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Full text of "George Sand, sa vie et ses uvres, 1804-1876"

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WLADIMIR  KARENINE 


GEORGE  SAM) 

SA  VIE  ET  SES  ŒUVRES 

• 

1804-1833 


Deuxième  l'dition 


PARIS 
PLON-NOURIUT  et  G1-,   IMPRIME  URS-ÉD1TEI  ÏRS 

8,     RUE    GARANGIÈRE    —    Ge 

1899 

Tous  droits  réservés 


GEORGE    SAND 

SA   VIE   ET   SES   ŒUVRES 


1  804  —  1  833 


AURORE    DUPIN    enfant 
(Pastel) 


WLADIMIR  KARÉNINE 


GEORGE  SA.ND 


SA  VIE  ET  SES  ŒUVRES 


1804-1833 


Deu  vie  me  èd\  t  ion 


PARIS 

LIBRAIRIE     PI  ON 

PLON-NOURIUT  et  Cu,   IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8 ,     RUE     GARANCIÈKE     —     6 

1899 


Droits  de  reproduction  et    de  b 
>-  pour  tous  ) 


Le  devoir  de  la  critique  ne  sau- 
rait être  de  regretter  que  les  hommes 
n'aient  />a-<  été  autres  qu'ils  ne 
furent,  mais  d'expliquer  ce  qu'ils 
furent. 

Erxkst  RENAN. 


Monsieur  Dmitri   SlTASSOW 


Permettez-moi,  mon  père,  d'écrire  votre  nom  sur  la  pre- 
mière page  de  mon  premier  grand  travail.  Il  vous  revient 
de  droit.  C'est  vous  qui  m'avez  appris  à  aimer  George 
Sand.  Ceux  qui  vous  connaissent  sauront  en  ouvrant  ce 
livrr.  qu'il  n'a  pu  être  dicté  que  par  Vameur  de  la  vérité. 
Que  ceux  qui  ne  vous  connaissent  pas  se  disent  que  je 
(race  ici  avec  toute  ma  piété  filiale  le  nom  de  mon  meilleur 
ami 

\V    K. 


INTRODUCTION 


Nous  adressons  ici  nus  remerciements  sincères  à 
toutes  les  personnes  qui  ont  bien  voulu  nous  aider, 
soit  de  leurs  conseils  cl  de  leur  savoir,  soi!  par 
la  communication  de  documents  et  de  correspon- 
dances inédites. 

Nous  tenons  avant  loiil  à  exprimer  notre  recon- 
naissance sans  bornes  à  notre  excellent  ami  le 
vicomte  de  Spoelberch  de  Lovenjoul,  qui  non  seule- 
ment non-  permit  de  puiser  à  pleine-  main-  dans 
ses  inestimables  el  >i  justement  célèbres  Irésors 
littéraires  el  bibliographiques,  mais  encore  nous 
guida  de  -es  inappréciables  conseils,  empreints  de 
celle  érudition,  quasi  légendaire,  qui  le  place  au 
premier  rang  des  chercheurs  de  notre  siècle.  De 
pins,  il  nous  sacrifia  des  semaines  entières  de  son 
précieux  temps,  et  nous  vint  en  aide  avec  une 
incomparable  bienveillance.  Si  ce  n'était  la  crainte 
de  blesser  sa  modestie,  nous  aurions  voulu  ne  point 
nous  borner  à  ces  quelques  mots  de  remerciement, 


GEORGE     SAM) 


mais   proclamer  hautement  tous  les  services  «ju'il 
nous  a  rendus  au  cours  de  notre  travail. 

De  son  côté,  M""'  Maurice  Sand  a  bien  voulu  s'in- 
téresser aussi  à  ootre  œuvre.  Dès  qu'elle  lui  lui 
connue,  elle  nous  honora  d'une  confiance  spon- 
tanée  et  illimitée,  en  nous  donnant,  par  écrit  el 
de  vive  voix,  de  nombreux  renseignements,  ri  en 
remettant  cuire  nos  mains  des  manuscrits  el  des 
documents  précieux.  Non  seulement  elle  nous  ouvril 
les  archives  de  Nohant,  mai-,  pendant  l'impression 
de  ce  livre,  elle  nous  aida  encore,  avec  une  solli- 
citude toute  maternelle.  Tous  ceux  qui  connaissent 
Mme  Maurice  Sand  savent  quelle  bonne  grâce  el 
quelle  simplicité,  dignes  de  son  grand  cœur,  cette 
noble  et  excellente  femme  apporte  dans  ses  rap- 
ports avec  ceux  qui  viennent  à  elle  au  nom  de 
George  Sand. 

C'est  à  ce  cher  et  illustre  nom  que  nous  devons 
aussi  la  chance  d'avoir  pu  profiter  (\r>  bons  con- 
seils et  de  l'aide  gracieuse  de  M.  Henri  Amie.  De 
plus,  MM.  Henry  Harrisse,  Albert  Lacroix,  Edmond 
Plauchut  et  Maurice  Tourneux,  à  Paris,  ainsi  que 
M.  Innocent  Michaïlosvitch  Boldakow,  à  Saint-Péters- 
bourg, ont  bien  voulu  nous  aider  de  leurs  vastes 
connaissances,  et  de  leurs  conseils  éclairés.  Nous 
pûmes,  grâce  à  l'extrême  obligeance  de  M.  S.  Roche- 
blave,  consulter  les  lettres  inédiles  de  George  Sand 
à  Dumas.  Enfin,  Mmes  Oscar  Cazamajou,  Cosima 
Wagner  et  M.  Ercole  Moreni  nous  permirent,  avec 
une  grâce  exquise,  de  publier  dans  ce  livre  un  por- 


GEORGE    S  AND  111 

Irait  inédit  de  George  Sand.  cl  des  documents  extrê- 
mement précieux. 

Combien  de  nom-  amis  et  connus  viennent 
encore  se  presser  sous  noire  plume  !  Cette  page  ne 
suffirait  pas  pour  Je-  transcrire  tous.  Nous  ne  sau- 
rions donc  mieux  clore  noire  liste  qu'en  traçant  ici 
Les  jolis  noms  de  nos  charmantes  amies,  Mmes  Aurore 
Laulh  et  Gabrielle  Sand,  qui  nous  aidèrent  de  leurs 
souvenirs  personnels,  et  furent  nos  guide-  à  travers 
Nohant,  le  Nohant  de  George  Sand!  Nous  devons 
encore  à  l'amitié  de  la  première  de  pouvoir  orner 
notre  ouvrage  du  portrait  de  sa  grand'mère  enfant, 
ainsi  que  de  la  reproduction,  spécialement  faite 
pour  non-  sur  les  originaux,  de  deux  autres  por- 
traits d'elle. 


GEORGE  SAND 

SA    VIE    ET    SES    ŒUVRES 


CHAPITRE   PREMIER 

Coup  '/'"(/  général  sur  Paris  par  George  Sand.  —  Traits  saillants 
de  U  personnalité  littéraire  de  la  grande  romancière.  —  Ses 
admirateurs  et  ses  détracteurs.  —  Influence  sur  là  société  euro- 
péenne.—  Action  toute  spéciale  sur  les  écrivains  et  la  société 
russes.  —  Défauts  et  erreurs  de  toutes  ses  biographies.  —  Le 
l»iit  et  la  raison  de  ootre  livre  —  Los  sources. 

En  l'un  de  grâce  lSi-'i,  Jules  Hetzel-Stahl  publia  un 
curieux  recueil  littéraire,  intitulé  le  Diable  à  Paris1.  Les 
artistes  et  les  écrivains  les  plus  connus  de  l'époque  y  figu- 
raient tous.  Illustré  par  Gavarni,  Daubigny,  Français, 
Bertall  et  d'autres,  ce  recueil  renfermait  un  grand  nombre 
de  nouvelles;  contes,  (''Indes  et  articles,  signés  des  noms 
de  George  Sand,  Balzac,  Alfred  de  Musset,  Théophile 
Gautier,  Charles  Nodier,  Frédéric  Soulié,  Octave  Feuillet, 
Léon  Gozlan,  Alphonse  Karr,  Méry,  Gérard  de  Nerval, 
Arsène  Houssaye,  etc.,  etc.  VHistoire  de  Paris  par 
Lavallée  servaii  d'introduction.  Mais  que  signifie  ce  titre 
bizarre?  Stahl,  à  qui  nous  devons  la  préface  du  livre  ei 
le  texte  reliant  entre  eux  les  divers  récits,  raconte,  sous 
une  forme  humoristique,  que  Satan,  s'ennuyani  aux 
enfers,  entreprit  un  voyage  ô  travers  son  empire  et  visita 

1  Le  tom<    I   .  portant  la  date  de  1845,  a  para  d'abord  en  livra 
en  184  ».  te  tome  il.  portant  la  dat  Lé  publié  dans  les  mêmes 

conditions  en  !  - 

i 


2  GEORGE    SAM) 

scs  domaines,  à  l'exception  de  la  terre  seule,  qu'il  n'eu! 
pas  le  temps  de  parcourir;  niais  à  peine  de  retour  chez 
lui,  réfléchissant  au  moyen  de  parfaire  son  projet,  il  enten- 
dit tout  à  coup  nu  vacarme  affreux  s'élever  à  la  porte 
de  l'enfer.  C'était  une  nouvelle  bande  de  pécheurs  qui 
faisait  son  apparition.  —  a  D'où  venez-vous  donc?  » 
—  «  Nous  arrivons  tons  de  Paris.  »  Enchanté  de  l'occa- 
sion d'avoir  des  nouvelles,  sinon  de  la  terre  entière,  du 
moins  d'un  de  ses  recoins,  Satan  se  mit  à  questionner  les 
pécheurs  pour  savoir  ce  que  c'était  que  Paris,  et  il  fui  toul 
étonné  de  l'étrange  contradiction  de  leurs  réponses:  tandis 
que  les  uns  affirmaient  que  c'était  un  lieu  de  délices,  les 
autres  n'articulaient  que  plaintes  et  n'avaient  qu'à  débla- 
térer contre  Paris. 

Bref,  de  tons  les  renseignements  <|ifil  obtint,  Satan  ne 
put  tirer  qu'une  seule  conclusion,  c'était  que  Paris  était 
une  ville  fort  intéressante.  Mais,  comment  faire  ppur  en 
avoir  des  données  plus  précises  ?  EUen  de  plus  simple.  Satan 
se  décida  immédiatement  à  y  envoyer  son  secrétaire  et 
aide  de  camp,  le  diablotin  Flammèche  en  lui  enjoignant  de 
se  procurer,  aussi  vite  que  possible,  les  renseignements 
les  pins  exacts  et  les  pins  détaillés.  Flammèche,  déguisé 
en  flâneur,  descendit  sur  les  boulevards  de  Paris,  mais  à 
peine  y  eut-il  mis  les  pieds,  qu'il  tomba  amoureux.  11  est 
évident  qu'il  n'était  plus  en  état  d'écrire  rien  de  sérieux  ; 
il  était  réduit  aux  billets  doux  !  Le  diablotin  était  an  d< 
poir.  Que  faire  pour  contenter  son  chef?  Une  idée  lumi- 
neuse lui  vint  à  l'esprit  :  faire  travailler  les  hommes  à  sa 
place  !  Sans  perdre  de  temps,  il  engagea  les  peintres,  les 
écrivains,  les  penseurs  et  les  poètes  à  lui  fournir,  chacun 
selon  ses  moyens,  quelque  composition  ou  dessin  pour  son 
Tiroir  du  diable.  Manuscrits  et  dessins  affluèrent  bientôt 


GEORGE    SAM)  3 

chez  Flammèche.  Il  n'avait  plus  ainsi  qu'à  revoir,  à  relire 
et  à  expédier  en  enfer  ce  que  les  peintres  et  les  écrivains 
lui  apportaient  de  toutes  parts.  Tranquillisé  et  ravi  de  son 
invention.  Flammèche  écrit  son  très  humble  rapport  à 
Satan  et  le  lance  dans  l'espace  en  s'écriant  :  «  Va  au 
diable  !  »  Cet  écrit  est  annexé  au  recueil  sous  forme  de 
rapport  manuscrit  authentique,  orné,  comme  vignette,  d'une 
jolie  guirlande  de  diablotins  avec  leurs  attributs,  en  com- 
pagnie de  pécheurs.  Le  rapport  commence  comme  suit  : 
«  Sire  !  nous  avions  tort  de  faire  fi  des  hommes  ;  ces 
pygmées  sont  des  géants,  et,  à  côté  de  leurs  femmes,  ces 
géants  ne  sont  eux-mêmes  que  (U>>  pygmées...  » 

Il  serait  difficile  de  dire  aujourd'hui  si  Stahl  pensait 
réellement  que  le  seul  article  de  son  recueil  qui  fût  signé 
d'un  nom  de  femme  était  vraiment  supérieur  à  ceux  que 
lui  avaient  fournis  l«i>  hommes  de  lettres,  ou  si  ce  n'était 
là  qu'une  galanterie  de  l'amoureux  Flammèche,  désireux 
de  se  montrer  aimable  envers  les  dames.  Une  chose  que 
l'on  peut  affirmera  coup  sûr,  c'est  «pie  le  Coup  dy œil  géné- 
ral sur  Paris,  cette  sombre  et  passionnée  diatribe  de 
George  Sand  contre  I«i  bonheur  d'une  poignée  de  riches  et 
de  nobles,  contre  la  pauvreté  el  la  misère  de  la  plèbe, 
contre  l'exploitation  des  basses  classes  par  quelques  richards 
isolés,  contre  le  capitalisme  en  général,  contre  la  vie  tout 
artificielle  de  ceux  qui  habitent  les  villes,  contre  l'hostilité 
des  différentes  classes  entre  elles  et  l'intolérance  de  («ailes 
sortes,  —  cet  ardent  appel  adressé  à  L'égalité,  à  la  frater- 
nité, à  l'amour,  cet  espoir  non  moins  aident  en  un  meil- 
leur avenir,  —  w>  quelques  pages,  enfin,  qui  valent  ses 
plus  beaux  romans  par  la  profondeur  et  L'intensité  de  leur 
sentiment,  dépassent  de  toute  une  coudée  tout  le  reste  «lu 
livre.  Elles  sont  bien  supérieures  au  spirituel  bavardage 


GEORGE    S AND 


de  Stahl  ;  au  scepticisme  brillant  et  froidement  indulgent 
de  la  Philosophie  de  la  me  conjugale,  de  Balzac  !  :  à  la 
gracieuse  Mimi  Pinson,  de  Musset,  et  à  tout  !<•  reste  de 
l'ouvrage.  Il  se  peu!  aussi  qu'en  plaçant  Le  Coup  d'oeil 
général  sur  Paris  en  tête  du  recueil,  Stahl  l'ait  l'ait  pour 
obéira  la  formule  o  place  aux  dames  ».  Toute  courtoisie  à 
part,  La  place  d'honneur  n'en  revient  pas  moins  à  cet 
article  en  raison  de  sa  valeur  intrinsèque.  Par  le  sérietu 
et  le  ton  qui  y  régnent,  il  se  distingue  bellement  du  genre 
gai  et  spirituel  des  autres  écrivains,  que  Stahl  a  même 
jugé  nécessaire  de  le  relier  par  une  espèce  de  «  pass 
aux  affaires  courantes  »,  aux  articles  insoucieusement 
enjoués  et  inoffensus,  parfois  même  incisifs  ou  mordants, 
comme  le  sont  les  études  de  Balzac.  En  Lisant  cet  article, 
on  se  rappelle  involontairement  le  mot  de  Berne  sur 
George  Sand  :  Sic  ist  ûberhaupi  tvne  der  unwilzigsten 
Franzôsinnen,  die  ich  kenne  —  «  Elle  est  en  général  une 
des  Françaises  les  moins  spirituelles  que  Je  connaisse*.  » 
Cette  «  Qnwitzigkeit  »,  cette  absence  d'esprit,  est  ici 
(ont  à  son  honneur.  George  Sand  ne  songeait  guère 
à  faire  de  l'esprit.  Les  problèmes  les  plus  graves 
du  siècle  et  de  l'humanité  se  présentaient  à  elle  en  ce 
moment,  et  c'est  pour  elle  une  gloire  <it  un  honneur  de  ue 
les  avoir  jamais  perdus  de  vue.  Elle  ne  pouvait  répondre 
par  un  refus  aux  instances  de  Stahl  qui  lui  demandait  de 
collaborer  à  son  ouvrage.  «Tu  m'as  fait  promettre,  honnête 
Flammèche,  de  te  dire  mon  mot  sur  Paris  ;  et  comme  un 
diable  candide  et  bénin  que  tu  es.  tu  as  insisté  au  point 

1  L'ouvrage  est.  plus  connu  sous  le  nom  de  :  Les  petites  misères  de  la 
vie  conjugale.  Il  ne  faut  pas  le  confondre  avec  la  Physiologie  du 
mariage. 

*  Fraîizôsische  Zustunde.  Luletia,  p.  300,  vol.  XI.  H.  Heine's  Sammtli 
che  Werke.  Hamburg,  1874.  Hoffmann  und  Campe. 


GEORGE    SAND  5 

de  rendre  tout  refus  impossible.  Prends  garde  de  te  repen- 
tir de  ta  politesse,  car,  en  vérité,  tu  ne  pouvais  t'adresseï 
plus  mal...  »  George  Sand  consentit  donc,  mais  restant 
fidèle  à  elle-même,  elle  écrivit,  avec  le  sang  de  son  cœur, 
des  pages  profondément  vécues.  On  y  reconnaît  la  fille 
spirituelle  de  J.-J.  Rousseau  et  la  sœur  de  l'illustre  auteur 
qui,  de  nos  jours,  prêche  aux  hommes  la  vie  simple,  tout 
animée  de  l'amour  du  prochain,  la  guerre  à  fégoisme, 
à  Tintolérance,  à  toute  oppression,  sous  quelque  forme 
qu'ils  se  présentent. 

Eu  parlant  des  jouissances  artistiques  et  matérielles,  des 
avantages  de  la  vie  civilisée,  des  fêtes,  du  luxe,  des 
œuvres  d'art,  ainsi  que  (\^>  hommes  qui  prétendent  seuls 
être  «  le  monde  »  elle  s'écrie  :  «  Oui,  l'humanité  a  droit 
à  c» îs  richesses,  à  ces  plaisirs,  à  ces  satisfactions  maté- 
rielles cl  intellectuelles.  Mais  c'est  l'humanité,  entendez- 
vous,  c'est  le  monde  des  humains,  c'est  tout  le  monde 
qui  doit  jouir  ainsi  dos  fruits  de  son  labeur  el  de  son  ^énie, 
et  non  pas  seulement  votre  petit  monde  qui  se  compte  par 
têtes  «'t  par  maisons,  (le  n'est  pas  votre  monde  de  fainéants 
et  d'inutiles,  d'égoïstes  et  d'orgueilleux,  d'importants  et 
de  timides,  de  patriciens  et  de  banquiers,  de  parvenus  el 
de  pervertis  :  ce  n'est  pas  même  votre  monde  d'artistes 
vendus  au  succès,  ;'i  la  spéculation,  au  scepticisme  et  à 
une  monstrueuse  indifférence  du  bien  et  du  mal.  Car,  tant 
qu'il  y  aura  des  pauvres  à  notre  porte,  dr*  travailleurs 
.siin^  jouissance  »•(  sans  sécurité,  des  familles  mourant  de 
faim  et  de  froid  dans  des  bouges  immondes,  des  maisons 
de  prostitution,  des  bagnes,  dr>  hôpitaux  auxquels  vous 
léguez  quelquefois  une  aumône,  mais  dans  lesquels  vous 
n'oseriez  pas  entrer,  tant  ils  diffèrent  de  vos  splendides 
demeures,  do  mendiants  auxquels  vous  jetez  une  obole, 


6  GEORGE    SAND 

mais  dont  vous  craindriez  d'effleurer  le  vêtement  immonde, 
tant  qu'il  y  aura  ce  contraste  révoltant  d'une  épouvantable 
misère,  résultat  de  votre  luxe  Insensé,  et  des  millions 
d'êtres,  victimes  de  l'aveugle  égoïsme  d'une  poignée  de 
riches,  vos  fêtes  feront  horreur  à  Satan  lui-même,  et  votre 
inonde  sera  un  enfer  qui  n'aura  rien  à  envier  à  celui  des 
fanatiques  et  des  poêles  !...  » 

Plus  loin,  après  avoir  Indiqué  plusieurs  palliatifs,  peu 
efficaces  du  reste,  contre  le  mal,  George  Sand  ajoute,  en 
s'adressant  de  nouveau  à  Flammèche  :  o  Mais,  diras-tu, 
faut-il  mettre  le  l'eu  aux  hôtels  ou  fermer  la  porte  des 
palais?  Faut-il  laisser  croître  la  ronce  et  l'ortie  sur  les 
marbres,  aux  marges  de  ces  fontaines?  Faut-il  que  la 
beauté  revête  le  sac  de  la  pénitence,  que  les  artistes  par- 
tent pour  la  Terre  sainte,  que  les  arts  périssent  pour 
renaître  sous  une  inspiration  nouvelle,  que  la  société 
tombe  en  poussière,  afin  de  se  relever  comme  la  Jéru- 
salem céleste  des  prophètes?  Tout  cela  .serait  bien  inutile 
à  conseiller,  lutin,  et  encore  plus  inutile  à  entreprendre 
sans  lumière  et  sans  doctrine.  Un  élan  nouveau  et  subit 
de  l'aumône  catholique  ne  remédierait  à  rien,  pas  plus  que 
certains  essais  de  transaction  pratiqués  entre  l'exploiteur 
et  le  producteur,  conseillés  aujourd'hui  par  les  pin-tendues 
grandes  intelligences  du  siècle.  L 'aumône,  comme  la  tran- 
saction, ne  sert  qu'à  consacrer  l'abandon  du  principe 
sacré  et  imprescriptible  de  l'égalité.  Ce  sont  des  inven- 
tions étroites  et  grossières,  au  moyen  desquelles  on  apaise 
hypocritement  sa  propre  conscience,  tout  en  perpétuant 
la  mendicité,  c'est-à-dire  l'abjection  et  l'immoralité  de 
l'homme,  tout  en  prolongeant  l'inégalité,  c'est-à-dire*  l'ex- 
ploitation de  l'homme  par  l'homme.  La  doctrine  est  faussée 
par  ces  tentatives,  il  faut  une  autre  science  basée  sur  la 


GEORGE    5 AND  7 

doctrine...  »  Et  après  une  description  incisive  de  L'ennui, 
du  vide,  du  luxe  insensé  et  de  la  dépravation  des  mœurs 
de  toute  réunion  mondaine,  George  Sand  dit,  comme 
l'auteur  de  la  Danse  macabre  au  moyen  âge  :  «  Et  il  me 
semblait  voir  mêlés  ensemble,  dans  une  sorte  de  cave 
située  sous  les  pieds  des  danseurs,  les  cadavres  des  riches 
qui  se  brûlent  la  cervelle  après  s'être  ruinés  \  et  ceux  des 
prolétaires  qui  sont  morts  de  faim  à  la  peine  en  amusant 
ces  riches  en  démence...  »  Parleur  profonde  amertume  et 
leur  sombre  poésie,  ces  paroles  semblent  être  vraiment 
sorties  de  la  bouche  d'un  prophète.  Tout  aussi  sombre  esl 
la  fin  de  cette  ardente  improvisation  :  «  Et  je  rentrai  dans 
ma  chambre  silencieuse  et  sombre,  et  je  me  demandai 
pourquoi,  comme  tant  d'autres  artistes  insensés  qui  croient 
s'assurer  une  méditation  paisible,  un  travail  facile  et 
agréable,  et  donner  une  couleur  poétique  à  leurs  rêves  en 
faisant  quelques  frais  d'imagination  et  de  goût  pour  enjo- 
liver modestement  leur  demeure,  j'avais  eu  moi-même 
quelque  souci  de  me  cloîtrer  contre  le  bruit  et  de  placer 

SOUS  mes  yeux  quelques  objets  d'art,    types  de    beauté  OU 

gages  d'affection.  Et  je  me  répondis  que  je  ne  valais  donc 

pas  mieux  que  tant  d'autres,  qu'il  était  bien  plus  facile  de 
dire  le  mal  que  de  faire  le  bien.  Et  j'eus  une  telle  horreur 
do  moi-même,  en  pensant  (pie  d'autres  axaient  à  peine  un 
sac  de  paille  pour  se  réchauffer  entre  quatre  murs  nus  et 
glacés,  que  j'eus  envie  de  sortir  de  chez  moi  pour  u'v 
jamais  rentrer.  Et  s'il  y  avait  ou.  comme  au  temps  du 
Christ,  des  pauvres  préparés  à  la  doctrine  du  Christ,  j'au- 


1  Kn  lisant  ces  lignes,  on  se  rappelle  involontairement  Rolla  A  l'épi- 
sode réel  qui  a  amené  la  création  de  cette  oeuvre.  Voir  a  ce  sujet  : 
îa  Biographie  d'Alfred  de  Musset,  par  Paul  de  Musset,  et  Alfred  de  Mua- 
set  par  Paul  Lindau. 


8  GEORGE    SAM) 

rais  été  converser  et  prier  avec  eux  sur  Le  pavé  du  bon 
Dieu.  Mais  il  n'y  a  même  plus  de  pauvres  dan-  la  nie  : 
vous  leur  avez  défendu  de  mendier  dehors,  et  L'homme 
sans  ressource  mendie  l;i  niiii.  le  couteau  à  La  main.  Et 
(Tailleurs,  mon  désespoir  n'eût  été  qu'un  acte  de  démeni 
je  n'avais  ni  assez  d'or  pour  diminuer  La  souffrance  phy- 
sique, ni  assez  de  lumière  pour  répandre  la  doctrine  «lu 
salut.  Car,  si  l'on  ne  fait  marcher  ensemble  Le  salut  de 
L'âme  et  celui  du  corps,  on  tombera  dans  Les  plus  mons- 
trueuses erreurs.  Je  Le  sentais  bien  et  je  demeurai  triste, 
élevant  vers  le  ciel  une  protestation  inutile,  j'en  conviens, 
Satan;  mais  lu  serais  venu  en  vain  m'enlever,  pour  me 
montrer  d'en  haut  les  royaumes  de  la  terre  el  pour  me 
dire  :  «  Tout  cela  est  à  toi,  si  tu  veux  m 'adorer  »,  je  l'au- 
rais répondu  :  «  'Ion  règne  va  finir,  tentateur,  et  tes 
royaumes  de  la  terre  sont  si  laids,  qu'il  n'y  a  déjà  |>lu-  de 
vertu  à  les  mépriser.  » 

Ce  minuscule  article,  écrit  en  1844,  au  plus  fort  de 
l'activité  de  George  Sand,  Lorsque  son  talent  el  sa  gloire 
étaient  à  Leur  apogée,  caractérise  d'une  manière  remar- 
quable la  célèbre  femme  écrivain.  Ce  qui  distingue  par- 
dessus tout  George  Sand  pendant  les  <|uarante-cin<| 
années  de  sa  carrière  littéraire,  tant  dans  ses  romans  et 
nouvelles  que  dans  ses  articles  et  (''Inde-,  c'est  son  atta- 
chement passionné  à  toutes  les  grandes  idées  de  L'huma- 
nité, sa  prédication  convaincue  pour  atteindre  à  cet  idéal 
et  la  personnalité  intense  qui  règne  dans  tous  ses  écrits. 
George  Sand  ne  l'ut  jamais  la  représentante  de  L'impassi- 
bilité olympienne  et  de  ce  qui  s'appelle  «  l'art  pour  L'art  ». 
Ardente,  passionnée,  souvent  immodérée,  sachant  aimer 
et  haïr  passionnément,  n'ayant  appris  que  dans  les  der- 
nières années  de  sa  vie  à  combiner  l'amour  du  bien  et  la 


In 


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GEORGE     SAND  9 

haine  pour  tout  ce  qui  est  égoïste  ou  faux,  dans  un  amour 
qui    embrasse    l'humanité    entière;   toujours   assoiffée   de 
Lumière,   de   science,    de  vérité  e\  de  liberté  —   Liberté 
intellectuelle,    individuelle  ou    sociale   Liberté  pour  elle- 
même,  pour  tous  Les  déshérités  de  ce  monde,  pour  tous  les 
opprimés;  —  tantôt  profondément   religieuse,  tantôt  tor- 
turée par  le  doute  le  plus  cuisant,  George  Sand,  de  la  pre- 
mière ligne  à  la  dernière,  est  tout  cela  dans  ses  œuvres. 
C'est,  selon  nous,  dans  ces  traits  de  son  caractère  humain 
et  de  son  tempérament    artistique  qu'il  faut   chercher  la 
clef  de  tout,  si  Ton  veut  comprendre  sa  vie  personnelle  et 
son  œuvre   littéraire   que   L'on   ne   peut   séparer  l'une  de 
L'autre.  11  nous  arrivera  plus  (Tune  fois  dans  les  pages  sui- 
vantes, de  faire  remarquer  que  les  biographes  et  critiques 
de  George  Sand.  omettant,  à  dessein  ou  non,  certaines 
particularités  de  son  caractère  et  de  sa  vie,  brisent  ainsi 
le  lien  intime  qui  existe  entre  ses  idées  et  ses  actions,  lien 
sans  Lequel  beaucoup  d'événements  de  son  histoire  per- 
sonnelle et  littéraire  paraissent  comme  flotter  dans  l'air  et 
semblent  vagues  ei  tout  à  fait  inexplicables.  Cette  manière 
de   présenter  Les   faits   rappelle   certains    manuels    histo- 
riques :  «  11  y  avait  une  fois  un  bon  roi;  un  roi  méchant 
Lui  succéda,  et,  soudain,  les  mœurs  se  relâchèrent  sous  son 
règne.  »  Si  Ton  voulait  les  croire,  il  semblerait  que  tout 
se   fait    brusquement,  tout    à   coup,  comme  venant   d'un 
deus  ex  machina,  sans  cause  ni  raison  aucune  i\A\\s  le 
passé,  sans  nul  lien  avec  ce  <|ui  doit  suivre.  Nous  aurons 
plus  d'une  fois  l'occasion  de  signaler  des  omissions  sans 
nombre,  des  lacunes  de  ce  genre  dans  les  biographies  que 
Ton  a  données  de  George  Sand.  Nous  nous  contentons  de 
répéter  ici   que  chez  George  Sand,  plus   que  chez  tout 
autre  écrivain,  L'activité  littéraire  et  la  vie  personnelle  sont 


10  GEORGE    SAM) 

si  étroitemeni  liées  l'une  à  Pautre  ei  tellement  soumis 
l'influence  de  ses  idées  (ou  plutôt  au  développement  d'uni 
seule  idée)    qu'il  est  impossible  d'omettre  un  fait  d< 
vie    sans  perdre    aussitôt    le  fil    du   développement   pro- 
gressif de  ses  idées  qui,  seul,  peut  nous  faire  comprendre 
son  œuvre. 

Théoriquement  et  par  conviction,  George  Sand  est 
l'ennemie  du  principe  de  «  l'art  pour  l'art  *>  :  de  fait,  elle 
est  l'ennemie  de  l'impersonnaljté  et  du  calme.  C'était  une 
nature  toute  poétique,  une  âme  de  feu.  De  là  ses  brillantes 
qualités  et  ses  grands  défauts,  de  là  ses  traits  particuliers 
d'écrivain,  qui,  pendant  sa  vie,, ont  empêché  ses  contempo- 
rains et  empêchent  aujourd'hui  encore  les  critiques  et  les 
lecteurs,  de  la  juger  impartialement.  Critiques  et  lecteurs 
se  partagent  nettement  en  deux  camps  :  celui  de  ses  admi- 
rateurs et  celui  de  ses  détracteurs.  Les  indifférents 
n'existent  pas;  s'il  \  en  a,  ce  sont  des  gens  qui  ne  1  "« » 1 1 f 
pas  lue  et  qui  ne  la  connaissent  que  par  ouï  dire.  Déjà, 
Julien  Schmidt  '  a  judicieusement  fait  remarquer  «pic 
George  Sand,  qui  eut  des  admirateurs  passionnés  et 
d'amers  critiques  [bittere  Tadler),  a  rarement  rencontré 
une  appréciation  exempte  de  partialité.  Ses  admirateurs 
l'acceptent  telle  qu'elle  est,  avec  tous  ses  défauts  qu'ils 
regardent  môme  souvent  comme  de  grandes  qualités, 
tandis  que  ceux  qui  n'approuvent  pas  sa  manière  d'écrire 
[ihreArt  und  Weise)  ne  veulent  voir  rien  de  bon  en  elle. 

Caro,  qui  a  écrit  ses  études  sur  George  Sand  trente  ans 
après  Julien  Schmidt,  dit  que  la  passion  avec  laquelle  on 
jugeait  autrefois  l'illustre  écrivain,  s'est  éteinte,  que  le 
calme  s'est  fait,  que  l'on  a  même  complètement  oubli»'  la 

1  Julian  Schmidt  :  «  Geschichte  der  n-anz.  Litteratur  seit  der  Révolu- 
tion von  1789.  »  Leipzig  1858.  i1  volumes;  vol.  II,  p.  bOo. 


G  E  0  R  (  i  E     SAM»  il 

furieuse  indignation,  la  page  el  la  haine,  aussi  bien  que  les 
enthousiasmes  non  moins  excessifs,  les  chœurs  de  louanges 
et  de  joie  qui  accueillaient  auparavant  presque  chacun  de 
ses  nouveaux  romans. 

«  On  ne  lit  plus  George  S  and,  nous  dit-on  »  (c'esl 
ainsi  qu'il  commence  son  étude  '.  Mais  bientôt  après,  il 
affirme  que  la  critique  se  faisan!  maintenant  plus  calme  ei 
plus  juste,  le  moment  est  venu  de  donner  une  nouvelle 
appréciation  de  ses  œuvres,  et  il  est  persuadé  qu'on  se 
remettra  à  lire  notre  grande  romancière;  cette  persuasion 
se  retrouve  dans  presque  toutes  Les  pages  de  son  livre.  Le 
l'ait  seul  que  George  Sand  a  su  soulever  des  sentiments  et 
des  passions  tellement  opposés,  susciter  tant  d'hostilité 
»t  d'amour,  tant  d'émotions  contradictoires,  un  tel  courant 
de  sympathies  et  d'antipathies,  ce  fait  seul,  dit  Caro, 
prouve  que  George  Sand  était  un  bien  grand  écrivain.  En 

effet,  ce  sort-là  nYchoit   en  partage  qu'aux  grands  talents. 

aux  vrais  élus  du  génie. 
L'influence  de  George  Sand  sur  la  société  européenne, 

sans  en  excepter  la  société  russe,  fut  immense  de  1835  à 
1855.  On  disait  :  «  le  siècle  de  George  Sand  »  comme  on 
disait  :  «  le  siècle  de  Byron*».  Et  sa  personnalité,  comme  ses 
œuvres,  comme  l'influence  qu'elle  exerçait,  étaient  appré- 
ciées de  deux  façons  diamétralement  opposées.  Heine, 
enclin  à  voir  à  la  fois  en  George  Sand  le  démon  tentateur 
et  Fange  gardien  de  la  jeunesse  d'alors,  se  lient  sur  la 
limite  de  ces  deux  opinions.  Selon  lui.  les  écrits  de  George 
Sand  «  incendièrent  le  monde  entier,  illuminant  bien  des 


1  Les  grands  écrivains  français.  George  Sand,  par  E.  Caro.  Paris, 
1887,  Hachette  et  o. 

i  George  Sand,  articles  de  M""  Tsébrïkovt  (Annales de  la  Patriet  1877, 
juin-juillet). 


12  GEORGE    SAM) 

prisons,  où  ne  pénétrait  nulle  consolation;  mais,  en  môme 
temps,  leurs  feux  pernicieux  dév<  rèren!  les  temples  paisibles 
de  Finnocencc  1  ».  Les  deux  moitiés  de  cette  phrase  s'ap- 
pliquent aux  deux  camps  dont  nous  venons  de  parier.  Pour 
les  uns,  Georges  Sand  est  précisément  •  la  lumière  des  pri- 
sons »,  uu  grand  poète,  l'éducatrice  de  l'humanité  moderne 
dans  le  sens  le  plus  élevé  de  ce  mot,  le  prophète  «spire 
d'un  avenir  meilleur,  un  génie,  une  sainte,  l'ouï-  Les  autres, 
elle  n'est  qu'un  objet  d'horreur  et  de  répulsion.  Comme 
femme,  c'est  la  mère  <lc  tous  les  vices;  comme  écrivain, 
c'est  la  prédicatrice  d'idées  monstrueuses,  de  la  corruption 
ou  peu  sans  l'aul  ;  celle  qui  porte  le  trouble  dans  les  cœurs 
purs,  «  l'incendiaire  des  sanctuaires  de  l'innocence,  •  une 
impie4  éhontée,  une  femme  à  idées  subversives,  une  révo- 
lutionnaire. George  Sand  compte  encore  une  autre  caté- 
gorie d'ennemis;  ce  sont,  pour  la  plupart,  ou  les  représen- 
tants de  l'extrême  réalisme,  ou,  au  contraire,  les  adeptes 
de  «  Fart  pour  Fart  ».  Ceux-là  laissent  de  coté  sa  vie  per- 
sonnelle et  son  influence  sur  les  lecteurs;  mais,  en  revanche 
ses  œuvres  ne  sont  à  leurs  yeux  qu'ennui  mortel,  qu'em- 
phase, ou  rhétorique  sentimentale,  ce  que  les  Allemands 
appellent  ein  ùberwundener  Standpankt,  en  un  mot  — 
du  vieux  jeu.  Chateaubriand  et  Zola,  Walsh2  et  Mazade, 
Capo  de  Feuillide  et  Nettement  ;,  des  pléiades  entières 
de  critiques  anglais,  français,  allemands  et  ru- 
Julien  Schmidt  à  leur  tète,  et  surtout  les  biographes  de 
Musset,  de  Chopin  et  de  Liszt,  parlent  exclusivement  de 
«  l'incendie  des  temples  de  l'innocence  »;   ils  accusent 


1  Lutella,  p.  208. 

2  George  Sand,  par  le  comte  Théobald  Walsh.  Paris.  1837. 

3  Histoire  de  la  littérature  française  sous  le  gouvernement  de  juillet, 
par  Alfred  Nettement.  Paris,  1854. 


GEORGE     SAM)  13 

George  Sand  d'exercer  mu*  la  jeunesse,  mit  les  femmes 
surtout,  l'influence  la  plus  pernicieuse,  lui  imputant  tous 
les  crimes  privés  et  littéraires  qui  oui  perverti,  selon  eux, 
des  générations  entières;  ils  rejettent  sur  l'illustre  écrivain 
la  responsabilité  de  presque  tous  les  cas  où  les  femmes 
ont  abandonné  leurs  maris,  (<»us  les  divorces,  tous  les 
scandales  et  toutes  les  révoltes  de  son  époque,  qu'il  s'n_ 
de  la  vie  privée  ou  de  la  vie  sociale,  jusqu'aux  événements 
de  1848  y  compris.  Ils  accablent  à  l'envi  George  Sand, 
de  malédictions  el  de  reproches.  Aussi,  quoi  qu'en  dise 
Caro.  il  faut  reconnaître  que  l'écho  s'en  est  prolongé'  jus- 
qu'aujourd'hui. En  l'été  de  18*)(i,  le  Gaulois  publiait 
encore  un  entretien  du  publiciste  catholique  Simon  Boubée 
avec  un  certain  «  éminent  religieux,  dignitaire  d'un  ordre 
enseignant  »  {Y Indépendance  Belge  prétend  que  c'est  le 
père  Didon).  Ce  personnage,  obligé  par  sa  position  de  lire 
toutes  les  œuvres,  celles  de  Zola  comme  les  autres,  et  for- 
mulant, cela  va  sans  dire,  son  opinion  sur  cr<,  dernières 
dans  les  termes  les  plus  violents,  finit  cependant  par 
ajouter  que  «  M.  Zola  n'es!  pas  si  immoral  que  George 
Sand  ».  —  Des  expressions  dont  ce  publiciste  s'est  - 
en  pariant  de  Zola,  il  est  permis  de  déduire  la  raison  qui  Ta 
porté  à  juger  >i  sévèrement  George  Sand  :  c'est  qu'  «  elle 
embellit  le  vice  ». 

L'opinion  du  père  Didon  a  été  appuyée  dernièrement 
encore  dans  une  encyclique  du  pape  défendanl  la  lecture 
de  certains  ouvrages  à  tout  bon  catholique  :  l'une  des  pre- 
mières séries  citées,  ce  sont  les  œuvres  de  la  «  baronne  Du- 
devanl  »  dont  le  nom  résonne  si  étrangement  dans  la 
langue  de  saint  Augustin  et  «le  Thomas  A-Kempis.  Gela 
prouve  donc  que  l'accusation  d'immoralité  subsiste  encore 
aujourd'hui.  Tandis  que  la  majeure  partie  du  public  actuel 


14  GEORGE    SAM) 

se  figure  au  seul  nom  de  George  Sand  quelque  chose  de  pu- 
rement idéaliste  el  de  sentimental,  d'autres  restent  attachés 
à  l'opinion  accréditée  qu'elle  es!  «  la  prédicatrice  de  La 
débauche  ».  Et,  ce  qui  ('•tonne  plus  encore,  c'est  que,  même 
chez  les  biographes  contemporains  les  plus  bienveillants  de 
George  Sand,  comme  MM.  Caro  el  d'Haussonville1,  on 
remarque  une  sorte  de  retenue  craintive,  dès  qu'ils  oni 
à  parler  de  l'influence  qu'elle  a  exercée  sur  les  femmes  el 
sur  la  jeunesse 

En  Russie,  nous  retrouvons  les  deux  mémo  camps 
ennemis.  Dans  le  camp  hostile  à  George  Sand  on  rencontre 
les  mêmes  craintes,  les  mêmes  accusations.  Senkovsky  el 
Boulgarine  se  sont  évertués  à  la  noircir  à  qui  mieux  mieux, 
répandant  sur  elle  toutes  sortes  de  calomnies,  cherchanl  à 
intimider  les  lecteurs  pour  les  empêcher  de  La  lire,  d< 
prêter  à  écouler  les  doctrines  de  cet  écrivain  «  immoral  et 
impie  ».  Senkovsky  et  Boulgarine  prévenaient  1<-  public 
contre  elle,  avant  même  que  ses  œuvres  eussent  pain  en 
russe.  «  On  cherehait  surtout  à  effaroucher  les  dames 
russes  en  leur  racontant  qu'elle  portail  culotte,  »  dit  !)<>>- 
toïevsky  dans  son  merveilleux  article  consacré  à  Ge< 
Sand2  ,on  leur  donnait  sa  dépravation  comme  un  épouvan- 
tait, on  cherchait  à  la  rendre  ridicule.  Senkovsky,  qui  avait 
cependant  l'intention  de  traduire  George  Sand  dans  sa  Bi- 
bliothèque de  lecture,  forgeait  sur  son  nom  des  jeux  de  mots 
pitoyables  en  croyant  y  mettre  beaucoup  d'esprit.  Plus 
tard,  en  1848-,  Boulgarine  disait  d'elle,  dans  Y  Abeille  du 
Nord,  qu'elle  se  grisait  tous  les  jours  avec  Pierre  Leroux 


'Vicomte  d'Haussonville.  Etudes  biographiques  et  littéraires:  George 
Sand.  Paris,  1879. 

2  Dostoïevsky.  Journal  d'un  homme  de  lettres,  juin  187G  :  I.  La  mort 
de  George  Sand  ;  —  II.  Quelques  mots  sur  George  Sand. 


GEORGE    SAM)  15 

dans  un  cabaret  de  barrière  et  prônait  part  aux  soirées 
athéniennes  qui  se  donnaient  au  Ministère  de  l'Intérieur 
chez  ce  «  brigand  de  Ledru-Rollin  '  ». 

Les  ennemis  et  détracteurs  de  George  Sand  n'ont  fait, 
en  résumé,  que  prouver,  par  leurs  craintes  et  leurs  ana- 
thèmes,  qu'elle,  fui  une  grande  puissance,  puisqu'elle  fut, 
selon  eux,  tellement  redoutable,  et  son  influence  si  perni- 
cieuse, si  effroyable,  si  destructrice. 

Nous  reviendrons  encore  à  plusieurs  reprises  sur  ces 
critiques,  malveillants  ou  bienveillants,  amis  ou  ennemis. 
Nous  noterons,  dans  le  cours  de  notre  ouvrage,  leurs 
opinions  extrêmes,  les  enthousiasmes  et  les  indignations 
qui  accueillaient  toute  œuvre  nouvelle  de  George  Sand. 
Nous  raconterons  les  attaques  virulentes  de  ses  ennemis, 
les  joutes  des  journaux  qui  se  terminaient  parfois  par 
de  vrais  duels.  Cependant,  nous  n'avons  encore  rien  dit 
sur  la  conduite  de  ses  amis  et  de  ses  admirateurs;  c'est 
ce  que  nous  allons  faire. 

Des  dizaines  de  voix  appartenant,  soit  à  des  hommes  de 
lettres  ou  au  simple  publie,  nous  signalent  de  leur  côté  l'in* 
fluence  étonnante,  non  plus  cette  fois  dépravante,  mais 
salutaire,  vivifiante,  éducatrice,  que  George  Sand  a  exercée 
sur  la  société  de  son  temps  et  sur  eux-mêmes.  Son  nom, 
selon  eux,  es!  inséparable  des  plus  belles  aspirations  de 
cette  époque,  et  c'est  sur  un  ton  dithyrambique,  enthou- 
siaste, qu  ils  parlent  de  son  Influence  éducatrice  sur  deux 
ou  trois  générations.  La  faveur  dont  jouissait  le  nom  de 
George  Sand  vers  !<■  milieu  du  siècle  et  la  vénération  que 


1  On  voit  que  cette  fois  encore  Boulgarine  répétait,  sans  indiquer  la 
soinv.'  de  Bea  renseignements,  les  mêmes  racontars  des  feuilletonistes 
français  auxquels  George  Sand  l'ait  allusion  <lan-  la  préface  du  Compa- 
gnon  du  tour  de  France. 


16  GEORGE    SAM) 

lui  portaient  ses  adorateurs  reconnaissants,  à  quelque  Dation 
qu'ils  appartinssent,  sont  parfaitement  dépeintes  dans  l'épi- 
sode suivant,  que  M.  Edmond  Plauchut  nous  a  obligeam- 
ment raconté,  et  qu'il  reproduit  avec  plus  de  détails  et  d'une 
façon  fort  pittoresque  dans  son  livre  intéressant  :  Le  tour 
du  monde  en  120  jours,  notamment  dans  1»'  chapitre 
intitulé  :  Un  naufrage  aux  îles  du  Cap  Vert. 

M.  Edmond  Plauchut,  l'un  des  amis  les  plus  intimes  de 
George  Sand  pendant  les  quinze  dernières  années  de  sa  \  ie, 
à  l'époque  dont  oous  parlons  ne  connaissait  1<-  grand  écri- 
vain que  par  correspondance.  Lorsque  éclata  la  révolution 
de  1848,  il  n'avait  que  \  ingt-cinq  ans  :  il  se  retira  dans  son 
pays,  un  des  départements  de  la  France  centrale,  et  y  fonda 
un  journal.  11  surgissait  ainsi  en  France,  à  cette  époque,  de 
nombreuses  feuilles  Locales.  George  Sand  publia  alors  une 
étude  critique  servant  de  préface  à  l'ouvrage  de  V.  1  i «  ►  i -î  *  * 
Travailleurs  et  propriétaires  '.  M.  Plauchut  avait  criti- 
qué ce  livre  ;  (i.  Sand  lui  écrivit  une  lettre  pour  défendre 
le  jeune  auteur;  M.  Plauchut  répondit  à  l'illustre  femme. 
Une  correspondance  s'engagea  dès  lors  entre  eux,  et  le 
jeune  homme  échangea  ainsi  plusieurs  Lettres  une  dizaine 
environ)  avec  La  célèbre  romancière,  qui  s'imaginait  que 
son  correspondant  était  un  vénérable  rédacteur  de  journal, 
et  non  un  jouir1  homme  d'une  vingtaine  d'années.  Sur 
ces  entrefaites,  éclata  la  contre-révolution.  M.  Plauchut, 
comme  bien  d'autres,  fut  obligé  de  fuir.  Il  prit  la  résolution 
de  faire  le  tour  du  monde  et  s'embarqua  en  Belgique,  à  bord 
du  Rubens.  Le  bâtiment  fit  naufrage  non  loin  des 
de  Bôa-Vista,  rime  des  îles  du  Cap  Vert.  Le  capitaine, 
seize  matelots  et  M.  Plauchut.  l'unique  passager  du  Rubens, 

4  L'article  de  George  Sand  sur  ce  livre  fut  réimprimé  dans  ses  Œuvres 
complètes  édit.  Lévy,  dans  le  volume  des  Souvenirs  de  1848. 


GEORGE    SAM)  17 

furent  sauvés,  mais  ils  se  trouvaient  fous  dans  une  posi- 
tion critique.  M.  Plauchui  n'avait  sur  lui  que  sa  chemise  ; 
niais,  par  miracle,  dans  l'affolement  du  naufrage,  il  avait  eu 
lo  temps  de  saisir  un  gros  volume,  espèce  d'album  \  con- 
tenanj  les  lettres  de  <|uel<}u<--  amis  et  de  plusieurs  célé- 
brités, entre  autres,  celle-  de  George  Sand. 

A  peine  vêtus,  affamés,  blessés,  meurtris  par  les  galets 
du  rivage,  les  naufragés  s'expliquèrent  par  signes,  tant 
bien  que  mal,  avec  deux  ou  trois  indigènes  accourus  à  leur 
secours.  Ces  indigènes,  «m  le  sut  plus  tard,  se  réjouissaient  ' 
a  la  vue  do  tout  navire  brisé  à  proximité  de  loin-  île,  parce 
que  leurs  seules  richesses  étaient  les  épaves  que  la  mer 
rejetait  sur  les  côtes.  Ces  nègres  <•!  ces  métis  déclarèrent 
aux  naufragés  que  la  petite  ville  de  Bôa-Vista  était  .situ»'»'  à 
l'autre  extrémité  de  l'île. Les  voyageurs  exténués,  durent, 
pour  s'y  rendre,  traverser  toute  la  petite  lie  déserte,  cou- 
verle  de  marais  salants.  A  Bôa-Vista,  rien  de  bon  ne  les 
attendait.  La  petite  ville  venait  d'être  dévastée  elle-même 
par  un  cyclone  :  les  habitants  axaient  l'air  de  cadavres 
\  ivants  à  la  suite  de  fièvres  perpétuelles  qui  >é\  issaient  dans 
l'île  ot  décimaient  la  population.  Ce  qui  causa  le  plus  de 
peur  aux  naufragés,  ce  fut  d'apprendre  que  les  navires,  par 
crainte  des  récifs  de  Bôa-Vista,  n'apparaissaient  presque 
jamais  dans  ces  parages.  Les  malheureux,  avec  la  crainte 
incessante  de  contracter  la  terrible  fièvre,  passèrent  quel- 
ques jours  soutenus  par  le  vain  espoir  d'apercevoir  un  filet 
(\t-  fumée  ou  une  voileà  l'horizon.  Désespéré,  le  capitaine 
du  Rnl>rn*  prit  le  parti  de  s'embarquer  sur  une  chaloupe 


1  Dana  le  Tour  du  monde  ru  [20  jours,  cei  album  figure  bous  le  nom 
(1*uii<-  «  cassette  ».  Mais  noua  l'avoua  vu  nous-méme,  noua  avons  vu 
les  traces  de  l'eau  de  la  mer  sur  c'est  un  groa  registre 

in-8n,  relié  en  cuir. 


18  GEO  RI,  F.    SAM) 

prêtée  par  L'un  des  habitante  les  plus  aisés  et  de  gagner  L'île 
de  Porto-Praya.  Il  espérait  sinon  trouver  du  secours,  au 
moins  informer  Le  consul  français  de  La  triste  situation 
des  malheureux  naufragés  el  obtenir,  grâce  à  lui.  Le 
moyen  de  retourner  en  Europe.  Cependant,  soii  manque  de 
confiance  ou  pour  toute  autre  raison,  les  matelots  ne  vou- 
lurent pas  Laisser  partir  Leur  capitaine.  Celui-ci  pria  alors 
M.  Plauehut  de  se  montrer  bon  camarade  el  de  se  rendre 
lui-même  à  Porto-Praya.  Malgré  Les  dangers  el  Les  diffi- 
cultés de  toute  sorte,  accompagné  de  plusieurs  hommes 
minés  par  la  fièvre  el  presque  mourants,  mais  résolus  à 
rassembler  Leurs  dernières  forces  pour  fuir  l'îl* -  conta- 
gieuse, M.  Plauehut  put  aborder  à  Porto-Praya  el  se  pré- 
senta au  soi-disant  consul  français,  M.  Oliveira.  Oliveira 
n'était  nullement  consul  de  France.  11  reçui  grossièremenl 
M.  Plauehut,  lui  refusa  tout  secours  el  ne  consenti!  pas 
môme  à  L'héberger  sous  son  toit.  A  la  fin  de  Leur  conver- 
sation., il  promit  cependant  de  parler  Le  lendemain  à 
un  des  principaux  propriétaires  de  La  Localité,  revenu 
depuis  peu  d'Europe  et  de  Le  consulter  suc  ce  qu'il  y 
aurait  à  Cadre.  L'auberge  où  Oliveira  envoya  M.  Plauehut 
était  tellement  sale,  que  celui-ci,  quoique  se  trouvant  dans 
une  position  désespérée,  n'eut  pas  le  courage  d'y  passer  la 
nuit  et  préféra  se  coucher  sous  Le  portique  de  L'église!  En 
se  rendant  le  matin  chez  Oliveira,  il  trouva,  par  bonheur, 
au  lieu  de  celui-ci,  un  jeune  Portugais,  M.  Francisco  Car- 
dozzo  de  Mello,  revenu  récemment  d'Europe  ;  c'était 
un  homme  très  instruit,  parlant  parfaitement  le  français. 
Après  avoir  écouté  avec  beaucoup  de  bonté  et  d'intérêt  le 
récit  de  M.  Plauehut,  De  Mello  ne  put  cependant  exprimer 
qu'un  doute  sur  la  possibilité  de  secourir  le  capitaine  et  les 
matelots  restés  a  Bôa-Vista,  et  finit  par  demander  à  Plan- 


&EORGE     SAND  10 

chut  s'il  n'avait  sauvé,  en  réalité,  du  naufrage  aucun  objet 
de  valeur  :  >i.  en  vérité,  il  ne  lui  restait  absolument  rien  de 
ses  1  gages.  — Rien,  sauf  un  album  contenant  quelques 
lettres  de  Cavaignae,  d'Eugène  Sue  et  de  George  Sand... 
■minent  ?  Vous  ave»  dea  Lettres  de  George  Sand  ?...  »  — 
deux  mots  magiques  changèrent  tout  à  coup  le  sorl  de 
M.  Plauchut.  Sans  même  attendre  l'arrivée  d'Oliveira, 
De  Mélio  l'emmena  chez  lui,  lui  donna  des  vêtement-. 
l'installa  dans  sa  maison,  qu'il  mit  toute  à  sa  disposition, 
le  présenta  à  sa  mère  et  à  ses  tantes,  le  traita  comme  un 
vieil  ami  et  finit  par  l'aider,  lui  et  les  autres  naufragés,  à 
gagner  Lisbonne  d'abord,  et  leur  patrie  ensuite. 

11  se  trouva  que  le  père  de  De  Mello.  un  vieux  républi- 
cain portugais,  mort  un  peu  auparavant  en  exil  à  Porto- 
JYava.  avait  eu  un  vrai  culte  pour  George  Sand.  avait 
inculqué  à  >« »n  fil-  un  respect,  un  amour  sans  bornes  pour 
le  grand  écrivain,  et  lui  ai  ait  légué  aes  œuvres  comme  le 
plus  beau  joyau  de  se  bibliothèque.  En  témoignant  tant 
d'intérêt  à  un  homme  qui  n'avait  été  que  simplement  en 
correspondance  avec  <i<  _  Sand,  De  Mello  ne  faisait, 
disait-il.  qu'honorer  la  mémoire  de  son  père  '.  Telle  ('-tait. 
à- cette  époque,  la  puissance  du  nom  de  Geo  _    Sand, 

San>  vouloir  anticiper  9W  Les  événements,  nous  nous 
contenterons  de  rappeler  k»,  qu'à  partir  de  1836,  à  peu 
pfès,   fes  admirateur*  du  laleiit  de  George  Sand  affluaient 


1  De  retour  en  France,  M.  Planchai  écrivit  immédiatement  àG 
pour  lui  raconter  h  grand  service  que  lui  avaient  rondo  ses  lett 
son  nom .  Bile  lui  répondit  par  un»'  lettre  cordial)  irtir  de  ce 

moment,  leur  correspondance  devint  encore  plus  amicale.  Cependant, 
M.  l'idiifluii  ne  fil  -i  eonnaiseance  qne  Ul  ana  plue  tard,  en  1861.  Noua 
on  parlerons  ailleurs.  On  trouvera  dea  extraits  de  la  lettn 
mentionnée  ci-dessus,  dans  L'ouvrage  de  M.  Plauchut;  la  lettre  eue* 
même  se  tronveen  entier  dans  la  Correspondance  <l  Sand,  t.  III. 

retire  CCCXXIX. 


20  GEORGE    SAM) 

chez  clic  de  tous  les  coins  de  l'Europe,  d'Angleterre, 
d'Allemagne,  de  France  et  même  de  la  Lointaine  Russie, 
pour  lui  demander  conseil  ou  secours,  ou  bien  pour  Lui 
exprimer  simplement  La  respectueuse  gratitude  qui  Leur 
faisait  entreprendre  le  pèlerinage  de  Paris  ou  de  Nohant, 
comme,  au  siècle  dernier,  on  s'empressait  de  courir  à  Fer- 
ney  ou  à  Genève,  et  connue,  de  nos  jours,  on  afflue  à 
Yasnaïa-Poliana.  George  Sand  était  assiégée  de  demandes, 
bombardée  de  missives.  En  \HhM\.  toute  la  a  famille  Saint- 
Simonienne  de  Paris  »  lui  envoya  nue  collection  entière 
de  cadeaux,  fdont  nous  possédons  la  uste  et  dont  non.-, 
parlerons  ailleurs).  Napoléon  III.  comme  Les  simples  mor- 
tels, se  faisait  un  plaisir  de  lui  adresser  chacun  de 
nouveaux  ouvrages;  pendant  sa  réclusion  à  Ham,  il  lui 
avait  envoyé  sa  brochure  sur  V Extinction  du  paupérisme  ; 
devenu  empereur,  il  lui  offrit  son  Livre  sur  Jules  César, 
en  lui  exprimant  le  désir  d'avoir  son  avis  sur  son  œuvre. 
Il  faut  que  le  nom  (\o  George  Sand  ait  été  bien  i 
vogue  »,  pour  qu'en  \H*\\)  le  parfumeur  Rafin  en  ail 
baptisé  une  eau  de  toilette,  nouvellement  inventée  par  Lui, 
et  ce  nom  a  dû  être  bien  «  grand  ».  pour  que,  pins  tard 
encore,  en  1870,  on  l'ait  donné  à  L'un  des  deux  ballons 
lâches  de  Paris  pour  mettre  la  capitale  assiégée  en  commu- 
nication avec  le  gouvernement  provisoire,  installé  alors 
à  Bordeaux.  (L'autre  ballon  porta  le  nom  de  son  ami 
de  1848  —  «  Armand  Barbés  »).  On  peut  assurer,  sans 
crainte  de  se  tromper,  qu'il  y  eut  vers  le  milieu  du  siècle 
peu  de  noms  aussi  aimés  et  aussi  populaires  que  celui  de 
George  Sand.  Sans  vouloir  anticiper  sur  les  événements, 
comme  nous  venons  de  le  dire,  nous  devons  cependant 
noter  encore,  que  les  Russes  doivent  accorder  une  atten- 
tion particulière  à  l'influence  que  George  Sand  a  exercée 


GEORGE    S AND  2i 

chez  eux  pendant  Les  années  1835-1855,  parce  que  cette 
influence  a  été  singulièrement  puissante,  hors  ligne,  tant 
par  son  étendue  que  par  ses  résultats. 

Rien  ne  prouve    L'influence  et    la    domination    de    cer- 
taines idées  et  de  certains  goûts,  à  une  époque  donnée, 
comme  la    vogue   dont    ils  jouissent  tout   à  coup,    vogue 
presque  obligatoire,  même  pour  les  personnes  qui  ne  se 
soucient    d'aucune  idée,    mais    s'affublent    de    celle    du 
moment,    tantôt    du    manteau    romantique   «à    la   Childe 
Ilarold  ))  et  tantôt  du  frac   rouge.  C'est   ce  que  George 
Sand  elle-même  a   fort   bien    signalé    dans   un   de>,  cha- 
pitres de  MUe La  Quint/nie.  Elle  y  prétend,  qu'en  1830 
tout  Le  monde  prenait  un  air  désenchanté,  posait  pour  le 
Weltschmerz^  de  même,  qu'en  1860,  la  jeunesse  en  France 
affectait    une   indifférence  générale,  un  dilettantisme  iro- 
nique. George  Sand,  comme  tout  vrai  génie,  comme  Tols- 
toï à   notre  époque,   n'a  pu  éviter  d'être  victime  de  ces 
adeptes    de     la     mode,     parfois    ridicules,    parfois    hideux 
même.  Cela   nous  explique  comment  son  nom  fut  mêlé, 
pendant  un  certain  temps,  à  toute  sorte  de  folies  ou  même 
d'actions  peu  honorables,  accomplies    <<u    répandues   en 
racontars    par   de    soi-disant    «  George-Sandistes  »   des 
deux  sexes,  connue  de  nos  jours  non--  ;i\ons  1«-^  oreilles 
rabattues  de  toute  espèce  de  sorties  absurdes  on  ineptes 
de  la  part  dvs  «  Tolstoïsants  »,  prétendus  ou  sincères.  En 
18 io,  tout  homme  a  avancé  »  en  Russie  ne  pouvait  taire 
autrement  que  de  se  montrer  passionné  pour  les  idées  de 
George    Sand.   On   en  trouve    des  indices  jusque  dans 
certains  écrits  satiriques  de  L'époque.  Qui  ne  se  souvient 
en  Russie    dune   pièce  de    vers   de    Plestcheïew,    d'un 
humour  tin   et  d'une  âpre  ironie,  intitulée  :  Une  de  mes 
connaissances.  Voici  le  portrait  que   le  poète  trace  de  ce 


22  GEORGE    S AND 

monsieur,  que  tout  le  monde  ;i  rencontré  un  peu  partout, 
portrait  fait  au  moment  où  ce  personnage  ne  s'était  pas 
encore  transformé  en  conservateur  enragé,  d<-  quasi  lihiv- 
penseur  qu'il  était  autrefois  : 

((...  KL  c'étail  un  enragé  libéral, 

Et  toutes  les  faiblesses  des  hommes 

Il  les  cluHiaii  énergiqaement, 

Bien  qu'il  n'eût  pas  écrit  un  seul  article.-. 

Et  pour  George  Sand  et  pour  Leroux 

Il  nourrissait  une  grande  passion  : 

Il  faisait  de  la  morale  aux  maris, 

S'efforçait  d'instruire  les  femmes...     etc.  etc. 

Mais  si  les  messieurs  de  ce  genre-là  affectaient,  s  par 
mode  »,  celle  passion,  la  meilleure  partie  de  notre  société, 
la  classe  intellectuelle  dans  ]<•  sens  le  plue  élevé  du  mot, 
la  pléiade  de  nos  grands  écrivains  de  L'époque  en  tète, 
étail  réellement  pénétrée  par  les  œui  res  de  (  reorge  Sand  et 
les  vivait.  Ses  ouvrages  tesaidaienl  à  s'éclairer  sur  les  ques- 
tions les  plus  sérieuses  de  notre  siècle,  découvrant  aux  uns 
des  voies  nouvelles,  soutenant  les  autres  dan-  des  \  oies  déjà 
choisies,  permettant  à  d'autres  encore  de  se  pendre  compte 
de  leur  vocation;  bref,  elle  fut  presque  pour  tous  L'étoile 
du  matin,  guidant  ses  contemporains,  à  travers  Les 
ténèbres  oppressives  de  l'époque1  —  vers  la  lumière  et  le 
soleil,  à  travers  L'esclavage  —  vers  la  liberté,  à  travers  Les 
mesquines  préoccupations  personnelles, —  vers  les  vastes 
intérêts  sociaux.  Aussi,  faut-il  voir  la  reconnaissance 
enthousiaste  avec   laquelle  chacun  des  Lecteurs  de  cette 


1  Les  années  dites  «  quarante  »  (entre  1840  et  jusqu'à  la  mort  de 
Nicolas  Ier)  peuvent,  sous  plusieurs  points  de  vue,  Être  comparées  à  la 
Restauration  en  France  :  la  même  réaction  et  Le  même  obscurantisme 
dans  les  sphères  gouvernementales,  la  même  effervescence  des  idées 
chez  les  penseurs  et  les  écrivains. 


GEORGE    SAM)  23 

époque,  nous  dit,  à  l'occasion,  ce  que  fut  pour  lui  George 
Sand.  Et  il  n'est  pas  un  seul  écrivain  d'alors  qui  ne  lui  ait 
consacré,  soit  dans  ses  mémoires,  suit  dans  ses  œuvres, 
quelques  pages,  ou  du  moins  quelques  lignes,  pénétrées 
d'affection  cl  de  profonde  gratitude  pour  cette  grande  âme. 
Que  Ton  parle   de  George  Sand   à  nos  pères  et  à  nos 
oncles,  à  nos  mères,  à  nos  grandnières  ou  à  nos  tantes, 
à  tous  ceux  qui  étaient  jeunes  dans  ces  aimées-rlà,  à  ceux 
qui,  ayant  terminé  ou  terminant  leurs  études,  entraient  alors 
dans  la  vie,  ils  vous  diront  tous  une  seule  et  même  chose. 
«  Nous  raffolions  de  George  Sand  »,  nous  contait,  peu  de 
temps  avant  sa  mort,   une  vieille  dame    honorable,  très 
connue  à  Pétersbourg,  tant  par  son  zèle  dans  la  question 
de  L'instruction  supérieure  des  femmes  que  par  sa  grande 
bienfaisance,  a  Je  me  souviens,  disait-elle,  que  ma  sœur 
cl    moi,    nous   passions- des  nuits  entières  à  nous  lire   -   S 
romans  L'une  à  L'autre,  à  liante  voix  et  à  tour  de  rôle  ;  nous 
parlions  d'elle  et  nous  la  discutions  jusqu'au  point  du  jour  ; 
dès  «pie  L'une  de  nous  était  fatiguée,  L'autre  continuai!  la 
lecture,  afin  (le  ne  |>a>  interrompre  le  roman  ou  l'article 
commencé*  ses  œuvres  étaient   pour  nous  un  enseigne- 
ment ».  —  «  Je  ii'-  dois  ù  personne  autant  que  je  dois  à 
Bélinskyel  à  George  Sand.  »  nous  disait  un  jour  un  homme 
qui    ;i\iiil    consacré   ses    meilleures    forces    à    servir  Les 
réformes  d'Alexandre  II;  ce  moralement,  j'ai  grandi  sous 
L'égide  de  ces  deux  auteurs  ;  ce  sont  eux  qui  oui  été  mes 
vrais  maîtres,  a  Le  biographe  russe  de  George  Sand  que 
nous  avons  déjà  cil*'  plus  haut  ',  cl  qui  appartenait  à  La  géné- 
ration des  g   enfants  »,  tandis  que  Les  «  pères  o  de 
années-là  appartenaient  justement  aux  années  quarante,  a 

1  Mm>j  Tsébrikow,  ■  l  :   ad   t.    Annotes  de  la  Pairie,  juin-juillet 

18". 


24  GEORGE    s  a  M) 

dit  qu'eux,  les  enfants,  «  ont  grandi  sous  l'influence 
d'hommes  élevés  en  partie  par  George  S  and.  »  El  c'esi 
pour  nous  un  devoir  de  répéter  la  même  chose,  quoique  La 
génération  à  laquelle  nous  appartenons,  soit  déjà  celle 
des  petits  enfants. 

Ou  ne  sera  doue  pas  étonné  «I»'  nous  voir,  en  qualité 
de  petit-fils  spirituel  du  grand  écrivain,  tenter  sur  George 
Sand  un  ouvrage  biographique  el  critique.  Mais  celle 
raison  seule  ne  suffirail  pas  pour  nous  donner  le  droit 
d'oser  entreprendre  un  travail  aussi  immense  après  tanl 
(rauteurs  brillants  el  célèbres,  après  tanl  d'oui  gnés 

de  noms  consacrés  el  connus!  11  \  a  beaucoup  trop  d'au- 
tres raisons  convaincantes  pour  que  nous  ne  regardions 
pas  comme  notre  devoir  d'écrivain  russe,  de  consacrer 
nos  forces  à  écrire  sur  George  Sand  un  ouvrage  qui  con- 
tienne sa  biographie  complète  —  il  n'en  n'existe  pas 
enCor<>  —  el  à  donner  une  appréciation  aussi  détaillée  que 
possible  de  son  talent  d'artiste  el  de  penseur. 

La  première  de  ces  raisons  esl  l'influence  qu'exerça  l'il- 
lustre romancière  sur  les  grands  écrivains  russ  con- 
temporains, influence  que  nousavons  déjà  mentionnée  plus 
haut,  avec  les  effets  qu'elle  a  produits.  On  prétend  que  la 
lecture  des  œuvres  de  George  Sand  a  joué  un  rôle  important 
parmi  les  influences  qui  onl  l'ait,  plus  tard,  rougir  Bélinsky  ' 


1  Vissarion  Bélinsky,  célèbre  critique  russe  des  années  30  à  40.  Les 
historiens  de  la  littérature  distinguent  généralement  trois  périodes  dans 
son  activité  littéraire.  Au  début,  on  le  trouve  sous  l'influence  des  idées 
de  Schelling  et  sa  critique  est  exclusivement  esthétique.  Vint  ensuite 
la  période  de  son  entraînement  vers  les  théories  de  Hegel;  à  cette 
époque,  le  critique  s'élevait  avec  force  contre  toute  œuvre  française  et 
contre  Schiller  qu'il  déclarait  poète  à  tendance  et  uon  objectif.  (Voir 
là-dessus  l'ouvrage  d'A.  Pypine  :  Bélinsky,  sa  vie  et  sa  correspondance 
et  les  Mémoires  de  Panaïef).  Entin. Bélinsky  passa  dans  les  rangs  de  la 
critique  publiciste  qui  analyse  les  œuvres  littéraires  au  point  de  vue 
des  intérêts  sociaux. 


GEORGE    SAM)  2o 

d'avoir  écrit  ses  articles  rétrogrades.  L'influence  de 
George  Sand  a  mitigé,  chez  cei  écrivain,  ce  qu'il  y 
avait  d'excessif  dans  les  théories  de  Hegel  compris*  - 
d'une  façon  trop  exclusive,  et  onl  adouci  les  déductions 
tirées  de  l'aphorisme  du  philosophe  allemand,  aphorisme 
incomplètemenl  interprété:  «Ce  qui  es!  réel  es!  sensé!  » 
Si  nous  rencontrons  souvent,  il  est  vrai,  dans  les  articles 
de  Bélinsky  de  la  première  et  de  la  secondé  période, 
des  opinions  hostiles  aux  romans  de  George  Sand,  (tout 
comme  on  y  rencontre  dos  critiques  malveillantes  à 
l'adresse  de  Balzac),  Bélinsky,  à  la  fin  de  sa  carrière,  parle 
tout  autrement  de  la  célèbre  femme  de  lettres,  et  il  est  à 
supposer  qu'il  avait  fini  par  se  convaincre  à  quel  point 
était  étroite  son  ancienne  idée  de  «  l'art  pour  l'art  «.Dans 
son  article  intitulé  :  Discours  sur  la  critique  de  A.  B, 
Nikitenko,  1842,  il  disait  déjà  :  «  George  Sand  est,  sans 
contredit,  la  première  gloire  poétique  du  monde  contem- 
porain. Quels  que  soient  ses  principes,  on  peut  ne  pas 
les  accepter,  ne  pas  les  partager,  les  trouver  faux,  mais 
impossible  de  no  pas  l'estimer,  car  c'est  un  être  pour 
lequel  toute  conviction  devient  croyance  do  l'âme  et  du 
cœur.  C'est  pourcelaque  ses  œuvres  pénètrent  si  profon- 
dément en  nous  cl  n< •  s'effacent  jamais  de  la  mémoire. 
si  pour  cola  que  son  talent  ne  perd  jamais  rien  de  -a 
vigueur  et  de  son  activité,  qui  ne  cessent  de  se  fortifier  ni 
de  grandir.  Ces  sortes  de  talent  sont  encore  remarquables 
par  leur  caractère,  leur  nature  énergique  ;  leur  vi< 
aussi  irréprochable  que  leurs  œuvres ,  frémissantes  de 
sympathie  et  d'amour  pour  L'humanité,  sont  profondes 
et  lumineuses  ».  deux  qui  savent  que  Bélinsky  lui- 
même  a  été,  avant  tout  un  homme  peur  qui  «  lente  con- 
viction devenait  crovance  de  son  cœur  et  de  son  âme  ... 


26  GEORGE    SAM) 

un  homme  qui,  toute  sa  vie,  «  a  frémi  de  sympathie  el 
d'amour  pour  l'humanité  »,  eeux-là  comprendronl  feei- 
lement  qu'aussitôt  que  Bélinsky  se  fui  dégagé  de  b 
philosophie  quîétiste  qui  ne  lui  allait  nullement ,  el  qui 
n'avait  fait  qu'effleurer  sa  vraie  nature,  il  dut  vibrer 
de  concert  avec  le  grand  écrivain,  don!  les  traits  dis- 
linelifs  se  mariaient  bien  avec  les  siens  propres,  el  partager 
ses  idées. 

George  Sand  joua  également  un  rôle  important  dans 
l'histoire  du  développement  moral  de  Saltykow-Stché- 
drine ;  nous  en  trouvons  le  témoignage  «Lui--  les  œuvres 
du  satiriste  lui-mrmc  et  de  son  biographe  A.  Arséniew. 
Dans  le  chapitre  IV  de  Au  delà  de  lu  frontière  \  Sal- 
fcykow  raconte  ce  qui  suit  :  «  Je  venais  de  «initier  les  bancs 
de  l'école,  et,  imbu  dvs  articles  de  Bélinsky,  je  me  ralliai 
naturellement  à  mes  compatriotes,  admirateurs  de  l'occi- 
dent. Je  ne  me  soumis  cependant  pas  aux  doctrines  de  la 
majorité  qui  sente  faisait  alors  autorité  dans  la  littérature, 
et  qui  s'occupait  à  vulgariser  les  principes  de  la  philoso- 
phie allemande  ;  je  me  raltaeliai  à  ce  Cercle  peu  connu  qui 
s'était  instinctivement  rallié  à  la  France,  non  pas  à  la 
France  de  Louis-Philippe  et  de  Guizot,  chose  facile  à 
comprendre,  mais  à  la  France  de  Saint-Simon,  de  Ga- 
bet,  de  Fourier,  de  Louis  Blanc  el  surtout  de  George 
Sand.  Ce  sont  eux  qui  nous  inspiraient  la  foi  en  l'hu- 
manité, c'est  d'eux  que  nous  vint  le  rayon  de  lumière 
qui  nous  taisait  comprendre  que  le  o  siècle  d'or  »  n'était 
pas  dans  le  passé,  mais  bien  dans  l'avenir.  En  un  mot 
tout  ce  qui  est  bon  et  désirable,  toute  la  pitié,  tout  nous 
venait  de  là  ». 

'T.  VIII  de  ses  Œuvres  complètes,  1892,  p.  442. 


GEORGE     SAND 


K.  Arséniew  aussi,  dans  les  Matériaux  pour  la  biogra- 
phie de  Saltykow-Stchédrme,  annexés  à  l'édition,    fait 

observer  que,  si  Ton  sent  dans  les  Contradictions  l'in- 
fluenee  des  premiers  romans  de  George  Sand  —  Indiana, 
Valentine,  Jacques,  —  la  nouvelle  postérieure  de  Saltv- 
kow.  Une  affaire  embrouillée,  publiée  dans  le  fascicule 
de  mars  des  Annales  de  la  Patrie,  en  1848  ei  signée 
M.  >'..  l'ut  inspirée,  en  partie, par  la  seconde  phase  socia- 
liste ttrla  carrière  de  l'illustre  romancière  cf.  en  partie, 
par  la  lecture  de  certains  auteurs  qui  l'avaient  charmée 
elle-même;  enfin,  par  le  Manteau  de  Gogol  et  par  Les 
pauvres  gens  de  Bostoïewsky, 

Il  est  lx»is  de  doute  que  les  romans  villageois  de  Grigo- 
rowitch,  ainsi  que  les  Mémoires  d'un  chasseur,  de  Tour- 
gué/rieu\  qui  onl  joué  un  rôle  si  important  clans  notre  his- 
toire et  ont  été  l'un  des  leviers  les  plus  puissants  qui  ont 
amené  L'émancipation  des  serfs,  <»nt  dû  leur  origine  à  l'in- 
fluence exercée  par  George  Sand.  La  presse  russe  i 
mainte  fois  mentionné  le  l'ail1.  Dniifrv  Giïgorowitch  ea 
parle  lui-même  dans  ses  Mémoires ,  et  nous  axons  aussi 

entendu  c.la  de  S8  propre  bouche*  -Mais  un  détail  qui,  >elon 
nui!-,  n'a  jamais  été  signalé  jusqu'ici,  e'esi  que  si  la  pre- 
mière œuvre  de  Tourguéniew,  le  poème  dramatique  Sté- 
nio%  ne  rappelle  Lélia  que  parson  titre,  il  lauf  reconnaître 
opte  le  caractère  du  héros  de  Boudiné  est  entièrement  ins- 
piré par  L'Horace  de  George  Sand.  Ed  Uûssanl  de  côté  toutes 
le-  particularités  de  nationalité  et  de  caste  qui  marquent  de 


1  Entre  stftres,  Sfcabitche^  sky,  dans  ses  articles  but  George  ><m<l  dans 
les  Annales  de  lu  pn  hic.  1881,  ei  dans  ces  derniers  temps,  bien  après  l'ap- 
parition «lf  <•<•  chapitre  dans  l<  Jfcw  }er  d'Europe  en  ls1.'».  Le  profes- 
B6BI  Boamtsow,  dans  le  supplément  littéraire  delà  Semaine,  en  déve- 
loppant  cette  idée  et  en  citanl  notre  article,  analyse  en  détail  Le  reflet 
du  type  de  Patience  de  Wauprett  sur  •••■lui  il'-  Cassien  de  Tonrguéniew. 


28  GEORGE    S  AND 

leur  empreinte  Bmitry  Roudine  el  Horace,  nous  nous  trou- 
vons enfaced'un  seul  et  même  personnage  :  un  seul  et  même 
type,  de  noble  phraseur  entraînant  les  autres,  el  entraîné 
lui-même  par  sa  chaleur  factice  ei  ses  discours  enflammés, 
niais  incapable  de  toute  action  réelle,  de  tout  sentiment 
absolu,  un  enthousiaste  à  froid,  en  réalité  inférieur  à  des 
hommes  moins  brillants  que  lui,  mais  sachant  vivre  d'une 
vie  pleine,  cœurs  simples,  aimant  sans  arrière-pensée  leur 
prochain  et  les  idées  auxquelles  ils  se  sont  complètement 
dévoués,  en  \\\\  mot,  des  hommes  dont  La  volonté,  Pesprit 
et  le  sentiment  ne  se  contredisent  pas  les  uns  les  autres. 
Et  si  Dmitry  Roudine,  à  force  de  pérorer,  en  arrive  à 
prendre  part  aux  barricades  et  y  meurt  en  ISIS,  tandis 
qu'Horace  évite  sagement  toute  participation  à  l'affaire  de 
Saint-Merry  en  \K)2;  si  Roudine  est  en  général  beaucoup 
plus  sympathique,  plus  désintéressé  et  plus  à  plaindre  <|u<' 
son  prototype,  il  faut  en  chercher  la  eaux-  précisément  dans 
les  traits  de  caractère  inhérents  à  la  nationalité  et  à  La 
caste  que  nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de  mentionner  et 
qui  se  trouvent  dépeints  avec  justesse  et  vigueur  par 
George  Sand  et  Tourguéniew.  Roudine  appartient  à  la 
noblesse  russe,  c'est  un  dilettante  «le  la  pensée,  un  homme 
indépendant,  libre,  grâce  à  sa  position  et  à  sa  fortune: 
c'est  en  menu4  temps  une  nature  éminemment  russe,  slave, 
un  peu  incohérente1  et  large.  Horace,  au  contraire,  est  un 
petit  bourgeois  français,  un  homme  pratique,  aspirant  à  se 
faire  une  position  et  si,  au  début,  il  est  dans  Terreur. 
entraîné  qu'il  est  par  ses  idées  élevées,  il  sait  parfaitement. 
avec  le  temps,  en  tirer  parti,  en  les  prêchant  dans  les  buts 
les  plus  utiles. 

Tourguéniew  avait-il  conscience  de  ce  reflet  du  carac- 
tère d'Horace  sur  une  de  ses  meilleures  œuvres,  ou  bien. 


GEORGE    SAND  29 

est-ce  là  de  sa  pari  un  fait  inconscient^  c'est  une  question 
qu'il  serait  difficile  de  résoudre.  Le  point  important,  c'est 
que  Tourguéniew,  lui-même,  mentionne  à  plusieurs  reprises 
Le  rôle  que  joua  George  Sand  dans  son  développement 
moral.  Dans  une  Lettre  du  9/21  juillet  1876,  adressée  à 
A.  Souvorinc1,  lettre  écrite,  par  conséquent,  bientôt  après 
la  mort  de  George  Sand,  Tourguéniew  rappelle  L'admira- 
tion enthousiaste  qu'elle  lui  avait  autrefois  inspirée.  Cet 
«  autrefois  »  se  rapporte  à  ses  jeunes  années,  comme  on 
peut  le  voir  par  une  autre  lettre  adressée  à  Drouginine2,  du 
30  octobre  1886  :  «  Vous  dites  que  je  n'ai  pu  m'en  tenir  à 
George  Sand;  c'est  évident,  tout  comme  je  n'ai  pu,  non 
plus,  m'en  tenir  à  Schiller,  par  exemple;  mais  voici  en 
quoi  nous  différons  tous  deux  :  Pour  vous,  cette  tendance 
est  une  erreur  qu'il  faut  extirper,  tandis  que,  pour  moi, 
c'est  La  vérité  imparfaite  qui  trouvera  toujours,  qui  doit 
trouver  des  adeptes  dans  l'âge  auquel  la  vérité  parfaite  est 
encore  inaccessible.  Vous  pensez  qifil  esl  déjà  temps 
d'élever  les  murs  de  L'édifice;  mon  avis  est  que  nous  ne 
pouvons  encore  penser  qu'à  en  creuser  Les  fondements.  » 
Il  est  évident,  que  George  Sand  a  joué  dans  la  vie  de 
Tourguéniew  Le  rôle  du  terrassier  qui  creuse  Le  sol  et 
pose  Les  bases  de  L'édifice.  El  c'est  pour  cela  que,  vingt 
ans  après  celle  Lettre  à  Drouginine,  Tourguéniew  dit,  dans 
la  Lettre  à  Souvorine,  dont  non--  axons  parlé  quelques 
lignes  plus  haut  :  «  Croyez-moi,  Géorgie  Sand  est  mie  de 
nos  saintes;  vous  comprendrez  certainement  ce  que  je 
veux  dire  »,  et,  remarquons-le,  c'esl  à  L'époque  où  il  con- 


1  Premier  recueil  des  lettre*  de  Tourguéniew.  N   232.   Éd.  de  la  Société 
de  secours  aui  gens  de  lettres  et  aux  savants).  St.  Pétersbourg,  ivsi. 

N    15.  Ibidem.  Drouginine,  critique  et  écrivain  russe  du  milieu  ilt> 
notre  siècle,  ami  de  Tourguéniew .  auteur  de  Pauline  Saxt  de  Suite,  •  te. 


30  GPGRGE    SAM) 

naissait  personnellement  la  grande  romancière,  qu'il  éeri- 
vait  ces  paroles  surprenantes  ;  ce  n'est  donc  pas  la  lecture 
seule  doses  œuvres  <jni  a  pu  les  inspirer.  «  J'ai  eu.  «'•«•  tit-il, 
le  bonheur  de  faire  La  connaissance  personnelle  de  Ge< 
Sand,  mais  n'allez  pas  prendre  mes  paroles  pour  mie 
phrase  banale  ;  celui  cjui  a  pu  voir  de  près  cet  être 
d'élite,  doit  réellement  se  croire  heureux...  Lorsque  j'ai  l'ait 
pour  la  première  fois  sa  connaissance,  il  y  a  huit  ans... 
j'avais  déjà  cessé  de  l'adorer,  mais  il  était  impossible  de 
pénétrer  plus  avant  dans  sa  vie  privée  sans  redevenir  ^>n 
adorateur,  mais  dans  un  autre  sens  et,  peut-être,  meilleur. 
En  la  voyant,  chacun  sentait  aussitôt  qu'il  se  trouvait  en 
présence  d'une  nature  profondément  généreuse  et  bien- 
veillante, chez  Laquelle  tout  égoïsme  s'était  depuis  I 
temps  complètement  consumé  à  la  flemme  inextinguible  de 
l'enthousiasme  poétique  et  de  sa  foi  à  L'idéal,  d'une  nature 
à  laquelle  tout  intérêt  humain  était  accessible,  cher,  et 
dont  il  émanait  aide  et  sympathie...  Et,  au-dessus  de  bout 
cela,  une  espèce  d'auréole  qui  s'ignore,  quelque  chose 
d'élevé,  de  Libre,  d'héroïque  ». 

Quant  à  La  hante  opinion  qu'avaient  de  George  Sand 
Annenkow,  Basile  Bol Mne  cl  Herzen1,  il  faudrait,  si  l'on 
voulait  en  donner  une  idée,  citer  des  pages  entières  de 
leurs  œuvres  2. 


1  Annenkow,  biographe  connu  de  Pouchkine,  critique,  et  ami  do 
TLourguéniew. 

B.  Bottine,  écrivain  et  esthéticien,  frère  du  célèbre  médecin. 
A.  Herzen,  romancier  connu,  écrivain  politique,  plus  tard  émigré.  II? 
appartenaient  tous  au  cénacle  amical  et  littéraire  des  années  40. 

2  Voir  Annenkow  et  ses  amis  (St. -P.  éd.  Souvorine  189:2,  pp.  186.  265, 
530,  etc.).  —  Œuvres  de  B.  Botkine  (St.-P.  1890.  2e  volume).  —  Œuvres 
de  Herzen,  surtout  le  Journal  de  Herzen  (par  exemple  la  page  où  il 
parle  du  refus  do  Botkine  de  se  marier  ;  le  récit  s'en  trouve  à  la  date 
du  30  juin  1843.) 


GEORGE    SAM)  31 

A  l'instar  do  ceux-ei,  comme  on  peut  le  voir  d'après 
uno  des  lettres  de  Bélinsky,  Les  slavophiles,  découvrant 
chez  George  Sand  comme  chez  Louis  Blanc  la  confir- 
mation de  leur  théorie  sur  le  rôle  ei  la  mission  du  peuple, 
la  citent  très  souvent  dans  leurs  articles. 

Mais  c'est  incontestablement  Dostoïëwsky  ,  cette  grande 
âme  qui  a  su  apprécier  une  autre  grande  âme,  qui  a 
trouvé  pour  parler  de  George  Sand  les  paroles  les  plus 
chaleureuses,  les  plus  caractéristiques,  les  mieux  senties, 
inspirées  par  une  profonde  gratitude.  Nous  axons  déjà 
mentionné  plus  haut  les  deux  articles  qu'il  avait  consacrés 
à  la  mémoire  de  George  Sand.  alors  récemment  décédée, 
dans  la  livraison  de  juin  1870,  du  Journal  d'un  homme 
de  lettre*.  Commençons  par  citer  le  second  article,  qui 
se  prête  le  mieux  à  notre  exposé.  Il  est  intitulé  :  Quelques 
mots  sur  George  Sand. 

«  L'apparition  de  George  Sand  dans  la  littérature,  dit 
Dostoïéwsky,  coïncide  avec  les  premières  années  de  ma 
jeunesse.  Je  suis  forl  heureux  maintenant  que  cela  soit 
déjà  si  loin,  car,  à  présent  que  trente  années  se  sont  éeou- 
je  puis  parler  en  toute  franchise.  Il  faut  noter  qu'à 
celte  époque  éloignée  l  les  romans  étaient  presque  les  seuls 
ouvrages  qui  Pussent  autorisés  en  Russie,  pendant  que  lonl 
le  peste,  comme  presque  toute  pensée,  celles  surtout 
venant  de  France,  était  sévèrement  interdit.-  Oh!  bien 
souvent  on  ne  savait  pas  voir  clair,  dans  ces  pens 
Comment  aurait-on  pu  voir,  comment  nos  imitateurs  eus- 
sent-ils pu  bien  voir  les  choses  lorsqu'elles  échappaient 
souvent  à  Metternidi  lui-même  !  Mai-  parfois  certains  a  ou- 
vrages terribles  ■>  passaient  sans  obstacle,  tel  Bélinsky,  par 

oe  il:  l'empereur  Nicolas  rr. 


32  GEORGE    s  a  M) 

exemple.  En  revanche,  on  prit  plus  fard,  pour  ne  plus  se 
tromper,  le  parti  de  tout  interdire  en  bloc,  même  les  guide- 
ânes.  Les  romans  fureni  néanmoins  toujours  autorisés,  el 
c'est  dans  ce  domaine  .  el  précisément  en  ce  qui  concerne 
George  Sand,  que  les  cerbères  manquèrent  leur  coup... 
Que  s'ensuivit-il?  Tout  ce  qui  pénétra  alors  en  Russie 
sous  la  forme  de  roman  rendait,  non  seulement  les  mêmes 
services  à  la  cause,  mais  peut-ètrede  la  Façon  l;i  plus  dan- 
gereuse, du  moins  au  point  de  vue  de  l'époque,  car  il  est 
très  probable  que  les  gens  désireux  de  lire  Louis  Reybaud  ' 
n'ont  pas  été  nombreux,  tandis  que  les  lecteurs  d< 
Sand  se  comptaient  par  milliers*.  Nous  devons  encore 
noter  ici  (pie,  en  dépit  de  l<»u^  les  Magnitskyel  les  Liprandi , 
tout  mouvement  intellectuel  en  Europe  se  répercutait 
immédiatement  chez  nous  depuis  1'-  >i<vi<-  passé  <•!  se  com- 
muniquait, sans  parler  dvs  couches  cultivées  supérieures  de 
la  société,  à  une  foule  nombreuse  que  cette  chose  info 
sait  et  faisait  réfléchir.  Gela  ne  manqua  pas  <!<•  se  renou- 
veler lors  du  mouvement  qui  se  lit  on  Europe  vers  1830. 
On  apprit  chez  mais,  dès  le  début .  rimmense  évolution  qui 
s'opérait  dans  les  littératures  européennes.  On  connaissait 
déjà  de  nom  bien  des  nouveaux  orateurs,  historiens,  tri- 
buns et  professeurs.  Et  Ton  savait  déjà,  par  bribes,  il  est 
vrai,  à  quoi  visait  cette  évolution  qui  se  montrait  surtout 
violente  dans  le  domaine  de  l'art,  dans  le  roman  et  notam- 
ment chez  George  Sand...  Ses  œuvres  traduites  en  russe, 
parurent,  pour  la  première  lois.  yersFan  \W).  Jeregrette 


1  Allusion  à  une  poésie  de  Davydow,  citée  plus  haut  par  Dostoïéwsky, 

où  Davydow  se  moque  de  nos  «  quasi  libéraux  lisant  Reybaud  ». 

2  Les  romans  de  George  Sand  jouaient  donc  exactement  chez  nous  le 
même  rôle  qu'en  Allemagne.  Voir  ce  que  dit  là-dessus  Julian  Sehmidt, 
p.  546  du  tome  II  de  son  Histoire  de  la  littérature  française  depuis  1789. 


GEORGE     SAM)  33 

d'ignorer  quelle  fui  la  première  de  ses  œuvres  qui  fut  tra- 
duite ei  l'époque  à  Laquelle  elle  paru!  ;  mais  l'impression 
qu'elle  produisit  ne  dut  en  être  que  plus  vive.  Je  crois 
que  tout  h'  monde  Tuf.  comme  moi,  encore  adolescent  alors, 
frappé  de  cette  chaste  ei  haute  pureté  des  types,  de  l'idéal 
ei  de  la  grâce  modeste,  du  ton  grave  ei  réservé  de  la  nar- 
ration... J'avais  à  peu  près  seize  ans  si  je  m'en  souviens 
bien,  lorsque  je  lus  pour  la  première  fois  sa' nouvelle 
VUscoçue,  une  de  ses  plus  charmantes  premières  œuvres. 
Je  me  souviens  d'avoir  passé  toute  une  nuit  enfiévrée 
à  la  suite  de  cette  lecture.  Je  crois  ne  pas  me  tromper 
en  affirmant  que  George  Sand,  à  en  juger  du  moins 
d'après  mes  propres  impressions,  avait  pris  incontesta- 
blement chez  nous,  dès  le  début,  la  première  place  dans 
les  rangs  de  la  pléiade  <h>>  grands  écrivains  dont  la 
gloire  et  la  célébrité  remplissaient  tout  à  coup  toute  l'Eu- 
rope... Tout  ce  que  je  dis  ici  n 'est  pas  une  appréciation 
critique;  j'évoque  tout  simplement  le  souvenir  des  goûts 
de  la  grande  masse  des  lecteurs  russes  de  celle  époque, 
l'impression  spontanée  qu'ils  ressentaient.  L'essentiel  , 
c'est  que  les  lecteurs  surent  tirer  des  romans  mêmes  tout 
ce  dont  on  cherchait  à  nous  préserver  avec  tant  de  soin. 

grande  masse  des  lecteurs  savait,  du  moins  chez  non-. 
vers  le  milieu  des  années  '»<>.  que  George  Sand  était  un 
des  champions  les  plus  éclatants,  les  plus  inflexibles,  les 
plus  parfaits  de  celle  catégorie  d'écrivains  occidentaux  qui, 
dès  leur  apparition,  avaient  commencé  par  nier  toutes  les 

mquêtes  réelles  »  qu'avait  amenées  finalement  la  san- 
glante Révolution  française,  ou,  pour  parler  plus  exacte- 
ment, la  révolution  européenne  de  la  lin  du  \\nf  siècle. 
Une  parole  nouvelle  s'était  fait  brusquement  entendre,  de 
nouveaux  espoirs  avaient  surgi;  certains  proclamaient  à 


34  GEORGE    s a  M) 

corel  â  cri  que  1*-  progrès  s'était  arrêté  inutile  el  stérile, 
que  rien  n'avait  été  obtenu  par  le  changement  politique 
des  vainqueurs,  qu'il  fallait  continuer,  que  la  régénération 
de  l'humanité  devail  être  radicale,  complet 

«Une  manqua  certes  pas  de  se  produire,  à  coté  de 
cris,  beaucoup  de  conclusions  malsaines  el  même  mons- 
trueuses; l'essentiel,  c'était  que  l'on  voyait  luire  une 
espérance  nouvelle  el  que  la  foi  renaissaii  dans  les  âmes, 
Personne  n'ignore  l'histoire  de  cette  évolution  qui  dure 
encore  aujourd'hui  el  qui  n'a  pas  l'air  de  devoir  s'arrêter. 
Il  n'entre  nullement  dans  mon  intention  de  la  juger  ici  ; 
mon  seul  désir  était  d'indiquer  La  vraie  place  qui  en  re- 
vient à  George  Sand.  C'est  elle  qui  est  à  la  tête  de  cette 
évolution.  Tout  en  l'accueillant  avec  Eaveur,  on  disait  alors 
d'elle,  en  Europe  qu'elle  prêchait  l'émancipation  de  la 
femme,  jouant  le  rôle  de  prophète  en  ce  qui  concernait 
les  droitsde  la  «  femme  libre  »  (expression  de  Senkowsky  . 
mais  cela  n'est  pas  tout  à  fa  il  exact  .  parce  qu'elle  ne 
s'occupait  pas  de  féminisme  et  ne  visait  pas  à  rendre  la 
femme  libre.  George  Sand  prenait  pari  à  dévolution  tout 
entière,  mais  non  à  la  seule  propagande  des  droits  de  la 
femme...  » 

Après  avoir  fait  remarquer,  qu'en  qualité  de  femme,  elle 
préféraitsans  doute  peindre  des  héroïnes  plutôt  que  des  h 
et  que  sa  manière  d'agir  aurait  dû  lui  attirer  la  sympathie 
des  femmes  du  monde  entier,  comme  sa  mort  leur  inspirer 
un  chagrin  particulier,  Dostoïew  skv  déclare  voir  en  elle 
«  F  une  des  plus  sublimes  et  des  plus  belles  représentantes 
de  la  femme,  une  femme  presque  unique  par  la  vigueur 
de  son  esprit  et  de  son  talent,  un  nom  devenu  désormais 
historique,  un  nom  destiné  à  ne  jamais  tomber  dans 
l'oubli,  àne  pas  disparaître  dans  F  histoire  de  l'humanité 


GEORGE     S  AND  35 

européenne  ».  Plus  Loin,  après  avoir  analysé  d'une  façon 
incomparable  et  avec  la  simplicité  d'un  écrivain  vraiment 
grand,  les  types  principaux  des  jeunes  filles  el  des  femmes 
des  Nouvelles  vénitiennes,  et  après  avoir  signalé  dans  les 
premiers  romans  de  George  Sand  «  l'extraordinaire  beauté 
de  ces  types  moraux  »  ,  Dostoïewsky  s'écrie  que  «  seule 
une  grande  e(  belle  âme  pouvait  créer  de  pareils  types  et 
poser  de  telles  questions  ». 

«  Pareilles  images,  dit-il,  pouvaient-elles  révolter  la 
société,  soulever  des  doutes  et  des  craintes?  Tout  au  con- 
traire, les  parents  les  plus  sévères  autorisaient  dans  leurs 
familles  la  lecture  de  George  Sand  et  se  demandaient 
avec  étonnemenl  pourquoi  on  parlait  mal  d'elle.  I 
alors  que  s'élevèrent,  pour  prévenir  les  lecteurs,  des  voix 
qui  déclarèrent  que  c'était  justement  dans  ce!  orgueil 
féminin,  dans  l'incompatibilité  de  la  chasteté  avec  les 
vices,  dans  le  refus  de  toute  concession  au  vice,  dnns  la 
témérité  avec  laquelle  l'innocence  engageait  la  luit.'  et 
contemplait  avec  sérénité  l'insulte  face  à  face,  «pie  rési- 
daient 1<-  poison,  la  contagion  future  de  l'émancipation 
des  femmes.  Eh  quoi  !  il  est  fort  possible  que  tout  ce 
que  l'on  disait  au  sujet  du  «  poison  »  fût  juste;  la  con- 
tagion se  remarquait  un  peu.  en  effet,  mais  que  mena- 
çait-elle, que  devait-elle  détruire,  et  que  devait-elle  épar- 
gner ?  Tel  était  le  problème  qui  surgissait  en  effet  et  qui 
pesta  longtemps  sans  solution.  Toutes  ces  <pi<^fi.,ns 
paraissent  maintenant  résolues...  » 

i  Bornons-nous  à  noter  ici  que,  vers  1845,  la  gloire  de 
George  Sand  et  la  loi  eu  son  génie  étaient  si  grandes  que 
nous  tous,  ses  contemporains,  nous  attendions  d'elle  quelque 
chose  de  beaucoup  plus  grand  encore,  une  parole  non 
entendue  jusque-là,  et  même  un  j«'  ne  sais  quoi  de  décisif 


3G  GEORGE     SAM) 

et  de  définitif.  Cet  espoir-là  ne  s'est  malheureusemenl  pas 
réalisé...  » 

«  George  Sand  n'est  pas  ce  que  l'on  appelle  a  un  pen- 
te seui*  »,  mais  elle  était  douée  de  la  prescience  la  plus 
clairvoyante  relativemeni  à  un  avenir  meilleur  pour  l'hu- 
manité. Celle-ci  attendait  immanquablement,  selon  elle, 
.son  idéal,  et  c'est  là  la  croyance  que  l'écrivain  a  vaillam- 
ment et  magnanimement  affirmée  pendant  toute  sa  vie.  Elle 
a\ait  foi  en  son  idéal,  parce  qu'elle-même  le  portail  en  son 
âme.  Pouvoir  conserver  celte  foi  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie, 
c'est  ordinairement  L'apanage  de  l<>uir-  les  grandes  âmes, 
de  tous  les  vrais  philanthropes.  George  Sand  est  morte 
en  déiste,  avec  une  ferme  croyance  en  Dieu  et  en  l'immor- 
talité de  l'âme.  Mais  cela  ne  Suffit  pas  quand  On  parle  d'elle. 

car  elle  tut  peut-être  plus  chrétienne  que  tous  les  écrivains 
français  de  son  époque,  quoiqu'elle  ne  fût  guère  pratiquante. 
Ou  peut  même  assurer  qu'elle  l'ut  l'un  des  adeptes  les  plus 

complets  du  Christ  sans  s'en  douter  elle-même.  Son  -<>«-ia- 
lisme,  ses  convictions,  ses  espérances,  ><>n  idéal,  elle  les 
basait,  non  sur  une  étroite  nécessité,  mais  sur  le  sentiment 
moral  de  l'homme,  sur  la  soif  spirituelle  de  l'humanité,  sur 
ses  aspirations  vers  la  perfection  et  la  pureté.  Elle  axait 
une  foi  absolue  dans  l'être  humain,  car  elle  croyait  à 
l'immortalité  de  l'âme.  Toute  sa  vie,  et  dans  toutes 
œuvres,  elle  élargit  la  notion  de  cet  être,  devenant  ainsi, 
par  sa  pensée  et  ses  sentiments,  solidaire  de  l'une  des 
idées  les  plus  fondamentales  du  christianisme,  celle  qui 
reconnaît  à  l'être  humain  une  personnalité  propre,  avec  un 
libre  arbitre  et,  par  conséquent,  une  responsabilité  per- 
sonnelle. Ces  principes  entraînent  la  reconnaissance  du 
devoir,  des  exigences  morales  sévères,  l'admission  absolue 
de  la  responsabilité  humaine.   Il  n'y  avait  peut-être   pas 


GEORGE    SAM) 


alors  en  France  un  seul  penseur,  un  seul  écrivain  qui 
comprit  mieux  qu'elle  que  ce  n'es!  pas  «  de  pain  seule- 
«  meut  que  L'homme  peut  vivre  ».  Quant  à  ce  qu'on  nous 
dit  de  L'orgueil  de  ses  exigences  et  de  ses  protestations. 


o~" '**   v,v      r> 


pr< 


jamais  cet  orgueil  n'exclut  chez  elle  la  charité,  le  pardon 
des  offenses,  une  patience  sans  bornes  basée  sur  la  pitié 
envers  les  insulteurs  eux-mêmes.  George  Sand  s'est  mon- 
trée  maintes  fois,  au  contraire,  dans  ses  œuvres,  subjuguée 
par  la  beauté  de  ces  vérités  chrétiennes,  en  créant  à 
plusieurs  reprises,  dans  ses  ouvrages, des  types  du  pardon 
le  plus  sincère  et  de  l'amour...    » 

Les  lignes  que  nous  venons  de  citer  suffisent  pour  faire 
comprendre  parfaitement  le  premier  article  de  Dos- 
toïewsky  :  La  mort  de  George  Sand,  écrit  sous  l'im- 
pression toute  fraîche  de  la  nouvelle  de  sa  Bn  et  que  nous 
allons  citer  en   partie  maintenant... 

«  C'est  en  apprenant  sa  mort  que  j'ai  compris  seulement 
toute  la  place  que  ce  nom  occupait  dans  ma  vie,  tout 
L'enthousiasme  et  l'adoration  que  j'avais  voués  à  ce  poète 
el  combien  je  lui  devais  de  joie  et  de  bonheur!  Je  parle 
ici  avec  hardiesse,  car  c'est  bien  là  L'expression  de  ce  que 
je  ressentais.  George  Sand  est  une  de  nos  contemporaines, 
à  nous  autres,  idéalistes  russes  de  IX il),  dans  le  sens  le 
plus  complet  du  mot.  C'est,  —  dans  notre  siècle  puissant, 
épris  de  lui-même  et  malade  en  même  temps,  plein  d  idées 
indécises  el  de  désirs  irréalisables, —  un  de  ces  noms  qui, 
surgissant  là-bas  dans  le  pays  des  miracles  sacrés,  ont 
attirés  à  eux,  de  notre  Russie,  ce  pays  en  état  de  formation 
perpétuelle,  ma4  somme  ('nonne  de  pensées,  d'amour,  de 
nobles  .dans,  de  vie  et  de  convictions  profondes.  Mais  nous 
n'avons  nullement  à  nous  en  plaindre  !  En  exaltant  des 
noms  comme  celui  de  George  Sand  et  en  s'inclinant  devant 


3S  GEORGE    SAM) 

eux,    les  Russes   n'ont   fait   que    remplir   leur   devoir   et 
acquitter  une  dette.  Qu'on  ne  s'étonne  pasde  mes  paroles, 
surtoul  quand  elles  se   rapportent  à  George  Sand    :  On 
pourrait  discuter  encore  aujourd'hui  L'écrivain  que  l'on  a 
déjà  presque  en  Le  temps  d'oublier  chez  non-  :  nous  devons 
cependant  reconnaître  qu'elle  a  su  accomplir  m  besogne 
en  temps  et  lieu.  Et  qui  pourrait  se  réunir  sur  sa  tombe 
pour  évoquer  son  souvenir,  sinon  ses  contemporains  du 
monde    entier?  Nous   autres  Russes,    nous   avons    doux 
patries  —  noire  chère  Russie  et  L'Europe...  Bien  des  ch< 
que  nous  avons  empruntées  à  L'Europe   et  transplantées 
chez  nous  n'ont  pas  été  copiées  seulement...  elles  oui  été 
greffées  à  notre  organisme,  elles  sont  entrées  dan-  notre 
chair,  dans  notre  sang;  d'autres  ont  été  subies  ou  reçues 
par  nous-mêmes,  indépendamment  des  autres,  tout  comme 
les  occidentaux  Les  onl  subies  et  vécues  chez  eux.  Jamais, 
peut-être,  Les  autres  Européens  ne  voudront  Le  croire;  ils 
ne  nous  connaissent  pas,  et,  en  attendant,  il  vaut  peut-être 
mieux  qu'il  en  soit  ainsi.  L'évolution  inévitable  que  nous 
attendons  et  qui  surprendra  un  jour  Le  monde  entier  ne 
s'accomplira  que  plus  silencieusement  el  plus  tranquille- 
ment. Ce  développement,  on  peut  L'observer  déjà  en  partie 
de  la  manière  la  plus  claire  et  la  plus  palpable  dans  Les 
rapports  de    la  Russie    avec    les   Littératures   dos  autres 
nations.  Leurs  poètes  nous  sont  tout  aussi  chers  qu'ils  le 
sont  dans  leur  pairie,  du  moins  en  est-il  ainsi  chez  nous 
pour  la  majorité  des  personnes  cultivées.  J'ose  affirmer, 
et  je  répète  que  tout  poète,  penseur  ou  philanthrope  euro- 
péen nVst  nulle  pari  ailleurs  que  chez  nous  mieux  compris 
ni  plus  cordialement  accueilli.  Cette  façon  de  considérer 
la  littérature  de  tous  les  pays  est  un  phénomène  que  Ton 
n'a  presque   jamais  observé,  à  ce  degré  du   moins,    chez 


GEORGE    SAM)  39- 

d'autres  peuples.  dans   tout   le  cours  de  rhistoire    uni- 
verselle. » 

«  Il  se  trouvera  peut-être  des  personnes  qui  souriront  de 
la  grande  importance  que  je  viens  d'attribuer  à  George 
Sand,  mais  les  rieurs  auront  tort.  Tout  ce  que  cet  écrivain 
a  apporté  avec  lui  de  paroles  nouvelles ,  d'universelle- 
ment humain,  a  trouvé  un  écho  dans  notre  Russie,  a 
produit  une  forte  et  profonde  impression,  rien  ne  nous 
en  a  échappé.  —  Preuve  qu'aucun  poète,  réformateur 
européen,  qu'aucun  homme  porteur  d'une  pensée  et  d'une 
force  nouvelles,  ne  saurait  échapper  à  la  pensée  russe y 
ne  pas  devenir  presque  une  force  russe  »... 


C'est  précisémenl  en  envisageant  George  Sand  comme 
force  russe,  comme  Time  dc^  souches  primordiales  de 
la  conscience  sociale  russe  de  notre  temps,  que  nous 
avons  considéré  Comme  notre  devoir  d'écrivain  russe  de 
lui  consacrer  une  étude  sérieuse  :  Nous  voulons  donner 
d'elle  une  biographie  complète  et  l'analyse  aussi  détaillée 
que  possible  de  ses  œuvres  et  de  ses  idées.  C'est  là  une 
tâche  très  hardie  el  fort  présomptueuse,  mais  bien  légitime, 
lorsqu'on  pense  que,  malgré  des  dizaines,  presque  des  cen- 
taines de  biographies,  d'articles,  de  mémoires,  d'études  el 
de  notes  de  tout  genre  sur  cet  écrivain,  étudesparues  pen- 
dant sa  vie  et  depuis  sa  mort,  on  peut  affirmer  sans  crainte 
qu'il  n'existe  en  aucune  langue  de  l'Europe  une  seule  bio- 
graphie complète  (jui  soit  en  même  temps  un  ouvrage  decri- 
tique.  Celle  de  toujtes  ses  biographies  qu'on  peut  considérer 
comme  la  meilleure,  la  plus  concise,  la  moins  entachée  de 
lacunes  et  d'inexactitudes,  c'est  la  concise  et  brève  biogra- 
phie anglaise,  due  à  la  plume  deMissBertha  Thomas  el  publiée 


40  GEORGE    SAN  F) 

dans  le  recueil  Hcs  Femmes  éminentes,  édité  par  Ingram1. 

Mais  il  f'auf  reconnaître  d'abord  qu'elle  est  exclusive- 
ment écrite  pour  des  lecteurs  anglais,  qu'elle  esl  appropriée 
aux  dimensionsde  la  collection  <>ù  elle  a  paru,  et  qu'enfin, 
l'analyse  critique  en  est  presque  toul  à  l'ail  absente.  Nous 
recommandons  cepçndanl  l'étude  de  Miss  Thomas  à  tous 
ceux  qui  ignorenl  la  biographie  de  la  célèbre  romancière  : 
elle  est  succincte,  il  esl  vrai,  mais  elle  esl  basée  sur  des 
documents  précise!  sûrs  cl  donnera  une  idée  très  juste  de 
cet  esprit  et  de  celle  remarquable  existence.  On  trouvera 
dans  cette  étude  presque  Ions  les  faits  importants  de  la  vie 
du  grand  écrivain  el  une  appréciation  assez  juste  de  sa 
personnalité,  sans  y  rencontrer  aucune  de  ces  fables 
absurdes,  répétées  si  souvent  par  presque  tous  les  bio- 
graphes. L'auteur  ne  prétendait  pas  autre  chose,  et,  non-  le 
répétons,  c'est  parmi  les  nombreuses  études  générales  que 
nous  avons  eu  l'occasion  de  lire  sur  George  Sand,  le  seul 
ouvrage  qui  nous  ait  laissé  l'impression  d'un  travail  cons- 
ciencieux et  nous  ait  agréablement  surpris  par  la  précision 
des  faits.  Quant  aux  défauts  du  livre,  il>  viennent  de  ce 
que  Miss  Thomas  n'a  guère  profité  que  des  sources  déjà 
publiées  et  qu'elle  avait  exclusivement  en  vue  le  public 
«  collet-monté  »  de  l'Angleterre,  passant  sous  silence  l'im- 
portance européenne  de  George  Sand  et  laissant  de  côté 
l'analyse  critique. 

En  ce  qui  concerne  les  autres  biographies  et  articles 
écrits  sur  George  Sand  ou  à  propos  d'elle,  nous  ne  signa- 
lerons leurs  mérites  et  ne  constaterons  leurs  erreurs  et 
défauts  que  plus  tard,  en  arrivant  au  récit  des  faits  aux- 
quels ils  se  rapportent  ;   niais  nous  dirons   tout  de  suite, 

1  Eminent  Women  séries,  édit.  by  John  H.  Ingram.  Georf/e  Sand,  by 
Miss  Bcrtha  Thomas. 


GEORGE    SAM)  tl 

pourquoi  ils  nous  paraissent  insuffisants  et  pour  quelle 
raison  on  entend  de  plus  en  plus  souvent  à  notre  époque 
le  public  se  plaindre  de  l'absence  d'une  biographie  com- 
plète et  détaillée  de  l'auteur,  biographie  qui  contienne  aussi 
l'analyse  de  toutes  ses  œuvres. 

Tous  les  articles  qui  ont  paru  sur  George  Sand,  à 
commencer  par  ceux  des  revues  de  1835-36  et  à  finir  par 
celui  de  Faguet  en  18(.)3  \  ou  par  Y  Amitié  romanesque, 
de  M.  Rocheblave  ainsi  que  toutes  les  biographies,  à  dater 
de  celle  de  Loménie  2  et  en  finissanl  parcelle  de  Caro,  son! 
remplis  d'inexactitudes  et  d'erreurs  ;  les  faits  et  les  dates 
y  sent  relatés  sans  avoir  été  préalablement  vérifiés.  Outre 
l'absolue  inexactitude  des  renseignements  concernant  l'ori- 
gine et  les  parents  de  George  Sand,  outre  la  confusion  qui 
règne  dans  la  question  de  savoir  lequel  de  ses  parents  lui 
aristocrate  ou  plébéien,  les  dates  de  sa  naissance  et  de  sa 
mort  même  sont  complètement  erronées.  Jusqu'à  son  nom 
qui  y  est  estropié,  comme  elle  l'a  l'ail  justement  remarquer 
elle-même  dans  une  lettre  adressée  au  biographe  le  plus 
étourdi  qui  ail  jamais  existé,  le  célèbre  E.  de  Mirecourl  ;. 
dont  la  série  de  biographies  est,  selon  la  juste  expression  de 
Lindau,  mêhr  berùchtigt,  als  berâhmt*.  [Cette  lettre, 
publiée  dans  le  Mousquetaire  e\  la  Presse  du  vivant  de 
George  Sand.  et  reproduite  dans  la  brochure  de  Mirecourl 
Lamennais,  a  paru,  depuis  la  mort  de  George  Sand,  dans 

1  Emile  Faguet.  Dix-neuvième  siècle.  Éludes  littéraires  :  George  S 
Paris,  1893. 

i  Louis  de  Loménie.  Galerie  des  contemporains  illustres  par  »n 
homme  de  rien.   1840-1847.  10  vol. 

;  Eugène  de  Mirecourt,  dont  Le  vrai  nom  était  Eugène  Jacquol  (de 
Mirecourt,  département  des  Voag»  -  ,  auteur  de  les  Contemporat  ,  Il 
ny  ru  a  que  trois  qui  nous  intéressent  pour  notre  ouvrage.  C'est  Lamen- 
nais, A.  de  Musset  et  George  Sand. 

*  «  Plutôt  mal  famée  que  rameuse.  » 


kl  GEORGE    SAM) 

sa  Correspondance,  t.  III,  cccix).  Loménie  lui  donne  le 
nom  de  Marte-Aurore,  Mirecourt,  celui  à'Amandme- 
Aurore,  Faguet  rappelle  Lucile- Aurore,  tandis  que  son 
vrai  nom  était  Amandine-Lucie-Aurore .  Le  nom  de  Marie- 
Aurore  était  celui  de  sa  grand'mère.  Nous  ne  mention- 
nerons pas  ici  une  foule  d'autres  erreurs  ei  d'inexactitudes 
que  nous  aurons  maintes  fois  plus  tard  L'occasion  de 
signaler.  11  eût  été  pourtant  facile  de  les  éviter  presque 
toutes  dans  les  ouvrages  qui  ont  paru  après  1855,  c'est-a- 
dire  après  la  publication  de  VHistoire  de  ma  Vie.  Nous 
voudrions  cependant  voir  les  biographes  puiser  un  peu 
moins  dans  col  ouvrage,  ei  c'est  ici  que  nous  touchons  au 
second  point  qui  ne  nous  satisfait  nullement  dan--  toutes 
les  biographies  que  l'on  nous  a  données. 

Il  y  a  un  l'ail  qui  nous  frappe  surtout,  c'est  que,  dans  les 
biographies  de  George  Sand,  ainsi  que  dans  celles  des 
hommes  remarquables  <|ni  eurent  avec  elle  des  rapports 
amicaux  ou  autres,  tous  les  auteurs  de  monographies  <>u 
d'articles,  aussitôt  que  son  histoire  y  est  exposée  d'une  ma- 
nière plus  ou  moins  détaillée,  se  contentent  de  reproduire,  à 
leur  façon,  Y  Histoire  de  nia  \'ie.  jusqu'au  point  où  l'a  Lais 
George  Sand  elle-même,  c'est-à-dire  vers  1847,  Pour  les 
trente  dernières  années  de  sa  vie,  onse  borne  généralement 
à  doux  ou  trois  pages  dépeignant  son  existence  à  Nohant, 
pages  empruntées  à  sa  Lettre  bien  connue  à  Ulbach  et 
annexée,  par  Galmann  Lévy,  comme  épilogue  au  dernier 
volume  de  Y  Histoire  de  ma  Vie.  C'est  là  un  procédé  vrai- 
ment trop  facile  pour  fabriquer  des  biographies  et.  ajou- 
tons-le, un  procédé  téméraire,  comme  le  lecteur  pourra 
s'en  convaincre  lui-même.  En  dehors  de  Miss  Thomas  et 
du  biographe  de  Chopin,  un  Anglais  aussi,  Fr.  Niecks, 
qui  puisent  dans  la  Correspondance  et  dans  d'autres  sources 


GEORGE    SAM)  43 

déjà  publiées  —  (encore  Niecks  ne  le  fait-il  que  dans  les  limites 
du  but  spécial  qu'il  se  propose) ,  —  tous  les  autres  critiques  : 
Caro,  d'Haussonville,  Nettement,  Julien  S < - 1  j 1 1 1  ï c lt ,  Kreyssig 
el  les  biographes  russes  de  George  Sand,  sauf  de  rares 
exceptions,  n'accordent  aucune  attention  à  ce  que  l'on 
pourrait  puiser  par  exemple  dans  les  biographies  et  corres- 
pondances de  Balzac,  de  Sainte-Beuve,  de  Delacroix.  <l< 
Chopin,  de  Liszt,  de  Lamennais  et  autres  ;  ils  répètent  tous 
en  revanche  la  même  version,  en  se  contentant  d'y  produire 
quelques  variante-.  Il  résulte  de  là,  que  ces  ouvrages, 
lorsqu'on  les  lit  les  uns  après  les  autres,  sont  d'une  lecture 
insupportable,  parée  qu'on  sait  déjà  d'avance  quel  pass 
de  Y  Histoire  de  ma  Vie  sera  immanquablement  fit»''  après 
toi  autre. 

Cette  unanimité  peu!  se  justifier  et  peut-être  ne  peut 
même  être  è\  itée  jusqu'à  l'année  18:22  inclusivement .  c]est- 
à-dire  aussi  longtemps  qu'il  est  question  de  L'enfance,  puis 
de  L'adolescence  de  George  Sand  el  de  L'histoire  <l 
famille  axant  sa  naissance.  On  pourrait  dire  que  ce  sont 
là  des  matériaux  préparés  par  elle  à  l'avance  pour  ceux  de 
ses  futurs  biographes  qui  voudraient,  à  propos  de  sa  per- 
sonne, expliquer  la  théorie  de  L'hérédité  et  motiver  là- 
dessus  son  caractère  et  sa  nature.  Et  encore  y  a-t-il  beau- 
coup à  \  contrôler.  Mais  à  partir  de  \H2'2,  Lorsque  Aurore 
Dupin  épousa  Casimir  Dudevant,  el  jusqu'à  L'année  1831, 
où  elle  le  quitta  pour  aller  se  fixer  à  Paris,  qous  avons  une 
foule  de  Lettres  do  George  Sand  elle-même,  et  d'autres 
nombreux  documents  plus  ou  moins  connus  qui  dévoilent 
el  éclairent  bien  des  choses  dont  il  n'est  point  question  dans 
['Histoire  de  ma  Vie,  ou  qui  n  \  sont  mentionnées  «pie 
comme  en  passant.  Quant  à  la  dernière  partie  de  1  lhs~ 
toire  de  nui  Vie  qui  embrasse  les  années  1831   à  1847, 


41  GEORGE    SAM) 

années  orageuses,  remplies  d'événements  el  fourmillantes 
de  personnages,  années  de  labeur  el  d'entraînements,  ces 
Lehr  und  Wanderjahre,  les  plus  actives  el  les  plus  inté- 
ressantes dans  la  vie  de  George  Sand,  Y  Histoire  de  ma  Vie 
ne  peut  guère  que  servir  de  (il  d'Ariane  pour  s'orienter; 
mais  elle  ne  peut,  à  aucun  titre,  servir  de  baseâ  un  sérieux 
travail  biographique. 

Nous  ne  serions  pas  complel  si  nous  omettions  de 
signaler  que  les  écrivains  sympathiques  à  George  Sand, 
ses  biographes  amis,  ses  compatriotes  bien  élevés,  par 
courtoisie,  el  Miss  Thomas,  par  cani  anglais,  commettent 
tous  une  grosse  erreur  qui  fournil  des  armes  à  ses  ennemis. 
'Tous  passent  avec  soin,  .sous  silence,  des  choses  aussi  uni- 
versellement connues  que  les  rapports  de  George  Sand 
avec  Jules  Sandeau,  Alfred  de  Musset,  Michel  de  Bou 
et  Frédéric  Chopin.  C'est  à  peine  si  l'un  d'eux  se  permet 
là-dessus  une  allusion  respectueuse  el  vague,  ou  risque  une 
phrase  habile  que  peul  comprendre  un  lecteur  au  courant 
des  choses,  mais  complètement  obscure  pour  celui  qui 
ignore  l'histoire  intime  de  George  Sand  et  les  légendes  de 
l'époque. 

De  leur  côté,  les  ennemis  el  les  détracteurs  de  Geo 
Sand,  les  critiques  conservateurs  el  soi-disant  «  bien  pen- 
sants »,  les  feuilletonistes  tracassiers  el  tous  les  biographes 
de  Musset  et  de  Chopin,  profitant,  sans  se  gêner,  de  ce  que 
personne  ne  les  dénient  en  réalité,  el  que  personne  ne 
raconte  les  faits  crime  manière  claire  el  exacte,  échafaudenl 
dans  leurs  écrits  des  montagnes  de  racontars  révoltants  el 
grossiers.  Que  de  potins  louches  et  vagues  sous  leur 
plume,  que  d'inventions  sur  le  compte  de  George  Sand! 
Pour  elle,  le  moment  de  passer  dans  l'histoire  est  cepen- 
dant arrivé    depuis   longtemps,    voilà   plus  de  vingt    ans 


GEORGE     SAM)  4:; 

qu'elle  est  morte,  et  sises  compatriotes,  peut-être  pour-  des 
raisons  personnelles  el  dignes  d'estime,  n'ont  pu  se  décider 
jusqu'à  présent  à  nous  donner  une  biographie  vraie,  nous 
pourrons,  nous  autres  Russes,  qui  ne  sommes  entravés 
par  aucune  considération  de  ce  genre,  parler  avec  har- 
diesse de  tous  ces  événements  qui  datent  déjà  d'un  demi- 
siècle.  Nons  ne  craindrons  pas  non  plus  de  conter  certaines 
choses  qui  épouvantent  les  biographes  de  la  célèbre  roman- 
cière; leur  pusillanimité  ne  fait,  nous  le  répétons,  que 
t'ournii'  des  armes  déloyales  à  ses  détracteurs.  Nous  sommes, 
avant  tout,  fermement  persuadé  que  la  sérénité  de  notre 
récit,  la  droiture  et  la  franchise  avec  lesquelles  nous  recon- 
naîtrons des  faits  qui  n'ont  été  que  chuchotes  jusqu'ici, 
aideront  pleinement  à  blanchir  le  nom  de  George  Sand  de 
tous  les  bas  commérages,  de  toutes  les  malsonnantes  allu- 
sions qui  pullulent  dans  les  biographies  de  Musset  et  de 
ses  autres  contemporains. 

Ce  qui  continue  parfaitement  ce  que  nous  avançons 
ici,  c'est  la  monographie  publiée  par  Arvède  Barine, 
Alfred  de  Musset1,  La  première  de  ers  biographies  où 
la  fameuse  excursion  de  Venisesoit  décrite  d'après  la  cor- 
respondance authentique  de  Musset  el  de  George  Sand, 
et  non  d'après  des  œuvres  d'imagination  ou  des  pamphlets. 
Cette  biographie  est  tout  aussi  favorable  à  la  mémoire  du 
poète  bien-aimé  de  la  jeunesse  qu'à  celle  de  George  Sand 
et  produit  une  impression  agréable  par  La  véracité  de  ton 
qui  y  règne,  qualité  qu'on  no  trouve  guère  dans  aucune 
des  deux  biographies  émanées  du  frère  de  Musse! :.  ni  dans 

grands  écrivains  français  «  Alfredde  Mus.se/  »,par  Arvède  Barine. 
Paris,  ' 

,1  .h-  Musset  :  a)  Notice  abrégée  sur  la  vie  d'Alfred  de  Musset,  grande 
édition  in-4°  et  in-8adesGE  plètes  d'Alfred  de  Musset.  —  l 

graphie  (TA.  de  Musset.  Paris,  1*77.  Charpentier  el  Lemèrre. 


46  GEORGE    SAM) 

l'ouvrage  de  Paul  Lindau  \  ni  dans  le  petit  volume  de 
la  vicomtesse  de  Janzé2,  ni  <'n  général  dans  aucune  des 
biographies  de  Musset.  Les  auteurs  dé  toutes  cea  biogra- 
phies s'obstinent  à  vouloir  condamner  George  Sand  à  foui 
prix  en  se  contentant  de  se  baser,  en  somme,  sur  des  récits 
douteux  ou...  sur  quelques  chapitres  de  romans  ! 

Malgré  le  tort  qu'a  notre   époque  de   s'affubler  d'une 
hypocrite  vertu,  on  trouverait  cependant  aujourd'hui  fort 
peu  d'hommes  capables  d'anathématiser  Byron  ou  Ge 
Sand  pour  leurs  aventures  amoureuses.  I  fcans  la  \  ie  journa- 
lière, nous  ne  pestons  pas  moins  médisants  et  malveillants 
que  nos  devanciers,  mais  nous  comprenons  cependant  par- 
faitement qu'il  serait  ridicule  d'appliquer  à  d<-  grandes  Ames 
comme  celle  de  Gœthe,  de  Byron,  de  Pouchkine,  de  Hein< 
et  de  George  Sand,  les  mêmes  mesures  que  cell(  s  dont 
abusent  nos  soi-disant  vertueuses  matrones  de  salon.  Et  si, 
il  y  a  dix  ou  quinze  ans,  il  se  trouvait  encore  à  Saint-Péters- 
bourg un  professeur  de  lettres  pour  déclarer  du  haut  d 
chaire  que«  Lermontow  n'était  pas  un  poète,  mais  un  infâi 
(textuel),  et  si  de  nos  jours  il  existe  encore  un  écrivain 
osant  exprimer  la  même  pensée,  mais  avec  plus  de  ména- 
gement «  que  l'immoralité  de  Lermontow  l'a  empêché  d'être 
un  poète  véritable   ».  ces  jugements  f<>n!  preuve  d'une  si 
grande  pauvreté   intellectuelle  qu'il  est    inutile  d'y   faire 
attention,  ils  ne  font  peur  à  personne. 

Les  biographes  amis  de  George  Sand  se  montrent  pour- 
tant troublés  à  ridée  qu'on  puisse  la  soupçonner  d'immo- 
ralité et  qu'on  pourrait  les  suspecter  eux-mêmes  de  man- 


1  Paul  Lindau.  Alfred  de  Musset.  III  Ausgabe.  Berlin,  1879.  Hoffmann 
und  Gic. 

2  Vicomtesse  de  Janzé.  Éludes  el  récils  sur'  A.  de  Musset.  Paris,  1891. 
Pion,  Nourrit  et  G0. 


GEORGE    SAM)  i7 

quer  de  réserve  et   de  tac!  :  ils  préfèrenl  alors  garder  le 

silence  ou  se  contenter  d'allusions  mystérieuses  à  des  évé- 

■ 

nements  universellement  connus,  pendant  que  les  biogra- 
phes hostiles  à  George  Sand,  s'étendant  sur  son  immoralité 
ei  sa  perversion,  citent  à  L'appui  de  ce  qu'ils  avancent 
toute  une  collection  de  considérations  et  d'anecdotes  vari 

Pour  en  revenir  aux  biographes  de  Musset  et  de  Chopin, 
nous  devons,  à  notre  grand  regret,  dire  que  l'on  trouve 
chez  eux  une  tendance  étonnamment  unanime  à  noircir 
(  George  Sand,  à  la  condamner  coûte  que  coûte.  Leur  d 
cord  n'est  que  plus  surprenant  dans  l'interprétation  qu'ils 
donnent  parfois  des  mêmes  faits  et  de  certains  traits  <Ic  son 
caractère.  Tel  est  cependant  le  propre  des  pauvres  humains, 
qu'ils  ne  peuvent  jamais  analyser  une  question  de  psycho- 
logie ordinaire  ou  sociale  sans  traîner  quelqu'un  sur  le  banc 
des  accusés  ;  mais  la  vie,  surtout  la  vie  intime  de  notre 
être,  c'est  quelque  chose  de  si  grand,  de  si  infini  et  qui  se 
compose  de  tant  de  facteurs  si  infiniment  petits,  incom- 
mensurables, impondérables,  impalpables,  qu'elle  se  prête 
peu  à  cotte  façon  juridique  de  poser  la  question  et  y  échappe 
même  absolument. 

Les  biographes  de  Musset  et  de  Chopin  s'évertuent  à 
charger  George  Sand  <le  toutes  les  accusations  possibles  i  I 
impossibles,  à  la  peindre  sous  L'aspect  le  plus  choquant  ; 
ils  tombent  même  souvent  dans  Les  contradictions  Les  plus 
comiques  les  uns  avec  Les  autres  et  avec  eux-mêmes, 
comme  cela  se  voit  chaque  fois  que  Les  hommes  se  lai— .-ni 
entraîner  par  La  colère,  la  méchanceté  et  la  haine.  C'est  ce 
que  nous  voyons  chez  la  mondaine  et  légitimiste  vicom- 
de  Janzé,  chez  ce  hâbleur  de  Mirecourt,  chezM.  Marié- 
ton  et  chez  différents  chroniqueurs  de  Revues  qui,  peu  pi 
cupés  de  la  vérité  et  prenant  à  rebours  Le  dicton  bien  connu 


48  GEORGE    SAM) 

sur  «  Union  et  La  vérité  »,  ont  rompu  ries  Lances  en  faveur 
de  Musse!  dans  le  courant  de  ces  dernières  années    1895- 
1897),  c'est-à-dire  depuis  Le  moment  de  La  publication  des 
Lettres  et  de  différents  documents  relatifs  au  voyage  de 
Venise.  Nous  observons  Le  même  phénomène  chez  des  écri- 
vains aussi  sérieux  que  Paul  Landau  et  Frédéric  Niecks. 
Laissant  de  côté  Les  innombrables  articles  écrits  au  sujet 
de  Musset-Sand,  H  reculant  jusqu'aux  chapitres  vin  et  i\ 
Le  signalement  des  erreurs  partielles,  des  altérations  de  La 
vérité  historique,  toutes  Les  fois  qu'il  est  question  de  (  re< 
Sand  dans  les  biographies  de  Musset,  nous  nous  conten- 
terons de  noter  ici  Les  inexactitudes  typiques  et  Les  procédés 
(Tune  malveillance  systématique  que  nous  trouverons  dans 
toutes  les  biographies  de  Musset  et  de  Chopin  hostili 
notre  héroïne.  Commençons  par  Lindau  et  Paul  de  Musset. 
Déjà,  dans  la  préface  de  la  première  édition  de  ><»n  ou- 
vrage,   Lindau   nous    raconte    que,    n'ayant    SOUS   la    main 
aucun  bon  livre  sur  Alfred  de  Mussèl    La  biographie  écrite 
par  son  ïvcw  Paul  n'avait  pas  encore  paru    et  trouvant 
insuffisants  Les  renseignements  contenus  dans  la  Notice 
biographique  (àlaquelle  nous  avons  déjà  fait  allusion  .  il 
avait  été  obligé  de  s'adresser,  pour  plus  amples  renseigne- 
ments, au  frère  de  Musset,  qui  Lavait  aidé  à  démêler  Les 
obscurités  de  cette  Notice  et  lui  avait  fourni  les  moyens 
d'étudier  la  vie  d'Alfred  de  Musset,  assez  en  détail  pour 
bien   juger  son    œuvre  poétique.  Aussi,  Lindau  adr< 
t — il  avant  tout  ses  éloges,  sa  gratitude,  à  Paul  de  Musset, 
plutôt    qu'à    tous   ceux    qui   l'ont   également    aidé    dans 
sa    tâche    littéraire.    Dans    la    préface    de    sa    seconde 
édition,  Lindau  raconte  que,  dans  une  lettre  datée  du  3  no- 
vembre 1876,  Paul  de  Musset  lui  annonçait  la  prochaine 
publication  depuis  si  longtemps  attendue,  de  la  Biographie 


GEORGE     SAND  49 

de  son  frère,  «  car  la  personne,  envers  laquelle  il  fallait 
être  très  prudent*  avait  quitté  récemment  le  monde  des 
vivants...  »  Une  chose  qui  nous  frappe  bien  désagréable- 
ment, c'est  que  ce  même  Paul  de  Musset,  qui,  du  vivant  de 
George  Sand,  cl  sans  la  moindre  gène,  avail  entassé,  sous 
forme  de  roman1.  Les  accusations  les  plus  grossières  et  le.^ 
plus  honteuses  contre  elle,  cité  des  lettres  d'elle  comme 
quasi  authentiques  el  conté  l'histoire  de  Venise  avec  des 
détails  révoltants  et  parfaitement  invraisemblables,  en 
s'efforeant  de  prouver  L'exactitude  de  ses  renseignements, 
ait  attendu  sa  mort  pour  publier  une  biographie  d'Alfred  de 
Musset.  N'était-ce  pas  là  profiter  de  L'impossibilité  où  l'hé- 
roïne était  de  protester,  du  fond  de  sa  tombe,  contre  les 
accusations  qui  allaient  se  produire?  Un  autre  l'ait  aussi  peu 
honorable,  c'est  que,  dans  cette  Biographie,  comme  dans  La 
Notice.  Paul  de  Musset  semble  affecter  ont'  discrétion  de 
bon  goût  au  sujet  de  celle  même  histoire  cl  se  borne  à  des 
allusions,  sans  prononcer  même  le  nom  de  George  Sand. 
en  ne  s'exprimant  partout  que  par  ces  mots  :  «  une  dame  », 
une  «  personne  »,  «  la  personne  qui  devait  jouer  un 
rôle  »,etc,  Lorsque,  précisément,  ce  serait  de  la  biographie 
d'Alfred  de  Musset,  qui  devrait  être  autant  que  possible 
historiquement  exacte  et  impartiale,  que  qous  serions  en 
droit  d'exiger  des  faits,  des  noms,  dés  éclaircissements,  cl 
non  des  récits  peu  clairs  cl  nébuleux,  des  potins  mondains, 
de-  allusions  mystérieuses  à  «  une  personne  •>,  et  des 
menaces  non  moins  mystérieuses,  ces  dernières,  parfois, 
tout  ;'i  fait  Incompréhensibles  pour  presque  tous  Les  Lecteurs. 
Chacun  conviendra  que  c'est  Là  «lire  trop  ou  trop  peu.  Il 
(allait  tout  simplement,  sans  mettre  à  exécution  L'ancien 

1  Lu,  ti  Elle. 


50  GEORGE    SAM) 


désir  «  de  se  venger  ou  d'écraser  l'adversaire1  »,  redire 
toute  L'histoire  avec  sobriété  el  exactitude  —  ou  garder  le 
silence.  Cette  soi-disant  délicatesse  et  réserve  n'est, 
somme  qu'une  grande  indélicatesse,  car  c'en  esi  une  à  nos 
yeux  que  de  parler  d'une  morte  par  allusions  et,  qui  plus 
est,  par  vilaines  allusions,  sans  citer  aucun  fait  à  l'appui  de 
ce  que  l'on  avance.  En  ce  cas  il  <'ùf  été,  nous  le  répétons, 
bien  plus  délicat,  de  passer  sous  silence  tout  l'épisode  ou 
de  dire  toute  la  vérité,  el  ne  pas  craindre  que  l'adversaire 
répliquât,  de  son  côté,  par  toute  la  vérité.  Musse!  n'avait 
aucune  crainte  là-dessus.  Il  ne  redoutait  qu'une  seule 
chose,  c'est  que  «  ses  lettres  tombassent  entre  les  mains  de 
son  frère  Paul-  ».  Paul  de  Musset,  au  contraire,  avait  à 
craindre,  et  craignait  réellement,  que  la  publication  des 
lettres  authentiques  du  poète  et  de  George  Sand  ne 
prouvât  clairement  à  tout  le  monde  combien  il  s'était 
écarté  de  la  vérité  dans  les  ouvrages  qu'il  avait  écrits  sur  son 
frère.  Il  s'opposa  obstinément  à  la  publication  de  ce-  lettres 
et  depuis  sa  mort,  sa  sœur,  M1"'  Lardin  de  Musset,  -\ 
oppose  avec  la  même  opiniâtreté.  Aujourd'hui,  les  lettres  de 
George  Sand  à  Musset  ont  été  publiées  par  M.  Aucante;  il 
a  paru  aussi  la  totalité  de  ses  lettres  à  Sainte-Beuve,  une 
partie  de  celles  à  Boucoiran.  à  son  mari,  etc..  Lettres  qui 
ont  trait  à  cet  épisode,  et  qui  malheureusement  ne  sont  pas 
insérées  dans  les  six  volumes  de  sa  Correspondance,  en 
général  fort  incomplète  et  pleine  de  graves  omissions,  de 
coupures  et  d'erreurs.  Nous  possédons  donc,  maintenant. 
d'un  coté,  des  témoignages  authentiques,  mais  les  lettres 


1  Ce  sont  les  propres  termes  de  Paul  de  Musset,  à  la  lin  de  Lui  et  Elle. 
passage  où  il  explique  le  but  auquel  il  vise  dans  ce  roman  pamphlé- 
taire . 

*  Voir  le  chapitre  ix  de  notre  livre. 


GEORGE    SAM)  ;il 

complètes  de  Musset  restent  comme  si  elles  n'existaient 
pas,  la  famille  s1  opposant  à  leur  entière  publication.  Celui 
<jul  ne  redoute  pas  la  vérité  n'agit  pas  ainsi!  Tout  ce  que 
nous  avons  eu  jusqu'ici  des  lettres  de  Musse!  se  réduit  à 
des  fragments  disséminés  çà  <'t  là  (huis  l'ouvrage  d'Arvède 
Barine,  dans  les  Mémoires  de  Grenier,  dans  les  articles  el 
les  livres  de  MM.  «le  Spœlberch  de  Lovenjoul  .  de  Ma- 
riéton,  etc.),  ei  ces  quelques  fragments  oni  déjà  suffi  pour 
jeter  un  peu  de  lumière  sur  l'épisode  qui  nous  occupe. 
Quant  à  nous,  nous  ne  pouvons,  en  nous  basant  sur  l'étude 
de  sources  non  publiées  jusqu!ici,  qu'exprimer  notre  entière 
désapprobation  sur  la  façon  d'agir  <le  la  famille  de  Musse! 
et  nous  rallier  \\  l'opinion,  souvent  exprimée  dans  la  presse, 
et  émise  encore  récèmmenl  par  le  Mussettiste  M.  Clouard 
et  le  Sandiste  vicomte  de  Spoelberch,  que  la  publication 
complète  de  cette  correspondance  servirait  à  justifier 
pleinement  Geore/e  Sand,  et  dégagerait  la  vérité,  sans 
ternir  en  rien  la  gloire  d'Alfred  de  Musset. 

Malheureusement,  si  la  Biographie  de  ce  dernier,  écrite 
par  son  frère,  essaie  de  travailler  â  cette  gloire,  elle  esi 
loin  de  remplir  la  seconde  condition,  celle  de  dégager  la 
vérité,  et  nous  souscrivons  ici,  avec  une  conviction  iné- 
branlables à  tout  ce  au'en  dit  Ar\ède  Barine  '. 


1  En  affirmant  que  Paul  de  Musset     travestit  le*  faits  à  dessein  dans 
ta  Biographie  »,  qu'il  B'efforce  non  seulement  d'égarer  !<•  lecteur  an  suj<  I 
de  la  personne  dont  il  parie  dans  chacune  des  quatre  Nuits  (Lindau 
fait  la  môme  observation  .  qu'il  est  poussé,  «  pour  altérer  ainsi  la  \ 
par  deux  raisons  :  sa  haine  contre  George  Sandqui  Vanimait  à  dim 
sa  part,  selon  l'expression  de  quelqu'un  qui  l'a  bien  connu,  et  le 
légitime  d'égarer  ù  lecteur  dans  la  mêlée  de  femmes  du  mon 
mises  par  son  frère,*  (il  est   bizarre  qu'Arvède  Barine  trouve  ce  désiF 
légitime).  ■■  I."  Nuit  <h'  décembre,  dit  plus  loin  Ajrvède  M. oui-'.  / 
A/  pur/  trop  belle  ii  V héroïne  />"///■  qu'un  justicier  de  cette  âp\  >■/>•  \ 
résoudre  ù  In  laisser  à  George  Sand  ••    \    Barine,  p.  100  .  Mais  ce  n'est 
pas  encore  assez!  Il  fallait  de  plu-  que  Paul  de  Musset  altérât,  en  les 
publiant,  les  lettres  authentiques  de  son  frère.  Arvède  Barin  »  fait  obsi 


52  GEORGE    SAM) 

Si  toutes  ces  affirmations  d'Arvède  Barine  étaient  depuis 
longtemps  plus  que  justes  à  nos  yeux,  puisque  nous  avions 
déjà1,  après  avoir  étudié  à  fond  La  correspondance  inédite 
de  George  Sand  ei  lés  documents  <|ui  on!  trait  à  l'épisode 
en  question,  exprimé  une  conviction  analogue,  et  affirmé 
que  la  publication  complète  des  Lettres  tle  George  Sand  ne 
pouvait  servir  qu'à  la  justifier,  maintenant  que  ses  lettres 
Lnéditesà  Sainte-Beuve,  à  Pagello,  Tattet,  Boucoiran,  Dude- 
vant,  etc.,  ont  été  publiées  %  cette  opinion,  nous  la  croyons 
partagée  maintenant  par  la  majorité  de  nos  Lecteurs.  Le 
Lecteur  saura,  dès  à  présent,  appréciera  Leur  juste  valeur 

malicieusemenl  à  cesujel  (p.  157,158  que  <  probablement,  ps-là, 

on  comprenait  autrement  que  de  nos  jours  les  devoirs  d'éditeur.  Paul 
de  Musset  ne  s'est  pas  borne  aux  coupures.  Au  besoin,  il  arran 
un  peu  le  sens  [sic  !)...  Il  y  a  des  pages  entièrement  récrites.  La 
fameuse  correspondance  de  Mussel  avec  M"  Jauberl  v 
.1/"'  Caroline  Jaubert,  Lettres  et  correspondances.  Paris,  Il  tzel  .  que  le 
poète  appelle  sa  marraine,  correspondance  qui  ;i  servi  Bouvenl  'I" 
documenl  pour  les  ou>  rages  biographiques  que  l'on  a  écrits  Bur  Musset, 
es1  aussi  très  peu  authentique.  -  Les  lettres  niées  dans  ce  volume  ont 
été  non  seulement  tronquées,  mais  /nu-fois  remaniées  :  des  fragments 
empruntés  à  des  lettres  de  dûtes  différentes  ont  ele  réunis  pour  en  faire 
une  seule  >•  (A.  Barine,  p.  95).  A  la  page  154,  Arvède  Barine  îndiqu  ■  que 
«  c'est  précisément  à  cause  de  l'exactitude  du  fond  du  récit  de  la  s  Con- 
fession d'un  Enfant  du  siècle  >>.  i/ue  Puni  de  >  ii  attaché  à  lui 
enlever  sa  valeur  autobiographique.  Il  ne  pouvail  lui  convenir  que  son 
frère  prii  chevaleresquement  tous  Les  torts  sur  lui.  i  A  la  page  l", 
le  même  écrivain  affirme,  et  cela  en  toute  justice,  que  la  Biographie 
écrite  par  le  frère,  esl  forl  précieuse  par  les  renseignements  qu'elle 
donne  sur  les  premières  années  de  Musset,  mais  qu'on  ae  doil  toutefois 
La  consulter  qu'avec  une  certain  •  défiance.  •■■  Il  s'y  trame  partout  une 
inexactitude  et  des  inadvertances,  et,  à  partir  d'un  moment  que  nous 
indiquerons,  ces  inexactitudes  sont  volontaires  et  calculées  en  tue  de 
dérouter  le  lecteur  {sic!)  »... 

1  Lors  de  la  publication  de  ce  chapitre  dans  le  Messager  de  l'Europe 
(mai  1894)  e1  dans  le  chapitre  sur  Musset  paru  sous  le  titre  de  :  His- 
toire et  non  légende  [Messager  du  Nord,  novembre-décembre    l 

s  Dans  la  Revue  de  Paris,  le  Cosmopolis,  la  Revue  hebdomadaire  et  la 
Nouvelle  Revue.  Nous  signalons  ici  à  l'attention  du  lecteur  que  nous 
avons  publié  on  entier  ou  par  fragments,  bien  avant  leur  publication 
en  France,  une  partie  de  ces  lettres  dans  l'article  cité  ci-dessus,  His- 
toire et  non  Légende,  ainsi  que  dans  le  chapitre  George  Sand  et  M.  Dude* 
vant  (Richesse  russe,  janvier  et  lévrier  1895). 


GEORGE    SAM)  o3 

les  renseignements  donnés  par  Paul  de  Musse!  ou  puisés 
(huis  ses  ouvrages.  Il  est  donc  doublement  à  regretter  que 
Lindau,  comme  nous  l'avons  vu,  les  mette  au  premier  plan. 
En  i vole  judiciaire,  les  parents  ne  sont  admis  à  témoigner 
qu'avec  une  grande  réserve;  quelquefois  même  on  refuse 
de  les  écouter  pour  ne  pas  les  exposer  à  mentir;  souvenl 
ils  son!  libérés  de  la  prestation  du  serment.  A  plus  forte 
raison,  faut-il  user  (Tune  extrême  prudence  quand  on  ;> 
affaire  à  des  témoignages  de  parents  empressés  de  défendre 
la  mémoire  d'un  cher  défunt  devant  le  tribunal  de  l'his- 
toire. Lindau  a  beau  s'évertuer  à  se  poser  en  juge  impar- 
tial alors  qu'il  écoute  les  témoignages  partiaux  du  frère 
de  Musset  ;  nous  voyons  bien  clairement  qu'il  voit  toute  la 
vie  d'Alfred  de  Musset  <■(  ses  œuvres  à  travers  le  prisme 
de  son  frère  Paul.  Si,  par  moments,  il  s'écarte  des  apprécia- 
tions do  ce  dernier,  c'est  dans  le  but  de  charger  encore 
davantage  George  Sand.  Paul  de  Musset,  comme  nous 
l'avons  vu,  s'évertue  à  diminuer  le  rôle  de  George  Sand 
dans  la  vie  de  son  frère,  et  c'est  dans  ce  but  qu'il  exagère 
les  rôles  de  Mmc  Colet  et  de  Pauline  Garcia,  ceux  de 
Mme  Kalergis,  de  Rachel,  de  la  princesse  holoiojoso  et  celui 
de  la  petite  modiste  qui  a  servi  d'original  à  Bernerette,  «'!<•. 
Lindau  veut  que  son  livre  soit  le  développement  de  ce 
thème  :  <|ue  dans  toute  la  vie  d'Alfred  de  Musset  il  n'y 
eut   qu'un    seul   amoui-,    George  Sand,   et  que  cet   amour. 

après  avoir  empoisonné  sa  vie  par  le  mensonge  et  la  tra- 
hison, l'avait  perdu.  11  termine  son  ouvrage  par  les  mots  : 
«  Eine  an  ifim  ver'ùbtc  Luge  fuit  ihn  zu  ( jrttnde  gerichr 
tet  »  =  «  In  mensonge  qu'on  avait  commis  envers  lui 
L'a  perdu  ».  11  est  donc  évident  qu'en  usant  des  renseigne- 
ments fournis  par  Paul  de  Musset,  Lindau  ne  les  accepte  que 
pour  les  besoins  de  sa  cause,  qu'il  s'efforce  d'atténuer  tous 


GEORGE    SAM) 


les  entraînements  et  1rs  amours  postérieurs  de  Musse!  et 
qu'il  tâche  de  nous  faire  croire  que  Musset,  comme  Ler- 
montow,  «  en  aimanl  ailleurs  n'a  jamais  oublié  le  regard  de 


ses  yeux*  ». 


Nous  laissons  au  lecteur  le  soin  déjuger,  par  son  impres- 
sion personnelle,  lequel  des  deux  biographes  de  Musset 
lui  paraît  avoir  raison  sur  ce  point.  La  seule  chose  ô 
laquelle  nous  attachions  de  l'importance,  c'est  d<-  montrer  à 
quel  degré  le  désir  de  charger  George  Sand  oblige  les  écri- 
vains qui  sont  ordinairement  le  plus  d'accord  entre  eux, 
à  se  contredire  les  uns  les  autres.  Une  autre  observation 
que  nous  axons  encore  à  faire,  c'est  que  Lindau,  en  inter- 
prétant les  actes  el  le  earaelère  de  (  reorge  Sand.  prend  pour 

point  de  départ,  que  c'était  une  nature  raisonneuse,  réflé- 
chie, que  ce  qui  dominait  elle/,  cette  femme,  c'était  la  froi- 
deur (?),  l'incapacité  d'éprouver  un  sentiment  ardent. 
spontané  et  chaleureux  (tout  cela  joint  à  une  «  profonde 
immoralité  »,  caries  biographes  de  Musset  ne  veulent 
pas  parler  autrement  d'elle).  Voilà  qu'à  L'appui  de  cette 
thèse  et,  comme  nous  le  savons,  sans  posséder  sur  cet 
épisode  vénitien  presque  aucune  donnée  positive  puisée 
dans  quelque  œuvre  tant  soit  peu  historique,  Lindau 
recourt  à  un  procédé  fort  risqué,  bien  que  déjà  employé 
avant  cl  après  lui  par  différents  biographes.  11  nous  donne, 
comme  sources,  dos  ouvrages  de  pure  imagination  ou 
mi-autobiographiques,  tels  que  Elle  et  lui.  Lui  ri  Elle, 
Lettres  d'un  voyageur ,  quelques  passages  de  la  Con- 
fession d'un  enfant  du  siècle  et  enfin  Lui  de  Louise 
Golet  (livre  que  tout  le  monde  reconnaît  unanimement 
comme  iiiHigne  de  confiance  à  cause  de  ses  futiles  bavar- 

1  Un  vers  de  Lermontov  . 


GEORGE    SAM)  55 

dages  e1  de  sa  fausseté  bien  avérée).  Il  faut  voir  aussi 
comment  Lindau  procède  dans  ses  citations  :  qu'il  s'agisse, 
par  exemple,  d'une  chose  soi-disani  dite  par  Musset,  il 
L'emprunte  à  un  des  volumes  que  nous  venons  de  citer, 

taudis  que  la  réponse  «  faite  par  George  Sand  »  esi  puisée 
dans  un  autre  ouvrage  et  une  «  nouvelle  réplique  »  de 
lui  dans  un  troisième  livre  l.  Semblable  procédé  esl  le 
comble  de  ce  qu'un  biographe  peu  scrupuleux  peut  se 
permettre;  il  ne  serait  que  trop  facile,  de  cette  manière, 
d'imputer  n'importe  quoi  à  n'importe  qui  !  Mais  si  ce  pro- 
cédé nous  cause  une  surprise  désagréable  en  le  rencon- 
trant une  première  fois  chez  Lindau,  il  nous  froisse  bien 
plus  encore  lorsque  nous  retrouvons  (-(^  mêmes  citations 
arbitraires  empruntées  à  différents  ouvrages  cl  groupées 
de  façon  à  former  un  tout  complet  dans  un  autre  livre, 
celui  de  Frédéric  Niecks2.  11  est  vraiment  étonnant  que  cet 
écrivain  sérieux,  le  meilleur  des  biographes  de  Chopin,  cl 
qui  a  su,  en  général,  se  montrer  consciencieux  envers 
George  Sand,  qui  analyse  .si  bien  les  raisons  pour  les- 
quelles deux  caractères  aussi  dissemblables  (pu-  ceux  de 
George  Sand  et  de  Musset,  ne  pouvaient  se  comprendre 
l'un  l'autre,  et  pourquoi  leur  liaison  dura  assez  peu  de 
temps,   il  est  étonnant,   disons-nous,  (pièce  nT'in.'  .\iecl 


lecKs, 


drs  qu'il  se  met  à  apprécier  les  causes  de  la  fragilité  des 
rapports  entre  George  Sand  et  Chopin,  perde  tout  à  coup 
sa  pénétration  ordinaire  et  se  fasse  sciemment  partial,  mes- 
quin et  chicanier.  En  le  lisant,  nous  nous  heurtons  de 
nouveau  à   di's  contradictions.   A  l'opposé  de  Lindau.  il 


1  Le  lecteur  verra  que  nous  n'avançons  rien  -.ne  pr  uves  s'il  prend  la 
peine  de  lire  ce  <|"''  cite  Lindau  aux  pages  l-"-  157  -•)  surtoul   132 

!  Frédéric  Niecks.  /'< .  Chopin  ah  Mensch  und  Musiker,  ûbers,  \<>ti 
\)<  W.  Langhans.  Leipzig,  Leuckart,  1890. 


