LJlHiiiilitHÉ]
HÊËÊ
mm
2S^
swl
U d'/of OTTAWA
39003003292769
floffil
WLADIMIR KARENINE
GEORGE SAM)
SA VIE ET SES ŒUVRES
•
1804-1833
Deuxième l'dition
PARIS
PLON-NOURIUT et G1-, IMPRIME URS-ÉD1TEI ÏRS
8, RUE GARANGIÈRE — Ge
1899
Tous droits réservés
GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
1 804 — 1 833
AURORE DUPIN enfant
(Pastel)
WLADIMIR KARÉNINE
GEORGE SA.ND
SA VIE ET SES ŒUVRES
1804-1833
Deu vie me èd\ t ion
PARIS
LIBRAIRIE PI ON
PLON-NOURIUT et Cu, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8 , RUE GARANCIÈKE — 6
1899
Droits de reproduction et de b
>- pour tous )
Le devoir de la critique ne sau-
rait être de regretter que les hommes
n'aient />a-< été autres qu'ils ne
furent, mais d'expliquer ce qu'ils
furent.
Erxkst RENAN.
Monsieur Dmitri SlTASSOW
Permettez-moi, mon père, d'écrire votre nom sur la pre-
mière page de mon premier grand travail. Il vous revient
de droit. C'est vous qui m'avez appris à aimer George
Sand. Ceux qui vous connaissent sauront en ouvrant ce
livrr. qu'il n'a pu être dicté que par Vameur de la vérité.
Que ceux qui ne vous connaissent pas se disent que je
(race ici avec toute ma piété filiale le nom de mon meilleur
ami
\V K.
INTRODUCTION
Nous adressons ici nus remerciements sincères à
toutes les personnes qui ont bien voulu nous aider,
soit de leurs conseils cl de leur savoir, soi! par
la communication de documents et de correspon-
dances inédites.
Nous tenons avant loiil à exprimer notre recon-
naissance sans bornes à notre excellent ami le
vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, qui non seule-
ment non- permit de puiser à pleine- main- dans
ses inestimables el >i justement célèbres Irésors
littéraires el bibliographiques, mais encore nous
guida de -es inappréciables conseils, empreints de
celle érudition, quasi légendaire, qui le place au
premier rang des chercheurs de notre siècle. De
pins, il nous sacrifia des semaines entières de son
précieux temps, et nous vint en aide avec une
incomparable bienveillance. Si ce n'était la crainte
de blesser sa modestie, nous aurions voulu ne point
nous borner à ces quelques mots de remerciement,
GEORGE SAM)
mais proclamer hautement tous les services «ju'il
nous a rendus au cours de notre travail.
De son côté, M""' Maurice Sand a bien voulu s'in-
téresser aussi à ootre œuvre. Dès qu'elle lui lui
connue, elle nous honora d'une confiance spon-
tanée et illimitée, en nous donnant, par écrit el
de vive voix, de nombreux renseignements, ri en
remettant cuire nos mains des manuscrits el des
documents précieux. Non seulement elle nous ouvril
les archives de Nohant, mai-, pendant l'impression
de ce livre, elle nous aida encore, avec une solli-
citude toute maternelle. Tous ceux qui connaissent
Mme Maurice Sand savent quelle bonne grâce el
quelle simplicité, dignes de son grand cœur, cette
noble et excellente femme apporte dans ses rap-
ports avec ceux qui viennent à elle au nom de
George Sand.
C'est à ce cher et illustre nom que nous devons
aussi la chance d'avoir pu profiter (\r> bons con-
seils et de l'aide gracieuse de M. Henri Amie. De
plus, MM. Henry Harrisse, Albert Lacroix, Edmond
Plauchut et Maurice Tourneux, à Paris, ainsi que
M. Innocent Michaïlosvitch Boldakow, à Saint-Péters-
bourg, ont bien voulu nous aider de leurs vastes
connaissances, et de leurs conseils éclairés. Nous
pûmes, grâce à l'extrême obligeance de M. S. Roche-
blave, consulter les lettres inédiles de George Sand
à Dumas. Enfin, Mmes Oscar Cazamajou, Cosima
Wagner et M. Ercole Moreni nous permirent, avec
une grâce exquise, de publier dans ce livre un por-
GEORGE S AND 111
Irait inédit de George Sand. cl des documents extrê-
mement précieux.
Combien de nom- amis et connus viennent
encore se presser sous noire plume ! Cette page ne
suffirait pas pour Je- transcrire tous. Nous ne sau-
rions donc mieux clore noire liste qu'en traçant ici
Les jolis noms de nos charmantes amies, Mmes Aurore
Laulh et Gabrielle Sand, qui nous aidèrent de leurs
souvenirs personnels, et furent nos guide- à travers
Nohant, le Nohant de George Sand! Nous devons
encore à l'amitié de la première de pouvoir orner
notre ouvrage du portrait de sa grand'mère enfant,
ainsi que de la reproduction, spécialement faite
pour non- sur les originaux, de deux autres por-
traits d'elle.
GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
CHAPITRE PREMIER
Coup '/'"(/ général sur Paris par George Sand. — Traits saillants
de U personnalité littéraire de la grande romancière. — Ses
admirateurs et ses détracteurs. — Influence sur là société euro-
péenne.— Action toute spéciale sur les écrivains et la société
russes. — Défauts et erreurs de toutes ses biographies. — Le
l»iit et la raison de ootre livre — Los sources.
En l'un de grâce lSi-'i, Jules Hetzel-Stahl publia un
curieux recueil littéraire, intitulé le Diable à Paris1. Les
artistes et les écrivains les plus connus de l'époque y figu-
raient tous. Illustré par Gavarni, Daubigny, Français,
Bertall et d'autres, ce recueil renfermait un grand nombre
de nouvelles; contes, (''Indes et articles, signés des noms
de George Sand, Balzac, Alfred de Musset, Théophile
Gautier, Charles Nodier, Frédéric Soulié, Octave Feuillet,
Léon Gozlan, Alphonse Karr, Méry, Gérard de Nerval,
Arsène Houssaye, etc., etc. VHistoire de Paris par
Lavallée servaii d'introduction. Mais que signifie ce titre
bizarre? Stahl, à qui nous devons la préface du livre ei
le texte reliant entre eux les divers récits, raconte, sous
une forme humoristique, que Satan, s'ennuyani aux
enfers, entreprit un voyage ô travers son empire et visita
1 Le tom< I . portant la date de 1845, a para d'abord en livra
en 184 ». te tome il. portant la dat Lé publié dans les mêmes
conditions en ! -
i
2 GEORGE SAM)
scs domaines, à l'exception de la terre seule, qu'il n'eu!
pas le temps de parcourir; niais à peine de retour chez
lui, réfléchissant au moyen de parfaire son projet, il enten-
dit tout à coup nu vacarme affreux s'élever à la porte
de l'enfer. C'était une nouvelle bande de pécheurs qui
faisait son apparition. — a D'où venez-vous donc? »
— « Nous arrivons tons de Paris. » Enchanté de l'occa-
sion d'avoir des nouvelles, sinon de la terre entière, du
moins d'un de ses recoins, Satan se mit à questionner les
pécheurs pour savoir ce que c'était que Paris, et il fui toul
étonné de l'étrange contradiction de leurs réponses: tandis
que les uns affirmaient que c'était un lieu de délices, les
autres n'articulaient que plaintes et n'avaient qu'à débla-
térer contre Paris.
Bref, de tons les renseignements <|ifil obtint, Satan ne
put tirer qu'une seule conclusion, c'était que Paris était
une ville fort intéressante. Mais, comment faire ppur en
avoir des données plus précises ? EUen de plus simple. Satan
se décida immédiatement à y envoyer son secrétaire et
aide de camp, le diablotin Flammèche en lui enjoignant de
se procurer, aussi vite que possible, les renseignements
les pins exacts et les pins détaillés. Flammèche, déguisé
en flâneur, descendit sur les boulevards de Paris, mais à
peine y eut-il mis les pieds, qu'il tomba amoureux. 11 est
évident qu'il n'était plus en état d'écrire rien de sérieux ;
il était réduit aux billets doux ! Le diablotin était an d<
poir. Que faire pour contenter son chef? Une idée lumi-
neuse lui vint à l'esprit : faire travailler les hommes à sa
place ! Sans perdre de temps, il engagea les peintres, les
écrivains, les penseurs et les poètes à lui fournir, chacun
selon ses moyens, quelque composition ou dessin pour son
Tiroir du diable. Manuscrits et dessins affluèrent bientôt
GEORGE SAM) 3
chez Flammèche. Il n'avait plus ainsi qu'à revoir, à relire
et à expédier en enfer ce que les peintres et les écrivains
lui apportaient de toutes parts. Tranquillisé et ravi de son
invention. Flammèche écrit son très humble rapport à
Satan et le lance dans l'espace en s'écriant : « Va au
diable ! » Cet écrit est annexé au recueil sous forme de
rapport manuscrit authentique, orné, comme vignette, d'une
jolie guirlande de diablotins avec leurs attributs, en com-
pagnie de pécheurs. Le rapport commence comme suit :
« Sire ! nous avions tort de faire fi des hommes ; ces
pygmées sont des géants, et, à côté de leurs femmes, ces
géants ne sont eux-mêmes que (U>> pygmées... »
Il serait difficile de dire aujourd'hui si Stahl pensait
réellement que le seul article de son recueil qui fût signé
d'un nom de femme était vraiment supérieur à ceux que
lui avaient fournis l«i> hommes de lettres, ou si ce n'était
là qu'une galanterie de l'amoureux Flammèche, désireux
de se montrer aimable envers les dames. Une chose que
l'on peut affirmera coup sûr, c'est «pie le Coup dy œil géné-
ral sur Paris, cette sombre et passionnée diatribe de
George Sand contre I«i bonheur d'une poignée de riches et
de nobles, contre la pauvreté el la misère de la plèbe,
contre l'exploitation des basses classes par quelques richards
isolés, contre le capitalisme en général, contre la vie tout
artificielle de ceux qui habitent les villes, contre l'hostilité
des différentes classes entre elles et l'intolérance de («ailes
sortes, — cet ardent appel adressé à L'égalité, à la frater-
nité, à l'amour, cet espoir non moins aident en un meil-
leur avenir, — w> quelques pages, enfin, qui valent ses
plus beaux romans par la profondeur et L'intensité de leur
sentiment, dépassent de toute une coudée tout le reste «lu
livre. Elles sont bien supérieures au spirituel bavardage
GEORGE S AND
de Stahl ; au scepticisme brillant et froidement indulgent
de la Philosophie de la me conjugale, de Balzac ! : à la
gracieuse Mimi Pinson, de Musset, et à tout !<• reste de
l'ouvrage. Il se peu! aussi qu'en plaçant Le Coup d'oeil
général sur Paris en tête du recueil, Stahl l'ait l'ait pour
obéira la formule o place aux dames ». Toute courtoisie à
part, La place d'honneur n'en revient pas moins à cet
article en raison de sa valeur intrinsèque. Par le sérietu
et le ton qui y régnent, il se distingue bellement du genre
gai et spirituel des autres écrivains, que Stahl a même
jugé nécessaire de le relier par une espèce de « pass
aux affaires courantes », aux articles insoucieusement
enjoués et inoffensus, parfois même incisifs ou mordants,
comme le sont les études de Balzac. En Lisant cet article,
on se rappelle involontairement le mot de Berne sur
George Sand : Sic ist ûberhaupi tvne der unwilzigsten
Franzôsinnen, die ich kenne — « Elle est en général une
des Françaises les moins spirituelles que Je connaisse*. »
Cette « Qnwitzigkeit », cette absence d'esprit, est ici
(ont à son honneur. George Sand ne songeait guère
à faire de l'esprit. Les problèmes les plus graves
du siècle et de l'humanité se présentaient à elle en ce
moment, et c'est pour elle une gloire <it un honneur de ue
les avoir jamais perdus de vue. Elle ne pouvait répondre
par un refus aux instances de Stahl qui lui demandait de
collaborer à son ouvrage. «Tu m'as fait promettre, honnête
Flammèche, de te dire mon mot sur Paris ; et comme un
diable candide et bénin que tu es. tu as insisté au point
1 L'ouvrage est. plus connu sous le nom de : Les petites misères de la
vie conjugale. Il ne faut pas le confondre avec la Physiologie du
mariage.
* Fraîizôsische Zustunde. Luletia, p. 300, vol. XI. H. Heine's Sammtli
che Werke. Hamburg, 1874. Hoffmann und Campe.
GEORGE SAND 5
de rendre tout refus impossible. Prends garde de te repen-
tir de ta politesse, car, en vérité, tu ne pouvais t'adresseï
plus mal... » George Sand consentit donc, mais restant
fidèle à elle-même, elle écrivit, avec le sang de son cœur,
des pages profondément vécues. On y reconnaît la fille
spirituelle de J.-J. Rousseau et la sœur de l'illustre auteur
qui, de nos jours, prêche aux hommes la vie simple, tout
animée de l'amour du prochain, la guerre à fégoisme,
à Tintolérance, à toute oppression, sous quelque forme
qu'ils se présentent.
Eu parlant des jouissances artistiques et matérielles, des
avantages de la vie civilisée, des fêtes, du luxe, des
œuvres d'art, ainsi que (\^> hommes qui prétendent seuls
être « le monde » elle s'écrie : « Oui, l'humanité a droit
à c» îs richesses, à ces plaisirs, à ces satisfactions maté-
rielles cl intellectuelles. Mais c'est l'humanité, entendez-
vous, c'est le monde des humains, c'est tout le monde
qui doit jouir ainsi dos fruits de son labeur el de son ^énie,
et non pas seulement votre petit monde qui se compte par
têtes «'t par maisons, (le n'est pas votre monde de fainéants
et d'inutiles, d'égoïstes et d'orgueilleux, d'importants et
de timides, de patriciens et de banquiers, de parvenus el
de pervertis : ce n'est pas même votre monde d'artistes
vendus au succès, ;'i la spéculation, au scepticisme et à
une monstrueuse indifférence du bien et du mal. Car, tant
qu'il y aura des pauvres à notre porte, dr* travailleurs
.siin^ jouissance »•( sans sécurité, des familles mourant de
faim et de froid dans des bouges immondes, des maisons
de prostitution, des bagnes, dr> hôpitaux auxquels vous
léguez quelquefois une aumône, mais dans lesquels vous
n'oseriez pas entrer, tant ils diffèrent de vos splendides
demeures, do mendiants auxquels vous jetez une obole,
6 GEORGE SAND
mais dont vous craindriez d'effleurer le vêtement immonde,
tant qu'il y aura ce contraste révoltant d'une épouvantable
misère, résultat de votre luxe Insensé, et des millions
d'êtres, victimes de l'aveugle égoïsme d'une poignée de
riches, vos fêtes feront horreur à Satan lui-même, et votre
inonde sera un enfer qui n'aura rien à envier à celui des
fanatiques et des poêles !... »
Plus loin, après avoir Indiqué plusieurs palliatifs, peu
efficaces du reste, contre le mal, George Sand ajoute, en
s'adressant de nouveau à Flammèche : o Mais, diras-tu,
faut-il mettre le l'eu aux hôtels ou fermer la porte des
palais? Faut-il laisser croître la ronce et l'ortie sur les
marbres, aux marges de ces fontaines? Faut-il que la
beauté revête le sac de la pénitence, que les artistes par-
tent pour la Terre sainte, que les arts périssent pour
renaître sous une inspiration nouvelle, que la société
tombe en poussière, afin de se relever comme la Jéru-
salem céleste des prophètes? Tout cela .serait bien inutile
à conseiller, lutin, et encore plus inutile à entreprendre
sans lumière et sans doctrine. Un élan nouveau et subit
de l'aumône catholique ne remédierait à rien, pas plus que
certains essais de transaction pratiqués entre l'exploiteur
et le producteur, conseillés aujourd'hui par les pin-tendues
grandes intelligences du siècle. L 'aumône, comme la tran-
saction, ne sert qu'à consacrer l'abandon du principe
sacré et imprescriptible de l'égalité. Ce sont des inven-
tions étroites et grossières, au moyen desquelles on apaise
hypocritement sa propre conscience, tout en perpétuant
la mendicité, c'est-à-dire l'abjection et l'immoralité de
l'homme, tout en prolongeant l'inégalité, c'est-à-dire* l'ex-
ploitation de l'homme par l'homme. La doctrine est faussée
par ces tentatives, il faut une autre science basée sur la
GEORGE 5 AND 7
doctrine... » Et après une description incisive de L'ennui,
du vide, du luxe insensé et de la dépravation des mœurs
de toute réunion mondaine, George Sand dit, comme
l'auteur de la Danse macabre au moyen âge : « Et il me
semblait voir mêlés ensemble, dans une sorte de cave
située sous les pieds des danseurs, les cadavres des riches
qui se brûlent la cervelle après s'être ruinés \ et ceux des
prolétaires qui sont morts de faim à la peine en amusant
ces riches en démence... » Parleur profonde amertume et
leur sombre poésie, ces paroles semblent être vraiment
sorties de la bouche d'un prophète. Tout aussi sombre esl
la fin de cette ardente improvisation : « Et je rentrai dans
ma chambre silencieuse et sombre, et je me demandai
pourquoi, comme tant d'autres artistes insensés qui croient
s'assurer une méditation paisible, un travail facile et
agréable, et donner une couleur poétique à leurs rêves en
faisant quelques frais d'imagination et de goût pour enjo-
liver modestement leur demeure, j'avais eu moi-même
quelque souci de me cloîtrer contre le bruit et de placer
SOUS mes yeux quelques objets d'art, types de beauté OU
gages d'affection. Et je me répondis que je ne valais donc
pas mieux que tant d'autres, qu'il était bien plus facile de
dire le mal que de faire le bien. Et j'eus une telle horreur
do moi-même, en pensant (pie d'autres axaient à peine un
sac de paille pour se réchauffer entre quatre murs nus et
glacés, que j'eus envie de sortir de chez moi pour u'v
jamais rentrer. Et s'il y avait ou. comme au temps du
Christ, des pauvres préparés à la doctrine du Christ, j'au-
1 Kn lisant ces lignes, on se rappelle involontairement Rolla A l'épi-
sode réel qui a amené la création de cette oeuvre. Voir a ce sujet :
îa Biographie d'Alfred de Musset, par Paul de Musset, et Alfred de Mua-
set par Paul Lindau.
8 GEORGE SAM)
rais été converser et prier avec eux sur Le pavé du bon
Dieu. Mais il n'y a même plus de pauvres dan- la nie :
vous leur avez défendu de mendier dehors, et L'homme
sans ressource mendie l;i niiii. le couteau à La main. Et
(Tailleurs, mon désespoir n'eût été qu'un acte de démeni
je n'avais ni assez d'or pour diminuer La souffrance phy-
sique, ni assez de lumière pour répandre la doctrine «lu
salut. Car, si l'on ne fait marcher ensemble Le salut de
L'âme et celui du corps, on tombera dans Les plus mons-
trueuses erreurs. Je Le sentais bien et je demeurai triste,
élevant vers le ciel une protestation inutile, j'en conviens,
Satan; mais lu serais venu en vain m'enlever, pour me
montrer d'en haut les royaumes de la terre el pour me
dire : « Tout cela est à toi, si tu veux m 'adorer », je l'au-
rais répondu : « 'Ion règne va finir, tentateur, et tes
royaumes de la terre sont si laids, qu'il n'y a déjà |>lu- de
vertu à les mépriser. »
Ce minuscule article, écrit en 1844, au plus fort de
l'activité de George Sand, Lorsque son talent el sa gloire
étaient à Leur apogée, caractérise d'une manière remar-
quable la célèbre femme écrivain. Ce qui distingue par-
dessus tout George Sand pendant les <|uarante-cin<|
années de sa carrière littéraire, tant dans ses romans et
nouvelles que dans ses articles et (''Inde-, c'est son atta-
chement passionné à toutes les grandes idées de L'huma-
nité, sa prédication convaincue pour atteindre à cet idéal
et la personnalité intense qui règne dans tous ses écrits.
George Sand ne l'ut jamais la représentante de L'impassi-
bilité olympienne et de ce qui s'appelle « l'art pour L'art ».
Ardente, passionnée, souvent immodérée, sachant aimer
et haïr passionnément, n'ayant appris que dans les der-
nières années de sa vie à combiner l'amour du bien et la
In
k4^T> cj^v^) n7*U^ /<-£^.*-J ^~rw ^<»7y. «_-^£_ "^^-^ •^*r<^ t^£y^
^_*_ ^ ^v—^D e^^L, <^^j jê^Jdr^
ù£^7 y^^x U-JLi, -r**
<^u
i/<?y t^hniJi^
i^îHy^m -c^U ^ « £-?<£ ^-*- -?-*-> i^*n4->J> ,
' 9*vwt 77.^ ^^» £*L r-n-JZ^ 'Ty^c 'J^zzÙ^*'
k
*>-n^
/A^<
'i^U-t^J&E-* A<t«. i*-,/***^*^*™ fî^L-t* e^&#—>
./'/, /;V l /. /</■/ PIFFOEL
GEORGE SAND 9
haine pour tout ce qui est égoïste ou faux, dans un amour
qui embrasse l'humanité entière; toujours assoiffée de
Lumière, de science, de vérité e\ de liberté — Liberté
intellectuelle, individuelle ou sociale Liberté pour elle-
même, pour tous Les déshérités de ce monde, pour tous les
opprimés; — tantôt profondément religieuse, tantôt tor-
turée par le doute le plus cuisant, George Sand, de la pre-
mière ligne à la dernière, est tout cela dans ses œuvres.
C'est, selon nous, dans ces traits de son caractère humain
et de son tempérament artistique qu'il faut chercher la
clef de tout, si Ton veut comprendre sa vie personnelle et
son œuvre littéraire que L'on ne peut séparer l'une de
L'autre. 11 nous arrivera plus (Tune fois dans les pages sui-
vantes, de faire remarquer que les biographes et critiques
de George Sand. omettant, à dessein ou non, certaines
particularités de son caractère et de sa vie, brisent ainsi
le lien intime qui existe entre ses idées et ses actions, lien
sans Lequel beaucoup d'événements de son histoire per-
sonnelle et littéraire paraissent comme flotter dans l'air et
semblent vagues ei tout à fait inexplicables. Cette manière
de présenter Les faits rappelle certains manuels histo-
riques : « 11 y avait une fois un bon roi; un roi méchant
Lui succéda, et, soudain, les mœurs se relâchèrent sous son
règne. » Si Ton voulait les croire, il semblerait que tout
se fait brusquement, tout à coup, comme venant d'un
deus ex machina, sans cause ni raison aucune i\A\\s le
passé, sans nul lien avec ce <|ui doit suivre. Nous aurons
plus d'une fois l'occasion de signaler des omissions sans
nombre, des lacunes de ce genre dans les biographies que
Ton a données de George Sand. Nous nous contentons de
répéter ici que chez George Sand, plus que chez tout
autre écrivain, L'activité littéraire et la vie personnelle sont
10 GEORGE SAM)
si étroitemeni liées l'une à Pautre ei tellement soumis
l'influence de ses idées (ou plutôt au développement d'uni
seule idée) qu'il est impossible d'omettre un fait d<
vie sans perdre aussitôt le fil du développement pro-
gressif de ses idées qui, seul, peut nous faire comprendre
son œuvre.
Théoriquement et par conviction, George Sand est
l'ennemie du principe de « l'art pour l'art *> : de fait, elle
est l'ennemie de l'impersonnaljté et du calme. C'était une
nature toute poétique, une âme de feu. De là ses brillantes
qualités et ses grands défauts, de là ses traits particuliers
d'écrivain, qui, pendant sa vie,, ont empêché ses contempo-
rains et empêchent aujourd'hui encore les critiques et les
lecteurs, de la juger impartialement. Critiques et lecteurs
se partagent nettement en deux camps : celui de ses admi-
rateurs et celui de ses détracteurs. Les indifférents
n'existent pas; s'il \ en a, ce sont des gens qui ne 1 "« » 1 1 f
pas lue et qui ne la connaissent que par ouï dire. Déjà,
Julien Schmidt ' a judicieusement fait remarquer «pic
George Sand, qui eut des admirateurs passionnés et
d'amers critiques [bittere Tadler), a rarement rencontré
une appréciation exempte de partialité. Ses admirateurs
l'acceptent telle qu'elle est, avec tous ses défauts qu'ils
regardent môme souvent comme de grandes qualités,
tandis que ceux qui n'approuvent pas sa manière d'écrire
[ihreArt und Weise) ne veulent voir rien de bon en elle.
Caro, qui a écrit ses études sur George Sand trente ans
après Julien Schmidt, dit que la passion avec laquelle on
jugeait autrefois l'illustre écrivain, s'est éteinte, que le
calme s'est fait, que l'on a même complètement oubli»' la
1 Julian Schmidt : « Geschichte der n-anz. Litteratur seit der Révolu-
tion von 1789. » Leipzig 1858. i1 volumes; vol. II, p. bOo.
G E 0 R ( i E SAM» il
furieuse indignation, la page el la haine, aussi bien que les
enthousiasmes non moins excessifs, les chœurs de louanges
et de joie qui accueillaient auparavant presque chacun de
ses nouveaux romans.
« On ne lit plus George S and, nous dit-on » (c'esl
ainsi qu'il commence son étude '. Mais bientôt après, il
affirme que la critique se faisan! maintenant plus calme ei
plus juste, le moment est venu de donner une nouvelle
appréciation de ses œuvres, et il est persuadé qu'on se
remettra à lire notre grande romancière; cette persuasion
se retrouve dans presque toutes Les pages de son livre. Le
l'ait seul que George Sand a su soulever des sentiments et
des passions tellement opposés, susciter tant d'hostilité
»t d'amour, tant d'émotions contradictoires, un tel courant
de sympathies et d'antipathies, ce fait seul, dit Caro,
prouve que George Sand était un bien grand écrivain. En
effet, ce sort-là nYchoit en partage qu'aux grands talents.
aux vrais élus du génie.
L'influence de George Sand sur la société européenne,
sans en excepter la société russe, fut immense de 1835 à
1855. On disait : « le siècle de George Sand » comme on
disait : « le siècle de Byron*». Et sa personnalité, comme ses
œuvres, comme l'influence qu'elle exerçait, étaient appré-
ciées de deux façons diamétralement opposées. Heine,
enclin à voir à la fois en George Sand le démon tentateur
et Fange gardien de la jeunesse d'alors, se lient sur la
limite de ces deux opinions. Selon lui. les écrits de George
Sand « incendièrent le monde entier, illuminant bien des
1 Les grands écrivains français. George Sand, par E. Caro. Paris,
1887, Hachette et o.
i George Sand, articles de M"" Tsébrïkovt (Annales de la Patriet 1877,
juin-juillet).
12 GEORGE SAM)
prisons, où ne pénétrait nulle consolation; mais, en môme
temps, leurs feux pernicieux dév< rèren! les temples paisibles
de Finnocencc 1 ». Les deux moitiés de cette phrase s'ap-
pliquent aux deux camps dont nous venons de parier. Pour
les uns, Georges Sand est précisément • la lumière des pri-
sons », uu grand poète, l'éducatrice de l'humanité moderne
dans le sens le plus élevé de ce mot, le prophète «spire
d'un avenir meilleur, un génie, une sainte, l'ouï- Les autres,
elle n'est qu'un objet d'horreur et de répulsion. Comme
femme, c'est la mère <lc tous les vices; comme écrivain,
c'est la prédicatrice d'idées monstrueuses, de la corruption
ou peu sans l'aul ; celle qui porte le trouble dans les cœurs
purs, « l'incendiaire des sanctuaires de l'innocence, • une
impie4 éhontée, une femme à idées subversives, une révo-
lutionnaire. George Sand compte encore une autre caté-
gorie d'ennemis; ce sont, pour la plupart, ou les représen-
tants de l'extrême réalisme, ou, au contraire, les adeptes
de « Fart pour Fart ». Ceux-là laissent de coté sa vie per-
sonnelle et son influence sur les lecteurs; mais, en revanche
ses œuvres ne sont à leurs yeux qu'ennui mortel, qu'em-
phase, ou rhétorique sentimentale, ce que les Allemands
appellent ein ùberwundener Standpankt, en un mot —
du vieux jeu. Chateaubriand et Zola, Walsh2 et Mazade,
Capo de Feuillide et Nettement ;, des pléiades entières
de critiques anglais, français, allemands et ru-
Julien Schmidt à leur tète, et surtout les biographes de
Musset, de Chopin et de Liszt, parlent exclusivement de
« l'incendie des temples de l'innocence »; ils accusent
1 Lutella, p. 208.
2 George Sand, par le comte Théobald Walsh. Paris. 1837.
3 Histoire de la littérature française sous le gouvernement de juillet,
par Alfred Nettement. Paris, 1854.
GEORGE SAM) 13
George Sand d'exercer mu* la jeunesse, mit les femmes
surtout, l'influence la plus pernicieuse, lui imputant tous
les crimes privés et littéraires qui oui perverti, selon eux,
des générations entières; ils rejettent sur l'illustre écrivain
la responsabilité de presque tous les cas où les femmes
ont abandonné leurs maris, (<»us les divorces, tous les
scandales et toutes les révoltes de son époque, qu'il s'n_
de la vie privée ou de la vie sociale, jusqu'aux événements
de 1848 y compris. Ils accablent à l'envi George Sand,
de malédictions el de reproches. Aussi, quoi qu'en dise
Caro. il faut reconnaître que l'écho s'en est prolongé' jus-
qu'aujourd'hui. En l'été de 18*)(i, le Gaulois publiait
encore un entretien du publiciste catholique Simon Boubée
avec un certain « éminent religieux, dignitaire d'un ordre
enseignant » {Y Indépendance Belge prétend que c'est le
père Didon). Ce personnage, obligé par sa position de lire
toutes les œuvres, celles de Zola comme les autres, et for-
mulant, cela va sans dire, son opinion sur cr<, dernières
dans les termes les plus violents, finit cependant par
ajouter que « M. Zola n'es! pas si immoral que George
Sand ». — Des expressions dont ce publiciste s'est -
en pariant de Zola, il est permis de déduire la raison qui Ta
porté à juger >i sévèrement George Sand : c'est qu' « elle
embellit le vice ».
L'opinion du père Didon a été appuyée dernièrement
encore dans une encyclique du pape défendanl la lecture
de certains ouvrages à tout bon catholique : l'une des pre-
mières séries citées, ce sont les œuvres de la « baronne Du-
devanl » dont le nom résonne si étrangement dans la
langue de saint Augustin et «le Thomas A-Kempis. Gela
prouve donc que l'accusation d'immoralité subsiste encore
aujourd'hui. Tandis que la majeure partie du public actuel
14 GEORGE SAM)
se figure au seul nom de George Sand quelque chose de pu-
rement idéaliste el de sentimental, d'autres restent attachés
à l'opinion accréditée qu'elle es! « la prédicatrice de La
débauche ». Et, ce qui ('•tonne plus encore, c'est que, même
chez les biographes contemporains les plus bienveillants de
George Sand, comme MM. Caro el d'Haussonville1, on
remarque une sorte de retenue craintive, dès qu'ils oni
à parler de l'influence qu'elle a exercée sur les femmes el
sur la jeunesse
En Russie, nous retrouvons les deux mémo camps
ennemis. Dans le camp hostile à George Sand on rencontre
les mêmes craintes, les mêmes accusations. Senkovsky el
Boulgarine se sont évertués à la noircir à qui mieux mieux,
répandant sur elle toutes sortes de calomnies, cherchanl à
intimider les lecteurs pour les empêcher de La lire, d<
prêter à écouler les doctrines de cet écrivain « immoral et
impie ». Senkovsky et Boulgarine prévenaient 1<- public
contre elle, avant même que ses œuvres eussent pain en
russe. « On cherehait surtout à effaroucher les dames
russes en leur racontant qu'elle portail culotte, » dit !)<>>-
toïevsky dans son merveilleux article consacré à Ge<
Sand2 ,on leur donnait sa dépravation comme un épouvan-
tait, on cherchait à la rendre ridicule. Senkovsky, qui avait
cependant l'intention de traduire George Sand dans sa Bi-
bliothèque de lecture, forgeait sur son nom des jeux de mots
pitoyables en croyant y mettre beaucoup d'esprit. Plus
tard, en 1848-, Boulgarine disait d'elle, dans Y Abeille du
Nord, qu'elle se grisait tous les jours avec Pierre Leroux
'Vicomte d'Haussonville. Etudes biographiques et littéraires: George
Sand. Paris, 1879.
2 Dostoïevsky. Journal d'un homme de lettres, juin 187G : I. La mort
de George Sand ; — II. Quelques mots sur George Sand.
GEORGE SAM) 15
dans un cabaret de barrière et prônait part aux soirées
athéniennes qui se donnaient au Ministère de l'Intérieur
chez ce « brigand de Ledru-Rollin ' ».
Les ennemis et détracteurs de George Sand n'ont fait,
en résumé, que prouver, par leurs craintes et leurs ana-
thèmes, qu'elle, fui une grande puissance, puisqu'elle fut,
selon eux, tellement redoutable, et son influence si perni-
cieuse, si effroyable, si destructrice.
Nous reviendrons encore à plusieurs reprises sur ces
critiques, malveillants ou bienveillants, amis ou ennemis.
Nous noterons, dans le cours de notre ouvrage, leurs
opinions extrêmes, les enthousiasmes et les indignations
qui accueillaient toute œuvre nouvelle de George Sand.
Nous raconterons les attaques virulentes de ses ennemis,
les joutes des journaux qui se terminaient parfois par
de vrais duels. Cependant, nous n'avons encore rien dit
sur la conduite de ses amis et de ses admirateurs; c'est
ce que nous allons faire.
Des dizaines de voix appartenant, soit à des hommes de
lettres ou au simple publie, nous signalent de leur côté l'in*
fluence étonnante, non plus cette fois dépravante, mais
salutaire, vivifiante, éducatrice, que George Sand a exercée
sur la société de son temps et sur eux-mêmes. Son nom,
selon eux, es! inséparable des plus belles aspirations de
cette époque, et c'est sur un ton dithyrambique, enthou-
siaste, qu ils parlent de son Influence éducatrice sur deux
ou trois générations. La faveur dont jouissait le nom de
George Sand vers !<■ milieu du siècle et la vénération que
1 On voit que cette fois encore Boulgarine répétait, sans indiquer la
soinv.' de Bea renseignements, les mêmes racontars des feuilletonistes
français auxquels George Sand l'ait allusion <lan- la préface du Compa-
gnon du tour de France.
