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WLADIMIR KARENINE

GEORGE SAND

SA VIE ET SES ŒUVRES

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1833-1838

Deuxième édition

PARIS PLON-NOURRIT et Gu, IMPRIMEURS-ÉDITEURS

8, RUE GAR ANC 1ÈRE 0e

1899

Tous droits réservés

GEORGE SAND

SA VIE ET SES OEUVRES

1833-1838

GEORGE SAND

D'après le dessin de L. Calamotta

(1837)

WLADIMIR KARÉNINE

GEORGE SAND

SA VIE ET SES ŒUVRES

* *

1833-1838

Deuxième édition

PARIS

LIBRAIRIE PLON

PLON-NOURRIT et C'% IMPRIMEURS-ÉDITEURS

8, RUE GARANGIÈRE 6e

1899

Tous droits réservés

Univers,, &BUOTHECA *^<teWens«s

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

GEORGE SAND

SA VIE ET SES ŒUVRES

CHAPITRE VIII '

(1833-183:.)

Alfred de Musset. Fontainebleau. Voyage en Italie. Pietro l'agello. Jacques. La légende. Voyage dans les Alpes et vie à Venise. Retour en France. Fa rupture et l'épilogue du roman-.

Chacun de nous voit « par ses yeux », entend à sa manière, possède un tact particulier. Nous sommes à table, il y a un verre de vin devant nous. Nous le regardons tous les deux, mais nous le voyons très diversement, et le vin lui-même paraît tout autre à chacun de nous. Nous transmettre l'un à l'autre comment nous l'avons vu, quel goût nous avons trouvé au vin, c'est ce que nous ne pour- rons jamais faire. Nous nous contentons du mensonge des mots, et quand chacun de nous a affirmé que le verre est diaphane et brille, que le vin est doux ou sec, nous nous

1 Ge chapitre, ainsi que le suivant, a déjà paru dans le Messager du iVorrf(1895, novembre-décembre) sous le titre « Histoire et non légende)). Quoi qu'il ail été publié depuis dans des revues et journaux étrangers un grand nombre de documents et de lettres et une foule de recherches, sans parler d'articles de polémique sortis de la plume des partisans de George Sand et de Musset, nous nous croyons en droit de reproduire ici ce chapitre sans y apporter de changements, car, en l'écrivant, nous avons profité «le la plupart des sources publiées depuis et avons exprimé notre opinion sur l'histoire Sand-Musset bien avant nos confrères étran

II. 1

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imaginons qu'il est pour nous deux identiquement diaphane, qu'il est pour nous deux aussi également doux ou sec, que les mots employés répondent adéquatement à la sensation que chacun de nous a perçue, et que ces sensation- sesont réfléchies, les mîmes et à un même degré dans l'intelli- gence. Et nous croyons que nous nous comprenons les uns les autres! Cependant ce u'est que nous décevoir en paroles, cette pitoyable monnaie étrangère comme l'a fait remarquer depuis longtemps un homme d'esprit . qui ne peut jamais répondre complètement à la vraie valeur de notre monnaie, Vidée à nous, mois tout au plus la rendre très approximativement. Mais si un phénomène matériel extérieur, aussi insignifiant que l'aspect d'un verre et le goût du vin qu'il renferme, se reflète tout différemment sur deux esprit- divers, produit des impressions, des sensations et des nuance- d'idées différentes, se diversifie généralement en deux âmes humaine-, combien cette diversité se montre- t-elle plus profonde encore plus tranchante, combien cette faible dissemblance d'impressions entraine-t-elle une [dus grande divergence dans la tournure même de la pens lorsque le phénomène, au lieu de se passer dans le monde extérieur, se produit dan- noire vie intérieure, psychique. Ce qui m'exaspère, vous laisse parfaitement froid : ce que j'appelle amour n'est pas du tout pour vous de l'amour, mais simplement de l'amitié ; même ce que nous son

MM. de Spoelberch, Maurice Clouard, Cabanes, Rocheblave, Mariéton e1 autres. Mais les lecteurs russes ne nous Orent pas l'hon- neur de remarquer la primeur de certains faits et de ce que nous avions fait notre possible pour détruire la légende, bien avant que M. I! blave au~si <■■ suit servi de ce mut. En reproduisant ici ces deux cha- pitres, mm- omettons seulement ce qui a déjà été dit dans les eha- pitres précédents <-t nous signalons dans les notes au \> -

dors inédites, maintenant publiées. Le lecteur verra qn l'opi- nion que nous avion- déjà exprimée, en 1895, au?ujc-t de cet épisud devenue vérité admise par tout le monde.

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d'accord à appeler chagrin ou désagrément, joie ou bon- heur, tout cela, pour chacun de nous, est tout autre, tout dissemblable ; transmet tic à un autre, en pleine exactitude, ses sensations, ses pensées, ses sentiments et leurs nuan- ces, c'est ce que personne ne peut, n'a jamais pu et ne pourra jamais faire. C'est ce que Guy de Maupassant a parfaitement compris quand il dit, dans Solitude : « Notre grand tourment dans l'existence vient de ce que nous sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne tendent qu'à fuir cette solitude... Je te parle, tu m'écoutes, et nous sommes seuls tous deux, côte à cote, mais seul>... Nous sommes tous dans un désert. Personne me comprend personne... Et moi, j'ai beau vouloir me donner tout entier. ou\ rir toutes les portes de mon âme, je ne parviens point à me livrer. Je garde au fond, tout au fond, ce lieu secret du Moi personne ne pénètre. Personne ne peu! le découvrir, y entrer, pareeque personne ne me ressemble, parce que personne ne comprend per- sonne... »

C'est cependant ce que nous ne voulons ni voir, ni croire, nous nous acharnons, avec un désespoir, du reste, compréhensible, à arriver à ce que Von nous comprenne, nou> nous efforçons de sortir de notre moi, nous voulons rompre tous les liens, nous mettre en communication vraie, réelle avec d'autres âmes, et nous parlons, écri- vons, prêchons, convainquons, contractons des amitiés, nous aimons, et nous croyons que, grâceàtout cela, nous atteignons une communauté spirituelle, une sorte ^uni- fication avec d'autres âmes. Surtout lorsque nous aimons ! -1 alors plus qu'en toute autre chose que nous nous laissons décevoir en paroles, et que nous n'aspirons même qu'à être déçus. Tu m'as dit : « Je t'aime », je suis heu-

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reux, et je m'imagine que ces trois petits mots résonnent dans ton âme comme dans la mienne, «{ne pour toi et pour

moi, il- ont la même valeur. Faut-il davantage ? Nous nous jurons et affirmons passionnément qu'il en est ainsi. Com- bien les amoureux sont prodigues de phrases dans le genre de celles-ci : « Je t'aime avec la même passion que tu m'aimos. Mo sensations sont les mêmes que 1rs tiennes. » « La même », « les mêmes! » Pauvres insensés! <?ui doue a pesé, mesuré, qui vous a dune dit que rien que le mut « de môme » fait également vibrer vos nerfs auditifs? L'homme ne peut sortir de son moi. ne peut s'abstraire de ses yeux, de ses oreilles, de ses nerfs, de son cerveau, il est leur éternel esclave, emprisonné en eux comme dans une carapace impénétrable, et autour de lui. enfermées aussi dans leur individualité comme dans une coquille, d'autres âmes humaines ! Et ces âmes s'imaginent qu'elles se comprennent et se connaissent! Certes, on no peu! nier que, malgré les nuances qui se diversifient presque à l'infini entre les individualités, il n'y ait souvent entre elles simi- litude dénature-, que la même éducation, les mêmes goûts, et surtout la mémo manière d'exprimer enparoles nos idées et nos goûts nous portent à nous faire sentir que nous sommes plus près t\>-- uns et plus éloignés dos autres, que nous nous mettons lentement à l'unisson de quelques-uns, tandis que no- sympathies pour d'autres naissent comme un coup de foudre. Maisc'est justement qu'est le danger. ha sympathie, l'amitié, l'ardeur à y arriver sont préc ment ce qui nous fait le [dus facilement perdre do vue qu'une union parfaite, que l'identité ne peut être qu'une chimère. Et notre amour est-il donc antre chose que le rêve ininterrompu de cette identité, de cette union, la -oit' de les acquérir, la loi en la réussite? Plu- forte sera cette

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croyance, plus amer sera le doute, le réveil après l'ivresse, le désenchantement ; plus l'amour aura été profond, plus affreux deviendra le sentiment que l'âme des autres riest pour nous que ténèbres (proverbe misse). Ce sentiment, nous devons tous l'éprouver, plus tôt ou plus tard. Comment ne pas se réjouir du bonheur de ceux qui ne l'ont pas encore éprouvé, comment ne pas bénir le sort qui donne à chacun, ne fût-ce (prune année, ne fût-ce qu'une semaine de cette heureuse déception, de ce mirage, de celte foi en l'union de deux âmes, indispensable à tout huinnie assoiffé de la vie de l'âme!' Comment ne pas s'étonner que, envers et contre tous, les hommes aiment encore et peinent se sentir heureux ? Et cependant une des choses les plus étranges (pie Ton observe dans l'humanité, bizarrerie qui frappe surtout l'observateur sérieux des choses et des passions humaines, c'est notre habitude de rechercher les raisons et de nous ('•tonner des motifs qui peinent porter des amis, des amoureux ou des époux à se quitter. Si peu que nous réfléchissions sur notre propre vie ou sur celle des autres, nous devrions bien plus être étonnés de voir- les hommes se rapprocher, avoir des moments ou des années d'une union presque parfaite avec d'autres hommes, d'autres âmes, de rencontrer dans la vie de nombreuses amitiés, des amours heureux, en un mot, le bonheur sous une forme quelconque.

Nulle part cette habitude de juger ainsi n'apparaît plus souvent que lorsque dans la conversation ou les livres on traite les amours heureuses ou malheureuses et quelles amours ne sont pas malheureuses ?] dans la vie des grands hommes. Alors ce n'est que l'adage rebattu : « Comment se fait-il que ces gens-là se soient quittés ? Qu'est-ce donc qui a pu amener leur séparation ou leur divorce? Quel est

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le coupable? » Il faudrait, au contraire, s'écrier : « Com- ment, diable, deux individualités si différentes ont-elles pu s'accorder? N'est-il pas étonnant qu'elles aient pu s'aimer? Par quel heureux hasard ont-elles pu jouir d'un moment de bonheur, ce bonheur fût-il même empoisonné? » Et cependant les causes de cette séparation, de ce divorce sont faciles à trouver : elles sont en tout, elles sautent aux yeux.

Lorsque, en particulier, nous passons aux romans vécus de George Sand, nous rencontrons avant tout, à leur égard, du côté de .ses biographes et du public, cette étonnante habitude et cette curieuse manière déjuger dont nous avons déjà parlé au début de ce livre, manière déjuger dans le sens exact du mot et de condamner. Pour peu qu'il soit question de collisions psychologiques, voire de relations humaines basées sur tel ou tel autre sentiment, aussitôt nous nous transformons en procureurs pour accuser et con- damner l'une ou l'autre dv> parties en cause1. Les bio- graphes de George Sand Xabsolcent, cela \;t sans dire; ceux de Musset et de Chopin la condamnent^ cela ne pouvait non plus manquer. C'est toujours un procès qu'on l'ait ! Et pourtant, à tous les romans réels de George Sand vient juste- ment encore s'ajouter cette circonstance aggravante que l'héroïne elle-même et presque tous les héros, ses favoris, furent de grands hommes, de grands talents, des génies, c'est-à-dire des natures deux fois, cent fois plus individuelles que chacun de nous et tout autrement impressionnables,

1 Un des biographes de Musset, Liridau, dans les conclusions qu'il tiTe aux dernières pages de son récil sur le roman entre son héros et George Sand, se prononce très catégoriquement en ce sens: « 1><'ux: esprits d'élite se trouvaienl en face l'un de l'autre comme deux en- nemis en présence. Le verdict, quel iju'il fût, devait douloureusement frapper l'un ou l'autre.» »

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pensant par eux-mêmes, sentant par eux-mêmes, se diver- sifiant davantage encore des autres, emprisonnés davantage aussi dans la carapace de leur personnalité. Quoi d'étonnant alors que tous les romans personnels de George Sand aient fini malheureusement pour l'un ou l'autre des amants, ou plutôt pour tous les deux. Il va sans dire que dans ces romans, comme partout ailleurs, celui des deux qui aimait le plus était le plus malheureux; dans les histoires ordi- naires d'amour, ce sort est presque toujours réservé à la femme; mais dans les amours qu'a traversés George Sand, le malheur est souvent échu aux héros eux-mêmes, à ceux d'entre eux qui étaient plus faibles ou dont l'amour était plus fort.

En amour, le code est tout particulier et très étrange. En amour, celui-là a toujours tort qui aime davantage. Disons mieux : La victoire est à celui qui n'aime plus, n'aime pas encore ou n'aime pas du tout. Plus on vous aime, plus ou vous est dévoué, plus on est sans défense, et plus celui qui aime est incapable de vous cacher la moindre nuance de ses pensées , ne fût-ce que pour défendre son âme contre vous, plus vous vous montrez négligent, cruel, méprisant. Ce qui vous aurait enchanté, vous eût paru le bonheur suprême, si vous aviez aimé vous-même, vous semble maintenant insupportable, vous ennuie, vous met hors de vous. En pareil cas vous seriez capable de haïr, et même de railler. Plus l'un des deux se montre bon, plus l'autre devient marnais à son égard. // vous écrit de longues lettres en y mettant tout son cœur, sans nous rien cacher, dans le désir de nous livrer encore et toujours toute son âme, tout son être dans L'éternel besoin de vous parler de soi, afin que vous sachiez tout ces longues épîtres nous fatiguent, vous sont à

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charge, vous les lisez ou plutôt vous les parcourez négli- gemment, à peine daignez-vous y faire attention. Il n'as- pire qu'à vous voir, il vous dit que sans vous il s'ennuie nuit et jour. cela vous semble importun, petitesse d'es- prit, manque de tact et d'intérêts sérieux, preuve de fai- blesse, attentat contre votre liberté. 11 vous aime avec désin- téressement, se sacrifiant lui-même sans vous demander rien en retour. Pour vous, c'est se rabaisser, manquer de fierté et déroger au sentiment de sa propre dignité. Il perd patience, les souffrances lui font jeter le masque et se déclarer, son langage devient fou, passionné; vous voilà irritée, révoltée, il manque de délicatesse, il es! gros- sier, brutal* et vulgaire, il vous accable de sa personne, et c'est ce que vous ne voulez à aucun prix.

Faut-il le dire en un mot ? Toujours et toujours, c'est sa faute à lui, toujours vous avez raison. Mais si lui ou elle n'aime plus, n'aime pas encore ou n'aime pas du tout, mais que vous aimiez, vous ! Ah alors ! les choses changent de face, ("est vous alors qui écrivez, c'est vous qui êtes importun, c'est vous qui manquez de délicatesse, qui n'avez pas le sentiment de votre propre dignité ; votre figure longue et morose ennuie; vos lettres, vos visites, vos questions, vos soucis, votre amour infini qui éclate dans chacune de vos paroles, dans chacun de vos gestes, chacun de vos actes. tout cela est insupportable, tout cela devient une véritable obsession, (//est vous alors qui axez tous les torts, c'est lui ou elle qui ont toujours raison ! vie lis.

Dans la vie de George Sand, on trouve, hélas ! beaucoup d'histoires d'amour, on n'en trouve même que trop, et c'esl peut-être ce qui l'a fait regarder comme ayant prêché l'immoralité dans tous ses romans, quoique ses héroïnes

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soient le plus souvent loin de ressembler à Aurore Dude- varit par leur caractère et leur tempérament.

Les ennemis deGeorge Sand se sont évertués à nous repré- senter son tempérament à elle sous les plus noires couleurs, tandis qu'on dirait que ses amis et ses biographes, se sont imposés le rôle hypocrite de se taire là-dessus ou de recou- rir à tous- les faux-fuyants pour jeter comme un mystère sur l'un ou l'autre trait de la vie de leur héroïne. Nous aimons à répéter encore ici que nous ne voyons aucun besoin de chercher les circonstances atténuantes dont il semble qu'on ne puisse se passer' lorsqu'on parle des amours de notre écrivain. George Sand fut une femme tout exceptionnelle, géniale, à laquelle il serait absurde d'appli- quer la mesure de la morale courante, tout comme il serait insensé de l'appliquer à Byron ou à Lermontow. Si en chacun de nous les défauts sont étroitement liés à nos qua- lités, et si chacun des traits de notre caractère est presque inséparable des autres, ce phénomène est bien plus frap- pant encore dans les natures fortes, complexes et excep- tionnelles.

Avant d'arriver à la douce quiétude objective du philo- sophe qui est sorti vainqueur de toutes les révoltes, et à cette harmonie de l'âme qui nous frappe et nous charme dans Gœthe, cet homme génial aussi eut une jeunesse orageuse et une vie pleine d'aventures et de rencontres de toutes sortes. On dirait que le sort s'est plu à lui donner les occasions de tout sonder, de jouir de tout, de tout éprouver, de recueillir partout des sons, des couleurs. En lisant l'histoire de sa vie, l'on voit que ce qui lui a peut- être rendu le plus grand service, lui a été le plus utile, c'est sa légèreté devenue célèbre et son égoïsme presque sans exemple dans ses relations avec ses amis et avec les femmes

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qui l'on! aimé. Il est certain que beaucoup de ceux qui ont servi de documents humains au poète, dont le vaste esprit possédai! le monde ce qui ne l'empêchait pas de faire des expériences in anima vili ont éprouver bien des amer- tumes : mais maintenant que tout un siècle s'est écoulé, il serait étrange de se lamenter encore sur le sort de ceux ou de eelles qui ont servi de prototypes à Lotte, à Lilly, ou à Werther: On se révolte contre Goethe-homme et on le condamne aisément, on plaint la vraie Charlotte ; mais quoi regret, quelle perte pour nous .-^i Gœthe-poète n'eut éprouvé cet amour dans sa jeunesse! Cet épisode était nécessaire dans l'histoire du développement de cet esprit sublime.

Nous ne serions guère moins ridicules si nous allions nous plaindre à propos des diverses histoires d'amour de Heine ou de Musset, de Pouchkine ou de Byfon. D'où pourrions-nous savoir ce que chacun de ces amours a laissé dans l'âme de ces poètes, ce qu'il a ajouté à leur croissance intérieure, par quelles routes inconnues et vers quel point ces amours ont tourné, à un moment donné, leur pensée ou les ont dirigés dans la voie qu'ils ont suivie. Tous ces amours, tous ces épisodes dont la portée est ca- chée aux acteurs eux-mêmes, à leur entourage, à leurs contemporains, sont les étapes aéeessaires et souvent providentielles dans la vie de ces hommes hors ligne.

Ces voies providentielles, uous les ignorons, voilà tout. Personne de nous ne pourra jamais savoir de quelles cn> constances, de quelles coïncidences fortuites purement extérieures, de quels heurts, de quelles impressions dépen- dent les bouleversements, les revirements, les remous qui se passent dans la vie de l'âme et à quoi ils aboutissent. Qui de nous pourrait savoir comment le moindre épisode

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extérieur de notre vie se répercute positivement et directement ou négativement et par la loi des contraires dans notre vie intérieure?

Il n'y a pas de fait, de rencontre humaine, qui soient inutiles dans le développement et la marche en avant de chacun de nous. A plus lord' raison encore, tout cela est- il nécessaire, devient-il un besoin, et, par conséquent, légitime dans la carrière de tout génie, de tout homme éminent.

Mettant donc de côté tous les points de vue et les juge- ments généralement reçus, nous avons parlé et parlerons des romans personne/s de George Sand avec le calme parfait et l'impartialité de l'historien, et pour jeter à l'avance l'épouvante dans les âmes de nos vertueux lecteurs, DOUS dirons sans détour , que pour une femme ordinaire, la dixième partie de tontes ces amours serait impardon- nable, mais qu'à nos yeux, George Sand ne nous paraît pas immorale, (pie toutes ses amours, si nombreuses soient- elles, ne l'amoindrissent nullement. Les passions, les entraî- nements et les événements personnels c'est une chose ; mais F élévation foncière de l'âme, sa tendance incessante vers la lumière, le perfectionnement ininterrompu (acheté souvent au prix de chutes et de repentirs) l'ascension continuelle de l'esprit vers l'idéal du beau, du bien, de la vérité, cela c'est une autre chose. Une grande âme ne vit pas comme nos petites âmes modestes ; l'histoire de son développement est souvent mélangée de défaites et de victoires, de luttes, de déses- poirs et de joies, de doutes cuisants et de foi enthou- siaste. L'important, c'est le mouvement p régressif de l'âme sans aucun arrêt, et non le mode de son perfectionnement. S il s'effectue paisiblement et graduellement, ou par bonds

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etper aspera ad astra, c'est ce qu'il ne nous appartient pas de juger, ce rôle revient à la Cause de tout ce qu'il va de génial et de divin dans l'homme.

Dans la vie romanesque de George Sand, il y a eu. nous le répétons, du trop, et ce qui a joué en tout cela un grand rôle, c'est le tempérament passionné qu'elle avait hérité de ses ancêtres, c'est sa nature éternellement avide de nouvelles impressions. .Mais il est hors de doute aussi que George Sand eût pu se dire ce que -a célèbre amie Mme Dorval disait d'elle-même : « Est-ce que ce sont les sens qui entraînent ? Non, c'est la soif de tout autre eh< C'est lu rage de trouver l'amour vrai qui appelle et fui toujours '. »

Mais George Sand eût-elle été possible sans tous ses romans vécus? Serait-elle un de ces esprits éminents dans la série des phénomènes de l'ordre spirituel, si l'on rejetait de l'histoire du développement de son âme tous ses entraî- nement-, tout.- ses chutes, ses désespoirs, ses élans et ses repentir.-? Nous ne le croyons pas.

Peut-être G 'ge Sand n'a-t-elle aimé personne aussi

passionnément, qu'elle a aimé Alfred deMussel : d'autre part elle n'a été aimée aussi sincèrement par personne que par Alfred de Musset. Cependant ce mutuel amour a-t-il apporté autre chose que chagrin et souffrance dans la vie de l'un et de l'autre ? Cette triste histoire a déjà été racontée mille fois sérieusement et ironiquement, avec calme ou avec rage, le fiel ;'i la bouche., par des amis ou des ennemi-, en vers et en prose, simplement ou dans do œuvres d'ima- gination plus fictives que réelles. San- parler des comptes rendu- de cet épisode, insérés dans tous le- cours de

' Hisloire de ma Vie, IV, p. 224.

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littérature, des articles et des biographies l'on en parle comme en passant, nommons ceux qui en ont fait uneétude spécialeet s'ysoni arrêtés : MM. Paul de Musset, le vicomte de Spoelberch deLovenjoul, Maurice Glouard, PaulLindau, Arvède Barine, de Pontmartin, Kertbeny, Sainte-Beuve, Maxime du Camp, Mariéton, S. Rocheblave, la vicomtesse de Janzé, le docteur Cabanes, Adolphe Brisson, Niecks [dans sa Biographie de Chopin), Georges Brandès, Mirecourt, miss Bertha Thomas, etc., etc.; ajoutons que ce roman d'amour a servi de thème à la Confession d'un enfant du siècle de Musset, à Elle et Lui. de George Sand, à Lui et Elle, de Paul de Musset, à Lui, de Louise Golet, et qu'il existe, outre cela, une série innombrable de pam- phlets fort peu décents et d'atroces libelles quasi satiriques, dans lesquels celte histoire, et avant tout la personnalité de George Sand, sont représentées sous les traits les plus repoussants. Tels les articles de Babou, de Barbey d'Aure- villy, tels « Eux, drame contemporain par Moi » (Alexis Doinet) « Eux et Elles, histoire d'un scandale, » par M. de Lescure, « les Amours d'un poète , idylle en quatre colonnes » (attribuée un homonyme de de Latouche, ce qui fut démenti par rédaction du Gaulois ce pamphlet avait d'abord paru), « Le lia ou la femme socialiste, poème en quatre nuits, » et enfin, « le Songe de Mmc Sand, pour faire suite au songe d'Atlialie », tous deux par Alexandre Dufaï, le comble de la mauvaise foi et du mauvais goût chez l'écri- vailleur le moins estimable. On trouve en outre à partirde Lrlia1, dans plusieurs romans et nouvelles de George Sand

' Nous parlons ici de la seconde version de Lélia, c'est-à-dire du roman tel qu'il a été réimprimé en lSo'.i et imprimé dans les œuvres complètes de George Sand, version <[ui est restée définitive. Voir plus

loin, (11. XI.

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Les échos de ses impressions pendant les derniers mois de 1833 ci ceux de son célèbre voyage à Venise Lettresd'un voyageur, Al do le Rimeur, l'Orco, VUscoque, Mattéa, la Dernière Aldini, le Secrétaire intime). Les réminiscei de ce voyage en Italie se retrouvent aussi dans Gabriel, dans la première partie de Consuelo et dans plusieurs autres œuvres postérieures de George Sand. De son eôté, c'esl après son retour d'Italie que Musset a écrit ses plus belles poésies lyriques )esNuits,le Souvenir, la Lettre à Lamar- tine. A mon frère revenant d'Italie. etc.), et ce sont les souvenirs d'Italie et de George Sand qui lui ont inspiré Lorrnzaccio, On ne- badine pas arec l'amour, et plusieurs autres œuvres dramatiques. Cette liste succincte de pro- ductions suffit pour nous faire voir que ce drame du cœur, qui a soulevé tant de bruit en son temps et même en ces der- nières années, eut une importance littéraire considérable et qu'à ce titre seul il mérite de fixer l'attention du critique. Mais grâce à l'abondance des récits apocryphes relatifs à cet épisode et notamment aux laits du voyage en Italie. l'histoire de cet amour est devenue et restée une légende; les l'ait- y sont altérés et défigurés au point qu'on ne - y reconnaît plus. Les noms de George Sand et de Musset sont sur toutes les lèvres; mais la vérité, personne ne la sait. La cause de tout cela, nous l'avons déjà dit, c'est la mauvaise foi et l'intempérance de langage des ennemis de George Sand. et la crainte éprouvée par amis de parler simplement et franchement de choses qui ne -ont pourtant ignorées de personne. Se- ami- -<• taisent ou parlent dans le vague et par réticences ; les ennemis ne se gênent nullement pour aller, dan- leurs attaques, jusqu'à l'absurdité. Lt. ce qu'il y a d'étrange, c'est qu'amis el biographes ont toujours essayé de ne pas même

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nommer le héros adversaire. « Personne, autour d'eux ne faisait cette réflexion qu'en amoindrissant Vautre, on amoindrissait aussi son propre héros, » comme le remarque si judicieusement Arvède Barine dans sa biographie de Musset. Tous les hommes impartiaux, qui ont eu l'occa- sion de connaître cette histoire, en se basant sur les docu- ments authentiques, sont arrivés à la même conclusion : la vérité sincèrement dévoilée rehausserait l'honneur des deux parties. C'est ce que Edouard Grenier1 reconnaît sans ambages, et il a raison. C'est ee que reconnaît encore d'une manière plus explicite le célèbre bibliophile, passé maître relativement à l'histoire littéraire de notre siècle, le vicomte Spoelberch, l'auteur des monographies sur Balzac et Gauthier, qui, parmi ses trésors bibliographiques d'un prix inestimable, possède les papiers de Sainte-Beuve, contenant entre autres la correspondance de celui-ci avec George Sand, quelques lettres de .Musset à Sainte-Beuve et un grand nombre de documents et de lettres de George Sand elle-même. Depuis longtemps et plus (rime fois M. de Spoelberch a exprimé dan- ses œuvres L'opinion que si la correspondance authentique de Musset et de George Sand et les lettres qu'elle écrivit à Sainte-Beuve a cette époque eussent été publiées, la mémoire de ces deux grands noms 2 n'en aurait nullement souffert, mais que ces lettres, parleur véracité et leur sincérité n'eussent fait qu'aug- menter le prestige du grand nom de George Sand, sans

' Souvenirs littéraires d'Edouard Grenier. Revue bleue, du lii octo- bre 1892.

* Lettre du vicomte de Spoelberch dans ï 'Intermédiaire des chercheurs et curieux, du 20 novembre 1892, dans l'article du docteur Cabanes, réimprimé ensuite dans un supplément de l'Indépendance Belge, du 8 décembre l>s(J2.

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nuire nullement à la paix de sa mémoire1. Aujourd'hui M. de Spoelberch a exécuté le désir qu'il avait depuis longtemps, « de contribuer autant qu'il était en son pou- voir à la publication de cette correspondance » et il a fait paraître un fragment de sa future Histoire des œuvres de George Sand, dans lequel, sur des documents qu'il pos- sède, il a raconté la Véritable histoire de « Elle et Lui ». H s'est conformé au désir des doux parties intéi on voit en effet parles lettres de Musset qu'ont publiées Arvède Barme, Grenier et Mariéton, que le poète avait eu le ferme désir de raconter à la postérité son amour pour George Sand, et de rehausser et de glorifier par le nom dr son amante-. George Sand, de son côté, avait aussi exprimé, plus d'une fois, oralement et par écrit, le désir formel de livrer un jour au public les lettres de Lui et d Elle, afin de se justifier au moins dvs trois principaux points d'accusation qu'on axait lancés contre elle :;.

Depuis 1897 le désir des deux écrivains est, en partie, un l'ait accompli : on a imprimé les lettres d<- George Sand à Musset et à Sainte-Beuve : quelques unes do ses lettres à Pagello; une partie des lettres de Musset à George Sand et une foule d'autres documents, relatifs à cette histoire \

1 Les Lundis d'un Chercheur, par lf vicomte de Spoelberch île Loven- joul. Lettres inédites île George Sand, Paris, 1894. Culminai Lévy.

- Vuir plus loin, p. 104.

1 Note (te 1895. Dans ses lettres inédites à Sainte-Beuve, du 20 janvier et i; février 1861 .

Note (te 1898. Maintenant ces deux lettres sont publiée- dan- le livre du vicomte de Spoelberch, dont non- avons parlé et dans les Lettres de Oeonje Sand à Musset et à Sainte-Beuve.

1 Nnus disions encore a cri endroit de notre chapitre, lors de sa publi- cation dan- une revue en t s •. : , : .< j'ai eu la possibilité de prendre con- naissance de la correspondance complète de <;. Sand avec Sainte-Beuve il d'\ lire ce désir écrit de sa propre main de publier ses lettres à Allie. 1 de Musset pour mettre au moins lin aux trois principales accu-

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Grâce à fous ces documents, à différentes recherches per- sonnelles cl à la possibilité de profiter de certaines lettres du docteur Pagello, lettres entièrement inconnues du public d très importantes, méritant toute confiance par leur véra- cité, sobre et réservée et leur sincérité attachante, nous avons pu nous servir de tous les innombrables documents publiés jusqu'ici, non comme de simples sources, mais en les soumettant à une critique raisonnée.

George Sand fit la connaissance de Musset peu de temps avant l'apparition de Lélia. Tout le monde litté- raire de Paris s'intéressait à la nouvelle étoile cpii se levait. Au désir de faire connaître l'auteur (Vlndiana si passionnée, et de la poétique Yalenline, s'ajoutait encore, la curiosité de voir la femme originale, tant soit peu excen- trique, sur laquelle couraient déjà des légendes, cette beauté qui avait réussi à asservir le cœur de Sainte-Beuve, h exclusif et si raffiné, à s'attacher le pessimiste deLatouche et même Gustave Planche, l'intransigeant. Non moins célèbre était alorsMusset, l'auteur des Contes cl Espagne et (V Italie qui avaient soulevé des tempêtes, de la moqueuse Ballade à la lune, de .Namouna, etc., etc. Musset, qui n'avait pas en- core vingt-trois ans, était un jeune homme svelte et blond, au teint délicat, aux beaux yeux rêveurs, dont le regard «Hait cependant souvent hardi, pour ne pas dire davantage1.

mutions portées contre elle. Je dois ajouter ici que l'enquête que j'ai laite chez ses amis e1 ses parents et la vérification des documents conservés dans plusieurs archives ont entièrement confirmé ce vœu de George Sand... •> Depuis lors les personnes qui s'intéressent à la question, ont pu s'en convaincre par une lettre de George Sand à Emile Aucante, publiée par celui-ci, et qui sert, pour ainsi dire, d'introduction à ses lettres à Musset, inise~ en ordre par elle-même et imprimées d'abord par M. Emile Aucante en 189(5 dans la Revue de Paris.

1 Pauline Viardot a dit une fois, en parlant à un de nos amis, que le regard de Musset était « très arrogant, repoussant même, surtout

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Malgré sa grande jeunesse, Fauteur de Namouna et de Portia était loin d'être encore novice dans la littérature et dans la vie. Par les manières et la tenue, c'était un élé- gant, un dandy, correctement mi>. gâté par les femmes du monde, spécimen de la jeune— e durée dont il partageait les plaisirs et les passe-temps, du matin au soir, en com- mençant par un déjeuner dans un restaurant à la mode, suivi de promenades sur le boulevard de Gand , et en finissant parles raouts et les bals du faubourg Saint-Ger- main. Ces passe-temps l'empêchaient non .seulement de travailler, mais étaient en disproportion avec sa situation de fortune, car il n'était pas riche : mais il avait des goûts aristocratiques l.

Il est vrai d'ajouter que. du soir au matin, il n'était pas rare de voir le favori des dames du faubourg Saint-Ger- main, passer son temps en des compagnies rien moins

quand il regardait les femmes, parce qu'il avait les paupièr*

sans cils, et qu'il n'avait pas <l sourcils. Souvent il vous regardait si

fixement que cola frisait l'insolence et le cynisme

firme d'une manière très intéressante cette description de l'extérieur

du poète Sténiodans Lélia Ses yeux dépourvus de cils n'avaient plus

cette lenteur voilée qui sied .-i bien à la jeunesse. Son regard vous

arrivait droit au visage, brusque, fixe et presque arrogant... » Lélia,

partie, eh. xlyii. >~mu- avons déjà mentionné plu? haut cette

ressemblance du portrait de Musset, fait par M.n,e Viardot avec celui de

Sténio, fait par l'auteur de Lélia.

1 Le livre biographe dit : « Tour à tour, laborieux et dissipé, il tra- vaillait avec un.- ardeur incroyable, pourvu que rien ne vint le dis- traire, car une fois, le travail achevé ou interrompu, le poète redevenait dandy, s - amis, plu- riches que lui. l'enlevaient trop souvent livre-. D'ailleurs, il ne se cachail pas de ses goûts aristocrati Tous les endroits consacrés a la f'ashion exerçaient sur lui un attrait irrésistible. C'était l'Opéra, il avait ses entrées, le Théâtre-Italien, Le boulevard de Gand. le Café de Paris, nu -e réunissaient <!<•- hommes toit distingués, mais sans aucun lien entre eux que celui de L'habitude. On jouait gros jeu : on faisait des parties île plaisir d'une durée illi- mité g _ un- insensées dont il fallait remplir les conditions à. la. rigueur, dût-oo -'y easeer Le cou. La devise de l'endroit était . Pas de quartier ! Un BOir, on apprit qu'un des habitués de la réunion ne vien- drait plus. Le bruit courut qu'il avait pris avec lui même l'engagement

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qu'aristocratiques et vertueuses, et ceux doses biographes sont parfaitement dans le vrai, qui font remarquer que, dès ses jeunes années, Alfred de Musset, hélas ! ne con- naissail que trop bien tous les mystères de Paris et les bas- fonds de la ville, et les savait mieux qu'un ne les connaît souvent dans un âge plus mûr.

Quel lecteur des Ballades andaloiises, des Marrons du feu, de la Coupe et les Lèvres n'a pas été frappé de voir chez leur tout jeune auteur, à côté d'éclatantes images poé- tiques, d'une rare observation et d'une précoce pénétration, un profond désenchantement et une connaissance si préma- turée de la vie, avec tous ses côtés sombres et tous ses vices. Le frère-biographe essaye inutilement de convaincre son lecteur que ce n'est que « pose », fiction, que tout cela, comme on le dit, a été écrit « de tète », que l'auteur, à cet âge, était un petit jeune homme vertueux, innocent, vivant sous l'aile de sa maman, ne s'éloignant jamais d'elle sans son consentement, et , n'ayant dans la tète, autre chose

de se brûler la cervelle le jour il aurait perdu dépensé son der- nier Louis et i[ue. eu moment venu, il s'était tenu parole avec un sang-froid et un courage dignes d'une action meilleure. Ce lugubre épi- sode ne l'ut pas étranger à la conception de Rolla. Pour se mouvoir à l'aise sur un terrain si dangereux, il ne suffisait pas d'un habit à la mode, il fallait encore que la poche l'ut bien garnie, et quand ce lest indispensable lui manquait, le jeune dandy avait par bonheur, assez de raison pour retourner au travail ». (Notice biographique sur A. de Musset par Paul de Musset.)

Aux pages 210, 217, 218, 219, 221, 239 de la Biographie, nous trou- von- pourtant des indications un peu différentes, montrant qu'Alfred de Musset ne s'Inquiétait pas beaucoup de ses dettes, ni de leur payement et que même argent qu'il prenait en avance chez son éditeur ne pouvait pas le faire travailler. D'un autre côté M10 de Janzé raconte dans son petit ouvrage Études et récits sur Alfred de Musset, que quand Alfred était à court d'argent, il déjeunait ou dînait dans quelque méchant petit restaurant et qu'ensuite, son cure-dents à la bouche, il allait sur le boulevard de Gand, avec la figure d'un homme sortant d'un dîner fastueux. Ce trait curieux caractérise parfaitement le cercle que fréquentait Musset, ain?i que ses prétentions à lui.

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que c le souvenir de ses leçons » et du banc (recule qu'il venait à peine de quitter. Paul Lindau, malgré son amour pour son héros1, a cependant senti la nécessité de montrer la faiblesse de pareilles affirmations. 11 dit : « Mais ne pour- rait-on pas répliquer à cela que les instincts de ce petit jeune homme qu'on nous donne à peu prés comme inno- cent, sont cependant très frappants, et qu'ils conduisent tous [sam/nt und sonders) à une seule et même chose qui, si Ton employait le terme le plus fort, s'appellerait corrup- tion? Je me crois bien libre de tout rigorisme exagéré et, certes, je ne reprocherai pas au jeune poète de s'être quelquefois éloigné [auschweifte) du chemin de la vertu et de s'être engagé par caprice ou par quelque autre raison, dans des sentiers que la vertu regarde comme défendus. Mais quand je remarque que le poète erre uniquement dans ces sentiers boueux, que sa fantaisie ne recherche que les endroits évités par la bonne société et qu'il manifeste déjà une telle « connaissance de localités » qui, à son âge, épouvante tout simplement, alors il me devient difficile de me représenter ce blond jouvenceau comme un garçon innocent que garde une tendre mère. Alors il ne me reste plus qu'à regretter amèrement que ce talent étonnant se soit montré si précoce et ait pu si tôt se per- vertir... »

Mais Paul de Musset, dans son acharnement à vouloir créer à son frère une réputation de candidat au prix Mon- Ihyon, trouve nécessaire d'ajouter que même dans la suite, l'auteur de llolla, de la Confession et de Lorenzuccio, resta toujours le jeune homme innocent, n'ayant rien vu de la vie que le salon maternel et les salles de bals. Paul de

1 Paul Lindau. Alfred de Musset.

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Musset se gendarme contre une remarque très juste de Taine, et s'écrie : « Je ne sais pourquoi M. Taine, dans une étude très belle sur le poète anglais Tennyson, a représenté Alfred de Musset rôdant le soir dans les plus laides rues de Paris. Rien n'est plus inexact : Musset détestait les cloaques et n'y passait jamais qu'en voiture... '. » Puis, il consacre quelques lignes énergiques au fatras de souvenirs apocryphes et de contes bleus racontés sur Musset comme sur tous les grands hommes. Il n'y a pas do douté que les souvenirs et récits sur Musset pèchent probablement aussi souvent contre la vérité que tous les mitres souvenirs. Pourtant, comment accorder cotte affirmation absolue que Musset ne connût pas les bas-fonds, les tavernes, les bouges, avec ses pro- pres descriptions, telles que nous en trouvons dans la Confession d'un enfant du siècle ou avec les paroles sui- vantes tirées d'une do ses œuvres inédites : «- Parmi les cou- reurs de tavernes, il y on a de joyeux et de vermeils ; il y en a de pâles et de silencieux. Peut-on voir un spectacle plus pénible que celui d'un libertin qui souffre ? J'en ai vu dont le rire faisail frissonner2... » Tout cela n'est-il pas peint d'après nature '.' Dans h vérité et le réalisme de ces descriptions, devons-nous encore ne voir que licence poé- tique et « pose », comme dans les Contes d'Espagne et" d'Italie? Et n'est-il pas très étrange de voir plusieurs des biographes de Musset s'évertuer à le représenter comme un fat de salon, toujours guindé, uniquement préoccupé d'observer les bienséances mondaines ? Quoique Musse! ait eu le travers de tenir au dandysme, et quelque grands

1 Note à la page 18 de la Sotice biographique sur Alfred de Musset. * Ces paroles se trouvent clans un fragment des œuvres posthumes donné par P. de Musset à la page 241 de la Biographie.

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qu'aient été ses défauts et ses vices qui on) plus tard amené le naufrage de sa santé et de ses qualités morales, il fut vraiment un poète, et il a suivi instinctivement le conseil de Gœthe :

« Greift nur hinein ins voile Blenschenleben, Ein yeder lebt's, nicht vielen ist's bekannt, « Und wo Ikr's packt, da ist's intéressant '.

Et ne dit-il pas lui-même, dans le Poêle cl le Prosateur, en faisant le portrait d'un vrai poète : « Le plus petit être, la moindre créature, par cela seul qu'ils existent, excitent sa curiosité. Le grand Gœthe quittait sa plume pour exa- miner un caillou et le regarder des heures entières; il savait qu'en toute chose réside un peu du secret des dieux. Ainsi l'ait le poète, et les êtres inanimés eux-mêmes lui semblent des pensées muettes... Regarder, sentir, exprimer, voilà sa vie : tout lui parle ; il cause avec un brin d'herbe ; dans tous les contours qui frappent ses yeux, même dans les plus difformes, il puise et nourrit incessamment l'amour de la suprême beauté; dans tous les sentiments qu'il éprouve, dans toutes les actions dont il est témoin, il cherche la vérité éternelle... » Un homme qui n'aurait rien vu que des salons de duchesses, et qui. n'eût « passé qu'en voiture à côté de tous les cloaques » de la vie. n'eût jamais, à coup sur, écrit des pages aussi émouvantes, que la scène finale de Roi la, ni des -cènes d'un tragique aussi profond que celle de la taverne dans la Confession, ni les mots cités plus haut : « Parmi les coureur- de tavernes... », ni enfin les lignes si profondément tristes

1 « Puisez en pleine vie humaine : chacun la vit : peu la connais- sent, et la ou vous Yempoif/ne:.— c'est la que c'est intéressant»...

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que tout le monde connaît, de sa Lettre à Lamartine :

C'était dans une rue obscure et tortueuse De cet immense égout qu'on appelle Paris; Autour de moi criait cette foule railleuse,...

Tous les biographes amis de Musset ne soupçonnent pas combien leurs plaidoyers, pour prouver sa candeur de pen- sionnaire, ravalent en lui l'homme et le poète !

Or, sous les dehors de ce dandy et de ce coureur d'or- gies nocturnes se cachait une âme ardente et passionnée, délicate, impétueuse, impressionnable, frémissante à tout phénomène de la vie, avec une force inconnue aux hommes ordinaires, semblable à un « luth oublié sur une chaise, que le moindre souffle de vent fait résonner4 ;>, une vraie âme de poète, avec toutes ses faiblesses comme avec toutes ses sublimes qualités, Musset ne pouvait rester indifférent à quoi que ce fût; un rien, inaperçu pour un simple mortel, la moindre impression de la vie extérieure, de la nature pouvait le faire tomber en extase ou le jeter dans le désespoir. Toute rêverie naissante.1 et flottante en son ima- gination grandissait démesurément, devenait pour lui réalité, et comme telle le torturait, ou l'enivrait de joie. Encore enfant, il manifestait déjà cette manière de sentir, relativement aux moindres faits de la vie. Dans les pre- miers chapitres de sa Biographie, Paul de Musset nous raconte quelques épisodes intéressants et nous donne des détails sur l'enfance d'Alfred , détails excessivement caractéristiques qui servent à nous éclairer sur toute la vie ultérieure du poète. A l'âge de trois ans, on lui fit cadeau de souliers rouges, qu'il devait mettre à l'occasion

1 C'est 1 expression d'Alfred île Musset sur lui-même.

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d'une fête de famille. L'enfant brûlait d'impatience de mettre ces charmants souliers et ne pouvait rester en place pendant que sa mère lui peignait ses boucles. Enfin il s'écria presque en larmes : «.Dépêchez-vous, maman, mes souliers neufs vont devenir vieux. n Et le frère-biographe fait justement remarquer : « On ne fit que rire de cette vivacité ; mais c'était le premier signe d'une impatience de jouir et d'une disposition à dévorer le temps qui ne se sont jamais calmées ni démenties un seul jour. » Paul de Musset rapporte dans ses première-, pages les plus précieuses à coup sûr de son livre et dans ses derniers chapitres quelques faits analogues de la jeunesse et des année-, de maturité de Musset, qui nous montrent combien son âme était passionnée, impatiente, d'une sensibilité intense et presque maladive. Il ne pouvait voir souffrir; toujours il était prêt à faire tout ce qu'il pouvait pour les hommes et les animaux, afin de se débarrasser lui-même du sen- timent, pour lui insupportable, de la compassion dans le sens littéral du mot, c'est-à-dire de sa souffrance avec les autres, sentiment maladif, qui allait jusqu'à lui faire perdre le repos et le sommeil. Et. en même temps, dans les moments d'irritation et d'emportement il était capable d'offenser cruellement une personne aimée : par colère ou chagrin il perdait aussi facilement la tète que dans la joie ou le bonheur. 11 n'avait ni fermeté, ni persévérance ; il n'a jamais pu se maîtriser. 11 ne savait pas aimera moitié, vouloir avec calme, attendre raisonnablement l'accomplis- sement de ses désirs. 11 disait de lui-même : « Je ne suis pus tendre, je suis excessif. » Il était individualiste dans le meilleur et le pire sens du mot. Son frère écrit : «C'était en toutes choses l'homme le plus indépendant, tout entier à ses impressions et gouverné par sa fantaisie. Perpétuel-

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lement il lui arrivait de sortir avec l'intention d'aller dans un endroit, et de changer d'idée à moitié du chemin l. »

« Indépendant jusqu'à l'opiniâtreté, confiant en son jugement jusqu'à s'opposer même à l'autorité la plus res- pectable, cette autorité fût-elle le devoir envers soi-même, le resp.ect de sou propre talent, sans aucun guide en dehors de sa propre volonté, de ses propres caprices et passions, il traversait orageuseraent la vie sans vouloir s'arrêter devant aucune barrière, sans se soucier de déve- lopper les forces nécessaires pour vaincre les obstacles que l'on trouve dans la Aie ou pour réparer les forces perdues, il préférait au lieu de se reposer, se traîner plus loin avec peine, aussi longtemps que c'était possible et, lorsque les forces le trahirent, il tomba et resta immobile. . . » Voilà par quelles paroles Lindau caractérise la vie et la nature d'Alfred de Musset.

« C'est ainsi qu'il vécut, c'est ainsi qu'il travailla. Tout ce gui lui paraissait régularité et ordre, le rebutait. Quand il y était disposé, il arrivait que pendant des jours et (les semaines et quelquefois des mois entiers, il vivait exclusivement par le travail de l'esprit. Mais ensuite venaient des temps d'arrêt qui duraient de lon- gues semaines, des mois et même des années, inter- valles pendant lesquels il ne faisait rien ou n'écrivait «pie rarement, dans un moment favorable, une poésie de circonstance, lorsque quelque motif le portait à le faire. La preuve qu'il ne pouvait pas se maîtriser apparaissait aussi en cela, et, même au commencement de sa carrière active, il perdait en futilités des jours et des semaines qui eussent lui être précieux. Les reproches qu'il aurait

' Paul de .Musset, Biographie d'Alfred de Musset, p. 3<i0.

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se faire, il tâchait de les étouffer dans les frivolités aux- quelles il s'adonnait l. »

Sa haine pour tout système se manifeste aussi dans sa manière de prendre tout ce qui est du domaine de* intérêts sociaux. Son esprit vif, railleur, purement gaulois, lui fai- sait voir les côtés ridicules ou faibles, les autres ne remarquaient rien. Il avait le goût raffiné, analogue à celui d'un gastronome, qui empêche ce dernier d'avaler indis- tinctement tout mets grossier ou mal assaisonné. 11 ne pou- vait rien supporter de ce qui lui paraissait lieu commun, rhétorique banale, intolérance de parti, grossièreté, lutte de mesquines ambitions personnelles se cachant sous dv> phrases pompeuses ou de grands mets creux, tout ce qui est criard, commun, vulgaire. Ce mépris du cliché et la haine de l'esprit de parti, le portaient en matière d'intérêts sociaux à l'indifférence et au quiétisme, mais ils lui prêtaient en même temps l'attrait d'une nature d'élite, d'une âme solitaire, lière, libre et individuelle. 11 ne pre- nait aucune part aux divisions politiques, sociales et reli- gieuses de son époque ; aucun événement de l'histoire de son temps ne le tirait de sa vie ordinaire ni des habitudes d'analyse personnelle il resta toujours plongé. Autour de lui grouillait la lutte des partis ; dv> systèmes se créaient ; l'ancien ordre de choses vivait ses derniers jours ; chacun mettait la main à l'érection du nouvel édifice, ou y appor- tait sa pierre ; les bonnes et les mauvaises passions remuaient la société ; des trônes croulaient ; d'autres s'éle- vaient, — Musset ne s'inquiétait pas de cela, son esprit était ailleurs. Lindau léil remarquer avec raison, qu'un changement de dynastie laissait Musset indifférent, tandis

1 Paul Li.'xkui. Alfred de Musset, \>. 63.

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que la jolie nuque d'une jeune fille aperçue au théâtre, lui inspira sa jolie poésie : Une soirée perdue. Et la chute des d'Orléans, avec qui il était lié depuis son enfance par les liens (Tune amitié intime (il avait fait ses éludes avec le duc de Chartres), passa pour lui tout à fait inaperçue. Il sem- blerait <pie 1 S i 8 et 1852 eussent soulever sa colère ou regrets, et se refléter dans ses vers. Il n'en fut rien, tout lui fut égal ; il dit même un jour à son frère, en plai- santant, qu'il s'intéressait plus à la manière dont Napo- léon Ier mettait ses bottes, qu'à toute la politique contempo- raine de l'Europe.

Ce confinement, cette claustration voulue dans le cercle de ses sentiments et de ses intérêts personnels ont-ils fatigué Musset, ou comme toutes les âmes poétiques a-t-il vu, de bonne heure, la triste contradiction entre nos rêves et la réalité? Ce qui est positif, c'est que déjà sur les bancs de l'école il s'était senti atteint de ce « mal consacré » qui, à l'aurore de notre siècle se nommait Weltschmerz, s'appela ensuite byronisme, pessimisme, mal qui existe encore de nos jours, et qui vraisemblablement ne mourra jamais chez les hommes. Comme beaucoup d'autres, Musset, sous l'influence de ses désolants raison- nements, tombait parfois dans un profond désespoir et cher- chait, hélas! l'oubli dans le vin, dans tout ce qui peut endormir.

Une des erreurs les plus répandues , une de ces légendes auxquelles on ne devrait pas croire, mais aux- quelles les lecteurs se prêtent si volontiers parce que les biographes de Musset se plaisent à l'affirmer avec opiniâ- treté, c'est la croyance que Musset ne se serait mis à boire qu' « après » s'être séparé d'avec George Sand , que celle- ci est, par conséquent, la cause ou le motif du développe-

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ment de cette funeste habitude, qui, avec les ann devint un vice. Plus rarement, quelquefois cependant, des personnes qui connaissent parfaitement la Aie de Musset rejettent celte accusation sur Mme de Groiselliez, cette charmante inconnue dont Paul de Musset parle à mots couverts, disant bien vaguement qu'elle habitait à Saint- Denis, qu'elle avait été le premier amour d'Alfred et la première femme qui ait porté ses regards sur le jeune poète. De plus, nous savons qu'elle eut la cruauté de se servir de l'amour timide du jouvenceau inexpérimenté comme d'un écran pour détourner l'attention du monde d'un autre amour beaucoup moins innocent, en un mot, qu'elle aurait t'ait jouer à Musset le rôle' de Fortunio dans le Chandelier (c'est et' qui aurait t'ait naître alors chez Musset l'idée de cette comédie . Indignement offensé, blessé en son âme du rôle ridicule qu'elle lui avait attribué, le jeune homme, dans un accès de désespoir, aurait cherché l'oubli dans la boisson. C'est ce passage de Paul de Musset qui a porté beaucoup de personnes à rendre M"'e de Groiselliez res- ponsable de la funeste habitude qu'aurait dès lors con- tractée Alfred, comme si un insuccès en amour devait uécessairement porter un homme à chercher l'oubli dans les « fumées du vin ». Ne se met à boire que celui qui a un penchant pour le vin ou qui y est porté par quelque par- ticularité de son organisme ; ce penchant, nous le trouvons déjà chez Musset dr> son plus jeune âge. Presque enfant encore, à dix-sept ans, il rêve déjà de chercher l'oubli dans n'importe quelle ivresse. Le 2'.\ septembre 1N27, il écrit à son ami Paul Foucher : « Je t'écris pour te faire part de mes dégoûts et de mes ennuis... Je n'ai plus le courage de rien penser. Si je me trouvais dans ce moment-ci à Paris, "'éteindrais ce qui me reste d'un peu noble (/ans le punch

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et la bière, et je me sentirais soulagé. On endort bien un malade avec de l'opium, quoiqu'on sache que le sommeil lui doive être mortel. J'en agirais de même avec mon âme '. » Le premier travail avec lequel Musset entra dans la earrière littéraire est nue traduction des Confessions of an English O/jiu/n-eater, que Musset a intitulé : Y Anglais mangeur d'opium. La traduction est assez libre ; niais le choix du sujet montre encore une fois l'opiniâtre pensée qui dès lors poursuivait étrangement le jeune écrivain, la pensée de chercher un oubli artificiel dans n'importe quels narcoti- ques. Lindau, en nous assurant, lorsqu'il parle du retour d'Ita- lie de Musset, que c'est notamment, à partir de ce moment, c'est-à-dire de l'époque de sa rupture avec George Sand, qu'ont commencé les « écarts périodiques » de Musset, se met évidemment en contradiction avec tout le reste de son livre. An commencement de son ouvrage (p. 20) il arrête avec raison l'attention du lecteur sur le sujet de la première œuvre de Musset, faisant remarquer que déjà, dès l'âge de dix-sept ans, apparaît chez lui l'idée fixe « de noyer artificiellement son chagrin dans l'alcool et les anesthésiques», pour oublier ne fût-ce que momentanément les déboires de la réalité. L'auteur étudie ensuite (p. 59) la mise à exécution de ce « programme d'anéantissement de soi-même, programme qui, dans la lettre à Foucher, se montre encore incertain », mais qui, dans sa poésie les Vœux stériles, se manifeste déjà avec une précision terrifiante; plus loin (p. 70), il montre d'une manière frappante que les vers bien connus :

Aimer est le grand point, qu'importe la maîtresse, Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse ?

* « Œuvres postliumes, avec lettres inédites et Notice biographique par son frère. » T. X des Œuvres complètes de Musset, in-8°, 1866, Char- pentier, p. 271.

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sont comme un adage qui revient constamment dans les œuvres de Musset, pour qui l'ivresse était un but qui justi- fiait tous les moyens, ei grâce auquel toute boisson était bonne. Mais lorsque Lindau raconte l'histoire des amours de Mussel avec George Sand, il finit par s'embrouiller dans toutes sortes de contradictions. Ainsi il commence par reprocher à George Sand de n'avoir aimé Musset ni spon- tanément, ni avec abandon, mais froidement, en ne lui offrant son amour que « comme un remède, pour If sauver de l'ivresse et de la débauche ». Puis il nous raconte les exeis de Musset à Florence et à Venise, ce qui ne l'empêche nullement de nous assurer à la lin que Musset n'a cependant commencé à boire, et notamment à devenir débauché, qu'après son retour d'Italie. Le lecteur voit main- tenant la vérité; il peut se rendre compte par tout ce qui précède, que, toutes les accusations accumulées sur ce point contre la mémoire de George Sand et de Mme de Groi- selliez. qui nous est du reste parfaitement inconnue, croulent d'elles-mêmes.

Mais on se demande alors : faut-il donc aller cher- cher la clef, la cause et l'origine du développement de cette funeste habitude chez le poète ? Sur quel terrain a- t-elle pu grandir? La réponse nous parait bien simple et bien claire : la cause en est dans son égoïsme, dans son manque de volonté et de convictions, dans l'absence chez lui, de larges intérêts humains et sociaux; le mal n'est nullement venu du dehors. Byron n'a-t-il pas été éprouvé par le même malheur de la trahison, d'abord dans sa jeunesse, et, plus tard dans son mariage? Le chagrin (pic lui lit éprouver Mary Chaworth a rempli aussi sou âme tic douleur et lui a fait douter de l'amour et de la fidélité, mais ses vues larges, ses tendances liumani-

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(aires ont soutenu le vol de son génie bien haut dans les airs et n'ont point permis au malheur de l'abattre et de le perdre. Et Byron est bien pourtant le chantre du doute et du désenchantement personnel. Mais tandis que chez Musset il n'y a eu que des motifs personnels et point d'autres Byron fut en même temps le poète de la liberté et de F affranchissement général. C'est pourquoi ses malheurs ne lui tirent sentir que plus profondément encore le néant et la petitesse des choses humaines, mais ne l'empêchèrent pas de mourir, non comme Musset, après des années d'inaction, de débilité et de caducité, d'une mort prématurée, mais dans toute l'eftlorescence de ses forces et à l'apogée de sa gloire, dans le feu de la lutte pour con- quérir la liberté d'un peuple qui n'était pas le sien !

La cause de la déchéance de Musset, c'est son individua- lisme. Ses riches dons personnels ne se sont pas déployés comme ils l'auraient pu, s'il avait eu dans sa vie une mission, un idéal plus larges et plus élevés et, dans l'art des horizons plus vastes. Mais c'est cet individualisme même qui servait d'aimant caché pour attirer à Musset tous ceux qui l'approchaient, amis et connaissances, hommes et femmes. Il y avait en lui un excès de vitalité, une sincérité, une franchise débordante, un constant besoin de se faire connaître « jusqu'au fin fond », de livrer ses pensées, ses sentiments, son âme. Le biographe-frère lui applique avec bonheur les paroles de Manzo, le biographe du Tasse1 : « Ces êtres doués d'une sensibilité excessive versent involontairement les trésors de leur âme devant la pre- mière personne qui s'offre à eux. Animés du désir de plaire, ils contient leurs pensées et leur sentiments à quiconque

1 Paul do Musset. Biographie d'Alf. de Musset, p. 340-341.

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les écoute avec attention, et même à des indifférents. » Et ainsi, tous les proches, tous les amis de Musset devaient éternellement prendre la plus vive pari à la vie d'Alfred, réeouter, partager ses joies et ses chagrins ; il se distin- guait, par la faculté de suggérer à son entourage ses senti- ments et ses pensées, il Y hypnotisait. « C'étaient des agitations, des inquiétudes, des émotions perpétuelles, dit le frère du poète, un besoin incessant de confidences, de conversations expansives, soit avec son oncle Desher- biers, soit avec son frère. Il nous retenait au coin du feu. et nous ne pouvions pas plus nous en arracher, qu'il ne pouvait se résoudre à nous laisser partir. Dans ces moments de fièvre, il fallait s'inquiéter avec lui. se désoler, s'atten- drir, s'indigner tour à tour! Cet exercice violent, ces mouvements extrêmes d'une âme singulièrement active et sensible, devenaient parfois une fatigue [tour son entourage^ mais à cette fatigue se mêlait un charme inexprimable. La passion et l'exagération sont contagieuses. On était entraîné malgré soi : on se tourmentait, on s'exaltait ; on y revenait comme à un excès dont on ne peut plus se passer pour s'exalter et se tourmenter encore. Qui me rendra cette vie agitée et ces heures de délicieuses souffrances '?... » Cette âme étrange et passionnée n'avait rencontré sur sa route que de jolies poupées mondaines, en admiration devant le sel de ses épigrammes, de son vif esprit dans les eharades, de ses vers aussi, mais surtout en voyant son adresse à la danse et la coupe de ses fracs et redingotes. Ces élégant isshnes et précieuses créatures pie .Musset admira sincèrement toute sa vie, comme il aurait admiré une poupée de Sèvres ou un vase vénitien,

1 Paul du Musset. Biographie d'Alf. de Musset, p. 3(30.

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condescendaient même parfois jusqu'à flirter avec le jeune poète. Ou plutôt le jeune favori du sort condescendait avec elles au jeu de l'amour, feignant de s'être laissé prendre dans le filet de partenaires enchanteresses. A peine âgé de dix-huit ans, chez lui les histoires d'amour se succédaient de près l'une à l'autre, c'était comme un chapelet d'aven- tures plus ou moins intéressantes. « Il y en avait de bocca- ciennes et de romanesques, quelques-unes approchant du drame. En plusieurs occasions, je fus éveillé au milieu de la unit pour donner mon avis sur quelque grave question de haute prudence. Toutes ces historiettes m'ayant été confiées sous le sceau du secret, j-'ai les oublier; mais je puis affirmer que plus d'une aurait fait envie aux Bassompierre et aux Lauzun... '. » De sérieux, il n'y avait évidemment rien dans ces « historiettes ». Musset, il est vrai, avait commencé à s'éprendre sérieusement de h1 char- mante Mme du Groiselliez, mais ce ne fut que très passagè- rement, et il n'en resta d'autre souvenir dans l'âme du poète qu'un peu d'amertume et d'humiliation. Depuis lors, il n'avait donné son cœur à personne. Et à qui l'eût-il donné? Serait-ce parmi les charmantes héroïnes de ses « historiettes » sans nombre, cpie cette âme poétique et passionnée eût pu se faire comprendre, eût trouvé des sentiments à sa hauteur, un cœur de flammes comme le sien, une âme pareille à la sienne qu'il cherchait instincti- vement.

Le sort allait heureusement lui faire rencontrer une autre grande âme, une femme non seulement différente des femmes ordinaires, mais se distinguant encore du cercle exceptionnel, elle vivait, par son esprit, ses

' Paul de Musset. Biographie d'Alfred de Musset, p. 93. ii. 3

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vastes intérêts, le vol de sa pensée, par cette simplicité et cette profondeur d'une grande ualure que les Alle- mand.- appellent : Eine gross angelegte Natur. Ajoutons à cela qu'Aurore Dudevant était alors en plein éclat uV son étrange beauté. En 1833, George Sand était une petite brune evelte, au teint d'une pâleur olivâtre, à la luxuriante chevelure noire flottant sur le> épaules, aux yeux noirs et veloutés, étrangement grands et sans éclat, comme ceux d'une indienne1. Ce n'était pas encore cette beauté opulente, que Heine, en 1840, comparait àla Vénus de Milo, et encore moins cette muse sévère, que la plupart des lecteurs connaissent d'après le portrait de Couture, gravé par Manceau. Aurore Dudevant, ainsi qu'elle le disait elle-mém :, était alors « maigre comme un fétu et noire comme une taupe » ; mais ta .ce portrait, un peu trop original, nous préférons celui que Charpentier a fait un peu plus tard de l'auteur de la Marquise et de Laiinia2. Ce portrait représente Aurore Dudevant en robe de soie noire, mantille également noire, une touffe de fleurs roi . derrière l'oreille, on dirait une véritable petite Espagnole. Tout en elle était original, jusqu'à son maintien et à - - mouvement- extrêmement aisés; au début, ses manières choquèrent même le jeune dandy, mais cela ne dura pas Longtemps. <i _ Sand comprit aussi, qu'elle avait devant elle un être à part, un homme comme elle n'eu avait pas rencontré jusque-là, poète non seulement parce qu'il écrivait des vers, mais poète par toute sa nature. Plus que tout autre, elle était à même de comprendre ce qu'était

1 Expression de Mr. -

* Il en existe une excellente reproduction gravée sur acier par Robin- -"ii et unr très mauvaise lithographie par Lassalie. L'original appar- tient ù la fille d ge San ..M S - -

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mit' telle individualité, isolée dans la vie, incomprise^ et incompréhensible, et dont le malheur était de ne pas ressembler aux autres, d'avoir une àme de poète. Dons une des œuvres les plus charmantes de George Sand et des moins connues, A Ido le Rimettr, petit poème en prose qu'elle écrivit après avoir connu Musset, en août 1833, le héros s'écrie : « est le but de mes insatiables désirs-? dans mon cœur, au ciel, nulle part peut-être ? Qu'est-ce que je veux ? Un cœur semblable au mien , qui me réponde; ce cœur n'existe pas. On me le promet, on m'en fait voir l'ombre, on me le vante, et quand je le cherche, je ne le trouve pas. On s'amuse de ma passion comme d'une chose singulière, on la regarde comme un spectacle, et quelquefois Ton s'attendrit et l'on bat des mains, mais le plus souvent, on la trouve fausse, monotone et de mauvais goût. On m'admire, on me recherche et on m'écoute, parce que je suis un poète, mais quand j'ai dit mes vers, on me défend d'éprouver ce que j'ai raconté, on me l'aille d'espérer ce que j'ai conçu et rêvé. Taisez-vous, me dit-on, et gardez vos églogues pour les réciter devant le monde ; soyez homme avec les hommes, laissez donc le poêle sur le bord du lac vous le promenez, au fond du cabinet vous travaillez. Mais le poète, c'est moi! Le cœur brûlant qui se répand en vers brûlants je ne puis larracher de mes entrailles. Je ne puis étouffer dans mon sein fange mélodieux qui chante et qui souffre. Quand vous l'écoutez chanter, vous pleurez : puis, vous essuyez vos larmes et tout est dit. 11 faut que le rôle cesse avec votre émotion : aussitôt que vous cessez d'être atten- tifs, il faut que je cesse d'être inspiré. Qu'est-ce donc que la poésie? Croyez-cous que ce soit seulement Fart d'as- sembler des mots?... »

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Pour écrire ces lignes il fallait, sans aucun doute, être un poète soi-même et avoir profondément compris et senti toute la poétique nature d'Alfred de Musset. C'est dans cette compréhension mutuelle de leurs natures poé- tiques et exclusives que résida l'invincible attraction qui rapprocha subitement George Sand et Musset. Au milieu de tous les orages qui surgirent plus tard entre eux, malgré tous leurs chagrins, cette attraction persista. 1rs attirant irrésistiblement l'un vers l'autre , leur faisant oublier les trahisons, les offenses et les querelles, et après leur séparation définitive, elle leur laissa dans le cœur, bien des années encore, la mémoire d'un brûlant amour poétique, le plus orageux peut-être, mais aussi le plus beau dans la vie de tous deux, le souvenir d'un être rare, cher à jamais.

Au commencement de ce chapitre, nous avons dit qu'il était bien difficile de trouver les raisons qui font que les hommes se conviennent et se rapprochent, et qu'il est inu- tile, quoique tout le monde le fasse, de rechercher les causes de leur refroidissement, do leurs dés enchantements, et de leurs ruptures. George Sand et Musset en sont un exemple clair et bien remarquable. Il y avait entre eux tant de rai- sons de désaccord, tant de dissemblance, que dans la suite, tous deux, l'un dans la Confession d'un enfant du siècle, l'autre dans Elle et Lui (où il faut chercher non des faits, mais les idées et les sentiments qu'inspira l'histoire réelle), les deux auteurs se sont, sans s'être concertés et comme d'un commun accord, servis (Tune personne secondaire et d'un fait extérieur et accidentel comme prétexte de la rup- ture de leurs héros. Et c'est ce qui s'est passé en réalité. George Sand et Musset, natures également poétiques, étaient gens si différents, que. par exemple, Maxime Ducamp

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dans ses intéressants Souvenirs ', a exprimé la pensée que, seules les sensations ont les rapprocher, c'est-à-dire, selon lui, que cet amour fut purement un amour sensuel. Il n'en est réellement pas ainsi. Pour nous, il est indubi- table que le pins grand attrait qu'aient éprouvé George Sand et Musset à l'égard l'un de l'autre, ce fut, comme nous l'avons déjà dit, que tous deux avaient mutuelle- ment compris et pénétré la poésie de leur âme, ce qui n'empêchait nullement ces deux natures d'être diamétra- lement opposées, et c'est pour cela qu'il leur arriva ce qui arrive presque toujours : l'amour, à peine triomphant, devint un tourment mutuel, une source de souffrances, et les deux amants tendirent irrésistiblement à s'éloigner l'un de l'autre.

Les deux poètes se connurent de la manière la plus pro- saïque. Sainte-Beuve, l'ami et le confident de George Sand, non seulement en littérature, mais aussi en affaires person- nelles, lui proposa au printemps de 1833 de faire la connais- sance de Musset. George Sand consentit d'abord, puis y re- nonça, et écrivit à Sainte-Beuve 2 : « A propos, réflexion faite, je ne veux pas que vous m'ameniez Alfred de Musset. Il est très dandy, nous ne nous conviendrions pas, et j'avais plus de curiosité que d'intérêt aie voir. Je pense qu'il est impru- dent de satisfaire toutes ses curiosités, et meilleur d'obéir à ses sympathies. A la place de celui-là, je veux donc vous prier de m'amener Dumas en l'art de qui j'ai trouvé

1 Maxime Ducamp. Souvenirs littéraires. Revue des Deux-Mondes, 1881.

i Note de 1895. La lettre a paru pour la première luis dans les Por- traits contemporains de Sainte-Beuve. Mmc Arvède Barine en a repro- duit uni' partie. L'original, daté du 11 niais 1833, est entre les mains de M. de Spoelberch.

Note de 1898. La lettre fait aujourd'hui partie de la collection des lettres de George Sand à Sainte-Beuve, éditées par Lévy.

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do l'âme, abstraction faite du talent. Il m'en a témoigné le désir, vous n'aurez donc qu'un mot à lui dire de ma part... » Les gens disposés à voir en tout quelque chose de surnaturel, trouveront probablement dans ce refus de George Sand un mystérieux avertissement du sort. Il- diront aussi sans doute que l'on ne peut éviter sa destinée, lorsqu'ils sauront que, malgré ce refus, George Sand et Musset firent toutefois connaissance dans le courant de l'été delà même année. Le directeur de Va Revue des Deux- Mondes, nouvellement achetée par lui. donna aux Frères Provençaux un dîner à ses collaborateurs ' . Paul de Musset . qui. dans la biographie de son frère, a cru sans doute que le mieux était de nepaseiterle nom de George Sand (nous devons croire que c'est là, selon lui, la haute école de la correction littéraire , nous dit qu'à ce dîner, il y avait « beaucoup de convives parmi lesquels une seule femme». Il va sans dire que cette femme était George Sand. accom- pagnée ce jour-là de son fidèle chevalier Gustave Planche 2. « Alfred de Musset était son voisin de table. Elle rengagea simplement et avec bonhomie à venir la voir. Il y alla deux ou trois fois, à huit jours d'intervalle, et puis il en prit habi- tude et n'en Bougea plus, » ajoute P. de Musset3. Il parait .qu'une correspondance s'était établie entre eux, mais une correspondance toute cérémonieuse; Musset commence

1 Le récit souvent répété (entre autres par Brandès et bon nombre d'écrivains crédules russes), d'après lequel Buloz aurait fait foire à Mussel la connaissance de George Sand dans un but purement pra- tique, espérant que des amours des deux poètes naîtraient dos ouvrages précieux pour sa revue, ce récit est a ranger parmi les légendes, qui ne méritent pas la peine d'être réful

5 Jules l.evallois, Souvenirs littéraires. Revue Bleue. 19 janvier 189b. Sainte-Beuve, assure par contre, que le dîner avait eu lieu chez Loin- t ii r et que Musset n'y avait pas assisté. V. Portraits contemporains, I. 1. p. 508.

^graphie d'Alfred de Mussel, p. 119.

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lettres par « Madame » et George Sand lui répond sur le même ton.

Le 24 juin. Musse! lui envoie s;\ pièce de vers : Après la lecture d'indiana, qui ne l'ait pas partie du recueil des Œuvres de Musset, mais qui fut mise au jour en 1878, dans la Reçue des Deux-Mondes , par Paul de Musset.

Le 10 août paru! Lélia. Le nouvel ami de George Sand exprime le désir de recevoir de l'écrivain lui-même un exem- plaire du roman. George Sand lui envoya les deux volumes avec deux dédicaces toutes différentes, mais toutes deux dans le même ton badin. Sur le premier volume elle écri- vit : « ^4 monsieur mon gamin d'Alfred! George. » Sur le iitl : « A monsieur le vicomte Alfred de Musset, hom- mage respectueux de son dévoué serviteur George Sand ' . » Musset s'empressa de la remercier par une lettre dans laquelle, pour la première t'ois, selon le plus véridique des biographes de Musset, Arvède Barine, le « ton cérémo- nieux l'ait place à un ton plus amical », et où. en géné- ral, on remarque déjà les premiers indices d'un certain rap- prochement. « Le mot Madame disparait dès lors de leur correspondance. Musset s1 enhardit, il l'ait sa déclaration d'amour, d'abord avec gentillesse, la seconde fois déjà avec passion, et leur destin à tous deux s'accomplit2... » L'amitié était devenue amour, et « amour triomphant ». Le 2') août, George Sand déclare sans détours à Sainte- lleuve qu'elle est la maîtresse de Musset, et elle ajoute qu'il

1 Nous empruntons ci'- détails à L'article plein d'intéressants docu- ments, publié par .Maurice Clouârd : •• Alfred de Musset et Ceunje Sand Notes et documents inédits. » (Revue de Paris, 15 août 1896.)

' Atvi-dc Barine. Alfred de Musset. \>. 58. Ces deux lettres sont main- tenant imprimées dans le volume de M. Mariéton.

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peut « en publier la nouvelle, car elle est dorénavant obli- gée de mettre sa vie au grand jour1 ».

Lindau. autre biographe de Musset, t'ait à sa manière l'his- toire de l'amour des deux poètes, et la traite si singu- lièrement que nous croyons nécessaire de nous y arrêter un in>t;uit.

Quand commence le récit àv> débuts de l'amour de Musset pour George Sand. Lindau, sans avoir l'air de con- damner- George Sand. choisit ses tournures, ses verbes, ses adjectifs, ses substantifs, l'on dirait mémo ses préposi- tions, de manière à faire paraître les choses les plus simples comme des ruses, les actions dignes de la sympa- thie la plu- entière comme je ne sais quoi d'astucieux, cachant un but mystérieux. Ainsi il dit, entre autres, qu'à la cour ardente que lui faisait Musset. « elle opposa une - ge barrière et ce jugement froid et réservé qu'elle sut garder dans toutes les circonstances de la vie ». Si nous nous rappelons qu'au mois de mars, George Sand n'avait pas encore fait hi connaissance de Musset, et que le 2'» août elle communiquait déjà à Sainte-Beuve la nouvelle importante, mentionnée 'un peu plus haut, les mots jugement froid et réservé » nous paraîtront une simple raillerie, car il ne vien- dra à l'esprit de personne d'accuser précisément, <-\] ce cas, George Sand d'un excès de raisonnement. Dans la même lettre. George Sand. il est vrai, dit à sa manière ordinaire. qUe si elle a agi comme elle l'a fait, c'était plutôt par amitié que par amour. Amitié bien étrange! Les mots rotent des mot-, d les faits des faits; nous avouons que, dans ce cas, non- aurions préféré voir chez George Sand plus de pos- -ion de soi-même et de « raisonnement, » ou plutôt une

1 A présent cette lettre est imprimée en entier dans la Revue de Paria et dan- le volume des Lettres à Sainte-Beuve, publié chez Lévy.

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résistance plus prolongée. Y avait-il donc si longtemps que George Sand s'était désenchantée de Jules Sahdeau, et qu'elle s'étail affligée de son entraînement pour Mérimée ? Et la voilà qui se jette en aveugle au-devant d'une nou- velle passion ! En tout cela, il y a bien peu de « froideur », de « retenue » et de « jugement » !

D'où provient donc cette confusion d'idées chez Lin- dau ? Il adapte une fiction de roman à des dates et à des faits réels ! Les longs raisonnements de M"e Thérèse Jacques, héroïne de Elle et Lui, il les met clans la bouche de George Sand. Thérèse, les lecteurs de l'ouvrage s'en sou- viennent peut-être, a employé tous les moyens pour détour- ner Laurent de sa manière funeste de passer le temps avec des viveurs et des grisettes, et enfin elle se décide à le sauver par son amour. Dans quelle proportion ceci est-il d'accord avec la réalité, ou imaginé comme une thèse? C'est une question de critique purement littéraire, qui ne se rapporte qu'au roman de Elle et Lui. Les faits prouvent que le roman vécu de Musset et de George Sand, ou, du moins, le début de ce roman, ne ressemble en rien au roman de Thérèse et de Laurent. Le roman réel nous frappe par sa spontanéité, par sa précipitation : c'est presque un coup de foudre, tandis que le roman écrit se traîne en longueur, est plutôt froid et gradué. Mais Lindau continue, à mesure qu'il raconte la vie de Musset, à puiser ses renseignements dans le roman de Elle et Lui, et voilà pourquoi nous trouvons dans son livre la page que voici :

« Sous ce rapport les rôles n'ont pas été justement distribués ; c'était la femme qui dirigeait. Musset était dérai- sonnable, passionné; George Sand agissait en pleine con- naissance de cause et avec calme (?/) . Musset était amou-

UEO RUE SAND

ivux. George S and ne Fêtait pas :'! . Elle traitait le poète comme un gamin désobéissant. Elle lui expliquait avec la - _ -- gouvernante ?! qui exaspérait le jeune

homme adoré de bous, l'élégant dandy, habitué aux con- quêtes, — que L'amour entraîne avec lui toute- sortes de chagrins et qu'il vaudrait beaucoup mieux que les relations de sa part, à elle, restassent celles d'une mère ou d'une sœur. Ainsi, nous travaillerions mieux, disait-elle. Elle variait de toute- les manières les paroles du chevalier Toggenbourg : a N'exige pas d'autre amour, car cela me chagrine. » Mais le Toggenbourg des temps moderne- ne consentit pasà e s'éloigner d'elle avec un chagrin muet » ; elle-même tâcha de le garder auprès d'elle. Musset, pro- fondément attristé de voir son amour refusé, se lança de nouveau dans le tourbillon des plaisirs ; alors elle m des remords. Pour sauver le malade, elle résolut de lui offrir, comme médecine, l'amour qu'elle lui avait refusé jusque-là. Sans passion comme sans entraînement, sans oubli d'elle-même, elle crut qu'il lui fallait, au jour qui lui convînt le mieux, changer en amour sa disposition ami- cale, ou, du moins, en donner la preuve suprême... Avec quel froid jugement George Sandfit à son bien-aîmé l'aveu définitif, nous le savons par ce qu'elle en dit elle-même. Elle se lit à sa nouvelle position, qui ne l'avait aucunement prise au dépourvu, avec un discernement vraiment éton- nant... »

Landau expose ensuite, mais toujours à sa manière, le commencement du cinquième chapitre à'Elle et Lui. en répétant la phrase célèbre : « que des nuits de réflexions douloureuses avaient précédé »... ce nouvel ordre de choses. Nous laissons au lecteur le soin de juger lui-même, jusqu'à ipiel peint on peut dire, en ce cas, de Geo

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Sand, qu'elle a « «agi en plein calme, » et « en raison- ci nant » ; qiiYlle n'était pas éprise », qu'il y a eu lit « sagesse de gouvernante », « manque de passion », « absence d'oubli de soi-même », « amour administré comme médicament » (! !), etc.

Par tout ee qui a été dit plus haut, on voit que Lindau si proposé de nous donner un récit captivant d'un théine psychologique très intéressant, mais ce n'est pas de l'histoire, c'est uniquement de la littérature. Il est évi- dent que Lindau n'est guère plus heureux lorsqu'il essaie de représenter George Sand comme une Mme Putiphar et Musset comme un autre Joseph!) comme une intrigante menteuse qui entortillait le jeune homme à sa guise, et qui, le pétrissant comme une cire molle, faisant de lui, tantôt une figure douce et humble, tantôt une figure bouillon- nante de passion. 11 ressemblait bien peu à un jouvenceau innocent, détourné de la bonne voie par une intrigante froide et hypocrite, celui qui racontait à son frère des his- toriettes « dans le goût de Lauzun et de Bassompierre », lui, l'auteur de Mardoche, de Namouna et de Rolla ! Il en est de môme de George Sand, si passionnée, si impres- sionnable, si facile à entraîner, habituée « à tout risquer à tout propos », si peu constante et si peu ressemblante à Thérèse Jacques, cette femme si calme et si raison- neuse.

Cette confusion entre des êtres si dissemblables , entre des personnages fictifs et des personnages réels, amène le sourire sur les lèvres du lecteur. Un fait nous arrête encore, qui a servi souvent d'arme à ceux des enne- mis de George Sand qui cherchent à l'accuser d'hypocri- sie comme femme et comme écrivain : c'est que les héroïnes de George Sand sont un peu phraseuses et prolixes dans

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les moments décisifs de leurs amours à elles, et que leur auteur a une tendance marquée ;\ expliquer et à justifier leur c chute » par différents motifs très élevés, comme si l'amour par lui-même n'était pas un motif suffisant. La plu- part des biographes de Musset et lescritiques d'histoire litté- raire tombent dans la même erreur que Lindau en voulant affubler George Sand elle-même de ces belles tirades et de sa manière d'invoquer « les circonstances atténuantes », lorsqu'il s'agit de ses propres romans vécus. Ces deux traits de la physionomie littéraire de George Sand ont une douille explication. La première, c'est que très ardente et de nature passionnée, se laissant facilement eut rainer et allant sans jugement et presque subitement jusqu'aux plus décisives manifestations de la passion, lorsqu'elle créait ses héroïnes avec l'intention de représenter non pas elle, mais des femmes idéalisées, George Sand s'est ingéniée à cher- cher toutes les causes logiques possibles, proprés à justi- fier et à excuser leurs chutes. Ce procédé ressort directe- ment de sa nature complexe : d'un côté, tempérament passionné, de l'autre une âme tendant éternellement à l'idéal et au « rationnel ». Et si dans sa propre vie elle a eu à déplorer si amèrement ses entraînements et n'a jamais su se justifier en rien à ses propres yeux, elle s'est d'autant plus évertuée, dans ses romans, à créer des types de femmes comme elle aurait voulu être elle-même. D'autre part ce n'est pas sa faute, si ses phrases et ses héroïnes nous paraissent souvent trop ampoulées ou trop « imma- culées » ; nous sommes trop éloignés de 1830, de son style, des goûts et des sentiments qui régnaient alors. George Sand fut fidèle à son époque en faisant parler à ses héroïnes un langage idéal et quelque peu emphatique. Alexandre Herzen, cet esprit libre et sobre, n'employait-il

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pas le môme langage lorsqu'il écrivait à sa fiancée, Nathalie Alexandrovna ' ?

Les discours et la prolixité des héroïnes de George Sand s'expliquent donc parfaitement par leur époque ; et si elle les l'ait céder à leurs passions seulement lorsqu'elles peu- venl justifier leur chute par des motifs de l'ordre le plus élevé, et qu'elle leur l'ait expier leur entraînement, cela res- sort, comme nous l'avons dit plus haut, de la tendance de George Sand -vers le vrai, le beau, le raisonnable dans la vie, tendance souvent en contradiction avec ses propres entraînements et ses propres passions. Voilà pourquoi les critiques qui oublient ou ne voient pas cette dissemblance abso/ueentre Aurore Dudevûnt et le type favori des héroïnes de George Sand, seront constamment en contradiction avec eux-mêmes, ou accuseront George Sand d'hypocrisie.

Cette contradiction se manifeste surtout chez Lindau, lorsqu'il raconte le début du roman qui s'est passé entre elle et Musset. II n'est certes pas plus heureux lorsqu'il essaye delà représenter comme une « lady Tartuffe » ou comme une Mme Putiphar, que Paul de Musset en voulant faire passer son frère pour une rosière.

Les premières semaines comme tous les « commen- cements » dont parle Mme de Staël furent heureuses; une harmonie parfaite régnait entre les deux amants. Tous deux, scmble-t-il, avaient trouvé l'un dans l'autre ce qu'ils rêVaient, ce qu'ils cherchaient. Ils ne se cachaient pas du monde et étaient inséparables.

Dans une lettre inédite du 7 mars 1834 à Boucoiran, George Sand le prie pour éviter tout malentendu avec

1 La Correspondance récemment publiée du célèbre écrivain russe avec sa fiancée (plus tard sa femme) a excité un intérêt général en Russie.

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M. Dudevant, qui devait se rendre à Paris en L'absence de George Sand « d'enlever toutes les hardes d'Alfred de Musset qui ont pu rester dans sa chambre ». Dans une autre lettre, du 6 avril, elle le prie de donner la clef d. se chambre à Musset, revenu à Paris et qui voulait y prendre quelques effets à lui. des tableaux, des livres, etc. On voit, pari;'), qu'ils habitaient ensemble le quai Malaquais dans l'automne de 1833, et le petit logement était un vrai petit nid d'amoureux. Paul de Musset, lui-même, n'a pu trou- ver autre chose à dire sur cette lune de miel que de pro- clamer bien haut qu'il régnait dans le jeune ménage, non seulement le bonheur, mais encore une folle gaité, une joie exubérante. Tantôt, c'étaient des mascarades sponta- nées; tantôt, dans ce cercle d'intimes, on mystifiait, d'un commun accord, l'un ou l'autre des amis et des connais- sances par des représentations improvisées. Debureau, le Pierrot bien connu d'un petit théâtre, talent primesautier et vraie nature d'artiste, prit, même une fois, pari à ces divertissements. George Sand lui a consacré quelques lignes touchantes dans Y Histoire de ma Vie. et, après sa mort, elle publia, sur lui, dons le Constitutionnel 1846), un petit article, réimprimé ensuite dans la collection complète de ses œuvres1. Dans cet article, George Sand caractérise surtout Debureau comme une nature artistique et sponta- née, une âme droite et franche. Un jour que Musset et George Sand s'étaient imaginé de mystifier M. Lermi- nier, le critique, Debureau lui fut présenté en qualité de diplomate anglais, et pendant tout le dîner, empesé et plein de morgue, il ne desserra pas les dents. Ce ne fut qu'à la fin d'une conversation sur la politique, qu'àl'ébahis-

1 Voir : Questions d'art et de littérature.

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seraient de tous les non-initiés, il se mit tout à coup afin, dit-il, do mieux faire comprendre L'etpaalibare européen, à jongler avec son assiette. Ce soir-là, Musset était dégwieé en gentille soubrette normande, très maladroite de-ses mains, qui tantôt arrosait d'eau les convives en les ser- vant, tantôt les poussait sans cérémonie, et, pour comble, 9C mit à table à coté du diplomate. Bref, ce furent des plaisanteries et des rires sans fin... Parfois toute la com- pagnie se rendait au théâtre, parfois les deux amants se promenaient sur les boulevards, ou bien Ton restait à la maison, et alors on lisait, on dessinait, on faisait de la musique et Ton causait amicalement d'art et de littérature. D'autres fois les deux amants travaillaient ensemble ou jouaient comme des enfants. En un mot, on eût dit l'idéal d'une union d'artistes '.

Dans le courant de septembre, ennuyés du bruit de Paris et évidemment lassés de l'espèce de tutelle exercée par le très cher frère Paul, qui, on le voit, n'avait pas quitté le jeune couple lassitude dont ce témoin importun ne se doutait point, ce qui explique pourquoi il ne comprit pas la raison qui les faisait s'envoler si vite de Paris, Alfred de Musset et George Sand s'établirent d'abord à Fontainebleau, ils [tassèrent quelque temps dans une entière solitude, Baisant des promenades et des excursions dans la célèbre et admirable forêt.

Ce voyage est devenu historique, depuis que les deux

1 Nous n'ajoutons foi qu'à ce que Paul de Musset dit de cette époque dans la Biographie, en laissant de côté le tableau qui en esl fait dans Lui et Elle, certains biographes et critiques ont pourtant puisé des détails pittoresques sur la vie que menaient alors Musset et George Sand. Dans le roman dont nous parlons, ces détails sonl certes pleins il.' verve ei de coloris et peignent bien la vie de bohème îles deux poètes. Néanmoins, on ne doit pas oublier que c'est la une o&uvîj d'imagination et non d'histoire.

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écrivains, dans la Confession il un enfant du siècle et le Souvenir, ainsi que dans Elle et Lui, Font célébré et l'ont fait passer à la postérité. Ni l'un ni l'autre ne purent jamais aller à Fontainebleau sans se rappeler aussitôt ces premiers temps heureux de leur amour, jamais ils ne purent parler indifféremment de la forêt. Aussi George Sand y retournâ- t-elle plus d'une fois, en réalité ou en pensée, et en parle- t-elle plusieurs fois dans ses écrits. En 1837, elle y passa plusieurs semaines avec son fils et il en résulta quelques pages lyriques intitulées : Une lettre écrite de Fontaine- bleau en 1837 *, parues en 1855 dans le volume collectif intitulé : « Fontainebleau. » Dans la préface de la Dernière Aldini, George Sand écrit2 : « J'ai rêvé, en me promenant à travers la forêt de Fontainebleau, tête à tête avec mon fils, à tout autre chose qu'à ce livre, que j'écrivais le soir dans une auberge, et que j'oubliais le matin, pour ne m'oc- cuper que de fleurs et de papillons. Je pourrais raconter toutes nos courses et tous nos amusements avec exactitude, et il m'est impossible de dire pourquoi mon esprit s'en allait le soir à Venise. Je pourrais bien chercher une bonne raison; mais il sera plus sincère d'avouer que je ne m'en souviens pas : il y a de cela quinze ou seize ans. »

Nous supposons que le lecteur comprend clairement pourquoi et par quel enchaînement d'idées et de souvenirs les sentiers mystérieux de la forêt de Fontainebleau fai- saient revivre dans l'âme de l'écrivain les réminiscences de Venise; nous supposons aussi que « quinze ans aupara-

1 Plus tard cette Lettre » fui réimprimée dans les Œuvres com- plètes de George Sand, au cours du volume les Sept Cordes de la Lyre. La lettre l'ait aussi partir du III de ses Impressions et Souvenirs.

3 Le roman a été écrit et imprimé en 1S37. La préface lui écril pour l'édition des CEuvres de George Sand, publiées chez Hetzel avec illustrations de Tony Johannot et de Maurice Sand.

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vant », c'est-à-dire en 1837, George Sand elle-même s'ex- pliquait parfaitement pourquoi Fontainebleau et Venise vivaient inséparablement en son àme. C'est le souvenir des jours les plus doux et les plus sombres de son amour pour Musset qui en faisait le lien... Bien plus tard encore, en 1872, George Sand consacra de nouveau à la forêt de Fontainebleau quelques pages éloquentes ; c'était une réponse à l'appel adressé aux savants et aux artistes sur la nécessité de conserver intacte cette forêt historique dont le Gouvernement voulait vendre une partie. George Sand éleva aussi la voix contre l'aliénation de cette propriété nationale; et cela tant au point de vue utilitaire cause du dommage qui résulte de la destruction des forêts si peu nombreuses en France) qu'au point de vue esthétique, pour ne pas priver le peuple, et surtout les enfants, d'un de ces coins de « nature » que l'on fait disparaître de plus en plus et que l'on relègue toujours plus loin des endroits habités; cependant c'est la seule source de poésie, d'observation, de contemplation pour bien des enfants des villes, c'est un élément indispensable à leur éducation l.

La plupart des biographes et des critiques racontent avec beaucoup de détails le voyage à Fontainebleau, en se basant sur ce que l'on trouve dans Elle et Lui, Lui et Elle et dans la Confession. Xousne les imiterons pas. Bien plus, nous ne pouvons partager complètement l'opinion de Mme Arvède Barine, qui prend ici pour guide une lettre postérieure de George Sand à Mme d'Agoult, lettre écrite à propos de la publication de la Confession d'un enfant du siècle, et dans laquelle George Sand dit que c'est avec émotion qu'elle a lu « cette peinture vraie et détaillée d'une

1 Cette lettre imprimée d'abord dans le Temps, fait partie du volume Impressions et Souvenirs des Œuvres complètes, elle porte le XX.

il. 4

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intimité malheureuse 1 ». Se basant sur cette lettre , Mme ArvèdeBarine introduit, notamment en cet endroit de sa biographie de Musset, des fragments de la Confession racontant comment le héros, dès le début de son amour, comportait déjà étrangement et inégalement avec Brigitte eJest^à-dire avec George Sand). Il ne pouvait se défaire des habitudes de son ancienne vie de débauche, il tourmentait par sa jalousie rétrospective la pauvre femme aimée. Tantôt il l'adorait à genoux comme une sainte, tantôt il l'outrageait, comme une ignoble courtisane et la traitait grossièrement. Quand parut la Confession d'un enfant du siècle, l'auteur a pu. grâce au but artistique qu'il poursuivait, disposer et grouper les faits, non dans leur ordre historique, mais conformément à -"il plan artistique (chose à laquelle il avait parfaitement droit . George Sand fut satisfaite de la manière dont il ;i\iiit traité tout ce qui s'était passé, elle en reconnut l'exactitude. C'est ce qu'elle écrivit en 1836 à Mmed'Agoult. Musset avait donc dit la vérité sur- lui et sur elle. Mais il importe de savoir à quel temps s'applique cette vérité, l\ l'automne île 1833 ou bien ;'< une époque postérieure .' A propos de l'automne de 1833, il serait plus juste de citer d'autres paroles authentiques de George Sand tirées d'une lettre qu'elle écrivit ;i Sainte-Beuve le 21 septembre 1833, paroles du reste rapportées aussi par M"" Arvède Barine elle-même :

« ... Moi, j ;ii été malade, mais je suis bien. Et puis, je suis heureuse, très heureuse, mon ami. Chaque jour je m'attache davantage à lui; chaque jour je vois s'eflî

1 Cette lettre, datée du 25 mai 1836. est imprimée dans la Correspon- dance de G geSan s sans ces lignes sincères et importantes au point de vue biographique. Nous en donnons un fragment plus loin.

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en lui les petites choses qui me faisaient souffrir; chaque jour je vois luire et briller les belles choses que j'admirais. Et puis encore, par-dessus tout ce qu'il est, il est bon enfant, et son intimité m'est aussi douce que sa préférence m "a été précieuse l... »

Uni' lettre de la fin de septembre , également citée par Arvède Barine, confirme encore davantage cette impression de bonheur et de paix descendue dans rame agitée de l'auteur de Lélia. De tristesse et de désaccords, il n'y a pas encore trace.

Mais hélas, ils arrivèrent bientôt, et cela presque dès le commencement du voyage en Italie, que Musset et George Saud entreprirent dans le courant de décembre de la même année. L'un et l'autre tenaient à s'éloigner du bruit de Paris, des amis et des parents, et à vivre seuls en pleine liberté, au milieu d'une nature merveilleuse et des monuments de l'art. M. Dudevant n'avait, en apparence, opposé aucun empê- chement au voyage de sa femme ; la petite Solange restait auprès de sou père, à Xohant ; George Sand avait confié tem- porainement Maurice, pour les fêtes de Noël, à ses deux aïeules : M"ie Dupin, et la belle-mère de son mari, la baronne Dudevant, et vers la mi-décembre 2 Musset et George Sand quittèrent Paris. Ils passèrent par Marseille et Gênes, Li- vourne et Pise, et se rendirent à Florence, d'où ils allèrent à Venise par Ferrare et Bologne. Remarquons bien cet

1 On ne trouve que quelques fragments de cette lettre dans l'ouvrage de Mm" Barine. L'original appartient à M. de Spoelberch. Le paragraphe que nous venons de citer fut imprimé d'abord dans les Portraits con- temporains ; la lettre tout entière a paru maintenant dans la Collec- tion des Lettres à Sainte-Beuve.

s Dans sa lettre à MŒe Dupin, datée de : « Jeudi, décembre, 1833 ». [Correspondance, t. I), elle écrit : « Je pars ce soir », et dans une lettre inédit'' a son mari, du « mardi, 11 décembre », elle écrit, qu'elle partira « jeudi », ce qui indique qu'elle est partie de Paris le jeudi, 13 décembre.

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itinéraire, uniquement pour ne pas tomber dans Terreur de Messieurs les biographes qui aiment à prendre Les romans comme documents et ont pu faire ainsi se pro- mener .Musset et George Sand, à la suite de Fauvel et d'Olympe, ou de Laurent et de Thérèse, à la Spezzia et à Xaples, il n'ont jamais mis les pieds. Du reste, Landau, qui reproduit toujours servilement Paul de Musset . s'éloigne tout à coup de son original en parlant du départ, et au lieu de la soirée brumeuse et des mauvais présa de toutessorles ' qui accompagnèrent ce départ dans le récit du frère, il nous dit qu'il s'est effectué dans la joie « par une gaie journée ensoleillée du mois ^ octobre » (? !

George Sand écrivit à son fils de Marseille, le 1S dé- cembre, sa première lettre, dans laquelle elle lui dit qu'ils ont jusque-là voyagé sans relâche -. A Marseille, ils res- tèrent jusqu'au 22, d'où il partirent pour Gènes. L'album de voyagede Musset renferme quelques dessins très curieux représentant George Sand dans des attitudes toutes diffé- rentes : fumant tranquillement sa cigarette sur le tillac, tandis que Musset a l'air penaud d'un homme qui souffre du mal de mer; ailleurs Musset représente sa compagne en costume de voyage, achetant un bibelot dans une bou- tique de bric-à-brac, puis en toilette d'appartement, encore plus loin costumée en Turque et fumant la chîbouque; ou encore souriante, un éventail à la main. Sur le bateau du Rhône, les jeunes gens rencontrèrent Beyle (Stendhal, l'auteur de Rouge et Noir), et, à ce qu'il semble, ils pas- sèrent gaiement le temps avec lui, quoique George Sand ne partageât guère ses goûts ni ses idées. Le voyage com- mençait très agréablement.

1 Biographie d'Alfred de Musset, par Paul de Musset. Correspondance, t. I. p. 256.

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A Gênes, les deux voyageurs se mirent, sans se lasser, à visiter les palais et les musées, admirant en vrais artistes toutes les merveilles d'art disséminées avec tant de pro- fusion dans cette charmante ville. De Gènes ils se rendirent à Florence par Livourne.

A Florence commencèrent à s'élever entre eux les pre- mières discordes, d'abord passagères, mais elles prirent bientôt un caractère menaçant et démontrèrent aux deux amoureux, si heureux naguère, qu'ils étaient deux indivi- dualités différentes, ce qui est le symptôme le plus vrai et le plus fatal d'une rupture menaçante et du com- mencement de la fin. Ils étaient cependant encore parfai- tement heureux, mais il y avait déjà des nuages à l'hori- zon, et les biographes de Musset (les deux meilleurs, du moins : Arvède Barine et Landau] sont obligés de recon- naître que la cause de ces premiers malentendus était due à Musset lui-même. C'est ici qu'il faut rapporter la page de la Confession que cite Mmc Barine, en parlant de la course à Fontainebleau. Un passé trop orageux avait laissé en Musset des traces ineffaçables ; il avait éprouvé par lui-même ce qu'il avait déjà si souvent pris pour sujet de ses poèmes et de ses drames comme par exemple de : la Coupe et les lèvres. La vie de débauche qu'il avait auparavant menée le rendait incapable d'un amour can- dide, confiant, plein d'estime et d'amitié; elle avait empoi- sonné à jamais dans son âme la source du pur dévoue- ment el de la foi, et l'avait souillée. Vainement essayait- il d'oublier le passé, de croire à une femme fidèle, de l'aimer avec respect, «saintement». Des souvenirs affreux, hideux, d'amères expériences ne lui faisaient voir en elle que la source de grossières jouissances et de tromperies plus grossières encore. Et la fantaisie sans frein, cette

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faculté de s'adonner à tonte idée à peine née dans l'ima- gination, faisait de tout soupçon une réalité, et pouvait faire succéder tout à coup aux minutes les plus heureuses des moments ou il regardait son amante comme la der- nière (]r< femmes, et il était capable de la haïr sur les soupçons les plus honteux et les plus invraisemblables pour la porter ensuite au plus haut des cieux et l'adorer comme une divinité.

George Sand ne comprenait pas ces perpétuels chan- gements. Elle aimait autrement. Douée d'un tempérament passionné, elle avait pourtant l'âme calme et bien pondérée. Elle ne savait point aimer sans croire et sans voir dans le bien-aimé le meilleur des hommes. Elle joignait à cela une bonté toute miséricordieuse, une grande patience, et aussi longtemps qu'elle ne vit dans les emportements de Musset que les défauts et les excès d'une poétique nature pas- sionnée, elle n'y fit aucune attention. Mais le jour «'lie vit enfin qu'ils étaient gens différents, qu'ils envisageaient les choses tout différemment, qu'ils les comprenaient autrement, quelle eut cessr de croire à Musset, l'éloigne- menl et le refroidissement commencèrent à travailler imperceptiblement et inconsciemment son âme. Les rela- tions entre les deux amants restèrent passionnées comme par le passé, mais leurs âmes ne vibraient plus à l'unisson. De la tragédie qui s'ensuivit, de la durée de cette tra- gédie, qui n'arriva pas de sitôt à son épilogue. Leur amour, de chaîne de roses qu'il ('tait, devint une chaîne de 1er. une ehaîne meurtrissante, mais elle leur était si chère,

que tous deux de longtemps encore ne purent la briser. Ils différaient tellement par leurs convictions, leurs goûta, Leurs habitude-! Au moment de leur liaison, Musset et George Sand n'avaient tait attention qu'aux grandes lieues

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poétiques de leur caractère et de leur âme, par lesquelles ils se ressemblaient, avec le temps ils commencèrent à se convaincre que leurs habitudes, leur genre de vie étaient tout différents et ne pouvaient point s'accorder. On peut s'étonner qu'ils ne s'en soient pas aperçus plus tôt. Voici ce que nous dit de Musset l'un de ses amis mondains , le comte d'Alton-Shee : « Avec les hommes, il parlait peu et riait volontiers de l'esprit des autres. Aux femmes il réservait toutes les grâces et tous les charmes de sa coquetterie; près d'elles il était gai, amusant, éloquent, moqueur, dessinant une caricature, composant un sonnet, écoutant la musique avec délices, jouant des charades improvisées, ayant comme elles l'horreur de la politique et des sujets sérieux. » George Sand, tout au contraire, ne pouvait souffrir la causerie pour la causerie même, elle avouait volontiers qu'elle préférait la conversation des hommes à celle des femmes, celles-ci la fatiguant par leur vain bavardage et leurs coq-à-1'âne. Elle aimait à causer et à Jouer avec des enfants, elle s'entendait à 'les faire rire en riant elle- même, mais elle manquait complètement d'esprit dans les conversations de salon. Quand on causait devant elle de choses qui lui étaient peu connues ou qui n'avaient pour elle aucun intérêt, elle se taisait. Mais aussitôt qu'il (Hait question de quelque chose qui lui tenait au cœur, elle prenait une vive part à la conversation, discutait , exigeait qu'on lui prouvât ce qui l'avait frappée ou l'avait touchée au vif. Xous avons déjà cité le passage de la cinquième partie (vol. IV, p. 149; de Y Histoire de ma Vie elle nous dit quelles questions religieuses, politiques cl sociales l'avaient remuée si pro- fondément à la veille d'écrire lia : « Mais il est une

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douleur plus difficile à supporter que toutes celles qui nous frappent à L'état d'individu. Elle a pris tant de place dans mes réflexions , elle a eu tant d'empiré sur ma vie , jusqu'à venir empoisonner mes phrases de pur bonheur personnel , que je dois bien la dire aussi... ' » etc.

Et Musset dit dans sa célèbre dédicace à Alexandre Tatett :

D'ailleurs, il n'est pas dans mes prétentions D?ètre l'homme du siècle et de ses passions. Si mon siècle se trompe, il ne m'importe guère : Tant mieux s'il a raison, et tant pis s'il a tort ; Pourvu qu'on dorme encore au milieu du tapage, C'est tout ce qu'il me faut et je ne crains pas l'âge les opinions deviennent un remords.

Si les lignes de cette dédicace qui viennent après celles- ci font tant d'honneur à la libre pensée de Musset, à sa tolé- rance en matière de religions et de nationalités, à son mépris pour ce que Ton est convenu d'appeler « patrio- tisme », et nous le montrent comme un homme plaçant Yhumanité au-dessus de la nationalité les lignes citées témoignent au moins de son inertie et de son indifférence envers les questions qui ont agité ou agitent encore les plus grands esprits de notre siècle.

Tout en prenant entièrement a cœur les grandes causes générales, George Sand était en même temps un écrivain de vocation par toutes les tendances de sa nature. Son art, elle l'aimait plus que tout au monde ; son travail, elle le regardait comme le premier des devoirs, sinon comme la chose qui. dans sa vie, primait toutes les autres ; elle tra-

1 Voir le chapitre vu.

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raillait comme les vrais artistes : partout et toujours, dans la joie comme dans la tristesse, qu'elle aimât ou qu'elle n'aimât point, au foyer comme en voyage. Ecrire était pour elle une nécessité, elle ne pouvait vivre sans cela. Plus tard , elle se plaignit parfois de « son travail de forçat », et souvent elle se sentait vivement fatiguée, car son labeur était au-dessus de ses forces. Mais ceci était indispensable, car son travail était presque sa seule res- source. Nous savons, en effet, par son procès avec Dude- vant, qu'il ne lui payait presque jamais exactement les misérables 1.500 francs assignés par leur contrat de mariage. Elle voulait, en outre, vivre de sa plume sans dépendre de son mari et sans faire de dettes. Il lui fallait travailler d'arrache-pied, rien que pour pouvoir, après avoir vécu six mois à Nohant, passer les six autres mois de l'année à Paris avec sa petite fille. Ce n'était qu'à condition d'un labeur sans relâche qu'elle échappait à la pauvreté et qu'elle n'avait pas à se refuser les plus modestes plaisirs. Son voyage en Italie entraîna de nou- velles dépenses assez considérables. Avant son départ, pour avoir quelques centaines de francs de plus en poche, elle emprunta une certaine somme à Buloz et à Sosthène de La Rochefoucauld , en promettant à Buloz de régler son compte en lui envoyant de la copie à mesure qu'elle écrirait en Italie. En effet, tout en passant ses jour- nées, â Gênes ou à Florence en promenades, et en jouis- sant de la nature et des arts en compagnie de son bien- abné, George Sand, le soir, se mettait à sa table de travail, écrivait par vocation et par nécessité, et rien ne pouvait la détourner de son œuvre ; écrire était pour elle une seconde nature.

Musset, lui, écrivait à bâtons rompus, passant parfois

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des semaines el des mois sans prendre une plume : son amour de l'art était celui d'un dilettante. Dos désac- cords ne tardèrent pas non plus à s'élever sur ce terrain. Musset ne voulait travailler qu'à ses heures, mais était toujours prêt à courir les rués li- soir et à s'amuser. George Sand, tout entière à son travail, ne pouvait ni ne voulait l'accompagner1. Elle n'admettait pas comme

1 Dan- l'exposition de ce fait la partialité de Lindau éclate de nou- veau aux yeux. Il dit : a Deux natures toutes différentes s'étaient heur- tées : d'un côté, un jeune homme passionné, effréné, qui disposait ménag ment de sa santé, de sa cassette e1 de son génie, sans se sou- cier de savoir commenl ça finirait, et qui. dans la fumée de l'entraîne- ment et des plaisirs, allait au hasard .-ans savoir iziellos dahinlau- melle : de l'autre, une femme modérée, calme, un peu pédantesque, qui. chaque soir, vérifiai! sa caisse el pensait au moyen de la remplir dès qu'ell la voyait diminuer, et qui se possédai! assez elle-même peur se au Ave en tout temps à sa table de travail et écrire le nombre de pages \ >ulu. une femme que rien ne pouvait arrachera ce travail et qui pouvait résister à toutes les tentations... »

Lindau confond ain-i dans une même phrase doux choses complè- tement différentes, mais toutes deux faisant honneur à George Sand: son amour du travail, vrai travail d'artiste entièrement voué à son œuvre, et la Nécessité de vivre de ce travail en tenant ses comptes, vérifiant sa caisse el s'inquiétant de savoir comment elle payera divertissements, alors que Musset, lui, s'en souciait fort peu. Confondre ces deux choses et en parler d'un ton railleur ne fait nullement honneur ni à la pénétration ni à la probité littéraire de Lindau. Mais le désir de rejeter sur George sand la responsabilité de toutes les peccadilli Mussel : porte Lindau à un véritable jeu de mots, en sorte qu'il devienl difficile de saisir ce qu'il veut dire à la page suivante, que nous repro- duisons en entier :

« A. de Musset voulait user de la vie et en jouir au moment donné . George Sand qui, à beaucoup d'autres qualités, joignait encore celle d'ehe une bonne et soigneuse ménagère, bien économe, voulait faire quelque chose qui lut bien [rechtschajfen.es), gagner de l'argent et réunir des matériaux pour ses travaux futurs. // voulait courir le monde sans aucun but, elle voulait travailler selon le plan qu'elle s'était formé. A la lin des lin-, il alla son chemin, elle resta a la mai- son. Seul, il devint triste, il se mil a chercher la société que- l'on trouve toujours facilement, celle des chanteusi - danseuses, pour la

plupart d'une réputation douteuse, avec lesquelles il ni connaissance par l'entremise du consul de France a Venise, société joyeuse, aniu- sante, dan- laquelle il s'oubliait, et, en tout cas, plu- agréable que celle qu'ij trouvait auprès de -on amante, taciturne, glaciale (?) appli- quée au travail, et qui, lorsqu'il lui fallait travailler, fermait momen- tanément -.1 p. .ite même à l'amour. Il passait ainsi gaîment son temps.