56 


«iKORGK     SAM) 


base  toutes  Les  explications  qn'il  donne  du  caractère  de 
►George  Sand  sur  une  phrase  de  Y  Histoire  de  ma  Vie.  d'où 
il  ressort  qu'elle  avait  une  nature  follement  passionnée, 
qu'elle  était  esclave  de  ses  passions,  incapable  de  se 
•dompter,  de  raisonner,  de  remplir  un  devoir,  ne  cédant 
guère  qu'à  l'impulsion  du  moment.  Mais,  dès  qu'il  lui 
incombe  de  prouver  qu'elle  était  une  nature  fausse  el  toute 
de  réflexion  (?),  il  laisse  son  sujet  dan-  l'ombre  et  l'on  voit 
de  nouveau  apparaître,  sur  La  scène,  la  fameuse  page  de 
Lindâu  avec  ses  citations  par  bribes,  et  G<  ad  rede- 

vient une  froide  raisonneuse,  une  vraie  a   Ladv  TartuH 
Dans  le  livre  de  Nieeks,  toutes  ces  citations  ne  viennent 
-que  de  quatrième  main,  mais  cela  n'embarrasse  nullement 
l'auteur.  Cette  manière  de  narrer  Les  faits  nous  pi 
dans   un   étonneinenl    profond.   Ce    procédé   mais  parait 
tout  à  t'ait  antihistorique;  il  n'est  nullement  en  rapport,  du 
reste  nous  aimons  à  le  reconnaître,  avec  la  narration  - 
rement  persuasive  et  sérieuse  de  Nieeks,  qui  s'attache  à  ne 
jamais  citer  un  fait  de  la  \ie  de  Chopin  OU  de   toute  autre 
personne,  sans  L'avoir  d'abord  soigneusement  vérifié.  Mais 
il  s'agissait  de  condamner-  George  Sand,    et...  l'exactitude 
historique,  l'impartialité  sont  oubliées  ! 

Notons  encore  un  autre  trait.  Dans  son  récit  biographique, 
Nieeks  prend  pour  guide  V Histoire  de  ma  Vie  et  la  Corres- 
pondance de  George  Sand  et  semble  donner  créance 
deux  livres.  Mais,  lorsqu'il  s'agit  de  L'excursion  laite  à  Ma- 
jorque avec  Chopin,  Nieeks  n'hésite  pas  à  affirmer  que  les 
lettres  et  les  souvenirs  de  George  Sand  sont  un  tissu  de 
mensonges  et  de  faussetés;  à  chaque  pas,  il  prodigue  des 
remarques  dénuées  de  tout  fondement,  pour  inspirer  au 
leeteur  une  méfiance  complète  de  ce  qu'elle  raconte  (voir 
Nieeks,  t.  II,  p.  42,  44,  47,  48,  49.  83).  En  plusieurs  en- 


GEOHGE    SAM)  57 

droits,  il  se  montre  mesquinement  chicanier  et  partial.  Que 
Chopin  confonde  les  jours  et  les  dates,  les  numéros  d'opus 
de  ses  œuvres  ou  bien  le  chiffre  exact  delà  somme  qu'il  a 
reçue  pour  chacune  deses  œuvres,  cen'esl  là  «  qu'un  oubli  », 
une  a  distraction  compréhensible  ».  Mais  que,  dans  une 
lettre  de  Majorque,  George  Sand  écrive  que  la  douane, 
pour  un  piano  expédié  à  Chopin  à  Palma  de  Mallorca,  ait 
exigé  300  francs,  tandis  que  dans  un  Hiver  à  Majorque, 
—  souvenirs  écrits  de  mémoire  —  la  somme  citée  soiCde 
100  francs,  cette  différence  est  attribuée  à  la  rage  que 
George  Sand  a  de  tout  enjoliver,  de  tout  exagérer.  Nous 
croyons  pouvoir  dire  que,  jusqu'à  Niecks,  aucun  critique, 
si  hostile  qu'il  se  soit  montré  envers  George  Sand,  ne 
l'avait  jamais  soupçonnée  de  cupidité,  u'avait  attaché 
aucune  importance  à  ce  qu'elle  dit  dans  VBistoire,  que 
l'une  des  causes  de  son  départ  pour  Paris,  en  1831,  avait 
été  précisément  le  désir  d'avoir  plus  d'argent  ;  aucun 
d'eux  n'a  prétendu  que  l'argent  seul  eût  été  le  mobile  de 
son  divorce,  que  les  mauvais  traitements  de  son  mari  et  les 
autres  chefs  d'accusation  qu'elle  portait  contre  lui,  n'avaient 
été  invoqués  au  tribunal  que  pour  les  besoins  de  sa  cause. 
Tout  au  contraire,  les  amis  et  les  ennemis  de  George  Sand 
sont  unanimes  à  reconnaître  qu'elle  était  si  peu  économe, 
qu'elle  s'entendait  si  peu  à  faire  d(is  épargnes  et  à  conduire 
ses  affaires,  en  un  mot,  qu'elle  attachait  si  peu  de  prix  au 
vil  métal,  qu'elle  se  laissait  toujours  duper,  jetait  l'argent 

par   les    fenêtres,   donnait  à  droite  et    à  gauche  et  aimait  à 

venir  en  aide  aux  autres  autant  qu'elle  le  pouvait.  C'est 
là  un  l'ail  que  tout  le  monde,  et  elle-même,  reconnaissent  «'I 
que  Niecks  admet  comme  tous  les  autres.  Il  est  donc  bien 
naturel  qu'une  capitaliste  aussi  peu  sérieuse  que  le  fut 
George  Sand.  ail  pu  oublier  le  chiffre  exact  de  la  somme 


58  GEORGE    SAM) 

exigée  par  la  douane  des  îles  Baléares,  Laquelle  douane 
(il  ensuite,  comme  une  vraie  marchande,  rabais  <!<•  la 
moitié  de  ce  qu'elle  avait  demandé.  Il  esl  évidenl  <|ur  ce 
dernier  détail  était  bien  resté  dans  la  mémoire  de  George 
Sand,  qui  n'oubliait  jamais  aucun  fait  typique,  caractéris- 
tique ou  particulier,  avant  trait  à  des  mœurs  ou  à  des  cou- 
tumes locales  ;  tandis  qu'elle  était  absolument  insouciante 
dès  qu'il  était  question  de  chiffres  ou  de  comptabilité.  11 
est  très  naturel  qu'elle  ait  pu  oublier  si  c'était  six  ou 
sept  cents  francs  qu'on  leur  avait  réclamés,  tout  <-n 
se  rappelant  parfaitement,  qu'après  avoir  demandé  cette 
somme,  on  Taxait  réduite  de  moitié.  C'est  même  là,  selon 
nous,  un  trait  bien  caractéristique  pour  une  nature  artiste. 
Nous  comprenons  très  bien  que  les  chiffres  exacts  se 
soient  évaporés  de  sa  mémoire,  mais  nous  sommes  con- 
vaincus que,  si  elle  avait,  comme  tant  d'autres,  gardé 
pendant  des  dizaines  d*annéés  des  factures  déjà  acquittées, 
et  si  elle  les  avait  consultées  avec  intérêt  de  temps  à  autre, 
ce  ne  sont  pas  ces  malheureux  chiffres  de  sept  cents  et  de 
qualre  cents  qu'on  trouverait  dans  un  Hiver  à  Majorque, 
mais  bien  six  cents  et  trois  cents. 

Si  nous  nous  sommes  arrêté  si  longtemps  sur  cette 
mesquine  chicane,  c'était  à  dessein  de  montrer. encore  une 
fois  au  lecteur,  à  quel  point  un  auteur  peut  s'accrocher  à 
tout,  lorsqu'il  veut  prouver  la  fausseté,  le  mensonge  et 
l'incertitude  des  témoignages  de  George  Sand  et  de  ses 
deux  ouvrages  :  un  Hiver  à  Majorque  et  Y  Histoire  de  ma 
Vie.  Quant  à  nous,  nous  le  répétons,  elle  est,  à  nos  yeux, 
une  nature  incontestablement  sincère,  ardente,  spontanée. 
Telle  est  l'opinion  de  tous  ceux  qui  Tout  connue  person- 
nellement. Telle  fut  la  nôtre  lorsque,  après  plusieurs 
années    de   travail,    nous   avons    essayé    de   nous    rendre 


GEORGE    SAM»  59 

compte  de  la  physionomie  totale  de  l'image  qui  s'était 
dressée  devant  nos  yeux  durant  ces  années,  tant  sur  les 
témoignages  de  ses  contemporains  «nie  d'après  ses  œm  res, 
où  la  figure  de  l'auteur  se  dessine,  pour  ainsi  dire,  à  son 
insu,  ou  encore  d'après  les  récits  où  elle  parle  d'elle-même, 
volontairement. 

11  est  temps  de  donner  ici  notre  avis  sur  la  question  que 
nous  avons  déjà  effleurée  en  passant,  à  propos  de  l'ouvrage 
de  Lindau,  à  savoir  :  s'il  est  possible  de  profiter  d'oeuvres 
d'imagination  comme  de  documents  véritablement  histo- 
riques, pour  écrire  sur  un  auteur  un  ouvrage  biographique? 
Il  est  impossible,  selon  nous,  d'accepter,  pour  données 
exactes,  des  faits,  des  traits  et  des  explications  de  phéno- 
mènes quelconques  tirés  d'une  œuvre  de  ce  même  auteur. 
S'il  n'es!  pas  douteux,  en  effet,  que  ce  qu'écrit  Tant. mu-  b 
été  inspiré  par  des  faits  réels,  des  conversations,  (\r>  événe- 
ments auxquels  il  a  pris  part,  il  esl  certain,  aussi,  que  cela 
a  été  soumis  au  travail  de  la  création  —  à  ce  procédé  chi- 
mique qui  tire,  d'éléments  composés,  connus  de  l'auteur  el 
parfois  du  lecteur,  —  une  nouvelle  matière  composite,  pos- 
sédant des  propriétés  toutes  différentes,  des  premiers  ingré- 
dients. Le  célèbre  critique  Brandès,  dans  une  conférence 
qu'il  a  donnée  à  Pétersbourg  en  ISS"  sur  la  Critique  litté- 
raire, conférence  qui  a  paru  plus  tard  dans  le  Messager  de 
fEurope  ' .  nous  raconte  un  t'ait  bien  caractéristique  à  propos 
do-  métamorphoses  extraordinaires  auxquelles  une  pre- 
mière donnée  esl  parfois  soumise  dans  l'âme  de  l'écrivain^ 
où  s'accomplit  le  lent  travail  de  la  transformation.  L'écri- 
vain danois,  bien  connu,  Sôren  Kjerkegaard  étail  fiancé, 
lorsqu'il    se    convainquit    que    son    mariage    no    pouvait 

1  \le$8ager  </<•  l'Europe,  octobre-novembre  1887.   <ju<itr<-  Confért 
trges  Brandès. 


60  GEORGE    SAM) 

s'accomplir;  ne  voulant  pas,  par  son  refus,  causer  trop 
de  chagrin  à  sa  fiancée,  il  prit  la  résolution  de  recourba 
un  «  pieux  subterfuge  ».  Il  se  mil  a  à  la  tourmenter,  à 
l'ennuyer  pour  se  faire  prendre  en  grippe  et  adoucir  par 
là  le  désagrémenl  de  la  rupture.  Il  s'attacha  à  se  montrer 
sous  le  jour  le  plus  désavantageux,  afin  de  passer  aux 
yeux  de  tout  l<i  inonde  pour  un  homme  frivole,  étourdi, 
dans  la  conviction  que  si  tout  le  monde  le  blâmait,  la  jeune 
fille  le  quitterait  plus  facilement.  Non  content  de  cola  il  lit 
tout  son  possible  pour  raffermir  la  jeune  fille  dans  sa  foi 
religieuse,  dans  la  pensée  que  cela  lui  donnerai!  la  force 
de  supporter  son  chagrin  ».  Cel  épisode  servi!  plus  tard 
à  Kjerkegaard  pour  écrire  toute  une  série  d'oeuvres  n'ayant 
rien  de  commun  entre  elles.  Dans  tous  les  ouvrages  de 
Kjerkegaard,  dans  son  Don  Juan,  dans  Antigone,  dans 
Abraham  et  Isaac  on  voi!  constamment  apparaître  le 
même  personnage  favori,  le  même  sujet  :  In  homme 
aimant,  possesseur  d'un  secret  quelconque,  souffrant  de 
voir  ce  secret  ignoré  de  l'être  qu'il  aime,  malheureux 
de  ne  l'avoir  révélé  à  personne,  recourt  à  un  a  pieux 
subterfuge  »  afin  de  ne  pas  porter  un  coup  irréparable  à 
l'être  aimé.  Telle  est  Antigone,  qui  trompe  celui  qu'elle 
aime  et  qui  en  soutire,  telle  est  Elvire  abandonnée  par 
Don  Juan  qui  la  trompe,  telle  est  Abraham  qui  feint  de 
haïr  Isaac,  afin  que  celui-ci  ne  doute  pas  de  la  bonté  de 
Dieu.  Le  fond  du  sujet  est  partout  le  même,  tandis  que 
les  figures,  sous  lesquelles  l'auteur  l'a  successivement 
incarné,  n'ont  rien  de  commun  entre  elles. 

Nous  osons  affirmer  que  ceux  qui  ont  l'habitude  de 
chercher  dans  tout  roman,  nouvelle  ou  drame,  quel  est  le 
personnage  qui  a  servi  de  modèle  pour  celui  de  N.  ou 
de  X,   —  ceux-là  n'ont   aucune   notion  du  travail  de  la 


GEORGE     SAM)  61 

création,  el  ignorent  comment  on  procède  pour  écrire  des 
œuvres  d'art,  aussi  bien  que  le  font  les  écrivains  habitués 
à  faire  de  La  pseudo-création  en  se  bornant  à  copier, 
d'après  nature,  des  figures  et  des  scènes  avec  une  préci- 
sion photographique.  Les  Lecteurs  de  ce  genre  vont  quel- 
quefois plus  loin  encore.  Ils  affirment,  par  exemple,  avoir 
entendu  dire  au  comte  Tolstoï  qu'il  n'a  pu  écrire  la  Sonate 
à  Kreutzer  que  parce  qu'il  avait  éprouvé  lui-même  les 
sentiments  de  Pozdnichew,  et  qu'il  n'aurait  jamais  pu 
créer  le  personnage  de  Natacha  Rostow  s'il  n'avait  con- 
sulté des  demoiselles  de  sa  connaissance  pour  peindre  chacun 
des  traits  de  son  caractère,  et  s'il  n'avait  soumis  à  leur 
jugement  chacune  de  ses  lignes  il  est  enjoint  au  lecteur 
perspicace  de  conclure  que  Tolstoï  a  peint  le  caractère  des- 
dites demoiselles  dans  le  type  de  Natacha  .  Pareils 
lecteurs  ne  restent  muets  que  si  on  leur  demande  :  «  Et 
comment  Tolstoï  a-t-il  donc  fait,  s'il  vous  plaît,  pour 
écrire  son  Histoire  d'un  cheval1  ?  A-t-il  consulté  pour 
cela  des  chevaux  qu'il  connaissait,  ou  bien  a-t-il  éprouvé 
lui-même  les  sensations  que  peut  avoir  un  cheval?  Com- 
ment encore  Shakespeare  a-t-il  pu  écrire  Othello  ou  Hamlet, 
la  scène  des  ombres  dans  Macbeth,  le  monologue  nocturne 
de  Lady  Macbeth,  et  celui  de  Juliette  à  sa  fenêtre?... 
Est-il  possible  que  tout  cela  ait  été  éprouvé  par  sir 
William  .'..  -  M;ii^  ce  serait  la  plus  pitoyable  idée  que  l'on 
pût  se  faire  de  la  création  artistique,  que  cette  opinion 
qu'un  auteur  doit  avoir  «  vécu  <>  tout  ce  qu'il  écrit.  11 
est  bon,  cela  va  sans  dire,  que  l'auteur  vive  de  la  vie  de 


1  Parut  en  français  dans  le  volume    /         ToUtoï,Dtr\  -     velles, 

traduites  par  M      Eléonore  Tsakny.   Paris,   1887,  —  el   dernièrement 
dans  la  Remèdes  Revues,  traduite  pai  MM.  Léoo  Golschman  el  I 
Jaubert. 


62  GEORGE    SAM) 

ses  héros,  qu'il  soit  pénétré  de  leurs  pensées  et  de  louis 
sentiments;  les  pages  «  vécues  »  se  distinguent  toujours 
par  un  éclat,  une  force  tellement  particulière  el  saisissante 
que  nous  axons  un  terme  spécial  pour  le  définir  :  «  Ces! 
pénétré  d'un  sentiment  subjectif,  dit-on,  d'une  chaleur 
subjective  ».  Néanmoins,  il  ne  faul  jamais  perdre  de  vue 
que  toute  page  d'une  chaleur  subjective  a  dû,  nécessaire- 
ment, passer  par  le  creuse!  qui  se  nomme  l;i  création,  el 
subir,  chez  l'écrivain,  l'action  du  travail  plus  ou  moins 
ardu.  George  Sand  a  maintes  fois  répété  elle-même, 
qu'on  ne  pouvait  se  borner  à  copier  servilement  l;i 
vérité  de  l'existence  quotidienne  si  l'on  voulait  atteindre 
la  vérité  artistique.  En  racontant,  par  exemple,  dans  le 
chapitre  \v  de  YHistoire  de  nia  vie  comment  le  célèbre 
prélat  de  Beaumont  —  son  oncle  —  lui  avait  servi  pour 
nous  dépeindre  le  chanoine  si  typique  et  si  plein  de 
caractère,  de  Conswh,  qui  ne  ressemble  en  rien  ô  son 
prototype,  George  Sand  nous  démontre  clairement  qu'un 
personnage  de  roman,  pour  être  bien  caractérisé  et 
typique,  ne  doit  point  ressembler  à  une  seule  personne, 
réellement  existante,  mais  à  un  grand  nombre  de  person- 
nages, que  jamais  un  portrait  copié  directement  sur 
nature  ne  sera  artistiquement  vrai,  mais  sera  au  contraire, 
incompréhensible  comme  type,  plein  de  contradictions  et 
de  petits  détails  confus.  Elle  répète  la  même  chose  dans 
le  dernier  volume  de  Y  Histoire  de  ma  Vie  à  propos  de  la 
ressemblance  du  prince  Carol,  de  Lucrezia  Floriani,  avec 
Chopin.  Une  faut  pas  chercher  la  vérité  de  la  vie  réelle, 
là  où  la  vérité  artistique  doit  faire  loi.  Il  ne  faut  pas  vouloir 
retrouver  des  traits  et  des  personnages  réels  dans  les 
créations  de  Fart.  «  Il  serait  vraiment  trop  facile  de  faire  la 
biographie  d'un  romancier  en   transportant  les  fictions  de 


GEORGE    S AND  G3 

ses  contes  dans  la  réalité  de  son  existence.  Les  frais  d'imagi- 
nation ne  seraient  pas  grands1.  »  Nous  retrouvons  la  même 
pensée  ei  à  maintes  reprises,  chez  Tourguéniew,  dans 
Souvenirs  ei  ses  lettres  à  propos  do*  Pères  et  Enfants  ei 
de  A  la  Vrille.  Si  Ton  mei  en  parallèle  les  opinions  de 
George  Sand  ei  de  Tourguéniew  avec  l'épisode  de  l'his- 
toire de  Kjerkegaard  mentionné  plus  haut,  nous  sommes 
bien  près  de  résoudre  ce  dilemme  :  Pourquoi,  d'une 
part,  dans  1rs  œuvres  les  plus  objective*  de  la  littérature, 
se  cache-t-il un  motif  invisible,  subjectif  et  vécu,  et  pour- 
quoi, d'autre  part,  ne  faut-il  profiter  qu'avec  une 
extrhne  prudence  de  V œuvre  d'un  écrivain,  comme 
matière  pour  écrire  sa  biographie  ?  Ces!  là,  cependant,  un 
usage  fort  répandu  de  nos  joui-sot,  nous  le  répétons,  c'est  là 
un  procédé  fort  risqué.  Plus  un  homme  a  de  talent,  plus  Ha 
le don.de  transformer  la  réalité  en  fiction  poétique,  ei  plus  il 
esl  Facile  au  biographe  de  tomber  dans  l'erreur.  Ce  que 
nous  disons  s'applique  aux  productions  de  la  littérature 
d'imagination  non  moins  qu'aux  mémoires,  aux  souvenirs 
et  aux  récits  écrits  après  coup. 

11   y  a  certainement    de  bien    grandes    réserves  à   éta- 
blir à  ce  sujet.  Il  est  évidenl  qu'en  lisant  les  Mémoires  de 

Glinka*,  le   lecteur  a   le  sentiment   (pie  tout   cela  esl    vrai, 

que  toutes  les  choses  sont  effectivement  arrivées  comme 

rauleur-  le  dit. 

Mais  combien  chacun  de  nous  n'a-t-il   pas  lu,  en  sa  vie, 

de  «Mémoires  •>  et  de  ..  Souvenirs   »  où  chaque  ligne  pro- 
voque h'  scepticisme  ! 
Il  est  indubitable  (pie  les  choses  vraies  ne  passeront  pas 

1  Histoire  de  ma  I  "',  t-  1.  ch.  iw. 

'Michel  Glinka,    le    plus   grand    des    composil  ara    russes,    Dé  le 
l*  juin  1804,  mort  «mi  1857,  auteur  de  la  '  ie  \><>nv  /»■  Tsar  el  de  Rousslan. 


6i  GEORGE     sa.NI) 

inaperçues  même  dans  des  souvenirs  de  ce  genre  et  que  le 
mensonge  ne  trompera  personne.  Mais  la  question  se  com- 
plique étrangement  s'il  s'agit  de  souvenirs  rédigés  par  un 
écrivain  de  talent,  surtout  si  ces  souvenirs  a'ont  pas  seu- 
lement trait  aux  personnages  connus  par  l'auteur  et  aux 
événements  dont  il  fui  témoin,  mais  encore  aux  événements 
et  aux  actes  de  sa  propre  vie.  Il  arrive  alors  que  L'homme 
le  plus  véridique  omet,  çà  ei  là,  certaines  choses,  laisse 
certaines  lacunes,  ou  éclaire  certains  faits  à  sa  guise.  11  ae 
peut  y  avoir  d'exceptions  sous  ce  rapport,  et  plus  un  auteur 
a  de  génie,  plus  il  est  difficile  de  démêler  de  la  vérité  toute 
nue  les  enjolivements  dont  il  l'orne,  ces  enjolivements  affec- 
tassent-ils même  le  cynisme  de  Jean-Jacques  ou  la  simplicité 
exagérée  d'un  grand  écrivain  moderne  pus  si  ce  qui 

explique  notre  peu  de  foi  en  des  a  Mémoires  o  écrits  avec 
talent;  nous  ne  croyons  volontiers  qu'aux  notes  authen- 
tiques, prises  au  jour  le  jour.  (Nous  partageons  donc  théo- 
riquement l'avis  de  Niécks,  mais  le  lecteur  verra  plus  loin 
que  nous  différons  de  lui  dans  L'application  de  sa  théorie.) 
Nous  accordons  encore  plus  de  foi  aux  simples  Lettres  pri- 
vées, —  naturellement,  non  à  celles  qu'écrivent  des  hommes 
plus  ou  moins  éminents  qui  savent  d'avance  qu'elles  paraî- 
tront un  jour  dans  l'Antiquité  russe  ou  dans  la  Revue  des 
deux  Mondes  et  qui  les  écrivent  en  vue  de  la  postérité, — 
mais  à  de  simples  et  modestes  lettres  privées.  En  confron- 
tant ces  simples  lettres,  écrites  à  différentes  personnes, 
on  se  fait  d'une  personnalité  donnée  une  idée  bien  plus 
exacte  que  celle  qu'on  «  tire  »  d'œuvres  et  de  notices 
purement  artistiques  ou  de  souvenirs  destinés  à  la  publicité. 
Pour  bien  comprendre  à  quel  point  des  lettres  peinent 
servir  à  faire  apprécier  à  sa  juste  valeur  une  personnalité 
historique,  il  suffît  de  rappeler  le  revirement  dans  l'opinion 


GEORGE    SAM)  65- 

publique  que  produisit  la  publication  de  La  correspondance 
de  Pouchkine.  Que  de  gens  se  sont  réconciliés  avec  notre 
grand  poète,  combien  ont  compris  V homme  après  la  lecture 
du  volume  de  ses  Lettres  !  Que  d'accusations  contre  lui  sont 
tombées  après  L'apparition  de  celles  qu'il  écrivil  à  sa 
femme  et  à  d'autres  personnes,  Lettres  remplies  d'une  amer- 
tume concentrée  et  d'une  profonde  douleur  dissimulée,  con- 
séquence du  joug  qui  pesai!  alors  sur  sa  vie,"  tandis  que 
jusqu'à  Leur  publication,  La  plupart  des  Lecteurs  prétendaient 
que  Pouchkine  raffolai!  des  grandeurs,  qu'il  aspirait  à  par- 
venir, et  que,  comme  Goethe,  «  il  n'était  et  ne  voulait  être 
qu'un  courtisan  ».  Ces  lettres  firent  découvrir  en  lui  un 
homme  éclairé,  un  fi  esprit  viril  »  [expression  deTourguéniew 
à  propos  de  cette  correspondance-  '  et  celte  opinion  fui  par- 
par  ceux-là  même  qui  l'avaient  hautement  traité  de 
o  renégat  »  et  de  «  rétrograde  ».  Mon  Dieu,  mais  c'était 
un  génie,  conscient  de  Lui-même,  s'efforçant  de  se  sous- 
traire à  la  perdition  pour  ne  pas  étouffer  et  ne  pas  partager 
Le  sort  de  Poléjaïew  el  de  Ghewtchenko  *  !  S'il  n'avait  pas 
eu  en  Lui  cette  force  intérieure  comme  sauvegarde,  ce  n'est 
pas  en  L837,  mais  en  L826  qu'il  serait  mort,  et  peut-être 
même  plus  têt,  étouffé,  écrasé  par  Les  circonstances,  par 
venin  de  La  calomnie  <>.  par  Les  amis,  par  Les  <wiu>- 
mis,  par  tous  et  par  tout  ! 

Qu'on  nous  pardonne  si  nous  nous  écartons  en  appa- 
rence de  notre  sujet  ;  non-  ne  Le  faisons  que  pour  con- 
damner encore  une  fois  ceux  qui  s'opposent  à  La  publica- 
tion des  Lettres  de  qui  que  ce  soit,  et  non-  citerons  à  cette 

tmplè le  des  œuvres  de  Tourgw  -   int-Pétersb 

K.  l.  .  Préface  aux  nouvelles  lettres  de  Pouchkine  à  sa  femn 
i>  ai  poètes  puss  s,  qui  ayant  attiré   sur   eux    la   désapprobation 
licolas  1   .  fui  iii  condamn  u  dans  Tannée. comme  simples 

troup 


C6  GEORGE     S AND 

occasion  les  paroles  de  Tourgueniew  :  «  Quand  il  s  agit  de 
dégager  la  physionomie  morale  d'un  ko mn le  comme 
Pouchkine,  l'histoire  entre  dans  ses  droits  et  le  temps  voile 
d'un  manteau  de  respect  tout  te  qui  aurait  pu  sembler 
autrefois  trop  intime^  ou  touchant  de  trop  près  à  des 
hommes  privés.  » 

Ainsi  de  pareils  documents  contemporains  sur  telle  per- 
sonnalité donnée  sonl  éminemment  importants  par  leur 
authenticité,  leur  véracité.  Les  Mémoires  mil  aussi  indu- 
bitablement leur  importance,  pourtant  le  biographe  doit  faire 
un  choix  très  délicat  cuire  les  choses  se  rapportant  à 
l'époque  même  et  celles  qui  ont  été  postérieurement  ajou- 
tées ou  altérées  par  l'auteur,  dont  les  idées  générales  ont 
varié  d'une  époque  à  l'autre.  Mais,  Lorsque  des  Mémoires 
ou  l'histoire  (l'une  vie  sent  écrits  dans  le  hnl  de  préconiser 
une  idée,  comme  les  Mémoires  de  tlmpératrice  Catherine 
ou  Y  Histoire  de  nia  Vie,  alors  tous  les  événements  ne  sont 
plus  considérés  comme  accidentels;  ils  forment  dès  lors  un 
ensemble  indissoluble.  Remarquons,  à  ce  propos,  que  par 
endroits,  grâce  à  la  manière  intelligente,  géniale  même,  de 
tourner  autour  de  certains  épisodes  en  présentant  avecadi 
et  très  simplement  des  choses  nullement  simples  au  fond, 
YHistoire  de  ma  Vie  nous  rappelle  (Tune  manière  frap- 
pante l'admirable  autobiographie  de  l'auguste  amie  des 
encyclopédistes.  La  première  des  œuvres  avait  peur  lui! 
d'expliquer  et  de  justifier  les  événements  ;  la  seconde,  de 
peindre,  sous  forme  de  lïl  ininterrompu  le  développement 
d'un  esprit,  dont  la  vie  extérieure  s'est  écoulée  au  milieu 
des  événements  les  plus  extraordinaires.  Dans  Tune  comme 
dans  l'autre  histoire,  on  se  heurte  à  bien  des  explications 
forcées,  mais  dans  les  deux  ouvrages,  l'idée  générale, 
comme  les  traits  principaux,  sont  conformes  à  la  vérité.  11 


GEORGE     SANL)  C7 

n'était  pas  au  pouvoir  des  deux  auteurs  de  supprimer 
beaucoup  d'événements  de  leur  vie;  mais  ils  ont  fait  tout  ce 
qu'ils  pouvaient  ei  devaient  faire  comme  femmes,  car 
deux  esprits  de  génie  ne  pouvaient  pas,  ne  devaient  pas 
oublier,  qu'elles  étaient  pourtanl  femmes  ;  soumises  à  la 
modestie  féminine,  elles  ont  gardé  un  silence  discret  sur 
certaines  choses  et  c'est  pour  elles  un  mérite  de  l'avoir 
fait  ;  elles  ont  (lune  droil  à  notre  entière  approbation.  Cette 
manière  d'écrire  entraîne  naturellement  quelques  hésit  t- 
tions,  quelques  inexactitudes  dans  la  thèse.  Des  détails 
importants  apparaissent  comme  insignifiants,  des  faits 
minimes  revêtent  un  caractère  de  grandeur,  les  choses 
vagues  ou  obscures  s'éclairent,  grâce  à  la  lumière  éblouis- 
sante projetée  par  un  esprit  brillant  ou  par  le  voisinage  d'un 
fait  éclatant,  le  criard  et  !•'  tranchant  s'estompent  dans 
l'ombre  des  observations  générales,  spirituellement  inco- 
lores, ou  (Tune  profondeur  obscure  à  dessein.  On  esi  forcé 
de  lire  entre  les  Lignes,  mais  l'ensemble,  surtout  dans 
['Histoire  de  ma  Vie,  est  tout  à  fait  conforme  à  l'idée 
générale.  Aussi  faut-il,  si  nous  voulons  dégager  la  vérité 
de  ces  deux  géniales  autobiographies,  rejeter  les  détails 
sans  importance  et  nous  contenter  de  suivre  !«'  développe- 
ment de  l'idée  générale,  dans  l<i  premier  comme  dans  le 
second  ouvrage.  Nous  nous  trouverons,  par  là,  sûrement 
sur  l;i  bonne  voie  et  nous  n'aurons  pas  à  craindre  de  nous 
égarer  dans  la  brume  des  obscurités,  ni  dans  la  noire 
forêl  des  contradictions, 

l);in^  ce  livre,  qui  parait  après  d'innombrables  biogra- 
phies, d'ouvrages  el  d'articles  critiques  sur  George 
Sand,  nous  ne  ih»u^  permettrons  nullement,  répétons-le, 
de  redire  l<>ui  ce  <|u«'  nous  raconte  {'Histoire  de  ma  Vie, 
car  nous  ne  La  considérons  pas  comme  un  «  document   >. 


68  GEORGE    SAM) 

D'un  autre  côté,  nous  n'avons  pas  non  plus  la  prétention  de 
ne  faire  connaître  que  des  faits  entièrement  nouveaux, 
ignorés  de  tous,  de  ne  publier  que  des  documents  inédits. 
Nous  nous  proposons  de  donner,  d'une  pari .  une  biographie 
vraiment  historique  de  George  Sand,  c'est-à-dire  L'histoire 
de  sa  vie  el  de  ses  œm  res,  basée  sur  des  documents  el  des 
faits  exacts  et  neufs  ;  d'autre  pari .  de  signaler  el  <l<-  réfuter, 
ne  fût-ce  que  Les  plus  importantes  des  innombrables  erreurs 
et  altérations  préméditées  que  L'on  rencontre  dans  les  diffé- 
rents ouvrages  sur  George  Sand.  Enfin,  nous  tâcherons  de 
donner  un  aperçu  critique  de  ses  œ\i\  res,  tant  de  celles  que 
tout  Le  monde  ;i  Lues  que  de  celles  qui  sont  peu  ou  ne  sont 
point  connues.  Hâtons-nous  d'ajouter  et  de  répéter  qu< 

1°  Pour  tout  ce  qui  concerne  les  personnes  <|ui  ont, 
d'une  manière  ou  d'une  autre,  approché*  reorge  Sand,  nous 
avons  tâché  de  puiser  nos  renseignements  dans  Les  bio 
phies  qui  Leur  sent  favorables.  Tout  en  péchant  souvent, 
il  est  vrai,  contre  la  véracité  des  détails  et  des  couleurs 
sous  Lesquelles  elles  nous  représentent  George  Sand  elle- 
même,  ces  biographies  nous  dépeignent  bien  plus  véridi- 
quement les  personnes  auxquelles  elles  sont  coosaci 
La  sympathie  n'est  pas  toujours  aveugle,  elle  contribue 
souvent,  au  contraire,  à  ne  pas  faire  perdre  de  vue  au  bio- 
graphe le  moindre  petit  trait,  tandis  (pie,  si  L'auteur  avance 
quelque  ehose  pour  condamner  ou  faire  remarquer  Les 
défauts  de  son  héros,  nous  pouvons  sans  crainte  nous 
fiei*  à  son  opinion  ;  semblable  auteur  peut  pécher  par  fai- 
blesse ou  par  indulgence,  mais  il  n'ira  certainement  pas 
jusqu'au  mensonge,  à  la  calomnie,  et  ne  travestira  pas  la 
moindre  peccadille  en  un  crime  impardonnable.  C'est  le 
système  que  nous  nous  sommes  efforcé  de  suivre  dans  tout 
-notre  travail,  c'est-à-dire  de  ne  juger  les  personnes  qui 


GEORGE     SAM) 


jouèrent  un  rôle  plus  ou  moins  important  dans  la  vie  de 
George  Sand  que  d'après  les  témoignages  des  écrivains 
qui  leur  sont  sympathiques.  C'est  le  seul  moyen  de  nous 
rapprocher  de  la  vérité,  s'il  ue  nous  esi  pas  donné  d'y 
atteindre.  Il  va  sans  dire  que  les  assertions  d'un  biographe 
perdent  à  nos  yeux  toute  valeur,  lorsque  ses  sympathies 
pour  telle  ou  telle  personne  le  conduisent  jusqu'à  la  par- 
tialité ou  au  manque  de  conscience  en  le  portant  à  calom- 
nier George  Sand. 

2'  Nous  regardons  comme  procédé  suranné  et  hypocrite, 
nuisible  à  George  Sand  elle-même,  1.'  silence  que  gardent 
ses  biographes  sur  certains  faits  et  même  sur  des  époques 
entières  de  sa  \  ie. 

3  Nous  ne  pouvons  considérer  les  œuvres  d'imagination, 
même  celles  qui  contiennent  des  faits  pris  sur  nature, 
comme  des  documents  vraiment  historiques  :  nous  les  cite- 
rons  parfois  et  nous  n'y  ferons  allusion  qu'en  qualité  de  do- 
cum<  nts  |>-\  chologiques servant  d'illustrations  à  notre  récit. 

I  VHistoire  'If  ma  Vie  nous  paraît  insuffisante  el  peu 
exacte  pour  les  données  chronologiques  H  précises  de  la 
\  ie  de  (  reorge  Sand. 

Nous  divisons  1<"-  sources  auxquelles  nous  avons  puisé 
pendant  notre  travail  de  di\  ans,  en  l^><  uments  proprement 
dit-  et  en  Sources  littéraires  et  bibliographiques. 


70  GEORGE    SAM) 


DOCUMENTS 


I.  —  Lettres  imprimées  de  George  Sand  : 

1 .  Les  six  volâmes  de  la  Correspondance. 

2.  Lettres  à  différentes  personnes  qui,  avant  d'avoir  été 
insérées  dans  cette  Correspondance ,<>nt  d'abord  paru  —  sans 
changements,  ni  suppressions  faites  lors  de  leur  publication 
en  volumes  —  dans  la  Revue  de*  deux  Mondes  tes  I  el  15  jan- 
vier 1881  (36  lettres)  et  dans  la  Nouvelle  Revue  de  1881 
(15  lettres). 

3.  Lettres  à  la  comtesse  d'Agoull  <'l  à  Liszt,  imprimées 
également  dans  la  Nouvelle  Revue  de  1881  (18  lettr< 

4.  Lettres  à  la  famille  Saintc-Agnan,  publiées  dans  la 
Revue  Encyclopédique  de  1893. 

5.  Lettres  aux  de  Villeneuve,  parues  pour  la  première 
fois  dans  le  Figaro  des  16  et  23  janvier  cl  .lu  18  septem- 
bre 1881,  et  dans  le  Voltaire,  du  8  mai  1882. 

6.  Deux  lettres  à  Sainte-Beuve,  publiées  par  Charles  de 
Loménie  dans  la  Nouvelle  Revue  de  18',»;'). 

7.  Lettres  à  Sainte-Beuve,  imprimées  en  partie  dans 
Portraits  contemporains  (vol.  I),  puis  encore  parues  dans 
la  Revice  de  Paris  de  1896,  et  dans  le  volume  des  Lettres  à  de 
Musset  et  Sainte-Beuve,  édité  par  Lévy  en  1897.  avec  pré- 
face de  M.  Rocheblave. 

8.  Lettres  à  Alfred  de  Musset  qui  ont  aussi  paru  pour  la 
première  fois  dans  la  Revue  de  Paris  de  1896,  avec  des  notes 
d'Emile  Aucante,  ainsi  que  les  lettres  et  les  fragments  de 
lettres  à  Musset,  publiés  par  Mme  Arvède  Barine,  le  vicomte 
de  Spoelberch,  MM.  Marié  ton,  Rocheblave,  et  autres. 

9.  Lettres  à  Emile  Regnault,  publiées  par  Henri  Amie  (frag- 
ments) dans  son  article  «  Défense  de  George  Sand  »  (le 
Figaro,  2  novembre  1896). 


GEORGE    SAND  71 

10.  Lettres  à  l'abbé  Rochet  parues  dans  la  Gironde  litté- 
raire du  25  novembre  1883,  dans  les  Nouvelles  de  l'Intermé- 
diaire de  \Woelfans\n  Nouvelle  Revue  du  lo  novembre  1896 
au  lo  janvier  1897  (cinq  numéros.) 

11.  Lettres  à  Michel  de  Bourges  parues  sous  le  titre  de 
Lettres  de  femme  avec  des  dates  arbitraires  et  des  noms 
changés,  dans  hi  Revue  illustrée  de  1890-1891.  'L'authenticité 
de  ces  lettres  est  indubitable  ;  nous  en  parlerons  en  son  lieu.) 

12.  Quatre  lettres  à  Liszt  publiées  par  Mme  La-Mara  dans 
le  volume  des  Briefe  hervorragender  Zeitgenossen  an  Franz 
Liszt. 

13.  Dix  lettres  à  M.  Dudevant  publiées  par  le  vicomte  de 
Spoelberch  de  Lovenjoul  dans  le  Cosmopolis  de  1896,  et 
réimprimées  dans  son  livre  :  la  Véritable  histoire  de  «  Elle 
et  L  u  i  » . 

1  i .  Lettres  au  Dr  Pagello  imprimées  par  le  Dr  Cabanes  dans 
la  Revue  hebdomadaire  de  1896,  et  par  M.  Rafaello  Barbiera 
dans  Y Illustrazwne  Italiana  de  1881. 

15.  D'innombrables  lettres  à  diverses  personnes  et  publiées 
jusqu'à  ce  jour  dans  différentes  revues,  journaux,  mono- 
graphies et  biographies. 

La  plupart  de  ces  monographies  et  biographies  sont  indi- 
quées dans  la  liste  bibliographique  à  la  fin  du  livre. 

II.  —  Lettres  à  (George  Sand  ou  à  des  tiers,  mais  se  rappor- 
tant à  George  Sand.  Par  exemple  :  les  lettres  de  Flaubert,  de 
Musset,  Sainte-Beuve,  Lamennais,  Delacroix.  Chopin,  Auré- 
lien  «le  Sèze,  Barbes,  Liszt,  la  comtesse  d'Agoult,  Heine, 
des  deux  Dumas,  Tourguéniew,  Victor  Hugo,  Tattet,  M"'c  de 

Musset,  Pagello.  ele. 

III. —  1.  Lc>  notes  journalières  (non  les  Mémoires  écrits 
après  coup),  comme  le  journal  de  Delacroix,  celui  de  Pagello, 
des  Goncourl  el  d'autres. 

-2.  Pages  de  journal  de  George  Sand  elle-même  :  les  unes, 
tirées  de  celui  qui  est  de  date  antérieure,  son!  reproduites 
dans  Y  Histoire  de  ma  K*e,  lés  autres,  écrites  pour  Mussel  en 
1834-35  onl   paru  par  fragments  dans  les  livres  d'Arvède 


72  G-EORGE    S  AND 

Barine,  de  MM.  de  Spoelberch.  Marié  ton,  et  dans  la  préface 
de  M.  Rocheblave  aux  lettres  de  G.  Sand  à  Musset  (édit. 
JLévy). 


B 

I.  —  Lettres  inédites,  ainsi  que  celles  qui.  jusqu'à  pré- 
sent, ont  été  imprimées  avec  des  passages  supprimés  ou 
tronqués  : 

1.  93  lettres  d'Aurore  Du  devant  ù.  son  mari  (3  billets 
•écrits  avant  le  mariage,  §  lettres  de  1824,  .">  de  1825,  2  de 
1826,  10  de  1827,  7  de  1828,  10  de  1820.  17  de  1830,  17  de 
1831,  7  de  1832,  4  de  1833  ei  6  de  1834).  Dix  de  ces  lettres 
ont  été  publiées  par  M.  de  Spoelberch  dans  le  Cosmopolisde 
1896.  (Voir  plus  haut.) 

2.  Lettres  d'Aurore  Dudevaul  à  sa  mèreel  celles  de  Sophie- 
Antoinette  à  sa  fille  et  à  son  beau-fils. 

3.  Lettres  d'IIippolyte  Châtiron  à  sa  sœur  el  à  son  beau- 
frère,  et  d'Aurore  à  son  frère. 

4.  La  correspondance  entre  Zoé  Leroy.  Aurore  Dudevant 
et  Aurélien  de  Sèze. 

5.  Lettres  inédites  d'Aurore  à  M.  Caron,  cl  lettres  de  Dude- 
vant et  de  Ghatiron  à  ce  même  Caron. 

6.  Lettres  inédites  de  George  Sand,  —  ou  imprimées  jus- 
qu'ici avec  des  passades  supprimés  ou  tronqués,  — à  son  fils 
Maurice,  à  Duvernet,  Boucoiran,  Dutheil,  Papet,  Guéroult, 
Rollinat,  Dumas,  Leroux,  Louis  Blanc.  Grzymala,  Félicie 
Sandeau,  etc.,  etc. 

7.  Suite  et  fin  de  la  correspondance  avec  Michel  de 
Bourges,  qui  n'a  pas  paru  dans  la  Bévue  illustrée. 

8.  Lettres  inédites  à  George  Sand  par  divers  :  Mlles  Emilie 
Wismes,  Jane,  Aimée  et  Chérie  Bazouin;  Mlle  Crombach, 
Mme  d'Agoult,  MMmes  Pauline  Viardot,  Arnould  Plessy  : 
MM.  F.  Rollinat  et  la  famille  Rollinat,  Néraud,  de  Latouche, 
de  Sèze,  les  frères  Leroux,  Em.  Arago,  Geof.-Saint-Ililaire, 
Meyerbeer,  Chopin,  Liszt,  Dessauer,  Muller-Strubing,  Charles 
Marchai,  Bakounine,  Magu,  Gilland,  Perdiguier,  etc.,  etc. 


GEORGE    SAM)  i3 

9.  Lettres  de  If.  Dudevant  et  d'Aurore  Dudevant  à  leurs 
avocats,  lors  de  leur  procès,  tous  les  documents  concernant 
ce  procès  et  les  lettres  de  Dudevant  à  Ilippolyte  Chatiron, 
s'y  rapportant. 

10.  Lettres  à  Marie  Dorval. 

11.  Journal  complet  envoyé  en  1835  à  Musset  et  dont 
M,ne  Jaubert  et  sa  fille  avaient  pris  une  copie  (comme  l'af- 
firme Paul  de  Musset). Voir  les  chapitres  vm  et  ix  de  ce  livre. 

12.  Lettres  de  Dudevant  à  sa  femme. 

II. — Toutes  sortes  de  documents  inédits,  billets,  notes, 
lettres,  se  trouvant  dans  des  archives  privées. 

III.  —  Calepins,  cahiers  et  journal  intime  de  G.  Sand,  de 
1817  à  1876. 


SOURCES  LITTÉRAIRES  ET  BIBLIOGRAPHIQUES 

I.  —  Ouvrages  et  mélanges  autobiographiques  et  demi- 
autobiographiques  de  (j«'urge  Sand  : 

Un  voyage  en  Auvergne  ; 

Lettres  d'un  voyageur  ; 

Histoire  de  ma  Vie  ; 

Nouvelles  lettres  <fun  voyageur; 

Journal  d'un  voyageur  pendant  la  guerre; 

Souvenirs  de   l<sï<s  ; 

La  blonde  Phœbé; 

Mon  grand  oncle  ; 

La  nuit  d'hiver; 

Fragment  d'un  roman  qui  n'a  pas  été  fait  ; 

Impressions  et  souvenirs  ; 

Promenades  autour  d'un  village. 

IL  —  Mémoires  el  Souvenirs  par  divers. 


Vk  GEORGE    SAM) 

III.  —  Monographies,  biographies,  cours  de  littérature, 
articles  de  journaux,  encyclopédies,  dictionnaires,  notes  et 
notices  les  plus  courtes  se  rapportant  à  George  Sand,  à  son 
époque,  ou  à  ses  contemporains. 

IV.  — Œuvres  d'imagination,  vers,  nouvelles,  romans,  etc., 

contenant  des  données  biographiques  ou  autobiographiques, 
et  fréquemment  cités  comme  «  sources  a  pour  l'histoire  de 
George  Sand. 

Nous  nous  sommes  déjà  prononcés  là-dessus  :  ces  préten- 
dues sources  ne  peuvent  guère  servir  que  d'illustrations  à 
L'histoire  véritable. 

V.  —  Œuvres  complètes  de  George  Sand. 

Enfin,  nous  avons  pu  proflter  des  indications  et  des  ren- 
seignements  oraux  donnés  par  des  parents,   des  amis  el 

des  contemporains  de  George  Sand. 


Résumons-nous  :  dans  noire  travail,  nous  tâcherons  de  ne 
point  nous  éloigner  des  faits  vérifiés  sur  documents,  nous  ne 
nous  engagerons  pas  dans  des  hypothèses,  nous  ne  suivrons 
point  notre  imagination  là  ou  les  Faits  positifs  font  défaut, 
nous  tâcherons  en  général  d'être  strictement  historique, 
et  enfin,  nous  nous  souviendrons  de  ceque  Pouchkine  a  «lit 
à  propos  de  Voltaire  :  «  Tout  nous  est  précieux  d'un  grand 
homme,  même  le  mémoire  de  son  tailleur.  » 


CHAPITRE   II 

Ancêtres  et  parents  de  George  Sand.  —  Aurore  Dupi'n  considérée 
sous  le  point  de  vue  de  ses  traits  héréditaires. 


George  Sand  naquit  à  Paris  le  1er  juillet  1804,  dans  la 
maison  portant  le  D°  18  de  la  rue  Meslay.  Tous  ses  bio- 
graphes indiquent  pourtant,  presque  unanimement,  le  5  juillet 
comme  date  de  sa  naissance.  George  Sand  elle-même  étaii 
restée  longtemps  dans  l'erreur  à  ce  sujet.  Elle  croyait  être 
née  le  5  juillet,  jour  qu'elle  fêta  toute  sa  vi<\  et  ce  ne  fut 
que  peu  d'années  avant  sa  mort  qu'elle  apprit  la  vraie 
date  Tour  ne  rien  déranger  aux  vieilles  habitudes  de 
famille,  elle  continua  de  célébrer  le  •">  son  anniversaire  de 
naissance.  Aux  pages  il!),  72,  7i  et  77  (ch.  vm  du 
tome  II  de  Y  Histoire  de  ma  Vie\  édit.  I/\\  .  George 
Sand  place  sa  naissance  au  b  juillet  1804  M>  messidor 
an  XII  de  la  République,  an  I  de  l'Empire  .  mais  à  la 
page  si  du  même  livre,  <'11<-  donne  déjà  la  date  exacte  du 
1 2  messidor  Ier juillet  .  Elle  raconte,  dans  le  mêm  !  ouvrage, 
que  plusieurs  de  ses  parents  croyaient  qu'elle  avait  été  ins- 
crite dans  1<-  registre  de  la  mairie  au  lieu  d'une  sœur  ou 
d'un  frère  à  elle,  mort  tout  enfant,  tandis  qu'elle-même 
serait  née  en  ltf()2.  Ci'  n'est  qu'en  1847,  lorsqu'elle  était 
«•H  train  de  ranger  certains  papiers  de  famille,  qu'elle  décou- 

1  Chaque  lui-  que  non-  citerons  cel  ouvrage,  qous  bous  reporterons 
•i  l'édition  <!«•  Calmann  Lévy,  parue  en  I  volumes  en  is 


76  GEORGE    SAM) 

vrit  qu'elle  était  bien  elle-même,  et  non  l'usurpatrice  invo- 
lontaire de  L'étal  civil  d'une  autre.  Voici  ce  document 
authentique  qui  ne  permet  aucun  doute  sur  son  jour  de 
naissance.  A  la  sacristie  de  l'église  de  Saint-Nicolas  des 
Champs,  on  trouve  ce  qui  suit  dans  l'un  des  registi 

«  L'an  mil  huit  cent  quatre,  le  2  juillet,  a  été  baptisée 
Amandine-Aurore-Lucie,  fille  légitime  de  Maurice-François 
Du|)iu,  cl  de  Antoinette-Sophie-Victoire  de  la  Borde,  rue 
Meslée,  n"  15. 

«  Parrain  a  été  Armand-Jean-Louis  Maréchal.  Marraine  a 
été  Marie-Lucie  de  la  Borde,  tante  de  L'enfant  '.  » 

George  Sand  dit  dans  VHistoire  de  ma  Vit  que  sa  venue 
au  monde  ne  coûta  presque  aucune  souffrance  à  sa  mère. 

Parée,  ce  jour-là,  à  l'occasion  d'une  fête  de  Famille, 
Sophie-Antoinette  dansait  joyeusement  aux  sons  du  violon 
du  jeune  Dupin,  dans  un  cercle  d'amis  intimes.  Au  milieu 
(rime  contredanse  elle  sentit  les  premières  douleurs, 
glissa  inaperçue  dans  la  chambre  voisine,  et  bientôt,  sa  sœur 
vint  annoncer  au  jeune  mari  qui  n'avait  |>;i^  quitté  son 
violon,  qu'une  611e  venait  de  lui  naître.  Le  Lendemain,  la 
même  jeune  tante,  accompagnée  de  son  fiancé  Maréchal, 
assista  comme  marraine,  au  baptême  du  nouveau-né,  à  qui 
en  donna  le  nom  d'Aurore  en  l'honneur  de  sa  grand 'mère, 
et  celui  de  Lucie  en  l'honneur  de  sa  tante.  Au  baptême 
de  la  «  Belle  au  Bois  dormant  »  (qui,  disons-le  en  passant, 
se  nommait  aussi  Aurore),  douze  bonnes  fées  et  une 
méchante,  réunies  autour  du  berceau,  exprimèrent  Leurs 
bons  souhaits,  auxquels  se  mêla  une  funeste  prédiction.  La 

1  Ce  document  avaLI   déjà  été  publié  antérieurement  dans  le  I 
1881,  t.  III,  p.  (iia  et  dan.-  le  volume  de  M.  Henri  Amie  (George  Sami, 
Mes  Souvenirs.   Paris,  1893).  .Mais  M.  Amie,  en  le  citant,  se  trompe  en 
traduisant  le  12  messidor  par  «  le  2  juillet  ».  Le  12  messidor  18U4  fut  le 
1er  juillet. 


GEORGE    SAND  77 

marraine  d'Aurore  Dupin,  interprétant  naïvement  Les  aus- 
pices ([ui  accompagnaienl  la  venue  au  monde  de  sa  filleule 
—  la  couleur  rose  de  La  robe  de  sa  mère  et  Les  sons  de  la 
musique  de  son  père  —  prédil  à  L'enfant  une  \  ie  de  bon- 
heur. Mais  au-dessus  de  La  simple  corbeille  d'osier  qui 
servi!  de  berceau  à  L'enfanl  flottaient  aussi,  invisible 
puissantes,  des  forces  mystérieuses,  et  bien  que  l'avenir  de 
La  petite  Aurore  lut  entouré  <k-  plus  de  bons  présages  que 
de  mauvais,  ce  n'est  pas  par  pur  caprice  de  sorcière  que 
la  future  George  Sand  était  prédestinée  à  subir  de  grandes 
tempêtes,  à  connaître  beaucoup  de  revers  et  de  malheurs. 

Aurore  Dupin  apportait  avec  elle  en  ce  monde  Les  qua- 
iités  et  Les  défauts  Les  plus  divers,  des  traits  de  génie  et 
des  vices  héréditaires  qui,  soit  développés  et  fortifiés  d'une 
génération  à  L'autre,  soit  modifiés  et  affaiblis  sous  l'influence 
d'éléments  étrangers,  atteignirent  en  elle  leur  plus  haute 
expression.  Eu  prêchant,  non  sans  arrière-pensée,  et,  nous 
Le  présumons,  pro  domo  sua  et  cela  bien  avant  Emile  Zola), 
La  théorie  de  L'hérédité,  George  Sand  démontre,  à  L'évi- 
dence, que  chacun  de  nous  est  comme  Le  produit  de  toute 
une  série  «le  générations,  d'où  il  ressort  que  tous  nos 
vices  et  nos  vertus,  toutes  nos  actions  bonnes  ou  mau- 
vaises, sont  comme  prédestinées  et  dépendent  bien  moins 
de  notre  volonté  personnelle  ou  de  notre  éducation  que 
des  traits  héréditaires  de  notre  nature  physique  et  morale. 
Er  tome  premier  tout  entier  et  une  partie  du  tome  II  des 
Mémoires  de  (  reorge  Sand  sont  consacrés  ô  L'histoire  de  son 
bisaïeul  et  desa  bisaïeule,  de  son  grand-père  et  de  -.1  grand'- 
mère,  de  son  père,  de  sa  mère  et  de  ses  autres  parents, 
ainsi  qu'à  1;>  correspondance  entre  La  grand'mère  et  le  père 
de  notre  héroïne.  Des  Lecteurs  naïfs  se  sont  plaints  d 


78  GEORGE    SAM) 

<(  longueurs  ».  Des  critiques  plus  malveillants  que  perspi- 
caces n'y  ont  môme  vu  qu'un  calcul  pécuniaire  peu  hono- 
rable de  la  part  de  George  Sand  et  du  directeur  de  la  P>  i 
Emile  de  Girardin.  Il  n'y  a  que  bien  peu  de  personnes1, 
qui  aient  montré  assez  de  perspicacité  en  démêlant  1<-  but 
de  George  Sand.  Il  es!  certain  que,  dans  sou  Histoire^  <  lie 
fournit  avec  beaucoup  d'habileté,  à  toui  lecteur  attentif,  La 
clé  indispensable  pour  pénétrer  son  caractère,  son  tempé- 
rament, tout  sou  être  intime,  en  racontant  en  détail  l'histoire 
d'une  série  de  ses  ancêtres,  en  soulignant  Leurs  traits 
divers  ou  quelques  particularités  et  anecdotes  de  leur  vie. 
Sans  entrer  dans  ers  détails  et  sans  vouloir  reproduire 
ici  ce  que  chacun  peut  lire  Lui-même  dans  VHistoire  de  ma 
Vie,  nous  retracerons  brièvement  la  généalogie  d'Aurore 
Dupin  et  nous  nous  arrêterons  ensuite  aux  traits  de  carac- 
tère que  ses  ancêtres  ont  indubitablement  transmis  à  (  ri 
Sand,  chez  qui  on  les  retrouve  sous  une  forme  tantôt  affai- 
blie, tantôt  saillante.  Avant  tout,  nous  attirons  L'attention 
du  lecteur  sur  cette  profusion  d'unions  et  de  naissances 
illégitimes,  sur  toute  cette  série  de  sœurs  el  de  frères 
naturels  vivant  en  paix  sous  Le  même  toit  que  Les  enfants 
légitimes,  sur  tous  ces  maris  et  femmes  adoptant  Les  enfants 
les  uns  des  autres,  vivant  (raccord  dans  L'oubli  du  passé. 
Toutes  ces  singularités,  on  les  observe  de  génération  en 
génération  dans  cette  famille  issue  d'Auguste  11  et  contrac- 
tant des  unions  avec  d'autres  familles  non  moins  anor- 
males ou  étranges.  L'anomalie,  la  bizarrerie  et  L'inconstance 
des  unions  semblent  fatalement  attachées,  non  seulement 
aux  aïeux  directs  de  George  Sand,  mais  encore  à  la  plu- 
part des  familles  alliées   d'une  façon  ou  d'une  autre  à  la 

1  Entre  autres  Cuvillier  Fleury,  dans   ses  Dernières  études  (2  \  A.. 
Michel  Lévy) . 


GEORGE    SAM)  79 

sienne.  L'un  des  biographes  anglais  de  George  Sand  !  cite, 
,i\  ec  beaucoup  de  justesse,  cette  circonstance  comme  servant 
à  justifier  beaucoup  de  faits  de  sa  \  ie,  ainsi  que  son  opinion 
sur  ce  qu'on  appelle  Le  libre  amour  el  la  «  facilité  »  avec 
laquelle  elle  l'envisageait.  Ce  n'es!  pas  seulement  le  tempé- 
rament sensuel  el   passionné  de   la  famille  qui   se  mani- 
festai! chez  elle,  mais  aussi  les  exemples  dont  elle  avait  été 
témoin  dans  son  enfance,  cette  atmosphère  de  relâchement 
moral  qu'elle   respirait  et  dans  laquelle  elle   grandissait, 
ce  ménage  où  le  père  et  la  mère  avaient  (\cs  enfants  «  de 
provenance  inconnue  »,  ce  qui  n'était  ignoré  de  personne, 
et  où  cet  ordre  de  choses,  plus  qu'étrange ,  était  considéré 
comme  simple  et  naturel.  Ces  impressions  et  les  déductions 
inconscientes  qui  en   résultaient   s'incrustèrent  pour  tou- 
jours dans  rame  de  George  Sand.  Jusque  dans  sa  vieil- 
.  mère  el  grand'mère  idéale,  d'une  exigence  morale 
sévère  pour  elle-même  et  les  autres,  elle  ne  put  jamais  se 
défaire  d'une  certaine  indulgence  lorsqu'il  s'agissait  de  ce 
qui  s'appelle  l'amour  physique.   Elle  se   montra  toujours 
indulgente  dans  ses  jugements  -m-  les  liaisons  (\r>  jeunes 
amis  el  des  parents  qui  L'entouraient.  Le  respect  que  nous 
devons  ;'<  des  personnes  qui  sont  encore  en  vie  ne  nous 
permet  pas  d'initier  le  lecteur  à  des  faits,  à  des  récits  que 
nous  connaissons,  mais  nous  ne  pouvons  passer  sous  ^il<n«-<- 
L'étrange  impression  qu'ils  <>nt  produite  sur  nous.  Ceux 
qui  nous  l<^  ont  racontés  ne  nourrissaient  aucune  mal- 
veillance envers  George  Sand;  ils  n'avaient   d'autre  but 
<pif  de  prouver  la  largeur  de  ses  opinions  et  son  indulgence 
envers  La  pauvre  humanité  pécheresse,  (le  trait  de  George 
Sand,  nous  L'attribuons  bien  plu--  aux  habitudes  de  pensée 

1  Blackwood'a  Bdinbnrgh.  Magazine,  vol.  <:\\i  (J&nn&ry-Jane  1877 


80 


GEORGE    SAM) 


héréditaires  et  aux  impressions  premières  de  son  enfance 
et  de   son  adolescence,    <|uïi  l'influence  postérieure  des 
théories  romantiques  de  L830. 
La  table  généalogique !   d'Aurore   Dupin  nous  apprend 

*  Comme  le  prouvenl  .l  l'évidence  les  deux  tableaux  généalogiques 
ci-dessous,  George  Sand  es1  nne  parente  éloignée  des  ramilles  royale 
el  impériale  de  France  e1  d'Allemagne. 


Frédéric- A  ufjHstr  II, 
électeur  de  Saxe 


(Aurore  de  K 


A  uguste  III 
roi  de  Pologne 

Marie  JoBepha  il' 
(épouse  du  Dauphin,  lils  de  Loin-  XV) 


Louis  XVI,  Louis  XYIU 


■rrières) 

.1/ 1  Saxe 

ii  premièi  e  noce  mai  le  Son 

puis  M'"   Dupin  il<-  Prancueil) 

Maur  Bth  Dupin 

I       (marie   a    Sopliie-Victoire-Antoi" 
Dette  I 

Aurai'  ^-tnd) 


II 


,li  ln-Gi  obch  b,  électeur  de  Bran  lebourg. 


Joachim- Frédéric 
électeur  de  Brandebourg 

Jean-SimsmcNR 

électeur  de  Brandebourg 

I 
Geûrges-('h  a 
électeur  de  Brandebourg 

FrÉDÉR1C-Gi  1LLAI  ME 

Le  Grand  Electeur 

Frédéric  1er 
roi  de  Prusse 

Frédéric-Gullaume  l01 
I 

HENRl-Al  GISTE 

prince  de  Prusse 
Frédéric-Guillaume  II 

FrÉDÉRIC-Gi  IIX.U  ME    111 

r        '       ,« 

GUILLAUME   lir 


Chhii 
Biargra'*  de  Bayrentb 

I 

-MULLE 

électrice  de 

Jeam-Gkorgm  III 

électeur  de  S 

I 
.    Il 
électeur  de  Saxe,  roi  de  Pologne 

M  i   rice 
Comte  de  Sa\e 

M.\RIE-Al  RORK   DE   SaXE 
MuitlCE    DlPlN 


AlRORE    DlPIN 


Ce  fut  un  certain  Charles  Delgaben  qui  envoya  de  Norvège,  en  1872,  ce  second  tableau 
à  George  Sand.  Elle  le  communiqua  a  Henri  Amie,  et  c'est  au  livre  de  ce  dernier  que 
nous  l'empruntons  [Henri  Amie.  «  George  Sand,  Aies  Souvenirs  »). 


G  EORGE    SAM)  8i 

qu'elle  descendait  en  ligne  directe  tf  Auguste  IL  électeur  de 
Saxe  e\  roi  de  Pologne.  L'un  des  nombreux  curants  natu- 
rels d'Auguste,  né  de  la  comtesse  Aurore  de  Kœnigsmark, 
beauté  célèbre  en  son  temps1,  fui  le  maréchal  Maurice  de 
Saxe,  l'illustre  vainqueur  de  Fontenoy,  prétendanl  manqué 
à  la  main  d'Elisabeth  Pétrowna  ei  à  celle  d'Anna  Iwa- 
nowna,  mais  amant  heureux  d'Adrienne  Lecouvreur  el  de 
beaucoup  d'autresdames  el  demoiselles,  entre  autres,  d'une 
certaine  Marie  Rinteau  qui  chantait  à  l'opéra  sous  le  nom 
de  M"c  de  Verrières.  De  sa  Maison  avec  celte  dernière.,  il 
naquit  une  fille,  Marie- Aurore ,  d'abord  inscrite  sur  les 
registres  de  l'église  comme  fille  d'un  petit  bourgeois,  mais 
reconnue  plus  lard,  par  un  acte  du  Parlement,  comme 
fille  du  maréchal  :  aussi  reçut-elle  le  nom  de  Marie-Aurore 
de  Saxe.  Confiée  par  le  maréchal  aux  soinsde  la  Dauphine, 
dont  il  étail  l'oncle  naturel,  Marie-Aurore  ml  d'abord 
placée  par  celle  dernière  à  Saint-Cyr,  puis  elle  resta  tou- 
jours sous  la  surveillance  de  sa  royale  cousine.  Est-ce 
par-  suite  de  cette  circonstance,  ou  toul  simplement  parce 
qu'elle  n'avait  pas  hérité  du  tempérament  dangereux  de  son 
père  ni  la  légèreté  de  sa  mère,  toujours  est-il  que  la  fille 
de  ce  Maurice  de  Saxe,  si  célèbre  par  ses  incroyables  aven- 
tures galantes,  présente  une  remarquable  exception  parmi 
tfeux  et  ses  descendants.  Non  seulement  on  ne  trouve 
dans  sa  vie  aucune  Liaison  illégitime,  on  n'\  trouve  aucun 
roman.  Mariée  à  deux  reprises,  elle  lit.  chaque  fois,  ce 
que  l'on  appelle  un  mariage  de  raison.  Unie  à  quinze  ans 
au  comte  de  Horn,  fils  naturel  de  Louis  \\  -'.  elle  n'eut 

'Voir  .1  ce  sujet   le  volume  très  curieux   de  Henry  Blase  de  Bury  : 
de   de   VUittoire  de    ll<>  Kœnigsmark.     Paris,    Michel 

1 8 

-  de  l.i  publication  de  V Histoire  dt  I       George  Sand    reçut 

nne  lettre  d'un  certain  M.  La  Rivière,  qui  la  priait,  au  nom  de  la  famille 


82  G  E  0  II  G  E    s  a  N  I) 

aucune  relation  avec  son  mari,  sauvée  qu'elle  lut  des  suites 
affreuses  de  cette  union  par  Je  vieux  valei  de  chambre  «lu 
comte,  qui  eut  pitié  de  la  pauvre  jeune  fille  el  avertit  soi 
frère.  Trois  semaines  après  son  mariage  elle  était  veuve, 
son  mari  ayant  été  tué  dans  un  duel  au  milieu  des  fêtes  don- 
nées à  l'occasion  de  sa  nomination  au  poste  de  «  lieutenant 
du  roi  »  à  Schelestadt  en  Alsace.  La  jeune  veuve  retourna 
auprès  de  sa  mère  ;  puis,  sur  les  instances  de  la  Dauphine, 
elle  s'installa  à  l'Abbaye  aux  l>oi-.  Après  la  mort  d 
protectrice,  elle  alla  encore  rejoindre  sa  mère  qui,  accom- 
pagnée de  sa  sœur,  actrice  également  en  retraite,  menait, 
après  on  avoir  fini  avec  ses  prouesses  de  théâtre  et  autres, 
une  existence  paisible,  entourée  d'amis  plus  ou  moins  let- 
trés, cultivant  les  muses,  c'est-à-dire  s'occupant  de  musique 
ou  passant  Ici u*  temps  à  lire  les  chefs-d'œuvre  de  poésie  et 
de  philosophie,  à  participer  à  des  spectacles  de  société,  à 
des  charades,  etc.  Mario-Aurore  passa  une  quinzaine  d'an- 
nées avec  sa  mère,  s'occupant  comme  elle  de  belles-lettres 
et  d'art,  prenant  part  à  des  spectacles  de  société,  vivant 
constamment  en  contact  avec  les  hommes  les  plus  cultivés 
et  les  plus  intellectuels  de  son  époque1.  Flattée  par  les 

de  Home,  dont  il  se  disail  parent,  el  en  son  propre  nom,  de  vouloir 
lui  «  faire  connaître  les  renseignements  qui  faisaient  croire  à  Gi 
Sand  qu'Ant.  de  Horn  était  bâtard  de  Louis  XV  ».  M.  La  Rivière  pré- 
tendait :  1°  que  le  nom  du  comte  de  Horn  devait  s'écrire  de  Home,  et 
2°  qu'il  n'était  pas  le  bâtard  de  Louis  XV.  Toutefois  a  l'appui  de  cette 
assertion  M.  La  Rivière  ne  donnait  aucune  autre  preuve  que  Le  l'ait 
qu'  «  aucune  tradition  de  famille  n'avait  jusqu'ici  donné  l'idée  ••  de 
cette  illustre  descendance,  et  celui  que  la  mère  d'Antoine  de  Horn  avait 
trente  ans  au  moment  où  Louis  XV  en  avait  dix-sept,  —  ce  qui  ne 
prouve  rien  non  plus.  D'ailleurs  M.  La  Rivière  déclarait  lui-même  ne 
pas  connaître  l'acte  de  naissance  du  comte  de  Home  et  n'avoir  entre  le> 
mains  que  «  son  acte  mortuaire  qui  ne  t'ait  pas  connaître  son  âge  ». 
:  George  Sand  avait  copié  celte  lettre,  dont  elle  avait,  de  plus,  gardé 
soigneusement  l'original;  mais,  à  ce  qu'il  paraît,  ne  donna  pas  suite 
à  ces  interrogations. 
1  On  trouve  sur  les  deux  jolies  actrices  des  détails  très  curieux  et  très 


GEORGE    SAM)  83 

madrigaux  qu'écrivaient  en  son  honneur  des  .'unis  de  tout 
genre,  entourée  de  l'adoration  des  habitués  de  Mll?  de  Ver- 
rières, avec  leur  morale  plus  que  légère  du  xviii"  siècle, 
Marie-Aurore  sut  «  garder  uses  plumes,  blanches  comme 
de  la  neige,  une  pureté  immaculée  ».  Plus  tard,  à  l'âge  de 
trente  ans,  elle  jugea  raisonnable  d'épouser  un  vieillard 
Port  riche  et  très  aimable,  M.  Dupin  de  Francueil.  Au  bout 
de  dix  années  paisibles  de  mariage,  cet  époux  idéal,  selon 
elle,  mourut  en  lui  laissant,  avec  un  fils  unique,  une  grosse 
fort  nue  Malheureusement,  cette  fortune  était  grevée  de 
dettes,  parce  que  Dupin  avait  vécu  comme  on  vivait  dans 
le  g  bon  vieux  temps  »,  préoccupé,  avant  tout  de  se  rendre 
à  Lui-même  et  à  ses  proches  la  vie  agréable,  sans  aucun 
souci  de  l'avenir.  «  Après  nous  le  déluge.  » 

.\<mis  trouvons  dans  YHistoire  de  ma  Vie  un  excellent 
portrait  de  cet  élégant  et  aimable  représentant  de  l'ancien 
régime  et  de  son  existence  insouciante,  consacrée  aux  let- 
tres et  aux  arts  et  à  toutes  les  jouissances  d'une  culture 
raffinée.  Il  dessinait,  se  livrait  à  des  travaux  manuels,  jouait 
du  violon,  Lisait  beaucoup,  se  tenait  au  courant  de  la  litté- 
rature contemporaine ,  connaissait  ions  les  hommes  émi- 
nents  de  son  époque  il  eut  même,  pendant  quelque  temps, 
Jean-Jacques  Rousseau  pour  secrétaire).  Morose,  ou 
malade,  ou  désœuvré,  il  ne  L'était  jamais,  considérant  ces 
<-  trois  choses  o  comme  indignes  d'un  gentilhomme  correct 
et  sachant  dissimuler  ses  souffrances  jusqu'à  sa  dernière 
heure.  Ce  qu'il  cherchait  avant  tout,  c'était  d'empêcher  sa 
jeune  femme  de  s'ennuyer  auprès  de  lui.  11  y  réussi!  pleine- 
ment, elle  ne  rappela  jamais  plus  tard  qu'avec  attendrisse- 
ment le  souvenir  de  son  vieil  époux.  M;ii->  Lorsqu'elle s'a^  isa, 

intéressants  dans  le  charmant  volum  •  de  M.  i;  iston  Maugras,  les  D 
selU  es.  l'.n  is,  Lé\  \ .  1890.  in  v 


84  GEORGE    SAM) 

après  sa  mort,  de  mettre  ses  affaires  en  ordre,  elfe  s'aperçut 
que  la  moitié  de  sa  fortune  étail  dissipée.  Après  avoir 
acquitté  toutes  les  dettes  <!<•  feu  sou  mari.  M,ne  Dupin  de 
Francueil  put,  avec  le  restani  desa  fortune,  achèterai!  sieur 
Piaron  de  Serennes  son  domaine  —  Nohant  —  qu'il  aval! 
acquis  dans  Le  Berryau  moment  de  la  vente  des  biens  natio- 
naux. Elle  s'y  installa  en  1795,  et  consacra  toute  sa  vie  ô 
l'éducation  de  son  fils  adoré.  Elle  lui  donna  pour  précepteur 
un  certain  Deschartres,  un  abbé  qui,  après  la  révolution, 
jeta  sa  soutane,  s'adonna  à  l'étude  des  sciences  naturelles 
et  de  la  médecine,  dei  in!  assez  bon  chirurgien,  et  fut,  dans 
la  suite,  l'instituteur  de  George  Sand  elle-même.  Il  se 
montra  toujours  tout  dévoué  à  M Dupin,  à  son  fils,  et  plu- 
tard  à  sa  petit-fille;  nous  aurons  encore  maintes  fois  l'oc- 
casion de  parler  de  lui. 

Le  jeune  Maurice  Dupin  grandit  dans  la  même  sphère 
intellectuelle  que  sa  mère.  11  aimait  à  s'occuper  d'art  ;  il 
jouait  fort  bien  du  violon,  avant  pour  la  musique  de  grandes 
dispositions  qu'il  avait  probablement  héritées  d'elle,  ainsi 
que  de  son  père  et  de  sa  grand'mère,  et  il  aimait  passion- 
nément le  théâtre.  Sa  mère  L'adorait  et  il  le  lui  rendait  bien. 
La  tempête^e  la  Révolution  qui  éclata  avec  1;»  même  vio- 
lence sur  les  bons  et  sur  les  méchants,  mu-  Les  ennemis 
des  doctrines  libérales  comme  sur  ses  adeptes  M""  Dupin 
en  était  une;  elle  partageait  sérieusement  Les  idées  de  Vol- 
taire et  de  Rousseau  et  ne  se  contentait  pas.  comme  la 
plupart  des  gens  de  son  monde,  de  copier  Les  petits 
pamphlets  contre  Marie-Antoinette  ou  de  débiter  des 
méchancetés  contre  la  famille  royale) ,  cette  tempête,  disoash 
nous,  faillit  perdre  les  Dupin.  Ils  eurent  à  supporter  des 
perquisitions,  des  «  descentes  à  domicile  »,  des  arrestations 
<et  des  incarcérations;  tout  ce  qu'ils  blâmaient,  eux  et  les 


GEORGE    SAM) 

autres  aristocrates  libres-penseurs,  dans  L'ancien  régime, 
l'ut  alors  pratiqué  par  les  représentants  du  nouvel  ordre 
de  choses.  Les  Dupîn  purent  enfin,  heureusement,  sortir 
sains  et  saufs  de  toutes  ces  épreuves,  mais  l'ancien 
cours  normal  de  leur  existence  se  trouvait  bouleversé; 
ce  qui  souffrit  surtout,  ce  fui  la  régularité  de  l'éducation 
de  Maurice  Dupin  qui  fut  à  jamais  interrompue.  Il  avait 
;'i  peine  seize  ans.  Elevé  par  sa  mère  dans  l'esprit  des 
idées  «  d'égalité,  de  fraternité,  de  liberté,  »  alors  triom- 
phante- elle  envisageait  cependant  avec  horreur  la  réali- 
sation de  ces  idées  au  moyen  (hi  la  guillotine  et  des  autres 
violences  de  l'époque  .  il  entra,  une  année  plus  tard,  dans 
les  rangs  de  l'armée  républicaine.  Simple  soldat,  d'abord, 
-ou-  les  ordres  de  Masséna,  puis  attaché  à  la  personne  du 
général  Dupont,  il  lit,  de  1796  à  18U8,  toutes  les  cam- 
pagnes républicaines  et  impériales,  traversa  l'Allemagne, 
L'Italie  et   l'Espagne,    l'ut  blessé,   fait   prisonnier  par  les 

Autrichiens,  •■!  devint  plu-  tard  le  brillant  aide  de  camp  du 

brave  Murât.  11  mourut  subitement  en  1808,  tout  jeune 
encore,  désarçonné  par  un  cheval  ombrageux  et  tut''  sur 
place,  pendant  un  congé  qu'entre  deux  campagnes  il  pas- 
sait à  Xolianl.  chez  -a  mère.  Sa  correspondance  avec  -a 
mère  abus  le  dépeint  comme  un  jeune  homme  exubérant 
«le  vie,  un  peu  étourdi,  mai-  généreux  et  loyal,  une  nature 
franche  et  artistique,  véritable  type  i\ii>  vaillants  soldats 
de  la  République. 

l'endanl  les  campagnes  d'Italie,  il  lit  la  connaissance 
d'une  jeune  personne  fort  avenante  et  jolie,  Sophie-Antoi- 
nette-Victoire Delahorde,  qui  partageait  la  vie  de  camp 
d'un  vieux  général.  Celui-ci  était  riche,  tandis  (pie  le 
jeune  officier  qui  n'était  pas  encore  entièrement  remis  de 
-;i  blessure,  et  qui  se  trouvai!  presque  -au-  le  sou  après 


GEORGE    SAND 


son  retour  de  captivité,  n'avait  pour  tout  bien  qu'un  cœur 
aimant  et  un  physique  agréable.  Il  n'eu  es!   pas    moins 
facile  à  deviner  que  la  jeune  femme  envoya  sa  démission 
au  vieux  général  et  préféra  suivre  Maurice  Dupin  en  France. 
Cette  liaison  devint  plus  sérieuse  que  ne  l'aurai!  pu  faire 
supposer  la  facilité  de  son  début,  et  qu'elle  ne  paru!  d'abord 
à  Mme  Dupin  qui  était  au  courant  de  toutes  les  aventures 
de  son  fils;   elle   élevait    même   un   enfant,    fruit   (Tune 
des  anciennes  liaisons  passagères  du  jeune  Dupin.  ce  frère 
naturel  de  George  Sand,  Hippolyte  Châtiron,  a\  ec  qui  notre 
héroïne  fut  toujours  si  liée.  Lorsque  Sophie  Delaborde  fut 
enceinte,  Maurice  Dupin  résolut  de  l'épouser.  M""  Dupin 
fut  naturellement  effrayée  en  apprenant  cette  résolution  de 
son  fils  et  mit  en  œuvre  tous  les  moyens,  légitimes  ou  non. 
pour  empêcher  ce  mariage.  Le  passé  de  Sophie  Delaborde 
(George  Sand  a  essayé  de  le  gazer,  mais  elle  aurait  peut- 
être  mieux  fait  de  ne  pas  en  parler  du  tout    était  plus  que 
douteux,   et  (Tailleurs,    ce  n'était    guère   une  compagne 
assortie  pour  le   (ils  (Tune   femme  aussi  distinguée,  aussi 
instruite  et  aussi  cultivée  que  Mm*  Dupin.  C'est  à  tort  que 
plusieurs  biographes  de  George  Sand,  surtout  nos  écrivains 
russes  de  1850  à  1880,  nous  présentent  Marie-Aurore  sous 
les  traits  d'une  «  vieille  aristocrate  imbue   de  préjug 
de  morgue»;  nous  allons  bientôt   voira    quel   point   elle 
avait  raison  en  supposant  à  ce  mariage,  et    nous  pouvons 
déjà,  dès  à  présent,  comprendre  les  sentiments  qui  la  gui- 
daient. Il  se  peut  que  Dupin  se  fût  bientôt  convaincu  de  la 
justesse  du  jugement  de  sa  mère,  si  celle-ci  avait  pu  lui  parler 
avec  calme  et  lui  montrer  combien  son  choix  était  peu  satis- 
faisant, mais  l'affaire  fut  menée  trop  brusquement.  Des  per- 
sonnes bien  intentionnées,  Deschartres  surtout,  par  leurs 
cancans,  leurs  services  maladroits  et  leur  excès  de  zèle  à 


GEORGE    S  AND  87 

aider  Mmc  Du[>in  à  rompre  ce  mariage,  gâtèrent  tout  irré- 
vocablement, amenèrent  la  discorde  entre  La  mère  <'f  le 
tils  et,  finalement,  au  lieu  de  réussir  à  dissoudre  ce 
mariage,  ils  en  accélérèrent  l'accomplissement.  Le  16  prai- 
rial l  1804  (au  commencement  de  juin),  c'est-à-dire  moins 
d'un  mois  avant  la  naissance  de  la  future  George  Sand, 
Dupin,  à  rinsu  de  sa  mère,  signa,  par-devant  le  maire  du 
II  arrondissement  de  Paris,  son  contrat  de  mariage  avec 
Sophie  Delaborde.  En  1804,  le  mariage  civil  à  la  mairie 
primant  déjà,  de  par  la  loi,  le  mariage  religieux,  il  s'en- 
suivit  que,  lorsque  M'ne  Dupin,  avertie  de  ce  qui  s'était  fait, 
se  ivndif  précipitamment  à  Paris  pour  rompre  ce  mariage, 
elle  acquit,  à  son  grand  chagrin,  la  conviction  qifil  était 
parfaitement  valable  et  indissoluble,  toutes  les  formalités 
ayant  été  observées.  Notons  en  passant  ce  fait  singulier  : 
tandis  que  Sophie  Delaborde,  que  les  biographes  à  ten- 
dance s'obstinent  à  nous  dépeindre  comme  la  représentante 
des  aspirations  libérales  des  nouveaux  temps,  ne  considé- 
rait le  mariage  à  la  mairie  que  comme  une  -impie  forma- 
lité et  ne  se  crut  réellement  mariée  qu'après  l'avoir  célébré 
à  l'église,  Marie-Aurore,  que  les  mêmes  biographes  nous 
représentent  comme  o  une  vraie  aristocrate  farcie  de  pré- 
jugés •>.  considérait  le  mariage  à  l'église  au  point  de  vue 
des  philosophes  du  xvm6  siècle;  elle  trouvait  que  c'était 
là  «  une  cérémonie  inutile  o,  et  ce  ne  fut  que  sur  les  instances 
de  sa  bru  qu'elle  assista  plus  tard  à  celle  «  cérémonie  ». 
Mais  nous  anticipons  sur  les  événements  :  à  ce  moment  de 
notre  récit  Marie-Aurore  ne  voulait  plus  entendre  parlerdeson 
fils  en  révolte,  et  lui  avait  défendu  de  se  présenter  à  ses  yeux, 

1  Voir,  entre  autres,  dans  le  Curieuj  (2    volu ,  octobre  1877,  n    .  i. 

dans  l'article  de  Charles  Nauroj    la    date  de  mariage  des  parents  de 
George  Sand:     Du  seizième  jour  de  prairial,  an  douze,  neuf  heu 

relei  ée  ■• ...  ete, 


8S  liEORGE     SAM) 

Quelques  mois  s'écoulèrent  ainsi,  mais  Le  jeune  Dupin 
recourut  à  une  ruse  dans  le  bui  d'amadouer  sa  mère  dont 
il  savait  toute  la  tendresse.  Un  beau  jour,  la  concierge  de 
la  maison  où  demeurait  Marie-Aurore,  \  'ml  déposer  sur  Les 
genoux  de  \e  vieille  dame  une  fillette  mignonne,  mais 
robuste,  en  disant  que  c'était  un  enfanl  que  l'on  avait 
confié  à  ses  soins.  Marie-Aurore  se  mil  â  caresser  la  petite, 
à  jouer  avec  cil*',  l;i  réchauffant  dans  ses  bras,  et,  toul  à 
coup,  dans  ce  bébé  aux  yeux  doits,  son  cœur  devina 
l'enfant  de  son  (ils  adoré!  Tout  ébranlée  dans  ses  senti- 
ments, elle  repoussa  la  petite  qu'elle  voulait  aussitôt  ren- 
voyer, Le  jeune  Dupin  qui  attendait,  en  bas  de  l'escalier, 
la  décision  de  son  sort,  se  précipita,  sur  un  signe  de  la 
concierge,  dans  la  chambre  <»ù  se  tenait  sa  mère,  tomba 
à  ses  genoux  et  obtint  un  pardon.  Comme  gag<  de  récon- 
ciliation, Marie-Aurore  passa  au  doigt  mignon  de  l'enfant 
la  bague  de  rubis  qui  venait  <lc  lui  servir  <lc  jouet, 
recommandant  de  la  remettre  à  La  mère  du  bébé,  ce  que 
Maurice  Dupin  (il  religieusement,  et  George  Sand  garda 
toujours  celle  bague  à  son  doigt.  Quelque  temps  aj 
Marie-Aurore  consentit  aussi  à  voir  sa  belle-fille  et  retourna 
ensuite  à  Nohant,  Les  jeunes  époux,  mariés  à  l'église  en 
automne,  restèrent  à  Paris. 

Maurice  Dupin  fui  de  nouveau  obligé  de  retournera  son 
poste,  et  sa  femme  habita  avec  Aurore  et  son  ainée  Caro- 
line, une  fille  naturelle,  un  petit  appartement  à  Paris.  Ce 
fui  là  queGeorge  Sand  passa  ses  premières  années  dans  les 
conditions  les  pins  modestes  d'un  petit  ménage  bourg 

Arrêtons-nous  un  instant  sur  les  traits  du  tempérament, 
du  caractère,  de  l'esprit  et  de  la  nature  de  George  Sand, 
I rails,  qu'indubitablement,  elle  hérita  de  ses  ancêtres  et 
qu'elle  semble  d'ailleurs  souligner  elle-même  au  cours  de 


GEORGE    SAM)  80 

son  récit  .  Auguste  II.  qu'elle  n'appelle  avec  trop  d'indul- 
gence que  «  le  plus  étonnant  débauché  de  son  temps  ». 
avait  passé  à  son  fils  sa  nature  sensuelle  ei  dépravée,  son 
goût  des  aventures  galantes.  Mais  Maurice  de  Saxe,  ce  fils 
plus  que  libertin  de  ce  grand  libertin  du  xviif  siècle,  ce 
coureur  d'aventures  qui  en  était  arrivé  à  perdre  un  trône 
pour  une  fredaine  presque  comique  avec  une  beauté  de 
garnison  '  —  ce  même  Maurice  de  Saxe,  nature-rien  moins 
que  vulgaire,  était  doué  d'une  intelligence  remarquable, 
portée  aux  idées  originales  et  aux  vues  générales  d'une 
grande  élévation.  Sous  sa  tente  de  soldat  il  pensai!  au  bien 
public,  il  rêvai!  (U>*  utopies  sociales,  visanl  à  introduire 
dans  les  différents  pays  de  l'Europe  un  meilleur  ordre  de 
choses,  et  portait,  jusque  dans  les  questions  spécialement 
militaires,  cet  esprit  critique  el  profondément  humanitaire 
qui  sait  amener  des  réformes.  Oui  ne  sera  étonné  d'ap- 
prendre, par  exemple,  que  ce  Condottiere  du  xvnr 'siècle 
rêvait  déjà  d'introduire  le  service  militaire  obligatoire  en 
remplacement  du  système  de  recrutement  de  son  «'-p. ><|u<\  et 
qu'il  a  Laissé  à  ce  sujet  un  mémoire  fort  curieux.  Comme 
on  peul  Ijm-u  le  croire,  ces  tendances  politico-économiques 
et  sociales  de  Maurice  de  Saxe  n'ont  pas  été  mises  en 
oubli  par  son  arrière-petite-fille  :  elle  s'étend  là-dessus 
avec  une  visible  complaisance  ch.  vi  du  tome  1  de  VHis- 
toire  de  ma  Vie  . 

La  fille  de  Maurice  de  Saxe  hérita  de  ses  parents  leurs 
heureuses  qualités  sans  rien  hériter  de  leurs  défauts  et  de 
leurs  faiblesses.  On  ne  lui  voit  rien  de  l'esprit  léger  de 
Ba  mère,  la  joyeuse  Si11  de  Verrières,  mais  on  retrouve  en 
elle  tout  son  talent  musical  et  sa  passion  pour  la  littérature 

1  Voir  YHUtoirede  ma  Vie,  vol.  [,  p.  169-170. 


90  GEORGE    SAM) 

et  les  occupations  littéraires.  Elle  était  excellente  musi- 
cienne, chantait  à  ravir  et  devint  plus  tard  le  professeur  de 
sa  petite-fille,  non  seulement  pour  lui  enseigner  le  piano, 
mais  aussi  pour  lui  Inculquer  les  premières  notions  de  la 
science  musicale.  Type  des  libres-penseuses  de  son  temps, 
imbue  des  idées  des  encyclopédistes,  pleine  de  mépris 
pour  les  usages,  les  superstitions,  pour  tout  ce  <jui  est 
«  irrationnel  »,  enthousiaste  de  toute  conquête  dans  le 
domaine  de  la  pensée  libre,  elle  s'occupa  toute  sa  vie  des 
travaux  de  l'esprit.  Elle  lisait  beaucoup,  faisait  des  extraits 
et  des  résumés  de  ses  lectures,  prenait  des  notes  :  les 
cahiers  qu'elle  a  laissés,  pleins  de  notes  et  d'observations, 
témoignent  du  sérieux  et  de  la  force  de  son  intelligence.  Marie- 
Aurore  avait  sans  doute  hérité  de  Maurice  de  Saxe  cette 
direction  d'esprit.  Elle  était,  comme  lui,  encline  à  systé- 
matiser, à  s'occuper  de  questions  sociales  et  philosophiques  : 
heureusement  pour  elle,  elle  n'avait  rien  hérité  de  son 
tempérament  passionné  :  de  toutes  les  passions  elle  ne 
connut  que  celle  de  l'amour  maternel.  A  l'observer  de 
plus  près,  on  verra  cependant  qu'elle  a  porté  dans  cet 
amour  maternel,  pour  son  fils  d'abord  et  pour  sa  petite- 
fille  ensuite,  deux  éléments  de  passion  :  la  jalousie  et 
l'intolérance,  Elle  transmit  son  goût  musical  et  littéraire  à 
son  fils,  Maurice  Dupin,  qui,  cependant,  hérita  avec  son 
sang,  en  passant  par-dessus  une  génération,  de  la  nature 
passionnée  et  sensuelle  de  son  aïeul.  Son  père,  Dupin  de 
Francueil,  qui  s'était  t'ait  remarquer  en  son  temps  comme 
un  brillant  galantin  et  un  aimable  cavalier,  lui  avait  aus>i 
transmis,  avec  sa  «  galanterie  »,  son  aimable  légèreté.  Les 
lettres  de  Maurice  Dupin  à  sa  mère,  pendant  que  celle-ci 
était  en  prison,  et  celles  surtout  qu'il  lui  adressait  du 
théâtre  de  la  guerre,  décèlent  un  véritable  talent  littéraire. 


GEORGE    SAN D  9i 

Aussi,  n'est-ce  pas  sans  raison  que  George  Sand  en  a 
publié  un  si  grand  nombre.  Toul  lecteur  attentif  se  dira 
tout  naturellement  en  les  lisant  :  «  Ah,  je  comprends 
maintenant  pourquoi  George  Sand.  dès  ses  premiers 
débuts  dans  la  carrière  littéraire,  a  fait  preuve  de  tant  de 
qualités  de  style;  je  comprends  maintenant  sa  facilité 
d'écrire;  c'était  inné  en  elle,  le  talent  d'écrivain  était  son 
sang1.  »  Ce  n'est  pas  toutefois  de  son  père,  c'est  de-son  aïeule 
en  sautant  encore  une  génération,  que  George  Sand  hérita 
de  cet  esprit  un  peu  didactique,  enclin  aux  utopies  et  à  la 
systématisation.  Elle  a  aussi  bien  raison,  hélas,  d'affirmer, 
que  chacun  de  nous  o  tient  plus  encore  de  sa  mère  que  de 
son  père  ».  Et  la  mère  de  George  Sand  était  une  nature 
donnée,  qu'aucun  frein  d'éducation  ne  retenait,  c'était 
mi  être  primitif  et  vulgaire,  une  femme  vive  et  artiste, 
mais  quasi  inculte,  guidée  uniquement  par  son  instinct  et 
son  imagination,  une  exaltée  et  une  déséquilibrée,  dénuée 
de  cette  finesse  morale  qui  —  transmise  à  sa  fille  — 
aurait  pu  atténuer  chez  elle  le  tempérament  dangereux  et 
trop  ardent  de  son  père. 

tf\ous  pouvons  nous  dispenser,  nous  semble-t-il,  de  repro- 
duire i«-i  le  tableau  généalogique  de  la  famille  d'Auguste  II 
en  le  commentant  de  notes  dans  le  genre  de  celles  qui 
parent  l'arbre  généalogique  des   Rougon-Macquart  :  «  le 


'A  la  page  13,  t.  ni  de  ['Histoire  de  ma  Vie,  George  s, uni  relate  ce 
fait  significatif  que  le  Gis  naturel  de  son  père,  Hippolyte  Châtiron, 
aspirait  instinctivement  à  écrire  des  romans,  et  un  jour  qu'elle  le  but- 
prit  dans  ses  essais,  et  qu'ils  se  mirent  à  converser  de  la  difficulté  de 
rendre  ses  idées  sur  le  papier,  il  s'était  <;.-ii.  ;  ,\h  ça,  c'i  st  donc  une 
maladie  que  nous  avons  dans  le  sang  .'  Tu  pioches  donc  aussi  dans 
le  vide)  Tu  rêvasses  donc  aussi  comme  moi  '  Tu  ne  me  l'avais  jamais 
dit  !  •■  Châtiron  avait  raison.  George  Sand  avait  dans  le  sang  le  talent 

d'écrivain,  et  ellel'avail  hérité  de  son  père,  \  >ire  méi le  ses  ancêtres 

paternels. 


92  GEORGE    SAM) 

trisaïeul  et  la  trisaïeule,  natures  fbncîèremenl  sensuelles  b  : 
«  le  bisaïeul,  forte  personnalité  et  esprit  utopique  »  :  «  la 
bisaïeule,  artiste  »  ;  «  la  grand'mère,  lettrée  et  esprit 
fort  »;  «  le  père,  nature  passionnée  el  artistique,  talent 
musical  et  littéraire  »  ;  «  la  mère,  nature  primitive,  tempé- 
rament déséquilibré,  exaltation  et  prépondérance  de  l'ima- 
gination »;  etc.  Le  lecteur,  nous  l'espérons,  trouvera 
néanmoins  fondée  la  conclusion  suivante  que  nous  dédui- 
rons de  tout  ce  que  nous  avons  dit  jusqu'ici  : 

George  Sand,  cœur  ardent,  plein  de  pitié  et  de  l'altruisme 
le  plus  profond  ;  esprit  froid,  enclin  à  tout  systématiser,  ;*i 
tout  généraliser,  mais  incapable  d'opposer  la  moindre  résis- 
tance à  une  utopie  ou  à  La  violence  d'une  passion;  tempé- 
rament passionné;  nature  artiste  dans  le  sens  le  plus  large 
du  mot;  imagination  exaltée;  talent  littéraire  de  première 
source  et  de  première  force. 

Telle  fut,  en  réalité,  George  Sand.  Dès  son  plus  jeune 
âge,  ce  fut  une  nature  exceptionnelle,  douée  de  rares  qua- 
lités intellectuelles,  mais  portant  en  elle  de  funestes  traits 
héréditaires.  Son  éducation,  si  elle  en  eut  vraiment  une  ! 
—  l'atmosphère  sociale  au  milieu  de  Laquelle  s'écoulèrent 
ses  premières  années  les  premières  de  l'Empire  ,  —  la  vie 
nomade,  les  brusques  changements  dans  le  genre  et  les 
conditions  de  l'existence,  ce  passage  perpétuel  d'un  milieu 
à  un  autre  :  du  terne  et  bourgeois  petit  monde  maternel 
dans  le  monde  des  grandeurs  déchues,  mais  élégant  et 
raffiné  de  l'aïeule,  ou  bien  dans  le  brillant  et  bruyant 
milieu  des  guerriers  napoléoniens  —  auquel  appartenait 
son  père,  —  tout  cela  rendit  cette  nature  hors  ligne  plus 
individuellement  exceptionnelle  encore,  et  lit  prendre  à  ses 
dons  naturels  une  extension  et  une  voie  non  moins  extraor- 
dinaires. 


CHAPITRE   III 

(1804-1817) 


Premières  années.  —  Les  contes  «  entre  quatre  chaises  ».  —  Napo- 
léon. —  .Madrid  et  Murât.  —  Nouant.  —  L'aïeule  et  la  mère.  — 
Dédoublement  moral  :  impressions  artistiques.  —  Premiers 
essais  Littéraires.  —  ■  Corambé.  »  —  Le  Berry  et  la  vie  des 
champs.   —  La  religion  <  I  le  théâtre. 


Les  trois  premières  années  de  la  \i<i  d'Aurore  Dupin 
•ulèrenl  dans  le  petit  logis  de  ses  jeunes  parents  rue 
Grange-Batelière  .  l'eu  de  temps  après  la  naissance  de  sa 
fille,  Dupin  fui  obligé,  comme  nous  l'avons  dit,  de  retour- 
ner à  l'armée,  et  Sophie-Antoinette  resta  toute  seule  avec 
deux  enfants,  ta  petite  Aurore  ei  son  aînée  Caroline.  La 
jeune  femme  menait  alors  la  vie  La  plus  recluse  e\  la  plus 
modeste,  sans  voir  personne,  à  l'exception  de  sa  sœur, 
mariée  ;'>  ce  même  Maréchal,  <pii  avail  été  son  compère  au 
baptême  d'Aurore  et  demeurail  à  Chaillol l,  el  de  quelques 
connaissances  et  amis,  dont  le  plus  intime  était  un  certain 
Pierret,  bon  bourgeois,  dévoué  comme  un  chien  à  Sophie 
el  à  -<»ii  mari.  Tous  ses  soins  étaient  consacrés  a  ces  deux 
petites  lillf-.   De  l<-iii|>^  à  autre  on  organisai!  des  excur- 

1  han-  L'été  de  1805,  Sophie  alla  passer  quelques  mois  chez  boa  mari 
an  camp  de  Ifontreuil.  Aurore  resta  pendanl  ce  temps  chez  sa  tante  à 
Chaillot.  Dans  son  ouvrage  peu  connu,  Voyage  en  Auvergne  (fragment 
autobiographique  écril  en  1827,  où  dous  trouvons  Le  premier  canevas 
de  Y  Histoire  de  ma]  ■  -    id  dit  qu'on  l'avait  «  mise  en  sevrage 

ô  Chaillot*,  lorsque  sa  mère  partit  pour  L'Italie,  el  qu'elle  j  resta  jusqu'à 


94  GEORGE    S  AND 

sions  dans  Les  environs  de  Paris,  ou  l'on  allait  en  bande 
passer  une  soirée  au  théâtre.  Mais  Le  plus  souvent,  Sophie 
restait  à  La  maison,  cousant  ou  vaquant  aux  soins  de  son 
ménage,  pendant  que  les  deux  fillettes  jouaient  auprès 
d'elle  ou  descendaient  dans  La  cour  pour  s'amuser  avec  de 
petits  voisins  qui  faisaient  des  rondes  en  chantant  des  airs 
simples  et  populaires.il  y  avait  entre  autres,  un  air  bien 
connu,  même  <l<i>  enfants  russes,  qu'Aurore  ne  pouvait 
entendre  sans  émotion  : 


Nous  n'irons  plus  au  bois 
Les  Lauriers  son!  coupés...  etc. 

Elle  en  éprouvait  une  tristesse  inexprimable;  il  Lui  sem- 
blait, en  l'entendant,  avoir  perdu  quelque  chose  <!<■  pré- 
cieux. Ce  fut  la  première  manifestation  vague  du  sentiment 
poétique  qui  se  lil  remarquer  chez  Le  futur  écrivain. 

Caroline  fut  mise  plus  tard  en  pension,  et  La  jeune  mère, 
dans  la  crainte  de  Laisser  seule  dans  la  cour  la  plus  petite 
de  ses  filles,  et  trop  occupée  elle-même  pour  la  surveiller 
personnellement,  inventa  un  moyen  ingénieux  pour  L'em- 
pêcher tout  à  la  fois  de  se  sauver  et  de  la  déranger  dans 
Les  soins  de  son  ménage.  Elle  arrangeait,  à  cet  effet,  une 
espèce  de  petit  endos,  à  l'aide  de  quatre  chaises,  et  met- 
tait au  milieu,  en  guise  de  tabouret,  une  chaufferette  sans 
l'eu.  La  petite  Aurore  qui  montra  presque  dès  ses  pre- 
mières années  une  tendance  extraordinaire  à  la  songerie, 


trois  ans  »,  niais  il  n'en  est  pas  ainsi.  Cependant  les  lignes  où  elle  nous 
raconte  comme  quoi  la  bonne  femme  à  la  garde  de  laquelle  Aurore  et 
sa  cousine  Clotilde  avaient  été  confiées,  mettait  les  deux  fillettes  sur 
l'âne  portant  à  la  ville  les  légumes  et  le  lait,  ces  lignes  sont  identiques 
à  ce  qu'elle  en  dit  dans  l'Histoire.  Il  est  évident  que  ce  passage  fut 
écrit  d'après  ses  propres  souvenirs  et  non  d'après  ce  qu'elle  avait 
entendu  raconter. 


GEORGE    SAM)  95 

à  la  rêverie,  les  yeux  grands  ouverts,  restai!  là  des  heures 
entières,  se  débitant  à  elle-même  des  histoires  intermi- 
nables, ou  en  inventant  de  véritables  épopées,  dont  elle 
interprétait,  à  elle  seule,  tous  les  personnages  imaginaires 
el  fantastiques.  Jamais  elle  ne  s'ennuyait  entre  ses  quatre 
chaises,  si  longtemps  que  sa  mère  IV  laissât.  Elle  se 
racontai!  des  romans  (l'une  Longueur  démesurée,  où  elle 
entremêlai!  de  la  façon  la  plus  fantaisiste  tout  ce  que  rete- 
nait sa  mémoire  :  bribes  de  contes,  de  chansons,  d'histoires 
mythologiques.  Ce  qu'il  y  a  d'étonnant,  c'est  que  déjà,  à 
cette  époque,  sa  mère  e!  sa  tante  pouvaient  constater 
qu'elle  aimait  les  «  longueurs  »  et  que  ses  héros  pronon- 
çaient des  monologues  sans  fin.  Sa  tante  lui  demandait 
souvent  :  «  Eh  bien,  Aurore,  est-ce  que  ton  prince  n'esl 
pas  encore  sorti  de  la  forêt  ?  Ta  princesse,  aura-t-elle  bien- 
tôt fini  de  mettre  sa  robe  à  queue  et  sa  couronne  d'or?  » 
Le  fond  de  ces  histoires,  si  toutefois  nous  en  croyons 
George  Sand  sur  parole,  n'es!  pas  moins  caractéristique 
que  leur  forme,  pour  Le  futur  grand  écrivain.  «  11  y  avait, 
dit-elle1,  dans  les  petits  romans  que  je  forgeais  alors,  peu 
de  méchants  êtres  el  jamais  de  grands  malheurs.  Tout 
s'arrangeai!  sous  L'influence  d'une  pensée  riante  e!  opti- 
miste comme  L'enfance...  »  Quand  elle  en  axait  assez  de 
ses  monologues,  Aurore  se  taisait  e!  se  mettai!  à  rêvasser, 
capable  de  rester  des  heures  entières  sur  son  tabouret- 
chaufferette,  les  yeux  fixés  sur  un  seul  point  e!  plongée 
dans  une  Longue  méditation.  Quelquefois,  Les  autres  parents 
d'Aurore  s'alàrmaien!  en  surprenan!  la  fillette  dans  ce! 
étal  d'engourdisement,  mais  la  mère  le^  rassurai!  en 
disan!  :  o   Laissez-la  tranquille,  je  ne  peux  travailler  en 

1  //  ttoire  de  ma  Vie,  t.  II.  p.  167. 


96  GEORGE    SAM) 

repos   que  quand   elle  commence  ses  romans   entn 
quatre  chaises  l.  » 

Sophie-Antoinette  contribua  beaucoup  à  développer 
l'imagination  et  l'instinct  artistique  de  sa  Glle.  Elle-même 
était  une  âme  simple,  mais  poétique  et  expansive.  Tantôt 
elle  chantait  de  sa  petite  voix  sonore,  tantôt  elle  racontait  des 
contes  à  Aurore,  mêlant  sans  scrupule  les  légendes  pieuses 
à  la  mythologie  et  aux  contes  de  fée.  Fondée  ou  non,  son 
idée  était  que  l'élément  fantastique  est  indispensable  aux 
enfants,  que  le  monde  des  rêves  enchantés  est  beaucoup 
plus  que  la  rigide  et  prosaïque  réalité  compréhensible  et 
familière  leur  entendement.  Sophie-Antoinette  avait  aussi 
eu  elle  le  sentiment  inné  du  beau  et  ce  fut  «-11*'  <|ui.  I;i 
première,  déposa  dans  l'âme  de  la  future  George  Sand,  !<• 
germe  de  l'amour  de  la  nature.  Dans  les  promenades 
qu'elle  faisait,  d'abord  à  pied,  avec  la  petite,  <ii  plus  tard 
en  voiture,  lorsqu'elle  traversait  avec  elle  les  pays  incon- 
nus, elle  ne  cessait  d'attirer  l'attention  de  l'enfant,  tantôt 
sur  les  contours  capricieux  «les  nuages  roses  du  soir,  tan- 
tôt sur  la  fraîcheur  et  la  couleur  d'une  simple  fleurette 
des  champs,  tantôt  encore  sur  les  crêtes  menaçantes  des 
rochers  qui  bordaient  la  route.  La  petite  Aurore,  dont 
l'âme  était  grande  ouverte  'comme  toutes  les  âmes  enfan- 
tines), à  toutes  les  impressions  de  la  vie,  était  surtout 
avide  d'impressions  artistiques.  La  première  fois  qu'elle 
entendit  les  sous  de  la  flûte  d'un  modeste  mélomane  qui 
s'exerçait  à  l'étage  supérieur  de  celui  qu'elles  habitaient, 
l'enfant  fut  comme  plongée  dans  une  sorte  d'extase.  Chaque 
parole  nouvelle  ou  insolite  à  sou  esprit,  chaque  image 
neuve  agissait  sur  elle  avec  une  violence  extraordinaire. 

1  Histoire,  t,  II,  p.  166-168. 


GEORGE    SAM)  07 

Comme  elle  le  difi  elle-même,  elle  rêvait  des  heures 
entières  à  ce  mystérieux  «  oeuf  d'argent  •>.  don!  il  es!  ques- 
tion dans  la  chanson  bien  connue  que  sa  mère  Lui  chantait 
en  La  berçant.  Dans  son  imagination  enfantine,  <-ef  œuf 
était  1»'  comble  du  beau  et  du  désirable. 

Telle  fui  la  vie  de  la  petite  Aurore  dans  l«i  modeste 
appartement  de  sa  mère. 

Mais  Lorsque  Le  jeune  aide  de  camp  de  Murât  arri- 
vait «mi  congé,  sans  qu'on  L'attendît,  Le  Logement  de  La  rue 
de  la  Grange-Batelière  se  remplissait  bientôt  de  jeunes 
gens  gais  et  bruyants.  Les  officiers  chamarrés  d'or  fai- 
saient sonner  Leurs  éperons,  racontaient  Leurs  victoires, 
campagnes  difficiles  auxquelles  ils  avaient  pris  par), 
traits  de  bravoure  dont  ils  avaient  été  témoins,  l'hé- 
roïsme des  soldats,  et  s'exaltaient  surtout  en  parlant  de 
lui,  lui  !  l'unique,  le  (  rrand  !  La  fillette  écoutait  avec  rai  is- 
semeni  ces  échos  de  la  grande  épopée,  et,  en  un  clin  d'oeil 
tous  ces  récits  étaient  appliqués  à  <U'>  jeux  d'enfant.  La 
petite  rêveuse,  en  compagnie  de  sa  demi-soeur  Caroline,  de 
sa  cousine  Glotilde  et  d'autres  enfants,  se  mettait  à  impro- 
viser et  à  mettre  en  scène  tantôt  une  bataille,  tantôt  une 
retraite  uV  nuit  dans  des  lieux  effrayants,  tantôt  une 
marche  forcée  à  travers  des  montagnes  et  des  précipices 
imaginaires.  Tout  était  bon  à  ces  enfants  :  chai-'-. 
armoires,  tapis  et  canapés  :  L'appartement  s'encombrait  uV 
forteresses  inexpugnables  faites  de  tables  et  de  commodes, 
retentissait  d'exclamations  triomphantes  ;  et  Les  champs  de 
bataille  d'une  toise  carrée  se  trouvaient  jonchés  des 
cadavres  de  poupées  mises  en  pièces.  Kl  c'était  toujours 
Aurore  elle-même  qui  représentait  Napoléon,  !<•  héros  <le 
1  époque  ;  ^<>n  oom,  ><>n  image  flottait  toujours  devant  «-II»'. 
I  n  joui-   qu'elle  se  promenait  avec  sa    mère  et  Pierret, 


98  GEORGE    SAM) 

Napoléon  passa,  et  pour  le  lui  faire  voir,  on  éleva  la  fillette 
au-dessus  de  la  foule.  Napoléon  se  tourna  un  instant  vers 
leur  groupe,  el  Aurore  aperçut  le  regard  vif,  pénétrant, 
inoubliable  de  deux  veux  admirables.  Sa  mère  s'écria  avec 
enthousiasme:  «  Il  t'aregardée!  »  Elle  croyait  fermement 
que  ce  regard  portait  bonheur.  Une  autre  fois  —  George 
Sand  se  le  rappela  parfaitement,  —  comme  les  enfants 
jouaient  dans  le  petit  jardin  de  Chaillot,  on  entendit  <l<'i- 
rière  la  haute  clôture  des  acclamations,  des  piétinements  de 
chevaux,  et,  quoique  invisible,  un  brillant  cortège  passa 
bruyamment.  La  petite  fille  qui,  du  matin  au  soir,  enten- 
dait parler  du  grand  homme,  devina  aussitôt  quel  était 
celui  que  la  foule  acclamait  de  l'autre  côté  de  la  clôture, 
car  il  n'y  avait  que  lui  que  l'on  pût  acclamer  ainsi  !  Ne 
serait-ce  pas  dans  ces  jeux  enfantins,  parodiant  la  gran- 
diose épopée,  surnommée  l'épopée  napoléonienne,  et  dans 
l'enthousiasme  avec  lequel  tout  lé  monde  autour  d'Aurore 
accueillait  toute  apparition  du  grand  homme  et  gardait  le 
souvenir  de  chacun  de  ses  regards  et  de  ces  gestes,  n'est-ce 
pas  dans  cette  atmosphère  d'adoration  pour  le  petit  Corse, 
qu'il  faudrait  chercher  la  source  de  ces  sympathies  indibu- 
tablement  bonapartistes  qui,  durant  toute  sa  vie,  el  en 
dépit  des  convictions  républicaines  qu'elle  élabora  plus 
tard,  couvèrent  à  son  insu  dans  l'âme  de  George  Sand  et 
se  manifestèrent  maintes  fois  à  l'égard  de  différents 
membres  de  la  famille  de  Napoléon  le  Grand  ?  Gomme 
elle  se  plaisait  à  le  répéter,  George  Sand  appartenait  au 
peuple  par  un  des  côtés  desa  nature,  et  dans  beaucoup  de 
ses  souvenirs  et  de  ses  récits  d'alors,  on  retrouve  les  échos 
de  cette  même  légende  napoléonienne,  toute  populaire,  que 
Balzac  nous  a  si  chaleureusement  et  si  incomparablement 
racontée  par  la  bouche  du  vieux  soldat,  dans  le  «  Napoléon 


GEORGE    3AND  99 

des  champ*  »,  de  son  Médecin  de  campagne.  Ces  mêmes 
impressions,  conscientes  ei  inconscientes,  du  milieu  mili- 
taire où  elle  avait  vécu,  permirent  plus  tard  à  George 
Sand  dé  créer  les  types  extraordinairemenl  vivants  de 
militaires  que  l'on  trouve  dans  ses  romans. 

Mais,  quand  le  congé  du  jeune  aide  de  camp  arrivai!  à  sa 
lin.  lorsqu'il  devail  regagner  son  poste,  les  jours  se  remet- 
taient à  couler  paisiblement  dans  le  logis  de  la  rue  Grange- 
Batelière,  entrecoupés  seulement,  de  temps  à  autre,  par  des 
excursions  à  Chaillot  où  Ton  envoyait  souvent  Aurore  sous  la 
garded'une  laitière  amie  qui  conduisait  et  ramenait  la  fillette. 
(  lomme  nous  le  savons  déjà,  elle  installait  Aurore  et  sa  cou- 
sine  Clotilde  dans  les  immenses  paniers  attachés  sur  le  dos 
de  lYuie  qui  portait  le  lait  à  Paris.  A  Chaillot,  les  enfants 
prenaient  leurs  ébatsdans  le  jardin  et  jouaient  à  la  guerre, 
représentant,  comme  en  ville,  les  exploits  (U^  armées  napo- 
léoniennes, gravissant  de  hautes  montagnes,  franchissant 
des  marais  bourbeux  et  des  rivières  au  cours  rapide. 

Mais  bientôt  Aurore  dul  affronter,  sinon  l<  s  batailles 
elles-mêmes,  au  moins  les  difficultés  de  la  vie  de  cam- 
pagne.  Dupin  eut  à  accompagner  Murât  dans  la  guerre 
d'Espagne.  Sophie-Antoinette  qui  s'ennuyait  d'être  seule, 
cl  (le  plus  était  jalouse  de  ^<>u  mari  qui,  semble-t-il,  lui  eu 
fournissait  souvent  l'occasion  par  sa  conduite,  au  fond  irré- 
prochable, mais  en  apparence  fort  légère,  prit  la  résolution 
.le  le  suh  iv  ;'i  Madrid.  Elle  était  alors  enceinte,  et  il  «'lait  de 
-ii  pari  peu  raisonnable  de  risquer  en  cet  état  -a  santé  et 
celle  de  -mi  enfant.  Malgré  tout,  accompagnée  d'Aurore  et 
dune  dame  de  -a  connaissace  qui  allait  aussi  rejoindre 
-nu  mari  en  Espagne,  «lie  quitta  Paris  en  calèche,  et 
après  un  pénible  voyage  qui  ne  s'accomplit  pas  sans  quel- 
ques dangers,  elle  arrn  a  à  Madrid  exténuée  et  couverte  de 


Uni  ver  sua^ 

BIBLIOTHECA 


100  GEOBGE    SAM) 

poussière,  et  s'installa  dans  le  palais  abandonné  de  Godoy, 
prince  delà  Paix  [Crodoy,  principe  de  la  Paz).  Ce  palais 
avili!  été  réservé  à  Murai  el  à  son  état-major.  Inutile  de 
souligner  iei  Les  profondes  Impressions  que  rapporta  de  ce 
voyage  La  nature  impressionnable  de  la  petite  rêveuse  de 
quatre  ans,  qui  avait  déjà  trouvé,  entre  quatre  chaises, 
matière  à  dos  rêveries  fantastiques.  Un  peu  plus  tard,  un 
autre  enfant  presque  du  même  âge,  un  autre  grand  poète 
de  La  France,  faisait  avec  sa  mère  !<•  même  voyage  de 
Paris  à  Madrid  pour  rejoindre  son  père  qui  occupai  le 
palais  Masserano  abandonné  aussi  par  les  Espagnols.  Les 
impressions  que  produisit  l'Espagne  sur  Le  p<-tit  Victor 
Hugo  Purent  si  fortes,  que  bien  des  années  après,  eU 
reflétèrent  dans  ses  poésies  et  drames  espagnols,  en  leur 
prêtant  un  éclat  tout  particulier,  ce  cache!  de  grandeur,  de 
force,  de  passion,  d'austérité,  dont  tout  est  empreint  en 
Espagne  :  nature,  bommes  et  sentiments.  Quelquefois 
même,  les  impressions  qui  Lui  étaient  restées  d'Espagne,  lui 
servirent  de  modèle  dans  1rs  meilleures  scènes  qu'il  nous 
a  données.  11  est  hors  de  doute  que  La  galerie  des  vieux 
portraits  du  palais  Masserano  ]  qui  avait  -i  fortement  frappé 
l'imagination  do  Victor  Hugo  curant,  ressuscita  bien  des 
années  après  dans  l'admirable  scène  des  portraits  de  son 
Hernani.  George  Sand  n'a  écrit  aucune  œuvre  puremenl 
espagnole  ;  clic  était  en  outre  plus  jeune  que  Efag 
l'époque  où  elle  traversa  les  sombres  gorges  (\o  Pyn  i 
L'aride  Castille  brûlée  par  le  soleil,  couverte  d'agaves,  de 
cactus,  dévastée  par  la  guerre,  et,  lorsqu'elle  errait  dans 
les  salles  grandioses  et  videsd'un  palais  autrefois  splendide, 
mais  alors  abandonné.  Les  pas  de  Tentant  éveillaient  des 

1  Voir  :  Victor  Hugo  par  un  témoin  de  su  vie. 


GEORGE    SAM»  101 

échus  dans  Le  silence  de  mort  des  sombres  appartements, 
ri  sa  propre  image,  reflétée  dans  les  glaces  immenses  de 
ce  vide  et  triste  palais,  effrayait  la  fillette.  Confiée  aux 
soins  de  l'ordonnance  de  son  père,  Weber,  un  brave  Alle- 
mand qui  avait  Le  petit  défaut  de  «  si  mal  sentir  »  que  La 
petite  tombait  en  défaillance  à  son  approche,  reniant  préfé- 
rait rester  seule  pendant  des  heures  entière--,  contente  de  le 
savoir  loin  d'elle,  et  elle  se  promenait  en  liberté  dans  toutes 
chambres  du  palais.  Parfois,  elle  allait  sur  le  balcon  qui 
surplombait  une  place  déserte,  inondée  de  soleil,  et  \ 
demeurait  Longuement,  respirant  L'air  embrasé,  comprenant 
vaguement  les  motifs  du  vide  qui  L'environnait,  pensant  à 
ceux  qui  L'avaient  jadis  habité,  aux  petits  princes  dont  les 
jouets  abandonnés  étaient  devenus  les  siens.  11  lui  sem- 
blait qu'elle  vivait  au  milieu  d'un  conte  devenu  réalité, 
qu'elle  ('tait  tombée  dans  un  palais  enchanté  et  que  le  beau 
prince  de-  contes  de  fée  s'y  trouvait  avec  elle.  Son  prince 
imaginaire,  c'était  Mural,  élégant,  étincelant  d'or  et  de 
diamants.  Il  enchanta  complètement  la  petite  rêveuse  qui 
lui  donna  un  surnom  fantastique,  celui  de  Panfarinet,  sans 
se  douter,  certainement,  que  ce  surnom  contenait  une  épi- 
gramme  fort  méchante.  Murât  se  divertissait  de  sa  petite 
adoratrice,  qu'il  nommait  en  plaisantant  son  aide  de  camp. 
Le  petit  aide  de  camp  reçut  en  cadeau  un  costume  mas- 
culin :  culotte  à  la  hussard,  bonnet  à  poil,  petites  bottes  ;'i 
éperons  et  même  un  petit  sabre.  Le-  détracteurs  de  George 
Sand  qui  se  montrèrent  plus  tard  si  scandalisés  de  son  cos- 
tume d'homme,  pourront  peut-être  envisager  comme  pré- 
cédent dangereux  cette  habitude  qu'elle  en  prit  toute 
jeune,  et  on  déduiront  même  L'explication  du  tait  qu'elle 
recourut  si  facilement  à  ce  travestissement  à  d'autres 
époques  de  sa  \i--.    I  ta  peut  en  compter  quatre  ou  cinq  . 


102  GEORGE    SAND 

Cependant,  en  1807,  Aurore  Dupin  était  moins  frappée  du 
côté  commode  de  son  costume  masculin  que  de  son  éclat, 
de  sa  beauté  cl  de  La  ressemblancee  qu'il  lui  donnait  a 
won  père  adoré  et  avec  Murât  qui  La  ravissait.  Ce  costume 
lui  parut  bientôl  trop  Lourd,  vu  La  grande  chaleur  qui 
régnait  à  Madrid,  et  elle  L'échangea  volontiers  pour  La  robe 
noire  espagnole  qui  composail  sa  toilette  ordinaire  et  celle 
que  portait  sa  mère  à  colle  époque. 

Cette  belle  vie  ne  dura  pas  Longtemps;  le  moment  de  La 
célèbre  retraite  d'Espagne  était  venu  pour  les  troupes  fran- 
çaises. Mmo  Dupin  et  ses  enfants  (elle  avait  accouché  ;\ 
Madrid  d'un  enfant  aveugle  et  malingre  eurent  à  éprouv  i 
les  incom dites  de  l'insuccès  de  L'armée.  La  retraite  res- 
semblait à  une  fuite.  Epuisées  par  la  chaleur.  Les  troupes 
rentrèrent  en  France  atteintes  de  la  gale,  déguenillé 
affamées.  Non  moins  triste  était  la  position  des  voyageurs 
qui  Les  accompagnaient;  ils  se  voyaient  forcés  de  ne  jamais 
demeurer  d'un  seul  pas  en  arrière  dans  un  pays  dont  La  popu- 
lation en  révolte  et  guerrière  suivait  de  près  L'ennemi  en 
retraite.  Les  braves  troupiers  partageaient  l«'ut  ce  qu'ils 
avaient  avec  la  pauvre  H  faible  femme  qu'ils  voyaient  in- 
quiète  du  sort  do  ses  enfants,  mais  Leurs  efforts  ne  pouvaient 
empêcher  la  petite1  famille  de  souffrir  de  la  chaleur,  de  la 
faim,  delà  soif  et  delà  maladie.  Ils  offraient  cordialement 
leur  soupe  aux  enfants,  mais  ils  leur  passaient  aussi  le  mal 
dont  ils  soufTraient  eux-mêmes.  Les  enfants  furent  atteints 
de  la  gale,  et  les  Dupin  exténués,  grelottant  la  fièvre,  se 
traînèrent  ainsi  jusqu'à  Nohant,  la  propriété  berrichonne  de 
la  vieille  Mme  Dupin,  qui  les  reçut  à  bras  ouverts.  La  vieille 
dame  accapara  immédiatement  Aurore,  lui  lit  faire  connais- 
sance avec  son  frère  naturel  Hippolyte,  l'installa  dans  son 
propre  lit  à  baldaquin,  immense,  frais  et  moelleux,  et  se  mit 


GEORGE    SAM)  103 

à  soigner  la  fillette  avec  une  tendresse  toute  maternelle,  la 
mère  ayant  besoin  de  repos.  Les  revers,  les  voyages,  les 
contes  avaient  pris  fin,  et  dans  le  calme  du  vieux  Nohant, 
une  paisible  vie  nouvelle  commençait,  promettant  d'être 
heureuse. 

Mais  des  malheurs  ne  tardèrent  pas  à  fondre  sur  la  petite 
famille,  et  l'on  s'aperçut  bientôt  que  la  vie  à  Nbhant  ne 
serait  ni  paisible  ni  heureuse.  D'abord  le  petit  frère  aveugle 
d'Aurore  mourut,  probablement  de  faiblesse  et  par  suite 
de  l'excès  de  fatigue  du  voyage.  Peu  de  temps  après,  Mau- 
rice Chipin,  après  une  petite  scène  de  famille,  parti  à  che- 
val pour  La  Châtre  où  il  allait  dîner  chez  de  bons  amis, 
fut,  la  nuit  même,  désarçonné  à  son  retour  par  sou  cheval 
ombrageux,  précipité  sur  un  tas  de  pierres  et  tué  dans  sa 
chute. 

La  petite  Aurore  ne  pouvait  comprendre  l'effroyable  mal- 
heur qui  s'était  abattu  sur  elle,  mais  plus  que  personne  elle 
eut  à  subir  les  conséquences  du  coup  qui  venait  de  frapper 
si  inopinément  sa  famille.  Impossible  de  dépeindre  l'épou- 
vante, l'angoisse  et  le  désespoir  des  Dupin.  Marie-Aurore 
faillit  en  perdre  la  raison.  Elle  ne  put  jamais  se  remettre 
entièrement  de  cette  secousse,  et  toul  le  reste  de  sa  vie  fut 
consacré  au  souvenir  de  son  fils  adoré.  Sophie-Antoinette 
se  reprochait  amèrement  toutes  ses  jalousies  envers  son 
mari.  Le  vieux  Deschartres  qui,  sous  un  masque  de  cuistre 
cachait  le  cœur  le  plus  tendre  et  <|ui  adorait  son  ancien 
élève,  fut  tellement  frappé  de  celte  mort  que,  —  comme  il 
l'avoua  plus  tard  à  Aurore,  —  d'athée,  il  devint  croyant. 
La  pensée  que  Maurice  était  à  jamais  perdu  pour  lui,  qu'il 
ne  le  reverrait  plus,  frappait  tellement  son  cœur  aimant 
qu'il  commença  à  croire  à  L'immortalité  de  rame. 

La  petite  Aurore  risquait  de  s'étioler  entre  ces  trois  êtres 


\0t  GEOBGE     SAND 

qui  pleuraient  du  matin  au  soie,  plongés  dans  un  sombre 
désespoir.  Mais  la  grand'mère,  toute  désolée  qu'elle  était, 
ne  perdait  pas  de  vue  sa  petite  fille.  Elle  trouva  avec  raison, 
qu'il  était  malsain  pour  un  enfant  de  vivre  dans  cette 
atmosphère  de  douleur  et  de  larmes.  —  Klle  donna  ordre 
de  l'aire  venir  du  village  la  nièce  de  sa  camériste  Julie,  la 
petite  paysanne  Ursule,  pour  servir  de  compagne  «le 
jeu  à  Aurore.  Quelques  jours  plus  lard.  Ursule,  installée 
à  Nohant,  devint  bien  vite  l'amie  de  La  petite  Dupin  et  Lui 
pesta  dévouée  toute  sa  \  ie. 

Aurore  passait  des  journées  entières  dans  le  jardin  et 
dans  les  champs  en  compagnie  d'Ursule  et  d'Hippolyte.  — 
Celui-ci  était  un  petit  garçon  de  neuf  ans,  robuste  et  pétu- 
lant, avant  toujours  eu  tête  les  entreprises  et  les  espiè- 
gleries les  plus  risquées.  Ursule  était  une  fillette  délurée, 
loquace,  d'un  caractère  très  indépendant;  elle  se  posa  tout 
de  suite  sur  un  pied  d'égalité  avec  Aun>re.  Leur  société 
fut  très  salutaire  à  celle  dernière,  et  les  premières  ann 
de  sa  vie  à  Nohant  firent  à  sa  santé  un  bien  extraordinaire. 
Après  toutes  les  impressions  si  peu  enfantines  des  années 
précédentes,  Aurore  put  se  reposer  dans  cette  calme  exis- 
tence villageoise,  passant  son  temps  au  milieu  de  cl 
à  son  niveau,  d'espiègleries  et  de  jeux  enfantins.  Les 
Dupin  passèrent  deux  ans  à  Nohant  sans  en  sortir,  i  I 
deux  années  s'écoulèrent  heureusement  et  paisiblement  pour 
la  petite  fille,  surtout  si  l'on  compare  ce  temps  à  l'avenir 
qui  l'attendait. 

Aurore  avait  à  peu  près  cinq  ans  lorsque  sa  mère  lui 
appi-it  à  écrire.  A  peine  L'enfant  se  fut-elle  assimilé  le  pro- 
cédé de  la  lecture  et  eût-elle  lu  toute  seule  son  premier 
conte,  qu'elle  se  passionna  pour  les  livres  et  dévora  tous 
ceux  qu'on  lui  donnait  :  les  contes  de  Perrault.  Berquin,  un 


GEORGE     SAM)  165 

abrégé  de  mythologie  ei  même  les  romans  de  M1""  de  Gen- 
lîs.  Pour  cette  dernière,  du  reste,  c'était  Sophie-Antoinette 
qui  lui  en  faisait  Le  plus  souvent  la  Lecture.  La  fillette 
écoutait,  assise  auprès  de  la  cheminée,  aux  pieds  d  - 
mère,  Les  yeux  fixés  sur  un  écran  vert  sur  lequel  la  lueur 
vacillante  du  loyer  projetai!  des  ombres  capricieuses.  Aurore 
rdail  tour  à  tour  L'écran  ei  l<i  feu;  il  lui  semblait  voir 
des  châteaux  fantastiques,  des  roses  d'or,  des  êtres  bizarres, 
varianl  d'aspect  à  chaque  écroulemenl  do  tisons,  à  chaque 
vacillemenl  desombres.  En  général,  l'imagination  du  futur 
écrivain  se  manifesta  d'une  façon  étonnante  pendant  tes 
années  dont  nous  parlons.  Tantôl  il  lui  semblait  que  la 
nymphe  »•(  la  bacchante  des  tentures  s'animaient  cl  se  met- 
taient à  courir  sur  la  corniche  jusqu'à  son  lit ,  pour  l'effrayer 
et  disparaître  ensuite.  D'autres  fois,  elle  passait  ses  journées 
à  rêver  au  Prince  Charmant,  aux  fées,  aux  génies,  à  L'exis- 
tence desquels  elle  croyaii  et  dont  elle  attendait  l'arrivée. 
Sa  grand'mère,  —  admiratrice  de  Voltaire,  —  ne  voyait  pas 
a\<-<-  plaisir  ce  développement  de  l'imagination  chez  lYu- 
i'aul.  Mais  Sophie-Antoinette,  comme  dous  L'avons  dit. 
comprenait  d'instinct  que  l'élément  fantastique  est  le  propre 
de  l'âme  enfantine;  aussi,  ne  se  bornait-elle  pas  à  lire  ou 
;'i  raconter  des  contes  aux  enfants,  cil»'  s'associait  encore 
aux  petites  entreprises  d'Aurore,  qui  manifestait  un  amour 
évident  pour  tout  ce  qui  «'tait  mystérieux,  lu  j<  mu-  Sophie 
surprit  sa  fille  occupée  avec  Ursule,  à  construire  <>u  ne  sait 
quel  édifice  féerique  à  L'aide  de  cailloux  et  de  coquillages. 
Sophie  s'intéressa  aux  vaines  tentatives  de  la  fillette  pour 
créer  quelque  chose  de  beau  qui  ne  ressemblât  eu  rien  ;'» 
ta  banale  réalité;  elle  se  mil  à  L'œuvre  sans  perdre  de 
temps,  disposa  une  petite  grotte,  L'orna  de  mousse,  de 
lierres,  de  fleurs,  de  coquillages  et  de  petits  cailloux  roses 


10G  GEORGE    SAND 

et  finit  par  y  ajouter  une  petite  cascade  artificielle,  le  tout 
en  cachette  d'Aurore  qui  ne  vil  l;i  grotte  que  lorsqu'elle  étail 
déjà  achevée.  Le  charme  fui  complet!  La  grotte  fui  pour 
Aurore  Le  comble  du  beau  et  du  poétique.  Sophie-Antoi- 
nette avait  deviné  la  confuse  aspiration  à  la  beauté  que 
recelai!  la  jeune  âme  d'Aurore  el  cette  soif  qui  se  manifes- 
tai! déjà  «'liez  la  future  artiste  de  créer  par  elle-même 
quelque  chose  de  beau.  Aurore  étail  profondément  con- 
vaincue que  la  beauté  de  la  grotte  ravissait  toul  le  monde; 
clic  fui  bien  peinée  lorsque  sa  grand'mère,  invitée  à  venir 
l'admirer,  ne  laissa  voir  aucun  ravissement.  La  grand 
maman  ne  pouvail  s'associer  aux  amusements  puérils  de 
Sophie  avec  les  enfants.  Mais  La  jeune  femme,  qui  resta  à 
moitié  enfant  huile  sa  \  ie.  avait  su  pénétrer  instinctivemi  ni 
le  fin  fond  de  l'âme  d'Aurore.  Sophie  resta  toujours  en 
contacl  plus  intime  avec  la  fillette,  que  l'aïeule;  l'enfant  com- 
prenait sa  mère  el  l'aimait  passionnément.  Jeune  el  sémil- 
lante, Sophie -Antoinette  partageait  Les  jeux  des  petits, 
bêchait  leurs  plates -bandes,  leur  construisait  toutes  sortes 
de  choses,  leur  chantait  (\v>  chansons,  leur  racontait  des 
histoires,  les  embrassait  avec  ardeur;  mais,  Lorsqu'il  lui 
arrivait  de  se  mettre  en  colère,  elle  leur  appliquait  sans 
cérémonie  et  an  hasard,  des  claques  sur  Les  joues  «ai  sur  les 
mains.  Elle  no  se  souciait  pas  de  se  mettre  martel  en  tête 
an  sujet  de  l'éducation  de  sa  tille,  elle  se  bornait  à  fair< 
ce  que  faisaient  tontes  les  femmes  de  sa  classe.  Elle  lui  tit 
apprendre  des  fables  par  cœur,  l'initia  de  bonne  heure  à  la 
lecture,  lui  enseigna  la  couture  et  le  crochet.  Quant  à  lui 
donner  une  éducation  dans  le  sens  large  du  met,  il  n'en 
était  pas  même  question.  Par  le  dcgiv  de  son  intelligence 
et  par  ce  qui  l'intéressait,  Sophie  était  aussi  près  de  l'enfance 
(pie  le  sont  les  bonnes,  les  femmes  de  chambre  et  les  cuisi- 


GEORGE    SAM)  107 

nières  avec  qui  les  enfants  des  classes  supérieures  passent 
si  volontiers  leur  temps.  C'est  ce  qui  arrive  souvent,  malgré 
les  défenses  des  parents,  probablement  parce  que  les  enfants 
sentent  qu'il  y  a  moins  de  différence  intellectuelle  entre  eux 
et  ces  personnes  simples  qu'il  n'y  en  a  entre  eux  et  «  les 
grandes  personnes  »  de  leur  classe.  L'aïeule  était  précisé- 
ment, aux  yeux  d'Aurore,  une  de  ces  «  grandes  per- 
sonnes 9.  La  grand'maman  adorait  sa  petite-fille  à,  sa  façon, 
mais  elle  trouvait  déplacé  de  lui  témoigner  cet  amour, 
comme  de  trop  caresser  les  enfants  et  de  se  montrer  trop 
familière  avec  eux1.  Admiratrice  de  Rousseau,  elle  n'ad- 
mettait pas  non  plus  qu'on  les  punit  et  ne  leur  adressait  des 
observations,  autant  par  principe,  que  par  habitude,  que 
d'un  ton  réservé  et  froid  qui  leur  inspirait  plus  de  crainte 
et  de  respect  que  les  cris  les  plus  furieux  de  la  mère,  quine 
connaissait  aucun  frein  lorsqu'elle  était  déchaînée  contre  ses 
enfants.  Marie-Aurore  aurait  désiré  élever  s;i  petite  tille 
selon  ses  convictions,  orner  son  esprit  et  le  diriger  avant 
tout  dans  la  voie  de  la  raison  :  c'est-à-dire  l'habituera  réflé- 
chir sur  les  phénomènes  de  la  vie,  —  Irait  distinctif  de  la 
philosophie  et  de  la  science  du  xviii"  siècle.  L'aïeule  eût  voulu 
exclure  aussi  de  l'éducation  tout  élément  fantastique,  afin 

1  Inutile  de  dire  qu'elle  avait  raison  de  s'opposer  à  l'habitude  plé- 
béienne <i  ■  Sophie  de  faire  coucher  la  petite  avec  elle.  George  Sand 
fait  ici  preuve  de  partialité  envers  sa  mère  cl  <l  •  -mi  désir  d'étaler  ses 
sentiments  pour  les  classes  inférieures  (donl  sa  mère  es!  toujours  la 
représentante  dans  ses  Souvenirs  .  e1  d'une  absence  c  >mplèl  ■  de  toute 
notion  de  l'hygiène,  lorsqu'elle  affirme  à  ce  propos  que  i  ;''ii  ne  saurait 
être  plus  chaste  el  plu-  sain  pour  une  petit  •  Bile  de  neuJ  .m-  <[iu-  de 
partager  le  lit  de  sa  mère  ».  Nous  doutons  f  >rl  qu  ■  nos  médecins  ou  dos 
pédagogues  modernes,  soienl  de  son  ;i\  i-,  lors  même  qu'ils  craindraient 
de  passer  pour  >  aristocrates  ■  en  prenant  en  pareil  «-a- 1'-  parti  d<  l'aïeule 

contr lui  de  la   femme  du  peupl  •.  Nous  dirons  même  que  tout  ce 

que  G 'ge  Sand  écrit  au    sujet   des  dissentiments  qui  existaient  sur 

cette  question  entre  -.i  grand'mère  «'t  -a  mère,  produit  sur  le  lecteui 
un.'  impression  étrange  el  forl  déplaisante.  V.  Histoire  •  .  l.  II. 

p.  107-409. 


108  GEORGE    SAM) 

de  œ  pas  développer  l'imagination  de  L'enfanl  au  détriment 
de  la  raison  et  de  D'encourager  par  là  aucune  croyance 
absurde,  aucune  superstition.  Elle  aurait  également  désiré 
inculquer  à  la  fillette  <l<-  bonnes  manières,  développer  son 
goût,  lui  enseigner  Les  beaux-arts,  en  un  moi,  «-n  taire  une 
jeune  fille  vraiment  instruite,  pleine  de  cette  réserve  et  de 
ce  tact  <|ui  sont  le  propre  des  personnes  <!<•  Leur  classe. 
Dans  son  admiration  pour  V Emile  de  Rousseau,  la  grand- 
mère  ne  voulait  pas  qu'on  entravât,  d'aucune  façon,  les 
jeux  des  cnl'ants  ou  leur  Liberté  en  général,  mais  il  lui 
déplaisait  de  voir  grandir  la  petite  Aurore  comme  une  <■-()<•<•.• 
de  sauvageon  de  village  <>u  comme  une  petite  bourgeoise 
de  Paris,  à  L'instar  de  Sophie-Antoinette  <jui  était  a  moitié 
lettrée  H  ne  s'occupait  que  d'intérêts  mesquins,  (!»•  chif- 
fons, qui  ('tait  pleine  de  préjugés,  bourgeoisement  vani- 
teuse et  vantarde1.  La  grand'mère  trouvail  aussi  que  les 
vêtements  dvs  enfants  devaient  être  simples,  Larges  et 
commodes;  de  ses  anciennes  douillettes  elle  confection- 
nait à  sa  petite  tille  d'amples  petites  robes  et  lui  lais- 
sait flotter  les  cheveux  sur  les  épaules.  Sophie-Antoinette 
tenait  à  affubler  sa  fille  conformément  à  la  mode  de  l'Em- 
pire, la  taille  sous  les  aisselles,  Les  jupes  collantes,  <-f 
n'était    contente    que   lorsqu'elle    avait    coiffé    Aurore   à   la 


4  Noua  avons  ou  entre  les  mains  des  Lettres  de  Sophie  a  -a  fille  et  a 
son  gendre  Dudevant.  Dans  une  de  ces  Lettres  file  demande,  après 
s'être  brouillée  un  jour  avec  eux  et  les  avoir  brusque menl  quittés,  qu'on 
lui  adresse  son  courrier  à  tel  endroit  au  nom  de  :  a  Madame  de  }>o/tau- 
Dupin  »  {sic).  Elle  prétend  que  ce  titre  n'Appartient  qu'à  elle  seule  et  que 
tout  le  monde  sait  <jt/i  elle  eut.  Ces  prétentions  se  rencontrent  à  chaque 
pas  dans  ses  lettres.  Mais  dans  Y  Histoire  de  ma  17e.  commencée  en  1817, 
Cieorge  Sand  fait  tous  ses  efforts  pour  représenter  Sophie-Antoinette 
(•(•mine  une  l'enime  du  peuple  n'ayant  que  des  opinions  démocratiques 
—  ce  qui  n'esl  pas  tout  à  l'ait  conforme  à  la  vérité.  Cette  petite  grisette 
frivole,  comme  beaucoup  de  ses  semblables,  tenait  souvent  à  passes 
pour  une  Maie  dame  de  qualité,  mais  cela  ne  lui  réussissait  guère. 


GEORGE    SAN!)  t09 

chinoise,  selon  La  mode.  Voici  ce  que  George  Sand  raconte 
sur  cette  coiffure  :  «  C'était  bien  la  plus  affreuse  coiffure 
que  L'on  |>ùt  imaginer,  elle  a  certainement  été  inventée  pour 
les  figures  qui  n'ont  pas  de  front.  On  vous  rebroussait  les 
cheveux  en  les  peignant  à  contre-poil  jusqu'à  ce  qu'ils 
eussent  pris  une  direction  perpendiculaire,  et  alors  on  en 
tortillait  le  fouet  juste  au  sommet  du  crâne  de  manière  à 
faire  de  la  tête  une  boule  allongée,  surmontée  dune  autre 
petite  houle  de  cheveux.  On  ressemblait  ainsi  à  une  brioche 
ou  ù  une  gourde  de  pèlerin.  Ajoutez  à  cette  laideur  le  sup- 
plice d'avoir  les  cheveux  plantés  à  contre-poil,  il  fallait  huit 
jours  d'atroces  douleurs  et  d'insomnie  avant  qu'ils  eussent 
pris  le  pli  forcé,  et  on  les  serrait  si  bien  avec  un  cordon  pour 
les  y  contraindre  qu'on  avait  la  peau  du  front  tirée  et  le 
coin  des  veux  relevé  comme  les  figures  d'éventails  chinois.  ■> 
Histoire  de  ma  Vie,  t.  II,  p.  294-95.  La  grand'mère  assis- 
tait avec  dégoût  à  ces  affreuses  expériences;  quant  à  la 
fillette,  cette  coiffure  lui  faisait  mal  et  la  gênait,  mai- elle 
adorait  sa  mère  et  elle  eût  supporté  pour  elle  toutes  les 
incommodités  et  toutes  les  tortures.  Sophie  ne  soupçon- 
nait nullement  combien  était  déraisonnable  son  engouement 
pour  hi  mode. 

tte  futilité  se  montrait  en  toute  chose  chez  Sophie. 
qui  ne  comprenait  pas  les  exigences  les  plus  naturelles 
d'une  éducation  raisonnable.  La  vieille  M""  Dupin,  qui 
était  beaucoup  plus  délicate  et  plus  réfléchie,  préférait  en 
Ces  moments-là,  ne  pas  discuter  avec  sa  belle-fille  qui 
n'aurait  rien  compris  à  ses  objections  et  que,  de  son  côté, 
elle  ne  comprenait  pas  du  tout.  C'était  deux  natures  toutes 
différentes.  Ce  fut  alors  que  l'on  put  entrevoir  la  désas- 
treuse influence  que  la  mort  prématurée  de  son  père  allait 
a\ oir  sur  La  \  ie  d'Aurore. 


110  GEORGE    SAM) 

Maurice  Dupin,  que  sa  mère  ei  sa  femme  adoraient, 
avait  été  le  chaînon  qui  les  avait  réunies  l'une  à  l'autre,  le 
petit  dieu  du  foyer  dont  le  culte  pouvait  concilier  ei  unir 
ces  deux  parfaits  contrastes.  Du  vivant  de  Maurice,  les 
deux  femmes  étaient  jalouses  l'une  de  l'autre,  car  chacune 
aurail  voulu  posséder  sans  partage  le  cœur  de  Maurice. 
Après  sa  mort,  elle  reportèrent  toutes  deux  sur  sa  fille  cet 
ainoui'  passionné,  exigeant  et  jaloux,  et  voulurent  égale- 
ment, l'une  et  l'autre,  l'absorber  sans  partage.  Delà,  toute 
une  série  de  scènes  domestiques  et  une  lutte  acharnée  qui 
agissaient  de  la  façon  lu  plus  désastreuse  sur  l'éducation, 
le  caractère  et  le  précoce  développement  «!<•  la  fillette.  D< 
là,  toute  une  suite  d'années  pénibles  dans  -<>n  existence,  de 
déceptions  prématurées  qui  La  faisaient  se  renfermer  en 
elle-même  et  se  méfier  de>  hommes  :  de  là,  ces  pass 
subits  d'une  songerie  sombre  et  morne  à  unegaîté  sauvage 
et  sans  frein,  qui  s'emparait  parfois  d'elle,  évolutions  qui 
restèrent,  presque,  jusqu'à  l'âge  mûr,  le  trait  distinctif  du 
caractère  de  George  Sand.  La  mort  du  père,  pour  le  dire 
en  un  mot,  et  la  vie  qu'elle  mena  entre  les  doux  natui 
dissemblables  de  sa  mère  et  de  son  aïeule,  exercèrent  sur 
sa  destinée  une  influence  des  plus  graves.  Leur  commun 
malheur  rapprocha  pondant  quelque  temps  les  deux 
partis  ennemis.  Los  deux  femmes  s'absorbèrent  dans  leur 
affreuse  douleur,  pondant  que  la  petite  Aurore,  presque 
abandonnée  à  elle-même,  jouait  sans  souci  avec  Ursule  et 
Hippolyte.  Mais  la  mère  et  l'aïeule  ue  pouvaient  vivre 
longtemps  en  repos.  Ni  l'une  ni  l'autre  ne  pouvait  se  taire 
à  l'idée  que  l'éducation  de  roulant  ne  lui  fût  pas  confiée 
exclusivement.  Au  début,  on  se  fit  de  part  et  d'autre  des 
concessions  pour  vivre  en  paix  et  d'accord.  Il  y  eut  quel- 
que condescendance  de  la  part  de  la  descendante  d'une 


GEORGE     SAM)  111 

race  royale  qui  ne  pouvait  oublier  L'origine  et  le  passé  de 
sa  belle-fille.  11  y  en  eut  aussi  de  la  pari  de  La  fille  des 
rues  de  Paris,  qui  m1  nourrissait  pour  les  aristocrates  que 
haine  et  mépris,  et  en  qui  grondait  comme  un  échu  de  la 
récente  révolution,  jointe  à  l'hostilité  instinctive  des  gens 
du  peuple  à  l'égard  i\r>  familles  seigneuriales.  La  nature 
de  ces  deux  femmes,  leur  éducation,  leur-  intérêts  étaient 
trop  différents  pour  qu'elles  pussent  s'entendre,  et  le  seul 
point  qui  eut  dû  les  rapprocher,  leur  amour  pour  la 
petite  Aurore,  fut  justement  la  pierre  d'achoppement,  la 
cause  du  conflit  qui  s'éleva  entre  elles. 

Lettrée  et  instruite,  toujours  préoccupée  de  quelque 
question  intellectuelle,  avec  ses  calmes  habitudes  de  grande 
dame  casanière  du  xviii6  siècle,  ses  manières  et  son  parler 
serein  et  posé,  femme  distinguée,  bien  élevée,  toujours 
maîtresse  d'elle-même,  indulgente,  attentive  et  affable 
envers  tout  le  monde,  mais  réservée  dans  la  manifestation 
di  ses  sentiments,  l'aïeule  paraissait  presque  froide  au 
premier  abord.  Au  physique,  elle  était  haute  de  taille, 
svelte,  blonde,  une  vraie  Anglo-Saxonne.  Et,  d'autre  part, 
la  mère,  nature  sans  frein,  emportée,  illettrée,  dénuée  de 
tact  et  de  toute  éducation,  une  vraie  Madame  Sans- 
Gène,  était  une  petite  femme,  brune  connue  une  espa- 
gnole, vive,  passionnée,  apte  à  tout,  principalement  à  tout 
travail  plus  ou  moins  artistique,  toujours  occupée  de  son 
ménage,  jamais  en  place,  toujours  en  mouvement,  quittant 
sans  cesse  un  ouvrage  pour  commencer  autre  chose,  et 
passant  d'un  extrême  à  l'autre  dans  ses  sentiments  comme 
dans  leur  manifestation.  C'est  ainsi  qu'elle  passait  subite- 
ment de  L'amour  à  la  haine,  de  l'animosité  à  L'adoration, 
des  caresses  aux  injures  et  même  aux  coups  :  nature  chan- 
geante, incapable  de  porter  deux  jours  de  suite  le  même 


i  12  GEORGE    SAM) 

chapeau  ou  de  dîner  au  même  restaurant,  sans  parler  des 
repas  à  la  maison  qu'elle  voulail  toujours  varier. 

(  H  seul  point  commun  existait  entre  ces  deux  femmes  :  — 
ni  rime  ni  L'autre  n'était  jamais  oisive.  Mais  pendant  que 
Marie-Aurore  Lisait,  prenait  des  notes,  faisait  des  résumés 
de  ses  Lectures  ou  s'occupait  de  musique,  Sophie-Antoinette 
cousait,  rafraîchissait  quatre  ou  cinq  Pois  ses  chapeaux  ou 
ses  chiffons,  confectionnait  des  men  eilles  ai  ec  des  blondes 
cl  des  rubans,  fabriquait  des  cartonnages,  savait  recouvrir 
un  meuble,  cultiver  un  jardin,  préparer  un  pâté,  enluminer 
une  boîte,  m  un  mot,  c'était  une  véritable  fée  par  rapport 
au  travail  des  mains.  L'aïeule  et  La  mère  transmirent  à 
Aurore  cet  amour  de  L'occupation  et  L'habituèrent  dès 
son  enfance  à  ne  jamais  rester  oisive.  L'aïeule  lui  inculqua 
L'habitude  du  travail  intellectuel  dont  elle-même  s'occupait 
assidûment;  la  mère  Lui  communiqua  son  savoir-faire 
dans  Le  domaine  des  soins  du  ménage.  C'est  de  sa  mère 
qu'eue  louait  son  aptitude  à  «  tout  faire  ».  à  cuisÛK 
i^ecouvrirun  meuble,  à  confectionner  des  robes  de  maison 
et  des  costumes  fantastiques  pour  Le  théâtre,  en  un  mot,  cette 
étonnante  adresse  des  mains  dont  George  Sand  lit  preuve 
à  boutes  les  époques  de  sa  vie.  Bien  plus  tard,  en  lv 
dans  une  Lettre  i\v  Venise  à  son  frère  naturel  Châtiron, 
George  Sand  exprime  toute  sa  gratitude  envers  sa  mère  et 
sa  grand'mère  —  envers  cette  dernière  surtout,  —  qui  lui 
avaient  fait  contracter,  dès  l'enfance,  l'habitude  du  travail, 
habitude  à  laquelle  elle  attribuait  son  aptitude  à  travailler 
d' arrache-pied  de  sept  à  treize  heures  par  jour.  Qu'on  se 
j'appelle  l'étonnement  que  provoqua  la  lecture  de  Lélia  chez 
les  amis  de  La  Châtre  qui  connaissaient  Aurore  Dudevant 
comme  une  couturière  adroite,  une  ménagère  émérite. 
sachant  faire  d'excellentes  confitures,  et  qui  ne  se  doutaient 


GEORGE    SAM)  113 

nullement  qu'il  y  eût  en  elle  un  poète  amer  et  désabusé. 
Qu'on  se  souvienne  encore  des  récits  de  Pagello,  s'extasiant 
sur  l'inappréciable  et  vaillante  ménagère,  qu'était  George 
Sand  pendant  sou  séjour  à  Venise.  Qu'on  se  rappelle 
les  diverses  occupations  auxquelles  George  Sand  se 
consacrait  pendant  le  séjour  qu'elle  lit  à  Majorque  avec 
ses  enfants  et,  Chopin  malade,  obligée  d'être  à  la  fois 
cuisinière,  femme  de  chambre,  sœur  de  charité,  phar- 
macienne et  maîtresse  d'école,  dans  un  pays  où  il  était 
impossible  de  se  procurer  tant  soit  peu  de  commodité 
ni  le  moindre  confort.  Qu'on  se  souvienne  de  Ions  les 
détails  dont  sont  remplies  ses  lettres  publiées  ou  inédites,  et 
les  souvenirs  de  ses  amis  dr>  différentes  périodes  de  sa  vie, 
depuis  le  moment  où  elle  peignit  une  tabatière  pour  Auré- 
Liende  Sèze,  jusqu'au  temps  où,  âgée  de  soixante-dix  ans, 
elle  cousait,  sous  les  veux  de  Henri  Amie,  des  costumes 
pour  le  théâtre  <\r>  marionnettes  de  son  fils  et  des  robes 
pour  les  poupées  de  ses  petites-filles.  Tout  cela  nous 
permet  d'affirmer  hardiment  que  cette  infatigable  femme 
de  lettres,  dont  La  fécondité  littéraire  surprenait  tous  ses 
contemporains,  profitait  de  ses  moments  de  loisir  pour 
s'occuper  des  différentes  besognes  de  son  ménage,  beau- 
coup plus  peut-être  que  ne  l'eût  lait  La  plus  banale  maî- 
tresse de  maison,  point  du  tout  «  lettrée  ".  Ces  qualités, 
rllo  Les  devait,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  à  sa  mère  et 
à  sa  grand'mère,  qui  ne  lui  permettaient  jamais  de  rester 
oisi\ e. 

