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Full text of "George Sand : dix conférences sur sa vie et son oeuvre"

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R  K  N  E    DO  U  M 1 C 

De  r Académie  Française. 


GEORGE  SAND 


DIX    CONFERENCES 


SA    VIE    ET    SON    ŒUVRE 


Avec  huit  Portraits  et  un  Fac-Similé  d'Autographe 


NOUVELLE    EDITION 


Librairie  acadcmique   PERRIN  et  C" 


GEORGE  SAND 


OUVRAGES    DE    RENÉ    DOUMIG 


Portraits   d'Écrivains.   —  Alexandre  Dumas  flte.  —  Emile  Augie* 

—  Victorien  Sardou.  —  Octave  Keuillet.  —  Edmond  et  Jules  de  GoncourC 
Émilo  Zola.  —  Alphonse  Daudet.  —  J.-J.  Weiss.  5»  éd.  Un  vol.  in-18. 

Portraits  d'Écrivains  (2®  fiérie).  —  Paul  Bourget.  —  Guy  de  Mau- 

rtassant.  —  Pierre  I.,oli.  —  Jules  Lemailre.  —  Ferdinand  Brunetière.  —  Emile 
Faguet.  —  Ernest  Lavisso.  —  Kerdinand  Fabre.  —  J.-M.  de  Hérédia.  6*  édi- 
tion. Un  volume  iD-16. 

Les  Jeunes.  —  Edouard  Rod.  —  J.-H.  Rosny.  —  Paul  Hervieu.  — 
J.-K.  Hiiysmans.  —  Maurice  Barrés.  —  Paul  Margueritte.  —  Léon  Daudet. 

—  I.e  comte  Robert  de  Montusquiou.  —  Les  Cent-Quarante-et-un,  etc. 
4*  édition.  Un  volume  in-16. 

Études  sur  la  Littérature  française  (l"  série).  —  Froissart.  — 

Saint  François  do  Sales. —  Montaigne.  —  Uidorot.  —  Chamfortet  Rivarol.  — 
Floriaii.  —  Joseph  do  Maistre.  —  Honjamin  Constant. —  Mérimée,  etc.  3' édition. 
Un  volume  in-lii. 

Études  sur  la  Littérature  française  (2*  série).  —  Marguerite 

de  Navarre.  —  Brantôme.  —  Madame  GooU'riu.  — ^  Madame  Roland.  —  La 
marquise  de  Condorcet.  —  Chateaubriand.  —  George  iSand  et  Alfred  de 
Musset.  — Edmond  de  Goncourt,  etc.  ;•!•  édition.  Un  volume  in-16. 

Études  sur  la  Littérature  fratnçaise  (3*  s^rie).  —  Montosqmeu. 

—  I.n  préface  do  Croi.iwell.  —  Une  apothéose  du  naturalisme.  —  M.  Reni 
Bazin.  —  l..es  idées  du  comto  Tolstoï  sur  l'art,  etc.  3*  éd.  (ju  vol.  iD-16 

Études  sur  la  Liitérature  française  (4*  série).  —  Voltaire.  — 

Le  Journal  do  S.-iinto-Uélèue.  —  Goorgo  Sand. —  Balzac. — Micbelet,  etc. 
V  édition.  Un   volume  iii-16. 

Études  sur  la  Littérature  française  (5°  série).  —  Corneille.  — 

Raciue.  —  Le  théâtre  de  la  foire.  —  Diderot.  —  Sébastien  Mercier.  —  Mira- 
beau. —  Condorcet.  —  Laclos.  —  Trente  ans  de  poésie.  —  Le  roman  contem- 
porain. !•  édition.  Un  volume  in-i6. 

Études  sur  la  Littérature  française  (6«  série).  —  Le»  lettres 

de  tjamt  François  do  Sales.  —  Gui  Fallu.  —  Kacinu.  —  Les  plagiats  des 
classiques.  —  Foiiloiiello.  —  Bernardin  de  Saint-Pierre.  —  L'avenemeiit  do 
Bonaparte.  —  Une  histoire  do  1815.    -  Elvire.  —  Pathologie  du  romantisme. 

—  Uomaus  do  femmes.  —  La  littérature  de  voyages.  —  La  Jeanite  d Arc  de 
M.  Anatole  France,  etc.  Un  volume  in-16. 

Hommes  et  Idées  du  XIX*  siècle.  —  Bonaparte  et  le  iS  Brumaire. 

—  M"*  do  SlaSI  et  Niipoléon.  —  Victor  Hugo.  —  Dumas  père.  —  Le  théâtre 
romantique.  —  Stendhal.  —  Taine.  —  Pasteur,  etc.  J*  édit.  Un  v.  in-16. 

De  Scribe  à  Ibsen  (Causeries  sur  le  théâtre  contemporain).  —  Scribe. 
Musset.  —  Meilhac  et  Halévy.  —  Labiche.  —  Jules  Lemaltre.  —  Lavedan. 

—  K.  de  Curol.  —  Ibsen,  etc.   5*  édition.  Un  volume  in-16. 

Essais  sur  le  Théâtre  contemporain.  —  Paiiieron.  — Bornier. 

—  C.opiiéo.  —  Jules  l.omaUro.  —  Lavedan.  —  Maurice  Donnay.  —  F.de  Cur«l. 

—  Hichopin,  etc.  2*  édituin.  Un  voluiuo  in-16. 

Le  Théâtre  nouveau.  —  PaulHervieu.  — h. Lavedan.— J.Lomaitre. 
F.  de  (urol.  —  Brioux.  —  .Mirbeau.  —  Donnay.  —  Capus.  —  Rostand,  etc.  — 
Le  Théâtre  «outre  le  divorce.  —  Le  Suicide  au  théâtre.—  Le  Théâtre  dôli- 
qaeaceul.  Un  volume  in-16. 

La  Vie  et  les  Mœurs  au  jour  le  Jour.  Un  voiame  in-is. 


IMI'RIMKRIE    D*    I.ACNT 


GEOR'GE     SAND 

par     Cli.irpfiiliiT 

(Coll.-ilicn     ilr    M         I.;,llll,-S..iul. 


RENE    DOUMIC 

De  l'Académie  française. 


GEORGE  SAND 

DIX  CONFÉRENCES 

SUR 

SA  VIE  ET  SON  OEUVRE 


SABLE 
COLLECTIO 


Avec  hait  gravures  ^^       SABLE 

ET     ON     FAC-SIMILE      d'aUTOGRAPHE 


PARIS 

LIBRAIRIE     ACADÉMIQUE 

PERRIN    ET    C,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

33,     QUAI     DES     GRANDS-AUGUSTINS,      33 

1922 

Tous  droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés  pour  tous  pays. 


A  Madame  L.  LANDOUZY 


Ce  livre  est  dédié 

en  hommage  de  profonde  reconnaissance 

et  de  respectueuse  affection. 


Invité  par  la  Société  des  Conférences  à 
occuper,  cette  année,  la  chaire  libre  quelle  a 
créée,  fai  donné  dix  conférences  sur  George 
Sand. 

C'est  le  texte  de  ces  conférences  qu'on 
trouvera  ici. 

Ce  livre  ne  prétend  donc  pas  à  être  une 
étude  sur  George  Sand  :ce  n'est  qu'une  série 
de  chapitres  envisageant  divers  aspects  de 
sa  vie  et  de  son  œuvre. 

Je  n'aurai  pas  perdu  ma  peine,  si  la  lec- 
ture de  ces  pages  inspire  à  quelqu'un  des 
historiens  de  notre  littérature  le  désir  de 
consacrer  à  la  grande  romancière,  à  son 
génie  et  à  son  influence,  un  travail  qui  nous 
manque. 


GEORGE  SAND 


I 

AURORE    DUPIN 

PSYCHOLOGIE   D'UNE  FILLE   DE  ROUSSEAU 


Je  VOUS  dois  d'abord  quelques  mots  sur  le 
choix  du  sujet  que  je  traiterai  devant  vous  : 
je  m'empresse  de  vous  dire  que  j'en  aurais 
choisi  un  autre,  si  j'en  avais  trouvé  un  autre 
qui  me  parût  plus  varié,  plus  riche  et  plus 
actuel. 

A  quoi  sert  en  effet  l'histoire  littéraire  ? 
Vous  la  représentez-vous  à  la  manière  d'un 
musée  où  sont  conservées,  pour  le  plaisir  des 
yeux,  quelques  toiles  de  maîtres  ?  Elle  est  cela, 
sans  doute;  mais  elle  est  autre  chose  encore. 
Les"  beaux  livres  sont  avant  tout  des  œuvres 


GEORGE  SAND 


vivantes.  Non  seulement  elles  ont  vécu,  ces 
œuvres,  mais  elles  continuent  de  vivre.  Elles 
vivent  en  nous  sous  les  espèces  des  idées  qui 
forment  notre  conscience  et  des  sentiments  qui 
inspirent  nos  actes.  Rien  n'est  plus  important 
pour  une  société  que  de  faire  l'inventaire  des 
idées  et  des  sentiments  qui,  à  chaque  instant  de 
sa  durée,  composent  son  atmosphère  morale  ; 
pour  chaque  individu,  ce  travail  est  la  con- 
dition même  de  sa  dignité.  Mais  ces  idées, 
mais  ces  sentiments,  les  aurions-nous  si,  dans 
les  temps  qui  nous  ont  précédés,  il  ne  s'était 
trouvé  pour  les  recueillir  dans  l'air,  pour  les 
rendre  viables  et  durables,  des  êtres  d'excep- 
tion, capables  de  penser  plus  vigoureusement 
que  nous,  de  sentir  avec  plus  de  profondeur, 
d'exprimer  avec  plus  de  relief,  et  qui  nous  les 
ont  légués  ?  L'histoire  littéraire  est  cela  sur- 
tout :  le  perpétuel  examen  de  conscience  de 
l'humanité. 

Or,  ai-je  besoin  de  redire,  ce  que  tout  le 
monde  sait,  combien  notre  époque  est  com- 
plexe, et  confuse  et  troublée  ?  Dans  le  dédale 
où  nous  nous  agitons  douloureusement,  qui  de 


AURORE   DUPIN 


nous  ne  regrette  les  temps  de  vie  simple  où 
l'on  allait  vers  un  but,  inconnu  sans  doute  et 
mystérieux,  mais  par  des  voies  droites  et  des 
routes  royales  ?  George  Sand  a  écrit  pendant 
près  d'un  demi-siècle  ;  c'est-à-dire  que,  pen- 
dant cinquante  fois  trois  cent  soixante-cinq 
jours,  elle  n'a  pas  laissé  passer  un  jour  sans 
couvrir  de  son  écriture  abondante  plus  de  feuil- 
lets que  d'autres  en  un  mois.  Ses  premiers 
livres  ont  fait  scandale,  ses  premières  opinions 
ont  déchaîné  des  tempêtes.  Depuis  lors,  pas 
une  nouveauté  vers  laquelle  elle  ne  se  soit 
précipitée,  pas  une  chimère  qu'elle  n'ait  ac- 
cueillie pour  nous  la  renvoyer  renforcée  et 
passionnée.  Vibrant  à  tous  les  souffles,  élec- 
trisée  par  tous  les  orages,  elle  a  regardé  vers 
chaque  nuée  derrière  laquelle  il  lui  semblait 
voir  briller  une  étoile.  On  a  appelé  l'œuvre 
d'un  autre  romancier  un  répertoire  de  docu- 
ments humains.  Mais  son  œuvre  à  elle,  quel 
répertoire  d'idées  !  Amour,  famille,  institu- 
tions sociales,  formes  de  gouvernement,  sur 
quoi  n'a-t-elle  pas  dit  son  mot  ?  Et  c'était  une 
femme  !    Et  son    cas  dans  toute  l'histoire  des 


GEORGE  SAND 


lettres  est  à  peu  près  unique  !  —  Voilà  précisé- 
ment ce  que  je  voudrais  étudier  avec  vous  : 
l'importance  qu'a  eue,  dans  l'évolution  de  la 
pensée  moderne,  l'apparition  de  cette  femme 
de  génie. 

J'aborde  mon  sujet  avec  respect  et  bonne 
foi.  J'étudierai  la  biographie  dans  la  mesure 
où  elle  est  indispensable  pour  la-  complète 
intelligence  des  œuvres.  Je  dessinerai  la  sil- 
houette des  originaux  que  je  rencontrerai  sur 
mon  chemin,  sous  l'angle  et  dans  le  jour  où  ils 
se  mêlent  à  la  vie  de  l'écrivain,  estimant  qu'une 
galerie  où  Ton  défile  devant  Sandeau  et  Sainte- 
Beuve,  Musset,  Michel  (de  Bourges),  Liszt, 
Chopin,  Lamennais  et  Pierre  Leroux,  Dumas 
fils  et  Flaubert,  et  d'autres  et  d'autres  encore, 
est  une  galerie  incomparable.  Je  n'attaquerai 
pas  les  personnes,  mais  je  discuterai  les  idées, 
et,  s'il  le  faut,  je  les  combattrai  —  avec  allé- 
gresse. Au  cours  du  voyage,  nous  verrons,  je 
l'espère,  s'ouvrir  devant  nous  bien  des  perspec- 
tives. 

Naturellement  je  me  suis  aidé  de  tous  les 
travaux  qui  comptent  parmi  ceux  qui  ont  été 


AURORE   DUPIN 


consacrés  à  George  Sand  :  j'en  aurai  plusieurs 
à  vous  signaler.  J'indique  une  fois  pour  toutes 
les  deux  volumes  publiés  sous  le  pseudonyme 
de  Wladimir  Karénine*  par  une  femme  appar- 
tenant à  la  haute  société  russe  :  c'est,  pour  toute 
la  période  qui  précède  1840,  l'ouvrage  le  plus 
complet.  Un  savant  maître  de  l'Université, 
M.  Samuel  Rocheblave  —  l'homme  qui,  au- 
jourd'hui, connaît  le  mieux  la  vie  et  l'œuvre 
de  George  Sand  —  a  été  pour  mon  travail  le 
guide  le  plus  dévoué,  le  conseil  le  plus  judi- 
cieux et  le  plus  sur  :  je  tiens  à  reconnaître  la 
dette  que  j'ai  contractée  envers  lui.  Enfin,  des 
archives  particulières  se  sont  ouvertes  pour  moi, 
libéralement.  Il  y  aura  de  l'inédit.  C'est  la 
manie  du  jour.  George  Sand  n'ayant  guère 
publié  qu'une  centaine  de  volumes,  romans  et 
nouvelles,  soit  toute  unebibliothèque,  à  laquelle 
il  faut  joindre  quatre  volumes  d'autobiogra- 
phie et  six  de  correspondance  imprimée,  on 
nous  demande  à  toute  force  des  «  documents 
nouveaux  »   sur  cet   écrivain,  pour  lequel  il 


I.  Wladimir   Karénine,    George  Sand.  Sa  vie  et  ses  oeuvres, 
2  vol.  in-S"  (Ollendorff). 


GEORGE  SAND 


paraît  qu'on   manque  de  renseignements.    Il 
n'est  que  de  s'incliner  et  de  s'exécuter. 

Je  voudrais  aujourd'hui  rechercher  avec 
vous  comment  les  dons  naturels,  les  premières 
influences  et  les  premières  impressions  ont, 
chez  l'enfant  et  la  jeune  fille  que  fut  Aurore 
Dupin,  prédéterminé  la  femme  et  l'écrivain 
que  sera  George  Sand. 

C'est  à  Paris,  au  n°  15  de  la  rue  Meslay,  en 
plein  quartier  du  Temple,  que  naquit,  le 
I*""  juillet  1804,  Lucile-Amandine-Aurore  Du- 
pin, fille  légitime  de  Maurice  Dupin  et  de 
Sophie-Victoire  Delaborde.  J'attire  tout  de 
suite  votre  attention  sur  le  phénomène  capital 
qui  éclaire  le  problème  de  sa  destinée  :  son 
hérédité,  ou  plutôt  l'opposition  radicale,  vio- 
lente, de  ses  deux  hérédités. 

Par  son  père,  elle  est  une  aristocrate  :  elle 
cousine  avec  les  maisons  régnantes. 

L'ancêtre,  c'est  le  roi  de  Pologne,  Auguste  II, 
amant  de  la  belle  comtesse  Aurore  de  Kœnigs- 
marck.  Le  grand-père,  c'est  Maurice  de  Saxe, 
aventurier  et  condottiere,  si  l'on  veut,  mais  à 


AURORE   DUPIN 


qui  nous  devons  cette  page  éternellement 
rayonnante  de  notre  histoire  :  Fontenoy. 
Nous  entrons  ici  dans  un  coin  du  xvili'  siècle 
brillant,  galant,  frivole,  artiste,  libertin.  Mau- 
rice de  Saxe  raffolait  du  théâtre  :  on  n'a  jamais 
su  s'il  l'aimait  davantage  pour  le  théâtre  lui- 
même  ou  pour  les  femmes  de  théâtre.  Il  em- 
menait en  campagne  une  troupe  qui  préludait, 
par  une  représentation  du  «  théâtre  au  camp  », 
à  l'engagement  du  lendemain.  Dans  cette 
troupe  il  remarqua  une  jeune  artiste,  M""  de 
Verrières,  dont  le  père  s'appelait  M.  Rin- 
teau  —  ce  que  nous  prononçons  aujourd'hui  : 
Monsieur  Cardinal.  De  cette  remarque  naquit 
une  fille,  reconnue  plus  tard  sous  le  nom  de 
Marie-Aurore  de  Saxe.  Ce  sera  la  grand'mère 
de  George  Sand.  Elle  épousa  à  quinze  ans  le 
comte  de  Horn,  un  bâtard  de  Louis  XV... 
C'est  extraordinaire  ce  qu'il  y  a  de  bâtards 
dans  cette  histoire-là,  et  invinciblement  il  vous 
revient  à  l'esprit  le  mot  du  Monde  ou  Von 
s'ennuie  :  «  Est-ce  que  tous  les  enfants  ne  sont 
pas  naturels?  ■')  ...  Ce  mari,  ayant  fait  l'amitié 
à  sa   femme,  qui  ne    fut  pas    sa  femme,  de 


GEORGE   S  AND 


mourir  dans  le  plus  bref  délai,  elle  revint 
vivre  chez  sa  mère,  la  a  dame  de  l'Opéra  ». 
Et  un  vieux  gentilhomme,  Dupin  de  Francueil, 
qui  avait  été  l'amant  de  l'autre  demoiselle 
Verrières,  s'étant  épris  d'elle,  elle  l'épousa 
et  en  eut  un  fils,  Maurice  Dupin,  qui  sera  le 
père  de  notre  romancière.  La  merveille,  dans 
ce  ricochet  et  dans  cette  cascade  de  fantaisies, 
c'est  qu'il  ait  pu  en  sortir  une  honnête  femme, 
la  femme  infiniment  respectable  que  ne  cessa 
jamais  d'être  Marie-Aurore. 

Mais,  par  son  hérédité  maternelle.  Aurore 
Dupin  est  peuple.  Car  elle  est  la  fille  de 
Sophie- Victoire  Delaborde,  modiste,  la  petite- 
fille  d'un  marchand  de  serins  et  chardonnerets 
du  quai  des  Oiseaux,  qui  avait  d'abord  tenu 
un  estaminet,  et  l'arrière-petite-fiUe  de  la 
mère  Cloquart. 

Cette  double  hérédité  se  personnifie  dans  les 
deux  femmes  qui  se  sont  partagé  le  cœur  de 
George  Sand  enfant.  Il  nous  faut  donc  tout  de 
suite  faire  le  portrait  de  ces  deux  femmes. 

La  grand'mère  est  le  type,  sinon  de  la  grande 
dame,  du  moins  de  l'élégante,  dins  la  seconde 


AURORE   DUPIN 


moitié  du  xviii®  siècle.  Très  instruite,  elle 
s'était  affinée  à  vivre  chez  les  demoiselles 
Verrières,  qui  recevaient  la  meilleure  société. 
Elle  était  bonne  musicienne  et  chantait  à  ravir. 
Quand  elle  épousa  Dupin  de  Francueil,  celui- 
ci  avait  le  double  de  son  âge,  soixante-deux  ans. 
Mais,  disait-elle  à  sa  petite-fille,  «  est-ce  qu'on 
était  jamais  vieux  dans  ce  temps-là  ?  C'est  la 
Révolution  qui  a  amené  la  vieillesse  dans  le 
monde.  »  Dupin  était  l'homme  aimable  ;  plus 
jeune,  il  l'avait  été  trop  ;  maintenant  il  l'était 
juste  assez  pour  rendre  sa  femme  très  heureuse. 
D'ailleurs  prodigue  et  menant  un  train  de 
prince,  il  laissa  Marie- Aurore  ruinée^  et  pauvre 
à  soixante-quinze  mille  livres  de  rentes.  Imbue 
des  idées  des  philosophes,  ennemie  de  la  coterie 
de  la  Reine,  elle  accueillit  sans  effroi  la  Révo- 
lution, qui  ne  manqua  pas  de  l'emprisonner. 
Le  26  novembre  1793,  elle  fut  arrêtée  et  incar- 
cérée au  couvent  des  Anglaises,  rue  des  Fossés- 
Saint- Victor,  qui  avait  été  converti  en  maison 
d'arrêt.  Au  sortir  de  la  prison,  elle  s'établit 
dans  ce  domaine  de  Nohant  qu'elle  avait 
acheté  depuis  peu.  C'est  encadrée  de  ce  décor 


lO  GEORGE  S  AND 


que  sa  petite-fille  la  retrouve  dans  ses  plus 
lointains  souvenirs  :  grande,  svelte,  blonde  et 
si  calme  !  A  Nohant,  elle  n'avait  pour  com- 
pagnie que  celle  de  ses  femmes  de  chambre 
et  de  ses  livres.  A  Paris,  elle  s'entourait  de 
gens  de  son  monde  et  de  son  temps,  qui  avaient 
les  idées  et  les  airs  de  tête  d'autrefois.  Elle 
prolongeait  ainsi,  dans  le  siècle  nouveau,  des 
nuances  d'esprit  et  des  manières  d'ancien 
régime. 

A  ce  type  de  race  et  de  fine  culture  s'oppose 
le  type  vulgaire,  populacier,  de  la  mère  d'Au- 
rore :  petite,  brune,  ardente,  violente.  Elle 
aussi,  la  fille  de  l'oiselier,  elle  avait  été  empri- 
sonnée par  la  Révolution,  et  dans  ce  même 
couvent  des  Anglaises,  et  vers  le  même  temps 
que  la  petite-fille  de  Maurice  de  Saxe  :  la 
Terreur  s'entendait  à  réaliser  ainsi  la  fusion 
des  classes.  Elle  fut  vaguement  comparse  dans 
un  petit  théâtre  :  ce  ne  fut  pour  elle  qu'une 
entrée  de  carrière.  Quand  Maurice  Dupin  la 
rencontra,  aux  armées,  elle  était  la  maîtresse 
d'un  vieux  général.  Elle  avait  déjà  un  enfant, 
Caroline,  de    provenance    indécise  ;    Maurice 


AURORE  DUPIN  II 

Dupin,  de  sotl  côté,  avait  un  fils  naturel,  Hippo- 
lyte  :  on  n'avait  pas  de  reproches  à  se  faire. 
Quand  Maurice  Dupin  épousa  Sophie- Victoire, 
un  mois  avant  la  naissance  d'Aurore,  —  il 
était  temps  !  —  il  éprouva  d'abord  de  la  résis- 
tance de  la  part  de  sa  mère  ;  mais  celle-ci  était 
indulgente  :  elle  céda.  La  conduite  de  Sophie- 
Victoire  fut-elle  irréprochable,  tant  que  vécut 
son  mari?  Peut-être.  Mais,  après  la  mort  de 
celui-ci,  elle  retourna  à  ses  habitudes  d'incon- 
duite.  Elle  était  tout  à  fait  galante.  Elle  a 
d'ailleurs  de  la  religion  ^  et  pour  rien  au  monde 
ne  manquerait  la  messe.  Emportée,  jalouse j 
bruyante,  à  la  moindre  contrariété  son  sang 
ne  fait  qu'un  tour  et  lui  monte  à  la  tête.  Alors 
ce  sont  des  cris,  c'est  une  tempête,  c'est  un 
débordement  d'outrages.  Il  n'est  pour  la  faire 
taire  que  de  crier  plus  fort.  Au  surplus,  elle 
n'y  met  pas  de  malice  et  n'en  veut  pas  à  ceux 
qu'elle  vient  d'injurier.  Sentimentale,  cela  va 
sans  dire,  et  pourtant  passionnée  plutôt  que 
tendre,  elle  oubliait  soudain  ceux  qu'elle  avait 
le  mieux  aimés  :  il  y  avait  des  trous  dans  sa 
mémoire,  et   dans    sa  conscience  de  grandes 


12  GEORGE  SAND 


lacunes.  Ignorante,  dénuée  de  lettres  et 
d'usage,  comme  vous  pouvez  croire,  elle  a 
pour  salon  le  palier  de  son  logement,  et  pour 
relations  ses  voisines.  Vous  devinez  ce  qu'elle 
pense  des  aristocrates  qui  fréquentent  chez  sa 
belle-mère.  Elle  est  impayable  quand  elle 
raille  et  quand  elle  parodie  celles  qu'elle  appelle 
les  «  vieilles  comtesses  ».  Car  elle  a,de  Tesprit 
naturel,  une  verve  faubourienne,  une  gami- 
nerie de  gavroche,  un  talent  pour  les  imita- 
tions qui  est  à  mourir  de  rire.  Bonne  ména- 
gère d'ailleurs,  active,  industrieuse,  habile  à 
tirer  parti  d'un  chiffon,  elle  s'entend  comme 
pas  une  à  improviser  avec  rien  une  robe 
ou  un  chapeau  qui  a  du  chic.  Elle  a  de  la 
orâce,  de  la  fantaisie  au  bout  des  doigts. 
C'est  l'ouvrière  parisienne,  la  fille  des  rues, 
l'enfant  du  peuple,  et  comme  nous  dirions  :  la 
midinette. 

Telles  sont  les  deux  femmes  qui  se  sont  dis- 
puté le  cœur  d'Aurore  Dupin.  La  destinée, 
qui  les  rapprochait,  les  avait  faites  pour  se 
haïr.  L'enfance  de  la  petite  Aurore  fut  le 
champ  clos  de  leurs  discordes.  On  peut  dire 


AURORE   DUPIN  13 

que  leur  rivalité  domine  toute  la  formation 
sentimentale  de  l'enfant. 

Tant  qu'avait  vécu  Maurice  Dupin,  Aurore 
avait  habité  avec  ses  parents  le  petit  logement 
parisien.  Maurice  Dupin  était  un  brillant  offi- 
cier, brave  et  jovial.  En  1808,  Aurore  alla  le 
rejoindre  à  Madrid,  où  il  séjournait  en  qualité 
d'aide  de  camp  de  Murât.  Elle  habita  le  palais 
du  prince  de  la  Paix,  l'immense  palais  que 
Murât  emplissait  de  la  splendeur  de  ses  cos- 
tumes et  de  ses  hurlements  de  souffrance. 
Comme  Victor  Hugo  qui,  vers  la  même  époque 
et  dans  des  conditions  analogues,  faisait  le 
même  voyage,  revint-elle  rapportant 

de  ses  courses  lointaines, 
Comme  un  vague  faisceau  de  lueurs  incertaines  ? 

Il  ne  le  semble  pas.  Le  retour  fut  pénible  ;  on 
arriva  harassé,  malade  :  on  fut  heureux  de 
trouver  un  asile  à  Nohant.  La  vie  s'organisait, 
quand  Maurice  Dupin  mourut  brusquement 
dun  accident  de  cheval,  laissant  en  présence 
sa  mère  et  sa  femme. 


14  GEORGE  SAND 


En  fait,  Aurore  sera  le  plus  souvent  auprès 
de  sa  grand'mère  qui  s'est  chargée  de  son  édu- 
cation, et  à  Nohant  plutôt  qu'à  Paris.  Elle  va 
y  vivre  en  compagnie  de  son  demi-frère,  Hip- 
polj'^te  Chatiron,  partageant  avec  lui  les  leçons 
du  pédagogue  Deschartres,  le  même  qui  avait 
élevé  Maurice  Dupin,  moitié  régisseur,  moitié 
précepteur,  autoritaire,  rogue,  pédant,  d'ailleurs 
tendre  et  dévoué  jusqu'à  l'héroïsme,  haïssable 
et  touchant,  un  cœur  d'or  sous  l'enveloppe 
d'un  cuistre.  Nohant,  c'est  le  Berry,  c'est  la 
campagne,  c'est  la  nature.  Et  la  nature  va  être 
pour  Aurore  Dupin  une  incomparable  éduca- 
trice. 

Jusqu'ici  on  ne  relève  chez  l'enfant  qu'un 
trait  de  caractère  :  une  tendance  prononcée  à 
la  rêverie.  Elle  reste,  de  longues  heures,  seule, 
immobile,  le  regard  perdu.  A  ceux  qui  s'in- 
quiètent, en  lui  voyant  l'air  si  bête^  la  mère 
répond  :  «  N'ayez  crainte  !  Elle  rumine  tou- 
jours quelque  chose.  »  La  vie  à  la  campagne 
—  tout  en  procurant  à  l'enfant  l'exercice  et  le 
grand  air,  qui  lui  feront  une  santé  magni- 
fique —  donnera  à  sa  rêverie  une  tournure  et 


<i4   'T<i«(i-<V,HT^"lç 


MAISON     DE     NOHANT 


AURORE   DUPIN  15 


une  matière  nouvelles.  Rappelez-vous  l'exis- 
tence que  menait,  dix  ans  auparavant,  Al- 
phonse de  Lamartine,  lâché  en  pleins  champs 
avec  les  petits  paysans  de  Milly  :  c'est  celle 
aussi  d'Aurore  Dupin.  Nohant  est  situé  au 
centre  de  la  Vallée  noire  :  terres  brunes  et 
grasses,  petits  chemins  ombragés,  pays  peu 
accidenté,  mais  de  grands  horizons  calmes. 
Aurore  parcourt,  en  toute  saison  et  à  toute 
heure  du  jour,  les  traînes  berrichonnes,  en 
compagnie  de  ses  petits  camarades,  les  filles 
du  métayer,  Marie  qm.  garde  les  ouailles  et 
Solange  qui  fait  de  la  feuille^  et  Liset,  et 
Plaisir  le  gardeur  de  cochons.  Elle  sait  dans 
quel  pré,  dans  quel  pli  de  terrain  elle  les  trou- 
vera. Elle  fait  avec  eux  le  ravage  dans  les 
foins,  sur  les  arbres,  dans  les  ruisseaux.  Elle 
garde  avec  eux  les  troupeaux.  L'hiver,  tandis 
que  les  pastours  devisent,  rassemblés  autour 
de  leur  feu,  en  plein  vent,  elle  écoute  leurs 
histoires  merveilleuses.  Ils  ont  «  vu  »,  ces 
enfants  crédules,  vu  de  leurs  yeux,  Georgeon, 
le  diable  de  la  Vallée  noire,  et  les  follets  et 
les  revenants,   et  la    levrette    blanche,  et  la 


l6  GEORGE  SAKD 


Grand'bête  !  Le  soir,  elle  entend,  à  la  veillée, 
les  récits  du  chanvreur.  Ainsi,  la  poésie  cham- 
pêtre imprégnait  cette  âme  neuve.  Et  c'était 
toute  la  poésie  champêtre  :  celle  qui  vient  des 
choses,  de  la  fraîcheur  de  l'air  et  du  parfum 
des  fleurs,  mais  celle  aussi  qui  réside  dans  la 
simplicité  des  sentiments  et  dans  cette  naïveté 
émerveillée  devant  les  spectacles  de  la  nature, 
restés  les  mêmes  et  aussi  incompréhensibles 
qu'aux  premiers  temps  du  monde. 

Cependant  Tantagonisme  des  deux  mères  se 
continuait. 

Je  ne  vous  en  retracerai  pas  les  épisodes  ; 
mais  je  dois  vous  en  indiquer  les  conséquences. 

La  première  fut  d'aviver  l'intelligence  de 
Tenfant  par  l'effet  du  dédoublement.  Entre 
ces  deux  milieux  et  ces  deux  états  d'esprit  si 
différents,  celui  de  sa  grand'mère  et  celui  de 
sa  mère,  et  obligée  de  passer  sans  cesse  de 
l'un  à  l'autre,  elle  les  comprend  et  les  apprécie 
en  les  opposant.  Elle  est  tour  à  tour  en  dehors 
de  chacun  d'eux  :  elle  peut  en  apercevoir  les 
travers,  les  lacunes,  les  défauts,  les  mérites 
aussi  et  les  avantages. 


AURORE  DUPIN  17 

Une  seconde  conséquence  fut  d'exalter  sa 
sensibilité.  Chaque  fois  qu'elle  quitte  sa  mère, 
la  séparation  est  pour  elle  un  déchirement. . 
Quand  elle  en  est  éloignée,  elle  souffre  de  la 
savoir  absente  et  plus  encore  de  la  deviner 
oublieuse.  Elle  aime  cette  mère,  telle  qu'elle 
est,  et  de  la  sentir  en  butte  à  l'hostilité  et  au 
mépris,  ce  lui  est  une  souffrance  intime,  une 
plaie  toujours  saignante. 

Une  autre  conséquence  enfin,  et  non  la 
moins  importante,  fut  de  déterminer  dans  un 
certain  sens  l'immense  pouvoir  de  sympathie 
qui  était  en  elle.  Vis-à-vis  de  cette  grand'mère, 
réservée  et  cérémonieuse,  elle  n'a  longtemps 
éprouvé  que  de  la  crainte.  Elle  se  sent  plus 
près  de  sa  mère,  avec  qui  il  n'y  avait  pas 
à  se  gêner.  Elle  en  veut  à  ceux  qui  représen- 
tent l'autorité,  la  règle,  la  tyrannie  des  usages. 
Elle  considère  qu'elles  sont,  elle  et  sa  mère, 
des  opprimées...  Voyez-vous  naître,  chez  la 
fille  de  Sophie-Victoire,  le  goût  pour  le  peuple 
auquel  elle  tient  par  un  côté  de  ses  origines, 
vers  lequel  elle  est  ramenée  par  les  humilia- 
tions subies  ?  Voyez-vous  poindre,  chez  cette 


l8  GEORGE  S  AND 


ennemie  des  révérences  et  du  beau  monde, 
l'instinct  qui  fera  d'elle  quelque  jour  une 
révoltée  ?. . .  George  Sand  aura  bien  raison  de 
dire  plus  tard  qu'il  ne  faut  chercher  dans 
aucun  motif  intellectuel  l'explication  de  ses 
préférences  sociales.  Tout  chez  elle  vient  du 
sentiment.  Son  socialisme  est  déjà  tout  entier 
contenu  dans  ses  souffrances  enfantines. 

Il  fallait  un  dénoûment.  Il  fut  atroce.  George 
Sand  a  conté  dans  V Histoire  de  ma  vie  cette 
scène  vraiment  tragique.  La  grand'mère,  qui 
avait  déjà  subi  une  atteinte  de  paralysie,  qui 
s'inquiétait  de  l'avenir  d'Aurore  et  voulait,  une 
bonne  fois,  la  détacher  de  sa  mère,  se  résolut 
à  employer  un  moyen  héroïque.  Elle  fit  appeler 
l'enfant  près  de  son  lit  et,  hors  d'elle-même, 
la  voix  étouffée,  elle  lui  révéla  tout  ce  qu'elle 
aurait  dû  lui  cacher,  elle  lui  découvrit  tout  le 
passé  de  Sophie-Victoire,  elle  lâcha  le  grand 
mot,  l'affreux  mot  de  femme  perdue...  Jugez 
de  l'affolement  d'une  enfant  de  treize  ans  qui 
reçoit  de  telles  confidences,  et  quand  elle  est 
comme  Aurore  d'une  sensibilité  excessive  ! 
Evoquant    ces   minutes   horribles,    à  plus  de 


AURORE  DUPIN  19 

trente  ans  de  distance,  George  Sand  en  revi- 
vait Tangoisse.  «  Ce  fut  pour  moi  comme  un 
cauchemar;  j'avais  la  gorge  serrée;  chaque 
parole  me  faisait  mourir  ;  je  sentais  la  sueur 
me  couler  du  front  ;  je  voulais  interrompre  ;  je 
voulais  me  lever,  m'en  aller,  repousser  avec 
horreur  cette  effroyable  confidence  ;  je  ne  pou- 
vais pas;  j'étais  clouée  sur  mes  genoux,  la 
tête  brisée  et  courbée  par  cette  voix  qui  pla- 
nait sur  moi  et  me  desséchait  comme  un  vent 
d'orage...  ».  Comment  une  femme,  si  réelle- 
ment bonne,  et  si  mesurée,  se  laissa-t-elle 
emporter  à  un  tel  excès  ?  La  passion  a  de  ces 
éclats  soudains.  N'est-ce  pas  ici,  en  effet,  l'in- 
dice le  plus  significatif  de  cette  atmosphère 
de  passion  où  se  mouvait  l'enfant  et  qui  s'in- 
sinuait en  elle  ? 

Dans  ces  conditions,  l'entrée  au  couvent  fut 
une  délivrance.  Il  y  a  toujours  eu,  à  toutes 
les  époques,  du  moins  jusqu'à  ces  années  der- 
nières, un  couvent  à  la  mode,  où  une  jeune 
fille  du  monde  se  devait  à  elle-même  et  devait 
aux  siens   d'être  élevée.    C'était,  en  181 7,  le 


20  GEORGE   SAND 


couvent  des  Anglaises,  ce  même  couvent  qui 
naguère  avait  servi  de  prison  aux  deux  mères 
d'Aurore.  Les  trois  années  qu'Aurore  passa 
dans  «  cette  grande  famille  féminine,  où  Ton 
était  bon  comme  Dieu  »,  sont  restées  dans  son 
souvenir  comme  les  plus  tranquilles,  les  plus 
heureuses  de  sa  vie.  Les  pages  qu'elle  leur  a 
consacrées  dans  V Histoire  de  ma  vie  ont  une 
fraîcheur  d'oasis.  Elle  a  décrit  avec  amour  ce 
monde  à  part,  fermé  et  qui  se  suffisait  à  lui- 
même,  où  la  vie  était  si  intense  ! 

C'était,  dans  le  quartier  des  couvents,  un 
assemblage  de  constructions,  de  cours  et  de 
jardins,  qui  en  faisait  une  sorte  de  village. 
Un  dédale  de  galeries  et  de  souterrains,  comme 
dans  un  roman  d'Anne  Radcliffe.  De  vieilles 
murailles  où  grimpaient  la  vigne  et  le  jasmin  ; 
le  chant  du  coq  à  minuit  comme  en  pleine 
campagne  ;  et  la  cloche  qui  avait  un  joli  son 
argentin,  comme  une  voix  de  femme.  De  sa 
cellule,  par-dessus  les  cimes  des  grands  mar- 
ronniers, Aurore  dominait  toute  une  partie  de 
Paris.  L'air  dont  avaient  besoin  les  poumons 
de  l'enfant  vagabonde  n'allait  pas  manquer  à 


AURORE   DUPIN  21 

la  recluse.  Les  élèves  se  divisaient  en  trois 
catégories  :  les  diables,  les  sages  qui  étaient 
les  dévotes,  et  les  bêtes.  Aurore  s'enrégimenta 
tout  de  suite  dans  les  diables.  Ah  !  ces  grandes 
diableries  de  petites  couventines  qui  consis- 
taient, pendant  les  récréations,  à  descendre 
dans  les  caves  et  sonder  les  murailles  «  pour 
délivrer  la  victime  »,  oui,  une  victime  infor- 
tunée, que  séquestraient  et  torturaient  ces 
pauvres  bonnes  sœurs  !  Hélas  !  tous  les  «  dia- 
bles »  conjurés  du  couvent  des  Anglaises  ne 
parvinrent  jamais  jusqu'à  la  victime.  Elle 
doit  y  être  encore. 

Mais  un  brusque  changement  allait  se  pro- 
duire dans  l'âme  d'Aurore.  Comment  n'en  eût- 
il  pas  été  ainsi?  Comment,  sur  une  organisa- 
tion aussi  extraordinairement  sensible,  un 
milieu  si  nouveau  et  si  particulier  n'aurait-il 
pas  agi  :  le  cloître,  le  cimetière,  les  longs 
offices,  et  les  paroles  rituelles  murmurées  dans 
la  pénombre,  et  cette  piété  qui  flotte  dans  les 
maisons  où  l'on  a  beaucoup  prié?  Un  soir  du 
mois  d'août,  elle  s'était  retirée  dans  l'église 
faiblement  éclairée  par  la  lampe  du  sanctuaire  ; 


22  GEORGE   S  AND 


par  la  fenêtre  ouverte  entraient  des  parfums  de 
chèvrefeuille  et  des  chants  d'oiseaux  ;  c'était 
un  calme,  un  charme,  un  recueillement,  un 
mystère  dont  elle  n'avait  jamais  eu  l'idée. 
«  Je  ne  sais  ce  qui  se  passait  en  moi,  écrira- 
t-elle  plus  tard.  Je  respirais  une  atmosphère 
d'une  suavité  indicible,  et  je  la  respirais  par 
l'âme  encore  plus  que  par  les  sens^.  Tout  à 
coup,  je  ne  sais  quel  ébranlement  se  produisit 
dans  tout  mon  être;  uh  vertige  passe  devant 
mes  yeux  comme  une  lueur  blanche  dont  je  me 
sens  enveloppée.  Je  crois  entendre  une  voix 
murmurer  à  mon  oreille  :  Toile  Lege.  Je  me 
retourne...  J'étais  seule  ».  Nos  modernes  psy- 
chiatres diraient  qu'elle  avait  eu  une  halluci- 
nation de  l'ouïe  compliquée  de  troubles  olfac- 
tifs. J'aime  mieux  dire  qu'elle  avait  reçu  la 
visite  de  la  grâce.  La  foi  s'emparait  d'elle  par 
le  cœur.  Des  larmes  de  ravissement  inondè- 
rent son  visage.  Elle  sanglota  longuement. 

Ainsi  le  couvent  avait  ouvert  devant  Aurore 
tout  un  nouveau  monde  sentimental,  celui  des 
émotions  chrétiennes.  A  son  âme  naturelle- 
ment religieuse,  et  que  ne  contentait  pas  la 


AURORE  DUPIN  23 

sécheresse  d'une  éducation  toute  philosophique, 
il  apportait  l'aliment  auquel  elle  aspirait  d'ins- 
tinct. Plus  tard,  quand  la  foi,  qui  n'avait  ja- 
mais été  très  éclairée  chez  elle,  se  retirera,  il 
restera  le  sentiment.  Cette  religiosité  à  forme 
chrétienne  sera  essentielle  chez  George  Sand. 
A  un  autre  point  de  vue  encore,  le  couvent 
lui  avait  rendu  un  service  éminent.  Dans 
V Histoire  de  ma  vie^  George  Sand  retrace  de 
souvenir  les  portraits  de  plusieurs  religieuses  : 
M™°  Marie-Xavier,  au  désespoir  d'avoir  pro- 
noncé ses  vœux,  la  sœur  Anne-Joseph,  bonne 
comme  un  ange,  bête  comme  une  oie,  et  la 
douce  Marie-Alicia  de  qui  l'âme  sereine  trans- 
paraissait dans  le  regard  des  yeux  bleus,  mi- 
roir de  pureté,  et  la  mystique  sœur  Hélène, 
l'exaltée,  partie  malgré  les  siens,  malgré  les 
supplications  et  les  sanglots  de  sa  mère,  de 
ses  sœurs,  et  qui  passa  sur  le  corps  d'un  en- 
fant pour  aller  à  Dieu.  Car  il  en  est  ainsi.  Les 
costumes  sont  les  mêmes  et  les  mains  se  joi- 
gnent de  même  façon,  les  guimpes  et  les 
visages  sont  pareillement  pâles  ;  mais,  sous 
cette  apparente  uniformité,  que  de  contrastes  ! 


24  GEORGE   S  AND 


C'est  rhabitude  de  la  vie  intérieure  qui  accuse 
si  vigoureusement  les  différences,  dégage  et 
précise  Toriginalité  de  chacun.  Peu  à  peu  Au- 
rore découvrait  la  diversité  des  âmes  et  leur 
beauté. 

Elle  songea  à  se  faire  religieuse.  Ce  fut  son 
confesseur  qui  l'en  détourna.  Il  fit  bien.  Tou- 
tefois, la  grand'mère,  qui  avait  sur  les  prêtres 
l'opinion  d'une  philosophe,  s'empressa  d'incri- 
miner leur  fanatisme.  Elle  leur  reprit  sa  petite- 
fille.  Peut-être  aussi  éprouvait-elle  le  besoin 
de  sentir  une  tendresse  auprès  d'elle  pour  ces 
quelques  mois  qu'il  lui  restait  à  vivre.  Le  fait 
est  que  cette  douceur  ne  lui  fut  pas  refusée.  Le 
premier  résultat  de  cette  perspicacité  plus 
grande,  qu'Aurore  avait  acquise  au  couvent, 
fut  de  lui  faire  comprendre  enfin  sa  grand'mère. 
Elle  démêla  la  complexité  de  cette  nature.  Elle 
en  découvrit  les  délicatesses  cachées  sous  un 
grand  air  de  réserve.  Elle  sut  ce  qu'elle  lui 
devait.  Ce  sont  les  découvertes  qu'on  fait  — 
quand  il  est  trop  tard. 

Les  dix-huit  mois  qu'Aurore  va  passer  main- 


AURORE   DUPIN  25 


tenant  à  Nohant  jusqu'à  la  mort  de  sa  grand' 
mère  sont  très  importants  pour  sa  biographie 
psychologique.  Elle  a  dix-sept  ans  :  c'est  une 
jeune  fille  avide  de  vivre  et  chez  qui  les  émo- 
tions vont  se  presser. 

D'abord  la  nature  —  à  laquelle  le  couvent 
l'avait  enlevée  pour  la  vie  de  repliement  sur 
soi  —  la  nature  la  reprend.  La  chère  campagne 
lui  fait  fête.  «  Les  arbres  étaient  en  fleurs,  les 
rossignols  chantaient  et  j'entendais  au  loin  la 
classique  et  solennelle  cantilène  des  labou- 
reurs... Les  grands  chiens,  mes  vieux  amis, 
qui  m'avaient  grondée  la  veille  au  soir,  me 
reconnaissaient  et  m'accablaient  de  cares- 
ses... ».  Elle  voulut  tout  revoir.  Les  choses 
n'avaient  pas  changé,  mais  bien  le  regard  dont 
elle  les  embrassait.  Pendant  ces  longues  et 
solitaires  promenades,  qu'elle  fait  maintenant 
chaque  matin,  elle  jouit  de  la  succession  des 
paysages  tantôt  mornes,  tantôt  délicieux,  de 
ces  rencontres  pittoresques,  troupeaux,  oiseaux 
voyageurs,  et  du  doux  bruit  de  l'eau  qui  cla- 
pote sous  les  pieds  des  chevaux  ;  elle  en  jouit 
volontairement.  C'est  la  rêverie  voluptueuse, 


à6  GEORGE  SAND 


non  plus  instinctive  mais  consciente,  avec  ce 
qu'elle  a  d'un  peu  morbide. 

Puis  ce  furent  les  lectures,  faites  sans  ordre 
et  sans  méthode,  tumultueusement.  L'avide  li- 
seuse mêle  les  philosophes,  Locke,  Condillac, 
Montesquieu,  avec  Bossuet,  Pascal,  Montaigne  ; 
mais  elle  met  à  part  le  dernier  en  date  :  Rous- 
seau. Elle  dévore  les  moralistes  et  les  poètes, 
La  Bruyère,  Pope,  Milton,  Dante,  Virgile, 
Shakespeare.  Ces  lectures  trop  fortes  vont 
lui  monter  au  cerveau.  Elle  avait  réservé  le 
René  de  Chateaubriatld.  Elle  se  laissa  gagner 
à  la  tristesse  qui  monte  de  ces  pages  désolées. 
Le  dégoût  de  la  vie  s'empara  d'elle.  Il  y  eut 
une  tentative  de  suicide.  Elle  essaya  bel  et 
bien  de  se  noyer,  et  ne  dut  son  salut  qu'à  la 
santé  morale  de  la  bonne  jument  Colette,  qui 
n'avait  pas  les  mêmes  raisons  qu'elle  de  renon- 
cer à  la  vie. 

Pendant  cette  période.  Aurore  s'appartient 
entièrement.  Deschartres,  qui  l'a  toujours 
traitée  en  garçon,  protège,  encourage  cette 
indépendance.  C'est  lui  qui,  pour  l'emmener 
à  la  chasse,  sa  passion,  l'engage  à   s'habiller 


AURORE  DUPIN  27 

en  homme.  Vous  dirai-je  que  ces  «  excentri- 
cités »  commençaient  à  provoquer  un  peu  de 
rumeur?  On  en  jasait  dans  le  Landerneau  ber- 
richon. Les  commérages  allaient  leur  train 
dans  La  Châtre.  Ajoutez  qu'Aurore  s'avisa 
d'apprendre  l'ostéologie  avec  un  jeune  homme 
desenvirons,  Stéphane  Ajasson  de  Grandsaigne, 
qui,  disait-on,  vint  lui  en  donner  des  leçons 
dans  sa  chambre.  Ce  fut  le  dernier  coup. 

De  l'état  d'esprit  qui  est  alors  celui  de  la 
jeune  fille,  nous  avons  un  curieux  témoignage. 
C'est  une  lettre  datée  du  18  novembre  1821,- 
qui  vient  d'être  publiée  dans  le  premier  nu- 
méro d'une  revue  de  jeunes ,  le  Voile  de 
pourpre.  Elle  est  adressée  par  Aurore  à  sa 
mère  qui  avait  accueilli  toutes  les  médisances 
de  la  petite  ville  et  qui,  au  besoin,  en  aurait 
ajouté  : 

«  Vous  me  reprochez,  ma  mère,  de  n'avoir 
ni  timidité,  ni  modestie,  ni  douceur,  ou  du 
moins  si  vous  supposez  que  j'ai  intérieurement 
des  qualités,  vous  êtes  certaine  que  je  ne  les 
ai  point  à  l'extérieur  et  que  je  n'ai  ni  décence, 
ni  tenue.  Pour  me  juger  ainsi,  il  faudrait  me 


28  GEORGE   S  AND 

connaître  et  vous  porteriez  alors  un  jugement 
certain  sur  mes  manières  ;  mais  j'ai  auprès  de 
moi  une  grand'mère  qui,  toute  malade  qu'elle 
est,  m'observe  avec  assez  de  soin  et  de  ten- 
dresse pour  s'en  être  aperçue  et  qui  n'aurait 
point  négligé  de  me  corriger,  si  elle  m'eût 
trouvé  les  manières  d'un  hussard  ou  d'un  dra- 
gon. » 

Elle  n'a  besoin  de  personne  pour  la  guider 
et  la  protéger,  pas  besoin  de  lisières  : 

«  J'ai  dix-sept  ans  et  je  sais  marcher.  » 

Si  ce  M.  de  Grandsaigne  avait  fait  mine 
de  manquer  à  la  réserve,  elle  est  assez  grande 
pour  se  défendre. 

Sa  mère  lui  avait  reproché  d'apprendre  le 
latin  et  l'ostéologie.  Elle  demande  : 

«  Pourquoi  faut-il  qu'une  femme  soit  igno- 
rante ?  Ne  peut-elle  être  instruite  sans  s'en 
prévaloir  et  sans  être  pédante  ?  A  supposer  que 
j'eusse  un  jour  des  fils  et  que  j'eusse  retiré 
assez  de  fruit  de  mes  études  pour  les  instruire, 
croyez-vous  que  les  leçons  d'une  mère  ne 
valent  pas  celles  d'un  précepteur  ?  » 

Et  voilà  déjà  le  défi  jeté  à  l'opinion,  l'entrée 


AURORE   DUPIN  29 

en  campagne  contre  le  préjugé,  la  tendance  à 
généraliser  un  cas  particulier  et  à  faire  de  la 
cause  d'une  femme  celle  de  toutes  les  femmes. 
Pour  conclure,  voulez-vous  maintenant  vous 
rappeler  et  réunir  en  faisceau  les  traits  qui, 
un  à  un,  se  sont  découverts  à  nous  dans  leur 
ordre  de  succession  ?  Vous  verrez  alors  à  quelle 
lignée  intellectuelle  et  sentimentale  se  rattache 
Aurore  Dupin.  Vous  comprendrez  les  termes 
dont  elle  se  sert  pour  nous  peindre  son  «  eni- 
vrement »  à  la  lecture  de  Rousseau  :  «  La 
langue  de  Jean- Jacques  et  la  forme  de  sa 
déduction  s'emparèrent  de  moi  comme  une 
musique  éclairée  d'un  grand  soleil.  Je  le  com- 
parais à  Mozart.  Je  comprenais  tout  ».  Elle  le 
comprenait,  car  elle  se  reconnaissait  en  lui. 
En  effet,  cette  prédominance  exclusive  de  la 
sensibilité  et  de  l'imagination,  cette  exaltation 
du  sentiment,  ce  goût  pour  la  vie  selon  la 
nature,  cette  émotion  devant  les  spectacles  de 
la  campagne,  cette  méfiance  à  l'égard  du 
monde,  et  ces  effusions  de  sentimentalité  reli- 
gieuse, et  cette  rêverie  solitaire,  et  cette  mélan- 
colie   qui    va  jusqu'au   désir  de   la   mort  — 


30  GEORGE  SAND 


autant  de  paroles  de  l'Évangile  selon  Rous- 
seau. Toute  la  psychologie  d'Aurore  Dupin 
est  là. 

Être  d'exception,  sans  doute  ;  mais  l'excep- 
tion, quand  elle  est  géniale,  consiste  à  réunir 
en  soi  et  à  personnifier  avec  une  intensité  parti- 
culière les  souffles  qui,  à  un  certain  moment, 
sont  épars  dans  l'atmosphère.  Depuis  le  grand 
ébranlement  apporté  dans  le  monde  moral  par 
la  prédication  de  Rousseau,  il  y  avait  des  cou- 
rants encore  incertains  et  tout  un  flot  d'aspira- 
tions confuses  :  c'est  cette  vague  énorme  qui 
entre  dans  une  âme  féminine.  Inconsciemment 
Aurore  Dupin  accueille  l'idéal  nouveau  :  c'est 
cet  idéal  qui  va  opérer  en  elle.  Comment  se 
comportera-t-il  en  présence  de  la  vie,  aux 
prises  avec  les  réalités  familiales  et  sociales  ? 
tel  est  exactement  le  sujet  de  ce  cours  ;  telle 
est  la  question  que  nous  aurons  à  étudier  dans 
les  leçons  suivantes  :  c'est  celle  qui  fait  l'in- 
térêt, le  drame  et  l'enseignement  de  la  destir 
née  de  George  Sand. 


4fl>/^V/     C^     t%    '.       KJ(J>i)tW^  i}^  .^Vi       V'  )7      Jr»W/>!v,-.      ^r 


Jf^ 


AURORE      DUPIN      A      DIX-HUIT     ANS 

d'après      une     ;u|iiarelle     clf      HIai/.f 

(Collection  de  M.    Koclieblave.) 


II 


LA  BARONNE   DUDEVANT 

LE  MARIAGE   ET   LA   LIBÉRATION 
l'arrivée  a  paris.    —  JULES   SANDEAU 


Il  nous  faut  maintenant  rechercher  quelle 
expérience  la  future  George  Sand  va  faire  du 
mariage  et  quel  en  sera  le  résultat  sur  la  for- 
mation des  idées  de  Técrivain. 

(s.  Tu  perds  en  moi  ta  meilleure  amie  »  ; 
ç'avaient  été,  au  lit  de  mort,  les  derniers  mots 
de  la  grand'nière  à  la  petite-fille.  La  vieille 
dame  disait  vrai.  Aurore  en  fit  aussitôt  la 
cruelle  épreuve.  Par  une  clause  de  son  testa- 
ment, M"""  Dupin  de  Francueil  avait  investi 
de  la  tutelle  un  cousin  d'Aurore,  René  de  Vil- 
leneuve. Mais  pensez-vous  que  Sophie- Victoire 
va,  par  cette  clause  illégale,  se  laisser  frustrer 


32  GEORGE  S  AND 


de  son  droit  —  et  pour  un  homme  qui  est  du 
monde  des  «  vieilles  comtesses  ?  »  Elle  reprend 
sa  fille  avec  elle,  à  Paris.  Hélas  !  Aurore,  dont 
les  yeux  se  sont  ouverts  et  qui  s'est  affinée  au 
point  d'entrer  en  intime  sympathie  avec  son 
exquise  grand'mère,  ne  peut  plus  avoir  pour 
une  mère,  dont  elle  s'est  sentie  abandonnée,  sa 
tendresse  passionnée  de  naguère  et  ses  partis 
pris  d'indulgence  quand  même.  Elle  voit  cette 
mère  telle  qu'elle  est,  dans  sa  trivialité  de 
femme  du  peuple  restée  galante  et  qui  ne  se 
résigne  pas  à  vieillir.  Si  encore  Sophie-Victoire 
eût  été  d'humeur  calme  !  Mais  il  lui  faut  chaque 
jour  changer  de  logement,  changer  de  gargote, 
se  brouiller  avec  celui-ci,  se  raccommoder  avec 
celle-là,  arborer  une  nouvelle  forme  de  cha- 
peau ou  une  nouvelle  couleur  de  cheveux. 
C'est  une  agitée.  Avide  de  faits  divers  et  de 
romans  feuilletons,  elle  lit  Sherlock  Holmes 
—  je  veux  dire  les  élucubrations  du  vicomte 
d'Arlincourt  —  avec  rage ,  jusqu'au  milieu 
de  la  nuit.  Elle  en  rêve  et  continue  pendant 
le  jour  de  vivre  dans  une  atmosphère  de 
crime.   Si  elle  digère  mal,   elle  se  croit  em- 


LA   BARONNE   DUDEVANT  33 

poisonnée  ;  un  visiteur  qui  arrive  est  un  cam- 
brioleur. Elle  n'a  pour  la  «  belle  éducation  » 
d'Aurore  et  pour  ses  prétentions  littéraires 
que  sarcasmes .  Elle  poursuit  de  sa  haine 
rétrospective  la  grand'mère  défunte  ;  ce  sont 
des  bordées  d'injures  par  delà  la  tombe...  et  il 
paraît  que,  dans  la  colère,  elle  disait  des  choses 
inouïes.  Le  silence,  seule  réponse  qu'Aurore 
opposât  à  ces  tempêtes  d'outrages,  l'exaspérait. 
Elle  jurait  qu'elle  briserait  la  «  sournoiserie  » 
de  la  jeune  fille.  Celle-ci  se  demandait,  avec 
effroi,  s'il  n'y  avait  pas  dans  le  cas  de  sa  mère 
un  peu  d'aliénation  mentale.  Il  y  en  avait.  La 
situation  était  intolérable. 

Il  advint  que  Sophie- Victoire,  ayant  mené 
sa  fille  passer  trois  jours  chez  des  amis,  l'y 
oublia. 

C'était  à  la  campagne,  au  Plessis-Picard, 
près  de  Melun.  Aurore  y  retrouvait,  avec 
délices,  un  parc  immense  aux  fourrés  épais 
où  bondissaient  des  chevreuils  ;  elle  en  aimait 
les  clairières  profondes  et  les  eaux  qui  verdis- 
saient sous  de  vieux  saules.  M.  James  Duplessis 
et  sa  femme,  Angèle,    étaient   d'excellentes 


34  GEORGE  S  AND 


gens  qui  adoptèrent  quasiment  Aurore  ;  ils 
avaient  déjà  cinq  filles  :  ils  ne  comptaient  plus. 
On  voisinait  avec  quelques  familles  des  envi- 
rons ;  il  y  avait  du  mouvement,  de  la  jeunesse 
et  Loïsa  Puget  qui  ne  faisait  pas  encore  de 
romances  :  il  faut  dire  qu'elle  avait  dix  ans. 
Les  Duplessis  emmenaient  quelquefois  Aurore 
à  Paris,  la  conduisaient  au  théâtre-.  «  Un  de 
ces  soirs-là,  est-il  dit  dans  V Histoire  de  ma 
Vie,  nous  prenions,  après  le  spectacle,  des 
glaces  chez  Tortoni,  quand  ma  mère  Angèle 
dit  à  son  mari  :  «  Tiens,  voilà  Casimir  !  »  Un 
jeune  homme  mince,  assez  élégant,  d'une 
fio-ure  gaie  et  d'une  allure  militaire  vint  leur 
serrer  la  main  et  répondre  aux  questions  em- 
pressées qu'on  lui  adressait  sur  son  père,  le 
colonel  Dudevant,  très  aimé  et  respecté  de  la 
famille.  »  C'est  la  première  rencontre,  la  pre- 
mière apparition  de  Casimir  dans  cette  his- 
toire, et  déjà  son  entrée  dans  la  vie  d'Aurore. 
Il  fut  invité  au  Plessis,  se  mêla  à  la  jeu- 
nesse qui  s'y  réunissait  dans  une  familiarité 
de  belle  humeur,  devint  pour  Aurore  un  com- 
pagnon de  jeux,  et,  sans  s'être  posé  en  préten- 


LA   BARONNE   DUDEVANT  35 

dant,  demanda  sa  main.  Pourquoi  Aurore  Tau- 
rait-elle  refusé?  Il  avait  vingt-sept  ans,  avait 
servi  deux  ans  dans  l'armée,  avait  fait  son 
droit  à  Paris.  Fils  naturel,  bien  entendu,  il 
avait  été  reconnu  par  son  père,  le  colonel  Du- 
devant.  La  famille  était  estimée.  On  avait  un 
château —  presque  en  Espagne  —  à  Guillery, 
en  Gascogne.  Casimir  était  bien  élevé,  avait  de 
bonnes  manières  ;  autant  celui-là  qu'un  autre  ; 
plutôt  celui-là  qu'un  autre.  C'était  un  cama- 
rade ;  il  allait  être  un  mari  :  qu'y  aurait-il  de 
changé  ? 

Le  mariage  faillit  manquer,  du  fait  de  So- 
phie-Victoire. Elle  ne  trouvait  pas  que  Casimir 
fût  assez  bien  de  sa  personne,  non  pour  Aurore, 
mais  pour  elle.  Elle  s'était  ingéré  qu'elle  aurait, 
pour  lui  donner  le  bras,  un  gendre  qui  serait 
un  bel  homme.  Elle  aimait  les  beaux  hommes, 
surtout  les  militaires.  Pourtant  elle  consentit, 
vaguement.  Mais,  quinze  jours  après,  elle 
tombe  au  Plessis,  comme  une  bombe.  Une 
i  nagination  baroque  lui  était  passée  par  la 
cervelle.  Elle  jurait  avoir  découvert  que  Casi- 
mir avait  été  garçon  de  café.  Elle  l'avait  rêvé. 


36  GEORGE   SAND 


Mais  elle  tenait  mordicus  à  sa  lubie.  Sa  fille 
épouser  un  garçon  de  café  ! . . .  Les  choses  en 
étaient  là,  quand  la  mère  de  Casimir,  M"^  Du- 
devant,  qui  avait  des  manières  de  grande  dame, 
s'avisa  d'aller  faire  à  Sophie- Victoire  une  visite 
officielle.  Celle-ci  fut  très  flattée  :  elle  tenait 
aux  égards...  C'est  ainsi  qu'Aurore  Dupin  de- 
vint la  baronne  Dudevant. 

Elle  avait  dix-huit  ans. 

Voulez- vous  la  voir  telle  qu'elle  était  alors  ? 
C'est  elle  qui,  dans  un  passage  du  Voyage  en 
Auvergne,  son  premier  écrit,  datant  de  1827, 
trace  d'elle-même  ce  portrait  qui,  à  coup  sûr, 
n'est  pas  flatté.  «  Quand  j'eus  seize  ans,  on 
s'aperçut,  comme  j'arrivais  du  couvent,  que 
j'étais  une  jolie  fille.  J'étais  fraîche,  quoique 
brune.  Je  ressemblais  à  ces  fleurs  de  buisson 
un  peu  sauvages,  sans  art,  sans  culture,  mais 
de  couleurs  vives  et  agréables.  J'avais  une 
profusion  de  cheveux  presque  noirs...  En  me 
regardant  dans  ma  glace,  je  puis  dire  pourtant 
que  je  ne  me  suis  jamais  fait  grand  plaisir.  Je 
suis  noire,  mes  traits  sont  taillés,  et  non  pas 


LA   BARONNE   DUDEVANT  37 

finis.  On  dit  que  c'est  Texpression  de  ma  figure 
qui  la  rend  intéressante.  Et  je  le  crois...  J'avais 
l'humeur  gaie  et  pourtant  rêveuse.  L'expres- 
sion la  plus  naturelle  à  mes  traits  était  la  mé- 
ditation. Et  il  y  avait,  disait-on,  dans  ce  regard 
distrait,  une  fixité  qui  ressemble  à  celle  du 
serpent  quand  il  fascine  sa  proie.  Du  moins, 
c'était  la  comparaison  ampoulée  de  mes  ado- 
rateurs de  province.  »  Ils  n'avaient  pas  si  tort, 
pour  des  adorateurs  de  province.  Les  portraits 
d'Aurore,  à  cette  date,  nous  montrent,  dans  une 
fraîcheur  presque  enfantine,  une  captivante 
figure  de  jeune  fille,  aux  traits  longs,  au 
menton  fin  —  pas  précisément  jolie,  mais 
combien  pire  !  —  avec  ces  yeux,  ces  grands 
yeux  noirs  qui  dévorent  tout  le  visage,  ces 
yeux  dont  le  regard  en  se  posant  prend  po.s- 
session  de  vous,  ces  yeux  de  rêve  et  de  désir, 
sombres  parce  que  lame  qui  s'y  reflète  a  de 
lointaines  profondeurs. 

Cette  âme,  comment  la  définir?  Elle  est  si 
complexe!  A  juger  par  l'apparence,  on  la  di- 
rait si  paisible  !  Et  peut-être  n'est-ce  pas  seule- 
ment l'apparence.  George  Sand,  qui  se  connaît 


38  GEORGE   S  AND 


bien,  parle  souvent  de  sa  paresse,  de  son  apa- 
thie très  berrichonne.  Les  observateurs  super- 
ficiels s'en  tiennent  là.  Sa  mère  l'appelait 
«  sainte  Tranquille  ».  Mais  les  religieuses  de 
son  couvent  étaient  plus  perspicaces.  Elles  di- 
saient :  «  C'est  une  eau  qui  dort.  »  Sous  la  sur- 
face unie  elles  avaient  deviné  qu'il  s'amassait 
des  tempêtes.  Aurore,  en  effet,  tient  à  la  fois 
de  ses  deux  mères  :  elle  a  concilié  en  elle  leurs 
natures  contradictoires.  Elle  a  le  calme  de 
Marie- Aurore.  Mais  elle  a  de  même  l'impétuo- 
sité de  Sophie- Victoire,  sans  doute  aussi  la 
libre  humeur  de  son  père,  l'officier  casse-cou  ; 
et  enfin  qui  s'étonnerait  de  trouver  chez  une 
descendante  de  Maurice  de  Saxe  le  goût  des 
aventures  ? 

Autant  que  ce  contraste  foncier,  ce  qui 
frappe  en  elle  ce  sont  les  brusques  change- 
ments d'humeur,  les  passages  soudains  d  une 
morne  tristesse  à  une  gaieté  exubérante,  et  les 
longs  abattements  qui  suivent  ces  besoins 
d'expansion  et  de  dépense  nerveuse.  Pour  ma 
part,  je  crois  peu  à  l'influence  du  physique  sur 
le  moral,  et  je  suis  au  contraire  très  persuadé 


LA   BAROJSNE   DUDEVANT  39 

de  Taction  du  moral  sur  le  physique.  Toute- 
fois, dans  certains  cas,  et  en  présence  de  condi- 
tions très  nettement  accusées,  il  faut  bien  tenir 
compte  des  explications  physiologiques.  Ces 
accès  de  mélancolie,  ces  crises  de  larmes,  ces 
prostrations,  ces  fougues  insensées,  ces  courses 
pour  se  dompter,  dénotent  assez  évidemment 
les  exigences  d'un  tempérament  anormal.  La 
crise  passée,  ne  croyez  pas  d'ailleurs  que, 
comme  chez  d'autres,  il  n'en  reste  rien.  Au 
contraire.  Dans  cette  nature  extraordinaire- 
ment  organisée  pour  emmagasiner  les  sensa- 
tions, rien  ne  se  perd,  rien  ne  s'évapore,  tout 
s'accumule.  L'eau  semblait  dormir  ;  sa  violence 
longtemps  accrue,  longtemps  contenue,  sou- 
dain déchaînée,  va  tout  emporter. 

Telle  était  celle  dont  Casimir  Dudevant  allait 
faire  sa  femme  ;  l'attrait  était  grand,  l'honneur 
était  redoutable  :  cette  énergie  en  puissance, 
allait-il  savoir  la  diriger? 

D'abord  l'aimait-il  ?  —  On  a  dit  qu'il  avait 
fait  un  mariage  d'intérêt.  Aurore,  dont  la  for- 
tune se  montait  à  cinq  cent  mille  francs,  étant 
beaucoup  plus  riche  que  lui  qui,  en  fait,  ne 


40  GEORGE  S  AND 


l'était  aucunement.  C'est  possible.  Mais  le 
calcul  n'empêche  pas  les  sentiments.  Et  parce 
qu'elle  vous  apporte  un  beau  patrimoine,  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  n'être  pas  sensible 
aux  attraits  d'une  jolie  fille.  Je  ne  doute  pas 
que  Casimir  n'ait  aimé  sa  jeune  femme,  de  la 
façon,  du  moins,  dont  pouvait  aimer  ce  Casimir. 
Mais,  elle,  l'a-t-elle  jamais  aimé?  —  On  l'a 
prétendu,  précisément  parce  qu'elle  a  dit  le 
contraire.  Aux  souvenirs  de  la  femme  séparée 
et  qui  aperçoit  le  passé  à  travers  des  griefs 
postérieurs,  on  a  opposé  telles  lettres  d'alors, 
un  mot  de  confidence  noté  sur  un  carnet.  Au- 
rore s'inquiète  quand  son  mari  est  absent  et 
tremble  qu'il  ne  lui  arrive  quelque  accident. 
Cela  prouve-t-il  que  son  cœur  se  soit  jamais 
ému  pour  lui?  Le  moyen  qu'une  enfant  de 
dix-huit  ans  n'ait  pas  quelque  tendresse  pour 
celui  qui,  le  premier,  lui  a  parlé  d'amour  et 
qu'elle  a  épousé  de  son  plein  gré  ?  Il  est  bien 
rare  qu'une  femme  n'ait  pas  pour  son  mari, 
quel  qu'il  soit,  une  sorte  d'attachement.  Est-ce 
là  aimer  ?  Or,  quand  la  jeune  femme  aura  à 
se  plaindre  de  son  mari,  nous  entendrons  bien 


LA   BARONNE  DUDEVANT  4I 

dans  ses  reproches  la  révolte  de  la  dignité 
offensée,  de  l'orgueil  humilié.  Mais  une  femme 
qui  aime,  ce  qu'elle  reproche  au  mari  cou- 
pable, plus  que  de  l'avoir  humiliée  et  blessée, 
ce  dont  elle  lui  en  veut  parce  qu'elle  en  souffre, 
c'est  d'avoir  déchiré  son  cœur  et  manqué  à  son 
amour.  Cette  note-là,  cet  accent,  auquel  on  ne 
se  trompe  pas  et  que  rien  ne  remplace,  pas 
une  fois  on  ne  le  trouve  chez  Aurore.  Non, 
jamais,  en  aucun  temps  de  sa  vie,  elle  n'a 
aimé  son  mari. 

Et  celui-ci  n'a  pas  su  se  faire  aimer  ;  il  ne 
s'est  pas  avisé  qu'il  eût  à  se  faire  aimer.  Il 
était  tel  à  peu  près  que  tous  les  hommes  : 
cette  idée  ne  leur  vient  même  pas,  qu'étant  le 
mari,  ils  aient  à  conquérir  leur  femme. 

Il  était  à  peu  près  tel  que  tous  les  hommes... 
c'est  le  portrait  le  plus  ressemblant  qu'on 
puisse  tracer  de  Casimir  à  cette  époque.  Car 
il  n'a  pas  encore  les  vices  qui  lui  pousseront 
par  la  suite  :  il  n'a  rien  qui  le  distingue  de  la 
moyenne.  Il  est  égoïste  sans  être  méchant 
garçon,  un  peu  paresseux,  un  peu  incapable, 
un  peu  vaniteux,  un  peu  sot  :  c'est  un  homme 


42  GEORGE  SAND 


ordinaire.  Seulement  la  femme  qu'il  avait 
épousée  n'était  pas  une  femme  ordinaire.  Ce 
fut  leur  malheur.  Emile  Faguet  a  dit  spirituel- 
lement :  «  M.  Dudevant,  dont  elle  s'est  plainte 
beaucoup,  ne  semble  avoir  eu  d'autre  défaut 
que  d'être  un  homme  ordinaire,  ce  qui  du 
reste  est  insupportable  à  une  femme  supé- 
rieure; et  la  réciproque  est  vraie  ^  »  C'est  le 
mot  juste.  Très  vite  Casimir  fut  déconcerté. 
Incapable  de  débrouiller  cette  psychologie,  et 
d'autre  part  ne  pouvant  concevoir  qu'une 
femme  ne  lui  fût  pas  inférieure,  il  conclut  très 
logiquement  que  sa  femme  était  idiote  —  c'était 
son  expression  —  et  il  ne  manqua  pas  une  occa- 
sion de  l'écraser  de  sa  supériorité. . .  Ne  trouvez- 
vous  pas  que  cela  éclaire  un  caractère  et  une 
situation?  Voilà  un  homme  qui  a  épousé  celle 
qui,  dans  quelques  années,  sera  George  Sand, 
et  il  se  plaint  de  bonne  foi  que  sa  femme  est 
idiote  ! 

