R K N E DO U M 1 C
De r Académie Française.
GEORGE SAND
DIX CONFERENCES
SA VIE ET SON ŒUVRE
Avec huit Portraits et un Fac-Similé d'Autographe
NOUVELLE EDITION
Librairie acadcmique PERRIN et C"
GEORGE SAND
OUVRAGES DE RENÉ DOUMIG
Portraits d'Écrivains. — Alexandre Dumas flte. — Emile Augie*
— Victorien Sardou. — Octave Keuillet. — Edmond et Jules de GoncourC
Émilo Zola. — Alphonse Daudet. — J.-J. Weiss. 5» éd. Un vol. in-18.
Portraits d'Écrivains (2® fiérie). — Paul Bourget. — Guy de Mau-
rtassant. — Pierre I.,oli. — Jules Lemailre. — Ferdinand Brunetière. — Emile
Faguet. — Ernest Lavisso. — Kerdinand Fabre. — J.-M. de Hérédia. 6* édi-
tion. Un volume iD-16.
Les Jeunes. — Edouard Rod. — J.-H. Rosny. — Paul Hervieu. —
J.-K. Hiiysmans. — Maurice Barrés. — Paul Margueritte. — Léon Daudet.
— I.e comte Robert de Montusquiou. — Les Cent-Quarante-et-un, etc.
4* édition. Un volume in-16.
Études sur la Littérature française (l" série). — Froissart. —
Saint François do Sales. — Montaigne. — Uidorot. — Chamfortet Rivarol. —
Floriaii. — Joseph do Maistre. — Honjamin Constant. — Mérimée, etc. 3' édition.
Un volume in-lii.
Études sur la Littérature française (2* série). — Marguerite
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marquise de Condorcet. — Chateaubriand. — George iSand et Alfred de
Musset. — Edmond de Goncourt, etc. ;•!• édition. Un volume in-16.
Études sur la Littérature fratnçaise (3* s^rie). — Montosqmeu.
— I.n préface do Croi.iwell. — Une apothéose du naturalisme. — M. Reni
Bazin. — l..es idées du comto Tolstoï sur l'art, etc. 3* éd. (ju vol. iD-16
Études sur la Liitérature française (4* série). — Voltaire. —
Le Journal do S.-iinto-Uélèue. — Goorgo Sand. — Balzac. — Micbelet, etc.
V édition. Un volume iii-16.
Études sur la Littérature française (5° série). — Corneille. —
Raciue. — Le théâtre de la foire. — Diderot. — Sébastien Mercier. — Mira-
beau. — Condorcet. — Laclos. — Trente ans de poésie. — Le roman contem-
porain. !• édition. Un volume in-i6.
Études sur la Littérature française (6« série). — Le» lettres
de tjamt François do Sales. — Gui Fallu. — Kacinu. — Les plagiats des
classiques. — Foiiloiiello. — Bernardin de Saint-Pierre. — L'avenemeiit do
Bonaparte. — Une histoire do 1815. - Elvire. — Pathologie du romantisme.
— Uomaus do femmes. — La littérature de voyages. — La Jeanite d Arc de
M. Anatole France, etc. Un volume in-16.
Hommes et Idées du XIX* siècle. — Bonaparte et le iS Brumaire.
— M"* do SlaSI et Niipoléon. — Victor Hugo. — Dumas père. — Le théâtre
romantique. — Stendhal. — Taine. — Pasteur, etc. J* édit. Un v. in-16.
De Scribe à Ibsen (Causeries sur le théâtre contemporain). — Scribe.
Musset. — Meilhac et Halévy. — Labiche. — Jules Lemaltre. — Lavedan.
— K. de Curol. — Ibsen, etc. 5* édition. Un volume in-16.
Essais sur le Théâtre contemporain. — Paiiieron. — Bornier.
— C.opiiéo. — Jules l.omaUro. — Lavedan. — Maurice Donnay. — F.de Cur«l.
— Hichopin, etc. 2* édituin. Un voluiuo in-16.
Le Théâtre nouveau. — PaulHervieu. — h. Lavedan.— J.Lomaitre.
F. de (urol. — Brioux. — .Mirbeau. — Donnay. — Capus. — Rostand, etc. —
Le Théâtre «outre le divorce. — Le Suicide au théâtre.— Le Théâtre dôli-
qaeaceul. Un volume in-16.
La Vie et les Mœurs au jour le Jour. Un voiame in-is.
IMI'RIMKRIE D* I.ACNT
GEOR'GE SAND
par Cli.irpfiiliiT
(Coll.-ilicn ilr M I.;,llll,-S..iul.
RENE DOUMIC
De l'Académie française.
GEORGE SAND
DIX CONFÉRENCES
SUR
SA VIE ET SON OEUVRE
SABLE
COLLECTIO
Avec hait gravures ^^ SABLE
ET ON FAC-SIMILE d'aUTOGRAPHE
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
PERRIN ET C, LIBRAIRES-ÉDITEURS
33, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 33
1922
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
A Madame L. LANDOUZY
Ce livre est dédié
en hommage de profonde reconnaissance
et de respectueuse affection.
Invité par la Société des Conférences à
occuper, cette année, la chaire libre quelle a
créée, fai donné dix conférences sur George
Sand.
C'est le texte de ces conférences qu'on
trouvera ici.
Ce livre ne prétend donc pas à être une
étude sur George Sand :ce n'est qu'une série
de chapitres envisageant divers aspects de
sa vie et de son œuvre.
Je n'aurai pas perdu ma peine, si la lec-
ture de ces pages inspire à quelqu'un des
historiens de notre littérature le désir de
consacrer à la grande romancière, à son
génie et à son influence, un travail qui nous
manque.
GEORGE SAND
I
AURORE DUPIN
PSYCHOLOGIE D'UNE FILLE DE ROUSSEAU
Je VOUS dois d'abord quelques mots sur le
choix du sujet que je traiterai devant vous :
je m'empresse de vous dire que j'en aurais
choisi un autre, si j'en avais trouvé un autre
qui me parût plus varié, plus riche et plus
actuel.
A quoi sert en effet l'histoire littéraire ?
Vous la représentez-vous à la manière d'un
musée où sont conservées, pour le plaisir des
yeux, quelques toiles de maîtres ? Elle est cela,
sans doute; mais elle est autre chose encore.
Les" beaux livres sont avant tout des œuvres
GEORGE SAND
vivantes. Non seulement elles ont vécu, ces
œuvres, mais elles continuent de vivre. Elles
vivent en nous sous les espèces des idées qui
forment notre conscience et des sentiments qui
inspirent nos actes. Rien n'est plus important
pour une société que de faire l'inventaire des
idées et des sentiments qui, à chaque instant de
sa durée, composent son atmosphère morale ;
pour chaque individu, ce travail est la con-
dition même de sa dignité. Mais ces idées,
mais ces sentiments, les aurions-nous si, dans
les temps qui nous ont précédés, il ne s'était
trouvé pour les recueillir dans l'air, pour les
rendre viables et durables, des êtres d'excep-
tion, capables de penser plus vigoureusement
que nous, de sentir avec plus de profondeur,
d'exprimer avec plus de relief, et qui nous les
ont légués ? L'histoire littéraire est cela sur-
tout : le perpétuel examen de conscience de
l'humanité.
Or, ai-je besoin de redire, ce que tout le
monde sait, combien notre époque est com-
plexe, et confuse et troublée ? Dans le dédale
où nous nous agitons douloureusement, qui de
AURORE DUPIN
nous ne regrette les temps de vie simple où
l'on allait vers un but, inconnu sans doute et
mystérieux, mais par des voies droites et des
routes royales ? George Sand a écrit pendant
près d'un demi-siècle ; c'est-à-dire que, pen-
dant cinquante fois trois cent soixante-cinq
jours, elle n'a pas laissé passer un jour sans
couvrir de son écriture abondante plus de feuil-
lets que d'autres en un mois. Ses premiers
livres ont fait scandale, ses premières opinions
ont déchaîné des tempêtes. Depuis lors, pas
une nouveauté vers laquelle elle ne se soit
précipitée, pas une chimère qu'elle n'ait ac-
cueillie pour nous la renvoyer renforcée et
passionnée. Vibrant à tous les souffles, élec-
trisée par tous les orages, elle a regardé vers
chaque nuée derrière laquelle il lui semblait
voir briller une étoile. On a appelé l'œuvre
d'un autre romancier un répertoire de docu-
ments humains. Mais son œuvre à elle, quel
répertoire d'idées ! Amour, famille, institu-
tions sociales, formes de gouvernement, sur
quoi n'a-t-elle pas dit son mot ? Et c'était une
femme ! Et son cas dans toute l'histoire des
GEORGE SAND
lettres est à peu près unique ! — Voilà précisé-
ment ce que je voudrais étudier avec vous :
l'importance qu'a eue, dans l'évolution de la
pensée moderne, l'apparition de cette femme
de génie.
J'aborde mon sujet avec respect et bonne
foi. J'étudierai la biographie dans la mesure
où elle est indispensable pour la- complète
intelligence des œuvres. Je dessinerai la sil-
houette des originaux que je rencontrerai sur
mon chemin, sous l'angle et dans le jour où ils
se mêlent à la vie de l'écrivain, estimant qu'une
galerie où Ton défile devant Sandeau et Sainte-
Beuve, Musset, Michel (de Bourges), Liszt,
Chopin, Lamennais et Pierre Leroux, Dumas
fils et Flaubert, et d'autres et d'autres encore,
est une galerie incomparable. Je n'attaquerai
pas les personnes, mais je discuterai les idées,
et, s'il le faut, je les combattrai — avec allé-
gresse. Au cours du voyage, nous verrons, je
l'espère, s'ouvrir devant nous bien des perspec-
tives.
Naturellement je me suis aidé de tous les
travaux qui comptent parmi ceux qui ont été
AURORE DUPIN
consacrés à George Sand : j'en aurai plusieurs
à vous signaler. J'indique une fois pour toutes
les deux volumes publiés sous le pseudonyme
de Wladimir Karénine* par une femme appar-
tenant à la haute société russe : c'est, pour toute
la période qui précède 1840, l'ouvrage le plus
complet. Un savant maître de l'Université,
M. Samuel Rocheblave — l'homme qui, au-
jourd'hui, connaît le mieux la vie et l'œuvre
de George Sand — a été pour mon travail le
guide le plus dévoué, le conseil le plus judi-
cieux et le plus sur : je tiens à reconnaître la
dette que j'ai contractée envers lui. Enfin, des
archives particulières se sont ouvertes pour moi,
libéralement. Il y aura de l'inédit. C'est la
manie du jour. George Sand n'ayant guère
publié qu'une centaine de volumes, romans et
nouvelles, soit toute unebibliothèque, à laquelle
il faut joindre quatre volumes d'autobiogra-
phie et six de correspondance imprimée, on
nous demande à toute force des « documents
nouveaux » sur cet écrivain, pour lequel il
I. Wladimir Karénine, George Sand. Sa vie et ses oeuvres,
2 vol. in-S" (Ollendorff).
GEORGE SAND
paraît qu'on manque de renseignements. Il
n'est que de s'incliner et de s'exécuter.
Je voudrais aujourd'hui rechercher avec
vous comment les dons naturels, les premières
influences et les premières impressions ont,
chez l'enfant et la jeune fille que fut Aurore
Dupin, prédéterminé la femme et l'écrivain
que sera George Sand.
C'est à Paris, au n° 15 de la rue Meslay, en
plein quartier du Temple, que naquit, le
I*"" juillet 1804, Lucile-Amandine-Aurore Du-
pin, fille légitime de Maurice Dupin et de
Sophie-Victoire Delaborde. J'attire tout de
suite votre attention sur le phénomène capital
qui éclaire le problème de sa destinée : son
hérédité, ou plutôt l'opposition radicale, vio-
lente, de ses deux hérédités.
Par son père, elle est une aristocrate : elle
cousine avec les maisons régnantes.
L'ancêtre, c'est le roi de Pologne, Auguste II,
amant de la belle comtesse Aurore de Kœnigs-
marck. Le grand-père, c'est Maurice de Saxe,
aventurier et condottiere, si l'on veut, mais à
AURORE DUPIN
qui nous devons cette page éternellement
rayonnante de notre histoire : Fontenoy.
Nous entrons ici dans un coin du xvili' siècle
brillant, galant, frivole, artiste, libertin. Mau-
rice de Saxe raffolait du théâtre : on n'a jamais
su s'il l'aimait davantage pour le théâtre lui-
même ou pour les femmes de théâtre. Il em-
menait en campagne une troupe qui préludait,
par une représentation du « théâtre au camp »,
à l'engagement du lendemain. Dans cette
troupe il remarqua une jeune artiste, M"" de
Verrières, dont le père s'appelait M. Rin-
teau — ce que nous prononçons aujourd'hui :
Monsieur Cardinal. De cette remarque naquit
une fille, reconnue plus tard sous le nom de
Marie-Aurore de Saxe. Ce sera la grand'mère
de George Sand. Elle épousa à quinze ans le
comte de Horn, un bâtard de Louis XV...
C'est extraordinaire ce qu'il y a de bâtards
dans cette histoire-là, et invinciblement il vous
revient à l'esprit le mot du Monde ou Von
s'ennuie : « Est-ce que tous les enfants ne sont
pas naturels? ■') ... Ce mari, ayant fait l'amitié
à sa femme, qui ne fut pas sa femme, de
GEORGE S AND
mourir dans le plus bref délai, elle revint
vivre chez sa mère, la a dame de l'Opéra ».
Et un vieux gentilhomme, Dupin de Francueil,
qui avait été l'amant de l'autre demoiselle
Verrières, s'étant épris d'elle, elle l'épousa
et en eut un fils, Maurice Dupin, qui sera le
père de notre romancière. La merveille, dans
ce ricochet et dans cette cascade de fantaisies,
c'est qu'il ait pu en sortir une honnête femme,
la femme infiniment respectable que ne cessa
jamais d'être Marie-Aurore.
Mais, par son hérédité maternelle. Aurore
Dupin est peuple. Car elle est la fille de
Sophie- Victoire Delaborde, modiste, la petite-
fille d'un marchand de serins et chardonnerets
du quai des Oiseaux, qui avait d'abord tenu
un estaminet, et l'arrière-petite-fiUe de la
mère Cloquart.
Cette double hérédité se personnifie dans les
deux femmes qui se sont partagé le cœur de
George Sand enfant. Il nous faut donc tout de
suite faire le portrait de ces deux femmes.
La grand'mère est le type, sinon de la grande
dame, du moins de l'élégante, dins la seconde
AURORE DUPIN
moitié du xviii® siècle. Très instruite, elle
s'était affinée à vivre chez les demoiselles
Verrières, qui recevaient la meilleure société.
Elle était bonne musicienne et chantait à ravir.
Quand elle épousa Dupin de Francueil, celui-
ci avait le double de son âge, soixante-deux ans.
Mais, disait-elle à sa petite-fille, « est-ce qu'on
était jamais vieux dans ce temps-là ? C'est la
Révolution qui a amené la vieillesse dans le
monde. » Dupin était l'homme aimable ; plus
jeune, il l'avait été trop ; maintenant il l'était
juste assez pour rendre sa femme très heureuse.
D'ailleurs prodigue et menant un train de
prince, il laissa Marie- Aurore ruinée^ et pauvre
à soixante-quinze mille livres de rentes. Imbue
des idées des philosophes, ennemie de la coterie
de la Reine, elle accueillit sans effroi la Révo-
lution, qui ne manqua pas de l'emprisonner.
Le 26 novembre 1793, elle fut arrêtée et incar-
cérée au couvent des Anglaises, rue des Fossés-
Saint- Victor, qui avait été converti en maison
d'arrêt. Au sortir de la prison, elle s'établit
dans ce domaine de Nohant qu'elle avait
acheté depuis peu. C'est encadrée de ce décor
lO GEORGE S AND
que sa petite-fille la retrouve dans ses plus
lointains souvenirs : grande, svelte, blonde et
si calme ! A Nohant, elle n'avait pour com-
pagnie que celle de ses femmes de chambre
et de ses livres. A Paris, elle s'entourait de
gens de son monde et de son temps, qui avaient
les idées et les airs de tête d'autrefois. Elle
prolongeait ainsi, dans le siècle nouveau, des
nuances d'esprit et des manières d'ancien
régime.
A ce type de race et de fine culture s'oppose
le type vulgaire, populacier, de la mère d'Au-
rore : petite, brune, ardente, violente. Elle
aussi, la fille de l'oiselier, elle avait été empri-
sonnée par la Révolution, et dans ce même
couvent des Anglaises, et vers le même temps
que la petite-fille de Maurice de Saxe : la
Terreur s'entendait à réaliser ainsi la fusion
des classes. Elle fut vaguement comparse dans
un petit théâtre : ce ne fut pour elle qu'une
entrée de carrière. Quand Maurice Dupin la
rencontra, aux armées, elle était la maîtresse
d'un vieux général. Elle avait déjà un enfant,
Caroline, de provenance indécise ; Maurice
AURORE DUPIN II
Dupin, de sotl côté, avait un fils naturel, Hippo-
lyte : on n'avait pas de reproches à se faire.
Quand Maurice Dupin épousa Sophie- Victoire,
un mois avant la naissance d'Aurore, — il
était temps ! — il éprouva d'abord de la résis-
tance de la part de sa mère ; mais celle-ci était
indulgente : elle céda. La conduite de Sophie-
Victoire fut-elle irréprochable, tant que vécut
son mari? Peut-être. Mais, après la mort de
celui-ci, elle retourna à ses habitudes d'incon-
duite. Elle était tout à fait galante. Elle a
d'ailleurs de la religion ^ et pour rien au monde
ne manquerait la messe. Emportée, jalouse j
bruyante, à la moindre contrariété son sang
ne fait qu'un tour et lui monte à la tête. Alors
ce sont des cris, c'est une tempête, c'est un
débordement d'outrages. Il n'est pour la faire
taire que de crier plus fort. Au surplus, elle
n'y met pas de malice et n'en veut pas à ceux
qu'elle vient d'injurier. Sentimentale, cela va
sans dire, et pourtant passionnée plutôt que
tendre, elle oubliait soudain ceux qu'elle avait
le mieux aimés : il y avait des trous dans sa
mémoire, et dans sa conscience de grandes
12 GEORGE SAND
lacunes. Ignorante, dénuée de lettres et
d'usage, comme vous pouvez croire, elle a
pour salon le palier de son logement, et pour
relations ses voisines. Vous devinez ce qu'elle
pense des aristocrates qui fréquentent chez sa
belle-mère. Elle est impayable quand elle
raille et quand elle parodie celles qu'elle appelle
les « vieilles comtesses ». Car elle a,de Tesprit
naturel, une verve faubourienne, une gami-
nerie de gavroche, un talent pour les imita-
tions qui est à mourir de rire. Bonne ména-
gère d'ailleurs, active, industrieuse, habile à
tirer parti d'un chiffon, elle s'entend comme
pas une à improviser avec rien une robe
ou un chapeau qui a du chic. Elle a de la
orâce, de la fantaisie au bout des doigts.
C'est l'ouvrière parisienne, la fille des rues,
l'enfant du peuple, et comme nous dirions : la
midinette.
Telles sont les deux femmes qui se sont dis-
puté le cœur d'Aurore Dupin. La destinée,
qui les rapprochait, les avait faites pour se
haïr. L'enfance de la petite Aurore fut le
champ clos de leurs discordes. On peut dire
AURORE DUPIN 13
que leur rivalité domine toute la formation
sentimentale de l'enfant.
Tant qu'avait vécu Maurice Dupin, Aurore
avait habité avec ses parents le petit logement
parisien. Maurice Dupin était un brillant offi-
cier, brave et jovial. En 1808, Aurore alla le
rejoindre à Madrid, où il séjournait en qualité
d'aide de camp de Murât. Elle habita le palais
du prince de la Paix, l'immense palais que
Murât emplissait de la splendeur de ses cos-
tumes et de ses hurlements de souffrance.
Comme Victor Hugo qui, vers la même époque
et dans des conditions analogues, faisait le
même voyage, revint-elle rapportant
de ses courses lointaines,
Comme un vague faisceau de lueurs incertaines ?
Il ne le semble pas. Le retour fut pénible ; on
arriva harassé, malade : on fut heureux de
trouver un asile à Nohant. La vie s'organisait,
quand Maurice Dupin mourut brusquement
dun accident de cheval, laissant en présence
sa mère et sa femme.
14 GEORGE SAND
En fait, Aurore sera le plus souvent auprès
de sa grand'mère qui s'est chargée de son édu-
cation, et à Nohant plutôt qu'à Paris. Elle va
y vivre en compagnie de son demi-frère, Hip-
polj'^te Chatiron, partageant avec lui les leçons
du pédagogue Deschartres, le même qui avait
élevé Maurice Dupin, moitié régisseur, moitié
précepteur, autoritaire, rogue, pédant, d'ailleurs
tendre et dévoué jusqu'à l'héroïsme, haïssable
et touchant, un cœur d'or sous l'enveloppe
d'un cuistre. Nohant, c'est le Berry, c'est la
campagne, c'est la nature. Et la nature va être
pour Aurore Dupin une incomparable éduca-
trice.
Jusqu'ici on ne relève chez l'enfant qu'un
trait de caractère : une tendance prononcée à
la rêverie. Elle reste, de longues heures, seule,
immobile, le regard perdu. A ceux qui s'in-
quiètent, en lui voyant l'air si bête^ la mère
répond : « N'ayez crainte ! Elle rumine tou-
jours quelque chose. » La vie à la campagne
— tout en procurant à l'enfant l'exercice et le
grand air, qui lui feront une santé magni-
fique — donnera à sa rêverie une tournure et
<i4 'T<i«(i-<V,HT^"lç
MAISON DE NOHANT
AURORE DUPIN 15
une matière nouvelles. Rappelez-vous l'exis-
tence que menait, dix ans auparavant, Al-
phonse de Lamartine, lâché en pleins champs
avec les petits paysans de Milly : c'est celle
aussi d'Aurore Dupin. Nohant est situé au
centre de la Vallée noire : terres brunes et
grasses, petits chemins ombragés, pays peu
accidenté, mais de grands horizons calmes.
Aurore parcourt, en toute saison et à toute
heure du jour, les traînes berrichonnes, en
compagnie de ses petits camarades, les filles
du métayer, Marie qm. garde les ouailles et
Solange qui fait de la feuille^ et Liset, et
Plaisir le gardeur de cochons. Elle sait dans
quel pré, dans quel pli de terrain elle les trou-
vera. Elle fait avec eux le ravage dans les
foins, sur les arbres, dans les ruisseaux. Elle
garde avec eux les troupeaux. L'hiver, tandis
que les pastours devisent, rassemblés autour
de leur feu, en plein vent, elle écoute leurs
histoires merveilleuses. Ils ont « vu », ces
enfants crédules, vu de leurs yeux, Georgeon,
le diable de la Vallée noire, et les follets et
les revenants, et la levrette blanche, et la
l6 GEORGE SAKD
Grand'bête ! Le soir, elle entend, à la veillée,
les récits du chanvreur. Ainsi, la poésie cham-
pêtre imprégnait cette âme neuve. Et c'était
toute la poésie champêtre : celle qui vient des
choses, de la fraîcheur de l'air et du parfum
des fleurs, mais celle aussi qui réside dans la
simplicité des sentiments et dans cette naïveté
émerveillée devant les spectacles de la nature,
restés les mêmes et aussi incompréhensibles
qu'aux premiers temps du monde.
Cependant Tantagonisme des deux mères se
continuait.
Je ne vous en retracerai pas les épisodes ;
mais je dois vous en indiquer les conséquences.
La première fut d'aviver l'intelligence de
Tenfant par l'effet du dédoublement. Entre
ces deux milieux et ces deux états d'esprit si
différents, celui de sa grand'mère et celui de
sa mère, et obligée de passer sans cesse de
l'un à l'autre, elle les comprend et les apprécie
en les opposant. Elle est tour à tour en dehors
de chacun d'eux : elle peut en apercevoir les
travers, les lacunes, les défauts, les mérites
aussi et les avantages.
AURORE DUPIN 17
Une seconde conséquence fut d'exalter sa
sensibilité. Chaque fois qu'elle quitte sa mère,
la séparation est pour elle un déchirement. .
Quand elle en est éloignée, elle souffre de la
savoir absente et plus encore de la deviner
oublieuse. Elle aime cette mère, telle qu'elle
est, et de la sentir en butte à l'hostilité et au
mépris, ce lui est une souffrance intime, une
plaie toujours saignante.
Une autre conséquence enfin, et non la
moins importante, fut de déterminer dans un
certain sens l'immense pouvoir de sympathie
qui était en elle. Vis-à-vis de cette grand'mère,
réservée et cérémonieuse, elle n'a longtemps
éprouvé que de la crainte. Elle se sent plus
près de sa mère, avec qui il n'y avait pas
à se gêner. Elle en veut à ceux qui représen-
tent l'autorité, la règle, la tyrannie des usages.
Elle considère qu'elles sont, elle et sa mère,
des opprimées... Voyez-vous naître, chez la
fille de Sophie-Victoire, le goût pour le peuple
auquel elle tient par un côté de ses origines,
vers lequel elle est ramenée par les humilia-
tions subies ? Voyez-vous poindre, chez cette
l8 GEORGE S AND
ennemie des révérences et du beau monde,
l'instinct qui fera d'elle quelque jour une
révoltée ?. . . George Sand aura bien raison de
dire plus tard qu'il ne faut chercher dans
aucun motif intellectuel l'explication de ses
préférences sociales. Tout chez elle vient du
sentiment. Son socialisme est déjà tout entier
contenu dans ses souffrances enfantines.
Il fallait un dénoûment. Il fut atroce. George
Sand a conté dans V Histoire de ma vie cette
scène vraiment tragique. La grand'mère, qui
avait déjà subi une atteinte de paralysie, qui
s'inquiétait de l'avenir d'Aurore et voulait, une
bonne fois, la détacher de sa mère, se résolut
à employer un moyen héroïque. Elle fit appeler
l'enfant près de son lit et, hors d'elle-même,
la voix étouffée, elle lui révéla tout ce qu'elle
aurait dû lui cacher, elle lui découvrit tout le
passé de Sophie-Victoire, elle lâcha le grand
mot, l'affreux mot de femme perdue... Jugez
de l'affolement d'une enfant de treize ans qui
reçoit de telles confidences, et quand elle est
comme Aurore d'une sensibilité excessive !
Evoquant ces minutes horribles, à plus de
AURORE DUPIN 19
trente ans de distance, George Sand en revi-
vait Tangoisse. « Ce fut pour moi comme un
cauchemar; j'avais la gorge serrée; chaque
parole me faisait mourir ; je sentais la sueur
me couler du front ; je voulais interrompre ; je
voulais me lever, m'en aller, repousser avec
horreur cette effroyable confidence ; je ne pou-
vais pas; j'étais clouée sur mes genoux, la
tête brisée et courbée par cette voix qui pla-
nait sur moi et me desséchait comme un vent
d'orage... ». Comment une femme, si réelle-
ment bonne, et si mesurée, se laissa-t-elle
emporter à un tel excès ? La passion a de ces
éclats soudains. N'est-ce pas ici, en effet, l'in-
dice le plus significatif de cette atmosphère
de passion où se mouvait l'enfant et qui s'in-
sinuait en elle ?
Dans ces conditions, l'entrée au couvent fut
une délivrance. Il y a toujours eu, à toutes
les époques, du moins jusqu'à ces années der-
nières, un couvent à la mode, où une jeune
fille du monde se devait à elle-même et devait
aux siens d'être élevée. C'était, en 181 7, le
20 GEORGE SAND
couvent des Anglaises, ce même couvent qui
naguère avait servi de prison aux deux mères
d'Aurore. Les trois années qu'Aurore passa
dans « cette grande famille féminine, où Ton
était bon comme Dieu », sont restées dans son
souvenir comme les plus tranquilles, les plus
heureuses de sa vie. Les pages qu'elle leur a
consacrées dans V Histoire de ma vie ont une
fraîcheur d'oasis. Elle a décrit avec amour ce
monde à part, fermé et qui se suffisait à lui-
même, où la vie était si intense !
C'était, dans le quartier des couvents, un
assemblage de constructions, de cours et de
jardins, qui en faisait une sorte de village.
Un dédale de galeries et de souterrains, comme
dans un roman d'Anne Radcliffe. De vieilles
murailles où grimpaient la vigne et le jasmin ;
le chant du coq à minuit comme en pleine
campagne ; et la cloche qui avait un joli son
argentin, comme une voix de femme. De sa
cellule, par-dessus les cimes des grands mar-
ronniers, Aurore dominait toute une partie de
Paris. L'air dont avaient besoin les poumons
de l'enfant vagabonde n'allait pas manquer à
AURORE DUPIN 21
la recluse. Les élèves se divisaient en trois
catégories : les diables, les sages qui étaient
les dévotes, et les bêtes. Aurore s'enrégimenta
tout de suite dans les diables. Ah ! ces grandes
diableries de petites couventines qui consis-
taient, pendant les récréations, à descendre
dans les caves et sonder les murailles « pour
délivrer la victime », oui, une victime infor-
tunée, que séquestraient et torturaient ces
pauvres bonnes sœurs ! Hélas ! tous les « dia-
bles » conjurés du couvent des Anglaises ne
parvinrent jamais jusqu'à la victime. Elle
doit y être encore.
Mais un brusque changement allait se pro-
duire dans l'âme d'Aurore. Comment n'en eût-
il pas été ainsi? Comment, sur une organisa-
tion aussi extraordinairement sensible, un
milieu si nouveau et si particulier n'aurait-il
pas agi : le cloître, le cimetière, les longs
offices, et les paroles rituelles murmurées dans
la pénombre, et cette piété qui flotte dans les
maisons où l'on a beaucoup prié? Un soir du
mois d'août, elle s'était retirée dans l'église
faiblement éclairée par la lampe du sanctuaire ;
22 GEORGE S AND
par la fenêtre ouverte entraient des parfums de
chèvrefeuille et des chants d'oiseaux ; c'était
un calme, un charme, un recueillement, un
mystère dont elle n'avait jamais eu l'idée.
« Je ne sais ce qui se passait en moi, écrira-
t-elle plus tard. Je respirais une atmosphère
d'une suavité indicible, et je la respirais par
l'âme encore plus que par les sens^. Tout à
coup, je ne sais quel ébranlement se produisit
dans tout mon être; uh vertige passe devant
mes yeux comme une lueur blanche dont je me
sens enveloppée. Je crois entendre une voix
murmurer à mon oreille : Toile Lege. Je me
retourne... J'étais seule ». Nos modernes psy-
chiatres diraient qu'elle avait eu une halluci-
nation de l'ouïe compliquée de troubles olfac-
tifs. J'aime mieux dire qu'elle avait reçu la
visite de la grâce. La foi s'emparait d'elle par
le cœur. Des larmes de ravissement inondè-
rent son visage. Elle sanglota longuement.
Ainsi le couvent avait ouvert devant Aurore
tout un nouveau monde sentimental, celui des
émotions chrétiennes. A son âme naturelle-
ment religieuse, et que ne contentait pas la
AURORE DUPIN 23
sécheresse d'une éducation toute philosophique,
il apportait l'aliment auquel elle aspirait d'ins-
tinct. Plus tard, quand la foi, qui n'avait ja-
mais été très éclairée chez elle, se retirera, il
restera le sentiment. Cette religiosité à forme
chrétienne sera essentielle chez George Sand.
A un autre point de vue encore, le couvent
lui avait rendu un service éminent. Dans
V Histoire de ma vie^ George Sand retrace de
souvenir les portraits de plusieurs religieuses :
M™° Marie-Xavier, au désespoir d'avoir pro-
noncé ses vœux, la sœur Anne-Joseph, bonne
comme un ange, bête comme une oie, et la
douce Marie-Alicia de qui l'âme sereine trans-
paraissait dans le regard des yeux bleus, mi-
roir de pureté, et la mystique sœur Hélène,
l'exaltée, partie malgré les siens, malgré les
supplications et les sanglots de sa mère, de
ses sœurs, et qui passa sur le corps d'un en-
fant pour aller à Dieu. Car il en est ainsi. Les
costumes sont les mêmes et les mains se joi-
gnent de même façon, les guimpes et les
visages sont pareillement pâles ; mais, sous
cette apparente uniformité, que de contrastes !
24 GEORGE S AND
C'est rhabitude de la vie intérieure qui accuse
si vigoureusement les différences, dégage et
précise Toriginalité de chacun. Peu à peu Au-
rore découvrait la diversité des âmes et leur
beauté.
Elle songea à se faire religieuse. Ce fut son
confesseur qui l'en détourna. Il fit bien. Tou-
tefois, la grand'mère, qui avait sur les prêtres
l'opinion d'une philosophe, s'empressa d'incri-
miner leur fanatisme. Elle leur reprit sa petite-
fille. Peut-être aussi éprouvait-elle le besoin
de sentir une tendresse auprès d'elle pour ces
quelques mois qu'il lui restait à vivre. Le fait
est que cette douceur ne lui fut pas refusée. Le
premier résultat de cette perspicacité plus
grande, qu'Aurore avait acquise au couvent,
fut de lui faire comprendre enfin sa grand'mère.
Elle démêla la complexité de cette nature. Elle
en découvrit les délicatesses cachées sous un
grand air de réserve. Elle sut ce qu'elle lui
devait. Ce sont les découvertes qu'on fait —
quand il est trop tard.
Les dix-huit mois qu'Aurore va passer main-
AURORE DUPIN 25
tenant à Nohant jusqu'à la mort de sa grand'
mère sont très importants pour sa biographie
psychologique. Elle a dix-sept ans : c'est une
jeune fille avide de vivre et chez qui les émo-
tions vont se presser.
D'abord la nature — à laquelle le couvent
l'avait enlevée pour la vie de repliement sur
soi — la nature la reprend. La chère campagne
lui fait fête. « Les arbres étaient en fleurs, les
rossignols chantaient et j'entendais au loin la
classique et solennelle cantilène des labou-
reurs... Les grands chiens, mes vieux amis,
qui m'avaient grondée la veille au soir, me
reconnaissaient et m'accablaient de cares-
ses... ». Elle voulut tout revoir. Les choses
n'avaient pas changé, mais bien le regard dont
elle les embrassait. Pendant ces longues et
solitaires promenades, qu'elle fait maintenant
chaque matin, elle jouit de la succession des
paysages tantôt mornes, tantôt délicieux, de
ces rencontres pittoresques, troupeaux, oiseaux
voyageurs, et du doux bruit de l'eau qui cla-
pote sous les pieds des chevaux ; elle en jouit
volontairement. C'est la rêverie voluptueuse,
à6 GEORGE SAND
non plus instinctive mais consciente, avec ce
qu'elle a d'un peu morbide.
Puis ce furent les lectures, faites sans ordre
et sans méthode, tumultueusement. L'avide li-
seuse mêle les philosophes, Locke, Condillac,
Montesquieu, avec Bossuet, Pascal, Montaigne ;
mais elle met à part le dernier en date : Rous-
seau. Elle dévore les moralistes et les poètes,
La Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile,
Shakespeare. Ces lectures trop fortes vont
lui monter au cerveau. Elle avait réservé le
René de Chateaubriatld. Elle se laissa gagner
à la tristesse qui monte de ces pages désolées.
Le dégoût de la vie s'empara d'elle. Il y eut
une tentative de suicide. Elle essaya bel et
bien de se noyer, et ne dut son salut qu'à la
santé morale de la bonne jument Colette, qui
n'avait pas les mêmes raisons qu'elle de renon-
cer à la vie.
Pendant cette période. Aurore s'appartient
entièrement. Deschartres, qui l'a toujours
traitée en garçon, protège, encourage cette
indépendance. C'est lui qui, pour l'emmener
à la chasse, sa passion, l'engage à s'habiller
AURORE DUPIN 27
en homme. Vous dirai-je que ces « excentri-
cités » commençaient à provoquer un peu de
rumeur? On en jasait dans le Landerneau ber-
richon. Les commérages allaient leur train
dans La Châtre. Ajoutez qu'Aurore s'avisa
d'apprendre l'ostéologie avec un jeune homme
desenvirons, Stéphane Ajasson de Grandsaigne,
qui, disait-on, vint lui en donner des leçons
dans sa chambre. Ce fut le dernier coup.
De l'état d'esprit qui est alors celui de la
jeune fille, nous avons un curieux témoignage.
C'est une lettre datée du 18 novembre 1821,-
qui vient d'être publiée dans le premier nu-
méro d'une revue de jeunes , le Voile de
pourpre. Elle est adressée par Aurore à sa
mère qui avait accueilli toutes les médisances
de la petite ville et qui, au besoin, en aurait
ajouté :
« Vous me reprochez, ma mère, de n'avoir
ni timidité, ni modestie, ni douceur, ou du
moins si vous supposez que j'ai intérieurement
des qualités, vous êtes certaine que je ne les
ai point à l'extérieur et que je n'ai ni décence,
ni tenue. Pour me juger ainsi, il faudrait me
28 GEORGE S AND
connaître et vous porteriez alors un jugement
certain sur mes manières ; mais j'ai auprès de
moi une grand'mère qui, toute malade qu'elle
est, m'observe avec assez de soin et de ten-
dresse pour s'en être aperçue et qui n'aurait
point négligé de me corriger, si elle m'eût
trouvé les manières d'un hussard ou d'un dra-
gon. »
Elle n'a besoin de personne pour la guider
et la protéger, pas besoin de lisières :
« J'ai dix-sept ans et je sais marcher. »
Si ce M. de Grandsaigne avait fait mine
de manquer à la réserve, elle est assez grande
pour se défendre.
Sa mère lui avait reproché d'apprendre le
latin et l'ostéologie. Elle demande :
« Pourquoi faut-il qu'une femme soit igno-
rante ? Ne peut-elle être instruite sans s'en
prévaloir et sans être pédante ? A supposer que
j'eusse un jour des fils et que j'eusse retiré
assez de fruit de mes études pour les instruire,
croyez-vous que les leçons d'une mère ne
valent pas celles d'un précepteur ? »
Et voilà déjà le défi jeté à l'opinion, l'entrée
AURORE DUPIN 29
en campagne contre le préjugé, la tendance à
généraliser un cas particulier et à faire de la
cause d'une femme celle de toutes les femmes.
Pour conclure, voulez-vous maintenant vous
rappeler et réunir en faisceau les traits qui,
un à un, se sont découverts à nous dans leur
ordre de succession ? Vous verrez alors à quelle
lignée intellectuelle et sentimentale se rattache
Aurore Dupin. Vous comprendrez les termes
dont elle se sert pour nous peindre son « eni-
vrement » à la lecture de Rousseau : « La
langue de Jean- Jacques et la forme de sa
déduction s'emparèrent de moi comme une
musique éclairée d'un grand soleil. Je le com-
parais à Mozart. Je comprenais tout ». Elle le
comprenait, car elle se reconnaissait en lui.
En effet, cette prédominance exclusive de la
sensibilité et de l'imagination, cette exaltation
du sentiment, ce goût pour la vie selon la
nature, cette émotion devant les spectacles de
la campagne, cette méfiance à l'égard du
monde, et ces effusions de sentimentalité reli-
gieuse, et cette rêverie solitaire, et cette mélan-
colie qui va jusqu'au désir de la mort —
30 GEORGE SAND
autant de paroles de l'Évangile selon Rous-
seau. Toute la psychologie d'Aurore Dupin
est là.
Être d'exception, sans doute ; mais l'excep-
tion, quand elle est géniale, consiste à réunir
en soi et à personnifier avec une intensité parti-
culière les souffles qui, à un certain moment,
sont épars dans l'atmosphère. Depuis le grand
ébranlement apporté dans le monde moral par
la prédication de Rousseau, il y avait des cou-
rants encore incertains et tout un flot d'aspira-
tions confuses : c'est cette vague énorme qui
entre dans une âme féminine. Inconsciemment
Aurore Dupin accueille l'idéal nouveau : c'est
cet idéal qui va opérer en elle. Comment se
comportera-t-il en présence de la vie, aux
prises avec les réalités familiales et sociales ?
tel est exactement le sujet de ce cours ; telle
est la question que nous aurons à étudier dans
les leçons suivantes : c'est celle qui fait l'in-
térêt, le drame et l'enseignement de la destir
née de George Sand.
4fl>/^V/ C^ t% '. KJ(J>i)tW^ i}^ .^Vi V' )7 Jr»W/>!v,-. ^r
Jf^
AURORE DUPIN A DIX-HUIT ANS
d'après une ;u|iiarelle clf HIai/.f
(Collection de M. Koclieblave.)
II
LA BARONNE DUDEVANT
LE MARIAGE ET LA LIBÉRATION
l'arrivée a paris. — JULES SANDEAU
Il nous faut maintenant rechercher quelle
expérience la future George Sand va faire du
mariage et quel en sera le résultat sur la for-
mation des idées de Técrivain.
(s. Tu perds en moi ta meilleure amie » ;
ç'avaient été, au lit de mort, les derniers mots
de la grand'nière à la petite-fille. La vieille
dame disait vrai. Aurore en fit aussitôt la
cruelle épreuve. Par une clause de son testa-
ment, M""" Dupin de Francueil avait investi
de la tutelle un cousin d'Aurore, René de Vil-
leneuve. Mais pensez-vous que Sophie- Victoire
va, par cette clause illégale, se laisser frustrer
32 GEORGE S AND
de son droit — et pour un homme qui est du
monde des « vieilles comtesses ? » Elle reprend
sa fille avec elle, à Paris. Hélas ! Aurore, dont
les yeux se sont ouverts et qui s'est affinée au
point d'entrer en intime sympathie avec son
exquise grand'mère, ne peut plus avoir pour
une mère, dont elle s'est sentie abandonnée, sa
tendresse passionnée de naguère et ses partis
pris d'indulgence quand même. Elle voit cette
mère telle qu'elle est, dans sa trivialité de
femme du peuple restée galante et qui ne se
résigne pas à vieillir. Si encore Sophie-Victoire
eût été d'humeur calme ! Mais il lui faut chaque
jour changer de logement, changer de gargote,
se brouiller avec celui-ci, se raccommoder avec
celle-là, arborer une nouvelle forme de cha-
peau ou une nouvelle couleur de cheveux.
C'est une agitée. Avide de faits divers et de
romans feuilletons, elle lit Sherlock Holmes
— je veux dire les élucubrations du vicomte
d'Arlincourt — avec rage , jusqu'au milieu
de la nuit. Elle en rêve et continue pendant
le jour de vivre dans une atmosphère de
crime. Si elle digère mal, elle se croit em-
LA BARONNE DUDEVANT 33
poisonnée ; un visiteur qui arrive est un cam-
brioleur. Elle n'a pour la « belle éducation »
d'Aurore et pour ses prétentions littéraires
que sarcasmes . Elle poursuit de sa haine
rétrospective la grand'mère défunte ; ce sont
des bordées d'injures par delà la tombe... et il
paraît que, dans la colère, elle disait des choses
inouïes. Le silence, seule réponse qu'Aurore
opposât à ces tempêtes d'outrages, l'exaspérait.
Elle jurait qu'elle briserait la « sournoiserie »
de la jeune fille. Celle-ci se demandait, avec
effroi, s'il n'y avait pas dans le cas de sa mère
un peu d'aliénation mentale. Il y en avait. La
situation était intolérable.
Il advint que Sophie- Victoire, ayant mené
sa fille passer trois jours chez des amis, l'y
oublia.
C'était à la campagne, au Plessis-Picard,
près de Melun. Aurore y retrouvait, avec
délices, un parc immense aux fourrés épais
où bondissaient des chevreuils ; elle en aimait
les clairières profondes et les eaux qui verdis-
saient sous de vieux saules. M. James Duplessis
et sa femme, Angèle, étaient d'excellentes
34 GEORGE S AND
gens qui adoptèrent quasiment Aurore ; ils
avaient déjà cinq filles : ils ne comptaient plus.
On voisinait avec quelques familles des envi-
rons ; il y avait du mouvement, de la jeunesse
et Loïsa Puget qui ne faisait pas encore de
romances : il faut dire qu'elle avait dix ans.
Les Duplessis emmenaient quelquefois Aurore
à Paris, la conduisaient au théâtre-. « Un de
ces soirs-là, est-il dit dans V Histoire de ma
Vie, nous prenions, après le spectacle, des
glaces chez Tortoni, quand ma mère Angèle
dit à son mari : « Tiens, voilà Casimir ! » Un
jeune homme mince, assez élégant, d'une
fio-ure gaie et d'une allure militaire vint leur
serrer la main et répondre aux questions em-
pressées qu'on lui adressait sur son père, le
colonel Dudevant, très aimé et respecté de la
famille. » C'est la première rencontre, la pre-
mière apparition de Casimir dans cette his-
toire, et déjà son entrée dans la vie d'Aurore.
Il fut invité au Plessis, se mêla à la jeu-
nesse qui s'y réunissait dans une familiarité
de belle humeur, devint pour Aurore un com-
pagnon de jeux, et, sans s'être posé en préten-
LA BARONNE DUDEVANT 35
dant, demanda sa main. Pourquoi Aurore Tau-
rait-elle refusé? Il avait vingt-sept ans, avait
servi deux ans dans l'armée, avait fait son
droit à Paris. Fils naturel, bien entendu, il
avait été reconnu par son père, le colonel Du-
devant. La famille était estimée. On avait un
château — presque en Espagne — à Guillery,
en Gascogne. Casimir était bien élevé, avait de
bonnes manières ; autant celui-là qu'un autre ;
plutôt celui-là qu'un autre. C'était un cama-
rade ; il allait être un mari : qu'y aurait-il de
changé ?
Le mariage faillit manquer, du fait de So-
phie-Victoire. Elle ne trouvait pas que Casimir
fût assez bien de sa personne, non pour Aurore,
mais pour elle. Elle s'était ingéré qu'elle aurait,
pour lui donner le bras, un gendre qui serait
un bel homme. Elle aimait les beaux hommes,
surtout les militaires. Pourtant elle consentit,
vaguement. Mais, quinze jours après, elle
tombe au Plessis, comme une bombe. Une
i nagination baroque lui était passée par la
cervelle. Elle jurait avoir découvert que Casi-
mir avait été garçon de café. Elle l'avait rêvé.
36 GEORGE SAND
Mais elle tenait mordicus à sa lubie. Sa fille
épouser un garçon de café ! . . . Les choses en
étaient là, quand la mère de Casimir, M"^ Du-
devant, qui avait des manières de grande dame,
s'avisa d'aller faire à Sophie- Victoire une visite
officielle. Celle-ci fut très flattée : elle tenait
aux égards... C'est ainsi qu'Aurore Dupin de-
vint la baronne Dudevant.
Elle avait dix-huit ans.
Voulez- vous la voir telle qu'elle était alors ?
C'est elle qui, dans un passage du Voyage en
Auvergne, son premier écrit, datant de 1827,
trace d'elle-même ce portrait qui, à coup sûr,
n'est pas flatté. « Quand j'eus seize ans, on
s'aperçut, comme j'arrivais du couvent, que
j'étais une jolie fille. J'étais fraîche, quoique
brune. Je ressemblais à ces fleurs de buisson
un peu sauvages, sans art, sans culture, mais
de couleurs vives et agréables. J'avais une
profusion de cheveux presque noirs... En me
regardant dans ma glace, je puis dire pourtant
que je ne me suis jamais fait grand plaisir. Je
suis noire, mes traits sont taillés, et non pas
LA BARONNE DUDEVANT 37
finis. On dit que c'est Texpression de ma figure
qui la rend intéressante. Et je le crois... J'avais
l'humeur gaie et pourtant rêveuse. L'expres-
sion la plus naturelle à mes traits était la mé-
ditation. Et il y avait, disait-on, dans ce regard
distrait, une fixité qui ressemble à celle du
serpent quand il fascine sa proie. Du moins,
c'était la comparaison ampoulée de mes ado-
rateurs de province. » Ils n'avaient pas si tort,
pour des adorateurs de province. Les portraits
d'Aurore, à cette date, nous montrent, dans une
fraîcheur presque enfantine, une captivante
figure de jeune fille, aux traits longs, au
menton fin — pas précisément jolie, mais
combien pire ! — avec ces yeux, ces grands
yeux noirs qui dévorent tout le visage, ces
yeux dont le regard en se posant prend po.s-
session de vous, ces yeux de rêve et de désir,
sombres parce que lame qui s'y reflète a de
lointaines profondeurs.
Cette âme, comment la définir? Elle est si
complexe! A juger par l'apparence, on la di-
rait si paisible ! Et peut-être n'est-ce pas seule-
ment l'apparence. George Sand, qui se connaît
38 GEORGE S AND
bien, parle souvent de sa paresse, de son apa-
thie très berrichonne. Les observateurs super-
ficiels s'en tiennent là. Sa mère l'appelait
« sainte Tranquille ». Mais les religieuses de
son couvent étaient plus perspicaces. Elles di-
saient : « C'est une eau qui dort. » Sous la sur-
face unie elles avaient deviné qu'il s'amassait
des tempêtes. Aurore, en effet, tient à la fois
de ses deux mères : elle a concilié en elle leurs
natures contradictoires. Elle a le calme de
Marie- Aurore. Mais elle a de même l'impétuo-
sité de Sophie- Victoire, sans doute aussi la
libre humeur de son père, l'officier casse-cou ;
et enfin qui s'étonnerait de trouver chez une
descendante de Maurice de Saxe le goût des
aventures ?
Autant que ce contraste foncier, ce qui
frappe en elle ce sont les brusques change-
ments d'humeur, les passages soudains d une
morne tristesse à une gaieté exubérante, et les
longs abattements qui suivent ces besoins
d'expansion et de dépense nerveuse. Pour ma
part, je crois peu à l'influence du physique sur
le moral, et je suis au contraire très persuadé
LA BAROJSNE DUDEVANT 39
de Taction du moral sur le physique. Toute-
fois, dans certains cas, et en présence de condi-
tions très nettement accusées, il faut bien tenir
compte des explications physiologiques. Ces
accès de mélancolie, ces crises de larmes, ces
prostrations, ces fougues insensées, ces courses
pour se dompter, dénotent assez évidemment
les exigences d'un tempérament anormal. La
crise passée, ne croyez pas d'ailleurs que,
comme chez d'autres, il n'en reste rien. Au
contraire. Dans cette nature extraordinaire-
ment organisée pour emmagasiner les sensa-
tions, rien ne se perd, rien ne s'évapore, tout
s'accumule. L'eau semblait dormir ; sa violence
longtemps accrue, longtemps contenue, sou-
dain déchaînée, va tout emporter.
Telle était celle dont Casimir Dudevant allait
faire sa femme ; l'attrait était grand, l'honneur
était redoutable : cette énergie en puissance,
allait-il savoir la diriger?
D'abord l'aimait-il ? — On a dit qu'il avait
fait un mariage d'intérêt. Aurore, dont la for-
tune se montait à cinq cent mille francs, étant
beaucoup plus riche que lui qui, en fait, ne
40 GEORGE S AND
l'était aucunement. C'est possible. Mais le
calcul n'empêche pas les sentiments. Et parce
qu'elle vous apporte un beau patrimoine, ce
n'est pas une raison pour n'être pas sensible
aux attraits d'une jolie fille. Je ne doute pas
que Casimir n'ait aimé sa jeune femme, de la
façon, du moins, dont pouvait aimer ce Casimir.
Mais, elle, l'a-t-elle jamais aimé? — On l'a
prétendu, précisément parce qu'elle a dit le
contraire. Aux souvenirs de la femme séparée
et qui aperçoit le passé à travers des griefs
postérieurs, on a opposé telles lettres d'alors,
un mot de confidence noté sur un carnet. Au-
rore s'inquiète quand son mari est absent et
tremble qu'il ne lui arrive quelque accident.
Cela prouve-t-il que son cœur se soit jamais
ému pour lui? Le moyen qu'une enfant de
dix-huit ans n'ait pas quelque tendresse pour
celui qui, le premier, lui a parlé d'amour et
qu'elle a épousé de son plein gré ? Il est bien
rare qu'une femme n'ait pas pour son mari,
quel qu'il soit, une sorte d'attachement. Est-ce
là aimer ? Or, quand la jeune femme aura à
se plaindre de son mari, nous entendrons bien
LA BARONNE DUDEVANT 4I
dans ses reproches la révolte de la dignité
offensée, de l'orgueil humilié. Mais une femme
qui aime, ce qu'elle reproche au mari cou-
pable, plus que de l'avoir humiliée et blessée,
ce dont elle lui en veut parce qu'elle en souffre,
c'est d'avoir déchiré son cœur et manqué à son
amour. Cette note-là, cet accent, auquel on ne
se trompe pas et que rien ne remplace, pas
une fois on ne le trouve chez Aurore. Non,
jamais, en aucun temps de sa vie, elle n'a
aimé son mari.
Et celui-ci n'a pas su se faire aimer ; il ne
s'est pas avisé qu'il eût à se faire aimer. Il
était tel à peu près que tous les hommes :
cette idée ne leur vient même pas, qu'étant le
mari, ils aient à conquérir leur femme.
Il était à peu près tel que tous les hommes...
c'est le portrait le plus ressemblant qu'on
puisse tracer de Casimir à cette époque. Car
il n'a pas encore les vices qui lui pousseront
par la suite : il n'a rien qui le distingue de la
moyenne. Il est égoïste sans être méchant
garçon, un peu paresseux, un peu incapable,
un peu vaniteux, un peu sot : c'est un homme
42 GEORGE SAND
ordinaire. Seulement la femme qu'il avait
épousée n'était pas une femme ordinaire. Ce
fut leur malheur. Emile Faguet a dit spirituel-
lement : « M. Dudevant, dont elle s'est plainte
beaucoup, ne semble avoir eu d'autre défaut
que d'être un homme ordinaire, ce qui du
reste est insupportable à une femme supé-
rieure; et la réciproque est vraie ^ » C'est le
mot juste. Très vite Casimir fut déconcerté.