16 GEORGE SAM)
lui portaient ses adorateurs reconnaissants, à quelque Dation
qu'ils appartinssent, sont parfaitement dépeintes dans l'épi-
sode suivant, que M. Edmond Plauchut nous a obligeam-
ment raconté, et qu'il reproduit avec plus de détails et d'une
façon fort pittoresque dans son livre intéressant : Le tour
du monde en 120 jours, notamment dans 1»' chapitre
intitulé : Un naufrage aux îles du Cap Vert.
M. Edmond Plauchut, l'un des amis les plus intimes de
George Sand pendant les quinze dernières années de sa \ ie,
à l'époque dont oous parlons ne connaissait 1<- grand écri-
vain que par correspondance. Lorsque éclata la révolution
de 1848, il n'avait que \ ingt-cinq ans : il se retira dans son
pays, un des départements de la France centrale, et y fonda
un journal. 11 surgissait ainsi en France, à cette époque, de
nombreuses feuilles Locales. George Sand publia alors une
étude critique servant de préface à l'ouvrage de V. 1 i « ► i -î * *
Travailleurs et propriétaires '. M. Plauchut avait criti-
qué ce livre ; (i. Sand lui écrivit une lettre pour défendre
le jeune auteur; M. Plauchut répondit à l'illustre femme.
Une correspondance s'engagea dès lors entre eux, et le
jeune homme échangea ainsi plusieurs Lettres une dizaine
environ) avec La célèbre romancière, qui s'imaginait que
son correspondant était un vénérable rédacteur de journal,
et non un jouir1 homme d'une vingtaine d'années. Sur
ces entrefaites, éclata la contre-révolution. M. Plauchut,
comme bien d'autres, fut obligé de fuir. Il prit la résolution
de faire le tour du monde et s'embarqua en Belgique, à bord
du Rubens. Le bâtiment fit naufrage non loin des
de Bôa-Vista, rime des îles du Cap Vert. Le capitaine,
seize matelots et M. Plauchut. l'unique passager du Rubens,
4 L'article de George Sand sur ce livre fut réimprimé dans ses Œuvres
complètes édit. Lévy, dans le volume des Souvenirs de 1848.
GEORGE SAM) 17
furent sauvés, mais ils se trouvaient fous dans une posi-
tion critique. M. Plauchui n'avait sur lui que sa chemise ;
niais, par miracle, dans l'affolement du naufrage, il avait eu
lo temps de saisir un gros volume, espèce d'album \ con-
tenanj les lettres de <|uel<}u<-- amis et de plusieurs célé-
brités, entre autres, celle- de George Sand.
A peine vêtus, affamés, blessés, meurtris par les galets
du rivage, les naufragés s'expliquèrent par signes, tant
bien que mal, avec deux ou trois indigènes accourus à leur
secours. Ces indigènes, «m le sut plus tard, se réjouissaient '
a la vue do tout navire brisé à proximité de loin- île, parce
que leurs seules richesses étaient les épaves que la mer
rejetait sur les côtes. Ces nègres <•! ces métis déclarèrent
aux naufragés que la petite ville de Bôa-Vista était .situ»'»' à
l'autre extrémité de l'île. Les voyageurs exténués, durent,
pour s'y rendre, traverser toute la petite lie déserte, cou-
verle de marais salants. A Bôa-Vista, rien de bon ne les
attendait. La petite ville venait d'être dévastée elle-même
par un cyclone : les habitants axaient l'air de cadavres
\ ivants à la suite de fièvres perpétuelles qui >é\ issaient dans
l'île ot décimaient la population. Ce qui causa le plus de
peur aux naufragés, ce fut d'apprendre que les navires, par
crainte des récifs de Bôa-Vista, n'apparaissaient presque
jamais dans ces parages. Les malheureux, avec la crainte
incessante de contracter la terrible fièvre, passèrent quel-
ques jours soutenus par le vain espoir d'apercevoir un filet
(\t- fumée ou une voileà l'horizon. Désespéré, le capitaine
du Rnl>rn* prit le parti de s'embarquer sur une chaloupe
1 Dana le Tour du monde ru [20 jours, cei album figure bous le nom
(1*uii<- « cassette ». Mais noua l'avoua vu nous-méme, noua avons vu
les traces de l'eau de la mer sur c'est un groa registre
in-8n, relié en cuir.
18 GEO RI, F. SAM)
prêtée par L'un des habitante les plus aisés et de gagner L'île
de Porto-Praya. Il espérait sinon trouver du secours, au
moins informer Le consul français de La triste situation
des malheureux naufragés el obtenir, grâce à lui. Le
moyen de retourner en Europe. Cependant, soii manque de
confiance ou pour toute autre raison, les matelots ne vou-
lurent pas Laisser partir Leur capitaine. Celui-ci pria alors
M. Plauehut de se montrer bon camarade el de se rendre
lui-même à Porto-Praya. Malgré Les dangers el Les diffi-
cultés de toute sorte, accompagné de plusieurs hommes
minés par la fièvre el presque mourants, mais résolus à
rassembler Leurs dernières forces pour fuir l'îl* - conta-
gieuse, M. Plauehut put aborder à Porto-Praya el se pré-
senta au soi-disant consul français, M. Oliveira. Oliveira
n'était nullement consul de France. 11 reçui grossièremenl
M. Plauehut, lui refusa tout secours el ne consenti! pas
môme à L'héberger sous son toit. A la fin de Leur conver-
sation., il promit cependant de parler Le lendemain à
un des principaux propriétaires de La Localité, revenu
depuis peu d'Europe et de Le consulter suc ce qu'il y
aurait à Cadre. L'auberge où Oliveira envoya M. Plauehut
était tellement sale, que celui-ci, quoique se trouvant dans
une position désespérée, n'eut pas le courage d'y passer la
nuit et préféra se coucher sous Le portique de L'église! En
se rendant le matin chez Oliveira, il trouva, par bonheur,
au lieu de celui-ci, un jeune Portugais, M. Francisco Car-
dozzo de Mello, revenu récemment d'Europe ; c'était
un homme très instruit, parlant parfaitement le français.
Après avoir écouté avec beaucoup de bonté et d'intérêt le
récit de M. Plauehut, De Mello ne put cependant exprimer
qu'un doute sur la possibilité de secourir le capitaine et les
matelots restés a Bôa-Vista, et finit par demander à Plan-
&EORGE SAND 10
chut s'il n'avait sauvé, en réalité, du naufrage aucun objet
de valeur : >i. en vérité, il ne lui restait absolument rien de
ses 1 gages. — Rien, sauf un album contenant quelques
lettres de Cavaignae, d'Eugène Sue et de George Sand...
■minent ? Vous ave» dea Lettres de George Sand ?... » —
deux mots magiques changèrent tout à coup le sorl de
M. Plauchut. Sans même attendre l'arrivée d'Oliveira,
De Mélio l'emmena chez lui, lui donna des vêtement-.
l'installa dans sa maison, qu'il mit toute à sa disposition,
le présenta à sa mère et à ses tantes, le traita comme un
vieil ami et finit par l'aider, lui et les autres naufragés, à
gagner Lisbonne d'abord, et leur patrie ensuite.
11 se trouva que le père de De Mello. un vieux républi-
cain portugais, mort un peu auparavant en exil à Porto-
JYava. avait eu un vrai culte pour George Sand. avait
inculqué à >« »n fil- un respect, un amour sans bornes pour
le grand écrivain, et lui ai ait légué aes œuvres comme le
plus beau joyau de se bibliothèque. En témoignant tant
d'intérêt à un homme qui n'avait été que simplement en
correspondance avec <i< _ Sand, De Mello ne faisait,
disait-il. qu'honorer la mémoire de son père '. Telle ('-tait.
à- cette époque, la puissance du nom de Geo _ Sand,
San> vouloir anticiper 9W Les événements, nous nous
contenterons de rappeler k», qu'à partir de 1836, à peu
pfès, fes admirateur* du laleiit de George Sand affluaient
1 De retour en France, M. Planchai écrivit immédiatement àG
pour lui raconter h grand service que lui avaient rondo ses lett
son nom . Bile lui répondit par un»' lettre cordial) irtir de ce
moment, leur correspondance devint encore plus amicale. Cependant,
M. l'idiifluii ne fil -i eonnaiseance qne Ul ana plue tard, en 1861. Noua
on parlerons ailleurs. On trouvera dea extraits de la lettn
mentionnée ci-dessus, dans L'ouvrage de M. Plauchut; la lettre eue*
même se tronveen entier dans la Correspondance <l Sand, t. III.
retire CCCXXIX.
20 GEORGE SAM)
chez clic de tous les coins de l'Europe, d'Angleterre,
d'Allemagne, de France et même de la Lointaine Russie,
pour lui demander conseil ou secours, ou bien pour Lui
exprimer simplement La respectueuse gratitude qui Leur
faisait entreprendre le pèlerinage de Paris ou de Nohant,
comme, au siècle dernier, on s'empressait de courir à Fer-
ney ou à Genève, et connue, de nos jours, on afflue à
Yasnaïa-Poliana. George Sand était assiégée de demandes,
bombardée de missives. En \HhM\. toute la a famille Saint-
Simonienne de Paris » lui envoya nue collection entière
de cadeaux, fdont nous possédons la uste et dont non.-,
parlerons ailleurs). Napoléon III. comme Les simples mor-
tels, se faisait un plaisir de lui adresser chacun de
nouveaux ouvrages; pendant sa réclusion à Ham, il lui
avait envoyé sa brochure sur V Extinction du paupérisme ;
devenu empereur, il lui offrit son Livre sur Jules César,
en lui exprimant le désir d'avoir son avis sur son œuvre.
Il faut que le nom (\o George Sand ait été bien i
vogue », pour qu'en \H*\\) le parfumeur Rafin en ail
baptisé une eau de toilette, nouvellement inventée par Lui,
et ce nom a dû être bien « grand ». pour que, pins tard
encore, en 1870, on l'ait donné à L'un des deux ballons
lâches de Paris pour mettre la capitale assiégée en commu-
nication avec le gouvernement provisoire, installé alors
à Bordeaux. (L'autre ballon porta le nom de son ami
de 1848 — « Armand Barbés »). On peut assurer, sans
crainte de se tromper, qu'il y eut vers le milieu du siècle
peu de noms aussi aimés et aussi populaires que celui de
George Sand. Sans vouloir anticiper sur les événements,
comme nous venons de le dire, nous devons cependant
noter encore, que les Russes doivent accorder une atten-
tion particulière à l'influence que George Sand a exercée
GEORGE S AND 2i
chez eux pendant Les années 1835-1855, parce que cette
influence a été singulièrement puissante, hors ligne, tant
par son étendue que par ses résultats.
Rien ne prouve L'influence et la domination de cer-
taines idées et de certains goûts, à une époque donnée,
comme la vogue dont ils jouissent tout à coup, vogue
presque obligatoire, même pour les personnes qui ne se
soucient d'aucune idée, mais s'affublent de celle du
moment, tantôt du manteau romantique «à la Childe
Ilarold )) et tantôt du frac rouge. C'est ce que George
Sand elle-même a fort bien signalé dans un de>, cha-
pitres de MUe La Quint/nie. Elle y prétend, qu'en 1830
tout Le monde prenait un air désenchanté, posait pour le
Weltschmerz^ de même, qu'en 1860, la jeunesse en France
affectait une indifférence générale, un dilettantisme iro-
nique. George Sand, comme tout vrai génie, comme Tols-
toï à notre époque, n'a pu éviter d'être victime de ces
adeptes de la mode, parfois ridicules, parfois hideux
même. Cela nous explique comment son nom fut mêlé,
pendant un certain temps, à toute sorte de folies ou même
d'actions peu honorables, accomplies <<u répandues en
racontars par de soi-disant « George-Sandistes » des
deux sexes, connue de nos jours non-- ;i\ons 1«-^ oreilles
rabattues de toute espèce de sorties absurdes on ineptes
de la part dvs « Tolstoïsants », prétendus ou sincères. En
18 io, tout homme a avancé » en Russie ne pouvait taire
autrement que de se montrer passionné pour les idées de
George Sand. On en trouve des indices jusque dans
certains écrits satiriques de L'époque. Qui ne se souvient
en Russie dune pièce de vers de Plestcheïew, d'un
humour tin et d'une âpre ironie, intitulée : Une de mes
connaissances. Voici le portrait que le poète trace de ce
22 GEORGE S AND
monsieur, que tout le monde ;i rencontré un peu partout,
portrait fait au moment où ce personnage ne s'était pas
encore transformé en conservateur enragé, d<- quasi lihiv-
penseur qu'il était autrefois :
((... KL c'étail un enragé libéral,
Et toutes les faiblesses des hommes
Il les cluHiaii énergiqaement,
Bien qu'il n'eût pas écrit un seul article.-.
Et pour George Sand et pour Leroux
Il nourrissait une grande passion :
Il faisait de la morale aux maris,
S'efforçait d'instruire les femmes... etc. etc.
Mais si les messieurs de ce genre-là affectaient, s par
mode », celle passion, la meilleure partie de notre société,
la classe intellectuelle dans ]<• sens le plue élevé du mot,
la pléiade de nos grands écrivains de L'époque en tète,
étail réellement pénétrée par les œui res de ( reorge Sand et
les vivait. Ses ouvrages tesaidaienl à s'éclairer sur les ques-
tions les plus sérieuses de notre siècle, découvrant aux uns
des voies nouvelles, soutenant les autres dan- des \ oies déjà
choisies, permettant à d'autres encore de se pendre compte
de leur vocation; bref, elle fut presque pour tous L'étoile
du matin, guidant ses contemporains, à travers Les
ténèbres oppressives de l'époque1 — vers la lumière et le
soleil, à travers L'esclavage — vers la liberté, à travers Les
mesquines préoccupations personnelles, — vers les vastes
intérêts sociaux. Aussi, faut-il voir la reconnaissance
enthousiaste avec laquelle chacun des Lecteurs de cette
1 Les années dites « quarante » (entre 1840 et jusqu'à la mort de
Nicolas Ier) peuvent, sous plusieurs points de vue, Être comparées à la
Restauration en France : la même réaction et Le même obscurantisme
dans les sphères gouvernementales, la même effervescence des idées
chez les penseurs et les écrivains.
GEORGE SAM) 23
époque, nous dit, à l'occasion, ce que fut pour lui George
Sand. Et il n'est pas un seul écrivain d'alors qui ne lui ait
consacré, soit dans ses mémoires, suit dans ses œuvres,
quelques pages, ou du moins quelques lignes, pénétrées
d'affection cl de profonde gratitude pour cette grande âme.
Que Ton parle de George Sand à nos pères et à nos
oncles, à nos mères, à nos grandnières ou à nos tantes,
à tous ceux qui étaient jeunes dans ces aimées-rlà, à ceux
qui, ayant terminé ou terminant leurs études, entraient alors
dans la vie, ils vous diront tous une seule et même chose.
« Nous raffolions de George Sand », nous contait, peu de
temps avant sa mort, une vieille dame honorable, très
connue à Pétersbourg, tant par son zèle dans la question
de L'instruction supérieure des femmes que par sa grande
bienfaisance, a Je me souviens, disait-elle, que ma sœur
cl moi, nous passions- des nuits entières à nous lire - S
romans L'une à L'autre, à liante voix et à tour de rôle ; nous
parlions d'elle et nous la discutions jusqu'au point du jour ;
dès «pie L'une de nous était fatiguée, L'autre continuai! la
lecture, afin (le ne |>a> interrompre le roman ou l'article
commencé* ses œuvres étaient pour nous un enseigne-
ment ». — « Je ii'- dois ù personne autant que je dois à
Bélinskyel à George Sand. » nous disait un jour un homme
qui ;i\iiil consacré ses meilleures forces à servir Les
réformes d'Alexandre II; ce moralement, j'ai grandi sous
L'égide de ces deux auteurs ; ce sont eux qui oui été mes
vrais maîtres, a Le biographe russe de George Sand que
nous avons déjà cil*' plus haut ', cl qui appartenait à La géné-
ration des g enfants », tandis que Les « pères o de
années-là appartenaient justement aux années quarante, a
1 Mm>j Tsébrikow, ■ l : ad t. Annotes de la Pairie, juin-juillet
18".
24 GEORGE s a M)
dit qu'eux, les enfants, « ont grandi sous l'influence
d'hommes élevés en partie par George S and. » El c'esi
pour nous un devoir de répéter la même chose, quoique La
génération à laquelle nous appartenons, soit déjà celle
des petits enfants.
Ou ne sera doue pas étonné «I»' nous voir, en qualité
de petit-fils spirituel du grand écrivain, tenter sur George
Sand un ouvrage biographique el critique. Mais celle
raison seule ne suffirail pas pour nous donner le droit
d'oser entreprendre un travail aussi immense après tanl
(rauteurs brillants el célèbres, après tanl d'oui gnés
de noms consacrés el connus! 11 \ a beaucoup trop d'au-
tres raisons convaincantes pour que nous ne regardions
pas comme notre devoir d'écrivain russe, de consacrer
nos forces à écrire sur George Sand un ouvrage qui con-
tienne sa biographie complète — il n'en n'existe pas
enCor<> — el à donner une appréciation aussi détaillée que
possible de son talent d'artiste el de penseur.
La première de ces raisons esl l'influence qu'exerça l'il-
lustre romancière sur les grands écrivains russ con-
temporains, influence que nousavons déjà mentionnée plus
haut, avec les effets qu'elle a produits. On prétend que la
lecture des œuvres de George Sand a joué un rôle important
parmi les influences qui onl l'ait, plus tard, rougir Bélinsky '
1 Vissarion Bélinsky, célèbre critique russe des années 30 à 40. Les
historiens de la littérature distinguent généralement trois périodes dans
son activité littéraire. Au début, on le trouve sous l'influence des idées
de Schelling et sa critique est exclusivement esthétique. Vint ensuite
la période de son entraînement vers les théories de Hegel; à cette
époque, le critique s'élevait avec force contre toute œuvre française et
contre Schiller qu'il déclarait poète à tendance et uon objectif. (Voir
là-dessus l'ouvrage d'A. Pypine : Bélinsky, sa vie et sa correspondance
et les Mémoires de Panaïef). Entin. Bélinsky passa dans les rangs de la
critique publiciste qui analyse les œuvres littéraires au point de vue
des intérêts sociaux.
GEORGE SAM) 2o
d'avoir écrit ses articles rétrogrades. L'influence de
George Sand a mitigé, chez cei écrivain, ce qu'il y
avait d'excessif dans les théories de Hegel compris* -
d'une façon trop exclusive, et onl adouci les déductions
tirées de l'aphorisme du philosophe allemand, aphorisme
incomplètemenl interprété: «Ce qui es! réel es! sensé! »
Si nous rencontrons souvent, il est vrai, dans les articles
de Bélinsky de la première et de la secondé période,
des opinions hostiles aux romans de George Sand, (tout
comme on y rencontre dos critiques malveillantes à
l'adresse de Balzac), Bélinsky, à la fin de sa carrière, parle
tout autrement de la célèbre femme de lettres, et il est à
supposer qu'il avait fini par se convaincre à quel point
était étroite son ancienne idée de « l'art pour l'art «.Dans
son article intitulé : Discours sur la critique de A. B,
Nikitenko, 1842, il disait déjà : « George Sand est, sans
contredit, la première gloire poétique du monde contem-
porain. Quels que soient ses principes, on peut ne pas
les accepter, ne pas les partager, les trouver faux, mais
impossible de no pas l'estimer, car c'est un être pour
lequel toute conviction devient croyance do l'âme et du
cœur. C'est pourcelaque ses œuvres pénètrent si profon-
dément en nous cl n< • s'effacent jamais de la mémoire.
si pour cola que son talent ne perd jamais rien de -a
vigueur et de son activité, qui ne cessent de se fortifier ni
de grandir. Ces sortes de talent sont encore remarquables
par leur caractère, leur nature énergique ; leur vi<
aussi irréprochable que leurs œuvres , frémissantes de
sympathie et d'amour pour L'humanité, sont profondes
et lumineuses ». deux qui savent que Bélinsky lui-
même a été, avant tout un homme peur qui « lente con-
viction devenait crovance de son cœur et de son âme ...
26 GEORGE SAM)
un homme qui, toute sa vie, « a frémi de sympathie el
d'amour pour l'humanité », eeux-là comprendronl feei-
lement qu'aussitôt que Bélinsky se fui dégagé de b
philosophie quîétiste qui ne lui allait nullement , el qui
n'avait fait qu'effleurer sa vraie nature, il dut vibrer
de concert avec le grand écrivain, don! les traits dis-
linelifs se mariaient bien avec les siens propres, el partager
ses idées.
George Sand joua également un rôle important dans
l'histoire du développement moral de Saltykow-Stché-
drine ; nous en trouvons le témoignage «Lui-- les œuvres
du satiriste lui-mrmc et de son biographe A. Arséniew.
Dans le chapitre IV de Au delà de lu frontière \ Sal-
fcykow raconte ce qui suit : « Je venais de «initier les bancs
de l'école, et, imbu dvs articles de Bélinsky, je me ralliai
naturellement à mes compatriotes, admirateurs de l'occi-
dent. Je ne me soumis cependant pas aux doctrines de la
majorité qui sente faisait alors autorité dans la littérature,
et qui s'occupait à vulgariser les principes de la philoso-
phie allemande ; je me raltaeliai à ce Cercle peu connu qui
s'était instinctivement rallié à la France, non pas à la
France de Louis-Philippe et de Guizot, chose facile à
comprendre, mais à la France de Saint-Simon, de Ga-
bet, de Fourier, de Louis Blanc el surtout de George
Sand. Ce sont eux qui nous inspiraient la foi en l'hu-
manité, c'est d'eux que nous vint le rayon de lumière
qui nous taisait comprendre que le o siècle d'or » n'était
pas dans le passé, mais bien dans l'avenir. En un mot
tout ce qui est bon et désirable, toute la pitié, tout nous
venait de là ».
'T. VIII de ses Œuvres complètes, 1892, p. 442.
GEORGE SAND
K. Arséniew aussi, dans les Matériaux pour la biogra-
phie de Saltykow-Stchédrme, annexés à l'édition, fait
observer que, si Ton sent dans les Contradictions l'in-
fluenee des premiers romans de George Sand — Indiana,
Valentine, Jacques, — la nouvelle postérieure de Saltv-
kow. Une affaire embrouillée, publiée dans le fascicule
de mars des Annales de la Patrie, en 1848 ei signée
M. >'.. l'ut inspirée, en partie, par la seconde phase socia-
liste ttrla carrière de l'illustre romancière cf. en partie,
par la lecture de certains auteurs qui l'avaient charmée
elle-même; enfin, par le Manteau de Gogol et par Les
pauvres gens de Bostoïewsky,
Il est lx»is de doute que les romans villageois de Grigo-
rowitch, ainsi que les Mémoires d'un chasseur, de Tour-
gué/rieu\ qui onl joué un rôle si important clans notre his-
toire et ont été l'un des leviers les plus puissants qui ont
amené L'émancipation des serfs, <»nt dû leur origine à l'in-
fluence exercée par George Sand. La presse russe i
mainte fois mentionné le l'ail1. Dniifrv Giïgorowitch ea
parle lui-même dans ses Mémoires , et nous axons aussi
entendu c.la de S8 propre bouche* -Mais un détail qui, >elon
nui!-, n'a jamais été signalé jusqu'ici, e'esi que si la pre-
mière œuvre de Tourguéniew, le poème dramatique Sté-
nio% ne rappelle Lélia que parson titre, il lauf reconnaître
opte le caractère du héros de Boudiné est entièrement ins-
piré par L'Horace de George Sand. Ed Uûssanl de côté toutes
le- particularités de nationalité et de caste qui marquent de
1 Entre stftres, Sfcabitche^ sky, dans ses articles but George ><m<l dans
les Annales de lu pn hic. 1881, ei dans ces derniers temps, bien après l'ap-
parition «lf <•<• chapitre dans l< Jfcw }er d'Europe en ls1.'». Le profes-
B6BI Boamtsow, dans le supplément littéraire delà Semaine, en déve-
loppant cette idée et en citanl notre article, analyse en détail Le reflet
du type de Patience de Wauprett sur •••■lui il'- Cassien de Tonrguéniew.
28 GEORGE S AND
leur empreinte Bmitry Roudine el Horace, nous nous trou-
vons enfaced'un seul et même personnage : un seul et même
type, de noble phraseur entraînant les autres, el entraîné
lui-même par sa chaleur factice ei ses discours enflammés,
niais incapable de toute action réelle, de tout sentiment
absolu, un enthousiaste à froid, en réalité inférieur à des
hommes moins brillants que lui, mais sachant vivre d'une
vie pleine, cœurs simples, aimant sans arrière-pensée leur
prochain et les idées auxquelles ils se sont complètement
dévoués, en \\\\ mot, des hommes dont La volonté, Pesprit
et le sentiment ne se contredisent pas les uns les autres.
Et si Dmitry Roudine, à force de pérorer, en arrive à
prendre part aux barricades et y meurt en ISIS, tandis
qu'Horace évite sagement toute participation à l'affaire de
Saint-Merry en \K)2; si Roudine est en général beaucoup
plus sympathique, plus désintéressé et plus à plaindre <|u<'
son prototype, il faut en chercher la eaux- précisément dans
les traits de caractère inhérents à la nationalité et à La
caste que nous avons déjà eu l'occasion de mentionner et
qui se trouvent dépeints avec justesse et vigueur par
George Sand et Tourguéniew. Roudine appartient à la
noblesse russe, c'est un dilettante «le la pensée, un homme
indépendant, libre, grâce à sa position et à sa fortune:
c'est en menu4 temps une nature éminemment russe, slave,
un peu incohérente1 et large. Horace, au contraire, est un
petit bourgeois français, un homme pratique, aspirant à se
faire une position et si, au début, il est dans Terreur.
entraîné qu'il est par ses idées élevées, il sait parfaitement.
avec le temps, en tirer parti, en les prêchant dans les buts
les plus utiles.
Tourguéniew avait-il conscience de ce reflet du carac-
tère d'Horace sur une de ses meilleures œuvres, ou bien.
GEORGE SAND 29
est-ce là de sa pari un fait inconscient^ c'est une question
qu'il serait difficile de résoudre. Le point important, c'est
que Tourguéniew, lui-même, mentionne à plusieurs reprises
Le rôle que joua George Sand dans son développement
moral. Dans une Lettre du 9/21 juillet 1876, adressée à
A. Souvorinc1, lettre écrite, par conséquent, bientôt après
la mort de George Sand, Tourguéniew rappelle L'admira-
tion enthousiaste qu'elle lui avait autrefois inspirée. Cet
« autrefois » se rapporte à ses jeunes années, comme on
peut le voir par une autre lettre adressée à Drouginine2, du
30 octobre 1886 : « Vous dites que je n'ai pu m'en tenir à
George Sand; c'est évident, tout comme je n'ai pu, non
plus, m'en tenir à Schiller, par exemple; mais voici en
quoi nous différons tous deux : Pour vous, cette tendance
est une erreur qu'il faut extirper, tandis que, pour moi,
c'est La vérité imparfaite qui trouvera toujours, qui doit
trouver des adeptes dans l'âge auquel la vérité parfaite est
encore inaccessible. Vous pensez qifil esl déjà temps
d'élever les murs de L'édifice; mon avis est que nous ne
pouvons encore penser qu'à en creuser Les fondements. »
Il est évident, que George Sand a joué dans la vie de
Tourguéniew Le rôle du terrassier qui creuse Le sol et
pose Les bases de L'édifice. El c'est pour cela que, vingt
ans après celle Lettre à Drouginine, Tourguéniew dit, dans
la Lettre à Souvorine, dont non-- axons parlé quelques
lignes plus haut : « Croyez-moi, Géorgie Sand est mie de
nos saintes; vous comprendrez certainement ce que je
veux dire », et, remarquons-le, c'esl à L'époque où il con-
1 Premier recueil des lettre* de Tourguéniew. N 232. Éd. de la Société
de secours aui gens de lettres et aux savants). St. Pétersbourg, ivsi.
N 15. Ibidem. Drouginine, critique et écrivain russe du milieu ilt>
notre siècle, ami de Tourguéniew . auteur de Pauline Saxt de Suite, • te.
30 GPGRGE SAM)
naissait personnellement la grande romancière, qu'il éeri-
vait ces paroles surprenantes ; ce n'est donc pas la lecture
seule doses œuvres <jni a pu les inspirer. « J'ai eu. «'•«• tit-il,
le bonheur de faire La connaissance personnelle de Ge<
Sand, mais n'allez pas prendre mes paroles pour mie
phrase banale ; celui cjui a pu voir de près cet être
d'élite, doit réellement se croire heureux... Lorsque j'ai l'ait
pour la première fois sa connaissance, il y a huit ans...
j'avais déjà cessé de l'adorer, mais il était impossible de
pénétrer plus avant dans sa vie privée sans redevenir ^>n
adorateur, mais dans un autre sens et, peut-être, meilleur.
En la voyant, chacun sentait aussitôt qu'il se trouvait en
présence d'une nature profondément généreuse et bien-
veillante, chez Laquelle tout égoïsme s'était depuis I
temps complètement consumé à la flemme inextinguible de
l'enthousiasme poétique et de sa foi à L'idéal, d'une nature
à laquelle tout intérêt humain était accessible, cher, et
dont il émanait aide et sympathie... Et, au-dessus de bout
cela, une espèce d'auréole qui s'ignore, quelque chose
d'élevé, de Libre, d'héroïque ».
Quant à La hante opinion qu'avaient de George Sand
Annenkow, Basile Bol Mne cl Herzen1, il faudrait, si l'on
voulait en donner une idée, citer des pages entières de
leurs œuvres 2.
1 Annenkow, biographe connu de Pouchkine, critique, et ami do
TLourguéniew.
B. Bottine, écrivain et esthéticien, frère du célèbre médecin.
A. Herzen, romancier connu, écrivain politique, plus tard émigré. II?
appartenaient tous au cénacle amical et littéraire des années 40.
2 Voir Annenkow et ses amis (St. -P. éd. Souvorine 189:2, pp. 186. 265,
530, etc.). — Œuvres de B. Botkine (St.-P. 1890. 2e volume). — Œuvres
de Herzen, surtout le Journal de Herzen (par exemple la page où il
parle du refus do Botkine de se marier ; le récit s'en trouve à la date
du 30 juin 1843.)
GEORGE SAM) 31
A l'instar do ceux-ei, comme on peut le voir d'après
uno des lettres de Bélinsky, Les slavophiles, découvrant
chez George Sand comme chez Louis Blanc la confir-
mation de leur théorie sur le rôle ei la mission du peuple,
la citent très souvent dans leurs articles.
Mais c'est incontestablement Dostoïëwsky , cette grande
âme qui a su apprécier une autre grande âme, qui a
trouvé pour parler de George Sand les paroles les plus
chaleureuses, les plus caractéristiques, les mieux senties,
inspirées par une profonde gratitude. Nous axons déjà
mentionné plus haut les deux articles qu'il avait consacrés
à la mémoire de George Sand. alors récemment décédée,
dans la livraison de juin 1870, du Journal d'un homme
de lettre*. Commençons par citer le second article, qui
se prête le mieux à notre exposé. Il est intitulé : Quelques
mots sur George Sand.
« L'apparition de George Sand dans la littérature, dit
Dostoïéwsky, coïncide avec les premières années de ma
jeunesse. Je suis forl heureux maintenant que cela soit
déjà si loin, car, à présent que trente années se sont éeou-
je puis parler en toute franchise. Il faut noter qu'à
celte époque éloignée l les romans étaient presque les seuls
ouvrages qui Pussent autorisés en Russie, pendant que lonl
le peste, comme presque toute pensée, celles surtout
venant de France, était sévèrement interdit.- Oh! bien
souvent on ne savait pas voir clair, dans ces pens
Comment aurait-on pu voir, comment nos imitateurs eus-
sent-ils pu bien voir les choses lorsqu'elles échappaient
souvent à Metternidi lui-même ! Mai- parfois certains a ou-
vrages terribles ■> passaient sans obstacle, tel Bélinsky, par
oe il: l'empereur Nicolas rr.
32 GEORGE s a M)
exemple. En revanche, on prit plus fard, pour ne plus se
tromper, le parti de tout interdire en bloc, même les guide-
ânes. Les romans fureni néanmoins toujours autorisés, el
c'est dans ce domaine . el précisément en ce qui concerne
George Sand, que les cerbères manquèrent leur coup...
Que s'ensuivit-il? Tout ce qui pénétra alors en Russie
sous la forme de roman rendait, non seulement les mêmes
services à la cause, mais peut-ètrede la Façon l;i plus dan-
gereuse, du moins au point de vue de l'époque, car il est
très probable que les gens désireux de lire Louis Reybaud '
n'ont pas été nombreux, tandis que les lecteurs d<
Sand se comptaient par milliers*. Nous devons encore
noter ici (pie, en dépit de l<»u^ les Magnitskyel les Liprandi ,
tout mouvement intellectuel en Europe se répercutait
immédiatement chez nous depuis 1'- >i<vi<- passé <•! se com-
muniquait, sans parler dvs couches cultivées supérieures de
la société, à une foule nombreuse que cette chose info
sait et faisait réfléchir. Gela ne manqua pas <!<• se renou-
veler lors du mouvement qui se lit on Europe vers 1830.
On apprit chez mais, dès le début . rimmense évolution qui
s'opérait dans les littératures européennes. On connaissait
déjà de nom bien des nouveaux orateurs, historiens, tri-
buns et professeurs. Et Ton savait déjà, par bribes, il est
vrai, à quoi visait cette évolution qui se montrait surtout
violente dans le domaine de l'art, dans le roman et notam-
ment chez George Sand... Ses œuvres traduites en russe,
parurent, pour la première lois. yersFan \W). Jeregrette
1 Allusion à une poésie de Davydow, citée plus haut par Dostoïéwsky,
où Davydow se moque de nos « quasi libéraux lisant Reybaud ».
2 Les romans de George Sand jouaient donc exactement chez nous le
même rôle qu'en Allemagne. Voir ce que dit là-dessus Julian Sehmidt,
p. 546 du tome II de son Histoire de la littérature française depuis 1789.
GEORGE SAM) 33
d'ignorer quelle fui la première de ses œuvres qui fut tra-
duite ei l'époque à Laquelle elle paru! ; mais l'impression
qu'elle produisit ne dut en être que plus vive. Je crois
que tout h' monde Tuf. comme moi, encore adolescent alors,
frappé de cette chaste ei haute pureté des types, de l'idéal
ei de la grâce modeste, du ton grave ei réservé de la nar-
ration... J'avais à peu près seize ans si je m'en souviens
bien, lorsque je lus pour la première fois sa' nouvelle
VUscoçue, une de ses plus charmantes premières œuvres.
