R K N E DO U M 1 C

De r Académie Française.

GEORGE SAND

DIX CONFERENCES

SA VIE ET SON ŒUVRE

Avec huit Portraits et un Fac-Similé d'Autographe

NOUVELLE EDITION

Librairie acadcmique PERRIN et C"

GEORGE SAND

OUVRAGES DE RENÉ DOUMIG

Portraits d'Écrivains. Alexandre Dumas flte. Emile Augie*

Victorien Sardou. Octave Keuillet. Edmond et Jules de GoncourC Émilo Zola. Alphonse Daudet. J.-J. Weiss. éd. Un vol. in-18.

Portraits d'Écrivains (2® fiérie). Paul Bourget. Guy de Mau-

rtassant. Pierre I.,oli. Jules Lemailre. Ferdinand Brunetière. Emile Faguet. Ernest Lavisso. Kerdinand Fabre. J.-M. de Hérédia. 6* édi- tion. Un volume iD-16.

Les Jeunes. Edouard Rod. J.-H. Rosny. Paul Hervieu. J.-K. Hiiysmans. Maurice Barrés. Paul Margueritte. Léon Daudet.

I.e comte Robert de Montusquiou. Les Cent-Quarante-et-un, etc. 4* édition. Un volume in-16.

Études sur la Littérature française (l" série). Froissart.

Saint François do Sales. Montaigne. Uidorot. Chamfortet Rivarol. Floriaii. Joseph do Maistre. Honjamin Constant. Mérimée, etc. 3' édition. Un volume in-lii.

Études sur la Littérature française (2* série). Marguerite

de Navarre. Brantôme. Madame GooU'riu. ^ Madame Roland. La marquise de Condorcet. Chateaubriand. George iSand et Alfred de Musset. Edmond de Goncourt, etc. ;•!• édition. Un volume in-16.

Études sur la Littérature fratnçaise (3* s^rie). Montosqmeu.

I.n préface do Croi.iwell. Une apothéose du naturalisme. M. Reni Bazin. l..es idées du comto Tolstoï sur l'art, etc. 3* éd. (ju vol. iD-16

Études sur la Liitérature française (4* série). Voltaire.

Le Journal do S.-iinto-Uélèue. Goorgo Sand. Balzac. Micbelet, etc. V édition. Un volume iii-16.

Études sur la Littérature française (5° série). Corneille.

Raciue. Le théâtre de la foire. Diderot. Sébastien Mercier. Mira- beau. — Condorcet. Laclos. Trente ans de poésie. Le roman contem- porain. !• édition. Un volume in-i6.

Études sur la Littérature française (6« série). Le» lettres

de tjamt François do Sales. Gui Fallu. Kacinu. Les plagiats des classiques. Foiiloiiello. Bernardin de Saint-Pierre. L'avenemeiit do Bonaparte. Une histoire do 1815. - Elvire. Pathologie du romantisme.

Uomaus do femmes. La littérature de voyages. La Jeanite d Arc de M. Anatole France, etc. Un volume in-16.

Hommes et Idées du XIX* siècle. Bonaparte et le iS Brumaire.

M"* do SlaSI et Niipoléon. Victor Hugo. Dumas père. Le théâtre romantique. Stendhal. Taine. Pasteur, etc. J* édit. Un v. in-16.

De Scribe à Ibsen (Causeries sur le théâtre contemporain). Scribe. Musset. Meilhac et Halévy. Labiche. Jules Lemaltre. Lavedan.

K. de Curol. Ibsen, etc. 5* édition. Un volume in-16.

Essais sur le Théâtre contemporain. Paiiieron. Bornier.

C.opiiéo. Jules l.omaUro. Lavedan. Maurice Donnay. F.de Cur«l.

Hichopin, etc. 2* édituin. Un voluiuo in-16.

Le Théâtre nouveau. PaulHervieu. h. Lavedan.— J.Lomaitre. F. de (urol. Brioux. .Mirbeau. Donnay. Capus. Rostand, etc. Le Théâtre «outre le divorce. Le Suicide au théâtre.— Le Théâtre dôli- qaeaceul. Un volume in-16.

La Vie et les Mœurs au jour le Jour. Un voiame in-is.

IMI'RIMKRIE D* I.ACNT

GEOR'GE SAND

par Cli.irpfiiliiT

(Coll.-ilicn ilr M I.;,llll,-S..iul.

RENE DOUMIC

De l'Académie française.

GEORGE SAND

DIX CONFÉRENCES

SUR

SA VIE ET SON OEUVRE

SABLE COLLECTIO

Avec hait gravures ^^ SABLE

ET ON FAC-SIMILE d'aUTOGRAPHE

PARIS

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE

PERRIN ET C, LIBRAIRES-ÉDITEURS

33, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 33

1922

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

A Madame L. LANDOUZY

Ce livre est dédié

en hommage de profonde reconnaissance

et de respectueuse affection.

Invité par la Société des Conférences à occuper, cette année, la chaire libre quelle a créée, fai donné dix conférences sur George Sand.

C'est le texte de ces conférences qu'on trouvera ici.

Ce livre ne prétend donc pas à être une étude sur George Sand :ce n'est qu'une série de chapitres envisageant divers aspects de sa vie et de son œuvre.

Je n'aurai pas perdu ma peine, si la lec- ture de ces pages inspire à quelqu'un des historiens de notre littérature le désir de consacrer à la grande romancière, à son génie et à son influence, un travail qui nous manque.

GEORGE SAND

I

AURORE DUPIN

PSYCHOLOGIE D'UNE FILLE DE ROUSSEAU

Je VOUS dois d'abord quelques mots sur le choix du sujet que je traiterai devant vous : je m'empresse de vous dire que j'en aurais choisi un autre, si j'en avais trouvé un autre qui me parût plus varié, plus riche et plus actuel.

A quoi sert en effet l'histoire littéraire ? Vous la représentez-vous à la manière d'un musée sont conservées, pour le plaisir des yeux, quelques toiles de maîtres ? Elle est cela, sans doute; mais elle est autre chose encore. Les" beaux livres sont avant tout des œuvres

GEORGE SAND

vivantes. Non seulement elles ont vécu, ces œuvres, mais elles continuent de vivre. Elles vivent en nous sous les espèces des idées qui forment notre conscience et des sentiments qui inspirent nos actes. Rien n'est plus important pour une société que de faire l'inventaire des idées et des sentiments qui, à chaque instant de sa durée, composent son atmosphère morale ; pour chaque individu, ce travail est la con- dition même de sa dignité. Mais ces idées, mais ces sentiments, les aurions-nous si, dans les temps qui nous ont précédés, il ne s'était trouvé pour les recueillir dans l'air, pour les rendre viables et durables, des êtres d'excep- tion, capables de penser plus vigoureusement que nous, de sentir avec plus de profondeur, d'exprimer avec plus de relief, et qui nous les ont légués ? L'histoire littéraire est cela sur- tout : le perpétuel examen de conscience de l'humanité.

Or, ai-je besoin de redire, ce que tout le monde sait, combien notre époque est com- plexe, et confuse et troublée ? Dans le dédale nous nous agitons douloureusement, qui de

AURORE DUPIN

nous ne regrette les temps de vie simple l'on allait vers un but, inconnu sans doute et mystérieux, mais par des voies droites et des routes royales ? George Sand a écrit pendant près d'un demi-siècle ; c'est-à-dire que, pen- dant cinquante fois trois cent soixante-cinq jours, elle n'a pas laissé passer un jour sans couvrir de son écriture abondante plus de feuil- lets que d'autres en un mois. Ses premiers livres ont fait scandale, ses premières opinions ont déchaîné des tempêtes. Depuis lors, pas une nouveauté vers laquelle elle ne se soit précipitée, pas une chimère qu'elle n'ait ac- cueillie pour nous la renvoyer renforcée et passionnée. Vibrant à tous les souffles, élec- trisée par tous les orages, elle a regardé vers chaque nuée derrière laquelle il lui semblait voir briller une étoile. On a appelé l'œuvre d'un autre romancier un répertoire de docu- ments humains. Mais son œuvre à elle, quel répertoire d'idées ! Amour, famille, institu- tions sociales, formes de gouvernement, sur quoi n'a-t-elle pas dit son mot ? Et c'était une femme ! Et son cas dans toute l'histoire des

GEORGE SAND

lettres est à peu près unique ! Voilà précisé- ment ce que je voudrais étudier avec vous : l'importance qu'a eue, dans l'évolution de la pensée moderne, l'apparition de cette femme de génie.

J'aborde mon sujet avec respect et bonne foi. J'étudierai la biographie dans la mesure elle est indispensable pour la- complète intelligence des œuvres. Je dessinerai la sil- houette des originaux que je rencontrerai sur mon chemin, sous l'angle et dans le jour ils se mêlent à la vie de l'écrivain, estimant qu'une galerie Ton défile devant Sandeau et Sainte- Beuve, Musset, Michel (de Bourges), Liszt, Chopin, Lamennais et Pierre Leroux, Dumas fils et Flaubert, et d'autres et d'autres encore, est une galerie incomparable. Je n'attaquerai pas les personnes, mais je discuterai les idées, et, s'il le faut, je les combattrai avec allé- gresse. Au cours du voyage, nous verrons, je l'espère, s'ouvrir devant nous bien des perspec- tives.

Naturellement je me suis aidé de tous les travaux qui comptent parmi ceux qui ont été

AURORE DUPIN

consacrés à George Sand : j'en aurai plusieurs à vous signaler. J'indique une fois pour toutes les deux volumes publiés sous le pseudonyme de Wladimir Karénine* par une femme appar- tenant à la haute société russe : c'est, pour toute la période qui précède 1840, l'ouvrage le plus complet. Un savant maître de l'Université, M. Samuel Rocheblave l'homme qui, au- jourd'hui, connaît le mieux la vie et l'œuvre de George Sand a été pour mon travail le guide le plus dévoué, le conseil le plus judi- cieux et le plus sur : je tiens à reconnaître la dette que j'ai contractée envers lui. Enfin, des archives particulières se sont ouvertes pour moi, libéralement. Il y aura de l'inédit. C'est la manie du jour. George Sand n'ayant guère publié qu'une centaine de volumes, romans et nouvelles, soit toute unebibliothèque, à laquelle il faut joindre quatre volumes d'autobiogra- phie et six de correspondance imprimée, on nous demande à toute force des « documents nouveaux » sur cet écrivain, pour lequel il

I. Wladimir Karénine, George Sand. Sa vie et ses oeuvres, 2 vol. in-S" (Ollendorff).

GEORGE SAND

paraît qu'on manque de renseignements. Il n'est que de s'incliner et de s'exécuter.

Je voudrais aujourd'hui rechercher avec vous comment les dons naturels, les premières influences et les premières impressions ont, chez l'enfant et la jeune fille que fut Aurore Dupin, prédéterminé la femme et l'écrivain que sera George Sand.

C'est à Paris, au 15 de la rue Meslay, en plein quartier du Temple, que naquit, le I*"" juillet 1804, Lucile-Amandine-Aurore Du- pin, fille légitime de Maurice Dupin et de Sophie-Victoire Delaborde. J'attire tout de suite votre attention sur le phénomène capital qui éclaire le problème de sa destinée : son hérédité, ou plutôt l'opposition radicale, vio- lente, de ses deux hérédités.

Par son père, elle est une aristocrate : elle cousine avec les maisons régnantes.

L'ancêtre, c'est le roi de Pologne, Auguste II, amant de la belle comtesse Aurore de Kœnigs- marck. Le grand-père, c'est Maurice de Saxe, aventurier et condottiere, si l'on veut, mais à

AURORE DUPIN

qui nous devons cette page éternellement rayonnante de notre histoire : Fontenoy. Nous entrons ici dans un coin du xvili' siècle brillant, galant, frivole, artiste, libertin. Mau- rice de Saxe raffolait du théâtre : on n'a jamais su s'il l'aimait davantage pour le théâtre lui- même ou pour les femmes de théâtre. Il em- menait en campagne une troupe qui préludait, par une représentation du « théâtre au camp », à l'engagement du lendemain. Dans cette troupe il remarqua une jeune artiste, M"" de Verrières, dont le père s'appelait M. Rin- teau ce que nous prononçons aujourd'hui : Monsieur Cardinal. De cette remarque naquit une fille, reconnue plus tard sous le nom de Marie-Aurore de Saxe. Ce sera la grand'mère de George Sand. Elle épousa à quinze ans le comte de Horn, un bâtard de Louis XV... C'est extraordinaire ce qu'il y a de bâtards dans cette histoire-là, et invinciblement il vous revient à l'esprit le mot du Monde ou Von s'ennuie : « Est-ce que tous les enfants ne sont pas naturels? ■') ... Ce mari, ayant fait l'amitié à sa femme, qui ne fut pas sa femme, de

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mourir dans le plus bref délai, elle revint vivre chez sa mère, la a dame de l'Opéra ». Et un vieux gentilhomme, Dupin de Francueil, qui avait été l'amant de l'autre demoiselle Verrières, s'étant épris d'elle, elle l'épousa et en eut un fils, Maurice Dupin, qui sera le père de notre romancière. La merveille, dans ce ricochet et dans cette cascade de fantaisies, c'est qu'il ait pu en sortir une honnête femme, la femme infiniment respectable que ne cessa jamais d'être Marie-Aurore.

Mais, par son hérédité maternelle. Aurore Dupin est peuple. Car elle est la fille de Sophie- Victoire Delaborde, modiste, la petite- fille d'un marchand de serins et chardonnerets du quai des Oiseaux, qui avait d'abord tenu un estaminet, et l'arrière-petite-fiUe de la mère Cloquart.

Cette double hérédité se personnifie dans les deux femmes qui se sont partagé le cœur de George Sand enfant. Il nous faut donc tout de suite faire le portrait de ces deux femmes.

La grand'mère est le type, sinon de la grande dame, du moins de l'élégante, dins la seconde

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moitié du xviii® siècle. Très instruite, elle s'était affinée à vivre chez les demoiselles Verrières, qui recevaient la meilleure société. Elle était bonne musicienne et chantait à ravir. Quand elle épousa Dupin de Francueil, celui- ci avait le double de son âge, soixante-deux ans. Mais, disait-elle à sa petite-fille, « est-ce qu'on était jamais vieux dans ce temps-là ? C'est la Révolution qui a amené la vieillesse dans le monde. » Dupin était l'homme aimable ; plus jeune, il l'avait été trop ; maintenant il l'était juste assez pour rendre sa femme très heureuse. D'ailleurs prodigue et menant un train de prince, il laissa Marie- Aurore ruinée^ et pauvre à soixante-quinze mille livres de rentes. Imbue des idées des philosophes, ennemie de la coterie de la Reine, elle accueillit sans effroi la Révo- lution, qui ne manqua pas de l'emprisonner. Le 26 novembre 1793, elle fut arrêtée et incar- cérée au couvent des Anglaises, rue des Fossés- Saint- Victor, qui avait été converti en maison d'arrêt. Au sortir de la prison, elle s'établit dans ce domaine de Nohant qu'elle avait acheté depuis peu. C'est encadrée de ce décor

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que sa petite-fille la retrouve dans ses plus lointains souvenirs : grande, svelte, blonde et si calme ! A Nohant, elle n'avait pour com- pagnie que celle de ses femmes de chambre et de ses livres. A Paris, elle s'entourait de gens de son monde et de son temps, qui avaient les idées et les airs de tête d'autrefois. Elle prolongeait ainsi, dans le siècle nouveau, des nuances d'esprit et des manières d'ancien régime.

A ce type de race et de fine culture s'oppose le type vulgaire, populacier, de la mère d'Au- rore : petite, brune, ardente, violente. Elle aussi, la fille de l'oiselier, elle avait été empri- sonnée par la Révolution, et dans ce même couvent des Anglaises, et vers le même temps que la petite-fille de Maurice de Saxe : la Terreur s'entendait à réaliser ainsi la fusion des classes. Elle fut vaguement comparse dans un petit théâtre : ce ne fut pour elle qu'une entrée de carrière. Quand Maurice Dupin la rencontra, aux armées, elle était la maîtresse d'un vieux général. Elle avait déjà un enfant, Caroline, de provenance indécise ; Maurice

AURORE DUPIN II

Dupin, de sotl côté, avait un fils naturel, Hippo- lyte : on n'avait pas de reproches à se faire. Quand Maurice Dupin épousa Sophie- Victoire, un mois avant la naissance d'Aurore, il était temps ! il éprouva d'abord de la résis- tance de la part de sa mère ; mais celle-ci était indulgente : elle céda. La conduite de Sophie- Victoire fut-elle irréprochable, tant que vécut son mari? Peut-être. Mais, après la mort de celui-ci, elle retourna à ses habitudes d'incon- duite. Elle était tout à fait galante. Elle a d'ailleurs de la religion ^ et pour rien au monde ne manquerait la messe. Emportée, jalouse j bruyante, à la moindre contrariété son sang ne fait qu'un tour et lui monte à la tête. Alors ce sont des cris, c'est une tempête, c'est un débordement d'outrages. Il n'est pour la faire taire que de crier plus fort. Au surplus, elle n'y met pas de malice et n'en veut pas à ceux qu'elle vient d'injurier. Sentimentale, cela va sans dire, et pourtant passionnée plutôt que tendre, elle oubliait soudain ceux qu'elle avait le mieux aimés : il y avait des trous dans sa mémoire, et dans sa conscience de grandes

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lacunes. Ignorante, dénuée de lettres et d'usage, comme vous pouvez croire, elle a pour salon le palier de son logement, et pour relations ses voisines. Vous devinez ce qu'elle pense des aristocrates qui fréquentent chez sa belle-mère. Elle est impayable quand elle raille et quand elle parodie celles qu'elle appelle les « vieilles comtesses ». Car elle a,de Tesprit naturel, une verve faubourienne, une gami- nerie de gavroche, un talent pour les imita- tions qui est à mourir de rire. Bonne ména- gère d'ailleurs, active, industrieuse, habile à tirer parti d'un chiffon, elle s'entend comme pas une à improviser avec rien une robe ou un chapeau qui a du chic. Elle a de la orâce, de la fantaisie au bout des doigts. C'est l'ouvrière parisienne, la fille des rues, l'enfant du peuple, et comme nous dirions : la midinette.

Telles sont les deux femmes qui se sont dis- puté le cœur d'Aurore Dupin. La destinée, qui les rapprochait, les avait faites pour se haïr. L'enfance de la petite Aurore fut le champ clos de leurs discordes. On peut dire

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que leur rivalité domine toute la formation sentimentale de l'enfant.

Tant qu'avait vécu Maurice Dupin, Aurore avait habité avec ses parents le petit logement parisien. Maurice Dupin était un brillant offi- cier, brave et jovial. En 1808, Aurore alla le rejoindre à Madrid, il séjournait en qualité d'aide de camp de Murât. Elle habita le palais du prince de la Paix, l'immense palais que Murât emplissait de la splendeur de ses cos- tumes et de ses hurlements de souffrance. Comme Victor Hugo qui, vers la même époque et dans des conditions analogues, faisait le même voyage, revint-elle rapportant

de ses courses lointaines, Comme un vague faisceau de lueurs incertaines ?

Il ne le semble pas. Le retour fut pénible ; on arriva harassé, malade : on fut heureux de trouver un asile à Nohant. La vie s'organisait, quand Maurice Dupin mourut brusquement dun accident de cheval, laissant en présence sa mère et sa femme.

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En fait, Aurore sera le plus souvent auprès de sa grand'mère qui s'est chargée de son édu- cation, et à Nohant plutôt qu'à Paris. Elle va y vivre en compagnie de son demi-frère, Hip- polj'^te Chatiron, partageant avec lui les leçons du pédagogue Deschartres, le même qui avait élevé Maurice Dupin, moitié régisseur, moitié précepteur, autoritaire, rogue, pédant, d'ailleurs tendre et dévoué jusqu'à l'héroïsme, haïssable et touchant, un cœur d'or sous l'enveloppe d'un cuistre. Nohant, c'est le Berry, c'est la campagne, c'est la nature. Et la nature va être pour Aurore Dupin une incomparable éduca- trice.

Jusqu'ici on ne relève chez l'enfant qu'un trait de caractère : une tendance prononcée à la rêverie. Elle reste, de longues heures, seule, immobile, le regard perdu. A ceux qui s'in- quiètent, en lui voyant l'air si bête^ la mère répond : « N'ayez crainte ! Elle rumine tou- jours quelque chose. » La vie à la campagne tout en procurant à l'enfant l'exercice et le grand air, qui lui feront une santé magni- fique — donnera à sa rêverie une tournure et

<i4 'T<i«(i-<V,HT^"lç

MAISON DE NOHANT

AURORE DUPIN 15

une matière nouvelles. Rappelez-vous l'exis- tence que menait, dix ans auparavant, Al- phonse de Lamartine, lâché en pleins champs avec les petits paysans de Milly : c'est celle aussi d'Aurore Dupin. Nohant est situé au centre de la Vallée noire : terres brunes et grasses, petits chemins ombragés, pays peu accidenté, mais de grands horizons calmes. Aurore parcourt, en toute saison et à toute heure du jour, les traînes berrichonnes, en compagnie de ses petits camarades, les filles du métayer, Marie qm. garde les ouailles et Solange qui fait de la feuille^ et Liset, et Plaisir le gardeur de cochons. Elle sait dans quel pré, dans quel pli de terrain elle les trou- vera. Elle fait avec eux le ravage dans les foins, sur les arbres, dans les ruisseaux. Elle garde avec eux les troupeaux. L'hiver, tandis que les pastours devisent, rassemblés autour de leur feu, en plein vent, elle écoute leurs histoires merveilleuses. Ils ont « vu », ces enfants crédules, vu de leurs yeux, Georgeon, le diable de la Vallée noire, et les follets et les revenants, et la levrette blanche, et la

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Grand'bête ! Le soir, elle entend, à la veillée, les récits du chanvreur. Ainsi, la poésie cham- pêtre imprégnait cette âme neuve. Et c'était toute la poésie champêtre : celle qui vient des choses, de la fraîcheur de l'air et du parfum des fleurs, mais celle aussi qui réside dans la simplicité des sentiments et dans cette naïveté émerveillée devant les spectacles de la nature, restés les mêmes et aussi incompréhensibles qu'aux premiers temps du monde.

Cependant Tantagonisme des deux mères se continuait.

Je ne vous en retracerai pas les épisodes ; mais je dois vous en indiquer les conséquences.

La première fut d'aviver l'intelligence de Tenfant par l'effet du dédoublement. Entre ces deux milieux et ces deux états d'esprit si différents, celui de sa grand'mère et celui de sa mère, et obligée de passer sans cesse de l'un à l'autre, elle les comprend et les apprécie en les opposant. Elle est tour à tour en dehors de chacun d'eux : elle peut en apercevoir les travers, les lacunes, les défauts, les mérites aussi et les avantages.

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Une seconde conséquence fut d'exalter sa sensibilité. Chaque fois qu'elle quitte sa mère, la séparation est pour elle un déchirement. . Quand elle en est éloignée, elle souffre de la savoir absente et plus encore de la deviner oublieuse. Elle aime cette mère, telle qu'elle est, et de la sentir en butte à l'hostilité et au mépris, ce lui est une souffrance intime, une plaie toujours saignante.

Une autre conséquence enfin, et non la moins importante, fut de déterminer dans un certain sens l'immense pouvoir de sympathie qui était en elle. Vis-à-vis de cette grand'mère, réservée et cérémonieuse, elle n'a longtemps éprouvé que de la crainte. Elle se sent plus près de sa mère, avec qui il n'y avait pas à se gêner. Elle en veut à ceux qui représen- tent l'autorité, la règle, la tyrannie des usages. Elle considère qu'elles sont, elle et sa mère, des opprimées... Voyez-vous naître, chez la fille de Sophie-Victoire, le goût pour le peuple auquel elle tient par un côté de ses origines, vers lequel elle est ramenée par les humilia- tions subies ? Voyez-vous poindre, chez cette

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ennemie des révérences et du beau monde, l'instinct qui fera d'elle quelque jour une révoltée ?. . . George Sand aura bien raison de dire plus tard qu'il ne faut chercher dans aucun motif intellectuel l'explication de ses préférences sociales. Tout chez elle vient du sentiment. Son socialisme est déjà tout entier contenu dans ses souffrances enfantines.

Il fallait un dénoûment. Il fut atroce. George Sand a conté dans V Histoire de ma vie cette scène vraiment tragique. La grand'mère, qui avait déjà subi une atteinte de paralysie, qui s'inquiétait de l'avenir d'Aurore et voulait, une bonne fois, la détacher de sa mère, se résolut à employer un moyen héroïque. Elle fit appeler l'enfant près de son lit et, hors d'elle-même, la voix étouffée, elle lui révéla tout ce qu'elle aurait lui cacher, elle lui découvrit tout le passé de Sophie-Victoire, elle lâcha le grand mot, l'affreux mot de femme perdue... Jugez de l'affolement d'une enfant de treize ans qui reçoit de telles confidences, et quand elle est comme Aurore d'une sensibilité excessive ! Evoquant ces minutes horribles, à plus de

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trente ans de distance, George Sand en revi- vait Tangoisse. « Ce fut pour moi comme un cauchemar; j'avais la gorge serrée; chaque parole me faisait mourir ; je sentais la sueur me couler du front ; je voulais interrompre ; je voulais me lever, m'en aller, repousser avec horreur cette effroyable confidence ; je ne pou- vais pas; j'étais clouée sur mes genoux, la tête brisée et courbée par cette voix qui pla- nait sur moi et me desséchait comme un vent d'orage... ». Comment une femme, si réelle- ment bonne, et si mesurée, se laissa-t-elle emporter à un tel excès ? La passion a de ces éclats soudains. N'est-ce pas ici, en effet, l'in- dice le plus significatif de cette atmosphère de passion se mouvait l'enfant et qui s'in- sinuait en elle ?

Dans ces conditions, l'entrée au couvent fut une délivrance. Il y a toujours eu, à toutes les époques, du moins jusqu'à ces années der- nières, un couvent à la mode, une jeune fille du monde se devait à elle-même et devait aux siens d'être élevée. C'était, en 181 7, le

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couvent des Anglaises, ce même couvent qui naguère avait servi de prison aux deux mères d'Aurore. Les trois années qu'Aurore passa dans « cette grande famille féminine, Ton était bon comme Dieu », sont restées dans son souvenir comme les plus tranquilles, les plus heureuses de sa vie. Les pages qu'elle leur a consacrées dans V Histoire de ma vie ont une fraîcheur d'oasis. Elle a décrit avec amour ce monde à part, fermé et qui se suffisait à lui- même, la vie était si intense !

C'était, dans le quartier des couvents, un assemblage de constructions, de cours et de jardins, qui en faisait une sorte de village. Un dédale de galeries et de souterrains, comme dans un roman d'Anne Radcliffe. De vieilles murailles grimpaient la vigne et le jasmin ; le chant du coq à minuit comme en pleine campagne ; et la cloche qui avait un joli son argentin, comme une voix de femme. De sa cellule, par-dessus les cimes des grands mar- ronniers, Aurore dominait toute une partie de Paris. L'air dont avaient besoin les poumons de l'enfant vagabonde n'allait pas manquer à

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la recluse. Les élèves se divisaient en trois catégories : les diables, les sages qui étaient les dévotes, et les bêtes. Aurore s'enrégimenta tout de suite dans les diables. Ah ! ces grandes diableries de petites couventines qui consis- taient, pendant les récréations, à descendre dans les caves et sonder les murailles « pour délivrer la victime », oui, une victime infor- tunée, que séquestraient et torturaient ces pauvres bonnes sœurs ! Hélas ! tous les « dia- bles » conjurés du couvent des Anglaises ne parvinrent jamais jusqu'à la victime. Elle doit y être encore.

Mais un brusque changement allait se pro- duire dans l'âme d'Aurore. Comment n'en eût- il pas été ainsi? Comment, sur une organisa- tion aussi extraordinairement sensible, un milieu si nouveau et si particulier n'aurait-il pas agi : le cloître, le cimetière, les longs offices, et les paroles rituelles murmurées dans la pénombre, et cette piété qui flotte dans les maisons l'on a beaucoup prié? Un soir du mois d'août, elle s'était retirée dans l'église faiblement éclairée par la lampe du sanctuaire ;

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par la fenêtre ouverte entraient des parfums de chèvrefeuille et des chants d'oiseaux ; c'était un calme, un charme, un recueillement, un mystère dont elle n'avait jamais eu l'idée. « Je ne sais ce qui se passait en moi, écrira- t-elle plus tard. Je respirais une atmosphère d'une suavité indicible, et je la respirais par l'âme encore plus que par les sens^. Tout à coup, je ne sais quel ébranlement se produisit dans tout mon être; uh vertige passe devant mes yeux comme une lueur blanche dont je me sens enveloppée. Je crois entendre une voix murmurer à mon oreille : Toile Lege. Je me retourne... J'étais seule ». Nos modernes psy- chiatres diraient qu'elle avait eu une halluci- nation de l'ouïe compliquée de troubles olfac- tifs. J'aime mieux dire qu'elle avait reçu la visite de la grâce. La foi s'emparait d'elle par le cœur. Des larmes de ravissement inondè- rent son visage. Elle sanglota longuement.

Ainsi le couvent avait ouvert devant Aurore tout un nouveau monde sentimental, celui des émotions chrétiennes. A son âme naturelle- ment religieuse, et que ne contentait pas la

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sécheresse d'une éducation toute philosophique, il apportait l'aliment auquel elle aspirait d'ins- tinct. Plus tard, quand la foi, qui n'avait ja- mais été très éclairée chez elle, se retirera, il restera le sentiment. Cette religiosité à forme chrétienne sera essentielle chez George Sand. A un autre point de vue encore, le couvent lui avait rendu un service éminent. Dans V Histoire de ma vie^ George Sand retrace de souvenir les portraits de plusieurs religieuses : M™° Marie-Xavier, au désespoir d'avoir pro- noncé ses vœux, la sœur Anne-Joseph, bonne comme un ange, bête comme une oie, et la douce Marie-Alicia de qui l'âme sereine trans- paraissait dans le regard des yeux bleus, mi- roir de pureté, et la mystique sœur Hélène, l'exaltée, partie malgré les siens, malgré les supplications et les sanglots de sa mère, de ses sœurs, et qui passa sur le corps d'un en- fant pour aller à Dieu. Car il en est ainsi. Les costumes sont les mêmes et les mains se joi- gnent de même façon, les guimpes et les visages sont pareillement pâles ; mais, sous cette apparente uniformité, que de contrastes !

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C'est rhabitude de la vie intérieure qui accuse si vigoureusement les différences, dégage et précise Toriginalité de chacun. Peu à peu Au- rore découvrait la diversité des âmes et leur beauté.

Elle songea à se faire religieuse. Ce fut son confesseur qui l'en détourna. Il fit bien. Tou- tefois, la grand'mère, qui avait sur les prêtres l'opinion d'une philosophe, s'empressa d'incri- miner leur fanatisme. Elle leur reprit sa petite- fille. Peut-être aussi éprouvait-elle le besoin de sentir une tendresse auprès d'elle pour ces quelques mois qu'il lui restait à vivre. Le fait est que cette douceur ne lui fut pas refusée. Le premier résultat de cette perspicacité plus grande, qu'Aurore avait acquise au couvent, fut de lui faire comprendre enfin sa grand'mère. Elle démêla la complexité de cette nature. Elle en découvrit les délicatesses cachées sous un grand air de réserve. Elle sut ce qu'elle lui devait. Ce sont les découvertes qu'on fait quand il est trop tard.

Les dix-huit mois qu'Aurore va passer main-

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tenant à Nohant jusqu'à la mort de sa grand' mère sont très importants pour sa biographie psychologique. Elle a dix-sept ans : c'est une jeune fille avide de vivre et chez qui les émo- tions vont se presser.

D'abord la nature à laquelle le couvent l'avait enlevée pour la vie de repliement sur soi la nature la reprend. La chère campagne lui fait fête. « Les arbres étaient en fleurs, les rossignols chantaient et j'entendais au loin la classique et solennelle cantilène des labou- reurs... Les grands chiens, mes vieux amis, qui m'avaient grondée la veille au soir, me reconnaissaient et m'accablaient de cares- ses... ». Elle voulut tout revoir. Les choses n'avaient pas changé, mais bien le regard dont elle les embrassait. Pendant ces longues et solitaires promenades, qu'elle fait maintenant chaque matin, elle jouit de la succession des paysages tantôt mornes, tantôt délicieux, de ces rencontres pittoresques, troupeaux, oiseaux voyageurs, et du doux bruit de l'eau qui cla- pote sous les pieds des chevaux ; elle en jouit volontairement. C'est la rêverie voluptueuse,

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non plus instinctive mais consciente, avec ce qu'elle a d'un peu morbide.

Puis ce furent les lectures, faites sans ordre et sans méthode, tumultueusement. L'avide li- seuse mêle les philosophes, Locke, Condillac, Montesquieu, avec Bossuet, Pascal, Montaigne ; mais elle met à part le dernier en date : Rous- seau. Elle dévore les moralistes et les poètes, La Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare. Ces lectures trop fortes vont lui monter au cerveau. Elle avait réservé le René de Chateaubriatld. Elle se laissa gagner à la tristesse qui monte de ces pages désolées. Le dégoût de la vie s'empara d'elle. Il y eut une tentative de suicide. Elle essaya bel et bien de se noyer, et ne dut son salut qu'à la santé morale de la bonne jument Colette, qui n'avait pas les mêmes raisons qu'elle de renon- cer à la vie.

Pendant cette période. Aurore s'appartient entièrement. Deschartres, qui l'a toujours traitée en garçon, protège, encourage cette indépendance. C'est lui qui, pour l'emmener à la chasse, sa passion, l'engage à s'habiller

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en homme. Vous dirai-je que ces « excentri- cités » commençaient à provoquer un peu de rumeur? On en jasait dans le Landerneau ber- richon. Les commérages allaient leur train dans La Châtre. Ajoutez qu'Aurore s'avisa d'apprendre l'ostéologie avec un jeune homme desenvirons, Stéphane Ajasson de Grandsaigne, qui, disait-on, vint lui en donner des leçons dans sa chambre. Ce fut le dernier coup.

De l'état d'esprit qui est alors celui de la jeune fille, nous avons un curieux témoignage. C'est une lettre datée du 18 novembre 1821,- qui vient d'être publiée dans le premier nu- méro d'une revue de jeunes , le Voile de pourpre. Elle est adressée par Aurore à sa mère qui avait accueilli toutes les médisances de la petite ville et qui, au besoin, en aurait ajouté :

« Vous me reprochez, ma mère, de n'avoir ni timidité, ni modestie, ni douceur, ou du moins si vous supposez que j'ai intérieurement des qualités, vous êtes certaine que je ne les ai point à l'extérieur et que je n'ai ni décence, ni tenue. Pour me juger ainsi, il faudrait me

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connaître et vous porteriez alors un jugement certain sur mes manières ; mais j'ai auprès de moi une grand'mère qui, toute malade qu'elle est, m'observe avec assez de soin et de ten- dresse pour s'en être aperçue et qui n'aurait point négligé de me corriger, si elle m'eût trouvé les manières d'un hussard ou d'un dra- gon. »

Elle n'a besoin de personne pour la guider et la protéger, pas besoin de lisières :

« J'ai dix-sept ans et je sais marcher. »

Si ce M. de Grandsaigne avait fait mine de manquer à la réserve, elle est assez grande pour se défendre.

Sa mère lui avait reproché d'apprendre le latin et l'ostéologie. Elle demande :

« Pourquoi faut-il qu'une femme soit igno- rante ? Ne peut-elle être instruite sans s'en prévaloir et sans être pédante ? A supposer que j'eusse un jour des fils et que j'eusse retiré assez de fruit de mes études pour les instruire, croyez-vous que les leçons d'une mère ne valent pas celles d'un précepteur ? »

Et voilà déjà le défi jeté à l'opinion, l'entrée

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en campagne contre le préjugé, la tendance à généraliser un cas particulier et à faire de la cause d'une femme celle de toutes les femmes. Pour conclure, voulez-vous maintenant vous rappeler et réunir en faisceau les traits qui, un à un, se sont découverts à nous dans leur ordre de succession ? Vous verrez alors à quelle lignée intellectuelle et sentimentale se rattache Aurore Dupin. Vous comprendrez les termes dont elle se sert pour nous peindre son « eni- vrement » à la lecture de Rousseau : « La langue de Jean- Jacques et la forme de sa déduction s'emparèrent de moi comme une musique éclairée d'un grand soleil. Je le com- parais à Mozart. Je comprenais tout ». Elle le comprenait, car elle se reconnaissait en lui. En effet, cette prédominance exclusive de la sensibilité et de l'imagination, cette exaltation du sentiment, ce goût pour la vie selon la nature, cette émotion devant les spectacles de la campagne, cette méfiance à l'égard du monde, et ces effusions de sentimentalité reli- gieuse, et cette rêverie solitaire, et cette mélan- colie qui va jusqu'au désir de la mort

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autant de paroles de l'Évangile selon Rous- seau. Toute la psychologie d'Aurore Dupin est là.

Être d'exception, sans doute ; mais l'excep- tion, quand elle est géniale, consiste à réunir en soi et à personnifier avec une intensité parti- culière les souffles qui, à un certain moment, sont épars dans l'atmosphère. Depuis le grand ébranlement apporté dans le monde moral par la prédication de Rousseau, il y avait des cou- rants encore incertains et tout un flot d'aspira- tions confuses : c'est cette vague énorme qui entre dans une âme féminine. Inconsciemment Aurore Dupin accueille l'idéal nouveau : c'est cet idéal qui va opérer en elle. Comment se comportera-t-il en présence de la vie, aux prises avec les réalités familiales et sociales ? tel est exactement le sujet de ce cours ; telle est la question que nous aurons à étudier dans les leçons suivantes : c'est celle qui fait l'in- térêt, le drame et l'enseignement de la destir née de George Sand.

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AURORE DUPIN A DIX-HUIT ANS

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(Collection de M. Koclieblave.)

II

LA BARONNE DUDEVANT

LE MARIAGE ET LA LIBÉRATION l'arrivée a paris. JULES SANDEAU

Il nous faut maintenant rechercher quelle expérience la future George Sand va faire du mariage et quel en sera le résultat sur la for- mation des idées de Técrivain.

(s. Tu perds en moi ta meilleure amie » ; ç'avaient été, au lit de mort, les derniers mots de la grand'nière à la petite-fille. La vieille dame disait vrai. Aurore en fit aussitôt la cruelle épreuve. Par une clause de son testa- ment, M""" Dupin de Francueil avait investi de la tutelle un cousin d'Aurore, René de Vil- leneuve. Mais pensez-vous que Sophie- Victoire va, par cette clause illégale, se laisser frustrer

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de son droit et pour un homme qui est du monde des « vieilles comtesses ? » Elle reprend sa fille avec elle, à Paris. Hélas ! Aurore, dont les yeux se sont ouverts et qui s'est affinée au point d'entrer en intime sympathie avec son exquise grand'mère, ne peut plus avoir pour une mère, dont elle s'est sentie abandonnée, sa tendresse passionnée de naguère et ses partis pris d'indulgence quand même. Elle voit cette mère telle qu'elle est, dans sa trivialité de femme du peuple restée galante et qui ne se résigne pas à vieillir. Si encore Sophie-Victoire eût été d'humeur calme ! Mais il lui faut chaque jour changer de logement, changer de gargote, se brouiller avec celui-ci, se raccommoder avec celle-là, arborer une nouvelle forme de cha- peau ou une nouvelle couleur de cheveux. C'est une agitée. Avide de faits divers et de romans feuilletons, elle lit Sherlock Holmes je veux dire les élucubrations du vicomte d'Arlincourt avec rage , jusqu'au milieu de la nuit. Elle en rêve et continue pendant le jour de vivre dans une atmosphère de crime. Si elle digère mal, elle se croit em-

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poisonnée ; un visiteur qui arrive est un cam- brioleur. Elle n'a pour la « belle éducation » d'Aurore et pour ses prétentions littéraires que sarcasmes . Elle poursuit de sa haine rétrospective la grand'mère défunte ; ce sont des bordées d'injures par delà la tombe... et il paraît que, dans la colère, elle disait des choses inouïes. Le silence, seule réponse qu'Aurore opposât à ces tempêtes d'outrages, l'exaspérait. Elle jurait qu'elle briserait la « sournoiserie » de la jeune fille. Celle-ci se demandait, avec effroi, s'il n'y avait pas dans le cas de sa mère un peu d'aliénation mentale. Il y en avait. La situation était intolérable.

Il advint que Sophie- Victoire, ayant mené sa fille passer trois jours chez des amis, l'y oublia.

C'était à la campagne, au Plessis-Picard, près de Melun. Aurore y retrouvait, avec délices, un parc immense aux fourrés épais bondissaient des chevreuils ; elle en aimait les clairières profondes et les eaux qui verdis- saient sous de vieux saules. M. James Duplessis et sa femme, Angèle, étaient d'excellentes

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gens qui adoptèrent quasiment Aurore ; ils avaient déjà cinq filles : ils ne comptaient plus. On voisinait avec quelques familles des envi- rons ; il y avait du mouvement, de la jeunesse et Loïsa Puget qui ne faisait pas encore de romances : il faut dire qu'elle avait dix ans. Les Duplessis emmenaient quelquefois Aurore à Paris, la conduisaient au théâtre-. « Un de ces soirs-là, est-il dit dans V Histoire de ma Vie, nous prenions, après le spectacle, des glaces chez Tortoni, quand ma mère Angèle dit à son mari : « Tiens, voilà Casimir ! » Un jeune homme mince, assez élégant, d'une fio-ure gaie et d'une allure militaire vint leur serrer la main et répondre aux questions em- pressées qu'on lui adressait sur son père, le colonel Dudevant, très aimé et respecté de la famille. » C'est la première rencontre, la pre- mière apparition de Casimir dans cette his- toire, et déjà son entrée dans la vie d'Aurore. Il fut invité au Plessis, se mêla à la jeu- nesse qui s'y réunissait dans une familiarité de belle humeur, devint pour Aurore un com- pagnon de jeux, et, sans s'être posé en préten-

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dant, demanda sa main. Pourquoi Aurore Tau- rait-elle refusé? Il avait vingt-sept ans, avait servi deux ans dans l'armée, avait fait son droit à Paris. Fils naturel, bien entendu, il avait été reconnu par son père, le colonel Du- devant. La famille était estimée. On avait un château presque en Espagne à Guillery, en Gascogne. Casimir était bien élevé, avait de bonnes manières ; autant celui-là qu'un autre ; plutôt celui-là qu'un autre. C'était un cama- rade ; il allait être un mari : qu'y aurait-il de changé ?

Le mariage faillit manquer, du fait de So- phie-Victoire. Elle ne trouvait pas que Casimir fût assez bien de sa personne, non pour Aurore, mais pour elle. Elle s'était ingéré qu'elle aurait, pour lui donner le bras, un gendre qui serait un bel homme. Elle aimait les beaux hommes, surtout les militaires. Pourtant elle consentit, vaguement. Mais, quinze jours après, elle tombe au Plessis, comme une bombe. Une i nagination baroque lui était passée par la cervelle. Elle jurait avoir découvert que Casi- mir avait été garçon de café. Elle l'avait rêvé.

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Mais elle tenait mordicus à sa lubie. Sa fille épouser un garçon de café ! . . . Les choses en étaient là, quand la mère de Casimir, M"^ Du- devant, qui avait des manières de grande dame, s'avisa d'aller faire à Sophie- Victoire une visite officielle. Celle-ci fut très flattée : elle tenait aux égards... C'est ainsi qu'Aurore Dupin de- vint la baronne Dudevant.

Elle avait dix-huit ans.

Voulez- vous la voir telle qu'elle était alors ? C'est elle qui, dans un passage du Voyage en Auvergne, son premier écrit, datant de 1827, trace d'elle-même ce portrait qui, à coup sûr, n'est pas flatté. « Quand j'eus seize ans, on s'aperçut, comme j'arrivais du couvent, que j'étais une jolie fille. J'étais fraîche, quoique brune. Je ressemblais à ces fleurs de buisson un peu sauvages, sans art, sans culture, mais de couleurs vives et agréables. J'avais une profusion de cheveux presque noirs... En me regardant dans ma glace, je puis dire pourtant que je ne me suis jamais fait grand plaisir. Je suis noire, mes traits sont taillés, et non pas

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finis. On dit que c'est Texpression de ma figure qui la rend intéressante. Et je le crois... J'avais l'humeur gaie et pourtant rêveuse. L'expres- sion la plus naturelle à mes traits était la mé- ditation. Et il y avait, disait-on, dans ce regard distrait, une fixité qui ressemble à celle du serpent quand il fascine sa proie. Du moins, c'était la comparaison ampoulée de mes ado- rateurs de province. » Ils n'avaient pas si tort, pour des adorateurs de province. Les portraits d'Aurore, à cette date, nous montrent, dans une fraîcheur presque enfantine, une captivante figure de jeune fille, aux traits longs, au menton fin pas précisément jolie, mais combien pire ! avec ces yeux, ces grands yeux noirs qui dévorent tout le visage, ces yeux dont le regard en se posant prend po.s- session de vous, ces yeux de rêve et de désir, sombres parce que lame qui s'y reflète a de lointaines profondeurs.

Cette âme, comment la définir? Elle est si complexe! A juger par l'apparence, on la di- rait si paisible ! Et peut-être n'est-ce pas seule- ment l'apparence. George Sand, qui se connaît

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bien, parle souvent de sa paresse, de son apa- thie très berrichonne. Les observateurs super- ficiels s'en tiennent là. Sa mère l'appelait « sainte Tranquille ». Mais les religieuses de son couvent étaient plus perspicaces. Elles di- saient : « C'est une eau qui dort. » Sous la sur- face unie elles avaient deviné qu'il s'amassait des tempêtes. Aurore, en effet, tient à la fois de ses deux mères : elle a concilié en elle leurs natures contradictoires. Elle a le calme de Marie- Aurore. Mais elle a de même l'impétuo- sité de Sophie- Victoire, sans doute aussi la libre humeur de son père, l'officier casse-cou ; et enfin qui s'étonnerait de trouver chez une descendante de Maurice de Saxe le goût des aventures ?

Autant que ce contraste foncier, ce qui frappe en elle ce sont les brusques change- ments d'humeur, les passages soudains d une morne tristesse à une gaieté exubérante, et les longs abattements qui suivent ces besoins d'expansion et de dépense nerveuse. Pour ma part, je crois peu à l'influence du physique sur le moral, et je suis au contraire très persuadé

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de Taction du moral sur le physique. Toute- fois, dans certains cas, et en présence de condi- tions très nettement accusées, il faut bien tenir compte des explications physiologiques. Ces accès de mélancolie, ces crises de larmes, ces prostrations, ces fougues insensées, ces courses pour se dompter, dénotent assez évidemment les exigences d'un tempérament anormal. La crise passée, ne croyez pas d'ailleurs que, comme chez d'autres, il n'en reste rien. Au contraire. Dans cette nature extraordinaire- ment organisée pour emmagasiner les sensa- tions, rien ne se perd, rien ne s'évapore, tout s'accumule. L'eau semblait dormir ; sa violence longtemps accrue, longtemps contenue, sou- dain déchaînée, va tout emporter.

Telle était celle dont Casimir Dudevant allait faire sa femme ; l'attrait était grand, l'honneur était redoutable : cette énergie en puissance, allait-il savoir la diriger?

D'abord l'aimait-il ? On a dit qu'il avait fait un mariage d'intérêt. Aurore, dont la for- tune se montait à cinq cent mille francs, étant beaucoup plus riche que lui qui, en fait, ne

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l'était aucunement. C'est possible. Mais le calcul n'empêche pas les sentiments. Et parce qu'elle vous apporte un beau patrimoine, ce n'est pas une raison pour n'être pas sensible aux attraits d'une jolie fille. Je ne doute pas que Casimir n'ait aimé sa jeune femme, de la façon, du moins, dont pouvait aimer ce Casimir. Mais, elle, l'a-t-elle jamais aimé? On l'a prétendu, précisément parce qu'elle a dit le contraire. Aux souvenirs de la femme séparée et qui aperçoit le passé à travers des griefs postérieurs, on a opposé telles lettres d'alors, un mot de confidence noté sur un carnet. Au- rore s'inquiète quand son mari est absent et tremble qu'il ne lui arrive quelque accident. Cela prouve-t-il que son cœur se soit jamais ému pour lui? Le moyen qu'une enfant de dix-huit ans n'ait pas quelque tendresse pour celui qui, le premier, lui a parlé d'amour et qu'elle a épousé de son plein gré ? Il est bien rare qu'une femme n'ait pas pour son mari, quel qu'il soit, une sorte d'attachement. Est-ce aimer ? Or, quand la jeune femme aura à se plaindre de son mari, nous entendrons bien

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dans ses reproches la révolte de la dignité offensée, de l'orgueil humilié. Mais une femme qui aime, ce qu'elle reproche au mari cou- pable, plus que de l'avoir humiliée et blessée, ce dont elle lui en veut parce qu'elle en souffre, c'est d'avoir déchiré son cœur et manqué à son amour. Cette note-là, cet accent, auquel on ne se trompe pas et que rien ne remplace, pas une fois on ne le trouve chez Aurore. Non, jamais, en aucun temps de sa vie, elle n'a aimé son mari.

Et celui-ci n'a pas su se faire aimer ; il ne s'est pas avisé qu'il eût à se faire aimer. Il était tel à peu près que tous les hommes : cette idée ne leur vient même pas, qu'étant le mari, ils aient à conquérir leur femme.