Certes,  si  l'on  compare  la  Correspondance 
avec  V Histoire  de  ma  vie,  on  est  frappé  par 
la  différence  de  ton.  Les  lettres  où  la  baronne 
Dudevant  fait,  au  jour  le  jour,  le  récit  de  sa 


LA   BARONNE   DUDEVANT  43 

vie  d'intérieur,  ont  un  enjouement  qui  n'est 
pas  dune  femme  malheureuse.  On  reçoit  à 
Nohant,  on  dîne  gaiement,  on  fait  des  chan- 
sons malicieuses,  on  danse.  Telle  est  du  moins 
la  surface.  Mais,  par-dessous,  le  désaccord 
s'approfondit,  l'abîme  se  creuse. 

Y  eut-il  entre  les  deux  époux  quelque  mal- 
entendu initial,  et  chez  Aurore  une  surprise 
apeurée  du  genre  de  celle  que  confesse,  dans 
VAnii  des  femmes,  Jane  de  Simerose?  Il  se 
pourrait.  On  me  signale  dans  une  lettre  iné- 
dite, écrite  beaucoup  plus  tard,  en  1843,  par 
George  Sand  à  son  demi-frère  Hippolyte  Cha- 
tiron,  quand  celui-ci  maria  sa  fille,  ce  curieux 
passage  :  «  Empêche  que  ton  gendre  ne  bruta- 
lise ta  fille  la  première  nuit  de  ses  noces... 
Les  hommes  ne  savent  pas  assez  que  cet  amu- 
sement est  un  martyre  pour  nous.  Dis-lui  donc 
de  ménager  un  peu  son  plaisir  et  d'attendre 
que  sa  femme  soit  peu  à  peu  amenée  par  lui  à 
le  comprendre  et  à  y  répondre.  Rien  n'est 
affreux  comme  l'épouvante,  la  souffrance,  et 
le  dégoût  d'une  pauvre  enfant  qui  ne  sait  rien 
et  qui  se  voit  violée  par  une  brute.  Nous  les 


44  GEORGE  SAND 


élevons  tant  que  nous  pouvons  comme  des 
saintes,  et  puis  nous  les  livrons  comme  des 
pouliches.  Si  ton  gendre  est  un  homme  d'es- 
prit, et  s'il  aime  réellement  ta  fille,  il  com- 
prendra son  rôle  et  ne  trouvera  pas  mauvais 
que  tu  en  causes  avec  lui  la  veille  \  »  Faut-il 
voir  ici  la  trace  de  quelque  obscur  et  pénible 
ressouvenir?  Casimir  avait  un  fond  de  bruta- 
lité qui  plus  tard  s'étalera  suffisamment,  mais 
qui  peut-être  s'était  laissé  deviner  quand  il 
l'aurait  le  moins  fallu. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  désaccord  foncier  de 
leurs  natures'ne  tarda  pas  à  s'imposer  à  l'inti- 
mité des  deux  époux.  Il  était  positif  et  elle  roma- 
nesque ;  il  ne  croyait  qu'aux  faits,  elle  qu'aux 
idées  ;  il  se  traînait  terre  à  terre,  elle  aspirait 
à  l'impossible.  Ils  n'avaient  rien  à  se  dire. 
Quand  on  n'a  rien  à  se  dire  et  que  l'amour  n'est 
pas  là  pour  remplir  les  silences,  quel  supplice 
que  le  tête  à  tête  quotidien  !  Il  n'y  avait  pas 
deux  ans  qu'ils  étaient  mariés,  et  ils  se  bâil- 
laient leur  ennui.  Ils  accusèrent  Nohant.  Mais 


I.  Communiqué  par  M.  S.  Rocheblave. 


LA  BARONNE  DUDEVANT  45 

la  cause  n'était  pas  hors  d'eux.  Nohant  ne  leur 
semblait  insupportable  que  parce  qu'ils  y 
étaient  l'un  en  face  de  l'autre.  Ils  retournè- 
rent au  Plessis,  comme  pour  y  appeler  à  leur 
aide  le  souvenir  de  leurs  fiançailles.  C'est  là 
qu'eut  lieu,  en  1824,  la  fameuse  scène  du  souf- 
flet. On  jouait  dans  le  parc  à  un  jeu  de  gamins  : 
on  s'envoyait  du  sable  à  la  figure.  Casimir 
s'impatienta.  Il  frappa  sa  femme.  Le  geste 
manquait  de  courtoisie  ;  il  ne  semble  pas 
pourtant  qu'Aurore  ait  fait,  à  ce  moment,  un 
grand  reproche  à  son  mari  de  ce  mouvement 
de  vivacité.  Ses  griefs  étaient  d'ordre  plus 
intime,  de  caractère  plus  insaisissable,  mais 
tellement  plus  profond  ! 

Du  Plessis  le  ménage  vint  s'établir  à  Ormes- 
son.  Il  se  passa  là,  nous  ne  savons  quoi,  mais 
sans  doute,  et  toujours  dans  cet  ordre  des  im- 
pressions morales,  quelque  chose  de  grave. 
Quelques  années  plus  tard,  évoquant  ce  séjour 
à  Ormesson,  George  Sand  écrivait  à  un  ami  :, 
«  Longez  un  mur,  arrivez  à  un  pavillon...  Si 
on  vous  laisse  entrer,  parcourez  un  délicieux 
jardin  anglais  au  fond  duquel  est  une  source 


46  GEORGE  SAND 


enfouie  sous  une  espèce  de  grotte  postiche, 
bien  froide  et  bien  bête,  mais  bien  solitaire  : 
c'est  là  que  j'ai  passé  plusieurs  mois,  c'est  là 
que  j'ai  perdu  ma  santé,  ma  joyeuse  confiance 
dans  l'avenir,  ma  gaieté,  mon  bonheur  ;  c'est 
là  que  j'ai  senti  bien  profondément  la  première 
atteinte  du  chagrin ^..  »  On  quitta  Ormesson 
pour  Paris,  Paris  pour  Nohant.  Après  quoi, 
et  pour  secouer  l'incurable  ennui,  on  eut  re- 
cours au  classique  moyen  de  diversion  :  un 
voyage. 

On  partit  le  5  juillet  1825.  Ce  fut  ce  voyage 
aux  Pyrénées,  qui  devait  être  dans  l'histoire 
d'Aurore  Dudevant  une  date  si  importante. 

En  traversant  les  Pyrénées,  elle  eut  devant 
ce  spectacle  nouveau  pour  elle  —  ou  plutôt 
qui  dormait  dans  sa  mémoire  d'enfant  —  une 
ivresse  d'enthousiasme.  Cette  émotion  si  in- 
tense ne  contribua  pas  médiocrement  à  déve- 
lopper en  elle  ce  sens  du  pittoresque  qui  de- 
vait être  quelque  jour  une  bonne  part  de  son 


I.    Extrait    des  lettres  inédites   de  George  Sand  au    docteur 
Emile  Regnault. 


LA   BARONNE  DUDEVANT  47 

talent  d'écrivain.  Notez  qu'elle  n'avait  encore 
vécu  que  dans  des  pays  de  plaines,  Ile-de-France 
ou  Berry.  Le  contraste  éveilla  son  intelligence 
des  beautés  de  la  nature  et  peut-être,  au  retour, 
lui  fit  comprendre  avec  plus  de  précision  le 
charme,  jusque-là  goûté  plus  confusément,  de 
la  campagne  familière.  C'est  ainsi  que  Lamar- 
tine sut  mieux  aimer  l'âpre  Milly  quand  il  le 
revit  après  un  séjour  dans  la  molle  Italie. 

Mais  les  Pyrénées,  ce  furent  surtout,  pour 
la  jeune  baronne  Dudevant,  le  cadre  d'un  épi- 
sode unique  dans  sa  vie  sentimentale. 

Il  y  a  dans  V Histoire  de  -ma  vie  une  page 
énigmatique  dont  George  Sand  a  volontaire- 
ment mesuré  —  et  voilé  —  chaque  expression. 
Elle  évoque  sa  solitude  morale  qui  était  pro- 
fonde, absolue,  vers  ce  temps-là,  et  elle  ajoute  : 
«  Elle  eût  été  mortelle  à  une  âme  tendre  et  à 
une  jeunesse  encore  dans  sa  fleur,  si  elle  ne  se 
fût  remplie  d'un  rêve  qui  avait  pris  l'importance 
d'une  passion  —  non  pas  dans  ma  vie,  puisque 
j'avais  sacrifié  ma  vie  au  devoir  —  mais  dans 
ma  pensée.  Un  être  absent,  avec  lequel  je 
m'entretenais  sans  cesse,  à  qui  je  rapportais 


48  GEORGE  SAND 


toutes  mes  réflexions,  toutes  mes  rêveries, 
toutes  mes  humbles  vertus,  tout  mon  plato- 
nique enthousiasme,  un  être  excellent  en  réa- 
lité, mais  que  je  parais  de  toutes  les  perfec- 
tions que  ne  comporte  pas  l'humaine  nature, 
un  homme  enfin  qui  m'apparaissait  quelques 
jours,  quelques  heures  parfois,  dans  le  courant 
d'une  année,  et  qui,  romanesque  auprès  de  moi 
autant  que  moi-même,  n'avait  mis  aucun  effroi 
dans  ma  religion,  aucun  trouble  dans  ma  con- 
science, ce  fut  là  le  soutien  et  la  consolation 
de  mon  exil  dans  le  monde  de  la  réalité.  » 
C'est  ce  rêve,  intense  comme  une  passion,  qu'il 
nous  faut  décrire  ici.  C'est  avec  cet  être  excel- 
lent et  romanesque  que  nous  allons  lier  con- 
naissance. 

Aurélien  de  Sèze  était  un  jeune  magistrat, 
de  quelques  années  plus  âgé  qu'Aurore.  Il 
avait  vingt-six  ans,  elle  en  avait  vingt  et  un.  Il 
était  le  petit-neveu  du  défenseur  de  Louis  XVI. 
C'est  dire  qu'il  y  avait  dans  la  famille  une  tra- 
dition de  noblesse  morale  :  il  en  avait  hérité. 
On  s'était  rencontré  à  Bordeaux  ;  on  se  retrouva 
à  Cauterets;  on  visita  ensemble  les  glottes  de 


LA  BARONNE   DUDEVANT  49 

Lourdes.  Aurélien  avait  été  sensible  au  charme 
de  la  jeune  femme,  sans  qu'elle  eût  rien  fait 
pour  l'attirer,  car  elle  n'était  pas  coquette.  Elle 
avait  apprécié  en  lui...  tout  ce  qui  faisait  si 
cruellement  défaut  à  Casimir  :  la  culture  de 
Tesprit,  le  sérieux  du  caractère,  une  discrétion 
de  manières  qu'on  prenait  d'abord  pour  de  la 
froideur,  une  élégance  un  peu  hautaine.  D'une 
honnêteté  scrupuleuse,  qui  sentait  son  magis- 
trat de  l'ancienne  école,  il  était  sûr  de  ses  prin- 
cipes, maître  de  soi.  Il  est  permis  de  croire 
que  ce  fut  par  là  surtout  qu'il  plut  à  la  jeune 
femme  —  très  femme  —  et  qui  souhaita  tou- 
jours d'être  dominée.  Il  y  eut  une  explication, 
lors  d'une  nouvelle  rencontre  à  la  Brède.  C'est 
ce  «  chagrin  violent  »  auquel  fait  allusion 
George  Sand  et  dont  l'aurait  sauvée  une  amie, 
Zoë  Leroy,  qui  trouva  les  mots  pour  apaiser 
cette  âme  orageuse.  Elle  sortit  de  cette  crise 
brisée  de  fatigue,  mais  calme,  mais  joyeuse. 
On  avait  fait  serment  de  s'aimer  et  de  rester 
sans  reproche.  Ce  serment  fut  tenu. 

Donc  Aurore   n'avait  rien  à  se  reprocher. 
Toutefois,  avec  ce  grand  besoin  de  sincérité  qui 

4 


50  GEORGE  S  AND 


était  en  elle,  elle  crut  devoir  écrire  à  son  mari 
une  lettre  —  la  fameuse  lettre  du  8  novem- 
bre 1825  —  où  elle  l'informait  de  tout.  Cette 
lettre  a  son  histoire.  Lors  du  procès  en  sépara- 
tion qui  eut  lieu  en  1836,  l'avocat  du  mari  en 
ayant  lu  quelques  fragments,  pour  charger 
George  Sand,  l'avocat  de  celle-ci,  pour  toute 
réplique,  lut  en  son  entier  cette  lettre  abon- 
dante, éloquente,  généreuse.  L'auditoire  éclata 
en  applaudissements. 

Voilà  qui  est  bien,  tout  à  fait  bien. 
C'est  la  situation  de  la  princesse  de  Clèves 
dans  le  roman  de  M""®  de  Lafayette.  La  prin- 
cesse de  Clèves  avoue  à  son  mari  l'amour 
qu'elle  ne  peut  s'empêcher  de  ressentir  pour 
M.  de  Nemours  et  lui  demande,  comme  à  son 
protecteur  naturel,  aide  et  secours.  On  a  cou- 
tume d'admirer  cette  belle  action,  encore  qu'elle 
ait  coûté  la  vie  au  pauvre  M.  de  Clèves  qui  en 
mourut  de  chagrin.  Je  l'admire  aussi.  Par- 
fois cependant  je  me  suis  demandé  s'il  n'y  fau- 
drait pas  plutôt  voir  l'inconsciente  suggestion 
d'une  honnête  perversité.  Cet  aveu  d'un  amour 
déclaré  en  présence  de  celui  à  qui  on  le  dérobe. 


LA   BARONNE   DUDEVANT  51 

contient  en  soi  une  intime  jouissance.  En  for- 
mulant cet  amour,  on  lui  prête  une  sorte  de 
réalité,  on  le  tire  à  la  lumière,  au  lieu  de  le 
laisser  s'évanouir  dans  ces  limbes  qui  sont  en 
nous  et  où  meurent  les  sentiments  imprécis 
que  nous  n'avons  pas  voulu  nous  préciser  à 
nous-mêmes .  D'autres  femmes  ont  préféré 
cette  manière  discrète  où  elles  étaient  seules  à 
souffrir.  Mais  ce  n'étaient  pas  des  héroïnes  de 
roman.  Nul  ne  leur  a  su  gré  de  leur  sacrifice  : 
elles-mêmes  auraient  peine  à  dire  ce  qu'il  leur 
en  a  coûté... 

Aurélien  de  Sèze  prit  au  plus  grand  sérieux, 
comme  il  faisait  toutes  choses,  ce  rôle  d'ami 
de  l'âme  qu'il  s'était  assigné.  Il  devint  pour  la 
jeune  femme  un  directeur  de  conscience.  On  a 
conservé  les  lettres  qu'il  lui  adressait;  nous 
les  connaissons  par  les  analyses  et  les  extraits 
qu'en  a  publiés  M.  Rocheblave  et  par  les  com- 
mentaires pénétrants  qu'il  en  a  donnés*.  Ce 
sont  des  lettres  de  direction,  des  lettres  spiri- 
tuelles. Le  confesseur  laïque  s'efforce  surtout 

1.  George  Sand avant  George  Sand,  par  S.  Rochbblavb  (Revue 
de  Purii,  15  décembre  1894). 


52  GEORGE   S  AND 


de  calmer  les  impatiences  de  cette  âme  chaque 
jour  plus  ardente  et  plus  inquiète  ;  il  combat 
en  elle  cette  manie  de  philosopher,  ce  désir 
de  tout  creuser,  de  tout  approfondir.  Fort  de 
son  calme,  il  lui  redit  en  cent  façons  :  «  Soyez 
calme  !  »  Le  conseil  est  bon  :  la  difficulté 
n'était  que  de  le  suivre. 

Peu  à  peu  Télève  échappait  à  son  maître. 
Car  il  semble  bien  qu'Aurore  se  soit  lassée  la 
première.  Aurélien,  de  son  côté,  commençait  à 
douter  de  l'efficacité  de  sa  prédication.  C'est  le 
sort  de  ces  sentiments  hors  de  l'ordre  commun  : 
ils  durent  ce  que  dure  une  crise  d'enthousiasme. 
Le  mieux  qui  puisse  en  advenir,  c'est  qu'ils 
ne  changent  pas  de  nature  et  se  préservent  des 
chutes,  ici  trop  fréquentes.  Ils  laissent  alors 
derrière  eux,  dans  toute  l'âme,  un  sillage 
de  lumière  —  d'une  lumière  froide  et  pure. 

Le  déclin  de  la  liaison  platonique  avec  Auré- 
lien de  Sèze  est  de  1828.  A  cette  même  date, 
il  se  passait  à  Nohant  de  graves  événements. 
Casimir,  depuis  les  années  dernières,  tombait 
aux  vices  de  certains  hobereaux  ou  maîtres  de 


LA   BARONNE   DUDEVANT  53 


ferme.  Il  s'était  mis  à  boire,  de  compagnie  avec 
Hippolyte  Chatiron  ;  et  il  paraît  que  l'ivresse 
berrichonne  est  lourde  et  sans  joie.  Il  avait  pris, 
hors  de  chez  lui  d'abord,  puis  sous  le  toit  con- 
jugal, des  habitudes  d'inconduite.  Il  avait  le 
goût  des  servantes.  Le  lendemain  de  la  nais- 
sance de  sa  fille,  Solange,  Aurore  le  surprit. 
Dès  lors,  ce  qui  n'avait  été  jusque-là  pour  elle 
qu'un  vague  désir,  devint  idée  fixe  et  prit  corps 
de  projet.  Un  incident  servit  de  prétexte  ou 
d'occasion.  En  rangeant  des  papiers.  Aurore 
tomba  sur  le  «  testament  »  de  son  mari  :  ce 
testament  n'était  qu'une  diatribe  où  le  défunt 
en  expectative  exhalait  contre  sa  femme  — 
l'idiote  —  tout  un  arriéré  de  rancune.  Son 
parti  fut  arrêté  tout  de  suite  et  irrévocablement. 
Elle  reprendrait  sa  liberté,  elle  irait  à  Paris, 
elle  y  passerait  trois  mois  sur  six.  Pour  élever 
ses  enfants,  elle  avait  fait  venir  du  Midi  un 
jeune  précepteur,  Boucoiran.  Ce  précepteur 
avait  lui-même  besoin  d'être  morigéné  et  la 
baronne  Dudevant  ne  s'en  faisait  pas  faute'. 

I.  On  trouvera  un  exemple  de  cette  humeur  sermonneuse  dans 
cette    curiease  lettre  inédite   adressée   par   George  Sand  à  son 


54  GEORGE  SAND 


Elle  le  trouvait  paresseux  ;  elle  lui  reprochait 
de  manquer  de  tenue  et  de  se  familiariser  avec 

voisin  et  ami  Adolphe  Duplomb,  et  que  M.  Charles  Duplomb  a 
bien  voulu  nous  communiquer, 

«  Nohant,  23  juillet  1850. 

Vous  avez  donc  bien  peur  de  moi,  mon  pauvre  Hydrogène? 
Vous  vous  attendez  à  une  belle  semonce  et  vous  ne  comptiez 
pas  sans  votre  hôte.  Mais  patience  !  Avant  de  vous  laver  la  tète 
comme  vous  le  méritez,  je  veux  vous  dire  que  je  se  vous  oublie 
pas  et  que  j'ai  été  très  fâchée,  en  revenant  de  Paris,  de  trouver 
mon  grand  nigaud  de  fils  parti.  J'étais  habituée  à  votre  face  de 
carême  et  la  vérité  est  qu'elle  me  manque  beaucoup.  Ce  n'est  pas 
que  vous  n'ayez  beaucoup  de  défauts,  mais,  après  tout,  vous  êtes 
bon  enfant  et,  avec  le  temps,  vous  deviendrez  raisonnable. 
Pensez  quelquefois,  mon  cher  Plombeus,  que  vous  avez  des  amis. 
Quand  ce  ne  serait  que  moi,  c'est  beaucoup,  parce  que  je  suis 
solide  au  poste  de  l'amitié,  quoique  je  n'aie  pas  l'air  tendre.  Je 
ne  suis  pas  très  polie  non  plus;  je  dis  durement  la  vérité  :  c'est 
mon  caractère.  Mais  je  tiens  bon  et  l'on  peut  compter  sur  moi. 
Rappelez-vous  de  ce  que  je  vous  dis  là  (sic),  parce  que  je  ne  vous 
le  dirai  pas  souvent.  Rappelez-vous  aussi  que  le  bonheur  dans  ce 
monde  consiste  dans  l'intérêt  et  dans  l'estime  qu'on  inspire,  et  je 
ne  le  dis  pas  à  tout  le  monde,  c'est  impossible,  mais  da  moins  à 
un  certain  nombre  d'amis.  On  ne  peut  trouver  son  bonheur  en 
soi-même  entièrement,  à  moins  d'être  égoïste,  et  je  ne  pense  pas 
assez  mal  de  vous  pour  vous  soupçonner  de  l'être.  L'homme  qui 
n'est  aimé  de  personne,  est  misérable,  celui  qui  a  des  amis 
craint  de  leur  faire  de  la  peine  en  se  conduisant  mal.  C'est  donc 
four  vous  dire,  comme  dit  Polyte,  que  vous  devez  travailler  à 
prendre  une  conduite  rangée,  si  vous  voulez  me  prouver  que  vous 
n'êtes  point  ingrat  à  l'intérêt  que  je  vous  porte.  Vous  devriez 
vous  défaire  de  ce  mauvais  genre  de  vanterie  que  vous  avez  pris 
avec  des  écervelés  comme  vous.  Faites  ce  que  votre  fortune  et 
votre  santé  vous  permettent,  sans  compromettre  l'honneur  ou  la 
réputation  d'autrui.  Je  ne  vois  pas  qu'un  garçon  soit  obligé  à  la 
continence  comme  une  religieuse.  Mais  taisez-vous  sur  vos  bonnes 
ou   mauvaises  fortunes.    Ces  sots  discours  sont  toujours  répétés 


LA   BARONNE   DUDEVANT  55 

les  inférieurs,  ce  qu'elle  n'admettait  pas,  elle 
l'amie  du  peuple  et  des  paysans.  Entre  la  sym- 

et  le  hasard  les  fait  arriver  aux  oreilles  des  personnes  de  bon 
sens  qui  les  blâment. 

Tâchez  donc  aussi  de  ne  pas  faire  tant  de  projets,  mais  de 
vous  en  tenir  à  l'exécution  de  quelques-uns.  Vous  savez  que 
c'est  toujours  ma  querelle  avec  vous.  Je  voudrais  vous  voir  plus 
de  constance.  Vous  dites  à  Hippolyte  que  vous  avez  de  la  bonne 
volonté  et  du  courage.  Pour  le  courage  physique,  celui  qui  con- 
siste à  supporter  les  maladies  et  à  ne  pas  craindre  la  mort,  je  ne 
vous  refuse  pas  celui-là,  mais  du  courage  pour  un  travail  soutenu, 
j'en  doute  bien,  ou  vous  avez  sérieusement  changé.  Tout  ce  qui 
est  nouveau  vous  plaît,  mais  au  bout  d'un  peu  de  temps  vous 
ne  voyez  que  les  inconvénients  de  votre  position.  Vous  n'en 
trouverez  guère,  mon  pauvre  enfant,  qui  ne  soient  semées  de 
contrariétés  et  d'ennuis.  Si  vous  n'apprenez  à  les  supporter,  vous 
ne  serez  jamais  un  homme. 

Ici  finit  mon  sermon.  Je  pense  que  vous  en  avez  assez,  sur- 
tout n"ayant  pas  l'habitude  de  lire  ma  mauvaise  écriture.  Vous 
me  ferez  plaisir  de  m'écrire,  mais  ne  vous  en  faites  pas  une 
affaire  d'Etat,  ne  vous  mettez  pas  à  la  torture  pour  me  faire  des 
phrases  bien  limées.  Je  n'y  tiens  pas  du  tout.  On  écrit  toujours 
assez  bien  quand  on  écrit  naturellement  et  qu'on  exprime  ce  qu'on 
pense.  Les  belles  pages  d'écriture  sont  bonnes  pour  les  maîtres 
d'école  et  je  n'en  fais  pas  le  moindre  cas.  Promettez-moi  de 
prendre  un  peu  de  raison  et  dépenser  quelquefois  à  mes  sermons. 
C'est  tout  ce  que  je  vous  demande.  Soyez  bien  siir  que  si  je  n'avais 
pas  d'amitié  pour  vous,  je  ne  prendrais  pas  la  peine  de  vous  en 
faire.  Je  craindrais  d'ailleurs  de  vous  ennuyer,  au  lieu  que  je  suis 
sûre  qu'ils  ne  vous  déplairont  pas  et  que  vous  apprécierez  le 
sentiment  qui  me  les  dicte. 

Adieu,  mon  cher  Adolphe,  écrivez-moi  souvent  et  continuez 
à  nous  tenir  au  courant  de  vos  afifaires.  Soignez  votre  santé  et 
tâchez  de  continuer  à  vous  bien  porter:  mais  si  vous  vous  sentez 
malade,  revenez  au  paj's.  Nous  aurons  encore  du  lait  et  du  sirop 
de  gomme  pour  vous,  et  vous  savez  que  je  ne  suis  pas  une  mau- 
vaise garde-malade.  Tout  le  monde  se  rappelle  de  vous  {sic) 
avec  intérêt  Pour  moi,  je  vous  donne  ma  très  sainte  bénédiction. 

«  AORORB  D.  » 


56  GEORGE  S  AND 


pathie  et  la  familiarité,  il  y  a  une  nuance; 
Aurore  n'avait  garde  de  l'oublier  :  il  y  a  tou- 
jours eu  chez  elle  des  coins  de  grande  dame. 
Mais  Boucoiran  était  dévoué.  C'est  sur  lui  que 
compte  Aurore  pour  s'occuper  de  ses  enfants, 
la  renseigner  minutieusen.ent,  l'avertir  en  cas 
de  maladie.  Ainsi  tranquillisée,  elle  vivrait  à 
Paris  d'une  pension  de  quinze  cents- francs,  à 
laquelle  s'ajouterait  le  produit  de  son  travail. 

Casimir  ne  fit  pas  d'objections.  Tout  ce  qui 
arrivera  par  la  suite,  dans  cette  existence 
désormais  orageuse,  y  arrivera  de  son  aveu, 
avec  son  consentement.  C'était  un  pauvre 
homme. 

Réfléchissez  maintenant  aux  impressions 
qu'a  pu  recevoir  la  baronne  Dudevant  d'un 
tel  m^ariage.  Je  ne  parle  ni  de  ses  tristesses,  ni 
de  ses  dégoûts.  Mais  comment,  dans  une  telle 
union,  le  caractère  bienfaisant  et  sacré  du 
mariage  lui  serait-il  apparu  ?  Un  mari  doit  être 
un  compagnon  ;  elle  n'a  jamais  connu  la  dou- 
ceur de  l'intimité  et  le  délice  de  penser  à  deux. 
Un  mari  est  le  conseiller,  l'ami  ;  et  quand  elle 
a  eu  besoin  de  conseils,  elle  a  dû  les  demander 


LA   BARONNE   DUDEVANT  57 

à  un  autre  :  c'est  d'un  autre  que  lui  sont  venus 
la  direction  et  le  réconfort.  Un  mari  doit  être 
le  chef,  et  je  n'hésite  pas  à  dire  le  maître  ;  car 
la  vie  est  une  lutte  continuelle  et  celui  qui  a 
assumé  la  tâche  de  défendre  une  famille  contre 
tous  les  dangers  qui  la  menacent  de  dissolu- 
tion, contre  tous  les  ennemis  qui  rôdent  autour 
d'elle,  ne  peut  mener  à  bien  cette  tâche  de  pro- 
tection que  s'il  est  investi  d'une  juste  autorité. 
Aurore  a  été  brutalisée  :  ce  n'est  pas  la  même 
chose  que  d'être  dominée.  La  sensation  qui 
l'obsède  est  celle  d'une  immense  solitude 
morale.  Ne  pouvant  plus  rêver  dans  les  allées 
de  Nohant,  dont  on  a  ébranché  les  vieux  arbres 
et  chassé  le  mystère,  elle  s'enferme  dans  le 
petit  boudoir  de  sa  grand'mère,  attenant  à  la 
chambre  de  ses  enfants  dont  elle  peut  entendre 
la  respiration,  et  là,  tandis  que  Casimir  et  Hip- 
polyte  se  grisent  abominablement,  elle  médite, 
elle  s'irrite,  elle  sent  grandir  en  elle  un  fer- 
ment de  révolte.  Le  lien  matrimonial  a  eu 
pour  elle  la  pesanteur  d'un  joug.  Une  épouse 
chrétienne  aurait  subi,  accepté.  Mais  le  chris- 
tianisme de  la  baronne  Dudevant  n'est  qu'une 


58  GEORGE  SAND 


religiosité  ;  les  épreuves  de  la  vie  font  éclater 
l'insuffisance  du  sentiment  religieux  qui  ne 
s'accompagne  pas  de  la  foi.  Sans  amour,  sans 
amitié,  sans  confiance,  sans  respect,  le  mariage 
n'a  été  pour  Aurore  qu'une  prison .  Elle  s'en 
évade.  Elle  pousse  un  immense  soupir  de  sou- 
lagement—  un  ouf!  de  délivrance. 

Tel  est,  dans  la  psychologie  de  la  baronne 
Dudevant  le  chapitre  du  mariage.  C'est  un 
bel  exemple  de  banqueroute.  La  femme  mal 
mariée  est  restée  un  individu,  au  lieu  de  s'en- 
cadrer, de  s'harmoniser,  de  se  fondre  dans  un 
ensemble  :  Tunion  mal  assortie  n'a  fait  qu'ac- 
cuser et  fortifier  son  individualisme. 

Aurore  Dudevant  arrive  à  Paris  dans  la  pre- 
mière semaine  de  janvier  1831  ;  la  voici,  elle, 
la  révoltée  du  mariage,  dans  cette  ville  qui  vient 
de  faire  une  Révolution. 

Représentez-vous  l'extraordinaire  efferves- 
cence de  ce  Paris  de  183 1 .  Il  y  a  de  l'orage 
dans  l'air;  et  cet  orage,  sur  un  point  ou  sur  un 
autre,  demain  ou  tout  à  l'heure,  va  éclater  en 
émeute.  Il  y  a  dans  les  esprits  de  la  fièvre,  un 


LA  BARONNE  DUDEVANT  59 

besoin  de  tout  détruire  pour  tout  recréer.  Par- 
tout, dans  les  idées,  dans  les  arts,  dans  le  cos- 
tume, la  même  explosion  d'indiscipline,  le 
même  triomphe  de  la  fantaisie.  Chaque  jour 
voit  éclore  un  nouveau  système  de  gouverne- 
ment, une  nouvelle  méthode  de  philosophie, 
une  recette  infaillible  pour  amener  le  bonheur 
universel,  une  manière  inédite  pour  confec- 
tionner les  chefs-d'œuvre,  une  invention  inouïe 
pour  se  travestir  et  promener  par  les  rues  un 
perpétuel  mardi-gras.  L'émeute  est  en  perma- 
nence et  la  mascarade  est  à  l'état  normal.  D'ail- 
leurs une  magnifique  éclosion  de  jeunesse  et 
de  génie.  Victor  Hugo,  tout  fier  d'avoir  livré 
la  bataille  à!Hernani,  porte  dans  sa  tête 
Notre-Dame  et  s'occupe  d'y  grimper.  Musset 
vient  de  lancer  ses  Contes  d' Espagne  et  d' Ita- 
lie. Stendhal  a  publié  le  Rouge  et  le  Noir,  et 
Balzac  la  Peau  de  Chagrin.  Les  peintres 
s'appellent  Delacroix  et  Delaroche.  Paganini 
va  donner  son  premier  concert  à  l'Opéra...  Tel 
est  dans  son  impatience  et  dans  son  imperti- 
nence, dans  sa  confusion  et  dans  sa  splendeur, 
ce  Paris  de  lendemain  de  Révolution. 


6o  GEORGE   SAND 


La  jeune  femme  en  rupture  de  ban  respire 
cette  atmosphère  avec  volupté.  Elle  est  la  pro- 
vinciale qui  veut  s'en  donner  de  Paris  à  cœur 
joie.  Elle  est  la  romantique  imbue  de  ce  prin- 
cipe de  l'école,  que  l'artiste  doit  tout  voir  et 
tout  connaître,  avoir  éprouvé  par  soi-même 
tout  ce  qu'il  mettra  dans  ses  livres.  Elle  a 
retrouvé  à  Paris  un  petit  groupe  d'amis  berri- 
chons, Félix  Pyat,  Charles  Duvernet,  Alphonse 
Fleury,  Sandeau,  de  Latouche.  C'est  sa 
bande.  Avec  cette  jeunesse,  apprentis  de  la  lit- 
térature, du  barreau,  de  la  médecine,  elle  va 
mener  la  vie  d'étudiant.  Son  premier  soin, 
pour  faciliter  ses  évolutions,  est  de  prendre  le 
costume  masculin.  «  La  mode  aidait  singulière- 
ment au  déguisement,  écrit-elle  dans  V Histoire 
de  ma  vie.  Les  hommes  portaient  de  longues 
redingotes  carrées  dites  à  la  propriétaire^  qui 
tombaient  jusqu'aux  talons  et  qui  dessinaient 
si  peu  la  taille  que  mon  frère,  en  endossant  la 
sienne  à'Nohant,  m'avait  dit  en  riant  :  «  C'est 
«  très  joli,  n'est-ce  pas  ?  Le  tailleur  prend 
«  mesure  sur  une  guérite,  et  ça  irait  à  ravir  à  un 
régiment.  »  Je  me  fis  donc  faire  une  redingote 


LA  BAROJMînE   DUDEVANT  6i 

guérite^  en  gros  drap  gris,  pantalon  et  gilet 
pareils.  Avec  un  chapeau  gris  et  une  grosse 
cravate  de  laine,  j'étais  absolument  un  petit 
étudiant  de  première  année...  » 

Ainsi  accoutrée,  elle  court  les  rues,  les 
musées,  les  cathédrales,  les  bibliothèques,  les 
ateliers  de  peintres,  les  clubs,  les  théâtres. 
Elle  entend  une  fois  Frederick  Lemaître  et  le 
lendemain  la  Malibran.  Un  soir  c'est  une  pièce 
de  Dumas,  un  autre  soir  Moïse  k  l'Opéra.  Elle 
dîne  à  la  gargote,  elle  habite  une  mansarde  ; 
elle  n'est  pas  assurée  de  pouvoir  payer  son 
tailleur.  Ce  sont  toutes  les  joies.  «  Ah,  ma  foi  ! 
vive  la  vie  d'artiste  !  Notre  devise  est  liberté  '  » . 
Elle  vit  dans  un  perpétuel  enchantement.  Elle 
écrit  à  son  fils  Maurice,  en  février  :  «  Tout  le 
monde  se  dispute,  on  s'étouffe  dans  les  rues, 
on  démolit  les  églises  et  on  bat  le  tambour 
toute  la  nuit 2  ».  Et  à  Ch.  Duvernet,  en  mars  : 
«  Savez-vous  qu'il  se  passe  de  belles  choses  ici  ? 
C'est  vraiment  très  drôle  à  voir.  On  vit  aussi 
gaiement  au  milieu  des  baïonnettes,  des  émeutes 

I.  Correspondance  :  à  Boucoiran,  4  mars  183 1. 

a.  Correspondance  :  à  Maurice  Dudevant,  15  février  i8ji. 


62  GEORGE   SAND 


et  des  ruines,  que  si  l'on  était  en  pleine  paix; 
moi,  ça  m'amuse^».  Elle  s'amuse  de  tout,  elle 
jouit  de  tout.  Elle  goûte,  avec  sa  vive  sensibilité, 
le  charme  de  Paris.  Elle  en  comprend  le  pay- 
sage :  «  Paris  avec  ses  soirées  vaporeuses,  ses 
nuages  roses  sur  les  toits,  et  lesjolis  saules  d'un 
vert  si  tendre  qui  entourent  la  statue  de  bronze 
du  vieux  Henry,  et  ces  pauvres  petits  pigeons 
couleur  d'ardoise  qui  font  leur  nid  dans  les 
vieux  mascarons  du  Pont-Neuf^  ».  Elle  aime  le 
ciel  de  Paris  «  si  bizarre,  si  riche  en  couleurs,  si 
changeant  »^.  Elle  en  devient  injuste  pour  son 
Berry.  «  Ce  pays  que  j'aimais  tant  jadis,  où  je 
m'enivrais  de  douces  rêveries,  où  je  promenais 
mes  quinze  ans  folâtres  et  mes  dix-sept  ans 
rêveurs  et  inquiets,  il  a  perdu  maintenant  tous 
ses  charmes  »  *.  Elle  y  reviendra,  n'en  doutez- 
pas  !  Mais  en  ce  moment  elle  est  comme  hors 
d'elle-même,  dans  l'enivrement  de  sa  liberté 
toute  neuve.   Car  c'est  bien  là  ce  qui  fait  sa 


1.  Correspondance  imprimée  :  à  Ch.  Duvernet,  6  mars  1831. 

2.  Lettres  inédites  au  D'  Emile  Regiiault. 
5.  Ihid. 

4.  Ibii. 


JULES     SANDEAU 


LA  BARONNE  DUDEVANT  63 

joie  et  qui  la  grise.  Elle  écrit  à  sa  mère  :  «  Ce 
n'est  pas  du  monde,  du  bruit,  des  spectacles, 
de  la  parure  qu'il  me  faut. . .  c'est  de  la  liberté.  » 
Et  encore  :  «  Je  suis  entièrement  indépen- 
dante. Je  vais  à  la  Châtre,  ou  à  Rome,  je  sors 
à  minuit  ou  à  dix  heures  :  tout  cela,  c'est  mon 
affaire  »  \  Elle  est  libre.  Elle  se  croit  heu- 
reuse. 

Son  bonheur,  à  cette  date,  s'appelle  Jules 
Sandeau. 

Dans  une  lettre,  de  ce  tour  humoristique 
qu'elle  affectionnait,  George  Sand,  fait  le  por- 
trait de  quelques-uns  de  ses  camarades  d'alors, 
Duvernet,  Alphonse  Fleury  qu'on  appelait  le 
«  Gaulois  »,  Sandeau  :  «  O  blond  Charles! 
jeune  homme  aux  rêveries  mélancoliques, 
au  caractère  sombre  comme  un  jour  d'orage... 
Et  toi,  gigantesque  Fleury,  homme  aux  pattes 
immenses,  à  la  barbe  effrayante...  Et  toi, 
petit  Sandeau,  aimable  et  léger,  comme  le  coli- 
bri des  savanes  parfumées...  »-. 

Le  petit  Sandeau,  aimable  et  léger,  le  coli- 

1.  Correspondance  :k  sa  mère,  31  mai  1831. 

2.  Correspondance  :  i"  décembre  1830. 


64  GEORGE  SAND 


bri  des  savanes  parfumées  va  être  pour  la 
baronne  Dudevant  la  liaison  de  quartier  latin. 
Sur  cette  liaison  les  biographes  ont  coutume 
de  passer  assez  vite,  parce  qu'ils  manquent  de 
renseignements.  Mais  il  existe  un  document  de 
premier  ordre.  Ce  sont  cinquante  lettres  écrites 
entre  1831  et  1833  par  George  Sand  au  doc- 
teur Emile  Regnault,  alors  étudiant-  en  méde- 
cine, intime  ami  de  Sandeau  et  confident  à  qui 
on  ne  cachait  rien,  ce  qui  s'appelle  rien.  Le 
fils  d'Emile  Regnault,  M.  le  docteur  Paul  Re- 
gnault a  bien  voulu  me  donner  communication 
de  cette  correspondance  et  m'autoriser  à  en 
reproduire  quelques  fragments.  Elle  est  infi- 
niment curieuse.  Tour  à  tour  lyrique  ou  en- 
jouée, pleine  d'effusions,  de  rêves,  de  projets 
de  travail,  d'impressions  de  nature,  de  confi- 
dences amoureuses,  elle  reflète  aussi  exacte- 
ment qu'il  est  possible  l'état  d'âme  de  la  jeune 
femme. 

La  première  lettre  est  d'avril  1831.  George 
Sand  vient  de  quitter  Paris  pour  retourner  à 
Nohant.  Elle  s'interroge  avec  inquiétude  :  Com- 
ment son  pauvre  Jules  aurat-il  passé  ce  triste 


LA.  BARONNE   DUDEVANT  65 

jour,etcommentrentrera-t-il  dans  cette  chambre 
d'où,  le  matin,  elle  a  eu  tant  de  peine  à  s'ar- 
racher ?  Dans  la  deuxième  lettre,  elle  épanche 
sa  reconnaissance  pour  le  bonheur  qu'elle  doit 
au  jeune  homme  qui  l'a  réconciliée  avec  la  vie. 
«  Mon  âme  avide  d'aôection  avait  besoin  d'en 
inspirer  à  un  cœur  capable  de  me  comprendre 
tout  entière  avec  mes  qualités  et  mes  défauts.  Il 
me  fallait  une  âme  brûlante  pour  m'aimer 
comme  je  savais  aimer,  pour  me  consoler  de 
toutes  les  ingratitudes  qui  avaient  désolé  ma 
jeunesse.  Et  quoique  déjà  vieille,  j'ai  trouvé  ce 
cœur  aussi  jeune  que  le  mien,  cette  affection  de 
toute  la  vie  que  rien  ne  rebute  et  que  chaque 
jour  fortifie.  Jules  m'a  rattachée  à  une  existence 
dont  j'étais  lasse  et  que  je  ne  supportais  que 
par  devoir,  à  cause  de  mes  enfants.  Il  a  embelli 
un  avenir  dont  j'étais  dégoûtée  d'avance  et  qui 
maintenant  m'apparaît  tout  plein  de  lui,  de  ses 
travaux,  de  ses  succès,  de  sa  conduite  honnête  et 
modeste .  Ah!  si  vous  saviez  comme  j  e  l'aime! ...»  * 
«  Quand  je  l'ai  connu,  j'étais  désabusée  de  tout. 

I.   Cette  citation  et  celles   c^ui    suivent  sont  empruntées   à  la 
Correspondance  inédite  avec  Emile  Regnault. 


66  GEORGE  SAND 


Je  ne  croyais  plus  à  rien  de  ce  qui  rend  heu- 
reux. Il  a  réchauffé  mon  cœur  glacé,  il  a 
ranimé  ma  vie  prête  à  s'éteindre.  »  Elle  évoque 
le  souvenir  de  leur  première  rencontre.  C'était 
à  la  campagne,  au  Coudray,  près  de  Nohant. 
Elle  s'est  éprise  de  son  petit  Sandeau  pour  sa 
jeunesse,  pour  sa  timidité,  pour  sa  gaucherie. 
Il  a  vingt  ans  exactement  en  1831,.  Quand  il 
arrivait  près  du  banc  où  Aurore  l'attendait, 
«  il  se  cachait  dans  une  allée  voisine,  et  je 
voyais  son  chapeau  gris  et  sa  canne  sur  le 
banc. . .  Il  n'y  avait  pas  jusqu'au  lacet  rouge  qui 
serrait  la  coiffe  de  ce  chapeau  gris  qui  ne  me 
fît  tressaillir  de  joie...  »  On  ne  sait  pourquoi, 
tout  ce  qui  a  trait  au  petit  Jules  prend  un  air 
de  niaiserie...  Puis  ce  fut  la  déclaration:  «  Le 
jour  où  je  lui  dis  que  je  l'aimais,  je  ne  me 
l'étais  pas  encore  dit  à  moi-même.  Je  le  sen- 
tais et  je  n'en  voulais  pas  convenir  avec  mon 
cœur.  Jules  l'apprit  en  même  temps  que  moi- 
même.  »  Puis  l'installation  à  Paris,  à  laquelle 
la  pensée  de  retrouver  celui  que  dans  la  Châtre 
no  lui  donnait  déjà  pour  amant  ne  fut  proba- 
blement pas  étrangère.  Enfin  la  vie  dans  «  cette 


LA  BARONNE   DUDEVANT  67 

petite  chambre  sur  le  quai  où  je  vois  Jules  en 
redingote  d'artiste  crasseuse  et  déguenillée,  sa 
cravate  sous  son  derrière  et  sa  chemise 
débraillée,  étalé  sur  trois  chaises,  tapant  du 
pied  ou  cassant  la  pincette  dans  la  chaleur  de 
la  discussion,  le  Gaulois  dans  un  coin  tramant 
une  gprande  conspiration  et  vous  sur  une 
table...  »  En  vérité,  ce  devait  être  charmant! 

Mais  la  chambre  est  trop  petite.  George 
Sand  charge  Emile  Regnault  de  lui  trouver 
un  appartement  pour  lequel  elle  lui  fait  cette 
recommandation  essentielle  :  «  Qu'il  y  ait  une 
sortie  pour  laisser  échapper  Jules  à  quelque 
heure  que  ce  soit  !  »  Il  lui  déniche,  en  effet, 
quai  Saint-Michel,  un  appartement  comprenant 
trois  pièces,  dont  une  sera  réservée.  «  Ce  sera 
la  chambre  noire,  la  chambre  mystérieuse,  la 
cachette  du  revenant,  la  loge  du  monstre,  la 
cage  de  Tanimal  savant,  la  niche  du  trésor,  la 
caverne  du  vampire,  que  sais-je  ?  »  enfin  la 
chambre  de  Jules.  Et  ce  sont  des  attendrisse- 
ments sur  ce  pauvre  enfant  qu'elle  idolâtre  et 
dont  elle  est  tant  aimée  ! 

Voilà,  du  moins,  le  début.  Mais,  en  se  con- 


68  GEORGE   SAND 


tinuant,  la  correspondance  change  de  carac- 
tère. Les  lettres  se  font  plus  rares,  moins 
gaies.  George  Sand  y  parle  beaucoup  moins 
de  Jules  et  beaucoup  plus  de  la  petite  Solange 
qu'elle  va  amener  avec  elle.  On  devine  qu'elle 
est  lasse  et  qu'elle  commence  à  juger  à  sa  va- 
leur le  petit  Jules  :  il  est  paresseux,  avec  des 
humeurs  noires  et  des  caprices  d'enfant  gâté. 
Elle  en  a  assez.  Puis  on  devine  que  la  brouille 
s'est  mise  dans  ces  camaraderies  bruyantes  où. 
l'on  s'était  juré  d'être  copains,  à  la  vie  à  la 
mort.  On  en  est  aux  explications,  aux  justifi- 
cations. George  Sand  commence  à  s'aperce- 
voir de  l'inconvénient  de  ces  intimités  où  il  y 
a  disproportion  d'âge  et  de  milieu  social. 

Enfin  éclatent  ces  lettres  irritées  et  désespé- 
rées : 

«  Mon  ami,  allez  chez  Jules  et  soignez  son 
corps.  L'âme  est  brisée.  Vous  ne  la  relèveriez 
plus  ;  n'essayez  pas.  Je  ne  vous  appelle  point 
près  de  moi  encore,  je  n'ai  besoin  de  rien.  Je 
désire  même  être  seule  aujourd'hui.  Et  puis  il 
n'y  a  plus  rien  pour  moi  dans  la  vie.  Ce  sera 
horrible  pour    lui    pendant    longtemps,    mais 


LA   BARONNE   DUDEVANT  69 


enfin  il  est  si  jeune  !  Un  jour  peut-être,  il 
n'aura  pas  regret  d'avoir  vécu... 

«  N'essayez  pas  de  détourner  le  mal.  Cette 
fois  il  est  sans  remède.  Nous  ne  nous  repro- 
chons rien  Tun  à  l'autre.  Nous  luttons  depuis 
assez  de  temps  contre  cette  affreuse  nécessité. 
Nous  avons  dévoré  assez  de  chagrins.  Il  ne 
nous  restait  plus  qu'à  nous  tuer.  Sans  mes 
enfants,  nous  l'aurions  fait...  » 

George  Sand  fut-elle  exempte  de  tout  repro- 
che? Il  paraît  certain  qu'elle  découvrit  une 
infidélité  de  son  petit  Jules,  qui,  pendant  son 
absence,  l'avait  trompée  avec  la  première  venue . 
Elle  ne  voulut  pas  pardonner.  Elle  l'expédia 
en  Italie  et  refusa  de  le  revoir. 

La  dernière  lettre  est  du  15  juin  1833. 

«  ...  Je  ferai  un  paquet  de  quelques  hardes 
de  Jules  restées  dans  les  armoires  et  je  les 
ferai  porter  chez  vous,  car  je  désire  n'avoir 
aucunes  relations  avec  lui  à  son  retour  qui, 
d'après  les  derniers  mots  de  la  lettre  que  vous 
m'avez  montrée,  me  paraît  devoir  ou  pouvoir 
être  prochain.  J'ai  été  trop  longtemps  blessée 
des  découvertes  que  j'ai  faites  sur  sa  conduite. 


70  GEORGE  SAND 


pour  lui  conserver  aucun  autre  sentiment 
qu'une  compassion  affectueuse.  Son  orgueil, 
je  Tespère  encore,  se  refuserait  à  cette  condi- 
tion. Faites-lui  comprendre,  lorsqu'il  en  aura 
besoin,  que  rien  dans  l'avenir  ne  peut  nous 
rapprocher.  Si  cette  dure  commission  n'est 
pas  nécessaire,  c'est-à-dire  si  Jules  comprend 
de  lui-même  qu'il  en  doit  être  ainsi,  épargnez- 
lui  le  chagrin  d'apprendre  qu'il  a  tout  perdu, 
même  mon  estime.  Il  a  sans  doute  perdu  la 
sienne  propre  :  il  est  assez  puni...  » 

Ainsi  finit  ce  grand  amour. 

C'est  la  première  des  erreurs  de  George 
Sand  :  à  vrai  dire,  elle  est  énorme.  Elle  avait 
cru  que  le  bonheur  habite  dans  les  chambres 
d'étudiants.  Elle  avait  compté,  pour  se  ratta- 
cher à  la  vie  et  se  refaire  un  avenir,  sur  l'a- 
mourette d'un  fils  de  famille  venu  à  Paris  pour 
jeter  sa  gourme.  Ce  fut  l'aventure  la  plus  ba- 
nale, la  plus  dénuée  de  psychologie,  et  qui 
contraste  étrangement  par  sa  platitude  avec 
le  noble  roman  sentimental  —  raffiné  et  quin- 
tessencié  —  d'Aurélien  de  Sèze.  Elle  n'est  in- 
téressante que  par  la  puissance  d'illusion  dont 


LA  BARONNE  DUDEVANT  71 

elle  témoigne  chez  George  Sand,  par  l'inten- 
sité du  mirage  dont  celle-ci  est  dupe  et  dont  sa 
vie  nous  fournira  encore  tant  d'exemples  ! 

Après  l'épreuve  de  la  vie  conjugale,  la  ba- 
ronne Dudevant  vient  d'en  faire  une  autre  : 
celle  de  Tamour  libre.  Et  celle-ci  n'a  pas  mieux 
réussi.  Seulement  à  ces  aventures,  à  ces  souf- 
frances, à  ces  erreurs,  à  ces  déceptions,  nous 
devrons  l'écrivain  dont  il  va  désormais  être 
temps  de  nous  occuper.  George  Sand  est  née  à 
la  littérature. 


GEORGE     SAND 

par      Delacroix 

(Collection    de     M.     Rocl.eblave.) 


III 

UNE  FÉMINISTE  EN   1832 

LES  PREMIERS   ROMANS   ET  LA   QUESTION 
DU  MARIAGE 


Quand  la  baronne  Dudevant  débarqua  à 
Paris,  en  1831,  son  parti  était  pris  de  gagner 
sa  vie  avec  sa  plume  ;  car  elle  n'a  jamais 
compté  sérieusement  sur  les  revenus  d'un 
talent  qu'elle  avait  pour  peindre  des  fleurs  sur 
les  tabatières  et  orner  d'aquarelles  les  étuis  à 
cigares.  Elle  arrivait  de  sa  province  pour  être 
écrivain.  Comme  tout  débutant,  elle  s'essaya 
d'abord  dans  le  journalisme.  Elle  écrit,  le 
4  mars,  au  fidèle  Boucoiran  :  «  En  attendant,  il 
faut  vivre.  Pour  cela  je  fais  le  dernier  des 
métiers,  je  fais  des  articles  pour  le  Figaro. 
Si  vous  saviez  ce  que  c'est  !  Mais  on  est  payé 


74  GEORGE  SAND 


sept  francs  la  colonne.  »  Cela  valait  la  peine, 
évidemment.  Le  Figaro,  un  tout  petit  jour- 
nal, était  dirigé  à  cette  époque  par  Henri  de 
Latouche,  Berrichon,  écrivain  lui-même,  fort 
médiocre,  et  poète,  si  l'on  ose  s'exprimer  ainsi, 
qui  n'avait  guère  de  talent  pour  son  compte 
personnel,  mais  qui  eut  le  mérite  de  com- 
prendre ou  de  deviner  celui  de  quelques 
autres.  On  lui  doit  la  première  édition  d'André 
Chénier  et  il  fut  le  parrain  de  George  Sand  : 
ce  sont  des  titres.  Donc  il  asseyait  l'apprentie 
à  l'une  des  petites  tables  où  se  confectionnait 
le  journal.  Mais  elle  n'avait  pas  la  vocation. 
Vous  savez  quel  est  le  grand  principe  en  ma- 
tière d'articles  de  journaux  :  les  plus  courts 
sont  les  meilleurs.  Aurore  était  déjà  au  bout 
de  son  papier,  qu'elle  n'avait  pas  encore  com- 
mencé. Le  mieux  était  de  ne  pas  s'obstiner. 
Elle  renonça  au  dernier  des  métiers,  si  lucratif 
qu'il  pût  être. 

Mais  elle  ne  pouvait  ignorer  qu'elle  eût  le  don . 
Elle  le  tenait  de  ses  ascendants.  C'est  ici  la 
meilleure  part  de  son  atavisme.  Si  haut  qu'on 
remonte  et  dans  quelque  branche  que  ce  soit 


UNE  FÉMINISTE  EN    1832  75 

de  son  arbre  généalogique,  on  y  constate  une 
hérédité  artistique.  Maurice  de  Saxe  a  écrit  les 
Rêveries^  qui  seraient  encore  un  beau  livre 
pour  un  militaire,  quand  même  ce  militaire 
n'aurait  pas  si  généreusement  battu  les  Anglais. 
M""  Verrières  avait  été  actrice  et  Dupin  de 
Francueil  était  dilettante.  La  grand'mère, 
Marie-Aurore,  très  musicienne  et  qui  chantait 
des  airs  d'opéra,  faisait  des  extraits  des  philo- 
sophes. Maurice  Dupin  raffolait  de  musique  et 
de  théâtre.  Il  n'était  pas  jusqu'à  Sophie-Vic- 
toire qui  n'eût  un  sentiment  inné,  un  instinct 
de  la  beauté.  Non  seulement  elle  pleurait  au 
mélodrame,  comme  Margot,  mais  elle  remar- 
quait le  rose  d'un  nuage,  le  mauve  d'une  fleur; 
et,  ce  qui  nous  importe  davantage,  elle  les 
faisait  remarquer  à  la  petite  Aurore.  En  sorte 
qu'elle  aussi,  cette  mère  illettrée,  est  pour 
quelque  chose  dans  la  littérature  de  sa 
fille. 

Ce  n'est  pas  assez  de  dire  que  George  Sand 
était  née  écrivain  :  elle  était  née  romancière,  et 
d'une  catégorie  déterminée  de  romancières .  Elle 
avait  été  créée  par  un  décret  nominatif  de  la 


76  GEORGE  SAND 


Providence  pour  écrire  ses  romans  et  non  point 
d'autres.  C'est  cela  qui  rend  intéressante  l'his- 
toire des  plus  lointaines  origines  de  sa  vocation 
littéraire  ;  et  il  est  singulièrement  curieux  de 
voir  s'annoncer  chez  elle,  dès  l'enfance,  les 
facultés  qui  plus  tard  deviendront  l'essence 
même  de  son  talent.  Elle  n'avait  pas  quatre 
ans  ;  sa  mère,  pour  la  tenir  tranquille,  avait 
imaginé  de  l'emprisonner  entre  quatre  chaises  : 
que  faisait  la  fillette  pour  égayer  sa  captivité  ? 
«  Je  composais  à  haute  voix  d'interminables 
contes  que  ma  mère  appelait  mes  romans... 
Elle  les  déclarait  souverainement  ennuyeux,  à 
cause  de  leur  longueur  et  du  développement 
que  je  donnais  aux  digressions...  Il  y  avait  peu 
de  méchants  êtres  et  jamais  de  grands  mal- 
heurs. Tout  s'arrangeait,  sous  l'influence  d'une 
pensée  riante  et  optimiste...  »  Déjà  !  Ces 
romans  de  la  cinquième  année  annoncent  déjà 
les  romans  de  l'âge  mûr,  optimistes  avec  des 
longueurs  et  des  digressions.  On  cite  un  trait 
analogue  de  Walter  Scott,  et  c'est  donc  qu'il  y 
a,  chez  ceux  qui  sont  nés  pour  être  conteurs, 
un  instinct  primordial  qui  les  pousse  précisé- 


UNE  FÉMINISTE  EN    1832  77 


ment  à    inventer  de  belles  histoires,  afin  que 
cela  les  amuse. 

Un  peu  plus  tard  il  se  produit  chez  Aurore 
un  phénomène  qui  n'est  guère  moins  curieux. 
Vous  vous  êtes  sans  doute  demandé  parfois 
comment  procèdent  les  descriptifs,  pour  tracer 
ces  tableaux  dont  tous  les  traits  atteignent  à  un 
relief  si  intense  et  s'imposent  à  nous  aussi 
impérieusement  que  ceux  de  la  réalité.  George 
Sand  se  souvient  qu'à  Nohant,  quand  on  lui 
lisait  duBerquin,  elle  écoutait  assise  devant  le 
feu  dont  elle  était  protégée  par  un  vieil  écran 
de  taffetas  vert.  Peu  à  peu  elle  perdait  le  sens 
des  phrases.  Des  images  se  dessinaient  devant 
elle  et  venaient  se  fixer  sur  l'écran  vert. 
«  C'étaient  des  bois,  des  prairies,  des  rivières, 
des  villes  d'une  architecture  bizarre  et  gigan- 
tesque... Un  jour  ces  apparitions  devinrent  si 
complètes  que  j'en  fus  comme  effrayée  et  que 
je  demandai  à  ma  mère  si  elle  ne  les  voyait 
pas.  »  Voilà  cette  hallucination  qui  fait  l'écri- 
vain pittoresque,  qui  lui  met  sous  les  yeux,  fût- 
ce  entre  quatre  murs,  un  paysage  complet, 
organisé,  dont  il  n'a  plus  qu'à  suivre  les  lignes, 


78  GEORGE  SAND 


à  reproduire  les  couleurs,  en  sorte  que  pei- 
gnant des  paysages  imaginaires,  il  les  peint 
encore  d'après  nature,  d'après  ce  modèle  surgi 
devant  lui  comme  par  enchantement,  et  où  il 
peut  compter  les  feuilles  des  arbres  et  entendre 
le  bruit  de  l'herbe  qui  pousse. 

Plus  tard  encore,  à  ce  monde  de  fictions 
qu'Aurore  ne  cessait  de  porter  dans  sa  tète, 
voici  que  se  mêlent  de  vagues  conceptions  reli- 
gieuses ou  philosophiques.  Sa  vie  poétique  se 
double  d'une  vie  morale.  A  ce  roman,  toujours 
en  train  et  auquel  elle  ne  cessait  d'ajouter  un 
chapitre  nouveau,  comme  autant  d'anneaux 
d'une  chaîne  sans  fin,  elle  donna  un  héros  dont 
elle  savait  très  bien  le  nom.  Il  s'appelait 
Corambé.  Corambé  était  son  idéal  dont  elle 
avait  fait  un  dieu.  Seulement,  tandis  qu'on  fai- 
sait couler  le  sang  sur  les  autels  des  dieux 
barbares,  sur  l'autel  de  Corambé  elle  avait 
imaginé  de  rendre  la  vie  et  la  liberté  à  tout  un 
peuple  de  bestioles  prisonnières  :  une  hiron- 
delle, un  rouge-gorge,  un  moineau  franc.  Et 
c'était  déjà  cette  tendance  qu'elle  aura  plus 
tard  à  mêler  aux  récits  romanesques  des  inten- 


UNE   FÉMINISTE   EN   1832  79 

tions  morales,  à  disposer  les  aventures  en 
manière  d'exemples  pour  rendre  les  hommes 
meilleurs.  Ce  sont  les  romans  à  thèse  de  sa 
douzième  année. 

Voulez-vous  voir  maintenant,  dans  un  con- 
traste saisissant,  comment  s'annoncent  deux 
vocations  de  romanciers  tout  à  fait  différentes  ? 
Rappelez-vous  le  début  de  Facino  Cane  où 
Balzac  nous  conte  un  souvenir  du  temps  que, 
candidat  littérateur,  il  habitait  sa  mansarde  de 
la  rue  Lesdiguières.  Le  soir,  revenant  de 
l'Ambigu-Comique,  il  s'amusait  à  suivre  un 
ouvrier  et  sa  femme  depuis  le  boulevard  du 
Pont-aux-Choux  jusqu'au  boulevard  Beaumar- 
chais. Il  les  écoutait  parler  de  la  pièce,  puis  de 
leurs  affaires,  puis  en  venir  à  leurs  discussions 
de  ménage.  «  En  entendant  ces  gens,  je  pou- 
vais épouser  leur  vie,  je  me  sentais  leurs  gue- 
nilles sur  le  dos,  je  marchais  les  pieds  dans 
leurs  souliers  percés.  »  Voilà  le  romancier  de 
l'école  objective,  celui  qui  sort  de  lui-même, 
qui  cesse  d'être  lui  pour  devenir  un  autre. 
—  Au  lieu  de  ce  monde  extérieur,  auquel 
s'adapte  Balzac,  Aurore  nous  entretient  d'un 


8o  GEORGE  SAND 


monde  intérieur,  émané  de  sa  fantaisie,  re- 
flet de  son  imagination,  écho  de  son  cœur,  et 
qui  est  encore  elle-même.  —  Telle  est  exacte- 
ment la  différence  du  roman  impersonnel  qui 
sera  celui  de  Balzac  et  du  roman  personnel  qui 
sera  celui  de  George  Sand,  la  différence  de 
l'art  réaliste  qui  se  soumet  à  Tobjet  et  de  l'art 
idéaliste  qui  le  transforme  à  son  gré. 

Jusqu'ici,  il  ne  s'agit  encore  que  de  rêves 
qui  n'ont  pas  été  mis  sur  le  papier.  Que  ce  soit 
Corambé  ou  les  romans  entre  quatre  chaises, 
tout  cela  s'est  passé  dans  la  tête  de  l'enfant. 
Mais  Aurore  ne  tarda  pas  à  écrire.  Au  couvent, 
elle  avait  confectionné  deux  romans,  un  roman 
dévot  et  un  roman  pastoral,  qu'elle  eut  le  bon 
esprit  de  déchirer.  Au  sortir  du  couvent,  autre 
roman,  écrit  pour  René  de  Villeneuve,  et  qui 
eut  le  même  sort  que  ses  aînés.  En  1827,  le 
Voyage  en  Auvergne.  En  1829,  encore  un 
roman,  dont  George  Sand  dit  dans  V Histoire 
de  ma  vie  :  «  L'ayant  lu,  je  me  convainquis 
qu'il  ne  valait  rien,  mais  que  j'en  pouvais  faire 
de  moins  mauvais...  Je  reconnus  que  j'écrivais 
vite,  facilement,  longtemps,  sans  fatigue,  que 


VNE   FÉMINISTE   EN    1832  81 

mes  idées  engourdies  dans  mon  cerveau  s'éveil- 
laient et  s'enchaînaient  par  la  déduction,  au 
courant  de  la  plume  ;  que,  dans  ma  vie  de 
recueillement,  j'avais  beaucoup  observé  et 
assez  bien  compris  les  caractères  que  le  hasard 
avait  fait  passer  devant  moi,  et  que,  par  con- 
séquent, je  connaissais  assez  la  nature  humaine 
pour  la  dépeindre.  »  Voilà  donc  maintenant 
cette  facilité  à  écrire,  cette  abondance  et  cette 
nonchalance  qui  seront  aussi  bien  caractéris- 
tiques de  sa  manière. 

On  le  voit,  lorsque  George  Sand  va  com- 
mencer à  publier,  elle  avait  déjà  beaucoup 
écrit.  Sa  formation  littéraire  était  complète. 
C'est  la  même  constatation  à  laquelle  on  est 
amené  chaque  fois  qu'on  étudie  les  débuts 
d'un  écrivain.  Il  arrive  que  le  génie  se  révèle 
à  nous  par  un  jaillissement  soudain  ;  mais 
depuis  longtemps  il  cheminait  sous  terre,  et 
ce  que  nous  prenons  pour  une  éclosion  sponta- 
née n'est  que  le  dernier  effort  d'une  sève  lente- 
ment accrue  et  désormais  toute-puissante. 

Toutefois  George  Sand  devait  encore  payer 

6 


GEORGE  SAND 


son  tribut  à  l'inévitable  période  des  tâtonne- 
ments. Il  nous  plaît  que  le  premier  livre  qu'elle 
ait  publié  ne  soit  pas  d  elle  seule,  et  que  la  res- 
ponsabilité de  ce  roman  exécrable  ne  retombe 
pas  tout  entière  sur  elle. 

Le  9  mars  1831,  George  Sand  écrivait  à  Bou- 
coiran  :  «  Les  monstres  sont  à  la  mode.  Fai- 
sons des  monstres  1  J'en  enfante  un  fort 
agréable  dans  ce  moment-ci.  »  Le  monstre, 
c'est  ce  roman  écrit  en  collaboration  avec  San- 
deau  et  paru  sous  la  signature  collective  de 
Jules  Sand,  à  la  fin  de  1831  :  Rose  et  Blanche 
ou  la  Comédienne  et  la  Religieuse. 

Comme  beaucoup  d'entre  vous  ne  l'ont  pro- 
bablement pas  lu,  je  vous  en  indique  en  quel- 
ques mots  le  sujet.  Cela  commence  par  une 
scène  de  diligence,  à  la  manière  de  certains 
romans  de  Balzac,  mais  agrémentée  de  détails 
d'une  trivialité  du  plus  mauvais  aloi.  —  Deux 
jeunes  filles  font  route  ensemble,  l'une,  Rose, 
qui  est  une  petite  comédienne,  l'autre,  sœur 
Blanche,  qui  va  entrer  en  religion.  Elles  se 
séparent  à  Tarbes.  —  L'histoire  se  déroule 
dans  la  région   pyrénéenne   :  Tarbes,   Auch, 


UNE  FÉMINISTE  EN    1832  83 

Nérac,  les  Landes,  jusqu'au  retour  à  Paris.  — 
Rose  doit,  au  sortir  d'une  orgie,  être  livrée  par 
sa  mère  à  un  jeune  libertin.  Le  jeune  libertin 
a  honte  de  lui-même,  et,  au  lieu  de  mener 
Rose  au  diable,  il  la  mène  à  Dieu,  je  veux 
dire  qu'il  la  fait  entrer  au  couvent  des  Augus- 
tines  où  elle  retrouve  sœur  Blanche.  Sœur 
Blanche  n'a  pas  encore  prononcé  ses  vœux. 
La  preuve  en  est  qu'elle  épouse  le  jeijne 
Horace.  Mais  quelles  noces  !  Il  faut  que  vous 
sachiez  que  sœur  Blanche,  avant  de  s'appeler 
Blanche,  s'appelait  Denise.  Sous  le  nom  de 
Denise,  elle  était  la  fille  d'un  marinier  borde- 
lais, très  belle  et  idiote.  L'idiote  a  été  désho- 
norée par  le  jeune  libertin  que  maintenant  on 
lui  donne  pour  mari.  Ce  sont  tous  ces  souve- 
nirs qui,  revenant  à  l'esprit  de  Blanche,  et  lui 
faisant  reprendre  conscience  de  Denise,  lui 
occasionnent  une  fièvre  chaude.  On  en  aurait  à 
moins.  —  Rose  qui,  dans  l'intervalle,  est  deve- 
nue une  grande  cantatrice,  arrive  à  temps  pour 
recueillir  le  dernier  soupir  de  son  amie,  et 
reijtre  au  couvent  où  elle  repr(5p4  l^  place 
laissée  vide  par  sœur  Blanche. 


84  GEORGE  S  AND 


Tout  cela  est  absurde  et  souvent  bien  déplai- 
sant. 

Il  est  aisé  de  voir  quelle  part  revient  à  cha- 
cun des  collaborateurs,  et  que,  du  reste,  George 
Sand  a  fait  à  peu  près  tout  l'ouvrage.  Les  pay- 
sages, Tarbes,  Auch,  Nérac,  les  Landes,  autant 
de  souvenirs  du  fameux  voyage  aux  Pyrénées 
et  du  séjour  à  Guillery  chez  les  Dudevant.  Le 
couvent  des  Augustines  à  Paris,  avec  ses  reli- 
gieuses anglaises  et  ses  pensionnaires  appar- 
tenant aux  plus  grandes  familles,  c'est  le  cou- 
vent où  Aurore  a  passé  trois  années  :  nous 
reconnaissons  le  cloître,  le  jardin  planté  de 
marronniers,  la  cellule  d'où  la  vue  s'étendait 
sur  la  ville  et  d'où  le  rêve  rejoignait  le  ciel,  ce 
ciel  de  Paris  vaporeux  et  riche,  comme  il  est 
dit  dans  Rose  et  Blanche,  «  le  ciel  le  plus 
changeant  et  le  plus  joli,  sinon  le  plus  beau 
de  la  terre  ».  —  Mais  à  ce  roman  de  la  vie 
religieuse  est  cousu  un  roman  libertin  avec 
orgies,  pavillon  galant,  sofa,  historiettes 
grivoises  et  saugrenues.  C'est  la  part  du 
collaborateur.  Les  polissonneries  sont  de  San- 
deau. 


UNE  FÉMINISTE   EN    1832 


Telle  est  cette  composition  hybride.  C'était 
bien  le  «  monstre  »  annoncé. 

Il  eut  quelque  succès.  —  Celle  qui  se  montra 
le  plus  sévère,  ce  fut  la  mère  de  George  Sand. 
Sophie-Victoire  avait,  en  littérature,  le  goût 
fort  prude...  Ah!  celle-là,  elle  est  complète,  et 
chaque  fois  qu'on  la  rencontre,  c'est  une  joie... 
Sa  fille  dut  s'excuser,  et  précisément  en  allé- 
guant que  l'ouvrage  n'était  pas  d'elle  seule  : 
«  Il  y  a  beaucoup  de  farces  que  je  désapprouve  : 
je  ne  les  ai  tolérées  que  pour  satisfaire  mon 
éditeur  qui  voulait  quelque  chose  d'un  peu 
égrillard...  Je  n'aime  pas  les  polissonneries.  » 

Elle  ajoute  :  «  Pas  une  seule  ne  se  trouve  dans 
le  livre  que  j'écris  maintenant  et  pour  lequel 
je  ne  m'adjoindrai  de  mes  collaborateurs  que 
le  nom  *.  » 

En  effet,  Jules  Sand  a  vécu.  Le  livre  dont  il 
est  ici  question  sera  signé  George  Sand.  C'est 
Indiana. 

La  correspondance  inédite  avec  Emile  Re- 
gnault,  à  laquelle  j'ai  déjà  fait  des  emprunts 

*  Correspondance  :  à  sa  mère,  sa  février  1832. 


86  GEORGE  SAND 


dans  ma  dernière  leçon,  contient  une  lettre  des 
plus  intéressantes,  relative  à  la  composition 
d'Indiana.  Elle  est  du  28  février  1832.  George 
Sand  insiste  d'abord  sur  la  sévérité  du  sujet  et 
sur  sa  ressemblance  à  la  vie  :  «  Il  est  aussi 
simple,  aussi  naturel,  aussi  positif,  que  vous  le 
désiriez.  Il  n'est  ni  romantique,  ni  mosaïque,  ni 
frénétique  ;  c'est  de  la  vie  ordinaife,  c'est  de  là 
vraisemblance  bourgeoise,  mais  malheureuse- 
ment c'est  beaucoup  plus  difficile  que  la  litté- 
rature boursouflée. . .  Pas  le  plus  petit  mot  pour 
rire,  pas  une  description,  pas  de  poésie  pour 
deux  liards ,  pas  de  situations  imprévues , 
extraordinaires,  transcendantes  :  ce  sont  quatre 
volumes  sur  quatre  caractères.  Peut-on  faire 
avec  cela  seulement,  avec  des  sentiments  inti- 
mes, des  réflexions  de  tous  les  jours,  de  l'ami- 
tié, de  l'amour,  de  l'égoïsme,  du  dévouement, 
de  l'amour-propre,  de  l'obstination,  de  la  mé- 
lancolie, des  chagrins,  des  ingratitudes,  des 
déceptions  et  des  espérances,  peut-on  bien  avec 
ce  gâchis  de  l'esprit  humain  faire  quatre  vo- 
lumes qui  n'ennuient  jamais?  J'ai  peur  d'en- 
nuyer souvent,  d'ennuyer  comme  la  vie  ennuie. 