Je me souviens d'avoir passé toute une nuit enfiévrée
à la suite de cette lecture. Je crois ne pas me tromper
en affirmant que George Sand, à en juger du moins
d'après mes propres impressions, avait pris incontesta-
blement chez nous, dès le début, la première place dans
les rangs de la pléiade <h>> grands écrivains dont la
gloire et la célébrité remplissaient tout à coup toute l'Eu-
rope... Tout ce que je dis ici n 'est pas une appréciation
critique; j'évoque tout simplement le souvenir des goûts
de la grande masse des lecteurs russes de celle époque,
l'impression spontanée qu'ils ressentaient. L'essentiel ,
c'est que les lecteurs surent tirer des romans mêmes tout
ce dont on cherchait à nous préserver avec tant de soin.
grande masse des lecteurs savait, du moins chez non-.
vers le milieu des années '»<>. que George Sand était un
des champions les plus éclatants, les plus inflexibles, les
plus parfaits de celle catégorie d'écrivains occidentaux qui,
dès leur apparition, avaient commencé par nier toutes les
mquêtes réelles » qu'avait amenées finalement la san-
glante Révolution française, ou, pour parler plus exacte-
ment, la révolution européenne de la lin du \\nf siècle.
Une parole nouvelle s'était fait brusquement entendre, de
nouveaux espoirs avaient surgi; certains proclamaient à
34 GEORGE s a M)
corel â cri que 1*- progrès s'était arrêté inutile el stérile,
que rien n'avait été obtenu par le changement politique
des vainqueurs, qu'il fallait continuer, que la régénération
de l'humanité devail être radicale, complet
«Une manqua certes pas de se produire, à coté de
cris, beaucoup de conclusions malsaines el même mons-
trueuses; l'essentiel, c'était que l'on voyait luire une
espérance nouvelle el que la foi renaissaii dans les âmes,
Personne n'ignore l'histoire de cette évolution qui dure
encore aujourd'hui el qui n'a pas l'air de devoir s'arrêter.
Il n'entre nullement dans mon intention de la juger ici ;
mon seul désir était d'indiquer La vraie place qui en re-
vient à George Sand. C'est elle qui est à la tête de cette
évolution. Tout en l'accueillant avec Eaveur, on disait alors
d'elle, en Europe qu'elle prêchait l'émancipation de la
femme, jouant le rôle de prophète en ce qui concernait
les droitsde la « femme libre » (expression de Senkowsky .
mais cela n'est pas tout à fa il exact . parce qu'elle ne
s'occupait pas de féminisme et ne visait pas à rendre la
femme libre. George Sand prenait pari à dévolution tout
entière, mais non à la seule propagande des droits de la
femme... »
Après avoir fait remarquer, qu'en qualité de femme, elle
préféraitsans doute peindre des héroïnes plutôt que des h
et que sa manière d'agir aurait dû lui attirer la sympathie
des femmes du monde entier, comme sa mort leur inspirer
un chagrin particulier, Dostoïew skv déclare voir en elle
« F une des plus sublimes et des plus belles représentantes
de la femme, une femme presque unique par la vigueur
de son esprit et de son talent, un nom devenu désormais
historique, un nom destiné à ne jamais tomber dans
l'oubli, àne pas disparaître dans F histoire de l'humanité
GEORGE S AND 35
européenne ». Plus Loin, après avoir analysé d'une façon
incomparable et avec la simplicité d'un écrivain vraiment
grand, les types principaux des jeunes filles el des femmes
des Nouvelles vénitiennes, et après avoir signalé dans les
premiers romans de George Sand « l'extraordinaire beauté
de ces types moraux » , Dostoïewsky s'écrie que « seule
une grande e( belle âme pouvait créer de pareils types et
poser de telles questions ».
« Pareilles images, dit-il, pouvaient-elles révolter la
société, soulever des doutes et des craintes? Tout au con-
traire, les parents les plus sévères autorisaient dans leurs
familles la lecture de George Sand et se demandaient
avec étonnemenl pourquoi on parlait mal d'elle. I
alors que s'élevèrent, pour prévenir les lecteurs, des voix
qui déclarèrent que c'était justement dans ce! orgueil
féminin, dans l'incompatibilité de la chasteté avec les
vices, dans le refus de toute concession au vice, dnns la
témérité avec laquelle l'innocence engageait la luit.' et
contemplait avec sérénité l'insulte face à face, «pie rési-
daient 1<- poison, la contagion future de l'émancipation
des femmes. Eh quoi ! il est fort possible que tout ce
que l'on disait au sujet du « poison » fût juste; la con-
tagion se remarquait un peu. en effet, mais que mena-
çait-elle, que devait-elle détruire, et que devait-elle épar-
gner ? Tel était le problème qui surgissait en effet et qui
pesta longtemps sans solution. Toutes ces <pi<^fi.,ns
paraissent maintenant résolues... »
i Bornons-nous à noter ici que, vers 1845, la gloire de
George Sand et la loi eu son génie étaient si grandes que
nous tous, ses contemporains, nous attendions d'elle quelque
chose de beaucoup plus grand encore, une parole non
entendue jusque-là, et même un j«' ne sais quoi de décisif
3G GEORGE SAM)
et de définitif. Cet espoir-là ne s'est malheureusemenl pas
réalisé... »
« George Sand n'est pas ce que l'on appelle a un pen-
te seui* », mais elle était douée de la prescience la plus
clairvoyante relativemeni à un avenir meilleur pour l'hu-
manité. Celle-ci attendait immanquablement, selon elle,
.son idéal, et c'est là la croyance que l'écrivain a vaillam-
ment et magnanimement affirmée pendant toute sa vie. Elle
a\ait foi en son idéal, parce qu'elle-même le portail en son
âme. Pouvoir conserver celte foi jusqu'à la fin de sa vie,
c'est ordinairement L'apanage de l<>uir- les grandes âmes,
de tous les vrais philanthropes. George Sand est morte
en déiste, avec une ferme croyance en Dieu et en l'immor-
talité de l'âme. Mais cela ne Suffit pas quand On parle d'elle.
car elle tut peut-être plus chrétienne que tous les écrivains
français de son époque, quoiqu'elle ne fût guère pratiquante.
Ou peut même assurer qu'elle l'ut l'un des adeptes les plus
complets du Christ sans s'en douter elle-même. Son -<>«-ia-
lisme, ses convictions, ses espérances, ><>n idéal, elle les
basait, non sur une étroite nécessité, mais sur le sentiment
moral de l'homme, sur la soif spirituelle de l'humanité, sur
ses aspirations vers la perfection et la pureté. Elle axait
une foi absolue dans l'être humain, car elle croyait à
l'immortalité de l'âme. Toute sa vie, et dans toutes
œuvres, elle élargit la notion de cet être, devenant ainsi,
par sa pensée et ses sentiments, solidaire de l'une des
idées les plus fondamentales du christianisme, celle qui
reconnaît à l'être humain une personnalité propre, avec un
libre arbitre et, par conséquent, une responsabilité per-
sonnelle. Ces principes entraînent la reconnaissance du
devoir, des exigences morales sévères, l'admission absolue
de la responsabilité humaine. Il n'y avait peut-être pas
GEORGE SAM)
alors en France un seul penseur, un seul écrivain qui
comprit mieux qu'elle que ce n'es! pas « de pain seule-
« meut que L'homme peut vivre ». Quant à ce qu'on nous
dit de L'orgueil de ses exigences et de ses protestations.
o~" '** v,v r>
pr<
jamais cet orgueil n'exclut chez elle la charité, le pardon
des offenses, une patience sans bornes basée sur la pitié
envers les insulteurs eux-mêmes. George Sand s'est mon-
trée maintes fois, au contraire, dans ses œuvres, subjuguée
par la beauté de ces vérités chrétiennes, en créant à
plusieurs reprises, dans ses ouvrages, des types du pardon
le plus sincère et de l'amour... »
Les lignes que nous venons de citer suffisent pour faire
comprendre parfaitement le premier article de Dos-
toïewsky : La mort de George Sand, écrit sous l'im-
pression toute fraîche de la nouvelle de sa Bn et que nous
allons citer en partie maintenant...
« C'est en apprenant sa mort que j'ai compris seulement
toute la place que ce nom occupait dans ma vie, tout
L'enthousiasme et l'adoration que j'avais voués à ce poète
el combien je lui devais de joie et de bonheur! Je parle
ici avec hardiesse, car c'est bien là L'expression de ce que
je ressentais. George Sand est une de nos contemporaines,
à nous autres, idéalistes russes de IX il), dans le sens le
plus complet du mot. C'est, — dans notre siècle puissant,
épris de lui-même et malade en même temps, plein d idées
indécises el de désirs irréalisables, — un de ces noms qui,
surgissant là-bas dans le pays des miracles sacrés, ont
attirés à eux, de notre Russie, ce pays en état de formation
perpétuelle, ma4 somme ('nonne de pensées, d'amour, de
nobles .dans, de vie et de convictions profondes. Mais nous
n'avons nullement à nous en plaindre ! En exaltant des
noms comme celui de George Sand et en s'inclinant devant
3S GEORGE SAM)
eux, les Russes n'ont fait que remplir leur devoir et
acquitter une dette. Qu'on ne s'étonne pasde mes paroles,
surtoul quand elles se rapportent à George Sand : On
pourrait discuter encore aujourd'hui L'écrivain que l'on a
déjà presque en Le temps d'oublier chez non- : nous devons
cependant reconnaître qu'elle a su accomplir m besogne
en temps et lieu. Et qui pourrait se réunir sur sa tombe
pour évoquer son souvenir, sinon ses contemporains du
monde entier? Nous autres Russes, nous avons doux
patries — noire chère Russie et L'Europe... Bien des ch<
que nous avons empruntées à L'Europe et transplantées
chez nous n'ont pas été copiées seulement... elles oui été
greffées à notre organisme, elles sont entrées dan- notre
chair, dans notre sang; d'autres ont été subies ou reçues
par nous-mêmes, indépendamment des autres, tout comme
les occidentaux Les onl subies et vécues chez eux. Jamais,
peut-être, Les autres Européens ne voudront Le croire; ils
ne nous connaissent pas, et, en attendant, il vaut peut-être
mieux qu'il en soit ainsi. L'évolution inévitable que nous
attendons et qui surprendra un jour Le monde entier ne
s'accomplira que plus silencieusement el plus tranquille-
ment. Ce développement, on peut L'observer déjà en partie
de la manière la plus claire et la plus palpable dans Les
rapports de la Russie avec les Littératures dos autres
nations. Leurs poètes nous sont tout aussi chers qu'ils le
sont dans leur pairie, du moins en est-il ainsi chez nous
pour la majorité des personnes cultivées. J'ose affirmer,
et je répète que tout poète, penseur ou philanthrope euro-
péen nVst nulle pari ailleurs que chez nous mieux compris
ni plus cordialement accueilli. Cette façon de considérer
la littérature de tous les pays est un phénomène que Ton
n'a presque jamais observé, à ce degré du moins, chez
GEORGE SAM) 39-
d'autres peuples. dans tout le cours de rhistoire uni-
verselle. »
« Il se trouvera peut-être des personnes qui souriront de
la grande importance que je viens d'attribuer à George
Sand, mais les rieurs auront tort. Tout ce que cet écrivain
a apporté avec lui de paroles nouvelles , d'universelle-
ment humain, a trouvé un écho dans notre Russie, a
produit une forte et profonde impression, rien ne nous
en a échappé. — Preuve qu'aucun poète, réformateur
européen, qu'aucun homme porteur d'une pensée et d'une
force nouvelles, ne saurait échapper à la pensée russe y
ne pas devenir presque une force russe »...
C'est précisémenl en envisageant George Sand comme
force russe, comme Time dc^ souches primordiales de
la conscience sociale russe de notre temps, que nous
avons considéré Comme notre devoir d'écrivain russe de
lui consacrer une étude sérieuse : Nous voulons donner
d'elle une biographie complète et l'analyse aussi détaillée
que possible de ses œuvres et de ses idées. C'est là une
tâche très hardie el fort présomptueuse, mais bien légitime,
lorsqu'on pense que, malgré des dizaines, presque des cen-
taines de biographies, d'articles, de mémoires, d'études el
de notes de tout genre sur cet écrivain, étudesparues pen-
dant sa vie et depuis sa mort, on peut affirmer sans crainte
qu'il n'existe en aucune langue de l'Europe une seule bio-
graphie complète (jui soit en même temps un ouvrage decri-
tique. Celle de toujtes ses biographies qu'on peut considérer
comme la meilleure, la plus concise, la moins entachée de
lacunes et d'inexactitudes, c'est la concise et brève biogra-
phie anglaise, due à la plume deMissBertha Thomas el publiée
40 GEORGE SAN F)
dans le recueil Hcs Femmes éminentes, édité par Ingram1.
Mais il f'auf reconnaître d'abord qu'elle est exclusive-
ment écrite pour des lecteurs anglais, qu'elle esl appropriée
aux dimensionsde la collection <>ù elle a paru, et qu'enfin,
l'analyse critique en est presque toul à l'ail absente. Nous
recommandons cepçndanl l'étude de Miss Thomas à tous
ceux qui ignorenl la biographie de la célèbre romancière :
elle est succincte, il esl vrai, mais elle esl basée sur des
documents précise! sûrs cl donnera une idée très juste de
cet esprit et de celle remarquable existence. On trouvera
dans cette étude presque Ions les faits importants de la vie
du grand écrivain el une appréciation assez juste de sa
personnalité, sans y rencontrer aucune de ces fables
absurdes, répétées si souvent par presque tous les bio-
graphes. L'auteur ne prétendait pas autre chose, et, non- le
répétons, c'est parmi les nombreuses études générales que
nous avons eu l'occasion de lire sur George Sand, le seul
ouvrage qui nous ait laissé l'impression d'un travail cons-
ciencieux et nous ait agréablement surpris par la précision
des faits. Quant aux défauts du livre, il> viennent de ce
que Miss Thomas n'a guère profité que des sources déjà
publiées et qu'elle avait exclusivement en vue le public
« collet-monté » de l'Angleterre, passant sous silence l'im-
portance européenne de George Sand et laissant de côté
l'analyse critique.
En ce qui concerne les autres biographies et articles
écrits sur George Sand ou à propos d'elle, nous ne signa-
lerons leurs mérites et ne constaterons leurs erreurs et
défauts que plus tard, en arrivant au récit des faits aux-
quels ils se rapportent ; niais nous dirons tout de suite,
1 Eminent Women séries, édit. by John H. Ingram. Georf/e Sand, by
Miss Bcrtha Thomas.
GEORGE SAM) tl
pourquoi ils nous paraissent insuffisants et pour quelle
raison on entend de plus en plus souvent à notre époque
le public se plaindre de l'absence d'une biographie com-
plète et détaillée de l'auteur, biographie qui contienne aussi
l'analyse de toutes ses œuvres.
Tous les articles qui ont paru sur George Sand, à
commencer par ceux des revues de 1835-36 et à finir par
celui de Faguet en 18(.)3 \ ou par Y Amitié romanesque,
de M. Rocheblave ainsi que toutes les biographies, à dater
de celle de Loménie 2 et en finissanl parcelle de Caro, son!
remplis d'inexactitudes et d'erreurs ; les faits et les dates
y sent relatés sans avoir été préalablement vérifiés. Outre
l'absolue inexactitude des renseignements concernant l'ori-
gine et les parents de George Sand, outre la confusion qui
règne dans la question de savoir lequel de ses parents lui
aristocrate ou plébéien, les dates de sa naissance et de sa
mort même sont complètement erronées. Jusqu'à son nom
qui y est estropié, comme elle l'a l'ail justement remarquer
elle-même dans une lettre adressée au biographe le plus
étourdi qui ail jamais existé, le célèbre E. de Mirecourl ;.
dont la série de biographies est, selon la juste expression de
Lindau, mêhr berùchtigt, als berâhmt*. [Cette lettre,
publiée dans le Mousquetaire e\ la Presse du vivant de
George Sand. et reproduite dans la brochure de Mirecourl
Lamennais, a paru, depuis la mort de George Sand, dans
1 Emile Faguet. Dix-neuvième siècle. Éludes littéraires : George S
Paris, 1893.
i Louis de Loménie. Galerie des contemporains illustres par »n
homme de rien. 1840-1847. 10 vol.
; Eugène de Mirecourt, dont Le vrai nom était Eugène Jacquol (de
Mirecourt, département des Voag» - , auteur de les Contemporat , Il
ny ru a que trois qui nous intéressent pour notre ouvrage. C'est Lamen-
nais, A. de Musset et George Sand.
* « Plutôt mal famée que rameuse. »
kl GEORGE SAM)
sa Correspondance, t. III, cccix). Loménie lui donne le
nom de Marte-Aurore, Mirecourt, celui à'Amandme-
Aurore, Faguet rappelle Lucile- Aurore, tandis que son
vrai nom était Amandine-Lucie-Aurore . Le nom de Marie-
Aurore était celui de sa grand'mère. Nous ne mention-
nerons pas ici une foule d'autres erreurs ei d'inexactitudes
que nous aurons maintes fois plus tard L'occasion de
signaler. 11 eût été pourtant facile de les éviter presque
toutes dans les ouvrages qui ont paru après 1855, c'est-a-
dire après la publication de VHistoire de ma Vie. Nous
voudrions cependant voir les biographes puiser un peu
moins dans col ouvrage, ei c'est ici que nous touchons au
second point qui ne nous satisfait nullement dan-- toutes
les biographies que l'on nous a données.
Il y a un l'ail qui nous frappe surtout, c'est que, dans les
biographies de George Sand, ainsi que dans celles des
hommes remarquables <|ni eurent avec elle des rapports
amicaux ou autres, tous les auteurs de monographies <>u
d'articles, aussitôt que son histoire y est exposée d'une ma-
nière plus ou moins détaillée, se contentent de reproduire, à
leur façon, Y Histoire de nia \'ie. jusqu'au point où l'a Lais
George Sand elle-même, c'est-à-dire vers 1847, Pour les
trente dernières années de sa vie, onse borne généralement
à doux ou trois pages dépeignant son existence à Nohant,
pages empruntées à sa Lettre bien connue à Ulbach et
annexée, par Galmann Lévy, comme épilogue au dernier
volume de Y Histoire de ma Vie. C'est là un procédé vrai-
ment trop facile pour fabriquer des biographies et. ajou-
tons-le, un procédé téméraire, comme le lecteur pourra
s'en convaincre lui-même. En dehors de Miss Thomas et
du biographe de Chopin, un Anglais aussi, Fr. Niecks,
qui puisent dans la Correspondance et dans d'autres sources
GEORGE SAM) 43
déjà publiées — (encore Niecks ne le fait-il que dans les limites
du but spécial qu'il se propose) , — tous les autres critiques :
Caro, d'Haussonville, Nettement, Julien S < - 1 j 1 1 1 ï c lt , Kreyssig
el les biographes russes de George Sand, sauf de rares
exceptions, n'accordent aucune attention à ce que l'on
pourrait puiser par exemple dans les biographies et corres-
pondances de Balzac, de Sainte-Beuve, de Delacroix. <l<
Chopin, de Liszt, de Lamennais et autres ; ils répètent tous
en revanche la même version, en se contentant d'y produire
quelques variante-. Il résulte de là, que ces ouvrages,
lorsqu'on les lit les uns après les autres, sont d'une lecture
insupportable, parée qu'on sait déjà d'avance quel pass
de Y Histoire de ma Vie sera immanquablement fit»'' après
toi autre.
Cette unanimité peu! se justifier et peut-être ne peut
même être è\ itée jusqu'à l'année 18:22 inclusivement . c]est-
à-dire aussi longtemps qu'il est question de L'enfance, puis
de L'adolescence de George Sand el de L'histoire <l
famille axant sa naissance. On pourrait dire que ce sont
là des matériaux préparés par elle à l'avance pour ceux de
ses futurs biographes qui voudraient, à propos de sa per-
sonne, expliquer la théorie de L'hérédité et motiver là-
dessus son caractère et sa nature. Et encore y a-t-il beau-
coup à \ contrôler. Mais à partir de \H2'2, Lorsque Aurore
Dupin épousa Casimir Dudevant, el jusqu'à L'année 1831,
où elle le quitta pour aller se fixer à Paris, qous avons une
foule de Lettres do George Sand elle-même, et d'autres
nombreux documents plus ou moins connus qui dévoilent
el éclairent bien des choses dont il n'est point question dans
['Histoire de ma Vie, ou qui n \ sont mentionnées «pie
comme en passant. Quant à la dernière partie de 1 lhs~
toire de nui Vie qui embrasse les années 1831 à 1847,
41 GEORGE SAM)
années orageuses, remplies d'événements el fourmillantes
de personnages, années de labeur el d'entraînements, ces
Lehr und Wanderjahre, les plus actives el les plus inté-
ressantes dans la vie de George Sand, Y Histoire de ma Vie
ne peut guère que servir de (il d'Ariane pour s'orienter;
mais elle ne peut, à aucun titre, servir de baseâ un sérieux
travail biographique.
Nous ne serions pas complel si nous omettions de
signaler que les écrivains sympathiques à George Sand,
ses biographes amis, ses compatriotes bien élevés, par
courtoisie, el Miss Thomas, par cani anglais, commettent
tous une grosse erreur qui fournil des armes à ses ennemis.
'Tous passent avec soin, .sous silence, des choses aussi uni-
versellement connues que les rapports de George Sand
avec Jules Sandeau, Alfred de Musset, Michel de Bou
et Frédéric Chopin. C'est à peine si l'un d'eux se permet
là-dessus une allusion respectueuse el vague, ou risque une
phrase habile que peul comprendre un lecteur au courant
des choses, mais complètement obscure pour celui qui
ignore l'histoire intime de George Sand et les légendes de
l'époque.
De leur côté, les ennemis el les détracteurs de Geo
Sand, les critiques conservateurs el soi-disant « bien pen-
sants », les feuilletonistes tracassiers el tous les biographes
de Musset et de Chopin, profitant, sans se gêner, de ce que
personne ne les dénient en réalité, el que personne ne
raconte les faits crime manière claire el exacte, échafaudenl
dans leurs écrits des montagnes de racontars révoltants el
grossiers. Que de potins louches et vagues sous leur
plume, que d'inventions sur le compte de George Sand!
Pour elle, le moment de passer dans l'histoire est cepen-
dant arrivé depuis longtemps, voilà plus de vingt ans
GEORGE SAM) 4:;
qu'elle est morte, et sises compatriotes, peut-être pour- des
raisons personnelles el dignes d'estime, n'ont pu se décider
jusqu'à présent à nous donner une biographie vraie, nous
pourrons, nous autres Russes, qui ne sommes entravés
par aucune considération de ce genre, parler avec har-
diesse de tous ces événements qui datent déjà d'un demi-
siècle. Nons ne craindrons pas non plus de conter certaines
choses qui épouvantent les biographes de la célèbre roman-
cière; leur pusillanimité ne fait, nous le répétons, que
t'ournii' des armes déloyales à ses détracteurs. Nous sommes,
avant tout, fermement persuadé que la sérénité de notre
récit, la droiture et la franchise avec lesquelles nous recon-
naîtrons des faits qui n'ont été que chuchotes jusqu'ici,
aideront pleinement à blanchir le nom de George Sand de
tous les bas commérages, de toutes les malsonnantes allu-
sions qui pullulent dans les biographies de Musset et de
ses autres contemporains.
Ce qui continue parfaitement ce que nous avançons
ici, c'est la monographie publiée par Arvède Barine,
Alfred de Musset1, La première de ers biographies où
la fameuse excursion de Venisesoit décrite d'après la cor-
respondance authentique de Musset el de George Sand,
et non d'après des œuvres d'imagination ou des pamphlets.
Cette biographie est tout aussi favorable à la mémoire du
poète bien-aimé de la jeunesse qu'à celle de George Sand
et produit une impression agréable par La véracité de ton
qui y règne, qualité qu'on no trouve guère dans aucune
des deux biographies émanées du frère de Musse! :. ni dans
grands écrivains français « Alfredde Mus.se/ »,par Arvède Barine.
Paris, '
,1 .h- Musset : a) Notice abrégée sur la vie d'Alfred de Musset, grande
édition in-4° et in-8adesGE plètes d'Alfred de Musset. — l
graphie (TA. de Musset. Paris, 1*77. Charpentier el Lemèrre.
46 GEORGE SAM)
l'ouvrage de Paul Lindau \ ni dans le petit volume de
la vicomtesse de Janzé2, ni <'n général dans aucune des
biographies de Musset. Les auteurs dé toutes cea biogra-
phies s'obstinent à vouloir condamner George Sand à foui
prix en se contentant de se baser, en somme, sur des récits
douteux ou... sur quelques chapitres de romans !
Malgré le tort qu'a notre époque de s'affubler d'une
hypocrite vertu, on trouverait cependant aujourd'hui fort
peu d'hommes capables d'anathématiser Byron ou Ge
Sand pour leurs aventures amoureuses. I fcans la \ ie journa-
lière, nous ne pestons pas moins médisants et malveillants
que nos devanciers, mais nous comprenons cependant par-
faitement qu'il serait ridicule d'appliquer à d<- grandes Ames
comme celle de Gœthe, de Byron, de Pouchkine, de Hein<
et de George Sand, les mêmes mesures que cell( s dont
abusent nos soi-disant vertueuses matrones de salon. Et si,
il y a dix ou quinze ans, il se trouvait encore à Saint-Péters-
bourg un professeur de lettres pour déclarer du haut d
chaire que« Lermontow n'était pas un poète, mais un infâi
(textuel), et si de nos jours il existe encore un écrivain
osant exprimer la même pensée, mais avec plus de ména-
gement « que l'immoralité de Lermontow l'a empêché d'être
un poète véritable ». ces jugements f<>n! preuve d'une si
grande pauvreté intellectuelle qu'il est inutile d'y faire
attention, ils ne font peur à personne.
Les biographes amis de George Sand se montrent pour-
tant troublés à ridée qu'on puisse la soupçonner d'immo-
ralité et qu'on pourrait les suspecter eux-mêmes de man-
1 Paul Lindau. Alfred de Musset. III Ausgabe. Berlin, 1879. Hoffmann
und Gic.
2 Vicomtesse de Janzé. Éludes el récils sur' A. de Musset. Paris, 1891.
Pion, Nourrit et G0.
GEORGE SAM) i7
quer de réserve et de tac! : ils préfèrenl alors garder le
silence ou se contenter d'allusions mystérieuses à des évé-
■
nements universellement connus, pendant que les biogra-
phes hostiles à George Sand, s'étendant sur son immoralité
ei sa perversion, citent à L'appui de ce qu'ils avancent
toute une collection de considérations et d'anecdotes vari
Pour en revenir aux biographes de Musset et de Chopin,
nous devons, à notre grand regret, dire que l'on trouve
chez eux une tendance étonnamment unanime à noircir
( George Sand, à la condamner coûte que coûte. Leur d
cord n'est que plus surprenant dans l'interprétation qu'ils
donnent parfois des mêmes faits et de certains traits <Ic son
caractère. Tel est cependant le propre des pauvres humains,
qu'ils ne peuvent jamais analyser une question de psycho-
logie ordinaire ou sociale sans traîner quelqu'un sur le banc
des accusés ; mais la vie, surtout la vie intime de notre
être, c'est quelque chose de si grand, de si infini et qui se
compose de tant de facteurs si infiniment petits, incom-
mensurables, impondérables, impalpables, qu'elle se prête
peu à cotte façon juridique de poser la question et y échappe
même absolument.
Les biographes de Musset et de Chopin s'évertuent à
charger George Sand <le toutes les accusations possibles i I
impossibles, à la peindre sous L'aspect le plus choquant ;
ils tombent même souvent dans Les contradictions Les plus
comiques les uns avec Les autres et avec eux-mêmes,
comme cela se voit chaque fois que Les hommes se lai— .-ni
entraîner par La colère, la méchanceté et la haine. C'est ce
que nous voyons chez la mondaine et légitimiste vicom-
de Janzé, chez ce hâbleur de Mirecourt, chezM. Marié-
ton et chez différents chroniqueurs de Revues qui, peu pi
cupés de la vérité et prenant à rebours Le dicton bien connu
48 GEORGE SAM)
sur « Union et La vérité », ont rompu ries Lances en faveur
de Musse! dans le courant de ces dernières années 1895-
1897), c'est-à-dire depuis Le moment de La publication des
Lettres et de différents documents relatifs au voyage de
Venise. Nous observons Le même phénomène chez des écri-
vains aussi sérieux que Paul Landau et Frédéric Niecks.
Laissant de côté Les innombrables articles écrits au sujet
de Musset-Sand, H reculant jusqu'aux chapitres vin et i\
Le signalement des erreurs partielles, des altérations de La
vérité historique, toutes Les fois qu'il est question de ( re<
Sand dans les biographies de Musset, nous nous conten-
terons de noter ici Les inexactitudes typiques et Les procédés
(Tune malveillance systématique que nous trouverons dans
toutes les biographies de Musset et de Chopin hostili
notre héroïne. Commençons par Lindau et Paul de Musset.
Déjà, dans la préface de la première édition de ><»n ou-
vrage, Lindau nous raconte que, n'ayant SOUS la main
aucun bon livre sur Alfred de Mussèl La biographie écrite
par son ïvcw Paul n'avait pas encore paru et trouvant
insuffisants Les renseignements contenus dans la Notice
biographique (àlaquelle nous avons déjà fait allusion . il
avait été obligé de s'adresser, pour plus amples renseigne-
ments, au frère de Musset, qui Lavait aidé à démêler Les
obscurités de cette Notice et lui avait fourni les moyens
d'étudier la vie d'Alfred de Musset, assez en détail pour
bien juger son œuvre poétique. Aussi, Lindau adr<
t — il avant tout ses éloges, sa gratitude, à Paul de Musset,
plutôt qu'à tous ceux qui l'ont également aidé dans
sa tâche littéraire. Dans la préface de sa seconde
édition, Lindau raconte que, dans une lettre datée du 3 no-
vembre 1876, Paul de Musset lui annonçait la prochaine
publication depuis si longtemps attendue, de la Biographie
GEORGE SAND 49
de son frère, « car la personne, envers laquelle il fallait
être très prudent* avait quitté récemment le monde des
vivants... » Une chose qui nous frappe bien désagréable-
ment, c'est que ce même Paul de Musset, qui, du vivant de
George Sand, cl sans la moindre gène, avail entassé, sous
forme de roman1. Les accusations les plus grossières et le.^
plus honteuses contre elle, cité des lettres d'elle comme
quasi authentiques el conté l'histoire de Venise avec des
détails révoltants et parfaitement invraisemblables, en
s'efforeant de prouver L'exactitude de ses renseignements,
ait attendu sa mort pour publier une biographie d'Alfred de
Musset. N'était-ce pas là profiter de L'impossibilité où l'hé-
roïne était de protester, du fond de sa tombe, contre les
accusations qui allaient se produire? Un autre l'ait aussi peu
honorable, c'est que, dans cette Biographie, comme dans La
Notice. Paul de Musset semble affecter ont' discrétion de
bon goût au sujet de celle même histoire cl se borne à des
allusions, sans prononcer même le nom de George Sand.
en ne s'exprimant partout que par ces mots : « une dame »,
une « personne », « la personne qui devait jouer un
rôle »,etc, Lorsque, précisément, ce serait de la biographie
d'Alfred de Musset, qui devrait être autant que possible
historiquement exacte et impartiale, que qous serions en
droit d'exiger des faits, des noms, dés éclaircissements, cl
non des récits peu clairs cl nébuleux, des potins mondains,
de- allusions mystérieuses à « une personne •>, et des
menaces non moins mystérieuses, ces dernières, parfois,
tout ;'i fait Incompréhensibles pour presque tous Les Lecteurs.
Chacun conviendra que c'est Là «lire trop ou trop peu. Il
(allait tout simplement, sans mettre à exécution L'ancien
1 Lu, ti Elle.
50 GEORGE SAM)
désir « de se venger ou d'écraser l'adversaire1 », redire
toute L'histoire avec sobriété el exactitude — ou garder le
silence. Cette soi-disant délicatesse et réserve n'est,
somme qu'une grande indélicatesse, car c'en esi une à nos
yeux que de parler d'une morte par allusions et, qui plus
est, par vilaines allusions, sans citer aucun fait à l'appui de
ce que l'on avance. En ce cas il <'ùf été, nous le répétons,
bien plus délicat, de passer sous silence tout l'épisode ou
de dire toute la vérité, el ne pas craindre que l'adversaire
répliquât, de son côté, par toute la vérité. Musse! n'avait
aucune crainte là-dessus. Il ne redoutait qu'une seule
chose, c'est que « ses lettres tombassent entre les mains de
son frère Paul- ». Paul de Musset, au contraire, avait à
craindre, et craignait réellement, que la publication des
lettres authentiques du poète et de George Sand ne
prouvât clairement à tout le monde combien il s'était
écarté de la vérité dans les ouvrages qu'il avait écrits sur son
frère. Il s'opposa obstinément à la publication de ce- lettres
et depuis sa mort, sa sœur, M1"' Lardin de Musset, -\
oppose avec la même opiniâtreté. Aujourd'hui, les lettres de
George Sand à Musset ont été publiées par M. Aucante; il
a paru aussi la totalité de ses lettres à Sainte-Beuve, une
partie de celles à Boucoiran. à son mari, etc.. Lettres qui
ont trait à cet épisode, et qui malheureusement ne sont pas
insérées dans les six volumes de sa Correspondance, en
général fort incomplète et pleine de graves omissions, de
coupures et d'erreurs. Nous possédons donc, maintenant.
d'un coté, des témoignages authentiques, mais les lettres
1 Ce sont les propres termes de Paul de Musset, à la lin de Lui et Elle.
passage où il explique le but auquel il vise dans ce roman pamphlé-
taire .
* Voir le chapitre ix de notre livre.
GEORGE SAM) ;il
complètes de Musset restent comme si elles n'existaient
pas, la famille s1 opposant à leur entière publication. Celui
<jul ne redoute pas la vérité n'agit pas ainsi! Tout ce que
nous avons eu jusqu'ici des lettres de Musse! se réduit à
des fragments disséminés çà <'t là (huis l'ouvrage d'Arvède
Barine, dans les Mémoires de Grenier, dans les articles el
les livres de MM. «le Spœlberch de Lovenjoul . de Ma-
riéton, etc.), ei ces quelques fragments oni déjà suffi pour
jeter un peu de lumière sur l'épisode qui nous occupe.