Incapable de débrouiller cette psychologie, et
d'autre part ne pouvant concevoir qu'une
femme ne lui fût pas inférieure, il conclut très
logiquement que sa femme était idiote — c'était
son expression — et il ne manqua pas une occa-
sion de l'écraser de sa supériorité. . . Ne trouvez-
vous pas que cela éclaire un caractère et une
situation? Voilà un homme qui a épousé celle
qui, dans quelques années, sera George Sand,
et il se plaint de bonne foi que sa femme est
idiote !
Certes, si l'on compare la Correspondance
avec V Histoire de ma vie, on est frappé par
la différence de ton. Les lettres où la baronne
Dudevant fait, au jour le jour, le récit de sa
LA BARONNE DUDEVANT 43
vie d'intérieur, ont un enjouement qui n'est
pas dune femme malheureuse. On reçoit à
Nohant, on dîne gaiement, on fait des chan-
sons malicieuses, on danse. Telle est du moins
la surface. Mais, par-dessous, le désaccord
s'approfondit, l'abîme se creuse.
Y eut-il entre les deux époux quelque mal-
entendu initial, et chez Aurore une surprise
apeurée du genre de celle que confesse, dans
VAnii des femmes, Jane de Simerose? Il se
pourrait. On me signale dans une lettre iné-
dite, écrite beaucoup plus tard, en 1843, par
George Sand à son demi-frère Hippolyte Cha-
tiron, quand celui-ci maria sa fille, ce curieux
passage : « Empêche que ton gendre ne bruta-
lise ta fille la première nuit de ses noces...
Les hommes ne savent pas assez que cet amu-
sement est un martyre pour nous. Dis-lui donc
de ménager un peu son plaisir et d'attendre
que sa femme soit peu à peu amenée par lui à
le comprendre et à y répondre. Rien n'est
affreux comme l'épouvante, la souffrance, et
le dégoût d'une pauvre enfant qui ne sait rien
et qui se voit violée par une brute. Nous les
44 GEORGE SAND
élevons tant que nous pouvons comme des
saintes, et puis nous les livrons comme des
pouliches. Si ton gendre est un homme d'es-
prit, et s'il aime réellement ta fille, il com-
prendra son rôle et ne trouvera pas mauvais
que tu en causes avec lui la veille \ » Faut-il
voir ici la trace de quelque obscur et pénible
ressouvenir? Casimir avait un fond de bruta-
lité qui plus tard s'étalera suffisamment, mais
qui peut-être s'était laissé deviner quand il
l'aurait le moins fallu.
Quoi qu'il en soit, le désaccord foncier de
leurs natures'ne tarda pas à s'imposer à l'inti-
mité des deux époux. Il était positif et elle roma-
nesque ; il ne croyait qu'aux faits, elle qu'aux
idées ; il se traînait terre à terre, elle aspirait
à l'impossible. Ils n'avaient rien à se dire.
Quand on n'a rien à se dire et que l'amour n'est
pas là pour remplir les silences, quel supplice
que le tête à tête quotidien ! Il n'y avait pas
deux ans qu'ils étaient mariés, et ils se bâil-
laient leur ennui. Ils accusèrent Nohant. Mais
I. Communiqué par M. S. Rocheblave.
LA BARONNE DUDEVANT 45
la cause n'était pas hors d'eux. Nohant ne leur
semblait insupportable que parce qu'ils y
étaient l'un en face de l'autre. Ils retournè-
rent au Plessis, comme pour y appeler à leur
aide le souvenir de leurs fiançailles. C'est là
qu'eut lieu, en 1824, la fameuse scène du souf-
flet. On jouait dans le parc à un jeu de gamins :
on s'envoyait du sable à la figure. Casimir
s'impatienta. Il frappa sa femme. Le geste
manquait de courtoisie ; il ne semble pas
pourtant qu'Aurore ait fait, à ce moment, un
grand reproche à son mari de ce mouvement
de vivacité. Ses griefs étaient d'ordre plus
intime, de caractère plus insaisissable, mais
tellement plus profond !
Du Plessis le ménage vint s'établir à Ormes-
son. Il se passa là, nous ne savons quoi, mais
sans doute, et toujours dans cet ordre des im-
pressions morales, quelque chose de grave.
Quelques années plus tard, évoquant ce séjour
à Ormesson, George Sand écrivait à un ami :,
« Longez un mur, arrivez à un pavillon... Si
on vous laisse entrer, parcourez un délicieux
jardin anglais au fond duquel est une source
46 GEORGE SAND
enfouie sous une espèce de grotte postiche,
bien froide et bien bête, mais bien solitaire :
c'est là que j'ai passé plusieurs mois, c'est là
que j'ai perdu ma santé, ma joyeuse confiance
dans l'avenir, ma gaieté, mon bonheur ; c'est
là que j'ai senti bien profondément la première
atteinte du chagrin ^.. » On quitta Ormesson
pour Paris, Paris pour Nohant. Après quoi,
et pour secouer l'incurable ennui, on eut re-
cours au classique moyen de diversion : un
voyage.
On partit le 5 juillet 1825. Ce fut ce voyage
aux Pyrénées, qui devait être dans l'histoire
d'Aurore Dudevant une date si importante.
En traversant les Pyrénées, elle eut devant
ce spectacle nouveau pour elle — ou plutôt
qui dormait dans sa mémoire d'enfant — une
ivresse d'enthousiasme. Cette émotion si in-
tense ne contribua pas médiocrement à déve-
lopper en elle ce sens du pittoresque qui de-
vait être quelque jour une bonne part de son
I. Extrait des lettres inédites de George Sand au docteur
Emile Regnault.
LA BARONNE DUDEVANT 47
talent d'écrivain. Notez qu'elle n'avait encore
vécu que dans des pays de plaines, Ile-de-France
ou Berry. Le contraste éveilla son intelligence
des beautés de la nature et peut-être, au retour,
lui fit comprendre avec plus de précision le
charme, jusque-là goûté plus confusément, de
la campagne familière. C'est ainsi que Lamar-
tine sut mieux aimer l'âpre Milly quand il le
revit après un séjour dans la molle Italie.
Mais les Pyrénées, ce furent surtout, pour
la jeune baronne Dudevant, le cadre d'un épi-
sode unique dans sa vie sentimentale.
Il y a dans V Histoire de -ma vie une page
énigmatique dont George Sand a volontaire-
ment mesuré — et voilé — chaque expression.
Elle évoque sa solitude morale qui était pro-
fonde, absolue, vers ce temps-là, et elle ajoute :
« Elle eût été mortelle à une âme tendre et à
une jeunesse encore dans sa fleur, si elle ne se
fût remplie d'un rêve qui avait pris l'importance
d'une passion — non pas dans ma vie, puisque
j'avais sacrifié ma vie au devoir — mais dans
ma pensée. Un être absent, avec lequel je
m'entretenais sans cesse, à qui je rapportais
48 GEORGE SAND
toutes mes réflexions, toutes mes rêveries,
toutes mes humbles vertus, tout mon plato-
nique enthousiasme, un être excellent en réa-
lité, mais que je parais de toutes les perfec-
tions que ne comporte pas l'humaine nature,
un homme enfin qui m'apparaissait quelques
jours, quelques heures parfois, dans le courant
d'une année, et qui, romanesque auprès de moi
autant que moi-même, n'avait mis aucun effroi
dans ma religion, aucun trouble dans ma con-
science, ce fut là le soutien et la consolation
de mon exil dans le monde de la réalité. »
C'est ce rêve, intense comme une passion, qu'il
nous faut décrire ici. C'est avec cet être excel-
lent et romanesque que nous allons lier con-
naissance.
Aurélien de Sèze était un jeune magistrat,
de quelques années plus âgé qu'Aurore. Il
avait vingt-six ans, elle en avait vingt et un. Il
était le petit-neveu du défenseur de Louis XVI.
C'est dire qu'il y avait dans la famille une tra-
dition de noblesse morale : il en avait hérité.
On s'était rencontré à Bordeaux ; on se retrouva
à Cauterets; on visita ensemble les glottes de
LA BARONNE DUDEVANT 49
Lourdes. Aurélien avait été sensible au charme
de la jeune femme, sans qu'elle eût rien fait
pour l'attirer, car elle n'était pas coquette. Elle
avait apprécié en lui... tout ce qui faisait si
cruellement défaut à Casimir : la culture de
Tesprit, le sérieux du caractère, une discrétion
de manières qu'on prenait d'abord pour de la
froideur, une élégance un peu hautaine. D'une
honnêteté scrupuleuse, qui sentait son magis-
trat de l'ancienne école, il était sûr de ses prin-
cipes, maître de soi. Il est permis de croire
que ce fut par là surtout qu'il plut à la jeune
femme — très femme — et qui souhaita tou-
jours d'être dominée. Il y eut une explication,
lors d'une nouvelle rencontre à la Brède. C'est
ce « chagrin violent » auquel fait allusion
George Sand et dont l'aurait sauvée une amie,
Zoë Leroy, qui trouva les mots pour apaiser
cette âme orageuse. Elle sortit de cette crise
brisée de fatigue, mais calme, mais joyeuse.
On avait fait serment de s'aimer et de rester
sans reproche. Ce serment fut tenu.
Donc Aurore n'avait rien à se reprocher.
Toutefois, avec ce grand besoin de sincérité qui
4
50 GEORGE S AND
était en elle, elle crut devoir écrire à son mari
une lettre — la fameuse lettre du 8 novem-
bre 1825 — où elle l'informait de tout. Cette
lettre a son histoire. Lors du procès en sépara-
tion qui eut lieu en 1836, l'avocat du mari en
ayant lu quelques fragments, pour charger
George Sand, l'avocat de celle-ci, pour toute
réplique, lut en son entier cette lettre abon-
dante, éloquente, généreuse. L'auditoire éclata
en applaudissements.
Voilà qui est bien, tout à fait bien.
C'est la situation de la princesse de Clèves
dans le roman de M""® de Lafayette. La prin-
cesse de Clèves avoue à son mari l'amour
qu'elle ne peut s'empêcher de ressentir pour
M. de Nemours et lui demande, comme à son
protecteur naturel, aide et secours. On a cou-
tume d'admirer cette belle action, encore qu'elle
ait coûté la vie au pauvre M. de Clèves qui en
mourut de chagrin. Je l'admire aussi. Par-
fois cependant je me suis demandé s'il n'y fau-
drait pas plutôt voir l'inconsciente suggestion
d'une honnête perversité. Cet aveu d'un amour
déclaré en présence de celui à qui on le dérobe.
LA BARONNE DUDEVANT 51
contient en soi une intime jouissance. En for-
mulant cet amour, on lui prête une sorte de
réalité, on le tire à la lumière, au lieu de le
laisser s'évanouir dans ces limbes qui sont en
nous et où meurent les sentiments imprécis
que nous n'avons pas voulu nous préciser à
nous-mêmes . D'autres femmes ont préféré
cette manière discrète où elles étaient seules à
souffrir. Mais ce n'étaient pas des héroïnes de
roman. Nul ne leur a su gré de leur sacrifice :
elles-mêmes auraient peine à dire ce qu'il leur
en a coûté...
Aurélien de Sèze prit au plus grand sérieux,
comme il faisait toutes choses, ce rôle d'ami
de l'âme qu'il s'était assigné. Il devint pour la
jeune femme un directeur de conscience. On a
conservé les lettres qu'il lui adressait; nous
les connaissons par les analyses et les extraits
qu'en a publiés M. Rocheblave et par les com-
mentaires pénétrants qu'il en a donnés*. Ce
sont des lettres de direction, des lettres spiri-
tuelles. Le confesseur laïque s'efforce surtout
1. George Sand avant George Sand, par S. Rochbblavb (Revue
de Purii, 15 décembre 1894).
52 GEORGE S AND
de calmer les impatiences de cette âme chaque
jour plus ardente et plus inquiète ; il combat
en elle cette manie de philosopher, ce désir
de tout creuser, de tout approfondir. Fort de
son calme, il lui redit en cent façons : « Soyez
calme ! » Le conseil est bon : la difficulté
n'était que de le suivre.
Peu à peu Télève échappait à son maître.
Car il semble bien qu'Aurore se soit lassée la
première. Aurélien, de son côté, commençait à
douter de l'efficacité de sa prédication. C'est le
sort de ces sentiments hors de l'ordre commun :
ils durent ce que dure une crise d'enthousiasme.
Le mieux qui puisse en advenir, c'est qu'ils
ne changent pas de nature et se préservent des
chutes, ici trop fréquentes. Ils laissent alors
derrière eux, dans toute l'âme, un sillage
de lumière — d'une lumière froide et pure.
Le déclin de la liaison platonique avec Auré-
lien de Sèze est de 1828. A cette même date,
il se passait à Nohant de graves événements.
Casimir, depuis les années dernières, tombait
aux vices de certains hobereaux ou maîtres de
LA BARONNE DUDEVANT 53
ferme. Il s'était mis à boire, de compagnie avec
Hippolyte Chatiron ; et il paraît que l'ivresse
berrichonne est lourde et sans joie. Il avait pris,
hors de chez lui d'abord, puis sous le toit con-
jugal, des habitudes d'inconduite. Il avait le
goût des servantes. Le lendemain de la nais-
sance de sa fille, Solange, Aurore le surprit.
Dès lors, ce qui n'avait été jusque-là pour elle
qu'un vague désir, devint idée fixe et prit corps
de projet. Un incident servit de prétexte ou
d'occasion. En rangeant des papiers. Aurore
tomba sur le « testament » de son mari : ce
testament n'était qu'une diatribe où le défunt
en expectative exhalait contre sa femme —
l'idiote — tout un arriéré de rancune. Son
parti fut arrêté tout de suite et irrévocablement.
Elle reprendrait sa liberté, elle irait à Paris,
elle y passerait trois mois sur six. Pour élever
ses enfants, elle avait fait venir du Midi un
jeune précepteur, Boucoiran. Ce précepteur
avait lui-même besoin d'être morigéné et la
baronne Dudevant ne s'en faisait pas faute'.
I. On trouvera un exemple de cette humeur sermonneuse dans
cette curiease lettre inédite adressée par George Sand à son
54 GEORGE SAND
Elle le trouvait paresseux ; elle lui reprochait
de manquer de tenue et de se familiariser avec
voisin et ami Adolphe Duplomb, et que M. Charles Duplomb a
bien voulu nous communiquer,
« Nohant, 23 juillet 1850.
Vous avez donc bien peur de moi, mon pauvre Hydrogène?
Vous vous attendez à une belle semonce et vous ne comptiez
pas sans votre hôte. Mais patience ! Avant de vous laver la tète
comme vous le méritez, je veux vous dire que je se vous oublie
pas et que j'ai été très fâchée, en revenant de Paris, de trouver
mon grand nigaud de fils parti. J'étais habituée à votre face de
carême et la vérité est qu'elle me manque beaucoup. Ce n'est pas
que vous n'ayez beaucoup de défauts, mais, après tout, vous êtes
bon enfant et, avec le temps, vous deviendrez raisonnable.
Pensez quelquefois, mon cher Plombeus, que vous avez des amis.
Quand ce ne serait que moi, c'est beaucoup, parce que je suis
solide au poste de l'amitié, quoique je n'aie pas l'air tendre. Je
ne suis pas très polie non plus; je dis durement la vérité : c'est
mon caractère. Mais je tiens bon et l'on peut compter sur moi.
Rappelez-vous de ce que je vous dis là (sic), parce que je ne vous
le dirai pas souvent. Rappelez-vous aussi que le bonheur dans ce
monde consiste dans l'intérêt et dans l'estime qu'on inspire, et je
ne le dis pas à tout le monde, c'est impossible, mais da moins à
un certain nombre d'amis. On ne peut trouver son bonheur en
soi-même entièrement, à moins d'être égoïste, et je ne pense pas
assez mal de vous pour vous soupçonner de l'être. L'homme qui
n'est aimé de personne, est misérable, celui qui a des amis
craint de leur faire de la peine en se conduisant mal. C'est donc
four vous dire, comme dit Polyte, que vous devez travailler à
prendre une conduite rangée, si vous voulez me prouver que vous
n'êtes point ingrat à l'intérêt que je vous porte. Vous devriez
vous défaire de ce mauvais genre de vanterie que vous avez pris
avec des écervelés comme vous. Faites ce que votre fortune et
votre santé vous permettent, sans compromettre l'honneur ou la
réputation d'autrui. Je ne vois pas qu'un garçon soit obligé à la
continence comme une religieuse. Mais taisez-vous sur vos bonnes
ou mauvaises fortunes. Ces sots discours sont toujours répétés
LA BARONNE DUDEVANT 55
les inférieurs, ce qu'elle n'admettait pas, elle
l'amie du peuple et des paysans. Entre la sym-
et le hasard les fait arriver aux oreilles des personnes de bon
sens qui les blâment.
Tâchez donc aussi de ne pas faire tant de projets, mais de
vous en tenir à l'exécution de quelques-uns. Vous savez que
c'est toujours ma querelle avec vous. Je voudrais vous voir plus
de constance. Vous dites à Hippolyte que vous avez de la bonne
volonté et du courage. Pour le courage physique, celui qui con-
siste à supporter les maladies et à ne pas craindre la mort, je ne
vous refuse pas celui-là, mais du courage pour un travail soutenu,
j'en doute bien, ou vous avez sérieusement changé. Tout ce qui
est nouveau vous plaît, mais au bout d'un peu de temps vous
ne voyez que les inconvénients de votre position. Vous n'en
trouverez guère, mon pauvre enfant, qui ne soient semées de
contrariétés et d'ennuis. Si vous n'apprenez à les supporter, vous
ne serez jamais un homme.
Ici finit mon sermon. Je pense que vous en avez assez, sur-
tout n"ayant pas l'habitude de lire ma mauvaise écriture. Vous
me ferez plaisir de m'écrire, mais ne vous en faites pas une
affaire d'Etat, ne vous mettez pas à la torture pour me faire des
phrases bien limées. Je n'y tiens pas du tout. On écrit toujours
assez bien quand on écrit naturellement et qu'on exprime ce qu'on
pense. Les belles pages d'écriture sont bonnes pour les maîtres
d'école et je n'en fais pas le moindre cas. Promettez-moi de
prendre un peu de raison et dépenser quelquefois à mes sermons.
C'est tout ce que je vous demande. Soyez bien siir que si je n'avais
pas d'amitié pour vous, je ne prendrais pas la peine de vous en
faire. Je craindrais d'ailleurs de vous ennuyer, au lieu que je suis
sûre qu'ils ne vous déplairont pas et que vous apprécierez le
sentiment qui me les dicte.
Adieu, mon cher Adolphe, écrivez-moi souvent et continuez
à nous tenir au courant de vos afifaires. Soignez votre santé et
tâchez de continuer à vous bien porter: mais si vous vous sentez
malade, revenez au paj's. Nous aurons encore du lait et du sirop
de gomme pour vous, et vous savez que je ne suis pas une mau-
vaise garde-malade. Tout le monde se rappelle de vous {sic)
avec intérêt Pour moi, je vous donne ma très sainte bénédiction.
« AORORB D. »
56 GEORGE S AND
pathie et la familiarité, il y a une nuance;
Aurore n'avait garde de l'oublier : il y a tou-
jours eu chez elle des coins de grande dame.
Mais Boucoiran était dévoué. C'est sur lui que
compte Aurore pour s'occuper de ses enfants,
la renseigner minutieusen.ent, l'avertir en cas
de maladie. Ainsi tranquillisée, elle vivrait à
Paris d'une pension de quinze cents- francs, à
laquelle s'ajouterait le produit de son travail.
Casimir ne fit pas d'objections. Tout ce qui
arrivera par la suite, dans cette existence
désormais orageuse, y arrivera de son aveu,
avec son consentement. C'était un pauvre
homme.
Réfléchissez maintenant aux impressions
qu'a pu recevoir la baronne Dudevant d'un
tel m^ariage. Je ne parle ni de ses tristesses, ni
de ses dégoûts. Mais comment, dans une telle
union, le caractère bienfaisant et sacré du
mariage lui serait-il apparu ? Un mari doit être
un compagnon ; elle n'a jamais connu la dou-
ceur de l'intimité et le délice de penser à deux.
Un mari est le conseiller, l'ami ; et quand elle
a eu besoin de conseils, elle a dû les demander
LA BARONNE DUDEVANT 57
à un autre : c'est d'un autre que lui sont venus
la direction et le réconfort. Un mari doit être
le chef, et je n'hésite pas à dire le maître ; car
la vie est une lutte continuelle et celui qui a
assumé la tâche de défendre une famille contre
tous les dangers qui la menacent de dissolu-
tion, contre tous les ennemis qui rôdent autour
d'elle, ne peut mener à bien cette tâche de pro-
tection que s'il est investi d'une juste autorité.
Aurore a été brutalisée : ce n'est pas la même
chose que d'être dominée. La sensation qui
l'obsède est celle d'une immense solitude
morale. Ne pouvant plus rêver dans les allées
de Nohant, dont on a ébranché les vieux arbres
et chassé le mystère, elle s'enferme dans le
petit boudoir de sa grand'mère, attenant à la
chambre de ses enfants dont elle peut entendre
la respiration, et là, tandis que Casimir et Hip-
polyte se grisent abominablement, elle médite,
elle s'irrite, elle sent grandir en elle un fer-
ment de révolte. Le lien matrimonial a eu
pour elle la pesanteur d'un joug. Une épouse
chrétienne aurait subi, accepté. Mais le chris-
tianisme de la baronne Dudevant n'est qu'une
58 GEORGE SAND
religiosité ; les épreuves de la vie font éclater
l'insuffisance du sentiment religieux qui ne
s'accompagne pas de la foi. Sans amour, sans
amitié, sans confiance, sans respect, le mariage
n'a été pour Aurore qu'une prison . Elle s'en
évade. Elle pousse un immense soupir de sou-
lagement— un ouf! de délivrance.
Tel est, dans la psychologie de la baronne
Dudevant le chapitre du mariage. C'est un
bel exemple de banqueroute. La femme mal
mariée est restée un individu, au lieu de s'en-
cadrer, de s'harmoniser, de se fondre dans un
ensemble : Tunion mal assortie n'a fait qu'ac-
cuser et fortifier son individualisme.
Aurore Dudevant arrive à Paris dans la pre-
mière semaine de janvier 1831 ; la voici, elle,
la révoltée du mariage, dans cette ville qui vient
de faire une Révolution.
Représentez-vous l'extraordinaire efferves-
cence de ce Paris de 183 1 . Il y a de l'orage
dans l'air; et cet orage, sur un point ou sur un
autre, demain ou tout à l'heure, va éclater en
émeute. Il y a dans les esprits de la fièvre, un
LA BARONNE DUDEVANT 59
besoin de tout détruire pour tout recréer. Par-
tout, dans les idées, dans les arts, dans le cos-
tume, la même explosion d'indiscipline, le
même triomphe de la fantaisie. Chaque jour
voit éclore un nouveau système de gouverne-
ment, une nouvelle méthode de philosophie,
une recette infaillible pour amener le bonheur
universel, une manière inédite pour confec-
tionner les chefs-d'œuvre, une invention inouïe
pour se travestir et promener par les rues un
perpétuel mardi-gras. L'émeute est en perma-
nence et la mascarade est à l'état normal. D'ail-
leurs une magnifique éclosion de jeunesse et
de génie. Victor Hugo, tout fier d'avoir livré
la bataille à!Hernani, porte dans sa tête
Notre-Dame et s'occupe d'y grimper. Musset
vient de lancer ses Contes d' Espagne et d' Ita-
lie. Stendhal a publié le Rouge et le Noir, et
Balzac la Peau de Chagrin. Les peintres
s'appellent Delacroix et Delaroche. Paganini
va donner son premier concert à l'Opéra... Tel
est dans son impatience et dans son imperti-
nence, dans sa confusion et dans sa splendeur,
ce Paris de lendemain de Révolution.
6o GEORGE SAND
La jeune femme en rupture de ban respire
cette atmosphère avec volupté. Elle est la pro-
vinciale qui veut s'en donner de Paris à cœur
joie. Elle est la romantique imbue de ce prin-
cipe de l'école, que l'artiste doit tout voir et
tout connaître, avoir éprouvé par soi-même
tout ce qu'il mettra dans ses livres. Elle a
retrouvé à Paris un petit groupe d'amis berri-
chons, Félix Pyat, Charles Duvernet, Alphonse
Fleury, Sandeau, de Latouche. C'est sa
bande. Avec cette jeunesse, apprentis de la lit-
térature, du barreau, de la médecine, elle va
mener la vie d'étudiant. Son premier soin,
pour faciliter ses évolutions, est de prendre le
costume masculin. « La mode aidait singulière-
ment au déguisement, écrit-elle dans V Histoire
de ma vie. Les hommes portaient de longues
redingotes carrées dites à la propriétaire^ qui
tombaient jusqu'aux talons et qui dessinaient
si peu la taille que mon frère, en endossant la
sienne à'Nohant, m'avait dit en riant : « C'est
« très joli, n'est-ce pas ? Le tailleur prend
« mesure sur une guérite, et ça irait à ravir à un
régiment. » Je me fis donc faire une redingote
LA BAROJMînE DUDEVANT 6i
guérite^ en gros drap gris, pantalon et gilet
pareils. Avec un chapeau gris et une grosse
cravate de laine, j'étais absolument un petit
étudiant de première année... »
Ainsi accoutrée, elle court les rues, les
musées, les cathédrales, les bibliothèques, les
ateliers de peintres, les clubs, les théâtres.
Elle entend une fois Frederick Lemaître et le
lendemain la Malibran. Un soir c'est une pièce
de Dumas, un autre soir Moïse k l'Opéra. Elle
dîne à la gargote, elle habite une mansarde ;
elle n'est pas assurée de pouvoir payer son
tailleur. Ce sont toutes les joies. « Ah, ma foi !
vive la vie d'artiste ! Notre devise est liberté ' » .
Elle vit dans un perpétuel enchantement. Elle
écrit à son fils Maurice, en février : « Tout le
monde se dispute, on s'étouffe dans les rues,
on démolit les églises et on bat le tambour
toute la nuit 2 ». Et à Ch. Duvernet, en mars :
« Savez-vous qu'il se passe de belles choses ici ?
C'est vraiment très drôle à voir. On vit aussi
gaiement au milieu des baïonnettes, des émeutes
I. Correspondance : à Boucoiran, 4 mars 183 1.
a. Correspondance : à Maurice Dudevant, 15 février i8ji.
62 GEORGE SAND
et des ruines, que si l'on était en pleine paix;
moi, ça m'amuse^». Elle s'amuse de tout, elle
jouit de tout. Elle goûte, avec sa vive sensibilité,
le charme de Paris. Elle en comprend le pay-
sage : « Paris avec ses soirées vaporeuses, ses
nuages roses sur les toits, et lesjolis saules d'un
vert si tendre qui entourent la statue de bronze
du vieux Henry, et ces pauvres petits pigeons
couleur d'ardoise qui font leur nid dans les
vieux mascarons du Pont-Neuf^ ». Elle aime le
ciel de Paris « si bizarre, si riche en couleurs, si
changeant »^. Elle en devient injuste pour son
Berry. « Ce pays que j'aimais tant jadis, où je
m'enivrais de douces rêveries, où je promenais
mes quinze ans folâtres et mes dix-sept ans
rêveurs et inquiets, il a perdu maintenant tous
ses charmes » *. Elle y reviendra, n'en doutez-
pas ! Mais en ce moment elle est comme hors
d'elle-même, dans l'enivrement de sa liberté
toute neuve. Car c'est bien là ce qui fait sa
1. Correspondance imprimée : à Ch. Duvernet, 6 mars 1831.
2. Lettres inédites au D' Emile Regiiault.
5. Ihid.
4. Ibii.
JULES SANDEAU
LA BARONNE DUDEVANT 63
joie et qui la grise. Elle écrit à sa mère : « Ce
n'est pas du monde, du bruit, des spectacles,
de la parure qu'il me faut. . . c'est de la liberté. »
Et encore : « Je suis entièrement indépen-
dante. Je vais à la Châtre, ou à Rome, je sors
à minuit ou à dix heures : tout cela, c'est mon
affaire » \ Elle est libre. Elle se croit heu-
reuse.
Son bonheur, à cette date, s'appelle Jules
Sandeau.
Dans une lettre, de ce tour humoristique
qu'elle affectionnait, George Sand, fait le por-
trait de quelques-uns de ses camarades d'alors,
Duvernet, Alphonse Fleury qu'on appelait le
« Gaulois », Sandeau : « O blond Charles!
jeune homme aux rêveries mélancoliques,
au caractère sombre comme un jour d'orage...
Et toi, gigantesque Fleury, homme aux pattes
immenses, à la barbe effrayante... Et toi,
petit Sandeau, aimable et léger, comme le coli-
bri des savanes parfumées... »-.
Le petit Sandeau, aimable et léger, le coli-
1. Correspondance :k sa mère, 31 mai 1831.
2. Correspondance : i" décembre 1830.
64 GEORGE SAND
bri des savanes parfumées va être pour la
baronne Dudevant la liaison de quartier latin.
Sur cette liaison les biographes ont coutume
de passer assez vite, parce qu'ils manquent de
renseignements. Mais il existe un document de
premier ordre. Ce sont cinquante lettres écrites
entre 1831 et 1833 par George Sand au doc-
teur Emile Regnault, alors étudiant- en méde-
cine, intime ami de Sandeau et confident à qui
on ne cachait rien, ce qui s'appelle rien. Le
fils d'Emile Regnault, M. le docteur Paul Re-
gnault a bien voulu me donner communication
de cette correspondance et m'autoriser à en
reproduire quelques fragments. Elle est infi-
niment curieuse. Tour à tour lyrique ou en-
jouée, pleine d'effusions, de rêves, de projets
de travail, d'impressions de nature, de confi-
dences amoureuses, elle reflète aussi exacte-
ment qu'il est possible l'état d'âme de la jeune
femme.
La première lettre est d'avril 1831. George
Sand vient de quitter Paris pour retourner à
Nohant. Elle s'interroge avec inquiétude : Com-
ment son pauvre Jules aurat-il passé ce triste
LA. BARONNE DUDEVANT 65
jour,etcommentrentrera-t-il dans cette chambre
d'où, le matin, elle a eu tant de peine à s'ar-
racher ? Dans la deuxième lettre, elle épanche
sa reconnaissance pour le bonheur qu'elle doit
au jeune homme qui l'a réconciliée avec la vie.
« Mon âme avide d'aôection avait besoin d'en
inspirer à un cœur capable de me comprendre
tout entière avec mes qualités et mes défauts. Il
me fallait une âme brûlante pour m'aimer
comme je savais aimer, pour me consoler de
toutes les ingratitudes qui avaient désolé ma
jeunesse. Et quoique déjà vieille, j'ai trouvé ce
cœur aussi jeune que le mien, cette affection de
toute la vie que rien ne rebute et que chaque
jour fortifie. Jules m'a rattachée à une existence
dont j'étais lasse et que je ne supportais que
par devoir, à cause de mes enfants. Il a embelli
un avenir dont j'étais dégoûtée d'avance et qui
maintenant m'apparaît tout plein de lui, de ses
travaux, de ses succès, de sa conduite honnête et
modeste . Ah! si vous saviez comme j e l'aime! ...» *
« Quand je l'ai connu, j'étais désabusée de tout.
I. Cette citation et celles c^ui suivent sont empruntées à la
Correspondance inédite avec Emile Regnault.
66 GEORGE SAND
Je ne croyais plus à rien de ce qui rend heu-
reux. Il a réchauffé mon cœur glacé, il a
ranimé ma vie prête à s'éteindre. » Elle évoque
le souvenir de leur première rencontre. C'était
à la campagne, au Coudray, près de Nohant.
Elle s'est éprise de son petit Sandeau pour sa
jeunesse, pour sa timidité, pour sa gaucherie.
Il a vingt ans exactement en 1831,. Quand il
arrivait près du banc où Aurore l'attendait,
« il se cachait dans une allée voisine, et je
voyais son chapeau gris et sa canne sur le
banc. . . Il n'y avait pas jusqu'au lacet rouge qui
serrait la coiffe de ce chapeau gris qui ne me
fît tressaillir de joie... » On ne sait pourquoi,
tout ce qui a trait au petit Jules prend un air
de niaiserie... Puis ce fut la déclaration: « Le
jour où je lui dis que je l'aimais, je ne me
l'étais pas encore dit à moi-même. Je le sen-
tais et je n'en voulais pas convenir avec mon
cœur. Jules l'apprit en même temps que moi-
même. » Puis l'installation à Paris, à laquelle
la pensée de retrouver celui que dans la Châtre
no lui donnait déjà pour amant ne fut proba-
blement pas étrangère. Enfin la vie dans « cette
LA BARONNE DUDEVANT 67
petite chambre sur le quai où je vois Jules en
redingote d'artiste crasseuse et déguenillée, sa
cravate sous son derrière et sa chemise
débraillée, étalé sur trois chaises, tapant du
pied ou cassant la pincette dans la chaleur de
la discussion, le Gaulois dans un coin tramant
une gprande conspiration et vous sur une
table... » En vérité, ce devait être charmant!
Mais la chambre est trop petite. George
Sand charge Emile Regnault de lui trouver
un appartement pour lequel elle lui fait cette
recommandation essentielle : « Qu'il y ait une
sortie pour laisser échapper Jules à quelque
heure que ce soit ! » Il lui déniche, en effet,
quai Saint-Michel, un appartement comprenant
trois pièces, dont une sera réservée. « Ce sera
la chambre noire, la chambre mystérieuse, la
cachette du revenant, la loge du monstre, la
cage de Tanimal savant, la niche du trésor, la
caverne du vampire, que sais-je ? » enfin la
chambre de Jules. Et ce sont des attendrisse-
ments sur ce pauvre enfant qu'elle idolâtre et
dont elle est tant aimée !
Voilà, du moins, le début. Mais, en se con-
68 GEORGE SAND
tinuant, la correspondance change de carac-
tère. Les lettres se font plus rares, moins
gaies. George Sand y parle beaucoup moins
de Jules et beaucoup plus de la petite Solange
qu'elle va amener avec elle. On devine qu'elle
est lasse et qu'elle commence à juger à sa va-
leur le petit Jules : il est paresseux, avec des
humeurs noires et des caprices d'enfant gâté.
Elle en a assez. Puis on devine que la brouille
s'est mise dans ces camaraderies bruyantes où.
l'on s'était juré d'être copains, à la vie à la
mort. On en est aux explications, aux justifi-
cations. George Sand commence à s'aperce-
voir de l'inconvénient de ces intimités où il y
a disproportion d'âge et de milieu social.
Enfin éclatent ces lettres irritées et désespé-
rées :
« Mon ami, allez chez Jules et soignez son
corps. L'âme est brisée. Vous ne la relèveriez
plus ; n'essayez pas. Je ne vous appelle point
près de moi encore, je n'ai besoin de rien. Je
désire même être seule aujourd'hui. Et puis il
n'y a plus rien pour moi dans la vie. Ce sera
horrible pour lui pendant longtemps, mais
LA BARONNE DUDEVANT 69
enfin il est si jeune ! Un jour peut-être, il
n'aura pas regret d'avoir vécu...
« N'essayez pas de détourner le mal. Cette
fois il est sans remède. Nous ne nous repro-
chons rien Tun à l'autre. Nous luttons depuis
assez de temps contre cette affreuse nécessité.
Nous avons dévoré assez de chagrins. Il ne
nous restait plus qu'à nous tuer. Sans mes
enfants, nous l'aurions fait... »
George Sand fut-elle exempte de tout repro-
che? Il paraît certain qu'elle découvrit une
infidélité de son petit Jules, qui, pendant son
absence, l'avait trompée avec la première venue .
Elle ne voulut pas pardonner. Elle l'expédia
en Italie et refusa de le revoir.
La dernière lettre est du 15 juin 1833.
« ... Je ferai un paquet de quelques hardes
de Jules restées dans les armoires et je les
ferai porter chez vous, car je désire n'avoir
aucunes relations avec lui à son retour qui,
d'après les derniers mots de la lettre que vous
m'avez montrée, me paraît devoir ou pouvoir
être prochain. J'ai été trop longtemps blessée
des découvertes que j'ai faites sur sa conduite.
70 GEORGE SAND
pour lui conserver aucun autre sentiment
qu'une compassion affectueuse. Son orgueil,
je Tespère encore, se refuserait à cette condi-
tion. Faites-lui comprendre, lorsqu'il en aura
besoin, que rien dans l'avenir ne peut nous
rapprocher. Si cette dure commission n'est
pas nécessaire, c'est-à-dire si Jules comprend
de lui-même qu'il en doit être ainsi, épargnez-
lui le chagrin d'apprendre qu'il a tout perdu,
même mon estime. Il a sans doute perdu la
sienne propre : il est assez puni... »
Ainsi finit ce grand amour.
C'est la première des erreurs de George
Sand : à vrai dire, elle est énorme. Elle avait
cru que le bonheur habite dans les chambres
d'étudiants. Elle avait compté, pour se ratta-
cher à la vie et se refaire un avenir, sur l'a-
mourette d'un fils de famille venu à Paris pour
jeter sa gourme. Ce fut l'aventure la plus ba-
nale, la plus dénuée de psychologie, et qui
contraste étrangement par sa platitude avec
le noble roman sentimental — raffiné et quin-
tessencié — d'Aurélien de Sèze. Elle n'est in-
téressante que par la puissance d'illusion dont
LA BARONNE DUDEVANT 71
elle témoigne chez George Sand, par l'inten-
sité du mirage dont celle-ci est dupe et dont sa
vie nous fournira encore tant d'exemples !
Après l'épreuve de la vie conjugale, la ba-
ronne Dudevant vient d'en faire une autre :
celle de Tamour libre. Et celle-ci n'a pas mieux
réussi. Seulement à ces aventures, à ces souf-
frances, à ces erreurs, à ces déceptions, nous
devrons l'écrivain dont il va désormais être
temps de nous occuper. George Sand est née à
la littérature.
GEORGE SAND
par Delacroix
(Collection de M. Rocl.eblave.)
III
UNE FÉMINISTE EN 1832
LES PREMIERS ROMANS ET LA QUESTION
DU MARIAGE
Quand la baronne Dudevant débarqua à
Paris, en 1831, son parti était pris de gagner
sa vie avec sa plume ; car elle n'a jamais
compté sérieusement sur les revenus d'un
talent qu'elle avait pour peindre des fleurs sur
les tabatières et orner d'aquarelles les étuis à
cigares. Elle arrivait de sa province pour être
écrivain. Comme tout débutant, elle s'essaya
d'abord dans le journalisme. Elle écrit, le
4 mars, au fidèle Boucoiran : « En attendant, il
faut vivre. Pour cela je fais le dernier des
métiers, je fais des articles pour le Figaro.
Si vous saviez ce que c'est ! Mais on est payé
74 GEORGE SAND
sept francs la colonne. » Cela valait la peine,
évidemment. Le Figaro, un tout petit jour-
nal, était dirigé à cette époque par Henri de
Latouche, Berrichon, écrivain lui-même, fort
médiocre, et poète, si l'on ose s'exprimer ainsi,
qui n'avait guère de talent pour son compte
personnel, mais qui eut le mérite de com-
prendre ou de deviner celui de quelques
autres. On lui doit la première édition d'André
Chénier et il fut le parrain de George Sand :
ce sont des titres. Donc il asseyait l'apprentie
à l'une des petites tables où se confectionnait
le journal. Mais elle n'avait pas la vocation.
Vous savez quel est le grand principe en ma-
tière d'articles de journaux : les plus courts
sont les meilleurs. Aurore était déjà au bout
de son papier, qu'elle n'avait pas encore com-
mencé. Le mieux était de ne pas s'obstiner.
Elle renonça au dernier des métiers, si lucratif
qu'il pût être.
Mais elle ne pouvait ignorer qu'elle eût le don .
Elle le tenait de ses ascendants. C'est ici la
meilleure part de son atavisme. Si haut qu'on
remonte et dans quelque branche que ce soit
UNE FÉMINISTE EN 1832 75
de son arbre généalogique, on y constate une
hérédité artistique. Maurice de Saxe a écrit les
Rêveries^ qui seraient encore un beau livre
pour un militaire, quand même ce militaire
n'aurait pas si généreusement battu les Anglais.
M"" Verrières avait été actrice et Dupin de
Francueil était dilettante. La grand'mère,
Marie-Aurore, très musicienne et qui chantait
des airs d'opéra, faisait des extraits des philo-
sophes. Maurice Dupin raffolait de musique et
de théâtre. Il n'était pas jusqu'à Sophie-Vic-
toire qui n'eût un sentiment inné, un instinct
de la beauté. Non seulement elle pleurait au
mélodrame, comme Margot, mais elle remar-
quait le rose d'un nuage, le mauve d'une fleur;
et, ce qui nous importe davantage, elle les
faisait remarquer à la petite Aurore. En sorte
qu'elle aussi, cette mère illettrée, est pour
quelque chose dans la littérature de sa
fille.
Ce n'est pas assez de dire que George Sand
était née écrivain : elle était née romancière, et
d'une catégorie déterminée de romancières . Elle
avait été créée par un décret nominatif de la
76 GEORGE SAND
Providence pour écrire ses romans et non point
d'autres. C'est cela qui rend intéressante l'his-
toire des plus lointaines origines de sa vocation
littéraire ; et il est singulièrement curieux de
voir s'annoncer chez elle, dès l'enfance, les
facultés qui plus tard deviendront l'essence
même de son talent. Elle n'avait pas quatre
ans ; sa mère, pour la tenir tranquille, avait
imaginé de l'emprisonner entre quatre chaises :
que faisait la fillette pour égayer sa captivité ?
« Je composais à haute voix d'interminables
contes que ma mère appelait mes romans...
Elle les déclarait souverainement ennuyeux, à
cause de leur longueur et du développement
que je donnais aux digressions... Il y avait peu
de méchants êtres et jamais de grands mal-
heurs. Tout s'arrangeait, sous l'influence d'une
pensée riante et optimiste... » Déjà ! Ces
romans de la cinquième année annoncent déjà
les romans de l'âge mûr, optimistes avec des
longueurs et des digressions. On cite un trait
analogue de Walter Scott, et c'est donc qu'il y
a, chez ceux qui sont nés pour être conteurs,
un instinct primordial qui les pousse précisé-
UNE FÉMINISTE EN 1832 77
ment à inventer de belles histoires, afin que
cela les amuse.
Un peu plus tard il se produit chez Aurore
un phénomène qui n'est guère moins curieux.
Vous vous êtes sans doute demandé parfois
comment procèdent les descriptifs, pour tracer
ces tableaux dont tous les traits atteignent à un
relief si intense et s'imposent à nous aussi
impérieusement que ceux de la réalité. George
Sand se souvient qu'à Nohant, quand on lui
lisait duBerquin, elle écoutait assise devant le
feu dont elle était protégée par un vieil écran
de taffetas vert. Peu à peu elle perdait le sens
des phrases. Des images se dessinaient devant
elle et venaient se fixer sur l'écran vert.
« C'étaient des bois, des prairies, des rivières,
des villes d'une architecture bizarre et gigan-
tesque... Un jour ces apparitions devinrent si
complètes que j'en fus comme effrayée et que
je demandai à ma mère si elle ne les voyait
pas. » Voilà cette hallucination qui fait l'écri-
vain pittoresque, qui lui met sous les yeux, fût-
ce entre quatre murs, un paysage complet,
organisé, dont il n'a plus qu'à suivre les lignes,
78 GEORGE SAND
à reproduire les couleurs, en sorte que pei-
gnant des paysages imaginaires, il les peint
encore d'après nature, d'après ce modèle surgi
devant lui comme par enchantement, et où il
peut compter les feuilles des arbres et entendre
le bruit de l'herbe qui pousse.
Plus tard encore, à ce monde de fictions
qu'Aurore ne cessait de porter dans sa tète,
voici que se mêlent de vagues conceptions reli-
gieuses ou philosophiques. Sa vie poétique se
double d'une vie morale. A ce roman, toujours
en train et auquel elle ne cessait d'ajouter un
chapitre nouveau, comme autant d'anneaux
d'une chaîne sans fin, elle donna un héros dont
elle savait très bien le nom. Il s'appelait
Corambé. Corambé était son idéal dont elle
avait fait un dieu. Seulement, tandis qu'on fai-
sait couler le sang sur les autels des dieux
barbares, sur l'autel de Corambé elle avait
imaginé de rendre la vie et la liberté à tout un
peuple de bestioles prisonnières : une hiron-
delle, un rouge-gorge, un moineau franc. Et
c'était déjà cette tendance qu'elle aura plus
tard à mêler aux récits romanesques des inten-
UNE FÉMINISTE EN 1832 79
tions morales, à disposer les aventures en
manière d'exemples pour rendre les hommes
meilleurs. Ce sont les romans à thèse de sa
douzième année.
Voulez-vous voir maintenant, dans un con-
traste saisissant, comment s'annoncent deux
vocations de romanciers tout à fait différentes ?
Rappelez-vous le début de Facino Cane où
Balzac nous conte un souvenir du temps que,
candidat littérateur, il habitait sa mansarde de
la rue Lesdiguières. Le soir, revenant de
l'Ambigu-Comique, il s'amusait à suivre un
ouvrier et sa femme depuis le boulevard du
Pont-aux-Choux jusqu'au boulevard Beaumar-
chais. Il les écoutait parler de la pièce, puis de
leurs affaires, puis en venir à leurs discussions
de ménage. « En entendant ces gens, je pou-
vais épouser leur vie, je me sentais leurs gue-
nilles sur le dos, je marchais les pieds dans
leurs souliers percés. » Voilà le romancier de
l'école objective, celui qui sort de lui-même,
qui cesse d'être lui pour devenir un autre.
— Au lieu de ce monde extérieur, auquel
s'adapte Balzac, Aurore nous entretient d'un
8o GEORGE SAND
monde intérieur, émané de sa fantaisie, re-
flet de son imagination, écho de son cœur, et
qui est encore elle-même. — Telle est exacte-
ment la différence du roman impersonnel qui
sera celui de Balzac et du roman personnel qui
sera celui de George Sand, la différence de
l'art réaliste qui se soumet à Tobjet et de l'art
idéaliste qui le transforme à son gré.
Jusqu'ici, il ne s'agit encore que de rêves
qui n'ont pas été mis sur le papier. Que ce soit
Corambé ou les romans entre quatre chaises,
tout cela s'est passé dans la tête de l'enfant.
Mais Aurore ne tarda pas à écrire. Au couvent,
elle avait confectionné deux romans, un roman
dévot et un roman pastoral, qu'elle eut le bon
esprit de déchirer. Au sortir du couvent, autre
roman, écrit pour René de Villeneuve, et qui
eut le même sort que ses aînés. En 1827, le
Voyage en Auvergne. En 1829, encore un
roman, dont George Sand dit dans V Histoire
de ma vie : « L'ayant lu, je me convainquis
qu'il ne valait rien, mais que j'en pouvais faire
de moins mauvais... Je reconnus que j'écrivais
vite, facilement, longtemps, sans fatigue, que
VNE FÉMINISTE EN 1832 81
mes idées engourdies dans mon cerveau s'éveil-
laient et s'enchaînaient par la déduction, au
courant de la plume ; que, dans ma vie de
recueillement, j'avais beaucoup observé et
assez bien compris les caractères que le hasard
avait fait passer devant moi, et que, par con-
séquent, je connaissais assez la nature humaine
pour la dépeindre. » Voilà donc maintenant
cette facilité à écrire, cette abondance et cette
nonchalance qui seront aussi bien caractéris-
tiques de sa manière.
On le voit, lorsque George Sand va com-
mencer à publier, elle avait déjà beaucoup
écrit. Sa formation littéraire était complète.
C'est la même constatation à laquelle on est
amené chaque fois qu'on étudie les débuts
d'un écrivain. Il arrive que le génie se révèle
à nous par un jaillissement soudain ; mais
depuis longtemps il cheminait sous terre, et
ce que nous prenons pour une éclosion sponta-
née n'est que le dernier effort d'une sève lente-
ment accrue et désormais toute-puissante.
Toutefois George Sand devait encore payer
6
GEORGE SAND
son tribut à l'inévitable période des tâtonne-
ments. Il nous plaît que le premier livre qu'elle
ait publié ne soit pas d elle seule, et que la res-
ponsabilité de ce roman exécrable ne retombe
pas tout entière sur elle.
Le 9 mars 1831, George Sand écrivait à Bou-
coiran : « Les monstres sont à la mode. Fai-
sons des monstres 1 J'en enfante un fort
agréable dans ce moment-ci. » Le monstre,
c'est ce roman écrit en collaboration avec San-
deau et paru sous la signature collective de
Jules Sand, à la fin de 1831 : Rose et Blanche
ou la Comédienne et la Religieuse.
Comme beaucoup d'entre vous ne l'ont pro-
bablement pas lu, je vous en indique en quel-
ques mots le sujet. Cela commence par une
scène de diligence, à la manière de certains
romans de Balzac, mais agrémentée de détails
d'une trivialité du plus mauvais aloi. — Deux
jeunes filles font route ensemble, l'une, Rose,
qui est une petite comédienne, l'autre, sœur
Blanche, qui va entrer en religion. Elles se
séparent à Tarbes. — L'histoire se déroule
dans la région pyrénéenne : Tarbes, Auch,
UNE FÉMINISTE EN 1832 83
Nérac, les Landes, jusqu'au retour à Paris. —
Rose doit, au sortir d'une orgie, être livrée par
sa mère à un jeune libertin. Le jeune libertin
a honte de lui-même, et, au lieu de mener
Rose au diable, il la mène à Dieu, je veux
dire qu'il la fait entrer au couvent des Augus-
tines où elle retrouve sœur Blanche. Sœur
Blanche n'a pas encore prononcé ses vœux.
La preuve en est qu'elle épouse le jeijne
Horace. Mais quelles noces ! Il faut que vous
sachiez que sœur Blanche, avant de s'appeler
Blanche, s'appelait Denise. Sous le nom de
Denise, elle était la fille d'un marinier borde-
lais, très belle et idiote. L'idiote a été désho-
norée par le jeune libertin que maintenant on
lui donne pour mari. Ce sont tous ces souve-
nirs qui, revenant à l'esprit de Blanche, et lui
faisant reprendre conscience de Denise, lui
occasionnent une fièvre chaude. On en aurait à
moins. — Rose qui, dans l'intervalle, est deve-
nue une grande cantatrice, arrive à temps pour
recueillir le dernier soupir de son amie, et
reijtre au couvent où elle repr(5p4 l^ place
laissée vide par sœur Blanche.
84 GEORGE S AND
Tout cela est absurde et souvent bien déplai-
sant.
Il est aisé de voir quelle part revient à cha-
cun des collaborateurs, et que, du reste, George
Sand a fait à peu près tout l'ouvrage. Les pay-
sages, Tarbes, Auch, Nérac, les Landes, autant
de souvenirs du fameux voyage aux Pyrénées
et du séjour à Guillery chez les Dudevant. Le
couvent des Augustines à Paris, avec ses reli-
gieuses anglaises et ses pensionnaires appar-
tenant aux plus grandes familles, c'est le cou-
vent où Aurore a passé trois années : nous
reconnaissons le cloître, le jardin planté de
marronniers, la cellule d'où la vue s'étendait
sur la ville et d'où le rêve rejoignait le ciel, ce
ciel de Paris vaporeux et riche, comme il est
dit dans Rose et Blanche, « le ciel le plus
changeant et le plus joli, sinon le plus beau
de la terre ». — Mais à ce roman de la vie
religieuse est cousu un roman libertin avec
orgies, pavillon galant, sofa, historiettes
grivoises et saugrenues. C'est la part du
collaborateur. Les polissonneries sont de San-
deau.
UNE FÉMINISTE EN 1832
Telle est cette composition hybride. C'était
bien le « monstre » annoncé.
Il eut quelque succès. — Celle qui se montra
le plus sévère, ce fut la mère de George Sand.
Sophie-Victoire avait, en littérature, le goût
fort prude... Ah! celle-là, elle est complète, et
chaque fois qu'on la rencontre, c'est une joie...
Sa fille dut s'excuser, et précisément en allé-
guant que l'ouvrage n'était pas d'elle seule :
« Il y a beaucoup de farces que je désapprouve :
je ne les ai tolérées que pour satisfaire mon
éditeur qui voulait quelque chose d'un peu
égrillard... Je n'aime pas les polissonneries. »
Elle ajoute : « Pas une seule ne se trouve dans
le livre que j'écris maintenant et pour lequel
je ne m'adjoindrai de mes collaborateurs que
le nom *. »
En effet, Jules Sand a vécu. Le livre dont il
est ici question sera signé George Sand. C'est
Indiana.
La correspondance inédite avec Emile Re-
gnault, à laquelle j'ai déjà fait des emprunts
* Correspondance : à sa mère, sa février 1832.