Il était à peu près tel que tous les hommes... c'est le portrait le plus ressemblant qu'on puisse tracer de Casimir à cette époque. Car il n'a pas encore les vices qui lui pousseront par la suite : il n'a rien qui le distingue de la moyenne. Il est égoïste sans être méchant garçon, un peu paresseux, un peu incapable, un peu vaniteux, un peu sot : c'est un homme

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ordinaire. Seulement la femme qu'il avait épousée n'était pas une femme ordinaire. Ce fut leur malheur. Emile Faguet a dit spirituel- lement : « M. Dudevant, dont elle s'est plainte beaucoup, ne semble avoir eu d'autre défaut que d'être un homme ordinaire, ce qui du reste est insupportable à une femme supé- rieure; et la réciproque est vraie ^ » C'est le mot juste. Très vite Casimir fut déconcerté. Incapable de débrouiller cette psychologie, et d'autre part ne pouvant concevoir qu'une femme ne lui fût pas inférieure, il conclut très logiquement que sa femme était idiote c'était son expression et il ne manqua pas une occa- sion de l'écraser de sa supériorité. . . Ne trouvez- vous pas que cela éclaire un caractère et une situation? Voilà un homme qui a épousé celle qui, dans quelques années, sera George Sand, et il se plaint de bonne foi que sa femme est idiote !

Certes, si l'on compare la Correspondance avec V Histoire de ma vie, on est frappé par la différence de ton. Les lettres la baronne Dudevant fait, au jour le jour, le récit de sa

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vie d'intérieur, ont un enjouement qui n'est pas dune femme malheureuse. On reçoit à Nohant, on dîne gaiement, on fait des chan- sons malicieuses, on danse. Telle est du moins la surface. Mais, par-dessous, le désaccord s'approfondit, l'abîme se creuse.

Y eut-il entre les deux époux quelque mal- entendu initial, et chez Aurore une surprise apeurée du genre de celle que confesse, dans VAnii des femmes, Jane de Simerose? Il se pourrait. On me signale dans une lettre iné- dite, écrite beaucoup plus tard, en 1843, par George Sand à son demi-frère Hippolyte Cha- tiron, quand celui-ci maria sa fille, ce curieux passage : « Empêche que ton gendre ne bruta- lise ta fille la première nuit de ses noces... Les hommes ne savent pas assez que cet amu- sement est un martyre pour nous. Dis-lui donc de ménager un peu son plaisir et d'attendre que sa femme soit peu à peu amenée par lui à le comprendre et à y répondre. Rien n'est affreux comme l'épouvante, la souffrance, et le dégoût d'une pauvre enfant qui ne sait rien et qui se voit violée par une brute. Nous les

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élevons tant que nous pouvons comme des saintes, et puis nous les livrons comme des pouliches. Si ton gendre est un homme d'es- prit, et s'il aime réellement ta fille, il com- prendra son rôle et ne trouvera pas mauvais que tu en causes avec lui la veille \ » Faut-il voir ici la trace de quelque obscur et pénible ressouvenir? Casimir avait un fond de bruta- lité qui plus tard s'étalera suffisamment, mais qui peut-être s'était laissé deviner quand il l'aurait le moins fallu.

Quoi qu'il en soit, le désaccord foncier de leurs natures'ne tarda pas à s'imposer à l'inti- mité des deux époux. Il était positif et elle roma- nesque ; il ne croyait qu'aux faits, elle qu'aux idées ; il se traînait terre à terre, elle aspirait à l'impossible. Ils n'avaient rien à se dire. Quand on n'a rien à se dire et que l'amour n'est pas pour remplir les silences, quel supplice que le tête à tête quotidien ! Il n'y avait pas deux ans qu'ils étaient mariés, et ils se bâil- laient leur ennui. Ils accusèrent Nohant. Mais

I. Communiqué par M. S. Rocheblave.

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la cause n'était pas hors d'eux. Nohant ne leur semblait insupportable que parce qu'ils y étaient l'un en face de l'autre. Ils retournè- rent au Plessis, comme pour y appeler à leur aide le souvenir de leurs fiançailles. C'est qu'eut lieu, en 1824, la fameuse scène du souf- flet. On jouait dans le parc à un jeu de gamins : on s'envoyait du sable à la figure. Casimir s'impatienta. Il frappa sa femme. Le geste manquait de courtoisie ; il ne semble pas pourtant qu'Aurore ait fait, à ce moment, un grand reproche à son mari de ce mouvement de vivacité. Ses griefs étaient d'ordre plus intime, de caractère plus insaisissable, mais tellement plus profond !

Du Plessis le ménage vint s'établir à Ormes- son. Il se passa là, nous ne savons quoi, mais sans doute, et toujours dans cet ordre des im- pressions morales, quelque chose de grave. Quelques années plus tard, évoquant ce séjour à Ormesson, George Sand écrivait à un ami :, « Longez un mur, arrivez à un pavillon... Si on vous laisse entrer, parcourez un délicieux jardin anglais au fond duquel est une source

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enfouie sous une espèce de grotte postiche, bien froide et bien bête, mais bien solitaire : c'est que j'ai passé plusieurs mois, c'est que j'ai perdu ma santé, ma joyeuse confiance dans l'avenir, ma gaieté, mon bonheur ; c'est que j'ai senti bien profondément la première atteinte du chagrin ^.. » On quitta Ormesson pour Paris, Paris pour Nohant. Après quoi, et pour secouer l'incurable ennui, on eut re- cours au classique moyen de diversion : un voyage.

On partit le 5 juillet 1825. Ce fut ce voyage aux Pyrénées, qui devait être dans l'histoire d'Aurore Dudevant une date si importante.

En traversant les Pyrénées, elle eut devant ce spectacle nouveau pour elle ou plutôt qui dormait dans sa mémoire d'enfant une ivresse d'enthousiasme. Cette émotion si in- tense ne contribua pas médiocrement à déve- lopper en elle ce sens du pittoresque qui de- vait être quelque jour une bonne part de son

I. Extrait des lettres inédites de George Sand au docteur Emile Regnault.

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talent d'écrivain. Notez qu'elle n'avait encore vécu que dans des pays de plaines, Ile-de-France ou Berry. Le contraste éveilla son intelligence des beautés de la nature et peut-être, au retour, lui fit comprendre avec plus de précision le charme, jusque-là goûté plus confusément, de la campagne familière. C'est ainsi que Lamar- tine sut mieux aimer l'âpre Milly quand il le revit après un séjour dans la molle Italie.

Mais les Pyrénées, ce furent surtout, pour la jeune baronne Dudevant, le cadre d'un épi- sode unique dans sa vie sentimentale.

Il y a dans V Histoire de -ma vie une page énigmatique dont George Sand a volontaire- ment mesuré et voilé chaque expression. Elle évoque sa solitude morale qui était pro- fonde, absolue, vers ce temps-là, et elle ajoute : « Elle eût été mortelle à une âme tendre et à une jeunesse encore dans sa fleur, si elle ne se fût remplie d'un rêve qui avait pris l'importance d'une passion non pas dans ma vie, puisque j'avais sacrifié ma vie au devoir mais dans ma pensée. Un être absent, avec lequel je m'entretenais sans cesse, à qui je rapportais

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toutes mes réflexions, toutes mes rêveries, toutes mes humbles vertus, tout mon plato- nique enthousiasme, un être excellent en réa- lité, mais que je parais de toutes les perfec- tions que ne comporte pas l'humaine nature, un homme enfin qui m'apparaissait quelques jours, quelques heures parfois, dans le courant d'une année, et qui, romanesque auprès de moi autant que moi-même, n'avait mis aucun effroi dans ma religion, aucun trouble dans ma con- science, ce fut le soutien et la consolation de mon exil dans le monde de la réalité. » C'est ce rêve, intense comme une passion, qu'il nous faut décrire ici. C'est avec cet être excel- lent et romanesque que nous allons lier con- naissance.

Aurélien de Sèze était un jeune magistrat, de quelques années plus âgé qu'Aurore. Il avait vingt-six ans, elle en avait vingt et un. Il était le petit-neveu du défenseur de Louis XVI. C'est dire qu'il y avait dans la famille une tra- dition de noblesse morale : il en avait hérité. On s'était rencontré à Bordeaux ; on se retrouva à Cauterets; on visita ensemble les glottes de

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Lourdes. Aurélien avait été sensible au charme de la jeune femme, sans qu'elle eût rien fait pour l'attirer, car elle n'était pas coquette. Elle avait apprécié en lui... tout ce qui faisait si cruellement défaut à Casimir : la culture de Tesprit, le sérieux du caractère, une discrétion de manières qu'on prenait d'abord pour de la froideur, une élégance un peu hautaine. D'une honnêteté scrupuleuse, qui sentait son magis- trat de l'ancienne école, il était sûr de ses prin- cipes, maître de soi. Il est permis de croire que ce fut par surtout qu'il plut à la jeune femme très femme et qui souhaita tou- jours d'être dominée. Il y eut une explication, lors d'une nouvelle rencontre à la Brède. C'est ce « chagrin violent » auquel fait allusion George Sand et dont l'aurait sauvée une amie, Zoë Leroy, qui trouva les mots pour apaiser cette âme orageuse. Elle sortit de cette crise brisée de fatigue, mais calme, mais joyeuse. On avait fait serment de s'aimer et de rester sans reproche. Ce serment fut tenu.

Donc Aurore n'avait rien à se reprocher. Toutefois, avec ce grand besoin de sincérité qui

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était en elle, elle crut devoir écrire à son mari une lettre la fameuse lettre du 8 novem- bre 1825 elle l'informait de tout. Cette lettre a son histoire. Lors du procès en sépara- tion qui eut lieu en 1836, l'avocat du mari en ayant lu quelques fragments, pour charger George Sand, l'avocat de celle-ci, pour toute réplique, lut en son entier cette lettre abon- dante, éloquente, généreuse. L'auditoire éclata en applaudissements.

Voilà qui est bien, tout à fait bien. C'est la situation de la princesse de Clèves dans le roman de M""® de Lafayette. La prin- cesse de Clèves avoue à son mari l'amour qu'elle ne peut s'empêcher de ressentir pour M. de Nemours et lui demande, comme à son protecteur naturel, aide et secours. On a cou- tume d'admirer cette belle action, encore qu'elle ait coûté la vie au pauvre M. de Clèves qui en mourut de chagrin. Je l'admire aussi. Par- fois cependant je me suis demandé s'il n'y fau- drait pas plutôt voir l'inconsciente suggestion d'une honnête perversité. Cet aveu d'un amour déclaré en présence de celui à qui on le dérobe.

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contient en soi une intime jouissance. En for- mulant cet amour, on lui prête une sorte de réalité, on le tire à la lumière, au lieu de le laisser s'évanouir dans ces limbes qui sont en nous et meurent les sentiments imprécis que nous n'avons pas voulu nous préciser à nous-mêmes . D'autres femmes ont préféré cette manière discrète elles étaient seules à souffrir. Mais ce n'étaient pas des héroïnes de roman. Nul ne leur a su gré de leur sacrifice : elles-mêmes auraient peine à dire ce qu'il leur en a coûté...

Aurélien de Sèze prit au plus grand sérieux, comme il faisait toutes choses, ce rôle d'ami de l'âme qu'il s'était assigné. Il devint pour la jeune femme un directeur de conscience. On a conservé les lettres qu'il lui adressait; nous les connaissons par les analyses et les extraits qu'en a publiés M. Rocheblave et par les com- mentaires pénétrants qu'il en a donnés*. Ce sont des lettres de direction, des lettres spiri- tuelles. Le confesseur laïque s'efforce surtout

1. George Sand avant George Sand, par S. Rochbblavb (Revue de Purii, 15 décembre 1894).

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de calmer les impatiences de cette âme chaque jour plus ardente et plus inquiète ; il combat en elle cette manie de philosopher, ce désir de tout creuser, de tout approfondir. Fort de son calme, il lui redit en cent façons : « Soyez calme ! » Le conseil est bon : la difficulté n'était que de le suivre.

Peu à peu Télève échappait à son maître. Car il semble bien qu'Aurore se soit lassée la première. Aurélien, de son côté, commençait à douter de l'efficacité de sa prédication. C'est le sort de ces sentiments hors de l'ordre commun : ils durent ce que dure une crise d'enthousiasme. Le mieux qui puisse en advenir, c'est qu'ils ne changent pas de nature et se préservent des chutes, ici trop fréquentes. Ils laissent alors derrière eux, dans toute l'âme, un sillage de lumière d'une lumière froide et pure.

Le déclin de la liaison platonique avec Auré- lien de Sèze est de 1828. A cette même date, il se passait à Nohant de graves événements. Casimir, depuis les années dernières, tombait aux vices de certains hobereaux ou maîtres de

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ferme. Il s'était mis à boire, de compagnie avec Hippolyte Chatiron ; et il paraît que l'ivresse berrichonne est lourde et sans joie. Il avait pris, hors de chez lui d'abord, puis sous le toit con- jugal, des habitudes d'inconduite. Il avait le goût des servantes. Le lendemain de la nais- sance de sa fille, Solange, Aurore le surprit. Dès lors, ce qui n'avait été jusque-là pour elle qu'un vague désir, devint idée fixe et prit corps de projet. Un incident servit de prétexte ou d'occasion. En rangeant des papiers. Aurore tomba sur le « testament » de son mari : ce testament n'était qu'une diatribe le défunt en expectative exhalait contre sa femme l'idiote tout un arriéré de rancune. Son parti fut arrêté tout de suite et irrévocablement. Elle reprendrait sa liberté, elle irait à Paris, elle y passerait trois mois sur six. Pour élever ses enfants, elle avait fait venir du Midi un jeune précepteur, Boucoiran. Ce précepteur avait lui-même besoin d'être morigéné et la baronne Dudevant ne s'en faisait pas faute'.

I. On trouvera un exemple de cette humeur sermonneuse dans cette curiease lettre inédite adressée par George Sand à son

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Elle le trouvait paresseux ; elle lui reprochait de manquer de tenue et de se familiariser avec

voisin et ami Adolphe Duplomb, et que M. Charles Duplomb a bien voulu nous communiquer,

« Nohant, 23 juillet 1850.

Vous avez donc bien peur de moi, mon pauvre Hydrogène? Vous vous attendez à une belle semonce et vous ne comptiez pas sans votre hôte. Mais patience ! Avant de vous laver la tète comme vous le méritez, je veux vous dire que je se vous oublie pas et que j'ai été très fâchée, en revenant de Paris, de trouver mon grand nigaud de fils parti. J'étais habituée à votre face de carême et la vérité est qu'elle me manque beaucoup. Ce n'est pas que vous n'ayez beaucoup de défauts, mais, après tout, vous êtes bon enfant et, avec le temps, vous deviendrez raisonnable. Pensez quelquefois, mon cher Plombeus, que vous avez des amis. Quand ce ne serait que moi, c'est beaucoup, parce que je suis solide au poste de l'amitié, quoique je n'aie pas l'air tendre. Je ne suis pas très polie non plus; je dis durement la vérité : c'est mon caractère. Mais je tiens bon et l'on peut compter sur moi. Rappelez-vous de ce que je vous dis (sic), parce que je ne vous le dirai pas souvent. Rappelez-vous aussi que le bonheur dans ce monde consiste dans l'intérêt et dans l'estime qu'on inspire, et je ne le dis pas à tout le monde, c'est impossible, mais da moins à un certain nombre d'amis. On ne peut trouver son bonheur en soi-même entièrement, à moins d'être égoïste, et je ne pense pas assez mal de vous pour vous soupçonner de l'être. L'homme qui n'est aimé de personne, est misérable, celui qui a des amis craint de leur faire de la peine en se conduisant mal. C'est donc four vous dire, comme dit Polyte, que vous devez travailler à prendre une conduite rangée, si vous voulez me prouver que vous n'êtes point ingrat à l'intérêt que je vous porte. Vous devriez vous défaire de ce mauvais genre de vanterie que vous avez pris avec des écervelés comme vous. Faites ce que votre fortune et votre santé vous permettent, sans compromettre l'honneur ou la réputation d'autrui. Je ne vois pas qu'un garçon soit obligé à la continence comme une religieuse. Mais taisez-vous sur vos bonnes ou mauvaises fortunes. Ces sots discours sont toujours répétés

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les inférieurs, ce qu'elle n'admettait pas, elle l'amie du peuple et des paysans. Entre la sym-

et le hasard les fait arriver aux oreilles des personnes de bon sens qui les blâment.

Tâchez donc aussi de ne pas faire tant de projets, mais de vous en tenir à l'exécution de quelques-uns. Vous savez que c'est toujours ma querelle avec vous. Je voudrais vous voir plus de constance. Vous dites à Hippolyte que vous avez de la bonne volonté et du courage. Pour le courage physique, celui qui con- siste à supporter les maladies et à ne pas craindre la mort, je ne vous refuse pas celui-là, mais du courage pour un travail soutenu, j'en doute bien, ou vous avez sérieusement changé. Tout ce qui est nouveau vous plaît, mais au bout d'un peu de temps vous ne voyez que les inconvénients de votre position. Vous n'en trouverez guère, mon pauvre enfant, qui ne soient semées de contrariétés et d'ennuis. Si vous n'apprenez à les supporter, vous ne serez jamais un homme.

Ici finit mon sermon. Je pense que vous en avez assez, sur- tout n"ayant pas l'habitude de lire ma mauvaise écriture. Vous me ferez plaisir de m'écrire, mais ne vous en faites pas une affaire d'Etat, ne vous mettez pas à la torture pour me faire des phrases bien limées. Je n'y tiens pas du tout. On écrit toujours assez bien quand on écrit naturellement et qu'on exprime ce qu'on pense. Les belles pages d'écriture sont bonnes pour les maîtres d'école et je n'en fais pas le moindre cas. Promettez-moi de prendre un peu de raison et dépenser quelquefois à mes sermons. C'est tout ce que je vous demande. Soyez bien siir que si je n'avais pas d'amitié pour vous, je ne prendrais pas la peine de vous en faire. Je craindrais d'ailleurs de vous ennuyer, au lieu que je suis sûre qu'ils ne vous déplairont pas et que vous apprécierez le sentiment qui me les dicte.

Adieu, mon cher Adolphe, écrivez-moi souvent et continuez à nous tenir au courant de vos afifaires. Soignez votre santé et tâchez de continuer à vous bien porter: mais si vous vous sentez malade, revenez au paj's. Nous aurons encore du lait et du sirop de gomme pour vous, et vous savez que je ne suis pas une mau- vaise garde-malade. Tout le monde se rappelle de vous {sic) avec intérêt Pour moi, je vous donne ma très sainte bénédiction.

« AORORB D. »

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pathie et la familiarité, il y a une nuance; Aurore n'avait garde de l'oublier : il y a tou- jours eu chez elle des coins de grande dame. Mais Boucoiran était dévoué. C'est sur lui que compte Aurore pour s'occuper de ses enfants, la renseigner minutieusen.ent, l'avertir en cas de maladie. Ainsi tranquillisée, elle vivrait à Paris d'une pension de quinze cents- francs, à laquelle s'ajouterait le produit de son travail.

Casimir ne fit pas d'objections. Tout ce qui arrivera par la suite, dans cette existence désormais orageuse, y arrivera de son aveu, avec son consentement. C'était un pauvre homme.

Réfléchissez maintenant aux impressions qu'a pu recevoir la baronne Dudevant d'un tel m^ariage. Je ne parle ni de ses tristesses, ni de ses dégoûts. Mais comment, dans une telle union, le caractère bienfaisant et sacré du mariage lui serait-il apparu ? Un mari doit être un compagnon ; elle n'a jamais connu la dou- ceur de l'intimité et le délice de penser à deux. Un mari est le conseiller, l'ami ; et quand elle a eu besoin de conseils, elle a les demander

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à un autre : c'est d'un autre que lui sont venus la direction et le réconfort. Un mari doit être le chef, et je n'hésite pas à dire le maître ; car la vie est une lutte continuelle et celui qui a assumé la tâche de défendre une famille contre tous les dangers qui la menacent de dissolu- tion, contre tous les ennemis qui rôdent autour d'elle, ne peut mener à bien cette tâche de pro- tection que s'il est investi d'une juste autorité. Aurore a été brutalisée : ce n'est pas la même chose que d'être dominée. La sensation qui l'obsède est celle d'une immense solitude morale. Ne pouvant plus rêver dans les allées de Nohant, dont on a ébranché les vieux arbres et chassé le mystère, elle s'enferme dans le petit boudoir de sa grand'mère, attenant à la chambre de ses enfants dont elle peut entendre la respiration, et là, tandis que Casimir et Hip- polyte se grisent abominablement, elle médite, elle s'irrite, elle sent grandir en elle un fer- ment de révolte. Le lien matrimonial a eu pour elle la pesanteur d'un joug. Une épouse chrétienne aurait subi, accepté. Mais le chris- tianisme de la baronne Dudevant n'est qu'une

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religiosité ; les épreuves de la vie font éclater l'insuffisance du sentiment religieux qui ne s'accompagne pas de la foi. Sans amour, sans amitié, sans confiance, sans respect, le mariage n'a été pour Aurore qu'une prison . Elle s'en évade. Elle pousse un immense soupir de sou- lagement— un ouf! de délivrance.

Tel est, dans la psychologie de la baronne Dudevant le chapitre du mariage. C'est un bel exemple de banqueroute. La femme mal mariée est restée un individu, au lieu de s'en- cadrer, de s'harmoniser, de se fondre dans un ensemble : Tunion mal assortie n'a fait qu'ac- cuser et fortifier son individualisme.

Aurore Dudevant arrive à Paris dans la pre- mière semaine de janvier 1831 ; la voici, elle, la révoltée du mariage, dans cette ville qui vient de faire une Révolution.

Représentez-vous l'extraordinaire efferves- cence de ce Paris de 183 1 . Il y a de l'orage dans l'air; et cet orage, sur un point ou sur un autre, demain ou tout à l'heure, va éclater en émeute. Il y a dans les esprits de la fièvre, un

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besoin de tout détruire pour tout recréer. Par- tout, dans les idées, dans les arts, dans le cos- tume, la même explosion d'indiscipline, le même triomphe de la fantaisie. Chaque jour voit éclore un nouveau système de gouverne- ment, une nouvelle méthode de philosophie, une recette infaillible pour amener le bonheur universel, une manière inédite pour confec- tionner les chefs-d'œuvre, une invention inouïe pour se travestir et promener par les rues un perpétuel mardi-gras. L'émeute est en perma- nence et la mascarade est à l'état normal. D'ail- leurs une magnifique éclosion de jeunesse et de génie. Victor Hugo, tout fier d'avoir livré la bataille à!Hernani, porte dans sa tête Notre-Dame et s'occupe d'y grimper. Musset vient de lancer ses Contes d' Espagne et d' Ita- lie. Stendhal a publié le Rouge et le Noir, et Balzac la Peau de Chagrin. Les peintres s'appellent Delacroix et Delaroche. Paganini va donner son premier concert à l'Opéra... Tel est dans son impatience et dans son imperti- nence, dans sa confusion et dans sa splendeur, ce Paris de lendemain de Révolution.

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La jeune femme en rupture de ban respire cette atmosphère avec volupté. Elle est la pro- vinciale qui veut s'en donner de Paris à cœur joie. Elle est la romantique imbue de ce prin- cipe de l'école, que l'artiste doit tout voir et tout connaître, avoir éprouvé par soi-même tout ce qu'il mettra dans ses livres. Elle a retrouvé à Paris un petit groupe d'amis berri- chons, Félix Pyat, Charles Duvernet, Alphonse Fleury, Sandeau, de Latouche. C'est sa bande. Avec cette jeunesse, apprentis de la lit- térature, du barreau, de la médecine, elle va mener la vie d'étudiant. Son premier soin, pour faciliter ses évolutions, est de prendre le costume masculin. « La mode aidait singulière- ment au déguisement, écrit-elle dans V Histoire de ma vie. Les hommes portaient de longues redingotes carrées dites à la propriétaire^ qui tombaient jusqu'aux talons et qui dessinaient si peu la taille que mon frère, en endossant la sienne à'Nohant, m'avait dit en riant : « C'est « très joli, n'est-ce pas ? Le tailleur prend « mesure sur une guérite, et ça irait à ravir à un régiment. » Je me fis donc faire une redingote

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guérite^ en gros drap gris, pantalon et gilet pareils. Avec un chapeau gris et une grosse cravate de laine, j'étais absolument un petit étudiant de première année... »

Ainsi accoutrée, elle court les rues, les musées, les cathédrales, les bibliothèques, les ateliers de peintres, les clubs, les théâtres. Elle entend une fois Frederick Lemaître et le lendemain la Malibran. Un soir c'est une pièce de Dumas, un autre soir Moïse k l'Opéra. Elle dîne à la gargote, elle habite une mansarde ; elle n'est pas assurée de pouvoir payer son tailleur. Ce sont toutes les joies. « Ah, ma foi ! vive la vie d'artiste ! Notre devise est liberté ' » . Elle vit dans un perpétuel enchantement. Elle écrit à son fils Maurice, en février : « Tout le monde se dispute, on s'étouffe dans les rues, on démolit les églises et on bat le tambour toute la nuit 2 ». Et à Ch. Duvernet, en mars : « Savez-vous qu'il se passe de belles choses ici ? C'est vraiment très drôle à voir. On vit aussi gaiement au milieu des baïonnettes, des émeutes

I. Correspondance : à Boucoiran, 4 mars 183 1.

a. Correspondance : à Maurice Dudevant, 15 février i8ji.

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et des ruines, que si l'on était en pleine paix; moi, ça m'amuse^». Elle s'amuse de tout, elle jouit de tout. Elle goûte, avec sa vive sensibilité, le charme de Paris. Elle en comprend le pay- sage : « Paris avec ses soirées vaporeuses, ses nuages roses sur les toits, et lesjolis saules d'un vert si tendre qui entourent la statue de bronze du vieux Henry, et ces pauvres petits pigeons couleur d'ardoise qui font leur nid dans les vieux mascarons du Pont-Neuf^ ». Elle aime le ciel de Paris « si bizarre, si riche en couleurs, si changeant »^. Elle en devient injuste pour son Berry. « Ce pays que j'aimais tant jadis, je m'enivrais de douces rêveries, je promenais mes quinze ans folâtres et mes dix-sept ans rêveurs et inquiets, il a perdu maintenant tous ses charmes » *. Elle y reviendra, n'en doutez- pas ! Mais en ce moment elle est comme hors d'elle-même, dans l'enivrement de sa liberté toute neuve. Car c'est bien ce qui fait sa

1. Correspondance imprimée : à Ch. Duvernet, 6 mars 1831.

2. Lettres inédites au D' Emile Regiiault. 5. Ihid.

4. Ibii.

JULES SANDEAU

LA BARONNE DUDEVANT 63

joie et qui la grise. Elle écrit à sa mère : « Ce n'est pas du monde, du bruit, des spectacles, de la parure qu'il me faut. . . c'est de la liberté. » Et encore : « Je suis entièrement indépen- dante. Je vais à la Châtre, ou à Rome, je sors à minuit ou à dix heures : tout cela, c'est mon affaire » \ Elle est libre. Elle se croit heu- reuse.

Son bonheur, à cette date, s'appelle Jules Sandeau.

Dans une lettre, de ce tour humoristique qu'elle affectionnait, George Sand, fait le por- trait de quelques-uns de ses camarades d'alors, Duvernet, Alphonse Fleury qu'on appelait le « Gaulois », Sandeau : « O blond Charles! jeune homme aux rêveries mélancoliques, au caractère sombre comme un jour d'orage... Et toi, gigantesque Fleury, homme aux pattes immenses, à la barbe effrayante... Et toi, petit Sandeau, aimable et léger, comme le coli- bri des savanes parfumées... »-.

Le petit Sandeau, aimable et léger, le coli-

1. Correspondance :k sa mère, 31 mai 1831.

2. Correspondance : i" décembre 1830.

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bri des savanes parfumées va être pour la baronne Dudevant la liaison de quartier latin. Sur cette liaison les biographes ont coutume de passer assez vite, parce qu'ils manquent de renseignements. Mais il existe un document de premier ordre. Ce sont cinquante lettres écrites entre 1831 et 1833 par George Sand au doc- teur Emile Regnault, alors étudiant- en méde- cine, intime ami de Sandeau et confident à qui on ne cachait rien, ce qui s'appelle rien. Le fils d'Emile Regnault, M. le docteur Paul Re- gnault a bien voulu me donner communication de cette correspondance et m'autoriser à en reproduire quelques fragments. Elle est infi- niment curieuse. Tour à tour lyrique ou en- jouée, pleine d'effusions, de rêves, de projets de travail, d'impressions de nature, de confi- dences amoureuses, elle reflète aussi exacte- ment qu'il est possible l'état d'âme de la jeune femme.

La première lettre est d'avril 1831. George Sand vient de quitter Paris pour retourner à Nohant. Elle s'interroge avec inquiétude : Com- ment son pauvre Jules aurat-il passé ce triste

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jour,etcommentrentrera-t-il dans cette chambre d'où, le matin, elle a eu tant de peine à s'ar- racher ? Dans la deuxième lettre, elle épanche sa reconnaissance pour le bonheur qu'elle doit au jeune homme qui l'a réconciliée avec la vie. « Mon âme avide d'aôection avait besoin d'en inspirer à un cœur capable de me comprendre tout entière avec mes qualités et mes défauts. Il me fallait une âme brûlante pour m'aimer comme je savais aimer, pour me consoler de toutes les ingratitudes qui avaient désolé ma jeunesse. Et quoique déjà vieille, j'ai trouvé ce cœur aussi jeune que le mien, cette affection de toute la vie que rien ne rebute et que chaque jour fortifie. Jules m'a rattachée à une existence dont j'étais lasse et que je ne supportais que par devoir, à cause de mes enfants. Il a embelli un avenir dont j'étais dégoûtée d'avance et qui maintenant m'apparaît tout plein de lui, de ses travaux, de ses succès, de sa conduite honnête et modeste . Ah! si vous saviez comme j e l'aime! ...» * « Quand je l'ai connu, j'étais désabusée de tout.

I. Cette citation et celles c^ui suivent sont empruntées à la Correspondance inédite avec Emile Regnault.

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Je ne croyais plus à rien de ce qui rend heu- reux. Il a réchauffé mon cœur glacé, il a ranimé ma vie prête à s'éteindre. » Elle évoque le souvenir de leur première rencontre. C'était à la campagne, au Coudray, près de Nohant. Elle s'est éprise de son petit Sandeau pour sa jeunesse, pour sa timidité, pour sa gaucherie. Il a vingt ans exactement en 1831,. Quand il arrivait près du banc Aurore l'attendait, « il se cachait dans une allée voisine, et je voyais son chapeau gris et sa canne sur le banc. . . Il n'y avait pas jusqu'au lacet rouge qui serrait la coiffe de ce chapeau gris qui ne me fît tressaillir de joie... » On ne sait pourquoi, tout ce qui a trait au petit Jules prend un air de niaiserie... Puis ce fut la déclaration: « Le jour je lui dis que je l'aimais, je ne me l'étais pas encore dit à moi-même. Je le sen- tais et je n'en voulais pas convenir avec mon cœur. Jules l'apprit en même temps que moi- même. » Puis l'installation à Paris, à laquelle la pensée de retrouver celui que dans la Châtre no lui donnait déjà pour amant ne fut proba- blement pas étrangère. Enfin la vie dans « cette

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petite chambre sur le quai je vois Jules en redingote d'artiste crasseuse et déguenillée, sa cravate sous son derrière et sa chemise débraillée, étalé sur trois chaises, tapant du pied ou cassant la pincette dans la chaleur de la discussion, le Gaulois dans un coin tramant une gprande conspiration et vous sur une table... » En vérité, ce devait être charmant!

Mais la chambre est trop petite. George Sand charge Emile Regnault de lui trouver un appartement pour lequel elle lui fait cette recommandation essentielle : « Qu'il y ait une sortie pour laisser échapper Jules à quelque heure que ce soit ! » Il lui déniche, en effet, quai Saint-Michel, un appartement comprenant trois pièces, dont une sera réservée. « Ce sera la chambre noire, la chambre mystérieuse, la cachette du revenant, la loge du monstre, la cage de Tanimal savant, la niche du trésor, la caverne du vampire, que sais-je ? » enfin la chambre de Jules. Et ce sont des attendrisse- ments sur ce pauvre enfant qu'elle idolâtre et dont elle est tant aimée !

Voilà, du moins, le début. Mais, en se con-

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tinuant, la correspondance change de carac- tère. Les lettres se font plus rares, moins gaies. George Sand y parle beaucoup moins de Jules et beaucoup plus de la petite Solange qu'elle va amener avec elle. On devine qu'elle est lasse et qu'elle commence à juger à sa va- leur le petit Jules : il est paresseux, avec des humeurs noires et des caprices d'enfant gâté. Elle en a assez. Puis on devine que la brouille s'est mise dans ces camaraderies bruyantes où. l'on s'était juré d'être copains, à la vie à la mort. On en est aux explications, aux justifi- cations. George Sand commence à s'aperce- voir de l'inconvénient de ces intimités il y a disproportion d'âge et de milieu social.

Enfin éclatent ces lettres irritées et désespé- rées :

« Mon ami, allez chez Jules et soignez son corps. L'âme est brisée. Vous ne la relèveriez plus ; n'essayez pas. Je ne vous appelle point près de moi encore, je n'ai besoin de rien. Je désire même être seule aujourd'hui. Et puis il n'y a plus rien pour moi dans la vie. Ce sera horrible pour lui pendant longtemps, mais

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enfin il est si jeune ! Un jour peut-être, il n'aura pas regret d'avoir vécu...

« N'essayez pas de détourner le mal. Cette fois il est sans remède. Nous ne nous repro- chons rien Tun à l'autre. Nous luttons depuis assez de temps contre cette affreuse nécessité. Nous avons dévoré assez de chagrins. Il ne nous restait plus qu'à nous tuer. Sans mes enfants, nous l'aurions fait... »

George Sand fut-elle exempte de tout repro- che? Il paraît certain qu'elle découvrit une infidélité de son petit Jules, qui, pendant son absence, l'avait trompée avec la première venue . Elle ne voulut pas pardonner. Elle l'expédia en Italie et refusa de le revoir.

La dernière lettre est du 15 juin 1833.

« ... Je ferai un paquet de quelques hardes de Jules restées dans les armoires et je les ferai porter chez vous, car je désire n'avoir aucunes relations avec lui à son retour qui, d'après les derniers mots de la lettre que vous m'avez montrée, me paraît devoir ou pouvoir être prochain. J'ai été trop longtemps blessée des découvertes que j'ai faites sur sa conduite.

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pour lui conserver aucun autre sentiment qu'une compassion affectueuse. Son orgueil, je Tespère encore, se refuserait à cette condi- tion. Faites-lui comprendre, lorsqu'il en aura besoin, que rien dans l'avenir ne peut nous rapprocher. Si cette dure commission n'est pas nécessaire, c'est-à-dire si Jules comprend de lui-même qu'il en doit être ainsi, épargnez- lui le chagrin d'apprendre qu'il a tout perdu, même mon estime. Il a sans doute perdu la sienne propre : il est assez puni... »

Ainsi finit ce grand amour.

C'est la première des erreurs de George Sand : à vrai dire, elle est énorme. Elle avait cru que le bonheur habite dans les chambres d'étudiants. Elle avait compté, pour se ratta- cher à la vie et se refaire un avenir, sur l'a- mourette d'un fils de famille venu à Paris pour jeter sa gourme. Ce fut l'aventure la plus ba- nale, la plus dénuée de psychologie, et qui contraste étrangement par sa platitude avec le noble roman sentimental raffiné et quin- tessencié d'Aurélien de Sèze. Elle n'est in- téressante que par la puissance d'illusion dont

LA BARONNE DUDEVANT 71

elle témoigne chez George Sand, par l'inten- sité du mirage dont celle-ci est dupe et dont sa vie nous fournira encore tant d'exemples !

Après l'épreuve de la vie conjugale, la ba- ronne Dudevant vient d'en faire une autre : celle de Tamour libre. Et celle-ci n'a pas mieux réussi. Seulement à ces aventures, à ces souf- frances, à ces erreurs, à ces déceptions, nous devrons l'écrivain dont il va désormais être temps de nous occuper. George Sand est née à la littérature.

GEORGE SAND

par Delacroix

(Collection de M. Rocl.eblave.)

III

UNE FÉMINISTE EN 1832

LES PREMIERS ROMANS ET LA QUESTION DU MARIAGE

Quand la baronne Dudevant débarqua à Paris, en 1831, son parti était pris de gagner sa vie avec sa plume ; car elle n'a jamais compté sérieusement sur les revenus d'un talent qu'elle avait pour peindre des fleurs sur les tabatières et orner d'aquarelles les étuis à cigares. Elle arrivait de sa province pour être écrivain. Comme tout débutant, elle s'essaya d'abord dans le journalisme. Elle écrit, le 4 mars, au fidèle Boucoiran : « En attendant, il faut vivre. Pour cela je fais le dernier des métiers, je fais des articles pour le Figaro. Si vous saviez ce que c'est ! Mais on est payé

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sept francs la colonne. » Cela valait la peine, évidemment. Le Figaro, un tout petit jour- nal, était dirigé à cette époque par Henri de Latouche, Berrichon, écrivain lui-même, fort médiocre, et poète, si l'on ose s'exprimer ainsi, qui n'avait guère de talent pour son compte personnel, mais qui eut le mérite de com- prendre ou de deviner celui de quelques autres. On lui doit la première édition d'André Chénier et il fut le parrain de George Sand : ce sont des titres. Donc il asseyait l'apprentie à l'une des petites tables se confectionnait le journal. Mais elle n'avait pas la vocation. Vous savez quel est le grand principe en ma- tière d'articles de journaux : les plus courts sont les meilleurs. Aurore était déjà au bout de son papier, qu'elle n'avait pas encore com- mencé. Le mieux était de ne pas s'obstiner. Elle renonça au dernier des métiers, si lucratif qu'il pût être.

Mais elle ne pouvait ignorer qu'elle eût le don . Elle le tenait de ses ascendants. C'est ici la meilleure part de son atavisme. Si haut qu'on remonte et dans quelque branche que ce soit

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de son arbre généalogique, on y constate une hérédité artistique. Maurice de Saxe a écrit les Rêveries^ qui seraient encore un beau livre pour un militaire, quand même ce militaire n'aurait pas si généreusement battu les Anglais. M"" Verrières avait été actrice et Dupin de Francueil était dilettante. La grand'mère, Marie-Aurore, très musicienne et qui chantait des airs d'opéra, faisait des extraits des philo- sophes. Maurice Dupin raffolait de musique et de théâtre. Il n'était pas jusqu'à Sophie-Vic- toire qui n'eût un sentiment inné, un instinct de la beauté. Non seulement elle pleurait au mélodrame, comme Margot, mais elle remar- quait le rose d'un nuage, le mauve d'une fleur; et, ce qui nous importe davantage, elle les faisait remarquer à la petite Aurore. En sorte qu'elle aussi, cette mère illettrée, est pour quelque chose dans la littérature de sa fille.

Ce n'est pas assez de dire que George Sand était née écrivain : elle était née romancière, et d'une catégorie déterminée de romancières . Elle avait été créée par un décret nominatif de la

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Providence pour écrire ses romans et non point d'autres. C'est cela qui rend intéressante l'his- toire des plus lointaines origines de sa vocation littéraire ; et il est singulièrement curieux de voir s'annoncer chez elle, dès l'enfance, les facultés qui plus tard deviendront l'essence même de son talent. Elle n'avait pas quatre ans ; sa mère, pour la tenir tranquille, avait imaginé de l'emprisonner entre quatre chaises : que faisait la fillette pour égayer sa captivité ? « Je composais à haute voix d'interminables contes que ma mère appelait mes romans... Elle les déclarait souverainement ennuyeux, à cause de leur longueur et du développement que je donnais aux digressions... Il y avait peu de méchants êtres et jamais de grands mal- heurs. Tout s'arrangeait, sous l'influence d'une pensée riante et optimiste... » Déjà ! Ces romans de la cinquième année annoncent déjà les romans de l'âge mûr, optimistes avec des longueurs et des digressions. On cite un trait analogue de Walter Scott, et c'est donc qu'il y a, chez ceux qui sont nés pour être conteurs, un instinct primordial qui les pousse précisé-

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ment à inventer de belles histoires, afin que cela les amuse.

Un peu plus tard il se produit chez Aurore un phénomène qui n'est guère moins curieux. Vous vous êtes sans doute demandé parfois comment procèdent les descriptifs, pour tracer ces tableaux dont tous les traits atteignent à un relief si intense et s'imposent à nous aussi impérieusement que ceux de la réalité. George Sand se souvient qu'à Nohant, quand on lui lisait duBerquin, elle écoutait assise devant le feu dont elle était protégée par un vieil écran de taffetas vert. Peu à peu elle perdait le sens des phrases. Des images se dessinaient devant elle et venaient se fixer sur l'écran vert. « C'étaient des bois, des prairies, des rivières, des villes d'une architecture bizarre et gigan- tesque... Un jour ces apparitions devinrent si complètes que j'en fus comme effrayée et que je demandai à ma mère si elle ne les voyait pas. » Voilà cette hallucination qui fait l'écri- vain pittoresque, qui lui met sous les yeux, fût- ce entre quatre murs, un paysage complet, organisé, dont il n'a plus qu'à suivre les lignes,

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à reproduire les couleurs, en sorte que pei- gnant des paysages imaginaires, il les peint encore d'après nature, d'après ce modèle surgi devant lui comme par enchantement, et il peut compter les feuilles des arbres et entendre le bruit de l'herbe qui pousse.

Plus tard encore, à ce monde de fictions qu'Aurore ne cessait de porter dans sa tète, voici que se mêlent de vagues conceptions reli- gieuses ou philosophiques. Sa vie poétique se double d'une vie morale. A ce roman, toujours en train et auquel elle ne cessait d'ajouter un chapitre nouveau, comme autant d'anneaux d'une chaîne sans fin, elle donna un héros dont elle savait très bien le nom. Il s'appelait Corambé. Corambé était son idéal dont elle avait fait un dieu. Seulement, tandis qu'on fai- sait couler le sang sur les autels des dieux barbares, sur l'autel de Corambé elle avait imaginé de rendre la vie et la liberté à tout un peuple de bestioles prisonnières : une hiron- delle, un rouge-gorge, un moineau franc. Et c'était déjà cette tendance qu'elle aura plus tard à mêler aux récits romanesques des inten-

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tions morales, à disposer les aventures en manière d'exemples pour rendre les hommes meilleurs. Ce sont les romans à thèse de sa douzième année.

Voulez-vous voir maintenant, dans un con- traste saisissant, comment s'annoncent deux vocations de romanciers tout à fait différentes ? Rappelez-vous le début de Facino Cane Balzac nous conte un souvenir du temps que, candidat littérateur, il habitait sa mansarde de la rue Lesdiguières. Le soir, revenant de l'Ambigu-Comique, il s'amusait à suivre un ouvrier et sa femme depuis le boulevard du Pont-aux-Choux jusqu'au boulevard Beaumar- chais. Il les écoutait parler de la pièce, puis de leurs affaires, puis en venir à leurs discussions de ménage. « En entendant ces gens, je pou- vais épouser leur vie, je me sentais leurs gue- nilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers percés. » Voilà le romancier de l'école objective, celui qui sort de lui-même, qui cesse d'être lui pour devenir un autre. Au lieu de ce monde extérieur, auquel s'adapte Balzac, Aurore nous entretient d'un

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monde intérieur, émané de sa fantaisie, re- flet de son imagination, écho de son cœur, et qui est encore elle-même. Telle est exacte- ment la différence du roman impersonnel qui sera celui de Balzac et du roman personnel qui sera celui de George Sand, la différence de l'art réaliste qui se soumet à Tobjet et de l'art idéaliste qui le transforme à son gré.

Jusqu'ici, il ne s'agit encore que de rêves qui n'ont pas été mis sur le papier. Que ce soit Corambé ou les romans entre quatre chaises, tout cela s'est passé dans la tête de l'enfant. Mais Aurore ne tarda pas à écrire. Au couvent, elle avait confectionné deux romans, un roman dévot et un roman pastoral, qu'elle eut le bon esprit de déchirer. Au sortir du couvent, autre roman, écrit pour René de Villeneuve, et qui eut le même sort que ses aînés. En 1827, le Voyage en Auvergne. En 1829, encore un roman, dont George Sand dit dans V Histoire de ma vie : « L'ayant lu, je me convainquis qu'il ne valait rien, mais que j'en pouvais faire de moins mauvais... Je reconnus que j'écrivais vite, facilement, longtemps, sans fatigue, que

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mes idées engourdies dans mon cerveau s'éveil- laient et s'enchaînaient par la déduction, au courant de la plume ; que, dans ma vie de recueillement, j'avais beaucoup observé et assez bien compris les caractères que le hasard avait fait passer devant moi, et que, par con- séquent, je connaissais assez la nature humaine pour la dépeindre. » Voilà donc maintenant cette facilité à écrire, cette abondance et cette nonchalance qui seront aussi bien caractéris- tiques de sa manière.

On le voit, lorsque George Sand va com- mencer à publier, elle avait déjà beaucoup écrit. Sa formation littéraire était complète. C'est la même constatation à laquelle on est amené chaque fois qu'on étudie les débuts d'un écrivain. Il arrive que le génie se révèle à nous par un jaillissement soudain ; mais depuis longtemps il cheminait sous terre, et ce que nous prenons pour une éclosion sponta- née n'est que le dernier effort d'une sève lente- ment accrue et désormais toute-puissante.

Toutefois George Sand devait encore payer

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son tribut à l'inévitable période des tâtonne- ments. Il nous plaît que le premier livre qu'elle ait publié ne soit pas d elle seule, et que la res- ponsabilité de ce roman exécrable ne retombe pas tout entière sur elle.

Le 9 mars 1831, George Sand écrivait à Bou- coiran : « Les monstres sont à la mode. Fai- sons des monstres 1 J'en enfante un fort agréable dans ce moment-ci. » Le monstre, c'est ce roman écrit en collaboration avec San- deau et paru sous la signature collective de Jules Sand, à la fin de 1831 : Rose et Blanche ou la Comédienne et la Religieuse.

Comme beaucoup d'entre vous ne l'ont pro- bablement pas lu, je vous en indique en quel- ques mots le sujet. Cela commence par une scène de diligence, à la manière de certains romans de Balzac, mais agrémentée de détails d'une trivialité du plus mauvais aloi. Deux jeunes filles font route ensemble, l'une, Rose, qui est une petite comédienne, l'autre, sœur Blanche, qui va entrer en religion. Elles se séparent à Tarbes. L'histoire se déroule dans la région pyrénéenne : Tarbes, Auch,

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Nérac, les Landes, jusqu'au retour à Paris. Rose doit, au sortir d'une orgie, être livrée par sa mère à un jeune libertin. Le jeune libertin a honte de lui-même, et, au lieu de mener Rose au diable, il la mène à Dieu, je veux dire qu'il la fait entrer au couvent des Augus- tines elle retrouve sœur Blanche. Sœur Blanche n'a pas encore prononcé ses vœux. La preuve en est qu'elle épouse le jeijne Horace. Mais quelles noces ! Il faut que vous sachiez que sœur Blanche, avant de s'appeler Blanche, s'appelait Denise. Sous le nom de Denise, elle était la fille d'un marinier borde- lais, très belle et idiote. L'idiote a été désho- norée par le jeune libertin que maintenant on lui donne pour mari. Ce sont tous ces souve- nirs qui, revenant à l'esprit de Blanche, et lui faisant reprendre conscience de Denise, lui occasionnent une fièvre chaude. On en aurait à moins. Rose qui, dans l'intervalle, est deve- nue une grande cantatrice, arrive à temps pour recueillir le dernier soupir de son amie, et reijtre au couvent elle repr(5p4 l^ place laissée vide par sœur Blanche.

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Tout cela est absurde et souvent bien déplai- sant.

Il est aisé de voir quelle part revient à cha- cun des collaborateurs, et que, du reste, George Sand a fait à peu près tout l'ouvrage. Les pay- sages, Tarbes, Auch, Nérac, les Landes, autant de souvenirs du fameux voyage aux Pyrénées et du séjour à Guillery chez les Dudevant. Le couvent des Augustines à Paris, avec ses reli- gieuses anglaises et ses pensionnaires appar- tenant aux plus grandes familles, c'est le cou- vent où Aurore a passé trois années : nous reconnaissons le cloître, le jardin planté de marronniers, la cellule d'où la vue s'étendait sur la ville et d'où le rêve rejoignait le ciel, ce ciel de Paris vaporeux et riche, comme il est dit dans Rose et Blanche, « le ciel le plus changeant et le plus joli, sinon le plus beau de la terre ». Mais à ce roman de la vie religieuse est cousu un roman libertin avec orgies, pavillon galant, sofa, historiettes grivoises et saugrenues. C'est la part du collaborateur. Les polissonneries sont de San- deau.

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Telle est cette composition hybride. C'était bien le « monstre » annoncé.

Il eut quelque succès. Celle qui se montra le plus sévère, ce fut la mère de George Sand. Sophie-Victoire avait, en littérature, le goût fort prude... Ah! celle-là, elle est complète, et chaque fois qu'on la rencontre, c'est une joie... Sa fille dut s'excuser, et précisément en allé- guant que l'ouvrage n'était pas d'elle seule : « Il y a beaucoup de farces que je désapprouve : je ne les ai tolérées que pour satisfaire mon éditeur qui voulait quelque chose d'un peu égrillard... Je n'aime pas les polissonneries. »

Elle ajoute : « Pas une seule ne se trouve dans le livre que j'écris maintenant et pour lequel je ne m'adjoindrai de mes collaborateurs que le nom *. »

En effet, Jules Sand a vécu. Le livre dont il est ici question sera signé George Sand. C'est Indiana.

La correspondance inédite avec Emile Re- gnault, à laquelle j'ai déjà fait des emprunts

* Correspondance : à sa mère, sa février 1832.

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dans ma dernière leçon, contient une lettre des plus intéressantes, relative à la composition d'Indiana. Elle est du 28 février 1832. George Sand insiste d'abord sur la sévérité du sujet et sur sa ressemblance à la vie : « Il est aussi simple, aussi naturel, aussi positif, que vous le désiriez. Il n'est ni romantique, ni mosaïque, ni frénétique ; c'est de la vie ordinaife, c'est de vraisemblance bourgeoise, mais malheureuse- ment c'est beaucoup plus difficile que la litté- rature boursouflée. . . Pas le plus petit mot pour rire, pas une description, pas de poésie pour deux liards , pas de situations imprévues , extraordinaires, transcendantes : ce sont quatre volumes sur quatre caractères. Peut-on faire avec cela seulement, avec des sentiments inti- mes, des réflexions de tous les jours, de l'ami- tié, de l'amour, de l'égoïsme, du dévouement, de l'amour-propre, de l'obstination, de la mé- lancolie, des chagrins, des ingratitudes, des déceptions et des espérances, peut-on bien avec ce gâchis de l'esprit humain faire quatre vo- lumes qui n'ennuient jamais? J'ai peur d'en- nuyer souvent, d'ennuyer comme la vie ennuie.