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possible qu'il pûi s'élever entre eux des désaccords pour la seule raison qu'elle se voyait obligée de travailler et qu'il lui fallait, à lui, des spectacles ou des pique- niques, car elle comprenail ses relations avec Musset comme quelque chose de beaucoup plus sérieux. Les discordes arrivèrent cependant.

Déjà, à Florence, les premières discussions s'étaient manifestées. George Sand s'était aperçue, avec horreur, que son amour n'avait non seulement aucune influence bienfaisante sur les habitudes et le genre de vie de Musset, mais ne le retenait pas même de la trahir de la manière la plus grossière. Deux fois en sa vie elle avait déjà éprouvé le dégoûl de semblables trahisons : pendant son mariage avec Dudevant, et, plus tard, lorsque Jules Sandeau ne s'était point gêné pour la tromper avec une blanchisseuse. Musset l'aimait comme auparavant, mais, au point de vue masculin de Musset, cet amour ne Tempè-

Gaiiiii'nt ? Nous n'en savons rien. Au fond de sua âme, il était tout à l'ait démonté. Il était mécontent de sa bien-aimée. Il trouvait injuste que grâce a ses calculs pédantesques c'est ainsi que lui paraissaient les motifs qui l'enchaînaient à su table de travail elle l'abandonnât à son sort. Il lui pesait de n'avoir pas la consolation d'avoir à côté de lui une complice de sa faute. Il s'irritait contre lui-même, car il voyait qu'il a ^ i s - ; l i t mal. Au milieu de s;i vie do débauche e-1 de ses soupers joyeux, il devait se souvenir do l'amie consciencieuse qui, dans sa petite chambre et à la clarté do sa lampe, était assise à son travail, tandis que lui [»;is>ait dans les plaisirs une nuit après l'autre. Rien ne nous rend si injuste à l'égard des autres que la conscience de n'avoir pas rempli notre devoir. Aussi, quand, moralement abattu, il retour- nai! au logis fort tard dans la nuit et qu'il retrouvait son amie encore en train de travailler, ou qu'il entendait de la chambre voisine la res- piration égale de son sommeil, sentait-il l'impérieuse nécessité non seulement de s'accuser lui-même, mais encore le besoin d'en vouloir à celle qui lui donnait l'occasion de s'accuser ainsi. Pour mettre sa cons- cience en paix, il s'asseyait parfois à table au milieu de la nuit et écrivait quelques heures sans s'arrêter. Mais le travail ne lui donnait aucune' joie et il accusait amèrement celle qui lui paraissait coupable de ce travail sans plaisir... »

Positivement, il es! difficile de s'expliquera quoi tend ici Lindau,

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chait pas de courir les aventures. George Sand, qui l'ai- mait tendrement de son côté , était prête à les lui par- donner. Seulement la sainteté, la pureté du sentiment avait été violée, ce qui l'offensait et la blessait profondément. Le fait même qu'elle eut à pardonner fut, selon nous, et à en juger d'après sa nature, le coup mortel porté à son amour. // lui fallait adorer l'être aimé, ne trouver en lui aucun défaut, être subjuguée par son charme. Ces! alors qu'elle aimait en effet passionnément, de toute son orne, non dans le sens vulgaire de ce mot, mais en ce sens que toutes 1rs foires de son came, que toutes ses facultés : esprit, volonté, imagination, sentiment, tout appartenait au bien-aimé. Lorsqu'elle commença à pardonner, à « fermer les yeux » sur les défauts et sur le manque d'entente, elle aimait déjà autrement. Peut-être aimait-elle mieux alors, dans le sens chrétien de l'amour, avec cette nuance

Tantôt il a l'air d'approuver George Sand, tantôt il trouve que c'eûl été

mieux >i elle tétait amusée à souper gaîment et à s'étourdir avec Musset. Ce dernier, selon lui. ne se serait pas alors chagriné et n'eûl pas recherché la société des danseuses, n'aurait senti aucun remords de conscience et aurait en «une complice », etc. Il ressorl ■li- er que Lindau dit ensuite en ajoutant loi aux paroles de Louise Golet prises dans Lui qu'il rejette déjà uniquement sur George sand tous les désaccords et les querelles qui survinrent postérieurement, et dunt il attribue principalement la cause à sa manière de traiter mater- nellement Musset, ce qui donnait au poète des rages blanches el fi coup de grâce qui le jeta dans les bras des courtisanes. Il est généra- lement reçu de s'attacher à ce côté maternel de George sand. Les uns en fonl l'éloge, d'autres le blâment. Si George Sand, dans sa vieillesse, lût vraiment une mère à l'égard de plusieurs de ses jeunes amis comme Flaubert, Wauchut, Amie, si elle devint maternelle à quarante an- pa lors desdernières années de -a. vie commune avec Chopin, alors malade, il est à présumer que. dan- les premières années de sa jeunesse, elle était bien loin d'être maternelle avec ses amants, et en cela il n'y a rien d'étonnant, rien qui mérite la louange ou le blâme. Si plus tard elle s'est imaginé qu'elle l'avait t'ait, elle s'esl trompée elle-même de bonne foi. Dans -a correspondance avec Musset, on ne trouve de son côté rien de maternel, et Mussel n'a pas l'air de -'eu plaindre. Nous croyons que Mme Colel s'est éloignée ici de la vérité, ce qui lui est du reste arrivé assez souvent,— et Lindau a tort de répéter les paroles des autres.

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de pardon général , cette sollicitude infinie et cette bonté maternelle dont elle raffolait toujours ; ce sentiment d'amour était peut-être plus conscient, mais il ne l'enva- hissait plus comme auparavant, ne la remplissait plus du bonheur de Y amour inconscient, le seul vrai qui puisse exister. D'abord elle avait aimé pour elle, maintenant elle aimait pour lui. Ce n'était plus cela, et tous deux, semble-t-il, avaient déjà commencé à le sentir.

Dès l'arrivée à Venise se déroule pour George Sand toute une série d'épreuves , de chagrins et de soucis. A peine installée à Y hôtel Danieli, étant déjà indisposée à partir de Gênes, et pouvant à peine se tenir sur ses jambes à Pise et à Florence, elle tomba tout à fait malade et dut garder le lit pendant deux semaines entières1.

Elle n'était pas encore complètement rétablie qu'elle se remettait à bûcher pour rattraper le temps perdu, lors- qu'une circonstance inattendue vint la mettre dans la nécessité absolue de travailler encore davantage. M. Plau- chut nous a raconté, d'après ce que lui avait dit Buloz 2, que Musset, pendant son séjour à Venise avait été entraîné dans un brelan il avait perdu dix mille francs. L'im- prudent joueur ne pouvait et n'aurait jamais pu payer cette dette d'honneur, il lui fallait choisir entre le suicide ou le déshonneur. George Sand n'hésita pas un instant . Elle écrivit aussitôt au directeur de la Revue, en le priant de lui avan- cer cet argent. Buloz, sincèrement bien disposé, pour son

1 a). Lettres inédites à son fils, à sa mère et à Boucoiran, des 25, 28 et 29 janvier 1834. b). Histoire de ma Vie, t. IV, p. 186-188. Elle y dit qu'après la fièvre qu'elle avait eue à Venise, elle a souffert Eôute sa vie de violentes migraines.

i Le même l'ait est raconté par M. Plauchut dans ses intéressants articles intitulés : Autour de Nohanl, publiés dans le Temps (5, 6 et 7 septembre 1891), et réunis maintenant en volume (Lévy, 1898).

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collaborateur, envoya la somme par retour du courriel', sans autre condition que celle d'être remboursé en manuscrit. George Sand se mit à l'œuvre et expédia l'un après l'autre, de Venise à Paris, plusieurs romans, entre autres deux de ses œuvres les plus charmantes, André et Teverino1. « Je fus tellement touché de l'énergie de George, m'a dit Buloz, il ne rappelait jamais autrement, ajoute M. Plauchut, émerveillé de la valeur littéraire de ces romans que je ne voulus jamais qu'elle payât sa dette... » Nous laisserons ici à Buloz la responsabilité de son désintéressement, car par les lettres inédites de George Sand à Boucoiran. son ami et factotum, nous voyons qu'elle travaillait, au contraire, presque au delà de ses forces, ne sachant comment se tirer d'affaire pour envoyer à temps le nombre de feuilles d'im- pression que Buloz réclamait", qu'elle demandait cons- tamment à Boucoiran de prier Buloz de ne pas être si pressant, de lui donner du temps. Enfin, dans une de ses lettres elle lui demande de lui envoyer l'argent de son tra- vail, sans quoi elle ne pourrait payer le docteur ni le pharmacien, ni son retour en France. Dans ses lettres du 4 et o février3 George Sand prie Boucoiran de tâcher de s'arranger, en tout cas, avec un autre éditeur, Dupuy, pour une nouvelle édition à faire de ses œuvres publiées jusque-

1 C'est une erreur sans doute involontaire que M. Plauchut commet aussi clans le Temps en nommant André et Teverino. Teverino n'a paru que onze ans plus tard, en 184"». Une Lettre inédite à Boucoiran nous apprend qu'à Venise George Sand avait travaillé au Sevré la ire intime elle en fait mention le 28 janvier). Le 7 mars elle parle d'André, de Jacques qui est promis à Lïuloz pour le mois de mai, el de Leone- Leoni. Enfin, à Venise aussi, ont été écrits Mattea et les premières Lettres d'un voyageur.

On vuit déjà dan- la lettre du 28 janvier qu'elle travaillait énor- mément. Le 4 lévrier elle écrit : « Je m'échine à le satisfaire... Je de travail.... »

3 Lettres inédit'-.

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là. Elle ne cesse de faire des démftrches pour mettre ses comptes en ordre et payer ses dettes. Elle expédie même d'avance ses conditions pour le cas Dupuy consentirait à faire un contrat. MM. Plauchut et Ulbach assurent que la famille de Musset n'ignorait pas alors et n'ignore pas aujourd'hui cet épisode chose d'autant plus honteuse, que plus tard le frère du poète ne se gêna nullement pour prépayer sur George Sand les plus vilaines calomnies. Quoi qu'il en soit, cette « pédante» qui écrivait sans relâche pen- dant des nuits entières, et cette « bonne ménagère, qui dres- sait ses comptes chaque soir», sauva l'insouciant poète1. Par elle avait contracter une nouvelle dette envers Buloz et travailler deux ou trois fois plus qu'elle ne l'avait fait auparavant. Un peu plus tard, le 16 mars, elle écrit à son frère Hippolyte Châtiron : « L'amour du travail sauve de tout. Je bénis ma grand'mère qui m'a forcée d'en prendre l'habitude. Cette habitude est devenue une faculté et cette faculté, un besoin. J'en suis arrivée à travailler, sans être malade, treize heures de suite, mais en moyenne, sept eu huit heures par joui-, bonne ou mauvaise soit la besogne. Le travail me rapporte beaucoup (Pargent et me prend beaucoup de temps, que j'emploierais, >i je n'avais rien à faire, à avoir le spleen, auquel me porte mon tem- pérament bilieux. Si, comme toi, je n'avais pas envie d'écrire, je voudrais du moins lire beaucoup. Je regrette

1 Maxime Dueamp, dans ses intéressants Souvenirs littéraires, raconte une conversation qu'il a eue avec George Sand on 1868. Elle lui disait entre autres choses que son ambition était de «. posséder '■) 000 livres de rente-? Je lis un bond : « Comment, \ous, George Sand, vous ne c les avez pas? » Elle répondit : » Non, j'ai gagné beaucoup, beaucoup « d'argent, je l'ai dépensé ; j'en aurais gagné davantage, je l'aurais « dépensé de même. » Elle eut alors un sourire mâle, l'orgueil de la domination exercée, le sentiment d'une supériorité acceptée, se mêlaient à une expression île mépris, dont la cause n'étail pas difficile à devi- ner: elle ajouta : « Je ne regrette rien ! » Ce lut un éclair...

Gi GEORGE SAND

même que mes affaires d'argent me forcent de faire tou- jours sortir quelque chose de mou cerveau sans me don- ner le temps d'y faire rien rentrer. J'aspire à avoir une aimée tout entière de solitude et de liberté complète, afin de m'entasser dans la tète tous les chefs-d'œuvre étrangers que je connais peu ou point. Je m'en promets un grand plaisir et j'envie ceux qui peuvent s'en donner à discrétion. Mais, moi quand j'ai barbouillé du papier à la tâche, je n'ai plus de faculté que pour aller prendre du café et fumer des cigarettes sur la place Saint-Marc, en éeorchant l'italien avec mes amis de Venise. C'est encore très agréable, non pas mon italien, mais le tabac, les amis et la place Saint-Marc. Je voudrais t'y transporter d'un coup de baguette et jouir de ton étonnement ' ... »

Mais nous anticipons un peu sur les événements. A la fin de janvier George Sand était de nouveau tombée malade et avait rester quelques jours au lit. Elle écrit à Boucoiran, le i février, à la suite des questions d'affaires dont il a été parlé plus haut : « Je viens encore d'être malade cinq jours d'une dysenterie affreuse. Mon compagnon de voyage est très malade aussi. Nous ne nous en vantons pas parce que nous avons à Paris une foule d'ennemis qui se réjoui- raient en disant : « Ils ont été en Italie pour s'amuser et ils « ont le choléra ! quel plaisir- pour nous ! ils sont malades Ensuite Mme de Musset serait au désespoir si elle appre- nait la maladie de son fils, ainsi n'en soufflez mut. Il n'est pas dans un état inquiétant, mais il est fort triste de voir languir et souffroter une personne qu'on aime et qui es! ordinairement si bonne et si gaie. J'ai donc le cœur aussi barbouillé que l'estomac. Par-dessus le marché M. Buloz

1 Correspondance de George Sand, t. I, p. 202.

G EORCE S AND 65

l'ait le Cassandre et le gouverneur avec moi ce qui ne m'a- muse guère l...» George Sand était alors très inquiétée aussi de oe recevoir aucune nouvelle de sou (ils Maurice et de ne pas savoir s'il était bien portant, elle s'inquiétait égale- ment de sa fille, qu'en son absence, son mari voulait mettre en pension. George Sand tâchait de s'y opposer par l'intermédiaire de son frère Hippolyte et de Boucoiran; elle songea même à abréger son voyage et à retourner au plus vite à Paris. Mais elle ne pouvait quitter Venise : elle n'avait pas la somme nécessaire pour partir; d'autant plus que l'argent que devait lui envoyer Salmon, le banquier de son mari, ne lui arrivait pas à la suite de quelque imbroglio ou de quelque retard. Il fallait donc travailler coûte que coûte, el le plus possible. Et avec tout cela, il n'y aVait plus entre elle et Musset l'harmonie des beaux jours. Jusqu'à sa maladie, il avait passé son temps à Venise comme il l'avait fait à Florence: les scènes orageuses devenaient plus fréquentes, alternant avec des trêves pas- sionnées. « Il avait fait pleurer ces grands yeux noirs qui le hantèrent jusqu'à la mort, et il n'était pas accouru un quart d'heure après demander sou pardon2. »

Mais bientôt George Sand eut à oublier tous ses cha- grins et soucis pour un autre souci plus important encore! La maladie rie Musset que George Sand mentionnait comme légère dans sa lettre du 4 février prit le caractère le plus sérieux, et le poète fut bientôt à l'article de la mort.

Le § février, elle écrit à Boucoiran : « Je viens d'an- noncer à Buloz Tétat d'Alfred qui est fort alarmant ce soir, et en même temps je lui démontre qu'il me faut absolument

' Ce fragmenl dt La lettre du i février est cité aussi (avec dos cou- pai- Arvède Barine.

Arvède Barine, p. 6b.

66 GEORGE SAND

de L'argent pour payer les frais d'une maladie qui sera sérieuse el pour retourner en France. Gomme au bout du compte, e'esj un assez bon diable et qu'il a de rattache- ment pour Alfred, je crois qu'il comprendra ce que notre position a de triste et qu'il n'hésitera plus... Voyez-le à cet égard... » Ensuite, après les explications que nous avons déjà données relativement aux pourparlers a engager avec Dupuv. aux comptes à régler avec Buloz et à tous s - intérêts matériels, elle ajoute :

« Adieu, mon ami, je vous écrirai dans quelques jours, je suis rongée d'inquiétudes, accablée de fatigue, malade et au désespoir. Embrassez mon Ris pour moi. Mes pauvres enfants, vous reverrai-je jamais? Gardez un silence absolu sur la maladif d'Alfred à cause de sa mère qui l'apprendrait infailliblement et en mourrait de chagrin. Recommandez à Buloz de n'en pas parler et à Dupuv aussi. »

Le 8 février, elle écrit :

« Mon enfant, je suis toujours bien à plaindre. Il est réel- lement en danger et les médecins me disent : poco a spe- rare, poco a disperare, c'est-à-dire que la maladie suit son cours sans trop de mauvais symptômes alarmants. Les nerfs du cerveau sont tellement entrepris, que le délire est affreux et continuel. Aujourd'hui, cependant, il y a un mieux extraordinaire. La raison es! pleinement revenue et le calme est pariait. Mais la nuit dernière a été horrible Six heures d'une frénésie telle que malgré deux hommes robustes, il courait nu dans la chambre. Des cris, de- chants, des hurlements, des convulsions, ô mon Dieu, mon Dieu, quel spectacle ! lia failli m'étrangler en m'embras- sant. Les deux hommes ne pouvaient lui faire lâcher lf collet de ma robe. Les médecins annoncent un accès du

GEORGE S AND 67

même genre pour la nuit prochaine, et d'autres encore peut-être, car il n'y aura pas à se flatter avant six jours cncurc. Aura-t-il la force de supporter de si horribles triscs!' Suis-je assez malheureuse et vous qui connaissez ma vie, en connaissez-vous beaucoup de pires.

> Heureusement j'ai trouvé enfin un jeune médecin, excel- lent, qui ne le quitte ni jour ni nuit et qui lui administre des remèdes d'un très bon effet. »

« P. -S. : Gardez toujours un silence absolu sur la maladie d'Alfred l, et recommandez le même à Buloz. Embrassez mon (ils pour moi. Pauvre enfant ! le reverrai-je? »

Le jeune docteur dont George Sand fait mention dans cette lettre était Pietro Pagello à qui il était réservé de jouer un grand pôle dans la vie de George Sand et de Musset, et qui durant cinquante ans1, sut garder le silence avec une réserve admirable, sans jamais répondre un seul mot à tout ce qui fut dit ou écrit sur son compte dans la presse italienne ou française (quoiqu'il lût tout . Ce ne fut qu'à la suite d'instances réitérées que, comme malgré lui, il raconta enfin, de son côté, en 1887, avec une modestie qui lui fait honneur, les événements de l'année 1834. Et nous nous empressons de dire qu'entre tous ceux qui ont parlé du drame de Venise, la palme revient, sans contredit, à Pagello pour la simplicité, la sobre véracité, la délicatesse dont il a fait preuve dans ses lettres et dans son récit oral, transmis, d'après ses propres

1 II a été beaucoup parlé dans la presse de la maladie de Musset que personne, à commencer par le médecin, n'a jamais osé appeler de son vrai nom. Le médecin l'a poliment appelée « lièvre typhoïde », mais en réalité, c'était le « delirium tremens », effet final de la vie de débauches de Musset.

1 II est mort quand notre travail était déjà fini, au printemps de 1898 à^é de plus de quatre-vingt-dix ans.

68 GEORGE S AND

paroles, par le docteur Garibaldi-Locatelli. Nous sommes en possession : d'une copie de la lettre du docteur Pagello au professeur Moreni écrivain italien, qui se proposait aussi d'écrire une biographie de George Sand . lettre dictée, par suite d'une paralysie du doigt, au fils de son vieil ami, le docteur Garibaldi Locatelli : d'une lettre de Pagello au rédacteur du journal Provincia di Beiluno, publiée également dons le journal Adriatico. à propos d'une poésie de Pagello, Serenata, imprimée dans le même journal et dédiée à George Sand ; d'une autre lettre de lui au Corriere délia sera [avec une notice du rédacteur de ce journal1), et enfin, d'une lettre du docteur Garibaldi Locatelli à Ercole Moreni. lettre complétant la première par des renseignements puisés dans les récits oraux de Pagello. Ajoutons que ce dernier possédait de George Sand, trois lettres qu'il ne voulait publier qu'après sa mort, gar- dant saintement la parole qu'il s'était donnée à lui-même-. Mais avant de parler, de la maladie de Musset, en nous appuyant sur ces documents, nous nous arrêterons sur ce qui en a été dit dans les biographies ou les quasi-biographies du poète, et particulièrement sur ce qu'en dit PaulLindau.

1 La notice du rédacteur et la lettre de Pagello ont paru en 1SS1 ■dans le Figaro, mais considérablenl altérer? et mal traduites.

- M^.Luigia Codemo, il est vrai, a publié dan- son livre, ^m^ tou- tefois indiquer la source, une partie du journal de Pagello réimprimée maintenant presque en entier dans le livre de M. Marieton. Mais Pagello a déclaré que tout ce que M™ Codem écrivit sur son compte était fun- tastico. Il est vrai aussi qu'en 1881, M. Cambiano a raconté sur George Sand, h H Barbiera, quelques détails qu'il dit tenir duDr Pagello. Cepen- dant celui-ci lui-même n'a rien lait imprimer. II y a deux ans, le Dr Caba- publié à Paris, sous le titre : Déclaration d'amour de George Sand une des lettres d< G _ Sand dont il avail eu copie par le fils de Pagello. Le récit de son interwiew avec Pietro Pagello, qu'il y a ajoute, éelaircit plusieurs détails relatifs au séjour de Pagello à Paris et a -a rupture avec George Sand. Les ami- de George Sand en France, révoltés par ces articles, répondirent par bon nombre de lignes dures et injustes à l'adresse du Dr Pagello. L'antai-'unisnie national, senible-t-il, entrait pour beaucoup

GEORGE S AND 69

Cet écrivain qui, comme nous le savons déjà, voit toul par les yeux du livre de Musset, accepte, comme vérité d'évan- gile, les scènes connues de Lui et Elle, le malade. Edouard de Falcone}r, grâce aux ombres projetées sûr le para- vent et à un seul verre laissé sur la table, apprend la tra- hison d'Olympe. Se basant là-dessus dans sa biographie de Musset, Lindau nous donne le récit de cette scène révol- tante et invraisemblable. Il dit à cette occasion : « La Sand reconnu! plus tard que Musset était dans le vrai ; mais, en public, elle persista à affirmer que ce qui était arrivé en réalité n'était qu'une suggestion diabolique de la brûlante fantaisie d'un malade en délire... a Lindau accuse ensuite George Sand d'avoir su, dans les Lettres cTun voyageur, mêler avec un talent remarquable, la vérité à la fiction (Wahr- heit und Dichtung) et d'avoir si bien teinté de vague son récit, <|iul n'est plus possible de démêler les vraies cou- leurs, et que Ton peut, à volonté, conclure qu'au nombre des hallucinations du malade, il faut ranger la scène figurent le paravent et le verre sur la table. Mais dans El le et Lui, George Sand, selon Lindau, s'exprime déjà

dans ceUe hostilité, et le lecteur impartial, tout en restant dans la vérité, peut, sans porter préjudice a la mémoire de George Sand, rendre justice à la manière d'agir de Pagello. La seule chose que l'on puisse lui reprocher, c'est de ne pas avilir été fidèle à sa première décision et d'avoir permis à son fils de donner au Dr Cabanes la copie Je la Décla- ration d'amour. Mais d'un autre côté, il nous semble impossible d'ëxi- I un homme vivant, ot encore plus de son fils, qu'il reste absolu- ment insensible aux fables qui se colportenl sur son compte et sur celui de la femme autrefois aimée. Selon nous, il ne pouvail répondre autrement aux questions directes qu'on lui adressait qu'en disant la vérité dans toute sa simplicité. Quant à la Déclaration, c'esi une des plue belles pages qui soient jamais sorties de la plume de George Sand, et ses amis n'uni qu'à se réjouir de la savoir publiée. Nous ne pouvons comprendre non plus pourquoi, aussitôt qu'il s'agit de défendre George Sand contre de fausses accusations, il faut absolument accuser quel- qu'un et, >i ee n'e.-i Musset, du moins Pagello. Nous insistons encore uni' loi- sur la nécessité d'abandonner ce procédé de procureur dans les questions psychologiques.

70 GEORGE SAND

d'une manière « plus décisive encore ; il ne lui suffit plus de laisser au lecteur le choix de croire si son infidélité envers Musset était un mensonge ou non, elle voulait affirmer cela et empêcher le lecteur d'admettre qu'il en fût aut re- nient. Dans Elle et Lui, elle déclare catégoriquement que Musset, dans le délire de la fièvre, s'était mis dans la tête qu'elle le trompait. »

Lindau ajoute, après avoir cité les paroles du délire de Laurent dans Elle et Lui : « Elle seule a le droit de me tuer, disait-il, je lui ai fait tant de mal. Elle me hait, qu'elle se venue. Ne la vois-je pas à toute heure sur le pied de mon lit. dans les bras de son nouvel amant? Allons, Thérèse, venez donc, j'ai soif, versez-moi le poison... » C'est le tableau du moment décisif dit Lindau, qui a le plus révolté les amis de Musset et qui les a obligésà répondre à George Sand. Si elle eût le moindre soupçon que Paul de Musset fût en possession de la communication de cette scène, dictée par Alfred à son frère, elle se sérail certainement tue là-dessus. Elle eût renoncé à se défendre de l'accusa- tion d'avoir au moins contribué, en partie, au triste sort de Musset, et cela d'autant plus que la plupart, toujours enclins à justifier une jolie femme, se seraient déclarés contre le poète ; elle n'eût pas provoqué cette riposte fou- droyante niederschmetternde qui allait sortir de la plume

de Paul de Musset. Celui-ci entra effective nt en scène

et mit à nu toute l'horrible vérité. Quelques semaines avant sa m«>rt. Alfred dicta à son l'ivre un compte rendu détaillé de celte -crue, communication si pleine el si exacte que toute tentative d'ébranler cette exactitude devait d'avance échouer, elle était si persuasive que ni George Sand, ni ses amis n'osèrent jamais essayer de le faire. dette communication faite par Alfred de Musset, son frère

GEORGE SAND 71

l'a insérée littéralement dans son ouvrage. Gomme il rapporte de la manière la plus exacte [die zuverlœssigste Kurlde rjiebt) cette communication restée secrète jusque-là,

en reproduisant les paroles mômes de celui qui avait été en jeu dans l'affaire, je me fais ici un devoir de reproduire aussi littéralement cotte communication. Je me bornerai à faire remarquer que ma traduction est tout à fait exacte, en reconnaissant cependant que j'ai changé les pseudo- nymes c'est-à-dire les noms des héros du roman) en leurs \ pais noms... »

Après quelques mots sur la beauté physique et la pau- vreté d'esprit du docteur Pag'ello, Lindau met ensuite dans la bouché d'Alfred de Musset lui-même, le fameux récit d'Edouard de Ealconey, sur la scène de trahison. Nous ne nous arrêterons pas ici à réfuter les inexactitudes relatives aux faits rapportée par Lindau, et nous ne dirons pas encore comment ei quand George Sand a écrit son roman, com- ment a agi Paul de Musset, comment George Sand lui a répondu dans sa préface de Jean de la Roche, et comment elle et ses amis ont non seulement « osé » faire une tenta- tive de mettre en doute la véracité de la calomnie de Paul de Musset, mais ont pris toutes les mesures pour impri- mer la correspondance authentique de Musset et de George Sand, qui suffit à réfuter toutes ces fables '. Le lecteur trouvera tout cela un peu plus loin, lorsqu'il sera question

' Noie de 1895. C'est dan- ce but cpie George Sand écrivit à Sainte- Beuve les lettres du 20 janvier et du t> lévrier 1861, dont nous avons déjà plusieurs fois fait mention, et dont nous aurons encore à parler en détail, Dans la lettre du 6 février, George Sand proteste surtout « contre trois hor- ribles choses», et en premier lieu contre l'accusation « d'avoir donné le spectacle d'un nouvel amour aux yeux d'un mourant ». La lettre sera bientôt publiée.

Note de 1898. Depuis 1895, les lettres à Musset ont été' publiées par M. Aucante, de même que les deux lettres à Sainte-Beuve, d'abord dans le lare du vicomte de Spoelbereb, puis dans le volume de Lévy.

72

GEO m. F. SAN II

de toutes les œuvres littéraires se rapportant à ce sujet. Nous nous contenterons, pour le moment, d'examiner le côté psychologique de cette affirmation de Lindau.

Nous n'oserions jamais prendre sur nous de démentir le l'ait, ni comme le font Lindau et d'autres biographes de Musset . d'affirmer qu'il ait eu lieu et qu'il se soit ainsi pas Il nous semble que tn>i> personnes seules seraient ici eu droit d'affirmer ou de nier : Musset, George Sand nu Pagello. Tout ce que bous pouvons dire, c'est que pareil lait n'apu avoir lieu, non parce que George Sand n'aurai! pu devenir infidèle à Mussei dans le sens grossier du mot : nous savons parfaitement, que Pagello fut, plus lard, l'heureux rival de Musset, mais nous sommes aussi inti- mement convaincus, qu'une scène -i basse, >i impudente, h sotte n'a [)ii avoir lieu dans la chambre d'un moribond. Connue Niecks, biographe de Chopin, le fait judicieuse- ment remarquer, « Paul de Musset ne peut être absous du reproche d'exagération nous >a\ ons de quel nom An ède Barine appelle cette <• exagération » de Paul de Musset et que, s'il (allait choisir entre les deux versions, celle de George Sand, appelant délire la scène dc^ ombres, est certainement plus digne de lui que celle de Paul de Mus- set, qui l'appelle vérité ». Mais ce qui nous porte le plus à ne pas croire à cette scène, c'est que Musset, le Musset qui a écrit la Confession dun enfant du siècle, les Nuits, la Quenouille de Barberine, Il ne faut jurer de rien, n'a jamais pu dire rien de semblable à qui que ce fût. pas même à son frère, pas même à lui-même, en écri- vant son journal. Comment? Ce gentilhomme, ce grand - igneur, cette nature délicate, celte âme si finement >en- -itive. aurait pu raconter, ne fût-ce qu'en allusion, pareille ignominie, pareille dépravation, pareille chute de la femme

GEORGE SAM) 73

naguère aimée '.' Et nous persisterions, après cela, à F o [ >— peler délicat, distingué el gentleman ? .Mais eet ignoble bavardage n'aurait jamais pu sortir de sa bouche. Et l'on voudrait nous faire croire qu'il commit cette indiscrétion de parti pris, afin de se venger, afin de dévoiler quelque chose ? Et à qui voudrait-on attribuer une action aussi basse, aussi mesquine? A notre poète bien-aimé, à l'un de nos rares élus, à ce raffiné, tant au-dessus de la tourbe grossière! Non, quoi qu'Uaif pu souffrir, quelques aveux que George Sand ait pu faire plus tard, nous ne croyons pas, nous nous refusons à croire que Musset ait pu agir si- vilainement. Nous rejetons donc tout le poids de cette com- munication sur le compte de ses zélés biographes, et disons ce qui a été plus d'une fois dit de Musset : Quoi qu'il ait souffert, jamais pendant sa vie il n'a prononcé un mot pour accuser George Sand ; jusqu'au moment suprême, il a su rester le gentilhomme correct envers la femme naguère aimée, il est resté tel que l'ont connu tous ses amis et tous les objets de son amour. Et c'est pour cela que nous nous permettons de nier l'authenticité de la prétendue communication.

Une fois que George Sand. Musset et Pagello ne disent eux-mêmes rien de semblable, pourquoi croirions-nous à cette ignoble histoire? Qui nous ferait croire à sa réa- lité? Laissons donc ce grossier récit à la responsabilité des officieux amis de Musset et oublions bien vite qu il- oui voulu le mêler à la propagation de celle légende odieuse et psychologiquement incroyable1. Mettant au rancart tous ces potins, passons plutôt au sobre récit et

1 M. Maurice Clcmard, quoique partisan de Musset, a ou le courage d'être impartial en énonçant l'opinion suivante, en tout analogue à la

notre : « Mais c'est Paul de Musset el non Alfred qui a écrit cela, el fis

74 GEORGE SAND

aux lettres si simples de Pâgello, qui respirent la véracité.

«... Je ne me rappelle ni le jour, ni l'heure, mais je sais qu'un m'a d'abord engagé à venir, non pour Alfred de Musset, mais pour faire une saignée à George Santl... ce fut dnns les premiers jours de mars 1 S 3 4 '... » Ainsi commence son récit sur le docteur Pagello 2...

« George Sand souffrait de violents maux de tête dont elle ne fut sauvée que grâce aux saignées3, ajoute. d'après les paroles de Pagello. le docteur Garibaldi-Loca- telli. Dans un de ces accès névralgiques, le docteur Pagello fut appelé pour faire une saignée, ce qu'il lit avec succès ayant très bonne vue et le toucher très lin. Mme Sand produisit sur lui une impression qui le charma tout parti- culièrement par l'expression de sa physionomie intelligente, de ses yeux étonnants (per gli occhi stupendî) ; elle n'avait aucun embonpoint, ses lèvres étaient (''paisses et laides, ses dents peu blanches, car elle fumait constamment des ciga- rettes qu'elle savait faire avec une rapidité (''tonnante ; à Venise, elle les faisait avec le meilleur tabac turc '. »

une ligne d'Alfred ne fait allusion à ce fait : il reproche bien des choses à sa maîtresse, niais jamais cela. Il ne nous paraît guère possible d'ad- mettre que George Sand épuisée par les veilles, malade elle-même, se soil donnée à un autre homme sous les yeux de celui qu'elle soignail avec un dévouement sans bornes. Toute sa vie elle a protesté contre; elle s'est défendue, non pas d'avoir été la maîtresse de Pagello, mais de l'être devenue dans des circonstances que voilà. Je parle du l'ait matériel et non île la « déclaration », adressée par elle à Pagello el signalée récemmentpar le docteur Cabanes...» M. Mariéton donne dans son livre la fameuse page dictée ». mais elle est écrite, répétons-le, par Paul de .Musset !...

1 En réalité c'était au commencement de janvier.

'Lettera lel Dr Pietro Pagello al signùrprof. Ercole Moreni à Porto- ferrajo. lu nov. 1877.

"Dans Y Histoire de ma Viet George Sand dit qu'elle connût pour la première loi- à Venise « d'atroces douleurs do tête qui se sont ins- tallées depuis lors dan- mon cerveau en migraines fréquentes et sou- \ -ut insupportables ».

4 Lettera del l>r Garibaldi-Locatelli al signore prof. Ercole Moreni,

GEORGE S AND 75

« Je ne puis me le rappeler positivement, continue le docteur Pagello, mois il me semble qu'avant moi on avait déjà fait venir un autre chirurgien1 pour George Sand, afin de la saigner, parce qu'elle avait une veine fort difficile rena difficilissima) , et ce fut moi qu'on appela ensuite. Lorsque je saignai George Sand, elle demeurait avec Mus- set à l'étage supérieur, de VHÔtel Danieli, elle occupait une chambre et un petit salon. Quand je fus appelé pour Alfred de Musset, je les trouvai à l'étage au-dessous, avec des fenêtres sur la Riva dei Schiavoni, dans une grande chambre il y avait un canapé, une cheminée protégée par un paravent, une grande table au- milieu, et, à côté, une chambre mi-obscure avec deux lits... »

« Je fis la connaissance de la Sand en février 1834 cl voici comment : un domestique de l'hôtel Danieli était accouru m'appeler pour une dame française malade, » dit le docteur Pagello dans une lettre publiée par le Cor- riere délia sera -.

« Je m'empressai de me rendre à l'invitation, et je trouvai cette dame avec un foulard rouge sur la tète ; elle était couchée sur un divan, et, à côté du divan, se tenait un jeune homme blond, svelte, grand de taille, qui me dit : a Cette dame souffre d'un violent mal de tête dont mie saignée seule peut la guérir. » Après avoir tàté le pouls, qui était agité et intense, j'opérai ma saignée et m'en

écrite le lendemain de celle de Pagello, le 17 nuv. 1887. La lettre con- tient de très intéressants et sympathiques détails sur le D* Pagello, homme fort honnête, fort sérieux et très sévère envers lui-même. Il y est dit entre autres que deux mois auparavant, ce travailleur infatigable de quatre-vingts ans, toujours dévoué à la science, s'était !>le>r-é au doigt lors d'une opération qu'il Taisait à un malade et que le doigt est paralysé.

'• Ce n'était pas le D' Rebizzo, comme on l'a plusieurs luis affirmé, mais le D1 Santini.

2 " La PfOvincia di Belluno. » Martedi, il marzo 1881, 20.

~6 G K Q P. < i E SA N 1)

allai. Je la revis le surlendemain, elle était levée vint aimablement me recevoir, et inédit qu'elle se sentait bien. Environ une quinzaine de jours plus tard, le même domes- tique de L'hôtel revint m'appeler en me remettant un bil- let signé George Sand1. Le billet était écrit en mau- vais italien, niais assez clairement cependant pour me faire comprendre que le monsieur français signor fran- cs»' . que j'avais vu dans la chambre de la dame était très malade, plongé dans un délire continuel, et qu'on me priait, si faire se pouvait, de venir au pins vite en me faisant accompagner d'un antre docteur pour une consultation, car il s'agissait d'un homme doué d'un grand génie poé- tique et d'un être qu'elle aimait par-dessus /ouf au monde. J'y courus aussitôt et le docteur Juannini se joignit à moi, jeune homme excellent, mon collègue, adjoint à l'hôpital de Saint-Jean et Paul...

« L'impression que me tit l'extérieur de Musset n'était pas nouvelle pour moi, » dit Pagello dans sa lettre au pro- fesseur Moreni, « elle resta la même que quinze jours aupa- vant : figure fine et spirituelle, organisme enclin à la phti- sie, ce (jne l'on voyait à ses mains longues et maigres, au faible développement de sa poitrine, à sa figure tirée et à la rougeur de ses pommettes... »

« D'après notre diagnostic, la maladie consistait en une fièvre nerveuse thyphoïde2. La cure fut longue et difficile,

* Cette lettre «.•! le récil du l>: Pagello sonl imprimés dans ['Illustra- zione liai,, ma dn mai 1881, dans l'article de Raffaelo Barbiera Una le t ter a inedita di Giorgio Sand. Le vicomte de Spoelberch en a donné dans le Cosmopolis et puis dans son livre la Véritable histoire, avec la traduction française, le texte italien qui avait été reproduit photogra- phiquement pour lui par les héritiers de M. Minoret. Nous le tradui- sons sur l'original.

'Nous avons déjà dit que par délicatesse el discrétion de médecin 1d D l' igeilo n'a pas appelé la maladie de son vrai nom.

ci: ORGE S AND 77

par suite surtout de l'état agité du malade, qui fut mourant durant plusieurs jours. Enfin le mal prit une tournure favorable ei le malade se rétablit peu à peu \

c< George Sand durant toute la maladie, le soigna avec l'empressement d'une mère, constamment assise, nuit et jour auprès de son lit, prenant à peine quelques heures de repos, sans se déshabiller et seulement lorsque je la rempla- çais2... »

Le malade passa ainsi presque dix-sept jours entre la vie et la mort et il fallut encore ;'i peu près autant de temps pour arriver à une guérison complète3. Le 7 mars George Sand écrivait à Boucoiran. « Je ne puis pas encore par- tir, il me faut attendre la guérison entière de mon malade lettre inédite).

«... Lorsque Musset alla mieux, écrit Pagello à Moreni, et qu'il eut quitté le lit, George Sand m'avoua que ses finances étaient tant soit peu embarrassées, et je lui conseillai de quitter cet hôtel trop coûteux. Effective- ment, ils allèrent habiter un logement plus modeste de la rue délie Razze, à côté de l'hôtel Danieli.

« C'est de que partit Musset avec un garçon coiffeur, qui l'accompagna jusqu'à Paris. George Sand ne les suivit que jusqu'à Mestre. C'était environ vingt-quatre jours après le complet rétablissement de Musset... \ »

Ce ne fut pas seulement parce que le docteur Pagello

1 Corriere délia Sera.

* Tous les biographes de Musset, même son frère, même Lindau ei la vicomtesse de Janzé sont d'accord, qu'il ne s'est rétabli que grâce aux soins de George Sand et à l'art du médecin. Voir : « Biographie de

Alfred de Musset », « Elude et récits sur A. de Musset ». « Alfred de Musset ». Voir aussi l'article de .Maurice CloUard avec les lettrés de Ja mère de .Musset et celles de George Sand à A. Tattet.

3 Histoire de ma Vie, t. IV, p. 188.

1 II partit le 29 mars 1834, date indiquée sur le passeport.

78 GEORGE S AND

avait été subjugué par le charme des « grands yeux noirs ». ni parce que George Sand, fatiguée de l'amour orageux ei maladif de Musset s'imagina qu'elle avait «•afin trouvé cet « amour vrai qui appelle et luit toujours » ' qu'elle resta à Venise. Sans aucun doute, la passion simple, entière et sincère du jeune docteur aux cheveux d'or2, qui avait soigné avec tout de dévouement son ami malade, apparaissait aux yeux de George Sand comme un amour vrai et rare et elle rêvait de trouver enfin le repos et la paix de l'âme. George Sand ne se fût cepen- dant pas séparée de .Musset, si la santé du poète n'avait pas rendu cette séparation indispensable et si, enfin, elle avait pu se libérer de ses engagements envers son éditeur et s'acquitter de.- dettes qu'elle avait contractées à Venise. La santé de Musset exigeait qu'il partit seul, et le.- affaires de George Sand qu'elle restât loin de Paris. Voici ce qu'elle écrivait à Boucoiran, le6 avril cette lettre est insé- rée, mais toute défigurée dans la Correspondance, t. I, p. 265) 3 :

1 Expression de Mme Dorval (voir plus haut).

2 Le docteur Garibaldi dit : <• Da giovine era biondo, quaM rosso, robustissimo, alto, bello. Vecchio ora di oltant'anni venerando ail aspetto, e ancor vigoroso, >i leva di buoo mattino, l'a délie passegiate, puô leggere -rn/a occhiali, é sempre di umore allegro : da molti anni. perô, è completamente sordo... >• (En ses jeunes années il était blond, presque roux, tir- robuste, grand ei beau. A présent, âgé de quatre-vingts an-, d'aspect vénérable, il est vigoureux, se lève de grand matin, l'ait des promenades, peut lire sans lunettes, est d'une humeur toujours gaie; mais depuis longtemps déjà il est complètement sourd...)

On voit par tout ceci que c'était physiquement et moralement une nature tout à lait saine.

3 Arvède Barbie en reproduit quelques fragments inédits. Depuis la publication de ce chapitre dan- le Messager du Nord de 1895, M. Roche» blave dan- son article : Fin d'une légende a donné un fragment de cette lettre, autiv que celui publié par àrvède Barine.

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«... Alfred est parti pour Paris sans moi et je vais rester ici quelques mois encore. Vous savez les motifs de cette séparation. De jour en jour elle devenait plus nécessaire et il lui eût été impossible de faire le voyage avec moi sans s'exposer à une rechute... La poitrine encore délicate lui prescrivait une abstinence complète, mais ses nerfs, tou- jours irrités, lui rendaient les privations insupportables. Il a fallu mettre ordre à ces dangers et à ces souffrances et nous diviser aussitôt que possible. Il était encore bien délicat pour entreprendre ce long voyage , et.je ne suis pas sans inquiétude sur la manière dont il le supportera. Mais il lui était plus nuisible de rester que de partir et chaque jour consacré à attendre le retour de sa santé le retardait au lieu de l'accélérer. Il est parti enfin sous la garde d'un domestique très soigneux et très dévoué. Le médecin m'a répondu de sa poitrine en tant qu'il la ména- gerait. Je ne suis pas bien tranquille, j'ai le cœur bien déchiré, mais j'ai fait ce que je devais. Nous nous sommes quittés peut-être pour quelques mois, peut-être pour tou- jours. Dieu sait maintenant ce que deviendront ma tète et mon cœur. Je me sens de la force pour vivre, pour tra- vailler, pour souffrir. La manière dont je me suis séparée d'Alfred m'en a donné beaucoup. Il m'a été doux de voir cet homme, si athée en amour, si incapable ce qu'il m'a semblé d'abord) de s'attacher à moi sérieusement, deve- nir bon, affectueux et plus loyal de jour en jour. Si j'ai quelquefois souffert de la différence de nos caractères et surtout de nos âges, j'ai eu encore plus souvent lieu de m'applaudir des autres rapports qui nous attachaient l'un à l'autre. Il y a en lui un fonds de tendresse, de bonté et de sincérité qui doivent le rendre adorable à tous ceux qui le connaîtront bien et qui ne le jugeront pas sur des actions

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Légères. S'il conservera de l'amour pour moi, j'en doute, et je n'en doute pas. C'est-à-dire que ses sens et son carac- tère le porteront à se distraire avec d'autres femme-, mais sou cœur me sera fidèle, je le sais, car personne ne le com- prendra mieux que moi et ne saura mieux s'en faire entendre. Je doute que nous redevenions amants. Nous ne nous sommes rien promis L'un à l'autre sous ce rapport', mais nous nous aimerons toujours et les plus doux moments denotre vieseront ceux que nous pourrons passer ensemble. Il m'a promis de m'écrire durant son voyage et après son arrivée. .Mais cela ne suffît pas à calmer mes craintes, le vous prie d'aller le voir. Il arrivera à Paris probablement en même temps que cette lettre-ci. Dites-moi sincèrement dans quel état de santé vous l'aurez trouvé. S'il vous demande la clef de mon appartement et de mes papiers, remettez-lui tout ce qu'il désirera sans exception. Je erois qu'il a des lettres et des effets parmi les miens, plusieurs tableaux et petits meubles qui sont chez moi lui appar- tiennent. S'il a envie de les faire transporter chez lui dites à mon portier de les laisser passer. »

La fui de cette lettre, imprimée aussi en partie seulement, concerne l'histoire du duel entre Gustave Planche et Capo de Feuillide, et le mécontentement de George Sand à ce sujet.

Musset n'avait pas encore quitté Venise qu'il s'était éta- bli entre lui, George Sand et Pagello des relations fort étranges, enthousiastes, idéalement sublimes. ArvèdeBarine les appelle « vertige du sublime et de L'impossible ». « Ils imaginèrent, dit-elle, les déviation- de sentiment les pin- bizarres, et leur intérieur l'ut le théâtre de scènes qui éga- laient les fantaisies les plus audacieuses de la littérature eomtemporaine. Musset, toujours avide d'expiation, s'immo-

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lait à Pagello, qui avait subi à son tour la fascination des grands veuxnoh's. Pagello s'associait à George Sand pour récompenser par une amitié sainte leur victime volon- taire et héroïque, et tous les trois étaient grandis au- dessus des proportions humaines par la beauté et la pureté de ce lien idéal. George Sand l'appelle à Musset dans une lettre de l'été suivant combien tout cela leur avait paru simple : « Je l'aimais comme un père et tu étais notre enfant a tous deux. » Elle lui rappelle aussi leurs impressions solennelles, « lorsque tu lui arrachas à Venise l'aveu de son amour pour moi, et qu'il te jura de me rendre heureuse. Oh! cette nuit d'enthousiasme, malgré nous tu joignis nos mains, en nous disant : « Vous vous aimez et « vous m'aimez pourtant, "vous m'avez sauvé âme et corps. » Ils axaient entraîné l'honnête Pagello qui ignorait jusqu'au mot romantisme, dans leur ascension vers la folie, Pagello disait à George Sand : « Il nostro amore per Alfredo. » George Sand le répétait à Musset, qui en pleurait de joie et d'enthousiasme... » Voilà comment Arvède Barine parle de cette époque <U' leur vie, et, ici, comme partout ailleurs, iimis souscrirons à ses paroles. Nous devons toutefois attirer l'attention sur un côté de la question qui a échappé à Arvède Barine. Tous nos lecteurs se rappellent probable- ment l'histoire de Jacques, roman qui a été écrit justement au printemps de 1834 ; ils n'auront pas oublié comment ce mari généreux, en apprenant l'amour de sa femme pour un autre, se décide d'abord, pour son bonheur à elle, à la laisser vivre comme elle l'entend, et se résout ensuite non seulement, à s'éloigner d'elle, mais à disparaître, en se tuant et en laissant croire que son suicide n'était qu'à un accident fortuit, pour épargner tout remords à sa femme. Dans le temps on abeaucoup parlé de Jacques, soit pour, soit h. 6

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contre, car dans aucun des romans de George Sand nous ne trouvons, exprimée d'une manière plus incisive, sa eroyance en la liberté et l'irresponsabilité de la passion et à l'injustice qu'il y aurait à vouloir la punir. La manière d'agir si généreuse et noble de Jacques envers sa femme, qu'il aime, mais dent il ne se croit pas en droit de gâter la vie pour la seule raison qu'elle a cessé de l'aimer. stupéfiait les contemporains, comme quelque chose d'inouï et d'impossible. Les uns y virent aussitôt et c'est juste de la part de l'auteur une conception large et pro- fonde des questions du sentiment, et sa tendance à démon- trer la possibilité de résoudre les drames matrimoniaux sans scènes de jalousie, ni querelles, ni meurtre, ni aucun des moyens humiliants et cruels, si souvent en usage en pareil cas. D'autres, raillant ce suicide. et c'est juste aussi faisaient remarquer que si tous les maris bernés par leurs femmes, devaient aller se jeter dans un précipice des Alpes, ou dans une crevasse de glacier, et céder galam- ment la place à l'amant, ce serait certes un moyen vrai- ment trop commode pour les femmes et les amants, mais assez peu d'accord avec la justice et l'équité.

Jacques a fait naître une foule d'imitations dans toutes les littératures de l'Europe. A qui la faute ' ? Pauline Sax'1. Comment faire 3 ? sont, cela est hors de doute, des enfants légitimes de Jacques. Quoi qu'il en soit, on n'a jamais attiré l'attention sur le fait que Jacques n'est pas un personnage au»i « inventé » que cela le parait. George Sand n'avait-

1 Roman d'Alex. Herzen, ayant l'ait époque on Russie, un des chefs* d'oeuvre de la littérature russe.

- Célèbre Bouvelle de Drouginine.

3 Roman à thèse de Tchernichevsky, pendant de longues années con- sidéré comme l'Evangile des libéraux russes par rapport aux questions de la morale conjugale.

GEORGE SAND 83

elle pas elle-même sous les yeux un exemple de la gran- deur magnanime et généreuse d?ùn homme envers une femme qui s'était mise à en aimer un autre ? Musset ne lui

donnait-il pas la preuve de cette douceur, de cette ten- dresse, de cette abnégation? Ce même Musset qui lors- qu'elle l'aimait, lavait tant de fois offensée, outragée, mar- tyrisée par ses soupçons et sa jalousie rétrospective, avait su, tout à coup, accepter, avec une générosité profondé- ment humaine, le refroidissement à son égard de la femme aimée. Au lieu d'écrire sur le drame de Venise tous ces vilains coules bleus, les biographes de Musset eussent bien mieux fait s'ils s'étaient bornés à ce seul mot : Musset fut le prototype de Jacques. Et toutes les têtes se seraient inclinées devant celui qui a su, dans la vie réelle, faire preuve de tant d'idéalisme en perdant son amante : ce qui, même dons un roman, nous semble une pure utopie. C'est vraiment chose sublime, tout extraordinaire, et MmeAr- vède Burine a tort de railler ainsi ces nouveaux rapports entre Musset cl George Sand, Musset nous y apparaît comme un homme -au-dessus du commun des mortels par sa manière indépendante et profonde de prendre les choses de sentiment.

Musset parti, l'affreuse tension dans laquelle George Sand avait passé les derniers mois cessa aussitôt de se faire sentir. Elle raconte que ce ne fut qu'après avoir quitté Musset, qu'elle avait accompagné jusqu'à Mestre1, et en revenant chez elle en gondole, qu'elle sentit cesser cette énergie surnaturelle et cette tension nerveuse qui l'avaient

1 Dans les lettres à Boucoiran colle de la Correspondance et l'iné- dite — G. Sand < 1 i l qu'elle l'a accompagné jusqu'à Vicenee. D'après l'Histoire de ma Vie et les lettres do Pagello, elle l'aurait conduit jus- qu'à Mestre.

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soutenue pendant tout un mois, passé sans sommeil, dans l'agitation et les soucis de tous les moments. Elles l'abandonnèrent et firent place à une prostration complète : sa vue était « si usée par les veilles qu'elle eut une espèce d'hallucination oculaire, elle voyait tous les objets renversés, et particulièrement les enfilades de ponts dr> petits canaux, qui se présentaient comme dos arcs retournés sur leur base » \ Travailler en cet état de surme- nage, il ne fallait pas y penser. Sur ce, arriva l'admirable printemps italien. George Sand sentait l'absolue nécessité de se reposer et de reprendre de nouvelles forces. Elle endossa sa chère blouse bleue, prit un bâton et fit avec Pagello un petit voyage dans les Alpes vénitiennes qu'il parcoururent en tous sens jusqu'au Tyrol2. Ils faisaient jus- qu'à sept ou huit lieues par jour, se reposaient dans les rus- tiques auberges villageoises, sans craindre ni les ardeur- du soleil, ni le mauvais temps, etGeorge Sand semblait humer par tous les pores de son être h s adorables effluves du printemps méridional dans ce sauvage pays montagnard. Elle a su les rendre, en un merveilleux langage enthou- siaste et poétique, dans lès premières Lettres d'un voyageur. Mme Sand et Pagello ne revinrent à Venise que lorsque le^ vêtements Aiment à leur manquer et qu'ils furent à court d'argent*. « Je suis rentrée à Venise avec sept cen- times dans ma poche! » écrit-elle à Boucoiran, ajoutant

1 Histoire de ma Vie. t. IV. p. 189,

! Nous trouvons dan- la lettre du D' Pagello au prof. Ercole Mon ni l'indication suivante : « Nous partîmes pour Bassano, nous allâmes à la grotte Parolini (pies Oliero), à Crespano et revînmes à Bassano... » G. Sand dit à Boucoiran qu'elle « visita encore les bords de la Brenta ».

3 On voit par une lettre inédite d'Aurore Dudevant à son mari, datée du 6 avril, que le voyage se lit entre le 1er et le b avril. (Maintenant publiée par M. de Spoelberch.)

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que dans quelques jours elle repartirait. En effet, peu après, elle alla visiter avec Pagello les îles de l'Archipel Vénitien '.

« Après le départ de Musset, raconte le docteur Pagello, M"1" Sand se transféra à San-Fantino dans un petit loge- ment, séparé par une salle des chambres que j'habitais ; mais au bout d'un mois, elle résolut de déménager pour s'établir près du Ponte di barcaroli dans une ruelle qui conduisait au pont, mais dont je ne me rappelle pas nom... C'est dans cette maison que George Sand écrivit les Lettres d'un voyageur et le roman de Jacques. »

« Le soir venaient chez nous le peintre Félice Schiavoni, Lazzaro Rebizzo un mien ami, Génois très cultivé, le négociant David Weber, et enfin le gentilhomme Fallier. ( les derniers étaient d'ardents chasseurs, avec lesquels je fai- sais des parties de chasse. Parfois, George Sand se joignait à nous, errant le long des marais de l'Archipel... George Sand était peu connue à Venise comme écrivain et il lui tut très agréable de vivre loin des amateurs de littérature. » Pagello ajoute : « Xi elle ni moi n'avions aucun démêlé avec la police autrichienne », faisant sans doute allusion au fameux incident indécent raconté par George Sand dans Y Histoire de ma Vie. Dans le Corriere délia sera, Pagello dit encore : « Lorsque Musset fut parti, George Sand s'établit dans deux petites chambres que j'avais louées pour elle, à sa demande, dans la maison je demeurais moi-même, car, après payement des comptes de l'hôtel, il lui fallait vivre très économiquement. Elle vécut ainsi à côté de moi, qui avais toujours été économe et pauvre.

1 « Plus tard, nous visitâmes les îles de l'Archipel Vénitien, » dit Pagello.

86 GEORGE S AND

Après le départ de Musset, Mme Sand se remit à travailler sans relâche. Elle écrivit d'abord les Lettres d'un voi/a- geur. pour lesquelles je lui prêtai mon aide, en riani de m'y voir représenté comme un vieillard portant perruque. Elle écrivit ensuite Jacques. Elle (''erivait très vite et sans rature pendant sept ou huit heures et envoyait ainsi à l'im- primerie soh travail de premier jet. » Le docteur Pagello raconta oralement la même chose au docteur (iarihaldi : « Elle écrivait sans jamais s'arrêter, sans faire aucune rature, et après avoir écrit une page, elle l'envoyait à l'éditeur sans même la relire. » Pagello, lorsqu'elle ('eri- vait les Lettres d'un voyageur, l'aidait en lui fournissant les renseignements locaux. « Il lui convenait de me repré- senter de manière à ce que je ne fusse pas soupçonné d'être un successeur de Musset: et c'est pour cela qu'elle m'affubla d'une perruque et qu'un lot d'années vint me tomber sur les épaules, » dit Pagello à propos de ces Lettre* effectivement elle le représenta sous la figure d'un vieux médecin, ce que Pagello acceptait de hou cœur et avec indifférence. .Mais il n'en était pas de même des proches et des amis du docteur, et surtout de son père, qui ne voyait rien moins (pie d'un bon œil pareil roman dans la vie de son (Ils et lui écrivit, à ce propos, une lettre très sévère, pleine des plus vifs reproches.

A l'occasion de celte lettre, racontons un fait curieux, montrant combien s'abusait George Sand, en nous assurant qu'elle était médiocre causeuse, taciturne, peu intéressante en société, qu'elle manquait d'esprit et «le ressources, et que ses amis et connaissances, en le confirmant, ne nous disent que la moitié de la vérité. La vérité vraie est que, lorsque George Sand venait à rencontrer une personne qui lui fut sympathique, ou qu'elle voulait charmer ou cou-

(JE ORGE SAND 87

vaincre sur quoi que ce fût, elle devenait alors entraînante, extraordinairement éloquente, etsavait trouver un langage auquel on ne pouvait résister. Et Musset, et Chopin, à qui elle ne plut pas d'abord, bombèrent tous doux sous le charme de leurs entretiens avec elle. Mme de Musset se refusait à laisser partir son fils pour l'Italie, et il s'était déjà presque soumis à la décision de sa mère, quand, un beau soir, on annonça qu'une dame, arrivée en voiture, la priait de vouloir bien descendre pour causer un instant avec elle. Mme de Musset descendit, accompagnée d'un laquais. La dame inconnue le Leeteur a deviné qui c'était demanda à M1UC do Musset de permettre à son fils de partir pour l'Italie, lui promettant de le soigner comme son propre Ris. Mmc de Musset ne put résister à cette éloquence qui avait trouvé le chemin de son cœur, et Musset partit pour l'Italie '. Il en fut de mémo avec le père de Pagello. Celui-ci, homme d'esprit et très instruit, (qui demeurait à Castelfranco, dans la province de Treviso) avait donc écrit à son (ils une lettre de vifs reproches. « Alors, dit Pagello, ayant toujours détesté le mensonge, je partis de Venise avec George Sand, pour aller chez mon père. Il me reçut sèchement, mais il accueillit George Sand avec l'hospitalité la plus courtoise icortese ospitalita) ; et, après avoir causé et disent*'' littérature française avec elle, il fut tellement subjugué par son éloquence poétique, qu'il pensa évidemment : « Ce déserteur du foyer paternel « n'a pas si grand tort ! » Nous passâmes une heure avec lui, et nous nous rendîmes, par Bassano, à la grotte de Parolini... »

Voilà comment George Sand savait, par son éloquence

1 Paul de Musset. Biographie d'Alfred de Musset, p. 125-126.

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irrésistible, mettre à ses pieds les gens les plus mal dis- poses à son égard ! Il n'es! pas étonnant que Pagello affirme, ce qui se dit rarement de George Sand, savoir que « son plus grand charme était son éloquence magni- fique, vraiment brillante, irrésistible ».

Dans le souvenir de Pagello, George Sand, d'ailleurs, est toujours restée comme une femme éminemment douée, propre à tout, aux grandes choses comme aux petites, et jusqu'aux moindres minuties de la vie de tous les jours. Il a raconté au D'Garibaldi que, « pour George Sand, écrire ('■tait une nécessité, mais, qu'en même temps, elle aimait passionnément tous les devoirs d'une ménagère erra apassionatissimaper tutti gli uffici di una massaja) ; elle savait en perfection assaisonner le gibier et le poisson, bro- der, faire des boites en carton, en un mot. c'était une très brave ménagère '.

Durant sa vie en commun avec Pagello, elle lui broda un canapé et six chaises; le peintre Lamberto, la trouva, un jour, assise par terre et occupée à clouer la tapisserie de l'une de ces chaises ».

George Sand passa ainsi, après le départ de Musset, une période de calme et de travail, et il semble que dans les premiers temps, elle ait été contente, même heureuse, de son nom eau s;enre de vie. Venise l'attirait et la retenait par tousses côtés pittoresques, par ses mœurs, par la vie libre et simple que l'on y menait, par la bonhomie de son aimable peuple, la poésie de ses souvenirs historiques, la douceur de son climat, et la vie à bon marché. Dans VHis-

1 M"« Aiitimini. la fille du D- Pagello raconte que Georgç sand l'ut un jour m mortifiée d'avoir été blâmée par Robeito Pagello de ne pas savoir cuire les artichauts, qu'elle lui tricota, pour le dédommages de ce plal mal préparé quatre paires de chaussettes. (Paul Mariéton. « Une histoire d'amour, » p. 144).

GEORGE SAND 89

loire de ma Vie et dans ses lettres, elle décrit soin eut, en détail, l'existence qu'elle menait à Venise, et dit que, si ses enfants eussent (''lé avec elle, elle n'eût pu se figurer une ville plus agréable ; que, si elle devenait riche, elle aehè- terait, à l'instant, un de ces vieux palais abandonnés et s'y fixerait avec son fils et sa fille, pour y vivre et y travailler en liberté... George Sand écrivait dans la journée ; elle pas- sai! ses soirées à la Piazza San Marco, en y prenant, tasses sur tasses de café noir, persuadée que l'usage du café était absolument nécessaire dans un climat comme celui de Venise ; ou bien elle s'en allait flâner, à pied, par les vieilles rues, ou en gondole, par les canaux et les lagunes. C'est probablement pendant une de ces promenades que l'agello composa la charmante barcarolle, en dialecte véni- tien, reproduite dans le numéro II des Lettres d'un voya- geur et servant aussi d'épigraphe sans indication du nom de l'auteur au chapitre xvm du Siège de Florence de Guerazzi. La voici :

Coi pensiei'i malinconici "

Non te star a tormentar,

Viea con mi, monteiïio in gondola,

Andaremo in mezzo al mar... etc., etc.

Dans le même numéro des Lettres d'un voyageur, nous trouvons une autre poésie de Pagello :

Ciin Ici sull' onda placida Errai dalla laguna. Ella gli sguardi immobili In le lissa ra, o lima ! E a che pensava allor? Era un mûrrente palpita ? Era un nascente amor '.'

En général, les amis français de George Sand et de

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Musse! se sont tropévertués à représenter Pagello comme un illettré : il a écrit quantité de vers et de chansons qui sont chantées jusqu'aujourd'hui par les pêcheurs de sa poétique patrie.

Et cependant Musset, durant le temps que prit son retour à Paris, écrivait à Venise à chaque relais, et ses Lettres montrent qu'il connaissait la valeur de celle qu'il abandonnait. Il écrit « qu'il a bien mérité de la perdre, pour ne pas avoir su l'apprécier quand il la possédait, et pour l'avoir fait beaucoup souffrir. 11 pleure la nuit dans ses chambres d'auberge, et il est néan moins presque heu- reux, presque joyeux, paire qu'il savoure les voluptés du sacrifice. Il l'a laissée aux mains d'un homme de cœur qui saura lui donner le bonheur, et il est reconnaissant à ce brave garçon : il l'aime, il ne peut retenir ses larmes en pensant à lui. Elle a beau ne [dus être pour l'absent qu'un frère chéri, elle restera toujours l'unique amie... ' ».

De son côté George Sand écrivait déjà à Musset le 3 avril : « Ne t'inquiète pas de moi. Je suis forte comme un cheval, mais ne me dis pas d'être gaie et tranquille. Gela ne m'arrivera pas de sitôt... Ah! qui te soignera, et qui soignerais-je ? Oui aura besoin de moi-, et de qui voudrais-je prendre soin désormais ? Comment me pas- serais-jé du bien et du mal que tu nie faisais !'... Je ne te dis rien de la part de Pagello, sinon qu'il te pleure presque autant que moi. » Puis le 15 avril elle lui écrit : « Xe crois pas, ne crois pas, Alfred, que je puis être heureu>e avec la pensée d'avoir perdu ton cœur. Que j'aie été la rrîaîtresse ou ta mère, peu importe ; que je t'aie inspiré

1 Arvède Barine, p. 68.

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de l'amour ou de L'amitié, que j'aie été heureuse ou malheureuse avec toi, tout cela ne change rien à l'état de mon âme à présent. Je sais que je t'aime, et c'est tout... » C'est le cas de dire : « Quand on est ensemble, tout paraît étroit, lorsqu'on est séparé, tout parait ennuyeux » : ce proverbe russe tout trivial qu'il soit, est cependant bien juste. A peine se furent-ils séparés que Musset et George Sand comprirent combien leur était eher cet amour plein de tourments, agité, maladif, qui les avait liés l'un à l'autre, et qui (''data bientôt avec une nouvelle foire! George Sand commença à regretter celui qui l'avait martyrisée, outragée et qu'il lui avait fallu soi- gner et ménager comme un enfant capricieux, celui qui, après l'avoir maudite, se jetait à genoux pour l'adorer. Son nouvel amour lui apparaissait déjà fade, insipide, ennuyeux. Elle n'y trouvait ni « inspiration » ni tourment, ni pas- sion. « Pagello est un ange de vertu écrhVelle... Il est >i sensible et si bon... Il m'entoure de soins et d'atten- tions... Pour la première fois de ma vie j'aime sans pas- sion... Eh bien, moi, j'ai besoin de souffrir pour quelqu'un ; j'ai besoin d'employer ce trop d'énergie et de sensibilité qui sont en moi. J'ai besoin de nourrir cette maternelle sollici- tude, qui s'est habituée à veiller sur un être souffrant et fatigué. Oh! pourquoi ne pouvais-je vivre cuire vous (leur e/ vous rendre heureux sans appartenir ni à l'un ni à l'autre?... »

Musset cependant, continuait à penser qu'il n'était plus qu'un « ami » et tâcha, aussitôt rétabli, de se distraire et de s'amuser; mais ce fut en vain qu'il se lança de nouveau dans son ancienne vie de débauche, son cœur était resté à Venise. Les lettres de lui, les lettres (telle devinrent de plus en plus agitées, plus ardentes, quoique tous deux ne

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parlassent que d'amitié et que George Sand ne doutât pas de son amour pour Pagello. Aussi quand après avoir terminé le travail qu'elle s'était imposé elle reçut de Buloz l'argent qui avait malencontreusement traîné pen- dant près de deux mois dans les caisses de la poste, George Sand engagea Pagello à la suivre à Paris. Pour le faire, Pagello (raconte le docteur Garibaldi Loeatelli se vit obligé de vendre tout ce qu'il avait de précieux : argen- terie de table, vieilles gravures, peintures consistant en paysages, etc.

Pagello dit que, partis de Venise, lui et George Sand tirent leur voyage par les lacs de la Lombardie, et que de Milan ils se dirigèrent sur Chamounix, tirent l'ascension du Mont-Blanc ' jusqu'au Grand Glacier, du Montanvers (Monteverde)., et de là, en passant par Genève, se ren- dirent à Paris ils arrivèrent le 14 août 2.

Lorsque Pagello et George Sand arrivèrent à Paris, les trois héros du drame (ou de « cette farce-bouffe, je jouai et récitai un rôle!... », comme s'exprime Pagello), se trouvèrent dans une position étrange et fort peu com- mode. Ce qui avait été idéal, beau, sublime à Venise,

* Dans une lçttre inédite àM. Dudevant, datée du 30 juillet, GeorgeSand raconte qu'elle a visité les lacs Garda, Iseo, Maggiore, traversé le Sim- plon, séjourné à Martigny, et fait l'ascension du Mont-Blanc et du Saint-Bernard. Elle décrit la cathédrale et le musée de Milan, les beau- tés de la nature de l'Italie, l'agriculture en Lombardie. Quanta l'état des voies de communication elle donne raison à son mari qui prétendait que les gouvernements absolus étaient 1rs meilleurs sous ce rapport-là.

2 La lettre de George Sand à Rollinat, datée de Paris, 15 août 1834, com- mence par les mots : « J'ai trouvé ta brave lettre du mois d'avril, hier en arrivant de Venise j'ai passé toute l'année... » Par les lettres à son lils on voit qu'elle se hâtait de revenir à Paris pour le 18 août, jour de la distribution des prix au collège Henri IV. Ce qu'elle dit dans l'Histoire de ma Vie: « Je suis partie (h1 Venise à la lin du mois d'août », n'est donc pas exact. Elle a quitté Venise, dans les derniers jours de juillet.

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semblait à Paris absurde, insensé et même ridicule. Les amis de George Sand accueillirent Pagello par des rail- leries cachées, et une malveillance peu déguisée. George Sand se dégoûtait de son amour, et le pauvre Pagello sentait beaucoup mieux la difficulté de la situation il s'était aveuglément jeté que ne le pensent tous les bio- graphes de Musset et George Sand elle-même, car, comme cela se voil dans ses lettres et dans ses récits, Pagello était un homme délicat, sensible, loin d'avoir la gran- deur d'âme de Musset dans les questions de sentiments, mais point du tout le « bellâtre », nul et simplet que nous dépeint entre autres, Lindau. Entre lui et George Sand il y eut dès lors tension et gêne.

Sur ces entrefaites, Musset qui avait appris le retour de George Sand, la suppliait de lui accorder une entrevue , pour dire un éternel adieu à leur amour et se résigner ensuite. Cette entrevue fut hélas fatale ! D'abord, ils crurent éprouver tous deux comme un calme et un soulagement et jurèrent qu'il ne leur restait dupasse « qu'une sainte amitié ». Sous l'impression de cette entrevue, Musset écrivit le lendemain à George Sand l. Sa lettre, charmante par sa candeur et la pureté du sentiment, n'était encore qu'une méprise sur lui-même, un vrai mirage, et comme toute illusion ne peut s'éterni-

' La lettre a été publiée par M. Ilédouin (Yorick) dans l'Homme libre du 14 avril 1877. Elle a été réimprimée dans le Figaro du 28 avril 1882. Des fragments en sont insérés dans les Souvenirs de Grenier et dans le livre de M"10 Barine. Elle se termine par des vers, qui, comme les cinq sonnets dédiés à George Sand, n'ont été reproduits dans aucune édition îles œuvres de Musset. Nous trouvons encore dans le volume des Poésies Nouvelles une pièce de vers que Paul de Musset n*a pas daigné orner d'un titre, car elle se rapporte également à George Sand. C'est celle qui commence par les mots, « Se voir le plus possible... » et ne porte aucune date.

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ser, cette déception aussi ne fut pas de longue durée. Musse! et George Sand virent tous deux qu'ils n'avaient pas cessé de s'aimer ; chacun se reprochait d'avoir perdu le bonheur par sa propre faute. La passion de Musse! éclata avec une force invincible, il reconnut clairement, une fois de plus, combiefi George Sand était supérieure à toutes les

femmes qu'il avait rencontrées sur sou chemin. Son

poir ucut plus de bornes, George Sand éprouvait la même chose. Le regret du bonheur perdu, les remords, une tris- désespérée commencèrent à la ronger à tel point, qu'elle en vint à des pensées de suicide. Plongés dans l'horreur et le chagrin de ne pouvoir réparer tout ce qui s'étail passé entre eux, conscients de l'engrenage survenu dans leurs rapports et dans lequel eux tous s'étaient jetés tête baissée, George Sand et Musset s'enfuirent de Paris, l'une àNohant, l'autre à Bade. Pagelloavait promis d'aller à Nohant, et avait même reçu une invitation ad hoc de la part de Dudevant, mais il eut la délicatesse et le bon sens de ne pas profiter ue cette imitation, et il resta seul à Pari-.

George Sand. arrivée à Nohant, s'abandonna au plus sombre désespoir. La pensée du suicide la tint opiniâtre- ment sous son pouvoir, et la vue de ses amis : Fleurv, Duvernet, Papet, Rollinat, Néraud, et de leur- femmes, loin de la consoler, ne fit qu'envenimer ses plaies et lui prou- ver quelle distance la séparait de son cher passé et combien l'amitié la plus dévouée est impuissante ;'i donner le bonheur à l'homme tourmenté par un autre sentiment. Elle sentit surtout ce que l'on sent toujours dan- le malheur l'éternelle solitude de tout être humain. Toutes les lettre- imprimées un médites de George Sand, datant de cette époque : à Rollinat. Papet, Boucoiran et

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Néraud et les Lettres dun voyageur respirent un si sombre désespoir, un si cuisant chagrin, un tel abat- tement qu'on ne peut douter de sa sincérité lorsqu'elle dit qu'elle devrait en finir au plus vite avec la vie, connue elle le déclare sans ambages à Boucoiran l. « La vie m'est odieuse, Impossible et je veux en finir absolument avant peu... » La préoccupation de Pagello, qu'elle avait laissé seul à Paris, la tourmentait aussi. Elle supplie Boucoiran d'avoir soin de lui et de sa santé. « Il a peut-être besoin d'argent, mais il n'en acceptera jamais d'une. femme, même comme prêt »... écrit-elle au même Boucoiran, le 10 sep- tembre -. Il faut dune qu'il arrange cette affaire, mais sans que Pagello sache que l'argent vient d'elle. Elle demande de lui persuader de venir à Nohant, mais elle ne se résout point, on ne suit pourquoi, à lui écrire, tout inquiète qu'elle soit de pus recevoir de lui les lettres qu'il avait promis de lui adresser. Elle va dans sa sollicitude, jusqu'à prier Boucoiran de faire logée dans la chambre voisine de celle de Pagello, une bonne ou la cuisinière Adèle Lacou- ture, pour qu'il ne fût pas seuls'il tombait malade. Mais Pagello, malgré sa modestie et sa prétendue médiocrité, n'était pas de ces hommes qui permettent à des étrangers, et surtout ù des femmes (le s'occuper de leur personne. Il ne parvint pas, il est vrai, à accepter avec la générosité de Musset, le refroidissement de George Sand à son égard. Pendant qu'elle était encore à Paris, il lui faisait de violents reproches et se montrait si jaloux qu'il alla jus-

' Dans Y Histoire de ma Vie, t. lV,p. 29SMHM>. George Sand explique .-a disposition d'esprit à cette époque par une maladie île foie el s'efforce d'atténuer l'impression que produisent les Lettres d'un Voyageur. Il serait plus juste de dire que la maladie de fuie que George Sand avait héritée de sa mère s'était alors aggravée par suite de ses malheurs.

* Lettre inédile.

96 GEORGE SAND

qu'à décacheter une de ses lettres. Mais quand il comprit que son rôle était fini, il ne permit plus, dans sa fierté, que George Sand se préoccupât de lui et rompit court et net avec elle. Tout ce que disent sur son départ Lindau et Arvède Barine, n'est pas exact. Non seulement Pagello ne fut pas « immédiatement expédié » à Venise, mais il ne rentra même pas de sitôt dans ses foyers. Abandonné par- Aurore Dudevant, il se tourna vers la seule maîtresse qui console toujours ses fidèles adorateurs, la science, et. en elle, il trouva afîectivement la consolation qu'il cher- chait. Profitant de son séjour à Paris-, il se mit sérieuse- ment à suivre les cours de chirurgie dont les différentes branches Y intéressaient particulièrement, et s'enrichit de connaissances qui firent de lui, dans la suite, un des premiers chirurgiens de l'Italie (il se distingua surtout par des opérations de lithotritie). Après avoir terminé ses études, il partit comme il était venu, presque sans le sou. Toute sa vie il a gardé saintement le secret de son amour ; pas une seule fois il ne répondit aux articles écrits sur son compte, et que ne disait-on pas cependant de lui, dans la presse italienne, française ou étrangère ? Ce ne fut qu'en 1881, lorsque M. Barbiera remit au jour sa Serenata qui donna naissance, dans la presse italienne, à toute une littérature sur le voyage de George Sand à Venise, que, sur les instances pressantes de ses amis. Pagello consentit enfin à écrire et à publier dans le Car- rière délia Serra et dans la Provincia di Belluno, les lettres dont nous avons reproduit quel» pies fragments.

Revenons à Musset et à George Sand. Pendant qu'elle se tourmentait et se chagrinait à Xohant, Musset était en train de se reposer à Bade. Mais c'est bien en vain que son frère le biographe essaie de nous faire croire que le

GEORGE SAND 97

cœur du poète s'étail déjà définitivement calmé. Ses lettres à George Sand nous disent le contraire; malheureuse- ment tout ce qui subsiste de leur texte n'a pas encore été publié intégralement jusqu'ici, et Grenier, Arvède Barine, Ducâmp, Mariéton ne nous en donnent que des fragments. Elles forment tout un poème d'amour, poème qu'on m- peut lire sans une profonde émotion et une vive sympathie. Ces pages respirent tout à la fois une passion brûlante, dou- loureuse et une profonde tendresse. Des paroles enflam- mées, insensées se mêlent à ces gracieux enfantillages qui accompagnent toujours un amour sincère. Musset accable George Sand de lettres, implore sou amour, promet de tout oublier, se dit indifférent au fait qu'elle en aime un autre, qu'il se moque bien de tous ces fantômes du devoir, de toutes les phrases, mais qu'il y a cinq cents lieues outre eux; voilà ce <|ui importe, car il ne sait qu'une chose, c'est qu'il l'aime, qu'il l'aime, qu'il en dépérit, qu'il meurt de cet amour, qu'il a soif d'elle . George Sand redoutant de croire à ce renouveau de bonheur, avait peur de capituler; mais sa première lettre à Boucoiran qui suit celle du lit septembre dont nous avons donne des fragments, lettre datée du 13 septembre, nous montre le Changement survenu dans son esprit. Pas trace de cha- grin ni de désespoir. Pleine de verve et d'entrain, elle finit parées mots : « Adieu, nous nous reverrons bientôt. Donnez- moi des nouvelles de notre ami. Trouvez-moi une ser- vante... »

Le mois de septembre se passa encore en tiraillements mutuels et en souvenirs dont l'un et l'autre savou- raient le poison. Enfin, au commencement d'octobre, George Sand arriva à Paris, et tout fut oublié, hors l'amour! Mais ce ne fut pas pour retrouver la joie que se H. 7

98 GEORGE SAM)

reprirent les malheureux amants. L'ancien bonheur était

empoisonné par d'affreux souvenir.-, il était souillé et mutilé. Leur nouvelle liaison ramena les extravagances d'an tan, les anciennes souffrances, les querelles, les reproches, les réconciliations : mais la première union des lieux âmes était à tout jamais rompue. Leur vie n'était plus supportable. Leur dignité faisait naufrage au milieu de ces humiliations perpétuelles, de ces injures, de ces repentirs poignants et de ces réconciliation- bientôt suivies de nouveaux orages. Musset se fatigua et rompit le premier, après quoi, comme ils en avaient l'habitude, ils crurent nécessaire d'instruire leurs confidents respectifs de leur rupture : lui, Tattet : elle. Sainte-Berne. Ceci se passait en novembre: George Sand retourna à Xohant. Il leur sembla à tous deux que c'était définitivement bien fini entre eux: l'un et l'autre étaient mortellement fatigués. George Sand n'était pas seulement persuadée que c'était la lin. elle voulait encore le persuader \\ ses amis. Elle écrivait le 14 décembre à Boucoiran : ... « Si vous savez quelque chose de désagréable pour moi, ne m'en aver- tissez pas. Comme je ne retomberai pas dans ce malheu- reux amour, il est inutile que mes souffrances soient augmentées *.., »

Un peu avant cela, le 6 décembre, avec plus de déta- chement encore, elle parlait de son amour comme d'une chose absolument finie. Mais lorsqu'à la fin de décembre elle retourna à Paris, toutes ses belles résolutions s'éva- nouirent comme une fumée. Cet amour qui, à Nbhant, lui paraissait un martyre insupportable, et dont elle sem- blait heureuse de se voir libérée, lui semblait à présent le

1 Lettre inédite.

< ; E ( i It G E S AN D 99

paradis perdu, le seul bonheur de sa vie; avec lui fout ; sans lui rien ! C'est Musset maintenant qui refuse de la voir. Elle ne peut s'en consoler : son désespoir n'a l>;is de bornes : épuisée, malade, jour et nuit sans repos, elle ressemble à un spectre ; à son tour, elle est folle d'amour, elle le supplie de lui accorder une entrevue, de lui i/endre son ancien bonheur1. Ne sachant comment prouver sa sincérité, elle coupa ses admirables cheveux que Musset avait tant aimés, et les lui envoya. Lorsque Musset, en ouvrant le paquet, -vit coupées ces lourdes boucles noires qu'il avait si souvent baisées, il tondit en larmes et... le 14 janvier. George Sand ne se refuse pas le triomphe d'écrire à Tattet : « Alfred est redevenu mon amant. »

Musset, on le voit, s'était abusé sur lui-même, en assu- rant que tout était fini chez lui : le vieil amour couvait toujours en son cœur.

Mais ce fut le dernier et le plus affreux accès de leur maladie. Toutes les scènes orageuses qui se passèrent entre eux, les folles caresses et les épouvantables querelles précédentes ne sont rien en comparaison de ce qui se pro- duisit dans le courant de ce mois de janvier 183o. Tous ileux. n'en pouvaient plus de ces humiliations perpétuelles, de ce- réconciliations, de ces vains efforts pour s'aimer, « saintement », de l'impuissance de croire mutuellement l'un en l'autre et de vivre dans l'union de leurs âmes. De leur amour il ne leur restait que la passion. Les amis d'autrefois

1 Pondant toute cette période, George sand tint une sorte de jour- nal, dans lequel elle s'adresse parfois directement à Musset. (Nous. avons eu occasion de le lire.) Ces feuillets ne lui furent remis qu'après leur rupture définitive. Ce -uni des pages merveilleuses comme style, merveilleuses de passion '■! «le sincérité. Il en existe plusieurs copies dans des archives privées. Nous y reviendrons plus loin.

L,ntvers/fajp BIBUOTHECA «Oftaviensi»

100 GEORGE BAND

avaient complètement cessé de se comprendre, ils avaient fini par se convaincre qu'ils étaient deux êtres absolument dissemblables, que leur vie à deux n'était plus possible. Seulement, ils ne savaient comment rompre.

Celte fois ce fut George Sand qui prit l'initiative de la rupture. Voici la curieuse lettre qu'elle écrivit à Boucoiran le (i mars 183'j :

Mon ami, aidez-moi à partir aujourd'hui. Allez au courrier à midi et retenez-moi une place. Puis venez me voir. Je vous dirai ce qu'il faut faire.

Cependant si je ne peux pas vous le dire, ce qui est fort possible, car j'aurai bien de la peine à tromper l'inquiétude d'Alfred, je vais vous l'expliquer en quatre mots. Vous arriverez ù cinq heures chez moi et. d'un air empressé et affairé, vous me direz que ma mère vient d'arriver, qu'elle est très fatiguée et assez sérieusement malade, que sa servante n'est pas chez elle, qu'elle a besoin de moi tout de suite et qu'il faut que j'y aille sans différer. .Te mettrai mon chapeau, je dirai que je vais revenir, et vous me mettrez en voilure. Venez chercher mon sac de nuit dans la journée. Il vous sera facile de L'emporter sans qu'on le voie, et vous le porterez au bureau. Faites-moi arranger le coussin île voyage que je vous envoie. Le fermoir est perdu. Adieu, venez tout de suite si vous pouvez. .Mais si Alfred est ù la maison, n'avez pas l'air d'avoir quelque chose à me dire. Je sortirai dans la cuisine pour vous parler l.

Tout se lit comme George Sand l'avait arrangé : le

9 mars. Musset écrit à Boucoiran :

Monsieur.

Je sors de chez M"" Sand et on m'apprend qu'elle est a Nohant. Ayez la bonté de me dire si celle nouvelle est vraie. Comme vous avez vu M"" Sand ee malin, vous avez pu savoir quelles étaient

1 Sole de L89S : Lettre inédite.

Note de 1898 : Depuis la publication de ce chapitre dans le Messager du Nord (novembre, décembre 1895 . cette lettre fut publiée par le vicomte de Spoelberch dans son livre la Véritable histoire.

GEORGE SAM) 101

ses intentions, et. si elle ne devait partir que demain, vous pourriez peut-être me dire si vous croyez qu'elle ait quelques raisons pour désirer «le ne point me voir avant son départ. Je n'ai pas besoin il ajouter que dans le cas ou cela serait, je respecterais ses volontés.

Alfred de Musset1! Le (.) mars, George Sand écrit de Nohant à Boucoiran :

Mon ami,

Je suis arrivée en bonne santé et nullement fatiguée à Château- roux, à trois heures de l'après-midi. J'ai vu, hier, tous nos amis de la Châtre. Rollinat est venu avec moi, de Chàteauroux. J'ai dîné avec lui chez Duteil. Je vais me mettre à travailler pour Buloz. Je suis très calme. J'ai l'ait ce que je devais faire. La seule chose qui me tourmente, c'est la santé d'Alfred. Donnez-moi de ses nouvelles. et racontez-moi, sans y rien changer et sans en rien atténuer. l'indifférence, la colère ou le chagrin qu'ila pu montrer en recevant la nouvelle de mou départ. Il m'importe de savoir la vérité. quoique rien ne puisse changer ma résolution. Donnez-moi aussi des nouvelles de nies enfants. Maurice touSse-t-il toujours ? Est-il rentré guéri dimanche soir? Solange toussait aussi un peu2.

En partant, George Sand charge Boucoiran de remettre et un [taquet » à Musset. Il contenait ce journal qu'elle avait écrit dans le courant de l'hiver, pendant qu'elle était séparée d'Alfred, et qui contenait sa confession. Elle la fait avec une sincérité extraordinaire, et parle de son amour pour Musset dans les termes les plus ardents, les plus insensés et tout palpitants de passion. Chaque ligne y res-

1 Depuis la publication de ce chapitre en russe, cette lettre fut publiée par M. Clouu.nl dans son article « Alfred de Musse' et George Sand » (Revue de Paris, 1896).

- Note de 1895 : Lettre inédite.

Note de 189S : Un fragment s'en trouve aussi dans le livre de M. de Spoelberch.

i 02 i,EO K ( I E SAN D

pire la douleur du bonheur perdu, est pleine d'une souf- france cuisante et d'une profonde tendresse. Xous avons déjà parlé de ce journal*. Paul de Musset en a certainement profité pour son roman, cela ne fait honneur ni à lui. ni à Alfred, qui l'avait si mal gardé.

Il semble que Boucoiran, pour avoir aidé les deux amants à se séparer l'un de l'autre, se soit cru en droit de condamner Musset ou de dire, du moins, tout ce qu'il pensait de lui. Pour répondre à la question de George Sand, il avait parlé en termes peu flatteurs de Musset, car voici ce qu'elle lui écrivit le 15 mars2 :

Mon ami.

Vous avez tort de me parler d'Alfred. Ce n'est pas le moment de m'en dire du mal. je n'ai que trop de force, et si ce que vous en pensez était juste^ il faudrait meletaire. Mépriser est beaucoup \>\u< pénible que regretter. Au reste ni l'un ni l'autre ne m'arrivera. Je ne puis regretter la vie orageuse et misérable que je quitte, je ne puis mépriser un homme que sous le rapport de l'honneur je connais aussi bien. J'ai bien assez de raisons pour le fuir, sans m'en créer d'imaginaires. Je vous avais prié seulement de me parler de sa saut'- et ilt1 l'effet que lui ferait mon départ. Vous me dites qu'il se porte bien et qu'il n'a montré aucun chagrin. C'est tout ce que je désirais savoir, et c'est ce que je puis apprendre de [dus heureux. Tout mon désir était de le quitter .-ans le faire souffrir. S'il en est ainsi. Dieu soit loué. Ne parlez de lui avec personne, mais surtout ave< Buloz. Buloz juge fort à côté <le toutes choses et de plus il répète immédiatement aux gens le mal qu'on dit d'eux et celui qu'il en dit lui-même. C'est un excellent homme et un dan- gereux ami. Prenez-y garde, il vous ferait une affaire sérieuse ave Musset, tout en vous encourageant a mal parler de lui. Je nu'

1 Arvèdi Barine, le vicomte de Spoelberch, MM. Mariéton et Roche- hlave ru cui d'ailleurs cité des fragments.

'- Lettre inédite. Arvèdc Barine en donne aussi des fragments qu'elle date «lu 1 i mars.

GEORGE SAM» 103

trouverais mêlée à ces caneans et cela me ferait odietix. Ayez une réponse prête toutes les questions : « Je ne sais pas. » C'est bientôt «lit el ne compromet personne '.

Il ressort clairement de toul cela, que George Sand, toul en reconnaissant que sa liaison avec Musset ne de- vait se prolonger, ne pouvait cependant cesser de l'aimer et de l'estimer comme homme, comme une belle âme, ni entendre mal parler de lui, ni souffrir qu'on le condam- nât. Déjà un an auparavant, le 47 juillet 1834, lorsque Musset quitta Venise, Boucoiran s'était permis une phrase irrévérencieuse sur son compte, George Sand lui répon- dit alors : « Les causes qui pouvaient livrer ma vie au hasard sont à jamais détruites. J'en ai fini avec les fias- sions. La dernière est celle qui m'a l'ait le plus de mal, mais c'est la seule, dont je ne me repente pas, car il n'y a eu dans mes chagrins ni de ma faute, ni de celle d'autrui. Vous dites que vous ne l'approuvez pas, mon ami. 77 y a tant de choses entre deux amants dont eux seuls au monde peuvent être juges!... » Cette dernière phrase devrait toujours être présente à tous ceux qui jugent bon d'accuser tantôt l'une, tantôt l'autre des deux parties de ce triste roman. Musset, de son côté, garda non seule^- ment dans le fond de son âme le souvenir de sa bien- aimée, mais se mit à exécuter le « monument » qu'il avait rêvé « de lui élever », comme il le lui disait dans une lettre de l'année précédente : « Je m'en vais faire un roman... J'ai bien envie d'écrire notre histoire. Il me semble que cela me

' Nous ferons remarquer en passant, que, lorsque George Sand était encore à Venise, et que Musset se trouvait déjà à Paris, Boucoiran et Musset y arrangeaient ensemble ses affaires d'argent et celles avec Buloz.

Voir les lettres inédites d sGeorge Sand du 9 mai, des 20 CX21 juin 1834.

104 GEORGE SAND

guérirait et m'élèverait le cœur. Je voudrais te bâtir un autel fût-ce avec mes os !... Et encore : ... Mais je rie mourrai pas, moi, sans avoir l'ait un livre sur moi et sur toi sur toi surtout . Non, ma belle, ma sainte fiancée, tu ne te coucheras pas dans cette froide terre sans qu'elle sache qui elle a porté. Non, non, j'en jure par ma jeu- nesse et par mon génie, il ne poussera sur ta tombe que des lis sans tache. J\ poserai de ces mains que voilà t. m épitaphe en marbre plus pur que 1rs statues de un- gloires <l'un jour. La postérité repétera nos noms comme ceux de ces amants immortels, qui n'en ont plus qu'un à eux deux, comme Roméo et Juliette, comme Héloïse et Abélard. On ne parlera jamais de l' un sans parler <le l'autre. Ce sera un mariage plu- sacré que ceux que font les prêtres, le mariage impérissable et chaste de l'in- telligence... Je terminerai ton histoire par mon hymne d'amour '... »

Si avant cela déjà, Musset et George Sand, obéissant à la tendance, bien commune à tous les poètes, avaient exhalé leur- souffrances, l'un dan- [es Nuits, l'autre (hui- le- Lettres d'un Voyageur, œuvres purement lyrique.-, à présent Musset mit consciemment à exécution son projet d'écrire un livre sur lui et sur elle. Eu 1836 parut la Con- fession d'un enfant du siècle^ qui est la « version » donnée par Musset de leur commune histoire. Le lecteur se rappelle sans doute aussi Y Hymne d'amour, qui termine la troi- sième partie du livre; jamais, peut-être, l'amour triomphant ne s'est exhalé en plus enthousiastes paroles que par les

1 Paul de Musset, qui, dans la suite, s'esl efforcé <li' toutes manières de rabaisser le rôle que George Sand el son amour avaient joué lans la vie de son frère, a essayé, mais sans succès, '!<• démentir l'au- thenticité de cette lettre. Cesl celle qui fut imprimée par M. Hédouin dans l'Homme libre el que oous avons déjà citée. Voir plus haut, p. 93.

GEORGE S AND 105

lignes si célèbres, qui commencent le ehapitre xi : « Ange éternel des nuits heureuses, qui racontera ton silence? O baiser! mystérieux breuvage, que les lèvres se versent c< e des coupes altérées »

Nous parlerons plus loin de la Confession, comme des autres œuvres de .Musset et de George Sand, qui sont ('doses ou ont été écrites sous l'influence que les deux poètes ont rxm-rc l'un sur l'autre.

Citons maintenant ce que George Sand écrit à M""' d'A- goult, après avoir lu le livre qui lui avait été envoyé par Alfred lui-même avec quelques mots de dédicace. Nous avons déjà fait, plus haut, mention de cette lettre du 25 mai, insérée dans la Correspondance, mais ces lignes, qui concernent Mussset, ont été omises à dessein : « Je vous dirai que cette Confession d'un ai finit du siècle m'a beau- coup émue en effet. Les moindres détails d'une intimité malheureuse y sont si fidèlement rappportés depuis l;i pre- mière heure jusqu'à la dernière, depuis la sœur île charité jusqu'à Y orgueilleuse insensée, que je me suis mise à pleu- rer comme une bête, en fermant le livre. Puis, j'ai écrit quelques lignes à l'auteur pour lui dire je ne sais quoi: que je l'avais beaucoup aimé, que je lui avais tout pardonné, et <pie je ne voulais jamais le revoir... Je sens toujours pour lui. je vous l'avouerai bien, une profonde tendresse de mère au tond du cœur. 11 m'est impossible d'entendre dire du mal de lui sans colère. »

D'un côté, comme de l'autre, il n'y avait, comme on le voit, rien d'hostile. Musset et George Sand continuèrent, après cela, non seulement à s'écrire, ou à se charger mu- tuellement de quelque affaire pour rendre service à quelque1 ami respectif, mais ils se virent même quelquefois. Ainsi, par exemple, le chansonnier sainl-simonien Yinçard nous

100 GEORGE S AND

raconte dans ses Mémoires1, que. lorsque George Sand assista, en 1836, à une des réunions saint-simoniennes, elle était accompagnée par Alfred de Musset.

Les bons amis ?! faisaient néanmoins tous leurs efforts pour-semer la discorde entre eux, quoique fissent George Sand et Musset, pour se défendre l'un l'autre contre les médisances et les calomnies. Le 19 avril 1838, George Sand écrit à Musset :

Mon cher. Alfred.

{Un premier paragraphe <> trait n une personne qu'il lui avait recommandée.)

Je n'ai pas compris le resté de ta lettre. Je ne sais pas pourquoi ta me demandes si dous sommes amis ou ennemis. Il me semble que tu es renu me voir l'autre hiver a donc en 1837 ils se sont encorevus ,el que nous avons eu six heures d'intimité fraternelle, après lesquelles il ne faudrait jamais se mettre à douter l'un de I autre, fùt-on dix ans sans se voir et sans s'écrire, à moins qu'on ne voulût aussi douter de sa propre sincérité; et, en vérité, il m'est impossible d'imaginer comment et pourquoi nous nous trom- perions l'un l'autre à présent...

Les années se suivaient, les anciennes blessures ne sai- gnaient plus et se cicatrisaient ; de nouvelles amours taisaient oublier l'amour d'autrefois, la vie désunissait de plus en plus les anciens amants.

Ils se voyaient de moins en moins souvent et tout à fait fortuitement. Eu ISil. traversant la forêt de Fontainebleau, pour se rendre à la campagne, chez Ben-ver. Musset

1 Mémoires épisodiques d'un vieux chansonnier sain t-simonien » par Pierre Vinçard. Paris, Dentu et Grassart, 1878.)

e>'i Paul de Musset, ni les antres biographes hostiles a George Sand ne font mention de ces entrevues amicales. Arvède Barine seule fait excep- tion. La lettre entière esl publiée par M. de Spoelberch.

GEORGE SAM) 107

repassa avec une joie amère les heureux souvenirs de l'au- tomne de 1833. A peine de retour à Paris, il rencontra George Sand au théâtre. Ses vers charmants : Le Souve- nir, sont dus à celte simple coïncidence.

Les deux anciens amis se revireni pour la dernière fois en 1848 '.

C'est en cette année que finirent leurs relations person- nelles, mais non Y histoire de leur amour, qui, de la vie réelle, allait passer dans la littérature. A son tour, ce roman vécu a lui-nième aujourd'hui toute une histoire, que nous allons raconter, en exposant en même temps l'influence réciproque que les deux écrivains ont exercée l'un sur l'autre, et en analysant les « Nouvelles Vénitiennes » de George Sand.

1 Avec Liinlau. nous ne pouvons ajouter foi à ce qu'un auteur inconnu raconte sur Mussel el George Sand dan- le petit journal Daheim (n° du 26 mars 1865). On ne peut non plus prendre en consi- dération tes biographies peu sérieuses que nous donnent Mirecourt et Kertbeny, lesquelles ne contiennent que des bavardages e1 des racon- tars empruntés à d'autres.

CHAPITRE IX

La correspondance entre les deux poètes et son histoire. La Con- fession d'un Enfant du siècle. Elle et Lui. Lui et Elle. La préface «le Jean de la Roche. Influence réciproque. Quel- ques pièces de vers. Lettres d'un Voyageur. Aldo le Rimeur. Gabriel. Leone Leoni. L'Uscoque. Mutin. Les Maîtres mosaïstes. La dernière Aldini. Le Secrétaire intime. VOrco.

A peine lés deux amonts de Venise s'étaient-ils quittés définitivement, que se présenta la question qui semble de rigueur en ces sortes de ruptures : celle de la restitution des lettres. En lS3ii George Sand demanda, par l'inter- médiaire de la comtesse d'Àgoult, à Musset, <lf lui rendre les siennes \ On ne sait pourquoi ce! échange n'eut pas lieu. En 1 S to George Sand exprima une fois encore le désir de reprendre ses lettres. Musset s'empressa de rem- plir son désir, mais sans lui faire savoir qu'il avait réclamer ce journal et quelques-unes de ces lettres celle de Venise «lu M avril entre autres à M'"" Jaubert, bien connue sous le nom de la « marraine » de Musset, niais qui lui fut, en réalité, beaucoup plus proche.

Pourquoi Musset avait-il mis ses lettres el ce journal intime entre les mains de cette dame 2 ? On ne le comprend

1 On trouve à ce sujet des détails assez curieux dan- les lettres iné- dites de la comtesse d'Agoult. 1 D'après Paul de Musset, Alfred les aurait remis a M»» Jaubert dans

GEORGE SAND 109

bas trop : mais un fait certain, c'est que durant toute la nuit qui suivit la demande que Musset avait faite de lui renvoyer ces documents, M'"° Jaubert, et sa tille la comtesse de Lagrange et même la femme de chambre de M'" Jaubert, n'eurent rien déplus presséque de prendre une copie du journal. Dans la matinée on remit le tout à Musset, qui le transmit à Gustave Papet, l'ami désigné par ( iebrge Sand.

M Jaubert cacha à Musset qu'une copie était restée entre ses mains ; Musset, de son côté, trouva inutile de prévenir George Sand que le journal avait été pendant quelque temps en d'autres mains que les siennes. Dans la suite, cette copie ayant servi à en faire d'autres, tomba entre les mains de Paul de Musset, et c'est ainsi que le secret fut violé et que ce qui avait été intime, fut révélé au public. Mais en passant de main en main, de bouche en bouche, l'histoire vraie fut défigurée par des exagérations involontaires ou préméditées, par des altération.-- ou par le mensonge, jusqu'à ce qu'enfin ce récit sincère, ce chant d'amour blessé commençât, pour ainsi dire, aux yeux de ceux qui n'avaient pas vu le journal même, qui ne le con- naissaient <pie par des ouï-dire, à passer pour un acte d'ae- eusation porté par George Sand contre elle-même. Paul de Musset s'en servit [dus tard avec un manque de conscience tout à fait exceptionnel. Pour montrer à nos lecteurs à quel point Alfred de Musset connaissait l'absence de bonne foi de son frère, il nous suffira de rappeler les paroles que, draprès une lettre de George Sand à Sainte-Beuve, il adressai Papet à l'occasion des pourparlers auxquels donna

1,' bul de se garantir eontre les demandes de restitution de George Sand. Celte assertion doit être une erreur, car le Lendemain même Musset les remit ù M. Papet.

iiO GEORGE S AND

lieu cette correspondance : « Il n'y a qu'une chose que f exige de vous : donnez-moi votre parole d'honneur que jamais vous ne remettrez rien à mon frire... » Après cela, que les lecteurs, les biographes et les critiques aient foi encore, au dire de Paul de Musset, comme biographe. avocat de sonfrère et historien ! Qu'ils relisent trois fois ces paroles remarquables d'Alfred de Musset, et nous leur demanderons s'ils peuvent encore considérer tout ce que raconte ce frère, comme la vérité vraie !

Quoiqu'il en soit, Musset et George Sand remirent leurs lettres à Papet, qui les cacheta dans des enveloppes semblables; mais, on ne sait pourquoi, il ne les transmit pas tout de suite à leurs auteurs respectifs. Il se passa ainsi sept ou huit ans, et de nouveau surgit la question de réchange des lettres. Pape! ne put dire laquelle des enve- loppes contenait les lettres d'elle et laquelle renfermait celles de Musset. L'on souleva la question de savoir si Ton se réunirait à Paris : M. Grévy au nom de Musset, Rollî- nat pour George Sand avec Papet pour ouvrir à troi^ les enveloppes et remettre les lettres à leurs auteurs. Mais l'un d'eux manqua au rendez-vous, les lettres rotèrent encore chez Papet. Cependant Alfred de Musset étant mort en 1857, Papet remit les deux paquets à George Sand1. Paul de Musset lui réclama les lettres do son frère. Eli'- répondit remarquons (pie les deux lettres, celle de Paul de Musset et la réponse de George Sand sont encore tout amicales qu'elle ne pouvait le faire (il va sans dire qu'elle agissait ainsi par suite de la recommandation d'Alfred citée plus haut), mais (pie si Paul voulait venir tel jour à Xohanl.

1 Biographie de Alfred de Musset, par Paul de Musset. Note à la page Ji'3.

GEORGE SAN!) 111

ils brûleraient ensemble les deux paquets. Paul de Musset promit, mois ne vint pas. George Sand lui écrivit alors le 18 mars 1850 : « Si je les ai brûlées sans vous, c'est votre faute'... » Comme on le verra, elle ne les brûla cependant pas, et l'affaire, pour le moment, en resta là.

Mais la mort de l'homme autrefois aime, sou souvenir constamment rappelé dans les conversations du moment et dans la presse, toute remplie de récits et de notices consacrés au poète, tout cela fit revivre en la mémoire et en l'âme de George Sand les années d'autrefois, l'ancien amour, la vieille douleur. S'en souvenant, analysant en son for intérieur tout le passé et désireuse de s'expliquer ce qui lui avait paru jusque-là inexpliquable et incompré- hensible ; occupée longtemps à se demander amèremenl pourquoi leur amour avait fini si tristement après avoir si joyeusement commencé, George Sand fut aisément portée à écrire, de son côté, un roman basé sur les mêmes données psychologiques qui avaient servi de point de départ à Alfred de Musset dans la Confession d'un enfant du siècle. Elle écrivit Elle et Lui.

Si dans plusieurs des œuvres de George Sand, écrites entre 1833 et 1839, on entend parfois les échos de son amour pour Musset et si Ton y trouve aussi des réminis- cences du voyage à Venise reflet involontaire de son état d'esprit d'alors en 1858, lorsqu'elle écrivit Elle et Lui, elle était déjà bien loin de ce qui s'était passé vingt-cinq

1 Intermédiaire des Chercheurs et Curieux, du 20 novembre J892. Lettre de M. Maurice Clouard au docteur Cabanes. L'histoire de cette correspondance est exposée avec beaucoup de finesse et d'équité dans le livre du vicomte de Spoelberch, Véritable histoire, cet éininent écrivain encadre une foule de lettres et de documents inédits et pré- cieux,— de commentaires délicats et judicieux et d'observations histo- riques d'un goût sûr.

L12 GEORGE SAM)

ans auparavant : elle riait àmême de traiter avec calme cet épisode comme un simple thème pris au hasard pour une étude psychologique. C'est une chose qui paraîtra bien simple à tout lecteur impartial d'aujourd'hui. Mais en 1859, le public, trop au courant du roman vécu par le-. deux écrivains, chercha comme toujours, et avani tout, dans Elle et Lui un roman à clef; il espéra y trouver défi révélations et des faits véridiques; le côté artistique du livre lui importait peu. Le public, à part de rares excep- tions, — s'intéresse partout et toujours à ce qui est écrit, et non à la manière dont un livre est écrit ; il n'admire que difficilement un chef-d'œuvre littéraire ou un tableau représentant un scélérat, un personnage laid ou banal; avant tout et toujours il cherche ; la clef du roman ou du tableau : Icjoli: et la morale de la fable. Seuls les artistes apprécient comment une chose est faite ."lui. public. ne s'en soucie pas. Lorsque parut Elle et Lui les lecteurs n'eurent qu'une voix pour prétendre que George Sand s'était peinte dans son roman, ainsi que Musset. Les amis <le Musset, son frère surtout, virent dans cette œuvre le désir prémédité deGeorge Sand de dénigrer celui qui venait à peine de mourir. Le frère s'empressa d'y répondre par un pam- phlet odieux. Lui et Elle, qui lit en son temps, beaucoup de bruit et qui de nos jours encore est souvent considéré comme une" révélation» de la vérité l. Si elle l'avait voulu, George Sand eût pu, à l'apparition du livre, poursuivre Paul de Musset pour calomnie devant les tribunaux, mais elle se

1 II - etterquece livre -"il -i répandu. Souvent des persi

qui n'onl lu aucune lettre de Mussel ou deGeorge Sand, et qui ne con- naisses |ni- une seule de ses biographies sérieuses, onl cependant lu I Elle et s'imaginent qu'ils connaissent les faits de l'histoire de - nd et de Musset. Nous osons leur assurer qu'ils ne connais! ijul' la léf/eix/e.