UNE  FÉMINISTE  EN   1832  87 

Et  pourtant  quoi  de  plus  intéressant  que  l'his- 
toire du  cœur  quand  elle  est  vraie  ?  Il  s'agit  de 
la  faire  vraie,  voilà  le  difficile...  » 

Ces  déclarations  ne  semblent-elles  pas  un 
peu  surprenantes  à  qui  les  lit  aujourd'hui?  Et 
le  naturel  de  1832  paraît-il  encore  naturel  en 
190g  ?  Ce  n'est  pas  la  question.  L'important  est 
de  noter  que  George  Sand  ne  songe  plus  à 
fabriquer  des  monstres.  Elle  cherche  à  faire 
vrai.  Elle  veut  surtout  présenter  un  caractère 
de  femme  qui  sera  le  type  de  la  femme  mo- 
derne. 

«  Noémi  (ce  nom  laissé  à  Sandeau  qui  l'a 
mis  dans  Marianna  se  changera  en  celui 
àUndiana),  c'est  la  femme  typique,  faible  et 
forte,  fatiguée  du  poids  de  l'air  et  capable  de 
porter  le  ciel  ;  timide  dans  le  courant  de  la  vie, 
audacieuse  les  jours  de  bataille;  fine,  adroite  et 
pénétrante  pour  saisir  les  fils  déliés  de  la  vie 
commune,  niaise  et  stupide  pour  distinguer  les 
vrais  intérêts  de  son  bonheur,  se  moquant  du 
monde  entier,  se  laissant  duper  par  un  seul 
homme,  n'ayant  pas  d'amour-propre  pour  elle- 
même,   en  étant  remplie  pour  l'objet  de  son 


GEORGE   SAND 


choix  ;  dédaignant  les  vanités  du  siècle  pour 
son  compte,  et  se  laissant  séduire  par  Thomme 
qui  les  réunit  toutes.  Voilà,  je  crois,  la  femme 
en  général  :  un  incroyable  mélange  de  fai- 
blesse et  d'énergie,  de  grandeur  et  de  petitesse, 
un  être  toujours  composé  de  deux  natures  oppo- 
sées, tantôt  sublime,  tantôt  misérable,  habile  à 
tromper,  facile  à  l'être.  » 

Ce  roman,  destiné  à  nous  présenter  le  type 
de  la  femme  moderne,  mériterait  déjà  d'être 
qualifié  de  féministe.  Mais  il  l'est  encore  à 
d'autres  points  de  vue.  Je  voudrais  justement, 
en  joignant  à  Indiana  qui  paraît  en  mai  1832, 
Valentine  qui  est  de  1833  et  Jacques  de  1834, 
vous  montrer  déjà  tout  armé,  dans  cette  pre- 
mière manière  de  George  Sand,  notre  fémi- 
nisme actuel. 

Indiana  est  l'histoire  d'une  femme  mal  ma- 
riée. 

Elle  a  épousé,  à  dix-neuf  ans,  M.  Delmare, 
qui  est  colonel  —  on  était  beaucoup  colonel  en 
ce  temps-là  —  et  qui  est  par  conséquent  bien 
plus  âgé  qu'elle.  M.  Delmare  est  un  honnête 


UNE    FÉMINISTE   EN    1832  89 

homme,  au  sens  pharisien  du  mot.  Entendez 
par  là  qu'il  n'a  ni  volé  ni  tué.  D'ailleurs,  sans 
délicatesse  et  sans  agrément,  et  féru  de  son 
autorité,  c'est  un  tyran  domestique.  Indiana  vit 
très  malheureuse  entre  ce  mari  exécré  et  un 
cousin  à  elle,  le  bon  Ralph,  l'excellent  Ralph, 
deux  fois  anglais  parce  qu'il  s'appelle  Brown 
et  qu'il  est  flegmatique.  C'est  pourquoi  elle  ne 
saurait  être  insensible  aux  séductions  du  jeune 
Raymon  de  Ramières,  si  élégant,  si  distingué, 
un  bourreau  des  cœurs  ! 

Je  n'ai  pas  le  temps  d'entrer  avec  vous  dans 
la  série  des  épisodes  et  j'arrive  tout  de  suite  à 
la  crise.  M.  Delmare  est  ruiné,  ses  affaires 
l'appellent  à  l'île  Bourbon.  Il  se  propose  d'y 
emmener  Indiana.  Celle-ci  se  refuse  à  l'accom- 
pagner. Elle  sait  quelqu'un  qui  l'empêchera 
bien  de  partir  :  c'est  Raymon.  Donc  elle  va  le 
trouver  et  lui  offre  ingénument  qu'il  la  prenne, 
et  la  garde  pour  toujours.  —  Ai-je  besoin  de 
vous  dire  l'accueil  que  fait  Raymon  à  cette  pro- 
position enivrante,  et  quelle  douche  reçoit  la 
pauvre  Indiana  par  une  froide  nuit  d'hiver  ? 

Elle  part  pour  l'île  Bourbon.  Quelque  temps 


90  GEORGE  SAND 


après,  au  reçu  d'une  lettre  de  Ray  mon,  où  elle 
a  cru  deviner  qu'il  était  malheureux,  elle 
accourt  —  et  elle  est  reçue  par  la  jeune  femme 
que  vient  d'épouser  Raymon.  C'est  un  fort 
beau  mariage  :  Raymon  ne  pouvait  espérer 
mieux.  Et  Indiana?  La  Seine  coule  tout  auprès  : 
elle  s'y  jette.  Elle  peut  s'y  jeter  sans  danger  : 
Ralph  est  là  pour  la  repêcher.  RaJph  est  tou- 
jours là  pour  repêcher  sa  cousine.  C'est  son 
sauveteur  attitré.  C'est  le  terre-neuve.  A  la 
campagne  ou  à  la  ville,  sur  la  terre  ferme  ou 
sur  le  bateau  qui  emmène  Indiana  vers  l'île 
Bourbon,  vous  pouvez  être  assurés  de  voir  sur- 
gir Ralph,  toujours  flegmatique.  Nous  avons 
deviné  depuis  longtemps  que  Ralph  est  amou- 
reux d'Indiana.  Son  flegme  n'est  qu'une  appa- 
rence volontairement  trompeuse  :  c'est  l'enve- 
loppe de  neige  sous  laquelle  brûle  un  volcan. 
Cet  extérieur  disgracieux  et  gauche  cache  une 
âme  exquise.  Ralph  apporte  une  bonne  nou- 
velle :  M.  Delmare  est  mort.  Indiana  est  libre. 
Que  va-t-elle  faire  de  sa  liberté  ?  Après  en  avoir 
délibéré,  Ralph  et  Indiana  concluent  à  se  don- 
ner la  mort  ensemble.  Il   n'est  plus  que  de 


UNE   FÉMINISTE   EN    1832  Ql 

chercher  le  genre  de  suicide.  «  C'est  une  affaire 
de  quelque  importance,  »  opine  Ralph,  senten- 
cieux. Pour  sa  part,  il  n'aimerait  guère  se 
tuer  à  Paris  :  il  y  a  trop  de  monde,  on  est  gêné, 
distrait.  Mais  parlez-lui  de  l'île  Bourbon  ! 
Voilà  un  endroit  agréable  pour  suicides  :  un 
horizon  magnifique,  un  précipice,  avec  cas- 
cade... Cet  homme  est  sinistre  avec  ses  idées 
riantes...  Donc  ils  repartent  pour  l'île  Bour- 
bon, à  l'effet  d'y  trouver  la  cascade  propice. 
Aussi  bien  une  traversée  est,  paraît-il,  en  pareil 
cas,  la  meilleure  des  préparations.  Arrivés  là- 
bas  ils  mettent  à  exécution  leur  projet,  et 
Ralph,  au  dernier  moment,  ne  refuse  pas  à  sa 
bien-aimée  d'utiles  conseils.  Qu'elle  ne  saute 
pas  de  ce  côté  !  C'est  mauvais.  «  Mais  en  ayant 
soin  de  vous  jeter  dans  cette  ligne  blanche  que 
décrit  la  chute  d'eau,  vous  arriverez  dans  le  lac 
avec  elle  et  la  cascade  elle-même  prendra  soin 
de  vous  y  plonger.  »  Cela  donne  envie. 

Ce  suicide  fut  tenu,  à  l'époque,  pour  infini- 
ment poétique  ;  et  nul  ne  refusa  de  s'apitoyer 
sur  l'infortune  d'Indiana .  Il  est  curieux  de 
relire,  à  distance  et  de  sang-froid,  ces  livres 


92  GEORGE  S  AND 


qui  reflètent  si  exactement  la  sensibilité  d'un 
temps,  et  de  constater  comme  le  point  de  vue  a 
changé,  comme  les  êtres  et  les  choses  nous  y 
apparaissent  au  rebours  de  ce  que  l'auteur  et 
les  contemporains  se  sont  imaginé. 

Car  il  n'y  a  vraiment  dans  tout  cela  qu'un 
personnage  intéressant  :  c'est  M.  Delmare.  En 
tout  cas,  il  est  le  seul  dont  Indiana  n'ait  pas  eu 
à  se  plaindre.  Il  l'aime,  il  n'aime  qu'elle,  et 
vous  êtes  témoins  que  la  réciproque  n'est  pas 
vraie.  Il  est  d'une  longanimité,  d'une  patience 
que  peu  de  maris  imiteraient,  et  il  laisse  à  sa 
femme  une  liberté  extraordinaire.  Tantôt  on 
trouve  un  jeune  homme  dans  la  chambre  d'In- 
diana  ;  tantôt  c'est  elle  qu'on  trouve  dans  la 
chambre  d'un  jeune  homme.  M.  Delmare  reçoit 
amicalement  Ray  mon,  et  tolère  au  foyer  la 
présence  du  sempiternel  Ralph.  Un  mari  qui 
permet  à  sa  femme  un  ami  et  un  cousin,  que 
peut-on  lui  demander  de  plus  ?  A  vrai  dire, 
Indiana  prétend  que  M.  Delmare  l'a  frap- 
pée et  qu'il  lui  a,  de  son  talon,  meurtri  le  front. 
Mais  elle  exagère.  Nous  savons  très  bien  com- 
ment la   scène  s'est  passée.   Nous  étions  là. 


UNE  FÉMINISTE   EN    1832  93 

C'était  au  Plessis-Picard  ;  Indiana-Aurore  a 
reçu  de  Delmare-Dudevant  un  soufflet.  C'est 
trop.  C'est  beaucoup  trop.  Mais  enfin  le  sang  n'a 
pas  coulé.  —  Que  valent  les  autres?  Ray  mon 
est  un  affreux  petit  gredin  qui  a  commencé 
par  être  l'amant  de  la  femme  de  chambre  d'In- 
diana,  qui  continue  en  courtisant  la  maîtresse 
de  la  pauvre  Noun  et  qui  finit  par  l'abandon- 
ner pour  se  marier  richement.  Ralph  pré- 
cipite Indiana  au  fond  d'un  ravin  :  qu'est-ce 
qu'on  peut  faire  de  pis  à  la  femme  qu'on 
aime?  —  Reste  Indiana.  De  bonne  foi  George 
Sand  a  cru  qu'elle  la  parait  de  toutes  les  séduc- 
tions. Le  fait  est  qu'elle  l'a  rendue  sédui- 
sante pour  les  lecteurs  d'alors,  puisque  de  ce 
modèle  procède  l'un  des  types  préférés  de  la 
littérature  pendant  vingt  ans  :  celui  de  la 
femme  incomprise. 

La  femme  incomprise...  elle  est  pâle,  elle 
est  frêle,  elle  est  sujette  à  s'évanouir.  A  la 
page  99,  j'ai  compté  le  troisième  évanouisse- 
ment d'Indiana  :  je  n'ai  pas  compté  plus  loin. 
Ne  croyez  pas  que  ce  soit  l'effet  d'une  mauvaise 
santé  !  Mais  c'est  la  mode.  Le  temps  est  revenu 


94  GEORGE  SAND 


des  vapeurs  et  des  airs  penchés.  Celles  dont  les 
grand'mères  marchaient  si  droit  à  Téchafaud, 
celles  dont  les  mères  frémissaient  si  hardiment 
au  bruit  du  canon  de  TEmpire,  maintenant 
affaissées,  éplorées,  ressemblent  à  de  plaintives 
élégies.  Aff'aire  de  snobisme  !  La  femme  incom- 
prise se  prétend  malheureuse  en  ménage; 
mais  une  autre  union  ne  l'aurait  pas  mieux 
satisfaite.  Ce  qu'Indiana  reproche  à  M.  Del- 
mare,  ce  n'est  pas  d'être  le  mari  qu'il  est, 
mais  c'est  d'être  le  mari.  «  Elle  n'aima 
pas  son  mari,  par  la  seule  raison  peut-être 
qu'on  lui  faisait  un  devoir  de  l'aimer,  et  que 
résister  mentalement  à  toute  espèce  de  con- 
trainte morale  était  devenu  chez  elle  une 
seconde  nature,  un  principe  de  conduite,  une 
loi  de  conscience.  »  Son  parti  était  pris 
d'avance,  et  il  n'y  avait  rien  à  faire.  Elle 
affecte  d'ailleurs  une  douceur  irritante,  une 
soumission  exaspérante.  Quand  elle  prend  ses 
airs  supérieurs  et  résignés,  c'est  à  faire  sortir 
un  ange  de  ses  gonds  !  Au  surplus,  de  quoi  se 
plaint-elle  et  pourquoi  ne  s'accommode-t-elle 
pas  de  conditions  d'existence  dont  tant  d'autres 


UNE  FÉMINISTE  EN    1832  95 

s'arrangeraient  ?  Mais  allez- vous  la  comparer 
aux  autres?  Elle  s'en  distingue  au  contraire. 
Elle  est  éminemment  une  femme  distinguée. 
Elle  demande,  sans  sourciller  :  «  Savez - 
vous  ce  que  c'est  que  d'aimer  une  femme 
comme  moi  ?  »  Apparemment,  dans  ses  longs 
silences  et  ses  mélancolies  obstinées,  elle  rêve 
de  cet  amour  qui  peut  seul  convenir  à  une 
femme  comme  elle.  C'est  une  princesse  en 
exil;  et  les  temps  sont  durs  pour  les  prin- 
cesses :  c'est  pourquoi  celle-ci  s'enferme  en  des 
tristesses  nostalgiques...  Voilà  ce  que  les  gens 
s'obstinent  à  ne  pas  comprendre.  Faute  de 
s'élever  à  ces  sublimités  ou  de  se  perdre  dans 
ces  brouillards,  ils  jugent  sur  les  faits.  Et 
venant  à  rencontrer  une  jeune  femme  encline 
à  préférer  à  un  mari  grisonnant  un  beau  brun, 
ils  en  concluent  :  «  En  vérité,  est-ce  que  cela 
ne  s'était  pas  encore  vu  ?  Fallait-il  faire  tant 
d'affaires  pour  une  petite  peste  qui  grille  de 
se  mal  conduire?...  » 

Il  serait  d'ailleurs  bien  injuste  de  mécon- 
naître, et  je  n'en  ai  nulle  envie,  <\\xlndiana 
est  un  roman  des  plus  remarquables.   Voyez 


g 6  GEORGE   SAND 


plutôt  le  relief  de  ces  caractères,  M.  Delmare, 
Raymon,  Ralph,  Indiana  !  Et  demandez  aux 
maris  qui  ont  pris  femme  dans  la  lignée  de 
femmes  incomprises  sortie  de  la  vogue  d'/w- 
dianal 

Valeiitine  est  encore  l'histoire  d'une  femme 
mal  mariée. 

Cette  fois  le  principal  rôle  sera  donné,  non 
pas  à  la  femme,  mais  à  l'amant,  —  et  nous 
y  verrons  se  dessiner,  au  lieu  du  type  de  la 
femme  incomprise,  celui  de  l'amoureux  tel 
que  Ta  créé  le  romantisme  et  qui  est  l'amou- 
reux frénétique.  Louise- Valentine  de  Raim- 
bault  est  à  la  veille  d'épouser  Norbert-Eva- 
riste  de  Lansac,  lorsque  cette  jeune  personne, 
qui  a  fort  l'habitude  de  courir  les  champs 
et  les  fêtes  de  village,  s'éprend  du  neveu  de 
son  fermier  :  Bénédict.  Ce  Bénédict  est  un 
paysan  qui  a  des  lettres.  J'imagine  que  sa 
mentalité  doit  être  à  peu  près  celle  d'un  insti- 
tuteur primaire.  Valentine  n  y  résiste  pas.  Car 
on  a  soin  de  nous  dire  que  Bénédict  n'est  pas 
un  très  beau  gars.  C'est  son  âme  que  Valen- 


UNE  FÉMINISTE   EN    1832  97 


tine  aime  en  lui.  Bénédict  sait  très  bien  qu'il 
ne  peut  épouser  Valentine,  mais  il  peut  lui 
faire  beaucoup  d'ennuis,  par  lesquels  il  lui 
prouvera  sa  passion.  La  nuit  de  ses  noces,  il 
est  dans  la  chambre  nuptiale,  d'où  l'auteur  a 
eu  soin  d'éloigner  le  mari  ;  il  veille  sur  le  som- 
meil de  celle  qu'il  aime,  et  lui  laisse  une 
épître  où  il  lui  déclare  qu'ayant  hésité  pour 
savoir  s'il  tuerait  son  mari,  elle,  ou  lui-même, 
ou  tous  les  trois,  ou  deux  au  choix,  et  tour  à 
tour  adopté  chacune  de  ces  combinaisons,  il 
s'est  résolu  à  ne  tuer  que  lui  seul.  On  le 
retrouve  en  effet,  la  tète  fracassée,  dans  un 
fossé.  Mais  ne  vous  hâtez  pas  de  vous  réjouir  ! 
Bénédict  a  encore  beaucoup  de  mal  à  faire  :  il 
n'est  pas  mort.  Nous  le  retrouverons  plusieurs 
fois  encore,  toujours  caché  derrière  les  tentures 
d'où  il  entend  tout  ce  qu'on  dit,  voit  tout  ce 
qu'on  fait,  et  sort  au  bon  moment,  ses  pistolets 
en  mains.  Le  mari,  pendant  ce  temps-là,  est 
au  loin.  On  ne  s'occupe  pas  de  lui.  C'est  un 
mauvais  mari  ;  c'est  un  mari  :  Bénédict  n'a 
rien  à  craindre  de  lui...  Mais  il  arrive  qu'un 
paysan,  à  qui  la  figure  de  Bénédict  ne  revient 

7 


98  GEORGE  SAND 


pas,  lui  envoie  un  coup  de  fourche  et  met  un 
terme  à  cette  précieuse  existence. 

Vous  vous  demandez  de  quel  droit  Bénédict 
est  venu  troubler  la  destinée  paisible  de  Valen- 
tine.  Mais  du  droit  de  sa  passion  !  Il  a  cinq  cents 
livres  de  rentes  :  ce  n'est  pas  avec  cela  qu'on 
fait  vivre  un  ménage.  Qu'ofFre-t-il  à  celle  dont 
il  détruit  l'intérieur  et  ruine  la  situation  ?  Il 
s'offre  lui-même.  N'est-ce  pas  assez?  Au  sur- 
plus, raisonne-t-on  avec  les  individus  de  ce 
tempérament?  Regardez-le.  Voyez  sa  pâleur 
maladive  et  l'éclat  inquiétant  de  ses  yeux.  Écou* 
tez  le  son  de  sa  voix  et  l'exaltation  de  ses  dis- 
cours. Il  passe  de  la  déclamation  forcenée 
à  la  froide  ironie  et  au  sarcasme.  L'idée  de 
la  mort  revient  sans  cesse  dans  ses  propos. 
Quand  c'est  sur  lui  qu'il  tire,  il  se  manque. 
Mais  rappelez-vous  ce  qu'il  a  fait  l'an  dernier 
lorsqu'il  s'appelait  Antony.  Adèle  d'Hervey 
lui  ré.sistait  :  il  l'a  assassinée.  —  C'est  un  fou 
dangereux. 

La  femme  incomprise,  l'amoureux  frénéti- 
que, voilà  deux  personnages  nouveaux  qui 
s'emparent  du  roman.  Est-ce  qu'on  ne  pourrait 


UNE  FÉMINISTE  EN    1832  99 

pas  les  marier  ensemble,  histoire  de  s'en  dé- 
barrasser ? 

Notez  encore  que,  dans  Valentine,  si  le 
roman  de  passion  est  à  coup  sûr  contestable, 
il  y  a  en  outre  un  roman  champêtre  qui  est  de 
premier  ordre.  Le  cadre  est  délicieux.  George 
Sand  a  placé  la  scène  dans  cette  Vallée  noire 
qu'elle  connaît  si  bien,  qu'elle  a  tant  aimée  ! 
C'est  le  premier  en  date  des  romans  où  elle 
célèbre  son  pays  natal.  Promenades  à  tra- 
vers les  traînes,  rêveries  nocturnes,  noces 
villageoises,  toute  cette  poésie  et  tout  ce  pitto- 
resque de  la  campagne  transforment  et  embel- 
lissent le  récit. 

Et  Jacques  est  l'histoire  d'un  homme  mal 
marié  —  ce  qui  revient,  par  une  réciprocité  iné- 
vitable, à  être  l'histoire  d'une  femme  mal 
mariée. 

Jacques  épouse,  â  trente-cinq  ans  passés,  et 
après  une  existence  orageuse  où  les  années  ont 
compté  double,  une  femme  beaucoup  plus 
jeune  que  lui,  Fernande.  Après  quelques  mois 
d'intimité  heureuse,  il  voit  poindre  les  premiers 


lOO  GEORGE  SAND 


nuages.  Il  appelle  à  lui,  pour  partager  leur  vie 
d'intérieur,  une  sœur  qu'il  a,  Silvia,  et  qui  est 
comme  lui  un  être  d'exception,  orgueilleuse, 
hautaine,  sauvage.  Vous  pensez  si  la  présence 
de  cette  pythonisse  va  rendre  à  la  vie  quoti- 
dienne  la  bonne  confiance  perdue.   Un  petit 
amoureux  qui  rôde  par  là.  Octave,  venu  d'abord 
pour  Silvia,  ne  tarde  pas  à  se  sentir  beaucoup 
plus  près  de  Fernande,  qui  n'est  pas  une  roma- 
nesque, une  ironique,  une  sarcastique  :  il  songe 
qu'on    serait    très   heureux   avec   cette  douce 
personne.  Jacques  découvre  que  Fernande  et 
Octave  s'aiment.  Que  va-t-il  faire  ?  Écarter  son 
rival  ?  Ou  le  tuer  ?  Ou  pardonner  ?  Mais  ce  sont 
les  voies  ordinaires,  et  Jacques  ne  peut  se  rési- 
gner à  rien  qui  soit  ordinaire.  Donc,  il  s'en- 
quiert  auprès  de  l'amant  de  sa  femme  s'il  l'aime 
vraiment,  s'il  est   un   amant  convaincu,  d'un 
attachement  durable  et  offrant  des  garanties. 
Puis,  content  de  cet  examen,  il  laisse  Fernande 
à  Octave.  Pour  lui,  il  disparaît  :  il  se  tue,  mais 
en  ayant  soin  qu'on  ne  puisse  croire  à  un  sui- 
cide, afin  de  ne  pas  attrister  la  félicité  d'Octave 
et  de  Fernande.  Il  n'a  pas  pu  garder  l'amour 


UNE   FÉMINISTE   EN    1832  lOl 

de  sa  femme  :  il  ne  veut  pas  être  le  geôlier  de 
cette  femme  qui  ne  Taime  plus.  Fernande  a 
droit  au  bonheur.  Ce  bonheur  qu'il  n'a  pas  su 
lui  donner,  il  faut  qu'un  autre  le  lui  assure. 
C'est  le  suicide  par  devoir  :  il  y  a  des  cas  où 
un  mari  doit  savoir  se  supprimer... 

Jacques  est  un  «  stoïcien  ».  George  Sand 
admire  fort  ces  sortes  de  caractères,  dont 
Ralph  était  une  première  esquisse.  Jacques 
nous  est  présenté  comme  un  être  sublime. 

Vous  dirai-je  que  je  le  tiens  pour  un  simple 
serin,  et,  comme  on  dit,  je  crois,  dans  les 
drames  de  Wagner,  pour  un  «  pur  niais  »  ? 

Il  a  tout  fait  pour  gâter  son  propre  ménage. 
Cette  jeune  femme  était  confiante  et  gaie  et 
naïve.  Avec  ses  croisements  de  bras  sur  la 
poitrine  et  ses  airs  absorbés,  méditatifs  et 
sombres,  il  lui  a  fait  peur.  Un  jour  que,  cha- 
grine de  lui  avoir  déplu,  elle  s'était  jetée  à  ses 
genoux,  sanglotant,  au  lieu  de  la  relever  ten- 
drement, il  s'est  dégagé  de  ces  caresses  de 
femme,  en  s'écriant  d'un  ton  furieux  :  «  Levez- 
vous  !  Et  ne  vous  mettez  jamais  ainsi  devant 
moi  !  »  Et  il  a  installé  entre  eux  «  la  femme 


102  GEORGE   SAND 


de  bronze  »  !  Et  il  a  invité  Octave  à  vivre  avec 
eux  !  Après  quoi,  quand  il  a  ainsi  gâché  la 
tendresse  d'une  femme  qui  ne  demandait  qu'à 
l'aimer,  il  s'en  va,  il  lâche  la  partie  !  Allons 
donc!  c'est  trop  commode...  Vous  savez  ce 
mot  d'une  héroïne  de  Meilhac  à  un  homme  qui 
jurait  de  se  jeter  à  l'eau  pour  elle.  «  Vous,  par- 
bleu, vous  seriez  bien  tranquille  !  Vous  seriez 
au  fond  de  l'eau  !  Mais,  moi. . .  »  Jacques  est  bien 
tranquille,  il  est  dans  son  précipice  ;  Fernande 
reste  dans  la  vie,  où  Ton  n'est  pas  tranquille 
du  tout.  Ce  mari  ne  s'élève  pas  à  cette  concep- 
tion pourtant  toute  simple  :  c'est  que,  quand  on 
a  fait  d'une  femme  sa  compagne,  on  ne  l'aban- 
donne pas  en  route. 

Mais  plutôt  que  de  s'en  prendre  à  lui,  Jac- 
ques aime  mieux  incriminer  l'institution  du 
mariage.  Car  ici  la  critique  de  l'institution 
elle-même  est  bien  nette.  Ce  qui  n'était  encore 
qu'aspiration  plus  ou  moins  confuse  dans  les 
romans  précédents,  se  précise  et  se  formule  en 
théorie.  Jacques  est  d'avis  que  le  mariage  est 
une  institution  barbare.  «  Je  n'ai  pas  changé 
d'avis,  je  ne  me  suis  pas  réconcilié  avec  la 


UNE  FÉMINISTE   EN    1832  103 

société,  et  le  mariage  est  toujours,  selon  moi, 
une  des  plus  barbares  institutions  qu'elle  ait 
ébauchées.  Je  ne  doute  pas  qu'il  ne  soit  aboli, 
si  l'espèce  humaine  fait  quelque  progrès  vers 
la  justice  et  la  raison  ;  un  lien  plus  humain  et 
non  moins  sacré  remplacera  celui-là,  et  saura 
assurer  l'existence  des  enfants  qui  naîtront 
d'un  homme  et  d'une  femme,  sans  enchaîner  à 
jamais  la  liberté  de  l'un  et  de  l'autre.  Mais  les 
hommes  sont  trop  grossiers,  et  les  femmes 
trop  lâches,  pour  demander  une  loi  plus  noble 
que  la  loi  de  fer  qui  les  régit  :  à  des  êtres  sans 
conscience  et  sans  vertu,  il  faut  de  lourdes 
chaînes.  » 

Si  vous  voulez  savoir  par  quoi  on  rempla- 
cera le  mariage  aboli,  écoutez  le  rêve  que  fait 
Silvia,  et  le  projet  qu'elle  expose  à  son  frère. 
«  Nous  adopterons,  si  tu  veux,  quelque  orphelin; 
nous  nous  imaginerons  que  c'est  notre  enfant, 
et  nous  rélèverons  dans  nos  principes.  Nous 
en  élèverons  deux  de  sexe  différent,  et  nous 
les  marierons  un  jour  ensemble  à  la  face  de 
Dieu,  sans  autre  temple  que  le  désert,  sans 
autre  prêtre  que  l'amour.  Nous  aurons  formé 


104  >  GEORGE   SAKD 


leurs  âmes  à  la  vérité  et  à  la  justice,  et  il  y 
aura  peut-être  alors,  grâce  à  nous,  un  couple 
heureux  et  pur  sur  la  face  de  la  terre.  »  Donc 
suppression  du  mariage,  et,  dans  un  avenir 
plus  ou  moins  éloigné,  son  remplacement  par 
l'union  libre  —  voilà  ! 

Ce  qui  est  intéressant,  c'est  de  rechercher 
par  quelle  série  de  déductions  procède  George 
Sand  et  de  quels  principes  elle  part.  Vous 
verrez  que,  les  principes  une  fois  admis,  la 
conclusion  qu'elle  en  tire  est  parfaitement 
logique. 

Quelle  est  l'objection  essentielle  qu'elle 
adresse  au  mariage  ?  C'est  que  le  mariage 
enchaîne  la  liberté  de  deux  êtres.  «  La  société 
va  vous  dicter  une  formule  de  serment.  Vous 
allez  jurer  de  m'être  fidèle  et  de  m'être  sou- 
mise, c'est-à-dire  de  n'aimer  jamais  que  moi 
et  de  m'obéir  en  tout.  L'un  de  ces  serments 
est  une  absurdité,  l'autre  une  bassesse.  Vous 
ne  pouvez  pas  répondre  de  votre  cœur,  même 
quand  je  serais  le  plus  grand  et  le  plus  parfait 
des  hommes.  »  Vienne  en  effet  l'amour  pour 
un  autre  homme.  On  avait  considéré  jusqu'ici 


UNE   FÉMINISTE   EN    1832  lO; 

que  cet  amour  était  une  faiblesse,  et  qu'il  pou- 
vait devenir  une  faute.  Mais  quoi!  Ne  sait-on 
pas  que  la  passion  est  chose  fatale  et  irrésis- 
tible ?  «  Nulle  créature  humaine  ne  peut  com- 
mander à  Tamour  et  nul  n'est  coupable  pour 
le  ressentir  et  pour  le  perdre.  Ce  qui  avilit  la 
femme,  c'est  le  mensonge...  »  Et  encore  :  «  Ils 
ne  sont  pas  coupables,  ils  s'aiment.  Il  n'y  a 
pas  de  crime  là  où  il  y  a  de  l'amour  sincère.  » 
L'union  de  l'homme  et  de  la  femme,  d'après 
cette  théorie,  ne  repose  que  sur  l'amour  ; 
l'amour  disparaissant,  l'union  ne  saurait  sub- 
sister. Le  mariage  est  d'institution  humaine; 
mais  la  passion  est  d'essence  divine.  Dans  le 
conflit,  c'est  le  mariage  qui  a  tort. 

Le  mariage  ayant  pour  but  unique  l'attrait, 
celui  du  sentiment  ou  celui  des  sens,  pour 
seul  objet  l'échange  de  deux  fantaisies,  et  le 
serment  de  fidélité  étant  une  sottise  ou  une 
bassesse,  imagine-t-on  un  plus  complet  ren- 
versement du  bon  sens,  une  pire  méconnais- 
sance de  ce  qu'il  y  a  de  noble  et  de  grand 
dans  cet  efiort  que  fait  l'homme  pour  lutter 
contre  toutes  les  chances  de  destruction  qui 


100  GEORGE  SAND 


Tentourent  et  pour  affirmer  en  face  de  tout 
ce  qui  change  sa  volonté  de  durer  ?  Vous  con- 
naissez la  plainte  désolée  de  Diderot  :  «  Le 
premier  serment  que  se  sont  fait  deux  êtres  de 
chair,  c'est  au  pied  d'un  rocher  qui  tombait  en 
poussière.  Ils  ont  attesté  de  leur  constance  un 
ciel  qui  n'est  pas  un  instant  le  même.  Tout 
changeait  en  eux  et  autour  d'eux,  et  ils  croyaient 
leur  cœur  affranchi  de  vicissitudes.  O  enfants  ! 
Toujours  enfants  !  »  Non  pas  enfants,  mais 
hommes  bien  plutôt  !  Ces  vicissitudes  de  nos 
cœurs,  nous  les  connaissons.  Et  c'est  parce  que 
notre  fragilité  nous  inquiète  que  nous  appelons 
à  notre  aide  la  protection  de  lois,  auxquelles  la 
soumission  n'est  pas  un  esclavage,  puisque 
c'est  une  soumission  volontaire.  La  nature 
ignore  ces  lois,  car  c'est  par  elles  que  nous 
nous  distinguons  de  la  nature  et  que  nous 
nous  élevons  au-dessus  d'elle.  Le  rocher  que 
nous  foulons  sous  nos  pieds  tombe  en  pous- 
sière, et  le  ciel  au-dessus  de  nos  tètes  n'est 
pas  un  instant  le  même;  mais  il  y  a,  au  fond 
de  nos  cœurs,  la  loi  morale  —  et  elle  ne  change 
pas! 


UNE  FÉMINISTE   EN    1832  107 

Au  surplus,  pour  répondre  à  ces  paradoxes, 
à   qui   demanderons-nous  des  arguments  ?  A 
Georoe  Sand  elle-même,  et  à  elle  seule,  Ouel- 
ques  années  plus  tard,  en  effet,  en  relations 
alors    avec   Lamennais,  elle  écrivit    pour    le 
Monde  les  fameuses  Lettres  à  Marcie.  Elle 
s'y  adresse  à  une  correspondante  imaginaire, 
à  une  femme  qu'elle  suppose  atteinte  de  cette 
inquiétude  et  de  cette  impatience  qu'elle  a  elle- 
même  connues.  «  Vous  êtes  triste,  vous  souffrez, 
l'ennui  vous  dévore.  »  Ecoutons  quelques-uns 
des  conseils  qu'elle  lui  donne.    Elle  ne   croit 
plus  qu'il  appartienne  à  la  dignité  humaine  de 
conserver    la  liberté  de    changer.    «   Ce    que 
l'homme  rêve,  ce  qui  seul  le  grandit,  c'est  la 
permanence  dans  l'état  moral...  Tout  ce    qui 
tend  à  fixer  les  désirs,  à  raffermir  les  volontés 
et  les  affections  humaines,  tend  à  ramener  sur 
la  terre  le  règne  de  Dieit,  qui  ne  signifie  autre 
chose  que  l'amour  et  la  pratique  de  la  vérité.  » 
Voici  à  l'adresse  des  vaines  rêveries  :  «  Aurions- 
nous  le  loisir  de  songer  à  l'impossible,  si  nous 
faisions  seulement  le  nécessaire?  Serions-nous 
désespérés,  si  nous  rendions  l'espérance  à  ceux 


I08  GEORGE   SAND 


qui  n'ont  pas  d'autre  ressource  ?  »  Et  voici  à 
rencontre  des  revendications  féministes  :  «  Les 
femmes  crient  à  l'esclavage  :  qu'elles  atten- 
dent que  l'homme  soit  libre  ! . . .  En  attendant, 
faudra-t-il  compromettre  l'avenir  par  l'impa- 
tience du  présent?...  Il  est  à  craindre  que  les 
vaines  tentatives  de  ce  genre  et  les  prétentions 
mal  fondées  ne  fassent  beaucoup^  de  tort  à  ce 
qu'on  appelle  aujourd'hui  la  cause  des  femmes. 
Les  femmes  ont  des  droits,  n'en  doutons  pas, 
car  elles  subissent  des  injustices.  Elles  doivent 
prétendre  à  un  meilleur  avenir,  à  une  sage 
indépendance,  à  une  plus  grande  participation 
aux  lumières,  à  plus  de  respect,  d'estime  et 
d'intérêt  de  la  part  des  hommes.  Mais  cet 
avenir  est  entre  leurs  mains.  »  C'est  la  sagesse 
même.  On  ne  saurait  mieux  dire  —  et  mieux 
avertir  les  femmes  que  le  plus  grand  danger 
pour  leur  cause,  ce  serait  le  triomphe  de  ce 
qu'on  appelle  d'un  terme  ironique  :  le  fémi- 
nisme. 

Seulement  ces  rétractations  ont  toujours  peu 
d'effet.  Il  est  piquant  de  mettre  un  auteur  en 
contradiction  avec  lui-même  et  de  le  montrer 


UNE  FÉMINISTE  EN    1833  109 

en  train  de  réfuter  ses  propres  paradoxes. 
Mais  ce  sont  les  paradoxes  qui  ont  porté  et 
dont  on  se  souvient.  Ce  que  j'ai  voulu  vous 
montrer,  c'est,  dans  ces  premiers  romans  de 
George  Sand,  à  peu  près  tout  le  programme 
des  féministes  d'aujourd'hui.  Droit  au  bonheur, 
nécessité  de  réformer  le  mariage,  avènement 
dans  un  avenir  plus  ou  moins  éloigné  de  l'union 
libre  —  tout  y  est.  Nos  féministes  d'aujour- 
d'hui, nos  romancières  françaises,  anglaises, 
norvégiennes,  les  théoriciennes  à  la  manière 
d'Ellen  Key  dans  son  livre  De  V Amour  et  du 
mariage^  toutes  ces  rebelles  n'ont  rien  inventé. 
Elles  n'ont  fait  que  reprendre  et  exposer  —  à 
vrai  dire  avec  moins  de  lyrisme,  mais  aussi 
avec  plus  de  cynisme  —  les  théories  de  la 
grande  féministe  de  1832. 

George  Sand  s'est  défendue  maintes  fois 
d'avoir  voulu  attaquer  les  institutions  dans  ses 
romans  féministes.  Elle  a  eu  bien  tort,  puis- 
que c'est  cela  qui  donne  à  ces  romans  leur 
valeur  et  leur  signification.  C'est  ce  qui  les 
replace  à  leur  date  et  qui  explique  l'énorme 
puissance  d'expansion  qu'ils  ont  eue.  On  était 


IIO  GEORGE  SAND 


au  lendemain  de  la  révolution  de  Juillet,  et  il 
faut  sûrement  en  voir  ici  le  contre-coup.  On 
avait  renversé  un  trône  ;  on  se  donnait  le 
passe-temps  de  piller  des  églises  et  de  saccager 
un  archevêché  :  la  littérature,  elle  aussi,  is'of- 
frait  le  divertissement  d'une  insurrection.  De- 
puis longtemps  elle  nourrissait  un  ferment 
révolutionnaire,  celui  que  le  romantisme  avait 
déposé  en  elle.  Le  romantisme  avait  réclamé 
l'affranchissement  de  l'individu.  Et  les  roman- 
tiques c'était  Chateaubriand,  c'était  Hugo, 
c'était  Dumas.  Donc  ils  réclamaient  pour  René, 
pour  Hernani,  pour  Antony,  qui  sont  des 
hommes.  L'exemple  était  donné  :  la  femme 
allait  en  profiter.  C'est  la  femme  maintenant 
qui  fait  sa  Révolution. 

Sous  toutes  ces  influences,  dans  cette  atmo- 
sphère très  spéciale,  la  mésaventure  matrimo- 
niale de  la  baronne  Dudevant  acquiert,  aux 
yeux  de  celle-ci,  une  importance  considérable, 
s'exalte  et  se  magnifie  :  elle  prend  une  valeur 
sociale.  Partant  de  cette  mésaventure  person- 
nelle, elle  est  amenée  à  mettre  dans  chacune 
de    ses    héroïnes    un    peu   d'elle-même  :  cela 


UNE  FÉMINISTE   EN    1832  III 

explique  le  ton  passionné  du  récit.  Et  cette 
passion  ne  peut  manquer  d'être  contagieuse 
pour  les  lectrices  qui,  dans  la  cause  de  la 
romancière  reconnaissent  leur  cause,  la  cause 
de  toutes  les  femmes. 

Telle  est  en  effet  la  nouveauté  dans  la  façon 
dont  George  Saud  présente  les  revendications 
féministes.  Elle  ne  les  a  pas  inventées,  ces 
revendications  :  elles  étaient  déjà  dans  les 
livres  de  M™®  de  Staël,  et  je  ne  l'oublie  pas. 
Mais  Delphine,  mais  Corinne  étaient  des 
femmes  de  génie,  et  présentées  comme  telles. 
Pour  être  plainte  par  M""*  de  Staël,  il  faut  être 
une  femme  de  génie.  Pour  être  défendue  par 
George  Sand,  il  suffit  de  ne  pas  aimer  son 
mari.  C'est  beaucoup  plus  répandu. 

George  Sand  a  mis  le  féminisme  à  la  por- 
tée de  toutes  les  femmes.  Cela  même  fait  le 
caractère  de  ces  romans,  dont  l'éloquence  est 
d'ailleurs  indiscutable.  Ce  sont  les  romans  de 
vulgarisation  de  la  théorie  féministe. 


IV 

LE  COUP  DE  FOLIE  ROMANTIQUE 

l'aventure   de   VENISE 


George  Sand  n'avait  pas  eu  à  attendre  le 
succès.  Son  premier  livre  l'avait  rendue  célè- 
bre ;  le  second  la  fit  riche,  ou  tout  comme  : 
elle  nous  apprend  qu'elle  l'a  vendu  quatre 
mille  francs  !  Il  lui  sembla  que  c'était  tout 
l'or  du  monde.  Elle  n'hésita  pas  à  échanger  la 
mansarde  du  quai  Saint-Michel  pour  l'appar- 
tement plus  confortable  du  quai  Malaquais, 
que  lui  céda  Delatouche. 

Il  y  avait  alors  à  Paris  un  personnage  qui 
commençait  d'exercer  sur  le  monde  des  auteurs 
une  sorte  de  royauté  tyrannique.  François 
Buloz  venait  de  profiter  de  l'effervescence  in- 
tellectuelle de  1831  pour  créer  la  Revue  des 

8 


114  GEORGE  SAND 


Deux  Mondes.  Audacieux,  énergique,  bizarre, 
très  fin  sous  une  écorce  rude,  obligeant  avec 
des  airs  bourrus,  la  légende  le  guettait.  Il  est 
resté  le  type  légendaire  du  directeur  de  Revue, 
dont  il  avait  la  première  qualité,  qui  consiste 
à  deviner  les  gens  de  talent,  et  l'autre  qui  est 
de  tirer  d'eux  et  d'en  exprimer  toute  la  litté- 
rature qu'ils  contiennent.  Intraitable  au  point 
d'enfermer  sous  triple  verrou  le  rédacteur  dont 
l'article  n'était  pas  terminé,  on  le  maudissait, 
et  parfois  on  se  brouillait  avec  lui  :  on  lui  reve- 
nait. Une  Revue  qui,  pour  ses  débuts,  avait, 
entre  autres  collaborateurs,  George  Sand, 
Vigny,  Musset,  Mérimée,  était,  comme  on  dit, 
«  bien  partie  ».  George  Sand  nous  apprend 
qu'après  une  lutte  entre  la  Revue  de  Paris  et 
la  Revue  des  Deux  Mondes  qui  se  disputaient 
son  travail,  elle  s'est  livrée  à  la  Revue  des 
Deux  Mondes  pour  une  rente  de  4.000  francs, 
trente-deux  pages  d'écriture  toutes  les  six 
semaines .  La  Revue  des  Deux  Mondes 
publiait,  en  1833,  Lélia  :  elle  achevait  de  pu- 
blier la  Tour  de  Percemont  dans  son  numéro 
du  i"  janvier  1876,  Cela  fait  une  collaboration 


LE   COUP   DE  FOLIE   ROMANTIQUE         11$ 

qui,  sauf  interruptions,  s'étend  sur  un  espace 
de  quarante-trois  années. 

Le  critique  de  la  Revue  des  Deux  Mondes 
était  en  ce  temps-là  un  homme  fort  estimé, 
fort  peu  aimé  :  je  veux  dire  qu'il  était  univer- 
sellement détesté.  C'était  Gustave  Planche. 
Il  prenait  son  rôle  de  critique  au  sérieux.  Il 
s'efforçait  de  mettre  les  auteurs  en  garde 
contre  leurs  défauts  :  cela  ne  plaît  guère  aux 
auteurs.  Il  s'efforçait  de  mettre  le  public  en 
garde  contre  ses  engouements  :  cela  ne  plaît 
guère  au  public.  Il  semait  les  colères  et  récol- 
tait les  vengeances.  Il  n'en  allait  pas  moins, 
poursuivant  ses  exécutions  avec  impassibilité. 
Mais  cette  impassibilité  n'était  qu'apparente. 
Et  c'est  ici  le  côté  curieux  de  l'histoire.  Ces 
tempêtes  d'hostilité,  qu'il  avait  provoquées, 
le  faisaient  souffrir.  Car  le  fond  de  son  carac- 
tère était  bienveillant.  Il  y  avait  chez  lui  des 
coins  de  tendresse  et  de  mélancolie.  Apre- 
ment  pessimiste,  il  cherchait  à  sa  tristesse  un 
remède  dans  un  travail  acharné  et  dans  un 
complet  dévouement  à  l'art...  Pour  comprendre 
ce  portrait  et   le  deviner  ressemblant,   nous 


Il6  GEORGE    SAND 


n'avons  qu'à  nous  souvenir,  nous  tous  qui 
l'avons  connu,  de  notre  grand  Brunetière,  qui 
lui  aussi  chercha  dans  un  exclusif  dévouement 
à  la  littérature  une  diversion  au  plus  sombre 
pessimisme,  qui  cachait  sous  sa  rudesse  tant 
de  bonté,  qui  fut  si  noble,  si  ardent,  si  comba- 
tif, et  dont  on  eût  pu  croire  qu'il  mettait  sa 
coquetterie  à  collectionner  les  ennemis,  alors 
qu'il  souffrait  chaque  fois  à  se  découvrir  un 
nouvel  adversaire...  Quand  parut  Lélia^  le 
roman  ayant  été  malmené  dans  V Europe  lit- 
téraire^ Planche  provoqua  en  duel  le  rédac- 
teur de  l'article,  un  certain  Capo  de  Feuillide. 
Qu'on  parle  encore  de  l'impassibilité  des  cri- 
tiques austères  !  Le  duel  eut  lieu.  Il  s'ensuivit 
entre  George  Sand  et  Planche  un  commence- 
riient  de  brouille.  C'est  depuis  lors  que  les  cri- 
tiques ont  renoncé  à  se  battre  pour  les  auteurs. 
Vers  le  même  temps,  George  Sand  prit  un 
confesseur.  Ce  fut  Sainte-Beuve.  Il  était  assez 
bien  désigné  pour  l'emploi,  d'abord  par  son 
extérieur  vaguement  ecclésiastique,  ensuite 
par  un  goût  qu'il  a  toujours  eu  pour  les  secrets 
et  les  aveux  chuchotes.  George  Sand  avait  en 


LE   COUP  DE  FOLIE  ROMANTIQUE         117 


lui  une  confiance  absolue.  Elle  trouvait  qu'il 
était  «  près  de  la  nature  des  anges  ».  A  vrai 
dire,  et  justement  vers  ce  temps-là,  le  docteur 
angélique  était  en  train  de  s'insinuer  dans  les 
bonnes  grâces  de  la  femme  de  son  meilleur 
ami,  et  il  écrivait  ce  Livre  d'amour^  la  pire 
vilenie  qu'un  homme  puisse  commettre  : 
divulguer  une  faiblesse  dont  il  a  profité.  Mais 
quoi  !  lui  aussi,  il  aimait,  il  luttait,  il  priait  ! 
George  Sand  proteste  de  sa  «  vénération  » 
pour  lui.  Elle  s'institue  sa  pénitente. 

Et  elle  commence  sa  confession  par  un  aveu 
difficile,  celui  de  ses  relations  avec  Mérimée  : 
elles  furent  courtes  et  mauvaises.  Elle  avait 
été  fascinée  par  l'esprit  de  Mérimée.  «  Pen- 
dant huit  jours,  je  crus  qu'il  avait  le  secret 
du  bonheur  ».  Au  bout  des  huit  jours,  elle 
«  pleurait  de  souffrance,  de  dégoût  et  de 
découragement  ».  Elle  avait  espéré  le  dévoue- 
ment d'un  consolateur  :  elle  ne  trouvait 
«  qu'une  raillerie  amère  et  froide  »'.  L'expé- 
rience avait  manqué.  Encore  ! 

I.  Cf.  Lettres  à  Sainte-Beuve. 


Il8  GEORGE  SAND 


Voilà  donc  les  conditions  où  se  trouve 
George  Sand.  Sa  position  est  extérieurement 
calme,  indépendante,  avantageuse.  Mais  sa 
vie  intérieure  est  de  nouveau  désolée.  Elle  se 
dit  profondément  découragée.  Elle  a  vécu  des 
siècles  ;  elle  a  subi  un  enfer  ;  son  cœur  a  vieilli 
de  vingt  ans,  et  rien  ne  lui  sourit  plus.  D'autre 
part  la  vie  publique  achève  de  l'attrister.  L'ho- 
rizon s'est  assombri.  On  n'en  est  plus  aux  es- 
poirs infinis  et  à  l'enthousiasme  de  1831. 
«  La  République  rêvée  en  juillet  aboutissait 
aux  massacres  de  Varsovie  et  à  l'holocauste 
du  cloître  Saint-Merry.  Le  choléra  venait 
de  décimer  le  monde.  Le  saint-simonisme... 
avortait  sans  avoir  tranché  la  grande  ques- 
tion de  l'amour  »  '.  C'était  la  dépression 
succédant  à  l'exaltation,  phénomène  bien 
connu  au  lendemain  des  convulsions  poli- 
tiques et  qu'on  pourrait  appeler  la  perpé- 
tuelle banqueroute  des  promesses  révolu- 
tionnaires. 

C'est  sous  ces  influences  que  George  Sand 

I .  Histoire  de  ma  vie. 


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FAC-S,M,,É   U't/NE    LETTRE   .VUTOr.R.vPHE   ,.E    r.,;o,,r,E   SANO,    ÉCRITE   HE   VEN.SE   A   H.PP.    CATIP.ON 

/^olIcctioQ  lie  M.  R,  no  Doiimic). 


LE  COUP   DE  FOLIE  ROMANTIQUE         II9 


écrivit  Lélia^  achevée  en  juillet  et  parue   le 
10  août  1833. 

Il  est  absolument  impossible  de  donner  une 
analyse  de  Lélia.  A  vrai  dire,  il  n'y  a  pas  de 
sujet  ;  les  personnages  ne  sont  pas  des  êtres 
de  chair  et  de  sang  :  ce  sont  des  allégories  qui 
se  promènent  au  jardin  des  abstractions.  Lélia 
est  une  femme  qui  a  été  éprouvée  par  la  vie, 
qui  a  aimé,  qui  a  été  déçue  par  l'amour,  qui 
ne  peut  plus  aimer.  Elle  réduit  ainsi  au  déses- 
poir le  doux  poète  Sténio,  plus  jeune  qu'elle, 
qui  croyait  à  la  vie,  à  l'amour,  et  de  qui  l'âme 
ingénue  se  flétrit  desséchée  par  le  scepticisme 
delà  belle,  de  la  dédaigneuse,  de  l'ironique,  de 
l'ennuyée  Lélia.  Cette  étrange  personne  a  une 
sœur,  Pulchérie,  qui  est  une  courtisane  fa- 
meuse et  qui  oppose  à  ses  vaines  doléances 
son  insolente  luxure.  C'est  ici  l'opposition  de 
l'Intelligence  et  de  la  Chair,  de  l'Esprit  et  de 
la  Matière.  Puis  voici  Magnus,  le  prêtre  au- 
près de  qui  Lélia  représente  la  tentation  et  qui 
doute.  Et  voici  le  grand  ami  de  Lélia,  Trenmor, 
le  forçat  sublime.  Trenmor  était  riche  et  beau; 
il  a  aimé  ;  il  a  été  jeune  ;  il  a  eu  vingt  ans. 


I20  GEORGE   SAND 


«  Seulement  il  les  a  eus  à  seize  ans  »  (!!) 
Puis  il  est  devenu  joueur.  Ici  un  extraordinaire 
panégyrique  de  la  sombre  passion  du  jeu. 
Trenmor  se  ruine,  en  vient  à  emprunter  pour  ne 
pas  rendre,  finit  pas  escroquer  cent  francs  à  un 
«  vieux  millionnaire  fraudeur  et  libertin  », 
comme  si  le  libertinage  du  volé  excusait  l'es- 
croquerie du  voleur  !  Il  a  été  condamné  à  cinq 
ans  de  travaux  forcés.  Il  a  subi  sa  peine  et 
ainsi  il  s'est  régénéré.  «  Si  je  vous  disais  que 
tel  que  le  voilà,  brisé,  flétri,  perdu,  je  le  trouve 
plus  haut  placé  dans  la  vie  morale  qu'aucun 
de  nous...  Puisqu'il  avait  mérité  ce  châtiment, 
il  a  voulu  le  subir.  Il  Ta  subi.  Il  a  vécu  cinq 
ans  fort  et  patient  parmi  ses  abjects  compa- 
gnons... Cet  égout  infect,  Trenmor  en  est  sorti 
debout,  calme,  purifié,  pâle  comme  vous  le 
voyez,  mais  beau  encore  comme  la  créature  de 
Dieu...  »  Vous  savez  combien  les  forçats  seront 
chers  aux  romantiques.  Mais  ai-je  besoin  de 
vous  rappeler  comment  et  d'où  ils  nous  sont 
revenus,  en  ces  derniers  temps,  auréolés  de 
souffrance  et  de  pureté  ?  Vous  avez  4;ous  pré- 
sents à  l'esprit  et    Crime  et  Châtiment  de 


LE   COUP   DE  FOLIE  ROMANTIQUE         12  1 

Dostoïewsky  et  Résurrection  de  Tolstoï.  La 
vertu  de  l'expiation,  la  religion  de  la  souffrance 
humaine,  quand  elles  nous  sont  revenues  de 
Russie,  nous  les  aurions  saluées  comme  de 
vieillesconnaissances,  si  certaines  œuvres  essen- 
tielles de  notre  littérature  ne  nous  étaient  plus 
étrangères  que  les  livres  qui  en  sont  issus  à 
l'étranger. 

La  dernière  partie  du  roman  appartient  à 
Sténio.  Dépité  par  les  dédains  de  Lélia  qui  l'a 
jeté  dans  les  bras  de  sa  sœur  Pulchérie,  il  s'est 
plongé  dans  la  débauche.  Nous  le  retrouvons 
chez  Pulchérie,  en  pleine  orgie,  puis  dans  un 
couvent  de  Camaldules,  en  conversation  avec 
Trenmor  et  Magnus...  Dans  ces  sortes  d'ou- 
vrages il  ne  faut  s'étonner  de  rien...  Ici  une 
longue  apostrophe  à  Don  Juan  que  Sténio 
déplore  d'avoir  pris  pour  modèle.  Vous  ne 
doutez  pas  que  le  pauvre  garçon  ne  finisse  par 
le  suicide.  Il  choisit  la  noyade  qui  avait, 
comme  on  voit,  toutes  les  prédilections  de  l'au- 
teur. Lélia  arrive  à  temps  pour  s'agenouiller 
auprès  du  cadavre  de  cet  enfant  qui  fut  sa  vic- 
time. Et  Magnus  surgit  à  propos  pour  étrangler 


122  GEORGE   SAND 


Lélia.  Des  mains  pieuses  ensevelissent  Lélia  et 
Sténio,  unis  et  pourtant  séparés  jusque  dans  la 
mort. 

Ce  que  nous  venons  de  résumer  ici,  c'est  la 
version  originale  de  Lélia.  George  Sand  reprit 
son  œuvre  en  1836  pour  la  remanier  profondé- 
ment et  la  gâter  d'autant.  Il  est  bien  fâcheux 
que  cette  rédaction  nouvelle  —  allongée,  alour- 
die, obscurcie  —  ait  définitivement  remplacé 
l'autre.  Sous  sa  forme  première,  Lélia  est 
une  œuvre  d'une  rare  beauté,  mais  de  la 
beauté  d'un  poème  ou  d'un  oratorio.  Cela  est 
fait  de  l'étoffe  de  nos  rêves.  C'est  une  succes- 
sion de  rêveries  assorties  à  la  teinte  de  l'âme 
1830.  Il  y  a,  à  chaque  époque,  une  sensibi- 
lité diffuse,  des  idées  en  suspension  dans 
l'air,  et  qu'on  retrouve  à  peine  différentes 
chez  les  écrivains  du  même  temps,  sans  qu'ils 
se  les  soient  empruntées.  Lélia  est  en  quelque 
sorte  la  somme  des  thèmes  qui  avaient  cours 
dans  le  roman  personnel  et  dans  la  poésie 
lyrique  d'alors.  Voici  le  thème  de  la  souf- 
france bienfaisante  et  inspiratrice  :  «  Reviens 
donc,  ô  ma  douleur!  Pourquoi  m'as-tu  quit- 


LE  COUP  DE  FOLIE  ROMANTIQUE         123 

tée  ?  C'est  par  toi  seule  que  l'homme  est 
grand.  »  Et  l'on  dirait  du  Chateaubriand. 
Thème  de  la  mélancolie  :  «  La  lune  se  leva... 
Que  m'importaient  la  lune  et  ses  nocturnes 
magies  ?  Je  n'attendais  rien  d'une  heure  de 
plus  ou  de  moins  dans  son  cours.  »  Et  Ton 
dirait  du  Lamartine.  Voici  la  malédiction  à  la 
nature  impassible  :  «  Oui,  je  détestais  cette 
nature  radieuse  et  magnifique,  car  elle  se  dres- 
sait là  devant  moi,  comme  une  beauté  stupide 
qui  se  tient  muette  et  fière  sous  le  regard  des 
hommes,  et  croit  avoir  assez  fait  en  se  mon- 
trant. »  On  songe  au  Vigny  de  la  Maison  du 
berger.  Voici  la  religion  de  l'amour  :  «  Doute 
de  Dieu!  doute  des  hommes,  doute  de  moi- 
même  si  tu  veux,  mais  ne  doute  pas  de 
l'amour!  »  Et  c'est  du  Musset. 

Mais  le  thème  qui  domine  tous  les  autres, 
ou.  si  l'on  veut,  et  puisque  nous  nous  sommes 
engagés  dans  les  comparaisons  avec  la  mu- 
sique, qui  revient  comme  un  leitmotiv, 
c'est  celui  de  la  désolation,  de  l'universelle 
désespérance,  et  du  mal  de  vivre.  C'est  la 
même  plainte   qui,  depuis    Werther,  retentit 


124  GEORGE  SAND 


d'un  bout  à  l'autre  de  la  littérature.  C'est 
la  même  souffrance  qu'ont  redite  à  tous  les 
échos  René,  Oberman,  Lara.  Les  éléments 
en  sont  les  mêmes  :  l'orgueil  qui  nous  empêche 
de  nous  adapter  aux  conditions  -de  la  vie  uni- 
verselle, l'abus  de  l'analyse  qui  avive  et  fait 
saigner  toutes  nos  plaies,  l'affolement  de  l'ima- 
gination qui  évoque  à  nos  yeux  le- décevant 
mirage  de  Terres  promises,  dont  nous  sommes 
les  éternels  exilés.  Lélia  vient  personnifier, 
à  son  tour,  le  «  mal  du  siècle.  »  Sténio  lui 
reproche  de  ne  savoir  chanter  que  la  dou- 
leur et  le  doute.  «  Combien  de  fois  vous 
m'êtes  apparue  comme  un  type  de  l'indicible 
souffrance  où  l'esprit  de  recherche  a  jeté 
l'homme  !  Ne  personnifiez-vous  pas,  avec  votre 
beauté  et  votre  tristesse,  avec  votre  ennui  et 
votre  scepticisme,  l'excès  de  douleur  produit 
par  l'abus  de  la  pensée  ?  »  Il  ajoute  :  «  Il  y  a 
bien  de  l'orgueil  dans  cette  douleur,  ô  Lélia  !  » 
En  vérité,  c'est  une  maladie.  Car  Lélia,  non 
plus  que  ses  frères  en  désespérance,  n'a  pas  eu 
à  se  plaindre  de  l'existence.  Ce  sont  les  condi- 
tions générales  de  l'existence,  telles  qu'elles 


LE   COUP   DE  FOLIE  ROMANTIQUE         125 

s'imposent  à  tous  les  hommes,  qui  leur  sont 
douloureuses.  Ainsi,  dans  la  santé,  le  jeu  de 
nos  muscles  nous  est  une  joie,  mais  malades 
nous  sentons  sur  notre  poitrine  le  poids  de 
l'atmosphère  et  nos  yeux  sont  offensés  par 
l'aimable  lumière  du  jour. 

Quand  parut  Lélia^  ce  fut  parmi  les  vieux 
amis  de  George  Sand  une  stupeur.  Jules  Né- 
raud,  le  Malgache,  lui  écrivait  :  «  Que  diable 
est-ce  là  ?  Où  avez-vous  pris  tout  cela  ?  Pour- 
quoi avez- vous  fait  ce  livre  ?  D'où  sort-il,  où 
va-t-il?...  Ce  type,  c'est  une  fantaisie.  Ça  ne 
vous  ressemble  pas,  à  vous  qui  êtes  gaie,  qui 
dansez  la  bourrée,  qui  appréciez  le  lépidoptère, 
qui  ne  méprisez  pas  le  calembour,  qui  ne  cou- 
sez pas  mal,  et  qui  faites  très  bien  les  confi- 
tures*. »  Non,  en  effet,  ce  n'était  pas  elle.  Elle 
était,  elle,  bien  portante  ;  elle  croyait  à  la  vie, 
à  la  bonté  des  choses  et  à  l'avenir  de  l'huma- 
nité, comme  faisaient,  vers  le  même  temps, 
Victor  Hugo  et  Dumas  père,  ces  autres  forces 
de  la  nature.  Une  âme  étrangère  à  la  sienne 

I.  Histoire  de  ma  vie. 


126  GEORGE  SAND 


entrait  en  elle,  et  c'était  l'âme  romantique. 
Avec  cette  magnifique  puissance  de  réceptivité 
qui  est  en  elle,  George  Sand  accueille  tous  les 
souffles  qui  lui  viennent  des  quatre  coins  du 
romantisme.  Elle  les  répercute  avec  une  am- 
pleur, une  profondeur  de  sonorité,  une  richesse 
d'orchestration  inouïes.  Désormais  à  toutes  les 
voix  masculines  qui  s'étaient  élevées  pour  mau- 
dire la  vie,  une  voix  de  femme  s'ajoutait  —  et 
elle  les  dominait  ! 

Dans  l'évolution  psychologique  de  George 
Sand  Lélia  est  cela  même  :  c'est  le  début  de 
l'envahissement  de  cette  âme  par  le  roman- 
tisme. Individualité  d'emprunt,  sans  doute, 
mais  qu'on  ne  saurait  prendre  ou  rejeter 
à  son  gré,  comme  un  masque.  Elle  adhère  à 
la  peau.  George  Sand  avait  beau  dire  à  Sainte- 
Beuve  :  «  Ne  confondez  pas  trop  l'homme 
avec  la  souffrance...  Et  ne  croyez  pas  trop  à 
tous  mes  airs  sataniques  :  je  vous  jure  que 
c'est  un  genre  que  je  me  donne»'.  Sainte-Beuve 
ne  s'alarmait  pas  à  tort.  C'était  lui,  le  confes- 

1.  Lettres  à  Sainte-Beuve. 


LE   COUP   DE  FOLIE  ROMANTIQUE        127 

seur,  qui  avait  raison.  La  crise  de  romantisme 
était  commencée.  Elle  va  prendre  la  forme 
aiguë  et  atteindre  à  son  paroxysme  pendant 
l'équipée  de  Venise.  C'est,  si  vous  le  voulez 
bien,  à  ce  point  de  vue  que  nous  nous  place- 
rons pour  étudier,  après  tant  d'autres,  ce 
fameux  épisode. 

Vous  savez  qu'il  n'y  a  pas  de  sujet  dont  on 
ait  davantage,  et  sans  la  rassasier,  entretenu 
la  curiosité  des  lecteurs.  Rien  qu'avec  les 
livres  consacrés  à  la  question  depuis  dix  ans, 
on  ferait  une  bibliothèque .  Tour  à  tour , 
M.  Rocheblave,  M.  Maurice  Clouard,  le  doc- 
teur Cabanes,  et  le  bon  félibre  Mariéton,  et 
Tardent  collectionneur  Spœlberch  deLovenjoul 
et  M.  Decori  ont  versé  aux  débats  les  pièces  du 
procès  ^  Grâce  à  eux,  nous  possédons  la  corres- 
pondance complète  de  George  Sand  et  de  Mus- 
set, et  le  journal  de  George  Sand  et  le  journal 


I.  Consulter  :  Rocheblave,  La  fin  d'une  Légenae.  —  Maurice 
Clouard,  Documents  inédits  sur  A.  de  Musset.  —  D''  Cabakès. 
Musset  et  le  D'  Pagello .  —  Paul  Mariéton.  Une  histoire  d'amour. 

—  Vt"  Spœlberch  de  Lovesjoul,  La  vraie  histoire  de  Elle  et  Lui. 

—  Decori.  Lettres  de  George  Sand  et  Musset. 


128  GEORGE  SAND 


de  Pagello.  A  l'aide  de  tous  ces  documents, 
M.  Charles  Maurras  a  composé  sous  ce  titre  : 
les  Atnants  de  Venise,  un  livre  qui  est  d'un 
psychologue  et  d'un  artiste,  et  auquel  je  ne 
ferai  qu'un  reproche,  c'est  de  voir  partout  le 
calcul  et  l'artifice  et  de  pas  croire  assez  à  la 
sincérité.  Et  comment  oublier  que,  dès  l'an- 
née 1893,  l'essentiel  avait  été  dit  par  l'écrivain 
si  pénétrant,  par  la  femme  admirable  que  fut 
Arvède  Barine  ?  Le  chapitre  qu'elle  a  consacré 
dans  sa  biographie  d'Alfred  de  Musset  à  l'épi- 
sode de  Venise  est  encore  ce  qu'on  a  écrit  sur 
la  question  de  plus  clair,  de  plus  simple  et  de 
plus  profond. 

Sujet  livré  à  la  curiosité  des  hommes  et  à 
leurs  disputes  !  Car  ce  qui  est  singulier,  c'est  le 
zèle  batailleur  dont  se  sentent  tout  à  coup  ani- 
més ceux  qui  s'aventurent  dans  cette  histoire. 
On  y  respire  une  atmosphère  de  combat.  On 
se  divise  en  partisans  de  George  Sand  et  parti- 
sans de  Musset  ;  et  les  deux  partis  ne  s'accor- 
dent que  sur  un  point  :  c'est  pour  rejeter  tous 
les  torts  sur  le  client  de  l'adversaire.  J'avoue 
qu'il  m'est  impossible  de  me  passionner  pour 


LE   COUP   DE   FOLIE   R0MA^;T1QUE         129 

un  genre  de  discussion  où  nous  sommes  si 
mauvais  juges.  S'il  fallait  en  croire  les  Mus- 
settistes,  le  mal  fait  au  pauvre  poète  par 
George  Sand  l'aurait  réduit  au  désespoir  et  jeté 
dans  la  débauche.  Mais  s'il  en  fallait  croire  les 
Sandistes,  George  Sand  ne  se  serait  occupée  de 
Musset  qu'afin  de  l'arracher  à  la  débauche  et 
le  convertir  au  bien.  Je  m'incline  devant  ces 
pieuses  interprétations,  mais  je  persiste  à  en 
préférer  d'autres  :  j'aime  mieux  conserver  à  la 
physionomie  de  chacun  des  deux  amants  tout 
son  puissant  relief. 

On  a  coutume  enfin  de  plaindre  ces  malheu- 
reux qui  ont  tant  souffert  !  Au  risque  de  passer 
pour  un  méchant  homme,  je  me  dispenserai  de 
ces  vains  attendrissements.  Car  ces  souf- 
frances, les  deux  amants  les  ont  souhaitées  ; 
ils  ont  voulu  en  connaître  l'incomparable  sa- 
veur ;  ils  en  ont  tiré  jouissance  et  profit.  Ils 
avaient  conscience  qu'ils  travaillaient  pour  la 
postérité.  «  La  postérité  répétera  nos  noms 
comme  ceux  de  ces  amants  immortels  qui  n'en 
ont  plus  qu'un  à  eux  deux,  comme  Roméo  et 
Juliette,  comme  Héloïse   et  Abélard.    On   ne 

9 


130  GEORGE  SAND 


parlera  jamais  de  l'un  sans  parler  de  l'autre.  » 
Juliette  est  morte  à  quinze  ans  ;  Héloïse  est 
entrée  au  couvent:  les  amants  de  Venise  ont 
payé  moins  cher  leur  célébrité.  Ils  ont  voulu 
donner  un  exemple,  dresser  un  flambeau  sur 
la  route  de  l'humanité.  «  Le  monde  saura  mon 
histoire  :  je  l'écrirai...  Ceux  qui  suivent  la 
même  route  que  moi  verront  où  elle  mène.  »  Et 
nunc  erudimini.  Regardons  en  eflet,  et  ins- 
truisons-nous ! 

Leur  liaison  date  du  mois  d'août  1833. 

Elle  avait  vingt-neuf  ans.  C'était  le  moment 
de  sa.  plus  ardente  séduction.  Imaginez-la, 
l'enchanteresse ,  petite  plutôt  que  grande , 
charmante  de  sveltesse,  d'un  visage  si  original 
avec  cette  peau  brune  aux  tons  si  chauds,  et 
cette  opulente  chevelure  noire,  et  ces  yeux, 
les  grands  yeux  dont  Musset,  vingt  ans  après, 
conservait  la  hantise  : 

Ote-moi,  mémoire  importune, 
Ote-moi  ces  yeux  que  je  vois  toujours  I 

Et  cette  femme,  qu'on  eût  aimée  à  la  pas- 
sion, rien  que  pour   son  charme  de    femme, 


LE   COUP  DE  FOLIE   ROI1LA.NTIQUE         131 


était  une  femme  célèbre  !  Et  elle  avait  du 
génie  ! 

Lui,  avait  vingt-trois  ans.  Élégant,  spirituel, 
coquet,  quand  il  voulait  plaire  il  était  irrésis- 
tible ;  et  il  le  savait  !  Il  était  entré  dans  la 
réputation  par  cette  explosion  de  fantaisie  et 
de  gaieté;  les  Contes  d'Espagne  et  d'Italie. 
Il  avait  écrit  de  beaux  vers,  rêveurs,  inquié- 
tants, hardis.  Il  avait  donné  les  Caprices  de 
Marianne  où  il  s'était  mis  deux  fois  en  scène, 
car  il  était  à  la  fois  Octave  le  sceptique,  le  désa- 
busé, et  il  était  Cœlio,  le  tendre  et  naïf  Ccelio. 
Il  croyait  être  Rolla.  C'est  à  lui  et  non  pas  à 
un  autre  qu'aurait  convenu,  si  d'ailleurs  il  eût 
jamais  été  prononcé,  le  nom  d'enfant  sublime. 

Les  voilà  tous  les  deux.  Ne  dirait-on  pas 
Lélia  et  Sténio?  Et  pourtant  Lélia  a  précédé 
l'aventure  de  Venise.  Elle  en  est  non  pas  le 
reflet,  mais  le  pressentiment.  Cela  est  digne  de 
remarque,  mais  je  suis  bien  sûr  que  vous  n'y 
trouvez  rien  de  surprenant.  Si  la  littérature 
imile  parfois  la  réalité,  combien  n'arrive-t-il 
pas  plus  souvent  que  la  réalité  se  modèle  sur 
la  littérature  ? 