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Et pourtant quoi de plus intéressant que l'his- toire du cœur quand elle est vraie ? Il s'agit de la faire vraie, voilà le difficile... »

Ces déclarations ne semblent-elles pas un peu surprenantes à qui les lit aujourd'hui? Et le naturel de 1832 paraît-il encore naturel en 190g ? Ce n'est pas la question. L'important est de noter que George Sand ne songe plus à fabriquer des monstres. Elle cherche à faire vrai. Elle veut surtout présenter un caractère de femme qui sera le type de la femme mo- derne.

« Noémi (ce nom laissé à Sandeau qui l'a mis dans Marianna se changera en celui àUndiana), c'est la femme typique, faible et forte, fatiguée du poids de l'air et capable de porter le ciel ; timide dans le courant de la vie, audacieuse les jours de bataille; fine, adroite et pénétrante pour saisir les fils déliés de la vie commune, niaise et stupide pour distinguer les vrais intérêts de son bonheur, se moquant du monde entier, se laissant duper par un seul homme, n'ayant pas d'amour-propre pour elle- même, en étant remplie pour l'objet de son

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choix ; dédaignant les vanités du siècle pour son compte, et se laissant séduire par Thomme qui les réunit toutes. Voilà, je crois, la femme en général : un incroyable mélange de fai- blesse et d'énergie, de grandeur et de petitesse, un être toujours composé de deux natures oppo- sées, tantôt sublime, tantôt misérable, habile à tromper, facile à l'être. »

Ce roman, destiné à nous présenter le type de la femme moderne, mériterait déjà d'être qualifié de féministe. Mais il l'est encore à d'autres points de vue. Je voudrais justement, en joignant à Indiana qui paraît en mai 1832, Valentine qui est de 1833 et Jacques de 1834, vous montrer déjà tout armé, dans cette pre- mière manière de George Sand, notre fémi- nisme actuel.

Indiana est l'histoire d'une femme mal ma- riée.

Elle a épousé, à dix-neuf ans, M. Delmare, qui est colonel on était beaucoup colonel en ce temps-là et qui est par conséquent bien plus âgé qu'elle. M. Delmare est un honnête

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homme, au sens pharisien du mot. Entendez par qu'il n'a ni volé ni tué. D'ailleurs, sans délicatesse et sans agrément, et féru de son autorité, c'est un tyran domestique. Indiana vit très malheureuse entre ce mari exécré et un cousin à elle, le bon Ralph, l'excellent Ralph, deux fois anglais parce qu'il s'appelle Brown et qu'il est flegmatique. C'est pourquoi elle ne saurait être insensible aux séductions du jeune Raymon de Ramières, si élégant, si distingué, un bourreau des cœurs !

Je n'ai pas le temps d'entrer avec vous dans la série des épisodes et j'arrive tout de suite à la crise. M. Delmare est ruiné, ses affaires l'appellent à l'île Bourbon. Il se propose d'y emmener Indiana. Celle-ci se refuse à l'accom- pagner. Elle sait quelqu'un qui l'empêchera bien de partir : c'est Raymon. Donc elle va le trouver et lui offre ingénument qu'il la prenne, et la garde pour toujours. Ai-je besoin de vous dire l'accueil que fait Raymon à cette pro- position enivrante, et quelle douche reçoit la pauvre Indiana par une froide nuit d'hiver ?

Elle part pour l'île Bourbon. Quelque temps

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après, au reçu d'une lettre de Ray mon, elle a cru deviner qu'il était malheureux, elle accourt et elle est reçue par la jeune femme que vient d'épouser Raymon. C'est un fort beau mariage : Raymon ne pouvait espérer mieux. Et Indiana? La Seine coule tout auprès : elle s'y jette. Elle peut s'y jeter sans danger : Ralph est pour la repêcher. RaJph est tou- jours là pour repêcher sa cousine. C'est son sauveteur attitré. C'est le terre-neuve. A la campagne ou à la ville, sur la terre ferme ou sur le bateau qui emmène Indiana vers l'île Bourbon, vous pouvez être assurés de voir sur- gir Ralph, toujours flegmatique. Nous avons deviné depuis longtemps que Ralph est amou- reux d'Indiana. Son flegme n'est qu'une appa- rence volontairement trompeuse : c'est l'enve- loppe de neige sous laquelle brûle un volcan. Cet extérieur disgracieux et gauche cache une âme exquise. Ralph apporte une bonne nou- velle : M. Delmare est mort. Indiana est libre. Que va-t-elle faire de sa liberté ? Après en avoir délibéré, Ralph et Indiana concluent à se don- ner la mort ensemble. Il n'est plus que de

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chercher le genre de suicide. « C'est une affaire de quelque importance, » opine Ralph, senten- cieux. Pour sa part, il n'aimerait guère se tuer à Paris : il y a trop de monde, on est gêné, distrait. Mais parlez-lui de l'île Bourbon ! Voilà un endroit agréable pour suicides : un horizon magnifique, un précipice, avec cas- cade... Cet homme est sinistre avec ses idées riantes... Donc ils repartent pour l'île Bour- bon, à l'effet d'y trouver la cascade propice. Aussi bien une traversée est, paraît-il, en pareil cas, la meilleure des préparations. Arrivés là- bas ils mettent à exécution leur projet, et Ralph, au dernier moment, ne refuse pas à sa bien-aimée d'utiles conseils. Qu'elle ne saute pas de ce côté ! C'est mauvais. « Mais en ayant soin de vous jeter dans cette ligne blanche que décrit la chute d'eau, vous arriverez dans le lac avec elle et la cascade elle-même prendra soin de vous y plonger. » Cela donne envie.

Ce suicide fut tenu, à l'époque, pour infini- ment poétique ; et nul ne refusa de s'apitoyer sur l'infortune d'Indiana . Il est curieux de relire, à distance et de sang-froid, ces livres

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qui reflètent si exactement la sensibilité d'un temps, et de constater comme le point de vue a changé, comme les êtres et les choses nous y apparaissent au rebours de ce que l'auteur et les contemporains se sont imaginé.

Car il n'y a vraiment dans tout cela qu'un personnage intéressant : c'est M. Delmare. En tout cas, il est le seul dont Indiana n'ait pas eu à se plaindre. Il l'aime, il n'aime qu'elle, et vous êtes témoins que la réciproque n'est pas vraie. Il est d'une longanimité, d'une patience que peu de maris imiteraient, et il laisse à sa femme une liberté extraordinaire. Tantôt on trouve un jeune homme dans la chambre d'In- diana ; tantôt c'est elle qu'on trouve dans la chambre d'un jeune homme. M. Delmare reçoit amicalement Ray mon, et tolère au foyer la présence du sempiternel Ralph. Un mari qui permet à sa femme un ami et un cousin, que peut-on lui demander de plus ? A vrai dire, Indiana prétend que M. Delmare l'a frap- pée et qu'il lui a, de son talon, meurtri le front. Mais elle exagère. Nous savons très bien com- ment la scène s'est passée. Nous étions là.

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C'était au Plessis-Picard ; Indiana-Aurore a reçu de Delmare-Dudevant un soufflet. C'est trop. C'est beaucoup trop. Mais enfin le sang n'a pas coulé. Que valent les autres? Ray mon est un affreux petit gredin qui a commencé par être l'amant de la femme de chambre d'In- diana, qui continue en courtisant la maîtresse de la pauvre Noun et qui finit par l'abandon- ner pour se marier richement. Ralph pré- cipite Indiana au fond d'un ravin : qu'est-ce qu'on peut faire de pis à la femme qu'on aime? Reste Indiana. De bonne foi George Sand a cru qu'elle la parait de toutes les séduc- tions. Le fait est qu'elle l'a rendue sédui- sante pour les lecteurs d'alors, puisque de ce modèle procède l'un des types préférés de la littérature pendant vingt ans : celui de la femme incomprise.

La femme incomprise... elle est pâle, elle est frêle, elle est sujette à s'évanouir. A la page 99, j'ai compté le troisième évanouisse- ment d'Indiana : je n'ai pas compté plus loin. Ne croyez pas que ce soit l'effet d'une mauvaise santé ! Mais c'est la mode. Le temps est revenu

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des vapeurs et des airs penchés. Celles dont les grand'mères marchaient si droit à Téchafaud, celles dont les mères frémissaient si hardiment au bruit du canon de TEmpire, maintenant affaissées, éplorées, ressemblent à de plaintives élégies. Aff'aire de snobisme ! La femme incom- prise se prétend malheureuse en ménage; mais une autre union ne l'aurait pas mieux satisfaite. Ce qu'Indiana reproche à M. Del- mare, ce n'est pas d'être le mari qu'il est, mais c'est d'être le mari. « Elle n'aima pas son mari, par la seule raison peut-être qu'on lui faisait un devoir de l'aimer, et que résister mentalement à toute espèce de con- trainte morale était devenu chez elle une seconde nature, un principe de conduite, une loi de conscience. » Son parti était pris d'avance, et il n'y avait rien à faire. Elle affecte d'ailleurs une douceur irritante, une soumission exaspérante. Quand elle prend ses airs supérieurs et résignés, c'est à faire sortir un ange de ses gonds ! Au surplus, de quoi se plaint-elle et pourquoi ne s'accommode-t-elle pas de conditions d'existence dont tant d'autres

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s'arrangeraient ? Mais allez- vous la comparer aux autres? Elle s'en distingue au contraire. Elle est éminemment une femme distinguée. Elle demande, sans sourciller : « Savez - vous ce que c'est que d'aimer une femme comme moi ? » Apparemment, dans ses longs silences et ses mélancolies obstinées, elle rêve de cet amour qui peut seul convenir à une femme comme elle. C'est une princesse en exil; et les temps sont durs pour les prin- cesses : c'est pourquoi celle-ci s'enferme en des tristesses nostalgiques... Voilà ce que les gens s'obstinent à ne pas comprendre. Faute de s'élever à ces sublimités ou de se perdre dans ces brouillards, ils jugent sur les faits. Et venant à rencontrer une jeune femme encline à préférer à un mari grisonnant un beau brun, ils en concluent : « En vérité, est-ce que cela ne s'était pas encore vu ? Fallait-il faire tant d'affaires pour une petite peste qui grille de se mal conduire?... »

Il serait d'ailleurs bien injuste de mécon- naître, et je n'en ai nulle envie, <\\xlndiana est un roman des plus remarquables. Voyez

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plutôt le relief de ces caractères, M. Delmare, Raymon, Ralph, Indiana ! Et demandez aux maris qui ont pris femme dans la lignée de femmes incomprises sortie de la vogue d'/w- dianal

Valeiitine est encore l'histoire d'une femme mal mariée.

Cette fois le principal rôle sera donné, non pas à la femme, mais à l'amant, et nous y verrons se dessiner, au lieu du type de la femme incomprise, celui de l'amoureux tel que Ta créé le romantisme et qui est l'amou- reux frénétique. Louise- Valentine de Raim- bault est à la veille d'épouser Norbert-Eva- riste de Lansac, lorsque cette jeune personne, qui a fort l'habitude de courir les champs et les fêtes de village, s'éprend du neveu de son fermier : Bénédict. Ce Bénédict est un paysan qui a des lettres. J'imagine que sa mentalité doit être à peu près celle d'un insti- tuteur primaire. Valentine n y résiste pas. Car on a soin de nous dire que Bénédict n'est pas un très beau gars. C'est son âme que Valen-

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tine aime en lui. Bénédict sait très bien qu'il ne peut épouser Valentine, mais il peut lui faire beaucoup d'ennuis, par lesquels il lui prouvera sa passion. La nuit de ses noces, il est dans la chambre nuptiale, d'où l'auteur a eu soin d'éloigner le mari ; il veille sur le som- meil de celle qu'il aime, et lui laisse une épître il lui déclare qu'ayant hésité pour savoir s'il tuerait son mari, elle, ou lui-même, ou tous les trois, ou deux au choix, et tour à tour adopté chacune de ces combinaisons, il s'est résolu à ne tuer que lui seul. On le retrouve en effet, la tète fracassée, dans un fossé. Mais ne vous hâtez pas de vous réjouir ! Bénédict a encore beaucoup de mal à faire : il n'est pas mort. Nous le retrouverons plusieurs fois encore, toujours caché derrière les tentures d'où il entend tout ce qu'on dit, voit tout ce qu'on fait, et sort au bon moment, ses pistolets en mains. Le mari, pendant ce temps-là, est au loin. On ne s'occupe pas de lui. C'est un mauvais mari ; c'est un mari : Bénédict n'a rien à craindre de lui... Mais il arrive qu'un paysan, à qui la figure de Bénédict ne revient

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pas, lui envoie un coup de fourche et met un terme à cette précieuse existence.

Vous vous demandez de quel droit Bénédict est venu troubler la destinée paisible de Valen- tine. Mais du droit de sa passion ! Il a cinq cents livres de rentes : ce n'est pas avec cela qu'on fait vivre un ménage. Qu'ofFre-t-il à celle dont il détruit l'intérieur et ruine la situation ? Il s'offre lui-même. N'est-ce pas assez? Au sur- plus, raisonne-t-on avec les individus de ce tempérament? Regardez-le. Voyez sa pâleur maladive et l'éclat inquiétant de ses yeux. Écou* tez le son de sa voix et l'exaltation de ses dis- cours. Il passe de la déclamation forcenée à la froide ironie et au sarcasme. L'idée de la mort revient sans cesse dans ses propos. Quand c'est sur lui qu'il tire, il se manque. Mais rappelez-vous ce qu'il a fait l'an dernier lorsqu'il s'appelait Antony. Adèle d'Hervey lui ré.sistait : il l'a assassinée. C'est un fou dangereux.

La femme incomprise, l'amoureux frénéti- que, voilà deux personnages nouveaux qui s'emparent du roman. Est-ce qu'on ne pourrait

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pas les marier ensemble, histoire de s'en dé- barrasser ?

Notez encore que, dans Valentine, si le roman de passion est à coup sûr contestable, il y a en outre un roman champêtre qui est de premier ordre. Le cadre est délicieux. George Sand a placé la scène dans cette Vallée noire qu'elle connaît si bien, qu'elle a tant aimée ! C'est le premier en date des romans elle célèbre son pays natal. Promenades à tra- vers les traînes, rêveries nocturnes, noces villageoises, toute cette poésie et tout ce pitto- resque de la campagne transforment et embel- lissent le récit.

Et Jacques est l'histoire d'un homme mal marié ce qui revient, par une réciprocité iné- vitable, à être l'histoire d'une femme mal mariée.

Jacques épouse, â trente-cinq ans passés, et après une existence orageuse les années ont compté double, une femme beaucoup plus jeune que lui, Fernande. Après quelques mois d'intimité heureuse, il voit poindre les premiers

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nuages. Il appelle à lui, pour partager leur vie d'intérieur, une sœur qu'il a, Silvia, et qui est comme lui un être d'exception, orgueilleuse, hautaine, sauvage. Vous pensez si la présence de cette pythonisse va rendre à la vie quoti- dienne la bonne confiance perdue. Un petit amoureux qui rôde par là. Octave, venu d'abord pour Silvia, ne tarde pas à se sentir beaucoup plus près de Fernande, qui n'est pas une roma- nesque, une ironique, une sarcastique : il songe qu'on serait très heureux avec cette douce personne. Jacques découvre que Fernande et Octave s'aiment. Que va-t-il faire ? Écarter son rival ? Ou le tuer ? Ou pardonner ? Mais ce sont les voies ordinaires, et Jacques ne peut se rési- gner à rien qui soit ordinaire. Donc, il s'en- quiert auprès de l'amant de sa femme s'il l'aime vraiment, s'il est un amant convaincu, d'un attachement durable et offrant des garanties. Puis, content de cet examen, il laisse Fernande à Octave. Pour lui, il disparaît : il se tue, mais en ayant soin qu'on ne puisse croire à un sui- cide, afin de ne pas attrister la félicité d'Octave et de Fernande. Il n'a pas pu garder l'amour

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de sa femme : il ne veut pas être le geôlier de cette femme qui ne Taime plus. Fernande a droit au bonheur. Ce bonheur qu'il n'a pas su lui donner, il faut qu'un autre le lui assure. C'est le suicide par devoir : il y a des cas un mari doit savoir se supprimer...

Jacques est un « stoïcien ». George Sand admire fort ces sortes de caractères, dont Ralph était une première esquisse. Jacques nous est présenté comme un être sublime.

Vous dirai-je que je le tiens pour un simple serin, et, comme on dit, je crois, dans les drames de Wagner, pour un « pur niais » ?

Il a tout fait pour gâter son propre ménage. Cette jeune femme était confiante et gaie et naïve. Avec ses croisements de bras sur la poitrine et ses airs absorbés, méditatifs et sombres, il lui a fait peur. Un jour que, cha- grine de lui avoir déplu, elle s'était jetée à ses genoux, sanglotant, au lieu de la relever ten- drement, il s'est dégagé de ces caresses de femme, en s'écriant d'un ton furieux : « Levez- vous ! Et ne vous mettez jamais ainsi devant moi ! » Et il a installé entre eux « la femme

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de bronze » ! Et il a invité Octave à vivre avec eux ! Après quoi, quand il a ainsi gâché la tendresse d'une femme qui ne demandait qu'à l'aimer, il s'en va, il lâche la partie ! Allons donc! c'est trop commode... Vous savez ce mot d'une héroïne de Meilhac à un homme qui jurait de se jeter à l'eau pour elle. « Vous, par- bleu, vous seriez bien tranquille ! Vous seriez au fond de l'eau ! Mais, moi. . . » Jacques est bien tranquille, il est dans son précipice ; Fernande reste dans la vie, Ton n'est pas tranquille du tout. Ce mari ne s'élève pas à cette concep- tion pourtant toute simple : c'est que, quand on a fait d'une femme sa compagne, on ne l'aban- donne pas en route.

Mais plutôt que de s'en prendre à lui, Jac- ques aime mieux incriminer l'institution du mariage. Car ici la critique de l'institution elle-même est bien nette. Ce qui n'était encore qu'aspiration plus ou moins confuse dans les romans précédents, se précise et se formule en théorie. Jacques est d'avis que le mariage est une institution barbare. « Je n'ai pas changé d'avis, je ne me suis pas réconcilié avec la

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société, et le mariage est toujours, selon moi, une des plus barbares institutions qu'elle ait ébauchées. Je ne doute pas qu'il ne soit aboli, si l'espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison ; un lien plus humain et non moins sacré remplacera celui-là, et saura assurer l'existence des enfants qui naîtront d'un homme et d'une femme, sans enchaîner à jamais la liberté de l'un et de l'autre. Mais les hommes sont trop grossiers, et les femmes trop lâches, pour demander une loi plus noble que la loi de fer qui les régit : à des êtres sans conscience et sans vertu, il faut de lourdes chaînes. »

Si vous voulez savoir par quoi on rempla- cera le mariage aboli, écoutez le rêve que fait Silvia, et le projet qu'elle expose à son frère. « Nous adopterons, si tu veux, quelque orphelin; nous nous imaginerons que c'est notre enfant, et nous rélèverons dans nos principes. Nous en élèverons deux de sexe différent, et nous les marierons un jour ensemble à la face de Dieu, sans autre temple que le désert, sans autre prêtre que l'amour. Nous aurons formé

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leurs âmes à la vérité et à la justice, et il y aura peut-être alors, grâce à nous, un couple heureux et pur sur la face de la terre. » Donc suppression du mariage, et, dans un avenir plus ou moins éloigné, son remplacement par l'union libre voilà !

Ce qui est intéressant, c'est de rechercher par quelle série de déductions procède George Sand et de quels principes elle part. Vous verrez que, les principes une fois admis, la conclusion qu'elle en tire est parfaitement logique.

Quelle est l'objection essentielle qu'elle adresse au mariage ? C'est que le mariage enchaîne la liberté de deux êtres. « La société va vous dicter une formule de serment. Vous allez jurer de m'être fidèle et de m'être sou- mise, c'est-à-dire de n'aimer jamais que moi et de m'obéir en tout. L'un de ces serments est une absurdité, l'autre une bassesse. Vous ne pouvez pas répondre de votre cœur, même quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes. » Vienne en effet l'amour pour un autre homme. On avait considéré jusqu'ici

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que cet amour était une faiblesse, et qu'il pou- vait devenir une faute. Mais quoi! Ne sait-on pas que la passion est chose fatale et irrésis- tible ? « Nulle créature humaine ne peut com- mander à Tamour et nul n'est coupable pour le ressentir et pour le perdre. Ce qui avilit la femme, c'est le mensonge... » Et encore : « Ils ne sont pas coupables, ils s'aiment. Il n'y a pas de crime il y a de l'amour sincère. » L'union de l'homme et de la femme, d'après cette théorie, ne repose que sur l'amour ; l'amour disparaissant, l'union ne saurait sub- sister. Le mariage est d'institution humaine; mais la passion est d'essence divine. Dans le conflit, c'est le mariage qui a tort.

Le mariage ayant pour but unique l'attrait, celui du sentiment ou celui des sens, pour seul objet l'échange de deux fantaisies, et le serment de fidélité étant une sottise ou une bassesse, imagine-t-on un plus complet ren- versement du bon sens, une pire méconnais- sance de ce qu'il y a de noble et de grand dans cet efiort que fait l'homme pour lutter contre toutes les chances de destruction qui

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Tentourent et pour affirmer en face de tout ce qui change sa volonté de durer ? Vous con- naissez la plainte désolée de Diderot : « Le premier serment que se sont fait deux êtres de chair, c'est au pied d'un rocher qui tombait en poussière. Ils ont attesté de leur constance un ciel qui n'est pas un instant le même. Tout changeait en eux et autour d'eux, et ils croyaient leur cœur affranchi de vicissitudes. O enfants ! Toujours enfants ! » Non pas enfants, mais hommes bien plutôt ! Ces vicissitudes de nos cœurs, nous les connaissons. Et c'est parce que notre fragilité nous inquiète que nous appelons à notre aide la protection de lois, auxquelles la soumission n'est pas un esclavage, puisque c'est une soumission volontaire. La nature ignore ces lois, car c'est par elles que nous nous distinguons de la nature et que nous nous élevons au-dessus d'elle. Le rocher que nous foulons sous nos pieds tombe en pous- sière, et le ciel au-dessus de nos tètes n'est pas un instant le même; mais il y a, au fond de nos cœurs, la loi morale et elle ne change pas!

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Au surplus, pour répondre à ces paradoxes, à qui demanderons-nous des arguments ? A Georoe Sand elle-même, et à elle seule, Ouel- ques années plus tard, en effet, en relations alors avec Lamennais, elle écrivit pour le Monde les fameuses Lettres à Marcie. Elle s'y adresse à une correspondante imaginaire, à une femme qu'elle suppose atteinte de cette inquiétude et de cette impatience qu'elle a elle- même connues. « Vous êtes triste, vous souffrez, l'ennui vous dévore. » Ecoutons quelques-uns des conseils qu'elle lui donne. Elle ne croit plus qu'il appartienne à la dignité humaine de conserver la liberté de changer. « Ce que l'homme rêve, ce qui seul le grandit, c'est la permanence dans l'état moral... Tout ce qui tend à fixer les désirs, à raffermir les volontés et les affections humaines, tend à ramener sur la terre le règne de Dieit, qui ne signifie autre chose que l'amour et la pratique de la vérité. » Voici à l'adresse des vaines rêveries : « Aurions- nous le loisir de songer à l'impossible, si nous faisions seulement le nécessaire? Serions-nous désespérés, si nous rendions l'espérance à ceux

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qui n'ont pas d'autre ressource ? » Et voici à rencontre des revendications féministes : « Les femmes crient à l'esclavage : qu'elles atten- dent que l'homme soit libre ! . . . En attendant, faudra-t-il compromettre l'avenir par l'impa- tience du présent?... Il est à craindre que les vaines tentatives de ce genre et les prétentions mal fondées ne fassent beaucoup^ de tort à ce qu'on appelle aujourd'hui la cause des femmes. Les femmes ont des droits, n'en doutons pas, car elles subissent des injustices. Elles doivent prétendre à un meilleur avenir, à une sage indépendance, à une plus grande participation aux lumières, à plus de respect, d'estime et d'intérêt de la part des hommes. Mais cet avenir est entre leurs mains. » C'est la sagesse même. On ne saurait mieux dire et mieux avertir les femmes que le plus grand danger pour leur cause, ce serait le triomphe de ce qu'on appelle d'un terme ironique : le fémi- nisme.

Seulement ces rétractations ont toujours peu d'effet. Il est piquant de mettre un auteur en contradiction avec lui-même et de le montrer

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en train de réfuter ses propres paradoxes. Mais ce sont les paradoxes qui ont porté et dont on se souvient. Ce que j'ai voulu vous montrer, c'est, dans ces premiers romans de George Sand, à peu près tout le programme des féministes d'aujourd'hui. Droit au bonheur, nécessité de réformer le mariage, avènement dans un avenir plus ou moins éloigné de l'union libre tout y est. Nos féministes d'aujour- d'hui, nos romancières françaises, anglaises, norvégiennes, les théoriciennes à la manière d'Ellen Key dans son livre De V Amour et du mariage^ toutes ces rebelles n'ont rien inventé. Elles n'ont fait que reprendre et exposer à vrai dire avec moins de lyrisme, mais aussi avec plus de cynisme les théories de la grande féministe de 1832.

George Sand s'est défendue maintes fois d'avoir voulu attaquer les institutions dans ses romans féministes. Elle a eu bien tort, puis- que c'est cela qui donne à ces romans leur valeur et leur signification. C'est ce qui les replace à leur date et qui explique l'énorme puissance d'expansion qu'ils ont eue. On était

IIO GEORGE SAND

au lendemain de la révolution de Juillet, et il faut sûrement en voir ici le contre-coup. On avait renversé un trône ; on se donnait le passe-temps de piller des églises et de saccager un archevêché : la littérature, elle aussi, is'of- frait le divertissement d'une insurrection. De- puis longtemps elle nourrissait un ferment révolutionnaire, celui que le romantisme avait déposé en elle. Le romantisme avait réclamé l'affranchissement de l'individu. Et les roman- tiques c'était Chateaubriand, c'était Hugo, c'était Dumas. Donc ils réclamaient pour René, pour Hernani, pour Antony, qui sont des hommes. L'exemple était donné : la femme allait en profiter. C'est la femme maintenant qui fait sa Révolution.

Sous toutes ces influences, dans cette atmo- sphère très spéciale, la mésaventure matrimo- niale de la baronne Dudevant acquiert, aux yeux de celle-ci, une importance considérable, s'exalte et se magnifie : elle prend une valeur sociale. Partant de cette mésaventure person- nelle, elle est amenée à mettre dans chacune de ses héroïnes un peu d'elle-même : cela

UNE FÉMINISTE EN 1832 III

explique le ton passionné du récit. Et cette passion ne peut manquer d'être contagieuse pour les lectrices qui, dans la cause de la romancière reconnaissent leur cause, la cause de toutes les femmes.

Telle est en effet la nouveauté dans la façon dont George Saud présente les revendications féministes. Elle ne les a pas inventées, ces revendications : elles étaient déjà dans les livres de M™® de Staël, et je ne l'oublie pas. Mais Delphine, mais Corinne étaient des femmes de génie, et présentées comme telles. Pour être plainte par M""* de Staël, il faut être une femme de génie. Pour être défendue par George Sand, il suffit de ne pas aimer son mari. C'est beaucoup plus répandu.

George Sand a mis le féminisme à la por- tée de toutes les femmes. Cela même fait le caractère de ces romans, dont l'éloquence est d'ailleurs indiscutable. Ce sont les romans de vulgarisation de la théorie féministe.

IV

LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE

l'aventure de VENISE

George Sand n'avait pas eu à attendre le succès. Son premier livre l'avait rendue célè- bre ; le second la fit riche, ou tout comme : elle nous apprend qu'elle l'a vendu quatre mille francs ! Il lui sembla que c'était tout l'or du monde. Elle n'hésita pas à échanger la mansarde du quai Saint-Michel pour l'appar- tement plus confortable du quai Malaquais, que lui céda Delatouche.

Il y avait alors à Paris un personnage qui commençait d'exercer sur le monde des auteurs une sorte de royauté tyrannique. François Buloz venait de profiter de l'effervescence in- tellectuelle de 1831 pour créer la Revue des

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Deux Mondes. Audacieux, énergique, bizarre, très fin sous une écorce rude, obligeant avec des airs bourrus, la légende le guettait. Il est resté le type légendaire du directeur de Revue, dont il avait la première qualité, qui consiste à deviner les gens de talent, et l'autre qui est de tirer d'eux et d'en exprimer toute la litté- rature qu'ils contiennent. Intraitable au point d'enfermer sous triple verrou le rédacteur dont l'article n'était pas terminé, on le maudissait, et parfois on se brouillait avec lui : on lui reve- nait. Une Revue qui, pour ses débuts, avait, entre autres collaborateurs, George Sand, Vigny, Musset, Mérimée, était, comme on dit, « bien partie ». George Sand nous apprend qu'après une lutte entre la Revue de Paris et la Revue des Deux Mondes qui se disputaient son travail, elle s'est livrée à la Revue des Deux Mondes pour une rente de 4.000 francs, trente-deux pages d'écriture toutes les six semaines . La Revue des Deux Mondes publiait, en 1833, Lélia : elle achevait de pu- blier la Tour de Percemont dans son numéro du i" janvier 1876, Cela fait une collaboration

LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 11$

qui, sauf interruptions, s'étend sur un espace de quarante-trois années.

Le critique de la Revue des Deux Mondes était en ce temps-là un homme fort estimé, fort peu aimé : je veux dire qu'il était univer- sellement détesté. C'était Gustave Planche. Il prenait son rôle de critique au sérieux. Il s'efforçait de mettre les auteurs en garde contre leurs défauts : cela ne plaît guère aux auteurs. Il s'efforçait de mettre le public en garde contre ses engouements : cela ne plaît guère au public. Il semait les colères et récol- tait les vengeances. Il n'en allait pas moins, poursuivant ses exécutions avec impassibilité. Mais cette impassibilité n'était qu'apparente. Et c'est ici le côté curieux de l'histoire. Ces tempêtes d'hostilité, qu'il avait provoquées, le faisaient souffrir. Car le fond de son carac- tère était bienveillant. Il y avait chez lui des coins de tendresse et de mélancolie. Apre- ment pessimiste, il cherchait à sa tristesse un remède dans un travail acharné et dans un complet dévouement à l'art... Pour comprendre ce portrait et le deviner ressemblant, nous

Il6 GEORGE SAND

n'avons qu'à nous souvenir, nous tous qui l'avons connu, de notre grand Brunetière, qui lui aussi chercha dans un exclusif dévouement à la littérature une diversion au plus sombre pessimisme, qui cachait sous sa rudesse tant de bonté, qui fut si noble, si ardent, si comba- tif, et dont on eût pu croire qu'il mettait sa coquetterie à collectionner les ennemis, alors qu'il souffrait chaque fois à se découvrir un nouvel adversaire... Quand parut Lélia^ le roman ayant été malmené dans V Europe lit- téraire^ Planche provoqua en duel le rédac- teur de l'article, un certain Capo de Feuillide. Qu'on parle encore de l'impassibilité des cri- tiques austères ! Le duel eut lieu. Il s'ensuivit entre George Sand et Planche un commence- riient de brouille. C'est depuis lors que les cri- tiques ont renoncé à se battre pour les auteurs. Vers le même temps, George Sand prit un confesseur. Ce fut Sainte-Beuve. Il était assez bien désigné pour l'emploi, d'abord par son extérieur vaguement ecclésiastique, ensuite par un goût qu'il a toujours eu pour les secrets et les aveux chuchotes. George Sand avait en

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lui une confiance absolue. Elle trouvait qu'il était « près de la nature des anges ». A vrai dire, et justement vers ce temps-là, le docteur angélique était en train de s'insinuer dans les bonnes grâces de la femme de son meilleur ami, et il écrivait ce Livre d'amour^ la pire vilenie qu'un homme puisse commettre : divulguer une faiblesse dont il a profité. Mais quoi ! lui aussi, il aimait, il luttait, il priait ! George Sand proteste de sa « vénération » pour lui. Elle s'institue sa pénitente.

Et elle commence sa confession par un aveu difficile, celui de ses relations avec Mérimée : elles furent courtes et mauvaises. Elle avait été fascinée par l'esprit de Mérimée. « Pen- dant huit jours, je crus qu'il avait le secret du bonheur ». Au bout des huit jours, elle « pleurait de souffrance, de dégoût et de découragement ». Elle avait espéré le dévoue- ment d'un consolateur : elle ne trouvait « qu'une raillerie amère et froide »'. L'expé- rience avait manqué. Encore !

I. Cf. Lettres à Sainte-Beuve.

Il8 GEORGE SAND

Voilà donc les conditions se trouve George Sand. Sa position est extérieurement calme, indépendante, avantageuse. Mais sa vie intérieure est de nouveau désolée. Elle se dit profondément découragée. Elle a vécu des siècles ; elle a subi un enfer ; son cœur a vieilli de vingt ans, et rien ne lui sourit plus. D'autre part la vie publique achève de l'attrister. L'ho- rizon s'est assombri. On n'en est plus aux es- poirs infinis et à l'enthousiasme de 1831. « La République rêvée en juillet aboutissait aux massacres de Varsovie et à l'holocauste du cloître Saint-Merry. Le choléra venait de décimer le monde. Le saint-simonisme... avortait sans avoir tranché la grande ques- tion de l'amour » '. C'était la dépression succédant à l'exaltation, phénomène bien connu au lendemain des convulsions poli- tiques et qu'on pourrait appeler la perpé- tuelle banqueroute des promesses révolu- tionnaires.

C'est sous ces influences que George Sand

I . Histoire de ma vie.

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LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE II9

écrivit Lélia^ achevée en juillet et parue le 10 août 1833.

Il est absolument impossible de donner une analyse de Lélia. A vrai dire, il n'y a pas de sujet ; les personnages ne sont pas des êtres de chair et de sang : ce sont des allégories qui se promènent au jardin des abstractions. Lélia est une femme qui a été éprouvée par la vie, qui a aimé, qui a été déçue par l'amour, qui ne peut plus aimer. Elle réduit ainsi au déses- poir le doux poète Sténio, plus jeune qu'elle, qui croyait à la vie, à l'amour, et de qui l'âme ingénue se flétrit desséchée par le scepticisme delà belle, de la dédaigneuse, de l'ironique, de l'ennuyée Lélia. Cette étrange personne a une sœur, Pulchérie, qui est une courtisane fa- meuse et qui oppose à ses vaines doléances son insolente luxure. C'est ici l'opposition de l'Intelligence et de la Chair, de l'Esprit et de la Matière. Puis voici Magnus, le prêtre au- près de qui Lélia représente la tentation et qui doute. Et voici le grand ami de Lélia, Trenmor, le forçat sublime. Trenmor était riche et beau; il a aimé ; il a été jeune ; il a eu vingt ans.

I20 GEORGE SAND

« Seulement il les a eus à seize ans » (!!) Puis il est devenu joueur. Ici un extraordinaire panégyrique de la sombre passion du jeu. Trenmor se ruine, en vient à emprunter pour ne pas rendre, finit pas escroquer cent francs à un « vieux millionnaire fraudeur et libertin », comme si le libertinage du volé excusait l'es- croquerie du voleur ! Il a été condamné à cinq ans de travaux forcés. Il a subi sa peine et ainsi il s'est régénéré. « Si je vous disais que tel que le voilà, brisé, flétri, perdu, je le trouve plus haut placé dans la vie morale qu'aucun de nous... Puisqu'il avait mérité ce châtiment, il a voulu le subir. Il Ta subi. Il a vécu cinq ans fort et patient parmi ses abjects compa- gnons... Cet égout infect, Trenmor en est sorti debout, calme, purifié, pâle comme vous le voyez, mais beau encore comme la créature de Dieu... » Vous savez combien les forçats seront chers aux romantiques. Mais ai-je besoin de vous rappeler comment et d'où ils nous sont revenus, en ces derniers temps, auréolés de souffrance et de pureté ? Vous avez 4;ous pré- sents à l'esprit et Crime et Châtiment de

LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 12 1

Dostoïewsky et Résurrection de Tolstoï. La vertu de l'expiation, la religion de la souffrance humaine, quand elles nous sont revenues de Russie, nous les aurions saluées comme de vieillesconnaissances, si certaines œuvres essen- tielles de notre littérature ne nous étaient plus étrangères que les livres qui en sont issus à l'étranger.

La dernière partie du roman appartient à Sténio. Dépité par les dédains de Lélia qui l'a jeté dans les bras de sa sœur Pulchérie, il s'est plongé dans la débauche. Nous le retrouvons chez Pulchérie, en pleine orgie, puis dans un couvent de Camaldules, en conversation avec Trenmor et Magnus... Dans ces sortes d'ou- vrages il ne faut s'étonner de rien... Ici une longue apostrophe à Don Juan que Sténio déplore d'avoir pris pour modèle. Vous ne doutez pas que le pauvre garçon ne finisse par le suicide. Il choisit la noyade qui avait, comme on voit, toutes les prédilections de l'au- teur. Lélia arrive à temps pour s'agenouiller auprès du cadavre de cet enfant qui fut sa vic- time. Et Magnus surgit à propos pour étrangler

122 GEORGE SAND

Lélia. Des mains pieuses ensevelissent Lélia et Sténio, unis et pourtant séparés jusque dans la mort.

Ce que nous venons de résumer ici, c'est la version originale de Lélia. George Sand reprit son œuvre en 1836 pour la remanier profondé- ment et la gâter d'autant. Il est bien fâcheux que cette rédaction nouvelle allongée, alour- die, obscurcie ait définitivement remplacé l'autre. Sous sa forme première, Lélia est une œuvre d'une rare beauté, mais de la beauté d'un poème ou d'un oratorio. Cela est fait de l'étoffe de nos rêves. C'est une succes- sion de rêveries assorties à la teinte de l'âme 1830. Il y a, à chaque époque, une sensibi- lité diffuse, des idées en suspension dans l'air, et qu'on retrouve à peine différentes chez les écrivains du même temps, sans qu'ils se les soient empruntées. Lélia est en quelque sorte la somme des thèmes qui avaient cours dans le roman personnel et dans la poésie lyrique d'alors. Voici le thème de la souf- france bienfaisante et inspiratrice : « Reviens donc, ô ma douleur! Pourquoi m'as-tu quit-

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tée ? C'est par toi seule que l'homme est grand. » Et l'on dirait du Chateaubriand. Thème de la mélancolie : « La lune se leva... Que m'importaient la lune et ses nocturnes magies ? Je n'attendais rien d'une heure de plus ou de moins dans son cours. » Et Ton dirait du Lamartine. Voici la malédiction à la nature impassible : « Oui, je détestais cette nature radieuse et magnifique, car elle se dres- sait là devant moi, comme une beauté stupide qui se tient muette et fière sous le regard des hommes, et croit avoir assez fait en se mon- trant. » On songe au Vigny de la Maison du berger. Voici la religion de l'amour : « Doute de Dieu! doute des hommes, doute de moi- même si tu veux, mais ne doute pas de l'amour! » Et c'est du Musset.

Mais le thème qui domine tous les autres, ou. si l'on veut, et puisque nous nous sommes engagés dans les comparaisons avec la mu- sique, qui revient comme un leitmotiv, c'est celui de la désolation, de l'universelle désespérance, et du mal de vivre. C'est la même plainte qui, depuis Werther, retentit

124 GEORGE SAND

d'un bout à l'autre de la littérature. C'est la même souffrance qu'ont redite à tous les échos René, Oberman, Lara. Les éléments en sont les mêmes : l'orgueil qui nous empêche de nous adapter aux conditions -de la vie uni- verselle, l'abus de l'analyse qui avive et fait saigner toutes nos plaies, l'affolement de l'ima- gination qui évoque à nos yeux le- décevant mirage de Terres promises, dont nous sommes les éternels exilés. Lélia vient personnifier, à son tour, le « mal du siècle. » Sténio lui reproche de ne savoir chanter que la dou- leur et le doute. « Combien de fois vous m'êtes apparue comme un type de l'indicible souffrance l'esprit de recherche a jeté l'homme ! Ne personnifiez-vous pas, avec votre beauté et votre tristesse, avec votre ennui et votre scepticisme, l'excès de douleur produit par l'abus de la pensée ? » Il ajoute : « Il y a bien de l'orgueil dans cette douleur, ô Lélia ! » En vérité, c'est une maladie. Car Lélia, non plus que ses frères en désespérance, n'a pas eu à se plaindre de l'existence. Ce sont les condi- tions générales de l'existence, telles qu'elles

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s'imposent à tous les hommes, qui leur sont douloureuses. Ainsi, dans la santé, le jeu de nos muscles nous est une joie, mais malades nous sentons sur notre poitrine le poids de l'atmosphère et nos yeux sont offensés par l'aimable lumière du jour.

Quand parut Lélia^ ce fut parmi les vieux amis de George Sand une stupeur. Jules Né- raud, le Malgache, lui écrivait : « Que diable est-ce ? avez-vous pris tout cela ? Pour- quoi avez- vous fait ce livre ? D'où sort-il, va-t-il?... Ce type, c'est une fantaisie. Ça ne vous ressemble pas, à vous qui êtes gaie, qui dansez la bourrée, qui appréciez le lépidoptère, qui ne méprisez pas le calembour, qui ne cou- sez pas mal, et qui faites très bien les confi- tures*. » Non, en effet, ce n'était pas elle. Elle était, elle, bien portante ; elle croyait à la vie, à la bonté des choses et à l'avenir de l'huma- nité, comme faisaient, vers le même temps, Victor Hugo et Dumas père, ces autres forces de la nature. Une âme étrangère à la sienne

I. Histoire de ma vie.

126 GEORGE SAND

entrait en elle, et c'était l'âme romantique. Avec cette magnifique puissance de réceptivité qui est en elle, George Sand accueille tous les souffles qui lui viennent des quatre coins du romantisme. Elle les répercute avec une am- pleur, une profondeur de sonorité, une richesse d'orchestration inouïes. Désormais à toutes les voix masculines qui s'étaient élevées pour mau- dire la vie, une voix de femme s'ajoutait et elle les dominait !

Dans l'évolution psychologique de George Sand Lélia est cela même : c'est le début de l'envahissement de cette âme par le roman- tisme. Individualité d'emprunt, sans doute, mais qu'on ne saurait prendre ou rejeter à son gré, comme un masque. Elle adhère à la peau. George Sand avait beau dire à Sainte- Beuve : « Ne confondez pas trop l'homme avec la souffrance... Et ne croyez pas trop à tous mes airs sataniques : je vous jure que c'est un genre que je me donne»'. Sainte-Beuve ne s'alarmait pas à tort. C'était lui, le confes-

1. Lettres à Sainte-Beuve.

LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 127

seur, qui avait raison. La crise de romantisme était commencée. Elle va prendre la forme aiguë et atteindre à son paroxysme pendant l'équipée de Venise. C'est, si vous le voulez bien, à ce point de vue que nous nous place- rons pour étudier, après tant d'autres, ce fameux épisode.

Vous savez qu'il n'y a pas de sujet dont on ait davantage, et sans la rassasier, entretenu la curiosité des lecteurs. Rien qu'avec les livres consacrés à la question depuis dix ans, on ferait une bibliothèque . Tour à tour , M. Rocheblave, M. Maurice Clouard, le doc- teur Cabanes, et le bon félibre Mariéton, et Tardent collectionneur Spœlberch deLovenjoul et M. Decori ont versé aux débats les pièces du procès ^ Grâce à eux, nous possédons la corres- pondance complète de George Sand et de Mus- set, et le journal de George Sand et le journal

I. Consulter : Rocheblave, La fin d'une Légenae. Maurice Clouard, Documents inédits sur A. de Musset. D'' Cabakès. Musset et le D' Pagello . Paul Mariéton. Une histoire d'amour.

Vt" Spœlberch de Lovesjoul, La vraie histoire de Elle et Lui.

Decori. Lettres de George Sand et Musset.

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de Pagello. A l'aide de tous ces documents, M. Charles Maurras a composé sous ce titre : les Atnants de Venise, un livre qui est d'un psychologue et d'un artiste, et auquel je ne ferai qu'un reproche, c'est de voir partout le calcul et l'artifice et de pas croire assez à la sincérité. Et comment oublier que, dès l'an- née 1893, l'essentiel avait été dit par l'écrivain si pénétrant, par la femme admirable que fut Arvède Barine ? Le chapitre qu'elle a consacré dans sa biographie d'Alfred de Musset à l'épi- sode de Venise est encore ce qu'on a écrit sur la question de plus clair, de plus simple et de plus profond.

Sujet livré à la curiosité des hommes et à leurs disputes ! Car ce qui est singulier, c'est le zèle batailleur dont se sentent tout à coup ani- més ceux qui s'aventurent dans cette histoire. On y respire une atmosphère de combat. On se divise en partisans de George Sand et parti- sans de Musset ; et les deux partis ne s'accor- dent que sur un point : c'est pour rejeter tous les torts sur le client de l'adversaire. J'avoue qu'il m'est impossible de me passionner pour

LE COUP DE FOLIE R0MA^;T1QUE 129

un genre de discussion nous sommes si mauvais juges. S'il fallait en croire les Mus- settistes, le mal fait au pauvre poète par George Sand l'aurait réduit au désespoir et jeté dans la débauche. Mais s'il en fallait croire les Sandistes, George Sand ne se serait occupée de Musset qu'afin de l'arracher à la débauche et le convertir au bien. Je m'incline devant ces pieuses interprétations, mais je persiste à en préférer d'autres : j'aime mieux conserver à la physionomie de chacun des deux amants tout son puissant relief.

On a coutume enfin de plaindre ces malheu- reux qui ont tant souffert ! Au risque de passer pour un méchant homme, je me dispenserai de ces vains attendrissements. Car ces souf- frances, les deux amants les ont souhaitées ; ils ont voulu en connaître l'incomparable sa- veur ; ils en ont tiré jouissance et profit. Ils avaient conscience qu'ils travaillaient pour la postérité. « La postérité répétera nos noms comme ceux de ces amants immortels qui n'en ont plus qu'un à eux deux, comme Roméo et Juliette, comme Héloïse et Abélard. On ne

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130 GEORGE SAND

parlera jamais de l'un sans parler de l'autre. » Juliette est morte à quinze ans ; Héloïse est entrée au couvent: les amants de Venise ont payé moins cher leur célébrité. Ils ont voulu donner un exemple, dresser un flambeau sur la route de l'humanité. « Le monde saura mon histoire : je l'écrirai... Ceux qui suivent la même route que moi verront elle mène. » Et nunc erudimini. Regardons en eflet, et ins- truisons-nous !

Leur liaison date du mois d'août 1833.

Elle avait vingt-neuf ans. C'était le moment de sa. plus ardente séduction. Imaginez-la, l'enchanteresse , petite plutôt que grande , charmante de sveltesse, d'un visage si original avec cette peau brune aux tons si chauds, et cette opulente chevelure noire, et ces yeux, les grands yeux dont Musset, vingt ans après, conservait la hantise :

Ote-moi, mémoire importune, Ote-moi ces yeux que je vois toujours I

Et cette femme, qu'on eût aimée à la pas- sion, rien que pour son charme de femme,

LE COUP DE FOLIE ROI1LA.NTIQUE 131

était une femme célèbre ! Et elle avait du génie !

Lui, avait vingt-trois ans. Élégant, spirituel, coquet, quand il voulait plaire il était irrésis- tible ; et il le savait ! Il était entré dans la réputation par cette explosion de fantaisie et de gaieté; les Contes d'Espagne et d'Italie. Il avait écrit de beaux vers, rêveurs, inquié- tants, hardis. Il avait donné les Caprices de Marianne il s'était mis deux fois en scène, car il était à la fois Octave le sceptique, le désa- busé, et il était Cœlio, le tendre et naïf Ccelio. Il croyait être Rolla. C'est à lui et non pas à un autre qu'aurait convenu, si d'ailleurs il eût jamais été prononcé, le nom d'enfant sublime.

Les voilà tous les deux. Ne dirait-on pas Lélia et Sténio? Et pourtant Lélia a précédé l'aventure de Venise. Elle en est non pas le reflet, mais le pressentiment. Cela est digne de remarque, mais je suis bien sûr que vous n'y trouvez rien de surprenant. Si la littérature imile parfois la réalité, combien n'arrive-t-il pas plus souvent que la réalité se modèle sur la littérature ?

132 GEORGE S AND

George Sand d'abord, comme si vraiment elle eût prévu son destin, avait redouté de voir Musset. Le II mars, elle écrivait à Sainte- Beuve : « A propos, réflexion faite, je ne veux pas que vous m'ameniez Alfred de Musset. Il est très dandy. Nous ne nous conviendrions pas, et j'avais plus de curiosité que d'intérêt. » Mais un peu plus tard, à un dîner aux Frères provençauXj Buloz réunit ses collabora- teurs, George Sand se trouva auprès d'Alfred. Elle l'invita à l'aller voir. Quand parut Lélia elle lui en envoya un exemplaire, avec cette dédicace sur le premier tome : A Monsieur mon gamin d'Alfred, et cette autre sur le second : A Monsieur le vicomte Alfred de Musset, homm.age respectueux de son dévoué serviteur George Sand. Musset ré- pondit par un jugement motivé sur le nouvel ouvrage. Mais parmi les lettres qui suivirent, il en vint une qui commençait ainsi : « Mon cher George, j'ai quelque chose de bête et de ridi- cule à vous dire. Je vous l'écris sottement au lieu de vous l'avoir dit, je ne sais pourquoi, en rentrant de cette promenade. J'en serai désolé,

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ce soir. Vous allez me rire au nez, me prendre pour un faiseur de phrases dans tous mes rap- ports avec vous jusqu'ici. Vous me mettrez à la porte et vous croirez que je mens. Je suis amoureux de vous... »

Elle ne lui rit pas au nez. Elle ne le mit pas à la porte. Même elle ne le fit pas languir, puisque, le 25 août, elle écrivait à Sainte-Beuve, le confesseur : « Je me suis énamourée, et cette fois très sérieusement, d'Alfred de Mus- set. » Combien de temps cela durerait-il? Elle n'en savait rien. Mais pour le moment elle se déclarait complètement heureuse. « Je trouve cette fois une candeur, une loyauté, une ten- dresse qui m'enivrent. C'est un amour de jeune homme et une amitié de camarade. » Il y eut lune de miel dans le petit appartement du quai Malaquais ; les amis s'associaient à la joie de l'heureux couple, ainsi qu'on le voit par ces vers badins de Musset :

George est dans sa chambrette, Entre deux pots de fleurs, Fumant sa cigarette, Les yeux baignés de pleurs.