Mais  on  dehors  do  l'aversion  commune  de  ces  deux 
femmes  pour  L'inaction,  tout  était  dissemblable  dans  Leur 
nature,  et  Les  discordes  entre  <-ll<^  étaient  inévitables.  Au 
début,  Les  conflits  furent  rares,  mais  plus  tard  ils  devinrent 
de  plus  en  plus  fréquents.  Une  sourde  animosité  se  faisait 


114  GEORGE    SAM) 

sentir  dans  l'air.  Deschartres,  qui  n'avait  jamais  pu 
pardonner  ;'i  Sophie  le  rôle  absurde  qu'il  ;i\;iil  joué  par 
trop  de  zèle  pour  empêcher  soc  mariage  avec  Maurice  et 
qui  la  détestait,  ne  faisait  que  verser  de  L'huile  sur  le  feu 
et  finit  par  envenimer  les  relations  de  La  belle-mère  avec 
la  belle-fille.  Leurs  rapports  devinrent  de  plus  en  plus 
tendus;  on  en  vint  des  piqûres  d'épingles  à  des  obser- 
vations mordantes.  On  gardait  d'un  côté  un  silence  dédai- 
gneux, tandis  qu'on  se  Laissai!  aller  de  L'autre  à  des  propos 
cl  môme  à  des  sorties  violentes.  Sophie  ne  pouvait  prononcer 
Je  nom  de  sa  belle-mère  —  souvent  même  en  présence  de 
La  petite  Aurore  —  sans  L'accompagner  d'une  épigramme 
vulgaire,  et  Marie-Aurore,  avec  une  réserve  méprisante 
et  glaciale,  se  contentait  d'exprimer  à  haute  voix  quelque 
observation  à  L'endroit  de  «  certaines  personnes  »,  et  La 
fillette  comprenait  parfaitement  quelles  étaient  ces  i  cer- 
taines personnes1».  Les  médisantes  commères  attaché 
La  maison  colportaient  de  part  et  jd'autre  ces  propos.  La 
discorde  et  Les  querelles,  dans  La  famille  Dupin,  devenaient 
de  plus  en  plus  violentes  et  aboutirent  finalement  à  une 
vraie  Lutte  de  partis.  Aussi  Longtemps  que  dura  cet  état  de 
choses,  c'est-à-dire  pendant  environ  douze  ans,  jusqu'à  la 
mort  de  L'aïeule,  La  petite  Aurore  représenta  La  pomme  de 
discorde  ;  elle  fut  comme  une  allumette  entre  deux  feux. 
Vers  L'automne  de  1810,  il  était  déjà  évident  que,  malgré  le 
désir  qu'on  avait  de  vivre  en  paix  et  en  bonne  intelligence, 
la  vie  en  commun  était  devenue  impossible  pour  ces -deux 
femmes.  Après  beaucoup  de  débats  et  de  pourparlers,  il  fut 
décidé  que  L'aïeule  seule  se  chargerait  dorénavant  d'Au- 
rore, qu'elle  assumerait  toute  la  responsabilité  de  son  édu- 
cation et  qu'elles  passeraient  toutes  deux  la  majeure  partie 
de  l'année  à  Nouant,  ne  venant  à  Paris  qu'en  hiver  pour 


&EORGE     SAM)  115 

y  vivre  quelque  temps,  dans  l'intérêt  de  l'instruction  de 
la  fillette.  Sophie-Antoinette  s'installerait,  de  son  côté,  à 
Paris  avec  sa  fille  Caroline;  sa  belle-mère  lui  fournirait 
de  quoi  vivre.  Chaque  été,  elle  irait  à  Notant.,  maie 
ae  se  mêlerait  point  de  L'éducation  d'Aurore.  Cette  dé- 
cision satisfit  également  Les  deux  partis;  Sophie,  malgré 
tout,  s'ennuyait  à  la  campagne  et  brûlait  du  désir  de 
retrouver  Les  boulevards  de  Paris,  le  tumulte,  le  bruit. 
I.i  cohue  de  la  grande  ville.  La  question  pécuniaire  jouait 
sans  doute  un  rôle  important  dans  les  concessions  qu'elle 
avait  faites,  car  elle  dépendait  de  sa  belle-mère,  Aurore 
étant  l;i  seule  héritière  directe  de  son  aïeule,  ce  qui  avait 
donné  à  la  grand 'maman  une  voix  prépondérante  dans 
L'affaire.  Sophie  L'avait  parfaitement  compris  et  sa  raison 
lui  avait  conseillé  de  Laisser  Aurore  à  Nouant.  Elle  alla 
s'établir  à  Paris  en  1810. 

De  181U  à  1814,  l'aïeule  et  la  petite  fille  u'habitèrent 
Paris  qu'en  hiver,  passant  le  reste  du  temps  à  La  campagne, 
et  Sophie  venait  chaque  année  passer  deux  ou  trois  mois, 
et  quelquefois  tout  L'été,  à  Nohant.  Nous  dirons  |>lus  Loin  le 
rôle  que  la  vie  rustique  joua  dans  la  vie  de  la  future 
George  Sand.  Contentons-nous,  pour  Le  moment,  de  parler 
de  l'impression  que  produisit  sur  La  fillette  le  changement 
survenu  dans  sa  destinée. 

Dans  Les  premiers  temps,  cette  impression  ae  se  lit  point 
remarquer:  La  viene  l'enfant  à  Nohant  était  trop  heureuse 
et  trop  agréable.  Le  premier  départ  de  sa  mère  ae  L'émut 
pas  beaucoup,  elle  ae  comprenait  pas  le  chagrin  d'en  èlre 
séparée.  Elle  pleura  un  peu.  mais  ce  fut  tout.  On  peut 
croire  que  son  amour  pour  sa  mère  a'aurait  pas  pris  ce 
caractère  maladif  qui  éclata  plus  tard,  que  les  arrivé 
les  départs  successifs  de  Sophie  n'auraient  pas  Bervi  de 


116  GEORGE    SAM) 

motifs  aux  scènes  passionnées  qui  se  produisirenl  alors, 
si  les  deux  femmes  eussent  mis  dans  Leurs  rapports 
avec  la  fillette  plus  de  raison  et  moins  d'amour-propre  et 
de  jalousie.  Hâtons-nous  cependant  d<-  dire  que  George 
Sand ,  en  parlant  de  L'amour  exalté  qu'elle  portait  ù 
sa  mère  et  des  dramatiques  péripéties  de  son  affection, 
exagère  sans  doute,  grossit  Les  couleurs,  prête  à  tout  un 
caractère  beaucoup  plus  romanesque  que  ne  le  comportait 
la  réalité.  Pour  s'en  convaincre,  il  suffit  <l<i  comparer  ce 
qu'elle  dit  dans  Y  Histoire  de  ma  Vie,  à  propos  d'une  Lettre 
écrite  par  elle  à  sa  mère  en  I K 1 :2 ,  avec  La  Lettre  même, 
publiée  dans  sa  Correspondance  sous  le  numéro  I.  Ce 
qu'elle  dépeint,  c'est  quelque  chose  de  passionné,  (\r  t\< 
péré,  de  pathétique  ;  en  réalité,  c'est  une  gentille  petite  Lettre 
touchante,  mais  bien  naturelle  et  très  enfantine1.  Ainsi 
donc,  malgré  tous  ces  sentiments  dolents  et  ce  qu'il  \ 
avait  do  vraiment  tragique  dans  la  situation  i\r  la  fillette, 


1  1°  Histoire,  l.  Il,  p.  126-429.  —  2a  Correspondance ^  t.  I.  p.  1.  Voici 
en  quels  termes  colorés  (trop  colorés  même),  George  Sand  fail  con- 
naître  le  contenu  de  cette  lettre,  p.  1-7...  i  Qu'y  avait-il  dans  cette 
lettre?  Je  ne  m'en  souviens  plus.  Je  sais  que  je  l'écrivis  dan*  la 
de  l'enthousiasme,  que  mon  cœur  y  coulait  à  flots  pour  ainsi  dire,  et 
que  ma  mère  l'a  gardée  longtemps  comme  une  relique,  mai-  je  ne  l'ai 
pas  retrouvée  dans  les  papier-  qu'elle  m'a  laissés.  Mon  impression  es! 

que  jamais  passion   plus  profonde  et  plus  pure  ne  fut  plus   naïvement 

exprimée,  car  mes  larmes  l'arrosèrent  littéralement,  et  a  chaque  instant 
j'étais  forcée  de  retracer  les  lettres  effacées  par  mes  pleurs  <>...  etc.,  etc. 

Et  voici  la  lettre  elle-même  : 

.1  flf"M  Maurice  Dupin  qui  allait  quitter  Nokant,  1812. 

«  Que  j'ai  de  regret  de  ne  pouvoir  te  dire  adieu  !  Tu  Vois  combien 
«  j'ai  de  chagrin  de  te  quitter.  Adieu,  pense  à  moi  et  >oir-  sûre  que  je  ne 
«  t'ouhlierai  point. 

«  Ta  fille. 

«  Tu  mettras  la  réponse  derrière  le  portrait  du  vieux  Dupin.  » 

Bien  que  George  Sand  déclare  ne  pas  avoir  retrouve  cette  lettre,  et 
que  le  départ  de  sa  mère  dont  elle  parle  soit  celui  de  1814,  tandis  que 


GEORGE    SAM)  117 

es  war  nicht  so  arcj,  comme  disent  les  Allemands1.  Il  est 
également  forl  possible  que,  si  le  cours  des  événements 
eût  suivi  sa  marche  naturelle,  c'est-à-dire  si  la  grand'mère 
avait  tout  doucement  el  prudemment  dirigé  Aurore  selon 
ses  idées,  pendant  que  Sophie,  —  qui  au  fond  se  souciait 
assez  peu  de  Caroline  laissée  «mi  pension,  mais  préférait 
passer  son  temps  à  Paris  et  non  à  la  campagne,  —  se 
serait  peu  à  peu  éloignée  d'Aurore,  il  est  probable.'  disons- 
nous,'  que,  sans  lutte,  la  grand'mère  aurait  su  remplir 
son  programme  d'éducation,  et  Aurore  n'aurait  pas  pré- 
maturément deviné  l'antagonisme  qui  subsistait  entre  ses 
(\^w\  mères.  Mais,  comme  cela  se  voit  d'ailleurs  presque 
toujours  en  pareil  cas,  dc^  personnes  étrangères  vinrent 
s'immiscer  dans  ces  débats,  et  les  deux  rivales  elles- 
mêmes  commirent  mutuellement  beaucoup  de  fautes. 

Ursule  fut  la  première  à  attirer  l'attention  d'Aurore  sur 
sa  position  quelque  peu  exceptionnelle.  Comme  tous  les 
enfants,  elle  répétait  ce  qu'elle  entendait  dire  aux  grandes 
personnes  et  redisait  sur  tous  les  tons,  à  Aurore,  qu'elle 

était    bien    heureuse   de   passer*   son    «    âge   d'or    0    chez    si 

grand'mère,  dans  le  licitement,  et  que  le  richement, 
c'est  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  au  monde.  Julie  et 
Rose,    demi   femmes  de    chambre,  demi   confidentes   <\r 


i\aw-  lu  Correspondance  la  Lettre  porte  la  date  de  1812,  il   esl   hors  de 
floute  que  c'esl  la  lettre  en  question,  retrouvée  probablement  par  Mau- 
Sand  après  la  mort  de  sa  mère,  car  fi  la  page  128,  George  s. uni 
écrit  qu'elle  avait  ajouté  en  tète  <!<■  la  lettre  : 

Place  la  réponse  derrière  ce  même  portrait  du  vieux  Dupin,  je  lu 
trouverai  demain  quand  tu  seras  partie  »,  »'t  qu'elle  avail  glissé  dans 
le  bonnet  de  sa  mèra  an  billet  avec  ces  mots  ;  «  secoue  le  portrait  ». 
Tout  cela  est  une  espèce  d'amplificat'u  □  el  d'exagération,  introduite 
dans  le  récit  d'événements  bien  i>ln-  simples  et  nullement  compliqués, 
mais  il  esl  certain  que  la  lettre  dont  il  esl  question  dans  l'Histoire  et 

la  I  îttre  n  ■  1  ne  sont  qu'un  ■  seule  et  m  i [pitre. 

1  (  Se  n'était  pas  si  gra  \  e  que  ça 


118  GEORGE    s  AND 

Mme  Dupîn,  répétaient  la  même  chose.  Elles  chantaienl 
à  reniant  que  sa  grand'mère  étail  sa  bienfentrîee,  que 
sans  son  aïeule,  «'lie  et  sa  «ère  mourraient  d<-  f;iim. 
que,  si  elle  aimaii  sa  grand'mainaii  el  lui  obéissait, 
tons  les  honlioni's  que  donne  la  richesse  r.-if tr-rulnionf 
à  l'avenir,  tandis  que,  >i  elle  se  montrai!  ingrate,  «'I! 
verrait  réduite  à  vivre  avec  sa  mère  o  dan-  son  petit 
nier,  et  à  manger  des  haricots  o.  Oa  peul  s'imaginer  que 
la  perspective  d'habiter  un  grenier  et  de  se  novrrir  de 
haricots  apparu!  îmmédiatemenl  à  la  petite  rêveuse  comme 
Le  comble  de  ta  félicité.  C'esl  là  un  trail  quyon  rencontre 
souvent  chez  tes  enfants  aisés,  oui  considèrent  comane  un 
bonheur  suprême  La  possibilité  d'acheter,  non  des  bonbons 
qu'ils  trouvenl  chez  un  confiseur;  mais  du  sucre  oYorge 
aux  petites  boutiques,  el  son!  tentés  de  mordre  à  belles 
dents  dans  les  galettes  de  seigle  des  paysans,  ou  de 
marcher  pieds  nus  dans  le  sable.  Aurore,  qui  •'•fait  déjà 
chagrine  d'être  séparée  de  sa  mère  bien-aimée,  se  mit  à 
rêver  à  la  possibilité  de  vivre  à  Paris  arec  eHe,  comme  au 
plus  grand  des  bonheurs,  et  à  en  parler  tout  haut,  lies 
commères  n'eurent  rien  de  plus  pressé  que  de  s'épouvanter 
de  tant  de  déraison.  Cela  suffit  pour  que  la  petite,  natu- 
rellement entêtée,  encline,  comme  Ions  tes  entant-,  à  la 
■  contradiction,  n'ayant  pas  encore  eu  le  temps  de  s'at- 
tacher à  sa  grand'mère,  trop  jeune  pour  la  comprendre  et 
l'apprécier  —  comme  elle  l'apprécia  plus  tard.  —  n'éprou- 
vant aucune  contrainte  auprès  d'une  mère  nullement  préoc- 
cupée do  son  éducation,  mais  ennuyée  par  les  Leçons  et 
les  observations  de  sa  grand'mère,  cela  suffît,  disons-nous, 
pour  qu'elle  vît,  du  coup,  dans  son  aïeule  une  ennemie,  et 
dans  sa  mère  une  idole.  Tel  fut  le  début  de  la  première 
crise  romanesque  dans  la  vie  de  la  future  George  Sand. 


GEORGE     SAÏCD  1  19 

Ce  fut  un  débordement  de  passion,  de  lettres  écrites  en 
cachette,  d'entrevues  fartives,  d'entretiens  soigneusement 
cachés  aux  «  ennemis  »,  ce  furent  des  rêves,  des  Larmes,  des 
joies  exaltées.  Ni  Marie-Aurore,  ni  Sophie-Antoinette  ne  su- 
rent envisager  avec  calme  ees  manifestations  exagérées  d'un 
sentiment  filial,  cependant  bien  naturel.  L'une  prit  ouver- 
tement le  parti  de  sa  fille,  l'autre  laissa  éclater,  non  moins 
ouvertement,  I»1  chagrin  que  lui  causaient  la  froideur  ci 
L'ingratitude  de  sa  petite-fille  eomme  si  Les  entants  étaient 
capables  de  reeomaissance,  sentiment  quà  Leur  ti^t  totale- 
ment inconnu  et  qu'ils  ne  peuvent  comprendre  !)  Rose  prit 
k  parti  de  la  fillette  parée  qu'elle  aimait  beaucoup  Sophie; 
Julie  et  Deschartres,  celui  de  La  grand'mère.  De  là.  une 
lutte  de  partis,  une  autre  guerre  des  Guelfes  et  des  Gibe- 
lins. Les  petits  grieis  s'envenimèrent;  une  hostilité  sourde, 
sans  devenir  une  guerre  ouverte,  engendrait  des  escar- 
mouches chaque  fois  que  Sophie  venait  à  Nohanl  on 
pendant  Les  séjours  qne  la  grand'mère  et  la  petite-fille 
faisaient  à  Paris.  Aurore  devint  Le  betK  émissaire  qui 
avait  à  souffrir  des  antipathies  des  deux  femmes  et  à  sup- 
porter li'  contre-coup  des  fautes  des  deux  partis  ennemis. 
Ce  bouc  émissaire  était  nue  enfant  impressionnable,  de 
tempérament  passionné,  de  caractère  doux  en  apparence, 
mais  au  fond  dominateur  et  obstiné,  une  nature  \  ouée,  dès 
Le  berceau,  aux  contradictions,  placée  par  sa  naissance 
entre  deux  classes  sociales,  dédombiée,  pour  ainsi  dire, 
dans  ses  sympathies,  oûts  et  ses   intérêts.    Aurore 

Dupin  avait  besoin,  plus  que  toute  autre  enfant,  d'une 
vie  familiale  paisible,  d'affections  calmes  et  raison- 
nables, d'un  régime  de  vie  très  régulier,  d'une  immua- 
bilité  réelle  dans  L'observation  des  lois  morales. 

Elle  assistait,  au  contraire,  ô  des  scènes,  à  des  disens- 


ICO  GEORGE    SAM) 

sions,  à  des  conflits  perpétuels.  Un  jour,  elle  entendail  dire 
à  Nohant,  que  les  gens  bien  élevés  devaient  agir  d'une 
telle  façon;  le  lendemain,  à  Paris,  on  tournait  en  dérision 
devani  elle  tous  les  gens,  a  soi-disanl  convenables  ».  Un 
jour,  on  tâchail  de  lui  inspirer  l'amour  de  La  lecture  el  de 
l'étude,  1»'  lendemain  les  mêmes  études  étaient  un  sujet  de 
quolibets  et  traités  de  «  passe-temps  bons  tout  au  plus 
pour  les  oisifs  et  les  fainéants  ». 

Lorsque  Aurore  accompagnait  s;i  grand'mère  à  Paris, 
elles  s'installaient  toutes  deux,  pue  Neuve-des-Mathurins, 
dans  un  appartement  peu  spacieux,  il  est  vrai,  mais  fort 
élégant  et  de  bon  goût,  où  la  vieille  dame  recevait  souvent 
ses  amis  des  deux  sexes,  pour  La  plupart  des  personnes 
de  grande  naissance  et  titrées.  Quant  à  Sophie-Antoi- 
nette, elle  demeurait  toujours  avec  Caroline,  rue  de  la 
Grange-Batelière.  La  grand'mère  refusait  d'y  Laisser  aller 
Aurore,  parce  qu'elle  ne  voulait  pas  qu'elle  vît  sa  demi- 
sœur;  elle  s'opposa  même  résolument  à  tout  rapport 
entre  les  deux  fillettes.  Caroline  était  une  enfant  paisible 
et  pieuse,  mais  La  grand'mère  ignorait  ses  qualités  et 
détestait  en  elle  La  preuve  vivante  de  l'irréparable  | 
de  sa  belle-fille,  La  pauvre  Caroline  demandait  souvent 
à  sa  mère  pour  quelle  raison  elle  ne  voyait  passa  sœur, 
mais  elle  ne  recevait  que  dos  réponses  évasives.  Un  jour 
que  Sophie  était  allée  dîner  en  villo,  Caroline  se  présenta 
sans  autorisation  rué  des  Mathurins  et  demanda  à  Rose 
d'appeler  Aurore;  celle-ci  jouait  sur  le  tapis;  la  grand'- 
mère paraissait  sommeiller  dans  sou  fauteuil.  L'enfant, 
sans  savoir  pourquoi  on  l'appelait,  se  dirigea  sur  la  pointe 
(\cs  pieds  vers  la  porte,  mais  la  grand'mère  ouvrit  sou- 
dain les  yeux  et  demanda  où  elle  allait.  Il  fallut  lui 
avouer  la    vérité.   La  errand'mère  crut    voir  là  une  ruse 


GEORGE     SAM)  121 

de  Sophie-Antoinette,  qui  tâchait  d'enfreindre  ainsi  son 
interdiction.  Elle  entra  dans  une  colère  comme  elle  n'en 
avait  jamais  eu,  et  ordonna  durement  de  ne  pas  per- 
mettre à  Caroline  de  franchir  le  seuil  de  sa  porte.  Au 
premier  moment,  Aurore  fui  bouleversée  el  peinée  à  la 
vue  de  cette  colère  qu'elle  n'avait  jamais  rencontrée 
dans  sa  grand  mère,  mais,  quand  elle  entendit  derrière  la 
porte  les  sanglots  de  Caroline  blessée  et  humiliée,  elle  en 
l'nt  désespérée,  fondit  en  larmes  el  s'élança  vers  la  porto. 
Hélas,  il  était  trop  tard  ;  la  pauvre  enfant  était  déjà 
partie.  Rose  essaya  de  calmer  Aurore,  mais  elle  pleurait 
elle-même  et  suppliait  l'enfant  de  cacher  à  sa  grand'mère 
son  chagrin,  qui  ne  ferait  que  l'irriter.  L'aïeule  rappela 
sa  petite-fille,  mais  celle-ci,  pour  la  première  fois  de  sa 
vie,  désobéit  et  résista.  Julie,  qui  jouait  toujours  le 
rôle  de  domestique  espionne  et  rapporteuse,  se  mêla  de 
l'affaire  et  ne  fit,  comme  toujours,  qu'aggraver  le  malen- 
tendu et  les  griefs  mutuels.  Aurore  s'endormit  encore 
toute  en  larme»,  délira  pendant  la  nuit,  et  le  lendemain 
matin,  malgré  les  caresses  et  les  cadeaux  que  lui  pro- 
digua la  grand 'maman,  elle  n'avait  rien  oublié.  Cette 
>usse  morale  compliqua  d'une  fièvre  nerveuse  la  rou- 
geole qui  s'était  déjà  déclarée  chez  elle.  La  grand'mère 
s'aperçut  qu'il  fallait  user  de  prudence  envers  sa  petite- 
fille;  elle  éhiil  Imp  intelligente  et  trop  bonne  pour  per- 
sévérer dans  sa  première  résolution.  \)^>  qu'Aurore  fut 
rétablie,  elle  la  mena  elle-même  chez  sa  mère  <•!  sut, 
par  quelques  paroles  adroites  et  pleines  de  douceur. 
désarmer  la  colère  de  Sophie  qui  semblait  être  à  son 
paroxysme.  A  partir  de  ce  jour.  Aurore,  qui  n'avait  vu 
jusque-là  sa  mère  que  r\u-/.  son  aïeule  ou  à  la  prome- 
nade ,  obtint    lit    permission  d'aller  chez  file  et  de  jouer 


122  GEORGE    SAM) 

avec  Caroline,  Les  jours  où  celle-ci  avait  congé  et  sortail 
de  sa  pension  '. 

Son  existence  se  dédoubla  encore  davantage.  Passant 
un  joui  son  temps  au  milieu  du  cercle  de  sa  grand'mère, 
des  dames  de  Pardaillan,  de  Maleteste,  de  la  Marlière,  de 
Fenrières,  de  Béranger,  des  abbés  de  Beaunont,  d'An- 
drezel,  etc.,  fous  représentants  de  L'ancien  régime,  Aurore 
prêtai  L'oreille  à  Leur  conversation,  à  leurs  opinions  ortho- 
doxes ol  Légitimistes,  aux  railleries  dont  on  criblait  Napo- 
léon et  L'Empire,  et  elle  observait  toutes  ees  ii-_ 
originales  et  ces  manières  recherchées.  L'esprit  d'obser- 
vation et  L'instinct  artistique  s'éveillaient  en  elle  à  son 
insu.  Elle  avait  Là,  devant  elle  comme  une  galerie  d'anciens 
portraits,  chacun  empreint  du  sceau  de  La  personnalité  •  •( 
<lc  L'originalité  La  plus  frappante.  Tous  ces  persoim 
étaient  les  intimes  de  sa  grand'mère,  parlaient  Le  même 
langage,  mais  La  plupart  Lui  étaient  inférieurs  par  L'esprit 
et  L'instruction.  La  vieille  dame  Les  aimait  néanmoins  et 
Les  proposait  à  Aurore  comme  des  modèles  de  -  gens  cor- 
rects et  policés  ». 

Le  Lendemain,  en  entrant  dans  Le  petit  appartement  de 
sa  mère,  Aurore  était  témoin  de  sorties  virulentes  contre 
toutes  ces  dames  et  ces  seigneurs  et  se  tordait  de  rire 
au  spectacle  de  Sophie,  qui,  douée  d'un  don  d'imitation 
étonnant,  représentait,  sous  L'aspect  l<i  plus  comique, 
chacune  des  vieilles  comtesses  (comme  elle  Les  appelait 
qu'elle  détestait,  ou  lorsqu'elle  se  répandait,  une  fois 
lancée,  en  furieuses  invectives  contre  leur  hypocrisie,  leur 
immoralité,  la  futilité  de  leur  vie;  elle  allait  si  loin  (\au> 
ses  accusations  qu'elle  disait  souvent  des  choses  qu 

4  His/oirc.  t.  n.  p.  295.-308 


GEORCE     SAND  123 

oreilles  d'une  fillette  de  huit  à  dix  ans  n'auraient  pas  dû 
entendre.  Le  surlendemain,  rentrée  dans  !<■  salon  d 
grand'mère,  Aurore  ae  se  contentail  plus,  comme  aupa- 
ravant, de  s'approprier  inconsciemmenl  le  ton,  les  ma- 
■ières,  l'allure  de  ces  beautés  d'autrefois  el  de  ces  beaux 
esprits  de  la  eour  di>>  Bourbons  :  elle  les  observai!  el  [es 
('coûtait  avec  un  esprit  critique  dont  elle  avait  pleine 
conscience.  Bientôt  elle  se  mit  à  les  imiter  devant  sa  mère 
sans  que  celle-ci  songeât  à  rarrêter.  Et  pourtant,  ces 
figures  de  L'ancien  régime  se  gravèrent  dans  sa  mémoire 
et  dan-  son  imagination.  Instinctivement,  elle  s'appropriait 
l'aisance  distinguée  de  leurs  manières,  1<'  ton  d'aimable 
condescendance  du  vrai  grand  monde  la  faculté  de  ae 
jamais  se  donner  un  démenti  en  aucune  circonstance.  Et, 
en  même  temps,  elle  se  rendait  bien  compte  <\^-  leurs  vices, 
de  leurs  défauts,  de  leurs  faiblesses  :  elle  s'ennuyait  dans 
la  société  de  ces  gens  innoccupés,  épaves  d'une  vie  dispa- 
rue, et  elle  se  moquait  d'eux.  Les  conséquences  de  <-iv 
dédoublement  se  reflétèrent  plus  tard  sur  elle  H  sur  ses 
(»'u\ 

l'u  vieil  ami  <!<■  George  Sand,  qui  l'a  connue  pondant  les 
quinze  dernières  années  de  sa  vie,  nous  disait  un  jour  que 
George  Sand  avait  beau  se  montrer  démocrate  dan-  ses 
allures  et  dans  ses  convictions,  il  arrivait  parfois,  comme 
malgré  elle,  et  le  plus  souvent  avec  une  relation  de  fraîche 
dalo  ou  avec  une  personne  importune,  que  l'aristocral 
révélait  en  elle,  et  elle  a  sa>  ait  si  bien  faire  sa  grande  dame  • 
qu'elle  inspirait  un  respect  involontaire  et  instinctif  aux 
visiteurs  les  plus  suffisants  et  les  plus  intrépides.  Elle  garda 
cette  habitude  jusqu'à  sa  mort.  Elle  transmit  ces  mêmes 
airs  de  «  grande  dame  »  à  sa  fille  Solange,  comme  elle  le 
dit  à  plusieures  reprises  dans  certaines  di-  ses  lettres  dojà 


124  GEORGE    SAM) 

publiées.  Telle  fui  l'empreinte  que  lui  Laissèrent  sa  race  el 
ses  impressions  d'enfance. 

Que  peut-il  y  avoir  d'autre  part  d<-  plus  charmant,  de 
plus  vrai,  de  plus  artistique  que  La  Marquise,  cette  fine 
perle  parmi  Les  Nouvelles  de  George  SandPOn  trouverai! 
difficilement,  parmi  les  auteurs  qui  on!  essayé  de  peindre 
le  grand  inonde  du  xvm"  siècle,  un  seul  écrivain  qui  ail  pu 
en  incarner  les  côtés  aimables  ou  artistiques  avec  La  per- 
fection que  George  Sand  a  su  atteindre  dans  La  Marquise. 
Ces!  qu'elle  a  passé  La  moitié  de  sa  vie  dans  ce  milieu  el 
ne  L'a  |>as  connu  seulemenl  par  ouï-duc.  C'esl  bien  aux 
observations  qu'elle  a  faites  sur  le  moud.'  des  vieilles 
comtesses  qu'on  doil  i\v>  types  comme  ceux  de  La  mère 
el  de  la  grand'mère  de  Valentine,  de  la  marquise  de  Vil- 
Lemeer,  du  vieux  chanoine,  du  prince  mélomane  el  des 
divers  courtisans  dans  Consuelo, des  originaux  comme  Mon- 
sieur Antoine,  l'oncle  de  Maupral  el  Mauprat  lui-même,  des 
figures  empreintes  de  La  couleur  du  temps  telles  que  le 
duc  el  la  marquise  de  Puymonforl  dans  les  Mississipiens, 
sans  mentionner  ici  toute  une  série  de  figures  el  de  per- 
sonnages secondaires,  mais  d'un  éclal  souvenl  surprenant. 
Il  est  donc  hors  de  doute  que  l'artiste  en  elle  ne  lit  que 
gagner  d'avoir  eu  à  fréquenter  ces  types  d'une  époque  dis- 
parue, et  d'y  apporter  cette  pointe  de  scepticisme,  ce  mépris 
que  lui  avait  inspiré  Sophie -Antoinette  par  ses  sorties 
vulgaires  et  comiques  contre  des  gens  qu'elle  détestait. 

In  autre  point  venait  encore  se  joindre  à  la  différence 
de  position  sociale  et  d'habitudes  pour  amener  la  dis- 
corde entre  la  rue  de  la  Grange-Batelière  et  celle  des 
Mathurins.  Dans  la  maison  de  Sophie,  nous  le  savons 
déjà,  on  adorait  Napoléon  ;  dans  le  salon  de  Marie-Aurore, 
on  n'attendait   tous  les  bienfaits  que  du  retour  des  Bour- 


GEORGE    SAM)  J2o 

bons,  quoique  La  grand'mère,  —  cousine  de  Louis  XVIII 
el  de  Charles  X.  et  ayant  même  sacrifié  10.000  francs  pour 
ce  dernier  au  temps  qu'il  n'était  encore  que  comte  d'Artois 
et  en   exil,  —  n'estimai  guère  ses  parents  royaux  dont 
elle  connaissait   très   bien  le  caractère.  A  l'avènement  de 
Louis  XYIII.  elle  dit  à  sa  petite-fille  :  «  Ce  doit  être  celui  qui 
portait  le  titre  de  Monsieur.  C'est  un  bien  mauvais  homme. 
Quant   au   comte   d'Artois,   c'est   un   vaurien    détestable. 
Allons,  ma  fille,  voilà  nos  cousins  sur  le  trône,  mais  il  n'y 
a  pas  là  de  quoi  nous  vanter1  »...  Mais  l'entourage  de  la 
grand'mère  regardait   Napoléon  comme  un  monstre,    un 
usurpateur,  un  parvenu,  dont  l'orgueil  avait  entraîné  à  leur 
perte  tant  de  vaillants  enfants  de  la  France.  Les  conversa- 
tions des  visiteurs  de  M"10  Dupin   roulaient  presque  toutes 
sur  Napoléon  pour  le  blâmer.  Aurore,  dont  le  jeune  cœur, 
animé  de  sympathies  bonapartistes,  commençait  à  deviner 
vaguement  —  et  grâce  aux  discours  de  son  père  que  sa 
mémoire  avait  retenus  —  que  L'imposante  image  de  Napo- 
léon incarnait,  en  réalité,  l'idée  de  la  Patrie,  <lo  la  France 
grande  et  une,  se  sentait   prise  de  plus  en  pins  d'antipa- 
thie eux  ers  les  vieilles  comtesses  et  leurs  étroites  sympathies 
de  parti.  Aussi  fut-elle  ravie,  le  jour  où  elle  entendit  un 
petit  garçon  de  treize  ans  se  révolter  hardiment  contre  tout 
un  cercle  de  grandes  personnes  qui  étaient  en  train  de  se 
réjouir  de  la  défaite  de  Napoléon,  et  de  l'entendre  blâmer 
avec  colère  ceux  qui  ne  comprenaient   pas  que  la  défaite 
du  grand  homme  était  aussi   la  défaite  de  la   France,  un 
désastre   public  dont   les    Français    ne    pouvaient    et    ne 
devaient  nullement  se  réjouir.  Quoique  la  petite  Aurore  ne 
sût  pas  encore  exprime»  ses  pensées,  elle  éprouva  le  même 

1  Histoire,  t.  II.  p.  119, 


126  GEORGE    SAM) 

sentiment,  et,  lorsqu'elle  appril  la  défaite  de  la  grande 
armée,  il  naquit  dans  son  aine  un  conte  fantastique  dont 
elle  était  l'héroïne.  Kll<-  se  voyait  volant  dans  l'espace  à  la 
rechercihe  de  l'armée  française  et  de  Napoléon  perdus 
dans  les  steppes  de  la  Russie,  les  trouvant,  les  sauvant 
de  la  fureur  <\rs  ennemis  et  les  ramenant  sains  el  saufs  dans 
leur  patrie.  Mais  Aurore  ne  pouvait  adorer  Napoléon,  el  rèi  er 
à  lui  que  dans  son  for  intérieur,  car  on  ne  parlait  de  lui 
chez  sa  grand'mère  qu'avec  indignation.  C'était  là  encore 
toute  une  série  de  sentiments  et  de  pensées  contraires  aux 
idées  et  aux  sentiments  du  monde  o*j  elle  passait  la  plus 
grande  partie  de  son  temps,  une  nouvelle  cause  de  dédou- 
blement pour  Aurore,  une  impulsion  de  j »1  » i ->  <jni  La  portait 
à  s'échapper  de  la  réalité  déplaisante  pour  s'élancer  dans 
le  monde  des  rêves  et  des  fictions,  tendance  < j u ï  en 
s'accentuant  d'année  en  année,  devint  plus  tard  l'un  des 
traits  de  la  physionomie  morale  de  George  Sand. 

Tontes  ees  impressions,  observations,  fantaisies  diverses 
et  contradictoires    furent   ensuite   d'une   grande    utilité  à 
l'artiste.  Mais  les  perpétuelles  ironies  et  diatribes  qu'elle 
entendait,  rue  de  la  Grange  Batelière,  contre  des  en 
approuvées  La  veille,  rue  des  Mathurins  l,  ou  vu 
eette  manie  de  tourner  en  dérision,  d'un  côté,  tout  ce  qu'on 
estimait  de  l'autre,  tout  cela  sapait  dans  l'âme  de  La  fillette 
cette  foi  en  Y  absolu    de   certaines    lois,  notions  ou   i 
morales,  cette  conviction  de  leur  immuabilité,  —  principe 
qui  doit  former  la  base  de  toute  éducation.  Car,  il  faut  le 
reconnaître,  c'est  de  ces  notions  du  bien  et  du  mal.  d'abord 
peu  nombreuses  et  primitives,  mais  toujours  catéyoriques, 
excluant  toute  interprétation  sophistique  et  sceptique,  que 

1  Entre  1814  et  1817  M1»0  Dupin  quitta  cet  appartement  pour  occuper 

un  petit  logement  tout  aussi  eoniortable,  rue  Fhiroux. 


GEORGE    SAM)  127 

s'élabore  dans  l'âme  La  notion  générale,  d'abord  incons- 
ciente., d'une  loi  morale  obligatoire,  <•!  plus  tard,  toutes  les 
exigences  tes  plus  compliquées  et  Les  plus  délicates  de 
L'homme  moral.  Tonte  conception  <ln  monde  une  et 
immuable,  quelle  que  soi!  cette  conception  —  ne  peul  ètue 
que  sur  un  fondement  un  ei  'annulable. 
Bien  des  années  après,  George  Sand  effrayait  encore  -  - 
amis  Les  plus  proches,  entre  autres  L'élégant  Musset  et 
Chopin  si  maladivement  sensible,  par  des  sorties  parfois 
presque  vulgaires  contre  les  croyances  Les  plus  intimes  et 
Les  habitudes  morales  qu'ils  avaient  contractées  dès  leur 
enfance  envers  des  personnes  ou  des  principes  qui  ue  pou- 
vaient, selon  eux,  se  prêter  à  la  critique  et  encore  inoins 
être  jugés.  11  lui  arrivait  de  traiter  avec  une  désinvolture 
étonnante,  de  vive  voix  ou  par  écrit,  le  passé  de  sa  mère 
et  sa  propre  naissance,  survenue  un  mois  à  peine  apr< 
mariage  de  ses  parents  :  elle  choquait  ses  amis  par  la 
Liberté  avec  laquelle  elle  parlait  de  sujets  aussi  sacrés 
pour  eux  que  le  sentiment  filial,  la  personnalité  des  parents, 
bur  souvenir,  etc.  Mais  il  n'y  a  rien  là  qui  puisse  nous 
étonner!  Dès  sa  plus  tendre  enfance,  du  vivant  de  sa 
mère  et  de  sa  grand'mère,  elle  avait  constamineot  entendu 
Les  deux  femmes  se  critiquer  el  Les  avait  vues  perpétuelle- 
nienl  se  blâmer  et  se  condamner  l'une  l'autre.  La  critique 
était  en  ellét  réciproque.  La  vieille  M""  Dupin  avait  le 
même  travers  que  Sophie-Antoinette,  mai--  sous  des  formes 
différentes.  L'aïeule  causa  un  mal  irréparable  à  Aurore  en 
se  Laissant  aller  à  juger  sans  appel  sa  belle-fille  aux  yeux 
i  petite-fille.  La  mère  d'Aurore  haïssait,  il  est  vrai, 
dans  L'aïeule,  L'aristocrate,  L'ancienne  ennemie  qui  s'était 
opposée  à  son  mariage  avec  Dupin,  La  femme  instruite  el 
bien  élevée,  fière  de  son  éducation  et  de  sa  vertu.  Mais 


J28  GEORGE    SAM) 

Marie- Aurore  savait  lui  pendre  la  pareille  !  Elle  méprisail 
en  sa  belle-fille  la  modiste  ignorante,  L'aventurière  immorale 
qui  avait  commencé  ses  ébats  sur  les  tréteaux  d'un  petil 
théâtre  et  les  avaienl  continués  sur  le  théâtre  de  la  guerr< 
d'Italie;  elle  ne  pouvait  oublier  qu'avant  de  devenir  la 
maîtresse  de  son  fils.  Sophie-Antoinette  avait  profité  de  la 
fortune  d'un  vieux  général,  et  que  sa  fille  Caroline  était 
d'un  père  inconnu  ;  peut-être  aussi  savait-elle  qu'il  y  ;i\;iil 
eu  un  nouveau  roman  dans  La  vie  de  Sophie  après  La  mort 
de  Maurice  Dupin.  George  Sand  avance,  mais  vaguement, 
que  tant  que  son  père  ;iv;iil  vécu,  sa  mère  lui  était  restée 
fidèle,  mais  <>n  peut  déduire  de  sa  correspondance  inédite 
que  Sophie,  jusqu'à  sa  mort  elle  mourut  à  soixante-dix 
ans),  pesta  une  femme  légère,  constamment  occupée  de 
fleurettes.  Ceci  soit  dit  en  passant,  mais  cela  explique 
suffisamment  que  M"'"  Dupin-mère  ;iil  déploré  toute  -a 
vie  le  choix  que  son  fils  avait  fait  d'uni'  pareille  com- 
pagne; et  lorsqu'elle  avait  eu  à  trancher  la  question  de 
l'éducation  de  sa  petite-fille,  aurait-elle  pu  abandonner 
cette  éducation  à  une  personne  aussi  peu  digne  d'estime  et 
même  la  livrer  pendant  quelque  temps  aux  soins  d'une  telle 
mère!'  Chez  celle-ci.  qu'aurait  doue  pu  voir  et  entendre  la 
petite  Aurore?  La  haine  que  M'1"'  Dupin-mère  axait  pour 
Sophie,  elle  la  reportait  sur  Caroline,  et,  tout  en  Laissant 
Aurore  jouer  librement,  à  Nohant,  avec  Hippolyte,  1< 
bâtard  de  son  fils,  ce  ne  fut  pas  sans  lutte,  comme  nous 
venons  de  le  voir,  qu'elle  lui  permit  de  fréquenter  la  fille 
naturelle  de  Sophie.  Les  conflits  qui  surgirent  au  sujet  de 
Caroline  ne  furent  pas  les  seuls  dont  la  petite  Aurore  dut 
être  témoin.  Elle  entendait  tout  ci  devinait  confusément 
la  différence  qui  existait  entre  sa  position  et  celle  de  Caro- 
line,   et  bien   d'autres   choses   encore  !   Ces    impressions 


GEORGE    SAM)  129 


précoces   empoisonnaient    son    âme    enfantine.  Par   suite 

de  ces  luttes  qu'elle  voyait   engagées  autour  d'elle,  son 
caractère,  dé  docile  et  doux  qu'il  était,  devin!  opiniâtre  et 
obstiné.  Ou  lui  conseillai!  de  ne  pas  voir  souvent  Caroline 
—  elle  ne  voulait  jouer  qu'avec  elle.  On  lui  disait  que  la 
société  que  recevait   sa    mère  <''tait   mauvaise  —  elle   ne 
trouvai!    du   plaisir   qu'au    milieu    des   personnes   qu'elle 
\  oyait  chez  cette  dernière.  On  s'efforçai!  de  lui  apprendre 
les  bonnes  manières  —elle  décida  du  coup  que  cen'étaien! 
que  d'ennuyeuses   futilités.    Sa   grand'mère  aurai!    voulu 
qu'elle  devin!  une  jeune  tille  tirée  à  quatre  épingles,  soi- 
gnée,  à  la  peau  blanche,  comme  Ion-  les  enfants  de  sa 
classe  —  elle  préféra  courir  au  soleil  sans  gants  e!  nu-tête, 
et  elle  le  taisait  exprès,  parce  qu'elle  voyait  quesa  mère  ne 
craignait  ni  le  vent,  ni  le  hâle,  ni  h ■>  Longues  promenades 
<i  méprisait  la  vie  casanière  de  sa  grand'mère.  Sophie  e! 
reniant  oubliaient  toutes  deux  que  ce  n'était  pas  l'âge  seul 
de  l'aïeule  qui  avait  amené  sa   vie  sédentaire,  mais  que 
c'était  pour  elle  l'habitude  de  toute  une  vie.  Les  dames  du 
wiiic  siècle  ne  savaient   pas  aller  à  pied;   la  grand'mère 
h  "avait   franchi   une  grande  distance  que  deux  fois  en  sa 
vie  et  en  des  circonstances  tragiques   :  La  première  fois, 
lorsque,  échappée  à  la  guillotine,  elle  avait   quitté  Paris 
.'i  la  hâte  pour  aller  rejoindre  son  (ils  qui  demeurait  dans  la 
banlieue   pendant  le  trajet  elle  avait  failli  être  prise  par  des 
poissardes).  La  seconde  fois,  ce  fui  dans  la  nuit  de  la  mort 
de  son  fils,  lorsque,  toute  seule,  à  peine  vêtue,  elle  courut 
--ur  la  grande  route  jusqu'à  l'endroit  <»ù  il   gisait.  ()n  ne 
>ail    quelle   force   inconnue    l'avait   aidée  à  parcourir   de 
telles  distances.  Mais   si    les  grandes  daines  de  l'époque 
étaient  incapables  de  faire  à  pied  deu.x  pas  dans  la  rue, 
elles  savaient  marchera  l?échafaud  avec  calme  et  fierté,  ce 


130  &EOHGE    SAM) 

qui  n'empêche  el  n'empêchera  nullemeni  Sophie  el 
pareilles  de  les  traiter  d'aristocrates  douillettes.  La  petite 
Aurore ,  elle  aussi,  parexcès  d'amour  pour  sa  mère,  traitai! 
alors  dédaigneusement  sa  grand'mère.  Mais  le  momenl 
n'étail  pas  loin  où  allail  s'éveiller  dans  son  cœur  une  grande 
affection  pour  la  vieille  dame  qui  l'idolâtrait.  La  jeune  fille 
devait  bientôt  comprendre  quelle  amie  instruite,  perspi- 
cace et  sage,  le  destin  lui  avait  donnée  pour  remplacer  !<• 
père  qu'elle  avait  perdu  trop  tôl  <•!  pour  faire  contre-poids 
à  une  mère  dénuée  <!<•  tact  el  «!<■  culture  intellectuelle. 

Cependant  les  années  s'écoulaieni  l'une  après  l'autre. 
A  Paris,  Aurore  étudiait,  tantôt  seule,  tantôt  en  compagnie 
de  petits  garçons  et  de  petites  filles  de  son  âge  et  de  son 
monde;  elle  apprenait  l'écriture,  La  danse,  le  dessin,  la 
musique  et  même  la  grammaire  el  L'histoire.  Elle  avait  pour 
maîtres  des  professeurs  en  vogue,  mais  la  plupart  «lu  temps 
c'étaient  <lcs  bommes  sans  aucun  talent  ni  esprit,  ou  bien 
des  survivants  du  siècle  dernier  dans  le  genre  deM.t  îogault, 
son  maître  <lc  danse. 

Lorsqu'en  181  i,  effrayée  par  l'entrée  des  alliés  en 
France,  la  grand'mère  se  retira  à  Nohant  plus  têt  que 
d'habitude  et  puis  y  resta  plus  de  quatre  ans  sans  presque 
iamais  en  bouger,  Aurore  l'ut  confiée  aux  soins  de  l><  — 
Chartres.  Celui-ci  n'établissait  aucune  différence  entre 
les  garçons  et  les  filles^  et  était  d'avis  qu'il  fallait  leur 
donner  une  instruction  et  une  éducation  ideniiq\ 
Notons  cette  circonstance  connue  ayant  joué,  à  notre 
avis,  un  rôle  fort  important  dans  le  développement  de  la 
logique  «  non  féminine  »  de  George  Sand  et  de  tout  le 
pli  de  sa  pensée.  Aussi  Deschartres  enseignait-il  à  Aurore 
comme  à  Hippolyte  les  grammaires  française  et  latine,  la 
versification,  les  mathématiques,  la  botanique  et  la  zoologie. 


GEORGE    SAM)  131 

Il  donnai!  sur  tes  doigts  d'Aurore  des  coups  de  règle 
comme  il  Le  faisait  pour  Hippolyte,  e!  parfois  même  il  lui 
administrai!  une  bonne  taloche.  EU  Aurore,  toujours  comme 
Hippolyte,  tâchai!  de  supporter  stoïquement  la  douleur  <•( 
de  narguer  tes  punitions. 

La  grand'maman,  <|ui  enseignai!  à  sa  petite-fille  tes  pre- 
miers éléments  <!•'  la  musique,  continuai!  ses  Leçons,  e!  il 
ne  l'iuii  poin!  croire  que  ce  fû!  le  piano  seul,  mais  encore 
la  théorie  e!  Le  solfège.  George  Sand  pense  que  si  son 
aïeule  ^<i  fu!  occupée  plus  longtemps  de  son  éducation 
musicale,  elle  serai!  devenue  aussi  bonne  musicienne  que 
la  vieille  dame  elle-même,  car  elle  avai!  te  flou  et  l'amour 
de  la  musique  e!  souven!  elle  chantonnai!  pendan!  des 
heures  entières  des  improvisations  musicales  fout  en 
jouant  dans  La  coin-  on  en  béchanl  ^<>n  peti!  jardin.  Pour 
des  raisons  que  nous  ne  connaissons  pas,  mais  probable- 
ment ;'i  cause  de  L'aiîaiblissemen!  de  sa  santé,  La  grand1- 
mère  «lut  transmettre  tes  Leçons  de  musique  à  un  certain 
Gayard,  organiste  à  La  Châtre,  pédan!  e!  musicien 
médiocre.  II  imposa  des  exercices  à  La  fillette,  lui  fit 
apprendre  par  eœur  de  «  petits  morceaux  »,  et  la  dégoûta 
complètemen!  «lu  piano  :  Aurore  abandonna  entièrement 
ht  vraie  musique  sans  avoir  dépassé  le  niveau  ordinaire 
«lu  «  tapotage  des  demoiselles  ».  Pour  remplacer  s<  - 
Leçons  de  musique,  la  grand'mère  entrepri!  d'enseigner 
;*i  sa  petite-fille  L'histoire  e!  1;»  géographie  e!  lui  lit  faire, 
dans  ce  but,  des  Lectures  quotidiennes,  lui  faisan! 
brièvemen!  résumer  ce  qu'elle  avai!  lu,  et  se  montran! 
très  attentive  au  ^i;//*'  de  la  narration.  Ces  Leçons  étaient 
tes  sentes  qui  fussenl  <lu  goû!  de  La  rature  !  îeorge  Sand,  et 
ce  lut  ainsi  que  se  déclara  sa  location.  La  grand'mère  ne 
se  donnai!   pas  toujours  la  peine  de  contrôler  L'exactitude 


132  GEORGE    SAM) 

dos  résumés  de  La  jeune  fille  avec  les  manuels  dont  elle  se 
servait,  cl  Aurore  ne  pouvait  se  contenter  d'une  exposition 
aride  de  ses  Lectures.  Elle  y  intercalait  tantôt  des  descrip- 
tions de  la  nature  ou  des  villes,  tantôt  elle  complétait  et 
commentait  Les  actions  mal  motivées  des  personnages  his- 
toriques en  y  ajoutant  des  aperçus  et  des  détails  de  sa 
propre  invention.  La  moindre  indication  dans  Le  texte 
suffisait  ;'i  Aurore  pour  lui  faire  émailler  sa  narration  de 
levers  et  de  couchers  do  soleil,  d'orages,  «  de  ruines,  de 
fleurs,  des  sons  de  La  flûte  sacrée  <>u  de  l;i  l\  re  d'Ionie  -,  du 
cliquetis  et  du  fracas  des  armes,  etc.,  etc.  La  grand'maman 
était  ravie  des  capacités  que  montrait  sa  petite-fille  et  fut 
tout  particulièrement  enchantée  Lorsque  celle-ci,  livrée  a 
ses  seules  Inspirations,  se  mit  à  e  faire  de  La  littérature  » 
en  écrivant  deux  descriptions:  l'une  d'un  orage,  L'autre 
d'un  clair  de  lune.  Quel  contraste  frappant  entre  lu  perspi- 
cacité de  la  grand'mère  et  celle  de  Sophie-Antoinette  ! 
Celle-ci,  après  avoir  lu  les  exercices  Littéraires  de  sa  fille, 
se  contenta  d'écrire  pour  toute  réponse  :  o  Tes  belles 
phrases  m'ont  bien  fait  rire  ;  j'espère  que  tu  ne  \a>-  pas  te 
mettre  à  parler  comme  ça  '  ».  La  petite  Aurore,  <|ui  adorait 
alors  sa  mère,  partagea  immédiatement  son  avis,  reconnut 
qu'elle  avait  raison  de  ne  trouver  que  du  pédanfisme  dans 
«  ces  belles  phrases  »,  et  lui  promit  de  ne  plus  tomber  à 
L'avenir  dans  de  pareilles  sottises. 

Mais  on  a  beau  chasser  le  naturel,  il  revient  au  galop. 
La  passion  du  mystérieux,  les  aspirations  mystiques  (Tune 
âme  naturellement  religieuse,  qui  ne  trouvait  aucune 
satisfaction  ni  dans  le  déisme  raisonné  de  la  grand'mère, 
ni  dans  la  piété  toute  superficielle  de  la  mère,  le  besoin  de 

1  Histoire,  t.  III,  p.  12. 


GEORGE    SAlfD  133 

créer  e\  de  revêtir  ses  créations  d'une  forme  littéraire  pré- 
cise furent  autant  d'éléments  (jui  finirent  par  trouver  chez 
la  fillette  leur  voie  el  leur  expression.  Nous  avons  déjà  vu, 
qu'à  peine  âgée  de  quatre  ans,  Aurore  se  contait  à  elle- 
même  des  histoires  sans  fin,  qu'à  huit  ans  elle  rêvait  de 
sauver  la  grande  armée,  et  s'envolait,  sur  les  ailes  de  la 
Fantaisie,  vers  les  steppes  et  les  montagnes,  secourant,  gué- 
rissant, ramenant  dans  leur  patrie  Napoléon  et  ses  légions 
vaincues.  La  future  romancière  avait  maintenant  onze  ans 
et  venait  de  lire  Y  Iliade  et  la  Jérusalem  délivrée  Cette 
lecture  la  frappa  ;  son  imagination  exaltée  resta  comme 
éblouie  par  la  beauté  des  images  poétiques  et  la  magique 
fantaisie  de  La  fiction.  Elle  se  sentit  profondément  peinée  de 
voir  ces  beaux  poèmes  se  terminer  si  vite,  renfermés  en  des 
cadres  si  étroits  pour  elle  ;  elle  aurait  voulu  qu'ils  eussent 
une  suite,  et  elle  entreprit  de  la  l'aire.  Elle  commença  à  se 
raconter  une  interminable  épopée,  un  long  roman,  dont  les 
héros  étaient  d'abord  les  personnages  préférés  qu'elle  avait 

trouvés  dans  ees  deux  vieux  poèmes,  mais  peu  à  peu,  tout 
le  sujet  et  tout  l'intérêt  du  récit  gravitèrent  autour  (Tune 
mystérieuse  divinité,  d'une  figure  inconsciemment  créée 
dans  l'imagination  d'Aurore,  et  composée  de  tout  ce  qui 
Taxait  charmée  dans  le  christianisme,  La  mythologie  et  les 
oeuvres  poétiques  qu'elle  venait  délire.  Cette  divinité,  — 
qu'Aurore  avait  baptiséed'un  nom  imaginaire  Coramèé,  nom 
entendu  dans  son  sommeil,  —  réunissait  en  elle  la  perfec- 
tion morale  du  Christ,  la  beauté  immatérielle  de  l'ange 
Gabriel,  le  souille  inspiré  d'Apollon,  la  grâce  et  Le  charme 
de  toutes  les  divinités  de  l'Olympe,  t<»ut  le  beau  el  le 
sublime  qui  la  ravissaient  dans  les  dieux  mythologiques, 
tout  le  poétique  et  le  miséricordieux  du  christianisme,  en 

■I    de  sa    condamnation  de  la 


134  GEORGE    SAKI) 

matière.  Corambé  revêtait,  au  gré  de  sa  créatrice,  tous  les 
aspects,  devenait,  tour  à  tour,  homme  ou  femme,  ou  pour 
mieux  dire,  n'avait  aucun  sexe.  Corambé  était  !<•  défen- 
seur des  faibles,  des  opprimés,  volai!  <-n  un  cfin  d'oeil, 
partout  où  L'on  avait  besoin  d<-  son  secours,  était  toute 
bonté,  miséricorde  et  amour.  Dans  !<•-  innombrables  <  - 1 1  ;  »  1 1 1  — 
rie  ce  poème  sans  lin.  Corambé  se  trouvait,  à  chaque 
instant,  entouré  de  nouveaux  personnages,  le  plu—  souvenl 
beaux  el  vertueux,  à  qui  il  offrait  soutien  et  conseils;  les 
êtres  mauvais  accomplissaient  comme  dans  l'ombre  leurs 
faits  el  gestes  astucieux  et  pervers,  mais  Corambé  réparail 
tout,  effaçant  aussitôt  jusqu'aux  traces  <!<■  leur  conduite 
criminelle.  Pour  que  la  trop  grande  perfection  de  (  lorambé 
n'éclipsât  |)n^  complètement  ceux  <|ui  approchaient  de  lui, 
Aurore  s'avisa  de  l'atténuer  un  | ><  u  en  lui  attribuant  un 
|)clil  défaut.  Et  c'est  un  trait  caractéristique,  pour  la 
future  George  Sand,  que  le  défaut  qu'elle  donna  a  sa  divi- 
nité :  c'était  un  excès  de  bonté,  bonté  allant  jusqu'à  la 
faiblesse!  Aurore  -\i\ail  des  journées  entières  au  milieu 
de  ses  rêveries,  imaginant  chant  sur  chant,  créant  ■  livre 
sur  livre  o  pour  cette  interminable  épopée,  qui  d'ailleurs  ne 
vit  point  le  jour.  La  petite  rêveuse  n'interrompait  presque 
jamais  ses  entretiens  imaginaires  avec  Corambé,  soit  qu'elle 
se  sauvât  dans  les  champs  pour  rejoindre  ses  petites  com- 
pagnes villageoises,  soit  qu'elle  se  promenât  avec  Liset,  un 
petit  paysan  qu'elle  avait  pris  en  amitié,  parce  qu'il  s'était 
montre  chagriné  du  départ  de  M""  Sophie,  de  Nohant.  Elle 
en  arrivait  parfois  à  prendre  ses  amies,  Marie  et  Solange, 
pour  des  nymphes  venues,  sous  forme  humaine,  préparer 
la  demeure  terrestre  de  Corambé.  Un  beau  jour,  connue 
l'avait  l'ail  Gœthe  enfant.  Aurore  érigea  même  un  petit 
temple  à  sa  divinité.  Elle  appropria  une  clairière  sous  des 


GEORGE    SAM)  135 

érables,  suspendit,  entre  le>  branches,  des  couronnes  et  des 
guirlandes  de  coquillages,  éleva  une  espèce  d'autel,  qu'elle 
orna  de  mousse  el  de  petits  cailloux.  C'était  là  comme 
une  seconde  édition  de  la  fameuse  o  grotte  féerique  ». 
Elle  se  promettait,  en  l'honneur  du  bienfaisant  Corambé, 
de  rendre  sur  cet  autel  la  liberté  à  des  oiseaux  el  à  des 
papillons,  mais  son  bran  projet  s'écroula  soudain.  Le  petit 
Liset,  se  glissant  un  jour  derrière  la  fillette,  s'écria,  extasié, 
en  voyant  le  mystérieux  autel  :  «  Ah  !  mam'zelle,  le  joli 
reposoir  de  ta  Fête-J  >ieu  ! ...  »  Aurore  se  dégoûta  immédiate- 
ment du  petit  édifice  sacré,  comme  s'il  fût  profané  parles 
paroi»-  de  Liset  :  l'autel  fût  déserté,  le  culte  de  Corambé  ue 
revêtit  plus,  dès  lors,  que  la  forme  d'une  rêverie  abstraite. 
Mais  parfois  notre  petite  improvisatrice  semblait  oublier 
Corambé  pour  de  bon  et  prenait  plaisir  à  s'amuser  et 
à  folâtrer  avec  les  petits  villageois,  parmi  lesquels  elle 
comptait  beaucoup  d'amis,  Marie  et  Solange  étaient  les 
premiers,  le  porcher  Plaisir  venait  à  leur  suite.  A  celle 
époque,  plus  que  jamais  peut-être,  Aurore  partagea  la  vie 
des  simples  campagnards,  et  c'est  ici,  pour  nous,  le  moment 
d'arrêter  l'attention  du  lecteur  sur  la  bienfaisante  influence 
qu'exerça  sur  Aurore  Dupin  et  sur  George  S  and  cette  école 
buissonnière,  à  laquelle  elle  consacra  la  seconde  moitié  de 
son  enfance,  la  plus  grande  partie  de  sa  jeunesse  et  plu- 
sieurs années  de  sa  vie  de  mariage.  Toujours  en  bonne 
santé  et  d'une  robustesse  vraiment  campagnarde  pendant 
een  mariage,  elle  etri  cependant  presque  toujours  à  se 
plaindre  de  divers  maux  et  ne  lil  que  se  soigner,  allant 
souvent  aux  eaux  .  M"  Dudevant  pouvait  écrire  treize 
heures  par  jour,  veiller  des  nuits  entières,  taire,  dans  les 
montagnes,  les  ascensions  les  plus  difficiles,  marcher 
toute  une  journée,  franchissant  à  pied  des  kilomètres  dans 


130  GEORGE    SAM) 

ses  promenades  el  ses  voyages.  Si  les  champs  de  Nohanl 
ne  lui  avaienl  pas  donné  cette  santé,  il-  l'avaient  certaine- 
ment fortifiée.  En  admiratrice  d'Emile,  sa  grand'mère 
jugeaii  qu'il  fallait  Laissera  la  fillette  une  liberté  complète 
jusqu'au  moment  des  études  sérieuses,  et,  quand  celles-ci 
eurent  commencé,  dans  les  entractes,  il  lui  était  permis 
de  s'amuser.  Accompagnée  d'Ursule  et  d'Hippolyte,  «>u  de 
Liset  et  de  petits  villageois,  Aurore  allait  dans  les  bois 
chercher  des  fraises,  dénicher  des  oiseaux,  ou  garder  les 
troupeaux  dans  les  prairies  ou  dans  les  pdturaux,  ter- 
pains  vagues  et  sauvages,  propriétés  des  communes,  que, 
<lc  temps  immémorial,  on  conservait  en  friche  dans  le 
Berry,  H  où  tout  villageois  axait  droit  <!<•  laisser  pailre  son 
bétail.  Elle  savait  t<>ut  aussi  bien  que  n'importe  quelle 
petite  villageoise,  dans  quelle  clairière  mûrissaient  Les  plus 
grosses  fraises,  au  bord  de  quel  ruisseau  croissaient  les 
myosotis  tes  mieux  teintés,  dans  quel  champ  <»n  trouvait 
les  plus  belles  nielles  et  les  plus  beaux  bluets.  Aurore 
grimpait  hardiment  aux  arbres  pour  dénicher  des  oiseaux, 
prenait  plaisir  à  taire  paître  <l<-s  brebis,  n'avait  aucune 
crainte  des  grands  bœufs  que  les  Berrichons  savent  si  bien 
conduire  en  Les  aiguillonnant  de  Leurs  bâtons  ferrés.  Lorsqu'il 
survenait  un  orage  ou  une  tempête,  la  joyeuse  bande  se 
réfugiait  sous  quelque  vieux  hangar  ou  dans  une  grange 
en  ruines.  Leur  plus  grand  plaisir  était  alors  de  conter  des 
histoires  terribles  et  mystérieuses  dans  le  genre  de  celles 
que  se  racontent  les  petits  camarades  du  Biégine  Long  de 
Tourguéniew.  Hippolyte,  dans  les  veines  duquel  coulait  un 
sang- plébéien,  croyait  aux  feufets,  aux  lupins,  aux  loups- 
garous  qui  faisaient  trembler  Pierre,  Silvain  et  Fanehette. 
La  petite-fille  d'une  aïeule  encyclopédiste  était  sans  doute 
plus  sceptique  que  ses  petits  camarades  à  l'endroit  de  ces 


GEORGE     SAM)  137 

épouvantails,  mais  elle  croyait  cependant  un  peu  à  ht 
gran<Fbête,  aux  lavandières,  à  l'affreux  diable  berrichon 
Georgeon  \  Elle  écoutai!  avec  Le  même  plaisir  que  sa 
petite  bande  de  \ a-nu-pieds, les  coules  du  vieux  <  hanvre\u\ 
c'est-à-dire  du  paysan  chargé  de  broyer  le  chanvre  pour 
tout  le  village.  Ce  chanvreur,du  nom  d'Etienne  Depardieu, 
tout  en  taisant  sa  besogne  dans  un  hangar  ou  dans  quelque 
maison  déserte,  contait,  durant  les  longues  soirées  d'hiver, 
les  «  rustiques  légendes  »  du  Berry,  de  ce  Berry  d'an  tan, 
naïf  et  illettré,  nourri  de  ses  anciennes  croyances  et 
superstitions,  où,  à  l'époque  de  George  Sand,  se  parlait 
encore  cette  bonne  langue  toute  semblable  au  vieux  fran- 
çais de  Rabelais  et  où  se  conservaient  les  anciens  costumes 
et  les  habitudes  Locales.  Le  petit  poète  inconscient,  qu'était 
alors  Aurore,  aspirait  avidement,  par  tout  son  être,  les 
récits  qu'elle  entendait,  et  la  poésie  qui  s'en  dégageait,  dont 
m>ii  ame  garda  à  jamais  le  souvenir.  Ainsi,  grâce  à  sa  grand'- 
mère,  dès  son  enfance,  Aurore  prit  part  à  la  vie  rustique, 
aux  intérêts  villageois,  dans  le  vrai  sens  du  mot.  et  celte 
connaissance  de  la  vie  de  la  campagne,  ce  lien  qui  la  ratta- 
chait au  village,  eurent  sur  la  destinée  d'Aurore  Dupin  et 
les  œuvres  de  George  Sand.  une  portée  profonde. 

La  fillette  ne  se  contentait  pas  de  se  mêler  aux  plaisirs 
de  ses  petits  camarades,  elle  participait  à  leurs  travaux, 
à  leurs  soucis.  Elle  voyait  de  près  la  vie  laborieuse  des 
paysans,  connaissait  par  leurs  noms  toutes  les  familles  de 
Xoliant.  leurs  besoins,  leurs  rapports  mutuels,  leurs  désirs, 
leurs  intérêts  et  jusqu'à  leur  façon  de  penser.  Toute  jeune 
ell.-  pouvait  s'associer  ainsi  à  leur  vie;  plus  lard,  elle  put 


1  Dan-  la  suite,  George  s.m.l   profita    de  cea   récita   poui  écrin 
Légendes  rustique*  el  lea  Visions  de  la  Nuit;  elle  les  utilisa  .m  — i  dans 
l,i  Petite  Fadette,  dans  Jeanne,  Monsieur  Roussel,  Mouny  Robin,  etc. 


138  GEORGE    SAND 

les  observer  et  vérifier  ses  impressions  d'enfance.  Des- 
chartres,  (|iii  administrail  les  biens  de  Nohant  ep  qualité  de 
gérant,  se  faisail  un  devoir  d'initier  peu  à  peu  la  jeune 
propriétaire  à  tous  Les  détails  de  L'administration  du  domaine, 
et,  dans  ce  but,  L'emmenait  avec  Lui  dan-  ses  tournées  de 
régisseur.  Dans  son  Histoire,  George  Sand  tâche  de  sou- 
ligner les  sympathies  démocratiques  qui  s'éveillèrent  en 
eue  à  cette  époque,  c'est-à-dire  ses  idées  d'égalité 
sociale  et  son  aversion  pour  L'injuste  partage  des  biens. 
(Test  ainsi  que  dan-  Le  chapitre  i\  du  tome  III  de 
VHistoire  de  ma  I  /<".  elle  nous  raconte  ses  révoltes  contre 
Les  punitions  infligées  par  Deschartres  aux  paysans  pour 
leurs  dégâts  ou  La  coupe  illégale  de  l><»i>.  Elle  tachait, 
disait-elle,  tantôt  d'indemniser,  en  cachette,  ceux  <jui 
devaient  payer  une  amende,  tantôt  de  faire  levé*  les 
punitions,  en  demandant  de  l'argent  à  sa  grand  mère, 
ou  en  envoyant,  à  L'insu  de  Deschartres,  des  bottes  de 
loin  ou  (\v>  gerbes  de  blé  aux  malheureux  indigents 
condamnés  pour  avoir  glané  quelques  épis  dan-  les 
champs  ou  avoir  pris  une  poignée  de  foin  dans  les  prés 
de  sa  grand'mère.  Nous  trouvons  chez  elle,  à  la  suite  de 
ces  récits,  une  théorie  d'égalité  évangélico-socialiste, 
qu'elle  aurait,  si  nous  voulions  L'en  croire,  opposée  aux 
enseignements  pratiques  du  régisseur  el  aux  tentatives 
par  lesquelles  il  essayait  d'inspirer  à  sa  pupille  un  certain 
respect  pour  le  bien  qui  lui  appartiendrai!  un  jour.  Aurore 
Dupin,  il  serait  injuste  d'eu  douter,  l'ut  douée,  dès  l'enfance. 
de  eette  (tonte  activequi  resta  toujours  l'un  des  traits  domi- 
nants de  George  Sand  ;  dès  L'âge  où  elle  commença  à  com- 
prendre, elle  eut  sans  cesse  à  cœur  d'être  secourabie,  .suit  de 
l'ait,  soit  d'intention.  11  est  également  hors  de  doute  que  bien 
.s  >uvent,  Lorsque  Deschartres  emmenait  son  élève  dans  les 


GEORGE    5  AND  139 

pâturages  où  les  beaux  bœufs  berrichons  ruminaient  ou  pié- 
tinaient Lourdement  le  unir  cf  gras  humus  d'un  terrain  encor< 
\  ierge,  le  fui  m-  auteur  de  la  Mure  au  Diable  témoignai!  cer- 
tainemenl  beaucoup  moins  d'intérêt  aux  explications  agro- 
nomiques de  son  précepteur  et  intendant,  qu'à  la  nuancé 
brune  des  couches  de  terre  en  friche,  à  la  démarche  Lente 
«•I  paresseuse  des  bœufs,  au  vieux  refrain  et  aux  archaïques 
paroles  de  Pair  des  laboureurs;  elle  savouraitla  poésie 
primitive  et  saine  du  tableau  qui  se  déroulait  sous  ses  yeux. 
Si  cependant  Aurore  ne  s'était  déjà  révélée  poète  à  dix  ou 
douze  ans,  les  leçons  d'administration  agronomique  de 
Desehartres  se  seraient  tout  <!<■  même  perdues  pour  cil» 
comme  elles  l'eussent  été  pour  tout  enfant  vif  et  pétulant, 
toujours  |)lu>  intéressé  et  |>lu>  ravi  à  la  vue  des  beaux 
tableaux  de  la  nature  qu'en  écoutant  «les  définitions  scien- 
tifiques, et  surtout  des  renseignements  sur  les  qualités  ou 
la  valeur  d'un  terrain.  Personne  n'ignore  non  plus  qu  à 
douze  ou  treize  ans,  —  à  L'exception  de  ceux  qui  singent  Les 
grandes  personnes  ou  qui  n'ont  pas  les  qualités  de  Leurage,  — 
tous  Les  enfants  sont  démocrates,  jouant,  avec  le  même 
plaisir,  avec  leurs  camarades  titrés  comme  avec  de  petits 
paysans  ou  paysannes,  et  sachant  observer  très  strictement 
entre  eux  les  principes  de  L'égalité  et  de  la  fraternité.  Les 
enfants  !<■>  plus  aisés  partagent  volontiers  leur  argent, 
Leurs  effets  ou  ceux  de  Leurs  parents  avec  Les  enfants 
pauvres,  et  montrent,  pour  Le  faire,  d'autant  plus  de 
eœur  qu'ils  se  voient  plus  favorisés  eux-mêmes  et  que  Le 
destin,  s'est  montré  plus  «  injuste  »,  en  octroyant  à  leurs 
parents  L'aisance  dont  ils  joui— -ni.  et  en  Leur  faisant  igno- 
rer la  valeur  de  l'argent  et  les  souffrances  de  la  misère. 
Ce  serait,  selon  nous,  chose  bien  superflue  que  d'attacher 
de  L'importance  aux  théories  sociales  et  économiques  que 


HO  GEOBGR    SAND 

nous  trouvons  dans  le  chapitre  de  VHisloire  de  ma  Vie 
ayanl  trail  aux  années  de  V adolescence  de  George  Sand. 
Ou  plutôt  ces  Longues  digressions  communistes  fonl 
honneur  à  l'écrivain  de  quarante-trois  ans,  mais  ue  doivent 
pas  être  rapportées  à  la  petite  châtelaine  de  Nohant  par- 
courant, avec  son  précepteur,  les  terres  de  son  aïeule.  Il 
esl  vrai  que  celle  petite  châtelaine  était  une  démocrate 
inconsciente,  aussi   bien   <|u'un    poêle    Inconscieill  ,    c'était 

encore  une  bonne  et  excellente  enfant  qui  faisait  /<■  bien 
inconsciemment,  partageant  cequ'elle  avait  avec  ses  petits 
amis  campagnards,  distribuant  de  sa  propre  autorité,  bu 
grâce  à  La  générosité  de  sa  grand'mère,  à  eux  et  à  leurs 
Familles,  du  blé,  du  foin,  du  bois  et  de  L'argent,  leur 
épargnant  les  punitions  ou  les  amendes,  venant  en  aide  à 
ceux  qui  ne  possédaient  ni  un  lupin  de  forêt  «»u  de  terrain, 
ni  Le  inoindre  pâturage  cl  ne  subsistaient  que  grâce  aux 
secours  que  leur  accordaient  Les  propriétaires.  Mais  George 
Sand  i\mal  fait  en  attribuant  à  la  petite  fille  de  douze  ans  les 
mûres  convictions  socialistes  dé  La  femme  de  quarante-trois. 
Toutefois  si,  ces  années  avaient  été  incontestablement 
utiles  à  la  future  penseuse  démocrate,  en  lui  fournissant,  dès 
son  bâs-âge,  matière  à  observations  et  à  conclusions,  elles 
pendirent  au  futur  écrivain  d'autres  services  plus  précieux 
encore.  Quelle  que  soi!  la  naïveté  du  sujet  des  nouvelles 
rustiques  de  George  Sand,  si  justes  que  puissent  être  les 
reproches  qu'on  Lui  adresse  sur  l'excès  de  sentimentalité 
et  de  vertu  chez  ses  héros  campagnards,  on  ne  peut  nier. 
qu'à  côté  de  cette  idéalisation  des  paysans,  on  rencontre 
toujours  chez  elle  une  observation  si  exacte,  une  si  pro- 
fonde connaissance  de  la  vie  du  peuple,  une  telle  pénétra- 
tion de  ses  idées  et  de  sa  pensée,  que  les  scènes  populaires 
de  George  Sand   sont   bien    supérieures  aux   œuvres   de 


GEORGE    SAM)  141 

noire  temps,  qui,  il  esl  vrai,  copient  assez  exactement  le 
côté  extérieur  de  la  vie  des  paysans,  leur  grossièreté,  leur 
pauvreté,  leur  inertie  dans  l'ignorance,  mais  dans  lesquelles 
l'auteur  qui  n<-  connaît  la  vie  de  campagne  que  pour  l'avoir 
interviewé  pendant  quelques  quinze  jours1  n'a  su  péné- 
trer ni  1<'  sens  ni  l'esprit  de  la  vie  du  peuple.  En  lisant 
certaines  d<-  <-<vs  pages  émouvantes  et  éclatantes  de  talent, 
nous  éprouvons  la  même  impression  que  si  nous  lisions  un 
voyage  r\u>/.  des  sauvages  de  la  Nouvelle-Calédonie.  Gela 
nous  surprend,  nous  intéresse,  mais  nous  nous  sentons 
étrangers  à  ces  sauvages,  tandis  qu'en  lisant  les  scènes 
populaires  de  Tourguéniew,  de  Tolstoï  ou  de  George  Sand, 
nous  sentons  en  leurs  personnages,  nos  semblables,  nos 
proches',  nous  3  retrouvons  les  traits  typiques  que,  vivant 
ii  la  campagne,  l"<»n  peut  observer  partout,  que  cette  cam- 
[>agne  se  trouve  en  plein  Berry,  ou  dans  les  gouvernements 
de  Toula,  de  Riazan  ou  de  Novgorod. 

C'est  justement  cette  0  vérité  populaire  <>  que  nous 
apprécions  dans  les  œu\  res  des  auteurs  ci-dessus  nommés. 
Leurs  observations  sur  la  vie  du  peuple  ne  sont  pas  artifi- 
cielles, spécialement  assemblées  en  vue  de  tel  ou  tel 
roman,  mais  des  observations  organiques,  réellement 
vécues,  et  notées  à  mesure  qu'ils  les  vivaient,  dans  leur 
enfance,  dans  leur  jeunesse  passées  au  village,  quand  leurs 
impressions,  pour  être  Inconscientes,  n'en  étaient  que  plus 


1  Nous  signalons  .i  l'attention  <lu  lecteur  la  lettre  d'un  médecin  de 
campagne,  ayant  i>a--«;  vingt  an-  .m  milieu  des  paysans.  Anatole 
France  la  cite  dans  son  article  sur  la  rerrede  Zola  (Anatole  France.  La 
vie  littéraire.  Paris,  1892.  Calmann-Lévy)!  Ce  docteur  Pournier  affirme, 
i!  deux  <>u  trois  reprises  dans  sa  lettre  extrêmement  probante  et  sérieuse, 
que  :  «  Ce  que  j'ai  déjà  lu  de  la  l'erré  me  prouve,  a  moi  qui  .11  vécu 
vingl  ans  avec  les  paysans,  que  M.  Zola  n'a  jamais  fréquenté  les  gens 
de  la  campagne...  0  ESI  plus  loin  Tel  est  le  fait.  Et  il  prouve  combien 
,  •     M.  Zola  connaît  les  gens  qu'il  s'est  proposé  de  peindre...     etc.,  etc. 


142  GEORGE     SAM) 

profondes,  dans  leurs  années  de  maturité  passées  aussi  ï 
La  campagne  et  alors  que  ces  écrivains  avaient  déjà  «■. 
cienee  des  observations  qu'ils  faisaient  avec  amour, 
le   vouloir   de  pénétrer  le  sens   et   resprii    de   la  vie   du 
peuple.  Que  ces  œuvres  soient  réalistes,  comme  celles 
Tolstoï  et   de   Tourguéniew,  qu'elles  soient    un   mél 
de   réalisme    et    d'idéalisme   comme  <-lirx  (><  Sand, 

elles  nous  deviennent  chères  avant  tout  parla  vérité; 
laquelle   elles  interprètent    V esprit   du    peuple,    par    leur 
vérité  psychologique  jointe  ;'»   la    vérité  matérielle.    En 
analysant,  à  leur  place,  ce  que  1  <m  est  convenu  d'appeler 
les  roman*  rustiques  de  George  S  and,  nous  aurons  plu- 
sieurs fois  l'occasion  de  répéter  L'opinion  banale  <-f  n 
tue,  que  leur  auteur  ne  se  serait  o  convertie  »  i\  La  nature 
et  à  La  campagne  qu'après  la    terreur  de    L848-49.    N 
ferons  remarquer  aussi  que  cette  «  conversion    u  â  La 
villageoise  s'est  manifestée  également  dans  toutes  les  litté- 
ratures  européennes,  même  en  Russie,  pendant  le  second 
et  le  troisième  quart  de  notre  siècle,  et  que  ce  phénomène 
s'est  même  produit  dans  Les  pays  qui   n'ont  eu,  en  L£ 
aucune    «  horreur  »  à  déplorer.  Nous    en  parlerons  [>lus 
loin.  Qu'il  nous  suffise,  pour  le  moment,  de  faire  hmw 
quer  que  George   Sand  se  distingue  —  comme  Mau 
sant  —  de  tous  les  nuire-  écrivains  français  par  sa  connais- 
sance approfondie,   son  amour  et  la  peinture  qu'elle 
donne  de  la  vie  rustique.  Et,  comme  Maupassant,  elle  pré- 
sente le  type,  rare  en  France,  mais  très  répandu  en  Rus 
de  l'écrivain  grandi  à  la  campagne,  de  l'éerivain-pro] 
taire,  produit   organique  du   milieu   et    de   la  vie  qu'il  a 
décrits  plus  tard. 

Disons  aussi  que   les   descriptions  de    la  nature    berri- 
chonne, devenues  déjà  classiques   et    publiées  dans  des 


GEORGE    SAM)  #     143 

«  Pages  choisiesx»   et   des   manuels  de   littérature,    sont 
bien  supérieures  —  à   La   fois  beaucoup  plus  vivantes  et 
|)lu->  artistiques  —  à    toutes  celles  des  autres  régions  de 
la   France  que  nous   trouvons   dans   les    romans  de  date 
postérieure  el  dans  les  tous   derniers  romans  de  George 
Sand.  Le  Berry,  comme  plus  tard  les  Pyrénées  ei   Venise, 
sonl  devenus,  de   plein  droit   el   à  jamais,    l'apanage  de 
notre  héroïne,  quoiqu'elle   ne  les  ail   nullement  observés, 
dans  le   l>ul   d'utiliser   ses  impressions  comme  matière  à 
description  littéraire.  Toutes  les  impressions  qu'elle  ;i\;iif 
reçues  du  Berry  se  sont  gravées,  comme  à  son  insu,  dans 
son  imagination   à  l'époque,  où,  toute  enfant,   elle  vivait 
(l'une  vie  propre,  dans  ces  calmes  plaines  verdoyantes,  5 
l'ombre  des  grands  ormes,  le  long  des  poétiques  rives  de 
l'Indre  ou  des  traîne*  serpentant  entre  deux  murs  de  ver- 
dure. Quel  lecteur  ne  s'est  pas  senti  pénétré  par  l;i  poésie, 
le   pittoresque    de   ses   beaux   tableaux,    dont   il  garde  à 
jamais  I»'  souvenir?  Lorsque  plus  tard,  George  Sand  se 
mil  a  décrire  à  dessein  différents  paysages  de  la   France 
<-l  de  l'Italie  <>ù   se  passent  ses  romans  ultérieurs  —  lcl> 
que  Mademoiselle  Merquem,  Mademoiselle  la  Quintinie, 
Tamaris,  L<i  Daniella,  Jean  de  la  Roche,  etc.  —  l'effet  en 
fui  tout  autre  et   l'impression  bien  moins  pénétrante, 
dernières  descriptions  approchant    «lu   réalisme  documen- 
taire contemporain,  avec  ses  détails  si  précis,  sont    Froides 
et  s'oublient  d'autant  plus  vite  que  I;i  lecture  en  est  moins 
facile  :  elles  sont  même  fréquemment  lourdes  et  ennuyeuses. 
I  i  -  descriptions  du  Berrj  s'emparent  de  nous  comme  les 
choses  de  la  nature  réellement  vues,  senties,  et  la  raison 
en  est  simple,  c'est  qu'elles  ont  été  vécues  par  l'écrivain. 
La   vie  des  gens   rustiques   et    les   scènes  <lr  La   nature 
berruyère,  voilà  les  deux  éléments  des  œuvres  de  George 


14  \  GEORGE    SAM) 

Sand  que  lui  avait  légués  son  cher  IVity  où  elle  avait  si 
longuement  séjourné  pendanl  sou  enfance  e1  sa  jeunesse1. 
Eu  1814  et  181'),  Paris  se  trouvant  occupé  par  les  alliés, 
Marie-Aurore  ne  voulut  pas  quitter  Nohant,  et  il  semble 
qu'Aurore  n'a  vu  que  très  peu  sa  mère  en  INIi.  L'amour 
romanesque  que  lui  portail  l'enfani  n'était  pas  encore 
à  sou  déclin,  mais,  avec  les  années,  il  ;i\;iit  certaine- 
ment revêtu  un  caractère  plus  paisible.  La  fillette  avait 
déjà  pu  se  convaincre  que  ses  rêves  enfantins  ei  son  désir 
de  se  réfugier  à  Paris,  d'y  vivre  dans  une  mansarde,  d'ou- 
vrir, avec  sa  mère,  un  magasin  de  modes,  portant,  afin 
dé  blesser  plus  vivement  l'amour-propre  de  la  grand'mère, 
l'enseigae  <«  Madame  veuve  Dupin.  Modes  »,  étaient 
complètement  irréalisables.  Sophie-Antoinette,  qui  s'était 
plu,  dans  le  feu  de  la  lutte  avec  sa  belle-mère,  à  exciter,  par 
de  violentes  attaques,  l'enfant  contre  l'aïeule,  et  ;i\;iil  fait 
les  plans  les  plus  hardis  d'une  vie  Laborieuse  en  compagnie 
de  sa  fille,  ne  traitait  plus  ses  anciens  projets  (pu-  (!<•  chi- 
mères, ou  les  avait  peu  à  peu  complètement  oubliés.  Elle 
no  témoignait  plus  aucune  velléité  d'encourager  sa  fille  à 
fuir  de  chez  sa  grand'mère,  ni  à  lui  désobéir.  La  fillette 
s'aperçut  bientôt  aussi,  lors  (\v<  différents  séjours  de  Sophie- 
Antoinette  à  Nohant,  que  L'amour  de  sa  mère  ne  répon- 
dait pas  au  sien  ;  elle  vil  qu'elle  aimait  beaucoup  plus  sa 
mère  (pie  sa  nièce  ne  l'aimait.  Sophie-Antoinette  était   de 


1  Maurice  Cristal  (Maurice  Germa)  dan-  son  admirable  article  sur 
George  Sand,  dans  le  Musée  des  deux  Mondes  du  15  sept.  1876,  signale 
avec  beaucoup  de  finesse  et  de  justesse  cet  élément  de  santé,  de  fraî- 
cheur et  de  force  que  nous  trouvons  dans  tons  les  écrits  de  George 
Sand,  tout  comme  il  pénètre  sa  vie  personnelle,  et  il  prétend  que  c'est 
la  saveur  du  terroir,  le  «  pouvoir  de  la  terre  »  qui  se  manifestent  ain>i 
elie/  George  Sand.  C"est  une  remarque  aussi  juste  que  profonde.  L'ar- 
ticle tout  entier  est  des  plus  intéressants  et  des  plus  sympathiques. 
Nous  v  reviendrons  encore. 


GEORGE     SAM)  145 

ces  natures  passionnées,  qui  ne  sonl  ni  profondes  ni 
tendres  ;  loin  des  yeux  signifiail  pour  elle  :  loin  du  cœur. 
George  Sand  se  garde  bien  de  nous  le  dire,  mais  il  es! 
évident  que  Sophie-Antoinette  s'était  parfaitement  habituée 
à  vivre  sans  sa  fille,  que  leur  séparation  lui  coûtait  peu, 
qu'elle  s'était  fait  tranquillement  à  Paris  une  vie  nouvelle 
et  toute  personnelle,  et  se  détachait  de  plus  en  plus  de  son 
enfant,  qu'elle  abandonnait  aux  soins  de  sa  grând'mère. 
(  Cependant,  Mmc  Dupin  qui  \  ieillissait,  fut  atteinte  (Tune  pre- 
mière attaque  d'apoplexie,  qui  lui  laissa,  avec  beaucoup 
de  faiblesse,  un  état  maladif,  dont  elle  ne  put  se  remettre. 
Une  constante  sollicitude  envers  la  pauvre  malade,  une  ten- 
dresse toute  féminine  s'éveillèrent  aussitôt  dans  le  cœur 
d'Aurore,  et  un  amour  sincère  pour  l'aïeule  qui  l'idolâtrait, 
l'envahit   sans  qu'elle  cessât  cependant  de  la  traiter  connue 

son  ennemie,  lui  opposant  constamment  une  sourde  résis- 
tance, jetant  le  blâme  mu-  tous  .ses  désirs,  toute-  ses  obser- 
vations, toutes  ses  décisions.  Elle  n'étudiait  quepourobéir 
passivement  aux  ordresde  sa  grând'mère,  étant  convaincue 
que  l'étude  ne  servait  à  rien.  La  vie  qui  l'attendait  chez  sa 
mère  ('-tait  celle  d'une  petite  bourgeoise  parisienne;  dans 

le  milieu  OÙ  il  lui  faudrait  vivre,  elle  ne  pourrait  rien 
Retirer  de  toutes  !«■>  connaissances  que  sa  grând'mère  vou- 
lait  lui  inculquer.  Depuis  Longtemps  déjà,  Aurore  avait 
renoncé  à  un  ancien  projet,  celui  d'aller  à  Paris,  en 
faisant  des  économies  sur  son  argent  de  poche  et  en  ven- 
dant ses  petits  bijoux.  L'espoir  qui  Taxait  animée,  la  e<>n- 
viction  qu'elle  finirait  par  vivre  avec  sa  mère  s'affaiblis- 
saient chez  elle  de  jour  en  jour,  cl  les  rêves  d'un  avenir 
heureux  prenaient,  de  plus  en  plus,  le  caractère  de  mélan- 
coliques souvenirs  d'un  bonheur  passé,  évanoui.  Les  chants 
dédiés  à  Corambé  tournaient   de  plu-  en  plus  à  l'élégie, 

m 


140  GEORGE    SAM) 

mais  le  dieu  ne  continuait  pas  moins  à  consoler  Aurore  par 
ses  prédictions  d'un  avçnir  meilleur.  Tout  cela  1  < *  rendail 
encore  plus  renfermée,  plus  silencieuse  en  présence  «I 
grand'mère  et  de  ><'^  amis.  Certains  jours,  on  La  voyait,  au 
contraire,  d  une  gaieté  folle,  prenant  part  à  toutes  les  espiè- 
gleries d'I  [rsule  et  <rili|)|)'il\  te. 

En  1815,  Sophie^Antoinette  fit  à  Nohant  un  séjour  assez 
prolongé,  toutes  Les  routes  étant  encombrées  |>;n-  les  troupes 
en  marche.  Les  allies  quittaient  la  France^  l'armée  impériale 
avait  été  licenciée,  des  régiments  français  ou  étrangers  pas- 
saient par  Nohant,  et,  dans  la  maison  même  d<-  M'  Dupin, 
plusieurs  officiers  firent  halte  ou  \  séjournèrent  même  pen- 
dant nu  temps  plus  ou  moins  prolongé.  Il  semblait  à  Aurore 
qu'elle  retrouvait  le  décor  de  ses  premières  années;  c'était 
la  même  atmosphère  de  militarisme  napoléonien,  héroïque 
et  brillante,  qui  l'entourait,  elle  revoyait  des  amis  de  son 
père,  entendait  une  fois  encore  leurs  récits  animés,  leurs 
paroles  ardentes  ou  émues,  leurs  diatribes  contre  le  rétablis- 
sement de  «  l'ancien  régime  »,  représenté  par  Louis  XVIII, 
leurs  évocations  du  glorieux  passé  de  la  grande  armée,  les 
regrets  amers  de  ces  soldats  qui  soupiraient  après  lui, 
I  homme  d'impérissable  mémoire. 

Tous  ces  brillants  et  vaillants  soldais  partis,  Sophie- 
Antoinette  quitta  Nohant  ,  ainsi  que  les  amis  de  la 
grand'mère,  «  ces  vieilles  comtesses  »  qui  étaient  venues 
lavoir.  Un  cousin  de  la  petite  Aurore,  René  dv  Villeneuve, 
qui  avait  passé  l'automne  à  Nohant.  s'en  alla  également 
au  grand  chagrin  d'Aurore  et  à  la  grande  joie  d'Hippolyte, 
qui  venait  d'obtenir,  grâce  à  lui,  la  permission  d'enCrer 
comme  porte-enseigne  dans  un  régiment  de  cavalerie. 

A  la  lin  de  l'automne,  Hippolyte  partit  à  son  tour. 
«  Alors,  dit  George  Sand,  s'écoulèrent  pour  moi  les  deux 


GEORGE    SAM)  I  \Z 

plus  longues,  les  deux  plus  rêveuses,  les  deux  plus  mé- 
lancoliques années  <|if  il  y  eû(  encore  eues  dans  ma  vie...  » 
De  1815  à  IN  17.  Aurore  vécu!  en  effel  à  Nohanl  dans 
une  solitude  et  un  calme  absolus,  entre  sa  grand'mère,  à 
moitié  infirme,  ri  le  pédant  Deschartres,  devenu  grognon. 
Elle  avait  avec  celui-ci  moins  de  rapports  qu'auparavant, 
ayant  elle-même  interrompu  ses  leçons  de  latin  ;  il  s'était 
avisé  un  jour  (le  lui  jeter  un  livre  à  la  tête  ei  elle  lui 
déclara  froidement  qu'elle  ue  supporterait  plus  ses  cai-n'i-- 
tions.  Elle  eut  dès  lors  plus  de  temps  qu'il  ue  lui  en  fallait 
peur  se  livrer  à  ses  tristes  réflexions  ei  à  ses  lectures 
solitaires,  qui  devinrent  aussitôt  sa  passion  dominante.  A 
vivre  dans  la  liberté  des  champs,  Aurore  avait  vite  grandi 
et  à  douze  <>u  treize  ans  paraissait  déjà  presque  une  jeune 
fille.  Au  t'iii-  et  à  mesure  qu'elle  se  développait  physique- 
ment, elle  sentait  s'é\  eiller  en  elle  un  vif  besoin  d'activité  H 
d'exercices  violents.  Elle  ne  tenait  plus  en  place.  Souvent, 
au  beau  milieu  d'une  lecture,  sans  même  refermer  le  livre 
commencé,  elle  sautait  brusquement  par  la  fenêtn 
sauvait  au  jardin  où  dans  !<•-  champs,  passait  des  journées 
entières  au  grand  air,  -.m-  céder  le  pas  aux  gamins  du 
village  dans  leurs  gambades  les  plus  folles,  franchissant, 
commeeux,  fossés  et  ruisseaux,  prenant  part  à  leurs  entre- 
prises les  plus  périlleuses  <-i  encourant  de  plus  en  plus  sou- 
vent !'■-  reproches  de  Rose  pour  des  robes  déchirées  ou 
abîmées  et  les  observations  de  l'aïeule  pour  ces  disparitions 
par  trop  prolongées.  Et  puis.,  (<>ul  à  coup,  la  soif  de  -  in^- 
truire,  soif  que  sa  grand'mère  avait  su,  malgré  tout, 
inspirera  sa  tête  rebelle,  ramenait  Aurore  aux  livres.  Sun 
cerveau,  autrefois  si  indifférent  aux  études,  cherchait  -a 
nourriture  dans  la  lecture.  Alors,  on  ne  pouvait  pas  plus 
arracher  la  jeune  ûlle  à   sa  chambre  et   a  ses  bouquins 


148  GEORGE    SAM) 

qu'on  n'-avait  pu  la  forcer  auparavant  à  rester  un  momeni 
tranquille. 

En  INI 7,  malgré  foules  ses  Idées  de  libre-penseuse,  la 
grand'maman  jugea  nécessaire  qu'Aurore  fil  sa  première 
communion.  La  religion,  «  rentrai!  en  faveur  9  avec  la  Res- 
tauration. La  dévotion  devenait  l'apanage  de  toul  noble 
bien  pensant,  comme  l'athéisme  ej  les  railleries  ;'<  l'adn 
de  la  religion  cl  des  superstitions  avaient  été  de  rigueur 
chez  foui  gentilhomme  correct  du  x.vme  siècle.  Marie- 
Aurore  était  philosophe  el  voltairienne,  mais  <ll<'  était 
aussi,  ne  l'oublions  p;i^,  une  tante  de  Charles  X  et  de 
Louis  XVIII.  Aussi,  tout  en  restant,  jusqu'à  la  fin  de  sa 
\ir,  Inébranlablement  fidèle  ;'<  la  libre  pensée,  et  sans 
faire,  jusque  sur  son  lit  de  mort,  la  moindre  concession 
aux  exigences  du  catholicisme  pratiquant,  elle  trouva  hou. 
néanmoins,  qu'Aurore  lit  sa  première  communion,  comme 
cola  sied  à  toute  jeune  fille  <lo  treize  à  quatorze  ans.  Jus- 
qu'alors on  ne  lui  avait  enseigné  aucun  précepte  religieux. 
La  grand'mè're  s'était  même  attachée  n  extirper  une  fois 
pour  toutes,  de  l'âme  <lo  sa  petite  fille,  la  foi  aux  mi- 
racles cl  aux  choses  surnaturelles;  elle  avait  fait  ton-  »  - 
efforts  pour  lui  donner  les  explications  les  plus  voltai- 
riennes  des  miracles  évangéliques  :  entre  autres  celle  de 
la  transsubstantiation  dans  l'Eucharistie.  En  envoyant  sa 
petite  fille  à  l'église  pour  communier .  la  grand'mère 
redoutait  que  la  fillette  n'apprît  à  se  mentir  à  elle-même 
en  accomplissant  hypocritement  des  rites  auxquels  elle  ne 
croirait  pas  ;  d'un  autre  coté,  elle  craignait  qu'Aurore, 
avec  son  caractère  passionné,  ne  devint  tout  à  coup  une 
croyante  fervente.  MmeDupin  aurait  voulu  que  V  «  affaire  fut 
bâclée  »  aussi  vite  et  aussi  convenablement  que  possible. 
Aurore  apprit  mécaniquement  son  catéchisme,  se  confessa 


GEORGE    SAM)  149 

el  communia  chez  un  vieux  prêtre  débonnaire  de" La  Châtre, 
choisi  par  sa  grand'mère.  Huit  jours  plus  tard,  «-lie  com- 
munia une  seconde  fois,  selon  L'usage  catholique,  el  c'est 
à  cola  que  se  borna  sa  «  confirmation  »,  dans  la  doctrine 
el  les  dogmes  chrétiens. 

Pendant  le  temps  de  son  instruction  religieuse,  Aurore 
fut  installée,  dans  la  petite  ville  de  La  Châtre,  chez  de 
vieux  amis  (\c>  Dupin,  les  Decerfz.  Elle  se  li;i  avec  les 
enfants  de  cette  famille,  comme  la  vieille  M"1"  Dupin  et 
son  (ils  étaient  liés  avec  la  grand'mère  et  la  mère  de 
la  petite  Laure  Decerfz.  (Test  à  La  Châtre  encore  qu'elle 
lit  la  connaissance  du  petit  Charles  Duvcrnel  appar- 
tenant aussi  à  une  famille  liée  depuis  plusieurs  générations 
avec  la  famille  Dupin.  Ce  Charles  Duvernel  tut.  pendant 
toute  sa  vie,  un  fidèle  ami  de  George  Sand.  En  été  et  en 
automne,  les  jours  de  messes  solennelles  et  de  processions, 
la  grand'mère  envoyait  Aurore  chez  les  Duvernet  ou  chez 
les  Decerfz  pour  y  passer  un  ou  deux  jours.  En  même 
temps,  il  se  trouva  qu'une  assez  bonne  troupe  d'acteurs 
ambulants  était  arrivée  à  La  Châtre,  où  elle  donnait  tous  les 
soirs  (\i^>  représentations  dans  une  vieille  grange.  On 
jouait  des  drames,  dr>  mélodrames,  i\^>  vaudevilles,  et, 
le  plus  souvent,  de  petits  opéras-comiques.  M"""  Decerfz  et 
Duvernet,  à  tour  de  rôle,  menaient  les  enfants  au  spec- 
tacle. Aurore',  Charles  et  tous  les  autres  petits  amis  furent 
enchantés  de  ces  représentations  théâtrales.  La  passion  de 
l'art  dramatique  était  héréditaire  chez  les  descendants  de 

Maurice  de  Saxe,  —  l'adorateur  dWdrienne  LeCOUVreur  et 

de  a  la  dame  de  1*(  )péra  »  M"'' de  Verrières.  L'arrière-petite- 
lille  de  Maurice  de  Saxe,  qui  était  bien  aussi  l'arrière-petite- 
fille  de  l'actrice,  se  montrait  d'autant  plus  charmée  de  ces 
spectacles  qu'elle  aimait  passionnément  la  musique,  avait 


150  GEORGE    SAM) 

l'oreille  musicale  et  retenait  aisément  les  faciles  mélodies 
des  opérettes  d'alors,  dans  1<-  genre  d'Aucassin  et  Nico- 
telle,  etc.  Le  matin,  les  enfants  s'en  allaient  à  la  messe,  le 
soir  au  théâtre,  el  les  intervalles  entre  les  visites  au  temple 
de  Dieu  el  celui  de  l'art  se  passaient  le  plus  joyeuse- 
ment possible  en  jeux  et  en  divertissements  bruyants,  L«-^ 
enfants,  transportent  facilement  dans  leurs  jeux  lout  ce  qui 
frappe  leur  imagination,  et  nos  petits  amis  mettaient  tour  à 
loin-  en  scène  la  messe  et  les  processions,  l'opérette  et  le 
mélodrame,  chantaient  à  pleins  poumons  des  cantiques  et 
des  psaumes,  ou  des  récitatifs  et  des  airs  d'opéra.  Les 
châles  et  les  jupes  brodées  des  mamans  jouaient,  tantôt  l<- 
rôle  de  manteaux  de  chevaliers  ou  de  toges  romaines,  et 
tantôt  celui  de  surplis. 

En  rentrant  à  Nohant  après  des  joyrnées  si  bien  rem- 
plies, Aurore  se  montrait  moins  assidue  que  jamais  à  ses 
leçons,  et  la  grand'mère  qui  avait  introduit  elle-mêmi 
petite-fille  dans  ces  familles  hospitalières,  et  qui  était  con- 
tente delà  voir  s'amuser,  était  alors  de  plus  en  plus  obligée 
de  la  gronder  pour  son  inapplication,  sa  distraction,  sa 
négligence  à  apprendre  ses  leçons  et  les  changements  con- 
tinuels de  son  humeur.  Nature  calme,  toujours  pondérée, 
toujours  maîtresse  d'elle-même  dès  l'âge  le  plus  tendre,  la 
grand'mère  perdait  complètement  La  tête  devant  le  carac- 
tère étrange  de  sa  petite-fille.  Ces  bizarres  changements 
d'humeur,  ce  passage  perpétuel  d'une  gaieté  folle  à 
Papathie  et  à  un  morne  silence  inquiétaient  et  peinaient  la 
bonne  daine.  Ces  changements  lui  rappelaient  bien  un 
peu  l'enfance  et  la  jeunesse  de  son  fils  Maurice,  mai-  ils 
reffrayaienf  davantage  chez  la  jeune  fille  et  elle  faisait  tout 
son  possible  pour  y  mettre  lin. 

Or,  un  jour,  que  la  vieille  dame  venait   (l'adresser   une 


GEORGE    SAM»  loi 

observation  particulièrement  sensible  à  la  fillette,  Aurore 
quitta  brusquement  la  chambre  en  jetant   ses  Gvres  par 
terre  et  en  s'écriant  :  «  Eh  bien,  oui,  c'est  vrai,  je  n'étudie 
pas,  parce  que  je  ne  veux  pas.  .J'ai  mes   raisons.  On  les 
saura  |>ln^  tard  ».  Elle  faisail  évidemment  par  là  une  nou- 
velle allusion  à  son  intention  de  partager  un  jour  la   mo- 
deste destinée  de    sa    mère,  pour   laquelle,   pensait-elle, 
toutes  les  sciences  ëtaieni  inutiles  et  superflues.  Julie,  la 
favorite  de  la  grand'mère,  reprocha  à  reniant  d'être  ingrate 
el  mauvaise,  la  menaça  du  courroux  de   l'aïeule  et  d'être 
renvoyée  chez  sa  mère.  Aurore  lui  déclara  tout  nei   que 
c'étaif  là  justement  ce  qu'elle  désirai!  le  plus  au  inonde  el 
demanda  à  Julie  de  le  répéter  sans  scrupule  à  sa  grand'- 
mère. Julio  s'empressa,  en  effet,  de  toul  rapporter  à  Marie- 
Aurore,  en  ne  se  privant  pas  du  plaisir  d'orner,  à  sa  guise, 
la  scène  <|ui  venaii  d'avoir  lieu.   La  grand'maman  en  l'ut 
vivemeni  courroucée  el  blessée  au  cœur.  Aurore  fui  pré- 
venue de  ne  plus  se  montrer  à  ses  yeux.  Toutes  les  leçons 
furent    interrompues,    aucune    surveillance    ne    fut    plus 
exercée  sur  la  jeune  fille.  Cela  voulait  dire,  que  si  Aurore 
ne  voulait  |>as  se  conformer  au  genre  de  vie  et  d'éducation 
que    sa    grand'mère    considérait    comme   nécessaire,   elle 
n'avait  qu'à  vivre  comme  elle  l'entendrait.  Pendant  quel- 
ques jours,  l'enfant  ne  ressentit  aucun  embarras  à  jouir  si 
soudainement  d'une  liberté  illimitée;  elle  passait  des  jour- 
entières  (lan>  les  champs  avec  ses  amis  villageois, 
déjeunait  et  dînait   seule,  après  que  sa  grand'mère  avait 
quitté  la  salle  à  manger,  n<-  faisail  que  ce  qu'elle  voulait. 
Hais  au  bout  de  quelques  jours,  cette  vie  solitaire  commença 
à  lui  peser.  Rose,  qui  comprenait  que  cet  ordre  de  choses  ne 
pouvait  durer,  ni  aboutir  à  rien  de  bon,  et  que  le  malen- 
tendu qui  régnait  entre  l'aïeule  et  reniant  ne  faisait  que 


\:>ï  GEORGE    SAM) 


grandir  de  jour  en  jour,  conseilla  à   l;i  fillette   d'aller  de- 
mander pardon  à  sa  bonne  maman.  Aurore  s'empressa  de 
suivre  ce  conseil  et,  tombant  à  genoux,  sincèrement  repen- 
tante, devant  sa  grand'mère  attristée   et    malade,  elle  lui 
baisa  tendrement  La  main.  La  \  î < *i  1 1  * ■  dame,  tout  en  voulant 
le  bien  de  l'enfant,  commit  une  faute  énorme  et  irréparable. 
Elle  était  effrayée  de  yoir  que  tous  ses"  efforts  pour  faire 
d'Aurore  une  jeune   fille   raisonnable  n'aboutissaient  qu'à 
dos  résultats  tout  contraires,  que  la  jeune  rebelle  lui  échap- 
pait de  plus  en   plus.  Elle  se  persuada   qu'avec   ces  ten- 
dances et  <-es  dispositions  L'enfanl  finirait  par  se  perdre,  <|u«' 
le  sort    qui  l'attendait    m*    |><>u\;iil   être  que   malheureux 
si  on  la  remettait  effectivement  entre  Les  mains  d'une  mère 
fantasque  et  frivole,  et  elle  se  décida  à  recourir  à  un  der- 
nier et  héroïque  moyen.  Elle  voulut  préserver  L'enfant  du 
malheur  qu'elle   sentait    menaçant;    elle   Lui   révéla   sans 
rien  dissimuler,  le  passé  de  sa  mère  et  lui  mit  devant  les 
yeux,  les  dangers  que  lui  ménageait   une  existence  com- 
mune.   Sophie-Antoinette    et    Marie-Aurore   axaient    déjà 
commis   bien   des  fautes   et    causé  bien   du  mal   par  leur 
ainoui'  déraisonnable  et    leur   animosité  réciproque,   mais 
cette  dernière  faute  fut  la  plus  terrible  de  toutes  :  elle  gâta 
tout.    Lo   sentiment    filial    d'Aurore    fut    outrageusement 
insulté,  son  âme  enfantine  fut  épouvantée  et  souillée  par 
des    propos    et    (1rs    pensées    que    ses    innocente-    oreilles 
n'eussent  jamais  dû  entendre,  sa  fierté  filiale  fut  humiliée. 
L'horreur  et  le  chagrin  qu'elle  en  ressentit  furent  si  pro- 
fonds, qu'elle  en  parut  d'abord  comme  pétrifiée.   Dès  ce 
moment  elle  vécut  machinalement,  perdit  le  goût  de  vivre. 
De  Longues  journées  s'écoulèrent  ainsi.  Puis,  ce  désespoir 
prit  un  autre  caractère.  Aurore  devint    tout   à   coup  ce 
qu'on  appelle  un  «  enfant   terrible   ».    Son  air  provocant 


GEORGE    SAM)  153 

somblail  dire  :  «  Baste  !  qu'importe!  Je  n'ai  rien  à  perdre! 
Vous  allez  voir  de  quoi  je  suis  capable!...  »  Voyant  <|i  e  l'en- 
fant courait  ainsi  à  des  malheurs  certains,  qu'elle  se  mon- 
trai! indomptable,  la  grand'mère  lui  déclara  qu'elle  allai!  La 
mettreen  pension  au  couvent  des  Anglaises  à  Paris.  Aurore 
espéra  un  momen!  que  sa  mère  protesterait  contre  une 
pareille  décision,  mais  quand  elle  s'aperçut,  en  La  re\  oyant , 
qu'elle  l'acceptait  non  seulement  avec  indifférence,  mais 
que,  visiblement  détachée  de  sa  fille,  elle  employait  toute 
son  éloquence  à  lui  persuader  d'obéir  à  la  volonté  de  sa 
bonne  maman,  l'enfant  renonça  du  coup  à  tous  ses  rêves 
d'autrefois  et  se  soumit  docilement  aux  volontés  de  sa 
grand'mère. 

Le  couvent  des  Anglaises  avait  été  fondé  par  Henriette 
d'Angleterre,  veuve  de  Charles  Ier,  pour  Les  religieuses 
émigrées,  Anglaises,  Écossaises  et  Irlandaises,  et  Le  pen- 
sionnat qui  en  faisait  partie,  était  considéré  comme  Le  meil- 
leur établissement  d'éducation  pour  Les  jeunes  GLles  des 
familles  nobles,  surtout  depuis  la  Restauration,  Lorsque  la 
religion  et  la  piété  furent  à  l'ordre  du  jour.  Il  y  a  tout  lieu 
de  supposer,  qu'indépendamment  de  ce  <|ui  venait  de  se 
passer,  la  grand'mère  aurait  volontiers  placé  Aurore  dans 
cet  établissement  fashionable.  Elle  jugeait  certainement 
utile  et  important  qu'Aurore  passât  les  années  de  son  ado- 
I  tscence  avec  des  jeunes  filles  de  son  monde.  >\  créât  des 
relations  et  des  amitiés  et  que  son  éducation,  par  trop  ori- 
ginale jusque-là,  lût  plus  conforme  aux  exigences  de  sa 
caste. 

Aurore,  de  son  côté,  trouvait  fort  indifférent  de  rester  à 
la  maison  ou  d'entrer  au  couvent  :  elle  ('lait  plongée  dans 
une  morne  apathie,  tout  la  dégoûtait.  «  On  est  partout 
plus  imiL  »    avait-elle  L'air  de  penser.  Elle  se  Laissa  con- 


154  GEORGE    sa  M» 

(luire  au  couvent  sans  faire  la  moindre  résistance,  et,  au 
commencement  <le  l'hiver  JN17-INIX.  elle  entra  an  pen- 
sionnai des  Anglaises. 

L'entrée  d'Aurore  Dupin  sous  les  voûtes  du  couvent 
inaugura  une  nouvelle  période  <!<•  sa  vie,  période  <l«i  bon- 
heur relatif  e(  de  calme.  C'était  la  lin  de  son  enfance  el  de 
son  adolescence  et  le  commencement  de  sa  jeune* 

C'est  de  relie  époque  que  nous  allons  nous  occuper  dans 
le  chapitre  sui\  ant. 


CHAPITRE  IV 

1817-18211 


Le  couvent.  —  Diablerie.  —  Mysticisme.  —  Socialisme  chrétien. 
—  Les  jésuites. —  Molière  au  couvent.  —  1820.  —  Crise,  morale  : 
vie  indépendante;  premiers  romans;  éléments  du  caractère 
littéraire  et  indh  iduel. 


Le  destin  <|ui.  jusque-là,  ;»\;iil  donné  à  la  future  George 
Sand  La  possibilité  de  voir  <!<•  près  le  grand  inonde,  la 
petite  bourgeoisie_de  Paris,  les  villageois,  le  brilla  ni  milieu 
militaire  et  l;i  \  i<-  de  campagne  des  troupes  napoléoniennes, 
ouvrit  alors  devant  elle  les  portes  d'un  inonde  qu'elle  igno- 
rai! encore  :  le  catholicisme,  le  christianisme  avec  ses  vastes 
cl  poétiques  horizons.  La  pauvre  jeune  fille,  toute  d 
pérée  par  les  continuelles  disputes  de  famille,  trouva  au 
couvent  le  repos  extérieur,  La  possibilité  de  faire  des  études 
régulières,  une  société  animée  dej<  unes  compagnes  de  son 
^ge,  avec  lesquelles  elle  pouvail  folâtrer  ou  s'occuper  sans 
mécontenter  qui  que  ce  fût.  A  son  esprit  fatigué  par  les 
doutes  et  Les  déchirements  intérieurs,  Le  cloître  présentait  des 
dogmes  immuables  et  des  convictions  établies,  consa- 
crées par  Les  siècles.  Son  pauvre  cœur  d'enfant,  martyrisé 
par  un  amour  humain  vraiment  déraisonnable,  se  trouva 
tout  à  coup  au  milieu  d'un  essaim  d'êtres,  jeunes  et  vieux, 
absorbés  par  la  pensée  de  Dieu,  cherchant  dans  l'amour 


150  GEORGE    SAM) 

divin  Leur  repos  ei  leur  félicité.  Et  L'âme  d'Aurore,  natu- 
rellement portée  vers  L'idéal  religieux,  «  tourmentée  de 
choses  divines,  »  trouva  L'aliment  qu'il  lui  fallait,  La  foi  à 
Laquelle  elle  aspirai!  inconsciemment.  Ces!  là  qu'elle  puisa 
celle  forte  croyance  en  Dieu-,  en  L'immortalité  de  l'âme, 
qui  ne  L'abandonna  plus  durant  toute  s;i  vie,  lui  faisan!  fran- 
cliir,  s;ins  y  sombrer,  les  périodes  du  désespoir  le  plus  pro- 
fond el  de  la  critiqne  La  plus  Libre  en  matière  de  dogme.  Par 
nature,  c'était  une  dnie  religieuse  qui  ne  changea  jamais, 
quoique  !<■  nom  de  George  Sand  fasse  jusqu'à  présent 
l'épouvantai!  des  dévots  el  que  ses  Livres  se  trouvent  tou- 
jours à  L'index.  Il  ne  viendra  ->;m^  doute  pas  de  sitôt  le 
jour  rêvé  .par  le  personnage  inconnu  el  mystérieux  <l<»nl 
parle  le  vicomte  de  Spœlberch  dans  ses  Lundis  d'un 
(  lien  heur  :  «  Aussi,  à  propos  de  certaines  pages  spé- 
ciales de  L'auteur  de  UliaA  de  certains  appels  au  (  Créateur, 
pleins  d'éloquence  et  de  foi,  avons-nous  entendu  sans  sur- 
prise un  membre  distingué  du  clergé  français  nous  expri- 
mer l'opinion,  qu'à  son  avis,  L'avenir  réservait  à  ces  élans 
enflammés,  à  ces  supplications  entraînantes,  L'étonnant 
retour  de  fortune  d'être  un  jour  cités  en  chaire  comme 
d'admirables  exemples  de  prière  ardente  et  chrétienne1...» 
Aurore  Dupin  passa  trois  ans  au  couvent  des  Àugus- 
tines  Anglaises,  de  l'hiver  1817-1818  jusqu'au  printemps 
de  1820.  Elle  assure  que  ce  furent  peut-être  là  Les  années 
les  plus  heureuses  de  sa  vie.  Depuis  sa  naissance,  la  fillette 
se  trouvait  en  effet  pour  la  première  fois  dans  un  milieu 
plus  ou  moins  normal  et  calme,  bien  que,  là  aussi,  tout  ne 
passât  pas  sans  petites  collisions  entre  élèves  et  supé- 
rieures, mais  les  bonnes  impressions  et  les  bons  côtés  de  la 

1  Les  Lundis  d'an  Chercheur,  par  le  vicomte  de  Spoelbcrch  de  Loven- 
joul.  (Paris,  181)4.  Galmann-Lévy),  p.  1j7-1o8. 


GEORGE    SAN!)  157 

vie  de  couvenl  l'emportaient  de  beaucoup  sur  ces  petits 
désagréments,  inévitables  dans  toul  internat.  Deux  ou  trois 
.  querelles  avec  MUe  1)...,  chargée  de  la  petite  classe  où 
Aurore  était  entrée,  et  une  vive  altercation  avec  la  supé- 
rieure qui  avait  décacheté  les  lettres  d'Aurore  à  sa  grand*- 
mère,  dans  Lesquelles  la  fillette  s'était  amusée  à  faire  des 
descriptions  satiriques  el  à  caricaturer  le  couvenl  el  ses 
habitantes —  événemenl  que  George  Sand  daigna  appeler 
trop  complaisamment  «  nouveau  déchirement  »  dans  sa 
vie,  attachant  trop  de  valeur  au  désenchantement  et  i  i 
chagrin  qu'elle  avait  éprouvés  à  La  nouvelle  de  la  viola- 
tion de  sa  correspondance  —  voilà,  semble-t-il,  à  quoi  se 
réduisent  tous  les  désagréments  qu'elle  eût  à  supporter 
pendant  son  séjour  au  couvent.  Ajoutons  à  cela  les  défauts 
habituels  de  ces  établissements  d'éducation:  mauvaise 
nourriture,  cellules  et  dortoirs  froids,  surveillance  trop 
rigoureuse  pour  qu'aucun  bruit  du  monde  extérieur  n'arrive 
aux  élèves,  et  nous  aurons  tous  les  côtés  désagréables  de 
la  vie  d'Aurore  chez  les  Dames  Augustines.  Sa  vie  de  co  i- 
vent  avait  cependant  pour  elle  de  si  bons  cotés  que  les 
mauvais  ne  peuvent  pas  être  mis  en  balance. 

D'abord,   malgré   l'insuffisance  des  études  que  Ton   \ 
faisait,    c'étaient    pourtant    des    études    systématiqu< 
réglées  :  et  si,  après  trois  ans,  Aurore  n  \  acquit  pas  de 

trop   amples  connaissances,  elle  y  apprit   du    moins,    outre 

L'anglais,  qu'elle  posséda  à  tond,  à  travailler  tous  les  jours 
d'une  manière  régulière.  George  Sand  raconte  avec  beau- 
coup d'humour  que,  quoique  sa  grand'mère  et  .-lie  fussent 
très  fières  de  ses  brillantes  connaissances,  il  se  trouva  que 
la  petite  philosophe,  l'écrivain  d1  «  exercices  de  style  »  ne 
-;i\;»ii  pas  même  faire  le  signe  de  la  croix  comme  il  faut,  et 
scandalisa  la  maîtresse  et  égaya  toute  la  petite  classe  par 


158  GEORGE    SÀttD 

son  ignorance  complète  du  catéchisme  et  des  dogmes  fon- 
damentaux de  l;i  religion.  Ses  autres  connaissances  étaient 
à  peu  près  dans  le  même  étal  :  elle  discutail  sur  les  faits 
historiques,  sans  presque  connaître  la  chronologie  et  1<^ 
événements,  et  il  en  étail  <!<•  même  en  grammaire  el  en  [ 
graphie. 

Sous  le  rapporl  moral,  !<•  système  d'éducation  catholique 
que  beaucoup  de  personnes  jugenl  superficiellemenl  el 
condamnent  sans  vouloir  l'approfondir,  offre  cependant 
ce  bon  côté  <|u'il  développe  dans  la  jeunesse  la  volonté  de 
lutter  contre  les  penchants  égoïstes,  <iu'il  pousse  vers  une 
perfection  continuelle,  vers  l'analyse  incessante  de  soi- 
même  et  au  désir  de  se  spiritualiser.  En  même  temps,  la 
sévère  discipline  du  couvent  non  seulement  n'exclut  pas 
les  relations  cordiales  entre  ses  jeunes  el  ses  vieilles  habi- 
tantes, elle  crée,  au  contraire,  une  intimité  toute  particu- 
lière et  vraiment  bouchante  entre  ces  femmes  qui  ont 
renoncé  au  monde  el  leur-  élèves,  pour  la  plupart  jeunes 
filles  correctes,  affables  envers  leurs  compagnes  et  celles 
des  religieuses  qui  s'occupent  spécialement  de  leur  éduca- 
tion en  choisissant  comme  -  filles  o  une  <»u  plusieurs 
d'entre  elles.  Toute  cette  atmosphère  d'amour  placide,  sans 
petites  persécutions  réciproques,  sans  jalousie,  sans  pleurs 
ni  scènes  d'aucune  sorte,  ce  milieu  où  tout  le  monde  s'ai- 
mait, mais  où  tout  sentiment  el  (ouïr  pensée  se  portaient 
avant  tout  vers  Dieu,  était  un  véritable  bienfait  pour  Aurore, 
élevée  d'une  manière  si  irrégulière. 

Un  autre  avantage  encore,  criait  que  la  société  joyeuse 
de  ses  compagnes  empêchait  reniant  de  se  livrer  à 
des  réflexions  prématurées  sur  l'avenir,  sur  la  triste  vie 
qu'elle  avait  eue  et  qu'elle  aurait  encore  à  passer  entre  sa 
grand'mère  et  sa  mère,  et  sur  la  nécessité  où  elle  serait  de 


GEORGE     SAÏID  159 

choisir  entre  elles.  Comment  eût-elle  eu  le  temps  d'être 
triste  et  de  rêver,  quand  il  lui  fallait  In  ni  «M  jouer  aux  barres, 
tantôt  manigancer  quelque  escapade  avec  toute  La  classe  ou 
organiser  des  excursions  pour  délivrer  la  victime.  Cette 
victime  Légendaire  que  personne  n'avait  jamais  vue,  mais 
qu'on  s'imaginait  exister  dans  quelque  souterrain  ou  gre- 
nier du  monastère  el  à  Laquelle  toutes  Les  pensionn 
croyaient,  il  fallait  la  délivrer,  mais  L'on  ne  savait  où  elle 
était  murée.  Elle  était  ce  prétexte  tout  trouvé  des  rêveries 
auxquelles  sont  toujours  si  enclins  jeunes  gens  et  jeunes 
filles  séquestrés  du  monde,  rêveries  qui  servent  de  pâture 
à  leur  esprit  et  à  Leur  imagination,  Leur  donnant  en  même 
temps  L'occasion  de  déployer  Leur  volonté  et  L'excès  de  leur 
jeune  énergie. 

Dès  Le  premier  jour  de  son  entrée  au  couvent,  Aurore 
lui  TA  h  ie  el  Le  boute-en-train  de  tous  Les  jeux.  Elle  s'enré- 
gimenta sans  balancer  dans  le  camps  des  espiègles,  à  qui 
on  avait  donné  le  surnom  de  diables  pour  les  distinguer 
des  élèves  exemplaires  ou  «  sages  »,  et  des  o  bêtes  ».  Ces 
dernières  u'étaient  ni  folles  comme  les  premières,  ni  stu- 
dieuses et  dévotes  comme  Les  secondes;  elles  se  conten- 
taient tantôt  de  rire  à  gorge  déployée  des  espiègleries  des 
e  diables  ».  tantôt  de  Les  blâmer  avec  !  ces    >  et, 

quand  il  \  avail  danger,  elles  ne  manquaient  jamais  de 
dire:  «  Ce  n'est  pas  moi,  ce  n'est  pas  nous. 

Parmi  les  compagnes  d'Aurore,  il  y  avait  de  très  gen- 
tilles  et  sympathiques  jeunes  filles,  portant  pour  La  plupart 
de  grands  noms.   Les  pages  que  Ge  td  leur  con- 

sacre dans  son  Histoire  sont  si  bien  senties  et  si  bien 
écrites  que  nous  ne  nous  permettrons  pas  «le  les  répéter, 
d'autant  plus  que  nous  devons  nous  borner  à  signaler  ici 
ceux  des  événements  delà   vie  cloîtrée  d'Aurore    Dupin 


160  GEORGE     SAM) 

qui  eurenl  une  influence  sur  son  caractère  el  sur  son  déve- 
loppemeni  moral  el  intellectuel. 

Aurore  conserva  avec  beaucoup  de  ses  amies  des  rela- 
tions affectueuses,  même  après  sa  sortie  du  couvent,  tout 
comme  <■!  1< i  entrètini  pendant  de  Longues  années  une  cor- 
respondance a\  ec  sa  o  mère  spirituelle  »  Alicia,  grand  cœur, 
esprit  original  ,  (jui  avait  su  dompter  L'insoumise  petite 
berrichonne  à  force  de  douceur,  de  patience  el  surtout 
d'amour. 

In  nuire  côté  encore  (|ui  se  refléta  fortement  sur  la 
nature  impressionnable  d'Aurore  .  ce  lui  L'aspect  pittores- 
que  H  !<■  charme  poétique  du  couvrent.  Ce  dédale  de 
vieilles  constructions,  avec  ses  couloirs  el  ses  cloîtres,  si  - 
galeries,  ses  escaliers  et  ses  recoins  mystérieux,  où  les 
lampes  scintillaient  dans  In  pénombre;  toutes  ces  niches, 
ces  greniers  el  ces  souterrains;  ces  cellules  proprettes 
toutes  remplies  du  pieux  cl  naïf  bric-à-brac  .  don!  In  foi 
simple  embelli!  Les  objets  de  sa  vénération,  toutes  ces  fleu- 
rettes, ces  enluminures,  ces  cierges,  ces  auréoles  el  ces 
dorures;  l'église,  avec  son  tableau  admirable  du  Titien  ;  le 
jardin  embaumé  de  Heurs  el  endormi  dan.'-  ^>n  calme  poé- 
tique ;  la  petite  cour  toute  pavée  de  pierres  sépulcrales  aux 
emblèmes  de  morl  ;  les  hautes  murailles,  Les  grilles  en  fer 
cl  les  grandes  portes  lourdes  retombant  à  grand  bruil  ; 
tout  cela  ne  pouvait  pas  ne  pas  enchanter  l'artiste  incons- 
ciente (jui  sommeillait  dans  la  jeune  fille. 

Il  est  digne  de  remarquer  que  la  conversion  d'Aurore, 
qui  survint  la  seconde  année  de  son  séjour  au  couvent, 
dépendit  en  grande  partie  de  ces  impressions  purement 
artistiques  et  que  la  poésie  extérieure  du  catholicisme  y 
joua  aussi  un  rôle  considérable.  Durant  la  première  année, 
Aurore  s'était    montrée   fort    indifférente    aux    cérémonies 


GEORGE    SAM)  161 

obligatoires  du  culte  ei  aux  pratiques  religieuses  du  monas- 
tère. Aux  heures  des  offices,  elle  lisail  des  prières,  accom* 
pagnaii  ses  condisciples  à  réglise,  écrivai!  avec  elles  pour 
son  confesseur  de  petits  «  examens  de  conscience  »  .  qui 
finissaient  toujours  par  les  mots  d'usage  :  q  mea  culpa, 
mea  culpa,  mea  maxima  culpa;  elle  assistai!  aux  leçons 
de  catéchisme,  mais  son  âme  n  \  avail  aucune  part.  A 
l'exemple  de  ses  compagnes,  elle  sommeillai!  à  l'église  sur 
son  petit  banc  ou  se  distrayait  sans  écouter  le  sermon  du 
prédicateur.  Vers  la  (in  de  la  seconde  année  qu'elle  passa 
au  couvent,  lorsque  toutes  les  escapades  semblaienl  être 
épuisées  ei  <|n<'  la  diablerie  commençai!  à  l'ennuyer,  elle 
lut  nn  jour  dans  «  la  Vie  des  Saints  ».  livre  qu'on  lui 
avaii  donné,  la  vie  de  Siméon  le  Slvlilc.  don!  Voltaire 
tai!  Lan!   moqué  jadis.  Aurore  fut   frappée  de  cette   foi 

refonde,  qui  avai!  amené  un  homme  à  un  fanatisme  res- 
semblant à  celui  des  fakirs  indous.  «  La  sainteté  L'intéressa 
parsoncôté  psychologique,  »  elle  se  mi!  à  lire  avidemen! 
le  Martyrologe,  dans  l'espoir  d'y  trouver  la  solution  de 
celle  énigme  psychologique.  Elle  se  remii  égalemen!  à  lire 
l'Evangile,  mais  comme  il  n'avai!  pins  pour  elle  le  charme 
de  la  nouveauté,  qu'elle  le  connaissai!  trop,  puis,  se  souve- 
nant de  plus  des  commentaires  athées  desa  grand'mère,  sa 
lecture  ne  produisit  sur  elle  aucun  effe!  bienfaisant.  Néan- 
moins, le  sol  était  préparé.  Un  soir  qu'Aurore  s'était  échappée 
d'une  leçon,  elle  entra  comme  par  hasard  dans  l'église  demi- 
obscure.  Le  superbe  tableau  du  Titien  étai!  éclairé  par  la 
lumière  vacillante  d'une  petite  lampe;  une  religieuse  soli- 
taire, humblement  prosternée  sur  les  dalles,  semblait 
anéantie  dans  la  ferveur  de  sa  prière.  Aurore  cru!  tou!  a 
coup  reconnaître  une  voix  mystérieuse  qui  lui  redisai!   le 

même   toile,  lege  qu'avai!   entendu   sain!    Augustin.    S 

11 


162  GEORGE    s  a  M» 

âme  tressaillit  ,  ce  lui  pour  cl l« ■  comme  une  révélation  : 
elle  lui  touchée  par  la  «  grâce  ». 

Nous  avons  déjà  eu  I  occasion  de  dire  que  La  soif  des 
choses  divines  qui  s'était  manifestée  chez  Aurore,  ><>n 
besoin  d'aimer,  de  croire  en  quelque  chose  qui  lût  toute 
bonté,  toute  puissance,  qui  s'éleva  au-dessus  des  hommes 
cl  de  Leurs  passions  mesquines  et  égoïstes,  au-dessus  de 
leurs  inconstances,  le  besoin  de  croire  en  quelque  chose 
d'éternel,  d'absolu  ,  l'avait  amenée  à  créer  son  Corambé. 
A  celle  heure,  la  Bonté  suprême,  l'Omnipotence,  l'Eternel, 
l'Absolu  même  s'était  soudainement  révélé  ;'>  elle,  l'avait 
éclairée  desa  lumière  éblouissante  et  avait  rempli  son  cœur 
d'une  joie  ineffable.  Cette  conversion  subite  ébranla  ••(  bou- 
leversa sa  jeune  âme.  Les  doutes  d'autrefois,  !<•>  idées  pré- 
coces cl  déplacées  dans  une  tête  de  treize  ans  furent  ins- 
tantanément oubliés,  sa  vie  prit  une  nouvelle  direction,  un 
autre  sens.  Il  n'était  pas  dans  le  caractère  d'Aurore  d'aimer 
à  moitié,  elle  s'adonna  au  bonheur  (h1  croire  ;i\<-<-  passion, 
avec  entraînement,  avec  un  entier  oubli  de  soi-même. 

Elle  alla  trouver  son  confesseur,  l'abbé  de  Prémord, 
homme  d'esprit  et  de  cœur,  et  lui  dit  qu'elle  ne  s'était 
jamais, comme  il  le  >a\ ail,  dignement  confessée,  qu'en  con- 
séquence, elle  n'avait  jamais  reçu  de  lui  L'absolution,  mais 
qu'elle  le  priait,  vu  sa  conversion,  de  lu  confesser  et  de  la 
réconcilier  formellement  avec  l'Eglise.  L'abbé  de  Prémord 
(Hait  un  homme  pénétrant,  plein  de  finesse;  il  ('-tait  non 
seulement  tirs  habile  à  discerner  le  caractère.  Les  inclina- 
tions, le  degré  de  développement  de  chacune  de  ses  péni- 
tentes, mais  il  s'entendait  encore  à  diriger  les  âmes  de  ses 
ouailles  conformément  à  Leurs  penchants  et  aux  traits  de 
leurs  caractères.  11  vit  aussitôt  à  quelle  âme  sincère,  pro- 
fonde et  sans  frein  il  avait  affaire,  et  qu'il  devait  agir  avec 


GEORGE    8 AND 

elle  contrairement  à  la  routine  et  aux  habitudes  ordinaire-. 
Pour  toute  confession,  il  lui  lit  raconter  en  détail,  dans 
toute  la  sincérité  de  son  cœur  el  sans  rien  Lui  cacher,  sa 
de  antérieure,  les  souffrances  el  les  épreuves  de  son  âme. 
A  la  fin  de  ce!  examen  spirituel,  il  lui  «lit  qu'il  ne  jugeai! 
pas  nécessaire  de  lui  demander  une  confession  de  ses  petits 
péchés  véniels  el  qu'il  lui  permettait  de  communier  le  len- 
demain, exigeant  seulement  que  dorénavant  elle  veillât 
elle-même,  à  ce  que  sa  foi  ne  souffril  aucun.'  atteinte 
par  sa  négligence. 

Depuis  ce  jour  La  vie  d'Aurore  changea  complètement. 
Les  espiègleries  et  les  jeux  perdirent  pour  elle  tout  charme, 
tout  intérêt.  Sans  Le  moindre  effort  de  volonté,  de  <•  diable 
qu'elle  était,  elle  se  convertit  en  «sage».  Il  n'\  a  pas  à 
s'étonner  si,  dès  Lors,  elle  <l<'\  iut  toul  aussi  exemplaire  dans 
le  travail  et  l'étude,  que  jusque-là  elle  avait  été  portée  à 
s'amuser  et  à  ne  rien  faire.  Du  malin  au  soir  elle  fut  comme 
d«'\ orée  <lu  désir  de  se  perfectionner,  de  se  corriger  de  tous 
ses  mauvais  penchants,  d'atteindre  à  L'idéal  de  La  vertu  chré- 
tienne qui  seule  pouvait  témoigner  de  sa  reconnaissance 
envers  le  <  Iréateur  pour  sa  conversion  à  La  Lumière.  Plusieurs 
compagnes  d'Aurore  s'étonnèrent  de  cette  com  ersion  subite, 
d'autres  s'en  réjouirent,  d'autres  encore  s'en  attristèrent. 
Elle-même  se  montra  indifférente  à  Leur  blâme  comme  à 
leur  approbation.  Dans  l'état  de  béatitude  où  elle  se  sentait 
après  avoir  été  touchée  parla  a  grâce  »,  tous  Les  attache- 
ments humains  et  les  intérêts  terrestres  reculèrent  à  L'ar- 
rière-plan. (  le  n'était  pas  qu'elle  n'aimât  plus  ses  camarades 
ou  qu'elle  se  fut  refroidie  envers  elles,  mais  ces  sentiments 
étaient  comme  éclipsés  |>;u-  L'unique  amour  de  Dieu  qui 
absorbait  tous  Les  autres.  Sa  foi  devenait  de  jour  en  jour 
l>lu^  exaltée.    Elle  passai!  des  heures  entières  rw   prières 


loi-  GEORGE    SAM) 


extatiques;  elle  se  confessai!  el  communiai!  chaque 
dimanche  e!  parfois  même  plus  souvent;  <•]!«•  se  mit  à 
porter  autour  du  <,«>u.  en  guise  de  cilice,  un  chapelet  de 
filigrane  qui l'écorchait  jusqu'au  sang,  o  Je  sentais,  dit-elle 
h»  fraîcheur  des  gouttes  d<-  mon  sang  <■!  au  1  i «  1 1  d'une  dour 
leur,  c'était  une  sensation  agréable.  Enfin  je  vivais  dans 
L'extase,  mon  corps  étai!  insensible,  il  n'existai!  plus.  La 
pensée  prenai!  un  développement  insolite  e!  impossible. 
Était-ce  même  la  pensée?  Non,  les  mystiques  ne  pensen! 
pas.  Ils  rêven!  sans  cesse,  ils  contemplent ,  ils  aspirent,  ils 
brûlent,  ils  se  consument  comme  des  lampes  e!  ils  ne  sau- 
raient se  rendre  «  •  «  »i  1 1 1  »  l  «  *  d<-  ce  mode  d  existence  <|ni  es!  tout 
spécial  e!  ne  peut  se  comparera  rien1.  »  Peu  à  peu  elle 
arriva  ainsi  à  l'idée  de  se  consacrer  ;'i  Dieu  e!  <!<•  prendre 
le  voile.  Si,  déjà  avan!  sa  conversion,  la  vie  de  couvent, 
calme,  paisible,  en  société  de  femmes  douces,  dépourvues 
de  passions,  lui  avai!  paru  un  paradis  sur  la  terre,  <'ii  com- 
paraison de  sa  vie  pénible,  triste  e!  agitée,  grâce  ;*i  l'amour 
déraisonnable  de  ses  deux  mères  e!  à  leur  inimitié  réci- 
proque,—  à  plus  forte  raison,  maintenant;  elle  n'eu!  plus 
qu'une  pensée,  passer  te  reste  de  ses  jours  dans  le  cloître, 
loin  du  monde  e!  de  ses  passions  égoïstes,  loin  de  t<»ut 
intérêt  bas  e!  personnel,  entourée  de  personnes  entière- 
men!  dévouées  à  Dieu.  Poussée  par  ces  sentiments  chré- 
tiens, elle  s'étai!  liée  d'amitié  avec  les  sœurs  converses  les 
plus  humbles,  chargées  des  emplois  les  plus  inférieurs;  elle 
s'acquitta^!  pour  elles  des  travaux  les  plus  grossiers  e!  les 
plus  malpropres,  trouvant  une  consolation  dans  ce  rappro- 
chement avec  ces  pauvres  servantes  du  Seigneur.  Ou  bien 
encore  elle  passait  di's  heures  entières  avec  les  plus  petites 


'Histoire  de  ma  Vie,  t.  NT.  p.  L 96-197. 


&EORGE    SAND  165 

élèves  el  les  aidail  à  bêcher  leurs  parterres  el  à  planter  des 
fleurs.  C'esl  ainsi  qu'elle  passai!  évangéliquemenl  La  plus 
grande  partie  de  son  temps  avec  «  les  petits  enfants  »  el 
avec  les  a  pauvres  d'esprit  ».  Les  compagnes  d'Aurore 
voyaient  avec  étonnement  et  mépris  ces  occupations  ;  cer- 
taines disaient  qu'elle  avait  perdu  l'esprit.  Elles  ne  com- 
prenaient pas.  que  cette  âme  ardente  ne  pouvait  croire 
avec  calme,  aimer  Dieu  avec  tiédeur,  né  |>as  s'efforcer 
d'être  chrétienne  dans  toute  la  force  du  terme,  en  s'immo- 
lanl.  en  souffrant  ;  qu'elle  voulait,  en  chaque  action  et  à 
chaque  pas,  suivre  l'enseignement  du  Christ  et  aimer  par- 
vulos  qitos  de  cet  amour  qui  agit,  prescrit  par  L'Evangile. 
Nous  ne  pouvons  pas  ne  pas  attirer  ici  l'attention  du 
lecteur  sur  ce  fait  de  toute  importance,  que  Les  premiers 
pas  d'Aurore  Dupin  dans  la  voie  religieuse  étaient 
empreints  de  cet  amour  actif,  et  ne  pas  faire  remarquer 
qu'elle  puisa,  avant  tout,  dans  le  christianisme  cette  pitié 
(jui  en  est  L'essence  même  et  vers  Laquelle  elle  s'était 
sentie  inconsciemment  attirée  Lorsqu'elle  avait  créé  son 
Corambé,  divinité  toujours  occupée  à  soulager  les  malheu- 
reux, à  protéger  les  faibles,  à  consoler  les  oppprimés. 
L'amour  actif  du  prochain,  était  non  seulement  la  religion 
la  plus  appropriée  au  caractère  d'Aurore  Dupin.  c'était 
le  fond  même  de  son  âme.  Toute  âme  possède  un»' 
parcelle  de  la  divinité,  un  cristal  —  hase  première  — 
autour  duquel  viennent  se  grouper  les  autres  qualités  de 
l'âme  el  dont  les  facettes  reflètent  Le  Grand  Soleil.  Dans 
Aurore,  ce  diamant  était  un»'  miséricorde  et  une  charité  sans 
bornes,  un  amour  actif,  celui  dont  saint  Jean  ne  cessa  de 
parler  sur  son  lit  <le  mort.  C  L< » r ■  1 1 1 1  < -  une  source  alpestre,  née 
du  pur  cristal  d'un  glacier  qui  fond  aux  rayons  du  soleil, 
devient  peu  à  peu  un  torrent  impétueux  entraînant  tout  ce 


166  GEORGE    S  AND 

qu'il  rencontre  sur  sa  voie  —  ainsi  le  développement  ulté- 
rieur, l'activité  el  La  direction  d'espril  de  George  Sand 
prirenl  naissance  dans  celle  essence  fondamentale  de  son 
Tune.  L'amour  actif,  eeiie  source  Latente,  mystérieusemenl 
cachée  an  milieu  de  ses  rêveries  enfantines  jaillit,  du 
chaos  de  ses  sentiments  ei  de  ses  pensées,  en  un  torrent, 
qui  Les  emporta  avec  Lui.  Comme  un  ruisseau  clair  ei  Lim- 
pide,  il  traversa  toute  La  jeunesse  d'Aurore  el  Les  années 
(roubles  el  sombres  de  sa  vie  conjugale.  Devenu  rivière 
profonde  el  transparente,  il  refléta  les  belles  el  grandioses 
créations  sociales  de  notre  siècle  ;  plus  tard,  il  failli!  l'en- 
traîner dans  le  gouffre  des  ténèbres  révolutionnaires...  El 
comme  Les  embouchures  sans  rivages  «le  n<»^  rivières 
russes  qui,  déversanl  Leurs  bienfaits  ;'i  des  centaines  «le 
verstes,  se  confondenl  insensiblemens  avec  la  mer,  ainsi, 
•au  déclin  de  la  vie  de  (  George  Sand.  ce!  amour  infini  du  pro- 
chain, encore  élargi,  embrassanl  toute  L'humanité,  lui  ren- 
dit insensible  el  presque  joyeux  Le  passage  de  La  vie 
terrestre  à  L'océan  de  L'Eternité.  Ces!  en  cel  amour-actif, 
qu'il  l'aul  chercher  Le  principe  «le  tous  les  engouements  de 
George  Sand  pour  les  doctrines  sociales  ;  la  raison  d< 
sympathies  pour  Le  saint-simonisme,  de  son  adoration 
pour  Rousseau  el  Lamennais,  de  son  amitié  pour  Pierre 
Leroux,  Michel  de  Bourges  el  Les  républicains  de  L848,  la 
cause  de  .son  enthousiasme  Lors  de  L'élection  à  la  prési- 
dence de  la  république  de  Napoléon  111.  qu'elle  regardail 
comme  le  vrai  défenseur  des  droits  sociaux  du  peuple  à 
L'inverse  des  représentants  des  autres  partis  politiques, 
plus  soucieux  de  la  forme  du  gouvernemenl  que  du  bien 
des  masses  populaires.  Voilà  les  vrais  motifs  de  sa  discorde 
en  1870-1871  et  même  de  ses  querelles  avec  ses  anciens 
amis  républicains.  Les  partis  n'avaient  d'importance  i 


GEORGE    S  AND  [61 

yeux  qu'autant  qu'ils  prenaient  la  défense  <!<->  faibles,  des 
opprimés,  des  déshérités  de  la  vie,  qu'ils  se  faisaient  les 
avocats  de  ceux  auxquels  on  refusait  tout  droit.  Ils  per- 
daient sa  sympathie  aussitôt  qu'ils  devenaient  triomphants, 
<|iuls  se  faisaient  persécuteurs,  vengeurs,  oppresseurs, 
soufflant  la  haine  et  la  discorde,  Pendant  toute  sa  vie,  elle 
donna  ses  préférences  au  régime  républicain  qui  seul  lui 
semblait  pouvoir  assurer  le  bonheur  des  masses  et  lui 
paraissait  le  plus  propre  à  satisfaire  les  vœux  de  toutes  les 
classes,  mais  elle  ne  fut  jamais  vraiment  un  écrivain  poli- 
tique. Nous  avons  <l<V)à  eu  l'occasion  de  parler  plusieurs  fois  ' 
ailleurs,  des  prétendues  trois  périodes  de  sa  carrière  litté- 
raire ,  répétées  dans  toutes  ses  biographies,  de  ces  trois 
malheureuses  phases,  auxquelles  ne  peut  échapper  aucun 
écrivain,  aucun  compositeur,  aucun  artiste,  et  dont  la 
seconde  serait  pour  George  Sand  son  oc  entraînement  subit 
pour  les  idées  sociales  o  et  la  troisième  son  a  retour  à  l'art 
pur  et  doux  ».  C'est  tout  aussi  rebattu  que  faux.  On  «lit 
aussi  fréquemment  qu/elle  a  presque  toujours  écrit  sous 
l'influence  de  tels  ou  tels  inspirateurs,  et  qu'on  peut  en 
suivre  les  traces  dans  toutes  ses  œuvres.  On  serait  cepen- 
dant bien  plus  juste  et  plus  près  de  la  vérité  si  l'on  disait, 
que  depuis  l'époque  <>ù  elle  avait  soulevé  les  sceaux  mal- 
propres de  la  sœur  converse  Hélène,  dans  l'unique  but  de 
venir  en  aide  à  cette  humble  servante,  objet  de  répulsion 
du  couvent,  jusqu'en  1870-71,  moment  où  elle  rompit  avec 
ses  anciens  amis  et  blâma  les  crimes  <l<-  la  Commune  aussi 
chaudement  qu'elle  avait  applaudi  le  retour  de  la  Répu- 
blique, George   Sand,    fidèle  à  elle-même,  resta  toujours 


1  Lors  de  l'impression  dans  les  Revu<  à  russes  dur  el  desviir  ol  ix«cha 
pitres  de  ce  li\  re. 


108  GEORGE    s  A  M) 

socialiste  dans  le  sens  de  la  prédication  de  l;i  charité,  de 
l'amour  actif  envers  Le  prochain.  Si  elle  a  |>ri>  à  cœur  les 
doctrines  de  Lamennais,  de  Michel  de  Bourges  et  de 
Leroux,  si  elle  s'en  es!  enthousiasmée  el  leur  a  servi  de 
porte-voix  dans  ses  romans  el  ses  articles,  si  elle  a  fondé 
des  journaux  et  écril  des  bulletins  pour  propager  les  idées 
de  ses  amis  républicains  elle  ne  se  lil  pas  faute  de  les 
abandonner  aussitôt  qu'elle  ne  \il  plus  <'n  eux  que  des 
rhéteurs  de  partis,  qui  oubliaient  le  peuple  pour  leurs  propres 
intérêts  <•< m i m< •  Michel  de  Bourges),  ou  qui,  pour  les 
réaliser,  recouraient  au  poignard  el  ;'i  la  baïonnette  comme 
les  agitateursde  1870  ,  <>u  bien  encore  lorsque  les  intrigues 
el  les  querelles  des  |>;irlis  leur  faisaienl  oublier  le  bien 
général,  le  bonheur  des  masses,  questions  qui,  pour(  îeorge 
Sand,  primaient  toutes  les  théories  sur  les  différentes  formes 
de  gouvernement,  George  Sand,  nous  le  répétons,  ne  fui 
jamais  un  politicien.  C'est  là  un  point  que  ne  voienl  ni  les 
conservateurs  qui  lui  fonl  un  crime  d'avoir  pris  pari  au 
gouvernement  provisoire,  ni  les  libéraux  <|ui  la  louent 
de  sa  ligne  de  conduite.  Que  les  deux  partis  condamnent, 
s'ils  le  veulent,  ce  que  nous  avançons,  nous  nous  en  tenons 
à  notre  assertion;  elle  ressort  de  toute  la  vie  el  de  tout 
l'œuvre  de  George  Sand.  Les  politiques,  qu'ils  soient  con- 
servateurs ou  libéraux,  sont  des  hommes,  coni  aincus  d'être 
seuls  possesseurs  de  la  vérité;  ils  se  croient  le  droit  de 
persécuter  les  autres  pour  leurs  erreurs  ;  dans  l'un  comme 
dans  l'autre  cas,  ce  sont  des  représentants  d'une  église 
militante,  des  adeptes  de  saint  Pierre.  Los  socialistes  sont 
des  adeptes  de  saint  Jean.  George  Sand  professait  le  socia- 
lisme tel  que  l'entendait  saint  Jean  :  «  Frères,  aimez-vous 
les  uns  les  autres.  »  L'Evangile  de  saint  Jean,  base  de 
toutes  los  sectes  sociales  et  chrétiennes  du  moyen  âge,  des 


GEORGE     SAM) 


hussites  et  des  moraves  jusqu'aux  francs-maçons  el  aux 
carbonari,  Fut,  comme  on  le  sait,  le  résultai  <!»•  la  doctrine 
auquel  esl  arrivé  Lessing  dans  ses  derniers  ouvrages  phi- 
losophiques, tels  que  son  Testament  Johannis,  ses  Frei- 
maurer-Gesprâche,  etc.  Le  même  évangile  es!  le  fond  des 
croyances  religieuses  du  moine  Alexis  dans  le  roman  de 
George  Sand,  Spiridion.  Mais  Alexis  ei  son  maître  mysté- 
rieux ne  -"iil  pas  les  seuls  :  tous  les  représentants  de 
sectes  apparaissant  d'une  manière  ou  d'une  autre  dans  les 
romans  de  George  Sand  :  les  carbonari  dans  Lé  lia,  les 
hussites  èf  les  thaborites  dans  Cotisuelo,  -Iran  Zish  i  el 
Procope  le  Grand,  les  illuminés  ei  les  francs-maçons  dans 
la  Comtesse  de  Rudolstadt,  tous  ces  sectaires  son!  autant 
de  prédicateurs  de  l'évangile  de  saint  Jean.  Et  lorsque,  à 
la  fin  de  sa  vie,  elle  écrivit  ses  Impressions  et  Souvenirs, 
elle  y  parla  encore  de  saint  Jean  et  consacra  des  pages  ins- 
pirées a  cet  Eyangile  de  l'amour.  Et  si  elle  s'est  la  - 
entraîner  par  les  récits  que  Liszt  et  Miekiewiez  lui  faisaient 
des  sectes  slaves;  si  elle  a  sympathisé  avec  les  Hongrois 
opprimés  par  les  Autrichiens  et  les  Polonais  vaincus  |>;u- 
Les  Russes;  si  avec  Leroux,  elle  a  vu  dans  les  hussites  et 
les  thaborites  des  prédicateurs  actifs  du  christianisme, 
comme  doctrine  sociale  :  si,  pour  la  même  cause,  <'ll<v  cul»  Mi- 
rait d'un  culte  passionné  Lamennais  et  a  prêté  sa  plume  à 
1<  défendre  contre  les  attaques  de  Lermini  t  et  autres 
représentants  de  la  morale  bourgeoise,  elle  ne  l'a  fait,  réj>é- 
tons-le,  que  parce  que  ces  doctrines,  ces  récits  et  ces  pré- 
dications répondaient  à  ses  tendances,  à  son  propre  idéal. 
Et  ces  tendances  et  cet  idéal  se  sont  développés  en  elle  et 
mil  grandi  sur  le  sol  de  son  ardeur  religieuse  qui,  il  est 
\  pai,  se  modifia  plus  tard  :  (  îeorge  Sand  eût  à  traverser  une 
période   de  doute   poignant  :  avec  les  aimées  elle   rejeta 


170  GEORGE    SAM) 

entièremenl  les  pratiques  du  culte,  se  dégagea  de  1  étroi- 
tesse  du  catholicisme,  deviiri  déiste,  presque  panthéiste, 
mais  un  profond  sentiment  religieux  ne  l'abandonna  jamais, 
sentiment  qu'elle  devait  tout  autant  à  sa  nature  qu'à  sa  vie 
au  couvent.  On  m1  saurait  dire,  quelle  direction  eût  pris  le 
développement  de  son  esprit,  si  elle  avait  passé  tout 
jeunesse  avec  son  aïeule  incrédule  et  voltairienne  ou  avec 
>a  mère  superstitieuse. 

Aurore  avait    passé    l'automne  de    isis  ^<»il    avec  les 
petites  élèves  qu'elle  aidait  à  bêcher  leurs  jardinets,   soit 
avec  les   humbles  sœurs  converses,  pour   lesquelles  elle 
travaillait  et  à  qui  elle  donnait  des  leçons.   L'une  de  ces 
sœurs  converses,  Irlandaise  fanatique,  exaltée  et  Ignorante, 
était    entrée  au  couvent   contre   la  volonté  de  sa  famille, 
avait  renié  ses  proches  et  l<»ul  ce  qu'elle  avait  de  cher  au 
monde  pour  la  gloire  du  Christ  et  croyait  être  en  possession 
du  vrai  bonheur,  car,  ayant  fait  couler  les  larmes  et  enduré 
les  reproches  de  ses  parents    '  ,  maudite  par  son   père, 
libérée  de  tout  lien  terrestre,  elle  pouvait  s'adonner  au  seul 
auioui-  divin.    Cette  exaltée  encouragea   Aurore,    par 
récits,  à  renoncer  au  monde  et  à  se  faire  religieuse.  Aurore 
communiqua  son  projet  à  son  confesseur,   1  abbé  de  Pré- 
mord,  et  à  sa    «   mère   spirituelle    ».   Ni  l'un   ni    l'autre  ne 
prirent  la  chose  au  sérieux.  Us  lui  conseillèrent  de  ne  pas 

s'empresser  de  prononcer  des  vœux  trop  hâtifs  et  d  attendre 

pour  en  parlera  ses  parents,  afin  de  ne  pas  les  attrister  et 

de  ne  pas  avoir  plus  tard  à  être  elle-même  malheureuse. 
George  Sand  a  bien  raison  de  due  que  c'est  un  bonheur 
que  son  confesseur  n'était  ni  fanatique  ni  même  catholique 

orthodoxe,  mais  jésuite.  Le  catholicisme  se  résume  dans 
les  mots  :  «  Hors  de  l'Église,  pas  de  salut.  »  Les  jésuites 
disent  :  «  Chacun  trouve  son  salut  selon  le  degré  de  sa 


GEORGE    SAND  Hl 

sincérité  el  de  ses  bonnes  intentions,  i  George  Sand  nous 
(luiiiic.  ù  ce  propos,  une  analyse  très  intéressante  <!•'  L'ordre 
des  jésuites  comme  secte  sapant  en  réalité  la  papauté,  don! 
elle  devrai!   être  un  support,  conformément  au  but  de  sa 
fondation.    Le  jésuitisme  renferme  un  principe  <1«'  liberté 
individuelle   rejetée  par  le  catholicisme.   Le  catholicisme 
pris  à  la  lettre  est   une  négation  de  la  vie,  une  préoccu- 
pation égoïste  et  personnelle  du  salut  de  soi-même.   Les 
jésuites,  au  contraire,   s'efforcent  <lc  concilier  la  foi  avec 
les  facultés  et  les  inclinations  et  d'en  faire  une  aide  et   un 
levier  pour  ramener  à- Dieu  chaque  individualité.  George 
Sand  n'oublie  pas  le  revers  de  La  médaille,  la  devise  jésui- 
tique :  o   La  fin  justifie  Les  moyens  •>.  qui  a  amené  de  si 
grands  abus;  mais  elle  conseille  aussi  de  ne  pas  juger  les 
institutions  politiques  et  religieuses  d'après  leurs  résultats, 
moins  encore  par  Leurs  aberrations,    <»u  il   faudrait  alors 
condamner  Le  christianisme  Lui-même  en  le  jugeant  sur  Les 
atrocités  de  L'Inquisition  et  autres  erreurs  et   malentendus 
semblables.  Certains  Lecteurs  seront,  à  coup  sûr,  complè- 
tement désenchantés  en  apprenant  que  George  Sand 
faite  ;iin>i  L'apologiste  des  jésuites.  Quant  à  nous,  nous  ne 
pouvons  que  rendre  justice  à  son  impartialité  et  soutenir 
que,  pour  elle,  du  moins,  Le  jésuitisme  a  été  une  institution 
bienfaisante.   <•  Si  l'abbé  de    Prémord   eût   été   fanatique, 
écritrelle,  je  serais  morte  à  l'heure  <|u  il  est,  ou  !"11«-.  •> 
Quiconque  connaît  tant  soit  peu  le  triste  sort  des  malheu- 
reux qui  ont  prononcé  dans  Leur  jeunesse  des  vœux  ln>|> 
précipités  et    se  sont    trouvés    murés  à  tout  jamais  dans 
L'esclavage  monastique,  intolérable  pour  toute  âme  Libre, 

ne  trouvera  certes  rien  d'exagéré  dans  ce  que  nous  vei a 

de  dire.  Le  romancier  italien,  Verga,  dans  sa  charmante 
et  touchante  nouvelle  Capinera  Fauvette  à  tête  noire  n"ii^ 


172  GEORGE    SAM) 

conte  la  vie  tragique  d'une  jeune  fille,  qui,  par  inexpérience 
el  pour  obéira  ses  parents,  avail  pris  le  voile.  Cette  jeune 
fille;  lorsque  son  cœur  se  fui  éveillé  ;">  la  vie  el  à  l'amour, 
se  vit  avec  I  erreur  ensevelie  toute  vivante  dans  un  couvent. 
Après  d'incroyables  tortures  morales  elle  en  arriva  aux 
suprêmes  limites  de  la  souffrance  humaine,  à  la  folie,  ;'i  la 
réclusion  dans  un  in-pace^  à  la  mortj  loin  de  toute  com- 
munication avec  le  monde  des  vivants.  Kl  celle  pauvre 
petite  Capinera  était  une  àme  «louée  el  simple,  une  petite 
bourgeoise  italienne  Insignifiante,  qui  né  s'étail  élevée  au- 
dessus  du  niveau  commun  que  par  la  force  «le  ><»n  amour 
el  au  prix  de  ses  épreuves  terribles.  Mettons  à  sa  place 
l'âme  ardente  el  agitée  d'une  Aurore  Dupin  avec  ses  élans 
el  ses  brusques  contrastes,  ;i\e<-  son  ardeur  el  sa  force, 
avec  son  imagination,  sa  foi  exaltée  el  ses  moments  de 
doute  cuisant,  avec  son  talenl  d'artiste  qui  ne  cherchai!  que 
l'occasion  de  se  déployer  !  Quelle  horreur  !  <  ta  ne  f>eul  que 
féliciter  Aurore  de  ce  que  l'abbé  de  Prémôrd  étail  moins 
catholique  qu'elle-même,  qu'il  ne  faisait  pas  de  prosély- 
tisme el  qu'il  fui  un  bon  prêtre  jésuite  très  indulgent,  un 
peu  mondain  el  plus  préoccupé  de  ne  pas  fâcher  les  parents 
de  ses  élèves  que  soucieux  de  gagner  à  L'autel  une  nou- 
velle «  fiancée  du  Chris!  »  ! 