132  GEORGE   S  AND 


George  Sand  d'abord,  comme  si  vraiment 
elle  eût  prévu  son  destin,  avait  redouté  de  voir 
Musset.  Le  II  mars,  elle  écrivait  à  Sainte- 
Beuve  :  «  A  propos,  réflexion  faite,  je  ne  veux 
pas  que  vous  m'ameniez  Alfred  de  Musset.  Il 
est  très  dandy.  Nous  ne  nous  conviendrions 
pas,  et  j'avais  plus  de  curiosité  que  d'intérêt.  » 
Mais  un  peu  plus  tard,  à  un  dîner  aux  Frères 
provençauXj  où  Buloz  réunit  ses  collabora- 
teurs, George  Sand  se  trouva  auprès  d'Alfred. 
Elle  l'invita  à  l'aller  voir.  Quand  parut  Lélia 
elle  lui  en  envoya  un  exemplaire,  avec  cette 
dédicace  sur  le  premier  tome  :  A  Monsieur 
mon  gamin  d'Alfred,  et  cette  autre  sur  le 
second  :  A  Monsieur  le  vicomte  Alfred  de 
Musset,  homm.age  respectueux  de  son 
dévoué  serviteur  George  Sand.  Musset  ré- 
pondit par  un  jugement  motivé  sur  le  nouvel 
ouvrage.  Mais  parmi  les  lettres  qui  suivirent,  il 
en  vint  une  qui  commençait  ainsi  :  «  Mon  cher 
George,  j'ai  quelque  chose  de  bête  et  de  ridi- 
cule à  vous  dire.  Je  vous  l'écris  sottement  au 
lieu  de  vous  l'avoir  dit,  je  ne  sais  pourquoi,  en 
rentrant  de  cette  promenade.  J'en  serai  désolé, 


LE   COUP   DE   FOLIE   ROMANTIQUE         133 

ce  soir.  Vous  allez  me  rire  au  nez,  me  prendre 
pour  un  faiseur  de  phrases  dans  tous  mes  rap- 
ports avec  vous  jusqu'ici.  Vous  me  mettrez  à 
la  porte  et  vous  croirez  que  je  mens.  Je  suis 
amoureux  de  vous...  » 

Elle  ne  lui  rit  pas  au  nez.  Elle  ne  le  mit 
pas  à  la  porte.  Même  elle  ne  le  fit  pas  languir, 
puisque,  le  25  août,  elle  écrivait  à  Sainte-Beuve, 
le  confesseur  :  «  Je  me  suis  énamourée,  et 
cette  fois  très  sérieusement,  d'Alfred  de  Mus- 
set. »  Combien  de  temps  cela  durerait-il?  Elle 
n'en  savait  rien.  Mais  pour  le  moment  elle  se 
déclarait  complètement  heureuse.  «  Je  trouve 
cette  fois  une  candeur,  une  loyauté,  une  ten- 
dresse qui  m'enivrent.  C'est  un  amour  de 
jeune  homme  et  une  amitié  de  camarade.  »  Il 
y  eut  lune  de  miel  dans  le  petit  appartement 
du  quai  Malaquais  ;  les  amis  s'associaient  à  la 
joie  de  l'heureux  couple,  ainsi  qu'on  le  voit  par 
ces  vers  badins  de  Musset  : 


George  est  dans  sa  chambrette, 
Entre  deux  pots  de  fleurs, 
Fumant  sa  cigarette, 
Les  yeux  baignés  de  pleurs. 


134  GEORGE  SAND 


Buloz  assis  par  terre 
Lui  fait  de  doux  serments, 
Solange  par  derrière 
Gribouille  ses  romans. 

Planté  comme  une  borne, 
Boucoiran  tout  crotté 
Contemple  d'un  œil  morne 
Musset  tout  débraillé,  etc. 

Évidemment,  comme  poésie,  cela  ne  vaut 
pas  les  Nuits... 

L'automne  venu,  ils  firent  un  voyage  de  noces 
à  Fontainebleau.  C'est  là  que  se  passa  la  scène 
étrange  mentionnée  dans  Elle  et  Lui.  Une 
nuit  qu'ils  étaient  allés  se  promener  dans  la 
forêt,  Musset  fut  la  proie  d'une  hallucination, 
qu'au  surplus  il  a  lui-même  décrite  : 

Dans  un  bois,  sur  une  bruyère, 
Au  pied  d'un  arbre  vint  s'asseoir 
Un  jeune  homme  vêtu  de  noir 
Qui  me  ressemblait  comme  un  frère. 

Je  lui  demandai  mon  chemin. 

Il  tenait  un  luth  d'une  main. 

De  l'autre  un  bouquet  d'églantine. 

Il  me  fit  un  salut  d'ami 

Et,  se  détournant  à  demi, 

Me  montra  du  doigt  la  colline. 


LE   COUP   DE  FOLIE   ROMANTIQUE         135 

Il  avait  vu  réellement  ce  «  double  »  vêtu  de 
noir,  qui  devait  revenir  le  visiter.  La  Nuit  de 
décembre  a  été  écrite  de  souvenir. 

Ils  souhaitèrent  de  faire  mieux  et  de  voir 
ensemble  l'Italie.  Musset  avait  déjà  beaucoup 
décrit  Venise  :  il  n'était  pas  fâché  d'y  aller. 
M™*  de  Musset  esquissa  quelque  opposition. 
Mais  George  Sand  lui  promit  si  bien — et  si  sin- 
cèrement —  d'être  maternelle  à  son  fils  qu'elle 
céda.  Le  12  décembre  1833,  dans  la  soirée, 
Paul  de  Musset  conduisit  les  deux  voyageurs 
jusqu'à  la  malle-poste.  Sur  le  bateau  de  Lyon 
à  Avignon,  ils  rencontrèrent  un  gros  homme  à 
la  physionomie  d'esprit.  C'était  Beyle-Sten- 
dhal,  qui,  consul  à  Civita-Vecchia,  s'en  allait 
rejoindre  son  poste.  Il  leur  plut  par  sa  conver- 
sation enjouée,  quoiqu'il  se  moquât  de  leurs 
illusions  sur  l'Italie,  et  du  caractère  italien, 
et  d'ailleurs  de  tout  et  de  tous,  et  qu'on 
sentît  qu'il  se  travaillait  à  faire  de  l'esprit 
et  paraître  méchant.  Au  dîner,  où  il  se  grisa, 
il  dansa  autour  de  la  table  avec  ses  grosses 
bottes  fourrées.  Par  la  suite,  le  fond  de 
sa  conversation  se  révéla  :  c'était  l'obscénité. 


136  GEORGE   SAIsD 


On  fut  trop   heureux  de  continuer  sans  lui. 

Le  28,  les  voyageurs  sont  à  Florence,  où 
l'aspect  de  la  ville  et  des  recherches  faites 
dans  les  Chroniques  florentines  fournis- 
sent au  poète  le  sujet  de  Lorenc^accio.  — 
Il  paraît  que  George  Sand  et  Musset  traitèrent 
chacun  de  leur  côté  le  sujet,  et  qu'il  existe  un 
Loren^accio  de  George  Sand.  Je  ne  l'ai  pas 
lu.  mais  je  préfère  celui  de  Musset.  —  Ils 
arrivèrent  à  Venise  le  19  janvier  1834,  et 
s'installèrent  à  l'hôtel  Danieli.  Ils  étaient 
complètement  brouillés. 

Quelles  causes  de  désaccord,  quelles  ran- 
cunes s'étaient  accumulées  entre  eux?  On  ne 
le  sait  pas  au  juste,  et  l'activité  des  reporters 
rétrospectifs  n'est  pas  parvenue  à  l'établir. 
Les  lettres  de  George  Sand  nous  renseignent 
seulement  sur  l'occasion  de  la  brouille  défini- 
tive :  ce  fut  la  maladie  que  fit  George  Sand, 
dès  leur  arrivée,  et  qui  exaspéra  Musset.  Il  prit 
de  l'humeur  en  disant  que  c'était  bien  triste  et 
bien  ennuyeux  une  femme  malade.  Nous  avons 
de  bonnes  raisons  de  croire  que,  depuis  quelque 
temps  déjà,  elle  l'ennuyait,  lui  le  dandy,  elle 


LE   COUP   DE   FOLIE   ROMANTIQUE         137 


la  merlette  blanche  si  lettrée,  lui  le  fantaisiste, 
elle  la  bourgeoise  placide  et  rangée,  si  labo- 
rieuse, si  régulière  dans  l'irrégularité!  Il  l'ap- 
pelait «l'ennui  personnifié,  la  rêveuse,  la 
bête,  la  religieuse  »  —  quand  il  l'appelait  de 
termes  qu'on  peut  transcrire.  Il  prononça  la 
phrase  de  rupture  :  «  George,  je  m'étais  trompé  : 
je  t'en  demande  pardon,  mais  je  ne  t'aime  pas.  » 
Elle,  blessée,  offensée,  repartit  :  «  Nous  ne  nous 
aimons  plus,  nous  ne  nous  sommes  pas  aimés.  » 
Ils  avaient  repris  leur  indépendance.  —  No- 
tons-le bien.  C'est  un  point  que  George  Sand 
considère  comme  de  la  dernière  importance  et 
auquel  elle  revient  sans  cesse  :  elle  n'avait 
plus  de  comptes  à  rendre  à  son  compagnon. 

La  maladie  les  retint  à  Venise  :  la  maladie 
de  George  Sand  d'abord,  mais  ensuite  et  sur- 
tout refifra5^ante  maladie  de  Musset  —  fièvre 
chaude  compliquée  d'un  mal  de  poitrine,  avec 
des  crises  de  délire  durant  six  heures  consé- 
cutives, et  où  quatre  hommes  pouvaient  à 
peine  le  maîtriser. 

George  Sand  fut  pour  lui  une  garde-malade 


138  GEORGE  SAND 


admirable.  On  ne  saurait  trop  le  redire.  Elle 
le  veilla  les  nuits,  elle  le  soigna  les  jours, 
trouvant  encore  le  moyen  de  travailler  —  oh  ! 
l'étonnante  femme  !  —  et  de  gagner  de  quoi 
payer  leurs  dépenses  communes.  On  le  savait, 
mais  j'en  apporte  une  preuve  nouvelle.  Je  la 
trouve  dans  les  lettres  que,  de  Venise,  George 
Sand  adressait  à  Buloz  ;  ces  lettres,  M"*^  Pail- 
leron,  née  Buloz,  et  M'"*  Landouzy  ont  bien 
voulu  me  les  communiquer  :  je  les  en  remercie 
pour  vous  comme  pour  moi.  Je  vous  en  lirai 
quelques  passages  essentiels. 

«  4  février. 

«  Lise^  quand  vous  sere::^  seul. 

«  Mon  cher  Buloz,  vos  reproches  tombent 
sur  moi  dans  un  triste  moment.  Si  vous  avez 
reçu  ma  lettre,  vous  savez  déjà  que  jusqu'ici  je 
ne  les  ai  pas  mérités.  Enfin,  depuis  quinze 
jours,  j'étais  bien  et  je  travaillais.  Alfred  tra- 
vaillait aussi,  quoi  qu'il  fût  un  peu  souffrant 
et  qu'il  eût  de  temps  en  temps  des  accès  de 
fièvre.  Il  y  a  environ  cinq  jours,  nous  sommes 
tombés  malades  à   peu   près   ensemble.  Moi 


LE   COUP   DE  FOLIE   ROMANTIQUE         139 


d'une  dyssenterie  qui  m'a  fait  horriblement 
souffrir  et  dont  je  ne  suis  pas  rétablie,  mais 
qui  m'a  laissé  au  moins  la  force  de  le  soigner, 
lui  d'une  fièvre  nerveuse  et  inflammatoire,  qui 
a  fait  des  progrès  rapides,  au  point  qu'aujour- 
d'hui il  est  très  mal  et  le  médecin  déclare  qu'il 
ne  sait  qu'en  penser.  Il  faudra  attendre  au 
douzième  ou  treizième  jour  pour  savoir  s'il  n'y 
a  point  de  danger  pour  sa  vie  !  Et  que  sera  ce 
douzième  ou  treizième  jour?  Le  dernier  peut- 
être  !  Je  suis  au  désespoir,  accablée  de  fatigue, 
souffrant  horriblement  et  attendant  quel  ave- 
nir ? 

«  Comment  voulez-vous  que  je  m'occupe  de 
littérature  et  de  quoi  que  ce  soit  au  monde 
dans  ce  moment-ci?  Je  sais  seulement  qu'il 
nous  reste  pour  fortune  soixante  francs,  que 
nous  allons  dépenser  énormément  en  phar- 
macie, en  garde-malade,  en  médecin  et  que 
nous  vivons  dans  une  auberge  très  chère.  Nous 
allions  la  quitter  et  habiter  une  maison  parti- 
culière. Alfred  n'est  pas  transportable  et  ne  le 
sera  peut-être  pas  d'un  mois,  en  supposant 
tout  au  mieux.  Nous  serons  obligés  de  pa5'^er 


I40  GEORGE  S  AND 


un  terme  de  loyer  inutilement  et  nous  retour- 
nerons en  France  s'il  plaît  à  Dieu.  Si  mon 
malheur  va  jusqu'au  bout  et  qu'Alfred  meure, 
je  vous  avoue  que  ce  qui  arrivera  après  moi 
m'est  assez  indifférent.  Si  Dieu  permet  qu'Al- 
fred se  rétablisse,  je  ne  vois  pas  avec  quoi 
nous  payerons  les  frais  de  sa  maladie  et  son 
retour.  Les  mille  francs  que  vous  devez  m 'en- 
voyer n'y  suffiront  pas  et  je  ne  sais  comment 
nous  ferons.  Ne  retardez  pas  du  moins  l'en- 
voi de  cette  somme  ;  quand  elle  arrivera,  elle 
sera  plus  que  nécessaire.  Je  suis  fâchée  du 
désagrément  que  vous  avez  d'attendre  votre 
publication,  mais  voyez  si  c'est  ma  faute.  Si 
Alfred  avait  quelques  jours  de  calme,  je  pour- 
rais bien  vite  terminer  mon  travail.  Mais  il  est 
dans  un  état  d'agitation  et  de  délire  épouvan- 
table. Je  ne  puis  pas  le  quitter  un  instant. 
J^ai  mis  neuf  heures  à  vous  écrire  cette  lettre. 
«  Adieu,  mon  ami.  Plaignez-moi. 

«  George.  » 

«  Surtout,  pour  quelque  raison  que  ce  soit,  ne 
dites  à  personne,  à  personne  au  monde,  qu  Al- 


LE   COUP   DE  FOLIE   ROMANTIQUE         141 

fred  est  malade.  Si  sa  mère  l'apprenait  (et  il 
suffit  de  deux  personnes  pour  dire  un  secret  à 
tout  Paris),  elle  en  deviendrait  folle.  S'il  faut 
qu'elle  apprenne  son  malheur,  se  charge  qui 
voudra  de  le  lui  apprendre,  mais,  si  dans 
quinze  jours  Alfred  est  hors  de  danger,  il  est 
inutile  qu'elle  se  désole  à  présent.  Adieu,  tout 
à  vous.  » 


«  13  février  1834. 

«  Mon  ami,  Alfred  est  sauvé,  il  n'a  pas  eu 
de  nouvelle  crise  et  nous  touchons  au  quator- 
zième jour  sans  que  le  mieux  se  soit  inter- 
rompu. A  la  suite  de  l'affection  cérébrale,  il 
s'est  déclaré  une  inflammation  de  poitrine  qui 
nous  a  un  peu  effrayés  pendant  deux  jours... 
Il  est  en  ce  moment  d'une  faiblesse  extrême 
et  il  extra  vague  encore  de  temps  en  temps. 
Il  demande  des  soins  continuels  le  jour  et  la 
nuit.  Ainsi,  croyez  bien  que  je  ne  cherche  pas 
de  prétexte  pour  retarder  mon  travail.  Il  y  a 
huit  nuits  que  je  ne  me  suis  déshabillée  ;  je 
dors  sur  un  sofa  et  à  toutes  les  heures  il  faut 


142  GEORGE  S  AND 


que  je  sois  sur  pied.  Malgré  cela,  je  trouve  en- 
core moyen,  depuis  que  je  suis  rassurée  sur  sa 
vie,  d'écrire  quelques  pages  dans  la  matinée, 
aux  heures  où  il  repose.  Et  cependant  j'aime- 
rais bien  à  en  profiter  pour  reposer  moi-même. 
Soyez  sûr,  mon  ami,  que  ce  n'est  ni  le  courage 
ni  la  volonté  qui  me  manque.  Vous  ne  désirez 
pas  plus  que  moi  que  je  remplisse-  mes  enga- 
gements. Vous  savez  qu'une  dette  me  cuit 
comme  une  plaie.  Mais  vous  êtes  assez  notre 
ami  pour  avoir  égard  à  ma  situation  et  pour 
ne  pas  me  laisser  dans  l'embarras.  Je  passe 
ici  de  bien  tristes  jours  auprès  de  ce  lit,  où  le 
moindre  mouvement,  le  moindre  bruit  est 
pour  moi  un  sujet  d'effroi  perpétuel.  Dans 
cette  disposition,  je  n'écrirai  pas  des  œuvres 
légères.  Elles  seront  lourdes,  au  contraire, 
comme  ma  fatigue  et  ma  tristesse. 

«  Ne  me  laissez  pas  sans  argent,  je  vous  en 
prie;  je  ne  sais  pas  ce  que  je  deviendrais.  Je 
dépense  vingt  francs  par  jour  en  drogues  de 
toute  espèce.  Nous  ne  savons  comment  le  faire 
vivre...  » 

Ces  lettres  détruisent  l'un  des  comméraoes 


LE  COUP  DE  FOLIE  ROMANTIQUE         143 


innombrables  nés  autour  de  l'intimité  de  l'hô- 
tel Danieli.  Et  moi  aussi,  grâce  à  elles,  j'au- 
rai mis  fin  à  une  légende  !  Dans  le  second 
volume  de  l'ouvrage  de  Wladimir  Karé- 
nine sur  George  Sand,  page  61,  il  est  dit  : 
«  M.  Plauchut  nous  a  raconté,  d'après  ce 
que  lui  avait  dit  Buloz,  que  Musset,  pendant 
son  séjour  à  Venise,  avait  été  entraîné  dans 
un  brelan  où  il  avait  perdu  dix  mille  francs. 
L'imprudent  joueur  ne  pouvait  et  n'aurait 
jamais  pu  payer  cette  dette  d'honneur  :  il  lui 
fallait  choisir  entre  le  suicide  et  le  déshon- 
neur. George  Sand  n'hésita  pas  un  instant. 
Elle  écrivit  aussitôt  au  directeur  de  la  Revue 
en  le  priant  de  lui  avancer  cet  argent.  »  Et 
rette  dette  aurait  longtemps  pesé  sur  elle. 

Or,  voici  le  fait  tel  qu'il  résulte  d'une  lettre 
de  George  Sand  à  Buloz. 

«  Je  vous  prie  en  grâce  de  payer  la  dette 
d' Alfred  et  de  lui  écrire  que  c'est  une  af- 
faire terminée.  Vous  ne  pouve^  pas  vous 
imaginer  l'impatience  et  V inquiétude  que 
cette  petite  affaire  lui  cause.  Il  m'en 
parle   à  tout   instant  et  me  recommande 


144  GEORGE  SAND 


tous  les  jours  de  vous  écrire  à  cet  égard. 
Il  doit  ces  trois  cent  soixante  francs  à  un 
ieune  hom^ne  qu'il  connaît  peu  et  qui  petit 
s'en  plaindre  dans  le  monde... 

«  Vous  lui  ave\  déjà  fait  des  avances 
bien  plus  considérables.,  il  s'est  acquitté  et 
vous  ne  craigne^  pas  qu'il  vous  fasse  ban- 
queroute. Si,  par  suite  de  sa  maladie,  il 
restait  longtemps  sans  pouvoir  travailler , 
soye^  tranquille,  mon  travail  subviendrait 
à  cela...  Faites-le  donc,  je  vous  prie,  et  écri- 
vez-lui vite  une  petite  lettre  bien  courte  et 
bien  rassurante  que  je  lui  lirai  et  qui  tran- 
quillisera un  des  tourments  de  sa  pauvre 
tête.  Ah  !  si  vous  savie^,  mon  ami,  ce  que 
c'était  que  ce  délire  1  Qiielles  choses  su- 
blimes et  épouvantables  il  disait  et  quelles 
convulsions,  quels  cris  !  Je  ne  sais  pas 
comment  il  a  eu  la  force  d'y  résister  et 
comment  je  ne  suis  pas  devenue  folle  moi- 
même-  Adieu,  adieu,  mon  ami.  » 

Ainsi  il  y  a  bien  eu  une  dette  de  jeu,  mais 
sans  qu'on  sache  exactement  où  elle  fut  con- 
tractée. Elle  se  montait  à  trois  cent  soixante 


LE   COUP   DE  FOLIE   ROMANTIQUE         145 

francs...    Nous  sommes  un  peu  loin  des  dix       >r 
mille  francs  et  de  la  menace  de  suicide. 

Et  maintenant,  entrons  en  pleine  folie  ! 

Musset  avait  été  soigné  par  un  jeune  doc- 
teur, Pietro  Pagello.  C'était  un  honnête  jeune 
homme,  d'esprit  lent,  de  conversation  pauvre, 
d'ailleurs  ne  sachant  pas  le  français,  mais 
fort  beau  garçon.  George  Sand  s'éprit  de  lui. 
Une  nuit,  après  avoir  griffonné  trois  pages,  elle 
les  mit  dans  une  enveloppe  sans  adresse,  qu'elle 
tendit  à  Pagello.  Celui-ci  ayant  demandé  à 
qui  il  devait  porter  la  lettre,  George  Sand 
reprit  l'enveloppe  et  y  inscrivit  :  «  Au  stupide 
Pagello.  »  Nous  avons  cette  déclaration.  Il  y 
était  dit,  entre  autres  choses  :  «  Toi  du  moins 
tu  ne  me  tromperas  pas,  tu  ne  me  feras  pas 
de  vaines  promesses  et  de  faux  serments...  Ce 
que  j'ai  cherché  en  vain  dans  les  autres,  je  ne 
le  trouverai  peut-être  pas  en  toi,  mais  je  pour- 
rai toujours  croire  que  tu  le  possèdes...  Je 
pourrai  interpréter  ta  rêverie  et  faire  parler 
éloquemment  ton  silence.  »  Et  cela  nous  ren- 
seigne clairement  sur  le  genre  d'attrait  par  où 

xo 


146  GEORGE  SAND 


Pagello  avait  conquis  George  Sand.  Elle  l'ai- 
mait, parce  qu'il  était  stupide. 

Quand  devinrent-ils  amants?  Musset  surprit- 
il  leur  intimité?  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il 
eut  des  soupçons,  qu'il  fit  avouer  à  Pagello 
son  amour  pour  George  Sand*.   Il  se  passa 

I.  Sur  une  des  lettres  inédites  de  George  Sand  à  Buloz  on 
trouve,  de  l'écriture  de  Buloz,  les  lignes  suivantes  : 

«  Enfin  le  matin,  à  son  lever,  il  découvrit  dans  une  pièce  voi- 
sine une  table  à  thé  servie  encore,  mais  avec  une  seule  tasse. 
«  Tu  as  donc  pris  le  thé  hier  soir?  —  Oui,  dit  George  Sand, 
j'ai  pris  le  thé  avec  le  docteur  —  Ah!  comment  cela  se  fait-il? 
Il  n'y  a  qu'une  tasse.  —  On  aura  enlevé  l'autre.  —  Non  t  on  n'a 
rien  enlevé.  Vous  avez  bu  dans  la  même  tasse  !  —  Quand  cela 
serait  !  Vous  n'avez  plus  le  droit  de  vous  inquiéter  de  ces  choses- 
là.  —  J'en  ai  encore  le  droit,  puisque  je  passe  encore  pour  votre 
amant.  Vous  devriez  au  moins  me  respecter,  et,  puisque  je  pars 
dans  trois  jours,  attendez  ce  départ  pour  vous  mettre  si  à  l'aise.  » 

«  Le  soir  de  cette  scène,  Alfred  de  Musset  surprend  George  Sand 
accroupie  sur  son  lit  et  écrivant  une  lettre  :  «  Que  fais-tu  là?  — 
Je  lis.  »  Et  elle  souffla  la  chandelle  —  «  Si  tu  lis,  pourquoi 
éteindre  la  chandelle? —  Elle  s'est  éteinte  d'elle-même  :  rallume- 
là  ». 

«  Alfred  de  Musset  la  ralluma  en  effet. 

«  Ah  1  tu  lis,  dis-tu,  et  tu  n'as  pas  de  livre.  Dis  plutôt, 
infâme...  que  tu  écris  à  ton  amant.   » 

«  George  Sand  eut  recours  à  ses  cris  ordinaires;  elle  voulait 
s'échapper  de  la  maison.  Alfred  de  Musset  la  devina  :  «  Tu 
nourris  une  pensée  horrible  :  tu  veux  courir  chez  ton  docteur, 
me  faire  passer  pour  fou,  dire  que  je  veut  attenter  à  tes  jours. 
Tu  ne  sortiras  pas;  je  veux  te  garantir  d'une  lâcheté.  Si  tu  sors, 
je  te  plaquerai  sur  ta  tombe  une  épitaphe  à  faire  pâlir  ceux  qui 
la  liront  »,  lui  dit  Alfred  avec  une  terrible  énergie. 

«  George  Sand  trembla,  pleura. 

«  Je  ne  t'aime  plus,  disait  Alfred  à  George  Sand  en  la  raillant  ; 
c'est  le  moment  de  prendre  ton  poison  ou  de  te  jeter  à  l'eau.  « 


LE   COUP   DE   FOLIE   ROMANTIQUE         147 

alors  entre  eux  trois  une  scène  extraordinaire, 
mais  dont  nous  avons  pour  témoignage  le  récit 
même  de  George  Sand.  C'est  elle  qui  écrivit 
plus  tard  à  Musset  :  «  Adieu  donc  le  beau 
poème  de  notre  amitié  sainte  et  de  ce  lien  idéal 
qui  s'était  formé  entre  nous  trois,  lorsque  tu 
lui  arrachas  à  Venise  l'aveu  de  son  amour 
pour  moi,  et  qu'il  te  jura  de  me  rendre  heu- 
reuse. Ah  !  cette  nuit  d'enthousiasme  où  mal- 
gré nous  tu  joignis  nos  mains  en  nous  disant  : 
«  Vous  vous  aimez  et  vous  m  aimez  pourtant. 
Vous  m'avez  sauvé  corps  et  âme.  »  Ainsi, 
Musset  avait  solennellement  abjuré  son  amour 
pour  George  Sand  —  et  fiancé  sa  maîtresse 
de  la  veille  avec  un  nouvel  amant  —  dont  il 
serait  le  meilleur  ami.  Tel  était  le  lien  idéal, 
telle  l'amitié  sainte...  Le  voilà,  le  coup  de  folie 
romantique. 

Musset  quitta  Venise  le  29  mars  1834  :  il  y 
laissait  George  Sand  avec  Pagello.  L'exalta- 


n  Aveu  à  Alfred  de  son  secret  sur  le  docteur.  Rapprochement. 
Départ  d'Alfred.  Lettres  de  George  Sand  tendres  et  enthou- 
siastes. » 

Ce  sont  les  épisodes  fameux  de  la  tasse  de  thé  et  de  la  lettre, 
tels  que  Buloz  les  avait  entendu  raconter  à  l'époque  même. 


148  GEORGE  S  AND 


tion  continua.  Nous  en  constatons  la  perma- 
nence dans  les  lettres  échangées  entre  Musset 
et  George  Sand.  En  passant  par  le  Simplon, 
la  grandeur  immuable  des  Alpes  frappe  Mus- 
set d'admiration,  et  il  songe  qu'il  a  deux 
«  grands  amis  ».  C'est  le  vertige  des  cîmes. 
George  Sand  lui  écrit  :  «  Je  ne  te  dis  rien  de 
la  part  de  Pagello,  sinon  qu'il  te  pleure  pres- 
que autant  que  moi.  »  Il  répond  :  «  Brave 
jeune  homme!  Dis-lui  combien  je  l'aime,  et 
que  je  ne  puis  retenir  mes  larmes  en  pensant 
à  lui.  »  Et  plus  tard  :  «  Lorsque  j'ai  vu  ce 
brave  Pagello,  j'y  ai  reconnu  la  bonne  partie 
de  moi-même,  mais  pure  et  exempte  des  souil- 
lures irréparables  qui  l'ont  empoisonnée  en 
moi.  »  Et  encore  :  «  Traite-moi  toujours  ainsi. 
Cela  me  rend  fier.  Mon  amie,  la  femme  qui 
parle  ainsi  de  son  nouvel  amant  à  celui  qu'elle 
quitte  et  qui  l'aime  encore,  lui  donne  la  preuve 
d'estime  la  plus  grande  qu'un  homme  puisse 
recevoir  d'une  femme...  »  Le  romantisme  qui 
a  fait  un  drame  noir  avec  la  situation  de  VÉ- 
cole  des  femmes  et  un  autre  avec  celle  des 
Précieuses  ridicules,   excelle  à  prendre  au 


LE   COUP   DE   FOLIE   ROMANTIQUE         149 


tragique  et  tourner  au  sublime  des  situations 
de  comédie. 

Cependant,  à  Venise,  George  Sand  s'était- 
mise  en  ménage  avec  Pagello  —  et  avec  toute 
la  famille,  toute  la  trâlée  des  Pagello  :  le  frère, 
la  sœur,  sans  compter  les  rivales  qui  venaient 
faire  des  scènes.  C'est  la  platitude  vulgaire  et 
bruyante  d'une  intimité  italienne.  Et  elle  con- 
tinuait de  s'applaudir  de  son  choix,  mais  en 
quels  termes  !  «  J'ai  là  près  de  moi  mon  ami, 
mon  soutien  ;  il  ne  souffre  pas  lui,  il  n'est  pas- 
faible,  il  n'est  pas  soupçonneux...  il  a  son 
calme  et  sa  vertu...  Il  m'aime  en  paix,  il  est 
heureux  sans  que  je  souffre,  sans  que  je  tra- 
vaille à  son  bonheur...  Eh  bien!  moi,  j'ai 
besoin  de  souffrir  pour  quelqu'un.  J'ai  besoin 
de  nourrir  cette  maternelle  sollicitude,  etc.  » 
Elle  commence  à  être  excédée  de  la  stupidité 
de  son  Pagello.  Elle  eut  l'idée  de  l'amener  à 
Paris.  Ce  fut  le  coup  de  grâce.  Il  y  a  des 
choses  qui  ne  supportent  pas  le  voyage.  Sur 
le  pavé  de  Paris,  l'absurdité  de  leur  situation 
leur  apparut.  «  Depuis  qu'il  a  mis  le  pied  en 
France,  disait-elle,  Pagello  n'a  plus  rien  com- 


150  GEORGE  SAND 


pris.  »  Ce  qu'il  fut  tout  de  même  forcé  de 
comprendre,  c'est  qu'on  ne  voulait  plus  de 
lui.  On  le  poussa  dehors.  Bon  voyage,  signor 
Pagello  !  —  N'admirez-vous  pas  cette  puis- 
sance avec  laquelle  George  Sand  élève  jus- 
qu'au type  le  caractère  de  quiconque  l'ap- 
proche ?  Ce  Pagello,  pour  s'être  aventuré  dans 
son  voisinage,  le  voilà  voué  au  comique 
et  tel  qu'un  personnage  de  Molière. 

Musset  et  George  Sand  n'avaient  pas  cessé 
de  s'aimer.  Ce  fut  lui  qui  la  supplia  de  le  re- 
prendre. «  Je  suis  perdu,  vois-tu,  je  suis  noyé, 
inondé  d'amour;  je  ne  sais  plus  si  je  vis,  si  je 
mange,  si  je  marche,  si  je  respire,  si  je  parle  : 
je  sais  que  j'aime.  »  George  Sand  redoutait  de 
revenir  à  lui.  Et  Sainte-Beuve  le  lui  défendait! 
L'amour  fut  le  plus  fort.  Elle  céda. 

A  peine  avait-elle  cédé,  leur  supplice  recom- 
mença. Plaintes,  reproches,  récriminations. 
«  J'en  étais  bien  sûre  que  ces  reproches-là 
viendraient  dès  le  lendemain  du  bonheur  rêvé 
et  promis...  En  sommes-nous  déjà  là,  mon 
Dieu  ?  »  Ce  qui  les  torturait,  c'était  ce  passé 
qu'ils    avaient    cru    «    un   beau   poème  »    et 


LE  COUP  DE  FOLIE  ROMANTIQUE        151 

qui  leur  apparaissait  comme  un  cauchemar, 
«  Tout  cela,  vois-tu,  c'est  un  jeu  que  nous 
jouons.  ))  Jeu  cruel,  dont  Musset  éprouvait  une 
lassitude  de  plus  en  plus  grande,  qui  au  con- 
traire devenait  peu  à  peu  pour  G  eorge  Sand  un 
besoin.  Car  c'est  elle  maintenant  qui  supplie. 
On  lit  sur  son  journal,  à  la  date  du  24  décem- 
bre 1834  •  <<  Et  si  je  courais,  quand  l'amour  me 
prend  trop  fort  î  Si  j'allais  casser  le  cordon  de 
sa  sonnette  jusqu'à  ce  qu'il  m'ouvrît  sa  porte  ! 
Si  je  m'y  couchais  en  travers  jusqu'à  ce  qu'il 
passe  !  »  Elle  coupa  ses  magnifiques  cheveux 
et  les  lui  envoya.  Ainsi  s'humilie  l'orgueil- 
leuse. Elle  est  désormais  en  proie  à  l'a- 
mour, comme  à  un  mal  sacré  :  c'est  Vénus 
tout  entière  à  sa  proie  attachée.  Est-ce  encore 
l'amour  qu'il  faut  dire?  «  Je  ne  t'aime  plus, 
mais  je  t'adore  toujours.  Je  ne  veux  plus  de  toi, 
mais  je  ne  peux  pas  m'en  passer.  »  Enfin  ils 
eurent  le  courage,  en  mars  1835,  de  se  désen-  x  m 
lacer  pour  toujours. 

Il  nous  reste  à  expliquer  la  singularité  de 
cette  aventure  —  qui,  à  vrai  dire,  défie  toute 


152  GEORGE   S  AND 


logique,  j'entends  la  logique  de  la  passion 
—  mais  qui  devient  aisément  intelligible,  si  on 
y  voit  un  cas  de  romantisme  aigu,  le  plus  beau 
cas  de  romantisme  vécu  que  nous  offre  l'his- 
toire des  lettres. 

Le  romantisme  consiste  d'abord  à  étaler  sa 
vie,  à  publier  les  plus  intimes  de  ses  joies  et 
de  ses  souffrances.  Dès  le  début,  George  Sand 
et  Musset  ont  mis  dans  la  confidence  tout  le 
cercle  de  leurs  amis  —  des  gens  de  lettres  I 
George  Sand  avertit  expressément  Sainte- 
Beuve  qu'elle  veut  que  désormais  sa  vie  sen- 
timentale soit  au  grand  jour.  Ils  ont  la  cons- 
cience d'être  en  représentation  ou,  si  vous 
préférez,  d'être  les  sujets  d'une  expérience  sur 
laquelle  raisonne  la  galerie. 

Le  romantisme  consiste  ensuite  pour  l'écri- 
vain à  mettre  sa  vie  dans  ses  livres,  à  faire  de 
la  littérature  avec  ses  émotions.  Cette  idée  de 
mettre  leur  aventure  en  récit  vint  aux  deux 
amants  avant  même  qu'elle  ne  fût  terminée. 
C'est  de  Venise  que  George  Sand  écrit  les  pre- 
mières Lettres  d'un  voyageur,  adressées  au 
poète  —  et  aux  abonnés    de   la    Revue   des 


LE  COUP  DE  FOLIE  ROMANTIQUE         153 

Deux  Mondes.  Musset,  pour  faire  mieux, 
songe  à  composer  tout  un  roman  avec  l'épisode 
en  cours  :  «  Je  ne  mourrai  pas  sans  avoir  fait 
mon  livre  sur  moi  et  sur  toi,  sur  toi  surtout. 
Non,  ma  belle,  ma  sainte  fiancée,  tu  ne  te  cou- 
cheras pas  dans  cette  froide  terre,  sans  qu'elle 
sache  qui  elle  a  porté.  Non,  non,  j'en  jure  par 
ma  jeunesse  et  mon  génie.  »  Ce  fut  la  Con- 
fession d'un  enfant  du  siècle.,  à  laquelle  il 
faut  joindre  V Histoire  d'un  merle  blanc  et 
Elle  et  Lui...  et  tout  ce  qui  a  suivi. 

Inversement,  le  romantisme  —  et  c'est  alors 
qu'il  n'est  plus  seulement  une  lourde  faute  de 
goût  mais  qu'il  devient  l'erreur  la  plus  dange- 
reuse —  consiste  à  mettre  la  littérature  dans 
la  vie,  à  prendre  pour  règle  de  nos  actions 
la  dernière  mode  littéraire.  Les  romantiques, 
qui  ont  eu  tant  d'idées  fausses,  n'ont  eu 
aucune  idée  plus  fausse  que  celle  qu'ils  se 
sont  faite  de  l'amour.  Et  c'est  dans  la  corres- 
pondance de  George  Sand  et  de  Musset  que 
nous  voyons  le  paradoxe  s'étaler  dans  toute  sa 
beauté.  Il  consiste  à  dire  que  l'amour  mène  à 
la  vertu,  et  qu'il  y  mène  par  le  changement. 


154  GEORGE  S  AND 


Est-ce  d'elle  ou  de  lui  que  venait  l'idée  ?  C'est 
la  foi  où  ils  ont  communié.  George  Sand 
écrit  :  «  Tu  l'as  .dit  cent  fois,  et  tu  as  eu  beau 
t'en  dédire,  rien  n'a  effacé .  cette  sentence- 
là  :  il  n'y  a  au  monde  que  l'amour  qui  soit 
quelque  chose.  Peut-être  est-ce  une  faculté 
divine  qui  se  perd  et  qui  se  retrouve,  qu'il  faut 
cultiver  ou  qu'il  faut  acheter  par"  des  souf- 
frances cruelles,  par  des  expériences  doulou- 
reuses. Peut-être  m'as-tu  aimée  avec  peine 
pour  aimer  une  autre  avec  abandon.  Peut-être 
celle  qui  viendra  t'aimera-t-elle  moins  que 
moi,  et  peut-être  sera-t-elle  plus  heureuse  et 
plus  aimée.  Il  y  a  de  tels  mystères  dans  ces 
choses,  et  Dieu  nous  pousse  dans  des  voies  si 
neuves  et  si  imprévues  !  Laisse-toi  faire,  ne  lui 
résiste  pas.  Il  n'abandonne  pas  ses  privilégiés. 
Il  les  prend  par  la  main  et  il  les  place  au  mi- 
lieu des  écueils  où  ils  doivent  apprendre  à 
vivre,  pour  les  faire  asseoir  ensuite  au  banquet 
où  ils  doivent  se  reposer.  »  Et  encore  :  «  Crois- 
tu  donc  qu'un  amour  ou  deux  suffisent  pour 
épuiser  et  flétrir  une  âme  forte?  Je  l'ai  cru 
aussi  longtemps,  mais  je  sais  à  présent  que 


LE   COUP   DE   FOLIE   ROMANTIQUE         155 

c'est  tout  le  contraire.  C'est  un  feu  qui  tend 
toujours  à  monter  et  à  s'épurer.  Peut-être  que 
plus  on  a  cherché  en  vain  plus  on  devient 
habile  à  trouver,  plus  on  a  été  forcé  de  changer 
plus  on  devient  propre  à  conserver.  Qui  sait? 
C'est  peut-être  l'œuvre  terrible,  magnifique  et 
courageuse  de  toute  une  vie.  C'est  une  couronne 
d'épines  qui  fleurit  et  se  couvre  de  roses  quand 
les  cheveux  commencent  à  blanchir...  » 

C'est  du  délire. 

Et  il  s'est  trouvé  deux  êtres  pour  s'abreuver 
de  ce  pathos,  deux  vivants  pour  vivre  cette  chi- 
mère monstrueuse  !  Tels  sont  les  ravages  que 
peut  faire  une  certaine  conception  de  la  litté- 
rature. Par  l'exemple  que  nous  en  apportent 
deux  illustres  victimes,  nous  pouvons  imaginer, 
sans  crainte  d'erreur,  que  d'autres,  bien 
d'autres  —  qui  furent  d'obscurs  comparses, 
mais  qui  étaient  des  êtres  humains  —  en  ont 
été  pareillement  dupes.  Il  y  a,  en  littérature, 
des  modes  malfaisantes  et  qui  se  traduisent 
dans  la  vie  par  des  ruines.  L'aventure  de  Ve- 
nise met  cette  vérité  dans  un  jour  aveuglant  : 
tel  en  est  l'intérêt  et  tel  l'enseignement. 


V 


L'AMIE  DE  MICHEL  (DE  BOURGES) 

LISZT   ET  LA   COMTESSE   d'AGOULT 
MAUPRAT 


Nous  avons  retracé,  dans  ses  traits  essentiels, 
l'aventure  de  Venise.  Cet  amour,  où  George 
Sand  et  Musset  avaient  mis  tant  de  littérature, 
va-t-il,  du  moins,  servir  à  la  littérature?  On 
n'en  pouvait  douter.  C'est  la  coutume  des  ro- 
mantiques de  faire  avec  leurs  grands  chagrins 
de  petites  chansons.  Quand  parut  la  corres- 
pondance de  George  Sand  et  de  Musset,  on 
s'étonna  d'y  trouver  des  passages  qu'on  savait 
par  cœur.  On  les  avait  déjà  lus  dans  l'œuvre 
imprimé  du  poète  ou  de  la  romancière.  On 
constatait  qu'une  idée,  un  mot.  une  image  de 
l'un,  avait  pris  place  dans  l'œuvre  de  l'autre. 


158  GEORGE  S  AND 


C'est  dans  une  lettre  de  George  Sand  que  se 
trouvait  cette  phrase  :  «  C'est  moi  qui  ai  vécu 
et  non  pas  un  être  factice  créé  par  mon  orgueil 
et  mon  ennui.  »  Vous  savez  le  parti  qu'en  a 
tiré  Musset  ;  il  en  a  fait  le  couplet  de  Perdi- 
can  :  «  Tous  les  hommes  sont  menteurs,  in- 
constants, faux,  bavards,  hypocrites,  orgueil- 
leux et  lâches,  méprisables  et  sensuels  ;  toutes 
les  femmes  sont  perfides,  artificieuses,  vani- 
teuses, curieuses  et  dépravées...  Mais  il  y  a  au 
monde  une  chose  sainte  et  sublime,  c'est  l'u- 
nion de  deux  de  ces  êtres  si  imparfaits  et  si 
affreux.  On  est  souvent  trompé  en  amour,  sou- 
vent blessé  et  souvent  malheureux  ;  mais  on 
aime  et  quand  on  est  sur  le  bord  de  sa  tombe 
on  se  retourne  pour  regarder  en  arrière  et  on 
se  dit  :  «  J'ai  souffert  souvent,  je  me  suis  trompé 
quelquefois,  mais  j'ai  aimé.  C'est  moi  qui  ai 
vécu  et  non  pas  un  être  factice  créé  par  mon 
orgueil  et  mon  ennui.  »  On  multiplierait  sans 
peine  ces  rapprochements.  Ils  ne  sont  que  le 
signe  de  l'influence  réciproque  qu'ont  exercée 
l'un  sur  l'autre  George  Sand  et  Musset,  et  dont 
leur  œuvre  va  être  toute  pénétrée. 


l'amie  de   MICHEL   (dE   BOURGES)         159 

Cette  influence  a  été  d'espèce  différente  et  de 
degré  inégal.  C'est  George  Sand  qui,  la  pre- 
mière, fit  de  la  littérature  avec  leurs  communs 
souvenirs.  Souvenirs  tout  proches,  tout  impré- 
gnés de  larmes  récentes,  puisque  à  peine  les 
deux  amants  venaient-ils  de  se  séparer  quand 
George  Sand  fit  l'excursion  racontée  dans  la 
première  Lettre  d'un  voyageur.  Elle  remonte 
le  cours  de  la  Brenta.  C'est  au  mois  de  mai  : 
les  prés  sont  en  fleurs  ;  à  l'horizon  les  Alpes 
du  Tyrol  profilent  leur  cime  neigeuse.  Et  de- 
vant ses  yeux  surgit  l'image  des  heures  pas- 
sées au  chevet  du  malade,  dans  l'angoisse  du 
mal  sacré  où  elle  croit  voir  la  colère  de  Dieu, 
Elle  poursuit  par  une  visite  aux  grottes  d'O- 
liero.  Et  de  nouveau  l'amour  blessé  pleure 
dans  son  cœur.  Elle  revient  par  Possagno, 
dont  les  belles  filles  ont  servi  de  modèle  à 
Canova,  jusqu'à  Venise  où  le  docteur  lui 
remet  une  lettre  de  celui  qu'elle  a  laissé, 
qu'elle  a  fait  partir.  —  Ces  alternatives  de 
poétiques  descriptions  et  d'efl"usions  lyriques, 
cette  sorte  de  dialogue  à  deux  voix,  dont 
l'une  est  celle  de  la   nature    et   l'autre  celle 


l6o  GEORGE  SAND 


du  cœur,  ne  dirait-on  pas  déjà  une  Nuit  de 
Musset? 

La  seconde  des  Lettres  d'un  voyageur  est 
toute  descriptive.  C'est  le  printemps  à  Venise. 
Les  vieux  balcons  s'égaient  de  jeunes  fleurs  ; 
les  rossignols  s'interrompent  pour  écouter  des 
sérénades;  il  y  a  des  chants  à  tous  les  carre- 
fours, de  la  musique  dans  le  sillage  de  toutes 
les  gondoles  ;  il  y  a  des  parfums  et  des  soupirs 
et  de  l'amour  dans  l'air...  Jamais  on  n'a  mieux 
dit  les  délices  des  nuits  vénitiennes.  Jamais  on 
n'a  mieux  exprimé  l'harmonie  de  «  ces  trois 
éléments,  l'eau,  le  ciel  et  le  marbre  »,  et  ja- 
mais suggéré  d'une  façon  plus  pénétrante  le 
«  charme  de  Venise  ». 

La  troisième  Lettre  —  où  il  est  parlé  de  la 
noblesse  et  des  femmes  de  Venise,  comme  la 
seconde  mettait  en  scène  les  gondoliers  et 
leurs  mœurs  —  complète  1  impression.  Ainsi 
qu'avaient  fait  jadis  les  Pyrénées,  l'Italie  a  ému 
notre  berrichonne.  C'est  une  acquisition  pour 
sa  palette.  Désormais,  et  plus  d'une  fois,  Venise 
fournira  à  ses  récits  son  merveilleux  décor. 
Remarquons-le    pourtant.    Ce  n'est    point  là 


l'amie   de   MICHEL    (DE   BOURGES)        l6l 

dans  l'œuvre  de  George  Sand  une  note  nou- 
velle. Il  n'y  a  pas,  dans  son  inspiration,  diffé- 
rence essentielle.  Sa  sensibilité  n'a  pas  été 
changée.  Son  goût  seulement  s'est  épuré. 
Musset,  le  plus  romantique  de  nos  poètes, 
avait  éminemment  le  goût  classique.  C'est  lui 
qui,  dans  les  Lettres  de  Dupiiis  et  Cotonet, 
définira  le  romantisme  par  l'abus  des  adjectifs. 
Il  était  de  l'avis  de  M™*  de  Lafayette  qu'un 
mot  rayé  vaut  vingt  sols  et  une  phrase  vingt 
francs.  Sur  un  exemplaire  d'Indiana  il  avait 
supprimé  toutes  les  épithètes  inutiles  :  cela 
devait  faire  pas  mal  de  suppressions.  George 
Sand  avait  l'esprit  .trop  large  pour  se  blesser 
de  cette  critique,  et  l'intelligence  assez  avisée 
pour  en  profiter. 

La  transformation,  chez  Musset,  fut  sing-u- 
lièrement  plus  profonde.  Quand  il  était  parti 
pour  Venise,  il  était  le  plus  charmant  des 
poètes  et  le  plus  jeune,  fantaisiste  et  espiègle  : 
c'était  «  Monsieur  mon  gamin  d'Alfred  ».  Il 
était,  quand  il  revint,  le  poète  le  plus  doulou- 
reux. Il  resta  d'abord  quelque  temps  comme 
étourdi,  l'âme  courbaturée,  étonné  du  change- 

IX 


l62  GEORGE   SAND 


ment  qu'il  constatait  en  lui  et  se  dérobant  à 
l'inspiration  nouvelle  qui  le  cherchait  : 

J'ai  vu  le  temps  où  ma  jeunesse 
Sur  mes  lèvres  était  sans  cesse 
Prête  à  chanter  comme  un  oiseau  ; 
Mais  j'ai  souffert  un  dur  martyre 
Et  le  moins  que  j'en  pourrais  dire, 
Si  je  l'essayais  sur  ma  lyre, 
La  briserait  comme  un  roseau.    , 

Dans  la  Nuit  de  mai,  le  premier  en  date  de 
ces  «  chants  désespérés  »,  se  trouve  la  com- 
paraison du  poète  avec  le  pélican  servant  ses 
entrailles  en  pâture  à  ses  petits  affamés.  Car 
les  seules  images  qui  apparaîtront  dans  cette 
poésie,  et  souvent  avec  une  ampleur  magni- 
fique, seront  des  images  de  tristesse  :  celle 
de  la  Solitude  dans  la  Nîiit  de  décembre, 
et  dans  la  Lettre  à  Lam.artine  celle  du  labou- 
reur dont  la  maison  a  été  incendiée.  La  Nuit 
d'août  témoigne  d'un  furieux  essai  pour  se 
reprendre  à  la  vie  ;  mais  dans  la  Nuit  d'oc- 
tobre c'est  la  colère  qui  reparaît  : 

Honte  à  toi,  qui  la  première 
M'as  appris  la  trahison  !.. 


l'amie  de  MICHEL   (DE  BOURGES)        163 

On  s'est  demandé  si  c'est  bien  l'amante  de 
Venise  que  désigne  ici  le  poète.  Et  quand  ce 
serait  une  autre,  qu'importe  ?  Il  ne  l'aperçoit 
qu'à  travers  celle  qui  maintenant  symbolise 
pour  lui  «  la  Femme  »  et  le  mal  qu'un  homme 
peut  souffrir  par  une  femme.  Cependant,  et  à 
mesure  que  cette  souffrance  devient  moins 
vive,  étant  plus  lointaine,  il  commence  à  eri 
découvrir  le  bienfait.  Son  âme  s'est  élargie  au 
point  de  communier  maintenant  avec  tout  ce 
qu'il  y  a  de  grand  dans  la  nature  et  dans  les 
arts  :  l'harmonie  des  cieux,  le  silence  des  nuits, 
le  murmure  des  flots,  et  Pétrarque,  et  Michel- 
Ange,  et  Shakespeare.  Jusqu'au  jour  où  s'éle- 
vant  à  cette  idée  qu' 

Un  souvenir  heureux  est  peut-être  sur  terre 
Plus  vrai  que  le  bonheur, 

—  seule  philosophie  d'une  conception  de  la  vie 
qui  fait  de  l'amour  le  tout  de  l'homme  —  il  ne 
se  contente  plus  de  pardonner,  il  remercie  : 

Je  ne  veux  rien  savoir,  ni  si  les  champs  fleurissent, 
Ni  ce  qu'il  adviendra  du  simulacre  humain, 
Ni  si  ces  vastes  cieux  éclaireront  demain 
Ce  qu'ils  ensevelissent. 


104  GEORGE   SAND 


Je  me  dis  seulement  :  à  cette  heure,  en  ce  lieu, 
Un  jour,  je  fus  aimé,  j'aimais,  elle  était  belle, 
J'enfouis  .ce  trésor  dans  mon  âme  immortelle 
Et  je  l'emporte  à  Dieu. 

Tel  est,  de  la  Nuit  de  mai  au  Souvenir,  ce 
poème  d'amour,  le  plus  beau  et  le  plus  pro- 
fondément humain  qu'il  y  ait  sans  doute  dans 
notre  langue.  Le  poète  charmant  était  devenu 
un  grand  poète.  Il  s'était  produit  chez  lui  cette 
commotion  qui  retentit  dans  les  profondeurs 
de  l'être  et  le  renouvelle  tout  entier.  C'est  en 
ce  sens  que  se  vérifie  la  théorie  romantique  de 
la  vertu  éducatrice  de  la  souffrance.  Et  la 
souffrance  amoureuse  n'a  pas  seule  ce  privi- 
lège. Au  lendemain  d'un  malheur  qui  boule- 
verse notre  vie,  à  la  suite  d'une  déception  qui 
fait  s'écrouler  notre  édifice  moral,  le  monde 
nous  apparaît  changé.  Le  réseau  des  idées 
reçues  et  des  opinions  conventionnelles  s'est 
rompu.  Nous  nous  trouvons  en  contact  direct 
avec  la  réalité,  et  le  choc  fait  jaillir  notre  vraie 
nature...  Telle  est  la  crise  que  Musset  venait 
de  traverser  :  l'homme  en  sortait  meurtri,  et 
le  poète  triomphant. 


l'amie  de  MICHEL   (DE  BOURGES)        165 


On  a  trop  dit  que  George  Sand  n'avait  été 
qu'un  reflet  des  hommes  qui  l'avaient  appro- 
chée. Dans  le  cas  de  Musset,  c'est  le  contraire 
qui  est  vrai.  Musset  lui  doit  plus  qu'elle  ne 
doit  à  Musset.  Elle  l'a  transformé  sous  l'action 
de  sa  puissante  individualité.  Elle,  au  con- 
traire, n'avait  vu  en  Musset  qu'un  enfant.  Ce 
qu'elle  cherchait,  c'était  un  dominateur. 

Elle  crut  l'avoir  trouvé,  au  cours  de  cette 
même  année  1835. 

La  sixième  Lettre  d'un  Voyageur  est  adres- 
sée à  Éverard.  Cet  Éverard  est  qualifié  d'homme 
supérieur,  d'une  taille  tellement  au-dessus  de 
la  moyenne  que  George  Sand  lui  conseille  «  de 
s'asseoir  au  milieu  de  ses  frères.  Debout,  tu 
les  dépasses  trop...  »  Elle  le  compare  tantôt  à 
Atlas  portant  le  monde  et  tantôt  à  Hercule 
vêtu  d'une  peau  de  lion.  Mais  entre  toutes  les 
comparaisons  par  lesquelles  elle  s'efiorce  de 
prendre  mesure  de  sa  hauteur,  sans  espérer  d'y 
atteindre,  on  voit  bien  que  celle  qu'elle  pré- 
fère c'est  Marins  à  Minturnes.  Il  personnifie 
la  vertu  à  l'antique  :  c'est  le  Romain. 


l66  GEORGE  SAND 


A  qui  vont  toutes  ces  flagorneries  ?  Et  qui 
était  cet  homme  de  Plutarque? 

Il  s'appelait  Michel,  et  exerçait  à  Bourges 
la  profession  d'avocat. 

Il  n'avait  que  trente-sept  ans,  mais  il  en 
paraissait  soixante.  Après  Sandeau  et  Musset, 
George  Sand  en  avait  assez  des  «  adoles- 
cents ».  Il  en  prit  bien  à  celui-ci  d'avoir  l'air 
d'un  vieillard.  Ce  qui  frappait  en  lui  c'était 
l'importance  du  crâne,  ou  plutôt  des  crânes. 
«  Il  semblait  avoir  deux  crânes  soudés  l'un  à 
l'autre,  les  signes  des  hautes  facultés  de  l'âme 
étant  aussi  proéminents  à  la  proue  de  ce  puis- 
sant navire  que  ceux  des  généreux  instincts 
l'étaient  à  la  poupe  »  *.  Pour  comprendre  cette 
définition  du  «  beau  physique  »  sous  la  plume 
de  George  Sand,  il  faut  se  rappeler  qu'à  cette 
époque  elle  s'occupait  de  phrénologie.  L'une 
des  Lettres  d'un  Voyageur  est  intitulée  Sur 
Lavater  et  sur  une  Maison  déserte.  Et  c'est 
Geoge  Sand  qui  conte,  dans  une  lettre  à 
j^^me  d.*Agoult,  que  son  jardinier  ayant  voulu 

I.  Histoire  de  ma  vie. 


l'amie  de  MICHEL   (DE  BOUÉ-GES)         167 

la  quitter,  comme  elle  lui  en  demandait  le 
motif,  cet  homme  simple  lui  répondit  :  «  C'est 
que  madame  a  une  tête  si  laide,  que  ma 
femme  étant  enceinte  pourrait  mourir  de 
peur.  »  Il  s'agissait  d'une  tète  de  mort  que 
George  Sand  avait  sur  sa  table,  une  pièce  ana- 
tomique  avec  des  compartiments,  légendes  et 
numéros  tracés  à  l'encre  d'après  le  système  de 
Gall  et  Spurzheim.  En  1837,  on  était  féru  de 
phrénologie.  En  1909,  l'hypnotisme  est  à  la 
mode.  Avons-nous  bien  le  droit  d'être  sévères 
à  l'engouement  d'hier  ? 

Le  crâne  —  ou  les  crânes  —  de  Michel  était 
chauve.  Petit,  grêle,  voûté  (c'est  à  George 
Sand  que  j'emprunte  tous  les  détails  de  ce 
portrait),  il  était  myope  et  portait  lunettes.  Né 
paysan  et  féru  de  simplicité  jacobine,  il  arbo- 
rait une  épaisse  houppelande  informe  et  de 
gros  sabots.  Très  frileux,  il  demandait  dans  les 
appartements  la  permission  de  mettre  un  mou- 
choir et  il  tirait  de  sa  poche  trois  ou  quatre 
foulards  qu'il  nouait  au  hasard  les  uns  sur  les 
autres...  Dans  la  Lettre  d'un  Voyageur  il  est 
parlé  de  cette  couronne  qui  surmonte  le  chef 


l68  GEORGE   SAND 


d'Éverard.    Telles  sont    les    illusions    de    l'a- 
mour. 

La  première  fois  que  George  Sand  rencon- 
tra Michel,  c'était  à  Bourges.  Elle  l'était  allée 
voir  à  l'hôtel  avec  ses  deux  amis,  Papet  et 
Fleury.  De  sept  heures  du  soir  à  minuit,  il  ne 
déparla  pas  ;  à  minuit,  comme  il  faisait  une 
nuit  magnifique,  il  leur  proposa  une  prome- 
nade dans  la  ville  ;  arrivé  devant  sa  porte,  il 
voulut  les  reconduire  et  ainsi  de  suite  jusqu  a 
quatre  heures  du  matin.  C'est  le  bavard  inta- 
rissable, pour  qui  trois  personnes  sont  un  pu- 
blic qu'il  ne  lâche  plus,  tandis  que  dans  la 
cité  aux  grands  édifices  blanchis  par  la  lune 
tout  rappelle  la  majesté  du  silence.  A  ceux 
qui  s'étonnaient  de  cet  incoercible  verbiage, 
Michel  répondait  ingénument  :  «  Parler,  c'est 
penser  tout 'haut.  En  pensant  ainsi  tout  haut, 
je  vas  plus  vite  qu'en  pensant  tout  bas  et  tout 
seul.  »  C'est  le  mot  de  Numa  Roumestan  : 
«  Moi,  quand  je  ne  parle  pas,  je  ne  pense  pas.  » 
Le  fait  est  que  Michel  (de  Bourges),  comme 
Numa,  est  natif  de  notre  Provence.  A  Paris, 
répétition  de  la  même  scène  nocturne  et  déam- 


l'amie   de  MICHEL    (DE  BOURGES)        169 

bulatoire.  Du  pont  des  Saints-Pères,  où  Michel 
et  ses  amis  étaient  arrêtés,  ils  apercevaient  les 
Tuileries  éclairées  pour  un  bal  :  Michel  s'em- 
porte et,  jfrappant  de  la  canne  le  pont  et  ses 
balustrades  innocentes  :  «  Moi  je  vous  dis  que, 
pour  rajeunir  et  renouveler  votre  société  cor- 
rompue, il  faut  que  ce  beau  fleuve  soit  rouge  de 
sang,  que  ce  palais  maudit  soit  réduit  en  cen- 
dres, et  que  cette  vaste  cité  où  plongent  vos  re- 
gards soit  une  grève  nue,  où  la  famille  du 
pauvre  promènera  la  charrue  et  dressera  sa 
chaumière.  »  Belle  période  pour  une  réunion 
publique  !  trop  belle,  à  mon  gré,  pour  une 
causerie  entre  amis,  le  soir,  sur  le  pont  des 
Saints-Pères... 

Nous  sommes,  en  1835,  au  moment  le 
plus  brillant  de  la  carrière  de  Michel.  C'est 
sa  participation  au  procès  des  accusés  d'avril. 
A  la  suite  des  insurrections  qui,  l'année  pré- 
cédente, avaient  éclaté  à  Lyon  et  à  Paris, 
un  immense  procès  s'ouvrait  devant  la 
Chambre  des  pairs.  «  Le  parti  républicain 
résolut  de  transformer  la  sellette  des  prévenus 
en  tribune,  d'y  accuser  le  gouvernement,  d'y 


lyo  GEORGE  SAND 


prêcher  la  république  et  le  socialisme. . .  On  eut 
alors  l'idée  de  convoquer  à  Paris,  de  tous  les 
points  de  la  France,  cent  cinquante  républi- 
cains notables  qui,  sous  le  titre  de  défenseurs, 
devaient  être  les  orateurs  de  cette  grande  ma- 
nifestation. »  Il  y  avait  là  Barbés,  Blanqui, 
Flocon,  Marie,  Raspail,  Trélat,  JVlichel  (de 
Bourges).  «  Le  1 1  mai,  les  journaux  révolution- 
naires publièrent  un  manifeste  par  lequel  le 
comité  de  défense  félicitait  et  encourageait  les 
accusés...  Suivaient  les  signatures  des  défen- 
seurs au  nombre  de  cent  dix.  Cette  pièce  était 
un  faux...  Elle  avait  été  rédigée  par  quelques- 
uns  des  défenseurs  qui,  pour  la  rendre  plus 
imposante,  avaient,  sans  aucune  autorisation, 
disposé  des  noms  de  leurs  collègues.  Ceux-ci 
prirent  peur...  Bientôt  ce  fut  à  qui  se  dégage- 
rait, par  un  désaveu  public,  d'une  aventure 
devenue  périlleuse  ;  si  bien  que,  pour  mettre 
fin  à  ce  sauve-qui-peut,  deux  des  coupables, 
Trélat  et  Michel  (de  Bourges),  déclarèrent  assu- 
mer seuls  la  rédaction  du  manifeste  et  de  l'ap- 
position des  signatures.  Ils  furent  condamnés 
par  la  Cour  des  pairs,  Trélat  à  quatre  ans  de 


l'amie  de  MICHEL  (DE  BOURGES)        171 

prison,  Michel  à  un  mois  »  *.  Choquante  inéga- 
lité !  Michel  ne  pardonna  jamais  à  son  compère 
Trélat  d'avoir  décroché  une  si  belle  condam- 
nation ! 

Qu'est-ce  que  vous  voulez  qu'on  fasse  avec 
un  mois  de  prison  ?  Nous  voyons  en  effet  que 
Michel  fournit  une  carrière  des  plus  médiocres. 
Il  tâtonna,  louvoya.  C'était  le  politicien,  et 
c'est  tout  dire.  George  Sand  nous  apprend 
qu'il  «  acceptait  en  théorie  ce  qu'il  appelait  les 
nécessités  de  la  politique  pure,  les  ruses,  le 
charlatanisme,  le  mensonge  même,  les  con- 
cessions sans  sincérité,  les  alliances  sans  foi, 
les  promesses  vaines.  »  Nous  dirions  qu'il  fut 
un  radical  opportuniste.  Mais  il  ne  suffit  pas 
d'être  opportuniste  pour  réussir  :  il  y  a  la  ma- 
nière. Élu  député,  Michel  (de  Bourges)  ne  joua 
aucun  rôle.  En  48,  il  ne  sut  égaler  ni  le  lustre 
de  Raspail,  ni  le  prestige  de  Flocon.  Au  coup 
d'État,  il  rentra  définitivement  dans  l'ombre. 
Depuis  longtemps,  d'ailleurs,  il  préférait  à  la 
politique  les   affaires.  On  est  bien  obligé  de 

I.  Thcreau-Daxgin,  Histoire  de  la  Monarchie  de  'uillet,  II, 
297  sq. 


172  GEORGE   SAND 


choisir,  quand  on  n'est  pas  du  gouvernement. 

Il  est  aisé  de  voir  par  où  Michel  séduisit 
George  Sand.  C'était  un  sectaire,  elle  le  prit 
pour  un  apôtre.  Il  était  brutal,  elle  le  crut 
énergique.  Mal  élevé,  elle  l'imagina  austère. 
Tyran,  elle  salua  en  lui  un  maître.  Il  lui  avait 
promis  de  la  faire  guillotiner  à  la  première 
occasion.  Preuve  incontestable  de  supériorité! 
Sincère,  elle  n'était  pas  en  garde  contre  la 
hâblerie.  Il  lui  avait  fait  peur.  Elle  l'en  admira 
et  s'empressa  d'incarner  en  lui  cet  idéal  stoï- 
cien qu'elle  avait  en  tête  depuis  tant  d'années 
et  qui  était  toujours  resté  en  disponibilité. 

C'est  bien  ainsi  qu'elle-même  explique  à 
Michel  les  raisons  de  son  amour.  «  Je  t'aime 
parce  que,  quand  je  me  représente  la  gran- 
deur, la  sagesse,  la  force  et  la  beauté,  c'est 
ton  image  qui  se  présente  devant  moi...  Nul 
autre  homme  n'avait  exercé  sur  moi  une  in- 
fluence morale  ;  mon  esprit  toujours  libre  et 
sauvage  n'avait  accepté  aucune  direction...  Tu 
es  venu  et  tu  m'as  enseigné.  »  Et  encore  : 
«  C'est  toi  que  j'aime,  depuis  le  jour  où  je  suis 
née  et  à  travers  tous  les  fantômes  où  j'ai  cru 


l'amie  de  MICHEL   (dE  BOURGES)        173 


un  instant  te  trouver  et  te  posséder.  »  Quoi  ! 
A  travers  Musset,  celui  qu'elle  aimait,  c'était 
Michel  !  J'espère  qu'elle  s'abuse. 

Il  existe  toute  une  correspondance  de  George 
Sand  avec  Michel  (de  Bourges) .  Une  partie  en 
a  été  publiée  naguère  dans  la  Revue  illus- 
trée, sous  le  titre  de  Lettres  de  femme.  Au- 
cunes lettres  de  George  Sand  ne  surpassent 
ces  lettres  à  Michel  (de  Bourges)  pour  l'ardeur 
de  la  passion,  pour  la  beauté  de 'la  forme  et 
pour  je  ne  sais  quelle  magnifique  impudeur. 

Écoutez  cet  appel  au  bien-aimé.  George 
Sand,  après  une  nuit  de  travail,  se  plaint  de 
la  fatigue,  de  la  faim  et  du  froid  :  «  Eh  bien  ! 
parais,  mon  amant,  et,  ranimée  comme  la 
terre  au  retour  du  soleil  de  mai,  je  jetterai 
mon  suaire  de  glace  et  je  tressaillerai  d'amour, 
et  les  plis  de  la  souffrance  s'effaceront  de  mon 
front,  et  je  te  semblerai  belle  et  jeune  parce 
que  je  bondirai  de  joie  dans  tes  bras  de  fer. 
Viens,  viens,  et  j'aurai  de  la  force,  de  la 
santé,  de  la  jeunesse,  de  la  gaieté,  de  l'espé- 
rance... Tirai  à  ta  rencontre,  comme  l'épouse 


174  GEORGE  SAND 


du  Cantique  au-deyant  du  Bien-aimé.  »  Le 
bien-aimé,  au-devant  duquel  court  cette  Sula- 
mite,  est  un  avocat  de  province,  chauve,  avec 
des  lunettes  et  trois  foulards.  Mais  il  paraît 
que  sa  «  beauté  voilée  et  inintelligible  au  vul- 
gaire se  révélait,  comme  jadis  celle  de  Jupiter 
cachée  sous  des  formes  humaines  éclatait 
tout  à  coup  aux  yeux  de  ses  amantes.  »  Ne 
souriez  pas  de  ces  comparaisons  mythologi- 
ques !  George  Sand  a  comme  restitué  en  elle 
l'état  d'âme  d'où  sont  nés  les  mythes  anciens. 
Un  grand  courant  de  poésie  naturaliste  circule 
à  travers  ces  pages.  Rappelez- vous  certains 
morceaux  descriptifs  de  Théocrite  ou  de  Ron- 
sard. Vous  en  pourriez  rapprocher  ce  portrait 
du  cheval  qui  chaque  jour  emporte  George 
Sand  au  vent  impétueux  de  sa  course.  «  A 
peine  il  me  voit,  qu'il  frappe  du  pied  et  rue 
d'impatience...  Je  l'ai  dressé  à  franchir  cent 
toises  par  seconde  ;  le  ciel  et  la  terre  dispa- 
raissent quand  il  m'emporte  sous  ces  longs 
berceaux  de  pommiers  en  fleurs...  Le  moindre 
son  de  ma  voix  le  fait  bondir  comme  une  balle; 
le  moindre  oiseau  qui  passe  le  fait  frémir  et 


l'amie  de  MICHEL   (DE  BOURGES)        175 

fuir  comme  un  enfant  sans  expérience.  Il  a  à 
peine  cinq  ans.  Il  est  craintif  et  mutin.  Sa 
croupe  noire  luit  au  soleil,  comme  l'aile  du 
corbeau...  »  N'est-ce  pas  le  relief  précis  d'une 
figurine  antique  ?  Une  fois,  George  Sand  ra- 
conte comment  elle  a  vu  Phœbé  dépouiller  sa 
robe  de  nuées  et  s'élancer  radieuse  dans  un  ciel 
pur.  Et  le  lendemain  elle  écrit  :  «  Elle  a  été 
mangée  par  les  méchants  esprits.  Les  noirs 
génies  de  l'Érèbe  montés  sur  des  nuées  som- 
bres sont  venus  se  jeter  sur  elle  et  elle  a  en 
vain  lutté.  »  Rapprochez  de  ces  passages  une 
lettre  du  10  juillet  1836,  où  elle  conte  com- 
ment elle  se  jette  tout  habillée  dans  l'Indre, 
pour  reprendre  ensuite  sa  course  dans  les  prés 
au  soleil,  et  avec  quelle  volupté  elle  goûte  les 
joies  de  la  vie  primitive  et  se  figure  être  aux 
beaux  temps  de  la  Grèce.  Il  y  a  des  jours 
et  des  pages  où  George  Sand,  sous  l'afflux  de 
la  vie  physique,  se  découvre  païenne  :  son 
génie  est  alors  celui  des  divinités  bocagères 
qu'enivraient,  à  certaines  époques  de  l'année, 
l'odeur  des  prés  et  la  sève  des  bois. 

Si  quelque  jour  on  nous  donne  cette  corres- 


lyô  GEORGE  SAND 


pondance  dans  son  entier,  je  ne  serais  pas 
étonné  qu'il  se  trouvât  d'honnêtes  gens  pour  la 
préférer  aux  lettres  à  Musset.  D'abord  elle 
n'est  pas  gâtée  par  cette  préoccupation  qu'a- 
vaient les  amants  de  Venise  de  faire  de  la  lit- 
térature. On  n'y  trouve  pas  mêlées  aux  accents 
de  la  passion  sincère  les  conceptions  quintes- 
senciées  d'une  métaphysique  paradoxale.  C'est 
ici  la  nature  qui  parle.  Aussi  bien  ces  lettres 
ne  sont  guère  moins  douloureuses.  Elles 
aussi  nous  disent  un  dur  martyre.  On  y  de- 
vine un  Michel  grossier,  despote,  infidèle  et 
jaloux.  Nous  savons  par  ailleurs  que ,  plus 
d'une  fois ,  George  Sand  fut  près  de  perdre 
patience.  Et  nous  la  croyons  sur  parole  quand 
elle  écrit  à  M""'  d'Agoult,  le  lo  juillet  1836: 
«  J'ai  des  grands  hommes  plein  le  dos  (passez 
moi  l'expression).  Je  voudrais  les  voir  tous 
dans  Plutarque.  Là  ils  ne  me  font  pas  souffrir 
du  côté  humain.  Qu'on  les  taille  en  marbre, 
qu'on  les  coule  en  bronze  et  qu'on  n'en  parle 
plus!  »  Amen. 

Ce   qui  dégoûta  George  Sand  de   son   Mi- 
chef,  ce  fut  la  vanité  de  celui-ci  et  ce  besoin 


l'amie   de  MICHEL   (DE  BOURGES)        l^^ 

qu'il  avait  d'être  adulé.  En  juillet  1837,  ^lle 
était  à  bout,  comme  elle  l'écrit  à  Girerd.  (Re- 
marquez cette  habitude  de  mettre  toujours  un 
tiers  dans  la  confidence.  A  l'époque  de  San- 
deau,  c'était  Emile  Regnault;  à  l'époque  de 
Musset,  Sainte-Beuve;  maintenant  Girerd.) 
George  Sand  lui  écrit  :  «  Lasse  de  dévouement, 
ayant  combattu  ma  fierté  avec  toutes  les  forces 
de  l'amour,  et  ne  trouvant  qu'ingratitude  et 
dureté  pour  récompense,  j'ai  senti  mon  âme 
se  briser  et  mon  amour  s'éteindre.  Je  suis 
guérie...  »  Si  encore  elle  eût,  cette  fois,  souf- 
fert par  un  grand  homme  !  Mais  ce  n'était, 
celui-là,  qu'un  faux  grand  homme. 

Pourtant  l'influence  qu'il  eut  sur  sa  pensée  a 
été  réelle,  et,  d'une  certaine  manière,  bien- 
faisante. 

Au  début,  elle  était  fort  éloignée  de  l'état 
d'esprit  de  Michel ,  et  elle  éprouvait  pour 
quelques  -  unes  de  ses  idées  une  aversion 
qui  ressemblait  à  de  l'horreur.  Le  dogme 
de  l'égalité  absolue  lui  paraissait  une  absur- 
dité. La  République  —  ou  les  diverses  républi- 
ques  alors  en   gestation  —  lui   faisait  l'effet 


178  GEORGE  SAND 


d'une  utopie  ;  et,  voyant  chacun  de  ses  amis  se 
faire  «  son  petit  République  »,  elle  ne  croyait 
guère  à  la  vertu  de  cette  forme  de  gouvernement 
pour  réaliser  l'union  de  tous  les  Français.  Un 
point  la  choquait  particulièrement  dans  les 
théories  de  Michel.  Ce  politicien  n'aimait  pas 
les  artistes  :  de  même  que  la  Révolution 
n'avait  pas  besoin  de  chimistes,  il  estimait  que 
la  République  n'aurait  besoin  ni  d'écrivains, 
ni  de  peintres,  ni  de  musiciens,  tous  gens  inu- 
tiles et  auxquels  on  jouerait  ce  bon  tour  de  leur 
mettre  entre  les  mains  une  bêche  de  laboureur 
ou  une  alêne  de  cordonnier.  George  Sand  trou- 
vait cela  barbare,  mais  surtout  bête. 