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Buloz assis par terre Lui fait de doux serments, Solange par derrière Gribouille ses romans.

Planté comme une borne, Boucoiran tout crotté Contemple d'un œil morne Musset tout débraillé, etc.

Évidemment, comme poésie, cela ne vaut pas les Nuits...

L'automne venu, ils firent un voyage de noces à Fontainebleau. C'est que se passa la scène étrange mentionnée dans Elle et Lui. Une nuit qu'ils étaient allés se promener dans la forêt, Musset fut la proie d'une hallucination, qu'au surplus il a lui-même décrite :

Dans un bois, sur une bruyère, Au pied d'un arbre vint s'asseoir Un jeune homme vêtu de noir Qui me ressemblait comme un frère.

Je lui demandai mon chemin.

Il tenait un luth d'une main.

De l'autre un bouquet d'églantine.

Il me fit un salut d'ami

Et, se détournant à demi,

Me montra du doigt la colline.

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Il avait vu réellement ce « double » vêtu de noir, qui devait revenir le visiter. La Nuit de décembre a été écrite de souvenir.

Ils souhaitèrent de faire mieux et de voir ensemble l'Italie. Musset avait déjà beaucoup décrit Venise : il n'était pas fâché d'y aller. M™* de Musset esquissa quelque opposition. Mais George Sand lui promit si bien et si sin- cèrement — d'être maternelle à son fils qu'elle céda. Le 12 décembre 1833, dans la soirée, Paul de Musset conduisit les deux voyageurs jusqu'à la malle-poste. Sur le bateau de Lyon à Avignon, ils rencontrèrent un gros homme à la physionomie d'esprit. C'était Beyle-Sten- dhal, qui, consul à Civita-Vecchia, s'en allait rejoindre son poste. Il leur plut par sa conver- sation enjouée, quoiqu'il se moquât de leurs illusions sur l'Italie, et du caractère italien, et d'ailleurs de tout et de tous, et qu'on sentît qu'il se travaillait à faire de l'esprit et paraître méchant. Au dîner, il se grisa, il dansa autour de la table avec ses grosses bottes fourrées. Par la suite, le fond de sa conversation se révéla : c'était l'obscénité.

136 GEORGE SAIsD

On fut trop heureux de continuer sans lui.

Le 28, les voyageurs sont à Florence, l'aspect de la ville et des recherches faites dans les Chroniques florentines fournis- sent au poète le sujet de Lorenc^accio. Il paraît que George Sand et Musset traitèrent chacun de leur côté le sujet, et qu'il existe un Loren^accio de George Sand. Je ne l'ai pas lu. mais je préfère celui de Musset. Ils arrivèrent à Venise le 19 janvier 1834, et s'installèrent à l'hôtel Danieli. Ils étaient complètement brouillés.

Quelles causes de désaccord, quelles ran- cunes s'étaient accumulées entre eux? On ne le sait pas au juste, et l'activité des reporters rétrospectifs n'est pas parvenue à l'établir. Les lettres de George Sand nous renseignent seulement sur l'occasion de la brouille défini- tive : ce fut la maladie que fit George Sand, dès leur arrivée, et qui exaspéra Musset. Il prit de l'humeur en disant que c'était bien triste et bien ennuyeux une femme malade. Nous avons de bonnes raisons de croire que, depuis quelque temps déjà, elle l'ennuyait, lui le dandy, elle

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la merlette blanche si lettrée, lui le fantaisiste, elle la bourgeoise placide et rangée, si labo- rieuse, si régulière dans l'irrégularité! Il l'ap- pelait «l'ennui personnifié, la rêveuse, la bête, la religieuse » quand il l'appelait de termes qu'on peut transcrire. Il prononça la phrase de rupture : « George, je m'étais trompé : je t'en demande pardon, mais je ne t'aime pas. » Elle, blessée, offensée, repartit : « Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes pas aimés. » Ils avaient repris leur indépendance. No- tons-le bien. C'est un point que George Sand considère comme de la dernière importance et auquel elle revient sans cesse : elle n'avait plus de comptes à rendre à son compagnon.

La maladie les retint à Venise : la maladie de George Sand d'abord, mais ensuite et sur- tout refifra5^ante maladie de Musset fièvre chaude compliquée d'un mal de poitrine, avec des crises de délire durant six heures consé- cutives, et quatre hommes pouvaient à peine le maîtriser.

George Sand fut pour lui une garde-malade

138 GEORGE SAND

admirable. On ne saurait trop le redire. Elle le veilla les nuits, elle le soigna les jours, trouvant encore le moyen de travailler oh ! l'étonnante femme ! et de gagner de quoi payer leurs dépenses communes. On le savait, mais j'en apporte une preuve nouvelle. Je la trouve dans les lettres que, de Venise, George Sand adressait à Buloz ; ces lettres, M"*^ Pail- leron, née Buloz, et M'"* Landouzy ont bien voulu me les communiquer : je les en remercie pour vous comme pour moi. Je vous en lirai quelques passages essentiels.

« 4 février.

« Lise^ quand vous sere::^ seul.

« Mon cher Buloz, vos reproches tombent sur moi dans un triste moment. Si vous avez reçu ma lettre, vous savez déjà que jusqu'ici je ne les ai pas mérités. Enfin, depuis quinze jours, j'étais bien et je travaillais. Alfred tra- vaillait aussi, quoi qu'il fût un peu souffrant et qu'il eût de temps en temps des accès de fièvre. Il y a environ cinq jours, nous sommes tombés malades à peu près ensemble. Moi

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d'une dyssenterie qui m'a fait horriblement souffrir et dont je ne suis pas rétablie, mais qui m'a laissé au moins la force de le soigner, lui d'une fièvre nerveuse et inflammatoire, qui a fait des progrès rapides, au point qu'aujour- d'hui il est très mal et le médecin déclare qu'il ne sait qu'en penser. Il faudra attendre au douzième ou treizième jour pour savoir s'il n'y a point de danger pour sa vie ! Et que sera ce douzième ou treizième jour? Le dernier peut- être ! Je suis au désespoir, accablée de fatigue, souffrant horriblement et attendant quel ave- nir ?

« Comment voulez-vous que je m'occupe de littérature et de quoi que ce soit au monde dans ce moment-ci? Je sais seulement qu'il nous reste pour fortune soixante francs, que nous allons dépenser énormément en phar- macie, en garde-malade, en médecin et que nous vivons dans une auberge très chère. Nous allions la quitter et habiter une maison parti- culière. Alfred n'est pas transportable et ne le sera peut-être pas d'un mois, en supposant tout au mieux. Nous serons obligés de pa5'^er

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un terme de loyer inutilement et nous retour- nerons en France s'il plaît à Dieu. Si mon malheur va jusqu'au bout et qu'Alfred meure, je vous avoue que ce qui arrivera après moi m'est assez indifférent. Si Dieu permet qu'Al- fred se rétablisse, je ne vois pas avec quoi nous payerons les frais de sa maladie et son retour. Les mille francs que vous devez m 'en- voyer n'y suffiront pas et je ne sais comment nous ferons. Ne retardez pas du moins l'en- voi de cette somme ; quand elle arrivera, elle sera plus que nécessaire. Je suis fâchée du désagrément que vous avez d'attendre votre publication, mais voyez si c'est ma faute. Si Alfred avait quelques jours de calme, je pour- rais bien vite terminer mon travail. Mais il est dans un état d'agitation et de délire épouvan- table. Je ne puis pas le quitter un instant. J^ai mis neuf heures à vous écrire cette lettre. « Adieu, mon ami. Plaignez-moi.

« George. »

« Surtout, pour quelque raison que ce soit, ne dites à personne, à personne au monde, qu Al-

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fred est malade. Si sa mère l'apprenait (et il suffit de deux personnes pour dire un secret à tout Paris), elle en deviendrait folle. S'il faut qu'elle apprenne son malheur, se charge qui voudra de le lui apprendre, mais, si dans quinze jours Alfred est hors de danger, il est inutile qu'elle se désole à présent. Adieu, tout à vous. »

« 13 février 1834.

« Mon ami, Alfred est sauvé, il n'a pas eu de nouvelle crise et nous touchons au quator- zième jour sans que le mieux se soit inter- rompu. A la suite de l'affection cérébrale, il s'est déclaré une inflammation de poitrine qui nous a un peu effrayés pendant deux jours... Il est en ce moment d'une faiblesse extrême et il extra vague encore de temps en temps. Il demande des soins continuels le jour et la nuit. Ainsi, croyez bien que je ne cherche pas de prétexte pour retarder mon travail. Il y a huit nuits que je ne me suis déshabillée ; je dors sur un sofa et à toutes les heures il faut

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que je sois sur pied. Malgré cela, je trouve en- core moyen, depuis que je suis rassurée sur sa vie, d'écrire quelques pages dans la matinée, aux heures il repose. Et cependant j'aime- rais bien à en profiter pour reposer moi-même. Soyez sûr, mon ami, que ce n'est ni le courage ni la volonté qui me manque. Vous ne désirez pas plus que moi que je remplisse- mes enga- gements. Vous savez qu'une dette me cuit comme une plaie. Mais vous êtes assez notre ami pour avoir égard à ma situation et pour ne pas me laisser dans l'embarras. Je passe ici de bien tristes jours auprès de ce lit, le moindre mouvement, le moindre bruit est pour moi un sujet d'effroi perpétuel. Dans cette disposition, je n'écrirai pas des œuvres légères. Elles seront lourdes, au contraire, comme ma fatigue et ma tristesse.

« Ne me laissez pas sans argent, je vous en prie; je ne sais pas ce que je deviendrais. Je dépense vingt francs par jour en drogues de toute espèce. Nous ne savons comment le faire vivre... »

Ces lettres détruisent l'un des comméraoes

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innombrables nés autour de l'intimité de l'hô- tel Danieli. Et moi aussi, grâce à elles, j'au- rai mis fin à une légende ! Dans le second volume de l'ouvrage de Wladimir Karé- nine sur George Sand, page 61, il est dit : « M. Plauchut nous a raconté, d'après ce que lui avait dit Buloz, que Musset, pendant son séjour à Venise, avait été entraîné dans un brelan il avait perdu dix mille francs. L'imprudent joueur ne pouvait et n'aurait jamais pu payer cette dette d'honneur : il lui fallait choisir entre le suicide et le déshon- neur. George Sand n'hésita pas un instant. Elle écrivit aussitôt au directeur de la Revue en le priant de lui avancer cet argent. » Et rette dette aurait longtemps pesé sur elle.

Or, voici le fait tel qu'il résulte d'une lettre de George Sand à Buloz.

« Je vous prie en grâce de payer la dette d' Alfred et de lui écrire que c'est une af- faire terminée. Vous ne pouve^ pas vous imaginer l'impatience et V inquiétude que cette petite affaire lui cause. Il m'en parle à tout instant et me recommande

144 GEORGE SAND

tous les jours de vous écrire à cet égard. Il doit ces trois cent soixante francs à un ieune hom^ne qu'il connaît peu et qui petit s'en plaindre dans le monde...

« Vous lui ave\ déjà fait des avances bien plus considérables., il s'est acquitté et vous ne craigne^ pas qu'il vous fasse ban- queroute. Si, par suite de sa maladie, il restait longtemps sans pouvoir travailler , soye^ tranquille, mon travail subviendrait à cela... Faites-le donc, je vous prie, et écri- vez-lui vite une petite lettre bien courte et bien rassurante que je lui lirai et qui tran- quillisera un des tourments de sa pauvre tête. Ah ! si vous savie^, mon ami, ce que c'était que ce délire 1 Qiielles choses su- blimes et épouvantables il disait et quelles convulsions, quels cris ! Je ne sais pas comment il a eu la force d'y résister et comment je ne suis pas devenue folle moi- même- Adieu, adieu, mon ami. »

Ainsi il y a bien eu une dette de jeu, mais sans qu'on sache exactement elle fut con- tractée. Elle se montait à trois cent soixante

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francs... Nous sommes un peu loin des dix >r mille francs et de la menace de suicide.

Et maintenant, entrons en pleine folie !

Musset avait été soigné par un jeune doc- teur, Pietro Pagello. C'était un honnête jeune homme, d'esprit lent, de conversation pauvre, d'ailleurs ne sachant pas le français, mais fort beau garçon. George Sand s'éprit de lui. Une nuit, après avoir griffonné trois pages, elle les mit dans une enveloppe sans adresse, qu'elle tendit à Pagello. Celui-ci ayant demandé à qui il devait porter la lettre, George Sand reprit l'enveloppe et y inscrivit : « Au stupide Pagello. » Nous avons cette déclaration. Il y était dit, entre autres choses : « Toi du moins tu ne me tromperas pas, tu ne me feras pas de vaines promesses et de faux serments... Ce que j'ai cherché en vain dans les autres, je ne le trouverai peut-être pas en toi, mais je pour- rai toujours croire que tu le possèdes... Je pourrai interpréter ta rêverie et faire parler éloquemment ton silence. » Et cela nous ren- seigne clairement sur le genre d'attrait par

xo

146 GEORGE SAND

Pagello avait conquis George Sand. Elle l'ai- mait, parce qu'il était stupide.

Quand devinrent-ils amants? Musset surprit- il leur intimité? Ce qui est certain, c'est qu'il eut des soupçons, qu'il fit avouer à Pagello son amour pour George Sand*. Il se passa

I. Sur une des lettres inédites de George Sand à Buloz on trouve, de l'écriture de Buloz, les lignes suivantes :

« Enfin le matin, à son lever, il découvrit dans une pièce voi- sine une table à thé servie encore, mais avec une seule tasse. « Tu as donc pris le thé hier soir? Oui, dit George Sand, j'ai pris le thé avec le docteur Ah! comment cela se fait-il? Il n'y a qu'une tasse. On aura enlevé l'autre. Non t on n'a rien enlevé. Vous avez bu dans la même tasse ! Quand cela serait ! Vous n'avez plus le droit de vous inquiéter de ces choses- là. J'en ai encore le droit, puisque je passe encore pour votre amant. Vous devriez au moins me respecter, et, puisque je pars dans trois jours, attendez ce départ pour vous mettre si à l'aise. »

« Le soir de cette scène, Alfred de Musset surprend George Sand accroupie sur son lit et écrivant une lettre : « Que fais-tu là? Je lis. » Et elle souffla la chandelle « Si tu lis, pourquoi éteindre la chandelle? Elle s'est éteinte d'elle-même : rallume- ».

« Alfred de Musset la ralluma en effet.

« Ah 1 tu lis, dis-tu, et tu n'as pas de livre. Dis plutôt, infâme... que tu écris à ton amant. »

« George Sand eut recours à ses cris ordinaires; elle voulait s'échapper de la maison. Alfred de Musset la devina : « Tu nourris une pensée horrible : tu veux courir chez ton docteur, me faire passer pour fou, dire que je veut attenter à tes jours. Tu ne sortiras pas; je veux te garantir d'une lâcheté. Si tu sors, je te plaquerai sur ta tombe une épitaphe à faire pâlir ceux qui la liront », lui dit Alfred avec une terrible énergie.

« George Sand trembla, pleura.

« Je ne t'aime plus, disait Alfred à George Sand en la raillant ; c'est le moment de prendre ton poison ou de te jeter à l'eau. «

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alors entre eux trois une scène extraordinaire, mais dont nous avons pour témoignage le récit même de George Sand. C'est elle qui écrivit plus tard à Musset : « Adieu donc le beau poème de notre amitié sainte et de ce lien idéal qui s'était formé entre nous trois, lorsque tu lui arrachas à Venise l'aveu de son amour pour moi, et qu'il te jura de me rendre heu- reuse. Ah ! cette nuit d'enthousiasme mal- gré nous tu joignis nos mains en nous disant : « Vous vous aimez et vous m aimez pourtant. Vous m'avez sauvé corps et âme. » Ainsi, Musset avait solennellement abjuré son amour pour George Sand et fiancé sa maîtresse de la veille avec un nouvel amant dont il serait le meilleur ami. Tel était le lien idéal, telle l'amitié sainte... Le voilà, le coup de folie romantique.

Musset quitta Venise le 29 mars 1834 : il y laissait George Sand avec Pagello. L'exalta-

n Aveu à Alfred de son secret sur le docteur. Rapprochement. Départ d'Alfred. Lettres de George Sand tendres et enthou- siastes. »

Ce sont les épisodes fameux de la tasse de thé et de la lettre, tels que Buloz les avait entendu raconter à l'époque même.

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tion continua. Nous en constatons la perma- nence dans les lettres échangées entre Musset et George Sand. En passant par le Simplon, la grandeur immuable des Alpes frappe Mus- set d'admiration, et il songe qu'il a deux « grands amis ». C'est le vertige des cîmes. George Sand lui écrit : « Je ne te dis rien de la part de Pagello, sinon qu'il te pleure pres- que autant que moi. » Il répond : « Brave jeune homme! Dis-lui combien je l'aime, et que je ne puis retenir mes larmes en pensant à lui. » Et plus tard : « Lorsque j'ai vu ce brave Pagello, j'y ai reconnu la bonne partie de moi-même, mais pure et exempte des souil- lures irréparables qui l'ont empoisonnée en moi. » Et encore : « Traite-moi toujours ainsi. Cela me rend fier. Mon amie, la femme qui parle ainsi de son nouvel amant à celui qu'elle quitte et qui l'aime encore, lui donne la preuve d'estime la plus grande qu'un homme puisse recevoir d'une femme... » Le romantisme qui a fait un drame noir avec la situation de VÉ- cole des femmes et un autre avec celle des Précieuses ridicules, excelle à prendre au

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tragique et tourner au sublime des situations de comédie.

Cependant, à Venise, George Sand s'était- mise en ménage avec Pagello et avec toute la famille, toute la trâlée des Pagello : le frère, la sœur, sans compter les rivales qui venaient faire des scènes. C'est la platitude vulgaire et bruyante d'une intimité italienne. Et elle con- tinuait de s'applaudir de son choix, mais en quels termes ! « J'ai près de moi mon ami, mon soutien ; il ne souffre pas lui, il n'est pas- faible, il n'est pas soupçonneux... il a son calme et sa vertu... Il m'aime en paix, il est heureux sans que je souffre, sans que je tra- vaille à son bonheur... Eh bien! moi, j'ai besoin de souffrir pour quelqu'un. J'ai besoin de nourrir cette maternelle sollicitude, etc. » Elle commence à être excédée de la stupidité de son Pagello. Elle eut l'idée de l'amener à Paris. Ce fut le coup de grâce. Il y a des choses qui ne supportent pas le voyage. Sur le pavé de Paris, l'absurdité de leur situation leur apparut. « Depuis qu'il a mis le pied en France, disait-elle, Pagello n'a plus rien com-

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pris. » Ce qu'il fut tout de même forcé de comprendre, c'est qu'on ne voulait plus de lui. On le poussa dehors. Bon voyage, signor Pagello ! N'admirez-vous pas cette puis- sance avec laquelle George Sand élève jus- qu'au type le caractère de quiconque l'ap- proche ? Ce Pagello, pour s'être aventuré dans son voisinage, le voilà voué au comique et tel qu'un personnage de Molière.

Musset et George Sand n'avaient pas cessé de s'aimer. Ce fut lui qui la supplia de le re- prendre. « Je suis perdu, vois-tu, je suis noyé, inondé d'amour; je ne sais plus si je vis, si je mange, si je marche, si je respire, si je parle : je sais que j'aime. » George Sand redoutait de revenir à lui. Et Sainte-Beuve le lui défendait! L'amour fut le plus fort. Elle céda.

A peine avait-elle cédé, leur supplice recom- mença. Plaintes, reproches, récriminations. « J'en étais bien sûre que ces reproches-là viendraient dès le lendemain du bonheur rêvé et promis... En sommes-nous déjà là, mon Dieu ? » Ce qui les torturait, c'était ce passé qu'ils avaient cru « un beau poème » et

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qui leur apparaissait comme un cauchemar, « Tout cela, vois-tu, c'est un jeu que nous jouons. )) Jeu cruel, dont Musset éprouvait une lassitude de plus en plus grande, qui au con- traire devenait peu à peu pour G eorge Sand un besoin. Car c'est elle maintenant qui supplie. On lit sur son journal, à la date du 24 décem- bre 1834 << Et si je courais, quand l'amour me prend trop fort î Si j'allais casser le cordon de sa sonnette jusqu'à ce qu'il m'ouvrît sa porte ! Si je m'y couchais en travers jusqu'à ce qu'il passe ! » Elle coupa ses magnifiques cheveux et les lui envoya. Ainsi s'humilie l'orgueil- leuse. Elle est désormais en proie à l'a- mour, comme à un mal sacré : c'est Vénus tout entière à sa proie attachée. Est-ce encore l'amour qu'il faut dire? « Je ne t'aime plus, mais je t'adore toujours. Je ne veux plus de toi, mais je ne peux pas m'en passer. » Enfin ils eurent le courage, en mars 1835, de se désen- x m lacer pour toujours.

Il nous reste à expliquer la singularité de cette aventure qui, à vrai dire, défie toute

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logique, j'entends la logique de la passion mais qui devient aisément intelligible, si on y voit un cas de romantisme aigu, le plus beau cas de romantisme vécu que nous offre l'his- toire des lettres.

Le romantisme consiste d'abord à étaler sa vie, à publier les plus intimes de ses joies et de ses souffrances. Dès le début, George Sand et Musset ont mis dans la confidence tout le cercle de leurs amis des gens de lettres I George Sand avertit expressément Sainte- Beuve qu'elle veut que désormais sa vie sen- timentale soit au grand jour. Ils ont la cons- cience d'être en représentation ou, si vous préférez, d'être les sujets d'une expérience sur laquelle raisonne la galerie.

Le romantisme consiste ensuite pour l'écri- vain à mettre sa vie dans ses livres, à faire de la littérature avec ses émotions. Cette idée de mettre leur aventure en récit vint aux deux amants avant même qu'elle ne fût terminée. C'est de Venise que George Sand écrit les pre- mières Lettres d'un voyageur, adressées au poète et aux abonnés de la Revue des

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Deux Mondes. Musset, pour faire mieux, songe à composer tout un roman avec l'épisode en cours : « Je ne mourrai pas sans avoir fait mon livre sur moi et sur toi, sur toi surtout. Non, ma belle, ma sainte fiancée, tu ne te cou- cheras pas dans cette froide terre, sans qu'elle sache qui elle a porté. Non, non, j'en jure par ma jeunesse et mon génie. » Ce fut la Con- fession d'un enfant du siècle., à laquelle il faut joindre V Histoire d'un merle blanc et Elle et Lui... et tout ce qui a suivi.

Inversement, le romantisme et c'est alors qu'il n'est plus seulement une lourde faute de goût mais qu'il devient l'erreur la plus dange- reuse — consiste à mettre la littérature dans la vie, à prendre pour règle de nos actions la dernière mode littéraire. Les romantiques, qui ont eu tant d'idées fausses, n'ont eu aucune idée plus fausse que celle qu'ils se sont faite de l'amour. Et c'est dans la corres- pondance de George Sand et de Musset que nous voyons le paradoxe s'étaler dans toute sa beauté. Il consiste à dire que l'amour mène à la vertu, et qu'il y mène par le changement.

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Est-ce d'elle ou de lui que venait l'idée ? C'est la foi ils ont communié. George Sand écrit : « Tu l'as .dit cent fois, et tu as eu beau t'en dédire, rien n'a effacé . cette sentence- : il n'y a au monde que l'amour qui soit quelque chose. Peut-être est-ce une faculté divine qui se perd et qui se retrouve, qu'il faut cultiver ou qu'il faut acheter par" des souf- frances cruelles, par des expériences doulou- reuses. Peut-être m'as-tu aimée avec peine pour aimer une autre avec abandon. Peut-être celle qui viendra t'aimera-t-elle moins que moi, et peut-être sera-t-elle plus heureuse et plus aimée. Il y a de tels mystères dans ces choses, et Dieu nous pousse dans des voies si neuves et si imprévues ! Laisse-toi faire, ne lui résiste pas. Il n'abandonne pas ses privilégiés. Il les prend par la main et il les place au mi- lieu des écueils ils doivent apprendre à vivre, pour les faire asseoir ensuite au banquet ils doivent se reposer. » Et encore : « Crois- tu donc qu'un amour ou deux suffisent pour épuiser et flétrir une âme forte? Je l'ai cru aussi longtemps, mais je sais à présent que

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c'est tout le contraire. C'est un feu qui tend toujours à monter et à s'épurer. Peut-être que plus on a cherché en vain plus on devient habile à trouver, plus on a été forcé de changer plus on devient propre à conserver. Qui sait? C'est peut-être l'œuvre terrible, magnifique et courageuse de toute une vie. C'est une couronne d'épines qui fleurit et se couvre de roses quand les cheveux commencent à blanchir... »

C'est du délire.

Et il s'est trouvé deux êtres pour s'abreuver de ce pathos, deux vivants pour vivre cette chi- mère monstrueuse ! Tels sont les ravages que peut faire une certaine conception de la litté- rature. Par l'exemple que nous en apportent deux illustres victimes, nous pouvons imaginer, sans crainte d'erreur, que d'autres, bien d'autres qui furent d'obscurs comparses, mais qui étaient des êtres humains en ont été pareillement dupes. Il y a, en littérature, des modes malfaisantes et qui se traduisent dans la vie par des ruines. L'aventure de Ve- nise met cette vérité dans un jour aveuglant : tel en est l'intérêt et tel l'enseignement.

V

L'AMIE DE MICHEL (DE BOURGES)

LISZT ET LA COMTESSE d'AGOULT MAUPRAT

Nous avons retracé, dans ses traits essentiels, l'aventure de Venise. Cet amour, George Sand et Musset avaient mis tant de littérature, va-t-il, du moins, servir à la littérature? On n'en pouvait douter. C'est la coutume des ro- mantiques de faire avec leurs grands chagrins de petites chansons. Quand parut la corres- pondance de George Sand et de Musset, on s'étonna d'y trouver des passages qu'on savait par cœur. On les avait déjà lus dans l'œuvre imprimé du poète ou de la romancière. On constatait qu'une idée, un mot. une image de l'un, avait pris place dans l'œuvre de l'autre.

158 GEORGE S AND

C'est dans une lettre de George Sand que se trouvait cette phrase : « C'est moi qui ai vécu et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. » Vous savez le parti qu'en a tiré Musset ; il en a fait le couplet de Perdi- can : « Tous les hommes sont menteurs, in- constants, faux, bavards, hypocrites, orgueil- leux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vani- teuses, curieuses et dépravées... Mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'u- nion de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, sou- vent blessé et souvent malheureux ; mais on aime et quand on est sur le bord de sa tombe on se retourne pour regarder en arrière et on se dit : « J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. » On multiplierait sans peine ces rapprochements. Ils ne sont que le signe de l'influence réciproque qu'ont exercée l'un sur l'autre George Sand et Musset, et dont leur œuvre va être toute pénétrée.

l'amie de MICHEL (dE BOURGES) 159

Cette influence a été d'espèce différente et de degré inégal. C'est George Sand qui, la pre- mière, fit de la littérature avec leurs communs souvenirs. Souvenirs tout proches, tout impré- gnés de larmes récentes, puisque à peine les deux amants venaient-ils de se séparer quand George Sand fit l'excursion racontée dans la première Lettre d'un voyageur. Elle remonte le cours de la Brenta. C'est au mois de mai : les prés sont en fleurs ; à l'horizon les Alpes du Tyrol profilent leur cime neigeuse. Et de- vant ses yeux surgit l'image des heures pas- sées au chevet du malade, dans l'angoisse du mal sacré elle croit voir la colère de Dieu, Elle poursuit par une visite aux grottes d'O- liero. Et de nouveau l'amour blessé pleure dans son cœur. Elle revient par Possagno, dont les belles filles ont servi de modèle à Canova, jusqu'à Venise le docteur lui remet une lettre de celui qu'elle a laissé, qu'elle a fait partir. Ces alternatives de poétiques descriptions et d'efl"usions lyriques, cette sorte de dialogue à deux voix, dont l'une est celle de la nature et l'autre celle

l6o GEORGE SAND

du cœur, ne dirait-on pas déjà une Nuit de Musset?

La seconde des Lettres d'un voyageur est toute descriptive. C'est le printemps à Venise. Les vieux balcons s'égaient de jeunes fleurs ; les rossignols s'interrompent pour écouter des sérénades; il y a des chants à tous les carre- fours, de la musique dans le sillage de toutes les gondoles ; il y a des parfums et des soupirs et de l'amour dans l'air... Jamais on n'a mieux dit les délices des nuits vénitiennes. Jamais on n'a mieux exprimé l'harmonie de « ces trois éléments, l'eau, le ciel et le marbre », et ja- mais suggéré d'une façon plus pénétrante le « charme de Venise ».

La troisième Lettre il est parlé de la noblesse et des femmes de Venise, comme la seconde mettait en scène les gondoliers et leurs mœurs complète 1 impression. Ainsi qu'avaient fait jadis les Pyrénées, l'Italie a ému notre berrichonne. C'est une acquisition pour sa palette. Désormais, et plus d'une fois, Venise fournira à ses récits son merveilleux décor. Remarquons-le pourtant. Ce n'est point

l'amie de MICHEL (DE BOURGES) l6l

dans l'œuvre de George Sand une note nou- velle. Il n'y a pas, dans son inspiration, diffé- rence essentielle. Sa sensibilité n'a pas été changée. Son goût seulement s'est épuré. Musset, le plus romantique de nos poètes, avait éminemment le goût classique. C'est lui qui, dans les Lettres de Dupiiis et Cotonet, définira le romantisme par l'abus des adjectifs. Il était de l'avis de M™* de Lafayette qu'un mot rayé vaut vingt sols et une phrase vingt francs. Sur un exemplaire d'Indiana il avait supprimé toutes les épithètes inutiles : cela devait faire pas mal de suppressions. George Sand avait l'esprit .trop large pour se blesser de cette critique, et l'intelligence assez avisée pour en profiter.

La transformation, chez Musset, fut sing-u- lièrement plus profonde. Quand il était parti pour Venise, il était le plus charmant des poètes et le plus jeune, fantaisiste et espiègle : c'était « Monsieur mon gamin d'Alfred ». Il était, quand il revint, le poète le plus doulou- reux. Il resta d'abord quelque temps comme étourdi, l'âme courbaturée, étonné du change-

IX

l62 GEORGE SAND

ment qu'il constatait en lui et se dérobant à l'inspiration nouvelle qui le cherchait :

J'ai vu le temps ma jeunesse Sur mes lèvres était sans cesse Prête à chanter comme un oiseau ; Mais j'ai souffert un dur martyre Et le moins que j'en pourrais dire, Si je l'essayais sur ma lyre, La briserait comme un roseau. ,

Dans la Nuit de mai, le premier en date de ces « chants désespérés », se trouve la com- paraison du poète avec le pélican servant ses entrailles en pâture à ses petits affamés. Car les seules images qui apparaîtront dans cette poésie, et souvent avec une ampleur magni- fique, seront des images de tristesse : celle de la Solitude dans la Nîiit de décembre, et dans la Lettre à Lam.artine celle du labou- reur dont la maison a été incendiée. La Nuit d'août témoigne d'un furieux essai pour se reprendre à la vie ; mais dans la Nuit d'oc- tobre c'est la colère qui reparaît :

Honte à toi, qui la première M'as appris la trahison !..

l'amie de MICHEL (DE BOURGES) 163

On s'est demandé si c'est bien l'amante de Venise que désigne ici le poète. Et quand ce serait une autre, qu'importe ? Il ne l'aperçoit qu'à travers celle qui maintenant symbolise pour lui « la Femme » et le mal qu'un homme peut souffrir par une femme. Cependant, et à mesure que cette souffrance devient moins vive, étant plus lointaine, il commence à eri découvrir le bienfait. Son âme s'est élargie au point de communier maintenant avec tout ce qu'il y a de grand dans la nature et dans les arts : l'harmonie des cieux, le silence des nuits, le murmure des flots, et Pétrarque, et Michel- Ange, et Shakespeare. Jusqu'au jour s'éle- vant à cette idée qu'

Un souvenir heureux est peut-être sur terre Plus vrai que le bonheur,

seule philosophie d'une conception de la vie qui fait de l'amour le tout de l'homme il ne se contente plus de pardonner, il remercie :

Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent, Ni ce qu'il adviendra du simulacre humain, Ni si ces vastes cieux éclaireront demain Ce qu'ils ensevelissent.

104 GEORGE SAND

Je me dis seulement : à cette heure, en ce lieu, Un jour, je fus aimé, j'aimais, elle était belle, J'enfouis .ce trésor dans mon âme immortelle Et je l'emporte à Dieu.

Tel est, de la Nuit de mai au Souvenir, ce poème d'amour, le plus beau et le plus pro- fondément humain qu'il y ait sans doute dans notre langue. Le poète charmant était devenu un grand poète. Il s'était produit chez lui cette commotion qui retentit dans les profondeurs de l'être et le renouvelle tout entier. C'est en ce sens que se vérifie la théorie romantique de la vertu éducatrice de la souffrance. Et la souffrance amoureuse n'a pas seule ce privi- lège. Au lendemain d'un malheur qui boule- verse notre vie, à la suite d'une déception qui fait s'écrouler notre édifice moral, le monde nous apparaît changé. Le réseau des idées reçues et des opinions conventionnelles s'est rompu. Nous nous trouvons en contact direct avec la réalité, et le choc fait jaillir notre vraie nature... Telle est la crise que Musset venait de traverser : l'homme en sortait meurtri, et le poète triomphant.

l'amie de MICHEL (DE BOURGES) 165

On a trop dit que George Sand n'avait été qu'un reflet des hommes qui l'avaient appro- chée. Dans le cas de Musset, c'est le contraire qui est vrai. Musset lui doit plus qu'elle ne doit à Musset. Elle l'a transformé sous l'action de sa puissante individualité. Elle, au con- traire, n'avait vu en Musset qu'un enfant. Ce qu'elle cherchait, c'était un dominateur.

Elle crut l'avoir trouvé, au cours de cette même année 1835.

La sixième Lettre d'un Voyageur est adres- sée à Éverard. Cet Éverard est qualifié d'homme supérieur, d'une taille tellement au-dessus de la moyenne que George Sand lui conseille « de s'asseoir au milieu de ses frères. Debout, tu les dépasses trop... » Elle le compare tantôt à Atlas portant le monde et tantôt à Hercule vêtu d'une peau de lion. Mais entre toutes les comparaisons par lesquelles elle s'efiorce de prendre mesure de sa hauteur, sans espérer d'y atteindre, on voit bien que celle qu'elle pré- fère c'est Marins à Minturnes. Il personnifie la vertu à l'antique : c'est le Romain.

l66 GEORGE SAND

A qui vont toutes ces flagorneries ? Et qui était cet homme de Plutarque?

Il s'appelait Michel, et exerçait à Bourges la profession d'avocat.

Il n'avait que trente-sept ans, mais il en paraissait soixante. Après Sandeau et Musset, George Sand en avait assez des « adoles- cents ». Il en prit bien à celui-ci d'avoir l'air d'un vieillard. Ce qui frappait en lui c'était l'importance du crâne, ou plutôt des crânes. « Il semblait avoir deux crânes soudés l'un à l'autre, les signes des hautes facultés de l'âme étant aussi proéminents à la proue de ce puis- sant navire que ceux des généreux instincts l'étaient à la poupe » *. Pour comprendre cette définition du « beau physique » sous la plume de George Sand, il faut se rappeler qu'à cette époque elle s'occupait de phrénologie. L'une des Lettres d'un Voyageur est intitulée Sur Lavater et sur une Maison déserte. Et c'est Geoge Sand qui conte, dans une lettre à j^^me d.*Agoult, que son jardinier ayant voulu

I. Histoire de ma vie.

l'amie de MICHEL (DE BOUÉ-GES) 167

la quitter, comme elle lui en demandait le motif, cet homme simple lui répondit : « C'est que madame a une tête si laide, que ma femme étant enceinte pourrait mourir de peur. » Il s'agissait d'une tète de mort que George Sand avait sur sa table, une pièce ana- tomique avec des compartiments, légendes et numéros tracés à l'encre d'après le système de Gall et Spurzheim. En 1837, on était féru de phrénologie. En 1909, l'hypnotisme est à la mode. Avons-nous bien le droit d'être sévères à l'engouement d'hier ?

Le crâne ou les crânes de Michel était chauve. Petit, grêle, voûté (c'est à George Sand que j'emprunte tous les détails de ce portrait), il était myope et portait lunettes. paysan et féru de simplicité jacobine, il arbo- rait une épaisse houppelande informe et de gros sabots. Très frileux, il demandait dans les appartements la permission de mettre un mou- choir et il tirait de sa poche trois ou quatre foulards qu'il nouait au hasard les uns sur les autres... Dans la Lettre d'un Voyageur il est parlé de cette couronne qui surmonte le chef

l68 GEORGE SAND

d'Éverard. Telles sont les illusions de l'a- mour.

La première fois que George Sand rencon- tra Michel, c'était à Bourges. Elle l'était allée voir à l'hôtel avec ses deux amis, Papet et Fleury. De sept heures du soir à minuit, il ne déparla pas ; à minuit, comme il faisait une nuit magnifique, il leur proposa une prome- nade dans la ville ; arrivé devant sa porte, il voulut les reconduire et ainsi de suite jusqu a quatre heures du matin. C'est le bavard inta- rissable, pour qui trois personnes sont un pu- blic qu'il ne lâche plus, tandis que dans la cité aux grands édifices blanchis par la lune tout rappelle la majesté du silence. A ceux qui s'étonnaient de cet incoercible verbiage, Michel répondait ingénument : « Parler, c'est penser tout 'haut. En pensant ainsi tout haut, je vas plus vite qu'en pensant tout bas et tout seul. » C'est le mot de Numa Roumestan : « Moi, quand je ne parle pas, je ne pense pas. » Le fait est que Michel (de Bourges), comme Numa, est natif de notre Provence. A Paris, répétition de la même scène nocturne et déam-

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bulatoire. Du pont des Saints-Pères, Michel et ses amis étaient arrêtés, ils apercevaient les Tuileries éclairées pour un bal : Michel s'em- porte et, jfrappant de la canne le pont et ses balustrades innocentes : « Moi je vous dis que, pour rajeunir et renouveler votre société cor- rompue, il faut que ce beau fleuve soit rouge de sang, que ce palais maudit soit réduit en cen- dres, et que cette vaste cité plongent vos re- gards soit une grève nue, la famille du pauvre promènera la charrue et dressera sa chaumière. » Belle période pour une réunion publique ! trop belle, à mon gré, pour une causerie entre amis, le soir, sur le pont des Saints-Pères...

Nous sommes, en 1835, au moment le plus brillant de la carrière de Michel. C'est sa participation au procès des accusés d'avril. A la suite des insurrections qui, l'année pré- cédente, avaient éclaté à Lyon et à Paris, un immense procès s'ouvrait devant la Chambre des pairs. « Le parti républicain résolut de transformer la sellette des prévenus en tribune, d'y accuser le gouvernement, d'y

lyo GEORGE SAND

prêcher la république et le socialisme. . . On eut alors l'idée de convoquer à Paris, de tous les points de la France, cent cinquante républi- cains notables qui, sous le titre de défenseurs, devaient être les orateurs de cette grande ma- nifestation. » Il y avait Barbés, Blanqui, Flocon, Marie, Raspail, Trélat, JVlichel (de Bourges). « Le 1 1 mai, les journaux révolution- naires publièrent un manifeste par lequel le comité de défense félicitait et encourageait les accusés... Suivaient les signatures des défen- seurs au nombre de cent dix. Cette pièce était un faux... Elle avait été rédigée par quelques- uns des défenseurs qui, pour la rendre plus imposante, avaient, sans aucune autorisation, disposé des noms de leurs collègues. Ceux-ci prirent peur... Bientôt ce fut à qui se dégage- rait, par un désaveu public, d'une aventure devenue périlleuse ; si bien que, pour mettre fin à ce sauve-qui-peut, deux des coupables, Trélat et Michel (de Bourges), déclarèrent assu- mer seuls la rédaction du manifeste et de l'ap- position des signatures. Ils furent condamnés par la Cour des pairs, Trélat à quatre ans de

l'amie de MICHEL (DE BOURGES) 171

prison, Michel à un mois » *. Choquante inéga- lité ! Michel ne pardonna jamais à son compère Trélat d'avoir décroché une si belle condam- nation !

Qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse avec un mois de prison ? Nous voyons en effet que Michel fournit une carrière des plus médiocres. Il tâtonna, louvoya. C'était le politicien, et c'est tout dire. George Sand nous apprend qu'il « acceptait en théorie ce qu'il appelait les nécessités de la politique pure, les ruses, le charlatanisme, le mensonge même, les con- cessions sans sincérité, les alliances sans foi, les promesses vaines. » Nous dirions qu'il fut un radical opportuniste. Mais il ne suffit pas d'être opportuniste pour réussir : il y a la ma- nière. Élu député, Michel (de Bourges) ne joua aucun rôle. En 48, il ne sut égaler ni le lustre de Raspail, ni le prestige de Flocon. Au coup d'État, il rentra définitivement dans l'ombre. Depuis longtemps, d'ailleurs, il préférait à la politique les affaires. On est bien obligé de

I. Thcreau-Daxgin, Histoire de la Monarchie de 'uillet, II, 297 sq.

172 GEORGE SAND

choisir, quand on n'est pas du gouvernement.

Il est aisé de voir par Michel séduisit George Sand. C'était un sectaire, elle le prit pour un apôtre. Il était brutal, elle le crut énergique. Mal élevé, elle l'imagina austère. Tyran, elle salua en lui un maître. Il lui avait promis de la faire guillotiner à la première occasion. Preuve incontestable de supériorité! Sincère, elle n'était pas en garde contre la hâblerie. Il lui avait fait peur. Elle l'en admira et s'empressa d'incarner en lui cet idéal stoï- cien qu'elle avait en tête depuis tant d'années et qui était toujours resté en disponibilité.

C'est bien ainsi qu'elle-même explique à Michel les raisons de son amour. « Je t'aime parce que, quand je me représente la gran- deur, la sagesse, la force et la beauté, c'est ton image qui se présente devant moi... Nul autre homme n'avait exercé sur moi une in- fluence morale ; mon esprit toujours libre et sauvage n'avait accepté aucune direction... Tu es venu et tu m'as enseigné. » Et encore : « C'est toi que j'aime, depuis le jour je suis née et à travers tous les fantômes j'ai cru

l'amie de MICHEL (dE BOURGES) 173

un instant te trouver et te posséder. » Quoi ! A travers Musset, celui qu'elle aimait, c'était Michel ! J'espère qu'elle s'abuse.

Il existe toute une correspondance de George Sand avec Michel (de Bourges) . Une partie en a été publiée naguère dans la Revue illus- trée, sous le titre de Lettres de femme. Au- cunes lettres de George Sand ne surpassent ces lettres à Michel (de Bourges) pour l'ardeur de la passion, pour la beauté de 'la forme et pour je ne sais quelle magnifique impudeur.

Écoutez cet appel au bien-aimé. George Sand, après une nuit de travail, se plaint de la fatigue, de la faim et du froid : « Eh bien ! parais, mon amant, et, ranimée comme la terre au retour du soleil de mai, je jetterai mon suaire de glace et je tressaillerai d'amour, et les plis de la souffrance s'effaceront de mon front, et je te semblerai belle et jeune parce que je bondirai de joie dans tes bras de fer. Viens, viens, et j'aurai de la force, de la santé, de la jeunesse, de la gaieté, de l'espé- rance... Tirai à ta rencontre, comme l'épouse

174 GEORGE SAND

du Cantique au-deyant du Bien-aimé. » Le bien-aimé, au-devant duquel court cette Sula- mite, est un avocat de province, chauve, avec des lunettes et trois foulards. Mais il paraît que sa « beauté voilée et inintelligible au vul- gaire se révélait, comme jadis celle de Jupiter cachée sous des formes humaines éclatait tout à coup aux yeux de ses amantes. » Ne souriez pas de ces comparaisons mythologi- ques ! George Sand a comme restitué en elle l'état d'âme d'où sont nés les mythes anciens. Un grand courant de poésie naturaliste circule à travers ces pages. Rappelez- vous certains morceaux descriptifs de Théocrite ou de Ron- sard. Vous en pourriez rapprocher ce portrait du cheval qui chaque jour emporte George Sand au vent impétueux de sa course. « A peine il me voit, qu'il frappe du pied et rue d'impatience... Je l'ai dressé à franchir cent toises par seconde ; le ciel et la terre dispa- raissent quand il m'emporte sous ces longs berceaux de pommiers en fleurs... Le moindre son de ma voix le fait bondir comme une balle; le moindre oiseau qui passe le fait frémir et

l'amie de MICHEL (DE BOURGES) 175

fuir comme un enfant sans expérience. Il a à peine cinq ans. Il est craintif et mutin. Sa croupe noire luit au soleil, comme l'aile du corbeau... » N'est-ce pas le relief précis d'une figurine antique ? Une fois, George Sand ra- conte comment elle a vu Phœbé dépouiller sa robe de nuées et s'élancer radieuse dans un ciel pur. Et le lendemain elle écrit : « Elle a été mangée par les méchants esprits. Les noirs génies de l'Érèbe montés sur des nuées som- bres sont venus se jeter sur elle et elle a en vain lutté. » Rapprochez de ces passages une lettre du 10 juillet 1836, elle conte com- ment elle se jette tout habillée dans l'Indre, pour reprendre ensuite sa course dans les prés au soleil, et avec quelle volupté elle goûte les joies de la vie primitive et se figure être aux beaux temps de la Grèce. Il y a des jours et des pages George Sand, sous l'afflux de la vie physique, se découvre païenne : son génie est alors celui des divinités bocagères qu'enivraient, à certaines époques de l'année, l'odeur des prés et la sève des bois.

Si quelque jour on nous donne cette corres-

lyô GEORGE SAND

pondance dans son entier, je ne serais pas étonné qu'il se trouvât d'honnêtes gens pour la préférer aux lettres à Musset. D'abord elle n'est pas gâtée par cette préoccupation qu'a- vaient les amants de Venise de faire de la lit- térature. On n'y trouve pas mêlées aux accents de la passion sincère les conceptions quintes- senciées d'une métaphysique paradoxale. C'est ici la nature qui parle. Aussi bien ces lettres ne sont guère moins douloureuses. Elles aussi nous disent un dur martyre. On y de- vine un Michel grossier, despote, infidèle et jaloux. Nous savons par ailleurs que , plus d'une fois , George Sand fut près de perdre patience. Et nous la croyons sur parole quand elle écrit à M""' d'Agoult, le lo juillet 1836: « J'ai des grands hommes plein le dos (passez moi l'expression). Je voudrais les voir tous dans Plutarque. ils ne me font pas souffrir du côté humain. Qu'on les taille en marbre, qu'on les coule en bronze et qu'on n'en parle plus! » Amen.

Ce qui dégoûta George Sand de son Mi- chef, ce fut la vanité de celui-ci et ce besoin

l'amie de MICHEL (DE BOURGES) l^^

qu'il avait d'être adulé. En juillet 1837, ^lle était à bout, comme elle l'écrit à Girerd. (Re- marquez cette habitude de mettre toujours un tiers dans la confidence. A l'époque de San- deau, c'était Emile Regnault; à l'époque de Musset, Sainte-Beuve; maintenant Girerd.) George Sand lui écrit : « Lasse de dévouement, ayant combattu ma fierté avec toutes les forces de l'amour, et ne trouvant qu'ingratitude et dureté pour récompense, j'ai senti mon âme se briser et mon amour s'éteindre. Je suis guérie... » Si encore elle eût, cette fois, souf- fert par un grand homme ! Mais ce n'était, celui-là, qu'un faux grand homme.

Pourtant l'influence qu'il eut sur sa pensée a été réelle, et, d'une certaine manière, bien- faisante.

Au début, elle était fort éloignée de l'état d'esprit de Michel , et elle éprouvait pour quelques - unes de ses idées une aversion qui ressemblait à de l'horreur. Le dogme de l'égalité absolue lui paraissait une absur- dité. La République ou les diverses républi- ques alors en gestation lui faisait l'effet

178 GEORGE SAND

d'une utopie ; et, voyant chacun de ses amis se faire « son petit République », elle ne croyait guère à la vertu de cette forme de gouvernement pour réaliser l'union de tous les Français. Un point la choquait particulièrement dans les théories de Michel. Ce politicien n'aimait pas les artistes : de même que la Révolution n'avait pas besoin de chimistes, il estimait que la République n'aurait besoin ni d'écrivains, ni de peintres, ni de musiciens, tous gens inu- tiles et auxquels on jouerait ce bon tour de leur mettre entre les mains une bêche de laboureur ou une alêne de cordonnier. George Sand trou- vait cela barbare, mais surtout bête.