Quant à nous, nous ne pouvons, en nous basant sur l'étude
de sources non publiées jusqu!ici, qu'exprimer notre entière
désapprobation sur la façon d'agir <le la famille de Musse!
et nous rallier \\ l'opinion, souvent exprimée dans la presse,
et émise encore récèmmenl par le Mussettiste M. Clouard
et le Sandiste vicomte de Spoelberch, que la publication
complète de cette correspondance servirait à justifier
pleinement Geore/e Sand, et dégagerait la vérité, sans
ternir en rien la gloire d'Alfred de Musset.
Malheureusement, si la Biographie de ce dernier, écrite
par son frère, essaie de travailler â cette gloire, elle esi
loin de remplir la seconde condition, celle de dégager la
vérité, et nous souscrivons ici, avec une conviction iné-
branlables à tout ce au'en dit Ar\ède Barine '.
1 En affirmant que Paul de Musset travestit le* faits à dessein dans
ta Biographie », qu'il B'efforce non seulement d'égarer !<• lecteur an suj< I
de la personne dont il parie dans chacune des quatre Nuits (Lindau
fait la môme observation . qu'il est poussé, « pour altérer ainsi la \
par deux raisons : sa haine contre George Sandqui Vanimait à dim
sa part, selon l'expression de quelqu'un qui l'a bien connu, et le
légitime d'égarer ù lecteur dans la mêlée de femmes du mon
mises par son frère,* (il est bizarre qu'Arvède Barine trouve ce désiF
légitime). ■■ I." Nuit <h' décembre, dit plus loin Ajrvède M. oui-'. /
A/ pur/ trop belle ii V héroïne />"///■ qu'un justicier de cette âp\ >■/>• \
résoudre ù In laisser à George Sand •• \ Barine, p. 100 . Mais ce n'est
pas encore assez! Il fallait de plu- que Paul de Musset altérât, en les
publiant, les lettres authentiques de son frère. Arvède Barin » fait obsi
52 GEORGE SAM)
Si toutes ces affirmations d'Arvède Barine étaient depuis
longtemps plus que justes à nos yeux, puisque nous avions
déjà1, après avoir étudié à fond La correspondance inédite
de George Sand ei lés documents <|ui on! trait à l'épisode
en question, exprimé une conviction analogue, et affirmé
que la publication complète des Lettres tle George Sand ne
pouvait servir qu'à la justifier, maintenant que ses lettres
Lnéditesà Sainte-Beuve, à Pagello, Tattet, Boucoiran, Dude-
vant, etc., ont été publiées % cette opinion, nous la croyons
partagée maintenant par la majorité de nos Lecteurs. Le
Lecteur saura, dès à présent, appréciera Leur juste valeur
malicieusemenl à cesujel (p. 157,158 que < probablement, ps-là,
on comprenait autrement que de nos jours les devoirs d'éditeur. Paul
de Musset ne s'est pas borne aux coupures. Au besoin, il arran
un peu le sens [sic !)... Il y a des pages entièrement récrites. La
fameuse correspondance de Mussel avec M" Jauberl v
.1/"' Caroline Jaubert, Lettres et correspondances. Paris, Il tzel . que le
poète appelle sa marraine, correspondance qui ;i servi Bouvenl 'I"
documenl pour les ou> rages biographiques que l'on a écrits Bur Musset,
es1 aussi très peu authentique. - Les lettres niées dans ce volume ont
été non seulement tronquées, mais /nu-fois remaniées : des fragments
empruntés à des lettres de dûtes différentes ont ele réunis pour en faire
une seule >• (A. Barine, p. 95). A la page 154, Arvède Barine îndiqu ■ que
« c'est précisément à cause de l'exactitude du fond du récit de la s Con-
fession d'un Enfant du siècle >>. i/ue Puni de > ii attaché à lui
enlever sa valeur autobiographique. Il ne pouvail lui convenir que son
frère prii chevaleresquement tous Les torts sur lui. i A la page l",
le même écrivain affirme, et cela en toute justice, que la Biographie
écrite par le frère, esl forl précieuse par les renseignements qu'elle
donne sur les premières années de Musset, mais qu'on ae doil toutefois
La consulter qu'avec une certain • défiance. •■■ Il s'y trame partout une
inexactitude et des inadvertances, et, à partir d'un moment que nous
indiquerons, ces inexactitudes sont volontaires et calculées en tue de
dérouter le lecteur {sic!) »...
1 Lors de la publication de ce chapitre dans le Messager de l'Europe
(mai 1894) e1 dans le chapitre sur Musset paru sous le titre de : His-
toire et non légende [Messager du Nord, novembre-décembre l
s Dans la Revue de Paris, le Cosmopolis, la Revue hebdomadaire et la
Nouvelle Revue. Nous signalons ici à l'attention du lecteur que nous
avons publié on entier ou par fragments, bien avant leur publication
en France, une partie de ces lettres dans l'article cité ci-dessus, His-
toire et non Légende, ainsi que dans le chapitre George Sand et M. Dude*
vant (Richesse russe, janvier et lévrier 1895).
GEORGE SAM) o3
les renseignements donnés par Paul de Musse! ou puisés
(huis ses ouvrages. Il est donc doublement à regretter que
Lindau, comme nous l'avons vu, les mette au premier plan.
En i vole judiciaire, les parents ne sont admis à témoigner
qu'avec une grande réserve; quelquefois même on refuse
de les écouter pour ne pas les exposer à mentir; souvenl
ils son! libérés de la prestation du serment. A plus forte
raison, faut-il user (Tune extrême prudence quand on ;>
affaire à des témoignages de parents empressés de défendre
la mémoire d'un cher défunt devant le tribunal de l'his-
toire. Lindau a beau s'évertuer à se poser en juge impar-
tial alors qu'il écoute les témoignages partiaux du frère
de Musset ; nous voyons bien clairement qu'il voit toute la
vie d'Alfred de Musset <■( ses œuvres à travers le prisme
de son frère Paul. Si, par moments, il s'écarte des apprécia-
tions do ce dernier, c'est dans le but de charger encore
davantage George Sand. Paul de Musset, comme nous
l'avons vu, s'évertue à diminuer le rôle de George Sand
dans la vie de son frère, et c'est dans ce but qu'il exagère
les rôles de Mmc Colet et de Pauline Garcia, ceux de
Mme Kalergis, de Rachel, de la princesse holoiojoso et celui
de la petite modiste qui a servi d'original à Bernerette, «'!<•.
Lindau veut que son livre soit le développement de ce
thème : <|ue dans toute la vie d'Alfred de Musset il n'y
eut qu'un seul amoui-, George Sand, et que cet amour.
après avoir empoisonné sa vie par le mensonge et la tra-
hison, l'avait perdu. 11 termine son ouvrage par les mots :
« Eine an ifim ver'ùbtc Luge fuit ihn zu ( jrttnde gerichr
tet » = « In mensonge qu'on avait commis envers lui
L'a perdu ». 11 est donc évident qu'en usant des renseigne-
ments fournis par Paul de Musset, Lindau ne les accepte que
pour les besoins de sa cause, qu'il s'efforce d'atténuer tous
GEORGE SAM)
les entraînements et 1rs amours postérieurs de Musse! et
qu'il tâche de nous faire croire que Musset, comme Ler-
montow, « en aimanl ailleurs n'a jamais oublié le regard de
ses yeux* ».
Nous laissons au lecteur le soin déjuger, par son impres-
sion personnelle, lequel des deux biographes de Musset
lui paraît avoir raison sur ce point. La seule chose ô
laquelle nous attachions de l'importance, c'est d<- montrer à
quel degré le désir de charger George Sand oblige les écri-
vains qui sont ordinairement le plus d'accord entre eux,
à se contredire les uns les autres. Une autre observation
que nous axons encore à faire, c'est que Lindau, en inter-
prétant les actes el le earaelère de ( reorge Sand. prend pour
point de départ, que c'était une nature raisonneuse, réflé-
chie, que ce qui dominait elle/, cette femme, c'était la froi-
deur (?), l'incapacité d'éprouver un sentiment ardent.
spontané et chaleureux (tout cela joint à une « profonde
immoralité », caries biographes de Musset ne veulent
pas parler autrement d'elle). Voilà qu'à L'appui de cette
thèse et, comme nous le savons, sans posséder sur cet
épisode vénitien presque aucune donnée positive puisée
dans quelque œuvre tant soit peu historique, Lindau
recourt à un procédé fort risqué, bien que déjà employé
avant cl après lui par différents biographes. 11 nous donne,
comme sources, dos ouvrages de pure imagination ou
mi-autobiographiques, tels que Elle et lui. Lui ri Elle,
Lettres d'un voyageur , quelques passages de la Con-
fession d'un enfant du siècle et enfin Lui de Louise
Golet (livre que tout le monde reconnaît unanimement
comme iiiHigne de confiance à cause de ses futiles bavar-
1 Un vers de Lermontov .
GEORGE SAM) 55
dages e1 de sa fausseté bien avérée). Il faut voir aussi
comment Lindau procède dans ses citations : qu'il s'agisse,
par exemple, d'une chose soi-disani dite par Musset, il
L'emprunte à un des volumes que nous venons de citer,
taudis que la réponse « faite par George Sand » esi puisée
dans un autre ouvrage et une « nouvelle réplique » de
lui dans un troisième livre l. Semblable procédé esl le
comble de ce qu'un biographe peu scrupuleux peut se
permettre; il ne serait que trop facile, de cette manière,
d'imputer n'importe quoi à n'importe qui ! Mais si ce pro-
cédé nous cause une surprise désagréable en le rencon-
trant une première fois chez Lindau, il nous froisse bien
plus encore lorsque nous retrouvons (-(^ mêmes citations
arbitraires empruntées à différents ouvrages cl groupées
de façon à former un tout complet dans un autre livre,
celui de Frédéric Niecks2. 11 est vraiment étonnant que cet
écrivain sérieux, le meilleur des biographes de Chopin, cl
qui a su, en général, se montrer consciencieux envers
George Sand, qui analyse .si bien les raisons pour les-
quelles deux caractères aussi dissemblables (pu- ceux de
George Sand et de Musset, ne pouvaient se comprendre
l'un l'autre, et pourquoi leur liaison dura assez peu de
temps, il est étonnant, disons-nous, (pièce nT'in.' .\iecl
lecKs,
drs qu'il se met à apprécier les causes de la fragilité des
rapports entre George Sand et Chopin, perde tout à coup
sa pénétration ordinaire et se fasse sciemment partial, mes-
quin et chicanier. En le lisant, nous nous heurtons de
nouveau à di's contradictions. A l'opposé de Lindau. il
1 Le lecteur verra que nous n'avançons rien -.ne pr uves s'il prend la
peine de lire ce <|"'' cite Lindau aux pages l-"- 157 -•) surtoul 132
! Frédéric Niecks. /'< . Chopin ah Mensch und Musiker, ûbers, \<>ti
\)< W. Langhans. Leipzig, Leuckart, 1890.
56
«iKORGK SAM)
base toutes Les explications qn'il donne du caractère de
►George Sand sur une phrase de Y Histoire de ma Vie. d'où
il ressort qu'elle avait une nature follement passionnée,
qu'elle était esclave de ses passions, incapable de se
•dompter, de raisonner, de remplir un devoir, ne cédant
guère qu'à l'impulsion du moment. Mais, dès qu'il lui
incombe de prouver qu'elle était une nature fausse el toute
de réflexion (?), il laisse son sujet dan- l'ombre et l'on voit
de nouveau apparaître, sur La scène, la fameuse page de
Lindâu avec ses citations par bribes, et G< ad rede-
vient une froide raisonneuse, une vraie a Ladv TartuH
Dans le livre de Nieeks, toutes ces citations ne viennent
-que de quatrième main, mais cela n'embarrasse nullement
l'auteur. Cette manière de narrer Les faits nous pi
dans un étonneinenl profond. Ce procédé mais parait
tout à t'ait antihistorique; il n'est nullement en rapport, du
reste nous aimons à le reconnaître, avec la narration -
rement persuasive et sérieuse de Nieeks, qui s'attache à ne
jamais citer un fait de la \ie de Chopin OU de toute autre
personne, sans L'avoir d'abord soigneusement vérifié. Mais
il s'agissait de condamner- George Sand, et... l'exactitude
historique, l'impartialité sont oubliées !
Notons encore un autre trait. Dans son récit biographique,
Nieeks prend pour guide V Histoire de ma Vie et la Corres-
pondance de George Sand et semble donner créance
deux livres. Mais, lorsqu'il s'agit de L'excursion laite à Ma-
jorque avec Chopin, Nieeks n'hésite pas à affirmer que les
lettres et les souvenirs de George Sand sont un tissu de
mensonges et de faussetés; à chaque pas, il prodigue des
remarques dénuées de tout fondement, pour inspirer au
leeteur une méfiance complète de ce qu'elle raconte (voir
Nieeks, t. II, p. 42, 44, 47, 48, 49. 83). En plusieurs en-
GEOHGE SAM) 57
droits, il se montre mesquinement chicanier et partial. Que
Chopin confonde les jours et les dates, les numéros d'opus
de ses œuvres ou bien le chiffre exact delà somme qu'il a
reçue pour chacune deses œuvres, cen'esl là « qu'un oubli »,
une a distraction compréhensible ». Mais que, dans une
lettre de Majorque, George Sand écrive que la douane,
pour un piano expédié à Chopin à Palma de Mallorca, ait
exigé 300 francs, tandis que dans un Hiver à Majorque,
— souvenirs écrits de mémoire — la somme citée soiCde
100 francs, cette différence est attribuée à la rage que
George Sand a de tout enjoliver, de tout exagérer. Nous
croyons pouvoir dire que, jusqu'à Niecks, aucun critique,
si hostile qu'il se soit montré envers George Sand, ne
l'avait jamais soupçonnée de cupidité, u'avait attaché
aucune importance à ce qu'elle dit dans VBistoire, que
l'une des causes de son départ pour Paris, en 1831, avait
été précisément le désir d'avoir plus d'argent ; aucun
d'eux n'a prétendu que l'argent seul eût été le mobile de
son divorce, que les mauvais traitements de son mari et les
autres chefs d'accusation qu'elle portait contre lui, n'avaient
été invoqués au tribunal que pour les besoins de sa cause.
Tout au contraire, les amis et les ennemis de George Sand
sont unanimes à reconnaître qu'elle était si peu économe,
qu'elle s'entendait si peu à faire d(is épargnes et à conduire
ses affaires, en un mot, qu'elle attachait si peu de prix au
vil métal, qu'elle se laissait toujours duper, jetait l'argent
par les fenêtres, donnait à droite et à gauche et aimait à
venir en aide aux autres autant qu'elle le pouvait. C'est
là un l'ail que tout le monde, et elle-même, reconnaissent «'I
que Niecks admet comme tous les autres. Il est donc bien
naturel qu'une capitaliste aussi peu sérieuse que le fut
George Sand. ail pu oublier le chiffre exact de la somme
58 GEORGE SAM)
exigée par la douane des îles Baléares, Laquelle douane
(il ensuite, comme une vraie marchande, rabais <!<• la
moitié de ce qu'elle avait demandé. Il esl évidenl <|ur ce
dernier détail était bien resté dans la mémoire de George
Sand, qui n'oubliait jamais aucun fait typique, caractéris-
tique ou particulier, avant trait à des mœurs ou à des cou-
tumes locales ; tandis qu'elle était absolument insouciante
dès qu'il était question de chiffres ou de comptabilité. 11
est très naturel qu'elle ait pu oublier si c'était six ou
sept cents francs qu'on leur avait réclamés, tout <-n
se rappelant parfaitement, qu'après avoir demandé cette
somme, on Taxait réduite de moitié. C'est même là, selon
nous, un trait bien caractéristique pour une nature artiste.
Nous comprenons très bien que les chiffres exacts se
soient évaporés de sa mémoire, mais nous sommes con-
vaincus que, si elle avait, comme tant d'autres, gardé
pendant des dizaines d*annéés des factures déjà acquittées,
et si elle les avait consultées avec intérêt de temps à autre,
ce ne sont pas ces malheureux chiffres de sept cents et de
qualre cents qu'on trouverait dans un Hiver à Majorque,
mais bien six cents et trois cents.
Si nous nous sommes arrêté si longtemps sur cette
mesquine chicane, c'était à dessein de montrer. encore une
fois au lecteur, à quel point un auteur peut s'accrocher à
tout, lorsqu'il veut prouver la fausseté, le mensonge et
l'incertitude des témoignages de George Sand et de ses
deux ouvrages : un Hiver à Majorque et Y Histoire de ma
Vie. Quant à nous, nous le répétons, elle est, à nos yeux,
une nature incontestablement sincère, ardente, spontanée.
Telle est l'opinion de tous ceux qui Tout connue person-
nellement. Telle fut la nôtre lorsque, après plusieurs
années de travail, nous avons essayé de nous rendre
GEORGE SAM» 59
compte de la physionomie totale de l'image qui s'était
dressée devant nos yeux durant ces années, tant sur les
témoignages de ses contemporains «nie d'après ses œm res,
où la figure de l'auteur se dessine, pour ainsi dire, à son
insu, ou encore d'après les récits où elle parle d'elle-même,
volontairement.
11 est temps de donner ici notre avis sur la question que
nous avons déjà effleurée en passant, à propos de l'ouvrage
de Lindau, à savoir : s'il est possible de profiter d'oeuvres
d'imagination comme de documents véritablement histo-
riques, pour écrire sur un auteur un ouvrage biographique?
Il est impossible, selon nous, d'accepter, pour données
exactes, des faits, des traits et des explications de phéno-
mènes quelconques tirés d'une œuvre de ce même auteur.
S'il n'es! pas douteux, en effet, que ce qu'écrit Tant. mu- b
été inspiré par des faits réels, des conversations, (\r> événe-
ments auxquels il a pris part, il esl certain, aussi, que cela
a été soumis au travail de la création — à ce procédé chi-
mique qui tire, d'éléments composés, connus de l'auteur el
parfois du lecteur, — une nouvelle matière composite, pos-
sédant des propriétés toutes différentes, des premiers ingré-
dients. Le célèbre critique Brandès, dans une conférence
qu'il a donnée à Pétersbourg en ISS" sur la Critique litté-
raire, conférence qui a paru plus tard dans le Messager de
fEurope ' . nous raconte un t'ait bien caractéristique à propos
do- métamorphoses extraordinaires auxquelles une pre-
mière donnée esl parfois soumise dans l'âme de l'écrivain^
où s'accomplit le lent travail de la transformation. L'écri-
vain danois, bien connu, Sôren Kjerkegaard étail fiancé,
lorsqu'il se convainquit que son mariage no pouvait
1 \le$8ager </<• l'Europe, octobre-novembre 1887. <ju<itr<- Confért
trges Brandès.
60 GEORGE SAM)
s'accomplir; ne voulant pas, par son refus, causer trop
de chagrin à sa fiancée, il prit la résolution de recourba
un « pieux subterfuge ». Il se mil a à la tourmenter, à
l'ennuyer pour se faire prendre en grippe et adoucir par
là le désagrémenl de la rupture. Il s'attacha à se montrer
sous le jour le plus désavantageux, afin de passer aux
yeux de tout l<i inonde pour un homme frivole, étourdi,
dans la conviction que si tout le monde le blâmait, la jeune
fille le quitterait plus facilement. Non content de cola il lit
tout son possible pour raffermir la jeune fille dans sa foi
religieuse, dans la pensée que cela lui donnerai! la force
de supporter son chagrin ». Cel épisode servi! plus tard
à Kjerkegaard pour écrire toute une série d'oeuvres n'ayant
rien de commun entre elles. Dans tous les ouvrages de
Kjerkegaard, dans son Don Juan, dans Antigone, dans
Abraham et Isaac on voi! constamment apparaître le
même personnage favori, le même sujet : In homme
aimant, possesseur d'un secret quelconque, souffrant de
voir ce secret ignoré de l'être qu'il aime, malheureux
de ne l'avoir révélé à personne, recourt à un a pieux
subterfuge » afin de ne pas porter un coup irréparable à
l'être aimé. Telle est Antigone, qui trompe celui qu'elle
aime et qui en soutire, telle est Elvire abandonnée par
Don Juan qui la trompe, telle est Abraham qui feint de
haïr Isaac, afin que celui-ci ne doute pas de la bonté de
Dieu. Le fond du sujet est partout le même, tandis que
les figures, sous lesquelles l'auteur l'a successivement
incarné, n'ont rien de commun entre elles.
Nous osons affirmer que ceux qui ont l'habitude de
chercher dans tout roman, nouvelle ou drame, quel est le
personnage qui a servi de modèle pour celui de N. ou
de X, — ceux-là n'ont aucune notion du travail de la
GEORGE SAM) 61
création, el ignorent comment on procède pour écrire des
œuvres d'art, aussi bien que le font les écrivains habitués
à faire de La pseudo-création en se bornant à copier,
d'après nature, des figures et des scènes avec une préci-
sion photographique. Les Lecteurs de ce genre vont quel-
quefois plus loin encore. Ils affirment, par exemple, avoir
entendu dire au comte Tolstoï qu'il n'a pu écrire la Sonate
à Kreutzer que parce qu'il avait éprouvé lui-même les
sentiments de Pozdnichew, et qu'il n'aurait jamais pu
créer le personnage de Natacha Rostow s'il n'avait con-
sulté des demoiselles de sa connaissance pour peindre chacun
des traits de son caractère, et s'il n'avait soumis à leur
jugement chacune de ses lignes il est enjoint au lecteur
perspicace de conclure que Tolstoï a peint le caractère des-
dites demoiselles dans le type de Natacha . Pareils
lecteurs ne restent muets que si on leur demande : « Et
comment Tolstoï a-t-il donc fait, s'il vous plaît, pour
écrire son Histoire d'un cheval1 ? A-t-il consulté pour
cela des chevaux qu'il connaissait, ou bien a-t-il éprouvé
lui-même les sensations que peut avoir un cheval? Com-
ment encore Shakespeare a-t-il pu écrire Othello ou Hamlet,
la scène des ombres dans Macbeth, le monologue nocturne
de Lady Macbeth, et celui de Juliette à sa fenêtre?...
Est-il possible que tout cela ait été éprouvé par sir
William .'.. - M;ii^ ce serait la plus pitoyable idée que l'on
pût se faire de la création artistique, que cette opinion
qu'un auteur doit avoir « vécu <> tout ce qu'il écrit. 11
est bon, cela va sans dire, que l'auteur vive de la vie de
1 Parut en français dans le volume / ToUtoï,Dtr\ - velles,
traduites par M Eléonore Tsakny. Paris, 1887, — el dernièrement
dans la Remèdes Revues, traduite pai MM. Léoo Golschman el I
Jaubert.
62 GEORGE SAM)
ses héros, qu'il soit pénétré de leurs pensées et de louis
sentiments; les pages « vécues » se distinguent toujours
par un éclat, une force tellement particulière el saisissante
que nous axons un terme spécial pour le définir : « Ces!
pénétré d'un sentiment subjectif, dit-on, d'une chaleur
subjective ». Néanmoins, il ne faul jamais perdre de vue
que toute page d'une chaleur subjective a dû, nécessaire-
ment, passer par le creuse! qui se nomme l;i création, el
subir, chez l'écrivain, l'action du travail plus ou moins
ardu. George Sand a maintes fois répété elle-même,
qu'on ne pouvait se borner à copier servilement l;i
vérité de l'existence quotidienne si l'on voulait atteindre
la vérité artistique. En racontant, par exemple, dans le
chapitre \v de YHistoire de nia vie comment le célèbre
prélat de Beaumont — son oncle — lui avait servi pour
nous dépeindre le chanoine si typique et si plein de
caractère, de Conswh, qui ne ressemble en rien ô son
prototype, George Sand nous démontre clairement qu'un
personnage de roman, pour être bien caractérisé et
typique, ne doit point ressembler à une seule personne,
réellement existante, mais à un grand nombre de person-
nages, que jamais un portrait copié directement sur
nature ne sera artistiquement vrai, mais sera au contraire,
incompréhensible comme type, plein de contradictions et
de petits détails confus. Elle répète la même chose dans
le dernier volume de Y Histoire de ma Vie à propos de la
ressemblance du prince Carol, de Lucrezia Floriani, avec
Chopin. Une faut pas chercher la vérité de la vie réelle,
là où la vérité artistique doit faire loi. Il ne faut pas vouloir
retrouver des traits et des personnages réels dans les
créations de Fart. « Il serait vraiment trop facile de faire la
biographie d'un romancier en transportant les fictions de
GEORGE S AND G3
ses contes dans la réalité de son existence. Les frais d'imagi-
nation ne seraient pas grands1. » Nous retrouvons la même
pensée ei à maintes reprises, chez Tourguéniew, dans
Souvenirs ei ses lettres à propos do* Pères et Enfants ei
de A la Vrille. Si Ton mei en parallèle les opinions de
George Sand ei de Tourguéniew avec l'épisode de l'his-
toire de Kjerkegaard mentionné plus haut, nous sommes
bien près de résoudre ce dilemme : Pourquoi, d'une
part, dans 1rs œuvres les plus objective* de la littérature,
se cache-t-il un motif invisible, subjectif et vécu, et pour-
quoi, d'autre part, ne faut-il profiter qu'avec une
extrhne prudence de V œuvre d'un écrivain, comme
matière pour écrire sa biographie ? Ces! là, cependant, un
usage fort répandu de nos joui-sot, nous le répétons, c'est là
un procédé fort risqué. Plus un homme a de talent, plus Ha
le don.de transformer la réalité en fiction poétique, ei plus il
esl Facile au biographe de tomber dans l'erreur. Ce que
nous disons s'applique aux productions de la littérature
d'imagination non moins qu'aux mémoires, aux souvenirs
et aux récits écrits après coup.
11 y a certainement de bien grandes réserves à éta-
blir à ce sujet. Il est évidenl qu'en lisant les Mémoires de
Glinka*, le lecteur a le sentiment (pie tout cela esl vrai,
que toutes les choses sont effectivement arrivées comme
rauleur- le dit.
Mais combien chacun de nous n'a-t-il pas lu, en sa vie,
de «Mémoires •> et de .. Souvenirs » où chaque ligne pro-
voque h' scepticisme !
Il est indubitable (pie les choses vraies ne passeront pas
1 Histoire de ma I "', t- 1. ch. iw.
'Michel Glinka, le plus grand des composil ara russes, Dé le
l* juin 1804, mort «mi 1857, auteur de la ' ie \><>nv /»■ Tsar el de Rousslan.
6i GEORGE sa.NI)
inaperçues même dans des souvenirs de ce genre et que le
mensonge ne trompera personne. Mais la question se com-
plique étrangement s'il s'agit de souvenirs rédigés par un
écrivain de talent, surtout si ces souvenirs a'ont pas seu-
lement trait aux personnages connus par l'auteur et aux
événements dont il fui témoin, mais encore aux événements
et aux actes de sa propre vie. Il arrive alors que L'homme
le plus véridique omet, çà ei là, certaines choses, laisse
certaines lacunes, ou éclaire certains faits à sa guise. 11 ae
peut y avoir d'exceptions sous ce rapport, et plus un auteur
a de génie, plus il est difficile de démêler de la vérité toute
nue les enjolivements dont il l'orne, ces enjolivements affec-
tassent-ils même le cynisme de Jean-Jacques ou la simplicité
exagérée d'un grand écrivain moderne pus si ce qui
explique notre peu de foi en des a Mémoires o écrits avec
talent; nous ne croyons volontiers qu'aux notes authen-
tiques, prises au jour le jour. (Nous partageons donc théo-
riquement l'avis de Niécks, mais le lecteur verra plus loin
que nous différons de lui dans L'application de sa théorie.)
Nous accordons encore plus de foi aux simples Lettres pri-
vées, — naturellement, non à celles qu'écrivent des hommes
plus ou moins éminents qui savent d'avance qu'elles paraî-
tront un jour dans l'Antiquité russe ou dans la Revue des
deux Mondes et qui les écrivent en vue de la postérité, —
mais à de simples et modestes lettres privées. En confron-
tant ces simples lettres, écrites à différentes personnes,
on se fait d'une personnalité donnée une idée bien plus
exacte que celle qu'on « tire » d'œuvres et de notices
purement artistiques ou de souvenirs destinés à la publicité.
Pour bien comprendre à quel point des lettres peinent
servir à faire apprécier à sa juste valeur une personnalité
historique, il suffît de rappeler le revirement dans l'opinion
GEORGE SAM) 65-
publique que produisit la publication de La correspondance
de Pouchkine. Que de gens se sont réconciliés avec notre
grand poète, combien ont compris V homme après la lecture
du volume de ses Lettres ! Que d'accusations contre lui sont
tombées après L'apparition de celles qu'il écrivil à sa
femme et à d'autres personnes, Lettres remplies d'une amer-
tume concentrée et d'une profonde douleur dissimulée, con-
séquence du joug qui pesai! alors sur sa vie," tandis que
jusqu'à Leur publication, La plupart des Lecteurs prétendaient
que Pouchkine raffolai! des grandeurs, qu'il aspirait à par-
venir, et que, comme Goethe, « il n'était et ne voulait être
qu'un courtisan ». Ces lettres firent découvrir en lui un
homme éclairé, un fi esprit viril » [expression deTourguéniew
à propos de cette correspondance- ' et celte opinion fui par-
par ceux-là même qui l'avaient hautement traité de
o renégat » et de « rétrograde ». Mon Dieu, mais c'était
un génie, conscient de Lui-même, s'efforçant de se sous-
traire à la perdition pour ne pas étouffer et ne pas partager
Le sort de Poléjaïew el de Ghewtchenko * ! S'il n'avait pas
eu en Lui cette force intérieure comme sauvegarde, ce n'est
pas en L837, mais en L826 qu'il serait mort, et peut-être
même plus têt, étouffé, écrasé par Les circonstances, par
venin de La calomnie <>. par Les amis, par Les <wiu>-
mis, par tous et par tout !
Qu'on nous pardonne si nous nous écartons en appa-
rence de notre sujet ; non- ne Le faisons que pour con-
damner encore une fois ceux qui s'opposent à La publica-
tion des Lettres de qui que ce soit, et non- citerons à cette
tmplè le des œuvres de Tourgw - int-Pétersb
K. l. . Préface aux nouvelles lettres de Pouchkine à sa femn
i> ai poètes puss s, qui ayant attiré sur eux la désapprobation
licolas 1 . fui iii condamn u dans Tannée. comme simples
troup
C6 GEORGE S AND
occasion les paroles de Tourgueniew : « Quand il s agit de
dégager la physionomie morale d'un ko mn le comme
Pouchkine, l'histoire entre dans ses droits et le temps voile
d'un manteau de respect tout te qui aurait pu sembler
autrefois trop intime^ ou touchant de trop près à des
hommes privés. »
Ainsi de pareils documents contemporains sur telle per-
sonnalité donnée sonl éminemment importants par leur
authenticité, leur véracité. Les Mémoires mil aussi indu-
bitablement leur importance, pourtant le biographe doit faire
un choix très délicat cuire les choses se rapportant à
l'époque même et celles qui ont été postérieurement ajou-
tées ou altérées par l'auteur, dont les idées générales ont
varié d'une époque à l'autre. Mais, Lorsque des Mémoires
ou l'histoire (l'une vie sent écrits dans le hnl de préconiser
une idée, comme les Mémoires de tlmpératrice Catherine
ou Y Histoire de nia Vie, alors tous les événements ne sont
plus considérés comme accidentels; ils forment dès lors un
ensemble indissoluble. Remarquons, à ce propos, que par
endroits, grâce à la manière intelligente, géniale même, de
tourner autour de certains épisodes en présentant avecadi
et très simplement des choses nullement simples au fond,
YHistoire de ma Vie nous rappelle (Tune manière frap-
pante l'admirable autobiographie de l'auguste amie des
encyclopédistes. La première des œuvres avait peur lui!
d'expliquer et de justifier les événements ; la seconde, de
peindre, sous forme de lïl ininterrompu le développement
d'un esprit, dont la vie extérieure s'est écoulée au milieu
des événements les plus extraordinaires. Dans Tune comme
dans l'autre histoire, on se heurte à bien des explications
forcées, mais dans les deux ouvrages, l'idée générale,
comme les traits principaux, sont conformes à la vérité. 11
GEORGE SANL) C7
n'était pas au pouvoir des deux auteurs de supprimer
beaucoup d'événements de leur vie; mais ils ont fait tout ce
qu'ils pouvaient ei devaient faire comme femmes, car
deux esprits de génie ne pouvaient pas, ne devaient pas
oublier, qu'elles étaient pourtanl femmes ; soumises à la
modestie féminine, elles ont gardé un silence discret sur
certaines choses et c'est pour elles un mérite de l'avoir
fait ; elles ont (lune droil à notre entière approbation. Cette
manière d'écrire entraîne naturellement quelques hésit t-
tions, quelques inexactitudes dans la thèse. Des détails
importants apparaissent comme insignifiants, des faits
minimes revêtent un caractère de grandeur, les choses
vagues ou obscures s'éclairent, grâce à la lumière éblouis-
sante projetée par un esprit brillant ou par le voisinage d'un
fait éclatant, le criard et !•' tranchant s'estompent dans
l'ombre des observations générales, spirituellement inco-
lores, ou (Tune profondeur obscure à dessein. On esi forcé
de lire entre les Lignes, mais l'ensemble, surtout dans
['Histoire de ma Vie, est tout à fait conforme à l'idée
générale. Aussi faut-il, si nous voulons dégager la vérité
de ces deux géniales autobiographies, rejeter les détails
sans importance et nous contenter de suivre !«' développe-
ment de l'idée générale, dans l<i premier comme dans le
second ouvrage. Nous nous trouverons, par là, sûrement
sur l;i bonne voie et nous n'aurons pas à craindre de nous
égarer dans la brume des obscurités, ni dans la noire
forêl des contradictions,
l);in^ ce livre, qui parait après d'innombrables biogra-
phies, d'ouvrages el d'articles critiques sur George
Sand, nous ne ih»u^ permettrons nullement, répétons-le,
de redire l<>ui ce <|u«' nous raconte {'Histoire de ma Vie,
car nous ne La considérons pas comme un « document >.
68 GEORGE SAM)
D'un autre côté, nous n'avons pas non plus la prétention de
ne faire connaître que des faits entièrement nouveaux,
ignorés de tous, de ne publier que des documents inédits.