Laissez  faire  le  temps  !  Nous  avons  un  témoi- 
gnage irrécusable  des  opinions  qui  sont  bientôt 
devenues  les  siennes,  c'est  le  catéchisme  répu- 
blicain que,  dans  ses  lettres,  elle  rédige  à 
l'usage  de  son  fils  Maurice,  qui  avait  alors 
douze  ans,  l'âge  de  la  première  communion. 
Il  était  au  lycée  Henri  IV,  dans  la  même 
classe  que  les  princes  d'Orléans.  Voulez- vous 
voir  comment  sa  mère  le  renseigne  sur  le  papa 
de  ses  camarades  ?  Savourez  cette  petite  phrase 


l'amie  de  MICHEL    (DE  BOURGES)        I79 


d'une  lettre  du  15  décembre  1835  :  «  Il  est  bien 
vrai  que  Louis-Philippe  est  l'ennemi  de  l'hu- 
manité... »  Rien  que  cela  !  L'ennemi  de  l'hu- 
manité, au  carnaval,  invite  au  château  les  ca- 
marades de  son  fils  Montpensier.  Que  Maurice 
accepte  l'invitation,  puisque  cela  l'amuse; 
mais  qu'il  évite  d'en  avoir  cette  gratitude  qui 
nuit  à  l'indépendance.  «  Les  amusements  que 
Montpensier  t'offre  sont  déjà  des  faveurs  », 
écrit  gravement  cette  mère  des  Gracques. 
Si  on  lui  demande  ses  opinions ,  l'enfant 
devra  répondre  qu'il  est  un  peu  trop  jeune 
pour  avoir  déjà  des  opinions,  mais  non  pour 
savoir  celles  qu'il  aura  quand  il  se  les 
sera  librement  données  :  «  tu  répondrais  que 
tu  es  républicain  de  race  et  de  nature  ».  Elle 
ajoute  quelques  aphorismes  :  les  princes  sont 
«  nos  ennemis  naturels  »,  et  «  quelque  bon  que 
puisse  être  l'enfant  d'un  roi,  il  est  destiné  à 
être  tyran  ».  Voilà  bien  de  l'émoi  pour  un 
verre  de  sirop  et  trois  petits  fours  !  Mais  c'est 
qu'alors  George  Sand  était  sous  la  domination 
de  «  Robespierre  en  personne  ». 

Donc  Michel  avait  amené  George  Sand  à  la 


l8o  GEORGE   SAND 


< 


République.  Sans  vouloir  exagérer  le  service 
qu'il  lui  rendait  ainsi,  je  le  crois  incontestable, 
à  condition  qu'on  l'explique  d'une  certaine  ma- 
nière. A  tort  ou  à  raison,  George  Sand  avait 
vu  en  Michel  l'homme  qui  s'est  consacré  tout 
entier  à  une  cause  d'intérêt  général.  Elle  avait 
appris  à  son  école  —  et  peut-être  doublement 
à  son  école  —  que  l'amour,  quoi  qu'on  fasse, 
est  une  passion  égoïste  ;  aux  puissances  de 
sympathie  d'un  cœur  généreux  il  faut  assigner 
un  autre  but  :  le  service  de  l'humanité,  le 
dévouement  à  une  idée. 

C'est  un  acheminement  dans  la  voie  qui  va 
faire  passer  l'écrivain  du  mode  personnel  au 
mode  impersonnel. 

•  N'oublions  pas,  enfin,  un  autre  genre  de  ser- 
vice que  Michel  avait  rendu  à  George  Sand  : 
il  avait  plaidé  pour  elle  et  gagné  son  procès 
en  séparation. 

Depuis  que  George  Sand  avait,  en  janvier 
1831,  repris  son  indépendance,  ses  rapports 
avec  Dudevant  avaient  été  fort  supportables. 
Les  deux  époux  échangeaient  des  lettres  cor- 


l'amie   de   MICHEL    (DE   BOURGES)        l8l 

diales.  Quand  Dudevant  vient  à  Paris,  il  a 
soin  de  ne  pas  descendre  chez  sa  femme, 
crainte  de  la  gêner.  «  Je  descendrai  chez  Hip- 
polyte,  parce  que  je  ne  veux  te  gêner  nulle- 
ment, ni  par  conséquent  être  gêné,  ce  qui  est 
bien  juste.  »  C'est  un  mari  discret.  Quand 
elle  part  pour  l'Italie,  il  l'exhorte  à  profiter 
d'une  si  bonne  occasion  qu'elle  a  de  voir  un 
beau  pays.  C'est  un  mari  de  bon  conseil.  Et 
il  invite  Pagello  à  faire  un  séjour  à  Nohant.  — 
Avouez  que  ce  trait  eût  manqué  à  l'histoire  ! 
—  Mais  pendant  les  mois  où  les  deux  époux  se 
retrouvaient  ensemble  à  Nohant,  les  scènes  re- 
commençaient. L'irritation  de  Dudevant  était 
entretenue  par  ses  besoins  d'argent  et  la  con- 
science qu'il  avait  d'être  un  déplorable  admi- 
nistrateur. Il  avait  fait  de  mauvaises  spécula- 
tions. Crédule,  comme  beaucoup  de  gens  mé- 
fiants, il  s'était  laissé  duper  par  un  escroc 
dans  une  affaire  d'armement  maritime,  à  la- 
quelle il  avait  d'autant  plus  ajouté  foi  qu'on  lui 
avait  montré  sur  le  papier  le  portrait  du  bateau. 
Il  avait  mangé  quatre-vingt-dix  mille  francs 
sur  cent  mille  qu'il  possédait,  et  vivait  sur  les 


l82  GEORGE   SAND 


revenus  de  sa  femme.  Il  fallait  aviser.  George 
Sand  lui  paya  d'abord  ses  dettes  ;  puis  les  deux 
époux  signèrent  une  convention  équivalant  à 
une  séparation  de  biens ,  convention  que  regretta 
Dudevant  et  qui  fut  déchirée,  lorsqu'éclata,  le 
19  octobre  1835,  devant  témoins,  à  la  suite  d'un 
ordre  donné  à  Maurice,  une  scène  de  violence... 
Mais  c'est  George  Sand  elle-même  qui  va 
nous  la  conter,  dans  une  série  de  lettres  iné- 
dites dont  je  vous  lirai  les  passages  décisifs. 
Voici  le  début  d'une  lettre  à  son  demi-frère, 
Hippolyte,  celui-là  même  qui  se  grisait  avec 
Casimir  : 

A  Hippolyte  Chatiron. 

«  Mon  ami,  je  dois  t'apprendre  une  nouvelle 
qui  t'arriverait  indirectement  et  que  tu  dois 
tenir  de  moi  la  première.  Casimir,  au  lieu 
d'arriver  de  bonne  grâce  et  de  bonne  foi  à 
l'exécution  du  traité,  s'est  livré  contre  moi  à 
une  animosité  qui  tient  de  la  folie.  Sans  aucun 
motif  de  ma  part,  soit  dans  ma  conduite  pré- 
sente, soit  dans  mes  manières  avec  lui,  il  s'est 
jeté  sur  moi  pour  me  frapper  et,  empêché  de 


l'amie   de   MICHEL   (DE   BOURGES)        183 

le  faire  par  cinq  personnes,  dont  était  Dutheil, 
il  a  été  chercher  son  fusil  pour  me  tuer.  Tu 
penses  bien  qu'on  ne  l'a  pas  laissé  faire. 

«  En  raison  de  pareils  traitements  et  d'une 
haine  qui  va  jusqu'à  la  démence,  ne  pouvant 
avoir  de  sécurité  dans  une  maison  où  il  aurait 
toujours  le  droit  de  revenir,  n'ayant  d'autre 
garantie  de  son  traité  que  son  bon  plaisir, 
enfin  ne  pouvant  rester  à  la  merci  d'un  homme 
qui,  à  mon  égard,  ne  se  conduit  ni  avec  déli- 
catesse ni  avec  raison,  j'ai  pris  le  parti  de  de- 
mander une  séparation  judiciaire  et  je  l'ob- 
tiendrai sans  aucun  doute.  Casimir,  qui  m'avait 
fait  cette  affreuse  algarade  la  veille  de  son  dé- 
part pour  Paris,  a  retrouvé,  en  revenant  ici,  la 
maison  vide,  moi  fixée  par  autorisation  du  pré- 
sident à  la  Châtre,  chez  Dutheil,  et  une  assi- 
gnation sur  sa  cheminée.  Il  a  pris  son  parti, 
en  comprenant  qu'il  ne  pouvait  lutter  contre 
ses  propres  fautes  et  que  le  scandale  qu'il 
pourrait  faire,  en  se  débattant,  lui  retomberait 
sur  le  nez.  Il  a  posé  et  accepté  les  stipulations 
suivantes,  auxquelles  Dutheil  a  servi  d'inter- 
médiaire.   Je    lui    assurerai   une    pension    de 


l84  GEORGE   SAND 


3.800  francs  qui,  jointe  à  1.200  francs  de  rente 
qui  lui  restent,  lui  constitueront  5.000  francs 
de  rente.  Je  crois  que  c'est  bien  honnête,  moi 
payant  l'éducation  des  deux  enfants.  Ma  fille 
restera  à  ma  gouverne,  comme  je  l'entendrai. 
Mon  fils  restera  au  collège  où  il  est,  jusqu'à  ce 
qu'il  ait  fini  ses  études  et,  durant  les  vacances, 
il  passera  un  mois  chez  son  père  et  un  mois 
chez  moi.  De  cette  manière,  il  n'y  aura  plus  de 
contestation  et  Dudevant  retournera  à  Paris 
prochainement  sans  faire  de  résistance,  tandis 
que  les  tribunaux  prononceront  la  séparation 
par  défaut  ^  » 

Et  voici,  sur  le  même  sujet,  une  amusante 
lettre  berrichonne  à  Adolphe  Duplomb  : 

«  Cher  Hydrogène, 

«  Tu  es  mal  informé  de  ce  qui  se  passe  à  la 
Châtre.  Dutheil  n'a  jamais  été  brouillé  avec  le 
baron  de  Nohant-Vic.  Mais  voici  la  véritable 
histoire.  Le  baron  s'est  pris  comme  d'une 
idée  de  me  battre.  Dutheil  a  pas  voulu.  Fleury 

I.  Communiquée  par  M.  S.  Rocheblave. 


l'amie   de   MICHEL    (DE  BOURGES)        185 

et  Papet  a  pas  voulu.  Alors  v'ià  que  le  baron 
a  été  sarcher  son  fusil  pour  tuer  tout  le  monde. 
V'ià  que  le  monde  a  pas  voulu  être  tué.  Alors 
le  baron  a  dit  :  «  Ça  suffit  »  et  il  s'est  remis 
à  boire.  Ça  s'est  passé  comme  ça.  Personne  ne 
s'est  fâché  avec  lui.  Mais  moi,  comme  j'en 
avai-t-assez  et  que  ça  m'ennuye  de  travailler 
pour  vivre,  de  laisser  mon  de  quoi  dans  les 
mains  du  diable,  d'être  chassée  de  la  maison, 
tous  les  ans,  à  coups  de  bonnet,  tandis  que  les 
drôlesses  du  bourg  couchent  dans  mes  lits  et 
apportent  des  puces  dans  mon  logis,  j'ai  dit  : 
«j'veux  pus  d'çà»,  et  j'ai  t'été  trouver  le  g^and 
juge  à  la  Châtre  et  j'y  ai  dit  :  Voilà.  Dès  lors, 
qu'il  m'a  dit,  dit-il,  c'est  bon.  Et  v'ià  qu'y 
m'ont  démariée.  Et  j'en  suis  pas  fâchée.  Ils 
disent  que  le  baron  fera  son  appel.  J'en  sas 
rin.  J' voirons.  S'y  n'en  fait  y  un,  y  pardra 
l'tout.  Et  vl'à  c'que  c'est»  '. 

L'affaire  fut  plaidée  les  10  et  11  mars  1836  à 
La  Châtre,  puis  les  25  et  26  juillet  à  Bourges. 
Le  tribunal  prononça  la  séparation  de  corps  et 

I.  Communiquée  par  M.  Charles  Duplomb. 


l86  GEORGE  S  AND 


attribua  la  garde  des  enfants  à  George  Sand. 
Tout  n'était  cependant  pas  fini.  Au  mois  de 
septembre  de  l'année  1837,  George  Sand  était 
avertie  que  Dudevant  voulait  enlever  Maurice. 
Elle  expédia  un  ami  sûr,  qui  installa  l'enfant 
à  Fontainebleau  où  elle  alla  le  garder.  Sur  ces 
entrefaites,  elle  apprend  que  Dudevant,  n'ayant 
pas  trouvé  son  fils  à  Nohant,  s'est  rattrapé  en 
enlevant  sa  fille,  Solange,  malgré  les  larmes 
de  l'enfant  et  la  résistance  de  l'institutrice  qui 
a  été  bousculée.  Elle  met  la  police  en  mouve- 
ment, découvre  que  sa  fille  est  séquestrée  à 
Guillery,  près  Nérac,  saute  en  chaise  de  poste, 
tombe  chez  le  sous-préfet,  un  charmant  gar- 
çon —  c'était  le  baron  Haussmann  —  qui  monte 
dans  sa  voiture,  et,  escorté  du  lieutenant  de 
gendarmerie  et  de  l'huissier  à  cheval,  vient 
mettre  le  siège  devant  Guillery.  Dudevant 
amène  sa  fille  sur  le  seuil  et  la  remet  à  sa 
mère,  non  sans  menacer  celle-ci  de  faire  re- 
prendre Maurice  par  autorité  de  justice.  Et  les 
deux  époux  se  séparent...  enchantés  l'un  de 
l'autre,  affirme  George  Sand.  Désormais  ils  ne 
devaient    guère  se    revoir.    Dans    toutes  ces 


l'amie   de  MICHEL    (DE   BOURGES)        187 

affaires,  Dudevant  avait  donné  de  lui-même 
une  assez  piètre  opinion.  Lors  de  la  liquidation, 
il  réclama  quinze  pots  de  confiture  et  un  poêle 
en  fer  de  un  franc  cinquante.  Cela  parut  mes- 
quin. 

Le  premier  usage  qu'avait  fait  George  Sand 
des  droits  nouveaux  que  lui  avait  reconnus  le 
tribunal,  en  1836,  c'avait  été  de  partir  en  bande, 
avec  Maurice  et  Solange,  pour  la  Suisse  où 
l'attendaient  ses  amis  Franz  Liszt  et  la 
comtesse  d'Agoult. 

C'est  par  Musset  que  George  Sand  avait  fait 
la  connaissance  de  Liszt  :  celui-ci  donnait  des 
leçons  de  musique  à  la  sœur  d'Alfred,  Hermi-' 
nie.  Il  était  né  en  181 1.  Il  était  donc  de  sept 
ans  plus  jeune  que  George  Sand  :  il  avait 
vingt-trois  ans  lorsque  commencèrent  leurs 
relations,  destinées  à  rester  uniquement  ami- 
cales. De  singulières  affinités  de  nature  les 
rapprochaient.  Liszt  avait  songé  à  se  faire 
prêtre  :  sa  ferveur  religieuse  s'était  transfor- 
mée en  un  ardent  amour  pour  l'humanité. 
Dépourvu  d'instruction  première,  il  lisait  avec 


l88  GEORGE   S  AND 


avidité.  C'est  lui  qui^  rencontrant  un  jour 
l'avocat  Crémieux,  lui  demanda  :  «  Monsieur 
Crémieux,  apprenez-moi  toute  la  littérature 
française.  »  Ce  qui  fit  dire  à  Crémieux  :  «  Une 
grande  confusion  semble  régner  dans  la  cer- 
velle de  ce  jeune  homme.  »  Il  avait  été 
transporté  par  le  mouvement  de  1830,  très 
influencé  par  les  idées  saint-simoniennes,  en- 
thousiasmé par  Lamennais,  qui  venait  de 
publier  les  Paroles  d'un  Croyant.  Une 
lecture  de  Leone  Leoni  avait  fait  de  lui  un 
admirateur  de  George  Sand.  Leone  Leoni 
est  une  transposition  de  Manon  Lescaut  dans 
le  mode  romantique.  Une  jeune  fille,  Juliette, 
enlevée  par  un  jeune  seigneur,  s'aperçoit  que 
celui-ci  est  un  abominable  escroc.  Imaginez 
toutes  les  infamies  que  peut  commettre  un 
apache  cumulant  ses  fonctions  avec  celles  d'un 
«  ami  des  femmes  »  des  boulevards  exté- 
rieurs :  vous  avez  Leone  Leoni.  Juliette,  qui 
est  de  nature  honnête,  a  horreur  de  ces  atro- 
cités et  de  ces  ignominies.  Et  pourtant  et  mal- 
gré tout,  elle  revient  à  Leone  Leoni  :  elle  ne 
veut  être  qu'à  lui.  L'amour  est  le  plus  fort  : 


l'amie   de  MICHEL    (DE  BOURGES)         l8g 

la  passion  emporte  tous  les  scrupules  et 
triomphe  de  toutes  les  révoltes.  —  Ai-je  besoin 
de  vous  faire  remarquer  la  différence  entre  le 
roman  si  vrai  du  xvill'  siècle  et  la  fantai- 
sie lyrique  du  xix®  ?  Manon  et  Des  Grieux 
peuvent  rester  indéfiniment  unis  l'un  à  l'autre, 
car  ils  se  valent.  Cela  se  passe  dans  les  bas- 
fonds  de  la  société  et  dans  la  boue  du  cœur. 
Faites  de  Des  Grieux  un  honnête  homme,  ou 
de  Manon  une  fille  vertueuse,  tout  s'écroule.  Et 
c'est  précisément  en  quoi  consiste  la  transpo- 
sition dans  Leone  Leoni.  Aussi  bien,  c'est  ce 
romantisme  qui  charma  Liszt. 

Lui  aussi,  il  venait  de  donner  l'exemple 
d'une  belle  application  du  romantisme  à  la  vie. 
Un  beau  jour,  Marie  d'Agoult,  née  de  Flavi- 
gny,  avait  quitté  son  mari  et  sa  fille,  et  ne 
voulant  rien  savoir  hors  sa  passion,  elle  était 
partie  pour  Genève  où  Liszt  vint  la  rejoindre. 

Entre  les  deux  femmes  s'établit  une  amitié 
où,  de  part  et  d'autre,  la  volonté  de  se  rap- 
procher entra  plus  que  l'attrait  véritable  et  la 
sympathie  foncière.  Blonde  aux  yeux  bleus, 
svelte,    diaphane,    une  vraie  Diane,  la   com- 


190  GEORGE   S  AND 


tesse  d'Agoult  est  une  aristocrate  et  une  mon- 
daine ;  George  Sand  est  tout  le  contraire.  Mais 
la  comtesse  d'Agoult  venait  de  «  sacrifier  toutes 
les  vanités  du  monde  pour  un  artiste  »  :  on  lui 
devait  d'entrer  en  relations  avec  elle.  A  Genève, 
le  séjour  fut  joyeux  et  bruyant.  Les  Pijfoels 
(George  Sand  et  ses  enfants)  et  les  Fellows 
(Liszt  et  son  élève  Hermann  Cohen)  s'amu- 
sèrent à  scandaliser  l'hôtel  par  leurs  allures  de 
bohèmes.  On  fit  une  excursion  à  la  mer  de 
glace.  A  Lausanne,  Liszt  joua  de  l'orgue.  Au 
retour,  on  ne  voulut  pas  se  quitter.  En  octobre 
1836,  George  Sand  s'installe  à  Paris  à  l'hôtel 
de  France,  rue  Laffitte,  avec  son  amie.  Elle 
occupait  une  pièce  de  l'entresol  ;  Liszt  et  la 
comtesse  d'Agoult  une  pièce  de  l'étage  supé- 
rieur. Le  salon  était  commun.  A  vrai  dire, 
c'était  le  salon  de  la  comtessse  d'Agoult  plutôt 
que  celui  de  George  Sand.  On  y  voyait  Lamen- 
nais, Henri  Heine,  Mickiewicz,  Michel  (de 
Bourges),  Charles  Didier.  «  Son  salon  impro- 
visé dans  une  auberge  était  une  réunion  d'élite 
qu'elle  présidait  avec  une  grâce  exquise.  »  Et 
voilà  la  mondaine,  voilà  la  maîtresse  de  mai- 


l'amie   de   MICHEL    (DE  BOURGES)        IQI 

son,  celle  qui  d'une  chambi-«^  d'auberge,  à 
moins  que  ce  ne  soit  d'une  berline  ou  d'un  coin 
de  prison,  fera  cette  chose  exquise  où  se  résu- 
mait naguère  toute  la  politesse  française  :  un 
salon. 

Parmi  les  habitués  du  salon  de  M"®  d'Agoult, 
je  remarque  le  nom  de  Chopin.  C'est  un  nou- 
veau chapitre  de  la  vie  de  George  Sand  qui  va 
commencer,  et  qui  nous  permettra,  quand  nous 
y  serons  arrivés,  d'apprécier  d'ensemble  l'im- 
portance qu'ont  eue  dans  son  développement 
intellectuel  ses  relations  avec  de  grands  ar- 
tistes. 

Pour  cette  fois,  et  en  terminant,  vous  me 
laisserez  vous  montrer  comment  le  talent  de 
George  Sand  s'était  développé  et  déjà  s'épa- 
nouissait dans  le  premier  en  date  de  ses 
chefs-d'œuvre  incontestés  :  Mauprat,  qui 
paraît  en  1837. 

Dans  sa  production  ininterrompue  et  qui  se 
continuait  régulière  à  travers  tous  les  orages  de 
sa  vie,  il  y  a  du  bizarre,  du  médiocre  et  de  l'excel- 
lent. Le  bizarre  c'est  Jacques,  écrit  à  Venise  aux 


iqz  GEORGE  SAND 


côtés  de  Pagello,  et  où  George  Sand  a  beau 
dire  qu'elle  n'a  mis  ni  Musset,  ni  elle  :  pour- 
tant elle  s'est  inspirée  de  leur  cas  et  n'a  fait 
que  transposer  leur  idéal  de  renoncement.  Le 
médiocre,  c'est  André,  histoire  d'un  jeune 
gentilhomme  qui  séduit  une  ouvrière,  récit 
berrichon  que  George  Sand  compose  à  Venise 
par  une  sorte  de  nostalgie  de  sa  terre  natale  ; 
et  c'est  Simon,  où  se  trouve  le  portrait  de 
Michel  (de  Bourges).  George  Sand  avait  voulu 
faire  mieux  pour  Michel,  et  composé  en  son 
honneur  un  roman  révolutionnaire  en  trois 
volumes  in-S"  :  Engelwald  au  front  chauve. 
Buloz  ne  voulut  ni  à.' Engelwald,  ni  de  son 
front  chauve.  Le  roman  n'a  jamais  paru. 

S'il  faut  en  croire  George  Sand,  lorsqu'elle 
écrivit  Mauprat,  elle  se  proposait  d'en  faire 
une  réhabilitation  du  mariage  :  «  Je  venais  de 
plaider  en  séparation.  Le  mariage  dont,  jusque- 
là,  j'avais  combattu  les  abus,  laissant  peut-être 
croire,  faute  d'avoir  suffisamment  développé 
ma  pensée,  que  j'en  méconnaissais  l'essence, 
m'apparaissait  précisément  dans  toute  la  beauté 
morale  de  son  principe...  Je  fis  donc  le  héros 


l'amie   de  MICHEL   (DE  BOURGES)        193 

de  mon  livre  proclamant,  à  quatre-vingts  ans, 
sa  fidélité  pour  la  seule  femme  qu'il  eût  aimée.  » 
Ce  sont  les  paroles  de  Bernard  de  Mauprat  : 
«  Elle  fut  la  seule  femme  que  j'aimais  ;  jamais 
aucune  autre  n'attira  mon  regard  et  ne  connut 
l'étreinte  de  ma  main.  Je  suis  ainsi  fait.  Ce 
que  j'aime,  je  l'aime  éternellement,  dans  le 
passé,  dans  le  présent,  dans  l'avenir.  »  Mau- 
prat serait  donc  un  roman  à  thèse,  comme 
Indiana,  mais  au  service  de  la  thèse  opposée. 
Par  bonheur,  il  n'en  est  rien.  C'est  là  une  de 
ces  explications  après  coup  dont  s'avisent  les 
auteurs.  La  réalité  est  tout  autre. 

George  Sand  ici  n'avait  fait  que  se  laisser 
aller  à  son  imagination,  sans  en  gâter  les  élans 
par  des  préoccupations  sociales.  Elle  s'était, 
au  cours  de  ses  excursions  dans  le  Berry, 
arrêtée  devant  quelque  ruine  de  château  féo- 
dal. Vous  savez  le  pouvoir  de  suggestion  qui 
réside  dans  ces  vieilles  pierres  et  comme  elles 
sont  merveilleuses  pour  conter,  à  qui  sait  les 
interroger,  les  souvenirs  d'un  passé  dont  elles 
furent  les  témoins.  Voici  que  devant  les  yeux 
de  la  romancière  s'évoquait  le  château  de  la 


194  GEORGE  SAND 


Roche-Mauprat  tel  qu'il  se  dressait,  à  la  veille 
de  la  Révolution,  forteresse  et  repaire,  d'où  le 
seigneur  farouche  et  ses  huit  fils  descendaient 
pour  rançonner  les  campagnes.  Rien  ne  sur- 
passe ,  dans  notre  littérature  narrative ,  les 
cent  premières  pages  où  George  Sand  nous 
introduit  chez  ces  burgraves  du  centre  de  la 
France.  Non  moins  heureuses  celles  où  elle 
nous  promène,  à  la  suite  de  Bernard  de  Mau- 
prat,  dans  ce  Paris  des  derniers  jours  de  l'an- 
cien régime,  et  dans  cette  société  dont  elle 
avait,  auprès  de  sa  grand'mère,  recueilli  la 
tradition.  Ce  n'est  plus  seulement  la  nature, 
c'est  l'histoire  qui  fournit  ici  un  cadre  au  récit 
de  la  romancière.  Et  avec  quelle  finesse  est 
menée  cette  analyse  qui  est  le  sujet  même  du 
livre,  celle  de  l'éducation  par  l'amour,  la  sau- 
vagerie de  Bernard  de  Mauprat  cédant  peu 
à  peu  à  l'influence  de  cette  noble  et  délicieuse 
Edmée  ! 

Il  y  a  encore,  dans  Mauprat,  les  types 
paysans  :  Marcasse,  le  preneur  de  taupes  — 
et  Patience,  le  bonhomme  Patience,  le  philo- 
sophe rustique,  instruit  d'Épictète  et  de  Jean- 


l'amie   de   MICHEL    (DE   BOURGES)        IQS 

Jacques,  et  qui  s'est  retiré  dans  les  bois  pour 
y  vivre  de  la  vie  selon  la  nature  et  y  retrouver 
la  sagesse  primitive...  On  nous  dit  que,  pen- 
dant la  Révolution,  Patience  fut  une  sorte 
d'intermédiaire  entre  le  château  et  la  chau- 
mière, et  qu'il  contribua  à  faire  régner  l'équité 
dans  son  district.  Il  vaut  mieux  le  croire...  En 
tout  cas,  ce  Patience,  en  voilà  encore  un  que 
nous  retrouverons  dans  les  romans  russes  avec 
un  nom  en  ow  ou  en  ew  I  Preuve  que,  si  le 
personnage  n'est  guère  vraisemblable,  il  était, 
en  tout  cas,  original  et  neuf  et  amusant. 

Quand  on  assure  qu'on  ne  lit  plus  George 
Sand,  veut-on  dire  que  cet  abandon  s'étend  jus- 
qu'à Maiiprat?  Il  faudrait  donc  qu'on  eût  cessé 
de  lire  un  des  plus  beaux  récits  qu'il  y  ait  dans 
l'histoire  du  roman.  Tel  est,  en  effet,  le  point 
où  nous  en  sommes  arrivés  dans  l'évolution  du 
génie  de  George  Sand.  Sa  manière  pourra 
encore  se  modifier,  son  talent  se  renouveler 
sous  toute  sorte  d'influences,  mais  avec  Mau- 
prat  elle  a  conquis  sa  place  au  premier  rang 
des  grands  conteurs^      C tt^\  tAK  jJU*Jlr ^^^>^  lù^ir 


Photo,  liiaiin  et  C" 


FREDERIC-FRANÇOIS     CHOPIN 
T.il)l<aii      <lc      l)cl:ii<)clic      (Mus.c      <lii      Lniivii-i 


VI 

UN  CAS  DE  MATERNITÉ 
AMOUREUSE 

CHOPIN 


Nous  avons  passé  rapidement  sur  les  rela- 
tions de  George  Sand  avec  Liszt  et  M""^  d'A- 
goult.  Un  roman  de  Balzac  nous  fournit  l'oc- 
casion d'y  revenir  en  quelques  mots. 

Balzac  avait  été  mis  en  rapports  avec  George 
Sand  par  Jules  Sandeau.  Lors  de  la  rupture 
avec  celui-ci,  il  avait  pris  le  parti  de  son  ami 
et  nous  le  voyons,  dans  les  Lettres  à  V Étran- 
gère, déverser  contre  la  femme  bas  bleu,  si 
cruelle  en  amour,  une  mauvaise  humeur  qui 
ne  s'exprime  pas  toujours  dans  des  termes  de 
la  dernière  élégance.  Peu  à  peu,  et  mieux  averti 
de  l'aventure,  il  revint  de  son  premier  courroux. 


198  GEORGE   S  AND 


Le  2  mars  1838,  il  fait  à  M""^  Zulma  Carraud  le 
récit  d'un  séjour  à  Nohant.  Il  avait  trouvé  la 
camarade  George  Sand  dans  sa  robe  de  cham- 
bre fumant  un  cigare  après  le  dîner  au  coin 
de  son  feu.  «  Elle  avait  de  jolies  pantoufles 
jaunes  ornées  d'effilés,  des  bas  coquets  et  un 
pantalon  rouge.  Voilà  pour  le  moral.  Au  phy- 
sique, elle  avait  doublé  son  menton  comme 
un  chanoine.  Elle  n'a  pas  un  seul  cheveu  blanc 
malgré  ses  effroyables  malheurs  ;  son  teint 
bistré  n'a  pas  varié  ;  ses  beaux  yeux  sont 
tout  aussi  éclatants  ;  elle  a  l'air  tout  aussi  bête 
quand  elle  pense...  »  C'est  la  George  Sand  de 
la  trente-cinquième  année,  celle  que  nous 
allons  voir  engagée  dans  l'aventure  nouvelle 
que  nous  avons  à  conter. 

Balzac  continue  en  nous  donnant  quelques 
détails  sur  le  genre  de  vie  de  la  romancière  : 
c'est  à  peu  près  le  même  que  le  sien,  à  cette 
différence  près  que  Balzac  se  couche  à  six 
heures  du  soir  et  se  lève  à  minuit,  et  que 
George  Sand  se  couche  à  six  heures  du  matin 
et  se  lève  à  midi.  Il  ajoute  ce  trait  sur  l'état 
de   sa    sensibilité  :    «  La  voilà  dans  une  pro- 


UN   CAS  DE  MATERNITÉ  AMOUREUSE       199 

fonde   retraite,   condamnant  à  la  fois  le  ma- 
riage et  l'amour,  parce  que  dans  l'un  et  l'autre 
cas,   elle    n'a  eu  que    déceptions.    Son    mâle 
était  rare,  voilà  tout.  »  Au  cours  de  leur  amicale 
causerie,  George  Sand  lui  a  donné  le  sujet  d'un 
roman  qu'elle-même  était  un  peu  gênée  pour 
écrire  :  les  Galériens  ou  les  Amours  forcés. 
Ces  Galériens  de  l'amour,  c'étaient  Liszt  et  la 
comtesse  d'Agoult,  dans  la  compagnie  de  qui 
nous  avons  trouvé  George  Sand  à  Chamonix, 
à  Paris,   à    Nohant.  Il   est  de  toute  évidence 
qu'elle  ne  pouvait  écrire  le  roman  elle-même. 
Balzac  l'écrivit.  C'est  celui  qui  figure  dans 
la   Comédie    humaine  sous  le  titre  de  Béa- 
trix .    Béatrix    est   la    comtesse   d'Agoult  — 
cette  inspiratrice  ;    Liszt  s'appelle  le    compo- 
siteur Conti.  Si  vous  voulez  vous  faire  quelque 
idée  des  rapports  qui  existent  entre  eux,  écou- 
tez ces  paroles  qui,  au  retour  d'une  absence, 
saluent  le  retour  de  Conti  :  «  Tu  ne  connais 
pas  encore  les  épouvantables  droits  que  laisse 
à  un  homme  sur  une  femme  un  amour  éteint... 
Le  forçat  est  toujours  sous  la  domination  de 
son  compagnon  de  chaîne.  Je  suis  perdue.  Il 


200  GEORGE   S  AND 


faudra  retourner  au  bagne.  »  Au  surplus,  on 
ne  peut  se  tromper  au  portrait»  que  Balzac 
trace  de  Béatrix.  Cette  chevelure  blonde  qui 
fait  de  la  lumière,  ce  front  qui  paraît  diaphane, 
cette  tête  suave  et  douce,  ce  long  cou  d'un 
dessin  merveilleux  et,  par-dessus  tout,  cet  air 
de  princesse,  autant  de  traits  auxquels  nous 
reconnaissons  la  «  blonde  Péri  aux  yeux 
bleus  ».  Dans  le  même  roman,  non  content  de 
faire  figurer  cet  illustre  couple,  Balzac  a  intro- 
duit d'autres  contemporains  :  Claude  Vignon, 
celui  qui  s'est  fait  une  certaine  place  dans  la 
littérature,  quoiqu'il  s'occupe  de  critique,  et 
enfin  et  surtout  George  Sand  elle-même.  C'est 
elle  qui,  dans  le  roman,  s'appelle  Félicité  des 
Touches,  ou,  du  pseudonyme  dont  elle  signe 
ses  livres,  Camille  Maupin.  «  Camille  est 
artiste  ;  elle  a  du  génie  et  mène  une  de  ces 
existences  exceptionnelles  que  l'on  ne  saurait 
juger  comme  les  existences  ordinaires.  »  On 
lui  demande  comment  elle  fait  ses  livres  : 
«  Mais  comme  vous  faites  vos  ouvrages  de 
femme,  du  filet  ou  de  la  tapisserie.  »  Elle  a 
de   l'esprit  comme  un  ange  et  plus  de  cœur 


UN   CAS  DE  MATERNITÉ  AMOUREUSE      20I 

encore  que  de  talent.  Avec  son  regard  d'une  pro- 
fonde fixité,  sa  peau  brune  et  ses  allures  mascu- 
lines, c'est  la  parfaite  antithèse  de  la  blonde  Béa- 
trix.  Elle  est  sans  cesse  comparée  à  celle-ci  et 
elle  lui  est  préférée.  On  voit  tout  de  suite  de 
quel  côté  venaient  les  renseignements. . .  et  que 
l'amitié  des  deux  femmes  s'était  refroidie. 

L'occasion  de  la  brouille  avait  été  l'engoue- 
ment de  George  Sand  pour  Chopin,  qu'elle 
avait  connu  par  l'intermédiaire  de  Liszt  et  de 
M"'"  d'Agoult.  Le  28  mars  1837.  de  Nohant, 
George  Sand  écrit  à  Liszt  :  «  Dites  à  Chopin 
que  je  le  prie  de  vous  accompagner,  que  Marie 
ne  peut  pas  vivre  sans  lui  et  que  moi  je 
l'adore.  »  Le  5  avril,  elle  écrit  à  M"^  d'Agoult  : 
«  Dites  à  Chopin  que  je  l'idolâtre.  »  M™*  d'A- 
goult fit-elle  la  commission  ?  Ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  qu'elle  répondit  :  «  Chopin  tousse 
avec  une  grâce  infinie.  C'est  l'homme  irrésolu. 
Il  n'y  a  chez  lui  que  la  toux  de  permanente.  » 
N'est-ce  pas  bien  féminin  comme  férocité  ? 

A  l'époque  où  il  entra  dans  l'existence  de 
George  Sand,  Chopin,  compositeur  et  virtuose. 


202  GEORGE  SAND 


favori  des  salons  parisiens,  était,  dans  toute 
la  beauté  de  l'expression,  le  pianiste  à  la  mode. 
Il  avait  vingt-sept  ans,  étant  né  en  1810.  Le 
succès  —  ce  succès  qui  ne  réussit  nulle  part 
comme  à  Paris  —  allait  à  l'artiste  d'abord, 
dont  le  jeu  délicat  s'accommodait  à  merveille 
aux  dimensions  et  à  l'atmosphère  d'un  salon  ^ 
Il  avouait  à  Liszt  que  la  foule  l'intimidait,  qu'il 
se  sentait  asphyxié  par  ces  haleines  précipi- 
tées, paralysé  par  ces  regards  curieux.  Et  il 
ajoutait  :  «  Vous,  vous  y  êtes  destiné,  car, 
quand  vous  ne  gagnez  pas  votre  public,  vous 
avez  de  quoi  l'assommer.  »  On  fêtait  aussi  le 
mondain.  Frêle  et  maladif,  il  avait  été  de  tout 
temps  choyé  et  couvé.  Il  avait  grandi  dans  un 
intérieur  de  famille  uni,  calme,  dans  un  de  ces 
milieux  modestes,  où  tous  les  détails  de  la  vie 
quotidienne  sont  relevés  par  une  naturelle  dis- 
tinction de  sentiments  et  par  des  habitudes  de 
piété.  Le  prince  Radziwill  s'était  occupé  de 
son  éducation.  Il  avait  été  accueilli  de  bonne 


I.  Sur  Chopin  j'ai  consulté  sa  biographie  par  Liszt  une  étude 
de  M.  Camille  Bellaigue,  et  le  volume  de  M.  Elie  Poirée  paru 
dans  la  Collection  des  musiciens  célèbres  (chez  H.  Laurens). 


UN   CAS   DE   MATERNITÉ  AMOUREUSE       203 

heure  dans  les  cercles  les  plus  aristocratiques, 
et  «  les  beautés  les  plus  renommées  avaient 
souri  à  son  adolescence  ».  Il  avait  été  ainsi 
doublement  affiné  par  la  vie  du  monde  et  par 
de  douces  influences  féminines.  On  sentait  tout 
de  suite  qu'on  avait  affaire  à  un  homme  bien 
élevé.  Cela  se  remarque,  même  chez  les  pia- 
nistes. Il  arrivait  bien  cravaté,  g-anté  de  gfants 
blancs  —  des  gants  à  la  Chopin  —  réservé, 
l'air  un  peu  penché.  On  le  savait  malade.  On 
lui  connaissait  une  histoire  ou  une  légende 
d'amour  malheureux.  Il  avait  aimé  là-bas  une 
jeune  fille  qu'on  lui  avait  refusée.  On  le  trou- 
vait ressemblant  à  sa  musique,  dont  la  phrase 
rêveuse  et  mélancolique  semblait  flotter  autour 
de  ce  front  jeune  et  pâle.  —  Tel  était  le 
charme  de  langueur  qui  se  dégageait  de 
l'homme  ainsi  que  de  son  œuvre  et  qui  subti- 
lement s'insinuait  dans  les  cœurs. 

Chopin  ne  se  souciait  guère  d'entrer  en  rap- 
ports avec  Lélia.  Il  n'aimait  pas  les  femmes- 
auteurs.  Et  celle-ci  lui  faisait  un  peu  peur. 
Liszt,  qui  doit  savoir  à  quoi  s'en  tenir,  puis- 
que c'est  lui  qui  les  présenta  l'un    à  l'autre, 


204  GEORGE   SAND 


écrit  dans  sa  biographie  de  Chopin  que  l'artiste 
sensitif,  et  aisément  effarouché,  redoutait  cette 
«  femme  au-dessus  des  autres  femmes  qui, 
comme  une  prêtresse  de  Delphes,  disait  tant 
de  choses  que  les  autres  ne  savaient  pas  dire. 
Il  évita,  il  retarda  sa  rencontre.  M""  Sand 
ignora...  cette  crainte  de  sylphe.  »  C'est  elle 
qui  vint  à  lui.  Il  est  aisé  de  voir  par  quoi  il 
lui  avait  plu.  Ce  fut  d'abord  par  les  mêmes  rai- 
sons qui  le  faisaient  rechercher  de  toutes  les 
femmes,  mais  aussi  par  l'opposition  de  leurs 
deux  natures.  Elle  était  toute  en  force,  expan- 
sive  et  exubérante.  Il  était  discret,  secret, 
mystérieux  ;  il  paraît  que  le  caractère  polonais 
consiste  à  se  prêter,  sans  jamais  se  donner  ;  et 
un  des  amis  de  Chopin  disait  de  lui  :  «  Chopin 
est  plus  Polonais  que  la  Pologne.  »  Ce  con- 
traste même  peut  être  une  attirance.  Ajoutez 
que  George  Sand  était  très  sensible  aux  séduc- 
tions de  la  musique.  Mais  ce  qu'elle  vit  sur- 
tout en  Chopin,  ce  fut  le  type  de  «  l'artiste  » 
tel  qu'elle  le  concevait,  rêveur,  perdu  dans  les 
nuages,  incapable  de  toute  activité  pratique, 
«  amant  de  l'impossible  ».  Et  ce  fut  le  malade. 


UN    CAS  DE  MATERNITÉ  AMOUREUSE      205 

N'était-ce  pas  elle  qui,  lors  du  départ  de  Mus- 
set et  après  ces  nuits  atroces  passées  à  son 
chevet,  lui  écrivait  de  Venise  :  «  Qui  aurai-je 
à  soigner  maintenant  »  ? 

En  Chopin,  elle  trouva  qui  soigner. 

Vers  le  même  temps,  la  santé  de  son  fils 
Maurice  laissant  à  désirer,  elle  imagina  d'em- 
mener tout  son  monde  à  Majorque. 

Oh  !  la  pitoyable  expédition  ! 

Cela  ne  commença  pas  mal.  Cela  ne  com- 
mence jamais  tout  à  fait  mal.  On  était  parti 
par  Lyon,  Avignon,  Vaucluse,  Nîmes.  A  Per- 
pignan, arrive  Chopin  «  frais  comme  une 
rose  ».  «  Notre  navigation  s'annonce  sous  les 
plus  heureux  auspices.  »  De  là,  Barcelone  et 
Palma.  De  Palma,  le  14  novembre  1838, 
George  Sand  écrit  une  lettre  enthousiaste  : 
«  C'est  la  poésie,  c'est  la  solitude,  c'est  tout  ce 
qu'il  y  a  de  plus  artiste,  de  plus  chiqué  sous 
le  ciel.  Et  quel  ciel,  quel  pays!  nous  sommes 
dans  le  ravissement  »  '.  Hélas  !  le  désenchan- 

I.  Voici  une  lettre  inédite  de  George  Sand  à  M"»  Buloz  ; 

Ma  chère  Christine,  Lundi  ij. 

Je  suis  à  Palma  depuis  quatre  jours  seulement.  Mon  voyage  a 


206  GEORGE  SAND 


tement  ne  devait  pas  tarder.  La  première  dif- 
ficulté fut  pour  se  loger,  et  la  seconde  pour  se 
meubler.  Ni  bois,  ni  linge.  Il  faut  deux  mois 
pour  confectionner  une  paire  de  pincettes  et 

été  fort  heureux  mais  assez  long  comme  vous  voyez  et  pénible 
jusqu'à  la  sortie  de  France.  J'ai  pris  vingt  fois  la  plume  (comme 
on  dit)  pour  terminer  les  cinq  ou  six  pages  qui,  depuis  six  mois, 
manquent  à  Spiridion .  Ce  n"est  pas  la  chose  la  plus  facile  du 
monde  que  de  donner  la  conclusion  de  sa  propre  croyance  reli- 
gieuse, et  je  vous  assure  qu'en  voyage  c'est  tout  à" fait  impossible. 
Je  me  suis  arrêtée  dans  vingt  endroits  avec  la  volonté  de  me 
recueillir  et  d'écrire.  Mais  ces  repos  ont  été  les  pires  fatigues  du 
voyage.  Les  visites,  les  dîners,  les  promenades,  les  curiosités, 
les  ruines,  la  fontaine  de  Vaucluse,  Reboul  et  les  arènes  de 
Nîmes,  les  cathédrales  à  Barcelone,  les  dîners  à  bord  sur  les  vais- 
seaux de  guerre,  les  théâtres  italiens  d'Espagne  (quels  théâtres 
et  quels  Italiens  !),  les  guitares,  que  sais-je,  moi?  Le  clair  de  lune 
à  la  mer  et  Palma  surtout  et  Mallorque,  la  plus  délicieuse  rési- 
dence du  monde,  voilà  qui  m'écartait  terriblement  de  la  philo- 
sophie et  de  la  théologie.  Heureusement,  j'ai  rencontré  ici  de 
superbes  couvents  en  ruines  avec  des  palmiers,  des  aloès  et  des 
cactus,  au  milieu  des  mosaïques  brisées  et  des  cloîtres  délabrés 
et  cela  ma  remise  sur  la  voie  de  Spiridion,  de  sorte  que,  depuis 
trois  jours,  j'ai  une  rage  de  travail,  mais  ju^u'à  présent  impos- 
sible à  satisfaire,  car  nous  n'avons  ni  feu  ni  lieu.  Pas  d'auberge 
à  Palma,  pas  de  maison  à  louer,  pas  de  meubles  à  acheter.  Quand 
on  arrive,  on  commence  par  acheter  du  terrain,  après  quoi  on 
fait  bâtir,  et  puis  on  commande  des  meubles.  Ensuite  on  obtient 
du  gouvernement  la  permission  de  demeurer  quelque  part,  et 
enfin  au  bout  de  cinq  ou  six  ans,  on  commence  à  ouvrir  sa  malle 
et  à  changer  de  chemise,  en  attendant  qu'on  ait  obtenu  de  la 
douane  la  permission  de  faire  entrer  des  souliers  et  des  mouchoirs 
de  poche.  Voilà  donc  quatre  jours  seulement  que  nous  allons  de 
porte  en  porte  demander  à  ne  pas  coucher  dehors  et  nous  espérons 
dans  trois  jours  être  installés,  car  un  miracle  s'est  opéré  en  notre 
faveur.  Pour  la  première  fois,  de  mémoire  d'homme,  à  Mallorque, 
une  maison  meublée  s'est  trouvée  à  louer,  maison  de  campagne 
charmante  dans  un  désert  délicieux... 


UN   CAS   DE   MATERNITE   AMOUREUSE      207 

700  francs  de  droits  pour  faire  entrer  un  piano. 
A  grand'peine,  nos  naufragés  trouvèrent-ils  à 
louer  la  maison  de  campagne  du  sieur  Gomez, 
appelée  la  «  31aison  du  vent  ».  Le  vent,  ce 
n'était  rien  ;  mais  les  pluies  commencent.  Cho- 
pin ne  peut  supporter  la  chaleur  et  l'odeur  des 
braseros.  Sa  maladie  augmente,  Ce  fut  l'ori- 
gine de  la  grande  tribulation. 

Il  faut  savoir  qu'à  cette  époque  l'Espagne 
était  le  dernier  pays  où  voyager  avec  un  phti- 
sique. Dans  une  magistrale  conférence  consa- 
crée à  la  Lutte  contre  la  tuberculose^  le  pro- 
fesseur Landouzy  a  montré  que,  depuis  le 
XVI*  siècle,  dans  les  contrées  méditerranéennes, 
en  Espagne,  aux  Baléares,  dans  le  royaume 
de  Naples,  on  croyait  à  la  contagion  de  la 
tuberculose,  tandis  que  le  reste  de  l'Europe 
l'ignorait  complètement.  Des  ordonnances 
d'une  extrême  sévérité  avaient  été  rendues, 
édictant  les  mesures  à  prendre  pour  éviter  la 
propagation  de  la  maladie.  Le  phtisique  était 
tenu  pour   une  sorte  de    pestiféré.    Chateau- 

I.  L.  Landouzy.  de  l'Académie  de  médecine,  la  Lutte  contre 
la  tuhetculose,  i  vol.  ia-8°  (L.  Maréilieux). 


208  GEORGE   SAND 


briand  s'était  heurté  à  cette  épouvante  popu- 
laire, lors  de  son  séjour  à  Rome  avec  M""^  de 
Beaumont  qui  y  mourut  poitrinaire  au  début 
de  l'hiver  de  1803.  George  Sand  allait,  à  son 
tour,  en  faire  l'épreuve.  Quand  Chopin  fut  con- 
vaincu de  phtisie,  «  ce  qui  équivaut,  dit-elle, 
à  la  peste  dans  les  préjugés  contagionnistes  de 
la  médecine  espagnole  »,  le  sieùr  Gomez  les 
mit  tout  bonnement  à  la  porte. 

Ils  se  réfugièrent  dans  la  chartreuse  de  Val- 
demosa  où  ils  occupèrent  une  cellule. 

Le  site  était  merveilleux.  Par  une  pente  boi- 
sée, on  arrivait  à  une  terrasse  d'où  on  aperce- 
vait la  mer  des  deux  côtés.  «  Nous  sommes 
plantés  entre  ciel  et  terre.  Les  nuages  traver- 
sent notre  jardin  sans  se  gêner,  et  les  aigles 
nous  braillent  sur  la  tète.  »  —  Vous  savez 
qu'une  cellule  de  chartreux  se  compose  de  trois 
pièces  :  la  pièce  du  milieu  est  destinée  à  la 
lecture,  à  la  prière  et  à  la  méditation  ;  des  deux 
autres  pièces,  l'une  est  la  chambre  à  coucher, 
l'autre  l'atelier.  Les  trois  pièces  s'ouvrent  sur 
un  jardin.  Lecture,  repos,  travail  manuel,  c'est 
la  vie  complète  dans  un  espace  restreint  sans 


UN   CAS    DE   MATERNITE   AMOUREUSE      209 

doute,  mais  d'où  la  vue  s'étend  à  l'infini  et  la 
prière  monte  directement  à  Dieu.  —  Parmi  les 
bâtiments  en  ruines  de  l'énorme  monastère, 
subsistait  un  cloître  où  le  vent  poussait  des 
hurlements  désespérés  :  on  aurait  juré  le 
décor  de  l'acte  des  nonnes  dans  Robert  le 
Diable.  «  Tout  cela  faisait  bien  de  cette  char- 
treuse le  séjour  le  plus  romantique  de  cette 
terre  »'.  Seulement,  il  fallait  y  vivre. 

I.  George  S  and  écrit  à  M""  Buloz  : 

Mercredi, 

Je  pars  pour  la  campagne  où  je  suis  installée  avec  maison 
meublée  et  jardin  dans  un  site  magnifique  pour  50  francs  par 
mois.  J'ai  en  outre  arrêté  une  cellule,  c'est-à-dire  trois  pièces  et 
un  jardin  pour  35  francs  par  an  dans  la  chartreuse  de  Valdemosa, 
immense  et  magnifique  couvent  désert  au  milieu  des  montagnes. 
Notre  jardin  est  jonché  d'oranges  et  de  citrons,  les  arbres  en 
cassent.  Nous  avons  des  haies  de  cactus  de  vingt  et  trente  pieds 
de  haut,  la  mer  à  une  demi-lieue,  un  âne  pour  aller  à  la  ville, 
des  chemins  inaccessibles  aux  visiteurs,  des  cloîtres  immenses  et 
de  la  plus  belle  architecture,  une  église  charmante,  un  cimetière 
avec  un  palmier  et  une  croix  de  pierre  comme  celle  du  III»  acte 
de  Robert  le  Diable,  des  parterres  de  buis  taillé.  Le  tout  habité 
par  nous  seulement,  une  vieille  femme  pour  nous  servir  et  le 
sacristain  porte-clefs,  intendant,  majordome,  maître  Jacques  en  un 
mot.  J'espère  que  nous  aurons  des  revenants.  La  porte  de  ma 
cellule  donne  sur  un  cloître  énorme  et  quand  le  vent  pousse  la 
porte,  on  entend  comipe  une  canonnade  dans  tout  le  couvent.  Je 
suis  dans  l'enchantement  et  je  crois  que  j'habiterai  la  cellule  plus 
que  la  maison  de  campagne  qui  en  est,  du  reste,  éloignée  de 
deux  lieues.  Vous  voyez  que  la  solitude  et  la  poésie  ne  me  manque- 
ront pas.  Si  je  ne  travaille  pas  bien,  il  faudra  que  je  sois  une 
f...  béte. 

(Post-scriptum  de  la  lettre  précédemment  citée.) 

14 


2IO  GEORGE  SAND 


Pas  moyen  de  se  chauffer.  Le  poêle,  espèce 
de  chaudron  en  fer,  dégageait  une  odeur  into- 
lérable, et  n'empêchait  pas  une  telle  humidité 
de  régner,  que  les  habits  moisissaient  sur  le 
corps.  Pas  moyen  de  se  nourrir.  Une  cuisine 
indigeste,  composée  de  cinq  sortes  de  viandes, 
à  savoir  :  du  cochon,  du  porc,  du  lard,  du  jam- 
bon et  du  salé.  Le  tout  accommodé  à  la  graisse 
—  de  porc,  cela  va  sans  dire  —  et  à  l'huile 
rance.  Mieux  que  cela.  On  refusa  non  seule- 
ment de  servir  les  infortunés  voyageurs,  mais 
de  leur  vendre  les  denrées  de  première  néces- 
sité. Car  ils  avaient  scandalisé  la  population 
majorcaine.  Tout  Majorque  s'indignait  que 
Solange,  alors  âgée  de  neuf  ans,  courût  les 
montagnes  déguisée  en  homme.  Ajoutez  que 
le  dimanche,  quand  retentissait  le  cornet  à 
bouquin  qui  appelait  les  gens  aux  offices,  les 
étranges  «  chartreux  »  de  Valdemosa  ne  bou- 
geaient pas  plus  que  des  païens.  On  fit  le  vide 
autour  d'eux.  Cependant  Chopin  souffrait  du 
froid,  la  cuisine  lui  donnait  des  nausées,  i^ 
avait  dans  le  cloître  des  terreurs  folles.  Il  fal- 
lut repartir  en  toute  hâte.  Notez  que  l'unique 


UN   CAS   DE  MATERNITÉ  AMOUREUSE       2H 

bateau  à  vapeur  de  Tîle  servait  à  faire  le  trans- 
port des  cochons  qui  sont  la  richesse  et  l'hon- 
neur de  Majorque,  et  n'admettait  les  gens  que 
par  surcroît.  C'est  en  cette  compagnie  hurlante 
et  mal  odorante  que  le  malade  fit  la  traversée. 
Il  arriva  à  Barcelone  crachant  le  sang  et  se 
traînant  comme  un  spectre. 

George  Sand  avait  raison  de  dire  que  ce 
voyage  avait  été  un  «  fiasco  épouvantable  ». 

Les  résultats  pour  l'art  et  pour  la  littérature 
furent  à  peu  près  nuls.  George  Sand  acheva  à 
Valdemosa  son  roman  de  Spiridion  déjà  com- 
mencé avant  le  départ  pour  l'Espagne .  Elle 
raconta  son  voyage  dans  le  volume,  Un  hiver 
à  Majorque,  où  il  y  a  de  belles  pages  des- 
criptives, et  un  âpre  réquisitoire  contre  les 
moines,  auteurs  de  tous  les  maux  de  la  cara- 
vane Sand,  car  n'est-ce  pas  leur  influence  qui 
a  abruti  et  fanatisé  les  Majorquins  ?  —  Quant 
à  Chopin,  il  n'était  guère  en  état  de  profiter  du 
séjour,  et  le  fait  est  qu'il  n'en  tira  aucun  parti. 
Il  appréciait  médiocrement  les  beautés  de  la 
nature,  mais  surtout  celles  de  la  nature  major- 


212  GEORGE  SAND 


caine.  Il  décrit  ainsi  dans  une  lettre  à  un  ami 
leur  installation  :  «  Entre  les  rochers  et  la  mer, 
dans  une  grande  chartreuse  abandonnée,  en 
une  cellule  dont  les  portes  sont  plus  grandes 
que  les  portes  cochères  à  Paris,  tu  me  vois  sans 
gants  blancs,  les  cheveux  sans  frisure,  pâle 
comme  d'habitude.  Ma  cellule  a  la  forme  d'une 
bière  de  haute  dimension...  »  Ce  n'est  pas  le 
ton  de  l'enthousiasme.  A-t-il  composé  quoi  que 
ce  soit  à  Valdemosa?  Liszt  nous  le  montre 
improvisant  son  Prélude  en  si  àéinol  mineur 
dans  des  conditions  tout  à  fait  dramatiques. 
Un  jour  que  George  Sand  et  ses  enfants 
étaient  partis  en  excursion,  ils  furent  surpris 
par  l'orage.  Chopin,  resté  à  la  chartreuse, 
s'effraya  du.  danger  qu'ils  pouvaient  courir, 
tomba  en  pâmoison  et,  avant  le  retour  de  ses 
compagnons,  improvisa  ce  Prélude  où  il  avait 
mis  toute  sa  terreur,  toute  sa  nervosité  mala- 
dive... Seulement  il  paraît  que  c'est  une 
légende.  Il  n'y  a  dans  l'œuvre  de  Chopin  aucun 
écho  du  séjour  à  Valdemosa. 

Le   déplorable   voyage  à    Majorque  va   de 
novembre    1838   à   mars   1839  î   l'intimité   de 


UN   CAS   DE  2»IATERNITE  AMOUREUSE      213 

George  Sand  et  de  Chopin  devait  durer  encore 
huit  années. 

L'été,  Chopin  venait  s'installer  à  Nohant. 
Eugène  Delacroix,  qui  y  fit  un  séjour,  note 
ainsi  sa  présence  :  «  Par  instants  il  vous  arrive, 
par  la  fenêtre  ouverte  sur  le  jardin,  des  bouf- 
fées de  la  musique  de  Chopin  qui  travaille  de 
son  côté.  Cela  se  mêle  au  chant  des  rossignols 
et  à  l'odeur  des  rosiers.  »  Chopin  goûtait  peu 
Nohant.  D'abord  il  n'aimait  la  campagne  que 
jusqu'à  concurrence  de  quinze  jours,  ce  qui 
ressemble  beaucoup  à  ne  pas  pouvoir  la  souf- 
frir. Ensuite,  ce  qui  achevait  de  lui  rendre  la 
campagne  haïssable,  c'étaient  les  campagnards. 
Hippolyte  Chatiron  était  terrible  après  boire, 
terrible  d'effusions  et  de  cordialité. 

L'hiver,  à  Paris,  on  habita  d'abord  rue 
Pigalle.  George  Sand  y  recevait  Pierre  Leroux, 
Louis  Blanc,  Edgar  Quinet,  Etienne  Arago, 
etc. ,  etc.  Chopin,  très  peu  intellectuel,  se  sentait 
mal  à  l'aise  parmi  ces  littérateurs,  ces  réfor- 
mateurs, ces  péroreurs  et  ces  discuteurs. 

En  1842,  on  émigra  square  d'Orléans.  Il 
y    avait  là  une    sorte   de   cité   où   habitaient 


214  GEORGE    S  AND 


Alexandre  Dumas,  le  caricaturiste  Dantan,  les 
Viardot,  Zimmermann,  et  la  femme  du  consul 
d'Espagne,  M.™*  Marliani,  qui  avait  attiré  tout 
ce  monde.  On  prenait  les  repas  en  commun. 
C'était  la  vie  de  phalanstère  '.  Et  Chopin  avait 
des  goûts  d'élégance  ! 

Il  faut  dire  que  George  Saàd  le  soigna 
comme  elle  savait  soigner,  avec  un  admirable 
dévouement.  Mais  si  elle  continuait  à  veiller 
sur  celui  qu'elle  appelait,  avec  une  bonhomie 
tant  soit  peu  macabre,  son  «  malade  ordinaire  », 
ou  même  «  son  cher  cadavre  »,  depuis  long- 
temps l'engouement  n'y  était  plus.  Le  con- 
traste de  deux  natures  peut  bien  au  début  atti- 
rer ;  mais  cela  ne  dure  pas,  et,  le  premier 
enthousiasme  passé,  l'opposition  a  son  effet 
logique  qui  est  de  désunir.  C'est  l'avis  que  Liszt 
exprime  sous  une  forme  un  peu  baroque,  mais 
qui  ne  manque  pas  d'énergie.  Il  signale  tout 
ce  qu'il  y  avait  «  d'intolérablement  incompa- 
tible, de  diamétralement  contraire,  de  secrète- 
ment   antipathique    entre    deux    natures    qui 

1.  Voir  dans  1»  Correspondance  la  lettre  4"  i»  novembre  184a 
h  Ch.  Duvernet. 


UN    CAS   DE  MATERNITÉ  AMOUREUSE      215 

paraissaient  ne  s'être  compénétrées  par  une 
attraction  subite  et  factice,  que  pour  employer 
de  longs  efforts  à  se  repousser  avec  toute  la 
force  d'une  inexprimable  douleur  et  d'un  véhé- 
ment ennui.  »  Le  caractère  de  Chopin,  avec 
les  progrès  de  la  maladie,  s'était  aigri,  et,  au 
dire  de  George  Sand,  «  Chopin  fâché  était 
effrayant».  Il  ne  manquait  pas  d'esprit  et  s'en- 
tendait à  persifler  les  gens  qui  ne  lui  plaisaient 
pas.  Ajoutez  que  Solange  et  Maurice  avaient 
grandi,  ce  qui  rendait  la  situation  un  peu  déli- 
cate. Or  Chopin  avait  la  manie  de  se  mêler 
des  affaires  de  la  famille.  Il  y  eut,  un  beau 
jour,  une  querelle  avec  Maurice.  D'autre  part, 
George  Sand  s'étant  brouillée  avec  son  gendre 
Clésinger  et  sa  fille  Solange,  Chopin  prit  leur 
parti.  Ce  fut  l'occasion  de  la  rupture,  la  der- 
nière goutte  qui  fait  déborder  la  coupe...  une 
coupe  d'amertume. 

Voici  un  fragment  inédit  de  là  lettre  que 
George  Sand  adressait  à  Grzymala,  en  mai 
1847  :  «  Il  y  a  sept  ans  que  je  vis  comme  une 
vierge  avec  lui...  Si  une  femme  sur  la  terre 
devait  lui  inspirer  la  confiance  la  plus  absolue, 


2l6  GEORGE   SAND 


c'était  moi,  et  il  ne  l'a  jamais  compris  ;  et  je 
sais  que  bien  des  gens  m'accusent,  les  uns  de 
l'avoir  épuisé  par  la  violence  de  mes  sens,  les 
autres  de  l'avoir  désespéré  par  mes  incar- 
tades. Je  crois  que  tu  sais  ce  qu'il  en  est.  Lui, 
il  se  plaint  à  moi  que  je  l'ai  tué  par  la  priva- 
tion, tandis  que  j'avais  la  certitudç  de  le  tuer 
si  j'agissais  autrement  »  '.  Est-il  vrai  que  Cho- 
pin, avait,  à  Nohant,  pour  maîtresse  une  fille 
du  village?  N'insistons  pas... 

Je  voudrais  maintenant  essayer  de  caracté- 
riser la  nature  de  cet  épisode  de  la  vie  senti- 
mentale de  George  Sand.  Elle-même  nous  y 
aidera.  En  bonne  romantique,  elle  ne  laissait 
rien  perdre  de  ce  qui  pouvait  se  convertir  en 
littérature.  Donc  elle  a  fait,  avec  un  soin  mi- 
nutieux, l'analyse  de  son  propre  cas,  dans  un 
de  ses  livres  aujourd'hui  le  plus  oubliés.  L'an- 
née 1847,  q^i  fut  celle  de  la  rupture,  et  avant 
que  la  rupture  n'eût  été  consommée,  George 
Sand  publiait  un  roman  intitulé  Lucre^ia  Flo- 

1.  Communiqué  par  M.  S.  Rocheblave. 


UN   CAS   DE   MATERNITE  AMOUREUSE      217 

riani,  où  elle  a  tracé,  sous  le  nom  du  prince 
Karol,  un  portrait  de  Chopin.  Elle  se  défend 
que  ce  soit  un  portrait,  cela  va  sans  dire.  Mais 
les  contemporains  ne  s'y  étaient  pas  trompés. 
Liszt  insère  dans  la  biographie  du  maître  plu- 
sieurs passages  de  Lucre^ia  Floriani.  Ce 
qui  est  décisif,  c'est  que  Chopin  s'y  reconnut. 
Et  la  preuve  qu'il  se  reconnut,  c'est  qu'il  se 
fâcha. 

A  vrai  dire,  le  portrait  n'avait  rien  de  fort 
désobligeant.  En  voici  quelques  traits.  «  Doux, 
sensible,  exquis  en  toutes  choses,  il  avait  à 
quinze  ans  toutes  les  grâces  de  l'adolescence 
réunies  à  la  gravité  de  l'âge  mûr.  Il  resta 
délicat  de  corps  comme  d'esprit.  Mais  cette  ab- 
sence de  développement  musculaire  lui  valut 
de  conserver  une  beauté  charmante...  C'était 
quelque  chose  comme  ces  créatures  idéales  que 
la  poésie  du  moyen  âge  faisait  servir  à  l'orne- 
ment des  temples  chrétiens...  Rien  n'était 
plus  pur  et  plus  exalté  en  même  temps  que  ses 
pensées...  Toujours  perdu  dans  ses  rêveries, 
il  n'avait  pas  le  sens  de  la  réalité...  »  Voici 
maintenant  son  exquise  politesse,  cette  finesse 


2l8  GEORGE  SAND 


et  cette  nervosité  auxquelles  il  devait  une 
sorte  de  divination.  Et  comme  il  faut,  pour 
qu'un  portrait  soit  vivant,  que  quelques  défauts 
accompagnent  les  qualités,  on  n'a  oublié  de 
noter  ni  ce  mystère,  où  se  retranchait  le  prince 
chaque  fois  que  sa  sensibilité  était  froissée,  ni 
cette  humeur  susceptible  :  «  Il  -avait  prodi- 
gieusement d'esprit  ;  c'était  une  finesse  sub- 
tile, moqueuse,  point  enjouée  au  fond,  une 
petite  gaieté  mignarde  et  persifleuse.  »  En 
somme,  et  s'il  est  glorieux  pour  le  prince 
Karol  de  ressembler  à  Chopin,  il  restait  fort 
honorable  pour  Chopin  d'être  le  modèle  d'après 
lequel  avait  été  dessinée  cette  figure  de  neuras- 
thénique très  distingué. 

Le  prince  Karol  rencontre  Lucrezia  Floriani, 
riche  comédienne  et  même  courtisane,  de  six 
ans  plus  âgée  que  lui,  presque  sur  le  retour  et 
assagie.  Elle  a  renoncé  à  l'amour;  elle  le  croit 
du  moins.  «  Les  quinze  années  de  passion  et 
de  tourments  qu'elle  venait  de  fournir  lui  sem- 
blaient si  lourdes  et  si  cruelles,  qu'elle  se  flat- 
tait de  les  faire  compter  double  par  le  Dispen- 
sateur suprême  de  nos  épreuves.   »  Car  vous 


UN  CAS   DE  MATERNITE  AMOUREUSE      219 

ne  doutiez  pas  qu'on  n'allât  mettre  le  bon  Dieu 
dans  l'affaire.  «  Mais  l'implacable  destinée 
n'était  pas  satisfaite  .»  A  la  première  déclara- 
tion de  Karol,  Lucrezia  cède,  en  colorant  tou- 
tefois sa  chute  à  ses  propres  yeux.  Il  y  a  biefi 
dés  façons  d'aimer,  et  n'en  est-ce  pas  une  désin- 
téressée, et  noble  et  bienfaisante,  que  d'aimer 
comme  une  mère  ?  «  Je  l'aimerai,  dit-elle,  en 
couvrant  d'un  long  et  puissant  baiser  le  front 
pâle  du  jeune  prince;  mais  ce  sera  comme  sa 
mère  l'aimait,  aussi  ardemment,  aussi  cons- 
tamment qu'elle,  je  le  jure.  Cette  tendresse 
maternelle,  etc.  »  C'était,  paraît-il,  la  manie 
de  Lucrezia  Floriani  de  fourrer  l'instinct  ma- 
ternel partout.  Elle  entreprit  d'englober  ses 
propres  enfants  à  elle  et  le  prince  Karol  dans 
une  même  tendresse.  Par  une  thérapeutique 
singulière  et  hardie,  elle  appelait  ses  enfants 
autour  du  lit  du  prince.  «  Karol  respirait  plus  à 
l'aise  lorsque  les  enfants  étaient  là  et  que 
leur  pure  haleine,  mêlée  à  celle  de  leur  mère, 
rendait  l'air  plus  souple  et  plus  suave  à  sa 
poitrine  ardente.  »  Je  veux  bien  le  croire. 
C'est  l'étude  de  cette  situation  qui  fait  le  sujet 


2  20  GtORGE   SAND 


même  de  Lucrepa  Floriani.  George  Sand  y 
a  apporté  une  clairvoyance,  une  pénétration, 
un  art  merveilleux  de  se  connaître  soi-même. 
Elle  nous  prévient  que  c'est  «  une  histoire 
triste  et  une  vérité  chagrine  ».  Il  va  sans 
dire  qu'elle  s'y  donne  le  beau  rôle.  Mais  ce  ne 
peut  être  de  cela  que  Chopin  lui  en  voulut  : 
c'eût  été  pour  un  amant  —  deux  fois  chevale- 
resque puisqu'il  était  polonais  —  bien  peu  élé- 
gant. Ce  qui  nous  importe,  c'est  que  George 
Sand  ait  noté,  et  avec  une  infinie  précision,  les 
causes  de  la  rupture  :  la  jalousie  de  Karol  qui 
ne  pouvait  manquer  de  s'éveiller  auprès  d'une 
femme  dont  le  passé  avait  été  si  orageux,  les 
froissements  que  font  à  sa  fine  nature  certains 
compagnonnages  vulgaires,  l'irritation  qui 
grandit  chez  un  malade  au  contact  d'une  santé 
si  robuste,  enfin  et  surtout  le  voisinage  et 
j'allais  dire  la  rivalité  des  enfants.  Ces  enfants 
qu'il  trouve  toujours  dans  ses  jambes,  le 
prince  Karol  arrive  à  les  prendre  en  grippe. 
Lucrezia  sera  amenée  à  choisir  et  à  se  pro- 
noncer pour  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux 
sortes    de  maternité,   la    maternité   selon    la 


UN   CAS   DE   MATERNITE  AMOUREUSE      221 

nature  et  la  maternité  suivant  la  convention 
amoureuse. 

Telle  est  en  effet  entre  George  Sand  et 
Chopin,  comme  entre  Lucrezia  et  le  prince, 
cette  nuance  spéciale  de  sentiment  :  la  mater- 
nité amoureuse.  Elle  est  assez  difficile  à  défi- 
nir, comme  tout  ce  qui  est  très  complexe. 
George  Sand  prétend  que,  si  elle  ne  se  défen- 
dit pas  d'admettre  Chopin  dans  son  intimité, 
ce  fut  par  devoir  et  à  la  manière  d'un  préser- 
vatif, a  Un  devoir  de  plus  dans  ma  vie  déjà  si 
remplie  et  si  accablée  de  fatigue  me  parut  une 
chance  de  plus  pour  l'austérité  vers  laquelle  je 
me  sentais  attirée  avec  une  sorte  d'enthousiasme 
religieux  »  ^  Nous  croyons  qu'elle  s'abuse. 
Pour  ne  plus  avoir  d'amant,  en  prendre  un, 
c'est  un  moyen  héroïque  mais  décevant.  Il  est 
vrai  toutefois  qu'il  y  a  dans  cet  amour  autre 
chose  que  l'attrait  qui  a  pu  la  porter  vers 
Musset  ou  vers  Michel.  Notons  d'ailleurs 
qu'entre  les  diverses  formes  de  notre  sensibi- 
lité, c'est  un  pur  jeu  d'établir  ces  divisions  si 

I.  Histoire  de  ma  vie. 


222  GEORGE  S  AND 


nettes,  ces  démarcations  si  absolues  que  nous 
imaginons  pour  les  besoins  de  la  classifica- 
tion. Entre  des  sentiments  voisins,  que  le 
langage  distingue  en  les  définissant,  il  peut  y 
avoir  à  la  source  quelque  mélange  et  confusion. 
N'est-ce  pas  Alfred  de  Vigny  qui,  dans  Sain- 
son,  donne  pour  origine  à  l'amour,  chez 
l'homme  même,  le  ressouvenir  des' caresses  de 
la  mère  : 

Il  rôvera  toujours  à  la  chaleur  du  sein  ? 