Laissez faire le temps ! Nous avons un témoi- gnage irrécusable des opinions qui sont bientôt devenues les siennes, c'est le catéchisme répu- blicain que, dans ses lettres, elle rédige à l'usage de son fils Maurice, qui avait alors douze ans, l'âge de la première communion. Il était au lycée Henri IV, dans la même classe que les princes d'Orléans. Voulez- vous voir comment sa mère le renseigne sur le papa de ses camarades ? Savourez cette petite phrase

l'amie de MICHEL (DE BOURGES) I79

d'une lettre du 15 décembre 1835 : « Il est bien vrai que Louis-Philippe est l'ennemi de l'hu- manité... » Rien que cela ! L'ennemi de l'hu- manité, au carnaval, invite au château les ca- marades de son fils Montpensier. Que Maurice accepte l'invitation, puisque cela l'amuse; mais qu'il évite d'en avoir cette gratitude qui nuit à l'indépendance. « Les amusements que Montpensier t'offre sont déjà des faveurs », écrit gravement cette mère des Gracques. Si on lui demande ses opinions , l'enfant devra répondre qu'il est un peu trop jeune pour avoir déjà des opinions, mais non pour savoir celles qu'il aura quand il se les sera librement données : « tu répondrais que tu es républicain de race et de nature ». Elle ajoute quelques aphorismes : les princes sont « nos ennemis naturels », et « quelque bon que puisse être l'enfant d'un roi, il est destiné à être tyran ». Voilà bien de l'émoi pour un verre de sirop et trois petits fours ! Mais c'est qu'alors George Sand était sous la domination de « Robespierre en personne ».

Donc Michel avait amené George Sand à la

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<

République. Sans vouloir exagérer le service qu'il lui rendait ainsi, je le crois incontestable, à condition qu'on l'explique d'une certaine ma- nière. A tort ou à raison, George Sand avait vu en Michel l'homme qui s'est consacré tout entier à une cause d'intérêt général. Elle avait appris à son école et peut-être doublement à son école que l'amour, quoi qu'on fasse, est une passion égoïste ; aux puissances de sympathie d'un cœur généreux il faut assigner un autre but : le service de l'humanité, le dévouement à une idée.

C'est un acheminement dans la voie qui va faire passer l'écrivain du mode personnel au mode impersonnel.

N'oublions pas, enfin, un autre genre de ser- vice que Michel avait rendu à George Sand : il avait plaidé pour elle et gagné son procès en séparation.

Depuis que George Sand avait, en janvier 1831, repris son indépendance, ses rapports avec Dudevant avaient été fort supportables. Les deux époux échangeaient des lettres cor-

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diales. Quand Dudevant vient à Paris, il a soin de ne pas descendre chez sa femme, crainte de la gêner. « Je descendrai chez Hip- polyte, parce que je ne veux te gêner nulle- ment, ni par conséquent être gêné, ce qui est bien juste. » C'est un mari discret. Quand elle part pour l'Italie, il l'exhorte à profiter d'une si bonne occasion qu'elle a de voir un beau pays. C'est un mari de bon conseil. Et il invite Pagello à faire un séjour à Nohant. Avouez que ce trait eût manqué à l'histoire ! Mais pendant les mois les deux époux se retrouvaient ensemble à Nohant, les scènes re- commençaient. L'irritation de Dudevant était entretenue par ses besoins d'argent et la con- science qu'il avait d'être un déplorable admi- nistrateur. Il avait fait de mauvaises spécula- tions. Crédule, comme beaucoup de gens mé- fiants, il s'était laissé duper par un escroc dans une affaire d'armement maritime, à la- quelle il avait d'autant plus ajouté foi qu'on lui avait montré sur le papier le portrait du bateau. Il avait mangé quatre-vingt-dix mille francs sur cent mille qu'il possédait, et vivait sur les

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revenus de sa femme. Il fallait aviser. George Sand lui paya d'abord ses dettes ; puis les deux époux signèrent une convention équivalant à une séparation de biens , convention que regretta Dudevant et qui fut déchirée, lorsqu'éclata, le 19 octobre 1835, devant témoins, à la suite d'un ordre donné à Maurice, une scène de violence... Mais c'est George Sand elle-même qui va nous la conter, dans une série de lettres iné- dites dont je vous lirai les passages décisifs. Voici le début d'une lettre à son demi-frère, Hippolyte, celui-là même qui se grisait avec Casimir :

A Hippolyte Chatiron.

« Mon ami, je dois t'apprendre une nouvelle qui t'arriverait indirectement et que tu dois tenir de moi la première. Casimir, au lieu d'arriver de bonne grâce et de bonne foi à l'exécution du traité, s'est livré contre moi à une animosité qui tient de la folie. Sans aucun motif de ma part, soit dans ma conduite pré- sente, soit dans mes manières avec lui, il s'est jeté sur moi pour me frapper et, empêché de

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le faire par cinq personnes, dont était Dutheil, il a été chercher son fusil pour me tuer. Tu penses bien qu'on ne l'a pas laissé faire.

« En raison de pareils traitements et d'une haine qui va jusqu'à la démence, ne pouvant avoir de sécurité dans une maison il aurait toujours le droit de revenir, n'ayant d'autre garantie de son traité que son bon plaisir, enfin ne pouvant rester à la merci d'un homme qui, à mon égard, ne se conduit ni avec déli- catesse ni avec raison, j'ai pris le parti de de- mander une séparation judiciaire et je l'ob- tiendrai sans aucun doute. Casimir, qui m'avait fait cette affreuse algarade la veille de son dé- part pour Paris, a retrouvé, en revenant ici, la maison vide, moi fixée par autorisation du pré- sident à la Châtre, chez Dutheil, et une assi- gnation sur sa cheminée. Il a pris son parti, en comprenant qu'il ne pouvait lutter contre ses propres fautes et que le scandale qu'il pourrait faire, en se débattant, lui retomberait sur le nez. Il a posé et accepté les stipulations suivantes, auxquelles Dutheil a servi d'inter- médiaire. Je lui assurerai une pension de

l84 GEORGE SAND

3.800 francs qui, jointe à 1.200 francs de rente qui lui restent, lui constitueront 5.000 francs de rente. Je crois que c'est bien honnête, moi payant l'éducation des deux enfants. Ma fille restera à ma gouverne, comme je l'entendrai. Mon fils restera au collège il est, jusqu'à ce qu'il ait fini ses études et, durant les vacances, il passera un mois chez son père et un mois chez moi. De cette manière, il n'y aura plus de contestation et Dudevant retournera à Paris prochainement sans faire de résistance, tandis que les tribunaux prononceront la séparation par défaut ^ »

Et voici, sur le même sujet, une amusante lettre berrichonne à Adolphe Duplomb :

« Cher Hydrogène,

« Tu es mal informé de ce qui se passe à la Châtre. Dutheil n'a jamais été brouillé avec le baron de Nohant-Vic. Mais voici la véritable histoire. Le baron s'est pris comme d'une idée de me battre. Dutheil a pas voulu. Fleury

I. Communiquée par M. S. Rocheblave.

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et Papet a pas voulu. Alors v'ià que le baron a été sarcher son fusil pour tuer tout le monde. V'ià que le monde a pas voulu être tué. Alors le baron a dit : « Ça suffit » et il s'est remis à boire. Ça s'est passé comme ça. Personne ne s'est fâché avec lui. Mais moi, comme j'en avai-t-assez et que ça m'ennuye de travailler pour vivre, de laisser mon de quoi dans les mains du diable, d'être chassée de la maison, tous les ans, à coups de bonnet, tandis que les drôlesses du bourg couchent dans mes lits et apportent des puces dans mon logis, j'ai dit : «j'veux pus d'çà», et j'ai t'été trouver le g^and juge à la Châtre et j'y ai dit : Voilà. Dès lors, qu'il m'a dit, dit-il, c'est bon. Et v'ià qu'y m'ont démariée. Et j'en suis pas fâchée. Ils disent que le baron fera son appel. J'en sas rin. J' voirons. S'y n'en fait y un, y pardra l'tout. Et vl'à c'que c'est» '.

L'affaire fut plaidée les 10 et 11 mars 1836 à La Châtre, puis les 25 et 26 juillet à Bourges. Le tribunal prononça la séparation de corps et

I. Communiquée par M. Charles Duplomb.

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attribua la garde des enfants à George Sand. Tout n'était cependant pas fini. Au mois de septembre de l'année 1837, George Sand était avertie que Dudevant voulait enlever Maurice. Elle expédia un ami sûr, qui installa l'enfant à Fontainebleau elle alla le garder. Sur ces entrefaites, elle apprend que Dudevant, n'ayant pas trouvé son fils à Nohant, s'est rattrapé en enlevant sa fille, Solange, malgré les larmes de l'enfant et la résistance de l'institutrice qui a été bousculée. Elle met la police en mouve- ment, découvre que sa fille est séquestrée à Guillery, près Nérac, saute en chaise de poste, tombe chez le sous-préfet, un charmant gar- çon — c'était le baron Haussmann qui monte dans sa voiture, et, escorté du lieutenant de gendarmerie et de l'huissier à cheval, vient mettre le siège devant Guillery. Dudevant amène sa fille sur le seuil et la remet à sa mère, non sans menacer celle-ci de faire re- prendre Maurice par autorité de justice. Et les deux époux se séparent... enchantés l'un de l'autre, affirme George Sand. Désormais ils ne devaient guère se revoir. Dans toutes ces

l'amie de MICHEL (DE BOURGES) 187

affaires, Dudevant avait donné de lui-même une assez piètre opinion. Lors de la liquidation, il réclama quinze pots de confiture et un poêle en fer de un franc cinquante. Cela parut mes- quin.

Le premier usage qu'avait fait George Sand des droits nouveaux que lui avait reconnus le tribunal, en 1836, c'avait été de partir en bande, avec Maurice et Solange, pour la Suisse l'attendaient ses amis Franz Liszt et la comtesse d'Agoult.

C'est par Musset que George Sand avait fait la connaissance de Liszt : celui-ci donnait des leçons de musique à la sœur d'Alfred, Hermi-' nie. Il était en 181 1. Il était donc de sept ans plus jeune que George Sand : il avait vingt-trois ans lorsque commencèrent leurs relations, destinées à rester uniquement ami- cales. De singulières affinités de nature les rapprochaient. Liszt avait songé à se faire prêtre : sa ferveur religieuse s'était transfor- mée en un ardent amour pour l'humanité. Dépourvu d'instruction première, il lisait avec

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avidité. C'est lui qui^ rencontrant un jour l'avocat Crémieux, lui demanda : « Monsieur Crémieux, apprenez-moi toute la littérature française. » Ce qui fit dire à Crémieux : « Une grande confusion semble régner dans la cer- velle de ce jeune homme. » Il avait été transporté par le mouvement de 1830, très influencé par les idées saint-simoniennes, en- thousiasmé par Lamennais, qui venait de publier les Paroles d'un Croyant. Une lecture de Leone Leoni avait fait de lui un admirateur de George Sand. Leone Leoni est une transposition de Manon Lescaut dans le mode romantique. Une jeune fille, Juliette, enlevée par un jeune seigneur, s'aperçoit que celui-ci est un abominable escroc. Imaginez toutes les infamies que peut commettre un apache cumulant ses fonctions avec celles d'un « ami des femmes » des boulevards exté- rieurs : vous avez Leone Leoni. Juliette, qui est de nature honnête, a horreur de ces atro- cités et de ces ignominies. Et pourtant et mal- gré tout, elle revient à Leone Leoni : elle ne veut être qu'à lui. L'amour est le plus fort :

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la passion emporte tous les scrupules et triomphe de toutes les révoltes. Ai-je besoin de vous faire remarquer la différence entre le roman si vrai du xvill' siècle et la fantai- sie lyrique du xix® ? Manon et Des Grieux peuvent rester indéfiniment unis l'un à l'autre, car ils se valent. Cela se passe dans les bas- fonds de la société et dans la boue du cœur. Faites de Des Grieux un honnête homme, ou de Manon une fille vertueuse, tout s'écroule. Et c'est précisément en quoi consiste la transpo- sition dans Leone Leoni. Aussi bien, c'est ce romantisme qui charma Liszt.

Lui aussi, il venait de donner l'exemple d'une belle application du romantisme à la vie. Un beau jour, Marie d'Agoult, née de Flavi- gny, avait quitté son mari et sa fille, et ne voulant rien savoir hors sa passion, elle était partie pour Genève Liszt vint la rejoindre.

Entre les deux femmes s'établit une amitié où, de part et d'autre, la volonté de se rap- procher entra plus que l'attrait véritable et la sympathie foncière. Blonde aux yeux bleus, svelte, diaphane, une vraie Diane, la com-

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tesse d'Agoult est une aristocrate et une mon- daine ; George Sand est tout le contraire. Mais la comtesse d'Agoult venait de « sacrifier toutes les vanités du monde pour un artiste » : on lui devait d'entrer en relations avec elle. A Genève, le séjour fut joyeux et bruyant. Les Pijfoels (George Sand et ses enfants) et les Fellows (Liszt et son élève Hermann Cohen) s'amu- sèrent à scandaliser l'hôtel par leurs allures de bohèmes. On fit une excursion à la mer de glace. A Lausanne, Liszt joua de l'orgue. Au retour, on ne voulut pas se quitter. En octobre 1836, George Sand s'installe à Paris à l'hôtel de France, rue Laffitte, avec son amie. Elle occupait une pièce de l'entresol ; Liszt et la comtesse d'Agoult une pièce de l'étage supé- rieur. Le salon était commun. A vrai dire, c'était le salon de la comtessse d'Agoult plutôt que celui de George Sand. On y voyait Lamen- nais, Henri Heine, Mickiewicz, Michel (de Bourges), Charles Didier. « Son salon impro- visé dans une auberge était une réunion d'élite qu'elle présidait avec une grâce exquise. » Et voilà la mondaine, voilà la maîtresse de mai-

l'amie de MICHEL (DE BOURGES) IQI

son, celle qui d'une chambi-«^ d'auberge, à moins que ce ne soit d'une berline ou d'un coin de prison, fera cette chose exquise se résu- mait naguère toute la politesse française : un salon.

Parmi les habitués du salon de M"® d'Agoult, je remarque le nom de Chopin. C'est un nou- veau chapitre de la vie de George Sand qui va commencer, et qui nous permettra, quand nous y serons arrivés, d'apprécier d'ensemble l'im- portance qu'ont eue dans son développement intellectuel ses relations avec de grands ar- tistes.

Pour cette fois, et en terminant, vous me laisserez vous montrer comment le talent de George Sand s'était développé et déjà s'épa- nouissait dans le premier en date de ses chefs-d'œuvre incontestés : Mauprat, qui paraît en 1837.

Dans sa production ininterrompue et qui se continuait régulière à travers tous les orages de sa vie, il y a du bizarre, du médiocre et de l'excel- lent. Le bizarre c'est Jacques, écrit à Venise aux

iqz GEORGE SAND

côtés de Pagello, et George Sand a beau dire qu'elle n'a mis ni Musset, ni elle : pour- tant elle s'est inspirée de leur cas et n'a fait que transposer leur idéal de renoncement. Le médiocre, c'est André, histoire d'un jeune gentilhomme qui séduit une ouvrière, récit berrichon que George Sand compose à Venise par une sorte de nostalgie de sa terre natale ; et c'est Simon, se trouve le portrait de Michel (de Bourges). George Sand avait voulu faire mieux pour Michel, et composé en son honneur un roman révolutionnaire en trois volumes in-S" : Engelwald au front chauve. Buloz ne voulut ni à.' Engelwald, ni de son front chauve. Le roman n'a jamais paru.

S'il faut en croire George Sand, lorsqu'elle écrivit Mauprat, elle se proposait d'en faire une réhabilitation du mariage : « Je venais de plaider en séparation. Le mariage dont, jusque- là, j'avais combattu les abus, laissant peut-être croire, faute d'avoir suffisamment développé ma pensée, que j'en méconnaissais l'essence, m'apparaissait précisément dans toute la beauté morale de son principe... Je fis donc le héros

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de mon livre proclamant, à quatre-vingts ans, sa fidélité pour la seule femme qu'il eût aimée. » Ce sont les paroles de Bernard de Mauprat : « Elle fut la seule femme que j'aimais ; jamais aucune autre n'attira mon regard et ne connut l'étreinte de ma main. Je suis ainsi fait. Ce que j'aime, je l'aime éternellement, dans le passé, dans le présent, dans l'avenir. » Mau- prat serait donc un roman à thèse, comme Indiana, mais au service de la thèse opposée. Par bonheur, il n'en est rien. C'est une de ces explications après coup dont s'avisent les auteurs. La réalité est tout autre.

George Sand ici n'avait fait que se laisser aller à son imagination, sans en gâter les élans par des préoccupations sociales. Elle s'était, au cours de ses excursions dans le Berry, arrêtée devant quelque ruine de château féo- dal. Vous savez le pouvoir de suggestion qui réside dans ces vieilles pierres et comme elles sont merveilleuses pour conter, à qui sait les interroger, les souvenirs d'un passé dont elles furent les témoins. Voici que devant les yeux de la romancière s'évoquait le château de la

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Roche-Mauprat tel qu'il se dressait, à la veille de la Révolution, forteresse et repaire, d'où le seigneur farouche et ses huit fils descendaient pour rançonner les campagnes. Rien ne sur- passe , dans notre littérature narrative , les cent premières pages George Sand nous introduit chez ces burgraves du centre de la France. Non moins heureuses celles elle nous promène, à la suite de Bernard de Mau- prat, dans ce Paris des derniers jours de l'an- cien régime, et dans cette société dont elle avait, auprès de sa grand'mère, recueilli la tradition. Ce n'est plus seulement la nature, c'est l'histoire qui fournit ici un cadre au récit de la romancière. Et avec quelle finesse est menée cette analyse qui est le sujet même du livre, celle de l'éducation par l'amour, la sau- vagerie de Bernard de Mauprat cédant peu à peu à l'influence de cette noble et délicieuse Edmée !

Il y a encore, dans Mauprat, les types paysans : Marcasse, le preneur de taupes et Patience, le bonhomme Patience, le philo- sophe rustique, instruit d'Épictète et de Jean-

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Jacques, et qui s'est retiré dans les bois pour y vivre de la vie selon la nature et y retrouver la sagesse primitive... On nous dit que, pen- dant la Révolution, Patience fut une sorte d'intermédiaire entre le château et la chau- mière, et qu'il contribua à faire régner l'équité dans son district. Il vaut mieux le croire... En tout cas, ce Patience, en voilà encore un que nous retrouverons dans les romans russes avec un nom en ow ou en ew I Preuve que, si le personnage n'est guère vraisemblable, il était, en tout cas, original et neuf et amusant.

Quand on assure qu'on ne lit plus George Sand, veut-on dire que cet abandon s'étend jus- qu'à Maiiprat? Il faudrait donc qu'on eût cessé de lire un des plus beaux récits qu'il y ait dans l'histoire du roman. Tel est, en effet, le point nous en sommes arrivés dans l'évolution du génie de George Sand. Sa manière pourra encore se modifier, son talent se renouveler sous toute sorte d'influences, mais avec Mau- prat elle a conquis sa place au premier rang des grands conteurs^ C tt^\ tAK jJU*Jlr ^^^>^ lù^ir

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FREDERIC-FRANÇOIS CHOPIN T.il)l<aii <lc l)cl:ii<)clic (Mus.c <lii Lniivii-i

VI

UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE

CHOPIN

Nous avons passé rapidement sur les rela- tions de George Sand avec Liszt et M""^ d'A- goult. Un roman de Balzac nous fournit l'oc- casion d'y revenir en quelques mots.

Balzac avait été mis en rapports avec George Sand par Jules Sandeau. Lors de la rupture avec celui-ci, il avait pris le parti de son ami et nous le voyons, dans les Lettres à V Étran- gère, déverser contre la femme bas bleu, si cruelle en amour, une mauvaise humeur qui ne s'exprime pas toujours dans des termes de la dernière élégance. Peu à peu, et mieux averti de l'aventure, il revint de son premier courroux.

198 GEORGE S AND

Le 2 mars 1838, il fait à M""^ Zulma Carraud le récit d'un séjour à Nohant. Il avait trouvé la camarade George Sand dans sa robe de cham- bre fumant un cigare après le dîner au coin de son feu. « Elle avait de jolies pantoufles jaunes ornées d'effilés, des bas coquets et un pantalon rouge. Voilà pour le moral. Au phy- sique, elle avait doublé son menton comme un chanoine. Elle n'a pas un seul cheveu blanc malgré ses effroyables malheurs ; son teint bistré n'a pas varié ; ses beaux yeux sont tout aussi éclatants ; elle a l'air tout aussi bête quand elle pense... » C'est la George Sand de la trente-cinquième année, celle que nous allons voir engagée dans l'aventure nouvelle que nous avons à conter.

Balzac continue en nous donnant quelques détails sur le genre de vie de la romancière : c'est à peu près le même que le sien, à cette différence près que Balzac se couche à six heures du soir et se lève à minuit, et que George Sand se couche à six heures du matin et se lève à midi. Il ajoute ce trait sur l'état de sa sensibilité : « La voilà dans une pro-

UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE 199

fonde retraite, condamnant à la fois le ma- riage et l'amour, parce que dans l'un et l'autre cas, elle n'a eu que déceptions. Son mâle était rare, voilà tout. » Au cours de leur amicale causerie, George Sand lui a donné le sujet d'un roman qu'elle-même était un peu gênée pour écrire : les Galériens ou les Amours forcés. Ces Galériens de l'amour, c'étaient Liszt et la comtesse d'Agoult, dans la compagnie de qui nous avons trouvé George Sand à Chamonix, à Paris, à Nohant. Il est de toute évidence qu'elle ne pouvait écrire le roman elle-même. Balzac l'écrivit. C'est celui qui figure dans la Comédie humaine sous le titre de Béa- trix . Béatrix est la comtesse d'Agoult cette inspiratrice ; Liszt s'appelle le compo- siteur Conti. Si vous voulez vous faire quelque idée des rapports qui existent entre eux, écou- tez ces paroles qui, au retour d'une absence, saluent le retour de Conti : « Tu ne connais pas encore les épouvantables droits que laisse à un homme sur une femme un amour éteint... Le forçat est toujours sous la domination de son compagnon de chaîne. Je suis perdue. Il

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faudra retourner au bagne. » Au surplus, on ne peut se tromper au portrait» que Balzac trace de Béatrix. Cette chevelure blonde qui fait de la lumière, ce front qui paraît diaphane, cette tête suave et douce, ce long cou d'un dessin merveilleux et, par-dessus tout, cet air de princesse, autant de traits auxquels nous reconnaissons la « blonde Péri aux yeux bleus ». Dans le même roman, non content de faire figurer cet illustre couple, Balzac a intro- duit d'autres contemporains : Claude Vignon, celui qui s'est fait une certaine place dans la littérature, quoiqu'il s'occupe de critique, et enfin et surtout George Sand elle-même. C'est elle qui, dans le roman, s'appelle Félicité des Touches, ou, du pseudonyme dont elle signe ses livres, Camille Maupin. « Camille est artiste ; elle a du génie et mène une de ces existences exceptionnelles que l'on ne saurait juger comme les existences ordinaires. » On lui demande comment elle fait ses livres : « Mais comme vous faites vos ouvrages de femme, du filet ou de la tapisserie. » Elle a de l'esprit comme un ange et plus de cœur

UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE 20I

encore que de talent. Avec son regard d'une pro- fonde fixité, sa peau brune et ses allures mascu- lines, c'est la parfaite antithèse de la blonde Béa- trix. Elle est sans cesse comparée à celle-ci et elle lui est préférée. On voit tout de suite de quel côté venaient les renseignements. . . et que l'amitié des deux femmes s'était refroidie.

L'occasion de la brouille avait été l'engoue- ment de George Sand pour Chopin, qu'elle avait connu par l'intermédiaire de Liszt et de M"'" d'Agoult. Le 28 mars 1837. de Nohant, George Sand écrit à Liszt : « Dites à Chopin que je le prie de vous accompagner, que Marie ne peut pas vivre sans lui et que moi je l'adore. » Le 5 avril, elle écrit à M"^ d'Agoult : « Dites à Chopin que je l'idolâtre. » M™* d'A- goult fit-elle la commission ? Ce qui est cer- tain, c'est qu'elle répondit : « Chopin tousse avec une grâce infinie. C'est l'homme irrésolu. Il n'y a chez lui que la toux de permanente. » N'est-ce pas bien féminin comme férocité ?

A l'époque il entra dans l'existence de George Sand, Chopin, compositeur et virtuose.

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favori des salons parisiens, était, dans toute la beauté de l'expression, le pianiste à la mode. Il avait vingt-sept ans, étant en 1810. Le succès ce succès qui ne réussit nulle part comme à Paris allait à l'artiste d'abord, dont le jeu délicat s'accommodait à merveille aux dimensions et à l'atmosphère d'un salon ^ Il avouait à Liszt que la foule l'intimidait, qu'il se sentait asphyxié par ces haleines précipi- tées, paralysé par ces regards curieux. Et il ajoutait : « Vous, vous y êtes destiné, car, quand vous ne gagnez pas votre public, vous avez de quoi l'assommer. » On fêtait aussi le mondain. Frêle et maladif, il avait été de tout temps choyé et couvé. Il avait grandi dans un intérieur de famille uni, calme, dans un de ces milieux modestes, tous les détails de la vie quotidienne sont relevés par une naturelle dis- tinction de sentiments et par des habitudes de piété. Le prince Radziwill s'était occupé de son éducation. Il avait été accueilli de bonne

I. Sur Chopin j'ai consulté sa biographie par Liszt une étude de M. Camille Bellaigue, et le volume de M. Elie Poirée paru dans la Collection des musiciens célèbres (chez H. Laurens).

UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE 203

heure dans les cercles les plus aristocratiques, et « les beautés les plus renommées avaient souri à son adolescence ». Il avait été ainsi doublement affiné par la vie du monde et par de douces influences féminines. On sentait tout de suite qu'on avait affaire à un homme bien élevé. Cela se remarque, même chez les pia- nistes. Il arrivait bien cravaté, g-anté de gfants blancs des gants à la Chopin réservé, l'air un peu penché. On le savait malade. On lui connaissait une histoire ou une légende d'amour malheureux. Il avait aimé là-bas une jeune fille qu'on lui avait refusée. On le trou- vait ressemblant à sa musique, dont la phrase rêveuse et mélancolique semblait flotter autour de ce front jeune et pâle. Tel était le charme de langueur qui se dégageait de l'homme ainsi que de son œuvre et qui subti- lement s'insinuait dans les cœurs.

Chopin ne se souciait guère d'entrer en rap- ports avec Lélia. Il n'aimait pas les femmes- auteurs. Et celle-ci lui faisait un peu peur. Liszt, qui doit savoir à quoi s'en tenir, puis- que c'est lui qui les présenta l'un à l'autre,

204 GEORGE SAND

écrit dans sa biographie de Chopin que l'artiste sensitif, et aisément effarouché, redoutait cette « femme au-dessus des autres femmes qui, comme une prêtresse de Delphes, disait tant de choses que les autres ne savaient pas dire. Il évita, il retarda sa rencontre. M"" Sand ignora... cette crainte de sylphe. » C'est elle qui vint à lui. Il est aisé de voir par quoi il lui avait plu. Ce fut d'abord par les mêmes rai- sons qui le faisaient rechercher de toutes les femmes, mais aussi par l'opposition de leurs deux natures. Elle était toute en force, expan- sive et exubérante. Il était discret, secret, mystérieux ; il paraît que le caractère polonais consiste à se prêter, sans jamais se donner ; et un des amis de Chopin disait de lui : « Chopin est plus Polonais que la Pologne. » Ce con- traste même peut être une attirance. Ajoutez que George Sand était très sensible aux séduc- tions de la musique. Mais ce qu'elle vit sur- tout en Chopin, ce fut le type de « l'artiste » tel qu'elle le concevait, rêveur, perdu dans les nuages, incapable de toute activité pratique, « amant de l'impossible ». Et ce fut le malade.

UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE 205

N'était-ce pas elle qui, lors du départ de Mus- set et après ces nuits atroces passées à son chevet, lui écrivait de Venise : « Qui aurai-je à soigner maintenant » ?

En Chopin, elle trouva qui soigner.

Vers le même temps, la santé de son fils Maurice laissant à désirer, elle imagina d'em- mener tout son monde à Majorque.

Oh ! la pitoyable expédition !

Cela ne commença pas mal. Cela ne com- mence jamais tout à fait mal. On était parti par Lyon, Avignon, Vaucluse, Nîmes. A Per- pignan, arrive Chopin « frais comme une rose ». « Notre navigation s'annonce sous les plus heureux auspices. » De là, Barcelone et Palma. De Palma, le 14 novembre 1838, George Sand écrit une lettre enthousiaste : « C'est la poésie, c'est la solitude, c'est tout ce qu'il y a de plus artiste, de plus chiqué sous le ciel. Et quel ciel, quel pays! nous sommes dans le ravissement » '. Hélas ! le désenchan-

I. Voici une lettre inédite de George Sand à M"» Buloz ;

Ma chère Christine, Lundi ij.

Je suis à Palma depuis quatre jours seulement. Mon voyage a

206 GEORGE SAND

tement ne devait pas tarder. La première dif- ficulté fut pour se loger, et la seconde pour se meubler. Ni bois, ni linge. Il faut deux mois pour confectionner une paire de pincettes et

été fort heureux mais assez long comme vous voyez et pénible jusqu'à la sortie de France. J'ai pris vingt fois la plume (comme on dit) pour terminer les cinq ou six pages qui, depuis six mois, manquent à Spiridion . Ce n"est pas la chose la plus facile du monde que de donner la conclusion de sa propre croyance reli- gieuse, et je vous assure qu'en voyage c'est tout à" fait impossible. Je me suis arrêtée dans vingt endroits avec la volonté de me recueillir et d'écrire. Mais ces repos ont été les pires fatigues du voyage. Les visites, les dîners, les promenades, les curiosités, les ruines, la fontaine de Vaucluse, Reboul et les arènes de Nîmes, les cathédrales à Barcelone, les dîners à bord sur les vais- seaux de guerre, les théâtres italiens d'Espagne (quels théâtres et quels Italiens !), les guitares, que sais-je, moi? Le clair de lune à la mer et Palma surtout et Mallorque, la plus délicieuse rési- dence du monde, voilà qui m'écartait terriblement de la philo- sophie et de la théologie. Heureusement, j'ai rencontré ici de superbes couvents en ruines avec des palmiers, des aloès et des cactus, au milieu des mosaïques brisées et des cloîtres délabrés et cela ma remise sur la voie de Spiridion, de sorte que, depuis trois jours, j'ai une rage de travail, mais ju^u'à présent impos- sible à satisfaire, car nous n'avons ni feu ni lieu. Pas d'auberge à Palma, pas de maison à louer, pas de meubles à acheter. Quand on arrive, on commence par acheter du terrain, après quoi on fait bâtir, et puis on commande des meubles. Ensuite on obtient du gouvernement la permission de demeurer quelque part, et enfin au bout de cinq ou six ans, on commence à ouvrir sa malle et à changer de chemise, en attendant qu'on ait obtenu de la douane la permission de faire entrer des souliers et des mouchoirs de poche. Voilà donc quatre jours seulement que nous allons de porte en porte demander à ne pas coucher dehors et nous espérons dans trois jours être installés, car un miracle s'est opéré en notre faveur. Pour la première fois, de mémoire d'homme, à Mallorque, une maison meublée s'est trouvée à louer, maison de campagne charmante dans un désert délicieux...

UN CAS DE MATERNITE AMOUREUSE 207

700 francs de droits pour faire entrer un piano. A grand'peine, nos naufragés trouvèrent-ils à louer la maison de campagne du sieur Gomez, appelée la « 31aison du vent ». Le vent, ce n'était rien ; mais les pluies commencent. Cho- pin ne peut supporter la chaleur et l'odeur des braseros. Sa maladie augmente, Ce fut l'ori- gine de la grande tribulation.

Il faut savoir qu'à cette époque l'Espagne était le dernier pays voyager avec un phti- sique. Dans une magistrale conférence consa- crée à la Lutte contre la tuberculose^ le pro- fesseur Landouzy a montré que, depuis le XVI* siècle, dans les contrées méditerranéennes, en Espagne, aux Baléares, dans le royaume de Naples, on croyait à la contagion de la tuberculose, tandis que le reste de l'Europe l'ignorait complètement. Des ordonnances d'une extrême sévérité avaient été rendues, édictant les mesures à prendre pour éviter la propagation de la maladie. Le phtisique était tenu pour une sorte de pestiféré. Chateau-

I. L. Landouzy. de l'Académie de médecine, la Lutte contre la tuhetculose, i vol. ia-8° (L. Maréilieux).

208 GEORGE SAND

briand s'était heurté à cette épouvante popu- laire, lors de son séjour à Rome avec M""^ de Beaumont qui y mourut poitrinaire au début de l'hiver de 1803. George Sand allait, à son tour, en faire l'épreuve. Quand Chopin fut con- vaincu de phtisie, « ce qui équivaut, dit-elle, à la peste dans les préjugés contagionnistes de la médecine espagnole », le sieùr Gomez les mit tout bonnement à la porte.

Ils se réfugièrent dans la chartreuse de Val- demosa ils occupèrent une cellule.

Le site était merveilleux. Par une pente boi- sée, on arrivait à une terrasse d'où on aperce- vait la mer des deux côtés. « Nous sommes plantés entre ciel et terre. Les nuages traver- sent notre jardin sans se gêner, et les aigles nous braillent sur la tète. » Vous savez qu'une cellule de chartreux se compose de trois pièces : la pièce du milieu est destinée à la lecture, à la prière et à la méditation ; des deux autres pièces, l'une est la chambre à coucher, l'autre l'atelier. Les trois pièces s'ouvrent sur un jardin. Lecture, repos, travail manuel, c'est la vie complète dans un espace restreint sans

UN CAS DE MATERNITE AMOUREUSE 209

doute, mais d'où la vue s'étend à l'infini et la prière monte directement à Dieu. Parmi les bâtiments en ruines de l'énorme monastère, subsistait un cloître le vent poussait des hurlements désespérés : on aurait juré le décor de l'acte des nonnes dans Robert le Diable. « Tout cela faisait bien de cette char- treuse le séjour le plus romantique de cette terre »'. Seulement, il fallait y vivre.

I. George S and écrit à M"" Buloz :

Mercredi,

Je pars pour la campagne je suis installée avec maison meublée et jardin dans un site magnifique pour 50 francs par mois. J'ai en outre arrêté une cellule, c'est-à-dire trois pièces et un jardin pour 35 francs par an dans la chartreuse de Valdemosa, immense et magnifique couvent désert au milieu des montagnes. Notre jardin est jonché d'oranges et de citrons, les arbres en cassent. Nous avons des haies de cactus de vingt et trente pieds de haut, la mer à une demi-lieue, un âne pour aller à la ville, des chemins inaccessibles aux visiteurs, des cloîtres immenses et de la plus belle architecture, une église charmante, un cimetière avec un palmier et une croix de pierre comme celle du III» acte de Robert le Diable, des parterres de buis taillé. Le tout habité par nous seulement, une vieille femme pour nous servir et le sacristain porte-clefs, intendant, majordome, maître Jacques en un mot. J'espère que nous aurons des revenants. La porte de ma cellule donne sur un cloître énorme et quand le vent pousse la porte, on entend comipe une canonnade dans tout le couvent. Je suis dans l'enchantement et je crois que j'habiterai la cellule plus que la maison de campagne qui en est, du reste, éloignée de deux lieues. Vous voyez que la solitude et la poésie ne me manque- ront pas. Si je ne travaille pas bien, il faudra que je sois une f... béte.

(Post-scriptum de la lettre précédemment citée.)

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2IO GEORGE SAND

Pas moyen de se chauffer. Le poêle, espèce de chaudron en fer, dégageait une odeur into- lérable, et n'empêchait pas une telle humidité de régner, que les habits moisissaient sur le corps. Pas moyen de se nourrir. Une cuisine indigeste, composée de cinq sortes de viandes, à savoir : du cochon, du porc, du lard, du jam- bon et du salé. Le tout accommodé à la graisse de porc, cela va sans dire et à l'huile rance. Mieux que cela. On refusa non seule- ment de servir les infortunés voyageurs, mais de leur vendre les denrées de première néces- sité. Car ils avaient scandalisé la population majorcaine. Tout Majorque s'indignait que Solange, alors âgée de neuf ans, courût les montagnes déguisée en homme. Ajoutez que le dimanche, quand retentissait le cornet à bouquin qui appelait les gens aux offices, les étranges « chartreux » de Valdemosa ne bou- geaient pas plus que des païens. On fit le vide autour d'eux. Cependant Chopin souffrait du froid, la cuisine lui donnait des nausées, i^ avait dans le cloître des terreurs folles. Il fal- lut repartir en toute hâte. Notez que l'unique

UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE 2H

bateau à vapeur de Tîle servait à faire le trans- port des cochons qui sont la richesse et l'hon- neur de Majorque, et n'admettait les gens que par surcroît. C'est en cette compagnie hurlante et mal odorante que le malade fit la traversée. Il arriva à Barcelone crachant le sang et se traînant comme un spectre.

George Sand avait raison de dire que ce voyage avait été un « fiasco épouvantable ».

Les résultats pour l'art et pour la littérature furent à peu près nuls. George Sand acheva à Valdemosa son roman de Spiridion déjà com- mencé avant le départ pour l'Espagne . Elle raconta son voyage dans le volume, Un hiver à Majorque, il y a de belles pages des- criptives, et un âpre réquisitoire contre les moines, auteurs de tous les maux de la cara- vane Sand, car n'est-ce pas leur influence qui a abruti et fanatisé les Majorquins ? Quant à Chopin, il n'était guère en état de profiter du séjour, et le fait est qu'il n'en tira aucun parti. Il appréciait médiocrement les beautés de la nature, mais surtout celles de la nature major-

212 GEORGE SAND

caine. Il décrit ainsi dans une lettre à un ami leur installation : « Entre les rochers et la mer, dans une grande chartreuse abandonnée, en une cellule dont les portes sont plus grandes que les portes cochères à Paris, tu me vois sans gants blancs, les cheveux sans frisure, pâle comme d'habitude. Ma cellule a la forme d'une bière de haute dimension... » Ce n'est pas le ton de l'enthousiasme. A-t-il composé quoi que ce soit à Valdemosa? Liszt nous le montre improvisant son Prélude en si àéinol mineur dans des conditions tout à fait dramatiques. Un jour que George Sand et ses enfants étaient partis en excursion, ils furent surpris par l'orage. Chopin, resté à la chartreuse, s'effraya du. danger qu'ils pouvaient courir, tomba en pâmoison et, avant le retour de ses compagnons, improvisa ce Prélude il avait mis toute sa terreur, toute sa nervosité mala- dive... Seulement il paraît que c'est une légende. Il n'y a dans l'œuvre de Chopin aucun écho du séjour à Valdemosa.

Le déplorable voyage à Majorque va de novembre 1838 à mars 1839 î l'intimité de

UN CAS DE 2»IATERNITE AMOUREUSE 213

George Sand et de Chopin devait durer encore huit années.

L'été, Chopin venait s'installer à Nohant. Eugène Delacroix, qui y fit un séjour, note ainsi sa présence : « Par instants il vous arrive, par la fenêtre ouverte sur le jardin, des bouf- fées de la musique de Chopin qui travaille de son côté. Cela se mêle au chant des rossignols et à l'odeur des rosiers. » Chopin goûtait peu Nohant. D'abord il n'aimait la campagne que jusqu'à concurrence de quinze jours, ce qui ressemble beaucoup à ne pas pouvoir la souf- frir. Ensuite, ce qui achevait de lui rendre la campagne haïssable, c'étaient les campagnards. Hippolyte Chatiron était terrible après boire, terrible d'effusions et de cordialité.

L'hiver, à Paris, on habita d'abord rue Pigalle. George Sand y recevait Pierre Leroux, Louis Blanc, Edgar Quinet, Etienne Arago, etc. , etc. Chopin, très peu intellectuel, se sentait mal à l'aise parmi ces littérateurs, ces réfor- mateurs, ces péroreurs et ces discuteurs.

En 1842, on émigra square d'Orléans. Il y avait une sorte de cité habitaient

214 GEORGE S AND

Alexandre Dumas, le caricaturiste Dantan, les Viardot, Zimmermann, et la femme du consul d'Espagne, M.™* Marliani, qui avait attiré tout ce monde. On prenait les repas en commun. C'était la vie de phalanstère '. Et Chopin avait des goûts d'élégance !

Il faut dire que George Saàd le soigna comme elle savait soigner, avec un admirable dévouement. Mais si elle continuait à veiller sur celui qu'elle appelait, avec une bonhomie tant soit peu macabre, son « malade ordinaire », ou même « son cher cadavre », depuis long- temps l'engouement n'y était plus. Le con- traste de deux natures peut bien au début atti- rer ; mais cela ne dure pas, et, le premier enthousiasme passé, l'opposition a son effet logique qui est de désunir. C'est l'avis que Liszt exprime sous une forme un peu baroque, mais qui ne manque pas d'énergie. Il signale tout ce qu'il y avait « d'intolérablement incompa- tible, de diamétralement contraire, de secrète- ment antipathique entre deux natures qui

1. Voir dans Correspondance la lettre 4" novembre 184a h Ch. Duvernet.

UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE 215

paraissaient ne s'être compénétrées par une attraction subite et factice, que pour employer de longs efforts à se repousser avec toute la force d'une inexprimable douleur et d'un véhé- ment ennui. » Le caractère de Chopin, avec les progrès de la maladie, s'était aigri, et, au dire de George Sand, « Chopin fâché était effrayant». Il ne manquait pas d'esprit et s'en- tendait à persifler les gens qui ne lui plaisaient pas. Ajoutez que Solange et Maurice avaient grandi, ce qui rendait la situation un peu déli- cate. Or Chopin avait la manie de se mêler des affaires de la famille. Il y eut, un beau jour, une querelle avec Maurice. D'autre part, George Sand s'étant brouillée avec son gendre Clésinger et sa fille Solange, Chopin prit leur parti. Ce fut l'occasion de la rupture, la der- nière goutte qui fait déborder la coupe... une coupe d'amertume.

Voici un fragment inédit de lettre que George Sand adressait à Grzymala, en mai 1847 : « Il y a sept ans que je vis comme une vierge avec lui... Si une femme sur la terre devait lui inspirer la confiance la plus absolue,

2l6 GEORGE SAND

c'était moi, et il ne l'a jamais compris ; et je sais que bien des gens m'accusent, les uns de l'avoir épuisé par la violence de mes sens, les autres de l'avoir désespéré par mes incar- tades. Je crois que tu sais ce qu'il en est. Lui, il se plaint à moi que je l'ai tué par la priva- tion, tandis que j'avais la certitudç de le tuer si j'agissais autrement » '. Est-il vrai que Cho- pin, avait, à Nohant, pour maîtresse une fille du village? N'insistons pas...

Je voudrais maintenant essayer de caracté- riser la nature de cet épisode de la vie senti- mentale de George Sand. Elle-même nous y aidera. En bonne romantique, elle ne laissait rien perdre de ce qui pouvait se convertir en littérature. Donc elle a fait, avec un soin mi- nutieux, l'analyse de son propre cas, dans un de ses livres aujourd'hui le plus oubliés. L'an- née 1847, q^i fut celle de la rupture, et avant que la rupture n'eût été consommée, George Sand publiait un roman intitulé Lucre^ia Flo-

1. Communiqué par M. S. Rocheblave.

UN CAS DE MATERNITE AMOUREUSE 217

riani, elle a tracé, sous le nom du prince Karol, un portrait de Chopin. Elle se défend que ce soit un portrait, cela va sans dire. Mais les contemporains ne s'y étaient pas trompés. Liszt insère dans la biographie du maître plu- sieurs passages de Lucre^ia Floriani. Ce qui est décisif, c'est que Chopin s'y reconnut. Et la preuve qu'il se reconnut, c'est qu'il se fâcha.

A vrai dire, le portrait n'avait rien de fort désobligeant. En voici quelques traits. « Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait à quinze ans toutes les grâces de l'adolescence réunies à la gravité de l'âge mûr. Il resta délicat de corps comme d'esprit. Mais cette ab- sence de développement musculaire lui valut de conserver une beauté charmante... C'était quelque chose comme ces créatures idéales que la poésie du moyen âge faisait servir à l'orne- ment des temples chrétiens... Rien n'était plus pur et plus exalté en même temps que ses pensées... Toujours perdu dans ses rêveries, il n'avait pas le sens de la réalité... » Voici maintenant son exquise politesse, cette finesse

2l8 GEORGE SAND

et cette nervosité auxquelles il devait une sorte de divination. Et comme il faut, pour qu'un portrait soit vivant, que quelques défauts accompagnent les qualités, on n'a oublié de noter ni ce mystère, se retranchait le prince chaque fois que sa sensibilité était froissée, ni cette humeur susceptible : « Il -avait prodi- gieusement d'esprit ; c'était une finesse sub- tile, moqueuse, point enjouée au fond, une petite gaieté mignarde et persifleuse. » En somme, et s'il est glorieux pour le prince Karol de ressembler à Chopin, il restait fort honorable pour Chopin d'être le modèle d'après lequel avait été dessinée cette figure de neuras- thénique très distingué.

Le prince Karol rencontre Lucrezia Floriani, riche comédienne et même courtisane, de six ans plus âgée que lui, presque sur le retour et assagie. Elle a renoncé à l'amour; elle le croit du moins. « Les quinze années de passion et de tourments qu'elle venait de fournir lui sem- blaient si lourdes et si cruelles, qu'elle se flat- tait de les faire compter double par le Dispen- sateur suprême de nos épreuves. » Car vous

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ne doutiez pas qu'on n'allât mettre le bon Dieu dans l'affaire. « Mais l'implacable destinée n'était pas satisfaite A la première déclara- tion de Karol, Lucrezia cède, en colorant tou- tefois sa chute à ses propres yeux. Il y a biefi dés façons d'aimer, et n'en est-ce pas une désin- téressée, et noble et bienfaisante, que d'aimer comme une mère ? « Je l'aimerai, dit-elle, en couvrant d'un long et puissant baiser le front pâle du jeune prince; mais ce sera comme sa mère l'aimait, aussi ardemment, aussi cons- tamment qu'elle, je le jure. Cette tendresse maternelle, etc. » C'était, paraît-il, la manie de Lucrezia Floriani de fourrer l'instinct ma- ternel partout. Elle entreprit d'englober ses propres enfants à elle et le prince Karol dans une même tendresse. Par une thérapeutique singulière et hardie, elle appelait ses enfants autour du lit du prince. « Karol respirait plus à l'aise lorsque les enfants étaient et que leur pure haleine, mêlée à celle de leur mère, rendait l'air plus souple et plus suave à sa poitrine ardente. » Je veux bien le croire. C'est l'étude de cette situation qui fait le sujet

2 20 GtORGE SAND

même de Lucrepa Floriani. George Sand y a apporté une clairvoyance, une pénétration, un art merveilleux de se connaître soi-même. Elle nous prévient que c'est « une histoire triste et une vérité chagrine ». Il va sans dire qu'elle s'y donne le beau rôle. Mais ce ne peut être de cela que Chopin lui en voulut : c'eût été pour un amant deux fois chevale- resque puisqu'il était polonais bien peu élé- gant. Ce qui nous importe, c'est que George Sand ait noté, et avec une infinie précision, les causes de la rupture : la jalousie de Karol qui ne pouvait manquer de s'éveiller auprès d'une femme dont le passé avait été si orageux, les froissements que font à sa fine nature certains compagnonnages vulgaires, l'irritation qui grandit chez un malade au contact d'une santé si robuste, enfin et surtout le voisinage et j'allais dire la rivalité des enfants. Ces enfants qu'il trouve toujours dans ses jambes, le prince Karol arrive à les prendre en grippe. Lucrezia sera amenée à choisir et à se pro- noncer pour l'une ou l'autre de ces deux sortes de maternité, la maternité selon la

UN CAS DE MATERNITE AMOUREUSE 221

nature et la maternité suivant la convention amoureuse.

Telle est en effet entre George Sand et Chopin, comme entre Lucrezia et le prince, cette nuance spéciale de sentiment : la mater- nité amoureuse. Elle est assez difficile à défi- nir, comme tout ce qui est très complexe. George Sand prétend que, si elle ne se défen- dit pas d'admettre Chopin dans son intimité, ce fut par devoir et à la manière d'un préser- vatif, a Un devoir de plus dans ma vie déjà si remplie et si accablée de fatigue me parut une chance de plus pour l'austérité vers laquelle je me sentais attirée avec une sorte d'enthousiasme religieux » ^ Nous croyons qu'elle s'abuse. Pour ne plus avoir d'amant, en prendre un, c'est un moyen héroïque mais décevant. Il est vrai toutefois qu'il y a dans cet amour autre chose que l'attrait qui a pu la porter vers Musset ou vers Michel. Notons d'ailleurs qu'entre les diverses formes de notre sensibi- lité, c'est un pur jeu d'établir ces divisions si

I. Histoire de ma vie.

222 GEORGE S AND

nettes, ces démarcations si absolues que nous imaginons pour les besoins de la classifica- tion. Entre des sentiments voisins, que le langage distingue en les définissant, il peut y avoir à la source quelque mélange et confusion. N'est-ce pas Alfred de Vigny qui, dans Sain- son, donne pour origine à l'amour, chez l'homme même, le ressouvenir des' caresses de la mère :

Il rôvera toujours à la chaleur du sein ?

Avouons encore qu'il ne faut pas appliquer à l'amour les mêmes raisonnements, suivant qu'il s'agit de l'amour chez l'homme ou chez la femme. Il y a davantage, chez l'homme, orgueil de la possession ; il y a chez la femme plus de tendresse, plus de pitié, plus de cha- rité. Tout cela nous mène à penser que la ma- ternité amoureuse est non pas, comme on l'a souvent dit, un sentiment contre nature, ou une perversion du sentiment, mais plutôt un sentiment il se mêle encore trop d'instinct et d'hérédité mal débrouillée. Mais c'est l'ob- jet même de l'éducation du sentiment que d'y

UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE 223

discerner et d'en éliminer les éléments qui en altèrent l'intégrité. Rousseau appelait M""* de Warens : maman. C'est un homme qui a tou- jours manqué de goût prodigieusement. George Sand a transporté souvent dans ses romans cette conception de l'amour que nous venons de la voir mettre en pratique. Il nous est bien impossible de n'y pas trouver, en dernière analyse, quelque chose de trouble et de con- fus qui nous choque.