GEORGE SAM) 113

contenta, en publiant à la fin de la môme année Jean de la Boche, de faire précéder le roman d'une préface très remarquable, qui était à la fuis sa réponse à l'indigne sortie de Paul de Musset, et l'expression de ses convictions littéraires. Après avoir dit quelques mots sur les habitants d'une certaine ville de France, qui s'étaient reconnus soi- disant comme les habitants d'une ville imaginaire, la Fàille- >ui-(iuu\ iv, qu'elle axait dépeinte dans le roman de Nar- cisse, elle dit : « Nous no parlerions pas de ces incidents comiques, accessoires obligés de toute publication dv ce genre, offrant un caractère de réalité quelconque, si, à propos d'un autre roman, publié, il y a un an bientôt, dans la Revue des Deux-Mondes, un incident analogue n'eût pris, sous le stimulant de la haine ou de la spéculation nous aimons mieux croire à la haine, bien que rien ne nous t'explique), des proportions, je ne dirai pas plus fâcheuses pour l'écrivain dont il s'agit, mais beaucoup plus indécentes par elles-mêmes et véritablement indignes de la Faille- sur-Gouvre, car à la Faille-sur-Gouvre, on n'est qu'in- génu, tandis que, dans de plus grands centres de civilisa- tion, on est hypocrite et on couvre une affaire de rancune ou île boutique des fleurs et des cyprès du sentiment ' ». « Sans nous occuper ici d'une tentative déshonorante pour ceux qui l'ont faite, pour ceux qui l'ont conseillée en secret el pour ceux qui l'ont approuvée, publiquement, sans vou- loir en appeler à la justice des hommes pour réprimer un délit bien conditionné d'outrage et de calomnie, répression

1 Tous ceu.v qui connaissent les vrais rapports qui uni existé entre !<•> frères Musset, et lu vraie cause de leur inimitié, etc.. savent trop bien et ont su, avec George Sand, que le rôle d'ami dévouée! d'aA ocat che- valeresque que Paul endossa après la mort d'Alfred, et la soi-disant défense de sa mémoire contre George Sand s'expliquent, hélas I très prosaïquement.

lié GEORGE S AND

qui nous serait trop faeile, et qui aurait rinconvénieirt d'atteindre, dans la personne des vivants, le nom porté par un mort illustre, nous essayerons de trancher à notre point de sue une question qui a été soulevée à propos de cet incident, et qui peut être discutée sans amertume... »

Après avoir analysé les opinions opposées, mais égale- ment répandues, l'une exigeant que Fauteur ne dépeigne que ce qu'il a vécu lui-même, et l'autre au contraire n'admettant que des sujets inventés, George Sand pose la question suivante : <■ Faut-il être artiste pour soi tout seul dans la vie murée, ou faut-il l'être au profit des autres, en rase campagne, en dépit des amertumes de La célébrité '.'... »

Elle répond à cette question affirmativement et tout en signalant les péripéties qui accompagnent toujours la car- rière d'un écrivain qui désirerait transmettre aux autres non seulement son art, mais aussi son expérience psycho- logique, elle continue : « On peut même être femme et ne pas se sentir atteinte par les divagations de l'ivri ou les hallucinations de la fièvre, encore moins par les aceusnlinns de perversité qui viennent à l'esprit île cer- taines gens habitués à trop vivre mec eux-mêmes ... » L'artiste, selon George Sand. peut et doit profiter de ce qu'il a personnellement vécu; son goût artistique et le respect des outre- doivent le guider : le goût et le respect des outres, doivent également guider la critique dans l'analyse qu'elle tait des œuvresd'art. Si la critique s'abaisse jusqu'au métier d'agent de police pour savoir de qui Ton a t'ait le portrait, elle est brutale, inconvenante ; lorsqu'elle dévoile ce que le public n'aurait jamais appris sans elle, elle est maladroite'; ceux qui livrent au public (]cs révéla- tions qui ne lui étaient pas destinées, lui rendent un mau-

GEORGE S AND llo

vais service. « ... On peut ei on doit dire aux écrivains : « Respectez Le vrai, c'est-à-dire ne le rabaissez pas au gré de « vus ressentiments personnels ou de votre incapacité fan- ce taisiste ; apprennez à bien faire on taisez-vous; » et au public : c< Respectez l'art : ne l'avilissez pa.s au gré de

vm préventions inquiètes ou de vos puériles curiosités ; « apprenez à lire, ou ne lisez pas. »

- Quant aux malheureux esprits qui viennent d'essayer un genrt oouveau dans la littérature et dans la critique en publiant un triste pamphlet, en annonçant à grand renfort de réclames et de déclamations imprimées que l'horrible héroïne de leur élucubration était une personne vivante dont il leur était permis d'écrire le nom en toutes lettres, et qui lui ont prêté leur style en affirmant qu'ils tenaient leurs preuves et leurs détails de la main d'un mourant, le publie a déjà prononcé que c'était une tentative mons- trueuse dont l'art rougit et que la vraie critique renie, en même temps que c'était une souillure jetée sur une tombe. « Et nous disons, nous, que le mort illustre renfermé dans celte tombe se relèvera indigné quand le moment sera venu. 11 revendiquera sa véritable pensée, ses propressentiments, le droit de faire lui-même la fière confession de ses souf- frances et de jeter encore une foi> vers le ciel les grands cris de justice et de vérité qui résument la meilleure partie de sou âme et la plus vivante phase de sa vie. Ceci ne sera ni un roman, ni un pamphlet, ni une délation. Ce sera un monument écrit de ses propres mains1 et consacré à sa mémoire par des mains toujours amies. Ce monument sera élevé quand les insulteurs se seront assez compromis. Les

1 Propres paroles de Musset lui-même Urées de sa lettre de 1834, plus haut.

1 1 G GEORGE SAND

laisser aller dans leur voie est la seule punition qu'on veuille leur infliger. Laissons-les donc blasphémer, divaguer et passer.

« Quelques amis <»nt reproché à l'objet des ces outrages de les recevoir avec indifférence; d'autres lui conseillaient, il est vrai, de ne pas s'en occuper du tout. Réflexion faite, il a jugé devoir s'en occuper en temps et lieu; mais il n'était guère pressé. 11 était en Auvergne, il y suivait lés traces imaginaires des personnages de son roman nouveau à travers les sentiers embaumés, au milieu des plus belles scènes du printemps. 11 avait bien emporté le pamphlet pour le lire, mais il ne le lut pas. 11 avait oublié son herbier, et les pages du livre infâme furent purifiés par le contact des fleurs du Puy-de-Dàme et du Sancy. Suaves parfums des ehoses de Dieu, qui pourrait vous préférer le souvenir des fanges de la civilisation? »

On ne stiit si réellement George Sand n'avait pas lu Lui ri EHr. mais il est évident qu'elle songea dès lors à profiter pour sa défense de sa correspondance authentique avec Musset. Vu an plus tard, elle s'adressa à Sainte-Beuve, son confident d'autrefois, en lui demandant s'il trouvait pos- sible et nécessaire de publier ces lettres. Elle les avait copiées1, triées et arrangées peur l'impression et envoyées ;'i Sainte-Beuve par l'intermédiaire de M. Emile Auc an te, al< rs son secrétaire. En même temps, elle écrivit à Sainte-Beuve deux lonsrues lettres file raconte en détail toute l'histoire

1 II paraît que c'esl a cette époque qu'elle avait permis à la tille de M Dorval, MB« Luguet, de copier quelques lettres de Musset. C'est de li que proviennent probablement : les lettres citées par Grenier dans Souvenirs, 2" la lettre qui, en IîsTT. a été imprimée ilans l'Homme libre et déjà mentionnée plusieurs luis plu* haut, et enfin 3' les frag- ments 'Mi vers "t en prose donnés par Ducamp dans ses Souvenirs ai- res.

GEORGE SAND 117

de l'échange non effectué de ces lettres. Ce sont celles du 20 janvier ei du li février 186.1, dont nous avons déjà fail mention. Sainte-Beuve, toujours très occupé, chargea son secrétaire du soin d'examiner la double correspondance. Celui-ci trouva les lettres par trop romantiques et surtout sentant trop leur 1830, et déconseilla momentanément de les imprimer. Mais George Sand ne démordit pas de sa résolution de faire un jour parler la vérité, et', jusqu'à sa mort, mani- festa plusieurs fois sou vif désir de voir publier cette corres- pondance. Dans ce but, elle transmit l'original des lettres, et les deux copies qui en furent faites à MM, Alexandre Du- mas', Noël Parfait et Emile Aucante. Ces Messieurs firent un arrangement en vertu duquel la copie, appartenant à celui d'entre eux qui mourrait le premier, reviendrait aux survivants qui pourraient alors choisir quelqu'un [tour troi- sième exécuteur testamentaire, et en cas de mort des trois fondés de pouvoir, les trois manuscrits seraient déposés à la Bibliothèque Nationale. En 1881, immédiatement après la mort de Paul de Musset et la publication du premier volume de la Correspondance de George Sand, dans laquelle il ne se trouvait aucune de ses lettres à Musset, des voix s'élevè- rent, réclamant enfin l'impression de cette correspondance authentique au lieu de quelques copies tronquées qui circu- laient dans le public et auxquelles on ne pouvait guère ajouter foi. Mais d'autres voix protestèrent. La polémique éclata sur toute la ligne : les uns criaient pour, les autres con tre, les

' Comme on le voil parla lettre de George Sand à M. Aucante, servanl de préface aux lettres à Musset publiées en volume, ce fut d'abord Louis Maillard, auteur du Voyagea Vile de la Réunion, qu'elle désigna comme troisième exécuteur testamentaire. (George Sand avait, comme on le sait, consacré un article à ce livre de Maillard.) Après sa mort, Dumas, conformément au paragraphe 6 de La lettre à M. Aucante, choisit M. Parfait. Aujourd'hui M. Aucante est le seul survivant des exécu- teurs testamentaires primitifs.

118 i. Eu Ri, E SAM)

un> et les autres apportant à L'appui <\v leur opinion des motifè fort 9érieux. La question des droits à\'auteur et des droit- des héritiers vint encore compliquer l'aflaire. Récem> ment, non» avons vu la même chose se répéter encore une Fois1. Ce n'est qu'il y a deux ans que M. Aucante fit enfin paraître dans la Revue de Paris les lettres de ( Icorge Sand à Musset et que MM. de Spoelberch, Qouard, Cabane», Mariéton, RochenJave et d'autres ont cité une série de fragments et d'extraits dés lettres de Musset, parfois des lettres entières, et des passages du Journal de t îcorge Sand et de PageUo. Xi tes lettres de Musset ni le Journal de rge Sand n'ont été jusqu'ici imprimés en entier. 11 nous faudra patiemment attendre l'an de grâce 1907, <»ù les lettres de Musset verront peufc-être le jour, ou quelque circons- tance favorable qui perm ;ttra enfin aux deux illustres morts de faire entendre leur vois et de nous dire toute la vérité. Cette vérité, comme nous le voyons dès i\ présent, par les lettres de i a Sand et autres documents, sera - ii coté et non dr celui de Paul de Musset.

Passons maintenant aux œuvres de George Sand et & Musset se rapportant à cet épisode de leur vie, œuvres éeritesà Venise, <»u;*i celtes encore portant la trace de t'in- fluence mutuelle qu'ils ont exercée l'un sur l'autre, œuvres peuvent se diviser en :

Œuvres purement lyriques Lettres d'un voyageur de

rge Sand, les X//its. h- Souvenir. Après la lecture

d'Indiana2. Lettre à Lamartine. A mou' frère revenant

1 Nous osons affirmer que noue avons lu tout ce qui a paru à ce sujet, en 1881, dans la presse française. Ces! un tas Incroyable de journaux et d'articles dont seule rénumération prend une place considérable dans notre liste bibliographique de t'»ui ce qui u été écrit sur Ge >rge Sand, cjui se trouve en appendice à la On de cel ouvn&g

-Paul de Musset a publié cette pièce ilan> la Revue des Deux-Mondet

GEORGE SAM) 110

d'Italie . el cinq pièces de vers dédiées à George Sand par Alfred de Musset et se trouvant dans les Lettres de Lui à Elle.

Œuvres écrites dans L'automne de 1833, en Italie en IK:U, ou conçues lors de ce voyage [Jacques, Leone Léoni, André, le Secrétaire intime, toutes les nouvelles vénitiennes, c'est-à-dire : la Dernière Aldmi, l'Orco i'L's- coque, Mattea, Les Maîtres mosaïs/es;

:> La pièce éhauchée el inédite de George Sand : Une Conspiration à Florence (qui n'est autre chose que le pro- totype de Lorenzaccio de Musset v,Aldo le Bi/near, Gahriel, plusieurs poésies burlesques de George Sand et de Musset, deux sonnets, dédiés par eux à Alfred de Vigny, le sonnet sur la Liberté de la Presse, Le premier chapitre de la Confession d'an Lu fruit dit siècle: ce sont là, SOÎt les

oeuvres l'influence de ers deux poètes se fait ]»■ plus sentir, -oit celles qui furent tout bonnement écrites à la même table ; enfin :

i Toute la Confession d'an Lin font da siècle et Elle et Lai. deux ouvrages formant connue la déduction finale el la conclusion dc^ deux écrivains sur L'idée géné- rale de leur commune histoire.

C'est d'après ces quatre groupes que nous examinerons Les œuvres de George Sand sans nous en tenir à Tordre chronologique et en nous bornant exclusivement, quant aux œuvres de Musset, à ce qui tonclieà notre sujet, san> nous laisser entraînera l'analvse détaillée de ces œuvres-.

(1* novembre 1878) en l'accompagnanl de quelques commentaires <-\ en y jojgnanl la reproduction d'une page d'Indiana corrigée par Musset. Paul de Mussel assure que la poésie se rapporte à l'année 1886, tandis qu'elle date de 1833 comme nous l'avons vu par ce 4111 précède (voir plus haut, p. 39).

1 Elle a. été Irouyée dans les papiers de .M""' Dorval.

1 20 GEORGE SA N l>

Cette analyse a déjà été faite axant nous, ci certes mieux que nous ne la ferions, par Arvède Barine, Sainte-Beuve, Montégut et Lindau.

Il est à présumer que la plupart des lecteurs ignorent <|ue George Sand a aussi écrit des vers, et cependant il en est ainsi. Quelques-unes de ses poésies ont été publiées île son vivant et font partie de ses œuvres, niais beaucoup d'autres n'ont jamais vu le jour. Le premier petit poème de George Sand fut la Reine Mab, qui n'est qu'une péri- phrase dr> lignes si célèbres de Shakespeare : nous en avons déjà parlé plus haut. Lorsque, après la représenta- tion de Chatterton. Planche eut injurieusement éreinté Alfred de Vigny dans son article. Musset et George Sand écrivirent et envoyèrent à l'auteur de Chatterton deux sonnets x. ou les deux poètes protestèrent, chacun à sa manière, contre la critique de Planche. Le sonnet de Musset est plein de verve mordante et d'esprit caustique. George Sand proteste contre le verdict de Planche comme conte- nant une tentative d'analyser froidement les impressions des spectateurs. Nous avons pleuré, voilà le plus bel éloge de la pièce, dit-elle : analyser les larmes, c'est faire chose qui n'a pas le sens commun. Les ondes de l'Océan sont grandioses, mais si on les sèche et les analyse, il n'en restera plus qu'une poignée de sel.

L'automne de 1834. George Sand le passa, comme nous le savons, à Nohant, toute à son désespoir, cherchant l'ou- bli au milieu de ses enfants et de ses amis. Mais de temps à autre, il lui survenait comme toujours des périodes de réaction où, des journée-, durant, elle se livrait à une gaieté fébrile ou était capable des folies les plus puériles,

' Ces deux sonnets on) été trouvés parmi les papiers de de Vignj e(

ont été imprimes pur Louis Rutisbonne dans la Revue Moderne. 1865.

GEORGE SAND

121

s'amusant de tout, et riant à la moindre billevesée. Dans une de ces journées de gaieté nerveuse elle mit en vers, rn compagnie de plusieurs de ses amis, l'enquête judi- ciaire faite, en sn qualité de maire, par Dudevant à propos «If la découverte d'un cadavre dans un puits. Ces vers sont intitulés : Complainte sur la mort de François Lurieau, dit Miehaail. ("'est une plaisanterie assez lourde écrite dans une langue burlesque, mi-patois, mi-style judiciaire. Elle tut imprimée à la Châtre et offre l'aspect (Tune simple petite brochure. Au-dessus de la première ligne on lit : Air </n maréchal île Saxe. Encore en 183B, Musset, lui aussi, avait écrit une complainte sur le même : Air ila Marri liai de Saxe. C'étaient des vers satiriques et bur- lesques, racontant le duel tragi-comique de Planche et de Capo de Feuillide. Nous trouvons que les titres détaillés de ces deux Complaintes, que nous reproduisons en regard, sont assez éloquents pour n'être accompagnés d'aucun commentaire :

COMPLAINTE

Historique et véritable sur le fameux duel qui a eu entre plusieurs hommes de plume très inconnus dans Par à l'occasion d'un livre ilmit il a été beaucoup pa «le différentes manière; ainsi qu'il est relaté dan présente complainte.

Air : île In complainte du réchal de Sa<nj.

lieu

L-lé

COMPLAINTE

Sur la mort

de François Luneau

lit Michaud

dédiée

;i M. Eugène Delacroix

peintre en bâtiments

1res connu dans Paris.

COU PLAINTE ir du maréchal de Saxe.

Sur ce même « air du Maréchal de Saxe » Musset avait

122 GEORGE S AND

déjà écrit deux fois avant cela des couplets comique», d'abordLfi Songe du Reviewer*, représentant, comme dans un kaléidoscope une série d'hommes de lettres d'alors >jl publié pour la première fois complet dans Y Intermédiaire des Chercheurs et Curieux1. Puis, une autre pièce de vers drolatiques représentant tous les habitués de la mansarde du quai Malaquais reproduits dernièrement par M. Mau- riee.Glouard1... Lequel des deux écrivains avait conseillé à L'autre cet air pour mesure de son poème badin, le poète ou ramère-petite-fflle <lu maréchal de Saxe, la chose est indifférente. Ce qui est important, e'est que malgré les assertions de Paul de Musset, que George Sand ne « p'-n- >ait plus a au poète quelle « avait perfidement aban- donné », que le poète lui-même avait oublié et maudit son amour malheureux. ils continuaient à se souvenir. Ils s'associaient mutuellement à leur vie de tous les jours et même aux épisodes comiques qu'elle pouvait comporter. Mais il y avait eu un autre temps où, assis à la même table, ils travaillaient de concert, s'entr'aidant l'un l'autre, George Sand savait intéresser Musset à des sujets ;i côté desquels il avait passé indifféremment jus- qu'alors : de son côté, il initiait George Sand. par la parole et par l'exemple, à comprendre que dans une œuvre d'art la forme n'est pas moins importante que le

1 Intermédiaire des Chercheurs et furieux. 1894, 10 octobre.

a George est dans sa chambrette.

bntre deux \»A> de fleurs Fumant -a cigarette L ss yeux baignés de pleur-... etc.

(.4// M - !. par Maurice ClouarJ)

[H'.'i: 'lu li aoùl 1 -

M. Mariéton a cité les trois couplets qui manquent chez M. Clouard et figurent Guéroult, Papel et la bonne de George Sand, MB« Lacou-

tuiv.

G BOUGE SAN h 123

fond, el que particulièrement dans les oeuvres littéraires il ne suffit pas à Fauteur d'être entraîné psw son sujet, mais qu'il faut aussi se rendre maître de la ferme el sur- toul <k' lalangue, qu'il vaut mieux être atome que prodigue, ptoitôt trop bref que prolixe el. par^ssus tout, soferé el exact dans le choix des expressions et des mots. Paul de Musset essaye d'insinuer que George Sand n'avait jamais pu pardonner à Musset d'avoir effacé, sur l'exem- plaire d'Indi'/na qu'elle lui avait offert, tous tes adjectifs superflus, donnant par à George Sand une Leçon de mo- dération, de sobriété de forme et de langue littéraire. Xous sommes convaincu que George Sand étail bien loin de cette mesquine susceptibilité d'amour-propre. Nous savons tout au contraire que, sous ce rapport, elle était même trop modeste \ El quant au temps elle travaillait avec Musset, elle ne s'en souvenait qu'avec une reconnaissance fort émue. Qui ne se rappelle la page des Lettres d'un voyageur, que presque tous les biographes ont rapportée jusqu'ici à Jules Sandeau, mais qui, selon nous, a trait à Musset. C'est le récit du touchant amour du graveur

YVatelet et de Marguerite Lecomte. \

1 M. Mariéton lui-même a trouvé nécessaire de réfuter sur ce point l'aul (!.• MuBsel : son opinion est tout à l'ait conforme à la nôtre.

* (Voir Lettres d'un Voyageur, p. 11:2 -143 édit. Michel Lévy.) Nôtre livre élu il déjà écrit lorsque nous avons eu L'ocoasioa de causer de cela avec le vicooabe de Spoelherchi ei c'est aweu le 'plus gxtaod plai&irqaœ nou6 avoii- appris que .M. de Spoelberch a. entre les mains- des preuwes confirmant (|u'il en est effectivement ainsi', c'esb-à'-dii'e iju'il est bien ici question de Musset. Depuis lors. M. de Spoelbeirh a publié dan- le Cosnw/iuli.s etdan&sa Vérittible Histoire des censeignenaents etdes faits 1res intéressants qui prouvent que George Sanda beaucoup travaillé avec Musset el pour Musset. Ainsi, par exemple, elle a terminé pour lui Faire san» dire destiné a un recueil littéraire, le Dodéeaton. Durant la ne de Musset, cette pièce n'a l'ait partir d'aucun Recueil de ses o'ir. res, ee qui se comprend facilement, une lois que la pièce n'a pas été faite par lui seul .

1 2i i . E 0 R G E S A N D

On parle souvent des influences auxquelles a été soumise George Sand pendant tout le cours de sa vie, mais quelle influence pourrait nous intéresser davantage sous le rap* porl littéraire, que celle qu'un grand poète a exercée sur l'illustre femme ? Si dans son commerce amical avec Liszt. Chopin. -Pierre Leroux. Michel de Bourges, George Sand ;i acquis bien des traits de sa physionomie morale, c'est sur- tout un porte et un maître de style comme Musset qui a avoir influé le plus sur sa physionomie littéraire. El d'un autre côté, une individualité aussi brillante que celle deGeorge Sand. n'a-t-elle pas avoir une grande action sur Musset écrivain ? C'est en effet ce qui est arrivé. L'in- fluence qu'il ont exercée l'un sur l'autre a été considé- rable, et s'est surtout manifestée dans leurs œuvres. Mais comme les biographes des deux grands écrivains et les critiques d'histoire littéraire appartenaient à l'un ouà l'autre des camps ennemis, il en est résulté nécessairement, pour les uns comme pour les autres, la tendance à atténuer ou même à nier l'influence de Vautre >ui- l'élu de son choix. De tous les critiques qui ont mentionné cette influence, Brandès est le seul qui en ait dûment et judicieusement parlé en quelques ligue.-.. 11 trouve que Musset a influencé davantage sur la forme des œuvres de George Sand. et que celle-ci a contribué à ce que les œuvres de Musset '

1 Malgré toute la valeur de son étude, elle pèche cependant par quelques défauts. Sans parler de l'anecdote rapportée plus haut, concer- nant les raisons qui avaient engagé Buloz à mettre en relation Musse! et George Sand, ni de ce que Brandès dit que lors de son voyage en Italie, Musset avait vingt-deux an- et elle vingt-huil (tandis qu'il en avait vingt-trois el elle vingt-neuf), Brandès commet des erreurs et dea inexactitudes bien plus sérieuses. 11 dit entre autres : « Dans l'abîme qui s'ouvrit s ludain entre eux, elle précipita son laisser-aller d'écrivain, ses tirades, son manque de goût, son costume d'homme. Depuis lors elle devint une femme complète, une nature complète : dans le même gouffre Musset plongea son costume de bouffon, son insolence provo- cante, son admiration pour Rolla, son entêtement de gamin et devint

GEO R (.F. SAM) 12o

nient changé de sujets et aient acquis plus de sérieux et de profondeur.

Lindau signale aussi cette dernière influence celle de ( îeorge'Sand sur Musset), il fait même très finement ressor- tir la différence dans la manière de Musset de traiter ses héros favoris, les viveurs sceptiques avant son voyage à Venise et après1. Lorsque Musset écrivit Fanta- sia il admirait encore sincèrement son héros fort libertin, qui n'avait décidément aucun droit de professer un grand mépris à l'égard de tout, car lui-même, outre qu'il ne fait rien de bon, ne fait que commettre, du commencement à la lin. des actions presque toutes prévues par le rode pénal. Tels sont, au tond, les héros de Musset. Leur tristesse, leur Weltschmerz, leur scepticisme et leur crânerie.ne les garantissent nullement du reproche de se complaire dans les gamineries, dans la fainéantise, les amours faciles et les

dés luis un homme complet, un esprit complet, o Bêlas ! cène sont lu que de belles phrases : L°MmeSan(l portait encore son costume d'homme en 1836 en Suisse, sans parler de l'hiver et du printemps de 183b à l'aris : nature complète, elle l'avail toujours été dès son enfance même; il reste à se demander l'on trouve une absence de goùi [dus prononcée : dan- Lélia ou dans la Comtesse de Rudolstad, les Sept cordes de lu Lyre et le Compagnon du Tour de France ? i Musset n'a jamais été un homme véritablemenl complet, il a toujours gardé une àme incomplète; il n'esl pas vrai non plus, comme le dit Brandès, l n George Sand l'ait trompé, Mussel a toujours affirmé qu'elle ne l'avait jamais trompé ef qu'elle avait toujours été craie: il n'est pa- vrai qu'en dehors de quelques amourettes il lût resté enfant innocenl jusqu'à sa rencontre avec George Sand. Certes il en a eu plusieurs de ces amourettes et quelles encore!... Nous devons toutefois reconnaître que les données générales de Brandès sont justes et que son élude est linement et élégamment écrite.

'Dans son article Find'une légende, M. Rocheblave reproduit une série de fragments et de lettres de Mussel pour la plupart publiées pour la première IV» i > par Mariéton, el d'autres tirées de documents inédits). Il démontre ainsi que George Sand a exercé une influence ennoblissante, purifiante, sur -Musset, homme el écrivain. Malheureusement cette influence fut de trop courte durée el n'a pu jouer un assez grand rôle dan- la vie de cet homme malheureux, et de ce porte -i prématuré- ment silencieux.

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duels. Le héros de la Confession d'un enfant du siècle appar- tient encoreàce type favori de Musset, mais il le traite déjà tout autrement : non seulement il ae l'admire plus ineons- ciemmenl. il le condamne en toute conscience. 11 n'a pour lui d'autre excuse que de trouver des circonstances tant soit peu atténuantes dan- le- conditions particulières se sont trouvés, en entrant dans la vie, son béros et toute la génération de son époque,

Non» ne noms lassons pas de répéter que l'on ne peut se permettre de puiser dans le- œuvres des écrivains '\^-> données biographiques pour décrire leur vie. car tous les t'ait- et sentiments quasi personnels et vécus onl nécessaire- ment pas-»'' par le feu et le réactif de la création artistique. Mais les œuvres d'un artiste sont toujours le baromètre exact des tendances morales, de l'élévation de son idéal, de ce qu'il demande à la \ie. et de sa manière de prendre les choses intérieures et extérieures. Nous n'irons certes pas chercher dans Fantasio les traits de caractère de Musset, ni appliquer aux événements de sa vie eeux de la vie de son béros. Nous pouvons néanmoins avance]-, en toute assu- rance, — en laissant de eôté la verve poétique de Musset, son brillant coloris et l'imprévu de sa forme. que son horizon moral jusqu'en 1833 est très restreint : il ne peut encore s'élever, à l'égard de ce type de viveur désenchanté, à la hauteur qu'il atteignit en écrivant la Confession d'un enfant du siècle Nous venons de mentionner les condi- tions particulière- que Musset indique comme la cause qui avait provoqué ce grand désenchantement et l'inertie de génération. La plupart des critique-, en analysant la Confession, s'arrêtent généralement surlesecond chapitre, sont si magistralement dépeints les tristes débuts de la génération « qui n'avait que vingt ans en 1830 » ;

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mais s'ils s'arrêtent là-dessus, ce n'est guère que pour y trouver des données toutes prêtes pour la biographie de Musset. Ce chapitre nous offre un intérêt beaucoup plus sérieux que celui que lui attribuent les biographes, mais à un autre point de vue. Sauf les vers si connus Sur la presse, ce chapitre est l'unique profession de toi politique et sociale 4e Musset, elle nous frappe parla profondeur de idées générales et de ses vues historiques, par la pein- ture précise de cette époque remarquable, et enfin par l'exposé net et concis de ses convictions. Il est ('tonnant qu'un homme comme Musset qui sut si bien comprendre combien la Restauration (Hait rétrograde et apprécier si justement les légitimes aspirations de la jeunesse d'alors, héritées du siècle précédent, n'ait pu cependant en tirer aucune autre conclusion que celle de l'inutilité de la géné- ration contemporaine, inerte, incapable d'action, exclusi- vement pessimiste et rongée de doute. Gela nous étonne, et c'est cependant tout naturel. Si l'esprit pénétrant de Musset lui avait fait comprendre certains jeunes gens de son temps, notamment ceux qui, comme lui, étaient portés au pessimisme, à l'analyse, au doute, à l'inaction et à la réflexion, il n'avait pas, à coup sur, cet élan de la pensée qui lui permit d'embrasser objectivement et sous toutes faces le mouvement complexe qui s'opérait autour de lui, ainsi que le point de départ et le but final de ce mou- vement. Et par sa nature il ne pouvait être de ceux en qui les années précédentes avaient fait naître non un désen- chantement impuissant, mais le désir passionné de lutte et de victoire sur l'ancien régime. Nous engageons le lecteur à ne pas perdre de vue que les deux seules professions de foi politique de Musset la poésie mentionnée plus haut et le second chapitre de la Confession, que malheureusement

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<p]i n'analyse jamais au point «le vue de l'esprit de liberté qui y souffle et de ses opinions très prononcées sur le> événements de la fin du siècle passé et des trente premières années du nôtre. que ces deux œuvres ont été écrites par Musset après sa liaison avec George Sand. L'influence directe de notre héroïne, de ses conversations, de ses con- victions s'y fait sensiblement sentir, quoique Musset les ait transcrites inconsciemment, et sans la moindre pensée d'y faire entendre l'écho des paroles et des jugements de celle qu'il avait tant aimée.

Lindau prend à tâche de nous montrer que l'influence <!<■ George Sand a été infructueuse et pernicieuse, et, dans ce but, il rappelle dans un endroit de son livre, toutes les œuvres de Musset qui furent écrites après la fameuse année 1834, et qui prouvent, selon lui, que le poète n'était plus alors ce qu'il avait él<:. et que sa force était brisée. 11 est évident pour nous que si Musset, l'auteur des Caprices de Marianne et de flotta, et celui de la Confession d'un enfant du siècle, n'est plus le même, des deux c'est le premier qui est inférieur au second, et non vice-versa; que son talent axait mûri, >'ét;iit fortifié et s'était épuré de tous les défauts de la jeunesse, et que la Confession est, sans contredit, la meilleure et la plus belle œuvre de Mus- set. Il est curieux de voir que Lindau. aussitôt après avoir ;i»ez étourdiment fait remarquer (p. Hit» de son livre que, pendant le temps de son bonheur. Musset n'a rien* fait, excepté la pièce insignifiante : A Saint-Biaise , à la Zuecca... etc. Lindau. disons-nous, doit immédiatement reconnaître que l'époque la plus féconde du talent de .Mih- set lui précisément celle qui suivit la rupture. « Dans la seconde moitié de 1834, Musset, ajoute-t-il, écrivit deux de ses œuvres les plus importantes. » Les années 1834 à

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183K. marquent en général le point culminant de la cré< - lion poétique de Musset.

La première de ces as.sertiôns est (l'une naïveté à faire sourire; quant à la seconde, on ne peut qu'être d'accord a\ i •■ son auteur, et Brandèsest aussi tout à fait dans le vrai en nous disant que dans la plus grande, perfection dos œuvres écrites par George Sand et Musset après la rupture, il est impossible de ne pas voir l'influence de leur communion spirituelle. Si l'amour de ces doux écrivains de génie a été de courte durée, on ne peut méconnaître dans les enfants littéraires nés de cette union, <\i>> traits indubitables des grands auteurs de leurs jours et ne pas remarquer que ces enfants dépassent d'une tête tous leurs aînés. A la page 184 de son livre, Lindau tient à répéter encore une fois qu< . dans la période de 1N:U à 1X38, Musset, dans toute une série de poésies, se distinguant par la profondeur du sujet et la beauté de l'inspiration poétique, épanche son Weltschmerz ou, comme il l'appelle, la maladie du siècle et, qu'en

prose, cette disposition d'esprit du poète, s'est l'ail voir surtout dans la Confession d'un enfant du siècle. « Cet ouvrage pourrait même s'appeler la Condamnation de soi-même d'un enfant du siècle ». dit Lindau. et il ajoute : a Le poète s'accuse si sévèrement lui-même que Georg Sand, après cela, n'avait plus à s'inquiéter d'avoir à se dt'fendre. » C'est une remarque fort juste, et s'il fallait appliquera la Confession le système si cher aux biographes, de tirer de chaque roman les caractères et les causes motrices de la vie de leurs auteurs, nous pourrions voii . dans la Confession. la pointure du vrai roman vécu de Musset et de George Sand comme ils le voyaient eux- mêmes). Et l'auteur y fait preuve.de tant d'objectivité et dune >i profonde compréhension des causes qui avaient m 0

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amené la rupture, causes gisanl dans le caractère de Mus- sel aussi bien que dans celui d'Octave . que George Sand n'eût certes pu trouver un meilleur plaidoyer pour se défendre et se justifier, que l'explication donnée par Mus- set, de tout ce qui tétait passé entre eux. C'est un ver- dict prononcé contre lui-même par un grand poète, par une grande âme. Pourtant, quoique les deux écrivains, dans la Confession et dans Elle et lui. aient profité invo- lontairement des images et des souvenirs qui couvaient au tond de leur âme, ils les ont transformés dans le creuset de leur poésie en créations d'art, et si, dans ces deux romans, tant de choses se ressemblent, cela prouve uni- quement qu'il existait une certaine similitude dans la manière de voir et de foire des auteurs, et que certes les mêmes luit- réels ont servi de base à leurs fictions1. 11 est évident (jue les deux auteurs atteignent à la mémo vérité artistique dans leurs livrer, et que la manière d'analyser les faits de la vie réelle qu'ils avaient .sous la main, les con- duisit tous deux presque au même résultat. Nous n'enten- dons nullement donner, dans ce que nous venons de dire, une valeur égale comme œuvres d'art à ces deux romans, et nous sommes loin de mettre sur le même rang la Con-

1 Voici ce qu'en dit Landau: » Dans les deux dernières parties de son roman, Musset développe la même pensée, qu'il avait déjà énoncée dans ?e- œuvres antérieures : celui 'jai s'est adonné au vice i-^t inca- pable île s'en défaire, il sera éternellement sa victime, le vice le pri- vera du bonheur, le tourmentera par le doute, le conduira a l'injus- tice, le rendra malheureux.

« Ainsi, Octave n'est pas en état d'apprécier la femme qui l'aime. Sans aucun motif, il tombe eu proie a une honteuse méûance. Il tourmente la pauvre Brigitte, la trait'- avec dureté et même avec cruauté. D. com- mence à être jaloux >lu passé de la veuve el linil par lui reprocher de s'être donnée à lui. De la il tire la piteuse conclusion : Pourquoi ne

- donnerait-elle pas a un autre ? » Ti>ut cela est peint avec un réa- lisme effrayant, avec une vérité ^n- bornes. Tout cela est écrit «I naturi . Les sentiments offensants d'Octave, Musse) le- a éprouvés, l'ai - lui- on a l'impression de lire uu chapitre 'le Elle et Lui...

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fession, une des premières oeuvres du siècle, et Elle et Lui, qui n'occupe qu'une place secondaire même parmi les romans de George Sand. Nous ne parlons que des résul- tats identique.-- de l'analyse psychologique dans les deux romans. En conséquence, ni la Confession, ni Elle et Lui, ne représentent la vraie histoire de l'amour des deux écri- vains, mais uniquement le développement poétique d'une seule et même thèse psychologique. Les prémisses étaient les mêmes, le sentiment de la vérité artistique et la puis- sance d'analyse étaient aussi semblables chez les deux écri- vains, — on comprend facilement que les conclusions de- vaient se ressembler, et cette ressemblance est, en certains endroits, vraiment frappante. 11 est évident pour nous que lorsque chez les deux héros du roman vécu la douleur des premières souffrances fut calmée, et que les deux écrivains eurent l'esprit assez tranquille pour juger le passé, ils com- prirent que le coupable n'était ni lui, ni elle, mais bien ce que Ton appelle vulgairement « incompatibilité de carac- tères », et ce qu'il conviendrait mieux, en ce cas, d'appelé divergence de goûts, d'habitudes, d'idées générales. Ils comprirent que si ce n'était un rien, ce serait un autre rien (pii suffirait à les désunir et à amener la rupture et que cette séparation si soudaine ne leur épargnerait aucune torture, car certes, ils s'aimaient tous deux passionnément et sin- cèrement. Et voilà qu'en développant leur thème, les deux écrivains prennent pour motif et pour cause extérieure de la rupture finale : l'un, l'Anglais Smith ; l'autre, l'An- glais Palmer. Il nous importe peu de savoir s'il faut, ou non, voir dans ce dernier le docteur Pagello. Une chose < ertaine, c'est que Smith et Palmer sont des person- nages nuls, pâles, insignifiants, mais ils devaient être tels pour donner au roman une plus grande vérité artistique.

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On dirai! que Musset, ninsi que George Sand, ont voulu souligner, par ce personnage tenir, le lait que la cause de la rupture gisait dans les deux acteurs principaux eux-mêmes, aussi bien que dans la nécessité psycholo- gique de cette rupture. Voilà pourquoi elle - produit grâce ;'i l'entrée dans leur vie de cet Anglais incolore, comme elle eût pu éclater cent fois, grâce à tout autre intrus, à une conversation quelconque, au moindre inci- dent. Voilà pourquoi il nous paraît si intéressant do com- parer ces doux romans, au point de vue artistique, comme solutions parallèles du même problème psycholo- gique par deux esprits d'élite qui surent l'incarner eu des types presque identiques. A tout lecteur qui s'intéresserait au procédé chimique de la synthèse et de l'analyse dans la création des deux écrivains, nous conseillons de lire ou de relire ces deux romans l'un après l'autre. Mais qui voudrait absolument y trouver des révélations piquantes et des faits de la vie réelle des auteur-, celui-là ferait mieux de fermer le livre, car il ferait certainement fausse route.

Avant d'en venir à dépeindre si impartialement les mal- heurs de sa vie, Musset, tout comme Henri Heine, son pareil, avait c< t'ait de petites poésies avec sa grande dou- leur » : Aus meinen grossen Schmerzen, mach'ich die kleinen Lieder, et c'est à juste titre que les critiques appellent les Nuits, la Lettre à Lamartine et le Souvenir, les joyaux des créations de Musset. Lindau et ArvèdeBarine sont, aussi parfaitement dans le vrai en disant que les quatre Nuits se rapportent toutes à George Sand, alors que Paul de Musset essaie de prouver que la Nuit de décembre et la Nuit d'août ont été inspirées par un nouvel amour de Mu— et. Du vivant de George Sand. Paul do Musse!

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fâchait de la rendre responsable de tous Les malheurs de la

vie de son ^verv et même de .sa mort prématurée; après cette mort, il tâcha d'amoindrir le rôle qu'elle avait joué dans l;i vie du poète. Nous avons déjà dit ailleurs com- ment, pour atteindre son but, il axait exagéré les rôles de M"" Colet, de la princesse Belgiojoso et d'autres femmes. Lindau, <-\\ analysant les Nuils an point de vue de la cri- tique psychologique et en démontrant leur parfaite homo- généité, les commente, selon nous, bien plus justement que Paul de Musset, qui se borne aux preuves purement chro- nologiques, et veut faire croire que la Nuit de décembre ne peut s< rapportera George Sand, le poète n'ayant pas, à son dire. ;'i demander pardon à celle-ci, tandis que dans la Nuit de décembre, il obtient son pardon de l'inconnue. Pour avancer pareille chose, il fallait être partial comme Paul de Musset, mais le poète qui axait su écrire des pages d'un repentir aussi sincère que celui que nous trou- vons dans la Confession, se sentait sans doute coupable au fond de son cœur, et il est fort possible que ce fut précisé- ment'un nouvel anioui- heureux qui réveilla dans son âme le souvenir de ses douleurs et de ses erreurs passées; de la Nuit de décembre.

Lindau et Arvède Burine ont donc raison en attribuant cette poésie à lamême source que les Nuits de mai et d oc- tobre; mais Paul de Musset a, de son côté, également raison lorsqu'il rapporte la Nuit de décembre à une date postérieure. Mais le fait même que Paul de Musset a cru possible d'attribuer ces poésies, sans altérer les faits réels, à des amours différents d'Alfred de Musset, enlève toute valeur à la pensée qui traverse comme un fil rouge tout le livre de Lindau : Eine Luge liât i/i/i zu Grande gerichted un mensonge l'a terrassé , que « la blessure rapportée

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d'Italie ne s'est jamais cicatrisée », et que. « le souvenir de George Sand n'a jamais cessé de le poursuivre ». Il est plus qu'étrange de parler de la blessure non cicatrisée d'un homme qui. en ce même temps, était tantôt heureux, tantôt malheureux avec d'autres femmes, avec beaucoup d'autres, qui a eu tant d'autres douleurs et tant d'autres bon- heurs ! On comprend qu'une nature d'élite comme celle de Musset, une âme aussi profondément sensible ne pût oublier - - souffrances passées : car, comme l'a dit un autre poète, Lennon tow, dont la nature était si proche de celle de Musset, o les joies s'oublient, les chagrins jamais » ou, comme 1*- même Lermontow l'a dit ailleurs : e II n'y a pas au monde d'homme sur qui le passé ait eu autant de pouvoir que sur moi. Le moindre souvenir d'un chagrin ou d'une joie passés frappe maladivement nu m âme et y lait

surgir toujours les mêmes sons je suis bêtement fait :

je n'oublie rien rien!... » Musset, non plu-, o'a oublié

ni ses chagrins, ni ses erreurs pass -

Lindau a tort de croire que e'est de Musset seulement que l'on peut dire : «Un poète ne peut abdiquer son individualité, surtout un talent lyrique aussi sincère que Musset », consé- quemment que ses souffrances se font voir dans sa poésie «• spontanément » ei a tout naturellement », et queGeorge Sand avait avoir* un but ». en écrivant les Lettres d'un voyageur. De même que chez Musset la Confession d'un enfant du siècle est comme l'épilogue épique de toutes ses poésies lyriques se nipp. triant à ( reorge Sand, de même les Lettres d'un voyageur de George Sand sont comme le prologue lyrique «le Elle et lui. Nous par- lons, cela va sans dire, non de toutes les Lettres d'un voyar geur qui forment tout un volume, et au nombre des- quelles se trouvent des pages de philosophie, de polémique,

f.F.ORGE SAND 135

de critique musicale et les impressions d'un voyage qu'elle fit plus tard en Suisse lettres à Éverard, Liszt, Meyerbeer, Herbert, Xisard, etc. i. Nous ne parions ici que de leur pre- mière partie, c'est-à-dire (1rs (mis lettres à *i Musset) et de relies à Néraud, et à RoUinat, n08 1, II, III, IV, V et IX. Ces lettres sont non seulement des pages charmantes parmi h- plus charmantes de George Sand, elles sont aussi une do ces œuvres poétiques qui ne vieillissent jamais et qui impressionnent les lecteurs appartenant aux écoles litté- raires les plus diverses, parce qu'elles sent tout impré- gnées par la chaleur d'un sentiment vrai et sont écrites dans une admirable langue poétique. Il est impossible de transcrire ces ravissants Poèmes en prose. Les des- criptions de la nature, les petites scènes de la vie italienne, de nombreuses improvisations lyriques adressées à l'ami parti, de tristes méditations sur sa vie ù elle et surcelle de tous les humains, le rire et les larmes, tout cela alterne dans ces lettres avec la même rapidité, avec la même sponta- néité que dans n'importe quel poème de Byron ou dans les poésies juvéniles de Pouchkine ; mais avec la nuance prédo- minante du désenchantement et d'une tristesse sans issue. A qui n'a pas lu rv> Lettres, aucune critique ne lui dira ce qu'elles renferment ; quiconque 1rs a lues, ne sera jamais satisfait d'aucune analyse : elles -ont chatoyantes de nuances insaisissables, pleines des traits 1< s plus lin> et d'un lyrisme qui nous saisit. Lindau veut à tout prix déduire de cr> Lettres la conclusion qu'elles sont l'expression du repentir de George Sand au moment elle les écrivait, et, chose fort curieuse, il a l'air de se fâcher d'y trouver tant de passion, tanl de regrets amers causés par le départ de l'ami, tant d'amour sincère et ardent, tandis que Elle et lui est une œuvre Froide, sobre, par trop raisonnable. Il oublie

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que les Lettres c'est <!«• la poésie, Elle et lui c'est de la prose, une dissertation, une thèse. Les Lettres ce ne sonl qu'effusions lyriques, une histoire vécue, à peine voilée par le pseudonyme du voyageur, qui vous empoigne par son lyrisme même el vous f;ût oublier que des personnalités réelles se cachent sous les noms d'emprunt ; tout comme lorsque nous lisons les Elégies célèbres de Pouchkine : « Pour les rives de ta lointaine patrie tu quittais le pays étranger!... ou : « Il s'est éteint Fastre du jour... Sur la vaste nii'i'. la brume est descendue •>. nous oublions tout ce que nous apprennent les notes bibliographiques sur la belle inconnue de Pouchkine et nous ne savourons que leur beauté poétique. Les Lettres de George Sând ne sont ni une autobiographie, ni un roman, c'est de la pure poésie qui saisit le lecteur c'est, un poème en prose. Quiconque est doué d'un sens tant soit peu artistique les comprendra comme nous, nous n'en (Imitons nullement \

Cela n'empêche pas sans doute qu'on ne sente dans quelques lignes qu'elle s'accuse à son tour, qu'elle est pro- fondément désenchantée d'elle-même, et cela, chez George Sand,est tout aussi naturel que riiez Musset.

Et dans Elle et Lui. l'auteur est comme un président de cour d'assises, un juge tout objectif et impartial, ne pro- nonçant son résumé final que lorsque toutes les circonstances le l'affaire sonl éclaircies, après avoir entendu le procureur et les avocats, les accusés et tes témoins, en un mot.

i M. Mariéton cite un fragment d'un lettre de Musset, < i n i montre combien en fui charme celui à qui les trois premières Lettres d'un voya- geur étaient dédiées, comme il tut saisi d'inquiétude, troublé de l;i dou- leur et du désespoii de George Saml dans ces li.^ii«_-r~ si profondément senties, mais aussi combien il tut fier de savoir '|ur ces belles pag rapportaient ;'• lui. Ces! par son entremise, on le sait, que George sand, envoya ces Lettres à Iîuluz en chargeant Musset de les revoir, de les chan- ger, d*y faire des coupures ou de les jeter au feu t<>ut ;i son

GEORGE SAN h 137

1'autëui se montre ici tel qu'on l'attend de l'auteur d'un roman :. A notre avis. Lindau lui-même, tout en reprochant à George Sancl d'avoir pu, après les pages compatissantes, passionnées, pathétiques, profondément senties àesLettres, méditer longuement, traiter à fond ce thème au bout de vingt-trois' ans et trouver l'explication philosophique et psychologique <IV'\ énements incompréhensibles, Lindau disons-nous, tout en accusant George Sand, détermine précisément la différence entre les Lettres et Elle et Lui. En même temps nous trouverons dans ces lignes de Lindau la peinture exacte du travail préliminaire qu'accomplit tout auteur avant de se mettre à écrire un roman à base de problème psychologique. « La tendance du roman, dit Lindau p. 156 est, de cette manière, un essai de suggérer au lecteur que George Sand Lindau eût mieux fait de dire ici -■ Thérèse Jacques » , relativement à Musset (c'est-à- dire à de Fauvel ne pouvait agir autrement qu'elle Va fait...» Mais au fond, tout auteur, dans n'importe quelle œuvre, ne fait pas autre chose et c'est une condition que les manuels de littérature exigent eux-mêmes des écri- vains : dépeindre les actes des héros et des héroïnes du livre de telle sorte que leurs actes déroulent nécessaire- ment de leurs caractères^ qu'ils agissent conformément à leur nature, et qui/s ne puissent pas agir autrement. C'est précisément du choc de ces caractères que nais- sent tous les drames, toutes les comédies qui se passent

Depuis que le vicomte de Spoelberch a public dan?- sa Véritable histoire les merveilleuses pages inédites de George Sand; intitulées ('/; roman qui n'apas été fait » qui contiennent en germe le débutde Elle et Lui. on peut se dire que si George Sand, encore toute palpitante d'émotion, avait poursuivi son plan primitif e< continué à écrire l'his- toire de son roman vécu, cette œuvre serait devenue tout autre chose, et nous aurions eu un Elle et Lui bien différent du roman qui existe.

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dans la vie cl se retrouvent dans la littérature, car bien pitoyables sont 1rs œuvres dont le> personnages ne demeu- rent pas fidèles à eux-mêmes et leurs odes ne sont pas la conséquence logiquement nécessaire de leur nature, de leurs caractères. Comme exception nous devons natu- rellement citer les œuvres dans lesquelles l'auteur a spécialement en vue de représenter des persoim; qui agissent toujours en contradiction avec leurs pensées ou avec leurs actions précédentes. Mois tout Lecteur s'ex- plique facilement qu'ici ce constant illogisme, ce manque de suite, ces actes et ces sentiments purement fortuits prouvent également que l'acteur reste toujours fidèle à lui-même, que c'est son trait caractéristique que l'auteur ne perd jamais de vue jusqu'à la fin de son œuvre, et que c'est delà que découlent tous les actes, les souffrances, les joies et les luttes du héros. Tout auteur fait donc ce que Lindau reproche si étrangement à l'auteur iVElle et Lui, tout auteur s'efforce de « suggérer » au lecteur que les personnages de son œuvre ne pouvaient agir, à l'égard les uns des autres, autrement qu'ils ne l'ont fait.

L'influence de Mii>s<t sur George Sand s'est surtout mani- festée dans la première et la dernière des œuvres empreintes des souvenirs de son voyage en Italie, dons Aldo le Ri- rneur et dans Gabriel. Il est difficile de préciser en quoi s'est manifestée l'action de Musset par rapport à Aldo, mais elle perce dans la conception générale, le coloris de toute l'œuvre et dans la forme des monologues et des dialogues. Ici, peur la première fois, George Sand essaie du roman dialogué, qui rappelle la forme des pièces de Musset si différente de l'ordinaire. Aldo est aussi peu propre m être ipué que On ne badine pas avec la-

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mour, quoi qu'on donne celle pièce sur la scène1. Musset Lui-même regardait ses pièces comme bonnes tout au plus pour un v spectacle dans un fauteuil », c'est-à-dire pour être lues. A Ido semble être aussi une petite pièce tirée du ci spectacle dans un fauteuil » , une vraie œuvre de poésie l'auteur ne se soucie aucunement de l'effet à produire sur

li -cène. Tout cela est trop délicat, trop poétique et perd sous le tard, à la lumière de la rampe, c'est une œuvre trop finement écrite pour la foule qui remplit une salle de théâtre.

Il y a toujours eu et il y aura toujours beaucoup de femmes écrivains, mais nous n'avons jusqu'ici qu'une seule femme-poète, cJest George Sand, et, c'est ce trait-là qui la l'ait ressortir de la pléiade des noms connus et célèbres. 11 existe beaucoup de belles œuvres littéraires signées de noms de femmes, mais on peut les placer toutes sur les contins entre Fart vrai et les contes de la littéra- ture courante. Des œuvres comme Alrfo, YOrco. Gabriel sont delà vraie poésie, de Fart vrai; voilà pourquoi George Sand se trouve être complètement hors ligne, et dépasse <ïe toute la tête les nombreux talents et demi-talents féminins. On peut trouver parfois, il est vrai, que ses œuvres ont vieilli, surtout sous le rapport de la l'orme ; mais elles n'au- ront jamais le sort de ces livres des romancières qui n'ont qu'un intérêt d'actualité, et qui au bout de cinquante, par- fois de trente ans, ou même de dix ans, semblent démodés,

1 M. de Spoeiberch attire l'attention sur le l'ait curieux que la phrase la plus célèbre de Perdican, le héros de la pièce (phrase, remarquons-le à notre tour, citée fréquemment comme profession de foi de Mussel lui- même dans les biographies étrangères du poète) : « J'ai souffert long- temps, je me sure trompé quelquefois, mais j'ai aimé ! C'est moi qui ai vécu, ci non pas un être factice <-iv<; par mon orgueil ou mon ennui ». esl tout entière empruntée par Musset à une lettre que George Sand lui écrivil de Venise, le 12 mai 1834.

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étranges, bons à être ini> au rancart. Quoique certaines pages, chez elle, sentent bien leur bon vieux temps, il y a, du moins, dans chacune de ses œuvres, une parcelle delà vérité éternelle, impérissable, on y respire cet air frais des montagnes, qui ne souille qu'aux sommets de la poésie. L;i lecture de ses œuvres fait vibrer ce qu'il y a de meilleur en nous, l'ait surgir du fond de notre âme des forces incon- nues, évoque des aspirations endormies, ouvre à nos regards des horizons lumineux : ce grand esprit rappelle à la vie les parcelles minuscule.--, souvent vagues et imper- ceptibles, de l'âme universelle qui réside en chacun de nous. Tout cela prouve que George Sand n'es! pas seule- ment écrivain, elle est poète, quoique écrivant en prose, dette ferme empêche beaucoup de ses lecteurs de bien apprécier certaines de ses œuvres si belles. Tel est Aldo. Imaginons-nous Aldo écrit en vers; immédiatement dispa- raîtront toutes les longueurs », toutes les « interminables effusions lyriques » que lui reprochent certains amis du réalisme. Dans ee poème, nous voyons une grande âme souffrante qui parle, une âme tourmentée par le doute et la désillusion. Sans doute l'action n'a ni temps, ni lieu déterminés ; la reine Agandecca règne on ne sait vraiment où, en Angleterre ou à Venise; Tickle semblés être échappé d'un drame de Shakespeare ou de Victor Hugo. mais... définissez-moi donc avec exactitude à quelle époque Man- l'red se trouvait près de la cascade et s'entretenait avec la Fée des Alpes ! Dites-moi. encore, si en apprenant que le spectre du père d'Hamlêt lui apparaît précisément sur la terrasse du château d'Elsenéur, l'on ajoute ou Ton n'ôle rien à l'histoire toujours la même des souffrances d'une âme minée par le doute. Et n'est-il pas indifférent que le Démon de Lermontow] plane au-dessus des sommets du

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Caucase, ou bien au-dessus de l'Espagne, comme l'auteur se proposait de le montrer dans son plan primitif?

Croyez-le, toutes ces exactitudes chronologiques et géo- graphiques sont nécessaires il s'agit d'une œuvre vraiment historique comme Jules César, Gœtz de Berli- chingen ou Boris Godounow) , mais dans Manfred, le Démon, A/do, ce qui nous importe, c'est l'âme humaine,

is ne voyons qu'elle, et si nous sommes profondément

émus, si l'idée de l'œuvre est haute et exprimée en un langage puissant et sonore, nous ne taisons plus alors attention si dans l'œuvre il y a des erreurs contre la réalité. Disons plus, une exactitude minutieuse, obligatoire dans un roman contemporain, ne ferait que nuire à la valeur éternelle et générale (Tune œuvre si poétique, l'amoindrir et la ternir. Revenons à A/do. Qui est-il, cet Aldo ? A quelle époque et à quel peuple appartient-il? A aucun. Ce n'est qu'un poète, ou, pour mieux dire, une âme poétique en lutte avec la réalité, un poète, qui non seulement cherche des rimes sonores, mais qui, de toute son âme, vit ses œuvres, et qui est poète non seulement dans ses écrits, mais aussi dans sa vie. Il ne peut reléguer derrière les murs de son cabinet sa sensiblité, son impressioimabilité sur tout incident intérieur ou extérieur, et il ne peut être un homme comme nous tous ; non, il ne vit pas comme nous, il ne mène pas cette vie terne etveule, pleine d'intérêts mesquins, il met dans sa Aie toute .son âme. On pourrait dire de lui ce que Musset disait en parlant de lui-même : « Mon esprit mobile et curieux tremble incessamment comme la boussole ». Son âme résonne à toutes les impressions de l'existence, il cherche dans la vie, ce qu'il cherche dans ses chants : la beauté de la forme et du fond, la constance, l'amour éternel et absolu. 11 ne sait pas vivre

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.-M ce monde e les pensées et les sentiments sont si pas- - _ ps >. il donne trop de son âme, il jette constamment des perles... et ne reçoit en réponse que des railleries, des conseils pratiques, des désillusions; il est incompris par ses amis Les \>\u> proches et qui l'aiment le plus. Nous ayons mentionné plus haut le splendide monologue à'Aldo finissant par les mots : « Mais le poète, c'est moi! Le cœur brûlant qui se répand en sers brûlants, je ne puis l'arra- cher de mes entrailles... Qu est-ce donc ow- la poésie? Croi/ez-vous que ce soit seulement l'art d'assembler des mots :' »

Ces lignes ne disent-elles j»;i> la même chose que ce que nous «lit Heine ' :

Uuil als icta ùber même Schmerzen geklagt, Da habt Ihr gegsehnt und nichts gesagt ; Doch als ieh siezieriich in Verse gebracht, Da habt Ihr rnir grosse Elogen gemacht !!...

Dans notre vie habituelle, ne voyons-nous point, à chaque pas, souffrir des gens qui,. semblerait-il, n'auraient (|ii laisser vivre; ils possèdent tout : tout autre, à leur place, serait content et heureux, et eux. il- aspirent toujours à quelque chose d'inconnu. Que veulent-ils? 11> se passion- nent pour des choses ou des personnes qui ne méritent ni leur"amour ni Leur admiration, se désenchantent, brûlent, usent en vain leur âme, souffrent et se tourmentent. Et pourquoi tout cela? Ce sont toujours des Aldo-Rimeurs, ils sont tous nés avec une âme poétique, et s'ils n'écrivent pas de vers, ce n'est qu'une dissemblance toute extérieure.

1 « El quand je me suis plaint de mes douleurs, vuii? avez l>ailié et vous ne m'avez rien dit : mais lorsque je les ai mises en juli? vers, vous m'ayez adressé de grands éloges... »

GEORGE SAND 143

Mais dans leur être brûle une flamme éternelle, ils vou- draient fuir la vie mesquine, ils courent après l'idéal et ils sont déchirés à belles dents par des gens qui ne savent même pas quel trésor ils foulent aux pieds. Et lorsque ce sont des poètes de vocation, c'est pire encore. Alors on leur adresse << tes plus grands éloges » pour Leurs sonnets; mais viennent-ils à se plaindre de leurs souffrances réelles, on rit, on hoche la tète, el on « ne leur dit rien ». C'est de l'histoire vieille comme le monde, mais toujours vraie. G'esi l'histoire triste et véridique des souffrances d'une nature artiste en lutte avec la réalité; elle est chère à tous ceux qui ont souffert tant soit peu les mêmes souffrances et qui peuvent les ressentir. El celui qui peut les dépeindre ainsi est un poète lui-même ; il comprend parfaitement un antre poêle, comme George Sand comprenait Musset. lorsque, en 1833, elle écrivait Aldo.

George Sand écrivit Gabriel au commencement de 183'.). à son retour de Majorque, pendant qu'elle s'était arrêtée ;'i Marseille avec Chopin, malade, d'où elle fil une course de quelques jours à Grênes. Déjà en 1837. la forêt de Fontainebleau lui avait rappelé son amour pour Musse! el -ou voyage à Venise, et c'est alors, comme nous l'avons dit. qu'elle écrivit un de ses conte-, vénitiens : La dernière Aidini. Gênes, la première ville italienne, où, en 1833, étaient arrivés les jeunes amants heureux, Gênes réveilla aussi en George Sand ses doux souvenirs de jeunesse, et revenue à Marseille, elle écrivit Gabriel.

Gabrielle est la petite-fille du vieux duc Jules de Bra- mante. Celui-ci avait deux fils : l'aîné lils docile, n'avait point d'héritier ; le cadet enfant prodigue , avait un fils nommé Astolphe. Le vieillard n'aurait jamais consenti que l'héritage passât à la branche cadette.

144 GEORGE SAN H

Une fille naquit à l'aîné; la mère mourut. Le vieux des- pote, d'accord avec son (ils. se résout à faire passer sa petite-fille pour un garçon. Dans ce but, il élève la fillette loin du monde, dans une solitude complète, en tète-à-tête avec un viril abbé, son gouverneur, qui l'élève non seule- ment en jeune Spartiate, mais tâche encore de lui inspirer le dégoût du sexe féminin. 11 atteint à de brillants résultats : Gabrielle galope à cheval, fait des armes et tire au pistolet comme un jeune seigneur; elle méprise le danger, dit franchement la vérité à tout le monde. Elle est hardie, courageuse, sincère, en un mot elle brille par toutes les qualités masculines. Mais quand arrive le jour son aïeul lui révèle son secret dont, tout naturellement, Gabrielle se doutait déjà), la jeune fille se révolte, et dans son indignation, elle accable son aïeul de reproches pour son hideux mensonge; elle quitte le château et se met à la rendu 'relie de son cousin, qui, tout comme son père, est joueur et libertin. Gabrielle veut réparer l'injustice de son aïeul. Elle trouve Astolphe dans un repaire de brigand-. elle le sauve d'un guet-apens. Les deux jeunes cousins se lient d'amitié, se logent dans la même maison, et il en résulte évidemment la découverte de la vérité et un amour passionné. L'aïeul et le gouverneur avaient rendu virils la volonté et le caractère de Gabrielle, mais n'avaient pas réussi à changer son cœur de femme. Obéissant à ce nou- veau sentiment, elle suit son bien-aimé clans la modeste demeure de sa mère. Mais d'une part, malgré tout l'amour qu'il porte à son amie, Astolphe ne peut se dégager (\r ses préjugés masculins, il est jaloux et méfiant. D'autre part, Gabrielle est trop indépendante, trop fière, elle ne connaît aucun de ces artifices féminins si utiles dans la Aie de chaque jour. Elle s'attire par l'inimitié de toute La

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famille de sun mari. Or, le vieux Jules craignant que son perfide mensonge ne se découvre, se résout, n'importe comment, à se rendre maître de Gabrielle, morte ou vive. La jalousie d'Astolphe vient en aide à son projet criminel,; un bravo tue Gabrielle au moment celle-ci, échappée à la tutelle de sa belle-mère, pense à en finir volontaire- ment avec la Aie, car elle ne croit plus au bonheur el se senti incapable de vivre, en un esclavage éternel, sans liberté et sans posséder la confiance de son mari.

Ce roman dialogué est tout palpitant de vie, l'action se déroule rapidement ; les caractères d'Astolphe et de Gabrielle sont vivement esquissés, et la lutte de cette âme honnête, ouverte et courageuse contre son entourage est tracée de main de maître. Le lecteur se pose axant tout cette question : Pourquoi Gabrielle a-t-elle péri ? Et l'auteur lui répond : C'est que tout ce qui est considéré comme vertu et inculqué à l'homme comme tel, porte malheur à la femme et lui rend la vie impossible. Tant que Gabrielle es! en habits d'homme, tout va bien; mais dés qu'elle

a revêtu la robe propre à son sexe, toutes ses qualités deviennent des défauts, comme si, pour les êtres humains de sexes différents, il dût y avoir deux codes de morale opposés. La question, le lecteur le voit, est très intéres- sante. Elle apparut, sans doute, à l'esprit de George Sand pendant le séjour qu'elle fit à Majorque avec Chopin, «•et artiste si aristocratiquement exigeant, si maladivement susceptible. Arrivée à Gênes et ressaisie par le souvenir de Musset, George Sand Ht revêtir à son thème la forme des pièces de ce poète, et il faut lui rendre justice, elle y atteint presque la perfection! Lu an après, en 1840, Bai- E&c,jtprès avoir lu cette pièce, disait à George Sand, dans nue lettre inédite encore, qu'il trouvait l'œuvre superbe et ii. 10

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lui conseillai! de 1 arrangée pour la scène. Xous partageons entièrement l'avis de Balzac et nous trouvons même qu'au- cune des pièces de George Sand, représentées avec succès, fût-ce même le Marquis de Villemer si préconisé, n'a, selon nous, ni cette force de vie, ni eette vivacité d'action ijue l'on trouve dans Gabriel. Et une fois encore, le ton, le coloris, les types, le dialogue, tout porte le cachet de l'influence indéniable de Musset. Et la beauté de la forme l'ait que cette oeuvre n'a aucunement vieilli.

.Nous ne dirons rien ici de Jacques dont nous avons déjà parlé plus haut, et dont nous parlerons encore plus l<>in. Leone Lenni. un des romans qui a eu le plus de succès en son temps auprès des contemporains, a maintenant beaucoup vieilli. George Sand avait, on le sait, l'intention de faire le pendant de Manon Lescaut, niai-, dans son roman, le rôle de la pécheresse tentatrice est attribué au viveur bymnisant, Leone Leoni, et celui de Desgrieux, périssant par amour pour Manon, à une jeune tille nommée Juliette. En son temps Leone Leoni . exerça une très grande influence sur jeunesse. Beaucoup de .-es lecteurs virent dans ce roman l'expression complète de cet amour sublime et plein d'abnégation, qui, après avoir foui»'' aux pieds les préjugés reçus et tout respect humain, après avoir tout sacrifié, fermé les yeux de la femme aimante sur toute- les faiblesses, les défauts, voire même sur le- vices et les crimes, l'oblige à suivre l'être aimé à l'autre bout du monde et à partager avec lui ses malheurs et son déshonneur.

C'est ainsi que Liszt, par exemple, comprenait Leone. roman qui joua dans sa vie un rôle funeste, car son apparition au moment même se décidait le -oit des amours de la comtesse d'Agoult pour le jeune pianiste, fit suivre, à ce qu'il parait, à cette tète exaltée, l'exemple de

GEORGE SAND 147

Juliette, lui lil partager l'exil volontaire du grand musicien el leur lil faire ainsi le premier pas décisif dans la voie malencontreuse ils s'engagèrent ensemble.

D'autre part, de nos jours, M. Henri Amie trouve que, comme Juliette vaincue par sa passion pour Leone, quitte pour lui un homme dévoué et aimant, et retombe au pou- voir de l'amour martyrisant, de même George Sand tout en comprenant combien Pagello l'aimait avec dévouement, ne put néanmoins résister à sa passion toute-puissante pour Musset, qui la ressaisi! à son retourà Paris. Voilà pourquoi on pourrait, selon M. Amie, parfaitement considérer la lettre d'adieu de Juliette à Bustamente comme la lettre qu'Au- rore Dudevant eût pu écrire à Pagello en aoùl 18:U. Cette remarque ne manque pas de justesse, et on peut, si l'on veut, considérer encore ce roman comme un « document psychologique». Dans l'analyse de la passion, George Sand atteinl également une grande perfectien, mais quant à la mise en scène, aux héros principaux, aux dialogues, tout cela es! tellement vieilli et vieillot, si peu naturel, que c'est un des romans de George Sand qu'on pourrait difficile- ment recommander aux lecteurs de nos jours.

Nous nous permettrons d'analyser également ici le Secré- taire intime, quoique écrit avant le voyage de Venise et quoique son action ne se passe pas précisément dans cette ville, mais bien dans la pairie fantastique de la reine Agan-* decca et d'Aldo le Rimeur. Toutefois la belle capitale delà princesse Quintilia Gavalcanti Monteregale, quoique érigée « dans le goût oriental »(!), doit, à ce qui paraît, se trouver en Italie, aux environs de Gênes et de Monaco, car c'est par Lyon el Avignon que s'y rend de Paris la belle Quintilia accompagnée par sa gentille soubrette Ginetta, par son page amoureux Galeotto et par son vieux secrétaire,

148 GEORGE S AND

L'abbé Scipione. C'esl aussi sur Le route d'Avignon qu'ils rencontrent le noble o jeune homme pauvre », Saint-Julien, qui devient par In suite le a secrétaire intime » de la sédui- sante princesse. Et pour séduisante elle l'es! bien, cette Quintilia aux cheveux noirs comme du jais, « les plus longs et les plus épais qu'ait jamais vus Saint-Julien » et (jui semblent être tout pareils à eeux qui ravissaient tant Musset. Sans compter que cette adorable capricieuse est de tous points une beauté, qu'elle est pétrie d'esprit, savante comme un professeur allemand, qu'elle lit le grec et le latin comme une patricienne de la Rénaissance, qu'elle peut à l'occasion panser une blessure et secourir un malade comme -i ce tût le vieux Deschartres qui le lui eût enseigné, mois rllr est encore, ainsi qu'une élève de Stéphane de Grand- sagne, tellement éprise d'histoire naturelle qu'elle donne un bal entomologique1 dans son féerique palais, bal <»ù toute la petite cour apparaît déguisée en papillons étb aux corsages de velours, en scarabées reluisants dans leurs justaucorps de satin, en mouches étincelantes de pierreries et en grillons verts du plus ridicule aspect. Nous nous tai- sons eu outre sur le fait que Quintilia se passionne pour l'art et la littérature, qu'elle prend à cœur toute- les graves ques- tions sociales, que dans la petite principauté gouvernée par sa blanche main règne la justice, et que « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » n'y est point abandon» sa misère. Mais, outre tout cela, l'adorable prince est encore originale à l'excès et excentrique outre mesure il est trop clair qu'elle fume, comme une petite émancipée qu'elle est ! . Elle est orgueilleuse de son indépendance et

' Cet épisode pittoresque fut avant l'apparition du roman u séparément dan- on recueil et lut acclamé ayee un grand enthousiasme par le public d'alors.

GEORGE SAND 149

de sa liberté, elle méprise L'opinion, se rit des raccmtars et des calomnies, exige que ses amis sachent l'aime» malgré Ions les bruits répandus sur son compte, tous les contes insipides forgés sur elle et les très réelles bizarreries de sa conduite Son calme, sa force et sa fermeté, Quintilia les puise dans son amour pour un certain Max Spark, comte allemand auquel elle est mystérieusement mariée, mais qui, en dérobant comme une relique son bonheur et son amour aux veux ot aux appréciations des hommes, veut empêcher que des considérations quelconques ou des intérêts mes- quins viennent se mêler à cet amour. C'est pour cela qu'il ne veut pas apparaître aux humains dans le rôle de « prince- consort ». orgueilleux de sou titre et de son bonheur. Il va sans dire que ce mariage seeret devient la cause de calomnies, de médisances et de turpitudes pour Quintilia, même de la part de Galeotto et de Saint-Julien qui tout connue les autres s'éprennent de leur adorable souve- raine. Il est clair aussi que tout s'arrange pour le mieux. La fable du conte, avec tousses déguisements^ tous ce> pavil- lons mystérieux, toutes ses apparitions, mystérieuses aussi, des mêmes personnages sous des noms différents, et tout cet enchevêtrement impossible, semble aux yeux du lecteur de 1N1M) bien extravagante et bien peu naturelle. Du reste. George Sand jugeait elle-même son roman très sévèrement el le fit à plusieurs reprises dans ses Lettres à Sainte-Beuve; ("est ainsi qu'elle lui écrit, par exemple, le 14 novembre iH'M. « Maintenant je viens vous demander, non plus une marque d'indulgence, mais une preuve d'amitié. C'est de lire le manuscrit de le Secrétaire intime, avant que l'im- pression en soit commencée. Donnez-moi votre avis tandis qu'il est temps encore de faire des corrections. Je ne pro- mets pas de me rendre aveuglément à toutes vos critiques :

i 50 i ; E < > I! G E S AN D

nous avons tous une partie de nous-même en jeu dans nos œuvres, et nous tenons souvent autant à nos défauts qu'à nos qualités; mais un lecteur éclairé voit mieux que nous, quand nous pendons bien ou mal nos idées les plus person- nelles, et nous empêche de donner une mauvaise tonne à nos sentiments. Je fais du reste fort peu de cas de ce que je vous envoie. Ce n'est ni un roman, ni un conte, c'est, je le crains, un pastiche d3Hoffmann et de moi. J'ai voulu m'égayer l'esprit, mais je ne suis si j'égayerai le publie. Je crois que l'ouvrage est beaucoup trop étendu pour la valeur du sujet, qui est frivole. J'en ov;iis d'abord Fui) une nou- velle; le besoin d'argent et je ne sais quelles dispositions facétieuses de mon espril m'ont fait barbouiller beaucoup plus de papier qu'il n'aurait fallu. Prenez toutes ces eh en considération, et, si vous trouvez le livre pitoyable, ne me découragez pas trop ».

Et le 27 novembre elle écrit encore à Sainte-Beuve : « Non, mon ami. vos critiques ne m'ont pas fâchée contre vous, mais bien contre moi qui les mérite... j'ai retranché toute la partie champêtre, et j'ai abordé tout de suite la Gavalcanti l'héroïne du roman, on s'en souvient) : de cette manière, le conte se passe tout entier dans ce monde de fantaisie je l'avais conduit si maladroitement. Vous avez raison d'aimer mieux les choses complète- ment réelles, moi, j'aime mieux le- fantastiques; mais je s;ùs que j'ai tort: aussi n'en ferais-je que peu, de temps en temps et pour m 'amuser. J'aurais bien fait, dans mes intérêts, de publier, après Lélia. un roman plus rapproché du genre de Walter Scott, mais cette Quintilia était avancée dans mon portefeuille, et le besoin d'argent ne m'a pas permis de l'y garder plus longtemps. La même raison m'empêche dechanger la manière générale du conte; pour

GEORGE SAN D loi

cela il faudrail le recommencer, et il n'en vaut d'ailleurs pas la peine. Lu seule pensée que j'y aie cherchée, c'est la confiance dans l'amour présentée comme une belle chose, ef la butorderie de l'opinion comme une chose injuste et bête. J'avais, comme vous l'avez très bien aperçu, com- meneé celte histoire de Saint-Julien dans d'autres vues, et les deux corps se joignaient fort mal. Je l'ai donc retiré pour en taire le commencement d'une historiette toute rus- tique, et j'ai mis dans la bouche de mon secrétaire intime, dans le courant de son séjour à Monteregale, un récit de sa jeunesse j'ai tâché de tracer son humeur crime manière qui s'harmonise mieux avec la suite. Je ne suis pas de votre avis sur deux choses : d'abord l'amour que Quin- tilia devait avoir, selon vous, pour lui; ensuite l'indulgence qu'elle devrait avoir à la fin. Je crois que dans l'un et L'autre cas ce serait altérer le caractère étourdi, mais probe et terme. que je veux donner à ma princesse. Seulement je profiterai encore de vos objections, qui sont bonnes par elles-mêmes: je me chargerai, moi conteur, ou bien quelqu'un de mes personnages, d'avouer au lecteur que la Cavalcanti n'est pas sans imprudence et sans tort. C'était bien mon idée, en la montrant et >i sage et si folle. »

On le voit, George Sand était mécontente de son œuvre; et voyait tous ses défauts, mais son roman lui tenait à cœur par la partie de son être qu'elle y avait mise, ce qui nous explique aussi pourquoi Balzac trouvait tant de res- semblance entre Quintilia et Aurore Dudevanl '. Et le trait personnel et intime que l'auteur avait mis dans ce roman, ce fut justement cette confiance dans f amour, ce bonheur

1 Voir la lettre de Balzac àMmc Hanska que nous citons dans le cha- pitre XIII.

lo2 GE0BGE sANI»

caché aux veux du monde, qui permet de supporter avec (•aime les médisances, les naines et l<-> calomnies, comme le faisait George Sand en l'automne de 1833, car sob amour pour Musset lui donnait une félicité sans nom. Ce fut aussi ee bonheur confiant qui lit du Secrétaire intimé comme laeontre-jpartie àeLélia la méfiante et la sceptique.

Nous nous demandons encore si la partie champêtre, enlevée au roman qui avait pour sujet la jeunesse si triste du héros et peignait ses méditations solitaires, après avoir été modifiée, ne servit pas ensuite pour André, roman que George Sand écrivit à Venise au cours de l'hiver et du printemps de 1834. André, quoique écrit dans cette ville, se passe enBerry, nous nous permettrons donc de l'analyser ai lie tus.

\jzsNouneiles vénitiennes propremenl dites furent écrites entre 1834 et 1838; ce sont : Mattea [1835), les Maîtres mosaïstes [1837 . la dernière Aldini (1837,. fiscoque 1838 , l'Oreo 1838 . La plupart commencent par un petit prologue : A Venise, sous la treille lisez à .\ohant, sur la terrasse . par un beau clair de lune et aux chants du rossignol, .-'est réunie une petite société d'amis; le poète Zorzi (c'est-à-dire George, prononcé à la vénitienne), l'abbé Panorio.le docteur Acroçéronius, le Turc Asseim-Zuzuf, la belle Beppa et Leho, chanteur d'opéra (tous cespersonna avaient déjà paru dans tes Lettres d'an voyageur, et, sons ces noms d'emprunt on doit reconnaître Musset, Pagello, sa sœurT la comtesse d'Agoult, Liszt, George Sand, etc.) On soupe gaîmenf, on chante, on fume, on savoure \i\ sieste, et, tour à tour, oh se raconte <\r> histoires intéres- santes, présentées par l'auteur à ses lecteurs. Ainsi, par exemple, l'abbé Panorio raconte, soi-disant, l'histoire dr-, Maîtres mosaïstes, écrite par George Sand à la prière de

CEOHGE SABEB 133

son petil Maurice, qui ayant beaucoup pleuré sur Paul et Virginie, avait demandé à sa mère d^écrire pour lui Une histoire il n'y eût pas d'amour1.». G'est ce que (il George Sand en écrivant une charmante nouvelle tirée de la vio «les artistes delà Renaissance, aucun des per- sonnages nu rien à faire ;i\ ec < ee vilain amour » qui déplai- sait tant au petit Maurice Dudevanl. Cette nouvelle peut parfaitement rire recommandée comme lecture à la jeunesse; elle est instructive et élégamm sot écrite, tant soit peu ennuyeuse pour nous autres lecteurs, niais on y respire un souffle vraiment artistique, et Ton sent que le graveur Calamatta, ami de George Sarid, à qui elle avait demandé des conseils lorsqu'elle écrivait ce livre, a lui commu- niquer beaucoup de choses sur la vie des artistes, et qu'il a servi lui-même de modèle à George Sand, pour peindre son maître ami de l'idéal2.

Le chanteur Lélio raconte l'histoire des deux Aldini, la mère et la fille, qui, l'une après l'autre, lui ont donné leur amour. La première s'est ('prise de l'humble gondolier, chantant à la poupe de sa gondole de simples chansons, et l'a pris eu son palais, pour lui faire cultiver sa voix admirable et son talent musical. Le jeune gondolier sut se

1 .M. Skalkovsky, dans .-un article sur George Sand (faisant partie de son livre : « Les femmes écrivains du xi.v siècle » (Saint-PétersboïH'g; 1SG.">. en russe) assure tout le contraire de la vérité, en disant que le petil Maurice avait été trop ému par la lecture des Maîtres Mosaïstes, « livre i> iu adapté à la lecture de cet enfant ».

- Voir la Correspondance, t. 11. p. 78-81. Sur la prière de George Sand, Luij:i Calamatta lui avait envoyé dos dessïnsel des descriptions des eos- tumes de la Renaissance. Elle lui écrit peu après : « Lisez dans le pro- chain numéro de la Revu;' tes Maîtres Mosaïstes. C'est peu de chose, mais j'ai pensé à vous en traçant le caractère de Valerio. J'ai pensé au^si à votre fraternité avec Mercuri. Enfin je crois que cette bluetl : réveillera en vous quelques-unes de nos sympathies de nos saintes illusions de jeunesse... »

1 54 GEORGE SAND

garder des séductions du luxe et même de celles de l'amour, et sauva par- là, la candide et faible Aldini prête à tout lui sacrifier. Devenu chanteur d'opéra et célèbre, Léliu fait connaissance avec la fille d'Aldini, cette petite Alezia, qu'il avait autrefois bercée, et qui est à présent une beauté altière se jouant ses adorateurs comme un chat avec les souris. C'est ce qu'elle essaie de faire avec Lélio, mais elle tombe' elle-même passionnément amoureuse <le lui. Pourtant, lorsqu'elle découvre que Lélio n'est autre que le petit chanteur que sa mère avait jadis aimé, et qui l'avait noblement fuie, soucieux de son bonheur et de sa tranquillité à elle, autant que de son art et de >;> liberté à lui. Alezia renonce à son amour, épouse son cousin, et Lélio retournée sa vie errante et libre et à son art adoré. Ce qu'il y a de mieux réussi dans ce roman, c'est le carac- tère delà jeune tille. Ce mélange de coquetterie et de fierté, de petites ruses et de grande droiture, de douceur fémi- nine et de hardiesse, font delajeuneAldini un des types de femme les plus sympathiques et les plus attachants de George Sand.

Mattea est un charmant et gai tableau de genre de la vie vénitienne. George Sand a essayé d'y peindre les types variés de la population cosmopolite de Venise, que l'écri- vain observait en fumant sa cigarette sur la place Saint- Mare, en compagnie de Musset ou de Pagello ou en par- courant, avec lui et avec ses amis, les îles de l'archipel vénitien. C'est écrit avec beaucoup d'humour et de finesse, et même, malgré son coloris romantique, c'est tout à fait réaliste, surtout dan- la peinture du caractère et delà \ ie de Mattea elle-même, qui sont dessinés d'après nature, une nature très connue de l'auteur. Voici par exemple le portrait de Mattea : « Elle était douée dune imagination

GEORGE S AND 1 5b

vive, facile à exalter, d'un cœur fier et généreux et d'une grande foire de caractère. Si ses facultés eussent été bien dirigées dans leur essor, Mattea eût été la plus heureuse enfant du monde, mais Mme Loredana (sa mère), avec son caractère violent, son humeur acre et querelleuse, son opi- niâtreté qui allait jusqu'à la tyrannie, avait sinon gâté, du moins irrité cette belle âme au point de la rendre orgueil- leuse, obstinée, et même un peu farouche. Il ;j avait bien en elle un certain reflet de caractère absolu de sa mère, mais adouci par la bonté et l amour de la justice... Une intelligence élevée quelle avait reçue de Dieu seul, et la lecture furtire de quelques romans pendant les heures destinées au sommeil, la rendaient très supérieure à ses parents, quoiqu'elle fût très ignorante et plus simple peut- être qu'une fille élevée dans notre civilisation moderne ne Test à l'âge de huit ans. Elevée rudement, quoique avec amour et sollicitude, réprimandée et même battue dans son enfance pour les plus légères inadvertances, Mattea avait conçu pour sa mère un sentiment de crainte, qui souvent touchait à [aversion. Altière et dévorée de rage en recevant ces corrections, elle s'était habituée êi les subir dans un sombre silence, refusant héroïquement de supplier son tyran, ou même de paraître sensible à ses outrages. La fureur de la mère «Hait doublée par cotte résistance... En grandissant, Mattea avait appelé la prudence au secours de son oppression, et pur frayeur, par aversion peut-être, elle .-'«'•tait habituée à une stricte obéissance et à une muette ponc- tualité dans sa lutte, mais la conviction «pii enchaîne les cœurs s'éloignait du sien chaque jour davantage... Ce qui la révoltait peut-être le plus et ajuste titre, c'était que sa mère, au milieu de son despotisme, «le ses violences et de ses injustices, se piquât d'une austère dévotion, et la con-

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traigoit aux plus étroites pratiques du bigotisme... Tout en aimant la vertu, tout en adorant le Christ et en dévorant n ses pieds chaque jour bien des larmes araères, la pauvre enfant avait osé. chose inouïe dans ce temps et dan- pays, se séparer intérieurement du dogme à L'égard de plusieurs points arbitraires. Elle s'était fait, sans beaucoup de réflexions et sans aucune controverse, une religion per- sonnelle pure , sincère, instructive..-. »

Isolée, ne trouvant d'appui en personne, pas même en sa marraine la duchesse Gica, aussi faible et aussi capri- cieuse que la vieille aïeule d'Aurore, tombée en enfance dans ses dernières années à laquelle cependant, elle ne ressem- blait nullement . Mattea, peu à peu, s'adonne aux idées les plus sombres, les plus mélancoliques, et rêve au bonheur de s'éloigner dans le désert, au charme d'une Aie solitaire au sein de la nature. On croirait lire des pages de l'Histoire de ma \'ie, et l'on est tenté de substituer aux noms de Lore- danaef de Mattea, les noms de Sophie-Antoinette et d'Au- rore. Les lignes l'auteur de Mattea raconte de quelle manière peu délicate et fort indiscrète le curé de l'héroïne l'avait traitée dans une de ses confessions elle eut le cou- rage de refuser l'absolution et de renoncer à la confession. ne rappellent pas moins l'incident bien connu du lecteur dans la Aie d'Aurore. La soudaine résolution même de Mattea de fuir l'atmosphère insupportable de la maison paternelle et sa lettre naïve à Aboul-Amet, qu'elle connaissait ;'i peine, et à qui elle demandait de la recueillir chez lui, réveille involontairement chez nous le souvenir de la résolution irréfléchie, subite, d'Aurore d'épouser Casimir Dudevant, qu'elle ne confia issait pas davantage, pour l'unique raison de se soustraire à la vie eommuneavec sa mère. ( l'est ainsi que dans cette charmante bluette, nous voyons ( ieorge

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Sand transporter dans un cadre vénitien et donnerune vive couleur locale à des sentiments personnellement vécus, à des impressions el des observations puisées dans sa propre vie.

Asseim-Zuzuf, Turc impassible, raconte impassiblement YUscoque, une histoire prétendue réelle, avant servi de thème à Byron pour écrire son Lara et son Corsaire. Zuzuf, à ce qu'il dit, avait connu Byron et lui axait raconté cette histoire, c'est-à-dire, en d'autres termes, que VUscoque est un essai de George Sand d'écrire un conte intéressant, les personnages seraient des héros à la Byron. Elle a par- faitement réussi; le conte est intéressant au plus haut point, même pour ceux des lecteurs d'aujourd'hui qui cherchent dans la littérature quelque chose de plus qu'une de ces tables attachantes et naïves qui faisaient les délices des lec- teurs de 1838. Les héros sont suffisamment byroniens, les héroïnes, comme tentes celles de Byron, ne se distinguent que par leur beauté et leur douceur. On y rencontre aussi le type préféré de Byron en la personne de la Turque \aain. déguisée en page, qui ne quitte point d'un pas son diabolique seigneur. C'est tout ce que nous pouvons dire de VUsc&que, en y joignant l'adage si rebattu des critiques français, lorsqu'ils n'ont rien de mieux à dire : « C'est merveilleux de style. » Nous n'entreprendrons pas d'ana- lyser la donnée générale, ni de raconter au long le sujet <\r ce roman1, sans contredit très bien écrit, mais qui pour nous est empreint d'un cachet par trop romantique. Dostoïewsky, qui avait lu YUscoque axant tous les autres

1 Mœe Louise Courvoisier a essayé de le faire dans une brochure con- sacrée à cette œuvre, qu'elle critique sévèrement au poinl île vue moral. « A Georr/e Sand, sur son roman intitulé i'Uscoque ■>, par Mmc Louise Courvoisier. Paris, Lemoine, 1839, in-8°, 56 pages.

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romans de George Sand, en fut charmé, comme il le fut. du reste, de tous les contes vénitiens; il y appréciait surtout les types déjeunes tilles, « fortes dans leur pureté et leur candeur ». Mais, malgré toute notre admiration pour le grand écrivain, nous ne pouvons faire 1»' sacrifice de notre opinion et placer YUscoque au nombre des « œuvres choisies » de George Sand. qui, il faut l'es- pérer, paraîtront un jour comme celles de Voltaire, de Rousseau et d'autres grands écrivains.

C'est dans ce recueil que devrait, par contre, entrer VOrco, histoire mystérieuse que la belle Beppa raconte à ses amis pendant une soirée tiède et orageuse. C'est une histoire triste et étrange où, « comme dans un songe, tout semble invraisemblable, à l'exception du sentiment qui l'a fait naître1 ». Tout dans ce roman est fantastique et fée- rique; mais le sentiment dont il est pénétré, sentiment d'amère indignation contre la domination autrichienne, la douleur de voir la décadence, l'humiliation et la soumission servile des Vénitiens, le regret cuisant de l'ancienne puis- sance de Venise. la belle endormie. voilà ce qui se fait sentir à chaque ligne de ce conte. Tout le récit est maintenu dans ce vague et mystérieux coloris qui ne se dément nulle part et qui ne permet pas au lecteur de définir qui fut cette inconnue mystérieuse périssant dans les flots en voulant faire périr avec elle le jeune officier autrichien Franz Lichtenstein. Était-ce bien cette Véni- tienne, « la plus belle de nos amies », comme l'appelle au commencement Beppa, ou est-ce la personnification de Venise, périssant, paire qu'elle avait lié amitié avec son ennemi, ouest-ce enfin tout simplement « l'Orco, le Trilln

1 Léon Tolstoï, Amm Karénine,

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vénitien, qui n'est dangereux que pour les oppresseurs e1 les tyrans ». comme le déclare Beppa dans la conclusion ? Cela nous laisse l'impression de quelque chose d'indécis, de vaguement charmant, comme baigné du crépuscule trans- parent des lagunes vénitiennes, et de profondément triste. < )n \ sent déjà le poète qui, vingt ans plus tard, saluera comme publiciste, la guerre pour l'indépendance de l'Italie. Dans sun poème fantastique et dans le bien sobre article de journal, le sentiment est le même : douleur et indignation rentre l'oppression d'un peuple jadis si grand; désir de le voir renaître à la liberté; joie à la vue de sa résurrection après un long sommeil ressemblant à la mort.

Les Lettres d'un Voyageur, Mâttea, tt'scoque. les Maîtres mosaïstes, COrco, la première partie de Co/isuelo, ions ces romans et nouvelles nous transportent non seule- ment dans l'atmosphère poétique de Venise, la reine endormie des mers, et nous dépeignent d'une manière admirable, son calme, son palais, ses églises, ses lagunes, ses verts canaux, son ciel serein, son air doux et pur, la vie grouillante de ses ruelles, sa population composite, la gaîté, la simplicité et le laisser-aller de ses habitants, la soumission bénigne et somnolente d'un peuple insouciant; mais il brille encore dans toutes ces oeuvres comme un reflet de la grandeur et de la gloire passées de cette reine de l'Adriatique, et nous ne connaissons aucun poète, après Byron, qui, comme George Sand, nous lasse ainsi par- tager ses regrets de la décadence de cette belle cité et savourer la poésie de son ancienne vie. C'est qu'à Venise, comme autrefois dans les Pyrénées, George Sand (''tait toute remuée parles moindres impressions,. De là, il résulte qu'à côté des exquises descriptions de son cher Berry, les plus belles peintures que l'on trouve dans son œuvre sont :

100 GEORGE SAND

les tableaux (U>* Pyrénées el les esquisses vénitiennes, fraîches comme des aquarelles. C'est que (Unis les Pyrénées, comme i'i Venise, George Sand ne regardai! pas les œuvres de Dieu avec les veux d'une indifférente, mais semblait les saluer avec l'ivresse d'une âme dont toutes les cordes vibraient.

CHAPITRE X

(1835)

Idéal stoïque. Sainte-Beuve. Michel de Bourges. Sixième Lettre d'un Voyageur. Liszt et Lamennais. Comtesse Marie d'Agoult. Septième Lettre d'un Voyageur et Lettres (Tua Bachelier es musique.

George Sand rappelle toujours à notre souvenir la petite

poésie allemande, que nous tuons tous apprise dans notre

enfonce :

Einc kleine Biene flog Emsig hin und lier und sog Siissigke.it aus allen Blumen l.

cl qui finit par les mots : Dock dus Gift lass icli darin2.

George Sancl comme \mv abeille infatigable, recueillait en effet sans relâche tout ce qu'il y avait de meilleur, de plus nécessaire, et de [dus approprié à sa nature, dans les différentes personnalités éminentes avec lesquelles le sort l'avait mise en relations, sachant rejeter tout ce qui, dans leurs idées ou leurs théories, ne lui convenait pas.

L'un des lieux communs que Ton rencontre presque sans exception chez tous les biographes ou dans tous les articles

1 Une petite abeille volait diligemment çà et là, recueillant le doux suc des fleurs.

1 « Mais le poison je l'y laisse. »

h. 11

162 GEORGE SAND

consacrés à George Sand, est d'affirmer que toutes ses idées et ses théories ne sont rien autre que l'écho d'outrés voix, la répétition des idées et des théories des person- nages sôus l'influence desquels l'écrivain se trouvait à telle époque de sa vie. Ceci a été exposé sur des tons très différents : par les uns. sous forme de reproche et de raillerie ; par d'antres, tels que Renan et M. d'Hausson- ville, sous forme d'éloge. Ces deux derniers font, un juste mérite à la grande romancière d'avoir su refléter les plus sublimes idées de notre siècle1.

Nous sommes complètement de cet avis, et nous avons déjà dit dons le premier chapitre de ce livre que du com- mencement à la lin de sa production littéraire, George Sand nous apparaît comme une brillante traductrice i]rs plus grandes idées de son temps. Laissant, pour le moment, ce l'ait de côté, nous nous arrêterons sur la question de savoir jusqu'à quel point ont raison ceux qui accusent George Sand ou la portent aux nues parce qu'elle a pré- conisé les idées d'autrui ; nous nous proposons dune d'exa-

1 Nous nous permettons de citer quelques fragments des pages de

Renan si profondément sentie? et si belles clans leur simplicité, pages dédiées à George Sand dans ses Feuilles détachées, et qui sont, selon notre opinion à nous, avec l'article de Dostoïevsky et le discours Victor Hugo, ce qu'il y a de mieux dans tout ce qui a été écrit sur George Sand. Touché de ce que les dernières pages de George Sand eus trait à lui, de ce qu'il avait été « le dernier à faire vibrer cette âme sonore, qui fut comme la harpe éolienne de notre temps ». Renan dit : « Elle eut le talent divin de donner à tout des ailes, de l'aire de l'ait avec Tidée qui pour d'autres restai! brute et sans forme... un instru- ment d'une sensibilité infinie était en elle; émue de tout ce i|ui était original et vrai, répondant par la richesse de snn être intérieur à toutes les impressions du dehors, elle transformait et rendait ce qui l'avait frappée en harmonies infinies. Elle donnait la vie aux aspira- tions de ceux qui sentirent, mais ne surent pas créer. Elle l'ut le poète inspiré qui revêtit d'un corps nos espérances, nos plaintes, nos fautes, nos gémissements. .Ce don admirable de tout comprendre et de tout exprimer était la source de sa bonté. C'est le trait des grandes âinr? d'être incapable de haïr. Elles voient le bien partoul et elles

GEORGE S AND 163

minci' >i en réalité aux diverses époques de sa vie elle était seulement l'écho d'autres voix, et si elle ne fui pas le chantre indépendant de la liberté de noire siècle.

D'après l'opinion communément reçue, George Sand traduisit les nouvelles doctrines de Leroux et d'autres, ;iinsi qu'Aaron répéta les enseignements du bègue Moïse. Elle n'aurait été que le porte-voix renforçant les appels à un idéal nouveau, parce qu'ils manquaient de sonorité ou d'éloquence. Mais pouvons-nous nous représenter un esprit intelligent et délicat ne résonnant pas au contael de la vie spirituelle de la société qui l'entoure, ne répondant pas à l'appel d'autres grandes à mes ? Un esprit qui, sous rm- lluence du choc des natures originales et bien caractéri- sées, et sous l'impulsion d'apôtres réformateurs el créa- teurs de nouvelles théories, d'idées hardies dans les sphères morales, scientifiques et artistiques, ne soit évoqué à la vie par les forces sommeillant au fond de son âme el encore privées de lumière ?

Nous ne connaissons aucun grand écrivain, compositeur ou peintre qui n'ait été dans sa jeunesse sous l'influence d'un célèbre prédécesseur. 11 suffît de se rappeler Le Péru- gin et Raphaël, Mozart et Bethoven, Gœthe el Byron, ou bien tous ceux qui, à leur tour, se son! trouvés ('mules

aiment le bien en tout... Sa vie, passée malgré les apparences dans uni- paix profonde, a été tout entière une recherche ardente des formes sous lesquelles il nous est permis d'admirer l'infini... .M"" sand tra- versa tous les rêves, elle sourit à tous, crut un moment à tous . jugement pratique put parfois s'égarer, mais comme artiste elle ne s'esl jamais trompée. Ses œuvres sont vraiment l'éc/to de notre siècle. On l'aimera... quand il ne sera plus, ce pauvre xixe siècle que nous calomnions, mais à qui il sera un jour beaucoup pardonné. George Sand alors ressuscitera et deviendra notre interprète. Le siècle n'a pas ressenti une blessure dont son roun- n'ait saigné, pas une maladie qui ne lui ait arraché des plaintes- harmonieuses. Se-, livres ont les promesses de l'immortalité, parce qu'ils seront à jamais le témoin de ce que nous avons désiré, pensé, senti, souffert... »

164 GEORGE SA>"D

de ce dernier : Pouchkine. Lermontow, Musset, Mickiewic/ et autres. Et de dos jours ne voyons-nous pas à chaque instant dos peintres et des musiciens se faire les adeptes des penseurs qui parlent à leur âme ou répondent à Leur nature, et ne font pour ainsi dire que répercuter leurs pensées? George Sand elle-même avoue franchement que bon nombre deses contemporains ont exercé sur eue une semblable, action et l'ont aidée à se faire une idée nette de la vie. En effet, dans beaucoup de ses œuvres ou peut tacitement suivre l'influence indéniable des grands esprits et quelquefois des esprits médiocres avec lesquels, elle fut pendant -a vie en contact OU en relation- plus ou moins amicales.

Mais il est hors (!«• doute aussi qu'elle ne s'est trouvée sous l'influence de ees esprits-4àTetnon sous une autre, que parce qu'elle avait, dan- son esprit et dan- sa nature, traits qui L'en rapprochaient et lui donnaient comme une sorte de parente} avec eux '. Ce qui nous intéresse particu- lièrement, c'est la suite du développement de ces idées,

le passage imperceptible mais 'graduel des i - aux

autres, que nous trouvons dans l'histoire de la vie intellec- tuelle deGeorse Sand. En écrivant Y Histoire de ma Vie. 11'' avait L'intention de non- raconter notamment L'histoire de son développement et de sa croissance intellectuelle.

1 M. Rocheblave, dans sa spirituelle préface aux Pages choisies de (ieorr/e Sand (Paris, 1894, Lévy), est tout a l'ait dans le vrai en faisant remarquer « |u<- ce rie son! pas tant le- idées de telle ou telle personne qu'elle prêchait dans ses œuvres, mais les idées générales de l'époque, qui planaient pour ainsi dire dans l'air. Puis ii ajoute : « <>n a parlé de la réceptivité à Sand, et avec raison. La faculté de s'assimiler

et île transformer, tenait chez elle du prodige. Recevoir vite et rendre dix pour un était pour eDe comme une fonction naturelle. Mais ou n'a pas assea pris garde qu'elle savait repousser aussi fortement qu'elle savait attirer. Boa cerveau, comme un vigoureux organisme, élimim l'abord tout ce qu'il ne peut convertir en nourriture, s

GEORGE SAXb 165

.Mais, entraînée par des motifs purement personnel- et aussi par ses souvenirs et par la peinture des caractères des per- sonnes qui l'entouraient, ce qui esl tout naturel pour un artiste, qui n'est pas un homme de science, George S;hkI a consacré trop de place et trop de temps au récil de ses jeunes années et n'a eu le temps de nous raconter en détail que l'histoire de son développement primitif. Elle ne consacre que peu de pages de la dernière partie de V His- toire de ma Vie à l'action exercée sur elle dans un âge pins mûr, par les idées des penseurs, des artiste- et des personnages politiques qui l'entouraient. Elle parle de tout eela brièvement, comme en courant, quoiqu'elle recon- naisse la réalité <\<- ces influences.

Ce qui nous trappe surtout chez George Sand, c'est la gradation certaine qui se l'ait remarquer dan- ces change- ments. Un dirait qu'en se liant spontanément d'amitié ou d'amour avec beaucoup de personnes éminentes de son époque, George Sand parcourait comme sciemment le cycle de son évolution spirituelle, se rapprochait comme avec préméditation des gens qui lui découvraient tour à loin- la vérité, faisant résonner les unes après les autres les sept cordes de la lyre, dont l'accord complet produit seul l'harmonie et l'unité de l'esprit humain et le rapproche autant que possible de la vérité absolue.

Après avoir acquisson indépendance personnelle, après avoir trouvé sa vocation et acquis la situation et la gloire d'un véritable écrivain, nous avons déjà montré dans quelle proportion y ont contribué de Sèze, Sandeau, de Latouche et Planche, George Sand vécut d'une vie non raisonnée et spontanée pendant un certain temps. Durant quatre ans, de 1831 jusqu'en 1835, ce l'ut une époque d'entraînements. Mais, même dans la période de

166 GEORGE SAND

ses égi ments, George Sand sut, comme la petite abeille, laissant Le poison dans les ealices de beaucoup (!<• fleurs du mal, faire une grande pixmsion de ch< s - belles et précieus< -

La liaison avec Musset exerça, comme nous l'avons vu, une influence directe sur ses écrits. Lr contact de cette nature finement artistique détermina surtout chez la roman- cière la tendance à une plus grande pureté de goût litté- raire et à une certaine critique de soi-même.

L'action de Sainte-Beuve fut beaucoup plus profonde «•! ii< se borna pas o seule littérature. Dans mie lettre écrite à Sainte-Beuve., le 27 janvier 18io. George Sand dit que malgré la divergence de leurs opinions, et quoiqu'elle n'ai-? màt pas ses amis, à lui, il lui serait toujours cher comme témoin de ses souffrances et de ses chagrins passés elle fait ici allusion au rôle de confident que celui-ci avait joué dînant son intimité avec Musset . Mais dans Y Histoire de ma Vie, elle appelle déjà ce même Sainte-Beuve « un de ses éducateurs et bienfaiteurs intellectuels1 ». et sur l'exemplaire qu'elle lui offrit de son roman Monsieur Syl- vestre, elle écrivit : A mon ami Sainte-Beuve, chère et précieuse lumière dans ma vie -. Et, en effet, le rôle que joua Saanie-Beuye dans la vie de la grande romancière, ainsi que nous l'avons déjà montré, commença bien avant et finit !'i<-ii après son roman avec Musset, el ce rôle fut bien plus important <|iie celui d'un confident bienveillant d'aveux el de lamentations amoureuses. Les conseils de Sainte-Beuve, ses reproches, ses encouragements el son

Il , de ma > xe, vol. IV . p. 267, -' Voir Étude sur les dédicaces el les ex-tlono, par M. Ali \i- Martin H.iur, 1877, in-8°), ainsi qne l'article Quelques dédicaces inconnues dans

/ '-. t . I. ]>. 15.

GEORGE SAND 16"

approbation rendirent plus d'une lois d'énormes services à George Sand dans la période de ses hésitations, de ses recherches orageuses de la vérité, de ses chutes <■! de ses entraînements. Sainte-Beuve se distinguait par une connais- sance profonde de la nature humaine, même de toutes ses bizarreries et de ses égarements; aussi George Sand appré- ciait-elle beaucoup cette connaissance, et mettait-elle à nu devant lui, sans aucune appréhension, ses plaies et ses blessures. Dans une des premières lettres écrite en avril 1833, en réponse à la proposition de lui faire faire la connaissance de Jouffroy, elle refuse, donnant pour raison que Jouffroy était une nature par trop vertueuse et «pièce n'était pas nu homme avec qui elle put s'entendre en aucun cas, el là-dessus, elle fait une caractéristique fort pitto- resque de Jouffroy, de Sainte-Beuve et d'elle-même :

« Je di.-> donc que M. Jouffroy doit être bon, candide. inexpérimenté pour un certain ordre d'idées j'ai vécu et creusé, <j\\ vous avez creusé aussi, quoique beaucoup moins axant que moi. Par exemple, je me suis dit : o Est-ce qu'il ne serait pas permis de manger de la chair « humaine '.' » Vous vous êtes dit : « Il y a peut-être des « gens qui se demandent si l'on petit manger de la chair <■ humaine. » Et M. Jouffroy se dit : « L'idée n'est jamais « venue à aucun homme de manger de la chair humaine. » Pourtant il y a (\r> peuplades entières qui en mangent et qui n'en sont peut-être pas plus mal avec Dieu pour cela. Moi, je ne m'estime pas, car après m'ètre adressé de sem- blables questions, je ne les ai pas résolues ei j'en suis res- tée là; M. Jouffroy n'ayant pas appris que ces questions existent, n'a pas grand mérite à les nier; mais vous qui, ayant songé à tout et peut-être goûté à des choses immondes comme font les chimistes, avez déclaré quela chair humaine

168 GEORGE S AND

est mauvaise et malsaine, et vous êtes décidé ;'i vivre d'ali- ments choisis, apparemment vous avez le discernement, c'est-à-dire, dans le sens moral, la lumière et la force... » Il en résulte que Sainte-Beuve était pour G ind

le sage conseiller qui pardonnait parce qu'il comprenait tout et qu'il l'attirait par ses vastes connaissances, par la flexi- bilité de son esprit, par l'absence d'idées préconçues et de parti pris. Dans la période du pessimisme et du plus sombre désespoir de George Sand, au moment elle écrivait Lélia. Sainte-Beuve, qui admirait dans cette œuvre la profondeur et la force des idées qui ne sont p;i> celle d'une femme1, tâchait, comme nous l'avons déjà «lit ch. vu de calmer l'âme révoltée de George Sand et de la réconcilier avec les lois divines et humaines. 11 prenait à cœur de lui apprendre à transférer 1<- centre de la gravitation de tous ses intérêts, à les transporter de la sphère de sa vie personnelle dans celle de l'action artistique, de la placer dans le travail lit- téraire et surtout de tendre à développer en elle l'esprit hu- main harmonieusement idéal, planant sur toutes les pas- sions et progressant toujours dans la voie du perfectionne- ment moral et intellectuel. Cet idéal et ces tendances étaient déjà bien dans l'âme d'Aurore Dudevant à l'époque de son séjour au couvent et ce n'est pas pour rien qu'elle donna constamment à Sainte-Beuve le titre de « directeur de cous- it cienee », et dit plus d'une fois qu'il y avait en lui quel- que chose du prêtre J.

Si son amour pour Alfred de Musset la sauva de la

1 Voir la remarquable lettre de Sainte-Beuve du 10 mars 1833, publiée dans l'otn _ M. de Spoelberch. 11 esl très curieux de comparer

cette lettre avec le fragmenl de l'article de Sainte-Beuve -ur Lélia, «lu

18 mai do la môme année, que nous avons donné >'ii note au chapitre vn.

i Voir entre autres sa lettre juillet ls

GEORGE SAND 169

misanthropie et du pessimisme qui l'avaient envahie, il fut en même temps un obstacle dans la voie de sou perfection- Dément, ne lui permit pas alors de se retrouver elle-même et arrêta un moment sou évolution morale qui avait com- mencé en 1832. Au mois de juin de 1833, quelques mois après l'orage qui l'avait brisée , elle écrivait à Sainte-Beuve dans la lettre dont nous avons reproduit le commencement à propos de Mérimée, et après le passage nous nous sommes arrêté : « Cette malheureuse et ridicule campagne ma fait faire un grand pas vers l'avenir de sérénité et de détachement que je me promets eu mes bons jours. J'ai senti queTamourne me convenait pas plus désormais que des roses sur un front de soixante ans, et depuis trois mois les trois premiers mois ma vie assu- rément — je n'en ai pas senti la pluslégère tentation. J'en suis donc là. J'espère, je me repose, j'écris, j'aime mes enfants, d je souffre peu. Je marche vers Vidée Trenmor sans trop divaguer. »

Ensuite elle lui explique la différence qu'il y a entre son influence à lui sur elle cl celle de Planche, et le supplie de ne pas l'abandonner au point de bifwcation elle se trouve : «■ Aidez-moi à retrouver ma route, car je Hotte incertaine encore souvent, cl je me demande si je ne me suis pas mise dans une fausse voie... Unies amis, un peu d'aide, un peu île pitié, je suis dans un passage dangereux, et quoique j'avance, je me heurte encore souvent. »

Mais quelques semaines à peine après ces lignes, la même plume qui les avait tracées et qui avait écrit qu'elle marchait vers l'idée Trenmor, sous-entendant parla l'idéal de servir l'humanité par le sacrifice de soi-même, celle plume, disons-nous, déclarait à Sainte-Beuve qu'elle aimait Musset cl qu'elle avait blasphémé Dieu et la nature en éeri-

1/0 GEORGE S AND

vaut Lélia. Aussitôt après, pleine de brillantes espé-« rances, George Sand entreprit d'abord l'excursion à Fon- tainebleau et ensuite elle partit pour l'Italie. Bientôt se déroulait la tragédie italienne avec son double renouvelle- ment parisien et a\ ec son épilogue émouvant ; Sainte-Beuve, qui avait cTabord conseillé à Musset de revoir sa maîtres ne pouvait cependant approuver la répétition des scènes « »rageuses de l'Italie, il faisait tous ses efforts pour empê- cher les entrevues des deux amants : George Sand en parle d'une manière assez mordante et irritée dans ses lettres et dans son journal envoyé à Musset '. On aurait pu croire que son amitié pour Sainte-Berne en fut ébranlée, et il semblait aussi que George Sand eût oublié à jamais recherches passées de la vérité et son intention de se taire une autre vie. Mais à peine eut-elle acheté, et bien chère- ment, sa liberté, que cette âme. lière et flexible comme l'acier, revint d'un coup, comme s'il n'y eût eu aucun intervalle ni empêchement, au même point qu'elle avait atteint avant sa liaison avec Musset. Et à peine établie à Xohant, elle envoyait déjà au mois de mars et d'avril à Sainte-Beuve les deux remarquables lettres publiées naguère par M. de Loméhie dont nous avons cité un frag- ment -. Se plaignant avant tout que Sainte-Beuve l'avait abandonnée au moment le plus pénible de sa vie, elle le

1 Elle éciïl dans son journal : « Ces! trop affreux ! Je ne peux pas croire cela '■ Je vais y aller! J'y vais ! Non! Crier, hurler, mai> il ne faut pas y aller. Sainte-Beuve ne veut pas... »

Et Sainte-Beuve lui-même écrivail à ce momenl sur une carte de visite, ii Musse! : < Je venais vous voir pour vous prier de ne plus voir ni recevoir la personne que j'ai vue ee matin r-i affligée. Je vous ai mal conseillé en voulant vous rapprocher, trop vite du moins. Ecri- vez-lui un mut. mais ne la voyez pas, cela vous ferait trop de mal à inu-le> deux. l'anL'iinez-ni'i! mon conseil à faux. »

-' Voir li. vu. p. 410.