Avouons  encore  qu'il  ne  faut  pas  appliquer 
à  l'amour  les  mêmes  raisonnements,  suivant 
qu'il  s'agit  de  l'amour  chez  l'homme  ou  chez  la 
femme.  Il  y  a  davantage,  chez  l'homme, 
orgueil  de  la  possession  ;  il  y  a  chez  la  femme 
plus  de  tendresse,  plus  de  pitié,  plus  de  cha- 
rité. Tout  cela  nous  mène  à  penser  que  la  ma- 
ternité amoureuse  est  non  pas,  comme  on  l'a 
souvent  dit,  un  sentiment  contre  nature,  ou 
une  perversion  du  sentiment,  mais  plutôt  un 
sentiment  où  il  se  mêle  encore  trop  d'instinct 
et  d'hérédité  mal  débrouillée.  Mais  c'est  l'ob- 
jet même  de  l'éducation  du  sentiment  que  d'y 


UN    CAS   DE  MATERNITÉ  AMOUREUSE      223 

discerner  et  d'en  éliminer  les  éléments  qui  en 
altèrent  l'intégrité.  Rousseau  appelait  M""*  de 
Warens  :  maman.  C'est  un  homme  qui  a  tou- 
jours manqué  de  goût  prodigieusement.  George 
Sand  a  transporté  souvent  dans  ses  romans  cette 
conception  de  l'amour  que  nous  venons  de  la 
voir  mettre  en  pratique.  Il  nous  est  bien 
impossible  de  n'y  pas  trouver,  en  dernière 
analyse,  quelque  chose  de  trouble  et  de  con- 
fus qui  nous  choque. 

Il  reste  à  chercher  quelle  a  été  sur  l'œuvre 
de  George  Sand  l'influence  de  cette  intimité 
avec  quelques-uns  des  plus  grands  artistes  de 
son  temps  :  A  Liszt  et  à  Chopin  il  faut  ajou- 
ter Delacroix,  M.""^  Dorval,  Pauline  Viardot, 
Nourrit,  Lablache.  Elle  a  connu  par  eux  le 
milieu  artistique.  Plusieurs  de  ses  romans 
seront  des  romans  de  la  vie  des  artistes.  Les 
Maîtres  Mosaïstes  mettaient  en  scène  la 
rivalité  de  deux  ateliers.  La  dernière  Al dini^ 
est  l'histoire  d'un  beau  gondolier  devenu  ténor 
et  qui,  pour  ces  deux  raisons,  tourne  la  tête 
des  patriciennes.  La  première  partie  de  Con- 


2  24  GEORGE  SAND 


suelo  nous  transporte  dans  les  écoles  de  chant 
et  dans  les  théâtres  de  Venise  au  xviii''  siècle, 
et  nous  présente  des  types  observés  sur  le  vif, 
et  si  finement  dessinés  !  le  comte  Zustiniani, 
le  dilettante,  riche  protecteur  des  arts,  le  vieux 
maître  Porpora,  pour  qui  son  art  est  une  sorte 
de  sacerdoce,  la  Corilla,  la  prima  donna  dépi- 
tée de  voir  se  lever  une  étoile  nouvelle,  Anzo- 
leto,  le  ténor  jaloux  d'être  moins  applaudi 
que  son  amie,  et  enfin  et  surtout  Consuelo, 
la  bonne,  la  grande  Consuelo,  la  cantatrice 
géniale. 

Les  théâtres  de  Venise  m'ont  l'air  de  ressem- 
bler beaucoup  à  ceux  de  Paris  et  autres  lieux. 
Voyez  plutôt  ce  croquis  de  la  vanité  du  comé- 
dien. «  Un  homme  peut-il  être  jaloux  des  avan- 
tages d'une  femme  ?  Un  amant  peut-il  haïr  le 
succès  de  son  amante  ?  Tu  sauras  qu'un 
homme  peut  être  jaloux  des  avantages  d'une 
femme,  quand  cet  homme  est  un  artiste  vani- 
teux et  qu'un  amant  peut  haïr  les  succès  de 
son  amante,  quand  le  théâtre  est  le  milieu  où 
ils  vivent.  C'est  qu'un  comédien  n'est  pas  un 
homme,  Consuelo;  c'est  une  femme.  Il  ne  vit 


UN   CAS    DE   MATERNITE  AMOUREUSE      225 

que  de  vanité  maladive  ;  il  ne  songe  qu'à  sa- 
tisfaire sa  vanité  :  il  ne  travaille  que  pour  s'e- 
nivrer de  vanité.  La  beauté  d'une  femme  lui 
fait  du  tort.  Le  talent  d'une  femme  efface  le 
sien.  Une  femme  est  son  rival,  ou  plutôt  il  est 
le  rival  dune  femme;  il  a  toutes  les  petitesses, 
tous  les  caprices,  toutes  les  exigences,  tous  les 
ridicules  dune  coquette.  »  Telle  est  la  note 
dans  cette  peinture  des  choses  et  des  gens  de 
théâtre.  Comment  douter  que  ce  ne  soit  la  note 

juste  ? 

Toutefois,  et  d'une  manière  générale,  l'idée 

que  George  Sand  se  fait  de  l'artiste  est  exacte- 
ment celle  que  le  romantisme  avait  accréditée. 
Vous  savez  quel  être  à  part,  dispensé  des  règles 
sociales  et  morales,  quel  «  monstre  »  le  roman- 
tisme a  fait  de  l'artiste.  C'est  un  de  ses  dogmes 
que  les  nécessités  de  l'art  sont  incompatibles  avec 
les  conditions  d'une  vie  rangée.  Par  définition, 
un  artiste  ne  peut  être  un  bourgeois,  puisqu'il 
est  précisément  le  contraire.  Vous  vous  rappe- 
lez la  tirade  de  l'acteur  Kean  dans  le  drame  du 
bon  Dumas  intitulé  si  cocassement  Kean  ou 
Désordre  et  Génie  :  «  Il  faut  qu'un  acteur 


2  26  GEORGE   S  AND 


connaisse  toutes  les  passions  pour  les  bien  ex- 
primer. Je  les  étudie  sur  moi-même...  »  Et  il 
ajoute  :  «Avoir  de  l'ordre  c'est  cela.  Et  le  génie, 
qu'est-ce  qu'il  deviendra,  pendant  que  j'aurai 
de  l'ordre  ?  »  C'est  absurde.  L'artiste  n'est  pas 
celui  qui  a  ressenti  davantage,  mais  celui  qui 
est  le  mieux  doué  pour  imaginer  des  états  de 
sensibilité  et  pour  en  réaliser  l'expression. 
Nous  savons  de  reste  que  l'irrégularité  de  la 
vie  n'est  ni  l'origine  ni  la  marque  d'une  extra- 
ordinaire valeur  d'esprit.  Tous  les  éclopés  de 
la  vie  de  bohème  sont  là  pour  prouver  que,  si 
ce  genre  de  vie  ne  saurait  faire  naître  le 
génie,  en  revanche  il  est  très  propre  à  para- 
lyser le  talent.  Seulement  combien  il  est  com- 
mode pour  l'artiste  —  ou  pour  toute  autre 
variété  de  surhomme  —  de  se  persuader  que 
la  morale  ordinaire  n'est  pas  faite  pour  lui  ! 
Et  le  meilleur  argument  contre  cette  théo- 
rie, ne  serait-ce  pas  l'exemple  nième  de 
George  Sand?  L'artiste  chez  elle  fut  émi- 
nemment une  bourgeoise  régulière  et  labo- 
rieuse. 

L'art  pour  lequel  George  Sand  a  montré  le 


UN   CAS   DE   MATERNITE   AMOUREUSE      227 

plus  de  goût,  c'est  la  musique.  Cela  est  digne 
de  remarque.  Dans  l'une  de  ses  Lettres  d'un  ^^'"^ 
Voyageur^  elle  célèbre  Liszt  aux  orgues  de 
Fribourg  attaquant  le  Dies  irœ.  Elle  en  con- 
sacre une  autre  à  louer  Meyerbeer.  En  maints  >*•''' 
endroits,  elle  a  analysé  les  différentes  formes 
de  l'émotion  musicale.  Or,  l'une  des  idées 
chères  au  romantisme  était  celle  de  l'union 
et  de  la  fusion  de  tous  les  arts.  Le  littérateur 
peut,  et  en  quelque  manière  il  doit,  avec 
des  mots,  produire  les  mêmes  effets  que 
le  peintre  avec  les  couleurs  et  le  statuaire 
avec  les  lignes.  Et  on  sait  combien  sculpteurs 
ou  peintres  romantiques  ont  mis  de  littérature 
dans  leur  art.  Mais  il  est  vrai  que  les  écrivains 
romantiques  s'étaient  montrés  moins  disposés 
à  faire  à  la  musique  le  même  accueil  qu'aux 
arts  plastiques.  Sans  rappeler  la  boutade 
attribuée  à  Théophile  Gautier  et  d'après  laquelle 
la  musique  serait  «  le  plus  désagréable  et  le 
plus  cher  de  tous  les  bruits  »,  ni  Lamartine, 
ni  Hugo,  ni  aucun  des  grands  écrivains  de 
cette  période  ne  fut  influencé  par  elle.  Musset, 
le  premier,  je  crois,  et  peut-être  par  dandysme 


2  28  GEORGE   S  AND 


autant  que  par  conviction,  s'en  montra  pas- 
sionné. 

Fille  de  la  douleur,  Harmonie,  Harmonie, 
Langue  que  pour  l'amour  inventa  le  génie, 
Qui  nous  viens  d'Italie,  et  qui  lui  vins  des  cieux, 
Douce  langue  du  cœur,  la  seule  où  la  pensée, 
Cette  vierge  craintive  et  d'une  ombre  offensée. 
Passe  en  gardant  son  voile  et  sans  craindre  les  yeux, 
Qui  sait  ce  qu'un  enfant  peut  entendre  et  peut  dire 
Dans  tes  soupirs  divins  nés  de  l'air  qu'il  respire, 
Tristes  comme  son  cœur  et  doux  comme  sa  voix? 

George  Sand,  d'accord  avec  lui,  réclame 
pour  «  le  plus  beau  de  tous  les  arts  »  l'honneur 
de  pouvoir  peindre  «  toutes  les  nuances  du  sen- 
timent et  toutes  les  phases  de  la  passion  »... 
«  La  musique  peut  tout  exprimer.  La  descrip- 
tion des  scènes  de  la  nature  trouve  en  elle  des 
couleurs  et  des  lignes  idéales,  qui  ne  sont  ni 
exactes,  ni  minutieuses,  mais  qui  n'en  sont 
que  plus  vaguement  et  plus  délicieusement 
poétiques.  »  ^  Pénétrez  de  musique  la  littéra- 
ture, vous  aurez  la  phrase  de  George  Sand,  plus 
lyrique  et  plus  musicale  que   pittoresque,  ou 

I.  Onzième  Lettre  d'un  Vovagenr  :  à  Giacomo  Meyerbeer. 


UN   CAS   DE   MATERNITÉ  AMOUREUSE      229 

la  Strophe  doucement  berceuse  de  Sully-Prud- 
homme,  ou  l'imprécise  mélodie  de  la  chanson 
verlainienne  :  «  De  la  musique  avant  toute 
chose...  »  Il  serait  absurde  d'exagérer  ici  l'ac- 
tion exercée  par  George  Sand  et  de  lui  attri- 
buer une  importance  qu'elle  n'a  pas  eue  sur 
l'évolution  poétique  ;  mais  il  n'est  que  juste  de 
remarquer  que  si  la  musique,  longtemps  sus- 
pecte au  goût  net  et  bien  portant  des  clas- 
siques, ne  cesse  d'envahir  la  société  d'aujour- 
d'hui et  de  nous  entrer  davantage  dans  les 
moelles,  la  prédilection  de  George  Sand  pour 
l'art  moderne  entre  tous ,  est  encore  un  trait 
par  où  elle  est  bien  des  nôtres,  et  par  où  ses 
tendances  sont  marquées  au  coin  de  l'actualité. 


PIERRE     LEROUX 


VII 
LE  RÊVE   HUMANITAIRE 

PIERRE  LEROUX.  —  LES   ROMANS   SOCIALISTES 

Nous  avons  vu  jusqu'ici  George  Saiid  mettre 
dans  son  oeuvré  ses  souffrances  et  ses  révoltes 
de  femme,  ou  ses  rêves  d'artiste.  Mais  l'écri- 
vain du  XIX®  siècle  ne  borne  pas  ses  ambitions 
à  cette  tâche  modeste.  Il  appartient  à  une  cor- 
poration qui  a  compté  parmi  ses  membres 
Voltaire  et  Rousseau.  Les  philosoplies  du 
XVIII®  siècle  ont  déplacé  l'objet  de  la  littéra- 
ture. D'un  instrument  d'analyse  ils  ont  fait  une 
arme  de  combat,  incomparable  pour  attaquer 
les  institutions  et  renverser  les  gouvernements'. 
Le  fait  est  que,  depuis  l'époque  de  la  Restau- 
ration, nous  ne  verrons  presque  pas  un  écri- 
vain, du  philosophe  au  vaudevilliste  et  du  pro- 


2  32  GEORGE   SAND 


fesseur  au  chansonnier,  qui  ne  tienne  à  remplir 
sur  le  chemin  de  l'humanité  sa  fonction  de 
flambeau.  Les  poètes  feront  des  Révolutions, 
pour  donner  un  démenti  à  Platon  qui  les  chas- 
sait de  sa  République.  Et  comme  Sophocle,  à 
Athènes,  pour  avoir  fait  une  bonne  tragédie, 
fut  nommé  général,  les  romanciers,  les  dra- 
maturges, les  critiques  et  les  faiseurs  de 
calembours  se  consacreront  à  la  confection 
des  lois. 

George  Sand  est  trop  de  son  temps  pour  se 
tenir  en  dehors  d'un  tel  mouvement.  Nous 
avons  maintenant  à  l'envisager  dans  son  rôle 
social. 

Aussi  bien,  ne  pouvons-nous  douter  de  quel 
côté  l'entraîneront  ses  sympathies.  Elle  a  été 
en  lutte  avec  les  institutions  :  elle  ne  doute  pas 
que  les  institutions  n'eussent  tort.  Elle  constate 
qu'il  y  a  beaucoup  de  souffrances  de  par  le 
monde  :  puisque  la  nature  humaine  est  fonciè- 
rement bonne,  c'est  donc  que  la  société  est  mau- 
vaise. Elle  est  romancière  :  elle  considère  que 
les  solutions  les  plus  satisfaisantes  sont  celles 
où  il  entre  le  plus  d'imagination  et  de  sensibi- 


LE   REVE   HUMANITAIRE  233 

lité  et  que  la  meilleure  politique  est  celle  qui 
ressemble  davantage  à  un  roman. 

Suivons-la  donc,  d'étape  en  étape,  sur  les 
routes  de  l'utopie.  A  vrai  dire,  dans  cette 
grande  fabrique  de  systèmes  et  dans  ce  ma- 
gasin de  panacées  qu'était  la  France  de  Louis- 
Philippe,  il  n'y  avait  qu'un  embarras  :  celui 
du  choix. 

Le  premier  en  date  des  nouveaux  évangiles 
fut  celui  des  saint-simoniens.  Quand  George 
Sand  arriva  à  Paris,  le  saint-simonisme  y  était 
une  des  curiosités  proposées  à  l'ébahissement 
des  provinciaux.  Parodie  de  religion,  il  était 
organisé  en  église  avec  un  Père  en  deux  per- 
sonnes qui  étaient  Bazard  et  Enfantin.  Le 
culte  se  célébrait  dans  un  bouis-bouis.  Il  y 
avait  un  costume  :  pantalon  blanc,  gilet  rouge 
et  tunique  bleue.  Les  jours  où  le  Père  descen- 
dait avec  ses  enfants  des  hauteurs  de  Ménil- 
montant,  je  vous  prie  de  croire  qu'on  ne  s'ent 
nuyait  pas  dans  les  rues.  Toutefois  il  restai- 
dans  l'organisation  saint-simonienne  une  impor- 
tante lacune.  Pour  compléter  le  «  couple  sacer- 
dotal »,  il  eût  fallu  une  femme  qui  fût  venue 


2  34  GEORGE   S  AND 


prendre  place  auprès  du  Père.  On  demandait 
une  Mère  à  tous  les  échos  ;  on  lui  donnait 
rendez-vous  au  plus  prochain  jour  :  on  ne 
voyait  rien  venir.  Déjà  Saint-Simon  avait 
essayé  de  «  tenter  «  M"Me  Staël.  Il  lui  avait 
dit  :  «  Je  suis  un  homme  extraordinaire.  Vous 
êtes  une  femme  non  moins  extraordinaire. 
A  nous  deux,  nous  aurions  un  enfant  encore 
plus  extraordinaire.  »  M""*  de  Staël  ne  se  sou- 
cia pas  de  collaborer  à  la  confection  de  ce  pro- 
dige. Quand  parurent  les  premiers  romans  de 
George  Sand,  une  grande  espérance  traversa  le 
monde  saint-simonien.  Voilà  celle  qu'on  atten- 
dait, la  femme  libre  qui,  ayant  médité  sur  le  sort 
de  ses  «  sœurs  »,  formulerait  la  Déclaration  des 
droits  et  devoirs  de  la  femme  !  On  dépêcha  au- 
près d'elle  Adolphe  Guéroult,  rédacteur  en  chef 
de  l'Opinion  nationale.  Mais  notre  Berri- 
chonne avait  un  fond  solide  de  bon  sens.  Cette 
fois  encore,  on  attendit  vainement  la  Mère  :  elle 
ne  vint  pas.  C'est  alors  qu'on  eut  l'idée  d'aller  la 
chercher  en  Orient.  Une  mission  s'organisa. 
Ils  étaient  douze,  vêtus  de  blanc,  en  signe  du 
vœu  de  chasteté,  le  bâton  de  pèlerin  à  la  main. 


LE  RÊVE   HUMANITAIRE  235 

Ils  mendiaient  le  long  des  routes  et  couchaient 
quelquefois  à  la  belle  étoile,  mais  plus  sou- 
vent au  poste...  Toutefois,  et  quoiqu'elle  ne 
fût  pas  séduite  par  ce  genre  de  maternité, 
George  Sand  resta  en  rapports  avec  les  saint- 
sim-oniens.  Elle  assista  à  l'une  de  leurs  réu- 
nions à  Ménilmontant.  La  Correspondance 
imprimée  contient  une  lettre  qu'elle  adresse  à 
la  famille  saint-simonienne  de  Paris.  Le  fait 
est  qu'elle  en  avait  reçu,  pour  le  i"  jan- 
vier 1836,  un  grand  assortiment  de  cadeaux, 
pas  moins  de  cinquante-neuf  articles,  parmi 
lesquels  je  relève  :  une  boîte  à  robes,  une 
paire  de  bottes,  un  thermomètre,  un  porte- 
mousqueton,  un  pantalon  d'homme  et  un  corset. 
Le  saint-simonisme  fut  universellement  raillé. 
Mais  on  a  bien  tort  de  croire  que  le  ridicule  tue 
en  France.  Il  est,  au  contraire,  un  excellent 
moj^en  de  réclame,  un  puissant  instrument  de 
propagande  :  c'est  une  force.  Le  saint-simo- 
nisme est  à  l'origine  de  toutes  les  doctrines 
humanitaires  qui  vont  pulluler  sur  ses  débris. 
Un  de  ses  dogmes  essentiels  est  celui  de  la 
diffusion    de    l'âme    dans    l'humanité    et    des 


236  GEORGE   SAND 


renaissances  successives;  Enfantin  disait  : 
«  Je  sens  le  vieux  saint  Paul  qui  vit  en  moi.  » 
Un  autre  est  celui  de  la  réhabilitation  de  la 
chair.  Le  saint-simonisme  proclame  l'égalité 
de  l'homme  et  de  la  femme,  celle  de  l'industrie 
vis-à-vis  de  l'art  et  de  la  science,  et  la  néces- 
sité d'une  répartition  nouvelle  des  richesses 
modifiant  le  régime  de  la  propriété  et  augmen- 
tant à  l'infini  les  attributions  de  l'État,  C'est  en 
somme  la  première  des  doctrines  qui  vont 
rendre  sa  misère  insupportable  au  prolétaire, 
en  lui  proposant  pour  unique  idéal  la  posses- 
sion du  bonheur  ici-bas  et  prêtant  à  la  con- 
voitise du  bien-être  matériel  l'apparence  men- 
songère d'une  religion. 

George  Sand  avait  un  point  vulnérable  :  sa 
générosité.  En  lui  donnant  à  croire  qu'elle  tra- 
vaillait pour  le  bien  des  déshérités,  on  l'eût 
menée  au  bout  du  monde.  On  l'y  mena  en  effet. 

Entre  autres  grands  esprits  qui  furent  trou- 
blés par  le  voisinage  du  saint-simoniSme, 
faut-il  s'étonner  de  voir  Lamennais?  Quand 
George  Sand  le  connut,  il  avait  cinquante-trois 


LE  REVE  HUMANITAIRE  237 

ans  ;  il  avait  rompu  avec  Rome  ;  il  était  l'au- 
teur apocalyptique  des  Paroles  d'un  croyant. 
Il  transportait  dans  sa  foi  révolutionnaire 
toute  l'ardeur  de  son  âme  aimante,  créée  pour 
l'apostolat  et  à  laquelle  eût  si  bien  convenu  la 
qualification  de  «  cathédrale  désaffectée  ».  Ce 
fut  Liszt  qui,  en  1835,  lors  du  «  procès 
monstre  »,  l'amena  chez  George  Sand  et  le 
fit  consentir  à  monter  jusqu'au  «  grenier  »  du 
poète.  Elle  en  trace  ce  portrait  :  «  M.  de 
Lamennais,  petit,  maigre  et  souffreteux,  n'avait 
qu'un  faible  souffle  de  vie  dans  la  poitrine  ; 
mais  quel  rayon  dans  sa  tête  !  Son  nez  était 
trop  proéminent  pour  sa  petite  taille  et  pour 
sa  figure  étroite.  Sans  ce  nez  disproportionné, 
son  visage  eût  été  beau...  On  l'amusait  avec 
un  rien.  Une  niaiserie,  un  enfantillage  le 
faisait  rire.  Et  comme  il  riait!  »*  Gaieté  de 
séminariste.  M.  Féli  resta  toujours  et  quand 
même  Vabbé  de  Lamennais.  George  Sand 
l'admira  passionnément.  Elle  prit  son  parti 
contre  quiconque  l'attaquait,  dans  la  troisième 

I.  Histoire  de  ma  vie. 


238  GEORGE  SAND 


Lettre  d'un  voyageur^  dans  la  Lettre  à  Ler- 
minier^  dans  l'article  sur  Amshasp ands  et 
Darvands.  (C'est  le  titre  d'un  ouvrage  de 
Lamennais,  ces  mots  baroques  désignant  les 
génies  du  bien  et  du  mal  dans  la  mythologie 
zoroastrienne.  George  Sand  proposait  de  pro- 
noncer Chenapans  et  Pédants.)  Elle  accepta, 
elle  qui  avait  horreur  du  journalisme,  d'écrire 
dans  le  journal  de  Lamennais,  le  Monde.  «  Il 
est  si  bon  et  je  l'aime  tant,  que  je  lui  donnerai 
autant  de  mon  sang  et  de  mon  encre  qu'il  m'en 
demandera.  »  ^  Elle  ne  lui  donna  pas  de  son 
sang,  et  il  n'accepta  pas  beaucoup  de  son  encre. 
Elle  commença  de  publier  au  Monde  les 
fameuses  Lettres  à  Marçie,  dont  nous  avons 
déjà  parlé  pour  montrer  que  George  Sand  y 
atténua  singulièrement  la  primitive  âpreté  de 
son  féminisme,  qui  pourtant  effarouchèrent 
Lamennais,  et  qu'elle  dut  interrompre  en  cours 
de  publication.  Le  féminisme  fut  entre  eux  le 
germe  de  dissidence.  Lamennais  disait  :  «  Elle 
ne    pardonne  pas  à  saint  Paul   d'avoir  dit  : 

I.  Correspondance  :  i,  Jules  Janin,  15  février  1837. 


LE  REVE   HUMANITAIRE  23g 

Femmes,  obéissez  à  vos  maris  !  »  Et  tandis 
qu'elle  continuait  à  saluer  en  lui  «  un  de  nos 
saints  »,  le  «  père  de  notre  Église  nouvelle  », 
lui  se  détachait  d'elle  et  de  son  milieu,  et  s'ex- 
primait sur  son  compte  avec  une  sévérité  et 
une  verdeur  qu'il  importe  de  noter  au  passage. 
Les  lettres  de  Lamennais  au  baron  de  Vi- 
trolles  contiennent  de  nombreuses  allusions  à 
George  Sand;  elles  sont  des  plus  désobli- 
geantes. Que  dites -vous  de  ceci  :  «  Je  n'en- 
tends plus  parler  de  la  Carlotta  (M™*  Marliani) 
ni  de  George  Sand,  ni  de  M""  d'Agoult.  Seu- 
lement je  sais  qu'il  y  a  bien  des  brouilleries 
entre  elles.  Elles  s'aiment  comme  ces  deux 
diables  de  Lesage,  l'un  desquels  disait  :  «  On 
nous  réconcilia,  nous  nous  embrassâmes  ; 
depuis  ce  temps-là,  nous  sommes  ennemis  mor- 
tels. »  Ailleurs  il  rapporte  un  on-dit  d'après 
lequel  George  Sand,  dans  son  roman  d'Horace^ 
aurait  placé  un  portrait  aussi  peu  flatté  que 
possible  de  son  amie,  de  sa  bonne,  sa  tendre, 
son  excellente  amie,  ^Sl"""  d'Agoult,  VArabella 
des  Lettres  d'un  Voyageur.  «  Les  portraits  se 
suivent,  tous  ressemblants,   sans  pourtant  se 


2  40  GEORGE   SAND 


ressembler.  »  Dans  le  même  Horace^  un  por- 
trait de  Mallefille,  cher  autrefois  «  pendant  son 
quartier  »  et  abhorré  maintenant.  Il  conclut  : 
«  Ah!  que  je  me  trouve  heureux  d'être  oublié 
de  ces  gens-là  !  Je  ne  crains  pas,  certes,  leur 
indifférence,  je  ne  craindrais  que  leur  empres- 
sement... Vous  direz  ce  que  vous  voudrez,  mon 
bon  ami  :  ce  monde-là  ne  me  tente  pas  du  tout. 
Futilité,  méchanceté  dissoutes  dans  beaucoup 
d'ennui,  en  somme  mauvaise  drogue.  »  Et  il 
raille,  en  des  termes  qu'il  est  assez  difficile 
de  citer,  l'enthousiasme  de  caillettes  d'une 
Marliani,  même  d'une  George  Sand,  pour  les 
théories  de  Pierre  Leroux,  auxquelles  elles  ne 
comprennent  ni  a  ni  b,  mais  qui  tout  de  même 
les  chatouillent  agréablement.  Si  Lamennais 
est  le  maître,  en  vérité  George  Sand  ne  fut  pas 
le  disciple  préféré. 

A  l'enseignement  de  ce  maître  elle  dut 
d'abord  de  préciser  ses  idées  sur  le  catholi- 
cisme —  ou  contre  lui.  Elle  en  est  l'adversaire 
décidée,  parce  que  l'Eglise  a  étouffé  l'esprit  de 
liberté,  qu'elle  a  jeté  un  voile  mensonger  sur 
la  parole  du  Christ  et  qu'elle  est  l'obstacle  au 


LE  RÊVE   HUMANITAIRE  24 1 


règne  de  la  sainte  égalité.  Surtout  ce  qu'elle 
doit  à  Lamennais  c'est  une  autre  leçon,  d'un 
tout  autre  caractère.  Lamennais  est,  au  XIX*  siè- 
cle, celui  qui  a  livré  le  plus  beau  combat  à  l'in- 
dividualisme, au  «  scandale  de  l'adoration  de 
l'homme  par  l'homme  »^  Sous  son  influence, 
George  Sand  se  détache  du  point  de  vue  per- 
sonnel, cesse  de  tout  rapporter  à  soi-même,  et 
découvre  l'importance  de  la  vie  des  autres.  C'est, 
si  vous  voulez  bien  y  faire  attention,  une  phase 
nouvelle  qui  commence  dans  l'histoire  de  ses 
idées.  Lamennais  est  à  l'origine  de  cette  trans- 
formation, encore  qu'elle  se  personnifie  dans  un 
autre,  et  que  cet  autre  s'appelle  Pierre  Leroux. 

Étrange  mystère,  entre  tant  d'autres,  que 
celui  de  la  prise  de  possession  d'un  esprit  par 
un  autre  esprit  !  De  grandes  intelligences  que 
nous  avons  approchées  n'ont  mis  sur  nous 
aucune  empreinte  ;  d'autres,  médiocres,  infé- 
rieures peut-être  à  la  nôtre,  nous  ont  gouvernés. 
Ce   Pierre   Leroux,   auprès   d'un   Lamennais, 

I.  Cf.  Brunbtiére,  Evolution  de  la  poésie  lyrique,  I,  p.  310. 

16 


242  GEORGE  S  AND 


quel  chétif  personnage  !  Il  avait  été  composi- 
teur d'imprimerie,  avant  de  fonder  le  Globe 
qui  devait  entre  ses  mains  devenir  un  organe 
saint-simonien.  Semi-bourgeois,  semi-ouvrier, 
il  était  mal  bâti,  lourd,  pliant  sous  le  poids 
d'une  chevelure  énorme  qui  appelait  le  crayon 
du  caricaturiste,  timide  et  gauche.>Il  paraissait 
tout  de  même  dans  les  salons,  pour  y  jouer  un 
personnage  ridicule  :  «  Il  faut  que  vous  sachiez, 
écrit  Béranger  à  la  date  du  20  janvier  1840,  que 
notre  métaphysicien  s'est  fait  un  entourage  de 
femmes,  à  la  tête  desquelles  sont  M""*^  Sand 
et  Marliani,  et  que  c'est  dans  des  salons  dorés, 
à  la  clarté  des  lustres,  qu'il  expose  ses  prin- 
cipes religieux  et  ses  bottes  crottées.  »  George 
Sand  en  plaisantait,  à  l'occasion.  Par  exemple, 
dans  une  lettre  à  M'"*=  d'Agoult  :  «  Il  est  très 
drôle  quand  il  raconte  son  apparition  dans  votre 
salon  de  la  rue  Laffitte.  Il  dit  :  «  J'étais  tout 
crotté,  tout  honteux.  Je  me  cachais  dans  un  coin. 
Cette  dame  est  venue  à  moi  et  m'a  parlé  avec 
une  bonté  incroyable.  Elle  était  bien  belle  ^  » 

I.  Correspondance  :  à  M"»  d'Agoult,  16  octobre  1837. 


LE  REVE   HUMANITAIRE  243 

Décidément  deux  traits  frappaient  dans  son 
extérieur  :  sa  malpropreté  et  son  air  queue- 
rouge.  Sa  pensée,  obscure  par  elle-même, 
s'exprimait  dans  une  forme  qui  l'obscurcissait 
encore.  On  a  dit  spirituellement  qu'à  force  de 
creuser  ses  idées  il  s'y  enfouissait  ^  Plus  tard, 
dans  les  assemblées,  il  fut  célèbre  pour  l'am- 
phigouri de  ses  harangues  interminables  et 
inintelligibles. 

Et  pourtant  les  fumées  de  ce  cerveau  fu- 
rent pour  George  Sand,  qui  n'était  point  une 
sotte ,  la  colonne  lumineuse  en  marche  de- 
vant elle.  Cette  philosophie  de  brouillard  lui 
parut  claire  comme  le  jour,  parla  à  son 
cœur  en  même  temps  qu'à  son  esprit,  résolut 
ses  doutes,  lui  procura  le  calme,  la  force,  la 
foi,  l'espérance  et  l'amour  patient  et  persévé- 
rant de  l'humanité.  Ainsi  vont  les  choses. 
Apparemment,  avec  cette  faculté  merveilleuse 
qu'elle  avait  de  toujours  idéaliser,  elle  s'était 
fabriqué  un  Pierre  Leroux  à  son  usage  et  plus 
beau  que  nature.  Il  était  besogneux,  et  la  pau- 

I.  P.  Thureau-Dajjgin,  Histoire  de  la  monarchie  de  Juillet. 


244  GEORGE  S  AND 


vreté  sied  à  l'homme  de  pensée.  Il  était  embar- 
rassé de  sa  personne,  et  le  spéculatif,  quand  il 
redescend  de  la  région  des  idées  sur  notre  terre, 
ne  s'y  dirige  qu'à  tâtons.  Il  était  nuageux,  et 
elle  se  souvenait  de  la  définition  de  Voltaire 
que,  lorsque  celui  qui  parle  ne  se  comprend 
pas  lui-même,  c'est  de  la  métaphysique.  Si 
Chopin  avait  pour  elle  personnifié  l'artiste, 
Pierre  Leroux,  hirsute  et  abscons,  embrous- 
saillé dans  ses  propos  comme  dans  sa  cheve- 
lure, figure  à  ses  yeux  dociles  :  le  philosophe. 

Elle  salua  en  lui  le  chef  et  le  maître.  Tu 
duc  a  e  tu  maestro. 

Elle  écrit,  le  14  février  1844,  ces  lignes  ex- 
traordinaires :  «  Il  faut  bien  que  je  vous  le  dise. 
George  Sand  n'est  qu'un  pâle  reflet  de  Pierre 
Leroux,  un  disciple  fanatique  du  même  idéal, 
mais  un  disciple  muet  et  ravi  devant  sa  parole, 
toujours  prêt  à  jeter  au  feu  toutes  ses  œuvres 
pour  écrire,  parler,  penser,  prier  et  agir  sous 
son  inspiration.  Je  ne  suis  que  le  vulgarisa- 
teur à  la  plume  diligente  et  au  cœur  impres- 
sionnable, qui  cherche  à  traduire  dans  des  ro- 
mans la  philosophie  du  maître.  »  Ce  que  ces 


LE  REVE  HUMANITAIRE  245 

lignes  ont  encore  de  plus  extraordinaire,  c'est 
qu'elles  sont  littéralement  exactes.  Tout  le 
secret  de  la  production  de  George  Sand  pen- 
dant dix  ans  est  là.  Avec  Pierre  Leroux  et 
Louis  Viardot,  elle  va  fonder  une  Revue,  la 
Revue  indépendante,  où  elle  insérera  non  seu- 
lement des  romans,  à  commencer  par  Horace 
refusé  par  Buloz,  mais  des  articles  de  propa- 
gande philosophico-sociale.  Il  y  a  mieux.  C'est 
la  romancière  elle-même  qui  prend  le  mot 
d'ordre  chez  le  sociologue.  Comme  Mascarille 
mettait  toute  l'histoire  romaine  en  madrigaux, 
elle  met  en  romans  la  philosophie  de  Pierre 
Leroux. 

Qu'est-ce  donc  qu'elle  a  vu  dans  Pierre  Le- 
roux ?  Et  auxquelles  de  ses  idées  s'est-elle  atta- 
chée de  préférence  ? 

Une  des  idées  chères  à  Leroux  était  celle  de 
l'immortalité,  mais  d'une  immortalité  qui  n'a 
guère  de  rapports  avec  celle  du  christianisme. 
S'il  nous  fait  revivre  après  notre  mort,  ce 
n'est  pas  dans  un  autre  monde ,  c'est  dans 
Ihumanité.  La  métempsycose,  à  cette  époque, 
était  à  la  mode.    Jean  Reynaud,    Lamennais 


246  GEORGE  S  AND 


faisaient  voyager  les  âmes  d'astres  en  astres  : 
Pierre  Leroux  admet  la  métempsycose  sur  la 
terre.  «  Nous  sommes,  disait-il,  non  seulement 
les  fils  et  la  postérité  de  ceux  qui  ont  déjà  vécu, 
mais  au  fond  et  réellement  les  générations  an- 
térieures elles-mêmes.  »  Nous  avons  parcouru 
des  existences  antérieures  dont  nous  n'avons 
pas  conservé  la  mémoire,  mais  dont  il  se  peut 
qu'il  nous  revienne  des  réminiscences  frag- 
mentaires. 

Cette  idée  avait  dû  vivement  impressionner 
George  Sand.  Elle  lui  inspire  les  Sept  cordes 
de  la  lyre,  Spiridion,  Consuelo,  la  Com- 
tesse de  Rudolstadt,  tout  le  cycle  des  romans 
philosophiques. 

Les  Sept  cordes  de  la  lyre  sont  un  poème 
dramatique  pastiché  de  Faust.  Maître  Albertus 
est  le  vieux  docteur  conversant  avec  Méphis- 
tophélès.  Il  a  une  pupille,  Hélène,  et  une  lyre. 
Un  esprit  réside  dans  cette  lyre.  Vainement  le 
peintre,  le  maestro,  le  poète,  le  critique  essaient 
d'en  faire  vibrer  les  cordes  :  elle  reste  muette. 
Au  contraire,  Hélène,  sans  même  y  poser  les 
mains,    en    tire    une    harmonie    magnifique. 


LE   RÊVE   HUMANITAIRE  247 

D'ailleurs,  elle  est  folle.  Etc.  Comprenez-vous? 
Moi  non  plus.  Albertus  lui-même,  à  un  certain 
moment,  déclare  :  «  Tout  ceci  a  un  sens  poé- 
tique d'un  ordre  assez  élevé  peut-être,  mais 
pour  moi  excessivement  vague.  »  Je  suis  tout  à 
fait  de  l'avis  d'Albertus.  Et  je  pourrais,  comme 
un  autre,  avec  un  peu  de  travail,  vous  donner 
de  ce  logogriphe  une  interprétation  qui  aurait 
Tair  de  quelque  chose.  J'aime  mieux  vous  dire 
que  je  n'y  vois  goutte.  L'auteur  n'y  a  peut-être 
pas  vu  beaucoup  plus  clair.  C'est  de  la  méta- 
physique. 

Notez  pourtant  ce  tableau  où  Hélène,  por- 
tant la  lyre  magique,  grimpe,  au  risque  de  se 
tuer,  jusqu'à  la  flèche  du  clocher  et  tient  de  là 
des  discours  inspirés.  Cela  ne  vous  fait-il  pas 
songer  à  Solness  le  constructeur,  au  haut  de  sa 
tour  ?  Aussi  bien  que  Tolstoï,  Ibsen  a  lu  George 
Sand  et  s'en  est  souvenu. 

Spiridion  nous  introduit  dans  un  étrange 
couvent  où  l'on  voit  les  portraits  détachés  de 
leur  cadre  errer  à  travers  les  cloîtres,  et  où  le 
fondateur  Hébronius  revit  dans  la  personne  du 
père  Alexis  qui  n'est  autre  que  Leroux. 


248  GEORGE  SAND 

Mêmes  imaginations  dans  Consuelo.  Je  vous 
ai  déjà  parlé  de  la  première  partie  du  roman, 
celle  qui  se  passe  à  Venise  dans  les  écoles  de 
musique  et  dans  les  théâtres  de  chant.  Qui  eût  cru 
que  la  charmante  diva,  l'élève  du  Porpora,  fût 
réservée  à  de  si  étranges  aventures  ?  Elle  arrive 
en  Bohème,  au  château  de  Rudolstadt,  où  on  a 
soin  de  l'avertir  qu'il  se  passe  des  choses  peu 
communes.  Le  comte  Albert  de  Rudolstadt  est 
sujet  à  des  crises  nerveuses,  à  des  léthargies  : 
il  disparaît  du  château  et  y  reparaît,  sans  qu'on 
sache  pourquoi  ni  comment.  Il  croit  avoir  été 
Jean  Ziska.  Et  probablement  il  l'a  été.  Il  a 
assisté  à  des  événements  qui  se  sont  passés  il 
y  a  trois  cents  ans  et  dont  il  fait  des  récits  de 
témoin.  Consuelo  découvre  la  retraite  d'Albert  : 
c'est  une  caverne  creusée  dans  la  montagne 
prochaine  et  qui  communique  par  un  puits  avec 
son  appartement.  Le  château  de  Rudolstadt  est 
bâti  sur  le  même  plan  architectural  que  les 
châteaux  d'Anne  RadclifFe.  Après  avoir  passé 
quelque  temps  dans  ce  milieu  halluciné  et  hal- 
lucinant, Consuelo  se  remet  en  route,  rencontre 
Haydn,   traverse  avec  lui  le  Bœhmer  Wald, 


LE  REVE  HUMANITAIRE  249 

arrive  à  Vienne  où  elle  est  présentée  à  Marie- 
Thérèse  et  engagée  au  théâtre  impérial.  Ce- 
pendant elle  est  rappelée  au  château  de  Ru- 
dolstadt,  pour  y  recevoir  le  dernier  soupir 
d'Albert  qui  l'épouse  in  extremis,  non  sans  lui 
avoir  tenu  ce  discours  :  «  Je  vais  te  quitter 
pour  un  peu  de  temps.  Et  puis  je  reviendrai 
sur  la  terre  par  la  manifestation  d'une  nou- 
velle naissance.  »  Lui  aussi,  il  a  lu  Pierre  Le- 
roux. Est-ce  de  cela  qu'il  est  tombé  malade? 

Un  roman  d'aventures  du  genre  de  Gil 
Blas,  de  la  Vie  de  Marianne  et  de  Wilhehn 
Meister,  un  roman  historique  où  passent 
Joseph  Haydn  et  Marie -Thérèse  et  le  ba- 
ron de  Trenk,  mais  aussi  toute  l'histoire  des 
Hussites,  un  conte  fantastique  agrémenté  de 
digressions  sur  la  musique  et  les  chants  popu- 
laires, et  où  reviennent  avec  une  insistance 
d'idée  fixe  les  divagations  de  la  métempsycose 
terrestre  —  tel  est  ce  récit  disparate,  touffu, 
baroque,  sillonné  de  lueurs,  semé  de  beautés  et 
dont  la  lecture  irritante  vous  laisse  courbaturé 
et  inquiet. 

Consuelo  reparaîtra  dans  un  autre  roman... 


2  50  GEORGE  S  AND 


A  cette  époque,  il  ne  suffisait  pas  qu'un  roman 
eût  plusieurs  volumes  ;  on  voulait  encore  qu'il 
eût  une  suite,  comme  Vingt  ans  après  faisait 
suite  aux  Trois  Mousquetaires,  et  le  Vicomte 
de  Bragelonne  faisait  suite  à  cette  suite.  Nos 
grands-parents  avaient  un  pouvoir  de  s'ennuyer 
qui  fait  honte  à  notre  frivolité...  C'est  ainsi 
que  la  Comtesse  de  Rudolstadt  fera  suite  à 
Consuelo.  Entre  temps,  Pierre  Leroux  avait 
mis  George  Sand  aux  études  sur  la  franc-ma- 
çonnerie :  elle  s'y  déclarait,  en  1843,  plongée 
((  comme  dans  un  abîme  de  folies  et  d'incerti- 
tudes, »  et  en  train  d'y  «  barboter  »  avec  courage. 
«  Je  suis  dans  la  franc -maçonnerie  jusqu'aux 
oreilles;  je  ne  sors  pas  du  Kaddosh,  du  Rose- 
Croix  et  du  Sublime  Écossais.  Il  en  est  résulté 
un  roman  des  plus  mystérieux.  »  Ce  roman 
mystérieux,  c'est  la  Comtesse  de  Rudolstadt . 
Donc  Consuelo  qui,  par  son  mariage  avec 
Albert,  est  devenue  comtesse  de  Rudolstadt, 
continue  son  tour  d'Europe.  Elle  est  mainte- 
nant à  Berlin,  à  la  cour  de  Frédéric  II.  Et  voici 
Voltaire,  La  Mettrie  et  les  soupers  de  Sans- 
Souci,  et  Cagliostro  et  Saint-Germain  et  les 


\ 


LE  RÊVE  HUMANITAIRE  25 1 

sciences  occultes.  Frédéric  II  fait  jeter  Con- 
suelo  en  prison,  sans  qu'on  sache  du  tout  pour- 
quoi, si  ce  n'est  que,  pour  pouvoir  s'évader,  il 
est  nécessaire  d'avoir  au  préalable  été  enfer- 
mée. De  mystérieux  sauveteurs  se  sont  inté- 
ressés à  Consuelo  et  l'ont  transportée  dans  une 
demeure  étrange  où  vont  commencer  pour  elle 
les  étonnements,  sorte  de  palais  des  Illusions. 
D'une  pièce  obscure  elle  se  trouve  soudain 
transportée  dans  une  salle  éblouissante  de  lu- 
mières. «  Au  fond  de  cette  pièce,  dont  l'aspect 
et  le  luminaire  étaient  vraiment  sinistres,  elle 
distingua  sept  personnages  enveloppés  de 
manteaux  rouges  et  la  face  couverte  de  masques 
d'un  blanc  livide  qui  les  faisaient  ressembler 
à  des  cadavres.  Ils  étaient  assis  derrière  une 
longue  table  de  marbre  noir.  En  avant  de  la 
table  et  sur  un  gradin  plus  bas,  un  huitième 
spectre,  vêtu  de  noir  et  masqué  de  blanc,  était 
également  assis.  De  chaque  côté  des  murailles 
latérales,  une  vingtaine  d'hommes  à  manteaux 
et  à  masques  noirs  étaient  rangés  dans  un  pro- 
fond silence.  Consuelo  se  retourna  et  vit  der- 
rière elle  d'autres  fantômes  noirs.  A  chaque 


252  GEORGE   S  AND 


porte,  il  y  en  avait  deux  debout,  une  large 
épée  brillante  à  la  main  »  *. 

Où  sommes-nous?  Chez  le  diable  ou  à  l'Am- 
bigu? Non,  mais  dans  une  société  secrète  :  les 
Invisibles.  Consuelo  passera  par  tous  les  de- 
grés de  l'initiation  :  elle  vêtira  la  robe  de 
mariée  et  la  robe  de  veuve.  Elle  subira  toute 
la  série  des  épreuves,  et  verra  défiler  tout  l'at- 
tirail des  cercueils,  draps  mortuaires,  spectres 
et  simulacres  de  tortures...  Le  récit  de  ces 
cérémonies  occupe  à  peu  près  tout  le  roman. 
Le  but  de  George  Sand  a  été  de  mettre  en  scène 
le  mouvement  de  sociétés  secrètes  si  intense  au 
XVIII*  siècle  et  qui,  dirigé  à  la  fois  contre  le  pou- 
voir monarchique  et  contre  l'Eglise,  a  contri- 
bué à  préparer  la  Révolution,  et  lui  a  donné 
tout  à  la  fois  ce  caractère  international  et  cette 
allure  mystique,  qui  sans  cela  seraient  à  peu 
près  incompréhensibles. 

Telle  est,  de  Spiridion  à  la  Comtesse  de 
Rudolstadt,  cette  série  de  romans  fantasti- 
ques avec  revenants,    souterrains,   cachettes, 

I.  La  Comtesse  de  Rudolstadt. 


LE  REVE  HUMANITAIRE  253 

hallucinations,  apparitions.  Le  malheur  est 
qu'on  ne  sait  plus  bien  aujourd'hui  à  quelle 
catégorie  de  lecteurs  ils  s'adressent.  Car  pour 
ce  qui  est  de  nous  autres,  les  grandes  per- 
sonnes, la  moindre  parcelle  de  vérité  ferait 
beaucoup  mieux  notre  affaire.  Mais  pour  ce 
qui  est  de  nos  enfants,  Monte-Cristo  leur 
plaît  bien  plus  que  Consuelo,  et  ils  préfèrent 
à  Spiridion  le  Petit  Poucet.  Seulement,  à 
l'époque  où  ils  parurent,  etquoiqueBuloz  regim- 
bât à  toute  cette  philosophie,  ces  romans  étaient 
tout  à  fait  au  goût  du  jour.  La  manie  du  fan- 
tastique s'était  emparée  de  personnes  graves 
et  avait  brouillé  d'honnêtes  cervelles.  Ballan- 
che  écrivait  la  Palingénésie  et  Edgard  Quinet 
Ahasvérus.  On  se  mouvait  à  travers  les  âges, 
on  parcourait  l'immensité  des  siècles,  comme 
si  Wells  eût  déjà  inventé  sa  Machine  à  explo- 
rer le  temps.  Dans  un  pays  d'esprit  net,  d'in- 
telligence positive ,  comme  le  nôtre ,  cela 
surprend.  C'était  le  résultat  d'infiltrations 
venues  de  l'étranger.  Nul  doute  qu'il  n'y  eût 
alors  quelque  chose  de  malade  dans  l'âme  de 
chez  nous. 


254  GEORGE  S  AND 


Et  il  y  avait  quelque  chose  de  pourri  dans 
le  royaume  de  France.  On  le  vit  bien  à  cette 
fièvre  de  doctrines  socialistes  qui  fit  explosion 
aux  environs  de  l'année  1840.  Que  préférez- 
vous  ?  Le  Phalanstère  de  Fourier,  la  Pha- 
lange de  Considérant  ou  VIcarie  de  Cabet, 
dont  le  fameux  Voyage  paraît  cette  année-là 
même?  A  quelque  sauce  que  ce  soit,  vous 
serez  mangés,  et  mangés  par  l'État.  L'État 
loge,  habille,  réglemente,  tyrannise.  C'est 
l'État  patron,  l'État  fournisseur,  l'État  nour- 
risseur,  un  rêve  de  félicité!  Buonarotti,  ancien 
complice  de  Babeuf,  prêche  le  communisme. 
Louis  Blanc  publie  son  Organisation  du 
travail,  où  il  fait  appel  à  la  révolution  poli- 
tique, avant-goût  de  la  révolution  sociale. 
Proudhon  publie  son  Mémoire  sur  la  pro- 
priété^ où  se  trouve  la  phrase  fameuse  :  «  la 
propriété  c'est  le  vol  ».  Il  s'y  déclare  anar- 
chiste, et  le  fait  est  que  l'anarchie  est  déjà  par- 
tout. Un  mal  nouveau  vient  d'apparaître  sou- 
dain, et,  par  une  ironie  cruelle,  il  est  la  consé- 
quence logique  de  ce  développement  industriel 
dont  le  siècle  est  si  fier  :  toute  cette  richesse 


LE  RÊVE  HUMANITAIRE  255 

a  eu  pour  résultat  de  créer  une  forme  nouvelle 
de  la  misère,  plus  âpre  que  l'ancienne,  envieuse, 
jalouse,  qui  met  au  cœur  un  ferment  de  haine 
et  une  ardeur  de  destruction. 

C'est  encore  Pierre  Leroux  qui  amena  George 
Sand  au  socialisme.  Aussi  bien,  elle  y  allait 
d'elle-même.  Depuis  longtemps,  elle  avait 
élevé  dans  son  cœur  un  autel  à  cette  entité,  le 
Peuple,  qu'elle  parait  de  toutes  les  vertus. 

Au  peuple  appartient  l'avenir,  tout  l'avenir, 
et  d'abord  celui  de  la  littérature. 

La  poésie  est  un  peu  fatiguée.  Pour  la  rajeu- 
nir, comptons  sur  les  poètes  prolétaires  !  Juste- 
ment il  venait  d'en  surgir  un.  Charles  Poney, 
de  Toulon,  ouvrier  maçon,  publie  en  1842  un 
volume  de  vers  :  Marines.  George  Sand 
l'adopte  :  il  est  la  démonstration  de  sa  théorie, 
l'exemple  qui  illustre  son  rêve.  Elle  le  félicite, 
elle  l'encourage.  Elle  lui  déclare  sans  bargui- 
gner :  «Vous  êtes  un  grand  poète.  »  Elle  l'an- 
nonce à  ses  amis  :  «  Avez-vous  lu  Baruch  ? 
Avez-vous,  lu  Poney,  poète  maçon  de  vingt 
ans  ?  »  Elle  leur  signale  le  livre  de  Poney, 
elle  en  souligne  les  beautés,  elle  demande  un 


256  GEORGE  S  AND 


peu  de  réclame.  A  titre  d'ami  de  George  Sand, 
je  me  suis  procuré  les  Marines  de  Charles 
Poney  et  je  suis  allé  aux  endroits  signalés  à 
mon  admiration.  C'est  d'abord  la  Méditation 
sur  les  toits.  Le  poète  est  retenu  sur  les  toits 
par  quelque  ouvrage  de  maçonnerie.  Il  mé- 
dite : 

Le  travail  me  retient  bien  tard  sur  ces  toitures... 

Et  il  songe  à  ce  qu'on  trouverait  si,  comme 
l'Asmodée  du  Diable  boiteux,  on  enlevait  ces 
toits  pour  apercevoir  ce  qui  se  passe  dans  les 
appartements.  Hélas  !  ce  n'est  pas  partout  la 
concorde  de  l'âge  d'or. 

Que  de  fois  contemplant  cet  amas  de  maisons 
Qu'étreignent  nos  remparts  couronnés  de  gazons 
Et  ces  faubourgs  naissants  que  la  ville  trop  pleine 
Pour  ses  enfants  nouveaux  élève  dans  la  plaine. 
Immobiles  troupeaux  où  notre  clocher  gris 
Semble  un  pâtre  au  milieu  de  ses  blanches  brebis, 
J'ai  pensé  que,  malgré  notre  angoisse  et  nos  peines, 
Sous  ces  toits  paternels  il  existait  des  haines, 
Et  que  des  murs  plus  forts  que  ces  murs  mitoyens 
Séparent  ici-bas  les  cœurs  des  citoyens. 

Donc,  appel  à  la  concorde.  Frères,  rallions^ 
nous,  etc. 


LE  RÊVE  HUMANITAIRE  257 

L'intention  est  bonne  et  surtout,  pour  aller 
avec  citoyens,  il  me  paraît  que  murs  mitoyens 
est  une  rime  riche,  imprévue  et  tout  à  fait 
digne  d'un  homme  de  la  partie. 

Autre  pièce  très  admirée  de  George  Sand  ; 
le  Forçat. 

Regardez  le  forçat  sur  la  poutre  équarrie 
Poser  son  sein  hàlé  que  le  remords  carie... 

En  vérité,  quand  Banville  se  vantera  d'in- 
venter la  rime  calembour,  il  ne  sera  qu'un 
plagiaire  de  Charles  Poney  ! 

Autre  pièce  :  V Hiver  (Aux  Riches) .  Le  poète 
constate  avec  chagrin  que  l'hiver 

...  qui  remplit  les  salons,  les  théâtres, 
Remplit  aussi  la  Morgue  et  les  amphithéâtres. 

Il  craint  que  le  peuple  ne  vienne  à  se  fâcher  ; 
c'est  pourquoi  il  donne  aux  heureux  du  monde 
ce  conseil  : 

Riches,  à  vos  plaisirs  faites  participer 
L'homme  que  les  malheurs  s'acharnent  à  frapper. 
Oh  !  faites  travailler  le  père  de  famille, 
Pour  qu'il  puisse  abriter  la  pudeur  de  sa  fille, 

17 


258  GEORGE  S  AND 


Pour  qu'aux  petits  enfants  maigris  par  les  douleurs 
Il  rapporte,  le  soir,  du  pain  et  non  des  pleurs, 
Afin  que  son  épouse,  au  désespoir  en  proie. 
Se  ranime  à  sa  vue  et  l'embrasse  avec  joie. 
Afin  qu'à  l'Éternel,  à  l'heure  de  sa  mort, 
Vous  n'offriez  pas  un  cœur  carié  de  remords. 

Si  l'expression  laisse  à  désirer,  le  mouve- 
ment ne  manque  certes  pas  d'éloquence.  Mais 
est-ce  qu'il  ne  vous  souvient  pas  d'avoir  déjà 
lu  ailleurs  quelque  chose  dans  ce  genre-là  ? 
Un  autre  poète,  quoiqu'il  ne  fût  pas  maçon, 
avait  déjà  posé  la  question  aux  riches  : 

Dans  vos  fêtes  d'hiver,  riches,  heureux  du  monde. 
Quand  le  bal  tournoyant  de  ses  feux  vous  inonde... 
Songez-vous  qu'il  est  là,  sous  le  givre  et  la  neige, 
Ce  père  sans  travail  que  la  famine  assiège  ? 

Il  leur  conseillait  de  pratiquer  l'aumône,  sœur 
de  la  prière.  Donnez,  leur  disait-il, 

Donnez  afin  qu'un  jour,  à  votre  heure  dernière, 
Contre  tous  vos  péchés  vous  ayez  la  prière 
D'un  mendiant  puissant  au  ciel. 

Certes ,  on  ne  demandait  pas  à  Poney  d'être 
Victor  Hugo;  mais  puisque  nous  avions  les  vers 
de  Victor  Hugo,  quelle  utilité  qu'ils  fussent 


LE   REVE  HUMANITAIRE  259 

refaits  par  Poney  ?  Pour  ma  part,  si  je  vous 
ai  rappelé  quelques-uns  des  beaux  vers  des 
Feuilles  d'automne^  c'est  que  j'éprouvais  un 
impérieux  besoin  de  nous  débarbouiller  de 
toutes  ces  platitudes. 

Poney  n'était  pas  alors  le  seul  poète  ouvrier. 
Les  autres  corps  de  métier  donnaient  aussi. 
La  première  pièce  de  Marines  est  adressée  à 
Durand,  poète  menuisier,  qui  se  déclare 

Enfant  de  la  forêt  qui  ceint  Fontainebleau. 

Celui-là  manie  la  varlope  et  la  lyre,  comme 
Poney  accorde  la  lyre  et  la  truelle. 

Mais  la  poésie  ouvrière  ménage  à  ses  admi- 
rateurs bien  des  déceptions.  Vainement  George 
Sand  conseille  à  Ponc}^  de  traiter  en  vers  des 
choses  de  son  état.  «Ne  mettez  donc  pas  l'habit 
de  tout  le  monde,  mais  paraissez  dans  la  litté- 
rature avec  ce  plâtre  aux  mains  qui  vous  dis- 
tingue et  qui  nous  intéresse.  »  Fier  de  son 
succès  auprès  des  dames  de  Paris,  Poney  brû- 
lait de  se  laver  les  mains,  de  passer  un  habit 
et  d'aller  dans  le  monde.  Vainement  Georofe 
Sand  adjure  Ponc}''  d'être  le  poète  de  l'huma- 


200  GEORGE  SAND 


nité.  et  lui  expose  le  dogme  de  l'impersonnalité 
en  fort  beaux  termes  dont  plus  d'un  poète 
bourgeois  pourrait  faire  son  profit.  «  Un  indi- 
vidu qui  se  pose  en  poète,  en  artiste  pur,  en 
Olympio,  comme  la  plupart  de  nos  grands 
hommes  bourgeois  et  aristocrates,  nous  fatigue 
bien  vite  de  sa  personnalité...  Les  hommes  ne 
s'intéressent  à  un  homme  qu'autant  que  cet 
homme  s'intéresse  à  l'humanité.  »  Mais  quoi! 
Poney  grillait  de  traiter  des  sujets  plus  gais 
et  —  Peuple,  voile  ta  face  !  —  légèrement 
libertins.  Sa  «mère»  en  littérature  l'en  gour- 
mande. «Vous  adressez  à  Juatia  V  Espagnole 
et  à  diverses  autres  beautés  fantastiques  des 
vers  que  je  n'approuve  pas.  Êtes- vous  un  poète 
bourgeois  ou  un  poète  prolétaire  ?  Si  vous  êtes 
le  premier  des  deux,  vous  pouvez  chanter 
toutes  les  voluptés  et  toutes  les  sirènes  de 
l'univers,  sans  en  avoir  jamais  connu  une 
seule.  Vous  pouvez  souper,  en  vers,  avec  les 
plus  délicieuses  houris,  ou  avec  les  plus  gran- 
des gourgandines,  sans  quitter  le  coin  de  votre 
feu  et  sans  voir  d'autres  be  autés  que  le  nez  de 
votre  portier.  Ces  messieurs   font  ainsi  et  n'en 


LE  RÊVE   HUMANITAIRE  26 1 

riment  que  mieux.  Mais  si  vous  êtes  un  enfant 
du  peuple  et  le  poète  du  peuple,  vous  ne  devez 
pas  quitter  le  chaste  sein  de  Désirée  pour  courir 
après  des  bayadères  et  chanter  leurs  bras  volup- 
tueux *  ».  Espérons  que  Poney  est  rentré  dans 
le  chaste  sein  de  Désirée  !  Et  pourquoi  ne 
lirait-il  pas  à  la  jeune  femme  les  ouvrages  de 
Pierre  Leroux?  Il  faut  un  peu  de  gaieté  dans 
la  vie...  Nous  n'avons  dans  la  Correspon- 
dance imprimée  de  George  Sand  que  quel- 
ques lettres  adressées  à  Charles  Poney.  Elles 
sont  de  haut  goût.  Mais  il  existe  une  corres- 
pondance volumineuse  que  M.  Rocheblave 
s'occupe  de  publier.  Ce  sera  un  régal.  La 
vérité  qu'elle  achèvera,  sans  doute,  de  mettre 
en  pleine  lumière,  c'est  qu'il  y  avait  chez  l'illus- 
tre romancière  un  fond  d'immense  candeur. 

Je  ne  crois  pas  que  rœu\Te  des  poètes 
ou\Tiers  ait  beaucoup  enrichi  la  poésie  fran- 
çaise. Par  bonheur,  la  sympathie  de  George 
Sand  pour  le  peuple  s'est  traduite  d'une  autre 

I.  Voir  dans  la  Correspondance  les  lettres  adressées  à  Ch.  Poney. 


2(i2  GEORGE   S  AND 


manière,  et  qui  est  cette  fois  singulièrement 
intéressante.  Elle  consiste  non  plus  à  faire 
écrire  des  livres  par  les  gens  du  peuple,  mais 
à  mettre  les  gens  du  peuple  dans  les  livres. 
C'est  le  projet  que  George  Sand  annonce  dans 
la  préface  du  Compagnon  du  Tour  de 
France  :  «  Il  y  aurait  toute  une  littérature 
nouvelle  à  créer  avec  les  véritables  mœurs 
populaires  si  peu  connues  des  autres  classes..» 
Le  Contpagiion  du  Tour  de  France  est  le 
premier  essai  de  cette  littérature  populaire. 

George  Sand  s'était  «  documentée  »,  comme 
on  dira  plus  tard,  documentée  comme  Zola 
ou  comme  Alphonse  Daudet,  dans  un  petit 
livre  qui  l'avait  beaucoup  frappée.  Ce  livre, 
intitulé  le  Livre  du  conipagnoimage^  avait 
pour  auteur  Agricol  Perdiguier,  dit  Avignon- 
nais-la-Vertu,  compagnon  menuisier. 

Agricol  Perdiguier  nous  apprend  que  les 
Compagnons  se  divisent  en  trois  grandes  caté- 
gories qui  sont  les  Gavots,  les  Dévorants  et 
les  Drilles,  ou  si  vous  préférez,  les  Enfants  de 
Salomon,  les  Enfants  de  maître  Jacques  et  les 
Enfants  du  père  Soubise.  —  Il  nous  renseigne 


LE   RÊVE   HUMANITAIRE  263 

sur  les  rites  du  compagnonnage.  Si  deux 
compagnons  se  rencontrent,  ils  se  topent. 
«  Tope.  —  Tope.  —  Quelle  vocation  ?  —  Char- 
pentier, et  vous  le  pays?  —  Tailleur  de  pierres.  » 
Et  on  va  boire  un  verre.  Si  un  compagnon 
estimé  quitte  une  ville,  on  lui  fait  une  «  con- 
duite en  règle  ».  Si  au  contraire,  il  a  démérité, 
on  lui  fait  une  «  conduite  de  Grenoble  ». 
Chaque  compagnon  a  son  surnom.  On  s'appelle 
la  Prudence  de  Draguignan  ou  la  Fleur  de 
Bagnolet,  ou  la  Liberté  de  Châteauneuf.  Le 
malheur  est  qu'entre  différentes  sociétés  ou 
Devoirs^  au  lieu  de  l'union  qui  devrait  régner, 
ce  sont  des  rivalités,  des  luttes,  rixes  et  coups, 
dégénérant  souvent  en  bagarres  sanglantes. 
Justement  Agricol  Perdiguier,  dit  Avignonnais- 
la- Vertu,  a  entrepris  de  prêcher  aux  différents 
Devoirs  la  paix  et  la  tolérance.  Il  fit  un  pre- 
mier voyage  en  France  à  cet  effet.  Il  en  fit  un 
second...  aux  frais  de  George  Sand.  Une 
nouvelle  édition  de  son  livre  contient  les  let- 
tres de  sympathie  à  lui  adressées  par  quel- 
ques-uns de  ceux  qui  approuvaient  sa  cam- 
pagne   :    Nantais-Prêt-à-bien-faire,    Bourgui- 


264  GEORGE  SAND 


o-non-la-Félicité,  Décidé-le-Briard. —  Curieux 
chapitre  de  l'histoire  des  syndicats  au  Xix*  siè- 
cle! Agricol  Perdiguier  a  pu  voir  poindre  à 
l'horizon  la  Confédération  du  Travail. 

Dans  le  Compagnon  du  Tour  de  France, 
Pierre  Huguenin,  menuisier,  se  promène  à 
travers  tout  ce  monde  du  compagnonnage  et 
nous  fait  assister  aux  concours,  rivalités,  ba- 
tailles, etc.  Cependant  il  a  été  appelé  au  châ- 
teau de  Villepreux  pour  y  travailler  de  son 
état.  La  noble  Yseult  s'éprend  du  menuisier 
beau  parleur  et  le  supplie  tout  de  go  qu'il  con- 
sente à  faire  son  bonheur  en  l'épousant.  — 
Dans  le  Meunier  d'Angibault,  c'est  d'un  ou- 
vrier serrurier,  Henri  Lémor,  que  s'éprend 
Marcelle  deBlanchemont.  Née  dans  l'opulence, 
elle  se  désolait  de  n'être  pas  fille  et  mère  d'ou- 
vrier. Mais  étant  venue  à  perdre  sa  fortune, 
elle  se  réjouit.  Enfin  nous  avons  fait  faillite! 
Le  personnage  le  plus  en  relief  du  roman,  c'est 
le  meunier,  le  farinier  Grand  Louis,  toujours 
gai  et  content,  le  rire  aux  lèvres,  des  chansons 
plein  le  gosier,  et  des  conseils  à  l'adresse  de 
tout  le  monde.  —  Dans  le  Péché  de  M.  An- 


LE  RÊVE  HUMANITAIRE  265 

toine,  le  rôle  du  Grand  Louis  est  tenu  par  Jean 
le  charpentier.  Ici  tout  le  monde  est  commu- 
niste, sauf  pourtant  l'usinier  Cardonnet,  signalé 
de  ce  chef  au  dernier  des  mépris.  Son  fils 
Emile  épouse  la  fille  de  M.  Antoine,  Gilberte, 
à  qui  un  vieux  fou,  le  marquis  de  Boisguil- 
bault  lègue  toute  sa  fortune,  à  condition  que 
les  jeunes  époux  fonderont  une  colonie  agri- 
cole où  régnera  le  plus  parfait  communisme. 
—  Et  ces  romans  tout  pleins  de  dissertations 
et  de  déclamations  sur  le  malheur  d'être  riche 
et  l'influence  corruptrice  de  la  fortune,  seraient 
intolérables,  si  le  moulin  d'Angibault  n'était 
dans  la  Vallée  noire  et  le  château  délabré  de 
M.  Antoine,  sur  les  bords  de  la  Creuse. 

Donc  ce  sont  là  de  mauvais  romans,  et  on 
perdrait  sa  peine  à  les  défendre.  Toutefois, 
sont-ils  négligeables  dans  la  suite  de  l'œu- 
vre de  George  Sand  ou  dans  l'histoire  du 
roman  français?  Je  ne  le  pense  pas.  Ils  ont 
rendu  à  George  Sand  le  service  de  l'aider  à 
sortir  d'elle-même,  et  de  détourner  son  atten- 
tion sur  d'autres  misères  que  la  sienne,  sur  des 
misères  plus  générales  et  partant  plus  dignes 


266  GEORGE  SAND 


d'intérêt.  Dans  l'histoire  du  roman  ils  ont  cette 
importance  capitale  que,  les  premiers,  ils  met- 
tent en  scène  tout  un  personnel  dont  jusqu'alors 
on  ne  soufflait  pas  mot.  Avant  Eugène  Sue 
comme  avant  Victor  Hugo,  George  Sand  a  mis 
en  scène  le  maçon,  le  charpentier,  le  menui- 
sier :  nous  assistons  vraiment  à  l'entrée  du 
peuple  dans  la  littérature.  C'est  une  date. 

Quant  à  leur  influence  sociale,  on  veut  qu'elle 
ait  été  à  peu  près  nulle  ;  on  sourit  volontiers  de 
ce  socialisme  naïf —  très  enfantin  ou  très  fémi- 
nin —  qui  consiste  à  faire  épouser  les  ferblan- 
tiers par  des  marquises  et  les  duchesses  par 
des  zingueurs,  histoire  de  réaliser  le  mariage 
des  classes.  Ne  prenons  pas  si  légèrement 
notre  parti  de  la  prédication  socialiste  par  la 
littérature,  et  ne  nous  hâtons  pas  de  la  décla- 
rer inoff^nsive!  Elle  est  au  contraire  un  puis- 
sant moyen  de  diffusion  pour  des  doctrines 
qu'elle  revêt  des  couleurs  de  l'imagination  et 
auxquelles  elle  intéresse  la  sensibilité.  George 
Sand  a  propagé  le  rêve  humanitaire  parmi  une 
catégorie  de  lecteurs  et  de  lectrices  qui  peut- 
être  sans  elle  eût  résisté  aux  séductions  de 


LE  REVE  HUMANITAIRE  267 


l'utopie,   comme  Lamartine  par   ses   Giron- 
dins a  réconcilié  les  classes  bourgeoises  avec 
l'idée  de  révolution.  Dans  les  deux  cas  l'effet 
a  été  le  même,  et  c'est  précisément  celui  qu'on 
peut  attendre  de   la   littérature   en  ces  sortes 
d'affaires.  Son  rôle  consiste  ici  essentiellement 
à  «  créer  un  snobisme  ».   Et  ce  genre  de  sno- 
bisme créé  par  la  littérature  au  profit  de  tous 
les  éléments  de  destruction  sociale  n'a  pas  cessé 
de  sévir  aujourd'hui.  Nous   voyons  —  aujour- 
d'hui  comme  alors  —  ceux-là    même    sourire 
niaisement  aux  doctrines  de  révolte  et  d'anar- 
chie qui  devraient,  je  ne  dis  pas  seulement  les 
répudier  par  intérêt  bien  entendu,  mais  les  re- 
pousser par  devoir  et  par  conscience,  de  toutes 
les  forces  de  leur  bon  sens  et  de  leur  honnê- 
teté. 

Au  surplus  les  faits  ne  laissent  guère  de 
place  à  la  discussion.  Nous  sommes  en  1846. 
Le  temps  approche  où  George  Sand  pourra  de 
sa  fenêtre  regarder  dans  la  rue  ses  romans  qui 
passent  et  jeter  à  l'émeute  les  bulletins  qu'elle 
rédiofe  en  son  honneur. 


VIII 
EN  1848 

GEORGE  SAND  AU  GOUVERNEMENT  PROVISOIRE 
LES   ROMANS   CHAMPÊTRES 


Dans  la  même  année  1846  où  paraissait 
ce  Péché  de  M.  Antoine,  si  ennuyeux  !  —  un 
péché  n'est  pas  toujours  et  forcément  amu- 
sant —  George  Sand  avait  publié  la  Mare  au 
Diable.  On  a  coutume  d'opposer  aux  romans 
socialistes  les  romans  champêtres  :  ceux-ci  l'em- 
porteraient sur  ceux-là  pour  cette  raison  qu'ils 
procèdent  d'une  conception  d'art  désintéres- 
sée, et  que  l'auteur,  renonçant  à  sa  manie  de 
prédication,  s'est  contentée  de  peindre  des  gens 
qu'elle  connaissait  et  des  choses  qu'elle  aimait, 
sans  autre  souci  que  de  les  bien  peindre.  Je 
crois  qu'on  se  trompe.  Chez  George  Sand  la 


270  GEORGE  S  AND 


manière  champêtre  ne  se  distingue  pas  essen- 
tiellement de  la  manière  socialiste.  La  diffé- 
rence n'est  que  dans  le  succès  de  l'exécution; 
mais  les  idées  et  les  intentions  y  sont  les  mêmes. 
George  Sand  y  continue  la  même  propagande; 
elle  y  prolonge  son  rêve  humanitaire  —  son 
rêve  de  dormeuse  éveillée. 

La  preuve  en  est  dans  cet  avertissement  de 
«  l'auteur  au  lecteur  »,  par  où  débute  la 
Mare  au  Diable,  si  déconcertant  pour  qui 
ne  replacerait  pas  ces  pages  dans  l'atmos- 
phère intellectuelle  où  elles  ont  été  écrites! 

On  s'est  demandé  pourquoi  et  par  quel  ca- 
price d'imagination,  George  Sand,  en  tête  d'un 
récit  de  robuste  et  saine  vie  aux  champs, 
a  évoqué  cette  vision  de  la  danse  macabre 
d'Holbein  :  une  fin  de  journée,  un  attelage 
maigre,  exténué,  un  vieux  paysan,  et,  dans  le 
sillon,  gambadant  près  de  l'attelage,  la  Mort, 
seul  être  allègre  et  ingambe  dans  cette  scène 
de  «  sueur  et  usaige  ».  Mais  elle  l'a  elle-même 
nettement  indiqué.  Elle  voulait  opposer  au 
vieil  idéal  que  traduit  la  danse  macabre,  l'idéal 
des    temps  nouveaux.    «    Nous  n'avons  plus 


EN    1848  271 

affaire  à  la  mort,  mais  à  la  vie.  Nous  ne  croyons 
plus  ni  au  néant  de  la  tombe,  ni  au  salut  achevé 
par  un  renoncement  forcé  :  nous  voulons  que 
la  vie  soit  bonne,  parce  que  nous  voulons 
qu'elle  soit  féconde...  Il  faut  que  tous  soient 
heureux,  afin  que  le  bonheur  de  quelques-uns 
ne  soit  pas  criminel  et  maudit  de  Dieu.  »  On 
reconnaît  ici  le  trait  commun  à  toutes  les  uto- 
pies socialistes  :  il  consiste  à  prendre  le  contre- 
pied  de  l'idée  chrétienne.  Tandis  que  le  chris- 
tianisme ajournait  au  lendemain  de  la  mort, 
transfigurée  par  les  espérances  éternelles,  la 
possession  du  bonheur,  le  socialisme  situe  le 
paradis  sur  la  terre,  au  risque  de  laisser  sans 
recours  ceux  à  qui  leur  expérience  ne  permet- 
trait pas  de  tenir  cette  terre  pour  un  paradis  et 
sans  réponse  la  plainte  de  l'incurable  misère 
humaine. 