Il reste à chercher quelle a été sur l'œuvre de George Sand l'influence de cette intimité avec quelques-uns des plus grands artistes de son temps : A Liszt et à Chopin il faut ajou- ter Delacroix, M.""^ Dorval, Pauline Viardot, Nourrit, Lablache. Elle a connu par eux le milieu artistique. Plusieurs de ses romans seront des romans de la vie des artistes. Les Maîtres Mosaïstes mettaient en scène la rivalité de deux ateliers. La dernière Al dini^ est l'histoire d'un beau gondolier devenu ténor et qui, pour ces deux raisons, tourne la tête des patriciennes. La première partie de Con-

2 24 GEORGE SAND

suelo nous transporte dans les écoles de chant et dans les théâtres de Venise au xviii'' siècle, et nous présente des types observés sur le vif, et si finement dessinés ! le comte Zustiniani, le dilettante, riche protecteur des arts, le vieux maître Porpora, pour qui son art est une sorte de sacerdoce, la Corilla, la prima donna dépi- tée de voir se lever une étoile nouvelle, Anzo- leto, le ténor jaloux d'être moins applaudi que son amie, et enfin et surtout Consuelo, la bonne, la grande Consuelo, la cantatrice géniale.

Les théâtres de Venise m'ont l'air de ressem- bler beaucoup à ceux de Paris et autres lieux. Voyez plutôt ce croquis de la vanité du comé- dien. « Un homme peut-il être jaloux des avan- tages d'une femme ? Un amant peut-il haïr le succès de son amante ? Tu sauras qu'un homme peut être jaloux des avantages d'une femme, quand cet homme est un artiste vani- teux et qu'un amant peut haïr les succès de son amante, quand le théâtre est le milieu ils vivent. C'est qu'un comédien n'est pas un homme, Consuelo; c'est une femme. Il ne vit

UN CAS DE MATERNITE AMOUREUSE 225

que de vanité maladive ; il ne songe qu'à sa- tisfaire sa vanité : il ne travaille que pour s'e- nivrer de vanité. La beauté d'une femme lui fait du tort. Le talent d'une femme efface le sien. Une femme est son rival, ou plutôt il est le rival dune femme; il a toutes les petitesses, tous les caprices, toutes les exigences, tous les ridicules dune coquette. » Telle est la note dans cette peinture des choses et des gens de théâtre. Comment douter que ce ne soit la note

juste ?

Toutefois, et d'une manière générale, l'idée

que George Sand se fait de l'artiste est exacte- ment celle que le romantisme avait accréditée. Vous savez quel être à part, dispensé des règles sociales et morales, quel « monstre » le roman- tisme a fait de l'artiste. C'est un de ses dogmes que les nécessités de l'art sont incompatibles avec les conditions d'une vie rangée. Par définition, un artiste ne peut être un bourgeois, puisqu'il est précisément le contraire. Vous vous rappe- lez la tirade de l'acteur Kean dans le drame du bon Dumas intitulé si cocassement Kean ou Désordre et Génie : « Il faut qu'un acteur

2 26 GEORGE S AND

connaisse toutes les passions pour les bien ex- primer. Je les étudie sur moi-même... » Et il ajoute : «Avoir de l'ordre c'est cela. Et le génie, qu'est-ce qu'il deviendra, pendant que j'aurai de l'ordre ? » C'est absurde. L'artiste n'est pas celui qui a ressenti davantage, mais celui qui est le mieux doué pour imaginer des états de sensibilité et pour en réaliser l'expression. Nous savons de reste que l'irrégularité de la vie n'est ni l'origine ni la marque d'une extra- ordinaire valeur d'esprit. Tous les éclopés de la vie de bohème sont pour prouver que, si ce genre de vie ne saurait faire naître le génie, en revanche il est très propre à para- lyser le talent. Seulement combien il est com- mode pour l'artiste ou pour toute autre variété de surhomme de se persuader que la morale ordinaire n'est pas faite pour lui ! Et le meilleur argument contre cette théo- rie, ne serait-ce pas l'exemple nième de George Sand? L'artiste chez elle fut émi- nemment une bourgeoise régulière et labo- rieuse.

L'art pour lequel George Sand a montré le

UN CAS DE MATERNITE AMOUREUSE 227

plus de goût, c'est la musique. Cela est digne de remarque. Dans l'une de ses Lettres d'un ^^'"^ Voyageur^ elle célèbre Liszt aux orgues de Fribourg attaquant le Dies irœ. Elle en con- sacre une autre à louer Meyerbeer. En maints >*•''' endroits, elle a analysé les différentes formes de l'émotion musicale. Or, l'une des idées chères au romantisme était celle de l'union et de la fusion de tous les arts. Le littérateur peut, et en quelque manière il doit, avec des mots, produire les mêmes effets que le peintre avec les couleurs et le statuaire avec les lignes. Et on sait combien sculpteurs ou peintres romantiques ont mis de littérature dans leur art. Mais il est vrai que les écrivains romantiques s'étaient montrés moins disposés à faire à la musique le même accueil qu'aux arts plastiques. Sans rappeler la boutade attribuée à Théophile Gautier et d'après laquelle la musique serait « le plus désagréable et le plus cher de tous les bruits », ni Lamartine, ni Hugo, ni aucun des grands écrivains de cette période ne fut influencé par elle. Musset, le premier, je crois, et peut-être par dandysme

2 28 GEORGE S AND

autant que par conviction, s'en montra pas- sionné.

Fille de la douleur, Harmonie, Harmonie, Langue que pour l'amour inventa le génie, Qui nous viens d'Italie, et qui lui vins des cieux, Douce langue du cœur, la seule la pensée, Cette vierge craintive et d'une ombre offensée. Passe en gardant son voile et sans craindre les yeux, Qui sait ce qu'un enfant peut entendre et peut dire Dans tes soupirs divins nés de l'air qu'il respire, Tristes comme son cœur et doux comme sa voix?

George Sand, d'accord avec lui, réclame pour « le plus beau de tous les arts » l'honneur de pouvoir peindre « toutes les nuances du sen- timent et toutes les phases de la passion »... « La musique peut tout exprimer. La descrip- tion des scènes de la nature trouve en elle des couleurs et des lignes idéales, qui ne sont ni exactes, ni minutieuses, mais qui n'en sont que plus vaguement et plus délicieusement poétiques. » ^ Pénétrez de musique la littéra- ture, vous aurez la phrase de George Sand, plus lyrique et plus musicale que pittoresque, ou

I. Onzième Lettre d'un Vovagenr : à Giacomo Meyerbeer.

UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE 229

la Strophe doucement berceuse de Sully-Prud- homme, ou l'imprécise mélodie de la chanson verlainienne : « De la musique avant toute chose... » Il serait absurde d'exagérer ici l'ac- tion exercée par George Sand et de lui attri- buer une importance qu'elle n'a pas eue sur l'évolution poétique ; mais il n'est que juste de remarquer que si la musique, longtemps sus- pecte au goût net et bien portant des clas- siques, ne cesse d'envahir la société d'aujour- d'hui et de nous entrer davantage dans les moelles, la prédilection de George Sand pour l'art moderne entre tous , est encore un trait par elle est bien des nôtres, et par ses tendances sont marquées au coin de l'actualité.

PIERRE LEROUX

VII LE RÊVE HUMANITAIRE

PIERRE LEROUX. LES ROMANS SOCIALISTES

Nous avons vu jusqu'ici George Saiid mettre dans son oeuvré ses souffrances et ses révoltes de femme, ou ses rêves d'artiste. Mais l'écri- vain du XIX® siècle ne borne pas ses ambitions à cette tâche modeste. Il appartient à une cor- poration qui a compté parmi ses membres Voltaire et Rousseau. Les philosoplies du XVIII® siècle ont déplacé l'objet de la littéra- ture. D'un instrument d'analyse ils ont fait une arme de combat, incomparable pour attaquer les institutions et renverser les gouvernements'. Le fait est que, depuis l'époque de la Restau- ration, nous ne verrons presque pas un écri- vain, du philosophe au vaudevilliste et du pro-

2 32 GEORGE SAND

fesseur au chansonnier, qui ne tienne à remplir sur le chemin de l'humanité sa fonction de flambeau. Les poètes feront des Révolutions, pour donner un démenti à Platon qui les chas- sait de sa République. Et comme Sophocle, à Athènes, pour avoir fait une bonne tragédie, fut nommé général, les romanciers, les dra- maturges, les critiques et les faiseurs de calembours se consacreront à la confection des lois.

George Sand est trop de son temps pour se tenir en dehors d'un tel mouvement. Nous avons maintenant à l'envisager dans son rôle social.

Aussi bien, ne pouvons-nous douter de quel côté l'entraîneront ses sympathies. Elle a été en lutte avec les institutions : elle ne doute pas que les institutions n'eussent tort. Elle constate qu'il y a beaucoup de souffrances de par le monde : puisque la nature humaine est fonciè- rement bonne, c'est donc que la société est mau- vaise. Elle est romancière : elle considère que les solutions les plus satisfaisantes sont celles il entre le plus d'imagination et de sensibi-

LE REVE HUMANITAIRE 233

lité et que la meilleure politique est celle qui ressemble davantage à un roman.

Suivons-la donc, d'étape en étape, sur les routes de l'utopie. A vrai dire, dans cette grande fabrique de systèmes et dans ce ma- gasin de panacées qu'était la France de Louis- Philippe, il n'y avait qu'un embarras : celui du choix.

Le premier en date des nouveaux évangiles fut celui des saint-simoniens. Quand George Sand arriva à Paris, le saint-simonisme y était une des curiosités proposées à l'ébahissement des provinciaux. Parodie de religion, il était organisé en église avec un Père en deux per- sonnes qui étaient Bazard et Enfantin. Le culte se célébrait dans un bouis-bouis. Il y avait un costume : pantalon blanc, gilet rouge et tunique bleue. Les jours le Père descen- dait avec ses enfants des hauteurs de Ménil- montant, je vous prie de croire qu'on ne s'ent nuyait pas dans les rues. Toutefois il restai- dans l'organisation saint-simonienne une impor- tante lacune. Pour compléter le « couple sacer- dotal », il eût fallu une femme qui fût venue

2 34 GEORGE S AND

prendre place auprès du Père. On demandait une Mère à tous les échos ; on lui donnait rendez-vous au plus prochain jour : on ne voyait rien venir. Déjà Saint-Simon avait essayé de « tenter « M"Me Staël. Il lui avait dit : « Je suis un homme extraordinaire. Vous êtes une femme non moins extraordinaire. A nous deux, nous aurions un enfant encore plus extraordinaire. » M""* de Staël ne se sou- cia pas de collaborer à la confection de ce pro- dige. Quand parurent les premiers romans de George Sand, une grande espérance traversa le monde saint-simonien. Voilà celle qu'on atten- dait, la femme libre qui, ayant médité sur le sort de ses « sœurs », formulerait la Déclaration des droits et devoirs de la femme ! On dépêcha au- près d'elle Adolphe Guéroult, rédacteur en chef de l'Opinion nationale. Mais notre Berri- chonne avait un fond solide de bon sens. Cette fois encore, on attendit vainement la Mère : elle ne vint pas. C'est alors qu'on eut l'idée d'aller la chercher en Orient. Une mission s'organisa. Ils étaient douze, vêtus de blanc, en signe du vœu de chasteté, le bâton de pèlerin à la main.

LE RÊVE HUMANITAIRE 235

Ils mendiaient le long des routes et couchaient quelquefois à la belle étoile, mais plus sou- vent au poste... Toutefois, et quoiqu'elle ne fût pas séduite par ce genre de maternité, George Sand resta en rapports avec les saint- sim-oniens. Elle assista à l'une de leurs réu- nions à Ménilmontant. La Correspondance imprimée contient une lettre qu'elle adresse à la famille saint-simonienne de Paris. Le fait est qu'elle en avait reçu, pour le i" jan- vier 1836, un grand assortiment de cadeaux, pas moins de cinquante-neuf articles, parmi lesquels je relève : une boîte à robes, une paire de bottes, un thermomètre, un porte- mousqueton, un pantalon d'homme et un corset. Le saint-simonisme fut universellement raillé. Mais on a bien tort de croire que le ridicule tue en France. Il est, au contraire, un excellent moj^en de réclame, un puissant instrument de propagande : c'est une force. Le saint-simo- nisme est à l'origine de toutes les doctrines humanitaires qui vont pulluler sur ses débris. Un de ses dogmes essentiels est celui de la diffusion de l'âme dans l'humanité et des

236 GEORGE SAND

renaissances successives; Enfantin disait : « Je sens le vieux saint Paul qui vit en moi. » Un autre est celui de la réhabilitation de la chair. Le saint-simonisme proclame l'égalité de l'homme et de la femme, celle de l'industrie vis-à-vis de l'art et de la science, et la néces- sité d'une répartition nouvelle des richesses modifiant le régime de la propriété et augmen- tant à l'infini les attributions de l'État, C'est en somme la première des doctrines qui vont rendre sa misère insupportable au prolétaire, en lui proposant pour unique idéal la posses- sion du bonheur ici-bas et prêtant à la con- voitise du bien-être matériel l'apparence men- songère d'une religion.

George Sand avait un point vulnérable : sa générosité. En lui donnant à croire qu'elle tra- vaillait pour le bien des déshérités, on l'eût menée au bout du monde. On l'y mena en effet.

Entre autres grands esprits qui furent trou- blés par le voisinage du saint-simoniSme, faut-il s'étonner de voir Lamennais? Quand George Sand le connut, il avait cinquante-trois

LE REVE HUMANITAIRE 237

ans ; il avait rompu avec Rome ; il était l'au- teur apocalyptique des Paroles d'un croyant. Il transportait dans sa foi révolutionnaire toute l'ardeur de son âme aimante, créée pour l'apostolat et à laquelle eût si bien convenu la qualification de « cathédrale désaffectée ». Ce fut Liszt qui, en 1835, lors du « procès monstre », l'amena chez George Sand et le fit consentir à monter jusqu'au « grenier » du poète. Elle en trace ce portrait : « M. de Lamennais, petit, maigre et souffreteux, n'avait qu'un faible souffle de vie dans la poitrine ; mais quel rayon dans sa tête ! Son nez était trop proéminent pour sa petite taille et pour sa figure étroite. Sans ce nez disproportionné, son visage eût été beau... On l'amusait avec un rien. Une niaiserie, un enfantillage le faisait rire. Et comme il riait! »* Gaieté de séminariste. M. Féli resta toujours et quand même Vabbé de Lamennais. George Sand l'admira passionnément. Elle prit son parti contre quiconque l'attaquait, dans la troisième

I. Histoire de ma vie.

238 GEORGE SAND

Lettre d'un voyageur^ dans la Lettre à Ler- minier^ dans l'article sur Amshasp ands et Darvands. (C'est le titre d'un ouvrage de Lamennais, ces mots baroques désignant les génies du bien et du mal dans la mythologie zoroastrienne. George Sand proposait de pro- noncer Chenapans et Pédants.) Elle accepta, elle qui avait horreur du journalisme, d'écrire dans le journal de Lamennais, le Monde. « Il est si bon et je l'aime tant, que je lui donnerai autant de mon sang et de mon encre qu'il m'en demandera. » ^ Elle ne lui donna pas de son sang, et il n'accepta pas beaucoup de son encre. Elle commença de publier au Monde les fameuses Lettres à Marçie, dont nous avons déjà parlé pour montrer que George Sand y atténua singulièrement la primitive âpreté de son féminisme, qui pourtant effarouchèrent Lamennais, et qu'elle dut interrompre en cours de publication. Le féminisme fut entre eux le germe de dissidence. Lamennais disait : « Elle ne pardonne pas à saint Paul d'avoir dit :

I. Correspondance : i, Jules Janin, 15 février 1837.

LE REVE HUMANITAIRE 23g

Femmes, obéissez à vos maris ! » Et tandis qu'elle continuait à saluer en lui « un de nos saints », le « père de notre Église nouvelle », lui se détachait d'elle et de son milieu, et s'ex- primait sur son compte avec une sévérité et une verdeur qu'il importe de noter au passage. Les lettres de Lamennais au baron de Vi- trolles contiennent de nombreuses allusions à George Sand; elles sont des plus désobli- geantes. Que dites -vous de ceci : « Je n'en- tends plus parler de la Carlotta (M™* Marliani) ni de George Sand, ni de M"" d'Agoult. Seu- lement je sais qu'il y a bien des brouilleries entre elles. Elles s'aiment comme ces deux diables de Lesage, l'un desquels disait : « On nous réconcilia, nous nous embrassâmes ; depuis ce temps-là, nous sommes ennemis mor- tels. » Ailleurs il rapporte un on-dit d'après lequel George Sand, dans son roman d'Horace^ aurait placé un portrait aussi peu flatté que possible de son amie, de sa bonne, sa tendre, son excellente amie, ^Sl""" d'Agoult, VArabella des Lettres d'un Voyageur. « Les portraits se suivent, tous ressemblants, sans pourtant se

2 40 GEORGE SAND

ressembler. » Dans le même Horace^ un por- trait de Mallefille, cher autrefois « pendant son quartier » et abhorré maintenant. Il conclut : « Ah! que je me trouve heureux d'être oublié de ces gens-là ! Je ne crains pas, certes, leur indifférence, je ne craindrais que leur empres- sement... Vous direz ce que vous voudrez, mon bon ami : ce monde-là ne me tente pas du tout. Futilité, méchanceté dissoutes dans beaucoup d'ennui, en somme mauvaise drogue. » Et il raille, en des termes qu'il est assez difficile de citer, l'enthousiasme de caillettes d'une Marliani, même d'une George Sand, pour les théories de Pierre Leroux, auxquelles elles ne comprennent ni a ni b, mais qui tout de même les chatouillent agréablement. Si Lamennais est le maître, en vérité George Sand ne fut pas le disciple préféré.

A l'enseignement de ce maître elle dut d'abord de préciser ses idées sur le catholi- cisme — ou contre lui. Elle en est l'adversaire décidée, parce que l'Eglise a étouffé l'esprit de liberté, qu'elle a jeté un voile mensonger sur la parole du Christ et qu'elle est l'obstacle au

LE RÊVE HUMANITAIRE 24 1

règne de la sainte égalité. Surtout ce qu'elle doit à Lamennais c'est une autre leçon, d'un tout autre caractère. Lamennais est, au XIX* siè- cle, celui qui a livré le plus beau combat à l'in- dividualisme, au « scandale de l'adoration de l'homme par l'homme »^ Sous son influence, George Sand se détache du point de vue per- sonnel, cesse de tout rapporter à soi-même, et découvre l'importance de la vie des autres. C'est, si vous voulez bien y faire attention, une phase nouvelle qui commence dans l'histoire de ses idées. Lamennais est à l'origine de cette trans- formation, encore qu'elle se personnifie dans un autre, et que cet autre s'appelle Pierre Leroux.

Étrange mystère, entre tant d'autres, que celui de la prise de possession d'un esprit par un autre esprit ! De grandes intelligences que nous avons approchées n'ont mis sur nous aucune empreinte ; d'autres, médiocres, infé- rieures peut-être à la nôtre, nous ont gouvernés. Ce Pierre Leroux, auprès d'un Lamennais,

I. Cf. Brunbtiére, Evolution de la poésie lyrique, I, p. 310.

16

242 GEORGE S AND

quel chétif personnage ! Il avait été composi- teur d'imprimerie, avant de fonder le Globe qui devait entre ses mains devenir un organe saint-simonien. Semi-bourgeois, semi-ouvrier, il était mal bâti, lourd, pliant sous le poids d'une chevelure énorme qui appelait le crayon du caricaturiste, timide et gauche.>Il paraissait tout de même dans les salons, pour y jouer un personnage ridicule : « Il faut que vous sachiez, écrit Béranger à la date du 20 janvier 1840, que notre métaphysicien s'est fait un entourage de femmes, à la tête desquelles sont M""*^ Sand et Marliani, et que c'est dans des salons dorés, à la clarté des lustres, qu'il expose ses prin- cipes religieux et ses bottes crottées. » George Sand en plaisantait, à l'occasion. Par exemple, dans une lettre à M'"*= d'Agoult : « Il est très drôle quand il raconte son apparition dans votre salon de la rue Laffitte. Il dit : « J'étais tout crotté, tout honteux. Je me cachais dans un coin. Cette dame est venue à moi et m'a parlé avec une bonté incroyable. Elle était bien belle ^ »

I. Correspondance : à M"» d'Agoult, 16 octobre 1837.

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Décidément deux traits frappaient dans son extérieur : sa malpropreté et son air queue- rouge. Sa pensée, obscure par elle-même, s'exprimait dans une forme qui l'obscurcissait encore. On a dit spirituellement qu'à force de creuser ses idées il s'y enfouissait ^ Plus tard, dans les assemblées, il fut célèbre pour l'am- phigouri de ses harangues interminables et inintelligibles.

Et pourtant les fumées de ce cerveau fu- rent pour George Sand, qui n'était point une sotte , la colonne lumineuse en marche de- vant elle. Cette philosophie de brouillard lui parut claire comme le jour, parla à son cœur en même temps qu'à son esprit, résolut ses doutes, lui procura le calme, la force, la foi, l'espérance et l'amour patient et persévé- rant de l'humanité. Ainsi vont les choses. Apparemment, avec cette faculté merveilleuse qu'elle avait de toujours idéaliser, elle s'était fabriqué un Pierre Leroux à son usage et plus beau que nature. Il était besogneux, et la pau-

I. P. Thureau-Dajjgin, Histoire de la monarchie de Juillet.

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vreté sied à l'homme de pensée. Il était embar- rassé de sa personne, et le spéculatif, quand il redescend de la région des idées sur notre terre, ne s'y dirige qu'à tâtons. Il était nuageux, et elle se souvenait de la définition de Voltaire que, lorsque celui qui parle ne se comprend pas lui-même, c'est de la métaphysique. Si Chopin avait pour elle personnifié l'artiste, Pierre Leroux, hirsute et abscons, embrous- saillé dans ses propos comme dans sa cheve- lure, figure à ses yeux dociles : le philosophe.

Elle salua en lui le chef et le maître. Tu duc a e tu maestro.

Elle écrit, le 14 février 1844, ces lignes ex- traordinaires : « Il faut bien que je vous le dise. George Sand n'est qu'un pâle reflet de Pierre Leroux, un disciple fanatique du même idéal, mais un disciple muet et ravi devant sa parole, toujours prêt à jeter au feu toutes ses œuvres pour écrire, parler, penser, prier et agir sous son inspiration. Je ne suis que le vulgarisa- teur à la plume diligente et au cœur impres- sionnable, qui cherche à traduire dans des ro- mans la philosophie du maître. » Ce que ces

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lignes ont encore de plus extraordinaire, c'est qu'elles sont littéralement exactes. Tout le secret de la production de George Sand pen- dant dix ans est là. Avec Pierre Leroux et Louis Viardot, elle va fonder une Revue, la Revue indépendante, elle insérera non seu- lement des romans, à commencer par Horace refusé par Buloz, mais des articles de propa- gande philosophico-sociale. Il y a mieux. C'est la romancière elle-même qui prend le mot d'ordre chez le sociologue. Comme Mascarille mettait toute l'histoire romaine en madrigaux, elle met en romans la philosophie de Pierre Leroux.

Qu'est-ce donc qu'elle a vu dans Pierre Le- roux ? Et auxquelles de ses idées s'est-elle atta- chée de préférence ?

Une des idées chères à Leroux était celle de l'immortalité, mais d'une immortalité qui n'a guère de rapports avec celle du christianisme. S'il nous fait revivre après notre mort, ce n'est pas dans un autre monde , c'est dans Ihumanité. La métempsycose, à cette époque, était à la mode. Jean Reynaud, Lamennais

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faisaient voyager les âmes d'astres en astres : Pierre Leroux admet la métempsycose sur la terre. « Nous sommes, disait-il, non seulement les fils et la postérité de ceux qui ont déjà vécu, mais au fond et réellement les générations an- térieures elles-mêmes. » Nous avons parcouru des existences antérieures dont nous n'avons pas conservé la mémoire, mais dont il se peut qu'il nous revienne des réminiscences frag- mentaires.

Cette idée avait vivement impressionner George Sand. Elle lui inspire les Sept cordes de la lyre, Spiridion, Consuelo, la Com- tesse de Rudolstadt, tout le cycle des romans philosophiques.

Les Sept cordes de la lyre sont un poème dramatique pastiché de Faust. Maître Albertus est le vieux docteur conversant avec Méphis- tophélès. Il a une pupille, Hélène, et une lyre. Un esprit réside dans cette lyre. Vainement le peintre, le maestro, le poète, le critique essaient d'en faire vibrer les cordes : elle reste muette. Au contraire, Hélène, sans même y poser les mains, en tire une harmonie magnifique.

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D'ailleurs, elle est folle. Etc. Comprenez-vous? Moi non plus. Albertus lui-même, à un certain moment, déclare : « Tout ceci a un sens poé- tique d'un ordre assez élevé peut-être, mais pour moi excessivement vague. » Je suis tout à fait de l'avis d'Albertus. Et je pourrais, comme un autre, avec un peu de travail, vous donner de ce logogriphe une interprétation qui aurait Tair de quelque chose. J'aime mieux vous dire que je n'y vois goutte. L'auteur n'y a peut-être pas vu beaucoup plus clair. C'est de la méta- physique.

Notez pourtant ce tableau Hélène, por- tant la lyre magique, grimpe, au risque de se tuer, jusqu'à la flèche du clocher et tient de des discours inspirés. Cela ne vous fait-il pas songer à Solness le constructeur, au haut de sa tour ? Aussi bien que Tolstoï, Ibsen a lu George Sand et s'en est souvenu.

Spiridion nous introduit dans un étrange couvent l'on voit les portraits détachés de leur cadre errer à travers les cloîtres, et le fondateur Hébronius revit dans la personne du père Alexis qui n'est autre que Leroux.

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Mêmes imaginations dans Consuelo. Je vous ai déjà parlé de la première partie du roman, celle qui se passe à Venise dans les écoles de musique et dans les théâtres de chant. Qui eût cru que la charmante diva, l'élève du Porpora, fût réservée à de si étranges aventures ? Elle arrive en Bohème, au château de Rudolstadt, on a soin de l'avertir qu'il se passe des choses peu communes. Le comte Albert de Rudolstadt est sujet à des crises nerveuses, à des léthargies : il disparaît du château et y reparaît, sans qu'on sache pourquoi ni comment. Il croit avoir été Jean Ziska. Et probablement il l'a été. Il a assisté à des événements qui se sont passés il y a trois cents ans et dont il fait des récits de témoin. Consuelo découvre la retraite d'Albert : c'est une caverne creusée dans la montagne prochaine et qui communique par un puits avec son appartement. Le château de Rudolstadt est bâti sur le même plan architectural que les châteaux d'Anne RadclifFe. Après avoir passé quelque temps dans ce milieu halluciné et hal- lucinant, Consuelo se remet en route, rencontre Haydn, traverse avec lui le Bœhmer Wald,

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arrive à Vienne elle est présentée à Marie- Thérèse et engagée au théâtre impérial. Ce- pendant elle est rappelée au château de Ru- dolstadt, pour y recevoir le dernier soupir d'Albert qui l'épouse in extremis, non sans lui avoir tenu ce discours : « Je vais te quitter pour un peu de temps. Et puis je reviendrai sur la terre par la manifestation d'une nou- velle naissance. » Lui aussi, il a lu Pierre Le- roux. Est-ce de cela qu'il est tombé malade?

Un roman d'aventures du genre de Gil Blas, de la Vie de Marianne et de Wilhehn Meister, un roman historique passent Joseph Haydn et Marie -Thérèse et le ba- ron de Trenk, mais aussi toute l'histoire des Hussites, un conte fantastique agrémenté de digressions sur la musique et les chants popu- laires, et reviennent avec une insistance d'idée fixe les divagations de la métempsycose terrestre tel est ce récit disparate, touffu, baroque, sillonné de lueurs, semé de beautés et dont la lecture irritante vous laisse courbaturé et inquiet.

Consuelo reparaîtra dans un autre roman...

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A cette époque, il ne suffisait pas qu'un roman eût plusieurs volumes ; on voulait encore qu'il eût une suite, comme Vingt ans après faisait suite aux Trois Mousquetaires, et le Vicomte de Bragelonne faisait suite à cette suite. Nos grands-parents avaient un pouvoir de s'ennuyer qui fait honte à notre frivolité... C'est ainsi que la Comtesse de Rudolstadt fera suite à Consuelo. Entre temps, Pierre Leroux avait mis George Sand aux études sur la franc-ma- çonnerie : elle s'y déclarait, en 1843, plongée (( comme dans un abîme de folies et d'incerti- tudes, » et en train d'y « barboter » avec courage. « Je suis dans la franc -maçonnerie jusqu'aux oreilles; je ne sors pas du Kaddosh, du Rose- Croix et du Sublime Écossais. Il en est résulté un roman des plus mystérieux. » Ce roman mystérieux, c'est la Comtesse de Rudolstadt . Donc Consuelo qui, par son mariage avec Albert, est devenue comtesse de Rudolstadt, continue son tour d'Europe. Elle est mainte- nant à Berlin, à la cour de Frédéric II. Et voici Voltaire, La Mettrie et les soupers de Sans- Souci, et Cagliostro et Saint-Germain et les

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sciences occultes. Frédéric II fait jeter Con- suelo en prison, sans qu'on sache du tout pour- quoi, si ce n'est que, pour pouvoir s'évader, il est nécessaire d'avoir au préalable été enfer- mée. De mystérieux sauveteurs se sont inté- ressés à Consuelo et l'ont transportée dans une demeure étrange vont commencer pour elle les étonnements, sorte de palais des Illusions. D'une pièce obscure elle se trouve soudain transportée dans une salle éblouissante de lu- mières. « Au fond de cette pièce, dont l'aspect et le luminaire étaient vraiment sinistres, elle distingua sept personnages enveloppés de manteaux rouges et la face couverte de masques d'un blanc livide qui les faisaient ressembler à des cadavres. Ils étaient assis derrière une longue table de marbre noir. En avant de la table et sur un gradin plus bas, un huitième spectre, vêtu de noir et masqué de blanc, était également assis. De chaque côté des murailles latérales, une vingtaine d'hommes à manteaux et à masques noirs étaient rangés dans un pro- fond silence. Consuelo se retourna et vit der- rière elle d'autres fantômes noirs. A chaque

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porte, il y en avait deux debout, une large épée brillante à la main » *.

sommes-nous? Chez le diable ou à l'Am- bigu? Non, mais dans une société secrète : les Invisibles. Consuelo passera par tous les de- grés de l'initiation : elle vêtira la robe de mariée et la robe de veuve. Elle subira toute la série des épreuves, et verra défiler tout l'at- tirail des cercueils, draps mortuaires, spectres et simulacres de tortures... Le récit de ces cérémonies occupe à peu près tout le roman. Le but de George Sand a été de mettre en scène le mouvement de sociétés secrètes si intense au XVIII* siècle et qui, dirigé à la fois contre le pou- voir monarchique et contre l'Eglise, a contri- bué à préparer la Révolution, et lui a donné tout à la fois ce caractère international et cette allure mystique, qui sans cela seraient à peu près incompréhensibles.

Telle est, de Spiridion à la Comtesse de Rudolstadt, cette série de romans fantasti- ques avec revenants, souterrains, cachettes,

I. La Comtesse de Rudolstadt.

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hallucinations, apparitions. Le malheur est qu'on ne sait plus bien aujourd'hui à quelle catégorie de lecteurs ils s'adressent. Car pour ce qui est de nous autres, les grandes per- sonnes, la moindre parcelle de vérité ferait beaucoup mieux notre affaire. Mais pour ce qui est de nos enfants, Monte-Cristo leur plaît bien plus que Consuelo, et ils préfèrent à Spiridion le Petit Poucet. Seulement, à l'époque ils parurent, etquoiqueBuloz regim- bât à toute cette philosophie, ces romans étaient tout à fait au goût du jour. La manie du fan- tastique s'était emparée de personnes graves et avait brouillé d'honnêtes cervelles. Ballan- che écrivait la Palingénésie et Edgard Quinet Ahasvérus. On se mouvait à travers les âges, on parcourait l'immensité des siècles, comme si Wells eût déjà inventé sa Machine à explo- rer le temps. Dans un pays d'esprit net, d'in- telligence positive , comme le nôtre , cela surprend. C'était le résultat d'infiltrations venues de l'étranger. Nul doute qu'il n'y eût alors quelque chose de malade dans l'âme de chez nous.

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Et il y avait quelque chose de pourri dans le royaume de France. On le vit bien à cette fièvre de doctrines socialistes qui fit explosion aux environs de l'année 1840. Que préférez- vous ? Le Phalanstère de Fourier, la Pha- lange de Considérant ou VIcarie de Cabet, dont le fameux Voyage paraît cette année-là même? A quelque sauce que ce soit, vous serez mangés, et mangés par l'État. L'État loge, habille, réglemente, tyrannise. C'est l'État patron, l'État fournisseur, l'État nour- risseur, un rêve de félicité! Buonarotti, ancien complice de Babeuf, prêche le communisme. Louis Blanc publie son Organisation du travail, il fait appel à la révolution poli- tique, avant-goût de la révolution sociale. Proudhon publie son Mémoire sur la pro- priété^ où se trouve la phrase fameuse : « la propriété c'est le vol ». Il s'y déclare anar- chiste, et le fait est que l'anarchie est déjà par- tout. Un mal nouveau vient d'apparaître sou- dain, et, par une ironie cruelle, il est la consé- quence logique de ce développement industriel dont le siècle est si fier : toute cette richesse

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a eu pour résultat de créer une forme nouvelle de la misère, plus âpre que l'ancienne, envieuse, jalouse, qui met au cœur un ferment de haine et une ardeur de destruction.

C'est encore Pierre Leroux qui amena George Sand au socialisme. Aussi bien, elle y allait d'elle-même. Depuis longtemps, elle avait élevé dans son cœur un autel à cette entité, le Peuple, qu'elle parait de toutes les vertus.

Au peuple appartient l'avenir, tout l'avenir, et d'abord celui de la littérature.

La poésie est un peu fatiguée. Pour la rajeu- nir, comptons sur les poètes prolétaires ! Juste- ment il venait d'en surgir un. Charles Poney, de Toulon, ouvrier maçon, publie en 1842 un volume de vers : Marines. George Sand l'adopte : il est la démonstration de sa théorie, l'exemple qui illustre son rêve. Elle le félicite, elle l'encourage. Elle lui déclare sans bargui- gner : «Vous êtes un grand poète. » Elle l'an- nonce à ses amis : « Avez-vous lu Baruch ? Avez-vous, lu Poney, poète maçon de vingt ans ? » Elle leur signale le livre de Poney, elle en souligne les beautés, elle demande un

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peu de réclame. A titre d'ami de George Sand, je me suis procuré les Marines de Charles Poney et je suis allé aux endroits signalés à mon admiration. C'est d'abord la Méditation sur les toits. Le poète est retenu sur les toits par quelque ouvrage de maçonnerie. Il mé- dite :

Le travail me retient bien tard sur ces toitures...

Et il songe à ce qu'on trouverait si, comme l'Asmodée du Diable boiteux, on enlevait ces toits pour apercevoir ce qui se passe dans les appartements. Hélas ! ce n'est pas partout la concorde de l'âge d'or.

Que de fois contemplant cet amas de maisons Qu'étreignent nos remparts couronnés de gazons Et ces faubourgs naissants que la ville trop pleine Pour ses enfants nouveaux élève dans la plaine. Immobiles troupeaux notre clocher gris Semble un pâtre au milieu de ses blanches brebis, J'ai pensé que, malgré notre angoisse et nos peines, Sous ces toits paternels il existait des haines, Et que des murs plus forts que ces murs mitoyens Séparent ici-bas les cœurs des citoyens.

Donc, appel à la concorde. Frères, rallions^ nous, etc.

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L'intention est bonne et surtout, pour aller avec citoyens, il me paraît que murs mitoyens est une rime riche, imprévue et tout à fait digne d'un homme de la partie.

Autre pièce très admirée de George Sand ; le Forçat.

Regardez le forçat sur la poutre équarrie Poser son sein hàlé que le remords carie...

En vérité, quand Banville se vantera d'in- venter la rime calembour, il ne sera qu'un plagiaire de Charles Poney !

Autre pièce : V Hiver (Aux Riches) . Le poète constate avec chagrin que l'hiver

... qui remplit les salons, les théâtres, Remplit aussi la Morgue et les amphithéâtres.

Il craint que le peuple ne vienne à se fâcher ; c'est pourquoi il donne aux heureux du monde ce conseil :

Riches, à vos plaisirs faites participer L'homme que les malheurs s'acharnent à frapper. Oh ! faites travailler le père de famille, Pour qu'il puisse abriter la pudeur de sa fille,

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Pour qu'aux petits enfants maigris par les douleurs Il rapporte, le soir, du pain et non des pleurs, Afin que son épouse, au désespoir en proie. Se ranime à sa vue et l'embrasse avec joie. Afin qu'à l'Éternel, à l'heure de sa mort, Vous n'offriez pas un cœur carié de remords.

Si l'expression laisse à désirer, le mouve- ment ne manque certes pas d'éloquence. Mais est-ce qu'il ne vous souvient pas d'avoir déjà lu ailleurs quelque chose dans ce genre-là ? Un autre poète, quoiqu'il ne fût pas maçon, avait déjà posé la question aux riches :

Dans vos fêtes d'hiver, riches, heureux du monde. Quand le bal tournoyant de ses feux vous inonde... Songez-vous qu'il est là, sous le givre et la neige, Ce père sans travail que la famine assiège ?

Il leur conseillait de pratiquer l'aumône, sœur de la prière. Donnez, leur disait-il,

Donnez afin qu'un jour, à votre heure dernière, Contre tous vos péchés vous ayez la prière D'un mendiant puissant au ciel.

Certes , on ne demandait pas à Poney d'être Victor Hugo; mais puisque nous avions les vers de Victor Hugo, quelle utilité qu'ils fussent

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refaits par Poney ? Pour ma part, si je vous ai rappelé quelques-uns des beaux vers des Feuilles d'automne^ c'est que j'éprouvais un impérieux besoin de nous débarbouiller de toutes ces platitudes.

Poney n'était pas alors le seul poète ouvrier. Les autres corps de métier donnaient aussi. La première pièce de Marines est adressée à Durand, poète menuisier, qui se déclare

Enfant de la forêt qui ceint Fontainebleau.

Celui-là manie la varlope et la lyre, comme Poney accorde la lyre et la truelle.

Mais la poésie ouvrière ménage à ses admi- rateurs bien des déceptions. Vainement George Sand conseille à Ponc}^ de traiter en vers des choses de son état. «Ne mettez donc pas l'habit de tout le monde, mais paraissez dans la litté- rature avec ce plâtre aux mains qui vous dis- tingue et qui nous intéresse. » Fier de son succès auprès des dames de Paris, Poney brû- lait de se laver les mains, de passer un habit et d'aller dans le monde. Vainement Georofe Sand adjure Ponc}'' d'être le poète de l'huma-

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nité. et lui expose le dogme de l'impersonnalité en fort beaux termes dont plus d'un poète bourgeois pourrait faire son profit. « Un indi- vidu qui se pose en poète, en artiste pur, en Olympio, comme la plupart de nos grands hommes bourgeois et aristocrates, nous fatigue bien vite de sa personnalité... Les hommes ne s'intéressent à un homme qu'autant que cet homme s'intéresse à l'humanité. » Mais quoi! Poney grillait de traiter des sujets plus gais et Peuple, voile ta face ! légèrement libertins. Sa «mère» en littérature l'en gour- mande. «Vous adressez à Juatia V Espagnole et à diverses autres beautés fantastiques des vers que je n'approuve pas. Êtes- vous un poète bourgeois ou un poète prolétaire ? Si vous êtes le premier des deux, vous pouvez chanter toutes les voluptés et toutes les sirènes de l'univers, sans en avoir jamais connu une seule. Vous pouvez souper, en vers, avec les plus délicieuses houris, ou avec les plus gran- des gourgandines, sans quitter le coin de votre feu et sans voir d'autres be autés que le nez de votre portier. Ces messieurs font ainsi et n'en

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riment que mieux. Mais si vous êtes un enfant du peuple et le poète du peuple, vous ne devez pas quitter le chaste sein de Désirée pour courir après des bayadères et chanter leurs bras volup- tueux * ». Espérons que Poney est rentré dans le chaste sein de Désirée ! Et pourquoi ne lirait-il pas à la jeune femme les ouvrages de Pierre Leroux? Il faut un peu de gaieté dans la vie... Nous n'avons dans la Correspon- dance imprimée de George Sand que quel- ques lettres adressées à Charles Poney. Elles sont de haut goût. Mais il existe une corres- pondance volumineuse que M. Rocheblave s'occupe de publier. Ce sera un régal. La vérité qu'elle achèvera, sans doute, de mettre en pleine lumière, c'est qu'il y avait chez l'illus- tre romancière un fond d'immense candeur.

Je ne crois pas que rœu\Te des poètes ou\Tiers ait beaucoup enrichi la poésie fran- çaise. Par bonheur, la sympathie de George Sand pour le peuple s'est traduite d'une autre

I. Voir dans la Correspondance les lettres adressées à Ch. Poney.

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manière, et qui est cette fois singulièrement intéressante. Elle consiste non plus à faire écrire des livres par les gens du peuple, mais à mettre les gens du peuple dans les livres. C'est le projet que George Sand annonce dans la préface du Compagnon du Tour de France : « Il y aurait toute une littérature nouvelle à créer avec les véritables mœurs populaires si peu connues des autres classes..» Le Contpagiion du Tour de France est le premier essai de cette littérature populaire.

George Sand s'était « documentée », comme on dira plus tard, documentée comme Zola ou comme Alphonse Daudet, dans un petit livre qui l'avait beaucoup frappée. Ce livre, intitulé le Livre du conipagnoimage^ avait pour auteur Agricol Perdiguier, dit Avignon- nais-la-Vertu, compagnon menuisier.

Agricol Perdiguier nous apprend que les Compagnons se divisent en trois grandes caté- gories qui sont les Gavots, les Dévorants et les Drilles, ou si vous préférez, les Enfants de Salomon, les Enfants de maître Jacques et les Enfants du père Soubise. Il nous renseigne

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sur les rites du compagnonnage. Si deux compagnons se rencontrent, ils se topent. « Tope. Tope. Quelle vocation ? Char- pentier, et vous le pays? Tailleur de pierres. » Et on va boire un verre. Si un compagnon estimé quitte une ville, on lui fait une « con- duite en règle ». Si au contraire, il a démérité, on lui fait une « conduite de Grenoble ». Chaque compagnon a son surnom. On s'appelle la Prudence de Draguignan ou la Fleur de Bagnolet, ou la Liberté de Châteauneuf. Le malheur est qu'entre différentes sociétés ou Devoirs^ au lieu de l'union qui devrait régner, ce sont des rivalités, des luttes, rixes et coups, dégénérant souvent en bagarres sanglantes. Justement Agricol Perdiguier, dit Avignonnais- la- Vertu, a entrepris de prêcher aux différents Devoirs la paix et la tolérance. Il fit un pre- mier voyage en France à cet effet. Il en fit un second... aux frais de George Sand. Une nouvelle édition de son livre contient les let- tres de sympathie à lui adressées par quel- ques-uns de ceux qui approuvaient sa cam- pagne : Nantais-Prêt-à-bien-faire, Bourgui-

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o-non-la-Félicité, Décidé-le-Briard. Curieux chapitre de l'histoire des syndicats au Xix* siè- cle! Agricol Perdiguier a pu voir poindre à l'horizon la Confédération du Travail.

Dans le Compagnon du Tour de France, Pierre Huguenin, menuisier, se promène à travers tout ce monde du compagnonnage et nous fait assister aux concours, rivalités, ba- tailles, etc. Cependant il a été appelé au châ- teau de Villepreux pour y travailler de son état. La noble Yseult s'éprend du menuisier beau parleur et le supplie tout de go qu'il con- sente à faire son bonheur en l'épousant. Dans le Meunier d'Angibault, c'est d'un ou- vrier serrurier, Henri Lémor, que s'éprend Marcelle deBlanchemont. Née dans l'opulence, elle se désolait de n'être pas fille et mère d'ou- vrier. Mais étant venue à perdre sa fortune, elle se réjouit. Enfin nous avons fait faillite! Le personnage le plus en relief du roman, c'est le meunier, le farinier Grand Louis, toujours gai et content, le rire aux lèvres, des chansons plein le gosier, et des conseils à l'adresse de tout le monde. Dans le Péché de M. An-

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toine, le rôle du Grand Louis est tenu par Jean le charpentier. Ici tout le monde est commu- niste, sauf pourtant l'usinier Cardonnet, signalé de ce chef au dernier des mépris. Son fils Emile épouse la fille de M. Antoine, Gilberte, à qui un vieux fou, le marquis de Boisguil- bault lègue toute sa fortune, à condition que les jeunes époux fonderont une colonie agri- cole où régnera le plus parfait communisme. Et ces romans tout pleins de dissertations et de déclamations sur le malheur d'être riche et l'influence corruptrice de la fortune, seraient intolérables, si le moulin d'Angibault n'était dans la Vallée noire et le château délabré de M. Antoine, sur les bords de la Creuse.

Donc ce sont de mauvais romans, et on perdrait sa peine à les défendre. Toutefois, sont-ils négligeables dans la suite de l'œu- vre de George Sand ou dans l'histoire du roman français? Je ne le pense pas. Ils ont rendu à George Sand le service de l'aider à sortir d'elle-même, et de détourner son atten- tion sur d'autres misères que la sienne, sur des misères plus générales et partant plus dignes

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d'intérêt. Dans l'histoire du roman ils ont cette importance capitale que, les premiers, ils met- tent en scène tout un personnel dont jusqu'alors on ne soufflait pas mot. Avant Eugène Sue comme avant Victor Hugo, George Sand a mis en scène le maçon, le charpentier, le menui- sier : nous assistons vraiment à l'entrée du peuple dans la littérature. C'est une date.

Quant à leur influence sociale, on veut qu'elle ait été à peu près nulle ; on sourit volontiers de ce socialisme naïf très enfantin ou très fémi- nin — qui consiste à faire épouser les ferblan- tiers par des marquises et les duchesses par des zingueurs, histoire de réaliser le mariage des classes. Ne prenons pas si légèrement notre parti de la prédication socialiste par la littérature, et ne nous hâtons pas de la décla- rer inoff^nsive! Elle est au contraire un puis- sant moyen de diffusion pour des doctrines qu'elle revêt des couleurs de l'imagination et auxquelles elle intéresse la sensibilité. George Sand a propagé le rêve humanitaire parmi une catégorie de lecteurs et de lectrices qui peut- être sans elle eût résisté aux séductions de

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l'utopie, comme Lamartine par ses Giron- dins a réconcilié les classes bourgeoises avec l'idée de révolution. Dans les deux cas l'effet a été le même, et c'est précisément celui qu'on peut attendre de la littérature en ces sortes d'affaires. Son rôle consiste ici essentiellement à « créer un snobisme ». Et ce genre de sno- bisme créé par la littérature au profit de tous les éléments de destruction sociale n'a pas cessé de sévir aujourd'hui. Nous voyons aujour- d'hui comme alors ceux-là même sourire niaisement aux doctrines de révolte et d'anar- chie qui devraient, je ne dis pas seulement les répudier par intérêt bien entendu, mais les re- pousser par devoir et par conscience, de toutes les forces de leur bon sens et de leur honnê- teté.

Au surplus les faits ne laissent guère de place à la discussion. Nous sommes en 1846. Le temps approche George Sand pourra de sa fenêtre regarder dans la rue ses romans qui passent et jeter à l'émeute les bulletins qu'elle rédiofe en son honneur.

VIII EN 1848

GEORGE SAND AU GOUVERNEMENT PROVISOIRE LES ROMANS CHAMPÊTRES

Dans la même année 1846 paraissait ce Péché de M. Antoine, si ennuyeux ! un péché n'est pas toujours et forcément amu- sant — George Sand avait publié la Mare au Diable. On a coutume d'opposer aux romans socialistes les romans champêtres : ceux-ci l'em- porteraient sur ceux-là pour cette raison qu'ils procèdent d'une conception d'art désintéres- sée, et que l'auteur, renonçant à sa manie de prédication, s'est contentée de peindre des gens qu'elle connaissait et des choses qu'elle aimait, sans autre souci que de les bien peindre. Je crois qu'on se trompe. Chez George Sand la

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manière champêtre ne se distingue pas essen- tiellement de la manière socialiste. La diffé- rence n'est que dans le succès de l'exécution; mais les idées et les intentions y sont les mêmes. George Sand y continue la même propagande; elle y prolonge son rêve humanitaire son rêve de dormeuse éveillée.

La preuve en est dans cet avertissement de « l'auteur au lecteur », par débute la Mare au Diable, si déconcertant pour qui ne replacerait pas ces pages dans l'atmos- phère intellectuelle elles ont été écrites!

On s'est demandé pourquoi et par quel ca- price d'imagination, George Sand, en tête d'un récit de robuste et saine vie aux champs, a évoqué cette vision de la danse macabre d'Holbein : une fin de journée, un attelage maigre, exténué, un vieux paysan, et, dans le sillon, gambadant près de l'attelage, la Mort, seul être allègre et ingambe dans cette scène de « sueur et usaige ». Mais elle l'a elle-même nettement indiqué. Elle voulait opposer au vieil idéal que traduit la danse macabre, l'idéal des temps nouveaux. « Nous n'avons plus

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affaire à la mort, mais à la vie. Nous ne croyons plus ni au néant de la tombe, ni au salut achevé par un renoncement forcé : nous voulons que la vie soit bonne, parce que nous voulons qu'elle soit féconde... Il faut que tous soient heureux, afin que le bonheur de quelques-uns ne soit pas criminel et maudit de Dieu. » On reconnaît ici le trait commun à toutes les uto- pies socialistes : il consiste à prendre le contre- pied de l'idée chrétienne. Tandis que le chris- tianisme ajournait au lendemain de la mort, transfigurée par les espérances éternelles, la possession du bonheur, le socialisme situe le paradis sur la terre, au risque de laisser sans recours ceux à qui leur expérience ne permet- trait pas de tenir cette terre pour un paradis et sans réponse la plainte de l'incurable misère humaine.