Aurore  ne  savait  ni  aimer,  ni  croire  avec  tiédeur,  elle 
ne  savait  qu'adorer  à  l'excès;  elle  étail  devenue  plus 
catholique  que  son  confesseur,  étail  éternellement  mécon- 
tente d'elle-même,  craignail  sans  cesse  de  tomber  tantôt 
dans  l'un,  tantôt  dans  l'autre  péché  ;  du  matin  au  soir  elle 
analysait  et  scrutait  sa  foi  et  sesrapports  avec  Dieu;  en  un 
mot  elle  était  devenue  ce  qu'en  style  de  couvent  <>n  appelle 
scrupuleuse.  Sa  santé  se  ressentit  bientôt  de  cette  ten- 
sion d'esprit;  elle  devint  pâte,  maigre,  souffrit  d'insomnie, 


ivee 

cil.' 


GEORGE     SAM)  \~.\ 

dépéril  à  vue  d'œil,  brûlée  par  un  feu  intérieur.  Celle  Lan- 
gueur physique  amena  ;'i  son  tour  une  défaillance  morale. 
Aurore  crût  remarquer  que  sa  foi  s'affaiblissait  :  elle  avail 
des  moments  d'apathie  spirituelle,  d'insensibilité,  qu'elle 
subissait  comme  un  châtimenl  mérité  pour  des  péchés 
imaginaires.  Un  jour  enfin,  elle  alla,  tout  effrayée,  se  con- 
fesser à  l'abbé  de  Prémord  de  ses  prétendus  péchés  qui 
ne  lui  permettaient  pas,  disait-elle,  d'être  en  paix  ; 
Dieu  et  La  privaient  de  cet  état  de  grâce  dans  Lequel 
avait  vécu  plusieurs  mois. 

L'abbé  de  Prémord  saisit  le  motif  de  ce  o  refroidisse- 
ment de  foi  o  de  son  enthousiaste  pénitente,  et,  en  sa  qua- 
lité de  directeur  spirituel,  lui  défendit  de  s'adonner  î\  La 
prière  des  heures  entières  au  lieu  de  courir  avec  ses  amies, 
de  passer  toutes  les  récréations  sur  les  dalles  froides  de 
l'église,  de  se  mortifier  inutilement  et  de  se  livrer  à  ses 
scrupules.  II  lui  imposa  comme  pénitence  de  mener  un 
genre  de  vie  plus  conforme  a  son  âge  et  à  sa  nature,  de 
jouer,  de  s'amuser,  de  sortir  de  son  ascétisme,  de  vivre 
dans  la  société,  en  un  mot,  d'être  à  la  fois  affable  et 
pieuse.  «  Dieu  n'aime  pas  les  élans  fiévreux  d'une  âme  en 
délire,  dit-il,  il  préfère  un  hommage  pur  et  soutenu.  » 
L'abbé  Prémord  avait  parfaitement  deviné  le  caractère  de 
sa  pénitente,  tout  composé  de  contraste  et  de  transitions 
d'un  extrême  ;'i  l'autre.  Ce  conseil  était  donné  très  ;">  propos. 
D'abord,  Aurore  ne  se  remit  à  jouer  aux  barres  et  à  I;» 
balle  que  par  obéissance  pour  son  confesseur,  puis  elle 
reprit  goût  au  jeu  et  redevint  bientôt  !«•  boute-en-train  de 
tous  les  amusements.  La  piété  d'Aurore  n'en  souffrit  nulle- 
ment, mais  la  «  diablerie  -  ne  ressuscita  plus  :  les  jeux, 
les  espiègleries  n'étaient  |»lu^  les  mêmes.  Jamais  le  couvent 
n'avait    vu  des  jours  d'une  joie  aussi  franche  ;  toutes  les 


i7*  GEORGE    SANIi 

élèves ,  grandes  el  petites,  ne  formèrent  plus  qu'une  seule 
famille  amicale  dont  Aurore  était  le  centre.  Eki  très  peu  de 
temps  elle  recouvra  la  santé,  le  calme  de  L'espril  el  sa  foi 
sereine.  Elle  ne  s'épuisa  plus  en  prières  ascétiques  el  sut 
trouver  dans  l'affection  el  la  société  de  ses  amies  cette 
tranquillité  el  cel  équilibre  d'âme,  qui  lui  rendil  le  bonheur 
de  la  prière  confiante.  Jamais,  selon  elle,  elle  ne  s'étaii 
sentie  si  heureuse,  si  aimée,  parce  que,  ajoute-t-elle,  a  il  esl 
faciled'être  parfaitemenl  aimable  quand  on  se  sent  parfaite- 
111* ■  1 1 1  heureux1  ».  George  Sand  se  rencontre  ainsi  avec 
Léon  Tolstoï,  qui  l'ail  dire  à  Natacha  Rostov*  :«  Elle  avail 
atteinl  ce  suprême  bonheur  où  l'homme  devienl  toul  à  fait 
hou  el  aimable  J.  » 

Bientôl  Aurore  introduisit  un  nouveau  genre  d'amuse- 
menl  au  couvent,  celui-là  même  qu'elle  avail  déjà  pratiqué 
à  La  Châtre  chez  les  Duvernel  el  pourlequel  elle  avail  une 
prédilection  qui  trahissait  en  elle  la  petite  fille  de  l'actrice 
Mlle  de  Verrières  el  la  fille  de  Maurice  el  de  Sophie  Dupin, 
dont  l'un  avail  joué  dans  des  spectacles  d'amateurs,  el 
l'autre  sur  lés  tréteaux.  Ce  qu'elle  imagina,  ce  n'était  ni 
plus  ni  moins  que  de  jouer  la  comédie  au  couvent.  Cela 
commença  par  dc>  charades  el  des  représentations 
mimiques  avec  travestissements.  Puis,  ce  furent  des  scènes 
improvisées  que  les  pensionnaires  jouaient  sur  des  scéna- 
rios arrêtés  d'avance.  Enfin,  Aurore  se  risqua  à  jouer  avec 
sa  troupe  ni  plus  ni  moins  que  le  Malade  imaginaire  de 
Molière.  Voilà  comment  cela  se  passa  :  la  supérieure, 
M""  Canning,  aimait  assez  à  assister  aux  spectacles 
donnés  parfois  au  couvent.  Elle  avait  beaucoup  entendu 


1  Histoire  de  ma  Vie,  vol,  III,  p.  236. 

*  La  Guerreet  la  Paix,  3°  partie,  eh .  xvn. 


GEORGE     -AND  H5 

parler  des  représentations  improvisées  par  Aurore  Dupin 
cl  annonça  qu'elle  viendrait  Les  voir  un  jour.  Elle  permit 
de  prolonger  la  récréation  du  soir  jusqu'à  minuit.  La  troupe 
qui  voulait  faire  parade  de  son  savoir,  s'adressa  à  Aurore, 
l'initiatrice  ordinaire  Les  occupations  Littéraires  sous  La 
direction  de  son  aïeul.'  n'avaient  pas  été,  on  le  voit,  sans 
profit,  et  ses  amie-  s'en  apercevaient  fort  bien  .  Aurore 
lui  priée  d'imaginer  quelque  chose  d'extraordinaîre.  Il  y 
avait  déjà  eu  des  spectacles  au  couvent  aux  anniversaires 
ou  à  la  fête  de  La  supérieure  et  des  spectacles  mieux 
réglés  que  Les  scènes  improvisées  par  Aurore;  mais  c'avait 
été  le  plus  souvent  des  pièces  insipides  de  M"-  de  Genlis, 
récitées  plutôt  comme  examens  publics  de  déclamation  que 
comme  amusements.  Cette  fois,  il  Leur  fallait  autre  chose, 
et  voilà  que  la  petite  romancière  en  IhtIm-  osa  songer  au 
Malade  imaginaire.  Elle  n'avait  pas  Les  œuvres  de 
Molière  sous  la  main,  car  Molière  était  à  L'index  au  cou- 
vent. Heureusement  qu'ayant  lu  La  pièce  avec  sa  grand'- 
mère,  Aurore  <-n  savait  plusieurs  scènes  par  cœur.  Par 
contre,  les  bonnes  sœurs  n'en  savaient  mot.  Nuire  actrice 
pouvait  (lune,  impunément,  confiante  en  sa  mémoire,  ris- 
quer de  mettre  le  Malade  sur  La  scène,  sans  citer  L'auteur 
et  eu  excluant  les  passages  passionnés,  qui,  elle  Le  compre- 
nait parfaitement,  n'étaient  pas  de  mise  dans  un  cloître. 
Aussitôt  pensé,  aussitôt  fait.  Aurore  se  fil  hardiment  colla- 
boratrice «le  Molière  <■(  composa  un  scénario,  en  se  servanl 
des  fragments,  qu'elle  savait  par  cœur,  \  introduisant  des 
dialogues  de  sa  propre  invention,  abrégeant  par-ci,  ampli- 
fiant par-là,  enfin  \  joignant,  comme  intermède,  la  scène 
connue  de  M.  (le  PouTceaugnac.  En  un  rien  de  temps  la 
pièce  lui  apprise  et  répétée.  Chaque  actrice  apporta  de  chez 
ses  parents  ce  qu'elle  pouvait  en  fait  de  costumes,  d'accès- 


170  GEORGE    5  AND 

soins  et  de  décors.  L;>  scène  h  il  disposée  de  La  manière  la 
plus  primitive,  à  l'aide  d<-  chaises,  de  bancs  <•!  de  para- 
vents. L<'  plus  difficile  était  <l<-  confectionner  des  costumes 
d'hommes,  qui  ne  choquassent  point  la  pudeur  des  nonnes 
el  qui  ressemblassent  cependant  au  costume  Louis  XIII.  La 
difficulté  fut  éludée  avec  beaucoup  d'adresse  el  d'invention, 
et  un  beau  soir  Aurore  parut  devant  la  communauté  réunie, 
dans  le  rôle  de  Purgon,  et  ses  compagnes  sous  la  figure 
des  autres  personnages  de  la  pièce.  La  comédie,  <|ui  passa 
pour  être  d'Aurore,  lui  enlevée  avec  gaieté  et  entrain.  Le 
succès  fut  complet.  Mœ*  Canning  et  les  religieuses  rirent 
jusqu'aux  larmes.  Le  génie  comique  de  Molière,  bierf  <|u«' 
«  corrigé  et  complété  d  n'en  enchanta  pas  moins  les  spec- 
tatrices. Aurore  fut  proclamée  talent  littéraire  el  comblée 
d'éloges  et  de  félicitations.  Elle  garda  certainement  le 
silence  sur  son  plagiat  littéraire,  afin  de  ne  pas  encourir  la 
défense  de  jouer  des  pièces  de  théâtre,  si  par  hasard  on 
apprenait  que  la  pièce  n'était  pas  «le  son  invention,  mais 
de  l'impie  Molière 

Si  nous  nous  sommes  arrêté  ;">  dessein  sur  cet  épisode, 
qui  paraît  à  première  vue  fort  insignifiant,  c'est  que  nous 
avons  voulu  mettre  en  relief  un  des  traits  du  caractère 
d'Aurore  Dupin,  que  l'on  peut  suivre  depuis  son  enfance 
jusqu'à  l'âge  mûr,  et  même  jusqu'à  la  vieillesse.  Ce  trait, 
c'est  sa  passion  pour  le  théâtre  et  pour  tout  ce  qui  l<i  rap- 
pelle.  Enfant,  elle  «  jouait  au  théâtre  »  chez  les  Duvernet  ; 
jeune  fille,  elle  joue  du  Molière  au  couvent  ;  écrivain,  elle 
emprunte  avant  tout  ses  sujets  et  ses  héros  au  monde  des 
tréteaux.  Les  héroïnes  de  ses  premières  œuvres  sont  do* 
actrices;  des  pages  entières  sont  consacrées  à  la  vie  des 
coulisses.  Dans  l'âge  mûr  et  dans  la  vieillesse,  George  Sand 
se  divertit  à  Nohant,  à  ses  moments  perdus,  à  la  comedia 


GEORGE    SAND  177 


del  arte  ou  à  l'arrangement  de  .vrais  spectacles  bien  mon- 
tés et  prend  plaisir  i\  assister  aux  représentations  de 
marionnettes  <le  son  fils  Maurice.  Les  pages  de  ['His- 
toire de  ma  Vie  <>ù  elle  nous  raconte  dans  quelle  impa- 
tience fébrile  elle  étail  les  jours  où  elle  devait  aller  au 
théâtre,  et  avec  «nielle  curiosité  candide  el  quelle  bonne  foi 
naïve  elle  suivait  la  représentation,  ces  pages  ne  peuvent 
être  comparées  qu'aux  lignes  si  célèbres  et  si  chaleureuses 
de  Bélinsky  :  o  Aimez-vous  le  théâtre?  »...  etc. 

Le  succès  de  la  première  soirée  théâtrale  en  amena 
beaucoup  d'autres.  Au  couvent,  on  ne  parlait  plus  que  <le 
répétitions  et  de  spectacles.  Les  derniers  mois  del'hiverde 
\X2o  se  passèrent  en  ces  occupations  et  ces  plaisirs.  L'as- 
sassinat du  duc  de  Berry,  qui  attrista  profondémenl  les 
bonnes  dévotes  et  les  familles  non  moins  pieuses  de  leurs 
aristocratiques  pupilles,  vint  mettre  fin  à  ces  divertissements, 
au  fond  |>eu  compatibles  avec  la  vie  de  couvent.  Mais,  pour 
le  moral  et  la  santé  d'Aurore,  tout  ce  mouvement  qui  la 
distrayait  de  ses  idées  ascétiques,  étail  ce  qu'il  y  avait  de 
j>lu^  salutaire.  En  même  temps,  ces  improvisations  el  ces 
scénarios  étaient,  ;'•  son  insu,  un  nouveau  pas  en  avant 
dans  L'évolution  littéraire  <le  la  future  George  Sand. 

Sur  ces  entrefaites,  la  grand'mère  d'Aurore  arriva  à 
Paris.  La  nouvelle  de  la  <■  conversion  »,  <le  l'exaltation 
religieuse,  <le  la  dévotion  de  sa  petite  fille  était  parvenue 
jusqu'à  elle.  Toutefois,  tanl  que  celle  exaltation  s'était  mani- 
festée impétueuse,  passionnée,  presque  tragique,  l'aïeule 
ne  s'en  étail  |>;i^  inquiétée,  comptant,  avec  raison,  que 
cette  tension  d'esprii  ne  -.•  maintiendrai!  pas  el  que  tout 
cela  passerai! .  Miii^  quand  elle  \il  que  sa  petite-fille  étail 
gaie,  riait,  \<>\;iil  le  monde  les  jours  <lr  congé  <»ù  elle  pou- 
\iiil  sortir  avec  sa  grand'mère,  m;ii-*  qu'au  fond  toul  lui 


178  GE01GE    SAM) 

était  devenu  indifférent,  qu'elle  ne  rêvait  qu'a  rentrer  au 
couvent,  que  sa  piété  avait  pris  un  caractère  chronique, 
qu'elle  ne  pensait  qu'à  se  faire  religieuse  La  grand'mère 
l'avait  appris  par  une  amie  d'aurore,  Pauline  de  Pontcarré 
alors,  L'adoratrice  de  Voltaire  «-ni  peur.  I);m^  sa  crainte  de 
voir  sa  petite-fille  devenir  bigote  et  prendre  1<-  voile,  elle 
lui  annonça  un  beau  jour  <!<•  la  fin  <l<"  février  IN2o.  qu  <'11<' 
allait  La  retirer  du  cloître.  Cette  nouvelle  tomba  sur  la  jeune 
mystique  comme  un  coup  de  foudre.  Elle  fui  au  désespoir. 
Mais  La  religion,  au  nom  de  Laquelle  «-lie  eûj  voulu  rester  au 
couvent,  exigeai!  qu'elle  se  soumit  ;'"  la  \<>l<»iitc  de  ses 
parents,  et  elle  «lui  obéir  ;'"  sa  grand'mère.  Elle  1<-  lit  sur- 
tout dans  L'intention  et  avec  La  ferme  conviction  d'obtenir 
de  son  aïeule,  aussitôt  qu'elle  Le  pourrait,  1  autorisation  de 
rentrer  au  couvent  pours'j  fixer  à  jamais.  L'abbé  de  Pré- 
mord et  la  mère  Ahcia  ne  firent  rien  ni  pour  La  détourner 
ni  pour  L'affermir  dans  son  projet.  11>  Lui  conseillèrent  de 
ne  pas  désespérer,  de  ne  prononcer  aucun  vœu,  d'avoir 
patience.  «  L'intention  de  votrje  grand'mère  est  <!■'  vous 
marier.  Si  dans  deux  ou  trois  ans  vous  ne  L'êtes  pas  <'t  que 
nous  n'avez  pas  envie  de  L'être,  nous  reparlerons  de  vos 
projets  —  lui  dit  Le  bon  abbé,  —  et  jusqu'alors  attendons  Les 
événements.  »  Les  événements  ne  se  firent  pas  attendre, 
niais  ils  Purent  tout  autres  que  ne  les  rêvait  Aurore  en 
faisant  ses  adieux  à  l'asile  qui  L'avait  abritée  pendant  les 
plus  heureuses  années  de  sa  jeunesse. 


Aurore  quitta  le  couvent  avec  regret  et  tristesse  et  l'ut 
profondément  malheureuse  tout  Le  temps  qu'elle  passa  à 
Paris  avec  son  aïeule.  D'un  eôté,  elle  ('-tait  tourmentée  par 
l'appréhension  de  quelque  projet  de  mariage,  d'un  autre 


ret 


GrOftGE     SAM)  1T' 

côté,  «  - 1 1  *  *  éprouva  un  grand  désenchantement  <'ii  9e  retrou- 
\;mf  avec  sa  mère,  qu'elle  n'avait  vue  que  très  rarement 
dans  1»'  courant  des  trois  dernières  années.  Dès  les  pre- 
miers jours  eBe  remarqua,  avant  tout,  que  les  relations 
entre  son  aïeule  et  sa  mère  s'étaient  de  nouveau  aigries,  ••! 
qu'elle  allait  être  encore  une  fois  enveloppée  dans  cette 
atmosphère  de  querelles  et  de  coups  d'épingle  dont  elle 
;i\;iif  déjà  tant  souffert.  Elle  eut  d'autre  |>;>rt  le  chagrin  de 
onstater  <|u<'  sa  mère  s'était  faite  à  l'idée  de  voir  sa  Bile 
ter  sous  la  dépendance  de  la  grand'mère,  et  qu'une  nou- 
velle séparation  ne  lui  causerait  aucune  peine.  Sophie- 
Antoinette  refusa  nettement  d'accompagner  ^;i  fille  à  Xohant 
et  eut  la  cruauté  <!<■  lui  dire  :  «  Non.  certes  !  Je  ne  retour- 
nerai à  Xohant  que  quand  ma  belle-mère  sera  morte,  » 
dures  paroles  brisèrent  \r  cœur  de  la  jeune  fillf.  désha- 
bituée de  ces  sorties  et  de  ces  vulgarités,  dont  Sophie 
était  si  prodigue.  Elle  sentit  alors  combien  sa  mère  lui 
était  devenue  étrangère,  elle  regretta  d'autant  plus  I»'  cou- 
vent, où  <'ll<-  avait  été  entourée  de  l'atmosphère  si  sereine 
et  si  douce  de  la  bienveillance  générale.  Dans  les  premiers 
jours  du  printemps  de  IH2o.  Aurore  arriva  avec  sa  grand'- 
mère à  Xohant.  Elle  raconte  dans  son  Histoire,  <|u«-  l<' 
lendemain,  se  réveillant  dans  sa  chambre  d'enfant,  dans 
cet  immense  et  antique  lif  à  ciel,  entre  l«»n^  ces  vieux 
meubles,  ;'»  la  \ii<-  <!<•  f<>uf  <-r  qu'elle  connaissait  si  bien  et 
de  cette  belle  <■!  fraîche  matinée  <l<-  printemps,  I»'  premier 
sentiment  <l<>nf  elle  fut  envahie  fut  le  désespoir,  —  et  -<»n 
premier  mouvement  —  de  fondre  en  larmes.  Etait-ce  regret 
de  n'être  plii^  au  couvent,  peur  <!«•  sa  nouvelle  vie,  espoir 
mi  crainte  de  l'avenir  <|ui  l'attendait,  <|m  !<•  saurait  dire  ? 
Quoique  George  S;ni«l  s'arrête  sur  ces  larmes  et  souligne 
ce  chagrin    inexplicable,  les  pages  où   elle  nous  raconte 


180  GEORGE    s  A  M) 

son  réveil  dans  sa  chambre  d'enfant,  désormais  sa  chambre 
de  jeune  fille,  respirent  une  fraîcheur  adorable  en  nous 
montrant  La  mystique  pupille  de  la  mère  Alicia  toute  palpi- 
tante  dans  l'attente  d'une  nouvelle  \i<\  Chaque  fois  que 
nous  les  lisons,  nous  évoquons  involontairement  une  antre 
charmante  description,  celle  du  réveil  de  la  jeune  héroïne 
dans  le  roman  de  Maupassant  «  Une  Vie  •>  le  lendemain 
de  son  arrivée  au  château  paternel.  L'époque  \X2^  envi- 
ron et  la  mise  en  scène  décrite  par  George  Sand  et  par 
Maupassanl  offrent  même  tant  de  ressemblance,  que  non- 
ne pouvons  lire  ce  chapitre  de  :  «  l  ne  \  ie  o  sans  penser  à 
YHistoire  de  ma  Vie  et  vice  versd.  Il  en  est  de  même  des 
fragments  de  la  correspondance  d'Aurore  avec  une  d< 
amies  de  couvent  ;  on  les  croirait  empruntés  aux  premiers 
chapitres  des  Mémoires  de  deux  jeunes  Mariées  de  Bal- 
zac. Il  nous  semble  hors  de  doute  que  George  Sand  a 
Fourni  à  Balzac  des  données  pour  ce  roman,  qui  lui  est 
du  reste  dédié.  On  y  trouve  bon  nombre  d'épisodes,  de 
traits  et  de  faits  parfaitement  identiques  avec  1»'-  événe- 
ments de  la  vie  déjeune  fille  de  George  Sand  et  on  croil 
parfois  y  lire  des  lettres  de  ses  amies,  les  demoiselles 
Bazouin,  Emilie  de  Wismes,  etc. 

Retournons  au  séjour  d'Aurore  à  Nohànl  et  à  ses  seize 
ans.  Elle  avait  pleuré  à  son  réveil,  mais  quand  elle  se  vit 
au  milieu  de  ces  bois  qui  venaient  à  peine  de  reverdir,  des 
champs  émaillés  de  Heurs  printanières  et  qu'elle  revit  le 
vieux  Deschartres,  ses  anciennes  camarades  de  village, 
ses  chiens  favoris,  quand 

«  Du  grand  souille  de  liberté  cl  de  vie 

m   Son  Aine  fut  envahie 

quand  elle  respira  le  grand  air  du  printemps,  le  soleil,  elle 


GEORGE    SAM)  181 

oublia  comme  par  enchantement  ses  chagrins  et  son  novi- 
cial  manqué  el  s'adonna  tout  entière  à  la  joie  <le  se  sentir 
libre  Elle  passa  tout  son  temps  dans  les  champs  el  les 
prairies;  il  lui  tardai!  de  revoir  ses  amies  villageois* 
tous  les  sites  jadis  préférés.  Puis,  arrivèrent  son  amie  du 
couvent,  Pauline  de  Pontcarré  avec  sa  mère,  et  !«•  cheva- 
lier de  Lacoux,  <|ui  apprit  à  Aurore  à  jouer-  de  la  harpe, 
puis  M.  de  Trémoville,  <|ui  arrangea,  pour  distraire  la 
vieille  M""  Du  pin,  un  spectacle  où  la  jeune  fille  joua  de 
nouveau  un  rôle  d'homme,  celui  du  «  berger  Colin  ».  L'été 
s'écoula  dans  ces  divertissements.  Aurore  s'était  d'abord 
composé  un  programme  de  ses  occupations,  <-;ir  elle  avait 
I  intention  de  continuer  à  étudier  la  musique,  le  dessin, 
l'histoire,  l'anglais  et  l'italien,  mais  ce  projet  dut  être  remis 
à  plus  tard, 

Hippolyte  arriva  ensuite  en  congé.  C'était  alors  un  bel 
et  brave  officier.  L'idée  lui  vint  d'enseigner  l'équitation  à 
sa  sœur,  et  en  très  peu  de  temps  Aurore  apprit  non  seule- 
ment à  monter  les  chevaux  les  plus  fougueux,  mais 
devint  encore  une  écuyère  intrépide.  Ce  sport,  auquel  elle 
s'adonna  passionnément  pendant  de  longues  années,  joua, 
comme  nous  le  verrons,  un  grand  rôle  dans  la  vie  de 
(  leorge  Sand  ' . 

L'automne  arriva.  Hippolyte  parti,  Aurore  passa  l'hiver 
et  toute  l'année  suivante  en  compagnie  de  Deschartres 
et  de  sa  grand'mère,  dont  la  santé  s'affaiblissait  de  jour 
en  jour.  La  vieille  dame,  qui  avait  toujours  strictement 
observé  le  code  <le  la  correction  mondaine,  faisait  encore 
de  la  toilette  les  jours  <>ù  elle  avait  des  invités  chez  elle, 


1  «  Cel   exercice  physique,  dit-elle,  devait   influer  beaucoup  bui    mon 
1ère  el   niea   habitudes  d'esprit .   ■     Histoire  dt      \a  Vie,  vol.   III, 
I,  264 


182  GEORGE    SAN  M 

mettait  des  diamants  à  ses  oreilles  et  du  rouge  à 
pommettes,  présidai!  les  repas  et  «  tenait  ensuite  son 
sillon  ;),  c'est-à-dire  que  pendant  plusieurs  heures  elle 
causait  très  agréablement  sans  donner  aucun  signe  de 
défaillance  <>u  d'infirmité.  Mais  cette  contrainte  qu'elle 
s'imposait  lui  coulait  de  plus  en  plus,  elle  devait  s'en- 
fermer'des  journées  entières  dans  ses  appartements  pour 
se  reposer  de  la  fatigue  des  longues  réceptions.  Avec 
l'arrivée  de  l'automne,  la  vieille  «lame  ne  quitta  j >1 1 1—  sa 
chambre.  Aurore  passait  avec  elle  des  heures  entières,  lui 
faisant  la  lecture,  jouant  avec  elle  et  Desehartres  au  gra- 
buge, pinçant  de  la  harpe  ou  touchant  du  piano  pour  faire 
plaisir  à  son  aïeule,  ou  s'entretenant  a\  ec  elle  sur  différents 
sujets.  (Test  alors  qu'elle  s'ape^ut  que  l'instruction  reçue 
au   couvent    était    bien    Insuffisante    auprès  des  connais- 

sanees  de  M I)u|>in.  Animée  d'un  beau  /•'•l«'.  elle  >e  mil  à 

travailler,  à  étudier.  Elle  ne  pouvait  pourtant  s'occuper 
qu'après  dix  heures  du  soir,  lorsque  M""  Dupin  procédait 
à  son  grand  coucher  —  ce  qui  constituait  une  solennité. 
Deux  femmes  de  chambre  lui  passaient  sa  douillette  de 
satin  piqué,  son  bonnet  enrubanné,  lui  mettaient  entre  les 
mains  des  mouchoirs  brodés,  des  bagues,  des  tabatii 
dites  u  de  nuit  »  et  la  couchaient  à  demi  assise,  appuyée 
contre  un  las  d'oreillers  de  dentelles. 

Après  les  dix  heures,  Auroreétait  donc  libre  et  pendant 
les  calmes  heures  de  la  nuit,  souvent  jusqu'à  l'aube,  elle 
lâchait  de  réparer  le  temps  perdu  au  couvent  et  de  sup- 
pléer aux  lacunes  de  son  instru*  tion.  Elle  lisait  tout  ce 
que  sa grand'mère  lui  avait  recommandé,  et,  comme  autre- 
fois Marie-Aurore  elle-même,  prenait  des  note-  et  faisait 
des  résumés.  Dans  sa  chambre  elle  jouait  de  la  harpe, 
déchiffrait  à  livre  ouvert  des  partitions.;  en  général,  elle 


GEORGE    s\M> 

s'efforçait  de  rester,  à  la  campagne,  fidèle  à  ses  habitudes 
de  travail  intellectuel  e!  d'avancer  dans  le  perfectionne- 
ment et  te  développement  de  ses  {acuités.  Néanmoins,  les 
premiers  mois  de  son  séjour  à  Nouant  lui  furent  pénibles. 
Elle  était  trop  habituée  à  une  nombreuse  société  de  com- 
pagnes, et  elle  avait  le  mal  du  coin  eut.  comme  d  autres 
ont  le  mal  du  pays,  «  Mon  coeur,  dit-elle,  s'était  l'ail 
comme  une  habitude  d'aimer  beaucoup  de  personnes  à  la 
fois  et  de  leur  communiquer  ou  de  recevoir  d'elles  un  con- 
tinue] aliment  à  la  bienveillance  <•!  à  L'enjouement.  »  Ell«' 
ajoute  aussitôt  après  :  i  L'existence  en  commun  avec  des 
êtres  doucemenl  aimables  »•(  doucement  aimés  est  L'idéal 
du  bonheur1.  »  Ce  bonheur  lui  manquait,  cil'-  devin! 
mélancolique  <■!  ne  comprenait  |>a^  comment,  occupée 
du  malin  au  soir,  elle  pouvait  Frire.  Heureusement  1»' 
temps  \iiil  où  elle  connut  de  plus  près  et  sut  apprécier  sa 
grand'mère.  Les  dix-huil  derniers  mois  de  la  vie  que  Marie- 
Aurore  de  Saxe  passa  avec  sa  petite-fille,  furent  de  toute 
importance  pour  le  développement  morale  de  celle-ci. 
Mon  affection  pour  elle  se  développait  extrêmement. 
J'arrivais  à  la  comprendre,  à  avoir  le  secret  de  ses  douces 
faiblesses  maternelles,  à  ne  plus  voir  en  elle  le  froid  esprit 
fort  que  ma  mère  m'avait  exagéré,  mais  bien  la  femme 
nerveuse  et,  délicatement  susceptible  qui  ne  taisait  souffrir 
que  parce  <|uVll<'  souffrait  elle-môme  à  force  d'aimer. 
Aurore  sut  apprécier  quelle  excellente  femme,  < | > n -I  grand 
esprit  délicat  <•!  cultivé,  était  sa  grand'mère,  «'Ile  apprit 
peu  à  peu  à  faire  la  pari  de  ses  petites  faiblesses  •(  d< 
petits  préjugés  provenant  de  son  éducation  »'t  du  cercle  trop 
exclusivement  restreint  <>ù  elle  avait  vécu,  «il  à  les  distin- 

'  Histoire  de  ma  Vie,  t.  III.  | 


184  GEORGE    SAM) 

guer  des  grandes  ei  belles  qualités  foncières  <\r  la  nature 
de  son  aïeule.  Elle  comprit  combien  son  espril  étail  pro- 
fond cl  sérieux,  quelle  âme  habitai!  ce  corps  faible  et  fra- 
gile. «  Sortant  moi-même  des  ténèbres  de  L'enfance,  je 
pouvais  enfin  profiter  de  son  influence  morale  ei  du  bienfail 
intellectuel  de  son  intimité.  »  Des  lors  Aurore  aima  son 
aïeule  de  tout  son  cœur  ei  n'eut  plus  d'autre  désir  que  de 
mériter  son  approbation  ei  nV  lui  ressembler. 

Malheureusement,  elle  no  put  jouir  longtemps  de  cette 
intimité  ei  de  cette  bienfaisante  influencé.  Un  jour,  pen- 
dant qu'elle  lisait  le  Génie  du  Christianisme  à  sa  grand'- 
mère,  (|ni  commentait,  comme  toujours,  la  lecture  avec 
espril  et  finesse,  celle-ci  l'interrompit  en  disant  quelque 
chose  de  tout  à  fait  incohérent.  C'était  ledélire.  Un  moment 
après,  revenue  à  elle,  elle  étonna  bien  davantage  encore 
sa  lectrice  on  lui  disant,  qu'elle  avait  refusé  un  vieuxgéné- 
r;il  de  l'Empire,  homme  <ln  plus  grand  inonde,  qui  ;i\;iil 
demandé  la  main  d'Aurore  par  l'entremise  de  son  cousin 
René  <lc  Villeneuve,  ei  l'avail  refusé  non  à  cause  de  son 
âge  et  de  ses  blessures,  disait-elle,  mais  parce  qu'il  avait 
posé  comme  condition  qu'Aurore  ne  pourrait  voir  sa.mère. 
L'aïeule  conquit  alors  définitivement  l'affection  de  sa  petite- 
fille  en  lui  avouant  combien  elle  avait  eu  tort  dans  le 
temps  d'avoir  voulu  l'éloigner  de  sa  mère.  Elle  lui  lit  con- 
naître les  raisons  (jni  l'avaient  portée  à  agir  ainsi  et  à 
craindre  pour  elle  l'intimité  <le  sa  mère,  ainsi  que  la  peur 
que  lui  avait  inspirée  son  mysticisme  de  l'année  précé- 
dente. Maintenant  qu'elle  la  savait  raisonnable,  attachée 
aux  occupations  intellectuelles,  raisonnablement  pieuse, 
elle  se  sentait  tout  à  t'ait  rassurée,  ne  la  pressait  pas  de  se 
marier  et  lui  disait  de  ne  pas  s'inquiéter  à  ce  sujet. 

Cette  critique  de  soi-même  et  ce  repentir  sincère,  si  peu 


GEORGE    SAM)  18'j 

dans  les  habitudes  de  sa  grand'mère,  frappèrenl  tellement 
Aurore  que,  rentrée  dans  sa  chambre  el  faisan!  de  La 
musique,  elle  s'en  réjoui!  d'abord  involontairement,  comme 
d'une  victoire  qu'elle  venai!  de  remporter,  puis  lut  toul 
alarmée  de  ce  qui  venail  de  se  passer  d'extraordinaire. 
Elle  se  trouva  si  inquiète  qu'elle  redescendi!  pour  voir  si 
sa  grand'mère  dormait.  Tout  étai!  tranquille.  Cependant, 
le  matin,  elle  fu!  éveillée  |»;n'  Deschartres  qui  lui  annonça 
que,  pendant  la  nuit,  la  vieille  M"  Dupin  avai!  eu  un  coup 
d'apoplexie,  qu'on  avai!  réussi  à  la  réchauffer  e!  à  la  rani- 
mer, mais  qu'elle  avai!  un  côté  paralysé.  Grâce  au  méde- 
cin e!  aux  soins  qu'on  Lui  prodigua,  la  malade  recouvra 
l'usage  de  ses  membres,  e!  aux  approches  de  l'été  elle  pu! 
se  mouvoir  un  peu  et  faire  des  siestes  au  jardin.  Néan- 
moins cil»'  ne  vécu!  plus,  elle  végéta;  tentemen!  e!  pas  à 
pas  clic  s'approchai!  de  la  destruction  finale.  Elle  s'3  |»l<>n- 
geai!  déjà,  car  le  lendemain  de  son  coup  d'apoplexie, 
Deschartres  constata,  à  la  consternation  d'Aurore,  que  les 
divagations  delà  vieille  dame  n'étaienl  pasdu  délire,  mais 
Venfance. 

La  jeune  fille  se  \il  ><>udaiii  maîtresse  de  maison  «•!  de 
sa  propre  existence  <•!  !«■  lui  pendan!  près  de  dix  ami*». 
Nous  signalons  dès  à  présenl  à  L'attention  du  lecteur  l'im- 
portance de  ces  dix  in<»i^  de  liberté  individuelle  e!  absolue 
dans  L'évolution  de  l'esprit,  du  caractère  e!  des  habitudes  de 
la  future  (  îeorge  Sand. 

Les  derniers  jours  qui  avaien!  précédé  la  nouvelle 
maladie  de  sa  grand'mère,  Aurore  lui  ;i\;iit  In  l'ouvrage  de 
Chateaubriand.  Assise  pendan!  de  Longues  nuits  dans  la 
chambre  de  La  malade,  elle  avai!  eu  l<-  temps  <!<•  Lire  «•!  de 
relire  le  livre.  Elle  fut  charmée  el  surprise  par  la  beauté  el 
la  poésie  don!  Chateaubriand  rcvétail  !<•  christianisme.  Elle 


48G  GEORGE    BAND 

v  trouva  une  religion  boute  différente  de  celle  qu'enseignait 
l'auteur  de  limitation  de  Jésus-Christ,  qui  ;i\;iit  été  jusque- 
là  son  guide,  le  fil  <{ui  dirigeait  sa  vie.  a  Quitte-toi,  abtme- 
loi,  méprise-toi;  détruis  ta  raison,  confonds  ton  jugement  ; 
Fuis  l<'  bruii  des  paroles  humaines.  Rampe  et  fais-toi  pous- 
sière sons  la  loi  <J  n  mystère  divin  :  n  aime  rien,  n  étudie  rien  : 
ne  connais  rien,  ne  possède  rien,  ni  dans  tes  mains,  ni  dans 
ton  âme.  Deviens  une  abstraction  fondue  ei  prosternée  dans 
l1  abstraction  divine  ;  méprise  L'humanité,  détruis  la  nature; 
fais  de  toi  une  poignée  de  cendre  «I  In  seras  heureux.  Pour 
avoir  tout,  il  faut  tout  quitter  »  —  voilà  ce  qu'enseigne 
Gersou.  «  Elève  ton  Mine  dit  Chateaubriand,  orne  l<»n 
esprit,  développe  tes  facultés,  glorifie  Dieu  par  l<»nt  ce  que 
In  as  de  bon  en  toi,  aime  les  hommes,  li  nature,  la  \i<': 
car  la  science,  l'art,  la  beauté,  tout  cela  esl  manifestation  de 
Dieu.  11  faut  comprendre  Dieu  pour  l'aimer.  Pour  comprendre 
le  christianisme,  il  fanl  aimer  les  hommes  el  l<>nl  <•<■  qui  esl 
beau.  Le  christianisme  esl  La  religion  de  l;i  sublime  poésie  H 
de  La  hennit'.   » 

En  voulant  se  rendre  compte  de  ces  contradictions, 
Aurore  fui  épouvantée  ei  sentit,  pour  La  première  fois,  à 
quoi  Ta \  aient  menée  sa  soumission  a\  eugle  aux  autorités  de 
l'Eglise  catholique  et  son  désir  de  suivre,  en  tout  point,  les 
préceptes  de  Gerson.  Elle  comprit  qu'elle  s'était  éloig 
en  esprit  de  sa  famille,  qu'elle  avait  trompé  et  qu'elle  trom- 
pait encore  son  aïeule,  en  se  soumettant  extérieurement  à 
sa  volonté,  mais  en  continuant  secrètement  à  se  préparer 
à  entrer  en  religion,  que,  vivant  dans  le>  rêveries  égoïstes 
de  sa  béatitude  et  de  son  saint  et  voulant  «  s'abrutir  »,  elle 
avait  agi  contre  la  volonté  de  sa  ffrand'mère  et  contre  -  - 
propres  tendances  instinctives.  Dans  sa  vie,  pendant  ces 
dernières  années,  tout  était  contradiction  et  dualité  <jni  Lui 


GEORGE    SAND  HT 

faisait  horreur  à  elle-même.  D'un  côté,  L'instinct  ei  !<■  sen- 
timent La  portaient  non  seulement  à  sympathiser  ave 
grand'mère,  avec  ses  convictions  ei  ses  goûts.,  mais  encore 
à  croire  fermement  que  malgré  son  athéisme  et  son  insou- 
mission à  l1  Eglise,  celle-ci  ne  pouvait  être  une  péchej 
maudite  par  Dieu.  En  même  temps  L'habitude  acquise  au 
couvent  lui  faisait  continuer  à  s'occuper  de  science,  d'art 
et  de  Lecture.  El  d'un  autre  <-',>l<'  au  poini  de  \  ue  de  L'ortho- 
doxie catholique,  la  grand'mère  était  une  athée  ennemie  de 
Dieu,  toutes  ses  convictions  étaient  hérétiques,  et  les  occu- 
pations d'Aurore  elle-même,  L'histoire,  La  littérature,  Les 
arts,  toute  sa  vie,  toutes  ses  affections,  n'étaient  que  vanité, 
actes  eu  plein  désaccord  avec  La  vraie  vie  chrétienne  telle 
que  L'entendait  Gerson.  Pour  être  conséquente  avec  elle- 
même,  Aurore  aurait  dû,  comme  soeur  Hélène,  rompre  avec 
sa  grand'mère  et  sa  mère,  Soûler  aux  pieds  leurs  cœurs, 
renoncer  à  tous  ses  attachements,  quitter  Le  monde.  Elle 
ne  L'avait  pas  fait,  parce  que  L'abbé  de  Prémord  et  La  mère 
Alicia  L'en  avaient  dissuadée.  L'abbé  de  Prémord  et  ta  mère 
Âlicia  suivaient-ils  donc,  comme  Chateaubriand,  une  vérité 
relative,  H  La  vérité  absolue,  était-elle  du  <-',»t<-  de  Gerson? 
M;ii^  Aurore  n<'  se  sentait  plus  I;i  force  <!<■  renoncer,  sans 
murmure,  aux  occupations  intellectuelles  et,  < j 1 1  i  plus  est, 
de  condamner  sa  grand'mère,  parce  qu'elle  ne  pratiquait 
pas,  et  ne  fréquentait  pas  les  sacrements.  K!l<-  crut,  un 
temps,  qu'elle  devait  persuader  à  ><>n  aïeule  uV  se  <,<»n- 
fesseret  de  communier  pour  ne  pas  mourir  dans  L'impéni- 
tence  finale  et  qu'elle  accomplirait  ainsi  envers  elle  son 
devoir  de  chrétienne.  Cependant,  elle  n<'  donna  pas  suite 
;'i  son  projet,  comprenant  quel  < *•  n 1 1  »  elle  lui  porterait  en  Lui 
parlant  de  sa  lin  prochaine.  Du  désaccord  entre  son  senti- 
ment H  les  préceptes  <!«•  !"i  qu'elle  aurai!  voulu  suit  ne,  elle 


188  GE0R&4E    SAM) 

conclut  encore  mi!'  Fois  (|u  il  y  avait  dans  ^<»n  âme  une 
contradiction  el  une  discorde  originelle.  Elle  écrivit  à 
l'abbé  de  Prémord  pour  1<'  prier  de  l'éclairer  sur  cette 
contradiction,  de  lui  indiquer  ce  qu'elle* devait  penser  et 
comment  elle  devait  agir  avec  sa  grand'mère;  elle  lui 
demanda  aussi  s'il  lui  était  permis  de  lire  des  auteurs  pro- 
fanes,.des  philosophes  et  des  poètes,  si,  par  son  savoir  elle 
ne  péchait  pas  contre  l'humilité  chrétienne.  L'abbé,  qui 
comprenait  sa  nature,  lui  répondit  avec  autant  «le  raison 
que  d'esprit.  Il  se  moqua  finement  de  la  peur  qu'elle  avait 
de  devenir  vaniteuse  de  ses  connaissances  <•  <|ui  ne  lui 
paraissaient  pas,  disait-il,  assez  considérables  pour  avoir 
de  quoi  s'enorgueillir  ».  II  lui  conseilla  de  ne  se  laisser 
guider  dans  ses  rapports  avec  son  aïeule,  que  par  son 
cœur,  car  «  le  meilleur  guide  qu'un  chrétien  puisse  suivre 
c'est  la  bonté  du  cœur  »,  et  il  lui  permit  de  lire  tout  ce 
qu'elle  voudrait  «  la  vraie  foi*ne  pouvant  être  ébranlée 
paraucune  lecture  ». 

Dès  ce  moment,  Aurore  commença  à  dévorer  les  livres 
de  la  bibliothèque,  à  l'exception  de  ceux  que  sa  grand'- 
mère lui  avait  conseillé  de  ne  pas  lire  '.  Elle  lut  d'arrache- 
pied,  Mably,  Locke.  Condillac,  Montesquieu,  Bacon, 
Bossuet,  Aristote,  Leibnitz,  Pascal,  la  Unix  ère  et  M<>n- 
taigne  ;  ensuite  ce  l'ut  le  tour  dvs  poètes  :  Pope,  Milton, 
Dante,  Virgile,    Shakespeare*  VEmile,  la   Profession  dr 

1  M"1'  Dupin  l'avait,  entre  autres,  priée  de  ne  pas  lire  Voltaire  avant 
l'âge  de  trente  ans.  George  Sand  lui  tint  parole.  Les  jeunes  filles  de  no- 
jours  qui  regardent  comme  absurde  toute  contrainte  «le  la  paît  des 
parents  concernanl  loin-  lectures, lors  même  qu'elles  n'ont  que  dix-sept 
ans,  rirent  certainement  de  cette  soumission  .l'Aurore  qu'elles  ne  com- 
prendront pas.  (Voir  Histoire  de  ma  Fie,  vol.  NI.  p.  313-314.) 

M.  Kirpitchnikow,  dans  l'article  consacré  à  George  Sand  dans  son 
Histoire  générale  de  littérature  prétend  que  c'esl  Sophie  Dupin.  qui  a  dé- 
fendu à  Aurore  de  lire  Voltaire  avant  l'âge  de  trente  ans.  Il  est  fort  probable 
que  Sophie  Dupin  ne  connaissait  même  pas  !<■-  ouvrages  «le  Voltaire. 


GEORGE    SAND  189 

foi  du  vu  dire  savoyard,  le  Contrat  social  et  les  Discours 
de  Jean-Jacques  Rousseau  servirenl  de  desserl  à  cette 
nourriture  aussi  abondante  qu'indigeste. 

Dans  V Histoire  de  ma  Vie,  George  Sand  raconte 
éloquemmenl  révolution  produite  en  elle  par  ces  lectures 
hétérogènes,  el  comment  elles  l'éloignèrent  insensiblement 
de  la  religion,  du  moins  du  catholicisme.  Ce  dernier  fait  est 
certain.  Quant  à  l'influence  philosophique  de  tous*  ces  écri- 
vains sur  le  développement  de  sa  peux'»'  et  de  sa  manière 
d'envisager  le  monde,  il  nous  semble  que  drs  pages  de 
VHistoireoù  elle  parle  de  ses  lectures,  on  ne  peut  tirer  que 
ceci  :  la  jeune  fille  se  jeta  avec  une  curiosité  avide  sur  tout 
ce  qui  lui  tombait  sous  la  main,  mais  elle  ne  put  s'assimiler 
que  ce  qui  était  à  la  portée  de  sa  jeune  intelligence  et  de  ses 
forces.  Ce  furent  certainement  les  poètes,  comme  Chateau- 
briand, Byron,  Mil  ton,  Molière,  en  partie  aussi  Shakes- 
peare, (|ni  la  charmèrent  le  plus.  Des  œuvres  d'art  et 
d'exaltation  poétique  comme  René  <>u  le  Génie  du  chris- 
tianisme; les  désespérés  et  les  désenchantés,  comme 
Hamlet  et  les  héros  de  Byron,  comme  Alceste  et  le  Satan 
de  Milloii  dans  son  étincelante  et  funeste  beauté;  Rous- 
seau avec  ses  sermons,  prêchant  la  fraternité,  la  vie  simple 
et  le  retourà  la  nature,  avec  ses  déclamations  enflammées, 
voilà  ce  (|ui  ;i  <lù  entraîner  l'artiste  inconscient  <|ui  som- 
meillait dans  la  jeune  fille.  Franklin  George  Sand  ne  parle 
pas  de  lui  dans  les  pages  citées  <l<-  Y  Histoire  de  ma  Vie, 
mais  elle  1<-  li>;iil  alors  avec  enthousiasme  '  a  dû  certai- 

1  Voir  -.1  lettre  à  Sainl  î-Beuve  du  i  avril  1835,  avec  une  suite  du 
Il  avril.  < '.<  -  lettres  onl  été  publiées  par  Charles  de  Loménie  dans  la 
Nouvelle  Revue  de  1895,  reproduites  par  le  vicomte  de  Spoclberch,  dans 
- 1  l  ét'itable  histoire  el  réimprimées  dans  le  volum  des  Lettres  M 
et  Sainte-Beuve,  édité  pai  L  vy.  Plus  loin  nous  aurons  l'occasion  d'j 
revenir,  en  citanl  les  paroles  di  G  Sand  ù  propos  de  sa  lectu 

Franklin.  Voir  les  chapitr  -  vu  el  \ 


190  GEORGE    SAM) 

nemenl  la  charmer  aussi  par  son  idéal  mi-chrétien,  mi- 
stoïque,  et  par  ses  sages  préceptes.  Quani  à  la  philo- 
sophie et  In  science  .  eDes  son!  le  partage  des  hommes 
et  des  peuples  mûrs.  Les  peuples  dans  leur  enfance 
et  les  jeunes  <4< ■  i > s  ne  sont  capables  de  comprendre  !;■ 
vérité  que  sons  ];i  forme  de  l'art  et  <!<•  la  J >* *; « 1 1 1 <• .  Les 
poètes,  par  le  earactère  de  leur  nature  même,  n'acceptent 
qu'avec  peine  les  idées  toutes  nues,  les  images  seules 
les  frappent.  Aurore,  moitié  enfant,  moitié  poète  à  cette 
époque,  H  ut  naturellement  trouver  bieii  plus  de  plaisir 
dans  les  poètes  <•!  les  orateurs  éloquents,  comme  lî<»u^- 
seau,  que  dans  les  purs  H  froids  penseurs.  Aurore  ;i\;iit 
beau  s'efforcer  de  pénétrer  les  idées  de  Locke,  de  Mably 
cl  de  Leibmtz,  de  se  préparer  ;'>  comprendre  le  grandiose 
système  de  ce  dernier  en  étudiant  La  physique,  la  chimie 
et  les  mathématiques,  s<>u>  la  direction  <!<•  Deschartres, 
qui  s'était  mis,  avec  le  plus  grand  plaisir  et  un  profond 
savoir,  à  enseigner  des  théorèmes  H  do  axiomes  à  son 
élève  autrefois  si  indocile,  maintenant  si  studieuse  ;  t«>ut<-> 
ces  louables  intentions  ne  ramenèrent  à  rien.  Aurore 
n'avait  ni  facilité  pour  les  mathématiques,  ni  désir  sérieux 
de  savoir  s'y  prendre  pour  réussir.  Elle  ('lait  trop  artiste 
et  trop  dilettante  pour  approfondir  la  science.  Elle  rrss! 
ses  leçons  a\ec  Deschartres  sans  trop  se  tourmenter  de 
n'avoir  pu  s'approprier  les  systèmes  philosophiques  de 
Leibnitz  et  de  Mably.  Elle  s'enfonça  bien  plus  volontiers 
dans  les  idées  de   Rousseau.   Ajoutons,   tpic    pendant    toute 

sa  vie,  elle  n'apporta  pas  plus  de  système  et  de  persévé- 
rance à  étudier  les  philosophes.  En  vraie  femme,  elle  y 
puisait,  plutôt  par  le  sentiment  que  par  l'esprit,  ce  qui  con- 
venait le   mieux  à   sa  nature  d'artiste  et   à  la  disposition 

altruiste  de  son  âme  ;  quant  au  rote,  elle  le  rejetait  sans 


GEORGE    SAM»  191 

nullement  s'inquiéter  de  l'unité  el  de  la  clarté  des  doctrines 
ainsi  simplifiées  <i  sengouanl  tour  à  lour  de  différents 
auteurs  dont  elle  devenait  alors  une  fervente  adepte,  elle 
ne  rendait  justice  que  froidement  et  par  acquis  de  cons- 
cience, aux  autres  non  moins  remarquables.  ■  //  y  a  des 
natures  qui  ne  s'emparent  jamais  de  certaines  autres 
natures,  quelque  supérieures  qu'elles  soient.  El  cela  ne 
liriif  pas,  comme  on  pourrait  se  L'imaginer,  à  dés  antipa- 
thies de  caractère,  pas  plus  <|n<i  l'influence  entraînante 
de  certains  génies  ne  tient  à  des  similitudes  d'organisation 
chez  ceux  qui  la  subisseni  '.  o  Ainsi,  selon  elle,  elle  ne  put 
jamais  avoir  de  sympathie  pour  le  caractère  privé  de  Jean- 
Jacques;  néanmoins,  à  partir  de  cette  époque,  elle  devint 
et  resta  toujours  an  de  ses  disciples  les  plus  zélés.  L<'  pas- 
sage que  nous  venons  de  citer  et  qui  caractérise  avec  beau- 
coup <l»'  justesse  sa  manière  d'étudier  el  de  s'approprier 
les  auteurs  qu'elle  lisail  alors,  peu!  être  appliqué  à  George 
Sand  pendanl  tout  le  cours  de  sa  vie,  el  ne  doit  pas  être 
négligé  par  ceux  qui  se  plaisent  à  critiquer  ta  facilité  avec 
laquelle,  dans  sa  carrière  littéraire,  elle  tomba  sous  l'in- 
fluence de  différentes  personnalités.  En  réalité,  elle  ne  se 
laissa  influencer  que  par  ceux  <pii  vibraient  d'accord  avec 
^;i  nature,  <|ui  lui  ressemblaienl  par  leur  tour  d'esprit  <•(  la 
direction  <!»■  leurs  idées. 

Quoi  qu'il  <-ii  ><>if.  l'année  IS21  fui  nne  époque  uripor- 
tante  dans  la  \i<"  d'Aurore  Dupin.  Après  les  rêveries  demi- 
conscientes  de  son  enfance,  après  les  extases  mystiques  des 
deux  dernières  années,  son  àmes'étail  réveillée  subitemenl 
;*i  une  vie  intellectuelle  el  consciente,  aux  délices  réfléchies 
de  la  poésie  el  <lr  l'arl . 

1  Histoire  de  ma  \  >>-.  vol.  III, p.  :n  i. 


102  GEORGE    SAM» 

Son  genre  de  \  ie  fui  aussi  plus  qu'extraordinaire  pendant 
les  dix  mois  où  sa  grand'mère  fui  entre  la  vie  ei  la  mort. 
Celle-ci  était  retombée  en  enfance,  ei  sa  j  >«  - 1  î  1 1  *— f  i  1 1  *  *  devait 
être  jour  et  unit  auprès  (Telle.  Comme  la  grand'mère  avait 
perdu  toute  notion  du  temps,  elle  exigeait  souvent,  au 
milieu  de  la  nuit,  qu'on  causât  ou  qu'on  jouât  aux  cartes 
avec  elle.  Aurore,  qui  pouvait  toujours  s'attendre  à  être 
appelée,  dut  autant  que  possible,  réduire  son  sommeil  et, 
veillant  la  malade  alternativement  avec  Deschartres,  elle 
ne  pouvait  plus  se  reposer  que  de  deu  \  nuits  l'une,  passant 
ainsi  vingt-quatre,  parfois  quarante-huit  heures  sans  dormir. 
Pour  se  tenir  éveillée  pendant  ces  longues  nuits,  elle 
commença  à  priser,  à  fumer,  à  boire  du  café  très  fort  et 
même  de  feau-de-vie.  Mais  tout  cela  l'aidait  fort  peu  H 
n'amenait  qu'un  grand  affaibbssement  de  forces;  Des- 
chartres, remarquant  qu'Aurore  s'ennuyait,  privée  de  toute 
société  intellectuelle,  que  les  nuits  passées  sans  sommeil 
et  l'absence  de  mouvement  nuisaient  à  sa  santé,  lui  con- 
seilla de  reprendre  les  promenades  à  cheval  <  |  u  i  lui  avaient 
tant  plu  l'année  précédente.  Il  lui  adjoignit  pour  l'accom- 
pagner, André,  un  petit  groom  qu'il  avait  d'abord  formé; 
il  donna  à  Aurore,  pour  les  dresser  l'un  après  l'autre  tous 
les  jeunes  chevaux  de  Nohant,  mais  elle  aimait  surtout  à 
monter  Colette,  sa  jument  favorite.  Après  trois  ou  quatre 
heures  de  sommeil  habitude  qui  lui  rendit  plus  lard  de 
grands  services,  lorsqu'elle  eut  à  passer  des  nuits  entières 
à  travailler),  Aurore  faisait  avant  l'aube  de  grandes  pro- 
menades à  cheval,  désirant  être  de  retour  avant  le  lever  de 
sa  grand'mère:  Elle  s'adonna  de  nouveau  avec  ardeur  à  ce 
sport  favori,  galopant  tantôt  à  travers  champs,  si  vite  que 
le  petit  écuyer  avait  peine  à  la  suivre,  tantôt  laissant  flotter 
les  rênes  sur  le  cou  de  son  intelligente  bête  et  avançant  au 


GEORGE    SAM)  103 

pas,  plongée  dans  la  contemplation  de  la  nature  el  dans 
une  rêverie  qu'André  ne,  se  permettail  jamais  d'interrompre 
I>;ir  la  moindre  réflexion. 

Ces  promenades  journalières,  au  milieu  de  ces  réveils 
de  la  nature  embaumée  de  fraîcheur,  éveillèrenl  le  poète 
dans  l'âme  endormie  de  la  jeune  fille.  Toui  ce  <|ui  frappai! 
sa  vue  dans  ses  chevauchées  au  pas  ou  au  galop,  trouvai! 
sou  écho  dans  cette  âme  délicate  e!  sensitive.  Tou!  t'im- 
pressionnait el  se  gravait  dans  son  Imagination  e!  sa 
mémoire  :  nuance  de  feuillage;  teinte  des  nuages;  mur- 
mure du  ruisseau  qu'elle  devail  traversera  gué;  cris  des 
oiseaux  voyageurs;  patois  caractéristique,  ce  vieux  parler 
françaisdes  villageois  berrichons  qu'elle  rencontrai!  :  bêle- 
menl  des  brebis  e!  clochettes  des  troupeaux  paissan!  le 
long  «lu  chemin;  ombrage  verdàtre  e!  transparent  des 
traînes^  ou  les  guérets  dorés  par  le  soleil.  S'il  n'y  avait  pas 
eu  pour  Aurore  nécessité  de  rentrer  au  château,  elle  eût, 
pendant  des  journées  entières,  parcouru  avec  plaisir  les 
champs  et  les  forêts,  s'abandonnant  au  hasard,  en  vrai 
artiste,  au  charme  de  ses  diverses  impressions  e!  de  ses 
rencontres  inattendues. 

Outre  ces  courses  à  cheval,  Deschartres,  lorsqu'il  allai! 
à  la  chasse,  se  faisai!  accompagner  |>;ir  Aurore.  Il  avai! 
toujours  regretté  qu'elle  n<v  lui  |>a^  un  garçon,  e!  les  robes 
seules  de  la  jeune  lill»-  l'avaien!  empêché,  semble-t-il,  de 
la  traiter  en  jeune  homme.  Comme  les  vêtements  de  femme 
de  l'Empire  e!  de  la  Restauration,  ressemblaient  plutôt  à 
des  gaines  qu'à  des  robes  <|ni  auraienl  permis  <lc  franchir 
commodémen!  el  décemmenl  les  fossés  el  de  courir  dans 
tes  sentiers  étroits,  Deschartres  lui  conseilla  de  se  vêtir  en 
garçon.  Kll<'  se  rappelai!  encore  trop  bien  son  uniforme 
«  d'aide  <!<•  camp  de  Mural  »  el  il  \  avai!  1 1< »j »  [>«  u  de  temps 

13 


194  GEORGE    SAM) 

qu'elle  avait  joué  les  rôles  de  Purgon  et  de  Colin  pour  ne 
pas  suivre  avec  plaisir  ce  conseil.  Après  avoir  mis  une 
blouse,  des  guêtres  et  une  casquette,  elle  lit.  avec  Des- 
chartres, la  chasse  aux  cailles  el  aux  coqs  de  bruyère. 
Aussitôt  qu'elle  eu!  quitté  ses  jupons  brodés,  Deschartres 
oublia  qu'il  avait  devant  lui  une  demoiselle  et  la  traita  avec 
la  même  familiarité,  la  même  simplicité  et  les  mêmes  exi- 
gences, dont  il  usait  autrefois  avec  l<-  père  <l  Aurore,  son 
ancien  élève.  Lorsque,  bien  des  années  plus  tard,  George 
Sand  écrivil  son  roman  Gabriel-Gabrielle,  histoire  d'une 
jeune  tillo  élevée  comme  un  jeune  homme  par  un  vieux 
précepteur  el  <|ui  acquiert  ainsi  toutes  les  qualités  viriles, 

elle  reproduisit  bien  des  choses  vues  et  vécues  lors  de 
ses  parties  de  chasse  avec  Deschartres.  Le  portrait  qu'elle 
fait  du  vieux  Porpora  dans  Consuelo  est  encore  indubita- 
blement copié  tout  aulaiil  sur  le  critique  <1«'  La  touche, 
ce  mentor  jaloux  et  despote  qu'elle  eut  plus  tard,  que 
sur  Deschartres,  son  vieux  précepteur  de  jadis,  grondeur 
et  cuistre,  mais  au  fond,  tendre  cl  aimant.  Deschartres 
exerça  sur  son  élève  une  énorme  influence  on  l'élevant, 
non  comme  une  demoiselle,  mais  comme  un  homme. 
C'est  à  lui,  avant  tout,  qu'elle  dut  plusieurs  de  ses  qualités 
morales  et  de  ses  habitudes,  et  surtout  ses  «  vertus  viriles  > 
qui  firent  d'elle  ee  a  parfait  honnête  homme  o  que  nous 
admirons  en  George  Sand.  Ce  tut  le  contrepoids  de  l'édu- 
cation du  couvent,  sans  dire  que  ces  promenades,  tantôt 
à  cheval,  tantôt  à  pied,  fortifiaient  sa  santé  et  L'habituaient 
au  mouvement  en  plein  air.  Promenades,  courses,  mou- 
vement, équitation,  voyages,  devinrent  pour  George  Sand 
comme  un  besoin  nécessaire  quelle  garda  jusqu'à  son 
extrême  vieillesse. 

Mais  tout  le  monde  ne  voyait   pas  les  choses  du  même 


GEORGE    3AND  195 

d'il  que  Deschartres.  Les  commères  de  La  Châtre  furenl 
choquées  de  la  conduite  «  répréhensible  •>  de  La  jeune 
fille.  La  chasse,  L'équitation,  les  habits  d'homme  !  quelle 
horreur!  quel  sujet  de  médire!  A  toui  cela  \inl  s'ajouter 
encore  l'arrivée  î\  Nouant  de  René  de  Villeneuve.  Aurore 
;iv;iif  toujours  aimé  son  cousin,  qui  frisai!  alors  La  quaran- 
taine l,  cl  elle  ;i\;iit  une  grande  prédilection  pour  --;i  fille 
Emma.  Elle  se  prit  maintenant  d'une  plus  grande  amitié 
encore  pour  cei  excellent  homme,  délicat*  plein  d'esprit, 
lettré  <'l  (l(iii(  '  grande  culture.  Bonapartiste  par  conviction, 
aristocrate  par  sa  naissance  et  ses  alliances  sa  femme  étaii 
née  d«'  Ségur),  il  était  tolérant  au  point  <l<'  condescendre 
aux  opinions  et  aux  convictions  Les  plus  extrêmes  ;  il  avait 
beaucoup  de  Littérature,  il  savait  par  cœur  des  pages 
entières;  il  aimait  la  nature,  La  Lecture,  La  vie  de  famille  à 
la  campagne,  cl,  par-dessus  tout,  les  promenades  à  cheval 
ri  La  causerie  avec  quelques  amis  de  choix.  Tous  ces  goûts 
sTaccordaient  avec  ceux  d'Aurore,  qu'il  chérissait  sincère- 
ment. Il  la  comprenait  si  bien  que,  dès  1821,  il  s'aperçut 
de  ><>ii  talent  littéraire  <■(  lui  conseilla,  après  avoir  lu  ses 
premiers  essais,  d'écrire  des  romans.  Il  était  trop  grand 
seigneur  pour  partager  Les  préjugés  cl  les  appréciations 
étroites  de  La  (  Ihâtre  sur  Les  habitudes  cl  la  conduite  de  sa 


1  Dupin  de  Francueil,  second  mari  de  Marie-Aurore  <!■•  Saxe,  qui 
avait  épousé,  comme  noua  le  savons,  en  premières  aoces,  le  comte  de 
Horn,  lui  .- * ii  —  ■  deux  toi-  marié.  l>.  bod  premier  mariage  avec  Ni 
Bouillaud  où  Bouilloud,  il  avait  nu-'  fille  qui  épousa  M.  Vallel  de  Ville- 
neuve. Elle  eut  deux  fils,  René  et  Auguste,  grands  amis  'lu  père  deG< 
Band,  leur  oncle.  Quoiqu'ils  fussent  du  môme  âge  que  lui.  ils  s'amu- 
saient .i  faire  les  respectueux  et  l'appelaient  toujours  mon  oncle  »,  '-t 
plus  tard,  ils  donnèrent  .1  Aurore,  leur  petite  cousine,  le  nom  <!■•  ma 
tante  ».  <: '«--i  par  eux  qu  roi -i  être  en  parent 

les  plus  grandes   maisons  •!«•  France  et    quelques  grandes  Canailles  de 
in.. h.  les  bail"',   les  Galitxin,  les  Ségur,  !«•- 
Guibei i.  etc.,  etc. 


196  GEORGE    SAM) 

jeune  cousine  ;  il  se  promenait  volontiers  à  cheval  ei 
luttait  d'adresse  avec  elle  pour  sauter  les  fossés;  il  lui 
apprit  à  tirer  au  pistolet.  Malheureusement!  René  de  Ville- 
neuve ne  paraissait  pas  avoir  l'âge  <|u'il  avait,  et  les  com- 
mères de  La  Châtre  décidèrent  aussitôt  cpi'Aurore  se  pro- 
menait avec  son  promis  a  au  nez  du  monde  ■>.  C'était,  à 
leur  avis,  le  comble  de  l'inconvenance. 

Bientôt  Aurore  donna  aux  langues  un  nouveau  sujet  de 
médisance!  Dans  le  voisinage  de  Nohant,  demeurait  une 
nombreuse  famille  «le  gentillâtres,  autrefois  riche,  mais  à 
ce  moment  ruinée,  les  Ajasson  de  Grand  saigne  ou  Grand- 
sagne,  Aurore  et  Hippolyte  étaient  très  intimes  avec  plu- 
sieurs de  ces  lils  de  famille,  mais  en  \H2\.  Aurore  se  Lia 
(Tune  amitié  plus  particulière  avec  l'un  d'eux,  Stéphane, 
(|ue  dans  V Histoire  de  ma  Vie  «'Ile  appelle  du  faux  nom  «le 
Claudiusi.  Stéphane  se  destinait  à  être  médecin  et  s'oc- 
cupait de  science-,  naturelles.  Aurore  |>ril  goût  à  ces 
sciences  et  se  mit  à  s'occuper,  sous  la  direction  de  Stéphane, 
de  zoologie,  d'anatomie  et  de  physiologie.  Deschartres 
approuva  ces  occupations,  car  il  était  lui-même  médecin, 
aimait  la  science  et  espérait  qu'Aurore  acquerrait,  parla, 
assez  de  connaissances  pour  l'aider  dans  les  soins  <ju'il 
donnait  aux  paysans  malades. 

Voyant  le  zèle  de  son  élève,  Stéphane  lui  apporta  des 
bras,  des  jambes  et  des  têtes  pour  étudier  l'ostéologie. 
C'était  là  pour  les  gens  de  La  Châtre,  curieux  des  affaires 
d'autrui,  l'abomination  de  la  désolation.  Aussitôt  commen- 
cèrent à  circuler  des  histoires  plus   incroyables  les   unes 

1  Voir  à  son  sujet  ['Histoire  de  ma  Vie,  vol.  III.  p.  330-334,  el  vol.  IV, 

p.  64.  Dans  la  Correspondance.  George  Sand  parle  de  lui  dans  sa  lettre 
à  Hippolyte,  de  mais  1827  (tronquée),  t.  I,  p.  31,  N«  XIII.  Dans  ses  lettres 

inédites  à  son  mari  et  à  >on  frère,  il  est  encore  souvent  question  de 
lui. 


GEORGE    SAND  197 

que  les  autres,  el  tellement  stupides,  qu'Aurore  n'aurait 
jamais  pu  s'imaginer  de  pareilles  choses  si  <'lle  ne  les  avail 
pas  vues  plus  tard,  noir  sur  blanc,  dans  une  des  lettres 
envoyées  à  sa  mère.  On  racontait  qu'elle  déterrai!  les 
cadavres,  entrait  à  cheval  dans  l'église,  lirait  du  pistolet 
sur  l'hostie,  que  ses  chiens  dévoraient  des  petits  enfants, 
et,  pour  couronner  l'œuvre,  on  débitait  que  Stéphane  était 
son  amant.  Les  calomnies  parvinrent  aux  oreilles  du  curé 
de  La  Châtre,  le  confesseur  d'Aurore,  qui  se  permit  un 
jour,  la  confession  finie,  de  lui  en  parler  d'une  manière 
fort  peu  délicate.  Indignée  jusqu'au  fond  de  t'àme,  Aurore 
se  leva,  et,  ayant  hardiment  déclaré  au  prêtre  combien 
elle  était  révoltée  par  la  grossière  inconvenance  de  son 
interrogatoire,  quitta  le  confessionnal  pour  n'y  |»lu>  jamais 
iv\  enir. 

Lorsque  Stéphane  fut  parti  pour  l'aria  afin  d'y  conti- 
nuer ses  études  de  médecine,  une  correspondance  suivie 
s'engagea  entre  les  deux  jeunes  gens,  au  su  de  Des- 
chartres.  L<-  lettres  de  Stéphane  avaient  un  ton  sérieux  et 
quelque  peu  pédantesque  qui  ne  déplaisait  point  à  Aurore. 
Malheureusement,  il  tomba  réellement  amoureux  de  --"il 
élève,  ce  <|u<-  George  Sand  nous  raconte  d'une  manière 
assez  transparente,  l»i<-ii  qu'avec  <!<•>  réticences  et  tout  en 
ayant  l'air  de  dire  le  contraire.  Stéphane  Ajasson  fut, 
disons-le  dès  ;">  présent,  le  premier  de  la  nombreuse  série 
des  hommes  qui  furent  épris  de  George  Sand.  Laissant  de 
côté  ceux  envers  qui  elle  n»-  fut  pas  indifférente,  remar- 
quons qu'Aurore  Dupin,  comme  plus  tard  Aurore  Dude- 
vant,  eut,  dans  I»-  sens  propre  du  mot,  un  c  succès 
presque  incroyable  ;  le  nombre  de  ses  adorateurs  fut  légion. 
Sa  Correspondance  <•!  son  premier  ouvrage  :  Voyage  en 
Auvergne,  nous  montrent  < | < i« -  toutes  ses  apparitions  dans 


198  GEORGE    SAM) 

le  inonde,  tous  ses  voyages,  etc.,  furent,  toujours  et  par- 
tout, accompagnés  de  a  conquêtes  »,  ce  qui  l'ennuyai! 
sauvent  cl  la  fâchai!  même.  EHe  attirail  les  adorations  sans 
le  vouloir.  C'était  une  nature  decharmeuse. 

Quoi  qu'il  <'it  soit,  elle  resta  indifférente  envers  Stéphane 
cl  fut  très  peinée  quand  Deschartres  assura,  que  la  lettre 
qu'elle  venait  de  recevoir,  ressemblait  fort  ;'i  une  déclara- 
tion d'amour.  I);m>  sa  naïveté,  «'Ile  n'y  avait  rien  vu. 

Le  grossière  indiscrétion  de  son  confesseur  ;'•  ce  sujet 
l'avait  néanmoins  empêchée  de  fréquenter  le  confessionnal. 
Depuis  lors  elle  ne  pratiqua  presque  |>lu^.  En  comparaison 
des  offices  du  couvent,  !<■  service  à  l'église  du  village  lui 
semblait  une  sorte  de  parodie.  Elle  préférait  lire  la  m 
chez  elle.  Un  nouvel  incident  qui  rul  lieu  au  cours  de 
l'été,  vint  lui  montrer  combien  petites  et  insignifiantes 
sont  ces  cérémonies  quand  on  les  compare  à  la  foi  véri- 
table. 

Le  mari  de  la  vieille  M'"  Dupin  avait  eu  de  M"*  d'Epi- 
nay  un  fils  naturel,  qui,  en  1821,  était  archevêque  d'Arles. 
Il  aimait  beaucoupsa  quasi  belle-mère,  qui  1  a\  ait  tendrement 
soigné  dans  son  enfance.  A  cette  époque,  c'étaif  un  bon- 
homme gai,  replet,  gourmand,  débonnaire  et  très  borné". 
Lorsqu'il  apprit  que  sa  belle-mère  était  malade,  il  s'empi 
d'arriverel  entreprit,  selon  George  Sand,  une  chose  impos- 
sible. 11  voulut  persuadera  Marie-Aurore  qu'elle  devait  se 
confesser  ei  recevoir  l'extrême-onction,  afin  de  ne  pas 
mourir  dans  l'impénitence  finale.  La  vieilledame  se  trou- 
vait alors  dans  un  de  ses  moments  lucides  et  s'était  même 
remise  à  sa  correspondance  et  à  ses  affaires.  Aurore,  en 
vraie  croyante,  fut  iUmr  épouvantée  en  voyant  l'archevêque, 
sans  préparations,  sans  préambules  et  de  la  manière  la  plus 
grossièrement   plaisante  du  monde,  déclarer  à  Mu,c  Dupin 


GEORGE    SAND  109 

que,  quoiqu'il  n'osât  pas  disputer  contre  sa  «  maman  ■>. 
cllf  pourrait  bien  —  puisqu'elle  allait  mieux,  remplir 
les  formalités  catholiques.  Lui,  archevêque,  l'empêcherait 
ainsi  de  tomber  en  enfer,  <>ù  elle  irait  infailliblement,  il  en 
était  sûr,  malgré  tout  son  amour  pour  «  maman 
elle  ne  >\  soumettait  pas.  Ce  discours  baroque  et  d'un 
comique  achevé  à  force  de  candeur  dévote,  fit  sourire  Marie- 
Aurore.  Mais,  voyant  l'émotion  d'Aurore,  <|uj  assistait  à 
cette  scène,  connaissant  safoi  profonde,  ne  voulant  attrister 
ni  son  quasi  beau-fils,  ni  sa  petite-fille,  ne  voulant  surtout 
pas  lui  faire  encourir  les  reproches  de  qui  que  ce  fût  d'avoir 
Laissé  mourir  sa  grand'mère  sans  confession,  elle  consentit 
à  faire  ce  qu'on  demandait  d'elle.  L'archevêque  se  frotta 
les  mains  de  j,,i<'.  d'avoir  «  si  !>i<'n  bâclé  cette  affain 
dit,  ;*i  plusieurs  reprises,  o  qu'il  fallait  battre  le  fer  pen- 
dant qu'il  était  chaud  »,  et  l»v  Lendemain  même  il  lit  venir 
le  vieux  curé  rustique  de  Saint-Chartier  pour  confesser  sa 
belle-mère.  Aurore  n'osait  pas  même  s'en  réjouir,  tellement 
elle  était  indignée  de  la  manière  inconvenante,  <l<>nl  un 
prêtre,  un  archevêque,  traitait  Les  choses  les  plus  sacrées 
de  la  religion.  M;«i>  Marie-Aurore,  ayant  tranquillisé  -<>n 
beau-fils  |>;u-  sa  soumission  à  remplir  ses  devoirs  reli- 
gieux, sut  aussi  calmer  l'âme  angoissée  d'Aurore.  Elle  fil 
assister  la  jeune  fille  à  sa  confession,  avoua  sincèrement 
qu'elle  n'avait  jamais  donné  <l<'  L'importance  aux  pratiques 
du  culte,  que  depuis  !;•  mort  de  son  (ils,  elle  ,i\.iii  même 
complètement  cessé  de  penser  à  Dieu,  mais,  qu'au  fond  <l«' 
son  cœur,  »'ll<'  n'avait  jamais  douté  <!«■  son  existence  et 
qu'elle  attendait  <!<■  Lui  son  pardon,  car  Lui,  qui  ^.nl  et 
comprend  tout,  avait  sûrement  dû  comprendre  son  déses|>oir. 
Cette  confession  ébranla  complètement  Aurore  et  le  vieux 
curé  villageois,  qui  prononça  en  pleurant  les  paroles  <l  abso- 


200  GEORGE    SAND 

lui  ion.  Marie-Aurore  (il  ensuite  entrer  dans  sa  chambre  tous 
les  gens  de  l;i  maison  el  du  \  î  liage,  demanda  pardon  à  tous 
cl  reçut  devanl  eux  les  derniers  sacrements.  Mais  comme 
elle  possédait  à  fond  le  latin,  elle  commentait  à  sa  manière  les 
paroles  du  prêtre,  disant  tantôt  :  <•  .)<•  crois  à  cela  »,  tantôt  : 
«  Il  importe  peu  ».  Elle  avait  l'air  de  vouloir  conserver 
par  là  son  droit  à  la  liberté  de  conscience  :  même  dans  un 
moment  aussi  solennel  elle  restait  fidèle  à  ses  convictions 
et  aux  libres  croyances  de  toute  sa  vie.  Le  vicomte  d'Haus- 
sonville  a  bien  raison  de  croire  que  cette  scène  a  dû  laisseï 
dans  l'âme  sensible  <l»'  la  jeune  fille  une  empreinte  ineffa- 
çable et  ébranler  en  elle  les  préceptes  catholiques,  qui 
lui  furent  inculqués  au  couvent.  Ce  régime  catholique  avait 
duré  trop  peu  <!<•  temps  et  avait  été  trop  superficiel  pour 
pouvoir  jeter  des  racines  bien  profondes  dans  lame  d'Au- 
rore, qui  avait  grandi  en  dehors  de  toute  doctrine  religieuse, 
et  qui  trouvait  maintenant,  dans  cette  période  de  doutes 
et  de  réflexions,  l'Eglise  orthodoxe  représentée  par  des  ser- 
viteurs aussi  ineptes  :  un  prélat  stupide,  un  prêtre  de  petite 
ville  manquant  do  lad,  et  un  rustique  curé  de  village  tout 
craintif  devant  sa  dodo  et  noble  fille  spirituelle. 

Avant  le  départ  de  Monseigneur  l'archevêque,  il  se 
passa  encore  des  choses  <jui  lui  firent  définitivement  perdre 
tout  ascendant  aux  yeux  d'Aurore.  Ainsi,  par  exemple,  il 
entra  dans  la  bibliothèque  de  sa  soi-disant  belle-mère  el 
s'occupa  de  brûler  et  de  mettre  en  pièces  les  livres,  dont  la 
lecture  lui  paraissait  nuisible.  Heureusement,  Deschartres, 
qui,  en  sa  qualité  de  régisseur  et  de  maire  ^\r  Nohant,  devait 
veiller  aux  intérêts  des  membres  de  sa  commune,  arriva  à 
temps  pour  arrêter  ce  vandalisme. 

Ainsi,  par  gradations  insensibles,  par  un  enchaînement 
d'événements,  de  faits,    de   réflexions  et    de    sentiments. 


GEORGE    SAN  D  20! 

Aurore,  cette  fervente  pratiquante,  qui  se  confessait  trois 
fois  par  semaine  el  avail  coutume  de  s'entretenir  presque 
chaque  jour  avec  son  directeur  de  conscience,  rompil 
presque  tout  à  fait  avec  l'Eglise  romaine,  toul  en  restant 
de  cœur,  comme  par  le  passé,  ardemment  et  profondément 
croyante.  C'est  à  cette  époque  aussi,  bêlas!  qu'elle  rompil 
hardiment  avec  l'opinion  publique. 

Les  méchantes  langues  de  La  Châtre  lui  avaient  déjà 
suffisamment  montré  qu'on  ne  doit  pas  se  soucier  <lu  a  qu'en 
dira-t-on  ».  Un  «  affront  o  que  la  soi-disant  bonne  société 
voulait  lui  faire  à  une  fête  de  village  pour  la  punir  de 
l'appui  moral  qu'elle  avait  donné  à  une  pauvre  fille, 
L'édifia  plus  encore  cette  fille  lui  servit  sans  doute  de  mo- 
dèle pour  sa  Louise,  sœur  de  Valentine  .  Cet  «  affront 
ne  reussil  pas,  grâce  à  l'intervention  des  jeunes  villageois 
(|ui  aimai  tnt  et  estimaient  Aurore.  Cet  incident  inspira  à 
celle-ci  un  profond  mépris  pour  le  «  inonde  »  et  son  juge- 
ment. Et,  quoique  non-  soyons  portés  à  croire  que  l<i> 
dialogues  à  ce  sujet  entre  Aurore  et  Deschartres,  que 
George  Sand  a  la  complaisance  de  transcrire  dans  son 
Histoire,  ont  dû  être  écrits  post  facto,  que  c'est  là,  proba- 
blement, l'expression  des  opinions  ultérieures  de  George 
Sand  et  non  des  causeries  ayant  réellement  existé,  ou,  si 
elles  ont  existé,  que  les  choses  se  sont  passées  autrement 
qu'elle  ne  le  dit,  il  faut  pourtant  reconnaître  que  les  sen- 
timents hostiles  de  la  société  de  La  Châtre  envers  la  jeune 
fille  exercèrent  sur  sa  vie  une  influence  considérable.  Dès 
«•cl  âge  la  médisance  et  l'injustice  qu'elle  eut  à  endurer  la 
firent  entrer  en  guerre  avec  l'opinion  publique  qu'elle  fut 
portée  à  confondre  avec  le  o  que  dira  le  monde  »,  et  cette 
guerre,  elle  la  continua,  sinon,  loute  sa  vie,  au  moins  pen- 
dant de  Longues  années.  Comme  il  arrive  toujours  en  pareil 


202  GEORGE    s  A  M) 

cas,  la  position  «  offensive  et  défensive  »  qu'elle  dut 
prendre  envers  el  contre  tous,  lui  lit  dire  ou  faire  beau- 
coup de  choses  inutiles  ou  injustes.  A  l'époque  dont  nous 
parlons,  l'injustice  humaine,  les  déceptions,  l'isolement,  la 
fatigue  par  suite  d'un  excès  de  lectures  et  L'impressionna- 
bilité  d'un  vrai  artiste,  qu'elle  portail  dans  toutes  ces  lec- 
tures el  qui  lui  faisail  épouser  les  douleurs  et  l<i  «  mal 
général  »  sur  lesquels  gémissaient  ses  auteurs  favoris  . 
l'amenèrenl  à  un  pessimisme  si  noir,  qu'elle  songea  au 
suicide.  Il  \  cul  dans  la  suite  plusieurs  périodes  de  sem- 
blables désenchantements  el  de  désespoir  dans  la  \i<'  de 
George  S  and.  Un  jour  qu'elle  traversail  la  rivière  au  gué, 
avec  Deschartres  qui  l'avait  devancée  de  quelques  pas,  elle 
voulut  se  noyer  dans  l'Indre  avec  sa  Colette.  Heureusement 
Deschartres  qui  n<'  se  doutait  de  rien,  <•!  la  brave  jument 
qui  sut  lutter  contre  le  torrent  —  la  sauvèrent  pour  cette 
fois.  Le  bain  froid  la  guéri!  pour  longtemps  de  celle  manie, 
mais  une  disposition  à  la  mélancolie  et  au  pessimisme,  tout 
à  fait  en  désaccord  avec  son  âge,  ne  la  quitta  pas  de  si  tôt. 
C'est  ainsi  qu'en  l'espace  de  ces  dix-huit  mois,  Aurore 


1  s  ■>  livre-  préférés  étaient  alors  René,  le  Misanlhi'ope,  les  œuvres 
de  Rousseau,  le  Connue  il  vous  plaira  de  Shakespeare,  dans  lequel 
l'attirail  surtoul  le  pessimiste  Jacques.  Notons  ici  que  lorsque  G 
Sand,  entre  1847  el  1854,  écrivil  Y  Histoire  de  ma  Vie,  se  rappelant  pro- 
bablement ses  lectures  de  jeunesse,  elle  Qt,  l'une  après  l'autre,  deux 
pièces,  ayant  pour  personnage  principal  le  triste  auteur  d'Alcesl 
qu'à  cette  même  époque  elle  adapta  pour  la  scène  française  le  Comme 
il  vous  plaira  de  Shakespeare.  D'un  autre  côté,  il  est  certain  qu'entre 
le  Jacques  de  Shakespeare  el  Rousseau  lui-même  il  y  a  une  certaine 
parenté  spirituelle.  Ce  Jacques  est  un  Rousseau  du  commencement  du 
xvii8  eu  de  la  lin  du  xvi°  siècle,  un  Mai  Rousseau  avec  -on  mépris  des 
hommes,  son  amour  de  la  nature,  sa  pitié  pour  le-  animaux,  i  I 
liait  de  parenté  spirituelle  esl  signalé,  entre  autre-,  par  Brandès  dans 
son  li\  re  sur  Shakespeare.  Il  es1  donc  tout  naturel  qu'Aurore  ait  incons- 
ciemment ei  simultanément  éprouvé  une  \  ive  sympathie  pour  les  œuvres 
de  J.-J.  Rousseau  el  pour  le  triste  prince-ermite,  qui  n'a  existé  que 
dans  l'imagination  du  grand  poète  anglais. 


GEORGE    SAM)  203 

avait  énormément  avancé  dans  ses  Idées,  dans  ses  habi- 
tudes intellectuelles  el  dans  ses  rapports  avec  le  monde; 
elle  s'étail  mise  dans  une  position  tout  exceptionnelle. 
D'adoratrice  aveugle  de  sa  mère,  elle  était  devenue  l'amie 
et  l'admiratrice  consciente  de  sa  grand'mère;  de  rêveuse 
mystique  —  rêveuse  libre-penseuse  :  <l  <  eau  douce  «-f  dor- 
mante »  du  couvent  —  amazone  intrépide  <■(  jeune  étudiant 
hardi  et  avide  de  sciences;  d'humble  ouaille'de  l'Eglise, 
presque  sœur  converse  —  une  révoltée  contre  l'opinion 
publique,  rendant  ces  dix-huit  mois,  ln>i>  traits  fonciers 
de  sa  nature  se  manifestèrent,  se  formèrent  el  se  dévelop- 
pèrent définitivement  cbez  elle  :  1°  la  soif  passionnée  de 
s'instruire,  dechercherla  vérité,  jointe  à  la  rêverie  et  au 
désir  de  concilier  ses  connaissances  et  ses  croyances  avec 
actions  et  son  régime  de  vie,  afin  que  le  tout  fut  en 
harmonie  avec  sa  notion  <ln  inonde  entier  ;  '1  l'amour 
sionné  de  la  liberté,  de  la  vie  libre  au  indien  de  la 
nature,  dans  un  mouvement  continuel  et  une  variété  perpé- 
tuelle d'impressions  extérieures  ;  3°  l'esprit  d'indépendance 
et  le  courage  de  jouir  de  cette  liberté,  ■ —  o  l'audac<  de  son 
opinion  o  allanl  jusqu'au  mépris  de  l'opinion  publique  et 
surtout  du  o  qu'en  dira-t-on  ». 

Nous  ne  croyons  pas  nous  tromper  en  avançant  que  nous 
avons  là  tous  les  points  de  répère,  tous  les  fils  conduc- 
teurs de  la  vie  future  d'Aurore  Dupin  et  d'Aurore  Dude- 
vant,  et  l<»ul  à  la  fois  les  Leitmotiv e  de  l'œuvre  de 
(  îeorge  Sand. 

Combien  l'âme  aimante  de  la  grand'mère  eût  pu  adoucir 
et  éclairer  tout  cela,  el  que  n'aurait-elle  pas  pu  prévenir  ! 
Mais  l;i  grand'mère  était-elle  encore  là?  Non,  hélas!  il  n'\ 
avait  plus  que  son  corps  et  ce  corps  était  arrivé  à  sa  der- 
nière heure.  La  lucidité  d'esprit  qui  lui  était  revenue  pen- 


204  GEORGE    s  a  M) 

dant  l'été  avail  duré  fort  peu".  Vers  L'automne,  son  étal 
empira.  Ce  o'esl  pas  de  cel  être  faible,  qui  ne  pouvait 
plus  prendre  pari  à  rien  el  pour  Lequel  Aurore  déployait 
désormais  des  soins  vraiment  maternels,  <|tù'll<-  pouvait 
attendre  des  conseils  et  un  soutien.  Deschar  très,  qui  pen- 
dant toute  L1enfance  d'Aurore  l'avait  persécutée,  s'inclinait 
maintenant  aveuglément  devant  son  esprit,  ses  capacités, 
son  caractère  et  lui  laissait  une  liberté  entière.  Il  serait 
donc  difficile  de  dire  quelle  direction  eussent  pris  !e^ 
pensées  et  le  caractère  de  La  jeune  fille  si  sa  grand'mère 
avait  vécu  plus  longtemps,  si  Aurore  avait  pu  jouir  davan- 
tage de  cette  liberté  illimitée  et  si  elle  avait  pu  réaliser  le 
désir  (|ui  ne  l'avait  pas  quittée  de  rentrer  au  couvent, 
afin  d'y  terminer  ses  études  et  de  vivre  dans  \a  société 
do  nombreuses  compagnes  et  d'institutrices  aimées  et 
aimables.  La  mort  de  sa  errand'mère  vint  tout  bouleverser. 


CHAPITRE   V1 

(1825-1831) 

Mort  <1<'  la  grand'mère.  —  Vie  pénible  ;•  Paris.  —  Le   Plessis. 
M.  Dudevant.   —   Bonheur.  —  Premiers   troubles   et    premiers 
chagrins.  —  Voyages.—  Les  Pyrénées.        Aurélien  de  Sèze  <•! 
Zoé  Leroy.        Vie  à  Nohant  ei  à  la  Châtre.  —  Luttes  intimes. 
—  Recherches  d'un  métier.  —  Départ  pour  Paris. 

I  );in>  la  Quil  du  25  décembre  18*21 ,  à  L'aube,  aux  sons  des 
cloches  <lc  Noël,  mourut  Marie-Aurore  Dupin  de  Francueil, 
l'aïeule  d'Aurore  Dupin.  Cette  morl  amena  de  grands 
changements  dans  la  vie  ei  le  sort  de  la  Future  George 
Sand.  Aussitôl  s'ouvrit  la  question  de  savoir  à  qui  serait 
confiée  la  tutelle  <le  la  jeune  fille  qui  avait  alors  dix-sep! 
;ui>.  M"'  Dupin,  soucieuse  de  l'avenir  de  sa  petite-fille, 
désirai!  la  marier  de  son  vivant,  et  rêvai!  pour  elle,  cela 
se  comprend,  un  beau  parti,  <ii  lui  faisant  épouser  un 
homme  l»«>n.  riche  e!  <!<•  son  monde.  Mais,  comme  Sophie 
Dupin,  lu  mère  de  la  jeune  fill»-  n'avait  agréé  aucun  des 
partis  que  proposai!  l'aïeule,  e!  que,  d'ailleurs,  Aurore  étail 
encore  trop  jeune  pour  être  mariée,  les  choses  en  étaient 
restées  ;'•  l'étal  de  projet.  Sentan!  >;i  lin  approcher,  la 
vieille  M"  Dupin  s'inquiétai!  en  pensanl  que  sa  [)etite-fillo 
resterai!  seule  dans  la   vie,  sans  guide  pour  la  diriger  e! 


'  Ce  chapitre  a  paru  dans  les  livraisons  de  janvier  et  février  1803  de 
Ronsskoïé  Bogatsh o      [la  fl  soua  le  titre  d< 

Sand  ci  M.  Dudevant    . 


206  GEORGE    SA>I) 

sans  tuteur  pour  La  protéger.  Longtemps  encore  avanl  >;< 
dernière  maladie,  elle  avait  exprimé  le  désir  formel  que  la 
tutelle  ue  lui  confiée  en  aucun  cas  à  Sophie.  Elle  ;i\;iii 
toute  raison,  comme  nous  l'avons  vu,  de  s'opposer  à  ce 
choix  qui  paraissail  cependani  naturel.  Elle  voulu!  se 
précautionner  contre  toul  événement.  Elle  eu!  un  entretien 
avec  Aurore.  Elle  lui  mit  sou-  les  yeux  combien  ses  inté- 
rêts, ses  habitudes,  ses  idées  différaient  des  intérêts  el  des 
idées  de  sa  mère,  el  elle  lui  démontra  qu'elles  ne  pourraient 
jamais  vivre  ensemble.  Elle  fil  venir  à  Nohant  le  plus 
proche  parenl  d'Aurore  du  côté  paternel,  !«■  petit-fils  de 
son  défunt  mari,  le  comte  René  de  Villeneuve1,  et,  après 
avoir  causé  avec  lui,  elle  fil  insérer  dans  son  testament 
une  clause  déclarant  qu'après  sa  mort,  ce  serait  lui,  René 
de  Villeneuve,  et  sa  femme,  qui  seraient  chargés  de  La 
tutelle  de  la  jeune  fille.  Par  ce  testament,  M'  Dupin  lais- 
sait à  Aurore,  sou  unique  héritière  en  ligne  directe,  tous 
ses  biens,  meubles  et  immeubles,  <pii  comprenaient  la  terre 
el  le  château  <lc  Nohant,  une  maison  à  Paris  portant  le 
nom  de  V Hôtel  de  Narbonne  et  qui  se  trouvait  dans  la 
rue  «te  la  Harpe,  où  passa  plus  tard  le  boulevard  Saint- 
Germain),  et  des  valeurs  d'Etat;  letout  formant  un  capital 
total  de  500.000  francs.  Aurore  devait  là-dessus  faire  une 
rente  viagère  à  sa  mère,  à  Deschartres  et  à  quelques  vieux 
serviteurs. 

Sophie  apprit  par  un  espion  domestique  l'article  du  tes- 
tament (jui  lui  enlevait  la  tutelle  de  sa  fille  ;  elle  n'igno- 
rait jamais  ce  qui  se  passait  chez  sa  belle-mère;  mais  elle 
t'e'mnit  de  n'en  rien  savoir. 

o 

Lorsque,  après  les  funérailles,  on  ouvrit  le  testament 

1  C'esl  If  motif  <jui  le  lit  venir  ù  Nohant  en  été  1821,  (Voir  plus  haut. 
p.  195-196.) 


GEORGE    5AND 

en  présence  d'Aurore,  de  Sophie,  des  Villeneuve,  de  Des- 
chartres  et  dé  quelques  amis  intimes,  el  qu'on  en  vint  à  lire 
la  clause  mentionnée,  Sophie  l'ut  hors  d'elle-même,  lit  à  tous 
ceux  qui  étaient  là  une  scène  épouvantable,  déclara  qu'elle 
ne  céderai!  jamais  à  personne  les  droits  qu'elle  avait  sur  sa 
fille,  qu'elle  la  prendrai!  chez  elle,  et  qu'elle  oe  voulait 
rien  entendre  à  ce  sujet.  Elle  accabla  de  reproches  Des- 
chartres  qu'elle  haïssait  et  regardait  comme  son  plus  grand 
ennemi,  et  sa  fille  dont  elle  ne  s'était  plus  du  tout  occupée 
depuis  plusieurs  années  et  qu'elle  n'avait  nullement  pensé 
à  aider  pendant  les  longs  mois  où  Aurore  était  restée  seule 
avec  sa  grand'mère  mourante  et  son  vieux  gouverneur  :  elle 
accabla  aussi  d'injures  la  défunte  elle-même  sans  mesurer  ni 
ses  accusations,  ni  ses  expressions.  Elle  ne  put  retenir  sa 
colère,  jeta  sa  pauvre  fille  dans  un  grand  désespoir  et  lui 
lit  comprendre,  pour  la  première  fois  de  sa  \  ie,  <|u'il  y  a\  ait 
en  effet  un  gouffre  entre  elles  deux.  Tout  les  séparait  :  la 
différence  de  nature  qu'Aurore  tenait  de  son  père  plus  que 
de  sa  mère,  et  L'éducation  !  Elevée  d'abord  sous  la  direction 
de  ><»ii  aïeule,  Femme  d'une  culture  élégante  et  <le  grande 
instruction,  puis  au  couvent  des  Anglaises,  elle  s'était  par 
là  encore  éloignée  <le  sa  mère,  qui  l'aimait  d'un  amour  sin- 
cère  cl  ardent,  mais  qui,  elle-même,  était  vulgaire,  extrava- 
gante, disons  même  un  peu  grossière,  et  parfois  irrespon- 
sable <le  ses  actions  au  point  <le  paraître  détraquée.  Sans 
revenir  sur  I*'--  détails  de  l'adolescence  d'Aurore,  nous  nous 
contenterons  uV  rappeler  ici  que  l'éducation  catholique 
qu'elle  reçut  au  couvent,  avait  développé  en  elle  l'espril 
d'analyse  et  une  tendance  vers  les  aspirations  spirituah'stes. 
Sa  pensée  avait  pris  une  force  nouvelle  sous  l'influence 
des  oeuvres  poétiques  et  philosophiques  qu'elle  aimait  à  lire 
et  qui  étaient  devenues,  depuis  quelque  temps,  une  \  éritable 


208  GEORGE    SAM) 

passion.  Ces  lectures  graves  dirigèrent,  ;*i  leur  tour,  eel 
esprit  d'analyse  vers  des  intérêts  ei  des  questions  graves. 
Malgré  leur  désordre  ei  leur  manque  de  système  ils  déve- 
loppèrent étonnamment  la  jeune  fille  el  en  firent,  avec  le 
temps,  une  femme  sérieuse  el  réfléchie.  Pour  Le  moment, 
eei  esprii  d'analyse  lui  montrai!  combien  il  y  avait  peu  de 
similitude  entre  elle  el  sa  mère.  Voici  ce  qu'elle  écrivail  à 
René  de  Villeneuve,  par  rapport  à  ses  luttes  domestiques, 
dans  une  lettre  datée  de  1K2I  il  esl  ;*i  présumer  que  ce 
lui  immédiatemenl   après  la  scène  donl   nous  avons  parlé 


UlS  liant 


.1  Monsieur  le  ('<>mi<'  René  de  Villeneuve^ 
rue  de  Grammont,  Paris. 

Jeudi  -mi  (1821) 

«  Je  ne  veux  |>;is  perdre  celte  petite  occasion  de  vous 
dire  quelques  mots,  mon  bien  cher  et  bon  cousin,  avant  le 
dépari  de  mon  groom,  lequel  esl  accompagné  de  Chlupon, 
qui  va  faire  les  délices  ou  le  désespoir  de  ses  compagnons 
de  voyage.  La  journée  a  été  odieuse.  Un  propos  abomi- 
nable, atroce,  impudent,  qui  m'a  été  relaté  ce  matin. 
m'avait  mise  d'une  humeur  massacrante  et  d'un  froid  de 
glace.  Pendant  le  déjeuner,  on  me  signifie  que  Sophie 
fera  la  route  avec  André,  vu  qii'on  n'a  pas  besoin  d'elle 
pour  voyager  ni  pour  faire  mes  malles.  Je  désire,  dis-je 
froidement,  qu'elle  ni1  accompagne.  —  Et  moi,  me  répond 
mie  voix  aigre,  je  désire  qu'elle  ne  vous  accompagné  pas. 
Je  veux  trouver  mon  dîner  et  mon  appartement  tout  prêts; 
el  puisque  je  ceux  bien  vous  garder  avec  moi.  je  m-  veux 
pas  essuyer  de  privation,  de  gène,  etc.,  etc.  A  ces  mots. 


GEORGE    S  \M>  209 

findigne  propos  du  matin  s'est  réuni  à  ce  nouveau  motif 
d'indignation. 

«  Pour  la  première  fois  de  ma  vie,  j  ;ii  éprouvé  de  La 
colère,  car  ce  que  j'ai  senti  <-n  cet   instant   ne  ressemble 

en  rien  ;'i  ce  «pu-  j';ii  jamais  éprouvé,  je  me  suis  tei à 

quatre  |><>m-  ne   répondre  que  ces   mots  avec  un   mépris 
concentré  :    «    Vous  roulez  bien   me  garder   auprès    de 

vous!  Quand  vous  l'ai-je  demandé?  Ne  m'avéz-vous  pas 
«  forcée!  ••  M.  Deschartres  et  ses  maréchaux*  ont  mis  des 
holà  ! 

«  Mn  mère  est  restée  muette  comme  un  terme  et  pâle 
comme  la  mort,  de  rage,  et  de  confusion.  La  tante  ;i  eu 
une  espèce  d'étourdissement  très  intéressant,  et  le  Maré- 
chal était  tout  tremblant.  Le  pauvre  Deschartres  se  tenait 
;'i  quatre  pour  ne  pas  pleurer  tout  haut,  mais  pour  moi,  !<• 
sang-froid  du  mépris  est  venu  à  mon  secours. 

«  Ma  mèreaété  sans  rancune  apparente  et  s'est  rendue. 
Elle  m'a  fait  grâce  des  affreux  baisers,  mais  elle  m'a  lancé 
des  coups  de  pattes  aigres  comme  verjus,  ou  pour  mieux 
dire  comme  elle,  pendant  le  dîner.  Dans  le  jour,  nous  avons 
élr  faire  nos  visites  d'adieu  ;'i  la  Châtre,  les  deux  sœurs 
ensemble  |>;n-  un<'  rue,  mes  femmes  et  moi  par  l'autre.  A 
peine  rentrées,  le  Maréchal  a  commencé  ses  assommantes 
histoires.  Pour  moi,  je  me  suis  endormie  sur  ma  chaise  du 
plu*-  profond  sommeil  et  je  ne  m  •  suis  réveillée  qu'au  bout 
de  quelques  heures,  au  dénouement.  Les  ma  mère,  ma 
bonne,  mon  lapin,  \<>nl  toujours  leur  train.  Tonton  Des- 
chartres perd  la  tête,  le  pam  re  homme  en  radote.  J'ai  reçu 
de  nouvelles  propositions  <l  insurrection  dans  mon  vilL 
Ceci  ;i  fait  un  |><-ii  diversion  à  mon  chagrin. 

•  (         .  ,!n ,    \|    Maréchal  el  M  femm  •.  la  lantc  d'Aui 

li 


210  GEORGE    sa  M) 

<(  Au  total,  la  journée  m'a  paru  mortelle,  jusqu'à  Chlu- 
poii  qui  faisait  des  bâillements  à  se  démettre  la  mâchoire. 

a  II  esi  inutile  d'ajouter  des  réflexions  à  ce  récit.  Vous 
savez  trop  celles  que  je  ferais.  Mais  ce  que  je  dois  \<>u^ 
dire  et  ne  jamais  me  lasser  de  \<>u^  redire,  cher  René, 
c'est  que  je  n'oublierai  de  ma  vie  le  service  que  \<»u-> 
m'avez  rendu,  le  sacrifice  que  vous  m  avez  fait,  la  preuve 
d'amitié  que  vous  m'avez  donnée  el  l;i  reconnaissance  que 
je  vous  dois.  J'ai  fait  des  vœux  boute  la  journée  pour  que 
vous  eussiez  bon  voyage.  Vous  voyez  que  le  ciel  a  exauce 
ma  prière  et  qu'il  fait  l<»ui  exprès  pour  \<>u->  I»'  plus  beau 
temps  du  inonde. 

«  Adieu!  Adieu!  je  dors  ;  mes  yeux  s'appesantissent, 
j'écris  à  tâtons,  mais  les  mots  de  tendresse  et  de  recon- 
naissance éternelle  se  trouvent  tout  naturellement  sous  ma 
plume. 

«  A  mardi  malin. 

«  Tonton  Chedartres1  est  à  vos  pieds,  la  petite  mère  dit 
que  vous  êtes  un  joli  homme  et  la  tante,  voulant  vous 
sourire,  l'ail  une  grimace  épouvantable.  » 

Gomme  elle  ne  cessait  pas  cependant  d'aimer  sa  mère, 
elle  déclara,  en  Noyant  la  sincérité  de  son  chagrin,  qu'elle 
se  soumettrait  à  .sa  volonté  et  qu'elle  la  suivrait  où  elle 
voudrait  la  mener. 

En  faisant  cette  déclaration,  Aurore  savait  parfaitement 
ce  qu'elle  perdait  et  à  quoi  elle  renonçait.  Elle  était, 
comme  nous  l'avons  vu,  trèsliéeavec  René  de  Villeneuve  ; 
elle  partageait  aussi  les  goûts  et  les  habitudes  de  sa  tille 
Emma,  plus  tard  comtesse  delà  Roche-Aymon.  Si  Aurore 

1  Altération  plaisante  et  amicale  du  nom  de  De>ehartres. 


GEORGE    5AND  211 

;i\;ii»  pu  s'établir  chez  eux  e(  passer  quelques  années  dans 
L'atmosphère  de  cette  famille  aimante,  amie  et  tranquille, 
qui  lui  convenait  e(  aurait  partag  >ûts,  elle  s'en  lui 

certainement  bien  trouvée  et  son  avenir  fût  devenu  proba- 
blement tout  autre.  Se  sentant  à  l'aise  et  heureuse,  «-11»'  ne 
se  fût  sans  doute  pas  mariée  6i  vite  et  avec  tant  d'étourde- 
rie,  et  les  Villeneuve,  loin  de  se  refusera  -<>n  désir  de 
rentrer  pour  quelque  temps  au  couvent,  afin  d'y  continuer 
et  d'y  finir  son  éducation,  L'auraient  certainement  encoura- 
ragée  dans  son  dessein. 

L'orageux  emportement  de  sa  mère  changea  tous  ces 
plans  et  ces  projets.  Aurore  la  suivit  à  Paris,  laissant  Xohanl 
;ui\  soins  de  Deschartres.  Les  Villeneuve  eurent  quelque 
temps  encore  l'espoir  que  Sophie  permettraH  ;'i  sa  fuie  <!<' 
rentrer  au  couvent  et  qu'Aurore  saurait  ensuite  reconquérir 
son  indépendance.  Mais,  comme  il  n'y  avait  ;il<>i-^  aucune 
place  vacante  au  couvent  des  Anglaises  et  que,  <1  un  autre 
côté,  S» »j >l lit • .  par  suite  de  comptes  d'argent  et  <l  hérit 
éclata  de  nouveau  <-n  sorties  orageuses  et  furibondes,  Les 
Villeneuve,  <|ui  gardaient  encore  quelques  préjugés  de  race, 
déclarèrent  à  Aurore  qu'elle  avait  à  choisir  entn  ses  parents 
l>aternels,  et  sa  mère,  escortée  <l<-  sa  parenté  et  d< 
amis. 

René  de  Villeneuve,  plus  doux  et  |>lu->  lin.  cacha  les 
causes  de  cette  mise  en  demeure,  ou  du  moins  ne  s'en 
expliqua  \>-^  clairement.  Son  frère  Auguste  déclara  ouver- 
tement qu'il  regardait,  quant  ;'i  lui.  tout  <•<•!;>  comme  i 
Lellen  et  préjug(  s,  mais  «|u<-  La  jeune  fill<-  se  perdrait  aux 
veux  <lu  monde,  si  jamais  elle  se  montrait  dans  Les  nu 
au  t  béat  re  ;>\  ec  sa  mère  et  La  parenté  de  cette  dernière;  que 
ses  parents  paternels,  Les  femmes  surtout,  refuseraient  «  1  *  * 
la  recevoir,  et  qu'elle  devait  renoncer  t  jamais 


212  GEORGE    SAND 

de  trouver  un  bon  parti  dans  leur  monde.  Si  elle  voulait 
remplir  les  volontés  de  sa  grand'mère,  elle  devait,  sans 
rompre  brusquement  avec  sa  mère,  tâcher  d'échapper  pru- 
demment à  son  autorité,  en  rentrant  d'abord  au  couvent 
à  la  première  vacance  qui  se  présenterait,  puis  chez  les 
Villeneuve  pour  occuper  ensuite  dans  le  monde  la  place 
qui  lui  revenait  de  droit.  11  ne  fallait  que  cela  pour  décider 
immédiatement  Aurore  à  ne  pas  quitter  sa  mère  et  à  rompre 
avec  les  Villeneuve.  René  la  quitta  comme  eût  pu  le  Faire 
un  étranger,  sans  même  la  saluer,  chagrinant  profondé- 
ment Aurore,  mais  la  laissant  inébranlable  dans  sa  résolu- 
tion. 

Les  raisonnements  démocratiques  et  les  doctrines  égali- 
taires  que  déploie  à  ce  sujet  George  Sand  dans  son  His- 
toire de  uni  \  "n\  en  avançant  que  tous  les  hommes  sont 
égaux^devant  Dieu,  que,  déjà  dès  son  enfance,  ellen'avail 
reconnu  ni  patriciens,  ni  plébéiens,  ni  seigneurs,  ni  \  assaux, 
et  que  c'étaient  ces  convictions  qui  l'avaient  portée  à  agir 
comme  elle  l'avait  fait,  doivent  être  rapportés  comme 
presque  lous  ceux  que  l'on  trouve  dans  cet  ouvrage,  non 
aux  années  de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse,  maisàl'année 
1847,  pendant  laquelle  elle  écrivit  en  partie  ce  livre.  En 
1822,  Aurore  Dupiri  n'avait  pas  conscience  de  ces  idées,  ou 
ne  l'avait  que  confusément.  En  choisissant  entre  les  \  ille- 
neuve  et  sa  mère  et  en  suivant  celle-ci,  elle  n'écouta  que 
son  instinct  et  son  amour  filial,  et  Ton  ne  peut  que  la  louer 
de  sa   résolut  ion. 

Elle  vit7  cependant  bientôt  avecchagrin  et  terreur  qu'elle 
se  sentait  bien  plutôt  la  petite-fille  de  sa  grand'mère,  que 
la  fille  de  sa  mère.  La  mère  et  la  fille  ne  se  comprenaient 
point  Tune  l'autre.  La  mère  était  toujours  la  même  ména- 
gère affairée,  peu  éclairée,  noyée  dans  les  mesquines  préoc- 


G  EO  RG  I.    SAND  213 

cupations  de  la  petite  bourgeoisie  parisienne.  Sans  aucun 
doute,  George  Sand  esl  dans  le  vrai,  quand  elle  nous 
raconte  que  sa  mère  était  très  active  et  savaii  tout  faire, 
mais  tous  ces  étonnants  chapeaux  façonnés  en  moins  de  trois 
heures,  ces  <  petites  merveilles  o  el  ces  0  chefs-d'œuvre  », 
témoignages  d'adresse  des  mains,  cet  art  tout  parisien  de 
savoir  faire  des  miracles  d'un  chiffon  ou  d'un  ruban, 
n'avaient  rien  de  commun  avec  les  habitudes,  les  goûts, 
el  loi  il  ce  qui  intéressai  Aurore.  Pareille  activité  ne  pouvait 
La  satisfaire.  D'un  autre  côté,  Sophie  détestait  et  méprisait 
tout  ce  qu'aimait  sa  fille,  lui  faisait  d'éternels  reproches, 
raillait  son  originalité  et  sa  belle  éducation  qui  était,  selon 
elle,  presque  synonyme  de  perversité.  Elle  commença  par 
chasser  Le  chien  favori  d'Aurore,  puis  la  jeune  servante 
qui  Lui  était  dévouée,  lui  <'iil»-\;i  et  jeta  au  rebut  tous  les 
livres  qu'elle  avait  apportés  de  Xohant,  déclarant  qu'elle 
h  \  comprenait  goutte  et  que  cela  prouvait  ;'«  L'évidence 
qu'ils  étaient  nuisibles,  immoraux  et  par-dessus  tout  par- 
faitement inutiles.  Bientôt  La  mère  se  montra  encore  plus 
cruelle  envers  sa  fille.  I).m^  le  courant  des  dernières 
années,  Lorsque  Sophie- Antoinette  vivait  â  Paris  et  M  Dki- 
pin  ;'<  Xohant,  la  mère  avait  reçu  de  La  Châtre,  et  conservé, 
sans  aucun  scrupule,  un  tas  de  lettres  écrites  <lo  La  plume 
enfiellée  de  médisantes  et  provinciales  commères  dépei- 
gnant, sous  Les  traits  les  plus  noir-  et  avec  des  détails 
révoltants  et  stupides,  toutes  les  <■  affreuses  aventun 
les  agissements  et  la  conduite  immorale  d'Aurore.  Il  n'\ 
eut  [>as  de  vilenie  que  ne  rejetasseiH  sur  elle  ses  ennemis 
<l<-  La  Châtre,  pas  de  turpitude  que  la  maman  ne  lui  jetât 
à  la  face.  El  ces  propos  ne  faisaient  nait re  en  elle  ni  indi- 
gnation ni  révolte,  elle  \  croyait.  Elle  \  njoutail 
propres  commentaires  el  des  reproches  qui  consternaient 


214  GEORGE    9  AND 

et  blessaienl  La  jeune  fille  jusqu'au  fond  de  l'âme.  El  c'était 
là  cette  mère  qu'elle  ;i\;iif  autrefois  adorée,  qu'elle  ;iv;iit 
aspiré  à  revoir,  avec  qui  elle  ;i\;iil  rêvé  de  vivre  comme 
si  c'eût  été  Le  bonheur  suprême  :  cette  mère  pour  qui  elle 
avait  huit  de  fois  accusé  sa  grand 'mère  et  à  qui  elle  ;i\;ùt 
obéi  pour  désobéir  aux  dernières  volontés  de  son  aïeule! 
La  jeune  h  lie  sentit  alors  plus  vivement  que  jamais  combien 
elle  était  seule  au  monde.  Le  vie  devenait  dure  à  Aurore. 
Du  matin  au  soir  sa  mère  ;>\  ;iil  recours  ;'•  l<>u^  les  prétextes, 
à  tous  les  motifs  pour  L'accabler  de  ses  reproches,  d< 
réprimandes,  <!<•  ses  invectives  et  même  <!<•  coups.  La 
moindre  contradiction  la  mettait  hors  d'elle-même  ;  elle  écla- 
tait en  un  torrent  d'injures,  en  accusations  incroyables.  Par- 
fois ces  accès  d'emportement  allaient  jusqu'au  paroxysme 
d'une  vraie  démence.  La  grand'mère  avait  déjà  prévenu 
Aurore  que  ces  accès  allaient  souvent,  surtout  au  prin- 
temps, jusqu'à  L'aliénation  mentale.  Aurore  |>ul  aloi 
convaincre  <|u<'  sa  grand'mère  disait  vrai. 

Ces  scènes  faisaient  place  à  d'autres  scènes  non  moins 
orageuses  :  caresses  et  tendresses  impétueuses,  Larmes, 
pardons  à  genoux,  suivies  de  nouveaux  reproches  humi- 
liants*, de  criailleries  insensées,  et  de  la  répétition  d'in- 
croyables accusations  mensongères  qu'elle  avait  entendues. 
A  côté  de  cela  qu'on  se  figure  le  perpétuel  remue-ménage,  la 
futilité  et  lalégèreté  de  cette  petite  Parisienne,  ses  <!• 
poirs  à  propos  d'un  chapeau  mal  acheté,  ou  ses  transports 
de  joie  à  l'occasion  du  rafistolage  réussi  d'un  autn 
perpétuels  changements  de  logements,  de  domestiques,  des 
restaurants  où  elle  dînait,  de  passe-temps  et  de  manière  de 
vivre,  voire  de  la  couleur  des  perruques  qu'elle  variait, 
pour  ainsi  dire,  d'un  jour  à  l'autre,  quoiqu'elle  eût  elle- 
même  des  cheveux  noirs  magnifiques  et  abondants!  Quelle 


GEORGE    S.v M»  21"i 

différence  <!••  vie,  d'intérêts,  d'habitudes  avec  l'existence 
tranquille,  consacrée  ;'i  la  lecture,  aux  occupations  intellec- 
tuelles  et  sérieuses  d'Aurore  à  Xohanf  !  Sans  compter  que 
tout  ce  milieu  parisien  de  tapage,  de  bruit,  d'agitation  el  de 
bagarre  donl  Sophie  ne  pouvail  se  passer,  étail  insuppor- 
table à  Aurore,  cette  adoratrice  de  L'immensité  des  champs 
el  «lu  silence  des  bois. 

Chaque  jour  les  relations  d'Aurore  avec  sa  mère  prenaienl 
une  nouvelle  aigreur,  non  pas  qu'elle  opposai  rien  <!«■ 
semblable  aux  sorties  furibondes  de  Sophie,  mais  précisé- 
ment parce  qu'elle  les  supportait  avec  patience,  cachant 
souvent,  sans  rien  dire,  le  mécontentement  et  1<-  chagrin 
qui  la  rongeaient  d'autant  plus  vivement  et  qui  lui  faisaient 
plus  souvent  s'avouera  elle-même,  avec  terreur,  que  la 
tendresse  passionnée  qu'elle  avait  autrefois  portée  à  sa  mère 
s'était  changée  en  une  sorte  d'indifférence  dédaigneuse. 

L'humeur  d'Aurore  devenait  de  plus  en  plus  sombre, 
elle  était  tombée  dans  une  telle  apathie  morale,  qu'elle 
finit  par  en  être  malade  ;  il  \  eut  des  jours  où  elle  ne  pouvait 
n. 'ii   avaler,  tant  sa  gorge  était  nerveusement  contractée. 

La  mère  •'!  la  iill<-  avaient  <,<»iiim<'  changé  de  rôle  :  la 
patience,  le  calme,  l'indulgence  étaient  «lu  coté  <!«•  la  lill»'  : 
le  déchaînement,  les  continuels  changements  d'humeur,  les 
brusques  transitions  de  la  colère  aux  larmes,  <lu  chagrin  ;'■ 
la  joie,  étaient  du  côté  de  la  mère,  La  mère  s'excusait,  la 
fille  pardonnait.  La  mère  se  mettait  en  rage,  la  fille  s'effor- 
çait, autant  qu'elle  le  pouvait,  <l<"  ne  pas  donner  motif  a 
ces  colères,  comme  <>ii  éloigne  d'un  enfant  capricieux  tout 
<•••  qui  pourrait,  ne  fut-ce  <|n  une  seule  fois,  donner  pria 

caprices.  La  |>"-ifi«»!i  n'était  pas  naturelle,  les  <I«mi\ 
partis  rêvaient  aux  moyens  de  mettre  fin  ;'■  cette  torture 
insupportable.  Une  occasion  favorable  s'offrit  bientôt. 


216  GEORGE    s  a. M) 

Près  die  Melun,  dans  le  domaine  de  Plessis-Picard , 
demeurait  la  famille  des  Rœtiers  du  Plessis  <»u  Duplessis. 
James  Duplessis  avail  été  l'ami  intime  de  Maurice  Dupin, 
avec  qui  il  avail  servi  dans  la  cavalerie  à  l'époque  des 
guerres  de  la  République.  Leur  amitié  continua  après  la 
guerre,  el  Duplessis  venail  fréquemmenl  voir  la  famille, 
alors  heureuse,  des  Dupin,  et,  après  la  mort  de  Maurice,  les 
deux  femmes  désolées,  dont  l'une  avail  perdu  son  fils  el 
l'autre  son  mari.  Il  savail  toujours  les  distraire  el  les 
égayer.  Il  étail  aussi  ami  d'Hippolyte  Chatiron.  Au  com- 
mencement de  \H22.  Sophie  Dupin  alla,  avec  sa  fille,  passer 
trois  jours  chez  les  Duplessis  '' . 

Les  Duplessis  habitaient  à  la  campagne  un  vaste  el 
beau  château  entouré  d'iin  parc  el  de  champs,  Cette 
famille  aimante  el  gaie  se  composai!  de  James  Duplessis, 
officier  en  retraite  âgé  de  quarante  ans,  homme  gai  H 
vif,  autrefois  excellenl  cavalier  el  bon  vivant,  alors  bon 
père  dévoué  à  sa  famille;  de  M""'  Angèle,  son  épouse, 
femme  intelligente  el  d'un  espril  indépendant,  excellente 
mère  el  bonne  ménagère,  de  leurs  cinq  filles  el  de  nom- 
breux voisins  el  parents  accompagnés  de  leurs  femmes  el 
de  leurs  enfants.  Tout  ce  monde  remplissail  la  maison  <le 
bruit  et  uY  gaieté.  11  y  avait  là  la  sœur  de  M""  Angèle, 
Mme  (londoin  de  Saint-Agnan  ou  Saint-Aignan  avec 
trois  filles  :  El  vire,  Félicie  et  Méline;  les  Saint-Martin  avec 
leur  iils  Norbert;  Loïsa  Pugel  avec  sa  mère;  Stanislas  Une 
—  un  avare  à  la  Molière  el  une  méchante  langue;  le  vieux 


'Dans  le  passage  il*'  ['Histoire  de  ma  Vie  ayant  trait  à  cet  épisode, 
George  Sand  dit,  on  oe  sail  trop  pourquoi,  que  .•'.•tait  très  peu  axant 
cela  que  sa  mère  avait  l'ail  la  connaissance  des  do  Plessia  a  un  dîner 
.•luv  l'oncle  de  Beauniont  (De  Beaumont,  ancien  prélat,  demi-frère  de 
l'aïeule  d'Aurore,  étant  né  de  la  bisaïeule,  l'actrice  de  Verrières,  et  .lu 
duc  de  Bouillon).  Cela  n*est  pas  exact. 


GEORGE    S  AND  -1" 

Caron-  -l'ami  <le  t<  >ul  le  monde;  Eugène  Sandre  et  une  toi  île 
d'autres  personnes,  vieilles  ou  jeunes.  Le  baron  Dudevant, 
colonel  «-n  retraite,  \  venait  souvenl  avec  son  fils  naturel 
Casimir,  jeune  homme  de  vingt-sep!  ansj  qui,  après  avoir 
servi  deux  ans  dans  l'armée,  avait  fail  son  droite  Paris1. 

La  liberté,  1;»  gaieté  ei  le  sans-gêne  régnaient  dans  cette 
nombreuse  société,  qui  semblait  ne  former  qu'une  seule  ei 
même  famille.  Toute  cette  jeunesse,  adolescents  et  bébés, 
ne  faisan!  que  courir  les  champs  et  les  prés,  se  livranl 
à  la  joie  la  |>lu>  bruyante,  les  «  parties  de  barres  effrénées 
el  d'escarpolette  o  alternaient  avec  le  colin -maillard  et 
le  cache-cache;  puis  venaient  les  danses,  le^  cavalcades 
et  les  promenades. 

11  eûl  été  difficile  de  trouver  quelque  chose  qui  |>ùl 
mieux  plaire  à  la  pauvre  Aurore  que  ce  que  le  sort  lui 
envoyait  au  Plessis.  Elle  y  trouvait  ce  qui  lui  avait  toujours 
manqué,  surtout  depuis  la  mort  de  son  père  :  la  vie  de 
famille  amicale  et  calme  et  la  saine  gaieté  de  la  jeunesse. 
Jusque-là  elle  n'avait  assisté  qu'à  des  querelles  de  famille 
entre  ><»n  aïeule  et  sa  mère  ;  elle  n'avail  connu  que  la  soli- 
tude :  à  Nohant  d'abord,  entourée  *  1  *  -  ses  livres,  auprès 
•  le  sa  grand'mère  moribonde,  puis  î\  \K<u\>  auprès  d'une 
mère  extravagante  et  quasi  folle.  Il  n'est  pas  étonnant  que 
celle  vie  eûl  plongé  la  jeune  fille  en  de  sombres  pen- 
.  et  L'eût  jetée  dans  un  état  d'apathie  et  d'acca- 
blement.  Nous  savons  déjà,  il  est  vrai,  qu'Aurore  avait, 


1  François-Casimir  Dudevanl  naquit  le  6  juillet  1795,  au  château  de 
Guillery,  commune  de  Pompiej  Lot-et-Garonne).  En  1822,  il  était 
i  licencié  en  droil  el  sous-lieutenanl  en  non-activité  ■•.  La  plupart  des 
biographes  de  George  Sand  prétendent  qu'Aurore  Dupin  avait  épousé 
le  <  baron  •  Dudevant.  C'est  une  erreur,  car  Casimir  Dudevant  a 
pas  droil  ;i  ce  titre,  étanl  ni-  naturel,  el  ne  le  pril  qu'après  la  mort  du 
-'■n  père,  après  avoii  été,  quelque  temps  auparavant,  reconnu  par  le 
baron  Dudevant. 


218  GEORGE     SAM) 

dès  son  enfance,  an  penchant  à  lu  rêverie  et  au  rc- 
cueillerrçenl  ,  mais  les  |><'fi< k1«-.^  de  celle  douer  rêverie 
étaient  souvent  suivies  d'uni'  activité  effrénée,  d'une  gaieté 
sans  bornes.  C'était  comme  si  sa  nature  s'étail  révoltée 
contre  ce  sérieux  <pii  n'est  pas  le  propre  de  L'enfance, 
connue  si  elle  avait  voulu  compenser  les  heures  perdues 
par  des  semaines  entières  d'une  gaieté  folâtre,  par  des 
courses  à  travers  champs  à  Nohant  cl  dans  les  cloîtres 
du  couvent.  Dans  les  dernières  années,  les  périodes  de 
méditation  étaient  devenues  continuelles,  il  n'était  plus 
question  d'amusements,  elle  n'en  avait  aucune  envie.  La 
vie  qu'elle  menait  était  trop  rude  pour  elle.  Lors  de  son 
dernier  séjour  à  Paris,  cette  sombre  disposition  d'esprit 
l'avait  jetée  dans  un  tel  désespoir  qu'elle  ne  pensait  plus 
pouvoir  en  sortir.  Kl  voilà  que  celle  visite  au  Plessis 
changeait  lonl  d'un  coup  cet  état  de  choses  et  rendait  la 
pauvre  jeune  fille  à  la  \  ie. 

Sophie  Dupin,  qui  n'aimait  pas  les  longs  séjours  à  la  cam- 
pagne, repartil  pour  Paris  au  bout  de  trois  jours.  Elle  pro- 
mil  de  revenir  dans  tuait  jours,  mais,  comme  si  elle  était 
contente  de  ne  pas  avoir  affaire  à  une  fille  aussi  insuppor- 
table qu'Aurore,  elle  la  laissa  pendant  plus  de  trois  mois 
au  Plessis.  La  jeune  fille,  de  son  côté,  ne  pensait  nulle- 
ment à  rentrer  chez  elle.  Avec  toute  la  vivacité  de  sa 
nature  ardente  et  toute  la  pétulance  de  sa  jeunesse,  elle 
se  laissai!  entraîner  par  les  amusements  et  la  gaîté  des 
jeunes  gens  qui  l'entouraient. 

On  eut  dit,  à  la  voir  infatigable  aux  jeux,  qu'elle 
s'empressait  de  retrouver  le  précieux  temps  perdu.  Elle 
était  la  première  à  imaginer  toutes  sortes  de  nouvelles 
espiègleries  et  de  promenades,  se  mettait  à  la  tète  des  plus 
jeunes  et  était  le  boute-en-train  des  plus  âgés.  Il  n'y  avait 


GEORGE     SAND  219 

pas  un  seul  enfanl  au  Plessis  qui,  comme  cette  petite  brune 
de  dix-sep!  ans,  s'amusât  el  rîi  à  cœurjoie,  en  y  mettant 
toute  son  âme.  EHe  avait  oublié  toutes  ses  sombres  idées,  jeté 
bien  loin  toute  apathie  el  toute  indifférence,  Hll<-  sesentaii 
comme  chez  elle  et  s'attachait  de  tout  son  être  àses  hôtes 
qu'elle  estima  comme  «les  parents  el  ses  meilleurs  amis. 
Les  Duplessis,  de  leur  coté,  la  regardaient  comme  leur 
fille.  M"'  Angèle  qui  avait  conservé  un  air  de- jeunesse, 
malgré  ses  cheveux  grisonnants  et  sa  nombreuse  famille, 
L'avait  prise  en  amitié  dès  les  premiers  jours.  Elles  se  con- 
venaient bien  fu ne  et  l'autre  par  L'indépendance  de  leurs 
caractères,  Leurs  habitudes  »■!  leur  amour  de  la  Liberté. 
Remarquant  combien  cette  pauvre  riche  héritière  était 
délaissée  et  abandonnée  à  elle-même,  qu'elle  n'avait  même 
pas  <l«'  garde-robe  convenable,  parce  <  1 1  m  *  la  jeune  fille 
était  trop  insouciante  et  que  sa  mère  ne  pensait  pas  à  sa 
toilette,  quoiqu'elle  aimât  beaucoup  à  se  parer  elle-même  ; 
voyant  que  les  costumes  et  la  chaussure  d'Aurore  étaient 
dans  un  état  pitoyable,  .M1""  Angèle  L'habilla  des  pieds  à 
l,i  tète.  Peu  à  peu  elle  se  chargea  de  sa  direction  matérielle 
et  spirituelle,  La  traita  comme  une  sixième  fille,  aimée  et 
amie.  Aurore  L'appela  bientôt  «  maman  »  comme  elle 
appelait  James  «  papa  b  !  Tous  les  hôtes  <lr  la  maison  el 
tous  Les  domestiques,  en  lui  parlant  de  James,  disaient 
"  votre  papa  »  et,  <-n  parlant  d'Angèle,  disaient,  e  votre 
maman  «  !  Elle  appelait  aussi  M™  Saint- Aigifan,  qu'elle 
aimait  beaucoup,  o  ma  tante  •>  el  elle  lui  conserva  toujours 
ce  nom. 

Les  Duplessis,  chaque  fois  qu'ils  allaient  à  Paris,  pre- 
naient toujours  Aurore  avec  eux,  et,  <|u<>i<|ue  lu  jeune  fille 
demeurât  chez  sa  mère,  elle  passait  des  journées  entières 
avec  „(.^  soi-disant  nouveaux  parents.  11-  allaient  la  cher- 


220  GEORGE    S  AND 

cher  le  matin,  se  promenaient  avec  elle  dans  Paris,  Lui  en 
montraient  les  curiosités',  La  menaienl  dîner  chez  Les 
«  Frères  Provençaux  »  ou  au  «  Café  de  Paris  »  et,  le  soir, 
au  théâtre  ou  au  cirque.#Aurore  ne  Les  quittai!  pas,  et  sa 
véritable  mère  paraissail  très  contente  d'avoir  rejeté  ta 
tutelle  de  sa  fille  sur  Les  Duplessis.  Si  elle  s'était  révoltée 
contre  les  Villeneuve,  ce  n'était  pas  qu'elle  ne  pût  vivre 
sans  sa  fille,  mais  uniquement  pour  ne  pas  se  soumettre  à 
In  volonté  de  sa  belle-mère,  même  après  sa  mort. 

Dans  une  de  ces  courses  à  Paris,  pendant  que  Les  Du- 
plessis et  Aurore  étaient  à  manger  des  glaces  chez  Tor- 
toni  «  maman  Angèle  o  dit  â  son  mari:  o  liens,  voilà 
Casimir  !  »(  l'était  un  jeu  ne  homme  de  bonne  mine,  élancé, 
assez  élégant,  et  dont  les  manières  militaires  trahissaient 
l'ex-officier.  Il  vint  serrer  La  main  aux  Duplessis  et  parla 
de  son  père,  le  colonel  Dudevant,  dont  on  lui  demandait 
des  nouvelles  et  que  toute  la  famille  Duplessis  aimait  et 
estimait.  Il  prit  place  à  table  à  côté  de  M'"  Angèle  et  Lui 
demanda  à  l'oreille  <|ui  était  La  jeune  fille,  o  C'est  ma 
fille,  »  répondit-elle  tout  haut.  i  Alors,  c'est  donc  ma 
femme,  continua-t-il  tout  bas.  Vous  savez  que  vous 
m'avez  promis  la  main  de  votre  fille  aînée.  Je  croyais  que 
ce  serait  Wilfrid,  mais  comme  celle-ci  me  parait  d'un  âge 
mieux  assorti  au  mien,  je  L'accepte,  si  vous  voulez  me  la 
donner!  >rMm<  Angèle  se  mit  à  rire,  mais  celle  plaisanterie 
fut  une  prédiction  '. 

Quelques  jours  plus  lard,  Casimir  arriva  au  Plèssis,  se 
joignit  aussitôt  à  la  société  des  jeunes  gens  et  prit  pari  à 
tous  leurs  jeux  enfantins,  ce  qui  plut  beaucoup  à  Aurore. 
11  ne  pensait  pas  même  à  lui  faire  la  cour.  Dès  le  premier 

1  Histoire  de  ma  Vie,  t.  Ilf,  p.  420-421. 


GEORGE    5AND  221 

jour,  des  rapports  de  simple  camaraderie  s'étaient  établis 
entre  eux,  cl  Casimir,  en  parlant  d'elle,  disait  souvent  à 
Mme  Angèle  :  «  Votre  fille  est  un  bon  garçon  !  o  Aurore 
de  son  côté  lui  disait  :  o  Votre  gendre  est  un  bon  enfant  !  » 
Le  vieux  Stanislas  Hue  s'écria  un  jour  au  jardin,  pendant 
Le  jeu  de  barres  :  «  Courez  donc  après  votre  mari,  »  Une 
autre  fois  Casimir,  dans  l'ardeur  du  jeu;  s'écria  :  «  Déli- 
vrez donG  ma  femme  !  »  A  partir  de  ce  moment,  Casimir  et 
Aurore,  sans  se  gêner  le  moins  du  inonde  et  sans  penser 
aucunement  à  l'amour,  s'appelèrent  réciproquement  mari 
c(  femme.  Ils  (''huent  tous  deux  aussi  enfants  que  le  petit 
Norbert  et  la  petite  Justine.  Les  personnes  mûres  attri- 
buèrent cependant  bientôt  à  ces  relations  quelque  chose  de 
sérieux.  Stanislas  Hue  fut  le  premier  à  faire  avec  mal- 
veillance une  allusion  offensante,  et  répondil  à  Aurore  qui 
lui  demandait  avec  étonnement  ce  qu'il  voulait  dire,  que  ce 
serait  en  vain  qu'elle  continuât  ce  jeu,  qu'elle  n'épouserait 
jamais  Casimir  qui  était  trop  riche  pour  elle. 

La  jeune  Mlle  qui  avait  pris  tout  cela  comme  des  plaisan- 
teries fut  très  offensée  et,  s'adressant  à  celui  qu'elle  api 
lait  son  père,  elle  lui  demanda  ce  qu'elle  avait  à  faii 
Duplessis  lui  dit  qu'avec  le  demi-million  qu'elle  possédait, 
elle  était  un  très  bon  parti  pour  Casimir,  que  celui-ci, 
comme  fils  illégitime,  n'avait  droit  qu'a  1;»  moitié  de  In 
fortune  de  son  père,  que  L'autre  moitié  revenait  à  la  femme 
de  son  père  sa  belle-mère,  et  que  la  pension  que  son 
père  recevait  comme  baron  de  l'Empire  et  officier  eu 
retraite  de  la  Légion  d'honneur  lui  était  personnelle  et 
après  sa  mort  ne  passerait  point  au  fils.  Ce  serait  donc 
lui,  et  nuii  elle.  qui  \  gagnerait,  si  le  mariage  venait  à 
s'accomplir;  et  que,  comme  jusque-là  il  n'en  avait  pas  été 
question  .    il   était    facile  à    Aurore  de   faire  cesser  cette 


>|>e- 
e. 


222  GEORGE    SAM) 

plaisanterie  si  cela  n<'  Lui  plaisait  pas  :  qu'elle  n'avait 
pour  '•«■lit  qu'à  en  dire  quelques  mots  à  Casimir.  Aurore 
n'en  voulut  rien  faire  et  tout  demeura  comme  par  le 
passé. 

Casimir  partit  et  revint.  A  son  retour,  il  se  montra  plus 
sérieux  et,  avec  beaucoup  de  sincérité  et  <!•'  simplicité,  fil 
une  proposition  à  Aurore  elle-même,  sans  se  conformer  ;'i 
l'usage  ;  car,  disait-il,  il  désirait  obtenir  ><>n  consentement 
avant  <l<'  s'adresser  à  sa  mère.  «  Il  ne  me  parlait  point 
d'amour  et  s'avouait  peu  disposé  à  La  passion  subit 
L'enthousiasme,  et,  dans  tous  Les  cas,  inhabile  à  L'exprimer 
d'une  manière  séduisante.  11  parlait  d'une  amitié  ;"i  toute 
épreuve  et  comparait  l<-  tranquille  bonheur  domestique  de 
nos  hôtes  à  celui  qu'il  croyait  pouvoir  jurer  de  m*'  procu- 
rer. «  Pour  nous  prouver  que  je  suis  sûr  de  moi,  disait-il, 
«  je  veux  vous  avouer  que  j'ai  été  frappé  à  La  première  \m' 
«  de  votre  air  bon  et  raisonnable.  Je  ne  vous  ai  trouvée  ni 
«  belle,  ni  jolie  :  je  ne  savais  pas  qui  vous  étiez,  j<-  n';i\;ii> 
«  jamais  entendu  parler  de  vous;  et  cependant,  Lorsque  j'ai 
«  dil  en  riant  à  M""  Angèle  que  vousseriez  ma  femme,  j'ai 
«  senti  tout  à  coup  en  moi  La  pensée  que  si  une  telle  chose 
a  arrivait,  j'en  serais  bien  heureux.  Cette  idée  vague  m'est 
«  revenue  tous  les  jours  plus  nette,  et  quand  je  me  suis  mis 
«  à  rire  et  à  jouer  avec  vous,  il  m'a  semblé  que  je  vous 
a  connaissais  depuis  Longtemps  et  que  nous  ('-lions  de  \  ieux 
«  amis  ].  » 

Tout  cola  [)lul  beaucoup  à  Aurore.  Casimir  Lui  agréait 
comme  bon  compagnon  et  jeune  homme  gai.  Par  les 
Duplessis  elle  avait  entendu  dire  beaucoup  de  bien  de 
lui   et  de  toute  sa  Famille.  Elle  lui  même  ravie   qu'il  n'eût 

1  Histoire,  vol.  III.  ]).  423. 


GEORGE    SAM)  223 

point  parlé  d'amour,  qu'il  ne  lui  eût  pas  juré  fidélité, 
<jiul  n'eût  ]»;i>  soupiré,  mais,  qu'au  contraire,  il  se  lût 
adressé  à  elle  presque  froidement.  Malgré  son  jeune  âge, 
elle  avait  déjà  eu  tant  à  souffrir  de  l'excès  d'amour  et  de 
passion  de  la  pari  de  ceux  <|ui  lui  étaient  les  plus  proches, 
que  cette  froideur  la  calma  et  La  réjouit.  Elle  lui  permit 
dune  de  s'adresser  à  sa  mère. 

Casimir  n'étail  pas  le  premier  qui  eût  recherché  la  main 
d'Aurore.  Depuis  son  arrivée  au  Plessis  elle  avait  déjà  reçu 
plusieurs  propositions.  Mais  c'étaient  des  partis  dont  s'oc- 
cupaient ou  son  oncle  de  Beaumont,  ou  l'oncle  Maréchal 
marié,  on  s'en  souvient,  à  la  sœur  de  sa  mère,  Lucie  Dela- 
borde  ,  ou  Pierret,  l'ami  de  sa  mère  :  tous  ceux-là  étaient  des 
gens  parfaitement  inconnus  à  Aurore,  mais  qui,  en  revanche, 
connaissaient  très  bien  1<-  chiffre  <!<•  sa  dot .  C'était  si  évident, 
que  la  jeune  fille,  malgré  son  manque  d'expérience,  refusa, 
sans  balancer,  toutes  les  propositions,  quoique  les  préten- 
dants fussent  gens  de  noblesse  et  souvent  riches  eux-mêmes. 
Elle  se  montra  cependant  très  prudente,  comprenant  qu'un 
refus  trop  raide  de  sa  pari  pourrait  avoir  pour  conséquence 
que   sa   mère,   par  esprit  d<-   contradiction,  insistât   et   la 
forçât  d'accepter.  Aurore   semble-t-il,   fil   exception  pour 
Casimir,  ne  pensant  pas  <|u  il  cherchait  lui  aussi  un  •  ma- 
riage d'intérêt  ».  George  Sand,  dans  Y  Histoire  de  ma  Vie, 
garde  1«'  silence  sur  ce  point.  Mais,  si  nous  prenons  en 
considération  tous  les  laits  et   indices  que  nous  trouvons 
dans  VHistoire  et  les  lettres  publiées  ou  inédites  de  (  îeorge 
Sand,  il  en    ressort   avec   évidence   »|u<'  Casimir,  comme 
t <  »u—   les  autres   prétendants  à   la  main  d'Aurore,   voyait 
avant  tout  en  elle  l;i  riche  héritière;  <»r,  la  richesse  —  il 
!«•  prouva  InVn  dans  la  suite  —  était  à  ses  yeux  la   pre- 
mière des  vertus.  Acquérir  et  conserver  sa  fortune,  acquérir 


■12  \  GEORGE    SAM) 

cl  conserver  quoi  que  ce  Pût,  voilà  peut-être  quelle 
lui  l'unique  passion  vive  el  réelle  de  cet  homme  nul  el 
terne.  Toutes  Bes  autres  occupations,  ses  plaisirs  el  ses 
habitudes  :  service  municipal  il  avait  d'abord  été  main- 
de  Nohant  el  plus  tard  «le  Guillery,  propriété  de  son  père, 
près  Nérac),  participation  aux  élections  locales  el  aux 
préoccupations  politiques,  économie  rurale,  chasses,  goûl 
de  la  boisson",  amourettes  avec  des  femmes  de  chambre,  etc., 
—  c'était  là  le  passe-temps  ordinaire  el  le  faible  de  tous  les 
hobereaux  de  province.  Le  désir  d'acquérir,  de  s'enrichir 
sans  rien  laisser  glisser  de  ses  mains,  tel  fui  toujours  le 
trail  particulier,  la  passion  dominante  de  Dudevant  :  d'an- 
née en  année,  celle  passion  devinl  de  plus  en  plus  forte 
chez  lui.  Dans  La  vieillesse  elle  se  transforma  même  en  une 
;i\i<lilé  honteuse,  en  avarice  phénoménale,  comiquemenl 
minutieuse,  jusqu'à  chicaner  sur  des  riens  sa  femme  déjà 
divorcée,  el  ses  enfants  sur  des  pots  de  confitures,  ou  des 
poêles  de  fonte  à  payer.  —  A  celle  époque,  nous  !<•  répé- 
tons, Aurore  Dupin  ne  su!  pas  distinguer  en  son  futur  mari 
celle  passion  de  l'argent,  el  George  Sand,  dans  son  His- 
loire,  n'a  pas  jugé  nécessaire  d'avouer  ce  qui,  pour  elle,  ne 
fut  plus  lard  que  trop  clair.  Dans  sa  Correspondance  nous 
trouvons  une  foule  d'indices  qui  prouvent  qu'elle  ne 
l'ignora  pas  dans  la  suite.  Quoi  qu'il  en  soit,  en  [X'2'2, 
Aurore  avait  toute  confiance  dans  les  sentiments  o  de  son 
bon  camarade  »  Casimir  Dudevant  el  elle  lui  permit  d'al- 
ler voir  sa  mère. 

Aurore  eut  de  nouveau  à  l'aire  de  la  diplomatie  et  à 
ruser  avec  Sophie.  Quand  la  mère  su!  de  quoi  il  s7agissait, 
elle  donna  son  consentement,  puis  refusa  el  enfin  con- 
sentit. Longtemps,  elle  taquina  Casimir,  tantôt  se  lâchant 
contre  lui,    tantôt  débitant   sur  son    compte    toute  espèce 


GEORGE    S  AND  22!i 

d'inventions,  entre  autres,  qu'elle  avait  «  découvert  » 
qu'il  avait  servi  autrefois  comme  garçon  de  café;  tantôt 
elle  se  brouillait  et  se  réconciliait  avec  lui.  Comme  il  n'était 
pas  de  nature  à  se  tourmenter  comme  Aurore,  el  qu'il 
opposait  aux  sorties  de  Sophie  beaucoup  de  sang-froid  et 
d'indifférence,  celle-ci  en  prit  bientôt  sou  parti  etse  fami- 
liarisa à  L'idée  du  mariage  de  sa  fille  avec  Dudevant. 
Ce  qui  finit  par  l'adoucir,  ce  fut  que  la  baronne* Dudevant, 
belle-mère  de  Casimir,  dame  élégante  et  de  bon  ton,  vint 
la  première  lui  faire  une  visite  et  eut  pour  elle,  eu  général, 
beaucoup  d'attentions.  Pour  Sophie,  qui  était  d'un  amour- 
propre  maladif  et  qui,  toute  sa  vie,  avait  eu  à  souffrir  des 
offenses  et  des  piqûres  de  la  part  de  beaucoup  de  nobles 
dames  et  de  nobles  seigneurs  (à  propos  de  son  passé  .  ces 
attentions  et  ces  amabilités  étaient  plus  que  suffisantes 
pour  l'attendrir  envers  les  Dudevant;  la  cause  de  Casimir 
était  gagnée.  Elle  se  montra  toutefois  hostile  envers 
lui  jusqu'au  mariage.  Une  des  conséquences  qui  s'en- 
suivirent fut  qu'Aurore  se  maria  «  sous  le  régime 
dotal  ». 

Par  son  contrat  de  mariage  soumis  au  a  régime  dotal», 
Aurore  conservait  sa  fortune  personnelle  de  500.000  francs. 
En  outre,  les  parents  \  avaient  inséré  la  clause  que 
Casimir,  en  jouissant  du  revenu  des  biens  «le  -a  femme, 
et  en  se  chargeant  de  leur  gestion,  s'engageait  à  lui  payer 
une  rente  annuelle  de  3.000  francs  pour  ses  besoins 
personnels.  (  reorge  Sand  suppose  «pie  sa  mère  avait  \  pulu 
simplement,  par  là.  faire  preuve,  jusqu'au  dernier  moment, 
de  son  pouvoir  et  de  son  influence  sur  sa  fille  et  se  montrer 
peu  agréable  envers  Casimir. 

Il  faut  plutôt  voir  en  cela,  selon  nous,  \-\  perspicacité 
de  Sophie,  qui,   malgré  son  caractère  mal  équilibré,  était 

15 


22G  GEORGE    SAND 

une  femme  très  pratique,  sachant  juger  les  gens.  Elle 
avait  sans  doute  remarqué  dans  le  jeune  Dudevant  des 
traits  qui  l'avaient  mise  sur  ses  gardes  et  qui  l'avaient 
rendue  soucieuse  pour  l'avenir  de  sa  fille.  Nous  verrons 
bientôt  combien  elle  avait  eu  raison  d'agir  ainsi  el  quel  ser- 
vice elle  avait  rendu  à  sa  fille  par  sa  prudence,  service  qui 
influa  sur  tout  le  reste  de  1;»  vie  de  celle-ci.  Aurore  ne  pou- 
vait alors  ni  le  comprendre,  ni  l'apprécier.  Bieu  au  con- 
traire, cette  mise  en  doute  de  la  probité  de  sou  fiancé, 
comptes  cl  ces  calculs  la  révoltaient.  «  L'instinct  desp 
commençait  apparemment  à  se  manifester  en  elle,  »  disait 
plus  lard  à  ce  sujet  Michel  de  Bourges.  Lorsqu'elle  apprit 
que  La  fortune  de  son  mari  n'était  à  peu  près  que  le  dixième 

de  la    sienne1,  elle   s'opposa  à    Ce    qu'il    lui    payai,    de   BOO 

argent  à  elle,  la  rente  de  3.000  francs  qui  lui  avait  été 
assignée.  Elle  voulut  que  celle  somme  fût  diminuée  de 
moitié,  et,  pour  égaliser  autanl  que  possible  les  avant 

des  deux  loi-lunes,  elle  exigea  généreusement  qu'il  y  eût 
entre  eux  «  communauté  d'acquêts     .   c'est-à-dire  que  ce 
qu'on  acquerrait  dans  la  suite  mu-  le  revenu  ou  les 
nomies  de  l'un  des  deux  époux  deviendrait  propriété  com- 
mune. 

Le  contrat  de  mariage  resta  toutefois  soumis  «  au  régime 
dotal  »,  et  ce  fut  un  bonheur  pour  Aurore  que  les  volontés 
de  sa  mère  el  de  ses  plus  proches  amis  fussent  exécutées. 
Le  mariage  fut  conclu  le  10  septembre    1822-,  et.  après 

1  II  résulte  d'une  lettre  de  George  Sand,  écrite  à  sa  mère,  lors  de  son 
procès  en  séparation,  qu'en  1822  la  fortune  de  Casimir  était  évalué-'  a 
60.000  francs,  et  qu'après  la  mort  do  son  père  en  1826,  il  avait  hérité 
d'une  somme  approximative  de  40.000  francs.  (La  lettre  remonte  à  la 
fin  de  janvier  1836.) 

1  On  lit  dans  le  registre  des  actes  de  mariage  de  l'an  1822  :  Du  dix 
septembre  mil  huit  cent  vingt-deux.  Onze  heures    du  matin.   Acte  de 


GEORGE    SAND  227 

les  visites  d'usage,  les  jeunes  époux  se  retirèrent  à  Xohant. 
Avant  de  raconter  Leur  vie  conjugale,  qui  eut  une  fin  si 
malheureuse,  ef  de  faire  le  portrait  du  mari,  disons 
d'abord  que  les  circonstances  de  ce  mariage,  telles  que 
nous  les  avons  mises  sous  les  yeux  des  lecteurs,  éveillent 
un  sentiment  très  pénible.  Tue  jeune  611e  belle,  instruite 
et  riche,  épouse,  pour  ainsi  dire,  le  premier  venu  —  obus 
ne  pouvons  parler  autrement  de  Dudevant,  car  elle  avait 
à  peine  vu  quelques-uns  dv*  autres  prétendants  qui 
avaient  demandé  sa  main  ;  — elle  se  marie  sans  y  penser, 
sans  savoir  ce  que  c'est  que  rameur,  ignorant  ce 
qu'est  un  mariage  sans  amour.  Pour  elle,  c'est  un  com- 
pagnon de  jeu  qu'elle  épouse,  sans  soupçonner  qu'une 
gaie  camaraderie  ne  suffit  pas  au  bonheur,  sans  même  se 
soucier  de  savoir  si  cela  peut  suffire  pour  que  la  vie  en 
commun  soit  supportable.  Si  Aurore  se  fut  mariée  une  ou 
deux  années  plus  tard,  elle  eut  certainement  mieux  connu 
la  vie  et  les  hommes.  In  vrai  sentiment  aurait  peut-être 
eu  le  temps  de  s'éveiller  en  elle,  elle  ne  se  tût  pas  donnée 
si  facilement  et  n'aurait  pas  confié  son  bonheur  et  son 
avenir  à  un  homme  qui,  quoique  sod  aîné  ei  connaissant 
déjà  La  vie,   ne  pensait,  pas  plus  que  sa  fiancée,  qu'il 

mariage  du  sieur  François  Dudevant,  licencié  en  droit,  sous-lieutenant 
m  oon-activité,  ué  a  Pompiej  le  dix-huit  messidor  an  trois  (six  juillet 
mil    sepl  cent   quatre-vingt-quinze)  demeuranl  avec  son  père,  rue  «lu 

i  ii'  1.  deuxième  arrondissement,  fils  majeur  de  sieur  Jean-Fran- 
çois, baron  Dudevant,  propriétaire,  colonel  de  cavalerie  retraité,  présent 

msentant,  h  de  dam  ■  Augustine  Boula   son  épouse,  dame  exilée 

pagne,  donl  l'existence  est  ignorée. 
El  de  demoiselle  Amandine  aurore  Lucile  Dupin,  née  à  Paris  le  douze 
m  ssidor  an  douze   (premier  juillet  mil  trail  cent   quatre    demeurant 
chez  sa  mère,  rue  Saint  Lazare,  n°  80  de  ce)  arrondissement,  fille  mineure 

i  sieur  Maurice  François  Elisabeth  Dupin,  chevalier  de  la  I. 
d'honneur,  chet  d'escadron,  et  de  dame  Antoinette  Sophie  Victoire  h.  la. 
boni.-  son  épouse,  présente  et  consentante... 