86 GEORGE SAND
dans ma dernière leçon, contient une lettre des
plus intéressantes, relative à la composition
d'Indiana. Elle est du 28 février 1832. George
Sand insiste d'abord sur la sévérité du sujet et
sur sa ressemblance à la vie : « Il est aussi
simple, aussi naturel, aussi positif, que vous le
désiriez. Il n'est ni romantique, ni mosaïque, ni
frénétique ; c'est de la vie ordinaife, c'est de là
vraisemblance bourgeoise, mais malheureuse-
ment c'est beaucoup plus difficile que la litté-
rature boursouflée. . . Pas le plus petit mot pour
rire, pas une description, pas de poésie pour
deux liards , pas de situations imprévues ,
extraordinaires, transcendantes : ce sont quatre
volumes sur quatre caractères. Peut-on faire
avec cela seulement, avec des sentiments inti-
mes, des réflexions de tous les jours, de l'ami-
tié, de l'amour, de l'égoïsme, du dévouement,
de l'amour-propre, de l'obstination, de la mé-
lancolie, des chagrins, des ingratitudes, des
déceptions et des espérances, peut-on bien avec
ce gâchis de l'esprit humain faire quatre vo-
lumes qui n'ennuient jamais? J'ai peur d'en-
nuyer souvent, d'ennuyer comme la vie ennuie.
UNE FÉMINISTE EN 1832 87
Et pourtant quoi de plus intéressant que l'his-
toire du cœur quand elle est vraie ? Il s'agit de
la faire vraie, voilà le difficile... »
Ces déclarations ne semblent-elles pas un
peu surprenantes à qui les lit aujourd'hui? Et
le naturel de 1832 paraît-il encore naturel en
190g ? Ce n'est pas la question. L'important est
de noter que George Sand ne songe plus à
fabriquer des monstres. Elle cherche à faire
vrai. Elle veut surtout présenter un caractère
de femme qui sera le type de la femme mo-
derne.
« Noémi (ce nom laissé à Sandeau qui l'a
mis dans Marianna se changera en celui
àUndiana), c'est la femme typique, faible et
forte, fatiguée du poids de l'air et capable de
porter le ciel ; timide dans le courant de la vie,
audacieuse les jours de bataille; fine, adroite et
pénétrante pour saisir les fils déliés de la vie
commune, niaise et stupide pour distinguer les
vrais intérêts de son bonheur, se moquant du
monde entier, se laissant duper par un seul
homme, n'ayant pas d'amour-propre pour elle-
même, en étant remplie pour l'objet de son
GEORGE SAND
choix ; dédaignant les vanités du siècle pour
son compte, et se laissant séduire par Thomme
qui les réunit toutes. Voilà, je crois, la femme
en général : un incroyable mélange de fai-
blesse et d'énergie, de grandeur et de petitesse,
un être toujours composé de deux natures oppo-
sées, tantôt sublime, tantôt misérable, habile à
tromper, facile à l'être. »
Ce roman, destiné à nous présenter le type
de la femme moderne, mériterait déjà d'être
qualifié de féministe. Mais il l'est encore à
d'autres points de vue. Je voudrais justement,
en joignant à Indiana qui paraît en mai 1832,
Valentine qui est de 1833 et Jacques de 1834,
vous montrer déjà tout armé, dans cette pre-
mière manière de George Sand, notre fémi-
nisme actuel.
Indiana est l'histoire d'une femme mal ma-
riée.
Elle a épousé, à dix-neuf ans, M. Delmare,
qui est colonel — on était beaucoup colonel en
ce temps-là — et qui est par conséquent bien
plus âgé qu'elle. M. Delmare est un honnête
UNE FÉMINISTE EN 1832 89
homme, au sens pharisien du mot. Entendez
par là qu'il n'a ni volé ni tué. D'ailleurs, sans
délicatesse et sans agrément, et féru de son
autorité, c'est un tyran domestique. Indiana vit
très malheureuse entre ce mari exécré et un
cousin à elle, le bon Ralph, l'excellent Ralph,
deux fois anglais parce qu'il s'appelle Brown
et qu'il est flegmatique. C'est pourquoi elle ne
saurait être insensible aux séductions du jeune
Raymon de Ramières, si élégant, si distingué,
un bourreau des cœurs !
Je n'ai pas le temps d'entrer avec vous dans
la série des épisodes et j'arrive tout de suite à
la crise. M. Delmare est ruiné, ses affaires
l'appellent à l'île Bourbon. Il se propose d'y
emmener Indiana. Celle-ci se refuse à l'accom-
pagner. Elle sait quelqu'un qui l'empêchera
bien de partir : c'est Raymon. Donc elle va le
trouver et lui offre ingénument qu'il la prenne,
et la garde pour toujours. — Ai-je besoin de
vous dire l'accueil que fait Raymon à cette pro-
position enivrante, et quelle douche reçoit la
pauvre Indiana par une froide nuit d'hiver ?
Elle part pour l'île Bourbon. Quelque temps
90 GEORGE SAND
après, au reçu d'une lettre de Ray mon, où elle
a cru deviner qu'il était malheureux, elle
accourt — et elle est reçue par la jeune femme
que vient d'épouser Raymon. C'est un fort
beau mariage : Raymon ne pouvait espérer
mieux. Et Indiana? La Seine coule tout auprès :
elle s'y jette. Elle peut s'y jeter sans danger :
Ralph est là pour la repêcher. RaJph est tou-
jours là pour repêcher sa cousine. C'est son
sauveteur attitré. C'est le terre-neuve. A la
campagne ou à la ville, sur la terre ferme ou
sur le bateau qui emmène Indiana vers l'île
Bourbon, vous pouvez être assurés de voir sur-
gir Ralph, toujours flegmatique. Nous avons
deviné depuis longtemps que Ralph est amou-
reux d'Indiana. Son flegme n'est qu'une appa-
rence volontairement trompeuse : c'est l'enve-
loppe de neige sous laquelle brûle un volcan.
Cet extérieur disgracieux et gauche cache une
âme exquise. Ralph apporte une bonne nou-
velle : M. Delmare est mort. Indiana est libre.
Que va-t-elle faire de sa liberté ? Après en avoir
délibéré, Ralph et Indiana concluent à se don-
ner la mort ensemble. Il n'est plus que de
UNE FÉMINISTE EN 1832 Ql
chercher le genre de suicide. « C'est une affaire
de quelque importance, » opine Ralph, senten-
cieux. Pour sa part, il n'aimerait guère se
tuer à Paris : il y a trop de monde, on est gêné,
distrait. Mais parlez-lui de l'île Bourbon !
Voilà un endroit agréable pour suicides : un
horizon magnifique, un précipice, avec cas-
cade... Cet homme est sinistre avec ses idées
riantes... Donc ils repartent pour l'île Bour-
bon, à l'effet d'y trouver la cascade propice.
Aussi bien une traversée est, paraît-il, en pareil
cas, la meilleure des préparations. Arrivés là-
bas ils mettent à exécution leur projet, et
Ralph, au dernier moment, ne refuse pas à sa
bien-aimée d'utiles conseils. Qu'elle ne saute
pas de ce côté ! C'est mauvais. « Mais en ayant
soin de vous jeter dans cette ligne blanche que
décrit la chute d'eau, vous arriverez dans le lac
avec elle et la cascade elle-même prendra soin
de vous y plonger. » Cela donne envie.
Ce suicide fut tenu, à l'époque, pour infini-
ment poétique ; et nul ne refusa de s'apitoyer
sur l'infortune d'Indiana . Il est curieux de
relire, à distance et de sang-froid, ces livres
92 GEORGE S AND
qui reflètent si exactement la sensibilité d'un
temps, et de constater comme le point de vue a
changé, comme les êtres et les choses nous y
apparaissent au rebours de ce que l'auteur et
les contemporains se sont imaginé.
Car il n'y a vraiment dans tout cela qu'un
personnage intéressant : c'est M. Delmare. En
tout cas, il est le seul dont Indiana n'ait pas eu
à se plaindre. Il l'aime, il n'aime qu'elle, et
vous êtes témoins que la réciproque n'est pas
vraie. Il est d'une longanimité, d'une patience
que peu de maris imiteraient, et il laisse à sa
femme une liberté extraordinaire. Tantôt on
trouve un jeune homme dans la chambre d'In-
diana ; tantôt c'est elle qu'on trouve dans la
chambre d'un jeune homme. M. Delmare reçoit
amicalement Ray mon, et tolère au foyer la
présence du sempiternel Ralph. Un mari qui
permet à sa femme un ami et un cousin, que
peut-on lui demander de plus ? A vrai dire,
Indiana prétend que M. Delmare l'a frap-
pée et qu'il lui a, de son talon, meurtri le front.
Mais elle exagère. Nous savons très bien com-
ment la scène s'est passée. Nous étions là.
UNE FÉMINISTE EN 1832 93
C'était au Plessis-Picard ; Indiana-Aurore a
reçu de Delmare-Dudevant un soufflet. C'est
trop. C'est beaucoup trop. Mais enfin le sang n'a
pas coulé. — Que valent les autres? Ray mon
est un affreux petit gredin qui a commencé
par être l'amant de la femme de chambre d'In-
diana, qui continue en courtisant la maîtresse
de la pauvre Noun et qui finit par l'abandon-
ner pour se marier richement. Ralph pré-
cipite Indiana au fond d'un ravin : qu'est-ce
qu'on peut faire de pis à la femme qu'on
aime? — Reste Indiana. De bonne foi George
Sand a cru qu'elle la parait de toutes les séduc-
tions. Le fait est qu'elle l'a rendue sédui-
sante pour les lecteurs d'alors, puisque de ce
modèle procède l'un des types préférés de la
littérature pendant vingt ans : celui de la
femme incomprise.
La femme incomprise... elle est pâle, elle
est frêle, elle est sujette à s'évanouir. A la
page 99, j'ai compté le troisième évanouisse-
ment d'Indiana : je n'ai pas compté plus loin.
Ne croyez pas que ce soit l'effet d'une mauvaise
santé ! Mais c'est la mode. Le temps est revenu
94 GEORGE SAND
des vapeurs et des airs penchés. Celles dont les
grand'mères marchaient si droit à Téchafaud,
celles dont les mères frémissaient si hardiment
au bruit du canon de TEmpire, maintenant
affaissées, éplorées, ressemblent à de plaintives
élégies. Aff'aire de snobisme ! La femme incom-
prise se prétend malheureuse en ménage;
mais une autre union ne l'aurait pas mieux
satisfaite. Ce qu'Indiana reproche à M. Del-
mare, ce n'est pas d'être le mari qu'il est,
mais c'est d'être le mari. « Elle n'aima
pas son mari, par la seule raison peut-être
qu'on lui faisait un devoir de l'aimer, et que
résister mentalement à toute espèce de con-
trainte morale était devenu chez elle une
seconde nature, un principe de conduite, une
loi de conscience. » Son parti était pris
d'avance, et il n'y avait rien à faire. Elle
affecte d'ailleurs une douceur irritante, une
soumission exaspérante. Quand elle prend ses
airs supérieurs et résignés, c'est à faire sortir
un ange de ses gonds ! Au surplus, de quoi se
plaint-elle et pourquoi ne s'accommode-t-elle
pas de conditions d'existence dont tant d'autres
UNE FÉMINISTE EN 1832 95
s'arrangeraient ? Mais allez- vous la comparer
aux autres? Elle s'en distingue au contraire.
Elle est éminemment une femme distinguée.
Elle demande, sans sourciller : « Savez -
vous ce que c'est que d'aimer une femme
comme moi ? » Apparemment, dans ses longs
silences et ses mélancolies obstinées, elle rêve
de cet amour qui peut seul convenir à une
femme comme elle. C'est une princesse en
exil; et les temps sont durs pour les prin-
cesses : c'est pourquoi celle-ci s'enferme en des
tristesses nostalgiques... Voilà ce que les gens
s'obstinent à ne pas comprendre. Faute de
s'élever à ces sublimités ou de se perdre dans
ces brouillards, ils jugent sur les faits. Et
venant à rencontrer une jeune femme encline
à préférer à un mari grisonnant un beau brun,
ils en concluent : « En vérité, est-ce que cela
ne s'était pas encore vu ? Fallait-il faire tant
d'affaires pour une petite peste qui grille de
se mal conduire?... »
Il serait d'ailleurs bien injuste de mécon-
naître, et je n'en ai nulle envie, <\\xlndiana
est un roman des plus remarquables. Voyez
g 6 GEORGE SAND
plutôt le relief de ces caractères, M. Delmare,
Raymon, Ralph, Indiana ! Et demandez aux
maris qui ont pris femme dans la lignée de
femmes incomprises sortie de la vogue d'/w-
dianal
Valeiitine est encore l'histoire d'une femme
mal mariée.
Cette fois le principal rôle sera donné, non
pas à la femme, mais à l'amant, — et nous
y verrons se dessiner, au lieu du type de la
femme incomprise, celui de l'amoureux tel
que Ta créé le romantisme et qui est l'amou-
reux frénétique. Louise- Valentine de Raim-
bault est à la veille d'épouser Norbert-Eva-
riste de Lansac, lorsque cette jeune personne,
qui a fort l'habitude de courir les champs
et les fêtes de village, s'éprend du neveu de
son fermier : Bénédict. Ce Bénédict est un
paysan qui a des lettres. J'imagine que sa
mentalité doit être à peu près celle d'un insti-
tuteur primaire. Valentine n y résiste pas. Car
on a soin de nous dire que Bénédict n'est pas
un très beau gars. C'est son âme que Valen-
UNE FÉMINISTE EN 1832 97
tine aime en lui. Bénédict sait très bien qu'il
ne peut épouser Valentine, mais il peut lui
faire beaucoup d'ennuis, par lesquels il lui
prouvera sa passion. La nuit de ses noces, il
est dans la chambre nuptiale, d'où l'auteur a
eu soin d'éloigner le mari ; il veille sur le som-
meil de celle qu'il aime, et lui laisse une
épître où il lui déclare qu'ayant hésité pour
savoir s'il tuerait son mari, elle, ou lui-même,
ou tous les trois, ou deux au choix, et tour à
tour adopté chacune de ces combinaisons, il
s'est résolu à ne tuer que lui seul. On le
retrouve en effet, la tète fracassée, dans un
fossé. Mais ne vous hâtez pas de vous réjouir !
Bénédict a encore beaucoup de mal à faire : il
n'est pas mort. Nous le retrouverons plusieurs
fois encore, toujours caché derrière les tentures
d'où il entend tout ce qu'on dit, voit tout ce
qu'on fait, et sort au bon moment, ses pistolets
en mains. Le mari, pendant ce temps-là, est
au loin. On ne s'occupe pas de lui. C'est un
mauvais mari ; c'est un mari : Bénédict n'a
rien à craindre de lui... Mais il arrive qu'un
paysan, à qui la figure de Bénédict ne revient
7
98 GEORGE SAND
pas, lui envoie un coup de fourche et met un
terme à cette précieuse existence.
Vous vous demandez de quel droit Bénédict
est venu troubler la destinée paisible de Valen-
tine. Mais du droit de sa passion ! Il a cinq cents
livres de rentes : ce n'est pas avec cela qu'on
fait vivre un ménage. Qu'ofFre-t-il à celle dont
il détruit l'intérieur et ruine la situation ? Il
s'offre lui-même. N'est-ce pas assez? Au sur-
plus, raisonne-t-on avec les individus de ce
tempérament? Regardez-le. Voyez sa pâleur
maladive et l'éclat inquiétant de ses yeux. Écou*
tez le son de sa voix et l'exaltation de ses dis-
cours. Il passe de la déclamation forcenée
à la froide ironie et au sarcasme. L'idée de
la mort revient sans cesse dans ses propos.
Quand c'est sur lui qu'il tire, il se manque.
Mais rappelez-vous ce qu'il a fait l'an dernier
lorsqu'il s'appelait Antony. Adèle d'Hervey
lui ré.sistait : il l'a assassinée. — C'est un fou
dangereux.
La femme incomprise, l'amoureux frénéti-
que, voilà deux personnages nouveaux qui
s'emparent du roman. Est-ce qu'on ne pourrait
UNE FÉMINISTE EN 1832 99
pas les marier ensemble, histoire de s'en dé-
barrasser ?
Notez encore que, dans Valentine, si le
roman de passion est à coup sûr contestable,
il y a en outre un roman champêtre qui est de
premier ordre. Le cadre est délicieux. George
Sand a placé la scène dans cette Vallée noire
qu'elle connaît si bien, qu'elle a tant aimée !
C'est le premier en date des romans où elle
célèbre son pays natal. Promenades à tra-
vers les traînes, rêveries nocturnes, noces
villageoises, toute cette poésie et tout ce pitto-
resque de la campagne transforment et embel-
lissent le récit.
Et Jacques est l'histoire d'un homme mal
marié — ce qui revient, par une réciprocité iné-
vitable, à être l'histoire d'une femme mal
mariée.
Jacques épouse, â trente-cinq ans passés, et
après une existence orageuse où les années ont
compté double, une femme beaucoup plus
jeune que lui, Fernande. Après quelques mois
d'intimité heureuse, il voit poindre les premiers
lOO GEORGE SAND
nuages. Il appelle à lui, pour partager leur vie
d'intérieur, une sœur qu'il a, Silvia, et qui est
comme lui un être d'exception, orgueilleuse,
hautaine, sauvage. Vous pensez si la présence
de cette pythonisse va rendre à la vie quoti-
dienne la bonne confiance perdue. Un petit
amoureux qui rôde par là. Octave, venu d'abord
pour Silvia, ne tarde pas à se sentir beaucoup
plus près de Fernande, qui n'est pas une roma-
nesque, une ironique, une sarcastique : il songe
qu'on serait très heureux avec cette douce
personne. Jacques découvre que Fernande et
Octave s'aiment. Que va-t-il faire ? Écarter son
rival ? Ou le tuer ? Ou pardonner ? Mais ce sont
les voies ordinaires, et Jacques ne peut se rési-
gner à rien qui soit ordinaire. Donc, il s'en-
quiert auprès de l'amant de sa femme s'il l'aime
vraiment, s'il est un amant convaincu, d'un
attachement durable et offrant des garanties.
Puis, content de cet examen, il laisse Fernande
à Octave. Pour lui, il disparaît : il se tue, mais
en ayant soin qu'on ne puisse croire à un sui-
cide, afin de ne pas attrister la félicité d'Octave
et de Fernande. Il n'a pas pu garder l'amour
UNE FÉMINISTE EN 1832 lOl
de sa femme : il ne veut pas être le geôlier de
cette femme qui ne Taime plus. Fernande a
droit au bonheur. Ce bonheur qu'il n'a pas su
lui donner, il faut qu'un autre le lui assure.
C'est le suicide par devoir : il y a des cas où
un mari doit savoir se supprimer...
Jacques est un « stoïcien ». George Sand
admire fort ces sortes de caractères, dont
Ralph était une première esquisse. Jacques
nous est présenté comme un être sublime.
Vous dirai-je que je le tiens pour un simple
serin, et, comme on dit, je crois, dans les
drames de Wagner, pour un « pur niais » ?
Il a tout fait pour gâter son propre ménage.
Cette jeune femme était confiante et gaie et
naïve. Avec ses croisements de bras sur la
poitrine et ses airs absorbés, méditatifs et
sombres, il lui a fait peur. Un jour que, cha-
grine de lui avoir déplu, elle s'était jetée à ses
genoux, sanglotant, au lieu de la relever ten-
drement, il s'est dégagé de ces caresses de
femme, en s'écriant d'un ton furieux : « Levez-
vous ! Et ne vous mettez jamais ainsi devant
moi ! » Et il a installé entre eux « la femme
102 GEORGE SAND
de bronze » ! Et il a invité Octave à vivre avec
eux ! Après quoi, quand il a ainsi gâché la
tendresse d'une femme qui ne demandait qu'à
l'aimer, il s'en va, il lâche la partie ! Allons
donc! c'est trop commode... Vous savez ce
mot d'une héroïne de Meilhac à un homme qui
jurait de se jeter à l'eau pour elle. « Vous, par-
bleu, vous seriez bien tranquille ! Vous seriez
au fond de l'eau ! Mais, moi. . . » Jacques est bien
tranquille, il est dans son précipice ; Fernande
reste dans la vie, où Ton n'est pas tranquille
du tout. Ce mari ne s'élève pas à cette concep-
tion pourtant toute simple : c'est que, quand on
a fait d'une femme sa compagne, on ne l'aban-
donne pas en route.
Mais plutôt que de s'en prendre à lui, Jac-
ques aime mieux incriminer l'institution du
mariage. Car ici la critique de l'institution
elle-même est bien nette. Ce qui n'était encore
qu'aspiration plus ou moins confuse dans les
romans précédents, se précise et se formule en
théorie. Jacques est d'avis que le mariage est
une institution barbare. « Je n'ai pas changé
d'avis, je ne me suis pas réconcilié avec la
UNE FÉMINISTE EN 1832 103
société, et le mariage est toujours, selon moi,
une des plus barbares institutions qu'elle ait
ébauchées. Je ne doute pas qu'il ne soit aboli,
si l'espèce humaine fait quelque progrès vers
la justice et la raison ; un lien plus humain et
non moins sacré remplacera celui-là, et saura
assurer l'existence des enfants qui naîtront
d'un homme et d'une femme, sans enchaîner à
jamais la liberté de l'un et de l'autre. Mais les
hommes sont trop grossiers, et les femmes
trop lâches, pour demander une loi plus noble
que la loi de fer qui les régit : à des êtres sans
conscience et sans vertu, il faut de lourdes
chaînes. »
Si vous voulez savoir par quoi on rempla-
cera le mariage aboli, écoutez le rêve que fait
Silvia, et le projet qu'elle expose à son frère.
« Nous adopterons, si tu veux, quelque orphelin;
nous nous imaginerons que c'est notre enfant,
et nous rélèverons dans nos principes. Nous
en élèverons deux de sexe différent, et nous
les marierons un jour ensemble à la face de
Dieu, sans autre temple que le désert, sans
autre prêtre que l'amour. Nous aurons formé
104 > GEORGE SAKD
leurs âmes à la vérité et à la justice, et il y
aura peut-être alors, grâce à nous, un couple
heureux et pur sur la face de la terre. » Donc
suppression du mariage, et, dans un avenir
plus ou moins éloigné, son remplacement par
l'union libre — voilà !
Ce qui est intéressant, c'est de rechercher
par quelle série de déductions procède George
Sand et de quels principes elle part. Vous
verrez que, les principes une fois admis, la
conclusion qu'elle en tire est parfaitement
logique.
Quelle est l'objection essentielle qu'elle
adresse au mariage ? C'est que le mariage
enchaîne la liberté de deux êtres. « La société
va vous dicter une formule de serment. Vous
allez jurer de m'être fidèle et de m'être sou-
mise, c'est-à-dire de n'aimer jamais que moi
et de m'obéir en tout. L'un de ces serments
est une absurdité, l'autre une bassesse. Vous
ne pouvez pas répondre de votre cœur, même
quand je serais le plus grand et le plus parfait
des hommes. » Vienne en effet l'amour pour
un autre homme. On avait considéré jusqu'ici
UNE FÉMINISTE EN 1832 lO;
que cet amour était une faiblesse, et qu'il pou-
vait devenir une faute. Mais quoi! Ne sait-on
pas que la passion est chose fatale et irrésis-
tible ? « Nulle créature humaine ne peut com-
mander à Tamour et nul n'est coupable pour
le ressentir et pour le perdre. Ce qui avilit la
femme, c'est le mensonge... » Et encore : « Ils
ne sont pas coupables, ils s'aiment. Il n'y a
pas de crime là où il y a de l'amour sincère. »
L'union de l'homme et de la femme, d'après
cette théorie, ne repose que sur l'amour ;
l'amour disparaissant, l'union ne saurait sub-
sister. Le mariage est d'institution humaine;
mais la passion est d'essence divine. Dans le
conflit, c'est le mariage qui a tort.
Le mariage ayant pour but unique l'attrait,
celui du sentiment ou celui des sens, pour
seul objet l'échange de deux fantaisies, et le
serment de fidélité étant une sottise ou une
bassesse, imagine-t-on un plus complet ren-
versement du bon sens, une pire méconnais-
sance de ce qu'il y a de noble et de grand
dans cet efiort que fait l'homme pour lutter
contre toutes les chances de destruction qui
100 GEORGE SAND
Tentourent et pour affirmer en face de tout
ce qui change sa volonté de durer ? Vous con-
naissez la plainte désolée de Diderot : « Le
premier serment que se sont fait deux êtres de
chair, c'est au pied d'un rocher qui tombait en
poussière. Ils ont attesté de leur constance un
ciel qui n'est pas un instant le même. Tout
changeait en eux et autour d'eux, et ils croyaient
leur cœur affranchi de vicissitudes. O enfants !
Toujours enfants ! » Non pas enfants, mais
hommes bien plutôt ! Ces vicissitudes de nos
cœurs, nous les connaissons. Et c'est parce que
notre fragilité nous inquiète que nous appelons
à notre aide la protection de lois, auxquelles la
soumission n'est pas un esclavage, puisque
c'est une soumission volontaire. La nature
ignore ces lois, car c'est par elles que nous
nous distinguons de la nature et que nous
nous élevons au-dessus d'elle. Le rocher que
nous foulons sous nos pieds tombe en pous-
sière, et le ciel au-dessus de nos tètes n'est
pas un instant le même; mais il y a, au fond
de nos cœurs, la loi morale — et elle ne change
pas!
UNE FÉMINISTE EN 1832 107
Au surplus, pour répondre à ces paradoxes,
à qui demanderons-nous des arguments ? A
Georoe Sand elle-même, et à elle seule, Ouel-
ques années plus tard, en effet, en relations
alors avec Lamennais, elle écrivit pour le
Monde les fameuses Lettres à Marcie. Elle
s'y adresse à une correspondante imaginaire,
à une femme qu'elle suppose atteinte de cette
inquiétude et de cette impatience qu'elle a elle-
même connues. « Vous êtes triste, vous souffrez,
l'ennui vous dévore. » Ecoutons quelques-uns
des conseils qu'elle lui donne. Elle ne croit
plus qu'il appartienne à la dignité humaine de
conserver la liberté de changer. « Ce que
l'homme rêve, ce qui seul le grandit, c'est la
permanence dans l'état moral... Tout ce qui
tend à fixer les désirs, à raffermir les volontés
et les affections humaines, tend à ramener sur
la terre le règne de Dieit, qui ne signifie autre
chose que l'amour et la pratique de la vérité. »
Voici à l'adresse des vaines rêveries : « Aurions-
nous le loisir de songer à l'impossible, si nous
faisions seulement le nécessaire? Serions-nous
désespérés, si nous rendions l'espérance à ceux
I08 GEORGE SAND
qui n'ont pas d'autre ressource ? » Et voici à
rencontre des revendications féministes : « Les
femmes crient à l'esclavage : qu'elles atten-
dent que l'homme soit libre ! . . . En attendant,
faudra-t-il compromettre l'avenir par l'impa-
tience du présent?... Il est à craindre que les
vaines tentatives de ce genre et les prétentions
mal fondées ne fassent beaucoup^ de tort à ce
qu'on appelle aujourd'hui la cause des femmes.
Les femmes ont des droits, n'en doutons pas,
car elles subissent des injustices. Elles doivent
prétendre à un meilleur avenir, à une sage
indépendance, à une plus grande participation
aux lumières, à plus de respect, d'estime et
d'intérêt de la part des hommes. Mais cet
avenir est entre leurs mains. » C'est la sagesse
même. On ne saurait mieux dire — et mieux
avertir les femmes que le plus grand danger
pour leur cause, ce serait le triomphe de ce
qu'on appelle d'un terme ironique : le fémi-
nisme.
Seulement ces rétractations ont toujours peu
d'effet. Il est piquant de mettre un auteur en
contradiction avec lui-même et de le montrer
UNE FÉMINISTE EN 1833 109
en train de réfuter ses propres paradoxes.
Mais ce sont les paradoxes qui ont porté et
dont on se souvient. Ce que j'ai voulu vous
montrer, c'est, dans ces premiers romans de
George Sand, à peu près tout le programme
des féministes d'aujourd'hui. Droit au bonheur,
nécessité de réformer le mariage, avènement
dans un avenir plus ou moins éloigné de l'union
libre — tout y est. Nos féministes d'aujour-
d'hui, nos romancières françaises, anglaises,
norvégiennes, les théoriciennes à la manière
d'Ellen Key dans son livre De V Amour et du
mariage^ toutes ces rebelles n'ont rien inventé.
Elles n'ont fait que reprendre et exposer — à
vrai dire avec moins de lyrisme, mais aussi
avec plus de cynisme — les théories de la
grande féministe de 1832.
George Sand s'est défendue maintes fois
d'avoir voulu attaquer les institutions dans ses
romans féministes. Elle a eu bien tort, puis-
que c'est cela qui donne à ces romans leur
valeur et leur signification. C'est ce qui les
replace à leur date et qui explique l'énorme
puissance d'expansion qu'ils ont eue. On était
IIO GEORGE SAND
au lendemain de la révolution de Juillet, et il
faut sûrement en voir ici le contre-coup. On
avait renversé un trône ; on se donnait le
passe-temps de piller des églises et de saccager
un archevêché : la littérature, elle aussi, is'of-
frait le divertissement d'une insurrection. De-
puis longtemps elle nourrissait un ferment
révolutionnaire, celui que le romantisme avait
déposé en elle. Le romantisme avait réclamé
l'affranchissement de l'individu. Et les roman-
tiques c'était Chateaubriand, c'était Hugo,
c'était Dumas. Donc ils réclamaient pour René,
pour Hernani, pour Antony, qui sont des
hommes. L'exemple était donné : la femme
allait en profiter. C'est la femme maintenant
qui fait sa Révolution.
Sous toutes ces influences, dans cette atmo-
sphère très spéciale, la mésaventure matrimo-
niale de la baronne Dudevant acquiert, aux
yeux de celle-ci, une importance considérable,
s'exalte et se magnifie : elle prend une valeur
sociale. Partant de cette mésaventure person-
nelle, elle est amenée à mettre dans chacune
de ses héroïnes un peu d'elle-même : cela
UNE FÉMINISTE EN 1832 III
explique le ton passionné du récit. Et cette
passion ne peut manquer d'être contagieuse
pour les lectrices qui, dans la cause de la
romancière reconnaissent leur cause, la cause
de toutes les femmes.
Telle est en effet la nouveauté dans la façon
dont George Saud présente les revendications
féministes. Elle ne les a pas inventées, ces
revendications : elles étaient déjà dans les
livres de M™® de Staël, et je ne l'oublie pas.
Mais Delphine, mais Corinne étaient des
femmes de génie, et présentées comme telles.
Pour être plainte par M""* de Staël, il faut être
une femme de génie. Pour être défendue par
George Sand, il suffit de ne pas aimer son
mari. C'est beaucoup plus répandu.
George Sand a mis le féminisme à la por-
tée de toutes les femmes. Cela même fait le
caractère de ces romans, dont l'éloquence est
d'ailleurs indiscutable. Ce sont les romans de
vulgarisation de la théorie féministe.
IV
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE
l'aventure de VENISE
George Sand n'avait pas eu à attendre le
succès. Son premier livre l'avait rendue célè-
bre ; le second la fit riche, ou tout comme :
elle nous apprend qu'elle l'a vendu quatre
mille francs ! Il lui sembla que c'était tout
l'or du monde. Elle n'hésita pas à échanger la
mansarde du quai Saint-Michel pour l'appar-
tement plus confortable du quai Malaquais,
que lui céda Delatouche.
Il y avait alors à Paris un personnage qui
commençait d'exercer sur le monde des auteurs
une sorte de royauté tyrannique. François
Buloz venait de profiter de l'effervescence in-
tellectuelle de 1831 pour créer la Revue des
8
114 GEORGE SAND
Deux Mondes. Audacieux, énergique, bizarre,
très fin sous une écorce rude, obligeant avec
des airs bourrus, la légende le guettait. Il est
resté le type légendaire du directeur de Revue,
dont il avait la première qualité, qui consiste
à deviner les gens de talent, et l'autre qui est
de tirer d'eux et d'en exprimer toute la litté-
rature qu'ils contiennent. Intraitable au point
d'enfermer sous triple verrou le rédacteur dont
l'article n'était pas terminé, on le maudissait,
et parfois on se brouillait avec lui : on lui reve-
nait. Une Revue qui, pour ses débuts, avait,
entre autres collaborateurs, George Sand,
Vigny, Musset, Mérimée, était, comme on dit,
« bien partie ». George Sand nous apprend
qu'après une lutte entre la Revue de Paris et
la Revue des Deux Mondes qui se disputaient
son travail, elle s'est livrée à la Revue des
Deux Mondes pour une rente de 4.000 francs,
trente-deux pages d'écriture toutes les six
semaines . La Revue des Deux Mondes
publiait, en 1833, Lélia : elle achevait de pu-
blier la Tour de Percemont dans son numéro
du i" janvier 1876, Cela fait une collaboration
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 11$
qui, sauf interruptions, s'étend sur un espace
de quarante-trois années.
Le critique de la Revue des Deux Mondes
était en ce temps-là un homme fort estimé,
fort peu aimé : je veux dire qu'il était univer-
sellement détesté. C'était Gustave Planche.
Il prenait son rôle de critique au sérieux. Il
s'efforçait de mettre les auteurs en garde
contre leurs défauts : cela ne plaît guère aux
auteurs. Il s'efforçait de mettre le public en
garde contre ses engouements : cela ne plaît
guère au public. Il semait les colères et récol-
tait les vengeances. Il n'en allait pas moins,
poursuivant ses exécutions avec impassibilité.
Mais cette impassibilité n'était qu'apparente.
Et c'est ici le côté curieux de l'histoire. Ces
tempêtes d'hostilité, qu'il avait provoquées,
le faisaient souffrir. Car le fond de son carac-
tère était bienveillant. Il y avait chez lui des
coins de tendresse et de mélancolie. Apre-
ment pessimiste, il cherchait à sa tristesse un
remède dans un travail acharné et dans un
complet dévouement à l'art... Pour comprendre
ce portrait et le deviner ressemblant, nous
Il6 GEORGE SAND
n'avons qu'à nous souvenir, nous tous qui
l'avons connu, de notre grand Brunetière, qui
lui aussi chercha dans un exclusif dévouement
à la littérature une diversion au plus sombre
pessimisme, qui cachait sous sa rudesse tant
de bonté, qui fut si noble, si ardent, si comba-
tif, et dont on eût pu croire qu'il mettait sa
coquetterie à collectionner les ennemis, alors
qu'il souffrait chaque fois à se découvrir un
nouvel adversaire... Quand parut Lélia^ le
roman ayant été malmené dans V Europe lit-
téraire^ Planche provoqua en duel le rédac-
teur de l'article, un certain Capo de Feuillide.
Qu'on parle encore de l'impassibilité des cri-
tiques austères ! Le duel eut lieu. Il s'ensuivit
entre George Sand et Planche un commence-
riient de brouille. C'est depuis lors que les cri-
tiques ont renoncé à se battre pour les auteurs.
Vers le même temps, George Sand prit un
confesseur. Ce fut Sainte-Beuve. Il était assez
bien désigné pour l'emploi, d'abord par son
extérieur vaguement ecclésiastique, ensuite
par un goût qu'il a toujours eu pour les secrets
et les aveux chuchotes. George Sand avait en
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 117
lui une confiance absolue. Elle trouvait qu'il
était « près de la nature des anges ». A vrai
dire, et justement vers ce temps-là, le docteur
angélique était en train de s'insinuer dans les
bonnes grâces de la femme de son meilleur
ami, et il écrivait ce Livre d'amour^ la pire
vilenie qu'un homme puisse commettre :
divulguer une faiblesse dont il a profité. Mais
quoi ! lui aussi, il aimait, il luttait, il priait !
George Sand proteste de sa « vénération »
pour lui. Elle s'institue sa pénitente.
Et elle commence sa confession par un aveu
difficile, celui de ses relations avec Mérimée :
elles furent courtes et mauvaises. Elle avait
été fascinée par l'esprit de Mérimée. « Pen-
dant huit jours, je crus qu'il avait le secret
du bonheur ». Au bout des huit jours, elle
« pleurait de souffrance, de dégoût et de
découragement ». Elle avait espéré le dévoue-
ment d'un consolateur : elle ne trouvait
« qu'une raillerie amère et froide »'. L'expé-
rience avait manqué. Encore !
I. Cf. Lettres à Sainte-Beuve.
Il8 GEORGE SAND
Voilà donc les conditions où se trouve
George Sand. Sa position est extérieurement
calme, indépendante, avantageuse. Mais sa
vie intérieure est de nouveau désolée. Elle se
dit profondément découragée. Elle a vécu des
siècles ; elle a subi un enfer ; son cœur a vieilli
de vingt ans, et rien ne lui sourit plus. D'autre
part la vie publique achève de l'attrister. L'ho-
rizon s'est assombri. On n'en est plus aux es-
poirs infinis et à l'enthousiasme de 1831.
« La République rêvée en juillet aboutissait
aux massacres de Varsovie et à l'holocauste
du cloître Saint-Merry. Le choléra venait
de décimer le monde. Le saint-simonisme...
avortait sans avoir tranché la grande ques-
tion de l'amour » '. C'était la dépression
succédant à l'exaltation, phénomène bien
connu au lendemain des convulsions poli-
tiques et qu'on pourrait appeler la perpé-
tuelle banqueroute des promesses révolu-
tionnaires.
C'est sous ces influences que George Sand
I . Histoire de ma vie.
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'^ ..^rVtti, fif'W^
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FAC-S,M,,É U't/NE LETTRE .VUTOr.R.vPHE ,.E r.,;o,,r,E SANO, ÉCRITE HE VEN.SE A H.PP. CATIP.ON
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LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE II9
écrivit Lélia^ achevée en juillet et parue le
10 août 1833.
Il est absolument impossible de donner une
analyse de Lélia. A vrai dire, il n'y a pas de
sujet ; les personnages ne sont pas des êtres
de chair et de sang : ce sont des allégories qui
se promènent au jardin des abstractions. Lélia
est une femme qui a été éprouvée par la vie,
qui a aimé, qui a été déçue par l'amour, qui
ne peut plus aimer. Elle réduit ainsi au déses-
poir le doux poète Sténio, plus jeune qu'elle,
qui croyait à la vie, à l'amour, et de qui l'âme
ingénue se flétrit desséchée par le scepticisme
delà belle, de la dédaigneuse, de l'ironique, de
l'ennuyée Lélia. Cette étrange personne a une
sœur, Pulchérie, qui est une courtisane fa-
meuse et qui oppose à ses vaines doléances
son insolente luxure. C'est ici l'opposition de
l'Intelligence et de la Chair, de l'Esprit et de
la Matière. Puis voici Magnus, le prêtre au-
près de qui Lélia représente la tentation et qui
doute. Et voici le grand ami de Lélia, Trenmor,
le forçat sublime. Trenmor était riche et beau;
il a aimé ; il a été jeune ; il a eu vingt ans.
I20 GEORGE SAND
« Seulement il les a eus à seize ans » (!!)
Puis il est devenu joueur. Ici un extraordinaire
panégyrique de la sombre passion du jeu.
Trenmor se ruine, en vient à emprunter pour ne
pas rendre, finit pas escroquer cent francs à un
« vieux millionnaire fraudeur et libertin »,
comme si le libertinage du volé excusait l'es-
croquerie du voleur ! Il a été condamné à cinq
ans de travaux forcés. Il a subi sa peine et
ainsi il s'est régénéré. « Si je vous disais que
tel que le voilà, brisé, flétri, perdu, je le trouve
plus haut placé dans la vie morale qu'aucun
de nous... Puisqu'il avait mérité ce châtiment,
il a voulu le subir. Il Ta subi. Il a vécu cinq
ans fort et patient parmi ses abjects compa-
gnons... Cet égout infect, Trenmor en est sorti
debout, calme, purifié, pâle comme vous le
voyez, mais beau encore comme la créature de
Dieu... » Vous savez combien les forçats seront
chers aux romantiques. Mais ai-je besoin de
vous rappeler comment et d'où ils nous sont
revenus, en ces derniers temps, auréolés de
souffrance et de pureté ? Vous avez 4;ous pré-
sents à l'esprit et Crime et Châtiment de
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 12 1
Dostoïewsky et Résurrection de Tolstoï. La
vertu de l'expiation, la religion de la souffrance
humaine, quand elles nous sont revenues de
Russie, nous les aurions saluées comme de
vieillesconnaissances, si certaines œuvres essen-
tielles de notre littérature ne nous étaient plus
étrangères que les livres qui en sont issus à
l'étranger.
La dernière partie du roman appartient à
Sténio. Dépité par les dédains de Lélia qui l'a
jeté dans les bras de sa sœur Pulchérie, il s'est
plongé dans la débauche. Nous le retrouvons
chez Pulchérie, en pleine orgie, puis dans un
couvent de Camaldules, en conversation avec
Trenmor et Magnus... Dans ces sortes d'ou-
vrages il ne faut s'étonner de rien... Ici une
longue apostrophe à Don Juan que Sténio
déplore d'avoir pris pour modèle. Vous ne
doutez pas que le pauvre garçon ne finisse par
le suicide. Il choisit la noyade qui avait,
comme on voit, toutes les prédilections de l'au-
teur. Lélia arrive à temps pour s'agenouiller
auprès du cadavre de cet enfant qui fut sa vic-
time. Et Magnus surgit à propos pour étrangler
122 GEORGE SAND
Lélia. Des mains pieuses ensevelissent Lélia et
Sténio, unis et pourtant séparés jusque dans la
mort.
Ce que nous venons de résumer ici, c'est la
version originale de Lélia. George Sand reprit
son œuvre en 1836 pour la remanier profondé-
ment et la gâter d'autant. Il est bien fâcheux
que cette rédaction nouvelle — allongée, alour-
die, obscurcie — ait définitivement remplacé
l'autre. Sous sa forme première, Lélia est
une œuvre d'une rare beauté, mais de la
beauté d'un poème ou d'un oratorio. Cela est
fait de l'étoffe de nos rêves. C'est une succes-
sion de rêveries assorties à la teinte de l'âme
1830. Il y a, à chaque époque, une sensibi-
lité diffuse, des idées en suspension dans
l'air, et qu'on retrouve à peine différentes
chez les écrivains du même temps, sans qu'ils
se les soient empruntées. Lélia est en quelque
sorte la somme des thèmes qui avaient cours
dans le roman personnel et dans la poésie
lyrique d'alors. Voici le thème de la souf-
france bienfaisante et inspiratrice : « Reviens
donc, ô ma douleur! Pourquoi m'as-tu quit-
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 123
tée ? C'est par toi seule que l'homme est
grand. » Et l'on dirait du Chateaubriand.
Thème de la mélancolie : « La lune se leva...
Que m'importaient la lune et ses nocturnes
magies ? Je n'attendais rien d'une heure de
plus ou de moins dans son cours. » Et Ton
dirait du Lamartine. Voici la malédiction à la
nature impassible : « Oui, je détestais cette
nature radieuse et magnifique, car elle se dres-
sait là devant moi, comme une beauté stupide
qui se tient muette et fière sous le regard des
hommes, et croit avoir assez fait en se mon-
trant. » On songe au Vigny de la Maison du
berger. Voici la religion de l'amour : « Doute
de Dieu! doute des hommes, doute de moi-
même si tu veux, mais ne doute pas de
l'amour! » Et c'est du Musset.
Mais le thème qui domine tous les autres,
ou. si l'on veut, et puisque nous nous sommes
engagés dans les comparaisons avec la mu-
sique, qui revient comme un leitmotiv,
c'est celui de la désolation, de l'universelle
désespérance, et du mal de vivre. C'est la
même plainte qui, depuis Werther, retentit
124 GEORGE SAND
d'un bout à l'autre de la littérature. C'est
la même souffrance qu'ont redite à tous les
échos René, Oberman, Lara. Les éléments
en sont les mêmes : l'orgueil qui nous empêche
de nous adapter aux conditions -de la vie uni-
verselle, l'abus de l'analyse qui avive et fait
saigner toutes nos plaies, l'affolement de l'ima-
gination qui évoque à nos yeux le- décevant
mirage de Terres promises, dont nous sommes
les éternels exilés. Lélia vient personnifier,
à son tour, le « mal du siècle. » Sténio lui
reproche de ne savoir chanter que la dou-
leur et le doute. « Combien de fois vous
m'êtes apparue comme un type de l'indicible
souffrance où l'esprit de recherche a jeté
l'homme ! Ne personnifiez-vous pas, avec votre
beauté et votre tristesse, avec votre ennui et
votre scepticisme, l'excès de douleur produit
par l'abus de la pensée ? » Il ajoute : « Il y a
bien de l'orgueil dans cette douleur, ô Lélia ! »
En vérité, c'est une maladie. Car Lélia, non
plus que ses frères en désespérance, n'a pas eu
à se plaindre de l'existence. Ce sont les condi-
tions générales de l'existence, telles qu'elles
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 125
s'imposent à tous les hommes, qui leur sont
douloureuses. Ainsi, dans la santé, le jeu de
nos muscles nous est une joie, mais malades
nous sentons sur notre poitrine le poids de
l'atmosphère et nos yeux sont offensés par
l'aimable lumière du jour.
Quand parut Lélia^ ce fut parmi les vieux
amis de George Sand une stupeur. Jules Né-
raud, le Malgache, lui écrivait : « Que diable
est-ce là ? Où avez-vous pris tout cela ? Pour-
quoi avez- vous fait ce livre ? D'où sort-il, où
va-t-il?... Ce type, c'est une fantaisie. Ça ne
vous ressemble pas, à vous qui êtes gaie, qui
dansez la bourrée, qui appréciez le lépidoptère,
qui ne méprisez pas le calembour, qui ne cou-
sez pas mal, et qui faites très bien les confi-
tures*. » Non, en effet, ce n'était pas elle. Elle
était, elle, bien portante ; elle croyait à la vie,
à la bonté des choses et à l'avenir de l'huma-
nité, comme faisaient, vers le même temps,
Victor Hugo et Dumas père, ces autres forces
de la nature. Une âme étrangère à la sienne
I. Histoire de ma vie.
126 GEORGE SAND
entrait en elle, et c'était l'âme romantique.
Avec cette magnifique puissance de réceptivité
qui est en elle, George Sand accueille tous les
souffles qui lui viennent des quatre coins du
romantisme. Elle les répercute avec une am-
pleur, une profondeur de sonorité, une richesse
d'orchestration inouïes. Désormais à toutes les
voix masculines qui s'étaient élevées pour mau-
dire la vie, une voix de femme s'ajoutait — et
elle les dominait !
Dans l'évolution psychologique de George
Sand Lélia est cela même : c'est le début de
l'envahissement de cette âme par le roman-
tisme. Individualité d'emprunt, sans doute,
mais qu'on ne saurait prendre ou rejeter
à son gré, comme un masque. Elle adhère à
la peau. George Sand avait beau dire à Sainte-
Beuve : « Ne confondez pas trop l'homme
avec la souffrance... Et ne croyez pas trop à
tous mes airs sataniques : je vous jure que
c'est un genre que je me donne»'. Sainte-Beuve
ne s'alarmait pas à tort. C'était lui, le confes-
1. Lettres à Sainte-Beuve.
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 127
seur, qui avait raison. La crise de romantisme
était commencée. Elle va prendre la forme
aiguë et atteindre à son paroxysme pendant
l'équipée de Venise. C'est, si vous le voulez
bien, à ce point de vue que nous nous place-
rons pour étudier, après tant d'autres, ce
fameux épisode.
Vous savez qu'il n'y a pas de sujet dont on
ait davantage, et sans la rassasier, entretenu
la curiosité des lecteurs. Rien qu'avec les
livres consacrés à la question depuis dix ans,
on ferait une bibliothèque . Tour à tour ,
M. Rocheblave, M. Maurice Clouard, le doc-
teur Cabanes, et le bon félibre Mariéton, et
Tardent collectionneur Spœlberch deLovenjoul
et M. Decori ont versé aux débats les pièces du
procès ^ Grâce à eux, nous possédons la corres-
pondance complète de George Sand et de Mus-
set, et le journal de George Sand et le journal
I. Consulter : Rocheblave, La fin d'une Légenae. — Maurice
Clouard, Documents inédits sur A. de Musset. — D'' Cabakès.
Musset et le D' Pagello . — Paul Mariéton. Une histoire d'amour.
— Vt" Spœlberch de Lovesjoul, La vraie histoire de Elle et Lui.
— Decori. Lettres de George Sand et Musset.
128 GEORGE SAND
de Pagello. A l'aide de tous ces documents,
M. Charles Maurras a composé sous ce titre :
les Atnants de Venise, un livre qui est d'un
psychologue et d'un artiste, et auquel je ne
ferai qu'un reproche, c'est de voir partout le
calcul et l'artifice et de pas croire assez à la
sincérité. Et comment oublier que, dès l'an-
née 1893, l'essentiel avait été dit par l'écrivain
si pénétrant, par la femme admirable que fut
Arvède Barine ? Le chapitre qu'elle a consacré
dans sa biographie d'Alfred de Musset à l'épi-
sode de Venise est encore ce qu'on a écrit sur
la question de plus clair, de plus simple et de
plus profond.
Sujet livré à la curiosité des hommes et à
leurs disputes ! Car ce qui est singulier, c'est le
zèle batailleur dont se sentent tout à coup ani-
més ceux qui s'aventurent dans cette histoire.
On y respire une atmosphère de combat. On
se divise en partisans de George Sand et parti-
sans de Musset ; et les deux partis ne s'accor-
dent que sur un point : c'est pour rejeter tous
les torts sur le client de l'adversaire. J'avoue
qu'il m'est impossible de me passionner pour
LE COUP DE FOLIE R0MA^;T1QUE 129
un genre de discussion où nous sommes si
mauvais juges. S'il fallait en croire les Mus-
settistes, le mal fait au pauvre poète par
George Sand l'aurait réduit au désespoir et jeté
dans la débauche. Mais s'il en fallait croire les
Sandistes, George Sand ne se serait occupée de
Musset qu'afin de l'arracher à la débauche et
le convertir au bien. Je m'incline devant ces
pieuses interprétations, mais je persiste à en
préférer d'autres : j'aime mieux conserver à la
physionomie de chacun des deux amants tout
son puissant relief.
On a coutume enfin de plaindre ces malheu-
reux qui ont tant souffert ! Au risque de passer
pour un méchant homme, je me dispenserai de
ces vains attendrissements. Car ces souf-
frances, les deux amants les ont souhaitées ;
ils ont voulu en connaître l'incomparable sa-
veur ; ils en ont tiré jouissance et profit. Ils
avaient conscience qu'ils travaillaient pour la
postérité. « La postérité répétera nos noms
comme ceux de ces amants immortels qui n'en
ont plus qu'un à eux deux, comme Roméo et
Juliette, comme Héloïse et Abélard. On ne
9
130 GEORGE SAND
parlera jamais de l'un sans parler de l'autre. »
Juliette est morte à quinze ans ; Héloïse est
entrée au couvent: les amants de Venise ont
payé moins cher leur célébrité. Ils ont voulu
donner un exemple, dresser un flambeau sur
la route de l'humanité. « Le monde saura mon
histoire : je l'écrirai... Ceux qui suivent la
même route que moi verront où elle mène. » Et
nunc erudimini. Regardons en eflet, et ins-
truisons-nous !
Leur liaison date du mois d'août 1833.
Elle avait vingt-neuf ans. C'était le moment
de sa. plus ardente séduction. Imaginez-la,
l'enchanteresse , petite plutôt que grande ,
charmante de sveltesse, d'un visage si original
avec cette peau brune aux tons si chauds, et
cette opulente chevelure noire, et ces yeux,
les grands yeux dont Musset, vingt ans après,
conservait la hantise :
Ote-moi, mémoire importune,
Ote-moi ces yeux que je vois toujours I
Et cette femme, qu'on eût aimée à la pas-
sion, rien que pour son charme de femme,
LE COUP DE FOLIE ROI1LA.NTIQUE 131
était une femme célèbre ! Et elle avait du
génie !
Lui, avait vingt-trois ans. Élégant, spirituel,
coquet, quand il voulait plaire il était irrésis-
tible ; et il le savait ! Il était entré dans la
réputation par cette explosion de fantaisie et
de gaieté; les Contes d'Espagne et d'Italie.
Il avait écrit de beaux vers, rêveurs, inquié-
tants, hardis. Il avait donné les Caprices de
Marianne où il s'était mis deux fois en scène,
car il était à la fois Octave le sceptique, le désa-
busé, et il était Cœlio, le tendre et naïf Ccelio.
Il croyait être Rolla. C'est à lui et non pas à
un autre qu'aurait convenu, si d'ailleurs il eût
jamais été prononcé, le nom d'enfant sublime.
Les voilà tous les deux. Ne dirait-on pas
Lélia et Sténio? Et pourtant Lélia a précédé
l'aventure de Venise. Elle en est non pas le
reflet, mais le pressentiment. Cela est digne de
remarque, mais je suis bien sûr que vous n'y
trouvez rien de surprenant. Si la littérature
imile parfois la réalité, combien n'arrive-t-il
pas plus souvent que la réalité se modèle sur
la littérature ?
132 GEORGE S AND
George Sand d'abord, comme si vraiment
elle eût prévu son destin, avait redouté de voir
Musset. Le II mars, elle écrivait à Sainte-
Beuve : « A propos, réflexion faite, je ne veux
pas que vous m'ameniez Alfred de Musset. Il
est très dandy. Nous ne nous conviendrions
pas, et j'avais plus de curiosité que d'intérêt. »
Mais un peu plus tard, à un dîner aux Frères
provençauXj où Buloz réunit ses collabora-
teurs, George Sand se trouva auprès d'Alfred.