George Sand expose ensuite l'objet de l'art tel qu'elle le comprend : elle ne doute pas que ce ne soit de plaider la cause du peuple.

Or il lui semble que ses confrères en roman et en socialisme ne s'y prennent pas par le bon moyen. Ils peignent la misère, mais laide,

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mais avilie, parfois même vicieuse ou crimi- nelle. Espère-t-on rendre le mauvais riche sen- sible aux douleurs du pauvre, en lui montrant ce pauvre sous les traits du forçat évadé et du rôdeur de nuit ? Il est de toute évidence que le peuple, tel qu'il nous est présenté dans les Mystères de Paris ne nous en devient pas éminemment sympathique, et que nous n'éprou- vons aucun désir d'entrer en relations avec le « Chourineur ». Pour amener des conversions, George Sand compte plutôt sur les « figures douces et suaves ». Elle conclut : « Nous croyons que la mission de l'art est une -mis- sion de sentiment et d'amour, que le roman d'aujourd'hui devrait remplacer la parabole et l'apologue des temps naïfs. » Le but de l'ar- tiste doit être de « faire aimer les objets de sa sollicitude ». Il a le droit, pour cela, de les « embellir un peu ». « L'art n'est pas une étude de la réalité positive, c'est une recherche de la vérité idéale. » Tel est le point de vue s'est placé l'auteur de la Mare au Diable, en laquelle nous sommes invités à voir une parabole et un apologue.

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Et la parabole est assez claire. Et l'apologue est assez éloquent.

Le roman commence par ce tableau du la- bourage, si large et si gras, auquel je ne vois de comparable dans notre littérature que l'épi- sode des Laboureurs dans Jocelyn. Quand avait paruy^o^<?Zjvw, George Sand l'avait assez sévèrement qualifié de mauvais ouvrage, faux de sentiment et lâché de style ; mais elle ajou- tait : « Au milieu de tout cela, il y a des pages et des chapitres qui n'existent dans aucune langue et que j'ai relus jusqu'à sept fois de suite, en pleurant comme un âne. » Je pense bien qu'elle avait pleuré comme un âne à l'épi- sode des Laboureurs. D'ailleurs, qu'elle s'en soit souvenue ou non, peu importe. Je n'in- dique le rapprochement que pour signaler une parenté de génie entre Lamartine et George Sand, admirables l'un et l'autre pour imaginer des idylles et pour projeter sur la réalité les couleurs de cette imagination idyllique.

Après cela, et si j'ai pu sans impertinence analyser devant vous la Comtesse de Rudol- stadt ou même Consuelo, je n'aurai pas le

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mauvais goût de vous conter la Mare au Diable. Les gens de cet endroit-là, Germain, le fin laboureur, et Marie, la bergère, et petit Pierre sont depuis longtemps nos amis. Nous savons depuis toujours comment, montés sur la Grise, ils se sont égarés dans le brouillard et comment ils ont passé la nuit sous les grands chênes. Combien nous l'aimions, lecteurs de quinze ans, pour sa grâce ingénue et sa ten- dresse déjà maternelle, cette douce Marie! Combien nous la préférions à la veuve Gué- rin, faraude entre ses trois galants ! Et quel contentement nous avons eu -d'assister à ses noces célébrées suivant la coutume usitée dans toutes les noces berrichonnes de temps immé- morial !

Mais on voit sans peine ce que ces choses signifient, et qu'elles tendent à nous montrer à quel point la bonté est naturelle au cœur de l'homme. Un Germain, une Marie, si nous cherchons d'où vient qu'ils nous paraissent si aimables, c'est tout uniment qu'ils ont un cœur simple et suivant la nature. Cette nature, il suffit qu'elle ne soit pas déformée par la con-

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trainte et faussée par la convention : elle nous mène droit à la vertu.

Voilà une chanson dont l'air nous est bien connu. Nous nous souvenons de l'avoir entendue naguère, et d'avoir assisté déjà à toute une flo- raison de bergerie, à tout un débordement de littérature sentimentale. En ce temps-là, poé- sie, roman, théâtre étaient inondés de douces larmes. L'aimable Bernardin de Saint-Pierre tendait la main au naïf Sedaine et Florian don- nait la réplique à Berquin. La Révolution, bru- tale et sanglante, n'interrompit pas le cours de ces effusions romanesques. On ne fit jamais plus grande consommation d'épithètes atten- dries qu'aux années de la Terreur, et Robes- pierre paraissait dans les cortèges officiels fleuri comme une mariée de village.

Ce goût bucolique, à l'époque de la Révolu- tion, n'est pas une simple coïncidence. Les mêmes principes ont fait éclore l'idylle dans la littérature et la Révolution dans notre histoire. On croyait que l'homme est naturellement bon: c'est pourquoi on voulait le soustraire à toutes les contraintes qui ont été imaginées pour re-

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fréner sa nature : autorité politique et reli- gieuse, discipline morale, empire de la tradi- tion. Débarrassez-le de ce réseau d'entraves l'ont emprisonné des législateurs enclins au pessimisme ! Aussitôt vous verrez renaître l'in- nocence de l'âge d'or et s'établir le bonheur universel. C'était la foi millénaire de 1789, ce sera celle de 1848 : le même rêve se recom- mence de Diderot à Lamartine et de Jean- Jacques à George Sand.

Ainsi le même état d'esprit qui se reflète dans la Mare, au Diable va faire l'écrivain révolutionnaire de 1848. Nous voilà préparés à comprendre le rôle que la romancière jouera dans l'histoire de la seconde République. Ce n'est pas la page la moins étonnante dans cette destinée peu ordinaire.

Avec quelle joie George Sand accueillit cette République, vous le devinez. Républi- caine, elle l'était depuis le temps de Michel (de Bourges), et démocrate depuis les années où, petite fille, elle prenait contre les vieilles com- tesses le parti de sa plébéienne de mère. De-

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puis longtemps elle espérait, elle attendait un changement de régime. Car il n'en fallait pas moins pour la satisfaire. Le duel Thiers-Guizot ne la passionnait pas, et elle n'aurait éprouvé aucun plaisir à se faire assommer pour Odilon Barrot. C'était une romantique. Elle aspirait à la tempête. « Levez-vous, orages désirés !... » Quand éclata l'orage emportant un trône, des institutions, une société elle accourut de son paisible Nohant. Elle avait hâte de res- pirer cette atmosphère de Révolution. Elle s'en grisa... Ses lettres d'alors débordent : « Vive la République! Quel rêve, quel enthou- siasme; et en même temps quelle tenue, quel ordre à Paris! J'en arrive; j'ai vu s'ouvrir le3 dernières barricades sous mes pieds. J'ai vu le peuple grand, sublime, naïf, généreux... le plus admirable peuple de l'univers. J'ai passé bien des nuits sans dormir, bien des jours sans m'asseoir. On est fou, on est ivre, on est heu- reux de s'être endormi dans la fange et de se réveiller dans les cieux^ » Elle marche dans

I. Correspondance : à Ch. Poney, 9 mars 1848.

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son rêve étoile. Tout ce qu'elle voit, tout ce qu'elle entend dire l'enchante. Les mesures les plus folles la ravissent et lui semblent ou des actes noblement libérateurs ou tout au moins de bonnes plaisanteries. « Rothschild fait au- jourd'hui de beaux sentiments sur la liberté. Il est gardé à vue par le gouvernement provi- soire qui ne veut pas qu'il se sauve avec son argent, et qui lui mettrait de la mobile à ses trousses. Il se passe les plus drôles de choses. » Et encore : « Le gouvernement et le peuple s'attendent à de mauvais députés et ils sont d'accord pour les ficher par les fenêtres. Tu viendras, nous irons et nous rirons*... » Elle s'amuse de tout son cœur. C'est cela même qui est significatif. Rappelez-vous le mot fameux qui avait sonné le glas de la monarchie de Juillet : « La France s'ennuie. » La France avait fait une Révolution pour s'amuser.

Donc elle s'amusait. Elle descendait pour cela dans la rue était le spectacle. Cela commençait le matin avec la lecture des pla-

I. Correspondance : à Maurice Sand, 54 mars 1848.

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cards multicolores, vers ou prose, dont la nuit avait bariolé les murs. Puis, sans tarder, s'or- ganisaient les défilés. Enseignes déployées, musique en tète, de longues processions d'hom- mes, de femmes, d'enfants, allaient, suivant toutes la même route, celle de l'Hôtel de Ville, elles portaient en hommage volontaire des corbeilles ornées de rubans et de fleurs. Pas une corporation, pas une profession qui ne s'estimât tenue de féliciter le gouvernement et de l'encourager au bien * . C'étaient un jour les culottières et un autre jour les gile- tières, les porteurs d'eau, les décorés de juillet, les blessés de février, les paveurs, les blan- chisseuses, les délégués des vidanges de Paris, qui encore? et des Allemands, des Italiens, des Polonais, la plupart de Montmartre ou des Batignolles. N'oublions pas les arbres de la liberté ! George Sand en a croisé trois en un jour, « des pins immenses portés sur les épaules de cinquante ouvriers. En tête le tambour, le drapeau, et des bandes de ces beaux travail-

- I. Voir Daniel Stern, Révolution de 1848.

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leurs de terre, forts, graves, couronnés de feuillage, la bêche, la pioche ou la cognée sur l'épaule : c'est magnifique, c'est plus beau que tous les Robert du mondée » Telle est bien la note. L'Opéra sous ses fenêtres et le Cirque olympique à tous les carrefours , quelle fête ! Et le soir cela recommence. On a les clubs, dont on ne compte à Paris pas 'moins de trois cents, et les femmes du monde s'en vont entendre les orateurs en blouse proposer des motions incendiaires, pour goûter le frisson de la petite mort. On a les théâtres, Rachel, .drapée à l'antique et pareille à une Némésis, déclame la Marseillaise. Et la nuit cela con- tinue. La jeunesse parisienne a imaginé de faire des promenades nocturnes avec torches et pétards et de sommer les habitants paisibles d'illuminer. Imaginez le 14 juillet ou la mi- carême toute la semaine !

Cela c'est l'ordinaire, la monnaie courante. Mais vous avez, pour rompre la monotonie, ce qu'on appelait alors des « journées ». Ce sont

1. Correspondance, même date.

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les manifestations, qui ont, entre autres avan- tages, celui de provoquer les contre-manifes- tations. Le 16 mars, manifestation des Bonnets à poil, c'est-à-dire de la garde nationale bour- geoise et modérée; mais le 17, contre-mani- festation des clubs et des ouvriers. Ces jours- là, on se donne rendez-vous le matin à la place de la Bastille, et toute la journée défilent par groupes quelques centaines de mille hommes, afin d'intimider tantôt le Gouvernement provi- soire au profit de l'Assemblée et tantôt l'As- semblée au profit du Gouvernement provisoire. Le 17 avril, George Sand est devant l'Hôtel de Ville, au milieu des gamins de la mobile, au centre de la place, pour mieux voir. Le 15 mai, l'effort populaire étant dirigé contre le Palais- Bourbon, elle se trouve mêlée à la foule, dans la rue de Bourgogne. En passant devant un café, elle aperçoit à la fenêtre une dame très ani- mée qui harangue la manifestation, et que tous ses voisins lui désignent, sans réplique pos- sible, pour être... George Sand. On sait que les femmes se donnèrent beaucoup de mouvement dans cette Révolution. Elles eurent leur légion,

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les Vésiiviennes ; elles eurent leurs clubs, leurs banquets, leurs journaux. George Sand est loin de tout approuver dans cette agitation féminine; mais aussi comment pourrait-elle tout condamner? Elle est d'avis que « les femmes et les enfants (quoi ! les enfants aussi !), toujours désintéressés dans les questions poli- tiques, sont en rapport plus direct avec l'es- prit qui souffle d'en haut sur les agitations de ce monde »^ Il leur appartient de faire une politique d'inspirées. Ce sera la politique de Georofe Sand.

Si vous voulez savoir en quoi consiste cette politique , savourez les conseils que cette Égérie, dès le 4 mars, donne à son ami Girerd : « Agis avec vigueur, mon cher frère ; dans une situation comme celle nous sommes, il ne faut pas seulement du dévouement et de la loyauté, il faut du fanatisme au besoin. » Elle conclut en lui conseillant de ne pas hésiter à « balayer tout ce qui a l'esprît bourgeois ». Lisez, après cela, une lettre qu'elle adresse en

I. Correspondance, au citoyen Thoré, a8 mai 1848.

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avril à Lamartine pour lui reprocher son modé- rantisme et exciter sa verve révolutionnaire. Et ce qu'elle regrettera plus tard, elle qui pourtant n'est pas d'humeur fort guerrière, c est qu'on n'ait pas, à l'exemple des grands ancêtres de 93, cimenté la Révolution à l'inté- rieur par la guerre aux nations. « Si au lieu de suivre la fade et sotte politique de Lamartine, nous avions jeté le gant aux monarchies abso- lues, nous aurions la guerre au dehors, l'union au dedans, et la force par conséquent au dedans et au dehors »*. Toujours comme les grands ancêtres, elle déclare que l'idée révolutionnaire n'est ni celle d'une secte, ni celle d'un parti : « C'est une religion que nous voulons procla- mer. » Ce zèle, cette passion, cette intransi- geance, venant d'une femme, ne m'étonne pas. Mais vous avouerai-je, après cela, qu'un certain genre d'inspiration en politique ne me dit rien qui vaille ?

Si j'y insiste, c'est que j'y suis bien forcé. George Sand en effet ne s'est pas contentée

I. Correspondance : à Mazzini, 10 octobre 1849.

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d'être spectatrice des événements et d'en con- verser avec ses amis. Elle a agi sur ces événe- ments. Elle est intervenue de sa plume. Elle a semé toute sorte d'écrits révolutionnaires. Le 7 mars, elle publie une première Lettre au peuple prix dix centimes : se vend au profit des ouvriers sans ouvrage. Après,avoir féli- cité ce bon et grand peuple de sa noble vic- toire, elle l'avertit qu'on va chercher ensemble la vérité. (C'est bien cela ! On ne savait pas ce qu'on voulait : on a toujours commencé par faire une Révolution.) Il y eut une seconde Lettre nu peuple et ce fut tout. Les publica^ tions d'alors étaient éphémères. Mais elles renaissaient de leurs cendres. Voici, en avril, un journal, la Cause du peuple, rédigé à peu près en entier par George Sand. Dans le pre- mier numéro, elle fait l'article de tête : « La souveraineté c'est l'égalité », reproduit sa pre- mière Lettre au peuple, donne un article de reportage tout à fait actuel sur l'aspect des rues de Paris, et une chronique théâtrale. Elle a seulement laissé à son collaborateur Victor Borie le soin d'expliquer que l'augmentation

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des impôts est une mesure éminemment répu- blicaine et pour l'imposé une agréable sur- prise.

Le troisième numéro contient une petite pièce en un acte de George Sand, intitulée le Roi attend^ qui venait d'être représentée sur le théâtre de la République (c'est-à-dire à la Comédie-Française) pour la première repré- sentation nationale (c'est-à-dire gratuite) le 9 avril 1848. Les acteurs de ce temps-là s'appe- laient Samson, Geffroy, Régnier, Anaïs, Au- gustine Brohan, Rachel. Excusez du peu! Mais les belles choses qu'on leur faisait débi- ter! Molière est au travail, avec sa servante, Laforêt, qui ne savait pas lire, et sans qui il paraît qu'il n'eût su écrire une ligne. Il n'a pas fini sa pièce; les acteurs n'ont pas appris leurs rôles; et le roi ne se contente pas d'avoir « failli attendre », il attend, il s'impatiente. Molière, embarrassé, prend le parti de s'en- dormir. La Muse lui apparaît, le qualifie de « lumière du peuple, » et fait défiler devant lui les ombres des grands poètes défunts. Eschyle, Sophocle, Euripide, Shakespeare,

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viennent tous protester qu'ils ont, en leur temps, travaillé à préparer la Révolution de 48. Molière, réveillé, entre en scène pour faire son compliment au Roi. Mais le Roi, est-il? On le lui a changé : « Je vois bien un roi, mais il ne s'appelle plus Louis XIV : il s'appelle le peuple, le peuple souverain. C'est un mot que je ne connaissais pas, un mot grand comme l'éternité. » A ces flagorneries vous recon- naissez le démocrate. Le roi attend est un authentique bibelot d'art révolutionnaire. La Cause du peuple portait en man- chette : On s'abonne rue Richelieu. Il faut croire qu'au contraire on ne s'abonnait pas, puisque le journal mourut après le troisième numéro. Mais ne se borne pas le rôle de George Sand'. N'oublions pas qu'elle fut, en 1848, un publiciste officiel ! Elle avait offert ses services à Ledru-Rollin qui avait accepté. « Me voilà déjà occupée comme un homme d'Etat. J'ai fait deux circulaires gouvernementales... » '. Elle

I. Sur ce rôle de George Sand, voir surtout la Révolution de 348, par Daniel Stern (M"» d'Agoult). a. Correspondance : à Maurice Sand, S4 mars 1848.

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mitde sa prose au Bulletin de la République qui en prit tout d'un coup un relief inattendu. Le Bulletin de la République^ publié par ordre du citoyen Ledru-Rollin et qui paraissait tous les deux jours, était destiné à établir « entre le gouvernement et le peuple un per- pétuel échange d'idées et de sentiments ». Il s'adressait surtout au peuple des campagnes. C'était un placard qu'on expédiait aux maires, afin qu'ils le fissent afficher, et aussi distribuer par les facteurs ruraux. Les Bulletins étaient anonymes. Mais nous savons que plusieurs sont sûrement de George Sand; ainsi le septième; ainsi le douzième consacré à attirer l'attention publique sur le sort misérable de la femme et de la fille du peuple, condamnées par l'insuffi- sance des salaires à la prostitution : « La virgi- nité est un objet de trafic coté à la bourse de l'infamie. » Enfin, dans le seizième Bulletin, qui est tout uniment un appel à l'émeute, George Sand prévoit le cas les élections ne feraient pas triompher la « vérité sociale ». Le peuple saurait quel est son devoir : « Il n'y aurait alors qu'une voie de salut pour le peuple qui a fait

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les barricades, ce serait de manifester une seconde fois sa volonté et d'ajourner les déci- sions d'une fausse représentation nationale. » C'est le pur langage jacobin et fructidorien. Et on sait ce que parler veut dire. Le Bulle- tin est du 15 avril : le 17, le peuple marchait sur l'Hôtel de Ville. Seulement il faut se méfier de ces mouvements populaires qui prennent souvent une tournure imprévue et changent de direction en cours de route. Il arriva que la manifestation se tourna contre les meneurs. Il y eut ce jour-là dans Paris de grands cris de Mort aux Communistes ! et de A bas Cabetl George Sand n'y comprenait rien. Cela n'était pas dans le programme. Elle commença à douter de l'avenir de la Répu- blique, la vraie, celle de ses amis.

Ce fut bien pis, le 15 mai, dans cette fatale journée j'entends fatale à Barbes qui y joua le rôle de héros et de dupe. Or Barbés était pour l'instant l'idole de George Sand.

Une idole, vous avez assez vu que si cette femme d'une ardente imagination en changeait volontiers, elle ne pouvait surtout se passer

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d'en avoir une. Son incurable idéalisme allait sans cesse personnifiant dans un individu cette chimère de perfection qu'elle s'était forgée. On dirait que, suivant les circonstances, elle exté- riorise les besoins de son esprit et les incarne dans un type assorti à la nuance du jour. En temps de monarchie, Michel (de Bourges) et Pierre Leroux avaient fort bien tenu le rôle, le premier de théoricien radical, et le second de mystique annonciateur des temps nouveaux. Avec les temps nouveaux, voici surgir Bar- bes.

Celui-là était le conspirateur-né. C'était l'homme des sociétés secrètes. Il avait fait sa carrière par les prisons, ou plutôt il avait fait de la prison sa carrière. Il débuta en 1835 par un joli tour de sa façon, qui fut de faire évader de Sainte-Pélagie trente des accusés d'avril. Il était à cette époque affilié à la Société des familles : une descente de police rue de Lour- cine ayant amené la découverte de tout un arsenal de poudre et de munitions. Barbes fut condamné à un an de prison et envoyé à Car- cassonne il avait de la famille. Quand il en

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sortit, la Société des saisons avait remplacé la Société des familles. D'accord avec Blan- qui, Barbes organisa l'insurrection des 12 et 13 mai 1839. Cette fois le sang coula. De- vant le Palais de Justice, la colonne Barbes ayant sommé le lieutenant Drouineau de lui livrer le poste, l'officier répliqua : « Plutôt mourir ! » Aussitôt frappé d'une balle, il tom- bait, en effet, victime de la consigne. Barbes, condamné à mort, vit sa peine commuée sur l'intervention de Lamartine et de Victor Hugo. Le voici interné au Mont Saint-Michel jusqu'en 1843, et depuis 1843 à Nîmes. Il se trouvait dans la prison de Nîmes lorsque, le 28 février 1848, le directeur lui annonça qu'il était libre. Il en fut moins heureux encore que surpris et gêné. « Ce qui me dérouta tout à fait, avoue- t-il, ce fut l'idée de sortir de prison. Je jetai les yeux sur ma couchette de prisonnier à laquelle j'étais si habitué. Je regardai mes bonnes cou- vertures, mon bon oreiller, toutes mes nippes soigneusement étendues sur le pied de mon lit. » Il demanda à ne sortir que le lendemain. L'habitude était prise. Rendu à l'air libre.

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Barbes se comporta en homme qui ne s'y sen- tait pas à son aise.

On le vit bien dans la journée du 15 mai. Et c'est ce qui donne à cet épisode un caractère tragi-comique. Il s'agissait, sous prétexte de manifester en faveur de la Pologne, d'envahir l'Assemblée nationale. Barbes désapprouvait la manifestation ; notez-le bien ! Il était résolu à se tenir tranquille. Seulement il y a des gens qui ne peuvent assister à une scène révo- lutionnaire sans s'y mêler, et pour y récla- mer bientôt le premier rôle. La fièvre popu- laire leur monte au cerveau. C'est ainsi que Barbes malgré lui, mais obéissant à un instinct plus fort que sa volonté se trouve prendre avec l'ouvrier Albert la tète du cor- tège qui, de la Chambre des députés, se dirige vers l'Hôtel de Ville, pour y installer un nou- veau gouvernement provisoire. Il avait déjà commencé d'y rédiger des proclamations, et de les jeter par les fenêtres au peuple, selon l'usage , lorsqu'arrivent Lamartine , Ledru- Rollin et un capitaine d'artillerie. Ce dialogue s'engage : « Qui êtes-vous ? Membre du

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gouvernement provisoire. De celui d'hier ou de celui d'aujourd'hui? De celui d'au- jourd'hui. — En ce cas, je vous arrête. » Trans- féré à Vincennes, après être resté en liberté un peu moins de trois mois, il rentre en pri- son comme dans son juste domicile.

Après comme avant, George Sand ne cesse de l'admirer. Le grand homme de la Révolu- tion, ce n'est pour elle ni Ledru-Rollin, ni Lamartine, ni même Louis Blanc : c'est Bar- bes. C'est lui qu'elle compare successivement, ou plutôt en même temps, à Jeanne d'Arc et à Robespierre. Le prit-elle jamais pour un homme d Etat ? Il était bien mieux que cela : l'homme des complots et des cachots, venu du Mystère pour aller au Malheur, prêt pour le drame et pour le roman. Elle éleva dans son cœur un autel à ce martyr, sans songer même à se demander si par hasard l'idole et le héros n'aurait pas été un simple fantoche.

Cependant l'échauffourée du 15 mai avait enlevé à George Sand ses dernières illusions. L'insurrection de juin, la guerre civile ensan- glantant les rues de Paris ces rues naguère

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si plaisantes et si gaies ! fut pour elle une atroce douleur. Désormais ses lettres ne con- tiennent plus que l'expression de sa tristesse et de son découragement. A l'enthousiasme des premiers jours a succédé le plus morne abat- tement. C'a été l'affaire de quelques semaines. Elle qui était si fière de la France en février, elle veut qu'on la plaigne maintenant d être Française. C'est une douleur et c'est une honte. Car sur qui compter et sur quoi? Lamartine est un bavard; Ledru-Rollin est une femme; le peuple est ignorant et ingrat; la mission des gens de lettres est terminée. Donc elle se réfugie vers la fiction, elle s'enferme dans son rêve d'art : nous l'y suivrons sans regret.

François le Chatnpi achevait de paraître dans le Journal des Débats^ quand le dénoue- ment en fut retardé par un autre dénouement qui émut davantage la curiosité publique : la catastrophe de la Monarchie de Juillet, en fé- vrier 1848. Après les journées de juin, troublée et navrée dans le fond de son âme, et deman- dant à la littérature un mirage consolateur,

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George S and écrivit la Petite Fadette. Ainsi les romans champêtres et la Révolution de 48 sont liés intimement... A ceux de ces romans que nous avons déjà mentionnés, joignons Jeanne qui leur est antérieure, datant de 1844, et les Maîtres Sonneurs qui sont de 1853. Voilà la série incomparable, le chef-d'œuvre de récrivain et Tun des plus purs joyaux de notre littérature.

C'est, pour George Sand, la veine originale. C'est la note qu'elle devait donner. C'est Toeu- vre à laquelle l'inclinaient sa complexion naturelle et sa destinée.

Elle avait vécu presque toute sa vie à la campagne et seulement elle se sentait vivre. Elle avait beau faire : à Paris, elle s'ennuyait de son Berry. C'était plus fort qu'elle, et elle ne pouvait s'empêcher d'avoir le cœur enflé d'un gros soupir quand elle pensait aux terres labourées, aux noyers autour des guérets, aux bœufs briolés par la voix des laboureurs. « Il n'y a pas à dire, écrivait-elle vers le même temps, quand on est campagnard, on ne se fait jamais au bruit des villes. Il me

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semble que la boue de chez nous est de la belle boue, tandis que celle d'ici me fait mal au cœur. J'aime beaucoup mieux le bel esprit de mon garde champêtre que celui de certains visiteurs d'ici. Il me semble que j'ai l'esprit moins lourd quand j'ai mangé la fromentée de la mère Nannette que lorsque j'ai pris du café à Paris. Enfin il me semble que nous som-mes tous parfaits et charmants là-bas, que personne n'est plus aimable que nous et que les Parisiens sont tous des paltoquets » ^ Tenons-nous-le pour dit, et dit en toute sin- cérité. George Sand est indifférente aux grands événements de notre vie parisienne : un com- mérage mondain, un potin du boulevard. Mais elle sait l'importance de chacun de ces épi- sodes de la vie à la campagne : une tombée de brouillard, la crue d'une rivière. Comme elle connaît l'endroit pour en avoir, à toute heure et en toutes saisons, fouillé tous les recoins et couru tous les replis, elle connaît les gens, n'y ayant pas une maison elle ne

X. Correspondance : à Ch. Duvernet, la novembre 184a.

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soit entrée pour soigner un malade ou dé- brouiller une affaire. Ajoutez qu'elle n'est pas seulement rattachée à la campagne et aux gens de là-bas par un lien d'habitude et de sympathie ; elle porte en elle quelque chose de leur nature ; elle a un tour d'esprit paysan : la lenteur à concevoir, le peu de goût pour trou- bler par la parole le travail de la méditation, cette méditation même remplacée par « une suite de rêveries... qui fait de sa veille comme de son sommeil une sorte d'extase tranquille S) . Je ne crois pas qu'une autre fois un tel en- semble de conditions favorables ait été réuni. Elle ne réussit pas du premier coup. Déjà dans plusieurs de ses romans, depuis Valen- tine^ elle avait mis des personnages de paysans : laboureurs, taupiers, sorciers, men- diantes. C'étaient des personnages épisodi- ques. Jeanne est le premier roman oîi l'hé- roïne soit une paysanne. Tout ce qui est de Jeanne elle-même dans le roman est exquis. Il existe, et nous en avons tous vu, de ces

1. Voyez dans Jeanne une très belle page sur l'âme paysanne.

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types de paysannes au visage grave et pur de lignes, au regard noyé de rêve, devant qui nous nous prenons à songer de celle qui fut la bonne Lorraine. C'est une de ces créatures d'exception que George Sand a portraiturée ici. Elle en fait une extatique, dont l'âme accueille indifféremment et sans les bien situer dans le temps toutes les formes du surnaturel, tous les êtres merveilleux, la Vierge et les fées, les druidesses, Jeanne d'Arc et l'empe- reur Napoléon. Mais Jeanne, la vierge d'Ep- Nell, la Velléda des pierres Jômatres, la sœur mystique de la Grande Pastoure, est assez mé- diocrement entourée. Ce que j'en dis n'est pas pour sa cousine Claudie, dont on sait de reste que la conduite ne fut pas irréprochable ; mais autour de Jeanne, qui s'est mise en service à Boussac, évolue un groupe de bourgeois dont un riche Anglais, sir Arthur, qui veut l'épouser. Ce mélange de campagnards et de bourgeois est fâcheux. Et fâcheux pareillement le mé- lange du patois avec le parler chrétien ou, si vous voulez, le style écrit. L'auteur s'essaie, tâtonne.

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Au temps de la Mare au diable, elle a trouvé. Ce qu'elle a trouvé c'est l'unité de ton, c'est l'harmonie du cadre avec les personnages et du sentiment avec les aventures, et c'est la souveraine simplicité.

Il y a dans François le Champ i bien de la grâce et de la sensibilité vraie, mêlée d'un rien de sensiblerie. Certes, Madeleine Blanchet est un peu âgée pour ce Champi qu'elle a élevé comme son enfant. Mais d'abord à la campa- gne, où les âges se brouillent assez vite, cette disproportion n'est pas aussi choquante qu'à la ville. Ensuite le roman n'est pas une étude de maternité amoureuse ; ce n'est pas chez Madeleine, c'est chez François qu'on analyse le sentiment, un amour qui longtemps s'est ignoré, et qui prend conscience de lui-même le iour il cesse d'être une rê\'erie douce, un plaisir mélancolique, pour se changer en souf- france.

C'est encore l'analyse d'un sentiment long- temps ignoré, ou du moins inavoué, qui fait le sujet de la Petite Fadette. Et faut-il, à toute force, choisir entre ces adorables romans,

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comme s'il n'était pas tellement plus simple de les choisir tous? Je crois bien alors que c'est à celui-là qu'iront nos préférences, à cause de ce type si curieux, si vivant, si attachant de la petite Fadette. Voyez-le, ce maigre gre- let, surgir d'une sente, se détacher d'un taillis ! Ne dirait-on pas qu'il en faisait partie et qu'il se distingue à peine des choses ? Elle est, cette petite sauvageonne, comme l'esprit de ces champs, de ces bois, de ces rivières et de ces ravins. C'est un petit être tout près de la nature. Curieuse et malicieuse, elle est hardie en ses propos parce qu'elle est une réprouvée. Elle raille parce qu'elle se sait détestée, et elle égratigne parce qu'elle souffre. Vienne le jour elle sentira flotter vers elle un peu de cette tendresse qui fait l'air respirable aux créatures humaines, vienne l'instant son cœur battra plus fort dans sa poitrine, soudain quelle transformation! Landry qui l'observe, la voyant si changée, opine à part lui : « Il faut qu'elle soit un peu sorcière. » Landry est un simple. Il n'y a d'autre sorcier ici que l'amour. Mais il n'était pas embarrassé pour opérer une telle

•;00 GEORGE S AND

métamorphose : il en a fait bien d'autres!

f Les Maîtres Sonneurs nous initient à la vie I.-

de la forêt toute pleine de visions mysté- rieuses. Ils opposent aux habitudes séden- taires, casanières, de l'habitant des plaines, et à son esprit indolent, l'humeur libre, aventu- reuse, conquérante du beau muletier Huriel, amoureux de la route et de son imprévu, comme un chemineau qui n'aurait pas attendu, pour courir les grands chemins, la permission de jM. Richepin.

Je ne sache pas de récits plus achevés que ceux-là et qui assurent mieux à George Sand cette gloire, qu'on lui a si souvent refusée, d'avoir eu le sens artiste. Car nous voyons les personnages vivre et agir, et toutefois leur psychologie n'est pas si poussée, leur figure n'a pas tant de relief qu'elle nous détourne de faire attention aux choses, dont on sait assez qu'elles sont à la campagne de plus de consé- quence que les gens. La campagne, de tous côtés, nous enveloppe et nous baigne de son atmosphère. Et pourtant pas une fois elle n'est décrite. Il n'y a pas une description, de celles

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se complaisent ceux qui sont passés vir- tuoses dans l'art de peindre avec des mots. On ne décrit pas les choses avec lesquelles on vit familièrement; on se contente de les avoir tou- jours présentes à la pensée et de se tenir avec elles en continuelle communion. Peut-être ici la trouvaille maîtresse est-elle celle du style. Les mots de terroir s'y mêlent tout juste assez pour y mettre une pointe d'accent. Les tour- nures légèrement surannées y attestent cette survivance des anciens temps, dont on est à la campagne moins oublieux qu'ailleurs. Et il arrive que, sans s'y efforcer, la narration prenne ce tour épique qu'ont naturellement ceux qui, aèdes des époques primitives oi| chanvreurs à la veillée, portent témoignage pour le passé.

Je sais très bien qu'on accuse les portraits que George Sand a tracés de ses paysans de n'être pas ressemblants. C'est un reproche auquel je ne m'arrêterai pas un instant : il est absurde. On montrerait si aisément qu'il y a dans ces types plus de variété, mais aussi plus de réalité que dans les études de paysans les

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plus réalistes de Balzac ! A défaut d'être men- songères, on tient du moins que ces images sont embellies, et que voilà des paysans meilleurs, plus honnêtes, plus délicats, plus pieux qu'aucuns de chez nous. Cela est d'au- tant moins contestable que George Sand en convient elle-même et qu'elle nous en a aver- tis. Telle était bien son intention. Au surplus, c'est la loi même du genre.

En effet, moins que la réalité immédiate et le détail contemporain des mœurs paysannes, ce que George Sand a voulu rendre, c'est la poésie de la campagne, c'est le reflet des grands spectacles de la nature dans l'âme de ceux que leurs travaux mêmes en font les perpétuels témoins. Cette poésie de la campa- gne, le paysan n'en a sûrement pas la notion précise, ni la conscience continue. Mais il la sent au fond de lui-même obscurément ; et il arrive qu'il la découvre à de certains moments, par brèves échappées, soit que l'amour le dispose à l'émotion, soit plutôt qu'éloigné du pays il a toujours vécu, la privation le lui rende plus cher et que le regret lui en donne

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l'intelligence nostalgique. Peut-être même cette poésie ne se révèle-t-elle clairement à aucune conscience individuelle, ni à ce labou- reur qui trace son sillon dans la paix mati- nale, ni à ce berger qui passe des semaines seul dans la montagne en face des étoiles ; mais elle réside dans la conscience de la race. Les générations qui se succèdent la portent en elles, et elles ne la laissent pas inexprimée. Car c'est elle qui se traduit dans les usages, dans les croyances, dans les légendes, dans les chan- sons. Le Champi, quand il revient au pays, retrouve la campagne toute murmurante d'un gazouillis d'oiseaux qu'il reconnaît bien. « Et cela le fait ressouvenir d'une chanson très ancienne que lui disait sa mère Zabelle pour l'endormir, dans le parlage du vieux temps de notre pays. » Cette chanson très ancienne, les romans champêtres de George Sand nous la redisent. Ils viennent du lointain de notre tra- dition. Ils en sont comme un suprême épa- nouissement.

C'est cela qui les caractérise et qui leur assigne leur place dans la suite de notre litté-

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rature. Ne les comparons ni aux âpres études de Balzac, ni aux fades compositions de l'in- sipide bucolique, ni même au chef-d'œuvre de Bernardin de Saint-Pierre il y a trop de cocotiers et ne s'aperçoit pas assez la figure de notre campagne française. Cette campagne et les humbles qui l'habitent, bien peu ont su la voir, et l'ont assez aimée pour nous en dire le charme intime. C'est le bonhomme La Fontaine dans quelques-unes de ses fables, c'est Perrault dans ses contes. George Sand a sa place dans cette lignée parmi les Homères français.

GEORGE SAND VERS LA FIN DE SA VIE par .N:idar ((:olU-ill..M lit- M. UcHllfblave.l

IX

LA BONNE DAME DE NOHANT

LE THÉÂTRE ALEXANDRE DUMAS FILS - LA VIE A NOHANT

Les romanciers ont coutume de parler du théâtre avec quelque dédain, comme d'un genre il y a trop de conventions, l'on est l'esclave de trop de servitudes quasiment matérielles, l'on est obligé de tenir trop de compte du goût de la foule, tandis que le livre s'adresse au lettré qui le savoure au coin du feu, à la mondaine qui rêve entre ses feuil- lets... A peine un de leurs romans a-t-il ob- tenu un succès un peu plus retentissant que ses aînés, ils s'empressent de le découper en tranches, suivant les conventions de l'endroit, afin qu'il dépasse le petit cercle des lettrés et

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des mondaines et qu il arrive à la foule la plus nombreuse possible.

George Sand n'a jamais professé, à l'égard du théâtre, ce dédain transcendant des raffinés. Elle a toujours aimé le théâtre. Elle ne lui a pas tenu rancune d'y avoir été abondamment sifflée. (Car on sifflaiten ce temps-là. On ne siffle plus aujourd'hui. Apparemment, c'est qu'on ne fait plus de mauvaises pièces ; ou c'est peut- être qu'après en avoir tant vu et de si méchantes, le public est devenu philosophe et ne se donne plus la peine de se fâcher.) Une première pièce, Coswta, avait été un « four » mémorable. C'est aux environs de 1850 que George Sand cher- cha dans le théâtre une forme nouvelle ra- nimer sa verve et rajeunir son talent. Fran- çois le Chanipi fut un grand succès. De Clatidie voici les nouvelles que donne une lettre du 24 janvier 1851 : « Succès de larmes, succès d'argent. Tous les jours salle comble, pas un billet donné, pas même une place pour Maurice. La pièce est admirablement jouée. Bo- cage est magnifique ; le public pleure, on se mou- che comme au sermon. Enfin on dit que jamais,

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de mémoire d'homme, on n'a vu une première représentation comme celle qui a eu lieu, et à laquelle je n'ai pas assisté. » Jamais... de mé- moire d'homme... il est probable qu'elle exa- gère. Toutefois, le succès fut réel. On joue encore Claudie et je me souviens d'en avoir vu à rOdéon une reprise M. Paul Mounet faisait, comme il convient, du père Rémy une ganache épique. Quant au Mariage de Vic- torine, il ne se passe pas une année sans qu'il figure au programme des concours du Conser- vatoire. C'est la pièce type pour futures ingé- nues.

François le Champi, Claudie^ le Mariage de Victorine , telle est la série qui repré- sente exactement ce qu'on peut appeler « le théâtre » de George Sand. Ces pièces-là sont d'elle toute seule, et c'était à son avis leur premier mérite. Vous savez de combien de personnes, généralement étrangères à la litté- rature, l'auteur dramatique est obligé d'accep- ter ou de subir la collaboration. Que répondre à un directeur qui vous tient ce propos : « Votre personnage dit blanc. Il a cent fois

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raison. Croyez-en tout de même ma vieille expérience ! Qu'il dise noir ! Ça fera soixante représentations de plus... » Il y avait alors au Gymnase un directeur, resté fameux, homme de théâtre admirable et qui savait comme personne ce qu'il fallait dire pour faire des tas de représentations. C'était Montigny. George Sand se plaint qu'il eût la manie de refaire toutes ses pièces. Et elle ajoute : « Il y a pourtant une observation à faire, c'est que toutes les pièces qu'on ne m'a pas fait chan- ger, le Champi, Claudie, Victorine, le Dé- mon du foyer, le Pressoir, ont eu un vrai succès, tandis que les autres sont tombées ou ont eu un court succès » ^ C'est donc bien ici que George Sand a réalisé l'idée qu'elle se faisait du théâtre.

Quelle est cette idée ?

Elle est toute simple et tient dans ces quel- ques mots : « J'aime les pièces je pleure. » C'est toute une esthétique.

George Sand ajoute : « J'aime le drame

I. Correspondance : à Maurice Sand, 24 février 1855.

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plus que la comédie, et, comme une bonne femme, je veux me passionner pour un des personnages. » Ce personnage pour qui on se passionne, c'est le « personnage sympathique ». Nous sommes avec lui ; nous tremblons pour lui; nous savons, d'ailleurs, parfaitement qu'il ne lui adviendra aucun mal : condition essen- tielle pour trembler avec agrément. Nous ver- sons pour lui jusqu'à six larmes, comme fai- sait M""* de Sévigné pour Andromaque, de ces larmes de théâtre qui nous paraissent douces parce qu'elles sont vaines. Supposez une pièce qui, d'un bout à l'autre, soit remplie par le per- sonnage sympathique : vous avez Cyrano de BergeraCj le plus grand succès qu'on ait enre- oistré dans l'histoire du théâtre.

François le Champi est éminemment un personnage sympathique. Car il est le redres- seur de torts. Nous avons tellement besoin de justice, et nous croyons si fermement à l'ac- tion providentielle ! Nous nous attendons tou- jours à voir auprès de braves gens, que persé- cute la destinée, un homme surgir qui vengera l'innocence, mettra les méchants à la raison

3IO GEORGE S AND

et saura trouver en toute circonstance le mot de la situation. C'est ainsi que François appa- raît chez Madeleine Blanchet, veuve, malade et triste, et la défend contre les menées de son impudente rivale, la Sévère. Les femmes ont du goût pour les vainqueurs. La Sévère qu'il malmène, Mariette qu'il dédaigne, voient ce Champi d'un œil qui n'est pas indifférent. Mais lui ne veut que de Madeleine Blanchet. Il nous plaît, au théâtre, qu'un homme soit aimé de toutes les femmes ; cela nous paraît une garantie pour qu'il n'en courtise qu'une seule.

« Champi » est un mot de terroir qui se tra- duit en français par « le Fils naturel ». C'est le titre d'une pièce d'Alexandre Dumas fils, et vous vous souvenez que le héros en est pareil- lement un être d'élite, jouant, dans la famille qui l'a rejeté, le rôle de Providence.

Dans Claudie, comme dans François le Champi, ce qui fait, en partie, l'attrait de la pièce, c'est le cadre champêtre. Le premier acte de cette paysannerie est même un des plus pittoresques qu'il y ait au théâtre. C'est

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dans une cour de ferme, le jour les mois- sonneurs ont terminé leur tâche, auguste elle aussi, comme celle du semeur. Une charrette traînée par des bœufs s'arrête à l'entrée de la ferme, apportant la gerbe couronnée de rubans et de fleurs. Et le plus vieux de l'équipe, le père Rémy, adresse à la gerbe de blé, qui a coûté tant de travail, à la gerbe saintement nourricière, un couplet d'une belle envolée. Claudie est Tune de ces deux petites pay- sannes que mettait en scène le roman de Jeanne. Je vous ai déjà dit qu'elle avait eu un malheur, et Jeanne si vertueuse, si pure, ne la méprisait pas pour cela, car, à la cam- pagne, cela n'a guère d'importance. Je crois que c'était la note juste. Mais à la scène, tout se dramatise et s'amplifie et se solennise. La faute de Claudie fait de celle-ci une sorte de personnage sacré. Elle l'a élevée très haut dans sa propre estime. « Je ne crains pas, affirme Claudie, qu'aucune vérité dite sur mon compte me mérite l'affront des bons cœurs et des honnêtes gens. » Elle en a reçu de son g^and-père, le vieux Rémy, une com-

312 GEORGE SAND

plète absolution : « Tu as eu assez de repentir, tu as assez souffert, assez pleuré, assez tra- vaillé, assez expié, ma pauvre Claudie. » Elle est par devenue digne de faire, en fin de compte, un excellent mariage. C'est déjà cette morale, un peu spéciale, de Tamour irrégulier, d'après laquelle toute faute appelle sa récom- pense.

Claudie deviendra quelque jour la Jeannine des Idées de Madame Aubray, la Denise du même Alexandre Dumas. C'est la fille-mère, de qui les malheurs n'ont pas abattu la fierté, qui, pour avoir été naguère outragée, a droit maintenant à double respect, et dont le pre- mier bon jeune homme qui se présentera pren- dra le passé à son compte, car il y a une loi de solidarité et l'espèce humaine se partage en deux catégories, dont l'une étant occupée à faire le mal, l'autre est bien obligée de se con- sacrer à le réparer.

Le Mariage de Victorine appartient à un genre d'exercice littéraire bien connu et jadis en honneur dans les collèges. Il consiste à prendre un ouvrage fameux à l'endroit l'au-

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teur l'a laissé, et à en imaginer la « suite ». Par exemple, on nous fait assister au lende- main du Cid^ c'est-à-dire au mariage de Ro- drigue et de Chimène. Ou bien on continue V Ecole des Femmes et on nous dit ce qui est advenu du mariage de ce petit polisson d'Horace avec cette petite peste d'Agnès. Cor- neille a lui-même donné une suite au Menteur. Fabre d'Églantine a écrit la suite du Misan- thrope sous ce titre : le Philinte de Mo- lière. George Sand nous donne ici la suite du chef-d'œuvre de Sedaine un chef-d'œuvre... pour Sedaine : le Philosophe sans le savoir.

Vous vous souvenez que, dans Philosophe sans le savoir, M. Vanderke, un gentilhomme qui s'est fait négociant pour se mettre au ton du jour, un Français qui a pris un nom hollan- dais par snobisme, a un premier commis ou un domestique de confiance, Antoine. Victorine est la fille d'Antoine. A l'émoi qu'elle éprouve en attendant l'issue du duel du fils Vanderke, nous devinons sans peine qu'elle aime ce jeune homme.

Qu'arrivera-t-il, le jour venu de marier Vie-

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torine? C'est à cette question que répond la pièce de George Sand.

Nous voyons qu'on lui a trouvé un excellent parti, à cette Victorine : un certain Fulgence, commis chez M. Vanderke, qui est donc de la même classe qu'elle condition indispensable pour le bonheur en ménage ! et qui l'aime. Elle a de la chance, cette petite Victorine. Nous nous en réjouissons pour elle. Et elle aussi fait semblant de s'en réjouir ; mais tandis qu'elle reçoit la pluie des félicitations et le déluge des cadeaux, nous sentons un gros chagrin qui couve : « De la moire, des perles, oh ! qu'elles sont lourdes! Elles sont fines, j'en réponds. Des dentelles anglaises et de l'argent, beau- coup d'argent. Oh ! je vais donc être bien riche, bien belle, bien heureuse. Et Fulgence m'aime beaucoup. [Elle s'attriste de plus en plus.) Et mon père est bien content. C'est singulier. J'étouffe. [Elle s'assied dans la chaise d'An- toine.) Est-ce la joie? Je me sens... Ah ! que ça fait mal dêtre contente comme ça ! [Elle fond en larmes^ » Cette émotion contenue d'abord et qui éclate, ce sourire contraint qui

LA BONNE DAME DE NOHANT 315

se chansfe en sang-lots, au théâtre c'est un effet sûr. Qu'est-ce qu'il lui faudrait à Victorine, pour sécher ses larmes ? Il lui faudrait le jeune Vanderke : c'est lui qu'elle voudrait pour mari au lieu de Fulgence, le fils du patron au lieu du commis. Eh bien ! on le lui donnera. « Ce serait donc un crime de la part de mon frère d'aimer Victorine, demande Sophie, et de la mienne une folie de croire que vous consentiriez ? » Et M. Vanderke répond : « Ma chère Sophie, il n'est point de mariages disproportionnés de- vant Dieu. Un serviteur comme Antoine est un ami et je vous ai élevée dans l'idée que Victo- rine était votre compagne et votre égale. » Ainsi s'exprime ce père de famille, que je ne puis m'empècher de qualifier d'imprudent.

Car cette pièce étant la suite d'une autre, je ne voudrais sûrement pas vous en proposer, à mon tour, une « suite » ; mais il m'est bien impossible de ne pas songer à ce qui arrivera imn^anquablement quand le fils Vanderke se verra pour beau-père un vieux domestique, et pour peu qu'il lui prenne fantaisie de mener sa femme chez quelques-unes des amies de sa

i6 GEORGE SAND

sœur. Je crains pour lui des mécomptes... Parmi ces divers personnages, un seul me paraît tout à fait digne d'intérêt, c'est ce pauvre Fulgence, si honnête, si droit, et avec qui on se conduit si mal ! Mais Victorine, quelle rouée ! Je veux bien qu'il n'y ait pas eu calcul de sa part et qu'elle n'ait pas consciemment travaillé à se faire épouser par le fils de la maison ; elle a fait quand même et d'instinct toiit ce qu'il fallait pour cela. C'est une rouée innocente. Je me suis laissé dire que ce sont les plus redoutables.

Je vois bien ce qui manque à ces pièces, et que l'haleine y est assez courte; mais on ne peut contester qu'elles ne forment un « théâtre ». Ce théâtre a son unité. Qu'il pose en héros le fils naturel, qu'il réhabilite la fille séduite, ou qu'il préconise la mésalliance, il mène un même combat, et lutte contre un même adversaire : le préjugé. (Au théâtre, et ailleurs, nous appe- lons préjugé toute opinion contraire à la nôtre.) Vous savez de reste que le théâtre vit de lutte. Peu importe d'ailleurs contre quoi l'auteur bataille, et que ce soit contre des principes ou

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contre dés préjugés, contre des géants ou contre des moulins à vents : il y a lutte, il y a théâtre.