I.n  présence  de  messieurs  Jean  Jacques  Aini.it.  lieutenant  général, 
commandeur  de  l'ordre  royal  delà  Légion  d'honneur,  chevalier  de  Saint- 


228  GEORGE    SAND 

devait  l'aimer  et  être  aimé  d'elle.  Tous  deux  envisageaient 
l'amour  comme  chose  tout  à  fait  superflue.  Tout  semblait  si 
simple  et  si  facile  à  cette  jeune  fille  ingénue  qui  connaissait, 
il  est  vrai,  fort  peu  la  vie  humaine,  mais  dont  la  \i<-  inté- 
rieure était  si  riche  et  si  complexe.  Tout  semblait  également 
simple  et  facile  au  jeune  propriétaire  gascon  qui  ne  s'était 
jamais  arrêté  à  rien  qui  eût  l'apparence  d'une  idée  ou  d'un 
sentiment  sérieux.  Mais  cela  n'était  pas  du  tout  aussi 
simple,  ni  aussi  facile  qu'ils  le  croyaient,  et  l'épilogue  de  cette 
douloureuse  histoire  ne  le  fut  aucunement.  Ni  l'un  ni  l'autre 
dvs  deux  jeunes  gens,  ni  aucun  de  ceux  <|ui  les  entouraient, 
ne  pressentait  alors  rien  de  tragique  dans  leur  avenir; 
personne  ne  trouva  mauvais  qu'ils  fissent  un  mariage  sans 
amour.  11  est  trop  clair  que,  quoique  Aurore  se  sentit  très 
heureuse  chez  les  Duplessis,  c'était  cependant  pour  elle 
une  maison  étrangère.  Et  où  était-elle,  sa  maison,  à  elle,  à 
cette  époque?  A  Nohant,  elle  ne  pouvait  pas  y  retourner, 
parce  que  sa  mère  avait  fermement  refusé  d'y  aller,  et  elle- 
même  ne  voulait  pas  accompagner  sa  mère  à  Paris,  sachant 
que  la  vie  y  serait  insupportable.  Elle  se  sentait  fatiguée. 
11  lui  fallait  sortir  de  cette  position  incertaine,  de  cette 
dépendance  de  tout  le  monde,  et  elle  saisit  avec  joie  la  pre- 
mière occasion  de  liberté  qui  se  présentait.  Elle  ne  lil  que 
changer  de  chaînes    :    sa   dépendance   devint   esclavage, 

Louis,  âgé  de  l>6  ans,  demeurant...  Arnaud  Germain  Barbeguière,  négo- 
ciant, âgé  de  49  ans...  témoins  de  l'époux:. 

Armand  Jean  Louis  Maréchal,  chef  de  bureau  au  ministère  de  la  mai- 
son du  roi,  chevalier  de  la  Lésion  d'honneur,  âgé  de  4S  ans...  oncle  de 
l'épouse;  Louis  Mammes  Pierret,  âgé  de  3'.)  ans...  témoins  de  l'épouse. 

Lecordier,  maire. 

Signé  :  Dudevant,  Dupin,  le  baron  Dudevant,  Delaborde.  Maréchal, 
Pierre  Ambert,  Barbeguière  et  Lecordier. 

M.  Rocheblave  donne  donc  dans  son  article  «  George  Sand  avant 
George  Satul  »  une  date  erronée  en  disant  que  George  Sand  s'était 
mariée  le  «  22  septembre  » . 


GEORGE    SAND  -29 

Certes,  si  sa  grand'mère  eût  encore  été  vivante,  et  si  la  vie 
d'Aurore  à  Paris  avait  été  heureuse  et  calme,  elle  n'eût  pas 
agi  avec  tant  d'empressement. 

Cette  résolution,  que  nous  attribuons  uniquement  à  la 
tristesse  de  ses  jeunes  années  et  aux  conditions  pénibles 
de  sa  vie  de  famille,  eut  une  influence  funeste  sur  le  sort 
d'Aurore  Dupin  ei  sur  le  développement  de  son  idéal  social 
el  moral.  Si  elle  avait  fait  un  mariage  d'amour,  si  son 
mari  l'avait  comprise,  se  fût  montré  digne  d'elle,  lui  eût  été 
égal  en  grandeur  d'âme,  et  qu'il  y  eût  eu  harmonie  et 
bonheur  dans  leur  vie  conjugale,  qui  sait  si  nous  aurions 
eu  l'écrivain  George  Sand  et  si  cet  écrivain  eût  soulevé 
ces  «  questions  féminines  »  qui  sont  si  étroitement  liées  à 
plusieurs  de  ses  romans. 

Il  y  aurait  trop  de  naïveté  à  croire  qu'il  n'y  a  que  les 
mariages  d'amour  passionné  qui  donnent  le  bonheur  et  le 
calme  à  la  vie  de  famille.  La  vie  conjugale,  pour  être  heu- 
reuse et  tranquille,  est  ordinairement  soumise  à  trois  con- 
dition-: si  ces  trois  conditions  sont  réunies,  c'est  alors  le 
bonheur  idéal.  Il  faut  d'abord  qu'il  y  ait  similitude,  ou,  du 
moins,  une  certaine  égalité  dans  le  niveau  ^\rs  exigences 
intellectuelles,  des  intérêts,  des  goûts  et  des  croyances, 
d'une  entente  mutuelle  et  d'une  harmonie  morale,  qui, 
réunies  ensemble,  tiennent  finalement  lieu  de  véritable 
bonheur  et  amènent  cette  même  union  paisible,  qui  est 
aussi  l'épilogue  des  amours  passionnées.  11  faut,  en  second 
lieu,  ce  \  if  amour  réciproque,  < j ni  fait  que  les  époux  se  ché- 
rissent malgré  tout,  se  pardonnent  tout,  même  la  différence 
et  l'inégalité  des  opinions,  des  intérêts  et  des  croyances, 
Troisièmement,  il  faut  un  certain  savoir-vivre  extérieur, 
c'est-à-dire  de  la  patience,  de  La  tolérance,  de  la  dignité 
et  du  respect  dans  les  relations  avec  le  compagnon  de  vie 


230  GEORGE    S  AND 

auquel  le  sort  nous  a  liés  pour  toujours,  alors  même 
qu'il  ne  serait  pas  ardemment  aimé,  <f  qu'il  aurail 
des  opinions  et  des  intérêts  opposés  aux  noir 
trois  conditions,  qui  son!  au  fond  indispensables  dans 
toute  union,  se  trouvent,  eu  réalité,  très  rarement  réunies, 
mais  il  suffit  de  L'une  d'elles  pour  assurer  ta  stabilité  du 
bonheur;  et  voilà  pourquoi  on  trouve  relativemenl  un 
grand  nombre  de  familles  heureuses,  quoiqu'il  soil  peut- 
être  impossible  de  trouver  dans  le  monde  un  couple 
parfaitement  assorti.  Le  mariage  d'Aurore  et  de  Casimir 
ne  réunissait  aucune  de  ces  conditions  ;  logiquement,  il 
devait  finir  par  une  rupture,  et  les  quaiorae  années  qu'il 
dura  furent,  pour  les  deux  époux,  un  martyre  presque 
égal. 

Dans  leur  union,  il  y  avait  trois  conditions  oégatn 
1°  d'un  côté,  un  homme  nul  en  face  d'une  nature  hors 
ligne  comme  celle  d'Aurore,  e1  ce!  homme  se  croyait,  de 
parla  loi  et  par  sa  propre  opinion,  en  droi!  d'être  le  chef 
de  la  maison  et  de  la  famille;  2"  l'absence,  chez  les  deux 
époux,  du  véritable  amour  ;  3*  la  brutalité,  le  laisser-aller, 
la  grossièreté  de  Casimir  qui  l'amenèrent  aux  actes  los 
plus  révoltants  et  aux  violences  qui  forcèrent  Aurore  à 
quitter  d'abord  le  toit  conjugal,  et  à  recourir  ensuite  à  la 
protection  de  la  loi.  — George  Sand,  dans  Y  Histoire  de  7na 
Vie,  a  toutefois  trouvé  nécessaire  de  parler  de  Dudevanl 
aussi  discrètement  que  possible.  «  Depuis  que  la  sépa- 
ration a  été  prononcée  et  maintenue,  —  dit-elle,  — je  me 
suis  hâtée  d'oublier  mes  griefs,  en  ce  sens  que  toute  récri- 
mination publique  contre  lui  me  semble  de  mauvais  goût, 
et  ferait  croire  à  une  persistance  de  ressentiments  dont  je 
ne  suis  pas  complice  1.  »  Selon  nous,  sa  réserve  est  poussée 

1  Histoire  de  ma  Vie,  t.  I,  p.  13. 


GEORGE     SAND  231 

trop  loin.  Quand  on  connaît  la  vie  du  ménage  Dudevant  el 
certains  actes  de  Casimir,  on  éprouve,  en  lisant  Y  Histoire 
de  ma  Vie,  un  étrange  sentiment  d'étonnement  et  l'on  se 
demande  involontairement  :  «  George  Sand  a-f-elle  donc 
voulu  faire  parade  de  sa  générosité  ou  a-t-clle  réellement 
oublié  tous  ses  anciens  griefs?  » 

Il  nous  semble,  en  conséquence,  indispensable  de  n'atta- 
cher aucune  importance  à  son  ton  d'indulgence  et  au 
silence  qu'elle  garde  en  parlant  de  Dudcvant.  Nous  expo- 
serons les  faits  comme  ils  se  sont  passés,  sans  nous  effrayer 
de  ce  que  les  déductions  à  en  tirer  soient  peut-être  peu 
conformes  à  la  magnanimité  dont  elle  semble  faire  preuve 
dans  Y  Histoire  de  ma  Vie. 

Revenons  à  L'exposé  des  raisons  qui  ont  amené  les  dis- 
sentiments et  les  malheurs  des  Dudevant,  en  répétant  que, 
si  le  développement  intellectuel  et  les  aspirations  de  Casi- 
mir avaient  élé  à  la  hauteur  de  ceux  de  sa  femme,  elle  se 
serait  peut-être  habituée  à  cette  absence  de  tendresse.  Si 
son  mari  l'eût  aimée  comme  elle  y  aspirait  instinctivement 
et  comme  elle  Le  méritait,  elle  se  rai  probablement  récon- 
ciliée avec  lui  malgré  sud  infériorité  d'esprit.  11  aurai! 
enfin  pu  se  faire  qu'un  semblant  extérieur  d'amitié  leur  eût 
fait  supporter  patiemment  Leur  croix,  Le  manque  d'amour 
et  la  divergence  de  Leurs  intérêts.  En  un  mot,  sans  former 
une  famille  idéale,  les  Dudevant  auraient  peut-être  élé  une 
de  ces  oombreuses  familles  où  L'amitié  n'est  qu'extérieure. 
Notre  supposition  n'est  pas  Bans  fondement  :  nous  en  trou- 
vons Les  preuves  dans  la  Correspondance  de  George  Sand 
et  ûansY  Histoire  de  ma  Vie,  Mais  ces  mêmes  passageset  bits 
prouvent  qu'aussitôt  que  les  convenances  extérieures  furent 
violées  entre  Les  Dudevant,  la  dernière  possibilité  de  vivre 
en  commun  disparut,  —  il  fallut  se  séparer  pour  toujours. 


/ 


232  GEORGE    SAM) 

Bien  que  Ions  les  biographes  soienl  d'accord  à  peu  près 
sur  Casimir  Dudevant,  on  peul  cependant  les  diviser  en 
deux  groupes  :  les  uns,  s'en  rapportant  exclusivement  à 
Y  Histoire  de  ma  Vie,  parlent  de  lui  avec  réserve  et  indul- 
gence et  le  représentent  surtout  comme  un  homme  më- 
diocre   et    insignifiant.    Les    autres,    contemporains   du 
fameux  procès  de  1836  ou,  en  tout  cas,  au  courant  de  tout 
ce  qui  fut  alors  élucidé,  souligna  ni  sa  grossièreté,  sa  vio- 
lence, son  ivrognerie,  sa  profonde  immoralité,  sa  brutalité 
envers  s;»  femme,  etc.  Grâce  à  cela,  beaucoup  de  lecteurs 
disposés  tout  d'abord  à  ne  voir  en  Dudevant  qu'un  tyran, 
un  despote,  s'imaginent   que  dès  les  premiers  joins  du 
mariage  la  maison  des  Dudevant  fut  un  épouvantable  enfer. 
11  iiYn(csl  pas  ainsi.  Si  La  grossièreté,  le  despotisme  de 
Casimir  el  «  l'enfer  »  son!  dvs  faits  réels,  ces  faits  ne  peu- 
vent se  rapporter  qu'à  une  époque  ultérieure.  C'est  l;i  mé- 
diocrité, la  nullité  du  mari  <|ni  ont,  sans  contredit,  joué 
d'abord  un  triste  rôle.  Disons  pins  :  les  deux  premières 
années  furent  réellement  assez  heureuses.  A  cette  confusion 
que  nous  signalons,  et  à  cet  anachronisme  contribue  encore 
le  fait  qu'immédiatement  après  le  récit   de  son  mariage, 
Çeorge  Sand  passe,  dans  son  Histoire,  au  récit  de  ses  dis- 
sentiments ;  elle  nous  raconte  comment,  sans  qu'il  y  eût 
inimitié  déclarée,  il  existait  déjà  des  mésintelligences,  que 
tons  doux  commençaient  à  s'ennuyer,  attribuant  cet  ennui 
a   leur   solitude  ;  qu'ils   entreprirent   alors   une   série  de 
voyages  :  à  Guillery  chez  le   beau-père  d'Aurore,  à  Bor- 
deaux, aux  Pyrénées,  à  Paris  où  ils  demeurèrent  tout  un 
hiver,  etc.,  etc.  Puis  George  Sand  nous  raconte  son  triste 
isolement,  ses  vagues  aspirations,  ses  rêveries  et  ses  pen- 
sées.  Tout   cela,  joint    au  souvenir  de   l'issue   tragique, 
universellement  connue,  de  la  vie  conjugale  des  Dudevant, 


GEORGE     SAND  233 

a  toujours  fait  supposer  aux  biographes  de  George  Sand 
ei  aux  lecteurs  de  YHistoire  de  ma  Vie,  que  Leur  malheur 
remonte  aux  premiers  temps  do  leur  mariage.  Mais  c'est  là 
une  erreur.  Quoique  tout  cela  soit  réellement  arrivé,  il  ne 
Faut  rapporter  ces  faits  qu'aux  années  182i  el  1  S2-*>,  et 
surtout  à  1827-1821).  Entre  1822-1821-,  Les  relations  entre 
Les  deux  «'poux  ont  été  non  seulement  Les  meilleures  qu'on 
puisse  Imaginer,  mais  on  a  même  foules  les-  raisons  de 
croire  qu'Aurore  aimait  véritablement  son  mari.  Sans  doute, 
ce  n'était  pas  là  une  passion  violente,  et  ce  sentiment  était 
bien  différent  de  celui  que  George  Sand  éprouva  plus  tard 
pour  Musset  ou  Michel  de  Bourges;  c'était  un  amour  tendre, 
dévoué,  sincère,  un  peu  enfantin.  Aurore  témoignait  à 
Casimir  La  sollicitude  el  L'amitié  la  plus  sincère;  de  son 
côté,  il  L'entourait  de  petits  soins,  lui  témoignait  de  la  cor- 
dialité, si  toutefois  ou  peut  employer  ce  mot  en  parlant  de 
Dudevant. 

De  dix-huit  à  vingt  ans.  Aurore  n'était  pas  encore  telle 
qu'elle  Le  devint  à  vingt-sept,  Lorsqu'elle  commença  sa 
carrière  littéraire.  Entre  1822  el  1824,  elle  ne  savait  pas 
non  plus  ce  que  c'étail  que  le  véritable  sentiment,  L'amour 
vrai;  elle  n'avait  pas  encore  d'idées  bien  arrêtées  sur  ce 
que  l'on  peut  exiger  de  soi-même  et  des  autres  ;  elle  n'avait 
pas  lit  compréhension  précise  de  ce  qui  constitue  le  véri- 
table bonheur,  La  vie  vraiment  humaine  avec  son  but  et 
ses  devoirs.  Aurore  s'ignorait  :  elle  n'avait  pas  conscience 
do  exigences  de  son  cœur.  Le  besoin  d'aimer  venait  de 
naître  instinctivement  en  elle;  elle  s'attacha  do  toute  son 
ame  d'enfant  à  son  mari  parce  qu'il  lui  semblait  hou  et 
honnête.  11  faut  aussi  reconnaître  que  Casimir  ne  Laissait 
pas  voir  les  défauts  et  Les  traits  de  caractère  qui  éclatèrent 
dans  la  suite,  surtout  lors  du  procès  ou  divorce  el  dans 


234-  GEORGE    SAND 

les  affaires  d'intérêt  qu'ils  eurent  â  traiter  plus  tard.  Dans 
sa  jeunesse,  Ehadevant  n'étail  ni  avare,  ni  ivrogne,  ni 
coureur  de  filles  de  chambre  el  ne  se  permettait  envers  sa 
femme  aucun  des  mauvais  procédés  qu'elle  eut  à  supporter 

dans  la  suite,  el  même  bientôt,  hélas! 

A  peine  étaient-ils  établis  è  Nohant,  qu'Aurore,  devenue 
enceinte,  se  mit  aussitôl  avec  amour  el  sollicitude  à  La  con- 
fection de  la  layette,  occupation  toute  prosaïque,  mais  tout 
imprégnée  pour  elle  de  poétiques  espérances  el  de  tendres 
rêveries.  Jusque-là,  elle  n'avait  jamais  travaillé  â  l'aiguille, 
quoique  sa  grand'mère  eût  toujours  trouvé  que  c'était  un 
savoir  nécessaire  à  toute  femme.  Maintenant,  avee  cet 
entrain  qu'elle  apportait  à  tout  ce  qu'elle  faisait.  Aurore  se 
mit  à  confectionner  des  bonnets,  des  brassières,  el  atteignit 
bientôt  une  perfection  extraordinaire  dans  la  coupe  el  la 
couture,  «  une  maestria  de  coup  de  ciseaux  »,  qu'elle  con- 
serva toute  sa  vie.  C'était,  sans  doute,  une  faculté  qu'elle 
avait  héritée  de  sa  mère.  Ses  amis  el  ses  parents  nous  ouf 
raconté  que  cette  facilité  de  tailler  et  de  coudre  en  quelques 
instants,  soit  une  camisole  pour  l'un  de  ses  propres  enfants, 
ou  pour  l'un  de  ceux  dont  elle  était  toujours  entourée,  soit 
un  manteau  pour  le  théâtre  de  la  maison,  -<'it  un  costume 
entier  pour  la  poupée  de  sa  fille  ou  de  sa  petite-tille,  que 
cette  facilité  à  confectionner  on  un  rien  de  temps  et  avec 
élégance,  tantôt  des  vêtements  nécessaires,  tantôt  les  atti- 
fements les  plus  fantastiques,  était  vraiment  surprenante. 
<(  Elle  avait  de  petits  doigts  de  fée,  »  disait  un  de  ses  vieux 
amis.  Pendant  l'hiver  de  1822  à  1823,  ces  «  petits  doigts 
de  fée  »  furent  occupés  à  broder  de  minuscules  bonnets  ; 
cette  occupation  lui  prenait  tout  son  temps,  elle  en  avait 
môme  oublié  ses  livres  et  ses  cahiers. 

Sa  santé  était  cependant  alors  très  mauvaise.  Elle  éprou- 


GEORGE     SAM)  235 

vait  tous  les  malaises  qui  accompagnent  quelquefois  la  gros- 
sesse. Elle  fit,  eu  outre  en  sortant  delà  maison,  une  chute 
malheureuse.  Il  s'ensuivit  des  complications  qui  firent 
craindre  pour  sa  vie  et  celle  de  reniant.  Deschartres,  son 
ancien  précepteur,  médecin  de  profession,  et  Decerfe, 
médecin  de  la  famille,  la  firent  mettre  au  lit  pour  six 
semaines1.  Grâce  à  ces  mesures  prises  à  temps,  tout  finit 
heureusement,  et  le  30  juin  1823,  un  fils,  Maurice,  naquit 
aux  Dudevant. 

Peu  de  temps  avant  cet  événement,  les  Dudevant  s'étaient 
établis  à  Paris,  à  V Hôtel  de  Florence,  rue  Xcuve  des  Matlm- 
rins,  n "  56.  Aurore  se  consacra  avec  une  abnégation  en- 
tière aux  soins  maternels,  nourrit  elle-même  son  enfant, 
lui  servit  de  bonne,  toujours  tremblante  pour  sa  santé, 
sVfîravanf  à  chacun  de  ses  cris,  à  la  moindre  toux.  Dès 
le  premier  jour,  elle  s'attacha  passionnément  à  lui,  et  jus- 
qu'à >;i  mort  il  fut  pour  elle  son  trésor,  sa  consolation,  sa 
joie.  Ce  fut  sa  passion  la  plus  durable,  la  plus  heureuse, 
lu  seule  peut-être  qui  ne  l'ail  jamais  trompée.  Toutes  les 
lettres  qu'elle  écrivait  ;">  cette  époque,  son!  pleine-  de  son 
enfant.  Elle  aimait  à  donner  de  ses  nouvelles,  à  sa  mère, 
;*•  sa  soeur,  an  viens  Caron,  ;'i  tout  le  monde. 

Sur  ces  entrefaites,  la  gestion  de  Deschartres  était  arri- 
vée à  son  terme.  11  ne  voulut  plu-  vivre  ù  Nohant,  quoi- 
qu'il fût  en  bonne-  relations  avec  Casimir,  et,  malgré  les 
instances  d'Aurore  pour  qu'il  restât,  il  alla  s'établir  à 
Paris.  II  ne  voulait  pas  sans  doute  être  seconda  Nohant, 


'Dans  un.-  lettre  inédite  'in  7  mars  1823  i  Caroline  Cazamajou, 
soeur  ataée  d'Aurore,  celle-ci  lui  l'.iit  un  récil  détaillé  de  u  maladie. 
Dana  VHiêtoire  de  ma  Vie,  elle  "lit  qu'elle  avait  «lu  passerais  semaines 
an  Ht  et  que  sa  seule  distraction  pendant  ce  temps  avait  été  «I''  réchauf- 
fer, dans  une  espèce  de  volière  qu'elle  avait  établie  dans  M  chambre, 
•1-  -  oiseaux  .i  demi  gelés.  L'hiver  avait  été  très  rigoureux. 


230  GEORGE    SAM) 

après  y  avoir  été  maître  absolu  pendant  vingt-cinq  ans  et 
n'avoir  pas  eu  de  compte  à  rendre  aux  vrais  maîtres  :  la 
vieille  M""  Dupin  e\  Aurore.  Après  son  départ,  Casimir 
du!  prendre  L'intendance  de  Nohant,  ce  qui  força  les  Dude- 
\anl,  à  rapproche  de  l'hiver  \X2'.\-'2'^  de  retourner  à  la 
campagne  qu'ils  croyaient  ne  plus  quitter. 

Une  parfaite  union  el  les  meilleurs  rapports  régnaient 
alors  entre  les  deux  époux.  Dans  ses  lettres,  Aurore  parle 
presque  toujoursù  la  première  personne  du  pluriel,  <■  nous  », 
«Jour  cl  nuit  nous  ne  nous  occupons  que  de  Maurice,  »  dit- 
elle  en  parlant  d'elle  et  de  son  mari  dans  la  lettre  qu'elle 
écrivit  à  sa  mère  le  24  février  1824  '.  a  Nous  vous  embras- 
sons et  nous  sommes  nos  bons  amis,  »  disait-elle  à  la  lin 
d'une  <!r  ses  lettres  à  Caron*,  el  elle  signait  pour  tous 
deux  :  o  Les  deux  Casimir  ».  11  n\  a  pas  une  seule  <l»s 
lettres  qu'elle  a  écrites  à  cette  époque  à  sa  mère,  surtout 
de  celles  qui  sont  restées  inédites  cl  que  nous  avons  eu 
l'occasion  de  parcourir,  où  Aurore  ne  parle  de  Casimir  sur 
le  ton  le  plus  amical  ;  elle  l'appelle  :  e  mon  ami  Casimir  », 
«mon  bon  ami  »;  ou,  à  l'instar  des  paysannes,  «  mon 
homme  ». 

Toutes  ses  lettres  des  premières  années  de  mariage  nous 
montrent  avec  quelle  sollicitude  Aurore  s'occupait  de  son 
mari.  Lorsque,  en  1824,  les  Dudevant  tirent  aux  Duplessis 
une  visite,  pendant  laquelle  Casimir  alla  passer  quelque 
temps  à  Nohant,  Aurore  fit  exprès  un  voyage  àParis,  dans 
le  seul  but  de  Y  «  embarquer  »\  En  automne,  Casimir 

1  Inédite. 

2  Correspondance  île  George  Sand,  1. 1,  lettre  datée  du  21  novembre  18:23. 

3  Dans  une  lettre  inédite  à  Caron  du  15  juin  1824,  elle  lui  en  commu- 
nique la  nouvelle  et  lui  demande  de  bien  vouloir  L'accompagner  lors 
de  son  retour  au  Plessis;  il  semble  qu'à  cette  époque  elle  ne  pouvait 
encore  se  résoudre  à  faire  seule  le  plus  petit  voyage.  Cette  lettre  est 
signée  «  la  mère  Ragot  ». 


GEORGE    SAND  237 

va  une  seconde  fois  à  Nohant,  et  Aurore  est  dans  toutes 
les  transes,  lorsque  les  lettres  de  son  mari  se  font 
attendre  ou  ne  lui  arrivent  j>;is.  Elle  bombarde  de  billets 
le  vieux  Caron,  qui  habitait  Paris  en  <•<■  momenl  et  rem- 
plissait différentes  commissions  que  lui  donnaient  les  Dude- 
vant,  depuis  les  rubans  et  les  commandes  de  robes  d'Au- 
rore, jusqu'aux  affaires  d'argent  de  Casimir.  Elle  exige 
que  Caron  lui  écrive,  s'il  reçoit  avant  elle  (h>>  nouvelles 
de  sou  mari.  Toute  journée  passée  sans  lettre  la  met  au 
désespoir.  Les  lettres  à  Dudevant  du  l01*,  3,  10,  19  août  et 
23  décembre  1824  inédites)  sont  toutes  remplies  d'expres- 
sions d'amour,  d'un  amour  très  tendre,  presque  passionné. 
I  »■  son  côté,  Casimir,  lui  ayant  promis  de  lui  écrire  pendant 
la  route,  et  «  même  le  jum-  de  son  départ  »,  veut  savoir  tout 
ce  (pie  fait  sa  femme  en  son  absence,  et  «  elle  lui  écrit  un 
volume  »,  comme  elle  s'exprime  dans  une  lettre  à  Caron, 
du  H  novembre  1824  !.  Et  le  10  novembre  elle  écrit  au 
même  Caron  :  «  Je  suis  fort  Inquiète  de  ne  peint  recevoir 
do  nouvelles  de  Casimir  ;  lui,  qui  es!  si  exact,  ne  m'a  pas 
écrit  depuis  la  lettre  que  vous  m'avez  envoyée  le  l(.).  Enfin, 
j'aime  mieux  une  certitude  quelconque  <pi<-  L'agitation  et 
l'inquiétude  où  je  \i>.  Je  ne  vis  pas...  soyez  exact  à  m'en- 
voyer  ses  Lettres,  j<'  vous  en  conjure,  mon  ami.  Vous  direz 
que  je  n'ai  pas  le  sens  commun  de  me  tourmenter  ainsi, 
tout  le  monde  le  dit  et  m'obsède.  Cela  ne  dépend  pas  de 
moi.  Il  est  parti  avec  des  pressentiments  si  tristes.  .le  \«»i^ 
toul  en  noir.  Je  patienterai  encore  demain,  mais  si  j<-  ne 
reçois  pas  de  nouvelles,  je  vais  à  Paris  mercredi  malin.  Je 
iir  sais  à  quoi  cela  m'avancera,  mais  le  corps  ne  peut  pas 
pester  en  place  quand  l'esprit  court  les  champs   . 

1  Inédite. 
*  Inédite. 


238  GEORGE     S  AND 

Aurore,  on  le  voit,  s'était  attachée  à  son  «  ami  Casi- 
mir ».  N'oublions  pas  qu'à  quinze  ans  encore,  lassée  et 
brisée  partout  ce  qu'elle  avait  eu  à  souffrir  de  son  unique 
affection  passionnée  —  son  amour  pour  sa  mère  —  et, 
n'ayant  encore  rencontré  personne  à  qui  elle  eût  pu 
consacrer  foule  cette  ardeur  d'un  coeur  <jui  s'éveille,  elle 
se  jeta  à  corps  perdu  dans  une  piété  exaltée.  «  Il  me 
fallait,  »  dit-elle,  «aimer  hors  de  moi  '.  »  Depuis  tors, 
elle  se  trouva  encore  plus  seule;  sa  grand 'mère  était 
morte,  la  religion  ne  la  satisfaisait  plus.  Aurore  6i 
premiers  pas  dans  lu  vie,  et  Le  besoin  d'aimer  se  réveilla 
en  elle  avec  une  nouvelle  force.  Il  est  hors  de  doute 
que,  si  Dudevant  eût  compris  sa  femme  et  lui  oui 
égal,  s'il  ne  s'était  pas  manifesté,  deux  ans  à  peine  après 
le  mariage,  grossier  et  brutal,  le  sentiment  qui  s'était 
éveillé  en  elle,  se  sérail  probablement  épanoui  en  un  éclat 
splendide,  aurait  brûlé  (Tune  flamme  ardente.  Hélas, il  étai 
condamné  à  se  flétrir,  à  être  étouffé.  Des  main-  grossi 
vinrent  froisser  cette  tendre  piaule  et  no  lui  permirent  pas 
de  se  développer.  Le  petit  l'eu  s'éteignit  ;  à  peine  une  vive 
étincelle  couva-t-elle  sous  la  cendre  tout  au  fond  de  son 
cœur.  Lorsque  cette  étincelle  ('data  plus  lard  en  incendie, 
elle  consuma  la  maison  entière  qu'elle  eût  pu  éclairer  et 
réchauffer. 

LesDudevant  passèrent  donc  deux  années  assez  paisibles 
et  assez  heureuses.  Aurore  soignait  son  enfant  et  s'occupait 
du  ménage,  préparait  de  petites  surprises  à  sa  mère,  à  sa 
belle-mère  et  à  sa  sœur,  faisait  des  confitures,  cousait  des 
gilets   et  des  guêtres  pour  son  mari".  Casimir  rétablissait 

1  Histoire  de  ma  Vie,  t.  III,  p.  177. 

2  Voir  la  lettre  à  Mme  Saint-Agnan  du  6  janvier  1830.  (Revue  Ency- 


GEORGE     SAM)  239 

Tordre  dans  la  gestion  du  domaine,  administré  d'une 
manière  assez  décousue  et  relâchée  par  Deschartres,  qui 
avait  toujours  eu  m  tète  toutes  sortes  de  projets  fantas- 
tiques el  perdait  de  vue  les  choses  les  plus  essentielles. 
Dudevanl  déploya,  dans  les  premiers  temps,  une  grande 
activité  et  beaucoup  d'énergie.  11  dénichait  les  champs 
et  les  prés  négligés,  mettait  la  maison  en  ordre,  faisait 
nettoyer  et  planter  le  jardin,  travaillant  minutieusement 
à  rétablir  l'ordre  au  dedans  comme  au  dehors  de  la  mai- 
son. C'est  alors  que  se  manifesta,  d'abord  assez  confu- 
sément, le  désaccord  qui  régnait  entre  les  deux  époux. 
Leurs  natures  étaient  trop  différentes.  Dudevant,  comme 
Aurore  le  dit  plus  tard  en  définissant  elle-même  son  mari 
dans  une  Lettre  inédite  qu'elle  lui  écrivit  en  18^.'j,  aimait 
l'économie  rurale,  mais  aimait  peu  les  descriptions  cham- 
pêtres. Aurore  aimait  la  nature  agreste,  la  littérature, 
l'art...  Comme  toute  nature  vraiment  poétique,  elle  tenait 
aux  coins  ombragés  et  délaissés  du  jardin,  aux  vieilles 
Choses    de    la    maison,     elle    était    attachée    aux     anciens 

souvenirs  de  la  famille,  aux  vieux  animaux  domestiques. 
Quand  disparurent  ces  coins  sauvages,  les  vieux  chiens 
pelés  qui  lui  étaient  dévoués,  les  vieux  paons  qui  se  tai- 
saient impunément  les  maîtres  du  jardin,  quand  dans  les 
champs  et  la  maison  elle  vit  installé  un  ordre  modèle,  il 
sembla  à  Aurore  qu'on  lui  avait  enlevé  quelque  chose,  que 
le  vieux  Nouant  n'était  plus  le  même;  il  survint  en  elle  do 
s  de  chagrin  incompréhensibles  pour  elle-même  comme 
pour  Casimir.  Elle  devint  nerveuse,  elle  pleura  sans  rai- 
Bon.  Ni  elle  ni  son  mari  ne  comprirent  que  cela  était  dû 


olopédique,  l«   septembre   1893.    aurore  dit  que  *  jadis  elle  tirait  l'ai- 
guille .1  \  ec  des  Façons  de  savetier,  mais  ■  i u<-  député  elle  avaîl  acquis  ilan> 

la  partie  des  L'jui'jiiLucrca  et  des  J'.v-suua  do  pied  de  guêtres  ». 


240  GEORGE    s  AND 

en  partie  au  besoin  de  satisfaire  ce  réel  amour  qu'elle  ne 
trouvait  pas,  amour  vraiment  humain,  union  spirituelle 
avec  l'être  aimé,  el  en  partie  à  son  ignorance  d'elle-même, 
de  sa  nature  artistique,  qui  cherchai!  sa  voie.  Ayant  beau- 
coup lu  dès  son  adolescence,  Aurore,  esprit  très  mobile, 
adoratrice  de  Rousseau  et  de  Byron,  admiratrice  de  Locke 
et  de  Leibniz,  Aine  pleine  d'enthousiasme  pour  tout 
qui  es!  grand  et  beau,  et  sincèrement  tourmentée  par  les 
questions  les  plus  profondes  de  l'existence,  languissait 
dans  la  solitude.  Elle  n'avait  personne  avec  qui  elle  pût 
s'entretenir,  personne  à  qui  elle  pût  faire  part  d< 
rieuses  pensées  ou  de  ses  rêveries  de  jeunesse.  Ses  oreilles 
n'entendaient  éternellement  que  dr^  conversations  sur 
le  jardinier  surplis  en  flagrant  délit  de  vol,  sur  la  fenai- 
son, sur  les  dégâts  commis  dans  les  champs,  sur  le  fer- 
mage du  moulin  OU  sur  une  nom  elle  sorte  de  pomme-. 
Elle  se  chagrinait,  devenait  de  plus  en  plus  nerveuse,  pleu- 
rait et  étonnait  son  mari  par  ses  étrangetés.  Tous  deux 
furent  d'avis  qu'Aurore  avait  besoin  de  sedistraire.  Casimir, 
Gascon  de  naissance,  n'aimait  pas  le  Berry,  il  le  trouvait 
trop  ennuyeux,  trop  monotone.  Les  deux  époux  résolurent 
de  quitter  Nohant  pour  quelque  temps.  Pour  se  sentir  plus 
a  Taise  et  pour  plus  de  commodité  mutuelle,  ils  prièrent 
les  Duplessis  de  leur  donner  la  nourriture  et  le  logement 
moyennant  rétribution  modique,  et,  après  un  court  séjour  à 
Paris  où  ils  passèrent  les  têtes  de  Pâques  avec  leurs  parents. 
ils  allèrent  s'établir  au  Plessis-Picard  en  avril  1824. 

Aurore  eut  ainsi  le  bonheur  de  retomber  dans  son  joyeux 
cercle  (Tamis,  qui  s'augmenta  encore,  cette  année-là,  de 
quelques  membres  nouveaux.  Sa  tristesse  tomba  comme 
par  enchantement,  les  cavalcades,  les  jeux  de  colin-mail- 
lard, de  barres,  les  courses,  le  bruit,  les  allées  et  venues 


GEORGE     SAND  241 

recommencèrent  de  plus  belle  du  matin  au  soir.  On  alla 
jusqu'à  inventer  des  jeux  auxquels  des  enfants  comme 
Maurice,  marchant  à  quatre  pattes,  pouvaient  même  prendre 
part.  Et  Casimir  qui  venait  de  partir  de  Nohant  tout  préoc- 
cupé de  Rabattement  d'Aurore,  de  sa  mélancolie  sans  raison, 
de  ses  pleurs  perpétuels,  était  à  présent  trappe  de  ses 
incartades  enfantines,  de  son  rire  continuel,  de  la  préfé- 
rence ((d'elle  donnait  aux  courses  de*  enfants  et  des  ado- 
nts  sur  les  conversations  avec  les  grands  elle  avait 
une  prédilection  toute  particulière  pour  Loïsa  Puget,  la 
musicienne  bien  connue,  qui  n'avait  alors  que  douze  ans, 
et  pour  Félicie  Saint-Agnan,  jeune  fille  de  quatorze  ans). 
Daii-^  sa  lettre  déjà  mentionnée,  du  s  novembre  à  Caron,  elle 
écrit  :  «.  .le  meurs  toujours  do  peur  d'être  obligée  de  causer 
ou  de  me  coucher  lard.  Vous  savez  que  mon  suprême 
bonheur  est  de  manger  beaucoup,  de  beaucoup  dormir,  et 
ne  rien  dire,  si  ce  n'est  à  de  bons  amis  tels  que  vous.  » 
Casimir  no  comprenait  plus  sa  femme,  et,  ne  la  compre- 
nant pas,  il  arriva  ce  qui  arrive  très  souvent  :  il  se  crut 
en  droit  de  se  comporter  avec  mépris  envers  elle.  Les  per- 
sonnes  étrangères  qui  étaient  le  et  quelques-uns  des  amis 
s'étonnèrent  aussi  en  voyant  Aurore  reprendre,  après  une 
période  de  méditations  et  de  contemplations,  une  existence 
toute  de  joie  et  de  gaieté. 

a  Grâce  à  ces  contrastes,  certaines  gens  prirent  de  moi 
l'opinion  que  j'étais  tout  à  l'ail  bizarre.  Mon  mari,  plus 
indulgent,  méjugea  idiote.  Il  n'avait  peut-être  pas  tort, et 
peu  à  peu  il  arriva,  avec  le  temps,  à  me  faire  tellement 
sentir  la  supériorité  de  sa  raison  el  de  son  intelligence,  que 
j'en  fus  longtemps  écrasée  et  comme  hébétée  devant  le 
monde.  Je  ne  m'en  plaignis  pas.  Deschartres  m'avait  habi- 
tuée àne  pas  contredire  violemment  l'infaillibilité  d'autrui, 

16 


242  GEORGE    SAM) 

et  ma  paresse  s'arrangeait  fort  bien  de  ce  régime  d'efl 
ment  et  de  silence1...  » 

Toutes  les  incartades  enfantines  d'Aurore  n'eurent  cepen- 
dant pas  une  Issue  aussi  paisible,  aussi  peu  remarquée; 
elles  provoquèrent  de  plus  en  plus  souvent  L'irritation  de 
Casimir.  Une  de  ces  folies  finit  fort  malheureusement  et 
devint  une  date  insigne  dans  l'histoire  des  Dudevant.  —  Un 
jour  du  mois  de  juillet,  c'était  le  25  le  31,  selon  d'autres 
versions)  on  prenail  au  Plessis  le  café  après  le  dîner. 
Aurore,  Félicie  Saint- Agnan,  Clarisse  Lacroix,  une 
autre  encore  se  poursuivaient  sur  la  terrasse,  et  étaient 
«  bien  folles  »,  coinme  George  S;m<l  le  déclara  plus  tard. 
L'une  d'elles,  voyant  L'inutilité  de  ses  efforts  pour  en  saisir 
une  autre,  Lui  jeta  du  sable.  Quelques  grains  tombèrent  dans 
la  tasse  de  «  papa  James  ».  Il  demanda  à  cette  jeunesse 
turbulente  de  cesser  de  se  démener  de  la  sorte;  mais  elles 
étaient  en  train,  elles  ne  cessèrent  pas,  et  Aurore  se  mil 
aussi  à  Lancer  du  sable,  Casimir,  hors  «le  lui.  cria  grossière- 
ment contre  sa  femme,  lui  ordonna  de  mettre  immédiate- 
ment fin  à  ce  jeu  stupide,  la  menaça  et,  voyant  qu'elle  ne 
cessait  pas,  lui  donna  un  soufflet.  Aurore,  exaspérée  par  la 
colère  et  cruellement  offensée,  s'enfuit  dans  le  parc  avec 
Félicie  el  Clarisse  et  l'ut  longtemps  a  se  calmer.  Dans  une 
de  ses  lettres  postérieures,  lorsqu'elle  demanda  à  Félicie, 
en  1835,  d'être  témoin,  lors  de  son  procès  en  séparation, 
où  il  devait  être  question  de  cette  scène,  George  Sand 
ajoute  que  ce  jour-là  elle  avait  cessé  d'aimer  Dudevant 
et  que  «  tout  alla  de  mal  en  pis-  ~.  Mais  cela  n'est  pas 

1  Histoire  de  ma  Vie,  t.  III,  p.  441. 

-  Voir  la  lettre  à  Félicie  (on  a  tout  lieu  de  croire,  en  la  confrontant 
avec  d'autres  lettres  et  tait?  connus,  qu'elle  a  été  écrite  après  le  1er  dé- 
cembre 1835),  dans  La  Revue  Encyclopédique  du  lu  septembre  189:5.  Le 
même  fait  est  raconté  dans  une  lettre  d'Aurore  Dudevant  à  sod  avoué. 


GEORGE     S  AND  2*3 

exact.  En  novembre  de  cette  même  année  1821,  Dude- 
vant  partit  pour  Nohani  el  Aurore  écrivit  à  Caron  les 
lettres  déjà  mentionnées,  dans  Lesquelles  elle  exprime  pour 
son  mari  tant  d'attachement  et  tant  d'inquiétude.  L'événe- 
ment qui  s'était  passé  sur  la  terrasse  est,  cependant,  bien 
significatif;  si  Aurore  pleurait  maintenant,  ses  pleurs  ne 
pouvaient  plus,  comme  au  printemps,  être  qualifiés  d'inex- 
pliquableset  d'incompréhensibles.  Et  malheureusement  ce 
fait  regrettable  ne  resta  pas  isolé,  il  fut,  semble-t-il,  comme 
le  premier  anneau  (Tune  série  d'autres  actes,  plus  gros- 
siers  et  plus  révoltants  encore.  Si  George  Sand  a  trouvé 
nécessaire,  après  le  divorce,  de  les  oublier,  l'historien  qui 
écrit  la  chronique  de  ce  mariage  et  de  ce  divorce  a,  lui,  le 
devoir  de  ne  pas  oublier  de  pareils  faits.  Ce  n'est  aussi  qu'un 
grain  «le  sable  peut-être,  unis  ce  fut  un  des  grains  de  sable 
qui,  devant  la  justice,  firent  pencher  la  balance  en  faveur 
d'Aurore,  car  d'année  en  année  il  s'en  était  accumulé 
trop,  de  ces  petits  grains,  beaucoup  trop  ! 

En  automne,  les  Duplcssis  allèrent  s'établir  à  Paris;  les 
Dudevant  ne  pouvaient,  seuls,  rester  au  Plessis,  unis  crai- 
gnaient  en  retournant  à  Nohant  de  s'y  trouver  en  tête 
à  tel,.. 

«  Nous  aimions  la  campagne,  mais  nous  axions  peur  de 

Nohant,  peur  probablement  de  nous  retrouver  vis-à-vis 
l'un  (!<•  l'autre,  avec  des  instincts  différents  à  tous  égards 
el  des  caractères  qui  ne  se  pénétraient  pas  mutuellement. 
Sans  vouloir  nous  rien  cacher,  nous  ne  savions  rien  nous 
expliquer;  nous  ne  nous  disputions  jamais  sur  rien,  j'ai 
trop  horreur  de  la  discussion  pour  vouloir  entamer  l'esprit 
d'un  autre,  je  faisais,  au  contraire,  de  grands  efforts,  pour 
voir  par  les  yeux  de  mon  mari  el  agir  comme  i]  souhaitait. 
Mais  ;"i  peine  m'étais-je  mise  d'accord  avec  lui.  que,  ne  me 


244  GEORGE    SAND 

sentant  plus  d'accord  avec  mes  propres  instincts,  je  tombais 
dans  une  tristesse  effroyable. 

«  Il  éprouvait  probablement  quelque  chose  d'analogue 
sans  s'en  rendre  compte,  et  il  abondait  dans  mon  sens 
quand  je  lui  parlais  de  non--  entourer  et  de  nous  distraire. 
Si  j'avais  eu  l'art  de  nous  établir  dans  une  vie  un  peu  exté- 
rieure et  animée,  si  j'avais  été  un  peu  légère  d'esprit,  si  je 
m'étais  plu  dans  le  mouvement  des  relations  variées,  il  eût 
été  secoué  et  maintenu  par  le  commerce  du  monde.  Mais 
je  n'étais  pas  du  tout  La  compagne  qu'il  lui  eût  fallu.  J'étais 
trop  exclusive,  trop  concentrée,  trop  en  dehors  du  con- 
venu. Si  j'avais  su  d'où  venait  Le  mal,  si  La  cause  de  son 
ennui  et  du  mien  se  fût  dessinée  dans  mon  esprit  sans 
expérience  et  sans  pénétration,  j'aurais  trouvé  le  remède; 
j'aurais  peut-être  réussi  à  me  transformer  :  mais  je  ne  com- 
prenais rien  du  tout  à  lui  ni  à  moi-même  l.  » 

Toute  la  cause  de  leur  malentendu  résidait  en  la  com- 
plète médiocrité,  la  pauvreté  morale,  le  manque  d'esprit  et 
le  peu  d'élévation  d'âme  de  Dudevant.  Gomment  ces  deux 
natures  eussent-elles  pu  s'harmoniser  ?  D'un  côté,  un  gen- 
tillàtrc  assez  nul,  un  homme  fort  médiocre,  indifférent  à 
tous  les  travaux  de  l'esprit,  de  l'autre,  une  âme  passionnée, 
ardente,  vivant  d'une  vie  intérieure  intense,  cherchant  par 
toutes  les  voies  la  lumière  et  la  vérité,  allant  même,  lors- 
qu'elle n'avait  encore  que  dix-sept  ans,  jusqu'à  la  pensée 
du  suicide,  non  par  suite  de  quelque  insuccès  personnel, 
mais  à  cause  de  la  petitesse  et  de  l'instabilité  de  tout  ce 
qui  est  terrestre,  une  de  ces  âmes  dont  Mme  Allart  dit  en 
parlant  de  Sainte-Beuve  «  qu'elles  sont  tourmentées  des 
choses  divines  ».  Quelque  petite  provinciale  avenante,  sans 

1  Histoire  de  ma  Vie,  t.  II,  p.  442. 


GEORGE     SAND  2*5 

prétention,  eût  fait  l'affaire  de  Casimir;  elle  se  fût  faite 
à  ses  gronderies,  à  sa  grossièreté,  elle  eût  tranquillement 
supporté  son  ivrognerie  (comme  l'a  fait,  entre  autre- .  la 
femme  d'Hippolyte  Châtiron,  frère  naturel  d'Aurore),  et 
eût  accepté  ses  quelques  petites  infidélités  (comme  ont 
su  le  faire  les  femmes  de  plusieurs  amis  de  Casimir  à  La 
Châtre).  Casimir  aurait  eu  ainsi  la  vie  facile,  et  n'eût  pas 
connu  l'ennui.  Il  n'aurait  pas  souffert  et  n'eût' pas  eu  à 
s'irriter  de  voir  à  ses  côtés  un  être  incompréhensible, 
cherchant  midi  à  quatorze  heures,  éternellement  rêveur 
et  jamais  content  de  la  réalité.  Si  Casimir  eût  eu  une 
femme  plus  simple  et  plus  ordinaire,  il  ne  se  serait  cer- 
tainement pas  senti  étranger  à  elle,  et  elle  ne  lui  eût  sem- 
blé ni  excentrique  ni  idiote  car,  «  La  médiocrité  seule 
est  à  notre  niveau  et  ne  nous  choque  pas1  ».  Louis  de 
Loménie,  parlant  de  Casimir,  est  dans  le  vrai  lorsqu'il 
nous  dit  que  «  c'était  un  soldat  de  l'empire  rentré  dans 
ses  foyers,  l'espèce  d'hommes  en  général  la  plus  prosaïque 
qui  soit  sous  le  ciel.  Cet  époux  était  un  digne  gentillâtre 
campagnard,  comme  il  en  fourmille  dans  la  vieille  Aqui- 
taine, tenant  les  raffinements  du  cœur  pour  folies  et  bille* 
s,  prenant  La  vie  pour  ce  qu'elle  vaut  et  le  temps 
pour  ce  qu'il  dure,  pas  trop  savant,  un  peu  rude,  à  en 
juger  par  certains  détails  d'un  procès  fameux,  et,  au  de- 
meurant le  meilleur  fils  du  monde''  »... 

S'il  est  permis  de  douter  de  la  justesse  de  cette  dernière 
épithète,  il  faut  au  moins  rendre  justice  au  reste  de  cette 
appréciation.  Mais  nous  trouvons  encore  un  meilleur  por- 

1  Vers  de  Pouchkine. 

'Louis  'l-  Loménie  :      Galerie  de*  contemporaine  illuetree  par  un 
homme  de  rien.  * 


246  GEORGE    SAM) 

trait  de  Dudevant  dans  la  Lutèce  de  Heine1.  Le  Lecteur 
nous  permettra  de  citer  ici  in  extenso  cette  page  presque 

intraduisible  :  «  Dudevant,  répoux  légitime  de  George 

Sand,  dit-il,  —  der  kein  Mythos  />■/,  wie  mon  glauben 
sollir,  sondern  ein  leiblicher  Edelmann  uns  der  Provinz 
Berry  und  den  ich  selbst  einmal  dus  Vergnùgen  halte 
mit  eigenen  Augen  za  sehen.  Ich  sah  ihn  sogar  bel 
seiner  damais  schon  de  facto  geschiedenen  Gattin,  in  ihrer 
kleinen  Wohnung  auf  dem  Quai  Voltaire^  und  dass  ich 
ihn  eben  dort  sah,  war  an  und  fur  siefi  eine  Merkwùr- 
digkeit,  ob  welcher,  wie  Chamisso  sagen  wùrde,  ich 
selbst  mich  fur  Geld  sehen  lassen  I,  ïnnte.  Er  tria/  ein 
nichls-sagendes  Philistergesicht  und  schien  weder  base, 
noch  roh  zu  sein,  doch  begriff  ich  sehr  leicht,  dass  dièse 
feuchthuhle  Tagtàglichkeit,  dieser  parzellanhafle  Blicfc, 
dirse  monotorien,  chinesischen  Pagodenbewegungen  fur 
ein  banales  Weibzimmer  sehr  amusant  sein  kônnten, 
jeeloch  einem  tiefem  Frauengemùlhe  auf  die  Lange  sehr 
unheimlich  werden  und  dasselbe  endlich  mil  Schauer 
und  Entsetzen,  Ois  zum  Dafonlaufen,  erfùllen  mussten*». 


1  <•  Lutetia  -.  Franz.  Zustdnde.  s.  296.   Heinrich  Urine--  Werke.  M 
Band.  Hambourg,  Hoffmann  und  Campe,  1874. 

2«  ...  Dudevant,  l'époux  légitime  de  George  Sand,  qui  n'es!  pas  un 
-mythe,  comme  on  aurait  pu  le  croire,  mais  an  gentilhomme  en  chair 
et  en  os  de  la  province  du  Berry,  que  j'avais  une  fois  eu  le  plaisir  de 
voir  <l<>  mes  propres  yen\.  Ce  qu'il  y  a  de  plu-  curieux,  c'est  que  je 
l'ai  rencontré  chez  sa  femme  déjà  séparée  de  lui  de  facto,  dans 
petit  logement,  quai  Voltaire.  Kl  le  t'ait  que  c'esl  chez  elle  «pie  je  l'ai 
vu  est  une  de  ces  raretés  qui  auraient  pu.  comme  le  dirait  Chamisso, 
me  faire  mettre  en  spectacle  pour  de  l'argent.  Il  avait  une  de  ces 
physionomies  de  philistin  qui  ne  disent  rien  et  il  ne  semblait  être  ni 
méchant  .  ni  grossier,  mais  je  compris  facilement  «pie  cette  quoti- 
dienneté humidement  froide,  ces  yeux  de  porcelaine,  ees  mouvements 
monotones  de  pagode  chinois»1  auraient  pu,  peut-être,  amuser  une 
commère  banale,  mais  devaient,  à  la  longue,  donner  le  frisson  à  une 
femme  d'âme  plus  profonde,  et  lui  inspirer,  avec  l'horreur,  l'envie  de 
s'enfuir...  » 


geor<;e   sand  -*/ 

En  effet,  à  partir  de  la  fin  de  182 1,  nous  remarquons  que 
le  désir  inconscient  et  mutuel  des  deux  (-poux  de  «  s'enfuir 
bien  loin  l'un  de  l'autre  »  se  manifestait  de  plus  en  plus. 
11-  ont  peur  de  rester  seuls  en  tête  à  tête.  Après  Le  dépari 
des  Duplessis  pour  Paris,  ils  se  décident  à  les  suivre.  Se 
trouvant  en  ce  moment  dans  la  gêne,  ils  ne  s'établissent 
pas  ;'i  Paris  même,  mais  dans  les  environs,  à  Onnesson, 
où  ils  louent  une  maisonnette. 

Les  affaires  pécuniaires  des  Dudevant,  quelque  étrange 
que  cela  paraisse,  étaient  alors  très  embrouillées;  elle-  1«> 
furent,  du  reste,  tout  le  temps  de  l'administration  de  Casi- 
mir. Dan-  les  lettres  inédites  de  cette  époque  nous  rencon- 
trons, à  chaque  pas,  la  preuve  que  Casimir  empruntait  de 
l'argent  chez  D'importé  qui,  qu'il  était  souvent  dans  l'im- 
possibilité de  payer  les  termes,  s'en  excusait,  qu'il  se  jetait 
dan-  de-  opérations  financières  fort  compliquées  et  s'ingé- 
niait en  \ain  à  se  tirer  d'affaire.  Tout  cela  lui  réussissait 
peu.  Sa  fortune  allait  toujours  en  diminuant,  mais  jusque-là 
l'avenir  ne  faisait  encore  présager  aucun  danger.  Pour 
toutes  ses  affaires  et  peut-être  pour  d'autres  raisons  encore, 
Casimir  allait  continuellement  d'Ormesson  ;*i  Paris,  Laissant 
sa  femme  seule  et   ne  l'entrant  chez  lui  que  le  soir. 

La  maison  qu'habitait  Aurore  appartenait  à  une  certaine 
dame  Richardot  qui  avait  des  enfants  ;  tout  à  côté 
demeurait  la  famille  du  baron  .Main-.  Les  trois  ramilles 
avaient  Lié  amitié  entre  elles  et  là  encore  recommencèrent 
les  jeux  et  Les  charades.  Comme  le-  Dudevant  étaient  gens, 
semble-t-il,  à  rechercher  partout  le  plaisir  de  vivre  en 
société,  L'automne  passa  très  agréablement  et  joyeusement. 
Mais  quand,  à  la  (in  de  L'arrière-saison,  Les  deux  familles 
voisines  retournèrent  à  Paris,  tout  changea:  Aurore  resta 
toute  seule  à  Onnesson.  Le  mari  passait  le-  nuits  hors  de 


248  GEORGE     SAM) 

la  maison.  D'abord  elle  ne  s'en  plaignit  pas.  Elle  se  pro- 
menait seule  avec  le  petit  Maurice  dans  l<i  parc  immense, 
lisait  les  Essais  de  Montaigne  e1  s'amusait  des  jeux  de  son 
bébé.  L<'  sentiment  de  la  solitude  croissait  cependant  dans 
L'âme  de  la  jeune  femme,  et,  avec  lui.  augmentaient  L'impres- 
sion encore  inconsciente  de  L'offense,  Le  chagrin  et  La  soif 
du  vrai  bonheur.  Le  séjour  à  Ormesson  Lui  pesa  bientôt, 
grâce  aux  désagréments  qu'elle  eut  avec  Le  jardinier,  à  qui 
Ton  avait  confit'  La  surveillance  de  la  maison  et  du  jardin; 
c'était  un  homme  bourru  qui  se  chamaillait  pour  chaque 
brin  d'herbe  froissée;  et  peut-être  plus  encore,  grâce  aux 
cris  sauvages  qui  se  faisaient  entendre,  la  nuit,  dans  l.i 
maison  du  mémo  jardinier,  —  probablement  un  ivrog 
—  et  qui  effrayaient  Aurore.  Aussi,  malgré  tout  ><>n  amour 
pour  la  solitude,  éprouva-t-elle  presque  do  la  joie  lorsque 
son  mari  se  querella  avec  Le  jardinier  et  partit  immédiate- 
ment pour  Paris  avec  sa  famille. 

LesDudevant  s'établirent  dans  un  petit  Logement  meublé 
de  la  rue  du  Faubourg-Saint-Honoré.  Ils  virent  beaucoup 
d'amis  et  de  connaissances,  allèrent  aussi  chez  Les  parents 
de  Casimir  qui  séjournaient  à  la  même  époque  à  Paris. 
Mais  bientôt  cette  vie  de  distractions  ne  put  faire  qu'Au- 
rore s'oubliât  elle-même.  11  y  avait  quelque  chose  de 
rompu  dans  leur  existence. 

«  La  tristesse  revint,  une  tristesse  sans  but  et  sans  nom, 
maladive  peut-être.  J'étais  très  fatiguée  d'avoir  nourri  mon 
fils,  je  ne  m'étais  pas  remise  depuis  ce  temps-là.  Je  me  re- 
prochais eel  abattement  et  je  pensais  que  le  refroidissement 
insensible  de  ma  toi  religieuse  pouvait  bien  en  être  la  cause1.» 
Aurore  alla  consulter  son  confesseur  du  couvent,  l'abbé  de 

1  Histoire  de  ma  Vie,  t.  III,  p.  44S. 


GEORGE     SAM)  249 

Prémord,  qui,  à  son  avis,  fui  trop  tiède  et  trop  indulgent  pour 
une  âme  comme  la  sienne,  assoiffée  de  croyance  et  de  vérité 

absolues;  il  conseilla  à  sa  fille  spirituelle  d'aller  de  nouveau 
s'enfermer  pour  quelque  temps  au  couvent,  d'y  l'aire,  comme 
on  le  dit,  «  une  retraite  ».  Elle  suivi!  son  conseil  et  alla 
d'abord  seule,  puis  avec  le  petit  Maurice1,  passer  quelques 
semaines  au  couvent  des  Anglaises,  où  elle  avait  fait 
son  éducation.  Là  non  plus  elle  ne  trouva  pas  la  paix  de 
rame.  Ses  relations  avec  ses  amies,  les  bonnes  religieuses, 
le  couvent  lui-même,  la  vie  monastique  ne  la  satisfaisaient 
plus.  Ici  la  devise  était  renonciation  à  la  vie,  à  ses  joies 
comme  5  ses  chagrins,  à  toutes  les  affections  terrestres; 
l'amour  maternel  même  y  paraissail  à  peine  pardonnable. 
Aurore  s'était  trop  développée  depuis  trois  ans  pour 
admettre  ce  point  de  vue.  L'adoratrice  de  Rousseau  et  de 
Leibniz  embrassait  les  choses  trop  largement  pour  se 
foire  aux  préceptes  et  aux  exigences  d'un  catholicisme 
étroit  et  rigoureux.  A  cela  vint  s'ajouter  encore  qu'une 
des  sœurs  vint  imprudemment  et  de  l'air  le  plus  indifférent 
du  monde  lui  parler  de  la  frêle  santé  do  Maurice,  qui 
n'aurait  peut-être  pas  longtemps  à  vivre  e!  qui  ('lait  alors, 
pour  Aurore.  sa  seule  ot  unique  consolation.  Pleine  de 
craintes,  elle  quitta  le  cousent  pour  consulter  au  plus  tôt 
un  docteur  sur  la  santé  de  L'enfant.  Celui-ci  trouva  que 

le    petit    Maurice  ('(ait    bien    portant    et    no  donnait   aucune 

raisoti  de  craindre  pour  sa  vie.  Le  Séjour  d'Aurore  au 
couvent  axait  été  définitivement  empoisonné  par  cet 
épisode.  Elle  n'y    retourna    plus   et  s'installa    avec   son 


1  Louis  de  Loménie  rapporte  cel  événement,  on  ne  -ail  pourquoi,  à 
l'année  1*-*.  en  lui  donnant  en  plus  un.-  couleur  très  romanesque.  II 
confond  évidemm  ut  aussi  !«•  séjour  au  couvent  avec  un  •  époque  bien 
Ultérieure,  1831,  quand  aurore  avail  déjà  quitté  ->n  m. 


250  GEORGE    SAM) 

mari,  d'abord  chez  sa  tante,  Lucie  Maréchal,  et,  plus  tard, 
à  proximité,  dans  un  logement  séparé.  IV  aouveau,  les 
Dudevant  sortirent  beaucoup  el  reçurent  des  amis.  Aurore 
voyait  fréquemment  ses  anciennes  amies  de  couvent, 
surtout  Jane  et  Aimée  Bazouin,  et  faisait  d<-  la  musique 
avec  sa  cousine  Glotilde.  Dans  les  premiers  jours  du  prin- 
temps, les  Dudevant  retournèrent  à  Nohant. 

Bientôt  Aurore  eut  un  grand  chagrin,  la  mort  énigma- 
tique  de  Deschartres,  qui  mourut  sans  que  l'on  ait  jamais 
su  quand  ni  comment,  et  sans  laisser  aucun  écrit.  Aurore 
crut  qu'il  s'était  tué  après  s'être  ruiné  dans  une  entreprise 
malheureuse,  et,  après  avoir  perdu  tout  espoir  de  s'enri- 
chir, ce  qui  avait  été  le  rêve  de  toute  sa  vie.  George  Sand 
est  dans  le  vrai  quand  cil»'  nous  dit  que  cet  homme,  si 
dm*  en  apparence,  n'avait  vécu  < j u« -  pour  les  autres 
n'est  qu'à  son  déclin  qu'il  avait  commencée  vivre  seul, 
s'imaginant  —  comme  il  le  fil  du  reste  pendant  tout 
vie  —  qu'il  n'était  qu'un  égoïste.  C'est  que  le  pauvre 
vieillard  ne  se  connaissait  pas  lui-même.  Ce  qui  1<'  porta 
au  suicide,  ce  fut  la  solitude  et  l<i  chagrin.  Cette  mort 
rompit  les  derniers  (ils  (jui  rattachaient  Aurore  à  sa 
jeunesse  el  au  vieux  Nohant.  «  Deschartres  emportait  avec 
lui,  dans  le  néant  des  choses  finies,  toute  une  notable 
portion  de  ma  vie,  tous  mes  souvenirs  d'enfance,  tout  le 
stimulant,  tantôt  bienfaisant,  tantôt  fâcheux  de  mon  déve- 
loppement intellectuel.  »  Elle  perdait  en  lui  l'homme  à  qui 
elle  devait  beaucoup,  malgré  la  tyrannie  pédagogique. et  la 
brusquerie  qui  le  caractérisaient  ;  elle  perdait  enfin  en  lui 
«  un  cœur  dévoué  et  le  commerce  d'un  esprit  remar- 
quable à  beaucoup  d'égards...  ».  Quoi  qu'il  en  soit,  Des- 
chartres était  un  homme  qui  comprenait  en  partie  ses 
exigences    d'esprit   et   savait  quelquefois   répondre  à  ses 


GEORGE     SAND  251 

questions  scrutatrices.  Après  .^a  mort,  elle  se  sentit 
plus  orpheline  encore  qu'auparavant  ;  elle  le  pleura  amère- 
ment, cachant  ses  larmes  à  tout  le  monde  pour  ne  pas 
offenser  ceux  qu'il  avait  fait  souffrir  pendant  sa  vie  :  sa 
mère  ei  son  frère  Hippolyte. 

La  vie  commençait  à  se  montrer  à  Aurore  sous  son  côté 
le  plus  sombre.  Des  dissentiments  s'étaient  élevés  entre 
elle  et  son  mari.  Quoique,  à  cette  époque,  «  les  marnais 
traitements  fussent  encore  plus  pares  que  les  mauvais  pro- 
cédés1 »  —  comme  le  dit  plus  tard  Michel  de  Bourges  — - 
son  mari  lui  jetait  déjà  à  la  face  les  épithètes  de  «  stupide  > 
et  d-  «  idiote  »  et  lui  avait  ùté  le  droit  de  prendre  part  à  la 
conversation.  «  M.  Dudevant,  il  faut  Pavoùer,  n'avait  pas 
le  talent  de  divination,  »  ajouta  malicieusement  Michel 
de  Bourges.  En  vérité,  se  figurer  George  Sand  se  taisant 
dans  lin-'  conversation  générale,  parce  que  M.  Dudevant 
daignait  trouver  que  tout  ce  qu'elle  disait  (''tait  idiot  et 
indigne  de  se  faire  entendre  en  présence  d'un  seigneur  et 
maître  aussi  docte  que  lui,  est  d'un  effet  incroyablement 
comique  !  Mais  Aurore  n'avait  pas  lieu  d'en  rire.  Elle  devait 
constamment  être  sur  ses  gardes  pour  ne  pas  irriter  son 
mari,  pour  ne  pas  le  faire  sortir  des  gonds.  Sa  santé  était, 
du  reste,  très  mauvaise  alors.  Elle  avait  des  palpitations 
de  cœur,  souffrait  de  maux  de  tète  et  d'esquinancies,  tous- 
sait très  fortement,  crachait  le  sang.  On  sut  plus  tard  (pie 
tout  cela  ('tait  plutôt  nerveux,  mais  alors  Aurore  et  ton —  - 
proches  pensaient  qu'elle  était  phtisique.  Lorsque  a  - 
amies  Bazouin  avec  leur  père  et  un  vieil  ami,  M.  Gaillard, 
vinrent  La  voir  à  Nohant    au  commencement   de  L'été  de 


4  Plaidoyer  «!.•  Michel  de  Bourges  devanl  le  tribunal  <!'•  t. a  Châtre, 
i«-  H)  el  !<•  il  mai  18;jo.  Le  Droit,  journal  des  tribunaux,  ir  li>8,  du 
18  mai  l^ 


252  GEORGE     SAND 

182o  et  de  là  allèrent  aux  eaux  de  Cauterets,  il  fut  décidé 
qu'Aurore  devait  Les  accompagner  pour  y  être  traitée  aussi. 
Les  Dudevant  convinrent  donc  d'aller  avec  eux  aux  eaux 
ei  résolurent  de  passer  l'hiver  au  sud,  à  Guillery,  en  Gas- 
cogne, chez  le  père  de  Casimir,  pour  lequel  Aurore  avait 
beaucoup  d'affection.  Âpres  avoir  feté  L'anniversaire  de  la 
naissance  de  Maurice  ei  d'Aurore  elle-même,  les  Dudevanl 
partirent  Le  5  juillet  de  Nohani  pour  se  rendre  aux  I\ré- 
uées.  OutreMaurice  ei  5a  bonne  Panchon,  ils  prireni  encore 
avec  eux  Vincent,  domestique  toui  dévouée  Aurore. 

La  jeune  femme  quitta  Nohani  avec  tes  plus  soml 
pressentiments  ei  sans  espoir  de  jamais  le  revoir.  La  pensée 
(rime  un  prochaine  semblait  Lui  sourire.  Se  solitude  d'esprit 
s'étaii  encore  accrue  dans  Les  derniers  temps  depuis  que 
se  mourait  la  vieille  amitié  qu'Hippolyte  avait  pour  elle. 
Celui-ci    avaii    quitté  le  service    militaire,    s'étaii    mari.' 
bientôt  après  Aurore,  venait  souvent  à  Nohant,  comme  par 
le  passé,  et  y  faisait  de  Longs  séjours,  ayant  son  quartier 
généra]  soit  à  Paris,  soit  à  Gorbeil,  ou  dans  la  terre  desa 
femme  à  Montgivray  près  de  Nohant.  Mais  alors,  il  avait 
déjà  commencé  à  boire,  et,  quoique  cette  funeste  passion, 
qui  le  mena  plus  tard   presque  à  la  folie,  ae  se  lût  pas 
encore  définitivement  développée,  elle  lit  passer  à  Aurore 
des    moments    très    pénibles.    A    son    départ    de    Nohant, 
Aurore  remarqua  avec  tristesse  qu'Hippolyte  était    gai  et 
riait   en  se  séparant  d'elle,  que  leur  vieille  amitié  devait 
donc  s'être  bien  refroidie.  C'était  encore  là  une  nouvelle 
goutte  de  fiel  pour  la  pauvre  femme. 

A  cette  époque  où  il  n'y  avait  pas  de  chemins  de  fer  et 
où  les  voyages  se  faisaient  lentement,  il  fallait  une  bonne 
provision  de  patience  pour  entreprendre  un  si  long-  trajet 
avec  un  petit  enfant  de  deux  ans  et  un  mari  qui  s'irritait  à 


GEORGE     S  AND  253 

la  moindre  bagatelle.  Aurore  écrit  dans  son  journal  :  «  J'ai 
pris  de  belles  résolutions  pour  le  voyage:  ne  pas  m'in- 
quiéler  du  moindre  cri  de  Maurice,  ne  pas  m'impatienter 
de  la  longueur  du  chemin,  oe  pas  me  chagriner  des  mo- 
ments d'humeur  de  mon  ami.  » 

Dans  ce  voyage  aux  Pyrénées,  lesDudevanl  s'arrêtèrent 
momentanément  à  Bordeaux,  où  Casimir  comptait  une 
foule  de  parents  ei  de  connaissances.  Ils  y  tombèrent  dans 
une  société  très  animée  et  très  nombreuse  et  passèrent  le 
temps  très  agréablement.  Ils  firent  même  beaucoup  de 
nouvelles  relations  e!  renouvelèrent  les  anciennes  amitiés. 
Ce  fut  là  qu'Aurore  fit  la  connaissance  de  l'avocat  général 
Aurélien  de  Sèze1  et  Casimir  se  lia  plus  intimement  avec  un 
certain  Desgranges  qu'il  connaissait  depuis  longtemps. 
Des  rôles  importants,  bien  que  différents,  étaient  réservés 
à  ces  deux  hommes  dans  la  vie  desDudevant.  De  Bordeaux 
les  Dudevant  partirent,  accompagnés  de  quelques  nouveaux 
ami-,  en  passant  par  Tarbes  <-f  Périgueux,  et  arrivèrent  à 
Cauterets,  <>n  Aurore  rencontra  ses  amies  Jane  ci  Aimée, 
sombres  pensées  ne  la  quittèrent  ni  pendant  font  le 
voyage,  ni  an  début  de  son  séjour  à  Cauterets.  Son  journal 
de  route  est  plein  de  méditations,  do  ces  «  Tristes 
remarques  d'un  triste  ceeur  »,  qui  deviennent  peu  à  peu  de 
*  froides  observations  de  l'esprit»1  el  poussent  L'homme 
au  désenchantement. 


'Jean-Pierre- Aurélien  di  -  ■■  ,petit-ûlsdn  célèbre  Romain- 

Raymond  de  Sèze,  défenseur  de  Louis  XVI.  aaquit  À  Bordeaux  en  1799. 
Cétail  unavocal  de  talent  qui,  plus  t. ici  en  1848,  lut  élu  députée  l'As- 
lemblée  Nationale,  où  il  siégeait  .i  l'extrême  droite.  Il  fut  aussi  membre 
de  l'Assemblée  Législative  el  prit  pari  .<  la  rédaction  de  la  l"i  contre 
le  suffrage  universel,  lin  1851  il  abandonna  le  parti  triomphant  el  pro- 
testa contre  le  -  décembre.  Après  cela  il  se  retira  de  la  \i.-  publique 
el  rentra  dans  la  vie  privée.  Il  mourut  a  Bordeaux  le  23  janvier  1870. 

*  Un  autrv  rers  de  Pouchkine. 


254  GEORGE     SAM) 

Voici  quelques  fragments  de  son  journal  sous  la  forme 
qu'elle  leur  a  donnée  dans  YHistoire  de  ma  Vie.  Elle  écril 
de  Périgueux  : 

«  Cette  ville  me  paraît  agréable,  mais  je  suis  triste  à  La 
mort.  J'ai  beaucoup  pleuré  en  marchanl  :  mais  à  quoi  sert 
de  pleurer?  Qfaui  s'habituera  avoir  la  mort  dansl'àme  el 
le  visage  riant...  » 

Elle  écrit  de  Tarbes  : 

...  «  Un  beau  ciel,  des  eaux  vives,  des  constructions 
bizarres  faites  d'énormes  galets  apportés  par  le  gave,  des 
costumes  variés,  un  rendez-vous  forain,  (!••>  types  animés 
de  tout  ce  eût.'  sud  de  la  France.  Ces!  très  j"li,  Tarbes; 
mais  mon  mari  est  toujours  de  mauvaise  humeur.  Il  s'en- 
nuie en  voyage,  il  voudrait  être  arrivé.  Je  comprends  ça  : 
mais  ce  n'es!  pas  ma  faute  si  le  voyage  est  de  deux  cents 
lieues...   » 

Enfin,  le  voyage,  comme  toute  chose,  arriva  à  safîn  et 
les  Dudevanl  s'installèrent  à  Gauterets.  Là.  ils  rencon- 
trèrent, de  nouveau,  une  société  très  nombreuse  ••(  liés 
variée  :  la  princesse  de  Condé,  veuve  du  duc  d'Enghien, 
le  savant  Magendie,  le  général  Foy,  la  femme  du  savant 
Rumfort,  les  demoiselles  Bazouin  avec  leur  père,  Aurélien 
de  Sèze  et  la  nouvelle  amie  d'Aurore,  Zoé  Leroy,  à  qui 
George  Sand  a  consacré  plusieurs  pages  de  ses  Souve- 
nirs. Comme  il  arrive  toujours  aux  eaux,  il  se  forma  bientôt 
de  petits  cercles,  des  parties  et  des  coteries.  Les  uns, 
comme  Aimée  Bazouin,  suivaient  strictement  les  prescrip- 
tions des  médecins  :  ils  buvaient  de  l'eau,  prenaient  des 
bains,  suaient  ensuite  sous  des  tas  de  couvertures  et,  en 
même  temps,  arrangeaient  des  bals  et  des  soirées  musi- 
cales, faisaient  des  visites,  suivaient  généralement  la  même 


GEORGE    SAND  255 

vie  qu'à  Bordeaux  et  à  Pari-,  se  souciant  mémo  de  trier 
Leurs  connaissances.  D'autres,  comme  Zoé  ei  Aurore,  se 
Imitaient  à  la  diable  ou  ne  se  traitaient  pas  du  tout,  passant 
Les  journées  entières  à  se  promener  ou  à  faire  des  excur- 
sions dans  Les  montagnes.  Aurore  continuait  à  tousser  et 
à  être  malade,  mais  ne  se  Lassai!  jamais  d'aller  par  monts 
ei  par  vaux.  «  Le  mouvement  m'a  saisie  comme  une  fièvre. 
Je  tousse  et  j'étouffe  à  chaque  instant,  mais  je  ae  sais  pas 
si  je  souffre.  Oui,  au  fait,  je  souffre,  je  m'en  aperçois 
quand  je  suis  seule  l.  » 

Dans  L'âme  d'Aurore  couvait,  dès  son  enfance,  L'amour 
de  La  nature  el  elle  en  comprenait  instinctif  emeni  la  beauté. 
Encore  enfant,  elle  charmait  sa  grand'mère  par  ses  pre- 
miers essais  de  descriptions  :  d'un  «  clair  de  lune'»,  d'un 
o  orage  ».  etc.  Ici,  au  milieu  du  spectacle  majestueux 
des  montagnes,  de  La  sombre  poésie  des  Pyrénées,  ce 
1e  sentiment  poétique  s'était  tout  à  coup  éveillé  avec 
une  nouvelle  ïnvc<>  et  était  devenu  pleinement  conscient.  A 
peine  arrivée  aux  Pyrénées,  Aurore  fut  éprise  de  leur  ter- 
rifiante beauté. 

«  Enfin,  nous  sommes  entrés  dans  Les  P\  rénées,  —  écrit- 
elle  sur  son  carnet,  —  la  surprise  et  L'admiration  m'ont 
saisie  jusqu'à  L'étouffement.  J'ai  toujours  rêvé  les  hautes 
montagnes.  J'avais  gardé  de  celles-ci  un  souvenir  confus 
qui  se  réveille  et  se  complète  à  présent  ;  mais  ni  le  souve- 
nir, ni  L'imagination  ne  m'avaient  préparée  à  L'émotion  que 
j'éprouve...  '.   » 

«  Je  suis  dans  un  tel  enthousiasme  des  Pyrénées  que 
je  ne  vais  plus  parler  el    rêver  toute  ma  vie  que    mon- 


'  Histoire  de  ma  Viet  t.  IV.  p.  20. 
■  Ibidem,  p.  11. 


256  GEORGE     SAND 

tagnes,    torrents,    grottes    et    précipices    »,    écrit-elle   le 
28  août  1825,  de  Bagnères,  à  sa  mère*. 

Dans  Y  Histoire  de  ma  Vie,  elle  nous  raconte  Les  efforts 
qu'elle  a  dû  faire  pour  exprimer  ei  fixer  sur  1<-  papier  sou 
ravissemenl  devanl  celle  nature  divine:  a  J'écrivis  beau- 
coup sur  les  Pyrénées  durant    et  après  ce  voyage.  Mes 
premières  notes,  jetées  sur  un  agenda  de  poche,  sont  rédi- 
gées avec  assez  de  spontanéité...  Mais  il  m'arriva,  après 
coup,  ce  qui  doit  être  arrivé  à  beaucoup  d'écrivains  en 
herbe.  Mécontente  du  laisser-aller  de  ma  première  forme, 
je  rédigeai,  sur  des  cahiers,  un  voyage  qui  se  trouve  très 
lourd  et  très  prétentieux  de  style.  Kl  pourtanl  ce  prétentieux 
fut  naïvement  cherché.  .)<■  m'en  souviens.  A  mesure  que  je 
m'éloignais  des  Pyrénées,  j'avais  peur  de  laisser  échapper 
les  vives  impressions  que  j'y  avais  reçues  et  je  cherchais 
des  mots  et  des  phrases  pour  les  fixer,  sans  en  trouver  qui 
lussent  à  la -hauteur  démon  sujet.  Mon  admiration  rétros- 
pective n'avait  plus  de  limites  et  j'étais  emphatique  cons- 
ciencieusement. Au  reste,  je  sentis  bien  que  je  n'étais  pas 
capable  de  me  contenter  moi-même  par  mes  écrits,  car  je 
ne  complétai  rien  et  ne  pris  pas  encore  le  goût  d'écrire.    > 
Ces  ébauches  lui  servirent  cependant   plus  tard   pour 
ses  romans,  surtout  pour  Lavinia,  dont  la  scène  se  passe 
dans  les  Pyrénées.  Les  Pyrénées  restèrent  toujours  chères 
à  Aurore  Dudevant,  comme  le  Caucase  à  Lennon tow,  la 
mer  Noire  à  Pouchkine,  et  peut-être  lui  furent-elles  surtout 
chères,  parce  que  c'est  là  que,  pour  la  première  fois,  elle 
prit  conscience  d'elle-même. 

Dès  son  enfance,  Aurore  avait  aimé  la  solitude  et  la  nature. 
Ce  double  amour  venait  de  se  manifester  définitivement  ;  à 

1  Correspondance,  t.  1. 


GEORGE    SAND  257 

partir  de  ce  moment,  Aurore  ne  cessa,  pendant  toute  sa  vie, 
de  quitter,  chaque  année;  L'endroit  qu'elle  habitai!  pour  aller 
passer  quelques  semaines  ou  quelques  mois  dans  les  mon- 
tagnes, au  bord  de  la  mer.  ou  simplement  dans  quelque 
coin  caché  et  inconnu  au  centre  même  de  la  France. 

Pleine  liberté  au  milieu  de  la  nature,  promenades  à 
cheval,  ascensions  périlleuses  des  monts  ou  des  glaciers, 
le  grand  air  pur  des  montagnes,  tout  cela  guérissait  à  la 
fois  Aurore  de  son  spleen  et  même  de  Ions  ses  maux 
physiques.  El  si  l'indifférence  de  son  mari  L'attristait  en- 
core, elle  l'envisageai!  avec  calme,  et  commençai!  à  com- 
prendre que  ce  n'étai!  passa  faute,  à  elle,  s'il  ne  savait 
pas  l'apprécier,  et,  qu'au  fond,  elle  ne  devai!  pas  s'en 
affecter.   Elle  écril  encore,  il  es!  vrai,  dans  son  journal  : 

«  Monsieur  V  chasse  avec  passion  '.  Il  tue  des  chamois 
et  des  aigles.  Il  se  lève  à  deux  heures  du  matin  e!  ne  rentre 
qu'à  la  nuit.  Sa  femme  s'en  plaint.  »  Mais  elle  ajoute 
aussitôt  :  «  Il  n'a  pas  l'air  de  prévoir  qu'un  temps  peut 
\ enir  où  elle  s'en  réjouira  ». 

Voici  encore  un  fragment  de  son  journal  : 

«  Madame  **  a  dit  à  Aimée  que  j'avais  tort  de  faire  des 
courses  sans  mon  mari.  Je  ne  vois  pas  que  cela  soit,  puis- 
qu'il prend  les  devants  et  que  je  vais  où  il  veut  aller...  » 
Plus  loin,  Aurore  prend  déjà  plaisir  à  se  moquer  des  minu- 
ties de  son  mari  et  de  ses  chicanes.  Racontant  diverses 
excursions  faites  par  les  Dudevant,  de  Lux  à  Saint-Sauveur, 
à  Gavarnie,  au  Marborée,  etc.,  elle  dit  en  Ire  autres  choses  : 


1  »>M  \,,ii  aisémenl  en  comparant  ce  passage  avec  la  lettre  d'Aurore 
.1  -;i  mère  citée  plus  haut  que  ce  Monsieur  *.*  n'était  autre  que  Dude- 
v.ini  lui-même  :  a  Casimir  se  repose  dans  ci  -  courses  donl  je  \<»u>  parle, 
de  celles  qu'il  a  faites  sans  moi  à  Cautercts;  il  h  été  a  la  chasse  Bur 
les  plus  hautes  montagnes,  il  a  tué  des  aigles,  des  perdrix  blanchi  -  I 
des  isards,  ou  chamois,  donl  il  vous  fera  voir  la  dépouille..! 

17 


258  GEORGE    SAM) 

«  On  ne  pense  pas  même  au  danger.  Mon  mari  est  des 
plus  Intrépides.  11  va  partout  el  je  le  suis.  11  se  retourne  el 
il  me  gronde.  11  dil  que  je  me  singularise.  Je  veux  être 
pendue  si  j'y  songe.  Je  me  retourne,  et  je  vois  que  Zoé  me 
suit.  Je  lui  dis  qu'elle  se  singularise.  Mon  mari  se  fâche 
parce  que  Zoé  rit.  Mais  la  pluie  des  cataractes  esl  an  grand 
calmant,  el  on  s'y  défâche  vite  »  *.  On  le  voit,  tout  cela 
n'es!  encore  ni  trop  sérieux,  ni  trop  sombre.  Mais  voici 
une  autre  page  bien  capable  de  rendre  songeur  tout  lec- 
teur attentif,  car  il  n'est  que  trop  évident  que  de  telles 
pensées  ne  son!  pas  le  l'ail  d'une   femme  heureuse,  mariée 

à  peine  depuis  trois  ans. 

...  «  Dans  le  rêve  qu'il  esl  permis  de  faire  d'un  amour 
parfait,  l'époux  ne  se  créerai!  pas  volontiers  la  nécessité 
continuelle  de  l'absence.  Quand  des  devoirs  inévitables, 
des  occupations  sérieuses  la  lui  auraient  imposée,  la  ten- 
dresse qu'il  éprouverait  et  qu'il  inspirerait  au  retournerait 
crautant  plus  vive  et  mieux  fondée.  11  me  semble  que  l'ab- 
sencesubie  à  regret  doit  être  un  stimulant  pour  raffection, 
mais  que  l'absence  cherchée  passionnément  par  l'un  des 
doux  est  une  grande  leçon  de  philosophie  et  de  modestie 
pour  l'autre.  Belle  leçon  sans  doute,  mais  bien  refroidissante! 

«  Lv  mariage  est  beau  pour  les  amants  el  utile  pour  les 
saints. 

«  En  dehors  des  saints  el  dos  amants,  il  y  a  une  foule 
d'esprits  ordinaires  et  de  cœurs  paisibles  qui  ne  connaissent 
pas  l'amour  et  ne  peuvent  atteindre  à  la  sainteté. 

«  Le  mariage  est   le  but  suprême   de  l'amour.  Quand 
rameur  n'y  est  plus,  ou  n'y  est  pas,  reste  le  sacrifice. 
—  Très  bien  pour  qui  comprend  le  sacrifice.  Gela  suppose 

1  Histoire,  t.  IV.  p.  16. 


GEORGE     SAM)  259 

une  dose  de  cœur  et  un  degré  d'intelligence  qui  nécoùrent 
pas  les  rues.  Il  y  a,  au  sacrifice,  des  compensations  qu'un 
espril  vulgaire  peu!  apprécier.  L'approbation  du  monde,  la 
douceur  routinière  de  l'usage,  une  petite  dévotion  tran- 
quille et  sensée  qui  ne  fient  pas  à  s'exalter,  ou  bien  de 
l'argent,  c'est-à-dire  dv*  jouets,  di's  chiffons,  du  luxe  : 
quesais-je?  Mille  petites  choses  qui  t'ont  oublier  qu'on  es! 
privé  du  bonheur.  Alors  tout  esl  bien  apparemment, 
puisque  le  grand  nombre  est  vulgaire;  c'est  une  infériorité 
de  jugement  et  de  bon  sens  que  de  ne  pas  S€  contenter  du 
goût  du  vulgaire  ».  (George  Sand  t'ait  sans  doute  allusion 
ici  aux  gronderies  de  son  mari,  aux  reproches  qu'il  lui 
faisait  de  manquer  d'esprit  et  de  jugement). 

«  Il  n'y  a  peut-être  pas  de  milieu  entre  la  puissance  des 
grandes  âmes  qui  t'ait  la  sainteté,  et  le  commode  hébéte- 
ment des  petits  esprits  qui  fait  l'insensibilité. 

«  Si  fait,  il  y  a  un  milieu  :  c'est  le  désespoir 

«  Mais  il  y  a  aussi  l'enfantillage,  bonne  et  douce  chose 
à  conserver,  quoi  qu'on  en  dise. 

c  Courir,  monter  à  cheval,  rire  d'un  rien,  ne  pas  se  sou- 
cier de  l;i  santé  et  de  la  vie!  Aimée  me  gronde  beaucoup. 
Elle  ne  comprend  pas  qu'on  s'étourdisse  et  qu'on  ait  besoia 
d'oublier.  «  Oublier  quoi?  «  me  dit-elle.  —  Que  sais-je  ? 
Oublier  tout,  oublier  surtout  qu'on  existe  '...  » 

On  s'aperçoit  dans  le  fragment  qu'on  vient  de  lire  qu'il  se 
passedéjà  quelque  chose  de  très  sérieux.  On  y  seni  cette 
secrète  agitation,  précurseur  de  l'orage  :  l'air  est  saturé 
d'électricité,  au  loin  brillent  déjà  des  éclairs,  et  d'un  moment 
à  l'autre  le  tonnerre  va  éclater,  et  la  tempête  dévasiatrie 

'  //  ttoire,  t.  IV.  p.  10  u. 


260  GEORGE    S  AND 

se  déchaîner  au-dessus  de  la  terre  engourdie  dans  l'attente. 

En  effet,  le  voyage  aux  Ftyrénées  fui  une  époque  mar- 
quante dans  la  vie  des  Dudevant.  C'est  pendant  ce  voyage 
qu'Aurore  se  convainquit  pleinement  de  L'indifférence  de 
son  mari  el  de  sa  froideur  envers  elle  ;  c'est  alors  aussi  que 
naquit  son  premier  attachement  sérieux.  Elle  y  rencontra 
l'homme  qui  sut  la  comprendre  et  l'aimer,  el  que,  de  son 
côté,  elle  aima  de  tout  sou  cœur.  Cei  homme  était  Aurélien 
de  Sèze. 

Ce  nom  n'es!  cité  dans  aucune  biographie  de  (  leorge  Sand, 
et  même,  toul  dernièrement,  M.  Rocheblave1,  qui  a  parlé 
de  cet  épisode  et  cité  des  fragments  de  la  correspondance 
entre  notre  héroïne  el  Aurélien  de  Sèze,  n'a  pas  jugé 
nécessaire  de  le  nommer.  Cela  n'a  cependant  pas  empêché 
les  ennemis  el  détracteurs  de  George  Sand  de  dire  bien 
haut  et  sans  aucun  fondement,  que  de  Sèze  fut,  lui  aussi, 
un  de  ses  amants  a.  Le  nom  de  de  Sèze  dans  la  Correspon- 
dance de  George  Sand  n'es!  également  mentionné  que  deux 
fois  :  dans  une  lettre  à  Caron  du  Ier octobre  \X'2\\  ;  et  dans 
celle  qu'elle  écrivit  à  M,m  Saint-Agnan,  le  23  juillet  1830*. 
Dans  une  lettre  antérieure,  datée  du  (>  juillet  is:}n,  die  le 
nomme  simplement  mon  ami  de  Bordeaux.  Dans  une 
lettre  de  Bordeaux  du  i  juin  iH'2\),  elle  écrit  à  Caron  : 
«  Nous  avons  ici  Y  avocat  général».  Mais  cet  avocat  général 
n'était  autre  encore  qu' Aurélien  de  Sèze,  comme  on  le  voit 
dans  la  note  au  bas  de  la  page.  Dans  Y  Histoire  de  ma  Vie, 
elle  ne  parle  pas  une  seule  fois  de  lui,  quoi* pie  le  lecteur 

1  Dans  son  article  George  Sand  avant  George  Sand. 

2  Voir  entre  autres   Yicl-Castel  :  «Mémoires  »,  ou  Le  Curieux,  et   un 
tas  d'autres  encore. 

3  Correspondance  de  George  Sand,  t.  I,  p.  70. 

*Voir  la  Revue  Encyclopédique,  du  1er  septembre  18'J3.  «  Lettres  de 
George  Sand.  » 


GEORGE     SA  N  I)  26 1 

le  nomme  aussitôt,  car  il  en  est  souvent  question.  Pourtant 
Les  biographes  amis  de  (  îeorge  Sand  semblent  ne  rien  savoii 
de  lui  ou  bien  ils  en  parlent  d'une  manière  mystérieuse. 
Ainsi  Louis  de  Loménie1  ne  fait-il  allusion,  qu'en  passant 
légèrement,  à  «  une  première  illusion  toute  passagère  que 
George  Sand  aurait  eue  pendant  son  voyage  aux  Pyré- 
nées. »  M.  d'Haussonville a  se  borne  également  aux  allu- 
sions suivantes  qui  ne  jettent  aucune  clarté  sur  cet  épisode. 
En  racontant  que  George  Sand  a  placé  clans  les  Pyrénées 
la  scène  d'une  de  ses  plus  charmantes  nouvelles,  Lavinia, 
il  dit  :  «  Si  George  Sand  a  cherché  dans  ses  souvenirs  le 
cadre  et  Les  couleurs  du  tableau  qui  a  servi  de  scène  à  L'action 
de  Lavinia,  le  langage  qu'elle  prête  à  son  héroïne  n'est 
point  celui  que  parlait  alors  son  cœur.  A  cette  date,  elle 
n'aurait  point  encore  écrit  la  lettre  si  triste  et  si  fière  où 
Lavinia  repousse  les  offres  de  l'homme  qu'elle  a' aimé,  sans 
lui  cacher  ce  (pie  ce  refus  lui  coule  d'hésitations  et  de 
regrets...  Elle  n'était  pas  alors  au  moment  du  réveil,  elle 
en  était  encore  aux  premières  et  aux  plus  belles  heures  du 
rêve...»  [p.  286).  Aux  pages  suivantes  287-288  M.  d'Haus- 
sonville donne  un  petit  extrait  [nous  en  parlerons  plus  bas) 
de  «  1"  Histoire  de  ma  Vie  »,  sans  nous  dire  encore  à  qui 
l'épisode  se  rapporte.  Enfin,  page  104,  il  nous  dit,  cl  celle 
fois  tout  à  fait  en  passant  :  «  Le  bonheur,  elle  l'a  cherché 
partout  :  aux  Pyrénées,  à  Paris,  à  Venise,  à  Majorque,  à 
Nohant,  dans  tous  les  Lieux  où  elle  a  promené  L'inconstance 
de  son  imagination,  la  fumée  de  son  cigare  et  la  facilité  de 
son  tutoiement.  A  chaque  pas,  elle  croyait  le  saisir  :  à  chaque 
pas,  le  bonheur  lui  échappait...  o 

1  George  Sand,  dans  son  livre  <  1  »  ■  j  .i  cité:  Contemporaine  illustrée  par 
un  homme  de  rien . 
1  Vicomte  d'Haussonville,  Etudes  biographiques  ei  littt 

•->in</   Pai  is.  Calmann-Lé>  \ .  1879. 


202  GEORGE     SAND 

Tous  les  autres  biographes  amis  se  taisent  sur  Aurélien 
de  Sèze.  El  cependant  ce  lui  cet  amour,  resté  toujours  pur 
el  platonique,  qui  décida  défmitivemenl  du  sort  futur  de 
George  Sand,  Lui  ouvrit  les  yeux  sur  le  prix  et  La  conception 
de  la  vie,  lui  montra  combien  il  est  nécessaire  à  une  femme 
d'être  comprise  de  L'homme  aimé,  quelle  méprise  affreuse 
était  sou  mariage  avec  Dudevant  et  qu'il  était  impossible 
de  gâcher  toute  sa  vie  rien  qu'à  cause  de  cette  seule  méprise. 

Voici  une  page  inédite  écrite  sur  un  petit  calepin  et  qui 
nous  peint  bien  l'état  d'âme  d'Aurore  I  tudevant  ;'i  ce  moment 
de  sa  vie  : 

«  Si  L'on  savait  ce  que  c'est  que  1«'  chagrin  !  Si  l'on 
pouvait  prévoir  quelles  longues  angoisses  payeront  L'erreur 
Tuii  joui'  !  .Mais  non.  L'homme  est  -i  fanfaron  de  -,i 
nature.  11  se  lance  ou  souriant  au  milieu  do  dangers,  la 
mer  orageuse  est  sou  élément  ;  ••!  le  moins  prudent  est 
souvent  le  plus  sage;  Le  confiant  esclave  du  sort  qui  livre  sa 
barque  au  caprice  des  flots  arrive  souvent  au  port,  tandis 
que  l'habile  pilote  combat  vainement  la  tempête  qui  s,. 
joue  de  ses  prévisions.  Il  semble  que  le  hasardsoit  le  dieu 
qui  nous  gouverne  !  Si  c'est  un  lot,  si  c'est  une  rencontre 
fortuite  que  le  bonheur,  pourquoi  tant  de  soins  pour  le 
fixer?  Pourquoi  tant  de  réflexions  avant  de  faire  le  bien,  ri 
tant  de  prudence  à  secourir  autrui?  Ce  n'est  pas  de  pré- 
parer L'avenir  qui  doit  occuper  une  grande  âme.  Elle  sait 
trop  bien  qu'il  déjouera  ses  plans,  c'est  de  le  recevoir, 
qu'il  est  difficile...  Si  vous  voulez  savoir  ce  que  c'est  (pie 
la  douleur,  déchirez  votre  chair  avec  les  ongles,  percez-la 
avec  un  instrument  tranchant  et  versez  sur  vos  blessures 
du  plomb  fondu  et  de  l'huile  bouillante,  ou  supportez  l'ar- 
deur d'un  brasier,  ou  frappez  votre  tète  aux  murs  d'une 
prison.  Mais  vous  ne  saurez  pas  encore  ce  que  c'est  que  de 


GEORGE    SAM)  263 

souffrir.  Il  n'y  a  peut-être  pas  deux  créatures  humaines 
qui  le  sachent.  La  coupe  de  fiel  n'est  pas  également  amère 
pour  tous,  la  plupart  de  ceux  qui  Tout  goûtée  la  repoussent 
et  n'ont  pas  le  courage  de  la  savourer  jusqu'à  la  lie.  Il  y 
a  des  êtres  privilégiés,  des  esclaves  de  la  fatalité  qui 
semblent  s'y  plaire  et  n'en  vouloir  pas  perdre  une  seule 
goutte;  vous  les  raillez  pourtant  d'avoir  pris  pour  eux  la 
triste  part  (pic  \ous  leur  avez  laissée  ». 

Si  nous  ne  pouvons,  à  notre  grand  regret,  faire  l'histoire 
du  prologue  et  des  débuts  de  ce  premier  roman  dans  la  vie 
de  George  Sand,  nous  pouvons  dire  du  moins,  qu'Aurore, 
en  aimant  Aurélien  de  tout  son  cœur,  et  aussi  en  sachant  tout 
l'amour  qu'il  avait  pour  elle,  sut  non  seulement  vaincre  sa 
propre  passion,  mais  qu'elle  sut  consoler  son  ami  et  l'ame- 
ner en  lui  le  calme.  Elle  lui  fit  même  jurer  qu'il  n'exigerait 
d'elle  aucune  preuve  décisive  de  l'amour  qu'elle  avait  pour 
lui,  qu'il  respecterait  la  sainteté  de  son  mariage,  qu'ils  se 
contenteraient  tous  deux  de  rester  toujours  amis.  Cette 
explication  eut  lieu  entre  les  deux  jeunes  gens  pendant  une 
excursion  dans  les  montagnes,  peu  de  temps  avant  de 
quitter  les  Pyrénées. 

De  Bagnères,  les  Dudevant  entreprirent  une  excursion 

aux  Célèbres  grottes  de  Lourdes.  Dans  sa  lettre  de  l>a- 
gi ]<■■[■< -^  à  sa  mère  du  2X  juillet  .  elle  écrit  :  «  Nous 
a\ons  été  hier  à  six  lieues  d'ici  à  cheval  ,  pour  visiter 
Les  grottes  de  Lourdes.  Nous  sommes  entrés  à  plat  ventre 
dans  celle  du  Loup.  Quand  on  s'est  bien  fatigué  pour 
arrivera  un  trou  d'un  pied  de  haut,  j'avoue  que  l'on  se 
sent  un  peu  découragé.  Tétais  avec  non  mari  et  deux 
du  ires  jeunes  gens  avec  '/ni  nous  nous  étions  liés  ù  l'autc- 
rets et  que  nous  avons  retrouvésà  Bagnères,  ainsi  qu'une 
grande  partir  de  noir.'  aimable  et  nombreuse  société  horde- 


264  GEORGE    SAM) 

laise...  1  En  sortant  de  la  grotte  du  Loup,  nous  entrâmes 
dans  les  Espeluchesx  Nous  trouvâmes  l'entrée  de  ces  grottes 
admirable;  j'étais  seule  en  avant8,  je  fus  ravie  <!<■  me 
trouver  dans  une  salle  magnifique,  soutenue  par  d'énormes 
masses  de  rochers  qu'on  aurai!  pris  pour  des  piliers  d'ar- 
chitecture gothique,  !<■  plus  beau  pays  du  monde,  le  torrent 
d'un  bleu  d'azur-,  les  prairies  d'un  vert  éclatant,  un  premier 
cercle  de  montagnes  couvertes  de  bois  épais,  et  un  second, 
à  l'horizon,  d'un  bleu  tendre  qui  se  confondait  avec  le  ciel, 
toute  cette  belle  nature  éclairée  parle  soleil  couchant,  vue 
du  haut  d'une  montagne,  au  travers  de  ces  noires  arcades 
de  rochers,  derrière  moi  l;i  sombre  ouverture  des  grottes; 
j'étais  transportée  ». 

El  c'est  bien  là,  «  an  pied  <\('>  Pyrénées,  en  face  de  cette 
nature  imposante,  qu'elle  avait  fait  ses  adieux  à  l'homme 
généreux  et  digne  d'elle  qu'elle  n'avait  pu  s'empêcher 
d'estimer  et  d'aimer  dans  le  fond  de  son  cœur1  ». 

Que  ces  faits  se  soient  réellement  passés  comme  nous 
l'assurons,   et  qu'ils  se  s<  ient   passés  là,  c'est  une  lettre 


'Dans  ['Histoire,  George  Sand  dil  :  i  Nous  fîmes  une  excursion  très 
intéressante,  mon  mari  et  mol,  avec  un  de  ceux  de  nos  "mis  de  1{<>i- 
deaui  que  nous  avions  retrouvés  à  Bagnères.  Cet  ami  avail  oui  parler 
dt^s  espèluques  ou  spélonques  de  Lourdes...  ■>  etc. 

•Nous  devons  attirer  l'attention  «les  lecteurs  Bur  le  l'ait  que  dans  les 
six  volumes  de  la  Correspondance  »  1  « •  George  Sand  on  trouve  à  côté  de 
beaucoup  de  lacunes,  le  remplacement  d'expressions  familières  par 
d'autres  pins  littéraires,  des  changements  d'adjectifs,  de  pronoms,  de 
débuts  et  de  conclusions  de  lettres,  qu'enfin  toutes  les  lettres  sonl  pins 
ou  moins  changées,  tronquées,  arrangées,  ce  que  nous  avons  pu  cons- 
tater en  comparant  les  lettres  imprimées  avec  le  manuscrit.  Dans  la 
lettre  mentionnée  ici,  il  Tant  certainement  lire  en  cet  endroit  :  nous, 
c'est-à-dire  Aurore  et  Auréhen.  Page  suivante,  il  est  imprimé  :  nos  com- 
pagnons nous  o\\{  rejoints,  etc.  11  Tant  en  conclure  que  là  non-  devons 
lire  aussi  :  nous  étions  en  avant...  etc. 

^  Plaidoyer  de  Michel  de  Bourges.  Le  Droit.  1836.  n"  240  et  242. 
Comptes  rendus  des  séances  de  la  Cour  royale  à  Bourges,  des  "25  et 
26  juillet  1836. 


GEORGE     SAM)  2G5 

d'Aurore  à  son  mari  qui  nous  le  raconte,  lettre  inédite  jus- 
qu'à présent,  mais  for!  connue  depuis  le  procès  de  1836, 
et  don!  nous  avons  déjà  parlé  plus  haut.  Dans  cette  longue 
lettre  qui  compte  plus  de  vingl  pages,  Aurore  raconte 
d'abord  brièvement  l'histoire  de  son  désaccord  intime 
avec  son  mari,  qu'elle  explique  par  la  trop  grande  dissem- 
blance de  leurs  natures,  puis  elle  axone.  a\ee  candeur  et 
simplicité,  son  amour  pour  Aurélien,  disant  la  lutte  qui 
s'était  produite  dans  son  cœur,  la  victoire  qu'elle  avait 
remportée  sur  sa  passion  ;  elle  rappelle  ensuite  à  Casimir  la 
scène  des  adieux  que  le  mari  avait  surprise  à  Bordeaux 
lors  de  leur  retour  et  avant  son  départ  pour  Nohant,  scène 
qui  devait  le  rassurer  complètement  sur  les  résolutions 
prises  par  Aurore  et  Aurélien  quant  à  l'avenir,  et  finit  par 
demandera  son  mari,  comme  à  son  meilleur  ami,  aide  et 
secours.  Plus  tard,  lors  du  procès  entre  les  deux  époux, 
des  fragments  de  cette  lettre  furent  lus.  de\ant  le  tribunal, 
par  l'avocat  de  Dudevanl.  Mais  quand,  après  cela,  l'avocat 
d'Aurore,  Michel  de  Bourges,  lut  à  son  tour  la  lettre  en 
entier,  de  la  première  ligne  à  la  dernière,  l'impression 
produite  sur  tout  l'auditoire  l'ut  incroyable,  foudroyante. 
L'extraordinaire  grandeur  (rame  qui  se  dégageait  de 
chaque  mut  de  cette  lettre,  écrite  dans  une  langue  digne 
des  meilleures  pages  d'Indiana  et  de  Jacques,  les  descrip- 
tions (\rs  Pyrénées  tracées  sous  les  fraîches  impressions 
qu'elle  y  axait  ressenties  et  (''tonnantes  de  poésie  et 
d'éclat,  la  candeur  touchante  que  révélait  chaque  mot, 
firent  (pie  les  armes  que  les  adversaires  avaient  voulu 
employer  contre  Mme  Dudevànt  ae  servirent  qu'à  lui  faire 
remporter  une  pleine  et  ('(datante  victoire.  Nous  avons  dû, 

en  parlant  de  cette  lettre,  anticiper  un  peu  BUT  les  événe- 
ments, mais  le  lecteur  nous  pardonnera,  sachant  qu'elle  se 


266  GEORGE     S  AND 

rapporte  à  IK2'>,  et  au  voyage  de  Lourdes  qui  vient  de 
nous  occuper. 

Retournons  maintenant  à  la  journée  qu'elle  décrit  à  sa 
mère  dans  la  lettre  dont  il  a  été  question  plus  haut...  «  Nos 
compagnons  arrivèrent  et  nous  nous  enfonçâmes  encore 
dans  Les  détours  d'un  labyrinthe  étroit  et  humide,  nous 
aperçûmes  au-dessus  de  nos  têtes  une  salle  magnifique, 
où  notre  guide  ne  se  souciait  guère  de  nous  conduire. 
Nous  le  forçâmes  de  nous  mener  à  ce  second  étage.  Ces 
messieurs  se  déchaussèrent  et  grimpèrent  assez  adroite- 
ment ;  pour  moi  j'entrepris  L'escalade. 

«  Je  passai  sans  frayeur  sur  l«i  taillant  d'un  marbre  uli>- 
sant,  au-dessous  duquel  était  une  profonde  excavation. 
Mais  quand  il  fallut  enjamber  sur  un  trou  que  L'obscurité 
rendait  très  effrayant,  n'ayant  aucun  ; ) j  > j  » 1 1 i  ni  pour  mes 
pieds,  ni  pourmes  mains,  glissant  de  tous  côtés,  je  sentis 
mon  courage  chanceler.  Je  riais,  mais  j'avoue  que  j'avais 
peur.  Mon  mari  m'attacha  deux  ou  trois  foulards  autour  du 
corps  et  me  soutint  ainsi  pendant  que  1rs  autres  me  tiraient 
par  les  mains.  Je  ne  sais  ce  que  devinrent  mes  jambes 
pendant  ce  temps-là  !  Quand  je  fus  en  haut,  je  m'assurai 
que  mes  mains  (dont  je  souffre  encore)  n'étaient  pas  res- 
tées dans  les  leurs  et  je  fus  payée  de  mes  efforts  par 
l'admiration  que  j'éprouvai. 

«  Nous  rentrâmes  à  Lourdes  dans  un  état  de  saleté  impos- 
sible à  décrire  ;  je  remontai  à  cheval  avec  mon  mari,  et, 
nos  jeunes  gens  prenant  la  route  de  Bordeaux,  nous 
prîmes  tous  deux  celle  de  Bagnères.  Nous  eûmes,  pendant 
dix  lieues,  une  pluie  à  verse  et  nous  sommes  rentrés  ici  à 
dix  heures  du  soir,  trempés  jusqu'aux  os  et  mourant  de 
faim.  Nous  ne  nous  en  portons  que  mieux  aujourd'hui  »... 

Le  ton  de  cette  Lettre  à  sa  mère  est  assez  calme,  et  presque 


CE  ORGE     S  AND  267 

gai,  mais  Aurore  parlé  toul  nullement  de  cette  même 
journée  dans  Y  Histoire  de  ma  Vie,  <>ù  elle  copie  des  frag- 
ments de  son  journal.  On  y  entend  comme  un  son  fiévreux  ; 
le  ton  s'élève,  et  te  lecteur,  à  ce  ton  seul,  sent  involon- 
tairement que  quelque  chose  de  particulier  est  entré  ce 
jour-là  dans  la  vie  d'Aurore. 

...  «  L'entrée  de  la  grotte  n'était  pas  attrayante...  Mais 
une  promenade  de  plusieurs  heures  dans  ce  monde  sou- 
terrain fut  un  enchantement  véritable.  Des  galeries,  tantôt 
resserrées,  étouffantes,  tantôt  incommensurables  à  la  clarté 
des  torches,  des  torrents  invisibles,  rugissant  dans  les  pro- 
fondes entrailles  de  la  terre,  <\r>  salles  bizarrement  super- 
posées, dvs  puits  sans  fond,  c'est-à-dire  des  gouffres  perdus 
dans  les  abîmes  impénétrables  et  battant  avec  fureur  leurs 
parois  sonores  de  leurs  eaux  puissantes,  des  chauves-souris 
effarées,  des  portiques,  dc>  voûtes,  des  chemins  croisés, 
foute  une  ville  fantastique,  creusée  et  dressée  par  ce  que 
l'on  appelle  bénignement  le  caprice  de  la  nature,  c'est-à- 
dire  par  les  épouvantables  convulsions  de  la  formation  vol- 
canique :  c'était  un  beau  voyage  pour  l'imagination,  terrible 
pour  le  corps  :  mais  nous  n'y  pensions  pas.  Nous  voulions 
pénétrer  partout,  découvrir  toujours.  Nous  étions  un  peu 
fous,  et  le  guide  menaçait  de  nous  abandonner.  Nous  mar- 
chions sur  des  corniches  au-dessus  d'abîmes  <|ui  nous  rap- 
pelaient l'enferdu  Dante  ;  il  y  en  eut  un  où  nous  voulûmes 
descendre...  Nous  revînmes  à  cheval  pendant  la  nuit  par 
une  pluie  fine  et  un  clair  de  lune  doucement  voilé.  Nous 
étions  à  Bagnères  à  deux  heures  du  malin.  J'étais  plus 
excitée  que  Lasse  et  je  ressentis,  pendant  mon  sommeil,  le 
phénomène  de  la  peur  rétrospectif  e.  Je  n  a\  ais  songé,  dans 
les  rpélonques,  qu'à  rire  et  à  oser.  Dans  mes  songes,  la  cité 
souterraine  m'apparut  dans   toutes  ses  terreurs.   Elle  se 


208  GEOJIGE    SAND 

brisait,  elle  s'entassait  sur  moi;  j'étais  suspendue  à  des 
cordes  de  mille  pieds,  <|ui  rompaient  toul  à  coup,  et  je  me 
trouvais  seule  dans  une  autre  ville  plus  enfouie  encore, 
descendant  toujours  ei  se  perdant  par  mille  galeri< 
recoins  piranésiques  jusqu'au  centre  <lu  globe.  J<-  me 
réveillais  baignée  d'une  sueur  froide,  et,  me  rendormant, 
je  partais  pour  d'autres  voyages  et  d'autres  visions  encore 
plus  fiévreuses...  » 

Si  le  lecteur  ignorait  ce  qui  s'est  passé  aux  Pyrénées,  et 
<jue  les  lignes  qui  précèdent  ue  L'aient  pas  encore  suffi- 
samment convaincu  qu'au  voyage  à  Lourdes  se  ratta- 
chaient, pour  Aurore,  des  souvenirs  tout  particuliers,  les 
Lignes  par. lesquelles  elle  termine  le  chapitre  sur  Les  Pyré- 
nées, ne  laissent  plus  place  à  aucun  doute. 

...  «  Je  n'ai  gardé  aucun  souvenir  du  \  oyage  de  Bagnères 
à  Nérac.  Il  en  est  ainsi  de  beaucoup  de  pays  que  fat  tra- 
versés sous  F  empire  de  quelque  préoccupation  intérieure  : 
je  ne  Vax  ])as  vu. 

...  «  Les  Pyrénées  m'avaient  exaltée  et  enivrée  comme 
un  rêve  qui  devait  me  suivre  et  me  charmer  pendant  des 
années.  Je  les  emportais  avec  moi  pour  m'y  promener  en 
imagination,  Le  jour  et  la  nuit,  pour  placer  mon  oasis  fan* 
tastique  dans  ces  tableaux  enchanteurs  et  grandioses  que 
j'avais  traversés  si  vite,  et  qui  restaient  pourtant  si  com- 
plets et  si  nets  dans  mon  souvenir,  que  je  les  voyais  encore 
dans  leurs  moindres  détails  1...  » 

C'est,  en  effet,  dans  les  Pyrénées,  et  mieux  encore  à 
Bordeaux,  qu'était  demeurée  Y  oasis  où  la  pensée  d'Aurore 
se  reportait  sans  cesse  au  milieu  du  désert  intellectuel  et 
moral  où  elle  se  sentait  si  seule.  Plusieurs  années  durant. 


1  Histoire,  t.   IV.  p.  26. 


GEORGF     SAM)  200 

cette  oasis — amitié  exaltée  pour  Aurélien  de  Sêzc  —  soutint 
Aurore  e1  éclaira  sa  vie.  Cette  amitié  traversa  d'abord  bien 
des  épreuves.  Quand  <m  es!  jeune  el  que  L'amour  esl 
ardent  et  mutuel,  il  est  difficile  de  renoncer  au  bonheur. 
Malgré  toutes  les  bonnes  résolutions,  il  arrive  que  tantôt 
l'un,  tantôt  l'autre  des  deux  nouveaux  amis  vienne  à 
violer  par  quelque  parole  imprudente  ou  passionnée  les 
règles  d'une  sévère  amitié,  et  c'est  ee  qui  arriva  (Mitre 
Aurore  et  Aurélien. 

Après  un  séjour  à  Guillery,  lés  Dudevant,  en  automne, 
revinrent  pour  quelque  temps  à  Bordeaux.  Les  deux  jeunes 
gens  se  revirent,  et,  entre  eux,  il  faut  le  croire,  éclatèrent 
des  scènes  orageuses  et  des  explications  dont  leur  honneur 
à  tous  deux  sortit  vainqueur,  niais  qui  agitèrent  profondé- 
ment Aurore.  Seuls,  le  dévouement  et  la  tendre  amitié  de 
Zoé  la  soutinrent  dans  ces  moments  pénibles... 

«  L'automne,  nous  nous  rendîmes  à  Bordeaux,  mon  mari 
et  moi,  et  nous  allâmes  jusqu'à  La  Brède,  où  la  famille  de 
Zoé  avait  une  maison  de  campagne.  J'eus  Là  un  riaient 
chagrin,  dont  cette  inappréciable  amie  me  sauva  par  se 
courageuse  et  amicale  éloquence.  L'influence  que  son  esprit 
vif  et  sa  parole  nette  eurent  sur  moi,  en  ce  moment  de 
désespoir,  se  maintint  durant  plusieurs  années  de  ma  vie 
et  aida  ma  conscience  à  établir  L'équilibre  auquel  je 
m'étais  en  vain  efforcée  d'arriver  jusque-là.  Je  retournerai 
à  Guillery,  brisée  de  fatigue,  mais  calme,  après  avoir  erré 
plus  d'une  fois  sous  Les  grands  chênes  plantés  par  Montes- 
quieu, pleine  de  pensées  joyeuses  et  enthousiastes-,  dans 
lesquelles,  je  l'avoue,  le  souvenir  <lu  grand  philosophe  ne 

joua  aucun  rôle  ». 

El  aussitôt,  jouant  malicieusement  sur  les  mots,  George 
Sand  ajoute  :  «  Et  pourtant  j'aurais  pu  foire  ce  jeu  de  mots 


270  GEORGE    8AND 

qaêYEsprii  des  lois  étaii  entré  d'une  certaine  façon  et  à  cer- 
tains égards  dans  ma  nouvelle  manière  d'accepter  La  \ ie...  » 

Evidemment,  c'est  là  une  allusion  transparente  à  Auré- 
lien  de  Sèze,  à  L'avocat  général,  Le  représentant  de  la  loi. 
Et,  en  effet,  la  Lettre  mentionnée  plus  haut  qu'Aurore  écri- 
vit à  son  mari  le  8  novembre  L825,  a  trail  à  La  visite 
qu'elle  (il  à  La  Brède,  Lieu  natal  de  Montesquieu,  en  com- 
pagnie d'une  nombreuse  société  où  se  trouvai!  Aurélien, 
cl  raconte  que  Là  ils  eurent  une  dernière  explication  ora- 
geuse, après  laquelle  ils  rènoncèrenl  toul  à  fait  à  L'amour 
en  se  promettant  de  n'être  qu'amis1. 

Voilà  donc  Aurore  racontant  à  son  mari  avec  sa  noble 
franchise  et  sa  droiture  de  caractère  honnête  et  sincère, 
sans  rien  lui  cacher,  ce  qui  était  arrivé.  Dudevant,  étant 
alors  allé  passer  quelque  temps  à  Nohant,  La  Lettre  dut  le 
suivre  de  Nérac  à  Bordeaux,  ou  plus  Loin  encore.  Notons 
ici  un  fait  curieux  dans  L'histoire  des  relations  conjugales 
des  Dudevant,  fait  que  nous  ue  pouvons  guère  déterminer 
d'une  manière  précise.  Parmi  Les  Lettres  inédites  de  Ondo- 
yant à  sa  femme,  nous  en  trouvons  une  série,  ou  plutôt 
une  seule  grande  lettre,  dont  Les  fragments  avaient  été 
envoyés  à  Aurore,  en  route,  et  de  Nohant,  sous  forme  de 
journal,  portant  les  dates  de  : 

7  novembre  1825,  lundi,  minuit.  Périgueux. 

Mardi,  mercredi  et  jeudi  (en  route  pour  Nohant  . 

Vendredi,  (J  heures  et  demie  du  matin. 

5  heures  du  soir. 

10  heures  et  demie  du  soir. 

Samedi,  (>  heures  et  demie  du  matin. 

7  heures  du  soir,  12  novembre. 

1  L'autographe  de  cette  lettre  appartient  à  M.  le  vicomte  de  Spoelberch 
de  Lovenjoul. 


GEORGE     SAM)  271 

Dimanche,  13  novembre  1825. 

Lundi. 
Mardi. 
Et,  enfin,  Bordeaux,  25  décembre  182-">. 

Dans  ces  lettres,  «  il  y  a  de  tout,  s'il  n'y  a  pas  do  dupe- 
rie ».  Vu  le  caractère  de  Dudcvnnl  et  en  comparant  ces 
lettres  avec  toutes  celles  qu'il  a  écrites  à  sa  femme  de  1822 
à  182')  et  de  182.")  à  1836,  nous  les  déclarons  absolument 
surprenantes.  Dans  aucune  de  ses  autres  lettres,  nous  ne 
trouvons  rien  qui  les  rappelle,  tant  ces  lettres  sont  diffé- 
rentes de  ton  et  de  manière,  tant  elles  sont  loin  de  Ves- 
prit  qui  règne  dans  la  correspondance  de  Casimir  avec 
Aurore.  Ces  Lettres  étaient  apparemment  destinées  à  prou- 
ver combien  Dudevant  fui  bouleversé  par  la  lettre  de  sa 
femme,  quels  efforts  il  avait  faits  pour  se  rendre  digne  de 
son  amitié  et  de  celle  d'Aurélien  celui-ci  ayant  toujours  été 
aussi  bien  l'ami  du  mari  «pie  de  la  femme  durant  les 
Longues  années  qu'ils  furent  en  relations).  La  lettre  de 
Dudevant,  disons-nous,  ressemble  si  peu  à  toutes  celles  que 
n<m^  possédons  de  lui,  que  nous  ne  sommes  pas  les  >eul> 
disposés  à  croire  qu'elle  a  été  écrite,  <>n  en  commun  avec 
Hippolyle  Châtiron  —  qous  en  avons  des  indices  à  l'appui, 
—  ou  bien  post-facto,  pour  être  présentée  devant  le  tribu- 
nal :  car  c'esl  Dudevani  lui-mènie  qui  Fa  transmise  à  SOD 
avoué  pendant  le  procès  en  séparation.  Il  est  donc  difficile 
de  dire  si  celle  Lettre  reflète  réellement  le  trouble  d'âme  de 
Dudevant  en  L'automne  de  1825,  ou  si  ce  n'est  qu'un 
pastiche  de  ces  troubles. 

11  y  a  de  tout,  dans  ces  pages,  comme  non-  le  disions 
pins  haut   :  essais  d'être  poétique  et  d'atteindre  à  la  gran- 

1  Vers  •!«•  Griboledow. 


272  GEORGE    S  AND 

(leur  d'âme  d'Aurore,  ei  essais  de  parler  sa  Langue  ou  du 
moins  de  L'imiter,  jusqu'à  des  descriptions  poétiques  de  La 
nature!  Dudevani  y  raconte,  par  exemple,  que  tout  ;"i  coup 
il  lui  était  venu  à  Nohant  L'ardent  désir  de  s'instruire,  ei 
qu'il  s'était  mis  à  Lire  Pascal  dans  un  exemplaire  qui 
appartenait  a  Aurore,  qu'il  avait  aussi  commencé  à 
apprendre  L'anglais,  qu'il  prenait  même  son  Livre  au  lit  en 
se  couchant,  tâchant  par  Là  d'adoucir  sa  solitude.  Il  y 
exprime  aussi  son  amour  passionné  pour-  sa  femme,  sa 
crainte  de  La  perdre  (disons  plutôt  de  perdre  sa  fortune), 
La  tristesse  et  la  joie  qui  L'envahirent  après  la  Lecture  de  la 
lettre  de  sa  femme;  il  fait  preuve  de  noblesse  de  cœur  et 
même  de  grandeur  d'âme  dans  La  manière  dont  il  avait 
sa  confidence  sur  tout  ce  qui  s'était  passé.  Bref,  ou  bien 
l'aveu  l'ait  par  Aurore  de  sou  amour  pour  Aurélien  avait 
réellement  agité  Dudevant  et  réveillé  cette  âme  comme 
engourdie  dans  Les  ténèbres,  ou  bien  ce  n'était  là  qu'une 
ruse,  une  manœuvre  diplomatique  de  sa  part.  Nous  sommes 
perlés  à  admettre  celle  dernière  supposition,  grâce  à  deux 
Lettres  écrites  par  Châtiron  à  sa  sœur,  dont  nous  avons  La 
copie  entre  nos  mains.  A  la  première  de  ces  deux  Lettres, 
toute  remplie  de  grossières  invectives  de  La  part  de  Châti- 
ron, à  la  suite  des  plaintes  qu'il  avait  reçues  de  Casimir, 
Aurore  répondit  par  une  lettre1  fort  sévère,  où  elle  réfute, 
d'un  ton  ferme  et  sérieux,  lés  diverses  accusations  portées 
contre  elle  par  son  frère  au  nom  de  son  mari.  Dans  une 
seconde  lettre,  datée  du  10  décembre  182a,  Châtiron 
s'excuse  après  avoir  reçu  la  réponse  de  sa  sœur.  De  tout 
cela,  il  est  permis  de  conclure  que  Dudevant,  après  son 
arrivée  à  Nohant,  s'était  plaint  d'Aurore  à  Hippolyte,  qu'il 

1  Inédite. 


GEORGE    SAND  273 

l'avait  accusée,  qu'il  lui  gardait  rancune,  et  que  ce  n'était 
chez  Jui  qu'une  feinte  lorsqu'il  appréciait  la  franchise  de  la 
confession  de  sa  femme  dont  il  axait  méconnu  jusque  là 
Je  mérite. 
Mais  Dudevant  était  hypocrite,  il  sut  cacher  dès  lors  son 
iiliiii.-iil.  En  attendant,  grâce  aux  efforts  réunis  de 
de  Sèze,  d'Aurore  et  de  son  mari,  le  petit  drame  romanesque 
se  transforma  en  amitié  Idyllique.  Comme  réfutation  des 
méchantes  allusions  et  assertions  de  certains  auteurs, 
comme  Viel-Castel  et  autres,  prétendant  qu'Âurélien  de 
Sèze  avait  été  l'amant  d'Aurore,  il  nous  suffît  de  dire 
qu'Aurore  n'avait  aucun  secret  pour  son  mari.  Elle  lui 
communiquait  toutes  les  lettres  qu'elle  recevait  d'Aurélien 
en  son  absence,  elle  lui  disait  toutes  leurs  rencontres  à 
Paris  et  à  Bordeaux  quand  elle  y  allait  seule,  ou  les  arri- 
vées d'Aurélien  à  Nohant,  en  l'absence  du  mari.  De  Sèze, 
de  son  côté,  soutenait  avec  une  sévérité  très  correcte  son 
rôle  de  simple  ami,  et,  comme  le  prouvent  ses  lettres  de 
plusieurs  années  à  Aurore  et  à  Zoé  Leroy,  et  celles  d'Au- 
rore à  lui  et  à  Zoé,  il  tâchait  de  maintenir  constamment 
la  jeune  femme  ardente  et  enthousiaste  dans  le  ton  quelque 
peu  surélevé,  romanesco-mystique  que  leur  amitié  avait 
pris  dès  son  début.  C'était  un  homme  très  cultivé,  ayant 
beaucoup  lu,  de  tempérament  assez  froid,  quelque  peu 
ambitieux,  plus  lard  même  un  peu  trop  épris  de  ses  succès 
parlementaires,  mais  très  probe,  très  honnête,  et  d'une 
vraie  noblesse  de  cœur,  digne  représentant  de  la  vieille 
magistrature  française  avec  ses  hautes  traditions,  ses  mœurs 
»  \ ères  et  les  grandes  qualités  morales  de  sa  corporation  '. 


1  V<»ir  ,i  ce  sujet,  entre  autres,  ta  brochure  de  If.  Auguste  .\n-ol<is 
M    Aurélien  ■      -  Notice  biographique  . 

Charles  DounioJ  et  Vaton,  is~ 

18 


274  GEORGE     S  AND 

ÎPar  sa  nature,  sou  caractère,  sou  éducation,  ses  études, 
ses  habitudes  correctes  et  tranquilles,  il  présentait  un  par- 
fait contraste  avec  Aurore  Dudevant,  et  ce  contraste, 
c'était  peut-être  justemeni  La  force  secrète  qui,  en  vertu 
de  la  loi  des  contraires,  les  attirail  l'un  m-vs  l'autre.  D'autre 
part,  leur  amour  de  la  lecture,  leurs  tendances  idéalistes, 
leurs  goûts  intellectuels,  les  habitudes  et  les  exigences  de 
leur  esprit  quelque  peu  abstrait,  <it  une  forte  dose  de  roman- 
tisme dans  leur  caractère,  contribuaient  beaucoup  à  ce 
rapprochement  plus  intime  el  conscient  dos  deux  nouveaux 
amis.  L'amitié  qu'ils  portaient  tous  deux  à  Zoé  Leroy,  qui 
habitait  La  Brède,  tandis  que  (\c  Sèze  demeurait  è  Bor- 
deaux, venait  très  à  propos  pour  former  le  chaînon  qui 
liait  les  deux  jeunes  gens  :  elle  les  aidait  non  seulement 
à  se  voir  plus  souvent,  mais  encore  à  rendre  leurs  lettres 
plus  fréquentes,  lorsque  Dudevant  partit  de  Bordeaux  pour 
Nohant  et  qu'Aurore  se  rendit  d'abord  chez  son  beau-père 
a  Guillery,  et  plus  tard  quitta  définitivement  le  sud  ^'  la 
France  pour  retourner  chez  elle.  C'est  alors  que  commença 
cette  correspondance  outre  de  Sèze  et  Aurore  (jui  joua  un 
si  grand  rôle  dans  la  vie  de  notre  héroïne.  Les  lettres  afflué- 
reht  des  deux  côtés,  lettres  philosophiques,  poétiques,  gaies, 
sentimentales;  elles  contenaient  toute  la  vie  (rame  et  d'es- 
prit d'Aurore  pendant  six  années ,  et  faisaient  naître 
l'écho  qui  répondait,  chez  son  ami,  à  chacune  de  ses  moin- 
dres paroles,  à  ses  sentiments,  à  ses  pensées.  Aurélien  de 
Sèze  et  Aurore,  on  le  voit,  avaient  pris  au  sérieux  leur 
résolution  de  n'être  qu'amis,  grâce  surtout  à  la  ferme  et 
inébranlable  volonté  d'Aurélien  qui  avait  pris  à  cœur  sa 
qualité  de  guide  et  de  directeur  de  conscience  de  la  jeune 
femme,  et  ne  tenait  pas  moins  à  être  l'ami  de  l'époux  que 
celui  de  l'épouse.  Mais,  n'anticipons  pas  sur  les  événements. 


GEORGE    S  AND  275 

et,  sans  nous  écarter  de  L'ordre  chronologique  que  nous 
avons  résolu  de  suivre,  revenons  à  l'année  182'i. 

Aurore  passa  l'hiver  dé  lH2'i-lS^(J  à  Guillery,  chez  le 
prie  de  Casimir,  ef  s'y  amusa  beaucoup.  On  y  organisait 
tantôt  des  chasses,  tantôt  de  simples  cavalcades;  dans  ce 
but,  on  fil  même  venir  de  Nohant  le  cheval  favori  d'Aurore, 
6  Colette  ».  On  allait  souvent  dit'/,  divers  propriétaires  voi- 
sins, qui,  dans  leurs  châteaux,  arrangeaient  d<->  hais,  des 
spectacles,  des  charades,  auxquels  assistaient  les  parents 
cl  les  connaissances,  venus  non  seulement  des  châteaux 
voisins,  mais  aussi  de  Nérac  et  de  Bordeaux.  Aurore  écrit 
à  sa  mère  le  30  décembre  1825  :  «  Je  ne  fais  que  d'arriver 
d'un  château  voisin  où  j'ai  passé  plusieurs  jours  à  chasser  à 
cheval ei  à  jouer  des  charades  le  soir.  J'ai  une  assez  mau- 
vaise santé  pour  toutes  ces  folies  qui  m'ont  passablement 
fatiguée.  Mo  voilà  pourtant  rentrée  et  reposée,  et  décidée 
à  me  soigner  et  à  ne  sortir  de  mon  trou  que  pour  aller 
passer  la  fin  du  carnaval  à  Bordeaux.  Nous  y  serons,  je 
pense,  avant  la  tin  de  janvier,  on  veut  bien  nous  y  désirer 
et  nous  y  attendre  avec  tonte  sorte  d'amitiés...  Casimir 
arrive  de  Bordeaux  bien  portant  et  se  joint  à  mes  vœux 
pour  votre  santé  <■!  vos  plaisirs  '.  » 

En  effet,  cet  hiver-là  et  les  années  suivantes,  Casimir* 
alla  souvent  à  Bordeaux,  où  son  père  avait  une  maison  de 
rapport  qu'il  fallait  gérer  et  qui  devait  plus  tard  revenir 
an  fils.  A  Bordeaux,  comme  nous  le  savons  déjà,  Dudevant 
s'était  lié  avec  Desgranges,  armateur  de  profession  et  fai- 
seur d'affaires  do  la  plus  belle  eau.  Celui-ci  ne  tarda  pas 
à  l'entraîner  dans  une  série  d'entreprises  »•(  d'opérations 
financières  qui  le  conduisirent  peu  à  peu  à  une  ruine  com- 

i  Inédite. 


276  GEORGE     SAND 

plète.  Quel  personnage  était  ce  Desgranges  et  quelles 
sortes  de  relations  s'établirent  entre  lui  et  Dudevant,  c'est 
ce  que  nous  Fait  comprendre  la  lettre1  suivante  d'Aurore 
à  son  avoué  Accolas,  que  Michel  de  Bourges  s'étail  adjoint 
dans  le  procès  en  séparation...  a  Le  fait  Le  plus  Important  est 
celui  d'un  vaisseau  acheté  en  1828.  M.  Dudevant  était  entre 
les  mains  d'un  escroc,  appelé  Desgranges,  qu'il  avait  i 
peu  connu  dans  sa  jeunesse  et  qui  l'accapara  en  Lui  faisant 
boire  du  vin  de  Champagne,  à  la  suite  d'un  dîner  où  les 
actionnaires  virent  le  portrait  lithographie  d'un  fort  joli 
brick  de  commerce.  Chacun  signa  suivant  sa  capacité. 
M.  Dudevant  en  fut  pour  25  000  francs.  Pendant  deux  ans 
il  fut  très  tourmenté  par  Les  lettres  de  change  qu'il  avait 
signées.  Quand  il  eut  bien  payé  le  tout,  on  apprit  que  le 
navire  n'avait  jamais  existé.  M.  Dudevant  avait  été  arma- 
teur in  part  lu  us  ». 

Toutes  ces  opérations  pécuniaires  et  autres,  appelaient 
souvent  Casimir  à  Bordeaux,  et  Aurore  était  sans  doute 
ravie  lorsqu'elle  pouvait  l'y  accompagner.  Les  rapports 
les  plus  amicaux  s'étaient  déjà  établis  entre  elle  et  son 
ami  de  Bordeaux,  mais  quelle  différence  entre  leur  amitié 
poétique  et  les  relations  prosaïques  entre  Casimir  et  Des- 
granges!  Ces  deux  amitiés  contribuèrent  cependant,  cha- 
cune de  leur  côté,  à  séparer  de  plus  en  plus  les  deux  époux. 

Aurore  se  prit  d'une  grande  affection  pour  le  vieux 
Dudevant.  C'était  un  homme  juste  et  cordial,  un  peu 
emporté,  mais  un  bon  cœur.  George  Sand  nous  dit  qu'elle 
aurait  voulu  passer  toute  sa  vie  auprès  de  lui,  qu'il  aurait 
probablement  su  la  défendre  contre  les  tempêtes  conjugales 
qui  empoisonnèrent  sa  vie  de  famille.  Elle  ajoute  que,  mal- 

1  Inédite. 


GEOIHiE     SAM)  277 

heureusement,  il  ne  lui  a  pas  été  donné  de  garder  long- 
temps son  défenseur  ei  protecteur.  Eli»'  le  perdit  celte 
année  même.  Les  Dudevani  passèrent  le  carnaval  à  Bor- 
deaux. Aurore  vil  souvent  Zoé,  ses  frères  ei  ses  sœurs, 
et  c'est  chez  eux  qu'elle  reçut  la  nouvelle  de  la  mort  de 
son  beau-père1.  Elle  partit  aussitôt  avec  son  mari  pour 
Guillery  afin  de  se  rendre  chez  sa  belle-mère.  Celle-ci 
était  une  femme  froide,  avare  et  sèche,  qui  n'a  jamais 
aimé  personne,  et  qui,  par  amour  du  mal,  tâchait  de  faire 
du  mal  à  tout  le  monde.  Quoiqu'elle  fût  tout  à  fait  seule 
et  sans  enfants,  elle  prit  néanmoins  de  bonne  heure  toutes 
ses  mesures  pour  que  Casimir  ae  reçût  pas  un  rouge  liard 
de  pins  (pie  ce  <pii  lui  revenait  d'après  la  loi,  en  sa  qualité 
<\t'  fils  nature]  reconnu.  Elle  savait  cependant  qu'il  avait 
constamment  besoin  d'argent  pour  les  nécessités  de  son 
grand  ménage.  Tout  en  se  montrant  toujours  fort  mal  dis- 
posée envers  lui,  elle  prit  son  parti  au  moment  du  procès 
avec  -:i  femme,  l'excitant  et  l'irritant  continuellement 
contre  Aurore,  et  fut  une  des  principales  causes  pour  les- 
quelles les  deux  époux  ne  purent  s'accorder,  comme  l'es- 
péraient d'abord  les  amis  communs,  ni  sur  nue  séparation 
amicale,  ni  sur  le  partage  de  Ja  fortune;  l'affaire  dut  aller 
devant  les  tribunaux.  Aurore  n'avait  cependant  jamais  été 
fautive  envers  sa  belle-mère,  elle  avait,  au  contraire,  tou- 


1  Pour  expliquer  la  contradiction  apparente  qui  existe  entre  ['Histoire 
de  n"i  Vie,  où  George Sand  parle  du  i  carnavalà  Bordeaua  •■  ei  la  I 
pondance,  où  bous  trouvons  une  lettre  <  M  Dupin,  datée  de  S  ••haut, 
25  février  1 826  »,  nous  devons  remarquer  que  cette  dernière  date  est  nue 
erreur.  Cette  lettre  se  rapporte  non  è  1826,  mais  à  1827.  Dans  cette  lettre, 
aurore  raconte,  entre  autres,  l'arrivée  ;i  Nohanl  des  Duplessis  <•!  le 
mariage  de  Panchon.  Or,  les  deux  hits  se  rapportent  k  l'hiver  de 
-T.  Le  mariage  de  Panchon  eut  lieu  le  20  décembre  1826.  La  lettre 
à  M—  Dupin  doit  donc  être  du  2ofévriei  1827.  Les  Dudevani  passèrent 
réellement  !■•  carnaval  de  1826  dans  le  midi  el  le  vieux  baron  Dudevani 
aaourut  lorsque  Casimirétait  à  Bordeaux  avec  sa  femme,  le  20  févriei 


/ 


278  GEORGE    SAM) 

jours  eu  pour  elle  beaucoup  d'attentions  ei  de  respect, 
lui  avait  fait  la  cour  en  lui  envoyant  fréquemment  de 
petites  surprises,  des  bonnets  de  tulle  confectionnés  d< 
propres  mains,  des  cols  brodés,  etc.  Idéalisant  sa  belle- 
mère,  elle  allait  jusqu'à  l'aimer,  voyait  en  elle  une  nature 
profonde  et  réservée,  et  prenait  sa  retenue  et  sa  séchei 
comme  la  marque  d'un  sentiment  caché  et  d'une  grande 
force  d'âme. 

Pour  les  affaires  de  succession,  entre  autres  pour 
vendre  la  maison  qu'il  avait  reçue  en  échange  des 
40  000  francs  qui  lui  revenaient,  Casimir  et  Aurore  firent 
de  nouveau  le  voyage  de  Bordeaux,  d'où  ils  revinrent  au 
printemps  à  Nohant.  En  mai,  ils  (lurent  encore  aller  passer 
quelque  temps  à  Guillery  '.  et  ce  n'est  qu'en  l'été  de  1826 
qu'ils  retournèrent  définitivement  à  Nohant. 

George  Sand  nous  raconte  qu'elle  passa  presque  tout 
entières  à  Nohant,  les  cinq  années  suivantes,  c'est-ô-dire 
de  1826  à  I83i,  Cola  est  à  peu  près  vrai,  mais  en  faisant 
remarquer  que  les  absences  d'Aurore  avec  son  mari,  ou 
d'Aurore  seule,  ('"(aient  assez  fréquentes  et  parfois  prolong 
On  rencontre,  en  général,  dans  le  récit  qu'elle  nous  fait 
de  sa  vie  pendant  ces  cinq  années,  bon  nombre  d'inexac- 
titudes chronologiques  et  un  certain  manque  de  clarté. 
Arrêtons-nous  donc,  avant  tout,  sur  les  faits  extérieurs  de 
la  vie  des  Dudevant  pendant  ce  laps  de  temps,  et  expo- 
sons-les aussi  brièvement  que  possible  dans  leur  sécheresse 
tout  historique. 


1  II  y  a  encore  une  erreur  dans  la  note  qui  se  trouve  au  bas  de  la 
lettre  du  HO  avril  1826,  adressée  à  la  baronne  Dudevant.  Cette  lettre  oe 
concerne  pas  la  mort  du  vieux  baron,  qui  mourut,  comme  il  a  été  dit, 
à  la  fin  du  carnaval,  mais  celle  d'une  autre  personne,  dont  elle  avait 
fait  part  à  son  beau-fils  et  à  sa  belle-fille  qui  étaient  alors  à  Nohant. 
A  la  suite  de  cette  lettre,  Casimir  dut  faire  un  second  voyage  à  Guillery. 


GEORGE     SAM)  279 

Dans  l'été  de  1X20.  en  pleine  moisson,  Casimir  parti!  de 
nouveau  pour  Bordeaux  et  Paris,  où  ses  affaires  exigeaienl 
sa  présence,  et  Aurore  dut  se  charger  temporairement  de 
la  gérance  rurale.  Le  13  juillet,  elle  écrit  à  sa  mère 
qu'elle  es!  occupée  du  matin  au  soir,  qu'elle  se  sent  d'au- 
tant plus  fatiguée  qu'elle  a  pris  à  cœur,  cette  année-là.  de 
prodiguer  ses  soins  aux  paysans  malades.  A  partir  de  ce 
moment,  elle  leur  consacra,  en  effet,  beaucoup  d'heures, 
de  jours  et  de  mois  de  sa  vie.  Les  Dudevant  passèrent  l'été 
et  l'automne  de  1826,  à  Nohant.  Au  commencement  de 
l'hiver,  Mme  Duplessis  y  arriva  avec  toute  sa  famille  et  y 
resta  trois  mois.  La  gaieté  rentra  de  nouveau  à  Nohant  : 
les  jeux  se  renouvelèrent,  les  danses,  les  travestissements. 
Deux  mariages  de  paysans  lurent  célébrés.  Fanchon,  la 
bonne  de  Maurice,  se  maria  et  les  «  maîtres  »  prirent  une 
part  active  aux  fêtes  des  villageois.  En  janvier  1827,  lais- 
suif  Maurice  aux  soins  de  «  maman  Angèle  ».  Aurore 
alla  passer  deux  semaines  à  Paris  avec  son  mari  \  Reve- 
nus à  Nohant,  les  Dudevant  y  restèrent  jusqu'en  août.  Ils 
se  rendirent  ensuite  aux  eaux  de  Clermont-Ferrand,  car 
Aurore  était  retombée  très  malade,  soutirait  d'étouffements, 
d'insomnies,  d'esquinancies  qui  lui  revenaient  souvent  et, 
pour  comble  de  malheur,  «-lie  s'était  démis  un  pied  en 
faisant  un  faux  pas,  ce  qui  l'obligeait  à  garder  le  lit.  C'est 
à  cette  époque  que  se  rapporte  le  Voyage  en  Auvergne 
écrit  pour  Zoé  Leroy,  et  qui  est,  pour  ainsi  dire,  la  pre- 
mière oeui  iv  sortie  de  la  plume  de  (  reorge  Sand.  L'ouvrage 
offre  un  grand  intérêt  psychologique  et  autobiographique  : 


1  Voir  la  lettre  déjà   citée  du  25  Février  1827  .i   Sophie  Dupin.  Dans 

une  lettre  î  r i •  "•  «  i  î  i .  •  du  Sùjanviet  de  la  même  année,  Aurore  écrit  a  Caron  : 

immes  arrivés  heureusement,  malgré  le  froid  el  les  chemins 

détestables,  el  j'ai  trouvé  Maurice  el  maman  Angele  en  bonne  Banti  ...   • 


280  GEORGE     SA  N  I) 

on  y  voit  apparaître  tout  le  désarroi  et  la  fermentation  qui 
régnaient  alors  dans  rame  d'Aurore,  presque  tous  Les  élé- 
ments dos  créations  futures  de  L'illustre  écrivain  et  même 
le  plan  en  germe  de  Y  Histoire  de  ma  Vie.  Ces!  donc  à 
celle  époque  reculée  qu'il  faut  rapporter  L'intention,  née 
en  George  S;»  iid,  d'expliquer  sa  vieet  sa  disposition  d'âme 
par  des  traits  héréditaires  et  parles  circonstances  au  milieu 
desquelles  elle  s'était  développée  el  avail  grandi  '.  A  son 
retour,  elle  se  trouvait  beaucoup  mieux  J.  mais  aussitôt 
que  L'hiver  arriva,  elle  retomba  encore  malade,  et  à  tout 
ce  qu'elle  avait  ressenti  auparavant  vinrent  se  joindre  les 
rhumatismes,  dont  elle  souffrit  pendant  plusieurs  années, 
ce  qui  L'obligeait,  dans  La  mauvaise  saison,  à  s'envelop- 
per de  flanelle  des  pieds  à  la  tète.  Les  Dudevant  pas- 
sèrent L'hiver  de  L 827-1 828  à  La  Châtre,  à  L'occasion 
i\c>  élections,  auxquelles  Casimir  prit  une  part  active,  el 
dans  Lesquelles,  grâce  surtout  à  ses  efforts  et  à  ceux  de 
ses  amis,  triompha  le  parti  libéral  qui  nomma,  comme 
député,  le  vieux  républicain  Duris-Dufresne.  A  La  Châtre, 
le^  Dudevant  tinrent  table  ouverte,  donnant  des  soirées 
et  (\cs  dîners.  La  maison  était  pleine  de  monde.  Chacun 
s'intéressait  aux  (dus  et  aux  électeurs,  intriguait,  s'échauf- 
fait, et,  dans  Les  intervalles,  dansait  ou  potinait,  comme 
il  est  de  mise  dans  toute  l>onne  ville  de  province  qui  se 
respecte.  Dans  YHistoire  de  ma  Vie,  George  Sand  rap- 
porte à  cette  époque  un  épisode  qu'elle  raconte  dans  la 
Correspondance  sous  la  date  du  20  janvier  182VK  dans  une 


1  Ce  premier  essai,  des  plus  intéressants,  parai  après  la  mort  de  la 
célèbre  romancière  dans  le  Figaro  de»  4  et  11  novembre  1888. 

2  Le  4  septembre  elle  écril  à  sa  mère  :  «  Tous  en  parfaite  >anté  : 
beau-lïls.  fille  et  petit-fils.  J'ai  un  appétit  dévorant  et,  chose  très 
agréable,  j'ai  acquis  l'habitude  de  dormir...  » 


GEORGE   SAN D  281 

lettre  à  Car  on.  L'épisode  se  résume  en  ceci  que,  tout  en  se 
trouvant  en  antagonisme  avec  Le  sous-préfet  qui  apparie* 
nait  au  parti  gouvernemental,  tandis  que  les  Dudevant 
appartenaient  aux  bonapartistes  qui  s'étaient  joints  aux 
Libéraux  dans  cette  occasion,  Aurore  n'était  cependant  pas 
moins  en  relations  d'amitié  avec  Le  sous-préfet  M.  de  Périgny 
et  avec  sa  femme.  En  ne  faisant  pas  La  moindre  attention 
aux  sottes  distinctions  provinciales  outre  Les  classes  et  les 
cercles,  les  Périgny  et  Mme  Dudevant  soulevèrent  toute  la 
«  haute  société  de  La  Châtre  »  par  Les  invitations  qu'ils 
lancèrent  sans  distinction  à  tout  le  monde.  Le  «  monde  » 
Les  punit  en  cessant  d'aller  chez  eux,  et  il  arriva  même, 
un  soir,  que  trois  personnes  seulement,  dont  L'une  était 
Aurore,  se  trouvèrent  chez  Périgny.  Ceux-ci  fermèrent 
Leur  salon,  mais  Auroreprit  sa  revanche  en  écrivant,  avec 
Dutheil,  Leur  ami  commun,  une  chanson  humoristique,  où 
elle  raillait  toute  L'aventure,  ce  qui  déchaîna  toute  la  ville 
contre  elle  et  ses  amis,  mais  elle  augmenta  sa  liste  des 
invitations  à  l;i  «  seconde  société  »,  ses  soirées  furent  très 
animées  et  très  fréquentées  et  quelques  soupers  et  dîners 
suffirent  pour  tout  pacifier. 

Cet  épisode  s'est-il  passé  en  1827  ou  en  1<S2(.) l?  (l'est  ce 
qu'il  est  difficile  de  décider,  et  oous  n'osons  prendre  sur 
nous  de  dire  si  L'erreur  se  trouve  dans  V Histoire  ou  dans 
La  Correspondant  <■ .  car  Les  Dudevant  passèrent  à  La 
Châtre  une  grande  partie  des  trois  hivers  de  1826-1827, 
1827-1828,  1828-1829;  ils}  passèrent  toujours,  du  moins, 
Le  carnaval,  et,  chaque  fois,  d'une  manière  très  gaie,  don- 
nant des  dîners  et  des  soirées,  fidèles,  comme  on  le  voit,  à 
Leur  ancienne  coutume  de  rechercher  le  monde.  Les  Lettres 

1  A  en  juger  par  une  lettre  inédite  de  Casimir  Dudevant  à  Caron,  •■'•la. 
■  bien  «lu  m  passer  en  L82  l 


282  GEORGE    8AND 

de  ces  années-là,  surtout  les  lettres  inédites  à  sa  mère 
et  ;'i  Caron,  soûl  chargées  de  commissions  :  acheter  un 
chapeau,  un  bonne!  de  fourrure,  un  nouveau  quadrille, 
un  duo  pour  baryton  et  contralto  :  commander  des  habits, 
s'abonner  au  Petit  Courrier  des  Dames ^  s'informer  de  la 
coupe  La  plus  à  la  mode  pour  manches,  envoyer  a  une 
guimpe  et  des  manches  longues  en  tricot  de  soie  couleur 
de  chair»,  pour  les  mettre  sous  la  robe  claire,  par-dessus  la 
flanelle  sans  laquelle  Aurore  n'osai!  sortir,  craignan!  les 
rhumatismes,  dont  elle  souffrai!  toujours  et,  «  à  La 
Châtre  il  faut  des  toilettes  ».  Le  12  janvier  1828,  Aurore 
écrit  à  sa  mère  qu'ils  on!  eu  une  for!  belle  soirée  pour  laquelle 
elle  avail  dessiné  elle- moine  des  paravents  ei  appris 
dos  quadrilles  à  quatre  mains.  Comme  une  Beconde  gros- 
sesse l'empêchait  de  danser  cette  année-là,  elle  jouait  d'au- 
tant plus  volontiers  pour  les  autres.  Se  sentant  de  nouveau 
plus  mal,  elle  partit  dans  le  courant  du  mois  de  janvier 
pour  Paris,  afin  de  consulter  des  célébrités  médicales;  les 
uns  trouvèrent  qu'elle  était  phtisique,  d'autres,  qu'elle 
avail  un  anévrisme,  les  troisièmes,  enfin,  qu'elle  n'avait 
rien  du  tout.  Après  un  hiver  1res  bruyant,  les  Dudevant 
passèrent  un  été  très  tranquille  à  Nohant,  où  Hippolyte 
s'était  définitivement  transféré  avec  sa  femme  Emilie,  per- 
sonne maladive»,  passive,  tranquille,  avec  qui  Aurore  s'était 
liée  d'amitié,  et  leur  petite  fille  Léontine.  Aurore  éleva 
longtemps  cette  petite  avec  Maurice  et  l'aimait  comme  son 
propre  enfant.  «  Le  cher  père  (Casimir),  écrit  Aurore  à  sa 
mère,  est  enfoncé  dans  la  moisson.  11  a  inventé,  pour 
battre  le  grain,  une  machine  qui  fait  en  trois  semain  s 
qu'on  ne  peut  faire  ordinairement  qu'en  cinq  ou  six  mois. 
Aussi  travaille-t-il  à  la  sueur  de  son  front.  Le  matin,  de 
très  bonne  heure,  il  part  en  blouse   avec    ses  râteaux  en 


GEORGE    S  AND  283 

main.  Les  ouvriers  suivent  forcément  son  exemple,  mais 
ils  ne  s'en  plaignent  pas,  parce  qu'on  ne  leur  épargne 
pas  le  vin  du  cru.  Nous  autres  femmes  —  il  y  avait 
cet  été  à  Nohant,  outre  Emilie,  Mme  Saint-Agnan  avec 
ses  filles)  —  nous  nous  asseyons  sur  les  gerbes  qui 
encombrent  la  cour,  nous  lisons,  travaillons  beaucoup  et 
nous  nous  promenons  peu.  Nous  faisons  aussi  beaucoup 
de  musique...  »  Au  mois  de  septembre,  une  fille  naquit 
aux  Dudevant,  Solange.  L'événement  arriva  avant  terme, 
à  la  suite  d'une  frayeur  qu'avait  éprouvée  Aurore  el  si 
inopinément  qu'elle  eut  à  peine  le  temps  de  préparer, 
pour  le  nouveau-né,  la  layette  qui  se  trouvait  encore  dans 
le  panier  à  ouvrage.  Le  docteur  arriva  quand  la  mère 
et  reniant  étaient  déjà  endormies.  Malgré  cela,  on  peut 
remarquer  (pie,  dès  les  premiers  jours  «le  sa  vie,  Mlle  So- 
lange a  toujours  joui  d'une  excellente  santé,  et  Mme  Dude- 
vant, de  son  côté,  se  trouvait  si  bien  qu'elle  ne  resta 
couchée  qu'un  seul  jour,  et  huit  jours  après  elle  montait 
déjà  à  cheval  '. 

Après  avoir  passé  l'hiver  en  partie  à  Nohant,  en  partie 
à  La  Châtre,  menant  cette  vie  «le  plaisir  et  <le  bruit  dont 
nous  avons  déjà  parlé,  — les  Dudevant  allèrent  en  famille, 
au  commencement  de  l'été  1S2(.),  passer  deux  mois  à 
Paris  et  à  Nérac,  Aurore  y  retourna  encore  à  la  fin  de 
l'automne,  après  avoir  fait,  à  Périgueux,  une  visite  de 
quelques  semaines  à  une  de  ses  amies,  Félicie  Mollier. 
Elle  ne  rentra  chez  elle  que  pour  Noël  cuire  le  IX  décembre 
<>ù  elle  écrivit  encore  une  lettre  de  Périgueux  à  son  petit 
Maurice  J  et  le  29  décembre  <»ù  elle  écrit  <léjà  de  Nohant  à 

1  Lettre  inédite  à  Charles  Poncj  du  lwaoûl  l«sii. 
Lettre  inédite,  écrite  en  caractères  d'imprimerie,  pour  que  Bon  ûla 
qui  venait  d'apprendre  .1  lire  pûl  la  déchiffn 


284  GEORGE    S  AND 

sa  mère).  L'année  suivante,  1830,  elle  se  rendit  pour 
quelque  temps  à  Paris  pour  consulter  un  oculiste  sur  un 
mal  d'yeux  dont  elle  avait  sérieusement  souffert  au  prin- 
temps et  en  été.  Elle  avait  pris  avec  elle  son  petit  Maurice. 
Un  an  auparavant,  le  2  septembre  \X2\).  par  l'entremise 
de  Duris-Dufresne,  elle  avait  pris  Jules  Boucoiran  comme 
gouverneur  de  son  fils.  Ce  jeune  homme  sympathique  resta 
plusieurs  années  à  Nohant,  et  fut  l'ami  de  toute  la  famille, 
surtout  deMauriceet  d'Aurore.  Plus  tard,  après  s'être  éta- 
bli dans  le  Midi,  où,  avec  le  temps,  il  était  devenu  rédac- 
teur en  chef  du  Gourrierdu  Gard,  il  garda  toujours  avec 
eux  les  relations  les  plus  intimes,  leur  écrivit  souvent  et, 
en  l<x:ui,  il  vint  exprès  du  Midi  pour  être  témoin  au  pro- 
cès de  Mmt  Dudevant.  A  cette  époque  de  sa  vie,  M  Dude- 
vaiil  s'était  liée  d'amitié  avec  plusieurs  jeunes  gens  du 
]>cit\  et  leurs  familles,  amitié  qui  dura  tant  qu'elle  vécut, 
et  qu'elle  reporta  sur  leurs  fils  et  petits-fils.  Outre  Dutheil 
et  sa  femme,  et  la  famille  Duvernet,  il  y  avait  Les  Fleury, 
les  Decerfz,  Jules  Néraud,  Gustave  Papet,  Plane!  et,  dans 
la  suite,  (ouïe  la  famille  Rollinat.  Voilà  pour  les  faits  exté- 
rieurs pendant  ces  cinq  années. 