George  Sand  expose  ensuite  l'objet  de  l'art 
tel  qu'elle  le  comprend  :  elle  ne  doute  pas  que 
ce  ne  soit  de  plaider  la  cause  du  peuple. 

Or  il  lui  semble  que  ses  confrères  en  roman 
et  en  socialisme  ne  s'y  prennent  pas  par  le 
bon  moyen.  Ils  peignent  la  misère,  mais  laide, 


272  GEORGE  S  AND 


mais  avilie,  parfois  même  vicieuse  ou  crimi- 
nelle. Espère-t-on  rendre  le  mauvais  riche  sen- 
sible aux  douleurs  du  pauvre,  en  lui  montrant 
ce  pauvre  sous  les  traits  du  forçat  évadé  et  du 
rôdeur  de  nuit  ?  Il  est  de  toute  évidence  que  le 
peuple,  tel  qu'il  nous  est  présenté  dans  les 
Mystères  de  Paris  ne  nous  en  devient  pas 
éminemment  sympathique,  et  que  nous  n'éprou- 
vons aucun  désir  d'entrer  en  relations  avec  le 
«  Chourineur  ».  Pour  amener  des  conversions, 
George  Sand  compte  plutôt  sur  les  «  figures 
douces  et  suaves  ».  Elle  conclut  :  «  Nous 
croyons  que  la  mission  de  l'art  est  une  -mis- 
sion de  sentiment  et  d'amour,  que  le  roman 
d'aujourd'hui  devrait  remplacer  la  parabole  et 
l'apologue  des  temps  naïfs.  »  Le  but  de  l'ar- 
tiste doit  être  de  «  faire  aimer  les  objets  de  sa 
sollicitude  ».  Il  a  le  droit,  pour  cela,  de  les 
«  embellir  un  peu  ».  «  L'art  n'est  pas  une 
étude  de  la  réalité  positive,  c'est  une  recherche 
de  la  vérité  idéale.  »  Tel  est  le  point  de  vue 
où  s'est  placé  l'auteur  de  la  Mare  au  Diable, 
en  laquelle  nous  sommes  invités  à  voir  une 
parabole  et  un  apologue. 


EN   1848  273 

Et  la  parabole  est  assez  claire.  Et  l'apologue 
est  assez  éloquent. 

Le  roman  commence  par  ce  tableau  du  la- 
bourage, si  large  et  si  gras,  auquel  je  ne  vois 
de  comparable  dans  notre  littérature  que  l'épi- 
sode des  Laboureurs  dans  Jocelyn.  Quand 
avait  paruy^o^<?Zjvw,  George  Sand  l'avait  assez 
sévèrement  qualifié  de  mauvais  ouvrage,  faux 
de  sentiment  et  lâché  de  style  ;  mais  elle  ajou- 
tait :  «  Au  milieu  de  tout  cela,  il  y  a  des  pages 
et  des  chapitres  qui  n'existent  dans  aucune 
langue  et  que  j'ai  relus  jusqu'à  sept  fois  de 
suite,  en  pleurant  comme  un  âne.  »  Je  pense 
bien  qu'elle  avait  pleuré  comme  un  âne  à  l'épi- 
sode des  Laboureurs.  D'ailleurs,  qu'elle  s'en 
soit  souvenue  ou  non,  peu  importe.  Je  n'in- 
dique le  rapprochement  que  pour  signaler  une 
parenté  de  génie  entre  Lamartine  et  George 
Sand,  admirables  l'un  et  l'autre  pour  imaginer 
des  idylles  et  pour  projeter  sur  la  réalité  les 
couleurs  de  cette  imagination  idyllique. 

Après  cela,  et  si  j'ai  pu  sans  impertinence 
analyser  devant  vous  la  Comtesse  de  Rudol- 
stadt  ou  même    Consuelo,  je  n'aurai  pas  le 

18 


274  GEORGE  SAND 


mauvais  goût  de  vous  conter  la  Mare  au 
Diable.  Les  gens  de  cet  endroit-là,  Germain, 
le  fin  laboureur,  et  Marie,  la  bergère,  et  petit 
Pierre  sont  depuis  longtemps  nos  amis.  Nous 
savons  depuis  toujours  comment,  montés  sur 
la  Grise,  ils  se  sont  égarés  dans  le  brouillard 
et  comment  ils  ont  passé  la  nuit  sous  les  grands 
chênes.  Combien  nous  l'aimions,  lecteurs  de 
quinze  ans,  pour  sa  grâce  ingénue  et  sa  ten- 
dresse déjà  maternelle,  cette  douce  Marie! 
Combien  nous  la  préférions  à  la  veuve  Gué- 
rin,  faraude  entre  ses  trois  galants  !  Et  quel 
contentement  nous  avons  eu -d'assister  à  ses 
noces  célébrées  suivant  la  coutume  usitée  dans 
toutes  les  noces  berrichonnes  de  temps  immé- 
morial ! 

Mais  on  voit  sans  peine  ce  que  ces  choses 
signifient,  et  qu'elles  tendent  à  nous  montrer 
à  quel  point  la  bonté  est  naturelle  au  cœur  de 
l'homme.  Un  Germain,  une  Marie,  si  nous 
cherchons  d'où  vient  qu'ils  nous  paraissent  si 
aimables,  c'est  tout  uniment  qu'ils  ont  un  cœur 
simple  et  suivant  la  nature.  Cette  nature,  il 
suffit  qu'elle  ne  soit  pas  déformée  par  la  con- 


EN   1848  275 

trainte  et  faussée  par  la  convention  :  elle  nous 
mène  droit  à  la  vertu. 

Voilà  une  chanson  dont  l'air  nous  est  bien 
connu.  Nous  nous  souvenons  de  l'avoir  entendue 
naguère,  et  d'avoir  assisté  déjà  à  toute  une  flo- 
raison de  bergerie,  à  tout  un  débordement  de 
littérature  sentimentale.  En  ce  temps-là,  poé- 
sie, roman,  théâtre  étaient  inondés  de  douces 
larmes.  L'aimable  Bernardin  de  Saint-Pierre 
tendait  la  main  au  naïf  Sedaine  et  Florian  don- 
nait la  réplique  à  Berquin.  La  Révolution,  bru- 
tale et  sanglante,  n'interrompit  pas  le  cours  de 
ces  effusions  romanesques.  On  ne  fit  jamais 
plus  grande  consommation  d'épithètes  atten- 
dries qu'aux  années  de  la  Terreur,  et  Robes- 
pierre paraissait  dans  les  cortèges  officiels  fleuri 
comme  une  mariée  de  village. 

Ce  goût  bucolique,  à  l'époque  de  la  Révolu- 
tion, n'est  pas  une  simple  coïncidence.  Les 
mêmes  principes  ont  fait  éclore  l'idylle  dans  la 
littérature  et  la  Révolution  dans  notre  histoire. 
On  croyait  que  l'homme  est  naturellement  bon: 
c'est  pourquoi  on  voulait  le  soustraire  à  toutes 
les  contraintes  qui  ont  été  imaginées  pour  re- 


276  GEORGE   S  AND 


fréner  sa  nature  :  autorité  politique  et  reli- 
gieuse, discipline  morale,  empire  de  la  tradi- 
tion. Débarrassez-le  de  ce  réseau  d'entraves  où 
l'ont  emprisonné  des  législateurs  enclins  au 
pessimisme  !  Aussitôt  vous  verrez  renaître  l'in- 
nocence de  l'âge  d'or  et  s'établir  le  bonheur 
universel.  C'était  la  foi  millénaire  de  1789,  ce 
sera  celle  de  1848  :  le  même  rêve  se  recom- 
mence de  Diderot  à  Lamartine  et  de  Jean- 
Jacques  à  George  Sand. 

Ainsi  le  même  état  d'esprit  qui  se  reflète 
dans  la  Mare,  au  Diable  va  faire  l'écrivain 
révolutionnaire  de  1848.  Nous  voilà  préparés  à 
comprendre  le  rôle  que  la  romancière  jouera 
dans  l'histoire  de  la  seconde  République.  Ce 
n'est  pas  la  page  la  moins  étonnante  dans 
cette  destinée  peu  ordinaire. 

Avec  quelle  joie  George  Sand  accueillit 
cette  République,  vous  le  devinez.  Républi- 
caine, elle  l'était  depuis  le  temps  de  Michel  (de 
Bourges),  et  démocrate  depuis  les  années  où, 
petite  fille,  elle  prenait  contre  les  vieilles  com- 
tesses le  parti  de  sa  plébéienne  de  mère.  De- 


EN   1848  277 

puis  longtemps  elle  espérait,  elle  attendait  un 
changement  de  régime.  Car  il  n'en  fallait  pas 
moins  pour  la  satisfaire.  Le  duel  Thiers-Guizot 
ne  la  passionnait  pas,  et  elle  n'aurait  éprouvé 
aucun  plaisir  à  se  faire  assommer  pour  Odilon 
Barrot.  C'était  une  romantique.  Elle  aspirait  à 
la  tempête.  «  Levez-vous,  orages  désirés  !...  » 
Quand  éclata  l'orage  —  emportant  un  trône, 
des  institutions,  une  société  —  elle  accourut 
de  son  paisible  Nohant.  Elle  avait  hâte  de  res- 
pirer cette  atmosphère  de  Révolution.  Elle 
s'en  grisa...  Ses  lettres  d'alors  débordent  : 
«  Vive  la  République!  Quel  rêve,  quel  enthou- 
siasme; et  en  même  temps  quelle  tenue,  quel 
ordre  à  Paris!  J'en  arrive;  j'ai  vu  s'ouvrir  le3 
dernières  barricades  sous  mes  pieds.  J'ai  vu  le 
peuple  grand,  sublime,  naïf,  généreux...  le 
plus  admirable  peuple  de  l'univers.  J'ai  passé 
bien  des  nuits  sans  dormir,  bien  des  jours  sans 
m'asseoir.  On  est  fou,  on  est  ivre,  on  est  heu- 
reux de  s'être  endormi  dans  la  fange  et  de  se 
réveiller  dans  les  cieux^   »  Elle  marche  dans 

I.  Correspondance  :  à  Ch.  Poney,  9  mars  1848. 


278  GEORGE   SAND 


son  rêve  étoile.  Tout  ce  qu'elle  voit,  tout  ce 
qu'elle  entend  dire  l'enchante.  Les  mesures  les 
plus  folles  la  ravissent  et  lui  semblent  ou  des 
actes  noblement  libérateurs  ou  tout  au  moins 
de  bonnes  plaisanteries.  «  Rothschild  fait  au- 
jourd'hui de  beaux  sentiments  sur  la  liberté.  Il 
est  gardé  à  vue  par  le  gouvernement  provi- 
soire qui  ne  veut  pas  qu'il  se  sauve  avec  son 
argent,  et  qui  lui  mettrait  de  la  mobile  à  ses 
trousses.  Il  se  passe  les  plus  drôles  de  choses.  » 
Et  encore  :  «  Le  gouvernement  et  le  peuple 
s'attendent  à  de  mauvais  députés  et  ils  sont 
d'accord  pour  les  ficher  par  les  fenêtres.  Tu 
viendras,  nous  irons  et  nous  rirons*...  »  Elle 
s'amuse  de  tout  son  cœur.  C'est  cela  même  qui 
est  significatif.  Rappelez-vous  le  mot  fameux 
qui  avait  sonné  le  glas  de  la  monarchie  de 
Juillet  :  «  La  France  s'ennuie.  »  La  France 
avait  fait  une  Révolution  pour  s'amuser. 

Donc  elle  s'amusait.  Elle  descendait  pour 
cela  dans  la  rue  où  était  le  spectacle.  Cela 
commençait  le  matin  avec  la  lecture  des  pla- 

I.  Correspondance  :  à  Maurice  Sand,  54  mars  1848. 


EN   184S  279 

cards  multicolores,  vers  ou  prose,  dont  la  nuit 
avait  bariolé  les  murs.  Puis,  sans  tarder,  s'or- 
ganisaient les  défilés.  Enseignes  déployées, 
musique  en  tète,  de  longues  processions  d'hom- 
mes, de  femmes,  d'enfants,  allaient,  suivant 
toutes  la  même  route,  celle  de  l'Hôtel  de  Ville, 
où  elles  portaient  en  hommage  volontaire  des 
corbeilles  ornées  de  rubans  et  de  fleurs.  Pas 
une  corporation,  pas  une  profession  qui  ne 
s'estimât  tenue  de  féliciter  le  gouvernement 
et  de  l'encourager  au  bien  * .  C'étaient  un 
jour  les  culottières  et  un  autre  jour  les  gile- 
tières,  les  porteurs  d'eau,  les  décorés  de  juillet, 
les  blessés  de  février,  les  paveurs,  les  blan- 
chisseuses, les  délégués  des  vidanges  de  Paris, 
qui  encore?  et  des  Allemands,  des  Italiens, 
des  Polonais,  la  plupart  de  Montmartre  ou  des 
Batignolles.  N'oublions  pas  les  arbres  de  la 
liberté  !  George  Sand  en  a  croisé  trois  en  un 
jour,  «  des  pins  immenses  portés  sur  les  épaules 
de  cinquante  ouvriers.  En  tête  le  tambour,  le 
drapeau,  et  des  bandes  de  ces  beaux  travail- 

-     I.  Voir  Daniel  Stern,  Révolution  de  1848. 


2  8o  GEORGE  SAND 


leurs  de  terre,  forts,  graves,  couronnés  de 
feuillage,  la  bêche,  la  pioche  ou  la  cognée  sur 
l'épaule  :  c'est  magnifique,  c'est  plus  beau  que 
tous  les  Robert  du  mondée  »  Telle  est  bien  la 
note.  L'Opéra  sous  ses  fenêtres  et  le  Cirque 
olympique  à  tous  les  carrefours ,  quelle  fête  ! 
Et  le  soir  cela  recommence.  On  a  les  clubs, 
dont  on  ne  compte  à  Paris  pas  'moins  de 
trois  cents,  et  où  les  femmes  du  monde  s'en 
vont  entendre  les  orateurs  en  blouse  proposer 
des  motions  incendiaires,  pour  goûter  le  frisson 
de  la  petite  mort.  On  a  les  théâtres,  où  Rachel, 
.drapée  à  l'antique  et  pareille  à  une  Némésis, 
déclame  la  Marseillaise.  Et  la  nuit  cela  con- 
tinue. La  jeunesse  parisienne  a  imaginé  de 
faire  des  promenades  nocturnes  avec  torches 
et  pétards  et  de  sommer  les  habitants  paisibles 
d'illuminer.  Imaginez  le  14  juillet  ou  la  mi- 
carême  toute  la  semaine  ! 

Cela  c'est  l'ordinaire,  la  monnaie  courante. 
Mais  vous  avez,  pour  rompre  la  monotonie,  ce 
qu'on  appelait  alors  des  «  journées  ».  Ce  sont 


1.  Correspondance,  même  date. 


EN    1848  281 

les  manifestations,  qui  ont,  entre  autres  avan- 
tages, celui  de  provoquer  les  contre-manifes- 
tations. Le  16  mars,  manifestation  des  Bonnets 
à  poil,  c'est-à-dire  de  la  garde  nationale  bour- 
geoise et  modérée;  mais  le  17,  contre-mani- 
festation des  clubs  et  des  ouvriers.  Ces  jours- 
là,  on  se  donne  rendez-vous  le  matin  à  la  place 
de  la  Bastille,  et  toute  la  journée  défilent  par 
groupes  quelques  centaines  de  mille  hommes, 
afin  d'intimider  tantôt  le  Gouvernement  provi- 
soire au  profit  de  l'Assemblée  et  tantôt  l'As- 
semblée au  profit  du  Gouvernement  provisoire. 
Le  17  avril,  George  Sand  est  devant  l'Hôtel  de 
Ville,  au  milieu  des  gamins  de  la  mobile,  au 
centre  de  la  place,  pour  mieux  voir.  Le  15  mai, 
l'effort  populaire  étant  dirigé  contre  le  Palais- 
Bourbon,  elle  se  trouve  mêlée  à  la  foule,  dans  la 
rue  de  Bourgogne.  En  passant  devant  un  café, 
elle  aperçoit  à  la  fenêtre  une  dame  très  ani- 
mée qui  harangue  la  manifestation,  et  que  tous 
ses  voisins  lui  désignent,  sans  réplique  pos- 
sible, pour  être...  George  Sand.  On  sait  que  les 
femmes  se  donnèrent  beaucoup  de  mouvement 
dans  cette  Révolution.  Elles  eurent  leur  légion, 


282  GEORGE   SAND 


les  Vésiiviennes  ;  elles  eurent  leurs  clubs, 
leurs  banquets,  leurs  journaux.  George  Sand 
est  loin  de  tout  approuver  dans  cette  agitation 
féminine;  mais  aussi  comment  pourrait-elle 
tout  condamner?  Elle  est  d'avis  que  «  les 
femmes  et  les  enfants  (quoi  !  les  enfants  aussi  !), 
toujours  désintéressés  dans  les  questions  poli- 
tiques, sont  en  rapport  plus  direct  avec  l'es- 
prit qui  souffle  d'en  haut  sur  les  agitations  de 
ce  monde  »^  Il  leur  appartient  de  faire  une 
politique  d'inspirées.  Ce  sera  la  politique  de 
Georofe  Sand. 

Si  vous  voulez  savoir  en  quoi  consiste  cette 
politique ,  savourez  les  conseils  que  cette 
Égérie,  dès  le  4  mars,  donne  à  son  ami  Girerd  : 
«  Agis  avec  vigueur,  mon  cher  frère  ;  dans  une 
situation  comme  celle  où  nous  sommes,  il  ne 
faut  pas  seulement  du  dévouement  et  de  la 
loyauté,  il  faut  du  fanatisme  au  besoin.  »  Elle 
conclut  en  lui  conseillant  de  ne  pas  hésiter  à 
«  balayer  tout  ce  qui  a  l'esprît  bourgeois  ». 
Lisez,  après  cela,  une  lettre  qu'elle  adresse  en 

I.  Correspondance,  au  citoyen  Thoré,  a8  mai  1848. 


EN    1848  283 

avril  à  Lamartine  pour  lui  reprocher  son  modé- 
rantisme  et  exciter  sa  verve  révolutionnaire. 
Et  ce  qu'elle  regrettera  plus  tard,  elle  qui 
pourtant  n'est  pas  d'humeur  fort  guerrière, 
c  est  qu'on  n'ait  pas,  à  l'exemple  des  grands 
ancêtres  de  93,  cimenté  la  Révolution  à  l'inté- 
rieur par  la  guerre  aux  nations.  «  Si  au  lieu  de 
suivre  la  fade  et  sotte  politique  de  Lamartine, 
nous  avions  jeté  le  gant  aux  monarchies  abso- 
lues, nous  aurions  la  guerre  au  dehors,  l'union 
au  dedans,  et  la  force  par  conséquent  au  dedans 
et  au  dehors  »*.  Toujours  comme  les  grands 
ancêtres,  elle  déclare  que  l'idée  révolutionnaire 
n'est  ni  celle  d'une  secte,  ni  celle  d'un  parti  : 
«  C'est  une  religion  que  nous  voulons  procla- 
mer. »  Ce  zèle,  cette  passion,  cette  intransi- 
geance, venant  d'une  femme,  ne  m'étonne  pas. 
Mais  vous  avouerai-je,  après  cela,  qu'un  certain 
genre  d'inspiration  en  politique  ne  me  dit  rien 
qui  vaille  ? 

Si  j'y  insiste,  c'est  que  j'y  suis  bien  forcé. 
George  Sand  en  effet  ne  s'est  pas  contentée 

I.  Correspondance  :  à  Mazzini,  10  octobre  1849. 


284  GEORGE  S  AND 


d'être  spectatrice  des  événements  et  d'en  con- 
verser avec  ses  amis.  Elle  a  agi  sur  ces  événe- 
ments. Elle  est  intervenue  de  sa  plume.  Elle  a 
semé  toute  sorte  d'écrits  révolutionnaires.  Le 
7  mars,  elle  publie  une  première  Lettre  au 
peuple  —  prix  dix  centimes  :  se  vend  au  profit 
des  ouvriers  sans  ouvrage.  —  Après,avoir  féli- 
cité ce  bon  et  grand  peuple  de  sa  noble  vic- 
toire, elle  l'avertit  qu'on  va  chercher  ensemble 
la  vérité.  (C'est  bien  cela  !  On  ne  savait  pas  ce 
qu'on  voulait  :  on  a  toujours  commencé  par 
faire  une  Révolution.)  Il  y  eut  une  seconde 
Lettre  nu  peuple  et  ce  fut  tout.  Les  publica^ 
tions  d'alors  étaient  éphémères.  Mais  elles 
renaissaient  de  leurs  cendres.  Voici,  en  avril, 
un  journal,  la  Cause  du  peuple,  rédigé  à  peu 
près  en  entier  par  George  Sand.  Dans  le  pre- 
mier numéro,  elle  fait  l'article  de  tête  :  «  La 
souveraineté  c'est  l'égalité  »,  reproduit  sa  pre- 
mière Lettre  au  peuple,  donne  un  article  de 
reportage  tout  à  fait  actuel  sur  l'aspect  des  rues 
de  Paris,  et  une  chronique  théâtrale.  Elle  a 
seulement  laissé  à  son  collaborateur  Victor 
Borie  le  soin  d'expliquer  que  l'augmentation 


EN   1848  285 

des  impôts  est  une  mesure  éminemment  répu- 
blicaine et  pour  l'imposé  une  agréable  sur- 
prise. 

Le  troisième  numéro  contient  une  petite  pièce 
en  un  acte  de  George  Sand,  intitulée  le  Roi 
attend^  qui  venait  d'être  représentée  sur  le 
théâtre  de  la  République  (c'est-à-dire  à  la 
Comédie-Française)  pour  la  première  repré- 
sentation nationale  (c'est-à-dire  gratuite)  le 
9  avril  1848.  Les  acteurs  de  ce  temps-là  s'appe- 
laient Samson,  Geffroy,  Régnier,  Anaïs,  Au- 
gustine  Brohan,  Rachel.  Excusez  du  peu! 
Mais  les  belles  choses  qu'on  leur  faisait  débi- 
ter! Molière  est  au  travail,  avec  sa  servante, 
Laforêt,  qui  ne  savait  pas  lire,  et  sans  qui  il 
paraît  qu'il  n'eût  su  écrire  une  ligne.  Il  n'a  pas 
fini  sa  pièce;  les  acteurs  n'ont  pas  appris  leurs 
rôles;  et  le  roi  ne  se  contente  pas  d'avoir 
«  failli  attendre  »,  il  attend,  il  s'impatiente. 
Molière,  embarrassé,  prend  le  parti  de  s'en- 
dormir. La  Muse  lui  apparaît,  le  qualifie 
de  «  lumière  du  peuple,  »  et  fait  défiler  devant 
lui  les  ombres  des  grands  poètes  défunts. 
Eschyle,    Sophocle,    Euripide,    Shakespeare, 


286  GEORGE  S  AND 


viennent  tous  protester  qu'ils  ont,  en  leur 
temps,  travaillé  à  préparer  la  Révolution  de 
48.  Molière,  réveillé,  entre  en  scène  pour  faire 
son  compliment  au  Roi.  Mais  le  Roi,  où  est-il? 
On  le  lui  a  changé  :  «  Je  vois  bien  un  roi,  mais 
il  ne  s'appelle  plus  Louis  XIV  :  il  s'appelle  le 
peuple,  le  peuple  souverain.  C'est  un  mot  que 
je  ne  connaissais  pas,  un  mot  grand  comme 
l'éternité.  »  A  ces  flagorneries  vous  recon- 
naissez le  démocrate.  Le  roi  attend  est 
un  authentique  bibelot  d'art  révolutionnaire. 
—  La  Cause  du  peuple  portait  en  man- 
chette :  On  s'abonne  rue  Richelieu.  Il  faut  croire 
qu'au  contraire  on  ne  s'abonnait  pas,  puisque 
le  journal  mourut  après  le  troisième  numéro. 
Mais  là  ne  se  borne  pas  le  rôle  de  George 
Sand'.  N'oublions  pas  qu'elle  fut,  en  1848,  un 
publiciste  officiel  !  Elle  avait  offert  ses  services 
à  Ledru-Rollin  qui  avait  accepté.  «  Me  voilà 
déjà  occupée  comme  un  homme  d'Etat.  J'ai  fait 
deux  circulaires  gouvernementales...  » '.  Elle 


I.  Sur  ce  rôle  de  George  Sand,  voir  surtout  la  Révolution  de 
348,  par  Daniel  Stern  (M"»  d'Agoult). 
a.  Correspondance  :  à  Maurice  Sand,  S4  mars  1848. 


EN   1848  287 

mitde  sa  prose  au  Bulletin  de  la  République 
qui  en  prit  tout  d'un  coup  un  relief  inattendu. 
Le  Bulletin  de  la  République^  publié  par 
ordre  du  citoyen  Ledru-Rollin  et  qui  paraissait 
tous  les  deux  jours,  était  destiné  à  établir 
«  entre  le  gouvernement  et  le  peuple  un  per- 
pétuel échange  d'idées  et  de  sentiments  ».  Il 
s'adressait  surtout  au  peuple  des  campagnes. 
C'était  un  placard  qu'on  expédiait  aux  maires, 
afin  qu'ils  le  fissent  afficher,  et  aussi  distribuer 
par  les  facteurs  ruraux.  Les  Bulletins  étaient 
anonymes.  Mais  nous  savons  que  plusieurs  sont 
sûrement  de  George  Sand;  ainsi  le  septième; 
ainsi  le  douzième  consacré  à  attirer  l'attention 
publique  sur  le  sort  misérable  de  la  femme  et 
de  la  fille  du  peuple,  condamnées  par  l'insuffi- 
sance des  salaires  à  la  prostitution  :  «  La  virgi- 
nité est  un  objet  de  trafic  coté  à  la  bourse  de 
l'infamie.  »  Enfin,  dans  le  seizième  Bulletin,  qui 
est  tout  uniment  un  appel  à  l'émeute,  George 
Sand  prévoit  le  cas  où  les  élections  ne  feraient 
pas  triompher  la  «  vérité  sociale  ».  Le  peuple 
saurait  quel  est  son  devoir  :  «  Il  n'y  aurait  alors 
qu'une  voie  de  salut  pour  le  peuple  qui  a  fait 


GEORGE   S  AND 


les  barricades,  ce  serait  de  manifester  une 
seconde  fois  sa  volonté  et  d'ajourner  les  déci- 
sions d'une  fausse  représentation  nationale.  » 
C'est  le  pur  langage  jacobin  et  fructidorien. 
Et  on  sait  ce  que  parler  veut  dire.  Le  Bulle- 
tin est  du  15  avril  :  le  17,  le  peuple  marchait 
sur  l'Hôtel  de  Ville.  Seulement  il  faut  se 
méfier  de  ces  mouvements  populaires  qui 
prennent  souvent  une  tournure  imprévue  et 
changent  de  direction  en  cours  de  route.  Il 
arriva  que  la  manifestation  se  tourna  contre 
les  meneurs.  Il  y  eut  ce  jour-là  dans  Paris  de 
grands  cris  de  Mort  aux  Communistes  !  et 
de  A  bas  Cabetl  George  Sand  n'y  comprenait 
rien.  Cela  n'était  pas  dans  le  programme.  Elle 
commença  à  douter  de  l'avenir  de  la  Répu- 
blique, la  vraie,  celle  de  ses  amis. 

Ce  fut  bien  pis,  le  15  mai,  dans  cette  fatale 
journée  —  j'entends  fatale  à  Barbes  qui  y  joua 
le  rôle  de  héros  et  de  dupe.  Or  Barbés  était 
pour  l'instant  l'idole  de  George  Sand. 

Une  idole,  vous  avez  assez  vu  que  si  cette 
femme  d'une  ardente  imagination  en  changeait 
volontiers,   elle  ne  pouvait  surtout  se  passer 


EN  1848  289 

d'en  avoir  une.  Son  incurable  idéalisme  allait 
sans  cesse  personnifiant  dans  un  individu  cette 
chimère  de  perfection  qu'elle  s'était  forgée.  On 
dirait  que,  suivant  les  circonstances,  elle  exté- 
riorise les  besoins  de  son  esprit  et  les  incarne 
dans  un  type  assorti  à  la  nuance  du  jour.  En 
temps  de  monarchie,  Michel  (de  Bourges)  et 
Pierre  Leroux  avaient  fort  bien  tenu  le  rôle, 
le  premier  de  théoricien  radical,  et  le  second 
de  mystique  annonciateur  des  temps  nouveaux. 
Avec  les  temps  nouveaux,  voici  surgir  Bar- 
bes. 

Celui-là  était  le  conspirateur-né.  C'était 
l'homme  des  sociétés  secrètes.  Il  avait  fait  sa 
carrière  par  les  prisons,  ou  plutôt  il  avait  fait 
de  la  prison  sa  carrière.  Il  débuta  en  1835  par 
un  joli  tour  de  sa  façon,  qui  fut  de  faire  évader 
de  Sainte-Pélagie  trente  des  accusés  d'avril.  Il 
était  à  cette  époque  affilié  à  la  Société  des 
familles  :  une  descente  de  police  rue  de  Lour- 
cine  ayant  amené  la  découverte  de  tout  un 
arsenal  de  poudre  et  de  munitions.  Barbes  fut 
condamné  à  un  an  de  prison  et  envoyé  à  Car- 
cassonne  où  il  avait  de  la  famille.  Quand  il  en 

19 


290  GEORGE   SAND 


sortit,  la  Société  des  saisons  avait  remplacé 
la  Société  des  familles.  D'accord  avec  Blan- 
qui,  Barbes  organisa  l'insurrection  des  12  et 
13  mai  1839.  Cette  fois  le  sang  coula.  De- 
vant le  Palais  de  Justice,  la  colonne  Barbes 
ayant  sommé  le  lieutenant  Drouineau  de  lui 
livrer  le  poste,  l'officier  répliqua  :  «  Plutôt 
mourir  !  »  Aussitôt  frappé  d'une  balle,  il  tom- 
bait, en  effet,  victime  de  la  consigne.  Barbes, 
condamné  à  mort,  vit  sa  peine  commuée  sur 
l'intervention  de  Lamartine  et  de  Victor  Hugo. 
Le  voici  interné  au  Mont  Saint-Michel  jusqu'en 
1843,  et  depuis  1843  à  Nîmes.  Il  se  trouvait 
dans  la  prison  de  Nîmes  lorsque,  le  28  février 
1848,  le  directeur  lui  annonça  qu'il  était  libre. 
Il  en  fut  moins  heureux  encore  que  surpris  et 
gêné.  «  Ce  qui  me  dérouta  tout  à  fait,  avoue- 
t-il,  ce  fut  l'idée  de  sortir  de  prison.  Je  jetai  les 
yeux  sur  ma  couchette  de  prisonnier  à  laquelle 
j'étais  si  habitué.  Je  regardai  mes  bonnes  cou- 
vertures, mon  bon  oreiller,  toutes  mes  nippes 
soigneusement  étendues  sur  le  pied  de  mon 
lit.  »  Il  demanda  à  ne  sortir  que  le  lendemain. 
L'habitude  était  prise.   Rendu  à   l'air  libre. 


EN    1848  291 

Barbes  se  comporta  en  homme  qui  ne  s'y  sen- 
tait pas  à  son  aise. 

On  le  vit  bien  dans  la  journée  du  15  mai. 
Et  c'est  ce  qui  donne  à  cet  épisode  un  caractère 
tragi-comique.  Il  s'agissait,  sous  prétexte  de 
manifester  en  faveur  de  la  Pologne,  d'envahir 
l'Assemblée  nationale.  Barbes  désapprouvait 
la  manifestation  ;  notez-le  bien  !  Il  était  résolu 
à  se  tenir  tranquille.  Seulement  il  y  a  des 
gens  qui  ne  peuvent  assister  à  une  scène  révo- 
lutionnaire sans  s'y  mêler,  et  pour  y  récla- 
mer bientôt  le  premier  rôle.  La  fièvre  popu- 
laire leur  monte  au  cerveau.  C'est  ainsi  que 
Barbes  —  malgré  lui,  mais  obéissant  à  un 
instinct  plus  fort  que  sa  volonté  —  se  trouve 
prendre  avec  l'ouvrier  Albert  la  tète  du  cor- 
tège qui,  de  la  Chambre  des  députés,  se  dirige 
vers  l'Hôtel  de  Ville,  pour  y  installer  un  nou- 
veau gouvernement  provisoire.  Il  avait  déjà 
commencé  d'y  rédiger  des  proclamations,  et 
de  les  jeter  par  les  fenêtres  au  peuple,  selon 
l'usage ,  lorsqu'arrivent  Lamartine ,  Ledru- 
Rollin  et  un  capitaine  d'artillerie.  Ce  dialogue 
s'engage  :    «  Qui   êtes-vous  ?  —   Membre  du 


292  GEORGE    SAND 


gouvernement  provisoire.  —  De  celui  d'hier 
ou  de  celui  d'aujourd'hui?  —  De  celui  d'au- 
jourd'hui. —  En  ce  cas,  je  vous  arrête.  »  Trans- 
féré à  Vincennes,  après  être  resté  en  liberté 
un  peu  moins  de  trois  mois,  il  rentre  en  pri- 
son comme  dans  son  juste  domicile. 

Après  comme  avant,  George  Sand  ne  cesse 
de  l'admirer.  Le  grand  homme  de  la  Révolu- 
tion, ce  n'est  pour  elle  ni  Ledru-Rollin,  ni 
Lamartine,  ni  même  Louis  Blanc  :  c'est  Bar- 
bes. C'est  lui  qu'elle  compare  successivement, 
ou  plutôt  en  même  temps,  à  Jeanne  d'Arc  et 
à  Robespierre.  Le  prit-elle  jamais  pour  un 
homme  d  Etat  ?  Il  était  bien  mieux  que  cela  : 
l'homme  des  complots  et  des  cachots,  venu  du 
Mystère  pour  aller  au  Malheur,  prêt  pour  le 
drame  et  pour  le  roman.  Elle  éleva  dans  son 
cœur  un  autel  à  ce  martyr,  sans  songer  même 
à  se  demander  si  par  hasard  l'idole  et  le  héros 
n'aurait  pas  été  un  simple  fantoche. 

Cependant  l'échauffourée  du  15  mai  avait 
enlevé  à  George  Sand  ses  dernières  illusions. 
L'insurrection  de  juin,  la  guerre  civile  ensan- 
glantant les  rues  de  Paris  —  ces  rues  naguère 


EN    1848  293 

si  plaisantes  et  si  gaies  !  —  fut  pour  elle  une 
atroce  douleur.  Désormais  ses  lettres  ne  con- 
tiennent plus  que  l'expression  de  sa  tristesse 
et  de  son  découragement.  A  l'enthousiasme  des 
premiers  jours  a  succédé  le  plus  morne  abat- 
tement. C'a  été  l'affaire  de  quelques  semaines. 
Elle  qui  était  si  fière  de  la  France  en  février, 
elle  veut  qu'on  la  plaigne  maintenant  d  être 
Française.  C'est  une  douleur  et  c'est  une  honte. 
Car  sur  qui  compter  et  sur  quoi?  Lamartine 
est  un  bavard;  Ledru-Rollin  est  une  femme; 
le  peuple  est  ignorant  et  ingrat;  la  mission 
des  gens  de  lettres  est  terminée.  —  Donc  elle 
se  réfugie  vers  la  fiction,  elle  s'enferme  dans 
son  rêve  d'art  :  nous  l'y  suivrons  sans  regret. 

François  le  Chatnpi  achevait  de  paraître 
dans  le  Journal  des  Débats^  quand  le  dénoue- 
ment en  fut  retardé  par  un  autre  dénouement 
qui  émut  davantage  la  curiosité  publique  :  la 
catastrophe  de  la  Monarchie  de  Juillet,  en  fé- 
vrier 1848.  Après  les  journées  de  juin,  troublée 
et  navrée  dans  le  fond  de  son  âme,  et  deman- 
dant à  la  littérature   un  mirage  consolateur, 


294  GEORGE  S  AND 


George  S  and  écrivit  la  Petite  Fadette.  Ainsi 
les  romans  champêtres  et  la  Révolution  de  48 
sont  liés  intimement...  A  ceux  de  ces  romans 
que  nous  avons  déjà  mentionnés,  joignons 
Jeanne  qui  leur  est  antérieure,  datant  de  1844, 
et  les  Maîtres  Sonneurs  qui  sont  de  1853. 
Voilà  la  série  incomparable,  le  chef-d'œuvre 
de  récrivain  et  Tun  des  plus  purs  joyaux  de 
notre  littérature. 

C'est,  pour  George  Sand,  la  veine  originale. 
C'est  la  note  qu'elle  devait  donner.  C'est  Toeu- 
vre  à  laquelle  l'inclinaient  sa  complexion 
naturelle  et  sa  destinée. 

Elle  avait  vécu  presque  toute  sa  vie  à  la 
campagne  et  là  seulement  elle  se  sentait  vivre. 
Elle  avait  beau  faire  :  à  Paris,  elle  s'ennuyait 
de  son  Berry.  C'était  plus  fort  qu'elle,  et  elle 
ne  pouvait  s'empêcher  d'avoir  le  cœur  enflé 
d'un  gros  soupir  quand  elle  pensait  aux  terres 
labourées,  aux  noyers  autour  des  guérets,  aux 
bœufs  briolés  par  la  voix  des  laboureurs. 
«  Il  n'y  a  pas  à  dire,  écrivait-elle  vers  le 
même  temps,  quand  on  est  né  campagnard, 
on  ne  se  fait  jamais  au  bruit  des  villes.  Il  me 


EN   1848  295 

semble  que  la  boue  de  chez  nous  est  de  la 
belle  boue,  tandis  que  celle  d'ici  me  fait  mal 
au  cœur.  J'aime  beaucoup  mieux  le  bel  esprit 
de  mon  garde  champêtre  que  celui  de  certains 
visiteurs  d'ici.  Il  me  semble  que  j'ai  l'esprit 
moins  lourd  quand  j'ai  mangé  la  fromentée 
de  la  mère  Nannette  que  lorsque  j'ai  pris  du 
café  à  Paris.  Enfin  il  me  semble  que  nous 
som-mes  tous  parfaits  et  charmants  là-bas,  que 
personne  n'est  plus  aimable  que  nous  et  que 
les  Parisiens  sont  tous  des  paltoquets  »  ^ 
Tenons-nous-le  pour  dit,  et  dit  en  toute  sin- 
cérité. George  Sand  est  indifférente  aux  grands 
événements  de  notre  vie  parisienne  :  un  com- 
mérage mondain,  un  potin  du  boulevard.  Mais 
elle  sait  l'importance  de  chacun  de  ces  épi- 
sodes de  la  vie  à  la  campagne  :  une  tombée 
de  brouillard,  la  crue  d'une  rivière.  Comme 
elle  connaît  l'endroit  pour  en  avoir,  à  toute 
heure  et  en  toutes  saisons,  fouillé  tous  les 
recoins  et  couru  tous  les  replis,  elle  connaît 
les  gens,  n'y  ayant  pas  une  maison  où  elle  ne 

X.  Correspondance  :  à  Ch.  Duvernet,  la  novembre  184a. 


296  GEORGE   SAND 


soit  entrée  pour  soigner  un  malade  ou  dé- 
brouiller une  affaire.  Ajoutez  qu'elle  n'est  pas 
seulement  rattachée  à  la  campagne  et  aux 
gens  de  là-bas  par  un  lien  d'habitude  et  de 
sympathie  ;  elle  porte  en  elle  quelque  chose  de 
leur  nature  ;  elle  a  un  tour  d'esprit  paysan  :  la 
lenteur  à  concevoir,  le  peu  de  goût  pour  trou- 
bler par  la  parole  le  travail  de  la  méditation, 
cette  méditation  même  remplacée  par  «  une 
suite  de  rêveries...  qui  fait  de  sa  veille  comme 
de  son  sommeil  une  sorte  d'extase  tranquille  S) . 
Je  ne  crois  pas  qu'une  autre  fois  un  tel  en- 
semble de  conditions  favorables  ait  été  réuni. 
Elle  ne  réussit  pas  du  premier  coup.  Déjà 
dans  plusieurs  de  ses  romans,  depuis  Valen- 
tine^  elle  avait  mis  des  personnages  de 
paysans  :  laboureurs,  taupiers,  sorciers,  men- 
diantes. C'étaient  des  personnages  épisodi- 
ques.  Jeanne  est  le  premier  roman  oîi  l'hé- 
roïne soit  une  paysanne.  Tout  ce  qui  est  de 
Jeanne  elle-même  dans  le  roman  est  exquis. 
Il  existe,  et  nous  en  avons  tous  vu,   de  ces 

1.  Voyez  dans  Jeanne  une  très  belle  page  sur  l'âme  paysanne. 


EN    1848  297 

types  de  paysannes  au  visage  grave  et  pur 
de  lignes,  au  regard  noyé  de  rêve,  devant  qui 
nous  nous  prenons  à  songer  de  celle  qui  fut  la 
bonne  Lorraine.  C'est  une  de  ces  créatures 
d'exception  que  George  Sand  a  portraiturée 
ici.  Elle  en  fait  une  extatique,  dont  l'âme 
accueille  indifféremment  et  sans  les  bien  situer 
dans  le  temps  toutes  les  formes  du  surnaturel, 
tous  les  êtres  merveilleux,  la  Vierge  et  les 
fées,  les  druidesses,  Jeanne  d'Arc  et  l'empe- 
reur Napoléon.  Mais  Jeanne,  la  vierge  d'Ep- 
Nell,  la  Velléda  des  pierres  Jômatres,  la  sœur 
mystique  de  la  Grande  Pastoure,  est  assez  mé- 
diocrement entourée.  Ce  que  j'en  dis  n'est  pas 
pour  sa  cousine  Claudie,  dont  on  sait  de  reste 
que  la  conduite  ne  fut  pas  irréprochable  ;  mais 
autour  de  Jeanne,  qui  s'est  mise  en  service  à 
Boussac,  évolue  un  groupe  de  bourgeois  dont 
un  riche  Anglais,  sir  Arthur,  qui  veut  l'épouser. 
Ce  mélange  de  campagnards  et  de  bourgeois 
est  fâcheux.  Et  fâcheux  pareillement  le  mé- 
lange du  patois  avec  le  parler  chrétien  ou, 
si  vous  voulez,  le  style  écrit.  —  L'auteur 
s'essaie,  tâtonne. 


298  GEORGE  SAND 


Au  temps  de  la  Mare  au  diable,  elle  a 
trouvé.  Ce  qu'elle  a  trouvé  c'est  l'unité  de  ton, 
c'est  l'harmonie  du  cadre  avec  les  personnages 
et  du  sentiment  avec  les  aventures,  et  c'est  la 
souveraine  simplicité. 

Il  y  a  dans  François  le  Champ i  bien  de  la 
grâce  et  de  la  sensibilité  vraie,  mêlée  d'un  rien 
de  sensiblerie.  Certes,  Madeleine  Blanchet  est 
un  peu  âgée  pour  ce  Champi  qu'elle  a  élevé 
comme  son  enfant.  Mais  d'abord  à  la  campa- 
gne, où  les  âges  se  brouillent  assez  vite,  cette 
disproportion  n'est  pas  aussi  choquante  qu'à 
la  ville.  Ensuite  le  roman  n'est  pas  une  étude 
de  maternité  amoureuse  ;  ce  n'est  pas  chez 
Madeleine,  c'est  chez  François  qu'on  analyse 
le  sentiment,  un  amour  qui  longtemps  s'est 
ignoré,  et  qui  prend  conscience  de  lui-même  le 
iour  où  il  cesse  d'être  une  rê\'erie  douce,  un 
plaisir  mélancolique,  pour  se  changer  en  souf- 
france. 

C'est  encore  l'analyse  d'un  sentiment  long- 
temps ignoré,  ou  du  moins  inavoué,  qui  fait 
le  sujet  de  la  Petite  Fadette.  Et  faut-il,  à 
toute  force,  choisir  entre  ces  adorables  romans, 


EN    1848  299 

comme  s'il  n'était  pas  tellement  plus  simple 
de  les  choisir  tous?  Je  crois  bien  alors  que  c'est 
à  celui-là  qu'iront  nos  préférences,  à  cause 
de  ce  type  si  curieux,  si  vivant,  si  attachant 
de  la  petite  Fadette.  Voyez-le,  ce  maigre  gre- 
let,  surgir  d'une  sente,  se  détacher  d'un  taillis  ! 
Ne  dirait-on  pas  qu'il  en  faisait  partie  et  qu'il  se 
distingue  à  peine  des  choses  ?  Elle  est, cette  petite 
sauvageonne,  comme  l'esprit  de  ces  champs,  de 
ces  bois,  de  ces  rivières  et  de  ces  ravins.  C'est  un 
petit  être  tout  près  de  la  nature.  Curieuse  et 
malicieuse,  elle  est  hardie  en  ses  propos  parce 
qu'elle  est  une  réprouvée.  Elle  raille  parce 
qu'elle  se  sait  détestée,  et  elle  égratigne  parce 
qu'elle  souffre.  Vienne  le  jour  où  elle  sentira 
flotter  vers  elle  un  peu  de  cette  tendresse  qui 
fait  l'air  respirable  aux  créatures  humaines, 
vienne  l'instant  où  son  cœur  battra  plus  fort 
dans  sa  poitrine,  soudain  quelle  transformation! 
Landry  qui  l'observe,  la  voyant  si  changée, 
opine  à  part  lui  :  «  Il  faut  qu'elle  soit  un 
peu  sorcière.  »  Landry  est  un  simple.  Il  n'y 
a  d'autre  sorcier  ici  que  l'amour.  Mais  il 
n'était  pas  embarrassé  pour  opérer  une  telle 


•;00  GEORGE   S  AND 


métamorphose   :   il  en    a    fait  bien   d'autres! 

f    Les  Maîtres  Sonneurs  nous  initient  à  la  vie 
I.- 

de  la  forêt  toute  pleine  de  visions  mysté- 
rieuses. Ils  opposent  aux  habitudes  séden- 
taires, casanières,  de  l'habitant  des  plaines,  et 
à  son  esprit  indolent,  l'humeur  libre,  aventu- 
reuse, conquérante  du  beau  muletier  Huriel, 
amoureux  de  la  route  et  de  son  imprévu,  comme 
un  chemineau  qui  n'aurait  pas  attendu,  pour 
courir  les  grands  chemins,  la  permission  de 
jM.  Richepin. 

Je  ne  sache  pas  de  récits  plus  achevés  que 
ceux-là  et  qui  assurent  mieux  à  George  Sand 
cette  gloire,  qu'on  lui  a  si  souvent  refusée, 
d'avoir  eu  le  sens  artiste.  Car  nous  voyons  les 
personnages  vivre  et  agir,  et  toutefois  leur 
psychologie  n'est  pas  si  poussée,  leur  figure 
n'a  pas  tant  de  relief  qu'elle  nous  détourne  de 
faire  attention  aux  choses,  dont  on  sait  assez 
qu'elles  sont  à  la  campagne  de  plus  de  consé- 
quence que  les  gens.  La  campagne,  de  tous 
côtés,  nous  enveloppe  et  nous  baigne  de  son 
atmosphère.  Et  pourtant  pas  une  fois  elle  n'est 
décrite.  Il  n'y  a  pas  une  description,  de  celles 


EN   1848  301 

OÙ  se  complaisent  ceux  qui  sont  passés  vir- 
tuoses dans  l'art  de  peindre  avec  des  mots.  On 
ne  décrit  pas  les  choses  avec  lesquelles  on  vit 
familièrement;  on  se  contente  de  les  avoir  tou- 
jours présentes  à  la  pensée  et  de  se  tenir  avec 
elles  en  continuelle  communion.  Peut-être  ici 
la  trouvaille  maîtresse  est-elle  celle  du  style. 
Les  mots  de  terroir  s'y  mêlent  tout  juste  assez 
pour  y  mettre  une  pointe  d'accent.  Les  tour- 
nures légèrement  surannées  y  attestent  cette 
survivance  des  anciens  temps,  dont  on  est  à  la 
campagne  moins  oublieux  qu'ailleurs.  Et  il 
arrive  que,  sans  s'y  efforcer,  la  narration 
prenne  ce  tour  épique  qu'ont  naturellement 
ceux  qui,  aèdes  des  époques  primitives  oi| 
chanvreurs  à  la  veillée,  portent  témoignage 
pour  le  passé. 

Je  sais  très  bien  qu'on  accuse  les  portraits 
que  George  Sand  a  tracés  de  ses  paysans  de 
n'être  pas  ressemblants.  C'est  un  reproche 
auquel  je  ne  m'arrêterai  pas  un  instant  :  il  est 
absurde.  On  montrerait  si  aisément  qu'il  y  a 
dans  ces  types  plus  de  variété,  mais  aussi  plus 
de  réalité  que  dans  les  études  de  paysans  les 


302  GEORGE  SAND 


plus  réalistes  de  Balzac  !  A  défaut  d'être  men- 
songères, on  tient  du  moins  que  ces  images 
sont  embellies,  et  que  voilà  des  paysans 
meilleurs,  plus  honnêtes,  plus  délicats,  plus 
pieux  qu'aucuns  de  chez  nous.  Cela  est  d'au- 
tant moins  contestable  que  George  Sand  en 
convient  elle-même  et  qu'elle  nous  en  a  aver- 
tis. Telle  était  bien  son  intention.  Au  surplus, 
c'est  la  loi  même  du  genre. 

En  effet,  moins  que  la  réalité  immédiate  et 
le  détail  contemporain  des  mœurs  paysannes, 
ce  que  George  Sand  a  voulu  rendre,  c'est  la 
poésie  de  la  campagne,  c'est  le  reflet  des 
grands  spectacles  de  la  nature  dans  l'âme  de 
ceux  que  leurs  travaux  mêmes  en  font  les 
perpétuels  témoins.  Cette  poésie  de  la  campa- 
gne, le  paysan  n'en  a  sûrement  pas  la  notion 
précise,  ni  la  conscience  continue.  Mais  il  la 
sent  au  fond  de  lui-même  obscurément  ;  et  il 
arrive  qu'il  la  découvre  à  de  certains  moments, 
par  brèves  échappées,  soit  que  l'amour  le 
dispose  à  l'émotion,  soit  plutôt  qu'éloigné  du 
pays  où  il  a  toujours  vécu,  la  privation  le  lui 
rende  plus  cher  et  que  le  regret  lui  en  donne 


EN    1848  303 

l'intelligence  nostalgique.  Peut-être  même 
cette  poésie  ne  se  révèle-t-elle  clairement  à 
aucune  conscience  individuelle,  ni  à  ce  labou- 
reur qui  trace  son  sillon  dans  la  paix  mati- 
nale, ni  à  ce  berger  qui  passe  des  semaines 
seul  dans  la  montagne  en  face  des  étoiles  ;  mais 
elle  réside  dans  la  conscience  de  la  race.  Les 
générations  qui  se  succèdent  la  portent  en  elles, 
et  elles  ne  la  laissent  pas  inexprimée.  Car  c'est 
elle  qui  se  traduit  dans  les  usages,  dans  les 
croyances,  dans  les  légendes,  dans  les  chan- 
sons. Le  Champi,  quand  il  revient  au  pays, 
retrouve  la  campagne  toute  murmurante  d'un 
gazouillis  d'oiseaux  qu'il  reconnaît  bien.  «  Et 
cela  le  fait  ressouvenir  d'une  chanson  très 
ancienne  que  lui  disait  sa  mère  Zabelle  pour 
l'endormir,  dans  le  parlage  du  vieux  temps  de 
notre  pays.  »  Cette  chanson  très  ancienne,  les 
romans  champêtres  de  George  Sand  nous  la 
redisent.  Ils  viennent  du  lointain  de  notre  tra- 
dition. Ils  en  sont  comme  un  suprême  épa- 
nouissement. 

C'est   cela    qui  les  caractérise   et  qui   leur 
assigne  leur  place  dans  la  suite  de  notre  litté- 


304  GEORGE   SAND 


rature.  Ne  les  comparons  ni  aux  âpres  études 
de  Balzac,  ni  aux  fades  compositions  de  l'in- 
sipide bucolique,  ni  même  au  chef-d'œuvre 
de  Bernardin  de  Saint-Pierre  où  il  y  a  trop 
de  cocotiers  et  où  ne  s'aperçoit  pas  assez  la 
figure  de  notre  campagne  française.  Cette 
campagne  et  les  humbles  qui  l'habitent, 
bien  peu  ont  su  la  voir,  et  l'ont  assez  aimée 
pour  nous  en  dire  le  charme  intime.  C'est  le 
bonhomme  La  Fontaine  dans  quelques-unes  de 
ses  fables,  c'est  Perrault  dans  ses  contes. 
George  Sand  a  sa  place  dans  cette  lignée 
parmi  les  Homères  français. 


GEORGE     SAND     VERS     LA     FIN      DE     SA     VIE 
par    .N:idar 
((:olU-ill..M     lit-     M.      UcHllfblave.l 


IX 


LA  BONNE  DAME  DE  NOHANT 

LE   THÉÂTRE    —  ALEXANDRE   DUMAS   FILS    - 
LA   VIE   A   NOHANT 


Les  romanciers  ont  coutume  de  parler  du 
théâtre  avec  quelque  dédain,  comme  d'un 
genre  où  il  y  a  trop  de  conventions,  où  l'on 
est  l'esclave  de  trop  de  servitudes  quasiment 
matérielles,  où  l'on  est  obligé  de  tenir  trop  de 
compte  du  goût  de  la  foule,  tandis  que  le  livre 
s'adresse  au  lettré  qui  le  savoure  au  coin  du 
feu,  à  la  mondaine  qui  rêve  entre  ses  feuil- 
lets... A  peine  un  de  leurs  romans  a-t-il  ob- 
tenu un  succès  un  peu  plus  retentissant  que 
ses  aînés,  ils  s'empressent  de  le  découper  en 
tranches,  suivant  les  conventions  de  l'endroit, 
afin  qu'il  dépasse  le  petit  cercle  des  lettrés  et 


306  GEORGE   SAND 


des  mondaines  et  qu  il  arrive  à  la  foule  —  la 
plus  nombreuse  possible. 

George  Sand  n'a  jamais  professé,  à  l'égard 
du  théâtre,  ce  dédain  transcendant  des  raffinés. 
Elle  a  toujours  aimé  le  théâtre.  Elle  ne  lui  a 
pas  tenu  rancune  d'y  avoir  été  abondamment 
sifflée.  (Car  on  sifflaiten  ce  temps-là.  On  ne  siffle 
plus  aujourd'hui.  Apparemment,  c'est  qu'on 
ne  fait  plus  de  mauvaises  pièces  ;  ou  c'est  peut- 
être  qu'après  en  avoir  tant  vu  et  de  si  méchantes, 
le  public  est  devenu  philosophe  et  ne  se  donne 
plus  la  peine  de  se  fâcher.)  Une  première  pièce, 
Coswta,  avait  été  un  «  four  »  mémorable.  C'est 
aux  environs  de  1850  que  George  Sand  cher- 
cha dans  le  théâtre  une  forme  nouvelle  où  ra- 
nimer sa  verve  et  rajeunir  son  talent.  Fran- 
çois le  Chanipi  fut  un  grand  succès.  De 
Clatidie  voici  les  nouvelles  que  donne  une 
lettre  du  24  janvier  1851  :  «  Succès  de  larmes, 
succès  d'argent.  Tous  les  jours  salle  comble, 
pas  un  billet  donné,  pas  même  une  place  pour 
Maurice.  La  pièce  est  admirablement  jouée.  Bo- 
cage est  magnifique  ;  le  public  pleure,  on  se  mou- 
che comme  au  sermon.  Enfin  on  dit  que  jamais, 


LA   BONNE   DAME   DE   NOHANT  307 

de  mémoire  d'homme,  on  n'a  vu  une  première 
représentation  comme  celle  qui  a  eu  lieu,  et  à 
laquelle  je  n'ai  pas  assisté.  »  Jamais...  de  mé- 
moire d'homme...  il  est  probable  qu'elle  exa- 
gère. Toutefois,  le  succès  fut  réel.  On  joue 
encore  Claudie  et  je  me  souviens  d'en  avoir 
vu  à  rOdéon  une  reprise  où  M.  Paul  Mounet 
faisait,  comme  il  convient,  du  père  Rémy  une 
ganache  épique.  Quant  au  Mariage  de  Vic- 
torine,  il  ne  se  passe  pas  une  année  sans  qu'il 
figure  au  programme  des  concours  du  Conser- 
vatoire. C'est  la  pièce  type  pour  futures  ingé- 
nues. 

François  le  Champi,  Claudie^  le  Mariage 
de  Victorine ,  telle  est  la  série  qui  repré- 
sente exactement  ce  qu'on  peut  appeler  «  le 
théâtre  »  de  George  Sand.  Ces  pièces-là  sont 
d'elle  toute  seule,  et  c'était  à  son  avis  leur 
premier  mérite.  Vous  savez  de  combien  de 
personnes,  généralement  étrangères  à  la  litté- 
rature, l'auteur  dramatique  est  obligé  d'accep- 
ter ou  de  subir  la  collaboration.  Que  répondre 
à  un  directeur  qui  vous  tient  ce  propos  : 
«  Votre  personnage  dit  blanc.  Il  a  cent  fois 


3o8  GEORGE  SAND 


raison.  Croyez-en  tout  de  même  ma  vieille 
expérience  !  Qu'il  dise  noir  !  Ça  fera  soixante 
représentations  de  plus...  »  Il  y  avait  alors  au 
Gymnase  un  directeur,  resté  fameux,  homme 
de  théâtre  admirable  et  qui  savait  comme 
personne  ce  qu'il  fallait  dire  pour  faire  des  tas 
de  représentations.  C'était  Montigny.  George 
Sand  se  plaint  qu'il  eût  la  manie  de  refaire 
toutes  ses  pièces.  Et  elle  ajoute  :  «  Il  y  a 
pourtant  une  observation  à  faire,  c'est  que 
toutes  les  pièces  qu'on  ne  m'a  pas  fait  chan- 
ger, le  Champi,  Claudie,  Victorine,  le  Dé- 
mon du  foyer,  le  Pressoir,  ont  eu  un  vrai 
succès,  tandis  que  les  autres  sont  tombées  ou 
ont  eu  un  court  succès  »  ^  C'est  donc  bien  ici 
que  George  Sand  a  réalisé  l'idée  qu'elle  se 
faisait  du  théâtre. 

Quelle  est  cette  idée  ? 

Elle  est  toute  simple  et  tient  dans  ces  quel- 
ques mots  :  «  J'aime  les  pièces  où  je  pleure.  » 
C'est  toute  une  esthétique. 

George   Sand    ajoute  :   «   J'aime    le  drame 

I.  Correspondance  :  à  Maurice  Sand,  24  février  1855. 


LA  BONNE  DAME   DE  NOHANT  309 


plus  que  la  comédie,  et,  comme  une  bonne 
femme,  je  veux  me  passionner  pour  un  des 
personnages.  »  Ce  personnage  pour  qui  on  se 
passionne,  c'est  le  «  personnage  sympathique  ». 
Nous  sommes  avec  lui  ;  nous  tremblons  pour 
lui;  nous  savons,  d'ailleurs,  parfaitement  qu'il 
ne  lui  adviendra  aucun  mal  :  condition  essen- 
tielle pour  trembler  avec  agrément.  Nous  ver- 
sons pour  lui  jusqu'à  six  larmes,  comme  fai- 
sait M""*  de  Sévigné  pour  Andromaque,  de  ces 
larmes  de  théâtre  qui  nous  paraissent  douces 
parce  qu'elles  sont  vaines.  Supposez  une  pièce 
qui,  d'un  bout  à  l'autre,  soit  remplie  par  le  per- 
sonnage sympathique  :  vous  avez  Cyrano  de 
BergeraCj  le  plus  grand  succès  qu'on  ait  enre- 
oistré  dans  l'histoire  du  théâtre. 

François  le  Champi  est  éminemment  un 
personnage  sympathique.  Car  il  est  le  redres- 
seur de  torts.  Nous  avons  tellement  besoin  de 
justice,  et  nous  croyons  si  fermement  à  l'ac- 
tion providentielle  !  Nous  nous  attendons  tou- 
jours à  voir  auprès  de  braves  gens,  que  persé- 
cute la  destinée,  un  homme  surgir  qui  vengera 
l'innocence,   mettra  les  méchants  à  la  raison 


3IO  GEORGE  S  AND 


et  saura  trouver  en  toute  circonstance  le  mot 
de  la  situation.  C'est  ainsi  que  François  appa- 
raît chez  Madeleine  Blanchet,  veuve,  malade 
et  triste,  et  la  défend  contre  les  menées  de 
son  impudente  rivale,  la  Sévère.  Les  femmes 
ont  du  goût  pour  les  vainqueurs.  La  Sévère 
qu'il  malmène,  Mariette  qu'il  dédaigne,  voient 
ce  Champi  d'un  œil  qui  n'est  pas  indifférent. 
Mais  lui  ne  veut  que  de  Madeleine  Blanchet. 
Il  nous  plaît,  au  théâtre,  qu'un  homme  soit 
aimé  de  toutes  les  femmes  ;  cela  nous  paraît 
une  garantie  pour  qu'il  n'en  courtise  qu'une 
seule. 

«  Champi  »  est  un  mot  de  terroir  qui  se  tra- 
duit en  français  par  «  le  Fils  naturel  ».  C'est 
le  titre  d'une  pièce  d'Alexandre  Dumas  fils,  et 
vous  vous  souvenez  que  le  héros  en  est  pareil- 
lement un  être  d'élite,  jouant,  dans  la  famille 
qui  l'a  rejeté,  le  rôle  de  Providence. 

Dans  Claudie,  comme  dans  François  le 
Champi,  ce  qui  fait,  en  partie,  l'attrait  de  la 
pièce,  c'est  le  cadre  champêtre.  Le  premier 
acte  de  cette  paysannerie  est  même  un  des 
plus  pittoresques  qu'il  y  ait  au  théâtre.  C'est 


LA   BONNE   DAME   DE  NOHANT  31 1 

dans  une  cour  de  ferme,  le  jour  où  les  mois- 
sonneurs ont  terminé  leur  tâche,  auguste  elle 
aussi,  comme  celle  du  semeur.  Une  charrette 
traînée  par  des  bœufs  s'arrête  à  l'entrée  de  la 
ferme,  apportant  la  gerbe  couronnée  de  rubans 
et  de  fleurs.  Et  le  plus  vieux  de  l'équipe,  le 
père  Rémy,  adresse  à  la  gerbe  de  blé,  qui  a 
coûté  tant  de  travail,  à  la  gerbe  saintement 
nourricière,  un  couplet  d'une  belle  envolée. 
Claudie  est  Tune  de  ces  deux  petites  pay- 
sannes que  mettait  en  scène  le  roman  de 
Jeanne.  Je  vous  ai  déjà  dit  qu'elle  avait  eu 
un  malheur,  et  Jeanne  si  vertueuse,  si  pure, 
ne  la  méprisait  pas  pour  cela,  car,  à  la  cam- 
pagne, cela  n'a  guère  d'importance.  Je  crois 
que  c'était  la  note  juste.  Mais  à  la  scène,  tout 
se  dramatise  et  s'amplifie  et  se  solennise.  La 
faute  de  Claudie  fait  de  celle-ci  une  sorte  de 
personnage  sacré.  Elle  l'a  élevée  très  haut 
dans  sa  propre  estime.  «  Je  ne  crains  pas, 
affirme  Claudie,  qu'aucune  vérité  dite  sur 
mon  compte  me  mérite  l'affront  des  bons 
cœurs  et  des  honnêtes  gens.  »  Elle  en  a  reçu 
de  son  g^and-père,  le  vieux  Rémy,  une  com- 


312  GEORGE  SAND 


plète  absolution  :  «  Tu  as  eu  assez  de  repentir, 
tu  as  assez  souffert,  assez  pleuré,  assez  tra- 
vaillé, assez  expié,  ma  pauvre  Claudie.  »  Elle 
est  par  là  devenue  digne  de  faire,  en  fin  de 
compte,  un  excellent  mariage.  C'est  déjà  cette 
morale,  un  peu  spéciale,  de  Tamour  irrégulier, 
d'après  laquelle  toute  faute  appelle  sa  récom- 
pense. 

Claudie  deviendra  quelque  jour  la  Jeannine 
des  Idées  de  Madame  Aubray,  la  Denise  du 
même  Alexandre  Dumas.  C'est  la  fille-mère, 
de  qui  les  malheurs  n'ont  pas  abattu  la  fierté, 
qui,  pour  avoir  été  naguère  outragée,  a  droit 
maintenant  à  double  respect,  et  dont  le  pre- 
mier bon  jeune  homme  qui  se  présentera  pren- 
dra le  passé  à  son  compte,  car  il  y  a  une  loi  de 
solidarité  et  l'espèce  humaine  se  partage  en 
deux  catégories,  dont  l'une  étant  occupée  à 
faire  le  mal,  l'autre  est  bien  obligée  de  se  con- 
sacrer à  le  réparer. 

Le  Mariage  de  Victorine  appartient  à  un 
genre  d'exercice  littéraire  bien  connu  et  jadis 
en  honneur  dans  les  collèges.  Il  consiste  à 
prendre  un  ouvrage  fameux  à  l'endroit  où  l'au- 


LA  BONNE  DAME  DE  NOHANT  313 

teur  l'a  laissé,  et  à  en  imaginer  la  «  suite  ». 
Par  exemple,  on  nous  fait  assister  au  lende- 
main du  Cid^  c'est-à-dire  au  mariage  de  Ro- 
drigue et  de  Chimène.  Ou  bien  on  continue 
V Ecole  des  Femmes  et  on  nous  dit  ce  qui 
est  advenu  du  mariage  de  ce  petit  polisson 
d'Horace  avec  cette  petite  peste  d'Agnès.  Cor- 
neille a  lui-même  donné  une  suite  au  Menteur. 
Fabre  d'Églantine  a  écrit  la  suite  du  Misan- 
thrope sous  ce  titre  :  le  Philinte  de  Mo- 
lière. George  Sand  nous  donne  ici  la  suite  du 
chef-d'œuvre  de  Sedaine  —  un  chef-d'œuvre... 
pour  Sedaine  :  le  Philosophe  sans  le  savoir. 

Vous  vous  souvenez  que,  dans  lé  Philosophe 
sans  le  savoir,  M.  Vanderke,  un  gentilhomme 
qui  s'est  fait  négociant  pour  se  mettre  au  ton 
du  jour,  un  Français  qui  a  pris  un  nom  hollan- 
dais par  snobisme,  a  un  premier  commis  ou  un 
domestique  de  confiance,  Antoine.  Victorine 
est  la  fille  d'Antoine.  A  l'émoi  qu'elle  éprouve 
en  attendant  l'issue  du  duel  du  fils  Vanderke, 
nous  devinons  sans  peine  qu'elle  aime  ce  jeune 
homme. 

Qu'arrivera-t-il,  le  jour  venu  de  marier  Vie- 


314  GEORGE  SAND 


torine?  C'est  à  cette  question  que  répond  la 
pièce  de  George  Sand. 

Nous  voyons  qu'on  lui  a  trouvé  un  excellent 
parti,  à  cette  Victorine  :  un  certain  Fulgence, 
commis  chez  M.  Vanderke,  qui  est  donc  de  la 
même  classe  qu'elle  — condition  indispensable 
pour  le  bonheur  en  ménage  !  —  et  qui  l'aime. 
Elle  a  de  la  chance,  cette  petite  Victorine.  Nous 
nous  en  réjouissons  pour  elle.  Et  elle  aussi  fait 
semblant  de  s'en  réjouir  ;  mais  tandis  qu'elle 
reçoit  la  pluie  des  félicitations  et  le  déluge  des 
cadeaux,  nous  sentons  un  gros  chagrin  qui 
couve  :  «  De  la  moire,  des  perles,  oh  !  qu'elles 
sont  lourdes!  Elles  sont  fines,  j'en  réponds. 
Des  dentelles  anglaises  et  de  l'argent,  beau- 
coup d'argent.  Oh  !  je  vais  donc  être  bien  riche, 
bien  belle,  bien  heureuse.  Et  Fulgence  m'aime 
beaucoup.  [Elle  s'attriste  de  plus  en  plus.) 
Et  mon  père  est  bien  content.  C'est  singulier. 
J'étouffe.  [Elle  s'assied  dans  la  chaise  d'An- 
toine.) Est-ce  la  joie?  Je  me  sens...  Ah  !  que 
ça  fait  mal  dêtre  contente  comme  ça  !  [Elle 
fond  en  larmes^  »  Cette  émotion  contenue 
d'abord  et  qui  éclate,  ce  sourire  contraint  qui 


LA  BONNE  DAME  DE  NOHANT  315 

se  chansfe  en  sang-lots,  au  théâtre  c'est  un  effet 
sûr.  Qu'est-ce  qu'il  lui  faudrait  à  Victorine, 
pour  sécher  ses  larmes  ?  Il  lui  faudrait  le  jeune 
Vanderke  :  c'est  lui  qu'elle  voudrait  pour  mari 
au  lieu  de  Fulgence,  le  fils  du  patron  au  lieu  du 
commis.  Eh  bien  !  on  le  lui  donnera.  «  Ce  serait 
donc  un  crime  de  la  part  de  mon  frère  d'aimer 
Victorine,  demande  Sophie,  et  de  la  mienne 
une  folie  de  croire  que  vous  consentiriez  ?  » 
Et  M.  Vanderke  répond  :  «  Ma  chère  Sophie, 
il  n'est  point  de  mariages  disproportionnés  de- 
vant Dieu.  Un  serviteur  comme  Antoine  est  un 
ami  et  je  vous  ai  élevée  dans  l'idée  que  Victo- 
rine  était  votre  compagne  et  votre  égale.  »  Ainsi 
s'exprime  ce  père  de  famille,  que  je  ne  puis 
m'empècher  de  qualifier  d'imprudent. 

Car  cette  pièce  étant  la  suite  d'une  autre,  je 
ne  voudrais  sûrement  pas  vous  en  proposer,  à 
mon  tour,  une  «  suite  »  ;  mais  il  m'est  bien 
impossible  de  ne  pas  songer  à  ce  qui  arrivera 
imn^anquablement  quand  le  fils  Vanderke  se 
verra  pour  beau-père  un  vieux  domestique,  et 
pour  peu  qu'il  lui  prenne  fantaisie  de  mener  sa 
femme   chez  quelques-unes  des  amies   de  sa 


i6  GEORGE  SAND 


sœur.  Je  crains  pour  lui  des  mécomptes... 
Parmi  ces  divers  personnages,  un  seul  me 
paraît  tout  à  fait  digne  d'intérêt,  c'est  ce 
pauvre  Fulgence,  si  honnête,  si  droit,  et  avec 
qui  on  se  conduit  si  mal  !  Mais  Victorine,  quelle 
rouée  !  Je  veux  bien  qu'il  n'y  ait  pas  eu  calcul 
de  sa  part  et  qu'elle  n'ait  pas  consciemment 
travaillé  à  se  faire  épouser  par  le  fils  de  la 
maison  ;  elle  a  fait  quand  même  et  d'instinct 
toiit  ce  qu'il  fallait  pour  cela.  C'est  une  rouée 
innocente.  Je  me  suis  laissé  dire  que  ce  sont  les 
plus  redoutables. 

Je  vois  bien  ce  qui  manque  à  ces  pièces,  et  que 
l'haleine  y  est  assez  courte;  mais  on  ne  peut 
contester  qu'elles  ne  forment  un  «  théâtre  ».  Ce 
théâtre  a  son  unité.  Qu'il  pose  en  héros  le  fils 
naturel,  qu'il  réhabilite  la  fille  séduite,  ou  qu'il 
préconise  la  mésalliance,  il  mène  un  même 
combat,  et  lutte  contre  un  même  adversaire  : 
le  préjugé.  (Au  théâtre,  et  ailleurs,  nous  appe- 
lons préjugé  toute  opinion  contraire  à  la  nôtre.) 
Vous  savez  de  reste  que  le  théâtre  vit  de  lutte. 
Peu  importe  d'ailleurs  contre  quoi  l'auteur 
bataille,  et  que  ce  soit  contre  des  principes  ou 


LA  BONNE  DAME  DE  NOHANT  317 

contre  dés  préjugés,  contre  des  géants  ou  contre 
des  moulins  à  vents  :  là  où  il  y  a  lutte,  il  y  a 
théâtre. 

Ce  qui  achève  de  donner  du  prix  au  théâtre 
de  George  Sand,  c'est  qu'il  annonce  et  prépare 
le  théâtre  de  Dumas  fils.  Je  vous  ai  signalé  au 
passage,  entre  les  meilleures  pièces  de  George 
Sand  et  les  plus  fameuses  de  Dumas  fils,  l'ana- 
logie des  situations  et  la  parenté  des  théories. 
Je  ne  doute  pas  que  Dumas  fils  ne  doive  beau- 
coup à  George  Sand  ;  nous  verrons  d'ailleurs 
qu'il  a  payé  sa  dette,  comme  lui  seul  pouvait 
le  faire. 