GEORGE SAM) 171

supplie de lui venir en aide, d'être son guide el son directeur el elle ajoute : « Mais mon Dieu, que faire de noire force ? la mettre ? Quel emploi avez-vous trouve à la vôtre? Dites donc, dites dune vite! Vous n'êtes pas de ceux qui peux eut répondre : « Moi, je n'en ai pas ; je n'ai pas envie de courir, parce que je n'ai pas de pieds. ». Vous avez mis quelque part, dans quelque tabernacle sacré, dans quelque astre mystérieux, votre jeunesse, vos douleurs. « Est-ce donc de nouveau dans celle relie-ion chrétienne? Mais comment faire pour entrer dans ce temple ? Chaque fois que je passe devant la perte, je m'agenouille devant celte divine poésie, vue de loin; niais si j'approche je n'y vois plus ce que je croyais être exclusivement. Je vou- drais trouver mon Dieu tout entier dans sa majesté et dans sa gloire et me prosterner, et n'avoir pas d'autres êtres de mon espèce autour de moi peur me dire : « C'est lui », car alors j'en douterais.

« Ah ! que vous êtes heureux ! quel crime ai-je commis pour être condamnée au rôle du Juif-Errant ? Vous dites que \ous soutirez et que vous savez souffrir. Eh ! je le sais aussi bien que vous ! Je parie même que vos douleurs me seni- bleraient bien plus légères qu'à vous, si j'avais ce que vous avez pour vous en consoler, si je pouvais me recueillir une lois, un seul instant par jour et dire, en adorant quelque

chose : « Voilà ce dont je ne peux pas douter » Tenez,

il me vienl souvent dans l'idée i.et c'est une espèce de consolation que je me permets), que la cause pour laquelle les âmes passionnées subissent leur martyre esl une noble et sainte cause! Aimer, c'est de toul ce que nous connais- sons, ce qu'il y a encore de plus large et de pins enno- blissant. C'est qu'on trouve encore la volonté el le pour- voir de se sacrifier !... »

172 G F. ORGE S AND

Et le 4 avril, ilans sa réponse à la réponse de Sainte- Beuvé, elle soulève iie nouveau la même question et lui répète : <■< En résumé, j'arrive à une conclusion « j i n - moi seule suis en état île tirer sur moi-même, ces! < jut éclairs de mon front, ces flammes du génie, ces forces pas- sionnées de mon dme, toutes ces ardeurs et ces grandeurs que dans votre poésie... il vous plaît d'appeler ainsi, ne sont que L'abus coupable et le développement maladif d<- taines facultés que Dieu m'avait données pour un meilleur usage... Ah ! j'y vois clair à présent, soyez-en sûr, «•! c'est le châtiment de mes erreurs. Mais il ne me découragerait que si j'étais bien sûre d'être incorrigible et inguérissable. Or, voilà ce que je ne sais pas et ce que je suis bien i lue de savoir en mettant toute la force qui peut me rester à réparer le mal que je me suis fait; Si je ne le puis, je verrai à me brûler la cervelle plutôt que de recommencer la vie que j'ai eue depuis deux ou trois ans. Mais j'espère, non que je sente en moi «le grands éléments de succès, mais parce que le désir de réussir tait toujours espérer.

« Ne croyez donc pas que le balt .' qui se trouvait dans ma dernière lettre, entête, s'il m'en souvient, d'une réhabilita- tion de l'amour dans mes idées, signifiât autre chose que la volonté de respécterce sentiment comme mie belle et sainte chose, dont j'avais mal usé et dont on avait mal usé avec moi. Quant à la volonté de m'y rejeter par ennui ou par dépit, ne craignez pas que je l'aie. Loin de là. l'idée même d'un amour tel que vous le dépeignez m'apparait comme un rêve qui ne se réalisera pas pour moi, et que j'appliquerai toute mon énergieà ne point essayerde réaliser. Non, non. ni celui-là. ni l'autre. Ni l'amour tendre et durable, ni l'amour aveugle et violent. Croyez-vous que je puisse inspirer le premier et que je sois tentée d'éprouver le

GEORGE SAND 173

second '.' Tous deux sont beaux et précieux, mais je suis trop vieille pour tous les deux. C'est à cela que je n'ai plus pour moi) ni foi, ni espoir, ni désir. Je ne peux affirmer rien de durable dans nies dispositions en général, mais je sens celle-là bien profonde : ce côté de ma Aie est frappé d'une tristesse et d'une terreur qui ressemble à la mort, et <[ui l'est sans doute. Ce n'est donc pas de ce côté que se tournent mes regards et, s'ils y vont jamais, ce sera avec plus de crainte et de timidité que vous ne pouvez m'en recommander ! »>

Ensuite elle maudit les hommes et les livres qui par leurs sophismes l'avaient poussée vers Les jouissances et la recherche des sensations, et elle regrette le temps Franklin était son guide et son idéal l, ce qui a été déjà dit plus haut 2, el elle écrit :

« Je veux me résigner et attendre que la Providence m'envoie naturellement quelque moyen de l'aire du bien. Je ne sais encore s'il en est, car celui qu'on est con- venu d'appeler ainsi, et que nous pratiquons tous plus ou moins, ne me parait pas mériter un si beau nom. Mais non- verrou-! Ce à quoi ]<■ coudrai* apprendre à renoncer volontairement et de bonne grâce, c'est à ma satisfaction personnelle. C'est un grand et rude travail dont je ne sais pas le but, mais qui doit en avoir un. et qui, s'il ne produit pas le bien, ne saurait produire le mal. Je vous dirai, si j'y réussis, quels effets il produit en moi el si je me sens améliorée. Je voudrais donner à mes

1 A •■■fie même époque, elle répétai! ceci sur tous les tour- à son ami Rollinat dans les Lettres d'un voyageur, et surtout dans celle se trouve le portrait du juste, extrait d'un de ses cahier.- de jeunesse : elle y pleure amèrement ~"ii orgueilleuse confiance en elle-même qui l'a conduite a île -i cruelles chutes.

1 Voir th. iv. y. 189, et eh. vu, p. 410.

174 GEORGE SAND

enfants une vieille mère respectable. Si jeu y réussis pas, mon ami, soyez sur que je ne laisserai pas ma vie traîner à la leur comme un haillon \.. »

Cette lettre ne fut pas immédiatement envoyée, et le 14 avril. George Sand ajoute la très significative page suivante : « J'ai assez bien passé cette semaine et l'autre. J'ai relu Franklin, j'ai causé avec un vieux ami. qui est sage et heureux, et qui fait aussi ses délices du bonhomme Richard -. Et puis j'ai vu un grand ouragan d'hommes politiques, qui ne m'a pas donné envie fie faire une caval- cade dans ces idées-là, quoique ce soient de belles idées el des hommes beaux intellectuellement. Je suis contente du calme de mon esprit et du peu de part que je prends aux choses humaines, en ce qu'elles ont de personnel ;'i moi. Le besoin d'appui qui m'a obstinément tourmentée jus- qu'ici, se dissipe en présence des individus qui représentent ou qui prétendent représenter des théories. J'aime mieux attendre qu'une conviction quelconque me vienne, que de me la faire entrer dans le cerveau avec du vin de Champagne.

« Bonsoir, mon ami. je ne suis pas gaie, ni fière. J'espère un peu... Xe me dites pas que votre bonheur et votre vertu me feraient pitié si je voyais le fond de ce- grands secrets. Dites-moi tout le contraire, quand même vous devriez exagérer un peu. Ah ! si j'étais sûre que la vertu est ce <pie je l'ai rêvée autrefois, comme j'y retournerais vite ! Moi qui me sens tant de force dont je ne sais que l'aire !

1 Ces lignes >■! celles qui suivent répètenl donc presque dans les mèmse termes ce que, George Sand dit à Rollinut dans la quatrième Lettred'un voyageur par rapport aux causes qui la font songer au suicide.

'Cest-à-dire le célèbre Almanach du bonhomme Richard, l'œuvre la plus populaire de Benjamin Franklin, qui est comme le code de tous ses enseignements moraux et pratiques. On voit par une lettre médite do Jules Néraud, que M,c Sand avait lu également la Biographie de Franklin en plusieurs volumes.

GEORGE SAND 175

Mais retrouver ce désir, cette foi et cet espoir? Priez pour moi, si Dieu vous écoute, priez pour tous les hommes infortunés. »

Ou saisit toute la portée de cette lettre, si l'on observe que la sixième Lettre d'un voyageur, dont les divisions portent les dates des 11, 15, 18, 20, 22, 23, 26, et 29 avril et < [ 1 1 î lors de sa publication dans la Revue des Deux- Mondes portait le IV et suivait ainsi immédiate- ment les trois lettres à Musset et la Lettre d'un onde adressée à Rollinat, pleines d'échos du dramo de cœur qui venait de se passer, que cette sixième lettre est dédiée à Everard = Michel de Bourges. En effet, comme si le sort avait voulu mettre devant les yeux de coite femme travaillée par les passions et le doute, qu'il y avait uni' autre et meilleure manière d'appliquer son indomptable force individuelle qu'aux sentiments et aux péripéties de l'amour, le sort, en 1835, lui fit rencontrer, on ne peut plus à propos, trois personnalités, dont toute la vie et l'activité furent uniquement consacrées au service dune grande idée, c'étaient Michel, Liszt et Lamennais.

Ce fut précisément en Michel que George Sand trouva ce que* Sainte-Beuve n'avait pu lui donner. Celui-ci avait voulu la guérir de ses doutes et de ses entraînements, en lui enseignant à voir la vie avec un calme philosophique cl d'une manière objective, à savoir se recueillir en elle- même, à trouver dans la liberté idéale de V esprit le con- tentement moral que n'avaient pu lui donner les hommes, le bonheur qu'elle poursuivait en vain. Michel lui indiqua une autre voie qui convenait mieux à sa nature et à son âme ardente, c'était de chercher la satisfaction de toutes les. forces de son être dans la compassion envers le prochain et en se niellant au service de l'humanité. Et alors, au lieu

176 GEORGE SAM)

de Sainte-Beuve, cet homme d'un ealme tout hellénique, nous apercevons pour quelque temps dans le rôle de maître et de directeur de George Sand l'étrange figure d< démagogue typique de 1830.

Rappelons en quelques mots sa biographie. Michel de Bourges, fils d'un républicain tué en 1799, parles adver- saires de la Révolution, naquit ;i Aix en \~W. H suça presque avec le lait de sa mère ses convictions républicaines et il grandit dans cette atmosphère d'opinions extrême-. 11 tii d'abord ses études à Aix. ensuite sod droit à Paris. Devenu avocat, il se distingua par toute une série de bril- lantes plaidoiries dan- des procès politiques, pendant les années 182S-1839, enfin, il fut aussi l'un des défenseurs des accusés dans le procès monstre de 1835, lorsque le parti républicain profita des discours de ses meneurs, non pas tant pour justifier les inculpés dans les troubles de Lyon, que puni- prononcer toute une suite de proto-ion- de toi et de philippique- contre l'ordre existant. Nous ne raconte- rons pas l'histoire de ce procès, car tout lecteur est à même de retire les brillantes pages de Louis Blanc se rapportant à cet épisode1. Michel, dans cette affaire, fut un des per- sonnages les plus en vue. Une incroyable tore d'âme dans un corps chétif et malingre; un esprit tranchant et droit ; une vanité qui allait jusqu'à le rendre jaloux de son confrère Trélat, condamné à trois ans de prison pour lèbre Lettre aux accusés, tandis que lui, Michel, ne l'était qu'à un mois d'emprisonnement quoiqu'il attribue cette jalousie à des motifs plus élevés : une ambition qui le fit plus tard poursuivre la célébrité et presque renier ses convictions de jeunesse; enfin un talent oratoire hors ligne,

* Louis Blanc, Histoire des dix ans (1841-1844. 5 vol. in-8°.)

GEORGE SANIi 177

un don (1(> deviner les individualités les plus diverses, de taire vibrer à son gré son auditoire comme un instrument et de subjuguer les plus récalcitrants; ces facultés exceptionnelles avaient naturellement placé Michel à la tête du petit parti républicain du Bercy, et dans la suite elles tirent de lui un des meneurs du mouvement de 1830. A par- tir de 1831, il dirigea la Revue du Cher, et obtint, grâce àee petit recueil, une immense influence en province. Après 1837, il parut fatigué, renonça à la propagande des idées républicaines, devint député du Cher et de la Vienne, mais se montra inactif et faible; enfin, en 1839, il se lit beau- coup de tort par sa plaidoirie dans l'affaire d'un fonction- naire qui poursuivait en justice un journal, d'après la loi appelée « la loi Bourbeau ». Après 1837, Michel se préoc- cupa exclusivement de sa clientèle d'avocat, ne pensa plus qu'à s'enrichir, son étoile pâlit, et ou l'oublia si bien, qu'en 1848, personne ne le proposa pour être membre du gouver- nement provisoire. Il est vrai qu'il fut élu député en 184'.), se rangea dans l'opposition et vota pour le suffrage uni- versel, mais il était loin d'exercer la même fascination sur ses auditeurs que par le passé. En demandant que le droit d'employer la force armée pour sa propre défense, fut conféré au président, Michel contribua indirectement au coup d'Etat. Cet événement de 1851 l'accabla, il devint hypocondre et mourut de chagrin et de maladies en 1853, à Montpellier.

Nous ne raconterons pas ici l'histoire du procès d'avril de 1835, ni la part qu'y avait prise Michel ; nous ne répé- terons pas non plus le récit tant soit peu enjolivé de George Sand sur sa conversion opérée par Michel1, sur le pont

1 Histoire, vol. IV. ch. vu, vin et ix, p. 315-374.

il. 12

1 T 8 G F. (i R i ; E S A H D

des Saints-Pênes* .Xuiis avons déjà dil qu'il n'était pas besoin de convertir George Sand, car sa s-ympathie pour toutes les théories aoeiaio-altruistes et son penchant pour la démocratie axaient toujours es Pèalièé existé darife -on âme, et qu'il;- tétaient dévoilés assez clairement déjà loœ de 9a correspondance avec de Sèze. Si Michel lui avait ouvert les yeux, c'est seulement dans le sens qu'il L'avait intéressée à la lutte des partis politiques qui sévissait alor- en France, c'est qu'il l'avait turc/.' à voir ce qu'il y avait d'acceptable dans cette lutte, c'est qu'illui axait prouvé que tout homme sympathisant axer les idées chrétiennes et sociales devait s'intéresser au parti républicain. Jusqu'alors George Sand était restée indifférente à la politique. Dans toute- ses lellre>. tant publiée- qu'inédite-, à l'époque de sa vie conjugale comme dans la période de son indépendance, chaque fois qu'il s'agissait de politique, elle prenait un ton quelque peu méprisant, badin et moqueur1. Elle n réjouissait pas tant de la victoire remportée par le parti républicain aux élections de la Châtre, parti auquel appar- tenait son mari. Hippolvte. le vieux Duris-Duiresne. et - - nuire-, ami- du Berry, mai- elle riait surtout des manoeuvres avortées du partioppesé, en général de toutes les émotions-, de toutes le- péripéties des luttes de par- tis, parodiait le- discours politiques, les manifestes-, le ton de- article- de politique de- journaux. Il est vrai qu'elle tenait son mari au courant de.- débats parlementaires de Pari-, lui disail « qu'il m- s-'entendrait jamais- avec sabelle-

'■ V.ir les lettres publiées dane la Correspondance des 31 juillet, 7 -\<- tembre, 27 octobre, 2-2 novembre 1830, la lettre a M«« Saint-Agnan da* tée : i tin 'li-' septembre ou commencement d'octobre lSoO Encyclopédique, 1891,) el les lettres de 1831 a son mari enpartie inédité*, iartie publi< Cosmopolis de 1896 et daus le livre du vi-

comte de Spoelberch.

GEO RM-: SAM» 179

mène la baronne Dudevant . car elle est orléaniste » ; George Sand étail aussi inquiète pour ses amis restés à Paris pendant les journées de juillet 1X30, et pleurait les victimes, innocentes el coupables, de cette boucherie : mais lorsqu'elle en vient à pariée des meneurs de ee mou- vement), de leurs discours^ de leurs victoires et de leurs actes, son ton devient toujours Légèrement moqueur, et elle semble glisse» lâKtessus; on dirait qu'elle ne prend pas tout cela au sérieuK. Bien plus, elle fit la connaissance de Michel lui-même, non pas par un sentiment d'admiration à distance, semblable à celui que lui portaient beaucoup de ses amis du Beury, mais plutôt par curiosité moqueuse. Comme eet Athénien! qui s'ennuyait d'entendre appeler par bous Aristide « le juste », de même elle aussi était impor- tuner d'entendre Répéter sur des bons différente : « C'est ainsi que Michel pense... », « Michel l'a dit... », « Michel dit que... . et ainsi de suite*. Et elle se rendit à Bourg pour voie de ses propres yeux ce prophète nouvellement éclos et pou» avoir aussi le droit de répéter : « Michel dit pie... » 11 semble même qu'elle s'imaginait qu'elle souri- rait à L'aspect do ee g»and enthousiaste, comme on peut le conclure des dernières lignes do la sixième Lettre <£zm vo'ja<j<'ur : « ... soit béni de m'avoir forcé de regarder saris l'ire la face d'un grand enthousiaste. » Mais l'occasion de rire ne lui fut pas donnée;

Dès 1833, George Sand avait fait la connaissance d'Adolphe Guéroult '. adepte de Saint-Simon et collabora- teur du iihibc. lequel, comme les autres suint-simouielis. avaient vu dans les premiers romans de l'écrivain l'incarna-

1 Adulpli.' GiutouU, Homme politique; journaliste et économiste, iuujuit en 1810 à Radepont, el mourut à Vichy en ISTi. Il collabora au Globe, au Temps, au Journal des Débats, à la Republitjue, a la Pz-esse et

180 GEORGR SAND-

tion des idées que prêchait leur parti sur l'émancipation de la femme : il s'était fait pour cette raison, dès le commen- cement, champion et défenseur actif des œuvres du jeune auteur. Au dire de Maxime Ducamp l, Guéroult fut aussi celui qui se présenta chez George Sand au nom de toute la « famille » avec la proposition d'accepter le rôle de la Mère. George Sand refusa certes, mais après avoir écrit Lélia. elle s'adressa spontanément à Guéroult, lui deman- dant aide et soutien pour son nouveau-né. A partir de ce moment ses relations avec lui devinrent de plus en plus amicales, George Sand s'attacha et s'intéressa davantage à la doctrine de Saint-Simon, ne s'en moqua plus comme en 1831 . et en lN:Ui. ou 1S37. comme nous l'avons vu. assista même à une de leurs séances. Dans la doctrine de Saint-Simon il y avait beaucoup de points communs avec les croyances d'Aurore Dudevant, et aussi en attendait-elle, dans l'avenir, beaucoup de bien, sans toutefois en espérer quelque chose de décisif et de définitif, devant amener le paradis sur la terre. Elle n'était point non plus con- vaincue de l'utilité du célèbre voyage des saint-simo- niens en Orient, en vue de recevoir de nouvelles révélations, mais elle se réjouissait beaucoup à la pensée que son nouvel ami étendrait son horizon, verrait de nouveaux pays, et pourrait par conséquent travailler, grâce à ses connaissances plus étendues, au profit de

fonda Y Opinion nationale. Il fut chargé de plusieurs missions diploma- tiques en Espagne, fut consul au Mexique, à Jassy, entra au Crédit mobilier, grâce à ses relations d*antan avec les saints-simoniens, fut d'abord un adversaire de l'Empire, lit ensuite la paix avec lui et devinl partisan de la « démocratie césarienne ».

4 Maxime Ducamp. Souvenirs littéraires. Deuxième partie. (Revue des Deux-Mondes. 15 mai 1882), p. 247.

1 Voir la lettre à SOI] mari, de février 1831 (Cosmopolis. février I897i.

GEORGE SAND 181

l'humanité future. Quand, vers 183o, apparut la discorde radicale entre les saint -simoniens et les républicains, George Sand suivit avec intérêt les explications que Gué- ri mit lui donnait à ce sujet, s'entretenant avec lui de vive voix et par écrit, mais en même temps elle ne permettait pas qu'il s'immisçât trop et d'une manière indiscrète dans sa vie privée. Ainsi, par exemple, elle arrêtait sèchement Guéroult chaque fois qu'il commençait à parler de ses vêtements d'homme ou essayait de lui faire un brin de cour1. Et après l'avoir bien sermonné, George Sand lui écrivait au printemps de l'année 1835 2 : « Le seul incon- vénient que je voie à cette détermination (le départ pour l'Orient), c'est qu'un séjour nouveau avec des chefs saint- simoniens augmentera en vous le sentiment de fanatisme pour des hommes et des noms propres. Je n'aime pas ce sentiment, je le trouve petit, ravalant et niais. Je l'éprouve souvent, et il ny a pas vingt-qaalre heures que j'ai eu une forte lutte à soutenir contre moi-même pour m'en défendre, en présence dun homme politique cl un très (//■and aspect .

« Je ne me suis enrôlée sous le drapeau d'aucun meneur, et, tout en conservant estime, respect et admiration pour huis (eux qui professent noblement une religion, je reste convaincue qu'il n'y a pas sous le ciel d'homme qui mérite qu'on plie le genou devant lui... J'ai causé avec les saint- simoniens , avec les carlistes, avec Lamennais, avec Coëssin, avec le juste-milieu, et hier avec Robespierre en personne. J'ai trouvé chez tous ces hommes de grandes

1 Voir la Correspondance, t. I, p. 293-297.

'Cette lettre datée.dans la Correspondance, t. I,p. 353-358, de mars 1836 se rapporte en réalité au moment George Sand lit la connaissance de Michel de Bourges, c'est plutôt « avril 1835 » qu'il faudrait y mettre.

182 ..EoRUF. SAX1>

dosée fte vertu, de probité, dmtemgence fi de raison., et

celui cm m'a le plus agitée, c'est celui dont je hais lepkus tes idées et dont j 'admire le phts F individualité. C'est le dernier. ce qm ■prouve qu'il est facile d'égareriles hommes et ffîabuser dr- don- de Dieu ; mais je fais serment âevwti lui. que si l' e.rtrème gauche vient à régner, ma tête g passera comme bien d'autres, car je dirai mon mut.

« Ce que je voie au milieu de «ces .divergences <: rénovâtri-----. ë'-est un gaspilfege de sentiments générera et de pensées élevées.; c'est une tendance à l'amélioration do. une impossibilité de produire pour le momerit, tante de tète. ;'i ce grand corps aux cent bras, qui se dédhàre lui-même, ne sachant à quoi s'attaquer. Ce conflit ce t'ait encore que bruit et poussière. Nous ne sommes pas dans l'ère il «-«instruira des sociétés et les peuplera d'hommes perfectionné.-... »

« ... Je voudrai- voir un bommedantelligenceet (lecteur chercher partout la vérité et l'arracher par morceau* à chacun fie ceux tpii l'ont dépecée et partagée entre buk,. .le voudrais le voir passer par toutes les sectes pour des D«tt- naitrc et les 'juger. Se voudrais, qu'au lieu de le mépriser et de le railler pour -.a mobilité, les hommes réGOiitasseirt comme le plu- éclaire et leplu>/élé des prertres de l'a \ cuir... Sou\ onez-vou- de ce que je vous dis : un jour vous ne croirez plus à aucune aeCte peligieuse, à aucun parti politique, à aucun système social. Vous ne verrez pour les hommes qu'une possibilité d'amélioration soumise à mille viei-sifu- dc-... .l'ai regret ô ces trésors de \ertu ei de courage -qui - isolent les uns des autres, et si je pouvais réussir à fondre ensemble le produit de cinq paires de bras, je croirais avoir ' fait pour ma part, eu égard à la force des miens... »

Comme non- le voyons, la première impression «que lui

I.F. ORtIF. SAM) J83

avaient faite les discours de Michel avait été très défavo- Bable <•! la correspondante de'GuéPouH esl t < mt à fail hostile à tuiil esprit de parti. L'in-ftuenoe de Sakiie-iBauve seiait encore bien sentir dans son scepticisme sur l;i possibi- lité de la soudaine régénération de L'humanité ei dans un cci-fiiin éclectisme.

Dans une lettre inédite à Gustave J'apel, QeosEg-e Sand

souligne encore le fait de Sa complète indifférence pour les

opinions arrêtées des partis.

Nohant, le 14 avril 1835.

« J*avai- prié Buteil de t'écrire l'an ire juin-. peerae que je par- lai- pour BouEgee et j'avais à te prier de nie rendre un petit ser- vice en toute hâte.

J'ai lait connaissance avec Michel qui m'a promis file me faire guillotiner à La première occasion, lorsque la République serait arrivée. Juge ae qu'il fera (le toi ! s'il nae guillotine, nii.i. qui suis en fait d'apinion, de la force d'Odry dans la conversation ! Nous irons ensenfble a fi place de Grève ei uous ferons des calembours

en elieuiill. ))

A Hippolvle Chàtiron : le 17 nvril : « [T'ai fail connais- sance avec Michel, qui me parall un gaillard sdKdemeril fcrempë pour faire un tribun du peuple. S'il y a un boule- versement, je pense que- cet "homme fera beaucoup de bruit. »

Pendant ce temps-là, Michel, ([ui venait de lire Ij'lia et

qui en était taqtié *., fui très frappé eu apprenant que Fou- leur étail une femme el brûla aussitôl du désir ardenl de soumettre cette nature originale et forte et d'en faire son adepte. Immédiatement aprèslé déparUde Geocge Sand de Bourges, il lui envoya à Nohani une longue lettre. La cor- respondance commença. Quand Michel partit pour Farcis,

1 Histoire de ma Vie, t. IV. p. 319.

184 GEORGE SAND

George Sand et ses amis l'y .suivirent et les nouvelles con- naissances se virent tous 1rs jours dans le petit logement du quai Malaquais. Tantôt, ils assistaient aux plaidoiries de Michel au Palais de Justice, tantôt ils raccompagnaient à travers Paris dans ses promenades. On discutait, ou bien Michel pérorait, attaquait l'ordre existant, tandis que tous les autres l'écoutaient avec vénération. George Sand. pour ne pas trop attirer l'attention au milieu de cette bruyante compagnie, reprit ses habits d'homme, et ce costume lui permit de pénétrer, sans obstacle, 1«' 20 mai, dans la salir d'audience du Luxembourg1. Elle fait delà façon suivante, dans Y Histoire de ma Vie2, le récit de ces journées : « Depuis quelques jours que nous nous étions retrouvés à Paris, lui et moi, toute ma vie avait changé de lace. Je ne sais si l'agitation qui régnait dans l'air que nous respirions tous aurait beaucoup pénétré sans lui dans ma mansarde; niais avec lui, elle y était entrée à flots. Il m'avait présenté son ami intime. (ïhvrd de Xevers . et les autres défenseurs des accusés d'avril choisis dans les provinces voisines de la nôtre. l*n autre de ses amis, Degeorges d'Arras), qui devint aussi le mien. Planet, Emmanuel Aràsro et deux ou trois autres amis communs complétaient l'école. Dans la journée, je recevais mes autres amis. Peu d'entre eux con- naissaient Everard ; tous ne partageaient pas ses idées; mais ces heures étaient encore agitées par la discussion des

1 Dans le VII des Lettre* d'un voyageur adressé à Li>/t. G-eorge Sand décrit d'une manière humoristique cet épisode: « Vous souvenez-vous d'Everard... et de mon frère Emmanuel Arago) qui me cachait dans une des vastes poches de sa redingote pour entrer à la Chambre des Pairs et qui, en rentrant chez mui, me posait sur le piano en rous disant : « Une autre luir- vous mettrez mon cher frère dans un cornet de papier, afin qu'il ae dérange \>;\~ sa chevelure... » [Lettres d'un voya- geur, p. 228-230, édition Lévy.)

-' Histoire de ma Vie, t. IV. p. 334.

GEORGE S AND 18b

choses du dehors, et il n'y avait guère moyen de ne pas s'oublier soi-même, absolument, dans cet accès de fièvre que les événements donnaient à tout le monde... »

Parmi les membres de cette « école » qui s'était formée en 1835 autour de Michel, il faut surtout nommer Charles Didier'. George Sand lui consacre bon nombre de pages dans Y Histoire de ma Vie et lui a adressé la sixième Lettre d'un Voyageur (n° 10 des Lettres d'un voyageur en vo- lume. — Dans toutes les éditions ultérieures de ces Lettres, le nom de Didier est remplacé par le pseudonyme de « Herbert », et seules les éditions parues avant 1X42 portent en tête de la lettre 10 les mots : A Charles Didier.) Or, le logement de Didier, 6\ rue du Regard, servit cidre 1835 et 1(S:}~ de lieu de réunion à tous les amis de Michel et de George Sand, qui, lors de ses arrivées à Paris, des- cendait parfois chez Didier et s'y faisait adresser sa cor- respondance.

Pourtant on remarque encore dans les lettres de George Sand une légère ironie fine, une note méprisante à l'adresse des politiciens. Le 23 mai, elle écrivait h Duteil (lettre inédite dont la première partie se rapporte à Dudevant) : « Tu sois mieux que moi en est le procès. Mon dévoue- ment pour Michel n'a pas pu encore aller jusqu'à lire les journaux. Mais je le vois tous les jours, ce qui revient au même. Son cœur est aussi affectueux que sa conduite est forte et noble.

1 Charles Didier, écrivain français et collaborateur de la Revue des Deux-Mondes, naquit à Genève en 1805, et mourut à Paris en 1864. Outre la susdite revue, il collabora encore au National, au Monde de Lamennais, etc. Il avait beaucoup voyagé, rempli des missions diplo- matiques (entre autres en Pologne). Vers la fin de sa vie il perdit la \ ue. Ses écrits ont pour la plupart parus d'abord dans la Revue des Deux- Mondes, Ses œuvres les plus connues sont : Rome souterraine et les Lettres sur l'Espagne.

186 '.Ei">IU; F. SAM»

«Je regrette pour toi les beaux jours que nous aurions

passés avec lui. Bidault. ( jirerd.Lasnier. etc. J'ai dîné l'autre

jour avec Lamennais, Barrot, BaManche, Nourrit, etc..

dheztLisd,. Je déjeune lundi chez Michel avec Lamennais.

Cette fusion de principes entre des hommes naguëi

opposés et si divers de professions et d'intelligence, est un

t'ait curieux et qui ne se représentera sans doute plus.

*. Dan- quelques jours non- serons tous divisés. Chacun

retournera che* sni. et je m'en vais en Suisse. » # Dans Y Histoire de ma Vie nous trouvons des pages qui nous dépeignent ces mêmes réunions de personnes, en apparence si disparates. George Sand y confirme que '•'•■lait précisément Michel qui l'avait int- i\ diffé-

rents partis politiques, alors que l'intérêt qu'elle portait aux questions sociales était depuis longtemps. « J'avais passé le mois précédent c'est-à-dire avril à lire- Everard et à lui écrire. Je l'avais revu dans cet intervalle, je l'avais pressé fle questions et, peur mieux mettre à profil le peu de temps aous avions, je n'avais plus rien dis- cuté. J'avais tàelié de construire en moi l'édifice cl croyance, atin Se wwr si jr pouvais me l'assimiler avec fruit, ('«invertie au sentiment républicain et aux idées nouvelles, an sait maintenant du reste que je l'éliu-d'avance. J'avais gagne à entendre cet homme véritablement inspiré en certain- moments, de ressentir de vives émotions, que la politique ne m'avait jamais semblé pouvoir me donner. J'avais toujours pensé froidement aux choses de fait ; j'avais regarde couler autour fle moi, comme un fleuve lourd et Iroiilde. les mille accidents de IHiistoire générale eoiiteinporaine. et j'axai- dit : Je nr boirai pas cette eau. Il est probable que j'eusse continue'' à ne pas vouloir mêler ma vie inférieure à l'agitation de ces flots an

CF. IHIIIF. SAM) 187

Sainte-Beuve qui m'influençait encore un peu à cette époque, par ses adroites railleries et ses raisonnables aver- tissements, regardait les choses posifj\ les en amateur et en critique. Ln critique dans sa boudhe avait de grandes séductions pour la partie la plus raisonneuse et la plus tranquille de l'esprit. Il Baillait agréablement cette fusion subite qui s'opérait entre les esprits les plus divers \eims de tous les peints de l'horizon, et qui se mêlaient, disait-il, comme tons les cercles du Dfeaite écrasés subitement en un seul.

« Dn dîner Liszt avait Réuni M. Lamennais, M. Bal- ïandhe, le chanteur Nourrit et moi, lui paraissait La èhoee ln pins fantastique qui se pntt imaginer. 11 me demanôait ce <pii avait pu être dit entre ses cinq personnes. Je lui {répondais que je n'en savais oien, que M. Lamennais avait causer awee M. Bananche, Liszt an*ee Nourrit, et moi avec le ébat de la maison. »

Par cette plaisanterie charmante, George Sand évitait do faire une réponse directe à la question de Sainte-Beuve, ne voulant pus avouer, semble-t-il, que, contrairement à habitudes, à ee moment elle prenait une part aetive aux polémiques et aux conversations. Selon toute proba- bilité, Michel, cette fois comme toujours, voulut profiter de l'occasion pour l'endoctriner.; et quant à elle, non seule- ment elle I'écoutaît, mais elle lui répliquait. 11 est fle fait que la nouvelle connaissance de Michel ('tait loin d'être aussitôt devenue pour lui une élève docile. Il est vrai qu'elle s'était d'emblée sentie pénétrée d'un profond res- pect fout filial et d'une admiration de disciple envers la personne de ce démagogue de grand talent. Quand il toiriba malade, elle alla le voir tous les jours, insista pour qu'on lui envoyai un docteur, le soigna comme une sœur de

188 GEORGE SAND

charité l'eut l'ail d. Néanmoins la propagande de Michel, ses idées, ses opinions extrêmes étaient loin d'avoir trouvé en elle un auditeur docile. Et si l'histoire de ses rapports personnels avec Michel se présente à uos yeux comme l'heureuse apparition d'un juste et d'un prophète depuis longtemps attendu, d'un inconnu déjà parent par l'esprit, devant lequel les portes doivent s'ouvrir toutes grandes, qu'on voudrait recevoir à bras ouverts et qui devient en un court espace de temps un ami, un frère, un maître, et même plus encore. alors l'histoire de la prétendue conversion de George Sand apparaît comme la défense opiniâtre d'elle-même contre l'ennemi menaçant sa liberté individuelle, qui lui était si précieuse. C'était un ennemi sans quartier, détruisant sur son passage, en vrai vandale, tout ce qui est cher à l'artiste, tout ce qui est une conquête de l'esprit humain, choses non moins belles et non moins nécessaires que les idées d'égalité, de fraternité et de liberté, pour lesquelles guerroyait seulement le terrible tribun. Alors que toutes les lettres de George Sand des

1 On a omis dans la Correspondance de George Sand tous les pass se rapportanl à Michel. G'esl ainsi qu'à la page 20 du lome II on devrait lire (nous mettons en italiques les passages tronqués Je suis maintenant avec mes. enfants dans la chère Vallée .Nuire. Michel est en prison à Bourges. J'ai vu M»* Liszt la veille de mon dépari de Paris el je l'ai embrassée pour son Gis el pour moi. Je n'ai plus vu personne de nos connaissances. Occupée à soigner le vieux républicain plus malade que jamais, je n'étais presque jamais chez moi . J'ai vu une fois Emma- nuel, qui m'a chargée de le rappeler à votre amitié, et qui m'a ques- tionnée avec intérêt sur votre compte. On «lit que notre cousin Heine s'est pétrifié en contemplation aux pieds de la princesse Belgiojoso.

Sosthènes (de la Rochefoucauld, ami de Liszt el de G 'ge Sand) est

mort ou il s'esl reconnu dans un passage de la lettre imprimée, car je ne l'ai pas revu depuis ce temps-là. Moi, je me porte bien, je suis bêtè comme une oie ou comme Sosthènes. J>' dors douze heures, je ne fais lien ilu tout... ■• etc., ainsi qu'il esl imprimé. (Lettre du 1S août 1830 à Franz Liszt.)

Dans ['Histoire de //<</ Vie, George Sand raconte aussi qu'elle avail soigné le vieux républicain une année auparavant, en 1 835 .

GEORGE S AND 189

années 1835-1837 adressées à ses parents et omis sont rem- plies d'expressions enthousiastes , qu'elle y parle de Michel comme d'une grande Ame, comme d'un prophète vénéré et réellement aimé et qu'elle le soigne avec une tendresse filiale, sa célèbre Lettre à Éverard, présente les choses tout autrement, surtout lorsqu'on l'analyse à titre de docu- ment psychologique et littéraire. Pour nous, qui sommes éloignés de. cette époque par plus d'un demi-siècle, nous éprouvons à la lecture de cette lettre une tout outre impression que celle que ressentaient les contemporains et que continuent de partager la plupart des critiques et des biographes. Selon nous, ce n'est nullement le credo i\v> idées de Michel, mais au contraire, c'est l'expression d'une lutte opiniâtre et la résistance au nom de l'individua- lité artistique contre les prédications despotiques et intolé- rantes de Michel. On dirait que nous assistons à un dia- logue dont nous n'entendons que les réponses de George Sand. réponses qui sont pour la plupart une protestation, mais ces réponses suffisent pleinement pour pouvoir juger ce que Michel disait et affirmait de son côté. En comparant li - pages consacrées à Michel dans Y Histoire de ma Vie, avec la Lettre à Éverard et les lettres particulières, tant imprimées qu'inédites de George Sand, nous voyons qu'elle était tout simplement charmée par la personnalité de Michel, par cette ardeur perpétuelle, par ce dévoue- ment absolu et désintéressé mis au service d'une idée, par celte force d'âme et par cette existence d'où il avait rejeté tout ce qui (Hait égoïste et personnel.

Mais, au premier abord, les opinions de Michel l'avaient effrayéee et lui avaient été profondément antipathiques. Non seulement George Sand ('tait trop artiste de nature, trop individuelle, trop amie de la liberté ef trop au-dessus

190 '.F.nHi.E s A.ND

de cette foute médiocre qui suit si facilement les meneur.- et tes beaux parleurs tels que Michel de Bourges : elle était en outre effrayée par lu prédication de doctrines violentes et Révolutionnaires et de boule versements- achetés au prix du sang; enfin», rebutée par la théorie du nivelle- ment universel et de l'inutilité des acts et des artistes, elle élail encore révoltée pan les discours ascétiques et fana- tiques die ce Savonarole révolutionnaire. Voilà pourquoi. d'un eût»' nous pouvons lire les épithètes les plus flal- teuses-, Vespnession de son adoration <U-\ ;ml le mailr>j. et d'un autre coté des pages d'une protestation humble, il est vrai, et selon l'auteur trop audacieuse, niais néanmoins de protestation contre la do< Irinc

La première partie de la Lettre à Ehevard commence par l'expression delà Reconnaissance éprouvée par le voyageur de ce (pie le grand homme, quoique occupé pan des intérêts Irè- sémeuK et appartenant à l'humanité, avait daigné écrire à son nouvel ami immédiatement après leur entrevue. Déjà au commencement de sa lettre', George Sand place Mi- eln'1 -ur un piédestal, mais exprime des idées qui sont loin d'être démocratiques : « Quelle mission que la tienne, c'est un métier de gaedeur de pourceaux, c'est Apollon chez Admette. Ce qu'il y a de pis pou» toi. c'est qu'au mi- lieu die ffffs troupeau. r. au fond de /'-s é table*, tu le mm- viens de ta divinité, el quand tu vois passer un pauvre oiseau, tu envies son essor et lu regrettes les eieus. kQue ne puis-je l'emmener avec moi sur l'aile de- vente inm tants. te l'aire respire» le goand air (le- solitudes, el l'apprendre le Secret de- JOèteS el (fes Liohémien- !... Te voua employé à de \il> lra\aux. clou»' sur ta croix, en- chaîné au misérable bagne des ambitions humaine-. \ donc, et que celui qui t'a donné la force et la douleur

<; kuruk sa.M) KM

en partage, entoure longtemps pour loi d'une auréole de gloire cette couronne d épines que tu conquerras au gris de la liberté, du bonheur et de la vie. Car pour la philan- thropie dont vous avez l'humilité de vous vanter, vous autres réformateur», je vous demande bien pardon, mais je n'y crois pas. La philanthropie t'ait des sœurs de cha- rité. L'amour de la gloire est autre chose e& produit d autres destinées. Sublime hypocrite, tais-toi là-dessus avec moi, tu te méconnais en prenant pour le sentiment du devoir la pente rigoureuse et fatale fentraine l'ins- tinel de la force. Pour moi, je sais que lu n'es pas de ceux qui observent les devoirs, mais de ceux qui les imposent : Tu w aimes pas les hommes, tu ries- pas leur frère, cur tu lies pas leur égal. Tu es une exception parmi eux, tu es roi.

o Ali ! voici qui te lâche, mais au fend tu le sais bien, il y a une rovauté qui est d'institution divine. Dieu eût départi à tous les hommes une égale dose d 'intelligence et de vertu, s'il eût voulu fonder h' principe d'égalité parmi eux corn nu- lu l'entends ; mais il fuit les grands hommes pour com- mander aux petits hommes, comme il a l'ail \\\\ cèdre pour protéger l'hysope. L'influence enthousiaste et quasi despo- tique que lu exerces ici, dans ce milieu de la France, tout ce qui pense et seul s'incline devant ta supériorité au peint que moi-même, le plus indiscipline voyou qui ait jamais l'ait delà vie une école buissonnière, je suis forcé, chaque année, d'aller te rendre hommage), dis-moi. este-ee autre chose qu'une royauté ? Votre MajesM ne peu4 ti nier. Sire, le foulard dont vous vous coiffez en guise detoupel est la couronne des Aquitaines, en alleudanl que &e soii mieux encore. Votre tribune en plein air est un trône; Fleuryte Gaulois est votre capitaine des garde*; Plane l, voire fou,

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et moi, si vous voulez le permettre, je serai votre historio- graphe; mais, morbleu! sire, conduisez-vous bien, car plus votre Inimitié barde augure de vous, plus il eri exigera quand "vous aurez touché au but, et vous savez qu'il ne sera pas plus facile à faire taire que le barbier du Feu roi Midas... »

« Croyez-vous donc que je conteste vos droits? Oh! non pas vraiment : nous ne disputerons jamais là-dessus. Certain roi naquit pour être maquignon ; toi, tu es prince de la terre. Moi-même, pauvre diseur de méta- phores, je me sens mal abrité sous le parapluie de la monarchie ; mais je ne veux pus le tenir moi-même, je m'y prendrais mal, et tous les trônes de la terre ne valent pas pour moi une petite fleur au bord d'un lac des Alpes...

« Allez, vous autres, faites la guerre, faites la loi. Tu dis que je ne conclus jamais; je me soucie bien de conclure quelque chose ! J'irai écrire ton nom et le mien sur le sable de l'Hellespont dans trois mois ; il en restera autant le lendemain, qu'il restera de mes livres après ma mort, et peut-être, hélas ! de tes actions, ô Marins ! après 1«' coup de vent qui ramènera la fortune des Sylla et des Napoléon sur le champ de bataille.

«Ce n'est pas que je déserte ta cause, au moins; do toutes les causes dont je ne me soucie pas, imberbe que je suis, c'est la plus belle et la plus noble. Je ne conçois même pas que les poètes puissent en avoir une autre, car si tous les mots sont vides, du moins ceux de patrie et de liberté sont harmonieux, tandis que ceux de légitimité et d'obéissance -ont grossiers, malsonnantset faits pour des oreilles de gen- darmes. On peut flatter un peuple de braves; mais flatter une tête couronnée, c'est renoncer à sa dignité d'homme. Moi, je fuis le bruit des clameurs humaines et je vais

GEOR'GE SAM» 193

écouter la voix (\vs torrents... Votre ambition est noble cl magnifique, ô hommes du destin ! De tous les hochets dont s'amuse V humanité, vous avez choisi le moins puéril, la gloire! Achille prit un glaive au milieu des joyaux de femme qu'on lui présentait; vous prenez, vous autres, le martyre des nobles ambitions, au lieu de l'argent, des litres et des petites vanités gui charment le vulgaire. Généreux insensés que vous êtes, gouvernez-moi bien tous ces vilains idiots et ne leur épargnez pas les étrivières. Je vais chanter au soleil sur ma branche pendant ce temps-là ! Nous m'écouterez quand vous n'aurez rien de mieux à faire... Bonsoir, mon frère Everard, frère et roi. non en vertu du droit d'aînesse, mais du droit de vertu. Je t'aime de tout mon cœur, et suis de votre majesté, sire, le très humble et très fidèle sujet. »

En tout cela, comme le lecteur le voit, parmi les plaisan- teries charmantes, les paroles flatteuses, et une coquet- terie toute féminine résonne la même note, la même pen- sée : je m'incline devant ta personnalité, mais ton œuvre ne me semble être qu'une vanité d'un ordre supérieur; tu es un ambitieux, tu poursuis un hochet, tandis que moi je suis un poète, libre de tons les futiles attraits humains, loin Ar<, bruits du inonde, et j'ai atteint le vrai bonheur et le calme au sein de la nature, dans le service de l'art...

Sa seconde lettre du 15 avril confirme tout cela. Michel lui avait posé cinq questions, auxquelles elle répond les unes après les autres. Entre autres elle dit que dans sa lettre de la veille elle avait déjà répondu à» la première question d1Everard, à savoir : sur la cause de sa tristesse à lui. S'il est triste, « c'est que travailler pour la gloire est à la fois un rôle d'empereur el un métier de forçat ». Il est M-ai qu'elle s'empresse fout de suite de consoler son correspondant en n. 13

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lui disant, à propos de son rôle de Prométhée souffrant : « Tues plus grand, couché sur ton roc, avec les serres d'un vautour dons le cœur, que 1rs tonnes des bois dans leur liberté. Ils sont libres, mais ils ne sont rien, et tu ne pour- rais être heureux ô leur manière ». Mois, presque immé- diatement après, rlle dit aussi qu'il ne peut avoir rien de commun avec des hommes tels que. le « Voyageur ».

... « Marin.- don- les marais de Minturnes, à coup sûr, ne s'entretint pas avec les paisibles naïades. Hommesde bruit, ne venez pas mettre vos pied- sanglants et poudreux dans les ondes pure- qui murmurent pour non-: e'est à non-, rêveur- inoffensifs, que les eaux de la montagne appar- tiennent; c'est o non- qu'elles parlent d'oubli et de repos, conditions de notre humble bonheur qui vous feraient rire de pitié! Laissez-nous cela, non- vous abandonnons tout le reste, les lauriers et les autels, le?- travaux et le triomphe. Mon pauvre frère, j'aime mieux mon bâton de pèlerin que ton sceptre, »

Elle le plaint et s'incline devant lui. c^i il ne peut être autre qu'il est. Et le voyageur reprend : « ... N'étant bon à rien qu'à causer avec l'écho, à regarder lever la lune et à composer des chants mélancoliques ou moqueurs pour les étudiants poète- et les écoliers amoureux, j'ai pris, comme je te le disais hier, l'habitude de faire de ma vie une véritable école buissonnière tout consiste à pour- suivre des papillons le long des haies, tombant parfois le nez don- les épines pour avoir une Heur qui s'effeuille dans ma main avant que je l'aie respirée, ô chanter avec les grives et ô dormir sous le premier saule venu, sans souci de l'heure et des pédants. Ce que je puis foire de mieux, c'est de planter à ton intention un laurier dans mon jardin. A chaque belle action que l'on me racontera de toi, je t'en

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enverrai une feuille, et tu te souviendras un instant de celui qui rit de toutes les idées représentées par des cuistres, mais qui s'incline religieusement devant un grand cœur réside la justice... »

Et à la question : «... A quand donc la conclusion? et si lu meurs sons avoir conda? » elle répond hardi- ment : ... « Ma foi! meure le petit George quand Dieu voudra, le monde n'en ira pas plus mal pour avoir ignoré sa façon de penser... Je n'ai aucun intérêt à formuler une opinion quelconque. Quelques personnes qui lisent mes livres ont le tort de croire que ma conduite est une pro- fession de foi, et le choix des sujets de mes historiettes, une sorte de plaidoyer contre certaines lois... Mes-écrtts, n'ayant jamais rien conclu, n'ont causé ni bien ni mal. Je ne demande pas mieux que de leur donner une con- clusion, si je la trouve ; mais ce n'est pas encore lait, et je suis trop peu avancé sous certains rapports pour oser hasarder mon mot. J'ai horreur du pédantisme de la vertu. Il est peut-être utile dans le monde ; pour moi, je suis de trop bonne foi pour essayer de me réconcilier par un acte cl hypocrisie ace les sévérités que mon irrésolu- tion [courageuse et loyale, j'ose le dire) attire sur moi. .J'en supporterai la rigueur, quelque pénible qu'elle me puisse être, tant que je it aurai pas la conviction intime que j 'attends. Me blâmes-tu? Je suis dans un tout petit cercle de choses, et pourtant tu peux le comparer, à l'aide d'un microscope, à celui tu existes. Voudrais-tu. pour acquérir plus de popularité ou de renommée , feindre d'avoir les opinions qu'on t'imposerait , et proposer comme article de foi ce qui ne serait encore qu'à l'état d'embnjon dans ta conscience? Je tenais trop à ton estime pour ne pas ( exposer ma situation ... »

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Dans la troisième Lettre, du IN avril, elle se défend de nouveau du reproche qu'il lui fait de son athéisme social :

« Tu dis que tout ee qui vil en dehors des doctrines de l'utilité ne peut jamais être ni vraiment grand ni vraiment bon. Tu dis que cette indifférence est coupable d'un Funeste exemple et qu'il faut en sortir, ou me suicider moralement, couper ma main droite et ne jamais converser avec les hommes. Tu es bien sévère; mais je t'aime ainsi, cela est beau et respectable en toi. Tu dis encore que tout système de non -intervention est l'excuse de la lâcheté ou de l'égoïsme, parce qu'il n'\ a aucune chose humaine qui ne >oit avantageuse ou nuisible à l'humanité. Quelle que soit mon ambition, dis-tu, soit que je désire être admiré, soit que je veuille être aimé, il faut que je sois charitable, et charitable avec discernement, avec réflexion, avec science, c'est-à-dire philanthrope. J'ai l'habitude de répondre par des sophismes et des facéties à ceux qui me tiennent ce langage; mais ici c'est différent, je te reconnais le droit de prononcer cette grande parole de vertu, que j'ose à peine répéter moi-même après loi... »

En exposant alors de nouveau son admiration sincère pour- la personnalité morale du tribun, pour son rigorisme envers lui-même et pour les devoirs ascétiques auxquels il s'est astreint, elle exprime la conviction qu'avant d'essayer de régénérer l'humanité, de dicter des lois et de préconiser des l>oule\ ersements sociaux, tout réformateur, comme tout homme, devrait commencer par se régénérer soi-même, par se rendreparfait . par dompter ses passions égoïstes et \ des, et qu'alors on aurait déjà beaucoup obtenu. En' un mot, par ses convictions elle se range du côté des réformateurs inoralo-socialistfis et non du côté des politiques. Aussi est-il tout naturel qu'elle dise : o ... Je comprends ce que tu es,

GEORGE SAM) 107

mais non ce que lu f;iis. Je vois le mécanisme de cette belle machine d'idées, mais la valeur et l'usage de ses produits me sont inconnus et indifférents. » Et die affirme de nouveau que d'une manière pu (rime autre, par droil d'aînesse ou de nolîlesse, de vertu ou de violence, tout le inonde a la prétention d'être placé plus haut que les autres, de déminer, de commander, d'exciter l'admiration. Et alors les uns ont établi des « ... lois dictées par le> plus habiles ou les plus forts. Ceux qui on! réussi à faire ces lois dans leur intérêt personnel ont commencé la guerre éternelle entre les hommes de résistance et les hommes d'oppression ; à leur tour, les hommes de résis- tance ont combattu, et sont devenus oppresseurs par le droit de la force. Dans tout cela, est la justice '.' Levez-vous, hommes choisis, hommes divins, qui avez inventé la vertuj Vous avez imaginé une félicité moins grossière que celle <]r> hommes sensuels, plus orgueil- leuse que celle dos braves. Vous avez découvert qu'il y avait, dans l'amour et dans la reconnaissance de vos frères, plus de jouissance que dans toutes les possessions qu'ils se disputaient. Alors, retranchant de votre vie tous les plaisirs qui faisaient ces hommes semblables les uns aux autres, vous avez flétri sagement du nom de vice tout ce qui les rendait heureux, par conséquent avides, jaloux, violents et insociables. Vous avez renoncé ;'i votre part de richesse et de plaisir sur la terre, et vous élan! ainsi rendus tels que vous ne pouviez plus exciter ni jalousie ni mé- fiance, vous vous êtes placés au milieu d'eux comme des divinités bienfaisantes pour les éclairer sur leurs intérêts el pour leur donner (hxs lois utiles. Vous leur avez dit que donner était plus beau que posséder, et vous ave/ commandé, la justice a régné; quels sophismes pourraient

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combattre votre excellence, ô sublimes vaniteux? Il n'y a rien au monde de plus grand que Vous, rien de plus [>r« - eieux. rien de plu- nécessaire... »

Best douteux que l'adversaire le plus acharné de Michel eût trouvé un argument plus caustique, plus sceptique, contre les mobiles de son activité, que l'argument 'donné par George Sand dans les lignes précédentes. Elle conti- nue ensuite :

« Je ne sais s'il arrivera Jamais un jour l'homme déci- dera infailliblement et définitivement ce qui est ut il< * ;'i l'homme Je n'en suis pas à examiner dans ses détails le système que as embrassé : j'en plaisantais l'autre jour ; mais que lu m'amènes à parler raison ce qui, je le le déclare, n'est pas une médiocre victoire de ta force sur la mienne . je te dirai bien que la grande loi d'égalité, tout inapplicable qu'elle paraisse maintenant à ceux qui en ont peur, et tout incertain que me semble son règne sur la terre, à moi qui cois ers choses du fond d'une cellule, est la première et la seule invariable loi «le morale et d'équité qui se suit présentée à mon esprit dans tous les temps. Tous les détails scientifiques par lesquels on arrive à formuler une pensée me son! absolument étrangers ; et quant aux moyens par lesquels on parvient ;'i la faire domi- aer dans le monde, malheureusemeni 'd> me semblent toas tellement soumis aux doutes, aux contestations, aux scru- pules et aux répugnances de ceux qui se chargent de l'exécution, que je me sens pétrifié par mon scepticisme quand j'essaie seulement d'y porter les yeux el de voir en quoi ils consistent. Ce n'es! pas mon fait. Je suis de nature poétique et non législative, guerrière au besoin, mais jamais parlementaire. On peut m employer à tout sic . en me persuadant d'abord, en me commandant ensuite, mais

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je ne suis propre à rien découvrir, à rien décider. J'accep- terai tout ce qui sera bien. Ainsi, demande mes biens el ma vie, ô Romain ! mais laisse mon pauvre esprit aux sylphes et aux nymphes de la poésie... »

Elle revient alors à l'idée qu'elle avait déjà exprimée, que les hommes qui veulent dicter des lois, doivent être vertueux dans la plus haute acception du mot, tandis que tes simples mortels n'ont besoin, pour ainsi dire, que d'une honnêteté civique : ... « Je mus loin encore de ce qu'on appelle les vertus républicaines, de ce que j'appel- lerai, en style moins pompeux, les qualités de l'individu gouvernable ou du citoyen. J'ai mal vécu-, j'ai mal usé (U'> biens qui me sont échus, j'ai négligé les œuvres de charité, j'ai passé mes jours dans la mollesse, dans l'ennui, dans les larme-, daines, dans les toiles amours, dans les frivoles plaisirs. Je me suis prosterné devant des idole-, de chair et de sang, et j'ai laissé leur souffle enivrant effacer les sentences austères «pie la sagesse des livres avait écrites sur mon front dans ma jeunesse; j'ai permis à leur innocent despotisme <!«■ dévouer mes jours à dv^ amuse- ments puérils, se sont longtemps éteints le souvenir et l'amour du bien; car j'avais été honnête autrefois-, sais-tu bien cela, Everard ? Ceux d'ici te le diront ': c'est de notoriété bourgeoise dans notre pays; mais il y avait peu de mérite, j'étais jeune, et le- funestes amours n'étaient pas encore éeloses dans mon sein. Us vont étouffé bien des qualités ; mais je sais qu'il eu est auxquelles je n'ai pas l'ait la plus légère tache au milieu des plus grands revers de ma vie, et qu'aucune des autres n'est perdue pouf moi sans retour... J'ai été détourné de ma route, emmené prisonnier par une passion dont je ne me méfiais pas et que je croyais noble et sainte. Elle l'est -ans doute ; mais je lui ai laissé

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prendre trop ou trop peu d'empire sur moi. Ma force virile se révoltait en vain contre elle; une lutte affreuse a dévoré les plus belles années de ma vie; je suis resté tout ce temps dans une terre étrangère pour mon âme, dans une terre d'exil et de servitude, d'où me voici échappé enfin, tout meurtri, tout abruti par l'esclavage, et traînant encore après moi les débris de la chaîne que j'ai rompue, et qui me coupe encore jusqu'au sang, chaque fuis que je fais un mouvement en arrière pour regarder les rives lointaines el abandonnées. Oui, j'ai été esclave ; plains-moi, homme libre, et ne t'étonne pas aujourd'hui de voir que je ne peux plus soupirer qu'après les voyages, le grand air, les grands bois et la solitude... L'esclavage avilit l'homme et le dégrade. Il le jette dans la démence et dans la perversité ; il le rend méchant, menteur, vindicatif, amer, plus détestable vingt fois que le tyran qui l'opprime; c'est ce qui m'est arrivé, et. dans la haine que j'avais conçue contre moi-même, j'ai désiré la mort avec rage, tous les jours de mon abjec- tion-... »

Ces lignes, comme nous le voyons, ne sont qu'une répétition de ce (pie George Sand avait déjà écrit à Sainte- Beuve. Ensuite elle exprime l'espoir et la conviction que pourtant elle peut encore être « sobre et robuste » apte au travail, à la constance, au désintéressement et à la sim- plicité.

Elle finit cette lettre par une apostrophe inattendue el enthousiaste : « ... République, aurore de la justice et de l'égalité, divine utopie, soleil d'un avenir peut-être chimé- rique, salut! » Et malgré les doutes qu'elle vient d'exprimer sur la possibilité d'arriver à l'égalité universelle et sur la pré- tention des partisans de Michel de savoir ce qui peut l'aire le bonheur de l'humanité. George Sand s'écrie toutefois j

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l'adresse de la république : « ... Si tu descends sur nous avant l'accomplissement des temps prévus, tu me trou- veras prêt à te recevoir, et tout vêtu déjà conformément à tes lois somptuaires. Mes amis, mes maîtres, mes frères, salut ! mon sang* et mon pain vous appartiennent désor- mais, en attendant que la république les réclame. »

Plus loin, elle exprime pourtant l'espoir, qu'en attendanl il lui sera permis de faire un voyage dans les montagnes de la Suisse qui l'attirent et ne dit adieu pour toujours qu'à l'amour, « idole de sa jeunesse ». On pourrait croire que Michel avait définitivement dompté l'écolier rebelle et l'avait enrôlé àjamais dans le régiment de ses adeptes ; cependant, dans les lettres suivantes, il se fait encore entendre des pro- testations et des doutes. Tantôt le « Voyageur », à propos de ses amis que Michel semble traiter du haut de sa gran- deur, lui rappelle tout ce qu'ils ont l'ait pour lui dans ses jours de malheur, et ajoute avec une ironie à peine voilée : « Ils sont plus gais que toi ; ils n'uni |>;is étendu sur leurs os le silice de la vertu... » Tantôt la promesse enthousiaste de se vouer tout entière au sen ice des idées de Michel est accompagnée de restrictions; elle exprime alors son doute sur la possibilité du règne de Dieu sur la terre : « ... Tu sais ce que je t'ai dit, j'ai trop vécu, je n'ai rien fait de bon. Quelqu'un veut-il de ma vie présente et future? Pourvu qu'on la mette au service d'une idée et non d'une passion, au service d'une vérité et non à celui d'un homme, je consens à recevoir des lois. Mais hélas ! je vous en avertis, je ne suis propre qu'à exécuter bravement et fidèlement un ordre. Je puis agir et non délibérer, car je ne sais rien et ne suis sûr de rien, Je ne puis obéir qu'en fermant les yeux et en me bouchant les oreilles, afin de ne rien voir et de ne rien entendre qui me dissuade ; je

202 GEORG1 SAND

pois marcher avec mes amis, comme le chien qui voit sen maître partir avec le- navire et qui se jette à la nage pour le suivre, jusqu'à ce qu'il meure de fatigue. La mer es! grand.', ô mes amis! et je sois faible. Je ne suis boa qu'à faire un soldat, et je n'a pas cinq pieds de haut. N'importe! à vous le pygmée. Je suis à vous parce que je vous aime et vous estime. La vérité n'est pas chez les hommes; le royaume de Dieu n'est pas de ce monde. Mais autant que l'homme peut dérober à la Divinité le rayon lumineux qui, d'en liant, éclaire le monde, vousl'avez dérobé, enfants de Prométhée, amant- de la sauvage Vérité et de l'inflexible Justice! Allons! quelle que soit la nuance de votre bannière, pourvu que vos phalanges soient toujours sur la route de l'avenir républicain; au nom de Jésus, qui n'a phis sur la terre qu'un véritable apôtre; au nom de Wn.-liing- too ei de Franklin, qui n'ont pu faire assez et qui nous <>nt laissé une tâche à accomplir; au nom de Saint-Simon. dont le- til- vont d'emblée au sublime et terrible problème Dieu les protège:... . pourvu que ce qui est bon se I et que ceux qui croient le prouvent..., je ne -ni- qu'un pauvre enfant de troupe, emmenez-moi... »

Mais aussitôt après, ce modeste enfant de troupe éclate en une philippique virulente contre son rigoureux diree- teur, à 1 occasion de ses attaque- contre l'art et les artis et ce chapitre de la « Lettre à Éverard •> en est presque la meilleure partie.

« ... Veux-tu me dire à qui tu en a-, avec tes déclama- tions contre les artistes? Oie contre eux tant que tu voudras, mai- respecte l'art. 0 vandale! j'aime beaucoup ce farouche sectaire qui voudrait mettre une robe de hure et d<- sabots à Taglioni, et employer les main- de Liszt à tourner mie meule de pressoir, et qui pourtant se couche

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par terre en pleurant quand le moindre bengali gazouille, et qui l'ail une émeute au théâtre pour empêcher Othello de fcuer la Malibran! Le citoyen austère vont supprimer les artistes, comme des superfétations sociales qui concentrent trop de sève; niais monsieur aime la musique vocale et il icr;i grâce aux chanteurs. Les peintres trouveront bien, j'espère, mie de vos bonnes têtes qui comprendra la pein- ture et qui ne fera pas murer les fenêtres (\iis ateliers. Et quant aux poètes, ils sont vus cousins, et vous ne dédai- gnez pas les formes de leur langage et le mécanisme de leurs périodes quand vous voulez faire de l'effet sur les badauds. Vous irez apprendre chez eux la métaphore et la manière de s'en servir... »

(On pourrait voir ici, semble-fc-il, une allusion à la part que George Sand a prise à la lettre de Michel aux accusés.)

« ... Mais dis-moi pourquoi, continue-t-clle , vous en roulez tant aux artistes. L'autre jour, tu leur imputais tout le mal social, lu les appelais dissolvants, tu les accusais d'attiédir les courages, de corrompre les mœurs, d'affaiblir tous les ressorts de la volonté. Ta déclamation est restée incomplète et ton accusation très vague, parce que je n'ai pu résister à la sotte envie de discuter avec toi. J'aurais mieux fait de t'écouter : tu m'aurais donné sans doute quelque raison plus sérieuse, ear c'est la seule chose avancée par toi qui ne m'ait pas fait réfléchir depuis, quelque antipathique qu'elle me put être... Est-ce à l'an lui-même «pie tu veux faire le procès? Il se moque bien de toi. et de VOUS tOUS, et de tous les systèmes possibles!

Tâchez d'éteindre un rayon du soleil... Si ce n'est pas l'art pie In veux tuer, ce ne sont pas non plus les artistes. Tant qu'on croira à Jésus sur la (erre, il y aura des prêtres... de même, tant qu'il y aura des mains ferventes, on entendra

204 GEORGE SAND

résonner la lyre divine de Fart. 11 paraît qu'il y a ici un mécontentement accidentel et particulier des enfants de la jeune Rome contre ceux de la vieille Babylone... L'autre jour, un des vôtres, c'est-à-dire un des nôtres, un républi- cain, déclara presque sérieusement que je méritais la mort '. Le diable m'emporte si je comprends ce que cria veut dire! Néanmoins, j'en suis tout ravi et tout glorieux, comme jo dois l'être; et je ne manque pas depuis ce jour-là de dire à tous mes amis, <'ii confidence, que je suis un personnage littéraire et politique fort important, donnant ombrage à «•eux de mon propre parti, à cause de ma grande supé- riorité sociale et intellectuelle... »

Et continuant tantôt à persifler, tantôt à faire des digres- sions lyriques, George Sand repousse les uns après les autres les assauts de Michel contre l'art et les artistes, et nous regrettons uV ne pouvoir reproduire ici la lettre toute entière, tant la langue en est admirable, tant ces pages sont ardentes et puissantes.

« ... SVJaisje t'ennuie avec mon incorrigible et plate face- tieuseté... me voilà redevenu sérieux... Je suis prêt à te confesser que nous sommes tous de grands sophistes. Le sophisme a tout envahi, il s'est glissé jusque dans les jambes de l'Opéra, et Berlioz l'a mi> en symphonie fantastique. Malheureusement pour la cause de l'antique sagesse, quand tu entendras la marche funèbre de Berlioz-', il y aura un certain ébranlement nerveux dans ton cœur de lion, et tu te mettras peut-être bien à rugir, comme à la mort de Desde- mona; ce qui sera fort désagréable pour moi, ton eompa-

1 Voir la lettre à Planel déjà citée, George Sand raconte que Michel la déclarai! digne d'être guillotinée.

- Marche >ni .supplice <lr la « Symphonie fantastique, épisode de lu i te d'un artiste ».

G EORGE SAM» 20t>

gnon, qui me pique <!<• montrer une jolie cravate cl un maintien grave et doux au Conservatoire. Le moins qui t'ar- rivera sera de confesser que cette musique-là est un peu meilleure que celle qu'on nous donnait à Sparte du temps que nous servions sous Lycurgue, et tu penseras qu' Apollon, mécontent de nous voir sacrifier exclusivement à Pallas, nous a joué le mauvais tour de donner quelques leçons ii ce Babylonien, afin qu'il égarât nos esprits en exerçant sur nous un pouvoir magnétique et funeste... Tu vas me demander si c'est parler un langage sérieux... Je parle sérieusement. Berlioz est un grand compositeur, un homme de génie, un véritable artiste ; et puisqu'il me tombe sous la main, je ne suis pas fâché de te dire ce que c'est qu'un véritable artiste. car je vois bien que tu ne t'en doutes pas... »

« ... Berlioz est un artiste ; il est très pauvre, très brave et très fier. Peut-être bien a-t-il la scélératesse de penser en secret que tous les peuples de l'univers ne valent pas une gamme chromatique placée à propos, comme moi j'ai l'in- solence de préférer nue jacinthe blanche à la couronne de France. Mais sois sûr que l'on peut avoir ces folies dans le cerveau et ne pas être l'ennemi du genre humain. Tues pour les lois somptuaires, Berlioz est pour les triples croches, je suis pour les liliacées ; chacun son goût. Quand il faudra bâtir la cité nouvelle de l'intelligence, sois sur que chacun y viendra selon ses forces : Berlioz avec une pioche, moi avec un cure-dent, et les autres avec leurs bras et leur volonté. Mais notre jeune Jérusalem aura ses jours de paix et de bonheur, je suppose, et il sera permis aux uns de retourner à leurs pianos, aux autres de bêcher leurs plates-bandes, à chacun de s'amuser innocemment selon son eroût et ses facultés. »

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Et si. au moment Everard admirait les étoiles de minuit et parlait avec calme de l'inconnu et de l'infini, que Berait-fl arrivé, s'écrie George Sand, si elle lui eût grossièrement demandé :

« A quoi cela sert-il? Pourquoi se creuser et s'user le cer- veau à desconjectures? Gela donne-t-il du pain et des souliers aux hommes? Tu me répondrais : « Gela donne des émo- tions saintes et un mystique enthousiasme à ceux qui travail- lent à la sueur de leur front pour les hommes; cela leur apprend à espérer, à rêver à la Divinité, à prendre courage et à s'élever au-dessus des dégoûts et des misères de la con- ditiuii humaine par la pensée d'un avenir, chimérique peut- être, mais fortifiant et sublime... A genoux, Sicambre^ ;'i genoux! nous t'y mettrons bien... Ils t'y mettront bien, eux, les artistes véritables. Si tu savais ce que c'est que ces gens-là, quand ils observent leur évangile et qu'ils respectent la sainteté de leur apostolat! Il en est peu de ceux-là, il est vrai, et je n'eu suis pas, je Favoue à ma honte!... »

C'est alors que. jaillit de la plume de George Sand la page navrante, tant de foiscitée, elle se plaint avec amer- tume et douleur de ce que la misère, la préoccupation, le souci de ses enfants, la uécessité de travailler ;'i date fixe la forçaient d'écrire à la hâte, sans lui laisser le temps de retouche]' ses œuvres., l'obligeaient à violenter -;i nuise, qui s'en vengeait par des pages sombres et enfiellées1 et glaçait -un inspiration parle doute et le désespoir. Elle se souvient

-ilôt du drame de Vigny : Chatterton1, qu'elle avait vu, il n'y avait pas longtemps, et parle des souffrances d'un artiste, sévère pour lui-même, souffrances qu'il éprouve

' Voir plus haul ce que nuu< avons dit par rapport à ce drame-.

GEORGE SA N D 207

parce qu'il ne peut, pour couse de pauvreté et de prix niions, servir l'art avec piété. Il voudrait, tout modeste qu'il fiât, croire et espérer qu'il ferait quelque chose de bon... « Mais si les heures sont comptées, si un créancier attend à la porte, si un enfant qui s'est endormi sans souper le rap- pelle au sentiment de sa misère et à la nécessité d'avoir fini avant le jour, je t'assure que, >i petit que soi! son talent, il a un grand sacrifice à faire et une grande humiliation à subir vis-à-vis do lui-même. Il regarde les autres travailler lentement, avec réflexion, avec amour; il les voit relire attentivement leurs pages, les corriger, les polir minutieu- sement, y senior après coup mille pierres précieuses, on ôter le moindre grain de poussière, et les conserver afin de les revoir encore et de surpasser la perfection même. Quant à lui, malheureux, il a fait, à grands coups de huche et de truelle, un ouvrage grossier, informe, énergique quelque- fois, mais toujours incomplet, hâté et fiévreux : l'encre n'a pas séché sur Je papier qu'il faut déjà livrer le manuscrit sans le revoir, siih y corriger une faute !

« ... Ces misères te font sourire et te semblent puériles... Il y a quelque chose de vraiment noble et saint dans ce dévouement de l'artiste à son art, qui consiste à bleu faire au prix de sa fortune, de sa gloire et de sa vie. La convic- tion, c'est toujours une vertu... L'artisan expédie sa besogne pour augmenter ses produits : l'artiste pâlit dix ans, au tond d'un grenier, sur une œuvre qui aurait l'ail sa fortune, mais qu'il ne livrera pas, tant qu'elle ne sera [tas terminée selon sa conscience. Qu'importe à M. Ingres d'être riche ou célèbre! il n'y a pour lui qu'un suffrage dans le monde, celui de Raphaël, dont l'ombre est toujours debout derrière lui : G saint homme!... »

Tels sont, selon elle, tous les vrais artistes, Paganini,

■208. GEORGE SAND

Delacroix, l'rhan ei Baillot1, qui ne pensent pas à leur propre gloire, niais à leur art : chacun d'eux est toujours prêt à sYfl'aeei' devant celui qu'il regarde comme son idéal. Les hommes politiques ne sont pas capables de cela; tous ils sont pleins d'ambition, du désir de primer, d'éclipser les autres. Il y a bien peu d'hommes politiques qui « ont aimé la justice et l'humanité en artistes. C'est le plus bel éloge qu'on puisse leur donner.

Ainsi Michel n'a pas convaincu (ce qui est fort heureux son interlocutrice en parlant du danger des arts. 11 sem- blerait même qu'il ne l'a pas non plus convaincue de la justesse de ses théories, et dans la dernière partie de sa lettre du 2i) avril, le « Voyageur » en vient à demander à Michel et à ses partisans : Mais si vous n'étiez que des fanatiques?» et lâche de trouver la justification de ce qu'elle avance en disant que le fanatisme qui forcerait Michel à envoyer, sans aucun regret, -nu petit ami George à l'écha- l'aud, « serait beau, et je te donnerais ma tête de bon cœur, pour le plaisir d'avoir vu dans ma vie un seul \ rai Romain ». Elle ajoute :

« ...Bah! c'est toujours cela : n'est pas fanatique qui veut, surtout par le temps, qui court, et je sciais un peu plus fier de moi que je n'ai sujet de l'être, si j'étais seule- ment un peu fou à votre manière... »

Mais il semble que le « fanatisme » et la h folie » de Michel avaient pourtant fort intimidé George Sand, et pour cause! Michel employait quelquefois des arguments assez originaux pour faire partager ses idées, et s'il n'a pas condamné George Sand à la guillotine, il la condamna du moins, pour ainsi dire, à la prison cellulaire. Ainsi.

' Célèbre violoniste cl violon elliste non moins célèbre il'1 l'époque.

GEORGE SAND 209

un jour, ayant à se rendre au tribunal avant d'avoir fini

une de ses exhortations, il enferma tout simplement George Saïul sous clef, pour qu'elle ne pût sortir, avant (lavoir mûrement réfléchi sur ce qui lui avait été dit et qu'elle se rendît ;'i discrétion. 11 est à croire que de pareils arguments effrayèrent un peu Aurore Dudevant, qui était, comme nous le savons, fort peu encline à supporter le despotisme de n'importe qui. Et elle pensa sérieusement à s'évader. Liszt et M"" d'Agoult, ses nouveaux amis, l'invitaient à aller les voir en Suisse; de là, elle rêva un voyagea Constantinople et en Egypte. La Lettre à Everàrd finit donc par un aveu mi-sérieux, mi-badin, que le « Voyageur » voudrait de nouveau recommencer ses voyages. Elle prend alors ses dernières dispositions :

«... Si vous proclamez La république pendant mon absence. prenez tout ce qu'il y ;i chez moi, ne vous gênez pas ; j'ai dés terres, donnez-les à ceux qui n'en ont pas ; j'ai un jardin, faites-y paître vos chevaux ; j'ai une maison, faites- en un hospice pour vos blessés ; j'ai du vin, buvez-le; j'ai du tabac, fumez-le ; j'ai mes œuvres imprimées, bour- rez-en VOS fusils. 11 n'y a dans tout mon patrimoine, que deux choses dont la perte nie serait cruelle : le portrait de ma vieille grand'mère, et six pieds carrés de gazon plantés de cyprès et de rosiers. G1 est qu'elle dort avec mon père. Je mets cette tombe et ce tableau sous la protec- tion de la république, et je demande qu'à mon retour, on m'accorde une indemnité des pertes que j'aurais faites, savoir : une pipe, une plume et de l'encre ; moyennant quoi je gagnerai ma vie joyeusement, et passerai le reste de mes jours à écrire que vous avez bien fait... Si je ne reviens pas, voici mon testament. Je lègue mon fils à mes amis, ma fille à leurs femmes et à leurs sœurs ; le tombeau m. 14

210 GEORGE S AND

et le tableau, héritage de mes enfants, à toi, chef de notre république aquitaine, pour en être le gardien temporaire; mes livres, minéraux, herbiers, papillons, au Malgache : toutes mes pipes ;'i Rollinat; mes dettes, >'il s'en trouve, à Fleury, afin de le rendre laborieux; ma bénédiction et mon dernier calembour, à ceux qui m'ont rendu malheureux, pour qu'ils s'en consolent et m'oublient. Je te nomme mon exécuteur testamentaire; adieu donc, et je par-... Adieu. <*> mes enfants !... mes amis... et toi, maître, adieu ! sois béni de m'avoir forcé de regarder sans rire la d'un grand enthousiaste, et de plier le genou devant lui en m'en allant. O verte Bohême ! patrie fantastique des âmes sans ambition et sans entrave-, je vais donc te revoir ! J'ai erré souvent dans tes montagnes et voltigé sur la rime de tes sapins; je m'en souviens fort bien, quoique je ne pas encore parmi les hommes, et mon malheur est venu de n'avoir pu t'oublier en vivant ici... »

Ainsi donc, en l'été de 1835, George Sand se proposai! d'aller en Suisse pour voir Li.-zt et Mme d'Agoult avec qui elle venait d'entrer en relations. Ce projet ne put cepen- dant se réaliser que l'année suivante. Le rôle que Liszt joua dans l'évolution morale de George Sand. et la pro- fonde influence qu'il exerça sur son esprit pendant tant d'années. influence trop peu appréciée jusqu'ici parles critiques et les biographes de notre écrivain sont si important-, que le moment est venu de nous arrêter suf

s ijet.

'.-•orge Sand. qui tut. pendant plusieurs années, liée d'amitié avec Liste, et avec sa compagne, la comt Marie d'Agoult, et qui ne rompit ave<- elle que plus tard, dans Y Histoire de ma Vie, s'est ;i peu près tue à leur égard

- -t bornée à écrire sur eux quelques lignes insigni-

GEORGE SAM) 2 il

fiantes et incolores. C'est ce qui explique pourquoi nous ne trouverons dans \ Histoire de ma Vie aucun renseigne- ment sm- l'action profonde que l'amitiéde Liszt exerça sur elle. Les biographes de George Sand, ou ne s'y arrêtent pas, ou ne parlent que brièvement des relations <]iii exis- tèrent entre notre grand écrivain et le génial musicien. Plusieurs d'entre eux <>nt évidemment entendu parler du racontar lancé par Heine, et ont sans doute redouté de tou- cher à cet épisode. D'autres s'étendent trop au contraire, sur L'amitié de George Sand pour la comtesse d'Agoult. amitié qui ne fut qu'épisodique, toute superficielle et ne put jamais exercer aucune influence sur elle. La plupart, se basant comme nous l'avons déjà répété plusieurs fois, sur Y Histoire de ma Vie. ne soupçonnent même pas le rôle qu'a joué Liszt dans son existence. Si Ton étudiait cependant la vie de Liste, sa correspondance et celle de George Sand. les œuvres de celle-ci et les œuvres tant musicales que littérales de celui-là, si on lisait attentive- ment, par exemple, quelques-uns des programmes de Liszt, ou des préfaces de ses « Poèmes symphoniques » conçus en partie pendant la période de cette amitié, et écrits en partie aussi après cette période, l'influence mutuelle de deux grandes âmes l'une sur l'autre ne pourrait plus Laisser place à aucun doute. Nous essayerons donc de taire l'histoire des événements extérieurs et des évolutions intérieures de cette amitié.

George Sand lit la connaissance de Liszt en l'hiver de 1834-1835 i. Chose étrange, comme si le sort s'en fût mêlé, il lui fut présenté par Alfred de Musset qui, en dehors de se> relations intimes avec le grand écrivain, fut le pré-

' Ob trouve dans le volume édité par La Mara des Lettres à Liszt iUrief'e hervorragender Zeilgennossen an Franz Liszt), quatre lettres inc-

212 GEORGE SÀND

cèdent échelon dans le développement artistique de (i< Sand. Liszt, était, à coup sur. aussi artiste que Musset et même peut-être plus, et s'il eût été producteur dan.-- le même domaine que George Sand, peut-être n'eût-il ex< à son tour sur l'écrivain, qu'une même influence purement littéraire. Mais Liszt était plus que cela, c'était une nature exceptionnelle, une âme géniale, sachant tout embrasser, un esprit vaste et profond, un cœur ardent. 11 parait être, on le dirait du moins, dans l'histoire du développement des idées de George Sand. comme le point de transition qui l'aida à entrer dans la sphère des questions politiques et des problèmes socio-philosophiques de Michel de Bourges et de Lamennais, et cette transition s'opéra beaucoup plus facilement et d'une manière moins consciente que si la jeune femme se fût, en 1835, trouvée face à face avec le farouche tribun et avec l'ex-abbé. sans avoir auprès d'elle l'appui amical de cet artiste qui lui ressemblait tant, c'est- à-dire Liszt.

Liszt, nous l'avons dit. avait dune fait la connaissance de George Sand par Musset : il donnait des leçons de musique à la sœur d'Alfred, Herminie, à qui il dédia même -.i seconde fantaisie de Rossini opus 3. 2 . Liszt ne s'était pas volontiers rendu à l'invitation que lui avait faite Musset d'allervoir GeorgeSand, et la première impres- sion qu'elle lit sur le pianiste de génie fut désagréable, comme celle qu'elle produisit d'abord sur Musset lui-même et sur Chopin. Li.->/t s'étail depuis longtemps passionné pour les œuvres de George Sand, mais son admiration

dites de George Sand, la première est datée de o Paris '.' mai 1834 ><. Pourtant en mai 1834, George Sand était à Venise. Cette lettre doit donc probablement dater 5e mai 1833. On voit par eette lettre qu'alor< il? liaient pas encore rus.

GEORGE SAND 213

pour le talent de celle-ci grandirent bien plus encore, lorsque parut Leone Leoni, qui était comme la profession de foi des romantiques. Ce roman représente, en effet, •l'amour sans frein, triomphant malgré la raison et malgré le sentiment moral offensé, l'amour placé au-dessus des lois divines et humaines, l'amour tout-puissant et despotique,- ce même amour qui, en la personne de la comtesse d'Agoult, commençai! déjà à s'emparer de toute la vie présente du jeune musicien. Mais pendant une soirée qu'il passa, quai Malaquais, dans le modeste salon de notre écrivain, George Sànd ne lui plut pas comme femme. Comme telle, elle ne lui plut pas davantage dans la suite. Leurs natures étaient trop semblables, et cette ressemblance fut précisé- ment la cause de l'amitié sincère et sérieuse qu'ils con- çurent bientôt l'un peur l'autre : mais ce fut cette confor- mité qui préserva aussi Liszt de toute atteinte de passion pour Aurore Dudevant; et enleva à son amitié à elle; toute empreinte tic celte adoration névrosée que Liszt rencontra toujours chez lentes les dames el demoiselles qui l'entou- raient. Et quoique ce fût le médisant Heine qui eût répandu le bruit que les rapports les plus intimes s'étaient établis entre George Sand et Liszt, il démentit lui-même ce bruit connue une calomnie, mais toujours à sa manière gouail- leuse i. Quand au commencement de 1835, à In suite d'un mot imprudent de Buloz sur Listz, Musset, dans un de ses jours noirs, avait fait une scène de jalousie à George Sand, alors encore passionnément ('-prise du poète, elle

' Dans un article de l;i « Augsburgev Zeitung », Henri Laube avail rapporté quelques phrases de Henri Heinti à ce sujet. Plus tard, Heine protesta dans -.1 Lutèce contre sa propre affirmation ; il 'lii : 1 An dieser prahlerisen Wanze haï Lelia nie Geschmack gefunden und sie tolerierte diesel be nur manchmal in ihrer Xahe weil sie gar zu zudringlich war... ». Ce que nous préférons ne pas traduire.

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s< ''intenta de répondre qu'en effet elle eût bien voulu s'éprendre du musicien, ne fût-ce que pour retenir par son amour à lui. Musset, quelle voyait s'éteindre, mais que cela lui était aus-<i impossible que do se forcer à aimer les épinards. Elle aurait bien voulu en manger, mais c'était plus fort quelle, les épinards ne lui plaisaient pas. Durant tout le eours de leurs relations. Liszt et George Sand restèrent l'un pour l'autre des épinards sans f/ot'U. Leur- amitié, toute masculine. (U' bons camarades, n'en fut que plus forte et cela n'a rien qui puisse étonner. 11 Berait difficile de se représenter des natures, des goûts, des ten- dances, des convictions, des inclination^, un tour d esprit, une direction de vie plus semblables que les natures, les tendances et même les faits de la vie de Liszt et de George Sand. Nous raconterons brièvement la biographie do Liszt, depuis son enfance jusqu'en 1835. ou plutôt nous raconterons l'histoire de son développement intellectuel et les étapes de sa vie intérieure, à partir du premier moment de l'éveil de sa conscience jusqu'au jour il lit connais- sance de l'auteur de Leone Leoni. Le lecteur pourra juger alors, en connaissance de cause, à quel point tout ce que nous allons dire n'est que la répétition des faits que Ton connaît déjà sur la vie et le développement moral de Georg< Sand.

Franz Liszt naquit à Raiding, près de Eisenstadt, dans la nuit du 22 octobre 1811. Son père, employé dans la gestion des domaines prince Esterhazy, faisait en outre partie du célèbre orchestre d'Eisenstadt, dont Haydn avait été jadis le chef. La vocation musicale se montra de bonne heure chez le petit Franz, qui, dès son âge le plus tendre, résolut de devenir un musicien k comme celui-là », c'est- à-dire comme Beethoven, dont le portrait était le plus bel

GEORGE S.VN'Ii ■}[:,

ornemenl du logement modeste de son père. Celui-ci, loin de contrecarrer la tendance de son fils, porta toute son attention sur sou talent naissant. Le petit Franz reçut, tant en théorie qu'en pratique, une éducation ef un développe- ment musical tout systématique, foncièrement régulier et parfaitement suivi. Par (•outre, il ne recul aucune instruc- tion scientifique, son père se contenta de lui faire apprendre à lire, à écrire et à compter, chez un sacristain de village. A vrai dire, le temps manquait à Franz pour apprendre. Dès son enfance, il avait été produit devant le monde comme un enfant prodige, il avait paraître en public, d'oui jeune encore, ayant perdu son père, puiss'étant établi à l'iiris, il dut alors subvenir à l'entretien de sa mère en donnant des leçons de musique et (\rs concerts. Ce ne fut que par la pratique qu'il put, dans le cours de ses tournées artistiques, apprendre plusieurs des langues européennes, qu'il posséda ensuite aussi bien «pie le hongrois^ s;i langue maternelle. Malgré une instruction élémentaire aussi défec- tueuse, il sut, grâce à son initiative et à son bon vouloir, se mettre au courant, entre dix-sept et dix-neuf ans, non seu- lement de toutes les matières faisan! partie de ce que Ton nomme d'habitude « cours des sciences » enseigné à la jeu- nesse, uiiiis encore il continua, sans relâche, à étendre et à s'approprier, avec passion et ténacité, la poésie, la philoso- phie, l'histoire, les sciences politiques et naturelles, et enfin il réussit à devenir un homme d'une érudition aussi vaste que variée.

Depuis son plus jeune âge, il était d'une piété qui allait jusqu'à la ferveur; comme la petite Aurore, il eut pendant quelque temps le désir d'entrer en religion et il pensa àse faire prêtre. 11 passait des nuits entières à prier ardemment, sans i-f^rv cependant d'aimer passionnément la musique;

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pour rien au monde il n'eût voulu renoncer à son art. Il se mit alors à réfléchir aux moyens de concilier sa vocation de futur prêtre et de musicien. Il préparait par là, comme nous le voyons, le terrain sur lequel devaient germer les semences des doctrines ultérieures de Lamennais cl des Saint-Simoniens, concernant la vocation sacerdotale de l'ar- tiste et même du « prétre-artiste », appelé à occuper dans le gouvernement de l'avenir la même place que celle du I »rètre.

Tout comme chez Aurore Dupin, la ferveur religieuse de Liszt se transforma d'elle-même et sans secousses en un ardent amour pour l'humanité. 11 ressentit, dit son bio- graphe, Lina Ramann, « une compassion ardente pour les inconsolables et envers tous ceux qui souffrent. En même temps que cette compassion s'éveilla dans son cœur, et pour ne plus jamais s'éteindre, la loi sublime et divine, la loi de pitié. »

Acesélans de piété exaltée succédaient cependant par- fois des périodes de doute, d'abattement, d'apathie; il était de ces natures qui se développent par secousses, par sauts brusques, par hésitations, et non par progression suivie. Son père ne pouvait comprendre ces changements et, comme l'aïeule d'Aurore, il était au désespoir en voyant ces tran- sitions inexplicables d'une disposition quelconque à une disposition toute différente. Ces brusques changements n'étaient que le germe des divers intérêts sociaux, religieux et philosophiques qui se manifestèrent en lui plus tard.

Grâce à ses tournées artistiques et à la protection t\r> ma- gnats hongrois, « le petit Liszt ». eommeChopin, vivait tou- jours parmi les aristocrates, qui le choyaient. Il était cons- tamment sur les genoux des comtesses et des princesses, ou dans les salons des oNichesses et des têtes couronnées. Aussi,

GEORGE SAND 2 i 7

dès son jeune âge, prit-il les manières el le langage de la haute société, le goût de l'élégance et <\<>s belles manières. Malgré tout cela, il fut cependant par ses convictions, ses sympathies et ses tendances, un vrai démocrate, ennemi de tout ce qui est conventionnel, de tous les privilèges de caste, et s'il sympathisait avec l'aristocratie, ce n'était qu'avec celle de l'esprit. Son vernis extérieur, son amour de la vie élégante ne l'empêchèrent nullement de se dé- vouer à toutes les larges idées de son époque, de se faire le défenseur de tous les humbles et de tous les opprimés, de venir à leur aide en paroles et en action, et de lutter contre n'importe quels préjugés.

Dans sa jeunesse, il souffrit comme Chopin, de Tin- justice et de l'oppression de ces préjugés de caste, lorsqu'on lui défendit d'avoir, même en pensée, des vues sur une jeune fille, Caroline de Saint-Criq, son élève, qu'il aimait et dont il était aimé, et cela, pour l'unique raison qu'il était plébéien, tandis qu'elle était comtesse. Ce coup l'abat- tit et lui ouvrit les yeux sur bien des choses. La même aventure arriva à Chopin. La comtesse Wodzinska lui refusa sa main et, sur l'ordre de ses parents, épousa un homme qu'elle n'aimait point, mais qui était titré. Chopin se sou- mit à son sort ; il ne ressentit aucune haine contre les pré- jugés aristocratiques et les représentants du grand inonde, mais il en fut tout autrement de Liszt. Ses amis démo- crates excitèrent et attisèrent son indignation et son ani- mosité contre les nobles, contre les présomptions hau- taines et le manque de cœur, qui lui axaient fait perdre à jamais la jeune fille qu'il aimait et avaient causé le malheur de celte dernière1. Son dépit, son amour blessé portèrent

1 L>> sorl cette noble femme lut forl triste ei bien triste aussi la ren- contre, quinze ans plus tard, de ces deux êtres jadis pleins d'espoir el

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liszt vers les doctrines sociales ei démocratiques qu'on commençait à prêcher dans les années qui précédèrent la révolution de Juillet. 11 s'en lit d'autant plus volontiers le partisan chaleureux, qu'elles répondaient à ses croyances religieuses et sociales. Son animosité contre la haute société tit en outre place à la fierté de l'artiste, conscient de sa valeur individuelle, et cette fierté eut pour résultai If le porter à se perfectionner.

Pendant son adolescence, alors qu'il donnait des con- certs, il s'était déjà misa méditer sérieusement sur l'idéal artistique, et le rôle de virtuose, d'amuseur public, de « chien savant », commençait à lui peser. 11 voyait que le public n'avait aucun souci de l'art, qu'il ne demandait que des distractions. Se mettant alors à mystifier ce bon public, ses auditeurs ignorants, en loue offrant ses propres com- positions Sous forme de sonates de Beethoven, ou vàee- versa, il apprit à mépriser profondément ses auditeurs, (lilettonli moitié ignares, pires que les vrais ignorants qui, du moins, -ont sincères dans leur ignorance et n'ont aucune prétention.

(/est à ce moment que s'éveilla en lui la soif de s'ins- truire. Il se mit à Ere et à apprendre ce qu'il put, comme il put, et chez qui il put : « Il voulait savoir, tout savoir ». dit son biographe, h Mais comme il lui manquait une instruc- tion première cl fondamentale, et que cette soif de con- naissances avait éclaté subitement, son développement ne pouvait être ni méthodique, ni régulier. Il changeai! cons- tamment do lectures, se jetait sans aucun plan préconçu sur i\r> matières tout à l'ait opposées, ce qui l'embrouilla

d'amour, mais alors brisés et désillusionnés par la \i''. C'est sous l'im- pression di- cette douloureuse el vaine rencontre que Li-zi écrivil sa romance poétique : « ich môchte hingehn nie der Morgens trahi. ••

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plus d'une fois. G'esl égalemèni à celte époque que se rap- porte l'anecdote si souvent répétée d'après laquelle Liszt, - trouvant un jour en société avee l'avoeat Crémieux, qui venait de s'établir en France et qui joua un rôle très consi- dérable dans l'histoire de ce pays, se serait adressé à celui- ci en disant : «Monsieur Crémieux, apprenez-moi foule ta littérature française. » A quoi ce dernier répondit : « Une grande confusion semble régner dans la cervelle de re jeune homme. » Son désir d'apprendre, ses doutes, la joie «le vivre qui s'éveillait en lui, dirigeaient ses lectures, dans lesquelles se heurtaient des extrêmes diamétralement opposés. Les œuvres profanes et re&gieiases, les plus sérieuses et les plus futiles, trouvaient en lui un écho. Un beau désordre tout comme chez Aurore Bupin régnait dans ses lectures. Les œuvres sceptiques de Montaigne gisaient à côté des apologies du christianisme de Lamen- nais ; Voltaire côtoyait Lamartine. Ajoutons à cela les écrits de Sainte-Beuve, de Ballanche, de J.-J. Rousseau, de Chateaubriand et d'autres écrivains, dont la plupart eurent une action très grande sur le développement histo- rique, sur la culture religieuse et celle de la littérature poé- tique de la France. Liszt s'adressait partout il croyait trouver de la lumière; il lui semblait toujours que quelque chose de grand et de nouveau allait se révéler à lui, tout comme pour George Sand. Son âme était toujours dans l'attente. Souvent il veillait bien avant dans la nuit, lisant, .-'efforçant de s'éclairer à tout prix, commençant une chose, puis l'abandonnant, tout cela sous l'influence des impressions les plus opposées, sans jamais trouver aucun repos... »

EH comme Aurore Dudevant disait qu'elle ('lait tourmen- tée par les « choses divines », Liszt aussi disait ce mol de

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René : « Un instinct secret me tourmente », instinct qui lui faisail attendre impatiemment la solution des obscurs problèmes de la \\r. Gomme au temps de ses lectures avec Caroline de Saint-Criq, alors « jn il- lisaient ensemble les écrivains religieux et les grands poètes, Li>zt. à présent, malade, désolé d'avoir à jamais perdu la jeune fille qu'il aimait, et fuyant le monde, sans même trouver de consola- tion dans la religion, se jeta avidement sur les écrivains du milieu et de la fin du xvnf siècle; De René et Werther, il passa aux encyclopédistes; en son cerveau germèrent des doutes qui se transformèrent bientôt en une de ces tem- pêtes qui brisent tout sur leur passage. C'était une saine protestation contre son mysticisme antérieur, contre « l'aveugle et instinctive » religiosité catholique, basée sur les dogmes soi-disant inébranlables. « Il dévorait avec une activité insatiable les œuvres de ses illustres contempo- rains, » dit Lina Ramann. « 11 les avalait en tâchant de s'en assimiler l'essence même. Il puisait, pour ainsi dire, l'âme de Téciavain. Pendant quatre heures consécutives, il lisait des dictionnaires, d'une manière aussi infatigable et insatiable que les oeuvres dr< poètes; il étudiait Boiste et Lamartine avec la même ardeur, avec la même tension d'esprit, et lorsqu'il croyait avoir pénétré la pensée d'un auteur, il courait chez lui pour lui demander franchement l'explication de ses idées. »

La révolution de Juillet qui vint à éclater éveilla sa pensée, lui lit rejeter tout ce qui lui rotait d'enfantin, oublier sa maladie, ses désillusions. 11 se virilisa défini- tivement, tant physiquement qu'intellectuellement. « C'est. le canon qui Va guéri », disait de lui sa mère. Une soif ardente d'agir se manifesta chez lui; le sang hongrois bouillonna en ses veine-, et l'on eût pu croire qu'il allait

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se précipiter sur les barricades^ « pour combattre en faveur de rhumanité souffrante et opprimée, pour défendre le peuple, ses droits et la liberté, et mourir pour elle s'il l'avait fallu. » Sa mère put à peine l'empêcher de prendre pari aux journées de juillet. Peut-être aussi avait-il lui-même trop bien senti qu'il n'appartenait pas à un artiste de répandre le sang, que son devoir était de combattre autrement pour assurer les droits de l'homme. Et il médita d'écrire La Sym- phonie révolutionnaire qui fût comme l'incarnation des sen- timents qui l'agitaient alors et comme le reflet de son entrai- neinenl juvénile vers les héroïques journées que Ton traver- sait à ce moment. Mais, doué d'une nature profonde et profondément humaine Liszt ne voulait ni représenter ni incarner, en cette œuvre, le tonnerre du canon, le bruit tic la lutte, le tableau d'une horrible guerre civile, mais les idées profondes qui ont toujours été les causes motrices, le fonde- ment de tous les grands mouvements populaires dans l'his- toire de l'Europe, de toutes les époques s'est exprimée « la grande et sublime idée chrétienne de l'humanité et de la liberté ».

Pour son œuvre musicale, Liszt a pris trois thèmes ou motifs fondamentaux : Le chant des Rassîtes, l'époque de Jean Huss personnifiant Y héroïsme, le courage, Vidée slave; le choral allemand : « Eine [este Burg ist miser Gott », « mélodie ressemblant à de l'airain fondu, monument éter- nel de foi inébranlable et de fidélité, malgré les souffrances et les persécutions endurées pour cette foi et personnifiant la force de la conviction et l'élément germanique1 ». Le troisième thème était la Marseillaise, personnifiant la ten- dance vers la liberté et l'élément romain.

1 Lina Ru inann. Li\ rc cité.

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Li.-zt se mit courageusement à l'œuvre; mais la réaction, survenue bientôt, après les premiers mois pleins d'espé- rances, refroidit son ardeur, et la symphonie, inachevée, resta dans son portefeuille. 11 n'en existe que la transcrip- tion symphonique de la Marseillaise, et toute la première partie achevée on sou prologue, qui parut ensuite sous le titre de : Héroïde funèbre. Que le lecteur ne s'étonne pas si dous parlons d'une manière si détaillée de cette œuvre musicale de Liszt, qui, semble-t-il, ne l'ait pas parti'' du domaine de notre critique littéraire. 11 nous excusera bien- tôt en voyant que tout ce que nous rapportons ici a eu sur George Sand une influence indiscutable. Ces détails ne sont doue pas étrangers à notre travail.

A peine revenu des émotions violentes et des secoue ressenties en 1831, Liszt se remit avec plus d'ardeur que jamais à l'œuvre de son instruction personnelle. La con- naissance de Pagaiùni, qu'il fit la même année, lui prouva définitivement qu'il était de toute impossibilité d'être un grand artiste si l'on n'est pas avant tout un homme supé- rieur; que le développement artistique est impossible sans un grand développement des facultés humaines, < car Génie oblige et donc Génie oblige »>. 11 continua alors, avec plus d'ardeur encore, à lire, à étudier et à suivre tout ce qui parai— ait de nouveau dans le monde. Qu'il s'agît d'une nouvelle doctrine, d'une œuvre artistique, d'un prédicateur en renom, d'un auteur, ou d'un acteur célèbre, il voulait tout voir, tout connaître. Il était également attiré par une salle de concert, parla peinture, la sculpture, parlapr quotidienne, la tribune, La chaire, l'église il en était ainsi pour George Sand dan-- le cuir- des mêmes années . Un jour ici. le lendemain ailleurs, cherchant partout à étancher la soif qui le torturait. »

GEORGE S AND 223

CV-f vers cette époque que Liszt fit ta connaissance des Saint-Simoniens. D'abord il fut attiré chez eux simplement par curiosité, par désir d'apprendre el de savoir; niais il fut bientôt tellement entraîné par leurs idées qu'il pensa sérieusement à se faire membre fie leur communauté. A cette époque les doctrines extrêmes et monstrueuses du saint-simonisme ne s'étaient pas encore manifestées. Enfan- tin n'avait pas encore lancé ses célèbres proclamations ; aussi Liszt put-il librement prendre connaissance des doc- trines de Saint-Simon, dans leur essence première. Il serait difficile d'inventer quelque chose qui fût plus du goût de Liszt que les deux principes fondamentaux de celte doc- trine : l'application dans la vie du principe essentiel du christianisme, l'amour du prochain; la manière d'envi- sager l'art, et la position que, d'après le saint-simonisnie, l'artiste axait à occuper par rapport à la religion et au per- fectionnement de l'humanité \

Les vues religieuses et artistiques des Saint-'Siinoniens faisaient vibrer les croyances et les sentiments les plus pro- fonds de Liszt, aussi comprend-on facilement l'enthousiasme avec lequel il accepta le credo de cette foi nouvelle et lapro-

1 Connue' on le sait, les Saint-Simoniens formulaient ainsi leur doc- trine : toute réforme sociale doit avoir pour base « le développement physique, moral ri intellectuel de laelasse la /'fus nombreuse ri la plus [jaune „. car la société doit reposer, non sur des principes d'inégalité et sur des privilèges établis en laveur d'un sexe contré l'autre, ni sur la prépondérance de certaines clasges, et de certaines conditions sociales sur les autres, mais sur le principe du travail général et obligatoire. Dans cette nouvelle société, l'aristocratie sera représentée par ceux qui suivent l'une des trois voies conduisant l'humanité vers L'idéal : les artistes, les -avants, les industriels; de là, l'aristocratie de Vesprit ; de ausM, la célèbre formule : « à cliacun selon sa capacité, à chaque capacité -selon ses œuvres. » La propriété, l'hérédité, l'esclavage de la femme seront abolis ; on fondera des associations ouvrières pour réunir li- efforts communs pour le bien général; enfin, un reconnaîtra la légi- timité des jouissances physiques » l'égal de celles de l'esprit, el un ado- rera la beauté à légal du génie, car tous les deux émanent de Dieu.

22 i GEORGE SAM)

messe du règne de Dieu sur la terre, sous la forme de « l'Etat de f avenir » la loi serait l'amour du prochain, les peuples n'auraient qu'un seul dogme, une seule doctrine, un seul Dieu, tous se dévoueraient à chacun, et chacun pour tous, le travail et la richesse seraient répartis avec régu- larité et justice, personne n'aurait à souffrir de la pauvreté, del'oppression, de l'ignorance. Quant aux arts, ils devaient être les premiers et les plus importants moyens à employer pour introduire, consolider et maintenir ce nouvel état de choses, car les arts concourent au développement de tous lés instincts humains, nobles et aimants. L'art et la religion. selon la définition philosophique qu'en donnait le saint- simonisme, maintiennent en nous le sentiment du beau ; le dogme et les sciences y maintiennent le vrai ; le culte et l'industrie y maintiennent l'utile. Les arts, selon eux. se divisent en trois groupes : la poésie et la musique, se rapportant à la vérité, au dogme; les belles-lettres à la religion ; les arts plastiques, au culte. La poésie et la musique sont du domaine de la vérité, parce que « leur vol sublime et inspiré fait mystérieusement vibrer le sentiment et la notion de l'Eternité, et l'ait coulerdans l'âme humaine un rayon de l'harmonie universelle ». Pour les Saint-Simo- niens. il est évident que l'art n'est pas le but, mais le moyen. Son rôle se borne à servir les suprêmes inspirations et le développement de l'âme, ainsi que les intérêts de la reli- gion. 11 n'y a donc pas à s'étonner si dans « l'Etat de l'ave- air » 1rs artistes seront considérés comme dos prêtres, législateurs supérieur.--, éducateurs, directeurs de cons- cience, chefs (\i- l'humanité, « L'artiste-prêtre » sera comme ministre plénipotentiaire du gouvernement ; par le vol et la profondeur de ses pensées, par ses mélodies. ses peintures, ses œuvres de sculpture, il devra créer.

GEORGE SAND 223

exciter, entretenir les sympathies pour le beau et le sublime.

Tout cela correspondait parfaitement aux sentiments éprouvés par Liszt dans sa jeunesse, lorsqu'il cherchait à exhaler en musique ses aspirations mystiques, ou bien lors- qu'au contraire, c'était la musique qui l'élevail vers le ciel. 11 se souvint alors de ce temps lointain et « il fut envahi par le sentiment inextinguible de sa vocation artistisque prédes- tinée. » Il ne lui suffisait plus, comme par le passé', d'être prêtre; il voulait devenir un pontife des Saint-Simoniens, consacrer son art au service de cette fonction d'intermé- diaire qui, par la voie du Beau, devait éveiller dans les hommes la notion du Divin et les unir à l'Éternel.

On ignore ce qui a pu retenir Liszt de prendre une part active au saint-simonisme. Peut-être en fut-il empêché par les discordes qui naissaient alors en cette petite église et par la lutte qui s'engagea entre Bàzard et Enfantin. Quoi qu'il en suit, il n'entra pas dans les rangs de la commu nauté, mais assista à ses réunions et se trouvait même à la soirée Enfantin attendait la venue de la « femme révéla- trice »... qui ne vint pas.

Les égarements du saint-simonisme et ses idées baroques sur la « réhabilitation de la chair » n'eurent aucune influence sur l'esprit de Liszt, mais les principes de la société, en fait de religion et d'art, contribuèrent à établir la base de son point de vue artistique, qu'il suivit constam- ment dès lors et que vint encore confirmer l'amitié qu'il avait contractée depuis quelque temps avec Lamennais.