Elle l'invita à l'aller voir. Quand parut Lélia
elle lui en envoya un exemplaire, avec cette
dédicace sur le premier tome : A Monsieur
mon gamin d'Alfred, et cette autre sur le
second : A Monsieur le vicomte Alfred de
Musset, homm.age respectueux de son
dévoué serviteur George Sand. Musset ré-
pondit par un jugement motivé sur le nouvel
ouvrage. Mais parmi les lettres qui suivirent, il
en vint une qui commençait ainsi : « Mon cher
George, j'ai quelque chose de bête et de ridi-
cule à vous dire. Je vous l'écris sottement au
lieu de vous l'avoir dit, je ne sais pourquoi, en
rentrant de cette promenade. J'en serai désolé,
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 133
ce soir. Vous allez me rire au nez, me prendre
pour un faiseur de phrases dans tous mes rap-
ports avec vous jusqu'ici. Vous me mettrez à
la porte et vous croirez que je mens. Je suis
amoureux de vous... »
Elle ne lui rit pas au nez. Elle ne le mit
pas à la porte. Même elle ne le fit pas languir,
puisque, le 25 août, elle écrivait à Sainte-Beuve,
le confesseur : « Je me suis énamourée, et
cette fois très sérieusement, d'Alfred de Mus-
set. » Combien de temps cela durerait-il? Elle
n'en savait rien. Mais pour le moment elle se
déclarait complètement heureuse. « Je trouve
cette fois une candeur, une loyauté, une ten-
dresse qui m'enivrent. C'est un amour de
jeune homme et une amitié de camarade. » Il
y eut lune de miel dans le petit appartement
du quai Malaquais ; les amis s'associaient à la
joie de l'heureux couple, ainsi qu'on le voit par
ces vers badins de Musset :
George est dans sa chambrette,
Entre deux pots de fleurs,
Fumant sa cigarette,
Les yeux baignés de pleurs.
134 GEORGE SAND
Buloz assis par terre
Lui fait de doux serments,
Solange par derrière
Gribouille ses romans.
Planté comme une borne,
Boucoiran tout crotté
Contemple d'un œil morne
Musset tout débraillé, etc.
Évidemment, comme poésie, cela ne vaut
pas les Nuits...
L'automne venu, ils firent un voyage de noces
à Fontainebleau. C'est là que se passa la scène
étrange mentionnée dans Elle et Lui. Une
nuit qu'ils étaient allés se promener dans la
forêt, Musset fut la proie d'une hallucination,
qu'au surplus il a lui-même décrite :
Dans un bois, sur une bruyère,
Au pied d'un arbre vint s'asseoir
Un jeune homme vêtu de noir
Qui me ressemblait comme un frère.
Je lui demandai mon chemin.
Il tenait un luth d'une main.
De l'autre un bouquet d'églantine.
Il me fit un salut d'ami
Et, se détournant à demi,
Me montra du doigt la colline.
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 135
Il avait vu réellement ce « double » vêtu de
noir, qui devait revenir le visiter. La Nuit de
décembre a été écrite de souvenir.
Ils souhaitèrent de faire mieux et de voir
ensemble l'Italie. Musset avait déjà beaucoup
décrit Venise : il n'était pas fâché d'y aller.
M™* de Musset esquissa quelque opposition.
Mais George Sand lui promit si bien — et si sin-
cèrement — d'être maternelle à son fils qu'elle
céda. Le 12 décembre 1833, dans la soirée,
Paul de Musset conduisit les deux voyageurs
jusqu'à la malle-poste. Sur le bateau de Lyon
à Avignon, ils rencontrèrent un gros homme à
la physionomie d'esprit. C'était Beyle-Sten-
dhal, qui, consul à Civita-Vecchia, s'en allait
rejoindre son poste. Il leur plut par sa conver-
sation enjouée, quoiqu'il se moquât de leurs
illusions sur l'Italie, et du caractère italien,
et d'ailleurs de tout et de tous, et qu'on
sentît qu'il se travaillait à faire de l'esprit
et paraître méchant. Au dîner, où il se grisa,
il dansa autour de la table avec ses grosses
bottes fourrées. Par la suite, le fond de
sa conversation se révéla : c'était l'obscénité.
136 GEORGE SAIsD
On fut trop heureux de continuer sans lui.
Le 28, les voyageurs sont à Florence, où
l'aspect de la ville et des recherches faites
dans les Chroniques florentines fournis-
sent au poète le sujet de Lorenc^accio. —
Il paraît que George Sand et Musset traitèrent
chacun de leur côté le sujet, et qu'il existe un
Loren^accio de George Sand. Je ne l'ai pas
lu. mais je préfère celui de Musset. — Ils
arrivèrent à Venise le 19 janvier 1834, et
s'installèrent à l'hôtel Danieli. Ils étaient
complètement brouillés.
Quelles causes de désaccord, quelles ran-
cunes s'étaient accumulées entre eux? On ne
le sait pas au juste, et l'activité des reporters
rétrospectifs n'est pas parvenue à l'établir.
Les lettres de George Sand nous renseignent
seulement sur l'occasion de la brouille défini-
tive : ce fut la maladie que fit George Sand,
dès leur arrivée, et qui exaspéra Musset. Il prit
de l'humeur en disant que c'était bien triste et
bien ennuyeux une femme malade. Nous avons
de bonnes raisons de croire que, depuis quelque
temps déjà, elle l'ennuyait, lui le dandy, elle
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 137
la merlette blanche si lettrée, lui le fantaisiste,
elle la bourgeoise placide et rangée, si labo-
rieuse, si régulière dans l'irrégularité! Il l'ap-
pelait «l'ennui personnifié, la rêveuse, la
bête, la religieuse » — quand il l'appelait de
termes qu'on peut transcrire. Il prononça la
phrase de rupture : « George, je m'étais trompé :
je t'en demande pardon, mais je ne t'aime pas. »
Elle, blessée, offensée, repartit : « Nous ne nous
aimons plus, nous ne nous sommes pas aimés. »
Ils avaient repris leur indépendance. — No-
tons-le bien. C'est un point que George Sand
considère comme de la dernière importance et
auquel elle revient sans cesse : elle n'avait
plus de comptes à rendre à son compagnon.
La maladie les retint à Venise : la maladie
de George Sand d'abord, mais ensuite et sur-
tout refifra5^ante maladie de Musset — fièvre
chaude compliquée d'un mal de poitrine, avec
des crises de délire durant six heures consé-
cutives, et où quatre hommes pouvaient à
peine le maîtriser.
George Sand fut pour lui une garde-malade
138 GEORGE SAND
admirable. On ne saurait trop le redire. Elle
le veilla les nuits, elle le soigna les jours,
trouvant encore le moyen de travailler — oh !
l'étonnante femme ! — et de gagner de quoi
payer leurs dépenses communes. On le savait,
mais j'en apporte une preuve nouvelle. Je la
trouve dans les lettres que, de Venise, George
Sand adressait à Buloz ; ces lettres, M"*^ Pail-
leron, née Buloz, et M'"* Landouzy ont bien
voulu me les communiquer : je les en remercie
pour vous comme pour moi. Je vous en lirai
quelques passages essentiels.
« 4 février.
« Lise^ quand vous sere::^ seul.
« Mon cher Buloz, vos reproches tombent
sur moi dans un triste moment. Si vous avez
reçu ma lettre, vous savez déjà que jusqu'ici je
ne les ai pas mérités. Enfin, depuis quinze
jours, j'étais bien et je travaillais. Alfred tra-
vaillait aussi, quoi qu'il fût un peu souffrant
et qu'il eût de temps en temps des accès de
fièvre. Il y a environ cinq jours, nous sommes
tombés malades à peu près ensemble. Moi
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 139
d'une dyssenterie qui m'a fait horriblement
souffrir et dont je ne suis pas rétablie, mais
qui m'a laissé au moins la force de le soigner,
lui d'une fièvre nerveuse et inflammatoire, qui
a fait des progrès rapides, au point qu'aujour-
d'hui il est très mal et le médecin déclare qu'il
ne sait qu'en penser. Il faudra attendre au
douzième ou treizième jour pour savoir s'il n'y
a point de danger pour sa vie ! Et que sera ce
douzième ou treizième jour? Le dernier peut-
être ! Je suis au désespoir, accablée de fatigue,
souffrant horriblement et attendant quel ave-
nir ?
« Comment voulez-vous que je m'occupe de
littérature et de quoi que ce soit au monde
dans ce moment-ci? Je sais seulement qu'il
nous reste pour fortune soixante francs, que
nous allons dépenser énormément en phar-
macie, en garde-malade, en médecin et que
nous vivons dans une auberge très chère. Nous
allions la quitter et habiter une maison parti-
culière. Alfred n'est pas transportable et ne le
sera peut-être pas d'un mois, en supposant
tout au mieux. Nous serons obligés de pa5'^er
I40 GEORGE S AND
un terme de loyer inutilement et nous retour-
nerons en France s'il plaît à Dieu. Si mon
malheur va jusqu'au bout et qu'Alfred meure,
je vous avoue que ce qui arrivera après moi
m'est assez indifférent. Si Dieu permet qu'Al-
fred se rétablisse, je ne vois pas avec quoi
nous payerons les frais de sa maladie et son
retour. Les mille francs que vous devez m 'en-
voyer n'y suffiront pas et je ne sais comment
nous ferons. Ne retardez pas du moins l'en-
voi de cette somme ; quand elle arrivera, elle
sera plus que nécessaire. Je suis fâchée du
désagrément que vous avez d'attendre votre
publication, mais voyez si c'est ma faute. Si
Alfred avait quelques jours de calme, je pour-
rais bien vite terminer mon travail. Mais il est
dans un état d'agitation et de délire épouvan-
table. Je ne puis pas le quitter un instant.
J^ai mis neuf heures à vous écrire cette lettre.
« Adieu, mon ami. Plaignez-moi.
« George. »
« Surtout, pour quelque raison que ce soit, ne
dites à personne, à personne au monde, qu Al-
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 141
fred est malade. Si sa mère l'apprenait (et il
suffit de deux personnes pour dire un secret à
tout Paris), elle en deviendrait folle. S'il faut
qu'elle apprenne son malheur, se charge qui
voudra de le lui apprendre, mais, si dans
quinze jours Alfred est hors de danger, il est
inutile qu'elle se désole à présent. Adieu, tout
à vous. »
« 13 février 1834.
« Mon ami, Alfred est sauvé, il n'a pas eu
de nouvelle crise et nous touchons au quator-
zième jour sans que le mieux se soit inter-
rompu. A la suite de l'affection cérébrale, il
s'est déclaré une inflammation de poitrine qui
nous a un peu effrayés pendant deux jours...
Il est en ce moment d'une faiblesse extrême
et il extra vague encore de temps en temps.
Il demande des soins continuels le jour et la
nuit. Ainsi, croyez bien que je ne cherche pas
de prétexte pour retarder mon travail. Il y a
huit nuits que je ne me suis déshabillée ; je
dors sur un sofa et à toutes les heures il faut
142 GEORGE S AND
que je sois sur pied. Malgré cela, je trouve en-
core moyen, depuis que je suis rassurée sur sa
vie, d'écrire quelques pages dans la matinée,
aux heures où il repose. Et cependant j'aime-
rais bien à en profiter pour reposer moi-même.
Soyez sûr, mon ami, que ce n'est ni le courage
ni la volonté qui me manque. Vous ne désirez
pas plus que moi que je remplisse- mes enga-
gements. Vous savez qu'une dette me cuit
comme une plaie. Mais vous êtes assez notre
ami pour avoir égard à ma situation et pour
ne pas me laisser dans l'embarras. Je passe
ici de bien tristes jours auprès de ce lit, où le
moindre mouvement, le moindre bruit est
pour moi un sujet d'effroi perpétuel. Dans
cette disposition, je n'écrirai pas des œuvres
légères. Elles seront lourdes, au contraire,
comme ma fatigue et ma tristesse.
« Ne me laissez pas sans argent, je vous en
prie; je ne sais pas ce que je deviendrais. Je
dépense vingt francs par jour en drogues de
toute espèce. Nous ne savons comment le faire
vivre... »
Ces lettres détruisent l'un des comméraoes
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 143
innombrables nés autour de l'intimité de l'hô-
tel Danieli. Et moi aussi, grâce à elles, j'au-
rai mis fin à une légende ! Dans le second
volume de l'ouvrage de Wladimir Karé-
nine sur George Sand, page 61, il est dit :
« M. Plauchut nous a raconté, d'après ce
que lui avait dit Buloz, que Musset, pendant
son séjour à Venise, avait été entraîné dans
un brelan où il avait perdu dix mille francs.
L'imprudent joueur ne pouvait et n'aurait
jamais pu payer cette dette d'honneur : il lui
fallait choisir entre le suicide et le déshon-
neur. George Sand n'hésita pas un instant.
Elle écrivit aussitôt au directeur de la Revue
en le priant de lui avancer cet argent. » Et
rette dette aurait longtemps pesé sur elle.
Or, voici le fait tel qu'il résulte d'une lettre
de George Sand à Buloz.
« Je vous prie en grâce de payer la dette
d' Alfred et de lui écrire que c'est une af-
faire terminée. Vous ne pouve^ pas vous
imaginer l'impatience et V inquiétude que
cette petite affaire lui cause. Il m'en
parle à tout instant et me recommande
144 GEORGE SAND
tous les jours de vous écrire à cet égard.
Il doit ces trois cent soixante francs à un
ieune hom^ne qu'il connaît peu et qui petit
s'en plaindre dans le monde...
« Vous lui ave\ déjà fait des avances
bien plus considérables., il s'est acquitté et
vous ne craigne^ pas qu'il vous fasse ban-
queroute. Si, par suite de sa maladie, il
restait longtemps sans pouvoir travailler ,
soye^ tranquille, mon travail subviendrait
à cela... Faites-le donc, je vous prie, et écri-
vez-lui vite une petite lettre bien courte et
bien rassurante que je lui lirai et qui tran-
quillisera un des tourments de sa pauvre
tête. Ah ! si vous savie^, mon ami, ce que
c'était que ce délire 1 Qiielles choses su-
blimes et épouvantables il disait et quelles
convulsions, quels cris ! Je ne sais pas
comment il a eu la force d'y résister et
comment je ne suis pas devenue folle moi-
même- Adieu, adieu, mon ami. »
Ainsi il y a bien eu une dette de jeu, mais
sans qu'on sache exactement où elle fut con-
tractée. Elle se montait à trois cent soixante
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 145
francs... Nous sommes un peu loin des dix >r
mille francs et de la menace de suicide.
Et maintenant, entrons en pleine folie !
Musset avait été soigné par un jeune doc-
teur, Pietro Pagello. C'était un honnête jeune
homme, d'esprit lent, de conversation pauvre,
d'ailleurs ne sachant pas le français, mais
fort beau garçon. George Sand s'éprit de lui.
Une nuit, après avoir griffonné trois pages, elle
les mit dans une enveloppe sans adresse, qu'elle
tendit à Pagello. Celui-ci ayant demandé à
qui il devait porter la lettre, George Sand
reprit l'enveloppe et y inscrivit : « Au stupide
Pagello. » Nous avons cette déclaration. Il y
était dit, entre autres choses : « Toi du moins
tu ne me tromperas pas, tu ne me feras pas
de vaines promesses et de faux serments... Ce
que j'ai cherché en vain dans les autres, je ne
le trouverai peut-être pas en toi, mais je pour-
rai toujours croire que tu le possèdes... Je
pourrai interpréter ta rêverie et faire parler
éloquemment ton silence. » Et cela nous ren-
seigne clairement sur le genre d'attrait par où
xo
146 GEORGE SAND
Pagello avait conquis George Sand. Elle l'ai-
mait, parce qu'il était stupide.
Quand devinrent-ils amants? Musset surprit-
il leur intimité? Ce qui est certain, c'est qu'il
eut des soupçons, qu'il fit avouer à Pagello
son amour pour George Sand*. Il se passa
I. Sur une des lettres inédites de George Sand à Buloz on
trouve, de l'écriture de Buloz, les lignes suivantes :
« Enfin le matin, à son lever, il découvrit dans une pièce voi-
sine une table à thé servie encore, mais avec une seule tasse.
« Tu as donc pris le thé hier soir? — Oui, dit George Sand,
j'ai pris le thé avec le docteur — Ah! comment cela se fait-il?
Il n'y a qu'une tasse. — On aura enlevé l'autre. — Non t on n'a
rien enlevé. Vous avez bu dans la même tasse ! — Quand cela
serait ! Vous n'avez plus le droit de vous inquiéter de ces choses-
là. — J'en ai encore le droit, puisque je passe encore pour votre
amant. Vous devriez au moins me respecter, et, puisque je pars
dans trois jours, attendez ce départ pour vous mettre si à l'aise. »
« Le soir de cette scène, Alfred de Musset surprend George Sand
accroupie sur son lit et écrivant une lettre : « Que fais-tu là? —
Je lis. » Et elle souffla la chandelle — « Si tu lis, pourquoi
éteindre la chandelle? — Elle s'est éteinte d'elle-même : rallume-
là ».
« Alfred de Musset la ralluma en effet.
« Ah 1 tu lis, dis-tu, et tu n'as pas de livre. Dis plutôt,
infâme... que tu écris à ton amant. »
« George Sand eut recours à ses cris ordinaires; elle voulait
s'échapper de la maison. Alfred de Musset la devina : « Tu
nourris une pensée horrible : tu veux courir chez ton docteur,
me faire passer pour fou, dire que je veut attenter à tes jours.
Tu ne sortiras pas; je veux te garantir d'une lâcheté. Si tu sors,
je te plaquerai sur ta tombe une épitaphe à faire pâlir ceux qui
la liront », lui dit Alfred avec une terrible énergie.
« George Sand trembla, pleura.
« Je ne t'aime plus, disait Alfred à George Sand en la raillant ;
c'est le moment de prendre ton poison ou de te jeter à l'eau. «
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 147
alors entre eux trois une scène extraordinaire,
mais dont nous avons pour témoignage le récit
même de George Sand. C'est elle qui écrivit
plus tard à Musset : « Adieu donc le beau
poème de notre amitié sainte et de ce lien idéal
qui s'était formé entre nous trois, lorsque tu
lui arrachas à Venise l'aveu de son amour
pour moi, et qu'il te jura de me rendre heu-
reuse. Ah ! cette nuit d'enthousiasme où mal-
gré nous tu joignis nos mains en nous disant :
« Vous vous aimez et vous m aimez pourtant.
Vous m'avez sauvé corps et âme. » Ainsi,
Musset avait solennellement abjuré son amour
pour George Sand — et fiancé sa maîtresse
de la veille avec un nouvel amant — dont il
serait le meilleur ami. Tel était le lien idéal,
telle l'amitié sainte... Le voilà, le coup de folie
romantique.
Musset quitta Venise le 29 mars 1834 : il y
laissait George Sand avec Pagello. L'exalta-
n Aveu à Alfred de son secret sur le docteur. Rapprochement.
Départ d'Alfred. Lettres de George Sand tendres et enthou-
siastes. »
Ce sont les épisodes fameux de la tasse de thé et de la lettre,
tels que Buloz les avait entendu raconter à l'époque même.
148 GEORGE S AND
tion continua. Nous en constatons la perma-
nence dans les lettres échangées entre Musset
et George Sand. En passant par le Simplon,
la grandeur immuable des Alpes frappe Mus-
set d'admiration, et il songe qu'il a deux
« grands amis ». C'est le vertige des cîmes.
George Sand lui écrit : « Je ne te dis rien de
la part de Pagello, sinon qu'il te pleure pres-
que autant que moi. » Il répond : « Brave
jeune homme! Dis-lui combien je l'aime, et
que je ne puis retenir mes larmes en pensant
à lui. » Et plus tard : « Lorsque j'ai vu ce
brave Pagello, j'y ai reconnu la bonne partie
de moi-même, mais pure et exempte des souil-
lures irréparables qui l'ont empoisonnée en
moi. » Et encore : « Traite-moi toujours ainsi.
Cela me rend fier. Mon amie, la femme qui
parle ainsi de son nouvel amant à celui qu'elle
quitte et qui l'aime encore, lui donne la preuve
d'estime la plus grande qu'un homme puisse
recevoir d'une femme... » Le romantisme qui
a fait un drame noir avec la situation de VÉ-
cole des femmes et un autre avec celle des
Précieuses ridicules, excelle à prendre au
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 149
tragique et tourner au sublime des situations
de comédie.
Cependant, à Venise, George Sand s'était-
mise en ménage avec Pagello — et avec toute
la famille, toute la trâlée des Pagello : le frère,
la sœur, sans compter les rivales qui venaient
faire des scènes. C'est la platitude vulgaire et
bruyante d'une intimité italienne. Et elle con-
tinuait de s'applaudir de son choix, mais en
quels termes ! « J'ai là près de moi mon ami,
mon soutien ; il ne souffre pas lui, il n'est pas-
faible, il n'est pas soupçonneux... il a son
calme et sa vertu... Il m'aime en paix, il est
heureux sans que je souffre, sans que je tra-
vaille à son bonheur... Eh bien! moi, j'ai
besoin de souffrir pour quelqu'un. J'ai besoin
de nourrir cette maternelle sollicitude, etc. »
Elle commence à être excédée de la stupidité
de son Pagello. Elle eut l'idée de l'amener à
Paris. Ce fut le coup de grâce. Il y a des
choses qui ne supportent pas le voyage. Sur
le pavé de Paris, l'absurdité de leur situation
leur apparut. « Depuis qu'il a mis le pied en
France, disait-elle, Pagello n'a plus rien com-
150 GEORGE SAND
pris. » Ce qu'il fut tout de même forcé de
comprendre, c'est qu'on ne voulait plus de
lui. On le poussa dehors. Bon voyage, signor
Pagello ! — N'admirez-vous pas cette puis-
sance avec laquelle George Sand élève jus-
qu'au type le caractère de quiconque l'ap-
proche ? Ce Pagello, pour s'être aventuré dans
son voisinage, le voilà voué au comique
et tel qu'un personnage de Molière.
Musset et George Sand n'avaient pas cessé
de s'aimer. Ce fut lui qui la supplia de le re-
prendre. « Je suis perdu, vois-tu, je suis noyé,
inondé d'amour; je ne sais plus si je vis, si je
mange, si je marche, si je respire, si je parle :
je sais que j'aime. » George Sand redoutait de
revenir à lui. Et Sainte-Beuve le lui défendait!
L'amour fut le plus fort. Elle céda.
A peine avait-elle cédé, leur supplice recom-
mença. Plaintes, reproches, récriminations.
« J'en étais bien sûre que ces reproches-là
viendraient dès le lendemain du bonheur rêvé
et promis... En sommes-nous déjà là, mon
Dieu ? » Ce qui les torturait, c'était ce passé
qu'ils avaient cru « un beau poème » et
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 151
qui leur apparaissait comme un cauchemar,
« Tout cela, vois-tu, c'est un jeu que nous
jouons. )) Jeu cruel, dont Musset éprouvait une
lassitude de plus en plus grande, qui au con-
traire devenait peu à peu pour G eorge Sand un
besoin. Car c'est elle maintenant qui supplie.
On lit sur son journal, à la date du 24 décem-
bre 1834 • << Et si je courais, quand l'amour me
prend trop fort î Si j'allais casser le cordon de
sa sonnette jusqu'à ce qu'il m'ouvrît sa porte !
Si je m'y couchais en travers jusqu'à ce qu'il
passe ! » Elle coupa ses magnifiques cheveux
et les lui envoya. Ainsi s'humilie l'orgueil-
leuse. Elle est désormais en proie à l'a-
mour, comme à un mal sacré : c'est Vénus
tout entière à sa proie attachée. Est-ce encore
l'amour qu'il faut dire? « Je ne t'aime plus,
mais je t'adore toujours. Je ne veux plus de toi,
mais je ne peux pas m'en passer. » Enfin ils
eurent le courage, en mars 1835, de se désen- x m
lacer pour toujours.
Il nous reste à expliquer la singularité de
cette aventure — qui, à vrai dire, défie toute
152 GEORGE S AND
logique, j'entends la logique de la passion
— mais qui devient aisément intelligible, si on
y voit un cas de romantisme aigu, le plus beau
cas de romantisme vécu que nous offre l'his-
toire des lettres.
Le romantisme consiste d'abord à étaler sa
vie, à publier les plus intimes de ses joies et
de ses souffrances. Dès le début, George Sand
et Musset ont mis dans la confidence tout le
cercle de leurs amis — des gens de lettres I
George Sand avertit expressément Sainte-
Beuve qu'elle veut que désormais sa vie sen-
timentale soit au grand jour. Ils ont la cons-
cience d'être en représentation ou, si vous
préférez, d'être les sujets d'une expérience sur
laquelle raisonne la galerie.
Le romantisme consiste ensuite pour l'écri-
vain à mettre sa vie dans ses livres, à faire de
la littérature avec ses émotions. Cette idée de
mettre leur aventure en récit vint aux deux
amants avant même qu'elle ne fût terminée.
C'est de Venise que George Sand écrit les pre-
mières Lettres d'un voyageur, adressées au
poète — et aux abonnés de la Revue des
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 153
Deux Mondes. Musset, pour faire mieux,
songe à composer tout un roman avec l'épisode
en cours : « Je ne mourrai pas sans avoir fait
mon livre sur moi et sur toi, sur toi surtout.
Non, ma belle, ma sainte fiancée, tu ne te cou-
cheras pas dans cette froide terre, sans qu'elle
sache qui elle a porté. Non, non, j'en jure par
ma jeunesse et mon génie. » Ce fut la Con-
fession d'un enfant du siècle., à laquelle il
faut joindre V Histoire d'un merle blanc et
Elle et Lui... et tout ce qui a suivi.
Inversement, le romantisme — et c'est alors
qu'il n'est plus seulement une lourde faute de
goût mais qu'il devient l'erreur la plus dange-
reuse — consiste à mettre la littérature dans
la vie, à prendre pour règle de nos actions
la dernière mode littéraire. Les romantiques,
qui ont eu tant d'idées fausses, n'ont eu
aucune idée plus fausse que celle qu'ils se
sont faite de l'amour. Et c'est dans la corres-
pondance de George Sand et de Musset que
nous voyons le paradoxe s'étaler dans toute sa
beauté. Il consiste à dire que l'amour mène à
la vertu, et qu'il y mène par le changement.
154 GEORGE S AND
Est-ce d'elle ou de lui que venait l'idée ? C'est
la foi où ils ont communié. George Sand
écrit : « Tu l'as .dit cent fois, et tu as eu beau
t'en dédire, rien n'a effacé . cette sentence-
là : il n'y a au monde que l'amour qui soit
quelque chose. Peut-être est-ce une faculté
divine qui se perd et qui se retrouve, qu'il faut
cultiver ou qu'il faut acheter par" des souf-
frances cruelles, par des expériences doulou-
reuses. Peut-être m'as-tu aimée avec peine
pour aimer une autre avec abandon. Peut-être
celle qui viendra t'aimera-t-elle moins que
moi, et peut-être sera-t-elle plus heureuse et
plus aimée. Il y a de tels mystères dans ces
choses, et Dieu nous pousse dans des voies si
neuves et si imprévues ! Laisse-toi faire, ne lui
résiste pas. Il n'abandonne pas ses privilégiés.
Il les prend par la main et il les place au mi-
lieu des écueils où ils doivent apprendre à
vivre, pour les faire asseoir ensuite au banquet
où ils doivent se reposer. » Et encore : « Crois-
tu donc qu'un amour ou deux suffisent pour
épuiser et flétrir une âme forte? Je l'ai cru
aussi longtemps, mais je sais à présent que
LE COUP DE FOLIE ROMANTIQUE 155
c'est tout le contraire. C'est un feu qui tend
toujours à monter et à s'épurer. Peut-être que
plus on a cherché en vain plus on devient
habile à trouver, plus on a été forcé de changer
plus on devient propre à conserver. Qui sait?
C'est peut-être l'œuvre terrible, magnifique et
courageuse de toute une vie. C'est une couronne
d'épines qui fleurit et se couvre de roses quand
les cheveux commencent à blanchir... »
C'est du délire.
Et il s'est trouvé deux êtres pour s'abreuver
de ce pathos, deux vivants pour vivre cette chi-
mère monstrueuse ! Tels sont les ravages que
peut faire une certaine conception de la litté-
rature. Par l'exemple que nous en apportent
deux illustres victimes, nous pouvons imaginer,
sans crainte d'erreur, que d'autres, bien
d'autres — qui furent d'obscurs comparses,
mais qui étaient des êtres humains — en ont
été pareillement dupes. Il y a, en littérature,
des modes malfaisantes et qui se traduisent
dans la vie par des ruines. L'aventure de Ve-
nise met cette vérité dans un jour aveuglant :
tel en est l'intérêt et tel l'enseignement.
V
L'AMIE DE MICHEL (DE BOURGES)
LISZT ET LA COMTESSE d'AGOULT
MAUPRAT
Nous avons retracé, dans ses traits essentiels,
l'aventure de Venise. Cet amour, où George
Sand et Musset avaient mis tant de littérature,
va-t-il, du moins, servir à la littérature? On
n'en pouvait douter. C'est la coutume des ro-
mantiques de faire avec leurs grands chagrins
de petites chansons. Quand parut la corres-
pondance de George Sand et de Musset, on
s'étonna d'y trouver des passages qu'on savait
par cœur. On les avait déjà lus dans l'œuvre
imprimé du poète ou de la romancière. On
constatait qu'une idée, un mot. une image de
l'un, avait pris place dans l'œuvre de l'autre.
158 GEORGE S AND
C'est dans une lettre de George Sand que se
trouvait cette phrase : « C'est moi qui ai vécu
et non pas un être factice créé par mon orgueil
et mon ennui. » Vous savez le parti qu'en a
tiré Musset ; il en a fait le couplet de Perdi-
can : « Tous les hommes sont menteurs, in-
constants, faux, bavards, hypocrites, orgueil-
leux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes
les femmes sont perfides, artificieuses, vani-
teuses, curieuses et dépravées... Mais il y a au
monde une chose sainte et sublime, c'est l'u-
nion de deux de ces êtres si imparfaits et si
affreux. On est souvent trompé en amour, sou-
vent blessé et souvent malheureux ; mais on
aime et quand on est sur le bord de sa tombe
on se retourne pour regarder en arrière et on
se dit : « J'ai souffert souvent, je me suis trompé
quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai
vécu et non pas un être factice créé par mon
orgueil et mon ennui. » On multiplierait sans
peine ces rapprochements. Ils ne sont que le
signe de l'influence réciproque qu'ont exercée
l'un sur l'autre George Sand et Musset, et dont
leur œuvre va être toute pénétrée.
l'amie de MICHEL (dE BOURGES) 159
Cette influence a été d'espèce différente et de
degré inégal. C'est George Sand qui, la pre-
mière, fit de la littérature avec leurs communs
souvenirs. Souvenirs tout proches, tout impré-
gnés de larmes récentes, puisque à peine les
deux amants venaient-ils de se séparer quand
George Sand fit l'excursion racontée dans la
première Lettre d'un voyageur. Elle remonte
le cours de la Brenta. C'est au mois de mai :
les prés sont en fleurs ; à l'horizon les Alpes
du Tyrol profilent leur cime neigeuse. Et de-
vant ses yeux surgit l'image des heures pas-
sées au chevet du malade, dans l'angoisse du
mal sacré où elle croit voir la colère de Dieu,
Elle poursuit par une visite aux grottes d'O-
liero. Et de nouveau l'amour blessé pleure
dans son cœur. Elle revient par Possagno,
dont les belles filles ont servi de modèle à
Canova, jusqu'à Venise où le docteur lui
remet une lettre de celui qu'elle a laissé,
qu'elle a fait partir. — Ces alternatives de
poétiques descriptions et d'efl"usions lyriques,
cette sorte de dialogue à deux voix, dont
l'une est celle de la nature et l'autre celle
l6o GEORGE SAND
du cœur, ne dirait-on pas déjà une Nuit de
Musset?
La seconde des Lettres d'un voyageur est
toute descriptive. C'est le printemps à Venise.
Les vieux balcons s'égaient de jeunes fleurs ;
les rossignols s'interrompent pour écouter des
sérénades; il y a des chants à tous les carre-
fours, de la musique dans le sillage de toutes
les gondoles ; il y a des parfums et des soupirs
et de l'amour dans l'air... Jamais on n'a mieux
dit les délices des nuits vénitiennes. Jamais on
n'a mieux exprimé l'harmonie de « ces trois
éléments, l'eau, le ciel et le marbre », et ja-
mais suggéré d'une façon plus pénétrante le
« charme de Venise ».
La troisième Lettre — où il est parlé de la
noblesse et des femmes de Venise, comme la
seconde mettait en scène les gondoliers et
leurs mœurs — complète 1 impression. Ainsi
qu'avaient fait jadis les Pyrénées, l'Italie a ému
notre berrichonne. C'est une acquisition pour
sa palette. Désormais, et plus d'une fois, Venise
fournira à ses récits son merveilleux décor.
Remarquons-le pourtant. Ce n'est point là
l'amie de MICHEL (DE BOURGES) l6l
dans l'œuvre de George Sand une note nou-
velle. Il n'y a pas, dans son inspiration, diffé-
rence essentielle. Sa sensibilité n'a pas été
changée. Son goût seulement s'est épuré.
Musset, le plus romantique de nos poètes,
avait éminemment le goût classique. C'est lui
qui, dans les Lettres de Dupiiis et Cotonet,
définira le romantisme par l'abus des adjectifs.
Il était de l'avis de M™* de Lafayette qu'un
mot rayé vaut vingt sols et une phrase vingt
francs. Sur un exemplaire d'Indiana il avait
supprimé toutes les épithètes inutiles : cela
devait faire pas mal de suppressions. George
Sand avait l'esprit .trop large pour se blesser
de cette critique, et l'intelligence assez avisée
pour en profiter.
La transformation, chez Musset, fut sing-u-
lièrement plus profonde. Quand il était parti
pour Venise, il était le plus charmant des
poètes et le plus jeune, fantaisiste et espiègle :
c'était « Monsieur mon gamin d'Alfred ». Il
était, quand il revint, le poète le plus doulou-
reux. Il resta d'abord quelque temps comme
étourdi, l'âme courbaturée, étonné du change-
IX
l62 GEORGE SAND
ment qu'il constatait en lui et se dérobant à
l'inspiration nouvelle qui le cherchait :
J'ai vu le temps où ma jeunesse
Sur mes lèvres était sans cesse
Prête à chanter comme un oiseau ;
Mais j'ai souffert un dur martyre
Et le moins que j'en pourrais dire,
Si je l'essayais sur ma lyre,
La briserait comme un roseau. ,
Dans la Nuit de mai, le premier en date de
ces « chants désespérés », se trouve la com-
paraison du poète avec le pélican servant ses
entrailles en pâture à ses petits affamés. Car
les seules images qui apparaîtront dans cette
poésie, et souvent avec une ampleur magni-
fique, seront des images de tristesse : celle
de la Solitude dans la Nîiit de décembre,
et dans la Lettre à Lam.artine celle du labou-
reur dont la maison a été incendiée. La Nuit
d'août témoigne d'un furieux essai pour se
reprendre à la vie ; mais dans la Nuit d'oc-
tobre c'est la colère qui reparaît :
Honte à toi, qui la première
M'as appris la trahison !..
l'amie de MICHEL (DE BOURGES) 163
On s'est demandé si c'est bien l'amante de
Venise que désigne ici le poète. Et quand ce
serait une autre, qu'importe ? Il ne l'aperçoit
qu'à travers celle qui maintenant symbolise
pour lui « la Femme » et le mal qu'un homme
peut souffrir par une femme. Cependant, et à
mesure que cette souffrance devient moins
vive, étant plus lointaine, il commence à eri
découvrir le bienfait. Son âme s'est élargie au
point de communier maintenant avec tout ce
qu'il y a de grand dans la nature et dans les
arts : l'harmonie des cieux, le silence des nuits,
le murmure des flots, et Pétrarque, et Michel-
Ange, et Shakespeare. Jusqu'au jour où s'éle-
vant à cette idée qu'
Un souvenir heureux est peut-être sur terre
Plus vrai que le bonheur,
— seule philosophie d'une conception de la vie
qui fait de l'amour le tout de l'homme — il ne
se contente plus de pardonner, il remercie :
Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent,
Ni ce qu'il adviendra du simulacre humain,
Ni si ces vastes cieux éclaireront demain
Ce qu'ils ensevelissent.
104 GEORGE SAND
Je me dis seulement : à cette heure, en ce lieu,
Un jour, je fus aimé, j'aimais, elle était belle,
J'enfouis .ce trésor dans mon âme immortelle
Et je l'emporte à Dieu.
Tel est, de la Nuit de mai au Souvenir, ce
poème d'amour, le plus beau et le plus pro-
fondément humain qu'il y ait sans doute dans
notre langue. Le poète charmant était devenu
un grand poète. Il s'était produit chez lui cette
commotion qui retentit dans les profondeurs
de l'être et le renouvelle tout entier. C'est en
ce sens que se vérifie la théorie romantique de
la vertu éducatrice de la souffrance. Et la
souffrance amoureuse n'a pas seule ce privi-
lège. Au lendemain d'un malheur qui boule-
verse notre vie, à la suite d'une déception qui
fait s'écrouler notre édifice moral, le monde
nous apparaît changé. Le réseau des idées
reçues et des opinions conventionnelles s'est
rompu. Nous nous trouvons en contact direct
avec la réalité, et le choc fait jaillir notre vraie
nature... Telle est la crise que Musset venait
de traverser : l'homme en sortait meurtri, et
le poète triomphant.
l'amie de MICHEL (DE BOURGES) 165
On a trop dit que George Sand n'avait été
qu'un reflet des hommes qui l'avaient appro-
chée. Dans le cas de Musset, c'est le contraire
qui est vrai. Musset lui doit plus qu'elle ne
doit à Musset. Elle l'a transformé sous l'action
de sa puissante individualité. Elle, au con-
traire, n'avait vu en Musset qu'un enfant. Ce
qu'elle cherchait, c'était un dominateur.
Elle crut l'avoir trouvé, au cours de cette
même année 1835.
La sixième Lettre d'un Voyageur est adres-
sée à Éverard. Cet Éverard est qualifié d'homme
supérieur, d'une taille tellement au-dessus de
la moyenne que George Sand lui conseille « de
s'asseoir au milieu de ses frères. Debout, tu
les dépasses trop... » Elle le compare tantôt à
Atlas portant le monde et tantôt à Hercule
vêtu d'une peau de lion. Mais entre toutes les
comparaisons par lesquelles elle s'efiorce de
prendre mesure de sa hauteur, sans espérer d'y
atteindre, on voit bien que celle qu'elle pré-
fère c'est Marins à Minturnes. Il personnifie
la vertu à l'antique : c'est le Romain.
l66 GEORGE SAND
A qui vont toutes ces flagorneries ? Et qui
était cet homme de Plutarque?
Il s'appelait Michel, et exerçait à Bourges
la profession d'avocat.
Il n'avait que trente-sept ans, mais il en
paraissait soixante. Après Sandeau et Musset,
George Sand en avait assez des « adoles-
cents ». Il en prit bien à celui-ci d'avoir l'air
d'un vieillard. Ce qui frappait en lui c'était
l'importance du crâne, ou plutôt des crânes.
« Il semblait avoir deux crânes soudés l'un à
l'autre, les signes des hautes facultés de l'âme
étant aussi proéminents à la proue de ce puis-
sant navire que ceux des généreux instincts
l'étaient à la poupe » *. Pour comprendre cette
définition du « beau physique » sous la plume
de George Sand, il faut se rappeler qu'à cette
époque elle s'occupait de phrénologie. L'une
des Lettres d'un Voyageur est intitulée Sur
Lavater et sur une Maison déserte. Et c'est
Geoge Sand qui conte, dans une lettre à
j^^me d.*Agoult, que son jardinier ayant voulu
I. Histoire de ma vie.
l'amie de MICHEL (DE BOUÉ-GES) 167
la quitter, comme elle lui en demandait le
motif, cet homme simple lui répondit : « C'est
que madame a une tête si laide, que ma
femme étant enceinte pourrait mourir de
peur. » Il s'agissait d'une tète de mort que
George Sand avait sur sa table, une pièce ana-
tomique avec des compartiments, légendes et
numéros tracés à l'encre d'après le système de
Gall et Spurzheim. En 1837, on était féru de
phrénologie. En 1909, l'hypnotisme est à la
mode. Avons-nous bien le droit d'être sévères
à l'engouement d'hier ?
Le crâne — ou les crânes — de Michel était
chauve. Petit, grêle, voûté (c'est à George
Sand que j'emprunte tous les détails de ce
portrait), il était myope et portait lunettes. Né
paysan et féru de simplicité jacobine, il arbo-
rait une épaisse houppelande informe et de
gros sabots. Très frileux, il demandait dans les
appartements la permission de mettre un mou-
choir et il tirait de sa poche trois ou quatre
foulards qu'il nouait au hasard les uns sur les
autres... Dans la Lettre d'un Voyageur il est
parlé de cette couronne qui surmonte le chef
l68 GEORGE SAND
d'Éverard. Telles sont les illusions de l'a-
mour.
La première fois que George Sand rencon-
tra Michel, c'était à Bourges. Elle l'était allée
voir à l'hôtel avec ses deux amis, Papet et
Fleury. De sept heures du soir à minuit, il ne
déparla pas ; à minuit, comme il faisait une
nuit magnifique, il leur proposa une prome-
nade dans la ville ; arrivé devant sa porte, il
voulut les reconduire et ainsi de suite jusqu a
quatre heures du matin. C'est le bavard inta-
rissable, pour qui trois personnes sont un pu-
blic qu'il ne lâche plus, tandis que dans la
cité aux grands édifices blanchis par la lune
tout rappelle la majesté du silence. A ceux
qui s'étonnaient de cet incoercible verbiage,
Michel répondait ingénument : « Parler, c'est
penser tout 'haut. En pensant ainsi tout haut,
je vas plus vite qu'en pensant tout bas et tout
seul. » C'est le mot de Numa Roumestan :
« Moi, quand je ne parle pas, je ne pense pas. »
Le fait est que Michel (de Bourges), comme
Numa, est natif de notre Provence. A Paris,
répétition de la même scène nocturne et déam-
l'amie de MICHEL (DE BOURGES) 169
bulatoire. Du pont des Saints-Pères, où Michel
et ses amis étaient arrêtés, ils apercevaient les
Tuileries éclairées pour un bal : Michel s'em-
porte et, jfrappant de la canne le pont et ses
balustrades innocentes : « Moi je vous dis que,
pour rajeunir et renouveler votre société cor-
rompue, il faut que ce beau fleuve soit rouge de
sang, que ce palais maudit soit réduit en cen-
dres, et que cette vaste cité où plongent vos re-
gards soit une grève nue, où la famille du
pauvre promènera la charrue et dressera sa
chaumière. » Belle période pour une réunion
publique ! trop belle, à mon gré, pour une
causerie entre amis, le soir, sur le pont des
Saints-Pères...
Nous sommes, en 1835, au moment le
plus brillant de la carrière de Michel. C'est
sa participation au procès des accusés d'avril.
A la suite des insurrections qui, l'année pré-
cédente, avaient éclaté à Lyon et à Paris,
un immense procès s'ouvrait devant la
Chambre des pairs. « Le parti républicain
résolut de transformer la sellette des prévenus
en tribune, d'y accuser le gouvernement, d'y
lyo GEORGE SAND
prêcher la république et le socialisme. . . On eut
alors l'idée de convoquer à Paris, de tous les
points de la France, cent cinquante républi-
cains notables qui, sous le titre de défenseurs,
devaient être les orateurs de cette grande ma-
nifestation. » Il y avait là Barbés, Blanqui,
Flocon, Marie, Raspail, Trélat, JVlichel (de
Bourges). « Le 1 1 mai, les journaux révolution-
naires publièrent un manifeste par lequel le
comité de défense félicitait et encourageait les
accusés... Suivaient les signatures des défen-
seurs au nombre de cent dix. Cette pièce était
un faux... Elle avait été rédigée par quelques-
uns des défenseurs qui, pour la rendre plus
imposante, avaient, sans aucune autorisation,
disposé des noms de leurs collègues. Ceux-ci
prirent peur... Bientôt ce fut à qui se dégage-
rait, par un désaveu public, d'une aventure
devenue périlleuse ; si bien que, pour mettre
fin à ce sauve-qui-peut, deux des coupables,
Trélat et Michel (de Bourges), déclarèrent assu-
mer seuls la rédaction du manifeste et de l'ap-
position des signatures. Ils furent condamnés
par la Cour des pairs, Trélat à quatre ans de
l'amie de MICHEL (DE BOURGES) 171
prison, Michel à un mois » *. Choquante inéga-
lité ! Michel ne pardonna jamais à son compère
Trélat d'avoir décroché une si belle condam-
nation !
Qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse avec
un mois de prison ? Nous voyons en effet que
Michel fournit une carrière des plus médiocres.
Il tâtonna, louvoya. C'était le politicien, et
c'est tout dire. George Sand nous apprend
qu'il « acceptait en théorie ce qu'il appelait les
nécessités de la politique pure, les ruses, le
charlatanisme, le mensonge même, les con-
cessions sans sincérité, les alliances sans foi,
les promesses vaines. » Nous dirions qu'il fut
un radical opportuniste. Mais il ne suffit pas
d'être opportuniste pour réussir : il y a la ma-
nière. Élu député, Michel (de Bourges) ne joua
aucun rôle. En 48, il ne sut égaler ni le lustre
de Raspail, ni le prestige de Flocon. Au coup
d'État, il rentra définitivement dans l'ombre.
Depuis longtemps, d'ailleurs, il préférait à la
politique les affaires. On est bien obligé de
I. Thcreau-Daxgin, Histoire de la Monarchie de 'uillet, II,
297 sq.
172 GEORGE SAND
choisir, quand on n'est pas du gouvernement.
Il est aisé de voir par où Michel séduisit
George Sand. C'était un sectaire, elle le prit
pour un apôtre. Il était brutal, elle le crut
énergique. Mal élevé, elle l'imagina austère.
Tyran, elle salua en lui un maître. Il lui avait
promis de la faire guillotiner à la première
occasion. Preuve incontestable de supériorité!
Sincère, elle n'était pas en garde contre la
hâblerie. Il lui avait fait peur. Elle l'en admira
et s'empressa d'incarner en lui cet idéal stoï-
cien qu'elle avait en tête depuis tant d'années
et qui était toujours resté en disponibilité.
C'est bien ainsi qu'elle-même explique à
Michel les raisons de son amour. « Je t'aime
parce que, quand je me représente la gran-
deur, la sagesse, la force et la beauté, c'est
ton image qui se présente devant moi... Nul
autre homme n'avait exercé sur moi une in-
fluence morale ; mon esprit toujours libre et
sauvage n'avait accepté aucune direction... Tu
es venu et tu m'as enseigné. » Et encore :
« C'est toi que j'aime, depuis le jour où je suis
née et à travers tous les fantômes où j'ai cru
l'amie de MICHEL (dE BOURGES) 173
un instant te trouver et te posséder. » Quoi !
A travers Musset, celui qu'elle aimait, c'était
Michel ! J'espère qu'elle s'abuse.
Il existe toute une correspondance de George
Sand avec Michel (de Bourges) . Une partie en
a été publiée naguère dans la Revue illus-
trée, sous le titre de Lettres de femme. Au-
cunes lettres de George Sand ne surpassent
ces lettres à Michel (de Bourges) pour l'ardeur
de la passion, pour la beauté de 'la forme et
pour je ne sais quelle magnifique impudeur.
Écoutez cet appel au bien-aimé. George
Sand, après une nuit de travail, se plaint de
la fatigue, de la faim et du froid : « Eh bien !
parais, mon amant, et, ranimée comme la
terre au retour du soleil de mai, je jetterai
mon suaire de glace et je tressaillerai d'amour,
et les plis de la souffrance s'effaceront de mon
front, et je te semblerai belle et jeune parce
que je bondirai de joie dans tes bras de fer.
Viens, viens, et j'aurai de la force, de la
santé, de la jeunesse, de la gaieté, de l'espé-
rance... Tirai à ta rencontre, comme l'épouse
174 GEORGE SAND
du Cantique au-deyant du Bien-aimé. » Le
bien-aimé, au-devant duquel court cette Sula-
mite, est un avocat de province, chauve, avec
des lunettes et trois foulards. Mais il paraît
que sa « beauté voilée et inintelligible au vul-
gaire se révélait, comme jadis celle de Jupiter
cachée sous des formes humaines éclatait
tout à coup aux yeux de ses amantes. » Ne
souriez pas de ces comparaisons mythologi-
ques ! George Sand a comme restitué en elle
l'état d'âme d'où sont nés les mythes anciens.
Un grand courant de poésie naturaliste circule
à travers ces pages. Rappelez- vous certains
morceaux descriptifs de Théocrite ou de Ron-
sard. Vous en pourriez rapprocher ce portrait
du cheval qui chaque jour emporte George
Sand au vent impétueux de sa course. « A
peine il me voit, qu'il frappe du pied et rue
d'impatience... Je l'ai dressé à franchir cent
toises par seconde ; le ciel et la terre dispa-
raissent quand il m'emporte sous ces longs
berceaux de pommiers en fleurs... Le moindre
son de ma voix le fait bondir comme une balle;
le moindre oiseau qui passe le fait frémir et
l'amie de MICHEL (DE BOURGES) 175
fuir comme un enfant sans expérience. Il a à
peine cinq ans. Il est craintif et mutin. Sa
croupe noire luit au soleil, comme l'aile du
corbeau... » N'est-ce pas le relief précis d'une
figurine antique ? Une fois, George Sand ra-
conte comment elle a vu Phœbé dépouiller sa
robe de nuées et s'élancer radieuse dans un ciel
pur. Et le lendemain elle écrit : « Elle a été
mangée par les méchants esprits. Les noirs
génies de l'Érèbe montés sur des nuées som-
bres sont venus se jeter sur elle et elle a en
vain lutté. » Rapprochez de ces passages une
lettre du 10 juillet 1836, où elle conte com-
ment elle se jette tout habillée dans l'Indre,
pour reprendre ensuite sa course dans les prés
au soleil, et avec quelle volupté elle goûte les
joies de la vie primitive et se figure être aux
beaux temps de la Grèce. Il y a des jours
et des pages où George Sand, sous l'afflux de
la vie physique, se découvre païenne : son
génie est alors celui des divinités bocagères
qu'enivraient, à certaines époques de l'année,
l'odeur des prés et la sève des bois.
Si quelque jour on nous donne cette corres-
lyô GEORGE SAND
pondance dans son entier, je ne serais pas
étonné qu'il se trouvât d'honnêtes gens pour la
préférer aux lettres à Musset. D'abord elle
n'est pas gâtée par cette préoccupation qu'a-
vaient les amants de Venise de faire de la lit-
térature. On n'y trouve pas mêlées aux accents
de la passion sincère les conceptions quintes-
senciées d'une métaphysique paradoxale. C'est
ici la nature qui parle. Aussi bien ces lettres
ne sont guère moins douloureuses. Elles
aussi nous disent un dur martyre. On y de-
vine un Michel grossier, despote, infidèle et
jaloux. Nous savons par ailleurs que , plus
d'une fois , George Sand fut près de perdre
patience. Et nous la croyons sur parole quand
elle écrit à M""' d'Agoult, le lo juillet 1836:
« J'ai des grands hommes plein le dos (passez
moi l'expression). Je voudrais les voir tous
dans Plutarque. Là ils ne me font pas souffrir
du côté humain. Qu'on les taille en marbre,
qu'on les coule en bronze et qu'on n'en parle
plus! » Amen.
Ce qui dégoûta George Sand de son Mi-
chef, ce fut la vanité de celui-ci et ce besoin
l'amie de MICHEL (DE BOURGES) l^^
qu'il avait d'être adulé. En juillet 1837, ^lle
était à bout, comme elle l'écrit à Girerd. (Re-
marquez cette habitude de mettre toujours un
tiers dans la confidence. A l'époque de San-
deau, c'était Emile Regnault; à l'époque de
Musset, Sainte-Beuve; maintenant Girerd.)
George Sand lui écrit : « Lasse de dévouement,
ayant combattu ma fierté avec toutes les forces
de l'amour, et ne trouvant qu'ingratitude et
dureté pour récompense, j'ai senti mon âme
se briser et mon amour s'éteindre. Je suis
guérie... » Si encore elle eût, cette fois, souf-
fert par un grand homme ! Mais ce n'était,
celui-là, qu'un faux grand homme.
Pourtant l'influence qu'il eut sur sa pensée a
été réelle, et, d'une certaine manière, bien-
faisante.
Au début, elle était fort éloignée de l'état
d'esprit de Michel , et elle éprouvait pour
quelques - unes de ses idées une aversion
qui ressemblait à de l'horreur. Le dogme
de l'égalité absolue lui paraissait une absur-
dité. La République — ou les diverses républi-
ques alors en gestation — lui faisait l'effet
178 GEORGE SAND
d'une utopie ; et, voyant chacun de ses amis se
faire « son petit République », elle ne croyait
guère à la vertu de cette forme de gouvernement
pour réaliser l'union de tous les Français. Un
point la choquait particulièrement dans les
théories de Michel. Ce politicien n'aimait pas
les artistes : de même que la Révolution
n'avait pas besoin de chimistes, il estimait que
la République n'aurait besoin ni d'écrivains,
ni de peintres, ni de musiciens, tous gens inu-
tiles et auxquels on jouerait ce bon tour de leur
mettre entre les mains une bêche de laboureur
ou une alêne de cordonnier. George Sand trou-
vait cela barbare, mais surtout bête.