Tout  cet  intervalle  de  temps  semble  s'être  passé  tran- 
quillement et  sans  que  Je  moindre  événement  ail  troublé 
la  surface  unie  de  celle  vie  provinciale,  presque  mesquine, 
dans  laquelle  les  soucis  de  Télé,  dont  le  plus  grave  était 
de  l'entrer  à  temps  les  foins,  faisaient  place  aux  préoccu- 
pations de  l'hiver,  les  bals  et  les  dîners...  Mais  de  fait,  il 
en  fut  tout  autrement.  Tout  ce  temps  fut  rempli,  pour 
Aurore,  par  de  secrètes  luttes  intérieures,  des  souffrances 
morales  si  profondes  qu'on  peut,  à  juste  titre,  s'étonner  de 
la  force  d'âme  qu'elle  devait  posséder  pour  recevoir  chez 
elle  tout  ce  monde,  pour  leur  jouer  des  quadrilles,  s'occu- 


GEORGE     SAND 

per  avec  calme  de  ses  enfants  et  paraître  si  sémillante, 
écrire  des  lettres  si  gaies,  si  joviales,  à  sa  mère,  à  Caron 
et  à  sa  tante  Saint-Agnan  !  Les  lettres  qu'elle  écrivis  à  sa 
mère  surtout  son!  très  remarquables  sous  ce  rapport.  Elle 
sonl  pleines  de  descriptions  de  parties  de  plaisir  et  de 
bals,  parlent  de  chiffons,  racontent  <\r>  plaisanteries,  don- 
nent des  détails  sur  les  faits  drolatiques  qui  se  passaient 
dans  leur  société;  Aurore  parle,  du  ton  le  plus- léger,  le 
plus  insouciant,  de  tout  ce  qui  tombe  sous  sa  plume,  mais 
sans  dire  un  mot  de  sa  vie  intérieure.  C'est  sans  doute  avec 
intention  qu'elle  écrivait  sur  ce  ton,  pour  que  sa  mère  ne 
pût  soupçonner  que  tout  était  bien  loin  d'être  heureux  dans 
sa  famille.  C'est  ainsi  par  exemple  que,  dans  sa  lettre  iné- 
dite du  21  avril  1828,  elle  écrit,  à  sa  mère  :  «  J'ai  beaucoup 
toussé  en  hiver  et  beaucoup  souffert  de  la  poitrine.  C'est 
une  mauvaise  habitude  que  j'ai  prise  depuis  trois  hivers, 
mais  le  printemps  est  mon  sauveur,  et,  après  avoir  été  flé- 
trie comme  les  arbres,  je  reverdis  avec  eux.  Ne  croyez  pas 
non  plus,  chère  maman,  que  ces  dérangements  de  santé 
nient  aucune  cause  morale.  Je  ne  vous  en  ferais  pas  un  mys- 
tère, car  je  serais  bien  sûre  de  trouver  en  vous  plus  d'n> 
dulgence  et  d'intérêt  que  partout  ailleurs.  On  peut  être 
malade  à  tout  è^e7  e\  le  corps  peut  aller  fort  mal,  quoique 
la  tête  aille  bien.  La  mienne  est  fort  calme,  quoique  mal- 
heureusement assez  vive,  je  ne  sais  si  je  dois  m'en  féliciter 
ou  m'en  plaindre,  mais  à  coup  sûr,  vous  ne  devez  pas  m 'on 
blâmer,  car  c'est  un  présent  que  vous  m'avez  fait,  chère 
mère,  et  comme  un  héritage  que  vous  m'avez  légué.  On 
dit  que  les  gens  ainsi  faits  ont  plus  de  jouissances  et  de 
chagrins  que  les  autres.  » 

En  cet  endroit  le  papier  est  déchiré.  A  la  lin  de  la  lettre, 
Aurore  raconte  avec  ses  plaisanteries  habituelles  et  d'un 


286  GEORGE    S  AND 

ton  insouciant ,   ses  occupations  médicales  et  sa  manière 
de  traiter  les  malades. 

Il  eût  été  plus  vrai  de  dire  que,  ;'i  l'exception  de  l'amour 
qu'elle  portait  à  ses  enfants,  cette  existence  n'offrait  plus 
rien  de  bon  à  Aurore,  que  chaque  jour  surgissaient  de 
nouveaux  motifs  de  tristesse,  qu'à  chaque  heure  sa  vie 
devenait  de  plus  en  plus  insupportable. 

Casimir  s'était  mis  à  boire,  et  peu  à  peu,  ce  furent  de 
véritables  orgies  à  Nohant,  auxquelles  prirent  part,  outre 
Dudevant,  Hippolyte  et  Stéphane  Ajasson  de  Grandsagne1, 
ancien  ami  et  adorateur  d'Aurore.  Un  des  autres  compa- 
gnons de  la  dive  bouteille  était  Dutheil,  bomme  excellent, 
mais,  semble-t-il,  sans  caractère,  grand  ami  de  Casimir 
et  d'Aurore. 

Aurore  supporta  d'abord  patiemment  ces  débauches. 
Elle  dit  dans  Y  Histoire  de  ma  Vie  (t.  IV.  |».  51-52  que 
toute  cette  compagnie,  et  particulièrement  son  livre, 
ressentaient  instinctivement  pour  elle  du  respect  et  que, 
en  sa  présence,  ils  gardaient  une  certaine  retenue  en  sorte 
que  «  tant  que  l'on  se  bornait  à  être  radoteurs,  fatigants, 
bruyants,  malades  même  et  f<>rt>  dégoûtants,  je  tâchais 
de  rire  et  je  m'étais  même  habituée  à  supporter  un  ton 
de  plaisanterie  qui,  dans  le  principe,  m'avait  révolté 
Mais  ces  débauches  se  taisaient  chaque  jour  avec  moins  de 
cérémonie,  tout  en  se  prolongeant  plus  longtemps,  «  les 
nerfs  se  mettaient  de  la  partie  »,  et  les  choses  allèrent  si 
loin  qu'en  présence  d'Aurore  on  devint  grossier  et  obscène. 
Hippolyte  lui-même,  qui  auparavant  se  repentait  de  sa  con- 
duite et  se  montrait  si  soumis  devant  les  remontrances 
d'Aurore,  était  devenu  brutal  et  méchant,  en  sorte  que  la 

4  Voir  plus  haut  ce  qui  a  été  dit  de  lui. 


GEORGE     S  AND  287 

jeune  femme  devait  tâcher  de  disparaître  de  la  chambre 
sans  être  aperçue,  et  allait  se  cacher  dans  l'ancien  petit 
boudoir  de  sa  grand'mère  qui  n'avait  qu'une  porte  et,  sous 
aucun  prétexte  que  ce  tût,  n'était  un  passage  pour  per- 
sonne. Elle  s'y  trouvait  tout  près  de  ses  enfants,  qu'elle 
entendait  respirer.  «  Là.  je  savais  bien  m'occuper  et  me 
distraire  du  vacarme  extérieur  qui  durait  souvent  jusqu'à 
six  ou  sept  heures  du  matin.  Je  m'étais  habituée  à  tra- 
vailler la  nuit  auprès  de  ma  grand'mère  malade;  mainte- 
nant, j'avais  d'autres  malados,  non  à  soigner,  mais  à 
entendre  divaguer,  » 

(  îette  ivrognerie  entraîna  plus  tard  d'autres  suites,  encore 
plus  mauvaises.  Casimir  commença,  dans  le  sens  le  plus 
grossier  du  mot  et  de  la  manière  la  plus  ordurière,  à  tra- 
hir sa  femme,  sans  même  se  donner  la  peine  de  le  lui 
cacher.  Ainsi,  Aurore  apprit  d'abord  sa  liaison  à  Bordeaux 
avec  une  personne  innommable.  <jni  était  alors  la  maîtresse 
de  Desgranges1.  Après  cela.  Casimir  ne  se  gêna  plus,  ni  à 

La  Châtre,  ni  à  .Xoliant.  Ses  liaisons  avee  di^\i\  femmes 
de  chambre,  —  L'espagnole  Pépita,  ancienne  bonne  de 
Solange,  et  la  berrichonne  Claire  —  étaient  Mies,  non  seule- 
ment dans  toute  la  ville  et  dans  tout  .Xoliant,  mais  aussi 
d'Hippolyte  et  des  amis  d'Aurore.  Tout  le  monde  regardait 
cela  avec  calme,  comme  quelque  chose  de  très  simple  et 
d'amusant,  et  l'on  se  moquait  très  plaisamment  de  Dudevant. 
Et  même,  quand  une  de  ces  filles  se  mit  à  poursuivre  Casi- 
mir, en  exigeant  qu'il  assurât  des  ressources  à  son  enfant*, 
on  continua  à  rire  de  Dudevant.  sans  se  soucier  le  moins 


■  Il  en  est  question  dans  la  lettre  citée  plus  haut,  adressée  à  If.  Acco- 
las. Le  p.i--;iL.r''  n'es!  pas  de  nature  .1  pouvoir  être  cité  décemment. 

*  L'enquête  judiciaire  établit  c<  -  faits  >ut  les  dépositions  <!<•  nombreux 
témoins. 


288  GEORGE    SAM) 

du  monde  d'être  plus  retenu  dans  ses  paroles.  Casimir,  lui- 
même  poussa  si  loin  sou  cynisme  que  le  Lendemain  de  la 
naissance  de  Solange,  Lorsque  Aurore  était  encore  au  lit. 
elle  entendit,  dans  la  chambre  voisine,  une  conversation  de 
sou  mari  qui  ne  Laissai!  planer  aucun  doute  sur  ses  rapports 
avec  son  interlocutrice.  C'était,  dans  le  sens  littéral  du  mot, 
«  une  conversation  criminelle  ».  Aurore  fut  offensée  jus- 
qu'au plus  profond  de  son  cœur  en  voyant  que  l'homme  à 
(jui  elle  avait  sacrifié,  pour  Lui  pester  fidèle,  un  attache- 
menl  vrai  et  profond,  La  récompensait  en  ne  reculant  même 
pas  devant  la  dépravation  La  plus  basse,  la  plus  révoltante, 
et  cela  où?  Sous  l<i  toit  de  la  maison  qui  abritait  safemme 
et  ses  enfants  ! 

(  )n  comprend  qu'à  partir  de  ce  jour,  toute  intimité  conju- 
gale disparut  de  la  vie  des  Dudevant1.  Mais,  par  amour 
pour  ses  enfants,  Aurore  résolut  de  tout  supporter 
patience,  de  s'enfermer  dans  son  attachement  pour  eu*  et 
de  leur  garder  l'illusion  d'une  a  ie  de  famille,  Bans  leur  lais- 
ser voir  qu'entre  elle  et  leur  père,  tout  lien  moral  était 
rompu.  «  Refoulant  en  elle  la  vie  débordante,  elle  souffrait, 
mais  luttait  vaillamment  contre  la  souffrance,  on  appelant 
à  son  aide  los  livres,  Les  courses  à  cheval  ••!  surtout  le 
grand  Livre  de  la  nature  pour  lequel  George  Sand  semble 
avoir  reçu  une  facilité  toute  particulière  d'intuition  large  et 
pénétrante-...  » 

Aurore  lut  beaucoup,  pendant  toutes  ces  années,  entre 
autres,  plusieurs  ouvrages  historiques,  car  elle  faisait 
venir  de  Paris,  par  ses  amis,  tout  ce  qui  s'y  publiait  de  nou- 


-  *  Dans  une  lettre  inédite,  très  intime,  adressée  à  Caron  le  *  dé- 
cembre 1828,  Aurore  annonce  à  son  vieil  ami  que  toute  intimité  entre 
elle  et  Casimir  a  cessé. 

*  Louis  de  Loménie  :  «  Galerie  des  Contemporains  illustres.» 


GEORGE    SAM)  289 

veau.  Elle  continua  aussi  à  s'occuper  d'histoire  naturelle, 
non  plus  avec  Stéphane  de  Grandsagne,  mais  avec  s.tu  ami 
nouveau,  ce  bon  Jules  Néraud  qu'elle  avait  surnommé  «  le 
Malgache  9  après  le  séjour  <]ifil  avait  fait  aux  îles  de  la 
Réunion  et  de  Madagascar.  Soucieuse  de  travailler  le  plus 
possible  et  désireuse  d'aider  son  mari  que  ses  affaires  appe- 
laient souvent  soit  à  Bordeaux,  soit  à  Paris,  elle  avait 
pris  en  mains,  en  182<>.  la  gérance  du  ménage  :  «  Les 
soins  domestiques,  dit-elle,  oe  m'ont  jamais  ennuyée,  je  ne 
suis  pas  de  ces  esprits  sublimes  qui  ne  peuvent  pas  des* 
cendre  do  leurs  nuages.  Je  vis  beaucoup  dans  les  auages, 
certainement,  et  c'est  une  raison  de  plus  pour  que  j'éprouve 
le  Itrx.'m  df  me  retrouver  plus  souvent  mu-  la  terre1..,  » 
occupations  domestiques  ae  durèrent  pas  longtemps, 
e  Économe  en  tout,  comme  cela  m'était  recommandé,  je 
n'arrivais  qu'à  me  pénétrer  tic  l'impossibilité  d'être  éco- 
nome  sanségoïsme  en  certains  cas;  plus  j'approchais  de 
La  terre,  en  creusant  le  petit  problème  de  lui  faire  rappor- 
ter !<■  plus  possible,  plus  je  voyais  que  la  terre  rapporte 
peu.  et  que  ceux  qui  uni  peu  ou  point  de  terre  à  bêcher  ne 
peuvent  pas  exister  avec  leurs  doux  bras.  Le  salaire  «'lait 
trop  bible,  le  travail  trop  peu  assuré,  l'épuisement  et  la 
maladie  trop  inévitables.  Mon  mari  n'était  pas  inhumain  et 
ne  m'arrêtait  pas  dans  le -détail  de  la  dépense;  mais  quand, 
au  bout  du  mois,  il  voyait  mes  comptes,  il  perdait  la  tête 
et  me  la  faisait  perdre  aussi,  en  me  disant  que  mon  reveau 
('■(ail  do  moitié  trop  faible  pour  mes  Libéralités  et  qu'il  c'avait 
aucune  possibilité  de  vivre  à  Nohant  etavecNohanl  sur  ce 
pied-là.  ('/«'lait  la  vérité;  mais  je  m'  pouvais  prendre  sur 
moi  de  réduire  au  strie!  nécessaire  L'aisance  de  ceux  que 


•  //    loin  de  no  Vit,  1.  IV.  p.  fil. 

10 


290  GEORGE    SAM) 

je  gouvernais  e1  de  refuser  le  nécessaire  à  ceux  que  je  ne 
gouvernais  pas.  Je  ne  résistais  à  rien  de  ce  qui  m'était 
imposé  ou  conseillé,  mais  je  ne  savais  pas  m'y  prendre.  Je 
m'impatientais  ei  j'étais  débonnaire.  On  1<-  savail  ei  on  en 
abusait  souvent.  Ma  gestion  ne  dura  qu'une  année.  On 
m'avait  prescrit  de  ne  pas  dépasser  10.000  francs,  j'en 
dépensais  I  £.000,  de  quoi  j'étais  penaude  comme  un  enfant 
pris  en  faute.  J'oflris  ma  démission,  et  on  l'accepta  '...  » 

Aurore  se  mit  alors  à  s'occuper  plus  activement  des 
soins  médicaux  qu'elle  donnait  aux  villageois.  Que  l'on 
nous  permette  ici  une  petite  digression.  Nous  ne  compre- 
nons nullement  le  Ion  condescendant  que  prend  M.  Skabit- 
chevsky  [dans  les  articles  qu'il  a  écrits  sur  ('■.  Sand)1  en 
parlant  (U>*  soins  qu'elle  prodiguait  aux  paysans,  comme 
des  secours  prêtés  aux  paysans  russes  par  quelques-unes 
de  nos  dames  propriétaires.  Les  paysans  du  Berry  étaient, 
entre  182o  et  1830,  aussi  Ignares,  aussi  grossiers,  aussi 
dénués  d'assistance  que  chez  nous  en  Russie.  L'assistance 
médicale,  comprise  comme  la  pratiquait  Aurore  Dude- 
vant,  comme  l'exercent  les  dames  propriétaires  en  Russie, 
M.  Skabitchevsky  l'envisage  comme  une  petite  philan- 
thropie qui  ne  mérite  que  le  sourire  :  il  ne  voit  pas  que 
c'est  là  le  premier  rayon  de  lumière  qui  pénètre  en  cette 
masse  encore  plongée  dans  un  profond  obscurantisme,  l«i 
premier  pas  pour  l'éloigner  des  devins,  des  préjugés,  de  la 
saleté,  de  l'ignorance,  et  pour  rendre  aux  paysans  la  Aie 
plus  humaine  et  plus  éclairée.  C'est  ce  que  fit  cependant 
Aurore  Dudevant  pour  ses  Berrichons.  Tout  en  lavant  et 
en  pansant  leurs  plaies,  en  préparant  ses  sirops  et  ses  mix- 


*  Histoire  de  ma  Vie,  t.  IV.  p.  62. 

8  Annales  de  la  Patrie.  (Otétchestyénya  Zapjski),  1881 


GEORGE    SAM)  201 

,  tares,  Aurore  apprenait  peuà  peuà  connaître  Leur  dévelop-< 
pement,  La  position  et  Les  conditions  de  chaque  famille,  de 
chaque  habitant  de  Nohanl  en  particulier;  elle  se  mettait 
par  là  en  rapports  directs  avec  chacun  et  avec  tous.  S  s 
relations  personnelles  avec  Les  paysans  s'établirent  dès 
Lors  pour  toute  sa  vie  et  la  mirent  à  même,  Lorsqu'elle 
devint  plus  tard  seule  maîtresse  à  Nohant,  de  Les  aider 
d'une  manière  rationnelle  et  sérieuse,  et  non  de  Loin,  par 
Les  dons  qu'elle  aurait  pu  leur  envoyer.  Ce  secours  rai- 
sonnable porté  aux  paysans  durant  toute  la  vie  de 
Mm"  Sand  fit,  qu'au  jour  de  ses  funérailles,  le  villageois  qui 
vint  déposerai]  nom  de  tout  son  village,  une  couronne  sur 
^;i  tombe,  put  direqu1  «  à  Nohant,  il  y  avait  do  paysans, 
mais  pas  de  pauvres  ».  Quelque  insignifiante  qu'ait  pu 
paraître  cette  aide  accordée  à  quelques  dizaines  de  familles, 
elle  n'en  a  pas  été  pour  cela  moins  réelle,  <■(  plût  à  Dieu 
que  chacun  fit  ce  que  M"*  Dudevant  avaij  fait  dans  sa  petite 
commune  de  Nohant. 

C'est  ainsi,  qu'à  partir  de  L826,  Aurore  s'occupa  tout 
particulièrement  du  traitement  <!*•>  malades.  La  grande 
difficulté  qui  se  présentait  ;'■  elle  était  Le  manque  d'argent 
«mi  le  peu  qu'elle  en  possédait.  L'enquête  judiciaire  prouva 
qu'elle  n'avait  même  jamais  touché  Les  1  •"»<»<)  francs  qu'elle 
avait  voulu  recevoir  au  lieu  des  3  000  francs  qui  lui  étaient 
gnés  par  son  contrat  de  mariage.  Elle  ne  s*en  était  jamais 
plainte,  n'avait  rien  réclamé  <!«•  son  mari,  —  quoique  toute 
La  fortune  fût  sienne,  —  n'avait  jamais  dépensé  un  sou  sans 
en  demander  auparavant  L'autorisation  à  son  mari.  Lors- 
qu'en  L831,  après  neuf  ans  de  mariage,  cil»'  pria  son  mari 
de  payer  Les  dettes  personnelles  qu'elle  axait  faites,  ces 
dettes  ne  s'élevaient  qu'à  500  francs1.  Faute  d'argent  qui 

1  Hiitoirt  <l<-  ,nn  \  ie,  i .   IV,  p.  63. 


292  GEORGE     SANU 

lui  appartînt  en  propre,  les  occupations  médicinales  d'Au- 
rore lui  faisaieni  perdre  Le  double  el  même  le  triple  de  temps 
que  si  elle  eui  pu  disposer  d'une  petite  somme  pour  aa 
bonne  oeuvre.  Elle  se  \il  forcée  de  se  faire  pharmacien, 
d'enduire  ses  emplâtres,  de  triturer  el  de  cuire  ses  mix- 
tures ei  ses  sirops,  el  même  de  se  faire  le  jardinier  de  sa 
pharmacie,  en  cultivant  les  plantes  nécessaires  à  ses  médi- 
caments. Aurore  se  sentail  parfois  si  fatiguée  qu'elle 
traînai!  à  peine  jusqu'à  sou  lit.  Elle  ae  s'en  lut  pas  plainte 
non  plus,  si  elle  n  a\  iiil  pas  été  travaillée  par  l'idée  <|u'<i\  ec 
un  peu  de  ressources  à  elle,  elle  pourrait  se  rendre  plus 
utile  à  ses  malades,  engager  un  médecin,  donner  à  sou 
traitement  et  à  ses  soins  un  caractère  plus  judicieux,  et, 
par  suite,  obtenir  de  meilleurs  résultats. 

Son  mari,  à  ce  qu'elle  dit,  n'était  cependant  pas  avare. 
«  Il  ne  me  refusait  rien  ;  mais  je  n'avais  pas  de  besoins,  je 
ne  désirais  rien  en  dehors  des  dépenses  courantes  établies 
par  lui  dans  la  maison,  et,  contente  de  n'avoir  plus  aucune 
responsabilité,  je  lui  laissais  une  autorité  sans  limites  el 
sans  contrôle.  11  avait  donc  pris  tout  naturellement  L'habi- 
tude de  me  regarder  comme  un  enfant  en  tutelle  el  il  n'avait 
pas  sujet  de  s'irriter  contre  un  entant  si  tranquille1.  » 
Sans  être  l'esclave  de  son  mari,  elle  était  ainsi  «  asservie  à 
une  situation  donnée,  dont  il  ne  dépendait  pas  de  SOU  mari 
de  l'affranchir  ».  Aurore  reconnaissait  de  plus  en  plus  qu'il 
lui  fallait  trouver  une  occupation  qui  lui  permit  de  se  créer 
des  ressources. 

Elle  essaya  de  l'aire  des  traductions,  mais  elle  s'aperçut 

1  Ce  passage  de  l'Histoire  de  ma  Vie  se  trouve  être  en  certain  désac- 
cord avec  ce  que  Aurore  Dudevant  dit  dans  la  lettre  à  Accolas  déjà 
citée  :  «  11  n'avait  pas  L'habitude  de  me  consulter,  lorsqu'il  voulait  faire 
ses  opérations.  Il  m'apportait  une  procuration  à  signer  et  trouvait  très 
mauvais  que  je  voulusse  la  lire.  » 


GEORGE    SAM)  29i 

que  les  traductions  consciencieuses  prennenl  beaucoup  de 
temps  el  ne  donnent  pas  de  quoi  vivre.  E3le  recourui  alors 
au  dessin,  talenl  qu'elle  avaH  bérité  de  sa  mère,  el  se  mit 
à  faire  des  portraits.  [Ainsi  elle  envoya  â  sa  mère  cehri  de 
Maurice,  de  Caroline,  le  sien,  etc.'  Les  portraits  étaient 
très  ressemblants  \  mais  ils  manquaient  d'originalité,  el 
Aurore  ne  pouvait  pas  espérer  que  ce  métier  la  fît  subsister. 
Elle  se  mit  ensuite  à  peindre  des  boîtes  en  bois  de  5pa,  des 
éventails,  des  tabatières,  <jui  furent  un  temps  à  Ka  mode  et 
très  demandés.  Presque  tous  les  biographes  de  George 
Sand  parlent  de  celte  occupation  comme  d'une  de  celles 
auxquelles  elle  eut  recoursen  is:}|,  lorsque,  déjà  à  Paris, 
elle  dut  penser  à  gagner  son  pain,  et,  qu'avant  d'entrer  dans 
Li  carrière  littéraire,  elle  s'était  esssayée  dans  différents 
métiers.  Et  cependant,  par  VHistoire  de  ma  Vie,  par  la 
Correspondante,  et  plus  encore  par  ses  Lettres  à  J/""  Saint- 
Agnan,  on  voit  qu'elle  s'occupait  de  peinture  à  Nohant  bien 
•avant  de  l'avoir  quitté.  Il  semble  que  c'est  sa  «  tante  Saint- 
Agnan  s  et  sa  fille  Pélicie,  qui  lui  avaient  surtout  appris 
à  peindre  sur  bois  pendant  leurs  séjours  à  Nohant,  car  dans 
ses  lettres  à  ces  dames,  elle  leur  demande  toujours  con- 
seil à  ce  sujet,  tes  prie  de  choisir  et  de  lui  envoyer  des 
couleurs,  les  consulte  sur  la  manière  de  vernir  tes  boites, 
etc.  Dans  tes  premiers  temps,  ce  l'ut  là  un.-  occupation  dont 
Aurore  remplissait  ses  moments  perdus  en  simple  dilet- 
tante, faisant  cadeau  de  ses  boites  et  do  ses  tabatières  à 
Caron.  à  de  Sexe,  à  M.  Saint-Agnan  ou  à  sa  femme.  Elle 


1  George  Sand  lit  plus  tard  an  crayon  les  portraits  de  quelques-uns 
de  ses  .nui-,  entre  antres,  ceux  de  Bandeau,  de  Chopin,  Lu  sœnr  <!<• 

Chopin  assure  qne  le  portrait  de  ce  dernier,  fait   par  <i ■-<■  Sand   et 

<l-'ni  m. h-  ayons  la  copie  devant  les  yeux,  <■-)  celui  qui  ressemble  le 
plus  .m  grand  musicien  polonais.  Noua  en  parlons  ailleurs. 


/ 


294  GEORGE    SAM) 

commença  ensuite,  par  l'entremise  de  Mme  Saint-Aignan, 
à  Les  rendre  à  des  personnes  étrangères.  Enfin,  dans  un 
de  ses  voyages  à  Paris,  elle  régla  avec  Giroux,  qu*i]  les 
exposerait  en  vente  dans  son  magasin.  Elle  se  convainquil 
bientôt  que  la  vente  de  ces  objets  couvrait  à  peine  le  prix 
d'achat,  que  leur  mode  commençai!  à  passer,  el  qu'elle 
n'avait  |>;is  non  plus  à  compter  là-dessus  pour  vivre.  Un 
instincl  encore  vague  la  poussai!  d'ailleurs  d'un  autre  coté. 
Elle  sentait  peut-être,  —  et  peut-être  moins  à  son  insu  que 
ne  l'assure  VHistoii'e  de  ma  l'/V,  —  qu'elle  était  née  artiste. 
\)(>*  son  enfance,  elle  avail  essayé  d'écrire  :  elle  créa  son 
Corambé  ;  n  u  couvent,  elle  avait  écrit  tout  un  roman  et 
s'était  essayée  à  faire  une  pièce  de  théâtre  :  t  sa  sortie  du 
cloître,  lors  de  son  amitié  avec  René  de  Villeneuve,  nous 
le  savons,  elle  n'avait  pas  abandonné  celle  occupation.  En 
1827,  elle  avait  envoyé  à  Zoé  Leroj  son  Voyage  on 
Auvergne.  En  182'.).  elle  reprit  la  plume  et  écrivit  encore 
un  roman,  La  Marraine ,  qu'elle  envoya  entre  le  19  no- 
vembre et  le  22  décembre  de  la  même  année  à  Jane 
Bazouin  qui  avait  épousé  en  1828  le  comte  de  Fenoylet, 
ne  pouvant  quitter  sa  chambre  pour  cause  de  maladie, 
avait  prié  son  amie  de  lui  envoyer  un  volume  écrit  de  sa 
main  pour  la  distraire.  Jane  trouva  la  préface  (qui  conte- 
nait YHistoire  du  grillon1)  et  le  début  du  roman  très 
intéressants  et  en  réclamait  la  suite;  mais  L'important,  c'est 
qu'Aurore  s'aperçut  elle-même  qu'elle  savait  écrire,  et 
mieux  que  cela,  que  son  roman  n'était  nullement  inférieur 
à  ceux  grâce  auxquels  leurs  auteurs,  bien  ou  mal,  gagnent 
de  l'argent...  «  Je  reconnus  que  j'écrivais  vite,  facilement, 
longtemps,   sans  fatigue,  que  mes  idées  engourdies  dans 

1  Voir  plus  loin,  p.  302. 


(LE ORGE    s  AND  295 

mon  cerveau  s'éveillaient  el  s'enchaînaient,  par  la  déduc- 
tion, au  courant  de  la  plume,  que,  dans  ma  vie  de  recueilr 
lement,  j'avais  beaucoup  observé  el  assez  bien  compris  les 
caractères  que  le  hasard  avait  fait  passer  devant  moi,  et 
que,  par  conséquent,  je  connaissais  assez  La  nature  humaine 
pour  la  dépeindre;  enfin,  que  de  tous  les  petits  travaux 
dont  j'étais  capable,  la  littérature  proprement  dite  était  celui 
qui  m'offrait  le  pins  do  chances  de  succès  comme  métier; 
et,  tranchons  le  mot,  comme  gagne-pain1  .»  Il  serait  plus 
vrai  de  dire  que  c'est  à  partir  de  cette  époque  qu'Aurore 
Dudevant  avait  deviné  sa  vocation,  et  que  George  Sand 
était  prête  à  naître.  Il  lui  fallut  cependant  éprouver  de  fortes 
secousses  pour  entrer  dans  cette  voie;  l'enfantement  de  ce 
nouveau  génie,  comme  tout  enfantement,  ne  se  fit  pas  sans 
souffrances,  ni  sans  appréhensions. 

doutes  ces  occupations  n'auraient  pu  tenir  lieu  de  bon* 
heur  à  Aurore  si  elle  ne  se  lût  sentie  soutenue  par  l'amitié 
d'Aurélien  de  Sèze.  C'est  à  lui  qu'elle  écrivait,  puisant 
dans  cette  correspondance  très  suivie  la  joie  et  la  consola- 
tion, la  force  el  la  patience  don!  elle  avait  besoin  dans  sa 
vie  de  tristesse.  C'est  à  de  Sèze  que  se  rapportenl  les  pages 
si  connues  <\r  V Histoire  de  ma  Vie,  qui  sont  comme  enve*- 
loppées  de  mystère,  pages  auxquelles  M.  d'Haussonville 
l'ait  allusion  et  qui  ont  intrigué  tant  de  lecteurs...  «  Ma 
solitude  morale  était  profonde,  absolue,  elle  eût  été  mortelle 
à  une  âme  tendre  et  à  une  jeunesse  encore  dans  sa  (leur,  si 
l'Ile  ne  se  lut  remplie  d'un  rêve  qui  avait  pris  l'importance 
(Tu ne  passion,  non  pas  dans  ma  vie,  puisque  j'avais  sacrifié 
nia  vie  au  devoir,  mais  dans  ma  pensée.  Un  être  absent, 
a\  ec  lequel  j«-  m'entretenais  -au-  cesse,  à  qui  je  rapportais 

1  Histoire  >lr  nui    Vif,    I.    IV.    \>.   lilMil. 


290  (JE  ORGE     SAM) 

toutes  mes  réflexions,  toutes  mes  rêveries,  toutes  mes 
humbles  vertus,  tout  mon  platonique  enthousiasme,  un  être 
excellenl  eu  réalité,  mais  que  je  parais  de  toutes  les  perfec- 
tions que  oe  comporte  pas  l'humaine  oature,  un  homme 
enfin  qui  m'apparaissait  quelques  jours,  quelques  heures 
parfois1,  dans  ]<■  courant  d'une  année,  el  <|ui.  romanesque 
auprès  de  moi  autant  que  moi-même,  n'avait  mi->  aucun 
effroi  dans  ma  religion,  aucun  trouble  dans  ma  conscience, 
ce  fut  là  le  soutien  el  b  consolation  de  mon  <-.\il  dans  le 
monde  de  la  réalité  1  ». 

La  correspondance  d'Aurore  avec  de  Sèzeet  Zoé  Leroy 
nous  offre  mi  document  psychologique  très  intéressant 
pour  la  biographie  de  George  Sand.  On  y  voit  toute  I 
lution  (|uî  s'est  accomplie  peu  ;*i  peu,  en  Aurore,  évolur 
Uon  qui  a  fait,  dans  L'espace  de  cinq  à  su  ans,  d'une 
femme -enfant,  mystique,  exaltée,  inconsciente  d'elle- 
même,  pleine  de  vagues  aspirations  et  d'élans  contradic- 
toires, de  l'obéissante  amie  <ln  réservé  et  sérieux  de  v 
cette  femme  originale  et  courageuse,  cette  âme  d'une 
force  vraiment  virile,  cet  esprit  profond,  mais  enclin  aux 
paradoxes  el  aux  utopies,  ce  brillant  talent  littéraire  qui, 
dès  \KV2,  apparut   comme  une  révélation  dans  1*'  monde 

1  Ainsi,  par  exemple,   il  était  à   Nohant  1«>  jour  de  la  naissant 

Solange.  Enparlanl  de  ce  jour-là,  George  Sand  d'il  :  e   le  souviens 

de  l'étonnemenl  d'un  de  nos  amis  de  Bordeaux,  qui  était  veni  nous 
voir,  quand  il  me  trouva,  de  grand  matin,  seule  au  salon,  dépliant  et 
arrangeant  la  layette  qui  <;tait  encore  en  partie  dans  ma  botte  à 
ouvrage.  —  Que  faites-vous  donc  Là  ?  me  dit-il.  —  Ma  foi,  vous  le 
voyez,  lui  répondis-je,  je  me  dépêche  pour  quelqu'un  qui  arrive  plus 
tôt  que  je  ne  pensais...»  [Histoire,  t.  IV.  p.  18.)  A  m  juger  d'après  une 
lettre  a  Caron  «lu  I«  octobre  1829,  dans  laquelle  elle  lui  demande  d'en- 
voyer plusieurs  objets  par  «  .M.  de  Sèze,  qui  ira  les  chercher  <-t  me 
les  apportera.  Cela  lui  procurera  l'occasion  de  vous  voir,  ce  qu'il  i 
beaucoup.  Il  a  pris  chez  nous  votre  adresse  ».  —  >!<-■  Sèze  devail  au?>i 
avoir  été  à  Nohant  en  1829.   [Corresp.,  t.  I.  p.   76.) 

1  Histoire  de  ma  Vie,  t.  IV.  p.  5:2. 


GEORGE     S \ND 

des  lettres,  sous  le  nom  de  George  Sand.  En  suivant  avec 
attention  les  lettres  d'Aurore  à  Zoé  et  surtout  à  Aunplien 
—  celles-là  par  les  réponses  d'Aurélien  et  les  allusions 
de  Zoé  —  on  y  trouvé  tous  les  éléments  qui  constituent 
la  physionomie  morale  ei  avant  tout,  la  physionomie  litté- 
raire de  George  Sand.  Parfois,  on  croirait  lire  les  p 
de  ses  futurs  ouvrages.  Telle  est,  entre  autres,  la  lettre, 
«-.mi-  forme  de  journal,  écrite  en  petits  cahiers  et  envoyée 
;i  Zoé,  en  \X21.  sous  Le  titre  de  Voyage  en  Auvergne; 
telle  encore  La  lettre,  adressée  à  Zoé  le  26  juin  1826,  dans 
laquelle  M""  Dudevant  écrit  déjà  presque  littéralement  ce 
qu'elle  répète  plus  tard  dans  ses  Impressions  et  Souve- 
nir* ii  I  et  où  eBe  dous  entretient  de  son  union  avec  La 
nature,  <le  ce  que  parfois  elle  se  sent  «  pierre  gisant  au 
bord  du  chemin,  clair  de  Lune,  oiseau,  fleur  »,  tout  ce  <|ui 
existe  et  vit.  Ces  pages —  des  plus  profondes  et  des  plus 
charmantes  de  la  plume  de  George  Sand  — tout  impré- 
gnées <1«'  calme,  d'harmonieuse  beauté,  de  mûres  concep- 
tions et  d'hellénisme,  et  attestant  Le  grand  calme  qu'après 
t;uit  de  tempêtes  et  d'agitations  recouvra  cette  grande 
ame  dans  la  contemplation  el  la  compréhension  de  la 
nature  :  ces  pages  apparaissent  comme  une  conception  <léjn 
ancienne  dans  L'esprit  de  l'écrit  ain. 

Remarquons  encore  que,  dans  ses  lettres,  Auror 
montre  toujours  comme  une  femme  a  en  révolte  »  ei  Auré- 
lirn  comme  un  homme  <|ui  s'efforce  <!<•  La  ramener  au  calme. 
Elle  soulève  des  questions  alarmantes,  religieuses,  poli- 
tiques,  philosophiques,  sociales,  —  il  lui  répond  d'une 
manière  pacifiante,  en  tâchant  de  La  retenir  dans  de  justes 
mesures,  ennemi  qu  il  est  <le  toute  opinion  extrême,  «le  tout 
ce  qui  est  vulgaire.  Et  il  es\  intéressant  <le  voir  Aurore 
Be  dégager  peu  à  pende  l'influence  «le  son  ami.  D'audî- 


298  GEORGE    SAM) 

teur  obéissant,  comptant  trouver  en  lui  éclaircissement 
cl  soutien,  elle  devient  d'abord  interlocutrice  réclamant 
égalité  de  droit,  critiquant  chacune  des  paroles  et  des 
opinions  de  son  correspondant,  ensuite  penseuse  indépen- 
dante qui  ne  veut  se  mettre  d'accord  en  rien  et  ne  fait 
aucune  concession.  Et  ce  u'est  pas  étonnant  :  dan-  le 
jeune  magistrat  de  1827.  couvait  déjà  le  représentant  de 
L'extrême  droite,  et  dan-  Aurore,  le  futur  auteur  des  bul- 
letins du  gouvermenent  provisoire.  Lui,  imbu  iU->  tra- 
ditions religieuses  et  morales  de  la  magistrature  de  pro- 
vince, patriarcale  et  exclusive  ;  elle,  élevée  en  dehors  de 
toute  tradition  précise,  au  milieu  d'impressions  contradic- 
toires. Lui,  suivant  avec  calme  et  conviction  les  vérités  et  les 
principes  établis  depuis  des  siècles;  elle,  toujours  avide  de 
vérités  nouvelles.  Lui,  vivant  d'un  travail  régulier;  elle, 
vivant,  travaillant,  s'amusant  par  élans  subits.  Lui  toute 
raison  ;  elle,  toute  passion.  En  un  mot,  Aurore,  en  ces  cinq 
ans,  devint  supérieure  à  son  correspondant,  le  dépassa  et 
le  devança. 

Ce  divorce  spirituel  entre  les  deux  amis  rendait  la  rup- 
ture inévitable1.  Cette  rupture  eût,  du  reste,  été  amenée 
par  les  exigences  naturelles  de  la  vie,  incompatible  avec 
une  amitié  romantico-exaltée  et  mystique.  Insensiblement 
des  nuages  s'accumulèrent  à  l'horizon,  preuve  que  tout 
n'y  était  pas  ail  right.  Au  commencement  de  1828,  les 
lettres  d'Aurore  à  Zoé  ne  sont  plus  ni  gaies,  ni  alertes,  mais 
respirent  uiie  souffrance  secrète  et  de  sombres  pensées... 
«  Je  ne  mérite  plus  l'amitié  de  personne  ;  comme  ranimai 
blessé  qui  meurt  dans  un  coin,  je  ne  saurais  chercher 
d'adoucissement,  »  écrit-elle  le  2  février  en  ajoutant  que  «  ee 
n'est  plus  qu'à  elle,  Zoé,  qu'elle  peut  écrire  ».  —  Ce  déses- 
poir ne  nous  parait  pas  devoir  être  commenté;  il  est  tout 


GEORGE    SAM)  299 

aussi  facile  à  expliquer  que  L'étonnemenl  de  de  Sèze  lors- 
qu'il apprit,  le  jour  même  de  son  arrivée  à  Nohant,  au 
mois  de  septembre  de  L828,  que  son  amie  mystique,  prê- 
cheuse d'un  amour  presque  ascétique,  attendait  d'un 
moment  ;'i  L'autre  la  naissance  d'un  enfant.  De  Sèze  ne 
soupçonnait  rien,  ne  s'attendait  à  rien  de  pareil.  11  est  per- 
mis de  croire  que  cet  étonnement  ébranla  les  sentiments 
d'Aurélien  et  qu'une  forte  dose  de  mysticisme  et«de  con? 
fiance  s'évapora  de  cet  amour.  Il  est  douteux  qu'Aurélien 
ait  continue  à  regarder  la  mère  de  la  petite  Solange  des 
mêmes  yeux  qu'il  avait  eus  pour  la  jeune  femme  malheu- 
reuse en  mariage,  avec  qui  il  avait  formé,  sous  les  chênes 
de  La  Brède,  une  alliance  d'une  pureté  céleste,  et  il  est 
tout  naturel  qu'il  ail  sentise  relâcher  les  liens  qui  l'avaient 
attachée  son  amie  et  les  serments  qu'il  lui  avait  prêtés. 
Il  ne  semble  pas  qu'Aurore  ait  aussitôt  remarqué  cette 
froideur  d'Aurélien,  Ce  ne  lui  qu'au  bout  d'un  an  qu'elle 
comprit  enfin  ce  que  jusque-là  elle  n'avait  que  confusé- 
ment soupçonné.  Pendant  le  voyage  qu'elle  lit  ;'i  Bor- 
deaux dans  L'été  de  1829,  Aurore  remarqua  qu'un  chan- 
gement s'était  opéré  en  Aurélien  :  Les  Lettres  de  de  Sèze 
aussi  n'étaient  plus  les  mêmes. 

...  a  L'être  absent,  je  pourrais  presque  dire  l'invisible, 
dont  j'avais  (ait  le  troisième  terme  de  mon  existence  [Dieu, 
lui  et  moi  était  fatigué  de  celle  aspiration  surhumaine  à 
l'amour  sublime.  Généreux  el  tendre,  il  ne  Le  disait  pas, 
mais  ses  lettres  devenaient  plus  rares,  ses  expressions  plus 
vives  ou  plus  froides,  selon  le,  sens  que  je  voulais  y  atta- 
cher. Ses  passions  avaient  besoin  d'un  autre  aliment  que 
l'amitié  enthousiaste  et  la  vie  épistolaire.  11  avait  fait  un 
serment  qu'il  m'avait  tenu  religieusement  et  sans  lequel 
j'eusse  rompu  avec  lui;  mais  il  ne  m'avait  pas  fait  de  sermenl 


300  GEORGE    s\M) 

restrictif  à  ['égard  deç  joies  ou  des  plaisirs  qu'il  pouvait 
rencontrer  ailleurs,  je  sentis  que  je  devenais  pour  lui  une 
chaîne  terrible,  ou  que  je  n'étais  plus  qu'un  amusemenl 
d'esprit.  Je  penchai  trop  modestement  vers  cette  dernière 
opinion,  cl  j'ai  su  plus  tard  que  je  m'étais  trompée.  .J<-  ne 
m'en  suis  que  davantage  applaudie  d'avoir  mis  fin  à  la 
contrainte  deson  cœur  et  à  l'empêchement  de  sa  destinée.  Je 
l'aimai  longtemps  dans  le  silence  et  F  abattement.  Puis  je  pen- 
sai à  lui  avec  calme,  avec  reconnaissance  et  je  n'y  pense 
jamais  qu'avec  une  amitié  sérieuse  et  une  estime  (ondée 

11  es!  plausible  de  supposer  que  c'est  1»'  désir  d<-  se  con- 
vaincre de  la  justesse  de  ses  soupçons,  qui  lit  partir  Aurore 
de  Périgueux  à  la  fin  de  l'automne  de  1829  pour  se  rendre 
à  Bordeaux.  Dans  une  lettre  à  Jules  Boucoiran,  qui  fui  le 
confident  de  toutes  ses  peines  de  cœur  pendant  la  période 
de  \H2\)  à  1835,  Aurore  écrit  lf  8  décembre  de  Férîgueux  : 
«  Ma  santé  est  assez  bonne,  je  sais,  du  reste,  en  humeur 
de  chauler  le  A une  dum Ittis.  Vous  ne  savez  pas,  héré- 
tique, ce  que  cela  signifie.  Je  vous  le  dirai...  a  D'autre 
part,  par  la  lettre  inédite  qu'elle  écrivit  <lc  Bordeaux  à 
son  mari  le  l'1'  décembre  \H2\),  on  voit  qu'elle  tâchait 
d'effacer  en  lui  les  Impressions  tragiques  d'une  lettre 
précédente,  dans  laquelle  eue  lui  disait  son  désir  de 
mourir.  Une  explication  définitive  eut-elle  lieu  entre  les 
deux  jeunes  gens?  c'est  ce  qu'il  serait  difficile  d'assurer. 
George  Sand  prétend  que  nonâ.  ■  11  n'v  eut  ni  explications 

1  Histoire  de  ma  Vie.  t.   IV,  p.  58. 

2  Dos  lettres  inédites  à  son  mari,  datées  d'avril  et  de  mai  1830.  nous 
apprennent  .pie  l'année  suivante  encore,  Aurore  vit  Aurélien  à  Bordeaux 
où  elle  était  allée  en  grand  secret,  de  Paris,  avec  Zoé.  Elle  lui  raconte 
qu'elle  Ta  trouvé  «  vieilli  et  enlaidi  ».  Le  12  août  1830.  elle  reçut  encore 
de  son  ami  une  lettre  à  Nohant.  Leur  correspondance  semble  avoir- 
pris  lin  après  (ju*Aurore  eut  quitté  le  toit  conjugal,  ce  dont  le  correct 
magistrat  fut  sans  doute  choqué  et  qu'il  dut  désapprouver. 


GEO  H  i.  F.     SAM)  301 

ni  reproches  dès  que  mon  parti  fut  pris.  De  quoi  me 
serais-je  plainte  ?  Qye  pouvais-je  exiger?  Pourquoi  aurais? 
je  tourmenté  cette  belle  et  bonne  àme,  gâté  cette  vie  pleine 
d'avenir  ?  11  y  a  d'ailleurs  un  point  de  détachement  où  celui 
qui  a  fait  le  premier  pas  ne  doit  plus  être  interrogé  et  per- 
sécuté, sous  peine  d'être  forcé  de  devenir  cruel  ou  mal- 
heureux. Je  ne  voulais  pas  qu'il  en  fût  ainsi.  Il  a'avail  pas 
mérité  de  souffrir,  lui,  et  moi,  je  ne  voulais  pas  descendre 
dans  son  respect  en  risquant  de  l'irriter.  Je  ne  suis  pas  si 
j'iii  raison  de  regarder  la  fierté  comme  un  des  premiers 
devoirs  de  La  femme,  mais  il  n'es!  pas  en  mon  pouvoir  de  ne 
pas  mépriser  la  passion  qui  s'acharne.  11  nie  semble  qu'il  y 
a  là  un  attentai  contre  le  ciel,  qui  seul  donne  et  reprend  Les 
vraies  affections.  Un  ne  doit  pas  plus  disputer  ta  possession 
d'une  âme  que  celle  d'un  esclave.  On  doit  rendre  à  L'homme 
sa  Liberté,  à  L'âme  son  élan,  à  Dieu  la  flamme  émanée  de 
lui.  Quand  ee  divorce  tranquille,  mais  mois  retour,  fut 
consommé,  j'essayai  de  continuer  L'existence  que  rien 
d'extérieur  a'avail  dérangée  ni  modifiée  ;  mais  cela  fut 
impossible.  Ma  petite  chambre  ne  vantail  plus  de  moi...  » 
Aussitôt  après,  George  Sand  raconte  en  termes  si  indi- 
ciblemenl  touchants  1;»  ruine  de  ses  rè\  es,  que  oous  n'osons 
pas  exposer  prosaïquement  à  qos lecteurs  cette  pagedesa 
\  ir.  nous  préférons  la  citer  textuellement  :  «  J'habitais  alors 
l'ancien  boudoir  de  ma  garand'mère  parce  qu'il  n'y  avait 
qu'une  portée!  que  ce  n'était  un  passage  pour  personne,  sous 
aucun  prétexte  que  ee  fût,  Me-  deux  enfants  occupaient  la 
grande  chambre  attenante.  Je  Les  entendais  respirer  et  je 
pouvais  veiller  sans  troubler  Leur  sommeil.  Ce  boudoir 
était  si  petit,  qu'avec  mes  livres,  mes  herbier-,  mes  papil- 
lons et  mes  cailloux  [j'allais  toujours  m'amusant  de  l'his- 
toire naturelle,  sans  rien  apprendre  .  il  n'y  avait  pas  de 


302  GEORGE    saND 

place  pour  mi  lit.  J'y  suppléais  par  un  hamac.  Je  faisais 
mon  bureau  d'une  armoire  qui  s'ouvrail  en  manière  de 
secrétaire  et  qu'un  cricri,  que  L'habitude  <\c  me  voir  avait 
apprivoisé,  occupa  longtemps  avec  moi.  Il  y  vivait  de  mes 
pains  à  cacheter,  que.j'avâis  soin  de  choisir  blancs,  dans 
la  crainte  qu'il  ne  s'empoisonnât.  Il  venait  manger  sur  mon 
papier  pendant  que  j'écrivais,  après  quoi  il  allait  chanter 
dans  un  certain  tiroir  de  prédilection.  Quelquefois,  il  mar- 
chait sur  mon  écriture,  el  j'étais  obligée  de  le  chasser  pour 
qu'il  ne  s'avisât  pas  de  goûtera  l'encre  fraîche.  Un  soir, 
ne  l'entendant  plus  remuer  et  ne  le  voyant  pas  venir,  j<' 
le  cherchai  partout.  Je  ne  trouvai  <!«•  mon  ami  que  les  deux 
pattes  de  derrière  entre  la  croisée  et  l;i  boiserie.  Il  ne 
m'avait  pas  dit  qu'il  avait  l'habitude  de  sortir,  la  servante 
l'avait  écrasé  en  fermant  la  fenêtre,    e 

«  J'ensevelis  ses  tristes  restes  dans  une  fleur  de  datura, 
que  je  gardai  longtemps  comme  une  relique;  mais  je  ne 
saurais  dire  quelle  impression  me  fil  ce  petit  incident,  |>;u- 
sa  coïncidence  a\  ec  la  fin  de  mes  poétiques  amours.  J'essayai 
bien  de  faire  là-dessus  de  la  poésie,  j'avais  ouï  dire  que  le 
bel  esprit  console  de  tout  ;  mais  tout  en  écrivant  La  Vie  et 
la  mort  iF un  esprit  familier,  ouvrage  inédit  ef  bien  fait 
pour  l'être  toujours,  je  me  surpris  plus  d'une  fois  toute  en 
larmes.  Je  songeais,  malgré  moi,  que  ce  petit  cri  du  grillon, 
qui  est  comme  la  voix  même  du  foyer  domestique,  aurait 
pu  chanter  mon  bonheur  réel,  qu'il  avait  bercé  au  moins 
les  derniers  épanchements  (Tune  illusion  douce  et  qu'il 
venait  de  s'envolerjpour  toujours  avec  elle. 

La  mort  du  grill  on  marqua  donc,  comme  d'une  manière 
symbolique,  la  fin  de  mon  séjour  à  Xohant 1...  » 

1  Voir  l'Histoire  de  ma  Vie,  t.  IV,  p.  59-60. 


GEORGE     SAND  303 

George  Sand  raconte  plus  loin  qu'elle  s'efforça  de  penser 
à  autre  chose,  qu'elle  changea  son  genre  de  vie,  se  pro- 
mena beaucoup,  passa  l'automne  au  grand  air  et  s'oc- 
cupa de  littérature.  C'est  à  cette  époque  qu'elle  rapporte 
la  création  d'un  roman.  Mais  comme  elle  avait  déjà 
envoyé  la  Marraine  à  Jane  au  commencement  de  dé- 
cembre 182'.),  ce  roman  fut  écrit  un  an  plus  tôt,  et  non  en 
cet  automne  de  1830.  Peut-être  Aurore  se  mit-elle,  au 
commencement  de  1830,  à  un  nouveau  roman,  lequel  pour- 
rait être  Indiana  qui  rappelle  beaucoup  ce  qui  se  passa 
alors  dans  la  vie  d'Aurore,  et  qu'elle  ne  lit  peut-être  qu'a- 
chever plus  tard  .  Mais  ce  que  Ton  peut  admettre  avec 
plus  de  probabilité  encore,  c'est  qu'il  s'agit  ici  du  roman 
Aimée  qu'elle  avait  lue  sa  belle-sœur,  Mme  Emilie  Chàtiron, 
et  qu'elle  brûla  dans  la  suite.  D'après  une  note  de  M.  de 
Spoelberch  au  bas  de  la  dixième  lettre  d'Aurore  à  son  mari, 
publiée  dans  le  Cosmopolis,  George  Sand  aurait  apport.'' 
avec  clic  de  Nohant  à  Paris,  en  1831,  ce  roman  d'Aimée. 

Quoi  qu'il  en  soit,  pendant  toute  une  année,  Aurore 
supporta  encore  courageusement  sa  position  difficile,  se 
tourmentant  à  l'idée  de  son  inutilité,  de  son  quasi-esclavage 
et  de  son  abaissement,  mais  ('tonnant,  en  même  temps, 
Boucoiran  par  cette  «élasticité  et  cette  force  de  caractère 
qui  lui  permettaient,  après  les  scènes  domestiques  les  plus 
violentes,  de  rire  le  lendemain  comme  si  de  rien  n'était,  et 
de  ne  pas  courber  la  tête  sous  le  poids  de  son  malheur». 
si  cette  «  élasticité  »,  nous  dit-elle,  qui  l'a  sauvée  du 
9poir  final.  Ses  forces  ne  purent  cependant  pas  résister 
m  cette  lutte  incessante  avec  elle-même,  à  cette  tension 
continu. die  de  la  volonté  et  dv^  nerfs.  Dans  l'automne 
de  1830,  elle  fut  atteinte  d'une  congestion  cérébrale  et 
pendant  quarante-huit  heures,  elle  resta    -ans   connais- 


304  GEORGE     SAM) 

sance.  A  peine  remise,  un  nouveau  coup  vint  la  frapper, 
sans  qu'elle  s'y  attendît  le  moins  du  monde.  Le  sort  Lui 
préparai!  une   porte  de   sortie  pour  la  faire   s'évader  de 
sa  vie  pénible  H  douloureuse  :  le   drame  qui   durait   de- 
puis plusieurs  années  dans  La  famille  des  Dudevanl  allait 
arrivera  son  dénouement.  Un  événement  tout  à  l'ail  inat- 
tendu vint  mettre  sous  Les  yeux  d'Aurore,  que  son  sacri- 
fice d'elle-même,   sa   Longue   patience,    son    pardon    des 
offenses  étaient   non  seulement   inappréciés  par   Casimir, 
mais  <|imI  Les  payait  d'une  haine  qui  n'avait  absolument 
aucun  fondement.  Le  3 décembre  L830,  Aurore  Dudevanl 
écrit  à  Boucoiran  :  «  Sache/,  qu'en  dépit  <lc  mon  inertie 
et-de  mon  insouciance,  de  ma  Légèreté  à  m'étourdir,  de 
ma  facilité  à  pardonner,  à  oublier  Les  injures,  sachez  que 
je  viens  de  prendre  un  parti  vin/rut...  Personne  n< 
aperçu  de  rien.  11  n'y  a  pas  eu  de  bruit.  .J'ai  simplement 
trouvé  un  paquet  à  mon  adresse,  en  cherchant  quelque 
chose  dans  Le  secrétaire  de  mon  mari.  Ce  paquet  avait  un 
air  solennel  qui   m'a  frappée.  ih\  y  lisait  :  Ne  rouvrez 
qu après  ma  ))iort.  Je  n'ai  pas  eu  la  patience  d'attendre 
que  je  fusse  veuve.  Ce  n'est    pas  avec  une   tournure  de 
santé  comme  La  mienne  qu'on  doit  compter  survh  re  à  quel- 
qu'un. D'ailleurs,  j'ai  supposé  que  mon  mari  était  mort  et 
j'ai  été  bien  aise  de  voir  ce  qu'il  pensait  de  moi  durant  sa 
vie.  Le  paquet  mYtant  adressé,  j'avais  le  droit  de  l'ouvrir 
sans  indiscrétion,   et,    mon  mari  se  portant    fort    bien,  je 
pouvais  lire  son  testament  de  sang-froid.  Vive  Dieu  !  quel 
testament!  Des  malédictions,  et  c'est  tout.    Il   avait    ras- 
semblé là  tous  ses  mouvements    d'humeur   et   de  colère 
contre  moi,  toutes  ses  réflexions  sur  ma  perversité,   tous 
ses  sentiments  de  mépris  pour  mon  caractère.   Et  il  me 
laissait  cela  comme  un  gage  de  sa  tendresse  î  Je  croyais 


\  i  l ;  0  l ;  l :    DUDEVAN1 
Dessinée  par  elle-même 

1831 


GEORGE    SANU  30o 

rêver,  moi  qui,  jusqu'ici,  fermais  Lee  yeux  el  ne  voulais 
pas  voir  quej'étais  méprisée.  Cette  Lecture  m'a  enfin  Urée 
de  mon  sommeil.  Je  me  suis  dit  que,  vivreavec  un  homme 
qui  n'a  pour  sa  femme  ni  estime  ni  confiance,  ce  su-aif, 
vouloir  pendre  la  vie  à  un  mort.  Mon  parti  a  été  pris  et, 
j'ose  le  dire,  irrévocablement.  Vous  savez  que  je  n'abuse 
pas  de  ce  mot.  Sans  attendre  un  jour  de  [>lm>,  faible  et 
malade  encore,  j'ai  déclaré  ma  volonté  ei  décliné  mes 
motifs  avec  un  aplomb  et  un  sang-froid  qui  Font  pétrifié.  Il 
ne  s'attendait  pas  à  voir  un  être  comme  moi  seleverde 
toute  sa  hauteur  pour  lui  l'aire  tète.  11  a  grondé,  disputé, 
prié.  Je  suis  restée  inébranlable.  Je  veux  une  pension, 
j'irai  à  Paris,  mes  enfants  resteront  à  Nohant.  Voilà  le 
résultai  de  notre  première  explication  ■>...  La  paui  re  femme 
continue  en  lui  disanl  que,  naturellement,  elle  n'a  aucune 
envie  d'abandonner  ses  enfants,  que  ce  n'était  là  qu'une 
feinte  pour  faire  peur  à  Dudevant,  qu'elle  ne  partira  que  si 
Boucoiran  se  décidée  rester  avec  Maurice  à  Nohant,  mais 
qu'en  toul  cas.  elle  a  résolu  «le  passer  dorénavant  six  mois 
à  Paris  e1  o  six  m<>N  à  Nohant,  près  de  mes  enfants,  voire 
près  de  mon  mari  qui-  cette  Leçon  rendra  plus  circonspect. 
Il  m'a  traitée  jusqu'ici  comme  si  j<-  lui  étais  odieuse.  Du 
moment  que  jeu  suis  assurée,  je  m'en  vais.  Aujourd'hui  il 
me  pleure,  tani  |»i^  pour  lui  !  Je  lui  prouve  que  j<'  ne  veux 
pas  être  supportée  comme  un  fardeau,  mais  recherchée  et 
appelée  comme  une  compagne  libre,  qui  ne  demeurera  près 
de  lui  que  Lorsqu'il  en  sera  digne.  Ne  me  trouvez  pas 
impertinente.  Rappelez-vous  comme  j'ai  été  humiliée  !  cela 
a  duré  huit  ansJ  o  Puis  elle  prie  Boucoiran  de  lui  garder 
là-dessus  Le  secret  et  Le  prie  de  Lui  adresser  la  réponse 
«  poste  restante.  Ma  correspondance  n'est  plus  en 
sûreté  »... 

20 


306  GEORGE    SAM) 

Aurore  écril  encore  à  Boucoiran  le  13  janvier  \X'-\\ 
[fragment  inédit  qui  manque  dans  la  «  Correspon- 
dance»)* :  «  Mettez-^  toute  votre  prudence  naturelle.  Ne 
Laissez  jamais  passer  celles  que  vous  m'écrirez  parles 
mains  de  mon  mari.  Fiez-veus  médiocrement  à  mon  frère, 
à  Duteil  ei  à  André.  Vincent  est  le  seul  sur  qui  vous  puissiez 
Compter  et  vous  ferez  bien  <l«'  l'avertir  qu'il  n'ait  jamais  à 
remettre  la  réponse  à  d'autres  qu'à  vous.  Le  meilleur  moyen 
de  vous  assurer  de  lui,  c'est  de  lui  dire  que  ces  lettres  sont 
de  moi  ou  pour  moi;  il  est  accoutumée  soigner  religieu- 
sement ma  correspondance.  En  outre  je  \<>u^  écrirai  à 
La  Châtre  jmsir  restante  et  vous  recommanderez  à  M  De- 
cerfzou  à  son  remplaçant,  si  elle  vient  à  perdre  son  bureau, 
comme  il  en  est  question,  de  ne  remettre  ces  Lettres  qu'à 
vous  ou  à  Vincent.  Quand  vous  les  aurez  lues,  jetez-les  au 
feu  ou  serrez-les  à  clef,  car  je  vous  avertisque  vous  ne 
serez  pas  le  premier  dont  les  papiers  aient  été  fouillés  et 
examinés.  Hélas!  quels  détails  dégoûtants!  Il  Tant  que  vous 
soyez  bien  mon  ami  pour  n'en  être  pas  rebuté...  » 

11  fut  donc  décidé  qu'Aurore  passerait  tour  à  tour  trois 
mois  à  Nohant  et  trois  mois  a  Paris,  et,  qu'aussitôt  établie 
dans  cette  ville,  elle  prendrait  chez  elle  Solange,  que, 
pendant  ce  temps,  Maurice  resterait  avec  son  père  et 
Boucoiran  à  Nohant,  qu'il  serait  ensuite  mis  dans  un  col* 
lège,  qu'enfin  Dudevant  payerait  à  Aurore  les  3  000  francs 
qui  lui  étaient  assignés  par  son  contrat.  Ceci  pendant  les 
six  mois  que  sa  femme  passerait  à  Paris. 

Hippolyte,  Duteil  et  quelques  autres  amis  essayèrent, 
aussitôt  qu'ils  eurent  appris  cet  arrangement,  d'en  détour- 


1  Ce  fragment  se  rapporte  à  la  page  14G  du  1er  volume  de  la  Corres- 
pondance ;  il  vient  après  les  mots  :  «  Ensuite  prenez  garde  à  vos  lettres 
et  aux  miennes.  Mettez-y  votre  prudence  naturelle...  » 


GEORGE    SAND  307 

ner  Aurore  et  de  l'effrayer.  Soûle,  Emilie  Châtiron  qui 
connaissait  parfaiiemeni  toutes  les  misères  de  la  vie  d'Au- 
rore,  comprit  que  la  résolution  de  la  jeune  femme  était  lu 
meilleure  à  laquelle  elle  pût  avoir  recours  pour  s'y  sous- 
traire et  conjurer  d'avance  un  dénouement  plus  funeste 
encore. 

Dans  Y  Histoire  de  ma  Vie,  il  n'est  rien  dit  de  l'événe- 
ment dont  parle  la  lettre,  tout  y  est  raconté  de  manière  â 
laisser  la  cause  définitive  de  la  résolution  d'Aurore  assez 
inexpliquée.  (Test  ce  qui  fait  que  tous  les  biographes  (à 
l'exception  de  miss  Thomas,  dont  nous  axons  su  plus  haut 
reconnaître  le  mérite  dû  à  son  ouvrage'),  s'étendent,  en 
parlant  de  cel  épisode  de  la  vie  d'Aurore  Dudevant,  sur 
son  désir  de  gagner  sa  vie  et  regardent  ce  désir  comme 
la  raison  définitive  qui  lui  a  fait  abandonner  Nohant,  tan- 
dis qu'il  n'en  est  qu'une  dv>  émises  préliminaires.  Sa 
lettre  à Boucoiran  prouve,  au  contraire,  qu'Aurore  voulait, 
avant  tout,  sauver  sa  personnalité,  se  mettre  en  dehors 
dr>  volontés  et  du  manque  de  volonté  de  son  mari.  Ce  que 
nous  avançons  ici  mérite  une  attention  toute  particulière, 
carc'est,  selon  nous,  cette  idée  de  liberté  individuelle  qui 
esl  La  pierre  angulaire  de  tous  les  écrits  de  George  Sand. 
Cette  «  libération  de  l'individu  »,  elle  la  prêcha  tout  - 
vie  el  sous  toutes  les  formes  possibles,  et  non  dans  le  sens 

étroit  de  la  «■   femme    libre    »    voire  de   «   l'amour  libre   », 

comme  beaucoup  l'onl  cru  el  le  croient  encore.  II  semble 
que,  seul,  Dostoïevsky  ait  bien  compris  et  bien  rendu  cette 
idée  principale  de  toute  l'œuvre  de  George  Sand,  ce  qu'il 
y  avail  en  elle  d'éternellement  vrai,  de  grand  e(  d'ines- 
timable et  ce  qui  survivra  au  romantisme,  au  naturalisme, 

*  Voir  le  chapitre  lM  de  aotre  Ih  re. 


308  CSORGI    SAM) 

à  foules  les  écoles  littéraires,  quelles  qu'elles  puissent  être. 
Certes,  L'histoire  de  la  lettre  a  testament  deDudevani  • 
trouvée  par  Aurore  m-  lui  que  ladernière  goutte  qui  lit 
déborder  la  coupe  Ho  l'amertume'  néanmoins,  m  cette 
goutte  no  lui  pas  tombée,  Aurore  Dudevant  ne  so  fut  peut- 
être  pasdécidée,  au  commencemenl  de  1831,  à  s'établir  à 
J'iiris.  Ou  dirai!  qu'elle  Fa  saisie  au  vol  comme  le  pré- 
bexte  qua  allait  La  mettre  bots  de  page,  lui  permettait  de 
rompre  avec  Dudevant.  Elle  quitta  Nohaul  le  i  janvier  I  n:m  . 
Au  début  de  notre  récit  du  mariage  des  Dudevaat,  nous 
avons  signalé  les  trois  causes  qui  peuvent  assurer  ta  sta- 
bilité du  mariage.  Le  lecteur  peu!  \<>ii\  par  tout  ce  qui  \  ienl 
d'être  dil,  que  c'esl  le  manque  de  ces  trois  conditions,  le 
manque  d'harmonie  dans  la  vie  intellectuelle  «les  deux 
époux,  l'absence  d'un  amour  vrai  el  du  savoir-vivre  exté- 
rieur qui  amenèrent  Aurore  au  désenchantement,  au  refroi- 
dissement et  au  divorce  moral.  En  1831,  Aurore  <•»  Emilie 
Châtiron  supposaient  que  colle  séparation  de  facto  sérail 
la  solution  définitive  de  cette  question  embrouillée  :  Aurore 
ne  prévoyait  pas  qu'une  autre  cause  —  l'avenir  des 
enfants  à  assurer  —  exigerait  un  jour  une  solution  lr</'rf(\ 
^ert  que  pendant  de  longues  années  encore,  même  après  son 
■divorce,  elle  aurait  à  défendre  ses  droits  et  ceux  <!■ 
enfants.  Quoiqu'il  en  soit,  l'année  1831  fait  époque  dans  la 
vie  de  Casimir  el  d'Aurore  Dudevant  ;  et,  à  partir  de  ce 
moment,  les  deux  époux  se  trouvent,  vis-à-vis  Fus  de 
l'autre,  dans  une  position  toute  nouvelle,  ce  qui  nous 
permet  de  clore,  par  cet  incident,  le  chapitre  de  la  vie 
eonjugale  de  George  Sand. 


CHAPITRE  VI 

(1831) 

Inexactitudes  de  Y  Histoire  (h-  ma  Vie  et  erreurs  des  biographies» 
—  Vie  excentrique.  —  Amis  berrichons.  —  Jules  Sandeau.  — 
Le  comte  de  Kératry  et  de  Latoucbe.  —  Rose  et  Blanche.  —  «Jules 
Saml  a  cl  c<  George  Suud  ». — La  Molinara,  Bigarrure,  «Vision  », 
Lu  Fille  d'Albano,  htdiana,  Valentine,  La  Marquise,  Mclchior,. 
Le  Tua  si.  Lu  Heine  M  a  h. 

1-Y-lix  IVaf  ',  on  pays  de  George  Sand  comme  ou  le  sait, 
raconte  dans  ses  Souvenir*  \  qu'en  1831,  il  fut  un  jour 
invité  par  Jules  Sandeau  à  Raccompagner  au  bureau  dv< 
diligences  du  Berry  pour  y  rencontrer  une  dame  de  sa 
connaissance.  Il  vit  descendre  de  l'impériale  un  jeune 
étudiant  alerte,  en  jaquette  de  velours,  roillo  d  un  béret, 
qui,  à  SOU  grand  étonnement,  se  trouva  être  la  baronne 
Dudevant.  C'est  ainsi  qu'il  lit  la  connaissance  de  la  future 
George  Sand  drs  le  premier  joui-  de  son  arrivée  à  Paris. 
Malheureusement  ces  mémoires  doivent  être  rangés  parmi 
récits  apocryphes  e1  légendaires  auxquels  sont  si 
enclins  bous  ceux  qui  écrivent  leurs  souvenirs  après  coup, 
lorsque  la  mémoire  leur  tait  déjà  défaut  et  lorsque  ce 
qu'ils  ont  entendu  à  diverses  époques,  imaginé  ou  inventé, 
\ieni  se  confondre  sous  leur  plume  avec  des  faits  réelle- 
ment  \  u>  et  se  transformer  en  quelque  ehose  de  vague 

i    liv  Pyat,  écrivain  <•(  homme  politique,  pfas  tard  devenu < nua- 

aard,  naquit  .1  Vierzon  en  1810  el  mourul  en  1*889  .1  Pi 

i  Gnande  Revue  de  Paris  et  de  Péterebourg,   rédigée  par  Ars.   H 
Baye.  1881,  n*  I.  0  Comment  j'ai  connu  G  v  Met  9 

par  Félix  Pyal . 


310  GEORGE    SAM) 

et  de  nuageux,  où  il  nV>t  plus  possible  de  distinguer  ce 
qui  est  vrai  de  ce  qui  esi  faux  '. 

Le  petit  étudiant  à  physionomie  éveillée  courul  en  effet 
plus  tard  les  rues  de  Paris  avec  ses  compagnons  berri- 
chons, mais  ce  n'es!  pas  d'un  coup  que  se  métamorphosa  la 
rêveuse  amie  de  Zoé  Leroy  en  te  gamin  et  en  cet  apprenti 
littéraire  don!  George  Sand  parle  dans  {'Histoire  de  ma 
Vie  [chapitres  XIII,  XIV  <1<'  la  quatrième  partie,  vol.  IV  . 

Uneseule  chose  est  exacte  dans  le  récit  de  Pyat,  c'est 
qu'à  l'arrivée  d'Aurore  Dudevanl  à  Paris,  dans  le  courant 
fle  janvier  1831,  Jules  Sandeau  l'y  attendait  déjà. 

Le  récit  que  George  Sand  elle-même  nous  fait  dans 
\  Histoire  île  )ti((  Vie  de  ses  premiers  pas  à  Paris  n'est  j  »; » — 
moins  inexact.  En  guise  d'introduction  à  <•<■  récit,  elle 
expose,  mais  (rime  manière  fort  vague  cl  obscure,  les 
raisons  pour  lesquelles  clic  ne  racontera  plus  ses  faits  el 
gestes  dans  leur  ordre'  chronologique,  quoique  a  ici.  dit-elle, 
ma  vie  devienne  plus  active,  plus  remplie  de  détails  et 
d'incidents2  ».  Elle  prétend  agir  ainsi  par  générosité  et 
par  délicatesse  envers  les  personnes  don!  la  vie  est  trop 
étroitement  liée  à  la  sienne,  pour  ne  pas  être  indiscrète 
envers  elles.  Elle  préfère,  ajoute-t-eUe,  se  taire  sur  beau- 
coup de  chose*  et  sauter  par- dessus,  préférant  même 
donner  par  là  l'occasion  de  la  calomnier,  plutôt  que 
d'avoir  à  accuser  les  autres  et  à  se  justifier,  et.  à  partir 
de  1831,  tout  ordre  chronologique  dans  Y  Histoire  de  ma 

1  Tout  aussi  apocryphes  sont  les  chapitres  des  Souvenirs  d'Àrs.  Hous- 
saye  lui-même,  consacrés  a  li.  Sand.  Jules  Sandeau.  Marie  Dorval  et 
la  mansarde  du  quai  Malaquais  en  1832.  On  ne  peu!  y  puiser  que  luit 

.peu  de  laits  certains.  (Les  passades  sur  G.  Sand  se  trouvent  dans  Les 
Confessions,  souvenirs  d'un  demi-siècle,  par  Ars.  Houssaw.  t.   V  et  Vf, 

.(Paris.  Dentu,  L 891)  et  dans  les  Souvenirs  de  jeunesse  [1840-1859).  Paris. 
Ernest  Flammarion. 
*  histoire  de  ma  Vie,  vol.  IV,  4e  partie,  p.  77. 


GEORGE    SAM)  311 

Vie  est  en  effet  interverti  et  dès  les  premières  pages,  racon- 
tant l'établissemenl  d'Aurore  Dudevant  à  Paris,  le  biographe 
ne  doit  plus  la  suivre  à  la  lettre,  tant  son  récii  est  embrouillé. 
Ainsi,  George  Sand  commence  par  faire  la  description  du 
logement  qu'elle  occupait  quai  Saint-Michel  et  par  nous 
raconter  comment  elle  a  acheté  des  meubles  et  s'y  esi  ins- 
tallée avec  sa  petite  fille,  pour  ajouter  aussitôt  après,  comme 
en  passant,  que  c'était  là  son  logement  durant  «  la  deuxième 
année  de  son  séjour  àParis,  niais  que,  d'abord,  elle  y  avait 

vécu  d'une  manière  très  inusitée  » Par  contre,  la  Cor- 

respondance  nous  apprend  qu'elle  avait  d'abord  logé  rue 
de  Seine.  n°31  \  et  que  ce  ne  tut  qu'au  mois  de  juillet  1831, 
après  une  seconde  arrivée  de  Nohant  à  Paris,  qu'elle 
s'était  installée  au  quai  Saint-Michel,  avait  acheté  des 
meubles  et  s'était  fait  un  chez-soi  ;  qu'elle  avait  ensuite 
passé  une  fois  deux  mois  à  Nohant,  ('-(ait  rentrée  à  Paris 
pour  les  mois  de  novembre  et  de  décembre,  était  retour- 
née à  la  campagne  pour  le  mois  de  janvier  \W.Y2  et  n'avait 
amen»'  sa  fille  Solange  à  Paris  qu'en  avril  de  la  môme 
année*. Cependant, au  chapitre  XIII  du  vol.  IV deYHistoire 


1  Dans  !•'  tome  I  Je  la  Correspondance,  la  lettre  à  Charles  Duvernet 
«lu  19  janvier  1831  esl  imprimée  sans  adresse,  mais  lors  de  sa  première 
impression  dans  la  Nouvelle  Revue  1881,  cette  lettre  était  datée,  comme 
dan-  1< iii^ri n;il  :  Paru,  u-i/e  de  Seine,  31)  19 janvier  1831. 

C'étail  l'appartement  d'Hippolyte  Chatiron  el  c'est  bien  là  qu'elle 
•'•tait  descendue  en  arrivant  a  Paris.  M.  amie  prétend,  au  contraire, 
que  Jules  Sandeau  demeurant  alors  rue  Racine,  c'esl  chez  lui  qu'elle 
alla  directement  s'établir  .i  Paris. 

Nous  trouvons  encore,  'lui-  !<•  tome  II  'lu  Curieux,  l'indication  que 
■  Sand  et  Jules  Sandeau  demeuraienl  dans  ce  même  hôtel  Jean,' 
Jacquet  Rousseau,  »•  ».  rue  des  Cordiers,  où  avaient  demeuré  avant  eux 
Jeata-Jacques  Rousseau  lui-même,  Condillac,  Mabl)  el  Gresset,  <-i  plus 
lard  Gustave  Planche.  Balzac  fait  descendre  Bon  héros  Lucien  de 
Rubempré,  après  son  arrivée  à  Paris,  .i  ce  même  hôtel,  qui  a 
d'exister  depuis  issT. 

*  Correspondance,  vol.  I.  et  les  lettres  inédites  de  janvier  1831  à 
jan\  ier  18 


312  GEORGE    SAM) 

de  ma  Vie,  elle  dépeint,  dès  les  premières  pages,  son  I 
meut  du  quai  Saint-Miahe]  el  raconte  comment  elle  vivait 
à  Paris  «  avec  sa  fille  ».  Puis  elle  fait  tout  à  coup  un 
retour  à  L'année  \x.\\  el  nous  raconte  sa  vie  «  inusitée  », 
piii.s  elle  revient  encore  une  (bis,  et  sans  prévenir  le  lecteur, 
à  1M2,  en  sorte  que  I  <»n  peut  perdre  le  fil  «lu  récit  au 
milieu  de  ce  gâchis  chronologique.  George  Sand  jette  à 
dessein  un  voile  sur  cette  nouvelle  époque  de  sa  vie,  car 
son  arrivéeà  Paris  el  La  rupture  avec  son  mari  coïncidaient 
avec  un  autre  événement  important  dans  la  vie  d'Aurore 
Dudevant  :  sa  Liaison  avec  Jules  Sandeau, 

Léonard-Sylvin-Julien  Sandeau,  un  berrichon  encore 
comme  George  Sand  et  Pyat,  naquit  Le  19  février  1*11  à 
Aubusson.  Il  se  préparait  au  barreau  et  faisait  son  droit  à 
Paris.  C'est  en  \X'2\)  ou  1830,  qu  il  lil  la  connaissance  des 
Dudevant  au  Coudray,  près  La  Châtre,  chez  des  amis  com- 
muns, Les  Duvemet.  Etant  Le  camarade  de  Fleury,  de 
Charles  Duvernet,  de  Papet  et  de  Gabriel  de  Planet,  il  se 
lia  bientôt  d'amitié  avec  Aurore  et  son  jeune  protégé  1><»u- 
coiran.  Tous  ces  jeunes  gens  se  voyaient  tantôt  chez  l'un, 
tantôt  chez  L'autre;  on  s'amusait,  on  faisait  des  promenades, 
on  dansait  ou  on  Faisait  de  la  musique1.  Mais  ce  qui  les 
intéressait  surtout,  c'était  la  littérature  et  sa  nouvelle 
rcolc.  [Ce  goût  de  la  Littérature  n'a  rien  qui  puisse  nous 
(.'tonner,  car  presque  l<>u>  les  membres  de  cette  petite 
société  intime,  à  commencer  par  George  Sand  et  Sandeau, 
entrèrent  plus  tard,  de  façon  ou  d'autre,  dans  la  carrière 
littéraire.  C'étaient  tous  des  écrivains  <>u  des  amateurs  de 


1  Remarquons  pour  les  musiciens  el  les  dilettanti,  que  déjà  en  1 830. 
George  Sand  mentionne  souvent  dans  ses  lettres  le  nom  de  Berlioz, 
alors  si  peu  apprécié  en  France,  mais  don!  les  Mélodie*  el  les  autres 
œuvres  étaient  déjà  connues  et  estimées  dans  le  petit  cercle  d'ami? 
d'Aurore, 


&EORGE    >AND  313 

littérature  eu  berbe.  On  baissai  souvent  des  lectures  à  liante 
voix  cl  on  s'enthousiasmail  surtout  pour  le  chef  du  roman- 
tisme,  Vîetor  Hugo.  Ses  œuvres  étaient  avidement  dévo- 

.  ainsi  que  les  articles  de  Sainte-Beuve.  Aurore  ei 
jeunes  amis  se  moquaienl   bien  du  style  de  La  nouvelle 
école  romantique  cl  de  ses  exagérations,  ils  les  parodiaient 
même  dans  leurs  lettres,  mais  Victor  Hugo  restai!  néan- 
moins pour  eux  un  objet  d'admiration  et  de  vénération. 

Les  relations  d'Aurore  avec  ces  jeunes  gens  étaient 
simples  et  cordiales,  nue  vraie  camaraderie,  avec  cette 
teinte  de  bohème  romantique,  que,  sous  l'influence  des 
idées  samtrsimoniennes  flottant  dans  rair  et  du  romantisme 
naissant,  George  Sand  adopta  dès  lors  envers  ses  amis 
masculins  ei  qu'elle  professa  toute  sa  vie. 

Chaque  fois  qu'un  des  membres  de  la  petite  société  par- 
tait pour  Paris  pendant  que  les  autres  rotaient  à  Nohant 
ou  à  La  Châtre,  une  lettre  était  aussitôt  écrite  en  commun 
et  expédiée  à  l'absent.  Parmi  Leslettres  inédites  de  George 
Sand,  <»n  trouve  plusieurs  épitres  humoristiques  à  Duvernet, 
écrites  en  commun  ou  tour  â  tour,  en  vers  et  en  prose, 
par  Aurore,  Sandeauet  Fleury.  Elles  son1  pleines  de  verve 
et  d'une  gaieté  exubérante. 

L'une  d'elles  est  signée  comme  suit  : 

Aurore    I  >ude  \  am 
hugolâtre  ! 

Jules  Sand eau 

hugolâtre  !  ! 

Alphonse   Fleury 
hugolâtre!  :  : 

Lorsque,  en   1830,  fous  ces  m  ssieura  partirent    poui 


314  GEORGE    SAM) 

Paris,  ils  envoyèrent  à  leur  tour  à  Aurore  une  lettre  collec- 
tive, à  laquelle  elle  répondit  par  les  deux  missives  humo- 
ristiques publiées  dans  la  Correspondance,  L'une  d'elles 
porte  le  titre.  «  Epître  romantique  à  mes  amis,  Sandeau, 
Fleury,  Duvernet  ;>,  el  l'autre  est  écrite  sous  forme  de 
<(  Réclamation  adressée  pan  le  chien  Brave  à  MM.  Fleury 
et  Duvernet,  pour  offense  à  la  personne  du  dit  Brave  et 
diffamation  gratuite  auprès  de  sa  protectrice,  dame 
Aurore,  châtelaine  de  Nohant  et  de  beaucoup  de  châ- 
teaux en  Espagne,  <l<>ni  la  description  serait  tr<>/>  longue 
à  mentionner  ».  Le  chien  Brave  porte  plainte  contre  <•<■> 
messieurs,  qui  l'accusaient  de  a  traiter  de  factieux  les  glo- 
rieux libérateurs  de  la  patrie  o,  de  lire  la  Quotidienne  et 
d'autres  crimes  semblables. 

Ces  épitres  drolatiques  QOUS  peignenl  de  la  manière  la 
plus  attrayante  le  parfait  accord  et  la  gaieté  qui  régnaient 
parmi  celte  jeunesse.  Bien  autrement  remarquable  encore 

est  la  lin  de  la  lettre  du  '21  octobre  1830,  adressée  à. Iules 

Boucoiran  et  imprimée  en  entier  dans  la  Revue  des  Peux- 
Mondes,  de  1881,  parmi  les  quatorze  lettres  de  George 
Sand,  mais  qui,  pour  une  raison  quelconque,  fut  tronquée 

lors  de  son  impression  dans  la  Correspondant -e  l  et  où 
George  Sand  dit  :  «  Les  cancans  vont  leur  train  à  la 
Châtre  plus  (pie  jamais.  Ceux  qui  ne  m'aiment  guère 
disent  que  faime  Sandot2  (vous  comprenez  la  portée  du 

1  M.  Roeheblave.  on  citant  ci'  passade  dans  son  article  Ccorr/e  Sand 
avant  George  Sand  (Revue  de  Paris.  KS9(3),  se  trompe  complètement  en 
l'appelant  «  inédit  ».  Chacun  peut  le  lire  dans  le  n°  du  lo  janvier  1881 
de  la  Revue  des  Deux  Mondes. 

2  A  cette  époque,  chose  remaquable.  Aurore  Dudevant  écrivait  encore 
«  Sandot  »  au  lieu  de  «  Sandeau  ».  Dans  la  Correspondance  de  George 
Sand  toutes  ses  fautes  sont  corrigées,  on  a  corrigé  celle-là  aussi.  Dans 
la  préface  de  Pauline  elle  avoue  pourtant  qu'elle  taisait  encore  à  ce 
moment  beaucoup  de  fautes  d'orthographe. 


GEORGE    SAM)  31.*i 

mot)  ;  ceux  qui  ne  m'aiment  pas  du  toul  disent  que 
j'aime  Sandol  e(  Fleuryà  La  fois;  ceux  qui  me  détestent, 
que  Duvernel  et. vous,  par-dessus  le  marché,  ne  me  font 
pas  peur.  Ainsi,  j'ai  quatre  amants  à  la  fois.  Ce  n'esl 
pas  trop  quand  on  a  comme  moi  les  passions  vives.  Les 
méchants  et  les  imbéciles  !  Que  je  les  plains  d'être  au 
monde  !  Bonsoir,  mon  'fils,  écrivez-moi.  Et  à  propos, 
Sandot  m'a  chargé  de  le  rappeler  spécialement  à  votre 
souvenir.  Il  vous  aime,  cela  ne  m'étonne  pas.  Aimez-le 
aussi,  il  le  mérite  ». 

Si,   eonuiK le    voit,    fout  le  inonde   dans   cette  petite 

société  était  fié  d'amitié,  il  y  avail  deux  de  ses  membres, 
les  deux  Jules,  qui  étaient  tout  particulièrement  chers  à 
Aurore  :  Boucoiran  et  Sandeau.  Dans  le  chapitre  précédent 
nous  avons  vu  que  c'est  à  Boucoiran  qu'Aurore,  avant 
tout  autre,  avait  communiqué  les  détails  de  sa  catastrophe 
de  famille  et  de  la  résolution  qu'elle  avait  prise  de  quitter 
le  toit  conjugal.  Elle  ne  s'éloigne  de  Nohant  qu'après  avoir 
reçu  de  Boucoiran  La  promesse  de  diriger  l'éducation  de  ses 
enfants  pendant  ses  absences.  Les  lignes  <pie  nous  venons 
de  citer  nous  apprennent,  d'autre  part,  que  les  calomnies  de 
la  Châtre  lui  donnaient  déjà  alors  Sandeau  pour  amant. 
La  médisance  anticipait  beaucoup  sur  les  faits,  car  les 
rapports  entre  Aurore  et  Sandeau  ne  devinrent  intimes  que 
beaucoup  plus  tard  '. 

A  l'époque  où  Aurore  Dudevant  quitta  son  mari,  ses  rap- 
ports avec  Sandeau  n'étaient  encore  que  purement  amicaux, 

un    peu   «  bohèmes    »  comme   nous    l'avons   dit    plus   haut, 

quoique  plus  intimes  qu'avec  les  autres  jeunes  gens  de  son 


1  h. ne  une  lettre  è  Emile  Regnaull  elle  'lit  Bans  détour  :  »  Pendant 
trois  mois...  je  lui  ni  résisté...      (Défense  d(  ^•■tml  par  Henri 

Amie,  i  Lettres  h  Emile  Régnault  »,  le  Figaro,  9  novembre  is 


316  6E01GI    >AM) 

cerclé.  Dans  ses  Lettres  à  Emile  Regnault,  Aurore  raconte 

comment  ii;i(|iiil  cet  amour,  comment  ils  se  voyaient  souvent 
dans  le  petit  bois  entre  Nohaiii  et  techâteas  d'Ara  et  comment 
Jules  devina  Je  sentiment  qu'eue  lui  portail  avant  qu'elle 
s'en  pendit  compte  elle-même.  Naïvement  et  candidement, 
elle  dit,  qu'en  aperces  an!  au  salon  us  tas  de  chapeaux  gris 
à  peu  près  les  arènes,  elle  s'empressait  de  reconnaître  au 
a  lacet  rouge  a  qui  distinguait  le  ehapeau  de  Jules,  si  Jules 
était  là,  sans  s'avouer  qu'elle  l'attendait. 

En  arrivant  à  Paris,  Aurore  y  retrouva  ta  même 
société  de  jeunes  Berrichons.  Jouissant  d'une  pleine 
liberté,  elle  voulut  plus  que  jamais  se  mettre  avec  eux 
sur  le  pied  de  l'égalité,  secouer  tout  préjugé,  toute 
chaîne  quâ  L'empêchât  de  partager  en  camarade  l'exisr 
tence  de  ses  amis,  adonnée  aux  intérêts  les  plus  brû- 
lants, aux  projets  les  plus  hardis.  Elle  eut  tout  d'abord 
à  «  Liquider  »  son  passé,  à  quitter  ses  anciennes  liaisons 
mondaines,  pour  commencer  une  vie  nouvelle  et  -.•  Paire 
un  avenir  à  sa  guise.  Elle  commença  par  rompre  avec 
ceux  de  ses  parents  et  amies,  qui  auraient  <lésapprou\ 
démarche,  qui  auraient  jeté  le  haro  et  se  seraient  éloignes 
(Telle  en  apprenant  qu'elle  avait  quitté  le  toit  conjugal. 
Elle  alla  donc  au  couvent  faire  ses  adieux  à  ses  Soeurs 
bien-aimées,  puis  elle  lit  une  visite  aux  demoiselles  Ba/ouin, 
alors  mariées  et  devenues  comtesses,  et  à  quelques  autres 
de  ses  amies  du  grand  monde.  Elle  ne  leur  révéla  rien. 
Elle  leur  promit  même  de  revenir,  quoiqu'elle  sût  parfai- 
tement qu'elle  les  voyait  pour  la  dernière  lois,  que  le 
temps  viendrait  bientôt,  où,  malgré  leur  attachement,  elles 
n'oseraient  plus  la  recevoir,  et,  à  leur  corps  défendant. 
se  détourneraient  d'elle  comme  d'une  femme  qui  avait 
foulé  aux  pieds  toutes  les  règles  de  la  morale.  Elle  revit 


GEORGE    SAM)  :U7 

encore  quelques  autres  amies  mondaines  et  irréproehable- 
ment  morales,  puis,  ces  visites  finies,  «'lie  brûla  ses  vais- 
seaux, et  devint  définitivement  s  gamin  »  et  «  apprenti 
littéraire  ».  Alors  commencèrent  pour  elle  les  Lehr  und 
Wanderjakre  —  «  Années  de  voyages  et  d'apprentis- 
sage, » 

La  situation  matérielle  d'Aurore  était  bien  pénible:  La 
somme  consentie  par  son  mari  était  trop  minime  efl 
M"1"  Dudevant  dot  économiser  sur  toutes  choses,  Dourri- 
ture,  vêtements^  billets  de  théâtre  trop  coûteux,  livres 
nouveaux.  Elle  voulait  cependant  oe  pas  rester  en  arrière 
de  ses  camarades  et  prendre  sa  part  de  leurs  plaisirs.  Dans 
courses  à  travers  Paris,  par  tous  les  temps,  à  chaque 
heure  <ln  jour  et  de  la  nuit,  les  belles  robes  et  les 
fines  chaussures  s'abîmaient  ;  elles  L'empêchaient  en 
outre  d'aller  partout  sans  attirer  l'attention  et  sans 
scandaliser  ceux  qui  la  voyaient  N'oublions  pas  qu'à 
cette  époque,  les  dames  n'occupaient  jamais  aux  théâtres 
que  les  place-  de  Loges  et  de  balcoi  et  ae  sortaient  pas 
seules  le  aoir.  En  ces  années,  où  l'on  se  serait  récrié  d'hor- 
ivur  à  la  vue  d'une  bicycliste  contemporaine  ou  d'une 
femme  portant  un  petit  chapeau  d'homme  et  un  de  ces 
costumes  tailleurs  mi-masculins  avec  gilet  et  cravate,  si 
reçus  de  dos  jours,  Les  dames  recouraient  dans  lescircons- 
tancee  Les  plus  diverses  au  costume  masculin,  et  Byron  n'a 
rien  inventé  d'invraisemblable  en  obligeant  ses  amoureuses 
travestir  en  hommes  pour  accompagner  ainsi  Leurs 
amants  dans  Leurs  voyages  à  travers  le  monde,  Lorsque 
Lamartine  rencontra  à  Rome  Le  chanteur  David  avi 
fille  Camille,  celle-ci,  pour  plus  de  commodité,  accompa- 
gnait son  père,  habillée  en  garçon.  La  mère  el  la  tante 
d'Aurore  Dudevant,  dans  Leur  jeunesse,  faute  d'avoir  assez 


318  GEORGE    SAM) 

dé  fortune  pour  prendre  des  Loges  trop  coûteuses,  accom- 
pagnaient leurs  maris  au  spectacle  en  costumé  d'homme, 
sans  aucune  prétention  au  «  féminisme  »  ni  à  l'émancipa- 
tion. Non  loin  de  Nohant,  demeurait  une  jeune  coml 
avec  son  père;  elle  portail  des  vêtements  d'homme  pour 
chasser  le  lièvre,  el  c'est  cequi  avait  inspirée  Deschartres 
ridée  de  conseiller  à  Aurore  d'en  porter  aussi  pour  aller  à 
La  chasse.  I bailleurs  M""'  Dudevanl  avait  déjà  revêtu  tant  de 
fois  ce  costume  dans  la  vie  el  mu- la  scène,  qu'elle  trouvai! 
maintenant  tout  naturel  de  L'adopter  sans  rien  vouloir 
«  prouver  >->  par  là,  mais  tout  simplement  pour  taire  des 
économies  et  parce  qu'elle  Le  trouvait  pratique.  !)<•  nos  jours, 
quand  Les  hommes  portent  Les  cheveux  coupés  ras  et  que 
tous  s'habillent  uniformément  en  frac  <»u  en  veston,  en 
culotte  étroite  et  en  chapeaux  de  liante  forme,  ce  qui,  selon 
l'expression  d'un  écrivain  d'esprit,  leur  donne  à  tous  un 
air  de  «   piteux  ramoneurs  »  —  une  femme  habillée  en 

hunune  serait   aussitôt  reconnue,   comme  M"" '  Dieulafoi  qui 

se  l'ait  trop  remarquer  en  frac,  avec  sa  boutonnière  décorée. 
11  n'en  était  pas  ainsi  à  Paris,  en  1830.  On  était  alors  en 
plein  romantisme.  11  suffit  de  lire  La  description  de  la  maison 
La  Chilpéric  et  de  ses  habitants  dans  les  Mémoires  d'an 
Anglais  à  Paris1  pour  se  faire  une  idée  des  costumes  extrava- 
gants, moyen-âgeùx ou  fantastiques,  des  coiffures  impossibles 
et  des  chapeaux  étranges,  que  portaient  Les  jeunes  poètes 
et  les  artistes  du  quartier  latin.  C'était  une  mascarade  per- 
manente. Si  Aurore  se  fût  même  costumée  en  Raphaël  — 
cheveux  jusqu'aux  épaules  et  béret  à  larges  bords  —  ou 
quelque   autre    costume    historique,    commode    pour   une 


1  Un  Anglais  à  Paris.  Notes  et  souvenirs.  Ier  vol.  (1835-1848),  IIe  vo 
(1848-1871).  Paris,  Pion.  1894. 


GEORGE    8  AND  •  319 

femme,  personne  n'y  aurai!  reconnu  une  dame;  mais  elle 
s'habillait  en  simple  bourgeois  de  l'époque.  La  mode  du 
temps  facilitai!  ce  travestissement.  «  Les  hommes  portaient 
de  longues  redingotes  carrées  dites  à  1$  propriétaire,  qui 
tombaient  jusqu'aux  talons  et  qui  dessinaient  >i  peu  la 
taille  »  que  le  frère  d'Aurore,  Hippolyte,  avait  dit  en 
riant  :  «  le  tailleur  prend  mesure  sur  une  guérite  et  ea 
irait  à  ravir  à  tout  un  régiment  ».  Aurore  endossa  donc 
une  «  redingote-guérite  »',  se  noua  une  grosse  cravate  en 
laine,  se  fit  couper  ses  boucles  noires  jusqu'aux  épaules,  et 
mit  un  chapeau  de  feutre  mou. 

George  Sand  nous  dit  avec  raison  que,  même  sur  le 
théâtre,  Les  femmes  ne  trahissent  leur  sexe  que  par  leur 
trop  grand  désir  de  plaire  et  de  faire  impression  ;  mais 
comme  le  meilleur  moyen  pour  une  femme,  qu'elle  soit 
habillée  en  homme  ou  en  femme,  pour  passer  inaperçue, 
est  de  sacrifier  l'éclat  de  ses  yeux,  ce  déguisement  lui 
réussit  parfaitement.  Sans  attirer  l'attention  de  personne, 
lie  put  courir  les  rues,  fréquenter  les  cafés,  les  cabarets, 
Taux  places  à  bon  marché  au  théâtre,  prendre  part  aux 
réunions  des  clubs  républicains  et  des  Saints-Simoniens, 
visiter  les  ateliers  des  peintres  et  les  musé  s,  gravir  les 
tours  de  Noire-Dame  et  assister  aux  conférences  des 
sociétés  savantes,  en  un  mot,  aller  partout  avec  les  trois 
ou  quatre  amis  berrichons,  qui  composaient  son  cénacle 
pendant  les  premiers  mois  de  >«»n  séjour  à  Paris.  C'étaient 
Félix  Pyat,  Jules  Sandeau  et  de  Latouche',  auxquels  se 
joignaient  parfois  Charles  Duvernet  et  Alphonse  Fleury, 
surnommé  par  eux  «  le  Gaulois  »  ou  «  le  Germanique  ■>. 


'Alexandre  Hyacinthe  Thabauq*  de  Latouche,  né  en  1785  à  La  Châtre, 
mort  .l  Auin.iy  en  1857;  journaliste,  poète  lyrique  et  dramatique  «'t 
i ancier,  il  fut  le  fondateur  du  Figaro  et  B'eat  surtout  rendu  célèbre 


I 
au 


320  G  E  0  R  G  E    S  A  N  D 

Le  député  Duris-Dufresne,  don!  nous  avons  déjà  eu  plusieurs 
fois  [occasion  de  parler,  e1  qui,  dans  les  premiers  temps, 
aidait  Aurore  I  se  mettre  en  relation  avec  le  monde  litté- 
raire de  Paris,  venait  souvent  compléter  leur  société. 

Xous  ne  peproduirons  pas  ici  les  belles  pages  de  17//<- 
tioire  de  ma  Vie  ou  George  Sand  raconte  avec  tant  de 
rerve  et  d'entrain  le  passe-temps  de  ses  joyeux  compa- 
gnons, toutes  les  farces  inventées  par  eux  au  milieu  de 
leur-  vagabondage  à  travers  Parts,  leur  gaieté  contagieuse 
leur  faisan!  oublier  pauvreté,  privations  et  adversités  de 
fortune.  Les  souvenirs  de  George  Sand  se  rapportant  à 
celle  époque  respirent  la  fraîcheur,  la  joie  de  vivre.  Toute 
celle  généreuse  jeunesse  élail  pleine  de  foi  en  l'idéal, 
portée  à  l'héroïsme,  rêvait  La  gloire,  aspirait  à  transformer, 
sinon  le  monde,  au  moins  la  littérature.  Pouvait-on 
regretter  un  dîner,  qu'on  ne  pouvait  se  payer,  Lorsqu'il 
s'agissait  (Tune  soirée  au  théâtre,  <>ù  se  donnait  un  nou- 
veau drame  de  Victor  Hugo  ou  une  pièce  de  de  Latouche 
où  il  fallait  siffler  ou  applaudir,  car  on  «  luttait  pour  le 
bon  principe  ».  Était-ce  la  peine  de  se  soucier  du  froid 
de  la  mansarde,  lorsque  les  articles  de  de  Latouche,  de 
Planche  ou  de  Sainte-Beuve  échauffaient  tous  les  cœurs, 
soulevaient  des  tempêtes  d'enthousiasmes  et  tTespéra] 
d'indignation  et  de  ressentiment  ? 

Comme  un  jeune  aigle  échappé  de  sa  cage,  ivre  à 
liberté,  assoiffée  de  savoir,  brûlant  d'une  fièvre  d'activité, 
les  yeux  grands  ouverts  sur  toutes  les  merveilles  qui  s'ou- 
vraient devant    elle,   Aurore  Dudevant   se   trouva  jetée  à 


pour  avoir  mis  en  lumière  le  nom  et  la  gloire  d'André  Çhénier,  en 

réunissant  et  en  publiant  ses  œuvres.  Parmi  ses  ouvrages  à  lui.  citons 
la  Reine  d'Espagne,  Fragoletta  et  un  recueil  de  poésies  Les  Adieux  dont 
nous  parlerons  plus  loin. 


GEORGtl    SAND  321 

Paris,  et  dans  quel  Paris?  Dans  ce  Paris  de  1831,  au 
lendemain  d'une  révolution,  Lorsque  la  vie  sociale,  artis- 
tique et  intellectuelle,  ressemblait  à  une  mer  après  une 
tempête,  quand  ses  flots,  non  encore  calmés,  rejettenl  sur 
la  plage  de  beaux  coquillages,  de  merveilleuses  herbes 
marines,  des  perles  précieuses,  mais  aussi  des  monstres 
expirés,  des  mollusques  repoussants  el  des  épaves  de 
navires  brisés.  La  littérature,  les  arts,  les  doctrines 
sociales,  la  religion,  tout  était  en  fermentation,  tout  sem- 
blait renaître  à  une  vie  nouvelle;  chaque  jour,  surgissaient 
de  nouveaux  écrivains  et  (le  nouveaux  livres,  de  nouveaux 
prédicateurs  et  de  nouveaux  systèmes,  de  nouvelles  pièces 
de  théâtre  <•{  de  nouveaux  projets  de  bonheur  universel 
El  tout  cela,  il  fallait  le  connaître  au  plus  vite,  le  voir, 
L'entendre  ;  il  fallait,  en  outre,  ne  plus  être  une  campagnarde 
arriérée,  plonger  dans  le  tourbillon  de  la  vie  parisienne, 
saisir  au  vol  L'esprit  du  temps  «  être  dans  le  train  ;),  selon 
L'expression  des  héroïnes  de  Gyp,  mot  que  George  Sand 
n'aurait  certes  pas  employé,  mais  ce  qu'elle  nous  dit  à  ce 
propos  t'ii  a  bien  le  ^en^  :  «  ...  J'étais  avide  de  me  dépfO- 
vincialiser  et  de  ni'1  mettre  au  courant  des  choses,  au 
niveau  des  idées  el  des  formes  de  mon  temps  ». 

Elle  ;>\;iit  bail-  de  vouloir  rattraper  le  précieux  temps 
perdu  à  Nohani  «•!  à  La  Châtre,  dans  une  vie  uniforme, 
banale,  dénuée  de  tout  intérêt*.  Elle  avait. trop  peu  de 
vingt-quatre  heures  par  jour  pour  voir,  entendre,  prendre 
connaissance  de  (mit  ce  qui  L'intéressait.  Comme  Liszt, 
autre  génie  de  L'époque,  elle  courait,  du  musée  du  Louvre 
à  l'église,  pour  entendre  !«■  prédicateur  célèbre  :  d'une 
conférence    au   théâtre,    pour    entendre    chanter  la  Mali- 

'  Hittoire  de  ma  \ir,  I.  IV,  p.  m> 

21 


322  GEORGE     SAM) 

bran1,  ou  voir  un  nouveau  drame  de  Victor  Hugo;  de  la 
bibliothèque  où  elle  dévorait  à  L'instant  tout  ce  qui  parais- 
sait, ou  ce  qu'elle  ignorai!  des  grandes  œuvres  littéraires, 
elle  allait  vnvv  dans  le  vieux  Paris,  dont  raffolaient  les 
romantiques,  ou  assister  à  quelque  réunion  saint-simo- 
nicnnc2.  Tout  l'intéressait,  tout  l'attirait.  Chaque  jour'  il 
arrivait  à  Aurore  de  faire  la  connaissance  de  quelque  per- 
sonnalité plus  ou  moins  célèbre  du  monde  littéraire  ou 
artistique  de  Paris.  Elle  se  réjouissait  de  chaque  nouvelle 
relation  sortant  de  l'ordinaire,  espérait  toujours  —  comme 
elle  le  dit  avec  beaucoup  de  candeur  —  entendre  quelque 
chose  de  bon,  de  beau  et  a  devenir  meilleure  ».  Dans 
toute  personne  éininenlc.  écrivain  ou  artiste,  elle  saluait 
une  nouvelle  «  lumière  ».  de  chacune  elle  attendait  «  une 
nouvelle  parole  »,  une  idée  profonde,  une  révélation. 

Recherchant  partout  quelque  manifestation  éclatante  du 
génie  humain,  elle  ne  soupçonnait  pas  que  celle  soif  de 
lumière,  celle  ardeur  intarissable,  qui  tendait  à  s'ouvrir 
des  horizons  nouveaux,  encore  confus  pour  elle,  ce  vil 
désir  de  savoir,  d'élargir  ses  vues,  que  tout  cela  la  distin- 


4  A  la   lin  de  janvier  1831,  elle  écrit  à  son    mari  :  «  J'ai  été 
malade  d'un  rhume,  mon  ami.  Mais  je  vais  bien  et  je  commence  à  aller 
au  spectacle.  J'ai    vu  le  Napoléon  de  Dumas  à  l'Odéon.  La  pièci 
pitoyable,  et  Frédéric  Lemaîtreest  bien  inférieur  £  Goberl  dans  »•<•  rôle... 
J'ai  été  hier  aux  Italiens...  J'ai  vu  Miui>  Malibran  dans  O/ello.  Lllr  m'a 
l'ait   pleurer,   frémir,    souffrir   enlin,    comme   si   j'eusse    assisté  à  une 
scène  réelle  de  la  vie.  Cette  femme  est  le  premier  génie  de  L'Europe. 
Belle  comme  une  vierge  de   Raphaël,  simple,  énergique,  naïve, 
la  première  cantatrice  et  la  première  tragédienne.  J'en  >uis  enthousiaste. 

J'ai  été  avec  les  Périgny  voir  l'exposition  du  Luxembourg...  Je  vais 
ce  soir  entendre  Moïse  à  l'Opéra.  Demain  j'irai  au  Gymnase,  et  puis  je 
me  reposerai  des  spectacles  et  je  travaillerai  pendant  une  quinzaine  de 
jours...  » 

2  Au  mois  de  février  1831,  elle  écrit  encore  à  son  mari  :  «  Croirais-tu 
que  je  n'ai  pas  eu  le  temps  d'aller  entendre  les  Saint-Simoniens? 
Mm0  de  Périgny  y  est  assidue,  quoiqu'elle  voie  dans  leur  doctrine  le 


GEORGE    s  AND  323 

guait  des  femmes  ordinaires,  relevait  au-dessus  de  la  foule 
et  attirait  à  elle  tous  ceux  qui  étaient  capables  de  la  com- 
prendre et  de  l'apprécier.  Elle,  qui  se  croyait  heureuse  de 
se  trouver  dans  la  société  des  élus,  ne  soupçonnait  pas 
qu'elle  était  elle-même  marquée  du  sceau  du  génie. 

On  ne  pouvait  cependant  pas  toujours  se  borner  au 
rôle  de  spectateurs  et  de  dilettanti,  il  fallait  travailler. 
Dans  les  deux  dernières  années  qu'elle  avait  passées  à 
Nohant,  Aurore*  avait  essayé  de  diverses  occupations  et 
«  métiers  »  et  s'était  décidée  pour  celui  d'écrivain.  Nous 
avons  dit  déjà  qu'il  serait  absolument  erroné  de  croire 
que  c'était  ajjrès  son  arrivée  à  Paris  et  la  rupture  avec 
son  époux,  qu'elle  fit   tous  i  sais.  C'est   cependant 

là  une  erreur,  qui,  ainsi  que  nous  l'avons  fait  remar- 
quer, se  rencontre  chez  tous  les  biographes  de  George 
Sand. 

En  \K.)\  elle  ne  s'était  donc  plus  «  essayée  »  à  différents 
métiers,  mais  elle  se  mit  immédiatement  à  écrire  pour  se 
créer  des  ressources,  ce  que  l'en  peut  du  reste  voir  par 
toutes  ses  lettres  publiées  en  inédites.  Il  est  très  intéressant, 
très  instructif  aussi,  de  suivre  dans  celle  correspondance 
tous  les  tourments  cl  la  rude  école  par  lesquels  elle  eut 
à  passer  dans  les  premiers  temps  de  son  apprentiss 
littéraire.  Sous  ce  rapport,  ses  Lettres  nous  présentent  une 
source  bien  plus  féconde  et  des  données  bien  plus  véri- 


lioi,  \<'  n'y  vois  qu'une  erreur  impraticable,  <■!  L'opinion  générale  <-n  fait 
déjà  justice,  il  y  a  une  Papesse,  qui  n'esl  là  que  pour  montrer  sa  robe 
de  velours  bien  «!<•  «-ici  ei  Bon  boa  de  cygne.  Toujours  des  farces  t.. .  » 
Les  deux  lettres  inédites  «loni  nous  venons  de  citer  ces  passages 
farenl  depuis  publiées  par  le  \  icomte  'i*1  Spoelberch,  auquel  eUes  appar- 
tiennent, an  nombre  des  »  1  î  v  lettres  d'Aurore  Dudevanl  à  son  mari, 
es  dans  le  Cosmopolis  (lévrier  lv.'T  .  ei  réimprimées  par  lui  dans 
kgn  excellent  ouvrage,  tout  [>l.-in  de  documents  ei  palpitant  d'intérêt 
Véritable  Histoire  de  «  Elle  cl  Lui  ».  Paris,  Calmann  Lévy,  1897. 


324  fiEORGK     SAM) 

cliques  que  YHisloire  de  ma  Vie.  où  toutes  ces  difficultés 
sont  racontées  d'une  manière  plus  ou  moins  adoucie,  et  où 
nous  trouvons  beaucoup  de  lacunes  et  d'inexactitud 
disons  plus,  le.^  lettres  H  l'Histoire  de  ma  Vie  se  contre- 
disent même  assez  souvent  Dans  l'Histoire  de  ma  \  ><-. 
George  Sand  dit  qu'elle  s'adressa  d'abord,  pari'entremise  de 
Ouris-Dufresne,  a  Kératry,  l'auteur  du  Dernier  des  Beau- 
manoir,  écrivain  qui  jouissait  alors  d'une  grande  réputa- 
tion, mais  aujourd'hui  entièrement  oubli»'.  ËUe  raconte 
comme  quoi  il  la  recul  d'une  manière  fori  peu  aimable, 
qu'elle  vil,  dès  L'abord  que  ce  n'était  pas  1»'  guide  qu'il  lui 
fallait,  que  leurs  idées,  leurs  habitudes  el  leurs  goûts  diffé- 
raient complètement,  qu'elle  ne  remit  donc  plus  les  pieds 
chez  lui  ei  qu'elle  s'adressa  ensuite  à  de  Latouche.  Celui-ci 
rit  beaucoup  du  conseil  que  Kératry  lui  avait  donné  de  «  ne 

pas  taire    de   livres,   mais  des  enfants  ».  à  quoi    elle    aurait 

répondu  :  «  Gardez  le  précepte  pour  vous-même,  si  bon 
vous  semble  »  ou  même,  d'aprèsla  version  de  de  Latouche  : 
o  Faites-en  vous-même,  >i  vous  pouvez  '  ;>,  et  que  c'est  alors 
que  de  Latouche  l'aida  dans  les  premiers  pas  à  taire  dans 
la  carrière  littéraire. 

Dans  la  Correspondance  de  George  Sand,  nous  lisons  aussi 
que  de  Latouche,  pour  lequel  elle  avait  une  lettre  de  recom- 
mandation, la  reçut  très  aimablement,  mais  qu'il  n'approuva 
pas  son  roman  [Aimée  f  et  la  lit  entrer  dans  le  journalisme  ; 
qu'il  était  très  sévère  et  ne  lui  passait  rien. mais  que  ce  fut 
lui  seul  qui  l'aida  en  tout  et  devint  aussitôt  un  ami  pour  elle. 

Mais,  parles  lettres  inédites  à  son  mari2,  nous  voyons  que 


1  Histoire  de  ma  Vie,  vol.  IV,  p.  12:2. 

2  Plusieurs,  comme  nous  venons  de  le  dire,  parurent  dan?  le  Cosmo- 
polis de  1S'.>7  où  elles  lurent  publiées  par  le  vicomte  de  Spoelbereh  qui 
possède  en  outre  toute  la  correspondance  entre  les  deux  époux. 


GEORGE    SAM)  325 

tout  d'abord  elle  s'était  bien  adressée  à  de  Latouche  pour  qui 
elle  avait  réellement  une  lettre  de  recommandation  de  la 
part  de  Mmc  Duvernet  mère,  tante  de  de  Latouche,  que  celui- 
ci  reçut  la  jeune  aspirante  avec  beaucoup  d'affabilité,  mais 
qiïil  ne  lui  plut  pas.  Ses  manières  lui  axaient  paru  antipa- 
thiques et  lui-même  ne  lui  avait  inspiré  aucune  confiance. 
C'est  alors  qu'elle  s'était  adressée  à  Duris-Dufresne  en  le 
priant  de  la  recommander  à  Kératrv.  Dans  ses  lettres, 
datées  de  janvier  à  mars  1831,  elle  dit  à  plusieurs  reprises 
qu'elle  ne  veut  pas  avoir  affaire  à  de  Latouche,  ni  même 
suivre  ses  <-<wiseils,  que  Kératrv  lui  plaît  beaucoup  mieux, 
mais  qu'elle  prie  son  mari  de  ne  souffler  mot  là  dessus 
devant  les  Duvernet,  peur  ne  pas  offenser  M—  Duvernet  et 
pour  que  la  nouvelle  de  ses  rapports  avec  Kératrv  n'arrive 
pas  aux  oreilles  de  de  Latouche.  Le  fils  du  comte  de 
Kératrv  a  donc  eu  parfaitement  raison  quand  il  protesta, 
dans  le  Fir/aro\  contre  ce  qui  est  dit  de  son  père  dans 
«  Y  Histoire  de  ma  Vie  »  et  que,  pour  le  prouver,  il  publia 
des  lettres  d'Aurore  DadevanJ  î\  son  père.  11  est  hors  de 
doute  qu'au  début,  Les  relations  entre  elle  et  Kératrv  furent 
amicale*  <-f  agréables,  que  Kératrv  désirait  l'aider  autant 
qu'il  Le  pouvait*,  et  que  ce  ne  fut  qu'au  bout  de  quelques 
temps  qu'ils  \  irenf  combien  iU  se  convenaient  peu  par  leurs 
idées  et  leurs  goûts.  Cela  n'arriva  que  plusieurs  mois  après 
l'installation  de  M0*  Dudevanl  à  Paris.  Le  \  mars  1831  elle 
écrit  à  Boueoiran.  «J'ai  revu  Keratry  et  j'en  ai  assez.  Hélas! 


4  Wigmro,  2S  septembre  isss.  Comte  Km.  de  Kératrv  :  e  Lettres  médites 
■  <r<ie  Sand  ».  A.assj  il. m-  ses  Petits  Mémoires,    1  vol.  Qllendorff. 

"Voir  la  lettre  sans  date  i  Bon  mari,  m.'  portanl  >\n<    \,>  nuit  i  Vrn- 
dredi  ».  la  troisième  qu'elle  lui  écrivit   après  khb  départ  '!-•  Nohant, 
(pouvant  ôtre  'If  février  1834  d'après  l'annotation  'lu  vicomte  de  Spo  i 
berch,  faite  par  lui  Ion  de  la  publication  <l  •  cette  lettre  dam 


326  GEORGE    SAND 

Il  no  faut  pas  voir  les  célébrités  de  trop  près  »...  Il  est 
donc  évident  que  ee  n'est  pas  de  Latouche  qui  la  conseilla 
le  premier,  mais  (pic  sou  premier  conseiller  fut  Kératry.  Il 
est  évident  aussi  que  ce  n'es!  pas  Duris^Dufresne  a  qui 
combattit  son  projet  d'aller  voir  de  Latouche  contre  lequel 
il  avait  de  furies  préventions  »  —  comme  elle  l'écrii  dans 
V  «  Histoire1  »  mais  qu'elle-même,  ayant,  drs  son  arrivée 
à  Paris  et  avant  de  connaître  Kératry,  fait  la  connaissance 
de  de  Latouche,  ressentit  aussitôt  de  la  défiance  et  (!<•  l'anti- 
pathie pour  lui,  tàcjba  de  l'éviter  et  se  tint  sur  la  réserve 
jusqu'à  ce  qu'elle  eût  compris  quel  brave  cœur,  toujours 
prêl  à  aider  ses  jeunes  confrères,  se  cachait  sous  son  exté- 
rieurrevêche,  el  alors  leurs  relations  devinrent  très  amicales. 
Dans  les  commencements,  de  Latouche  se  montra  effective- 
ment d'une  grande  sévérité  envers  la  novice;  la  petite  fille 
de  Marie-Aurore  de  Saxo  l'ut  très  choquée  de  ses  manières 
brusques  et  deson  ton  autoritaire,  l'impression  fut  — comme 
nous  l'avons  vu  —  que  Kératry  était  plus  agréable  et  elle 
prétendait  «  ne  pas  aimer  de  Latouche  et  ne  pas  vouloir 
lui  être  obligée a  ». 

Le  15  janvier  elle  avait  cependant  déjà  l'intention  d'aller 
avec  de  Latouche  chezMme  Récamieroù  elle  espérait  voir 
Delphine  Gay  et  plusieurs  autres  célébrités  littéraires.  Le 
19  janvier,  Aurore  écrit  encore,  comme  toujours  d'un  ton 


ouvrage  :  la  Véritable  histoire  de  «  Elle  et  Lui  ».  surtout  les  plu 
«  Kératry  m'a  reçue  d'une  manière  paternelle,  et  j'ai  bonne  espérance 
maintenant,  car,  entre  nous  soit  dit,  je  ne  m'entendrai  jamais  avec  un 
homme  comme  Latouche.  11  continue  pourtant  à  mettre  beaucoup  d'o- 
bligeance dans  ses  démarches...  Quant  au  roman,  les  corrections  qu'il 
exige  vont  mal  avec  mes  principes.  J'aime  mieux  adopter  celles  que 
Kératry  m'imposera,  car  lui,  du  moins,  est  un  honnête  homme  et  un  bon 
homme  ». 

1  Histoire  de  ma  Vie,  t.  IV,  p.  122. 

2  Lettre  à  son  mari  écrite  à  la  lin  de  janvier  1831. 


GEORGE     SAND  327 

humoristique,  à  Charles  Duveruet  qu'elle  était  allée  avec 
Fleury  chez  de  Latouche,  «  car,  dit-elle,  il  aurait  fallu  deux 
mulets  pour  traîner  jusque-là  mes  œuvres  légères,  qui 
avaient  cependant  du  poids  »,  que  de  Latouche  Taxait  reçue 
d'une  manière  charmante  —  ce  qu'elle  attribue  à  la  protec- 
tion de  la  vieille  Mme  Duveruet  —  mais  Le  résultat  de  sa 
visite  avait  été  que  «  son  roman  était  déclaré  n'avoir  pas  le 
sens  commun  ».  De  Latouche  lui  dit  encore  «  qu'il  fallait 
tout  refaire,  que  je  ferais  bien  de  recommencer,  à  quoi  j'ai 
ajouté  :  Suffit  ». 

Elle  essaya  ensuite,  comme  elle  le  dit  dans  la  lettre  à  son 
mari  de  la  tin  de  janvier  dont  il  a  été  déjà  question,  de  faire 
paraître  une  œuvre  dans  la  Revue  de  Paris,  mais  là  on  lui 
dit  qu'on  ne  pouvait  l'accepter,  «  le  nom  de  l'auteur 
n'étant  pas  connu  ».  «  De  Latouche, — ajoute-t-elle  dans 
une  autre  lettre  à  son  mari,  écrite  à  la  fin  de  février,  — 
promet  d'en  inventer  un...  » 

Dans  la  lettre  déjà  citée,  du  19  janvier,  adressée  à  Char- 
les Duveruet,  elle  parle  avec  plus  de  détails  de  ses  rap- 
ports avec  la  Renie  de  Paris  et  de  son  rédacteur  en  chef, 
M.  Yéron.  «  Quant  à  la  Revue  de  Paris,  dit-elle,  elle  a  été 
tout  à  fait  charmante.  Nous  lui  axons  porté  un  article 
incroyable.  Jules  Va  signé,  et,  entre  nous  soi!  dit,  il  en  a 
fait  les  trois  quarts;  car  j'avais  la  fièvre.  D'ailleurs,  je  ne 
possède  pas  connue  lui  le  genre  sublime  de  la  Revue  de 
Paris.  M.  Véron  ;>  promis  solennellement  de  le  faire  Insérer 
et  il  L'a  trouvé  bien.  J'en  suis  charmée  pour  Jules.  Cela 
nous  prouve  qu'il  peut  réussir.  J'ai  résolu  de  L'associer  à 
mes  travaux  ou  de  m'associer aux  siens,  connue  nous  vou- 
drez. Tant  y  a  qu'il  me  prête  son  nom,  car  je  ne  veux 
pas  paraître,  et  je  lui  prêterai  mon  aide  quand  il  en  aura 
besoin.  Gardez-nous  !«•  secret  sur  cette  association  litté- 


328  GEORGE    S  AND 

raine  (vraiment  j'ai  un  choix  d'expressions  délicieux  !)  On 
m'habille  si  cruellement  à  La  Chaire  (vous  n'êtes  pas 
le  savoir)  qu'ilne  manquerai  plus  que  cela  pour  m'achevez 
Après  tout  je  m'en  moque  un  peu;  L'opinion  que  je 
pecte,  c'est  celle  de  mes  amis.  Je  me  passe  du  reste...  Je  n'ai 
pas  parié  de  Jules  à  M.  de  Latouehe,  sa  protection  D'est 
pas  très  facile  à  obtenir,  m'a-t-on  dit.  Sans  la  recomman- 
dation de  votre  maman,  j'aurais  pu  la  rechercher  longtemps 
sans  succès.  J'ai  dune  craint  qui]  ae  voulut  pas  l'étendre  à 
deux  personnes.  Je  luiaidil  que  Le  nom  de  Sandeau étail 
celui  d'un  de  mes  compatriotes,  qui  avait  bien  voulu  me  Le 
prêter-.  En  cela,  je  suivis  son  conseil,  earil  est  bon  que  je 
vous  le  dise,  M.  N'ému,  le  rédacteur  en  chef  de  la  Revue, 
déteste  les  femmes  et  n'en  veut  pas  entendre  parler  ■>. 

Aurore  ajoute  qu'elle  explique  tout  cela  pour  que 
MmeDuvernet  œsoit  pas  étonnée  en  trouvant  dan-  la  Revue 
le  nom  de  Sandeau...  a  Quand  oous  serons  assez  avancés 
pour  voler  de  nos  propres  ailes,  je  lui  Laisserai  tout  L'hon- 
neur de  la  publication  et  nous  partagerons  les  profits  -il  y 
en  a).  Pour  moi,  âme  épaisse  et  positive,  il  ny  a  que  cela 
qui  me  tente...  ■ 

Voilà  combterr Aurore  Dudevant  étail  alors  modeste  et  à 
quel  point  les  premiers  pas  dans  le  chemin  de  la  gloire  furent 
difficiles  à  George  Sand.  De  Latouehe,  qui  axait  toutefois 
deviné  le  talent  Littéraire  de  la  jeune  femme,  lui  conseilla, 
si  elle  voulait  devenir  un  véritable  écrivain,  d'observer 
autant  que  possible,  de  connaître  la  vie  sous  toute- 
faces  et  dans  toutes  ses  variétés  avant  de  se  mettre  à  écrire. 
Mais,  comme  il  la  voyait  assez  embarrassée  par  la  vie 
matérielle,  il  lui  offrit  les  mêmes  occupations  qu'à  Félix 
Pyat  et  à  Jules  Sandeau,  c'est-à-dire  de  s'employer  à  la 
rédaction  du  Figaro.  Voua  donc  Aurore,  commençant  son 


GEORGE     SAM)  329 

«  apprentissage  littéraire  »,  en  oubliant  pour  le  moment  son 
rêve  d'écrire  des  romans.  Elle  s'y  mit  avec  le  même  aèle 
et  la  même  soumission  que  les  garçons  apprentis  apportent 
à  s'approprier  tes  premiers  éléments  de  leur  métier.  Chaque 
jour  la  jeune  femme  se  mettait  à  sa  petite  table  dans  le 
cabinet  de  rédaction,  écrivant  sur  un  sujet  qu'on  lui  avait 
donné,  tantôt  un  récit  fantastique,  tantôt  une  chronique 
de  la  vie  politique,   tantôt  une  bigarrure. 

De  Latouche,  toujours  mécontent  de  ce  qu'elle  écrivait, 
déchirait  ce  qu'elle  avait  fait  et  lui  faisait  refaire  plusieurs 
fois  la  même  chose.  Aurore  se  désespérait.  11  lui  semblait 
qu'elle  ne  serait  jamais  capable  de  mériter  L'approbation 
de  son  sévère  censeur,  de  plaire  au  public  d'écrire  des 
notices  mordantes  et  des  pages  a  dans  1<-  goût  du  temps  », 
comme  savaient  en  faire  les  autres  collaborateurs  du  jour- 
nal. Cependant  elle  ne  perdait  pas  de  vue  le  but  qu'elle 
s'était  fixé,  ne  perdait  pas  non  plus  courageel  continuait  à 
travailler  ferme.  Le  i  mars  elle  écrit  à  Boucoiran  : 

«  Je  suis  plus  que  jamais  résolue  I  suivre  la  carrière  litté- 
raire. Malgré  !<•>  dégoûts  que  j'y  rencontre  parfois,  malgré 
les  jours  de  paresse  et  de  fatigue,  qui  viennent  interrompre 
mon  travail,  malgré  la  vie  plus  qœ  modeste  que  je  mène 
ici.  je  sens  que  mon  existence  est  désormais  remplie.  l'ai 
un  but.  une  tâche,  disons  le  mol,  tme  pmssûm.  Le  métier 
d'écrire  en  est  une  violente,  presque  indestructible.  Quand 
elle  s^est  emparée  d'une  pauvre  bête,  elle  ne  peut  plus  la 
quitter.  Je  n'ai  point  eu  de  succès.  Mon  ouvrage  a  été  trouvé 
in\  raisemblable  par  les  gens  auxquels  j'ai  demandé  coa- 
seil.  En  conscience,  ils  m'ont  dit  que  c'était  trop  bien  de 
morale  et  de  vertu  pour  être  trouvé  probable  par  le  public. 
I  I  juste,  il  faul  servir  le  pauvre  public  à  son  goût,  el  je 
vais  faire  comme  le  \eul  la  mode.  Ce  sera  mauvais.  Je 


330  GEORGE    SAM) 

m'en  lave  les  mains.  Il  faut  que  les  aoms  connus  passent 
avant  moi.  C'est  trop  juste.  Patience  dune.  Je  travaille  à 
me  (aire  inscrire  dans  la  Mode  et  dans  VArtÙte,  deux  jour- 
naux du  même  genre  que  la  Rente.  C'est  bien  le  diable 
si  je  ne  réussis  dans  aucun. 

«  En  attendant  il  faut  vivre.  Pour  cela   je  fais  le  dernier 

des  métiers,  je  fais  des  articles  pour  le  Figaro.  Si  vous 
saviez  ce  que  c'est  !  Maison  es!  payé  sept  francs  la  colonne 
et  avec  ça  on  boit,  on  mange,  on  va  même  au  spectacle, 
en  suivant  certain  conseil  que  vous  m'avez  donné.  I 
pour  moi  l'occasion  (\vs  observations  les  plus  utiles  et  les 
plus  amusantes.  11  faut,  quand  on  veut  écrire,  tout  \<>ir. 
tout  connaître,  rire  de  tout.  Ah  !  Ma  foi,  vive  la  \ie  d'ar- 
tiste !  Notre  devise  est  liberté  ! 

«  Je  me  vante  un  peu  pourtant.  Nous  n'avons  pas  pré- 
cisément la  liberté  au  Figaro.  M.  de  Latouche,  notre 
digne  patron  (ah  !  si  vous  connaissiez  cet  homme-là!)  est 
sur  nos  épaules,  taillant,  rognant  à  tort  et  à  travers,  qous 
imposant  ses  lubies,  ses  aberrations,  ses  caprices.  Et  nous, 
d'écrire  comme  il  l'entend  ;  car,  après  tout,  c'est  son  affaire, 
nous  ne  sommes  que  ses  manœuvres  ;  ouvrier-journaliste, 
garçon-rédacteur ,  je  ne  suis  pas  autre  chose  pour  le 
moment1  !...  » 

Deux  jours  plus  tard,  le  G  mars,  Mmc  Dudevant  commu- 
nique à  Duvernet  qu'enfin  elle  a  eu  du  succès.  La  Molinara 
parue  dans  le  Figaro  du  3  mars  sans  nom  d'auteur,  fit  une 
grande  impression,  intéressa  vivement  les  lecteurs,  et  tout 
le  monde  voulut  savoir  qui  avait  écrit  l'article.  Le  o  mars 
parut  la  Vision,  écrite  par  Jules  Sandeau,  mais  corrigée  par 
Aurore  Dudevant,  et,  dans  le  même  numéro  une  Bigarrure, 

1  Correspondance,  vol.  I,  p.  1G5-167. 


GEORGE    S  AND  331 

—  «  nouvelle  à  la  main  »,  un  petit  entrefilet  politique  êcril 
par  elle  seule.  Cet  entrefilet  plut  beaucoup  au  public  qui  le 
trouva  «  profond  »;  la  censure,  qui  y  trouva  des  allusions 
contre  le  gouvernement,  s'en  mêla,  voulut  traîner  1<'  rédac- 
teur  du  journal  devant  les  tribunaux  et  même  Incarcérer. 
En  un  mot,  la  «  Bigarrure  »  eut  un  succès  de  scandale. 
Mme  Dudevanl  écrit  dans  la  même  lettre  du  G  mars  '  : 
«  Alors  le  roi-citoyen  s'est  taché.  Et  voilà  qu'on  a  saisi  le 
Figaro  et  qu'on  lui  a  intenté  un  procès  de  tendance.  Si  on 
incrimine  les  articles  en  particulier,  le  mien  le  sera  pour 
sur.  Je  m'en  déclare  l'auteur  et  je  me  fais  mettre  en  prison. 
Vive  Dieu!  Quel  scandale  à  La  Châtre!  Quelle  horreur, 
quel  désespoir  dans  ma  famille  !  Mais  ma  réputation  est 
laite,  et  je  trouve  un  éditeur  pour  acheter  mes  platitudes  e* 
des  sots  pour  les  lire.  Je  donnerais  neuf  francs  cinquante 
centimes  pour  avoir  le  bonheur  d'être  condamnée!...  » 

Elle  ne  fut  ni  poursuivie,  ni  condamnée,  mais  cela  con- 
tribua à  lui  faire  une  certaine  réputation.  Bientôt  après  elle 
fit  paraître,  dans  la  Revue  de  Paris,  une  petite  nouvelle  la 
Prima-Donna1,  et  le  15  mars,  dans  la  Mode  :  La  Fille 
dÀlbano.  Plus  tard,  George  Sand  avait  si  complètement 
oublié  ce  récit,  (pie,  quand  le  futur  historien  de  ses  œu\  res, 
le  vicomte  de  Spoelberch  lui  demanda  si  c'était  elle  qui 
L'avait  écrit,  elle  dit  d'abord  que  n<»n  ;  mais  quand  il  lui  en 
eut  montré  le  texte,  die  reconnut  ce  récit. 

En  avril,  Aurore  partit  pourNohant  <>ù  elle  resta  jusqu'en 
juillet,  se  reposant,  au  milieu  de  la  nature,  de  sa  \  i'-  de  tra- 

1  Correspondance,  vol.  r.  p.  L6&-173. 

■  On  ne  sait  pas  trop  pourquoi,  dans  la  Correspondance,  vol.  L  |>.  188» 
il  <•-(  dit  dans  une  Doté  au  bas  de  la  lettre  I  Charles  Duvernel  que  la 
Prima-Donna  est  l'héroïne  d'un  des  a  fragments  littéraires  inédits  de 
George  Sand  ».  Comme  nous  le  voyons,  ce  récit  b  para  en  enUer  au  mois 
d'avril  1831  et  il  esl  <lù  indubitablement  a  la  plume  &  Sand. 


332  GCOBGE    sa  M) 

vail  <■(  de  L'agitation  de  Paris,  s'cecupanfl  de  ses  enfant», 
Maurice  et  Solange,  cl  de  sa  petite  nièce  Léontine.  Revenue 
à  Paris  au  commencement  de  juill.-i  <■!  désirant  s'installer 
plus  commodément,  elle  se  logea,  quai  Sainf-Micli.].  dans 
cette  grande  maison,  qu'elle  décril  dans  V Histoire  de  ma 
Vie,  immédiatement  après  avoir  raconté  son  arrimée  en 
janvier  à  Paris;  elle  s'acheta  quelques  meubles  el  en  loua 
d'autres.  Bien  que  ses  ressources  fussent  supérieares 
qu'elles  étaient  lors  de  son  premier  voyage  à  Paris,  sa  vie 
restait  cependant  beujours  difficile.  ■  Je  cherchai  un  I 
ment  cl  m'établis  bientôt  quai  Saint-Michel,  dans  un»-  des 
mansardes  de  la  grande  maison  <jui  l'ail  le  eoia  <!<■  b  place, 
au  bout  du  pont,  en  face  de  la  Morgue1.  J'axais  là  trois 
petites  pièces  1res  propres  donnant  sur  un  hninon,  d'où  '\>> 
dominais  une  grande  (''tendue  du  cours  de  la  Seine  et  d'où 
je  contemplais  face  à  lace  les  monuments  gigantesques  de 
Notre-Dame,  Saint-Jnc<jiies-la-l>oucherie,  la  Sainte-Cha- 
pelle, etc.  J'avais  du  ciel,  de  L'eau,  <!<•  L'air,  des  hirondelles, 
de  la  verdure  sur  les  toits;  je  ne  me  sentais  pas  trop  dans 
le  Paris  de  la  civilisation,  qui  n'eût  convenu  niâmes  goûts, 
ni  à  mes  ressources,  mais  plutôt  dans  le  Paris  pittoresque 
et  poétique  de  Victor  Hugo,  dans  la  ville  du  passé. 

«  J'avais,  je  crois,  :\oo  francs  de  Loyer  par  an.  Les  cinq 
étages  de  l'escalier  me  chagrinaient  fort,  je  n'ai  Jamais  su 
monter  ;  mais  il  le  fallait  bien  et  souvent  avec  ma  gl 
fille  dans  les  bras-.  Je  n'avais  pas  de  servante;  ma  por- 

1  Dans  la  lettre  du  19  juillet  1831  à  Chartes  Duvernet  elle  donne  son 
adresse  «  Quai  Saint-Michel,  2o  ».  Dans  une  lettre  inédite  a  son  mari 
se  trouve  :  «  Quai  Saint-Michel,  29.  »  Halzac  donne,  dans  sa  lettre  à 
sa  mère  du  1C1  septembre  1832,  l'adresse  de  Jules  Sandeau.  «  quai 
Saint-Michel.  20  »,  en  recommandant  de  lui  envoyer  de  sa  part  un 
exemplaire  des  Contes  Philosophiques  «  pour  l'offrir  à  qui  de  droit  ». 
{George  Sand.) 

8  Quoiqu'elle   dise,  dès   ce    moment,  qu'il   lui  l'ut  difficile   de   porter 


GEORtJE     S  AND  333 

Uére,  très  fidèle,  liés  propre  el  très  bonne,  m'aida  à  faire 
mon  ménage  pour  15  francs  par  mois.  Je  me  fis  apporter 
in<»n  repas  de  chez  un  gargotier  1res  propre  el  très  honnête 
aussi,  moyennant  2  francs  par  jour.  Je  savonnais  et  repas- 
sais moi-même  le  fin.  J'arrivai  alors  à  trouver  mon  exis- 
tence possible  dans  la  limite  de  ma  pension.  Le  plus  diffi- 
cile lut  d'acheter  des  meubles  ' » 

Pour  s'acheter  des.meubles  1  elle  fui  obligée  d'emprunter 
de  l'argent  à  de  Laiouche.  Toutes  ses  lettivs  inédites  à  son 
mari  et  à  Hippolyte,  datées  de  la  seconde  moitié1  de  [H'M  et 
du  commencement  de  [tt'M.  sont  remplies  de  ses  soucis  et 
de  ses  inquiétudes  ;*i  propos  du  pavement  de  cette  dette. 
Longtemps  elle  ne  sut  comment  L'acquitter.  Elle  demanda 
à  Hippolyte  de  la  cautionner;  il  refus;»  d'abord,  consentit 
ensuite  et  même  lui  avança  50€  francs.  Dans  un  de  ses 
voyages  à  Paris,  Casimir  Dudevant  paya  gracieusement 
le  restant  de  la  dette  de  sa  femme.  A  la  fin  de  1831,  la 
vie  extérieure  d'Aurore  devint  parla  plus  tranquille  et  plus 
régulière,  ce  qui  lui  permit  d'être  plus  sédentaire. 

A  (•(•(!»■  époque,  ses  rapports  avec  Jules  Sandeau  ('(aient 
déjà  tout  autres  que  son  amour  mystique  pour  Âuréhen  de 
Sèze.  Aurore  se  regardait  maintenant  comme  parfaitement 
libre,  pouvant  disposer  desa  personne  comme  elleFenten- 
dait.  Elle  prétendait  jouir  du  même  droit  de  liberté  que  son 
mari,  comme  le  prouvent  ces  quelques  lignes  d'une  lettre 
écrite  de  Nohant  à  sa  mère,  dans  laquelle  elle  réfute,  on  ne 
sait  trop  pourquoi  ni  comment,  le  bruit,  arrivé  aux  oreilles 


Solange  but  ses  bras  an  cinquième  étage,  nova  saTone  qu'elle  n'amena 

bd  fille  ;i  Paria  qu'au  mois  d'avril  il'-  L'année  >ui\ai. 
1  Histoire  de  ma  Vie,  vol.  IV,  p.  "~ 

;  Dana  un.'  Lettre  inédite  >i  son  mari,  datée  cl'' juillet  1831,  elle  parle 
acajou  et  en  merisii 


334  GEORGE     SA  NI) 

de  Mmfl  Dupin,  qu'elle  s'habillait  en  homme  :  «  On  vous  a 
dit  que  je  portais  culotte  on  vous  a  bien  trompée;  si  vous 
passiez  vingt-quatre  heures  ici,  vous  verriez  bien  que  non. 
En  revanche  je  neveux  point  qu'un  mari  porte  mes  jupes. 
Chacun  son  vêtement,  chacun  sa  liberté.  .J'ai  des  défauts, 
mon  mari  en  a  aussi,  et,  si  je  vous  disais  que  notre  ménage 
est  le  modèle  des  ménages,  qu'il  o'y  a  jamais  eu  un  ouage 
entre  nous,  nous  ne  le  croiriez  pas.  II  y  a  dans  ma  posi- 
tion, comme  dans  celle  de  tout  le  inonde,  du  bon  et  du 
mauvais1.  Lofait  est  que  mon  mari  fait  tout  ce  qu'il  veut  ; 
qu'il  a  des  maîtresses  ou  n'en  a  pas,  suivant  >«>n  appétil  : 
qu'il  boit  du  vin  muscat  ou  de  l'eau  claire,  selon  sa  soif; 
qu'il  entasse  on  dépense,  selon  son  goût  ;  qu'il  bâtit,  plante. 
change,  achète,  gouverne  son  bien  et  sa  maison,  comme 
il  l'entend.  Je  n'y  suis  pour  rien  »...  E!  aussitôt  ajoute- 
t-elle  fermement  :  «  Il  est  bien  juste  que  cette  grande  liberté 
dont  jouit  mon  mari  soit  réciproque  :  sans  cela  il  me  devien- 
drait odieux  ot  méprisable  :  c'est  ce  qu'il  ne  veut  point  être. 
Je  suis  donc  entièrement  indépendante  ;  je  me  couche 
quand  il  se  lève,  je  vais  à  La  Châtre  ou  à  Rome,  je  rentre 
à  minuit  ou  à  six  heures  ;  tout  cola  c'est  mon  affaire.  Ceux 
qui  ne  le  trouveraient  pas  bon  et  vous  tiendraient  <\v>  pro- 
pos sur  mon  compte,  jugez-les  avec  votre  raison  et  avec  votre 
cœur  de  mère;  l'un  et  l'autre  doivent  être  pour  moi  2...» 

Et  au  mois  de  juillet,  de  retour  à  Paris,  voilà  ce  qu'Au- 
rore écrit  à  Duvernet 3  :  «  (Je  voudrais  vous  donner)  cette 


*  Il  a  déjà  été  dit  dans  le  chapitre  précédent  qu'Aurore  Dndevant 
cachait  à  sa  mère  ses  chagrins  de  famille  et  comment  elle  tâchait  de 
sauver  les  apparences  envers  elle.  Il  est  certain  qu'à  cette  époque  elle 

se  sentait  déjà  loin  de  sa  mère  et  trop  supérieure  à  elle  pour  lui  dévoi- 
ler les  plaies  de  son  âme. 

*  Correspondance,  vol.  I,  p.   182-183. 

3  Cette  page  est  omise  dans  la  lettre  du  19  juillet  1831  imprimée  dans 


GEORGE     SAM)  335 

faculté  de  la  sentir  vive,  joyeuse  ou  brûlante,  comme  elle 
circule  dans  mon  sang,  comme  elle  bouillonne  dans  mon 
sein  !  Vivre  !  que  c'est  doux  î  que  c'est  bon  !  malgré  les 
chagrins,  les  maris,  l'ennui,  les  dettes,  les  parents,  les 
cancans,  malgré  les  poignantes  douleurs  et  les  fastidieuses 
tracasseries.  Vivre  !  c'est  enivrant  !  Aimer,  être  aimé  ! 
c'est  le  bonheur!  c'est  le  Ciel!  Vous  savez  aimer  aussi, 
vous.  Tout  votre  mal  est  venu  de  ce  qu'on  n'a  pas  su  vous 
le  rendre.  Et  maintenant  que  vous  êtes  compris,  vous 
devez  guérir...  » 

Aurore  faisait  d'autant  moins  un  secret  de  ses  rapports 
avec  Sandeau  que  les  théories  de  l'amour  «  libre  et  divin  » 
planaient  dans  l'air  et  étaient  proclamées  non  seulement 
par  les  Saint-Simoniens,  mais  aussi  par  tous  les  amis  de  la 
jeune  femme.  Cet  amour  pour  Sandeau  joua  dans  sa  vie 
intime  un  rôle  fatal.  Ce  fut  le  premier  anneau  de  toute  une 
chaîne  de  liaisons  plus  ou  moins  malheureuses,  trop  nom- 
bit  uses,  et  qui  ne  laissèrent  à  la  fin,  dans  ce  cœur  de  femme, 
qu'amertume  et  désenchantement.  Ces  amours  ont  creusé, 

il  est  vrai,  bien  plus  avant  dans  l'âme  de  lYrrivain.  Elles  !<' 
mirent  aussi  bien  souvent  en  relations  avec  des  person- 
nages éminénts  et  même  des  hommes  de  génie  dans  les 
sphères  les  plus  diverses  de  la  vie  sociale  et  artistique.  On 
sait  que  ce  premier  e.^sai  de  «  l'amour  libre  »  ne  fut  pas 
heureux,  ou  pour  mieux  dire,  le  bonheur  fut  aussi  fugitif 
qu'il  l'est  toujours  dans  foutes  les  amours,  libres  ou  non. 
Quoi  qu'il  en  soif,  dan-  les  commencements,  ce  bonheur 


la  Correspondance,  cil'-  doit  Bans  doute  être  placée  page  10*.  après  la 
phrase  suivante  :  «  Tonl  cela  vous  rerè  travaille]  sans  ennui  et  voua 
forcera  à  des  recherches  historiques,  »  pii  vous  arriveront  pleines  d'in- 
térél  et  de  vie  ».  Il  manque  ensuite  probablement  les  moU  •  je  vou- 
drais vous  donner  »,  puis  suit  lu  page  <\ur  nous  donnons  dans  i<i 
texte. 


336  GEORGE     SAND 

sourit  à  ce  couple  de  camarades  amoureux;  leurs  communs 
travaux  littéraires  contribuèrent  encore  à  les  unirei  firent 
de  leur  liaison  une  alliance  de  collaborateurs  ae  respectant 

cl  se  soutenant  réciproquement 

Ainsi,  à  partir  de  l'été  de  1831  r  Aurore  était  plus  souvent 

(•liez  elle  <pi'à  la  rédaction  du  Figaro,  d'autant  plus 
qu'elle  écrivait,  en  commun  avec  Jules  Sandeau,  leur 
grand  roman  Rose  et  Blanche.  Ils  écrivaient  tour  à  tour. 
Chacun  rédigeait  son  chapitre  d'après  le  plan  arrêté  d'avance. 
11  semble  toutefois  que  cV.sl  Aurore  qui  a  écrit  la  plus 
grande  partie  el  que  le  travail  de  Sandeau  consistait  plutôt 
à  corriger  et  à  animer  les  dialogue*.  Dans  V Histoire 
de  ma  Vie,  George  Sand  assure  que  Jules  Sandeau  relit 
ensuite  tout  le  roman  et  que  par  conséquent  il  lui  revient 
de  droit  ;  mais  il  suffil  de  lire  attentivement  Rose  et 
Blanche,  pour  se  convaincre  qu'elle  n'est  pus  ici  dans  la 
vérité.  Le  roman  est  écrit  (Tune  manière  inégale  «l  il  est 
évident  qu'il  n'est  pas  d'une  seule  et  même  main.  11  y  ;i  des 
Chapitres  qui  sont  certainement  dus  à  L'auteur  de  Consuelo, 
de  Lelia  et  du  Péché  de  M.  Antoine,  dont  ils  semblent 
parfois  être  des  fragments.  D'autres  uni  été  indubitable- 
ment écrits  par  L'auteur  de  Mariarma  et  de  Jf*  de  la  Sei- 
(/licre;  ceux-là  sont  moins  nombreux  et  produisent  l'im- 
pression . d'épisodes  isolés.  Il  est  très  étrange  que  quelques 
petites  nouvelles  de  George  Sand  soient  entrées  dans  les 
deux  volumes  publiés  en  1840,  sous  le  titre  des  Revenants, 
par  Jules  Sandeau  et  Arsène  lloussaye.  Cependant  de  Rose 
et  Blanche  il  n'y  est  entré  qu'un  fragment,  Horace, 
très  refait  et  changé  par  Sandeau  et  avant  déjà  servi,  sous 
le  titre  Vie  et  Malheurs  d'Horace  de  Saint- Aubin,  d'in- 
troduction à  l'œuvre  de  jeunesse  de  Balzac,  la  Dernière  Fée, 
reparue  en  1836  sous  le  pseudonyme  d1  «  Horace  de  Saint- 


GEORGE    SAND  337 

Aubin1  ».  Ni  Jules  Sandeau,  ni  George  Sand  ne  recon- 
nurent dune  plus  tard  Rose  cl  Blanche  comme  leur  œuvré, 
ci  ne  l'insérèrent  ni  l'un  ni  l'autre  dans  leurs  œuvres 
complètes.  Rose  ci  Manche  ou  La  comédienne  ci  la  reli- 
giease  esi  l'histoire  parallèle  de  deux  jeunes  filles,  Tune 
actrice,  l'autre  religieuse,  et  peint  sous  des  couleurs  très 
vives  le  contraste  des  deux  mondes  où  vivent. les  deux 
héroïnes.  Les  héros  sont  aussi  au  nombre  de  deux  et  foui 
également  contraste  par  leur  tempérament  et  leur  carac- 
tère. Dans  le  principal  nous  apparaît  le  type  favori  de 
George  Sand,  celui  d  un  jeune  homme  faible,  manquant  de 
volonté,  incapable  de  se  laisser  absorber  par  aucun  senti- 
ment ou  de  prendre  aucune  résolution  décisive,  mais  se  lais- 
sant facilement  entraîner  et  entraînant  les  autres,  un  peu 
phraseur,  un  peu  désenchanté,  au  tond,  froid  et  égoïste. 
Remarquons  dès  maintenant  que  plus  tard,  dans  son  roman 
Horace,  où  elle  exposa  tontes  les  faiblesses  de  ce  type, 
George  Sand  lui  donna  le  nom  d'un  des  héros  de  son  pre- 
mier roman  ce  nom  appartient,  dans  Rose  cl  Blanche,  d'ail- 
leurs, à  un  ton!  mitre  caractère  et  lui  attribua,  en  outre, 
plusieurs  traits  de  Jules  Sandeau  lui-même.  Il  y  a  dans 
Rose  et  Blanche  de  men  eilleuses  descriptions,  une  peinture 
magistrale  des  mœurs  <lo  théâtre,  des  pages  dune  fine 
analyse  psychologique.  On  \  suit  en  outre  facilement  les 
souvenirs  personnels,  vécus  par  Aurore  Du  pin.  Le  couvent, 
avec  ses  types  si  variés,  et  la  noblesse  campagnarde  y  ont 
trouvé  un  peintre  véridique  d'un  puissant  coloris.  La  mère 
de  l'actrice,  Primerose,  ressemble  beaucoup  par  sa  nature 
excentrique  et  fougueuse  à  la  mère  de  l'auteur,  Sophie- 


1  Voir  L'excelleni  travail  de  M.  de  Lovenjoul  :  Histoire  de*  Œuvres 
dé  Honoré  de  Balzac,  par  Chariea  de  Lovenjoul,  Paris,  Calmann-Lévy, 
187». 

22 


338  GEORGE    SAM) 

Antoinette  Dupîn,  tout  comme  l'arrivée  du  prélàl  et  le  dîner 
donné  en  son  honneur,  son!  évidemmenl  copiés  sur  nature 
et  représentent  l'arrivéeà  Nohant,  en  1829,  de  Monseigneur 
de  Villèle  (frère  du  ministre  .  jadis  confesseur  de  presque 
toutes  les  élèves  pendant  le  séjour  d'Aurore  au  couvent, 
ensuite  évêque  de  Bourges.  Nous  trouvons  le  récit  de 
cette  arrivée  de  l'évêque  à  Nohant,  ei  le  dîner  en  son  hon- 
neur, dans  une  lettre  inédite  de  Casimir  Dudevant  à  Caron, 
ei  sa  description  es!  de  tous  points  La  même  <ju<'  celle  qu'en 
donne  sa  foi  unie,  certes  avec  plus  de  couleur  el  d'art,  dans 
son  premier  roman.   On  ignore  qui  des  deux   auteu 

écrit  l'épisode  d'  «  Horace  »;  les  deux  jeunes  berrid -, 

en  le  peignant,  se  son!  servis  «lu  même  original,  mais  en 
relisant,  dans  Rose  et  Blanche,  les  pages  qui  se  rapportent 
à  Horace,  on  croit  relire  certains  passages  du  Péché  de 
M.  Antoine,  de  Mauprat  et  même  des  romans  postérieurs 
de  George  S  and,  lois  que  Jean  de  la  Roche  ou  M  Mer- 
çnem.  Il  est  difficile  de  prouver  et  de  montrer  en  quoi 
consiste  cette  ressemblance  :  elle  est  dans  tout  et  dans 
rien  —  mais  le  Lecteur  la  sent  vivement.  Ainsi  donc,  Rose 
et  Blanche  renferme  en  germe  les  éléments  les  plus  variés 
des  œuvres  ultérieures  de  George  Sand.  Ce  qui  est  plus 
remarquable  encore,  c'est  que  ce  roman  est  beaucoup  plus 
réaliste  que  ceux  qu'elle  a  écrits  plus  tard.  Son  style  rap- 
pelle le  ton  insouciant  et  spontané  de  ses  lettres  où  elle  ne 
craint  pas  de  dire  les  choses  carrément  et  hardiment,  et 
emploie  des  mots  très  verts  et  fort  peu  admis  dans  un  salon. 
Sa  manière  de  traiter,  avec  verve  et  crànorie,  les  héros  et 
les  événements,  les  dialogues  et  les  conversations,  esl  la 
même  que  celle  de  son  Voyage  en  Auvergne.  Il  s'en 
dégage  quelque  chose  de  naturel,  de  sain,  de  frais.  On  y 
trouve  bien  moins   d'exagérations,   de   déclamations,    de 


GEO RU  F     S  AND  330 

phrases  ampoulées  et  nébuleuses  que  dans  les  romans  pos- 
térieurs. Et  c'est  là  un  point  digne  de  remarque.  II  est  très 
probable  que  si,  dès  ses  débuts,  George  Sand  n'était  pas 
tombée  dans  le  groupe  des  romantiques  et  n'avait  pas  été 
endoctrinée  par  de  Latouche,  Sainte-Beuve  et  d'autres, 
mais  qu'elle  eût  écrit  sous  sa  propre  inspiration  sans 
ver  du  «  genre  sublime  •  alors  en  vogue,  son  talent 
eût  pris  une  tout  autre  direction  et  se  fut  plutôt  rapproché 
de  la  manière  de  Balzac,  quoique  dans  les  mêmes  cha- 
pitres où  elle  parle  de  ses  premiers  pas  dans  la  carrière  lit- 
téraire, elle  nous  dise  elle-même  que  Balzac  et  elle  axaient, 
(\r>  le  début,  compris  la  différence  de  leurs  aspirations  litté- 
raires et  de  leurs  tendances  :  elle  était  portée  à  Idéaliser 
dans  le  sens  du  beau,  et  lui  dans  le  sens  du  comique  ou  du 
laid  .  Il  serait  peut-être  téméraire  de  se  livrer  à  des  hypo- 
thèses basées  uniquement  sur  Rose  et  Blanche,  mais  il  est 
toutefois  curieux  de  signaler  le  réalisme  prononcé  du  pre- 
mier grand  roman  de  George  Sand.  Pour  confirmer  nos 
paroles,  nous  ne  donnerons  pourtant  ici  aucun  extrait  de  ce 
roman,  pour  la  bonne  raison  que  de  courts  passages  prou- 
vent toujours  très  peu.  Moins  encore  nous  récrierons-nous 
d'admiration  ou  d'indignation  à  propos  de  la  fameuse  arri- 
vée de  la  diligence  avec  la  vieille  nonne  perchée  à  l'impé- 
riale, scène  tant  citée  à  cause  de  ses  détails  grossièrement 
réalistes.  Cependant .  comme  preuve  que  ces  pages  sont 
réellement  dues  à  George  Sand,  rappelons  au  souvenir  du 
lecteur  les  lignes  suivantes  d'une  lettre  à  sa  mère,  datée 
du  22  février  1832  de  Nohant. 