Félicité de Lamennais il écrivait d'abord de la Mennais mais, vers la lin de sa vie, conformément aux habitudes républicaines, il signait : Lamennais), célèbre réformateur religieux, prédicateur, un des plus grands écrivains de notre siècle, naquil en 17X2, à Sàint-Malo, d'une riche n. 15

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famille d'armateurs, plus tard ruinée parla Révolution. Après des études faites an sein de sa famille, il entra avec son frère an séminaire, se lit prêtre en même temps que lui. avec beaucoup d'hésitations.et dedoufces, il est vrai, mais ensuite il prit à cœur sa vocation ecclésiastique et consacra boutes ses forces à la prédication chrétienne, dan- le sens le plus pur du mot. 11 fut d'abord considéré comme un des défen- seurs les plus orthodoxes de l'Eglise, et se distingua par ses attaques contre les philosophes, la Révolution et Napoléon, puis il se Ht leur ennemi acharné. Deux fois il fut app< Rome pour expliquer sa conduite, et cela, après qfu'oti avait failli faire de lui un cardinal, parce qu'on le n _ dait comme un vrai champion de la papauté : deux fois il fut condamné par cette même Eglise qu'il avait voulu défendre, et dut renier publiquement ses opinions. Peu à peu. dans le journal V Avenir qu'il avait fondé avei amis, le comte de Mootafeanbert, et les abbés Gerbet et La- cordaire qui partageaient entièrement ses idées, il s'éloigna tellement de ses premiers écrits <[u'il -'attira non seule- ment la condamnation de l'Eglise romaine, mais qu'il rom- pit avec -"ii frère et ses ami-, et qu'il s'aperçut enfin lui-même, de son désaccord fondamental avec le catholi- cisme. L'apparition de son livre : les Paroles d'un croi/ant le lit excommunier. Il ne cessa cependant de se regarder comme le serviteur de Dion, il continua à dire la m comme auparavant : il fut enfin anathématisé. Il déviai alors un des acteurs les plus ardents du mouvement social et républicain sous le gouvernement de Louis-Philippe, fut membre de l'Assemblée nationale en 1848 et resta jusqu'à la lin de sa vie l'apôtre infatigable du socialisme chrétien et le champion de la liberté de conscience. 11 avait un talent poétique extraordinaire, une éloquence sombre et

GkEOBGE S AND 2^7

passionnée de prédicateur et de prophète, l'entêtement d'un fanatique et l'inflexibilité d'un sectaire. Un de ses bio- graphes à courte vue, croyant sans doute qu'il dit quelque (diose de dénigrant et de mordant, le caractérise ainsi : « Connue tous les hérétiques, il était doué d'un esprit d'ai- rain, d'une âme inflexible, d'un orgueil insensé. Au XVe siècle, il se serait plutôt laissé livrer au bûcher avec Jean Hues, que d';i\ouer>es erreurs. » Au xix' siècle, on ne l'a pas brûlé. mais eu lisant la vie de ce martyr de sa foi, OU se dit invo- lontairement que dans tous lés temps, la souffrance, l'humi- lialion. l;i pauvreté, le reniement et l'incompréhension tra- gique, de la part des amis cl des élèves les plus proches, c'est le sort des initiateurs de toute nouvelle doctrine, la coupe qu'eux tous doivent vider jusqu'à la lie. Lamennais . mourut en lN.Vi-, restant fidèle, jusqu'au dernier moment, à sa conscience et à sa loi. Ses funérailles furent accompagnées de nom elles entr;.\ es de la part de la police. Toutefois, con- formément à son désir, il fui enterré dans In fosse commune. Au moment Liszt et George Sand entrèrent enrôla- tion&avec Lamennais, celui-ci avait cessé d'être un champion du catholicisme et il était déjà célèbre par In publication des Paroies d'un croyant, qui eurent jusqu'à cent éditions et qui furent traduites dans toutes les langues de l'Europe. Les biographes et les critiques de Lamennais ont tort d'en- visager celle évolution comme une rupture avec ses anciennes doctrines et une adhésioD à des idées diamétea-

lomenl opposées, ou même comme une trahison à S££

anciennes convictions. Des écrivains peu consciencieux ou acharnés à le poursuivre, vont même jusqu'à assurer «pie cette volte-face provenait d'un orgueil aatanique de ce renégat, par vengeance de n'avoir pas été tait cardinal, elc. Ses Paroies d'un crayon/ n'étaient qu'une des étape.-

228 GEORGE SAND

du développement d'une seule et même idée. Lamennais avait commencé par lutter contre la Révolution, l'Empire et Napoléon, trois régimes, aux yeux de cet apôtre fana- tique du christianisme, entièrement contraires à l'esprit de renseignement divin. Dans cet ordre d'idées, il a écrit ses Réflexions sur l'état de l'Église en France pendant le XVIIIe siècle, et sur sa situation actuelle (1808) et son célèbre Essai sur l'indifférence en matière de religion 1817- 1823. Il espérait que la Restauration rendrait à l'Eglise le pouvoir et l'influence qui lui appartiennent comme unique autorité naturelle de la société chrétienne. Son espoir fui déçu. Il voulait exciter l'énergie et ranimer la vitalité de l'Eglise catholique endormie, il voulait arriver a ce que sa puissance spirituelle dominât tous les pouvoirs terrestres comme au temps glorieux des premiers siècles du christia- nisme. Il s'opposait à l'autonomie de l'Eglise gallicane, qu'il trouvait en opposition avec les principes de l'unité de l'église orthodoxe. [De la religion considérée dans ses rapports avec l'ordre politique et civil, J82(i. Il s'efforça de signaler à la curie romaine ses fautes, ses égarements et lui conseilla, en se conformant aux exigences du temps. de ne pas être seulement la religion des puissants de la terre, mais la religion de tous. Ses vœux, ses conseils, furent condamnés. Son voyage à Rome lui ouvrit les yeux et lui montra qu'entre la papauté et le christianisme, il n'y avait rien de commun ; que l'une n'était qu'une institution purement humaine, une institution d'Etat, l'autre une ins- titution divine. L'une était l'antipode de l'autre. (Affaires de Rome, 1836.) L'apôtre du christianisme se rangea du côté du christianisme ; l'apôtre de l'amour évangélique envers le prochain se leva contre l'Eglise qui prêche l'oppression, la violence et la vengeance, et l'Eglise se

GEORGE SAND 229

sépara de lui (1832;. Il n'accepta pas son excommunica- tion, car il envisageait, plus sévèrement encore que les princes de l'Eglise, sa vocation ecclésiastique. Il avait déjà proclamé auparavant que les serviteurs de l'autel ne doivent pas user des biens terrestres ni recevoir aucun subside du gouvernement, mais vivre dans la pauvreté. C'est ce qui lui axait attiré l'inimitié du haut clergé. Il continua donc à se regarder comme prêtre, à prêcher la fraternité au nom de Dieu, la liberté pour tous, l'amour du prochain. Bien plus encore, il exigeait l'entière observation des pré- ceptes évangéliques, voulant que personne ne se crut maître, ne jugeât ses frères, ne levât les armes contre son frère; en un moi, il rejeta toutes les institutions politiques qui, selon son opinion, empêchaient le triomphe de l'esprit de la doctrine chrétienne. [Paroles d'un croyant, 1832: Le Livre du peuple, 1837; Une voix de prison.) Il se rap- procha ainsi du saint-simonisme et des doctrines démocra- tiques et révolutionnaires des aimées 1830. [De l'esclavage moderne, 18i0 ; Le pays et le gouvernement, 1840; Amcliaspands et Darvands. 1N43 ; mais il s'en éloigna complètement, quant à la question du féminisme. Il était l'ennemi de l'émancipation de la femme, exigeant qu'elle fût soumise à l'homme comme le voulait saint Paul (Dis- cussion critique et pensées diverses, 1841 . A tout autre égard, il devança son siècle, prêchant, d'une part, des choses qui sont actuellement conformes aux vues de cette même Eglise qui l'avait condamné et qu'elle pratique aujour- d'hui, telles que le christianisme social de Léon XIII, et d'autre part, apparaissant en même, temps comme un des prédécesseurs de Léon Tolstoï '. On trouve, dans les Paroles

' Tel le chapitre xxvii (absolument semblable à ce que L. Tolstoï a

230 GSORGE SAM)

d'un croycait, des pages qui sont presque identiques aux dernières œuvres <lu grand écrivain russe.

La Traduction de l'Évangile par Lamennais et son étude intitulée : De la société première, et de ses lois ou de la religion, n'offrent guère moins de ressemblance avec tes œuvresde Tolstoï. Mais dans aucun de ses ouvrages, Lamen- nais ne s'est montré aussi évidemment un adepte du saint- simoaisme que dans son Esquisse d'une- philosophie* et aucun ne semble avoir aussi puissammenl contribué à éclairer l'idéal artistique de Liszl el de George Sand. Quoi- que ce livre ait paru on 1840, ses thèses ont germer peu à pou dans son esprit, el l"n conçoit qu'il ait déjà pu les (Mé- diter avec Liszt dan- la première moitié des années 1830,

Voici les principales de ces thèses : Le monde est la manifestation finale de rintinimont Beau. L'infinimenl Beau est la forme ou l'incarnation de I'infiniment Vrai. Dan- la nature inanimée, on ne remarque qu'une simple affinité entre les objets. Dans le règne animal se fait déjà remarquer un autre degrés l'instinct. L'homme, quoique conduit dans sa \ ic première par l'instinct, est déjà dirigé principale- ment par la raison, la conscience, qui lui donne la première notion du vrai, ou du moins la lui l'ail pressentir. D'abord, l'homme, comme les animaux, ne reçoit que les impn -- sions extérieures que lui donnent les sens : ensuite, étudiant les phénomènes du monde extérieur, il passe peu à peu de

ait dans leFigarosva le service militaire) ; tels aussi les chapitres xxxv, wwi. wwii. Mais en général, ce livre, (rai a l'ail autrefois tant bruit cette improvisation sombre, parfois vraiment dantesque on prophétique, pleine de pages toutes poétiques, de paraphrases de psaumes, d'invocations républicaines est aujourd'hui vieilli el n'at- tire plus guère ['attention que pai son style el ta force de son inspira- tion. Tous les lettrés en connaissent presque par cœur le célèbre eha- pitre mu. ainsi .pi'' los chapitrés xx >'t xxxvi, qui certes, n'entreront :ependant jamais dans un ivcucil de « pages choisii

quisse d'une Philosophie; Paris, Pagnerne, E840 (4 vqJue

SÉOflGE SAMt -J31

leur compréhension à La contemplation el à la compréhen- sion du Beau. Parla compréhension du Beau, il arrive peu à peu à s'approcher de la compréhension du Virai, à s'unir ;~i l'être suprême, à Dieu, comme fout dans la création tend à la perfection suprême, à sa fusion avec lui.

«... S'il perçoil la lumière physique par les sens qui lui sont communs avec les animaux, il perçoil encore imfeé- neuDremenl la pure lumière <|ui manifeste ce que les sens ne peuvent atteindre, la lumière essem-ticBe, identique avec la parole, le verbe infini el dans cette lumière, il voil Dieu, el en Dieu l'immuable, le nécessaire, le vrai, les idées, les causes éternelles1. »

Conformément à ces trois échelons du développement de son esprit, l'activité de l'homme se déploie dans b pour- suite de trois buts : l'influence sur le inonde extérieur, la sujétion de la nature avec ses forces à sa volonté et à son esprit, ce que Lamennais réunit sous le nom de « fl/td/(s{//e » ; de tous les métiers, les découvertes el les inventions innombrables el sans lin. car le but final de l'activité humaine dirigée par l'esprit sans bernes et .--ans limites, c'est la victoire de l'espril sur tout ce qui est dans la nature, la délivrance de tout ce qui lui fait obstacle, la sou- mission toujours plus grande du temps, «le l'espaee el delà matière, jusqu'à complète union de la nature avec l'homme.

«... Ainsi par l'Industrie, par l'empire qu'il exerce sur la Nature contrainte d'obéir à ses volontés, l'homme s'assimile, pour user de ce mot, corporellemenl la créa- tion, il en fait connue une extension de son propre orga- nisme2. »

' Esquisse d'une Philosophie, vol. III. st>conde partie : De l'homme: livre VII Industrie; livres VIII et XIX. L'art, p. 70.

- Ibidem, p. 177.

232 GEORGE SAM)

«... Si l'homme se développait seulement dans l'ordre

de l'utile, il ne différerait de l'animal que par la supériorité de ses instincts, et ne serait pas plus perfectible que lui; car dans cet ordre même, le progrès en tant qu'indéfini, dépend de la raison et resterait sans elle fatalement ren- fermé, comme chez les êtres inférieurs, en des limites relatives à l'espèce entière, et que l'individu ne franchirait jamais. C'est à l'intelligence que l'homme doit le privilège de se perfectionner sans cesse, ainsi que le pouvoir toujours croissant qu'il exerce sur la Nature

«... Totalement absorbé en elle, il ne pourrait réagir sur elle, la dompter, la soumettre à son empire, s'il ne s'éle- vait au-dessus d'elle parle don de l'intelligence. Et puisque elle n'est pas, tout a do bornes nécessaires et fixes, et que elle est. ces bornes disparaissent, elle a évi- demment une relation naturelle et directe à l'infini... L'intel- ligence, dans ee qui la constitue radicalement, est la faculté de percevoir le vrai ouïe nécessaire, l'invariable, l'absolu, c'est-à-dire de percevoir Dieu et les idées en Dieu. A l'ins- tant où elle naît, elle engendre des besoins nouveaux, et par conséquent ouvre à l'homme une nouvelle sphère d'ac- tion. Mais le Vrai peut être perçu, soit. immédiatement en lui-même, sôit à travers le voile des choses extérieures ou des formes sensibles qui manifestent au sein de l'espace et du temps, le.s idées, les types, les modèles éternels de tout eu qui est. Le vrai ainsi perçu prend le nom du Beau, et le Beau est le Vrai manifesté dans une forme sensible. Dès que l'homme en a la vision, il s'unit à lui par l'amour ri cherche à le reproduire dans ses œuvres, à y incarner l'exemplaire divin que contemple l'œil interne.

1 Esquisse d'une Philosophie, vol. III.

GEORGE SAM) 233

Voilà l'art, etl'art humain n'est qu'un rayonnement de l'art, si on peu! le «lire, de Dieumême1. »

La seconde sphère de l'activité de l'homme activité créatrice répondant au sentiment, et ayant son prototype dans l'activité du Créateur serait doue l'Art. L'Art comme imitation de l'activité du Créateur doit, nous l'avons vu, réunir dans ce qu'il crée le vrai et le beau ; il ne peut et ne doit donner la vérité pure et abstraite, mais doit se contenter de nous l'exprimer en une forme vive, concrète et belle. Inversement, une forme qui n'est pas l'incarna- tion d'une idée sublime et vraie, ne peut pas être de l'art ; ce n'en est qu'une imitation sans vie, ce n'est que lettre morte -ans l'esprit qui vivifie, ce L 'art pour Part est donc une absurdité l Le perfectionnement de l'être dont il ma- nifeste le progrès en est le but1. » L'art pour l'art n'a aucun droit à s'appeler « ail », il ne porte en lui ni le sens ni la force de la vie, c'est une fleur stérile qui ne laisse âpre-, elle aucune trace. Le véritable art. c'est celui qui se tient au faite des croyances, i\rs connaissances. {\i>s idées et de> acquisitions de l'esprit humain de son temps, qui en est pénétré, en un mot, qui est l'incarnation de la vérité en tant qu'elle est connue à l'époque donnée. Par consé- quent d doit servir à exprimer les meilleures, les plus hautes tendances de l'époque. Mais l'art ne peut non plus jamais descendre jusqu'à une simple prédication, à un simple exposé de ces idées qui ne seraient pas dans la forme du beau. Ce n'est pas sa sphère. « Or, les idées et leurs rapports purement intellectuels ne sont point du domaine (If l'art. Vart implique l'idée, il est vrai . mais

* l'aj,'.' 'i'rl. " Page 134.

-23* GEORGE s A M)

l'idée rendue smsismble a*/.r sens1. » De même quel'actiofi de l'homme sur la nature n'a pas de limite, mais progn I u-< .)•< M-tioiini'lleinont au déveleppemeni de l'esprit bumain, L'art a'a non plus aucune limite, mais avance toujours et doit Bécessairemeai progresser en proportion <ln dévelop- pement de l'humanité ; il serai! absurde, insensé de vou- loir l'arrêter et le comprimer dans la forme du passé. La forme sans l'esprit c'est la mort; e'est pourquoi toutes les tentatives essayées pour faire retourner l'art à ses anciennes formes sont toujours restéessans succès : l'esprit qui le.-» avait créées ;i vécu son temps, il est mort, et les idées et les croyances qui 1rs avaient inspirées sont aujourd'hui ensevelies dans la poussière des siècles. Le but final do l'art, l'incarnation du Beau absolu, se trouve dans un avenir infiniment lointain. Et ce ne sera qu'alors que l'homme arrivera à la compréhension de Fabsolumeot Vrai, à l'union, à la fusion avec l'Etre Suprême. Déjà niainleiiiiiil. dans la sphère circonscrite du beau relatif l'homme se trouve, il passe devant lui quelques lueurs du \ i-ai et. à chaque pas qu'il l'ait, il voit s'étendre le champ de la compréhension.

La troisième sphère de l'activité de l'homme activité tendant à pénétrer hi raison et la nature des eboses-et de la vérité pure, l'activité de l'esprit, c'est la Science. Lorsque l'humanité aura parcouru entièrement cette sphère, ce eerele évolutif, vers lequel tend tout <•<■ qui a vie, tout

ce qui e-l créé, SE formera, et s'accomplira l'union com- plète et absolue avec l'Eternel, union qui n'aura pas de lin.

Ces thèses générales sont suivies chacune de leurs conr

3 Pace 348.

GEOfiGE SANL) i3o

closions. En premier lieu, et avant tout, Le travail n'est nullement une punition du péché originel, il est la cause,

la condition absolue de tout progrès, o car Le travail c'est L'action même, c'est dans L'universalité <\r> êtres de tout ordre, l'exertion permanente de L'énergie interne par l;i([uelle ils sont, le travail c'est La vie et Le progrès de la vie; et Dieu Lui-même, au fond de son impéné- trable unité, se réalise selon tout ce qu'il est par un travail éternel1. »

De découle aussi pour La scienGe La nécessité d'unifier toutes ses conquêtes et de les systématiser; c'est la seule Voie qui puisse l'élever à la hauteur qui lui est due, en faire non un amas de connaissances inutiles et d'exercices stériles de l'esprit, mais le flambeau de l'humanité. A ce sujet Lamennais ('-nonce des idées <[ui ©ai servi plus tard de base ;'i la classification (\rs sciences d'Auguste ("omte, et, d'autre part, il a pour les sciences presque littéralement les mêmes exigences qu'aujourd'hui Tolstoï. De aussi les rigoureuses obligations que Lamennais impose aux artiste-.

« Les artistes aujourd'hui, les artistes véritables n'ont que deux, routes à suivre. Ils peuvent, se renfermant en soi, individualiser l'art, en .-'exprimant, pour ainsi dire eux- mêmes. Mais qu'est-ce qu'un homme dans l'humanité .' Qa'est-ee que sa pensée, son sentiment, ses impressions personnelles? S'isoler delà sorte, c'est renoncer aux gran- des inspirations, a éveiller des sympathies générales et pro- fonde-, à parler une langue entendue universellement :

si, fiés lors, tout ensemble et détourner l'art de son but, le rétrécir, le fausser souvent, et se condamnera un oubli

1 Page 2i.

236 GEORGE S AND

certain, car tout ce qui dure a une base plus large. Ils peu- vent enfui, descendant au fond des entrailles de la société, recueillir en eux-mêmes la vie <jui y palpite, la répandre dans leurs œuvres, qu'elle animera comme l'esprit de Dieu anime et remplit l'univers. Le vieux monde se dissout, les vieilles doctrines s'éteignent ; mais au milieu d'un travail confus, d'un désordre apparent, on voit poindre des doc- trines nouvelles, s'organiser un monde nouveau; la religion de l'avenir projette ses premières lueurs sur le genre humain en attente, et sur ses futures destinées : l'artiste en doit être le prophète1. »

Nous avons exposé dans la mesure de nos forces les principales idées de Lamennais dans son Essai de philoso- phie, et nous avons esquissé les principaux traits de l'évolution de son esprit dès les premiers pas de son acti- vité littéraire jusqu'à sa mort, pour ne plus revenir sur ce sujet et ne plus avoir à en rendre compte lorsque nous les retrouverons plus loin dansles œuvres de George Sand. C'est ce qui nous permettra de nous bornera citer la source chaque fois que George Sand aura puisé aux doctrines du célèbre écrivain. C'est bienavêc intention que nous nous sommes étendu sur la personnalité et l'œuvre de Lamennais en même temps que nous avons montré l'évolution de l'idéal artistique et social de Liszt, car c'est par Liszt que Lamen- nais a fait la connaissance de George Sand, et c'est encore Liszt qui, en 183'i déjà disciple et ami intime de l'illustre abbé, a aidé George Sand à comprendre et à s'assimiler sa doctrine. , Voilà pourquoi nous allons nous permettre de revenir sur la part que Lamennais a eue dans la vie de Liszt.

Page 272.

GEORGE SAND 237

Comme nous l'avons vu, Liszt trouva en Lamennais un homme qui le comprenait, le soutenait et sympathisait avec ses idées, ses tendances et ses convictions les plus intimes. La foi ardente et profonde de cet ancien champion du catholicisme et du régime monarchique, devenu leur ennemi acharné, religiosité trop vaste et trop profonde pour se laisser enserrer dans le cadre de n'importe quelle reli- gion dogmatique; la défense hardie de ses convictions allant jusqu'au sacrifice et à l'oubli de soi-même; In lutte contre les institutions qu'il croyait nuisibles; son incorrup- tibilité à toute ('preuve ; la chaleur avec laquelle il accueil- lait les idées démocratiques; ses tendances vraiment chré- tiennes; ses exigences rigides envers l'art et les artistes au nom de ces mêmes tendances; sa sombre éloquence enflam- mée— tout cela charma Liszt et le subjugua. D'un autre côté, la similitude de leurs convictions et de leurs ten- dances rapprocha bientôt le jeune pianiste du vieil abbé, et leurs rapports prirent rapidement la forme d'une piété filiale et d'une tendresse toute paternelle. Grâce à Lamen- nais, les idées artistiques, sociales et religieuses de Liszt se fixèrent définitivement et prirent cette direction idéale et chrétienne qui dès lors ne varia plus chez l'artiste. C'est aussi Lamennais qui contribua à affranchir les croyances de Liszt d'une soumission trop absolue aux dogmes de la hiérarchie ecclésiastique. « Il fut le premier, dit Lina Ramann, -— à expliquer à Liszt l'immense différence qu'il y a entre la religion et l'Eglise. L'artiste comprit alors que les deux institutions sont deux conceptions différentes , pouvant en pratique être diamétralement opposées, quoique se touchant de près, comme le fond et la forme. Cette compréhension devint encore plus claire chez Liszt quand il vit que Lamennais, ce catholique croyant et fervent,

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venait d'être excommunie'-. Toutes les sympathies de Liszt furent pour l'ami paternel; désenchanté comme celui-ci, il se détourna de l'Eglise-. » Dans le second volume de ses œuvres article : Zur Sldlung ch-r Ki'insiler, on trouve des attaques violentes, remplies, de colère et de tiel contre l'Eglise romaine, attaques qui rivalisent avec celles de Dante. En un mot, on peut dire que c'est Lamennais qui a consacra cette liberté que Liszt garda toujours vis-à-vis de tous les pouvoirs ».

La conséquence pratique des idées saint-simonienne^ cl de son amitié avec Lamennais se t'ait remarquer dans une série d'articles littéraires sur la question de Yimtructitm musicale des //fasses, sur la nécessité de fonder pour le peuple des sociétés chorales, de donner des concerts popu- laires, etc.. etc. Liszt resta ('gaiement fidèle aux idées qui ne furent exposées par Lamennais que plus tard, dans les quatre volumes de YEstjuisse d'une philosophie, mais qui furent déjà discutées dans leurs conversations de 1832-->-'i . Il ne cessa non plus de regarder sa vocation comme sacrée, envisageant son art, non comme un moyen d'ar- river à la célébrité, de briller, d'amuser le public ce qu'il avait faire dans sa jeunesse dans ses tournées artis- tiques , mais comme le moyen de contribuer à la solution des plus hauts problèmes qui travaillent l'humanité.

Bien plus, ilfut le premier des artistes qui commença à secourir les pauvres, les malheureux, en leur abandonnant le produit de la recette de ses concerts. Ainsi, en 1837, il donna à Lyon un concert au profit des ouvriers qui sout- iraient delà famine, à la suite d'une grève. Avant cela déjà il avait l'ait preuve de compassion sympathique envers les malheureux Lyonnais, qui axaient beaucoup soutier! après leur révolte de 1834. Il avait composé à cette occasion.

GEORG F. SAM) 239

une pièce pour piano Lyon, qui avait pour épigraphe le moi d'ordre des .socialistes de l'époque :

Vivre en travaillant, Mourir en Combattant

Cette pièce était dédiée à .1/. F. de L. c'est-à-dire Mon- sieur Félicité de Lamennais: e'étail ta consécration de leur union amicale sur le terrain des sympathies .sociales.

Oh voit par toui ce que nous venons de dire que ce fui vers 183>a ou à peu prés, que liait pour Liszt la période pré- liminaire, la période de fermentation, de luttes. H commença dès lors d'une manière toute consciente son sacerdoce artistique et voulut mener une vie répondant aux exigences cl aux devoirs que son art lui imposait. Mais, presque au moment il prenait ses bonnes résolutions, une passion qui devint pour lui une difficulté, une entrave, vint fondre sur sa vie. et l'empêcha de suivre en paix la voie dans laquelle il était outré. Cette passion éclata sous la figure de la svelte comtesse Marie d'AgOult, née de Fla\ ïpiy, une apparition diaphane, étherée. mue vraie déesse-. C'était une femme aux cheveux d'or, aux yeux bletas, idéalement belle, douée d'un grand esprit, instruite, ravissante sous tous les rapports : la Diane des salons de Paris. L'adorable comtesse était moitié Allemande, moitié Française, sa mère étant la lille d'un banquier de Francfort, Bethmann. et soaa père le Eils d'un émigré français. Elle avait reçu une éducation et une instruction excellentes, avait beaucoup de lecture et parlait plusieurs langues. Elle avait épousé sans amour un représentant de l'ancien régime, le comte d'AgOult, homme de bonnes manières, de tous ponds cor- rect et honorable, dans la société duquel elle s'ennuyait

240 GEORGE SAND

néanmoins. Elle se mit à chercher des distractions ; mais bientôt blasée de ses succès mondains, de ses triomphes, elle voulut trouver quelque chose d'antre qui l'intéressât davantage. Elle se prit de passion pour différentes idées, pour les doctrines alors en vogue, surtout pour les hommes en renom, et avant rencontré le jeune Liszt, elle tomba passionnément amoureuse de lui : elle avait trouvé la diver- sion qu'elle cherchait. Liszt, tout en payant cet amour de retour, n'avait pas la moindre idée de porter le trouble dans le ménage de la comtesse, mais Marie d'Agoult ne pensait pas comme lui. Etait-ce chez elle un entraînement sincère ou ce désir, qui pesait constamment sur elle, de jouer dans le monde un rôle extraordinaire, de* paraître avant tout? Toujours est-il qu'un beau jour elle quitta son mari et sa petite fdle. et donna le spectacle d'une héroïne sacrifiant tout à son amour sublime.

Malgré toutes les prières de Liszt et les exhortations de Lamennais, elle partit pour la Suisse, et il ne resta d'autre parti à prendre pour son ami le musicien que d'aller l'attendre à Genève ; il ne pouvait répondre au « sacrifice » qu'elle lui faisait qu'en se sacrifiant lui-même.

Nous sommes loin d'ajouter une foi entière à tout ce que l'on trouve sur la comtesse d'Agoult dans la biographie d< Liszt. Faisons remarquer avant tout que ce qui concerne cette histoire romanesque a été écrit sur le dire de Vabbé Liszt qui a dû. même sans le vouloir, parler en termes très sévères de ses entraînements et de ses péchés de jeunesse; tout cela raconté aussi par lui lors de sa liaison avec une autre grande dame, la princesse Wittgenstein, dont il devait éviter d'exciter la jalousie rétrospective en racontant ses anciennes amours et sa bonne fortune d'an- tan. De plus, Lina Ramann a écrit ces pages d'après les

GEORGE SAND 241

racontars d'un ex-amant ; et ne sait-on pas qu'il n'y a personne d'aussi injuste envers leurs idoles d'autrefois que les ex-amants ou les ex-maitresses ? Nous devons cependant reconnaître, pour être juste nous-même, qu'il y a une grande part de vrai dans ce que Lina Ramann avance quand elle nous parle de la pose perpétuelle de la comtesse d'Agoult et de la duplicité de sa nature, qui, lors- qu'elle demanda un jour à Liszt quel titre elle devait don- ner à ses Souvenirs, amenèrent le musicien furieux à lui crier : « Poses et Mensonges! » Il est également vrai qu'elle avait un amour-propre excessif, qu'elle était ambitieuse, phraseuse. Toujours, elle a voulu jouer un rôle quelconque, tantôt celui d'une « femme passionnée .», tantôt celui d'une nymphe Egérie, inspirant le génial compositeur, qui n'avait celles nul besoin de cette inspiration, ou bien encore le rôle de « femme philosophe ». Ce n'est pas non plus sans raison qu'il a été dit que dans cette nature, en apparence froide et au fond passionnée, il y avait deux traits bien caractéris- tiques : une imagination exaltée et une ambition sans mesure. Malgré tous ces défauts, la comtesse d'Agoult fut, sans contredit, une femme absolument remarquable par son esprit, un esprit sceptique et varié, embrassant tout, sachant comprendre et approfondir les idées et les doctrines les plus contraires ; ce fut aussi une curieuse, avide de savoir, enfin un écrivain hors ligne. On en a pour preuves toute la série des œuvres variées qu'elle nous a laissées, à commencer par Nélida, roman passionnel (1845) . jusqu'aux trois volumes de son Histoire de la Révolution de 1848 1851), aux Lettres républicaines, et à ses Pensées, ré- flexions et maximes (1849), si élégantes et si profondes. Toutes ses œuvres ont paru sous le pseudonyme de Daniel Stern .

ii. H

242 GEORGE S AND

Lorsque George Sand, au printemps de 1835, arrivaà Paris pour rejoindre Miche) de Bourges, elle y retrouva Liszt, avec- qui elle avait rompu si brusquement au mois janvier de la même année pour calmer la jalousie d'Alfred de Musset. George Sand avait alors écrit franchement à Liszt, qu'à son grand regret, ils ne devaient plus se von*, qu'il devait même ignorer elle allait pour qne « quel- qu'un » ne s'agitât pas à propos de leur amitié qui venait de naître1. Liszt apprit avec beaucoup d'indulgence cette bizarre exigence de Musset. Il fit «lu reste preuve de beau- coup de bonhomie* durant toute cette histoire. Voici par exemple une lettre inédite de Liszt à George Sand. écrite au moment celle-ci se débattait encore dans les aûres le sa passion, et certainement avant la lettre du ll.) jan- vier 1835, mentionnée plus haut2 :

« Je crains bien, Madame, que ce mieux dont vous tires presque vanité, ne soit de bien courte durée; peut-être même n'est-ce qu'une réaction &ry<miique contre des souf- frances intolérables; si je n'avais été arrêt*' en chemin par l'idée de vous déranger ou de vous incommoder mal à propos, vous auriez eu l'ennui de m'entendre préluder plus l'une fois sur votre piano. Me serait-il permis d'espérer qu'à votre retour vous voudrez bien encore me compter au nombre des cinq ou six personnes que vous recevez a volontiers les jours de pluie ?... 11 m'aurait été bien agréable de n'être pas refusé par vous dimanche, mais je n'en garde que le chagrin sans aucune rancune ; d'ailleurs, c'est une occasion qui se reproduira une autre fois et mieux.

1 Cotte lettre de George Sand, -■■ trouve dans le livre de La Mara : Briefe hervorragender Zeitgetwssen au Franz Liszt, et est datée, d'i elle, du 19 janvier IS3.J.

* Fontes les lettres de Li-zt que qous donnons dans les chapitres X. XI. et XII sonl inédites.

', i ■■•» i. -AND Îi43

Veuillez bien agréer, Madame, L'assurance de mon respectueux et sincère dévouement.

« F. Liszt. »

11 donna également ù cet égard une preuve de sa bon- homie, en retournant aved plaisir en avril 1835 chez George S;iihI. et en lui amenant même dadas son petit logement du cinquième son souffreteux ami Lamennais.

Bientôt après George Sand, certainement initiée aa secret de l'amour romanesque de Liszt, fit In eocuaiaissance

de La comtesse d'Agoult. G "ge Sand, seqpble-t-il, avait

été attirée par le désir de voir de près une femme qui avait agi comme les héroïnes de ses romans, et Marie d'Agoult, de son côté, voulait connaître celle qui les avaiil écrits.

La « Périà robe bleue », si eUe ne descendit pas dm ciel *, daigna du moins de ses petits pieds aristocratiques, grim- per jusqu'au galetas poétique régnaient bruyamment el sans façon aucune : Michel, Guéroult, Arago et }»lu- sieurs autres nmis de l'auteur d'André, lequel venait- de paraître, nmis qui, berrichons ou parisiens, étaient loin d'être des aristocrates. 11 semble que les deux femmes ont fait connaissance ui peu avant celle première visite de ta comtesse d'Agoult chez George Sand, mais on ne peutem préciser ni le temps ni le lieu. M. Rpcheblave dans son ('■Inde fwi-l intéressante sur celle « amitié romanesque2 », dit que ces dames se virent pour la première luis au

1 Expression de George Sand, que l'un trouve dans ïa, septième Lettre d'un voyageur, adressée à Liszt. Nous avons déjà reproduit ce passage de cette lettre dans laquelle George Sand parle de teus c«ux qui, pen- dant le procès d'avril, ont visité son modeste logement quai Malaquais.

1 « One Amitié romanesque; George Sand et M"* d'Agoult, o par M. Roeheblave Revue de Pains, lo à

2*4 GEORGE SAM)

théâtre, et qu'elles dînèrent ensuite chez la a ieille mère de Liszt, mais il ne cite aucune preuve pour confirmer son opinion. En général, l'étude qu'il nous, a donnée est très curieuse au point de vue psychologique, on \ trouve en outre les réponses de la comtesse aux lettres de George Sand : mais elle est fort inexacte, quant à l'ordre historique et chronologique. On peut même dire que sous ce rapport ce travail est rempli d'erreurs gros- sières. Ainsi, par exemple. M. Rocheblave, qui fait remar- quer non sans raison que les lettre- de George Sand imprimées dans la Correspondance sont souvent antidatées •t parfois même composées arbitrairement de fragments de lettre- se rapportant à différentes époques, ne s'est eepen- dant pas donné la peine de contrôler les manuscrits qu'il avait entre les mains, avec toutes les donnée- et les faits déjà connus, et précis. Et qu'en est-il résulté ? C'est que tout en ayant eu entre ses mains les réponses de la com- tesse d'AgOult, il a complètement brouillé les lettres de George Sand, et il a si bien fait qu'on ne peut tirer aucune ressource biographique de son article. Grâce on gâchis qui v règne, nous voyons George Sand aller en Suisse à deux reprises différentes, en 1835 ? et en 1836. L'épisode de -on séjour à Genève, de la course à Chamounix. etc., il 1<j rapporte à l'automne de 1835, alors que George Sand passa, en réalité, cet automne à Nohant et à Paris, après ><»n séjour dans la « maison déserte » de Bourges, et la tin de l'automne et l'hiver à La Châtre. C'-est pourquoi elle pouvait dire dans une lettre du commencement de cet hiver à la comtesse Marie que le proies commencé l'empêchait de -<• rendre maintenant à Genève, etc. C'est pour cette même raison que Liszt pouvait, dans sa première Lettre d'un Bachelier es musique, datée de Genève, 23 no-

GEORGE SAND 245

vembre I83o ', reprocher à George Sand que « dans sa fra- ternelle épître, qu'il avait trouvée sur sa table au retour d'une longue excursion dans les montagnes, elle semblait ré- tracter la promesse qu'elle lui avait faite de venir bientôt les rejoindre en Suisse »... Il pouvait aussi lui dire : « Combien j'aimerais pourtant vous attirer, vous, le plus capricieux et le plus fantasque des voyageurs, de ce côté du noir Jura... Mais que puis-je vous dire, pour ébranler votre curiosité à ee point, qu'elle triomphe de votre paresse? Il ne m'a pas été donné, dans mes courses alpestres, de pénétrer les tré- sors de la neige... La république musicale, déjà créée dans les élans de votre jeune imagination, n'est encore pour moi qu'un vœu... Votre mansarde est meublée et prête à vous recevoir et mon piano en nacre de perles, muet depuis près do trois mois, n'attend que vous pour faire retentir les montagnes d'alentour d'échos discordants »... Et en l'été de 183(1, répondant à une phrase d'une lettre de George Sand, elle disait qu'elle avait beau faire, elle ne serait pas libre avant les vacances, Liszt écrivait encore :

« Cher George,

« Par la même raison que nous avons attendu onze mois nous vous attendrons encore un mois de plus. »

Enfin, nous trouvons sur une feuille volante, dans l'un

1 Les Lettres d'un Bachelier es musique ont été imprimées entre 183o et 1837 dans la Revue et Gazette musicale de Paris, et trois d'entre elles sont adressées à George Sand : la lic intitulée Lettre d'un voyageur (sic) à M. George Sand, Sut imprimée dans la Revue et Gazette musicale de Pa- ri*, ii" 19, p. 391 (1835) : la 2e, intitulée : Lettre d'un bachelier es musique à un poêle voyageur et datée de « Paris, janvier 1837 », fut imprimée dans le n." 7 de la année (1837) de cette revue, p. 53. La 3°, simple- ment intitulée Lettre d'un bachelier es musique, parut dans le 29 de cette même année, p. 239.

246 <.R i.R., F. SAM)

des calepins de G _ Sand, les daies suivantes, sûrement données pareUeà Michel lors de son proeès en séparation : « L835. A Pari.-, la lin de juillet : revenue à Nohanl oui : Michel vient le s. le le reconduise Châteauroux. Reviens â Nohant jusqu'au 1 septembre; toul septembre à Pari-: revenue ici Le 30... Donc, en 1835, George Sand ae quitta pas la France, et M. Rocheblave a commenté erronément plusieurs lettres. 11 serait certainement du plus haut intérêt de voir paraître cette correspondance entre les deux femmes écrivains, mais revue à nouveau, . t le- Lettres remises ;'i leurs dates véritables, dans leur ordre chronologique et accompagnées d'annotations bien vérifiées. Dune tout en conseillant à tout le monde êe lire L'article de M. Rocheblave comme une étude psychologique ss nte. nous recommandons à tout lecteur de ne consulter cet ouvrage comme document, et de se sou- venir avant tout et une toi- pour toutes que : Eu 18$$ George Sand n'est nuliemeni allée roi/Liszt à Genu

Mais retournons au printemps de 1835. L;« curiosité avait donc porté M™*5 Dudevant et d'Agoult à se voir et à onnaître. On sait qui' Les femmes deviennent sou- vent amoureuses rien que par curiosité. George Sand et M d"AgouH devinrent simplement amies pour cette même raison; car, au fond, il n'y avait rien de commun entre elles. L'une était une nature tout d'une pièce, ardente, artiste; l'autre une nature double, plutôt réflexe et ambitieuse. L'une était habituée à vivre en pleine liberté, L'autre à trôner dans le- salons. La seconde, selon l'expression de Li-zt. ne se sentait à l'aise que dan- des robes <]<■ mille francs, La première n'était véritablement contente que lorsqu'elle se voyait avec une blouse de toile bleue et des boite- d'homme. Celle-là, quoique -étant

GEORGE SAX1» 247

« abaissée » jusqu à aimer un pianiste, n'oublia cependant jamais la haute position qu'elle avait occupée faubourg Saint» Germain : celle-ci, quoique « cousine » de Charles X. parla toujours le plus volontiers de l'origine plébéienne de sa mère, cl n'oublia jamais <lc rappeler qu'elle n'appartenait à au- cun autre pays que la verte Bohême, la patrie <lc la liberté cl des artistes. Inutile de prolonger davantage la compa- raison entre les deux femmes. On trouve dans le livre de Lina Kanianii ample matière à faire de ces comparaisons, ad in finit uni .

La correspondance, les œuvres et le sorl ultérieurs des deux écrivains sdnt d'ailleurs assez significatifs par eux- mêmes. Quoiqu'il en soit, en 1835, elles s'imaginaient cire devenues amies, et elles passèrent plusieurs années dans cette erreur jusqu1 au moment elles se brouillèrent enfin, à l'occasion de l'amour de Chopin pour George Sand, amour que l'ambitieuse comtesse, habituée à primer et à triompher sur tous, ne pouvait pardonner. A cette occa- sion il devint de toute évidence que pendant tout le temps de cette prétendue amitié il n'y avait que George Sand qui s'y fut sincèrement livrée, que M d'Agoult avait toujours joué jeu double, tant avec George Sand qu'avec elle-même; elle agissait en catimini, au lieu de s'exprimer franchement, elle avait toujours quelque chose de caché in petto. L'ambition, l'envie, la jalousie par rapporl à «la gloire de Miltiade » couvaient dans son coeur, en même temps qu'elle écrivait à son amie de tendres lettres, ou lorsqu'elle vivait côte à côte avec elle Genève, à Nohant ou à Paris. Nous devons avouer que quant à George Sand nous n'attribuons aucune importance à cette amitié, bien plus belle ci plus tendre sur le papier que dan.-, les entre- \ ues que les deux femmes eurent ensenjble. Si sa soi-disant

-+8 GEORGE SAND

amitié envers George Sand fit de la blonde comtesse un bon écrivain sans Lèlia il n'y aurait pas en de Nélida », répétait souvent Liszt, voulant dire par que si la com- tesse d'Agoult s'était faite écrivain, ce n'était nullement par goût et par vocation, mais uniquement par amour- propre et jalousie! , cette amitié n'eût aucune action sur le talent de George Sand. lien fut autrement de Liszt. Comme nous aurons encore à parler plus tard de l'influence mutuelle qu'ils exercèrent l'un sur l'autre, revenons au récit chronologique des événements qui se sont passés en 1835.

CHAPITRE XI

(1835-1836)

Michel de Bourges. Lettres de femme et Journal du docteur Piffocl. Le Poème de Myrza et le Dieu Inconnu. Le procès en sépa- ration et les autres procès avec M. Dudevant.

A la fin du mois de mai 1835, Liszt et la comtesse d'Agoult partirent pour la Suisse, Michel retourna à Bourges, et George Sand resta à Paris pour unira la date obligée son roman : Simon, promis à Buloz. Il commençait à faire chaud, et le séjour dans la mansarde du cinquième étage devenait insupportable. De ses fenêtres, qui donnaient dans la cour intérieure, George Sand vit qu'au rez-de-chaussée de sa maison, alors à moitié démolie pour cause de grandes réparations, il y avait au niveau même du jardin un loge- ment vide. Les portes, il est vrai, y étaient enlevées, tous les coins encombrés de pierres et de décombres, mais l'air était frais dans les grondes chambres, tout était tranquille, et le petit jardin, fermé pour tout le monde, lui offrait un abri elle pouvait se retirer sans avoir à craindre d'être dérangée. Enchantée d'avoir trouvé au centre même du bruyant Paris la solitude, la liberté dans le calme et, le comble de ses rêves, « une maison déserte », elle s empara sans hésiter du logement et y installa son cabinet de tra- \ ail en transformant un établi de menuisier en table à écrire. Seuls, le portier qui lui avait cédé la clef du jardin, et la

250 GEORGE SAM)

femme de chambre qui lui apportait les repas el les lettres, savaient elle passait ses journées et lui en gardaient le secret. Les araignées, les souris et les merles, les chardons el les orties envahissaient son refuge; mais c'était cet aban- don même qui charmait le poète. Souvent aussi elle descen- dait le soir au jardin pour s'y promener en liberté par les petits sentiers couverts dnerbe, ou s'adonner à la rêverie, assise sur les marches brisées du perron. C'est ce jardin qu'elle a fait décrire plus tard, dans Isidora, par le héros de son œuvre, Jean Laurent. A la fin du mois de juin, elle fit un court séjour à Xohant. Convaincue une fois de plu> que la vie sous le même toit que Dudevant était pour elle chose impo.-wble. elle alla au commencement de juillet à Bourges l'attirait le désir de se rapprocher de Michel et elle s'installa encore dans une maison déserte, qu'une d< amies avait mise à «a disposition. Voici les dates que nous trouvons sur la feuille volante déjà eitée [dus haut :

« Revenue ici à Nohant le 21 ou 22 juin. Michel ici le 24. Je le conduis à Bourges-, Je pars au commencement de juillet ; je vais à Bourges par Châteauroux. Lamennai-1. A Paris fin de juillet. A Nohant le 6 août. Michel vient le S. je le conduis à Chàteauroux. Je reviens à Nouant jusqu'au ier septembre. Tout septembre, à Paris. Revenue ici le 30... »

C'c>l dans la petite maison dcsrrtc. à Bourges, dans une solitude complète. les repas lui étaient apportés du dehors, qu'elle passait le temps à étudier la phrénologie d'après Lavater, dall et Spurzheim. C'est qu'elle écrivit la sep- tième Lettre d un voyageur ù sur Lu eu if r et une maÎRon déserte ». dédiée à Liszt, lettre à laquelle celui-ci répondit

1 Lamennais l'invitai! à venir faire un séjour à la Chênaie, maia elle u'\ esl pas aHée. (Voir Histoire Je ma Vie, t. IV. p. 8T5-S76.

GEORGE SAND 251

par ses trois premières Lettres d'un Bachelier es musique*. La correspondance entreGeorge Sand et ses-noiaveaxrx amis en Suisse était en général déjà assez aeti\ e à cette époque. .Notons cependant un fait passablement curieux. Bien que les lettres à la comtesse d'Agoult et à Franz Liszt respirent la même cordialité sincère et simple, et qu'elles soient éga- lement pleines d'épandaements de cœur et d'explications, on sent parfois dans celles que George Sand écrivait à Mme d'Agoult l'intention de faire de la « littérature », une animation un peu artificielle ., une certaine coquetterie d'esprit, quelque chose qui tient du style (\rs amoureux, non pas précisément un désir conscient de charmer sa correspondante, mais bien celui de lui prouver son atta- chement et son admiration. Les lettres à Liszt, pleines de verve et d'abandon, sont écrites sur un ton de bonne camaraderie, et en même temps elles touchent constam- ment aux différents intérêts sérieux de l'art et aux grandes œuvres du jour. Sans le savoir elle-même, George Sand y parle involontairement le langage de son correspondant, jugeant comme lui les choses et les hommes, sentant comme lui, partageant ses idées et ses tendances, surtout dans les questions qui traitent de l'art. Il est à regretter que nous ne sachions rien sur les conversations qu'ils eurent au printemps, outre les quelques lignes que leur consacre Liszt dans sa première Lettre d'an Bachelier es musique, il dit qu'il aime à revenir par la pensée au temps lui et son ami le Voyageur, assis auprès du l'eu et enveloppés par la fumée de leurs cigares, causaient sur les grands problèmes sociaux, qu'on lui « défend de traiter dans les colonnes de la Gazette musicale ». Mais d'après la Cor-

1 Voir ]ilu- liant.

252 GEORGE SAND

respondance de George Sand et les lettres inédites, de Liszt on voit qu'ils se sont compris dès les premiers temps comme « âmes de même calibre ». résonnant à Tunis- son. Liszt a insensiblement inspirer à George Sand ce qui lui manquait à cette époque, la conviction de l;i .sainteté de la vocation artistique, de la nécessité de traiter l'art sérieusement et de tout cœur comme une chose divine, du grand rôle de Fart et des artistes dans le pré- sent et l'avenir de l'humanité. Les conversations et les idées de Liszt se reflètent d'une part dans le passage de la Lettre à Everard George Sand défend l'art et les ar- tistes contre les exigences barbarement utilitaires du démagogue . et d'autre part dans la septième des Lettres d'un voyageur Liszt) et dans la onzième à Meyerbeer, qui sont l'une et l'autre l'écho des idées de Liszt; enfin, on en retrouve la trace dans une série de romans ultérieurs apparaissent des artistes, ce sont : La dernière Aldini. Consueto, la Comtesse de liudolstadt , CarL Lucrezia Floriani. le Château des Désertes, le Château de Pic- tordu, etc., etc. Au lieu de continuer à proclamer le droit des artistes à une plus grande liberté que les simples mortels, on voit surgir dans ces romans la notion de la source divine de tout talent, l'obligation pour tout artiste d'être un homme supérieur aussi dans la vie privée, celle du devoir de se rendre utile aux hommes et du rôle sacerdotal des artistes dans l'état de l'avenir : Génie oblige. C'étaient les idées et les convictions de Liszt. On est donc très désagréablement surpris, en lisant VHistoire de ma Vie, de voir que George Sand, sous l'influence de sa rupture avec M"'c d'Agoult, n'ait pas trouvé impos- sible de passer sous silence ce côté de ses relations avec le grand compositeur qui joua un rôle important

GEORGE SAND 253

dans le développement de ses idées sur l'art, et de voir qu'elle a même tâché d'attribuer tout ce rôle à d'autres célébrités qui l'entouraient durant la période de ses re- cherches de la vérité. Mais le critique impartial qui com- pare les œuvres et les lettres de Liszt à celles de George Sand ne laisse pas de remarquer l'action évidente que ces deux grandes natures d'artistes ont exercée l'une sur l'autre. Selon le biographe de Liszt, Mlle Lina Ramann, ce serait George Sand qui, au début de leur amitié, aurait eu une influence fatale et pernicieuse sur le jeune musicien en développant en lui un romantisme excessif et en nourris- sant in son âme, au détriment des qualités morales, les élé- ments de la passion déjà suffisamment puissants en lui à l'âge qu'il a\ ail alors. Mais n'oublions pas, encore une fois, que l'on ne doit pas ajouter foi à tout ce que l'abbé Liszt a raconté dans sa vieillesse, lorsqu'il devait nécessairement blâmer la conduite de ses jeunes années. En outre, l'action littéraire de George Sand sur Liszt écrivain nous offre bien plus d'intérêt et d'importance que l'influence générale de l'esprit romantique sur les sentiments et les idées de la jeu- nesse d'alors, partagés par l'auteur des Rapsodies et des Années de pèlerinage.

Quoi qu'il en soit , en 1835 George Sand, Liszt, et Mu" d'Agoult s'écrivaient constamment et souhaitaient de se revoir. Toutefois, malgré tout son désir de profiter des invitations réitérées de Liszt et d'aller en Suisse, Aurore Dudevant ne s'y rendit pas cette année-là, et ses amis l'y attendirent un bonne dizaine de mois. Voici quelques lettres inédites de Liszt, de la première moitié de 1836, qui nous prouvent combien l'amitié de l'illustre musicien pour son ami le Voyageur était grande et sincère :

-54 GEORGE SAN!)

« Cher George,

m Je ne sais ni ni comment ee peu àe lignes vous trou- veront : pou importe, pourvu qu'elles vous rappellent quel- ques minutes un ami. un frère, dont l'affection et ledéveue- mrjit vous soai acquis pour toujours. Les trois ou quatre lettres que vous avez écrite- à M[arie] et qu'elle m'a commu- niquées contre son habitude), m'ont fait un véritable plai-. sir. La promesse que "vous lui réitérez de venir nous voir ee printemps m'est aussi bien douce. Toutefois, j'hésite encore un tout petit peu à croire à la réalité de votre apparition fantastique à Genève. Avouez que c'est un scepticisme rai- sonnable et quasi légitime : mais Dieu veuille que vous le confondiez à tout Jamais, et cela au plus tôt. Ce- jours derniers, votre nom a circulé dans tout Genève. Il parait que votre sot-système* est en correspondance avec Mme Germant-Tonnerre, et qu'il l'a prévenue de votre pro- chaine arrivée. Sur cela, grande rumeur et alerte dans le pays, comme bien vous pensez. Malheureusement, c'est comme la pièce du sieur Shakespeare : Much lu do ahout not/iing'1. et comme je ne suis pas sûr que vous sachiez L'anglais, voici la traduction française en regard : ■< beau- coup de bruit pour rien ».

Si vous venez, vous me trouverez prodigieusement hébété! Depuis six mois je ne Sais qu'écrire, écrivasser et «'■crivailler des note- de toutes le- couleurs et de toutes les façons. Je suis convaincu qu'en les supputant, on en trou-

-à-dire Sosthènes de la Rochefoucauld, qui fui coustammeni l'objet de moqueries et de calembours dans les lettres de M"" d'Agoult,

- Suml rt de Li-zt.

- C'est-à-dire n Much ado about nollting ».

GEiBOE SAM) 2yo

vernit quelques milliards. Aussi, je le répète, suis-jo devenu scandaleusement béte, et, niininr dit le proverbe, shtpàée comme un musicien. Peut-être seraés-je plus à votre t; 1 1 1 - taisic ainsi, car je me rappeiïe que vous aviez une profonde aversion pour mes connaissances philosophiques et onto- logiques, et e'était fort judicieux de votre part. « 0 mm, non pas belia, mais », oie., etc.

A l'occasion de vôtre ci-devant ;mii SaintedVu\e. que dites-vous de l'épisode de S 0<»0 vers de poème humani- taire? Quanta moi, j'avoue que je ne me rangerai pas très volontiers an nombre des thuriféraires de eette nouvelle incarnation de Dieu, un peu mystérieusemehil eaehé eette fois-ci. Tout en admirant certains détails, certaines journées de certaines époques et surtout quelques versépars <|ui sont vraiment sublimes, il m'est impossible d'accepter comme une grande couvre l'ensemble de Jocelyn. Néanmoins je n'ose pas naie prononcer davantage avec vous, car je crains terriblement que vous ne trouviez tout cela, depuis la pre- mière syllable jusqu'à la dernière, magnifique et inouï.

En attendant que nous puissions en eauser plus au long, laissez-moi vous dire grossièrement que j'aimerais mieux avoir l'ait trente pages de Le lia que tout cet épisode la médiocrité de la pensée et du sentiment paraît si souvent à travers les nébuleux nuages d'un sentimentalisme con- venu.

Vraiment, Sainte-Beuve a fait un tour de force en assi- milant Jocelyn à Robinson Crusoé, et cela sans que Lamar- tine puisse s'en apercevoir le moins du monde. C'est un Irait de jésuite dont il faut le complimenter.

On ni a dit. ces jours derniers, que Didier de Genève) devait aller passer quelque temps auprès de vous; dites-moi ce qui en est de cette nouvelle histoire à laquelle je n'ajou-

2o6 GEORGE SAND

terai de foi que ce que vous voudrez. Il y a longtemps que vous n'avez rien donné à la Revue; votre procès vous a sans doute pris beaucoup de temps. J'espère qu'enfin vous êtes complètement libérée ciel marito, personnage de comé- die par excellence et qui ne d< vrait jamais avoir d'autre réalité. Ce qu'il y a de ravissant dans cette affaire, c'est la confidence des articles de journaux annonçant votre retour aux devoirs conjugaux [Vide la Chronique de Paris, entre autres et la diplomatie consommée de Votre Seigneurie. Je suis excessivement curieux (et cela une des premières fois de ma vie de vous entendre raconter les commence- ments, le milieu et la fin de cette affaire qui. je n'en doute pas, a tourner entièrement à votre avantage.

Si vouz étiez homme à me dire à l'avance le jour de votre arrivée la possibilité hypothétique de la chose une fois admise), j'irais vous attendre à la diligence avec une chaise à porteurs, comme c'est l'usage ici, et une musique ambu- lante, afin de vous reconduire triomphalement à la rue Tabazan! la rue du [sic!) Rousseau, à la maison du Rous- seau où nous demeurons.

Comme Puzzi s'est permis de me dire que c'était surtout un obstacle matériel fort commun en ce temps-ci. qui vous retenait là-bas, je vous renouvelle en mon nom l'offre que vous a faite l'autre jour Mjariej. Au besoin je ferai sortir un petit capital de mon petit doigt, peur vous,.. »

(La fin de cette lettre bien sûr une feuille de deux pages manque) .

Au printemps de 1830, George Sand passa un mois à Paris1, et Liszt que ses affaires personnelles rappelaient aussi en France, s'empressa d'aller la rejoindre: mais il ne

' Voir Correspondance.

GEORGE s.v.M» 257

l'y trouva plus, comme on le a oit par la lettre sui- \ antc :

« Cher George,

« Je suis venu jusqu'à Paris pour nous relancer ; juge/ de mon désappointement en apprenant votre fuite. Ne pou- vons-nous doue plus nous revoir? Dans cinq semaines je quitterai Genève, pour aller à Naples. M[arie] aurait bien désiré vous faire l'hospitalité pendant une dizaine de jours au moins, avant de nous séparer pour si longtemps. Mais, comme je vous l'ai dit, je ne vous presserai plus d'ac- cepter. Vous savez combien nous vous aimons et quel bonheur votre- venue serait pour nous...1 Enfin, espérons encore.

« Vous ne m'écrivez plus. Je ne sais nullement ce que nous devenez. Parlez-moi à cœur ouvert et longuement la prochaine fois que vous me donnerez de vos nouvelles. Il y a entre nous comme une solution de continuité qui m'af- flige parfois. Ai-jetort ? Adieu. Je suis horriblement pressé par une multitude d'affaires qu'il me faut terminer- avant vendredi (jour fixé pour mon départ .

Adieu encore; tout avons fraternellement

F. Liszt

Paris, mardi matin. Au verso : Madame George Sand, La Châtre.

C'est bien à ces deux lettres que George Sand répond par ses lettres du '\ .et du 2o mai insérées dans sa Correspondance et adressées à Liszt lui-même et à la comtesse d'Agoult, qui avait décacheté la première lettre

' Dos points dans l'original.

H,

2S8 I i E ( i R ( E MM:

(le Géorgie Sand en l'absence de Franz. IVous y trouvons des allusions et des réponses à toutes les questions de Liszt, car George Sand y parle de son procès, de Janin, de Sainte-Beuve, de Lamartine, de Jocelyn, etc., etc., tout en exprimant ses regrets devoir manqué e Franz » lois de son séjour à Paris. Elle y dit aussi, eomme nous l'avons vu plus haut, qu'elle ne pourrait venir à Genève que pour les vacances d'automne. Liszt lui écrivit alors ceci :

« r.hcr George,

« Parla même raison que nous avons attendu onze mois. nous vous attendrons encore un mois de plus. Dieu veuille que vous ne nous ajourniez pas de nouveau à l'an 40, car nous serions de force à accepter. Vous voyez que nous sommes des amis bien incommodés et bien tracassiers, mais c'est ainsi qu'il le faut. Je suis sur que Marie vous a écrit un tas de belles ehoses, après quoi ma vile prise sem- blera plus vile encore que d'habitude. Aussi vais-je m'ar- rêter tout court et m'en tirer par des points Lamartinico- Jocelvniens

« Tout à vousj de cœur.

« Fr. L. »

Enfin, au mois de juillet. Liszt lui écrit encore :

« Cher ( ieorge,

« J'aurais voulu ajouter deux mots à la lettre de Marie qui doit déjà vous être parvenue), mais le temp- pressait telle-

G E 0 R G E S A N I) 259

ment qu'il ne m'a guère été possible de monter à sa petite maisonnette de Monnetier pour lui dire adieu1.

« Enfin, mon ami, il vous est venu une bonne et sainte pensée! Nous vous reverrons, et cela tout à notre aise.; nous vous aurons matin et soir, jour et nuit! Gare à vous, hou et cher George, nous vous laisserons à peine le temps de dormir, moins encore celui de respirer. Oh! vous ne pouvez pas vous figurer quelle fête nous nous faisons de passer une quinzaine avec vous, iliustrissimaî D'ici à deux jours votre procès sera terminé. Nul doute que nous n'obteniez toute satisfaction, car vous avez cent et ccnl fois raison, ce qui n'est pas de trop pour vous. Dieu merci, votre vie va être plus franche et meilleure; certes, VOUS méritez bien au delà, mais il vous suffit, nYsl-ce pas, que ceux qui VOUS aiment le sentent.

« Je vous (''cris (rime méchante auberge, en attendant la diligence (car depuis six semaines je suis toujours par voies et par chemins). Si je savais au juste quelle route nous prendriez, je viendrais à votre rencontre. En atten- dant je vais toujours faire de nouveau emballer mon beau piano pour Genève, et de plus, il faudrait que Puzzi se charge de remettre à neuf mes deux pipes. Si vous en apportez une troisième, ce sera tant mieux.

« Nous recauserons tout au long de mille choses: peut- être vous conviendrai-je davantage à cette heure, car je me suis horriblement bêtifié, en faisant des notes, des notes et toujours des notes!

« Au reste, vous trouverez ici un ou deux individus extrêmement remarquables et qui se réjouissent beaucoup de \ous voir. Si nous avez envie de voir plus de monde, ce

1 M d'Agoolt occupail alors un petit chalet sur le Mont-Saiéve. .

260 GEORGE SAND

sera facile. En toutes choses, vous n'avez qu'à me dire : ■• Je veux ceci ou cela i . el il sera l'ait selon votre désir. << Au revoir donc, cher George. Venez au plus toi et quittez-nous au plus tard possible.

« Tout à vous pour la vie,

F. L.

.Vu verso : Madame George Sain/. Poste restante.

Indre. La Chaire.

sur le timbre : Dijon, 23 juillet 1836.

Il y avait plusieurs raisons pour lesquelles George Sand se fil attendre à Genève et ne s'y rendit qu'en sep- tembre 1863. Toutes s.' réduisent à deux principales : d'abord il étaii devenu urgent de commencer son procès en séparation, puis ses relations avec Michel de Bourges ne la portaient nullement à quitter la France.

On a tant de fois répété dans la presse que les relations entre Michel et Aurore Dudevant, d'amicales qu'elles avaient été, étaienl devenues plus intimes, que nous ue croyons pas commettre d'indiscrétion en en parlant. D'ail- leurs, une partie des lettres de George Sand à .Michel a été publiée en 1890-1891 dans la Bévue illustrée sous le titre de : Lettres de femme. L'anonyme qui les a insérées dans la Revue illustrée «lit les avoir trouvées en Bretagne, datées de 1832, écrites à Marcel par une mystérieuse inconnue. Ces Lettres attirèrent aussitôt l'attention de la presse française. Les uns les prirent pour un habile pastiche venant d'un auteur anonyme imitant le style et la manière des épîtres romantiques de 1830; d'autres crurent y voir des lettres authentifies et essayèrent de remplacer les

GEORGE SAXD 261

dates, les noms e( les initiales que donnai! la Revue illustrée par dos noms et des dates plus vraisemblables. Malheureusement la publication des Lettres de femme cessa tout à coup, et la fin de la correspondance n'a pas paru. De plus, même ce qui en fut publié, n'est pas complet. Ayanl eu l'occasion de prendre connaissance de la correspondance entière et de copier les lettres qui manquent dons la Revue illustrée, nous sommes à même d'affirmer que ce sont indubitablement les lettres de George Sand à Michel de Bourges. Elles se rapportent tontes au printemps et à l'été de 1837, c'est-à-dire à l'époque où, après deux ans d'intimité, l'amour de Michel avait déjà eu le temps de se refroidir. Ils se voyaient alors rarement. George Sand, qui avait passé la fin de l'hiver et le printemps à Nohant, se sentait presque abandonnée par Michel, qui était resté à Bourges. Pro- fondément malheureuse, elle lui écrivait ces lettres déses- pérées, pleines de soupçons jaloux, de la nostalgie de l'amour expirant, toutes pénétrées du désir exalté d'éclaircir la vérité, de savoir ce qu'il en était. Ces lettres, écrites dans une langue admirable de forer, de poésie de douleur, doivent être sans contredit rangées parmi 1<> plus belles pages sorties de la plume de George Sand. Elles contiennent, en outre, un si grand nombre de détails autobiographiques qu'elles sont en même temps de très importants documents pour l'histoire de notre écrivain, el Ton ne peut que regretter que les plus intéres- santes, ou plutôt les plus curieuses d'entre elles, n'aient pas été livrées à la publicité. Nous n'analyserons ici ni celles qui ont paru dans la Revue illustrée, chacun peut les lire, ni celles qui sont restées inédites, et le demeureront sans doute toujours. Xous nous bornerons a donner 1<^

262 &EORGE SAN H

preux.- de l'authenticité de cette correspondance, et, pour faciliter au lecteur la comparaison de ces lettres avee la Correspondance de George Sund et Y Histoire de ma Vie, nous corrigerons les noms fantaisistes et les dat

Sans parier du style ni de la manière générale de lettres qui en dévoilent l'auteur mieux que truite signature ou des noms propres vrais ex ungue leonem, on y trouve encore une foule de laits, petits et grands, de phrases, de détails, prouvant à l'évidence qu'elles sortent de celle même plume qui a écrit les Nowaelles Vénitiennes, les Lettres à Manie. l'Histoire de nia Vie, et la Correspondance.

Voici d'abord quelques passages tirés des différentes lettres et qui témoigne»*, sans avoir besoin d'aucun com- mentaire, qu'ils n'ont pu être écrits que par- Aurore Dude- v;nit et adressésà personne autre qu'à Michel de Bourges : « ... Mon père est mort à trente ans renversé par son che- val... »

«... Depuis ma grand'mère. personne n'avait su changer en pleurs le fiel de mes entrailles !... »

« ... J'espère que dans ta république, mon cher vieux, tu supprimeras les éditeurs!... »

«... Ma tète est brisée par le travail d'une nuit aride, le cigare et le calé ont pu -oui- soutenir ma pauvre verve à deux cents francs la feuille. J'ai deux heures à dormir; il faut (pie je Sasse tantôt six lieue.'- à cheval, pour renouer uni' affaire avec des bûcherons, dans des chemins perdu- j'ai failli rester avec mon cheval en revenant. Le- rudes

travaux delà vie vieillisse»! et anias-eiit des rides au front. La nuit prochaine, il me faudra encore travailler quatorze heures Comme celle-ci, la nuit suivante idem, pendant six

nuit- de suite, ma parole y est engagée. En mourrai-jc? Déjà je succombe et je ne fais que commencer, .Ma pan-

GEO HUE S AND Sou-

pière appesantie peut à peine saipporfieir l'éclat du soleil Levant. J'ai froid à l'heure tout s'embrase; j'ai faim et je ne pais manger, car l'appétit est le résultai de la saut»'', et la faim celui «le l'épuisement ; ma vie est surchargée ; j'aime l'indolence et je n'ai pas une heure dent je puisse disposer à mon gré. Je hais mon métier, et lui seul me tire des embarras de la vie ' ... »

Le 9 mai. J'ai fait toutes mes corvées, mais je suis malade ce soir. Serai-je guérie demain? 11 le faut; car il faut reprendre le boulet. Quel ennui! Ecrire depuis neuf heures du soir, jusqu'à sept heures du matin, et n'avoir pas une demi-heure pour t'éerire à mon aise, lYuneel le corps joyeux ! mais qu'importe le corps? l'âme est contente... Moi je suis heureuse. Quel bien puis-je rêver sur la terre hors de toi? Je suis tellement livrée à cette pensée, que je n'en saurais avoir d'autre. Je m'éveille, et avant d'avoir les yeux ouverts, j'étends le bras sur ma table peur voir s'il m'est arrivé une lettre de toi. Souvent je suis si accablée du travail de la veille que je n'ai pas encore la force de la lire. Je la serre dans mes mains, j'y colle mes lèvres, et fourrant tète, lettre et main- dans mon oreiller, je me rendors pour quelques instants avec mon trésor, calme, heureuse... »

1 Comparer avec les lettres : à Jules Janin <lu 15 février l«s:J7, à Li^zt lu 28 mars, à Scipiom du Rcrare du 13 avril, à la comtesse d'Agouti des 10 et -1 avril de cette mOme année (CoiTespondance, t. Ili e1 surtout aux: passages qu'on trouve aux pag ss 49, 55, 62 el 65. « Vous n'ima- gines pas, mon ami, qnul dégoût m'inspire à présent la littérature La mienne s'entend). J'aime la campâgn de passion, j'ai comme vous tous I is goûts du aiénage, de l'intérieur, des chiens-, des chats, il :s enfants par-dessus tout. Je ne suis plus jeune. J'ai besoin de dormir la nuit, el de ll.iii'T toul le jour. Aidez-moi à m : tirer des pall ss de Buloz el je vuu- bénirai tous les jours il i ma vie !... » écrit-elle à Janin le la février 1837. « i<: suis accablée de travail, soyez assez bon pour faire passer à Buloz Le manuscrit que je vous envoie » Liszt le 28 mars). « Je ne puis d'ici à deu* mots ne dépêtrer de Maupvœi etd'une nou- velle '[ni suivra i 1 1 1 j i n ■< 1 i ;i l < i r i ' 1 1 1 pour compléter des volumes... le tra- vail m'écrase, 61 mes forces ploienl sous le faix. - (A Mii,u d'Agoult,

264 GEORGE SAND

« ... Dès le premier jour, nous nous sommes appartenus par la pensée. Je t'ai ouvert mon âme. Je t'ai raconté ma vie comme si tu avais le droit de la savoir, comme si tu avais le pouvoir de la changer. Et tu Tas changée, en effet. D'où t'est venue cette puissance!' Nul autre homme n'avait exercé sur moi une influence morale; mon esprit toujours libre et sauvage n'avait accepté aucune direction. J'étais restée moi, doutant de tout, n'admettant que ce qui ne venait de moi-même, haïssant toutes les erreurs. J'étais vierge par l'intelligence; j'attendais qu'un homme de bien parût et m'en- seignât. Tu es venu, et tu m'as enseignée, et cependant tu n'es pas l'homme de bien que j'avais rêvé. 11 me semble même parfois que tu es l'esprit du mal. tant je te vois un fond de cruauté froide et d'insigne tyrannie envers moi: mais puisque tel que tu es, tu m'as persuadé ce que tu as voulu, puisque tu as entamé le rocher, puisque tu mas attachée à tes convictions et liée à tes actes par une chaîne invincible, il faut que tu sois mon lot et mon bien depuis l'éternité et pour l'éternité. »

« ... .Mon plus doux rêve, lorsque je m'abandonne à l'es- pérance trompeuse de vivre près de toi, consiste à imaginer les soins que je rendrais à ta vieillesse débile... Voilà ce que je caressé comme dédommagement d'une carrière de fatigue sans utilité, de soucis sans enthousiasme, que j'ai subie long- temps, que je subirai longtemps encore, et peut-être tou- jours. Que Dieu m'exauce! : Qu'il entende le vœu dun

le ni avril.] Je suis éfeintée de travail... » Scipion du Roure \v 13 avril). ■■ Je me sui- embarquée à fournir du Mauprat à Bulox. au jour le jour, eroyanl que je finirais je voudrais et que je ferais cela par-dessous la jambe: Mais le sujet m'a emportée loin el cetl besogne m'a ennuyée, comme tout ce qui trame en longueur. De sorte qu'au dernier momenl de chaque quinzaine, depuis un mois el demi, me voila suant sur une besogne qui m'embête, que.je fais on rechignant. Je n'ai pas même le temps de dormir et je suis sur les dents'... » A M™' d'Agoult, le 21 avril 1837.)

GEORGE S AND 265

cœur détaché des faux biens et des chimériques gran- deurs! (Ju'il arrache de mon front flétri cette couronne de fleurs et d'épines qae la vaine approbation et haine insensée y ont mise malgré moi. Qu'il on ceigne la tête blonde de quelque jeune Tébaldéo ou l<i crâne ambi- tieux de quelque frère de Corinne. Je n'ai point cherché cette couronne et ses parfum* mont semblé moins doua que ceux de la moindre fleurette ignorée aa fond des vallées. Je ne suis pas orgueilleuse non plus du sang que ses épines m'ont fait répandre et dont sa blancheur a été souillée. Les stigmates du triomphe m'ont appris qu'il y avait des envieux et que l'un pouvait être persécuté par ceux à qui on n'avait jamais souhaité de mal... Ce que j'ai toujours demandé au ciel avec instance, ce que j'ai tou- jours cherché sur la terre, ce que je reprocherai éternel- lement à mon destin de ne m'avoir pas donné, e'est un cœur semblable au mien, c'est une âme identique à la mienne, on je puisse \ erser tontes mes affections, concentrer tous mes désirs, résumer toutes mes joies. Qu'on me donne cet être et que ce soit toi; qu'on lasse que l'éclat passager que nous avons jeté autour de nous n'ait jamais existé...»

«... Toujours, hommes de gloire, nous aimerez T action; toujours, hommes de rêverie nous aimerons le silence!. . . o

Cette page pourrait être ajoutée à la sixième Lettre d'un Voyageur, et pas un mot, pas une nuance de pensée n'en altérerait l'impression d'ensemble.

Voici encore quelques fragments de phrases : «... Quand je t'attendais à Genève; à Lyon, à Nevers, à Orléans!... •> Par la lettre à Girerd du lo août 1836, nous savons qu'au cours du voyage que George Sand fit à Genève, en l'au- tomne de cette année, elle devait passer par Nevers, et par ses carnets de voyages et les lettres écrites en route à sa

à<M> G F.iiKi.K S AND

mère, à Liszt, à M"' d'Agoult et à d'autres personnes, non- voyons qu'elle traversa réellement ees quatre villes, en allant it en revenant.

Racontant son séjour en Suisse. L'amour mutuel el heu- reux de ses deux compagnons de voyage, sa solitude, aes souffrances, l'ennui qu'elle eu ressentait, l'amie de Marcel dit : « Les autres croient que je suis Lélia », c'est-à-dire (lue Liszt et Mme d'Agoult, dans leur vovage à trois,. à travers la Suisse, la voyanl se livrer pendant des nun> entiers à une vie ascétique et exclusivement inlellecluelle. la croyaient libre de tente passion et par conséquent bien

loin d'en être tourmentée.

11 ne tant pas même souligner la coïncidence de certains faits et dates. Ainsi par exemple il n'y a qu'a comparer : I la date de L'arrivée di~> mystérieux F. L. et MH" d'A. chez la mystérieuse correspondante de Marcel avec les dates de l'arrivée en 1837. à Xohanl, de Mrac d'Agoult et de Franz Liszt ; le l'ait qu'au printemps de 1837 Maurice et Solange Dndevant avaient la variole et que dans les Lettres de femme, nous voyons la fille de la bien-aimée de Marcel malade aussi an mena- moment : l'étrange et absolue identité de l'épisode raconté dan.- la lettre du

21 avril de la Correspondance, par George Sand et par Liszt dans la cinquième Lettre d'un Bachelier es musique Louis de Ronehaud avec ce que la correspondante de Marcel lui relate, presque dans les mêmes termes, dans lettre datée aussi d'avril, du 28. Il s'agit d'une mauvaise farce jouée à un certain M. X, plus curieux que discret. qui voulait à toute force voir la célèbre romancière et aurait été puni de son insistance par l'audience solennelle qu'il reçut de... Sophie Cramer, la femme de chambre de ( ieorge Sand. (ont comme un avocat importun. M. II.. avait

GEORGE S.VNH 261

été reçu par la femme de chambre de l'amie de Marcel, nommée « Amélie» ; enfin, i" la parfaite ressemblance de ce que George Sand dit dans plusieurs de ses lettres de 1837 sur l'arrivée tardive du printemps, qui. cette année-là, fini! cependant par être ;'i Nohant d'une beauté idéale, le jardin embaumé de roses el résonnant du chant des rossignols, et de ce que l'amie de « Marcel » lui ra- conte du printemps tardif, des rossignols, des roses et des nuits étoilées. Le doute n'est plus possible, même à qui n'a pas eu l'occasion de voir les lettres originales. 11 nous suffit dune de donner ee conseil aux lecteurs des Lettres d* femme :

Au lieu de : Marcel. lire : Michel.

.M" d'A. ou Anna. la G*8866 Marie d' Agonit.

L.... F.... ou Francis. Franz Liszt.

le gros L... l'avocat Girerd.

ma tille, Maurice et Solange.

Speranza, Agasta- MmeDuteil .

D.. ou Dum. M. Duleil.

P., Eug.. . Eugène Pelletan.

G.. M. Gustave de Gevaudan

Amélie, Sophie Cramer.

l'avocat II. M. Hennequin.

IL. Ilippolyte Chàliron. R.. Rollinat.

M ' F. M'"e Fleury ou M' Fé- lix Tourangin.

M"" Michel. La femme de Michel. Vendôme. La Châtre.

Bonnières. Chàteauroux.

Blois. Bourges.

Le sujet à longue

barbe, etc.. Félicien Mallelille.

Enfin, au lien de : 1832, lire partout : 1837.

"268 i , E 0 B G E S A N

Maintenant que le lecteur possède la clef qui explique

ces documents importants pour la biographie de George Sand. nous dirons que cette correspondance prouve que Aurore Dudevant avait trouvé, peut-être pour la première fois de sa vie. en Michel une nature qui lui était égale pour la force de volonté et de caractère, quoique bien inférieure à la sienne comme individualité. Nous observons donc dans la situation de George Sand relativement à Michel une chose tout opposée à ce qu'elle avait rencontré dans - - autres liaisons. Avant 183S et plus tard, George Sand s'était trouvée en face d'hommes faibles, presque toujours plus jeunes qu'elle, et d'ailleurs sans principe- bien arrêtés, sans aucune fermeté de volonté. Le rôle actif, le rôle de guide, de conquérant, en un mot le rôle viril, avait constamment appartenu à George Sand. tandis que celui de l'être faible, souffrant ou protégé, soumis et dépendant, de l'être passif en amour, en un mot le rôle féminin dans l'ordre normal des choses, appartenait aux représentants du sexe fort. Awc Michel, il n'en fut pa> ainsi. C'était une vraie nature de paysan, et il l'était de naissance. grossier, despote, obstiné, adonné plus tard au vice très répandu parmi les vieux paysans, l'amour du gain, et. à l'époque île sa liaison avec George Sand. surtout hanté par le désir de domination. Ce despotisme, comme nous l'avons vu. se manifesta d'abord sur le terrain pure- ment intellectuel, dans le désir de soumettre l'esprit in- dépendant de l'auteur de Lélla. Lorsque leurs relations furent devenues plus intimes, Michel voulut y jouer encore le rôle de souverain absolu. George Sand qui. nous l'avons dit. écrivait déjà en 1833 à Sainte-Beuve : c< Si j'avais pu me soumettre à un homme, je serais sauvée, car ma liberté me muge et me tue ■>, .-.'imaginait à présent que Michel.

GEORGE S AND 269

après l'avoir sauvée de sou pessimisme suprême et de son athéisme social, la sauverait d'elle-même et lui appren- drait à maîtriser son âme sans frein. En vraie femme. elle se sentait heureuse d'avoir trouvé son maître, son guide. Au début, les deux amants avaient bien cru, comme c'est toujours le cas, que leur amour serait éternel ; il semble même qu'ils pensèrent au mariage ; pour cela Michel aurait divorcer avec sa femme. Cependant l'avocat parait avoir bientôt renoncé à ce projet, et il n'accompagna même pas George Sand, lorsqu'elle partit pour la Suisse elle se rendit, son procès terminé, en août de 1830, quoiqu'elle eût bien prié Michel de faire ce voyage avec elle. Elle partit s;m> lui. comme on le voit par ses lettres écrites en route et de Genève. (Ces lettres, sous le titre de Lettre à Herbert, c'est-à-dire à Charles Didier, forment le 10 des Lettres d'un voyageur,.

L'hiver de 1830-37 n'améliora pas l'état des choses. Au printemps de 1837, George Sand se .sentait déjà très malheureuse. Michel avait tous les travers et tous les ca- prices d'un despote absolu; il se montrait très jaloux, tout eu voulant que ses trahisons et ses infidélités lui fussent- pardonnées ; il était négligent, oublieux, froid, et tit preuve de défauts trop connus, d'inconstance et de versatilité.

Nulle part nous ne voyons mieux l'amertume qui rem- plissait alors rame de la malheureuse femme et les ré- flexions pessimistes et cruellement vraies auxquelles elle était alors arrivée, que dans le journal intime qu'elle avait commencé à écrire durant cet été, qui avait pour titre : Entretiens journaliers avec le très docte et très habile docteur Piff'oël, professeur de Botanique et de Psycho- logie, et dont la toute première page porte les mots : " 1837, 33 ans ».

2~V GEOftGE BAMB

Déjà la Préface nous peint les idées tristement résignées lu jiou\ !•<■ docteur :

« Oui. mon eher et gracieux docteur, faire un journal, •'.-l renoncer à l'avenir, c'est vivre dans le présent, c'est tvouer ;'i Y implacable qu'un n'attend plu- rien de lui, qu'on s'accommode 'le chaque jour, qu'il n'y a pins de relation entre ce jour-là et les autres. C'est boire son océan, goutte à goutte, par crainte de le traverser à la nag compter les feuilles de l'arbre dont le tronc ne reverdira

pllls.

« On ne t'ait un journal que quand h îs passions -•oui éteintes, ou qu'elles sont arrivées à l'état de pétrification qui permet de les explorer comme des montagnes d'où l'ava- lanche ue se détachera plus. Ce travail constate un état de solidité effrayante et que je ne souhaite à personne, sinon à ceux qui étaient en pleine éruption et qui n'auraient pu rien garder île leurs feux, s'ils ne s'étaient arrêtés tout à coup au milieu de leur vomissement. »

Le docteur a l'habitude d'écrire son journal eu se levant et en se couchant, ses toutes premières impressions de la journée et ses dernières pensées de la soirée, et dès les premières pages, nous nous trouvons en plein pessimisme: « Réveil lourd... Le temps n'est ni à la gaieté, ni à la tris- tesse. Best ;ni mécontentement. Un vent inégal et fantasque secoue tes arbres. Le soleil est voilé. Il fait chaud si on met la robe de chambre, il lait froid si on Tél.'. Jour terne je r i « - ferai rien de bon. Cerveau lâché et fatigué sans avoir produit. .!«• viens d'avaler du thé pour en finir plus \ ife avec eetle (li-.}). >-iti<:ni apathique en la portant à .-on paroxysme. Je n'ai pas reçu de lettre d'Everard. Il boude ! Heureux homme qui estime quelque chose digne «le sa ran-

Ulie ! » _

GEOfiGE SAM) * 271

Et le soir, en se couchant, M. Piffoël écrit à In date do ce même 1er juin : «J'ai Hait à Duk'illa théorie du mécon- tentement depuis minuit jusqu'à une heure. Je me suis aais en colère contre lui parce qu'il a voulu nae soutenir qu'il était heureux presque à toutes les heures du jour. N'est-ce pas bien révoltant, en effet, de se voir traité de fou par eeux qui ne souffrent pas '.' »

Le lendemain, la lettre de Michel est enfin arrivée, <•! son amie lui écrit :

« Aujourd'hui tout est beau, le ciel et la terre. Mes amis sont bons, mon enfant sans défauts. Le soleil n'avait pas d'ardeur féroce. Le chemin était sans cailloux. J'ai t'ait cinq lieues à pied. Je suis fatiguée, mais -ans souffrir. Tu m aimes, tout est parfait. Hier soir je me suis disputée avec D... une partie de la nuit, en lui soutenant que tout est mal; si c'était à recommencer, je lui soutien- drais, cette nuit, tout le contraire! Tu es l'étoile polaire; quand lu disparais, j'erre dans la nuit et dans l'orage. A demain, je tombe de sommeil, mais je suis heureuse1. »

Mais Piffoël, tout en notant aussi qu'il a reçu une lettre d'Everard, et qu'il a « fait cinq lieues à pied», se hâte d'y ajouter cette réflexion refroidissante : « Du moment que la vie est supportable, il n'y a pas à l'examiner. On gâterait un jour de calme en y regardant de près. Ne sommes-nous jamais gouvernés que par un sentiment qui comme l'œil à travers lequel toutes nos idées bous apparaissent, et qui seul apprécie toutes choses, tandis que la raison rectifie très faiblement les erreurs de la vision ? »

On voit bien que le pauvre Piffoël ne se fait plus d'illu-

' Lelh-esde [firme. (Revue Illustrer. JS01, 123.)

272 GEORGE S AND

sions même dans ses jours de répit, ei n'ose pas trop se fier

aux mieux qui traversent son agonie. Chaque jour il devient

[•lus résigne. c< Tu vis, écrit-il plus loin (d'abord on li>ait :

je vis», puis l'auteur avait partout remplacé le je par

le tu, ainsi que dans presque tout le journal, du reste - tu vis, la question n'est pas de savoir si e'est pour ton plaisir ou pour ton malheur, pour ton bien ou pour ta perte. Et qui la résoudrait ? Tu vis, tu respires, le ciel est beau... »

Et encore plus loin, tout en appelant Liszt un ingrat, car il souffre tout en étant aimé delà plus charmante femme du monde, le docteur ajoute : « Ah! si j'étais aimé, moi!... Si tu étais aimé, Pitîoël. tu serais ambitieux, et tu n'es pas ambitieux, parce que tu n'es pas aimé. »

« Tu es très sage, Pitl'oël, extrêmement sage, tu es très philosophe. Tu jettes un coup d'œil très lucide sur ta vie, tu pèses d'une main très ferme tous ces misérables hochets dont tu ne sais pas être avide. Je t'en fais bien mon compliment, cherPiffoël, je t'en félicite, en vérité! ! Mélan- colique animal... des mots biffés .

Le 6 juin. Pitfoëlmet au bas d'une magnifique page pei- gnant le contraste entre une journée riante et splendide et la tristesse d'un cœur meurtri : « Lettre d'Euerard [biffé). Il faut partir demain pour aller vers lui [biffe . Méchante destinée, sont tes promesses? Espoir, sont tes men- songes. Tu n'oserais plus me tenter, tu n'oserais plus me pousser en me disant : k Va, et tu seras heureux. » Tu es muet. car tu sais que je te méprise. que j'aille, j'irai -vins toi. J'irai seul, triste et inflexible envers moi-même, à cause de moi-même. »

Par une Lettre de femme, datée du 7 juin, non» >;i\<>n> que cette entrevue avec Michel, qui exigeait que son .unie vînt à Bourges et ne consentait pas à venir la voir

GEORGE SAM) 273

;'i Nôhant, que cette entrevue, ru effet, avait eu lieu, mais l'Ile avait porté peu de joie dans l'âme de la pauvre Aurore, cl. de retour dans ses foyers, Piffoël est plus désabusé que jamais.

« ... H juin, au leverdu joui'. Ma chambre. Mme amiche, recevez-moi bien. Comme ce papier blanc el bleu est plein de gaîté ! que d'oiseaux dans le jardin ! quel suave chèvrefeuille dans ce verre ! Piiïbël, Piflbël, quel calme effroyable dans ton âme! Le (lambeau serait-il éteint? » écrit-il, et il ajoute celle désolante périphrase du saint cantique : « Je te salue, Piflbël, plein de grâces, la sagesse est avec toi ; tu tus (''lu entre toutes les dupes, et l'ennui, le fruit de ta souffrance a mûri. Sainte fatigue, mère du repos, descends en nous, pauvres rêveurs, maintenant et à l'heure de notre mort. Ainsi suit-il! »

Ceux qui doutaient de l'authenticité drr, Lettres de femme el surtout de celles la correspondante de Marcel se plai- gnait de l'ingratitude et de la cruauté de son ami et disait combien, pendant tout le temps que dura leur amour, il avait peu tenu compte de son abnégation à elle, mais com- bien, par (/entre, il tenait à la flatterie, à l'adulation, n'ont qu'à lire la page ipii suit :

q Faut-il -i' dévouer en tout, à foute heure, sans réserve, gaimeiit, fortement, saintement? Faut-il abjurer toute vanité, s'exposer au lazzi du public, à sa haine, à son injuste mépris, à l'abandon de la famille et des amis, à l'indigence, à la fatigue, à la persécution ? Faut-il sacrifier même l'amour de l'art et s'abstenir de vivre parla pensée ? Faul-il accepter des défauts révoltants, des vices même ; les cou- vrir vis-à-vis de son propre jugement? Faut-il faire plus, faut-il les aimer el les inoculera soi, esprit calme et désin- téressé ? Fau4-il veiller le soir, auprès d'un chevet tour- n. 18

2T4 GEORGE S AND

mente, pour satisfaire un caprice, pour épargner un instant de contrariété ? Faut-il être pour l'objet qu'on aime aussi aveugle, aussi dévoué, aussi infatigable qu'une mère tendre Test pour son premier-né? Non, Piffoël, il n'est pas besoin de tout cela, et tout cela ne sert à rien sans un peu d'adulation. »

« Tu t'imagines, Piffpël, qu'on peut dire à l'objet de son amour : « Tu es un être semblable à moi. Je t'ai choisi entre tous ceux de mon espèce parce que je t'ai cru le plus grand et le meilleur. Aujourd'hui, je ne sais plus ce que tues. Il me semble que, comme les autres hommes, lu as des lâches, car souvent tu me fais souffrir, et la perfection n'est par- dans l'homme. Mais j'aime tes taches, j'aime mes souf- frances, j'aime mieux tes défauts que les qualité.- des autres. Je t'acceptes, je fai et tu m'as aussi, car je n'ai rien con- servé de moi-même. Et ma vie, et ma pensée, et mes croyances et mes actions, j'ai tout soumis à toi : j'ai tout subordonné à ton plaisir ; car je t'ai choisi avec la pensée que tu devais être tout pour moi, et je me suis tellement inoculé cette pensée que je n'ai plus de pensée qui me soit propre. Tu peux m'égarer, tu peux me perdre, lu peux me conduire à la mort et à l'infamie. Le monde n'existe plus pour moi, la morale et la philosophie n'ont plus de sens, il n'y a de raison que ton instinct : il n'y a de vérité que mon amour: il n'y a d'avenir et de but que dans le tien. Bon- heur, malheur, qu'importe? J'accepte tous les maux, je subirais toutes les tortures, je me glorifierais de tontes les abjections, pourvu que je puisse adoucir pour loi l'amer- tume de la vie et déposer la mienne dans ton sein !

« Non, non, PifToël, docteur en psychologie, tu n'es qu'un sot. Ce n'est pas le langage que l'homme vent entendre. 11 méprise parfaitement le dévouement, car il croit que le

George sam) 2::;

dévouement lui est naturellement acquis par le seul fait d'être sorti du ventre de madame sa mère. Il méprise l'ascendant qu'il exerce sur son semblable, parce qu'il s'attribue une puissance d'intelligence et de volonté qui rend impossible toute indépendanae d'esprit et de conscience autour de lui. 11 méprise sou semblable à proportion de la bonté, du sacrifice, de l'abnégation et de la miséricorde qu'il trouve en lui. Dominer, posséder, absorber, ne sont que les conditions auxquelles il consente être... à être adoré comme un Dieu, c'est-à-dire trompé, bafoué, adulé... »

Et immédiatement après, George Sand parle en termes si cruellement méprisants de la manie des hommes de s'en- tendre flatter d'une manière aussi exagérée qu'imbécile, de leur désir constant de voir la femme prosternée et annihilée à leurs pieds, qu'il est trop aisé de deviner quel despote de la pire espèce se cachait sous les allures libérales du tribun berrichon et combien il avait fait souffrir la noble femme qui s'était dévouée à lui corps et âme. Mais il avait trop compté sur son ascendant, il avait négligé de comprendre quelle âme indomptable et fière (''tait celle qui l'aimait. La corde était trop tendue. Elle allait rompre d'un moment à l'autre.

...(.< Fat impudent, tu ne veux pas qu'on te pardonne, tu veux qu'on croie ou qu'on prétende n'avoir rien à le par- donner. Tu veux qu'on baise la main qui frappe et la bouche qui ment. Cherche donc l'objet de ton amour dans la fange et empêche tout le sexe d'en sortir, tant que tu seras toi-même une idole de boue ; car si la femme s'enno- blissait et se purifiait, lu serais obligé, pour demeurer son supérieur, de lYnnoblir et de le purifier toi-même, et c'est ce que tu ne sais, ne peux, ni ne veux faire...

« Mon cher Piffoël, apprends donc la science de la Me et quand tu te mêleras de faire des romans, tâche de con-

21% GEO Ri. F. SAM)

naître un peu mieux le coeur humain. Ne prends jamais pour ton idéal de femme une âme forte, désintéress courageuse, candide, Le public te sifflera ei te saluera du nom odieux de Lélia l'impuissante !

« Impuissante ! oui. raordieu, impuissante à la servilité, impuissante à l'adulation, impuissante à la 1 impuissante ;'i la peur de toi. Bèto stupide, qui n'aurais pas le courage de tuer sans des lois qui punissent le meurtre par le meurtre, et qui n'a de force et de vengeance que dans la calomnie et la diffamation! Mais quand tu trouves une femelle qui sait se passer de toi. ta vaine puissance tourneà la fureur ei ta fureur est pimie par un sourire, par un adieu, par un éternel oubli. >•>

Ou voit bien par ces lignes que le défi est déclaré et que le temps n'est pas loin l'auteur dira à Marrie plutôt rester vieille lille que de river sa vie à celle d'un homme indigne de son âme et de garder la liberté de cette â^e comme un bien suprême.

Il est à croire aussi que le despotique ami du docteur Piffoël fut quelque peu intimidé par la résistance qu'il trouva en lui. et lit des concessions, car peu de temps après, le pessimiste et savant docteur trace dans son jour- nal la sentence dédaigneuse que voici : « J'ai remarqué que la plupart des hommes s'enhardit et s'aigrit lorsque dans une lutte morale avec elle, on emploie la douceur ei le dévouement. Elle s'adoucit et se ravise dès qu'on emploie la violence et la dureté. Espèce méprisable! Cette règle est quasi invariable dans l'amour... »

L'agonie De dupera plus longtemps; l'amour est expi- rant, cela se voit bien,

« ... Hélas ! mon Dieu ! j'ai pourtant porté des jougs de fer, et tant qu'on mele> a imposés au nom de la tendr

GEORGE SAM) 277

et au moyen d'une affectueuse persuasion, j'ai plié aveuglé- ment sous l;i main àmïe. Mais quand «m s'est Basse de me persuader et qu'on a voulu me commander, quand on a réclamé ma soumission non plus au nom de l'amour el l'amitié, mais en vertu d'un droit ou d'un pouvoir, j'ai retrouvé cette force que personne ne connaît en moi, que moi, moi <|iii sais seul combien j'aime, combien je regrette, combien je souffre...

o Evèrard, lues un grand maître. Oh ! que je t'ai connu, sublime de tendresse ! paternel, persuasif, inspirant de fanatiques dévouements. Pourquoi, vieillard, ton cœur s'est-il endurci '.' Pourquoi de tes. enfants as-tu voulu faire des esclaves? Pourquoi le titre de maître t'a-t-il semblé plus doux que celui de père '.' Et à présent te voilà seul... »

C'est fini! o L'oiseau qui chantait sur la branche » et que « l'amant delà gloire » était parvenu à captiver par ses appels à la liberté, s'envola; le « voyageur» qui se moquait des « hochets des hommes d'action », en a vu mieux que jamais le néant : le cœur de femme saigne encore, mais il n'adressera plus à Michel-Marcel ses plaintes passionnées.

George Sand essaya par plusieurs de ses amis de savoir les raisons qui portaient Michel tantôl à garder le silence pendant des semaines entières, tantôt à lui écrire des lettres impossibles. Voyant enfin que son bonheur était perdu sans retour, elle se résigna à son sort, et ils se sépa- rèrent à jamais. Cette rupture se produisit dans le courant de fétë 1837.

Nous avons ainsi anticipé sur les événements en racon- tant l'épilogue du roman qui, enl'étéde 1835, n'était qu'à son apogée. Loin de tout et de tous, retirée dans sa mai- son déserte, à Bourges, George Sand étudiait la phré-

2:8 GEORGE SAND

nologie, el en même temps, elle se pénétrait d<- plu-, en plus des idées républicaines de Michel et finit par se convaincre que le salut était dans l'avènement sans retard de la république, que tous les braves enfants delà France devraient hâter dans la mesure de leur force. Confor- mément à cette doctrine, il était enjoint à tout écrivain de ne pas dépeindre dans ses romans l;i vie réelle . ni L'amour idéal, heureux ou malheureux, mais de pro- clamer sur tous les tons l'idéal démocratique, de prêcher le retour de l'âge d'or, de l'égalité, de la fraternité et de la liberté, ou du moins de peindre des types approchant de cet idéal <>u tâchant de le réaliser au milieu de leur existence. Rien d'étonnant donc que dans ses lettres de la lin de 1833 et du commencement de is:5t'». George Sand parle tout autrement des champions de la république qu'au commencement de 1835. Le 9 novembre elle écrit à ( îruéroult :

c Pour toutes choses, il y a un beau moment, c'est

If commencement. C'est peut-être à cause de cela que y suis si républicaine, et vous si peu peu saint-simonien. Quoi qu'il en soit, allez votre train, si vous croyez que <••■ soit la bonne voie. Nous voulons tous le bien et mais allons au même lait par des moyens différents. Nous nous disputons toujours, parce que chacun croit avoir plus d'esprit que son voisin, el se console d'aller fort mal en voyant que les autres ne vont pas mieux: triste consola- tion, en vérité, qui fait beaucoup de mal à noire époque. Toute celle guerre ;'i coups d'épingle que se fait l'amour- propre des uns et des autres n'avance à rien : loul au con- traire. Si tout ce qui a de bonnes vues el de lions sentiments s'accueillait avec tolérance, on ferait le double d'ouvrag»

« Vous ne pouvez nier, mon cher Mari us à Minturnes,

GEORGE SAM» 279

que je n'aie plus de bonne foi que vous. Vous abimeznos républicains de la tête aux pieds, et moi, je ne rose (rai- mer vos saint-simoniens el de les placer au-dessus de tout. »

« Je me défends même d'une chose, c'est d'aimer le> républicains avec excès, J'aime ceux qui se trouvent être mes amis, et j'examine les autres par curiosité, ou je les accueille par savoir-vivre et politesse.

« Cela ne fait rien au principe.

« Robespierre était diablement saint-simonien. 11 «Hait pour l'exécution prompte et violente du système. Vous êtes pour marche lente et évangélique. Eli bien, chacun devrait être républicain à la manière de Robespierre, ou saint-simonien à la manière d'Enfantin, selon son tempé- rament. Le> uns saperaient, les autres bâtiraient. Soyez sûr <[ue cela viendra, qu'il y aura entre vous et nous une étroite alliance, et que vous ne ferez rien sans nous.

« Vous >a\ez comment s'estétabli le christianisme, c'est- à-dire fort mal. même dans ce qu'on appelle son meilleur temps. Il était dans un si beau désaccord avec les mœurs, qu'en son nom. on commettait les crimes et on nourrissait les sentiments les plus opposés à son institution et à son esprit. Douze corps d'armée, commandés par les douze apôtres, eussent, je crois, mieux valu que Paul répétant celte lâcheté : « Rendez à César, etc. ;)

« Faites à votre idée, si vous croyez bien l'aire en lou- voyant, et m votre conscience est en paix. Moquez-vous des reproches que je fais à votre tiédeur croissante, comme je me moque des railleries que vous adressez à mon récent enthousiasme. Je crois que vous vous trompez cependant, et que l'amour de l'égalité a été la seule chose qui n'ait pas varié en moi depuis que j'existe. Je n'ai jamais pu accepter île maître... »

280 GEORGE SANb

Grèce à tout ce qui précède, il esl permis de douter as la justesse de la dernière phrase; mais la lettre entière nous montre que George Saïul avait passé dans le camp des républicains militants, jusqu'à prêcher la nécessité d'em- ployer la force pour réaliser leur-, idéesT-jusqu'à proclamer Robespierre comme un des siens, jusqu'à dire nous, 1rs nôtres, chez nous, en parlant «le ces mêmes républicains qui, dans sa Lettre à Kveretrck, étaient encore vous pour elle et auxquels elle avait reproché leur ambition, leur vanité, l'aveugle conviction queux seul- possèdent la vérité et qu'ils ont découvert en quoi consiste Le bonheur de l'humanité. Cette même prédication de doctrines répur

Micahie- f;iil le fond et le sujet (les très eilrieUSeS lettres

d'Aurore Dudevant à son fils, qui -ont comme l'exposé de opinion- à elle. ••( en même temps de son système pédagogique, (/est comme qui dirait la suggestion à reniant de son esprit de conduite futur, ou comme un petit ■catéchisme républicain ad usum éeCphini.

La même lettre à Guérouli nous prouve que George Sand professait en ce moment pour les saint-simoniens un respect et de- -\ râpât liies qu'elle n'avait pas pour eux auparavant. Elle fit vers celle époque la connaissance de Vinçard aîné, leur chansonnier en titre, et gagna -i hien les sympathies de la h famille saint-simonienne », que celle-ci lui envoya en \X'M\. par l'entremise de Julien Galle1, une foule de cadeaux d'étrennes qui encombrèrent tout le

' Voir à ri' sujel les Mémoires épisodiques <ïun vieux chansonnier saini-simonien par Vinçard aîné (Paris, Dento <-t Grassart, 1878), ainsi que les articles il i Caribert : Ladame bleue et George Sand (le Journal Pari- 20 décembre 1887) e1 Les étrennes de Mt unir,- Sand le môme journal, 10 septembre 1889). .M' Boutef, veuve du dernier saiat- simonien, prétend par contre que ce lui Vinçard lui-même qui lut •hargé de remettre les cadeaux à Mm« Sand.

GEORGE SAM)

2X1

Logement de George Sandaujour.de l'an, à la grande joie de Solange et de Maurice qui, eux aussi, reçurenl beaucoup de présents.

En voici la liste complète :

FOI NOUVELLE

FAMILLE DE FA fil S

Étrennes a M"": George Sand en janvier 1836

1 . Une Imite à robes.

■2. Une paire de bottes.

3. Un pantalon, une veste.

4. Un chapeau.

5. Un gilet,

G. Tasse et soucoupe.

7. Manchettes.

s. Manchettes et col.

9. Magnolia.

Une brochure.

Chêne et Roses.

Guirlande.

I! [uet.

10. Roses pompon.

11 . Boue les d'oreilles.

12. Une claquette.

13. Brodequins.

14. Une bourse.

15. Un bouquet.

16. Rose orientale.

Alphonse.

Lépagnez, Dulïéinont.

Victor Pommadère, Charron, l'a- linéa.

Menouillard, Hofîman, Rose de Cor- neille, Meunier, Léontine Poter, M. et Mme Dufrémont, Claude.

DeÏEs.

Bazin.

Marie Talon.

Pauline, Joséphine Battandier.

Egérie.

Égérie.

Zénaïde.

Elisabeth.

Atelier d'Egérie.

.lennv Barel .

Denis.

Frolîger, M"1" Froligei'j M Dela- croix, Max.

Caroline.

Joséphine < Ihistel.

Aglaé Ducatel.

Barret Barthélémy.

282

GEORGE S AND

17.

Une bulle.

Olympe Boissy.

18.

Une pelote.

M»- et M11' Gallois.

19.

Une boite.

Flichy.

20.

Un thermomètre.

Frécot.

21.

Cartes.

Simillon, Duchesnet.

22.

Un gilet.

Victoire Tell, Sophie.

23.

Souliers de satin.

Liévens.

21.

Une cravache.

Bolet. Catherine Rolet.

25.

Une demi-aune.

Marchand.

26.

Un demi-pied.

Bpdin.

27.

Un mètre.

Vinçard, à la maison paroissiale 20. pue Mondétour.

28.

Plaqué.

Pougel .

2'. t.

Embrasses.

Henriette.

30.

Dessin de lit.

M110 Jacob.

31.

Bordure acajou.

Bardiau.

32.

Coloris.

Eugénie Lemaître..

33.

Un pied.

Charles.

34.

Une planche gravée.

Adolphe.

s:;.

Cachou..

Toussaint.

3G.

Taffetas d'Angleterre.

Adèle Fouel .

37.

Une règle.

Lefort.

38.

daine.

Froliger.

39.

Une lithographie.

Pol Justus.

to.

Bordure dorée.

Mura. Adolphe, Edouard, Valois Désiré, Bazin, Elisa, Rose Mora.

il.

Un dessin.

Eudes, Galle.

42.

Bordure palissandre.

Donnadicu.

43.

Une gravure.

Eudes.

i ï .

Bordure citronnier.

Lenoir.

i 5 .

Une bague.

Audigier.

iG.

Produit- pharmaceutU

ques pour toilette.

Renard.

47.

Porte-mousqueton.

Roussel.

'.s.

Un médaillon.

Carolus.

19.

Un cadre.

Grillon.

50.

Un corset.

.M"" Flandiu.

51.

Aquarelle.

Georges Renhard.

52.

Un pupitre.

Boissj . Berger

53.

1 (ne broche ramée.

Tr.de.

•'i i .

Une traduction.

Fontana .

GEORGE SAM» 28.f{

58. Un chant. MIle Fanny, Vinçard, Giffard.

06. Une boite. Ducatel, Chanchoin, Victor.

57. Une boucle. Vinçard neveu.

58. Bracelet. Virginie Daix, Charles Daix. Vt9. Un tablier. Mm0 Donnadieu.

George Sand ne pouvait pas venir alors à Paris, à cause de son procès, el en réponse à l'invitation des saint-sûnoniens d'assister à une de leurs réunions de gala ou même à un ô«/(sic!), le 11 février 1836, elle écrit do La Châtre à Guéroult, on lui exprimanl tous ses regrets de ne pas pouvoir profiter de cette invitation et de ne pas voir les beaux cadeaux, mais en espérant que lorsqu'elle viendra à Paris les saint-simoniens arrangeront encore une soirée, voulant à tout prix se trouver un jour au milieu d'eux. Cela eut lieu, en effet, niais un peu plus tard. George Sand visita une réunion saint-simonienne à Ménil- montant chez le docteur Curie, et fut même accompagnée ce soir-là par Musset, comme nous l'avons déjà dit1. El en réponse à l'envoi des étrènnes, George Sand écrivit àla « famille saint-simonienne la lettre bien connue, datée du I .j février 1836 et insérée dans la Correspondance (vol. I. non indiquée à la table .

C'est ainsi qu'avec l'année 1835 se termina pour George Sand la période personnelle et tout individuelle, et elle entra dans les rangs (U^ champions conscients de la liberté et de l'égalité. Nous refusant d'accepter la prétendue divi- sion des œuvres littéraires de George Sand en trois pé- riodes consacrées par tous les manuels de littérature, nous trouvons donc bien plus juste de ne voir dans son œuvre que deux périodes (en notant encore une fois que Ton I louve dans la seconde période les mêmes éléments, les

' Voir chapitre vin.

284 &E0RGE SAND

mêmes idées et congelions que dans la première, quoique ici peut-être un peu j'iu- irréfléchis .

Ces éléments sont pour nous : I la prédication de ta liberté individuelle, voire de la liberté de la passion, <•). en particulier, du droit de l'artiste à une liberté plus grande que celle des hommes ordinaires; 2J la défense de la liberté conscience en matière de religion; la prédication de l;i liberté sociale et de l'égalité, de les sympathies démo- ' cratiques de George Sand et la glorification des gens «lu peuple dans ses romans; l'amour de la nature el de la vie champêtre, de une prédilection pour la peinture de la nature et de la vie rurale. Au lieu <!«• diviser les œuvres de George Sand en trois périodes, il serait donc plus juste, d'après les éléments que dous venons d'indiquer, de les distinguer en quatre groupes. Nous nous rangerions volon- tiers aussi à l'avis de l'auteur anonyme d'un article sur < reorge Sand paru dans le n 69 du tome III de Y Illustration samedi, 22 juin 1844 . qui voit deux périodes dans son action littéraire : une première période personnell inconsciente, el une seconde période sociale et consciente, les Lettres d'un voyageur faisant la li;ii><>n entre ces deux périodes.

Les années 1835 à 1837 apparaissent donc comme des années de crise dans la vie privée et littéraire de G< Sand.