Laissez faire le temps ! Nous avons un témoi-
gnage irrécusable des opinions qui sont bientôt
devenues les siennes, c'est le catéchisme répu-
blicain que, dans ses lettres, elle rédige à
l'usage de son fils Maurice, qui avait alors
douze ans, l'âge de la première communion.
Il était au lycée Henri IV, dans la même
classe que les princes d'Orléans. Voulez- vous
voir comment sa mère le renseigne sur le papa
de ses camarades ? Savourez cette petite phrase
l'amie de MICHEL (DE BOURGES) I79
d'une lettre du 15 décembre 1835 : « Il est bien
vrai que Louis-Philippe est l'ennemi de l'hu-
manité... » Rien que cela ! L'ennemi de l'hu-
manité, au carnaval, invite au château les ca-
marades de son fils Montpensier. Que Maurice
accepte l'invitation, puisque cela l'amuse;
mais qu'il évite d'en avoir cette gratitude qui
nuit à l'indépendance. « Les amusements que
Montpensier t'offre sont déjà des faveurs »,
écrit gravement cette mère des Gracques.
Si on lui demande ses opinions , l'enfant
devra répondre qu'il est un peu trop jeune
pour avoir déjà des opinions, mais non pour
savoir celles qu'il aura quand il se les
sera librement données : « tu répondrais que
tu es républicain de race et de nature ». Elle
ajoute quelques aphorismes : les princes sont
« nos ennemis naturels », et « quelque bon que
puisse être l'enfant d'un roi, il est destiné à
être tyran ». Voilà bien de l'émoi pour un
verre de sirop et trois petits fours ! Mais c'est
qu'alors George Sand était sous la domination
de « Robespierre en personne ».
Donc Michel avait amené George Sand à la
l8o GEORGE SAND
<
République. Sans vouloir exagérer le service
qu'il lui rendait ainsi, je le crois incontestable,
à condition qu'on l'explique d'une certaine ma-
nière. A tort ou à raison, George Sand avait
vu en Michel l'homme qui s'est consacré tout
entier à une cause d'intérêt général. Elle avait
appris à son école — et peut-être doublement
à son école — que l'amour, quoi qu'on fasse,
est une passion égoïste ; aux puissances de
sympathie d'un cœur généreux il faut assigner
un autre but : le service de l'humanité, le
dévouement à une idée.
C'est un acheminement dans la voie qui va
faire passer l'écrivain du mode personnel au
mode impersonnel.
• N'oublions pas, enfin, un autre genre de ser-
vice que Michel avait rendu à George Sand :
il avait plaidé pour elle et gagné son procès
en séparation.
Depuis que George Sand avait, en janvier
1831, repris son indépendance, ses rapports
avec Dudevant avaient été fort supportables.
Les deux époux échangeaient des lettres cor-
l'amie de MICHEL (DE BOURGES) l8l
diales. Quand Dudevant vient à Paris, il a
soin de ne pas descendre chez sa femme,
crainte de la gêner. « Je descendrai chez Hip-
polyte, parce que je ne veux te gêner nulle-
ment, ni par conséquent être gêné, ce qui est
bien juste. » C'est un mari discret. Quand
elle part pour l'Italie, il l'exhorte à profiter
d'une si bonne occasion qu'elle a de voir un
beau pays. C'est un mari de bon conseil. Et
il invite Pagello à faire un séjour à Nohant. —
Avouez que ce trait eût manqué à l'histoire !
— Mais pendant les mois où les deux époux se
retrouvaient ensemble à Nohant, les scènes re-
commençaient. L'irritation de Dudevant était
entretenue par ses besoins d'argent et la con-
science qu'il avait d'être un déplorable admi-
nistrateur. Il avait fait de mauvaises spécula-
tions. Crédule, comme beaucoup de gens mé-
fiants, il s'était laissé duper par un escroc
dans une affaire d'armement maritime, à la-
quelle il avait d'autant plus ajouté foi qu'on lui
avait montré sur le papier le portrait du bateau.
Il avait mangé quatre-vingt-dix mille francs
sur cent mille qu'il possédait, et vivait sur les
l82 GEORGE SAND
revenus de sa femme. Il fallait aviser. George
Sand lui paya d'abord ses dettes ; puis les deux
époux signèrent une convention équivalant à
une séparation de biens , convention que regretta
Dudevant et qui fut déchirée, lorsqu'éclata, le
19 octobre 1835, devant témoins, à la suite d'un
ordre donné à Maurice, une scène de violence...
Mais c'est George Sand elle-même qui va
nous la conter, dans une série de lettres iné-
dites dont je vous lirai les passages décisifs.
Voici le début d'une lettre à son demi-frère,
Hippolyte, celui-là même qui se grisait avec
Casimir :
A Hippolyte Chatiron.
« Mon ami, je dois t'apprendre une nouvelle
qui t'arriverait indirectement et que tu dois
tenir de moi la première. Casimir, au lieu
d'arriver de bonne grâce et de bonne foi à
l'exécution du traité, s'est livré contre moi à
une animosité qui tient de la folie. Sans aucun
motif de ma part, soit dans ma conduite pré-
sente, soit dans mes manières avec lui, il s'est
jeté sur moi pour me frapper et, empêché de
l'amie de MICHEL (DE BOURGES) 183
le faire par cinq personnes, dont était Dutheil,
il a été chercher son fusil pour me tuer. Tu
penses bien qu'on ne l'a pas laissé faire.
« En raison de pareils traitements et d'une
haine qui va jusqu'à la démence, ne pouvant
avoir de sécurité dans une maison où il aurait
toujours le droit de revenir, n'ayant d'autre
garantie de son traité que son bon plaisir,
enfin ne pouvant rester à la merci d'un homme
qui, à mon égard, ne se conduit ni avec déli-
catesse ni avec raison, j'ai pris le parti de de-
mander une séparation judiciaire et je l'ob-
tiendrai sans aucun doute. Casimir, qui m'avait
fait cette affreuse algarade la veille de son dé-
part pour Paris, a retrouvé, en revenant ici, la
maison vide, moi fixée par autorisation du pré-
sident à la Châtre, chez Dutheil, et une assi-
gnation sur sa cheminée. Il a pris son parti,
en comprenant qu'il ne pouvait lutter contre
ses propres fautes et que le scandale qu'il
pourrait faire, en se débattant, lui retomberait
sur le nez. Il a posé et accepté les stipulations
suivantes, auxquelles Dutheil a servi d'inter-
médiaire. Je lui assurerai une pension de
l84 GEORGE SAND
3.800 francs qui, jointe à 1.200 francs de rente
qui lui restent, lui constitueront 5.000 francs
de rente. Je crois que c'est bien honnête, moi
payant l'éducation des deux enfants. Ma fille
restera à ma gouverne, comme je l'entendrai.
Mon fils restera au collège où il est, jusqu'à ce
qu'il ait fini ses études et, durant les vacances,
il passera un mois chez son père et un mois
chez moi. De cette manière, il n'y aura plus de
contestation et Dudevant retournera à Paris
prochainement sans faire de résistance, tandis
que les tribunaux prononceront la séparation
par défaut ^ »
Et voici, sur le même sujet, une amusante
lettre berrichonne à Adolphe Duplomb :
« Cher Hydrogène,
« Tu es mal informé de ce qui se passe à la
Châtre. Dutheil n'a jamais été brouillé avec le
baron de Nohant-Vic. Mais voici la véritable
histoire. Le baron s'est pris comme d'une
idée de me battre. Dutheil a pas voulu. Fleury
I. Communiquée par M. S. Rocheblave.
l'amie de MICHEL (DE BOURGES) 185
et Papet a pas voulu. Alors v'ià que le baron
a été sarcher son fusil pour tuer tout le monde.
V'ià que le monde a pas voulu être tué. Alors
le baron a dit : « Ça suffit » et il s'est remis
à boire. Ça s'est passé comme ça. Personne ne
s'est fâché avec lui. Mais moi, comme j'en
avai-t-assez et que ça m'ennuye de travailler
pour vivre, de laisser mon de quoi dans les
mains du diable, d'être chassée de la maison,
tous les ans, à coups de bonnet, tandis que les
drôlesses du bourg couchent dans mes lits et
apportent des puces dans mon logis, j'ai dit :
«j'veux pus d'çà», et j'ai t'été trouver le g^and
juge à la Châtre et j'y ai dit : Voilà. Dès lors,
qu'il m'a dit, dit-il, c'est bon. Et v'ià qu'y
m'ont démariée. Et j'en suis pas fâchée. Ils
disent que le baron fera son appel. J'en sas
rin. J' voirons. S'y n'en fait y un, y pardra
l'tout. Et vl'à c'que c'est» '.
L'affaire fut plaidée les 10 et 11 mars 1836 à
La Châtre, puis les 25 et 26 juillet à Bourges.
Le tribunal prononça la séparation de corps et
I. Communiquée par M. Charles Duplomb.
l86 GEORGE S AND
attribua la garde des enfants à George Sand.
Tout n'était cependant pas fini. Au mois de
septembre de l'année 1837, George Sand était
avertie que Dudevant voulait enlever Maurice.
Elle expédia un ami sûr, qui installa l'enfant
à Fontainebleau où elle alla le garder. Sur ces
entrefaites, elle apprend que Dudevant, n'ayant
pas trouvé son fils à Nohant, s'est rattrapé en
enlevant sa fille, Solange, malgré les larmes
de l'enfant et la résistance de l'institutrice qui
a été bousculée. Elle met la police en mouve-
ment, découvre que sa fille est séquestrée à
Guillery, près Nérac, saute en chaise de poste,
tombe chez le sous-préfet, un charmant gar-
çon — c'était le baron Haussmann — qui monte
dans sa voiture, et, escorté du lieutenant de
gendarmerie et de l'huissier à cheval, vient
mettre le siège devant Guillery. Dudevant
amène sa fille sur le seuil et la remet à sa
mère, non sans menacer celle-ci de faire re-
prendre Maurice par autorité de justice. Et les
deux époux se séparent... enchantés l'un de
l'autre, affirme George Sand. Désormais ils ne
devaient guère se revoir. Dans toutes ces
l'amie de MICHEL (DE BOURGES) 187
affaires, Dudevant avait donné de lui-même
une assez piètre opinion. Lors de la liquidation,
il réclama quinze pots de confiture et un poêle
en fer de un franc cinquante. Cela parut mes-
quin.
Le premier usage qu'avait fait George Sand
des droits nouveaux que lui avait reconnus le
tribunal, en 1836, c'avait été de partir en bande,
avec Maurice et Solange, pour la Suisse où
l'attendaient ses amis Franz Liszt et la
comtesse d'Agoult.
C'est par Musset que George Sand avait fait
la connaissance de Liszt : celui-ci donnait des
leçons de musique à la sœur d'Alfred, Hermi-'
nie. Il était né en 181 1. Il était donc de sept
ans plus jeune que George Sand : il avait
vingt-trois ans lorsque commencèrent leurs
relations, destinées à rester uniquement ami-
cales. De singulières affinités de nature les
rapprochaient. Liszt avait songé à se faire
prêtre : sa ferveur religieuse s'était transfor-
mée en un ardent amour pour l'humanité.
Dépourvu d'instruction première, il lisait avec
l88 GEORGE S AND
avidité. C'est lui qui^ rencontrant un jour
l'avocat Crémieux, lui demanda : « Monsieur
Crémieux, apprenez-moi toute la littérature
française. » Ce qui fit dire à Crémieux : « Une
grande confusion semble régner dans la cer-
velle de ce jeune homme. » Il avait été
transporté par le mouvement de 1830, très
influencé par les idées saint-simoniennes, en-
thousiasmé par Lamennais, qui venait de
publier les Paroles d'un Croyant. Une
lecture de Leone Leoni avait fait de lui un
admirateur de George Sand. Leone Leoni
est une transposition de Manon Lescaut dans
le mode romantique. Une jeune fille, Juliette,
enlevée par un jeune seigneur, s'aperçoit que
celui-ci est un abominable escroc. Imaginez
toutes les infamies que peut commettre un
apache cumulant ses fonctions avec celles d'un
« ami des femmes » des boulevards exté-
rieurs : vous avez Leone Leoni. Juliette, qui
est de nature honnête, a horreur de ces atro-
cités et de ces ignominies. Et pourtant et mal-
gré tout, elle revient à Leone Leoni : elle ne
veut être qu'à lui. L'amour est le plus fort :
l'amie de MICHEL (DE BOURGES) l8g
la passion emporte tous les scrupules et
triomphe de toutes les révoltes. — Ai-je besoin
de vous faire remarquer la différence entre le
roman si vrai du xvill' siècle et la fantai-
sie lyrique du xix® ? Manon et Des Grieux
peuvent rester indéfiniment unis l'un à l'autre,
car ils se valent. Cela se passe dans les bas-
fonds de la société et dans la boue du cœur.
Faites de Des Grieux un honnête homme, ou
de Manon une fille vertueuse, tout s'écroule. Et
c'est précisément en quoi consiste la transpo-
sition dans Leone Leoni. Aussi bien, c'est ce
romantisme qui charma Liszt.
Lui aussi, il venait de donner l'exemple
d'une belle application du romantisme à la vie.
Un beau jour, Marie d'Agoult, née de Flavi-
gny, avait quitté son mari et sa fille, et ne
voulant rien savoir hors sa passion, elle était
partie pour Genève où Liszt vint la rejoindre.
Entre les deux femmes s'établit une amitié
où, de part et d'autre, la volonté de se rap-
procher entra plus que l'attrait véritable et la
sympathie foncière. Blonde aux yeux bleus,
svelte, diaphane, une vraie Diane, la com-
190 GEORGE S AND
tesse d'Agoult est une aristocrate et une mon-
daine ; George Sand est tout le contraire. Mais
la comtesse d'Agoult venait de « sacrifier toutes
les vanités du monde pour un artiste » : on lui
devait d'entrer en relations avec elle. A Genève,
le séjour fut joyeux et bruyant. Les Pijfoels
(George Sand et ses enfants) et les Fellows
(Liszt et son élève Hermann Cohen) s'amu-
sèrent à scandaliser l'hôtel par leurs allures de
bohèmes. On fit une excursion à la mer de
glace. A Lausanne, Liszt joua de l'orgue. Au
retour, on ne voulut pas se quitter. En octobre
1836, George Sand s'installe à Paris à l'hôtel
de France, rue Laffitte, avec son amie. Elle
occupait une pièce de l'entresol ; Liszt et la
comtesse d'Agoult une pièce de l'étage supé-
rieur. Le salon était commun. A vrai dire,
c'était le salon de la comtessse d'Agoult plutôt
que celui de George Sand. On y voyait Lamen-
nais, Henri Heine, Mickiewicz, Michel (de
Bourges), Charles Didier. « Son salon impro-
visé dans une auberge était une réunion d'élite
qu'elle présidait avec une grâce exquise. » Et
voilà la mondaine, voilà la maîtresse de mai-
l'amie de MICHEL (DE BOURGES) IQI
son, celle qui d'une chambi-«^ d'auberge, à
moins que ce ne soit d'une berline ou d'un coin
de prison, fera cette chose exquise où se résu-
mait naguère toute la politesse française : un
salon.
Parmi les habitués du salon de M"® d'Agoult,
je remarque le nom de Chopin. C'est un nou-
veau chapitre de la vie de George Sand qui va
commencer, et qui nous permettra, quand nous
y serons arrivés, d'apprécier d'ensemble l'im-
portance qu'ont eue dans son développement
intellectuel ses relations avec de grands ar-
tistes.
Pour cette fois, et en terminant, vous me
laisserez vous montrer comment le talent de
George Sand s'était développé et déjà s'épa-
nouissait dans le premier en date de ses
chefs-d'œuvre incontestés : Mauprat, qui
paraît en 1837.
Dans sa production ininterrompue et qui se
continuait régulière à travers tous les orages de
sa vie, il y a du bizarre, du médiocre et de l'excel-
lent. Le bizarre c'est Jacques, écrit à Venise aux
iqz GEORGE SAND
côtés de Pagello, et où George Sand a beau
dire qu'elle n'a mis ni Musset, ni elle : pour-
tant elle s'est inspirée de leur cas et n'a fait
que transposer leur idéal de renoncement. Le
médiocre, c'est André, histoire d'un jeune
gentilhomme qui séduit une ouvrière, récit
berrichon que George Sand compose à Venise
par une sorte de nostalgie de sa terre natale ;
et c'est Simon, où se trouve le portrait de
Michel (de Bourges). George Sand avait voulu
faire mieux pour Michel, et composé en son
honneur un roman révolutionnaire en trois
volumes in-S" : Engelwald au front chauve.
Buloz ne voulut ni à.' Engelwald, ni de son
front chauve. Le roman n'a jamais paru.
S'il faut en croire George Sand, lorsqu'elle
écrivit Mauprat, elle se proposait d'en faire
une réhabilitation du mariage : « Je venais de
plaider en séparation. Le mariage dont, jusque-
là, j'avais combattu les abus, laissant peut-être
croire, faute d'avoir suffisamment développé
ma pensée, que j'en méconnaissais l'essence,
m'apparaissait précisément dans toute la beauté
morale de son principe... Je fis donc le héros
l'amie de MICHEL (DE BOURGES) 193
de mon livre proclamant, à quatre-vingts ans,
sa fidélité pour la seule femme qu'il eût aimée. »
Ce sont les paroles de Bernard de Mauprat :
« Elle fut la seule femme que j'aimais ; jamais
aucune autre n'attira mon regard et ne connut
l'étreinte de ma main. Je suis ainsi fait. Ce
que j'aime, je l'aime éternellement, dans le
passé, dans le présent, dans l'avenir. » Mau-
prat serait donc un roman à thèse, comme
Indiana, mais au service de la thèse opposée.
Par bonheur, il n'en est rien. C'est là une de
ces explications après coup dont s'avisent les
auteurs. La réalité est tout autre.
George Sand ici n'avait fait que se laisser
aller à son imagination, sans en gâter les élans
par des préoccupations sociales. Elle s'était,
au cours de ses excursions dans le Berry,
arrêtée devant quelque ruine de château féo-
dal. Vous savez le pouvoir de suggestion qui
réside dans ces vieilles pierres et comme elles
sont merveilleuses pour conter, à qui sait les
interroger, les souvenirs d'un passé dont elles
furent les témoins. Voici que devant les yeux
de la romancière s'évoquait le château de la
194 GEORGE SAND
Roche-Mauprat tel qu'il se dressait, à la veille
de la Révolution, forteresse et repaire, d'où le
seigneur farouche et ses huit fils descendaient
pour rançonner les campagnes. Rien ne sur-
passe , dans notre littérature narrative , les
cent premières pages où George Sand nous
introduit chez ces burgraves du centre de la
France. Non moins heureuses celles où elle
nous promène, à la suite de Bernard de Mau-
prat, dans ce Paris des derniers jours de l'an-
cien régime, et dans cette société dont elle
avait, auprès de sa grand'mère, recueilli la
tradition. Ce n'est plus seulement la nature,
c'est l'histoire qui fournit ici un cadre au récit
de la romancière. Et avec quelle finesse est
menée cette analyse qui est le sujet même du
livre, celle de l'éducation par l'amour, la sau-
vagerie de Bernard de Mauprat cédant peu
à peu à l'influence de cette noble et délicieuse
Edmée !
Il y a encore, dans Mauprat, les types
paysans : Marcasse, le preneur de taupes —
et Patience, le bonhomme Patience, le philo-
sophe rustique, instruit d'Épictète et de Jean-
l'amie de MICHEL (DE BOURGES) IQS
Jacques, et qui s'est retiré dans les bois pour
y vivre de la vie selon la nature et y retrouver
la sagesse primitive... On nous dit que, pen-
dant la Révolution, Patience fut une sorte
d'intermédiaire entre le château et la chau-
mière, et qu'il contribua à faire régner l'équité
dans son district. Il vaut mieux le croire... En
tout cas, ce Patience, en voilà encore un que
nous retrouverons dans les romans russes avec
un nom en ow ou en ew I Preuve que, si le
personnage n'est guère vraisemblable, il était,
en tout cas, original et neuf et amusant.
Quand on assure qu'on ne lit plus George
Sand, veut-on dire que cet abandon s'étend jus-
qu'à Maiiprat? Il faudrait donc qu'on eût cessé
de lire un des plus beaux récits qu'il y ait dans
l'histoire du roman. Tel est, en effet, le point
où nous en sommes arrivés dans l'évolution du
génie de George Sand. Sa manière pourra
encore se modifier, son talent se renouveler
sous toute sorte d'influences, mais avec Mau-
prat elle a conquis sa place au premier rang
des grands conteurs^ C tt^\ tAK jJU*Jlr ^^^>^ lù^ir
Photo, liiaiin et C"
FREDERIC-FRANÇOIS CHOPIN
T.il)l<aii <lc l)cl:ii<)clic (Mus.c <lii Lniivii-i
VI
UN CAS DE MATERNITÉ
AMOUREUSE
CHOPIN
Nous avons passé rapidement sur les rela-
tions de George Sand avec Liszt et M""^ d'A-
goult. Un roman de Balzac nous fournit l'oc-
casion d'y revenir en quelques mots.
Balzac avait été mis en rapports avec George
Sand par Jules Sandeau. Lors de la rupture
avec celui-ci, il avait pris le parti de son ami
et nous le voyons, dans les Lettres à V Étran-
gère, déverser contre la femme bas bleu, si
cruelle en amour, une mauvaise humeur qui
ne s'exprime pas toujours dans des termes de
la dernière élégance. Peu à peu, et mieux averti
de l'aventure, il revint de son premier courroux.
198 GEORGE S AND
Le 2 mars 1838, il fait à M""^ Zulma Carraud le
récit d'un séjour à Nohant. Il avait trouvé la
camarade George Sand dans sa robe de cham-
bre fumant un cigare après le dîner au coin
de son feu. « Elle avait de jolies pantoufles
jaunes ornées d'effilés, des bas coquets et un
pantalon rouge. Voilà pour le moral. Au phy-
sique, elle avait doublé son menton comme
un chanoine. Elle n'a pas un seul cheveu blanc
malgré ses effroyables malheurs ; son teint
bistré n'a pas varié ; ses beaux yeux sont
tout aussi éclatants ; elle a l'air tout aussi bête
quand elle pense... » C'est la George Sand de
la trente-cinquième année, celle que nous
allons voir engagée dans l'aventure nouvelle
que nous avons à conter.
Balzac continue en nous donnant quelques
détails sur le genre de vie de la romancière :
c'est à peu près le même que le sien, à cette
différence près que Balzac se couche à six
heures du soir et se lève à minuit, et que
George Sand se couche à six heures du matin
et se lève à midi. Il ajoute ce trait sur l'état
de sa sensibilité : « La voilà dans une pro-
UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE 199
fonde retraite, condamnant à la fois le ma-
riage et l'amour, parce que dans l'un et l'autre
cas, elle n'a eu que déceptions. Son mâle
était rare, voilà tout. » Au cours de leur amicale
causerie, George Sand lui a donné le sujet d'un
roman qu'elle-même était un peu gênée pour
écrire : les Galériens ou les Amours forcés.
Ces Galériens de l'amour, c'étaient Liszt et la
comtesse d'Agoult, dans la compagnie de qui
nous avons trouvé George Sand à Chamonix,
à Paris, à Nohant. Il est de toute évidence
qu'elle ne pouvait écrire le roman elle-même.
Balzac l'écrivit. C'est celui qui figure dans
la Comédie humaine sous le titre de Béa-
trix . Béatrix est la comtesse d'Agoult —
cette inspiratrice ; Liszt s'appelle le compo-
siteur Conti. Si vous voulez vous faire quelque
idée des rapports qui existent entre eux, écou-
tez ces paroles qui, au retour d'une absence,
saluent le retour de Conti : « Tu ne connais
pas encore les épouvantables droits que laisse
à un homme sur une femme un amour éteint...
Le forçat est toujours sous la domination de
son compagnon de chaîne. Je suis perdue. Il
200 GEORGE S AND
faudra retourner au bagne. » Au surplus, on
ne peut se tromper au portrait» que Balzac
trace de Béatrix. Cette chevelure blonde qui
fait de la lumière, ce front qui paraît diaphane,
cette tête suave et douce, ce long cou d'un
dessin merveilleux et, par-dessus tout, cet air
de princesse, autant de traits auxquels nous
reconnaissons la « blonde Péri aux yeux
bleus ». Dans le même roman, non content de
faire figurer cet illustre couple, Balzac a intro-
duit d'autres contemporains : Claude Vignon,
celui qui s'est fait une certaine place dans la
littérature, quoiqu'il s'occupe de critique, et
enfin et surtout George Sand elle-même. C'est
elle qui, dans le roman, s'appelle Félicité des
Touches, ou, du pseudonyme dont elle signe
ses livres, Camille Maupin. « Camille est
artiste ; elle a du génie et mène une de ces
existences exceptionnelles que l'on ne saurait
juger comme les existences ordinaires. » On
lui demande comment elle fait ses livres :
« Mais comme vous faites vos ouvrages de
femme, du filet ou de la tapisserie. » Elle a
de l'esprit comme un ange et plus de cœur
UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE 20I
encore que de talent. Avec son regard d'une pro-
fonde fixité, sa peau brune et ses allures mascu-
lines, c'est la parfaite antithèse de la blonde Béa-
trix. Elle est sans cesse comparée à celle-ci et
elle lui est préférée. On voit tout de suite de
quel côté venaient les renseignements. . . et que
l'amitié des deux femmes s'était refroidie.
L'occasion de la brouille avait été l'engoue-
ment de George Sand pour Chopin, qu'elle
avait connu par l'intermédiaire de Liszt et de
M"'" d'Agoult. Le 28 mars 1837. de Nohant,
George Sand écrit à Liszt : « Dites à Chopin
que je le prie de vous accompagner, que Marie
ne peut pas vivre sans lui et que moi je
l'adore. » Le 5 avril, elle écrit à M"^ d'Agoult :
« Dites à Chopin que je l'idolâtre. » M™* d'A-
goult fit-elle la commission ? Ce qui est cer-
tain, c'est qu'elle répondit : « Chopin tousse
avec une grâce infinie. C'est l'homme irrésolu.
Il n'y a chez lui que la toux de permanente. »
N'est-ce pas bien féminin comme férocité ?
A l'époque où il entra dans l'existence de
George Sand, Chopin, compositeur et virtuose.
202 GEORGE SAND
favori des salons parisiens, était, dans toute
la beauté de l'expression, le pianiste à la mode.
Il avait vingt-sept ans, étant né en 1810. Le
succès — ce succès qui ne réussit nulle part
comme à Paris — allait à l'artiste d'abord,
dont le jeu délicat s'accommodait à merveille
aux dimensions et à l'atmosphère d'un salon ^
Il avouait à Liszt que la foule l'intimidait, qu'il
se sentait asphyxié par ces haleines précipi-
tées, paralysé par ces regards curieux. Et il
ajoutait : « Vous, vous y êtes destiné, car,
quand vous ne gagnez pas votre public, vous
avez de quoi l'assommer. » On fêtait aussi le
mondain. Frêle et maladif, il avait été de tout
temps choyé et couvé. Il avait grandi dans un
intérieur de famille uni, calme, dans un de ces
milieux modestes, où tous les détails de la vie
quotidienne sont relevés par une naturelle dis-
tinction de sentiments et par des habitudes de
piété. Le prince Radziwill s'était occupé de
son éducation. Il avait été accueilli de bonne
I. Sur Chopin j'ai consulté sa biographie par Liszt une étude
de M. Camille Bellaigue, et le volume de M. Elie Poirée paru
dans la Collection des musiciens célèbres (chez H. Laurens).
UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE 203
heure dans les cercles les plus aristocratiques,
et « les beautés les plus renommées avaient
souri à son adolescence ». Il avait été ainsi
doublement affiné par la vie du monde et par
de douces influences féminines. On sentait tout
de suite qu'on avait affaire à un homme bien
élevé. Cela se remarque, même chez les pia-
nistes. Il arrivait bien cravaté, g-anté de gfants
blancs — des gants à la Chopin — réservé,
l'air un peu penché. On le savait malade. On
lui connaissait une histoire ou une légende
d'amour malheureux. Il avait aimé là-bas une
jeune fille qu'on lui avait refusée. On le trou-
vait ressemblant à sa musique, dont la phrase
rêveuse et mélancolique semblait flotter autour
de ce front jeune et pâle. — Tel était le
charme de langueur qui se dégageait de
l'homme ainsi que de son œuvre et qui subti-
lement s'insinuait dans les cœurs.
Chopin ne se souciait guère d'entrer en rap-
ports avec Lélia. Il n'aimait pas les femmes-
auteurs. Et celle-ci lui faisait un peu peur.
Liszt, qui doit savoir à quoi s'en tenir, puis-
que c'est lui qui les présenta l'un à l'autre,
204 GEORGE SAND
écrit dans sa biographie de Chopin que l'artiste
sensitif, et aisément effarouché, redoutait cette
« femme au-dessus des autres femmes qui,
comme une prêtresse de Delphes, disait tant
de choses que les autres ne savaient pas dire.
Il évita, il retarda sa rencontre. M"" Sand
ignora... cette crainte de sylphe. » C'est elle
qui vint à lui. Il est aisé de voir par quoi il
lui avait plu. Ce fut d'abord par les mêmes rai-
sons qui le faisaient rechercher de toutes les
femmes, mais aussi par l'opposition de leurs
deux natures. Elle était toute en force, expan-
sive et exubérante. Il était discret, secret,
mystérieux ; il paraît que le caractère polonais
consiste à se prêter, sans jamais se donner ; et
un des amis de Chopin disait de lui : « Chopin
est plus Polonais que la Pologne. » Ce con-
traste même peut être une attirance. Ajoutez
que George Sand était très sensible aux séduc-
tions de la musique. Mais ce qu'elle vit sur-
tout en Chopin, ce fut le type de « l'artiste »
tel qu'elle le concevait, rêveur, perdu dans les
nuages, incapable de toute activité pratique,
« amant de l'impossible ». Et ce fut le malade.
UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE 205
N'était-ce pas elle qui, lors du départ de Mus-
set et après ces nuits atroces passées à son
chevet, lui écrivait de Venise : « Qui aurai-je
à soigner maintenant » ?
En Chopin, elle trouva qui soigner.
Vers le même temps, la santé de son fils
Maurice laissant à désirer, elle imagina d'em-
mener tout son monde à Majorque.
Oh ! la pitoyable expédition !
Cela ne commença pas mal. Cela ne com-
mence jamais tout à fait mal. On était parti
par Lyon, Avignon, Vaucluse, Nîmes. A Per-
pignan, arrive Chopin « frais comme une
rose ». « Notre navigation s'annonce sous les
plus heureux auspices. » De là, Barcelone et
Palma. De Palma, le 14 novembre 1838,
George Sand écrit une lettre enthousiaste :
« C'est la poésie, c'est la solitude, c'est tout ce
qu'il y a de plus artiste, de plus chiqué sous
le ciel. Et quel ciel, quel pays! nous sommes
dans le ravissement » '. Hélas ! le désenchan-
I. Voici une lettre inédite de George Sand à M"» Buloz ;
Ma chère Christine, Lundi ij.
Je suis à Palma depuis quatre jours seulement. Mon voyage a
206 GEORGE SAND
tement ne devait pas tarder. La première dif-
ficulté fut pour se loger, et la seconde pour se
meubler. Ni bois, ni linge. Il faut deux mois
pour confectionner une paire de pincettes et
été fort heureux mais assez long comme vous voyez et pénible
jusqu'à la sortie de France. J'ai pris vingt fois la plume (comme
on dit) pour terminer les cinq ou six pages qui, depuis six mois,
manquent à Spiridion . Ce n"est pas la chose la plus facile du
monde que de donner la conclusion de sa propre croyance reli-
gieuse, et je vous assure qu'en voyage c'est tout à" fait impossible.
Je me suis arrêtée dans vingt endroits avec la volonté de me
recueillir et d'écrire. Mais ces repos ont été les pires fatigues du
voyage. Les visites, les dîners, les promenades, les curiosités,
les ruines, la fontaine de Vaucluse, Reboul et les arènes de
Nîmes, les cathédrales à Barcelone, les dîners à bord sur les vais-
seaux de guerre, les théâtres italiens d'Espagne (quels théâtres
et quels Italiens !), les guitares, que sais-je, moi? Le clair de lune
à la mer et Palma surtout et Mallorque, la plus délicieuse rési-
dence du monde, voilà qui m'écartait terriblement de la philo-
sophie et de la théologie. Heureusement, j'ai rencontré ici de
superbes couvents en ruines avec des palmiers, des aloès et des
cactus, au milieu des mosaïques brisées et des cloîtres délabrés
et cela ma remise sur la voie de Spiridion, de sorte que, depuis
trois jours, j'ai une rage de travail, mais ju^u'à présent impos-
sible à satisfaire, car nous n'avons ni feu ni lieu. Pas d'auberge
à Palma, pas de maison à louer, pas de meubles à acheter. Quand
on arrive, on commence par acheter du terrain, après quoi on
fait bâtir, et puis on commande des meubles. Ensuite on obtient
du gouvernement la permission de demeurer quelque part, et
enfin au bout de cinq ou six ans, on commence à ouvrir sa malle
et à changer de chemise, en attendant qu'on ait obtenu de la
douane la permission de faire entrer des souliers et des mouchoirs
de poche. Voilà donc quatre jours seulement que nous allons de
porte en porte demander à ne pas coucher dehors et nous espérons
dans trois jours être installés, car un miracle s'est opéré en notre
faveur. Pour la première fois, de mémoire d'homme, à Mallorque,
une maison meublée s'est trouvée à louer, maison de campagne
charmante dans un désert délicieux...
UN CAS DE MATERNITE AMOUREUSE 207
700 francs de droits pour faire entrer un piano.
A grand'peine, nos naufragés trouvèrent-ils à
louer la maison de campagne du sieur Gomez,
appelée la « 31aison du vent ». Le vent, ce
n'était rien ; mais les pluies commencent. Cho-
pin ne peut supporter la chaleur et l'odeur des
braseros. Sa maladie augmente, Ce fut l'ori-
gine de la grande tribulation.
Il faut savoir qu'à cette époque l'Espagne
était le dernier pays où voyager avec un phti-
sique. Dans une magistrale conférence consa-
crée à la Lutte contre la tuberculose^ le pro-
fesseur Landouzy a montré que, depuis le
XVI* siècle, dans les contrées méditerranéennes,
en Espagne, aux Baléares, dans le royaume
de Naples, on croyait à la contagion de la
tuberculose, tandis que le reste de l'Europe
l'ignorait complètement. Des ordonnances
d'une extrême sévérité avaient été rendues,
édictant les mesures à prendre pour éviter la
propagation de la maladie. Le phtisique était
tenu pour une sorte de pestiféré. Chateau-
I. L. Landouzy. de l'Académie de médecine, la Lutte contre
la tuhetculose, i vol. ia-8° (L. Maréilieux).
208 GEORGE SAND
briand s'était heurté à cette épouvante popu-
laire, lors de son séjour à Rome avec M""^ de
Beaumont qui y mourut poitrinaire au début
de l'hiver de 1803. George Sand allait, à son
tour, en faire l'épreuve. Quand Chopin fut con-
vaincu de phtisie, « ce qui équivaut, dit-elle,
à la peste dans les préjugés contagionnistes de
la médecine espagnole », le sieùr Gomez les
mit tout bonnement à la porte.
Ils se réfugièrent dans la chartreuse de Val-
demosa où ils occupèrent une cellule.
Le site était merveilleux. Par une pente boi-
sée, on arrivait à une terrasse d'où on aperce-
vait la mer des deux côtés. « Nous sommes
plantés entre ciel et terre. Les nuages traver-
sent notre jardin sans se gêner, et les aigles
nous braillent sur la tète. » — Vous savez
qu'une cellule de chartreux se compose de trois
pièces : la pièce du milieu est destinée à la
lecture, à la prière et à la méditation ; des deux
autres pièces, l'une est la chambre à coucher,
l'autre l'atelier. Les trois pièces s'ouvrent sur
un jardin. Lecture, repos, travail manuel, c'est
la vie complète dans un espace restreint sans
UN CAS DE MATERNITE AMOUREUSE 209
doute, mais d'où la vue s'étend à l'infini et la
prière monte directement à Dieu. — Parmi les
bâtiments en ruines de l'énorme monastère,
subsistait un cloître où le vent poussait des
hurlements désespérés : on aurait juré le
décor de l'acte des nonnes dans Robert le
Diable. « Tout cela faisait bien de cette char-
treuse le séjour le plus romantique de cette
terre »'. Seulement, il fallait y vivre.
I. George S and écrit à M"" Buloz :
Mercredi,
Je pars pour la campagne où je suis installée avec maison
meublée et jardin dans un site magnifique pour 50 francs par
mois. J'ai en outre arrêté une cellule, c'est-à-dire trois pièces et
un jardin pour 35 francs par an dans la chartreuse de Valdemosa,
immense et magnifique couvent désert au milieu des montagnes.
Notre jardin est jonché d'oranges et de citrons, les arbres en
cassent. Nous avons des haies de cactus de vingt et trente pieds
de haut, la mer à une demi-lieue, un âne pour aller à la ville,
des chemins inaccessibles aux visiteurs, des cloîtres immenses et
de la plus belle architecture, une église charmante, un cimetière
avec un palmier et une croix de pierre comme celle du III» acte
de Robert le Diable, des parterres de buis taillé. Le tout habité
par nous seulement, une vieille femme pour nous servir et le
sacristain porte-clefs, intendant, majordome, maître Jacques en un
mot. J'espère que nous aurons des revenants. La porte de ma
cellule donne sur un cloître énorme et quand le vent pousse la
porte, on entend comipe une canonnade dans tout le couvent. Je
suis dans l'enchantement et je crois que j'habiterai la cellule plus
que la maison de campagne qui en est, du reste, éloignée de
deux lieues. Vous voyez que la solitude et la poésie ne me manque-
ront pas. Si je ne travaille pas bien, il faudra que je sois une
f... béte.
(Post-scriptum de la lettre précédemment citée.)
14
2IO GEORGE SAND
Pas moyen de se chauffer. Le poêle, espèce
de chaudron en fer, dégageait une odeur into-
lérable, et n'empêchait pas une telle humidité
de régner, que les habits moisissaient sur le
corps. Pas moyen de se nourrir. Une cuisine
indigeste, composée de cinq sortes de viandes,
à savoir : du cochon, du porc, du lard, du jam-
bon et du salé. Le tout accommodé à la graisse
— de porc, cela va sans dire — et à l'huile
rance. Mieux que cela. On refusa non seule-
ment de servir les infortunés voyageurs, mais
de leur vendre les denrées de première néces-
sité. Car ils avaient scandalisé la population
majorcaine. Tout Majorque s'indignait que
Solange, alors âgée de neuf ans, courût les
montagnes déguisée en homme. Ajoutez que
le dimanche, quand retentissait le cornet à
bouquin qui appelait les gens aux offices, les
étranges « chartreux » de Valdemosa ne bou-
geaient pas plus que des païens. On fit le vide
autour d'eux. Cependant Chopin souffrait du
froid, la cuisine lui donnait des nausées, i^
avait dans le cloître des terreurs folles. Il fal-
lut repartir en toute hâte. Notez que l'unique
UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE 2H
bateau à vapeur de Tîle servait à faire le trans-
port des cochons qui sont la richesse et l'hon-
neur de Majorque, et n'admettait les gens que
par surcroît. C'est en cette compagnie hurlante
et mal odorante que le malade fit la traversée.
Il arriva à Barcelone crachant le sang et se
traînant comme un spectre.
George Sand avait raison de dire que ce
voyage avait été un « fiasco épouvantable ».
Les résultats pour l'art et pour la littérature
furent à peu près nuls. George Sand acheva à
Valdemosa son roman de Spiridion déjà com-
mencé avant le départ pour l'Espagne . Elle
raconta son voyage dans le volume, Un hiver
à Majorque, où il y a de belles pages des-
criptives, et un âpre réquisitoire contre les
moines, auteurs de tous les maux de la cara-
vane Sand, car n'est-ce pas leur influence qui
a abruti et fanatisé les Majorquins ? — Quant
à Chopin, il n'était guère en état de profiter du
séjour, et le fait est qu'il n'en tira aucun parti.
Il appréciait médiocrement les beautés de la
nature, mais surtout celles de la nature major-
212 GEORGE SAND
caine. Il décrit ainsi dans une lettre à un ami
leur installation : « Entre les rochers et la mer,
dans une grande chartreuse abandonnée, en
une cellule dont les portes sont plus grandes
que les portes cochères à Paris, tu me vois sans
gants blancs, les cheveux sans frisure, pâle
comme d'habitude. Ma cellule a la forme d'une
bière de haute dimension... » Ce n'est pas le
ton de l'enthousiasme. A-t-il composé quoi que
ce soit à Valdemosa? Liszt nous le montre
improvisant son Prélude en si àéinol mineur
dans des conditions tout à fait dramatiques.
Un jour que George Sand et ses enfants
étaient partis en excursion, ils furent surpris
par l'orage. Chopin, resté à la chartreuse,
s'effraya du. danger qu'ils pouvaient courir,
tomba en pâmoison et, avant le retour de ses
compagnons, improvisa ce Prélude où il avait
mis toute sa terreur, toute sa nervosité mala-
dive... Seulement il paraît que c'est une
légende. Il n'y a dans l'œuvre de Chopin aucun
écho du séjour à Valdemosa.
Le déplorable voyage à Majorque va de
novembre 1838 à mars 1839 î l'intimité de
UN CAS DE 2»IATERNITE AMOUREUSE 213
George Sand et de Chopin devait durer encore
huit années.
L'été, Chopin venait s'installer à Nohant.
Eugène Delacroix, qui y fit un séjour, note
ainsi sa présence : « Par instants il vous arrive,
par la fenêtre ouverte sur le jardin, des bouf-
fées de la musique de Chopin qui travaille de
son côté. Cela se mêle au chant des rossignols
et à l'odeur des rosiers. » Chopin goûtait peu
Nohant. D'abord il n'aimait la campagne que
jusqu'à concurrence de quinze jours, ce qui
ressemble beaucoup à ne pas pouvoir la souf-
frir. Ensuite, ce qui achevait de lui rendre la
campagne haïssable, c'étaient les campagnards.
Hippolyte Chatiron était terrible après boire,
terrible d'effusions et de cordialité.
L'hiver, à Paris, on habita d'abord rue
Pigalle. George Sand y recevait Pierre Leroux,
Louis Blanc, Edgar Quinet, Etienne Arago,
etc. , etc. Chopin, très peu intellectuel, se sentait
mal à l'aise parmi ces littérateurs, ces réfor-
mateurs, ces péroreurs et ces discuteurs.
En 1842, on émigra square d'Orléans. Il
y avait là une sorte de cité où habitaient
214 GEORGE S AND
Alexandre Dumas, le caricaturiste Dantan, les
Viardot, Zimmermann, et la femme du consul
d'Espagne, M.™* Marliani, qui avait attiré tout
ce monde. On prenait les repas en commun.
C'était la vie de phalanstère '. Et Chopin avait
des goûts d'élégance !
Il faut dire que George Saàd le soigna
comme elle savait soigner, avec un admirable
dévouement. Mais si elle continuait à veiller
sur celui qu'elle appelait, avec une bonhomie
tant soit peu macabre, son « malade ordinaire »,
ou même « son cher cadavre », depuis long-
temps l'engouement n'y était plus. Le con-
traste de deux natures peut bien au début atti-
rer ; mais cela ne dure pas, et, le premier
enthousiasme passé, l'opposition a son effet
logique qui est de désunir. C'est l'avis que Liszt
exprime sous une forme un peu baroque, mais
qui ne manque pas d'énergie. Il signale tout
ce qu'il y avait « d'intolérablement incompa-
tible, de diamétralement contraire, de secrète-
ment antipathique entre deux natures qui
1. Voir dans 1» Correspondance la lettre 4" i» novembre 184a
h Ch. Duvernet.
UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE 215
paraissaient ne s'être compénétrées par une
attraction subite et factice, que pour employer
de longs efforts à se repousser avec toute la
force d'une inexprimable douleur et d'un véhé-
ment ennui. » Le caractère de Chopin, avec
les progrès de la maladie, s'était aigri, et, au
dire de George Sand, « Chopin fâché était
effrayant». Il ne manquait pas d'esprit et s'en-
tendait à persifler les gens qui ne lui plaisaient
pas. Ajoutez que Solange et Maurice avaient
grandi, ce qui rendait la situation un peu déli-
cate. Or Chopin avait la manie de se mêler
des affaires de la famille. Il y eut, un beau
jour, une querelle avec Maurice. D'autre part,
George Sand s'étant brouillée avec son gendre
Clésinger et sa fille Solange, Chopin prit leur
parti. Ce fut l'occasion de la rupture, la der-
nière goutte qui fait déborder la coupe... une
coupe d'amertume.
Voici un fragment inédit de là lettre que
George Sand adressait à Grzymala, en mai
1847 : « Il y a sept ans que je vis comme une
vierge avec lui... Si une femme sur la terre
devait lui inspirer la confiance la plus absolue,
2l6 GEORGE SAND
c'était moi, et il ne l'a jamais compris ; et je
sais que bien des gens m'accusent, les uns de
l'avoir épuisé par la violence de mes sens, les
autres de l'avoir désespéré par mes incar-
tades. Je crois que tu sais ce qu'il en est. Lui,
il se plaint à moi que je l'ai tué par la priva-
tion, tandis que j'avais la certitudç de le tuer
si j'agissais autrement » '. Est-il vrai que Cho-
pin, avait, à Nohant, pour maîtresse une fille
du village? N'insistons pas...
Je voudrais maintenant essayer de caracté-
riser la nature de cet épisode de la vie senti-
mentale de George Sand. Elle-même nous y
aidera. En bonne romantique, elle ne laissait
rien perdre de ce qui pouvait se convertir en
littérature. Donc elle a fait, avec un soin mi-
nutieux, l'analyse de son propre cas, dans un
de ses livres aujourd'hui le plus oubliés. L'an-
née 1847, q^i fut celle de la rupture, et avant
que la rupture n'eût été consommée, George
Sand publiait un roman intitulé Lucre^ia Flo-
1. Communiqué par M. S. Rocheblave.
UN CAS DE MATERNITE AMOUREUSE 217
riani, où elle a tracé, sous le nom du prince
Karol, un portrait de Chopin. Elle se défend
que ce soit un portrait, cela va sans dire. Mais
les contemporains ne s'y étaient pas trompés.
Liszt insère dans la biographie du maître plu-
sieurs passages de Lucre^ia Floriani. Ce
qui est décisif, c'est que Chopin s'y reconnut.
Et la preuve qu'il se reconnut, c'est qu'il se
fâcha.
A vrai dire, le portrait n'avait rien de fort
désobligeant. En voici quelques traits. « Doux,
sensible, exquis en toutes choses, il avait à
quinze ans toutes les grâces de l'adolescence
réunies à la gravité de l'âge mûr. Il resta
délicat de corps comme d'esprit. Mais cette ab-
sence de développement musculaire lui valut
de conserver une beauté charmante... C'était
quelque chose comme ces créatures idéales que
la poésie du moyen âge faisait servir à l'orne-
ment des temples chrétiens... Rien n'était
plus pur et plus exalté en même temps que ses
pensées... Toujours perdu dans ses rêveries,
il n'avait pas le sens de la réalité... » Voici
maintenant son exquise politesse, cette finesse
2l8 GEORGE SAND
et cette nervosité auxquelles il devait une
sorte de divination. Et comme il faut, pour
qu'un portrait soit vivant, que quelques défauts
accompagnent les qualités, on n'a oublié de
noter ni ce mystère, où se retranchait le prince
chaque fois que sa sensibilité était froissée, ni
cette humeur susceptible : « Il -avait prodi-
gieusement d'esprit ; c'était une finesse sub-
tile, moqueuse, point enjouée au fond, une
petite gaieté mignarde et persifleuse. » En
somme, et s'il est glorieux pour le prince
Karol de ressembler à Chopin, il restait fort
honorable pour Chopin d'être le modèle d'après
lequel avait été dessinée cette figure de neuras-
thénique très distingué.
Le prince Karol rencontre Lucrezia Floriani,
riche comédienne et même courtisane, de six
ans plus âgée que lui, presque sur le retour et
assagie. Elle a renoncé à l'amour; elle le croit
du moins. « Les quinze années de passion et
de tourments qu'elle venait de fournir lui sem-
blaient si lourdes et si cruelles, qu'elle se flat-
tait de les faire compter double par le Dispen-
sateur suprême de nos épreuves. » Car vous
UN CAS DE MATERNITE AMOUREUSE 219
ne doutiez pas qu'on n'allât mettre le bon Dieu
dans l'affaire. « Mais l'implacable destinée
n'était pas satisfaite .» A la première déclara-
tion de Karol, Lucrezia cède, en colorant tou-
tefois sa chute à ses propres yeux. Il y a biefi
dés façons d'aimer, et n'en est-ce pas une désin-
téressée, et noble et bienfaisante, que d'aimer
comme une mère ? « Je l'aimerai, dit-elle, en
couvrant d'un long et puissant baiser le front
pâle du jeune prince; mais ce sera comme sa
mère l'aimait, aussi ardemment, aussi cons-
tamment qu'elle, je le jure. Cette tendresse
maternelle, etc. » C'était, paraît-il, la manie
de Lucrezia Floriani de fourrer l'instinct ma-
ternel partout. Elle entreprit d'englober ses
propres enfants à elle et le prince Karol dans
une même tendresse. Par une thérapeutique
singulière et hardie, elle appelait ses enfants
autour du lit du prince. « Karol respirait plus à
l'aise lorsque les enfants étaient là et que
leur pure haleine, mêlée à celle de leur mère,
rendait l'air plus souple et plus suave à sa
poitrine ardente. » Je veux bien le croire.
C'est l'étude de cette situation qui fait le sujet
2 20 GtORGE SAND
même de Lucrepa Floriani. George Sand y
a apporté une clairvoyance, une pénétration,
un art merveilleux de se connaître soi-même.
Elle nous prévient que c'est « une histoire
triste et une vérité chagrine ». Il va sans
dire qu'elle s'y donne le beau rôle. Mais ce ne
peut être de cela que Chopin lui en voulut :
c'eût été pour un amant — deux fois chevale-
resque puisqu'il était polonais — bien peu élé-
gant. Ce qui nous importe, c'est que George
Sand ait noté, et avec une infinie précision, les
causes de la rupture : la jalousie de Karol qui
ne pouvait manquer de s'éveiller auprès d'une
femme dont le passé avait été si orageux, les
froissements que font à sa fine nature certains
compagnonnages vulgaires, l'irritation qui
grandit chez un malade au contact d'une santé
si robuste, enfin et surtout le voisinage et
j'allais dire la rivalité des enfants. Ces enfants
qu'il trouve toujours dans ses jambes, le
prince Karol arrive à les prendre en grippe.
Lucrezia sera amenée à choisir et à se pro-
noncer pour l'une ou l'autre de ces deux
sortes de maternité, la maternité selon la
UN CAS DE MATERNITE AMOUREUSE 221
nature et la maternité suivant la convention
amoureuse.
Telle est en effet entre George Sand et
Chopin, comme entre Lucrezia et le prince,
cette nuance spéciale de sentiment : la mater-
nité amoureuse. Elle est assez difficile à défi-
nir, comme tout ce qui est très complexe.
George Sand prétend que, si elle ne se défen-
dit pas d'admettre Chopin dans son intimité,
ce fut par devoir et à la manière d'un préser-
vatif, a Un devoir de plus dans ma vie déjà si
remplie et si accablée de fatigue me parut une
chance de plus pour l'austérité vers laquelle je
me sentais attirée avec une sorte d'enthousiasme
religieux » ^ Nous croyons qu'elle s'abuse.
Pour ne plus avoir d'amant, en prendre un,
c'est un moyen héroïque mais décevant. Il est
vrai toutefois qu'il y a dans cet amour autre
chose que l'attrait qui a pu la porter vers
Musset ou vers Michel. Notons d'ailleurs
qu'entre les diverses formes de notre sensibi-
lité, c'est un pur jeu d'établir ces divisions si
I. Histoire de ma vie.
222 GEORGE S AND
nettes, ces démarcations si absolues que nous
imaginons pour les besoins de la classifica-
tion. Entre des sentiments voisins, que le
langage distingue en les définissant, il peut y
avoir à la source quelque mélange et confusion.
N'est-ce pas Alfred de Vigny qui, dans Sain-
son, donne pour origine à l'amour, chez
l'homme même, le ressouvenir des' caresses de
la mère :
Il rôvera toujours à la chaleur du sein ?
Avouons encore qu'il ne faut pas appliquer
à l'amour les mêmes raisonnements, suivant
qu'il s'agit de l'amour chez l'homme ou chez la
femme. Il y a davantage, chez l'homme,
orgueil de la possession ; il y a chez la femme
plus de tendresse, plus de pitié, plus de cha-
rité. Tout cela nous mène à penser que la ma-
ternité amoureuse est non pas, comme on l'a
souvent dit, un sentiment contre nature, ou
une perversion du sentiment, mais plutôt un
sentiment où il se mêle encore trop d'instinct
et d'hérédité mal débrouillée. Mais c'est l'ob-
jet même de l'éducation du sentiment que d'y
UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE 223
discerner et d'en éliminer les éléments qui en
altèrent l'intégrité. Rousseau appelait M""* de
Warens : maman. C'est un homme qui a tou-
jours manqué de goût prodigieusement. George
Sand a transporté souvent dans ses romans cette
conception de l'amour que nous venons de la
voir mettre en pratique. Il nous est bien
impossible de n'y pas trouver, en dernière
analyse, quelque chose de trouble et de con-
fus qui nous choque.