...  a  Si  vous  trouvez  la  sœur  (  Mympe  trop  troupière,  c'est 

88  faute  plus  que  la  mienne.  Je  l'ai  beaucoup  connue,  et  je 

vous  assure  que,  malgré  ses  jurons,  c'était  la  meilleure  et 
la  plus  digne  des  femmes.  Au  reste,  je  ne  prétends  pas 


340  GEORGE    SAM) 

avoir  bien  fait  de  La  prendre  pour  modèle  dans  !<■  caractère 
de  6e  personnage.  Tout  ee  qui  es!  vérité,  n'es!  pas  bon  à 
dire  ;  il  peul  y  avoir  mauvais  goût  dans  l<i  choix.  En 
somme,  je  vous  ai  dit  que  je  n'avais  pas  fait  cet  ouvrage 
seule.  Il  y  a  beaucoup  de  farces  que  je  désapprouve  :  je 
ne  les  ai  tolérées  que  pour  satisfaire  mon  éditeur,  qui 
voulait  quelque  chose  d'un  peu  égrillard.  Vous  pouvez 
répondre  cela  pour  me  justifier  aux  yeux  de  Caroline,  si 
la  verdeur  des  mots  la  scandalise.  .!<•  o-'aime  pas  non  plus 
les  polissonneries.  Pas  une  seule  ne  se  trouve  (huis  le  livre 
que  j'écris  maintenant  et  auquel  je  ne  m'adjoindrai  de  mes 
collaborateurs  que  le  nom,  le  mien  n'étant  pas  destiné  à 
entrer  jamais  dans  le  commerce  «lu  bel  espril  '  ». 

En  l'automne  de  1831,  Aurore  passa  de  nouveau  deux 
mois  à  Nohant,  d'où  elle  rapportaà  Paris  Indiana,  roman 
qu'elle  avait  écrit  pendant  l'été  dans  l'espoir  que  Sandeau  . 
comme  il  était  convenu,  1»'  corrigerait,  y  apporterai! 
quelques  changements  et  ajouterait  quelques  chapitres  de 
sa  plume.  Mais  il  si1  trouva  que  Sandeau  n'avait  rien  écrit 
pendant  ce  temps  ;  il  ne  voulut  non  plus  rien  changer  au 
roman.  A  la  fin  de  1831  parut  cependant  Rose  et  Blanche, 
Le  nom  du  nouvel  auteur,  J.  Sand,  dont  les  deux  collabo- 
rateurs signalent  leurs  œuvres  communes,  était  déjà  connu 
el  avait  acquis  une  notable  célébrité.  Les  jeunes  auteurs 
n'avaient  plus  besoin  de  courir  à  la  recherche  d'un  éditeur; 
celui  qui  vint  ensuite,  vint  de  lui-même  chez  eux  pour  leur 
demander  s'ils  avaient  quelque  chose  à  lui  donner.  Aurore 
lui  remit  le  manuscrit  tYIndiatia,  espérant  pouvoir  le 
signer,  comme  auparavant,  du  nom  de  /.  Sand.  Mais  la 
modestie  de  Sandeau  se  révolta  à  l'idée  de  signer  du  pseu- 

1  Correspondance,  vol.  I,  p,  212. 


GEORGE    SAND  341 

donyme  commun  un  travail  auquel  il  n'avait  pris  aucune 
part.  L'éditeur,  de  son  côté, ne  voulut  pas  voir  son  édition 
signée  d'un  autre  nom  que  du  nom  déjà  connu  de  J.  Sand 
ou  Jules  Sand,  lui  promettant  ainsi  un  prompt  écoulement. 
Que  faire  ?  De  Latouche  conseilla  à  Sandeau  de  signer 
dorénavant  ses  ouvrages  de  son  vrai  nom  tout  entier,  pro- 
posa à  Mme  Dudevant  d'en  conserver  la  moitié  —  Sand,  en 
no  changeant  que  le  prénom,  et  choisit  pour  elle  celui 
de  Georr/r*{<  presque  synonyme  de  «  berrichon». 

Dans  YHistoire  de  ma  Vie,  George  Sand  dit  que  plus 
tard  beaucoup  de  ses  admirateurs  peu  sagaces  et  d'ennemis 
pas  plus  raisonnables,  virent  dans  ce  pseudonyme  un 
témoignage  ostensible  deses  sympathies  pour  Karl  Sand, 
issin  de  Kotzébue,  tandis  qu'en  réalité  ce  pseudonyme 
n'est  que  la  moitié  du  nom  de  Sandeau  que  de  Latouche 
lui  avait,  sans  aucune  arrière-pensée,  conseillé  de  prendre, 
et  qu'elle-même  avait  accepté  sans  penser  à  mal  et  sans 
y  attacher  la  moindre  importance.  Mais  les  chers  ours 
bienfaisants  continuèrent  encore  longtemps  à  la  féliciter 
<  d'arborer  les  idées  révolutionnaires  »,  pendant  que  ses 
ennemis  lui  reprochaient  e  sa  passion  pour  les  idées  subver- 
sives qu'elle  affichait  si  ouvertement  et  si  insolemment  ». 

Voilà  George  Sand  venue  au  monde.  Quelques  mois 
après  Indiana,  qui  parut  le  l(.)  mai  183:2,  fut  publié  : 
Melchior,  puis  La  Marquise,  Valentine,  h'  Toast,  la 
poésie  La  Reb xe  Mab. 

«  L'apprentissage.  »  était  fini.  La  littérature  française 
pouvait  saluer  un  nouveau  «  maître  »,  et  Aurore  Dudevant, 
d<-  collaborateur  inconnu  de  l'insignifiant  Figaro  d'alors, 


1  George  Sand,  jusqu'à  la  Un  de  1833  ,i  pan  près,  écrivait  '< 
Dod  George, 


/ 


342  GEO  lu;  K    s  a  M) 

était  devenue  Une  célébrité,  un  nom.  Cette  année  de  l*ol 
elot  la  vie  iï  Aurore  Dudevant.  George  Sand  apparaît, 
et  c'est  ce  aom  que  nous  lui  conserverons  désormais.  Dans 
les  chapitres  précédents,  qous  avons  tâché  de  montrer 
quels  traits  héréditaires,  quelles  impressions  d'enfance  el 
de  jeunesse,  quelles  observations  froides  de  l esprit  et 
tristes  remarques  d'un  triste  cœur*  ont  contribué  à  former 
la  nature  el  le  caractère  d'Aurore  Dupin-Dudevant  •  nous 
\  avons  donné  le  portrail  de  la  femme,  nous  allons  main- 
tenant  faire  la  même  chose  pour  V écrivain.  Tout  en  racontanl 
les  é\  énements  de  sa  \  ie  privée,  qous  indiquerons  les  étapes 
successives  de  son  évolution  el  les  éléments  sous  rinfluence 
desquels  s'est  agrandie  ei  modifiée  sa  personnalité  d'écri- 
vain, 

.Nous  axons  déjà  attiré  L'attention  <lu  lecteur  sur  la 
période  de  développement  latent  el  inconscieni  qu'Aurore 
eut  à  traverser  depuis  l'enfance  jusqu'au  moment  où,  dit- 
elle,  «  Je  compris  que  de  tous  les  petits  travaux  dont 
j'étais  capable,  la  littérature  proprement  dite  était  celui  qui 
m'offrait  le  plus  de  chances  de  succès  comme  métier,  et, 
tranchons  le  mot,  comme  gagne-pain  ».  Cette  période 
«  latente  »  rappelle  les  métamorphoses  du  papillon  depuis 
le  moment  où  il  sort  de  l'œuf,  jusqu'au  moment  où,  déjà 
un  papillon  in  potentia,  sous  tonne  de  cocon,  il  reste 
suspendu  dans  quelque  coin  caché  aux  yeux.  La  faiseuse 
de  romans  «  entre  quatre  chaises  »  ;  l'écnveuse  de  «  ré- 
sumés historiques  et  de  descriptions  poétiques  »;  l'an-an- 
geuse  de  Molière  suc  la  scène  du  couvent;  l'auteur  mys- 
tique du  roman  sentimental  sans  amour,  approuvé  par  les 
amies  de  couvent  et   par  son   cousin  René  et   de  la  Mar* 

1  Vers  de  Pouchkine  déjà  cité. 


GEORGE    SAND  343 

raine,  tout  imprégnée  d'amour  romanesque  ;  le  chroniqueur 
désenchanté  du  Voyage  en  Auvergne^  —  voilà  les  diffé- 
rentes étapes  que  la  chrysalide  avaitdéjà  traversées  avant 
18M1  :  voilà  comment,  dans  sa  jeunesse,  elle  s'était  pré- 
parée, à  son  insu,  à  la  carrière  d'écrivain.  Ils  avaient  biea 
raison  ••eux  qui,  comme  l'aïeule  et  René  de  Villeneuve, 
l'avaienl  encouragée  à  suivre  celte  voie  et  lui  axaient 
prédit  un  glorieux  a\ enir. 

Mais  il  lui  a  fallu  sa  correspondance  avec  Aurôlion  do 
Sèze  pour  qu'elle  se  découvrît,  et  son  amour  pour  Jules 
Sandeauful  pour  elle  l'haleine  de  printemps,  qui  éveilla  à 
la  vie  la  timide  chrysalide,  la  dégagea  do  sa  gaine  et  lit 
d'elle  un  brillant  et  splendide  papillon.  C'est  en  écrivant  à 
Aurélien  qu'elle  apprit  à  énoncer  ses  idées  et  à  créer  sur 
le  papier  la  fiction  d'une  \  ie  dont  elle  «Hait  privée  en  réalité. 
Sou  établissement  à  Paris  et  son  intimité  avec  l'homme 
aimé,  au  plus  fort  du  mouvement  artistique  et  intellectuel 
do  l'époque,  firent,  de  ce  besoin  de  se  manifester  et  de  ce 
talent  de  donner  au  courant  de  la  plume  la  vie  ;'i  fout  un 
monde  rêvé,  —  non  plus  un  passe-temps  d'amateur,  mais 
un  gagne-pain  et  un  sacerdoce.  I).'  dilettante,  die  devint 
écrivain  de  profession,  et,  après  avoir  passé  en  très  peu  ^U- 
temps  par  tous  les  degrés  de  l'apprentissage,  la  voilà 
maître. 

C'est  pour  cette  raison  que  nous  sommes  porté  à  voir 
dans  sa  liaison  avec  Sandeau,  une  date  marquant  surtout 
la  manifestation  de  son  génie  Littéraire,  qui,  du  reste,  a 
coïncidé  avec  la  crise  qui  a  décidé  de  son  sort. 

A\anl  de  parler  de  la  \i<-  de  George  Sand  à  Tari--  cl  à 
Nohant    en   1832,    nous  jetterons  un    coup  d'œil  sur 
premières  œui  res. 

Comme  nous  avons  ou  plusieurs  fois  l'occasion  de  le 


34*  GEORGE     SAM) 

faire  remarquer,  depuis  son  enfance,  lés  jours  de  rêveries 
succédaient  chez  Aurore  Dupin  aux  accès  de  folle  gaieté. 
A  partir  de  1K2],  dans  les  entr'actes  de  ses  périodes  de 
eontemplatioii  et  d'aspirations  vers  L'idéal  el  La  vérité, 
Aurore,  tantôt  savourait  la  vie  en  artiste,  courant  à  travers 
champs  cl  jouissant  de  sa  liberté  au  milieu  de  la  nature, 
tantôt  entrait  en  révolte  ouverte  contre  La  société  et  Le 
monde  entier.  Sou  amitié  pour  Zoé  et  son  amour  pour  de 
Sèze  —  ces  six  années  si  calmes  en  apparence,  si  remplies 
par  la  vie  intense  do  rame  —  furent  encore  une  époque 
vouée  aux  recherches  mi-mystiques,  mi-poétiques,  d'une 
vérité  nouvelle,  devant  succéder  aux  croyances  d'autrefois, 
aux  rêveries  enfantines.  Lès  années  L830,  \K\\.  L  832,  et 
le  commencement  de  1833,  apparaissent  comme  des 
années  do  protestation  et  de  révolte  par  excellence.  Les 
premières  œuvres  de  George  Sand,  ù  commencer  parla 
Prima  Donna  jusqu'à  Lélia,  portent  l'empreinte  évidente 
tant  de  ses  rêveries  poétiques  et  de  ses  recherches  passion- 
nées de  la  vérité  pondant  sa  vie  calme  à  Nohant,  que  d<- 
ses  révoltes  contre  La  société,  ses  institutions  et  ses  abus. 

Examinons  sommairement  ses  routes,  nouvelles  et 
romans  en  passant  Rose  et  Blanc/a'  dont  nous  avons  déjà 
parlé  antérieurement,  car  cotte  œuvre  \\r  peut  être  consi- 
dérée comme  sortie  exclusivement  dv  la  plume  de  George 
Sand.  Nous  avons  devant  nous  —  La  Prima  Donna,  la  Fille 
cTAlbano,  Indiana,  Melchior,  la  Marquise,  Valentine, 
le  Toast,  un  petit  poème  La  reine  Mab  et  le  roman  Pau- 
line, paru  beaucoup  plus  tard,  mais  écrit  immédiatement 
après  lndiana  l),  George  Sand  a  essayé  dans  les  préfaces 
de  plusieurs   de  ses  œuvres  et  dans  la   douzième  Lettre 


1  Pour  tout  ce  qui  concerne  les  dates  de  publication  des  œuvres  de 
George  Sand  nous  avons  consulté  la  rarissime  brochure  :  «  Etude  Biblio- 


GEORGE    S  AND  3  tu 

dun  voyageur,  adressée  à  Nisard,  de  prouver  que  ses 
premiers  romans  n'ont  pas  été  écrits  pour  protester  contre 
l'institution  du  mariage  ou  contre  toute  autre  institution 
sociale  Cependanl  tous  ces  ouvrages  sonl  pénétrés,  qu'elle 
en  ait  conscience  ou  non,  d'un  esprit  de  protestation  et 
de  révolte  contre  la  société,  la  famille,  Les  préjugés,  les 
injustices  et  les  violences,  au  nom  de  la  liberté  individuelle 
de  La  femme.  Ou  bien  ils  sont  un  plaidoyer  en  faveur  des 
artistes,  (\e*  talents  étouffés  dans  les  tenailles  de  la  vie 
bourgeoise. 

Qu'est-ce  en  réalité  que  la  Prima  Donna?  C'est,  en 
trois  ou  quatre  pages,  l'histoire  d'une  chanteuse  d'opéra. 
Mariée  à  un  homme  du  grand  monde,  Gina,  c'est  le  nom 
de  l'héroïne,  dépérit  du  mal  delà  scène;  un  feu  intérieur 
La  dévore,  ne  trouvant  pas  d'issue  dans  sa  vie  de  mariage 
uniforme  et  terne,  elle  languit,  s'éteint,  es!  mortellement 
malade.  Le  docteur,  qui  comprend  la  raison  de  sa  maladie, 
persuade  à  son  mari  de  La  laisser  remonter  sur  La  scène. 
La  permission  esf  donnée.  Gina  chante  avec  succès  dans 
«  Roméo  et  Juliette  »  et  meurt  au  milieu  de  son  triomphe, 
foudroyée  parle  bonheur  de  se  trouver  dans  Le  monde  de 
l'art,  terrassée  par  le  trop-plein  de  ses  sentiments  qui  sont 
au-dessus  de  ses  forces  déjà  brisé  s, 

La  fille  d'Albano? — C'est  une  diatribe  de  poète  contre  le 
bien-être  moral  et  matériel  de  La  bourgeoisie,  milieu  le 
moins  approprié  el  Le  plus  funeste  à  une  nature  artistique; 
Carlos,  frère  aîné  d'une  artiste,  Laurence,  attaque  énergi- 
quement  la  vie  bourgeoise  pour  sauver  sa  sœur  adoptive  en 


graphique  sur  les  œuvres  de  George  Sand  t  par  le  Bibliophile  Isaac 
(vicomte  de  Spœlberch).  Bruxelles,  1868.  El  l'auteur  a  eu  l'extrême 
bonté  de  oous  en  communiquer  la  Buite  manuscrite  (1867-1896).  Nous 
proGtons  <lr  l'occasion  pour  lui  exprime!  i<i,  encore  une  fois,  t< »ut < 
notre  gratitude, 


346  GEOBGE    SAM) 

l'empêchant  d'épouser  un  excellenl  homme  de  très  Im.hu.' 
famille,  parce  que  ni  lui,  ni  les  siens  ne  conviennent  nulle- 
ment à  sa  bouillante  nature  artistique.  Presqu'au  moment  de 
signer  le  contrat,  Carlos  arrache  Laurence  à  l'homme  aimé, 
il  l'enlève  à  l'eau  tranquille  et  stagnante,  pour  l'entraîner 
de  n<  m  w  m  h  vers  la  mer  houleuse  de  la  vie  artistique  où  l'arl 
seul  est  but,  moyen,  récompense,  souverain  bonheur.  L'- 
Ion quelque  pou  emphatique  du  récit  lui  nuit  un  peu,  mais 
ce  ton  est  presque  nature]  dans  La  bouche  d'un  «  artiste  ■• 
qui  a  la  parole  ardente,  plastique,  presque'  exubérante.  Le 
héros  s'appelle  Au  ré  lien...  de  Nancé  ;  il  se  console  bien 
vite  de  la  perte  de  la  femme  aitnée,  se  marie,  entn  dans 
V arène  politique  dans  Vespoir  de  devenir  avec  le  temps 
pair  de  France  ou  ministre.  Tout  en  lui,  dan-  sa  \i<\  dan- 
sa famille,  est  correct,  d'accord  avec  les  règles  de  la 
morale  el  du  bon  ton,  tout  est  noble,  mais  frise  la  froideur 
et...  évoque  quelques  vagues  souvenirs  personnels  de  l'au- 
teur. 

C'est  ainsi  que  George  Sand  se  laisse  aller,  dès 
premiers  pas  dans  la  carrière  littéraire,  à  décrier  la  vie 
bourgeoisement  vertueuse,  intolérable,  funeste  à  chaque 
talent,  et  manifeste  une  sympathie  spéciale  et  un  vif  intérêt 
pour  les  «  artistes  »  dans  le  sens  précis  du  mot.  Une  des 
héroïnes  de  Roseet  Blanche  esl  encore  une  actrice,  comme 
nous  Taxons  vu,  el  le  roman  lui-même  porto  comme  SOUS- 
titre  :  «  La  comédienne  et  la  religieuse  ». 

Dans  la  Marquise,  ce  n'est  pas  l'héroïne,  mais  le  héros 
qui  appartient  au  monde  théâtral.  Cette  charmante  et  triste 
nouvelle,  écrite  dans  les  tons  tendres  d'un  pastel  de  Latour, 
attesto  à  quel  point  l'auteur  possédait  la  connaissance 
approfondie  du  grand  monde  brillant  do  la  fin  du  xvmc  siècle. 
C'est  l'histoire  d'une  certaine  marquise,  qui,  n'ayant  jamais 


GEORGE    SAM)  347 

connu  l'amour,  quoique  mariée  depuis  plusieurs  années 
et    en  liaison   toute   de   convenance   comme    il   était   de 
bon  ton  alors,  avec  un  chevalier  quelconque,  tombe  tout 
à  coup  amoureuse  de  Facteur  Lélio.  Elle  L'aime  d'un  amour 
tout  différent  des  intrigues  passagères  et  Légères  des  vicom- 
-  et  des  comtesses  de  son  entourage.  Lélio,  lui-même, 
oe  ressemble  en  rien  aux  chevaliers  et  aux  abbés  poudrés, 
parfumés,  maniérés,  froidement  pervertis,  d'une  élégance 
extérieure,  d'une  nullité  de  cœur  effrayante,  familiers  du 
cercle  delà  marquise.  Lélio  était  tout  feu  et  tout  âme  :  il  ne 
mimait  pas  seulemenl  les  grands  sentiments  des  héros  de 
Corneille  et  de  Racine,  Leur  noblesse,  Leur  fougue,  —  par 
sa  nature  il  était  Lui-même  un  de  ces  héros.  Il  était  beau- 
coup moins  acteur  sur  la  scène  que  ne  l'étaient  dans  la  vie 
1<^  fats  mondains  qui  entouraient  La  marquise.  Disons  plus, 
son  jeu  était  si  simple,  si  naturel  et  si  plein  de  passion  et  de 
poésie,  qu'il  déplaisait  aux  amateurs  contemporains  de  L'art 
dramatique,  qui  demandaient   alors  aux  acteurs   un  jeu 
plus  artificiel  et  plus  maniéré.  Mais  La  marquise,  languis- 
sant au  milieu  d'une  société  mondaine  où  elle  ne  trouvait 
rien  ni  personne  capable  de  toucher  son  cœur,  ni  ses  sen- 
timents, se  prit  d'amour  pour  Lélio  uniquement  pour  la 
beauté  deson  âme  qu'elle  avait  devinée,  pour  ee  feu  sacré 
qui  illuminait  son  visage  Laid  et  sa  personne  chétive.  La 
marquise  était  sur  le  point  d'oublier  pour  Lélio  sa  réputation 
a  impeccable  »,  qui  la  rendait  presque  ridicule  au  milieu 
<\i-  ses  amies  frivoles  ;  mais  en  l'ayant  vu  hors  de  la  scène, 
elle  en  lut   désenchantée,  car  hors  du  théâtre  c'était   un 
homme  laid,   insignifiant,   aux   mouvements   brusques  et 
aux  manières  grossières.  Alors  L'amour  de  la  marquis* 
trouva  être  encore  plus  en  opposition  avec  sa  vie  réelle  et 
devint  une  rêverie,  <>ù  elle  cherchait  l'oubli  de  L'ennui  qui 


348  GEORGE     SAND 

la  rongeait.  Elle  consentit  à  un  rendez-vous  que  Lélio 
l'avait  suppliée  de  lui  accorder,  car  lui  aussi  l'aimail  de  loin 
et  avait  su  deviner  sa  nature  à  l'expression  attentive  de  son 
visage.  Au  grand  étonnemeni  de  la  marquise,  Lélio  se  pré- 
senta à  l'entrevue  paré  el  orné  comme  elle  l'avait  vu  au 
théâtre;  sa  conversation  lui  montra  aussi  que  son  commerce 
de  tous  les  jours  avec  les  classiques  avaii  ennobli  el 
rehaussé  sou  âme,  lui  rendanl  familiers  les  sentiments  les 
plus  sublimes.  Malheureusement,  ce  que  La  marquise  aimai! 
surtout  dans  Lélio,  ce  n'était  pas  l'homme,  c'était  l'idéal  qui 
l'avait  consolée  dans  sa  \i<-  terne;  d'autre  part,  Lélio 
adorai!  trop  la  marquise  pour  ne  point  remplir  ses  moindres 
désirs.  Tous  doux  comprirent  que  le  bonheur  étaii  chose 
impossible  pour  eux;  que,  si  même  ils  réussissaient  î\  le 
conquérir,  leur  vie  au  milieu  d'une  société,  alors  rigoureu- 
sement divisée  en  castes,  aurait  été  intolérable.  11-  se 
séparent  pour  toujours.  Comme  autrefois  la  grand'mère 
d'Aurore,  la  marquise  «  conserve  ses  plumes  blanches 
d'une  pureté  immaculée,  el  il  ne  reste  au  lecteur  qu'à 
s'affliger  avec  Lélio  sur  les  préjugés  du  monde,  qui  mettent 
une  barrière  artificielle  entre  doux  âmes  sœurs,  se  com- 
prenant l'une  l'autre,  ou  à  se  dire,  qu'en  général,  les 
natures  ardentes,  passionnées,  profondes,  soit  dans  le 
monde,  soi}  sur  la  scène,  sont  toujours  condamnées  à  souf- 
frir parmi  les  hommes  ordinaires,  froids  et  indifférents, 
et  cà  rester  incomprises  et  même4  méprisées.  Lélio  passe 
pour  un  homme  sauvage,  mal  élevé  et  mauvais  acteur, 
parce  qu'il  donne  toute  son  âme  dans  son  art.  La  mar- 
quise, de  même,  se  croit  et  tous  la  croient  bornée  et  sotte, 
quoiqu'elle  soit  cent  fois  supérieure  aux  poupées  qui  l'en- 
tourent. 

Remarquons  que,  dans  l'édition  illustrée  des  œuvres  de 


GEORGE    SANU  349 

George  Sand,  au-dessus  du  titre  La  Marquise  se  trouve 
un  médaillon  avec  le  portrail  soi-disanl  de  la  marquise 
elle-même,  dont  l'auteur  nous  parle  dans  la  préface.  Elle 
est  en  Diane-chasseresse  (comme  est  représentée  Marie- 
Aurore  de  Saxe  elle-même  sur  le  portrail  par  Latour,  qui 
appartient  maintenant  à  La  petite  fille  de  George  Sand, 
M  AuroreLauth  :  corsage  très  décolleté,  style  LouisXV, 
en  «  satin  tigré  »,  un  arc  à  la  main  et  un  croissant  dans 
lirvcux  poudrés.  Remarquons  aussi  que,  si  l'amie  de 
la  marquise  porte  le  nom  de  Mme  de  Ferrières,  lequel  appar- 
tenait à  une  des  vraies  amies  de  M'ne  Dupin  de  Francueil,  la 
marquise  elle-même  très  belle  el  forl  sotte  elle  passai!  au 
moins  pour  stupide]  semble  rappeler  Mœ€  de  Pardaillan1, 
ou  même  un  original  qui  était  beaucoup  plus  proche  d'Au- 
rore Dudevant.  Rappelons-nous  qu'elle  répète  à  plusieurs 
reprises  dans  «  VHistoire  de  ma  Vie  »  que,  dans  son 
enfance,  elle  paraissait  souvent  «  sotte  »,  «  bête  »  el  que 
même  plus  tard,  lorsqu'elle  songeai!  ou  réfléchissait,  sa 
figure  prenait  une  expression  d'immobilité  stupide  —  elle- 
même  le  prétend  e!  quantité  de  personnes  qui  l'on!  connue 
dans  différentes  périodes  de  sa  vie*,  le  disent  aussi,  en 
ajoutant  que  cette  expression  pouvail  induire  en  erreur 
ceux  qui  ne  la  connaissaient  pas,  —  tout  comme  la  figure 
peu  éveillée  de  la  pauvre  marquise  lui  faisait  faire,  de  même 
qu'à  ses  amies,  des  réflexions  dédaigneuses  à  propos  de  son 
esprit.  Nous  voyons  ainsi  dans  La  Marquise,  &  cotéd'obser- 
vations  sur  autrui,  des  tr;ut>   plus  ou   moins  autobiogra- 


1  Histoire  de  ma  Vie,  roi.  If.  p.  3U 

-  Heine,  Gutzkow,  Lenz,  Maxime  Du  Camp,  Goncourt  «■!  plusieurs 
autres  contemporains  de  George  Sand,  qui  sont  encore  en  vie,  parlent 
à  peu  près  en  môme  termes  du  «  regard  immobile  de  ses  grands  yeui 
noirs,  veloutés,  sans  éclat  ni  expression,  et  qui  ont  l'air  de  ne  rien  voir  ». 


350  GEOBGE    SAM) 

phiques.  Par  sa  naissance  e\  par  son  éducation,  fauteur 
appartenait  au  même  monde  que  la  marquise;  comme 
eelle-ci,  elle  a  cherché  1*'  bonheur  dans  la  bohème  artistique, 
cl  même  n'a  pas  manqué  de  faire  porter  à  sa  marquise  le 
costume  d'homme  pour  aller  au  théâtre,  lorsqu'ell 
glisse  incognito  aux  stalles  pour  jouir  du  jeu  de  LéMo  sans 
avoir  à  craindre  de  trahir  sou  amour  et  son  émotion. 

Pauline  doit  également  être  rangée  parmi  l<->  premières 
œuvres  de  George  Sand;  ce  roman  n'a  été  publié,  il  est 
vrai,  qu'à  la  fin  de  1839  et  au  commencement  de  1840, 
mois  c'est  au  début  de  l'année  \X-\2  qu'il  a  été  couru  el 
même  écrit  à  moitié.  Dans  la  préface  de  l'édition  de  is."»2, 
George  Sand  dit  :  «  J'avais  commencé  ce  roman  en  1^2 
à  Paris,  dans  une  mansarde  où  je  me  plaisais  beaucoup. 
Le  manuscrit  s'égara  :  je  crus  l'avoir  jeté  au  feu  par 
mégarde,  et,  comme  au  bout  de  trois  jouis,  je  ne  me 
souvenais  déjà  plus  de  ce  que  j'avais  voulu  faire...  je  ne 
songeai  point  à  recommencer.  Au  bout  de  dix  ans  environ, 
en  ouvrant  un  in-quarto  à  la  campagne,  j'y  retrouvai  la 
moitié  d'un  volume  manuscrit,  intitulé  Pauline.  J'eus  peine 
à  reconnaître  mon  écriture,  tant  elle  était  meilleure  que 
celle  d'aujourd'hui.  Est-ce  que  cela  ne  vous  esi  pas  souvent 
arrivé  à  vous-même,  do  retrouver  toute  la  spontanéité  de 
votre  jeunesse  et  tous  les  souvenirs  du  passé  dans  la  netteté 
d'une  majuscule  et  dans  le  laisser-aller  d'une  ponctuation  '.] 
Et  les  fautes  d'orthographe,  que  tout  le  monde  fait  et  dont 
on  se  corrige  tard,  quand  on  s'en  corrige,  est-ce  qu'elles 
ne  repassent  pas  sous  vos  yeux  comme  de  vieux  amis  ?  En 
relisant  ce  manuscrit,  la  mémoire  de  la  première  donnée 
me  revint  aussitôt,  et  j'écrivis  le  reste  sans  incertitude  ». 

Et  que  voyons-nous  dans  ce  roman  ? 

Nous  y  retrouvons  encore  une  actrice,   Laurence.   Par 


(i  KO  HC.  F     SAND  351 

sa  nature  généreuse,  grande,  spontanée  et  ouverte,  candide 
et  impressionnable,  Laurence  Fait  contraste  avec  La  provin- 
ciale Pauline,  bourgeoisement  vertueuse,  sèchement  pieuse, 
mesquine,  incapable  de  tout  élan,  de  tou(  mouvement  spon- 
tané, éloignée  du  vice,  mais  éloignée  aussi  de  tout  profond 
sentiment  humain.  Laurence,  actrice  de  beaucoup  de 
talent  et  déjà  célèbre,  arrive  par  hasard,  étant  en  route 
pour  Lyon,  dans  la  petite  ville  de  Saint-Front,  où  elle  avait 
passé  sa  triste  jeunesse  abreuvée  de  privations  et  de  peines. 
Elle  y  avait  laissé  une  amie  ei  élève,  Pauline,  dont  elle 
avait  fait  la  connaissance,  lorsque,  âgée  de  quinze  ans  à 
peine,  elle  donnait  des  leçons  dans  une  pension,  axant 
d'avoir  songé  au  théâtre.  Plus  tard,  quand  elle  eut  franchi 
ce  pas  hardi  en  se  faisant  actrice  et  en  rompant  ainsi  avec  les 
vertus  bourgeoises,  Pauline,  comme  tous  ses  concitoyens 
et  ses  concitoyennes,  avait  rompu  avec  elle,  ou  du  moins 
avait  cessé  de  lui  écrire.  Laurence  avait  pourtant  très 
bien  compris  <jiie  Pauline,  dans  le  monde  où  elle  est  née, 
ne  pouvait  agir  autrement,  mais  malgré  tes  longues  années 
de  séparation,  eHe  ne  doute  pas  de  Famine  de  Pauline. 
(Le  lecteur  remarque  certainement  ce  trait  autobiogra- 
phique .  Apprenant  que  Pauline  était  toujours  dans  cette 
ville  et  point  mariée,  Laurence  interrompt  son  voyage  et 
va  la  voir.  A  peine  a-t-elle  franchi  le  seuil  de  la  porte  de 
Pauline,  qu'elle  est  envahie  par  la  sensation  du  calme  et 
du  silence  qui  y  régnent,  par  le  sentiment  de  l'éloignemenl 
des  agitations  et  des  passions  mondaines.  L'atmosphère  de 
cette  maison  provinciale,  terne  et  morte,  lui  semble  péné- 
trée d'humbles  et  austères  vertus,  et  Pauline,  elle-même, 
penchée  tantôt  sur  son  métier,  tantôt  occupée  à  soigner 
sa  mère  acariâtre  et  aveugle,  égoïste  comme  tous  lea 
malades,  s'offre  à  9011  imagination  comme  la  personnifica* 


352  G R ORGE    SAM) 

tion  de  L'humilité  angélique,  de  La  miséricorde  chrétienne, 
de  la  patience,  du  sacrifice  tranquille  et  conscient.  Laurence 
se  seul  saisie  envers  Pauline  d'étonnement,  de  respect  et 
presque  d'adoration.  Il  Lui  semble  que  jamais  elle  ne  sérail 
en  état  de  remplir  une  mission  aussi  sublime.  Pauline 
accueille  sou  ancienne  amie  à  bras  ouverts  et  dit  que  c'est 
par  simple  obéissanceà  sa  mère,  qui  n'avait  pas  permis  de 
continuer  son  amitié  avec  une  actrice  —  selon  elle,  femme 
perdue  —  qu'elle  avait  cessé  de  lui  écrire.  L'aveugle, 
d'abord  fort  peu  aimable  avec  Laurence,  La  traite  «le 
«  malheureuse  »,  puis  s'adoucit,  vaincue  parles  bonnes 
grâces  de  La  jeune  femme  qui  sait  la  charmer,  et,  enfin, 
pour  faire  pièce  à  toute  La  petite  ville,  La  prend  sous  sa 
protection  et  fait  éclater  aux  yeux  de  tous  L'amitié  qu'elle 
lui  témoigne.  La  nouvelle  de  L'arrivée  d'une  belle  Inconnue 
se  répand  aussitôt  dans  la  ville,  remuant  ce  marais  sta- 
gnant. Les  rumeurs,  Les  bruits,  Les  commérages  se  propa- 
gent. Enfin,  poussés  par  La  curiosité,  Les  habitants  de  Saint- 
Front  n'y  tiennent  plus,  et,  sous  des  prétextes  spécieux, 
ils  se  rendent  (die/  la  mère  de  Pauline.  La  scène  del'appa- 
rition  de  presque  toute  la  ville  dans  le  salon  éternellement 
silencieux  et  toujours  désert  de  la  vieille  MmeD.,  la  lutte 
des  petits  amours-propres  et  des  mesquines  vanités  avec 
la  curiosité;  les  potins,  les  coups  d'épingles  et  les  gn 
médisances,  tous  ces  bas-fonds  de  la  vie  provinciale  remués 
tout  à  coup  jusque  dans  leurs  profondeurs  par  l'arrivée, 
sinon  d'un  «  inspecteur  général  »,  au  moins  (rime  célébrité, 
sont  dépeints  de  main  de  maître  en  traits  concis,  énergi- 
ques, incisifs,  mais  pleins,  en  même  temps,  de  bonhomie  et 
d'humour.  Ce  sont  là  des  pages  que  Fauteur  du  «  Revi- 
seur »,  lui-même  pourrait  presque  envier.  Tous,  MM.  les 
maires  et  Mmesles  sous-préfettes,  sont  si  pleins  d'une  terreur 


GEORGE    sand  353 

panique  devant  «  L'affreuse  femme  »,  en  même  temps  si 
désireux  d'apprendre  quelque  chose  d'elle  :  ils  craignent 
tant  d'avouer  Leur1  curiosité  ou  d'adresser  La  parole  à 
Laurence  et  plus  tard  sont  si  pressés  d'assurer  qu'ils  ont 
été  justement  «  les  premiers  à  causer  avec  elle  et  qu'ils  se 
sont  mis  au-dessus  des  préjugés  »  qu'on  arrive  involon- 
tairement à  conclure  que  la  calme  Mme  Aurore  Dudevant, 
tout  en  faisant  ses  confitures,  en  taillant  des  gilets  ou 
en  jouant  des  contredanses  à  quatre  mains  avec  Duthei] 
ou  Périgny,  n'avait  pas  mal  réussi  à  récolter  d'heureuses 
observations  sur  les  petitesses  provinciales  et  qu'elle  avait 
peut-être  même  eu  L'occasion  d'en  faire  L'épreuve  sur  sa 
propre  personne,  Lorsque,  de  femme  effacée  d'un  insigni- 
fiant gentillatre,elle  s'était  faite, elle  aussi, artiste  et«  femme 
affreuse  ».  On  peut  même  croire  que  George  Sand  a  vécu 
pareil  retour  au  pays  natal,  retour  qui  aura  remué  le  lac 
dormant  de  La  Châtre.  Si  elle  ne  Ta  pas  vécu  personnel- 
tement,  elle  connaissait  du  moins  toutes  Les  conditions 
Locales  pour  se  L'imaginer  et  le  dépeindre  avec  une  vérité 
frappante,  On  croit  aussi  Lire  des  pages  de  journal  intime 
dans  Les  Lignes  suivantes  :  «  C'était  affreux,  celte  pauvre 
ville,  cl  pourtant  j'y  ;ii  passé  des  années  de  jeunesse  et 
de  force!  J'étais  bien  autre  alors...  .relais  pauvre  d^ 
condition,  mais  j'étais  riche  d'énergie  cl  d'espoir,  le  souf- 
frais bien  !  Ma  vie  se  consumait  dans  L'ombre  cl  L'inac- 
tion ;  mais  qui  me  rendra  ces  souffrances  d'une  âme  agitée 
par  sa  propre  puissance  ?  O  jeunesse  de  coeur  1  qu'êtes- 
vous  devenue  ?...  » 

Mais  revenons  ;«  notre  récit.  Après  avoir  soumis  cl  en- 
chanté les  habitants  de  Saint-Front  par  la  vivacité  de  3on 
caractère,  le  charme  qui  émane  d'une  artiste,  la  grâce  de 

toute   sa  personne,    Laurence  quitte  la  ville  ;  elle  quitte  la 

23 


354  GEOBGE    SAM) 

maison  de  Pauline  avec  de  tout  autres  pensées  que  celles 
qu'elle  avait  en  y  entranl  deux  jours  auparavant.  Idéalisant 
en  artiste  ses  premières  impressions,  <'11<'  croyait  être  tombée 
dans  un  abri  de  \  raie  vertu  ;  il  lui  semblait  que  Pauline  était 
l'idéal  d'un  sacrifice  conscient  ;  qu'elle  s'était  volontairement 
immolée  à  l'amour  de  sa  mère.  Mais  il  n'en  était  rien:  Pau- 
Une  ne  rempUssait  son  devoir  que  par  orgueil,  dans  le  désir 
des'éleverà  ses  propres  yeux;  lesacrifice  dé  sa  jeunesse  et 
les  soins  qu'elle  prenait  de  sa  mère  n'étaient  qu'une  sorte  de 
t<  manteau  de  vertu  »  dans  Lequel  elle  se  drapait  devant  le 
monde  et  plus  encore  devant  elle-même  ;  ses  soins  cachaient 
le  dépit  contre  sa  mère,  l'irritation  d'avoir  perdu  sa  jeunesse, 
rivée  à  une  mourante,  presque  à  un  être  mort.  Et  en 
M""  1).,  Laurence  remarque  au  lieu  d'une  reconnaissance 
touchante,  la  crainte  qu'elle  a  de  sa  fille,  la  peur  de  se  voir 
tout  à  coup  privée  de  son  aide  et  de  son  soutien,  et  en 
même  temps  le  dépit  d'avoir  cette  crainte  et  dé  ne  pins  pou- 
voir se  suffire  à  elle-même.  Pour  cette  raison,  aux  moments 
où  elle  a  besoin  de  sa  fille,  elle  met  de  côté  ses  convictions 
et  ses  principes  pour  l'amadouer  c'est  dans  un  de  ces 
moments  qu'elle  a  consenti  à  recevoir  Laurence.;  mais 
quand  elle  n'a  plus  besoin  de  rien,  que  tous  ses  désirs  sont 
satisfaits,  elle  se  venge  de  sa  fille  par  des  coups  d'épingle, 
des  caprices,  des  paroles  méchantes  et  amères.  En  un  mot, 
ce  paradis  que  Laurence  avait  cru  trouver,  ('-tait  en  vérité, 
sinon  un  enfer,  du  moins  un  bagne  où  ces  deux  êtres, 
rivés  l'un  à  l'autre,  par  une  chaîne  indestructible,  ne  pou- 
vaient faire  un  pas  sans  s'être  à  charge. 
•  Laurence  n'est  pas  la  seule  qui  fut  désenchantée.  Pau- 
line aussi  fut  trompée  dans  son  attente  ;  elle  avait  espéré 
faire  envers  son  amie  la  généreuse,  la  protectrice,  lui 
accorder  son  pardon  et  lui  montrer  son  indulgence  envers 


GEORGE    SAM)  353 

La  femme   déchue.   Tout   au  contraire,   Laurence  n'était 

nullement  ni  femme  G  déchue  »,  ni  femme  «  perdue  »  ; 
elle  n'avait  besoin  de  la  protection  de  personne,  vivait 
d'une  vie  pleine  et  heureux'  au  milieu  (Tune  société  bril- 
lante, entourée  de  respect,  d'amitié,  d'adoration,  de  luxe, 
habituée  à  une  grande  liberté  et  à  toutes  les  petites  jouis- 
sances du  bien-être  inconnues  à  Pauline.  Au  lieu  d'avoir 
à  pardonner,'  rame  de  Pauline  se  remplit  de  fiel  et  de 
jalousie.  Laurence,  au  contraire,  n'a  pour  Pauline  que  de 
la  pitié.  Elles  se  quittent.  Il  s'établit  entre  elles  une  cor- 
respondance <[ui,  d'un  côté  comme  de  l'autre,  ne  fait  que 
développer  ces  sentiments  opposés.  La  mère  de  Pauline, 
morte.  In  généreuse  Laurence,  après  avoir  consulté  sa 
benne  et  sensible  mère,  la  prend  chez  elle  à  Paris.  (Au 
moment  OÙ  elle  terminait  son  roman,  en  18i<),  George 
Sand  attribua  à  la  mère  de  Laurence  bien  des  traits  de  la 
vieille  .M"1'  Garcia,  mère  de  Mme*  Malibran  et  Viardot, 
comme  elle  a  aussi  dessiné,  en  partie,  toute  la  famille  de 
Laurence  d'après  cette  famille  d'artiste.]  La  première  partie 
du  roman  forme,  pour  ainsi  dire,  le  nœud  de  l'action,  et  la 
.seconde  le  développement  de  toutes  les  données.  Laurence. 
insoucieuse,  généreuse,  sincère,  enthousiaste,  occupée  de 
son  art,  de  ses  nombreuses  connaissances  et  de  L'éducation 
de  ses  deux  jeunes  sœurs,  se  comporte  avec  Pauline  eii 

toute  confiance  et  tâche  en  toute  sincérité,  de  lui  faire  une  \  ie 
heureuse.  Elle  fait  du  bien  à  tous  sans  s'en  donner  la  peine, 
parce  que  sa  nature  esl  généreuse  et  bienfaisante,  et  les  pri- 
vations des  années  précédentes  hh  ont  fait  mieux  sentir  les 
tristesses  a  des  humbles  et  des  opprimés».  Pauline,  au  con* 
traire,  agit  toujours  en  pleine  conscience  ai  ec  la  susceptibi* 
lité  craintive  des  natures  égoïstes.  Elle  craint  tellement  de 
entir  redevable  à  Laurence  cl  à  sa  famille  qu'elle  s'em- 


3o6  GRORGE    SAM) 

presse  de  se  charger  de  presque  toul  le  ménage  et  des  soins 
domestiques  pour  ne  pas  être  obligée  ;'>  la  reconnaissance 
envers  ses  botes,  et  pour  relever  son  rôle  &  ses  propres 
yeux  et  à  ceux  du  monde,  a  Je  suis  utile,  dit-elle,  je  n'ad- 
mets aucun  bienfait  gratuit,  je  paye  toul  au  centuple.  » 
Pleine  d'un  amour-propre  mesquin,  elle  envie  le  sua 
Les  adorateurs  de  Laurence  et  sa  manière  de  vivre;  son 

rôle    volontaire   de   confidente,    d'aide   el    de  ménagère   lui 

pèse  bientôt,  et  cil''  se  met  à  détester  Laurence  qui  n'en 
peut  mais,  comme  autrefois  elle  couvait  une  haine  sourde 
contre  sa  mère.  Ici  encore  elle  renferme  toul  cela  en 
elle,  mais  l'amertume  ne  tait  que  grandir.  Apparaît 
alors  un  riche  dilettante,  Montgenays,  homme  suh 
cœur  el  vaniteux,  qui  par  son  amour-propre  excessif, 
Lequel  ne  pardonne  rien;  ressemble  beaucoup  à  Pauline. 
Il  avait  autrefois  tenté  de  l'aire  la  cour  ;i  Laurence,  mais 
sans  succès:  sa  vertu  inaltérable  était  à  juste  titre  Légen- 
daire. Il  n'est  pas  homme  à  pardonner  sa  défaite.  Bas- 
sement personnel,  cachant  sous  un  semblant  d'amitié 
respectueuse  la  soit' de  se  venger,  Montgenays  espère,  tè,t 
ou  tard,   arriver  à  son  but.   Devinant   L'amour-propre  de 

Pauline  el  à   quel  point  elle  est  vaniteuse,  il  recourt,  avec 

son  expérience  de  viveur,  au  moyen  classique,  la  jalousie, 

pour  exciter  l'amour  de  Laurence.  Il  se  sert  comme  arme 

de  Pauline,  et  commence  à  lui  faire  la  cour.  Laurence,  flai- 
rant le  mensonge,  essaye1  de  prévenir  Pauline  contre  le 
danger  et  lui  conseille  de  ne  pas  prendre  au  sérieux  toutes 
les  paroles  de  Montgenays.  Mesquine  et  incapable  d'abné- 
gation, Pauline  ne  peut  pas  comprendre  qu'il  puisse  y 
avoir  chez  les  autres  des  sentiments  désintéressés.  Elle 
regarde  la  sincérité  de  Laurence  comme  la  ruse  d'une 
coquette  qui  craint  de  perdre  un  seul  de  ses  adorateurs,  et 


GEORGE    S  AND  3137 

elle  v  répond  par  an  redoublement  d'animosité,  de  méfiance 
el  de  haine.  Non  contente  de  cela,  elle  fait  pari  à  Montge- 
nays  des  conseils  dé  Laurence,  ce  qui  L'exaspère  encore 
davantage  contre  la  jeune  femme.  Âpres  quelques  nouvelles 
ruses,  aussi  malheureuses  que  la  première,  pour  conquérir 
l'amour  de  Laurence,  par  haine  el  par  vengeance,  il 
séduit  Pauline,  après  l'avoir  brouillée  avec  sa  protectrice, 
rt  installée  dans  un  grenier  où  elle  gagne  à  peine  sa  vie 
en  s'occupant  de  roulure.  Montgenays,  dont  l'amour- 
propre  H  le  désir  de  paraître  est  le  seul  mobile,  finit  par 
épouser  Pauline  pour  étonner  le  monde  par  son  désin- 
téressement. Mais  il  se  venge  sur  elle  <!•■  son  Insuccès, 
et  la  \'w  extérieurement  brillante  qu'il  lui  lait  mener 
est  uu  véritable  enfer.  Pauline  se  console  par  La  pensée 
qu'elle  est  enviée  des  autres  femmes  et  qu'elle  L'a  em- 
porté sur  sa  prétendue  rivale,  Laurence,  qu'elle  croit 
jalouse  de  la  savoir  mariée  à  son  ancien  adorateur.  Conso- 
lation digne  <!•'  cette  nature  insignifiante  !  Le  roman  finit  par 
ces  mots  :  o  Beaucoup  de  vertus  tiennent  à  des  facultés 
négatives.  11  ne  faut  pas  les  estimer  moins  pour  cela.  La 
rose  ne  s'est  pas  créée  elle-même,  son  parfum  n'en  est  pas 
moins  suave,  parce  qu'il  émane  d'elle  sans  qu'elle  en  ait 
conscience  :  mais  il  ne  faut  p;i^  trop  s'étonner  si  la  pos 
flétrit  un  jour,  si  Les  grandes  vertus  domestiques  s'altèrent 
vil»-  sur  uu  théâtre  pour  Lequel  elles  n'avaient  pas  éU5 
créées  ». 

El  dans  la  petite  préface,  que  nous  avons  déjà  reproduite 
en  partie,  (  reorge  Sând  dit  encore  :  «  La  morale  <lu  conte, 
s'il  faut  en  trouver  nue.  c'est  que  L'extrême  gêne  et  L'ex- 
trême souffrance  sont  un  terrible  milieu  pour  la  jeunesse 

et      la     beauté.      Un      peu     «le     gOÙt,      UII      peu     (le     poésie,      ne 

seraient  p<»'mi  incompatibles,  même  au  fond  des  proviiK 


3o8  GEORGE    s  a  M) 

avec  les  vertus  austères  delà  médiocrité,  mais  il  ne  faut 
pas  que  la  médiocrité  touche  à  La  détresse  :  c'est  Là  une 
situation  que  ni  L'homme,  ni  La  femme,  ni  La  vieillesse,  ni 
La  jeunesse,  ni  même  l'âge  mûr  ne  peuvenl  regarder  comme 
Le  développement  normal  de  La  destinée  providentielle  ». 

Selon  nous,  cependant,  Les  Lignes  qui  terminenl  ce  Livre 
expriment   d'une  manière  bien  plus  juste,  quoiqu'un   peu 
nuageuse,  L'idée-mère  du  roman.  Elles  peuvent  être  com- 
mentées ainsi  :  Ne  vous  liez  pas  lr<>|>  ;*i  ces  vertus  passives 
<|iii  ne  sent  souvent  vertus  que  parce  qu'elles  n'ont  pas  La 
force  d'être  quelque  chose  de  plus  actif.  La  vertu,  Le  sacri- 
fice de  soi-même,  L'humilité  chrétienne,  ne  sont  durables 
el  hennés,  que  Lorsqu'elles  sont  d'un  côté  purement   ins- 
tinctives et   émanent   d'une   âme  pure  et   belle,   et    d'un 
autre  sont  conscientes  et    viennent   d'un  esprit  éclairé  et 
bienfaisant.  Là  où  il  n'y  a  que  Le  désir  de  paraître  élevé, 
bon,  pur,  on  la  vertu  chrétienne  et  L'abnégation  ne  sont 
pas  pénétrées  d'un    vrai   amour,   celle    vertu   est    froide, 
eondiiil  souvent  à  la  sécheresse,  à  L'envie,  à  la  méchan- 
ceté, à  l'orgueil,  à  l'égoïsme,  ô  tout  ce  «pie  vous  voudrez, 
mais    non    aux  actes   el    aux    sentiments   chrétiens.    De 
pareille  vertu,  on  peut  s'attendre  à  L'occasion,  à  tontes  Les 
méchancetés  et  même  au  crime.   Placez-la  dans  (U^s  con- 
ditions où  Ton  n'exige  ni  humilité,  ni  patience,  ni  amour, 
mais  des  qualités  tout    opposées,  et   elle   sera  capable    de 
tout.  On  bien  on  peut  tirer  de  Pauline  la  conclusion  que 
voici    :   Des  natures   non   artistiques    ne  seront  jamais  de 
grandes   âmes,    elles    sont    trop  sèches  dans  leur  morale 
journalière,  trop  confinées  dans  leur  mesquine  et  égoïste 
individualité. 

Le    roman,   la  première   partie   surtout,    renferme    bon 
nombre  de  pages  très  belles  et  d'observations  heureuses,  et 


GEORGE    SAM)  359 

les  premiers  chapitres  nous  font  partager  l'opinion  d'un 
auteur  inconnu  qui  dit  dans  un  petit  article  publié  dans  la 
Nouvelle  Biographie  générale  éditée  chez  Firmin  Didot  : 
«  Ses  entrées  deG.  Sand)en  matière  sont  adorables  et  dignes 
(\v>  plus  beaux  débuts  de  Walter  Scott  »...  Cette  remarque 
De  s'applique  à  aucun  des  romans  de  George  Sand  mieux 
qu'à  Pauline.  Kn  effet,  le  début  en  es!  non  seulement 
parfaitemeni  écrit,  mais  nous  y  trouvons  encore  tous  les 
motifs  favoris  des  débuts  de  Walter  Scott  :  l'indispensable 
auberge,  l'arrivée  (Tune  voyageuse,  et  le  postillon,  et 
l'aubergiste,  el  un  relais,  —  tout  ce  que  nous  aimons  tant 
dans  les  récits  du  vieux  «  sacristain  de  Ganderclaigh  ». 

Ainsi,  dans  ces  cinq  premières  œuvres,  George  Sand 
dépeint  le  conflit  entre  le  talent  et  le  milieu  bourgeois,  la 
lutte  (U^s  âmes  empreintes  du  sceau  du  génie  contre 
L'oppression  de  la  vie  quotidienne  elles  préjugés  de  caste, 
et  prêche  le  droit  des  gens  de  génie  à  une  liberté  plus 
large  que  celle  dont  jouit  le  commun  des  hommes.  C'est 
pourquoi  la  Prima  Donna.  Rose  et  Blanche,  la  Fille  d'Aï- 
bano,  la  Marquise,  Pauline,  sont  comme  Les  jalons  des 
thèmes  qu'elle  a  si  artîstement  développés  plus  tard 
dans  la  Dernière  Aldini,  dans  Cari,  Teverino,  Consuelo, 
Lucre zia  Floriani,  dans  le  Château  des  Désertes,  Cons- 
tuner  Verrier  et  même  dans  le  eonte  le  Château  'le  pi<- 
tordu. 

Dans  M elehior,  dans  le  Toast,  dans  Indigna  e\  dansValen- 
tine  elle  met  en  scène,  non  des  problèmes  concernant  les 
artistes,  mais  <\r>  problèmes  tragiques  de  1;»  \i«-  de  femme. 
Une  femme  mariée,  malheureuse,  incomprise  et  languis-» 
sant  dans  une  union  mal  assortie,  n'auraR-eLLe  doue  pas  le 
droit  de  s'affranchir?  Sun  âme  doit-elle  être  sacrifiée  au 
code  de  la  monde  formelle  qui  ordonne  L'indissolubilité  du 


300  GEORGE    SAND 

mariage,  la  soumission  de  la  femme  à  son  mari?  Vau- 
drait-il  mieux  par  hasard  mentir  et  continuer  ;*i  vivre  avec 
un  homme  non  aimé,  indigne,  que  d'unir  honnêtement  ei 
librement  sa  vie  à  l'homme  aimé?  Aujourd'hui  que 
questions  ei  leurs  solutions  son!  des  vieilleries  par  trop 
rebattues  par  les  «  féministes  •■  il  sérail  absurde  d'en  parler. 
Il  y  a  plus  encore:  il  en  fourmille  de  ces  e  femmes  incom- 
prises »  et  on  a  vraiment  trop  abusé  dans  la  littérature  fcl 
dans  la  vie  de  la  prétendue  o  liberté  sacrée  «  de  l'amour, 
on  s'en  es!  trop  servi  pour  déguiser  des  caprices  ei  des 
fredaines.  Rompre  des  lances  pour  défendre  le  droit  au 
bonheur  de  la  pauvre  Indiana,  d'autant  plus  qu'elle  n'a 
pas  trouvé  le  bonheur  dans  l'homme  de  son  choix,  serai! 
certes  parfaitement  i  idicule  aujourd'hui,  puisque,  j>;ir  Là,  son 
«  crime  »  contre  la  morale  sociale  eul  son  a  châtiment  ». 
Mais  si  ces  questions  ont  été  discutées,  résolues  et  i 
aux  archives,  c'est  peut-être  parce  qu'il  y  eut  une  (i« 
Sand,  <|ni  les  a  soulevées  à  temps  et  qu'une  des  premières 
elle  a  lutté  contre  la  position  humiliée  et  opprimée  de  La 
femme  dans  le  mariage.  Et  Indiana,  quoi  qu'en  ait  dit 
George  Sand  dans  ses  «  prélaces  »,  mérite  d'arrêter 
aujourd'hui  notre  attention  comme  une  première  tentative 
de  révolte.  Ce  roman  est  d'ailleurs  écril  avec  tant  de  pas- 
sion, avec  tant  d'ardeur  artistique  et  un  style  si  mer- 
veilleux que,  même  au  point  de  vue  de  Fart,  il  demeure 
<le  nos  jours  encore,  une  œuvre  vraiment  remarquable. 

On  a  soin  eut  dit  qu'en  créant  la  pauvre  Indiana.  —  cette 
créole  rêveuse  et  passionnée,  mariée  au  colonel  Delmare, 
dépérissant  auprès  de  ce  mari  rude  et  prosaïque,  brûlant 
d'amour  pour  Raymon  de  Ramière,  un  élégant  correct  et 
sans  cœur,  docile  et  servile  devant  les  lois  mondaines, 
d'abord  épris  d'Indiana  et  l'entraînant  dans  sa  passion,  puis 


fi  F.  on  CF.     SAM)  301 

l'abandonnant  pour  faire  un  mariage  avantageux  et  suivre 
une  carrière  parlementaire  comme  Aurélien  de  Nance  dans 
la  Fille  dWlbano)  —  George  Sand  avait  voulu  dépekidre 
sa  triste  vie  conjugale,  son  roman  manqué  avec  de  Sézeei 
la  consolation  qu'elle  a  trouvé  dans  l'amitié.  Remarquons,  à 
ce  propos,  que  l'un  des  infimes  amis  d'Aurore  Dudevant, 
son  voisin  de  Nouant,  Jules  Néraud,  avait  donnée  La  jeune 
romancière  des  cahiers  de  uotes  ei  de  descriptions  du 
Madagascar  et  de  l'île  de  la  Réunion,  où  il  avait  passé 
quelque  temps,  poussé  au  loin  à  la  fois  par  son  amour  pour 
l;i  botanique  et  l'amour  qu'il  portail  à  son  élève  de 
Xohanf.  Car,  —  fout  comme  son  prédécesseur,  Stéphane  de 
Grandsagne,  rex-professeur  d'histoire  naturelle  d'Aurore, 
• —  Jules  Néraud  était  tombé  sous  le  charme  «  des  grands 
veux  noirs  »,  à  la  suite  de  quoi  il  y  eût  des  scènes  ora- 
geuses de  jalousie  entre  lui  et  sa  femme  \ 

George  Sandmit  à  profil  les  descriptions  de  la  luxuriante 
nature  des  lies,  qu'elle  avait  lues  et  copiéesdans  le  journal 
du  Malgache  comme  elle  appelait  Néraud  -.  Elle  l'ail  l'aire  la 


1  <  >n  voit,  parles  lettres  inédites  d'Aurore  Dudevanl  à  son  mari,  daté  - 
de  Paris  des  10,  L3  <-t  15  décembre  1827,  qu'elle  ne  s'abusail  nullement 
sur  les  véritables  motifs  qui  avaient  amené  le  dépari  de  Néraud,  et 
avec  autant  d'humour  <|u<-  de  bonhomie,  elle  raconte  les  scènes  de 
jalousie  que  1,n  faisail  sa  remme.  On  trouve  encore  des  a I ) u - i « . 1 1 <  .i 
cet   épisode  dans  un.-   lettre  inédil  x-      u<l  bai-même,   'lu    in   dé- 

cembre is:;i,  rt  enfin,  George  Sànd  raconte  le  même  fait  •  à  mots  cou- 
verts o  .i  Everard  (Michel)  dans  le  n°  Vides  Lettres  d'un  Voyageur.  Les 
lettrée  inédite$de  Jules  Néraud  è  G.  Sand,  que  noue  avons  en  la  chance 
de  parcourir,  confirment  de  tous  points  le  i ««i t  que  George  Sand  tait  i 
Michel,  <•(  dans  V Histoire  de  ma  Vie,  à  propos  <!<•  la  malheureuse  pas- 
sion, vite  apaisée  dn  reste,  que  son  professeur  de  botanique  ressent* 
l><un  elle. 

*  L'amitié  de  o ge  Sand  pour  Néraud  dura  toute  sa  ne.  Chacun  de 

■es  chagrins  \  ajouta  un  nouvel  élan,  s'exprimanl  dans  des  lettres  Bin- 
cères  et  confiantes,  et  dans  leurs  conversations.  Cetl  •  amitié  resta  iné- 
branlable à  travers  toutes  les  catastrophes  de  leur  \i.-.  Les  Duméroc  IV 
(adressé  en  partie  .i  Rollinat)  et  IX  des  LeUreê<Tun  •  sont  con- 

Néraud  ;  il  esl  également  parlé  de  lui  dans  le  n»  VI  h  dane 


302  GEORGE    SAND 

traversée  à  Indiana  et  L'installe  à  l'île  BourboE  avec  son 
mari  cl  plus  tard",  lorsque  toute  sa  vie  s'écroule,  elle  1  y 
renvoie  encore  une  fois  chercher  la  mort  a  deux  avec  son 
ami  cl  cousin,  sir  Ralph  Brown. 

Le  lecteur  doil  s'en  souvenir,  nous  ne  trouvons  pas  pos- 
sible pour  un  biographe  <lc  se  servir  de  héros  uV  romans 
et  surtout  d'événements  fictifs  pour  établir  des  faits  <l<'  1;» 
vie  de  leur  auteur. 

Mais  nous  avons  toutefois  dit  que  dans  l'œuvre  I;i  plus 
objective  <>n  peut  toujours  trouver  d<>>  pages  vécues  el 
personnelles.  Voici  les  passages  d' Indiana  <[ui  produi- 
ront, sur  le  lecteur  L'impression  de  quelque  chose  de  déjà 
connu;  ils  rappelleront  à  son  souvenir  L'Histoire  de  Leur 
auteur-.  Et  d'abord  Lé  portrait  du  "colonel  Delmare  '  : 
«  Savez-vous  ce  qu'en  province  <>n  appelle  un  honnête 
homme?  C'est  celui  qui  n'empiète  pas  sur  Le  champ  de 
son  voisin,  qui  n'exige  pas  <lc  ses  débiteurs  un  sou  de 
plus  qu'ils  ne  lui  doivent,  qui  ôte  son  chapeau  à  tout  indi- 
vidu qui  le  salue;  c'est  celui  qui  ne  viole  pas  les  filles 
sur  la  voie  publique,  qui  ne  met  pas  le  feu  à  la  grange  d<' 
personne,  qui  ne  détrousse  pas  les  passants  au  coin  de  son 
parc   Pourvu  qu'il  respecte  religieusement  la  vie  et    la 

bourse  de  ses  concitoyens,  on  ne  lui  demande  pas  compte 
d'autre   chose.  Il  peut  battre  sa  femme,   maltraiter 

l'Histoire  de  ma  Vie.  C'est  à  lui  que  son!  adressés  :  La  relation  d'un 
voyage  ehez  les  sauvages  de  Paris  et  les  lit'/le.rions  sur  J.-J.  Rousseau. 
C'est  encore  de  lui  qu'elle  se  souvient  dans  un  autre  article  sur  Hmi>- 
seau,  intitulé  Les  Charmettes,  el  enfin  dans  VÊclaireur  de  l'Inde.  1815, 
elle  donne  un  compte  rendu  du  livre  Botanique  de  V enfance  publié  en 
Suisse  par  Jules  Néraud. 

Tous  ces  articles  sont  entrés  dans  l'édition  complète  des  œuvres  de 
G.  Sand  publiée  par  Lévy,  dans  les  tomes  :  VUscoque,  Laura,  Simon  et 
Souvenirs  de  1848. 

1  Nous  citons  d'après  la  l,c  édition  d'Indiana  qui  diffère  beaucoup 
des  suivantes. 


GEORGE    SAND  3G3 

gens,  ruiner  ses  enfants,  cela  oe  regarde  personne.  La 
société  ne  condamne  que  les  actes  qui  lui  son!  nuisibles; 
la  vie  privée  n'est  pas  de  son  ressort. 

«  Telle  était  la  morale  de  M.  Delmare.  Il  n'avait  jamais 
étudié  d'autre  contrat  social  que  celui-ci  :  «  Chacun  chez 
soi.  ))  Il  traitai!  toutes  les  délicatesses  du  cœur  de  puérilités 
féminines  eJ  de  subtilités  sentimentales.  Homme  sans  esprit, 
sans  tact  et  sans  éducation,  il  jouissait  d'une  considération 
plus  solide  ({lie  celle  qu'on  obtient  par  les  talents  et  la  bout.'-. 
II  axait  de  larges  épaules,  un  vigoureux  poignet;  il  maniait 

parfaitement  le  sabre  et  l'épée,  et  avec  cela  il  possédait 
une  susceptibilité  ombrageuse.  Comme  il  ne  comprenait 
pas  toujours  la  plaisanterie,  il  ('tait  sans  cesse  préoccupé 
de  l'idée  qu'on  se  rhoquait  de  lui.  Incapable  d'y  répondre 
(Tune  manière  convenable,  il  n'avait  qu'un  moyen  <l 
défendre  :  c'était  d'imposer  silence  par  des  menaces.  &  - 
épigrammes  favorites  roulaient  toujours  sur  «les  coups  de 
bâton  à  donner  et  des  a  (Va  ires  d'honneur  à  vider;  moyen- 
nant quoi,  la  province  accompagnait  toujours  son  nom  de 
l'épithète  de  brave. 

...  Candide  jusqu'à  l'enfantillage  sur  certaines  délica- 

-  du  point   d'honneur,   il  Savait   tort    bien  conduire  ses 

intérêts  à  la  meilleure  tin  possible  sans  s'inquiéter  du  bien 
ou  (lu  mal  qui  pouvait  en  résulter  pour  autrui.  Toute 
sa  consci<  ace  c'était  la  loi  ;  toute  sa  morale,  c'était  son 
droit.   C'était  une   de  ces  probités  sèches  et   rigides  qui 

n'empruntent    rien,    de   peur  de   ne   pas   rendre,    et    qui  ne 

prêtent  pas  davantage,  «le  peur  de  ne  pas  recouvrer. 
C'était  l'honnête  homme  qui  ne  prend  et  oe  donne  rien; 
qui  aimerait  mieux  mourir  que  de  dérober  un  fagot  dans 
les  forêts  du  roi,  mais  qui  vous  tuerait  sans  façon  pour 
un  fétu  ramassé  dans  la  sienne.  Utile  à  lui  seul,  il  a'était 


36  i  GEORGE    SAM) 

nuisible  à  personne.  Il  ne  se  mêlait  de  rien  autour  de  lui, 
de  peur  d'être  forcé  de  rendre  un  service.  Mais,  quand  il 
se  croyait  engagé  par  honneur  â  le  rendre,  nul  n'y  mettait 
un  zèle  plus  actif,  et  une  franchise  plus  chevaleresque.  A 
l;i  fois,  confiant  comme  un  enfant,  soupçonneux  comme  un 
despote,  il  croyait  un  faux  serment  et  se  défiait  d'une  pro- 
messe sincère.  Comme  dans  l'état  militaire,  tout  pour  lui 
consistait  dans  la  forme.  L'opinion  le  gouvernait  â  tel  point 
que  Le  bon  sens  et  la  raison  n'entraient  pour  rien  dans  ses 
décisions,  et  quand  il  avait  dit  :  a  Cela  se  fait,  »  il  croyait 
avoir  posé  un  argument  sans  réplique. 

«  C'était  donc  la  nature  La  plus  antipathique  a  celle  de  sa 
femme,  le  cœur  le  moins  fait  pour  la  comprendre,  l'esprit 
Le  plus  incapable  de  l'apprécier.  Et  pourtant,  il  est  certain 
que  L'esclavage  avait  engendré  dans  ce  cœur  de  femme 
une  sorte  d'aversion  vertueuse  et  muette,  qui  n'était  pas 
toujours  juste.  M11"'  Delmare  doutait  trop  <lu  cœur  de  son 
mari;  il  n'était  que  dur,  et  elle  le  jugeait  cruel.  11  \  avait 
plus  de  rudesse  que  de  colère  dans  ses  emportements, 
plus  de  grossièreté  que  d'insolence  dans  ses  manières.  La 
nature  ne  L'avait  pas  l'ail  méchant  ;  il  avait  des  instants  de 
pitié  qui  ramenaient  au  repentir,  et,  dans  le  repentir,  il 
élail  presque  sensible.  C'était  la  vie  dvs  camps  qui  avait 
érigé  chez  lui  la  brutalité  en  principe.  Avec  une  femme 
moins  polie  et  moins  douce,  il  eut  été  craintif  comme  un 
loup  apprivoisé;  mais  cotte  femme  était  rebutée  de  son 
sort  ;  elle  ne  se  donnait  pas  la  peine  de  cherchera  le  rendre 
meilleur.   » 

Voici  maintenant  comment  George  Sand  dépeint  cette 
résistance  passive  d'Indiana  :  «  Si  elle  eût  élevé  la  voix, 
Delmare  qui  n'était  que  brutal,  eût  rougi  de  passer  pour 
méchant.  Rien  n'était  plus  facile  que  d'attendrir  son  cœur 


GEORGE    SAND  365 

et  de  dominer  son  caractère,  quand  on  voulait  descendre 
à  son  niveau  et  entrer  dans  le  cercle  d'idées  qui  était  à 
la  portée  de  son  esprit.  Mais  Indiana  était  roide  et  hautaine 
dans  sa  soumission  ;  elle  obéissait  toujours  en  silence;  mais 
c'étaient  le"  silence  et  la  soumission  de  l'esclave  <pii  s*est 
l'ail  une  vertu  de  La  haine  et  un  mérite  de  l'infortune.  Sa 
résignation,  c'était  la  dignité  d'un  roi  < { * i i  accepte  des  fers 
et  un  cachot,  plutôt  que  d'abdiquer  sa  couronne  et  d< 
dépouiller  d'un  vain  litre.  Une  femme  de  l'espèce  com- 
mune eût  dominé  cet  homme  dune  trempe  vulgaire;  elle 
eut  dit  comme  lui  et  se  fut  réservé  le  plaisir  de  penser 
autrement;  elle  eût  feint  de  respecter  ses  préjugés  et  elle  <t~ 
les  eût  foulés  aux  pieds  en  secret  ;  elle  l'eût  caressé  et 
trompé,  tndiana  voyait  beaucoup  de  femmes  agir  ainsi, 
mais  elle  se  sentait  si  au-dessus  d'elles  qu'elle  eût  rougit 
de  les  imiter.  Vertueuse  et  chaste,  elle  se  croyait  dispen- 
sée de  flatter  son  maître  dans  ses  paroles,  pourvu  qu'elle 
le  respectât  dans  ses  actions.  Elle  ae  voulait  point  de  sa 
tendre»e.  parce  qu'elle  n'y  pouvait  pas  répondre.  Elle 
se  lui  regardée  comme  bien  plus  coupable  de  témoi- 
gner de  l'amour  à  ce  mari  qu'elle  n'aimait  pas,  que  d'en 
accorder  à  l'amant  qui  lui  en  inspirait.  Tromper,  c'était 

là  le  crime  à  ses  veux,  el  vingt  lois  par  jour  elle.se  sen- 
tait prête  à  déclarer  qu'elle  aimait  Raymon  ;  la  crainte 
seule  de  perdre  Raymon  la  retenait.  Sa  froide  obéissance 

irritait   le  colonel  bien  plus  (pie  ne  l'en!   fait    une  rébellion 

adroite.  Si  son  amour-propre  eût  souffert  (!«•  n'être  pas  le 
maître  absolu  dans  sa  maison,  il  souffrait  bien  davantage 
de  L'être  d'une  façon  odieuse  ou  ridicule.  11  eût  voulu  con- 
vaincre, et  il  ne  faisait  que  commander;  régner,  el  il  gou- 
vernait. Parfois  il  donnait  chez  lui  un  ordre  mal  exprimé, 
ou  bien  il  dictait  sans  réflexion  dv>  ordres  nuisibles  ô  ses 


306  GEORGE    SAM) 

propres  intérêts.M""  Delmare  Les  faisait  exécuter  sans  exa- 
men, sans  appel,  avec  l'indifférence  du  cheval  qui  traîne 
la  charrue  dans  un  sens  ou  dans  l'autre.  Delmare,  en 
voyant  le  résultai  de  ses  idées  mal  comprises,  de 
volontés  méconnues,  entrait  <-n  fureur  :  mais  quand  elle 
lui  avait  prouvé  d'un  m<>!  calme  et  glacial  qu'elle  n'avait 
fait  qu'obéir  strictement  à  ses  arrêts,  il  était  réduit  à  tour- 
ner sa  colère  contre  lui-même.  C'était  pour  cet  homme, 
petit  d'amour-proprte  e\  iolent  de  sensations,  une  souffrance 
cnicllc.  un  affront  sanglant. 

«  Alors  il  eût  tué  sa  femme  s'il  eût  été  à  Smyrne  ou  au 
Caire.  Et  pourtant  il  aimait  au  fond  «lu  cœur  cette  femme 
faible  qui  vivait  sous  sa  dépendance  et  gardait  le  secret 
deses  tortsavec  une  prudence  religieuse.  Il  l'aimait  ou  la 
plaignait,  je  ne  sais  lequel.  11  eût  voulu  en  être  aimé;  car 
il  était  \ain  de  son  éducation  et  de  sa  supériorité.  Il  sefût 
élevé  à  ses  propres  yeux  si  elle  eût  daigné  s'abaisser  jus- 
qu'à entrer  en  capitulatien  avec  ses  idées  et  ses  principes. 
Lorsqu'il  pénétrait  chez  elle  le  matin  avec  l'intention  <1<-  la 
quereller,  il  la  trouvait  quelquefois  endormie,  et  il  n'osait 
pas  l'éveiller.  11  la  contemplait  en  silence  :  il  s'effrayait  de 
la  délicatesse  de  sa  constitution,  de  la  pâleur  d< 
joues,  de  l'air  de  calme  mélancolique,  de  malheur  résigné, 
qu'exprimait  cette  figure  immobile  et  muette.  11  trouvait 
dans  ses  traits  mille  sujets  de  reproche,  de  remords,  de 
colère  et  de  crainte;  il  rougissait  de  sentir  l'influence 
qu'un  être  si  faible  avait  exercée  sur  sa  destinée,  lui.  homme 
de  1er... 

«  Une  femme  encore  enfant  l'avait  donc  rendu  malheu- 
reux !  Elle  le  forçait  de  rentrer  en  lui-même,  d'examiner 
ses  volontés,  d'en  modifier  beaucoup,  d'en  rétracter  plu- 
sieurs, et  tout  cela  sans  daigner  lui  dire  :  «  Vous  avez  tort  ; 


GEORGE    SAND  367 

je  vous  prie  de  faire  ainsi.  »  Jamais,  jamais  elle  neFavait 
imploré,  jamais  elle  n'avait  daigné  se  montrer  son  égalé 
et  s'avouer  sa  compagne.  Cette  femme  qu'il  aurait  brisée 
dans  sa  main  s'il  eût  voulu,  elle  était  là,  ehétive,  rêvant 
d'un  autre  peut-être  sous  ses  yeux,  et  le  bravant  jusque 
dans  son  sommeil.  Il  était  tenté  de  l'étrangler,  de  la 
traîner  par  les  cheveux,  de  la  fouler  aux  pieds  pour  la 
forcer  de  crier  merci,  d'implorer  sa  grâce,  mais  elle  était 
si  jolie,  si  mignonne  et  si  blanche,  qu'il  se  prenait  à  avoir 
pitié  d'elle,  comme  l'enfant  s'attendrit  à  regarder  L'oiseau 
qu'il  voulait  tuer.  Et  il  pleurait  comme  une  femme,  cet 
homme  de  bronze,  et  il  s'en  allait  pour  qu'elle  n'eût  pas  le 
triomphe  de  le  voir  pleurer.   En  vérité,  je  ne  sais  lequel 

était  plus  malheureux  d'elle  OU  dé  lui.  Bile  était  cruelle 
par  vertu,  comme  il  était  bon  par  faiblesse;  elle  avait  de 
trop  la  patience  qu'il  n'avait  pas  assez;  elle  axait  les 
défauts  de  ses  qualités,  et  lui  les  qualités  de  ses  défauts.., 
M.  et  M""  Delmare  ne  se  querellaient  point  du  tout;  car, 
avec  la  systématique  soumission  d'Indiana,  jamais,  quoi 
qu'il  fit,  le  colonel  ne  pouvait  arriver  à  engager  une  dis- 
pute »... 

Raymon  de  Ramièrequi  avait  d'abord  recherché  l'amour 
d'Indiana.  faisait  maintenant,  comme  autrefois  l'ami  <Ie 
Bordeaux  d'Aurore,  valoir  des  «  principes  »,  -  Quand  il 
vit  le  colonel  lui  témoigner  tant  de  confiance  et  d'amitié, 
le  regarder  comme  le  type  de  l'honneur  et  de  la  franchise, 
l'établir  comme  médiateur  entre  sa  femme  et  lui,  il  résolut 
de  justifier  cette  confiance,  de  mériter  cette  amitié,  de 
réconcilier  ce  mari  et  cette  femme,  de  repousser  de  la 
part  de  l'une  toute  préférence  qui  eût  pu  porter  préjudice 
au  repos  de  l'autre.  Il  redevint  moral,  vertueux  et  philo- 
sophe.  Vous  verres  pour  combien  de  temps  "... 


368  8EOBG!    s  and 

Cependant,  par  L'immixtion  non  sollicitée  de  personnes 
étrangères1,  les  relations  entre  les  époux  s'aigrissent  et 
Delmare  en  vient  aux  «  actes  ».  II  enferme  sa  femme  el 
essaye  de  La  terrifier  par  la  souffrance  physique  en  lui 
meurtrissant  les  mains,  lorsqu'elle  refuse  de  répondre. 
Alors,  exaspérée,  elle  se  décide  à  aller  demander  aide  el 
protection  à  Raymon.  Celui-ci  fait,  à  cette  occasion, 
preuve  de  son  égoïsme,  de  sa  pusillanimité  devant  1"  «  opi- 
nion »  et  d'un  triste  manque  d<>  cœur.  Il  prêche  La  mo- 
rale courante  sans  se  rendre  aucun  compte  <!<•  la  res- 
ponsabilité que  Lui  impose  la  possession  d'une  âme  <pii 
s'est  abandonnée  à  Lui.  Son  amour  pour  [ndiana  s'est  déjà 
refroidi.  La  trouvant  dans  sa  chambre  en  rentrant  d'un 
bal,  il  est  uniquement  soucieux,  non  d'unir  son  sort  an 
sien,  mais  de  la  faire  rentrer  «  décemment  »  chez  elle  pour 
la  sauver  des  conséquences  d»1  sa  démarche  a  insensé 
Il  ne  trouve  rien  de  mieux  à  faire  que  d'appeler  sa  mère, 
afin  de  calmer  la  malheureuse  jeune  femme  et  de  la  faire 
retourner  au  foyer  conjugal,  [ndiana  est  d'abord  comme 
pétrifiée  en  voyant  son  bonheur  subitement  écroulé  à  tout 
jamais.  Cruellement  déçue  par  1  nomme  qu'elle  avait  aimé, 
elle  rassemble  ses  dernières  forces  et  pari  seule,  refusant 
la  protection  do  M""  de  llamière.  Quasi  folle,  appelant  la 
mort,  elle  erre  au  jour  levant  par  les  rues  désertes.  Sau- 
vée du  suicide  par  Halph,  elle  suit  avec  une  docilité  apa- 
thique et  machinale  son  mari  à  File  Bourbon  où  rappellent 
ses  affaires. 

Faible  et  égoïste  qu'il  est,  Raymon  ne  la  laisse  pourtant 


1  Remarquons  que  l'aigreur  entre  les  Delmare  se  produisit  pendant 
leur  séjour  près  de  Melun,  et  rappelons-nous  les  scènes  qui  se  passèrent 
entre  les  Dudevant  (voir  p.  240-242),  lorsqu'on  18:24,  ils  étaient  les  hôtes 
de  Roetliers  Duplessis,  dans  le  voisinage  de  Melun. 


GEORGE    S.VND  369 

puint  au  repos  ;  maintenant  qu'elle  est  loin,  il  lui  écril 
de  tendres  lettres.  Indiana,  brisée  et  malheureuse,  lui 
répond  de  môme.  Sa  vie  est  redevenue  monotone  et  tran- 
quille, mais  une  nouvelle  brutalité  de  Delmare  vient  de 
nouveau  rompre  leurs  liens,  déjà  si  fragiles. 

...  «  La  situation  de  madame  Delmare  éiail  devenue  pres- 
que intolérable  par  suite  d'un  incident  domestique  de  la 
plus  grande  importance  pour  elle.  Elle  avait  pris  la  triste 
habitude  d'écrire  chaque  soir  la  relation  dos  chagrins  de  la 
journée.  Ce  journal  de  ses  douleurs  s'adressait  à  Raymon, 
et,  quoiqu'elle  n'eût  pas  l'intention  de  le  lui  l'aire  parvenir, 
elle  s'entretenait  avec  lui  tantôt  avec  passion,  tantôt  avee 
amertume  des  maux  de  sa  vie  et  (\i>>  sentiments  qu'elle  ne 
pouvait  étouffer.  Os  papiers  tombèrent  entre  1rs  mains 
df  Delmare,  c'est-à-dire  qu'il  brisa  le  coure  qui  les  recé- 
lail.    ainsi   (pic   les   anciennes    lettres  de   Raymôn,    et    qui1 

les  dévora  d'nn  oeil  jaloux  et  furieux  l.  Dans  le  premier 
mouvement  de  sa  colère  il  perdit  la  force  de  se  contenir, 
et  alla,  1»'  cœur  palpitant,  les  mains  erispées,  attendre 
qu'elle  revint  de  sa  promenade.  Peut-être  ,si  elle  eût  tardé 
quelques  minutes,  cet  homme  malheureux  aurait  eu  le 
temps  de  rentrer  en  lui-même;  mais  leur  mauvaise  étoile 
à  tous  deux  voulut  qu'elle  se  présentât  presque  aussitôt 
devant  lui.  Alors,  sans  pouvoir  articuler  une  parole,  il  la 


1  [,,■  lecteur  Be  rappelle  que  Dudevant  s'était   permis  une  indiscrétion 
semblable,  c'est   pour  cela  qu'Aurore  avait   i'i    maintes  reprises,    pen- 
dant   ses   absences   de    Nohant,    entre    1831    et   1834,    prié  ses  amis 
d'être  très   prudents    dans  l'envoi   des   lettres  '\n'\\<    lui  adressaient, 
et  qu'elle  avait  demandé  &  Boucoir&n,  le  7  mars  1834,  de  prendre  chea 
lui  les  papiers  et   les  cahiers   qu'elle  avait    laissés  dans    sa   chambre, 
car,  .i  -"ii  avis,  il-  n'y  étaient  pas  en  sûreté.  Voir  plu-  haut,  p. 
la  lettre   inédite  à  Boucoiran   datée  de    1831,   et  Burtoui  le  pas 
■  Vous  ne  Berei  pas  le  premier  dont   les  papiers  aient  été  fouilli 
examinés...  » 


IJ 


370  GEORGE    sa  M» 

saisi!  par  les  cheveux,  la  renversa,  el  l;i  frappa  au  Gron 
du  talon  de  sa  botte  ». 

Delmare  fui  désespéré  de  sa  brutalité,  ni;iis  il  étail  tn 
tard.  Indiana,  revenue  à  elle,  se  décida  à  1«'  quitter  pour 
toujours.  Sous  l'impression  d'une  lettre  de  Raymon,  triste 
ei  tendre,  que  pendant  longtemps  elle  avait  gardée  sans 
oser  l'ouvrir  ei  la  lire  ei  dans  laquelle  il  semblaii  la  rap 
peler  auprès  de  lui,  «-Ile  s'enfuii  secrètemeni  de  la  maison 
et  s'arrangea  avec  un  capitaine  de  vaisseau  pour  rentrer 
en  France.  Elle  expia  crueHemenl  cette  dernière  faibli 
cette  defaiière  confiance  en  l'homme  aimé  :  elle  trouva 
Raymon  marié. 

La  malheureuse  Indiana  l>ul  jusqu'à  la  lie  la  coupe  de 
sa  déception  el  résolu!  de  mourir.  Sir  Ralph,  à  « j u i  elle  ne 
cachaîi  pas  son  dessein,  et  qui,  comme  an  chien  fidèle  l'a- 
vaii  suivie  à  Bourbon  ei  en  revieni  en  même  temps  qu'elle, 
voulaii  lui  rester  dévoué  jusqu'à  la  mori  ei  disparaître 
avec  elle.  Il  persuada  pourtant  à  la  pauvre  femme,  deve- 
nue toute  passive  el  comme  ^différente  à  tout,  à  force  de 
souffrances,  de  visiter  une  dernière  fois  les  lieux  où  s*écou- 
lèrenl  les  jours  riants  de  leur  enfance  ei  puis  d'y  chercher 
la  mori  ensemble  dans  quelque  précipice  aux  lianes  du  mont 
Bernica.  D'après  le  plan  primitif  du  roman,  ils  devaieni 
réellement  se  jeter  dans  une  cataracte,  el  cette  fin  eûl  été 
certainement  plus  hardie  et  plus  naturelle,  vu  le  désespoir 
et  la  mort  morale  d'Indiana,  Ces!  ce  que  Gustave  Planche 
a  déjà  l'ail  remarquer  en  son  temps.  Mais  George  Sand, 
qui  n'aimait  pas  les  dénouements  tragiques,  changea  d'idée 
et  ajouta  un  épilogue,  dans  lequel  Indiana  el  Ralph,  au 
moment  de  se  précipiter  dans  l'abîme,  découvrent  tout  à 
coup,  clic  —  qu'elle  peut  encore  aimer,  lui,  —  qu'il  l'a 
toujours  aimée.    Le   couple  heureux  vient   alors  s'établir 


GEORGE    SAM)  371 

dans  une  vallée  idyllique  de  l'Ile,  toute  noyée  dan-  ta 
verdure.  Cette  fin  ne  l'ail  que  nuire  au  roman,  péchant 
trop  déjà  par  des  exagérations  romantiques,  des  lon- 
gueurs <-l  des  tirades,  Et  pourtant,  ces  pages  brûlantes 
de  passion,  ces  belles  descriptions,  ces  fines  analyses 
psychologiques,  ces  observations  prises  sur  1»-  vif,  nous 
enchantent  quand  même.  Il  y  a  là  des  passages  et  des 
scènes  « | ni  se  gravent  pour  toujours  dans  la  mémoire. 
Telle  est,  par  exemple,  cette  obscure  soirée  d'automne  au 
château  des  Delmare  :  1«-  colonel,  sombre  et  farouche, 
arpente  la  chambre  :  la  fluette  et  jolie  Lndiana  nous  allions 
dire,  Aurore  .  assise  devant  la  cheminée,  de  ses  tristes 
yeux  noirs  contemple  rêveusement  le  feu.  L'ami  fidèle, 
Ralph,  silencieux  et  correct,  1rs  examine  tous  les  dmx  à  la 
dérobée.  L'oppression,  le  morne  chagrin,  la  révolte  secrète, 
mais  implacable  d'une  âme  insondable  de  femme,  tout  cela 
semble  flotter  dans  l'air  et  pénétrer  le  lecteur,  'IV!  aussi 
ce  commencement  du  premier  chapitre  de  la  seconde  par- 
tie dans  la  première  édition,  et  qui  n'a  plus  été  inséré,  on 
ne  sait  pas  trop  pourquoi,  dans  les  suivantes  .  si  parfaite- 
ment pessimiste  et  d'une  si  fine  analyse  psychologique. 
Remarquons  que  George  Sand,  tout  en  écrivant  très  vite, 
presque  sans  rature,  ni  corrections,  —  ce  àtmt  tous  les  cri- 
tiques l'ont  louée  à  satiété,  —  aimait  à  changer  et  à  refaire 
»  -  ouvrages,  soit  pour  leur  apparition  en  volumes,  soif  pour 
les  éditions*  suivantes,  et  presque  toujours  à  leur  désavan- 
tage. A  parler  franchement,  nous  préférons  les  premières 
versions  aux  autres.  En  changeant  ou  m  ajouta  ni.  elle  gâtait 
toujours  son  premier  texte.  C'est  ainsi  qu'elle  a  gâté 
lndiana  en  supprimant  beaucoup  d'expressions,  frappantes 
dr  précision  et  de  justesse,  et  même  dr.^  pages  entièn  fc 
C'est  encore  ainsi  qu'elle  a  gâté  Lé  lia  en  changeant  com- 


372  GEORGE     SAM) 

plètement  l'idée  première  et  en  atténuant  par  une  der- 
nière partie  optimiste  le  profond  désespoir,  «jui  faisait  le 
charme  du  livre.  Voici  quelques  [ignés  <jni  on!  disparu 
à'Indiana  el  qui  sont  cependant,  par  leur  profondeur, 
dignes  d'un  Tolstoï  : 

«  Je  pourrais,  pour  pou  <  j 1 1 «  -  j <  -  fusse  à  la  hauteur  de  mou 
siècle,  exploiter  avec  fruit,  la  catastrophe  qui  se  trouve  si 
agréablemenl  sous  ma  main, —  la  mori  <\r  la  sœur  de  lait 
d'Indiana,  la  créole  Noun,  qui  périt  aussi  par  la  faute  de 
Ftaymon)  —  vous  faire  assister  aux  funérailles,  vous 
exposer  le  cadavre  d'une  femme  noyée,  avec  ses  taches 
livides,  ses  lèvres  bleues  et  tous  ces  menus  détails  <le 
l'horrible  et  du  dégoûtant  <pii  sont  en  possession  <lo  vous 
récréer  par  le  temps  qui  court.  Mais  chacun  sa  manière, 
et  moi  je  conçois  la  terreur  autrement.  Ce  n'est  pas  sous  la 
pierre  (\c>  tombeaux,  mais  autour  des  tombeaux  que  je  l'ai 
vue  habiter;  ce  n'est  pas  dans  les  vers  «lu  sépulcre  que 
je  l'ai  trouvée,  c'est  dans  /<■  cçeur  des  vivants  <-t  smt*  leurs 
habit*  de  fête;  ce  n'est  pas  dans  la  mort  <!<•  celui  qui  nous 
quitte,  c*ëst  dans  ^indifférence  de'ceux  qui  lui  survivent  ; 
cest  1  oubli  qui  est  l<-  véritable  linceul  des  morts,  c'est 
celui-là  qui  fait  dresser  mes  cheveux,  <-V>l  celui-là  qui  glace 
mon  sang  et  rite  serre  le  cœur;  ce  n'est  pas  l'église  avec 
son  deuil  et  ses  cierges,  ce  n'est  pas  h-  fossoyeur  avec  sa 
puanteur  et  sa  bêche  qui  ont  pour  moi  des  émotions  pro- 
fondes et  de  pâles  frayeurs;  cest  le  lendemain  tranquille, 
la  vie  qui  reprend  son  cours  sur  la  tombe  à  peine  fermée,  ) 
le  repas  où  la  famille  s'assemble  comme  de  coutume  en  sur-  ' 
tant  du  cimetière.  Shakespeare  l'entendait  bien  ainsi,  lors- 
qu'au lieu  de  baisser  le  rideau  sur  le  meurtre  ou  le  suicide, 
il  rassemblait  autour  des  cadavres  ses  personnages  secon- 
daires, et  leur  mettait  dans  la  bouehe  des  sentences  philo- 


GEORGE    SAND  373 

sophiques,  ou  le  plus  souvent  des  réflexions  sur  leurs 
propres  affaires.  Pour  lui,  un  drame  n'était  pas  une  scène 
ft'échafaud  ou  d'assassinat,  c'était  une  peinture  de  La  vie, 
avec  ses  intérêts,  ses  passions,  ses  chances  de  succèsou 
de  défaite;  l'homme  qui  succombai!  n'était  qu'un  accident, 
un  moyen  pour  dénouer  l'entreprise  de  plusieurs1  »... 

Impossible  de  citer  toutes  les  beautés  du  livre  :  iljFaudrail 
pour  cela  copier  des  pages  entières.  L<-  lecteur  Fera  bien  de 
lire  ou  cl  !  relire  le  roman,  s'il  l'a  oubli»''.  Il  comprendra 
certainement  alors  pourquoi  les  lecteurs  et  les  critiques  de 
l'époque  saluèrent  en  l'auteur  nue  nouvelle  étoile  littéraire; 
il  comprendra  également  pourquoi  les  critiques  contempo- 
rains y  signalèrent  d'emblée  ces  problèmes,  ces  «  cruelles 
énigmes»  pour  tout  homme  pensant,  que  George  Sand  a 
soûles  es  dans  ce  roman  ! 
^>  Indiana  aux  yeux  noirs,  est  toute  passion,  Valetinen 
est  toute  poésie.  (  l'est  ••clic  poésie  douce  et  sua^  e,  répandue 
dans  l'air  du  Berry,  que  George  Sand  avait  humé  dans  ses 
matinales  promenades  solitaires.  Le  roman  nous  prouve 
pourtant  que  le  poète  connaît  aussi  à  fond  la  \i-  de  cam- 
pagne. C'est  là-dessus  que  les  critiques  et  Les  historiens  de 
la  littérature,  qui.  par  routine  <li\  isent  les  romans  <l<'  (  • 
S;md  en  trois  périodes,  en  rattachant  exclusivement  à  La 
troisième  L'élément  champêtre,  devraient  fixer  Leur  atten- 
tion. 11  nous  est  difficile  <!<'  comprendre  pourquoi  la  famille 
Lhéiy  dans  Valentine  devrait  être  considérée  «  peinte 
dans  une  autre  manière  «  que  la  famille  Barbeau  dans  La 

1  Cette  introduction,  qui  manque  dans  les  »  *  «  1  î  1 1  <  »  1 1  -  postérieurs  d'/n- 
diana,  a  été  réimprimée  dans  l'édition  des  œuvres  de  George  Sand, 
faite  .i  Bruxelles  par  la    v  elge  de  librairie,  Méline,  Cans  el  <>•. 

<  1  u  î  était  très  répandue  en  Russie   vers  1850.  Nous  en  possédons  l'édi- 
tion complète.  Les  tomes  I.  il.  III,  sonl  datés  de  1842;  le  tome  iv  de 
le  tome  V  de  1844  ;  el  le  tome  VI  de  ' 


374  GEORGE     SAM) 

Petite  Fadette  ;  pour  quelle  raison  le  nom  dé  «  person- 
nages rustiques  »  appartiendrait  à  Germain  le  lin  labou- 
reur, à  son  beau-père  positif  et  pratique,  le  vieux  Maurice, 
au  vieux  fripon  Léonard,  père  de  la  coquette  (!<■  village, 
Catherine  Guérin  La  Mare  au  diable  ,  à  plus  juste  titre 
qu'à  la  mère  JaniUe  dans  Le  Péchr  de  M.  Antoine,  à  l>ri- 
colin  dans  le  Meunier  d'Angibanlt  ou  à  t  la  mèreLhérj  », 
à  Pierre  Blutty  el  à  Athénaïs  dans  Valentine;  ni  quelle 
différence  on  pourrai!  trouver  entre  la  description  <l<i  la 
fête  champêtre  dans  Valentine  el  celle  de  la  «  bourrée  » 
dans  là  Petite  Fadette  ?  Il  esl  temps  d'en  finir  avec 
divisions  arbitraires  en  i  trois  périodes  »  el  de  reconnaître 
enfin  que. George  Sand,  dès  ses  premiers  pas  dans  la  car- 
rière littéraire,  se  mil  à  dépeindre  des  tableaux  el  des  figures 
rustiques  de  son  Berry  :  puis,  que  dans  ses  premiers,  comme 
dans  ses  derniers  romans,  ••11'-  en  a  représenté  avec  un  suc- 
cès égal  les  personnages  comiques,  négatifs,  typiques, 
dans  Legenredes  Bricolin,  des  Lhéry,  des  Léonard  el  des 
Catherine,  en  idéalisanl  el  en  traitanl  à  l'eau  de  rose  Les 
personnages  positifs,  comme  elle  le  faisail  pour  tous 
héros  principaux,  à  quelque  classe  qu'ils  appartinssent. 

Revenons  à  Valentine.  Le  drame  d'amour  de  ce  roman 
esl  plus  varié  que  celui  oVlndiana;  l'action,  qui  se  passe 
entièrement  dans  le  Berry,  donne  à  l'auteur  La  possibilité 
de  prendre  sur  nature  des  tableaux  aimés  dès  son  plus 
jeune  âge,  des  tableaux  de  la  vie  rustique  et  de  la  vie  de 
château.  La  fable  du  livre  esi  plus  simple,  plus  réelle,  plus 
M'aie  que  dans  Indiana, 

Valentine  de  Raimbault,  une  douce  rêveuse,  aimant  la 
nature  et  la  vie  simple,  épouse  M.  de  Lansac,  pour  obéir 
(Tune  part  à  sa  grand'mère,  une  benne  vieille  à  la  morale 
légère  du  siècle  passé,  admettant  tous  les  caprices,  toutes 


GEORGE    SAM)  37.> 

les  folies,  pourvu  qu'elles  fussent  voilées,  d'autre  part 
pour  complaire  à  sa  mère,  désireuse  de  se  débarrasser  au 
plus  vite  de  sa  fille.  Dans  ses  promenades  à  travers  les 
forêts  du  Berry  —  reproduisant  évidemment  celles  de 
l'auteur  lui-même —  il  arrive  à  Valentine  de  faire  la  con- 
naissance de  Bénédict.  Ce  fils  de  paysan,  petit  jeune 
homme  à  grandes  ambitions,  ce  chercheur  d'idéal,  en 
révolte  contre  la  modestie  de  son  sort  oui  ne  répond  pas  à 
l'élévation  de  sou  âme,  est  assez  désenchanté,  mais  souffre 
surtout  de  sou  inactivité.  Somme  fouir,  c'est  un  pastiche 
de  Bené%\  des  héros  <l<i  Victor  Hugo,  mais  en  même  temps, 
un  personnage  ressemblant  beaucoup  à  certains  jeunes 
gens  de  l'entourage  d'Aurore.  En  réalité,  c'est  une  nature 
passionnée,  sans  convictions  arrêtées,  un  caractère  faible 
dont  les  actions  dépendent  plutôt  du  hasard  que  d'inten- 
tions déterminées;  c'est  aussi  un  prototype  de  tous  ces 
nombreux  «  jeunes  premiers  »  prolétaires  de  George  Sand 
qui  s'éprennent  d'amour  pour  des  demoiselles  nobles:  de 
tous  ces  Simon  Féline,  Pierre  Eiuguenin,  Henri  Lemor,  etc. 
Les  deux  jeune-  gens  s'éprennent  l'un  de  l'autre.  La  nais- 
sance de  L'amour  de  Valentine  pour  Bénédict,  La  lutte  entre 
L'amour  et  le  devoir,  la  triste  histoire  de  La  jeune  femme, 
victime  des  préjugés  de  caste  et  de  la  morale  reçue  qui 
exige  la  fidélité  de  La  femme  à  son  mari,  même  Lorsqu'il 
n'existe  aucun  amour  ni  aucune  93  mpathie  entre  Les  époux  ; 
d'autre  part,  la  position  tragique  du  jeune  homme  sorti  du 
peuple,  supérieur  par  le  développement  de  son  âme  et  de 
son  esprit  aux  représentants  de  la  haute  société  qui  l'en- 
toure, périssant  uniquement  pour  avoir  osé  aimer  une  jeune 
patricienne,  toutes  Les  péripéties  de  ce  drame  sont  peintes 
avec  un  élan  poétique  et  une  inimitable  finesse  d'analyse 
psychologique.  La  tragédie  de  La  passion  des  deux  jeunes 


376  GEORGE    s  A  M) 

gens  se  complique  par  les  relations  de  Bénedicl  avec  la 
famille  de  sa  fiancée,  Athénaïs  Lhéry,  ûlle  d'un  paysan 
enrichi  qui  L'a  élevée  a  comme  une  demoiselle  ».  et  par 
les  relations  de  Valentîne  avec  Louise,  sa  sœur  aînée,  fille 
perdue,  que  sa  famille  a  maudite.  La  position  de  cette 
malheureuse  est  un  avertissement  pour  Valentine,  si  jamais 
elle  se  laissait  entraîner  par  son  amour  pour  Bénédict. 
Louise,  que  Valentine  voit  malgré  la  défense  d<-  sa  mère 
et  de  sa  grand'mère,  devient  à  ><»n  tour  amoureuse  de 
Bénédict,  ce  qui  ne  les  empêche  pas  de  rester  amies;  le 
mépris  même  <|ui  retombe  sur  Louise  ne  fait  que  rendre 
Leur  tendresse  plus  ardente,  plus  émue.  Ce  sont  là  des 
souvenirs  des  relations  d'Aurore  avec  sa  mère,  ei  d'une 
fête  de  La  Châtre,  où  elle  s'était  faite  La  protectrice  d'une 
fille  déchue  il  en  a  été  parlé  plus  haut  .  La  scène  où  Valen- 
tine danse  la  «  bourrée»  l'appelle  tout  à  fait  celle  qui  est 
racontée  dans  1'  «  Histoire  de  mu  Vie  o  à  propos  d<-  l'amitié 
d'Aurore  pour  cette  malheureuse  jeune  fille.  C'est  une  des 
meilleures  scènes  du  roman  et  ce  n'est  pas  la  seule  excel- 
lente. .Nous  ne  tenons  pas  à  répéter  ici  les  éloges,  tant  de 
fois  prodigués,  au  récit  delà  première  rencontre  de  Valent 
fine  avec  Bénédict,  quand,  ne  l'apercevant  pas  encore,  elle 
admire  son  chant  dans  le  silence  de  la  forêt,  ni  à  vanter 
une  fois  de  plus  la  charmante  idylle  au  bord  du  ruisseau 
lqrs  de  la  partie  de  plaisir  champêtre  :  nous  ne  parle- 
rons pas  non  plus  du  départ  de  la  famille  Lhéry,  pour  la 
fête,  ni  de  la  brûlante  explication,  la  nuit,  entre  Bénédict 
et  Valentine  dans  la  chambre  de  celle-ci.  Si  nous  ne  répé- 
tons pas  ici  toutes  les  louanges  adressées  à  l'auteur  à  L'occa- 
sion de  ces  scènes  admirables,  ce  n'est  pas  que  nous  ne 
désirions  les  louer  encore  cent  fois  davantage,  mais  unique- 
ment pour  ne  pas  ressasser  ce  que  chaque  lecteur,  tant  soit 


GEORGE    SAM)  Jt  l 

peu  au  courant  des  œuvres  de  G.  Sand  e1  de  ce  qu'on  a 
écrit  sur  elle,  sait  parfaitement  bien,  tandis  que  cela  ne 
peut  rien  expliquer  à  celui  qui  ignore  œuvres  et  cri?- 
tiqui 

Portons  maintenant  notre  attention  sur  ce  fait,  qu'en 
dépit  des  attaques  répandues,  dès  l'apparition  ftlndiana 
et  de  Valentine.  sur  ces  romans,  leur  tendance,'  le  désir 
de  l'auteur  de  «saper  la  sainte  institution  du  mariage  ».  le 
lecteur  impartial  d'aujourd'hui  en  jugera  tout  autrement  et 
n'y  trouvera  aucune  apologie  d'immortalité.  Tout  au  con- 
traire, dan-  les  deux  romans,  les  héroïnes  sont  punies  pour 
avoir  violé  leurs  devoirs  d'épouses.  Indiana,  <|ui  fuit  le  toit 
conjugal,  expie  sa  faute,  en  découvrant  la  perfidie  et  la 
bassesse  de  l'homme  aimé;  Valentine  et  Bénédict  périssent 
l'un  aprèsl'autre,  ayant  à  peine  goûté  au  fruit  défendu.  Ici 
comme  là.  le  châtiment  ne  surgit  pas  comme  un  deus  ex 
machina,  mais  ressort  logiquement  del'engrenage  de  rela- 
tions et  de  circonstances  <>ù  les  héroïnes  ont  été  entraînées 
par  leurs  amours  fatales1.  C'est  La  même  thèse  que  celle  du 
roman  génial  de  Tolstoï  avec  son  adage  implacable  :  -  A 
Moi  la  vengeance  et  c'est  Moi  qui  châtie.  »  Anna  Karé- 
nine. 

Quoi  qu'il  en  soit,  dans  les  deux  premiers  grands  romans 
que  George  Sand  a  écrits  sans  collaborateur,  son  talent 
d'écrivain  apparaît  déjà  déterminé  et  éclatant,  etmême  on 


1  M.  Skabitchevsky,  qui  dans  ses  études  sur  G.  Sand  fail  une  ana- 
lyse à  tendance,  el  très  étroite,  de  ses  romans,  tombe  seuvenl  dans  d  - 
erreurs  forl  curieuses  surtout  .1  propos  de  Lélia,  de  Jacquet  el  de  Spi- 
ridion  .  En  expliquant  d'une  manière  absolument  étrange  le  dénoue- 
ment <!<•  Valentine,  il  dit  que  -  la  malédiction  de  Louise,  à  la  Qn  de 
l'ouvrage,  jette  une  lumière  toute  spéciale  bui  toute  la  marche  do 
roman  0  el  que  t  la  lutte  ascétique  de  Valentine  esl  comme  un  reste 
de  morgue  nobiliaire,  qui  l'empêche  de  sacrifie)  au  bonheui  de  ~"ii 
amant  les  préjugés  traditions  Q  monde     ...  Selon  lui,  U  Qn 


378  GEORGE    SAlfD 

y  trouve  toute  sa  «  manière  n  très  nettement  manifestée 
avec  ses  particularités  et  ses  types  favoris,  11  y  ;i  plus 
encore  :  les  qualités  de  ces  deux  romans  remportent  de 
beaucoup  sur  Leurs  défauts,  ce  que  l'on  ne  peu!  pas  tou- 
jours dire  des  œuvres  ultérieures.  Ainsi  nous  \  voyons  : 
1"  une  femme  supérieure  par  son  âme  et  ses  facultés 
Intellectuelles  à  celui  qu'elle  aime;  2"  un  ami  dévoué, 
désintéressé,  épris  de  L'héroïne,  mais  cachant  son  amour 
au  fond  du  cœur,  prèi  à  tous  Les  sacrifices,  même 
dévouer  en  faveur  de  son  rival,  plus  heureux  et  moins 
désintéressé  ;  3°  des  héros  sortis  du  peuple  tombant  amou- 
reux de  femmes  appartenant  aux  classes  supérieures  et 
des  héroïnes,  qui  oublient,  pour  leur  amour,  Leur  noblesse 
cl  leurs  prérogatives.  Remarquons  seulement  que,  chez 
Valentine,  il  n'y  a  pas  encore  d'intention  de  descendre 
jusqu'à  L'homme  sorti  du  peuple  au  nom  de  L'égalité,  mais 
qu'au  contraire  ses  péves,  ses  désirs  et  ^<->  goûts  sont  si 
modestes,  si  mesquins  et  si  insignifiants,  que  c'est  plutôt 
Bénédict,  plus  éclairé,  plus  brillant  que  celle  qu'il  aime, 
qui  doit  descendre  à  son  niveau.  Habiter  une  ferme, 
nourrir  des  oies  e(  des  moutons — idéal  delà  vie  heureuse 
que  se  fait  Valentine,  —  c'est  bien  gentil,  mais  bien  peu 
de  chose  et  montre  plutôt  la  pauvreté  d'intérêts  de  La 
gracieuse  héroïne  que  ses  tendances  démocratiques  . 
4°  nous  voyons  dans  ces  romans  de  magnifiques  descrip- 
tions de  la  nature  et..,  des  monologues  et   des  dialogues 


tragique  «lu  roman  r>t  le  o  pitoyable  résultat  de  la  faiblesse  (W)  de 
Valentine,  de  >a  dualité  »|ui  ne  lui  a  pas  permis  de  s'abandonner  libre- 
nirnl  et  ouvertemenl  à  son  amour,  comme  elle  aurait  pu  le  Etire,  si 
elle  n'avait  voulu  attendre  des  circonstances  favorables  pour  contenter 
les  chèvres  et  les  loups  »...  Us  sont  bien  à  plaindre,  ceux  qui  se  mettent 
à  expliquer  de  cette  manière  le  dénouement  de  Valentine  et  à  juger 
l'héroïne  sous  ce  point  de  vue  ! 


GEOBGE    SAM)  379- 

interminables,  ampoulés,  et,  enfin  5  ,  la  fidélité  et  Le 
réalisme  dans  la  description  des  personnages  secondaires 
et  l'exagération  romanesque  des  principaux  héros. 

Le  même  plaidoyer  pour  la  liberté  de  sentiment  contre 
le  joug  de  la  morale  reçue  se  voit  dans  Melchior^  petit 
récit,  dont  voici  1*'  sujet  :  un  certain  marin,  beau,  brave 
et  honnête,  Melchior,  dans  un  accès  de  désespoir,  noie 
dans  l'océan  sa  cousine  Jenny,  qui  avait  le  malheur  de 
l'aimer  et  qu'il  aimait  aussi  passionnément;  il  la  fait 
périr  pour  Tunique  raison  qu'il  est  depuis  longtemps  marié 
à  une  femme  intéressée,  menteuse,  une  aventurière  dont 
il  s'est  séparé  depuis  longtemps  et  qui;  de  son  côté,  ne  pense 
pas  à  lui,  mais  dont  L'existence  seule  rend  cependant 
criminel  l'amour  de  Melchior  pour  Jenny,  et  leur  bonheur. 
La  jeune  fille  paie,  par  sa  mort,  un  court  moment  de  ce 
criminel  et  enivrant  bonheur  partagé,  et  Melchior  Le  paie 
â  -»ii  tour  par  la  folie  \ 

La    Providence   et  la  nature   ont   donné   aux   hommes 

L'amOUr,    cette   joie    pure    cl    Mlblime,     mai-    le-    lionum-    Ile 

savent  pas  eu  profiter;  créant  parleur-  loi-  de-  obstacles 
et  des  entraves,  il-  périssent  chaque  fois  «pie  volontaire- 
ment ou  malgré  eux  ils  -'eu  affranchissent.  Telle  est  la 
morale  renfermée  dans  Melchior, 

Dans  le  Toast,  petit  conte  romantique  paru  dan-  Les 
Soirées  littéraires  de  Paris  recueil  publié  en  1832  ~", 
1  auteur  chante,  celle  fois  sur  un  Ion  majeur,  un  hymne 


•  Notons  en  passant  qne  le  Bujel  de  cette  nouvelle  Bemble  avoir  été* 
donné  .i  George  Sand  pai  V  raud,  car  nous  trouvons  dans  une  de  -  - 
lettres  la  description  d'une  journée  a  bord  d'un  navire,  <-t  de  la  dispa- 
rition, au  milieu  d'une    tourmente,   d'un  couple   d'amoureux,  ap] 

,  ri  Melchior. 

*  Dans  les  VEuvret  complètes  (/<■  G.  Sand,  édition  Lévy,  il  fait  par- 
tie «lu  \  olume  /."  Coupe,  etc. 


380  GEORGE    SAM) 

au  sentiment  divin.  L'action  se  passe  aux  Pays-Bas  au 
xvne siècle.  Le  \  ieux  gouverneurde  Berg-op-Zoom,  Sneyders 
a  épousé  une  jeune  et  belle  Espagnole,  Juana.  La  pauvre 
Juana,  qui  a  grandi  sous  le  soleil  de  l'Andalousie;  s'ennuie 
el  langui!  dans  ce  pays  humide  et  triste,  entourée  «le 
Hollandais  lourds  el  prosaïques.  «  Joignez  à  l'influence  du 
climat  la  société  d'un  mari  fort  riche,  fort  sensé,  fort 
entendu  en  ce  qui  I  eue  lie  ses  affaires  et  son  gouvernement, 
mais  fort  ennuyeux,  il  faut  bien  le  dire,  et  vous  compren- 
drez que  la  belle  el  tendre  Ju;ina  pouvait  bien  avoir  le  mal 

du  pays...  »  Elle  a,  comme  on  peut  >'\  attendre,  les  yeux 
noirs  el  tristes,  la  pâleur  maie  el  l'air  mélancolique  de  la 
soumission,  traits  (Tune  femme  bien  connue  de  ('" 
Sand,  qui  avait  le  malheur  de  vivre  depuis  neuf  ans  avec 
un  mari  qui,  quoiqu'il  ne  fût  pas  gouverneur  de  Berg-op- 
Zoom,  n'en  était  pas  moins  aussi  prosaïque  que  l'honorable 
Sneyders.  Heureusement  pour  la  pauvre  Juana.  il  se  trou- 
vait dans  la  maison  du  gouverneur  un  jeune  page  aux  yeux 
noirs,  Ramiro,  né  aussi  dans  la  chaude  Espagne,  amateur 
de  musique,  chantant  parfaitement  les  anciennes  romances 
espagnoles;  il  était,  en  outre,  «  dune  noble  et  antique 
maison,  ce  qui,  dans  ce  temps-là,  ne  gâtait  rien  »,  ajoute 
l'auteur,  qui,  de  la  première  à  la  dernière  ligne  de  cette 
gentille bluette,  ne  se  départit  pas  d\m  ton  gai,  léger,  plein 
û!  humour  et  d'entrain  le  plus  parfait.  Sneyders  aurait  pu, 
semblerait-il,  ne  pas  avoir  trop  d'inquiétudes,  vu  la  con- 
duite irréprochable  de  sa  jeune  femmeet  la  chaste  innocence 
de  son  page  de  seize  ans,  et  compter,  en  plus,  sur  «  le  cli- 
mat refroidissant  delà  Flandre  ».  11  n'aurait  donc  dû  avoir 
aucun  motif  de  jalousie,  «  ce  dont  il  était  contrarié  parfois 
autant  que  flatté  car  il  y  a  certaines  liaisons  pures,  discrètes, 
mystérieuses,  gai  font  plus  de  tort  au  repos  d'un  mari 


GEORGE    SAM)  381 

qw  de  franches  et  loyales  infidélités  ».  En  vain  Sneydërs 
essaye-t-il  d'espionner  les  jeunes  gens,  il  perd  son  temps. 
«  On  peut    surprendre   en    flagrant    délit   des  coupables, 
découvrir  les  manèges  de  la  passion,  —  on  ne  peut   sur- 
prendre ou  démasquer  un  amour  pur,  profond  et  innocent  ». 
Sneydërs  se  met  à  railler  le  page,  se  moqué  de  sa  musique 
el  de  ses  empressements;  peine  inutile!  Alors,  il  recourt  au 
crime,  déguisé  de  la  plus  belle  façon.  Sous  prétexte  d'une 
mission  urgente,  Sneydërs  envoie  le  jeune  page  chez  le  gou- 
verneur d'Anvers,  son  parent,  espérant  qu'il  y  sera  retenu 
comme  otage  espagnol  ou  même  tué   (Faction  se  passe  à 
l'époque  de  la  lutte  des  Pays-Bas  contre  l'Espagne  ,  d'au- 
tant plus  que  le  gouverneur  est  l'ennemi  juré  du  père  el 
de  foute  la  famille  de  Ramiro.  Mais  le  vieux  Sneydei 
réjouit  trop  tôt  d'avoir  éconduit  le  jeune  homme;  il  a  trop 
compté   sur  la  perfidie  de  son  parent,    homme    d'honneur; 
il  a  oubli»' <pie  le  petit  dieu  capricieux  protège  ses  fidèles 
adorateurs  el  se  moque  (\vs  vieillards,   ses  ennemis.    Un 
jour,  après  un  bon  dîner  et  après  avoir  aiguisé  sa  langue 
suri1  «  Espagne,  les  femmes,  les  romances,  les  petits  chiens 
et  les  pages,  joueurs  de  guitare  »,  Sneydërs  veut  mécham- 
ment faire  boire  Juana  à  La  santé  du  gouverneur  d'Anvers. 
11  triomphe  perfidement  de  sa    victoire  sur  Ramiro  el  se 
réjouit  déjà  de  sa   mort.  Lorsque  Juana,  au  désespoir   du 
péril  que  courl  Le  jeune  homme,  prend  le  verre  en  main  et, 
bouleversée  par  La  cruelle  plaisanterie  de  son  mari,  s'écrie  : 
«  Si  la  confiance  desÀnversois  dans  leur  gouverneur  est 
bî  aveugle,  dit-elle,  c'est   qu'apparemment   ils  le  savent 
incapable  d'une  action  Lâche  et  «l'un  crime  inutile  ». 

Tout  à  coup  une  jeune  voix  se  fait  entendre  sou»  la 
fenêtre,  chantant  Le  refrain  d'une  romance  favorite  de 
Juana,  el  celle-ci  boit  joyeusement  à  la  santé  de  «  son  ami 


382  GEORGE    SAND 

el  parent,  le  glorieux  gouverneur  d'Anvers  ».  Après  avoir 
calmé  sa  bien-aimée,  Ramîro  se  cache  pour  échapper  à  la 
vengeance  du  très  cher  Sneyders,  qui,  cette  fois,  aurai! 
certainement  tout  fail  pour  le  perdre.  La  victoire  reste  à  la 
jeunesse.  Ramiro  et  Juana  ne  se  reverront  peut-être  plus, 
mais  ce  moment  de  bonheur  a  compensé  tous  leurs  chagrins. 
L'amour  a  vaincu  et  se  rit  des  vieux  maris,  des  chaînes, 
des  proscriptions,  des  défenses,  des  l«»i>  et  des  sévices. 
Vive  l'amour,  vivetoul  sentimenl  puret  humain,  voilà  ce 
que  nous  dit  ce  petit  conte  gracieux  el  gai,  écrit  d'une 
plume  alerte  et  avec  une  verve  ei  un  entrain  tout  à  fait 
surprenants. 

Ainsi  la  lutte  (finissant  par  la  perte  ou  le  triomphe 
des  runes  marquées  de  l'étincelle  du  génie,  ou  simple- 
ment des  natures  douées  de  talents,  contre  la  vie  bour- 
geoise, mesquine  el  plate,  contre  La  tourbe  banale,  médio- 
crement vertueuse  ou  médiocrement  vicieuse  et  contre 
les  idées  étroites  et  routinières  ;  puis  la  défense  de  1  'ins- 
piration  contre  la  morale  reçue,  du  talent  contre  la  foule, 
<le  rameur  contre  les  préjugés  (lu  monde  et  les  intérêts 
prosaïques;  et  enfin  le  triomphe  de  rameur  véritable  sur 
tous  les  obstacles ,  toutes  les  barrières  el  toutes  les 
entraves,  voilà  les  thèmes  principaux  dos  premières 
œuvres  (!<>  Goorge  Sand. 

«  Quels  rêves  irréalisables,  quelle  sentimentalité!  » 
dira  le  lecteur  pratique  et  réaliste  de  \H\)H.  Néanmoins, 
bien  des  rêves  irréalisables  de  George  Sand  sont  devenus 
de  vieilles  vérités,  et,  ce  qui  n'est  pas  encore  réalisé,  les 
poètes  de  tous  les  peuples  Font  toujours  rêvé,  espéré  et 
prédit  ;  c'est  le  rêve  doré  (pie  chacun  de  nous  porte  en  soi 
et  voudrait  voir  accompli. 

Donc,  rien  d'étonnant  si  la   dernière  œuvre,    écrite  en 


george  sam)  :m 

1832  par  George  Sand,  alors  si  enflammée  par  l'espoir  en 
l'avenir,  si  vibrante  d'énergie,  découragé,  de  croyance  à 
L'idéal,  fut  la  Reine  Mal,,  cette  pièce  de  vers  dédiée  à  la 
fée  des  songes  qui  nous  envoie  des  rêves  riants,  des 
visions  heureuses,  —  à  cette  adorable  reine  Mab  q(ûi  nous 
emporte,  ne  fût-c5e  que  pour  un  moment  fugitif,  hors  de 
notre  vie  terrestre,  nous  transporte  dans  une  autre  sphère 
<-f  nous  fait  voir  ce  qui  nlest  pas,  mais  ce  que  nous  dési- 
rerions qui  fût  ! 


CHAPITRE    VII 

(1812-1833) 

Malheurs  sociaux  e!  intimes.  —  Rupture  avec  Sandeaû.— Pros 
Mérimée.— La  Double  Méprise  e\  Uarianna. —  François  Rollinat. 
_  LéHa,  —  Gustave  Planche.  —  De  Latouche  e1  Sainte-Beuve.  — 
Lavinia,  Obermann,  Cora%  Garnie) . 

A  L'époque  <>ù  les  unes  après  1rs  autres  ces  œuvres  har- 
dies cl  brillantes  paraissaient  à  l'horizon  littéraire,  la  vie 
personnelle  de  George  Sand  avail  complètement  changé 
et  ne  ressemblai!  nullement  aux  premiers  faois  de  son 
séjour  à  Paris,  ce  temps  de  joie  <•(  d'ivresse.  Déjà  l'année 
1831  avail  fini  assez  mal  pour  George  Sand.  Elle  avait  été 
très  malade;  clic  écrit  à  Boucoiran,  \r  L3  novembre1, 
qu'elle  aval!  eu  quelque  chose  comme  une  «  congestion  céré- 
brale, (Mi  d'autres  termes  une  attaque  d'apoplexie»  ce 
qui  avait  amené  deux  saignées.  Elle  fut  soignée  par  un 
jeune  Sancerrois,  Emile  Régnauli  -,  alors  carabin  et  grand 
ami  de  Sandeau.  11  la  soignai!  avec  abnégation  et  dévoue- 
ment, [tassant  auprès  de  la  malade  des  nuits  entières  sans 

1  Inédite. 

*  George  Sand  parle  de  lui  dans  le  vol.  IV,  p.  400.  de  V Histoire  de  ma 
Vie,  à  propos  de  son  procès  :  s  Je  Fis  arriver  aussi,  le  jour  des  débats, 
Emile  Régnault,  un  Sancerrois  que  j'avais  aimé  comme  un  frère  et  qui 
avait  épousé  contre  moi  je  ne  sais  plus  quelle  mauvaise  querelle.  Il 
vint  me  taire  amende  honorable  de  torts  que  j'avais  oubliés  ».  Le  motif 
de  cette  «  querelle  »  avait  été  sa  rupture  avec  Jules  Sandeau.  La 
correspondance  de  George  Sand  avec  Régnault  est  conservée  par 
des  proches  de  celui-ci.  Nous  en  donnerons  plus  bas  quelques  frag- 
ments. 


GEORGJE    5  AND  385 

fermer  l'œil,  toujours  sur  le  qui-vive,  ne  dormant  qu'à 
peine  sur  un  canapé  du  salon. 

En  décembre,  George  Sand  eui  une  rechute,  et  ce  ne  lut 
qu'à  la  fin  du  mois  qu'elle  se  senti!  assez  rétablie  pour  aller 
;'i  Nôhant.  En  janvier  \X.\2,  elle  Fui  encore  malade,  ainsi  que 
ses  enfants.  Son  humeur  était  noire  et  ses  lettres  de  janvier  à 
avril,  portent  une  empreinte  de  sombre  tristesse.  En  avril, 
elle  partit  pour  Paris  avec  Solange.  (Test  à  cette  époque 
qu'il  faut  rapporter  la  description  qu'elle  fait  de  sa  vie  avec 
sa  fille  au  quai  Saint-Michel  dans  YHistoire  de  ma  Vie1, 
racontant  comment  une  excellente  voisine  avait  pris  la 
petite  berrichonne  sous  sa  protection  et  la  faisait  jouer 
auprès  d'elle  avec  d'autres  enfants,  lorsqu' Aurore  était 
occupée  ou  qu'elle  avait  à  sortir. 

A  peine  établie  à  Paris  avec  Solange,  George  Sand 
tomba  de  nouveau  malade,  et  celte  fois  elle  inspira  plus 
de  craintes  encore  à  ses  amis  qui  prirent  la  maladie  pour 
un  des  premiers  cas  du  choléra  qui  venait  d'éclater  à 
Paris.  Elle  écrit  à  s»  mère  :  «  Mes  amis  et  mes  portiers 
épouvantés  ont  décidé  que  j'avais  le  choléra;  le  médecin 
a  eu  beau  les  assurer  du  contraire.  Il>  le  croient  <-i  le 
croiront  toujours.  Deux  de  mes  plus  dévoués  sont  couchés 
dans  mon  salon,  l'un  par  terre,  l'autre  je  ne  sais  où.  Je 
m'éveille  et  m'étonne  beaucoup  du  grand  aria  que  je  vois 
autour  de  moi,  car  je  vous  assure  que  j'étais  bien  moins 
malade  qu'ils  ne  me  font.  J'ai  eu  quelques  symptômes 
du  choléra,  mais  si  légers,  qu'une  tasse  de  lin-  et  descou** 
\  ertures  tes  ont  dissipés  et  que  j  ;ii  dormi  comme  un  sonneur 
jusqu'à  midi3.  »  Il  est  ;'i  croire  que  ce  choléra  n'était  pas 


1  Histoire  de  ma  i  le,  vol.  IV,  p.  78*79. 
1  DaWe  du  1 1  avril  1832.  In.'-.iii.-. 


386  GEORGE    S  AND 

bien  effrayant  et  qu'en  général  George  Sand  avait  des 
notions  fort  peu  exactes  sur  cette  maladie,  car,  Lorsqu'elle 
écrivit  un  an  plus  tard;  Lé  lia,  dans  une  scène  des  plus 
importantes  du  roman,  elle  représenta  son  héroïne  pariant 
philosophie  avec  ses  amis  au  milieu  d'une  attaque  très 
intense  de  choléra,  et  terrassant  le  pusillanime  moine  Ma- 
gnus  par  la  force  de  son  esprit  et  de  sa  libre  pensée.  George 
S;ui(l  est  sans  doute  l'unique  romancière  <|ui  ait  condamné 
son  héroïne  à  souffrir  de  cette  maladie  si  peu  poétique  ;  il 
est  fort  probable  qu'elle  même  ne  l'a  jamais  eue  <■!  que 
c'est  à  loi-i  que  ses  amis  ont  eu  peur  pour  elle.  Si  nous 
nous  sommes  permis  de  citer  i«-i  ce  passage  peut-être  peu 
intéressant  de  la  lettre  de  George  Sand  à  ->;i  mère,  c'est 
parce  que  nous  avons  voulu  par  là  excuser  quelque  peu 
colle  scène  df  Lélia  absolument  invraisemblable. 

Le  temps  alors  était  en  général  à  In  tristesse.  Le  choléra 
avait  d'abord  frappé  de  terreur  les  habitants  de  Paris,  puis 
éclatèrent  ces  émeutes  de  triste  mémoire,  qui  finirent  par 
le  massacre  du  cloître Saint-Merry.  Enfin  le  choléra  se  pro- 
pagea en  province.  Aurore  Dudevanl  fut  inquiète  pour 
sm  mari,  alors  membre  du  jury  aux  assises  do  Château- 
roux  (ce  qui  ne  manquera  pas  d'étonner  le  lecteur,  s'il  n'a 
pas  encore  assez  remarqué  combien  les  relations  des  deux 
époux  étaient  amicales  même  après  leur  séparation).  Elle 
craignit  également  pour  Maurice  qui  ('-lait  resté  avec  son 
précepteur  à  Nouant.  Cependant,  toutes  ces  craintes  Turent 
gratuites  :  aumois  d'août,  toute  la  famille,  saine  cl  saui 
réunit  à  Nohant. 

Alors,  soit  qu'il  se  fut  passé  quelque  chose  de  terrible 
dans  la  vie  d'Aurore,  soit  qu'à  chaque  arrivée  à  Nohant 
elle  sentit  plus  profondément  le  côté  anormal  de  sa  vie  en 
commun  avec  Dudevant  et  se  convainquit  combien  alors 


GEORGE    S  AND  387 

ces  mêmes  relations  paisibles  devenaient  hostiles,  il  est 
certain  que  le  malaise  moral  don!  elle  souffrait  depuis  1>'  com- 
mencement de  l'année  s'accentua  tout  â  coup.  Le  2o  août, 
à  peine  arrivée  à  Nohant,  elle  écrivait  à  Rollinat  qu'elle 
désirai!  le  voir  el  lui  proposai!  de  faire  une  partie  de  plaisir 
avec  d'autres  amis  à  Valeneay,  <>u  bien  d'aller  elle-même 
le  retrouver  chez  lui  à  Châteauroux,  et,  comme  toujours 
dans  sa  correspondance  avec  ses  amis,  «-11.'  décrivai!  ses 
préparatifs  pour  a  ce  voyage  autour  du  monde  »  de  la 
manière  la  plus  humoristique. 

Aurore  avail  !;iil  la  connaissance  de  M.  Rollinat  père  et 
de  sa  nombreuse  famille,  en  1831,  mais  elle  s'étaii  surtout 
liée  d'amitié  ;  i  x  «  *<  -  François  Rollinat,  une  amitié  tout 
exceptionnelle,  toute  particiilière,  quelque  chose  hors  de 
l'ordinaire,  l'idéal  des  relations  humaines.  C'était  une 
absolue  et  constante  pénétration  réciproque  de  pensé 
(1.-  sentiments,  mie  presque  entière  identité  d'idées  et  de 
tendances,  une  entente  mutuelle  ;'i  demi-mots,  l'absence 
complète  de  discordance  et  de  dissentiment  en  quoi  où  à 
propos  de  quoi  que  ce  fût,  en  un  mut,  François  Rollinat  fut 
Valter  ego  de  George  Sand,  son  double  moral. 

EU  voilà  <]u«i  deux  jours  après  le  billet  que  nous  venons 
de  mentionner,  (  îeorge  Sand  écrivait  !•■  22  août,  ;'i  ce  même 
Rollinal  :  «  .)«•  n'irai  point  à  Valeneay,  je  n'irai  point  à 
Châteauroux,  j'irai  peut-être  au  cimetière»...1  et  elle 
l'invitait  à  venir  la  voir  au  plus  vite  à  Nohant.  Ce  billet  de 
quelques  lignes,  écrit  négligemmenl  et  dune  écriture  ner- 
veuse, témoigne  par  sa  seule  vue  <lu  triste  étal  d'esprit, 
dans  lequel  Aurore  Dudevan!  se  trouvai!  alors..  Toutes  ses 
autres   Lettres  de  la   fin  de  cette  année  sont   également 


Inédit. 


388  GEORGE    s  a  M) 

pleines  de  mélancolie  et  de  pessimisme.  La  vie  sociale  de 
Paris  et  lit  vie  privée  d'Aurore  Dudevanl  étaient  troublées, 
il  v  régnait  La  tristesse  des  rêves  perdus  et  des  espoirs 
déçus,  une  sourde  irritation,  un  dépit  impuissant,  un 
morne  désespoir. 

Au  mois  de  novembre,  George  Sand  s'installa  avec 
Solange  dans  un  autre  Logement  quai  Malaquais,  dont  de 
(jatouche  Lui  avait  cédé  le  bail.  Elle  y  était  mieux  que  dans 
la  mansarde  qu'elle  avait  occupée  :  il  \  faisait  plus  chaud, 
tout  v  étail  calfeutré  et  tapissé.  Une  servante  qu'Aurore 
avait  amenée  de  Nohant  faisait  La  cuisine,  Lavait  le  linge  et 
soignait  La  petite  fille.  Indiana  avait  apporté  de  La  gloire  et 
de  L'argent.  Après  Valentine,  Aurore  n'eut  |>lu>  à  se  sou- 
cier du  sort  de  ses  œuvres,  les  éditeurs  sollicitaient  1«' 
droit  d'imprimer  ses  romans.  La  Revue  deParisei  la  Revue 
des  Deux  Mondes  se  Les  disputaient  aussi.  La  Revue  des 
Deux  Mondes  l'emporta.  George  Sand  s'engagea  par  con- 
trat à  lui  fournir  «  pour  une  rente  de  quatre  mille  francs, 
trente-deux  pages  d'écriture  toutes  Les  six  semaines1  ;>. 

Mais  Le  bonheur  qui  avait  régné  dans  la  froide  et  incom- 
mode mansarde  du  quai  Saint-Michel,  semblait  fuir  le  gen- 
til logement  du  quai  Malaquais.  L'amour,  naguère  si  heu- 
reux, de  la  jeune  femme  pour  Jules  Sandeau  était  maintenant 
devenu  une  source  de  souffrances  et  de  nouvelles  décep- 
tions. Aurore  vit  avec  terreur  que  son  union  «  libre  »  était 
tout  aussi  malheureuse  que  L'avait  été  pour  elle  Le  mariage. 
Vers  le  commencement  de  1833,  cette  liaison  se  brisa 
soudainement.  M.  Edmond  Plauchut  2  raconte  que,  désirant 


1  Lettre  à  Boucoiran  du  20  décembre  1832.  Correspondance,  I  vol. 
p.  235. 

-M.  Henri  Amie  confirme  le  même  fait  >ur  la  foi  d'Edouard  Grenier. 
Voir  la  Défense  de  G.  Sand.  Le  «  Figaro  »,  2  novembre  1896. 


GEORGE    SAM)  389 

faire  une  surprise  à  Sandeau,  Aurore  Dudevant  arriva  à 
l'improviste  de  Nohant  et  1*'  trouva  en  conversation  crimi- 
nelle  avec  une  blanchisseuse  quelconque.  La  rupture  fui 
immédiate  et  définitive.  En  juin  1833,  George  Sand  écrit  à 
ce  propos  à  Emile  Régnault  : 

l."i  juin  1833. 

«  (mer  ami,  je  viens  d'écrire  à  M.  Desgranges  pour  lui 
donner  congé  de  l'appartement  de  Jules  ei  lui  demander 
quittance  des  deux  termes  échus  que  je  veux  payer; 
rappartemeni  sera  donc  à  ma  charge  jusqu'au  mois  de 
j;ui\  ier  1834. 

«  ...  Je  reprends  chez  moi  le  reste  de  mes  meubles.  Je 
ferai  un  paquet  de  quelques  hardes  de  Jules,  restées  dans 
les  armoires  et  je  les  ferai  porter  chez  vous,  car  je  désire 
n'avoir  aucune  entrevue,  aucune  relation  avec  lui  à  son 
retour,  qui,  d'après  les  derniers  mots  de  sa  lettre,  que 
vous  m'avez  montrée,  me  parait  devoir  ou  pouvoir  être 
prochain.  J'ai  été  trop  profondément  blessée  des  décou- 
vertes que  j'ai  faites  sur  sa  conduite,  pour  lui  conserver 
aucun  autre  sentiment  qu'une  compassion  affectueuse. 
Faites-lui  comprendre^  tant  qu'il  en  sera  besoin,  que  rien 
dans  l'avenir  ne  peut  nous  rapprocher.  Si  cette  dure  com- 
mission n'est  pas  nécessaire,  c'est-à-dire  si  Jules  comprend 
de  lui-même  <|ifil  doit  en  être  ainsi,  épargnez-lui  le  cha- 
grin d'apprendre  qu'il  a  tout  perdu,  même  mon  estime.  Il 
a  sans  doute  perdu  la  sienne  propre.  11  est  assez  puni...» 

Remarquons  que  c'est  ô  cet  épisode  que  s'est  attaché*; 
une  légende  souvent  racontée  depuis,  et  dont  l'auteur  fut 
Paul  <\r  Musset  :  que  George  Sand  avait  elle-même,  en 
1  absence  d<-  Sandeau,  alors  en  Italie,  pris  ses  lettres  dans 


390  GEORGE    SAJID 

le  bureau  de  ce  dernier  el  les  avait  brûlées.  Remarquons 
aussi  que  quoique  George  Sand  !<■  nie    par  exemple  dans 
la  fameuse  lettre  à  Mirecourt  .  Sandeau  étaii  effectivement 
allé  en  Italie  à  ses  frais  à  elle,  et  que,  malgré  sa  rupture 
avec  lui,  elle  était  restée  en  de  bonnes  relations  avec  la 
Famille  Sandeau.  Ainsi,    le  \x  juillet   1833,  elle  écrivait 
encore  à  M1'   Félicie  Sandeau,  à  N'uni  :  «  Notre  bon  Jules 
es!  à  Florence  »...  «  pour  sa  santé  »,  ajoutant  que  ce  petit 
voyage  était  «  très  1 1 1 ï I« *  à  Jules  pour  écrire  el  raconter  », 
cl  terminait  en  priant  M"°  Félicie  <!<•  présenter  ses  saluta- 
tions à  son  pèreel  d'embrasser  sa  mère,  etc.  Nous  attirons 
aussi  l'attention  du  lecteur  sur  le  passage  tjfès  transparent 
du   roman  de  Sandeau,   Marianna,   où   l'auteur  raconte 
comment  Henry  partageait,  sans  scrupule,  les  ressources 
de  .M  aria  n  ua.  trouvant,  qu'entre  eux,  «  tout  étail  commun  ». 
Néanmoins,  au   commencement  de   1833.   t «  m t  rapport 
personnel  entre  George  Sand  et  Jules  Sandeau  avait  i 
et  ils  ne  se  rencontrèrent  que  très  rarement  plus  tard.  Nous 
sa\<>n>,    par    exemple,    par     le    journal    d'Aurore,    qu'elle 

envoya  en  1835  à  Musset  ,  que  le  hasard  1rs  avail  mis 
en  présence  l'un  de  l'autre  chez  Gustave  Papet,  an  dé- 
cembre 183  ï .- ,  el  qu'ils  axaient  alors  causé  paisiblement. 
Mais  en  1833,  elle  ne  Voulait  pas  entendre  parler  de  Le  voir. 
Le  désespoir  d'Aurore  fut  extrême.  Elle  avait  pu  s'expli- 
quer la  trahison  grossière  de  La  part  de  Dùdevani  par 
l'absence  du  véritable  amour  dès  les  débuts  de  leur  ma- 
riage, mais  Jules  Sandeau  Taxait  passionnément  aimée, 
leur  liaison  était  une  liaison  de  deux  cœurs,  leur  cama- 
raderie et  leur  amitié  axaient  précédé  leur  union;  ils 
n'avaient  qu'une  seule  àme  :  leurs  intérêts,  leurs  goûts, 
étaient  en  tout  semblables.  Et  cependant  Sandeau  Taxait 
trahie,  et  la  trahison  axait  été  tout  aussi  simplement  gros- 


GEORGE     SAM)  391 

sière  c j i uj  celle  de  son  mari.  Où  en  trouver  l'explica- 
tion ?  N'était-ce  là  qu'un  effet  Gâtai  du  hasard  ou  était-ce 
une  tendance  générale  masculine  ?  Un  amour  élevé,  plato- 
nique, comme  celui  d'Aurében  de  Sèze,  s'éteint  et  se  flétrit, 
parce  qu'il  esl  incomplet,  détaché  de  la  vie  réelle;  mais 
L'amour  passionné  et  heureux  serait-i]  aussi  peu  à  l'abri  de 
la  trahison,  des  «  distractions  »,  d'un  caprice  de  sensua- 
lité, que  l'amour  prosaïque  du  mariage?  <«  Le  néant  est 
son  nom  »  !  Voilà  ce  que  semblait  se  dire  avec  mépris 
George  Sand.  Oui,  elle  avail  rêvé  trouver  une  âmedans 
l'être  aimé,  et  elle  avait  eHe-même  donné  tout  son  être, 
liais  pour  les  hommes?  L'amour  est-il  le  /urine  sentiment 
que  pour  la  femme?  L'amour  pur  et  L'amour  sensuel  ne 
sont-ils  pas  chez  eux  en  contradiction  continuelle?  Estr-ce 
qu'ils  ne  sont  pas,  tout  en  aimant  une  femme,  capables  <l< 
la  trahir  avec  la  première  venue?  El.  au  contraire,  est-ce 
qu'ils  oe  sont  pas  capables,  malgré  l'intimité  la  plus  com- 
plète, de  rester  intellectuellement  étrangers  à  la  femme 
aimée?  La  fidélité  et  l'éternité  dans  L'amour  ae  sont  que 
mirage.  Tout  dépend  d'un  moment.  Les  serments  ne  sont 
que  tromperie.  Les  rè\ es  de  l'union  des  âmes  sonl  de  naft  es 
illusions.  Dans  l'amour,  comme  partout  ailleurs,  règne  l'- 
hasard. L'esprit  et  la  matière  sonl  hostiles  l'un  à  l'autre  el 
le  plus  souvent  c'est  La  matière  qui  remporte  le  triomphe  sur 
L'esprit... 

Et  autour  d'elle.  Aurore  Dudevant  entendait  alors  re- 
tentir les  prédictions  hardie-  dr^  s  romantiques  o  et  des 
Saint-Simoniens,  renversant  tous  les  principes  d'antan,  des 
tirades  éloquentes  sur  la  légitimité  de  tous  les  instincts  et, 
en  particulier,  sur  la  toute=-puissance  de  l'amour  ;  sur  la  sot- 
tise de  réprimer  ses  passions,  surtout  celles  qui  sont  «  natu- 
relles »;  sur  l'égalité  des  droits  des  deux  sexes  devant  les 


392  GEORGE    S  AND 

droits  de  la  nature;  sur  L'injustice  qu'il  y  a  de  mesurer 
autrement  la  morale  de  l'homme  el  celle  de  la  femme,  etc. 
La  jeune  femme  inexpérimentée  qui  venait  de  goûter  au 
fruil  défendu  el  l'avait  trouvé  médiocremenl  doux,  <-ul 
comme  un  vertige  au  milieu  de  tous  ces  paradoxes  el  de 
toutes  ces  contradictions.  Et,  en  même  temps,  s'éveillèrent 
<iii  elle  les  indomptables  instincts  de  la  fière  indépendance. 
G'étail  mi  trait  de  caractère  qui  s'était  manifesté  chez  elle 
depuis  l'enfance.  Le  moindre  joug,  la  moindre  pression  de 
la  |>;irl  de  ceux  qui  l'entouraienl  suffisaient  pour  faire  sur- 
gir en  elle  l'esprit  <!<•  contradiction  et  Lui  faire  o  prendre 
le  mors  aux  dents  ».  Les  années  de  sourde  révolte  et  de 
mécontentement  qu'elle  a\;iil  passées  à  Nohant  avaient 
aiguisé  et  développé  à  l'excès  cet  esprit  de  contradiction, 
et,  à  ce  moment,  il  se  produisit  en  «'II»'  quelque  chose 
de  semblable  à  ce  qui  avait  éclaté,  Lorsque  La  grand'- 
mère  Lui  avait  révélé  le  passé  et  La  nature  de  sa  mère. 
Gomme  alors,  Le  chagrin  de  se  voir  déçue  dans  ce  qu'elle 
avait  de  plus  cher  au  monde,  l<i  ma]  irréparable,  l'absence 
de  toute  espérance  en  un  avenir  meilleur,  amenèrent 
Aurore  au  plus  dangereux,  au  plus  funeste  de  tous  les 
états  d'esprit  :  à  l'apathie  morne,  à  rindifférence  désespé- 
rée. «  Eh  bien,  s'il  en  esl  ainsi,  tout  m'est  égal,  »>  sem- 
blait-elle se  dire,  «  Ah  !  ils  ne  cherchent  dans  L'amour 
que  le  plaisir,  ils  s'adonnent  à  chaque  nouvelle  passion 
sans  daigner  regarder  en  arrière,  ils  disent  que  dans  leurs 
liaisons  sans  nombre  ils  finissent  par  trouver  le  véritable 
amour,  ce  sentiment  sans  égal,  tout  puissant  et  justifiant 
tout,  prêché  par  Les  romantiques.  Très  bien  !  Pourquoi  la 
femme  ne  ferait-elle  pas  de  même  ?  Pourquoi  doit-elle  seule 
payer  les  malheurs  et  les  insuccès  ?  Qu'en  sahVelle ?  Peut- 
être  ses  sentiments  précédents  n'ont-ils  été  qu'une  série  de 


GEORGE     SAM)  303 

méprises,  et  l'avenir  Lui  réserve-t-il  cette  grande  passion 
toute  puissante?'...  »  Joignez  à  tout  cela  les  guet-apens  d'un 
tempérament  hérité  des  aïeux  et  la  soif  du  bonheur,  qui 
venait  de  se  réveiller!...  El  cette  infatigable  chercheuse 
d'idéal,  cette  romancière  dont  le  premier  roman  avait  été 
trouvé  par  de  Latouche,  trop  vertueux  et,  par  cela  même, 
trop  peu  conformée  la  réalité,  risquant  de  mériter,  de  la 
part  des  lecteurs,  t'épithète  «  d'invraisemblable  »',  la 
rêveuse  qui  avait,  pendant  six  ans,  aimé  son  ami  Lointain 
d'un  amour  presque  mystique,  La  compagne  de  Jules  San- 
deau,  pénétrée  des  idées  les  plus  pures  et  les  plus  honnêtes 
sur  l'amour  et  la  fidélité,  elle  ne  cherche  maintenant  que 
L'oubli,  elle  se  laisse  emporter  par  La  soif  des  sensations, 
des  plaisirs.  Son  entourage,  les  exemples  qu'elle  voyait 
autour  d'elle,  tout  la  poussait  dans  cette  dangereuse  el 
sombre  \  oie. 

Vers  cette  époque,  elle  fît,  dans  des  circonstances  assez 
extraordinaires,  La  connaissance  de  Marie  Dorval,  célèbre 
actrice  tragique  et  très  amie  de  Sandeau  plus  tard  sa 
maîtresse)  :  «  J'avais  publié  seulement  Indiana,  je  crois, 
quand,  poussée  vers  M""  Dorval  par  une  sympathie  pro- 
fonde, je  lui  écrivis  pour  lui  demander  de  me  recevoir.  Je 
n'étais  nullement  célèbre  et  je  ne  sais  même  si  elle  avait 
entendu  parler  de  mon  livre.  Mais  ma  lettre  la  frappa  par 
sa  sincérité.  Le  jour  même  où  elle  L'avait  reçue,  comme  je 
parlais  de  cette  lettre  à  Jules  Sandeau,  la  porte  dé  ma 
mansarde  s'ouvre  brusquement,  et  une  femme  vient  me 
sauter  au  cou  avec  effusion,  en  criant  tout  essoufflée:»  Me 
voilà,  moi  !  »  Je  ne  L'avais  jamais  vue  que  sur  les  planches, 
mais  sa  voix  était  si  bien  dans  mes  oreilles  que  je  n  hési- 
tai pas  ;'i  la  reconnaître.  Elle  était  mieux  que  jolie,  elle 
était  charmante  :  et  cependant  elle  était  jolie,  mais  si  char- 


394  GEORGE    S  AND 

mante  que  cela  était   inutile.  Ce  n'était    pas  une  figure, 
cYlail  une  physionomie,  une  âme.  Elle  étail  encore  minée, 
cl  sa   taille  éiail  un   souple  roseau  qui  semblait  toujours 
balance*  par  quelque  souffle  mystérieux,  sensible  pour  lui 
seul.  Jules  Sandeau  la  compara,  ce  jour-là,  à  La  plume  bri- 
sée <|ui  ornait  son  chapeau.  «  .!«•  suis  sûr,  disait-il,  qu'on 
chercherai!  dans  l'univers  entier  une  plume  aussi  légère  el 
aussi  molle  que  celle  qu'elle  a  trouvée.  Cette  plume  unique 
cl  merveilleuse  ;i  volé  vers  elle  par  la  l<>i  des  affinités,  <»u  elle 
est  tombée  sur  elle  "de  l'aile  de  quelque  fée  en  voyage»..*.  » 
En  Lisant  la  Lettre  de  George  Sand,  L'actrice  s'étail  rap- 
pelée une  lettre  naïve  el  enthousiaste  qu'elle  avait  écrite 
dans  sa  jeunesse  à  M"'   Mars  et  « j 1 1< -  celle-ci  avait  reçue 
froidemement,  bien  qu'en  L'écrivant,  la  jeune  Dorval  se  lut 
sentie,  pour  la  première  fois,  véritablement  artiste.  Devinant 
que  la  lettre  d'Aurore  avait  été  écrite  par  une  vraie  artiste 
aussiet  ne  voulant  pas  faire  commeM11*  Mars,  Marie  Dorval 
était  accourue  dans  sa  mansarde.  Depuis  ce  jour,  L'amitié  la 
plus  cordiale  lia  Les  deux  femmes  J.  (  reorge  Sand  a  consacré 
àson  amie  un  chapitrée  part  de  V  Histoire  de  ma  Vie  .  Elle 
\  raconte  les  souffrances  cl  les  déboires  de  cette  malheu- 
reuse actrice  trop  impétueuse,  ménageant   trop   peu 
forces  sur  la  scène,  de  cette  malheureuse  femme  tn>|>  sin- 
cère, ménageant  trop  peu  son  âme  dans  la  vie  réelle.  Mal- 
gré la  grandeur  de  son  talent,  elle  n'a  atteint  nia  la  ride 
ni  à  la  g-loirc,  avantages  qui  sont  le  lot  d'actrices  souvent 
plus  froides,  plus  réservées.  Toute  sa  vie  était  une  alter- 

*  Histoire  de  ma  Vie,  vol.  IV.  p.  212-213. 

1  Une  partit1  de  leur  correspondance  tut  trouvée  parmi  des  papiers 
provenant  de  .Iules  Sandeau.  avec  des  autographes  d'Alfred  do  Vigny; 
elle  est  conservée,  mais  ne  semble  pas  devoir  être  publiée. 

3  Le  chapitre  qui  lui  est  consaeré  porte  même  le  titre  de  Marie  Dorval, 
p.   205-237. 


GEORGE     SAM)  395 

nance continuelle  d'enivrements  et  de  désenchantements; 
elle  vivait  sans  s'épargner,  ne  mesurani  ni  h-s  forces  de 
l'àme,  ni  celles  du  corps,  ne  connaissant  pas  le  doute, 
se  livrant  sans  réserve  à  chaque  nouveau  sentiment  et 
jouant  chaque  rôle  avec  boute  La  force  de  sa  passion  et 
«Ir  son  talent.  Bile  appartenait  à  ce  type  d'artistes  <|ui. 
selon  l'expression  russe,  «  jouent  de  leurs  entraift 
(>  était  une  de  ces  natures  qui,  tout  à  coup,  à  force  de  sin- 
cérité peuvent,  dans  un  même  acte,  être  sublimes  el 
médiocres,  capables  de  conduire  deux  scènes  de  suite  avec 
une  puissance  inimitable,  pour  tomber,  dans  la  troisième, 
au-dessous  du  faible  '. 

Elle  aimait  ses  enfants  passionnément  et  outre  mesure 
et  elle  eût  à  essuyer  de  la  part  de  plusieurs  d'entre  eux, 
comme  de  La  part  de  beaucoup  de  ses  relations,  La  froideur 
et  l'ingratitude.  Elle  mourut  épuisée  par  Le  chagrin  d'avoir 
perdu  son  petit-fils,  —  sa  joie,  au  milieu  des  privations  les 
les  plus  horribles,  —  usée  avant  V&ge,  comme  brûlée 
par  le  feu  intérieur  <|ui  la  consumait  J. 

Nous  trouvons  inutile  <!<■  nous  arrêter  sur  le  chapitre  de 
V Histoire  de  ma  Vie  consacré  à  Marie  Dorval,  ce  chapitre 
nous  paraissant  toutes  les  fois  <|n«'  nous  L'avons  relu,  écrit 
prn  domo  sua.  Par  exemple,  les  rapports  entre  M"1  Dorval 
et  5a  fille  qui  Lui  ;>  brisé  !<•  cœur,  n'ont,   évidemment,  été 


1  Cesl  ainsi  que,  de  qos  jours,  nous  royona  M1  ■  Duse  après  la  i  scène 
avec  le  messager»,  merveilleuse  de  taleol  <•!  de  force  dramatique,  »t  i... 
scène  non  moins  admirable  dans  la  tente  d'Antoine,  s'effacer,  tomber 
dans  i.i  plus  absolue  médiocrité  dans  le  dernier  acte  de  la  Cléopdi 
Shakespeare. 

'Alexandre  huma-  père,  dous  o  laissé  sur  les  derniers  jours  de  M  i 

Dorval  des  pages  d'un  dr atique  poignant,  oà  il  a  donné  une  Foule  de 

détails  touchants  dans  leur  simplicité.  (Voir:  La  M  vite  Œuvres 

complètes  «l'Ai.  Dumas  père,  Paris,  Michel  Lévy.  Nouvelle  édition 
I  vol.  t.  11,  i».  241). 


396  GEORGE    SAM) 

décrits  avec  tant  de  compassion  et  de  détails  que  parce 
qu'ils  sont  la  copie  exacte  de  ce  que  George  Sand  eût  elle- 
même  à  souffrir  à  l'époque  où  <'11<-  commença  V Histoire 
de  ma  Vie.  (Test  pour  cela  que  nous  considérons  ce  «-1  »;>- 
pitre ,  non  comme  une  biographie  proprement  dite  de 
M'""  Dorval,  mais  plutôt  comme  un  document  purement 
psychologique  et  autobiographique  important  pour  la  bio- 
graphie de  George  Sand  elle-même.  Nous  y  reviendrons 
dans  l'analyse  de  Y  Histoire  de  ma  Vie. 

Marie  Dorval,  une  belle  et  bonne  âme  en  principe,  avait 
une  vie  remplie.de  toutes  sortes  de  \  icissitudes;  son  tempéra- 
ment passionné,  la  liberté  des  mœurs  théâtrales  en  faisaient 
une  amie  dangereuse  pour  le  jeune  femme  de  \  ingt-sept  ans, 
qui,  après  (\v*  années  de  rêverie  et  de  mysticisme  pas 
au  couvent  et  à  Nohânt,  se  trouvait  transplantée  à  Paris, 
comme  elle  le  dit  elle-même  «  avec  des  idées  très  arrêtées 
sur  les  choses  abstraites  à  mon  usage,  maisà^  ec  une  grande 
indifférence  et  une  complète  ignorance  des  choses  de  la 
réalité...  ».Et  voilà  pourquoi  Marie  Dorval,  cette  âme  hon- 
nête, naïve  et  ardente,  eût  une  influence  si  pernicieuse  sur 
Aurore  Dudevant,  que  nous  n'osons  même  pas  l'approfondir. 