Ce qui achève de donner du prix au théâtre de George Sand, c'est qu'il annonce et prépare le théâtre de Dumas fils. Je vous ai signalé au passage, entre les meilleures pièces de George Sand et les plus fameuses de Dumas fils, l'ana- logie des situations et la parenté des théories. Je ne doute pas que Dumas fils ne doive beau- coup à George Sand ; nous verrons d'ailleurs qu'il a payé sa dette, comme lui seul pouvait le faire.

Il a connu la romancière de très bonne heure. Il l'a toujours connue. Il y avait entre Dumas père et George Sand de bonnes relations. Na- guère, dans la lettre elle priait Sainte-Beuve de ne pas lui amener Musset qu'elle trouvait impertinent, George Sand lui demandait de lui amener de préférence Alexandre Dumas, le père, qu'apparemment elle trouvait bien élevé. Amie du père, elle fut pour le fils con? me une maman. Dès la première lettre à lui adres-

3l8 GEORGE SAND

sée, que contienne la Correspondance c'est une lettre de 1 850, Dumas fils a vingt-six ans elle l'appelle : mon fils.

Il n'avait pas encore écrit la Dame aux Camélias^ dont la première représentation date du 2 février 1852 ; il n'était encore que l'auteur de quelques romans médiocres, et d'un recueil de vers... oui, il y a des vers de Dumas fils et je vous prie de croire qu'ils sont exécrables ! Il s'ignorait. Nul doute que le théâtre de George Sand, pénétré de l'esprit que nous venons d'indiquer, ne l'ait beaucoup frappé.

Notons-le en effet. Cela est essentiel pour qui veut comprendre l'œuvre de Dumas fils. Celui-là aussi est un enfant naturel. Et il a souffert de sa naissance illégitime. Envoyé à la pension Goubaux, il y subit pendant plusieurs années le supplice qu'il a décrit avec tant d'âpreté au début de V Affaire Clemenceau. Il est en butte aux injures et aux coups. Son premier contact avec la société est pour lui apprendre que Cette société est injuste et qu'elle fait souffrir des innocents. Le premier spectacle

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que lui donnent les hommes est celui de la lâcheté et de la cruauté. De cette première empreinte son âme restera marquée à jamais. Il ne pardonnera pas. Il dénoncera le pharisaïsme de cette société. Il traitera les hommes sui- vant leurs mérites. Il leur rendra les coups reçus parTenfant^.

On voit par comment les secrètes ran- cunes de Dumas fils durent le mettre tout de suite en sympathie avec un théâtre qui défen- dait l'opprimé contre le préjugé social. Je sais au surplus toutes les différences qu'il y avait entre ces deux tempéraments d'écrivains, l'âpreté d'observation de Dumas fils, et son pessimisme, et son mépris de la femme, qu'il nous conseille si allègrement de tuer, sous le fallacieux prétexte qu'elle reste quand même, fût-ce dans une robe de Worth et sous un cha- peau de Reboux, la « guenon du pays de Nod ».

Comme auteur dramatique, Alexandre Du- mas fils avait tout ce qui manquait à George Sand, la vigueur, Tart des raccourcis, l'éclat de

1. Voir notre étude sur Alexandre Dumas fils, dans notre Tolume : Portraits d'écrivains.

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l'expression. C'est bien pourquoi de leur colla- boration devait résulter un des chefs-d'œuvre de notre théâtre, resté celui-là au répertoire : le Marquis de Villemer.

Nous savons par les lettres de George Sand quelle y a été la part de Dumas fils. Il a aidé George Sand à tirer la pièce de son roman; il a refait le scénario ; après quoi, et la pièce une fois écrite, il a mis dans le dia- logue des accents et des lumières. Donc c'est Dumas qui a construit la pièce. On sait quelle X était la nonchalance de George Sand dans la composition, qu'elle écrivait sans presque avoir de plan, et qu'elle se laissait conduire à mesure par les événements ; Dumas est d'avis qu'un dénouement est un total mathématique et qu'avant d'écrire le premier mot d'une pièce, il faut avoir déjà le mouvement et le mot de la fin. Les directeurs de théâtre reprochaient à George Sand que ses pièces étaient tristes; c'est à Dumas que revient la gaieté du rôle du duc d'Aleria qui est un perpétuel jaillissement de gaminerie et sauve la pièce du danger de tomber dans le drame larmoyant. George Sand

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n'avait point d esprit ; Dumas fils en était prodigue. C'est lui qui a jeté dans le dialogue ces « mots », on reconnaît si aisément sa facture. « Que disent les médecins? Ah! dame, ils disent ce qu'ils savent : ils ne disent rien. » Et cet autre : « Mon frère prétend qu'il n'y a que l'air de Paris qui soit respi- rable. Vous lui ferez mes compliments sur ses poumons. » Et encore : « Son mari était baron. Qui est-ce qui ne l'est pas aujour- d'hui ? » Ou cette bouffonnerie. Il s'agit d'une vieille institutrice, M"' Artémise : « Vous ne l'avez pas connue ? M"® Artémise? Non, monsieur. Avez-vous vu des albatros? Jamais. Pas même empaillés ?... Il faut voir ça. Il y en a au Jardin des Plantes. C'est très curieux... Avec un grand bec terminé par un crochet. Ça mange toute la journée. Eh bien ! M"* Artémise... » Au surplus le Mar- quis de Villemer est bien à sa place dans la série des pièces de George Sand et en confor- mité avec l'ensemble de son théâtre. C'est comme une réédition du Mariage de Victo- rine. Cette fois Victorine est lectrice. Elle se

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fait épouser par le marquis, Urbain, qui est un beau ténébreux. Elle ne s'amusera pas en sa compagnie; mais elle sera marquise. Victorine ou Caroline, ce sont des personnes qui s'enten- dent à faire leur chemin dans la vie. Le jour elles auront un fils, je serais bien étonné si elles laissaient ce jeune homme se mésallier. George Sand resta toujours pour Dumas fils une de ses grandes admirations. On en a pour témoignage une abondante correspondance, encore inédite, mais dont il ne faut pas déses- pérer qu'elle soit publiée quelque jour. Pour ma part, ayant eu quelquefois l'honneur de causer avec Dumas fils, je me souviens dans quels termes il parlait de celle qu'il appelait familièrement et filialement « la mère Sand ». Il la comparait à son père ce qui pour lui, comme on sait, était le dernier mot de l'éloge et l'admirait pour les mêmes raisons : pour son abondance de création et pour sa puis- sance de labeur ininterrompu. Rappelez- vous d'ailleurs la Préface du Fils naturel^ Dumas prend à partie avec un courrroux si divertissant... les habitants de Palaiseau.

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George Sand était venue s'installer à Palai- seau. Dumas, ayant vainement demandé son adresse dans la localité, tomba enfin sur un indigène qui lui fit cette réponse : « George Sand ! Attendez donc ! Est-ce que ce n'est pas une dame qui est dans les papiers ? » Et voilà, conclut Dumas, notre gloire à nous autres qui sommes dans les papiers ! Pourtant cette femme, nul ne l'aurait dépassée en talent ou égalée en génie, s'il fallait adopter tous les termes de ce panégyrique : « Elle pense comme Montaigne, elle rêve comme Ossian, elle écrit comme Jean-Jacques. Léonard dessine sa phrase et Mozart la chante. M""^ de Sévigné lui baise les mains, et M"^ de Staël s'agenouille quand elle passe. » Je ne vois pas très bien M"* de Staël dans cette posture humiliée; mais un des attraits qui rendaient si séduisant le caractère de Dumas fils, c'était cette généro- sité de nature qui ne marchandait pas l'éloge et ne comptait pas avec l'enthousiasme.

A l'époque nous sommes, George Sand était entrée dans la période d'apaisement oîi

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s'écoulera désormais tout ce qu'il lui reste de temps à vivre. Elle a renoncé à la politique : nous avons vu qu'elle avait été assez prompte- ment désabusée de ses jeux et guérie de ses illusions. Quand survint le coup d'État du 2 dé- cembre 1 851, la collaboratrice de Ledru Rollin et l'amie de Barbés en prit assez aisément son parti. D'ailleurs, fille d'un aide de camp de Murât, elle avait de vieilles sympathies bona- partistes. Et Napoléon III était socialiste. On pouvait s'entendre. Naguère, quand il était prisonnier au fort de Ham, le prince avait envoyé à la romancière son étude sur V Extinc- tion du paupérisme. George Sand s'autorisa de ces anciennes relations, et usa de son cré- dit auprès du souverain pour solliciter de lui la grâce de quelques-uns de ses amis. Cette fois elle était vraiment dans son rôle : un rôle de femme. Le « tyran » accorda les grâces sollici- tées. George Sand en conclut que c'était un assez brave homme de tyran. Et quoiqu'on criât à la grande trahison de M""* Sand, elle persista à lui en être reconnaissante. Elle resta liée avec la famille impériale, surtout avec le

LA BONNE DAME DE NOHANT 325

prince Jérôme dont elle aimait l'esprit. Elle causait avec lui de tous sujets littéraires et phi- losophiques. Une année, elle lui envoie deux poufs en tapisserie qu'elle 'a exécutés à son intention. Son fils Maurice fit sur le yacht prin- cier une croisière en Amérique. Et ses petites filles, baptisées protestantes, eurent pour par- rain le prince Jérôme !

Pour elle, George Sand a pris ses quartiers de vieillesse. Cette femme a su vieillir. Ce n'est pas déjà si facile ! et voilà encore une des raisons pour quoi je l'admire. Elle a compris le charme de cet âge, le bruit des passions qui se sont tues laisse venir à nous la voix des choses et la leçon de la vie, la raison plus éclairée se fait plus indulgente, la tristesse même des séparations s'atténue à la pensée que nous irons si tôt rejoindre ceux qui nous quittent, nous goûtons par avance le calme de ce grand sommeil par qui demain toutes nos douleurs seront consolées. George Sand a conscience du changement qui s'est fait en elle. Elle répète maintes fois que pour elle l'âge de Timpersonnalité est venu. Elle se

326 GEORGE SAND

réjouit de s'être enfin échappée à elle-même, dégagée de l'égoïsme. Elle appartient désor- mais aux sentiments, qu'en jargon pédantesque et barbare on appelle : altruistes. Entendez par l'amour maternel et grand-maternel, le dévouement aux siens, et aussi l'enthousiasme pour tout ce qui est noble et beau.-Une action généreuse dont on lui a fait le récit, un livre de talent qu'elle vient de lire l'enchante, et il lui semble qu'elle en est elle-même un peu l'auteur. « Mon cœur s'attache à tout ce que je vois poindre ou grandir... Ne semble-t-il pas, quand on voit ou quand on lit une belle chose, qu'on l'a faite soi-même et que cela n'est ni à lui, ni à toi, ni à moi, mais à tous ceux qui en boivent et qui s'y retrempent » *. Noble senti- ment, moins rare qu'on ne croit! On ne sait pas assez dans le public que c'est une des grandes joies de l'écrivain d'admirer les livres de ses confrères à partir d'un certain âge. George Sand applaudit aux débuts de ses jeunes confrères : Dumas fils, Feuillet, Flau-

I. Correspondance : à Oct. Feuillet 97 février 1859.

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bert. Elle les aida de ses conseils et de ses encouragements.

Sur la vie de George Sand à cette époque, nous ne manquons pas de renseignements. Intimes, ou simples curieux et visiteurs de passage, ne se sont pas fait faute de la décrire. Il nous suffira des impressions notées par les Goncourt dans leur Journal. On sait quel genre de confiance il convient de prêter à ce journal. Chaque fois que les Goncourt rapportent une opinion, une idée, une doctrine, il est prudent de se méfier. Ils étaient très peu intelligents. Ce que j'en dis n'est pas pour les diminuer, c'est pour les définir. En revanche, ils savaient très bien voir : ils notaient avec une remar- quable justesse l'air, l'attitude et le geste.

Voici une première impression. Le 30 mars 1862, ils consignent sur leur Journal le récit d'une visite qu'ils sont allés faire à George Sand à Paris, elle habitait pour lors, rue Racine.

30 mars i86a.

« Au quatrième, n** 2, rue Racine. Un petit monsieur, fait comme tout le monde, nous

328 GEORGE SAND

ouvre, dit en souriant : « Messieurs de Gon- court ! » pousse une porte, et nous sommes dans une très grande pièce, une sorte d'ate- lier.

« Contre la fenêtre du fond, par vient un jour crépusculaire de cinq heures, et à contre- jour, se tient une ombre grise sur cette lu- mière pâle, une femme qui ne se lève pas, reste immobile à notre salut de corps et de parole. Cette ombre assise, à l'air ensommeillé, est M""^ Sand, et l'homme qui nous a ouvert est le graveur Manceau. M"^ Sand a un aspect automatique. Elle parle d'une voix monotone et mécanique qui ne monte, ni ne descend, ni ne s'anime. Dans son attitude il y a une gra- vité, une placidité, quelque chose du demi- endormement d'un ruminant. Et des gestes lents, lents, des gestes, pour ainsi dire, de somnambule, des gestes au bout desquels on voit incessamment et toujours avec les mêmes mouvements méthodiques le frotte- ment d'une allumette de cire jeter une petite flamme, et une cigarette s'allumer aux lèvres de la femme.

LA BONNE DAME DE NOHANT 329

« M""* Sand a été fort aimable, fort élogieuse pour nous, mais avec une enfance d'idées, une platitude d'expression, une bonhomie morne qui fait froid comme la nudité d'un mur de chambre. Manceau cherche à animer un rien le dialogue. On parle de son théâtre de Nohant l'on joue pour elle seule et sa bonne, jus- qu'à quatre heures du matin... Puis, nous cau- sons de sa prodigieuse faculté de travail ; sur quoi, elle nous dit que son travail n'est pas méritoire, l'ayant toujours eu facile. Elle tra- vaille toutes les nuits, d'une heure à quatre heures du matin, puis retravaille encore dans la journée, pendant deux heures et, ajoute Manceau qui l'explique un peu comme un montreur de phénomènes : « C'est égal qu'on « la dérange... Supposez que vous ayez un « robinet ouvert chez vous; on entre : vous le « fermez... C'est comme cela chez M™* Sand. »

Vous avez noté ces mots : « enfance d'i- dées... platitude d'expression. » Les Goncourt étaient admirables pour rapetisser tous les gens dont ils parlaient. Ils étaient désobli- geants sans le faire exprès. Ils débinaient

330 GEORGE SAND

d'instinct. Ils étaient éminemment gens de lettres. Ajoutez qu'écrivains artistes, au point d'avoir inventé « l'écriture artiste », ils sont médiocrement en communion d'esprit avec George Sand à qui la théorie de l'art pour l'art a toujours semblé très creuse, et qui écri- vait de son mieux, mais qui ne s'ayisa jamais que le métier décrire pût rien avoir de com- mun avec une acrobatie et une clownerie.

Une seconde fois, le 14 septembre 1863, les frères de Goncourt mettent en scène George Sand, et nous content la vie à Notant ou plu- tôt en mettent le récit dans la bouche de Théo- phile Gautier. « A propos, Gautier, vous reve- nez de Nohant, de chez M™" Sand, est-ce amusant? Comme un couvent des frères Moraves. Je suis arrivé le soir. C'est loin du chemin de fer. On a mis ma malle dans un buisson, Je suis entré par la ferme, au milieu des chiens qui me faisaient une peur... » Il faut dire que cette arrivée de Gautier à Nohant avait été un poème, un poème dramatique, une tragi-comédie. Le régime, à Nohant, était celui d'une extrême liberté. Chacun lisait,

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écrivait, sommeillait, à son gré. Gautier arrive dans cette disposition d'esprit du parisien d'autrefois persuadé qu'il a, en passant la bar- rière, donné une preuve d'héroïsme. Il attend qu'on se jette à son cou. Dépité, il fut à la minute de repartir. On alla prévenir George Sand qui, désolée, s'écriait : « Mais on ne lui avait donc pas dit que je suis une bête ? »

Les Goncourt demandent à Gautier : « Et quelle est la vie à Nohant ? On déjeune à dix heures. Au dernier coup, quand l'aiguille est sur l'heure, chacun se met à table. M.""* Sand arrive avec un air de somnambule et reste en- dormie tout le déjeuner. Après le déjeuner, on va dans le jardin. On joue au cochonnet. Ça la ranime. Elle s'assied et se met à cau- ser. » Pour mieux dire, elle écoutait causer, étant peu bavarde de son naturel. Même elle avait horreur d'une certaine conversation, fu- tile, paradoxale et trépidante, celle qui est précisément la spécialité des « brillants cau- seurs ».' Ce papillotage la déconcertait et la mettait mal à l'aise. Elle n'aimait guère non plus que la conversation portât sur le métier

332 GEORGE SAND

littéraire. Cela exaspérait Gautier qui 'n'admit jamais qu'il pût y avoir autre chose au monde que la littérature. « A trois heures, M"' Sand remonte faire de la copie jusqu'à six heures. On dîne. Seulement on dîne un peu vite, pour laisser le temps de dîner à Marie Caillot. C'est la bonne de la maison, une petite Fadette que M™^ Sand a prise dans le pays pour jouer les pièces de son théâtre et qui vient au salon le soir. Après dîner, M"® Sand fait des patiences sans dire un mot, jusqu'à minuit... Elle retra- vaille à minuit jusqu'à quatre heures... Enfin vous savez ce qui lui est arrivé. Quelque chose de monstrueux. Un jour, elle finit un roman à une heure du matin, et elle en recommence un autre dans la nuit... La copie est une fonc- tion chez M°" Sand. »

Un des divertissements à Nohant, c'était le théâtre de marionnettes. Peindre des décors, fabriquer des costumes, tracer des scénarios, ha- biller et faire parler les poupées, joie de famille mais aussi plaisir de dilettanti*. George Sand

1 n L'individu nommé George Sand se porte bien; il savoure le merveilleux hiver qui règnt^a Berry, cueille des fleurs, signale

LA BONNE DAME DE NOHANT 333

a introduit dans un de ses romans, VHomme de neige (1857), un montreur de marionnettes Christian Waldo, qui expose avec complai- sance l'attrait de ce théâtre spécial, et la séduction de ces hurattini qui sont des êtres vivants. Nous ne pouvons guère nous en éton- ner nous autres qui, il y a quelque quinze ans, nous sommes engoués pour pareilles exhi- bitions. C'était au passage Vivienne. Ces marionnettes parlaient en vers, ayant pour impresarii MM. Richepin et Bouchor. Elles jouaient des pièces de sainteté. Et nous nous accordions pour préférer, dans ce genre, les acteurs de bois aux artistes de chair, dont la présence dans les pièces sacrées éveille chez nous des souvenirs trop profanes.

Désormais George Sand ne quitte guère Nohant ou son pied-à-terre de Paris que pour de brèves échappées. Au printemps de 1855, elle fait un voyage à Rome, et n'en éprouve aucune satisfaction. Elle résume son impres-

des anomalies botaniques intéressantes, coud des robes et des manteaux pour sa belle fille, des costumes de marionnettes, dé- soupe des décors, habille des poupées, lit de la musique... » Cor- respondance :3i Flaubert, 17 janvier i8éç.

334 GEORGE S AND

sion dans ces mots : « Rome est une vraie balançoire. » Les ruines ne l'intéressent pas. « Quand on a passé plusieurs journées à re- garder des urnes, des tombeaux, des cryptes, des columbarium, on voudrait bien sortir un peu de et voir la nature. » Et la nature ne compense pas suffisamment la déception cau- sée par les ruines. « La campagne de Rome, si vantée, est, en effet, d'une immensité sin- gulière, mais si nue, si plate, si déserte, si monotone, si triste, des lieues de pays en prai- ries dans tous les sens, qu'il y a de quoi se brûler la cervelle qu'on a conservée après avoir vu la ville ^ » Ce voyage lui inspire un de ses romans les plus faibles, la Daniclla, journal de route d'un peintre, Jean Valreg, qui finit par épouser une blanchisseuse. En 1861, après une maladie, elle fait un voyage dans le Midi, à Tamaris, nom destiné à deve- nir, lui aussi, le titre d'un roman. non plus elle ne se plaît guère. Elle trouve qu'il y a dans notre Midi, trop de vent, trop de pous-

I Corrrespondance : à Eug. Lambert, mars r355.

LA BONNE DAME DE NOHANT 335

sière, et trop d'oliviers. Je ne doute pas qu'à une autre époque de ,sa vie, elle qui avait si admirablement compris le charme de Venise, elle n'eût été gagnée à la séduction autrement pénétrante de Rome. Elle qui avait tant aimé la nature méridionale à Majorque, je ne doute pas non plus qu'elle n'eût été sensible à la grâce de notre Provence. Mais les années étaient passées l'on goûte la variété des spectacles extérieurs et leur fantasmagorie. Un moment vient dans la vie, et il était venu pour elle, l'on s'aperçoit que cette nature si variée est partout la même, qu'on a tout près de soi ce qu'on allait chercher si loin, un peu de terre, un peu d'eau, un coin de ciel, qu'aussi bien on n"a plus le temps ni le goût d'y aller voir, quand les heures nous sont comptées et qu'on sent la fin toute proche. Alors la seule chose essentielle est de nous ménager un peu d'espace pour nous recueillir, entre les agitations de la vie et le moment qui décide lui seul de tout.

X

LE GÉNIE DE L'ÉCRIVAIN

LA CORRESPONDANCE AVEC FLAUBERT LES DERNIERS ROMANS

Avec cet instinct de maternité qui était en elle, George Sand n'avait jamais pu se passer d'avoir dans son voisinage un enfant à gronder, diriger, morigéner. Celui à qui elle va consacrer les dix dernières années de sa vie, et qui plus qu'aucun autre avait besoin de sa bienfaisante affection, se trouva être une espèce de géant, à la chevelure rejetée en arrière, aux épaisses moustaches de Normand des temps héroïques et tel qu'on imagine les pirates à l'avant des barques du duc Rollon. dans une époque pacifique, ce descendant des Vikings s'occu- pait exclusivenjent à tâcher de faire des

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phrases harmonieuses en évitant les asso- nances.

Je ne crois pas qu'il y ait eu deux êtres plus différents que Gustave Flaubert et George Sand. Lui était artiste ; elle, par bien des côtés, était bourgeoise. Il voyait toutes choses en pire; elle les voyait en plus beau. Flau- bert lui écrivait avec étonnement : « Malgré vos grands yeux de sphinx, vous avez vu le monde à travers une couleur d'or. » Elle aimait le peuple ; il le jugeait haïssable et qualifiait le suffrage universel d'être la « honte de l'esprit humain ». Elle prêchait la concorde, l'union des classes; il déclarait : « Je crois que les pauvres haïssent les riches et que les riches ont peur des pauvres. Cela sera éternel- lement. » Et ainsi de suite. Sur tout sujet, quelle que fût l'opinion de l'un, on pouvait être assuré que l'opinion de l'autre était aux antipodes. C'est ce qui les avait attirés l'un vers l'autre. George Sand disait : « Je ne m'intéresserais pas à moi, si j'avais l'honneur de me rencontrer . » Elle s'intéressa à Flau- bert, parce qu'elle avait deviné en lui l'anti-

LE GliXlE DE L ECRIVAIN 339

thèse d'elle-même. « Ce monsieur qui passe est charmant, dit Fantasio. Il y a en lui toute sorte d'idées qui me sont tout à fait étran- gères. » Elle fut curieuse de s'initier à ces idées qui lui étaient si étrangères. Elle ad- mira Flaubert pour toute sorte de mérites qui lui manquaient à elle si complètement. Et elle l'aima, parce qu'elle le sentait malheu- reux.

Elle était allée le voir dans l'été de 1866. Ils avaient couru ensemble Rouen, ses vieux quartiers, ses ruelles historiques ; elle était ravie et surprise ; elle n'en croyait pas ses yeux ; elle ne se doutait pas que ça existât, et si près de Paris! Elle séjourna dans cette mai- son de Croisset s'est encadrée toute la vie de Flaubert, la maison aux larges fenêtres, d'où la vue s'étendait sur la Seine, montait le bruit monotone et rauque de la chaîne remor- quant les lourds chalands. Flaubert y vivait avec sa mère et sa nièce ; il sembla à George Sand que tout y respirait le calme et le bien- être : pourtant elle en emporta une impression de tristesse. Elle l'attribua à ce voisinagre de la

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Seine allant et venant sous le coup du masca- ret : « Les saules des îles sont toujours baignés et débaignés : c'est triste et froid d'aspect'. » Mais elle n'était pas dupe de cette explication. Car, elle le savait bien, ce qui fait les maisons tristes ou gaies, chaudes ou glaciales, ce n'est pas le reflet du paysage qui les entoure, c'est l'âme de ceux qui les habitent et -qui les ont façonnées à leur image. Et elle venait d'habi- ter la maison du misanthrope.

Le misanthrope ! Lorsque Molière jadis en mettait à la scène la figure ravagée, il avait réuni par avance quelques-uns des traits de la ressemblance de Flaubert. Comme il suffisait pour jeter Alceste en courroux des événe- ments les plus ordinaires et les moins tra- giques, une complaisance de Philinte, une coquetterie de Célimène, de même il suffit, pour échauffer la bile de Flaubert, des spec- tacles coutumiers dont notre philosophie a cessé de s'indigner. Mais cesser de s'indigner, ce serait pour lui cesser de respirer. Il se fâche

t. Correspondance : à Maurice Sand, lo août 1866.

LE GENIE DE L ÉCRIVAIN 34 1

et il veut se fâcher. Il s'irrite contre tout et contre tous, et il cultive son irritation. Il se maintient à l'état d'exaspération : c'est son état normal. Il se peint dans ses lettres « harassé par l'existence » et « dégoûté de tout », « tou- jours agité, toujours indigné. » Et il orthogra- phie hhhindigné avec plusieurs h aspirées. Il signe ses lettres : le R. P. Cruchard des Bar- nabites, directeur des Dames de la Désillusion. Au surplus, et s'il y a quand même dans son affaii^e un peu d'attitude et de pose, il est sin- cère. Il « rugit » dans son cabinet, même lors- qu'il est seul, et qu'il n'y a personne auprès de lui pour être terrorisé par ses rugissements. Car il est remarquablement organisé pour souffrir. A la fois réaliste et romantique, obser- vateur pénétrant et homme d'imagination, il emprunte à la réalité quelques-uns de ses traits les plus désolants et il les recompose en une vision de cauchemar. Qu'il y ait dans la vie de l'injustice et de la bêtise, nous le concéderons volontiers à Flaubert. Mais il fait, lui, de la Bêtise, la bête à sept têtes et à dix cornes de FApocalypse. Elle le hante, elle l'obsède, elle

34^ GEORGE S AND

bouche à ses regards toutes les avenues, elle lui cache les beautés sublimes de la création et la splendeur de l'esprit humain.

A ces déclamations enragées de son « vieux », avec quelle sagesse souriante répond George Sand, avec quel bon sens en garde contre la duperie des mots ! De quoi se plaint-il, en effet, ce grand enfant trop naïf ou trop exi- geant? Quelle infortune extraordinaire lui a fait une exceptionnelle destinée de malheur? Il a une petite aisance et un grand talent. Com- bien sommes-nous qui l'envierions ! Ce dont il se plaint, c'est de la vie telle qu'elle est pour tout le monde, et des conditions mêmes de cette vie qui n'a jamais été meilleure pour personne et dans aucun temps. Mais à quoi sert de s'irriter contre la vie, quand aussi bien nous ne souhaitons pas la mort? L'hu- manité lui paraît méprisable et il la hait. Cette humanité, n'en fait-il pas partie' lui-même? Et les hommes, nos frères, au lieu de les maudire pour un tas d'imperfections inhérentes à leur nature, ne serait-il pas plus juste de les en plaindre? Quant à la bêtise, si elle l'of-

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fusque tellement, pourquoi û'en détourne-t-il pas ses regards, au lieu de les y ramener avec tant d'insistance? D'ailleurs chacun de nous n'a-t-il pas un peu plus de motifs qu'il ne croit pour être indulgent à la bêtise ? « Pauvre chère bêtise, s'écrie George Sand, que je ne hais pas et que je regarde avec des yeux ma- ternels ! » Car le genre humaiti est absurde, sans doute ; mais il faut bien nous dire que nous avons part à son absurdité.

Il y a quelque chose de morbide daiis le cas de Flaubert : George Saiid llii indique avec une égale clairvoyance la cause de son mal et le remède. Son mal vient avant tout de son iso- lement et de ce qu'il a éoupé tous les liens qui le rattachaient au reste de l'univers. Malheur à celui qui est seul ! Le remède ? N'y a-t-il pas quelque part au monde une femme qu'il pour- rait aimer et qui le ferait souffrir? N'y a-t-il pas un enfant dont il pourrait se croire le père, et à qui il se dévouerait ? Telle est, en effet, la loi de l'existence : intolérable tant que nous lui demandons seulement des satisfactions pour nous-mêmes, elle nous devient chère du jour

344 GEORGE SAND

nous avons su en faire présent à autrui. Même antagonisme dans les opinions litté- raires. Flaubert, qui est un pur artiste, est le théoricien de la doctrine de Tart pour l'art, telle que la comprenaient vers la même époque Théophile Gautier, les Goncourt et les Par- nassiens. Il est singulièrement intéressant de l'entendre en formuler à mesure chacun des articles, et de recueillir en réponse l'ardente protestation de George Sand. Flaubert est d'avis qu'on ne doit pas se mettre soi-même dans son œuvre, qu'on ne doit pas faire ses livres avec son cœur. Et George Sand de répli- quer : « Je ne comprends plus du tout, oh ! mais plus du tout. » Car avec quoi peut-on bien faire des livres sinon avec ses sentiments et ses émo- tions, et serait-ce par hasard avec le cœur des autres ? Flaubert prétend qu'on ne doit écrire que pour vingt personnes, à moins toutefois qu'on n'écrive pour soi tout seul, « comme un bourpfeois tourne des ronds de serviette dans son grenier. » George Sand est d'avis qu'il faut écrire « pour tous ceux qui ont soif de lire et qui peuvent profiter d'une bonne lec-

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ture. » Flaubert confesse que, s'il faut tenir compte de la vieille distinction entre le fond et la forme, c'est à la forme qu'il attache le plus d'importance : il a en elle une foi mystique. Il croit qu'il y a dans la précision des assem- blages, dans la rareté des éléments, le poli de la surface, l'harmonie de l'ensemble, une vertu intrinsèque, une espèce de force divine. « Enfin, conclut-il, je tâche de bien penser pour bien écrire. Mais c'est bien écrire qui est mon but, je ne le cache pas. » De ce travail du style poussé à la manie et tourné en supplice. On sait les journées d'angoisse que passait Flau- bert à la poursuite d'un mot qui le fuyait, les semaines consacrées à arrondir une de ces périodes qu'il ne consentait à jeter sur le papier qu'après se les être déclamées à lui-même et, comme il disait, les avoir fait passer par son gueuloir. Il n'admettait pas qu'on mît dans une même phrase deux compléments ; un jour qu'ayant ouvert un de ses livres, il y lut ces mots : « Une couronne de fleurs ii'oranger », il en fit une maladie. « Vous ne savez pas, vous, ce que c'est que de rester toute une jour-

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née la tête dans ses deux mains à pressurer sa malheureuse cervelle pour trouver un mot. L'idée coule chez vous largement, incessam- ment, comme un fleuve. Chez moi, c'est un mince filet d'eau. Il me faut de grands travaux d'art avant d'obtenir une cascade. Ah ! je les ai connues, les affres du style ! » Non vrai- ment George Sand ne les connaissait pas, et même elle n'arrivait à s'en faire aucune espèce- d'idée. Ce travail pénible l'étonnait, elle qui laissait le vent jouer de sa « vieille harpe », comme il lui plaisait d'en jouer.

Pour tout dire, il lui semblait que son ami était dupe d'une erreur irréductible. Il prenait la littérature pour l'essentiel ; mais il y a quelque chose qui prime la littérature, c'est la vie. « La sacro-sainte littérature, comme tu l'appelles, n'est que secondaire pour moi dans la vie. J'ai toujours aimé quelqu'un plus qu'elle, et ma famille plus que ce quelqu'un. » Tel est le forld même du débat. George Sand croyait, et nous croyons avec elle, que la vie n'est pas seulement un prétexte à littérature, mais qu'au contraire la littérature doit sans cesse se réfé-

LE GÉNIE DE L'ÉCRIVAIN 347

rer à la vie, et se régler sur elle comme sur un modèle qui la précède et qui la dépasse.

La sérénité, tel est l'état d'esprit que tradui- sent les lettres de George Sand à Flaubert : c'est aussi bien le caractère de son œuvre dans la dernière période de sa vie. Cette « dernière manière » , c'était déjà celle de Jean de la Roche (1860). Un jeune gentilhomme, Jean de la Roche, s'éprend de l'exquise Love Butler, qui l'aime pareillement. Mais la jalousie maladive d'un petit frère les force de se sépa- rer. Pour se rapprocher de celle qu'il aime, Jean de la Roche imagine de se costumer en guide, et d'accompagner à ce titre toute la famille dans une exc*Ursion au milieu des montagnes d'Au- vergne. Un guide qui est un jeune gentilhomme, cela n'est pas ordinaire. Mais l'amour est cou- tumier de maints travestissements. Les amou- reux de Marivaux se costumaient très bien en valets. Et ne sait-on pas que c'était jadis chose qui n'étonnait personne, de rencontrer par les chemins des princes déguisés ?

Le chef-d'œuvre du genre est sans doute le

348 GEORGE SAND

Marquis de Villemer (1861). Un château de province, une vieille aristocrate sceptique et indulgente, deux frères capables d'être rivaux sans cesser d'être amis, une jeune fille noble et pauvre, instruite et belle, la calomnie inter- venant tout juste pour être confondue, de mer- veilleuses pages descriptives, des conversations élégantes et sinueuses, c'est proprement un charme. La jeune fille pauvre, au dénouement, épouse le marquis. C'est encore un retour aux usages de l'ancien temps, de ce temps l'on voyait des rois épouser des bergères. Telle est, en effet, la nuance de plaisir que nous apporte la lecture de ces romans romanesques : c'est assez bien celui que nous trouvions naguère aux contes de fées.

Si Peau d'Ane m'était conté, J'y prendrais un plaisir extrême,

avouait La Fontaine : nous aurions mauvaise grâce à nous montrer plus difficiles que lui et à faire davantage les renchéris. Nous avons besoin, grands enfants que nous sommes, de récits qui donnent à notre imagination, déçue

LE GÉNIE DE L'ÉCKIVAIN 3^9

par le réel, un aliment. Et qui sait si ce n'est pas l'objet même du roman? Le romanesque n'est pas nécessairement une aspiration déme- surée à la chimère. Il est autre chose. Il est la révolte de l'âme opprimée par le joug de la nature. Il est l'expression de cette tendance qui est en nous à un affranchissement impos- sible, mais toujours rêvé. Car une loi d'airain préside à notre destinée. Hors de nous ou en nous, la série des causes et des effets déroule son enchaînemenic rigoureux : pas un de nos actes qui ne se continue par des conséquences qui vont à l'infini, pas une faute qui n'entraîne son châtiment, pas une défaillance qui n'ait sa rançon, pas une minute d'oubli, pas un instant nous puissions cesser d'être sur nos gardes. L'illusion romanesque est cela même : un essai pour échapper, au moins en esprit, à la tyrannie de l'ordre universel.

Il m'est bien impossible de parcourir avec vous ces œuvres souvent charmantes mais qui se prolongent en série un peu monotone. Tou- tefois, il est un roman de cette époque, que je dois vous signaler, parce qu'il éclate ici comme

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un coup de tonnerre dans un ciel serein et parce qu'il nous révèle un aspect des idées de George Sand qui n'est pas négligeable. C'est un livre qui, le seul sans doute dans toute l'œuvre de George Sand, fut écrit dans l'emportement de la colère : Af '^ la Quintinie. Octave Feuillet venait de publier V Histoire de Sibylle. Ce livre révolta George Sand. Nous avons un peu de peine à comprendre cette grande colère. Le roman de Feuillet est infiniment gracieux et si inoffensif! Sibylle est une petite personne chi- mérique qui, dès l'enfance, rêve de l'impos- sible. Elle voudrait que son grand-père lui décrochât une étoile, et une autre fois qu'il lui laissât chevaucher le cygne sur l'étang. L'âge venu de la première communion, elle conçoit des doutes sur la vérité de la religion chrétienne; mais, un soir de gros temps, le curé de l'endroit s'étantjetéen barque sur la mer démontée pour sauver des marins en péril, toutes les difficultés d'exégèse qui l'arrêtaient lui semblent sou- dain éclaircies. Un jeune homme s'est épris d'elle : s'étant aperçue qu'il n'est pas croyant, elle s'efforce de le convertir et entreprenp

LE GENIE DE L ECRIVAIN 351

avec lui le soir un cycle de promenades au clair de la lune. Les rayons de la lune sont perfides aux jeunes filles : celle-ci, au retour d'une de ces promenades sentimentales et théologiques, succombe à un mal mystérieux... Pour comprendre la tempête que provoqua chez George Sand la lecture de ce roman dévot, mondain et anodin, il faut savoir quel était alors l'état de son esprit sur une question, à vrai dire, essentielle : la question religieuse.

Notons d'abord que George Sand n'est pas hostile à toute idée religieuse. Elle a une religion. Il y a une religion de George Sand. Les dogmes en sont peu nombreux et le credo peu chargé. George Sand croit fermement à l'existence de Dieu. Sans la notion de Dieu, rien ne s'explique et rien ne se résout. Ce Dieu n'est d'ailleurs pas seulement la « cause première » : c'est un Dieu personnel et cons- cient dont la fonction essentielle, si ce n'est l'unique fonction, consiste à pardonner à tout le monde. « Le dogme de l'enfer est une monstruosité, une imposture, une barbarie... C'est une impiété de douter de la miséricorde

35a (jrËÛKQ£ âAND

infinie de Dieu et de croire qu'il ne pardonne pas toujours, même aux plus grands coupa- bles... Voilà bien l'application la plus com- plète qu'on ait jamais faite du droit de grâce. Ce Dieu n'est sûrement ni celui de Jacob, ni celui de Pascal, ni même celui de Voltaire. Ce n'est tout de même pas un Dieu inconnu : nous retrouvons en lui le Dieu de Béranger, le Dieu des bonnes gens. Enfin George Sand croit fer- mement à l'immortalité de l'âme. Vient-elle à perdre un des siens, c'est sa consolation que cette certitude de l'aller rejoindre quelque jour : « Je vois la vie future et éternelle devant moi comme une certitude, comme une lumière dans l'éclat de laquelle les choses sont insaisis- sables ; mais la lumière y est : c'est tout ce qu'il me faut. » Existence de Dieu, bonté de la Pro- vidence, immortalité del'âme George Sand est une adepte de la religion naturelle.

Mais elle n'accepte aucune religion révélée ; et il y en a une qu'elle va jusqu'à exécrer, c'est la religion catholique. Sa correspondance à ce sujet, pendant toute la période du second Empire, est des plus significatives. Elle est

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pour l'Église une ennemie personnelle et parle des Jésuites comme une abonnée du Siècle. Elle craint pour Napoléon III leur poignard et désirerait pourtant qu'il y eût de leur part une tentative avortée qui lui ouvrît les yeux. Le grand danger des temps modernes est, d'après elle, le développement de l'esprit clé- rical. Ne la tenez pas pour une avocate de la liberté d'enseignement! «On a encouragé l'es- prit prêtre, écrit-elle, on a laissé les couvents envahir la France et les sales ignorantins s'em- parer de l'éducation » '. Partout l'Église a été maîtresse, on le constate à des marques qui ne trompent pas : sottise et abrutissement. Voyez la Bretagne : « Il n'y a rien règne le prêtre et le vandalisme catholique a passé, rasant les monuments du vieux monde et semant les poux de l'avenir.^» Il n'y a pas à nous le dissimuler : c'est l'anticléricalisme dans toute sa violence. N'est-il pas curieux de constater que cette passion, dès qu'elle s'em- pare d'esprits même distingués, leur fait perdre

1. Correspondafue : à Barbes, 12 mai 1867.

2. Ibid. : à Flaubert, ai septembre 1860.

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aussitôt tout sentiment de mesure, de conve- nance et de dignité ?

iV4"* la Qiiintinie est cela , même : un accès de manie anticléricale. George Sand y a donné, comme elle se le proposait, la contre-par- tie de Sibylle. Une jeune fille, la fille du général La Quintinie, est aimée d'Emile Lemontier, libre-penseur. Emile Lemontier fait réflexion que sa fiancée étant catholique, elle doit avoir un confesseur : Chateaubriand en avait bien un ! Cette idée lui est intolérable. Comme M. Ho- mais, il est d'avis qu'un mari ne saurait souf- frir le tête-à-tête de sa femme avec un de ces gaillards-là. Le directeur de conscience de M"* la Quintinie est un certain Moreali, un proche parent du Rodin d'Eugène Sue. Tout le roman n'est que la lutte d'Emile et de Mo- reali, pour aboutir à la déconfiture finale de Moreali. M"* la Quintinie épousera Emile, qui saura bien la forcer à penser librement.

Ainsi Emile a détaché une âme de la com- munion chrétienne. Et il est fier de son œuvre! Il croit que, dans une vie de femme, pour éclairer le chemin, il suffit toujours des

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lumières de la raison. Il ne doute pas que ce ne soit assez, pour faire de cette femme une honnête femme, de sa droiture naturelle. Je n'en veux pas douter non plus. Mais la question n'est pas seulement de savoir si elle faillira ; êtes-vous bien sûr qu'elle ne souffrira pas ? Ce libre-penseur imagine que d'une âme on peut arracher la foi sans déchirement et sans y faire une blessure inguérissable. Oh! le pauvre psy- chologue ! Il ignore que cette foi résume et continue celle de toute une suite de généra- tions. Il n'y discerne pas le murmure lointain de prières très anciennes. Ces prières, on essaie vainement de les étouffer : elles pleureront à jamais dans l'âme meurtrie et désolée.

M"* la Quintinie est une oeuvre de haine. George Sand n'y pouvait réussir : elle n'avait ni la vocation, ni l'habitude. C'est un roman plein de dissertations insupportables. C'est l'ennui même.

Seulement, à partir de cette date, George Sand connut les joies d'une certaine popularité. Aux représentations de théàire et aux enterre- ments, la jeunesse des écoles manifeste en son

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honneur. Il advint à peu près de même pour son ami Sainte-Beuve. Je ne crois pas que cela les ait grandis, l'un ni l'autre.

Passons sur ces misères. Admirons plutôt la verdeur de cette vieillesse robuste et si longtemps triomphante. Presque chaque année, George Sand fait un voyage en France pour y trouver le cadre d'un roman. Car il lui faudra gagner son pain jusqu'au dernier jour. Elle est condamnée au roman à perpétuité. « Je mourrai en tournant ma roue de pres- soir. » Aussi bien, c'est la seule fin qui con- vienne à l'ouvrier de lettres. Après avoir, en 1 870-1871, subi l'angoisse de l'Année terrible, le cauchemar passé, elle se remet au travail, ayant en elle l'âme de la France vaillante et qui ne veut pas se laisser abattre. La vieillesse lui a fait décidément une santé de fer. En 1872, elle écrit : « Je vais à la rivière à pied, je me mets toute bouillante dans l'eau glacée... Je suis de la nature de l'herbe des champs : de l'eau et du soleil, voilà tout ce qu'il me faut. » Se plonger tous les jours dans la cascade glacée de l'Indre,

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pour une femme de soixante-huit ans, ce n'est pas mal. Le 30 mai 1876, elle s'alita. Elle fut dix jours malade et s'éteignit doucement. Elle repose à Nohant, comme elle l'avait souhaité, et cette terre aimée est légère à son dernier sommeil.

Il nous reste, pour conclure, à définir en quelques mots le génie de George Sand, et à marquer sa place dans l'histoire du roman français.

Or, quand on compare George Sand aux romanciers de son temps, ce qui frappe c'est combien elle en est différente. Elle ne res- semble ni à Balzac, ni à Stendhal, ni à Mé- rimée, ni à aucun conteur de notre époque ré- fléchie, savante et raffinée. Elle ferait bien plutôt songer à ce que pouvaient être nos « vieux romanciers, » conteurs de prouesses chevaleresques et de légendes naïves, ou, en remontant plus haut encore, aux aèdes de la Grèce antique. Il y a, dans la jeunesse des peuples, des hommes qui vont vers les foules charmées et les tiennent attentives aux récits

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qu'ils débitent en paroles nombreuses. Ces récits, ils ne sauraient dire s'ils les inventent au moment qu'ils les improvisent, ou s'ils ne font que s'en souvenir, car leur esprit en est tout enchanté. Et ils ne savent dans quelle mesure la fiction s'y mêle à la réalité, car toute réalité leur apparaît merveilleuse. Tous les êtres dont ils parlent sont grands, tous les objets sont bien faits, et toutes les choses sont belles. Ils mêlent à des mythes pleins de sens des contes de nourrice, et l'histoire des peuples à des histoires enfantines. On les appelle des poètes. Il se peut bien que George Sand ne se serve pas comme eux de la forme versifiée, mais elle est tout de même de la famille. Elle est un de ces poètes, égaré dans notre siècle de prose et qui a continué de chanter.

Comme eux, elle est une primitive; comme eux, elle obéit à un dieu intérieur : tout son talent n'est fait que d'instinct. Du talent instinctif elle a la facilité. Quand un Flaubert se plaint qu'il souffre des « affres » du style, George Sand feint de l'en admirer. « Quand je

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vois le mal que mon vieux se donne pour faire un roman, ça me décourage de ma facilité, et je me dis que je fais de la littérature savetée. » C'est de sa part charité toute pure. Elle n'a jamais compris qu'il fallût un effort pour écrire, ni, à plus forte raison, que ce pût être une souffrance : c'est pour elle un plaisir, celui qui résulte de la satisfaction d'un besoin. De même qu'elles ne Iwi ont pas coûté d'effort. ses œuvres ne laissent pas de trace dans sa mé- moire. Avant, elle ne les avait pas « voulues » ; après, elle les oublie. « Consuelo, la Com- tesse de Rudolstadt, qu'est-ce que c'est que ça ? Est-ce que c'est de moi ? Je ne m'en rap- pelle pas un traître mot. » Ses romans sont au- tant de fruits savoureux qui, à la maturité, se sont détachés d'elle. Comme les poètes, George Sand est revenue sans cesse à la célébration de quelques grands thèmes qui sont les sujets éternels de toute poésie l'amour, la nature et de quelques grands sentiments tels que l'enthousiasme et la pitié. Il n'est pas jusqu'à la langue qui ne complète ici l'illusion. Certes il s'en faut que le choix des mots y soit tou-

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joui's irréprochable. Chez George Sand, le vocabulaire est souvent incertain, l'expression manque de précision et de relief. Mais elle a le don de l'image et ces images sont d'une adorable fraîcheur, parce qu'ayant toujours conservé cette faculté si rare de s'étonner, elle n'a cessé de promener sur les choses un regard de jeunesse. Elle a le mouvement qui entraîne et le rythme qui berce ; elle déroule avec quelque lenteur, mais sans embarras, cette ample période qui est la vraie phrase fran- çaise. Une comparaison s'impose irrésistible- ment avec ces fleuves de chez nous, dont la nappe d'eau coule abondante, limpide, entre des rives fleuries et des oasis de verdure le promeneur aime à s'arrêter pour rêver déli- cieusement.

On voit par quelle part exacte revient à George Sand dans l'histoire du roman fran- çais. Elle a imprégné le roman de la poésie qui était en son âme ; elle lui a donné une souplesse, une ampleur, une portée qu'il n'avait pas auparavant ; elle y a célébré l'hymne de la nature, de l'amour et de la bonté ; elle nous y

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a révélé la campagne et les paysans de France ; elle y a donné satisfaction à cette tendance au romanesque qui est, à des degrés divers, en chacun de nous.

Voilà plus qu'il n'en faut pour assurer sa gloire. Elle se défendait d'avoir écrit en vue de la postérité ; elle prévoyait qu'au bout de cinquante ans elle serait oubliée. Il se peut qu'il y ait eu pour elle, comme pour tout mort illustre, un temps d'épreuves et une période de méconnaissance. Le triomphe du naturalisme, en faussant pour un temps le goût, a pu nous détourner de la lecture de George Sand. Aujourd'hui nous sommes aussi fatigués de la littérature documentaire que dégoûtés de la littérature brutale. De jour en jour, nous reve- nons à mieux comprendre ce qu'il y avait de « vérité » dans la conception du roman, telle que se l'était faite George Sand, et qui peut se résumer dans ces quelques mots : charmer, émouvoir, consoler. Consoler ! qui pourrait dire, connaissant un peu la vie, que ce n'est pas la fin dernière de la littérature ? Tout son idéal littéraire tient dans ces quelques mots

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qu'elle écrivait à Flaubert : « Tu rends plus tristes les gens qui te lisent ; moi je voudrais les rendre moins malheureux. » Elle le vou- lait : elle y a souvent réussi. Quel plus complet éloge en pourrait-on faire ? Et comment ne pas mêler à notre admiration une nuance de grati- tude et de tendresse pour celle qui fut la bonne fée du roman contemporain ?

J^nTier-mars 1909.

TABLE DES MATIÈRES

Pages.

I. Aurore Dupin. Psychologie d'une fille de

Rousseau l

II. La baronne Dudevant. Le mariage et la

libération. L'arrivée à Paris. Jules Sandeau 31

III. Une féministe en 1832. Les premiers ro-

mans et la question du mariage 73

IV. Le coup de folik romantique. L'aventure

de Venise 113

V. L'amie de Michel (de Bourges). Liszt et

la comtesse d'Agoult. Mauprat . . . . 157

VI. Un cas de maternité amoureuse. Chopin. 197 VIL Le rêve humanitaire. Pierre Leroux.

Les romans socialistes % 231

VIII. En 1848. George Sand au gouvernement

provisoire. Les romans champêtres . . 269

IX. La bonne dame de Nohant. Le théâtre.

Alexandre Dumas fils. La vie à No- tant 305

X. Le génie de l'Ecrivain. La correspon-

dance avec Flaubert. Les derniers romans 337

Conclusion 357

B. GREVIN imprimerie DE LAGNT