Il reste à chercher quelle a été sur l'œuvre
de George Sand l'influence de cette intimité
avec quelques-uns des plus grands artistes de
son temps : A Liszt et à Chopin il faut ajou-
ter Delacroix, M.""^ Dorval, Pauline Viardot,
Nourrit, Lablache. Elle a connu par eux le
milieu artistique. Plusieurs de ses romans
seront des romans de la vie des artistes. Les
Maîtres Mosaïstes mettaient en scène la
rivalité de deux ateliers. La dernière Al dini^
est l'histoire d'un beau gondolier devenu ténor
et qui, pour ces deux raisons, tourne la tête
des patriciennes. La première partie de Con-
2 24 GEORGE SAND
suelo nous transporte dans les écoles de chant
et dans les théâtres de Venise au xviii'' siècle,
et nous présente des types observés sur le vif,
et si finement dessinés ! le comte Zustiniani,
le dilettante, riche protecteur des arts, le vieux
maître Porpora, pour qui son art est une sorte
de sacerdoce, la Corilla, la prima donna dépi-
tée de voir se lever une étoile nouvelle, Anzo-
leto, le ténor jaloux d'être moins applaudi
que son amie, et enfin et surtout Consuelo,
la bonne, la grande Consuelo, la cantatrice
géniale.
Les théâtres de Venise m'ont l'air de ressem-
bler beaucoup à ceux de Paris et autres lieux.
Voyez plutôt ce croquis de la vanité du comé-
dien. « Un homme peut-il être jaloux des avan-
tages d'une femme ? Un amant peut-il haïr le
succès de son amante ? Tu sauras qu'un
homme peut être jaloux des avantages d'une
femme, quand cet homme est un artiste vani-
teux et qu'un amant peut haïr les succès de
son amante, quand le théâtre est le milieu où
ils vivent. C'est qu'un comédien n'est pas un
homme, Consuelo; c'est une femme. Il ne vit
UN CAS DE MATERNITE AMOUREUSE 225
que de vanité maladive ; il ne songe qu'à sa-
tisfaire sa vanité : il ne travaille que pour s'e-
nivrer de vanité. La beauté d'une femme lui
fait du tort. Le talent d'une femme efface le
sien. Une femme est son rival, ou plutôt il est
le rival dune femme; il a toutes les petitesses,
tous les caprices, toutes les exigences, tous les
ridicules dune coquette. » Telle est la note
dans cette peinture des choses et des gens de
théâtre. Comment douter que ce ne soit la note
juste ?
Toutefois, et d'une manière générale, l'idée
que George Sand se fait de l'artiste est exacte-
ment celle que le romantisme avait accréditée.
Vous savez quel être à part, dispensé des règles
sociales et morales, quel « monstre » le roman-
tisme a fait de l'artiste. C'est un de ses dogmes
que les nécessités de l'art sont incompatibles avec
les conditions d'une vie rangée. Par définition,
un artiste ne peut être un bourgeois, puisqu'il
est précisément le contraire. Vous vous rappe-
lez la tirade de l'acteur Kean dans le drame du
bon Dumas intitulé si cocassement Kean ou
Désordre et Génie : « Il faut qu'un acteur
2 26 GEORGE S AND
connaisse toutes les passions pour les bien ex-
primer. Je les étudie sur moi-même... » Et il
ajoute : «Avoir de l'ordre c'est cela. Et le génie,
qu'est-ce qu'il deviendra, pendant que j'aurai
de l'ordre ? » C'est absurde. L'artiste n'est pas
celui qui a ressenti davantage, mais celui qui
est le mieux doué pour imaginer des états de
sensibilité et pour en réaliser l'expression.
Nous savons de reste que l'irrégularité de la
vie n'est ni l'origine ni la marque d'une extra-
ordinaire valeur d'esprit. Tous les éclopés de
la vie de bohème sont là pour prouver que, si
ce genre de vie ne saurait faire naître le
génie, en revanche il est très propre à para-
lyser le talent. Seulement combien il est com-
mode pour l'artiste — ou pour toute autre
variété de surhomme — de se persuader que
la morale ordinaire n'est pas faite pour lui !
Et le meilleur argument contre cette théo-
rie, ne serait-ce pas l'exemple nième de
George Sand? L'artiste chez elle fut émi-
nemment une bourgeoise régulière et labo-
rieuse.
L'art pour lequel George Sand a montré le
UN CAS DE MATERNITE AMOUREUSE 227
plus de goût, c'est la musique. Cela est digne
de remarque. Dans l'une de ses Lettres d'un ^^'"^
Voyageur^ elle célèbre Liszt aux orgues de
Fribourg attaquant le Dies irœ. Elle en con-
sacre une autre à louer Meyerbeer. En maints >*•'''
endroits, elle a analysé les différentes formes
de l'émotion musicale. Or, l'une des idées
chères au romantisme était celle de l'union
et de la fusion de tous les arts. Le littérateur
peut, et en quelque manière il doit, avec
des mots, produire les mêmes effets que
le peintre avec les couleurs et le statuaire
avec les lignes. Et on sait combien sculpteurs
ou peintres romantiques ont mis de littérature
dans leur art. Mais il est vrai que les écrivains
romantiques s'étaient montrés moins disposés
à faire à la musique le même accueil qu'aux
arts plastiques. Sans rappeler la boutade
attribuée à Théophile Gautier et d'après laquelle
la musique serait « le plus désagréable et le
plus cher de tous les bruits », ni Lamartine,
ni Hugo, ni aucun des grands écrivains de
cette période ne fut influencé par elle. Musset,
le premier, je crois, et peut-être par dandysme
2 28 GEORGE S AND
autant que par conviction, s'en montra pas-
sionné.
Fille de la douleur, Harmonie, Harmonie,
Langue que pour l'amour inventa le génie,
Qui nous viens d'Italie, et qui lui vins des cieux,
Douce langue du cœur, la seule où la pensée,
Cette vierge craintive et d'une ombre offensée.
Passe en gardant son voile et sans craindre les yeux,
Qui sait ce qu'un enfant peut entendre et peut dire
Dans tes soupirs divins nés de l'air qu'il respire,
Tristes comme son cœur et doux comme sa voix?
George Sand, d'accord avec lui, réclame
pour « le plus beau de tous les arts » l'honneur
de pouvoir peindre « toutes les nuances du sen-
timent et toutes les phases de la passion »...
« La musique peut tout exprimer. La descrip-
tion des scènes de la nature trouve en elle des
couleurs et des lignes idéales, qui ne sont ni
exactes, ni minutieuses, mais qui n'en sont
que plus vaguement et plus délicieusement
poétiques. » ^ Pénétrez de musique la littéra-
ture, vous aurez la phrase de George Sand, plus
lyrique et plus musicale que pittoresque, ou
I. Onzième Lettre d'un Vovagenr : à Giacomo Meyerbeer.
UN CAS DE MATERNITÉ AMOUREUSE 229
la Strophe doucement berceuse de Sully-Prud-
homme, ou l'imprécise mélodie de la chanson
verlainienne : « De la musique avant toute
chose... » Il serait absurde d'exagérer ici l'ac-
tion exercée par George Sand et de lui attri-
buer une importance qu'elle n'a pas eue sur
l'évolution poétique ; mais il n'est que juste de
remarquer que si la musique, longtemps sus-
pecte au goût net et bien portant des clas-
siques, ne cesse d'envahir la société d'aujour-
d'hui et de nous entrer davantage dans les
moelles, la prédilection de George Sand pour
l'art moderne entre tous , est encore un trait
par où elle est bien des nôtres, et par où ses
tendances sont marquées au coin de l'actualité.
PIERRE LEROUX
VII
LE RÊVE HUMANITAIRE
PIERRE LEROUX. — LES ROMANS SOCIALISTES
Nous avons vu jusqu'ici George Saiid mettre
dans son oeuvré ses souffrances et ses révoltes
de femme, ou ses rêves d'artiste. Mais l'écri-
vain du XIX® siècle ne borne pas ses ambitions
à cette tâche modeste. Il appartient à une cor-
poration qui a compté parmi ses membres
Voltaire et Rousseau. Les philosoplies du
XVIII® siècle ont déplacé l'objet de la littéra-
ture. D'un instrument d'analyse ils ont fait une
arme de combat, incomparable pour attaquer
les institutions et renverser les gouvernements'.
Le fait est que, depuis l'époque de la Restau-
ration, nous ne verrons presque pas un écri-
vain, du philosophe au vaudevilliste et du pro-
2 32 GEORGE SAND
fesseur au chansonnier, qui ne tienne à remplir
sur le chemin de l'humanité sa fonction de
flambeau. Les poètes feront des Révolutions,
pour donner un démenti à Platon qui les chas-
sait de sa République. Et comme Sophocle, à
Athènes, pour avoir fait une bonne tragédie,
fut nommé général, les romanciers, les dra-
maturges, les critiques et les faiseurs de
calembours se consacreront à la confection
des lois.
George Sand est trop de son temps pour se
tenir en dehors d'un tel mouvement. Nous
avons maintenant à l'envisager dans son rôle
social.
Aussi bien, ne pouvons-nous douter de quel
côté l'entraîneront ses sympathies. Elle a été
en lutte avec les institutions : elle ne doute pas
que les institutions n'eussent tort. Elle constate
qu'il y a beaucoup de souffrances de par le
monde : puisque la nature humaine est fonciè-
rement bonne, c'est donc que la société est mau-
vaise. Elle est romancière : elle considère que
les solutions les plus satisfaisantes sont celles
où il entre le plus d'imagination et de sensibi-
LE REVE HUMANITAIRE 233
lité et que la meilleure politique est celle qui
ressemble davantage à un roman.
Suivons-la donc, d'étape en étape, sur les
routes de l'utopie. A vrai dire, dans cette
grande fabrique de systèmes et dans ce ma-
gasin de panacées qu'était la France de Louis-
Philippe, il n'y avait qu'un embarras : celui
du choix.
Le premier en date des nouveaux évangiles
fut celui des saint-simoniens. Quand George
Sand arriva à Paris, le saint-simonisme y était
une des curiosités proposées à l'ébahissement
des provinciaux. Parodie de religion, il était
organisé en église avec un Père en deux per-
sonnes qui étaient Bazard et Enfantin. Le
culte se célébrait dans un bouis-bouis. Il y
avait un costume : pantalon blanc, gilet rouge
et tunique bleue. Les jours où le Père descen-
dait avec ses enfants des hauteurs de Ménil-
montant, je vous prie de croire qu'on ne s'ent
nuyait pas dans les rues. Toutefois il restai-
dans l'organisation saint-simonienne une impor-
tante lacune. Pour compléter le « couple sacer-
dotal », il eût fallu une femme qui fût venue
2 34 GEORGE S AND
prendre place auprès du Père. On demandait
une Mère à tous les échos ; on lui donnait
rendez-vous au plus prochain jour : on ne
voyait rien venir. Déjà Saint-Simon avait
essayé de « tenter « M"Me Staël. Il lui avait
dit : « Je suis un homme extraordinaire. Vous
êtes une femme non moins extraordinaire.
A nous deux, nous aurions un enfant encore
plus extraordinaire. » M""* de Staël ne se sou-
cia pas de collaborer à la confection de ce pro-
dige. Quand parurent les premiers romans de
George Sand, une grande espérance traversa le
monde saint-simonien. Voilà celle qu'on atten-
dait, la femme libre qui, ayant médité sur le sort
de ses « sœurs », formulerait la Déclaration des
droits et devoirs de la femme ! On dépêcha au-
près d'elle Adolphe Guéroult, rédacteur en chef
de l'Opinion nationale. Mais notre Berri-
chonne avait un fond solide de bon sens. Cette
fois encore, on attendit vainement la Mère : elle
ne vint pas. C'est alors qu'on eut l'idée d'aller la
chercher en Orient. Une mission s'organisa.
Ils étaient douze, vêtus de blanc, en signe du
vœu de chasteté, le bâton de pèlerin à la main.
LE RÊVE HUMANITAIRE 235
Ils mendiaient le long des routes et couchaient
quelquefois à la belle étoile, mais plus sou-
vent au poste... Toutefois, et quoiqu'elle ne
fût pas séduite par ce genre de maternité,
George Sand resta en rapports avec les saint-
sim-oniens. Elle assista à l'une de leurs réu-
nions à Ménilmontant. La Correspondance
imprimée contient une lettre qu'elle adresse à
la famille saint-simonienne de Paris. Le fait
est qu'elle en avait reçu, pour le i" jan-
vier 1836, un grand assortiment de cadeaux,
pas moins de cinquante-neuf articles, parmi
lesquels je relève : une boîte à robes, une
paire de bottes, un thermomètre, un porte-
mousqueton, un pantalon d'homme et un corset.
Le saint-simonisme fut universellement raillé.
Mais on a bien tort de croire que le ridicule tue
en France. Il est, au contraire, un excellent
moj^en de réclame, un puissant instrument de
propagande : c'est une force. Le saint-simo-
nisme est à l'origine de toutes les doctrines
humanitaires qui vont pulluler sur ses débris.
Un de ses dogmes essentiels est celui de la
diffusion de l'âme dans l'humanité et des
236 GEORGE SAND
renaissances successives; Enfantin disait :
« Je sens le vieux saint Paul qui vit en moi. »
Un autre est celui de la réhabilitation de la
chair. Le saint-simonisme proclame l'égalité
de l'homme et de la femme, celle de l'industrie
vis-à-vis de l'art et de la science, et la néces-
sité d'une répartition nouvelle des richesses
modifiant le régime de la propriété et augmen-
tant à l'infini les attributions de l'État, C'est en
somme la première des doctrines qui vont
rendre sa misère insupportable au prolétaire,
en lui proposant pour unique idéal la posses-
sion du bonheur ici-bas et prêtant à la con-
voitise du bien-être matériel l'apparence men-
songère d'une religion.
George Sand avait un point vulnérable : sa
générosité. En lui donnant à croire qu'elle tra-
vaillait pour le bien des déshérités, on l'eût
menée au bout du monde. On l'y mena en effet.
Entre autres grands esprits qui furent trou-
blés par le voisinage du saint-simoniSme,
faut-il s'étonner de voir Lamennais? Quand
George Sand le connut, il avait cinquante-trois
LE REVE HUMANITAIRE 237
ans ; il avait rompu avec Rome ; il était l'au-
teur apocalyptique des Paroles d'un croyant.
Il transportait dans sa foi révolutionnaire
toute l'ardeur de son âme aimante, créée pour
l'apostolat et à laquelle eût si bien convenu la
qualification de « cathédrale désaffectée ». Ce
fut Liszt qui, en 1835, lors du « procès
monstre », l'amena chez George Sand et le
fit consentir à monter jusqu'au « grenier » du
poète. Elle en trace ce portrait : « M. de
Lamennais, petit, maigre et souffreteux, n'avait
qu'un faible souffle de vie dans la poitrine ;
mais quel rayon dans sa tête ! Son nez était
trop proéminent pour sa petite taille et pour
sa figure étroite. Sans ce nez disproportionné,
son visage eût été beau... On l'amusait avec
un rien. Une niaiserie, un enfantillage le
faisait rire. Et comme il riait! »* Gaieté de
séminariste. M. Féli resta toujours et quand
même Vabbé de Lamennais. George Sand
l'admira passionnément. Elle prit son parti
contre quiconque l'attaquait, dans la troisième
I. Histoire de ma vie.
238 GEORGE SAND
Lettre d'un voyageur^ dans la Lettre à Ler-
minier^ dans l'article sur Amshasp ands et
Darvands. (C'est le titre d'un ouvrage de
Lamennais, ces mots baroques désignant les
génies du bien et du mal dans la mythologie
zoroastrienne. George Sand proposait de pro-
noncer Chenapans et Pédants.) Elle accepta,
elle qui avait horreur du journalisme, d'écrire
dans le journal de Lamennais, le Monde. « Il
est si bon et je l'aime tant, que je lui donnerai
autant de mon sang et de mon encre qu'il m'en
demandera. » ^ Elle ne lui donna pas de son
sang, et il n'accepta pas beaucoup de son encre.
Elle commença de publier au Monde les
fameuses Lettres à Marçie, dont nous avons
déjà parlé pour montrer que George Sand y
atténua singulièrement la primitive âpreté de
son féminisme, qui pourtant effarouchèrent
Lamennais, et qu'elle dut interrompre en cours
de publication. Le féminisme fut entre eux le
germe de dissidence. Lamennais disait : « Elle
ne pardonne pas à saint Paul d'avoir dit :
I. Correspondance : i, Jules Janin, 15 février 1837.
LE REVE HUMANITAIRE 23g
Femmes, obéissez à vos maris ! » Et tandis
qu'elle continuait à saluer en lui « un de nos
saints », le « père de notre Église nouvelle »,
lui se détachait d'elle et de son milieu, et s'ex-
primait sur son compte avec une sévérité et
une verdeur qu'il importe de noter au passage.
Les lettres de Lamennais au baron de Vi-
trolles contiennent de nombreuses allusions à
George Sand; elles sont des plus désobli-
geantes. Que dites -vous de ceci : « Je n'en-
tends plus parler de la Carlotta (M™* Marliani)
ni de George Sand, ni de M"" d'Agoult. Seu-
lement je sais qu'il y a bien des brouilleries
entre elles. Elles s'aiment comme ces deux
diables de Lesage, l'un desquels disait : « On
nous réconcilia, nous nous embrassâmes ;
depuis ce temps-là, nous sommes ennemis mor-
tels. » Ailleurs il rapporte un on-dit d'après
lequel George Sand, dans son roman d'Horace^
aurait placé un portrait aussi peu flatté que
possible de son amie, de sa bonne, sa tendre,
son excellente amie, ^Sl""" d'Agoult, VArabella
des Lettres d'un Voyageur. « Les portraits se
suivent, tous ressemblants, sans pourtant se
2 40 GEORGE SAND
ressembler. » Dans le même Horace^ un por-
trait de Mallefille, cher autrefois « pendant son
quartier » et abhorré maintenant. Il conclut :
« Ah! que je me trouve heureux d'être oublié
de ces gens-là ! Je ne crains pas, certes, leur
indifférence, je ne craindrais que leur empres-
sement... Vous direz ce que vous voudrez, mon
bon ami : ce monde-là ne me tente pas du tout.
Futilité, méchanceté dissoutes dans beaucoup
d'ennui, en somme mauvaise drogue. » Et il
raille, en des termes qu'il est assez difficile
de citer, l'enthousiasme de caillettes d'une
Marliani, même d'une George Sand, pour les
théories de Pierre Leroux, auxquelles elles ne
comprennent ni a ni b, mais qui tout de même
les chatouillent agréablement. Si Lamennais
est le maître, en vérité George Sand ne fut pas
le disciple préféré.
A l'enseignement de ce maître elle dut
d'abord de préciser ses idées sur le catholi-
cisme — ou contre lui. Elle en est l'adversaire
décidée, parce que l'Eglise a étouffé l'esprit de
liberté, qu'elle a jeté un voile mensonger sur
la parole du Christ et qu'elle est l'obstacle au
LE RÊVE HUMANITAIRE 24 1
règne de la sainte égalité. Surtout ce qu'elle
doit à Lamennais c'est une autre leçon, d'un
tout autre caractère. Lamennais est, au XIX* siè-
cle, celui qui a livré le plus beau combat à l'in-
dividualisme, au « scandale de l'adoration de
l'homme par l'homme »^ Sous son influence,
George Sand se détache du point de vue per-
sonnel, cesse de tout rapporter à soi-même, et
découvre l'importance de la vie des autres. C'est,
si vous voulez bien y faire attention, une phase
nouvelle qui commence dans l'histoire de ses
idées. Lamennais est à l'origine de cette trans-
formation, encore qu'elle se personnifie dans un
autre, et que cet autre s'appelle Pierre Leroux.
Étrange mystère, entre tant d'autres, que
celui de la prise de possession d'un esprit par
un autre esprit ! De grandes intelligences que
nous avons approchées n'ont mis sur nous
aucune empreinte ; d'autres, médiocres, infé-
rieures peut-être à la nôtre, nous ont gouvernés.
Ce Pierre Leroux, auprès d'un Lamennais,
I. Cf. Brunbtiére, Evolution de la poésie lyrique, I, p. 310.
16
242 GEORGE S AND
quel chétif personnage ! Il avait été composi-
teur d'imprimerie, avant de fonder le Globe
qui devait entre ses mains devenir un organe
saint-simonien. Semi-bourgeois, semi-ouvrier,
il était mal bâti, lourd, pliant sous le poids
d'une chevelure énorme qui appelait le crayon
du caricaturiste, timide et gauche.>Il paraissait
tout de même dans les salons, pour y jouer un
personnage ridicule : « Il faut que vous sachiez,
écrit Béranger à la date du 20 janvier 1840, que
notre métaphysicien s'est fait un entourage de
femmes, à la tête desquelles sont M""*^ Sand
et Marliani, et que c'est dans des salons dorés,
à la clarté des lustres, qu'il expose ses prin-
cipes religieux et ses bottes crottées. » George
Sand en plaisantait, à l'occasion. Par exemple,
dans une lettre à M'"*= d'Agoult : « Il est très
drôle quand il raconte son apparition dans votre
salon de la rue Laffitte. Il dit : « J'étais tout
crotté, tout honteux. Je me cachais dans un coin.
Cette dame est venue à moi et m'a parlé avec
une bonté incroyable. Elle était bien belle ^ »
I. Correspondance : à M"» d'Agoult, 16 octobre 1837.
LE REVE HUMANITAIRE 243
Décidément deux traits frappaient dans son
extérieur : sa malpropreté et son air queue-
rouge. Sa pensée, obscure par elle-même,
s'exprimait dans une forme qui l'obscurcissait
encore. On a dit spirituellement qu'à force de
creuser ses idées il s'y enfouissait ^ Plus tard,
dans les assemblées, il fut célèbre pour l'am-
phigouri de ses harangues interminables et
inintelligibles.
Et pourtant les fumées de ce cerveau fu-
rent pour George Sand, qui n'était point une
sotte , la colonne lumineuse en marche de-
vant elle. Cette philosophie de brouillard lui
parut claire comme le jour, parla à son
cœur en même temps qu'à son esprit, résolut
ses doutes, lui procura le calme, la force, la
foi, l'espérance et l'amour patient et persévé-
rant de l'humanité. Ainsi vont les choses.
Apparemment, avec cette faculté merveilleuse
qu'elle avait de toujours idéaliser, elle s'était
fabriqué un Pierre Leroux à son usage et plus
beau que nature. Il était besogneux, et la pau-
I. P. Thureau-Dajjgin, Histoire de la monarchie de Juillet.
244 GEORGE S AND
vreté sied à l'homme de pensée. Il était embar-
rassé de sa personne, et le spéculatif, quand il
redescend de la région des idées sur notre terre,
ne s'y dirige qu'à tâtons. Il était nuageux, et
elle se souvenait de la définition de Voltaire
que, lorsque celui qui parle ne se comprend
pas lui-même, c'est de la métaphysique. Si
Chopin avait pour elle personnifié l'artiste,
Pierre Leroux, hirsute et abscons, embrous-
saillé dans ses propos comme dans sa cheve-
lure, figure à ses yeux dociles : le philosophe.
Elle salua en lui le chef et le maître. Tu
duc a e tu maestro.
Elle écrit, le 14 février 1844, ces lignes ex-
traordinaires : « Il faut bien que je vous le dise.
George Sand n'est qu'un pâle reflet de Pierre
Leroux, un disciple fanatique du même idéal,
mais un disciple muet et ravi devant sa parole,
toujours prêt à jeter au feu toutes ses œuvres
pour écrire, parler, penser, prier et agir sous
son inspiration. Je ne suis que le vulgarisa-
teur à la plume diligente et au cœur impres-
sionnable, qui cherche à traduire dans des ro-
mans la philosophie du maître. » Ce que ces
LE REVE HUMANITAIRE 245
lignes ont encore de plus extraordinaire, c'est
qu'elles sont littéralement exactes. Tout le
secret de la production de George Sand pen-
dant dix ans est là. Avec Pierre Leroux et
Louis Viardot, elle va fonder une Revue, la
Revue indépendante, où elle insérera non seu-
lement des romans, à commencer par Horace
refusé par Buloz, mais des articles de propa-
gande philosophico-sociale. Il y a mieux. C'est
la romancière elle-même qui prend le mot
d'ordre chez le sociologue. Comme Mascarille
mettait toute l'histoire romaine en madrigaux,
elle met en romans la philosophie de Pierre
Leroux.
Qu'est-ce donc qu'elle a vu dans Pierre Le-
roux ? Et auxquelles de ses idées s'est-elle atta-
chée de préférence ?
Une des idées chères à Leroux était celle de
l'immortalité, mais d'une immortalité qui n'a
guère de rapports avec celle du christianisme.
S'il nous fait revivre après notre mort, ce
n'est pas dans un autre monde , c'est dans
Ihumanité. La métempsycose, à cette époque,
était à la mode. Jean Reynaud, Lamennais
246 GEORGE S AND
faisaient voyager les âmes d'astres en astres :
Pierre Leroux admet la métempsycose sur la
terre. « Nous sommes, disait-il, non seulement
les fils et la postérité de ceux qui ont déjà vécu,
mais au fond et réellement les générations an-
térieures elles-mêmes. » Nous avons parcouru
des existences antérieures dont nous n'avons
pas conservé la mémoire, mais dont il se peut
qu'il nous revienne des réminiscences frag-
mentaires.
Cette idée avait dû vivement impressionner
George Sand. Elle lui inspire les Sept cordes
de la lyre, Spiridion, Consuelo, la Com-
tesse de Rudolstadt, tout le cycle des romans
philosophiques.
Les Sept cordes de la lyre sont un poème
dramatique pastiché de Faust. Maître Albertus
est le vieux docteur conversant avec Méphis-
tophélès. Il a une pupille, Hélène, et une lyre.
Un esprit réside dans cette lyre. Vainement le
peintre, le maestro, le poète, le critique essaient
d'en faire vibrer les cordes : elle reste muette.
Au contraire, Hélène, sans même y poser les
mains, en tire une harmonie magnifique.
LE RÊVE HUMANITAIRE 247
D'ailleurs, elle est folle. Etc. Comprenez-vous?
Moi non plus. Albertus lui-même, à un certain
moment, déclare : « Tout ceci a un sens poé-
tique d'un ordre assez élevé peut-être, mais
pour moi excessivement vague. » Je suis tout à
fait de l'avis d'Albertus. Et je pourrais, comme
un autre, avec un peu de travail, vous donner
de ce logogriphe une interprétation qui aurait
Tair de quelque chose. J'aime mieux vous dire
que je n'y vois goutte. L'auteur n'y a peut-être
pas vu beaucoup plus clair. C'est de la méta-
physique.
Notez pourtant ce tableau où Hélène, por-
tant la lyre magique, grimpe, au risque de se
tuer, jusqu'à la flèche du clocher et tient de là
des discours inspirés. Cela ne vous fait-il pas
songer à Solness le constructeur, au haut de sa
tour ? Aussi bien que Tolstoï, Ibsen a lu George
Sand et s'en est souvenu.
Spiridion nous introduit dans un étrange
couvent où l'on voit les portraits détachés de
leur cadre errer à travers les cloîtres, et où le
fondateur Hébronius revit dans la personne du
père Alexis qui n'est autre que Leroux.
248 GEORGE SAND
Mêmes imaginations dans Consuelo. Je vous
ai déjà parlé de la première partie du roman,
celle qui se passe à Venise dans les écoles de
musique et dans les théâtres de chant. Qui eût cru
que la charmante diva, l'élève du Porpora, fût
réservée à de si étranges aventures ? Elle arrive
en Bohème, au château de Rudolstadt, où on a
soin de l'avertir qu'il se passe des choses peu
communes. Le comte Albert de Rudolstadt est
sujet à des crises nerveuses, à des léthargies :
il disparaît du château et y reparaît, sans qu'on
sache pourquoi ni comment. Il croit avoir été
Jean Ziska. Et probablement il l'a été. Il a
assisté à des événements qui se sont passés il
y a trois cents ans et dont il fait des récits de
témoin. Consuelo découvre la retraite d'Albert :
c'est une caverne creusée dans la montagne
prochaine et qui communique par un puits avec
son appartement. Le château de Rudolstadt est
bâti sur le même plan architectural que les
châteaux d'Anne RadclifFe. Après avoir passé
quelque temps dans ce milieu halluciné et hal-
lucinant, Consuelo se remet en route, rencontre
Haydn, traverse avec lui le Bœhmer Wald,
LE REVE HUMANITAIRE 249
arrive à Vienne où elle est présentée à Marie-
Thérèse et engagée au théâtre impérial. Ce-
pendant elle est rappelée au château de Ru-
dolstadt, pour y recevoir le dernier soupir
d'Albert qui l'épouse in extremis, non sans lui
avoir tenu ce discours : « Je vais te quitter
pour un peu de temps. Et puis je reviendrai
sur la terre par la manifestation d'une nou-
velle naissance. » Lui aussi, il a lu Pierre Le-
roux. Est-ce de cela qu'il est tombé malade?
Un roman d'aventures du genre de Gil
Blas, de la Vie de Marianne et de Wilhehn
Meister, un roman historique où passent
Joseph Haydn et Marie -Thérèse et le ba-
ron de Trenk, mais aussi toute l'histoire des
Hussites, un conte fantastique agrémenté de
digressions sur la musique et les chants popu-
laires, et où reviennent avec une insistance
d'idée fixe les divagations de la métempsycose
terrestre — tel est ce récit disparate, touffu,
baroque, sillonné de lueurs, semé de beautés et
dont la lecture irritante vous laisse courbaturé
et inquiet.
Consuelo reparaîtra dans un autre roman...
2 50 GEORGE S AND
A cette époque, il ne suffisait pas qu'un roman
eût plusieurs volumes ; on voulait encore qu'il
eût une suite, comme Vingt ans après faisait
suite aux Trois Mousquetaires, et le Vicomte
de Bragelonne faisait suite à cette suite. Nos
grands-parents avaient un pouvoir de s'ennuyer
qui fait honte à notre frivolité... C'est ainsi
que la Comtesse de Rudolstadt fera suite à
Consuelo. Entre temps, Pierre Leroux avait
mis George Sand aux études sur la franc-ma-
çonnerie : elle s'y déclarait, en 1843, plongée
(( comme dans un abîme de folies et d'incerti-
tudes, » et en train d'y « barboter » avec courage.
« Je suis dans la franc -maçonnerie jusqu'aux
oreilles; je ne sors pas du Kaddosh, du Rose-
Croix et du Sublime Écossais. Il en est résulté
un roman des plus mystérieux. » Ce roman
mystérieux, c'est la Comtesse de Rudolstadt .
Donc Consuelo qui, par son mariage avec
Albert, est devenue comtesse de Rudolstadt,
continue son tour d'Europe. Elle est mainte-
nant à Berlin, à la cour de Frédéric II. Et voici
Voltaire, La Mettrie et les soupers de Sans-
Souci, et Cagliostro et Saint-Germain et les
\
LE RÊVE HUMANITAIRE 25 1
sciences occultes. Frédéric II fait jeter Con-
suelo en prison, sans qu'on sache du tout pour-
quoi, si ce n'est que, pour pouvoir s'évader, il
est nécessaire d'avoir au préalable été enfer-
mée. De mystérieux sauveteurs se sont inté-
ressés à Consuelo et l'ont transportée dans une
demeure étrange où vont commencer pour elle
les étonnements, sorte de palais des Illusions.
D'une pièce obscure elle se trouve soudain
transportée dans une salle éblouissante de lu-
mières. « Au fond de cette pièce, dont l'aspect
et le luminaire étaient vraiment sinistres, elle
distingua sept personnages enveloppés de
manteaux rouges et la face couverte de masques
d'un blanc livide qui les faisaient ressembler
à des cadavres. Ils étaient assis derrière une
longue table de marbre noir. En avant de la
table et sur un gradin plus bas, un huitième
spectre, vêtu de noir et masqué de blanc, était
également assis. De chaque côté des murailles
latérales, une vingtaine d'hommes à manteaux
et à masques noirs étaient rangés dans un pro-
fond silence. Consuelo se retourna et vit der-
rière elle d'autres fantômes noirs. A chaque
252 GEORGE S AND
porte, il y en avait deux debout, une large
épée brillante à la main » *.
Où sommes-nous? Chez le diable ou à l'Am-
bigu? Non, mais dans une société secrète : les
Invisibles. Consuelo passera par tous les de-
grés de l'initiation : elle vêtira la robe de
mariée et la robe de veuve. Elle subira toute
la série des épreuves, et verra défiler tout l'at-
tirail des cercueils, draps mortuaires, spectres
et simulacres de tortures... Le récit de ces
cérémonies occupe à peu près tout le roman.
Le but de George Sand a été de mettre en scène
le mouvement de sociétés secrètes si intense au
XVIII* siècle et qui, dirigé à la fois contre le pou-
voir monarchique et contre l'Eglise, a contri-
bué à préparer la Révolution, et lui a donné
tout à la fois ce caractère international et cette
allure mystique, qui sans cela seraient à peu
près incompréhensibles.
Telle est, de Spiridion à la Comtesse de
Rudolstadt, cette série de romans fantasti-
ques avec revenants, souterrains, cachettes,
I. La Comtesse de Rudolstadt.
LE REVE HUMANITAIRE 253
hallucinations, apparitions. Le malheur est
qu'on ne sait plus bien aujourd'hui à quelle
catégorie de lecteurs ils s'adressent. Car pour
ce qui est de nous autres, les grandes per-
sonnes, la moindre parcelle de vérité ferait
beaucoup mieux notre affaire. Mais pour ce
qui est de nos enfants, Monte-Cristo leur
plaît bien plus que Consuelo, et ils préfèrent
à Spiridion le Petit Poucet. Seulement, à
l'époque où ils parurent, etquoiqueBuloz regim-
bât à toute cette philosophie, ces romans étaient
tout à fait au goût du jour. La manie du fan-
tastique s'était emparée de personnes graves
et avait brouillé d'honnêtes cervelles. Ballan-
che écrivait la Palingénésie et Edgard Quinet
Ahasvérus. On se mouvait à travers les âges,
on parcourait l'immensité des siècles, comme
si Wells eût déjà inventé sa Machine à explo-
rer le temps. Dans un pays d'esprit net, d'in-
telligence positive , comme le nôtre , cela
surprend. C'était le résultat d'infiltrations
venues de l'étranger. Nul doute qu'il n'y eût
alors quelque chose de malade dans l'âme de
chez nous.
254 GEORGE S AND
Et il y avait quelque chose de pourri dans
le royaume de France. On le vit bien à cette
fièvre de doctrines socialistes qui fit explosion
aux environs de l'année 1840. Que préférez-
vous ? Le Phalanstère de Fourier, la Pha-
lange de Considérant ou VIcarie de Cabet,
dont le fameux Voyage paraît cette année-là
même? A quelque sauce que ce soit, vous
serez mangés, et mangés par l'État. L'État
loge, habille, réglemente, tyrannise. C'est
l'État patron, l'État fournisseur, l'État nour-
risseur, un rêve de félicité! Buonarotti, ancien
complice de Babeuf, prêche le communisme.
Louis Blanc publie son Organisation du
travail, où il fait appel à la révolution poli-
tique, avant-goût de la révolution sociale.
Proudhon publie son Mémoire sur la pro-
priété^ où se trouve la phrase fameuse : « la
propriété c'est le vol ». Il s'y déclare anar-
chiste, et le fait est que l'anarchie est déjà par-
tout. Un mal nouveau vient d'apparaître sou-
dain, et, par une ironie cruelle, il est la consé-
quence logique de ce développement industriel
dont le siècle est si fier : toute cette richesse
LE RÊVE HUMANITAIRE 255
a eu pour résultat de créer une forme nouvelle
de la misère, plus âpre que l'ancienne, envieuse,
jalouse, qui met au cœur un ferment de haine
et une ardeur de destruction.
C'est encore Pierre Leroux qui amena George
Sand au socialisme. Aussi bien, elle y allait
d'elle-même. Depuis longtemps, elle avait
élevé dans son cœur un autel à cette entité, le
Peuple, qu'elle parait de toutes les vertus.
Au peuple appartient l'avenir, tout l'avenir,
et d'abord celui de la littérature.
La poésie est un peu fatiguée. Pour la rajeu-
nir, comptons sur les poètes prolétaires ! Juste-
ment il venait d'en surgir un. Charles Poney,
de Toulon, ouvrier maçon, publie en 1842 un
volume de vers : Marines. George Sand
l'adopte : il est la démonstration de sa théorie,
l'exemple qui illustre son rêve. Elle le félicite,
elle l'encourage. Elle lui déclare sans bargui-
gner : «Vous êtes un grand poète. » Elle l'an-
nonce à ses amis : « Avez-vous lu Baruch ?
Avez-vous, lu Poney, poète maçon de vingt
ans ? » Elle leur signale le livre de Poney,
elle en souligne les beautés, elle demande un
256 GEORGE S AND
peu de réclame. A titre d'ami de George Sand,
je me suis procuré les Marines de Charles
Poney et je suis allé aux endroits signalés à
mon admiration. C'est d'abord la Méditation
sur les toits. Le poète est retenu sur les toits
par quelque ouvrage de maçonnerie. Il mé-
dite :
Le travail me retient bien tard sur ces toitures...
Et il songe à ce qu'on trouverait si, comme
l'Asmodée du Diable boiteux, on enlevait ces
toits pour apercevoir ce qui se passe dans les
appartements. Hélas ! ce n'est pas partout la
concorde de l'âge d'or.
Que de fois contemplant cet amas de maisons
Qu'étreignent nos remparts couronnés de gazons
Et ces faubourgs naissants que la ville trop pleine
Pour ses enfants nouveaux élève dans la plaine.
Immobiles troupeaux où notre clocher gris
Semble un pâtre au milieu de ses blanches brebis,
J'ai pensé que, malgré notre angoisse et nos peines,
Sous ces toits paternels il existait des haines,
Et que des murs plus forts que ces murs mitoyens
Séparent ici-bas les cœurs des citoyens.
Donc, appel à la concorde. Frères, rallions^
nous, etc.
LE RÊVE HUMANITAIRE 257
L'intention est bonne et surtout, pour aller
avec citoyens, il me paraît que murs mitoyens
est une rime riche, imprévue et tout à fait
digne d'un homme de la partie.
Autre pièce très admirée de George Sand ;
le Forçat.
Regardez le forçat sur la poutre équarrie
Poser son sein hàlé que le remords carie...
En vérité, quand Banville se vantera d'in-
venter la rime calembour, il ne sera qu'un
plagiaire de Charles Poney !
Autre pièce : V Hiver (Aux Riches) . Le poète
constate avec chagrin que l'hiver
... qui remplit les salons, les théâtres,
Remplit aussi la Morgue et les amphithéâtres.
Il craint que le peuple ne vienne à se fâcher ;
c'est pourquoi il donne aux heureux du monde
ce conseil :
Riches, à vos plaisirs faites participer
L'homme que les malheurs s'acharnent à frapper.
Oh ! faites travailler le père de famille,
Pour qu'il puisse abriter la pudeur de sa fille,
17
258 GEORGE S AND
Pour qu'aux petits enfants maigris par les douleurs
Il rapporte, le soir, du pain et non des pleurs,
Afin que son épouse, au désespoir en proie.
Se ranime à sa vue et l'embrasse avec joie.
Afin qu'à l'Éternel, à l'heure de sa mort,
Vous n'offriez pas un cœur carié de remords.
Si l'expression laisse à désirer, le mouve-
ment ne manque certes pas d'éloquence. Mais
est-ce qu'il ne vous souvient pas d'avoir déjà
lu ailleurs quelque chose dans ce genre-là ?
Un autre poète, quoiqu'il ne fût pas maçon,
avait déjà posé la question aux riches :
Dans vos fêtes d'hiver, riches, heureux du monde.
Quand le bal tournoyant de ses feux vous inonde...
Songez-vous qu'il est là, sous le givre et la neige,
Ce père sans travail que la famine assiège ?
Il leur conseillait de pratiquer l'aumône, sœur
de la prière. Donnez, leur disait-il,
Donnez afin qu'un jour, à votre heure dernière,
Contre tous vos péchés vous ayez la prière
D'un mendiant puissant au ciel.
Certes , on ne demandait pas à Poney d'être
Victor Hugo; mais puisque nous avions les vers
de Victor Hugo, quelle utilité qu'ils fussent
LE REVE HUMANITAIRE 259
refaits par Poney ? Pour ma part, si je vous
ai rappelé quelques-uns des beaux vers des
Feuilles d'automne^ c'est que j'éprouvais un
impérieux besoin de nous débarbouiller de
toutes ces platitudes.
Poney n'était pas alors le seul poète ouvrier.
Les autres corps de métier donnaient aussi.
La première pièce de Marines est adressée à
Durand, poète menuisier, qui se déclare
Enfant de la forêt qui ceint Fontainebleau.
Celui-là manie la varlope et la lyre, comme
Poney accorde la lyre et la truelle.
Mais la poésie ouvrière ménage à ses admi-
rateurs bien des déceptions. Vainement George
Sand conseille à Ponc}^ de traiter en vers des
choses de son état. «Ne mettez donc pas l'habit
de tout le monde, mais paraissez dans la litté-
rature avec ce plâtre aux mains qui vous dis-
tingue et qui nous intéresse. » Fier de son
succès auprès des dames de Paris, Poney brû-
lait de se laver les mains, de passer un habit
et d'aller dans le monde. Vainement Georofe
Sand adjure Ponc}'' d'être le poète de l'huma-
200 GEORGE SAND
nité. et lui expose le dogme de l'impersonnalité
en fort beaux termes dont plus d'un poète
bourgeois pourrait faire son profit. « Un indi-
vidu qui se pose en poète, en artiste pur, en
Olympio, comme la plupart de nos grands
hommes bourgeois et aristocrates, nous fatigue
bien vite de sa personnalité... Les hommes ne
s'intéressent à un homme qu'autant que cet
homme s'intéresse à l'humanité. » Mais quoi!
Poney grillait de traiter des sujets plus gais
et — Peuple, voile ta face ! — légèrement
libertins. Sa «mère» en littérature l'en gour-
mande. «Vous adressez à Juatia V Espagnole
et à diverses autres beautés fantastiques des
vers que je n'approuve pas. Êtes- vous un poète
bourgeois ou un poète prolétaire ? Si vous êtes
le premier des deux, vous pouvez chanter
toutes les voluptés et toutes les sirènes de
l'univers, sans en avoir jamais connu une
seule. Vous pouvez souper, en vers, avec les
plus délicieuses houris, ou avec les plus gran-
des gourgandines, sans quitter le coin de votre
feu et sans voir d'autres be autés que le nez de
votre portier. Ces messieurs font ainsi et n'en
LE RÊVE HUMANITAIRE 26 1
riment que mieux. Mais si vous êtes un enfant
du peuple et le poète du peuple, vous ne devez
pas quitter le chaste sein de Désirée pour courir
après des bayadères et chanter leurs bras volup-
tueux * ». Espérons que Poney est rentré dans
le chaste sein de Désirée ! Et pourquoi ne
lirait-il pas à la jeune femme les ouvrages de
Pierre Leroux? Il faut un peu de gaieté dans
la vie... Nous n'avons dans la Correspon-
dance imprimée de George Sand que quel-
ques lettres adressées à Charles Poney. Elles
sont de haut goût. Mais il existe une corres-
pondance volumineuse que M. Rocheblave
s'occupe de publier. Ce sera un régal. La
vérité qu'elle achèvera, sans doute, de mettre
en pleine lumière, c'est qu'il y avait chez l'illus-
tre romancière un fond d'immense candeur.
Je ne crois pas que rœu\Te des poètes
ou\Tiers ait beaucoup enrichi la poésie fran-
çaise. Par bonheur, la sympathie de George
Sand pour le peuple s'est traduite d'une autre
I. Voir dans la Correspondance les lettres adressées à Ch. Poney.
2(i2 GEORGE S AND
manière, et qui est cette fois singulièrement
intéressante. Elle consiste non plus à faire
écrire des livres par les gens du peuple, mais
à mettre les gens du peuple dans les livres.
C'est le projet que George Sand annonce dans
la préface du Compagnon du Tour de
France : « Il y aurait toute une littérature
nouvelle à créer avec les véritables mœurs
populaires si peu connues des autres classes..»
Le Contpagiion du Tour de France est le
premier essai de cette littérature populaire.
George Sand s'était « documentée », comme
on dira plus tard, documentée comme Zola
ou comme Alphonse Daudet, dans un petit
livre qui l'avait beaucoup frappée. Ce livre,
intitulé le Livre du conipagnoimage^ avait
pour auteur Agricol Perdiguier, dit Avignon-
nais-la-Vertu, compagnon menuisier.
Agricol Perdiguier nous apprend que les
Compagnons se divisent en trois grandes caté-
gories qui sont les Gavots, les Dévorants et
les Drilles, ou si vous préférez, les Enfants de
Salomon, les Enfants de maître Jacques et les
Enfants du père Soubise. — Il nous renseigne
LE RÊVE HUMANITAIRE 263
sur les rites du compagnonnage. Si deux
compagnons se rencontrent, ils se topent.
« Tope. — Tope. — Quelle vocation ? — Char-
pentier, et vous le pays? — Tailleur de pierres. »
Et on va boire un verre. Si un compagnon
estimé quitte une ville, on lui fait une « con-
duite en règle ». Si au contraire, il a démérité,
on lui fait une « conduite de Grenoble ».
Chaque compagnon a son surnom. On s'appelle
la Prudence de Draguignan ou la Fleur de
Bagnolet, ou la Liberté de Châteauneuf. Le
malheur est qu'entre différentes sociétés ou
Devoirs^ au lieu de l'union qui devrait régner,
ce sont des rivalités, des luttes, rixes et coups,
dégénérant souvent en bagarres sanglantes.
Justement Agricol Perdiguier, dit Avignonnais-
la- Vertu, a entrepris de prêcher aux différents
Devoirs la paix et la tolérance. Il fit un pre-
mier voyage en France à cet effet. Il en fit un
second... aux frais de George Sand. Une
nouvelle édition de son livre contient les let-
tres de sympathie à lui adressées par quel-
ques-uns de ceux qui approuvaient sa cam-
pagne : Nantais-Prêt-à-bien-faire, Bourgui-
264 GEORGE SAND
o-non-la-Félicité, Décidé-le-Briard. — Curieux
chapitre de l'histoire des syndicats au Xix* siè-
cle! Agricol Perdiguier a pu voir poindre à
l'horizon la Confédération du Travail.
Dans le Compagnon du Tour de France,
Pierre Huguenin, menuisier, se promène à
travers tout ce monde du compagnonnage et
nous fait assister aux concours, rivalités, ba-
tailles, etc. Cependant il a été appelé au châ-
teau de Villepreux pour y travailler de son
état. La noble Yseult s'éprend du menuisier
beau parleur et le supplie tout de go qu'il con-
sente à faire son bonheur en l'épousant. —
Dans le Meunier d'Angibault, c'est d'un ou-
vrier serrurier, Henri Lémor, que s'éprend
Marcelle deBlanchemont. Née dans l'opulence,
elle se désolait de n'être pas fille et mère d'ou-
vrier. Mais étant venue à perdre sa fortune,
elle se réjouit. Enfin nous avons fait faillite!
Le personnage le plus en relief du roman, c'est
le meunier, le farinier Grand Louis, toujours
gai et content, le rire aux lèvres, des chansons
plein le gosier, et des conseils à l'adresse de
tout le monde. — Dans le Péché de M. An-
LE RÊVE HUMANITAIRE 265
toine, le rôle du Grand Louis est tenu par Jean
le charpentier. Ici tout le monde est commu-
niste, sauf pourtant l'usinier Cardonnet, signalé
de ce chef au dernier des mépris. Son fils
Emile épouse la fille de M. Antoine, Gilberte,
à qui un vieux fou, le marquis de Boisguil-
bault lègue toute sa fortune, à condition que
les jeunes époux fonderont une colonie agri-
cole où régnera le plus parfait communisme.
— Et ces romans tout pleins de dissertations
et de déclamations sur le malheur d'être riche
et l'influence corruptrice de la fortune, seraient
intolérables, si le moulin d'Angibault n'était
dans la Vallée noire et le château délabré de
M. Antoine, sur les bords de la Creuse.
Donc ce sont là de mauvais romans, et on
perdrait sa peine à les défendre. Toutefois,
sont-ils négligeables dans la suite de l'œu-
vre de George Sand ou dans l'histoire du
roman français? Je ne le pense pas. Ils ont
rendu à George Sand le service de l'aider à
sortir d'elle-même, et de détourner son atten-
tion sur d'autres misères que la sienne, sur des
misères plus générales et partant plus dignes
266 GEORGE SAND
d'intérêt. Dans l'histoire du roman ils ont cette
importance capitale que, les premiers, ils met-
tent en scène tout un personnel dont jusqu'alors
on ne soufflait pas mot. Avant Eugène Sue
comme avant Victor Hugo, George Sand a mis
en scène le maçon, le charpentier, le menui-
sier : nous assistons vraiment à l'entrée du
peuple dans la littérature. C'est une date.
Quant à leur influence sociale, on veut qu'elle
ait été à peu près nulle ; on sourit volontiers de
ce socialisme naïf — très enfantin ou très fémi-
nin — qui consiste à faire épouser les ferblan-
tiers par des marquises et les duchesses par
des zingueurs, histoire de réaliser le mariage
des classes. Ne prenons pas si légèrement
notre parti de la prédication socialiste par la
littérature, et ne nous hâtons pas de la décla-
rer inoff^nsive! Elle est au contraire un puis-
sant moyen de diffusion pour des doctrines
qu'elle revêt des couleurs de l'imagination et
auxquelles elle intéresse la sensibilité. George
Sand a propagé le rêve humanitaire parmi une
catégorie de lecteurs et de lectrices qui peut-
être sans elle eût résisté aux séductions de
LE REVE HUMANITAIRE 267
l'utopie, comme Lamartine par ses Giron-
dins a réconcilié les classes bourgeoises avec
l'idée de révolution. Dans les deux cas l'effet
a été le même, et c'est précisément celui qu'on
peut attendre de la littérature en ces sortes
d'affaires. Son rôle consiste ici essentiellement
à « créer un snobisme ». Et ce genre de sno-
bisme créé par la littérature au profit de tous
les éléments de destruction sociale n'a pas cessé
de sévir aujourd'hui. Nous voyons — aujour-
d'hui comme alors — ceux-là même sourire
niaisement aux doctrines de révolte et d'anar-
chie qui devraient, je ne dis pas seulement les
répudier par intérêt bien entendu, mais les re-
pousser par devoir et par conscience, de toutes
les forces de leur bon sens et de leur honnê-
teté.
Au surplus les faits ne laissent guère de
place à la discussion. Nous sommes en 1846.
Le temps approche où George Sand pourra de
sa fenêtre regarder dans la rue ses romans qui
passent et jeter à l'émeute les bulletins qu'elle
rédiofe en son honneur.
VIII
EN 1848
GEORGE SAND AU GOUVERNEMENT PROVISOIRE
LES ROMANS CHAMPÊTRES
Dans la même année 1846 où paraissait
ce Péché de M. Antoine, si ennuyeux ! — un
péché n'est pas toujours et forcément amu-
sant — George Sand avait publié la Mare au
Diable. On a coutume d'opposer aux romans
socialistes les romans champêtres : ceux-ci l'em-
porteraient sur ceux-là pour cette raison qu'ils
procèdent d'une conception d'art désintéres-
sée, et que l'auteur, renonçant à sa manie de
prédication, s'est contentée de peindre des gens
qu'elle connaissait et des choses qu'elle aimait,
sans autre souci que de les bien peindre. Je
crois qu'on se trompe. Chez George Sand la
270 GEORGE S AND
manière champêtre ne se distingue pas essen-
tiellement de la manière socialiste. La diffé-
rence n'est que dans le succès de l'exécution;
mais les idées et les intentions y sont les mêmes.
George Sand y continue la même propagande;
elle y prolonge son rêve humanitaire — son
rêve de dormeuse éveillée.
La preuve en est dans cet avertissement de
« l'auteur au lecteur », par où débute la
Mare au Diable, si déconcertant pour qui
ne replacerait pas ces pages dans l'atmos-
phère intellectuelle où elles ont été écrites!
On s'est demandé pourquoi et par quel ca-
price d'imagination, George Sand, en tête d'un
récit de robuste et saine vie aux champs,
a évoqué cette vision de la danse macabre
d'Holbein : une fin de journée, un attelage
maigre, exténué, un vieux paysan, et, dans le
sillon, gambadant près de l'attelage, la Mort,
seul être allègre et ingambe dans cette scène
de « sueur et usaige ». Mais elle l'a elle-même
nettement indiqué. Elle voulait opposer au
vieil idéal que traduit la danse macabre, l'idéal
des temps nouveaux. « Nous n'avons plus
EN 1848 271
affaire à la mort, mais à la vie. Nous ne croyons
plus ni au néant de la tombe, ni au salut achevé
par un renoncement forcé : nous voulons que
la vie soit bonne, parce que nous voulons
qu'elle soit féconde... Il faut que tous soient
heureux, afin que le bonheur de quelques-uns
ne soit pas criminel et maudit de Dieu. » On
reconnaît ici le trait commun à toutes les uto-
pies socialistes : il consiste à prendre le contre-
pied de l'idée chrétienne. Tandis que le chris-
tianisme ajournait au lendemain de la mort,
transfigurée par les espérances éternelles, la
possession du bonheur, le socialisme situe le
paradis sur la terre, au risque de laisser sans
recours ceux à qui leur expérience ne permet-
trait pas de tenir cette terre pour un paradis et
sans réponse la plainte de l'incurable misère
humaine.