Nous nous proposons de donner, d'une pari . une biographie
vraiment historique de George Sand, c'est-à-dire L'histoire
de sa vie el de ses œm res, basée sur des documents el des
faits exacts et neufs ; d'autre pari . de signaler el <l<- réfuter,
ne fût-ce que Les plus importantes des innombrables erreurs
et altérations préméditées que L'on rencontre dans les diffé-
rents ouvrages sur George Sand. Enfin, nous tâcherons de
donner un aperçu critique de ses œ\i\ res, tant de celles que
tout Le monde ;i Lues que de celles qui sont peu ou ne sont
point connues. Hâtons-nous d'ajouter et de répéter qu<
1° Pour tout ce qui concerne les personnes <|ui ont,
d'une manière ou d'une autre, approché* reorge Sand, nous
avons tâché de puiser nos renseignements dans Les bio
phies qui Leur sent favorables. Tout en péchant souvent,
il est vrai, contre la véracité des détails et des couleurs
sous Lesquelles elles nous représentent George Sand elle-
même, ces biographies nous dépeignent bien plus véridi-
quement les personnes auxquelles elles sont coosaci
La sympathie n'est pas toujours aveugle, elle contribue
souvent, au contraire, à ne pas faire perdre de vue au bio-
graphe le moindre petit trait, tandis (pie, si L'auteur avance
quelque ehose pour condamner ou faire remarquer Les
défauts de son héros, nous pouvons sans crainte nous
fiei* à son opinion ; semblable auteur peut pécher par fai-
blesse ou par indulgence, mais il n'ira certainement pas
jusqu'au mensonge, à la calomnie, et ne travestira pas la
moindre peccadille en un crime impardonnable. C'est le
système que nous nous sommes efforcé de suivre dans tout
-notre travail, c'est-à-dire de ne juger les personnes qui
GEORGE SAM)
jouèrent un rôle plus ou moins important dans la vie de
George Sand que d'après les témoignages des écrivains
qui leur sont sympathiques. C'est le seul moyen de nous
rapprocher de la vérité, s'il ue nous esi pas donné d'y
atteindre. Il va sans dire que les assertions d'un biographe
perdent à nos yeux toute valeur, lorsque ses sympathies
pour telle ou telle personne le conduisent jusqu'à la par-
tialité ou au manque de conscience en le portant à calom-
nier George Sand.
2' Nous regardons comme procédé suranné et hypocrite,
nuisible à George Sand elle-même, 1.' silence que gardent
ses biographes sur certains faits et même sur des époques
entières de sa \ ie.
3 Nous ne pouvons considérer les œuvres d'imagination,
même celles qui contiennent des faits pris sur nature,
comme des documents vraiment historiques : nous les cite-
rons parfois et nous n'y ferons allusion qu'en qualité de do-
cum< nts |>-\ chologiques servant d'illustrations à notre récit.
I VHistoire 'If ma Vie nous paraît insuffisante el peu
exacte pour les données chronologiques H précises de la
\ ie de ( reorge Sand.
Nous divisons 1<"- sources auxquelles nous avons puisé
pendant notre travail de di\ ans, en l^>< uments proprement
dit- et en Sources littéraires et bibliographiques.
70 GEORGE SAM)
DOCUMENTS
I. — Lettres imprimées de George Sand :
1 . Les six volâmes de la Correspondance.
2. Lettres à différentes personnes qui, avant d'avoir été
insérées dans cette Correspondance ,<>nt d'abord paru — sans
changements, ni suppressions faites lors de leur publication
en volumes — dans la Revue de* deux Mondes tes I el 15 jan-
vier 1881 (36 lettres) et dans la Nouvelle Revue de 1881
(15 lettres).
3. Lettres à la comtesse d'Agoull <'l à Liszt, imprimées
également dans la Nouvelle Revue de 1881 (18 lettr<
4. Lettres à la famille Saintc-Agnan, publiées dans la
Revue Encyclopédique de 1893.
5. Lettres aux de Villeneuve, parues pour la première
fois dans le Figaro des 16 et 23 janvier cl .lu 18 septem-
bre 1881, et dans le Voltaire, du 8 mai 1882.
6. Deux lettres à Sainte-Beuve, publiées par Charles de
Loménie dans la Nouvelle Revue de 18',»;').
7. Lettres à Sainte-Beuve, imprimées en partie dans
Portraits contemporains (vol. I), puis encore parues dans
la Revice de Paris de 1896, et dans le volume des Lettres à de
Musset et Sainte-Beuve, édité par Lévy en 1897. avec pré-
face de M. Rocheblave.
8. Lettres à Alfred de Musset qui ont aussi paru pour la
première fois dans la Revue de Paris de 1896, avec des notes
d'Emile Aucante, ainsi que les lettres et les fragments de
lettres à Musset, publiés par Mme Arvède Barine, le vicomte
de Spoelberch, MM. Marié ton, Rocheblave, et autres.
9. Lettres à Emile Regnault, publiées par Henri Amie (frag-
ments) dans son article « Défense de George Sand » (le
Figaro, 2 novembre 1896).
GEORGE SAND 71
10. Lettres à l'abbé Rochet parues dans la Gironde litté-
raire du 25 novembre 1883, dans les Nouvelles de l'Intermé-
diaire de \Woelfans\n Nouvelle Revue du lo novembre 1896
au lo janvier 1897 (cinq numéros.)
11. Lettres à Michel de Bourges parues sous le titre de
Lettres de femme avec des dates arbitraires et des noms
changés, dans hi Revue illustrée de 1890-1891. 'L'authenticité
de ces lettres est indubitable ; nous en parlerons en son lieu.)
12. Quatre lettres à Liszt publiées par Mme La-Mara dans
le volume des Briefe hervorragender Zeitgenossen an Franz
Liszt.
13. Dix lettres à M. Dudevant publiées par le vicomte de
Spoelberch de Lovenjoul dans le Cosmopolis de 1896, et
réimprimées dans son livre : la Véritable histoire de « Elle
et L u i » .
1 i . Lettres au Dr Pagello imprimées par le Dr Cabanes dans
la Revue hebdomadaire de 1896, et par M. Rafaello Barbiera
dans Y Illustrazwne Italiana de 1881.
15. D'innombrables lettres à diverses personnes et publiées
jusqu'à ce jour dans différentes revues, journaux, mono-
graphies et biographies.
La plupart de ces monographies et biographies sont indi-
quées dans la liste bibliographique à la fin du livre.
II. — Lettres à (George Sand ou à des tiers, mais se rappor-
tant à George Sand. Par exemple : les lettres de Flaubert, de
Musset, Sainte-Beuve, Lamennais, Delacroix. Chopin, Auré-
lien «le Sèze, Barbes, Liszt, la comtesse d'Agoult, Heine,
des deux Dumas, Tourguéniew, Victor Hugo, Tattet, M"'c de
Musset, Pagello. ele.
III. — 1. Lc> notes journalières (non les Mémoires écrits
après coup), comme le journal de Delacroix, celui de Pagello,
des Goncourl el d'autres.
-2. Pages de journal de George Sand elle-même : les unes,
tirées de celui qui est de date antérieure, son! reproduites
dans Y Histoire de ma K*e, lés autres, écrites pour Mussel en
1834-35 onl paru par fragments dans les livres d'Arvède
72 G-EORGE S AND
Barine, de MM. de Spoelberch. Marié ton, et dans la préface
de M. Rocheblave aux lettres de G. Sand à Musset (édit.
JLévy).
B
I. — Lettres inédites, ainsi que celles qui. jusqu'à pré-
sent, ont été imprimées avec des passages supprimés ou
tronqués :
1. 93 lettres d'Aurore Du devant ù. son mari (3 billets
•écrits avant le mariage, § lettres de 1824, ."> de 1825, 2 de
1826, 10 de 1827, 7 de 1828, 10 de 1820. 17 de 1830, 17 de
1831, 7 de 1832, 4 de 1833 ei 6 de 1834). Dix de ces lettres
ont été publiées par M. de Spoelberch dans le Cosmopolisde
1896. (Voir plus haut.)
2. Lettres d'Aurore Dudevaul à sa mèreel celles de Sophie-
Antoinette à sa fille et à son beau-fils.
3. Lettres d'IIippolyte Châtiron à sa sœur el à son beau-
frère, et d'Aurore à son frère.
4. La correspondance entre Zoé Leroy. Aurore Dudevant
et Aurélien de Sèze.
5. Lettres inédites d'Aurore à M. Caron, cl lettres de Dude-
vant et de Ghatiron à ce même Caron.
6. Lettres inédites de George Sand, — ou imprimées jus-
qu'ici avec des passades supprimés ou tronqués, — à son fils
Maurice, à Duvernet, Boucoiran, Dutheil, Papet, Guéroult,
Rollinat, Dumas, Leroux, Louis Blanc. Grzymala, Félicie
Sandeau, etc., etc.
7. Suite et fin de la correspondance avec Michel de
Bourges, qui n'a pas paru dans la Bévue illustrée.
8. Lettres inédites à George Sand par divers : Mlles Emilie
Wismes, Jane, Aimée et Chérie Bazouin; Mlle Crombach,
Mme d'Agoult, MMmes Pauline Viardot, Arnould Plessy :
MM. F. Rollinat et la famille Rollinat, Néraud, de Latouche,
de Sèze, les frères Leroux, Em. Arago, Geof.-Saint-Ililaire,
Meyerbeer, Chopin, Liszt, Dessauer, Muller-Strubing, Charles
Marchai, Bakounine, Magu, Gilland, Perdiguier, etc., etc.
GEORGE SAM) i3
9. Lettres de If. Dudevant et d'Aurore Dudevant à leurs
avocats, lors de leur procès, tous les documents concernant
ce procès et les lettres de Dudevant à Ilippolyte Chatiron,
s'y rapportant.
10. Lettres à Marie Dorval.
11. Journal complet envoyé en 1835 à Musset et dont
M,ne Jaubert et sa fille avaient pris une copie (comme l'af-
firme Paul de Musset). Voir les chapitres vm et ix de ce livre.
12. Lettres de Dudevant à sa femme.
II. — Toutes sortes de documents inédits, billets, notes,
lettres, se trouvant dans des archives privées.
III. — Calepins, cahiers et journal intime de G. Sand, de
1817 à 1876.
SOURCES LITTÉRAIRES ET BIBLIOGRAPHIQUES
I. — Ouvrages et mélanges autobiographiques et demi-
autobiographiques de (j«'urge Sand :
Un voyage en Auvergne ;
Lettres d'un voyageur ;
Histoire de ma Vie ;
Nouvelles lettres <fun voyageur;
Journal d'un voyageur pendant la guerre;
Souvenirs de l<sï<s ;
La blonde Phœbé;
Mon grand oncle ;
La nuit d'hiver;
Fragment d'un roman qui n'a pas été fait ;
Impressions et souvenirs ;
Promenades autour d'un village.
IL — Mémoires el Souvenirs par divers.
Vk GEORGE SAM)
III. — Monographies, biographies, cours de littérature,
articles de journaux, encyclopédies, dictionnaires, notes et
notices les plus courtes se rapportant à George Sand, à son
époque, ou à ses contemporains.
IV. — Œuvres d'imagination, vers, nouvelles, romans, etc.,
contenant des données biographiques ou autobiographiques,
et fréquemment cités comme « sources a pour l'histoire de
George Sand.
Nous nous sommes déjà prononcés là-dessus : ces préten-
dues sources ne peuvent guère servir que d'illustrations à
L'histoire véritable.
V. — Œuvres complètes de George Sand.
Enfin, nous avons pu proflter des indications et des ren-
seignements oraux donnés par des parents, des amis el
des contemporains de George Sand.
Résumons-nous : dans noire travail, nous tâcherons de ne
point nous éloigner des faits vérifiés sur documents, nous ne
nous engagerons pas dans des hypothèses, nous ne suivrons
point notre imagination là ou les Faits positifs font défaut,
nous tâcherons en général d'être strictement historique,
et enfin, nous nous souviendrons de ceque Pouchkine a «lit
à propos de Voltaire : « Tout nous est précieux d'un grand
homme, même le mémoire de son tailleur. »
CHAPITRE II
Ancêtres et parents de George Sand. — Aurore Dupi'n considérée
sous le point de vue de ses traits héréditaires.
George Sand naquit à Paris le 1er juillet 1804, dans la
maison portant le D° 18 de la rue Meslay. Tous ses bio-
graphes indiquent pourtant, presque unanimement, le 5 juillet
comme date de sa naissance. George Sand elle-même étaii
restée longtemps dans l'erreur à ce sujet. Elle croyait être
née le 5 juillet, jour qu'elle fêta toute sa vi<\ et ce ne fut
que peu d'années avant sa mort qu'elle apprit la vraie
date Tour ne rien déranger aux vieilles habitudes de
famille, elle continua de célébrer le •"> son anniversaire de
naissance. Aux pages il!), 72, 7i et 77 (ch. vm du
tome II de Y Histoire de ma Vie\ édit. I/\\ . George
Sand place sa naissance au b juillet 1804 M> messidor
an XII de la République, an I de l'Empire . mais à la
page si du même livre, <'11<- donne déjà la date exacte du
1 2 messidor Ier juillet . Elle raconte, dans le mêm ! ouvrage,
que plusieurs de ses parents croyaient qu'elle avait été ins-
crite dans 1<- registre de la mairie au lieu d'une sœur ou
d'un frère à elle, mort tout enfant, tandis qu'elle-même
serait née en ltf()2. Ci' n'est qu'en 1847, lorsqu'elle était
«•H train de ranger certains papiers de famille, qu'elle décou-
1 Chaque lui- que non- citerons cel ouvrage, qous bous reporterons
•i l'édition <!«• Calmann Lévy, parue en I volumes en is
76 GEORGE SAM)
vrit qu'elle était bien elle-même, et non l'usurpatrice invo-
lontaire de L'étal civil d'une autre. Voici ce document
authentique qui ne permet aucun doute sur son jour de
naissance. A la sacristie de l'église de Saint-Nicolas des
Champs, on trouve ce qui suit dans l'un des registi
« L'an mil huit cent quatre, le 2 juillet, a été baptisée
Amandine-Aurore-Lucie, fille légitime de Maurice-François
Du|)iu, cl de Antoinette-Sophie-Victoire de la Borde, rue
Meslée, n" 15.
« Parrain a été Armand-Jean-Louis Maréchal. Marraine a
été Marie-Lucie de la Borde, tante de L'enfant '. »
George Sand dit dans VHistoire de ma Vit que sa venue
au monde ne coûta presque aucune souffrance à sa mère.
Parée, ce jour-là, à l'occasion d'une fête de Famille,
Sophie-Antoinette dansait joyeusement aux sons du violon
du jeune Dupin, dans un cercle d'amis intimes. Au milieu
(rime contredanse elle sentit les premières douleurs,
glissa inaperçue dans la chambre voisine, et bientôt, sa sœur
vint annoncer au jeune mari qui n'avait |>;i^ quitté son
violon, qu'une 611e venait de lui naître. Le Lendemain, la
même jeune tante, accompagnée de son fiancé Maréchal,
assista comme marraine, au baptême du nouveau-né, à qui
en donna le nom d'Aurore en l'honneur de sa grand 'mère,
et celui de Lucie en l'honneur de sa tante. Au baptême
de la « Belle au Bois dormant » (qui, disons-le en passant,
se nommait aussi Aurore), douze bonnes fées et une
méchante, réunies autour du berceau, exprimèrent Leurs
bons souhaits, auxquels se mêla une funeste prédiction. La
1 Ce document avaLI déjà été publié antérieurement dans le I
1881, t. III, p. (iia et dan.- le volume de M. Henri Amie (George Sami,
Mes Souvenirs. Paris, 1893). .Mais M. Amie, en le citant, se trompe en
traduisant le 12 messidor par « le 2 juillet ». Le 12 messidor 18U4 fut le
1er juillet.
GEORGE SAND 77
marraine d'Aurore Dupin, interprétant naïvement Les aus-
pices ([ui accompagnaienl la venue au monde de sa filleule
— la couleur rose de La robe de sa mère et Les sons de la
musique de son père — prédil à L'enfant une \ ie de bon-
heur. Mais au-dessus de La simple corbeille d'osier qui
servi! de berceau à L'enfanl flottaient aussi, invisible
puissantes, des forces mystérieuses, et bien que l'avenir de
La petite Aurore lut entouré <k- plus de bons présages que
de mauvais, ce n'est pas par pur caprice de sorcière que
la future George Sand était prédestinée à subir de grandes
tempêtes, à connaître beaucoup de revers et de malheurs.
Aurore Dupin apportait avec elle en ce monde Les qua-
iités et Les défauts Les plus divers, des traits de génie et
des vices héréditaires qui, soit développés et fortifiés d'une
génération à L'autre, soit modifiés et affaiblis sous l'influence
d'éléments étrangers, atteignirent en elle leur plus haute
expression. Eu prêchant, non sans arrière-pensée, et, nous
Le présumons, pro domo sua et cela bien avant Emile Zola),
La théorie de L'hérédité, George Sand démontre, à L'évi-
dence, que chacun de nous est comme Le produit de toute
une série «le générations, d'où il ressort que tous nos
vices et nos vertus, toutes nos actions bonnes ou mau-
vaises, sont comme prédestinées et dépendent bien moins
de notre volonté personnelle ou de notre éducation que
des traits héréditaires de notre nature physique et morale.
Er tome premier tout entier et une partie du tome II des
Mémoires de ( reorge Sand sont consacrés ô L'histoire de son
bisaïeul et desa bisaïeule, de son grand-père et de -.1 grand'-
mère, de son père, de sa mère et de ses autres parents,
ainsi qu'à 1;> correspondance entre La grand'mère et le père
de notre héroïne. Des Lecteurs naïfs se sont plaints d
78 GEORGE SAM)
<( longueurs ». Des critiques plus malveillants que perspi-
caces n'y ont môme vu qu'un calcul pécuniaire peu hono-
rable de la part de George Sand et du directeur de la P> i
Emile de Girardin. Il n'y a que bien peu de personnes1,
qui aient montré assez de perspicacité en démêlant 1<- but
de George Sand. Il es! certain que, dans sou Histoire^ < lie
fournit avec beaucoup d'habileté, à toui lecteur attentif, La
clé indispensable pour pénétrer son caractère, son tempé-
rament, tout sou être intime, en racontant en détail l'histoire
d'une série de ses ancêtres, en soulignant Leurs traits
divers ou quelques particularités et anecdotes de leur vie.
Sans entrer dans ers détails et sans vouloir reproduire
ici ce que chacun peut lire Lui-même dans VHistoire de ma
Vie, nous retracerons brièvement la généalogie d'Aurore
Dupin et nous nous arrêterons ensuite aux traits de carac-
tère que ses ancêtres ont indubitablement transmis à ( ri
Sand, chez qui on les retrouve sous une forme tantôt affai-
blie, tantôt saillante. Avant tout, nous attirons L'attention
du lecteur sur cette profusion d'unions et de naissances
illégitimes, sur toute cette série de sœurs el de frères
naturels vivant en paix sous Le même toit que Les enfants
légitimes, sur tous ces maris et femmes adoptant Les enfants
les uns des autres, vivant (raccord dans L'oubli du passé.
Toutes ces singularités, on les observe de génération en
génération dans cette famille issue d'Auguste 11 et contrac-
tant des unions avec d'autres familles non moins anor-
males ou étranges. L'anomalie, la bizarrerie et L'inconstance
des unions semblent fatalement attachées, non seulement
aux aïeux directs de George Sand, mais encore à la plu-
part des familles alliées d'une façon ou d'une autre à la
1 Entre autres Cuvillier Fleury, dans ses Dernières études (2 \ A..
Michel Lévy) .
GEORGE SAM) 79
sienne. L'un des biographes anglais de George Sand ! cite,
,i\ ec beaucoup de justesse, cette circonstance comme servant
à justifier beaucoup de faits de sa \ ie, ainsi que son opinion
sur ce qu'on appelle Le libre amour el la « facilité » avec
laquelle elle l'envisageait. Ce n'es! pas seulement le tempé-
rament sensuel el passionné de la famille qui se mani-
festai! chez elle, mais aussi les exemples dont elle avait été
témoin dans son enfance, cette atmosphère de relâchement
moral qu'elle respirait et dans laquelle elle grandissait,
ce ménage où le père et la mère avaient (\cs enfants « de
provenance inconnue », ce qui n'était ignoré de personne,
et où cet ordre de choses, plus qu'étrange , était considéré
comme simple et naturel. Ces impressions et les déductions
inconscientes qui en résultaient s'incrustèrent pour tou-
jours dans rame de George Sand. Jusque dans sa vieil-
. mère el grand'mère idéale, d'une exigence morale
sévère pour elle-même et les autres, elle ne put jamais se
défaire d'une certaine indulgence lorsqu'il s'agissait de ce
qui s'appelle l'amour physique. Elle se montra toujours
indulgente dans ses jugements -m- les liaisons (\r> jeunes
amis el des parents qui L'entouraient. Le respect que nous
devons ;'< des personnes qui sont encore en vie ne nous
permet pas d'initier le lecteur à des faits, à des récits que
nous connaissons, mais nous ne pouvons passer sous ^il<n«-<-
L'étrange impression qu'ils <>nt produite sur nous. Ceux
qui nous l<^ ont racontés ne nourrissaient aucune mal-
veillance envers George Sand; ils n'avaient d'autre but
<pif de prouver la largeur de ses opinions et son indulgence
envers La pauvre humanité pécheresse, (le trait de George
Sand, nous L'attribuons bien plu-- aux habitudes de pensée
1 Blackwood'a Bdinbnrgh. Magazine, vol. <:\\i (J&nn&ry-Jane 1877
80
GEORGE SAM)
héréditaires et aux impressions premières de son enfance
et de son adolescence, <|uïi l'influence postérieure des
théories romantiques de L830.
La table généalogique ! d'Aurore Dupin nous apprend
* Comme le prouvenl .l l'évidence les deux tableaux généalogiques
ci-dessous, George Sand es1 nne parente éloignée des ramilles royale
el impériale de France e1 d'Allemagne.
Frédéric- A ufjHstr II,
électeur de Saxe
(Aurore de K
A uguste III
roi de Pologne
Marie JoBepha il'
(épouse du Dauphin, lils de Loin- XV)
Louis XVI, Louis XYIU
■rrières)
.1/ 1 Saxe
ii premièi e noce mai le Son
puis M'" Dupin il<- Prancueil)
Maur Bth Dupin
I (marie a Sopliie-Victoire-Antoi"
Dette I
Aurai' ^-tnd)
II
,li ln-Gi obch b, électeur de Bran lebourg.
Joachim- Frédéric
électeur de Brandebourg
Jean-SimsmcNR
électeur de Brandebourg
I
Geûrges-('h a
électeur de Brandebourg
FrÉDÉR1C-Gi 1LLAI ME
Le Grand Electeur
Frédéric 1er
roi de Prusse
Frédéric-Gullaume l01
I
HENRl-Al GISTE
prince de Prusse
Frédéric-Guillaume II
FrÉDÉRIC-Gi IIX.U ME 111
r ' ,«
GUILLAUME lir
Chhii
Biargra'* de Bayrentb
I
-MULLE
électrice de
Jeam-Gkorgm III
électeur de S
I
. Il
électeur de Saxe, roi de Pologne
M i rice
Comte de Sa\e
M.\RIE-Al RORK DE SaXE
MuitlCE DlPlN
AlRORE DlPIN
Ce fut un certain Charles Delgaben qui envoya de Norvège, en 1872, ce second tableau
à George Sand. Elle le communiqua a Henri Amie, et c'est au livre de ce dernier que
nous l'empruntons [Henri Amie. « George Sand, Aies Souvenirs »).
G EORGE SAM) 8i
qu'elle descendait en ligne directe tf Auguste IL électeur de
Saxe e\ roi de Pologne. L'un des nombreux curants natu-
rels d'Auguste, né de la comtesse Aurore de Kœnigsmark,
beauté célèbre en son temps1, fui le maréchal Maurice de
Saxe, l'illustre vainqueur de Fontenoy, prétendanl manqué
à la main d'Elisabeth Pétrowna ei à celle d'Anna Iwa-
nowna, mais amant heureux d'Adrienne Lecouvreur el de
beaucoup d'autresdames el demoiselles, entre autres, d'une
certaine Marie Rinteau qui chantait à l'opéra sous le nom
de M"c de Verrières. De sa Maison avec celte dernière., il
naquit une fille, Marie- Aurore , d'abord inscrite sur les
registres de l'église comme fille d'un petit bourgeois, mais
reconnue plus lard, par un acte du Parlement, comme
fille du maréchal : aussi reçut-elle le nom de Marie-Aurore
de Saxe. Confiée par le maréchal aux soinsde la Dauphine,
dont il étail l'oncle naturel, Marie-Aurore ml d'abord
placée par celle dernière à Saint-Cyr, puis elle resta tou-
jours sous la surveillance de sa royale cousine. Est-ce
par- suite de cette circonstance, ou toul simplement parce
qu'elle n'avait pas hérité du tempérament dangereux de son
père ni la légèreté de sa mère, toujours est-il que la fille
de ce Maurice de Saxe, si célèbre par ses incroyables aven-
tures galantes, présente une remarquable exception parmi
tfeux et ses descendants. Non seulement on ne trouve
dans sa vie aucune Liaison illégitime, on n'\ trouve aucun
roman. Mariée à deux reprises, elle lit. chaque fois, ce
que l'on appelle un mariage de raison. Unie à quinze ans
au comte de Horn, fils naturel de Louis \\ -'. elle n'eut
'Voir .1 ce sujet le volume très curieux de Henry Blase de Bury :
de de VUittoire de ll<> Kœnigsmark. Paris, Michel
1 8
- de l.i publication de V Histoire dt I George Sand reçut
nne lettre d'un certain M. La Rivière, qui la priait, au nom de la famille
82 G E 0 II G E s a N I)
aucune relation avec son mari, sauvée qu'elle lut des suites
affreuses de cette union par Je vieux valei de chambre «lu
comte, qui eut pitié de la pauvre jeune fille el avertit soi
frère. Trois semaines après son mariage elle était veuve,
son mari ayant été tué dans un duel au milieu des fêtes don-
nées à l'occasion de sa nomination au poste de « lieutenant
du roi » à Schelestadt en Alsace. La jeune veuve retourna
auprès de sa mère ; puis, sur les instances de la Dauphine,
elle s'installa à l'Abbaye aux l>oi-. Après la mort d
protectrice, elle alla encore rejoindre sa mère qui, accom-
pagnée de sa sœur, actrice également en retraite, menait,
après on avoir fini avec ses prouesses de théâtre et autres,
une existence paisible, entourée d'amis plus ou moins let-
trés, cultivant les muses, c'est-à-dire s'occupant de musique
ou passant Ici u* temps à lire les chefs-d'œuvre de poésie et
de philosophie, à participer à des spectacles de société, à
des charades, etc. Mario-Aurore passa une quinzaine d'an-
nées avec sa mère, s'occupant comme elle de belles-lettres
et d'art, prenant part à des spectacles de société, vivant
constamment en contact avec les hommes les plus cultivés
et les plus intellectuels de son époque1. Flattée par les
de Home, dont il se disail parent, el en son propre nom, de vouloir
lui « faire connaître les renseignements qui faisaient croire à Gi
Sand qu'Ant. de Horn était bâtard de Louis XV ». M. La Rivière pré-
tendait : 1° que le nom du comte de Horn devait s'écrire de Home, et
2° qu'il n'était pas le bâtard de Louis XV. Toutefois a l'appui de cette
assertion M. La Rivière ne donnait aucune autre preuve que Le l'ait
qu' « aucune tradition de famille n'avait jusqu'ici donné l'idée •• de
cette illustre descendance, et celui que la mère d'Antoine de Horn avait
trente ans au moment où Louis XV en avait dix-sept, — ce qui ne
prouve rien non plus. D'ailleurs M. La Rivière déclarait lui-même ne
pas connaître l'acte de naissance du comte de Home et n'avoir entre le>
mains que « son acte mortuaire qui ne t'ait pas connaître son âge ».
: George Sand avait copié celte lettre, dont elle avait, de plus, gardé
soigneusement l'original; mais, à ce qu'il paraît, ne donna pas suite
à ces interrogations.
1 On trouve sur les deux jolies actrices des détails très curieux et très
GEORGE SAM) 83
madrigaux qu'écrivaient en son honneur des .'unis de tout
genre, entourée de l'adoration des habitués de Mll? de Ver-
rières, avec leur morale plus que légère du xviii" siècle,
Marie-Aurore sut « garder uses plumes, blanches comme
de la neige, une pureté immaculée ». Plus tard, à l'âge de
trente ans, elle jugea raisonnable d'épouser un vieillard
Port riche et très aimable, M. Dupin de Francueil. Au bout
de dix années paisibles de mariage, cet époux idéal, selon
elle, mourut en lui laissant, avec un fils unique, une grosse
fort nue Malheureusement, cette fortune était grevée de
dettes, parce que Dupin avait vécu comme on vivait dans
le g bon vieux temps », préoccupé, avant tout de se rendre
à Lui-même et à ses proches la vie agréable, sans aucun
souci de l'avenir. « Après nous le déluge. »
.\<mis trouvons dans YHistoire de ma Vie un excellent
portrait de cet élégant et aimable représentant de l'ancien
régime et de son existence insouciante, consacrée aux let-
tres et aux arts et à toutes les jouissances d'une culture
raffinée. Il dessinait, se livrait à des travaux manuels, jouait
du violon, Lisait beaucoup, se tenait au courant de la litté-
rature contemporaine , connaissait ions les hommes émi-
nents de son époque il eut même, pendant quelque temps,
Jean-Jacques Rousseau pour secrétaire). Morose, ou
malade, ou désœuvré, il ne L'était jamais, considérant ces
<- trois choses o comme indignes d'un gentilhomme correct
et sachant dissimuler ses souffrances jusqu'à sa dernière
heure. Ce qu'il cherchait avant tout, c'était d'empêcher sa
jeune femme de s'ennuyer auprès de lui. 11 y réussi! pleine-
ment, elle ne rappela jamais plus tard qu'avec attendrisse-
ment le souvenir de son vieil époux. M;ii-> Lorsqu'elle s'a^ isa,
intéressants dans le charmant volum • de M. i; iston Maugras, les D
selU es. l'.n is, Lé\ \ . 1890. in v
84 GEORGE SAM)
après sa mort, de mettre ses affaires en ordre, elfe s'aperçut
que la moitié de sa fortune étail dissipée. Après avoir
acquitté toutes les dettes <!<• feu sou mari. M,ne Dupin de
Francueil put, avec le restani desa fortune, achèterai! sieur
Piaron de Serennes son domaine — Nohant — qu'il aval!
acquis dans Le Berryau moment de la vente des biens natio-
naux. Elle s'y installa en 1795, et consacra toute sa vie ô
l'éducation de son fils adoré. Elle lui donna pour précepteur
un certain Deschartres, un abbé qui, après la révolution,
jeta sa soutane, s'adonna à l'étude des sciences naturelles
et de la médecine, dei in! assez bon chirurgien, et fut, dans
la suite, l'instituteur de George Sand elle-même. Il se
montra toujours tout dévoué à M Dupin, à son fils, et plu-
tard à sa petit-fille; nous aurons encore maintes fois l'oc-
casion de parler de lui.
Le jeune Maurice Dupin grandit dans la même sphère
intellectuelle que sa mère. 11 aimait à s'occuper d'art ; il
jouait fort bien du violon, avant pour la musique de grandes
dispositions qu'il avait probablement héritées d'elle, ainsi
que de son père et de sa grand'mère, et il aimait passion-
nément le théâtre. Sa mère L'adorait et il le lui rendait bien.
La tempête^e la Révolution qui éclata avec 1;» même vio-
lence sur les bons et sur les méchants, mu- Les ennemis
des doctrines libérales comme sur ses adeptes M"" Dupin
en était une; elle partageait sérieusement Les idées de Vol-
taire et de Rousseau et ne se contentait pas. comme la
plupart des gens de son monde, de copier Les petits
pamphlets contre Marie-Antoinette ou de débiter des
méchancetés contre la famille royale) , cette tempête, disoash
nous, faillit perdre les Dupin. Ils eurent à supporter des
perquisitions, des « descentes à domicile », des arrestations
<et des incarcérations; tout ce qu'ils blâmaient, eux et les
GEORGE SAM)
autres aristocrates libres-penseurs, dans L'ancien régime,
l'ut alors pratiqué par les représentants du nouvel ordre
de choses. Les Dupîn purent enfin, heureusement, sortir
sains et saufs de toutes ces épreuves, mais l'ancien
cours normal de leur existence se trouvait bouleversé;
ce qui souffrit surtout, ce fui la régularité de l'éducation
de Maurice Dupin qui fut à jamais interrompue. Il avait
;'i peine seize ans. Elevé par sa mère dans l'esprit des
idées « d'égalité, de fraternité, de liberté, » alors triom-
phante- elle envisageait cependant avec horreur la réali-
sation de ces idées au moyen (hi la guillotine et des autres
violences de l'époque . il entra, une année plus tard, dans
les rangs de l'armée républicaine. Simple soldat, d'abord,
-ou- les ordres de Masséna, puis attaché à la personne du
général Dupont, il lit, de 1796 à 18U8, toutes les cam-
pagnes républicaines et impériales, traversa l'Allemagne,
L'Italie et l'Espagne, l'ut blessé, fait prisonnier par les
Autrichiens, •■! devint plu- tard le brillant aide de camp du
brave Murât. 11 mourut subitement en 1808, tout jeune
encore, désarçonné par un cheval ombrageux et tut'' sur
place, pendant un congé qu'entre deux campagnes il pas-
sait à Xolianl. chez -a mère. Sa correspondance avec -a
mère abus le dépeint comme un jeune homme exubérant
«le vie, un peu étourdi, mai- généreux et loyal, une nature
franche et artistique, véritable type i\ii> vaillants soldats
de la République.
l'endanl les campagnes d'Italie, il lit la connaissance
d'une jeune personne fort avenante et jolie, Sophie-Antoi-
nette-Victoire Delahorde, qui partageait la vie de camp
d'un vieux général. Celui-ci était riche, tandis (pie le
jeune officier qui n'était pas encore entièrement remis de
-;i blessure, et qui se trouvai! presque -au- le sou après
GEORGE SAND
son retour de captivité, n'avait pour tout bien qu'un cœur
aimant et un physique agréable. Il n'eu es! pas moins
facile à deviner que la jeune femme envoya sa démission
au vieux général et préféra suivre Maurice Dupin en France.