Remettant pour le moment l'analyse des grands romans écrits et publiés pendant ces deux années, nous nous arrê- terons sur deux petites œuvres, selon nous très caracté- ristiques, l'une parue au printemps de 1835, l'autre en l'automne de 1836. Ces deux ouvrages -><>nl comme des jalons <[iii marquent le chemin que la célèbre romancière a parcouru dans le cours de cette année. Nous parlons du

GEORGE SAND 285

poème de Myrza el du Dieu inconnu. Le Poème de Myrza, étrange fantaisie cosmogonique, dépeint tes pre? miers jours de l;i création du monde, L'apparition de l'homme el les premiers temps de l'existence de la race humaine sur la terre. L'autteur l'ail réciter son poème par une certaine Myrza, poétesse ayanl vécu à Césajflée, à Yépoque de transition entre le monde païen el le monde chrétien, lorsque se développa Yéclectisme qui conciliait les croyances et les doctrines les [dus opposées. Le poème se termine par un hymne exalté à ramone que Myrza glorifie par-dessus tout ce qui est accordé aux hommes pour leur bonheur. Irrités de ses paroles,, les ascètes, les faux prophètes cl les Pharisiens, veulent la lapider, tandis que le peuple veut la porter en triomphe. Elle s'éloigne des uns et des autres et, montée sur son droma- daire, elle loin' dil : « Laissez-moi partir, et si ces hommes nous disent quelque chose de bon, écoutez-le, et recueillez- le de quelque part qu'il vienne. Pour moi,, je vous ai dil nui foi. c'est l'amour. Et voyez pourtant que je suis seule, que j'arrive seule, el que je pars seule... » Alors Myrza répandit beaucoup de larmes, puis elle ajouta : Comprenez- vous mes pleurs, et savez-vous je vais? » Et elle s'en alla par la route qui mène au désert de la

Tllébaïde... )j

Ce passage rappelle involontairement à notre souvenir la retraite queGeorge Sand avait l'aile, au printemps de 1835, dans sa Thébàïde du Berry après deux aimées d'épreuves

Orageuses, alors qu'elle «'lait résolue à mener dorénavant une vie ascétique, sévère et solitaire. Faisant ses adieux au passé, et croyant en avoir lini pour toujours avec l'amour, elle s'écriait alors dans une page de sa Lettre à Everard : « Mais loi, idole de ma jeunesse, amour dont je déserte le

286 GEORGE SAND

temple à jamais, adieu! Malgré moi mes genoux pliant et ma bouche tremble en disant ce mot sans retour. Encore un regard, encore l'offrande d'une couronne de roses nou- velles, les premières du printemps, et adieu! C'est assez d'offrandes, c'est assez de prosternation! Dieu insatiable, prends des lévites plus jeunes et plus heureux que moi, me compte plus au nombre de ceux qui viennent t'invoquer. Mais, il m'est impossible, hélas! en te quittant, de te maudire, ô tourments et délices! je ne peux même pas te jeter un reproche; je déposerai à tes pieds une urne funé- raire, emblème de mon éternel veuvage. Tes jeunes lévites la jetteront par terre en dansant autour de ta statue; ils la briseront et continueront d'aimer. Règne, amour, règne, en attendant que la vertu et la république te coupent les ailes... »

La république, à ce qu'il paraît, n'avait point coupé les ailes à l'amour, mais l'un de ses fervents avait appris à l'anachorète de Xohant à sacrifier aussi à d'autres dieux. Et le second des deux récits que nous avons nommé, le Dieu inconnu, l'une des œuvres les plus parfaites de George Sand par son style , sa concision et son fini , nous apprend qu'à l'époque de la persécution des chrétiens, et de la décadence romaine, une belle grande dame de la Rome païenne, ne trouvant plus aucune satisfaction ni dans son ancienne foi, ni dans ses plaisirs, vient un jour aux catacombes trouver Pamphile, un saint vieillard vénéré de tous les chrétiens, et le supplie de la sauver, de la guérir de son désespoir, de lui apprendre à croire, ne fût-ce qu'à* un « Dieu inconnu ». Pamphile lui enseigne en effet à chercher sa consolation dans le contraire de ce qu'elle avait considéré jusque-là comme le bonheur : dans le renon- cement aux jouissances personnelles, à l'égoïsme, à Ta-

GEORGE SAM) 287

mour humain, mais surtout dans la charité envers le pro- chain, dans l'oubli de soi-même. En écoutant les discours désespérés de la belle Léo. on croit entendre Aurore Dude- vant elle-même, désenchantée des hommes et de l'amour humain, cherchant avidement la lumière et la vérité, sup- pliant tantôt Sainte-Beuve et tantôt Michel de l'aider à trouver cette vérité, de lui donner une foi qui pût calmer son âme meurtrie, dégoûtée de tontes les joies terrestres. Le vieux Pamphile réussit à libérer l'âme de la belle Léa des chaînes de ses croyances païennes et de toute son exis- tence passée ; il la réconcilie avec la fin irrévocable de toutes les jouissances terrestres, en lui montrant une lumière nou- velle, en lui enseignant à prier le «• Dieu inconnu ». Le farouche Everard libéra l'âme d'Aurore Dudevant des liens d'un individualisme excessif, la réconcilia avec la vie, en lui apprenant à trouver le bonheur non dans ses propres plaisirs, mais dans le service de l'humanité, dans la fusion de son individualité avec la vie, les intérêts, les joies et les malheurs de la pairie ainsi que de toute la race humaine. Les relations amicales entre Michel de Bourges et George Sand, quoiqu'elles n'aient guère duré plus de deux ans. curent donc une action très sérieuse et très importante sur la vie du grand poète. Cette influence ne fut pourtant pas uniquement intellectuelle, elle eut des suites sur tout l'ave- nir d'Aurore Dudevant, dans le sens direct et pratique du mut, car c'est Michel de Bourges qui fut son avocat lors de son procès en séparation contre son mari.

Revenons maintenant à l'historique des relations entre les époux Dudevant, dont nous avons fait le récit jusqu'à la fin de 1830, c'est-à-dire jusqu'au départ d'Aurore pour Paris.

36S GEOB.GE SAND

Pendant les trois premières années après leur sépara- tion volontaire, tout alla bien d'abord, el les deux époux, de part et d'autre, contents de leur indépendance, conti- mièreni à se traiter à l'amiable, en camarades bien calmes. Dudevant avait garde pour lui les choses auxquelles, selon une lettre inédite d'Aurore1, il tenait le plus : son domaine

- -s revenue à. elle, en n'envoyant à sa femme qu'une rente très modique, qui lui suffisait à peine pour vivre.

Elle ne s'en plaignait pas cependant, surtout, parer qu'elle commençait à se sentir indépendante, qu'elle avait déjà acquis une certaine notoriété ■•' commençai! à gagner sa vie. Elle allait tous les trois mois à Nohant et presque toujours, son mari soi! seul, soil avec !•■ petit .Maurice. raccompagnait ou venait à sa rencontre jusqu'à La Châtre <>u à Châteauroux. En 1832, Aurore prit avec elle Solang< et au mois de mai 1833-, Maurice fui aussi amené à Paris et placé au coMège Henri IV. Lorsqu'il venait à Paris, Casimir dînait chez sa femme, l'accompagnait au théâtre, mais ne descendait pas chez elle pour n'être gênés ni l'un ni l'autre. C'est ce qu'il lui éeril dans une de ses lettres :

.'. décembre 1831.

« J'ai reçu ta lettre il y a dix jours, qui m'a tait plaisir : vaut mieux tard que jamais, dit-on, j'y aurais répondu plus tôt, mai- M"1 Hippolyte a reçu une lettre de toi le lende- main de la mienne... Je pars mercredi ou jeudi au plus fard pour Paris, j'y serai samedi matin probablement, je descendrai chez Hippolyte, parce que je ne veux le gêner nullement, ni par conséquent être gêné, ce qui est bien juste.

1 Lettre du 1:? novembre 183a a Hippolyte Châtiron*

GEOfiGE SAND 289

« Les curants se portenl bien ( l nous aussi ; adieu, je

t'embrasse de tout mon coeur.

a Casimir. »

Aurore, de son côté, écrivait à sou mari <'t, dans ses lettres à Maurice, n'oubliait jamais d'envoyer un salut cl un baiser « à son papa », tâchait toujours d'inculquer à son fils l'obéissance à son père et uV ne pas laisser soup- çonner au jeune garçon qu'il y avait quelque chose de brisé entre ses parents.

Elle exécutai I les commissions de Casimir et lui envoyai! de petits cadeaux ; Casimir, de son côté, poussait l'amabilité jusqu'à lui louer ou lui acheter, à la fin de \H'.)2, un piano. Ge dont, dans sa lettre à Maurice du 20 décembre 1832\ George Sand prie celui-ci de remercier son père. Mais ces rapports ne dépassaient pas ce-, amabilités extérieures ; Casi- mir ne s'inquiétait nullement desavoir comment sa femme se tirait d'affaire toute seuleà Paris avec des ressources si modiques et comment elle vivait. Elle, de sou coté, se regardait comme tout à l'ail indépendante, pouvan! entière- ment disposer d'elle-même, e! c'es! pourquoi ses relations avec Sandeau et plus tard avec Musset furent tout autres que son amour céleste pour Àurélien de Sèze. Casimir ne pouvait ignorer ce que tout le monde savait et ce qu'Aurore, de son côté, ne cachait nullement ; mais, à ce qu'il semble, cela ne l'affligeait point et n'apportait aucun changement dans le ton amical de ses lettres. Ainsi, le 17 mai \HX\, il lui écrivait :

« 'l'ont le monde me demande beaucoup de tes nouvelles, gens de la ville comme de la campagne, j'ai répondu à

" Inédit".

n. 1 9

290 GEORGE SAM)

chacun selon son mérite et ses capacités. Adieu, porte-toi bien, je t'embrasse de tout mon cœur, ainsi que la gr Solange. Tout à toi.

« DUDEVANT. »

Et lôrsqu'Aurore l'ut partie avec .Musset pour l'Italie, Casimir lui envoya même là-bas des lettres absolument gentilles et s'éleva jusqu'au lyrisme pour lui conseiller de ne pas regarder d'un œil distrait et tranquille ce pays son père. Maurice Dupin, s'était autrefois battu, dont les champs avaient été arrosés du sang des soldats français et tout parlait des gloires d'autrefois1. 11 n'y a qu'une seule chose que l'on ne trouve jamais dans ses lettres : reproches, quels qu'ils fussent, prières de rentrer au foyer conjugal, en un mot, aucun regret de la séparation. Selon toute apparence, Casimir, tout comme Aurore, était par- faitement content de ce nouvel arrangement.

Mais ces relations amicales finissaient toujours par s'al- térer chaque fois qu'Aurore séjournait quelque temps à Xohant ; les premier- jours, les ehoses.se passaient bien el paisiblement, mais bientôt reparaissaient la brutalité, les paroles outrageantes, les menaces, les cris. A cela venait encore s'ajouter le reproche adressé à Aurore de ce qu'elle « dérogeai! o par son métier d'écrivain. Fréquemment, Casimir se déchaînait contre ses enfants, qui n'étaient nul- tement fautifs, surtout contre Solange, qu'il prii en grippe. Ces scènes pénibles se renouvelèrent de plus en plus en l'automne de 1834, quand., après son voyage en Italie, brisée moralement et physiquement malade. Aurore seidit vive-

1 Au chapitre vm. en partanl des excursions de George Sand ,> BassanOj Parolino, etc., nous avons cité plusieurs passi de la réponse d'Aurore à cette lettre.

GEORGE SAM) 291

ment Le besoin de passer avec ses enfants quelque temps dans le calme de Nohant. Les serties brutales de Casimir commencèrent alors à prendre davantage encore un carac- tère sauvage. Ainsi, un jour, en présence de plusieurs per- sonnes qui dînaient à Nohant, entre autres de Rozanne Bour- gping et de son mari (c'étaient de grands amis d'Aurore), Dudevant se fâcha d'une manière si inconvenante contre Solange, que la fillette, tout effrayée, fondit en larmes et, sans attendre que le dîner fût fini, sortit de la salle à man- ger, ce qui amena son père à l'accabler, elle et sa mère, de paroles absolument grossières. Une autre fois pour une bouteille qu'on avait laissée tomber, et à la suite de Tordre donné par Aurore d'en apporter une nouvelle, Dudevant se mit de nouveau à crier contre sa femme en présence de leurs convives, et s'oublia jusqu'à défendre aux domes- tiques d'exécuter les ordres qu'elle donnait, car à Nohant lui seul prétendait être le maître.

Vers cette même époque M":e Dudevant s'aperçut que les affaires de Casimir étaient tout embrouillées. « M. Dudevant a mangé 80 000 francs à lui sans augmenter d'un denier ma fortune », disait Aurore, dans une lettre à M. Accolas dont nous avons déjà cité deux fragments dans le Cha- pitre V. « H estbonde faire savoir que ses acquisitions de terres n'étaient que le remploi forcé de mes rentes sui* l'Etat qu'il a aliénée.-,. 11 m'en a fait vendre pour 48 000 et il a acheté pour 46 000. Ainsi il a bien mangéson fonds et son revenu en tant qu'il a pu le faire. 11 a toujours fait de très main aises acquisitions et n'a jamais pu voir clair dans leurs produits. Il s'était engagé par traité amiable à nie faire retirer 1 400 de la locature du Grand Moulin et il n'a pu l'affermer que 1 200... »

Casimir n'avait [tins [tour fortune personnelle que

292 GEORGE SAM)

! 200 franc- de rente. Ayant remarqué qu'il était devenu très soucieux, Aurore se mit à le questionner, et avant appris que c'était pour une question de dettes qu'il s'in- quiétait, elle lui céda un coupon de ses rentes patrimo- niales. Il en fut enchante. Néanmoins, Aurore commença à -inquiéter pour la fortune de ses enfants... « S'il ne prend pas un parti décisif, écrit-elle à Hippolyte dans une lettre inédite de janvier 183o, il sera forcé de me ruiner avant dix ans. car il n'a pas de tète et rien de ce qu'il fait ne réussit. Il \ a trois ans il avait décrété que je devais demander l'au- mône ou faire des dette-. Depuis ce temps j'ai acquis là' à 20000 francs- de rente par mon travail et je n'ai pas con- tracté de dettes1. Tandis qu'il est arrivé, Dieu sait comment, i se trouver en face d'une dette de 20 000 francs et d'un commencement de ruine... » Hippolyte et leurs autres amis conseillèrent alors aux deux époux d'effectuer une séparation de biens. Casimir accepta avec plaisir, il s'en- nuyait à Nohant, se sentait incapable de le gérer et aurait voulu s'installer à Paris en garçon. Aurore, de son côté, avait beaucoup de peine à vivre, quoiqu'elle travaillât énormément. C'est ainsi qu'en 1835, d'un commun accord. un contrat fut passé entre les époux, stipulant formellement une séparation de corps et de biens. Les enfant- devaient être partages entre les parents. Nohant fut attribué à Aurore, et l' Hôtel de Narbonne à Casimir; Solange devail être confiée à sa mère, et Maurice, jusqu'à la tin de études, devait passer un mois de ses vacances auprès de sa mère et l'autre chez son père. Aurore se chargeait de payera son mari 3 800 franc- annuellement, ce qui. avec

' Elle vimiuii sans doute dire par qu'elle gagnail de 15 à 20 000 francs par an, el qu'elle pouvait dépenser ce produit annuel de >on travail sans toucher à son capital.

GEORGE S AND 293

ses I 200 francs, lui constituait 5 000 livrés de revenu ; outré cela, elle prenait l'obligation de continuer l'ancienne rente qu'elle faisait à sa propre mère et aux vieux domestiques de Nohant. Dans la même lettre du mois de janvier 183o, elle confiai! sous le sceau du secret, à son frère Hippolyte^ qu'elle consentait mémo à payer peu à peu les dettes de son mari « tou! pou mignon qu'il était », quoiqu'elle sût qu'il l'eût laissé enfermer même pour 2(1 francs de dettes et, qu'étant mariés sous le régime dotal, elle n'était pas respon- sable des dettes qu'il avait pu contracter,

Ce traité devait entrer en vigueur à partir du 11 no- vembre 1835. Mais à peine fut-il signé, que Dudevant regretta de voir ses revenus diminués. Aurore, et cola se comprend, aurait voulu que cet arrangement fût main- tenu, toutefois selon son habitude, reculant devant la nécessité de causer un désagrément à autrui et toujours prête à se restreindre, elle déchira le contrat dont elle envoya les morceaux à Duteil pour qu'il les remit à Casi- mir, exigeant seulement une petite augmentation de rente pour l'éducation de Solange. Mais Casimir répondit qu'il ne voulait point annuler le traité ni reprendre sa parole, qu'il no voulait plus vivre en commun avec Aurore, ni avoir aucune affaire avec elle, et qu'il voulait, dès que le contrat entrerait on vigueur, partir pour Paris et s'y éta- blir. Il recopia lui-même le traité, le signa et le renvoya à sa femme. Duteil et Hippolyte, qui s'étaient entremis pour amener un accord entre les deux conjoints, croyant pie les intentions du mari étaient pacifiques, qu'il voulait éviter le scandale et le bruit, persuadèrent à Aurore que Casimir ne lui causerait à l'avenir aucun désagrément. Il ne restait qu'à patienter jusqu'au 11 novembre. Aux vacances d'automne de 1835, Aurore revit sa vieille de-

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meure, qui devait bientôt lui revenir., et, ayant remarqué que Casimir était tant soit peu triste à l'idée de devoir quitter Nohant, elle le pria, malgré le traité, d'y revenir chaque fois qu'il le désirerait. A son grand étonnement il lui fut répondu par de nouvelles brutalités, par la défense réitérée aux domestiques d'obéir à « madame », en un mot son mari donna de nouvelles preuves qu'on ne pouvait se lier à sa parole. Enfin, le 10 octobre 1835, survint à Nohanl la scène la plus affreuse que l'on puisse imaginer. Cela se passa, comme en 1824, pendant (pion prenait le cale après le dîner. La crème vint à manquer, et le père ordonna à Mau- rice d'aller en chercher. Le petil garçon ne partit pas aussitôt et s'assit à côté de sa more. Celle-ci lui dit : «Est- ce que tu n'as pas entendu ce que ton père t'a ordonné de faire? » Ces paroles exaspérèrent Dudevant, on ne sait trop pourquoi ; il se mit à vociférer à propos de la mauvaise éducation que recevaient ses enfants. Ne voulant pas que Maurice fût témoin de cette querelle, Aurore ordonna à son fils d'aller dans sa chambre. Mais Dudevant encore plus irrité cria : « Sors toi-même. » et il se jeta sur sa femme avec l'intention de la battre. Les convives s'interposèrent et l'un d'eux couvrit Aurore de son corps, tandis qu'un autre sai- sissait Dudevant parles épaules; mais celui-ci se dégagea, passant sous le bras de l'ami qui protégeait Aurore et saisit violemment la main de sa femme. On parvint néanmoins à l'entraîner. Alors, exaspéré et furieux, il s'écria qu'il tuerait sa femme et il se précipita dans l'antichambre pour prendre Un fusil. Duteil1, qui au commencement de

1 Alexis Pouradier Duteil ou Dutheil, grand ami de Casimir Dudevant et de -;i femme, l'ut d'abord avocal à la Châtre, ensuite procureur. à Bourges et enfin président de la cour d,'&PPel ll'' ''' "'' dernière ville. Aurore était, comme nous le savons3 aussi très liée avec sa femme, Mmc Agasta. née Mollier.

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cette scène, était resté impassiblement assis à table, la tête baissée, se leva en entendanl Aurore lui crier : «Queregar- dez-vous ? » Voyant Casimir entrer dans la chambre avec un fusil à la main, il se jeta à son four à sa rencontre et le désarma à l'aide des autres convives '.

Aurore alla s'enfermer dans sa chambre, Maurice la suivi! en pleurant. Elle le consola comme elle le put, mais en son âme elle prit la résolution bien arrêtée et définitive de ne plus avoir à subir de telles "violences el de ne pins donner à ses enfants le spectacle de scènes aussi révol- tantes. El comme elle ne pouvaH dorénavant se fier à son mari, malgré le traité et la parole donnée, elle jugea qu'il fallait mettre fin à celte vie impossible, elle et Dudevant ressemblaient à deux forçats rivés à la même chaîne et se haïssant l'un l'autre. Duteil essaya encore de persuader à Aurore de faire la paix avec son mari, mais elle n'y con- sentit pas. Elle se rendit à Châteauroux chez le vieil avocat Rollinat, père de son ami de prédilection, François Rollinat, et à Bourges, chez Michel, prit conseil de ces deux amis et résolut d'adresser an tribunal une demande en séparation.

Ne voulant pas rester seulement une heure sous le même toit que Dudevant, elle alla passer la journée du lendemain dans les bois environnants, en excursion avec ses enfants que Dudevant emmena aussitôt aprèsà Paris pour la rentrée (h's classes. Aurore resta d'abord seule dans le silence et le calme de Nohant, puis elle alla demeurer chez les Duteil.

Le 30 octobre 1 835, Aurore Dupin, dame Dudevant, porta

' 1" Correspondance de George Sand, t. I. Lettre à la comtesse d'Agoult, du 1er novembre 1835 : Revue Encyelop. Lettre à Félicie Saint- Agnan datée de 1835; Lettres inédites : à Pape! du 20 octobre, à Hippolyte du i novembre, à Boucoiran <lu 17 novembre, à Michel de Bourges de la fin d'octobre 1835 ; Comptes rendus de la séance de la cour de la Châtre e1 du Cher dang Le Droit, 1836, N,s 240, 242; :e Histoire de ma Vie, IV, pages 377-385.

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une plainte contre son mari devant le tribunal de La Châtre, en demandant la séparation de corps pour injure- graves, sévices et mauvais traitements. C'est par cet acte que s'ouvrit entre les deux conjoints le procès qui dura plus de deux ans et ne prit fin qu'en 1838. Le 2 novembre, les deux parties devaient comparaître devant le tribunal, mais Dude- vanl prévoyant qu'il lui serait défavorable de se défendre et qu'il valait mieux que tout se passai sans bruit, ne parut pas. Par décision du tribunal du Ier décembre, les faits allégués par la plaignante furent reconnus « pertinents et admis- sibles m et il lui fut enjoint de les prouver devant le juge- commissaire. Ce jugement fut signifié au domicile de M. Dudevant le 2 janvier 1836, les pièces en furent remises à l'un des domestiques de M. Dudevant, et le même jour l'audition des témoins fut fixée au 14 janvier. A cette date on interrogea un grand nombre de témoins, entre autres: Duteil, Papet, les Bourgoing (mari et femme le docteur Charles Delaveau, Néraud, Planet, le jardinier, les domes- tiques, les cochers, et M. Jules Boucoiran, venu du Midi à cette seule fin. Le procureur Daiguzon, en déclarant cetteenquête excellente, dit plus tard que parmi les témoins on devait remarquer M. Boucoiran. cet « homme calme, prudent et sage et assez connu dans le pays pour répondre à tous les doutes » élevés contre l'impartialité (]c> témoins. « In homme si impartial, si intègre, si grave, a-t-il dit, est pré- cisément celui de tous les témoins qui accuse le plus sévè- rement M. Dudevant. » l ne copie du procès-verbal fut déposée au logement de Dudevant avec assignation à com- paraître à l'audience du février « pour ouïr adjuger à la dame Dudevant les conclusions par elle prises ». Dude- vanl persista à se taire et ne donna aucun signe de vie. Le l(i février le tribunal rendit par défaut son jugement.

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reconnaissait prouvées par l'enquête du I i janvier les « injures graves, sévices et mauvais traitements » rapportés par M"" Dudevant à l'appui de sa demande; ordonna la séparation des ('pou\ et chargea un notaire de procéder au partage « de la communauté et des reprises de la femme ». Dudevanl n'ayant pas non plus paru chez le notaire, qui l'avait convoquée se présenter devant lui, l'acte de sépara- tion fut passé en due forme, et une copie en fut remise à Dudevanl. Telle fut la fin du premier acte de ce drame judiciaire.

Depuis l'instant elle avait présenté la demande en séparation jusqu'au jour de la prononciation du verdict, Aurore était restée chez M'" Agasta Duteil, femme de Duteil. Il est d'usage en France qu'une femme qui se sépare de son mari, pour n'avoir à encourir soi-disant aucun soupçon pendant l'enquête et la procédure, lasse une retraite ou se mette sons la tutelle d'une personne honorable, indiquée ordinairement par le président (\y\ tribunal. La personne désignée par le président du tribunal de La Châtre fut M'"" Duteil. et Aurore fut enchantée de s'établir chez une femme qui lui était si sympathique, de passer son temps dans le cercle (\rs parents et des amis de Duteil et surtout de s'occuper des enfants qui étaient réunis dans cette mai- Son quelquefois au nombre de quatorze. Occuper et amuser ces enfants faisait la joie de George Saud, qui avait tou- jours aimé la société des petits. Si néanmoins, elle s'en- nuyait quelquefois, c'est que, par la volonté du sort et de son seigneur et maître, elle était loin de Maurice et de Solange qu'elle adorait. « Ah! oui, c'était mon empire et ma vocation-, j'aurais être bonne d'enfants ou maî- tresse d'école », ajoute-t-elle après avoir raconté comment elle divertissait ces enfapts. Le soir, quand ils étaient tous

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couehés, elle donnait d'abord ses soins à Agasta Duteil, alors malade, puis elle se mettait à travailler, écrivant sou- vent jusqu'au lever du soleil. Dans VHistoire de ma Vie*, dans ses lettres à M"10 d'Agoult2, dans ses lettres inédites à sa mère du J 1 novembre 1835, à Guéroult de janvier JS^li, et enfin dans sa lettre à M"1" Saint-Agnan du 6 janvier 1836 '. George Sand nous décrit en détail son séjour à La Châtre, la maison qu'elle habitait et la manière dont elle y passait son temps. Elle nous raconte aussi qu'elle devait faire bien attention à chacun de ses pas peur éviter les potins et pour ne pas donner motif aux commères de soulever contre elle par leurs cancans l'opinion publique ni d'indisposer juges. Sa lettre à Guéroult est surtout remarquable ;'i cet égard :

« Je vous inviterais volontiers, écrit-elle, chez les Duteil, si je n'étais obligée à mener une -sic très régulière aux veux des imbéciles au milieu desquels je vis. Heureusement cela m'est bien facile maintenant. Mais si l'on vous voyait arriver de Paris à La Châtre, la femme de tel juge, la cousine de tel autre, la fille de la sœur de la servante de la mère de tel autre prononceraient leAâsrosurma cause, en décrétant que vous êtes un amant, la source et la cause de ma rupture conjugale. Ainsi me voilà condamnée à vivre dan- cette bourgade charmante, dont je me suis amusée si souvent et d'en respecter les us et coutumes. Vons ririez si vous pou- viez voir avec quelle grâce je m'en acquitte et de quel air patelin je traverse les rues hérissées de pierres et les places couvertes d'oisifs. Je m'amuse non pasd'eux, mais de moi-

1 T. IV. page 183-97.

- Correspondance, I et II.

3 Revue Encyclopédique.

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même, et comme j'ai une jolie chambre bien propre pour tra- vailler, je me trouve aussi bien qu'ailleurs... »

Dans Y Histoire 'le ma Vie, George Sand raconte qu'après le premier verdict du tribunal qui lui rendait Nohant avec ses enfants, elle était allée habiter sa vieille maison, alors à Vétat de maison déserte par suite de l'absence son mari et de ses enfants et du congé donné aux anciens ser- viteurs, et qu'elle y avait passé quelques semaines, en pleine solitude, en attendant l'arrivée de Dudevant au pays pour procéder à la liquidation des biens. Sa solitude semble avoir été absolue, car, dit-elle, « je ne gardai que le vieux jardinier de ma grand'mère, établi avec sa femme dans un pavillon au fond de la eour. J'étais donc absolument seule dans cette grande maison silencieuse. La femme du jardinier n'entrait dans la maison que pour faire ma chambre et m'apportcr mon dîner. Je ne recevais même pas mes amis de La Châtre 1..." »

Toutefois par une lettre à la comtesse d'Agoult, datée du 1er novembre 1835 ~ nous voyons au contraire que c'est en automne, immédiatement après la fuite de Dudevant, qu'elle a vécu d'une vie toute solitaire à Nohant. M. Rocheblave3 attribue cette lettre à janvier 1836, sa première partie sem- blant être une réponse à la lettre de Mme d'Agoult du 22 no- vembre et précédant celle du lu janvier. Mais si c'est exact pour la première moitié de la lettre la dernière fui sûre- ment écrite en automne. Quant à la lettre de la comtesse datée du lo janvier, elle peut parfaitement être considérée comme une réponse tardive à la lettre de George Sand, écrite bien avant janvier, et c'est même pour cette raison que tout

1 Histoire de ma Vie, t. IV, p. 388-389. - Correspondance, t. I. Voir : Une AmiUé romanesque. ,

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eii assuranl qu'elle répond subito, et tout en répondant à l'image que George Sand avait faite d'elle-même en s'appe- lant porc-épic, et s intitulant , à son tour, tortue renfermée

sous ses écailles, la comtesse semble souligner, et cela dès les premières lignes, sa lenteur; c'est avec intention aussi qu'elle parle du cadeau de Liszt pour ses (''trémies «une magnifique perle montée en forme de tortue, symbole, suivant lui de la rapidité et de la mobilité de ses pensées ». George Sand ne put passera Nohant quelques semaines (deux? qu'entre le 10 octobre et le 3 novembre, car à partir du 3 novembre jusqu'au jugement du l(i février, elle resta tout le temps chez les Duteil ; elle ne put rentrer à Xohant qu'après. Mais après ce jugement, le 17, elle était encore à La Châtre, le 18, idem, le 20, elle y était égale- ment le 26, et le 28 elle était à Bourges, le 5 mars de nouveau à La Châtre, vers le 15 mars à Paris. On voit parla que, au cours de cet hiver et «après » le jugement, elle ne put faire à Xohant qu'un séjour de quelques jours '.

' Par la correspondance de George Sand avec l'abbé Rochel (voir l'hap. xin). nous voyons qu'au cours de ecl hiver elle ne venait à Nohant que pour quelques heures, pour une journée toul au plus. Ne voulant pas d'abord confiera l'abbé, qu'elle ne connaissait encore que fort pou. le- causes véritables de son absenGe , elle lui écril de La Châtre... «Je dois pour ne pas vous exposer à m'attendre ou a ne pas me. rencontrer, vous prier de m'avertir un jour ou deux à l'avance; occupée d'un procès grave, je >ui> souvent en courses dans les envi- rons et je craindrais d'être précisément absente si je n'étais prévenue. Je pense nue je passerai (liez moi à Nohant, la semaine nous allons entrer et que je serai absente la semaine suivante, pour revenir chez moi dans quinze jours... Lettre du ;.i décembre.) Mais lorsque l'abbé, tout enl'ayant prévenue par une lettre du 12décembre, qu'il yarriverail

h' 21, vint au jour dit. il ne l'y trouva pas, el elle dut en grande hâte

arriver de La Châtre pour passer une soirée eu causeries philoso- phiques avec l'abbé. Elle retourna pourtant immédiatement âpre- chez le- Duteil. Et l'abbé, de son côté, ne lui adressa plus le- lettres n a Nohant ». comme auparavant.

Par les lettres inédites de Roilihal a George Sand et par une lettre de cette dernière à l'abbé, datée du 11 février, non- voyons qu'elle et ses amis avaient d'abord espéré que la séance du tribunal aurait lieu le

GEORGE SAN)) 301

Conséquemment, si nousprenons en considération : la parfaite ressemblance de ce qui est raconté dans la lettre datée du 1er novembre avec ce qui, dans Y 'Histoire de ma Vie, est rapporté au mois de février; Le contenu de cette lettre, écrite indubitablement avant le verdict et bientôt après le commencement du procès ; l'absence de toute indication et l'invraisemblance du fait que George Sand eût pu s'établir à Nohant, entre le jour de l'enquête l i janvier) et celui elle rentra en possession do Nohant Mi février) ; l'impossibilité d'insérer ers « quelques semaines » en n'importe quelle époque « après le juge- ment », nous sommes en droit de conclure que le séjour dans la maison déserte doit se rapporter à V automne, c'est-à-dire du 19 octobre au S novembre. Nous avons, pour appuyer notre opinion, la lettre du 1er novembre, dont nous allons citer quelques fragments en soulignant les passages sur lesquels nous voudrions attirer l'attention du lecteur. « Il faut que vous sachiez que je sais toujours à la campagne, citez moi. -le plaide en séparation contre mon époux , qui a déguerpi, me laissant maîtresse du champ de bataille. J'attends la décision du tribunal. Je suis donc toute seule dans celte grande maison ; il n'y a pas un domestique qui couche sous mon toit, pas même un chien... Je ne reçois personne, je mène une vie. mona- cale. J'attends l'issue de mon procès, d'où dépend le pain

'1 février et qu'après le jugement elle pourrait immédiatement re- prendre possession de sa maison. C'est pour cette raison que Rollinat lui avait adresse' ses lettres à NoTiant, niais la séance fut remise au 14. puis au 16 février, et le 18 lévrier, toujours encore de La Châtre, George Sand écrit à l'abbé quelle voudrait bien le revoir (ils se sont vus en janvier à Chàteauroux), mais qu'elle ne pourra probablement le recevoir chez elle que dans deux mois si l'adversaire n'acquiesce pas au jugement, et elle ajoute : « Je me tiens toujours éloignée de mon. ermitage, la personne pouvant y arriver d'un moment à l'autre. »

302 GEORGE S AND

de mes vieux jours... Voyez! Il a eu l'heureuse idée de vouloir me tuer un soir qu'il était ivre. Eu attendanl que cette benoîte fantaisie de meurtre conjugal me rende mou pays, ma vieille maison et cinq ou six champs de blé qui nie nourriront quand mes longues veilles m'auront jetée dans l'idiotisme, je fais le Sixte-Quint. Mon cheval est rentré sous le hangar et on n'entend pas voler une mouche autour de mon cloître désert. Le jardinier et sa femme, qui sont mes factotums, m'ont suppliée de ne pas les faire demeurer dans la maison. J'ai voulu en savoir le motif. Enfin le mari baissant les yeux d'un air modeste, m'a dit : « C'est que madame a une tète si laide, que ma femme étant enceinte, pourrait être malade de peur. » Or, c'est de la tète de mort qui est sur ma table dont il voulait parler du moins à ce qu'il m'a juré ensuite ; car je trouvai la plaisanterie de fort mauvais goût et je me fâchai. Ensuite j'ai songé que cette tète si laide ferait grand effet « J'ai permis à mon jardinier de s'éloigner et de garder la pensée que cette tête était un signe de pénitence et de dévotion... »

George Sand en agissant ainsi préférait trouvait moyen de se passer des services du jardinier et de sa femme, car d'une part elle savait que la nouvelle de son repentir irait bientôt jusqu'aux deux petites villes berrichonnes demeuraient les juges ehargés de la question de lui resti- tuer ses enfants, d'autre part cela la garantissait de la visite des curieux. Or, il est à croire que sa solitude ne fui pas toujours absolue et que son cheval ne restait pas tou- jours « sous le hangar a>. Lorsqu'elle ne pouvait pas aller elle-même à Bourges chez son ami, celui-ci arrivait soit à Nohant, soit à Saint-Ainand ou à la Châtre elle allait à sa rencontre à cheval. Mais personne ne le soupçonnait. Bien au contraire, d'après ce qu'elle dit elle-même : « ... A

GEORGE S.VNI) 303

une lifiic d'ici, quatre mille bêtes me èroienl à genoux dans le sac et ttans la cendre, pleurant mes péchés comme Madeleine. Le réveil sera terrible. Le lendemain de ma vie- toire, je jette ma béquille, je passe au galop de mon qjieval aux quatre coins de la ville. Si vous entendez dire que je suis convertie à la raison, à la moral*' publique, à l'amour des lois d'exception, à Louis-Philippe, le père toul-puissant, et à son iils Poulot-Rosolin, et à sa sainte chambre catho- lique, ne vous ('tonnez de rien. Je suis capable de faire une ode au roi et un sonnet à M. Jacqueminot ' ».

Il est donc hors de doute que ce" séjour à Nohant en com- pagnie du jardinier et de la tête de mort, pendant « quelques semaines » (que George Sand lit, selon ['Histoire de ma Vie après le jugement), doit être en réalité rapporté à la fin de l'automne de 1835, époque elle « était toujours » en- core « à la campagne, chez elle... ».

Dudevant était, à ce qu'il semble, tellement convaincu de son lorl et se soumettait si bien d'avance au verdie! qu'on pouvait prévoir, que dès le commencement de l'ins- truction du procès, il s'étail démis de ses fonctions de maire de Nohant ei s'était transplanté à Paris. De leur côté, Duteil et Hippolvte. le procès étant encore [tendant, avaient l'ail des démarches afin d'obtenir à l'amiable une séparation, quelque verdict que prononçât le tribunal; dans ce but, Je 12 novembre c'est-à-dire le lendemain de la mise en vigueur du premier traité, il en fut conclu un second, qui, sur les points essentiels, contenait les mêmes clauses. Le premier article de ce traité commence par ces mots : « Dans la prévision du succès de la demande intentée par M"" Dudevant contre son mari...)), etc. Et

1 Correspondance, t. r. p. 'ô~2\ 322. Lettre à la comtesse eP Agonit.

30* GEORGE S AND

dans la clause finale de ce même traité, on lit : « Ces conventions seront exécutées de bonne foi par les parties qui s'y engagent sur l'honneur, nonobstant toute disposi- tion de jugement ou arrêt qui y sérail contraire. <>

Casimir, installé à Paris, était satisfait de la tournure que prenaient les choses. Le 12 décembre, Hippolyte écri- vait de Corbeil à sa sœur : « Tu n'as rien à craindre des conseils de ta mère auprès de Casimir, il ne la Auit pas, il m'a dit à cet égard sa manière de voir : son plus grand désir est d'éviter tout scandale en obtenant la séparation si faire se peut, mais jamais les avocats, les juges n'inter- viendront dans ses affaires quant à sa volonté. Tu peux poursuivre et obtenir cette séparation qui te tient tant à cœur, il se tiendra en repos. Il parait très content de sa position pourvu qu'on ne le tracasse pas. La justice appor- tera nécessairement une grande longanimité dans cette affaire, serait-il plus avantageux pour toi de t'en référer à elle ou de vous en tenir à vos premières conventions ? Je pencherais pour ce dernier parti. Fais là-dessus ce que les conseils jugeront à propos. 11 est hors de sens de prévoir que ton mari ira te tracasser avec un revenu qui le rond tout à fait indépendant et lui donne plus d'aisance qu'il n'en aurait, jouissant de toute la fortune. Ce qui lui pesait le plus était de tenir à la maison de Nohant, il en est tout à fait débarrassé. Je te donne ma parole d'honneur qu'il Laissera faire ... »

11 se trouve cependant qu'Hippolyte avait vainement donné sa parole pour Dudevant en répondant de sa bonne toi et que Duteil s'était inutilement porté garant pour son ami, Casimir ne se croyait guère obligé de remplir ce qu'il avait promis « sur l'honneur ». D'un autre côté il trouva des conseillers qui s'efforcèrent d'envenimer sa haine contre

GEORGE SAM» 305

sa femme et d'empêcher la séparation des époux, quoique ces deux choses s'excluaient mutuellement. Un de ces principaux conseillers était .su belle-mère, la baronne Dude- vanl. A en juger par certaines allusions des lettres d'Aurore el d'Hippolyte entre autres dans les premières lignes de la lettre du 12 décembre dont nous venons de citer un frag- ment), il semble que la mère d'Aurore, Sophie Dupin, savait aussi en celle affaire jeter de l'huile sur le feu. Quoi qu'il en soit, le S avril L836, Casimir Dudevant présenta au tribunal une opposition aux jugements du 1er décembre et du lt> février, en s'appuyant sur les vices de la procé- dure, et le li avril renouvela cette opposition par requête signifiée d'avoué à avoué, par laquelle il prolestait sur le fond contre le jugement du tribunal, attaquait de nullité I empiète, demandait une contre-enquête ayant pour but de faire déclarer la demande de M"1" Dudevant non rèce- vable et non fondée. En conséquence, l'affaire des époux Dudevant fui de nom eau portée devant le tribunal civil de la Châtre, les 10 et 11 mai \H'M\. Les défenseurs étaient Vergne, (Ui côté du mari, Michel de Bourges du côté d'Aurore.

Vergne commença son plaidoyer en renonçant à répli- quer sur le tond : le document du H- avril (sorte de dépo- sition de servantes congédiées) lui paraissait « d'une telle atrocité », qu'il n'osa le lire, sentant bien que parla il perdrait son client. Et malgré toutes les sommations de l'avoué de M"" Dudevant, il se borna à indiquer certaines erreurs qui avaient été commises, dans le cours de l'ins- truction du procès, c'est-à-dire déchira qu'il ne voulait plaider que sur les motifs formels de la nullité de la procé- dure.

Alors Michel de Bourges prit la parole. Répondant d'abord

il. 20

306 GEORGE SAMD

au plaidoyer de la partie adverse et montrant tout le danger qu'il y aurait pour la justice d'admettre M. Dudevant «à l'aire une contre-enquête six mois après l'enquête, Michel de Bourges aborda ensuite la question du fond de l'affaîré.

Cette partie de son plaidoyer conquit aussitôt toute la salle. Il fit devant les juges toute la biographie d'Aurore Dudevant et exposa brièvement tout ce que nos lecteurs savent déjà. Il raconta son mariage, l'histoire du contrat de mariage et des affaires d'argent. Il dit comment les discordes sur- girent dans le ménage, attira l'attention sur l'isolement intel- lectuel d'Aurore et sa longue patience, mit sous les yeux des juges des traits de la brutalité de Dudevant, de son ivrognerie, de ses infidélités. Il raconta comment. dr> 1831, Aurore, au su et du consentement de son mari, avait mené une Aie tout à fait indépendante, tandis que lui. Dudevant. jouissant de ses revenus à elle et vivant dans la maison de sa femme, ne trouvait à cela rien de répréhensible pour lui. comme aussi il ne trouvait rien à redire contre la liberté dont usait sa femme, et n'avait jamais exprimé le désir de la voir réintégrer le domicile conjugal. Michel exposa enfin les faits qui s'étaient passés en 1834 et 1835. En ce qui concernait les traités, il démontra à l'évidence que l'on ne pouvait se fier à Dudevant, ni s'attendit" à voir la vie d'Aurore garantie contre de nouvelles violences; en consé- quence il demanda au tribunal de rendre un jugement conforme au verdict du 16 février, c'est-à-dire de pro- noncer la séparation. A la fin de son plaidoyer, Michel s'était longuement arrêté sur la requête du J i avril. Il rendit justice à son confrère, l'avocat de Dudevant. d'avoir su s'abstenir de lire l'acte contenant de tels « faits diffamatoires » et il se trouvait, entre toutes, une accu- sation « qu'on eût pu se dispenser d'emprunter au célèbre

6E0BGE S AND 307

procès de ÎT'.W et que d'un mot une mère outragée repoussa victorieusement ' ».

« Vous voulez, » continua Michel, « taire disparaître Penquête, vous y cherchez des nullités de ferme, sachant bien que le choix des témoins, leur moralité, l'esprit de con- ciliation qui les a toujours animés, ne vous permettent pas au fond d'en retrancher un mot ; vous gardez le silence sui- es traités, vous voulez nier les torts que l'enquête a mis au jour. Eh bien, supposons qu'il tombe d'en haut une larme céleste qui les effaee tous; déchirons la procédure, ne con- servons que l'acte du II avril! Il n'est pas un juge sur la terre qui, après en avoir pris lecture, puisse condamner votre Femme à vivre avec vous, car vous ne concluez pas â la séparation, vous voulez au contraire que sa demande ne soii pas fondée, cependant vous ne pouvez pas admettre qu'elle soif forcée à rentrer chez VOUS sons le poids (Tune pareille haine:1 Est-ce que vous voulez vous donner le plaisir de taire afficher sous ses yeux, dans sa propre maison, votre requête, ce monument de vengeance, que vous avez élevé contre elle? Si elle rentre sous le toit que \ous habitez, pouvez-vous, après ce que vous avez fait, la traiter avec égard? Non, vous ne le pouvez pas! L'ou- trage que vous lui avez t'ait est (railleurs ineffaçable. Cet outrage prouve que vous ne le voulez pas. Vous ne de- mandez donc pas votre femme. Mais cependant vous vous apposez à la séparation! Vous voulez donc tons lés avan- tages, Ions tes bénéfices du mariage sans en supporter les

charges, sans en accomplir les devoirs? Je touche au

ternie de ma carrière, carrière pénible, difficile, dont le dévouement à l'amitié et au génie n'a pu aplanir tes aspé-

' Allusion à un célèbre détail dn procès de Marie-Antoinette.

308 GEORGE SAND

rites... » Alors, après avoir rappelé que depuis 1831 les rpoux n'avaient plus pu vivre que séparément « accord parfait, expressions bienveillantas et gracieuses de 1 ; * pari du mari lorsque sa femme réside à Paris, en voyage, au loin»); qu'aussitôt qu'ils étaient ensemble, Aurore étail en butte à des offenses de tout genre reproches, expressions amères, hostilité au moindre essai de rapprochement » , Michel, ne s'adressant plus à Casimir, mais aux juges, leurrerait devant les yeux que l'acte du 14 avril soulignait l'aversion de Casimir pour sa femme, aversion qui ;i\ail déjà éclaté auparavant et était maintenant devenue publi- quement notoire. « Les injures contenues dans la requête du 14 avril, injures atroces, infâmes, que l'avocat de M. DudeVant n'a pu se résoudre de prononcer à l'audience, mais qui son! acquises au procès, viennent donner un caractère excessif, ineffaçable à cette- aversion déjà si pro- noncée,, si publiquement exprimée. Et elles seules, en l'absence de tout autre grief, entraînent impérieusement la nécessité de faire ce que vous avez déjà fait, de maintenir le jugement qui prononce la séparation... »

Après les conclusions du procureur, le tribunal a statué : que l'opposition du sieur Dudevant aux jugements du 1er dé- cembre 1835 et du l(î février 1830 devait être admise et que, vu différents \ ices de la procédure, les deux jugements et l'enquête du 14 janvier devraient être annulés. Mais, prenant en considération que dans l'acte du 14 avril, par lequel Dudevant ne voulait pas attaquer, mais bien se défendre, étaient exposés des faits diffamatoires, attaquant l'honneur et la réputation de MmP Dudevant, et ne laissant aucun espoir de rapprochement entre les époux, le tribunal se voyait d'autant plus obligé de déclarer la séparation (h-+ «'poux, qu'elle était reconnue inévitable par les deux parties.

GEORGE SAND 309

Se fondant Là-dessus, le tribunal prononçala séparation de corps- et d'habitation de Mme Dudevant d'avec son mari, o défendant à celui-ci de la hanter et fréquenter sous telle peine qu'il appartiendra, » ordonna que les entants issus de ce mariage resteraient à la garde de la mère qui devrait, selon ses moyens, subvenir à leur entretien et aux frais de leur éducation, et enfin renvoya les parties ô se régler sur leurs droits respectifs, ete...

A l'arrivée du printemps, George Sand avaitjquitté les Duteil pour aller demeurer chez d'autres amis, les Bour- going, dont la maison, pins fraîche que celle des Duteil, se trouvait tout au bout de la ville à l'emplacement des anciens remparts ; elle dominait un ravin au fond duquel coulait l'Indre; une large plaine bordée à l'horizon de forêts s'éten- dait devant elle. Par la fenêtre de sa chambre Aurore pou- vait descendre dans le jardinet rempli do roses et « perché en terrasse sur un précipice » et jouir de (Tune vue splendide. C'est cette maison avec son jardinet et son ravin qu'elle décrivit plus tard dans Jeanne. On peut la voir encore aujourd'hui à côté de la grise et antique tour de la prison de La Châtre.

Dans le cours du printemps et de l'été IN:}(>, poussée par le changement qui s'était opéré en elle sous l'influence des idées de Michel, de Lamennais et de Liszt, George Sand voulut refaire Lëlia dont le scepticisme et l'individualisme désespérés ne répondaient plus à sa manière actuelle de comprendre les choses. El effectivement passant les journées en causeries et en jeux avec ses grands et petits amis, elle se remit à travailler la nuit, souvent jusqu'aux premiers rayons du soleil, refaisant e1 changeant Lélia. EU»1 y ajouta, nous le saxons, tout un volume. Parfois, lorsque tout s'était calmé dans la maison et que seules les étoiles regardaient

310 GEORGE SAHD

curieusement par la fenêtre de la chambrette, ornée à la villageoise, eette femme solitaire, eourbée sur ses papiers, alors elle descendait dans le jardin endormi et y passait des heures entières à méditer et à observer le mouvement des eonsteilations. Elle savait au juste se lèverait telle ou telle autre étoile, comment elle brillerait et changerait de couleur; elle aimait à voir tous ces feux lactés, rouges on diamantés s'éteindre peu à peu. vaincus par les lueur.- de l'aube, et. dans le vaste et majestueux silence, ;'i saluer le jour naissant, e Cela s'opère de mille manières différentes. Cette révolution, si uniforme en apparence, a tous les jour- un caractère particulier1 ». écrit-elle à la comtesse d'AgoulL en lui décrivant ses contemplations nocturnes du firmament, ses promenades aux bords de l'Indre dont les fraîches onde-, elle se plongeait k avec boutes ses draperies», lui donnaient des forces pour continuer son chemin malgré les chaleurs accablantes de midi '-. Un voit dans toute- ses lettres de 1836 à Liszt et à M"" d'AgOult briller ces étoiles tantôt pâles, tantôt étincelantes, et ces magnifiques levers de soleil; on assiste à ses rêveries solitaires sur la terrasse, ;'i ses courses à cheval à la brune ou sous les feux dar- dants de midi. Ces mêmes méditations enthousiastes, ces descriptions de nuits étoilées et d'aubes empourprées, nous les retrouverons dans les chapitres de la nouvelle Lélia. Nous les avons mentionnés déjà 8.

( cependant le- relation- de Michel avec son amie commen- çaient à prendre un caractère pénible et despotique. « .1 ni des grands hommes plein le do- passez-moi l'expres- sion). Je voudrais 1rs \<>ir tous dans Plutarque. Là. ils ne

1 Correspondance, l. t. '.\~.-l.

respondance, t. II. Lettre du 10 juillet is Voir le chapitre vu de notre livre.

GEORGE SAN l> 311

me foui pas souffrir du côté humain, Qu'on les taille en marbre, qu'on les coule en bronze ei qu'on n'en parl< plus. Tanl qu'ils vivent, ils sont méchants, persécutants, fantasques, despotiques, amers, soupçonneux. Ils con- fondent dans le même mépris orgueilleux les houes et les brebis. Ils sont pires à leurs amis qu'à leurs ennemis. Dieu nous en garde! Restez bonne, bête même, si vous voulez, Franz pourra vous dire que je ne trouve jamais les gens que j'aime assez niais à mon gré. Que de fois je lui ai reproché d'avoir trop d'esprit. Heureusement que ce trop n'es! pas grand'chose el que je puis l'aimer beau- coup... \. »

Le grand homme faisait donc de plus en plus sou- vent reconnaître à George Sand son isolement moral, et die se sentait plus <pie jamais, bien qu'autrement que jusque-là, une Lélia incomprise et déçue. El quoique, contrairement à ce qu'elle avait dit en [833, elle écrivait maintenant : « Lélia n'est pas moi. Je suis meilleure enfant que cela, mais c'est mon idéal, ('/est ainsi que je conçois ma musc, si toutefois je puis me permettre d'avoir une muse...2 », elle avouait cependant quelquefois: « Lélia est le roman j'ai mis plus de moi que dans tout autre livre3. »

11 n'y a donc rien détonnant si les idées générales for- mant la base de la nouvelle Lélia viennent à être formulées SOUS sa plume comme suit : « Se jeter dans la mère Nature; la prendre réellement pour mère et pour sœur; retrancher stoïquement et religieusement de sa vie tout ce qui est vanité satisfaite; résister opiniâtrement aux

1 Correspondance, l. ir, p. 9.

- Correspondance, t. I, p. 'Ali. Lettre à. M"" d'Agoult.

l'espondance, i. Il, p. ih. Lettre à M"0 Leroyer tic Chantepie.

31'- GEORGE SAMi

orgueilleux et aux méchants; se faire humble et petit avec tes infortunés; pleurer avec la misère du pauvre et ne pas vouloir d'autre consolation que la chute du riche ; ne pa> croire à d autre Dieu que relui qui ordonne aux hommes la justice, l'égalité; vénérer ce qui est bon; juger sévcre- mentce qui n'est que fort; vivre de presque rien, donner presque tout, afin de rétablir l'égalité primitive et de faire revivre L'institution divine : voilà la religion que je procla- merai dans mon petit coin et que- j'aspire à prêchera nie- douze apôtres sous le tilleul de mon jardin.

« Quant à l'amour, on en fera un livre et un cours à part. Lélia s'expliquera sous ce rapport d'une manière générale assez eoncise et se rangera dans Je- exceptions. Elle est de la famille des Esséniens, compagne des palmiers, gens so litar ta dont parle Pline. Ce beau passage sera l'épigraphe de mon troisième volume, c'est celle de l'automne de ma vie, Approuvez-vous mon plan de livre? Quant au plan de vie, vous n'êtes pas compétente, vous êtes trop heureuse et trop jeune pour aller aux rives salubres de la mer Morte toujours Pline le Jeune", et pour entrer dans cette famille personne ne naît, personne ne meurt, etc. »

Puis, avant conté ses promenades solitaires et ses efforts l»oui- trouver le bonheur en s'identifiant avec la nature. elle ajoute : « Je vous enseigne tous mes secrets de bon- heur: si quelque jour ce que je ne vous souhaite pas et ce à quoi je ne crois pas pour vous vous êtes seule, nou- nous souviendrez mes promenade- esséniennes. Peut- être trouverez-vous qu'il vaut mieux s'amuser à cela qu'à se brûler la cervelle, comme j'ai été souvent tentée de le faire en entrant au désert. Avez-vous de la force physique ? C'e-f un grand point. Malgré cela j'ai des accès de spleen, n'en doutez pas; mai- je résiste et prie. Il y a manière

GEOBGE SAM) 313

de prier. Prier est une chose difficile, importante. C'est In fin de L'homme moral. Vous ne pouvez pas [trier, vous. Je vous en défie et, si vous prétendiez que vous le pouvez, je ne vous croirais pas. Moi, j'en suis au premier degré, au plus faible, au plus imparfait, au plus misérable échelon de l'escalier de Jacob, Aussi je prie rarement et fort mai. Mais si peu et si mal que ce soit, je sens un avant-goût d'extases infinies et de ravissements sembla- bles à eaux de mon enfance quand je croyais voir In Vierge, connue nue tache blanche, dans un soleil qui passai! au-dessus de moi. Maintenant je n'ai que des visions d'étoiles, mais je commence à faire des rêves sin- guliers '... »

Alors que George Sand «'-tait ainsi plongée dans les méditations, le travail et la recherche de l'équilibre moral, .M. Dudevant interjeta appel au jugement du tribunal de La Châtre, et les 25 et 26 juillet 1836, l'affaire fut jugée par- la Cour royale à Bourges.

George Sand se rendit à Bourges vers le commencement de juillet et s'installa encore chez des amis qui s'empres- sèrent à lui donner l'hospitalité, les Tourangin, apparentés aux Duteil, et qui d'emblée lurent de vrais amis pour M""' Dudevant. Elit; y passait le temps de la manière la plus bourgeoisement calme et la plus vertueusement occu- pée, en aidant Mme Tourangin à soigner ses petits frères et sa jeune sieur. Pourtant ce n'est pas sans appréhension qu'elle vit arriver le jour des débats, comme le témoigne cette Prière, écrite la veille de l'audience et que Ton pou- vait lire, il y a quelques années; tracée au crayon sur le panneau de la boiserie d'une alcôve d'une vaste maison

1 Correspondance, t. If, p. 6.

314 GEOBGE SAND

de la rue Saint-Ambroise , ;'« Bourges, occiip par les Tourangin :

Grand Dieu '. protège cens uni veulent le bien, réprime

.-\ qui veulent le mal. Marque tes enfants au Front. afin que les impies Les respectent: Détruis le règne obstiné

- S 'ribes et des Pharisiens, Ouvre un chemin au voyageur, Qui cherche tes sanctuaires. (Fils de l'homme c'est En t"ii nom qu'il- égorgent L'ouaille au moment tu la prends >ur tes épaules). Prends i 1 1 <!>•- enfants de L.-i veuve. < luvre l'oreille Du sourd et l'œil de l'aveugle. Ton calice n'est plus amer Depuis que tes lèvr Ont trempé. Dans Nuits d'agonie nous Cherchons la trace de tes pa - Jardin des OlireSj Et nous espéronSj parce que Tu as ennobli n<>< souffrant -. Parce que tu as lait de Dieu un refuge contre les hommes.

RGE.

24 juili : IS

1 En insérant r^iir même pièce dans u 1 1 . note a la j _ livre > Trois grandes figures Paris, 1898, Ernest Flammai M. Stéfane-Pol appelle cette prière « un documenl inédit ». C'est uni erreur, car non seulement cette pièce fut déjà publiée en 1»78 dan- I

GEORGE s AN h 315

11 es! curieux de noter qu'à ce moment, se jouait le finale de son drame conjugal, George Sand se souvint d'une amie qui avait été la spectatrice émue des tristes péri- péties de ses premiers actes, la sage et vaillante conseillère de La Brède, Zoé Leroy, et elle lui écrivit, après un long silence , une lettre elle l'invitait à venir lu rejoindre à Bourges el lui racontait su vie pendant ees dernières années. A ce qu'il paraît . Zoé Leroy ne put donner suite à cette invitation ei ne vint pas à Bourges. Mais tous les autres amis de M"" Dudevant se réunirent autour d'elle èe jour-là; les Fleury, Rollinat, Néraud, Planet, Papet, Duteil, tous vinrent à Bourges. D'autres encore accoururenl de tous les points de la France. Entre autres Emile Re- gnautt, son e frère » d'autrefois1. 11 lui lit amende honorable « d'avoir épousé contre elle une mauvaise querelle ». c'est-à-dire d'avoir pris parti contre elle, lors de sa rupture avec Sandeau. Le public fut donc très nombreux dans In salle le jour des débats. Le défenseur d'Aurore fut encore Michel. Thiol-Yarcnnes plaida pour Dudevant. George Sand entra dans la salle du tribunal au bras de Michel ; elle portait une robe blanche, une capote de même couleur, une collerette tombante en dentelles et un châle à fleurs2, raconte le chroniqueur du Droit. Le lendemain, le même journal nous apprend en outre que sa voilette était à demi baissée. Thiot-Yarennes on prenant la parole dit que toute la faute retombait sur Aurore, que les époux avaient vécu d'accord aussi longtemps qu'elle

isin pittoresque (#. 190), mais encore elle est entrée clans les Œuvres complètes de George Sand, dans le volume deS Souvenirs de f848 (p. 203). On a omi> dans ee dernier volume les mots que ikiu- donnons entre i arenthèses.

' Histoire de nui rie, t. IV. p. MJO.

- Le Droit, 1836, 240.

316 GEORGE SAM)

n'avait |>;i- changé ••! n'avait pas cherché 1«' bonheur ailleurs, etc. Il prétendil qu'ensuite, « entraînée par des penchants qu'elle ne voulu! pas dominer, elle conçut une passion et y céda •> : que Dudevant avait appris que sa femme « adorée » l'avait trahi; que dans sa générosité il avait tout pardonné; qu'Aurore elle-même reconnaissait cette générosité dans une de ses lettres... Alors Thiot- Varennes lui un fragment de la lettre d'Aurore Dudevant du S novembre 1X2*'* dont nous avons parlé h propos d'Aurèlien de Sèze . mais en ayant soin de ne lire que les passages Aurore avouait qu'elle aimait ailleurs, \nù> les lignes elle faisait appel ;'i l;i bonté, ;'i la générosité et ;'i l'aide de son mari, etc.".. 11 expliquait ensuite lès causes de la froideur de Casimir par la divergence de leurs natures et de leurs caractères. Alors il passa à la rupture survenue en IN2N. an départ pour Paris en 1831, à la pen- sion <!<■ trois cents francs par mois qu'Aurore recevait de son mari, quoiqu'elle gagnât déjà beaucoup elle-même par son travail. Thiot-Varennes remarqua ensuite que quoique le traité du mois de février ne dût entrer en vi- gueur qu'à partir du 11 novembre, une plainte était déjà présentée le 30 octobre; que le 12 novembre une nouvelle entente avait eu lieu; que Dudevant pouvait alléguer pour sa défense tout ce qu'il voulait, même des faits qui seraient au désavantage d'Aurore: que c'était dans l'intérêt d< enfants qu'il avait voulu tes garder et conserver la fortune: et, comme preuve de l'immoralité deGeorge Sand, Varennes lut un fragment d'un de ses romans, paru dans la Revue des Deux-Mondes , enfin, il conclut à ce que le tribunal déboutât George Sand de sa plainte et ;'i ce que le verdict du tribunal de première instance lût annulé.

Michel commença son plaidoyer en exprimant le regret

GEORGE SAM) 317

que raulcur d'Indiana, de Valentine et d'André ne se défendît pas elle-même. Après quoi^ ayant reçu des mains de son adversaire la lettre d'Aurore Dudevant à son mari, dont Thiot-Yarennes venait de se servir, il en lut en entiei les vingt pages. George Sand y raconte, comme nos lec- teurs le savenl déjà, le dénouement de son roman de Cauterets terminé'd'une manière si touchante au pied des Pyrénées, devant la vaste grotte de Lourdes. Le sténo- graphe de la séance nous dit que ce fragment « écrit à vingt ans avec une magie de style, un eoloris brillant, digne des plus belles pages que l'auteur de Jacques a écrites depuis », fil une impression inénarrable, indescriptible.

Michel revint de son côté à la vie conjugale des Dude- vant, mais, loin de porter aux unes la générosité de Casimir, il exprima le regret que Dudevant n'eût pas « le talent de la divination » lorsqu'il traitait sa femme d'idiote, de stupide, etc. 11 lit également un retour sur les événements de 1828 à 1831 , mais ce ne fut pas poury trouver les beaux sentiments du mari, comme Varennes, mais pour en tirer la conclusion que Casimir aimait Nohant et l'argent bien plus que sa femme, et qu'on n'avait pas à rappeler ici la renie que Casimir lui payai! assez mal, mais bien le fait qu'après la plainte portée contre lui le 3(J octobre 183a, il consentit à l'arrangement du 12 novembre, en soutirant adroitement la promesse d'une rente de cinq mille francs. Son appel du 14 avril est « un véritable mouvement de démence judiciaire ». C'est Casimir qui est le seul coupable. Aurore seule a le droit de demander la séparation, car les trois motifs exigés par la loi : c< excès, sévices et injures » sont bien constatés. S'adressant ensuite à Casimir, Michel continue : « N'est-ce pas vous qui l'avez forcée à désirer la séparation volontaire? N'est-ce pas vous qui l'avez forcée

318 GEORGE SAND

à quitter te domieile conjugal en l'abreuvant de dégoûts? Vous n'êtes pas seulement L'auteur des causes de cette absenee, vous en êtes rinstigateur et le complice. X'avez- vous pas livré votre femme, jeune et sans expérience, à elle-même? IVe Pavea-vous pas abandonnée? Vous ne pou- vez plus dire aux magistrats : « Remettez dans mes mains les rênes du coursier », quand vous-même les avez làeb Pour gouyerner une femme il faut une certaine puissance d'intelligence, et qui êtes-vous, que prétendez-vous être, à côté de celle que vous avez méconnue? Quand une femme est près de succomber, il faut être capable «le la relever; quand elle est faible, il faut la soutenir, être capable de lui donner un bon exemple; et quel exemple pouvez-vous lui donner? Pouvez-vous réclamer une femme que vous avez délaissée pendant huit ans? Etait-eUe coupable, cette <|ui épanchait sa belle âme l<mt entière dans cette lettre <|u<' vous-même venez de livrer à la publicité des débats? II- étaient dune bien faibles ses torts, puisque vous êtes réduit à les cherctaerdans cette lettre qui la justifie! »... Michel relit encore un fragment de la lettre que le public écoute avec un murmure approbateur. « Depuis, vous avez reçu votre femme, vous lui avez écrit, vous avez vécu intimement avec l'ami honnête et pur qui sut la respecter, vous lui avi / serré lu main. Pourquoi avez-vous délaissé une épouse qui ne méritait aucun reproche? pourquoi l'avez-vous forcée à s'éloigner de vous? »

Ifichel évoqua ensuite l'affaire de Mirabeau, qui aimait tant -;i femme qu'ayant intenté un procès contre eHe, il

:it réconcilié avec elle au tribunal se désistant d plainte. Puis, après avoir eneore une fois désapprouvé l'in- digne répétition qu'on faisait de l'accusation portée contre Marie-Antoinette, MHirl réfuta victorieusement l'accusation

GEORGE S AND 319

d'immoralité basée sur les citations d'un roman. « Eh quoi! parce que la plume de l'écrivain et du moraliste, parce que ses principes trouveronl des esprits rebelles, des contradic- teurs, elle sera une femme sans entrailles? et pensez-vous, qu'aux yeux du philosophe, je serai un être dénaturé? »... Le renouvellemenl se produit dans le vieux monde et tout se renouvelle : de nouvelles idées hardies pénètrent dans les travaux du législateur, dans les œuvres du moraliste et de l'artiste.

n Parce qu'une femme cède aux caprices de sa lyre. aux aspirations d'un esprit créateur, vous la croiriez incapable d'élever ses enfants? Non, messieurs, elle nVsl pas indigne de leur tendresse et de leur prodiguer ses soins. Ces enfants marcheront sons la surveillance de leur mère dans le sentier de l'honneur et du devoir; c'est moi <|ni vous en réponds. Et avec le système qu'on nous oppose, on refuserait les qualités d'un père tendre à ce Diderot, l'une des gloires du siècle passé, à Diderot, l'auteur de quelques pages licencieuses et de gravelures , à tant d'hommes de génie qui cependant donnèrent l'exemple de toutes les vertus domestiques?»...

Comme conclusion de sa plaidoirie, Michel de Bourges lut quelques lettres de Maurice à sa mère et les réponses de celle-ci.

Après une interruption de la séance , Thiot-Varennes reprenant la parole insista sur l'immoralité et la légèreté de \jme jjudevant, tout en renonçant à trouver dans la lettre de 182o une accusation directe de trahison envers son mari, mais en relevant surtout la générosité de Casimir et sa ligne de conduite dig'ne de tout éloge. Michel le réfuta de nouveau brillamment.

Le procureur Corbindit que jusqu'en avril, les torts peu-

320 GEORGE SAND

\ciil en partie être rejeiés sur M"1" Dudevant. Il ne peut approuver la lettre qu'elle a écrite à son mari en 1825; si cllf n'a pas trahi son mari, elle peu! «lu moins s'accuser à'âdidtère moral. Son mari ne l'a point délaissée, elle a joui d'une pleine indépendance. L;i société peu! reprocher au mari de ne pas s'être servi de ses droits el de n'avoir pas conseillé sa feimhë. Mais les « imputations infâmes el impies » du mari autorisent M"' Dudevant à demander la séparation. Le mari, pour se défendre, n'avait pas besoin de recourir à accuser sa femme. En conséquence, le procu- reur rejette la contre-enquête exigée par le mari pour Les faits produits par lui contre sa femme et demande la sépa- ration des conjoints. Mais il faut que Maurice reste sous la garde du père et Solange sous celle de sa mère.

La cour s'éloigna, et au bout de trois quarts d'heure d at- tente, déclara que les voix des juges étant également par- tagées, une nouvelle plaidoirie i\v> parties était fixée à lundi en huit. George Sand, dans YHistoire de ma Vie et dans ses lettre-, dit que presque tout le public assistant au procès de Bourges était d'abord centre elle, mais qu'à la lin du procès tout le monde « le monde de Bourges qui est tout ce qu'il y a de plus Cagot o avait pris partie

pour elle: Michel avait gagné tous les cœurs, avait fait pleurer tout le monde : (.Yens n'avez pas l'idée succès nierai que j'ai eu dans cette affaire », écrit-elle à Boucoiran le 1er août1. Aussi, lorsqu'il fut annoncé que les voix des juges s'étaient partagées, i des huées et des sifflets éclatèrent dans la salle.

Dudevant, qui avait ^\ù se laisser dire par la bouché du

' Inédite.

- Lettre inédite .1 lu :'>" juillet L836.

GEORGE SAM» 321

procureur des vérités assez dures retira sm appel, poer ne pas avoir à en entendre peut-être de plu.- amères encore, et le 29 juillet 1836, les époux signèrent un nouveau Irait»', reproduisant celui qui avail été conclu, en n'y ajoutant qu'un seul article : Casimir payerait l'éducation de Maurice jusqu'à l'âge de vingl ans, et plus tard annuellement cent louis d'or pour son entretien. La femme payerait au mari cini[ mille tram-- par an, ainsi, que l;i rente due à sa propre mère et aux domestiques.

ne devaient pas finir les procès d'Aurore Dude- \anl avec son mari. Gomme Maurice avait été confié à la garde de son père qui voulait l'élever militairement, mais qui, en réalité, .-'occupait fort pou de son fils, et que la mère, voyant le dépérissement de l'enfant et son aversion pour la vie clau-lree du collège, voulait le retirer de là. il surgit de nouveau des démêlés entre les époux divorcés. A cette époque, Maurice était malade, souffrait d'hallucinations, de palpitation- de cœur; le père n'y attachait aucune importance, ne croyait pas aux médecins, tandis que la mère y croyait trop, voulait y croire à tout prix et dorlotait -on entant. Mais il advint un jour, que le jeune garçon tomba si sérieasement malade chez son père, que Dudevanf , elïrayé, remmena immédiatement chez sa mère et le remit entièrement à ses -oin.-. H en fut pourtant tellement irrité que lorsque Aurore partit en 1837 afin d'aller soigner sa mère mourante, il enleva, pour se venger, Solange èe .\ohant, ce qui ne se lit pas sans de nouvelles brutalités et violences;, et l'emmena à (ïuillery. Aurore .-'empressa natu- rellement d'aller reprendre sa fille, mais ce qui la désespé- rait, c'est qu'elle ne pouvait jamais être sûre d'être à l'abri- de semblable- violences : elle porta immédiatement plainte au tribunal.

il 21

}22 GEORGE SAND

Outre cela, Dudevani ayant hérité après la mort de <-:i belle-mère et se trouvant par en possession d'une fortune considérable, George Sand, qui était seule chargée de l'éducation des enfants, trouvait juste de D'avoir plus à céder la moitié de ses revenus à son mari. Elle refusait donc non seulement de payer les frais d'entretien de Maurice, maïs aussi ht lente qu'elle faisait jusqu'alors ii Dudevani. elle demandait aussi qu'on lui rendit l'hôtel de Xarbonne qui avait été donné ù Dudevant par le traité de 1836 '. Cette fois, c'est Chaix d'Est-Ange qui fut son avocat. Paillet fut celui de Casimir. Le tribunal rejeta d'abord la demande de George Sand, car on ne pouvait pas encore exactement savoir à quoi s'élevait l'héritage de Dudevant et si sa for- tune s'était améliorée. L'affaire n'en vint pourtant pas à un procès définitif, et voilà ce qu'Aurore en écrivait à sa sœur, Caroline Cazamajou, le lo mai 1838 : « Mon procès à la veille du jugement s'est terminé par une transaction entre M. Dudevant et moi. Je lui cède mes inscriptions de rentes sur l'État, montant à 10.000 francs, et il me rend l'hôtel de Xarbonne. En même temps, il renonce à Maurice et ïi Solange et s'engage à ne plus me persécuter. Seulement, admire son amour paternel et son désintéressement : il demande à les voir tous les ans pendant quelques jours et à ce que je supporte la moitié des frais de leur déplacement pour aller b- trouver. Tendre et généreux père ! l);ms notre liquidation il n'a pas rougi de faire inscrire, par son avoué, au nombre de ses réclamations 15 pots de confiture et un poêle en fer de la valeur de 1 franc ">0 centimes!2 »...

Il semblerait difficile de pousser plus loin l'avidité, mais

1 Le Droit. \i juillet lx;!7 : 2" Lettrés inédites : 3" Correspon- dance, t. II: Histoire de ma Vie, t. IV. p. 430-423. * Lettre inédite.

GEORGE SAND 3-3

Dudevant ne s'en tint pas là, et trois ans après, en février 1XU, il exigeait de nouveau quelque chose de sa femme. Elle écrit à ce propos à Hippolyte1 : « Je ne com- prends rien à la demande de \2-\ francs, de M. Dudevant. Àpporte-moi une rédaction claire de sa prétention, afin que je consulte, et si cela est je le paierai. Mois cela ne finira dune jamais? Faut-il être cuistre pour faire de pareilles réclamations! Est-ce que Martin avoué à La Châtre . qui ne Test jms. ne devrait pas mettre cette bêtise aux ou- bliettes? Je ne comprends pas pourquoi je dois payer cela. Mais enfin, avec lui, j'ai appris à ne m'étonner de rien... »

Dans sa lettre à Hippolyte, imprimée dans le second volume de sa Correspondance (p. 102 et servant de suite à la lettre que nous venons do citer, George Sand donne un autre exemple non moins incroyable de l'avarice outrée de Dudevant.

On voit par les lettres de George Sand que lorsque Mau- rice était devenu grand, il allait tous les ans passer quelque temps chez -.»n père ;'i Guillery, et qu'en 1846 les époux avaient déjà tellement oublié leurs anciens griefs, qu'ils vinrent à s'inviter l'un l'autre par la bouche de leur fils. Mais quand, à l'occasion du mariage de Solange, Dudevant vint lui-même à Nohant, George Sand, à propos de l'arrivée à Nohant du « baron et de sa suite ;>. écrivit ce qui suit : « Jamais mariage ne fut moins gai, en apparence dn moins, -race à la présence de cet aimable personnage, dont tes rancunes et les aversions sont aussi vives que le premier jour; Heureusement, il est parti à quatre heures du matin, le lendemain du mariage2. »

1 Lettre inédite.

- Lettre inédite ix Milc de Rozières, élève de Chopin, du il mai 1847

324- &KORGE SAND

Plu.- lard cependant, lorsque !<• petit garçon <!<• .M. et Mm Maurice Sand mettrai à Guiller\ . George Sand alla elle-mèin»- chez soo mari el dit <[u'il montra à eette o< sion toute la compassion àont il ékmk capable. \\> dm revirent plus après ce triste événement. Dudevanl mourut en 1871. M;d>. dans les dernières années de sa vie, il avait intenté encore un procès à ses enfants à propos de (jii«->- tions d'argent Voir la lettre de George Sand datée du 28 mars 1X71. Correspondance W . L«' chroniqueur qui a de conter la douloureuse histoire de George Sand et de Dudevant, -an- s'éloigner un instant de la vérité historique ne veal pas prononcer son verdict. Les laits condamnent Casimir Dudevant, cela suffit. « On ue frappe pas celui <|ui est ;i terre ». dit !<• proverbe russe.

CHAPITRE XII

Voyage en Suisse. Le Contrebandier . N ie à l Hôtel de Finance ••. Notant en IS3T. - Joumai de fiffoël. Onel- ques lettres inéditesée Liszt. Influence mutuelle de Liszt et de George Sandl'un sur L'auti*e. « Les Sept Cordes de la Lyr.e.»

Le procès à peine terminé, George Sand revint à .\<>h;uil et y passa un mois avec ses eniaffis. A la lin d'aoôt, elle put enfin partir pour la Suisse, elle était attendue depuis plus d'un an par Liszl el !VPe d'Agouït. Dans sa Lettre à Herbert Charles Didier , la dixième des Lettres d'un roijageui\ elle raconte comment elle a traversé Autun, Châlons, Lyon, Nantua, el décrit la surprise de ses amis de Genève en la voyant tomber au milieu d'eux avec sa blouse bleue et ses bottes crottées.

Messieurs, descendez-vous ?

Cest le postillon qui parle. Réporëse :

Chez M. Liszt.

luo'e-t-il, ce |])(ili>ieur-l;'i ?

f allais précisément vous adresser la même question.

Qu'est-ce qu'il fail ' Quel est son état ?

Artiste.

Vétérinaire ?

Est-ce que tu es malade, animal ?

C'est un marchand d<* violons, dit un passant, je a ;ii> vous conduire chez lui.

33b GEORGE S AND

« >n nous faii gravir une rue à pic, el l'hôtesse de l;i

maison indiquée nous déclare « jlk Li>zt est en Angleterre.

Voilà une femme qui radote, «lit un autre passant.

M. h\>/.\ est un musicien du théâtre; il faut aller le demander

;in régisseur.

Pourquoi non? dit le légitimiste*. Et il va trouver le régisseur. Celui-ci déclare que Liszt est à Paris. Sans doute, lui fais-je avec colère, il es! ail»'1 s'engager comme flageolet dans l'orchestre Musard, n'est-ce pas?

- Pourquoi non ? dit le régisseur.

Voici la porte du Casino, ilil je ne sais qui. Toutes les demoiselles qui prennent des leçons de musique, con- naissent M. Liszt.

J'ai envie d'aller parler à celle qui sort maintenant avec un cahier sous le bras, dit mon compagnon.

El pourquoi non^ d'autant plus qu'elle est jolie.

Le légitimiste (ait trois saluts à la française, et demande l'adresse de Liszt dans les termes les plus convenables. La jeune personne rougit, baisse les yeux, et avec un soupir étouffé répond que M. Liszt est en Italie.

Qu'il soit au diable! Je vais dormir dans la première auberge venue; qu'il me cherche à son tour,

A l'auberge on m'apporte bientôt une lettre de sa sœur l.

« NOUS t'avons attendu, tu n'es pas exact, tu nous en- nuie.-.. Cherche-nous! nous sommes partis.

« Aaâbellâ. » P. -S. « Vois le major, el \ iens avec lui nous trouver.

M. Gustave de Gévaudan. George Sand dit dans celte moine Lettre avoir rencontré en coûte encore un antre « vieil ami o qu'elle avait connu dans nn temps orageux >lr sa vie». C'éïàii M. Blavoyer, rencontré jadis paj elle au Mont-Dore el ;i Venise.

Cest-à-diiv de lu comtesse d'Agoult, que dans sa correspond

GEORGE SAM» 327

Qu'est-ce que le major?

Que vous importe? dit mon ami le légitimiste.

Au fait ! Garçon, allez chercher le major.

Le major arrive1. Il a la figure de Méphistophélès et capote d'un douanier. Il me regarde des pieds à la tête el me demande qui je suis.

In voyageur mal mis, comme vous voyez, qui se recommande d'Arabella.

Ah! ah! je cours chercher un passeport.

Cet homme est-il fou '.'

Non pas; demain nous partons pour le Mont-Blanc. Nous voici i'i Chamounix; la pluie tombe, el 1; » nuit

s'épaissit. Je descends au hasard à VUniori... et cette fois je me garde bien de demander l'artiste européen par son nom. Je me conforme aux notions du peuple éclairé que j'ai l'honneur de visiter > et je f;iis une description sommaire du personnage : Blouse étriquée, chevelure longue et désordonnée, chapeau d'écorce défoncé, cravaté roulée en corde, momentanément boiteux, el fredonnant habituellement le Dies irse d'un air agréable.

Certainement, Monsieur, répond l'aubergiste, ils viennent d'arriver; la dame est bien fatiguée, et la jeune tille est de lionne humeur. Montez l'escalier, ils sont au 13.

Ce n'est pas cela, pensaisrje, mais n'importe. Je me précipite dans le n" 13, déterminé à me jeter au cou du premier Anglais spleenétique qui me tombera sous la main. J'étais crotté de manière à ce que ce fût une charmante plaisanterie de commis voyageur.

George Sand appelle encore Mirabêlla, princesse Mirabelle, simplement princesse ou bien ma belle comtesse aux cheveux blonds.

1 Adolphe Pictet; un ami de Lis/i et de la comtesse. d'Agoult, major .le l'armée fédérale et écrivain, l'auteur du i»'tit livre : Une course à Chamounix. (Paris, Benj. Duprat, 1838)

328 GEOSGE SAKS

Le premier objet qui s'embarra—e dans nies jambes, c'esl ce que l'aubergiste appelle la Jeune fille. C'est Puzzi1 à califourchon mu- le sae de nuit, et si changé., et grandi, la tète chargée de si long- cheveux bruns, la taille prise dans une blouse si féminine, que. ma lui! je m'y perds : et. ne reconnaissant plus le petit Hermarai, je lui (Me mon cha- peau en lui disant : Beau page, enseigne-moi est Lara? Du fond d'une capote anglaise sort, à ce met, la tète Monde- d'Arabella : tandis <|ue je m'élance vers elle, Franz me saute au cou. Puzzi fait un effi de surprise : nous for- mons un groupe inextricable d'esnbrassements, tandis que la fille d'auberge, stupéfaite de voir un garçon -i crotté, et que jusque-là elle avait pris pour un jockey, embrasser une aussi belle dame qu'Arabella. laisse tomber sa chan- delle, et va répandre dan.- la maison que le 13 est en\ahi par une troupe de gens mystérieux, indéfinissables., che- velu.- comme des sauvages, et il n'est pas possible de reconnaître les hommes d'avec les femmes, les valets d'avec lo maître-. Histrions! dit gravement le chef de cuisine d'un air de mépris, et nous voilà stigmatisés, montrés au doigt, pris en horreur. Les dames anglaises que nous ivn- <-oiitron> dan.- les corridors, rabattent leurs voiles sur leur- visage.- pudibonds, et leurs majestueux époux se oODcer- lent pour nous demander pendant le souper une petite représentatioB de notre savoir-faire, mo\ ennant une eollecte raisonnable... »

Voilà bien un récit de voyage qui ne manque ni de gaîté ni de verve! Le voyage commençait vraiment soû- le- auspices heureux, et tant qu'il dura ce fut un temps

Elève de Le/t. Heraana Colaea, phis tard entré dans les nuire-, lui carme déchaussé, el connu sous !<■ i de Père Hermman.

GEORGE S AND 329

d'allégresse el de joie. Il n'en pouvait rire antpenienl dans une société si bien assortie : George Sand et Liszt, deux \ mis artistes, avides d'impressions, brillants ej brûlants d'un feu intérieur ; la comtesse d'Agoult, jeune femme amoureuse el nullement ordinaire; Pu/./.i , Maurice el Solange, trois enfants gais et dispos; le spirituel major PiHi't ; l'aimable légitimiste, la berrichonne Ursule, nature naïve et spoatanéë, tantôt s 'extasiant sur toutes choses, tantôt pleurant d'effroi au nom de Martiaux qu'elle con- fondait avec la « Martinique •>, ce qui lui faisait cr;iindre une traversée pour revenir dans le Berry.

La joie de vivre régnait au milieu de ces jeunes gens ; on se divertissait comme dr> écoliers en vacance, c'étaient des plaisanteries, des drôleries, (\r> espiègleries sans fin.

Les hôtes et les servantes (\c^ hôtels, ainsi que les indigènes.

,i\ nient vraiment grand'peineà préciser qui ils hébergeaient, car voici par exemple ce que Lis/1 écrivit sur le « livre des-voyageurs » à Chamounix :

Musicien-philosophe. : au Parnasse,

venant : da Doute.

>(ll n ni : à la Vérité.

A son tour, George Sand se qualifiant avec ses enfants, de « famille Piffoëls » (surnom qui lui resta depuis ce jour à cause du long nez de Maurice et de celui de George Sand elle-mèinei, inscrivit ce qui suit :

:Vu//(.s- des Voyageurs: Famille Piffoëls.

Bomicile : La nature.

Ii'uii ils viennent : de Dieu.

< ta Us vont : au < 'ici.

330 GEORGE SAM»

Lieu de naissanct : Europe.

Qualités : Flâneurs.

Ihilr tir leurs IÎIkï : TOUJOUTS.

Délivrés pur qui : Par l'opinion publique.

Liszt, George Sand et Pictet consacrèrent tous des pages vives et brillantes à leur voyage à Ghamounix, au Grand Glacier et au Montanvert, à leur visite à la cathédrale de Fribourg «'I ;'i leur séjour à Genève. Ils nous initient éga- lement aux causeries, pleines d'intérêt, soit philosophiques, soit artistiques, qu'ils ont eues dans le cours du voyage. Sous ce rapport, !<• petit livre de Pictet qui nous donne à la lois un portrait de George Sand, comme femme et écri- vain il la place entre Rousseau et Byron . et lu description du voyage à Chamounix et à Fribourg, est particulièrement intéressant. Dans-cette Course à Chamounix. ayant pour sous-titre Conte fcuitaslique, l'auteur expose toutes causeries et ses réflexions ù lui, major, dan- une forme vraiment fantastique, parfois trop allégorique, parfois en ayant l'air de nous raconter ses rêves et ses \ isions, ce qui à la tin. devient fatigant pour le lecteur. Cependant, malgré tous ces défauts, le livre du major ne manque pas de colo- ris et de brillant lorsqu'il nous expose les conversations di-> jeune.- gens, et qu'il analyse le caractère de chacun des quatre principaux personnages Liszt, George Sand. la comtesse d'Agoult, Pictet . C'est surtout de George Sand qu'il parle le plus en détail. Après une appréciation pleine d'esprit des banalités débitées sur son compte et des opinions courantes sur elle, Pictet note les « facettes mul- tiples » de (•<•()(■ nature : elle est « gamin ». elle est poète, «■Ho est femme révoltée et romancière distinguée, poète de l'amour et auteur de livres épouvantant les hypocrite-.. elle est même un carbonaro. La ciel de sa nature énig-

GEORGE SAN H 331

matique est à chercher dans son génie. Son inconstance, mobilité, ses brusques transitions, ses contradictions, ses singularités, ses défauts et qualités, ce qu'il y a d'élevé et de bas dans son caractère, tout cela provient de ce qu'elle n'est pas une créature ordinaire, mais un génie. (l'est pour cette raison que George Sand lui apparaît avant tout comme nue force poétique, créatrice; Liszt, comme une personnification de la musique., tandis que major lui-même et la comtesse d'Agoull sont les représen- tants de l& pensée, de l'analyse.

Dans une vision de rêve ils apparaissent d'abord tous, comme les incarnations des trois mystiques éléments sans- crits : George Sand sous l'aspect de Kamôroupi, « celle qui changea son gré », Liszt sons celui de Madhousvdra (i le mélodique », Pictet lui-même ou Arabella, sous celui de Waiias, « la pensée ». On y trouve, expliqué de la manière la pins pittoresque, ce que chacun d'eux voit et fait, quel rôle il joue dans l'univers. Le major philosophe est encore préoccupé de savoir quels sont les hommes tes pins utiles à l'humanité : ceux qui embrassent tout ou lès spécialistes'.' Longtemps il est impuissant à résoudre ce problème ; enfin, après de longues réflexions, il arrive à la conclusion que ces deux éléments se marient dans le génie, qu'il compare à une source qui jaillit avec force des entrailles delà terre, mais se répand ensuite sur une large surface. Cela explique l'admiration du major devant le génie de George Sand. Tout le «conte» n'est au fond qu'une glorification allégorique de son pouvoir sur la nature, de son esprit universel, de l'équilibre harmonieux de son Ame. de ses ('Lins perpétuels vers les mondes super-astrals, de sa soif insatiable de savoir, de son désir de pénétrer le mystère de toute la création, et de surprendre celui qui

332 GEORGE SANS

doit mettre en harmonie l;i vie humaine el la nature (cette harmonie a toujours été pour George Sand le sublime idéal <!u bonheur terrestre . C'est pour cela que tout en lisant. avec Li>/.t et son amie, les œuvres du philosophe à la mode, Baivliou de Penboëa, et en se laissant entraîner par l;i philosophie de Hegel, elle trouve ensuite encore pins d'intérêt aux questions et aux problèmes sociaux. 11 est à ssapposer que Liszt. Arabella et le major d'une part. George Sand de l'autre, ont eu entre eux de vives disputes politico-sociales, car un des chapitres représente., sons la forme de l'apparition fantastique et comique d'une boite à marionnettes, l'arrivée la « liberté et de l'égalité démocratique générales », le règne de la classe mwfenne, des intérêts et des idées mesquines, il n'y aura plus ni génie, ni art, ni vraie science. Georgecepen- dant est quelque peu surpris du résultai final et logique de son œuvre et, après avoir attendu vainement les mer- veilleux effets de lividité sur le développement intellec- tuel et moral de l'homme, il tinil par trouver le genre humain... ennuveux...

Conformément à ces récits fantastiques e1 allégoriques, tes illustrations du li\re ne sont pas moins curieuses. Nous voyons déjà sur la couverture, George Sand, un cigare à la bouehe; puis vient une caricature : le major couché dons son lit. est oppressé par un cauchemar sous ferme de livres que George Sand, à cheval sur un chat, prend

sur les rayons d'une bibliothèque, ils sont bien ran symbole des idées bien rangées du major et qu'elle jette sur lui. Le troisième dessin, fac-similé d'une carica- ture <pie George Sand avait faite elle-même, à propos des occupations philosophiques du major, de Liszt et de ta comtesse, porte en tète l'inscription : <■ L'absolu r-l iden-

C Ko Ri. F. SAM) 333

tique à lui-même»', el au bas de La page nœs voyons le portrait de Liszt aux cheveux ébouriffes, qui, selon son habitude de chercher explication à tout, demande : > Quest-ee que cela veut dire »? Adroite, te major dit : « C'est un peu vague»; au milieu, Arabella, dont on ne voil que la coiffure émergeant des coussins du divan, s'écrie : ■< Je m'y perds depuis longtemps. » Enfin te qua- trième dessin représente George Sand el le major assis à cheval sur la même chaise.

Mais en dehors «les conversations métaphysiques résu- mées dans le ehapitre X intitulé : Le carnet du major et pensées détachées l) et des analyses critiques sur George Sand, en dehors de la représentation sous forme fantasque de l'inllueiiee vivifiante de George Sand et de sa poésie sur la nal ure diamétralement opposée du major-métaphy- sicien, nous rencontrons, dans le livre de Pictet, des détails exacts el très réels, sur le voyage et tes voyageurs eux-mêmes. Pictet fait entre autres le portrait des deux femmes, chacune extraordinaire à sa manière, toutes deux éminenles el sublimes : Arabella, la comtesse eTAgOult, grande, blonde, élégante, graeiense, bien coiffée de lon- gues boucles à l'anglaise, un flacon à la main, sérieuse, retenue ; George Sand, gamin pétillant d'un feu intérieur à peine maîtrisé, artiste aux allures simples et libres, peu soucieuse de son costume; elle est vêtue d'une blouse d'homme, un cigare à la bouche, ses épais che\ eux noirs, séparés par une simple raie lui tombent sur ses épaules.

' Seergc Sand écrivait pins tard à propos de ©e ehapitre x : « Les réflexions philosophiques qui terminent l'action de retire conte m'nnl vivement frappée. L;i 5e, 9". 19°, 25a, 29" el la dernière me sont restées

et nu- resteront dans l'esprit cm &, dans mon enfance, eertaias versets

delà Uililr ou certaines maximes de vieux sages»... (Correspondance, Mil. Il, lettre an Major Adolphe l'klet, (Tœtobre 1838, p. 104-108.)

334 GEORGE SAM)

Sous la blouse, George Sand portait « un gilet roug< gi mi de limitons d'or en* filigrane, au cou une cravate noire, la tète citii verte d'un grand chapeau de paille >>. Li>/t égale- ment en blouse, portait un béret ;'« l;i Raphaël. La (luette Arabella, coiffée d'une « capote anglaise », abaissait sui sa figure un voile vert.

Pictet décrit aussi rétonnement des indigènes ;'> la > ie de cette « troupe errante de bohémiens » et dépeint en \ couleurs l'excursion à Fribourg, la visite à la cathédrale, le jeu de Liszt sur le célèbre orgue de l'église et lès impn s- sions si différentes que sa musique produisit sur li - teurs. Déjà au commencement du livre, en parlant Madhoûsvâra, le major racontait que celui-ci jouait sur <■ un instrument musical de nature et de tonnes inconnue- il est à présumer que les sanscrits ne connaissaient pas le piano . « dont il tirait des sons admirables. On ne savait à vrai dire si c'étaient des sons ou des paroles, car 1 oreille charmée croyait entendre tantôt de ravissantes mélodii tantôt des récits pleins d'intérêt et de poésie... »

A Fribourg ce n'est plus le mystérieux Madhousvàr. . mais Liszt en chair et en os qui joue sur un orgue réel. L'impression de son jeu n'en est pas moins si fantastique- ment ensorcelante qu'il est difficile à ceux qui l'écoutent de «lire s'il joue ou s'il sait par de- sons raconter ses rêves et exprimer ses pensées.

Si nous nous sommes arrêté si longtemps sur l'opuscule de Pictet, c'est que ce petit livre ne se rencontre plus chez les libraires et qu'il est en général si peu connu que, lorsque nous l'avons demandé en t894 à la salle de travail de la Bibliothèque Nationale de Paris, on nous a apporté un exemplaire non encore coupé et sans reliure, tel qu'il avait été reçu à la Bibliothèque en 1N38. Quant à la relatioi

GEORGE S AND 335

ce voyage que George Sand a faite dans ses Lettres d'un Voyageur, les détails en sont trop connus pour que nous les transcrivions, mais nous no pouvons nous priver du plaisir de donner ici la page de la dixième Lettre, George Sand parle ;'i son tour de l'improvisation de Liszt sur l'orgue de Fribourg.

« Nous entrâmes dans l'église de Saint-Nicolas pour entendre le plus bel orgue qui ait été fait jusqu'ici. ArabeUa, habituée aux sublimes réalisations, âme immense, insa- tiable, impérieuse envers Dieu et les hommes, s'assit fière- ment sur le bord de la balustrade, et, promenant surin nef inférieure son regard mélancoliquement contemplateur, attendit, et attendit en vain, ces voix célestes qui vibrent dans son sein, mais que nulle voix humaine, nul instru- ment sorti de nos mains mortelles ne peut faire résonner à son oreille. Ses grands cheveux blonds, déroulés par la pluie, tombaient sur sa main blanche; et son œil, l'azur des eieux réfléchit su plus belle nuance, interrogeait la puis- sance de la créature dans chaque sou émané du vaste ins- trument. « Ce n'est pas ce que j'attendais », me dit-elle d'un aii- simple et sans songera l'ambition de sa parole... »

Et pendant ce temps-là le jeune organiste robuste, ru voulant taire valoir toutes les quatités du célèbre orgue ri se conformant aux désirs de son maître, le vieux Mooser, qui avait la manie de vouloir créer dans ses instruments <\i^ registres imitant le bruit de l'orage, ce gaillard solide et vermeil, disons-nous, se déchaînait sur le clavier en reproduisant une tempête avec éclairs et tonnerre, pluie et vent, «clochettes de vaches perdues, fracas de la foudre, craquement des sapins, finale, dévastation des pommes de terre »... Tout cela ne produisit sur l'auditoire que l'effet le plus baroque et ne leur fit nullement apprécier le mer-

:J3Ô SEOMGE SAXIi

\t'illi'ii\ instrument du vieux Meoser, qui écoutait iinpa-.-i- 1 >lt il u 1 1 1 la tempête mu.-icale.

« Ce l'ut seulement lorsque Franz posa liJ ucim-nt mains sur Le davier, et non- fit entendre un fragment en hirs ir;v de Mozart . dit George Sand, que bous com- prîmes la supériorité de l'orgue de Fribcurg sur tout ce <|uc qone connaissions eo ee genre. La veille, déjà, nous a\ urne entendu celui de la petite ville de Bulle, qui est awssi un ouvrage de Mooser, et nous avions été charmés de la qualité des sons; mais le perfectionnement est remarquable dans celui de Fribourg, surtout tes jeux de la voix humaine, (|ui. perçant à travers la basse, produisirent sur nos calante une illusion complète. 11 y aurait eu de beaux contes à leur faire sur ee chœur de vierges invisibles ; mais non.-- étions tous absorbés par les notes austères du Dies irse. Jamais le profil florentin de Franz ne s'était dessiné plus pâle et pkis pur, dans une nuée plu.- -ombre de terreurs mystiques et de religieuses tristesses. 11 y avait une combinaison har- monique qui revenait sans cesse sous sa maki, et dont chaque note se traduisait à mon imagination par les rude- parole- de l'hymne funèbre.

Quantus tremor est futurus Quando judex est veAturus, etc.

« Je ne sais si ces paroles correspondaient, dan.- le génie

du maître, aux notes que je leur attribuais, mais nulle puis- sance humaine n'eût olé de mou oreille ces syllabes ter- ribles, (Utantusli-emor... Tout à coup, au lieu de m'abatfre. cette menace de jugement m'apparul comme une pronfc et accéléra d'une joie inconnue le- battements de mon cœur. Une confiance, une sérénité infinie me disait que la justice éternelle ne nie briserait pas : qu'u\cc le flot des opprimés

GEOBGB 9 \ND 337

je passerais oublié, pardonné peut-être, sous la grande herse du jugement dernier; que les puissants du siècle et Les grands de la terre y seraient seuls broyés aux veux des victimes innombrables de leur prétendu droit. La loi <lu talion, réservée à Dieu seul par les apôtres de la misé*, ricorde chrétienne, et célébrée par un chant si grave et si large} ne me sembla pas un trop frivole exercice de la puis- sance céleste, quand je me souvins qu'il s'agissait de châ- tier des crimes tels que l'avilissement et la servitude de la nace humaine. Oh! oui, me disais-je, tandis que Tire divine grondait sur ma tête en notes foudroyantes, il y aura de la crainte pour ceux qui n'auront pas craint Dieu etqui l'au- ront outragé dans le plus noble ouvrage de ses mains ! pour ceux qui auront violé le sanctuaire des consciences, pour ceux qui auront chargé fers les mains leurs frères. pour ceux <|ui auront épaissi eur leurs yeux les ténèbres de l'ignorance! pour ceux qui auront proclame que l'escla- vage des peuples e>t d'institution divine, et qu'un ange apporta du ciel le poison qui trappe de démence ou d'i- neptie le front des monarques; pour ceux qui trafiquent du peuple et qui vendent sa chair au dragon de l'Apocalypse; pour tous ceux-là il y aura de la crainte, il y aura de L'épouvante !

« J'étais dans un de ces accès de vie que nous commu- nique une belle musique ou un \in géaéneux, dans une de ces excitations intérieures rame longtemps engourdie semble gronder comme un torrent <pù \;i rompre les glaces de l'hiver, lorsqu'en me retournant vers Ârabella, je vis sur sa figure une expression céleste d'attendrissement et de piété; sans doute elle avait été remuée par des notes plus sympathiques ;'i -a nature. Chaque combinaison des sons, des lignes, de la couleur, dans les ouvrages de l'art.

a. 22

338 GEORGE SANI»

l'ail vibrer en nous des cordes secrètes el révèle les mys- térieux rapports de chaque individu avec le monde exté- rieur. Là <>ù j'avais rêvé la vengeance du Dieu des armées, elle avait baissé doucement la tête, sentant l>i«'it que l'ange de la colère passerait sur elle sans In frapper el elle s'était passionnée pour une phrase plus suave el plus louchante, peut-être pour quelque chose connue le

Recordare, Jesu pic...

Pendant ce temps, des nuées passaienl el la pluie fouettai! les vitraux; puis le soleil reparaissait pâle el oblique pour être éteint peu de minutes après par un*' nouvelle averse. Grâce à ces effets inattendus de la lumière, la blanche el proprette cathédrale de Fribourg paraissait encore plus riante que de coutume, et la figure «lia roi David, peinte en costumé de théâtre du temps de Pradon, avec une per- ruque noire et des brodequins de maroquin rouge, semblail sourire et s'apprêter à danser encore une fois devant l'Ar- che. Et cependant l'instrument tonnai! comme l;i voix «lu Dieu fort, et l'inspiration du musicien faisait planer tout l'enfer et tout le purgatoire de Dante sous ses voûtes étroites à nervures peintes en rose et en gris perle.

Les enfants couchés à terre Comme déjeunes chiens s'en- dormaient dans des rêves de fées sur les marches de la tri- hune: Mopser faisait la moue, el le syndic s'informait de nos noms et qualités auprès du major fédéral. A chaque réponse ambiguc" du malicieux cicérone, le bon el curieux magistral nous regardait alternativement avec doute el sur- prise... >

Et la dixième Lettre d'un Voyageur se terminait primi- tivement par des « terribles poignées de main à nos ainsi de Paris, à David .Richard, Calamatta, Charles d'Arragon.

GEORGE SAM) 339

Emmanuel. Mercier et noire Benjamin1 » par la pro- messe d'écrire la prochaine fois à Meyerbeer (la Lettre sui- vante lui est bien adressée) H par l'annonce -du prochain départ de l'auteur pour Genève -.

En effet, après avoir fait leurs adieux à Pictet, George Sand, la comtesse d'Agoull et Liszt se rendirenl à Genève ils s'installèrent dans un hôtel situé au bord du Léman et George Sand occupa avec ses entants la mansarde, qui l'attendait depuis l'année dernière déjà.

« C'est alors, dit encore Mmc Lina Ramann, que s'écou- lèrent quelques jours de déliées artistiques et de plaisirs intellectuels, ce fut le moment bien souvent les mains de Liszt, dociles aux suggestions de son génie, erraient sur le clavier aux touches de nacre. Et George Sand pendant ce temps s'asseyait près du feu, en écoutant attentivement, ou bien le regard de ses yeux calmes se tournaient vers le magnifique paysage qu'on voyait parla fenêtre, tandis que, sous l'impression de la musique elle rêvait et transformait toutes ces harmonies en visions poétiques3. »

A cette époque à peu près, Liszl composa son Ttondo

fantastique, sur une chanson espagnole de Manuel Garcia, El Contrabandista, qui dut en grande partie son succès è la brillante exécution de ce morceau par M""' Malibran, la célèbre fille de Garcia. D'après George Sand, cette « grande artiste y puisait, avec tant de force, les souvenirs de l'enfance et les émotions de la patrie, que son attendris- sement l'empêcha plus d'une fois d'aller jusqu'au bout ; un jour même elle s'évanouit après l'avoir achevé "...

1 M. Auguste Martineau-Desclienez. Voir plus loin, p. 3*7. - Dans les éditions postérieures cette lin de lettre est tronquée, Liua Ramann : « Franz Liszt als Kùnstlér und Mensch. (Leipsi Breitkopf und Hârtel. 1880-1887.)

)4fl GROB€8 S AND

Liszt dédia le Rondo h George Sand : « ;'i Monsieur Sand » édition de Leipzig, i S :^ T . à Madame George Sand édition <!<:■ Vienne, 1839 . Aussitôt après avoir terminé sa pièce, Liszt la Joua un soir d'automne à George Sand assise dans l'obscurité à la fenêtre et fumant -ii eigarette.

... « L'auditeur, ému parla musique, un peu enivrée par ];• fumée du canaster, par le murmure «lu Léman expi- rant surses grèves, se laissa emporter au gré de sa propre fantaisie jusqu'à revêtir les sons de formes humaines, jusqu'à dramatiser dans -"ii cerveau toute une scène de roman. Il en parla le soir à souper el tâcha de raconter la vision qu'il avait eue; on le mit au défi de formuler la musique en parole et <'ii action. Il se récusa d'abord, parce que la musique instrumentale ne peut jamais avoir un sens arbitraire : mais le compositeur lui ayant permis de s'aban- donner à -<>n imagination, il prit la plume en riant et tra- duisit son rêve dans une forme qu'il appela lvrico-fantas- tique. foute d'un autre nom, et qui après tout n'est |>a- plus aeuve que tout ce qu'on invente aujourd'hui1 ».

- Ion son habitude George Sand passa foute la nuit à écrire, et le lendemain elle lut à ses amis L<' Contrebandier , conte lyrique, dans lequel elle s'était plu à reproduire L< s tableaux fantastiques que l'œuvre de \J\-/X avait inspii son imagination...

« La traduction poétique d'une œu\ re musicale, c'était quelque chose de nouveau, 'lit Lina Ramann, les musi- ciens ont bien puisé de tous les l<'in|»- aux sources poéti- ques, mais le contraire n'était jamais arrivé... » Et Jules .liinin dans le n 9 de la Gazette Musicale de Paris

1 « Le Contrebandier ». {Œuvres complètes A & - Sand, éd. Lévy, vol. La Coupe, p. 265-266.)

GEORGE S A NU 341

de 1 S 3 7 avait raison de s'écrier avec étonnonient, en s'adressanl aux Parisiens : « George Sand nous arrive ! Prêtez l'oreille! il revient des montagnes avec Liszt, son

compagnon! Ils reviei ni bras dessus, bras dessous, le

musicien el le |>oète, ei celle fois, par une révolution inat- tendue, ce n'esl plus le musicien qui l'ail la musique sur les paroles du poète, c'esl le poète qui fail les paroles de la musique. Quoi de plus magnifique que cet hymne entonné par George Sand sur la chanson du Contrebandier. Aussi. musiciens el poètes ont-ils égalemenl battu des mains à cette interprétation toute poétique don! nous n'avions pas (I exemple parmi nous... »

« Le Contrebandier, paraphrase fantastique sw un Rondo fantastique de Franz Liszt, » esl loin de pouvoii être rangé parmi les meilleurs ouvrages de George Sand, de même que El Conirabandista n'appartieni pas aux productions les plus parfaites de Liszt. Ce Rondo, série de variations sur un thème espagnol, ne se dis- tingue ni par la perfection technique ni par le brillait! planisme d< Liszt, ni par l'inspiration qui caractérise les pièces ultérieures qu'il a écrites en ce genre. 11 esl possible que le jeu merveilleux du compositeur donnait une teinte, une couleur précise à chacune des variations de la pièce, mais dan- huile antre exécution et par elles-mêmes, ces variations sont positivement incapables de faire surgir dan- l'âme de l'auditeur des tableaux que nous rêvons involontairement quand nous entendons, par exemple, la merveilleuse fantaisie sur le thème du Dies irtr {La Danse Macabre . Pour nous, nous avons de la peine à comprendre que George Sand ait pu s'imaginer, en entendant ces variations, toul ce qu'elle a représenté dans le Contrebandier. C'était, il est vrai, une George Sand el

342 GEORGE SAM»

elle savait voir, entendre et imaginer ce que personne de nous ne saurai! voir, entendre et imaginer aux sons du Rondo de Liszt. Quoi qu'il en soit, dans ce ■• Conte lyrique le vol de l'imagination surpasse de beaucoup le mérite litté- raire. La partie la mieux réussie et la plus poétique de l'œuvre est Favant-propos, tondis que le conte lui-même n'est en réalité qu'une olla podrida véritable de moines, de brigands, de chansons à boire, de poignards, de nobles contrebandiers, d' « orgies » d'opéra, de scélérats et de jeunes-premiers idem. Peut-être des âmes plus poétiques que la nôtre trouvent-elles du plaisir à la lecture de ce gâchis fantastique ; quant ;'i nous, esprit prosaïque que nous sommes, nous avouons franchement •■! en toute sincérité que parmi les œuvres de( îeorge Sand nous n'en connaissons aucune <|ui suit plus ennuyeuse, de plus mauvais goût et d'une invention plus lourde, et nous serions heureux si l'au- teur s'était contenté de réciter de vive voix à ses amis toute- les fantaisies poétiques que le Rondo de Liszt lui avait inspirées, et si elle se tût bornée ;'i n'imprimer que la préface réellement poétique et élégante qu'elle a su leur adjoindre.

a L'air se termine, dit-elle, par cette sorte de cadence qui se trouve à la fin de toutes les tiranas, et qui, ordinaire- ment mélancolique et lente, s'exhale comme un soupir ou comme un gémissement. La cadence finale du Contre- bandier est un véritable sonsonete; il se perd, sous un mouvement rapide, dans les tons élevés, comme une fuite railleuse, comme le vol à tire-d'aile de l'oiseau qui s'é- c happe, comme le galop du cheval qui fuit à travers la plaine: mais, malgré cette expression de gaité insouciante. quand, d'une cime des Pyrénées, dans les muettes solitudes ou sous la basse continue des cataractes, vous entendez ce

GEORGE SAM» :n:j

trille lointain voltiger sur les sentiers inaccessibles dont l< ravin vous sépare, vous trouvez dans l'adieu moqueur du bondit quelque chose d'étrangement triste, car un douanier va peut-être sortir des buissons et braquer son fusil sur votre épaule; et peut-être en même temps le hardi chan- teur va-t-il rouler et achever sa coplita dans l'abîme... »

Ce que' Li>zl admirait surtout dans cette chanson, c'êtaii é> idemment ce cachet, tout espagnol, de farouche mépris de la vie, d'audacieuse bravoure qui l'attiraient toujours, fût- ce dans les chants des bohémiens de sa patrie ou dans les œuvres des poètes. Qu'on se souvienne seulement de sa romance si connue : Les trois bohémiens, sur les vers de Lenau. (\\->\ cette même bravoure qui charma aussi George Sand, et elle assure que <• Garcia conserva toujours une prédilection paternelle pour >;> chanson du Contrebandier. Il prétendait, dans ses jours de serve poétique, que le mou- vement, le caractère et le sens de cette perle musicale étaient le résumé de la vie d'artiste, de laquelle, à son dire, la vie de contrebandier est l'idéal. Le aye. jah-o, ce aye intraduisible qui embrase les iiarines des ehevaux et fait hurler les chiens à la chasse, semblait à Garcia plus éner- gique, plus profond et plus propre à enterrer le chagrin. que toutes les maximes de la philosophie. Il disait sans cesse qu'il voulait pour toute épitaphe sur sa tombe : Jo que soy el Contrabandista, tantOthelloet don Juan s'étaient identifiés avec le personnage imaginaire du Contrebandier... »

Mmc Lina Ramann, qui raconte brièvement l'histoire de la création du Contrabandista musical et du Contrebandier littéraire, dit : « Il est étonnant que George Sand, pour sa part . uait jamais inspiré Liszt » c'est-à-dire qu'il n'a jamais rien composé sur aucune de ses teuvres . a maigre le profond sens musical de George Sand ».