George Sand expose ensuite l'objet de l'art
tel qu'elle le comprend : elle ne doute pas que
ce ne soit de plaider la cause du peuple.
Or il lui semble que ses confrères en roman
et en socialisme ne s'y prennent pas par le
bon moyen. Ils peignent la misère, mais laide,
272 GEORGE S AND
mais avilie, parfois même vicieuse ou crimi-
nelle. Espère-t-on rendre le mauvais riche sen-
sible aux douleurs du pauvre, en lui montrant
ce pauvre sous les traits du forçat évadé et du
rôdeur de nuit ? Il est de toute évidence que le
peuple, tel qu'il nous est présenté dans les
Mystères de Paris ne nous en devient pas
éminemment sympathique, et que nous n'éprou-
vons aucun désir d'entrer en relations avec le
« Chourineur ». Pour amener des conversions,
George Sand compte plutôt sur les « figures
douces et suaves ». Elle conclut : « Nous
croyons que la mission de l'art est une -mis-
sion de sentiment et d'amour, que le roman
d'aujourd'hui devrait remplacer la parabole et
l'apologue des temps naïfs. » Le but de l'ar-
tiste doit être de « faire aimer les objets de sa
sollicitude ». Il a le droit, pour cela, de les
« embellir un peu ». « L'art n'est pas une
étude de la réalité positive, c'est une recherche
de la vérité idéale. » Tel est le point de vue
où s'est placé l'auteur de la Mare au Diable,
en laquelle nous sommes invités à voir une
parabole et un apologue.
EN 1848 273
Et la parabole est assez claire. Et l'apologue
est assez éloquent.
Le roman commence par ce tableau du la-
bourage, si large et si gras, auquel je ne vois
de comparable dans notre littérature que l'épi-
sode des Laboureurs dans Jocelyn. Quand
avait paruy^o^<?Zjvw, George Sand l'avait assez
sévèrement qualifié de mauvais ouvrage, faux
de sentiment et lâché de style ; mais elle ajou-
tait : « Au milieu de tout cela, il y a des pages
et des chapitres qui n'existent dans aucune
langue et que j'ai relus jusqu'à sept fois de
suite, en pleurant comme un âne. » Je pense
bien qu'elle avait pleuré comme un âne à l'épi-
sode des Laboureurs. D'ailleurs, qu'elle s'en
soit souvenue ou non, peu importe. Je n'in-
dique le rapprochement que pour signaler une
parenté de génie entre Lamartine et George
Sand, admirables l'un et l'autre pour imaginer
des idylles et pour projeter sur la réalité les
couleurs de cette imagination idyllique.
Après cela, et si j'ai pu sans impertinence
analyser devant vous la Comtesse de Rudol-
stadt ou même Consuelo, je n'aurai pas le
18
274 GEORGE SAND
mauvais goût de vous conter la Mare au
Diable. Les gens de cet endroit-là, Germain,
le fin laboureur, et Marie, la bergère, et petit
Pierre sont depuis longtemps nos amis. Nous
savons depuis toujours comment, montés sur
la Grise, ils se sont égarés dans le brouillard
et comment ils ont passé la nuit sous les grands
chênes. Combien nous l'aimions, lecteurs de
quinze ans, pour sa grâce ingénue et sa ten-
dresse déjà maternelle, cette douce Marie!
Combien nous la préférions à la veuve Gué-
rin, faraude entre ses trois galants ! Et quel
contentement nous avons eu -d'assister à ses
noces célébrées suivant la coutume usitée dans
toutes les noces berrichonnes de temps immé-
morial !
Mais on voit sans peine ce que ces choses
signifient, et qu'elles tendent à nous montrer
à quel point la bonté est naturelle au cœur de
l'homme. Un Germain, une Marie, si nous
cherchons d'où vient qu'ils nous paraissent si
aimables, c'est tout uniment qu'ils ont un cœur
simple et suivant la nature. Cette nature, il
suffit qu'elle ne soit pas déformée par la con-
EN 1848 275
trainte et faussée par la convention : elle nous
mène droit à la vertu.
Voilà une chanson dont l'air nous est bien
connu. Nous nous souvenons de l'avoir entendue
naguère, et d'avoir assisté déjà à toute une flo-
raison de bergerie, à tout un débordement de
littérature sentimentale. En ce temps-là, poé-
sie, roman, théâtre étaient inondés de douces
larmes. L'aimable Bernardin de Saint-Pierre
tendait la main au naïf Sedaine et Florian don-
nait la réplique à Berquin. La Révolution, bru-
tale et sanglante, n'interrompit pas le cours de
ces effusions romanesques. On ne fit jamais
plus grande consommation d'épithètes atten-
dries qu'aux années de la Terreur, et Robes-
pierre paraissait dans les cortèges officiels fleuri
comme une mariée de village.
Ce goût bucolique, à l'époque de la Révolu-
tion, n'est pas une simple coïncidence. Les
mêmes principes ont fait éclore l'idylle dans la
littérature et la Révolution dans notre histoire.
On croyait que l'homme est naturellement bon:
c'est pourquoi on voulait le soustraire à toutes
les contraintes qui ont été imaginées pour re-
276 GEORGE S AND
fréner sa nature : autorité politique et reli-
gieuse, discipline morale, empire de la tradi-
tion. Débarrassez-le de ce réseau d'entraves où
l'ont emprisonné des législateurs enclins au
pessimisme ! Aussitôt vous verrez renaître l'in-
nocence de l'âge d'or et s'établir le bonheur
universel. C'était la foi millénaire de 1789, ce
sera celle de 1848 : le même rêve se recom-
mence de Diderot à Lamartine et de Jean-
Jacques à George Sand.
Ainsi le même état d'esprit qui se reflète
dans la Mare, au Diable va faire l'écrivain
révolutionnaire de 1848. Nous voilà préparés à
comprendre le rôle que la romancière jouera
dans l'histoire de la seconde République. Ce
n'est pas la page la moins étonnante dans
cette destinée peu ordinaire.
Avec quelle joie George Sand accueillit
cette République, vous le devinez. Républi-
caine, elle l'était depuis le temps de Michel (de
Bourges), et démocrate depuis les années où,
petite fille, elle prenait contre les vieilles com-
tesses le parti de sa plébéienne de mère. De-
EN 1848 277
puis longtemps elle espérait, elle attendait un
changement de régime. Car il n'en fallait pas
moins pour la satisfaire. Le duel Thiers-Guizot
ne la passionnait pas, et elle n'aurait éprouvé
aucun plaisir à se faire assommer pour Odilon
Barrot. C'était une romantique. Elle aspirait à
la tempête. « Levez-vous, orages désirés !... »
Quand éclata l'orage — emportant un trône,
des institutions, une société — elle accourut
de son paisible Nohant. Elle avait hâte de res-
pirer cette atmosphère de Révolution. Elle
s'en grisa... Ses lettres d'alors débordent :
« Vive la République! Quel rêve, quel enthou-
siasme; et en même temps quelle tenue, quel
ordre à Paris! J'en arrive; j'ai vu s'ouvrir le3
dernières barricades sous mes pieds. J'ai vu le
peuple grand, sublime, naïf, généreux... le
plus admirable peuple de l'univers. J'ai passé
bien des nuits sans dormir, bien des jours sans
m'asseoir. On est fou, on est ivre, on est heu-
reux de s'être endormi dans la fange et de se
réveiller dans les cieux^ » Elle marche dans
I. Correspondance : à Ch. Poney, 9 mars 1848.
278 GEORGE SAND
son rêve étoile. Tout ce qu'elle voit, tout ce
qu'elle entend dire l'enchante. Les mesures les
plus folles la ravissent et lui semblent ou des
actes noblement libérateurs ou tout au moins
de bonnes plaisanteries. « Rothschild fait au-
jourd'hui de beaux sentiments sur la liberté. Il
est gardé à vue par le gouvernement provi-
soire qui ne veut pas qu'il se sauve avec son
argent, et qui lui mettrait de la mobile à ses
trousses. Il se passe les plus drôles de choses. »
Et encore : « Le gouvernement et le peuple
s'attendent à de mauvais députés et ils sont
d'accord pour les ficher par les fenêtres. Tu
viendras, nous irons et nous rirons*... » Elle
s'amuse de tout son cœur. C'est cela même qui
est significatif. Rappelez-vous le mot fameux
qui avait sonné le glas de la monarchie de
Juillet : « La France s'ennuie. » La France
avait fait une Révolution pour s'amuser.
Donc elle s'amusait. Elle descendait pour
cela dans la rue où était le spectacle. Cela
commençait le matin avec la lecture des pla-
I. Correspondance : à Maurice Sand, 54 mars 1848.
EN 184S 279
cards multicolores, vers ou prose, dont la nuit
avait bariolé les murs. Puis, sans tarder, s'or-
ganisaient les défilés. Enseignes déployées,
musique en tète, de longues processions d'hom-
mes, de femmes, d'enfants, allaient, suivant
toutes la même route, celle de l'Hôtel de Ville,
où elles portaient en hommage volontaire des
corbeilles ornées de rubans et de fleurs. Pas
une corporation, pas une profession qui ne
s'estimât tenue de féliciter le gouvernement
et de l'encourager au bien * . C'étaient un
jour les culottières et un autre jour les gile-
tières, les porteurs d'eau, les décorés de juillet,
les blessés de février, les paveurs, les blan-
chisseuses, les délégués des vidanges de Paris,
qui encore? et des Allemands, des Italiens,
des Polonais, la plupart de Montmartre ou des
Batignolles. N'oublions pas les arbres de la
liberté ! George Sand en a croisé trois en un
jour, « des pins immenses portés sur les épaules
de cinquante ouvriers. En tête le tambour, le
drapeau, et des bandes de ces beaux travail-
- I. Voir Daniel Stern, Révolution de 1848.
2 8o GEORGE SAND
leurs de terre, forts, graves, couronnés de
feuillage, la bêche, la pioche ou la cognée sur
l'épaule : c'est magnifique, c'est plus beau que
tous les Robert du mondée » Telle est bien la
note. L'Opéra sous ses fenêtres et le Cirque
olympique à tous les carrefours , quelle fête !
Et le soir cela recommence. On a les clubs,
dont on ne compte à Paris pas 'moins de
trois cents, et où les femmes du monde s'en
vont entendre les orateurs en blouse proposer
des motions incendiaires, pour goûter le frisson
de la petite mort. On a les théâtres, où Rachel,
.drapée à l'antique et pareille à une Némésis,
déclame la Marseillaise. Et la nuit cela con-
tinue. La jeunesse parisienne a imaginé de
faire des promenades nocturnes avec torches
et pétards et de sommer les habitants paisibles
d'illuminer. Imaginez le 14 juillet ou la mi-
carême toute la semaine !
Cela c'est l'ordinaire, la monnaie courante.
Mais vous avez, pour rompre la monotonie, ce
qu'on appelait alors des « journées ». Ce sont
1. Correspondance, même date.
EN 1848 281
les manifestations, qui ont, entre autres avan-
tages, celui de provoquer les contre-manifes-
tations. Le 16 mars, manifestation des Bonnets
à poil, c'est-à-dire de la garde nationale bour-
geoise et modérée; mais le 17, contre-mani-
festation des clubs et des ouvriers. Ces jours-
là, on se donne rendez-vous le matin à la place
de la Bastille, et toute la journée défilent par
groupes quelques centaines de mille hommes,
afin d'intimider tantôt le Gouvernement provi-
soire au profit de l'Assemblée et tantôt l'As-
semblée au profit du Gouvernement provisoire.
Le 17 avril, George Sand est devant l'Hôtel de
Ville, au milieu des gamins de la mobile, au
centre de la place, pour mieux voir. Le 15 mai,
l'effort populaire étant dirigé contre le Palais-
Bourbon, elle se trouve mêlée à la foule, dans la
rue de Bourgogne. En passant devant un café,
elle aperçoit à la fenêtre une dame très ani-
mée qui harangue la manifestation, et que tous
ses voisins lui désignent, sans réplique pos-
sible, pour être... George Sand. On sait que les
femmes se donnèrent beaucoup de mouvement
dans cette Révolution. Elles eurent leur légion,
282 GEORGE SAND
les Vésiiviennes ; elles eurent leurs clubs,
leurs banquets, leurs journaux. George Sand
est loin de tout approuver dans cette agitation
féminine; mais aussi comment pourrait-elle
tout condamner? Elle est d'avis que « les
femmes et les enfants (quoi ! les enfants aussi !),
toujours désintéressés dans les questions poli-
tiques, sont en rapport plus direct avec l'es-
prit qui souffle d'en haut sur les agitations de
ce monde »^ Il leur appartient de faire une
politique d'inspirées. Ce sera la politique de
Georofe Sand.
Si vous voulez savoir en quoi consiste cette
politique , savourez les conseils que cette
Égérie, dès le 4 mars, donne à son ami Girerd :
« Agis avec vigueur, mon cher frère ; dans une
situation comme celle où nous sommes, il ne
faut pas seulement du dévouement et de la
loyauté, il faut du fanatisme au besoin. » Elle
conclut en lui conseillant de ne pas hésiter à
« balayer tout ce qui a l'esprît bourgeois ».
Lisez, après cela, une lettre qu'elle adresse en
I. Correspondance, au citoyen Thoré, a8 mai 1848.
EN 1848 283
avril à Lamartine pour lui reprocher son modé-
rantisme et exciter sa verve révolutionnaire.
Et ce qu'elle regrettera plus tard, elle qui
pourtant n'est pas d'humeur fort guerrière,
c est qu'on n'ait pas, à l'exemple des grands
ancêtres de 93, cimenté la Révolution à l'inté-
rieur par la guerre aux nations. « Si au lieu de
suivre la fade et sotte politique de Lamartine,
nous avions jeté le gant aux monarchies abso-
lues, nous aurions la guerre au dehors, l'union
au dedans, et la force par conséquent au dedans
et au dehors »*. Toujours comme les grands
ancêtres, elle déclare que l'idée révolutionnaire
n'est ni celle d'une secte, ni celle d'un parti :
« C'est une religion que nous voulons procla-
mer. » Ce zèle, cette passion, cette intransi-
geance, venant d'une femme, ne m'étonne pas.
Mais vous avouerai-je, après cela, qu'un certain
genre d'inspiration en politique ne me dit rien
qui vaille ?
Si j'y insiste, c'est que j'y suis bien forcé.
George Sand en effet ne s'est pas contentée
I. Correspondance : à Mazzini, 10 octobre 1849.
284 GEORGE S AND
d'être spectatrice des événements et d'en con-
verser avec ses amis. Elle a agi sur ces événe-
ments. Elle est intervenue de sa plume. Elle a
semé toute sorte d'écrits révolutionnaires. Le
7 mars, elle publie une première Lettre au
peuple — prix dix centimes : se vend au profit
des ouvriers sans ouvrage. — Après,avoir féli-
cité ce bon et grand peuple de sa noble vic-
toire, elle l'avertit qu'on va chercher ensemble
la vérité. (C'est bien cela ! On ne savait pas ce
qu'on voulait : on a toujours commencé par
faire une Révolution.) Il y eut une seconde
Lettre nu peuple et ce fut tout. Les publica^
tions d'alors étaient éphémères. Mais elles
renaissaient de leurs cendres. Voici, en avril,
un journal, la Cause du peuple, rédigé à peu
près en entier par George Sand. Dans le pre-
mier numéro, elle fait l'article de tête : « La
souveraineté c'est l'égalité », reproduit sa pre-
mière Lettre au peuple, donne un article de
reportage tout à fait actuel sur l'aspect des rues
de Paris, et une chronique théâtrale. Elle a
seulement laissé à son collaborateur Victor
Borie le soin d'expliquer que l'augmentation
EN 1848 285
des impôts est une mesure éminemment répu-
blicaine et pour l'imposé une agréable sur-
prise.
Le troisième numéro contient une petite pièce
en un acte de George Sand, intitulée le Roi
attend^ qui venait d'être représentée sur le
théâtre de la République (c'est-à-dire à la
Comédie-Française) pour la première repré-
sentation nationale (c'est-à-dire gratuite) le
9 avril 1848. Les acteurs de ce temps-là s'appe-
laient Samson, Geffroy, Régnier, Anaïs, Au-
gustine Brohan, Rachel. Excusez du peu!
Mais les belles choses qu'on leur faisait débi-
ter! Molière est au travail, avec sa servante,
Laforêt, qui ne savait pas lire, et sans qui il
paraît qu'il n'eût su écrire une ligne. Il n'a pas
fini sa pièce; les acteurs n'ont pas appris leurs
rôles; et le roi ne se contente pas d'avoir
« failli attendre », il attend, il s'impatiente.
Molière, embarrassé, prend le parti de s'en-
dormir. La Muse lui apparaît, le qualifie
de « lumière du peuple, » et fait défiler devant
lui les ombres des grands poètes défunts.
Eschyle, Sophocle, Euripide, Shakespeare,
286 GEORGE S AND
viennent tous protester qu'ils ont, en leur
temps, travaillé à préparer la Révolution de
48. Molière, réveillé, entre en scène pour faire
son compliment au Roi. Mais le Roi, où est-il?
On le lui a changé : « Je vois bien un roi, mais
il ne s'appelle plus Louis XIV : il s'appelle le
peuple, le peuple souverain. C'est un mot que
je ne connaissais pas, un mot grand comme
l'éternité. » A ces flagorneries vous recon-
naissez le démocrate. Le roi attend est
un authentique bibelot d'art révolutionnaire.
— La Cause du peuple portait en man-
chette : On s'abonne rue Richelieu. Il faut croire
qu'au contraire on ne s'abonnait pas, puisque
le journal mourut après le troisième numéro.
Mais là ne se borne pas le rôle de George
Sand'. N'oublions pas qu'elle fut, en 1848, un
publiciste officiel ! Elle avait offert ses services
à Ledru-Rollin qui avait accepté. « Me voilà
déjà occupée comme un homme d'Etat. J'ai fait
deux circulaires gouvernementales... » '. Elle
I. Sur ce rôle de George Sand, voir surtout la Révolution de
348, par Daniel Stern (M"» d'Agoult).
a. Correspondance : à Maurice Sand, S4 mars 1848.
EN 1848 287
mitde sa prose au Bulletin de la République
qui en prit tout d'un coup un relief inattendu.
Le Bulletin de la République^ publié par
ordre du citoyen Ledru-Rollin et qui paraissait
tous les deux jours, était destiné à établir
« entre le gouvernement et le peuple un per-
pétuel échange d'idées et de sentiments ». Il
s'adressait surtout au peuple des campagnes.
C'était un placard qu'on expédiait aux maires,
afin qu'ils le fissent afficher, et aussi distribuer
par les facteurs ruraux. Les Bulletins étaient
anonymes. Mais nous savons que plusieurs sont
sûrement de George Sand; ainsi le septième;
ainsi le douzième consacré à attirer l'attention
publique sur le sort misérable de la femme et
de la fille du peuple, condamnées par l'insuffi-
sance des salaires à la prostitution : « La virgi-
nité est un objet de trafic coté à la bourse de
l'infamie. » Enfin, dans le seizième Bulletin, qui
est tout uniment un appel à l'émeute, George
Sand prévoit le cas où les élections ne feraient
pas triompher la « vérité sociale ». Le peuple
saurait quel est son devoir : « Il n'y aurait alors
qu'une voie de salut pour le peuple qui a fait
GEORGE S AND
les barricades, ce serait de manifester une
seconde fois sa volonté et d'ajourner les déci-
sions d'une fausse représentation nationale. »
C'est le pur langage jacobin et fructidorien.
Et on sait ce que parler veut dire. Le Bulle-
tin est du 15 avril : le 17, le peuple marchait
sur l'Hôtel de Ville. Seulement il faut se
méfier de ces mouvements populaires qui
prennent souvent une tournure imprévue et
changent de direction en cours de route. Il
arriva que la manifestation se tourna contre
les meneurs. Il y eut ce jour-là dans Paris de
grands cris de Mort aux Communistes ! et
de A bas Cabetl George Sand n'y comprenait
rien. Cela n'était pas dans le programme. Elle
commença à douter de l'avenir de la Répu-
blique, la vraie, celle de ses amis.
Ce fut bien pis, le 15 mai, dans cette fatale
journée — j'entends fatale à Barbes qui y joua
le rôle de héros et de dupe. Or Barbés était
pour l'instant l'idole de George Sand.
Une idole, vous avez assez vu que si cette
femme d'une ardente imagination en changeait
volontiers, elle ne pouvait surtout se passer
EN 1848 289
d'en avoir une. Son incurable idéalisme allait
sans cesse personnifiant dans un individu cette
chimère de perfection qu'elle s'était forgée. On
dirait que, suivant les circonstances, elle exté-
riorise les besoins de son esprit et les incarne
dans un type assorti à la nuance du jour. En
temps de monarchie, Michel (de Bourges) et
Pierre Leroux avaient fort bien tenu le rôle,
le premier de théoricien radical, et le second
de mystique annonciateur des temps nouveaux.
Avec les temps nouveaux, voici surgir Bar-
bes.
Celui-là était le conspirateur-né. C'était
l'homme des sociétés secrètes. Il avait fait sa
carrière par les prisons, ou plutôt il avait fait
de la prison sa carrière. Il débuta en 1835 par
un joli tour de sa façon, qui fut de faire évader
de Sainte-Pélagie trente des accusés d'avril. Il
était à cette époque affilié à la Société des
familles : une descente de police rue de Lour-
cine ayant amené la découverte de tout un
arsenal de poudre et de munitions. Barbes fut
condamné à un an de prison et envoyé à Car-
cassonne où il avait de la famille. Quand il en
19
290 GEORGE SAND
sortit, la Société des saisons avait remplacé
la Société des familles. D'accord avec Blan-
qui, Barbes organisa l'insurrection des 12 et
13 mai 1839. Cette fois le sang coula. De-
vant le Palais de Justice, la colonne Barbes
ayant sommé le lieutenant Drouineau de lui
livrer le poste, l'officier répliqua : « Plutôt
mourir ! » Aussitôt frappé d'une balle, il tom-
bait, en effet, victime de la consigne. Barbes,
condamné à mort, vit sa peine commuée sur
l'intervention de Lamartine et de Victor Hugo.
Le voici interné au Mont Saint-Michel jusqu'en
1843, et depuis 1843 à Nîmes. Il se trouvait
dans la prison de Nîmes lorsque, le 28 février
1848, le directeur lui annonça qu'il était libre.
Il en fut moins heureux encore que surpris et
gêné. « Ce qui me dérouta tout à fait, avoue-
t-il, ce fut l'idée de sortir de prison. Je jetai les
yeux sur ma couchette de prisonnier à laquelle
j'étais si habitué. Je regardai mes bonnes cou-
vertures, mon bon oreiller, toutes mes nippes
soigneusement étendues sur le pied de mon
lit. » Il demanda à ne sortir que le lendemain.
L'habitude était prise. Rendu à l'air libre.
EN 1848 291
Barbes se comporta en homme qui ne s'y sen-
tait pas à son aise.
On le vit bien dans la journée du 15 mai.
Et c'est ce qui donne à cet épisode un caractère
tragi-comique. Il s'agissait, sous prétexte de
manifester en faveur de la Pologne, d'envahir
l'Assemblée nationale. Barbes désapprouvait
la manifestation ; notez-le bien ! Il était résolu
à se tenir tranquille. Seulement il y a des
gens qui ne peuvent assister à une scène révo-
lutionnaire sans s'y mêler, et pour y récla-
mer bientôt le premier rôle. La fièvre popu-
laire leur monte au cerveau. C'est ainsi que
Barbes — malgré lui, mais obéissant à un
instinct plus fort que sa volonté — se trouve
prendre avec l'ouvrier Albert la tète du cor-
tège qui, de la Chambre des députés, se dirige
vers l'Hôtel de Ville, pour y installer un nou-
veau gouvernement provisoire. Il avait déjà
commencé d'y rédiger des proclamations, et
de les jeter par les fenêtres au peuple, selon
l'usage , lorsqu'arrivent Lamartine , Ledru-
Rollin et un capitaine d'artillerie. Ce dialogue
s'engage : « Qui êtes-vous ? — Membre du
292 GEORGE SAND
gouvernement provisoire. — De celui d'hier
ou de celui d'aujourd'hui? — De celui d'au-
jourd'hui. — En ce cas, je vous arrête. » Trans-
féré à Vincennes, après être resté en liberté
un peu moins de trois mois, il rentre en pri-
son comme dans son juste domicile.
Après comme avant, George Sand ne cesse
de l'admirer. Le grand homme de la Révolu-
tion, ce n'est pour elle ni Ledru-Rollin, ni
Lamartine, ni même Louis Blanc : c'est Bar-
bes. C'est lui qu'elle compare successivement,
ou plutôt en même temps, à Jeanne d'Arc et
à Robespierre. Le prit-elle jamais pour un
homme d Etat ? Il était bien mieux que cela :
l'homme des complots et des cachots, venu du
Mystère pour aller au Malheur, prêt pour le
drame et pour le roman. Elle éleva dans son
cœur un autel à ce martyr, sans songer même
à se demander si par hasard l'idole et le héros
n'aurait pas été un simple fantoche.
Cependant l'échauffourée du 15 mai avait
enlevé à George Sand ses dernières illusions.
L'insurrection de juin, la guerre civile ensan-
glantant les rues de Paris — ces rues naguère
EN 1848 293
si plaisantes et si gaies ! — fut pour elle une
atroce douleur. Désormais ses lettres ne con-
tiennent plus que l'expression de sa tristesse
et de son découragement. A l'enthousiasme des
premiers jours a succédé le plus morne abat-
tement. C'a été l'affaire de quelques semaines.
Elle qui était si fière de la France en février,
elle veut qu'on la plaigne maintenant d être
Française. C'est une douleur et c'est une honte.
Car sur qui compter et sur quoi? Lamartine
est un bavard; Ledru-Rollin est une femme;
le peuple est ignorant et ingrat; la mission
des gens de lettres est terminée. — Donc elle
se réfugie vers la fiction, elle s'enferme dans
son rêve d'art : nous l'y suivrons sans regret.
François le Chatnpi achevait de paraître
dans le Journal des Débats^ quand le dénoue-
ment en fut retardé par un autre dénouement
qui émut davantage la curiosité publique : la
catastrophe de la Monarchie de Juillet, en fé-
vrier 1848. Après les journées de juin, troublée
et navrée dans le fond de son âme, et deman-
dant à la littérature un mirage consolateur,
294 GEORGE S AND
George S and écrivit la Petite Fadette. Ainsi
les romans champêtres et la Révolution de 48
sont liés intimement... A ceux de ces romans
que nous avons déjà mentionnés, joignons
Jeanne qui leur est antérieure, datant de 1844,
et les Maîtres Sonneurs qui sont de 1853.
Voilà la série incomparable, le chef-d'œuvre
de récrivain et Tun des plus purs joyaux de
notre littérature.
C'est, pour George Sand, la veine originale.
C'est la note qu'elle devait donner. C'est Toeu-
vre à laquelle l'inclinaient sa complexion
naturelle et sa destinée.
Elle avait vécu presque toute sa vie à la
campagne et là seulement elle se sentait vivre.
Elle avait beau faire : à Paris, elle s'ennuyait
de son Berry. C'était plus fort qu'elle, et elle
ne pouvait s'empêcher d'avoir le cœur enflé
d'un gros soupir quand elle pensait aux terres
labourées, aux noyers autour des guérets, aux
bœufs briolés par la voix des laboureurs.
« Il n'y a pas à dire, écrivait-elle vers le
même temps, quand on est né campagnard,
on ne se fait jamais au bruit des villes. Il me
EN 1848 295
semble que la boue de chez nous est de la
belle boue, tandis que celle d'ici me fait mal
au cœur. J'aime beaucoup mieux le bel esprit
de mon garde champêtre que celui de certains
visiteurs d'ici. Il me semble que j'ai l'esprit
moins lourd quand j'ai mangé la fromentée
de la mère Nannette que lorsque j'ai pris du
café à Paris. Enfin il me semble que nous
som-mes tous parfaits et charmants là-bas, que
personne n'est plus aimable que nous et que
les Parisiens sont tous des paltoquets » ^
Tenons-nous-le pour dit, et dit en toute sin-
cérité. George Sand est indifférente aux grands
événements de notre vie parisienne : un com-
mérage mondain, un potin du boulevard. Mais
elle sait l'importance de chacun de ces épi-
sodes de la vie à la campagne : une tombée
de brouillard, la crue d'une rivière. Comme
elle connaît l'endroit pour en avoir, à toute
heure et en toutes saisons, fouillé tous les
recoins et couru tous les replis, elle connaît
les gens, n'y ayant pas une maison où elle ne
X. Correspondance : à Ch. Duvernet, la novembre 184a.
296 GEORGE SAND
soit entrée pour soigner un malade ou dé-
brouiller une affaire. Ajoutez qu'elle n'est pas
seulement rattachée à la campagne et aux
gens de là-bas par un lien d'habitude et de
sympathie ; elle porte en elle quelque chose de
leur nature ; elle a un tour d'esprit paysan : la
lenteur à concevoir, le peu de goût pour trou-
bler par la parole le travail de la méditation,
cette méditation même remplacée par « une
suite de rêveries... qui fait de sa veille comme
de son sommeil une sorte d'extase tranquille S) .
Je ne crois pas qu'une autre fois un tel en-
semble de conditions favorables ait été réuni.
Elle ne réussit pas du premier coup. Déjà
dans plusieurs de ses romans, depuis Valen-
tine^ elle avait mis des personnages de
paysans : laboureurs, taupiers, sorciers, men-
diantes. C'étaient des personnages épisodi-
ques. Jeanne est le premier roman oîi l'hé-
roïne soit une paysanne. Tout ce qui est de
Jeanne elle-même dans le roman est exquis.
Il existe, et nous en avons tous vu, de ces
1. Voyez dans Jeanne une très belle page sur l'âme paysanne.
EN 1848 297
types de paysannes au visage grave et pur
de lignes, au regard noyé de rêve, devant qui
nous nous prenons à songer de celle qui fut la
bonne Lorraine. C'est une de ces créatures
d'exception que George Sand a portraiturée
ici. Elle en fait une extatique, dont l'âme
accueille indifféremment et sans les bien situer
dans le temps toutes les formes du surnaturel,
tous les êtres merveilleux, la Vierge et les
fées, les druidesses, Jeanne d'Arc et l'empe-
reur Napoléon. Mais Jeanne, la vierge d'Ep-
Nell, la Velléda des pierres Jômatres, la sœur
mystique de la Grande Pastoure, est assez mé-
diocrement entourée. Ce que j'en dis n'est pas
pour sa cousine Claudie, dont on sait de reste
que la conduite ne fut pas irréprochable ; mais
autour de Jeanne, qui s'est mise en service à
Boussac, évolue un groupe de bourgeois dont
un riche Anglais, sir Arthur, qui veut l'épouser.
Ce mélange de campagnards et de bourgeois
est fâcheux. Et fâcheux pareillement le mé-
lange du patois avec le parler chrétien ou,
si vous voulez, le style écrit. — L'auteur
s'essaie, tâtonne.
298 GEORGE SAND
Au temps de la Mare au diable, elle a
trouvé. Ce qu'elle a trouvé c'est l'unité de ton,
c'est l'harmonie du cadre avec les personnages
et du sentiment avec les aventures, et c'est la
souveraine simplicité.
Il y a dans François le Champ i bien de la
grâce et de la sensibilité vraie, mêlée d'un rien
de sensiblerie. Certes, Madeleine Blanchet est
un peu âgée pour ce Champi qu'elle a élevé
comme son enfant. Mais d'abord à la campa-
gne, où les âges se brouillent assez vite, cette
disproportion n'est pas aussi choquante qu'à
la ville. Ensuite le roman n'est pas une étude
de maternité amoureuse ; ce n'est pas chez
Madeleine, c'est chez François qu'on analyse
le sentiment, un amour qui longtemps s'est
ignoré, et qui prend conscience de lui-même le
iour où il cesse d'être une rê\'erie douce, un
plaisir mélancolique, pour se changer en souf-
france.
C'est encore l'analyse d'un sentiment long-
temps ignoré, ou du moins inavoué, qui fait
le sujet de la Petite Fadette. Et faut-il, à
toute force, choisir entre ces adorables romans,
EN 1848 299
comme s'il n'était pas tellement plus simple
de les choisir tous? Je crois bien alors que c'est
à celui-là qu'iront nos préférences, à cause
de ce type si curieux, si vivant, si attachant
de la petite Fadette. Voyez-le, ce maigre gre-
let, surgir d'une sente, se détacher d'un taillis !
Ne dirait-on pas qu'il en faisait partie et qu'il se
distingue à peine des choses ? Elle est, cette petite
sauvageonne, comme l'esprit de ces champs, de
ces bois, de ces rivières et de ces ravins. C'est un
petit être tout près de la nature. Curieuse et
malicieuse, elle est hardie en ses propos parce
qu'elle est une réprouvée. Elle raille parce
qu'elle se sait détestée, et elle égratigne parce
qu'elle souffre. Vienne le jour où elle sentira
flotter vers elle un peu de cette tendresse qui
fait l'air respirable aux créatures humaines,
vienne l'instant où son cœur battra plus fort
dans sa poitrine, soudain quelle transformation!
Landry qui l'observe, la voyant si changée,
opine à part lui : « Il faut qu'elle soit un
peu sorcière. » Landry est un simple. Il n'y
a d'autre sorcier ici que l'amour. Mais il
n'était pas embarrassé pour opérer une telle
•;00 GEORGE S AND
métamorphose : il en a fait bien d'autres!
f Les Maîtres Sonneurs nous initient à la vie
I.-
de la forêt toute pleine de visions mysté-
rieuses. Ils opposent aux habitudes séden-
taires, casanières, de l'habitant des plaines, et
à son esprit indolent, l'humeur libre, aventu-
reuse, conquérante du beau muletier Huriel,
amoureux de la route et de son imprévu, comme
un chemineau qui n'aurait pas attendu, pour
courir les grands chemins, la permission de
jM. Richepin.
Je ne sache pas de récits plus achevés que
ceux-là et qui assurent mieux à George Sand
cette gloire, qu'on lui a si souvent refusée,
d'avoir eu le sens artiste. Car nous voyons les
personnages vivre et agir, et toutefois leur
psychologie n'est pas si poussée, leur figure
n'a pas tant de relief qu'elle nous détourne de
faire attention aux choses, dont on sait assez
qu'elles sont à la campagne de plus de consé-
quence que les gens. La campagne, de tous
côtés, nous enveloppe et nous baigne de son
atmosphère. Et pourtant pas une fois elle n'est
décrite. Il n'y a pas une description, de celles
EN 1848 301
OÙ se complaisent ceux qui sont passés vir-
tuoses dans l'art de peindre avec des mots. On
ne décrit pas les choses avec lesquelles on vit
familièrement; on se contente de les avoir tou-
jours présentes à la pensée et de se tenir avec
elles en continuelle communion. Peut-être ici
la trouvaille maîtresse est-elle celle du style.
Les mots de terroir s'y mêlent tout juste assez
pour y mettre une pointe d'accent. Les tour-
nures légèrement surannées y attestent cette
survivance des anciens temps, dont on est à la
campagne moins oublieux qu'ailleurs. Et il
arrive que, sans s'y efforcer, la narration
prenne ce tour épique qu'ont naturellement
ceux qui, aèdes des époques primitives oi|
chanvreurs à la veillée, portent témoignage
pour le passé.
Je sais très bien qu'on accuse les portraits
que George Sand a tracés de ses paysans de
n'être pas ressemblants. C'est un reproche
auquel je ne m'arrêterai pas un instant : il est
absurde. On montrerait si aisément qu'il y a
dans ces types plus de variété, mais aussi plus
de réalité que dans les études de paysans les
302 GEORGE SAND
plus réalistes de Balzac ! A défaut d'être men-
songères, on tient du moins que ces images
sont embellies, et que voilà des paysans
meilleurs, plus honnêtes, plus délicats, plus
pieux qu'aucuns de chez nous. Cela est d'au-
tant moins contestable que George Sand en
convient elle-même et qu'elle nous en a aver-
tis. Telle était bien son intention. Au surplus,
c'est la loi même du genre.
En effet, moins que la réalité immédiate et
le détail contemporain des mœurs paysannes,
ce que George Sand a voulu rendre, c'est la
poésie de la campagne, c'est le reflet des
grands spectacles de la nature dans l'âme de
ceux que leurs travaux mêmes en font les
perpétuels témoins. Cette poésie de la campa-
gne, le paysan n'en a sûrement pas la notion
précise, ni la conscience continue. Mais il la
sent au fond de lui-même obscurément ; et il
arrive qu'il la découvre à de certains moments,
par brèves échappées, soit que l'amour le
dispose à l'émotion, soit plutôt qu'éloigné du
pays où il a toujours vécu, la privation le lui
rende plus cher et que le regret lui en donne
EN 1848 303
l'intelligence nostalgique. Peut-être même
cette poésie ne se révèle-t-elle clairement à
aucune conscience individuelle, ni à ce labou-
reur qui trace son sillon dans la paix mati-
nale, ni à ce berger qui passe des semaines
seul dans la montagne en face des étoiles ; mais
elle réside dans la conscience de la race. Les
générations qui se succèdent la portent en elles,
et elles ne la laissent pas inexprimée. Car c'est
elle qui se traduit dans les usages, dans les
croyances, dans les légendes, dans les chan-
sons. Le Champi, quand il revient au pays,
retrouve la campagne toute murmurante d'un
gazouillis d'oiseaux qu'il reconnaît bien. « Et
cela le fait ressouvenir d'une chanson très
ancienne que lui disait sa mère Zabelle pour
l'endormir, dans le parlage du vieux temps de
notre pays. » Cette chanson très ancienne, les
romans champêtres de George Sand nous la
redisent. Ils viennent du lointain de notre tra-
dition. Ils en sont comme un suprême épa-
nouissement.
C'est cela qui les caractérise et qui leur
assigne leur place dans la suite de notre litté-
304 GEORGE SAND
rature. Ne les comparons ni aux âpres études
de Balzac, ni aux fades compositions de l'in-
sipide bucolique, ni même au chef-d'œuvre
de Bernardin de Saint-Pierre où il y a trop
de cocotiers et où ne s'aperçoit pas assez la
figure de notre campagne française. Cette
campagne et les humbles qui l'habitent,
bien peu ont su la voir, et l'ont assez aimée
pour nous en dire le charme intime. C'est le
bonhomme La Fontaine dans quelques-unes de
ses fables, c'est Perrault dans ses contes.
George Sand a sa place dans cette lignée
parmi les Homères français.
GEORGE SAND VERS LA FIN DE SA VIE
par .N:idar
((:olU-ill..M lit- M. UcHllfblave.l
IX
LA BONNE DAME DE NOHANT
LE THÉÂTRE — ALEXANDRE DUMAS FILS -
LA VIE A NOHANT
Les romanciers ont coutume de parler du
théâtre avec quelque dédain, comme d'un
genre où il y a trop de conventions, où l'on
est l'esclave de trop de servitudes quasiment
matérielles, où l'on est obligé de tenir trop de
compte du goût de la foule, tandis que le livre
s'adresse au lettré qui le savoure au coin du
feu, à la mondaine qui rêve entre ses feuil-
lets... A peine un de leurs romans a-t-il ob-
tenu un succès un peu plus retentissant que
ses aînés, ils s'empressent de le découper en
tranches, suivant les conventions de l'endroit,
afin qu'il dépasse le petit cercle des lettrés et
306 GEORGE SAND
des mondaines et qu il arrive à la foule — la
plus nombreuse possible.
George Sand n'a jamais professé, à l'égard
du théâtre, ce dédain transcendant des raffinés.
Elle a toujours aimé le théâtre. Elle ne lui a
pas tenu rancune d'y avoir été abondamment
sifflée. (Car on sifflaiten ce temps-là. On ne siffle
plus aujourd'hui. Apparemment, c'est qu'on
ne fait plus de mauvaises pièces ; ou c'est peut-
être qu'après en avoir tant vu et de si méchantes,
le public est devenu philosophe et ne se donne
plus la peine de se fâcher.) Une première pièce,
Coswta, avait été un « four » mémorable. C'est
aux environs de 1850 que George Sand cher-
cha dans le théâtre une forme nouvelle où ra-
nimer sa verve et rajeunir son talent. Fran-
çois le Chanipi fut un grand succès. De
Clatidie voici les nouvelles que donne une
lettre du 24 janvier 1851 : « Succès de larmes,
succès d'argent. Tous les jours salle comble,
pas un billet donné, pas même une place pour
Maurice. La pièce est admirablement jouée. Bo-
cage est magnifique ; le public pleure, on se mou-
che comme au sermon. Enfin on dit que jamais,
LA BONNE DAME DE NOHANT 307
de mémoire d'homme, on n'a vu une première
représentation comme celle qui a eu lieu, et à
laquelle je n'ai pas assisté. » Jamais... de mé-
moire d'homme... il est probable qu'elle exa-
gère. Toutefois, le succès fut réel. On joue
encore Claudie et je me souviens d'en avoir
vu à rOdéon une reprise où M. Paul Mounet
faisait, comme il convient, du père Rémy une
ganache épique. Quant au Mariage de Vic-
torine, il ne se passe pas une année sans qu'il
figure au programme des concours du Conser-
vatoire. C'est la pièce type pour futures ingé-
nues.
François le Champi, Claudie^ le Mariage
de Victorine , telle est la série qui repré-
sente exactement ce qu'on peut appeler « le
théâtre » de George Sand. Ces pièces-là sont
d'elle toute seule, et c'était à son avis leur
premier mérite. Vous savez de combien de
personnes, généralement étrangères à la litté-
rature, l'auteur dramatique est obligé d'accep-
ter ou de subir la collaboration. Que répondre
à un directeur qui vous tient ce propos :
« Votre personnage dit blanc. Il a cent fois
3o8 GEORGE SAND
raison. Croyez-en tout de même ma vieille
expérience ! Qu'il dise noir ! Ça fera soixante
représentations de plus... » Il y avait alors au
Gymnase un directeur, resté fameux, homme
de théâtre admirable et qui savait comme
personne ce qu'il fallait dire pour faire des tas
de représentations. C'était Montigny. George
Sand se plaint qu'il eût la manie de refaire
toutes ses pièces. Et elle ajoute : « Il y a
pourtant une observation à faire, c'est que
toutes les pièces qu'on ne m'a pas fait chan-
ger, le Champi, Claudie, Victorine, le Dé-
mon du foyer, le Pressoir, ont eu un vrai
succès, tandis que les autres sont tombées ou
ont eu un court succès » ^ C'est donc bien ici
que George Sand a réalisé l'idée qu'elle se
faisait du théâtre.
Quelle est cette idée ?
Elle est toute simple et tient dans ces quel-
ques mots : « J'aime les pièces où je pleure. »
C'est toute une esthétique.
George Sand ajoute : « J'aime le drame
I. Correspondance : à Maurice Sand, 24 février 1855.
LA BONNE DAME DE NOHANT 309
plus que la comédie, et, comme une bonne
femme, je veux me passionner pour un des
personnages. » Ce personnage pour qui on se
passionne, c'est le « personnage sympathique ».
Nous sommes avec lui ; nous tremblons pour
lui; nous savons, d'ailleurs, parfaitement qu'il
ne lui adviendra aucun mal : condition essen-
tielle pour trembler avec agrément. Nous ver-
sons pour lui jusqu'à six larmes, comme fai-
sait M""* de Sévigné pour Andromaque, de ces
larmes de théâtre qui nous paraissent douces
parce qu'elles sont vaines. Supposez une pièce
qui, d'un bout à l'autre, soit remplie par le per-
sonnage sympathique : vous avez Cyrano de
BergeraCj le plus grand succès qu'on ait enre-
oistré dans l'histoire du théâtre.
François le Champi est éminemment un
personnage sympathique. Car il est le redres-
seur de torts. Nous avons tellement besoin de
justice, et nous croyons si fermement à l'ac-
tion providentielle ! Nous nous attendons tou-
jours à voir auprès de braves gens, que persé-
cute la destinée, un homme surgir qui vengera
l'innocence, mettra les méchants à la raison
3IO GEORGE S AND
et saura trouver en toute circonstance le mot
de la situation. C'est ainsi que François appa-
raît chez Madeleine Blanchet, veuve, malade
et triste, et la défend contre les menées de
son impudente rivale, la Sévère. Les femmes
ont du goût pour les vainqueurs. La Sévère
qu'il malmène, Mariette qu'il dédaigne, voient
ce Champi d'un œil qui n'est pas indifférent.
Mais lui ne veut que de Madeleine Blanchet.
Il nous plaît, au théâtre, qu'un homme soit
aimé de toutes les femmes ; cela nous paraît
une garantie pour qu'il n'en courtise qu'une
seule.
« Champi » est un mot de terroir qui se tra-
duit en français par « le Fils naturel ». C'est
le titre d'une pièce d'Alexandre Dumas fils, et
vous vous souvenez que le héros en est pareil-
lement un être d'élite, jouant, dans la famille
qui l'a rejeté, le rôle de Providence.
Dans Claudie, comme dans François le
Champi, ce qui fait, en partie, l'attrait de la
pièce, c'est le cadre champêtre. Le premier
acte de cette paysannerie est même un des
plus pittoresques qu'il y ait au théâtre. C'est
LA BONNE DAME DE NOHANT 31 1
dans une cour de ferme, le jour où les mois-
sonneurs ont terminé leur tâche, auguste elle
aussi, comme celle du semeur. Une charrette
traînée par des bœufs s'arrête à l'entrée de la
ferme, apportant la gerbe couronnée de rubans
et de fleurs. Et le plus vieux de l'équipe, le
père Rémy, adresse à la gerbe de blé, qui a
coûté tant de travail, à la gerbe saintement
nourricière, un couplet d'une belle envolée.
Claudie est Tune de ces deux petites pay-
sannes que mettait en scène le roman de
Jeanne. Je vous ai déjà dit qu'elle avait eu
un malheur, et Jeanne si vertueuse, si pure,
ne la méprisait pas pour cela, car, à la cam-
pagne, cela n'a guère d'importance. Je crois
que c'était la note juste. Mais à la scène, tout
se dramatise et s'amplifie et se solennise. La
faute de Claudie fait de celle-ci une sorte de
personnage sacré. Elle l'a élevée très haut
dans sa propre estime. « Je ne crains pas,
affirme Claudie, qu'aucune vérité dite sur
mon compte me mérite l'affront des bons
cœurs et des honnêtes gens. » Elle en a reçu
de son g^and-père, le vieux Rémy, une com-
312 GEORGE SAND
plète absolution : « Tu as eu assez de repentir,
tu as assez souffert, assez pleuré, assez tra-
vaillé, assez expié, ma pauvre Claudie. » Elle
est par là devenue digne de faire, en fin de
compte, un excellent mariage. C'est déjà cette
morale, un peu spéciale, de Tamour irrégulier,
d'après laquelle toute faute appelle sa récom-
pense.
Claudie deviendra quelque jour la Jeannine
des Idées de Madame Aubray, la Denise du
même Alexandre Dumas. C'est la fille-mère,
de qui les malheurs n'ont pas abattu la fierté,
qui, pour avoir été naguère outragée, a droit
maintenant à double respect, et dont le pre-
mier bon jeune homme qui se présentera pren-
dra le passé à son compte, car il y a une loi de
solidarité et l'espèce humaine se partage en
deux catégories, dont l'une étant occupée à
faire le mal, l'autre est bien obligée de se con-
sacrer à le réparer.
Le Mariage de Victorine appartient à un
genre d'exercice littéraire bien connu et jadis
en honneur dans les collèges. Il consiste à
prendre un ouvrage fameux à l'endroit où l'au-
LA BONNE DAME DE NOHANT 313
teur l'a laissé, et à en imaginer la « suite ».
Par exemple, on nous fait assister au lende-
main du Cid^ c'est-à-dire au mariage de Ro-
drigue et de Chimène. Ou bien on continue
V Ecole des Femmes et on nous dit ce qui
est advenu du mariage de ce petit polisson
d'Horace avec cette petite peste d'Agnès. Cor-
neille a lui-même donné une suite au Menteur.
Fabre d'Églantine a écrit la suite du Misan-
thrope sous ce titre : le Philinte de Mo-
lière. George Sand nous donne ici la suite du
chef-d'œuvre de Sedaine — un chef-d'œuvre...
pour Sedaine : le Philosophe sans le savoir.
Vous vous souvenez que, dans lé Philosophe
sans le savoir, M. Vanderke, un gentilhomme
qui s'est fait négociant pour se mettre au ton
du jour, un Français qui a pris un nom hollan-
dais par snobisme, a un premier commis ou un
domestique de confiance, Antoine. Victorine
est la fille d'Antoine. A l'émoi qu'elle éprouve
en attendant l'issue du duel du fils Vanderke,
nous devinons sans peine qu'elle aime ce jeune
homme.
Qu'arrivera-t-il, le jour venu de marier Vie-
314 GEORGE SAND
torine? C'est à cette question que répond la
pièce de George Sand.
Nous voyons qu'on lui a trouvé un excellent
parti, à cette Victorine : un certain Fulgence,
commis chez M. Vanderke, qui est donc de la
même classe qu'elle — condition indispensable
pour le bonheur en ménage ! — et qui l'aime.
Elle a de la chance, cette petite Victorine. Nous
nous en réjouissons pour elle. Et elle aussi fait
semblant de s'en réjouir ; mais tandis qu'elle
reçoit la pluie des félicitations et le déluge des
cadeaux, nous sentons un gros chagrin qui
couve : « De la moire, des perles, oh ! qu'elles
sont lourdes! Elles sont fines, j'en réponds.
Des dentelles anglaises et de l'argent, beau-
coup d'argent. Oh ! je vais donc être bien riche,
bien belle, bien heureuse. Et Fulgence m'aime
beaucoup. [Elle s'attriste de plus en plus.)
Et mon père est bien content. C'est singulier.
J'étouffe. [Elle s'assied dans la chaise d'An-
toine.) Est-ce la joie? Je me sens... Ah ! que
ça fait mal dêtre contente comme ça ! [Elle
fond en larmes^ » Cette émotion contenue
d'abord et qui éclate, ce sourire contraint qui
LA BONNE DAME DE NOHANT 315
se chansfe en sang-lots, au théâtre c'est un effet
sûr. Qu'est-ce qu'il lui faudrait à Victorine,
pour sécher ses larmes ? Il lui faudrait le jeune
Vanderke : c'est lui qu'elle voudrait pour mari
au lieu de Fulgence, le fils du patron au lieu du
commis. Eh bien ! on le lui donnera. « Ce serait
donc un crime de la part de mon frère d'aimer
Victorine, demande Sophie, et de la mienne
une folie de croire que vous consentiriez ? »
Et M. Vanderke répond : « Ma chère Sophie,
il n'est point de mariages disproportionnés de-
vant Dieu. Un serviteur comme Antoine est un
ami et je vous ai élevée dans l'idée que Victo-
rine était votre compagne et votre égale. » Ainsi
s'exprime ce père de famille, que je ne puis
m'empècher de qualifier d'imprudent.
Car cette pièce étant la suite d'une autre, je
ne voudrais sûrement pas vous en proposer, à
mon tour, une « suite » ; mais il m'est bien
impossible de ne pas songer à ce qui arrivera
imn^anquablement quand le fils Vanderke se
verra pour beau-père un vieux domestique, et
pour peu qu'il lui prenne fantaisie de mener sa
femme chez quelques-unes des amies de sa
i6 GEORGE SAND
sœur. Je crains pour lui des mécomptes...
Parmi ces divers personnages, un seul me
paraît tout à fait digne d'intérêt, c'est ce
pauvre Fulgence, si honnête, si droit, et avec
qui on se conduit si mal ! Mais Victorine, quelle
rouée ! Je veux bien qu'il n'y ait pas eu calcul
de sa part et qu'elle n'ait pas consciemment
travaillé à se faire épouser par le fils de la
maison ; elle a fait quand même et d'instinct
toiit ce qu'il fallait pour cela. C'est une rouée
innocente. Je me suis laissé dire que ce sont les
plus redoutables.
Je vois bien ce qui manque à ces pièces, et que
l'haleine y est assez courte; mais on ne peut
contester qu'elles ne forment un « théâtre ». Ce
théâtre a son unité. Qu'il pose en héros le fils
naturel, qu'il réhabilite la fille séduite, ou qu'il
préconise la mésalliance, il mène un même
combat, et lutte contre un même adversaire :
le préjugé. (Au théâtre, et ailleurs, nous appe-
lons préjugé toute opinion contraire à la nôtre.)
Vous savez de reste que le théâtre vit de lutte.
Peu importe d'ailleurs contre quoi l'auteur
bataille, et que ce soit contre des principes ou
LA BONNE DAME DE NOHANT 317
contre dés préjugés, contre des géants ou contre
des moulins à vents : là où il y a lutte, il y a
théâtre.