Cette liaison devint plus sérieuse que ne l'aurai! pu faire
supposer la facilité de son début, et qu'elle ne paru! d'abord
à Mme Dupin qui était au courant de toutes les aventures
de son fils; elle élevait même un enfant, fruit (Tune
des anciennes liaisons passagères du jeune Dupin. ce frère
naturel de George Sand, Hippolyte Châtiron, a\ ec qui notre
héroïne fut toujours si liée. Lorsque Sophie Delaborde fut
enceinte, Maurice Dupin résolut de l'épouser. M"" Dupin
fut naturellement effrayée en apprenant cette résolution de
son fils et mit en œuvre tous les moyens, légitimes ou non.
pour empêcher ce mariage. Le passé de Sophie Delaborde
(George Sand a essayé de le gazer, mais elle aurait peut-
être mieux fait de ne pas en parler du tout était plus que
douteux, et (Tailleurs, ce n'était guère une compagne
assortie pour le (ils (Tune femme aussi distinguée, aussi
instruite et aussi cultivée que Mm* Dupin. C'est à tort que
plusieurs biographes de George Sand, surtout nos écrivains
russes de 1850 à 1880, nous présentent Marie-Aurore sous
les traits d'une « vieille aristocrate imbue de préjug
de morgue»; nous allons bientôt voira quel point elle
avait raison en supposant à ce mariage, et nous pouvons
déjà, dès à présent, comprendre les sentiments qui la gui-
daient. Il se peut que Dupin se fût bientôt convaincu de la
justesse du jugement de sa mère, si celle-ci avait pu lui parler
avec calme et lui montrer combien son choix était peu satis-
faisant, mais l'affaire fut menée trop brusquement. Des per-
sonnes bien intentionnées, Deschartres surtout, par leurs
cancans, leurs services maladroits et leur excès de zèle à
GEORGE S AND 87
aider Mmc Du[>in à rompre ce mariage, gâtèrent tout irré-
vocablement, amenèrent la discorde entre La mère <'f le
tils et, finalement, au lieu de réussir à dissoudre ce
mariage, ils en accélérèrent l'accomplissement. Le 16 prai-
rial l 1804 (au commencement de juin), c'est-à-dire moins
d'un mois avant la naissance de la future George Sand,
Dupin, à rinsu de sa mère, signa, par-devant le maire du
II arrondissement de Paris, son contrat de mariage avec
Sophie Delaborde. En 1804, le mariage civil à la mairie
primant déjà, de par la loi, le mariage religieux, il s'en-
suivit que, lorsque M'ne Dupin, avertie de ce qui s'était fait,
se ivndif précipitamment à Paris pour rompre ce mariage,
elle acquit, à son grand chagrin, la conviction qifil était
parfaitement valable et indissoluble, toutes les formalités
ayant été observées. Notons en passant ce fait singulier :
tandis que Sophie Delaborde, que les biographes à ten-
dance s'obstinent à nous dépeindre comme la représentante
des aspirations libérales des nouveaux temps, ne considé-
rait le mariage à la mairie que comme une -impie forma-
lité et ne se crut réellement mariée qu'après l'avoir célébré
à l'église, Marie-Aurore, que les mêmes biographes nous
représentent comme o une vraie aristocrate farcie de pré-
jugés •>. considérait le mariage à l'église au point de vue
des philosophes du xvm6 siècle; elle trouvait que c'était
là « une cérémonie inutile o, et ce ne fut que sur les instances
de sa bru qu'elle assista plus tard à celle « cérémonie ».
Mais nous anticipons sur les événements : à ce moment de
notre récit Marie-Aurore ne voulait plus entendre parlerdeson
fils en révolte, et lui avait défendu de se présenter à ses yeux,
1 Voir, entre autres, dans le Curieuj (2 volu , octobre 1877, n . i.
dans l'article de Charles Nauroj la date de mariage des parents de
George Sand: Du seizième jour de prairial, an douze, neuf heu
relei ée ■• ... ete,
8S liEORGE SAM)
Quelques mois s'écoulèrent ainsi, mais Le jeune Dupin
recourut à une ruse dans le bui d'amadouer sa mère dont
il savait toute la tendresse. Un beau jour, la concierge de
la maison où demeurait Marie-Aurore, \ 'ml déposer sur Les
genoux de \e vieille dame une fillette mignonne, mais
robuste, en disant que c'était un enfanl que l'on avait
confié à ses soins. Marie-Aurore se mil â caresser la petite,
à jouer avec cil*', l;i réchauffant dans ses bras, et, toul à
coup, dans ce bébé aux yeux doits, son cœur devina
l'enfant de son (ils adoré! Tout ébranlée dans ses senti-
ments, elle repoussa la petite qu'elle voulait aussitôt ren-
voyer, Le jeune Dupin qui attendait, en bas de l'escalier,
la décision de son sort, se précipita, sur un signe de la
concierge, dans la chambre <»ù se tenait sa mère, tomba
à ses genoux et obtint un pardon. Comme gag< de récon-
ciliation, Marie-Aurore passa au doigt mignon de l'enfant
la bague de rubis qui venait <lc lui servir <lc jouet,
recommandant de la remettre à La mère du bébé, ce que
Maurice Dupin (il religieusement, et George Sand garda
toujours celle bague à son doigt. Quelque temps aj
Marie-Aurore consentit aussi à voir sa belle-fille et retourna
ensuite à Nohant, Les jeunes époux, mariés à l'église en
automne, restèrent à Paris.
Maurice Dupin fui de nouveau obligé de retournera son
poste, et sa femme habita avec Aurore et son ainée Caro-
line, une fille naturelle, un petit appartement à Paris. Ce
fui là queGeorge Sand passa ses premières années dans les
conditions les pins modestes d'un petit ménage bourg
Arrêtons-nous un instant sur les traits du tempérament,
du caractère, de l'esprit et de la nature de George Sand,
I rails, qu'indubitablement, elle hérita de ses ancêtres et
qu'elle semble d'ailleurs souligner elle-même au cours de
GEORGE SAM) 80
son récit . Auguste II. qu'elle n'appelle avec trop d'indul-
gence que « le plus étonnant débauché de son temps ».
avait passé à son fils sa nature sensuelle ei dépravée, son
goût des aventures galantes. Mais Maurice de Saxe, ce fils
plus que libertin de ce grand libertin du xviif siècle, ce
coureur d'aventures qui en était arrivé à perdre un trône
pour une fredaine presque comique avec une beauté de
garnison ' — ce même Maurice de Saxe, nature-rien moins
que vulgaire, était doué d'une intelligence remarquable,
portée aux idées originales et aux vues générales d'une
grande élévation. Sous sa tente de soldat il pensai! au bien
public, il rêvai! (U>* utopies sociales, visanl à introduire
dans les différents pays de l'Europe un meilleur ordre de
choses, et portait, jusque dans les questions spécialement
militaires, cet esprit critique el profondément humanitaire
qui sait amener des réformes. Oui ne sera étonné d'ap-
prendre, par exemple, que ce Condottiere du xvnr 'siècle
rêvait déjà d'introduire le service militaire obligatoire en
remplacement du système de recrutement de son «'-p. ><|u<\ et
qu'il a Laissé à ce sujet un mémoire fort curieux. Comme
on peul Ijm-u le croire, ces tendances politico-économiques
et sociales de Maurice de Saxe n'ont pas été mises en
oubli par son arrière-petite-fille : elle s'étend là-dessus
avec une visible complaisance ch. vi du tome 1 de VHis-
toire de ma Vie .
La fille de Maurice de Saxe hérita de ses parents leurs
heureuses qualités sans rien hériter de leurs défauts et de
leurs faiblesses. On ne lui voit rien de l'esprit léger de
Ba mère, la joyeuse Si11 de Verrières, mais on retrouve en
elle tout son talent musical et sa passion pour la littérature
1 Voir YHUtoirede ma Vie, vol. [, p. 169-170.
90 GEORGE SAM)
et les occupations littéraires. Elle était excellente musi-
cienne, chantait à ravir et devint plus tard le professeur de
sa petite-fille, non seulement pour lui enseigner le piano,
mais aussi pour lui Inculquer les premières notions de la
science musicale. Type des libres-penseuses de son temps,
imbue des idées des encyclopédistes, pleine de mépris
pour les usages, les superstitions, pour tout ce <jui est
« irrationnel », enthousiaste de toute conquête dans le
domaine de la pensée libre, elle s'occupa toute sa vie des
travaux de l'esprit. Elle lisait beaucoup, faisait des extraits
et des résumés de ses lectures, prenait des notes : les
cahiers qu'elle a laissés, pleins de notes et d'observations,
témoignent du sérieux et de la force de son intelligence. Marie-
Aurore avait sans doute hérité de Maurice de Saxe cette
direction d'esprit. Elle était, comme lui, encline à systé-
matiser, à s'occuper de questions sociales et philosophiques :
heureusement pour elle, elle n'avait rien hérité de son
tempérament passionné : de toutes les passions elle ne
connut que celle de l'amour maternel. A l'observer de
plus près, on verra cependant qu'elle a porté dans cet
amour maternel, pour son fils d'abord et pour sa petite-
fille ensuite, deux éléments de passion : la jalousie et
l'intolérance, Elle transmit son goût musical et littéraire à
son fils, Maurice Dupin, qui, cependant, hérita avec son
sang, en passant par-dessus une génération, de la nature
passionnée et sensuelle de son aïeul. Son père, Dupin de
Francueil, qui s'était t'ait remarquer en son temps comme
un brillant galantin et un aimable cavalier, lui avait aus>i
transmis, avec sa « galanterie », son aimable légèreté. Les
lettres de Maurice Dupin à sa mère, pendant que celle-ci
était en prison, et celles surtout qu'il lui adressait du
théâtre de la guerre, décèlent un véritable talent littéraire.
GEORGE SAN D 9i
Aussi, n'est-ce pas sans raison que George Sand en a
publié un si grand nombre. Toul lecteur attentif se dira
tout naturellement en les lisant : « Ah, je comprends
maintenant pourquoi George Sand. dès ses premiers
débuts dans la carrière littéraire, a fait preuve de tant de
qualités de style; je comprends maintenant sa facilité
d'écrire; c'était inné en elle, le talent d'écrivain était son
sang1. » Ce n'est pas toutefois de son père, c'est de-son aïeule
en sautant encore une génération, que George Sand hérita
de cet esprit un peu didactique, enclin aux utopies et à la
systématisation. Elle a aussi bien raison, hélas, d'affirmer,
que chacun de nous o tient plus encore de sa mère que de
son père ». Et la mère de George Sand était une nature
donnée, qu'aucun frein d'éducation ne retenait, c'était
mi être primitif et vulgaire, une femme vive et artiste,
mais quasi inculte, guidée uniquement par son instinct et
son imagination, une exaltée et une déséquilibrée, dénuée
de cette finesse morale qui — transmise à sa fille —
aurait pu atténuer chez elle le tempérament dangereux et
trop ardent de son père.
tf\ous pouvons nous dispenser, nous semble-t-il, de repro-
duire i«-i le tableau généalogique de la famille d'Auguste II
en le commentant de notes dans le genre de celles qui
parent l'arbre généalogique des Rougon-Macquart : « le
'A la page 13, t. ni de ['Histoire de ma Vie, George s, uni relate ce
fait significatif que le Gis naturel de son père, Hippolyte Châtiron,
aspirait instinctivement à écrire des romans, et un jour qu'elle le but-
prit dans ses essais, et qu'ils se mirent à converser de la difficulté de
rendre ses idées sur le papier, il s'était <;.-ii. ; ,\h ça, c'i st donc une
maladie que nous avons dans le sang .' Tu pioches donc aussi dans
le vide) Tu rêvasses donc aussi comme moi ' Tu ne me l'avais jamais
dit ! •■ Châtiron avait raison. George Sand avait dans le sang le talent
d'écrivain, et ellel'avail hérité de son père, \ >ire méi le ses ancêtres
paternels.
92 GEORGE SAM)
trisaïeul et la trisaïeule, natures fbncîèremenl sensuelles b :
« le bisaïeul, forte personnalité et esprit utopique » : « la
bisaïeule, artiste » ; « la grand'mère, lettrée et esprit
fort »; « le père, nature passionnée el artistique, talent
musical et littéraire » ; « la mère, nature primitive, tempé-
rament déséquilibré, exaltation et prépondérance de l'ima-
gination »; etc. Le lecteur, nous l'espérons, trouvera
néanmoins fondée la conclusion suivante que nous dédui-
rons de tout ce que nous avons dit jusqu'ici :
George Sand, cœur ardent, plein de pitié et de l'altruisme
le plus profond ; esprit froid, enclin à tout systématiser, ;*i
tout généraliser, mais incapable d'opposer la moindre résis-
tance à une utopie ou à La violence d'une passion; tempé-
rament passionné; nature artiste dans le sens le plus large
du mot; imagination exaltée; talent littéraire de première
source et de première force.
Telle fut, en réalité, George Sand. Dès son plus jeune
âge, ce fut une nature exceptionnelle, douée de rares qua-
lités intellectuelles, mais portant en elle de funestes traits
héréditaires. Son éducation, si elle en eut vraiment une !
— l'atmosphère sociale au milieu de Laquelle s'écoulèrent
ses premières années les premières de l'Empire , — la vie
nomade, les brusques changements dans le genre et les
conditions de l'existence, ce passage perpétuel d'un milieu
à un autre : du terne et bourgeois petit monde maternel
dans le monde des grandeurs déchues, mais élégant et
raffiné de l'aïeule, ou bien dans le brillant et bruyant
milieu des guerriers napoléoniens — auquel appartenait
son père, — tout cela rendit cette nature hors ligne plus
individuellement exceptionnelle encore, et lit prendre à ses
dons naturels une extension et une voie non moins extraor-
dinaires.
CHAPITRE III
(1804-1817)
Premières années. — Les contes « entre quatre chaises ». — Napo-
léon. — .Madrid et Murât. — Nouant. — L'aïeule et la mère. —
Dédoublement moral : impressions artistiques. — Premiers
essais Littéraires. — ■ Corambé. » — Le Berry et la vie des
champs. — La religion < I le théâtre.
Les trois premières années de la \i<i d'Aurore Dupin
•ulèrenl dans le petit logis de ses jeunes parents rue
Grange-Batelière . l'eu de temps après la naissance de sa
fille, Dupin fui obligé, comme nous l'avons dit, de retour-
ner à l'armée, et Sophie-Antoinette resta toute seule avec
deux enfants, ta petite Aurore ei son aînée Caroline. La
jeune femme menait alors la vie La plus recluse e\ la plus
modeste, sans voir personne, à l'exception de sa sœur,
mariée ;'> ce même Maréchal, <pii avail été son compère au
baptême d'Aurore et demeurail à Chaillol l, el de quelques
connaissances et amis, dont le plus intime était un certain
Pierret, bon bourgeois, dévoué comme un chien à Sophie
el à -<»ii mari. Tous ses soins étaient consacrés a ces deux
petites lillf-. De l<-iii|>^ à autre on organisai! des excur-
1 han- L'été de 1805, Sophie alla passer quelques mois chez boa mari
an camp de Ifontreuil. Aurore resta pendanl ce temps chez sa tante à
Chaillot. Dans son ouvrage peu connu, Voyage en Auvergne (fragment
autobiographique écril en 1827, où dous trouvons Le premier canevas
de Y Histoire de ma] ■ - id dit qu'on l'avait « mise en sevrage
ô Chaillot*, lorsque sa mère partit pour L'Italie, el qu'elle j resta jusqu'à
94 GEORGE S AND
sions dans Les environs de Paris, ou l'on allait en bande
passer une soirée au théâtre. Mais Le plus souvent, Sophie
restait à La maison, cousant ou vaquant aux soins de son
ménage, pendant que les deux fillettes jouaient auprès
d'elle ou descendaient dans La cour pour s'amuser avec de
petits voisins qui faisaient des rondes en chantant des airs
simples et populaires.il y avait entre autres, un air bien
connu, même <l<i> enfants russes, qu'Aurore ne pouvait
entendre sans émotion :
Nous n'irons plus au bois
Les Lauriers son! coupés... etc.
Elle en éprouvait une tristesse inexprimable; il Lui sem-
blait, en l'entendant, avoir perdu quelque chose <!<■ pré-
cieux. Ce fut la première manifestation vague du sentiment
poétique qui se lil remarquer chez Le futur écrivain.
Caroline fut mise plus tard en pension, et La jeune mère,
dans la crainte de Laisser seule dans la cour la plus petite
de ses filles, et trop occupée elle-même pour la surveiller
personnellement, inventa un moyen ingénieux pour L'em-
pêcher tout à la fois de se sauver et de la déranger dans
Les soins de son ménage. Elle arrangeait, à cet effet, une
espèce de petit endos, à l'aide de quatre chaises, et met-
tait au milieu, en guise de tabouret, une chaufferette sans
l'eu. La petite Aurore qui montra presque dès ses pre-
mières années une tendance extraordinaire à la songerie,
trois ans », niais il n'en est pas ainsi. Cependant les lignes où elle nous
raconte comme quoi la bonne femme à la garde de laquelle Aurore et
sa cousine Clotilde avaient été confiées, mettait les deux fillettes sur
l'âne portant à la ville les légumes et le lait, ces lignes sont identiques
à ce qu'elle en dit dans l'Histoire. Il est évident que ce passage fut
écrit d'après ses propres souvenirs et non d'après ce qu'elle avait
entendu raconter.
GEORGE SAM) 95
à la rêverie, les yeux grands ouverts, restai! là des heures
entières, se débitant à elle-même des histoires intermi-
nables, ou en inventant de véritables épopées, dont elle
interprétait, à elle seule, tous les personnages imaginaires
el fantastiques. Jamais elle ne s'ennuyait entre ses quatre
chaises, si longtemps que sa mère IV laissât. Elle se
racontai! des romans (l'une Longueur démesurée, où elle
entremêlai! de la façon la plus fantaisiste tout ce que rete-
nait sa mémoire : bribes de contes, de chansons, d'histoires
mythologiques. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que déjà, à
cette époque, sa mère e! sa tante pouvaient constater
qu'elle aimait les « longueurs » et que ses héros pronon-
çaient des monologues sans fin. Sa tante lui demandait
souvent : « Eh bien, Aurore, est-ce que ton prince n'esl
pas encore sorti de la forêt ? Ta princesse, aura-t-elle bien-
tôt fini de mettre sa robe à queue et sa couronne d'or? »
Le fond de ces histoires, si toutefois nous en croyons
George Sand sur parole, n'es! pas moins caractéristique
que leur forme, pour Le futur grand écrivain. « 11 y avait,
dit-elle1, dans les petits romans que je forgeais alors, peu
de méchants êtres el jamais de grands malheurs. Tout
s'arrangeai! sous L'influence d'une pensée riante e! opti-
miste comme L'enfance... » Quand elle en axait assez de
ses monologues, Aurore se taisait e! se mettai! à rêvasser,
capable de rester des heures entières sur son tabouret-
chaufferette, les yeux fixés sur un seul point e! plongée
dans une Longue méditation. Quelquefois, Les autres parents
d'Aurore s'alàrmaien! en surprenan! la fillette dans ce!
étal d'engourdisement, mais la mère le^ rassurai! en
disan! : o Laissez-la tranquille, je ne peux travailler en
1 // ttoire de ma Vie, t. II. p. 167.
96 GEORGE SAM)
repos que quand elle commence ses romans entn
quatre chaises l. »
Sophie-Antoinette contribua beaucoup à développer
l'imagination et l'instinct artistique de sa Glle. Elle-même
était une âme simple, mais poétique et expansive. Tantôt
elle chantait de sa petite voix sonore, tantôt elle racontait des
contes à Aurore, mêlant sans scrupule les légendes pieuses
à la mythologie et aux contes de fée. Fondée ou non, son
idée était que l'élément fantastique est indispensable aux
enfants, que le monde des rêves enchantés est beaucoup
plus que la rigide et prosaïque réalité compréhensible et
familière leur entendement. Sophie-Antoinette avait aussi
eu elle le sentiment inné du beau et ce fut «-11*' <|ui. I;i
première, déposa dans l'âme de la future George Sand, !<•
germe de l'amour de la nature. Dans les promenades
qu'elle faisait, d'abord à pied, avec la petite, <ii plus tard
en voiture, lorsqu'elle traversait avec elle les pays incon-
nus, elle ne cessait d'attirer l'attention de l'enfant, tantôt
sur les contours capricieux «les nuages roses du soir, tan-
tôt sur la fraîcheur et la couleur d'une simple fleurette
des champs, tantôt encore sur les crêtes menaçantes des
rochers qui bordaient la route. La petite Aurore, dont
l'âme était grande ouverte 'comme toutes les âmes enfan-
tines), à toutes les impressions de la vie, était surtout
avide d'impressions artistiques. La première fois qu'elle
entendit les sous de la flûte d'un modeste mélomane qui
s'exerçait à l'étage supérieur de celui qu'elles habitaient,
l'enfant fut comme plongée dans une sorte d'extase. Chaque
parole nouvelle ou insolite à sou esprit, chaque image
neuve agissait sur elle avec une violence extraordinaire.
1 Histoire, t, II, p. 166-168.
GEORGE SAM) 07
Comme elle le difi elle-même, elle rêvait des heures
entières à ce mystérieux « oeuf d'argent •>. don! il es! ques-
tion dans la chanson bien connue que sa mère Lui chantait
en La berçant. Dans son imagination enfantine, <-ef œuf
était 1»' comble du beau et du désirable.
Telle fui la vie de la petite Aurore dans l«i modeste
appartement de sa mère.
Mais Lorsque Le jeune aide de camp de Murât arri-
vait «mi congé, sans qu'on L'attendît, Le Logement de La rue
de la Grange-Batelière se remplissait bientôt de jeunes
gens gais et bruyants. Les officiers chamarrés d'or fai-
saient sonner Leurs éperons, racontaient Leurs victoires,
campagnes difficiles auxquelles ils avaient pris par),
traits de bravoure dont ils avaient été témoins, l'hé-
roïsme des soldats, et s'exaltaient surtout en parlant de
lui, lui ! l'unique, le ( rrand ! La fillette écoutait avec rai is-
semeni ces échos de la grande épopée, et, en un clin d'oeil
tous ces récits étaient appliqués à <U'> jeux d'enfant. La
petite rêveuse, en compagnie de sa demi-soeur Caroline, de
sa cousine Glotilde et d'autres enfants, se mettait à impro-
viser et à mettre en scène tantôt une bataille, tantôt une
retraite uV nuit dans des lieux effrayants, tantôt une
marche forcée à travers des montagnes et des précipices
imaginaires. Tout était bon à ces enfants : chai-'-.
armoires, tapis et canapés : L'appartement s'encombrait uV
forteresses inexpugnables faites de tables et de commodes,
retentissait d'exclamations triomphantes ; et Les champs de
bataille d'une toise carrée se trouvaient jonchés des
cadavres de poupées mises en pièces. Kl c'était toujours
Aurore elle-même qui représentait Napoléon, !<• héros <le
1 époque ; ^<>n oom, ><>n image flottait toujours devant «-II»'.
I n joui- qu'elle se promenait avec sa mère et Pierret,
98 GEORGE SAM)
Napoléon passa, et pour le lui faire voir, on éleva la fillette
au-dessus de la foule. Napoléon se tourna un instant vers
leur groupe, el Aurore aperçut le regard vif, pénétrant,
inoubliable de deux veux admirables. Sa mère s'écria avec
enthousiasme: « Il t'aregardée! » Elle croyait fermement
que ce regard portait bonheur. Une autre fois — George
Sand se le rappela parfaitement, — comme les enfants
jouaient dans le petit jardin de Chaillot, on entendit <l<'i-
rière la haute clôture des acclamations, des piétinements de
chevaux, et, quoique invisible, un brillant cortège passa
bruyamment. La petite fille qui, du matin au soir, enten-
dait parler du grand homme, devina aussitôt quel était
celui que la foule acclamait de l'autre côté de la clôture,
car il n'y avait que lui que l'on pût acclamer ainsi ! Ne
serait-ce pas dans ces jeux enfantins, parodiant la gran-
diose épopée, surnommée l'épopée napoléonienne, et dans
l'enthousiasme avec lequel tout lé monde autour d'Aurore
accueillait toute apparition du grand homme et gardait le
souvenir de chacun de ses regards et de ces gestes, n'est-ce
pas dans cette atmosphère d'adoration pour le petit Corse,
qu'il faudrait chercher la source de ces sympathies indibu-
tablement bonapartistes qui, durant toute sa vie, el en
dépit des convictions républicaines qu'elle élabora plus
tard, couvèrent à son insu dans l'âme de George Sand et
se manifestèrent maintes fois à l'égard de différents
membres de la famille de Napoléon le Grand ? Gomme
elle se plaisait à le répéter, George Sand appartenait au
peuple par un des côtés desa nature, et dans beaucoup de
ses souvenirs et de ses récits d'alors, on retrouve les échos
de cette même légende napoléonienne, toute populaire, que
Balzac nous a si chaleureusement et si incomparablement
racontée par la bouche du vieux soldat, dans le « Napoléon
GEORGE 3AND 99
des champ* », de son Médecin de campagne. Ces mêmes
impressions, conscientes ei inconscientes, du milieu mili-
taire où elle avait vécu, permirent plus tard à George
Sand dé créer les types extraordinairemenl vivants de
militaires que l'on trouve dans ses romans.
Mais, quand le congé du jeune aide de camp arrivai! à sa
lin. lorsqu'il devail regagner son poste, les jours se remet-
taient à couler paisiblement dans le logis de la rue Grange-
Batelière, entrecoupés seulement, de temps à autre, par des
excursions à Chaillot où Ton envoyait souvent Aurore sous la
garded'une laitière amie qui conduisait et ramenait la fillette.
( lomme nous le savons déjà, elle installait Aurore et sa cou-
sine Clotilde dans les immenses paniers attachés sur le dos
de lYuie qui portait le lait à Paris. A Chaillot, les enfants
prenaient leurs ébatsdans le jardin et jouaient à la guerre,
représentant, comme en ville, les exploits (U^ armées napo-
léoniennes, gravissant de hautes montagnes, franchissant
des marais bourbeux et des rivières au cours rapide.
Mais bientôt Aurore dul affronter, sinon l< s batailles
elles-mêmes, au moins les difficultés de la vie de cam-
pagne. Dupin eut à accompagner Murât dans la guerre
d'Espagne. Sophie-Antoinette qui s'ennuyait d'être seule,
cl (le plus était jalouse de ^<>u mari qui, semble-t-il, lui eu
fournissait souvent l'occasion par sa conduite, au fond irré-
prochable, mais en apparence fort légère, prit la résolution
.le le suh iv ;'i Madrid. Elle était alors enceinte, et il «'lait de
-ii pari peu raisonnable de risquer en cet état -a santé et
celle de -mi enfant. Malgré tout, accompagnée d'Aurore et
dune dame de -a connaissace qui allait aussi rejoindre
-nu mari en Espagne, «lie quitta Paris en calèche, et
après un pénible voyage qui ne s'accomplit pas sans quel-
ques dangers, elle arrn a à Madrid exténuée et couverte de
Uni ver sua^
BIBLIOTHECA
100 GEOBGE SAM)
poussière, et s'installa dans le palais abandonné de Godoy,
prince delà Paix [Crodoy, principe de la Paz). Ce palais
avili! été réservé à Murai el à son état-major. Inutile de
souligner iei Les profondes Impressions que rapporta de ce
voyage La nature impressionnable de la petite rêveuse de
quatre ans, qui avait déjà trouvé, entre quatre chaises,
matière à dos rêveries fantastiques. Un peu plus tard, un
autre enfant presque du même âge, un autre grand poète
de La France, faisait avec sa mère !<• même voyage de
Paris à Madrid pour rejoindre son père qui occupai le
palais Masserano abandonné aussi par les Espagnols. Les
impressions que produisit l'Espagne sur Le p<-tit Victor
Hugo Purent si fortes, que bien des années après, eU
reflétèrent dans ses poésies et drames espagnols, en leur
prêtant un éclat tout particulier, ce cache! de grandeur, de
force, de passion, d'austérité, dont tout est empreint en
Espagne : nature, bommes et sentiments. Quelquefois
même, les impressions qui Lui étaient restées d'Espagne, lui
servirent de modèle dans 1rs meilleures scènes qu'il nous
a données. 11 est hors de doute que La galerie des vieux
portraits du palais Masserano ] qui avait -i fortement frappé
l'imagination do Victor Hugo curant, ressuscita bien des
années après dans l'admirable scène des portraits de son
Hernani. George Sand n'a écrit aucune œuvre puremenl
espagnole ; clic était en outre plus jeune que Efag
l'époque où elle traversa les sombres gorges (\o Pyn i
L'aride Castille brûlée par le soleil, couverte d'agaves, de
cactus, dévastée par la guerre, et, lorsqu'elle errait dans
les salles grandioses et videsd'un palais autrefois splendide,
mais alors abandonné. Les pas de Tentant éveillaient des
1 Voir : Victor Hugo par un témoin de su vie.
GEORGE SAM» 101
échus dans Le silence de mort des sombres appartements,
ri sa propre image, reflétée dans les glaces immenses de
ce vide et triste palais, effrayait la fillette. Confiée aux
soins de l'ordonnance de son père, Weber, un brave Alle-
mand qui avait Le petit défaut de « si mal sentir » que La
petite tombait en défaillance à son approche, reniant préfé-
rait rester seule pendant des heures entière--, contente de le
savoir loin d'elle, et elle se promenait en liberté dans toutes
chambres du palais. Parfois, elle allait sur le balcon qui
surplombait une place déserte, inondée de soleil, et \
demeurait Longuement, respirant L'air embrasé, comprenant
vaguement les motifs du vide qui L'environnait, pensant à
ceux qui L'avaient jadis habité, aux petits princes dont les
jouets abandonnés étaient devenus les siens. 11 lui sem-
blait qu'elle vivait au milieu d'un conte devenu réalité,
qu'elle ('tait tombée dans un palais enchanté et que le beau
prince de- contes de fée s'y trouvait avec elle. Son prince
imaginaire, c'était Mural, élégant, étincelant d'or et de
diamants. Il enchanta complètement la petite rêveuse qui
lui donna un surnom fantastique, celui de Panfarinet, sans
se douter, certainement, que ce surnom contenait une épi-
gramme fort méchante. Murât se divertissait de sa petite
adoratrice, qu'il nommait en plaisantant son aide de camp.
Le petit aide de camp reçut en cadeau un costume mas-
culin : culotte à la hussard, bonnet à poil, petites bottes ;'i
éperons et même un petit sabre. Le- détracteurs de George
Sand qui se montrèrent plus tard si scandalisés de son cos-
tume d'homme, pourront peut-être envisager comme pré-
cédent dangereux cette habitude qu'elle en prit toute
jeune, et on déduiront même L'explication du tait qu'elle
recourut si facilement à ce travestissement à d'autres
époques de sa \i--. I ta peut en compter quatre ou cinq .
102 GEORGE SAND
Cependant, en 1807, Aurore Dupin était moins frappée du
côté commode de son costume masculin que de son éclat,
de sa beauté cl de La ressemblancee qu'il lui donnait a
won père adoré et avec Murât qui La ravissait. Ce costume
lui parut bientôl trop Lourd, vu La grande chaleur qui
régnait à Madrid, et elle L'échangea volontiers pour La robe
noire espagnole qui composail sa toilette ordinaire et celle
que portait sa mère à colle époque.
Cette belle vie ne dura pas Longtemps; le moment de La
célèbre retraite d'Espagne était venu pour les troupes fran-
çaises. Mmo Dupin et ses enfants (elle avait accouché ;\
Madrid d'un enfant aveugle et malingre eurent à éprouv i
les incom dites de l'insuccès de L'armée. La retraite res-
semblait à une fuite. Epuisées par la chaleur. Les troupes
rentrèrent en France atteintes de la gale, déguenillé
affamées. Non moins triste était la position des voyageurs
qui Les accompagnaient; ils se voyaient forcés de ne jamais
demeurer d'un seul pas en arrière dans un pays dont La popu-
lation en révolte et guerrière suivait de près L'ennemi en
retraite. Les braves troupiers partageaient l«'ut ce qu'ils
avaient avec la pauvre H faible femme qu'ils voyaient in-
quiète du sort do ses enfants, mais Leurs efforts ne pouvaient
empêcher la petite1 famille de souffrir de la chaleur, de la
faim, delà soif et delà maladie. Ils offraient cordialement
leur soupe aux enfants, mais ils leur passaient aussi le mal
dont ils soufTraient eux-mêmes. Les enfants furent atteints
de la gale, et les Dupin exténués, grelottant la fièvre, se
traînèrent ainsi jusqu'à Nohant, la propriété berrichonne de
la vieille Mme Dupin, qui les reçut à bras ouverts. La vieille
dame accapara immédiatement Aurore, lui lit faire connais-
sance avec son frère naturel Hippolyte, l'installa dans son
propre lit à baldaquin, immense, frais et moelleux, et se mit
GEORGE SAM) 103
à soigner la fillette avec une tendresse toute maternelle, la
mère ayant besoin de repos. Les revers, les voyages, les
contes avaient pris fin, et dans le calme du vieux Nohant,
une paisible vie nouvelle commençait, promettant d'être
heureuse.
Mais des malheurs ne tardèrent pas à fondre sur la petite
famille, et l'on s'aperçut bientôt que la vie à Nbhant ne
serait ni paisible ni heureuse. D'abord le petit frère aveugle
d'Aurore mourut, probablement de faiblesse et par suite
de l'excès de fatigue du voyage. Peu de temps après, Mau-
rice Chipin, après une petite scène de famille, parti à che-
val pour La Châtre où il allait dîner chez de bons amis,
fut, la nuit même, désarçonné à son retour par sou cheval
ombrageux, précipité sur un tas de pierres et tué dans sa
chute.
La petite Aurore ne pouvait comprendre l'effroyable mal-
heur qui s'était abattu sur elle, mais plus que personne elle
eut à subir les conséquences du coup qui venait de frapper
si inopinément sa famille. Impossible de dépeindre l'épou-
vante, l'angoisse et le désespoir des Dupin. Marie-Aurore
faillit en perdre la raison. Elle ne put jamais se remettre
entièrement de cette secousse, et toul le reste de sa vie fut
consacré au souvenir de son fils adoré. Sophie-Antoinette
se reprochait amèrement toutes ses jalousies envers son
mari. Le vieux Deschartres qui, sous un masque de cuistre
cachait le cœur le plus tendre et <|ui adorait son ancien
élève, fut tellement frappé de celte mort que, — comme il
l'avoua plus tard à Aurore, — d'athée, il devint croyant.
La pensée que Maurice était à jamais perdu pour lui, qu'il
ne le reverrait plus, frappait tellement son cœur aimant
qu'il commença à croire à L'immortalité de rame.
La petite Aurore risquait de s'étioler entre ces trois êtres
\0t GEOBGE SAND
qui pleuraient du matin au soie, plongés dans un sombre
désespoir. Mais la grand'mère, toute désolée qu'elle était,
ne perdait pas de vue sa petite fille. Elle trouva avec raison,
qu'il était malsain pour un enfant de vivre dans cette
atmosphère de douleur et de larmes. — Klle donna ordre
de l'aire venir du village la nièce de sa camériste Julie, la
petite paysanne Ursule, pour servir de compagne «le
jeu à Aurore. Quelques jours plus lard. Ursule, installée
à Nohant, devint bien vite l'amie de La petite Dupin et Lui
pesta dévouée toute sa \ ie.