Ui GEORGE >ANI>

Le lecteur verra plus loin que la première de ces asser- tions est inexacte. Bien que Liszt n'ait jamais écril de romance ni de chanson sur les paroles de George Sand, il a cependant nourri plus tard le projejt de faire un opéra de Consuclo et, comme nous l'avons <lil ailleurs, plusieurs pro- grammes de ses P ohmes symphoniques sont des pages périphrasées de George Sand.

Quant à la seconde moitié de la phrase de Lina lîamann, elle es) à nos yeux importante et significative comme témoi- gnage venant d'un grand musicien, de la nature musi- cale de George Sand. Ce témoignage est d'autant plus pré- cieux pour nous que le biographe de Chopin, Frédéric Niecks, n'émettant du reste que >r> propres opinions et non celles de Chopin, nie chez George Sand le don musical et celui fie la critique musicale, se basant sur deux preuves qui, selon nous, attestent précisément le contraire de ce qu'il avance. Connue nous reviendrons plus loin sur celle question, nous nous permettons de nous lier à l'opinion de Liszt qui. nous semhle-t-ii, est assez lion juge en colle ma- tière, et de répéter avec lui queGeorgeSand ('lait éminem- ment musicienne et s'entendait parfaitement en cet mi. Sa compréhension profonde de la musique procurait à Liszt i\r> moments de cette satisfaction intime éprouvée par tout artiste quand il a devant lui un auditeur qui vibre à l'unis- son avec lui. Ce talent de George Sand à comprendre le langage divin des s<>n> devait exercer une grande attrac- tion sur Liszt, outre la conformité de leurs autres idées,

leurs goûts et leurs convictions.

Au mois d'octobre. George Sand quitta Genève; Liszt et la comtesse d'Agoult \ restèrent jusqu'à la lin de l'automne, mais il fut convenu qu'eu se retrouverait à Paris et qu'on v demeurerait ensemble.

(.F. Mfîl.r. SAM» 345

En traversai!) Lyon, George Sand rendit visitée « j 1 *i— ((nés personnes de sa connaissance, amis de Liszt pour La plupart. Rentrée à Nbhant, elle y pesta jusqu'à la fin du mois d'octobre el partit ensuite pour Paris, elle s'installa dans un logement meublé, que J ; » comtesse d'Agonlf lui avait préparé d'avance à l'Hôte] de France, rue Laffitte. Elle occupait à l'entresol le 21 , Liszt et la comtesse d'Agoiilt le n" 2'.\. à l'étage supérieur. Le salon étant commun,

George Sand et M d'Agoultse \ oyaient continuellement.

La comtesse, <[ui ne pouvait se passer de société, aimait à se voir entourée. (Test alors qu'elle conçut l'idée de créer le salon littéraire el politique qu'elle eut en elîet dans la suite. En 18hMi, son premier souci l'ut de ne pas se trouver soli- taire et abandonnée, à cause de sa position équivoque dans le monde. Elle, qui avait été longtemps la reine (Us salons du faubourg Saint-Germain, n'aurait pu se consoler de cet abandon. L'Hôtel de France devin! donc temporairement le centre d'un cercle choisi et nombreux l'on rencontrai! le^ célébrités de tous les genres, de toutes les sphères: Lamennais, Ballanche l et Auguste Barchou de Penhoën-; Heine el Mickiewicz ; Michel, Charles Didier et Louis de Ronchaud; Chopin el Nourrit; Victor Schoelcher et

- Ballanche, membre de V Académie française, poète et philosophe, en lTTii à Lyon, mort à Paris? en ls 17. Après une triste jeunesse mala- dire, Ballanche esl resté tout le reste de sa vie enclin aux méditations solitaires el à le contemplation. On a de lui des poèmes Orphée. Antigone), un roman (L'Homme sans nom). Il esl surtout connu par son Essai sitr lu palingénésie sociale, qu'il n'a d'ailleurs pas terminé. Si'- écrits pénétrés de mysticisme ne manquent pas de talenl poétique el d'idées élevées. Les œuvres complètes de Baîtanche ofll paru en t832, en 6 volumes in-8' .

* Auguste-Théodore-Hilairc ,- baron Barchou de Penhoën, à Mor-

la'rx en 1801. nim-i en 1855, 'historien et publiciste, adepte de Ballanche.

Il fui un des premiers rédacteurs de la Revue des Deux-Mondes, publia

plusieurs ouvrages très sérieux sur les philosophes allemands e1 en

aisil d'autres.

346 GEORGE SAM»

Grzymala: Mesdames Marliani et AUart, etc., etc. Voici comment George Sand décrit cet essai de phalanstère artistique, rue Laffîtte : « A l'Hôtel de France, Mu" d'Agoult m'avait décidé à demeurer près d'elle, les conditions d'existence étaient charmantes pour quelques jours. Elle recevait beaucoup d<' littérateurs, d'artistes et quelques hommes du monde intelligents. C'est chez elle ou par elle que je fis connaissance avec Eugène Sue. le baron d'Eckstem, Chopin, Mickiewiez, Nourrit, Victor Schœlcher, de. Mes amis devinrent aussi les siens. Elle connaissait de son côté M. Lamennais, Pierre Leroux, Henri Heine, etc. Son salon improvisé dans une auberge était donc une réunion d'élite, qu'elle présidait avec une grâce exquise et elle se trouvait à la hauteur de toutes les spécialités éminentes par l'étendue de son esprit et la variété de ses facultés à la fuis poétiques el sérieuses.

« On faisait d'admirable musique, et, dans l'intervalle, «m pouvait s'instruire ru écoutant causer. Elle voyait aussi Mme Marliani, notre amie commune, tète passionnée, cœur maternel, destinée malheureux', parce qu'elle voulut trop faire plier la vie réelle devant l'idéal de son imagination el les exigences de sa sensibilité... »

Dans une lettre inédite du 20 décembre 1836 ;'i Scipion du Roure, jeune avocat qu'elle ne connaissait pas encore personnellement, mais qu'elle avait pris eu affection pour l'amitié qu'il lui a\ait témoignée, qui faillirent devenir de l'adoration, ce dont George Sand s'était tant soit peu moquée, quoique de sou côté elle lui eût proposé pour lier connaissance, de se voir au jardin du Luxembourg et de

se deviner » !, dans une lettre à'ce M. du Roure, ( îeorge Sand écrit «loue :

Jeudi nous avons notre soirée avec Liszt au piane,

GEORGE S AND 34-7

Nourrit, etc. Vous entendrez de la belle musique el vous \i'\-n>t de nobles figures. Vous viendrez vers dix heures et vous monterez à l'entresol je demeure. Vous me ferez avertir pas ma femme de chambre. Je descendrai du salon qui est au premier et je viendrai vous chercher, pour que vous ne tombiez pas comme mars en carême. »

Non moins curieuse est sa lettre inédite du 31 octo- bre J 83*» à un autre ami, M. Martineau-Deschenez :

« Cher Benjamin, envoie demain une redingote et un gilet à Mme d'A... Je ne sais pas trop ce qu'elle veut. Va l;i voir, elle demeure ;'i l'étage au-dessus de moi. Elle te trouve l'air bon, je lui dis que tu en as l'air et In chanson. Elle est charmante à tous égards. Tu me remercieras de te l'avoir fait connaître... »

Déjà mi printemps de cette même année de 1836, George Sand avait l'ait In connaissance de Lamartine et de Berryer chez .\i"'r de Rochemure, mariée en premières noces au duc de ("avlus, et qui habitai! alors, au quai Malaquais, le même logemenl dont George Sand s'était l'ait un cabinet de travail au printemps de 1835, pendant que la maison ('■lait en réparation. A propos de Lamartine, elle écrivait à Liszt et à M"10 d'Agoult : « J'ai fait connaissance avec lui. Il ;i été très bon pour moi. Nous avons fumé ensemble dans un salon qui est extrêmement bonne compagnie, mais on me passe tous mes caprices; il m'a donné de bon tabac et de mauvais vers. Je l'ai trouvé excellent homme, un peu maniéré et très vaniteux. J'ai fait aussi connaissance avec Berryer, qui m'a semblé beaucoup meilleur garçon, plus simple et plus franc, mais pas assez sérieux pour moi; car je >ui> très sérieuse, malgré moi et sans qu'il y pnraisse... » M",c de Rochemure, dame très aimable et très cultivée, avail en plus deux charmantes petites tilles, ce qui fit que

i.K.nRi.K SAM)

rge Sand, qui se sentait toujours attirée par les enfants, se lia d'une étroite amitié avec la famille.

Dans l'hiver de L8&6, George Sand fit aussi la connais- sance de Chopin. C'est un t'ait incontestable qui renverse complètement la légende très accréditée chez les biographes de Chopin el très répandue dan- le public, d'après laquelle la première rencontre de George Sand et de Chopin n'aurait eu lieu qu'en 1N37, à une soirée musicale chez la com- tesse C"*, ou à une matinée musicale chez le marquis G**' dan- les deux cas. il tant sou.— entendre le marquis de Gns- tine .Comme toute légende, celle-là aussia des prétentions à la poésie. Nous y voyons apparaître un pressentiment mystérieux de Chopin, l' empêchant d'abord de se rendre à cette soirée, un temps gris et sombre, puis, comme con- traste, un escalier brillamment éclairé et orné de magni- fiques tapis, et une «ombre» passant tout à coup auprès de Chopin dan.- l'escalier: on nous apprend même que cette ombre passait avec k frou-^frou d'une robe de soie et laissait après elle un parfum de violette. Ensuite un non.- montre une splendide salle de bal pleine de danseurs les plus élégants; Chopin jouant dans l'un des entractes (on précise presque après quel quadrille) sa ballade les Adieux du Chevalier ; et l'apparition soudaine, dan- l'embrasure d'une perte en face du piano, de Lélia une grande ? femme au teint olivâtre1; puis le cœur du jeune musicien épris en coup de foudre; la première longue conversation entre Chopin et Lélia sous les camélias d'une serre; le mystérieux nombre " ne fait pas même défaut, ce

1 Lu manie de ces auteurs d'inventer des fables poétiques allait jus- qu'à faire honneur à G _ Sand d'une haute taille, alors qu'elle riait petite, <■ de la taille d'une fillette de ii ans », comme nous l'a assuré le plu- sceptique el le plus véridiqae '!<■ ses ami-.

GBOHGfi s\m»

nombre (|iii aurai! toujours joué un grand rôle si fataJ dans la vie de Chopin ef surtout dans l'histoire de ses relations avec George Sand. «Celui qui termine fee chiffre de 18M7 quand ils se sont connus, et I8't~ quand ils se sonl quittés. »

Hélas, dans son livre, Nieeks réfute, avec une froideur blessant les cœurs sensibles, les inventions poétiques de MM. L. Enault, Karasowski, Adolphe Gutmann, Franc- homme, von Flotow, Wodzinski, M""'Audlcvel hitti quanti qui ont. après eux, répété la fable. Nieeks dit d'une manière absolument précise e1 catégorique qu'un jour, àWeimar, il avait prié Liszt de lui dire comment George Sand avait t'ait la connaissance do Chopin ; et que Liszt lui avait répondu <pie personne mieux que lui ne saurait là-dessus donner des renseignements exacts, puisque (''('tait lui qui les avait mi- en présence l'un de l'autre ; que George Sand lui avait demandé d'amener Chopin chez elle, mais que celui-ci, qui n'aimait pas les *,< bas bleus », avait refusé, en prétextant qu'il ne savait pas leur parler; que cependant, un beau matin, trouvant Chopin de bonne humeur et celui-ci l'ayant invité à venir l'aire de la musique chez lui, Liszt profita île l'occasion, et amena le soir George Sand avecMme d'Agouti chez Chopin. La petite soirée intime réussit si bien qu'elle l'ut bientôt suivie d'autres. Chopin était devenu un habitué du petit salon de l'Hôtel de France et rendit aussi visite à George Sand. Liszt a raconté la même chose, et presque dans les mêmes termes dans son livre eurCfaopin p. 8:2-94').

1 F. Chopin, par Liszt, Paris, Escudier, l8-'if. édition très ra«3 qui i' ïe trouve plus en vente. Les éditions suivantes diffèrent considéra- blement de la première. Ce livre, premier tome des œuvres complètes le Liszt, a été traduit par La Mara. Voir : Sâmmtliche Schriften von l iszt. Evster Band. Friedrich Chopin, frei ins deutsche ùbertragen von La Mara, Leipzig, Breitkopf und Hartel, 1880.)

350 (JE ORGE SAND

Tout cela confirme ce que George Sand nous dit dans ['Histoire de ma Vie, qu'elle avait fait la connaissance de Chopin parla comtesse d'Agoult et Liszt, et nous explique pourquoi celui-ci commence dans sa Vie de Chopinlo cha- pitre sur George Sand par les mots: a En 1836. George Sand avait déjà écrit »,etc. Il est fort probable que Chopin a->si>ta avec George Sand en 1837 à mie soirée ou à une matinée musicale chez le marquis de Custine, mais il est incontestable aussi que ce n'était pas leur première entre- vue et qu'ils se connaissaient déjà depuis 1836, u;n\cr à Liszt . Les pages poétiques souvent citées de son li\ re sur Chopin, dans lesquelles Liszt décrit les soirées musicales chezChopin pour un petit cercle d'intimes et d'élus : George Sand. Meyerbeer, Heine. Mickiewicz, Niemcewicz, Lamennais. la comtesse d'Agoult, Liszt lui-même, et quelques autres amis, de même que les éloquentes pages de Heine écrites sous l'impression du jeu de Chopin ' au printemps de 1837. se rapportent évidemment à ces soirées de l'hiver de 1830-1837.

Au commencement de janvier 1837. George Sand se rendit à Nohant avec sa fille et son fils, qu'il avait fallu. malgré la résistance qu'y opposait M. Dudevani, retirer du collège pour cause de maladie. La famille Fellows devait suivre à Nohant les Piffoëh.

VA comme Mme d'Agoult, à Genève cl à Paris, avait tenu à bien recevoir et à bien loyer George Sand. celle-ci de son côté se donnait toutes les peines pour installer digne- ment son élégante amie. Elle lui préparait d'avance s;i chambre, la tendait de papier neuf, arrangeait et recollait un devant de cheminée, y suspendait même le portrait île

1 Henri Heine. Lutetia. < Ueber 'lie franzôsische Biihne. ■■■ Veriraute Briefe an Augusl Levald, N \.

GEORGE SAND 351

La comtesse, symbolisant pour ainsi dire par là, qu'elle \ était toujours présente, toujours souveraine. Mais une maladie de l;i comtesse1 avait beaucoup retardé l'arrivée des Felloivs à Xohant. Liszt écrit à lit châtelaine le À'1 jan\ ier :

<< Marie est dans son lit depuis six jours, moii bon Piffoël; j'ai été deux foisà la diligence pour faire changer les places retenues. Elle se meurt d'envie de décamper de chez moi, L'on est fort mal, connue sons savez. De plus, on est venu nous dire que vous étiez morte, ce qui serait grave, et depuis cette fatale nouvelle elle n'a ni trêve ni repos et veut à tout force partir pour s'assurer définitive- ment de votre décès. Probablement elle compte sur un brillant héritage.

« Plaisanteries à part, Marie ne pourra partir qued'ici à trois jours (mardi peut-être), ce qui donnera le temps ;'i \otre gibier de se faisander tout à Taise \ Elle nie charge de vous dire un million de belles choses, ce dont je suis fort embarrassé. Nous jasons constamment de l'ami Piffoël, et tous ceux qui n'admettent pas en principe que Piffoël est un être surhumain, indéfectible, quasi fabuleux, sont fort mal venus chez nous.

« Didier et Bignat 1 viennent de temps à autre. Je leur ai gagné 50 francs l'autre jour; c'est presque la collection des œuvres de George Sand. Au revoir, à bientôt, mon bon Piffoël, aimez-moi toujours comme par le passé, je le vaux bien.

« F. L. »

George Sand avait écrit ii la comtesse, le 18 janvier, que tout était prêt pour sun arrivée, et môme « le garde^mangor garni de gibier ».

-' Bignal était le sobriquet d'Emmanuel Àrago. On en avait aussi qaptiséj un peu plus tard, le cheval favori de George Sand.

i.KOlSdF. SAND

M"" d'Agoult avait eu d'abord l'intention de passer toui le printemps à Nohant, mais Liszt (jui. dès le commence- ment du séjour des Fellows à Nohant, n'avait pu \ faire que de courtes apparitions, dul partir, pour nV pas revenir desitôt, dans les premiers jours de mars, afin de prendre pari à différents concerte, entre autres à celui de Be*boz, a (|ui il avaii antérieurement promis son concours.

Les nouvelles de ses éclatants triomphes à Paris, peut- être aussi lf peu de goût de son amie pour la campagne, surtout dans la mauvaise saison, décidèrent alors La jeune mondaine, toujours trop avide de faste et de succès, et au fond toujours peu équilibrée, à quitter Nohant. Elle aspirait constamment aux grandes ehoses et ne savait jamais elle était le mieux. Vers la lin de mars, elle partit pour Paris, en promettant de revenir chez son hôtesse dès que l'été apparaîtrait.

Nous savons déjà comment Georges Sand passa à la campagne cette lin d'hiver et le commencement du prin- temps de 1837. Le temps, relativement à la saison déjà avancée, était très froid et très morne. Maurice et Solange tombèrent malades de la variole, et cette maladie, géné- ralement bénigne, l'ut si grave que l'on crut que c'était la véritable petite vérole noire. Cependant, il Fallait que George Sand travaillât sans trêve. Elle avait promis depuis Longtemps à Uuloz un nouvel ouvrage de longue haleine pour remplacer EngelwcUd, roman en trois volumes il qu'elle avait écrit dans le courant de l'été 1836, et dont L'ac- tion se passait au Tyrol, quoique son héros, « Engelwald au front chauve » et aux idées républicaines les mieux con- ditionnées, ne fût rien autre, selon toute probabilité, que le portrait du vieux tribun berrichon. Tout le roman était. scmble-t-il, tellement imprégné d'idées subversives

GEORGE >\Nl> 383

George Sand, [>< >u r ne pas indisposer ses juges contre elle, retarda pendant la durée de son procès, de livrer à l'impres- sion ce roman ce <|ui irrita beaucoup Buîôz*, puis elle se <léc i< la à jie [>as du tout publier cet ouvrage el à le brûler, soit à cause du changement qui commençait à s'opérer dans son amitié pour Michel, ou peut-être pour d'autres motifs d'un caractère plus intime. Par sa lettre inédite à Duteil du I I no- vembre 18*36, on voit que le manuscrit de ce roman existait encore à cette époque et se trouvait à Nohant, dans une des armoires à côté du « volume de Lélia » barbouillé de correc- tions et de ratures. Duteil était chargé d'envoyer les deux romans à Paris. Cette lettre prouve qiïEnffehvald ne l'ut brûlé (pie plus tard 2. Quoi qu'il en soit, Buloz, qui avait payé d'avance, voulait qu'on s'acquittât envers lui, et George Sand se crut obligée de se livrer à un travail au- dessus de ses forces :.

Et c'est ainsi «pic toute seule dans sa vaste cl vieille maison, prêtant une oreille anxieuse, tantôt aux divagations de deux pauvres enfants en délire, tantôt aux hurlements du vent dans les cheminées, et au bruissement sec de la neige dans les branches des arbres dénués de leurs feuilles1, cruel- lement torturée par la jalousie et par l'es doutes sur l'amour de Michel, George Sand mettait la dernière main à Mau-

' Cowespondance, i. I. Lettre à Franz JJ-/.I du b mai L836, p. 359-383.

' Cet ouvrage ne l'ai détruil que bien plus tard, vers 1862, à Palaiseau, lorsque Manceau brûla sur l'ordre de George s, nul plusieurs de ses papiers el documents.

J Correspondance, t. II. Lettres déjà mentionnées plus haul (p. 263), h Janin du 15 février 1837, à Liszl du £8 mars, à la comtesse d'Agoult du lo i'l du ii avril e1 à Seipion du Roure du 13 avril. Voir aussi Lettres de femme, dont quelques fragments, concernant ce travail, qui dépassai! ses forces, onl aussi été cités p. 263.

1 Elle l'ciil I.' 13 avril à Scipion d-u Roure : « Solange vienl d'être /. malade, uioi je suis éreintée do travail. Le printemps est affreux "•i. le rossignol a chanté trois jours sous la neige !... »

u. ?3

Moi GEORGE SAM»

prat. Ce roman eorameneé l'été précédent, immédiatement après la fin de son procès, devaii proclamer le principe du vrai mariage chrétien indissoluble, reposant sur la cons- tance de l'homme et la fidélité de la femme à leur amour unique, et la chasteté obligatoire pour l'un comme pour l'autre tuant le mariage. Mais 1rs nombreuses scènes tragiques et sombres de ce roman témoignent plutôt de l'humeur triste et morne de l'auteur au moment elle écrivait son livre. Dans la Dédicace des Maîtres Mosaïstes, George Sand dit à Maurice D. : «Crois-tu donc, petit, que ton vieux père puisse avoir des idées riantes après un hiver si rude, après un printemps si pâle, si froid, si rhuma- tismal? Quand le triste vent du nord gémit autour de nos vieux sapins, quand la grue jette son cri de détresse au son de l' Angélus qui salue l'aube terne et glacée, je ne puis rêver que de s;mg- et de deuil. Les grands spectres verts dansent autour de ma lampe palissante et je me lève, inquiet, pour les écarter de ton lit... »

Mais tout prit bientôt une couleur plus riante . Le .1"'' avril commença la publication de Mauprat. les enfants allaient mieux, les relations entre M'"e Dudevant et Michel semblaient prendre une meilleure tournure, et bientôt sous le toit hospitalier de Nohant, pour la première Cois depuis que George Sand y était la maîtresse absolue, on vit se réunir, les uns après les autres, de nombreux anus et connaissances, et le joyeux mois de mai trouva celle maison, peu auparavant si calme et si sombre reten- lis>;mte. de bruit, de musique, de conversations animées. L'un des premiers arrivés fut Eugène Pelletan1, plus tard un écrivain célèbre, mais venu ;dors i\ Noharït pour y

1 Eugène-Pierre-Clément Pelletan, écrivain el homme politique forl connu, à Saint-Palais-sur-Mer en 1813. mort à Paris en 1884.

GEORGE SAND 355

remplir le modeste emploi de précepteur du jeune Maurice. Arriva ensuite la famille des Fellows , Gustave de Gévaudan ', Mallefille2.

Michel venait aussi de temps à autre de Bourges, Alexandre Rey et l'acteur Bocage arrivèrent de Paris; les frères Rollinat, dont la sœur Marie-Louise, dite Mlle Tem- pête, était alors l'institutrice de Solange, venaient de Ghâteauroux et séjournaient longuement, ainsi que les amis de La Châtre. George Sand invita également Chopin à venir la voir avec Grzymala, mais malgré tout le désir de Chopin de se rendre à son invitation, il paraît qu'en Tété de 1837 cette visite n'eut pas encore lieu3.

La quatrième Lettre dun Bachelier es Musique à Piclet et la cinquième à L. de Ronéhaud nous décrivent la vie que menait à Nohant, en cet été de 1837, le petit clan des ('■lus, arrivés des quatre coins du monde. Dans la journée on faisait de grandes excursions à pied ou à cheval, on parlait philosophie et on discutait avec animation, on lisait les œuvres mystiques de Ballanche, les philosophes alle- mands, les pièces de Shakespeare, de Victor Hugo et de Schiller, mais surtout Hoffmann, et pendant les tièdes soi-

1 Gustave 'l'1 Gévaudan, le légitimiste des Let 1res d'un Voyageur, un jeune Nivernais.

8 Félicien Mallefille, écrivain dramatique ri diplomate (plus tard ministre plénipotentiaire de France à Lisbonne), en 1814, mort en 1 tSiiS. Auteur de quelques drames et romans, des Sep/ Infants de Lara, des Mémoires <!<■ I><>n Juan, etc. Son lïéiv, Léonce Mallefille, a longtemps séjourné à Saint-Pétersbourg, il donnait pour vivre des leçons d'espagnol e1 île français, dans les maisons particulières, entre autres dans une famille de notre parenté.

: Voir les lettres de George Sand du 28 mars, du S el du 10 avril [Correspondance, t. II). Dans le livre de Szulc : «Frédéric Szopin i Utwory iego Muzyczne ■» se trouvent des lettres écrites en 1837 par Cho- pin au comte Antoine Wodzinski. Sur la marge d'une de ces lettres, Chopin avait ajouté au crayon : « J'irai peufTêtre dans quelques jouis chez George Sand. »

.556 GEORGE S AND

s estivales, Lorsque la lune se mirai! dan.- les grandes fenêtres <lu salon, que le parfum des roses el des tilleuls y pénétrail axer les chants des rossignols donl les plaintes imoureuses remplissaient tout le jardin, Liszt se mettait au piano dans la pénombre, sans autre lumière que celle delà lune et des étoiles, et tenait souvenl ses auditeurs pendant de longues heures sous le charme <lr ses impro- visations inspirées. Quand le piano se refermait, la petite société passait sur la terrasse sablée, et les causeries paisibles se prolongeaient souvent bien avant dans la nuit, causeries que George Sand reproduit dans les Avanl- » propos de ses Nouvelles vénitiennes, dont nous avons déjà parlé au chapitre IX. Parfois aussi, en ces douces soirées, Ves amis s€ taisaient soudain, jouissant en silence de la beauté des nuits étoilées.

Voici quelques extraits du Journal <lr Piffoël, dont nous avons déjà cité plusieurs fragments et qui nous peignent la vie à Nohanl en 1S37 :

« La chambre d'ArabeUa est au rez-de-chaussée sous la mienne. Là, est le beau piano de Franz. Au-dessous de la fenêtre d'où le rideau de verdure des tilleuls m'apparait esl la lénètre d'où partent ces -uns (pic l'univers voudrait entendre et qui ne l'ont ici de jaloux que le- rossignols. Artiste puissant, sublime dan- les grandes choses, toujours supérieur dans les petites, triste pourtant, et rougi' d'une plaie secrète. Homme heureux, aimé d'une femme belle. généreuse, intelligente et chaste, «pie te faut-il misérable ingrat! Ah! si j'étais aimée, moi! »

« Quand Franz joue du piano, je suis soulagé. Toutes mes peines se poétisent, tous mes instincts -'exaltent. Il fait surtout vibrer la corde généreuse. Il attaque aussi la

GEORGIE SAN h 357

Qote colère, presque à L'unisson de mon énergie. Mais il n attaque pas La noie haineuse. Moi, la haine me dévore, la haine de quoi?Mon Dieu ne trouverais-je jamais personne qui vaille la peine d'être Liai"! faites-moi celle grâce, je n< vous demanderai plus de me faire trouver celui qui méri- terait d'être aimé

« l'aime ces phrases entrecoupées qu'il jette sur le piano

el qui restent un pied en l'air, dansant dans l'espace comme des follets boiteux. Les feuilles des tilleuls se chargent d'a- chever la mélodie, lonl bas, avec un chuchotement mys- térieux, comme si elles contaient l'une à l'autre le secret <l< la nature. C'est peut-être un travail de composition qu'il essaye par fragments sur le piano; à coté de lui est sa pipe. son papier réglé el ses plumes. Chaque lois qu'il a tracé sa pensée sur le papier, il lit confie à la voix de son inslrumenl. el celle voi\ la révèle à la nature attentive el recueillie. J'aimerais mieux croire qu'il se promène dans la chambn sans composer, livré à des pensées de tumulte et d'incer- titude. Il nie semble qu'en passant devant son piano, il doit jeter ces phrases capricieuses à son insu en obéissant à son instinct île sentiment plutôt qu'à un travail d'intelligence. Mais ces mélodies rapide-, el impétueuses me l'on I l'effet du craquement d'un navire battu par la tempête, el je sens mes entrailles se déchirer au souvenir de ce que j'ai souf- fert quand je \ ivais dan- l'orage.

Blanche Arabella, je parlais de loi hier avec Alphonse, dans l'allée aromatique. sous la clarté des brillante-, étoiles, au veut frais de minuit. Qu'y a-t-ilde plus beau sur la (erre, lui disais-je, qu'une femme très forte, un peu Brisée? Le Lys blanc dont la tige flexible s'incline au souffle delà bris»

est plus beau que le l\'s jeune dont la corolle oro'iieillensc

boit sans pâlir les ardents rayons du jour.

358 GEORGE SAND

« Piffoël, pourquoi diable ne veux-tu pas baisser ta tête

quand l'orage passe? Pourquoi tes larmes sont-elles si

acres, et pourquoi faut-il que tu te brises sans avoir plié?

Tu veux, comme l'héliotrope, te tourner vers ton maître et

le saluer volontairement dans sa gloire, mais si ton maître

se voile et t'envoie la foudre, tu te dessèches et te romps,

car tu ne veux pas fléchir... »

« o juin.

« Temps magnifique, beaucoup d'air, bruit mystérieux et mouvement plein de grâce sur les feuilles des tilleuls. On dirait les allures fières et gracieuses d'Arabella. Réveil stu- pide... Et ce maudit piano qui ne se réveille pas! Que faire de moi-même ce matin?... Dieu soit loué! mon ami m'a' entendu. Voici les premières mélodies de Yandante de la symphonie pastorale de Beethoven. Vraie musique d'été, Hoffmann a laissé, dans ses paperasses inédites, ses titres des chapitres de la lin de Kreyssler. 11 y en a deux qui m'ont toujours singulièrement frappé : Son du Nord, Son fi" Midi. Je m'attache à pénétrer le sens de cette distinction de poésie musicale. Je la cherche dans la nature, dan- les mélodies primitives que je combine ensuite avec des effets connus en musique et je suis sur la voie de trouver une définition claire et satisfaisante de ces dénominations mystérieuses. Lapensee générale de Kreyssler à cet égard est intelligible au premier venu, mais il s'agit d'en faire une application sûre, de ne pas se perdre dans des aperçus purement poétiques et dans une interprétation vaguecomme l'est sou- vent le style d'Hoffmann lui-même, mais comme à coup sûr ne l'était passa pensée. Jamais esprit d'homme n'a pénétré plus franchement et plus nettement dans le monde jdes rêves, nul n'a marché avec plus de logique, de sens et de raison à travers les fantaisies de l'induction poétique, nul n'a moins

GEORGE SAM) 3S9

i-v(\t- à son imagination. L'imagination ('-lait pourtant son élémenl vital, son monde réel, le champ -de sa pensée. Si la phrénologie ne se trompe pas, il devait avoir pour faculté

dominante la merveillosité. Mais quoi qu'on en ait dit

son esprit était parfaitement sain et c'est au sang-froid

qu'il conserve au milieu de ces visions qu'il faut attribuer le grand charme de ses compositions fantastiques. On y senl toujours (pour continuer à parler la langue ingénieuse de la métaphysique de Spurzheim) l'homme de causalité el d'éventualité gouvernant et dirigeant l'homme de merveil- losité et d'idéalité...

o II n'a rien couru an hasard, il n'a créé des êtres surna- turels qu'en outrant la réalité d'êtres très bien observés, il n'a fait intervenir le diable dans ses extases que comme'un principe philosophique. En y songeant avec pins d'atten- tion que le vulgaire ne croit devoiren accordera des compo- sitions de cette nature, on retrouve dans la réalité la plus naïve, dans l'observation la plus purement physique le principe de tous ses développements poétiques.

«Il en serait de même, sans aucun doute, pour les com- positions musicales des grands maîtres. Tontes ont un sens traduisible à la pensée, car toutes ont été inspirées [tardes ->< ntiments. G'esl en vain que certains connaisseurs, M- fei- gnant on se croyant an point de vue de la spécialité, affectent de railler l'interprétation morale et intellectuelle des com- binaisons harmoniques et d'attribuer le.- puissants effets de ces combinaisons à des rapports purement imaginaire-, entre les sons el le.-, images. 11 y en a de si réels, de si pal- pables, pour ainsi dire, qu'il n'est pas impossible de les saisir, de les noter pour l'oreille de l'artiste, et même de les expliquer, de les traduire en langue vulgaire, de les

360 GEORGE SAMi

faire comprendre au public. Mais «■'•ci demanderai! toute une vie de musicien el de poète. Un peu plus explicite, un peu plus riche en paroles, Hoffmann faisail ce grand pro- grès el popularisait Yexquisité des impressions poétiques dans la peinture ei dans la musique... »

Comme ces pages résument bien la vie intellectuelle m intense, si complète, si bien remplie, coulant à larges llot> qu'on menait alors à Nohant ! Toul s'\ reflète : exquises impressions musicales, compréhension réciproque de deux natures artistiques, causeries philosophiques, lectures de Hoffmann et de Spurzheim et même les idées si chères de tout temps à Liszt, ou plutôt la grande idée à laquelle il n'avait pas hésité à donner - toute sa vie de musicien » : X! explication « en langue vulgaire » des œuvres musicales, autrement dit : la musique à programme, dont ses Poèmes symphoniques présentent de si beaux spécimens.

Et voici encore une liage du journal de Piffoël, mysté- rieusement fantastique comme une scène de Hoffmann, divinement belle, comme... comme George Sand seule en écrivait .

« Ce soir-là, pendant que Franz jouait les mélodies les plus fantastiques de Schubert, la princesse se promenait dans l'ombre autour de la terrasse : elle était velue d'une robe pale, un grand voile blanc enveloppait sa tète et presque toute sa taille élancée. Elle marchait d'un pas mesuré qui semblait ne pas toucher le sable et décrivait un grand cercle coupé en deux pai' le rayon d'une lampe, autour

de Laquelle toutes les phalènes du jardin venaient danser des sarabandes délirantes. La lune se couchait derrière Les grands tilleuls et dessinait dans l'air bleuâtre Le spectre noir des sapins immobiles. Un calme profond régnait parmi les plantes, la brise était tombée, mourante, épuisée, sm

GEORGï S.VMi 361

les longues herbes aus premiers accords de l'instrument sublime. Le rossignol luttait encore, mais d'one voix f i m i < 1 < el pâmée. Il s'était approché dans les ténèbres du feuillage et plaçai! son poini d'orgue extatique, comme un excellent musicien qu'il est, dans le ton et dans la mesure.

Nous étions (uns assis suc le perron, l'oreille attentivi aux phrases tantôt charmantes, tantôt lugubres <l <• Erl- konig ». Engourdis comme toute la nature dans une moiuie béatitude, nous ne [Kmvions détourner nos regards du œrcle magnétique tracé devant nous par l;i muette sybille au voile blanc. Elle se ralentit peu à peu, lorsque l'artiste passa par une suite de modulations* étrangement tristes, à lu tendre mélodie « Sey mir gegriïsst». Alors s;i démarche prit le milieu entre Yandante cl le macsiotu. H tous ses mou- vements avaient tant de grâce el d'harmonie qu'on eût dit que les sons sortaient d'elle comme d'une lyre vivante. Lors- qu'elle traversait lentement le rayon de la lampe, son voile blanc dessinait sur le fond unir du tableau des contours tins et déliés, taudis que le reste flottait vague et vaporeux dans le mystère de la nuit ; puis elle approchait de nous comme si elleeùl vouluse peser sur le lilas blanc, niais insaisissable comme les ombres^ elle s'effaçait. lentement. Elle ne sem- blait pas s'en foncer sous les voûtes obscures du feuillage. L'obscurité semblait la prendre et l'entraîner dans ses pro- fondeurs en épaississant autour d'elle des rideaux de ténèbres. Au bout de la terrassé, elle était à peine visible ; puis elle se perdait tout à fait dans le rayon de la lampe comme une création spontanée de la flamme. Puis, elle s'effaçait encore et flottait indécise et bleuâtre sur la clai- rière. Enfin, elle vin! s'asseoir sur une branche flexible qui ne plia pas plus que si elle eùl porté un fantôme. Alors, la musique cessa r comme si un lien mystérieux eût attaché la

362 GEORGE S AND

vie des sons à la vie de cette belle femme pâle, qui semblait prête à s'envoler vers les régions de l'intarissable harmo- nie. Elle se leva, glissa par un inexplicable mouvement d'ascension vers le haut du perron et disparut dans la salle ténébreuse. Un instant après, nous vîmes une vraie châte- laine du moyen âge traverser la salle voisine à la clarté des flambeaux. Sa chevelure blond»' rayonnait comme une auréole d'or, et son voile blanc jeté sur ses épaules volti- geait comme un nuage dans ce mouvement rapide et léger de >a démarche impérieuse. Les doigts errants sur le piano firent silence. Les flambeaux s'éteignirent et la vision ren- tra dans la nuit... »

« Celaient dit à son tour Liszt trois mois d'une vie intellectuelle dont j'ai gardé religieusement les moments dans mon cœur. »

Mais alors que le poète et le musicien rêvaient en goû- tant leur farniente, la blanche vision pensait souvent à des choses plus réelles. « (Test alors, dit encore Liszt, qu'appa- raissait celle qui, comme le dit Obermann, « est digne de ne pas être nommée », et nous disait : « 11 est temps de se mettre au travail, paresseux ! »... Le lecteur y reconnaît la comtesse, toujours préoccupée de son rôle de guide et d ins- piratrice de Liszt, toujours prête à l'encourager ou à le pousser au travail. Beaucoup de femmes considèrent ceci comme une preuve de leur influence « bienfaitrice et ennoblissante». La comtesse arrachait donc assez prosaï- quement le compositeur à ses xêves poétiques et le ramenait dans le monde de la réalité.

ICI alors, plus tard, dans la nuit, lorsque tout le monde s'était retiré, Liszt et George Sand s'asseyaient à une même table pour travaillera la lumière de la même petite lampe : elle, mettant la dernière main à Mauprat et com-

GEORGE SAND 363

mençant immédiatement après la nouvelle qui devait com- pléterle volume ce furent les Maîtres mosaïstes; lui, assis vis-à-vis d'elle, travaillant à ses admirables «arrangements» pour le piano des symphonies de Beethoven, transcriptions (|iii n'étaient nullement des transpositions banales, mais de véritables « partitions [tour piano » conservant la couleur et l'ampleur des partitions d'orchestre. C'est ainsi que, dans le courant de cet été, Liszt transcrivit la première sym- phonie, la seconde, la cinquième et la sixième, ou Pasto- rale :

« Je ne sais pourquoi, dit George Sand, dans sa préface des Mosaïstes., j'ai écrit peu de livres avec autant de plaisir que celui-là. C'était à la campagne, par un été aussi chaud que le climat de l'Italie que je venais de quitter. Jamais je n'ai vu autant de fleurs et d'oiseaux dans mon jardin. Liszt jouait du piano au rez-de-chaussée, et les rossignols, enivrés de musique et de soleil, s'égo- sillaient avec rage sur les lilas environnants, n

Et dans sa dédicace à Maurice D , elle ajoute : « Je

vais essayer de me rappeler une histoire de celles que l'abbé Panorio racontait à Beppa, du temps que j'étais à Venise... In jour, à propos du Tintoret et du Titien, il nous raconta l'anecdote que je vais essayer de me rappeler, si la brise chaude qui fait onduler nos tilleuls, et l'alouette qui pour- suit dans la nue son chant d'extase, ne sont pas interrom- pues par le vent dvorage, si la bouffée printanière qui entr'ouvre le calice de nos roses paresseuses, et qui me prend au cœur, daigne souffler sur nous jusqu'à demain matin. »

Et pour se convaincre que les mots jusqu'à demain matin ne sont pas de vaines paroles; mais la pure vérité, il n'y a qu'à voir les petits billets que Fauteur, en finissant

364 GEORGE s AN H

son rude labeur d'écrivain au Lever du soleil, laissait sur «a table de travail pour le petil Maurice avant d'aller se cou- cher, redevenant ainsi une tendre mère et une maîtresse de maison soucieuse du bien-être de son |>elil monde. Voici un de ces billets :

« Bon monsieur Piffoël, éveille-moi en même tenips que Solange, «'I ensuite tu me réveilleras à midi et demi, à moins que le docteur ne vienne plus tôt ou quelque visite dans le genre de celle de ee matin, <»ù tu as montré un si bon nez.

« Fais mangera Solange la viande qui est sur l'assiette et lais ton petit déjeuner maigre et li<ii> de la tisane. Dormez bien, toi'et ton chat.. » « o Ji ures du matin .

Mai>. comme le t'ait remarquer Ftamann, « on ne se con- tentait pasà Nohant de lire, de se promener, de faire de la musique, de rêver et de travailler, on y savait aussi badinei rt rire ». Tmtôt on y arrangeait des représentations et des charades improvisées, tantôt on se travestissait, ou bien, comme dans le bon vieux temps. George Sam! s'amusait avec tous ses amis à mystifier quelqu'un. Nous avons déjà raconté comment, à l'aide de sa femme de chambre, on avait mystifié un avocat importun qui voulait interviewer l'illustre écrivain. Souvent la victime de ces mystifications était Gévaudan, et plus souvent encore Eugène Pelletan. Ces plaisanteries axaient même parfois une tournure assez baroque. En général, Pelletan, à ce iju'il [tarait . n'eut pas de chance à Nobant. On ne sait pas au juste s'il axait parfois manqué de tact ou si une influence étrangère avait prévenu George Sand contre lui, toujours est-il qu'aprèe lés premières lettres fort graeieuses qu'elle lui écrivit au

GRORGB SAND

368

commencement de leurs relations ' e\ qui témoignent com- bien elle fui portée à encourager les premiers essais de ce jeune talent en herbe, on est très étonné de trouver dans ses autres lettres adressées à des tiers, des expressions assez peu bienveillantes, allant même jusqu'au mépris, chaque luis qu'il est question de Pelletan. Bien plus étrange encore est Je fait suivant que nous ne nous eroyons pas en droit de commenter ni de rattacher à quoi que ce soit. Un jour Pelletan écrivit à un ami, un certain Alfred Michiels2, une lettre dans laquelle il semble qu'ilse plaignait de George Sand. Comrnenl et pour quel motif George Sand devina-t-elle ce que contenait la lettre, .-'est ce queFon ne peul savoir; Ion jours est-il qu'elle déca- cheta la missive et ajouta quelques mois adressés à

M.. Michiels. et dont le sens est : je fais une chose absolu-

ment extravag'ante ; je décachette celle lettre ; mais j'étais sûre d'y trouver ce que j'y trouve et je tiens à vous en donner l'explication ; Pelletan a tort complètement, car voici ce qu'il a fait, jugez-en vous-même.

Il nous est impossible «le faire connaître a nos lec- teurs comment se terminèrent les relations de George Sand avec Pelletan. Une caricature du jeune Maurice Sand indique que plus tard Pelletan, lors (Tune rencontre dans la rue avec son ex-élève, prétendit même ne pas le recon- naître. Tout ce que nous savons^ c'est que Pelletan ne resta pas longtemps à Nohant ; avant la fin de Fêté il se démit de ses fonctions de précepteur auprès du jeune Maurice. L'éeho de ses relations avec le grand écrivain

1 Correspondance, t. I, p. 351. Lettre du 28 février 1836. datée de

Bom :

* On trouve dan- le livre de Michiels, intitulé : « Le Monde du comique et du rire » (Paris. 1880), quelques lignes sur George Sand, assez insi- gnifiantes du reste.

366 GEORGE SAND

furent deux petits articles, dont l'un parut dans F Artiste et est intitulé : George Sand propos de son rdnian « Simon » . Dans l'autre intitulé « les Salons des écri- vains célèbres », Pelletan consacre quelques lignes à l'intérieur de la grande romancière, comparé aux des- criptions qu'il donne des logements d'antres célébrités de l'époque.

C'est ainsi que s'écoula l'été de 1837; gaîté et prome- nades dans la journée, travail, rêveries et musique dans la soirée. Tout semblait beau, joyeux, poétique. Et cepen- dant ce n'était qu'une apparence, la surface brillante d'un abîme qui cachait bien des choses fort loin d'être joyeuses ou même claires. L'amitié de George Sand pour Mmc d'Agoult était pour elle à cette époque une source d'amers désenchantements, et le sentiment exalté qui avait dicté les confidences et les effusions poétiques de 1835 s'était déjà très modifié.

Laissons la parole à Lina Ramann dont nous avons, plus d'une fois déjà, cité les pages documentées, et qui analyse très finiment la rupture qui commençait à se préparer et le refroidissement qui déjà se faisait sentir entre les deux femmes... « Tout ce qui pénétrait au dehors durant ce séjour à Nohant semblait beau, gai, poétique, mais tout ce qui s'y passait en réalité était loin d'être ensoleillé. Insensiblement, il s'éleva des dissonances entre la grande romancière française déjà célèbre et la comtesse avide de conquérir des lauriers, mais qui jusque-là n'avait d'autre titre de gloire, que celui d'être la maîtresse d'un grand virtuose. Lien des fois, il a été dit (pie la gloire de George Sand troublait le sommeil paisible de lu comtesse, et il est évident que sans George Sand, il n'y eût pas eu de Nélida. En tout cas. ce fut à Nohant que les premières

GEORGE SAND 367

agitations se firent remarquer et que les relations amicales commencèrent à se troubler.

« Mais indépendamment de la jalousie, ces deux natures étiraient de si grands contrastes qu'une harmonie de cœur ne put jamais exister entre elles. D'une part, George Sand, esprit profond et créateur, de l'autre, la comtesse d'Agoult, esprit éminent aussi, mais seulement résonnant au contact d'idées d'autrui {anempfindende). L'une, enfant de la nature, ne trouvait toutes ses aises que lorsqu'elle était en bottes et en blouse, ou montée sur un andalous fougueux et sans selle1 ; l'autre, des pieds à la tête une grande dame de la vieille école française, ne se sentait bien que dans des robes de mille francs ; l'une, nature toute prime-sautière, Ta utre, toujours réfléchie, pesant tous ses actes, ne fai- sant rien à la légère. Chez George Sand, la droiture per- sonnifiée, tout se faisant à visage découvert, le mal et le bien ; la comtesse toujours voilée. Comment ces deux na- tures féminines eussent-elles pu sympathiser longtemps

1 Ceci esl sans doute une licence poétique : George Sand. dans le cornant de cel été, montait un petit cheval, toujours sellé, qui lui avait été allient' de Nevéus par M. deGévaudan. Lina Raniann a été induite en erreur par Liszl lui-môme qui, dans sa Le l tre d'un Bachelières musique, dit à George Sand : « Peut-être allez-vous me trouver bien sombre au- jourd'hui, peut-être le chant du rossignol a-l-il marqué pour vous le passage d'une nuit délicieuse à un jour splendide ; peut-être vous êtes-VOUS assoupie sous les lilas en Heur» et avez-vous rêvé d'un bel ange aux cheveux blonds qui, à voire réveil, s'esi trouvé souriant a vos côtés sous les traits de voire lille chérie, peut-être votre impétueux andalous frémissant sous la main qui le dompte vous a-t-il l'ail franchir en quelques secondes la distance qui vous sépare de votre meilleur ami ; peut-être, et sûrement, avez-vous ren- contré sur votre passage 1rs regards d'un malheureux auquel vous avez l'ait bénir la Providence... » Dans une note à la même page, il esl dil que ce meilleur ami était Jules Néraud. Mais il esl hors de doute que Liszl en écrivant ces lignes parlait, non de Jules Néraud. mais de Michel que George Sand allail souvent voir OU de grand matin ou à la nuit tombée, tantôt à La Chaire, tantôt à Chàteauroux. (Voir les Lettres de foume et les lettres inédites de George Sand, du 10 avril, du 10 juin et du 18 septembre 1837.)

168 GBOBGE SAND

entre elles? Les voiles de la comtes.se mettaient Ge< Sand hors d'elle-même et la menaient au cynisme; le eynisme de George Sand portait la comtesse à l'hypocrisie, it comme la vue de cette enfant de la nature agaçait la grande dame, le cothurne de celle-ci ne pouvait qu'irriter l'enfant de la nature. Il y eut entre elles beaucoup de frois- sements, et quoique la seide cause en fût le contraste entre la nature toute nue de l'une et le lard de l'autre, Liszt eut bien des choses à aplanir et i]r> réconciliations à amener. Lorsque arriva le moment de se séparer, les adieux se firent cependant en assez bonne entente. Ces relations moins bonnes qui Unirent par amener une rupture définitive entre les deux femmes, ne restèrent peint sans influence sur l'amitié de Liszt avec George Sand. A partir de ce moment leur- rapports cessèrent pour ainsi dire. Quoique Liszt dût, au fond de son âme, attribuer tous les torts à la comtes cependant lorsqu'il revenait à Paris, il se tenait, par déli- catesse, éloigné de la romancière et lorsque, dans l;i suite, il ne se sentit plus astreint à tant de prudence, il ne put cependant se résoudre à aller l;i Noir : « Je ne voulais pa- « m'exposera ses sottises, » disait-il dans la suite, et en eflet Liszt ne retourna jamais à Nohant... » Nous verrons bientôt que les dernières assertions de M1"6 Ramann sont inexactes, mais, pour le moment, non- poursuivrons notre récit.

Liszt quitta Xoltant avec la comtesse vers la fin de juillet et partit avec elle pour l'Italie. Les deux femmes se quittèrent avec la promesse de s'écrire comme par le passé, et celle de se retrouver un jour de nouveau ensemble, n'importe où, mais, en réalité, on était bien changé dr> deux côtés. Ni la comtesse d'Agoult, ni George Sand ne croyaient pas trop en leurs propres promesses ; elles ai nient l'une pour Pautre veux de critique, et les illusions d'autrefois avaient

GEORGE SAXD, par Charpentier

D'après la gravure de Robinson

(1838)

GEORGE SAM) 369

disparu. La correspondance recommença cependant . mais le ton romanesque ei enthousiaste d'autrefois n'y était pins; la comtesse surtout se permettait de petits coups d'épingle cl parfois «1rs allusions à des sujets aussi délicats que la présence à Xohant de Mallefille, ou Chopin, qu' elle traitait toujours nn peu ironiquement, tout en sachant que George Sand avait déjà pour lui une vive sympathie. George Sand, de son côté, disséquait, avec le sang-froid d'un cri- tique, celle même comtesse aux cheveux d'or, à qui elle ;i\ ;iil chanté des litanies dont le souvenir se retrWve dans la dédicace de Simon. Elle sentait cl voyait clairement com- bien le joug amoureux pesait à Liszt, combien cette ambi- tieuse, avec ses lubies et ses prétentions, avec sa dupli- cité cl son amour-propre excessif, était peu fuite pour être la compagne du grand artiste; et lorsque, au commen- cement de 1838, Balzac passa quelque temps à Nohant, George Sand lui communiqua avec la franchise d'un con- frère, la précision et la couleur artistique d'un homme du métier, ses observations sur ce couple disparate, et conseilla au célèbre romancier de faire sur ce sujet un roman qu'il lui était peu commode de faire, à elle-même, et de l'intituler les Amours forcées «ai les Galériens, car, Liszt et la comtesse lui apparaissaient bien comme deux forçats rivés à la même chaîne, et traînant le même boulet dont ils ne pouvaient se défaire.

Balzac ne donna pas ce litre à son roman, mais il donna bien, comme ou lésait, dans saBéatrix, les portraits de Liszt, deM1" d'Agoult, de Gustave Planche et de George Sand elle- même, ainsi que la peinture de sa vie quelque peu excen- trique. Dans la correspondance inédite de Balzac avec George Sand, il y a une foule de détails fort curieux sur cet épisode, et dans les lettres de Balzac à 1' a Etrangère)),

370 GEORGE S AND

MD" Hanska. qui devint plus tard Mme de Balzac, pu- bliées récemment, se trouve le récit fort intéressant du séjour de Balzac à Nohant en 1838 et des détails curieux sur George Sand. Notons en passant que le costume dans lequel, en arrivant, il trouva GeoFge Sand, est en t<>u-> points semblable à la toilette singulièrement curieuse^ qui fit pousser des cris d'incrédulité à tant de lecteurs, dans laquelle [apparaît Camille Maupin c'est-à-dire MHe des Touches dans Béatrix. Ce n'est pas non plus sans malice que la comtesse d'Agoult est baptisée par Balzac du nom de « Béatrix », allusion mordante à son désir d'être, pour Liszt, ce que la Béatrice fut pour le Dante, rôle qui la préoccupait sans cesse et qui fit qu'une fois le grand pia- niste répondit à une de ses sentences doctorales : « Bah Dante! Bah Béatrix! Ge sont les Dantes qui créent les Béatrices; les vrais Béatrices meurent à dix-huit ans. »

Ainsi donc, au commencement de 1838, les relations entre George Sand et la comtesse d'Agoult s'étaient déjà sensiblement refroidies et à l'époque du voyage de George Sand à Majorque elles tournèrent au zéro, ce qu'il faut attri- buer surtout à la circonstance que la vaniteuse comtesse, habituée aux triomphes et à l'admiration générale, ne pouvait pardonner à George Sand la victoire remportée sur Chopin. La jalousie rentrée de la comtesse et cependant qui pouvait-elle envier, elle, la compagne d'un autre homme de génie?) ramenèrent àdes piqûres et même à de mesquines cruautés. Puis, les potins de commères et d'amis indiscrets vinrent se mêler à l'affaire. Lamennais dit des mots bles- sants, qui furent rapportés. Mwe Marliani voulut réparer les torts et les augmenta. Voici une lettre assez énigma- tique de Liszt qui s'y rapporte :

« Cher George, mon prince vous est antipathique et l'ex-

GEORGE SAM) 371

princesse Mirabella vous paraît avoir manqué de goût. Etait-ce en me choisissant ? Peut-être, mais n'importe. Crétin1 ;i toujours été fort accommodant sur certains points. C'est lundi en huit que nous sommes convenus. J'irai chez Mme Marliani demain, il ne sera jamais question de mon illustre et épileptique ami entre elle et moi, je vous le promets. Mardi au plus tard, je viendrai frapper à votre porte. Bien à vous. F. Liszt.

« Au risque de vous paraître insupportable, je ne puis pourtant pas vous faire grâce de deux cents mots en réponse à vos deux. A mardi donc. »

Enfin, la rupture définitive eut lieu en 183'.). 11 est vrai qu'en L840, encore, les deux ex-amies se rencontrèrent et assistèrent même ensemble à la première représentation du drame de George Sand Cosima, nommé ainsi en l'hon- neur de la seconde fille de Liszt et de la comtesse, Cosima, qui fut d'abord mariée à Hans von Bulow et qui est main- tenant Mme Richard Wagner. Plusieurs années plus tard, les doux romancière-, échangèrent encore des lettres. George Sand en écrivit une de condoléance à Mme d'Agoult qui venait de perdre sa fille, Mmc Blandine Ollivier, et M""' d'Agoult envoya une lettre de félicitations à George Sand à l'occasion du mariage de Maurice Sand. Quelque temps avant cela la comtesse avait dédié son roman de. Julien à George Sand, sans toutefois la nommer dans la dédicace. Elle parle encore Longuement de son amie. comme on le sait, dans son Histoire de la Révolution de 1848. Leurs relations personnelles ne se renouvelèrent toutefois plus ; elles se rencontrèrent souvent plus tard

.-lin » ou « Grétin-Fellow » éluil le sobriquet donné ix Li-zt par George Sand.

372 GEORGE SAM)

chez M. et M"" de Gîrardin, mais continuèrent à se tenir à distance.

Nous regardons comme dépourvue de tout fondement l'assertion du marquis de Gustine, désignant George Sand comme auteur de l'article paru dans la Revue des Deu.r Mondes, le 15 novembre 1840, sous le titre : Réplique à M. Liszt, servanl de réponse à la Lettre de ce dernier parue dans le même journal et dans laquelle il réfutait les raille- ries de mauvais goût qu'un journaliste (il sur le sabre d'hon- neur, offert à Liszt, en janvier 1840, au nom delà nation hon- groise. Nous ne croyons pas, disons-nous, que cette Réplique à Liszt soit due à la plume de George Sand; nous ne pou- vons l'admettre à aucun titre. La réponse de Liszt au persiflage du journaliste inconnu qui demandait ironi- quement à quoi pouvait servir le baudrier dont on l'avait si pompeusement ceint, à un musicien qui allait certainement se vanter de cet hommage, vraiment grandiose, et trop au-dessus des services qu'il avait pu rendre à sa patrie. « vu qu'il passait sa vie loin de la Hongrie », et que Ton ne pouvait pas mettre Li>zt sur le même pied que les fils vraiment glorieux de ce pays, cette repense de Liszt, disons-nous, est vraiment sublime, pleine de calme, de dignité, et de la modestie d'un grand artiste conscient de son talent et de ses devoirs. Liszt y disait que ce n'était pas une récompense ni un cadeau, mais comme le mémento de sa grande patrie, disant à l'un de ses enfants : « S<>i> digne de moi. » La Réplique à cette réponse, répli- que attribuée à George Sand. est au contraire écrite par quelqu'un qui ne comprend rien aux grandes choses, qui s'en moque, fait de l'esprit, et s'efforce d'avilir et de rabaisser les sentiments et les convictions du grand artiste, qui ne prêtaient pourtant nullement à la moquerie. Nous

GEORGE S.VND :J73

iiniis refusons «lune à croire que George Sand, eût-elle plus tard haï Liszt ce qui ne lui jamais le cas eût éié capable d'écrire cet article complètement en désaccord avec son caractère, son style, son grand cœur, ses larges idées, cl ses sympathies pour les nationalités opprimées.

Toul au contraire, après la rupture de Liszt avec la com- tesse, George Sand et lui se revirent plusieurs l'ois et échan- gèrent des lettres amicales, ce <|ui réfute pleinement l'asser- tion de Ramann « qu'il ne se revirent plus ».

Voici quelques lettres peu connues de George Sand1 et quelques lettres inédites de Liszt, écrites entre LX^N et 1XH, qu'il est très curieux de lire les unes après les autres.

Voici d'abord une lettre de Liszt qui, à en juger par le papier et l'encre, doit avoir été envoyée à George Sand avec elle de la comtesse d'Agoult, datée du i mai 1X38, peu après leur installation en Italie :

« Je ne sais pourquoi, mon bon George, nous sommes restés si longtemps sans nous écrire. Il n'y a pourtant guère i et il ne peut y avoir) de solution de continuité dans noire amitié. J'imagine même que les années s'amas- sant la rendront de plus en plus ferme et plus douce. Peut- être aussi le temps viendra-t-il enfin je pourrai quelque chose pour vous, ainsi que je nous le disais dans ma naïve exaltation de vingt ans. En attendant, laissez-moi toujours vous aimer à ma manière, et penser et ic\c\- silencieuse- ment à vous, ma pauvre amie!

ci La princesse vous a parlé sans doute de nos projets pour l'automne et l'hiver prochain, ('/est chose tout à l'ail décidée que noire voyage à Constantinople ; je le désire

lie; ni coup pour ma part, et la princesse ne demande pas mieux

" Ces lettres de Gaorge Sand mil été publiées par Mme La Mara dans jnii volume : - Briefe hervovragender Zeitgenossen an Franz Liszt. •>

374 (1E0RGE S AND

comme vous savez. Nous vous retrouverons donc proba- blement à Naples . à moins que vous ne soyez tentée d'être des nôtres et de faire la révérence au Grand Turc.

« A propos de Grand Turc, j'ai écrit deux mois à ma mère relativement à Bonn aire et Buloz. (Test une naïveté tort pardonnable de sa part, sans doute, mais enfin c'est une naïveté, et de plus une démarche parfaitement inutile de toutes façons, comme vous le dites fort bien. Je vous remercie de m'en avoir averti et je regrette seulement que vous n'ayez pas dit de suite franchement, et brutale- ment au besoin, toute la vérité à ma bonne mère, fort peu au courant de ces sortes d'affaires. Après votre lettre <\r Chamounix tout autre brevet d'immortalité ne serait qu'un pléonasme fastidieux dans la Revue des Deux Mondes.

« Quand vous viendrez en Italie, c'est moi qui von-- ferai l'hospitalité de pipes, attendu que j'en ai rapporté une quin- zaine de vieilles déjà et que je compte bien doubler àGons- tantinople. Je fume modérément depuis quelque temps : cela contribue peut-être à me faire trouver vos vieux livres (qui sont les seuls que je puis me procurer ici encore plus beaux.

« Si Leroux et Quinet se souviennent encore de mon nom, rappelez-moi affectueusement à eux. Je les ai peu vus l'un et l'autre à mon grand regret. Je serai très heureux de les retrouver à Paris.

« Bonsoir, mon cher George. Voici une lettre toute gribouillée selon ma louable habitude, mais il est très fard et je souffre beaucoup de la tête.

« Aimez-moi toujours un peu. et ne doutez point de moi.

« A NOUS.

c F. L. »

- GEORGE SAND 37"»

*

Voici un autre billet, probablement écrit au printemps uV 1840, lorsque Liszt fit un court séjour à Paris, de pas- Sage pour Londres, et que George Sand s'y trouvait aussi pour assister aux répétitions de Cosima :

« Partirez-vous bientôt ? Vous savez que je viens de passer neuf jours dans mou lit et probablement, il ne me sera pas permis de sortir avant la fin de la semaine

« Faites-moi savoir si nous êtes ici samedi, car je vou- drais vous demander plusieurs choses, et surtout ne point, quitter de nouveau Paris, pour deux ans peut-être, sans vous avoir revu.

« Bien à vous.

« F. Liszt.

« Mercredi. »

Et en 1841, George Sand lui écrit à son tour l'amicale épître que voici, parue dans le livre de La Mara, et que cette dernière rapporte à mars ou avril.

« Monsieur Liszt, rue cl Hôtel d'Antin.

« Cher vieux,

« Je vous remercie de la pipe que vous m'annoncez et que je n'ai pas reçue. Je sais d'avance qu'elle sera char- mante et, ne le fût-elle pas, elle ne me sera pas moins chère, venant de vous.

« Pourvu que vous ne veniez pas avant trois heures je

vous recevrai toujours, sauf à vous faire attendre trois

minutes pour sortir des limbes du sommeil je suis encore

quelquefois à cette heure-là. Chopin est malade aujourd'hui,

et moi aussi, mais nous n'en sommes pas moins vivants

pour vous aimer de cœur.

« G. Sand. »

370 &E0R6E SAM)

Enfin voici trois lettres se rapportant à 1H44, dont l'une est datée du 30 mai. et les deux autres furent bien sur écrites un peu auparavant.

« Il m'a semblé que votre corbeille se fanait. Permettez- moi de la rafraîchir. Le langage des fleurs m 'étant inconnu en vertu de mon'crétinisme qui iva crescendo , je suis jus- tifié M'avancede tout logogriphe qui pourrait s'y trouver.

« A bientôt.

« Liszt. »

Elle répondit à ceci :

« Monsieur Li-zl. Hôtel Byron, rue Laffitte.

« Mon cher ami. est-ce que vous auriez doue, à mon insu, quelque tort envers moi, que vous me faites tous Logôgriphes et cérémonies? Je n'y comprends goutte et je compte bien que vous -viendrez m'expliquer tout cela le plus tôt possible.

« Souvenez-vous seulement de mes habitude- de veille

prolongée, de sommeil prolongé par conséquent, et ne

venez pas me voir avant quatre heures. Le soir, tant que

vous voudrez.

h A bientôt, j'espèrëi

« George. » Lundi. »

« Je n'étais rentré à Paris que pour quelques heures afin de ne pas foire manquer ce malheureux concert des aliénés à la suite duquel mon mal a redoublé. Le lende- main, je me suis traîné clopin-clopant, à. la place d Or- léans ' ; vous veniez de partir, mais en revenant, j'ai trouvé votre billet dont je vous remercie de tout cœur.

1 George Saml ri Chopin demeurèrent place d'Orléans entre 1842-1847.

GEOBGE S AND 3T7

« Il me faudra une dizaine de jours de repos absolu pour me remettre, après je commencerai mon métier de commis voyageur en concert et tirerai à rue et à oreilles sur Lyon, Marseille et Bordeaux. Si, au mois d'août, vous étiez encore à Nohant, nous pourrions réaliser notre ancien pro- jet de Festival à Châteauroux.

En tout cas. à moins que Jeanny1 ne Lâche les chiens et les bêtes fauves des environs contre moi, je viendrai prendre congé de vous à Nohant, car je vous avouerai tout naïvement que j'ai grand désir de vous revoir encore aviinl de quitter la France pour plusieurs années probable- ment.

« Bien à vous de cœur.

« Liszt.

Pnit Mari y. 30 mai 44.

« l'.-S. Dites à Chopin la vive part que je prends à son chagrin '. »

Enfin nous trouvons dans le volume des lettres impri- mées de Liszt une missive datée de Lisbonne. 1845, dans laquelle le grand pianiste raconte à George Sand sa ren- contre avec leur ami d'autrefois, Blavoyer3, et lui recom- mande une personne qu'il lui avait adressée, tout cela sur le ton le plus amical.

Ces lettres mettent à néant l'opinion soutenue par M^Ra- mann,que Chopin nourrissait des sentiments hostiles envers

Liszt par suite des mauvais rapports de ce dernier avec

' Paysan berrichon, demi-chasseur, demi-devin, prototype de Mouny- Robin . La mort de son pore. " Voir p. 326..

378 GEORGE SAM»

George Sarîd. Il est de toute évidence que dès le moment M1"" d'Agoult ne fut plus entre eux, les relations de George Sand avec Liszt s'améliorèrent aussitôt. Il n'y eut plus entre eux, il est vrai, la même intimité, mais l'ancienne admiration de Liszt pour George Sand, comme écrivain, ne subi! jamais la moindre éclipse.

En 1842, ilentrepritde composer un opéra sur Consuelo, et il suivait en général avec intérêt tout ce qui sortait de la plume de George Sand. Dans sa correspondance publiée, nous trouvons plus d'une fois des passages sur les œuvres de George Sand entre autres sur Y Histoire de ma Vie ou sur sa Correspondance. Il analyse d'une manière très détaillée toutes les lettres qui l'ont frappé ou qui lui ont le mieux plu *. Bien plus intéressante encore est l'influence immédiate qu'exerça sur Liszt notre grand écrivain, ce qui est par exemple très visible dans l'avant-propos littéraire du poème symphonique de Liszt : « Héroïde funèbre. » Cet avant-propos est la répétition presque textuelle d'une page bizarre et fantastique des S<jpt corda de la lyre et c'est ce qui nous porte ;'i analyser ici ce livre, quoiqu'il n'ait paru qu'en ]No(.>.

Il est fort douteux qu'un lecteur de nos jours lise jamais eetteœuvre, et l'on peut dire que presque aucun des admi- rateurs de George Sand ne la commit ou ne s'en souvient. Quant aux critiques, ils la passent tout à fait sous silence. ou se bornent, en en parlant, à quelques lignes dans le genre des courtes phrases suivantes qu'en dit. par exemple. M. d'Haussonville : « Parmi les ouvrages de George Sand, il y aune œuvre qui ressemble à un drame fantas-

1 Voir les lettres du •> mai el du 4 juin 1855 à sa mystérieuse amie. (Franz Li?zt> Briefe. III Band, Briefeain eïhc Freuodin, herausgeben von La Mara. 1894. Leipzig). Voir aussi .-a lettre a M""- Malvina Tardieu, du 6 novembre 1882.

GEORGE SAN1) 379

tique, intitulée : les Sept cordes de la lyre. Son talent à elle n'était-il pas aussi une lyre à sept cordes dont chacune rendait un son différent, mais qui résonnaient tontes à l'unisson ? » Et après avoir appelé George Sand i'arrière- petite-fille de cette Diotime de Mantinée, que Platon avait admise à son banquet, et qui s'écriait : « O mon cher Socrate, la vie n'a de prix et n'est belle qu'autant que nous contemplons la beauté éternelle », cet auteur ajoute que « dans toutes les œuvres de George Sand on sent le vol de son imagination et une tendance vers la beauté éternelle ». Et voilà tout. C'est pourquoi nous nous permettons de raconter d'une manière plus détaillée le sujet de cette fantaisie ou de- cette allégorie, dont il serait difficile de préciser l'idée générale, à moins de la comprendre de la manière suivante : L'esprit humain, pour être complet, pour s'approcher du Créateur et pour pénétrer l'harmonie de la création, doit vibrer de toutes ses cordes qui sont : la foi, l'amour, Fart, la contemplation, etc., etc.. Privé de Tune de ces cordes, l'es- prit esi incomplet et ne peut saisir nil'Harmonie sublime, ni la Beauté suprême. Cette idée fut donnéeà George Sand par Michel, car on trouve parmi ses papiers intimes une petite feuille sur laquelle sont dessinées deux lyres. Tune, assez correctement faite, ne porte aucune inscription, l'autre, très mal dessinée à la plume, porte au bas : La lyre de George Sand d'après le plan de son ami Evrard (sic). Nohant, le 11 août 183o. Et sur ses cordes on lit les inscriptions suivantes :

La Pair, les sciences, V agriculture .

La Guerre ou la Liberté et la Tyrannie.

Les Douleurs ou la Mort, le crime.

Les Joies, ou la croyance, les martyrs, la Vertu.

Evocations Les Tomheaux.

380 GEORGE S AND

L'Amour ou les éléments : le soleil, lr ciel, la terre, l'eau, h' feu.

Dieu, ou la prière, et l' Adoration.

Ce canevas a servi à George Sand pour écrire son Kvre curieux, la thèse esi développée on sens inverse. Un phi- losophe, maître Albertus, qui. selon l'auteur, paraît vivre dans mitre siècle, niais qui. en réalité. Ait hors du temps et de l'espace, élève une jeune fille, confiée à ses soins, Hélène, enfant de son vieil ami, fabricant d'instruments de musique, Meinbacker, qui ne lui avait laissé en héritage «pie des dettes et une mystérieuse Ivre à sept cordes. Hélène s'occupe de philosophie chez Albertus, comme les autres disciples de ce maître : Elans, Karl, Wilhelm, etc dont chacun person- nifie une certaine tendance de l'esprit humain. Pourtant Hélène l'ait de médiocres progrès en philosophie. Elle est attirée vers la poésie et vers la musique, arts qui lui sont détendus, dans la crainte qu'ils ne troublent sa raison, car on avait précédemment remarqué que la musique provo- quait chez Hélène des extases qui ressemblaient à de la folie ou au somnambulisme. Ce n'était toutefois rien moins que les manifestations chez elle du génie musical, incom- prises par son entourage. Or, la lyre à sept cordes n'est pas un instrument ordinaire. Elle a été faite de temps immé- morial, parmi certain Adelsfreit, ancêtre du vieux Mein- backer, et elle porte, gravés, ces mots mystérieux :

A qui vierge me gardera

La richesse, A qui bien parler me fer;!

La siipvssr. A quiconque me violera

Lm folie r.t. -il me brisBj il le paîra De sa vie.

(il7. OUI. K SAM) 381

Notre vieil ami Méphistophélès se mêle de l'affaire. Il veut se rendre maître de l;i lyre, afin de perdre l'esprit de lu lyre, qui ne doit être délivré que par l'amour sublime d'une vierge. Pour atteindre son but, Méphistophélès essaie d1abord de briser la lyre Sous la figure du juif Jonathas Taer, l'un des créanciers de feu Meinbacker, il amène chez Albertus toute une Coule d'acheteurs : un porte, un com- positeur, un peintre et un critique. L;i force mystérieuse de la lyre leur fait à l'un après l'autre, perdre la tète, leur inspire la marne des grandeurs, leur fail dévoiler toute la bassesse de leurs âmes jalousés et mesquines; et c'est alors que soit en raisonnements calmes, soit en divagations ab- surdes, ils dévoilent et montrent à nu leurs véritables caractères. Ils n'entendent rien à ce qui sert de la sphère de leurs étroites spécialités et comprennent même fort peu celle seule spécialité. Chacun de ces gens du métier se figure être un génie, et ne reconnaît dans les autres que de médiocres artistes.

Les projets de Méphistophélès échouent ; la lyre reste intacte. Alors il met en jeu Albertus lui-même. Il lui suscite d'un côté la soif de tout connaître, de tout com- prendre, comme celle qui torturait Faust, et de l'autre, il éveille dans son cœur un violent amour pour Hélène. Pour- suivant toujours son but, Méphistophélès suggère à Albertus l'idée de briser l'une après l'autre les cordes de la lyre, car. entre temps, voici ce qui était arrivé : Hélène ayant réussi à s'emparer de la lyre, était tombée en extase: même par son extérieur, elle ressemblait à une prophétesse, on eût dit un être surhumain. C'est avec sa chevelure sur- tout que se passaient des choses absolument surnaturelles. Hanz. « Voyez, maître, ceci tient du prodige, les ru- bans de .sa coiffure se brisent et tombent à ses pieds. » (Pour

382 GEORGE S AND

prodige, cela en es! sûrement un ! « Sa chevelure semble s'animer comme si un souffle magique la dégageait d< liens brillants, pour la séparer sur son front et la répandre en flots d'or sur sesépaulesde neige. Oui, voilà sescheveux qui se roulent en anneaux libres et puissants comme ceux d'une jeune enfant qui court aux vents du matin. » I à faire enrager km-, les coiffeurs! . « Ils rayonnent, ils flamboient, ils ruissellent sur son beau corps comme une cascade embrasée des feux du soleil. 0 Hélène, que vous êtes belle ainsi ! Mais vous ne m'entendez pas !

Albertos. Hanz. mon fils, ne la regarde pas trop. Il y a dans la vie humaine des mystères que nous n'avons pas encore abordé- et que je ne soupçonnais pas, il y a un ins- tant.

Hélène. Elle soutirât la lyre d Une main et élève l'autre vers le ciel. Voici! lemystère s'accomplit. La vie est courte, mais elle est pleine! L nomme n'a qu'un jour, mais ce jour est l'aurore de l'éternité ! La lyre résonne magnifiquement.

Hanz. O muse, ô belle inspirée... »

Entrée en relation directe avec l'esprit de la lyre. Hélène passe des heures entière.- en improvisations exaltées; elle comprend tout ce que l'esprit de la lyre lui dit, et la lyre résonne alors d'elle-même sans que la jeune fille y touche, mais les hommes n'entendent que les réponses d'Hélène au. i paroles de l'esprit, ils entendent sa musique. Quelle allé- gorie ! Albertus ne comprend ni ce qui se passe en Hélène, ni son langage, et, poussé par Méphistophélès , il brise d'abord les deux premières cordes de la lyre, les cordes d'or : celles de la foi et de la contemplation de l'infini. 11 brise ensuite les deux cordes suivantes, les cordes (Far g ent: celles de l'espérance et de la contemplation du beau! Peu

GEORGE S AND 383

à peu il commence à mieux comprendre Hélène, mais crai- gnant de nom eaux accès de sa folie, il lui cache la lyre La jeune fille tombe alors dans une folie plus grande encore, et, cherchant pat-tout sa lyre, elle parvient au faîte de la flèche delà cathédrale Albertus la suit. Il tient la lyre sous -'»n manteau, mais au lieu de la rendre simplement à Hélène, il engage avec elle le dialogue suivant :

Albertus. « Arrêtons-nous sur cette terrasse, mon enfant, cette rapide montée a épuiser tes forces.

Hélène. \on, je peux monter plus haut, toujours plus haut.

Albertus. Tu ne peux monter sur la flèche de la cathédrale... L'escalier est dangereux, et l'air vif qui souffle ici est déjà assez excitant pour toi.

Hélène. Je veux monter, monter1, toujours, monter jusqu'à ce que je retrouve la Ivre. Un méchant esprit l'a enlevée et l'a portée sur la pointe de la flèche. Il l'a déposée dans les bras de l'archange d'or qui brille au soleil. J'irai la chercher, je ne crains rien. La Ivre m'appelle. [Elle veut * élancer sur l'escalier de la flèche.]

Albkrtus, la retenant. Arrête, ma chère Hélène ! Ton délire l'abuse. La Ivre n'a point été enlevée. C'est moi qui, pour l'empêcher d'en jouer, l'ai ôtée de dessous top. chevet. Mais reviens à la maison, et je te la rendrai.

Hélène. Non, non. vous me trompez. Vous vous enten- tez avec le Juif Jonathas pour tourmenter la Ivre et me donner la mort. Le Juif l'a portée là-haut. J'irai la reprendre : suivez-moi si vous l'osez. (Elle commence à gravir l esca- lier.)

Albertus (lui montrant la lyre quil tenait sous son

1 On croit entendre dans le mut mouler de nouveau une allégorie.

384 GEORGE SAM»

manteau . Hélène, Hélène, la voici, regarde-la ! Reviens, au nom du ciel ! Je t'en laisserai jouer tant ce que tu voudras. .Mais redescends ces marches, ou tu vas périr !

Hélène, s'arrétanl. Donnez-moi la lyre et ne crai- gnez rien.

Albertus. Non, je te la donnerai ici. Reviens. O ciel ! Je n'ose m'élancera près elle. Je crains qu'en se hâtant, ou en cherchant à se débattre, elle ne se précipite an bas de la loin-.

Hélène. Maître, étendez le bras et donnez-moi la lyre, ou je no redescendrai jamais cet escalier.

Albkmts. lui tendant la lyre. Tiens, tiens, Hélène, prends-la. Et maintenant, appuie-toi sur mon bras, descends avec précaution. [Hélène saisit la lyre et monte rapi- dement tescalier jusqu'au sommet de la flèche. ... »

Elle s'assied auprès do l'archange de bronze, et voyant devant elle l'immense ville pleine de vie et fourmillant d'hommes, elle se mot à improviser sur les souffrances ri les malheurs de l'humanité. Cependant Han^. qui veut la suivre, grimpe de l'autre côté de l'archange pour soutenir Hélène si la tète venait à lui tourner ce qui ne serait nullement étonnant sur une estrade de concert aussi élevée. Hélène termine cependant sans accident son entre- tien avec l'esprit de la hjr<- : elle cause maintenant avec lui sur les cordes d'acier et comme ces cordes ne parlent plus de choses inaccessibles aux hommes, mais leur dépei- gnent bien les gloires et les malheurs du genre humain, alors Iianz et Albertus peinent comprendre Hélène.

Héli':.ni-:. O esprit, m'as-tu conduite? Pourquoi m'as- tu enchaînée à cette place pour nie forcer à voir et à entendre ce qui rempli! mes yeux de pleurs et mon cœur d'amertume? Je ne vois au-dessous de moi que les abîmes

GEORGE SAND 385

incommensurables du désespoir; je n'entends que les hur- lements d'une douleur sans ressource et sans fin ! Ce monde est-ce une mare de sang, un océan de larmes ! Ce n'est pas une ville que je vois ! J'en vois dix, j'en vois cent, j'en vois mille, je vois toutes les cités de la terre. Ce n'est pas une seule province, c'est une contrée, c'est un conti- nent, c'est un monde, c'est la terre tout entière que je vois souffrir et que j'entends sangloter! Partout des cadavres et autour 'd'eux Ar^, sanglots. Mon Dieu! que de cadavres! mon Dieu ! que de sanglots ! Oh ! que de moribonds livides couchés sur une paille infecte ! oh ! que de criminels et d'innocents agonisant pêle-mêle sur la pierre humide des cachots! oh! que d'infortunés brisés sous des fardeaux pesants ou courbés sur un travail ingrat ! Je vois des enfants qui naissent dans la fange, des hommes en manteaux de pourpre et d'hermine tout souillés de fange, des peuples entiers couchés clans la fange ! La terre n'est qu'une masse de fange labourée par des fleuves de sang. Je vois des champs de bataille tout couverts de cadavres fumants et de membres épais qui palpitent encore ; j'en vois d'autres s'élancent des bataillons poudreux, au son des fanfares guerrières. Je vois les armes reluire au soleil ; j'entends bien les chants de l'espoir et du triomphe; mais j'entends aussi les gémissements des blessés, les derniers soupirs des mourants que brisent les pieds des chevaux. J'entends aussi le cri des vautours et des corbeaux qui marchent derrière les années, et l'air est obscurci de leur vol sinistre; eux >euls seront les vainqueurs ! Eux seuls entonneront ce soir l'hymne de triomphe en enfonçant leurs ongles ensan- glantés dans la chair des victimes... »

Les épreuves de Yesprit de la lyre touchent à leur fin. Hélène, en proie au désespoir, en voyant les misères II. 25

386 GEORGE S AND

humaines, les souffrances des pauvres martyrs et la cruauté des persécuteurs qui s'intitulent la fleur el le couronnemenl de la création, jette la lyre du haut delà tour. Il semblerait que lt- coule est liui. Mais non, Méphistophélès se saisit de la lyre et la remet à la servante d'AIbertus, qui passe juste- ment à ce moment, et la lyre est restituée dans le cabine! du savant docteur. La lyre ne garde plus qu'une corde, celle d'airain, qui parle aux hommes par l'autour. C'est alors seulement qu'Albertus comprend le langage de l'esprit de lalyre, et cet esprit devient enfin libre, mais Hélène, qui s'était éprise de lui, meurt en brisant la dernière corde et son âme unie à celle de l'esprit de la lyre, saluée par la foule des frères célestes, est emportée par eux dans l'espace éthéré ou plutôt sûr la blanche étoile de Véga, dans la constellation de la Lyre!!

Albertus, qui a enfin compris le sens suprême et l'har- monie des choses créées, se réconcilie avec la vie, «-t. s'adressant à ses disciples, leur dit : « Mes enfants, l'orage a éclaté, mais le temps est serein; mes pleurs ont coulé, niais mon Iront est calme : la lyre est brisée, mais l'har- monie a passé dans mon âme. Allons travailler.

Nous devons avouer qu'il nous a fallu du courage pour lire cette œuvre nébuleuseet emphatique, quoiqu'on y trouve do pages sublimes de poésie, et d'autres pleines d'humour et d'observations fines fondes, mais on peut dire que

lu forme en est aujourd'hui quasi insupportable ; le (oui est tellement monté sur des échasses mystiques et allégoriques, que cela amené souvent le sourire surles lèvres. Telle, par exemple, la scène sur la flèche de la cathédrale, que nous venons de citer, et qui est tout simplement burlesque par son romantisme exagéré paraissant pi\ sque une charge. Elle ne peut provoquer chez le lecteur qu'un rire irrésis-

GEORGE SAM» 387

tible à l'instar de la si célèbre el si comiquement empha- tique scène sur la tour du «Constructeur de Solness » de Ibsen que l'on nous pardonne cette hérésie.

Les lignes suivantes tirées d'un prétendu chant slave Les Cœurs Résignés '.' de G ryzmala, servent d'épigraphe à cette œuvre fantastique :

« Eugène, souvenez-vous de ce jour de soleil nous écoutions le fils de la Lyre, el nous avions surpris 1rs sept Esprits de la Lumière s' élançant dans une danse sacrée au chant des sepl Esprits de l'Harmonie. Comme ils sem- blaient heureux ! »

Cette poésie prétendue nationale ressemble si peu à un chant national quelconque, que nous ue pouvons com- prendre d'où Grzymala l'a tirée. Et si George Sand a cru y voir vraiment un chant slave, elle s'est fourvoyée elle- même ou a été mystifiée par l'écrivain qui ne se rendait pas assez compte de ce qu'est la poésie populaire; ou peut- être encore a-t-il voulu mystifier ses bénévoles lecteurs à l'instar de Mérimée avec sa Guzla ; mais malheureusement il ne sut pas imiter le ton des chansons nationales. C'est aussi faux de ton que toute celte œuvre de George Sand est ennuyeuse. Il n'en est pourtant pas de même de toutes se- parties. Quelle belle scène, par exemple que celle de la rencontre des critiques ! Rien n'yesl faux ni imité, et il suffirai! de lire quelque article de critique, contemporain de George Sand. par exemple ce qui a été dit en 1838. dans la France musicale, par un certain cuistre musical, sur l'impromptu en la bémol majeur de Chopin, pour com- prendre que cette scène est sortie d'un seul jet de la plume de George Sand. Elle se trouvait d'une part, sous l'im- pression de ce qu'un grand artiste, comme Chopin, se tenant à l'écart de tout*.- polémique et de toute lutte, avait

388 GEORGE SAM)

à souffrir de pareils éreintements, et, d'autre part, elle subissait l'ascendant de Liszt, toujours avide de combattre, s'élançant, indigné, au-devant des ennemis, à la vue des banalités du public et des idées rétrogrades de messieurs les critiques. Chacun des représentants des quatre spëeia- 'lités est un type si parfaitement accompli que chacun de nous peut remplacer par des noms propres ces quatre indica- tions : le polie, le compositeur, le critique, le peintre, et nommer bon nombre de médiocrités contemporaines qui s'acharnent, dans leur étroitesse bornée, à injurier tous ceux qui ne sont pas de leur coterie, sans voir pour cela, même dans leur spécialité, plus loin que leur nez.

Tout aussi charmantes sont les autres scènes secondaires apparaissent les simples bons citoyens, qui servent de repoussoirs à la sublime Hélène et au non moins sublime Al- bertus. Leur banalité, leur mesquinerie, leur inertie d'esprit, leurs bavardages insipides sur des choses auxquelles ils n'entendent rien . tout cela est rendu d'une manière inimitable.

Reconnaissons aussi, quoi que nous en ayons dit, que l'improvisation d'Hélène et son entretien, au sommet de la flèche, avec l'esprit de la lyre sur la grandeur et les souf- frances de l'humanité, sont empreints d'une vraie poésie et pénétrés, comme toutes les pages de ce genre de George Sand, d'une pitié profonde et ardente.

C'est justement ici le lieu de citer le fragment que nous avons déjà mentionné, c'est-à-dire la Préface de Liszt pour son poème symphonique : VHéroïde funèbre, le seul épisode conservé de la Syritplionie révolutionnaire et qui a paru après 1850. Tout comme George Sand par la bouche d'Hélène, Liszt y dit que tout progrès de l'humanité est acheté au prix du sang, des douleurs nuis

GEORGE SAND 389

nombre, des pleurs et <\cx gémissements, et que souvent, au milieu <le cette mer de larmes et de sang, on ne voit pas même les résultats grandioses auxquels tendent les efforts des hommes.

«... Dans cette perpétuelle transformation d'objets et d'impressions, il en est qui survivent à tous les change- ments, à toutes les mutations, et dont la nature est inva- riable. Telle entre autres et surtout la Douleur, dont nous contemplons la morne présence, toujours avec le même pâle recueillement, la même terreur secrète, le même respect sympathique et la môme frémissante abstraction, soit qu'elle visite les bons ou les méchants, les vaincus" ou les vainqueurs, les sages Ou les insensés, les forts ou les faibles. Quel que soit le cœur et le sol sur lesquels elle étend sa végétation funeste et vénéneuse, quelle que soit son extraction et son origine, sitôt qu'elle grandit de toute sa hauteur, elle nous paraît auguste, elle impose la révé- rence. Sorties de deux camps ennemis, et fumantes encore d'un sang fraîchement versé, les douleurs se reconnaissent pour sœurs, car elles sont les fatidiques faucheuses de tous les orgueils, les grandes niveleuses de toutes les destinées. Tout peut changer dans les sociétés humaines, mœurs et cultes, lois et idées; la Douleur reste une môme chose; elle reste ce qu'elle a été depuis le commencement des temps. Les empires croulent, les civilisations s'effacent, la science conquiert des mondes, l'intelligence humaine luit d'une lumière toujours plus intense ; rien ne fait pâlir son inten- sité, rien ne la déplace du siège elle règne en notre âme, rien ne l'expulse de ses privilèges de primogéniture, rien ne modifie sa solennelle et inexorable suprématie. Ses larmes sont toujours de la môme eau amère et brûlante ; ses san- glots sont toujours modulés sur les mêmes notes stridentes

390 GEORGE S.\NT>

et lamentables; ses défaillances se perpétuenl avec une intolérable monotonie; sa veine noire court à travers chaque cœur et son dard brûlant contagie chaque âme de quelque incurable blessure, son étendard funéraire flotte sur tous les temps el tous les lieux... Sur ce seuil tranchant que tout événement sanglant bâtit entre le passé et l'ave- nir, les souffrances, les angoisses, les regrets, les funé- railles se ressemblent partout et toujours. Partout et tou- jours on entend sous les fanfares de la victoire, un sourd accompagnement de râles et de gémissements, d'oraisons et de blasphèmes, de soupirs et d'adieux, et l'on pourrait croire que l'homme ne revêt de manteau de triomphe, et des habits de fête, que pour cacher un deuil qu'il ne saurait dépouiller, comme s'il était un invisible épidémie. . . »

11 est <\r toute évidence que cet hymne grandiose la Douleur est une paraphrase de l'entretien d'Hélène avec l'esprit de la Ivre *. .

D'un autre côté, la onzième Lettre d'un voyageur à Meyerbeer pourrait être facilement prise pour un article de Liszt lui-même, tant ce sont ses idées à lui, sa manière de voir, son ton, son style. Dans ce compte rendu enthou- siaste des opéras de Meyerbeer, George Sand salue chaleu- reusement les voies nouvelles dans lesquelles est entré le jeune compositeur et les buts nouveaux vers lesquels l'artiste semblait vouloir marcher. Ainsi, par exemple, dans les Huguenots, il a tenté de peindre les sentiments collectifs des masses, la lutte de deux principes religieux et la personnification de la fermeté démocratique et du courage protestant en la personne de Marcel. La onzième Lettre d'un voyageur^ dan- -on erïsemble.comme dans ses détails,

' Voir !<•- Sept >'ordes de ta Lyre, \>. 128-133

GEORGE SAM) 391

porte plus que l'empreinte des idées du grand artiste qui, en l'été de 1837. avait soufflé à George Sand les pages cité< s plus haut sur Yexplication de la musique par la parole, sur Hoffmann, les Sons du Midi et les Sons du Nord, etc. Aiu^i. l'auteur y parle des insupportables cadences ila- liennes, des finale surannés et d'autres procédés passés de temps, auxquels Liszt faisait alors la guerre en pratique comme en théorie. Cette épître est comme une exposition, comme une paraphrase de l'article de Liszt lui-même sur les Huguenots '.

N'est-il pas curieux aussi de noter que sur la première feuille du carnet donné par Liszt à ( JeorgeSand à ( ienève, en 1836, et portant l'inscription «JFelloiv à Piffoël», on lit : > Le '1 volume de l'exposition de la doctrine de Saint-Simon. 11 n'a été donné qu'en feuilles à une cinquantaine de membres de la famille. Au besoin, le faire copier... a On devine très aisément quel était celui qui tenait alors George Sand au courant des choses saint-simoniennes et qui la rensei- gnaient sur la doctrine.

N'est-il pas intéressant à constater encore qu'en 1841, lorsque George Sand écrivait sa Cônsuelo qui est comme la personnification en un seul type de Pauline Viardot, de Nourrit si plein de piété pour son art, de Liszt lui-même, etdesidéesdesSaint-SimonienssurlaA ocation de l'artiste,, et que cette héroïne de roman se faisait membre (Tune loge de francs-maçons et y jouait un grand rôle, poussée par -a pitié ardente pour l'humanité et le désir de la servir de quelque manière que ce fût, que Liszt était à ce même moment devenu membre de la loge maçonnique de Y Union ?

Plus tard, en 1861, Liszt entrait riiez [es frères Tertiaires

1 Sâmmtlichc Werkc von Franz Li*zt, Il Band : L'cbor Meyorbeer'a Hueenotten S. 64.

392 GEORGE S AND

de Tordre religieux de Saint-François d'Assises, e'est-à- dire qu'il faisait partie des frères laïques, qui, toui en suivant leur vocation séculière et vivant dans le inonde, acceptent néanmoins tous les devoirs et jouissent de tous les droits de Tordre. Le biographe de Liszt voit avec raison une seule et même évolution ininterrompue, une progression toute logique dans l'enthousiasme de Liszt, en 1831, pour le Saint-Simonisme. dans son entrée chez les francs-maçons en 1841, et dans son adhésion en 1861 à l'œuvre de Saint- François. Tout cela est l'expression symbolique et tout à la fuis la confirmation extérieure de ses idées et de ses sen- timent.-, chrétien.-, qui dès son enfance se manifestèrent chez lui.

Cette pitié chrétienne se mariait en lui avec la même conviction profonde de la vocation divine de l'artiste, qui remplissait l'âme de Consuelo, et avec la croyance de la nécessité pour un véritable artiste d'élever constamment son moi humain, afin d'être un digne gardien du génie émané de Dieu et de ne pas le rabaisser. Quelles belles, quelles sublimes idées, et quel bonheur pour George Sand d'avoir rencontré sur son chemin, après les orageuses épreuves de sa vie personnelle, après les prédications négatives et désordonnées de Michel, un artiste qui adorait son art avec tant de conscience !

On dit ordinairement que les Sept Cordes de la Lyre ont été écrites sous l'influence des idées philosophiques (!<■ Pierre Leroux; nous venons île donner une preuve irré- cusable que cette œuvre fantastique est née d'une pensée de Michel jetée au hasard. Mais elle est, en même temps, écluse sous l'influence des idées philosophiques et artis- tiques de Liszt, de Pictet , de Nourrit, de Grzymala, de Chopin, c'est-à-dire qu'elle tut l'écho do tendances philo- sophico-musicales, qui flottaient dans l'air, à Genève, à

fi F. ORGE SAND 393

Fribourg, à l'hôtel de France et à Nohant, entre 1835-4837, tendances dont Liszt surtout était le propagateur et l'âme. Aussi, si la ressemblance presque absolue de la Préface do Y Héroïde funèbre avec les paroles d'Hélène Meinbaker ne prouvai! pas ;'i quel point l'illustre musicien et le grand porte étaient d'accord dans leur manière do voir, de penser ol de sentir, et si ces pages ne témoignaient pas suffisam- ment de l'affinité d'esprit qui régnait entre les deux génies à cette époque, il suffirai! de comparer les lettres de George Sand à Liszt et celles de Liszt à George Sand ; les Lettres d'un Bachelier es musique et les Lettres d'un voyageur ; les articles de Liszt et les œuvres ultérieures de George Sand dans lesquelles apparaissent des musiciens et des

artistes, et elle expose (\cs idées à la Liszt sur le rôle

et les devoirs d'un artiste par exemple : CarL Consuelo, la dernière Aldini, la comtesse de Rudolstadt, le Château des Désertes, le beau Laurence, le Château de Pictordu), pour sentir vivement et profondément quelle action eurent ces deux grands esprits l'un sur l'autre.

Apre-, tout ce que nous venons de dire, le lecteur ne s'étonnera plus que nous ayons consacré tant de temps et de place à cette illustre amitié dans la vie de ( ieorge Sand.

CHAPITRE XII 1

(1837-1838)

.(■ Monde. Lettres à Marcie, Visite aux Catacombes. Luigi Cala- m;ilt:i. André) 'Simon, Jacques, Mauprat. Ln fin de 1837. Nouveaux malheurs. Fontainebleau. Félicien Mallefille. Nérac. L'hiver de 1837-1838. Balzac. L'abbé Georges Rochet. Départ pour Majorque.

Nous avons parlé d'une manière Fort détaillée des idées et des doctrines de Lamennais qui curent une action indubi- table sur George Sand, mais nous n'avons rien dit encore de ses relations personnelles avec l'abbé, le troisième per- sonnage de ce triumvirat qui contribua à la transformation morale «le George Sand entre 1835 el \X:\~.

Gomme nous l'avons déjà dit, George Sand fit la connais- sance de Lamennais, lors du procès d'avril. Il lui fut pré- senté par Liszt qui vint \u\ jour chez elle, accompagné de Lamennais, et du petit Puzzi-Cohen. Dans le couranl du printemps de 1835, l'abbé et ( reorge Sand sévirent souvent, tantôt chez elle, tantôt chez Liszt1. Ensuite Lamennais partit pour la Bretagne, dans sa solitude de la Chênaie. 11 in\ ita George Sand à venir l'y voir en automne; mais celle-ci, comme elle le dit dans VHi&toire de ma Vie -, n'osa pas

1 Voir |>lu- haut.

-' Histoire de ma Vie, \. IV. p. 376.

-

GEORGE SAND 395

se rendre à son invitation : à cette époque elle n'était pas encore assez intimement liée avec lui et, par modestie, elle se croyait trop insignifiante pour venir troubler, soif ses occupations, soit sou repos. Elle considérait sou invitation comme un honneur non mérité, comme un sacrifice que se serait imposé Lamennais, sacrifice qu'elle n'était pas en droit d'accepter.

Dans le courant de la seconde moitié de 183o et eu J83(>, préoccupée par son procès avec son mari, par sa lutte intellectuelle et ses relations avec Michel, partageant son temps entre son voyage en Suisse et ses travaux, George

Sand continua à voir de temps en temps Lamennais, mais elle le craignait encore un peu. redoutant de trouver en lui un esprit par trop orthodoxe, des idées sentant trop l'ancien curé, un homme ne pouvant pas partager ses opinion^ extrêmes et sa liberté de pensée à elle.

Mais lorsque George Sand vécut en compagnie.de Liszt et de la comtesse d'AgOult en Suisse et à l'Hôtel de France,

c'est-à-dire pendant L'automne et l'hiver de 1836, elle se lia plus intimement avec Lamennais ; il gagna complète- ment sa confiance, et elle lui voua dès lors cette admira- tion exaltée et illimitée dont sont empreintes les pages de V Histoire de ma Vie consacrées à la mémoire du grand

enthousiaste, de que ses deux Lettres à '/. Lermi-

nier parues dans la Revue des Deux-Mondes et ayant pour tait de défendre Lamennais contre Lerininier qui avait éreinfcé le Livre du Peuple, et enfin son article ultérieur sur les Amshaspands et les Darvands de Lamennais.

Ainsi, par exemple, encore au mois de mai de 1836' elle écrivait à la comtesse d'Agoult : « L'abbé de La-

vrespondançe, vol. 1, p. 369.

396 GEORGE SAM)

mennais se fixe, dit-on, à Paris. Pour moi, ce iTes1 pas certain. Il y va, je crois, avec l'intention de fonder un journal. Le pourra-t-il ? Voilà la question. Il lui faut une école, des disciples. En morale et en politique, il n'en aura pas s'il ne fait pas d'énormes concessions à notre époque et à nos lumières. Il y a encore en lui, d'après ce qui m'est rapporté par ses intimes amis, beaucoup plus du prêtre que je ne croyais. On espérait ramener plus avant dans le cercle qu'on n'a pu encore le faire. Il résiste. On se que- relle et on s'embrasse. On ne conclut rien encore. Je vou- drais bien que l'on s'entendit. Tout l'espoir de l'intelligence vertueuse est là. Lamennais ne peut marcher seul.

« Si, abdiquant le rôle de prophète et de poète apocalyp- tique, il se jette dans l'action progressive, il faut qu'il ait une armée. Le plus grand général du monde ne fait rien sans soldats. Mais il faut des soldats éprouvés et croyants. Il trouvera facilement à diriger une populace d'écrivassiers sans conviction qui se serviront de lui comme d'un drapeau et qui le renieront ou le trahiront à la première occasion. S'il veut être secondé véritablement, qu'il se méfiedesgens qui ne disputeront pas avec lui avant d'accepter sa direc- tion. En réfléchissant aux conséquences d'un tel engage- ment, je vous avoue que je suis moi-même très indécise. Je m'entendrais avec lui sur tout ce qui n'est pas le dogme. Mais là, je réclamerais une certaine liberté de conscience, et il ne l'accorderait pas. S'il quitte Paris sans s'être entendu avec deux ou trois personnes qui sont dans les mêmes conditions de dévouement et de résistance «pie moi, j'éprou- verai une grande consternation de cœur el d'esprit. Les éléments de lumière et d'éducation des peuples s'en iront, encore épars, flottant sur une mer capricieuse, échouant sur tous les rivages, s'y brisant avec douleur sans avoir pu

GEORGE S AND 397

rien produire. Le seul pilote qui eût pu les rassembler leur

aura retiré son appui et les laissera plus I listes, plus désu- nis et plus découragés que jamais.

« Si Franz a sur lui de l'influence, qu'il le conjure de bien connaître et de bien apprécier l'étendue du mandat que Dieu lui a confié. Les hommes comme lui font les religions et ne les acceptent pas. C'est leur devoir. Ils n'appar- tiennent point au passé. Us ont un pas à faire taire ;'i l'humanité. L'humilité d'esprit, le scrupule, l'orthodoxie sont des vertus de moine que Dieu défend aux réfor- mateurs. Si l'œuvre que je rêve pour lui peut s'accomplir, c'est vous qui serez obligée de vous joindre à son bataillon sacré. Vous avez l'intelligence plus mâle que bien dc> hommes, vous pouvez être un flambeau pur et brillant! !...»

Mais, dès que Lamennais eut l'idée de fonder un journal, le Monde, George Sand y participa immédiatement et, quoiqu'on y travaillât quelque peu pour le roi de Prusse, elle ne fut pas tentée par les propositions avantageuses qui lui furent faites par le Journal des Débats, et aussi longtemps qu'elle se sentit utile au journal de Lamen- nais, elle resta sn collaboratrice. Elle écrivit, en réponse à Jules Janin qui s'était adressé à elle au nom du Journal des Débats :

« Je ne travaille pas dans le Monde, je ne suis l'asso- ciée de personne. Associée de l'abbé de Lamennais est un titre et un honneur qui ne peuvent m'aller. Je suis son dévoué serviteur. 11 est si bon et je l'aime tant, que je lui donnerai autant de mon sang et de mon encre qu'il m'en demandera. Mais il ne m'en demandera guère, car il n'a pas besoin de mol, Dieu merci. Je n'ai pas l'outrecuidance de croire que je le sers autrement que pour donner, par mon babil frivole, quelques abonnés à son journal, lequel

398 GEORGE SAM»

journal durera ce qu'il voudra et me payera ce qu'il pourra. Je ne m'en soucie pas beaucoup. L'abbé de La- mennais sera toujours L'abbé de Lamennais, et il n'y a ni conseil ni association possible pour faire de George Sand autre chose qu'un très pauvre garçon1... »

George Sand publia dans le journal <le Lamennais, en 1837, trois articles de grandeur et d'importance différentes, mais tous trois attirant l'attention du biographe et du cri- tique. C'est d'abord son article : Ingres et Calamatta, puis un petit fragment poétique : Une visite aux Catacombes et enfin les célèbres Lettres à Marc/'-.

George Sand fil la connaissance du jeune graveur Luigi Calamatta vers 1835, à l'occasion de son portrait. à elle, commandé par la rédaction de la Revue des Deu.i- MoitJcs1. et spontanément elle eut de l'amitié pour cet artiste consciencieux et pour cet homme supérieur. Cala- matta grava trois portraits de George Sand : l'un d'après celui peint par Delacroix et représentant George Sand avec sa jaquette d'homme, en velours, une cravate au cou et les cheveux tombant sur les épaules : l'autre est ce même portrait, mais corrigé et plus idéalisé : enfin, le troi- sième fui dessiné au crayon par Calamatta lui-même, puis gravé, et représente George Sand en robe à larges manches à la mode de 1X37 et coiffée de rubans comme on l< s portait alors, toinliant des deux côtés de son visage. Ce dernier portrait, selon toute apparence, a été fait par Calamatta, lors du séjour de George Sand à l'Hôtel de France, et immédiatement après, au commencement de 1X37. Cala-

irrespondance, II. p.

portrait paru! dans le numéro d'octobre de la Revue d Monde* de 1836. Il est signé : Disegnato e incita da nie

L. Calamatta, 1836.

f. Ë 0 It ( i E SAM» 399

matta lit les portraits de Liszt et de la comtesse d'Âgoult. S-'étanl intimement liée avec le jeune graveur, ayant apprécié son amour passionné de l'art, son désintéresse- ment, sa bonne foi, George Sand a, d'une part, comme nous l'avons dit à propos des Mosaïstes, peint Galamatta et son ami Mercuri sous les traits des deux frères Zucatti, de tempéraments et de caractères si différents-, menant une existence si dissemblable, mais également épris leur art, prêts à supportera caase de lui, toutes les infor- tunes, tous les déboires et foules les privations. Nous avons dit aussi que George Sand a profité, en écrivant ses Nouvelles Vénitiennes, des conseils, des indications e\ même dv> dessins de Galamatta et de Mercuri pour les descriptions des costumes vénitiens e\ pour des détails historiques el artistiques. D'autre part, voyanl la gêne dans laquelle se trouvait Galamatta, elle mit toute sa généreuse ardeur à lui venir en aide. Elle écrivit non seulement elle- même un article sur lui dans le journal de Lamennais. mais elle en lit encore écrire par ses amis dans. plusieurs autres journaux, ce qui fut une véritable réclame pour ce jeune talent. C'est ainsi que Janin publia le sien dans le Journal clés Débats et Pelletan dans l'Artiste. L'article de George Sand intitulé : Ingres et Galamatta, comme ceux qu'elle écrivit plus tard sur la Joconde de Leonardo de Vinci, et la Vierge à la Chaise de Raphaël ' gravées par Galamatta, ne présentent rien d'exceptionnel et ne frappent le lecteur, ni par la nouveauté ou l'originalité des idées, ni par dc^ paradoxes intéressants sûr Fart. Mats c'est encore une preuve de celte générosité active, de ce désir

cond article fait maintenant partie du volume : Autour de la Table; le premier et le troisième furent réimprimés dans les Questions

d'Arl el de Littéral are.

400 G E 0 R G E S A X D

toujours éveillé de secourir tous ceux de ses amis, de ses connaissances ou même des étrangers qui avaient besoin d'aide et de protection, que George Sand manifesta toute sa vie. Par ce morceau , si l'on ne compte pas celui sur Obermann , s'ouvre la série sans fin d'articles, de notes. de notices et de préfaces sortis de la plume de George Sand. Pendant toute sa carrière, elle ne refusa jamais ses services lorsqu'il fallait faire connaître une œuvre peu connue comme Obermann, un talent mal apprécié, comme le poète George Maurice de Guérin1. mort prématurément, ou pour recommander simplement au public un nouvel auteur ou un nouvel artiste, un livre ou un tableau nou- vellement parus.

Le second fragment, publié dans le Monde sous le titre : Une visite aux Catacombes,, nous arrête par sa profonde tristesse et la résignation désolée qui y règne. L'auteur v raconte sa visite aux Catacombes et ses mélancoliques impressions au bord d'une source souterraine encais dans son cadre de granit et dont le sombre miroir, privé de tout rayon de lumière, ne reflète rien. Ce triste "spectacle fait naître dans l'âme du voyageur des réflexions philoso- phiques et de sublimes pensées sur la vie et la mort.

« Vie et mort, indissoluble fraternité, union sublime, pourquoi représenteriez^ ous pour l'homme le désir et l'effroi, la jouissance et l'horreur? Loi divine, mystère ineffable, quand même tu ne te révélerais que par l'au- guste et merveilleux .spectacle de la matière assoupie et de la matière renaissante, tu serais encore Dieu, esprit, lumière et bienfait ! »...

1 Cet article de George Sand parut dans la Revue des Deux-Mornk 1840. puis fut réimprimé dans l'édition actuelle du volume : Autour de la Table.

GEORGE s AND 401

Lr> Lot trr-, à Mare/<\ la troisième œuvre de George Sand parue dans le Monde, es\ certes bien plus importante que tes deux articles dont nous venons de parler. Malheureuse- ment, cet ouvrage, on le sait, n'a jamais été termine et a été interrompu au chapitre VI. Lamennais ne l'a-t-il pas suffisamment lu avant d'en commencer l'impression, en fut-il mécontent plus tard, ou bien encore, des amis lui firent-ils remarquer que les idées prêchées par < reorge Sand différaient trop de ses propres opinions et des tendances du Monde '? C'esl ce que nous ne saunons dire. Quoi qu'il en soit, déjà le 28 février, c'est-à-dire après l'apparition du

n'J 3 avec la suite des Lettres à Marcle. ( '. 'ge Sand

adressa une lettre à Lamennais pour lui demander ce qu'elle avait à faire. Elle avait évidemment touché à des questions trop hardies <pii axaient pu horripiler Lamennais : le mariage, le divorce, l'importance de la passion dans la vie des femmes. Elle n'avait pas su prévoir que son récit la mènerait si loin. Elle aurait voulu obtenir l'appro- bation du maître, mais elle n'ose pas le consulter sur tous |r-> détails.

o l'ourlant, me voilà lancée et j'éprouve le désir d'éten- dre ce cadre des Lettres à Marcie, tant que je pourrai y faire entrer des questions relatives aux femmes: Je vou-

1 On pourrail admettre ce dernier cas en lisant dans Le livre de .M. Napoléon Peyrat >ui- Béranger et Lamennais, le passage suivant d'une lettre de Béranger : « Je l'ai répétée (une invitation) aussi à Lamennais, que je voudrais bien retirer du bourbier d'autres semblent vouloir l'enfoncer. N'en dites mol ; il veut se mettre à la tête d'un journal et je crains d'arriver trop tard pour lui éviter celte folie. Il m'a compris relativement à ses rapports avec Li~zi et George Sand. Mais je crains bien que, facile et bon comme il est, il ne tombe de

Charybde en Scylla « Un peu après, pourtant, ce même Béranger, en

< l i > a 1 1 1 qu'il ne -ait pas trop comment Lamennais et son Monde se tire- l'aimi d'affaire, ajoute : « A moins que George Sand n'invente quelque chose. »

il. 26

402 GEORGE SAND

drais parler de tous les devoirs, du mariage, de la mater- nité, etc. En plusieurs endroits, je crains d'être emportée par ma pétulance naturelle, plus loin que vous ne me per- mettriez d'aller, si je pouvais vous consulter d'avance. Mais, ai-je le temps de vous demander à chaque page de me tracer le chemin ?...