Ce qui achève de donner du prix au théâtre
de George Sand, c'est qu'il annonce et prépare
le théâtre de Dumas fils. Je vous ai signalé au
passage, entre les meilleures pièces de George
Sand et les plus fameuses de Dumas fils, l'ana-
logie des situations et la parenté des théories.
Je ne doute pas que Dumas fils ne doive beau-
coup à George Sand ; nous verrons d'ailleurs
qu'il a payé sa dette, comme lui seul pouvait
le faire.
Il a connu la romancière de très bonne heure.
Il l'a toujours connue. Il y avait entre Dumas
père et George Sand de bonnes relations. Na-
guère, dans la lettre où elle priait Sainte-Beuve
de ne pas lui amener Musset qu'elle trouvait
impertinent, George Sand lui demandait de
lui amener de préférence Alexandre Dumas,
le père, qu'apparemment elle trouvait bien
élevé. Amie du père, elle fut pour le fils con? me
une maman. Dès la première lettre à lui adres-
3l8 GEORGE SAND
sée, que contienne la Correspondance — c'est
une lettre de 1 850, Dumas fils a vingt-six ans —
elle l'appelle : mon fils.
Il n'avait pas encore écrit la Dame aux
Camélias^ dont la première représentation
date du 2 février 1852 ; il n'était encore que
l'auteur de quelques romans médiocres, et
d'un recueil de vers... oui, il y a des vers de
Dumas fils et je vous prie de croire qu'ils sont
exécrables ! Il s'ignorait. Nul doute que le
théâtre de George Sand, pénétré de l'esprit
que nous venons d'indiquer, ne l'ait beaucoup
frappé.
Notons-le en effet. Cela est essentiel pour
qui veut comprendre l'œuvre de Dumas fils.
Celui-là aussi est un enfant naturel. Et il a
souffert de sa naissance illégitime. Envoyé à la
pension Goubaux, il y subit pendant plusieurs
années le supplice qu'il a décrit avec tant
d'âpreté au début de V Affaire Clemenceau.
Il est en butte aux injures et aux coups. Son
premier contact avec la société est pour lui
apprendre que Cette société est injuste et qu'elle
fait souffrir des innocents. Le premier spectacle
LA BONNE DAME DE NOHANT 319
que lui donnent les hommes est celui de la
lâcheté et de la cruauté. De cette première
empreinte son âme restera marquée à jamais. Il
ne pardonnera pas. Il dénoncera le pharisaïsme
de cette société. Il traitera les hommes sui-
vant leurs mérites. Il leur rendra les coups
reçus parTenfant^.
On voit par là comment les secrètes ran-
cunes de Dumas fils durent le mettre tout de
suite en sympathie avec un théâtre qui défen-
dait l'opprimé contre le préjugé social. Je sais
au surplus toutes les différences qu'il y avait
entre ces deux tempéraments d'écrivains,
l'âpreté d'observation de Dumas fils, et son
pessimisme, et son mépris de la femme, qu'il
nous conseille si allègrement de tuer, sous le
fallacieux prétexte qu'elle reste quand même,
fût-ce dans une robe de Worth et sous un cha-
peau de Reboux, la « guenon du pays de Nod ».
Comme auteur dramatique, Alexandre Du-
mas fils avait tout ce qui manquait à George
Sand, la vigueur, Tart des raccourcis, l'éclat de
1. Voir notre étude sur Alexandre Dumas fils, dans notre
Tolume : Portraits d'écrivains.
ï
320 GEORGE SAND
l'expression. C'est bien pourquoi de leur colla-
boration devait résulter un des chefs-d'œuvre
de notre théâtre, resté celui-là au répertoire : le
Marquis de Villemer.
Nous savons par les lettres de George
Sand quelle y a été la part de Dumas fils. Il
a aidé George Sand à tirer la pièce de son
roman; il a refait le scénario ; après quoi, et
la pièce une fois écrite, il a mis dans le dia-
logue des accents et des lumières. Donc c'est
Dumas qui a construit la pièce. On sait quelle
X était la nonchalance de George Sand dans la
composition, qu'elle écrivait sans presque avoir
de plan, et qu'elle se laissait conduire à mesure
par les événements ; Dumas est d'avis qu'un
dénouement est un total mathématique et
qu'avant d'écrire le premier mot d'une pièce,
il faut avoir déjà le mouvement et le mot de la
fin. Les directeurs de théâtre reprochaient à
George Sand que ses pièces étaient tristes;
c'est à Dumas que revient la gaieté du rôle du
duc d'Aleria qui est un perpétuel jaillissement
de gaminerie et sauve la pièce du danger de
tomber dans le drame larmoyant. George Sand
LA BONNE DAME DE NOHANT 321
n'avait point d esprit ; Dumas fils en était
prodigue. C'est lui qui a jeté dans le dialogue
ces « mots », où on reconnaît si aisément sa
facture. « Que disent les médecins? — Ah!
dame, ils disent ce qu'ils savent : ils ne disent
rien. » Et cet autre : « Mon frère prétend
qu'il n'y a que l'air de Paris qui soit respi-
rable. — Vous lui ferez mes compliments sur
ses poumons. » — Et encore : « Son mari était
baron. — Qui est-ce qui ne l'est pas aujour-
d'hui ? » Ou cette bouffonnerie. Il s'agit d'une
vieille institutrice, M"' Artémise : « Vous ne
l'avez pas connue ? — M"® Artémise? Non,
monsieur. — Avez-vous vu des albatros? —
Jamais. — Pas même empaillés ?... Il faut
voir ça. Il y en a au Jardin des Plantes. C'est
très curieux... Avec un grand bec terminé par
un crochet. Ça mange toute la journée. Eh
bien ! M"* Artémise... » Au surplus le Mar-
quis de Villemer est bien à sa place dans la
série des pièces de George Sand et en confor-
mité avec l'ensemble de son théâtre. C'est
comme une réédition du Mariage de Victo-
rine. Cette fois Victorine est lectrice. Elle se
322 GEORGE S AND
fait épouser par le marquis, Urbain, qui est un
beau ténébreux. Elle ne s'amusera pas en sa
compagnie; mais elle sera marquise. Victorine
ou Caroline, ce sont des personnes qui s'enten-
dent à faire leur chemin dans la vie. Le jour
où elles auront un fils, je serais bien étonné si
elles laissaient ce jeune homme se mésallier.
George Sand resta toujours pour Dumas fils
une de ses grandes admirations. On en a pour
témoignage une abondante correspondance,
encore inédite, mais dont il ne faut pas déses-
pérer qu'elle soit publiée quelque jour. Pour
ma part, ayant eu quelquefois l'honneur de
causer avec Dumas fils, je me souviens dans
quels termes il parlait de celle qu'il appelait
familièrement et filialement « la mère Sand ».
Il la comparait à son père — ce qui pour lui,
comme on sait, était le dernier mot de l'éloge
— et l'admirait pour les mêmes raisons : pour
son abondance de création et pour sa puis-
sance de labeur ininterrompu. Rappelez- vous
d'ailleurs la Préface du Fils naturel^ où
Dumas prend à partie avec un courrroux si
divertissant... les habitants de Palaiseau.
LA BONNE DAME DE NOHANT 323
George Sand était venue s'installer à Palai-
seau. Dumas, ayant vainement demandé son
adresse dans la localité, tomba enfin sur un
indigène qui lui fit cette réponse : « George
Sand ! Attendez donc ! Est-ce que ce n'est pas
une dame qui est dans les papiers ? » Et voilà,
conclut Dumas, notre gloire à nous autres qui
sommes dans les papiers ! Pourtant cette
femme, nul ne l'aurait dépassée en talent ou
égalée en génie, s'il fallait adopter tous les
termes de ce panégyrique : « Elle pense comme
Montaigne, elle rêve comme Ossian, elle écrit
comme Jean-Jacques. Léonard dessine sa
phrase et Mozart la chante. M""^ de Sévigné lui
baise les mains, et M"^ de Staël s'agenouille
quand elle passe. » Je ne vois pas très bien
M"* de Staël dans cette posture humiliée;
mais un des attraits qui rendaient si séduisant
le caractère de Dumas fils, c'était cette généro-
sité de nature qui ne marchandait pas l'éloge
et ne comptait pas avec l'enthousiasme.
A l'époque où nous sommes, George Sand
était entrée dans la période d'apaisement oîi
324 GEORGE S AND
s'écoulera désormais tout ce qu'il lui reste de
temps à vivre. Elle a renoncé à la politique :
nous avons vu qu'elle avait été assez prompte-
ment désabusée de ses jeux et guérie de ses
illusions. Quand survint le coup d'État du 2 dé-
cembre 1 851, la collaboratrice de Ledru Rollin
et l'amie de Barbés en prit assez aisément son
parti. D'ailleurs, fille d'un aide de camp de
Murât, elle avait de vieilles sympathies bona-
partistes. Et Napoléon III était socialiste. On
pouvait s'entendre. Naguère, quand il était
prisonnier au fort de Ham, le prince avait
envoyé à la romancière son étude sur V Extinc-
tion du paupérisme. George Sand s'autorisa
de ces anciennes relations, et usa de son cré-
dit auprès du souverain pour solliciter de lui la
grâce de quelques-uns de ses amis. Cette fois
elle était vraiment dans son rôle : un rôle de
femme. Le « tyran » accorda les grâces sollici-
tées. George Sand en conclut que c'était un
assez brave homme de tyran. Et quoiqu'on
criât à la grande trahison de M""* Sand, elle
persista à lui en être reconnaissante. Elle resta
liée avec la famille impériale, surtout avec le
LA BONNE DAME DE NOHANT 325
prince Jérôme dont elle aimait l'esprit. Elle
causait avec lui de tous sujets littéraires et phi-
losophiques. Une année, elle lui envoie deux
poufs en tapisserie qu'elle 'a exécutés à son
intention. Son fils Maurice fit sur le yacht prin-
cier une croisière en Amérique. Et ses petites
filles, baptisées protestantes, eurent pour par-
rain le prince Jérôme !
Pour elle, George Sand a pris ses quartiers
de vieillesse. Cette femme a su vieillir. Ce
n'est pas déjà si facile ! et voilà encore une des
raisons pour quoi je l'admire. Elle a compris le
charme de cet âge, où le bruit des passions qui
se sont tues laisse venir à nous la voix des
choses et la leçon de la vie, où la raison plus
éclairée se fait plus indulgente, où la tristesse
même des séparations s'atténue à la pensée
que nous irons si tôt rejoindre ceux qui nous
quittent, où nous goûtons par avance le calme
de ce grand sommeil par qui demain toutes
nos douleurs seront consolées. George Sand
a conscience du changement qui s'est fait
en elle. Elle répète maintes fois que pour
elle l'âge de Timpersonnalité est venu. Elle se
326 GEORGE SAND
réjouit de s'être enfin échappée à elle-même,
dégagée de l'égoïsme. Elle appartient désor-
mais aux sentiments, qu'en jargon pédantesque
et barbare on appelle : altruistes. Entendez par
là l'amour maternel et grand-maternel, le
dévouement aux siens, et aussi l'enthousiasme
pour tout ce qui est noble et beau.-Une action
généreuse dont on lui a fait le récit, un livre
de talent qu'elle vient de lire l'enchante, et il
lui semble qu'elle en est elle-même un peu
l'auteur. « Mon cœur s'attache à tout ce que je
vois poindre ou grandir... Ne semble-t-il pas,
quand on voit ou quand on lit une belle chose,
qu'on l'a faite soi-même et que cela n'est ni à
lui, ni à toi, ni à moi, mais à tous ceux qui en
boivent et qui s'y retrempent » *. Noble senti-
ment, moins rare qu'on ne croit! On ne sait
pas assez dans le public que c'est une des
grandes joies de l'écrivain d'admirer les livres
de ses confrères — à partir d'un certain âge.
George Sand applaudit aux débuts de ses
jeunes confrères : Dumas fils, Feuillet, Flau-
I. Correspondance : à Oct. Feuillet 97 février 1859.
LA BONNE DAME DE NOHANT 327
bert. Elle les aida de ses conseils et de ses
encouragements.
Sur la vie de George Sand à cette époque,
nous ne manquons pas de renseignements.
Intimes, ou simples curieux et visiteurs de
passage, ne se sont pas fait faute de la décrire.
Il nous suffira des impressions notées par les
Goncourt dans leur Journal. On sait quel genre
de confiance il convient de prêter à ce journal.
Chaque fois que les Goncourt rapportent une
opinion, une idée, une doctrine, il est prudent
de se méfier. Ils étaient très peu intelligents.
Ce que j'en dis n'est pas pour les diminuer,
c'est pour les définir. En revanche, ils savaient
très bien voir : ils notaient avec une remar-
quable justesse l'air, l'attitude et le geste.
Voici une première impression. Le 30 mars
1862, ils consignent sur leur Journal le récit
d'une visite qu'ils sont allés faire à George Sand
à Paris, où elle habitait pour lors, rue Racine.
30 mars i86a.
« Au quatrième, n** 2, rue Racine. Un petit
monsieur, fait comme tout le monde, nous
328 GEORGE SAND
ouvre, dit en souriant : « Messieurs de Gon-
court ! » pousse une porte, et nous sommes
dans une très grande pièce, une sorte d'ate-
lier.
« Contre la fenêtre du fond, par où vient un
jour crépusculaire de cinq heures, et à contre-
jour, se tient une ombre grise sur cette lu-
mière pâle, une femme qui ne se lève pas,
reste immobile à notre salut de corps et de
parole. Cette ombre assise, à l'air ensommeillé,
est M""^ Sand, et l'homme qui nous a ouvert
est le graveur Manceau. M"^ Sand a un aspect
automatique. Elle parle d'une voix monotone
et mécanique qui ne monte, ni ne descend, ni
ne s'anime. Dans son attitude il y a une gra-
vité, une placidité, quelque chose du demi-
endormement d'un ruminant. Et des gestes
lents, lents, des gestes, pour ainsi dire, de
somnambule, des gestes au bout desquels on
voit incessamment — et toujours avec les
mêmes mouvements méthodiques — le frotte-
ment d'une allumette de cire jeter une petite
flamme, et une cigarette s'allumer aux lèvres
de la femme.
LA BONNE DAME DE NOHANT 329
« M""* Sand a été fort aimable, fort élogieuse
pour nous, mais avec une enfance d'idées, une
platitude d'expression, une bonhomie morne
qui fait froid comme la nudité d'un mur de
chambre. Manceau cherche à animer un rien
le dialogue. On parle de son théâtre de Nohant
où l'on joue pour elle seule et sa bonne, jus-
qu'à quatre heures du matin... Puis, nous cau-
sons de sa prodigieuse faculté de travail ; sur
quoi, elle nous dit que son travail n'est pas
méritoire, l'ayant toujours eu facile. Elle tra-
vaille toutes les nuits, d'une heure à quatre
heures du matin, puis retravaille encore dans
la journée, pendant deux heures — et, ajoute
Manceau qui l'explique un peu comme un
montreur de phénomènes : « C'est égal qu'on
« la dérange... Supposez que vous ayez un
« robinet ouvert chez vous; on entre : vous le
« fermez... C'est comme cela chez M™* Sand. »
Vous avez noté ces mots : « enfance d'i-
dées... platitude d'expression. » Les Goncourt
étaient admirables pour rapetisser tous les
gens dont ils parlaient. Ils étaient désobli-
geants sans le faire exprès. Ils débinaient
330 GEORGE SAND
d'instinct. Ils étaient éminemment gens de
lettres. Ajoutez qu'écrivains artistes, au point
d'avoir inventé « l'écriture artiste », ils sont
médiocrement en communion d'esprit avec
George Sand à qui la théorie de l'art pour
l'art a toujours semblé très creuse, et qui écri-
vait de son mieux, mais qui ne s'ayisa jamais
que le métier décrire pût rien avoir de com-
mun avec une acrobatie et une clownerie.
Une seconde fois, le 14 septembre 1863, les
frères de Goncourt mettent en scène George
Sand, et nous content la vie à Notant ou plu-
tôt en mettent le récit dans la bouche de Théo-
phile Gautier. « A propos, Gautier, vous reve-
nez de Nohant, de chez M™" Sand, est-ce
amusant? — Comme un couvent des frères
Moraves. Je suis arrivé le soir. C'est loin du
chemin de fer. On a mis ma malle dans un
buisson, Je suis entré par la ferme, au milieu
des chiens qui me faisaient une peur... » Il
faut dire que cette arrivée de Gautier à Nohant
avait été un poème, un poème dramatique,
une tragi-comédie. Le régime, à Nohant, était
celui d'une extrême liberté. Chacun lisait,
LA BONNE DAME DE NOHANT 33 1
écrivait, sommeillait, à son gré. Gautier arrive
dans cette disposition d'esprit du parisien
d'autrefois persuadé qu'il a, en passant la bar-
rière, donné une preuve d'héroïsme. Il attend
qu'on se jette à son cou. Dépité, il fut à la
minute de repartir. On alla prévenir George
Sand qui, désolée, s'écriait : « Mais on ne lui
avait donc pas dit que je suis une bête ? »
Les Goncourt demandent à Gautier : « Et
quelle est la vie à Nohant ? — On déjeune à
dix heures. Au dernier coup, quand l'aiguille
est sur l'heure, chacun se met à table. M.""* Sand
arrive avec un air de somnambule et reste en-
dormie tout le déjeuner. Après le déjeuner,
on va dans le jardin. On joue au cochonnet.
Ça la ranime. Elle s'assied et se met à cau-
ser. » Pour mieux dire, elle écoutait causer,
étant peu bavarde de son naturel. Même elle
avait horreur d'une certaine conversation, fu-
tile, paradoxale et trépidante, celle qui est
précisément la spécialité des « brillants cau-
seurs ».' Ce papillotage la déconcertait et la
mettait mal à l'aise. Elle n'aimait guère non
plus que la conversation portât sur le métier
332 GEORGE SAND
littéraire. Cela exaspérait Gautier qui 'n'admit
jamais qu'il pût y avoir autre chose au monde
que la littérature. « A trois heures, M"' Sand
remonte faire de la copie jusqu'à six heures.
On dîne. Seulement on dîne un peu vite, pour
laisser le temps de dîner à Marie Caillot. C'est
la bonne de la maison, une petite Fadette que
M™^ Sand a prise dans le pays pour jouer les
pièces de son théâtre et qui vient au salon le
soir. Après dîner, M"® Sand fait des patiences
sans dire un mot, jusqu'à minuit... Elle retra-
vaille à minuit jusqu'à quatre heures... Enfin
vous savez ce qui lui est arrivé. Quelque chose
de monstrueux. Un jour, elle finit un roman à
une heure du matin, et elle en recommence
un autre dans la nuit... La copie est une fonc-
tion chez M°" Sand. »
Un des divertissements à Nohant, c'était le
théâtre de marionnettes. Peindre des décors,
fabriquer des costumes, tracer des scénarios, ha-
biller et faire parler les poupées, joie de famille
mais aussi plaisir de dilettanti*. George Sand
1 n L'individu nommé George Sand se porte bien; il savoure
le merveilleux hiver qui règnt^a Berry, cueille des fleurs, signale
LA BONNE DAME DE NOHANT 333
a introduit dans un de ses romans, VHomme
de neige (1857), un montreur de marionnettes
Christian Waldo, qui expose avec complai-
sance l'attrait de ce théâtre spécial, et la
séduction de ces hurattini qui sont des êtres
vivants. Nous ne pouvons guère nous en éton-
ner nous autres qui, il y a quelque quinze ans,
nous sommes engoués pour pareilles exhi-
bitions. C'était au passage Vivienne. Ces
marionnettes parlaient en vers, ayant pour
impresarii MM. Richepin et Bouchor. Elles
jouaient des pièces de sainteté. Et nous nous
accordions pour préférer, dans ce genre, les
acteurs de bois aux artistes de chair, dont la
présence dans les pièces sacrées éveille chez
nous des souvenirs trop profanes.
Désormais George Sand ne quitte guère
Nohant ou son pied-à-terre de Paris que pour
de brèves échappées. Au printemps de 1855,
elle fait un voyage à Rome, et n'en éprouve
aucune satisfaction. Elle résume son impres-
des anomalies botaniques intéressantes, coud des robes et des
manteaux pour sa belle fille, des costumes de marionnettes, dé-
soupe des décors, habille des poupées, lit de la musique... » Cor-
respondance :3i Flaubert, 17 janvier i8éç.
334 GEORGE S AND
sion dans ces mots : « Rome est une vraie
balançoire. » Les ruines ne l'intéressent pas.
« Quand on a passé plusieurs journées à re-
garder des urnes, des tombeaux, des cryptes,
des columbarium, on voudrait bien sortir un
peu de là et voir la nature. » Et la nature ne
compense pas suffisamment la déception cau-
sée par les ruines. « La campagne de Rome,
si vantée, est, en effet, d'une immensité sin-
gulière, mais si nue, si plate, si déserte, si
monotone, si triste, des lieues de pays en prai-
ries dans tous les sens, qu'il y a de quoi se
brûler la cervelle qu'on a conservée après
avoir vu la ville ^ » Ce voyage lui inspire un
de ses romans les plus faibles, la Daniclla,
journal de route d'un peintre, Jean Valreg,
qui finit par épouser une blanchisseuse. En
1861, après une maladie, elle fait un voyage
dans le Midi, à Tamaris, nom destiné à deve-
nir, lui aussi, le titre d'un roman. Là non
plus elle ne se plaît guère. Elle trouve qu'il y
a dans notre Midi, trop de vent, trop de pous-
I Corrrespondance : à Eug. Lambert, mars r355.
LA BONNE DAME DE NOHANT 335
sière, et trop d'oliviers. Je ne doute pas qu'à
une autre époque de ,sa vie, elle qui avait si
admirablement compris le charme de Venise,
elle n'eût été gagnée à la séduction autrement
pénétrante de Rome. Elle qui avait tant aimé
la nature méridionale à Majorque, je ne doute
pas non plus qu'elle n'eût été sensible à la
grâce de notre Provence. Mais les années
étaient passées où l'on goûte la variété des
spectacles extérieurs et leur fantasmagorie.
Un moment vient dans la vie, et il était venu
pour elle, où l'on s'aperçoit que cette nature
si variée est partout la même, qu'on a tout
près de soi ce qu'on allait chercher si loin, un
peu de terre, un peu d'eau, un coin de ciel,
qu'aussi bien on n"a plus le temps ni le
goût d'y aller voir, quand les heures nous
sont comptées et qu'on sent la fin toute
proche. Alors la seule chose essentielle est
de nous ménager un peu d'espace pour nous
recueillir, entre les agitations de la vie et le
moment qui décide lui seul de tout.
X
LE GÉNIE DE L'ÉCRIVAIN
LA CORRESPONDANCE AVEC FLAUBERT
LES DERNIERS ROMANS
Avec cet instinct de maternité qui était en
elle, George Sand n'avait jamais pu se passer
d'avoir dans son voisinage un enfant à gronder,
diriger, morigéner. Celui à qui elle va consacrer
les dix dernières années de sa vie, et qui plus
qu'aucun autre avait besoin de sa bienfaisante
affection, se trouva être une espèce de géant, à
la chevelure rejetée en arrière, aux épaisses
moustaches de Normand des temps héroïques
et tel qu'on imagine les pirates à l'avant des
barques du duc Rollon. Né dans une époque
pacifique, ce descendant des Vikings s'occu-
pait exclusivenjent à tâcher de faire des
338 GEORGE SAND
phrases harmonieuses en évitant les asso-
nances.
Je ne crois pas qu'il y ait eu deux êtres plus
différents que Gustave Flaubert et George
Sand. Lui était artiste ; elle, par bien des
côtés, était bourgeoise. Il voyait toutes choses
en pire; elle les voyait en plus beau. Flau-
bert lui écrivait avec étonnement : « Malgré
vos grands yeux de sphinx, vous avez vu le
monde à travers une couleur d'or. » Elle
aimait le peuple ; il le jugeait haïssable et
qualifiait le suffrage universel d'être la « honte
de l'esprit humain ». Elle prêchait la concorde,
l'union des classes; il déclarait : « Je crois
que les pauvres haïssent les riches et que les
riches ont peur des pauvres. Cela sera éternel-
lement. » Et ainsi de suite. Sur tout sujet,
quelle que fût l'opinion de l'un, on pouvait
être assuré que l'opinion de l'autre était aux
antipodes. C'est ce qui les avait attirés l'un
vers l'autre. George Sand disait : « Je ne
m'intéresserais pas à moi, si j'avais l'honneur
de me rencontrer . » Elle s'intéressa à Flau-
bert, parce qu'elle avait deviné en lui l'anti-
LE GliXlE DE L ECRIVAIN 339
thèse d'elle-même. « Ce monsieur qui passe est
charmant, dit Fantasio. Il y a en lui toute
sorte d'idées qui me sont tout à fait étran-
gères. » Elle fut curieuse de s'initier à ces
idées qui lui étaient si étrangères. Elle ad-
mira Flaubert pour toute sorte de mérites
qui lui manquaient à elle si complètement.
Et elle l'aima, parce qu'elle le sentait malheu-
reux.
Elle était allée le voir dans l'été de 1866. Ils
avaient couru ensemble Rouen, ses vieux
quartiers, ses ruelles historiques ; elle était
ravie et surprise ; elle n'en croyait pas ses
yeux ; elle ne se doutait pas que ça existât, et
si près de Paris! Elle séjourna dans cette mai-
son de Croisset où s'est encadrée toute la vie
de Flaubert, la maison aux larges fenêtres,
d'où la vue s'étendait sur la Seine, où montait
le bruit monotone et rauque de la chaîne remor-
quant les lourds chalands. Flaubert y vivait
avec sa mère et sa nièce ; il sembla à George
Sand que tout y respirait le calme et le bien-
être : pourtant elle en emporta une impression
de tristesse. Elle l'attribua à ce voisinagre de la
340 GEORGE SAKD
Seine allant et venant sous le coup du masca-
ret : « Les saules des îles sont toujours baignés
et débaignés : c'est triste et froid d'aspect'. »
Mais elle n'était pas dupe de cette explication.
Car, elle le savait bien, ce qui fait les maisons
tristes ou gaies, chaudes ou glaciales, ce n'est
pas le reflet du paysage qui les entoure, c'est
l'âme de ceux qui les habitent et -qui les ont
façonnées à leur image. Et elle venait d'habi-
ter la maison du misanthrope.
Le misanthrope ! Lorsque Molière jadis en
mettait à la scène la figure ravagée, il avait
réuni par avance quelques-uns des traits de la
ressemblance de Flaubert. Comme il suffisait
pour jeter Alceste en courroux des événe-
ments les plus ordinaires et les moins tra-
giques, une complaisance de Philinte, une
coquetterie de Célimène, de même il suffit,
pour échauffer la bile de Flaubert, des spec-
tacles coutumiers dont notre philosophie a
cessé de s'indigner. Mais cesser de s'indigner,
ce serait pour lui cesser de respirer. Il se fâche
t. Correspondance : à Maurice Sand, lo août 1866.
LE GENIE DE L ÉCRIVAIN 34 1
et il veut se fâcher. Il s'irrite contre tout et
contre tous, et il cultive son irritation. Il se
maintient à l'état d'exaspération : c'est son état
normal. Il se peint dans ses lettres « harassé
par l'existence » et « dégoûté de tout », « tou-
jours agité, toujours indigné. » Et il orthogra-
phie hhhindigné avec plusieurs h aspirées. Il
signe ses lettres : le R. P. Cruchard des Bar-
nabites, directeur des Dames de la Désillusion.
Au surplus, et s'il y a quand même dans son
affaii^e un peu d'attitude et de pose, il est sin-
cère. Il « rugit » dans son cabinet, même lors-
qu'il est seul, et qu'il n'y a personne auprès
de lui pour être terrorisé par ses rugissements.
Car il est remarquablement organisé pour
souffrir. A la fois réaliste et romantique, obser-
vateur pénétrant et homme d'imagination, il
emprunte à la réalité quelques-uns de ses traits
les plus désolants et il les recompose en une
vision de cauchemar. Qu'il y ait dans la vie de
l'injustice et de la bêtise, nous le concéderons
volontiers à Flaubert. Mais il fait, lui, de la
Bêtise, la bête à sept têtes et à dix cornes de
FApocalypse. Elle le hante, elle l'obsède, elle
34^ GEORGE S AND
bouche à ses regards toutes les avenues, elle
lui cache les beautés sublimes de la création
et la splendeur de l'esprit humain.
A ces déclamations enragées de son « vieux »,
avec quelle sagesse souriante répond George
Sand, avec quel bon sens en garde contre la
duperie des mots ! De quoi se plaint-il, en
effet, ce grand enfant trop naïf ou trop exi-
geant? Quelle infortune extraordinaire lui a
fait une exceptionnelle destinée de malheur? Il
a une petite aisance et un grand talent. Com-
bien sommes-nous qui l'envierions ! Ce dont il
se plaint, c'est de la vie telle qu'elle est pour
tout le monde, et des conditions mêmes de
cette vie qui n'a jamais été meilleure pour
personne et dans aucun temps. Mais à quoi
sert de s'irriter contre la vie, quand aussi
bien nous ne souhaitons pas la mort? L'hu-
manité lui paraît méprisable et il la hait. Cette
humanité, n'en fait-il pas partie' lui-même?
Et les hommes, nos frères, au lieu de les
maudire pour un tas d'imperfections inhérentes
à leur nature, ne serait-il pas plus juste de
les en plaindre? Quant à la bêtise, si elle l'of-
LE GÉNIE DE l'ÉCRIVAIN 343
fusque tellement, pourquoi û'en détourne-t-il
pas ses regards, au lieu de les y ramener avec
tant d'insistance? D'ailleurs chacun de nous
n'a-t-il pas un peu plus de motifs qu'il ne
croit pour être indulgent à la bêtise ? « Pauvre
chère bêtise, s'écrie George Sand, que je ne
hais pas et que je regarde avec des yeux ma-
ternels ! » Car le genre humaiti est absurde,
sans doute ; mais il faut bien nous dire que
nous avons part à son absurdité.
Il y a quelque chose de morbide daiis le cas
de Flaubert : George Saiid llii indique avec
une égale clairvoyance la cause de son mal et
le remède. Son mal vient avant tout de son iso-
lement et de ce qu'il a éoupé tous les liens qui
le rattachaient au reste de l'univers. Malheur
à celui qui est seul ! Le remède ? N'y a-t-il pas
quelque part au monde une femme qu'il pour-
rait aimer et qui le ferait souffrir? N'y a-t-il
pas un enfant dont il pourrait se croire le père,
et à qui il se dévouerait ? Telle est, en effet, la
loi de l'existence : intolérable tant que nous lui
demandons seulement des satisfactions pour
nous-mêmes, elle nous devient chère du jour
344 GEORGE SAND
OÙ nous avons su en faire présent à autrui.
Même antagonisme dans les opinions litté-
raires. Flaubert, qui est un pur artiste, est le
théoricien de la doctrine de Tart pour l'art,
telle que la comprenaient vers la même époque
Théophile Gautier, les Goncourt et les Par-
nassiens. Il est singulièrement intéressant de
l'entendre en formuler à mesure chacun des
articles, et de recueillir en réponse l'ardente
protestation de George Sand. Flaubert est
d'avis qu'on ne doit pas se mettre soi-même
dans son œuvre, qu'on ne doit pas faire ses
livres avec son cœur. Et George Sand de répli-
quer : « Je ne comprends plus du tout, oh ! mais
plus du tout. » Car avec quoi peut-on bien faire
des livres sinon avec ses sentiments et ses émo-
tions, et serait-ce par hasard avec le cœur des
autres ? Flaubert prétend qu'on ne doit écrire
que pour vingt personnes, à moins toutefois
qu'on n'écrive pour soi tout seul, « comme un
bourpfeois tourne des ronds de serviette dans
son grenier. » George Sand est d'avis qu'il
faut écrire « pour tous ceux qui ont soif de
lire et qui peuvent profiter d'une bonne lec-
LE GÉNIE DE l'Écrivain 345
ture. » Flaubert confesse que, s'il faut tenir
compte de la vieille distinction entre le fond et
la forme, c'est à la forme qu'il attache le plus
d'importance : il a en elle une foi mystique. Il
croit qu'il y a dans la précision des assem-
blages, dans la rareté des éléments, le poli de
la surface, l'harmonie de l'ensemble, une vertu
intrinsèque, une espèce de force divine. « Enfin,
conclut-il, je tâche de bien penser pour bien
écrire. Mais c'est bien écrire qui est mon but,
je ne le cache pas. » De là ce travail du style
poussé à la manie et tourné en supplice. On
sait les journées d'angoisse que passait Flau-
bert à la poursuite d'un mot qui le fuyait, les
semaines consacrées à arrondir une de ces
périodes qu'il ne consentait à jeter sur le papier
qu'après se les être déclamées à lui-même et,
comme il disait, les avoir fait passer par son
gueuloir. Il n'admettait pas qu'on mît dans
une même phrase deux compléments ; un jour
qu'ayant ouvert un de ses livres, il y lut ces
mots : « Une couronne de fleurs ii'oranger »,
il en fit une maladie. « Vous ne savez pas,
vous, ce que c'est que de rester toute une jour-
346 GEORGE SAND
née la tête dans ses deux mains à pressurer sa
malheureuse cervelle pour trouver un mot.
L'idée coule chez vous largement, incessam-
ment, comme un fleuve. Chez moi, c'est un
mince filet d'eau. Il me faut de grands travaux
d'art avant d'obtenir une cascade. Ah ! je les
ai connues, les affres du style ! » Non vrai-
ment George Sand ne les connaissait pas, et
même elle n'arrivait à s'en faire aucune espèce-
d'idée. Ce travail pénible l'étonnait, elle qui
laissait le vent jouer de sa « vieille harpe »,
comme il lui plaisait d'en jouer.
Pour tout dire, il lui semblait que son ami
était dupe d'une erreur irréductible. Il prenait
la littérature pour l'essentiel ; mais il y a
quelque chose qui prime la littérature, c'est la
vie. « La sacro-sainte littérature, comme tu
l'appelles, n'est que secondaire pour moi dans
la vie. J'ai toujours aimé quelqu'un plus qu'elle,
et ma famille plus que ce quelqu'un. » Tel est
le forld même du débat. George Sand croyait,
et nous croyons avec elle, que la vie n'est pas
seulement un prétexte à littérature, mais qu'au
contraire la littérature doit sans cesse se réfé-
LE GÉNIE DE L'ÉCRIVAIN 347
rer à la vie, et se régler sur elle comme sur
un modèle qui la précède et qui la dépasse.
La sérénité, tel est l'état d'esprit que tradui-
sent les lettres de George Sand à Flaubert :
c'est aussi bien le caractère de son œuvre dans
la dernière période de sa vie. Cette « dernière
manière » , c'était déjà celle de Jean de la Roche
(1860). Un jeune gentilhomme, Jean de la
Roche, s'éprend de l'exquise Love Butler,
qui l'aime pareillement. Mais la jalousie
maladive d'un petit frère les force de se sépa-
rer. Pour se rapprocher de celle qu'il aime, Jean
de la Roche imagine de se costumer en guide,
et d'accompagner à ce titre toute la famille dans
une exc*Ursion au milieu des montagnes d'Au-
vergne. Un guide qui est un jeune gentilhomme,
cela n'est pas ordinaire. Mais l'amour est cou-
tumier de maints travestissements. Les amou-
reux de Marivaux se costumaient très bien en
valets. Et ne sait-on pas que c'était jadis chose
qui n'étonnait personne, de rencontrer par les
chemins des princes déguisés ?
Le chef-d'œuvre du genre est sans doute le
348 GEORGE SAND
Marquis de Villemer (1861). Un château de
province, une vieille aristocrate sceptique et
indulgente, deux frères capables d'être rivaux
sans cesser d'être amis, une jeune fille noble
et pauvre, instruite et belle, la calomnie inter-
venant tout juste pour être confondue, de mer-
veilleuses pages descriptives, des conversations
élégantes et sinueuses, c'est proprement un
charme. La jeune fille pauvre, au dénouement,
épouse le marquis. C'est encore un retour aux
usages de l'ancien temps, de ce temps où l'on
voyait des rois épouser des bergères. Telle est,
en effet, la nuance de plaisir que nous apporte
la lecture de ces romans romanesques : c'est
assez bien celui que nous trouvions naguère
aux contes de fées.
Si Peau d'Ane m'était conté,
J'y prendrais un plaisir extrême,
avouait La Fontaine : nous aurions mauvaise
grâce à nous montrer plus difficiles que lui et
à faire davantage les renchéris. Nous avons
besoin, grands enfants que nous sommes, de
récits qui donnent à notre imagination, déçue
LE GÉNIE DE L'ÉCKIVAIN 3^9
par le réel, un aliment. Et qui sait si ce n'est
pas l'objet même du roman? Le romanesque
n'est pas nécessairement une aspiration déme-
surée à la chimère. Il est autre chose. Il est
la révolte de l'âme opprimée par le joug de la
nature. Il est l'expression de cette tendance
qui est en nous à un affranchissement impos-
sible, mais toujours rêvé. Car une loi d'airain
préside à notre destinée. Hors de nous ou en
nous, la série des causes et des effets déroule
son enchaînemenic rigoureux : pas un de nos
actes qui ne se continue par des conséquences
qui vont à l'infini, pas une faute qui n'entraîne
son châtiment, pas une défaillance qui n'ait
sa rançon, pas une minute d'oubli, pas un
instant où nous puissions cesser d'être sur nos
gardes. L'illusion romanesque est cela même :
un essai pour échapper, au moins en esprit, à
la tyrannie de l'ordre universel.
Il m'est bien impossible de parcourir avec
vous ces œuvres souvent charmantes mais qui
se prolongent en série un peu monotone. Tou-
tefois, il est un roman de cette époque, que je
dois vous signaler, parce qu'il éclate ici comme
350 GEORGE SAKD
un coup de tonnerre dans un ciel serein et parce
qu'il nous révèle un aspect des idées de George
Sand qui n'est pas négligeable. C'est un livre
qui, le seul sans doute dans toute l'œuvre de
George Sand, fut écrit dans l'emportement de
la colère : Af '^ la Quintinie. Octave Feuillet
venait de publier V Histoire de Sibylle. Ce
livre révolta George Sand. Nous avons un peu
de peine à comprendre cette grande colère. Le
roman de Feuillet est infiniment gracieux et si
inoffensif! Sibylle est une petite personne chi-
mérique qui, dès l'enfance, rêve de l'impos-
sible. Elle voudrait que son grand-père lui
décrochât une étoile, et une autre fois qu'il lui
laissât chevaucher le cygne sur l'étang. L'âge
venu de la première communion, elle conçoit
des doutes sur la vérité de la religion chrétienne;
mais, un soir de gros temps, le curé de l'endroit
s'étantjetéen barque sur la mer démontée pour
sauver des marins en péril, toutes les difficultés
d'exégèse qui l'arrêtaient lui semblent sou-
dain éclaircies. Un jeune homme s'est épris
d'elle : s'étant aperçue qu'il n'est pas croyant,
elle s'efforce de le convertir et entreprenp
LE GENIE DE L ECRIVAIN 351
avec lui le soir un cycle de promenades au
clair de la lune. Les rayons de la lune sont
perfides aux jeunes filles : celle-ci, au retour
d'une de ces promenades sentimentales et
théologiques, succombe à un mal mystérieux...
Pour comprendre la tempête que provoqua
chez George Sand la lecture de ce roman dévot,
mondain et anodin, il faut savoir quel était
alors l'état de son esprit sur une question, à
vrai dire, essentielle : la question religieuse.
Notons d'abord que George Sand n'est pas
hostile à toute idée religieuse. Elle a une
religion. Il y a une religion de George Sand.
Les dogmes en sont peu nombreux et le credo
peu chargé. George Sand croit fermement à
l'existence de Dieu. Sans la notion de Dieu,
rien ne s'explique et rien ne se résout. Ce
Dieu n'est d'ailleurs pas seulement la « cause
première » : c'est un Dieu personnel et cons-
cient dont la fonction essentielle, si ce n'est
l'unique fonction, consiste à pardonner — à
tout le monde. « Le dogme de l'enfer est une
monstruosité, une imposture, une barbarie...
C'est une impiété de douter de la miséricorde
35a (jrËÛKQ£ âAND
infinie de Dieu et de croire qu'il ne pardonne
pas toujours, même aux plus grands coupa-
bles... Voilà bien l'application la plus com-
plète qu'on ait jamais faite du droit de grâce.
Ce Dieu n'est sûrement ni celui de Jacob, ni
celui de Pascal, ni même celui de Voltaire. Ce
n'est tout de même pas un Dieu inconnu : nous
retrouvons en lui le Dieu de Béranger, le Dieu
des bonnes gens. Enfin George Sand croit fer-
mement à l'immortalité de l'âme. Vient-elle à
perdre un des siens, c'est sa consolation que
cette certitude de l'aller rejoindre quelque
jour : « Je vois la vie future et éternelle devant
moi comme une certitude, comme une lumière
dans l'éclat de laquelle les choses sont insaisis-
sables ; mais la lumière y est : c'est tout ce qu'il
me faut. » Existence de Dieu, bonté de la Pro-
vidence, immortalité del'âme — George Sand
est une adepte de la religion naturelle.
Mais elle n'accepte aucune religion révélée ;
et il y en a une qu'elle va jusqu'à exécrer,
c'est la religion catholique. Sa correspondance
à ce sujet, pendant toute la période du second
Empire, est des plus significatives. Elle est
LE GÉNIE DE L'ÉCRIVAIN 353
pour l'Église une ennemie personnelle et parle
des Jésuites comme une abonnée du Siècle.
Elle craint pour Napoléon III leur poignard
et désirerait pourtant qu'il y eût de leur part
une tentative avortée qui lui ouvrît les yeux.
Le grand danger des temps modernes est,
d'après elle, le développement de l'esprit clé-
rical. Ne la tenez pas pour une avocate de la
liberté d'enseignement! «On a encouragé l'es-
prit prêtre, écrit-elle, on a laissé les couvents
envahir la France et les sales ignorantins s'em-
parer de l'éducation » '. Partout où l'Église a
été maîtresse, on le constate à des marques
qui ne trompent pas : sottise et abrutissement.
Voyez la Bretagne : « Il n'y a rien là où règne
le prêtre et où le vandalisme catholique a
passé, rasant les monuments du vieux monde
et semant les poux de l'avenir.^» Il n'y a pas à
nous le dissimuler : c'est l'anticléricalisme
dans toute sa violence. N'est-il pas curieux de
constater que cette passion, dès qu'elle s'em-
pare d'esprits même distingués, leur fait perdre
1. Correspondafue : à Barbes, 12 mai 1867.
2. Ibid. : à Flaubert, ai septembre 1860.
354 GEORGE S AND
aussitôt tout sentiment de mesure, de conve-
nance et de dignité ?
iV4"* la Qiiintinie est cela , même : un
accès de manie anticléricale. George Sand y a
donné, comme elle se le proposait, la contre-par-
tie de Sibylle. Une jeune fille, la fille du général
La Quintinie, est aimée d'Emile Lemontier,
libre-penseur. Emile Lemontier fait réflexion
que sa fiancée étant catholique, elle doit avoir
un confesseur : Chateaubriand en avait bien un !
Cette idée lui est intolérable. Comme M. Ho-
mais, il est d'avis qu'un mari ne saurait souf-
frir le tête-à-tête de sa femme avec un de ces
gaillards-là. Le directeur de conscience de
M"* la Quintinie est un certain Moreali, un
proche parent du Rodin d'Eugène Sue. Tout
le roman n'est que la lutte d'Emile et de Mo-
reali, pour aboutir à la déconfiture finale de
Moreali. M"* la Quintinie épousera Emile, qui
saura bien la forcer à penser librement.
Ainsi Emile a détaché une âme de la com-
munion chrétienne. Et il est fier de son œuvre!
Il croit que, dans une vie de femme, pour
éclairer le chemin, il suffit toujours des
LE GÉNIE DE l'ÉCRIVAIN 355
lumières de la raison. Il ne doute pas que ce
ne soit assez, pour faire de cette femme une
honnête femme, de sa droiture naturelle. Je
n'en veux pas douter non plus. Mais la question
n'est pas seulement de savoir si elle faillira ;
êtes-vous bien sûr qu'elle ne souffrira pas ? Ce
libre-penseur imagine que d'une âme on peut
arracher la foi sans déchirement et sans y faire
une blessure inguérissable. Oh! le pauvre psy-
chologue ! Il ignore que cette foi résume et
continue celle de toute une suite de généra-
tions. Il n'y discerne pas le murmure lointain
de prières très anciennes. Ces prières, on essaie
vainement de les étouffer : elles pleureront à
jamais dans l'âme meurtrie et désolée.
M"* la Quintinie est une oeuvre de haine.
George Sand n'y pouvait réussir : elle n'avait
ni la vocation, ni l'habitude. C'est un roman
plein de dissertations insupportables. C'est
l'ennui même.
Seulement, à partir de cette date, George
Sand connut les joies d'une certaine popularité.
Aux représentations de théàire et aux enterre-
ments, la jeunesse des écoles manifeste en son
356 GEORGE SAND
honneur. Il advint à peu près de même pour
son ami Sainte-Beuve. Je ne crois pas que cela
les ait grandis, l'un ni l'autre.
Passons sur ces misères. Admirons plutôt
la verdeur de cette vieillesse robuste et si
longtemps triomphante. Presque chaque année,
George Sand fait un voyage en France pour
y trouver le cadre d'un roman. Car il lui
faudra gagner son pain jusqu'au dernier jour.
Elle est condamnée au roman à perpétuité.
« Je mourrai en tournant ma roue de pres-
soir. » Aussi bien, c'est la seule fin qui con-
vienne à l'ouvrier de lettres. Après avoir,
en 1 870-1871, subi l'angoisse de l'Année
terrible, le cauchemar passé, elle se remet au
travail, ayant en elle l'âme de la France
vaillante et qui ne veut pas se laisser abattre.
La vieillesse lui a fait décidément une santé
de fer. En 1872, elle écrit : « Je vais à la
rivière à pied, je me mets toute bouillante
dans l'eau glacée... Je suis de la nature de
l'herbe des champs : de l'eau et du soleil,
voilà tout ce qu'il me faut. » Se plonger tous
les jours dans la cascade glacée de l'Indre,
LE GENIE DE L'ECRIVAIN 357
pour une femme de soixante-huit ans, ce n'est
pas mal. Le 30 mai 1876, elle s'alita. Elle fut
dix jours malade et s'éteignit doucement. Elle
repose à Nohant, comme elle l'avait souhaité,
et cette terre aimée est légère à son dernier
sommeil.
Il nous reste, pour conclure, à définir en
quelques mots le génie de George Sand, et à
marquer sa place dans l'histoire du roman
français.
Or, quand on compare George Sand aux
romanciers de son temps, ce qui frappe c'est
combien elle en est différente. Elle ne res-
semble ni à Balzac, ni à Stendhal, ni à Mé-
rimée, ni à aucun conteur de notre époque ré-
fléchie, savante et raffinée. Elle ferait bien
plutôt songer à ce que pouvaient être nos
« vieux romanciers, » conteurs de prouesses
chevaleresques et de légendes naïves, ou, en
remontant plus haut encore, aux aèdes de la
Grèce antique. Il y a, dans la jeunesse des
peuples, des hommes qui vont vers les foules
charmées et les tiennent attentives aux récits
2J-
358 GEORGE SAND
qu'ils débitent en paroles nombreuses. Ces
récits, ils ne sauraient dire s'ils les inventent
au moment qu'ils les improvisent, ou s'ils ne
font que s'en souvenir, car leur esprit en est
tout enchanté. Et ils ne savent dans quelle
mesure la fiction s'y mêle à la réalité, car
toute réalité leur apparaît merveilleuse. Tous
les êtres dont ils parlent sont grands, tous les
objets sont bien faits, et toutes les choses
sont belles. Ils mêlent à des mythes pleins de
sens des contes de nourrice, et l'histoire des
peuples à des histoires enfantines. On les
appelle des poètes. Il se peut bien que George
Sand ne se serve pas comme eux de la forme
versifiée, mais elle est tout de même de la
famille. Elle est un de ces poètes, égaré dans
notre siècle de prose et qui a continué de
chanter.
Comme eux, elle est une primitive; comme
eux, elle obéit à un dieu intérieur : tout son
talent n'est fait que d'instinct. Du talent
instinctif elle a la facilité. Quand un Flaubert
se plaint qu'il souffre des « affres » du style,
George Sand feint de l'en admirer. « Quand je
LE GÉNIE DE L'ÉCRIVAIN 359
vois le mal que mon vieux se donne pour faire
un roman, ça me décourage de ma facilité, et je
me dis que je fais de la littérature savetée. »
C'est de sa part charité toute pure. Elle n'a
jamais compris qu'il fallût un effort pour
écrire, ni, à plus forte raison, que ce pût être
une souffrance : c'est pour elle un plaisir, celui
qui résulte de la satisfaction d'un besoin. De
même qu'elles ne Iwi ont pas coûté d'effort.
ses œuvres ne laissent pas de trace dans sa mé-
moire. Avant, elle ne les avait pas « voulues » ;
après, elle les oublie. « Consuelo, la Com-
tesse de Rudolstadt, qu'est-ce que c'est que
ça ? Est-ce que c'est de moi ? Je ne m'en rap-
pelle pas un traître mot. » Ses romans sont au-
tant de fruits savoureux qui, à la maturité, se
sont détachés d'elle. Comme les poètes, George
Sand est revenue sans cesse à la célébration
de quelques grands thèmes qui sont les sujets
éternels de toute poésie — l'amour, la nature —
et de quelques grands sentiments tels que
l'enthousiasme et la pitié. Il n'est pas jusqu'à
la langue qui ne complète ici l'illusion. Certes
il s'en faut que le choix des mots y soit tou-
36o GEORGE S AND
joui's irréprochable. Chez George Sand, le
vocabulaire est souvent incertain, l'expression
manque de précision et de relief. Mais elle a
le don de l'image et ces images sont d'une
adorable fraîcheur, parce qu'ayant toujours
conservé cette faculté si rare de s'étonner, elle
n'a cessé de promener sur les choses un regard
de jeunesse. Elle a le mouvement qui entraîne
et le rythme qui berce ; elle déroule avec
quelque lenteur, mais sans embarras, cette
ample période qui est la vraie phrase fran-
çaise. Une comparaison s'impose irrésistible-
ment avec ces fleuves de chez nous, dont la
nappe d'eau coule abondante, limpide, entre
des rives fleuries et des oasis de verdure où le
promeneur aime à s'arrêter pour rêver déli-
cieusement.
On voit par là quelle part exacte revient à
George Sand dans l'histoire du roman fran-
çais. Elle a imprégné le roman de la poésie
qui était en son âme ; elle lui a donné une
souplesse, une ampleur, une portée qu'il n'avait
pas auparavant ; elle y a célébré l'hymne de la
nature, de l'amour et de la bonté ; elle nous y
LE GÉNIE DE L'ÉCRIVAIN 361
a révélé la campagne et les paysans de France ;
elle y a donné satisfaction à cette tendance au
romanesque qui est, à des degrés divers, en
chacun de nous.
Voilà plus qu'il n'en faut pour assurer sa
gloire. Elle se défendait d'avoir écrit en vue
de la postérité ; elle prévoyait qu'au bout de
cinquante ans elle serait oubliée. Il se peut
qu'il y ait eu pour elle, comme pour tout mort
illustre, un temps d'épreuves et une période de
méconnaissance. Le triomphe du naturalisme,
en faussant pour un temps le goût, a pu nous
détourner de la lecture de George Sand.
Aujourd'hui nous sommes aussi fatigués de la
littérature documentaire que dégoûtés de la
littérature brutale. De jour en jour, nous reve-
nons à mieux comprendre ce qu'il y avait de
« vérité » dans la conception du roman, telle
que se l'était faite George Sand, et qui peut se
résumer dans ces quelques mots : charmer,
émouvoir, consoler. Consoler ! qui pourrait
dire, connaissant un peu la vie, que ce n'est
pas la fin dernière de la littérature ? Tout son
idéal littéraire tient dans ces quelques mots
302 GEORGE SAND
qu'elle écrivait à Flaubert : « Tu rends plus
tristes les gens qui te lisent ; moi je voudrais
les rendre moins malheureux. » Elle le vou-
lait : elle y a souvent réussi. Quel plus complet
éloge en pourrait-on faire ? Et comment ne pas
mêler à notre admiration une nuance de grati-
tude et de tendresse pour celle qui fut la bonne
fée du roman contemporain ?
J^nTier-mars 1909.
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
I. Aurore Dupin. — Psychologie d'une fille de
Rousseau l
II. La baronne Dudevant. — Le mariage et la
libération. — L'arrivée à Paris. — Jules
Sandeau 31
III. Une féministe en 1832. — Les premiers ro-
mans et la question du mariage 73
IV. Le coup de folik romantique. — L'aventure
de Venise 113
V. L'amie de Michel (de Bourges). — Liszt et
la comtesse d'Agoult. — Mauprat . . . . 157
VI. Un cas de maternité amoureuse. — Chopin. 197
VIL Le rêve humanitaire. — Pierre Leroux. —
Les romans socialistes % 231
VIII. En 1848. — George Sand au gouvernement
provisoire. — Les romans champêtres . . 269
IX. La bonne dame de Nohant. — Le théâtre.
— Alexandre Dumas fils. — La vie à No-
tant 305
X. Le génie de l'Ecrivain. — La correspon-
dance avec Flaubert. — Les derniers
romans 337
Conclusion 357
B. GREVIN — imprimerie DE LAGNT