Il  a  connu  la  romancière  de  très  bonne  heure. 
Il  l'a  toujours  connue.  Il  y  avait  entre  Dumas 
père  et  George  Sand  de  bonnes  relations.  Na- 
guère, dans  la  lettre  où  elle  priait  Sainte-Beuve 
de  ne  pas  lui  amener  Musset  qu'elle  trouvait 
impertinent,  George  Sand  lui  demandait  de 
lui  amener  de  préférence  Alexandre  Dumas, 
le  père,  qu'apparemment  elle  trouvait  bien 
élevé.  Amie  du  père,  elle  fut  pour  le  fils  con? me 
une  maman.  Dès  la  première  lettre  à  lui  adres- 


3l8  GEORGE  SAND 


sée,  que  contienne  la  Correspondance  —  c'est 
une  lettre  de  1 850,  Dumas  fils  a  vingt-six  ans  — 
elle  l'appelle  :  mon  fils. 

Il  n'avait  pas  encore  écrit  la  Dame  aux 
Camélias^  dont  la  première  représentation 
date  du  2  février  1852  ;  il  n'était  encore  que 
l'auteur  de  quelques  romans  médiocres,  et 
d'un  recueil  de  vers...  oui,  il  y  a  des  vers  de 
Dumas  fils  et  je  vous  prie  de  croire  qu'ils  sont 
exécrables  !  Il  s'ignorait.  Nul  doute  que  le 
théâtre  de  George  Sand,  pénétré  de  l'esprit 
que  nous  venons  d'indiquer,  ne  l'ait  beaucoup 
frappé. 

Notons-le  en  effet.  Cela  est  essentiel  pour 
qui  veut  comprendre  l'œuvre  de  Dumas  fils. 
Celui-là  aussi  est  un  enfant  naturel.  Et  il  a 
souffert  de  sa  naissance  illégitime.  Envoyé  à  la 
pension  Goubaux,  il  y  subit  pendant  plusieurs 
années  le  supplice  qu'il  a  décrit  avec  tant 
d'âpreté  au  début  de  V Affaire  Clemenceau. 
Il  est  en  butte  aux  injures  et  aux  coups.  Son 
premier  contact  avec  la  société  est  pour  lui 
apprendre  que  Cette  société  est  injuste  et  qu'elle 
fait  souffrir  des  innocents.  Le  premier  spectacle 


LA   BONNE   DAME   DE   NOHANT  319 

que  lui  donnent  les  hommes  est  celui  de  la 
lâcheté  et  de  la  cruauté.  De  cette  première 
empreinte  son  âme  restera  marquée  à  jamais.  Il 
ne  pardonnera  pas.  Il  dénoncera  le  pharisaïsme 
de  cette  société.  Il  traitera  les  hommes  sui- 
vant leurs  mérites.  Il  leur  rendra  les  coups 
reçus  parTenfant^. 

On  voit  par  là  comment  les  secrètes  ran- 
cunes de  Dumas  fils  durent  le  mettre  tout  de 
suite  en  sympathie  avec  un  théâtre  qui  défen- 
dait l'opprimé  contre  le  préjugé  social.  Je  sais 
au  surplus  toutes  les  différences  qu'il  y  avait 
entre  ces  deux  tempéraments  d'écrivains, 
l'âpreté  d'observation  de  Dumas  fils,  et  son 
pessimisme,  et  son  mépris  de  la  femme,  qu'il 
nous  conseille  si  allègrement  de  tuer,  sous  le 
fallacieux  prétexte  qu'elle  reste  quand  même, 
fût-ce  dans  une  robe  de  Worth  et  sous  un  cha- 
peau de  Reboux,  la  «  guenon  du  pays  de  Nod  ». 

Comme  auteur  dramatique,  Alexandre  Du- 
mas fils  avait  tout  ce  qui  manquait  à  George 
Sand,  la  vigueur,  Tart  des  raccourcis,  l'éclat  de 

1.  Voir  notre  étude  sur  Alexandre  Dumas  fils,  dans  notre 
Tolume  :  Portraits  d'écrivains. 


ï 


320  GEORGE  SAND 


l'expression.  C'est  bien  pourquoi  de  leur  colla- 
boration devait  résulter  un  des  chefs-d'œuvre 
de  notre  théâtre,  resté  celui-là  au  répertoire  :  le 
Marquis  de   Villemer. 

Nous  savons  par  les  lettres  de  George 
Sand  quelle  y  a  été  la  part  de  Dumas  fils.  Il 
a  aidé  George  Sand  à  tirer  la  pièce  de  son 
roman;  il  a  refait  le  scénario  ;  après  quoi,  et 
la  pièce  une  fois  écrite,  il  a  mis  dans  le  dia- 
logue des  accents  et  des  lumières.  Donc  c'est 
Dumas  qui  a  construit  la  pièce.  On  sait  quelle 
X  était  la  nonchalance  de  George  Sand  dans  la 
composition,  qu'elle  écrivait  sans  presque  avoir 
de  plan,  et  qu'elle  se  laissait  conduire  à  mesure 
par  les  événements  ;  Dumas  est  d'avis  qu'un 
dénouement  est  un  total  mathématique  et 
qu'avant  d'écrire  le  premier  mot  d'une  pièce, 
il  faut  avoir  déjà  le  mouvement  et  le  mot  de  la 
fin.  Les  directeurs  de  théâtre  reprochaient  à 
George  Sand  que  ses  pièces  étaient  tristes; 
c'est  à  Dumas  que  revient  la  gaieté  du  rôle  du 
duc  d'Aleria  qui  est  un  perpétuel  jaillissement 
de  gaminerie  et  sauve  la  pièce  du  danger  de 
tomber  dans  le  drame  larmoyant.  George  Sand 


LA  BONNE   DAME  DE  NOHANT  321 

n'avait  point  d  esprit  ;  Dumas  fils  en  était 
prodigue.  C'est  lui  qui  a  jeté  dans  le  dialogue 
ces  «  mots  »,  où  on  reconnaît  si  aisément  sa 
facture.  «  Que  disent  les  médecins?  — Ah! 
dame,  ils  disent  ce  qu'ils  savent  :  ils  ne  disent 
rien.  »  Et  cet  autre  :  «  Mon  frère  prétend 
qu'il  n'y  a  que  l'air  de  Paris  qui  soit  respi- 
rable.  —  Vous  lui  ferez  mes  compliments  sur 
ses  poumons.  »  — Et  encore  :  «  Son  mari  était 
baron.  —  Qui  est-ce  qui  ne  l'est  pas  aujour- 
d'hui ?  »  Ou  cette  bouffonnerie.  Il  s'agit  d'une 
vieille  institutrice,  M"'  Artémise  :  «  Vous  ne 
l'avez  pas  connue  ?  —  M"®  Artémise?  Non, 
monsieur.  —  Avez-vous  vu  des  albatros?  — 
Jamais.  —  Pas  même  empaillés  ?...  Il  faut 
voir  ça.  Il  y  en  a  au  Jardin  des  Plantes.  C'est 
très  curieux...  Avec  un  grand  bec  terminé  par 
un  crochet.  Ça  mange  toute  la  journée.  Eh 
bien  !  M"*  Artémise...  »  Au  surplus  le  Mar- 
quis de  Villemer  est  bien  à  sa  place  dans  la 
série  des  pièces  de  George  Sand  et  en  confor- 
mité avec  l'ensemble  de  son  théâtre.  C'est 
comme  une  réédition  du  Mariage  de  Victo- 
rine.  Cette  fois  Victorine  est  lectrice.  Elle  se 


322  GEORGE   S  AND 


fait  épouser  par  le  marquis,  Urbain,  qui  est  un 
beau  ténébreux.  Elle  ne  s'amusera  pas  en  sa 
compagnie;  mais  elle  sera  marquise.  Victorine 
ou  Caroline,  ce  sont  des  personnes  qui  s'enten- 
dent à  faire  leur  chemin  dans  la  vie.  Le  jour 
où  elles  auront  un  fils,  je  serais  bien  étonné  si 
elles  laissaient  ce  jeune  homme  se  mésallier. 
George  Sand  resta  toujours  pour  Dumas  fils 
une  de  ses  grandes  admirations.  On  en  a  pour 
témoignage  une  abondante  correspondance, 
encore  inédite,  mais  dont  il  ne  faut  pas  déses- 
pérer qu'elle  soit  publiée  quelque  jour.  Pour 
ma  part,  ayant  eu  quelquefois  l'honneur  de 
causer  avec  Dumas  fils,  je  me  souviens  dans 
quels  termes  il  parlait  de  celle  qu'il  appelait 
familièrement  et  filialement  «  la  mère  Sand  ». 
Il  la  comparait  à  son  père  —  ce  qui  pour  lui, 
comme  on  sait,  était  le  dernier  mot  de  l'éloge 
—  et  l'admirait  pour  les  mêmes  raisons  :  pour 
son  abondance  de  création  et  pour  sa  puis- 
sance de  labeur  ininterrompu.  Rappelez- vous 
d'ailleurs  la  Préface  du  Fils  naturel^  où 
Dumas  prend  à  partie  avec  un  courrroux  si 
divertissant...     les     habitants    de    Palaiseau. 


LA  BONNE  DAME  DE  NOHANT  323 

George  Sand  était  venue  s'installer  à  Palai- 
seau.  Dumas,  ayant  vainement  demandé  son 
adresse  dans  la  localité,  tomba  enfin  sur  un 
indigène  qui  lui  fit  cette  réponse  :  «  George 
Sand  !  Attendez  donc  !  Est-ce  que  ce  n'est  pas 
une  dame  qui  est  dans  les  papiers  ?  »  Et  voilà, 
conclut  Dumas,  notre  gloire  à  nous  autres  qui 
sommes  dans  les  papiers  !  Pourtant  cette 
femme,  nul  ne  l'aurait  dépassée  en  talent  ou 
égalée  en  génie,  s'il  fallait  adopter  tous  les 
termes  de  ce  panégyrique  :  «  Elle  pense  comme 
Montaigne,  elle  rêve  comme  Ossian,  elle  écrit 
comme  Jean-Jacques.  Léonard  dessine  sa 
phrase  et  Mozart  la  chante.  M""^  de  Sévigné  lui 
baise  les  mains,  et  M"^  de  Staël  s'agenouille 
quand  elle  passe.  »  Je  ne  vois  pas  très  bien 
M"*  de  Staël  dans  cette  posture  humiliée; 
mais  un  des  attraits  qui  rendaient  si  séduisant 
le  caractère  de  Dumas  fils,  c'était  cette  généro- 
sité de  nature  qui  ne  marchandait  pas  l'éloge 
et  ne  comptait  pas  avec  l'enthousiasme. 

A  l'époque  où  nous  sommes,  George  Sand 
était  entrée  dans  la  période  d'apaisement  oîi 


324  GEORGE   S  AND 


s'écoulera  désormais  tout  ce  qu'il  lui  reste  de 
temps  à  vivre.  Elle  a  renoncé  à  la  politique  : 
nous  avons  vu  qu'elle  avait  été  assez  prompte- 
ment  désabusée  de  ses  jeux  et  guérie  de  ses 
illusions.  Quand  survint  le  coup  d'État  du  2  dé- 
cembre 1 851,  la  collaboratrice  de  Ledru  Rollin 
et  l'amie  de  Barbés  en  prit  assez  aisément  son 
parti.  D'ailleurs,  fille  d'un  aide  de  camp  de 
Murât,  elle  avait  de  vieilles  sympathies  bona- 
partistes. Et  Napoléon  III  était  socialiste.  On 
pouvait  s'entendre.  Naguère,  quand  il  était 
prisonnier  au  fort  de  Ham,  le  prince  avait 
envoyé  à  la  romancière  son  étude  sur  V Extinc- 
tion du  paupérisme.  George  Sand  s'autorisa 
de  ces  anciennes  relations,  et  usa  de  son  cré- 
dit auprès  du  souverain  pour  solliciter  de  lui  la 
grâce  de  quelques-uns  de  ses  amis.  Cette  fois 
elle  était  vraiment  dans  son  rôle  :  un  rôle  de 
femme.  Le  «  tyran  »  accorda  les  grâces  sollici- 
tées. George  Sand  en  conclut  que  c'était  un 
assez  brave  homme  de  tyran.  Et  quoiqu'on 
criât  à  la  grande  trahison  de  M""*  Sand,  elle 
persista  à  lui  en  être  reconnaissante.  Elle  resta 
liée  avec  la  famille  impériale,  surtout  avec  le 


LA  BONNE   DAME   DE  NOHANT  325 

prince  Jérôme  dont  elle  aimait  l'esprit.  Elle 
causait  avec  lui  de  tous  sujets  littéraires  et  phi- 
losophiques. Une  année,  elle  lui  envoie  deux 
poufs  en  tapisserie  qu'elle  'a  exécutés  à  son 
intention.  Son  fils  Maurice  fit  sur  le  yacht  prin- 
cier une  croisière  en  Amérique.  Et  ses  petites 
filles,  baptisées  protestantes,  eurent  pour  par- 
rain le  prince  Jérôme  ! 

Pour  elle,  George  Sand  a  pris  ses  quartiers 
de  vieillesse.  Cette  femme  a  su  vieillir.  Ce 
n'est  pas  déjà  si  facile  !  et  voilà  encore  une  des 
raisons  pour  quoi  je  l'admire.  Elle  a  compris  le 
charme  de  cet  âge,  où  le  bruit  des  passions  qui 
se  sont  tues  laisse  venir  à  nous  la  voix  des 
choses  et  la  leçon  de  la  vie,  où  la  raison  plus 
éclairée  se  fait  plus  indulgente,  où  la  tristesse 
même  des  séparations  s'atténue  à  la  pensée 
que  nous  irons  si  tôt  rejoindre  ceux  qui  nous 
quittent,  où  nous  goûtons  par  avance  le  calme 
de  ce  grand  sommeil  par  qui  demain  toutes 
nos  douleurs  seront  consolées.  George  Sand 
a  conscience  du  changement  qui  s'est  fait 
en  elle.  Elle  répète  maintes  fois  que  pour 
elle  l'âge  de  Timpersonnalité  est  venu.  Elle  se 


326  GEORGE   SAND 


réjouit  de  s'être  enfin  échappée  à  elle-même, 
dégagée  de  l'égoïsme.  Elle  appartient  désor- 
mais aux  sentiments,  qu'en  jargon  pédantesque 
et  barbare  on  appelle  :  altruistes.  Entendez  par 
là  l'amour  maternel  et  grand-maternel,  le 
dévouement  aux  siens,  et  aussi  l'enthousiasme 
pour  tout  ce  qui  est  noble  et  beau.-Une  action 
généreuse  dont  on  lui  a  fait  le  récit,  un  livre 
de  talent  qu'elle  vient  de  lire  l'enchante,  et  il 
lui  semble  qu'elle  en  est  elle-même  un  peu 
l'auteur.  «  Mon  cœur  s'attache  à  tout  ce  que  je 
vois  poindre  ou  grandir...  Ne  semble-t-il  pas, 
quand  on  voit  ou  quand  on  lit  une  belle  chose, 
qu'on  l'a  faite  soi-même  et  que  cela  n'est  ni  à 
lui,  ni  à  toi,  ni  à  moi,  mais  à  tous  ceux  qui  en 
boivent  et  qui  s'y  retrempent  »  *.  Noble  senti- 
ment, moins  rare  qu'on  ne  croit!  On  ne  sait 
pas  assez  dans  le  public  que  c'est  une  des 
grandes  joies  de  l'écrivain  d'admirer  les  livres 
de  ses  confrères  —  à  partir  d'un  certain  âge. 
George  Sand  applaudit  aux  débuts  de  ses 
jeunes  confrères  :  Dumas  fils,  Feuillet,  Flau- 

I.  Correspondance  :  à  Oct.  Feuillet  97  février  1859. 


LA  BONNE  DAME  DE  NOHANT  327 

bert.  Elle  les  aida  de  ses  conseils  et  de  ses 
encouragements. 

Sur  la  vie  de  George  Sand  à  cette  époque, 
nous  ne  manquons  pas  de  renseignements. 
Intimes,  ou  simples  curieux  et  visiteurs  de 
passage,  ne  se  sont  pas  fait  faute  de  la  décrire. 
Il  nous  suffira  des  impressions  notées  par  les 
Goncourt  dans  leur  Journal.  On  sait  quel  genre 
de  confiance  il  convient  de  prêter  à  ce  journal. 
Chaque  fois  que  les  Goncourt  rapportent  une 
opinion,  une  idée,  une  doctrine,  il  est  prudent 
de  se  méfier.  Ils  étaient  très  peu  intelligents. 
Ce  que  j'en  dis  n'est  pas  pour  les  diminuer, 
c'est  pour  les  définir.  En  revanche,  ils  savaient 
très  bien  voir  :  ils  notaient  avec  une  remar- 
quable justesse  l'air,  l'attitude  et  le  geste. 

Voici  une  première  impression.  Le  30  mars 
1862,  ils  consignent  sur  leur  Journal  le  récit 
d'une  visite  qu'ils  sont  allés  faire  à  George  Sand 
à  Paris,  où  elle  habitait  pour  lors,  rue  Racine. 

30  mars  i86a. 

«  Au  quatrième,  n**  2,  rue  Racine.  Un  petit 
monsieur,   fait  comme  tout    le    monde,  nous 


328  GEORGE   SAND 


ouvre,  dit  en  souriant  :  «  Messieurs  de  Gon- 
court  !  »  pousse  une  porte,  et  nous  sommes 
dans  une  très  grande  pièce,  une  sorte  d'ate- 
lier. 

«  Contre  la  fenêtre  du  fond,  par  où  vient  un 
jour  crépusculaire  de  cinq  heures,  et  à  contre- 
jour,  se  tient  une  ombre  grise  sur  cette  lu- 
mière pâle,  une  femme  qui  ne  se  lève  pas, 
reste  immobile  à  notre  salut  de  corps  et  de 
parole.  Cette  ombre  assise,  à  l'air  ensommeillé, 
est  M""^  Sand,  et  l'homme  qui  nous  a  ouvert 
est  le  graveur  Manceau.  M"^  Sand  a  un  aspect 
automatique.  Elle  parle  d'une  voix  monotone 
et  mécanique  qui  ne  monte,  ni  ne  descend,  ni 
ne  s'anime.  Dans  son  attitude  il  y  a  une  gra- 
vité, une  placidité,  quelque  chose  du  demi- 
endormement  d'un  ruminant.  Et  des  gestes 
lents,  lents,  des  gestes,  pour  ainsi  dire,  de 
somnambule,  des  gestes  au  bout  desquels  on 
voit  incessamment  —  et  toujours  avec  les 
mêmes  mouvements  méthodiques  —  le  frotte- 
ment d'une  allumette  de  cire  jeter  une  petite 
flamme,  et  une  cigarette  s'allumer  aux  lèvres 
de  la  femme. 


LA   BONNE   DAME   DE  NOHANT  329 

«  M""*  Sand  a  été  fort  aimable,  fort  élogieuse 
pour  nous,  mais  avec  une  enfance  d'idées,  une 
platitude  d'expression,  une  bonhomie  morne 
qui  fait  froid  comme  la  nudité  d'un  mur  de 
chambre.  Manceau  cherche  à  animer  un  rien 
le  dialogue.  On  parle  de  son  théâtre  de  Nohant 
où  l'on  joue  pour  elle  seule  et  sa  bonne,  jus- 
qu'à quatre  heures  du  matin...  Puis,  nous  cau- 
sons de  sa  prodigieuse  faculté  de  travail  ;  sur 
quoi,  elle  nous  dit  que  son  travail  n'est  pas 
méritoire,  l'ayant  toujours  eu  facile.  Elle  tra- 
vaille toutes  les  nuits,  d'une  heure  à  quatre 
heures  du  matin,  puis  retravaille  encore  dans 
la  journée,  pendant  deux  heures  —  et,  ajoute 
Manceau  qui  l'explique  un  peu  comme  un 
montreur  de  phénomènes  :  «  C'est  égal  qu'on 
«  la  dérange...  Supposez  que  vous  ayez  un 
«  robinet  ouvert  chez  vous;  on  entre  :  vous  le 
«  fermez...  C'est  comme  cela  chez  M™*  Sand.  » 

Vous  avez  noté  ces  mots  :  «  enfance  d'i- 
dées... platitude  d'expression.  »  Les  Goncourt 
étaient  admirables  pour  rapetisser  tous  les 
gens  dont  ils  parlaient.  Ils  étaient  désobli- 
geants  sans    le  faire   exprès.    Ils   débinaient 


330  GEORGE  SAND 


d'instinct.  Ils  étaient  éminemment  gens  de 
lettres.  Ajoutez  qu'écrivains  artistes,  au  point 
d'avoir  inventé  «  l'écriture  artiste  »,  ils  sont 
médiocrement  en  communion  d'esprit  avec 
George  Sand  à  qui  la  théorie  de  l'art  pour 
l'art  a  toujours  semblé  très  creuse,  et  qui  écri- 
vait de  son  mieux,  mais  qui  ne  s'ayisa  jamais 
que  le  métier  décrire  pût  rien  avoir  de  com- 
mun avec  une  acrobatie  et  une  clownerie. 

Une  seconde  fois,  le  14  septembre  1863,  les 
frères  de  Goncourt  mettent  en  scène  George 
Sand,  et  nous  content  la  vie  à  Notant  ou  plu- 
tôt en  mettent  le  récit  dans  la  bouche  de  Théo- 
phile Gautier.  «  A  propos,  Gautier,  vous  reve- 
nez de  Nohant,  de  chez  M™"  Sand,  est-ce 
amusant?  —  Comme  un  couvent  des  frères 
Moraves.  Je  suis  arrivé  le  soir.  C'est  loin  du 
chemin  de  fer.  On  a  mis  ma  malle  dans  un 
buisson,  Je  suis  entré  par  la  ferme,  au  milieu 
des  chiens  qui  me  faisaient  une  peur...  »  Il 
faut  dire  que  cette  arrivée  de  Gautier  à  Nohant 
avait  été  un  poème,  un  poème  dramatique, 
une  tragi-comédie.  Le  régime,  à  Nohant,  était 
celui  d'une    extrême    liberté.   Chacun    lisait, 


LA   BONNE   DAME   DE  NOHANT  33 1 

écrivait,  sommeillait,  à  son  gré.  Gautier  arrive 
dans  cette  disposition  d'esprit  du  parisien 
d'autrefois  persuadé  qu'il  a,  en  passant  la  bar- 
rière, donné  une  preuve  d'héroïsme.  Il  attend 
qu'on  se  jette  à  son  cou.  Dépité,  il  fut  à  la 
minute  de  repartir.  On  alla  prévenir  George 
Sand  qui,  désolée,  s'écriait  :  «  Mais  on  ne  lui 
avait  donc  pas  dit  que  je  suis  une  bête  ?  » 

Les  Goncourt  demandent  à  Gautier  :  «  Et 
quelle  est  la  vie  à  Nohant  ?  —  On  déjeune  à 
dix  heures.  Au  dernier  coup,  quand  l'aiguille 
est  sur  l'heure,  chacun  se  met  à  table.  M.""*  Sand 
arrive  avec  un  air  de  somnambule  et  reste  en- 
dormie tout  le  déjeuner.  Après  le  déjeuner, 
on  va  dans  le  jardin.  On  joue  au  cochonnet. 
Ça  la  ranime.  Elle  s'assied  et  se  met  à  cau- 
ser. »  Pour  mieux  dire,  elle  écoutait  causer, 
étant  peu  bavarde  de  son  naturel.  Même  elle 
avait  horreur  d'une  certaine  conversation,  fu- 
tile, paradoxale  et  trépidante,  celle  qui  est 
précisément  la  spécialité  des  «  brillants  cau- 
seurs ».'  Ce  papillotage  la  déconcertait  et  la 
mettait  mal  à  l'aise.  Elle  n'aimait  guère  non 
plus  que  la  conversation  portât  sur  le  métier 


332  GEORGE   SAND 


littéraire.  Cela  exaspérait  Gautier  qui 'n'admit 
jamais  qu'il  pût  y  avoir  autre  chose  au  monde 
que  la  littérature.  «  A  trois  heures,  M"'  Sand 
remonte  faire  de  la  copie  jusqu'à  six  heures. 
On  dîne.  Seulement  on  dîne  un  peu  vite,  pour 
laisser  le  temps  de  dîner  à  Marie  Caillot.  C'est 
la  bonne  de  la  maison,  une  petite  Fadette  que 
M™^  Sand  a  prise  dans  le  pays  pour  jouer  les 
pièces  de  son  théâtre  et  qui  vient  au  salon  le 
soir.  Après  dîner,  M"®  Sand  fait  des  patiences 
sans  dire  un  mot,  jusqu'à  minuit...  Elle  retra- 
vaille à  minuit  jusqu'à  quatre  heures...  Enfin 
vous  savez  ce  qui  lui  est  arrivé.  Quelque  chose 
de  monstrueux.  Un  jour,  elle  finit  un  roman  à 
une  heure  du  matin,  et  elle  en  recommence 
un  autre  dans  la  nuit...  La  copie  est  une  fonc- 
tion chez  M°"  Sand.  » 

Un  des  divertissements  à  Nohant,  c'était  le 
théâtre  de  marionnettes.  Peindre  des  décors, 
fabriquer  des  costumes,  tracer  des  scénarios,  ha- 
biller et  faire  parler  les  poupées,  joie  de  famille 
mais  aussi  plaisir  de  dilettanti*.  George  Sand 

1  n  L'individu  nommé  George  Sand  se  porte  bien;  il  savoure 
le  merveilleux  hiver  qui  règnt^a  Berry,  cueille  des  fleurs,  signale 


LA   BONNE   DAME   DE   NOHANT  333 

a  introduit  dans  un  de  ses  romans,  VHomme 
de  neige  (1857),  un  montreur  de  marionnettes 
Christian  Waldo,  qui  expose  avec  complai- 
sance l'attrait  de  ce  théâtre  spécial,  et  la 
séduction  de  ces  hurattini  qui  sont  des  êtres 
vivants.  Nous  ne  pouvons  guère  nous  en  éton- 
ner nous  autres  qui,  il  y  a  quelque  quinze  ans, 
nous  sommes  engoués  pour  pareilles  exhi- 
bitions. C'était  au  passage  Vivienne.  Ces 
marionnettes  parlaient  en  vers,  ayant  pour 
impresarii  MM.  Richepin  et  Bouchor.  Elles 
jouaient  des  pièces  de  sainteté.  Et  nous  nous 
accordions  pour  préférer,  dans  ce  genre,  les 
acteurs  de  bois  aux  artistes  de  chair,  dont  la 
présence  dans  les  pièces  sacrées  éveille  chez 
nous  des  souvenirs  trop  profanes. 

Désormais  George  Sand  ne  quitte  guère 
Nohant  ou  son  pied-à-terre  de  Paris  que  pour 
de  brèves  échappées.  Au  printemps  de  1855, 
elle  fait  un  voyage  à  Rome,  et  n'en  éprouve 
aucune  satisfaction.  Elle  résume  son  impres- 

des  anomalies  botaniques  intéressantes,  coud  des  robes  et  des 
manteaux  pour  sa  belle  fille,  des  costumes  de  marionnettes,  dé- 
soupe  des  décors,  habille  des  poupées,  lit  de  la  musique...  »  Cor- 
respondance :3i  Flaubert,  17  janvier  i8éç. 


334  GEORGE  S  AND 


sion  dans  ces  mots  :  «  Rome  est  une  vraie 
balançoire.  »  Les  ruines  ne  l'intéressent  pas. 
«  Quand  on  a  passé  plusieurs  journées  à  re- 
garder des  urnes,  des  tombeaux,  des  cryptes, 
des  columbarium,  on  voudrait  bien  sortir  un 
peu  de  là  et  voir  la  nature.  »  Et  la  nature  ne 
compense  pas  suffisamment  la  déception  cau- 
sée par  les  ruines.  «  La  campagne  de  Rome, 
si  vantée,  est,  en  effet,  d'une  immensité  sin- 
gulière, mais  si  nue,  si  plate,  si  déserte,  si 
monotone,  si  triste,  des  lieues  de  pays  en  prai- 
ries dans  tous  les  sens,  qu'il  y  a  de  quoi  se 
brûler  la  cervelle  qu'on  a  conservée  après 
avoir  vu  la  ville  ^  »  Ce  voyage  lui  inspire  un 
de  ses  romans  les  plus  faibles,  la  Daniclla, 
journal  de  route  d'un  peintre,  Jean  Valreg, 
qui  finit  par  épouser  une  blanchisseuse.  En 
1861,  après  une  maladie,  elle  fait  un  voyage 
dans  le  Midi,  à  Tamaris,  nom  destiné  à  deve- 
nir, lui  aussi,  le  titre  d'un  roman.  Là  non 
plus  elle  ne  se  plaît  guère.  Elle  trouve  qu'il  y 
a  dans  notre  Midi,  trop  de  vent,  trop  de  pous- 

I  Corrrespondance  :  à  Eug.  Lambert,  mars  r355. 


LA  BONNE   DAME  DE  NOHANT  335 

sière,  et  trop  d'oliviers.  Je  ne  doute  pas  qu'à 
une  autre  époque  de  ,sa  vie,  elle  qui  avait  si 
admirablement  compris  le  charme  de  Venise, 
elle  n'eût  été  gagnée  à  la  séduction  autrement 
pénétrante  de  Rome.  Elle  qui  avait  tant  aimé 
la  nature  méridionale  à  Majorque,  je  ne  doute 
pas  non  plus  qu'elle  n'eût  été  sensible  à  la 
grâce  de  notre  Provence.  Mais  les  années 
étaient  passées  où  l'on  goûte  la  variété  des 
spectacles  extérieurs  et  leur  fantasmagorie. 
Un  moment  vient  dans  la  vie,  et  il  était  venu 
pour  elle,  où  l'on  s'aperçoit  que  cette  nature 
si  variée  est  partout  la  même,  qu'on  a  tout 
près  de  soi  ce  qu'on  allait  chercher  si  loin,  un 
peu  de  terre,  un  peu  d'eau,  un  coin  de  ciel, 
qu'aussi  bien  on  n"a  plus  le  temps  ni  le 
goût  d'y  aller  voir,  quand  les  heures  nous 
sont  comptées  et  qu'on  sent  la  fin  toute 
proche.  Alors  la  seule  chose  essentielle  est 
de  nous  ménager  un  peu  d'espace  pour  nous 
recueillir,  entre  les  agitations  de  la  vie  et  le 
moment  qui  décide  lui  seul  de  tout. 


X 


LE   GÉNIE  DE  L'ÉCRIVAIN 

LA   CORRESPONDANCE   AVEC   FLAUBERT 
LES   DERNIERS   ROMANS 


Avec  cet  instinct  de  maternité  qui  était  en 
elle,  George  Sand  n'avait  jamais  pu  se  passer 
d'avoir  dans  son  voisinage  un  enfant  à  gronder, 
diriger,  morigéner.  Celui  à  qui  elle  va  consacrer 
les  dix  dernières  années  de  sa  vie,  et  qui  plus 
qu'aucun  autre  avait  besoin  de  sa  bienfaisante 
affection,  se  trouva  être  une  espèce  de  géant,  à 
la  chevelure  rejetée  en  arrière,  aux  épaisses 
moustaches  de  Normand  des  temps  héroïques 
et  tel  qu'on  imagine  les  pirates  à  l'avant  des 
barques  du  duc  Rollon.  Né  dans  une  époque 
pacifique,  ce  descendant  des  Vikings  s'occu- 
pait   exclusivenjent    à    tâcher    de    faire    des 


338  GEORGE  SAND 


phrases    harmonieuses    en    évitant   les    asso- 
nances. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  eu  deux  êtres  plus 
différents  que  Gustave  Flaubert  et  George 
Sand.  Lui  était  artiste  ;  elle,  par  bien  des 
côtés,  était  bourgeoise.  Il  voyait  toutes  choses 
en  pire;  elle  les  voyait  en  plus  beau.  Flau- 
bert lui  écrivait  avec  étonnement  :  «  Malgré 
vos  grands  yeux  de  sphinx,  vous  avez  vu  le 
monde  à  travers  une  couleur  d'or.  »  Elle 
aimait  le  peuple  ;  il  le  jugeait  haïssable  et 
qualifiait  le  suffrage  universel  d'être  la  «  honte 
de  l'esprit  humain  ».  Elle  prêchait  la  concorde, 
l'union  des  classes;  il  déclarait  :  «  Je  crois 
que  les  pauvres  haïssent  les  riches  et  que  les 
riches  ont  peur  des  pauvres.  Cela  sera  éternel- 
lement. »  Et  ainsi  de  suite.  Sur  tout  sujet, 
quelle  que  fût  l'opinion  de  l'un,  on  pouvait 
être  assuré  que  l'opinion  de  l'autre  était  aux 
antipodes.  C'est  ce  qui  les  avait  attirés  l'un 
vers  l'autre.  George  Sand  disait  :  «  Je  ne 
m'intéresserais  pas  à  moi,  si  j'avais  l'honneur 
de  me  rencontrer  .  »  Elle  s'intéressa  à  Flau- 
bert, parce  qu'elle  avait  deviné  en  lui  l'anti- 


LE   GliXlE   DE   L  ECRIVAIN  339 

thèse  d'elle-même.  «  Ce  monsieur  qui  passe  est 
charmant,  dit  Fantasio.  Il  y  a  en  lui  toute 
sorte  d'idées  qui  me  sont  tout  à  fait  étran- 
gères. »  Elle  fut  curieuse  de  s'initier  à  ces 
idées  qui  lui  étaient  si  étrangères.  Elle  ad- 
mira Flaubert  pour  toute  sorte  de  mérites 
qui  lui  manquaient  à  elle  si  complètement. 
Et  elle  l'aima,  parce  qu'elle  le  sentait  malheu- 
reux. 

Elle  était  allée  le  voir  dans  l'été  de  1866.  Ils 
avaient  couru  ensemble  Rouen,  ses  vieux 
quartiers,  ses  ruelles  historiques  ;  elle  était 
ravie  et  surprise  ;  elle  n'en  croyait  pas  ses 
yeux  ;  elle  ne  se  doutait  pas  que  ça  existât,  et 
si  près  de  Paris!  Elle  séjourna  dans  cette  mai- 
son de  Croisset  où  s'est  encadrée  toute  la  vie 
de  Flaubert,  la  maison  aux  larges  fenêtres, 
d'où  la  vue  s'étendait  sur  la  Seine,  où  montait 
le  bruit  monotone  et  rauque  de  la  chaîne  remor- 
quant les  lourds  chalands.  Flaubert  y  vivait 
avec  sa  mère  et  sa  nièce  ;  il  sembla  à  George 
Sand  que  tout  y  respirait  le  calme  et  le  bien- 
être  :  pourtant  elle  en  emporta  une  impression 
de  tristesse.  Elle  l'attribua  à  ce  voisinagre  de  la 


340  GEORGE  SAKD 


Seine  allant  et  venant  sous  le  coup  du  masca- 
ret :  «  Les  saules  des  îles  sont  toujours  baignés 
et  débaignés  :  c'est  triste  et  froid  d'aspect'.  » 
Mais  elle  n'était  pas  dupe  de  cette  explication. 
Car,  elle  le  savait  bien,  ce  qui  fait  les  maisons 
tristes  ou  gaies,  chaudes  ou  glaciales,  ce  n'est 
pas  le  reflet  du  paysage  qui  les  entoure,  c'est 
l'âme  de  ceux  qui  les  habitent  et  -qui  les  ont 
façonnées  à  leur  image.  Et  elle  venait  d'habi- 
ter la  maison  du  misanthrope. 

Le  misanthrope  !  Lorsque  Molière  jadis  en 
mettait  à  la  scène  la  figure  ravagée,  il  avait 
réuni  par  avance  quelques-uns  des  traits  de  la 
ressemblance  de  Flaubert.  Comme  il  suffisait 
pour  jeter  Alceste  en  courroux  des  événe- 
ments les  plus  ordinaires  et  les  moins  tra- 
giques, une  complaisance  de  Philinte,  une 
coquetterie  de  Célimène,  de  même  il  suffit, 
pour  échauffer  la  bile  de  Flaubert,  des  spec- 
tacles coutumiers  dont  notre  philosophie  a 
cessé  de  s'indigner.  Mais  cesser  de  s'indigner, 
ce  serait  pour  lui  cesser  de  respirer.  Il  se  fâche 

t.  Correspondance  :  à  Maurice  Sand,  lo  août  1866. 


LE  GENIE  DE  L  ÉCRIVAIN  34 1 

et  il  veut  se  fâcher.  Il  s'irrite  contre  tout  et 
contre  tous,  et  il  cultive  son  irritation.  Il  se 
maintient  à  l'état  d'exaspération  :  c'est  son  état 
normal.  Il  se  peint  dans  ses  lettres  «  harassé 
par  l'existence  »  et  «  dégoûté  de  tout  »,  «  tou- 
jours agité,  toujours  indigné.  »  Et  il  orthogra- 
phie hhhindigné  avec  plusieurs  h  aspirées.  Il 
signe  ses  lettres  :  le  R.  P.  Cruchard  des  Bar- 
nabites,  directeur  des  Dames  de  la  Désillusion. 
Au  surplus,  et  s'il  y  a  quand  même  dans  son 
affaii^e  un  peu  d'attitude  et  de  pose,  il  est  sin- 
cère. Il  «  rugit  »  dans  son  cabinet,  même  lors- 
qu'il est  seul,  et  qu'il  n'y  a  personne  auprès 
de  lui  pour  être  terrorisé  par  ses  rugissements. 
Car  il  est  remarquablement  organisé  pour 
souffrir.  A  la  fois  réaliste  et  romantique,  obser- 
vateur pénétrant  et  homme  d'imagination,  il 
emprunte  à  la  réalité  quelques-uns  de  ses  traits 
les  plus  désolants  et  il  les  recompose  en  une 
vision  de  cauchemar.  Qu'il  y  ait  dans  la  vie  de 
l'injustice  et  de  la  bêtise,  nous  le  concéderons 
volontiers  à  Flaubert.  Mais  il  fait,  lui,  de  la 
Bêtise,  la  bête  à  sept  têtes  et  à  dix  cornes  de 
FApocalypse.  Elle  le  hante,  elle  l'obsède,  elle 


34^  GEORGE  S  AND 


bouche  à  ses  regards  toutes  les  avenues,  elle 
lui  cache  les  beautés  sublimes  de  la  création 
et  la  splendeur  de  l'esprit  humain. 

A  ces  déclamations  enragées  de  son  «  vieux  », 
avec  quelle  sagesse  souriante  répond  George 
Sand,  avec  quel  bon  sens  en  garde  contre  la 
duperie  des  mots  !  De  quoi  se  plaint-il,  en 
effet,  ce  grand  enfant  trop  naïf  ou  trop  exi- 
geant? Quelle  infortune  extraordinaire  lui  a 
fait  une  exceptionnelle  destinée  de  malheur?  Il 
a  une  petite  aisance  et  un  grand  talent.  Com- 
bien sommes-nous  qui  l'envierions  !  Ce  dont  il 
se  plaint,  c'est  de  la  vie  telle  qu'elle  est  pour 
tout  le  monde,  et  des  conditions  mêmes  de 
cette  vie  qui  n'a  jamais  été  meilleure  pour 
personne  et  dans  aucun  temps.  Mais  à  quoi 
sert  de  s'irriter  contre  la  vie,  quand  aussi 
bien  nous  ne  souhaitons  pas  la  mort?  L'hu- 
manité lui  paraît  méprisable  et  il  la  hait.  Cette 
humanité,  n'en  fait-il  pas  partie' lui-même? 
Et  les  hommes,  nos  frères,  au  lieu  de  les 
maudire  pour  un  tas  d'imperfections  inhérentes 
à  leur  nature,  ne  serait-il  pas  plus  juste  de 
les  en  plaindre?  Quant  à  la  bêtise,  si  elle  l'of- 


LE  GÉNIE  DE  l'ÉCRIVAIN  343 

fusque  tellement,  pourquoi  û'en  détourne-t-il 
pas  ses  regards,  au  lieu  de  les  y  ramener  avec 
tant  d'insistance?  D'ailleurs  chacun  de  nous 
n'a-t-il  pas  un  peu  plus  de  motifs  qu'il  ne 
croit  pour  être  indulgent  à  la  bêtise  ?  «  Pauvre 
chère  bêtise,  s'écrie  George  Sand,  que  je  ne 
hais  pas  et  que  je  regarde  avec  des  yeux  ma- 
ternels !  »  Car  le  genre  humaiti  est  absurde, 
sans  doute  ;  mais  il  faut  bien  nous  dire  que 
nous  avons  part  à  son  absurdité. 

Il  y  a  quelque  chose  de  morbide  daiis  le  cas 
de  Flaubert  :  George  Saiid  llii  indique  avec 
une  égale  clairvoyance  la  cause  de  son  mal  et 
le  remède.  Son  mal  vient  avant  tout  de  son  iso- 
lement et  de  ce  qu'il  a  éoupé  tous  les  liens  qui 
le  rattachaient  au  reste  de  l'univers.  Malheur 
à  celui  qui  est  seul  !  Le  remède  ?  N'y  a-t-il  pas 
quelque  part  au  monde  une  femme  qu'il  pour- 
rait aimer  et  qui  le  ferait  souffrir?  N'y  a-t-il 
pas  un  enfant  dont  il  pourrait  se  croire  le  père, 
et  à  qui  il  se  dévouerait  ?  Telle  est,  en  effet,  la 
loi  de  l'existence  :  intolérable  tant  que  nous  lui 
demandons  seulement  des  satisfactions  pour 
nous-mêmes,  elle  nous  devient  chère  du  jour 


344  GEORGE  SAND 


OÙ  nous  avons  su  en  faire  présent  à  autrui. 
Même  antagonisme  dans  les  opinions  litté- 
raires. Flaubert,  qui  est  un  pur  artiste,  est  le 
théoricien  de  la  doctrine  de  Tart  pour  l'art, 
telle  que  la  comprenaient  vers  la  même  époque 
Théophile  Gautier,  les  Goncourt  et  les  Par- 
nassiens. Il  est  singulièrement  intéressant  de 
l'entendre  en  formuler  à  mesure  chacun  des 
articles,  et  de  recueillir  en  réponse  l'ardente 
protestation  de  George  Sand.  Flaubert  est 
d'avis  qu'on  ne  doit  pas  se  mettre  soi-même 
dans  son  œuvre,  qu'on  ne  doit  pas  faire  ses 
livres  avec  son  cœur.  Et  George  Sand  de  répli- 
quer :  «  Je  ne  comprends  plus  du  tout,  oh  !  mais 
plus  du  tout.  »  Car  avec  quoi  peut-on  bien  faire 
des  livres  sinon  avec  ses  sentiments  et  ses  émo- 
tions, et  serait-ce  par  hasard  avec  le  cœur  des 
autres  ?  Flaubert  prétend  qu'on  ne  doit  écrire 
que  pour  vingt  personnes,  à  moins  toutefois 
qu'on  n'écrive  pour  soi  tout  seul,  «  comme  un 
bourpfeois  tourne  des  ronds  de  serviette  dans 
son  grenier.  »  George  Sand  est  d'avis  qu'il 
faut  écrire  «  pour  tous  ceux  qui  ont  soif  de 
lire  et  qui  peuvent  profiter  d'une  bonne  lec- 


LE  GÉNIE  DE  l'Écrivain  345 


ture.  »  Flaubert  confesse  que,  s'il  faut  tenir 
compte  de  la  vieille  distinction  entre  le  fond  et 
la  forme,  c'est  à  la  forme  qu'il  attache  le  plus 
d'importance  :  il  a  en  elle  une  foi  mystique.  Il 
croit  qu'il  y  a  dans  la  précision  des  assem- 
blages, dans  la  rareté  des  éléments,  le  poli  de 
la  surface,  l'harmonie  de  l'ensemble,  une  vertu 
intrinsèque,  une  espèce  de  force  divine.  «  Enfin, 
conclut-il,  je  tâche  de  bien  penser  pour  bien 
écrire.  Mais  c'est  bien  écrire  qui  est  mon  but, 
je  ne  le  cache  pas.  »  De  là  ce  travail  du  style 
poussé  à  la  manie  et  tourné  en  supplice.  On 
sait  les  journées  d'angoisse  que  passait  Flau- 
bert à  la  poursuite  d'un  mot  qui  le  fuyait,  les 
semaines  consacrées  à  arrondir  une  de  ces 
périodes  qu'il  ne  consentait  à  jeter  sur  le  papier 
qu'après  se  les  être  déclamées  à  lui-même  et, 
comme  il  disait,  les  avoir  fait  passer  par  son 
gueuloir.  Il  n'admettait  pas  qu'on  mît  dans 
une  même  phrase  deux  compléments  ;  un  jour 
qu'ayant  ouvert  un  de  ses  livres,  il  y  lut  ces 
mots  :  «  Une  couronne  de  fleurs  ii'oranger  », 
il  en  fit  une  maladie.  «  Vous  ne  savez  pas, 
vous,  ce  que  c'est  que  de  rester  toute  une  jour- 


346  GEORGE  SAND 


née  la  tête  dans  ses  deux  mains  à  pressurer  sa 
malheureuse  cervelle  pour  trouver  un  mot. 
L'idée  coule  chez  vous  largement,  incessam- 
ment, comme  un  fleuve.  Chez  moi,  c'est  un 
mince  filet  d'eau.  Il  me  faut  de  grands  travaux 
d'art  avant  d'obtenir  une  cascade.  Ah  !  je  les 
ai  connues,  les  affres  du  style  !  »  Non  vrai- 
ment George  Sand  ne  les  connaissait  pas,  et 
même  elle  n'arrivait  à  s'en  faire  aucune  espèce- 
d'idée.  Ce  travail  pénible  l'étonnait,  elle  qui 
laissait  le  vent  jouer  de  sa  «  vieille  harpe  », 
comme  il  lui  plaisait  d'en  jouer. 

Pour  tout  dire,  il  lui  semblait  que  son  ami 
était  dupe  d'une  erreur  irréductible.  Il  prenait 
la  littérature  pour  l'essentiel  ;  mais  il  y  a 
quelque  chose  qui  prime  la  littérature,  c'est  la 
vie.  «  La  sacro-sainte  littérature,  comme  tu 
l'appelles,  n'est  que  secondaire  pour  moi  dans 
la  vie.  J'ai  toujours  aimé  quelqu'un  plus  qu'elle, 
et  ma  famille  plus  que  ce  quelqu'un.  »  Tel  est 
le  forld  même  du  débat.  George  Sand  croyait, 
et  nous  croyons  avec  elle,  que  la  vie  n'est  pas 
seulement  un  prétexte  à  littérature,  mais  qu'au 
contraire  la  littérature  doit  sans  cesse  se  réfé- 


LE  GÉNIE  DE  L'ÉCRIVAIN  347 

rer  à  la  vie,  et  se  régler  sur  elle  comme  sur 
un  modèle  qui  la  précède  et  qui  la  dépasse. 

La  sérénité,  tel  est  l'état  d'esprit  que  tradui- 
sent les  lettres  de  George  Sand  à  Flaubert  : 
c'est  aussi  bien  le  caractère  de  son  œuvre  dans 
la  dernière  période  de  sa  vie.  Cette  «  dernière 
manière  » ,  c'était  déjà  celle  de  Jean  de  la  Roche 
(1860).  Un  jeune  gentilhomme,  Jean  de  la 
Roche,  s'éprend  de  l'exquise  Love  Butler, 
qui  l'aime  pareillement.  Mais  la  jalousie 
maladive  d'un  petit  frère  les  force  de  se  sépa- 
rer. Pour  se  rapprocher  de  celle  qu'il  aime,  Jean 
de  la  Roche  imagine  de  se  costumer  en  guide, 
et  d'accompagner  à  ce  titre  toute  la  famille  dans 
une  exc*Ursion  au  milieu  des  montagnes  d'Au- 
vergne. Un  guide  qui  est  un  jeune  gentilhomme, 
cela  n'est  pas  ordinaire.  Mais  l'amour  est  cou- 
tumier  de  maints  travestissements.  Les  amou- 
reux de  Marivaux  se  costumaient  très  bien  en 
valets.  Et  ne  sait-on  pas  que  c'était  jadis  chose 
qui  n'étonnait  personne,  de  rencontrer  par  les 
chemins  des  princes  déguisés  ? 

Le  chef-d'œuvre  du  genre  est  sans  doute  le 


348  GEORGE  SAND 


Marquis  de  Villemer  (1861).  Un  château  de 
province,  une  vieille  aristocrate  sceptique  et 
indulgente,  deux  frères  capables  d'être  rivaux 
sans  cesser  d'être  amis,  une  jeune  fille  noble 
et  pauvre,  instruite  et  belle,  la  calomnie  inter- 
venant tout  juste  pour  être  confondue,  de  mer- 
veilleuses pages  descriptives,  des  conversations 
élégantes  et  sinueuses,  c'est  proprement  un 
charme.  La  jeune  fille  pauvre,  au  dénouement, 
épouse  le  marquis.  C'est  encore  un  retour  aux 
usages  de  l'ancien  temps,  de  ce  temps  où  l'on 
voyait  des  rois  épouser  des  bergères.  Telle  est, 
en  effet,  la  nuance  de  plaisir  que  nous  apporte 
la  lecture  de  ces  romans  romanesques  :  c'est 
assez  bien  celui  que  nous  trouvions  naguère 
aux  contes  de  fées. 

Si  Peau  d'Ane  m'était  conté, 
J'y  prendrais  un  plaisir  extrême, 

avouait  La  Fontaine  :  nous  aurions  mauvaise 
grâce  à  nous  montrer  plus  difficiles  que  lui  et 
à  faire  davantage  les  renchéris.  Nous  avons 
besoin,  grands  enfants  que  nous  sommes,  de 
récits  qui  donnent  à  notre  imagination,  déçue 


LE  GÉNIE  DE  L'ÉCKIVAIN  3^9 

par  le  réel,  un  aliment.  Et  qui  sait  si  ce  n'est 
pas  l'objet  même  du  roman?  Le  romanesque 
n'est  pas  nécessairement  une  aspiration  déme- 
surée à  la  chimère.  Il  est  autre  chose.  Il  est 
la  révolte  de  l'âme  opprimée  par  le  joug  de  la 
nature.  Il  est  l'expression  de  cette  tendance 
qui  est  en  nous  à  un  affranchissement  impos- 
sible, mais  toujours  rêvé.  Car  une  loi  d'airain 
préside  à  notre  destinée.  Hors  de  nous  ou  en 
nous,  la  série  des  causes  et  des  effets  déroule 
son  enchaînemenic  rigoureux  :  pas  un  de  nos 
actes  qui  ne  se  continue  par  des  conséquences 
qui  vont  à  l'infini,  pas  une  faute  qui  n'entraîne 
son  châtiment,  pas  une  défaillance  qui  n'ait 
sa  rançon,  pas  une  minute  d'oubli,  pas  un 
instant  où  nous  puissions  cesser  d'être  sur  nos 
gardes.  L'illusion  romanesque  est  cela  même  : 
un  essai  pour  échapper,  au  moins  en  esprit,  à 
la  tyrannie  de  l'ordre  universel. 

Il  m'est  bien  impossible  de  parcourir  avec 
vous  ces  œuvres  souvent  charmantes  mais  qui 
se  prolongent  en  série  un  peu  monotone.  Tou- 
tefois, il  est  un  roman  de  cette  époque,  que  je 
dois  vous  signaler,  parce  qu'il  éclate  ici  comme 


350  GEORGE  SAKD 


un  coup  de  tonnerre  dans  un  ciel  serein  et  parce 
qu'il  nous  révèle  un  aspect  des  idées  de  George 
Sand  qui  n'est  pas  négligeable.  C'est  un  livre 
qui,  le  seul  sans  doute  dans  toute  l'œuvre  de 
George  Sand,  fut  écrit  dans  l'emportement  de 
la  colère  :  Af '^  la  Quintinie.  Octave  Feuillet 
venait  de  publier  V Histoire  de  Sibylle.   Ce 
livre  révolta  George  Sand.  Nous  avons  un  peu 
de  peine  à  comprendre  cette  grande  colère.  Le 
roman  de  Feuillet  est  infiniment  gracieux  et  si 
inoffensif!  Sibylle  est  une  petite  personne  chi- 
mérique qui,   dès  l'enfance,  rêve  de  l'impos- 
sible.  Elle  voudrait    que   son  grand-père  lui 
décrochât  une  étoile,  et  une  autre  fois  qu'il  lui 
laissât  chevaucher  le  cygne  sur  l'étang.  L'âge 
venu  de  la  première  communion,  elle  conçoit 
des  doutes  sur  la  vérité  de  la  religion  chrétienne; 
mais,  un  soir  de  gros  temps,  le  curé  de  l'endroit 
s'étantjetéen  barque  sur  la  mer  démontée  pour 
sauver  des  marins  en  péril,  toutes  les  difficultés 
d'exégèse    qui  l'arrêtaient   lui   semblent  sou- 
dain   éclaircies.    Un  jeune  homme   s'est  épris 
d'elle  :  s'étant  aperçue  qu'il  n'est  pas  croyant, 
elle    s'efforce    de  le    convertir    et   entreprenp 


LE  GENIE   DE  L  ECRIVAIN  351 

avec  lui  le  soir  un  cycle  de  promenades  au 
clair  de  la  lune.  Les  rayons  de  la  lune  sont 
perfides  aux  jeunes  filles  :  celle-ci,  au  retour 
d'une  de  ces  promenades  sentimentales  et 
théologiques,  succombe  à  un  mal  mystérieux... 
Pour  comprendre  la  tempête  que  provoqua 
chez  George  Sand  la  lecture  de  ce  roman  dévot, 
mondain  et  anodin,  il  faut  savoir  quel  était 
alors  l'état  de  son  esprit  sur  une  question,  à 
vrai  dire,  essentielle  :  la  question  religieuse. 

Notons  d'abord  que  George  Sand  n'est  pas 
hostile  à  toute  idée  religieuse.  Elle  a  une 
religion.  Il  y  a  une  religion  de  George  Sand. 
Les  dogmes  en  sont  peu  nombreux  et  le  credo 
peu  chargé.  George  Sand  croit  fermement  à 
l'existence  de  Dieu.  Sans  la  notion  de  Dieu, 
rien  ne  s'explique  et  rien  ne  se  résout.  Ce 
Dieu  n'est  d'ailleurs  pas  seulement  la  «  cause 
première  »  :  c'est  un  Dieu  personnel  et  cons- 
cient dont  la  fonction  essentielle,  si  ce  n'est 
l'unique  fonction,  consiste  à  pardonner  —  à 
tout  le  monde.  «  Le  dogme  de  l'enfer  est  une 
monstruosité,  une  imposture,  une  barbarie... 
C'est  une  impiété  de  douter  de  la  miséricorde 


35a  (jrËÛKQ£  âAND 


infinie  de  Dieu  et  de  croire  qu'il  ne  pardonne 
pas  toujours,  même  aux  plus  grands  coupa- 
bles... Voilà  bien  l'application  la  plus  com- 
plète qu'on  ait  jamais  faite  du  droit  de  grâce. 
Ce  Dieu  n'est  sûrement  ni  celui  de  Jacob,  ni 
celui  de  Pascal,  ni  même  celui  de  Voltaire.  Ce 
n'est  tout  de  même  pas  un  Dieu  inconnu  :  nous 
retrouvons  en  lui  le  Dieu  de  Béranger,  le  Dieu 
des  bonnes  gens.  Enfin  George  Sand  croit  fer- 
mement à  l'immortalité  de  l'âme.  Vient-elle  à 
perdre  un  des  siens,  c'est  sa  consolation  que 
cette  certitude  de  l'aller  rejoindre  quelque 
jour  :  «  Je  vois  la  vie  future  et  éternelle  devant 
moi  comme  une  certitude,  comme  une  lumière 
dans  l'éclat  de  laquelle  les  choses  sont  insaisis- 
sables ;  mais  la  lumière  y  est  :  c'est  tout  ce  qu'il 
me  faut.  »  Existence  de  Dieu,  bonté  de  la  Pro- 
vidence, immortalité  del'âme  —  George  Sand 
est  une  adepte  de  la  religion  naturelle. 

Mais  elle  n'accepte  aucune  religion  révélée  ; 
et  il  y  en  a  une  qu'elle  va  jusqu'à  exécrer, 
c'est  la  religion  catholique.  Sa  correspondance 
à  ce  sujet,  pendant  toute  la  période  du  second 
Empire,   est  des  plus  significatives.  Elle  est 


LE  GÉNIE  DE  L'ÉCRIVAIN  353 

pour  l'Église  une  ennemie  personnelle  et  parle 
des  Jésuites  comme  une  abonnée  du  Siècle. 
Elle  craint  pour  Napoléon  III  leur  poignard 
et  désirerait  pourtant  qu'il  y  eût  de  leur  part 
une  tentative  avortée  qui  lui  ouvrît  les  yeux. 
Le  grand  danger  des  temps  modernes  est, 
d'après  elle,  le  développement  de  l'esprit  clé- 
rical. Ne  la  tenez  pas  pour  une  avocate  de  la 
liberté  d'enseignement!  «On  a  encouragé  l'es- 
prit prêtre,  écrit-elle,  on  a  laissé  les  couvents 
envahir  la  France  et  les  sales  ignorantins  s'em- 
parer de  l'éducation  »  '.  Partout  où  l'Église  a 
été  maîtresse,  on  le  constate  à  des  marques 
qui  ne  trompent  pas  :  sottise  et  abrutissement. 
Voyez  la  Bretagne  :  «  Il  n'y  a  rien  là  où  règne 
le  prêtre  et  où  le  vandalisme  catholique  a 
passé,  rasant  les  monuments  du  vieux  monde 
et  semant  les  poux  de  l'avenir.^»  Il  n'y  a  pas  à 
nous  le  dissimuler  :  c'est  l'anticléricalisme 
dans  toute  sa  violence.  N'est-il  pas  curieux  de 
constater  que  cette  passion,  dès  qu'elle  s'em- 
pare d'esprits  même  distingués,  leur  fait  perdre 

1.  Correspondafue  :  à  Barbes,  12  mai  1867. 

2.  Ibid.  :  à  Flaubert,  ai  septembre  1860. 


354  GEORGE  S  AND 


aussitôt  tout  sentiment  de  mesure,  de  conve- 
nance et  de  dignité  ? 

iV4"*  la  Qiiintinie  est  cela  ,  même  :  un 
accès  de  manie  anticléricale.  George  Sand  y  a 
donné,  comme  elle  se  le  proposait,  la  contre-par- 
tie de  Sibylle.  Une  jeune  fille,  la  fille  du  général 
La  Quintinie,  est  aimée  d'Emile  Lemontier, 
libre-penseur.  Emile  Lemontier  fait  réflexion 
que  sa  fiancée  étant  catholique,  elle  doit  avoir 
un  confesseur  :  Chateaubriand  en  avait  bien  un  ! 
Cette  idée  lui  est  intolérable.  Comme  M.  Ho- 
mais,  il  est  d'avis  qu'un  mari  ne  saurait  souf- 
frir le  tête-à-tête  de  sa  femme  avec  un  de  ces 
gaillards-là.  Le  directeur  de  conscience  de 
M"*  la  Quintinie  est  un  certain  Moreali,  un 
proche  parent  du  Rodin  d'Eugène  Sue.  Tout 
le  roman  n'est  que  la  lutte  d'Emile  et  de  Mo- 
reali, pour  aboutir  à  la  déconfiture  finale  de 
Moreali.  M"*  la  Quintinie  épousera  Emile,  qui 
saura  bien  la  forcer  à  penser  librement. 

Ainsi  Emile  a  détaché  une  âme  de  la  com- 
munion chrétienne.  Et  il  est  fier  de  son  œuvre! 
Il  croit  que,  dans  une  vie  de  femme,  pour 
éclairer    le    chemin,    il    suffit    toujours    des 


LE  GÉNIE  DE  l'ÉCRIVAIN  355 

lumières  de  la  raison.  Il  ne  doute  pas  que  ce 
ne  soit  assez,  pour  faire  de  cette  femme  une 
honnête  femme,  de  sa  droiture  naturelle.  Je 
n'en  veux  pas  douter  non  plus.  Mais  la  question 
n'est  pas  seulement  de  savoir  si  elle  faillira  ; 
êtes-vous  bien  sûr  qu'elle  ne  souffrira  pas  ?  Ce 
libre-penseur  imagine  que  d'une  âme  on  peut 
arracher  la  foi  sans  déchirement  et  sans  y  faire 
une  blessure  inguérissable.  Oh!  le  pauvre  psy- 
chologue !  Il  ignore  que  cette  foi  résume  et 
continue  celle  de  toute  une  suite  de  généra- 
tions. Il  n'y  discerne  pas  le  murmure  lointain 
de  prières  très  anciennes.  Ces  prières,  on  essaie 
vainement  de  les  étouffer  :  elles  pleureront  à 
jamais  dans  l'âme  meurtrie  et  désolée. 

M"*  la  Quintinie  est  une  oeuvre  de  haine. 
George  Sand  n'y  pouvait  réussir  :  elle  n'avait 
ni  la  vocation,  ni  l'habitude.  C'est  un  roman 
plein  de  dissertations  insupportables.  C'est 
l'ennui  même. 

Seulement,  à  partir  de  cette  date,  George 
Sand  connut  les  joies  d'une  certaine  popularité. 
Aux  représentations  de  théàire  et  aux  enterre- 
ments, la  jeunesse  des  écoles  manifeste  en  son 


356  GEORGE  SAND 


honneur.  Il  advint  à  peu  près  de  même  pour 
son  ami  Sainte-Beuve.  Je  ne  crois  pas  que  cela 
les  ait  grandis,  l'un  ni  l'autre. 

Passons  sur  ces  misères.  Admirons  plutôt 
la  verdeur  de  cette  vieillesse  robuste  et  si 
longtemps  triomphante.  Presque  chaque  année, 
George  Sand  fait  un  voyage  en  France  pour 
y  trouver  le  cadre  d'un  roman.  Car  il  lui 
faudra  gagner  son  pain  jusqu'au  dernier  jour. 
Elle  est  condamnée  au  roman  à  perpétuité. 
«  Je  mourrai  en  tournant  ma  roue  de  pres- 
soir. »  Aussi  bien,  c'est  la  seule  fin  qui  con- 
vienne à  l'ouvrier  de  lettres.  Après  avoir, 
en  1 870-1871,  subi  l'angoisse  de  l'Année 
terrible,  le  cauchemar  passé,  elle  se  remet  au 
travail,  ayant  en  elle  l'âme  de  la  France 
vaillante  et  qui  ne  veut  pas  se  laisser  abattre. 
La  vieillesse  lui  a  fait  décidément  une  santé 
de  fer.  En  1872,  elle  écrit  :  «  Je  vais  à  la 
rivière  à  pied,  je  me  mets  toute  bouillante 
dans  l'eau  glacée...  Je  suis  de  la  nature  de 
l'herbe  des  champs  :  de  l'eau  et  du  soleil, 
voilà  tout  ce  qu'il  me  faut.  »  Se  plonger  tous 
les  jours  dans  la  cascade  glacée  de  l'Indre, 


LE   GENIE   DE   L'ECRIVAIN  357 

pour  une  femme  de  soixante-huit  ans,  ce  n'est 
pas  mal.  Le  30  mai  1876,  elle  s'alita.  Elle  fut 
dix  jours  malade  et  s'éteignit  doucement.  Elle 
repose  à  Nohant,  comme  elle  l'avait  souhaité, 
et  cette  terre  aimée  est  légère  à  son  dernier 
sommeil. 

Il  nous  reste,  pour  conclure,  à  définir  en 
quelques  mots  le  génie  de  George  Sand,  et  à 
marquer  sa  place  dans  l'histoire  du  roman 
français. 

Or,  quand  on  compare  George  Sand  aux 
romanciers  de  son  temps,  ce  qui  frappe  c'est 
combien  elle  en  est  différente.  Elle  ne  res- 
semble ni  à  Balzac,  ni  à  Stendhal,  ni  à  Mé- 
rimée, ni  à  aucun  conteur  de  notre  époque  ré- 
fléchie, savante  et  raffinée.  Elle  ferait  bien 
plutôt  songer  à  ce  que  pouvaient  être  nos 
«  vieux  romanciers,  »  conteurs  de  prouesses 
chevaleresques  et  de  légendes  naïves,  ou,  en 
remontant  plus  haut  encore,  aux  aèdes  de  la 
Grèce  antique.  Il  y  a,  dans  la  jeunesse  des 
peuples,  des  hommes  qui  vont  vers  les  foules 
charmées  et  les  tiennent  attentives  aux  récits 

2J- 


358  GEORGE  SAND 


qu'ils  débitent  en  paroles  nombreuses.  Ces 
récits,  ils  ne  sauraient  dire  s'ils  les  inventent 
au  moment  qu'ils  les  improvisent,  ou  s'ils  ne 
font  que  s'en  souvenir,  car  leur  esprit  en  est 
tout  enchanté.  Et  ils  ne  savent  dans  quelle 
mesure  la  fiction  s'y  mêle  à  la  réalité,  car 
toute  réalité  leur  apparaît  merveilleuse.  Tous 
les  êtres  dont  ils  parlent  sont  grands,  tous  les 
objets  sont  bien  faits,  et  toutes  les  choses 
sont  belles.  Ils  mêlent  à  des  mythes  pleins  de 
sens  des  contes  de  nourrice,  et  l'histoire  des 
peuples  à  des  histoires  enfantines.  On  les 
appelle  des  poètes.  Il  se  peut  bien  que  George 
Sand  ne  se  serve  pas  comme  eux  de  la  forme 
versifiée,  mais  elle  est  tout  de  même  de  la 
famille.  Elle  est  un  de  ces  poètes,  égaré  dans 
notre  siècle  de  prose  et  qui  a  continué  de 
chanter. 

Comme  eux,  elle  est  une  primitive;  comme 
eux,  elle  obéit  à  un  dieu  intérieur  :  tout  son 
talent  n'est  fait  que  d'instinct.  Du  talent 
instinctif  elle  a  la  facilité.  Quand  un  Flaubert 
se  plaint  qu'il  souffre  des  «  affres  »  du  style, 
George  Sand  feint  de  l'en  admirer.  «  Quand  je 


LE   GÉNIE   DE  L'ÉCRIVAIN  359 

vois  le  mal  que  mon  vieux  se  donne  pour  faire 
un  roman,  ça  me  décourage  de  ma  facilité,  et  je 
me  dis  que  je  fais  de  la  littérature  savetée.  » 
C'est  de  sa  part  charité  toute  pure.  Elle  n'a 
jamais  compris  qu'il  fallût  un  effort  pour 
écrire,  ni,  à  plus  forte  raison,  que  ce  pût  être 
une  souffrance  :  c'est  pour  elle  un  plaisir,  celui 
qui  résulte  de  la  satisfaction  d'un  besoin.  De 
même  qu'elles  ne  Iwi  ont  pas  coûté  d'effort. 
ses  œuvres  ne  laissent  pas  de  trace  dans  sa  mé- 
moire. Avant,  elle  ne  les  avait  pas  «  voulues  »  ; 
après,  elle  les  oublie.  «  Consuelo,  la  Com- 
tesse de  Rudolstadt,  qu'est-ce  que  c'est  que 
ça  ?  Est-ce  que  c'est  de  moi  ?  Je  ne  m'en  rap- 
pelle pas  un  traître  mot.  »  Ses  romans  sont  au- 
tant de  fruits  savoureux  qui,  à  la  maturité,  se 
sont  détachés  d'elle.  Comme  les  poètes,  George 
Sand  est  revenue  sans  cesse  à  la  célébration 
de  quelques  grands  thèmes  qui  sont  les  sujets 
éternels  de  toute  poésie  —  l'amour,  la  nature  — 
et  de  quelques  grands  sentiments  tels  que 
l'enthousiasme  et  la  pitié.  Il  n'est  pas  jusqu'à 
la  langue  qui  ne  complète  ici  l'illusion.  Certes 
il  s'en  faut  que  le  choix  des  mots  y  soit  tou- 


36o  GEORGE  S  AND 


joui's  irréprochable.  Chez  George  Sand,  le 
vocabulaire  est  souvent  incertain,  l'expression 
manque  de  précision  et  de  relief.  Mais  elle  a 
le  don  de  l'image  et  ces  images  sont  d'une 
adorable  fraîcheur,  parce  qu'ayant  toujours 
conservé  cette  faculté  si  rare  de  s'étonner,  elle 
n'a  cessé  de  promener  sur  les  choses  un  regard 
de  jeunesse.  Elle  a  le  mouvement  qui  entraîne 
et  le  rythme  qui  berce  ;  elle  déroule  avec 
quelque  lenteur,  mais  sans  embarras,  cette 
ample  période  qui  est  la  vraie  phrase  fran- 
çaise. Une  comparaison  s'impose  irrésistible- 
ment avec  ces  fleuves  de  chez  nous,  dont  la 
nappe  d'eau  coule  abondante,  limpide,  entre 
des  rives  fleuries  et  des  oasis  de  verdure  où  le 
promeneur  aime  à  s'arrêter  pour  rêver  déli- 
cieusement. 

On  voit  par  là  quelle  part  exacte  revient  à 
George  Sand  dans  l'histoire  du  roman  fran- 
çais. Elle  a  imprégné  le  roman  de  la  poésie 
qui  était  en  son  âme  ;  elle  lui  a  donné  une 
souplesse,  une  ampleur,  une  portée  qu'il  n'avait 
pas  auparavant  ;  elle  y  a  célébré  l'hymne  de  la 
nature,  de  l'amour  et  de  la  bonté  ;  elle  nous  y 


LE  GÉNIE  DE  L'ÉCRIVAIN  361 

a  révélé  la  campagne  et  les  paysans  de  France  ; 
elle  y  a  donné  satisfaction  à  cette  tendance  au 
romanesque  qui  est,  à  des  degrés  divers,  en 
chacun  de  nous. 

Voilà  plus  qu'il  n'en  faut  pour  assurer  sa 
gloire.  Elle  se  défendait  d'avoir  écrit  en  vue 
de  la  postérité  ;  elle  prévoyait  qu'au  bout  de 
cinquante  ans  elle  serait  oubliée.  Il  se  peut 
qu'il  y  ait  eu  pour  elle,  comme  pour  tout  mort 
illustre,  un  temps  d'épreuves  et  une  période  de 
méconnaissance.  Le  triomphe  du  naturalisme, 
en  faussant  pour  un  temps  le  goût,  a  pu  nous 
détourner  de  la  lecture  de  George  Sand. 
Aujourd'hui  nous  sommes  aussi  fatigués  de  la 
littérature  documentaire  que  dégoûtés  de  la 
littérature  brutale.  De  jour  en  jour,  nous  reve- 
nons à  mieux  comprendre  ce  qu'il  y  avait  de 
«  vérité  »  dans  la  conception  du  roman,  telle 
que  se  l'était  faite  George  Sand,  et  qui  peut  se 
résumer  dans  ces  quelques  mots  :  charmer, 
émouvoir,  consoler.  Consoler  !  qui  pourrait 
dire,  connaissant  un  peu  la  vie,  que  ce  n'est 
pas  la  fin  dernière  de  la  littérature  ?  Tout  son 
idéal  littéraire  tient  dans  ces  quelques  mots 


302  GEORGE  SAND 


qu'elle  écrivait  à  Flaubert  :  «  Tu  rends  plus 
tristes  les  gens  qui  te  lisent  ;  moi  je  voudrais 
les  rendre  moins  malheureux.  »  Elle  le  vou- 
lait :  elle  y  a  souvent  réussi.  Quel  plus  complet 
éloge  en  pourrait-on  faire  ?  Et  comment  ne  pas 
mêler  à  notre  admiration  une  nuance  de  grati- 
tude et  de  tendresse  pour  celle  qui  fut  la  bonne 
fée  du  roman  contemporain  ? 


J^nTier-mars  1909. 


TABLE   DES  MATIÈRES 


Pages. 

I.  Aurore  Dupin.  —  Psychologie  d'une  fille  de 

Rousseau l 

II.  La  baronne  Dudevant.  —  Le  mariage  et  la 

libération.  —  L'arrivée  à  Paris.  —  Jules 
Sandeau 31 

III.  Une  féministe  en  1832.  —  Les  premiers  ro- 

mans et  la  question  du  mariage 73 

IV.  Le  coup  de  folik  romantique.  —  L'aventure 

de  Venise 113 

V.  L'amie  de  Michel  (de  Bourges).  —  Liszt  et 

la  comtesse  d'Agoult.  —  Mauprat .    .    .    .     157 

VI.  Un  cas  de  maternité  amoureuse.  —  Chopin.     197 
VIL    Le  rêve  humanitaire.  —  Pierre  Leroux.  — 

Les  romans  socialistes  % 231 

VIII.  En  1848.  —  George  Sand  au  gouvernement 

provisoire.  —  Les  romans  champêtres  .    .     269 

IX.  La  bonne  dame  de  Nohant.  —  Le  théâtre. 

—  Alexandre  Dumas  fils.  —  La  vie  à  No- 
tant  305 

X.  Le  génie  de  l'Ecrivain.  —  La  correspon- 

dance   avec    Flaubert.    —    Les  derniers 
romans 337 

Conclusion 357 


B.  GREVIN  —  imprimerie  DE  LAGNT