Aurore passait des journées entières dans le jardin et
dans les champs en compagnie d'Ursule et d'Hippolyte. —
Celui-ci était un petit garçon de neuf ans, robuste et pétu-
lant, avant toujours eu tête les entreprises et les espiè-
gleries les plus risquées. Ursule était une fillette délurée,
loquace, d'un caractère très indépendant; elle se posa tout
de suite sur un pied d'égalité avec Aun>re. Leur société
fut très salutaire à celle dernière, et les premières ann
de sa vie à Nohant firent à sa santé un bien extraordinaire.
Après toutes les impressions si peu enfantines des années
précédentes, Aurore put se reposer dans cette calme exis-
tence villageoise, passant son temps au milieu de cl
à son niveau, d'espiègleries et de jeux enfantins. Les
Dupin passèrent deux ans à Nohant sans en sortir, i I
deux années s'écoulèrent heureusement et paisiblement pour
la petite fille, surtout si l'on compare ce temps à l'avenir
qui l'attendait.
Aurore avait à peu près cinq ans lorsque sa mère lui
appi-it à écrire. A peine L'enfant se fut-elle assimilé le pro-
cédé de la lecture et eût-elle lu toute seule son premier
conte, qu'elle se passionna pour les livres et dévora tous
ceux qu'on lui donnait : les contes de Perrault. Berquin, un
GEORGE SAM) 165
abrégé de mythologie ei même les romans de M1"" de Gen-
lîs. Pour cette dernière, du reste, c'était Sophie-Antoinette
qui lui en faisait Le plus souvent la Lecture. La fillette
écoutait, assise auprès de la cheminée, aux pieds d -
mère, Les yeux fixés sur un écran vert sur lequel la lueur
vacillante du loyer projetai! des ombres capricieuses. Aurore
rdail tour à tour L'écran ei l<i feu; il lui semblait voir
des châteaux fantastiques, des roses d'or, des êtres bizarres,
varianl d'aspect à chaque écroulemenl do tisons, à chaque
vacillemenl desombres. En général, l'imagination du futur
écrivain se manifesta d'une façon étonnante pendant tes
années dont nous parlons. Tantôl il lui semblait que la
nymphe »•( la bacchante des tentures s'animaient cl se met-
taient à courir sur la corniche jusqu'à son lit , pour l'effrayer
et disparaître ensuite. D'autres fois, elle passait ses journées
à rêver au Prince Charmant, aux fées, aux génies, à L'exis-
tence desquels elle croyaii et dont elle attendait l'arrivée.
Sa grand'mère, — admiratrice de Voltaire, — ne voyait pas
a\<-<- plaisir ce développement de l'imagination chez lYu-
i'aul. Mais Sophie-Antoinette, comme dous L'avons dit.
comprenait d'instinct que l'élément fantastique est le propre
de l'âme enfantine; aussi, ne se bornait-elle pas à lire ou
;'i raconter des contes aux enfants, cil»' s'associait encore
aux petites entreprises d'Aurore, qui manifestait un amour
évident pour tout ce qui «'tait mystérieux, lu j< mu- Sophie
surprit sa fille occupée avec Ursule, à construire <>u ne sait
quel édifice féerique à L'aide de cailloux et de coquillages.
Sophie s'intéressa aux vaines tentatives de la fillette pour
créer quelque chose de beau qui ne ressemblât eu rien ;'»
ta banale réalité; elle se mil à L'œuvre sans perdre de
temps, disposa une petite grotte, L'orna de mousse, de
lierres, de fleurs, de coquillages et de petits cailloux roses
10G GEORGE SAND
et finit par y ajouter une petite cascade artificielle, le tout
en cachette d'Aurore qui ne vil l;i grotte que lorsqu'elle étail
déjà achevée. Le charme fui complet! La grotte fui pour
Aurore Le comble du beau et du poétique. Sophie-Antoi-
nette avait deviné la confuse aspiration à la beauté que
recelai! la jeune âme d'Aurore el cette soif qui se manifes-
tai! déjà «'liez la future artiste de créer par elle-même
quelque chose de beau. Aurore étail profondément con-
vaincue que la beauté de la grotte ravissait toul le monde;
clic fui bien peinée lorsque sa grand'mère, invitée à venir
l'admirer, ne laissa voir aucun ravissement. La grand
maman ne pouvail s'associer aux amusements puérils de
Sophie avec les enfants. Mais La jeune femme, qui resta à
moitié enfant huile sa \ ie. avait su pénétrer instinctivemi ni
le fin fond de l'âme d'Aurore. Sophie resta toujours en
contacl plus intime avec la fillette, que l'aïeule; l'enfant com-
prenait sa mère el l'aimait passionnément. Jeune el sémil-
lante, Sophie -Antoinette partageait Les jeux des petits,
bêchait leurs plates -bandes, leur construisait toutes sortes
de choses, leur chantait (\v> chansons, leur racontait des
histoires, les embrassait avec ardeur; mais, Lorsqu'il lui
arrivait de se mettre en colère, elle leur appliquait sans
cérémonie et an hasard, des claques sur Les joues «ai sur les
mains. Elle no se souciait pas de se mettre martel en tête
an sujet de l'éducation de sa tille, elle se bornait à fair<
ce que faisaient tontes les femmes de sa classe. Elle lui tit
apprendre des fables par cœur, l'initia de bonne heure à la
lecture, lui enseigna la couture et le crochet. Quant à lui
donner une éducation dans le sens large du met, il n'en
était pas même question. Par le dcgiv de son intelligence
et par ce qui l'intéressait, Sophie était aussi près de l'enfance
(pie le sont les bonnes, les femmes de chambre et les cuisi-
GEORGE SAM) 107
nières avec qui les enfants des classes supérieures passent
si volontiers leur temps. C'est ce qui arrive souvent, malgré
les défenses des parents, probablement parce que les enfants
sentent qu'il y a moins de différence intellectuelle entre eux
et ces personnes simples qu'il n'y en a entre eux et « les
grandes personnes » de leur classe. L'aïeule était précisé-
ment, aux yeux d'Aurore, une de ces « grandes per-
sonnes 9. La grand'maman adorait sa petite-fille à, sa façon,
mais elle trouvait déplacé de lui témoigner cet amour,
comme de trop caresser les enfants et de se montrer trop
familière avec eux1. Admiratrice de Rousseau, elle n'ad-
mettait pas non plus qu'on les punit et ne leur adressait des
observations, autant par principe, que par habitude, que
d'un ton réservé et froid qui leur inspirait plus de crainte
et de respect que les cris les plus furieux de la mère, quine
connaissait aucun frein lorsqu'elle était déchaînée contre ses
enfants. Marie-Aurore aurait désiré élever s;i petite tille
selon ses convictions, orner son esprit et le diriger avant
tout dans la voie de la raison : c'est-à-dire l'habituera réflé-
chir sur les phénomènes de la vie, — Irait distinctif de la
philosophie et de la science du xviii" siècle. L'aïeule eût voulu
exclure aussi de l'éducation tout élément fantastique, afin
1 Inutile de dire qu'elle avait raison de s'opposer à l'habitude plé-
béienne <i ■ Sophie de faire coucher la petite avec elle. George Sand
fait ici preuve de partialité envers sa mère cl <l • -mi désir d'étaler ses
sentiments pour les classes inférieures (donl sa mère es! toujours la
représentante dans ses Souvenirs . e1 d'une absence c >mplèl ■ de toute
notion de l'hygiène, lorsqu'elle affirme à ce propos que i ;''ii ne saurait
être plus chaste el plu- sain pour une petit • Bile de neuJ .m- <[iu- de
partager le lit de sa mère ». Nous doutons f >rl qu ■ nos médecins ou dos
pédagogues modernes, soienl de son ;i\ i-, lors même qu'ils craindraient
de passer pour > aristocrates ■ en prenant en pareil «-a- 1'- parti d< l'aïeule
contr lui de la femme du peupl •. Nous dirons même que tout ce
que G 'ge Sand écrit au sujet des dissentiments qui existaient sur
cette question entre -.i grand'mère «'t -a mère, produit sur le lecteui
un.' impression étrange el forl déplaisante. V. Histoire • . l. II.
p. 107-409.
108 GEORGE SAM)
de œ pas développer l'imagination de L'enfanl au détriment
de la raison et de D'encourager par là aucune croyance
absurde, aucune superstition. Elle aurait également désiré
inculquer à la fillette <l<- bonnes manières, développer son
goût, lui enseigner Les beaux-arts, en un moi, «-n taire une
jeune fille vraiment instruite, pleine de cette réserve et de
ce tact <|ui sont le propre des personnes <!<• Leur classe.
Dans son admiration pour V Emile de Rousseau, la grand-
mère ne voulait pas qu'on entravât, d'aucune façon, les
jeux des cnl'ants ou leur Liberté en général, mais il lui
déplaisait de voir grandir la petite Aurore comme une <■-()<•<•.•
de sauvageon de village <>u comme une petite bourgeoise
de Paris, à L'instar de Sophie-Antoinette <jui était a moitié
lettrée H ne s'occupait que d'intérêts mesquins, (!»• chif-
fons, qui ('tait pleine de préjugés, bourgeoisement vani-
teuse et vantarde1. La grand'mère trouvail aussi que les
vêtements dvs enfants devaient être simples, Larges et
commodes; de ses anciennes douillettes elle confection-
nait à sa petite tille d'amples petites robes et lui lais-
sait flotter les cheveux sur les épaules. Sophie-Antoinette
tenait à affubler sa fille conformément à la mode de l'Em-
pire, la taille sous les aisselles, Les jupes collantes, <-f
n'était contente que lorsqu'elle avait coiffé Aurore à la
4 Noua avons ou entre les mains des Lettres de Sophie a -a fille et a
son gendre Dudevant. Dans une de ces Lettres file demande, après
s'être brouillée un jour avec eux et les avoir brusque menl quittés, qu'on
lui adresse son courrier à tel endroit au nom de : a Madame de }>o/tau-
Dupin » {sic). Elle prétend que ce titre n'Appartient qu'à elle seule et que
tout le monde sait <jt/i elle eut. Ces prétentions se rencontrent à chaque
pas dans ses lettres. Mais dans Y Histoire de ma 17e. commencée en 1817,
Cieorge Sand fait tous ses efforts pour représenter Sophie-Antoinette
(•(•mine une l'enime du peuple n'ayant que des opinions démocratiques
— ce qui n'esl pas tout à l'ait conforme à la vérité. Cette petite grisette
frivole, comme beaucoup de ses semblables, tenait souvent à passes
pour une Maie dame de qualité, mais cela ne lui réussissait guère.
GEORGE SAN!) t09
chinoise, selon La mode. Voici ce que George Sand raconte
sur cette coiffure : « C'était bien la plus affreuse coiffure
que L'on |>ùt imaginer, elle a certainement été inventée pour
les figures qui n'ont pas de front. On vous rebroussait les
cheveux en les peignant à contre-poil jusqu'à ce qu'ils
eussent pris une direction perpendiculaire, et alors on en
tortillait le fouet juste au sommet du crâne de manière à
faire de la tête une boule allongée, surmontée dune autre
petite houle de cheveux. On ressemblait ainsi à une brioche
ou ù une gourde de pèlerin. Ajoutez à cette laideur le sup-
plice d'avoir les cheveux plantés à contre-poil, il fallait huit
jours d'atroces douleurs et d'insomnie avant qu'ils eussent
pris le pli forcé, et on les serrait si bien avec un cordon pour
les y contraindre qu'on avait la peau du front tirée et le
coin des veux relevé comme les figures d'éventails chinois. ■>
Histoire de ma Vie, t. II, p. 294-95. La grand'mère assis-
tait avec dégoût à ces affreuses expériences; quant à la
fillette, cette coiffure lui faisait mal et la gênait, mai- elle
adorait sa mère et elle eût supporté pour elle toutes les
incommodités et toutes les tortures. Sophie ne soupçon-
nait nullement combien était déraisonnable son engouement
pour hi mode.
tte futilité se montrait en toute chose chez Sophie.
qui ne comprenait pas les exigences les plus naturelles
d'une éducation raisonnable. La vieille M"" Dupin, qui
était beaucoup plus délicate et plus réfléchie, préférait en
Ces moments-là, ne pas discuter avec sa belle-fille qui
n'aurait rien compris à ses objections et que, de son côté,
elle ne comprenait pas du tout. C'était deux natures toutes
différentes. Ce fut alors que l'on put entrevoir la désas-
treuse influence que la mort prématurée de son père allait
a\ oir sur La \ ie d'Aurore.
110 GEORGE SAM)
Maurice Dupin, que sa mère ei sa femme adoraient,
avait été le chaînon qui les avait réunies l'une à l'autre, le
petit dieu du foyer dont le culte pouvait concilier ei unir
ces deux parfaits contrastes. Du vivant de Maurice, les
deux femmes étaient jalouses l'une de l'autre, car chacune
aurail voulu posséder sans partage le cœur de Maurice.
Après sa mort, elle reportèrent toutes deux sur sa fille cet
ainoui' passionné, exigeant et jaloux, et voulurent égale-
ment, l'une et l'autre, l'absorber sans partage. Delà, toute
une série de scènes domestiques et une lutte acharnée qui
agissaient de la façon lu plus désastreuse sur l'éducation,
le caractère et le précoce développement «!<• la fillette. D<
là, toute une suite d'années pénibles dans -<>n existence, de
déceptions prématurées qui La faisaient se renfermer en
elle-même et se méfier de> hommes : de là, ces pass
subits d'une songerie sombre et morne à unegaîté sauvage
et sans frein, qui s'emparait parfois d'elle, évolutions qui
restèrent, presque, jusqu'à l'âge mûr, le trait distinctif du
caractère de George Sand. La mort du père, pour le dire
en un mot, et la vie qu'elle mena entre les doux natui
dissemblables de sa mère et de son aïeule, exercèrent sur
sa destinée une influence des plus graves. Leur commun
malheur rapprocha pondant quelque temps les deux
partis ennemis. Los deux femmes s'absorbèrent dans leur
affreuse douleur, pondant que la petite Aurore, presque
abandonnée à elle-même, jouait sans souci avec Ursule et
Hippolyte. Mais la mère et l'aïeule ue pouvaient vivre
longtemps en repos. Ni l'une ni l'autre ne pouvait se taire
à l'idée que l'éducation de roulant ne lui fût pas confiée
exclusivement. Au début, on se fit de part et d'autre des
concessions pour vivre en paix et d'accord. Il y eut quel-
que condescendance de la part de la descendante d'une
GEORGE SAM) 111
race royale qui ne pouvait oublier L'origine et le passé de
sa belle-fille. 11 y en eut aussi de la pari de La fille des
rues de Paris, qui m1 nourrissait pour les aristocrates que
haine et mépris, et en qui grondait comme un échu de la
récente révolution, jointe à l'hostilité instinctive des gens
du peuple à l'égard i\r> familles seigneuriales. La nature
de ces deux femmes, leur éducation, leur- intérêts étaient
trop différents pour qu'elles pussent s'entendre, et le seul
point qui eut dû les rapprocher, leur amour pour la
petite Aurore, fut justement la pierre d'achoppement, la
cause du conflit qui s'éleva entre elles.
Lettrée et instruite, toujours préoccupée de quelque
question intellectuelle, avec ses calmes habitudes de grande
dame casanière du xviii6 siècle, ses manières et son parler
serein et posé, femme distinguée, bien élevée, toujours
maîtresse d'elle-même, indulgente, attentive et affable
envers tout le monde, mais réservée dans la manifestation
di ses sentiments, l'aïeule paraissait presque froide au
premier abord. Au physique, elle était haute de taille,
svelte, blonde, une vraie Anglo-Saxonne. Et, d'autre part,
la mère, nature sans frein, emportée, illettrée, dénuée de
tact et de toute éducation, une vraie Madame Sans-
Gène, était une petite femme, brune connue une espa-
gnole, vive, passionnée, apte à tout, principalement à tout
travail plus ou moins artistique, toujours occupée de son
ménage, jamais en place, toujours en mouvement, quittant
sans cesse un ouvrage pour commencer autre chose, et
passant d'un extrême à l'autre dans ses sentiments comme
dans leur manifestation. C'est ainsi qu'elle passait subite-
ment de L'amour à la haine, de l'animosité à L'adoration,
des caresses aux injures et même aux coups : nature chan-
geante, incapable de porter deux jours de suite le même
i 12 GEORGE SAM)
chapeau ou de dîner au même restaurant, sans parler des
repas à la maison qu'elle voulail toujours varier.
( H seul point commun existait entre ces deux femmes : —
ni rime ni L'autre n'était jamais oisive. Mais pendant que
Marie-Aurore Lisait, prenait des notes, faisait des résumés
de ses Lectures ou s'occupait de musique, Sophie-Antoinette
cousait, rafraîchissait quatre ou cinq Pois ses chapeaux ou
ses chiffons, confectionnait des men eilles ai ec des blondes
cl des rubans, fabriquait des cartonnages, savait recouvrir
un meuble, cultiver un jardin, préparer un pâté, enluminer
une boîte, m un mot, c'était une véritable fée par rapport
au travail des mains. L'aïeule et La mère transmirent à
Aurore cet amour de L'occupation et L'habituèrent dès
son enfance à ne jamais rester oisive. L'aïeule lui inculqua
L'habitude du travail intellectuel dont elle-même s'occupait
assidûment; la mère Lui communiqua son savoir-faire
dans Le domaine des soins du ménage. C'est de sa mère
qu'eue louait son aptitude à « tout faire ». à cuisÛK
i^ecouvrirun meuble, à confectionner des robes de maison
et des costumes fantastiques pour Le théâtre, en un mot, cette
étonnante adresse des mains dont George Sand lit preuve
à boutes les époques de sa vie. Bien plus tard, en lv
dans une Lettre i\v Venise à son frère naturel Châtiron,
George Sand exprime toute sa gratitude envers sa mère et
sa grand'mère — envers cette dernière surtout, — qui lui
avaient fait contracter, dès l'enfance, l'habitude du travail,
habitude à laquelle elle attribuait son aptitude à travailler
d' arrache-pied de sept à treize heures par jour. Qu'on se
j'appelle l'étonnement que provoqua la lecture de Lélia chez
les amis de La Châtre qui connaissaient Aurore Dudevant
comme une couturière adroite, une ménagère émérite.
sachant faire d'excellentes confitures, et qui ne se doutaient
GEORGE SAM) 113
nullement qu'il y eût en elle un poète amer et désabusé.
Qu'on se souvienne encore des récits de Pagello, s'extasiant
sur l'inappréciable et vaillante ménagère, qu'était George
Sand pendant sou séjour à Venise. Qu'on se rappelle
les diverses occupations auxquelles George Sand se
consacrait pendant le séjour qu'elle lit à Majorque avec
ses enfants et, Chopin malade, obligée d'être à la fois
cuisinière, femme de chambre, sœur de charité, phar-
macienne et maîtresse d'école, dans un pays où il était
impossible de se procurer tant soit peu de commodité
ni le moindre confort. Qu'on se souvienne de Ions les
détails dont sont remplies ses lettres publiées ou inédites, et
les souvenirs de ses amis dr> différentes périodes de sa vie,
depuis le moment où elle peignit une tabatière pour Auré-
Liende Sèze, jusqu'au temps où, âgée de soixante-dix ans,
elle cousait, sous les veux de Henri Amie, des costumes
pour le théâtre <\r> marionnettes de son fils et des robes
pour les poupées de ses petites-filles. Tout cela nous
permet d'affirmer hardiment que cette infatigable femme
de lettres, dont La fécondité littéraire surprenait tous ses
contemporains, profitait de ses moments de loisir pour
s'occuper des différentes besognes de son ménage, beau-
coup plus peut-être que ne l'eût lait La plus banale maî-
tresse de maison, point du tout « lettrée ". Ces qualités,
rllo Les devait, comme nous l'avons déjà dit, à sa mère et
à sa grand'mère, qui ne lui permettaient jamais de rester
oisi\ e.
Mais on dehors do l'aversion commune de ces deux
femmes pour L'inaction, tout était dissemblable dans Leur
nature, et Les discordes entre <-ll<^ étaient inévitables. Au
début, Les conflits furent rares, mais plus tard ils devinrent
de plus en plus fréquents. Une sourde animosité se faisait
114 GEORGE SAM)
sentir dans l'air. Deschartres, qui n'avait jamais pu
pardonner ;'i Sophie le rôle absurde qu'il ;i\;iil joué par
trop de zèle pour empêcher soc mariage avec Maurice et
qui la détestait, ne faisait que verser de L'huile sur le feu
et finit par envenimer les relations de La belle-mère avec
la belle-fille. Leurs rapports devinrent de plus en plus
tendus; on en vint des piqûres d'épingles à des obser-
vations mordantes. On gardait d'un côté un silence dédai-
gneux, tandis qu'on se Laissai! aller de L'autre à des propos
cl môme à des sorties violentes. Sophie ne pouvait prononcer
Je nom de sa belle-mère — souvent même en présence de
La petite Aurore — sans L'accompagner d'une épigramme
vulgaire, et Marie-Aurore, avec une réserve méprisante
et glaciale, se contentait d'exprimer à haute voix quelque
observation à L'endroit de « certaines personnes », et La
fillette comprenait parfaitement quelles étaient ces i cer-
taines personnes1». Les médisantes commères attaché
La maison colportaient de part et jd'autre ces propos. La
discorde et Les querelles, dans La famille Dupin, devenaient
de plus en plus violentes et aboutirent finalement à une
vraie Lutte de partis. Aussi Longtemps que dura cet état de
choses, c'est-à-dire pendant environ douze ans, jusqu'à la
mort de L'aïeule, La petite Aurore représenta La pomme de
discorde ; elle fut comme une allumette entre deux feux.
Vers L'automne de 1810, il était déjà évident que, malgré le
désir qu'on avait de vivre en paix et en bonne intelligence,
la vie en commun était devenue impossible pour ces -deux
femmes. Après beaucoup de débats et de pourparlers, il fut
décidé que L'aïeule seule se chargerait dorénavant d'Au-
rore, qu'elle assumerait toute la responsabilité de son édu-
cation et qu'elles passeraient toutes deux la majeure partie
de l'année à Nouant, ne venant à Paris qu'en hiver pour
&EORGE SAM) 115
y vivre quelque temps, dans l'intérêt de l'instruction de
la fillette. Sophie-Antoinette s'installerait, de son côté, à
Paris avec sa fille Caroline; sa belle-mère lui fournirait
de quoi vivre. Chaque été, elle irait à Notant., maie
ae se mêlerait point de L'éducation d'Aurore. Cette dé-
cision satisfit également Les deux partis; Sophie, malgré
tout, s'ennuyait à la campagne et brûlait du désir de
retrouver Les boulevards de Paris, le tumulte, le bruit.
I.i cohue de la grande ville. La question pécuniaire jouait
sans doute un rôle important dans les concessions qu'elle
avait faites, car elle dépendait de sa belle-mère, Aurore
étant l;i seule héritière directe de son aïeule, ce qui avait
donné à la grand 'maman une voix prépondérante dans
L'affaire. Sophie L'avait parfaitement compris et sa raison
lui avait conseillé de Laisser Aurore à Nouant. Elle alla
s'établir à Paris en 1810.
De 181U à 1814, l'aïeule et la petite fille u'habitèrent
Paris qu'en hiver, passant le reste du temps à La campagne,
et Sophie venait chaque année passer deux ou trois mois,
et quelquefois tout L'été, à Nohant. Nous dirons |>lus Loin le
rôle que la vie rustique joua dans la vie de la future
George Sand. Contentons-nous, pour Le moment, de parler
de l'impression que produisit sur La fillette le changement
survenu dans sa destinée.
Dans Les premiers temps, cette impression ae se lit point
remarquer: La viene l'enfant à Nohant était trop heureuse
et trop agréable. Le premier départ de sa mère ae L'émut
pas beaucoup, elle ae comprenait pas le chagrin d'en èlre
séparée. Elle pleura un peu. mais ce fut tout. On peut
croire que son amour pour sa mère a'aurait pas pris ce
caractère maladif qui éclata plus tard, que les arrivé
les départs successifs de Sophie n'auraient pas Bervi de
116 GEORGE SAM)
motifs aux scènes passionnées qui se produisirenl alors,
si les deux femmes eussent mis dans Leurs rapports
avec la fillette plus de raison et moins d'amour-propre et
de jalousie. Hâtons-nous cependant d<- dire que George
Sand , en parlant de L'amour exalté qu'elle portait ù
sa mère et des dramatiques péripéties de son affection,
exagère sans doute, grossit Les couleurs, prête à tout un
caractère beaucoup plus romanesque que ne le comportait
la réalité. Pour s'en convaincre, il suffit <l<i comparer ce
qu'elle dit dans Y Histoire de ma Vie, à propos d'une Lettre
écrite par elle à sa mère en I K 1 :2 , avec La Lettre même,
publiée dans sa Correspondance sous le numéro I. Ce
qu'elle dépeint, c'est quelque chose de passionné, (\r t\<
péré, de pathétique ; en réalité, c'est une gentille petite Lettre
touchante, mais bien naturelle et très enfantine1. Ainsi
donc, malgré tous ces sentiments dolents et ce qu'il \
avait do vraiment tragique dans la situation i\r la fillette,
1 1° Histoire, l. Il, p. 126-429. — 2a Correspondance ^ t. I. p. 1. Voici
en quels termes colorés (trop colorés même), George Sand fail con-
naître le contenu de cette lettre, p. 1-7... i Qu'y avait-il dans cette
lettre? Je ne m'en souviens plus. Je sais que je l'écrivis dan* la
de l'enthousiasme, que mon cœur y coulait à flots pour ainsi dire, et
que ma mère l'a gardée longtemps comme une relique, mai- je ne l'ai
pas retrouvée dans les papier- qu'elle m'a laissés. Mon impression es!
que jamais passion plus profonde et plus pure ne fut plus naïvement
exprimée, car mes larmes l'arrosèrent littéralement, et a chaque instant
j'étais forcée de retracer les lettres effacées par mes pleurs <>... etc., etc.
Et voici la lettre elle-même :
.1 flf"M Maurice Dupin qui allait quitter Nokant, 1812.
« Que j'ai de regret de ne pouvoir te dire adieu ! Tu Vois combien
« j'ai de chagrin de te quitter. Adieu, pense à moi et >oir- sûre que je ne
« t'ouhlierai point.
« Ta fille.
« Tu mettras la réponse derrière le portrait du vieux Dupin. »
Bien que George Sand déclare ne pas avoir retrouve cette lettre, et
que le départ de sa mère dont elle parle soit celui de 1814, tandis que
GEORGE SAM) 117
es war nicht so arcj, comme disent les Allemands1. Il est
également forl possible que, si le cours des événements
eût suivi sa marche naturelle, c'est-à-dire si la grand'mère
avait tout doucement el prudemment dirigé Aurore selon
ses idées, pendant que Sophie, — qui au fond se souciait
assez peu de Caroline laissée «mi pension, mais préférait
passer son temps à Paris et non à la campagne, — se
serait peu à peu éloignée d'Aurore, il est probable.' disons-
nous,' que, sans lutte, la grand'mère aurait su remplir
son programme d'éducation, et Aurore n'aurait pas pré-
maturément deviné l'antagonisme qui subsistait entre ses
(\^w\ mères. Mais, comme cela se voit d'ailleurs presque
toujours en pareil cas, dc^ personnes étrangères vinrent
s'immiscer dans ces débats, et les deux rivales elles-
mêmes commirent mutuellement beaucoup de fautes.
Ursule fut la première à attirer l'attention d'Aurore sur
sa position quelque peu exceptionnelle. Comme tous les
enfants, elle répétait ce qu'elle entendait dire aux grandes
personnes et redisait sur tous les tons, à Aurore, qu'elle
était bien heureuse de passer* son « âge d'or 0 chez si
grand'mère, dans le licitement, et que le richement,
c'est ce qu'il y a de meilleur au monde. Julie et
Rose, demi femmes de chambre, demi confidentes <\r
i\aw- lu Correspondance la Lettre porte la date de 1812, il esl hors de
floute que c'esl la lettre en question, retrouvée probablement par Mau-
Sand après la mort de sa mère, car fi la page 128, George s. uni
écrit qu'elle avait ajouté en tète <!<■ la lettre :
Place la réponse derrière ce même portrait du vieux Dupin, je lu
trouverai demain quand tu seras partie », »'t qu'elle avail glissé dans
le bonnet de sa mèra an billet avec ces mots ; « secoue le portrait ».
Tout cela est une espèce d'amplificat'u □ el d'exagération, introduite
dans le récit d'événements bien i>ln- simples et nullement compliqués,
mais il esl certain que la lettre dont il esl question dans l'Histoire et
la I îttre n ■ 1 ne sont qu'un ■ seule et m i [pitre.
1 ( Se n'était pas si gra \ e que ça
118 GEORGE s AND
Mme Dupîn, répétaient la même chose. Elles chantaienl
à reniant que sa grand'mère étail sa bienfentrîee, que
sans son aïeule, «'lie et sa «ère mourraient d<- f;iim.
que, si elle aimaii sa grand'mainaii el lui obéissait,
tons les honlioni's que donne la richesse r.-if tr-rulnionf
à l'avenir, tandis que, >i elle se montrai! ingrate, «'I!
verrait réduite à vivre avec sa mère o dan- son petit
nier, et à manger des haricots o. Oa peul s'imaginer que
la perspective d'habiter un grenier et de se novrrir de
haricots apparu! îmmédiatemenl à la petite rêveuse comme
Le comble de ta félicité. C'esl là un trail quyon rencontre
souvent chez tes enfants aisés, oui considèrent comane un
bonheur suprême La possibilité d'acheter, non des bonbons
qu'ils trouvenl chez un confiseur; mais du sucre oYorge
aux petites boutiques, el son! tentés de mordre à belles
dents dans les galettes de seigle des paysans, ou de
marcher pieds nus dans le sable. Aurore, qui •'•fait déjà
chagrine d'être séparée de sa mère bien-aimée, se mit à
rêver à la possibilité de vivre à Paris arec eHe, comme au
plus grand des bonheurs, et à en parler tout haut, lies
commères n'eurent rien de plus pressé que de s'épouvanter
de tant de déraison. Cela suffit pour que la petite, natu-
rellement entêtée, encline, comme Ions tes entant-, à la
■ contradiction, n'ayant pas encore eu le temps de s'at-
tacher à sa grand'mère, trop jeune pour la comprendre et
l'apprécier — comme elle l'apprécia plus tard. — n'éprou-
vant aucune contrainte auprès d'une mère nullement préoc-
cupée do son éducation, mais ennuyée par les Leçons et
les observations de sa grand'mère, cela suffît, disons-nous,
pour qu'elle vît, du coup, dans son aïeule une ennemie, et
dans sa mère une idole. Tel fut le début de la première
crise romanesque dans la vie de la future George Sand.
GEORGE SAÏCD 1 19
Ce fut un débordement de passion, de lettres écrites en
cachette, d'entrevues fartives, d'entretiens soigneusement
cachés aux « ennemis », ce furent des rêves, des Larmes, des
joies exaltées. Ni Marie-Aurore, ni Sophie-Antoinette ne su-
rent envisager avec calme ees manifestations exagérées d'un
sentiment filial, cependant bien naturel. L'une prit ouver-
tement le parti de sa fille, l'autre laissa éclater, non moins
ouvertement, I»1 chagrin que lui causaient la froideur ci
L'ingratitude de sa petite-fille eomme si Les entants étaient
capables de reeomaissance, sentiment quà Leur ti^t totale-
ment inconnu et qu'ils ne peuvent comprendre !) Rose prit
k parti de la fillette parée qu'elle aimait beaucoup Sophie;
Julie et Deschartres, celui de La grand'mère. De là. une
lutte de partis, une autre guerre des Guelfes et des Gibe-
lins. Les petits grieis s'envenimèrent; une hostilité sourde,
sans devenir une guerre ouverte, engendrait des escar-
mouches chaque fois que Sophie venait à Nohanl on
pendant Les séjours qne la grand'mère et la petite-fille
faisaient à Paris. Aurore devint Le betK émissaire qui
avait à souffrir des antipathies des deux femmes et à sup-
porter li' contre-coup des fautes des deux partis ennemis.
Ce bouc émissaire était nue enfant impressionnable, de
tempérament passionné, de caractère doux en apparence,
mais au fond dominateur et obstiné, une nature \ ouée, dès
Le berceau, aux contradictions, placée par sa naissance
entre deux classes sociales, dédombiée, pour ainsi dire,
dans ses sympathies, oûts et ses intérêts. Aurore
Dupin avait besoin, plus que toute autre enfant, d'une
vie familiale paisible, d'affections calmes et raison-
nables, d'un régime de vie très régulier, d'une immua-
bilité réelle dans L'observation des lois morales.
Elle assistait, au contraire, ô des scènes, à des disens-
ICO GEORGE SAM)
sions, à des conflits perpétuels. Un jour, elle entendail dire
à Nohant, que les gens bien élevés devaient agir d'une
telle façon; le lendemain, à Paris, on tournait en dérision
devani elle tous les gens, a soi-disanl convenables ». Un
jour, on tâchail de lui inspirer l'amour de La lecture el de
l'étude, 1»' lendemain les mêmes études étaient un sujet de
quolibets et traités de « passe-temps bons tout au plus
pour les oisifs et les fainéants ».
Lorsque Aurore accompagnait s;i grand'mère à Paris,
elles s'installaient toutes deux, pue Neuve-des-Mathurins,
dans un appartement peu spacieux, il est vrai, mais fort
élégant et de bon goût, où la vieille dame recevait souvent
ses amis des deux sexes, pour La plupart des personnes
de grande naissance et titrées. Quant à Sophie-Antoi-
nette, elle demeurait toujours avec Caroline, rue de la
Grange-Batelière. La grand'mère refusait d'y Laisser aller
Aurore, parce qu'elle ne voulait pas qu'elle vît sa demi-
sœur; elle s'opposa même résolument à tout rapport
entre les deux fillettes. Caroline était une enfant paisible
et pieuse, mais La grand'mère ignorait ses qualités et
détestait en elle La preuve vivante de l'irréparable |
de sa belle-fille, La pauvre Caroline demandait souvent
à sa mère pour quelle raison elle ne voyait passa sœur,
mais elle ne recevait que dos réponses évasives. Un jour
que Sophie était allée dîner en villo, Caroline se présenta
sans autorisation rué des Mathurins et demanda à Rose
d'appeler Aurore; celle-ci jouait sur le tapis; la grand'-
mère paraissait sommeiller dans sou fauteuil. L'enfant,
sans savoir pourquoi on l'appelait, se dirigea sur la pointe
(\cs pieds vers la porte, mais la grand'mère ouvrit sou-
dain les yeux et demanda où elle allait. Il fallut lui
avouer la vérité. La errand'mère crut voir là une ruse
GEORGE SAM) 121
de Sophie-Antoinette, qui tâchait d'enfreindre ainsi son
interdiction. Elle entra dans une colère comme elle n'en
avait jamais eu, et ordonna durement de ne pas per-
mettre à Caroline de franchir le seuil de sa porte. Au
premier moment, Aurore fui bouleversée el peinée à la
vue de cette colère qu'elle n'avait jamais rencontrée
dans sa grand mère, mais, quand elle entendit derrière la
porte les sanglots de Caroline blessée et humiliée, elle en
l'nt désespérée, fondit en larmes el s'élança vers la porto.