« ... Que faire, donc? Me livrerai-je à mon impulsion ? ou bien vous prierai-je de jeter les yeux sur les mauva pages que j'envoie au journal? Ce dernier moyen a bien des inconvénients ; jamais une oeuvre corrigée n'a d'unité. Elle perd son ensemble, sa logique générale. Souvent, en réparant un coin de mur. on fait tomber toute une mai- son qui serait sur pied si on n'y avait pas touché.

« Je crois qu'il faudrait, pour obvier à tous ces incon- vénients, convenir de deux choses: c'est que je vous con- fesserai ici les principales hardiesses qui me passent par l'esprit et que vous m'autoriserez à écrire dans ma liberté, sans trop vous soucier que je fasse quelque sottise de détail. Je ne sais pas bien jusqu'à quel point les gens du monde vous en rendraient responsable et je crois d'ailleurs, que vous vous souciez fort peu des gens du inonde. Mais j'ai pour vous tant d'affection profonde, je me sens com- mandée par une telle confiance, que lors même que je serais certaine de n'avoir pas tort, je me soumettrais encore pour mériter de vous une poignée de main... »

Ensuite, George Sand parle à Lamennais d'une série de questions concernant la femme, soulevées dansces Lettres, et finit par dire :

« Répondez-moi un mot. Si vous me détendez d'aller plus avant, je terminerai les Lettres à Marrie elles en sont, et je ferai toute autre chose que vous me commanderez, je puis me taire sur bien des points et ne me crois pas

GEORGE S AND 403

appeléeà rénover le inonde. Adieu, père et ami, personne ne vous aime el ae vous respecte plus que moi. >-

Lamennais ne daigna pas lui permettre « d'aller plus avant », et les Lettres à Marcie ne furent jamais terminées!

Dans la préface de l'édition de librairie des Lettres, George Sand assure qu'elle n'a pas eu l'intention de propager ses propres idées philosophiques et que ces six premières Lettres n'étaient qu'une espèce prologue elle voulait « peindre pour commencer, l'ennui de l'isolement ». Il devait seulement faire voir au lecteur l'état d'âme de l'hé- roïne qui ne devait être vue qu'à travers les lettres de son ami, sans que le lecteur ait devant lui aucune de ses lettres à elle. George Sand affirme encore (pie :

« ... Le roman a été interrompu par des circonstances

qui n'avaient rien de commun avec le sujet Je n'avais

accepté l'honneur de c ;onrir à la collaboration du jour- nal le Monde (pie pour faire acte de dévouement envers M. Lamennais, qui l'avait créé et qui en avait la direction. Dès qu'il l'abandonna, je me retirai sans même m'enquérir des causes de cet abandon : je n'avais pas de goût et je manquais de facilité pour ce genre de travail interrompu, et pour ainsi dire haché. N'ayant pas eu l'occasion de continuer en temps el lieu les Lettres à Marrie, j'ai eu bientôt oublié l'espèce de plan que j'avais conçu... »

Ayant dit plus loin que certains journaux libéraux lui ont reprothé d'avoir cédé devant les difficultés, George Sand émet à ce propos une opinion très judicieuse et très juste en disant que toute œuvre naît complète, entière, dans l'esprit de l'artiste et que pour cette raison, il est très difficile, presque impossible, de la corriger ou de la changer dans la suite, opinion caractérisant parfaitement la manière de travailler de George Sand, mais qui est en

404 GEORGE SANli

contradiction avec le t'ait qu'un an à peine auparavant, «'lie avait corrigé et refait Lélia.

Biea qae George Sand ne considère elle-même les Lettres à Marcie que comme le prologue d'un vrai roman, nous nous croyons en droit de les analyser comme une œuvre purement théorique, comme l'expression de ses idées sur le mariage, sur 1'affranehissement de la femme, sur son égalité avec l'homme, etc., etc.

Nous pouvons nous convaincre par ces Lettres, qse depuis Lélia, les idées et les vues générales de George Sand se sont précisées, affirmées, et ont beaucoup mûri. Jadis, c'était une protestation passionnée et poétique. A présent, c'est l'exposition d'une théorie claire et bien définie sur l'égalité des droits de l'homme et de la femme. Aussi, n'y a-t-il rien d'étonnant qu'après les Lettres à Marcie, ainsi qu'après Indiana, Valentine et .laïques, les rétrogrades et les bigots crièrent au renversement de l'institution sacrée du mariage, «'te., etc. Lamennais lui-même fut inti- midé.

Mairie a vingt-cinq ans; elle est désabusée île la vie, elle aspire à quelque chose de mieux, ne peut se résigner à une existence mesquine, s'ennuie dans le monde, s'eu- nuie quand elle n'y est pas. pense même pour quelque temps à s'enfermer dans un cloître (comme Lélia ou comme George Sand eUe-même). Mairie rêve au mariage, tout en se révoltant contre ses abus; elle ne trouve pas de vraie consolation dan- la religion, et pourtant, elle ;i peur d'ana- lyser ses croyances en critique et en philosophe; elle De -ait même pas si une femme peut oser s'occuper de philo- sophie. Marcie ne trouve pas dans -on entourage un homme qui lui semble digne d'elle; ses exigences de la vie sont trop grande-; elles ne ressemblent nullement à colles

GEORGE SAM) 405

de son monde, el pourtant elle a une peur pusillanime de peçter vieille fille...

Son ami el correspondant, par la bouche duquel l'au- teur émet ses idées et dans lequel beaucoup de personnes oui voulu voir la personnification des théories et des conseils donnés à George Sand par Lamennais, cet ami commence par conseiller à Marcie «le ne pas donner tanl d'importance à toutes les douleurs humaines, à toutes les désillusions personnelles.

a Ne sommes-nous pas insensés dans nos mécontente- ments, et n'est-ce pas nue chose digne do pitié que de voir de si chétil's atomes avoir besoin de tant d'espace el de bruit pour y promener une misère si obscure et si commune?... Nous ne sommes qu'enflure cl vanité; nos plaintes ne sont qu'emphase ou blasphème !... »

Le pessimisme et même les déceptions bien fondées, selon l'ami de Marcie. n'engendrent que l'orgueil, l'ont naître le sentiment (rime supériorité imaginaire, la séche- resse et la froideur.

Ensuite, cet ami tâche de vaincre chez Marcie la crainte de rester vieille fille. Il lui prouve ab adverso l'inanité de cette crainte, en lui racontant deux histoires qu'il eut l'oc- casion de connaître. D'abord il lui raconte celle d'une malheureuse jeune fille de seize ans, héritière riche, niais malingre et contrefaite, qui, de peur de rester vieille fille, s'était Laissé marier à un homme qui ne cherchait et ne pouvait chercher en elle que la richesse. Celte jeune fille paya celte malheureuse pusillanimité par une vie d'humili;itiou ; méprisée et abreuvée de dégoûts par son mari, meurtrie dans ses aspirations vers le bonheur terrestre, minée par un désespoir caché au milieu d'une opulence extérieure, elle mourut dans la

406 GEORGE SAND

plus atroce misère morale, dans la solitude et l'abandon absolus.

Ensuite l'auteur évoque une autre histoire, celle des trois sœurs vivant chez leur oncle, curé italien cette par- tie des Lettre* à Marrie a été reproduite par différents journaux sous le titre de Les trois sœurs . La cadette. Arpalice, s'éprend d'un jeune lord anglais, qui l'aimeà son tour. Elle pourrait devenir heureuse, se marier car l'amour de ce jeune couple finit par vaincre les préjugés de caste et par désarmer les préventions de la mère du jeune lord . mais Arpalice ne veut pas abandonner ses sœurs; elle renonce volontairement à sa passion et revient à son 'ancienne vie. soucieuse du bonheur des autres ef se vouant tout entière, avec ses deux sœurs, aux œuvres de pitié, afin de servir l'humanité.

Déjà, avant d'avoir commencé l'histoire des trois sœur-. l'auteur ayant devancé ainsi de bien des années les idées émises dans la Sonate à Kreutzer de Tolstoï, disait à Mairie... h Vous êtes instruite, vous êtes pure, voilà de vrais éléments de bonheur, » et lui conseillai! d'aspirer à l'indépendance, d'étudier, de se développer intellectuelle- ment, de ae | -< .'ml se marier ou de n'épouser qu'un homme dont elle serait sûre, de n'accepter de croyances, qu'après les avoir soumises à une critique et à une analyse sérieuse el libre;

Mais tout en disant cela, l'auteur se voit obligé de re- froidir un peu le- (dans de Marcie vers une vaste acti- vité, car, dit-il, à présent, il n'y a pas encore pour la femmç de champ d'activité, outre l'art et la famille: les autre- professions sont insupportables même pour les hommes, du moins pour ceux qui ont des vues un peu large- et qui ont certaine- exigences. Ici, non- voyons

GEORGE SAM) 407

encore des points de ressemblance avec les idées de Tolstoï, exprimées dans son article « Aux femmes »>; on \ trouve même l'antithèse identique entre le travail de l'homme hors delà maison et celui de la femme dans la maison, la femme ayant pour charge l'organisation de l'intérieur et l'éducation des entants ; elle est le vrai chef de la maison et de la famille, c'est sou devoir sacré, etc., etc.

Puis, l'ami de Marcie, après avoir tâché de lui prêcher le calme, et après l'avoir éclairée sur ses doutes, veut lui prouver son droit à la liberté des croyances, à la liberté de l'analyse, à la liberté personnelle, et vient à lui exposer ses théories quant à la vie qu'elle doit mener, et sur ce qu'elle d<»il faire. Ses conseils, alors nouveaux, sont aujourd'hui tant soit peu vieillis, légèrement rebattus, mais peut-être ne le sont-ils que parce que George Sand a existé et que le-, générations entières ont été élevées dans ces idées. 11 est donc bien inutile aussi de tard crier au « vieux jeu ». parce que, Dieu merci, tout cela a vieilli et n'est plus néces- saire à prêcher! 11 fui un temps cela lut bien utile.

a Je sais que certains préjugés refusent aux femmes le don d'une volonté susceptible d'être éclairée, l'exercice d'une persévérance raisonnée. Beaucoup d'hommes aujour- d'hui font profession d'affirmer physiologiquement et philo- sophiquement que la créature mâle est d'une essence supé- rieure à celle rie la créature femelle. Cette préoccupation me semble assez triste, et si j'étais femme, je me résignerais difficilement à devenir la compagne ou seulement l'amie d'un homme qui s'intitulerait mon dieu ; car au-dessus de la nature humaine, je ne conçois que la nature divine; et. connue celte divinité terrestre serait difficile à justifier dans ses écarts et dans ses erreur», je craindrais fort de voir bientôt la douce obéissance, naturellement inspirée par

408 GEORGE SAM»

L'être qu'on aime le mieux, se changer en haine instinctive qu'inspire celui qu'on redoute Le plus. C'est un étrange abus de la liberté philosophique de s'aventurer dans des discussions qui ne vont à rien de moins qu'à détruire le lien social dans le fond des cœurs, et ce qu'il y a de plus étrange encore, c'est que ce sont les partisans fanatiques du mariage qui se servent de L'argument Le plus propre à fendre Le mariage odieux et impossible. Réciproquement l'erreur affreuse de la promiscuité est soutenue par les hommes qui ((('•feiident l'égalité de nature chez la femme. De sorte que deux vérités incontestables, L'égalité des sexes et La sainteté de leur union légale, sont compromises de part et d'autre par leurs propres champions '...

(( ... Dieu serait injuste s'il eût forci' la moitié du genre humain à rester associée éternellement à une moitié indigne d'elle: autant vaudrait l'avoir accouplée à quelque race d'animaux imparfaits. A ce point de vue. il ne manquerait plus aux conceptions systématiques de l'homme que de rêver, pour suprême degré de perfectionnement, l'anéan- tissement complet de La race femelle el de retourner à l'état d'androffvne.

« Eh quoi, l;i femme aurait les mêmes passions, les mêmes besoins que L'homme, elle serait soumise aux mêmes lois physiques, et elle n'aurait pas l'intelligence nécessaire à la répression et à la direction de ses instincts? On Lui assignerait des devoirs aussi difficiles qu'à l'homme, on La soumettrait à des lois morales et sociales aussi sévères, et elle n'aurait pas un Libre arbitre aussi entier, une raison aussi lucide pour s'y former ! Dieu et les hommes seraient ici en cause. Il- juraient commis un crime, car ils auraient

1 Lettres à Mai ci,-. |.. 228.

GEORGE SAND 40Ô

placé el toléré sur la terre une race donl l'existence réelle el complète serai! impossible. Si la femme esl inférieure à l'homme, qu'on tranche donc tous ses liens, qu'on ne lui impose plus ni amour fidèle ni maternité légitime, qu'on détruise même pour elle les lois relatives à la sûreté de lu vie el de la propriété; qu'on lui fasse La guerre sans autre forme de procès. Des lois dont elle n'aurait pas la faculté d'apprécier le but et l'espril aussi bien que ceux qui les créent seraient des lois absurdes et il n'y aurait pas de raison pour ne pas soumettre les animaux domestiques à la législation humaine ' !...

«Les femmes reçoivent une déplorable éducation; el c'est le grand crime di's hommes envers elles. Ils ont porté l'abus partout, accaparant les avantages des institu- tions les plus sacrées2! Ils ont spéculé à consommer cet esclavage el cel abrutissement de la femme qu'ils disent

1 Lettres à Marcie, p. 229-230.

* « Je trouve, dit Daniel de Foë dans son Essay onprojects, que l'une des manifestations les plus grossières de nos mœurs es! d'exclure les femmes des privilèges que donne l'éducation. Nous nous croyons un peuple chrétien el civilisé el reprochons toujours aux femmes leui ignorance et leur manque d'éducation, tandis que je suis sûr que si nous leur donnions une éducation semblable à celle dont nous jouis- sons nous-mêmes, elles n'auraient jamais donné l'occasion de leur adresser ce reproche... Peut-on les accuser de stupidité, si la seule cause en est notre désir de ne pas leur donner la possibilité de devenir plus -! La femme esi mieux douée que l'homme : elle saisit plus vite, ce que l'on observe facilement par l'exemple de quelques femmes ins- truite:-. On croirait que nous ne leur donnons pas d'éducation à dessein dans la crainte qu'elles ne nous surpassent... Est-ce qu'une femnn d esprit es1 pire qu'uni' femme stupide, et est-ce que les femmes ins- truites SOtt! si dangereuses qu'il l'aille les priver d'eduraliun .'... Il es1 difficile de montrer une plus hideuse manifestation de l'ingratitude el de la bêtise de l'homme que la privation pour les femmes de l'éclal que l'éducation et la culture donnent à la beauté innée de l'esprit. I ne femme instruite et bien élevée est incomparable : c'est un délice que les relation- avec elle : elle ressemble à un ange, elle est tout amour, paix et délices ; elle est l'idéal suprême, el l'homme auquel une femme pareille a été donnée, n'a qu'a se réjouir et à bénir son sort. Mais représentez-vous cette menu' femme sans instruction. Si elle est lionne

410 GEORGE SAM)

être aujourd'hui d'institution divine et de législation éter- nelle « !...

« ... Pour empêcher la femme d'accaparer par sa vertu l'ascendant moral sur la famille et sur la maison, l'homme a trouver un moyen de détruire en elle le sentiment de la foire morale, afin de régner sur elle parle seul fail de la force brutale ; il fallait étouffer son intelligence ou la laisser inculte, c'est le parti qui a été pris. Le seul secours moral laissé à la femme fut la religion, et l'homme, s'affran- chissant de ses devoirs civils et religieux, trouva bien que la femme gardât le précepte chrétien de souffrir et se taire.

« Le préjugé qui interdit aux femmes les occupations sérieuses de l'esprit est (Tassez fraîche date. L'antiquité et le moyen âge ne nous offrent guère, que je sache, d'exemples d'aversion et de systèmes d'invectives contre celles qui s'adonnent aux sciences et aux arts. Au moyen âge et à la renaissance, plusieurs femmes d'un rang dis-

par nature, cette absence de culture la rend faillie et sans résistance : >i elle a de' l'esprit, elle bavarde trop ; si elle a quelque savoir, mais pas d'éducation, elle a une trop grande opinon d'elle-même, niai- -i elle esl méchante par nature, alors elle est arrogante, vaniteuse, que- relleuse el ressemble à un être insensé. Tous ses défauts t'ont d'elle souvent un diable...

« ... J'ose affirmer que tout le monde agit injustement envers les femmes, car je ne puis penser que le Tout-Puissant créa de ces èhvs >i tendres, si charmants, les doua de traits si agréables et des mêmes capacités que les hommes, seulement pour en faire des ménagères,

des cuisinières et des esclaves 1... >•

11 est fort douteux que George Sand sût que par la bouche de l'ami de Marcie elle disait presque mol pour mot ce que l'auteur du Robin- son avait dit cent quarante ans avant elle, il y ajuste deux cents ans ,\r cela, en 1698. Nous nous sommes permis de donner celle longue citation de VEssay onprojects en supposant que la mise en regard des

idée- de Daniel de f'nc cl des opinions de Gc01*gC Sand e-l fort cuiii'llM'.

r| pour montrer qu'il ne faul pas être uni' femme pour les avoir el les

émettre, àmos Coménius (ou Komencki) l'a dit aussi. Cela ne si^nilie- l-il pas que les grands esprits doivent souvent répéter les uns après

les autres une. grande vérilé bien simple jusqu'à ce qu'elle devienne

accessible a l'esprit <\<' tout le monde > ' Lettres à Marcie p. ~2'ài).

GEORGE S AND 4 1 1

tingué marquent dans les lettres. La poésie en compte plu-' sieurs. Les princesses sont souvent versées dans les langues anciennes, et il y a un remarquable contraste entre les ténèbres épaisses demeure le sexe et les vives lumières dont les femmes de haute condition cherchent à s'éclairer. Ces honorables exceptions n'excitent aucune haine chez les contemporains, et sont,- au contraire, mentionnées par les écrivains de leur siècle sur un pied d'égalité qui serait à tort ou à raison fort contesté dans les mœurs littéraires d'aujourd'hui 1... »

L'ami de Marcie fait à ce propos la remarque assez mordante qu'à présent on oublie tous les apôtres et qu'on viole toutes les autres prescriptions religieuses; mais que les maris se souviennent de saint Paul et de son impérieux principe, avec une ardeur extraordinaire et exigent que les lois basées sur ce principe soient toujours observées.

LesLeltresà Manie se terminent par an aperçu historique l'auteur expose comment, à l'époque les guerres et la vie sociale moins bien organisée attiraient les hommes hors de chez eux, et les femmes devaient diriger toutes les affaires domestiques, le ménage, l'éducation des enfants, et en avaient la responsabilité, tout allait à merveille. Mais lorsque les grandes guerres de religion et les autres prirent fin, les hommes livrés à une sorte d'inaction s'oc- cupèrent plus des petites choses de la vie ; le siècle de Louis XIV amena « l'amoindrissement et l'énervement du caractère masculin»; le xvme siècle, comme une époque de vice brillant, porta aussi un coup mortel à la dignité du lien conjugal. Et voilà qu'à présent, même dans les rela- tions jadis si nettes et si précises, font est sens dessus

1 Lettres à Morde, p. 231.

412 SEORGE 9AND

dessous. Somme toute, nous vivons aujourd'hui dans une époque de transition, saturée de puissance cachée, d'aspi- rations réprimées, de fermentation générale, de décompo- sition universelle, alors que le vieux monde meurt et que le nouveau n'est pas encore né. C'est sur cette peinture d'une époque troublée que les Lettres à Marrie s'arrêtent : leur dernier mot est : Espérons! Et .Marrie elle-même est comme la personnification de cette époque de transi- tion dans l'histoire de la femme. C'esl une âme en fermen- tation : la recherche du vrai dan- les ténèbres, c'est le puscule précurseur de l'aurore, eomme celui dont l'auteur nous parle à la fin de la quatrième Lettre à Marrie, l'une des plus belles pages de George Sand :

« Mairie il est une heure dans la nuit, que vous devez connaître, vous qui avez veillé au chevet de malade-, ou sur \otre prie-Dieu, à gémir, à invoquer l'espérance : c'est l'heure qui précède le lever du jour : alors, tout est froid. tout est triste : les songes sont sinistres et les mourants ferment leur- paupières. Alors^ j'ai perdu les plus chers d'entre les miens, et la mort est venue dans mon sein comme un désir. Cette heure, Marcie, Aient de sonner pour nous : non- avons veillé, non- avons pleuré, non- avons souffert, nous avons douté; mai- VOUS, Marrie. VOUS êtes plus jeune :

levez-vous dune et regardez : le matin descend déjà sur vous à travers les pampres et les giroflées de votre fenêtre. Votre lampe solitaire lutte et pâlit : le soleil \;> se lever, son rayon court et tremble -m- les cime- mouvantes des lorèt-. la terre, sentant ses entrailles se féconder, s'étonne et s'émeut eomme une jeune mère, quand, pour la première loi-, dans >on sein, l'entant a tressailli '. »

1 Lettres à Marcie, |». 217.

GEORGE SAND 413

Marrie et Létla sont comme les jalons de la voie que George Sand a parcourue depuis L833. lia est la ques- tion, Marcie est la réponse. Entre ces deux romans, ••es deux types de femmes, entre Lélia la pessimiste qui nie tout cl ne croit à rien, ni à l'amour, ni à Dieu, ni aux hommes, type font négatif, et Marcie, cherchant la consolation chez son sage conseiller, <|ui tâche do lui tracer Y idéal positif, doivent être placés trois romans, trois héroïnes de George Sand, écrits entre 1834 el 1837, et dont nous n'avons rien «m presque rien dit jusqu'ici : lu Sylvia de Jacques, la Fiamma de Simon. l'Edmiée de Mauprat.

En parlant de Jacques dans le chapitre ix, nous n'avons effleuré que sa donnée générale, ei dit quelques mots par rapport à la solution toute nou\ elle do l'éternelle question de la trahison en amour, solution donnée par Jacques, qui, tout en adorant sa jeune femme, celte tendre cl faible Fernande, s'éloigne d'elle et lui permet de jouir du bonheur coupable avec OH;i\ e, le plus banal des jeunes-premiers, admirateur ('•conduit delà mystérieuse Sylvia. Cette dernière se trouve être, dans la suite, la sœur de Fernande el de Jacques, ear elle est le fruit de l'amour adultère (\\\ père de ce dernier et de la mère de Fernande. Sylvia est en tout supérieure à Octave ; c'est une sœur de Lélia, l'égale de Jacques : c'est une amante de la solitude, une âme Hère et hardie, un esprit scrutateur, ne reculant de\ anl aucune déduction, une pes- simiste qui ne se permet pas de regarder la vie à travers un voile rose, qui ne veut pas cm'y dans les ténèbres et qui juge des e^ens et de leurs actions avec une sévérité extrême et une droiture inflexible. Evidemment, Octave n'est pas à sa hauteur; elle l'éclipsé de sa supériorité, comme Léiïa écrase Sténio. Octave s'éprend de Fernande à sa première ren- contre avec elle. Sylvia le cède sans aucun regret. Elle pré-

414 GEORSE SAND

fère l'amitié de Jacques et la met au-dessus de l'amour. Dans celle amitié calme et fraternelle elle trouve l'égal de son esprit, un soutien précieux, une pleine entente ; elle trouve ce que ni elle ni Jacques ne trouveront jamais dans l'amour, ce que George Sand elle-même n'avait jamais trouvé chez ses amants, ce qu'elle n'a rencontré que chez François Rol- linat et chez deux ou trois de ses amis qui, depuis leur jeunesse et jusqu'à leurs derniers jours, sans être comme Rollinat, ses aller ego, savaient pourtant la comprendre, l'apprécier', partager ses idées et lui être fidèles dans la joie comme dans le malheur.

Nous avons vu quelques écrivains russes, ainsi que des auteurs étrangers, blâmer George Sand d'avoir créé des types comme Lélia et Jacques. Qu'est-ce donc que ces héros imaginaires, que personne" n'a jamais rencontrés sur la terre, impossibles dans la vie réelle, disent-ils! Ce sont des êtres divins, des inutilités, rien qu'à cause de leur irréalité. Cependant, à nos yeux, Y exceptionnel n'est pas M impossible, et nous nous demandons pourquoi il nous fau- drait croire qu'il n'y a pas, qu'il ne peut y avoir des hommes « meilleurs ». aristocrates du cœur et de l'esprit? Faudrait-il vraiment désirer qu'il n'y eût point d'hommes extraordi- naires ? Nous sommes, au contraire, persuadés que si cela arrivait, l'humanité entière s'arrêterait dans son développe- ment, dans son progrès qui n'avance que grâce à dc^ Jacques, des Sylvia, des George Sand, tous exception- nels, tous extraordinaires. S'il n'existait que des hommes « ordinaires », si tous étaient des Octaves, aimant simple- ment de bonnes âmes comme Fernande, ne tourmentant personne, ne connaissant pas l'ennui, contents de tout, ne se sentant point isolés au-dessus Ac<, autres, comme se sentait Jacques, ne méprisant point le monde avec ses

GEORGE SAND 415

intérêts mesquins, ses sentiments passagers, s'il n'existait pas des George Sand et des Lélia, oh! combien alors la vie en ce monde serait ennuyeuse, étouffante, mesquine ! Quant à nous, nous vivons dans l'espoir qu'il y a <;à et de par le monde deux ou trois êtres par peuple, cinq ou six par siècle, comme Lélia et Jacques, qui sont « de la race des Esséniens, gens solitaria ». Ils s'élancent au- devant de l'idéal ; mais il ne leur échoit que rarement en partage le bonheur de pouvoir se dire, comme Lélia disait à Trenmor, Sylvia à Jacques, George Sand à Rollinal : « Je t'entends, parle ; je suis comme toi, moi aussi, je suis solitaire, moi aussi je suis un rêveur, je ne ressemble pas aux autres ; je tourmente les autres, car je me tourmente moi-même; mais je vaux mieux (pie les autres, je le sais, comme toi tu le sais aussi... » Oh oui! s'il fallait ne plus croire qu'ils existent, ces rêveurs inutiles, ces prétendus fainéants qui ne sont bons à rien la vie serait alors insup- portable, à nous comme à vous, chers lecteurs.

Malgré tout Y invraisemblable que Ton peut trouver dans ce roman, si Ton se met au point de vue de la vie bourgeoise de tous les jours, il nous transporte par la profondeur de la pensée, par son ardeur passionnée et par ses grandes qua- lités poétiques. Combien charmantes ces premièrss pages, racontant l'amour heureux de Jacques et de Fernande ! Quelle fraîcheur dans la peinture des sentiments et des pre- mières sensations de la jeune femme ! Et l'on est d'autant plus saisi par le tragique de la vie, lorsqu'on les voit, eux qui semblaient si heureux, s'éloigner peu ;'i peu l'un de l'autre, et se sentir si différents. Puis arrivé la rencontre d'Octave, l'amour que Fernande éprouve [tour lui, l'abné- gation et enfin le suicide de Jacques. Peut-on lire sans émo- tion les lettres de Jacques à Silvia dans la seconde moitié

■iiô GEORGE S AND

du roman? Ces lettres respirent une telle profondeur du sentiment conscient de lui-même ; on y voit un homme si parfaitement humain, si fidèle à ses idées généreuses jusqu'à la fin. même lorsqu'elles lui coûtent la vie et qu'elles exigent sa mort : Fort comme la mort. D'après le plan de l'auteur. Sylvia devait jouer le rôle de soprano secondo dans le roman, ne sen ir qu'à expliquer In donnée générale^ montrer que ni In tendresse 'lu mari, ni la douceur, l'inno- cence et l'amour de la femme ne suffisent à donner le vrai bonheur; que la plus, charmante jeune tille sera mauvaise épouse, s'il n'y a pas de vraie amitié entre elle et son mari ; que le mari le plus instruit, le plus spirituel, adorant sa femme, fut-elle la plus gentille et la plus pure, se sentira isolé. Mais il n'est que trop certain que ce puissant et dramatique soprano secondo nous intéresse infiniment plus (pie la prima donna un petit soprano legiere insigni- fiant. — et que toutes nos sympathies sont pour Sylvia et non pour Fernande, probablement parce que Sylvia ('tait aussi plus proche du cœur de l'auteur.

Fiamma Falier, l'héroïne de Simon, est tout aussi chère ;'i George Sand. Ce roman est dédié à la comtesse d'AgoûH et la dédicace est ainsi conçue :

« A Madame la comtesse ***

Mystérieuse amie, soyez la patronne de ce pauvre conte.

« Patricienne, excusez les antipathies du conteur rustique.

« Madame, ne dites à personne que vous êtes -a sœur.

« Cœur trois l'ois noble, descendez jusqu'à lui et rendez-le fier...

« Comtesse, soyez pardonnée.

«Etoile cachée, reconnaissez-vous à ces litanies. >>

GEORGE SAND 417

Et dans rime <\c ses premières lettres à la comtesse; si coquettes et si enthousiastes, écrites en 1835 au plus fort de la prédication de Michel et au commencement des rela- tions de George Sand avec Lamennais, celle-ci disait ;'i celle même amie :

« Vous me semblez la seule chose belle, estimable

et \ miment noble que j'aie vue briller dans la sphère patri- cienne. 11 faut que vous soyez en effet bien puissante pour que j'aie oublié que vous êtes comtesse. Mais à présent vous êtes pour moi le véritable type de la princesse fantastique, artiste, aimante et noble de manières, de langage et d'ajus- tements, comme les tilles i\i^ rois aux temps poétiques. Je vous vois comme cela, et je veux vous aimer comme vous (Mes el pour ci- que vous êtes. »

Supposons que ceci ne soit pas dit par George Sand, mais par un jeune plébéien, épris d'une adorable patri- cienne, lequel ne pardonne et n'oublie que la jeune fille qu'il aime est comtesse, qu'à force de l'adorer, et nous aurons Simon Féline, fils unique de cette vénérable vieille Jeanne Féline, paysanne illettrée, mais toute confite dans ses vertus républicaines, vraie matrone romaine en coiffe berrichonne, filant s;i quenouille au seuil de sa cabane et lançant des regards implacables au château seigneurial que s'élève au sommet de la colline. Simon fut élevé par cette vieille républicaine et dirigé par son oncle Yabbc Féline, qui « comprenait la formule chrétienne de l'amour et de l'égalité comme la comprenaient les premiers chrétiens». Le jeune paysan reçoit une bonne instruction et, sans doute ^vÀrv à l'influence de maître Michel, ami de l'auteur, il se dispose ;'i entrer au barreau, à l'aide du vieil h. 27

41 is GEOUUE SAN H

ami de la Camille, \ rai représentant du tiers état, maître Parquet. Sur ces entrefaites, l'ancien seigneur revient dans son domaine qu'il rachète à ses propriétaires actuels,, paysans cupides qui s'en étaient emparés au moment les terres seigneuriales étaient devenues propriétés natio- nales. C'est un certain comte de Fougères, un émigré revenu dans sa patrie après un séjour en Autriche, où. pour gagner son pain quotidien lisez : par suite de sou esprit de lucre et la bassesse de ses sentiments . il s'occupait, comme un parlait épicier, à vendre des chandelles, uV La cannelle, du poivre et du suif, et il s'était appelé de l'humble nom « de .-ignor Spaaetta », qui lui allait certes mieux que le grand aom de ses ancêtres. Il ramène avec lui dans son château sa fille Fiamma.

Nous ne nous intéressons pas à la fable du roman, et il n'y en a presque pas d'ailleurs, car tout le roman peut se résumer en quelques mots. Simon, l'ennemi implacable des aristocrates, malgré le mépris et l'indignation du comte de Fougères, et surtout malgré la protestation de sa propre conscience républicaine et de son orgueil plébéien, ne tombe pas seulement sous le charme de la noble Fiamma. mais finalement il l'épouse. Il va sans dire que l'auteur t'ait couver dans l'âme de sa fière et intrépide amazone les -empathies et les sentiments les plus républi- cains, et que pour la parfaite glorification du peuple et le plus grand abaissement des vils aristocrates du moins des aristocrates français qui n'avaient pas été élevés dans les traditionnelle.- vertus républicaines, eomme les nobles véni- tiens . il dévoile finalement aux lecteurs le crime du comte de Fougères qui doit a— urer à Fiamma tontes leurs sym- pathies, aussi bien que l'adoration de Simon, et révèle en même temps la source et la raison du caractère aristocra-

GEORGE SAM) 419

tiquemenl indépendant de Fiamma el de ses idées démo- cratiquement républicaines. Lorsque le comte de Fougères était dans une fâcheuse situation et ne s'était pas eneore enrichi en vendant de la cannelle et du suif, il avait épousé la noble héritière de la grande maison dtes Falierou Faliero, de ces mêmes Falier dont l'un des aoçêtres, le célèbre Marine, a payé de sa vie son ambition el sa trahison à la cause de la République. Un comprend que la descendante des Falier souffre de son union avec un homme aussi pro- saïque que Spazetta^Fougères. El ce dernier n'invente rien de mieux, au bout d'un certain temps, que de faire de sa femme un objet d'opération commerciale avantageuse, c'est- à-dire de la vendre à un seigneur autrichien, le comte de Strabenbach ou Stagenbracht, dans la première édition . La comtesse est sauvée de cette ignominie par un géaé- reu.\ homnae du peuple qu'elle suit dans les montSagnes, qu'elle aime et de qui elle ;i plus tard une fille, Fiamma. Après la mort de In comtesse, Spazetta-Fougères consent à reconnaître Fiamma pour sa fille, mais cela va sans dire à la condition de la déshériter. On comprend dès lors que Fiamma née, comme George Sand. de la fusion du sang plébéien et du sang noble ne peut être qu'une Vénitienne rêvant au moyen de secouer le joug des Autri- chiens, qu'une âme désirant la liberté pour tout lie monde et surtout le triomphe des sublimes prolétaires sur les misérables aristocrates, il est clair aussi qu'ayant les oreilles rebattues par les débats du procès d'avril el par les recils de Michel sur ses premiers pas au barreau, sur les roueries du métier, George Sand nous donne un compte rendu détaillé du début oratoire de Simon ; elle suit pas à pas sa première plaidoirie et raconte avec complaisance son triomphe. Elle n'oublie pas non plus de signaler que le

420 G E 0 R G E SA N D

père de Simon cet avocat paysan (sic) le vieux républicain Féline, a été tué en 1793 par les chouans comme le père de Michel, en 1799) .

Ce roman présente par conséquent le reflet intense des sentiments et des idées de George Sand en 1835, et l'œuvre, quoique dédiée à la comtesse d'Agoult, est. par son fond et ses détails, semblable à une offrande sur l'autel de Michel, son idole d'alors. En môme temps. Simon est comme le pendant du roman précédent de George Sand. Andréa <>u plutôt, c'est la contre-partie d'André. Là, c'est le fils d'un marquis qui s'éprend d'une jeune prolétaire, ici. la fille (Tune comtesse qui tombe amoureuse d'un paysan.

Quoique André ait été écrit à Venise, il ne doit à cette ville que la raison de sa naissance. George Sand raconte dans la préface du roman qu'en entendant un jour le babillage de deux couturières vénitiennes, travaillant dans la chambre voisine, et aio-uisant leur langue sur les grandes famille.-* de Venise, elle s'était tout à coup crue transportée à La Châtre, tellement les mœurs, les habitudes. les gens et les types, vus à travers le bavardage des gri- settes vénitiennes, ressemblaient aux mœurs, aux gens et aux types que Mme Dudevant avait connus en Berry. Sous l'impression de ce qu'elle venait d'entendre . atteinte du mal du pays, que ces souvenirs avaient éveillé, elle écrivit André.

Ici encore la fable du roman n'est pas compliquée. In jeune homme noble, André, fils du marquis de Morand, fait la connaissance d'une jolie fleuriste, nommée ( leneviève, et la séduit : ou plutôt il ne la séduit pas du tout, mais il l'aime pour tout de bon et ne songe pas à trouver une femme plus parfaite que cette gentille petite grisette, si aimante et si dévouée. Mais André est faible et indécis; il ne sait pas

GEORGE SAISI) 421

lui-même ce qu'il veut ni ce qu'il ne veut pas. N'ayant appa- remment aucune ressource pour vivre, il est entièrement sous la dépendance de son père, qu'il craint. Le père s'oppose naturellement au mariage de son fils avec la fleu- riste. Geneviève, qui finalement va devenir mère, et dont les forces sont épuisées par une lutte trop inégale avec les préjugés du marquis et le faible caractère de son fils, tombe malade de chagrin et de honte. Au dernier moment, André l'épouse, mais il est trop tard: Geneviève meurt dans les bras de celui qui n'a pas su l'apprécier [dus tôt. Le sujet du roman, on le voit, est drs plus simples, mais c'est peint avec une fraîcheur et une délicatesse d<' couleurtout à fait extra- ordinaires, surtout la première partie. La scène de la ren- contre des jeunes gens dans le pré fleuri au bord de l'Indre: les impressions que la nature l'ait naître dans le cœur simple de(iene\ iè\ e, ignorante, niais sensible à toutes les beautés : la vie modeste de la jeune fleuriste dans sa ehambrette; la naissance de son amour pour André, tout cela sont autant de tableaux charmants. D'un autre côté, le père Morand, la scène de l'invasion inattendue de son château par un essaim de gaies grisettes. sous la conduite du joyeux ami d'André, nommé Joseph Marteau, et le portrait de ce Joseph lui-même, sont enlevés avec beaucoup de verve et dénotent chez l'auteur une observation et une parfaite connaissance de la vie provinciale el de ses types.

Ce que George Sand nous dit des motifs qui l'ont amené à écrire André. , est très curieux à noter. Car cela montre combien elle était impressionnable, et à quel dc^v la direc- tion de son esprit et de ses écrits dépendait du monde ambiant. Le temps serein ou inorne, le ciel clair ou couvert, une lumière plus ou moins vive, les barcarolles mélodiques des gondoliers ou les simples chansons et le babil de quel-

î-22 GEÔftGE SAM)

qpaes modistes, le bruit du veut dans le> vieilles cheminées deNohant ou le chant du rossignol au jardin, tout avait sur elle une inftoenoe tantôt directe, tantôt par contraste. L'entre- tien des deux couturières vénitiennes qu'elle entend par- hasard, lui suffit pour transporter son esprit dans les rues de LaChâtre, au milieu des pauvres modistes qu'elle a connues autrefois et elle écrit André. Le chant des rossignols dans les lilas de .\<>h;mt réveille en elle le souvenir des ros- signols qu'elle a entendu» chanter à San-Fantino ou au Ponte di Barearoli, à Venise et elle écrit les Mmtres mosaïstes. Prêta©! 1 "< >rcille au gémissement «lu vent autour du château de Nobant, ses pensées s envolent dans les pays méridionaux, son imagination lui dessine les plages enso- leillées de la belle Adriatique et des des Ionienne». théâtre des exploit- du terrible Uscoque, oh bien, au con- traire, les lugubapes impressions d'une nuit orageuse t'ont naître les sombres scènes dm château des Mawpmt.

Manprni est avec raison considéré comme un des meil- leur- romans de George Sand. on le lit encore avec le même intérêt qu'à l'époque de son apparition1. Et la pre- mière raison en est que la donnée générale du roman, très caractéristique pour George Sand, n'est nullement vieillie, mais a plutôt un intérêt d'actualité palpitant de nos jours, où, d'une part, le Gant de Bjorsnson et la Sonate à Kreutzer nous prêchent la nécessité d'une parfaite moralité avant le mariage tant pour l'homme que pour la femme, et où, d'autre part, le déterminisme réaliste proclame le pouvoir lout-pui-v-;uil et absolu <\r> lois d'hérédité et de l'ambiance -ur fout individu, l'impossibilité de se soustraire à leur joug.

1 II tut écral a lu lin de 1836 ei au commencement de 1837 et parut 837 dans les n des I ei K> avril, du lor mai cl dn la juin de la

flpri/r de* 'es, mai- <lan- toutes les éditions, noms trouvons

GEORGE s\M) )■::>,

Or, les écrivains amis de cette dernière théorie, con- damnent les héros de leurs romans à pester inertemenl confinés dans les vices héréditaires el toujours au même niveau moral, cl cela depuis leur première apparition devant le lecteur jusqu'à la dernière page du livre, sans nulle possibilité de changer, sans aucune lutte avec les circonstances, sans nwvendese corriger, de devenir meil- leur, de s'élever, comme s'il n'y avait dans la vie quïra-

mobilité et inertie.

George Sand avait d'autres croyances. Elle voyaii la vie autrement. Malgré sa condescendance san^ bornes, sa générosité envers les faibles, les criminels, les hommes vicieux, malgré sa compréhension des circonstances fatales qui peuvent entraîner au crime d*'> personnes que la nature ;i faites bonnes, elle croyait à la libre volonlé, au libre arbitre ; comme Rousseau, elle était persuadée <[ue riiouinie est bon en sortant (U-> mains de Dieu et que c'est la société qui le corrompt '. Elle croyait donc à la possibilité pour chacun, fût-il le plus dépravé des hommes, le pins ignorant, le plus obscur, le plus malheu- reux, le plus sauvage ou le plus criminel, de se corriger, de se sauver, de s1 amender, de s'élever et de s'éclairer. C'est même la un de ses thèmes favoris. Trenmor, grâce à un esprit hors ligne, ;'i une ferme volonté* el plus encore à la vive pitié qu'il porte aux malheureux, de joueur, d'as- sassin, et de forçat banni de la société, redevient un ami et un membre' utile de l'humanité. Bernard Mauprat, de

(\an> la préface ces mots : « Je crois que j'ai écrit ce roman en lSiii,

mon procès ''ii séparation a peine ternoiwaé ■». Il es! clair que c'esl

simple faute d'impression, non corrigée, ri qu'il faut lin' : 1 ^s ."■■<» .

1 Elle .lit dans une lettre ù son Gis, datée 'lu 15 décembre L83o, pres- que la nh'inr chose que Rou9seati dans sa formule.

424 i. F. ORGE SAND

petite bête sauvage, haïe de tout le monde, et haïssant chacun, de rejeton brutal, digne élève de ees derniers che- valiers coupe-gorge qui ne connaissaient que la rapine et la violence, ce Bernard Mauprat, par la force de son amour pour la fîère. pure et généreuse Edmée, se transforme en homme cultivé et instruit, devient non seulement un brave et honnête citoyen, mais encore une individualité rare, capable de sacrifice, d'abnégation. Ce qui plus est, la force de cet amour modifie si complètement sa nature sans frein, qu'en finissant le récit de son existence, il peut s'écrier :

« Elle fut la seule personne que j'aimai dans toute ma vie : jamais aucune autre n'attira mon regard et ne connut l'étreinte de ma main. >

George Sand revient souvent, dans ses romans ulté- rieurs, à cette donnée de la rédemption, de l'éducation et de la purification de l'être humain par l'amour. Nous la retrouvons encore dans Nation, Cadio, Valvèdre et les Maîtres sonneurs.

Dans Mauprat, la transformation morale et la renais- sance de l'homme sous l'effet de l'amour et sous l'influence d'un être supérieur, sont peintes avec un talent extraor- dinaire. De jeune animal qui ne voulait rien connaître que la chasse et la table, Bernard devient d'abord une brute dangereuse, qui veut violemment se rendre maître <lc sa jeune cousine tombée entre ses mains, puis un homme sauvage et follement passionné, mais noble, mettant déjà l'amour au-dessus de la possession, et tâchant d'obtenir cet amour, assez gauchement, il est vrai, mais y travaillant quand même. Puis s'étant rendu compte de son ignorance complète el de ses défauts, il se met à étudier avec toute l'opiniâtreté de sa nature fougueuse; il en arrive même à être pédant, orgueilleux de ses connaissances, et tombe dans

GEORGE SAM) 425

un amour-propre maladif. Mais, de plus en plus éclairé par lalumière de l'esprit et soutenu par le véritable amour, il devient enfin un homme distingué, capable d'abnégation et, plutôt que d'être un objet de terreur et de haine pour Edmée, en profitant de sa parole arrachée dans un mo- ment de danger, il préfère renoncer à la jeune fille adorée, ëtmourir loin de sa patrie, et dans la guerre pour l'in- dépendance de l'Amérique, afin de mériter son estime. Revenu pourtant dans sou pays, il trouve le bonheur; mais au moment de l'atteindre, le dernier dos Mauprat, le hideux Jean le Tors attente à la vie d'Edmée. Le soupçon retombe sur Bernard. Il est arrêté et jugé. A La fin tout s'explique et Bernard épouse sa bien-aimée. Les étapes successives que traverse cette nature exceptionnelle el puissante ><»nt tracées de main de maître. L'apparition d'Edmée sous les voûtes sombres du castel des Mau- prat ; le siège du château par la maréchaussée royale1 ; la scène passionnée de la chapelle, dont il n'existe de pen- dant quedàns le dialogue nocturne d'Esmeralda et de Claude Froilo; la veillée à la tour Gazeau; la scène de jalousie de Bernard ;'i propos de M. de la Marche, un autre prétendant à la main d'Edmée, et l'explication en sa présence, entre Bernard et Edmée; enfin, l'épisode final, un peu mélodramatique il est vrai, mais grandement puis- sant et hardiment beau, et l'apparition inattendue de Jean de Mauprat, la tentative de meurtre d'Edmée el la scène du tribunal, voilà des pages que le lecteur n'oubliera jamais. Le souffle des siècles passés, de farouche mémoire, semble traverser le roman, l'air de ces temps les hommes et les passions étaient désordonnés, violents, excessifs. Et avec cela, quel charmé dans cette adorable figure d'Edmée qui semble mieux que toute autre mériter l'épithète de « forte et

i20

E 0 R G E S A N l)

ferme dans sa pureté » que Dostoïevsky a donnée aux héroïnes de George Sand. Ed<mée, cette brave, fière cl in- trépide jeune fille, <jui mine Bernard <\r> le premier moment, mais ne le lui montre pas. qui le guide et le transforme, taisant de lui un homme digne (Telle et de sa propre estime : ce grand esprit et eegrand caractère nous rappelle toujours la l'orlia du Marchand de Venise, notre héroïne préférée de toutes les femmes de Shakespeare. Oui. il nous semble qu'Edniée est la sœur cadette de cette vaillante et spiri- tuelle jeune tille qui, travestie en docteur es lois, se nomme IJallazar, marche à grands pas, contrefait sa voix en par- lant gravement au doge et aux juges, et sauve le pauvre Antonio des griffes de Shyloek. 11 nous semble que ce charmant justicier donne en souriant la main à la blonde Edmée. velue en aina/one de drap gris, sou tachée d'argent, chapeau à [dûmes et à larges bords, cravache à la main, qui entre fièrement dans la sombre salle du château des \hmprat. tâchant vainement de masquer la terreur qoî l'envahit, soutenant sans sourciller le terrible téfe-à-tète avec Bernard, dangereux comme un loup en liberté, et parvenant à le dompter par l'ascendant de son âme indomp- table, par celui de son esprit, et par le charme de sa pureté virginale. On trouve dans le roman dr> longueurs, des déclamations', des réminiscences des théories de Michel et de Rousseau dans la bouche de Patience. Mais, on peut assurer -que cette œuvre artistique occupe une place à part parmi les romans de (George Sand, par l'ensemble de toutes ses parties comme par ses détails, par son coloris, par-son style, parla puissance de l;i peinture des personnages principaux aussi bien que des figures secondaires, sans en excepter même le bon petit chien Blaireau. Jamais ni Bernard, ni Edmée, ni Patience, ni Marcasse ne se eon-

GEORGE SAM) il\

fondroni dans notre mémoire avec les autres héros de George Sand ; jamais nous ne les oublierons!

Mamprat fui fini et publié en 1N:J>7, sous des impressions plus riantes que celles qui présidèrent à sa naissance, et ejest pour -cela que George Sand put dire, plus tard, dans la préface du roman, que cène fut qu'après avoir plaidé en séparation que le mariage, dent jusque-là elle avait com- battu les abus, lui «apparut dans toute la beauté morale de son principe comme une institution sacrée ». Wanpral est comme la solution posée à la question sou-levée dans Jacques, et une solution bien positive : le bonheur esH possible dans un mariage indissoluble et vraiment saint, lorsque ce mariage esi basé sur l'estime mutuelle, l'amour constant et la fidélité des époux; mais il faut savoir con- quérir et mériter ce bonheur.

On voit par que vers 1837, une période plus paisible commençait pour George Sand. Sa vie de famille prit un caractère de stabilité et «le calme, ses idées se fixèrerai ert s'éclaireireni dans son esprit.

A partir de ce moment, les heures orageuses de doute et de désespoir font place chez elle- à une compréhension plus philosophique de l'existence; ses entraînements ei ses passions, sans disparaître de sa vie, n'accaparent plus toute son àme, comme dans le passé; Ilàlon nous d'ajouter cependant que cette évolution ne se lit pas .sans lutte et sans souffrance. Peut-être même que la fin de Tannée 1 S 3 7 fut une des périodes les plus tristes de sa carrière.

Ce fut pour George Sand une époque de chao-nns, d'inquiétudes ei de larmes. In jour, au moment du dîner, probablement vers la lin de juillet, un des derniers jours que Liszt ei M1"" d'Agouli passèrent à Nobant, George

Sand recul une lettre de Pierrot, une lettre lui annonçant

428 GEORGE SAND

que sa mère était gravement malade. Elle partit le jour même pour Paris, par Chàteauroux , et arriva à temps: elle trouva sa mère encore en vie et put l'entourer de soins et de consolations pendant ses derniers jours. Quoique George Sand nous dise dans l'Histoire de ma Vie que ses rapports avec sa mère, durant les dernières années, axaient été meilleurs, les pages qu'elle consacre à sa maladie et à sa mor-t sont tièdes. on y sent une certaine contrainte, et dans les lettres de George Sand à des tiers, on voit souvent (\v> phrases comme celles qui sui- vent :

« La pauvre chère femme a été si bonne et si tendre pour moi au moment de mourir, que sa perte m'a causé pue douleur tout à fait excédant mes prévisions1... »

« ... Le lendemain matin, je l'ai trouvée raide dans son lit et j'ai senti en embrassant son cadavre que ce qu'on dit de la force du sang et (le la voix de la nature n'est pas un rêve, comme je l'avais souvent cru dans mes jours de mécontentements.

« Me voilà revenue à Fontainebleau, écrasée de fatigue et brisée d'un chagrin auquel je ne croyais pas. il y a deux mois. Vraiment le cœur est une mine inépuisable de souf- frances -. »

On dirait, à en juger par ces phrases, que George Sand était elle-même comme étonnée du chagrin qu'elle ('-prouvait à l'occasion de cette mort, et cela ne fait qu'augmenter l'im- pression de froid et de gène que nOUS causent les p

del'Histoire de ma Vie, consacrées à cri événement. Evi- demment, il n'était plus question de l'adoration roma- nesque «pie. dans son enfance, die avait portée à sa mère,

' Correspondance, t. II. p. 89. Lettre a Dutèil.

; Correspondance. \>. 8G. Lettre .1 la comtesse d'Agoult.

GRORGE SAND 429

et ses relations envers elle avaient pris cette nuance de pitié dédaigneusement condescendante, que Ton a pour les déséquilibrés. Et toutes les phrases, officiellement chagrines, dans le genre.de « pauvre excellente femme », « j'ai perdu ma pauvre mère », ne peuvent détruire l'impres- sion produite par l'ensemble de tout ce que George Sand dit des derniers jours et des dernières années de la vie de sa mère. Ces phrases ne sont que l'expression de ce sentiment de culpabilité que chacun de nous éprouve envers les défunts, alors qu'il est déjà trop tard pour réparer nos torts. George Sand était loin d'être coupable envers sa mère, bien au contraire, niais elle était peut-être tourmentée parla pensée de n'avoir eu dans les derniers temps que de la calme impartialité envers sa mère, et de ne l'avoir plus aimée passionnément et aveuglement.

Notons pourtant ici ce que dit George Sand de l'intérêt que Mme Dupin prenait à sa carrière littéraire :

« Ma renommée littéraire produisait sur elle les plus étranges alternatives de joie et de colère. Elle commençait par lire les critiques malveillantes de certains journaux et leurs insinuations perfides sur mes principes et sur mes mœurs. Persuadée aussitôt que tout cela ('tait mérité, elle m'écrivait ou accourait chez moi pour m'accabler de reproches; en m'envoyant ou m'apportant un ramassis d'injures qui, sans elle, ne fussent jamais arrivées jusqu'à moi. Je lui demandais alors si elle avait lu l'ouvrage incri- criminé de la sorte. Elle ne l'avait jamais lu avant de le condamner. Elle se mettait à le lire après avoir protesté qu'elle ne l'ouvrirait pas. Alors, tout aussitôt, elle s'en- gouait de mon œuvre avec l'aveuglement qu'une mère peut y mettre ; elle déclarait la chose sublime et les critiques infâmes ; et cela recommençait à chaque nouvel ouvrage.

430 UEO RUE SAND

Il en était ainsi de toutes choses à tous le» uionients de ma vie. »>

11 est 1res intéressant de comparer ces lignes de Géorgie Sandavec une lettre inédite de Sophie-Antoinette à Casimir, écrite en 1834, dans Laquelle M"'e Dupin tâche d'apaiser, et de de calmer Le mécontentement de Dudevant envers sa femme. S 'adressant d'abord à ses sentiments paternel», e4 lui rappelant que c'est à Lui et à Aurore qu'il incombe de penser à une vie de famille régulière pour Maurice et Solange, elle continue en lui remémoranl qu'Aurore n'est pas une femme ordinaire, qu'elle mérite d'être appré< car « son nom doit être placé à côté de celui de M1"'-' de Staël ». preuve que malgré le peu d'éducation qu'elle avait reçue. Sophie-Antoinette était douée de sens critique et artistique, et qu'elle savait apprécier le talent de sa tille.

Le- dernières paroles que prononça Sophie-Antoinette Dupin avant tic mourir lurent : « Arrangez-moi mes che- veux. » Elle ne démentit donc- pas, même à sa dernière hou r<. son caractère et les habitudes de sa \ie;. Après l'enterrement. George Sand ne revint pas à Nohant, mais s'eia retourna à Fontainebleau elle s'était installée dès avant la morl de sa mère. Dan.» Y Histoire de ma S te, il est dit qu'elle s-y installa avec Maurice, donnant à penser qu'eMe ne L'avait l'ait que pour lui : mais il n en est pas ainsi. Il esi vrai que dans la Correspondance, ou ne trouve en lait de lettre.» de Fontainebleau, que celles qui lurent écrite» après le 21 août. c'est-à-dire à l'époque Maurice y était déjà. Mai.» parmi Les lettres médites il y en a une de La Chaire, du 22 juillet, deux de Fontai- nebleau, du 2\ et du 2(> juillet, une autre ne portant que

1 Elle mourut le l'J août 1837.

&EOR&E SAM) 431

juillet »,, sans autre date, et enfin mie datée du l'août; ces lettres portent donc les mêmes dates que celles des lettres imprimées, niais antérieures d'un mois, et ce n'est pas une erreur : les lettres imprimées dans la Corres- pondance ont réellement été écrites un mois plus lard. mois passé en majeure partie à Fontainebleau, tôuteiois d'abord sans Maurice. La preuveon est que plusieurs des lettre* inédites, datées de juillet, sont justement adressées à Maurice, au château tïArs, près de la Châtre, où, en l'absence de sa mire il demeurait chez Gustave Papet, et elle lui dit entre autres qu'elle 1' « attendra à Fontai- nebleau ». Dans d'autres lettres inédites, adressées à C.irerd. elle dit que « Michel a l'intention de se faire élire député du Cher », et que, d'après les nouvelles qu'elle a reçues, il se propose de venir à La Châtre, tandis que les lettres imprimées datées de la lin d'août non.- apprennent que Ciirerd et Michel sont déjà élus. George Sand s'était donc établie à Fontainebleau à la fin du mois de juillet. Il paraît que Mallefille s\ trouvait également à cette époque, car pendant que George Sand soignait sa mère mourante, il se passa ce qui suit : on annonça à M"' Sand que Du- de\anl est à La Châtre et qu'il a l'air de vouloir enlever Maurice. «Alors dit George Sand, dans sa lettre 5 Dnteil je fais» atteler en poste mou cabriolet, que j'avais amené à Fontainebleau et j'envoie Mallelille chercher mon fils. Dudevant ne parait pas en Berrv. C'était une l'an— e alerte, nue menace en l'air. Je me rassure1. »

En effet . Mallelille ramena heureusement et sans obs- tacle, Maurice près de sa mère, à Fontainebleau, iïs demeurèrent quelque temps dans une petite auberge perdue

' Correspondance, t. II. p. 8(J.

432 GEORGE S AND

à La lisière de la forêt. On passait les jouis en promenades

à cheval, à âne; on faisait des chasses aux papillons. Et pendant la nuit, George Sand continuait son excessif labeur littéraire. C'est qu'elle écrivit cette Lettre de Fontaine- bleau, dont un fragment est seul publié, et dont nous avons parlé au chapitre vin, et la Dernière Aldini. Nous avons dit dans le même chapitre quels souvenirs, unissant dans l'esprit de George Sand Venise à Fontainebleau, firent naître ce roman. Contentons-nous d'ajouter ici que d'après une rumeur qui a couru, et que nous ne pouvons ni rejeter ni affirmer, Mallefille aurait collaboré à cette œuvre.

Pendant que George Sand et son fils jouissaient du calme de la forêt et des beautés de la nature, travaillaient et herborisaient, M. Dudevant accomplit réellement un enlè- vement ; il emmena de Nohant la petite Solange. Ayant en toute hâte confié Maurice aux soins de Mme Marliani \ sans perdre une minute, George Sand se mit à faire des démarches, fit jouer le télégraphe2, se procura des lettres de recommandation de la part des ministres, se munit des autorisations nécessaires, mit sur pied toutes ses connais- sances et vola à Nérac. Grâce à l'aide du sous-préfet, le baron Haûsmann, plus tard préfet delà Seine, et de l'administration locale, grâce surtout aux papiers dont elle s'était fort perspicacement munie, elle se présenta à Guil- lerv flanquée des fonctionnaires de la justice et de la gen- darmerie, et exigea que sa fille lui fût rendue ;.

' C*esl ce que George Sand dit dans la Correspondance ; dans l'His- toire de ma Vie, elle dit avoir confié son ûls à M. Louis Viardot,

"- Correspondance, t. II, p. 90 : « Je cours à Paris. Je braque le télé- graphe. J'invoque Ja police... », etc.

3 Correspondance, t. II, p. 88-92. Histoire de ma Vie, t. IV. p. 419-422. Voir aussi a ce sujet les Mémoires du baron Haussmann, t. II. p. 129- 136.

GEORGE SAND 433

Dudevanl voyant qu'il ne lui restait qu'à se soumettre à La loi, remit l;i fillette à sa femme sur le seuil de la pro- priété, car George Sand avait refusé d'y entrer, ce qui lui était, «lu reste, défendu en vertu du jugement prononçant la séparation de corps el d 'habitation. Cet épisode amena, comme nous l'avons dit, 1»: second procès outre les deux époux, par lequel il fut décidé que les deux enfants seraient définitivement confiés aux soins de leur mère.

Après avoir délivré Solange, George Sand, se trouvant ô quelques pas de ses chères Pyrénées, ne | >u t résister à la tentation de les visiter encore une fois. Elle revit, en com- pagnie de sa belle enfant, tous les sjtes enchanteurs de jadis : Cauterets, Bagnères, Saint-Sauveur, et poussa jus- qu'au Marboré. Toute l'excursion ne dura que quatre jours et de là, sans s'arrêter nulle part, elle revint à Nohant elle passa'avec ses enfants l'automne et presque tout l'hiver.

En dehors de la mort de sa mère, du refroidissement de son amitié avec M""3 d'Agoult, et des inquiétudes que lui avaient données l'enlèvement de sa fille, George Sand eut encore è cette époque à traverser une autre épreuve : sa rupture définitive avec Michel. Toutes lés lettres inédites à Girerd, leur ami commun, de même que les Lettres de femme inédites, nous donnent les détails de la douloureuse lin de ce grand amour, plein d'abnégation de In part de George Sand, et qui lui avait donné aus>i peu de bonheur ([ne son premier amour mystique pour de Sèze el sa brû- lante passion pour Musset.

C'est aussi à cette époque que se rapporte la Fauvette du docteur, charmant petit poème en prose, daté de juillet 1837, mais qui n'a été imprimé qu'en 18ii. .Nous trouvons en note sur la dernière page que, d'après les renseignements

il. 28

\ î i I B G E S A \ I >

|hï- par l'éditeur, George Sand n'avait alors parmi ses amis aucun docteur de quatre-vingts ans. et que ce docteur ne peut être autre que l'auteur lui-même. Mais, pour non-,. avant même que nous ayons vu ee peGl fragment écrit dans les feuillets du journal de Piffoël, il n'était que trop clair que c'est le docteur Pij/foëlqui l'a écrit. Au moment <>ù i] écrivait ces quelques pages racontant comment un petit oiseau qu'il avait sauvé, en récompense des tendres -.<>in> qu'il lui ;t\ ;iit prodigués, s'était attaché à lui dans l'espace de dix jours, l'ami Pififoël n'était certes plus le brave et gai doe- feeur-vovageur, qui avait su calmer doucement l'âme malade et rongée par le doute de la « princesse Mirabella ». Il était lui-même profondément triste et désenchanté, el I<»ul ce qu'il 'lit des attachements humains et de l'ingratitude àea hommes, trahit d'autant plus l'amertume et le mépris qui remplissaient son cœur, qu'il vient de peindre en quelques traits pleins de tendresse l'histoire touchante de la petite fauvette qu'il axait sauvée.

C'est à ce moment aussi que se rapportent les lettres inédite- à (îirord '. dont la première est datée de juillet, sans notre indication de jour, et qui sont comme l'épi- logue des Lettre* de Femme :

c Bon frère,

<( Je suis à Paris : on m'y renvoie ta lettre. Je suis venue soigner nia pauvre mère qui est mourante, et j'y resterai

' Frédéric Girerd, avocat et homme politique éminent, naquit en 1810 et mourut es 1859. Il a rempli des fonctions municipales à Nevers, fut bâtonnier de l'ordre des avocats de cette ville, collabora à diffë- journaux de l'opposition, et fonda lui-même une feuille locale : l'Association. Il était l'ami intime de Michel et de Cavaignac, lut dépoté du Nivernais en 1S48, ensuite commissaire <lu gouvernement provi- •ifin membre de l'Assemblée constituante. Apr

GEORGE SA NU 43 j

jusqu'à ce que sa triste position se décide. Gertainemenl dès que je pourrai retournera Nohant, tu viendras m'y vok* ri j'y compte.

« Tu me crois heureuse, mon ami. Jesuislomdelà;outre la maladie douloureuse à laquelle j'assiste, j'ai souffert de la part de Miehel tout ce que lu avais prévu. Ce que tu m'a\ ais prédil dans ta dernière lettre esl arriA é aussi. Lasse de dévouement, ayant combattu ma fierté avec toutes les forces de l'amour, et ne trouvant qu'ingratitude et dureté pour récompense, j'ai senti mon âme se briser et mon amour s'éteindre. Je suie guérie; ne me félicite pas trop de ce triste bonheur, et ae me plains pus non plus, car, relativement, j'ai à remercier ma destinée. Ces affreuses angoissés ont cédé à leur propre excès. A forcede saigner, la plaie s'est fermée, et cette lois je suis sûre de mon l'ail : je n'aime plus. Je sens que le voile esl tombé et que j'ai recouvré mes forces. J'en ai besoin, ear je suis arrivée au dernier degré de désenchantement. Mais qu'impoi*te ? Sommes-nous ici bas pour être heureux? El de quel droit le serions-nous? Nous sommes en mer, la volonté des vents el des flots soi! faite !

(i )v iir suis poinl ingrate ! Je sens le bonheur d'avoir des enfants, et quoique profondément triste que je sois, l'amitié me trouvera toujours cligne de ses bienfaisantes sollicitu- des. Combien la tienne aétégranda, intelligente, attentive et délicate !

Ne crains pas que je t'oublie jamais et quand lu seras malheureux, songe qu'il \ a une âme qui t'appartient ri qui a droit à la moitié du fardeau*

coup d'État, il renonça à la carrière politique, reprit son ancienne profession, tout en restant fidèle a ses opinions républicaines, dans lesquelles il éleva aussi -un Sis, M. Cvpiien Girenl. '[ni. à son tour, joua an rôle politique très connu.

436 GEORGE S AND

« Ecris-moi à Nohant. Je te tiendrai au courant de ce que je fais, o

Et à Duteil elle écrit de Fontainebleau le 1er août.

« Michel est venu en mon absence. 11 a passé uni- heure à Nohant et la journée à Ars. Est-il venu pour moi ou pour tàter la députation à La Châtre1!' Il ne faut pas flairerles choses de trop près. De ce côté-là, du moins, mon esprit est bien portant. Michel n'a pas de chances à La Châtre, on dit qu'onleporte à Niort. Est-ce vrai? Je crains que cela ne lui passe devant le ne/, encore une fois. Le vent ne souille pas de ce côté.

« Adieu ! Adieu ! »

Mais un peu plus tard, elle dit de nouveau à Girerd :

« Je reçois en même temps une lettre de Duplan qui m'apprend que Michel est près de toi ! Vous avez causé, vous vous êtes dit tout ce que vous aviez à dire. Tu n'as pas pu mal dire et mal taire. Tout ce qui part d'un cœur comme le tien, doit être vrai, généreux et juste. Je >ui^ donc bien tranquille. Tu n'as pas abandonne nia cause, j'en sui-. sûre, et tu connais trop le fond de mon âme pour ne pas m'avoir détendue éloquemment. D'ailleurs, qu'importe à présent ! Je ne puis plus désirer que ce lien terrible soit renoué ! Je ne le désire plus, je ne le peux plus, je fie le ceux plus.

« Peut-être un jour \ iendra, Michel sentira qu'il a brisé durement le cœur le [dus dévoué qui ait jamais battu pour lui. Si ce jrnir vient et (pie mon amitiélui soit désirable, il

1 II est fort probable que Michel s'y rendit tout autant pour voir le fils de George Sand, que pour tâter Gustave Papet au sujet des élec- tions.

GEORGE S AND 437

retrouvera en moi un sentiment que l'âge aura rendu plus calme et que le temps n'aura pas rendu moins sincère et moins fendre. Mais ce temps est loin; il faudra dos années pour fermer la blessure profonde que j'ai au travers de la poitrine.

« Dans la lettreque Duplan m'écrit, Michel semble désirer une entrevue avec moi. Moi, je l'éviterai. Fais-le com- prendre ;i Michel, s'il est encore près de toi. Je vois à la manière détournée dont il m'exprime sa fantaisie, qu'il met beaucoup d'orgueilà tontes ces choses. 11 ne peut plus y en avoirdans mon âme. Ménage le sien, et dis-lui que je vais voyager, que je no sais moi-même j'irai. Le fait est que je retourne à Nohant au mois d'octobre, pendant que Michel sera à Paris car il parait devoir y aller, d'après la lettre de Duplaïi

« 11 faudra que lu viennes nie voir, n'est-ce-pas, mon hou frère ! oh ! que tu as été bon pour moi ! Comme lu as compris et senti ma souffrance !

<< Adieu, cher frère, je ne le dis rien du présent, afin que si Ton t'interroge là-dessus, tu n'aies pas d'embarras pour répondre. Tout se résume dansée mot qui est notre devise à tous, à lui. l'orgueilleux, comme à moi. le bohémien :

a Malheur! Malheur! Malheur! »

Il est vrai que le ltf septembre encore, elle annonce à Girerd qu'ellea reçu une lettre de Michel « avec sommation, sans autre forme de procès, de me rendre à Châteauroux pour le voir. Tu penses que je n'y suis pas allée;' Tu te trompes. J'ai fait huit lieues au galop par une nuit glacée pour le voir un instant. 11 est resté alors deux jours avec moi. 11 allait à Niort : et à son retour, bien qu'il m'eût juré qu'il ne rem 'tirait jamais le- pieds à Nohant, il est arrivé

438 GEORGE 3AND

.m milieu de lit nuit. Il est avec moi d'une tendresse et d'une bonté inconcevables, après tout ce qui s'esl passé de eruel entre nous. Au reste, notre position respective est changée,et il y ;i de >i étranges complications que je ae puis te les dire que verbalement ; ce serait trop long. Viens nae voir. »

Mai- quelques jours plus tard, elle répète ce quelle avait dit précédemment.

« Je crois que j'ai enfin terrassé le dragon et que cette passion tenace <■( ruineuse de toutes mes facultés a enfin été guérie par une autre affection plu- (louée, moins enthousiaste, moins âpre aussi, et j'espère, plus durable. Miche] est maintenant à l'abri de tout chagrin venant de moi. Il est dans l'élément qu'il lui Fallait pour vivre, il voit de temps en temps des personnes de mes amis auxquelles il dif que jesuis le seul amour de sa vie. Quel amour ! mais je n'en suis plus blessée. Le calme et la justice sont rentrés dans mon eœur, et je l'aime aujourd'hui comme tul'aimes toi-même. Dumoins, je me flatte qu'il en est ainsi, je l'es- père, j'y travaille, j«' fuis Pari.-. J'irai en Italie au prin- temps, je passerai par devers, pour le voir, pour rester deux ou trois ,j<Mir> près de toi.

« Adieu, cher bon. je t'embrasse de toute mon âme; mes enfants aussi t'embrassent.

Il est à croire que les moi- >u\- « l'affection plus douce, moins enthousiaste » se rapportent à Félicien Mallefille qui, d'après une lettre inédite de George Sand à M'" Marliam, arriva à Nohant aussitôt après son retour de Nérac : > deux heure- après mon retour dan- me- foyers respec- tives toujours », écrit-elle à M"1 Marliani et qui, ayant

GEORGE S-ANB

remplacé Pelletai] dans ses fonctions de précepteur du jeune Maurice, passa tout l'hiver de 18&?-183# à Nohant.

Ainsi, c'était déjà pour In seconde fois qu'après la passion malfaisante et torturante d'un grand homme, George Siind espérait trouver le bonheur et le repos dans l'amoui calme d'un simple mortel. Après Musset, Pagello, après .Michel de Bourges, Mallefille. Certes, elle s'abusait encore nue fois là-dessus! Et peut-être est-ce à ce propos que nous revient bien souvent à l'esprit une charmante analogie que nous trouvons dans le Roudinede Tourguéniew :

« Roudine se mit à arpenter la chambre, puis tournant brusquement sur ses talons, il dit :

c Avez-VOUS jamais remarqué que sur le chêne, ce! arbre robuste, les vieilles feuilles ne tombent que lorsque les nouvelles commencent à pousser.

(.< Oui. répliqua Nathalie lentement, je l'ai remarqué.

« Il en est de même d'un vieil amour dans un cœur puissant. Cet amour est déjà mort, mais il tient encore et ce n'est qu'un autre un nouvel amour qui peut l'ex- tirper... »

Pendant l'hiver de 1837-1838, George Sand consacra presque tout son temps ;'i ses enfants, s'occupanl avec ardeur de leur instruction et espérant qu'il lui serait pos- sible de remplir seule, ou bien avec le secours d'amis comme Mallefille, les fonctions de tous les professeurs et de fair< taire à s !S enfants toutes les études exigées par les pro- grammes reçus.

Encore au printemps de 1N3T. le 1G avril, George Sand écrivait à Auguste Martineau-Dèschenez :

« Eli bien, «pie devenez-vous, mademoiselle Benjamin ? M'aimez-vous .' Pensez-vous à moi.' Il me semble que tous

440 GEORGE SAM)

êtes bien paresseuse. Pour moi, il y a longtemps que je t'aurais écrit, sans la corvée de Mauprat, et mes enfants malades, chacun àson tour. Solange m'a beaucoup inquié- tée. Elle a eu la petite vérole volante, qui est une assez laide et une assez rude maladie. J'ai même craint pour ses belles joues, tant l'éruption était forte. Mais heureusement, il n'y parait pas ; les roses et les lys ont refleuri sur son visage. Elle est gaie, folle, fantasque, aimable et détestable au suprême degré.

« Maurice, après avoir été très bien pendant six semaines, est redevenu chétif depuis quelques jours. Ces! un bon enfant. Ma vie se partage entre eux deux, et le vieux époux, que je vois de temps en temps, et prés de qui je vais passer quelques heures à des intervalles assez éloignés. Le cours ordinaire du temps s'écoule dans ma chambre depuis que j'ai quitté Paris, et maintenant elle est bruyante comme une classe. On y braille des leçons de latin et d'anglais toute la journée, tandis que je dors, car, selon ma coutume, je me couche au grand jour, et quelquefois je m'éveille en sursaut, au régime direct, ou bien j'entends dans les nuages du sommeil, des voix fantastiques, qui conjuguent en chœur des verbes réfléchis. »

Il semble qu'outre Maurice et Solange, ce sont Les enfants de Pierre Leroux, que George Sand voulait encore adopter, vu la position pécuniaire très pénible se trouvai! alors Leroux1, qui faisaient les voix de ce chœur. Ce projet n'eut pourtant pasde suite. George Sand avait d'ailleurs bien ;issez à faire avec ses propres enfants. 11 paraît qu'il n'était pas facile de venir à bout de Solange, et Maurice, que sa mère gâtait beaucoup, ne manifestai! de goût que

' Correspondance, t. II, p. m.

GEORGE SAM) 441

pour la peinture. Aussi George Sand dut-elle se décider bientôt à l'aire entrer Solange clans un pensionnat, chez M"" Bascans, et Maurice s'adonna entièrement à la pein- ture, d'abord sous la direction de Mercier, frère du célèbre sculpteur, puis il entra dans l'atelier d'Eugène Delacroix. Mais durant les années 1837-1838, George Sand fut elle- même l'institutrice et la gouvernante de ses enfants, el si Ton se rappelle d'une pari les paroles de Heine :

« J'ai assisté pendant de longues heures aux leçons de français qu'elle donnait à ses enfants, et c'est bien dom- mage que l'Académie française, in corpore, n'assistai pas à ces leçons, car elle en aurait pu tirer beaucoup de choses

utiles1. »

Et si d'autre part. Ton relit attentivement les réflexions sur l'enseignement, el les déductions que George Sand avait tirées de sa longue pratique pédagogique et qu'elle publia plus tard dans les chapitres xi. xn et xin de ses Impres- sions et souvenirs sous le titre de : « Les idées d'un maître d'éeole»2, il faut reconnaître que Maurice et Solange n'au- raient pu désirer une meilleure institutrice.

Mais ces occupations pédagogiques extra ne pouvaient aller de front avec le constant travail auquel George Sand

1 Lutèce, p. 297.

-' « Le maître d'école, c'est moi. » C'est ainsi que George Sand com- mence ces articles pédagogiques si remarquables el pourtanl si complè- tement ignorés du public. Puis, elle nous dit qu'elle a le droit de s'in- tituler ainsi, ayant, toute sa vie, enseigné el appris à lire à quelqu'un: - enfants, à ses neveux, h ses petits-enfants et à une foule d'autres élèves de tous âges, sans en excepter les grands gars villageois. Et quoiqu'elle nous dise qu'elle n'est arrivée à ces idées sur l'éducation que par voie d'expérience el qu'elle a commis d'abord beaucoup d'er- reurs, surtout lorsqu'elle donnai! des leçons à ses propre- enfants, nous voyons justement par toutes ses judicieuses remarques, observations el conclusions, que ses levons n'étaient pas affaire de routine, que son enseignemenl devait être animé d'un souffle de vie el guidé par un espril d'observation psychologique tout à l'ait exceptionnels.

i42 SK0RGE >.VXI>

consacrait ses nuits, el qui, à ce moment, était d'autant plus urgent qu'il devait servir à régler la somme de 50.000 franes qu'elle devait payer immédiatement à Dude- vanl en échange des revenus de l'hôtel de Narbonne auxquels il avait renoncé, Mais George Sand avait d'ailleurs subi d'autres perles encore, par suite du procès qu'elle a\ ait eu dans le courant de cette même année L83-8 contre sou éditeur, procès qu'elle gagna, il est vrai, mais dont la con- séquence immédiate fut la rupture du contrat, ce qui fit que pendant qu'elle était à la recherche d'un autre éditeur. L'argent s'était fait assez rare ehez elle, ce qui l'amena à écrire peu après au major Pictet :

« J'ai gagne'1 deux procès et me voilà ruinée '. »

Elle pouvait donc, moins que jamais, diminuer ses heures de travail,

Durant l'hiver de 1837-1838, Malletille lui vint en aide. quant à ses occupations avec ses entants. Xous trouvons d'ailleurs quelque chose d'étrange et d'inexplicable dans Les relations de George Sand et de Mallelille.

D'une part, dans ses Lettres à la comtesse d'Agoult et à Pierre Leroux, elle dit que Mallelille est « une nature sublime », un excellent cœur, et elle assure même qu'elle est prête à donner pour lui « la moitié de son sang », qu'elle « l'aime de toute son âme»... et d'autre part, dans ses rapports personnels avec lui on sent un peu de dédain ou même de mépris. Ainsi, par exemple, il arriva que Mallelille écrivit, au cours de cet hiver, une lettre soft1 mal tournée, soit trop peu respectueuse, soit enfin pas assez correcte, orthographiquement parlant, à la char- mante comtesse à qui il avait déjà, pendant l'été, fait un

1 Correspondance, i. II. \>. LOS.

GEORGE 9AND 443

brin de cour. George Sand avail envoyé la lettre avec la sienne, sans x jeter les yeux. La comtesse d'Agoult en fui for! irritée et ne tarda pas à le l'aire voir dans une lettre à George Sand, (ont en ayant aussi l'air de s'étonner que celle-ci eût osé lui envoyer pareille missive. Mallefille, de son côté, crut pouvoir reprocher à George Sand de ne lui avoir pas appris à écrire. Alors, malgré la place que Mallefille occupait déjà dans sa vie. George Sand le livra, pieds et poings liés, en écrivant à la comtesse la lettre la pins drôle et la plus charmante du inonde, mais mortelle- ment dédaigneuse pour le pauvre jeune homme, lettre dont

voici le sens : « Je ne suis pas responsable (\r> actes de

Mallefille, je ne me sens nullement obligée de lui apprendre à écrire des lettres, et s'il commet (\r>. bêtise», tant pis pour lui. »

Cela se passait au mois de janvier, et au mois de sep- tembre de la même année 183S, torsque Mallefille se per- mit a des bêtises » àlégard de George Sand elle-même, en ne pouvant se décider à prendre au sérieux la résolution qu'elle avait [irise de ne plus avoir pour lui que de L'amitié après six mois d'intimité [dus complète) et qu'il se permit de la tourmenter par des scènes de jalousie, elle s'en plai- gnit, cette fois sans plaisanteries, à leur maître et ami com- mun Pierre Leroux, et lui demanda de sermonner Malle- fille à la première occasion. (Mallefille devait, en effet, se rendre avec Rollinat chez Leroux, pour parler philosophie. Elle demanda donc à Leroux, dans une lettre datée du "2<i septembre 1838, de calmer la passion tragique de Mallefille, qui « est allé, ces jours-ci, faire un esclandre tout à t'ait coupable envers moi, et se battre en duel avec un de mes amis. Il semble guéri aujourd'hui, et je m'attends à ce qu'avant huit jours, il viendra me demander jiardon.

444 GEORGE SAND

Mais tout ce vacarme pourrait recommencer au premier jour avec quelque autre. Il a abdiqué provisoirement sa jalousie, » Il faut donc que Leroux use de toute son influence pour l'apaiser; « ... il a beaucoup travaillé, niais mal, et ses études ont plus développé son orgueil que sa sagesse ».

Elle définit plus loin ce qu'elle demande précisément.

« Quand viendra entre vous la question des femmes, dites-lui bien qu'elles n'appartiennent pas à l'homme par droit de force brutale, et qu'on ne raccommode rien en se coupant la gorge... »

Elle peut assurer qu'elle fut toujours sincère avec Malle- fille : elle l'avait aimé de tout son cœur pendant six mois, mais voilà trois mois qu'il n'y a plus d'intimité entre eux et deux mois qu'elle lui a franchement déclaré que tout est fini.

Quant à celui qui viendra chez Leroux avec Mallefille, c'est un homme tout différent. «Je ne vous dirai de Rollinaf que ce que je VOUS ai déjà dit plusieurs fois. (Test un saint et un martyr. Depuis l'âge de vingt ans. il plaide pour le mur mitoyen afin de nourrir et d'élever honorablement père, mère et onze frères et sœurs dont il est l'aîné. 11 les a fous menés à bien... Il porte leurs vieilles bottes el leurs vieux habits, afin qu'ils aient bonne façon, tandis que lui peine et va comme un pleutre! et il n'a pas d'amours, le vertueux garçon. »

George Sand avait mis sous le même pli une petite image coloriée, comme celles qu'on trouve sur des cartonna^ et représentant saint Lierre secouru par le Seigneur, au moment les vagues voril l'engloutir. C'est à l'occasion de cette petite image' que, jouant sur les mots, et faisant allusion au nom de Lierre que porte Leroux. George Sand ajoute :

" Soyez le sauveur île celui qui se noie et le consolateur

GEORGE SAM» 44i>

de l'autre, du martyr inconnu, adonné à une profession qu'il déteste, mais qu'il n'abandonne pas, tant qu'il y a une responsabilité qui pèse sur lui1. »

Pourtant, malgré ce caractère complexe et double deses relations avec Mallefille2, tantôt tout amicales, tantôt côtoyani le dédain, elle lui prêta secours et aide à ses débuis littéraires. Mallefille se trouvail alors dans une position pécuniaire fort embarrassée el ne parvenait pas à faire publier une œuvre qu'il- avait écrite. Alors George Sand, pour l'aider et pour lui donner le moyen de gagner le plus possible, signa de son nom, à elle, son œuvre, à lui : Le dernier Sauvage \ <pti fui imprimé comme étant de George Sand, tout comme, quelques années plus tard, elle signa de son nom le récit de Balzac : Voyage d'un moi- neau de Paris. Balzac avait, à celte époque, besoin d'argent et Stahl (Hetzel) refusa d'insérer dans son livre: Scènes de la vie privée des animaux 2 volumes 18i2i celle fantaisie de Balzac, qui avait déjà donné dans ce recueil plusieurs autres articles. Alors George Sand signa de son nom le Voyage d'un moineau de Paris, et de cette manière, Balzac toucha la somme dont il avait besoin à ce moment '.

1 Possédant une copie de la lettre entière, nous ne nous permettons d'en citer que les extraits qui lurent publiés dans la Revue des Auto- graphes, d'Eugène Gharavay.

- On peul trouver des détails fort intéressants sur Mallefille et son amour pour George Sand. dans L'article de Perret: Souvenirs Littéraires [le Gaulois, 29 septembre L885), ainsi que dans deux articles anonymes publiés dans le même journal, le 25 septembre 1885, dans Le Temps Le 30 octobre 1884. et enfin dans un article de la Liberté du 30 novembre 189i, intitule' c< George Sand, Musset. Mallefille », et signé P. P.

" La lettre de Mallefille au directeur de l'Artiste; Delaunay, à pro- pos de eetle œuvre, lettre datée du 27 juillet 1838, existe encore.

' Voir l'Etude bibliographique sur les œuvres de George Sand, par le bibliophile Isaac {vicomte de Spoelberch de Lovenjoul). Bruxelles, 1868, in-8°, 36 p. Nous en avons déjà dit quelques mots plus baut. C'est une œuvre unique et inestimable.

r. EO R G E s A \ L>

Gomme nous n'avons pas parlé jusqu'à présent des rela- tions personnelles des deux grands romanciers, saisissons cette occasion pour en dire quelques mots; cette occasion nous semble d'autant plu- propice que ce fut précisément au commencement de \X'.]X que Balzac vint voir George Sand à Nohant. 11- avaient fait connaissance tout au début ,de sa earrière littéraire, presque immédiatement après son installation à Paris. Ce fut Jules Sandeau qui les présenta Fini à l'autre, bien qu'il Fût Lui-même peu m relations avec Balzac à cette époque. Les rapports entre Le célèbre écrivain et La romancière en herbe furent d'emblée <le nature cordiale : il- devinrent vite camarades. LÎHistow<c de ma Vie. nous peint des soirées et des dîners aljsolument curieux r\\vv. Balzac, et L'impression que lit alors sur l;i jeune femme ce rêveur incorrigible, cet éternel créateur des projets fantastiques, naïf connue un enfant, -impie comme un génie., esprit sincère et Loyal, infatigable tra- vailleur, véritable artiste adorant son art et lui avant voué un véritable culte. George Sand nous raconte enc cornaient, un jour; le grand original les accompagna elle et Sandeau jusque chez elle en robe de chambre écarlate et en pantoufles, avec un chandelier "en vermeil à La main, leur éclairant la route à travers les rues désertes et son>> bres. Elle raconte aussi ses discussions avec Balzac, -ur l'art et La Littérature, diseussions qui finissaient ordinaire- ment par La fuite de Bakac, détalant et jurant de la manière la plus comique du monde, de ne plus mettre les pieds chez elle, mais -e irrniiiiant d'autres fois aussi parla cons- tatation bien calme qu'ils avaient deux manières diverses de voiries choses, qu'ils suivaient dans leurs œuvres des voies tout opposées et des systèmes toul différents.

11 y avait, au l'end, peu de points communs entre eux,

GEORGE SAM) i*7

peu d'attraction; mais c'étaienl de vrais frères d'armes, pleins d'estime réciproque et d'admiration mutuelle pour leur talent, chacun saluant les œuvres de l'autre avec le plus vif et le pkis bienveillant intérêt. Ils se traitaient d'égal à égal; jamais il n'y eu! entre eux la moindre jalousie de métier, jamais non plus la moindre velléité d'aucun autre sentiment, que celui de bons et francs camarades '. Ils se voyaient pourtant assez rarement et finirent même par ne plus se voir du tout, lorsque George Sand rompit avec Sandeau. Mais bientôt ce dernier se montra tout aussi perfide et traître en amitié pour Balzac qu'il l'avait été en amour pour Aurore Dudevant. C'est ainsi que Balzac qui, en 1838, se trouvait non loin de Xoliant se souvint de sa promesse d'antan , et vint voir George Sand; il s\ rendit de Frapesles 2. Ce qui l'attirait surtout à Nohant, c'était, semble-t-il, son désir de s'entre- tenir de celui qui fut la cause de leurs relations et qui les avait tous les deux abusés si cruellement et si complè- tement. La lettre de Balzac à Mma Hanska, décrivant sa visite (diez George Sand, lettre dans laquelle nous trou- vons de plus un portrait admirable et fort curieux de George Sand, fut publiée et il y a quelques mois dans la Revue de Paris. Balzac y raconte aussi en quelques lignes l'his-

1 Voir la Correspondance de Honoré de Balzac (1819-1850). Avec por- trait et fac-similé. Œuvres complètes, in-8°. Calmann-Lévy, 1876-1885. vol. XXIV.) Une notice biographique par -M",e Laure Surville, née de Balzac, sert d'introduction à ce volume. Nous trouvons dans les pages ,[,, >ime gurville, consacrées à son illusiiv frère, une appréciation très remarquable de George Sand faite par Balzac, el en général beaucoup de détails et d'indications par rapport à l'amitié et à l'estime de Balzac pour George Sand.

George Sand dil à Duvernet dans une lettre inédite du 25 jan- vier 1838 : « J'attends Balzac. S'il vient chez moi, faut-il te ramener'? Mallenlli' te remercie pour l'invitation, mais il part pour Paris et De reviendra pas avanl huit jours. »

4*8 GEORi.K SAM)

toire de ses relations antérieures avec la grandi' femme et de leur amitié présente. Nous nous permettons de citer ici la lettre presque in extenso, sans aucun commentaire :

Frapesles \ 2 mars L8

« Cara Contessina,

« J'ai appris que George Sand était à sa terre de Nohant, à quelques pas de Frapesles, et je suis allé lui faire une visite : aussi aurez-vous vos deux autographes souhaités, et, aujourd'hui, je vousenvoie du GeorgeSand; à ma première lettre, vous en aurez un autre, signé Aurore Dudevant. Ainsi, vousaurez l'animal curieux sous ses deux faces. Mais il en est un troisième, c'est son surnom d'amitié, le docteur Piflbël. Quand il m'adviendra, je vous l'enverrai. Gomme vous êtes une éminentissime curieuse, ou une curieuse éminentissime, je vais vous raconter ma visite.

«J'ai abordé le château de Nohant le samedi gras, vers sept heures et demie du soir, et j'ai trouvé le camarade George Sand dans sa robe de chambre, fumant un cigare après le dîner, au coin de son feu, dans une immense chambre solitaire. Elle avait de jolies pantoufles jaunes, ornéesd'effilés, des bas coquets et un pantalon rouge. Voilà pour le moral. Au physique, ell i avail doublé son menton comme un chanoine. Elle n'a pas un seul cheveu blanc malgré ses effroyables malheurs; son teint bistré n'a pas varié : ses beauxyeuxsont tout aussi éclatants; elle a l'air tout aussi bête quand elle pense, car, comme ]<• lui ai dit après l'avoir étudiée, toute sa physionomie est dan-- l'œil.

1 C'était la propriété de ses .nui-. M. el M»' Carmin!. On -ait que M Zulma Carrauil l'ut une u 1*1 i * intime el uni' correspondante Adèle

li' Balzac.

GEORGE S AND 4*9

l^lle esl à Xohant depuis un an, fort triste, ot travaillant énormément. Elle mène à peu près ma vie. Elle se coucheà >ix heures du matin el se lève à midi ; moi, je me eouche àsixheures du soir el me lève à minuit; mais, naturelle- ment, je me suis conformé à ses habitudes, et nous avons, pendant trois jours, bavardé depuis cinq heures du soir, après le dîner, jusqu'à cinq heures du matin; en sorte que je l'ai plus connue, et réciproquement, dans ces trois causeries, que, pendant les quatre années, précédentes, «die venait chez moi quand elle aimait Jules Sandeau, et que quand elle a été liée avec Musset. Elle me rencontrait seule- ment, vu que j'allais chez elle de loin en loin.

« Il était assez utile que je la visse, car nous nous sommes fait nos mutuelles confidences sur Jules Sandeau. Moi, le dernier de ceux qui la blâmaient sur cet abandon, aujourd'hui, je n'ai que la plus profonde compassion pour elle, comme vous en aurez une profonde pour moi, quand vous saurez à qui nous avons eu affaire : elle en amour, moi en amitié.

« Elle a cependant été encore plus malheureuse avec Musset, et la voilà dans une profonde retraite, condamnant à la fois le mariage et l'amour, parce que, dans l'un et l'autre état, elle n'a eu que déceptions.

« Son mâle était rare, voilà tout. Il le sera d'autant plus qu'elle n'est pas aimable, et, par conséquent, elle ne sera <pie très difficilement aimée. Elle est garçon, elle est artiste, elle est grande, généreuse, dévouée, chaste ; elle a les traits de l'homme : c/yyo, elle n'es! pas femme. Je ne me suis pas plus senti qu'autrefois près d'elle, en causant pendant trois jours à cœur ouvert, atteint de cette galanterie d'épi- derme que l'on doit déployer en France et en Pologne pour toute espèce de femme.

h. 29

450 GEORGE 8 AND

« Je causais avec un camarade. Elle a de haute- vertu», de ces vertus que la société prend au rebours. Nous avons

discuté avec un sérieux, une bonne foi, une candeur, une conscience, dignes des grands bergers qui mènent troupeaux d'hommes, les grandes questions du mariage et de la liberté.

« Car, comme elle le disait avec une immense fierté (je n'aurais pas osé le penser de moi-même : «Puisque par « no» écrits, nous préparons une révolution pour les mœurs « futures, je suis non moins frappée des inconvénients de l'un «que de ceux de l'autre. »

« Et nous avens causé toute une nuit sur ce grand pro- blème. Je suis tout à fait pour la liberté de la jeune fille et l'esclavage de la femme, c'est-à-dire que je veux qu'avant le mariagv. elle sache à quoi elle s'engage, qu'elle ait étudié tout ; puis que, quand elle a signé le centrât, après en avoir expérimenté les chances, elle y soit fidèle. J'ai beau- coup gagné en faisant reconnaître à Mme Dudevant la néces- sité du mariage ; mais elle y croira, j'en suis sûr, et je crois avoir fait du bien en le lui prouvant.

« Elle est excellente mère, adorée de ses enfant- : mais elle met sa fille Solange en petit garçon et ce n'est pas bien.

« Elle est comme un homme de vingt ans. moralement. eareHeest chaste, prude, et n'est artiste qu'à l'extérieur. Elle fume démesurément elle joue peut-être un peu trop à la princesse, et je suis convaincue qu'elle s'esl peinte fidèlement dans la princesse du Secrétaire intime. Elle sait et dit d'elle-même ce que j'en pense, sansque je le lui aie dit : qu'elle n'a ni la force de conception, ni le don de construire des plans, ni la faculté d'arriver au vrai, ni l'art du pathé- tique ; mais que sans savoir la langue française, elle a h style; c'est vrai. Elle prend assez, comme moi, sa gloire en

CE ORGE SAM) 451

raillerie, a un profond mépris pour le public, qu'elle appelle Jumento.

« Je vous raconterai les immenses et secrets dévouements de celte femme pour ces deux hommes, et vous vous direz qu'il n'y a rien de commun entre les anges el les démons. Toutes les sottises qu'elle a faites sont des titres de gloire aux yeux des âmes belles et grandes. EUeaétédupe de la Dorval, de Bocage, de Lamennais, etc., etc. ; par le môme sentiment, elle est dupe de Liszt et de M1110 d'Agoult ; mais elle vient de le voir pour ce couple comme pour la Dorval, car elle est de ces esprits qui sont puissants dans le cabinet, dans l'intelligence, et tort attrapables sur le terrain des réalités.

« C'est à propos de Liszt et de Mme d'Agoult qu'elle m'a donné le sujet des ( 'lai 'ériens ou des Amours forcés, que je vais faire, car dans sa position elle ne le peut pas. Gardez bien ce secret-là. Enfin, c'est un homme et d'autant plus un homme qu'elle veut l'être, qu'elle est sortie du rôle de femme, et qu'elle n'est pas femme. La femme attire, et elle repousse, et, comme je suis très homme, si elle me fait cet effet-là, elle doit le produire sur les hommes qui me sont similaires; elle sera toujours malheureuse. Ainsi, elle aime maintenant un homme qui lui est inférieur, et, dans ce contrat-là, il n'y a que désenchantement et déception pour une femme qui a une belle âme; il faut qu'une femme aime toujours un homme qui lui soit supérieur, ou qu'elle y soit si bien trompée que ce soit comme si ça était.

« Je n'ai pas été impunément à Nohant, j'en ai l'apporté un énorme vice : elle m'a fait fumer un houka et du La- ( ak te h; c'est devenu tout à coup un besoin pour moi »

Après ce séjour de Balzac à Nohant, ses relations avec George Sand devinrent encore plus amicales; une corres-

452 GEORGE S AND

pondance très active s'ensuivit, correspondance encore iné- dite, mais heureusement conservée et qui présente non seu- lement le plus palpitant intérêt pour l'historien et pour le psychologue, mais qui offre encore un grand charme pour tout lecteur, car on y voit deux grands écrivains montrant leur âme à nu, causant de toutes choses avec abandon el franchise, intimement, simplement, tout en admirant et en reconnaissant mutuellement le talent, le mérite de chacun d'eux. Ils s'intéressent aux œuvres l'un de l'autre, donnent et demandent des conseils '• se communiquent leurs projets, leurs espérances. La lecture de ces lettres n'est pas moins attrayante que celle de la correspondance de Gœthe avec Schiller, de Pouchkine avec Joukovsky.

On retrouve l'écho et le reflet de cette illustre amitié dans les belles pages et les paroles émues que nous ont laissées ces deux grands écrivains en parlant l'un de l'autre.

Outre les passages de Y Histoire de ma Vie consacrés à son ami, après sa mort George Sand écrivit une notice spéciale qui a été publiée en guise de préface à l'édition des Œuvres complètes de Balzac éditée par- Houssiaux en 18oo. Quant à Balzac, comme nous l'avons déjà dit, il a d'abord représenté George Sand sous le nom de Camille Maupin ou de Félicité des Touches dans son roman de Béatrix. Nous trouvons ensuite dans ses lettres plusieurs passages fort sympathiques sur George Sand, dont le plus intéressant, si on ne compte pas la lettre à Mme Hauska que nous venons de citer, se trouve dans une lettre datée de 1839, adressée à sa sœur M"ie Surville et insérée dans la Correspondant*' de Balzac, lettre que Mme Surville repro-

1 Nous avons mentionné dans le chapitre i.\ l'enthousiasme rie Bal- zac pour Gabriel et ses conseils a George Saml J'en l'aire un chaîne pour le théâtre.

GEORGE SAND 4»3

duit encore une luis dans la notice biographique qu'elle a consacrée à son frère.

« Elle n'a aucune petitesse en l'âme ni aucune de ces basses jalousies qui obscurcissent tant de talents contem- porains. Dumas lui ressemble en ce point. George Sand est une liés noble amie, et je la consulterais en toute con- fiance dans mes moments de doute sur le parti logique à prendre en telle ou telle occurrence; mais je crois que le sens critique lui manque, au moins de prime saut ; elle se laisse trop facilement persuader, ne tient pas assez ;'i ses opinions et ne sait pas combattre les motifs que lui oppose son adversaire pour se donner raison. »

Il semble impossible de mieux préciser en quelques mots, les grandes lignes, les puissances et 1rs faiblesses de l'être moral de George Sand.

Il nous .semble impossible aussi de clore le chapitre de cette amitié par un épilogue autre que par cette dédicace des Mémoires de deux jeu/us mariées, que nous citerons encore in extenso, roman pour lequel Balzac, comme nous le supposons et comme nous Taxons déjà dit, s'est bien certainement servi des récits oraux que George Sand lui avait faits sur sa Aie de jeune fille ou des lettres de ses amies de couvent qu'elle avait pu lui prêter.

« A ( ieorge Sand.

« Ceci, cher George, ne saurait rien ajouter à L'éclat de votre nom. qui jettera son magnifique relief sur ce livre : mais il n'y a de ma part ni calcul ni modestie. Je désire attester ainsi l'amitié vraie qui sYst continuée entre nous à travers nos voyages et nos absences, malgré nos travaux et les méchancetés du monde. Ce sentiment ne s'altérera

45* GEORGE SAND

sans doute jamais. Le cortègede noms amis, qui accompa- gnera mes compositions, mêle un plaisir aux peines que m»1 cause leur nombre, car elles ne vont point sons douleur, à ne parler que des reproches encourus par ma menaçante fée ondité, comme si le monde qui pose devant moi n'était pas pins fécond encore. sera-ce pas beau. George, si quelque jour l'antiquaire des littératures détruites ne retrouve dans ce cortège que de grands noms, de nobles cœurs, de saintes et pures amitiés, et les gloires de ce siècle ? Ne puis- je me montrer plus fier de ce bonheur certain que de succès toujours contestables? Foui- qui vous connaît bien, n'est-ce pas un bonheur que de pouvoir se dire comme je le t'ois ici :

« Votre ami,

« De Balzac. »

H Pari-, juin 1810. »

Ce fut en 1838 aussi que l'abbé Rochet vint encore une l'ois à Nohant '. Les relations entre George Sand et ce curé berrichon ne servirent jamais de pâture aux journaux et l'on n'en a presque pas parlé. Seul Charles de Mazade leur a consacré quelques lignes mystérieuses et malveil- lantes dans ses Souvenirs. Mais à présent, après la publi- cation d'abord des fragments de cette correspondance des plus curieuses, et puis des lettres mêmes de George Sand à l'abbé Hochet dans la Gironde littéraire, dans les Nouvelles de l'Intermédiaire, et enfin dans la Nouvelle revue de 181)"), on peut parler d'une manière plus dé- taillée, plus précise, de cette amitié intéressante et singu- lière. L'abbé Georges Rochet. modeste curé de village, eut le malheur de douter un jour de sa vocation, et de se sentir attiré vers la littérature. Le souffle de liberté

1 Voir plus liant, cli. xi.

GEORGE S AND 45b

qui traversai! l'époque et l'exemple de Lamennais y furent certes pour beaucoup. Voilà dune notre abbé tout ;'i ses poésies et à ses livres, et se demandant s'il n'était pas temps de jeter le froc aux orties. 11 ne se décida pas pourtant à entrer ouvertement dons la carrière litté- raire, eraignant de s'attirer prématurément la condamna- tion du haut clergé, peut-être même l'excommunication. 11 doutait aussi de son talent. 11 n'était pas non plus con- vaincu de son droit d'abandonner sa vocation. Qu'entre- prend-il alors? 11 s'adresse à sa célèbre compatriote dont la gloire était alors à l'apogée et lui demande conseil. C'était, comme nous l'avons vu, en l'hiver de 1835-1836. Bientôt il fît personnellement la connaissance de George Sand à Nohant, puis il la rencontra par hasard, dans un hôtel à Châteauroux. Il faut admirer et s'incliner devant le tact, la bonté, la prudence et la sagesse dont George Sand lit preuve en cette occurrence. Profondément touchée de la candeur, de la confiance et de la sincérité avec lesquelles l'abbé lui parlait et lui écrivait, elle le prit dès lors en amitié et lui rendit la même sincérité, la même confiance. Mais au lieu d'attiser, d'encourager les rêves de liberté du malheureux homme, d'approuver son intention d'abandonner la soutane, de rompre avec son passé et de se faire écrivassier, elle lit tous ses efforts pour le calmer, pour diriger ses rêves, ses tendances dans la bonne voie, et le réconcilier avec la vie. George Sand voyait d'une part trop clairement que ce n'était pas un talent hors ligne, qui exigeait et valait qu'on lui sacrifiât toute une vie d'homme; puis, elle avait voir aussi que l'abbé ne ressemblait en rien à Lamennais, cette volonté inébranlable, ce champion inflexible, ce caractère de 1er. et que le rôle d'apostat dépassait les forces de

456 GEOBGE SAND

L'abbé Georges. Aussi, avec quelle délicatesse admirable, quelle constance ne tâche-t-elle pas dans toutes ses lettres de détourner l'abbé d'une résolution irréparable et de lui faire eroire en même temps que la vie peut être suppor- table, heureuse. Elle lui conseille de ne point abandonner a 3 occupations littéraires, d'écrire, ne fut-ce que pour lui-même, car « le travail nous sauve de bien des choses » (elle en parle en connaissance de cause ! .

Elle lit toujours volontiers les oeuvres de l'abbé, lui donne des conseils, l'ait même, à ce qu'il semblerait du moins, des démarches pour que rime de ses productions >uit imprimée, mois elle ne se permet jamais de mentir, même pour être charitable, de donner trop d'espérance à l'auteur, de l'encenser outre mesure. Elle lui conseille même franchement de renoncer à faire dr> vers, car il ne s'en produit déjà que trop; elle lui dit carrément que les siens n'ont pas assez d'originalité et de spontanéité, qu'ils n'ajouteraient rien à « l'œuvrede sa vie ». Cette correspon- dance nous montre George Sand sous un point de vue tout nouveau et extraordinairemenl sympathique.

Nous y voyons cette révoltée, cette amante insatiable de la liberté, qui était « toujours prête à tout risquer, à tout pro- pos i . comme elle le dit dans ce fragment curieux de la première version de Elle et lui qui n'eut pas de suite, nous la voyons sauver el préserver un autre d'un risque trop grand, d'un pas imprudent. L'abbé Hochet resta prêtre, il poursuivit jusqu'à la fin de ses jours sa corres- pondance avec George Sand. et il lui fui certainement toujours reconnaissant de lasympathie et du secours amical qu'il ;i\ iiil trouvé chez elle.

En ]<x:W. comme nous venons de le dire, il vint, selon toute apparence à .Xokuil et devint l'ami intime de toute lu

GEORGE SAND 457

maison. En tout cas, nous voyons que, depuis Tété de 1838, George Sand lui parle en détail dans ses lettres de sa vie et de tous les membres de sa famille. Elle lui annonce le départ de Maurice cl de Mallefille pour le Havre, lui parle de ses visites chez Mmc Marliani, de son amitié pour La- mennais, etc., etc.

Au printemps de celte même année séjourna au>si à Xohaut le peintre Charpentier qui, comme nous le voyons par les lettres inédites, exécuta le portrait de George Sand i~\ de ses enfants. Ainsi par exemple, nous lisons dans une lettre à Mmc Marliani datée du 20 mai 1838 :

ci Chère et bonne !

« Je suis malade à mourir d'un rhume mal guéri à Paris qui m'a repris ici avec une fureur remarquable. J'ai la fièvre et je suis sur les dents... Ce (pie j'aime est malade aussi en masse dans ce moment. Maurice n'est pas bien, le temps humide ramène tous ses maux, Solange souffre toujours de la tète; Mallefille a aussi la migraine obstinément. Le pauvre Charpentier par-dessus le marché est très souffrant. Il travaille néanmoins comme un cheval... »

Il semble qu'au printemps et en l'été de cette année George Sand alla fréquemment à Paris et qu'eu automne elle y passa quelque temps dans un isolement complet, cachant son séjour atout le monde. Elle était logée dans une mansarde de la rue Laffitte, au numéro 38, sous le nom de Madame Lapin et ne recevait ses amis que le soir dans le logement de M""' Marliani, 7, rue Grange-Batelière, « tra- vaillant comme un forçat à un nouveau roman * » qui fut

1 Connue elle le dit dans lu lettre inédite à Pierre Leroux.

GEO H G F. S A N D

Spiridion . Elle ne le termina pourtant qu'à l'île Majorque elle se rendit, au mois d'octobre, avec ses enfants ei Chopin, et elle passa tout l'hiver de 1838-1839.

Ce nouveau voyage fut le début d'une nouvelle phase dans l'existence de la grande romancière ; d'autre pari il peut être considéré comme l'épilogue de sa jeunesse tour- mentée et orageuse. Ses doutes se dissipent complètement, surtout grâce à Pierre Leroux, comme elle le disait souvent plus tard : ses vues générales et son idéal se prononcent et se dégagent définitivement : la période de la création sereine commence. Nous nous permettons donc aussi de clore par cet épisode la première partie de notre travail.

TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE VIII (1833-1835;

Alfred de Musset. Fontainebleau. Voyage en Italie. Pietro Pagello. Jacques. La légende Voyage dans les Alpes et vie à Venise. —Retour en France. La rupture et ré|>i- le du roman l

CHAPITRE IX

La Correspondance des deux poètes. Confession d'un enfant du siècle. Elle e( Lui. Lui et Elle. Préface de Jean de lu Roche. « Marguerite Lecomte. a Les vers de George Sand. Lettres d'un Voyageur. Aldo le Rimeur. Gabriel. Leone Léoni . L'Uscoq m-. La dernière Aldini . Les Maîtres mosaïstes. Le Secrétaire intime. Mattea. L'Oreo 108

CHAPITRE X (1835]

Idéal stoïque. Sainte-Beuve. Michel de Bourges. Sixième

Lettre d'un Voyageur. Liszt et Lamennais. Cuinlesse Marie d'Agoult. Septième Lettre d'un Voyageur et Lettres d'un bachelier es musique 161

CHAPITRE, XI (1835-1836)

\lnhel de Bourges. Lettres de femme et Journal du docteur Piffocl. Les Saint-Simoniens. Le poème de Myrza et le Dieu inconnu. Le procès en séparation et les autres procès avec M. Dudevant. 24e)

t60

TABLE DES MATIERES

CHAPITRE XII

1S3G-1S37

Voyage en Suisse. >• lue course à Chamounijs. » Dixième Lettre d'un Voyageur. Le Contrebandier. Vie à l'Hôtel de France. Chopin. Nohant en 1837. Eug. Pelletan. Journal de Piffoël. Influence mutuelle de Liszt et de George Sand l'un sur l'autre. Les Sept Cordes de ta Lyre. L'Héroïde funèbre, Quelques lettres inédites de Liszl

CHAPITRE XIII

(1837-1838)

Le Monde. Lettres à Marcie. Visite aux catacombes. Luigi Calamatta. André. Simon. —Jacques. Mauprat. La fin de 1S37. Nouveaux malheurs. Fontainebleau. Félicien Mallelille. Nérac. L'hiver de 1837-1838. —Balzac. L'abbé Georges Rochet. Départ pour Majorque

:;94

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