L'époque  où  ers  deux  femmes  se  connurent  fut  fatale  à 
George  Sand.  Tout  en  elle  était  en  fermentation  ;  ses 
croyances  antérieures  s'écroulaient,  avaient  été  rime  après 
l'autre  mises  à  l'épreuve,  ses  espérances  étaient  déçues. 
Le  passé  était  triste,  le  présont  désolé,  l'avenir  somluv. 
Et  à  peine  eût-elle  rompu  avec  Sandeau,  que  le  cœur 
malade,  meurtri,  désespéré,  l'âme  désenchantée,  la  tête 
hantée  des  idées  les  plus  noires,  les  plus  sinistres,  elle 
chercha  l'oubli  et  la  consolation  dans  une  nouvelle  liaison, 
inexcusable,  incroyablement  passagère.  Presque  sans 
amour,  sans  trop  savoir  elle-même  pourquoi,  elle  se  donna 


GEORGE    SAM)  3'J7 

à  Prosper  Mérimée.  Voîci  ce  qu'elle  écrit  à  ce  sujet  à  Sainte- 
Beuve1,  et  c'est  si  caractéristique,  si  horrible  dans  38 
désolante  sincérité  que  tous  commentaires  seraient  super- 
flus :  «  Déjà  très  vieille  et  encore  un  peu  jeune,  je  voulais 
en  finir  avec  •'••if'1  lutte  entre  la  veille  et  le  lendemain;  je 
voulais  arranger  tout  de  suite  ma  vie  comme  elle  devait 
L'être  toujours.  J'avais,  comme  tout  le  monde,  des  jours 
de  volonté  grave  et  de  saine  résignation  :  mais,  comme 
tout  le  monde,  j'avais  dos  jours  d'inquiétude,  de  souffrance 
et  d'ennui  mortel.  Ces  jours-là,  j'étais  si  déplorablement 
sombre  et  chagrine  que  je  désespérais  de  tout,  et  que,  prête 
à  m'aller  noyer^je  demandais  au  ciel,  avec  angoisse,  s'il 
n'était  pas  sur  terre  un  bonheur,  un  soulagement,  même 
un  plaisir. 

«  Vous  ne  m'avez  pas  demandé  de  confidence  :  je  ne 
vous  en  fais  pas,  en  v^ous  disant  ce  que  je  vais  vous  dire,  car 
je  ne  vous  demande  pas  de  discrétion,  Je  serais  prête  à 
raconter  et  ï\  imprimer  tous  Les  faits  de  ma  vie,  si  Je 
croyais  que  cola  pût  être  utile  à  quelqu'un.  Comme  votre 
estime  m'est  util»'  et  nécessaire,  j'ai  te  droit  de  me  montrer 
à  vous  telle  que  je  suis,  même  quand  vous  repousseriez  ma 
confession. 

«  Un  de  ces  jours  d'ennui  et  de  désespoir,  je  rencontrai 

1  c  •il.-  lettre,  datée  «  de  juillet  1833  -,  parai  dans  la  Betnie  de  Paris  «lu 
15  novembre  1896  el  n'a  pas  été  réimprimée  dans  le  volume  des  Lettre* 
de  George  Sand  à  Sainte-Beuve  et  à  Musset,  publiées  chez  Calmann  Lévy. 
Remarquons  en  passant  que  les  lettres  de  George  Sand  à  Sainte-Beuve 
tant  dans  la  Revue  de  Paris,  qu'en  volume,  paraissent  être  imprimées 
ii < -h  d'après  les  originaux,  mais  d'après  des  copies  fourmillant  d'er- 
reurs,sont  mal  rangées  el  mal  datées,  Bans  aucun  ordre  chronologique, 
arbitrairement,  el  ne  contiennenl  pas  <~u  entier  la  Correspondance  <1«'- 
deui  illustres  écrivains.  Nous  avons  eu  l'occasion  de  nous  en  <-"n- 
vaincre  grâce  à  la  bonté  de  la  personne  a  laquelle  cette  Correspondance 
appartient  désormais.  Cesl  à  la  lettre  citée,  ainsi  qu'à  ••••lie  «lu 
ùi  1833,  que  se  rapporte  la  note  de  la  main  de  Sainte-Beuve  <iu'' 
M.  de  Bpoelberch  reproduit  dans  ses  Lundis  d'un  Chercheur,  p.  r 


398  GEORGE    SAM) 

un  homme  qui  ne  doutai!  de  rien,  un  homme  calme  et  fort, 
qui  ne  comprenait  rien  ;'i  ma  nature  et  qui  riait  de  mes  cha- 
grins. I.m  puissance  de  son  esprit  me  fascina  entièrement  ; 
pendant  huit  jours  je  crus  qu'il  avait  l«i  secret  du  bonhi  ur, 
qu'il  me  rapprendrait,  que  sa  dédaigneuse  insouciance 
me  guérirait  de  mes  puériles  susceptibilités.  .!«•  croyais 
qu'il  avail  souffert  comme  moi  et  qu'il  avait  triomphé  de  sa 
sensibilité  extérieure.  .!<•  n«  sais  pas  encore  si  je  m<i  suis 
trompée,  si  cet  homme  est  fort  par  sa  grandeur  ou  par 
sa  pauvreté.  .!<•  suis  toujours  portée  à  croire  Le  premier 
cas.  Mais  â  présent  peu  m'importe,  je  continue  mon 
récit. 

«  Je  ne  me  convainquis  |>;i^  assez  d'une  chose,  c'est  que 
j'étais  absolument  et  complètement  Lélia  '.  Je  voulus  me 
persuader  que  non  ;  j'espérais  pouvoir  abjurer  ce  rôle  froid 
cl  odieux.  Je  voyais  à  mes  côtés  une  femme  sans  frein 
elle  était  sublime;  moi,  austère  et  presque  vierge,  j'étais 
hideuse  dans  mon  égoïsrne  et  dans  mon  isolement.  .)  es- 
sayai de  vaincre  mn  nature,  d'oublier  les  mécomptes  du 
passé.  Cet  homme  qui  ne  voulait  m'aimer  qu'à  une  condi- 
tion, et  <|ni  savait  me  faire  désirer  son  amour,  me  persua- 
dait qu'il  pouvait  exister  pour  moi  une  sorte  d'amour  sup- 
portable aux  sens,  enivrant  à  l'âme.  Je  L'avais  compris 
comme  cela  jadis,  et  je  me  disais  que,  peut-être,  n'avais-je 


•  Cette  lettré,  écrite  un  mois  avant  la  publication  de  Lclia,  date  da 
juillet  1833,  mais,  comme  non-  le  disons  pins  bas  et  comme  on  le  -ait 
par  la  Préface  ÏÏObermann  de  Sainte-Beuve  et  par  le>  pages  des  Par* 
traits  contemporains,  se  rapportant  à  G.  Sand,  elle  avait  déjà  lu  au 
mois  de  mars  des  fragments  «le  son  roman  à  Sainte-Beuve,  il  en  avait 
été  charmé  et  c'est  après  une  de  ces  Lectures  qu'il  lui  écrivit  u  remar- 
quable lettre  enthousiaste  que  M.  tle  Spoelbercb  a  publiée  dans  -a  Véri- 
table histoire,  p.  (.Hi-9!>.  et  que  George  Sand  elle-même  avait  copiée 
sur  son  album  des  Sketches  tuul  fîûtts. 

8  Marie  Dorval. 


GEORGE    S  AND  390 

pas  assez  connu  l'amour  moral  pour  tolérer  l'autre,  j'étais 
atteinte  de  cette  inquiétude  romanesque,  de  cette  fatigue 
qui  donne  des  vertiges  e!  qui  fait,  qu'après  avoir  tout  nié, 
on  reme!  toul  en  question  el  l'on  se  met  â  adopter  des 
erreurs  beaucoup  plus  grandes  que  celles  qu'on  a  abjui 
Ainsi,  après  avoir  nu  que  dr±  apnées  d'intimité  n«v  pou- 
vaient pas  me  lier  à  une  autre  existence,  je  m'imaginai  que 
la  fascination  de  quelques  jours  déciderai!  de  mon  exis- 
tence. Enfin  je  me  conduisis  à  trente  ans,  comme  une  fille 
de  quinze  ae  l'eût  pas  fait.  Prenez  courage...  le  reste  de 
l'histoire  es!  odieux  à  raconter.  Mais  pourquoi  aurais-je 
honte  d'être  ridicule,  si  je  n'ai  pas  été  coupable  ? 

«  L'expérience  manqua  complètement.  .!«•  pleurai  de 
souffrance,  de  dégoût,  de  découragement.  Au  Beu  de 
trouver  une  affection  capable  de  me  plaindre  e!  dé  me 
dédommager,  je  ne  trouvai  qu'une  raillerie  amère  e!  fri- 
vole. Ce  ni!  tout,  e!  l'on  a  résumé  cette  histoire  en  deux 
mots  que  je  n'ai  pas  dits,  que  M'"  Dorval  n'a  ni  trahis, 
ni  inventés,  e!  qui  fon!  peu  d'honneur  à  l'imagination 
de  M.  Dumas  !.  » 

Cette  dernière  phrase  semble  ne  pas  s'accorder  avec  la 
inédite  que  nous  trouvons  dans  les  Sketches  and 


4  M.  Augustin  Filon,  le  biographe  de  Mérimée,  'lit.  en  racontant  ce! 
épisode  de  sa  \\<-  :  ■•  Le  court  passage  '!<■  Mérimée  dans  les  bonnes 
grâces  de  M  Bond  '•-!  nu  fait  d'histoire  littéraire  sur  lequel 
greffée  une  légende  assea  amusante.  D'après  cette  légende,  Sainte-Beuve, 
voyant  que  M"  Sand  était  seule  et  souffrait  de  cette  solitude,  lui  muait 
«  donné  i  Mérimée,  «■!  dès  le  lendemain,  George  Sand  lui  aurait  écrit 
pour  lui  rendre  •  ■!  pour  lui  reprocher  ce  cadeau.  Il  n'esl  pas  vrai  que 
Bainte-Beuve  ait  joué  ce  rôle  ii"i>  bienveillant  <•!  qu'il  .ut  béni  l'union 
civile  '!'•  Mérimée  el  de  MM  Sand.  Mais  il  est  exact  qu'il  reçut  des  con- 

Qdences  et  des  plaintes.  La  lettre  —  (c'est  celle  dont  nous  rej luisons 

ici  one  partie)  —  parait-il,  existe  encore...  Cette  lettre  circula  ••!  lit  <lu 
toit  .1  Mérimée.  D'ordinaire  très  discret,   mais  impatienté  d 
tau-.  H  se  sérail  vengé  en  racontanl  sur  -a  bonne  ou  sur  -.<  mauvaise 
fortune  des  détails  plu-  gais  que  bienséants.  Eût-il  réellement  .•<•  tort .'... 


400  GEORGE    S  AND 

Hints,  album  où  George  Sand  notai!  ses  impressions  <■( 
ses  pensées  : 

«  Laissez-moi  l'aimer;  j<'  sais  qui  elle  est  ei  ce  qu'elle 
vaut.  Ses  défauts,  je  Les  connais.  Ses  vices...  ah!  voilà 
votre  grand  mot,  à  vous!  Vousavez  peur  du  vice,  mais 
vous  en  ries  pétris  el  vous  ne  le  savez  pas,  <»u  vous  n'en 
convenez  pas  !  Le  vice  !  vous  faites  attention  à  cela,  vous 
autres  ?  Vous  ne  savez  donc  pas  qu'il  esl  partout,  à  chaque 
pas  (\r  votre  vie,  autour  de  vous,  au  dedans  de  \<>u>.' 
Votre  père  es!  avare,  votre  mère  esl  menteuse,  vos  frères 
soril  de  mauvaise  foi,  votre  confesseur  a  volé  au  jeu, 
votre  sœur  s'esl  vendue,  votre  meilleur  ami  vous  a  renié 
dix  fois.  Vous  ne  saviez  pas  cela?  Commenl  donc  vivez- 
vous  Ions,  tanl  que  vous  êtes?  Que  faites-vous  <l<»n<-  <lr 
vos  yeux,  de  vos  oreilles  ei  de  votre  mémoire  ?  Vous  m'ap- 
pelez cynique  de  cœur,  parce  que  je  vois  <•!  parce  que  je 
me  souviens,  parce  que  je  rougirais  de  devoir  à  l'aveugle- 
ment ou  à  l'hypocrisie  cette  faussé  bonté  <jui  vous  l'ait  à 
la  fois  dupes  el  fripons. 

«  Vous  dites  qu'elle  m'a  trahie,  je  le  sais  bien  :  mais  vous, 


Traita-t-il  comme  une  -impie  aventure  d'étudiant  cette  femme  qui  était 
au  moins  son  égale  par  le  talenl  ?  Ce  qui  est  certain,  <-V>t  qu'il  ne  se 
Laissa  pas  mener  où  alla  Musset  pi  il  lit  bien.  <>n  verra  dans  quelle 
circonstance  il  retrouva  celle  qu'il  avait  dédaignée  et  irritée  »...  Lais- 
sant de  côté  l'opinion  d'Augustin  Filon  que  George  Sand  b  était  au 
moins  l'égale  pari.'  talent  de  Mérimée  »,  nous  ferons  remarquer  que  les 
mots  :  o  il  l'avait  dédaignée  et  irritée  o  cadrent  exactement  avec  «  il 
m'a  repoussée  »  (passage  supprimé  dans  l'édition  de  Lévy,  1897),  que 
nous  trouvons  dans  la  lettre  île  George  Sand  à  Sainte-Beuve  du 
25  août  1833.  Nous  nous  bornerons  à  recommander  à  l'attention  du 
lecteur  le  livre  intéressant  de  M.  Filon  qui  prouve  à  l'évidence  combien 
peu  se  convenaient  ces  deux  natures.  Quant  à  la  rencontre  des  deux 
écrivains  qui  eut  lieu  plus  tard  et  à  laquelle  se  rapporte  la  dernière 
phrase  de  M.  Filon,  comme  lui,  nous  n'en  dirons,  en  temps  et  lieu, 
que  quelques  mots.  (Voir  Mérimée  et  ses  amis,  par  Augustin  Filon, 
avec  une  Biblio<jrap1iie  des  œuvres  complètes  de  Mérimée  par  le  vicomte 
de  Spoelbereli  de  Lovenjoul.  Paris,  Hachette- et  O,  1894.) 


GEORGE    SAND  4ui 

mes  bons  amis,  quel  esl  celui  d'entre  vous  qui  ne  m'a  pas 
trahie  ?  Elle  ne  m'a  encore  trahie  qu'une  fois  et  vous, 
vous  m'avez  trahie  tous  les  jours  de  votre  \  le.  Elle  a  répété 
un  moi  que  je  lui  avais  dit.  Vous  m'avez  tous  l'ail  répète» 
des  mots  que  je  n'avais  pas  dits   \x:\:\j  ». 

Un  voit  que  Marie  Dorval  l'avait  bien  «  trahie  »,  mais 
George  Sand  ne  lui  avail  réellement  pas  gardé' rancune, 
eomme  on  le  voil  par  cet  ajouté,  écrit  en  1847,  lorsque 
George  Sand  avait  reliiet  annoté  tout  son  journal  intime  : 

«...Maladie  de  foie,  maisEUe,  elle  est  toujours  la  même, 
et  je  l'aime  toujours.  C'est  une  âme  admirablemenl  belle, 
généreuse  et  tendre,  une  intelligence  d'élite,  avec  une  vie 
pleine  d'égarement  et  de  misères.  Je  t'en  aime  et  t'en  res- 
pecte d'autant  plus,  ô  Marie  Dorval  !  » 

Revenons  à  la  lettre  à  Sainte-Beuve  :  «  Si  Prosper  Méri- 
m'avait  comprise,  il  m'eut  peut-être  aimée,  et  s'il 
m'eût  aimée,  il  m'eût  soumise,  et  si  j'avais  pu  me  soumettre 
à  un  homme,  je  serais  sauvée,  <;n-  une  liberté  me  ronge 
et  me  tue.  Mais  il  ne  me  connut  |>a>  assez,  et  au  lieu  de 
lui  en  donner  le  temps,  je  me  décourageai  tout  de  suite  et 
je  rejetai  la  seule  condition  qui  pût  l'attirer  à  moi  '. 

\  tte  ànerie,  je  fus  plus  consternée  que  jamais 

et  vous  m'avez  vue  en  humeur  de  suicide  très  réelle... 

Cette  Liaison  passagère  ne  laissa  aucun  souvenir  profond 
ni  ehe/  George  Sand,  ni  chez  Mérimée.  Bien  des  années 
après,  il>  se  rencontrèrent  dans  les  circonstances  suivantes. 


1  Beaucoup  de  personnes  ont  cm  voir  dans  fœuvre  '!<•  M. nui. 
double  méprise  (parue  en   1833    l'écho  de  cel  épisode  tragi-comique. 
L'histoire  de  la  malheureuse  Julie  de  Chavernj  et  du  sceptique  D&rcy 
M   rappelle  l'amour  éphémère  de  M**    Sand  <-\  de  Mérimée  qu'< 
•  in.'  t..u-  deux  ■  se  méprirent  •  sur  1«'  compte  l'un  «!«•  l'autan    .t  qie 
l'un  noyait   L'autre  inférieur  à   ce   qu'il  était  en   réalité.  En   tout 
Mérimée  dépeint  son  héro  un  aspect  très  sympathique. 

M 


402  GEORGE    S  AND 

Au  printemps  de  1848,  Monckton-Milnes,  plus  tard  Lord 
Hougton,  un  riche  anglais  qui  habitait  Paris,  très  connu 
dans  le  inonde  Littéraire  et    artistique,    donnait   un  jour  un 
dîner,  «  eu  petite  comité  »    sic  .  Mérimée  étail  au  nombre 
des  invités  avec  Tocqueville1.  «  La  société  fut  assez  peu 
homogène  ».  dit-il;  il  y  avait  Tocqueville,  Mignet,  Consi- 
dérant, quelques  «  fouriéristes  »  et  trois  dames.  Une  d< 
dames  avaii  de  fort   beaux  yeux  qu'elle  baissait  sur  son 
assiette.  Elle  était  en  face  d<-  moi,  et  je  trouvais  qu< 
traits  ne  m'étaient   pas  inconnus.  Enfin,  je  demandai  son 
nom  à  mon  voisin.  C'était  .M""'  Sand.  Elle  m'a  paru  infi- 
niment mieux  qu'autrefois.  Nous  ne  nous  sommes  rien  dit. 
comme  vous  pouvez  penser,  mais  nous  nous  sommes  tort 
entre-lorgnés  '  ». 

Dans  la  suite,  Mérimée  eut  l'occasion  d'être  encore  plus 
aimable  envers  George  Sand.  et.  hélas!  chevalier  plus  fidèle 
que  Sandeau  qui  ne  lit  preuve  de  sentiments  rien  moins  <jne 
chevaleresques  envers  son  ancienne  amie.  En  1861,  il  fut 
question,  à  l'Académie  française,  de  décerner  le  prix  de 
20  000  francs  à  George  Sand.  Elle  ne  l'obtint  pas,  n'ayant 
l>as  eu  le  nombre  nécessaire  de  voix  dans  la  commission 
chargée  d'adjuger  le  prix.  D'après  les  uns,  ce  serait  Jules 
Sandeau  qui  lui  aurait  mis  une  boule  noire,  d'après  les  antres, 
il  se  serait  dit  «  malade  ».  et  son  absence  à  la  séance  du 
scrutin  aurait  été  cause  de  l'insuccès  de  George  Sand  3. 

1  Dans  les  souvenirs  de  Tocqueville,  nous  trouvons  quelques  pages 
très  curieuses  sur  sa  première  rencontre  avec  G.  Sand.  Nous  reprodui- 
rons plus  loin  les  lignes  qu'il  a  consacrées  à  ce  dîner.  (Souvenirs  de 
Alexis  de  Tocqueville,  p.  204.) 

s  Lettre  à  la  comtesse  de  Montijo  {Mérimée  et  ses  amis,  p.  104-195). 
D'après  cette  lettre,  le  dîner  aurait  eu  lieu  avant  le  <3  niai  1848,  tandis 
que^Tocquevillè  dit  qu'il  était  entre  le  \%  mai  et  les  journées  de  Juin. 

■  Voir  là-dessus  les  intéressants  détails  et  documents  dans  la  Véritable 
Histoire  de  «  Elle  et  Lui  »,par  le  vicomte  de  Spoelberch  de  Lovenjoul, 


GEORGE    SAM)  403 

Lorsque,  une  dizaine  d'années  auparavant,  Sandeau  avait 
été  élu  à  l'Académie,  quelqu'un  avail  fait  circuler  le  spi- 
rituel quatrain  que  voici  : 

Entre  Sand  et  Sandeau,  la  froide  Académie 
A  choisi  le  plus  long  et  préféré  Sandeau, 
Le  féminin  talent  au  masculin  génie. 
Le  vin  pur  lui  fait  pcûr,  elle  le  trempe  d'eau! 

Sans  vouloir  ni  pouvoir  nous  arrêter  ici  sur  la  justesse 
ou  l'erreur  de  l'observation  que  ce  calembour  renferme, 
appelons  l'attention  du  lecteur  sur  une  œuvre  de  ce  a  fémi- 
nin talent  »  qui  touche  de  près  à  notre  sujet. 

l 'n  écrivain  sympathique  a  (ail  spirituellement  remarquer 
que  l'amour  entre  gens  de  lettres  a  pour  rançon  de  tou- 
jours être  accompagné  par  une  légère  odeur  d'encre 
d'imprimerie.  En  effet,  des  écrivains  qui  se  sont  aimés, 
résistent  rarement  après  s'être  quittés,  à  la  tentation  de 
peindre  lui  ou  elle,  el  Brandès  a  tort  de  n'attribuer  cette 
tendance  qu'à  Mesdames  les  romancières1.  Le  sexe  fort  ne 
le  cède  en  rien  au  sexe  faible  sur  ce  point.  George  Sand 
n'a  pas  moins  subi  ce  sort  de  la  part  de  ses  anciens  ado- 
rateurs qu'elle  ne  le  leur  a  fait  subir.  Mais  tandis  que  dans 
La  Double  méprisede  Mérimée,  comme  nous  l'avons  dit, 
on  ne  peut  voir  qu'une  faible  allusion  à  l'amour  passager 
de  l'auteur  de  Clara  Gazai  pour  l'auteur  de  Lé  lia,  et  que 
luut  le  monde  connaît  au  moins  de  nom  la  Confession 
'l'an  enfant  du  siècle,  seuls  les  chercheurs,  ou  à  peu  près, 
savent  que  dans  la  Marianna  de  Jules  Sandeau,  l'héroïne 

p.  190-122,  et  surtout  la  leUre  de  Mérimée  à  Sandeau  à  ce  sujet    p.  199), 
ainsi  que  l'article  de  Texier  et  le  volume  de  Nisard  :  Souvenirs  ei  note» 
biographiques,  1888,  in-8°. 
1  Voir  son  étude  sur  Goethe  el  Charlotte  ton  Stein  at  il  parli 

le ut  de  G.  Sand  el  de  Musset,  de  Daniel  Stern  e1  de  Lisit,  ainsi  que 

d'autres  amants  aussi  célèbres  que  letti 


404  GEORGE    SAND 

est   également   copiée   sur  Aurore  Dudevant,  et  que  ce 
roman  contient  bien  plus  de  détails  pris  sur  nature  que  le 

roman  de  Musset.  Sainte-Beuve  déjà,  l'ut  si  trappe  de  la 
ressemblance  entre  Marianna  et  la  lettre  du  8  novembre 
\H2'.')  d'Aurore  à  sod  mari,  que  sur  la  copie  qu'il  possédait 
de  celte  lettre  il  écrivit  :  «  Comparer  avec  le  début  de 
Marianna  ».  En  effet,  si  l'on  ne  peu!  pas  désigner  avec 
certitude  les  deux  héros  du  roman,  Gustave  Bussv  et 
Henri  de  Felquères,  dont  le  premier  a  certainement  beau- 
coup de  traits  <le  ressemblance  avec  Jules  Sandeau,  il 
ne  faut  pas  être  doué  d'une  perspicacité  bien  grande  pour 
s'apercevoir  que  les  époux  de  Belnave  représentent  le 
couple  Dudevant,  et  que  les  Vallon,  leurs  parents  <t  amis, 
sont  copiés  sur  Byppolite  Châtiron  et  sur  sa  femme  Emi- 
lie, sauf  quelques  traits  empruntés  à  Zoé  Leroy.  M.  de 
Belnave  est  de  tous  points  semblable  au  colonel  Delmare, 
le  mari  d'Indiana.  (Remarquons,  en  passant,  la  consonnance 
de  ces  deux  noms  :  Delmare-Belnave.  Jules  Sandeau,  il 
est  vrai,  a  pour  son  fabricant  plus  d'égards,  et  le  traite 
avec  plus  de  bonté  que  George  Sand  ne  le  l'ait  pour  son 
colonel;  dans  les  derniers  chapitres  du  roman,  il  lui  l'ait 
même  jouer  un  rôle  très  magnanime  ;  mais  il  faut  reconnaître 
que  chez  Sandeau  comme  chez  George  Sand,  le  trait  domi- 
nant de  cet  industriel  quasi  incrusté  dans  sa  propriété  de 
Blanfort  (lisez  «  Nohani  »  est  son  esprit  prosaïque  et  terre 
à  terre  k. 

Et  voici  maintenant  comment  Jules  Sandeau  nous  peint 
Marianna  elle-même  :  «  Jeune,  belle,  d'une  beauté  que 
relevait  encore  un  air  de  souffrance  rêveuse,  Marianna  appa- 
rut à  Bagnères  (sic,  comme  une  des  créations  qu  entante 

1  Voir  Marianna   (Nouvelle   édition.  Charpentier.  Taris  18S5»,  p.  38- 
39-ii. 


GEORGE    SAN  h  406 

seul  le  génie  des  poètes.  C'était  un<>  de  ces  âmes  qui  ne 
doivent  rien  au  monde  qui  ne  les  connaît  pas.  Elevée  aux 
champs  qu'elle  désertai!  pour  lu  premiers  fois  un  peu  aupa- 
ravant Fauteur  avait  dit  qu'elle  fut  élevée  par son  aïcith 
manières  offraient  un  singulier  méiange  de  hardiesse  et  de 
timidité;  rappelons-nous  les  courses  effrénées  avec  Zoé 
Leroy  et  même  le  célèbre  :  «  Tu  te  singularises  »),  parfois 
même  elles  affectaient  j<i  ne  sais  quelle  brusquerie  pétulante 
qui  venait  d'une  secrète  inquiétude  et  (Tune  ardeur  inoc- 
cupée, familière  et  presque  virile  rie  ;  son  intimité  était 
d'un  facile  accès;  mais  sa  Gère  chasteté  et  son  instinctive 
noblesse  mêlaient,  au  laisser-aller  de  toute  sa  personne,  des 
airs  de  vierge  et  de  duchesse  qui  contrastaient  d'une  façon 
étrange  avec  son  mépris  des  convenances  et  son  igno- 
rance du  monde,  el  si  nulle  ne  savait  mieux  qu'elle  encou- 
rager les  sympathies,  efle  savait  mieux  que  toute  autre 
leur  commander  un  saint  respect...1  » 

Qui  ne  reconnaîtrait  pas  dans  ce  portrait  la  petite  fille 
des  ancêtres  royaux,  <]ui  savait  si  bien  faire  *a  grande 
dame,  la  mystique  amie  <l<i  de  Sèze,  l'élève  de  Deschartres 
et  le  brave  petit  camarade  des  Duvernet,  Papet,  Fleury 
et  G°? 

«  Tout  révélait  en  elle  une  nature  luxuriante  qui  s'agitait 
impatiemment  sous  le  poids  de  ses  richesses  inactives.  (  >u 
eût  dit  que  la  vie  circulait,  frémissante,  entre  les  boucles  de 
m>u  épaisse  et  noire  chevelure,  on  sentait  comme  un  feu 
caché  sous  cette  peau  brune,  fine  et  transparente;  la  taille 
était  frêle,  mais  soutenue  par  une  svelte  et  gracieuse  audace. 
Sun  front  net  et  pur  disait  bien  que  les  orages  <!••  la  passion 
n'avaient  point  grondé  sur  cette  noble  tête,  mais  l'exprès* 

1  Marianna,  \ 


406  GEORGE    SAM) 

sion  de  ses  veux,  brûlante,  fatiguée,  maladive,  accusai! 
des  Luttes  intérieures,  terribles,  incessantes,  inavoué 

Alors  que  M.  de  Belnave,  plongé  dans  les  soucis  <|u<-  lui 
donne  La  gestion  de  ses  biens  et  de  sa  fabrique  finit,  comme 
Casimir  Dudevant,  par  •  se  pétrifier  dans  la  réalité  », 
Marianna  se  sent  délaissée,  s'ennuie  et  Langui!  dans  la  soli- 
tude. 

«  Le  dessin,  le  pimo,  la  lecture  des  romans  modernes, 
les  courses  à  cheval,  Les  promenades  solitaires,  remplis- 
saient ses  journées  oisives.  Elle  avait  dû  conserver  <  ï  ;  »  î  I — 
leurs  une  humeur  douce,  un  caractère  égal,  et  M.  de 
Belnave  n'imaginait  pas  que  sa  femme  |>ùt  ne  pas  être 
heureuse.  Oui,  sans  doute  clic  était  heureuse  ;  seulement 
clic  se  mourait  d'ennui  :.  » 

Un  soir  que  son  mari  entra  par  hasard  dans  In  chambre 
de  Marianna  qui  <lc  sa  croisée  admirait  tristement  la  belle 
soirée,  sou  chagrin  éclata  tout  à  coup,  et  sans  motif  aucun 
elle  fondit  en  larmes.  Casimir  Dudevant  ne  fui  pas  moins 
étonné  que  M.  de  Belnave  de  ces  Larmes  que  rien  ne  jus- 
tifiait.) 11  fut  aussitôt  résolu  que  Marianna  avait  besoin 
de  se  distraire  et  Ton  partit  pour  les  Pyrénées]  A  Bagnères 
Marianna  fit  la  connaissance  d'un  jeune  homme  plus  ou 

moins     poétique,     Gustave     BuSSy.     »     Les    deux     ennuis 

devaient  se  comprendre  l'un  l'autre.  Ils  se  comprirent.  » 
Us  se  lient  d'un  amour  romanesque  tout  semblable  à  celui 
d'Aurore  Dudevant  pour  Aurélien  de  Sèze.  Mais  bientôt  ils 
doivent  se  quitter.  Les  Belnave  retournent  à  Blanfort. 
M.  de  Belnave  tout  comme  Dudevant,  semble  protéger  et 
partager  l'amitié  de  sa  femme  pour  le  jeune  élégant. 

«  Tout  avait  pris  pour  Marianna  une  face  nouvelle.  Les 

•  Marianna.  p.  45. 


GEORGE    SAM)  407 

beautés  de  la  route  qu'elle  avait  à  peine  remarquées  en 
allant  de  Blanfort  à  Bagnères  la  plongèrent,  au  retour,  dans 
un  muet  enchantement  '.  » 

Il  se  fit  probablement  en  Marianna  le  même  changement 
que  celui  qu'Aurore  Dudevant  avail  observé  en  elle  lors 
de  son  voyage  aux  Pyrénées,  comme  elle  le  raconte  dans 
YHistoire  de  ma  Vie.  Une  correspondance  animée  s'en-; 
gage  entre  Blanfort  et  Bagnères,  correspondance  favorisée 
par  la  circonstance  qu'il  y  a  des  amis  communs  lisez 
«  Zoé  Leroy  »    demeurés  à  Bagnères. 

Et  les  pages  consacrées  par  Sandeau  à  l'analyse  de  cette 
correspondance,  qui  est  l'unique  bonheur,  La  seule  conso- 
lation dé  la  pauvre  Marianna.  et  dans  Lesquelles  il  raconte 
comment  elle  passait  des  nuits  entières  à  écrire,  lorsque 
tous  dormaient  et  que  tout  était  silencieux  à  Blanfort,  et 
comment  elle  initiait  ><>n  ami  absent  à  tous  les  détails  de 
sa  vie,  lui  disant  ses  chagrins,  ses  doutes,  ses  espoirs, 
mettant  à  nu  tous  les  recoins  de  son  cœur,  ces  pages  pour- 
raient parfaitement  remplacer  celles  de  YHistoire  de  mû 
Vie,  dont  nous  avons  fait  mention  plus  haut*,  <>ù  George 
Sand  raconte  ses  causeries  épistolajres  ai  ec  «  l'être  absent.  » 

Cette  correspondance  fut,  comme  celle  d'Indiana  et  de 
Ray  mon,  la  cause  de  la  ruine  de  Marianna.  Cela  nous-prouve 
une  fois  de  plus  que  Sandeau  avait  profité  des  révélations 
que  sa  collaboratrice  <l<'  1831  lui  avait  faites  sur  sa  \i<- 
antérieure. 

o  On  l'a  dit,  la  manie  d'écrirea  perdu  («»u>  les  amants, 

c'esl  par  là  qu'ils  périssent  tous  »...  C'est  ainsi  que  débute 

loul   comme  dans  Indiana  .  I<"  chapitre  <>ù   il   nous  est 


1  Marianna,  p.  M . 
*  Voir  p.  273,  294-291 


408  GEORGE    s  a  M) 

raconté  qu'en  L'absence  de  Marîanna,  alors  à  Paris,  M.  de 
Belnave  entra  dans  ta  chambre  de  sa  femme  pour  y  cher- 
cher une  facture  quelconque,  comment  ensuite  pour  la 
première  fois,  il  fit  attention  à  tous  tes  menus  objets  qui 
ornaient  celle  chambre  bien  semblable  à  celle  d'Aurore 
Dudevant  à  Nohant  :  a  D< s  rayons  mobiles  étaient  char- 
gés de  plantes  desséchées,  de  cristaux  et  de  minéraux 
rapportés  des  Pyrénées.  Sur  une  causeuse  dormaient  pêle- 
mêle  <l<is  livres,  des  cahiers  de  musique,  des  palettes  de 
porcelaine  :  des  albums  étaient  jetés  négligemment  sur 
une  table  de  marqueterie,  entre  des  boîtes  de  laque  et  de 
palissandre;  »  la  décoration  de  la  cheminée  consistait  en 
quelques  objets  d'art  :  «  une  cravache  à  manche  d'or  ciselé, 
incrusté  de  turquoises,  gisait  près  d'un  gant  déchirée!  d'un 
bouquet  d'hépatiques,  on  voit  que  Marianne  était  aussi 
une  élève  de  Néraud)...  un  chapeau  d'amazone,  oublié  sur 
le  tapis,  n'avait  point  été  relevé...  »  M.  de  Belnave  l'ayant 
soulevé,  se  représente  bien  clairement,  «  sous  la  forme  du 
feutre  aux  bords  légèrement  cambrés  des  flots  de  cheveux 
ruisselant  dans  leur  liberté,  autour  d'un  Iront  de  dé 
dos  yeux  noirs  aux  chastes  flammes,  un  nez  aquîlin  et 
fier  et  toute  cette  noble  tête  qui  semblait  attendre  un 
diadème  l  ». 

Ensuite  M.  de  Belnave  encore  tout  connue  Dudevant 
après  la  lettre  du  8  novembre  182')  éprouve  tout  à  coup 
un  élan  de  tendresse  et  d'amour  pour-sa  femmeet  commence 
à  apprécier  et  admirer  tous  les  charmes  de  sa  beauté  et  de 
son  esprit.  Mais  alors  le  hasard  lui  fait  tomber  sous  la 
main  un  album,  entre  les  feuillets  duquel,  parmi  des  dessins 
et  des  notes  (Aurore  nous  le  savons  avait  un  pareil  album 

1  Marîanna,  p.   115-124. 


GEORGE    SAM)  409 

ayec  l'inscription  Sketches  and  Hmts  se  trouvaient  plu- 
sieurs lettres,  et  entre  autres  une  de  Bussy  qui  révèle  â 
M.  de  Belnave  l'amour  platonique  de  sa  femme  pour  le 
jeune  homme. 

Marianne  était  â  ce  momenl  â  Paris,  où,  coïncidence 
étrange,  elle  était  arrivée  aussitôt  après  la  Révolution  de 
Juillet  et  où  elle  fut  envahie  «  par  l'esprit  du  temps»,  comme 
George  Sand  l'y  avait  été  de  même  en  y  arrivant.  M.  de 
Belnave  court  â  Paris  pour  éclaircir  ses  craintes  et,  comme 
Dudevant  â  Bordeaux,  il  arrive  an  moment  des  touchants 
adieux  de  Marianna  et  de  son  amant  platonique.  Belnave 
et  la  raisonnable  Emilie-Noémi  parviennent  à  attirer  encore 
une  fois  Marianna  sous  le  toit  conjugal,  cependant  le 
dénouement  survient  quand  même.  Marianna  s'installe 
définitivement  à  Paris,  Bussy  devient  son  amant,  mais 
ta  passion  de  cet  homme  sec  et  froid  est  de  courte  durée. 
Repoussée  par  lui.  déçue  dans  son  amour,  Marianna  n'est 
|)lu>  capable  de  ressentir  un  sentiment  spontané.  EHe 
devient  In  émise  du  malheur  d'un  bon  jeune  homme, 
Henry  de  Felquères,  qui  l'aime  éperdumeiit  et  enfin, 
ayant  l<>uf  perdu  dans  la  vie,  elle  quitte,  cette  fois  pour 
toujours,  la  maison  conjugale  que  la  générosité  de  -<>n 
mari  lui  avait  encore  roui  erte, 

Jules  Sandeau,  demeuré  au  courant  de  la  vie  d'Aurore 
Dudevant  après  sa  rupture  avec  elle.  ;i  sans  doute,  dans 
Marianna,  voulu  expliquer  ei  justifier  la  conduite  ulté- 
rieure det  reorge  Sand,  en  s'accusant  d'avoir  été  la  cause  des 
futures  liaisons  de  -<»n  ancienne  amie,  et  en  assumant  la 
faute  sur  lui.  Ou  bien,  si  on  tient  à  voir  dans  Bussj 
Aurélien  de  Sèze,  alors  peut-être  Sandeau  a-t-il  voulu  le 
rendre  coupable  des  malheurs  el  des  fautes  de  (  îeorge  Sand 
et  le  présenter  comme  ayant  causé  son  premier  désenchan- 


410  GEORGE    SAND 


Icinciil,  cl  faire  chercher  dans  cette  première  déception 
l;i  raison  du  peu  de  durée  de  ses  amours  à  lui,  San- 
deau,  avec  Aurore?  Nous  ne  saurions  affirmer  ni  l'un  ni 
l'autre.  Plusieurs  scènes  entre  Henry  et  Marianna  sont 
d'autre  pari  la  copie  exact. ■  des  scènes  orageuses  survenues 
entre  Mussei  et  (  reorge  Sand.  Quoi  qu'il  en  soil .  l'héroïne  de 
Marianna  éveille  la  compassion  sympathique  du  lecteur, 
on  la  plaint  et  on  excuse  tous  ses  entraînements,  car  <>n  en 
comprend  la  cause.  11  paraît  «pie  tel  était  l'opinion  de  San- 
deaii  sur(  reorge  Sand.  Avant  d'en  finir  avec  S  and  eau,  nous 
devons  ajouter,  qu'à  en  juger  d'après  les  paroles  de 
M.  Grenier1,  de  M.  Levallois*  »'t  d'autres  personnes  ayant 
beaucoup  connu  l'auteur  de  Marianna  et  écrit  sur  lui, 
ainsi  que  d'après  ce  que  nous-mêmes  nous  avons  entendu 
raconter,  cet  écrivain  n'a  jamais  |>u  se  consoler  d'avoir 
perdu  par  sa  propre  faute,  l'amour  d'Aurore  Dudevant,  et, 
jusqu'à  la  lin  de  ses  jours  il  n'a  pu  parler  d'elle  autrement 
que  les  yeux  pleins  de  larmes.  George  Sand,  de  son  côté, 
comme  nous  l'assure  un  écrivain  de  renom  qui  l'a  connue 
durant  les  quinze  dernières  années  de  sa  vie,  ne  parlait 
d'aucun  de  ses  anciens  amis  avec  autant  de  mépris  cl  de 
dégoût  que  de  Sandeau,  Ce  lait  seul  suffirait  à  prouver  la 
profondeur  de  son  désenchantement  et  de  son  chagrin. 

Mais  revenons  à  l'époque  qui  suivit  la  rupture  avec 
Sandeau  et  l'amour  éphémère  de  George  Sand  pour 
Mérimée.  Nous  n'avons  touché  à  cet  épisode,  si  insignifiant 
dans  la  vie  de  George  Sand,  (pie  pour  taire  voir  le  trouble, 
le  chaos  qui  régnaient  alors  dans  l'âme  de  George  Sand,  à 


1  Ë.  Grenier  :  «  Souvenirs  Littéraires.  George  Sand.  »  Revue  bleue, 
lô  octobre  1892. 

*  Jules  Levallois  :  o  Sainte  Beuve,  Gustave  Planche,  George  Sand.  » 
Souvenirs  littéraires.  Revue  bleue,  19  janvier  1895. 


GEORGE    5AND  411 

quelles  chutes  el  à  quelles  aberrations  cette  ardente 
idéaliste  avait  été  conduite  par  «1rs  théories  aussi  mal 
comprises  que  mal  digérées,  par  son  tempéramenl  dange- 
reux et  par  son  désenchantement  pessimiste,  arrivé  à  son 
comble. 

Après  celte  crise,  elle  eût  horreur  d'elle-même,  la 
pensée  du  suicide  s'empara  de  nouveau  de  son  âme  el 
cette  fois  (Tune  manière  plus  intense;  l'amertume,  le 
dégoût,  la  douleur,  l'humiliation  remplissaient  son  cœur. 
A  quoi  l'avait  conduite  la  recherche  de  la  vérité,  du  véri- 
table amour  '.'  Qu'étaient  devenues  sa  pureté,  sa  dignité, 
sa  fierté  ?  Tout  cela  avait  péri,  s'était  inutilement  perdu, 
tout  était  vain  ! 

Voici  un  passage  d'une  lettre  ultérieure  de  George  Sand 
;'i  Sainte  Beuve,  écrite  1<-  i  avril  1835,  peu  de  temps  après 
sa  rupture  avec  Musset,  mais  qui  nous  montre  ce  qu'elle 
avait  été  dans  ses  jeunes  années  et  surtout  dans  la  période 
orageuse  et  désordonnée  entre  1N31  et  1833  '. 

«  Je  vois  bien  que  mon  torl  et  mon  mal  sont  là  dans 

l'orgueil  avide  qui  m'a  perdue.  Toul  dans  les  choses  exté- 
rieures dans  le  inonde  ambiant  comme  dirait  Geoffroy 
Saint-Hilaire  m'appelait  à  cette  \  ie  d'insouciance  présomp- 
tueuse et  d'héroïsme  effronté.  Mais  je  comptais  sans  la  fai- 
blesse humaine  <  1 1 1  i  devait,  à  chaque  pas  que  je  faisais  en 


'  Cette  lettre  à  Sainte-Beuve  ainsi  que  sa  li  ttre  précédente,  au  même, 
de  Mai-  1835  furent  livrées  .1  la  publicité  par  Charles  de  Loménie 
•  Lin-  la  Nouvelle  Revue  il  mai  1895J  el  réimprimées  par  le  vicomte 
de  Spoelbercli  dans  sa  Véritable  Histoire.  Les  deui  autographes  de  ces 
lettres  el  toute  la  correspondance  de  George  Sand  avec  Sainte-Beuve 
appartiennent  actuellement  .1  M.  de  Spoelberch.  (La  même  letl 
reproduite  dans  Les  Lettres  de  George  Sand  «  Alfred  >i>'  Musset  et  à 
Sainte-Beuve,  \.> w  1897.  Elle  j  esl  mal  datée  :  lin  de  mai-,  tandis 
qu'en  réalité  elle  date  «lu  i  avril  ,  Nous  avons  déjà  parlé  de  cette  lettre. 
Voir  p.   1^ 


412  GEOKGE    SAM) 

avant,  me  Caire  reculer  de  deux.  Ne  vivant  qne  pour  moi 
et  ne  risquant  que  moi.  je  me  suis  exposée  et  sacrifiée  tou- 
jours comme  une  chose  libre,  inutile  aux  autres,  maîtr 
d'elle-même,  au  point  de  se  suicider  par  partie  de  plaisir  et 
par  ennui  de  tout  !•'  peste.  Maudit*  soient  les  hommi 
les  livres  qui  m'y  ont  aidée  par  leurs  sophisme*  !  J'au- 
rais dû  m'en  lenir  fi  Franklin,  dont  j'ai  fait  mes  délices 
jusqu'à  vingt-cinq  ans.  et  dont  le  portrait,  suspendu  près  de 
mon  lit,  me  donne  toujours  envie  de  pleurer,  comme  ferait 
celui  d'un  ami  que  j'aurais  trahi.  Je  m*  retournerai  plus  à 
Franklin,  ni  â  mon  confesseur  jésuite,  ni  à  mon  premier 
amour  platonique  pendant  su  ans,  ni  à  mes  collections 
d'insectes  et  de  plantes,  ni  au  plaisir  d'allaiter  des  enfants, 
m  à  la  chasse  au  renard,  ni  au  galop  du  cheval.  Rien  de  ce 
(|ui  a  été  ne  sera  plus.  .1»'  le  sais  trop.. . 

Outre*  ces  raisons  toutes  personnelles  de  son  désenchan- 
tement et  de  son  pessimisme,  les  impressions  que  lui  donnait 
à  ce  moment  te  monde  extérieur  furent  telles  qu  elles  ne 
pouvaient  pas  ne  point  se  refléter  sur  son  humeur  »•!  sa 
disposition  d'esprit.  Devenue  célèbre  et  arrivée  par  la 
gloire  à  des  conditions  pécuniaires  plus  favorables,  une 
foule  de  personnes  \  inrent  s'adresser  à  elle  pour  lui  deman- 
der secours  et  aumône.  Elle  connût  tes  revers  de  notre 
civilisation  ;  la  misère  obscure,  la  mendicité  se  révélèrent 
à  George  Sand  et  l'épouvantèrent.  «  J'ai  pratiqué  la  cha- 
rité et  je  Tai  pratiquée  longtemps  avec  beaucoup  de  mystère 
croyant  naïvement  que  c'était  là  un  mérite  dont  il  fallait  se 
cacher...  Hélas!  en  Noyant  l'étendue  et  l'horreur  de  la 
misère  j'ai  reconnu  que  la  pitié  était  une  obligation  si  pres- 
sante, qu'il  n'y  avait  aucune  espèce  de  mérite  à  en  subir 
les  tiraillements  et  que,  (Tailleurs,  dans  une  société  si  oppo- 
sée à  la  loi  du  Christ,  garder  le  silence  sur  de  telles  plaies 


GEO  AGE    5A2ID  413 

ne  pouvait  être  que  lâcheté  ou  hypocrisie.  Voilà  à  quelles 
certitudes  m'amenai!  le  commencement  de  ma  vie  d'artiste, 
cl  ce  n'était  que  le  commencement  1  Mais  à  peine  eus-je 
abord.''  ce  problème  du  malheur  général  que  l'effroi  me 
saisit  jusqu'au  vertige.  J'avais  fait  bien  des  réflexions, 
j'avais  subi  bien  des  tristesses  dans  la  solitude  de  Nouant, 
mais  j'avais  été  absorbée  et  comme  engourdie  par  des  pi 
cupations  personnelles.  J'avais  probablement  cédé  au  goût 
du  siècle,  qui  était  alors  de  s'enfermer  dans  une  douleur 
égoïste,  de  se  croire  René  ou  Obermann  cl  de  s'attribuer 
une  sensibilité  exceptionnelle,  par  conséquent  des  souf- 
frances inconnues  au  vulgaire.  Le  milieu  dans  lequel  je 
m'étais  isolée  alors,  était  l'ail  pour  me  persuader  que  tout 
le  monde  ne  pensait  pas  et  ne  souffrait  pas  à  ma  manière, 
puisque  je  ne  voyais  autour  de  moi  que  préoccupations  des 
intérêts  matériels,  aussitôt  noyées  dans  La  satisfaction  de 
ces  mêmes  intérêts.  Quand  mon  horizon  ><i  fui  élargi,  quand 
m'apparurent  toutes  les  tristesses,  tous  les  besoins,  tous  les 
vices  d'un  grand  milieu  social,  quand  mes  réflexions 
n'eurent  plus  pour  objet  ma  propre  destinée,  mais  celle  du 
monde  où  je  n'étais  qu'un  atome,  ma  désespérance  person- 
nelle s'étendit  à  tous  l<i>  êtres,  et  La  !<>i  de  La  fatalité  se 
dressa  devant  moi, si  terrible,  que  ma  raison  en  lui  ébranlée. 
Qu'on  se  figure  une  personne  arrivée  jusqu'à  L'âge  de 
trente  ans  sans  avoir  ouvert  Les  yeux  sur  la  réalité,  et  douée 
pourtant  de  très  bons  yeux  pour  tout  voir;  une  personne 
austère  et  sérieuse  au  fond  de  L'âme,  qui  s'est  laissée  bercer 
et  endormir  si  longtemps  par  des  rêves  poétiques,  par  une 
foi  enthousiaste  aux  chosesdh  ines,  par  L'illusion  d'un  renon- 
cement absolu  à  tous  Les  intérêts  de  la  vie  générale  et  qui, 
tout  ô  coup,  frappée  duspectacle  étrange  de  cette  1  ie générale 
L'embrasse  et  Le  pénètre  avec  toute  la  lucidité  que  donne  ta 


414  GEORGE    SAM) 

force  (Finie  jeunesse  pure  et  d'une  conscience  saine  '  !... 

«  La  vie  générale,  dit-elle  un  peu  auparavant  dans  cette 
même  «  Histoire  de  ma  Vie  ».  devint  bientôt  si  tragique  et 
si  sombre,  que  j'en  dus  ressentir  le  contre-coup.  Le  choléra 
enveloppa  dr>  premiers  les  quartiers  <|ui  nous  entouraient. 
11  approcha  rapidement,  il  monta  d'étage  en  étage  la  mai- 
son que  nous  habitions.  Il  y  emporta  six  personnes  et  s'ar- 
rêta à  la  porte  de  notre  mansarde,  comme  s'il  eût  dédaigné 
une  si  chétive  proie.  » 

George  Sand  et  ses  amis  se  rassemblent  tous  les  jours 
avec  angoisse,  inquiets  d'avance  d'avoir  à  constater  l'ab- 
sence de  quelqu'un  d'entre  eux... 

a  C'était  un  horrible  spectacle  que  ce  convoi  sans  relâche 
passant  sous  mes  fenêtres  et  traversant  le  pont  Saint-Michel. 
En  de  certains  jouis,  les  grandes  voitures  de  déménage- 
ment, dites  tapissières,  devenues  les  corbillards  des 
pauvres,  se  succédèrent  sans  interruption,  et,  ce  qu'il  y 
avait  de  plus  effrayant,  ce  n'étaient  pas  ces  morts  entassés 
pêle-mêle,  comme  des  ballots,  c'était  l'absence  des  parents 
et  des  amis  derrière'  les  chars  funèbres;  c'étaient  les  con- 
ducteurs doublant  le  pas.  jurant  et  fouettant  les  chevaux; 

c'étaient     les    passants   sYloi^nant     avec    effroi    du    hideux 

cortège;  c'était  la  rage  do>  ouvriers  qui  croyaient  à  une 

fantastique  mesure  d'empoisonnement  et  qui  levaient  leurs 
poings  fermés  contre  le  ciel;  c'était,  quand  ces  groupes 
menaçants  avaient  passé,  rabattement  OU  l'insouciance  qui 
rendaient  toutes  les  physionomies  irritantes  ou  stupides... 
Au  milieu  da  cette  crise  sinistre,  survint  le  drame  poi- 
gnant du  cloître  Saint-Merrv...  -» 


1  Histoire  de  ma  Vie,  oe  partie,  vol.  IV,  cfaap.  n,  p.  173-174. 
*  Histoire  de  ma  Vie.  4e  partie,  vol.  IV,  chap.  xiv,  p.  111-11:2. 


GEORGE    SAND  (15 

C'était,  en  général,  une  époque  de  désespérance  com- 
mune ei  d'abattement...  «  La  République  rêvée  en  juillet 
aboutissait  aux  massacres  de  Varsovie  ei  à  L'holocauste  du 
cloître  Saint-Merry.  Le  choléra  venait  de  décimer  le  monde. 
Le  saint-simonisme,  qui  avait  donné  aux  imaginations  un 
moment  d'élan,  était  frappé  de  persécution  <if  avortait,  sans 
avoir  tranché  La  grande  question  de  L'amour,  éi  même, 
selon  moi,  après  l'avoir  un  peu  souillée.  L'art  aussi  avait 
souillé,  par  des  aberrations  déplorables,  Le  berceau  de  sa 
réforme  romantique.  Le  temps  était  à  L'épouvante  et  à 
l'ironie,  à  la  consternation  et  à  L'impudence;  Les  uns  pleu- 
rant sur  La  ruine  de  Leurs  généreuses  illusions,  Les  autres 
riant  sur  Les  premiers  échelons  d'un  triomphe  impur; 
personne  ae  croyant  plus  ;*i  rien,  Les  uns  par  décourage- 
ment, Les  autres  par  athéisme.  Rien  dans  mes  anciennes 
croyances  ae  s'était  assez  nettement  formulé  en  moi,  au 
point  de  vue  social,  pour  m'aidera  Lutter  contre  ce  cata- 
clysme où  s'inaugurait  Le  règne  de  La  matière,  et  je  ne 
trouvai  pas  dans  Les  Idées  républicaines  et  socialistes  <Iu 
moment  une  Lumière  suffisante  pour  combattre  Les  ténèbres 
que  Mammon  soufflait  oui  ertement  sur  le  monde.  Je  restais 
donc  seule  avec  mon  rêve  delà  Divinité  toute  puissante, 
mais  non  plus  tout  amour,  puisqu'elle  abandonnait  la  race 
humaine  à  sa  propre  pen ersité  ou  à  sa  propre  démence  '.  » 

Toutes  ces  questions  religieuses,  politiques  et  sociales 


1  Histoire  de  ma  Vie,  t.  IV,  p.  175.  George  Sand  a  dil  la  même  chose  plua 
tard  dans  1«'  «-liii|».  viu  des  Impression»  et  Souvenirs  en  Faisant  l< 
•  le  L'évolution  graduelle  de  ses  croyances  religieuses  depuis  sa  jeunesse 
jusqu'à  -;i  vieillesse  :  ■  Ce  gui  surnagea  sur  cette  houle,  ce  qui  plus 
tard  e!  à  tous  les  âges  de  la  vie  a  surnagé  ei  nagé  vraiment  sans 
lassitude,  c'esl  le  besoin  <l«'  croire  à  l'amour  * 1 1 \  in...  J'aime  micus 
croire  que  Dieu  n'existe  pas  que  de  le  croire  indifférent  ».  Et  lorsipie 
cette  pensée  la  domine,  elle  devient,  à  son  direj  athée  ■  quelqu 
pendant  vingt-quatre  heures  •>.  C'est  ce  'îui  Lai  arriva  en  1^33. 


416  GEORGE     SAM) 

troublaieni  profondémeni  son  âme,  sa  nature  ardente  s'im- 
patientait de  n'y  pas  trouver  spontanément  de  solution. 
E)éjà  dans  ses  premiers  romans  el  nouvelles,  elle  avait 
touché  à  la  question  de  L'inégalité  sociale  Valentine,  La 
Marquise)  aux  cruels  problèmes  moraux  provenanl  <l<-  la 
constitution  anormale  de  la  Camille  el  de  la  société 
(Indiana)  ;  depuislors,  ces  questions  devinrenl  familièi 
son  âme  ;  le  dont.-  religieux,  1<-  néani  de  la  morale  publique 
la  tourmentaient  el  l'angoissaient  non  moins  que  Les 
préoccupations  de  sa  vie  personnelle. 

Les  idées  saint-simoniennes,  L'écho  des  événements 
récents,  toutes  Les  croyances  de  L789,  qui  surgissaient  do 
nouveau  chez  certains  représentants  de  la  société  française, 
croyances  qui  ne  cherchaient  que  L'occasion  de  s'exprimer 
et  de  s'appliquer,  et  qui  se  manifestaient  dan-  Les  sectes, 
dans  Les  clubs,  dans  L'épanouissement  extraordinaire  des 
Lettres,  des  arts  et  de  la  vie  politique,  tout  cela  se  reflète 
avec  plus  ou  moins  de  vigueur,  —  parfois  dan-  une  seule 
phrase,  parfois  rien  que  dan.-  Le  choix  des  mots,  —  dans 
chacune  des  œuvres  deGeorge  Sand,  même  des  plus  insi- 
gnifiantes. 

En  dépit  de  la  division  généralement  reçue  de 
romans  en  trois  périodes  (romans  psychologiques  jusqu'en 
1838  à  peu  près  ;  romans  à  tendances  sociales  jusqu'en 
1849;  idylles  villageoises1  avec  retour  à  La  première  ma- 
nière, après  L849),  division  d'après  Laquelle  George  Sand 
n'aurait  traité  les  questions  sociales  que  dans  la  seconde  de 
ces  périodes,  nous  soutenons  que,  dès  ses  premiers  pas 
dans  la  voie  littéraire,  tout  comme  après   1840,   elle  était 


1  Nous  avons  déjà  dit  plus  haut,  combien  cette  division  des  romans 
de  George  Sand  en  trois  périodes  était  arbitraire  par  rapport  à  la  pein- 
ture de  la  vie  campagnarde. 


GEORGE    SAND  417 

non  seulement  «  tourmentée  des  choses  divines  »,  comme 
elle  ledit,  mais  aussi  profondément  préoccupée  des  ■•  choses 
humaines  ».  Ni  Michel  de  Bourges,  ni  Lamennais,  ni 
Pierre  Leroux  ne  l'avaient  encore  endoctrinée,  mais  son 
intérêt  pour  ces  utopies  était  bien  éveillé  déjà,  le  sol  où 
elles  pouvaient  prendre  racine  était  tout  prêt. 

Quoique  George  Sand  ait  aimé  dans  la  suite  à  repré- 
senter sa  conversion  aux  questions  sociales  comme  une 
espèce  de  révélation  soudaine,  descendue  une  nuit  en  elle, 
pendant  une  discussion  avec  Michel  de  Bourges  sur  le 
pont  des  Saints-Pères,  ce  n'est  ta  qu'une  licence  poétique. 
On  voit  par  lesœuvreset  les  lettres  d'Aurore,  qu'elle  n'avait 
pas  à  être  convertie  :  toutes  ces  questions  l'intéressaient 
depuis  longtemps,  bien  que  peut-être  moins  exclusivement. 
Depuis  longtemps  elle  avait,  dans  sa  mansarde  du  quai 
Malaquais,  dans  les  allées  de  Nouant  et  à  La  cascade 
d'Urmont,  passé  des  heures  entières  à  causer  avec  son  ami, 
Rollinaf,  sur  les  misères  du  genre  humain,  sur  les  injus- 
tices de  toutes  sortes  et  sur  les  moyens  à  prendre  pour  y 
remédier.  Ce  n'est  pas  sans  raison  que  dans  nue  lettre  à 
Rollinat,  elle  appelle  Lélia  «  une  éternelle  causerie  entre 
nous  deux.  Non-  en  sommes  les  plus  graves  personnages  ». 
Et  voilà  maintenant  comment  elle  caractérise  son  état 
d'âme  à  l'époque  où  elle  écrivait  Lélia,  sous  L'empire  de 
ce  désenchantement  amer  qui  s'empara  de  tous  ceux  qui 
traversèrent  la  crise  de  1830-1832. 

o  11  est  une  douleur  plus  difficile  à  supporter  que  toutes 
celles  qui  nous  frappent  à  l'état  d'individu.  Elle  a  [»ri-  tant 
de  place  dans  mes  réflexions,  elle  a  ou  tant  d'empire  -m-  ma 
vie  jusqu'à  venir  empoisonner  mes  |>h;i^e^  de  pur  bonheur 
personnel,  que  je  dois  bien  la  dire  aussi  !  Cette  douleur, 
c'est   le  mal  général  :  c'est    la    souffrance   de   la    : 

27 


418  GEORGE    SAM) 

entière,  c'est  la  vue,  la   connaissance,  la   méditation  du 
destin  de  L'homme  ici-bus.  On  se  fatigue  vite  de  se  con- 
templer soi-même.   Nous   sommes  de   petits  êtres  si   tôt 
épuisés,   et   le   roman    de   chacun    de    nous  est    si    vite 
repassé  dans  sa  propre  mémoire...  Nous  n'arrivons  à  nous 
comprendre  el  à  nous  sentir  vraimeni  nous-mêmes,  qu'en 
nous  oubliant  pour  ainsi  dire  el  en  nous  perdant  dans  La 
grande  conscience  de  l'humanité .  C'est  alors  qu'à  côté  de 
certaines  joies  et  de  certaines  gloires  dont  Le  reflet    nous 
grandit  et  nous  transfigure,  nous  sommes  tous  saisis  tout  à 
coup  d'un  invincible  effroi  et  de  poignants  remords    ne 
regardant  Les  maux,  Les  crimes,  Les  Folies,  Les  Lnjusti 
les  stupidités,  les  hontes  de  celte  nation  qui  couvre  Le  globe 
et  qui   s'appelle  l'homme.    11   n'y   a    pas  d'orgueil,  il  n'y   a 
pas  d'égoïsme  qui  nous  console  quand  nous  nous  absor- 
bons dans  cette  idée...  Eh    bien,  il  n'est    pas  nécessaire 

d'être  un  saint  pour  vivre  ainsi  de  la  vie  des  antres  et  pour 
sentir  que  le  mal  général  empoisonne  et  flétrit  le  bonheur 
personnel.  Tons,  oui  tons,  uous  subissons  cette  douleur 
commune  à  tons,  et  que  ceux  qui  semblent  s'en  préoccuper 
le  moins  s'en  préoccupent  encore  assez  pour  en  redouter 
le  contre-coup  sur  L'édifice  fragile  de  Leur  sécurité...  Deux 
personnes  ne  se  rencontrent  pas,  trois  hommes  m 
trouvent  pas  réunis,  sans  (pie,  du  chapitre  des  intérêts 
particuliers,  on  ne  passe  vite  à  celui  des  intérêts  généraux 
pour  s'interroger,  se  répondre,  se  passionner...  » 

Eu  faisant  le  bilan  de  toutes  ces  douleurs  personnelles 
et  générales,  on  comprend  facilement  que  toutes  les  lettres 
de  George  Sand ,  datant  de  1 832  et  du  commencement  de  1833 
soient  pénétrées  d'un  morne  chagrin  et  d'un  sombre  déses- 
poir. En  janvier  1832,  elle  écrit  de  Nohant  à  François 
Rollinat  :  «  Je  ne  saurais  me  résoudre  à  vous  écrire  ma 


GEORGE     SAM)  419 

vie  dépuis  ces  quinze  jours.  Il  faut  que  je  parle  avec  vous. 
Viendrez-voùs  ?  »  A  Duvernei  elle  écrit  de  Paris,  le 
15  avril...  «  il  est  des  temps  de  tristesse  »-f  d'amertume 
où  Ton  ne  veut  croire  qu'à  ce  qui  blesse  et  Croisse...  !  ». 

Nous  avons  déjà  vu  la  lettre  à  Rollinat du  mois  d'août^ 
dans  laquelle  elle  écril  :  «  Je  n'irai  point  à  Valencay,  je 
n'irai  point  à  Châteauroux,  j'irai  peut-être  au  cimetière  ». 

Le  2()  mai  1833,  elle  écrit  de  nouveau  à  Rollinal  une 
Lettre  plus  remarquable  encore,  que  nous  reproduirons 
presque  en  entier  :  «  Tu  ne  penses  pas  que  j'aie  changé 
d'avis.  Tu  es  toujours  à  mes  yeux  le  meilleur  et  le  plus 
honnête  <U>s  hommes.  Je  ne  t'ai  pas  donné  signe  de  conve- 
nir «•!  de  vie  depuis  bien  do  mois.  C'est  que  j'ai  vécu  (\r^ 
siècles  :  c'est  que  j'ai  subi  un  enfer  depuis  ce  temps-là. 
Socialement,  j<-  suis  libre  et  plus  heureuse.  Ma  position  est 
extrêmement  calme,  indépendante,  avantageuse.  Mais  pour 
arriver  là,  tu  ne  sais  pas  quels  affreux  orages  j'ai  travei 
Il  faudrait,  pour  te  les  raconter,  passer  bien  des  soirs  dans 
les  allées  de  Nohaht,  à  la  clarté  des  étoiles,  dans  ce  grand 
et  beau  silence  que  n<>us  aimons  tant.  Dieu  veuille  qui 
temps  nous  soient  rendus  et  que  nous  admirions  encore, 
Ensemble,  l»1  clair  de  lune  sur  la  cascade  d'Urmont  !  Mais 
cette  indépendance  >i  chèrement  achetée,  il  faudrait  savoir 
en  jouir  et  je  n'en  suis  plus  capable.  Mon  cœur  a  vieilli  de 
vingt  ans  et  rien  dans  la  vie  ne  me  sourit  plus.  11  n'est 
plus  pour  moi  de  passions  profondes,  plus  de  joies  vives* 
Tout  est  dit  :  j'ai  doublé  le  cap.  Je  suis  au  port,  non  pas 
comme  ces  bons  nababs  qui  se  reposent  dans  les  hamacs 
de  soie,  sous  les  plafonds  de  bois  de  cèdre  de  leurs  palais, 
mais  comme  ces  pauvres  pilotes  qui,  écrasés  de  fatigue  et 

1  Fragments  de  lettres  inédites. 


420  GEORGE     SA  N  I) 

hâlés  parle  soleil,  son!  à  l'ancre  et  ne  peuvent  plus  risquer 
sur  les  mers  leur  chaloupe  avariée.  Ils  n'ont  pas  de  quoi 
vivre  à  terre,  et,  d'ailleurs,  la  terre  les  ennuie.  Qsonl  eu 
jadis  une  belle  \  ie,  des  aventures,  des  combats,  des  amours, 
des  richesses.  Ils  voudraient  recommencer,  mais  Le  navire 
esl  démâté,  La  cargaison  perdue,  il  faut  échouer  sur  le  sable 
et  rester  là.  Tu  comprends,  au  fond  de  cette  belle  poésie, 
L'étal  maussade  de  mon  cerveau?  Suis-je  plus  à  plaindre 
qu'auparavant?  Peut-être;  le  calme  qui  vient  de  Pimpuis- 
sauce  esl  une  plate  chose.  Pour  toi,  c'esl  différent., 

Et  dans  le  cahier  des  Sketckes  and  Hints,  elle  écrit  à 
celle  même  époque  : 

«  Il  n'es!  pas  dit  qu'on  pourra  jouir  impunément  des 
fruits  amers  de  l'expérience.  11  faut  s'en  nourrir  en  secret 
et  ne  pas  dire  aux  hommes  toul  ce  qu'on  sali  d'eux,  car  ils 
vous  lapideraient  pour  se  venger  de  ne  pouvoir  plus  vous 
tromper. 

Et  pourtant  ceux-là  qui  vous  accuseraient  de  mécon- 
naître la  confiance  et  de  résister  à  L'amitié,  ceux-là  qui 
fekment  de  croire  en  vous  afin  de  vous  ôter  Le  droit  de 
douter  d'eux,  ceux-là,  dis-je,  sont  souvent  plus  sceptiques 
que  vous,  Ils  parlent  d'affection  et  de  persévérance,  eux 
qui  ne  sont  plus  capables  que  d'égoïsme.  Les  hypocrites! 

Soyez  prudent,  cependant,  acceptez  leurs  protestations,  tei- 
gnez d'y  prendre  confiance,  ou  bien  ils  VOUS  lié! riront  de  leurs 
calomnies  et  vous  montreront  au  doigt  comme  un  lépreux. 
Les  hommes  ne  veulent  pas  qu'on  les  dévoile  et  qu'on  les 
fasse  rire  du  masque  qu'ils  portent.  —  Si  vous  n'êtes  plus 
capable  d'aimer,  mentez  ou  serrez  si  bien  autour  de  vous 
les  plis  du  voile,  qu'aucun  regard  ne  puisse  lire  au  travers. 
Faites  pour  votre  cœur  comme  les  vieillards  libertins  font 
pour  leur  corps.  Cachez  sous  le  fard  et  le  mensonge,  dissi- 


GEORGE     SAM)  421 

muiez,  à  force  de  vanterie  et  de  fanfaronnade,  la  décrépi- 
tude qui  vous  rond  incrédule  el  la  société  qui  VOUS  rend 
impuissant  N'avouez  jamais,  surtout,  la  vieillesse  de  voire 
intelligence;  ne  dites  à  personne  L'âge  de  vos  pensées.  » 

«  Voilà  sous  l'empire  de  quelles  préoccupations  secrètes 
j'avais  écrit  Lélia,  »  dit  George  Sand  dans  son  Histoire, 
après  nous  avoir  conté  les  impressions  douloureuses  et  les 
événements  non  moins  tristes  de  1832  et  après  nous  avoir 
dépeint  sa  disposition  d'esprit  à  cette  époque.  Faisons 
comme  elle  et  passons  à  l'examen  de  ce  roman,  écrit  en 
1832  encore,  mais  dont  le  manuscrit  avait  «  traîné 
un  an  sous  sa  plume  '  »,  car  il  oe  fut  publié  qu'en  l'été 
de  1833 2.  Le  sort  de  ce  roman  fut  bien  étrange,  ivtous 
ceux  de  George  Sand,  c'est  peut-être  celui  qui  b  le  plus 
contribué  à  sa  réputation,  qui  a  fait  le  plus  de  bruit  et  qui 
lui  a  valu  l'honneur  d'être  appelée  «  l'auteur  de  Léiia  », 
et  cependant,  c'est  celui  de  ses  ouvrages  qui  a  I»'  plus 
vieilli.  Des  longueurs,  de  la  rhétorique,  du  nuageux,  des 
allégories,  et  avec  cela  une  ardeur,  une  passion  extraordi- 
naire, une  profondeur  de  scepticisme  et  «le  doutes  oai  rants  1 
Lélia  est  une  sœur  de  René,  de  Werther,  de  Manfred, 
une  nature  titanique;  il  y  a  en  elle  du  Child-Harold  et 
du  Faust,  avec  sa  soif  de  savoir  et  ses  aspirations  à  la 
liberté  de  l'esprit.  (  )n  n'oserait  recommandera  nos  contem- 
porains la  lecture  de  ce  livre,  tant  il  est  long  et  vague; 
mais  celui  qui  l'a  lu  est  involontairement  emporté  par  le 
jet  de  vraie  poésie  qui  en  émane  et  par  la  révolte  passion- 
de  cette  grande  âme,  cherchant  sa  voie  vers  la  lumière 
et  la  liberté. 


1  Histoire  de  ma  Viet  vol.  IV.  S    partie,  p.  175-176; 

lettre  datée  de  Juillet   1833,  que  noua  avons  déjà  citée,  omise 


/ 


422  GEORGE    S  AND 

Voici  le  sujet  du  roman  :  Lélia  d'Alvaro   ou  d'Almovar, 

.selon    la   seconde    version     ne   croil    plus   ni    à    l'amour,   ni 

aux  hommes,  ni  à  Dieu.  Elle  souffre  et  langui!  sous  le 
double  poids  de  rinactipn,  étrangère  à  sa  nature  ar- 
dente, el  sous  celui  de  l'analyse  qui  ronge  son  cœur.  Elle 
est  aimée  par  Sténio,  jeune  poète  ignorant  encore  la  vie. 
Elle  l'aime;  mais  comme  dans  sa  jeunesse  elle  a  beaucoup 
souffert  d'un  amour  malheureux  qu'elle  portait  à  un 
homme  indigne  d'elle,  elle  ne  veuf  pas  admettre  que  leurs 
rapports  deviennent  intimes.  Une  lutte  sourde  s'eng 
entre  Lélia  et  Sténio,  compliquée  encore  par  la  jalousie  du 
poêle  envers  le  mystérieux  Trenmor,  ancien  viveur  et 
libertin,  assasin  involontaire  de  sa  maîtresse  el  forçat,  qui, 
par  de  longues  années  de  souffrances  el  de  repentir,  a 
expié  ses  taules  et  que  la  méditation  sur  les  problèmes  les 
plus  élevés  de  l'humanité  a  purifié  el  conduit  dans  la  voie 
de  l'amour  actif  du  prochain.  Quand  Sténio  apprend  l'his- 
toire de  Trenmor,  sa  jalousie  se  calme,  mais  il  ne  peut 
pardonner  à  Lélia  d'éprouver  pour  Trenmor  une  amitié  et 
une  estime  si  profondes1.  Elle  ne  lui  cache  aucune  de 
ses  pensées,  tandis  qu'elle  le  traite,  lui,  Sténio,  en  enfant 
innocent,   veut   ne   pas   l'empoisonner  par  ses   doutes  et 


dans  le  volume  Édité  chez  Lévy  :  Lettres  à  Sainte-Beuve,  cl  qui  n'a  été 
imprimée  que  dans  la  Revue  de  Paris  du  lô  novembre    1896.  iN°  IV) 

se  termine  par  les  mots  :  «   J'ai  liai  Lélia.  » 

'M.  Skabitchevsky  prétend  que  Lélia  avait  d'abord  aimé  Valmarina- 
Trenmor  et  avait  été  déçue  par  lui.  C'est  absolument  erroné.  Lélia 
avait  dans  le  temps  aimé  un  certain  Ermolao.  qu'elle  avait  même 
épousé,  mais  qui  no  ressemble  en  rien  à  Treumor.  Trenmor  reste  pour 
Lélia  comme  pour  èeorge  Sand  un  idéal  inaeessiblo.  «Je  marche  vers 
l'idée  Trenmor.  »  écrit-elle  à  Sainte-Beuve  dans  la  lettre  de  juillet  dont 
nous  avons  déjà  parlé  plusieurs  fois.  Sous  «  l'idée  Trenmor  »  nous 
devons  évidemment  comprendre  Vabnégation  complète  de  sa  propre 
individualité  au  profit  de  l'humanité.  Or.  Ermolao  ne  ressemble  en  rien 
à  cela.  D'un  autre  côté.  Trenmor  n'est  rien  moins  qu'un  amant,  mais 
bien  un  ami  idéal  qui  partage  toutes  les  pensées,  les   goûts,  les  aspi- 


GEORGE    S  AND  423 

garder  la  pureté  de  leur  amour.  Lélia  fuit  même  le  poète, 
tout  en  l'aimant.  D'abord,  elle  se  retire  dans  les  ruines 
d'un  couvent,  où  elle  passé  les  jours  et  les  nuits  dans 
les  doutes  les  plus  affreux,  en  cherchant  la  lumière  el  la 
vérité.  Elle  se  contraint  à  ne  pas  dépasser  une  limite  qu'elle 
.se  trace  mentalement  autour  de  son  refuge  et  jure  de  ne 
quitter  ces  ruines  que  lorsqu'elles  s'écrouleront.  Cependant 
le  sort  ne  veut  pas  de  ce  sacrifice  volontaire.  Une  nuit,  un 
orage  éclate,  et  la  tempête  fait  tomber  les  vieux  mois. 
Lélia,  qui  a  failli  périr  sous  les  débris,  est  sauvée  par  le 
moine  Magnus,  qui  l'emporte  évanouie  sur  son  âne, 
Magnus,  déjà  épris  de  la  jeune  femme,  devient  fou 
d'amour,  mais  il  voit  en  Lélia  L'incarnation  de  Satan,  du 
démon  de  la  négation  ;  elle  le  dompte  et  le  subjugue 
continuellement  parla  force  de  sa  volonté,  de  son  esprit; 
il  se  soumet,  mais  sa  vie  n'est  plus  qu'une  suite  de  tour- 
ments sans  Issue,  d^  luttes  impuissantes  contre  sa  passion, 
ou,  comme  il  le  croit,  contre  la  suggestion  diabolique.  Il 
ne  peut  plus  vivre  sans  Lélia,  sans  penser  à  elle,  et  en 
même  temps  il  la  fuit  comme  la  tentation.  Lélia  voit  tout 
cela  avec  une  pitié  mêlée  de  dédain.  Sténio  commence 
aussi  à  chanceler  dans  son  aveugle  confiance  en  Lélia.  Il 
l'accuse  de  coquetterie,  de  froideur,  de  dureté,  et  il  est  sur 
le  point  de  voir  en  elle,  tout  comme  Magnus,  une  créa- 
ture surnaturelle,  il  devient  dur  et  méchant.  Lélia  a  mie 
sœur,  Pulchérie,  tille  perdue,  qu'elle  n'a  pas  vue  depuis 
plusieurs  années.  Le  hasard  les  met  eu  présence  l'une  de 
L'autre.  Pulchérie  tâche  de  persuader  à  -a  sœur  que  toute 

rations  de  son  </i/,>r  ego,  CTeat  une  incarnation  en  la  personne  «l'un 
antre  de  tous  les  éléments  ronciers  de  l'Ame,  une  compréhension  per- 
sonnifiée, que  George  Sand  <■!  Lélia  avaient  vainement  cherchées  dana 
1''  bien-aimé  el  que  Lélia  avail  trouvé  en  Trenmor  et  I  ad  en 

Rollinat. 


424  8E0RGE    SAM) 

sa  philosophie,  toutes  ses    recherches  de   la   vérité  n'ont 

servi  qu'à  l'aire  son  malheur  et  erlui  de  tOUfi  CeUX  (|iii  l'ont 

approchée;  elle  lui  conseille  de  suivre  son  exemple,  de  ne 
vivre  que  pour  le  plaisir  seul.  Pulchérie  est  pour  ainsi 
dire,  un  dédoublement  de  Lélia,  la  personnification  de  la 
partie  passionnelle,  féminine  dé  son  être,  En  même  temps, 
le  lecteur  comprend  que  l'amitié  de  Lélia  pour  Pulchérie  est 
comme  un  refiel  de  l'amitié  d'Aurore  pour  M""  Dorval, 
que  les  paroles  de  Pulchérie  son!  une  reproduction  ej 
rée  el  comme  qui  dirait  concentrée  des  conversations  des 
deux  femmes.  Pour  lui  prouver  que  dans  la  vie  les  jouis- 
sances seules  sont  réelles  et  vraies,  Pulchérie  se  charge, 
en  profitant  de  sa  ressemblance  avec  sa   sœur,  d'abuser 

et  de  séduire  Slénio  qui,  elle  en  e>t   persuadée,   n'aime  .n 
Lélia  (pie  la  femme. 

Le  poêle  commit  en  effet  >i  peu  Lélia,  que,  rencontrant 
Pulchérie  dans  un  réduit  sombre  et  mystérieux  pendant 
une  fête  à  la  villa  Bambucci,  il  la  prend  pour  Lélia.  Les 
caresses  et  les  paroles  provoquantes  de  Pulchérie  lui 
paraissent  naturelles;  il  croit  que  l'amour  de  Lélia  a  enfin 
triomphé  de  ses  raisonnements.  Lélia,  que  le  hasard  e<  in- 
duit, est  entrée  dans  le  même  pavillon;  elle  assiste  ;i  leur 
tète-à-tète.  Sténio  parle  tantôt  avec  l'une,  tantôt  avec  l'autre 
sœur,  il  n'entend  ni  la  différence  de  leurs  voix,  qui  est 
nulle,  ni  la  dissonnance  de  F  esprit  des  paroles,  qui  est 
énorme  entre  la  spiritualiste  Lélia  et  la  passionnée  et 
matérielle  Pulchérie.  Sténio  devient  l'amant  de  Pulchérie. 
Lélia  est  au  désespoir.  Elle  avait  sincèrement  aimé  Sténio, 
mais  d'un  amour  qui  n'avait  rien  de  commun  avec  la  pas- 
sion du  jeune  homme.  Quand  elle  apprend  qu'il  est  tombé 
dans  le  piège  grossier,  qu'il  a  été  si  facilement  vaincu  par 
les  sens  et  que,  découvrant  sa  méprise,  il  l'accuse,  elle, 


GEOIGE    MM)  425 

Lélia,  la  maudit  et  se  jette  dans  la  débauche  et  les  <>i_ 
malgré  Trenmor  qui  ne  peut  le  retenir  Trenmor,  de  son 
vrai  nom  Valmarina,  se  trouvé  être  le  chef  d'une  loge 
mystérieuse  de  cârbonari  qui  a  pour  but  de  sauver  «•(  de 
relever  ><>n  pays  natal  ,  alors  Lélia  renonce  définitivement 
aux  affections  humaines.  A  qui  cvn'wr  ?  Qui  aimer  ?  Eue  ne 
sait  que  faire,  se  voyant  inutile  au  monde;  la  bienfaisance 
ordinaire  lui  semble  une  misérable  pièce  mise  aux  haillons 
de  L'ancien  monde  en  destruction.  Elle  ne  veut  soumettre 
son  individualité  à  personne  ni  à  rien.  Elle  se  décide  —  voilà 
une  décision  étrange  pour  cette  âme  avide  de  Liberté  —  à 
s'enfermer  dans  un  eouvent  aux  règles  les  plus  austères  ; 
dans  le  cadre  <!»'  cette  dépendance  extérieure,  elle  voit  la 
seule  issue,  l«i  seul  moyen  de  rester  Libre  ;  dans  un*'  cellule 
(!<■  religieuse  elle  eroii  trouver  le  >»'ul  endroit  <>ù  sa  per- 
sonnalité Bera  indépendante,  ou  elk  aura  quelque  valeur 
par  elle-même.  Lélia  prend  le  voile  el  atteint  bientôt  les 
degrés  Les  plus  élevés  de  la  hiérarchie  ecclésiastique.  Elle 
transforme  son  monastère,  enseigne  les  sœurs  converses, 
maintient  une  piété  sérieuse  dans  tout  le  diocèse,  pousse  à 
une  Large  bienfaisance  tous  les  éléments  sains  du  pays, 
exerce  L'influence  la  plus  salutaire  sur  tout  1«-  monde.  Le 
couvent  devient  méconnaissable  :  au  Lieu  de  la  Lettre  froide 
qui  tue,  il  y  règne  L'esprit  du  vrai  christianisme,  car  Lélia 
elle-même  est  Libre  de  toutes  les  minuties  du  culte  dogma- 
tique. S;i  force  de  volonté  fascine  même  le  cardinal,  un 
monseigneur  Ânnibal,  qui,  de  prélat  ambitieux  et  \<»lu[>- 
tueux  qu'il  avait  été  jusque-là,  de\  i «  ■  1 1 1  Le  défenseur  zélé  des 
opprimés  <■(  des  délaissés;  il  sauve  même  de  La  peine  il< 
mort  Valmarina,  incarcéré  pour  avoir  |>ri^  part  à  une  cons- 
piration. Le  cardinal  aime  Lélia  d'un  amour  tout  terrestre. 
Cependant  Sténio  aussi  n'a  pas  cessé  de  l'aimer,  mais  son 


426  G  E  0  R  G  E     S  A  N  I) 

amour,  de  passion  enfantinemenl  pure  et  aveuglément 
dévouée,  s'est  transformé  en  un  sentiment  plein  <!<■  haine 
farouche;  il  est  prêt  à  tout  pour  se  venger  de  Lélia,  pour 
l'offenser,  l'humilier.  Déguisé  en  nonne,  il  pénètre  dans 
le  couvent  pour  assistera  l'une  des  conférences  de  Lélia, 
pour  semer  l'espril  de  doute  parmi  les  religieuses  et  para-; 
lyser  l'influence  de  l;i  supérieure.  La  tentative  se  termine 
par  un  nouveau  triomphe  de  Lélia  sur  les  esprits  et  les 
cœurs  de  son  auditoire.  Ensuite,  Sténio  veut  ravir  une  des 
don  ices,  La  jeune  princesse  (  Ilaudia  el  par  là,  encore,  humi- 
lier et  mortifier  l'orgueil  de  Lélia.  Mais  c'esl  Lélia  elle- 
même  qu'il  rencontre  la  nuit,  il  La  prend  pour  un  spectre 
el  s'enfuit  épouvanté.  Pénétrant  enfin  dans  sa  cellule,  il 
la  trouve  éveillée,  absorbée  dans  ses  méditations.  11  s'en- 
gage alors  entre  eux  un  dialogue  <|ui  es!  une  des  plus 
belles  pages  du  roman,  Lélia  lui  Fait  comme  une  confes- 
sion générale,  c'est  L'explication  de  sa  conduite  passée.  Ce 
n'est  qu'à  ce  momeni  que  Sténio  comprend  qui  il  a  aimé 
et  qui  il  a  perdu.  Sou  désespoir  est  sans  bornes,  m;iis 
rien  ne  peut  le  soulager,  il  est  tombé  trop  bas.  11  essaie 
de  blasphémer  contre  son  amour,  mais  il  succombe  à  sa 
douleur  et  met  un  à  sa  vie  en  se  noyant  dans  le  lac  à  quel- 
ques pas  du  couvent  et  de  la  demeure  deMagnus.  Magnus, 
qui  n'a  pas  répondu  au  dernier  appel  du  malheureux  jeune 

homme,  se  croit  coupable    do  ce  suicide,   il  eu   est    <1 

péré.  Faible  qu'il  est,  il  cherche  aide  et  soutien  chez  les 
autres.  Il  s'en  va  trouver  le  cardinal,  l'ami  dv  Lélia, 
espérant  que  la  pénitence  qu'il  lui  imposera  le  mettra  en 
paix  avec  sa  conscience  tourmentée.  Monseigneur  Annibal 
est  lui-même  si  bouleversé  par  ce  drame  sinistre  et 
mystérieux  qu'il  ne  peut  soulager  le  moine  supersti- 
tieux. 


GEORGE    SAND  427 

Magnus  disparaît.  Quelque  temps  après  on  apprend  qu'il 
esl  allé  s'ensevelir  dans  un  monastère  d'où  l'on  voit 
bientôt  surgir  <!<■>  dénonciations  contre  bon  nombre  de 
personnes  el  contre  Lélia  elle-même  une  manière  comme 
une  autre  de  se  réconcilier  avec  le  ciel  et  le  dogme  .  Le 
mouvement  politique  dirigé  par  Trenraor-Valmarina  est 
découvert^  ses  fauteurs  sont  exilés  ou  mis  à'  mort.  Plu- 
sieurs membres  du  haut  clergé  qui  avaient  secondé  Lélia 
dans  sa  généreuse  activité  sont  disgraciés  ou  interdits. 
Monseigneur  Annibal  échappe  au  châtiment  en  s'empoi- 
sonnant.  Par  sa  mort,  Lélia  a  perdu  Tunique  soutien  qu'elle 
avait,  au  monde.  Citée  devant  le  tribunal  de  l'inquisition, 
elle  est  accusée  de  tous  les  crimes  :  d'avoir  entraîné  dans 
la  voie  de  la  perdition  un  prince  de  L'Église,  d'avoir  inhumé 
1<-  Cadavre  d'un  suicidé  dans. la  terre  sainte  du  couvent, 
d'avoir  entretenu  des  relations  criminelles  avec  t'impie 
Sténio,  d'avoir  aidé  à  l'évasion  de  Trenmor,  d'avoir  eu 
des  rapports  avec  les  carbonari,  d'avoir  disposé  arbitrai- 
rement du  trésor  du  couvent.  Elle  est  condamnée  à  être 
dégradée  de  sa  dignité  et  reléguée  dans  une  chartreuse. 
Elle  erre,  seule  et  abandonnée,  dans  un  coin  solitaire  de  la 
montagne.  C'est  là  queTrenmorla  voit  mourir.  Il  lui  rend 
les  derniers  devoirs  et  l'enterre  au  bord  du  lac,  en  lace 
de  la  tombe  de  Sténio.  Assis  an  bord  de  ce  lac  qui  sépare 
lés  deux  tombes,  il  voit  deux  météores,  tout  comme  dans 
le  Ratkliff  de  Heine)  qui  s'approchent  en  voltigeant  des 
deux  rives  opposées,  se  rencontrent.  puis  se  séparent  de 
nouveau,  s'éloignant  chacun  de  son  côté.  Pour  Trenmor, 
ces  doux  feux  follets  sont  les  âmes  malheureuses  de  Lélia 
et  do  Sténio  qui  n'ont  pu  se  comprendre  sur  terre.  Absorbé 
dans  ses  pensées,  il  médite  quelques  moments,  puis  se 
rappelant  qu'il  y  a  encore  des  malheureux  à  consoler  ej 


428  GEORGE     SAM) 

que  le  monde  es!  plein  de  douleurs  à  soulager,  à  guérir,  il 
prend  son  béton  blanc  et  se  remet  en  roule. 

George  Sand  écrivit  deux  prélaces1  pour  IJim.  Dans 
L'une,  <'H<"  prétendil  que  Trenmor  était  La  personnification 
de  telle  idée,  Lélia  el  Sténio  de  telles  autres.  Pour  nous, 
ces  tentatives  de  se  justifier  d'accusations  soulevées  contre 
elle  après  la  publication  du  Livre  n'uni  aucune  valeur.  Au 
lieu  d'attribuer  uni-  signification  symbolique  aux  person- 
nages du  roman,  nous  préférons,  en  ne  Leur  attribuant 
aucune  allégorie,  les  prendre  pour  des  types  réels.  El  tels 
ils  sonl  :  ce  Sténio,  jeune  poète  dh  inemeni  confiant  d'abord, 
libertin  sceptique  el  désenchanté  ensuite  ;.  cette  Pulchérie, 
passionnée  et  sensuelle;  ce  Magnus,  un  pauvre  sire 
qui  n'a  le  courage  ni  de  croire  paisiblement,  aide  rompre 
avec  ses  croyances  el  ses  supertistions.  Les  tentations  de 
Magnus,  sa  Lutte,  ses  mortifications  et  ses  remords  >'>n! 
peints  avec  \  iguëur  el  concision,  écrits  de  main  de  maître  ; 
l'effet  est  bien  plus  intense  que  celui  de  la  si  célèbre  Faute 
de  l'abbé  Mourct.  Magnus  est  un  homme  vivant,  un 
pécheur  en  chair  el  en  os,  un  véritable  prêtre,  luttant 
contre  les  tentations  de  la  chair;  tantôt  vaincu  par  elle, 
tantôt  triomphant  de  Satan.  11  prend  les  sentiments  Les 
plus  humains,  les  plus  naturels, les  vertus  les  plus  sublimes 
pour  des  inspirations  diaboliques,  dès  qu'ils  sont  en  con- 
tradiction avec  les  dogmes  de  l'orthodoxie.  On  trouve  là 
le  souvenir  du  trouble  que  ressentit  Aurore  Dupin  lors  de 
ses  lectures  solitaires  et  de  ses  méditations  juvéniles, 
quand,  d'un  côté,  Gerson,  de  l'autre  les  grands  penseurs 


1  L'une  pour  la  seconde  version  du  roman,  refait  en  1836  et  publié 
en  2°  édition  en  1839  ;  l'autre  pour  l'édition  des  Œuvres  complètes 
parue  entre  18M-1856  et  illustrée  par  Tony  Joliannot  et  Maurice  Sand. 


GEORGE    SAM)  429 

et  poètes  vinrent  offrir  à  son  esprit  des  doctrines  diamétra- 
lement oppos 

Trenmor  est  un  personnage  par  trop  abstrait  et  con- 
damné  à  la  sublimité  :  aussi  n'est-ce  pas  un  type,  niais 
simplement  le  raisonneur,  le  confident  obligatoire  de 
presque  tous  les  ouvrages  d'antan  :  c'est  «  l'ami  Horatio  a 
à  qui  s'adresse  Hamlet;  c'est  le  Jarno  dans* les  An 
de  .voyage  et  d'apprentissage  de  Goethe;  bref,  c'est  l'écho 
du  héros  principal,  la  conscience  du  roman.  Trenmor 
est  cet  ami  idéal  qui  reparait  si  fréquemment  dans  les 
œuvres  de  George  Sand,  l'ami,  dont  le  prototype  était 
François  Rollinat.  Dans  la  lettre  du  '2(\  mai  1833,  dont 
dous  avons  déjà  cité  deux  fragments,  George  Sand  lui 
écrit  à  propos  de  Lélia  :  «  Je  t'enverrai  une  longue  lettre 
axant  peu  de  temps;  c'est-à-dire  un  livre  que  j'ai  fait  depuis 
que  nous  nous  sommes  quittés.  C'est  une  éternelle  cause- 
pie  entre  nous  deux.  Nous  en  sommes  les  plus  graves  per- 
sonnages. Quant  aux  autres,  lu  les  expliqueras  à  ta  fan- 
taisie. Tu  iras,  au  moyen  de  ce  li\  re,  jusqu'au  fond  de  mon 
âme  et  jusqu'au  fond  de  la  tienne.  Aussi  je  ne  compte  pas 
Lignes  pour  une  lettre.  Tu  es  avec  moi  et  dans  ma 
pensée  à  toute  heure. 

Tu  verras  bien,  en  me  lisant,  que  je  ne  mens  pas  •>... 

Et  dans  les  pages  «lu  Sketches  and  Hints,  nous  lisons 
encore  ce  qui  suit  sur  cet  incomparable  ami  : 

à  F.  li.    in:;:;. 

«  C'est  vous,  dent  l'âme  est  forte  et  patiente,  vous  dont 
la  tète  est  froide,  vous  dont  la  mémoire  est  pleine  de  la 
science  du  mal  et  du  bien,  vous,  homme  obscur,  laborieux, 
résigné,  c'est  vous  qui  êtes  vertueux  et  qui  brillez  dans  mes 


430  GEOBGE    SAND 

songes  comme  iino  étoile  fixe  parmi  Les  vains  météores  de 
la  nuit.  C'est  vous,  homme  purifié,  homme  retfempé1 
homme  nouveau,  dont  je  rêvais,  lorsque  j'écrivis  Trenmor. 
Par  quelle  liaison  d'idées,  j'ai  été  <le  lui  à  vous,  pourquoi 
j'ai  comblé  la  dislance  <)ui  vous  séparait,  bomme  réel,  de 
ce  personnage  imaginaire  par  des  lignes  fantasques  et  des 
ornements  capricieux  ;  pourquoi,  enfin,  j'ai  altéré  la  pureté 

(le  mon    modèle,   en    le  rcvèlniil   d'un    éclal    puéril  <•(    d'une 

vaine  beauté  de  corps,  c'est  ce  que  vous  devinerez  peut- 
être,  car,  pour  moi,  je  ne  le  sais  plus.  Peut-être,  en  lisant 
avec  un  esprit  tranquille,  ce  que  j'écrivis  avec  une  âme 
préoccupée  de  su  propre  douleur,  retrouverez-vous  dans  ce 
dédale  de  l'imagination,  le  (il  mystérieux  qui  se  rattache 
à  votre  destinée.  Moi,  qui  ai  vécu  tan!  de  vies,  je  ne  -;ii^ 
plus  à  quel  type  de  candeur  on  de  perversité  appartient 
ma  ressemblance.  Quelques-uns  diront  que  je  suis  Lélia, 
mais  d'antres  pourraient  se  souvenir  que  je  fus  jadis  Sténiô. 
J1ai  en  aussi  des  jours  de  dévotion  peureuse,  de  désir  pas- 
sionné, de  combat  violent  et  d'austérité  timorée,  OÙ  j'ai  été 
Magnus.  Je  puis  être  Trenmor  aussi.  Magnus,  c'est  mon 
enfance,  Sténio  ma  jeunesse,  Lélia  est  mon  âge  mûr, 
Trenmor  sera  ma  vieillesse  peut-être.  Tons  ces  types  ont 
été  en  moi,  tontes  ces  formes  de  l'esprit  et  du  cœur,  je  les 
ai  possédées  à  différents  degrés,  suivant  le  cours  d<\s  ans 
et  les  vicissitudes  de  la  vie.  Sténio  est  ma  crédulité,  mon 
inexpérience,  mon  pieux  rigorisme,  mon  attente  craintive 
et  ardente  de  l'avenir,  ma  faiblesse  déplorable  dans  la 
lutte  terrible  qui  sépare  les  deux-  jeunesses  de  l'homme. 
Eli  bien  !  ce  calque  n'est  pas  encore  épuisé  entièrement. 
Encore  maintenant  je  retrouve  de  ces  puériles  grandeurs 
et  de  cette  candeur  funeste,  quelques  heures  de  plus  en 
plus  rares  et  passagères.  Magnus  avec    ses  irréalisables 


GEORGE    SAM)  43i 

besoins,  avec  sa  destinée  de  fer  et  son  éternel  appétit  de 
l'impossible  représente  encore  une  douleur  énergique,  corn* 
battue  réprimée,  que  j'ai  subie  longtemps  dans  sa  forcé 
et  dont  je  ressens  encore  parfois  les  lointaines  atteintes. 
Trenmor,  c'est  ce  beau  rêve  de  sérénité  philosophique, 
d'impassible  résignation  dont  je  me  suis  souvent  bercée, 
quand  ma  rude  destinée  mé  Laissait  un  instant  de  relâche 
pour  respirer  et  songer  à  des  temps  calmes,  à  des  jours 
meilleurs. 

A  vos  côtés,  mon  ami,  j'étais  Trenmor,  j'étais  vous.  Lm 
contemplant  le  magnifique  spectacle  d'une  grande  âme 
victorieuse  de  l'adversité,  je  m'identifiais  à  ce  sublime  repos 
de  l'intelligence,  j'aspirais  aux  mêmes  triomphes,  aux 
mêmes  satisfactions  pures  et  sérieuses.  Et  vous,  en  écou- 
tant le  récit  de  mes  travaux  incessants,  en  voyant  cette 
lutte  journalière  entre-ma  raison  et  mes  vains  désirs,  vous 
deveniez  pour  me  comprendre,  pour  me  plaindre,  pour  par- 
tager ma  souffrance,  un  homme  semblable  à  moi.  Et  vous 
aussi,  Trenmor,  Vous  deveniez  Lélia. 

Car  avant  de  vaincre,  vous  avez  combattu;  vous  avez 
traversé  les  orages  de  la  \  le.  Vous  avez  subi  les  maux  dont 
aujourd'hui  votre  amitié  sainte  cherchée  me  guérir.  Vous 
avez  longtemps  flotté  entre  un  sublime  rêve  de  votre  séré- 
nité présente  et  d'impuissantes  aspirations  vers  les  orages 
du  passé.  Vous  avez  été  mal  comme  je  le  suis  aujourd'hui, 
inquiet,  déchiré,  sanglant,  en  suspens  entre  les  horreurs 
du  suicide  et  l'éternelle  paix  du  cloître. 

Ainsi    nous  avons   tous  deux  reflété,  sans  doute, 
quatre  diverses  faces  delà  vie.  Mais  moi,  pourtant,  dirai-je 
que  j'ai  été,  que  j«i  suis,  que  je  puis  être  Trenmor?  Hélas  : 
qu'elles onl  été  courtes,  mes  heures  de  raison  etde  force! 
Combien  Dieu  a  été  a\  are  <n\  ers  moi  des  consolations  qu'il 


432  GEORGE     SANI) 

répand  sur  vous!  Combien  je  me  suis  laissée  dévorer  par 

cette  soif  de  L 'irréalisable  que   n'ont   pas  encore  daigné 
éteindre  Les  saintes  rosées  du  <i<l  î . . .  »  (15  juin  1833  . 

Et  en  1847,  cil»1  ajoute  :  «  .Je  ne  suis  rien  de  tout  cela.  Je 
suis  le  cyprès  qui  couvre  leurs  tombes.  T<>i.  mon  ami  fidèle, 
rien  n'a  jamais  été  plus  grand  ni  meilleur  que  toi,  Fran 
Rollinat.  » 

Aussi  Trenmor  n'est  en  réalité  que  le  porte-voix  de 
Fauteur;  parla  bouche  de  cet  ex-forçat,  il  exprime  des 
pensées  si  profondes,  qu'elles  on!  ému  e1  émeuvent  encore 
les  meilleurs  esprits  de  notre  temps.  Tels  son!  par  exemple, 
les  discours  sur  l'erreur  qu'il  y  a  de  vouloir  punir  un 
crime  par  le  bagne,  qui,  au  lieu  de  corriger,  ne  fait  sou- 
vent que  tuer  définitivement  le  moral  du  criminel.  Ce  n'est 
plus  alors  la  correction  du  coupable,  mais  la  venga 
de  la  société.  Trenmor  lui-même  pourtant  a  éprouvé  l'in- 
fluence bienfaitrice  de  la  souffrance  <jui.  selon  lui.  conduit 
à  l1  expiation.  Tout  ce  qu'il  dit  à  ce  sujet,  rappelle  beaucoup 
ce  que  Dostoïewsky  dit  sur  le  châtiment  de  Roskolnikow. 
Non  moins  profondes  sont  les  idées  de  Trenmor  sur  la  pré- 
tention de  vouloir  châtier  les  crimes,  tandis  qu'au  tend,  la 
société  devrait  les  prévenir,  les  déraciner  dans  leur  germe; 
elle  devrait  se  réformer  elle-même,  prendre  soin  de  l'édu- 
cation de  ses  enfants,  améliorer  la  vie  matérielle  d. 
pauvres,  répandre  les  connaissances  et  la  lumière,  mépri- 
ser ceux  de  ses  membres  qui  gaspillent  leur  temps  et  leur 
argent,  —  fruit  du  travail  du  peuple,  ; —  en  des  orgies 
effrénées  qui  dépravent  et  empoisonnent  par  leur  exemple 
les  jeunes  gens  inexpérimentés  cherchant  un  but  et  un 
emploi  de  leurs  forces. 

La  religion,  la  vie  sociale,  les  lois  de  la  morale,  l'amour, 
le  sort  des  femmes,  le  but  de  la  vie  humaine,  la  vanité  et  le 


GEORGE     SAM)  433 

peu  de  durée  de  fout  ce  qui  es!  terrestre,  L'impuissance  de 
la  science  à  soulever  les  voiles  qui  enveloppent  notre  vie, 
l'inconstance  des  sentiments  humains,  l'imperfection  de  la 
création  et  de  notre  âme,  les  étroites  limites  de  nos  senti- 
ments ef  de  nos  connaissances  '.  la  cruauté  de  la  nature, 
le  néant  des  recherches  de  l'idéal  absolu  que  poursuivent 
les  ftmes  élevées,   leurs  aspirations  vers  la  foi  absolue, 

l'a ur  absolu,  le  savoir  absolu,  le  bien,  la  vérité  suprêmes, 

voilà  à  quoi  pense  Lélia,  de  quoi  elle  s'entretient  avec 
Trenmor,  voilà  les  causes  de  sa  déception,  de  son  renon- 
eemenl  à  la  vie.  Axant  <lc  mourir,  dans  le  délire  de  l'ago- 
nie, s'identifianf  avec  tous  ceux  qui  onl  lutté,  dès  le  début 
des  siècles,  qui  se  son!  élancés  vers  La  vérité  et  la  lumière, 
qui  uni  succombé  dans  la  Lutte,  Lélia  s'écrie  :  «  Depuis 
dix  mille  ans  j'ai  crié  dans  L'infini  :  «  Vérité  !  Vérité  !  ». 
Depuis  dix  mille  ans,  l'infini  me  répond  :  «Désir!  Désir!  ». 
Pour  ne  pas  encourir  les  reproches  des  Lecteurs  qui  ne 
connaissent  le  roman  que  d'après  la  seconde  version  repro- 
duite dans  tontes  Les  éditions  ultérieures  des  œuvres  «le 
George  Sand,  nous  avons  exposé  le  sujet  de  Lélia,  tel  qu'il 
se  présente  dans  la  seconde  édition  entièrement  refaite, 
parue  en  1839.  La  première  édition,  publiée  en  1833, 
dûTère  tellement  de  la  seconde  qne  l'on  croirait  avoir  sous 
les  yeux  deux  romans  différents.  Le  dénouement  de  la 
première  produit  une  tout  antre  impression  que  celui  de  la 
ide.  Dans  le  roman  de  1833,  Lélia  meurt  étranglée 
par  Magnus,  sans  s'être  réconciliée  avec  la  vie,  sans  avoir 
trouvé  nn  adoucissement  à  son  désespoir,  à  son  pessimisme 
dans  l'activité  sociale,  sans  avoir  rien   fait  d'utile   pour 


1  !).■  qoi  Jours,  afaspassaal  b  i  sprinté  la  même  chose  avec  One  force 
ordinaire  dam  tes  ?w  L'Eau, 


434  GEORGE     SAM) 

l'humanité',  comme  c'est  au  contraire  le  cas  dans  la  se- 
conde édition  du  roman.  En  183G,  Lorsque  sous  l'influence 
des  idées  de  Lamennais,  de  Liszt,  de  Leroux  el  de  Michel 
de  Bourges,  George  Sand  transporta  peu  à  peu  le  centre 
<lc  gravité  de  sa  sphère  personnelle  dans  la  sphère  sociale, 
et  vit  de  nouveau  s'épanouir  ses  tendances  à  la  pitié  active 
pour  L'humanité,  elle  voulu!  refaire  Lélia  dans  un  sens 
plus  consolant.  La  désespérance  sans  issue,  le  tragique 
trop  cruel  de  la  destinée  de  l'héroïne,  tels  qu'elle  les  avait 
peints  dans  la  première  édition,  la  révoltant  maintenant, 
elle  changea  la  seconde  partie  du  roman  el  y  ajouta  tout 
un  volume.  Nous  devons  dire  que  la  première  édition  de 
Lélia  donne  une  impression  infiniment  plus  forte  et  plus 
complète  que  la  seconde.  Les  raisonnements  à  L'infini  et 
les  Longues  expositions  de  L'activité  bienfaisante  de  l'abl 
Lélia  atténuent  et  refroidissent  considérablement  la  sai- 
sissante beauté  de  ce  sombre  poème  en  pu 

Il  y  a  bon  nombre  de  personnes  qui  ont  voulu  voir  en 
Sténio  le  portrait  d'Alfred  de  Musset,  delà  ne  peut  être 
vrai  pour  la  première  version,  par  la  simple  raison  que 
Lélia,  commencée,  comme  nous  L'avons  vu,  bien  avant 
qu'Aurore  Dudevant  eût  l'ait  la  connaissance  de  Musset,  fut 
terminée  en  juillet  1833  et  livré  à  la  publicité  le  10  août  de 
la  môme  année.  Par  conséquent,  à  l'époque  où  George  Sand 
connut  Musset,  elle  était  déjà  en  train  de  corriger  les 
épreuves  du  roman.  Quoique  Musset  ait  écrit  pour  son 
amie  le  Chant  de  Sténio  et  que  George  Sand  ait  donné 
comme  épigraphe  à  la  troisième  partie  quelques  vers  de 
Musset,  il  est  évident  que  ce  n'est  pas  Musset  qui  a  servi 
d'original  à  Sténio  (première  édition).  11  est  à  regretter  que 
cet  Inno  Ebbrioso,  une  des  plus  belles  poésies  de  Musset 
par  la  puissance,  la  verve,  la  passion  et  la  beauté  de  la 


GEORGE    SAM)  t35 

forme,  n'ait  été  inséré  dans  aucune  des  éditions  du  poète, 
et  que  dans  les  éditions  postérieures  de  Lèlia  il  ne  soi! 
plus  publié  en  entier;  les  éditeurs,  par  trop  vertueux, 
trouvant  probablement  trop  franches  les  strophes  six  et 
sept,  les  ont  supprimées  e1  font  suivre  la  cinquième  strophe 
de  la  huitième.  De  celte  manière,  les  adorateurs  contempo- 
rains de  Mussel  —  nous  en  sommes,  et  des  plus  Sincères 
—  ne  connaissent  ces  vers  merveilleux  que  s'ils  on!  la 
patience  des  chercheurs1,  ou  s'ils  ont  eu  la  chance  de  les 
trouver  dans  la  première  édition  de  Lé  lia,  depuis  longtemps 
devenue  une  rareté  bibliographique2.  En  refaisant  ta  der- 
nière partie  de  Lé  lia,  George  Sand  a  pu,  il  est  vrai,  donner 
à  Sténio  quelques-uns  des  traits  de  Musset, car  l'extérieur 
de  Sténio  vers  la  lin  de  sa  vie  ressemble  de  point  en  point 
au  portrait  qu'une  des  contemporaines  de  Musset,  qui  l'a 
connu  vers  1M8,  a  fait  du  poète,  en  quelques  paroles  inci- 
sives au  cours  d'une  conversation  avec  un  de  nos 
amis. 

La  première  édition  de  Lélia  se  distingue  encore  en  ceci 
drs  éditions  suivantes  qu'elle  seule  est  dédiée  <)  de  La- 
louclie.  Pour  expliquer  ce  tait,  nous  nous  permettrons  de 
nous  éloigner  un  moment  de  noire  sujet,  d'autant  plus 
qu'au  chapitre  précédent  nous  n'avons  presque  rien  dit 
de  ce  premier  mentor  de  George  Sand  dans  sa  carrière 
littéraire  et  nous  n'y  reviendrons  plus  dans  la  suite. 

Henri  de  Latouche,  ou  Delatouche,  dont  le  \  rai  nom  était 


1  Depuis  qui'  nous  avons  écril  ce   chapitre,  cette  poésie  a   été  réim- 
primée  par  M.   de  Spoelberch  dans  -a    Véritable  Histoire,  \>.  -'•" 
avant  la  publication  de  ce  volume,  les  connaisseurs  «•!  chercheurs  qui 
n.'  possédaient  pas  la  première  édition  de  Lélia  ne  pouvaient  relin 
vers  que   grâce  a  {'Intermédiaire  des  Chercheur»  ri  Curieux,  t.  XVI 


-2  vol.  i ii  s ■.  is:::;.  il.  Dupoy,  édit.  et  Tcnré,  librair 


43G  G&O&GE    SAM) 

Hyacinthe  Alexandre  Thabaud1,  étaii  plutôt  une  nature 
poétique  qu'un  véritable  poète.  Doué  d'une  sensibilité  pro- 
fonde et  fine,  —  maladivement  One,  toutes  Les  manifesta- 
tions du  monde  extérieur,  de  fart,  de  la  pensée,  du  sentiment 
rémouvaieni  et  L'impressionnaieni  avec  une  force  dont  les 
élus,  les  artistes,  sont  seuls  capables.  Il  vibrai!  au  moindre 
contact,  tout  trouvai!  en  lui  un  écho.  Cependant,  son 
talent  créateur  était  très  inférieur  à  ce  don  de  réceptivité, 
et  la  discordance  <[ni  en  résultai!  faisail  le  malheur  <1 
vie.  Critique  excellent  des  œuvres  d'autrui,  —  c'est  Lui 
qui,  le  premier  dans  notre  siècle,  a  ressucité  la  mémoire 
d'André  Chénier  —  il  n'a  écrit  que  des  œuvres  médioc 
aujourd'hui  oubliées,  et  il  en  avait  conscience. 

Les  insuccès  aigrirent  tellement  sa  susceptibilité  mala- 
dive et  son  esprit  enclin  an  scepticisme,  qu'à  la  lin  (! 
vie,  il  fut  atteint,  comme  autrefois  Jean-Jacques  Rousseau, 
du  délire  de  la  persécution.  Il  mourut  à  Aulnay,  dans  un 
complet  isolement,  habitant  mie  petite  maison  où  il  se  tint 
caché  de  tous  ses  amis.  Dans  Les  dernières  années  d 
vie,  sa  solitude  ne  fut  partagée  que  par  La  jeune  poét 
Pauline  de  Flaugergues,  qui  entoura  le  pauvre  malade  de 
ses  soins  filiaux,  jusqu'à  son  dernier  soupir.  Mais  il  y  avait 
encore  en  de  Latouche,  outre  le  critique  pénétrant,  un  des- 
pote. En  indiquante  ses  jeunes  amis  leurs  défauts,  il  exigeait 
qu'ils  travaillassent  absolument  d'après  sa  manière  à  lui. 
Nous  avons  déjà  vu  quels  efforts  le  futur  auteur  tYhtdia/ia 
avait  dû  faire  pour  satisfaire  les  exigences  littéraires  de  ce 
mentor  sévère.  Sans  la  moindre   pitié,   il  condamnait  au 

feu  et à  L'eau  des  pages  entières  enlevées  des  articles 

quelle  avait  écrits  selon  ses  préceptes;  il  taillait,  rognait, 

4  Voir  plus  haut,  p.  318-319. 


GEORGE     S  AND  437 

changeait  et  biffait  dix  Fois  la  même  chose  avant  de  9e 
montrer  content.  UHistoire  de  ma  Vie,  la  Correspondance 
et  la  yotice1  consacrée  à  la  mémoire  de  de  Latouche, 
nous  font  juger  par  quelle  rode  école  ce  dernier  avait  l'ait 
passer  George  Sand.  Elle  en  parle  pourtant  avec  recon- 
naissance mais  avec  un  peu  de  raillerie  déguisée.  11  dési- 
rait toutefois  que  chaque  nouveau  talent  fût  original  et  ne 
pouvait  souffrir  l'imitation.  Lorsque  George  Sand  eut  écrit 
Indiana,  de  Latouche,  mécontent  de  l'amitié  naissante 
d'Aurore  pour  Balzac,  prit  Le  premier  exemplaire  du  livre , 
celui  qu'elle  venait  de  lui  donner,  se  mil  à  1.-  feuilleter 
avec  méfiance,  craignant  d'y  trouver  quelque  chose*  d'infé- 
rieur, à  l'imitation  de  Balzac  («  Pastiche,  que  me  veux- 
tu?  Balzac,  que  m.'  veux-tu?  »  .  Mais  après  avoir  par- 
couru  quelques  chapitres  et  s'être  convaincu  du  talent  per- 
sonnel de  l'auteur,  il  lui  (il  amende  honorable  H  la  pria 
d'oublier  ses  duretés.  Voilà  comment  il  appréciait  le  mérite 
vrai  et  se  réjouissait  du  succès  de  sa  jeune  amie. 

Cette  amitié  l'ut  de  courte  durée.  Vers  \w.Vl.  George 
Sand  lit  la  connaissance  du  critique  Gustave  Planche. 
On  a  assuré  que  Hanche  a  vécu,  lui  aus^i.  dans  une 
intimité  trop  grande  avec  clic.  Depuis  la  publication  dans 
la  Bévue  de  Paris  des  lettres  de  George  Sand  adres 
à  Sainte-Beuve  en  juillet  <•!  août  1833,  on  sait  que 
c'est  là  une  profonde  erreur.  Dans  la  première  de  ces 
lettres.  George  Sand  dit  entre  autres  :  a  On  le  regarde 
comme  mon  amant,  on  se  trompe.  Il  ne  l'est  |>a^.  ne 
'a  pas  été  et  m  ■  le  sera  pas  »  ;,  dans  la  seconde  :  «  Planche 
a  passé  pour  être   mon  amant  ;  peu  m'importe.   Il  ne  Test 


1  Imprimée  dans  U  Siècle  d  i  18,  19  el   M  [aille!   1851.   Reproduite 
dans  lea  Œuvra  cempii  v  "'/,  «Lui-  l<-  rotamt  i  Autour 

de  ld  table  >;. 


438  GEORGE    sa  M) 

pas.  »  La  tournure  d'esprit  et  l'humeur  de  Planche 
cadraient  parfaitement  avec  la  mélancolie  d'Aurore  ;">  cette 
époque.  11  était  encore  plus  logique  et  plus  tranchanl  qu'elle 
dans  son  pessimisme.  Elle  dit  même  dans  ['Histoire  de 
ma  Vie  qu'elle  évitai!  «  soigneusement  de  dire  à  Planche 
le  fond  de  s<»n  propre  problème  ».  de  peur  que  par  ses  dis- 
cours âpres,  convaincus,  il  n'achevai  de  la  jeter  dans  une 
désespérance  ei  un  athéisme  sans  appel1.  Elle  réussi! 
néanmoins  à  subjuguer  l'implacable  auteur  de  Mes  haines 
littéraires,  ce!  original  e!  curieux  type  d'écrivain,  jusqu'à 
nos  jours  encore  trop  peu  apprécié  en  France f,  comme 
elle  affeit  l'ail  avant  lui  la  conquête  «lu  despotique  de  Latouche 
et  plus  tard  celle  de  Sainte-Beuve,  si  finemenl  exigeant. 
Dans  la  lettre  déjà  citée  à  ce  dernier,  elle  établit,  par  un 
habile  parallèle  l'influence  différente  qu'avaient  exercée  sur 
elle  Planche  e!  Sainte-Beuve,  don!  chacun  répondait  à  un 
côté  différen!  de  son  esprit. 

Cependanl  de  Latouche  voulait  être  le  seul  guide  de 
(  ieorge  Sand.  Son  amitié  étai!  jalouse  e!  exigeante  à  l'excès. 
Aurore,  de  son  côté,  était,  on  le  sait,  une  nature  libre, 
indépendante.  Il  n'y  eu!  aucun  choc  entre  eux,  mais  leurs 
relations  s'altérèrent.  L'amour-propre  maladif  e!  suscep- 
tible de  de  Latouche  ayant  été  offensé  par  quelque  obser- 
vation ou  réponse  de  George  Sand  —  elle-même  assure 
qu'elle  ne  s'en  souvient  pas —  il  cessa  t<»ut  à  coup  d'aller 
la  voir  et  durant  dix  ans  toutes  relations  entre  eux  furent 
interrompues.  Un  article  flatteurque  George  Sand  écrivit  en 


*  His/oire  de  ma  Vie,  4e  vol.  p.  275-285. 

*  Il  est  parlé  de  lui  cuire  autres  dans  Les  Réfractaires,  scènes  de 
mœurs  parisiennes,  par  Jules  Vallès.  Paris,  1866.  Les  pages  que  Vallès 
lui  consacre  ne  sont  pointant  pas  tout  à  l'ait  justes  ni  historiquement 
exactes.  Voiraussi:  Le  critique  maudit,  par  Ad.  Racot,  dans  Le  Livre, 
t.  VII,  1885. 


GEORGE     S  AN  D  439 

-1844  sur  un  recueil  de  vers  de  de  Latouche  1rs  rappro- 
cha de  nouveau.  La  plupart  des  Lettres  de  de  Latouche 
à  George  Sand  existent  encore,  et  qôus  avons  pu  les  con- 
sulter pour  notre  ouvrage,  ainsi  que  plusieurs  lettres  de 
Mllc  Flaugergues  à  Mœe  Sand.  A  partie  de  cette  année  et 
jusqu'à  sa  mort,  Mla"  Dudevant  ne  cessa  de  lui  témoigner 
sa  sympathie  et  L'affection  la  plus  touchante.  Pendant  sa  vie, 
et  après  sa  mort,  elle  lui  consacra  bon  nombre  de  pages 
chaleureuses.  Elle  écrivit  sur  lui  la  Notice  déjà  mentionnée 
auparavant;  en  1844,  elle  avait  publié  dans  la  Bévue  Indé- 
pendante cette  étude  dont  nous  venons  de  parler,  relative 
à  son  volume  poétique  «  Les  Adieux*  »,  et  enfin  elle  parle 
de  lui  avec  une  amitié  touchante  dans  Y  Histoire  de  ma 

Vie*.   Et    si,  ^n\rr  à   la   rupture  (Mitre   les   deux  amis  et  à 

l'aversion  soudaine  de  de  Latouche,  Les  éditions  ulté- 
rieures de  Lêiia  ne  lui  sont  plus  dédiées,  n'oublions  pour- 
tant pas  que  ce  fut  son  nom  que  George  Sand  avail  placé 
en  tète  de  son  roman  Le  plus  profondément  senti.  Lui,  de 
son  coté,  écrivit  sur  l'exemplaire  qu'il  lui  offril  de  sa  Reine 
d? Espagne  (pièce  qui  tomba  à  grand  bruil  .  ces  simples 
mots:  A  mon  camarade,  Aurore,  mais  ces  paroles  en 
disent  plus  que  de  Longues  phrases.  En  outre,  au  dire  de 
George  Sand,  il  parle  d'elle  avec  éloge  dans  un  de  ses 
romans. 

Lélia  avait  été  Le  motif  du  refroidissement  de  de  Latou- 
che. Planche  ei  Sainte-Beuve,  au  contraire,  accueillirent  le 
roman  avec  enthousiasme.  Dans  ses  articles  et  dans  une  Lettre 
à  George  Sand,  Sainte-Beuve  reconnail  Lélia  connu»4  une 
œuvre  vraiment  virile,  profondément  courue,  une  œuvre 

1  L'article   t'ait   partie   des   Souvenir*   de   1848.     (Euvret  compi 
0<lit.  Lévy). 
1  Histoire  de  ma  Vie,  vol.  IV,  I  partie,  chap.  v  el  ■'•■  partie,  chap.  i 


440  GEOR&E    SAM) 

.qui  restera  toujours  el  qui  fera  la  gloire  de  son  auteur1. 
Tout  en  s'émerveillani  el  en  s'inelinani  devant  la  désolante 
profondeur  du  septicisme  de  Lélia,  Sainte-Beuve  tâchait 
en  même  temps  de  consoler,  de  calmer  la  malheureuse 
romancière,  de  La  diriger  dans  la  voie  salutaire  de  la  com- 
préhension de  toutes  les  lois  de  la  vie,  de  lui  taire  prendre 
I;i  résolution  de  cultiver  La  partie  la  plus  artistique  de  son 
génie  ei  de  celle  manière  d'amener  George  Sand  ;'i  chercher 
leremède  de  ions  ses  chagrins  dans  l'amour  de  l'art  el  du 
travail.  L<i  furibond  Planche  attirail  George  Sand  parla 
force  de  son  pessimisme  irréconciliable  el  logique.  Elle 
retrouvail  en  Lui  des  traits  de  sa  propre  nature  el  en  même 
temps  elle  craignail  les  discussions  de  Planche  comme  dan- 
gereuses pour  son  âme  en  détresse.  Cependant  elle  fui  plus 
liée  avec  lui  qu'avec  Sainte-Beuve.  Leurs  relations  étaient 
des  plus  cordiales.  En  1832,  Le  jeune  Maurice  étanl  entré 
au  Lycée  Henri  IV,  Planche  allait  parfois  Ty  chercher  pour 
le  promener  ou  lui  taire  passer  un  jour  de  congé  chez  lui, 
Hrendil  en  outre  à  George  Sand  des  services  plus  sérieux. 
On  sait  que,  comme  Sainte-Beuve,  il  s'étail  extasié  dans 
articles,  sur  les  romans  de  la  jeune  femme,  surtout  >ui-  Lélia, 
contribuant  ainsi  à  répandre  la  gloire  de  son  amie 


1  Sans  entrer  dans  Les  détails,  nous  dirons  seulement  que  par  les  lettres 
de  George  Sand  à  Sainte-Beuve,  publiées  dans  :  1-  Lee  Portraits  con- 
temporains, 2°  dans  le  volume  de  Lévy;  et  3"  dans  le  livre  de  M.  de 
Spoelberch,  et  par  une  lettre  de  Sainte-Beuve  à  George  Sand,  publiée 

ibidem,  on  voit  que  Lélia  taisait  le  sujet   continuel  de  leurs  conversa- 
tion^. Toutes  les  lettres  inédites  témoignent  du  même  l'ait. 

*  Voici  ce  que  Sainte-Beuve  écrivait  le  18  mai  1833  dans  ses  Portraits 
contemporains  (t.  I.  p.  128),  avant  même  que  Lélia  lût  livrée  à  la 
publicité.  Après  avoir  dit  qa'Obermann  et  son  malheureux  autrur 
n'avaient  joui  d'aucune  gloire,  n'eurent  à  essuyer  aucune  injustice  trop 
grande,  mais  avaient  Longtemps  souffert  d'une  indifférence  opiniâtre, 
tacite  et  pénible,  tout  en  ayant  exercé  sur  les  élus  et  le>  raffinés,  une 
inlluence  secrète,  lente,  maladive,  et  après  avoir  cité  comme  exemples 
les  noms  de  Rabbe,  de  Nodier,  de  de  Latoucbe,  de  Ballancbe,  il  ajoute  : 


GEOBGE    SAM)  4*1 

Le  roman  eut  auprès  du  public,  surtout  auprès  de  la 
jeunesse,  le  même  succès  el  excita  le  même  intérêt  que  <-li«-z 
les  deux  grands  critiques  de  L'époque.  L'impression  < jn'il 
produisit  fut  immense  el  L'influence  qu'il  exerça  sur  les 
esprits  se  fit  remarquer  non  seulement  en  France,  mais 
dans  toute  L'Europe.  Lélia  enfanta  toute  une  Littérature, 
créa  un  genre.  Eu  France  et  en  Allemagne  apparurent 
bientôt  Les  dizaines  de  petites  Lélias1,  Des  écrivains,  abso- 
lument en  dehors  de  la  Littérature  d'imagination,  citaient 
Lélia  comme  une  autorité2  et  même  des  critiques  défavora- 


«  Tout  récemment,  dans  les  feuilles  d'un  roman  non  encore  publié  qu'une 
bienveillance  précieuse  m'antorisail  à  parcourir,  dans  les  feuilles  de 
Lélia,  nom  idéal  qui  sera  bientôt  un  type  célèbre  {.sic)  il  m'esl  arrivé  de 
lire  cette  phrase  qui  m'a  faîl  tressaillir  de  joie  :  a  Sténio,  Sténio,  prends 
ta  harpe  et  chante-moi  les  vers  de  Paust,  ou  bien  ouvre  tes  lèvres  et 
rends-moi  les  souffrances  d'06ermann,  les  transports  de  Saint-Preux. 
Voyons,  poète,  si  tu  comprends  encore  la  douleur,  voyons,  jeune 
homme,  si  tu  crois  à  l'amour  l...  m  Eh  quoi!  me  suis-je  dit,  Obermann 
a  passé  familièrement  ici  :  il  y  a  passé  aussi  familièrement  que  Saint- 
Preux,  il  a  touché  la  main  de  Lélia  !....»  (L'article  de  Sainte-Beuve  sur 
Lélia  a  paru  le  29  sept  l v 

Planche,  qui  écrivil  des  articles  presque  enthousiastes  sur  ïndiana  «•( 
Valentine,  aussitôt  après  leur  publication,  disait,  qu'an  poinl  Je  vue  de 
]a  poésie,  il  préfère  ïndiana  <■(  Valentine,  h  Corinne  et  Delphine,  car 
les  'l<-u \  romans  de  Mni  de  Staël  ressemblent  trop  souvenl  ,i  l'enseigne- 
ment universitaire  ou  ;ï  l'improvisation  d'un  salon  de  beaux  espi 
—  A  propos  de  Lélia  il  <lit  :  o  Lélia  n'esl  pas  le  récit  ingénieux  d'une 
aventure  ou  le  développement  dramatique  d'une  passion,  c'est  la  pen- 
sée du  siècle  sur  lui-même,  c'est  I"  plainte  d'une  société  en  a 
qnj  après  avoir  nié  I >i <  u  et  la  vérité,  après  avoir  déserté  les  églises 
et  les  écoles,  s'en  prend  .1  son  cœur  el  lui  «lit  que  Bes  n  ves  sont  des 
folies  "...  Pour  cette  raison,  Planche  trouve  qu'il  ne  convient  pas 
d'examiner  les  personnages  de  ce  roman  sous  1«-  poinl  de  vue  générale- 
n  n 'ni  reçu,  aide  les  analyser  comme  des  radii  (dualités  réelles,  mais  <iuil 
faut  examiner  -1  1  -  idées  philosophiques  qu'ils  symbolisenl  Boni  soute- 
nues dans  chacun  d'eux  et  s'ils  forment  un  ensemble  harmonieux. 

1  Telles  sonl  les  héroïnes  des  romane  de  la  Comtesse  Hahn-Hahn, 
telk  Marie,  l'héroïne  du  premier  roman  «l<-  Max  Waldau  :  •  Naeh  der 
tfaturn  «'i  surtoul  Wally  die  Zwei/lerin  •  (l'Incrédulej  de  iiut/knw  'iui 
parait  .-noir,  par  ce  titre  même,  voulu  définir  la  parenté  de  Wally 
avec  Lélia.  Nous  ne  faisons   pas  ici  de  cours  de  littéj  raie, 

donc  non-  ne  faisons  qu'indiquer  ces  ressemblant 

'C'est  ainsi   qu'un  certain  abbé   de  la  Treyche,  •  un  romantique 


442  GEORGE     SAND 

bles  à  George  Sand  reconnaissenl  que  celte  héroïne  tradui- 
sait vraiment  h^  aspirations  des  femmes  progressistes,  de 
son  temps,  tout  comme  Jacqueline  Pascal  (la  sœur  du 
célèbre  Pascal)  fui  l'interprète  des  idées  les  plus  avan 
desonsièc  le1.  El  George  Sand  ne  lut  plus  appelée  que  Y  ail- 
le w*  de  Lé  lia.  Néanmoins,  nous  répétons  que  c'est  peut-être 
celui  de  ses  romans  qui  se  lif  aujourd'hui  le  plus  difficile- 
ment, qui  a  le  plus  vieilli  el  donl  nous  ne  pouvons  guère 
recommander  la  lecture  qu'à  celles  d'entre  les  adeptes  du 
féminisme  qui  ne  sont  pas  encore  suffisamment  lassées  des 
lieux  communs  sur  l'égalité  des  droits  de  la  femme,  sur  son 
indépendance,  sm-  la  dépravation  des  hommes,  etc.,  etc*.  De 
nos  joues,  toutes  ces  théories  son!  de  lamentables  vérités. 
Mais  en  1833,  elles  étaient  la  nouveauté  du  jour  et  sortaient 
tellement  du  cadre  habituel,  qu'elles  soulevèrent  aussitôt 
des  tempêtes  d'indignation.  Les  journaux  et  les  écrivains 
conservateurs  jetèrent  les  hauts  cris,  et  plus  que  les  autres, 
Capo  de  Feuillide  qui  éreinta  l'auteur  de  Lélia  dans  deux 
articles  consécutifs.  Dans  le  second  de  ses  articles,  il  dit 
entre  autres  que  l'auteur  ne  paraît  pas  être  une  femme, 
que  c'est  là  une  mystification  inventée  comme  réclame, 
qu'une  femme  ne  serait  jamais  capable  de  concevoir  une 


d'Eglise,  c'est-à-dire  l'un  dos  écrivains  qui  ont  combattu  la  philosophie 
matérialiste  «lu  siècle  dernier,  cel  abbé  de  la  Treyche,  auteur  des 
Études  sur  les  idées  et  leur  conciliation  dans  le  giron  du  catholicisme, 
où  il  parlait  du  spiritualisme,  du  magnétisme,  d  ■>  apparitions  surna- 
turelles de  la  sainte  Vierge,  etc.,  cet  homme  pieux  n'hésita  pas  à  citer 
Lélia  comme  autorité  et  à  annoncer  aux  femmes  l'affranchissement  du 
joug  de  leurs  devoirs  quotidiens...  »  (JuliaTQ  Schmidt.) 

1  «  Jacqueline  Pascal,  dit  Julian  Schmidt  en  analysant  l'étude  de  Cousin 
sur  elle,  fut  certes  une  femme  très  intéressante  et  liée  au  développe- 
ment du  jansénisme  dans  lequel  les  dames  pieuses  jouèrent  un  grand 
rôle.  Les  temps  sont  changés,  on  cherche  l'émancipation  dans  une 
autre  voie,  mais  le  fond  des  choses  est  resté  le  même.  Alors  les  belles 
âmes  se  distinguaient  du  monde  ordinaire  par  l' ardeur  de  leur  foi.  De 
nos  jours,  Jacqueline  se  ferait  Lélia...  » 


GEORGE     SAM)  4*3 

telle  vilenie  et  d'oublier  à  tel  point  la  pudeur.  Gustave 
Planche  provoqua  Capo  de  Feuillide  en  duel  el  le  duel 
eut  lieu.  Heureusement  aucun  (\c±  deux  adversaires  ne  fut 
blessé.  De  méchantes  Langues  prétendirent  que  la  halle  de 
Planche  avait  tué  une  vache  que  du!  payer  Buloz,  Planche, 
<•<■  réfractaire,  comme  t'appela  plus  tard  Vallès,  nlayant 
jamais  le  son. 

George  Sand  fut  très  mécontente  de  la  tournure  que 
l'affaire  avait  prise.  Le  duel,  les  légendes,  qui  coururent 
Parissur  Planche  el  ses  relations  avec  elle,  ces  racontars 
insipides  l'irritaient  beaucoup.  Musset,  déjà  son  ami  intime 
à  celte  époque,  relata  l'épisode  sons  la  forme  la  plus  drola- 
tique. Musset  n'aimait  pas  Planche,  c'est  pourquoi  il  nous 
semble  que  le  refroidissement  qui  se  déclara  bientôt  après 
dans  les  relations  entre  l'austère  critique  et  la  grande 
romancière,  puis  leur  rupture  définitive  doivent  être  en 
grande  partie  attribués  à  l'amour  naissant  d'Aurore  pour 
Musset.  Les  commères  de  l'époque  expliquèrent  la  rupture 
à  leur  manière  et  les  traces  de  ces  caquets  se  retrouvent 
jusque  dans  les  premiers  chapitres  de  Litiet  Elle.  Combien 
George  Sand  a  dû  être  révoltée  des  allusions  que  l'on  faisait 
à  sa  prétendue  liaison  avec  Planche!  Nous  en  voyons  la 
preuve  dans  ses  lettres  à  Sainte-Beuve  età  Boucoiran. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Lélia  souleva  une  véritable  tempête.  Il 
n'est  pas  un  seul  des  romans  de  George  Sand  qui  lui  ail  valu 
comme  Lélia,  la  réputation  d'écrivain  dangereux,  de  propa- 
gateur d'idées  perverses,  d'impie,  de  prédicateur  de  là  cor* 
ruption.  A  nos  yeux,  le  lecteur  lésait, d'une  part,  Lélia  est 
l'expression  de  la  désolation  amère  d'Aurore  à  l'époque  où 
elle  écrivit  ce  roman;  et  d'autre  part,  les  idées  que  Geoi 
Sand  y  prêche  sont  devenues  vérités  communes,  quelque 
peu  en  vogue  d«-  nos  jours  «•!  préchées  par  Tolstoï,  Ibsen  e 


444  GEORGE    s  a  M) 

Bjornson.  Pour  nous,  Lélia  pèche  par  un  défaut  bien  plus 
grave  pour  une  œuvre  (Tari  :  la  thèse  &  outrance,  le  manque 
de  goût,  La  boursouflure  du  style.  El.  sous  ce  rapport,  la 
version  de  L836  dépasse  encore  son  prototype  de  \x.V.\. 

Cependant  Le  succès  de  Lélia consacra  La  gloire  de  son 
auteur,  fil  du  nom  de  George  Sand  Le  nom  le  plus  popu- 
laire de  \HX]  el  L'identifia  ;i\  ec  celui  de  L'héroïne  du  roman, 
Même  de  nos  jours  Mm*  Sand  esi  appelée  dans  lo>  biogra- 
phies, Lesarticlesei  les  coursde  Littérature,  tantôt  a  Lélia  », 
tout  court  dans  son  Livre  sur  Chopin,  Liszt  la  nomme 
«  brune  el  olivâtre  Lélia  ,  tantôt  «  l'auteur  de  Lélia  .  Il 
y  a  peu  de  temps  encore  une  certaine  dame  ou  demoiselle, 
à  une  conférence  qu'elle  fil  à  Saint-Pétersbourg,  dans  un 
club  féministe,  ayanl  pour  thème  les  femmes  de  George 
Sand,  proclama,  hélas!  Lélia*  !«•  meilleur  roman  de 
la  célèbre  romancière  ». 

Lélia  est  écrit  en  un  style  d*une  Beauté  étrange;  il  y  a 
des  pages  d'une  boursouflure  et  d'une  rhétorique  insup- 
portables, mais  il  y  eu  a  aussi  de  sublimes.  Plusieurs  p.i^- 
sages,  tant  de  la  première  que  de  la  seconde  édition,  sur- 
tout  Les  tableaux  de  la  nature,  sont  dignes  de  trouver  place 
dans  d(>s  «  pages  choisies  ».  Telles  sont,  par  exemple, 
la  description  du  cimetière  du  couvent  ;  celle  d'une  nuit 
étoilée,  do  l'aube  cl  du  lever  du  soleil  vu  du  sommet  d'une 
montagne1;  (elles  la  scène  du  tombeau  décrivant  un  tom- 
beau que  George  Sand  avait  réellement  vu  au  jardin  d'Or- 
messon)  el  Le  dialogue  nocturne  entre  LéUa  et  Sténio;  tels 
les  chapitres  Dieu  et  Lélia  au  rocher1  d'une  hardiesse  et 


1  Elles  parurent  d'abord  dans  la  Revue  (tes  Deux-Mondes,  dans  les 
nos  des  15  juillet  et  1"  décembre  1830,  sous  le  titre  de  Contemplation, 
les  Morts,  etc. 

1  Les   réflexions    que  Lélia   fait,   pendant   les    heures   qu'elle  passe 


GEORGE     SAM)  445 

d'une  mélancolie,  qui  ne  permettront  certes  jamais  de  [es 
insérer  dans  des  «  pages  choisies  »  pour  la  jeunesse.  Les 
souvenirs  personnels  qu'Aurore  Dupin  avait  gardés  du 
couvent  se  font  encore  remarquer  surtout  parla  précision, 
par  la  finesse,  avec  Lesquelles  George  Sand  a  su  évoquer 
ses  Impressions  d'alors,  sa  tristesse  rêveuse; la  poésie  delà 
désolation,  de  L'humilité,  de  la  renonciation  dont  son  âme 
était  remplie,  quand  elle  passait  dr>  heures  entières  au 
cimetière  des  Anglaises  ou  dans  la  cour  pavée  de  dalles 
sépulcrales  portant,  pour  toutes  inscriptions,  l'image  de 
tètes  de  mort. 

Pour  éviter  de  revenir  plusieurs  fois  sur  Le  même  sujet, 
nous  avons  cru  nécessaire  de  ne  point  dii  iser  notre  anal}  se 
en  deux  parties  en  parlant  séparément  de  La  seconde  édi- 
tion de  Lélia.  Nous  indiquerons  en  son  Lieu  sous  L'empire 
de  quelles  impressions  George  Sandrefil  Le  roman  en  L836 
et  quelles  furent  alors  les  idées  qui  influencèrent  la  nou- 
velle \  ersion. 

Selon  nous,  le  romande  1833  offre  plus  d'intérêt,  comme 
œuvre  d'art  mieux  soutenue  dans  son  ensemble  et  comme 
peinture  psychologique  du  triste  état  d'âme  dans  Lequel 
George  Sand  se  trouvait  en  L832  et  au  commencement  de 
iv;.;. 

Parmi  Les  autres  œuvres  de  cette  première  moitié  d« 
1833,  nous  trouvons  le  même  pessimisme  dans  Laoima  *, 
an  oldtale,  La  plus  charmante  des  charmantes  nouvelles  de 
George  Sand.  Elle  se  passe  dans  les  Pyrénées.  C'est  aussi 
comme  un  écho  des  jours  tristes  qu'Aurore  Dudevanl  a 


«au  rocher»,  rai  Le  mariage  —  trop  Bouvenl  L'institution  légale  de  la 
dépravation  morale  et   physique  des  jaunes  nUes  pures  —  rappellent 

beSACOUp  la  SonaU  à   Kreutzer. 

1  A  paru  au  mois  de  mars  1833,  dan.-  le  recueil  :  U  S€lmi§<uuiiê, 


446  GEORGE    SAM) 

vécus,  non  de  ces  joues  écoulés  au  milieu  des  merveilleux 
et  sauvages  sites  «1rs  Pyrénées,  temps  charmant  où  elle 
a  connu  la  joie  d'un  amour  vrai  et  pur,  mais  des  tristes 
moments  qu'elle  a  passés  plus  tard,  lorsqu'elle  se  vif  <lr<uc 
et  où,  après  une  Longue  série  de  désillusions  el  de  luttes 
douloureuses,  à  l'instar  de  Lavinia,  se  séparant  pour  tou- 
jours de  son  bien-aimé,  sir  Lionel,  elle  dit  un  éterneladieuâ 
son  premier  amour.  Cette  jolie  nouvelle  est  toul  imprégnée 
de  la  douloureuse  conviction  intime  de  la  vanité  et  du 
néant  des  amours  les  plus  parfaites,  de  L'inutilité  d< 
sacrifier  au  bonheur  de  l'homme  aimé,  de  L'impossibilité  de 
faire  revenir  le  bonheur  une  fois  envolé.  Lavinia  reste  jus- 
qu'à nos  jours  tout  aussi  Fraîche  et  jeune  que  Léliaa  vieilli. 
(Test  là  un  des  joyaux  de  la  couronne  de  George  Sand. 
C'est  un  récit  qui  se  relit  toujours  avec  plaisir.  Si  jamais  on 
fait  une  édition  dv  ses  Œuvres  choisies,  cette  œuvrette 
d'un  art  si  fin  devra  certainement  en  faire  partie.  Nous 
sommes  portés  à  croire  que  Lavinia  vit  Le  jour  bous  L'im- 
pression du  désenchantement  et  des  déceptions  cruelles  que 
George  Sand  eut  à  essuyer  en  1833.  On  y  retrouve  L'écho 
de  ses  tristes  repentirs  à  propos  de  ce  qui  s'était  passé  et 
peut-être  même  de  ses  réflexions  amères  sur  sa  propre 
inconstance  et ,  par  conséquent ,  des  retours  volontaires 
qu'elle  fit  sur  son  premier  amour  si  pur  et  si  platonique 
«  qui  avait  duré  six  ans  »,  comme  elle  le  dit  à  Sainte-Beuve 
et  s'était  éteint  pour  ne  plus  jamais  se  rallumer1. 

Nous  avons  déjà  vu  que  Sainte-Beuve  avait  étéagréable- 
ment  frappé  à  la  lecture  du  manuscrit  de  Lélia,  en  voyant 


1  II  est  curieux  à  noter  qu'en  cette  même  année  1833  M.  Aurélien  de 
Sèze  se  maria.  Ce  fut  sans  doute  la  cause  de  ce  qu'au  commence- 
ment de  Lavinia,  l'auteur  nous  raconte  que  sir  Lionel  va  se  marier, 
ce  qui  amène  Lavinia  à  lui  redemander  ses  lettres. 


GEORGE     SAM)  4i7 

que  Fauteur  avait  lu  et  compris  Obermann.  C'est  proba- 
blement le  raffiné  critique  qui  décida  Aurore  à  faire  une 
analyse  de  ce  roman,  peu  apprécié  depuis  son  apparition 
en  1804  et  dont  lui-même  tâchait  de  faire  connaître  le 
mérite  au  public.  George  Sand  publia  à  ce  sujet  un  petit 
article  '  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  livraison  du 
1.')  mai  \XX\.  L'article  témoigne  de  la  profonde  sympathie 
du  pessimiste  qu'était  alors  (  reorge  Sand  pour  Senancour  et 
son  héros  si  profondément  triste.  L'un  des  malheureux  des- 
cendants de  Hamlet,  parent  par  l'esprit  de  Werther,  de 
René,  de  Child  Harold  et...  de  Lé  lia.  Mais  l'article  de 
George  Sand  est  médiocre  et  trop  phraseur-' ;  la  pensée  de 
Fauteur  est  rendue  obscurément,  en  sorte  que  celui  <pii  n'a 
pas  lu  Obermann  ne  peut  pas  se  rendre  facilement  compte 
des  traits  de  famille  du  héros,  qui  lui  sont  communs  avec 
les  autres  grands  malades  de  la  maladie  du  siècle,  ni  di's 
particularités  individuelles,  qui  le  distinguent  par  L'esprit 
de  ses  frères  aînés  ou  cadets.  C'était  cependant  là  Le  but 
que  George  Sand  s'était  proposé. 

Cora  et  Garnir/-,  écrits  aussi  tous  Les  deux  en  Itf:W, 
méritent  bien  de  tomber  dans  L'oubli  :  ce  sont  des  œuvres 
dues  non  à  L'inspiration,  mais  à  la  nécessité  où  se  trouvait 
L'auteur  de  gagner  sa  vie.  Garnier  paraît  ennuyeux  à  double 
titre  :  (bâbord  parce  que  (  reorge  Sand  aspirait  à  s'3  montrer 
gaie,  quand  elle  avait  la  tristesse  dans  Le  cœurj  et  parce 
qu'elle  voulait  y  faire  preuve  de  cet  «  esprit  »  dont  elle  man- 
quait, et  si  de  Latouche  a  pu  dire,  en  parlant  (Tune  de  ses 

1  11  fut  réimprimé  comme  Préface  à  la  '■'•■'  édit.  d'Obermann  «  1  fail 
partie  du  volume  Questions  d'art  et  de  littérature,  des  œuvrea  com- 
plètes de  George  Sand.  Voir  à  cesujel  aussi  les  notes  dans  les  Portraits 
contemporains  de  Sainte-Beuve    éd.  de  1855). 

1  Non-  sommes  d'accord  en  ceci  avec  Eug.  Delacroix  voir  son  Jour- 
nal iittime,  t.  I,  p.  -JOT) . 


448  GEORGE     SAND 

œuvres,  que  c'était  «  un  pastiche  de  Balzac  »,  ces  pai 
ne  s'appliquent  nulle  pari  aussi  bien  qu'à  ce  récit  :  quant 
à  son  style,  Lourd,  parce  qu'il  veut  atteindre  à  la  légèreté, 
il  est  ennuyeux  el  banal  à  force  de  vouloir  être  gai  Cora 
parut  en  1833  et  damier  au  commencement  de  l'année 
suivante. 

Les  autres  œuvres  de  (  reorge  Sand  datant  de  1833,  furent 
écrites  sous  des  impressions  différentes  que  Lé  lia,  Lavinia 
et  Obermann.  La  fin  de  cette  année  s'éclaira  pour  L'auteur 
d'un  tel  éclat  de  Lumière  et  de  bonheur,  que  ce  fui  comme 
une  résurrection  de  rame  de  George  Sand.  Ce  qu'elle 
éprouva  dans  Les  derniers  mois  de  L833  ressemblait  si  peu 
aux  penséesel  aux  sentiments  de  Lêlia,  qui  Sand  ue 

s'y  reconnut  plus  elle-même  el  dit,  en  parlant  de  ce  roman  : 
«  Je  crois  que  j'ai  blasphémé  La  nature  e(  Dieu  peut-être 
dans  Lélia  ;  Dion  qui  n'est  pas  méchant  et  qui  n'a  que  faire 
de  se  venger  dfe  nous,  m'a  fermé  la  bouche  en  me  rendant 
la  jeunesse  du  cœur  el  en  me  forçant  d'avouer  qu'il  a  mis 
en  nous  des  joies  sublimes1...  »  Le  motif  et  la  cause  de  ce 
revirement  moral  et  intellectuel  est  dû  à  ses  relations  et 
à  son  amour  naissant  pour  Alfred  de  Musset. 

1  Le  tire  à  Sainte-Beuve  du  S  octobre  1S33. 


TABLE   DES  M  mÈRES 


CHAPl  I  RE    PREMIER 

il  général  sur  Pai*i&  -  S  ad.  — Traits  saillants 
il»j  la  personnalité  littéraire  de  la  grande  romancière.  —  Sesadmi- 
lateurs  el  ses  détracteurs.  —  Influence  sm  la  société  européenne. 
—  Action  toute  spéciale  sur  les  écrivains  el  la  société  russes.  - 
i-  el  erreurs  de  toutes  ses  biographies. —  Le  bul  el  la  raison 
île  notre  livre.  —  Les  sources 


CHAPITRE   M 

Ancêtres  el  parents  de  Georg<   Sand.  —  Aurore  Dupifl  considi 
-  >us  le  poinl  de  \  ne  ts  héréditaires 


CHAPITRE    III 
(1804-1817) 

Premières  années.  —  Les  contes  entre  quatre  chaises  ■-.  —  Napu 
léon.  —  Madrid  cl  Murât.  —  Nohant.  —  L'aïeule  el  La  mère.  — 
Dédoublemenl  moral;  impressions  artistiques.  —  Premiers  essaie 
littéraires.  —  Corambé.  —  Le  Berrj  el  la  vie  des  champs.  —  La  reli- 
gion el  le  théâtre 


CHAP1  I  RE    l\ 
(1817-1821) 

Le  couvent,  —  Diablerie.  —  Mysticisme.  —  Socialisme  chrétii  u 
i.,  -  ji  suites.  —  Molièn  au  couvent.  —  1820.  —  Crise  moral 
vie  indépendante  ;  premiers  romans;  éléments  du  caractère  litté 
raire  et  i  1 1  <  I  i  s  îduel. 


4o0  TABLE     DES     MATIÈRES 

(HAÏTI  RE    Y 

(1822 

Mort  <l<-  la  grand'mère.  —  Vie  pénible  à  Paris.  —  Le  Plessis.  — 
M.  Dudevant.  —  Bonheur.  —Premiers  troubles  el  premiers  cha 
grins. —  Voyages.  —Les Pyrénées.  — Aurélien  ■    -  oy. 

—  Vie  .1  Nohanl  el  à  lit  Qhatre.  —  Luttes  intimes.  —Recherches 
d'un  métier.  —Dépari  pour  Paris 205 

CHAPITRE    VI 
(1831 

Inexactitudes  de  Y  Histoire  de  ma  Fie  et  erreurs  des  biographies. 

—  Vie  excentrique.  —  Amis   berrichons. —Jules   Sandeau. —  Lr 
comte  de  Kératry  et  de  Latouche.  —  Rom  et  Blanche—  i  Jules 
Siind      el  o  George  Sand   -■  —  La  Molinara.  —  Bigarrure.  —La 
Vision.  —  lu  Fille  d'Albano.  —  ïndiana.  —  Valentine.  —  La    ; 
guise.  -  Melehior.  —  Le  Toast.  —  /.'/  Heine  Mab 

CHAPITRE   VII 
1832-1833) 

Malheurs  sociaux  el  intime-  —Rupture  avec  Sandeau.  — Pro 
Mérimée.  —  Fr.  Rollinat.  —  Lélia.  —  Gustave  Planche  ei  Sainte- 
Beuve. — Lavinia.  — Préface  d'Obermann.  —  Cora.  —  G  384 


KVREUX,     IMPRIMERIE     DE     CHARLES     HÉRISSEY 


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Ma  Vie,  par  Richard  Wagner.  Tome  Ier  :  1813-1842.  Traduction  de  N.  Valen- 

tin  et  A.  Schenk.  6e  édition.  Un  vol.  in-8° 7  fr.  50 

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dits, par  Edouard  Herriot,  ancien  élève  de  l'Ecole  normale  supérieure, 
professeur  de  rhétorique  supérieure  au  lycée  de   Lyon.   4e  édition.  Deux 

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(1831-1870-71).  2e  édition,  l'n  volume  iu-16 3  fr.  50 

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de  1831  a  iHHZ. publiée  avec  des  annotations  et  un  index  biographique, 
par  la  princesse  Radziwii.l,  née  de  Castellane. 
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Tome  II  (1836-1810).  6e  rdit.  Un  vol.  in-8" 7  fr.  50 

Tome  III  (1841-1850).  5e  .'dit.  Un  vol.  in-8° 7  fr.  50 

Tome   IV   (1851-1862).  5e  édit.  Un  vol.  in-8°  avec  un  portrait  et  deux  fac- 
similés  7  fr.  50 

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de  nombreux    documents  inédits,  par  Adolphe  BotClOT    2^  édition    L'n  fort 

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Journal  d'Euqene  Delacroix.  Tome  l,r  (  1823- 1851).,  précédé  d'une  étude 
sur  le  Maître,  par  M.  Paul  Plat.  —  Tome  II  (1850-1851)  —  Tome  III  (1855- 
1863),  suivi  d'une  table  alphabétique  des  noms  et  des  œuvres  cités.  —  Notes 
et  éclaircissements  par  MM.  Paul  Flat  et  René  Piot.  Trois  vol.  in-8°, 
accompagnés  de  portraits  et  fac-similé 22  fr.  50 

Histoire  des  Clubs  de    femmes  et  des  louions  «I  Amazones  (1993- 

IH48-I8ÏI).  par  le  baron  Marc  de  Villibrs.   Un  vol.   in-8".   .  .    7  fr.  50 

Poumlès  de  la   Siboutie  (Or).   —  Souvenirs  d'un  médecin  de  Paris 

(1789-1863).  publiés  par  Mmes  A.  Branches  et  L.  Dacoir  ses  filles.  Intro- 
duction et  notes  par  Joseph  Duriedx.  21'  édition  Un  volume  in-8°  écu 
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Correspondance  de  Fauriel  et  Mari  Clnrkc.  par  Ottmar  de_  Mohl. 
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Les  grandes  Mystifications  littéraires,  par  Gilbert  Augustin-Thierry. 
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Journal  d'Edmond  Got,  sociétaire  de  la  Comédie-Fraoeaise  (1822-1901), 
publié  par  son  fils  Médéric  Got.  Préface  de  Henri  Latbdan,  de  l'Académie 
française.  6e  édition.  Deux  volumes  in-16.  Chaque  volume 3  fr.  50 

Lettres  de  jeunesse,  par  Eugène  Fromentin.  Biographie  et  notes  par 
Pierre  Blanchon  (Jacques-Aiidré  Mérys).  4e  édition.  L'a  vol.  in-16  .  .     4  fr. 

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Maupassanl,  Pierre  Lo.fi,  E.  et  J.  de  Goncourt,  E.  Lintilhac,  Ollc-Laprune, 
Mme  Séverine,  Ch.  Vincent,  le  Père  Ollivier,  Waldeck-Rousseau.  Jules 
Tellier,  Amiel,  par  Michel  Salomon.  Un  volume  in-18 3  fr.  o0 

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GEORGE  SAND 

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1804-18-33 


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7    fr.    50 


1>L0N 
NOURRIT  et  O 

KIHTEURS 


1899 


D& 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Echéance 

The  Library 

University  of  Ottawa 

Date   due 

m  15  1979 

1r t 

0AI  C 

W&V^ 

fe^fe  FEB16  83 

9a*-v^'^3 

Ibftocras* 

?  f  JAN.  199 

2 

9  1  JAN 

1992 

CE  PQ   2412 

.K6  1899  VJJL 

COO   KO.MAROVA,  VA  GEORGE  SANC, 

ACC#  1226B54 


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