Hélas, il était trop tard ; la pauvre enfant était déjà
partie. Rose essaya de calmer Aurore, mais elle pleurait
elle-même et suppliait l'enfant de cacher à sa grand'mère
son chagrin, qui ne ferait que l'irriter. L'aïeule rappela
sa petite-fille, mais celle-ci, pour la première fois de sa
vie, désobéit et résista. Julie, qui jouait toujours le
rôle de domestique espionne et rapporteuse, se mêla de
l'affaire et ne fit, comme toujours, qu'aggraver le malen-
tendu et les griefs mutuels. Aurore s'endormit encore
toute en larme», délira pendant la nuit, et le lendemain
matin, malgré les caresses et les cadeaux que lui pro-
digua la grand 'maman, elle n'avait rien oublié. Cette
>usse morale compliqua d'une fièvre nerveuse la rou-
geole qui s'était déjà déclarée chez elle. La grand'mère
s'aperçut qu'il fallait user de prudence envers sa petite-
fille; elle éhiil Imp intelligente et trop bonne pour per-
sévérer dans sa première résolution. \)^> qu'Aurore fut
rétablie, elle la mena elle-même chez sa mère <•! sut,
par quelques paroles adroites et pleines de douceur.
désarmer la colère de Sophie qui semblait être à son
paroxysme. A partir de ce jour. Aurore, qui n'avait vu
jusque-là sa mère que r\u-/. son aïeule ou à la prome-
nade , obtint lit permission d'aller chez file et de jouer
122 GEORGE SAM)
avec Caroline, Les jours où celle-ci avait congé et sortail
de sa pension '.
Son existence se dédoubla encore davantage. Passant
un joui son temps au milieu du cercle de sa grand'mère,
des dames de Pardaillan, de Maleteste, de la Marlière, de
Fenrières, de Béranger, des abbés de Beaunont, d'An-
drezel, etc., fous représentants de L'ancien régime, Aurore
prêtai L'oreille à Leur conversation, à leurs opinions ortho-
doxes ol Légitimistes, aux railleries dont on criblait Napo-
léon et L'Empire, et elle observait toutes ees ii-_
originales et ces manières recherchées. L'esprit d'obser-
vation et L'instinct artistique s'éveillaient en elle à son
insu. Elle avait Là, devant elle comme une galerie d'anciens
portraits, chacun empreint du sceau de La personnalité • •(
<lc L'originalité La plus frappante. Tous ces persoim
étaient les intimes de sa grand'mère, parlaient Le même
langage, mais La plupart Lui étaient inférieurs par L'esprit
et L'instruction. La vieille dame Les aimait néanmoins et
Les proposait à Aurore comme des modèles de - gens cor-
rects et policés ».
Le Lendemain, en entrant dans Le petit appartement de
sa mère, Aurore était témoin de sorties virulentes contre
toutes ces dames et ces seigneurs et se tordait de rire
au spectacle de Sophie, qui, douée d'un don d'imitation
étonnant, représentait, sous L'aspect l<i plus comique,
chacune des vieilles comtesses (comme elle Les appelait
qu'elle détestait, ou lorsqu'elle se répandait, une fois
lancée, en furieuses invectives contre leur hypocrisie, leur
immoralité, la futilité de leur vie; elle allait si loin (\au>
ses accusations qu'elle disait souvent des choses qu
4 His/oirc. t. n. p. 295.-308
GEORCE SAND 123
oreilles d'une fillette de huit à dix ans n'auraient pas dû
entendre. Le surlendemain, rentrée dans !<■ salon d
grand'mère, Aurore ae se contentail plus, comme aupa-
ravant, de s'approprier inconsciemmenl le ton, les ma-
■ières, l'allure de ces beautés d'autrefois el de ces beaux
esprits de la eour di>> Bourbons : elle les observai! el [es
('coûtait avec un esprit critique dont elle avait pleine
conscience. Bientôt elle se mit à les imiter devant sa mère
sans que celle-ci songeât à rarrêter. Et pourtant, ces
figures de L'ancien régime se gravèrent dans sa mémoire
et dan- son imagination. Instinctivement, elle s'appropriait
l'aisance distinguée de leurs manières, 1<' ton d'aimable
condescendance du vrai grand monde la faculté de ae
jamais se donner un démenti en aucune circonstance. Et,
en même temps, elle se rendait bien compte <\^- leurs vices,
de leurs défauts, de leurs faiblesses : elle s'ennuyait dans
la société de ces gens innoccupés, épaves d'une vie dispa-
rue, et elle se moquait d'eux. Les conséquences de <-iv
dédoublement se reflétèrent plus tard sur elle H sur ses
(»'u\
l'u vieil ami <!<■ George Sand, qui l'a connue pondant les
quinze dernières années de sa vie, nous disait un jour que
George Sand avait beau se montrer démocrate dan- ses
allures et dans ses convictions, il arrivait parfois, comme
malgré elle, et le plus souvent avec une relation de fraîche
dalo ou avec une personne importune, que l'aristocral
révélait en elle, et elle a sa> ait si bien faire sa grande dame •
qu'elle inspirait un respect involontaire et instinctif aux
visiteurs les plus suffisants et les plus intrépides. Elle garda
cette habitude jusqu'à sa mort. Elle transmit ces mêmes
airs de « grande dame » à sa fille Solange, comme elle le
dit à plusieures reprises dans certaines di- ses lettres dojà
124 GEORGE SAM)
publiées. Telle fui l'empreinte que lui Laissèrent sa race el
ses impressions d'enfance.
Que peut-il y avoir d'autre part d<- plus charmant, de
plus vrai, de plus artistique que La Marquise, cette fine
perle parmi Les Nouvelles de George SandPOn trouverai!
difficilement, parmi les auteurs qui on! essayé de peindre
le grand inonde du xvm" siècle, un seul écrivain qui ail pu
en incarner les côtés aimables ou artistiques avec La per-
fection que George Sand a su atteindre dans La Marquise.
Ces! qu'elle a passé La moitié de sa vie dans ce milieu el
ne L'a |>as connu seulemenl par ouï-duc. C'esl bien aux
observations qu'elle a faites sur le moud.' des vieilles
comtesses qu'on doil i\v> types comme ceux de La mère
el de la grand'mère de Valentine, de la marquise de Vil-
Lemeer, du vieux chanoine, du prince mélomane el des
divers courtisans dans Consuelo, des originaux comme Mon-
sieur Antoine, l'oncle de Maupral el Mauprat lui-même, des
figures empreintes de La couleur du temps telles que le
duc el la marquise de Puymonforl dans les Mississipiens,
sans mentionner ici toute une série de figures el de per-
sonnages secondaires, mais d'un éclal souvenl surprenant.
Il est donc hors de doute que l'artiste en elle ne lit que
gagner d'avoir eu à fréquenter ces types d'une époque dis-
parue, et d'y apporter cette pointe de scepticisme, ce mépris
que lui avait inspiré Sophie -Antoinette par ses sorties
vulgaires et comiques contre des gens qu'elle détestait.
In autre point venait encore se joindre à la différence
de position sociale et d'habitudes pour amener la dis-
corde entre la rue de la Grange-Batelière et celle des
Mathurins. Dans la maison de Sophie, nous le savons
déjà, on adorait Napoléon ; dans le salon de Marie-Aurore,
on n'attendait tous les bienfaits que du retour des Bour-
GEORGE SAM) J2o
bons, quoique La grand'mère, — cousine de Louis XVIII
el de Charles X. et ayant même sacrifié 10.000 francs pour
ce dernier au temps qu'il n'était encore que comte d'Artois
et en exil, — n'estimai guère ses parents royaux dont
elle connaissait très bien le caractère. A l'avènement de
Louis XYIII. elle dit à sa petite-fille : « Ce doit être celui qui
portait le titre de Monsieur. C'est un bien mauvais homme.
Quant au comte d'Artois, c'est un vaurien détestable.
Allons, ma fille, voilà nos cousins sur le trône, mais il n'y
a pas là de quoi nous vanter1 »... Mais l'entourage de la
grand'mère regardait Napoléon comme un monstre, un
usurpateur, un parvenu, dont l'orgueil avait entraîné à leur
perte tant de vaillants enfants de la France. Les conversa-
tions des visiteurs de M"10 Dupin roulaient presque toutes
sur Napoléon pour le blâmer. Aurore, dont le jeune cœur,
animé de sympathies bonapartistes, commençait à deviner
vaguement — et grâce aux discours de son père que sa
mémoire avait retenus — que L'imposante image de Napo-
léon incarnait, en réalité, l'idée de la Patrie, <lo la France
grande et une, se sentait prise de plus en pins d'antipa-
thie eux ers les vieilles comtesses et leurs étroites sympathies
de parti. Aussi fut-elle ravie, le jour où elle entendit un
petit garçon de treize ans se révolter hardiment contre tout
un cercle de grandes personnes qui étaient en train de se
réjouir de la défaite de Napoléon, et de l'entendre blâmer
avec colère ceux qui ne comprenaient pas que la défaite
du grand homme était aussi la défaite de la France, un
désastre public dont les Français ne pouvaient et ne
devaient nullement se réjouir. Quoique la petite Aurore ne
sût pas encore exprime» ses pensées, elle éprouva le même
1 Histoire, t. II. p. 119,
126 GEORGE SAM)
sentiment, et, lorsqu'elle appril la défaite de la grande
armée, il naquit dans son aine un conte fantastique dont
elle était l'héroïne. Kll<- se voyait volant dans l'espace à la
rechercihe de l'armée française et de Napoléon perdus
dans les steppes de la Russie, les trouvant, les sauvant
de la fureur <\rs ennemis et les ramenant sains el saufs dans
leur patrie. Mais Aurore ne pouvait adorer Napoléon, el rèi er
à lui que dans son for intérieur, car on ne parlait de lui
chez sa grand'mère qu'avec indignation. C'était là encore
toute une série de sentiments et de pensées contraires aux
idées et aux sentiments du monde o*j elle passait la plus
grande partie de son temps, une nouvelle cause de dédou-
blement pour Aurore, une impulsion de j »1 » i -> <jni La portait
à s'échapper de la réalité déplaisante pour s'élancer dans
le monde des rêves et des fictions, tendance < j u ï en
s'accentuant d'année en année, devint plus tard l'un des
traits de la physionomie morale de George Sand.
Tontes ees impressions, observations, fantaisies diverses
et contradictoires furent ensuite d'une grande utilité à
l'artiste. Mais les perpétuelles ironies et diatribes qu'elle
entendait, rue de la Grange Batelière, contre des en
approuvées La veille, rue des Mathurins l, ou vu
eette manie de tourner en dérision, d'un côté, tout ce qu'on
estimait de l'autre, tout cela sapait dans l'âme de La fillette
cette foi en Y absolu de certaines lois, notions ou i
morales, cette conviction de leur immuabilité, — principe
qui doit former la base de toute éducation. Car, il faut le
reconnaître, c'est de ces notions du bien et du mal. d'abord
peu nombreuses et primitives, mais toujours catéyoriques,
excluant toute interprétation sophistique et sceptique, que
1 Entre 1814 et 1817 M1»0 Dupin quitta cet appartement pour occuper
un petit logement tout aussi eoniortable, rue Fhiroux.
GEORGE SAM) 127
s'élabore dans l'âme La notion générale, d'abord incons-
ciente., d'une loi morale obligatoire, <•! plus tard, toutes les
exigences tes plus compliquées et Les plus délicates de
L'homme moral. Tonte conception <ln monde une et
immuable, quelle que soi! cette conception — ne peul ètue
que sur un fondement un ei 'annulable.
Bien des années après, George Sand effrayait encore - -
amis Les plus proches, entre autres L'élégant Musset et
Chopin si maladivement sensible, par des sorties parfois
presque vulgaires contre les croyances Les plus intimes et
Les habitudes morales qu'ils avaient contractées dès leur
enfance envers des personnes ou des principes qui ue pou-
vaient, selon eux, se prêter à la critique et encore inoins
être jugés. 11 lui arrivait de traiter avec une désinvolture
étonnante, de vive voix ou par écrit, le passé de sa mère
et sa propre naissance, survenue un mois à peine apr<
mariage de ses parents : elle choquait ses amis par la
Liberté avec laquelle elle parlait de sujets aussi sacrés
pour eux que le sentiment filial, la personnalité des parents,
bur souvenir, etc. Mais il n'y a rien là qui puisse nous
étonner! Dès sa plus tendre enfance, du vivant de sa
mère et de sa grand'mère, elle avait constamineot entendu
Les deux femmes se critiquer el Les avait vues perpétuelle-
nienl se blâmer et se condamner l'une l'autre. La critique
était en ellét réciproque. La vieille M"" Dupin avait le
même travers que Sophie-Antoinette, mai-- sous des formes
différentes. L'aïeule causa un mal irréparable à Aurore en
se Laissant aller à juger sans appel sa belle-fille aux yeux
i petite-fille. La mère d'Aurore haïssait, il est vrai,
dans L'aïeule, L'aristocrate, L'ancienne ennemie qui s'était
opposée à son mariage avec Dupin, La femme instruite el
bien élevée, fière de son éducation et de sa vertu. Mais
J28 GEORGE SAM)
Marie- Aurore savait lui pendre la pareille ! Elle méprisail
en sa belle-fille la modiste ignorante, L'aventurière immorale
qui avait commencé ses ébats sur les tréteaux d'un petil
théâtre et les avaienl continués sur le théâtre de la guerr<
d'Italie; elle ne pouvait oublier qu'avant de devenir la
maîtresse de son fils. Sophie-Antoinette avait profité de la
fortune d'un vieux général, et que sa fille Caroline était
d'un père inconnu ; peut-être aussi savait-elle qu'il y ;i\;iil
eu un nouveau roman dans La vie de Sophie après La mort
de Maurice Dupin. George Sand avance, mais vaguement,
que tant que son père ;iv;iil vécu, sa mère lui était restée
fidèle, mais <>n peut déduire de sa correspondance inédite
que Sophie, jusqu'à sa mort elle mourut à soixante-dix
ans), pesta une femme légère, constamment occupée de
fleurettes. Ceci soit dit en passant, mais cela explique
suffisamment que M"'" Dupin-mère ;iil déploré toute -a
vie le choix que son fils avait fait d'uni' pareille com-
pagne; et lorsqu'elle avait eu à trancher la question de
l'éducation de sa petite-fille, aurait-elle pu abandonner
cette éducation à une personne aussi peu digne d'estime et
même la livrer pendant quelque temps aux soins d'une telle
mère!' Chez celle-ci. qu'aurait doue pu voir et entendre la
petite Aurore? La haine que M'1"' Dupin-mère axait pour
Sophie, elle la reportait sur Caroline, et, tout en Laissant
Aurore jouer librement, à Nohant, avec Hippolyte, 1<
bâtard de son fils, ce ne fut pas sans lutte, comme nous
venons de le voir, qu'elle lui permit de fréquenter la fille
naturelle de Sophie. Les conflits qui surgirent au sujet de
Caroline ne furent pas les seuls dont la petite Aurore dut
être témoin. Elle entendait tout ci devinait confusément
la différence qui existait entre sa position et celle de Caro-
line, et bien d'autres choses encore ! Ces impressions
GEORGE SAM) 129
précoces empoisonnaient son âme enfantine. Par suite
de ces luttes qu'elle voyait engagées autour d'elle, son
caractère, dé docile et doux qu'il était, devin! opiniâtre et
obstiné. Ou lui conseillai! de ne pas voir souvent Caroline
— elle ne voulait jouer qu'avec elle. On lui disait que la
société que recevait sa mère <''tait mauvaise — elle ne
trouvai! du plaisir qu'au milieu des personnes qu'elle
\ oyait chez cette dernière. On s'efforçai! de lui apprendre
les bonnes manières —elle décida du coup que cen'étaien!
que d'ennuyeuses futilités. Sa grand'mère aurai! voulu
qu'elle devin! une jeune tille tirée à quatre épingles, soi-
gnée, à la peau blanche, comme Ion- les enfants de sa
classe — elle préféra courir au soleil sans gants e! nu-tête,
et elle le taisait exprès, parce qu'elle voyait quesa mère ne
craignait ni le vent, ni le hâle, ni h ■> Longues promenades
<i méprisait la vie casanière de sa grand'mère. Sophie e!
reniant oubliaient toutes deux que ce n'était pas l'âge seul
de l'aïeule qui avait amené sa vie sédentaire, mais que
c'était pour elle l'habitude de toute une vie. Les dames du
wiiic siècle ne savaient pas aller à pied; la grand'mère
h "avait franchi une grande distance que deux fois en sa
vie et en des circonstances tragiques : La première fois,
lorsque, échappée à la guillotine, elle avait quitté Paris
.'i la hâte pour aller rejoindre son (ils qui demeurait dans la
banlieue pendant le trajet elle avait failli être prise par des
poissardes). La seconde fois, ce fui dans la nuit de la mort
de son fils, lorsque, toute seule, à peine vêtue, elle courut
--ur la grande route jusqu'à l'endroit <»ù il gisait. ()n ne
>ail quelle force inconnue l'avait aidée à parcourir de
telles distances. Mais si les grandes daines de l'époque
étaient incapables de faire à pied deu.x pas dans la rue,
elles savaient marchera l?échafaud avec calme et fierté, ce
130 &EOHGE SAM)
qui n'empêche el n'empêchera nullemeni Sophie el
pareilles de les traiter d'aristocrates douillettes. La petite
Aurore , elle aussi, parexcès d'amour pour sa mère, traitai!
alors dédaigneusement sa grand'mère. Mais le momenl
n'étail pas loin où allail s'éveiller dans son cœur une grande
affection pour la vieille dame qui l'idolâtrait. La jeune fille
devait bientôt comprendre quelle amie instruite, perspi-
cace et sage, le destin lui avait donnée pour remplacer !<•
père qu'elle avait perdu trop tôl <•! pour faire contre-poids
à une mère dénuée <!<• tact el «!<■ culture intellectuelle.
Cependant les années s'écoulaieni l'une après l'autre.
A Paris, Aurore étudiait, tantôt seule, tantôt en compagnie
de petits garçons et de petites filles de son âge et de son
monde; elle apprenait l'écriture, La danse, le dessin, la
musique et même la grammaire el L'histoire. Elle avait pour
maîtres des professeurs en vogue, mais la plupart «lu temps
c'étaient <lcs bommes sans aucun talent ni esprit, ou bien
des survivants du siècle dernier dans le genre deM.t îogault,
son maître <lc danse.
Lorsqu'en 181 i, effrayée par l'entrée des alliés en
France, la grand'mère se retira à Nohant plus têt que
d'habitude et puis y resta plus de quatre ans sans presque
iamais en bouger, Aurore l'ut confiée aux soins de l>< —
Chartres. Celui-ci n'établissait aucune différence entre
les garçons et les filles^ et était d'avis qu'il fallait leur
donner une instruction et une éducation ideniiq\
Notons cette circonstance connue ayant joué, à notre
avis, un rôle fort important dans le développement de la
logique « non féminine » de George Sand et de tout le
pli de sa pensée. Aussi Deschartres enseignait-il à Aurore
comme à Hippolyte les grammaires française et latine, la
versification, les mathématiques, la botanique et la zoologie.
GEORGE SAM) 131
Il donnai! sur tes doigts d'Aurore des coups de règle
comme il Le faisait pour Hippolyte, e! parfois même il lui
administrai! une bonne taloche. EU Aurore, toujours comme
Hippolyte, tâchai! de supporter stoïquement la douleur <•(
de narguer tes punitions.
La grand'maman, <|ui enseignai! à sa petite-fille tes pre-
miers éléments <!•' la musique, continuai! ses Leçons, e! il
ne l'iuii poin! croire que ce fû! le piano seul, mais encore
la théorie e! Le solfège. George Sand pense que si son
aïeule ^<i fu! occupée plus longtemps de son éducation
musicale, elle serai! devenue aussi bonne musicienne que
la vieille dame elle-même, car elle avai! te flou et l'amour
de la musique e! souven! elle chantonnai! pendan! des
heures entières des improvisations musicales fout en
jouant dans La coin- on en béchanl ^<>n peti! jardin. Pour
des raisons que nous ne connaissons pas, mais probable-
ment ;'i cause de L'aiîaiblissemen! de sa santé, La grand1-
mère «lut transmettre tes Leçons de musique à un certain
Gayard, organiste à La Châtre, pédan! e! musicien
médiocre. II imposa des exercices à La fillette, lui fit
apprendre par eœur de « petits morceaux », et la dégoûta
complètemen! «lu piano : Aurore abandonna entièrement
ht vraie musique sans avoir dépassé le niveau ordinaire
«lu « tapotage des demoiselles ». Pour remplacer s< -
Leçons de musique, la grand'mère entrepri! d'enseigner
;*i sa petite-fille L'histoire e! 1;» géographie e! lui lit faire,
dans ce but, des Lectures quotidiennes, lui faisan!
brièvemen! résumer ce qu'elle avai! lu, et se montran!
très attentive au ^i;//*' de la narration. Ces Leçons étaient
tes sentes qui fussenl <lu goû! de La rature ! îeorge Sand, et
ce lut ainsi que se déclara sa location. La grand'mère ne
se donnai! pas toujours la peine de contrôler L'exactitude
132 GEORGE SAM)
dos résumés de La jeune fille avec les manuels dont elle se
servait, cl Aurore ne pouvait se contenter d'une exposition
aride de ses Lectures. Elle y intercalait tantôt des descrip-
tions de la nature ou des villes, tantôt elle complétait et
commentait Les actions mal motivées des personnages his-
toriques en y ajoutant des aperçus et des détails de sa
propre invention. La moindre indication dans Le texte
suffisait ;'i Aurore pour lui faire émailler sa narration de
levers et de couchers do soleil, d'orages, « de ruines, de
fleurs, des sons de La flûte sacrée <>u de l;i l\ re d'Ionie -, du
cliquetis et du fracas des armes, etc., etc. La grand'maman
était ravie des capacités que montrait sa petite-fille et fut
tout particulièrement enchantée Lorsque celle-ci, livrée a
ses seules Inspirations, se mit à e faire de La littérature »
en écrivant deux descriptions: l'une d'un orage, L'autre
d'un clair de lune. Quel contraste frappant entre lu perspi-
cacité de la grand'mère et celle de Sophie-Antoinette !
Celle-ci, après avoir lu les exercices Littéraires de sa fille,
se contenta d'écrire pour toute réponse : o Tes belles
phrases m'ont bien fait rire ; j'espère que tu ne \a>- pas te
mettre à parler comme ça ' ». La petite Aurore, <|ui adorait
alors sa mère, partagea immédiatement son avis, reconnut
qu'elle avait raison de ne trouver que du pédanfisme dans
« ces belles phrases », et lui promit de ne plus tomber à
L'avenir dans de pareilles sottises.
Mais on a beau chasser le naturel, il revient au galop.
La passion du mystérieux, les aspirations mystiques (Tune
âme naturellement religieuse, qui ne trouvait aucune
satisfaction ni dans le déisme raisonné de la grand'mère,
ni dans la piété toute superficielle de la mère, le besoin de
1 Histoire, t. III, p. 12.
GEORGE SAlfD 133
créer e\ de revêtir ses créations d'une forme littéraire pré-
cise furent autant d'éléments (jui finirent par trouver chez
la fillette leur voie el leur expression. Nous avons déjà vu,
qu'à peine âgée de quatre ans, Aurore se contait à elle-
même des histoires sans fin, qu'à huit ans elle rêvait de
sauver la grande armée, et s'envolait, sur les ailes de la
Fantaisie, vers les steppes et les montagnes, secourant, gué-
rissant, ramenant dans leur patrie Napoléon et ses légions
vaincues. La future romancière avait maintenant onze ans
et venait de lire Y Iliade et la Jérusalem délivrée Cette
lecture la frappa ; son imagination exaltée resta comme
éblouie par la beauté des images poétiques et la magique
fantaisie de La fiction. Elle se sentit profondément peinée de
voir ces beaux poèmes se terminer si vite, renfermés en des
cadres si étroits pour elle ; elle aurait voulu qu'ils eussent
une suite, et elle entreprit de la l'aire. Elle commença à se
raconter une interminable épopée, un long roman, dont les
héros étaient d'abord les personnages préférés qu'elle avait
trouvés dans ees deux vieux poèmes, mais peu à peu, tout
le sujet et tout l'intérêt du récit gravitèrent autour (Tune
mystérieuse divinité, d'une figure inconsciemment créée
dans l'imagination d'Aurore, et composée de tout ce qui
Taxait charmée dans le christianisme, La mythologie et les
oeuvres poétiques qu'elle venait délire. Cette divinité, —
qu'Aurore avait baptiséed'un nom imaginaire Coramèé, nom
entendu dans son sommeil, — réunissait en elle la perfec-
tion morale du Christ, la beauté immatérielle de l'ange
Gabriel, le souille inspiré d'Apollon, la grâce et Le charme
de toutes les divinités de l'Olympe, t<»ut le beau el le
sublime qui la ravissaient dans les dieux mythologiques,
tout le poétique et le miséricordieux du christianisme, en
■I de sa condamnation de la
134 GEORGE SAKI)
matière. Corambé revêtait, au gré de sa créatrice, tous les
aspects, devenait, tour à tour, homme ou femme, ou pour
mieux dire, n'avait aucun sexe. Corambé était !<• défen-
seur des faibles, des opprimés, volai! <-n un cfin d'oeil,
partout où L'on avait besoin d<- son secours, était toute
bonté, miséricorde et amour. Dans !<•- innombrables < - 1 1 ; » 1 1 1 —
rie ce poème sans lin. Corambé se trouvait, à chaque
instant, entouré de nouveaux personnages, le plu— souvenl
beaux el vertueux, à qui il offrait soutien et conseils; les
êtres mauvais accomplissaient comme dans l'ombre leurs
faits el gestes astucieux et pervers, mais Corambé réparail
tout, effaçant aussitôt jusqu'aux traces <!<■ leur conduite
criminelle. Pour que la trop grande perfection de ( lorambé
n'éclipsât |)n^ complètement ceux <|ui approchaient de lui,
Aurore s'avisa de l'atténuer un | >< u en lui attribuant un
|)clil défaut. Et c'est un trait caractéristique, pour la
future George Sand, que le défaut qu'elle donna a sa divi-
nité : c'était un excès de bonté, bonté allant jusqu'à la
faiblesse! Aurore -\i\ail des journées entières au milieu
de ses rêveries, imaginant chant sur chant, créant ■ livre
sur livre o pour cette interminable épopée, qui d'ailleurs ne
vit point le jour. La petite rêveuse n'interrompait presque
jamais ses entretiens imaginaires avec Corambé, soit qu'elle
se sauvât dans les champs pour rejoindre ses petites com-
pagnes villageoises, soit qu'elle se promenât avec Liset, un
petit paysan qu'elle avait pris en amitié, parce qu'il s'était
montre chagriné du départ de M"" Sophie, de Nohant. Elle
en arrivait parfois à prendre ses amies, Marie et Solange,
pour des nymphes venues, sous forme humaine, préparer
la demeure terrestre de Corambé. Un beau jour, connue
l'avait l'ail Gœthe enfant. Aurore érigea même un petit
temple à sa divinité. Elle appropria une clairière sous des
GEORGE SAM) 135
érables, suspendit, entre le> branches, des couronnes et des
guirlandes de coquillages, éleva une espèce d'autel, qu'elle
orna de mousse el de petits cailloux. C'était là comme
une seconde édition de la fameuse o grotte féerique ».
Elle se promettait, en l'honneur du bienfaisant Corambé,
de rendre sur cet autel la liberté à des oiseaux el à des
papillons, mais son bran projet s'écroula soudain. Le petit
Liset, se glissant un jour derrière la fillette, s'écria, extasié,
en voyant le mystérieux autel : « Ah ! mam'zelle, le joli
reposoir de ta Fête-J >ieu ! ... » Aurore se dégoûta immédiate-
ment du petit édifice sacré, comme s'il fût profané parles
paroi»- de Liset : l'autel fût déserté, le culte de Corambé ue
revêtit plus, dès lors, que la forme d'une rêverie abstraite.
Mais parfois notre petite improvisatrice semblait oublier
Corambé pour de bon et prenait plaisir à s'amuser et
à folâtrer avec les petits villageois, parmi lesquels elle
comptait beaucoup d'amis, Marie et Solange étaient les
premiers, le porcher Plaisir venait à leur suite. A celle
époque, plus que jamais peut-être, Aurore partagea la vie
des simples campagnards, et c'est ici, pour nous, le moment
d'arrêter l'attention du lecteur sur la bienfaisante influence
qu'exerça sur Aurore Dupin et sur George S and cette école
buissonnière, à laquelle elle consacra la seconde moitié de
son enfance, la plus grande partie de sa jeunesse et plu-
sieurs années de sa vie de mariage. Toujours en bonne
santé et d'une robustesse vraiment campagnarde pendant
een mariage, elle etri cependant presque toujours à se
plaindre de divers maux et ne lil que se soigner, allant
souvent aux eaux . M" Dudevant pouvait écrire treize
heures par jour, veiller des nuits entières, taire, dans les
montagnes, les ascensions les plus difficiles, marcher
toute une journée, franchissant à pied des kilomètres dans
130 GEORGE SAM)
ses promenades el ses voyages. Si les champs de Nohanl
ne lui avaienl pas donné cette santé, il- l'avaient certaine-
ment fortifiée. En admiratrice d'Emile, sa grand'mère
jugeaii qu'il fallait Laissera la fillette une liberté complète
jusqu'au moment des études sérieuses, et, quand celles-ci
eurent commencé, dans les entractes, il lui était permis
de s'amuser. Accompagnée d'Ursule et d'Hippolyte, «>u de
Liset et de petits villageois, Aurore allait dans les bois
chercher des fraises, dénicher des oiseaux, ou garder les
troupeaux dans les prairies ou dans les pdturaux, ter-
pains vagues et sauvages, propriétés des communes, que,
<lc temps immémorial, on conservait en friche dans le
Berry, H où tout villageois axait droit <!<• laisser pailre son
bétail. Elle savait t<>ut aussi bien que n'importe quelle
petite villageoise, dans quelle clairière mûrissaient Les plus
grosses fraises, au bord de quel ruisseau croissaient les
myosotis tes mieux teintés, dans quel champ <»n trouvait
les plus belles nielles et les plus beaux bluets. Aurore
grimpait hardiment aux arbres pour dénicher des oiseaux,
prenait plaisir à taire paître <l<-s brebis, n'avait aucune
crainte des grands bœufs que les Berrichons savent si bien
conduire en Les aiguillonnant de Leurs bâtons ferrés. Lorsqu'il
survenait un orage ou une tempête, la joyeuse bande se
réfugiait sous quelque vieux hangar ou dans une grange
en ruines. Leur plus grand plaisir était alors de conter des
histoires terribles et mystérieuses dans le genre de celles
que se racontent les petits camarades du Biégine Long de
Tourguéniew. Hippolyte, dans les veines duquel coulait un
sang- plébéien, croyait aux feufets, aux lupins, aux loups-
garous qui faisaient trembler Pierre, Silvain et Fanehette.
La petite-fille d'une aïeule encyclopédiste était sans doute
plus sceptique que ses petits camarades à l'endroit de ces
GEORGE SAM) 137
épouvantails, mais elle croyait cependant un peu à ht
gran<Fbête, aux lavandières, à l'affreux diable berrichon
Georgeon \ Elle écoutai! avec Le même plaisir que sa
petite bande de \ a-nu-pieds, les coules du vieux < hanvre\u\
c'est-à-dire du paysan chargé de broyer le chanvre pour
tout le village. Ce chanvreur,du nom d'Etienne Depardieu,
tout en taisant sa besogne dans un hangar ou dans quelque
maison déserte, contait, durant les longues soirées d'hiver,
les « rustiques légendes » du Berry, de ce Berry d'an tan,
naïf et illettré, nourri de ses anciennes croyances et
superstitions, où, à l'époque de George Sand, se parlait
encore cette bonne langue toute semblable au vieux fran-
çais de Rabelais et où se conservaient les anciens costumes
et les habitudes Locales. Le petit poète inconscient, qu'était
alors Aurore, aspirait avidement, par tout son être, les
récits qu'elle entendait, et la poésie qui s'en dégageait, dont
m>ii ame garda à jamais le souvenir. Ainsi, grâce à sa grand'-
mère, dès son enfance, Aurore prit part à la vie rustique,
aux intérêts villageois, dans le vrai sens du mot. et celte
connaissance de la vie de la campagne, ce lien qui la ratta-
chait au village, eurent sur la destinée d'Aurore Dupin et
les œuvres de George Sand. une portée profonde.
La fillette ne se contentait pas de se mêler aux plaisirs
de ses petits camarades, elle participait à leurs travaux,
à leurs soucis. Elle voyait de près la vie laborieuse des
paysans, connaissait par leurs noms toutes les familles de
Xoliant. leurs besoins, leurs rapports mutuels, leurs désirs,
leurs intérêts et jusqu'à leur façon de penser. Toute jeune
ell.- pouvait s'associer ainsi à leur vie; plus lard, elle put
1 Dan- la suite, George s.m.l profita de cea récita poui écrin
Légendes rustique* el lea Visions de la Nuit; elle les utilisa .m — i dans
l,i Petite Fadette, dans Jeanne, Monsieur Roussel, Mouny Robin, etc.
138 GEORGE SAND
les observer et vérifier ses impressions d'enfance. Des-
chartres, (|iii administrail les biens de Nohant ep qualité de
gérant, se faisail un devoir d'initier peu à peu la jeune
propriétaire à tous Les détails de L'administration du domaine,
et, dans ce but, L'emmenait avec Lui dan- ses tournées de
régisseur. Dans son Histoire, George Sand tâche de sou-
ligner les sympathies démocratiques qui s'éveillèrent en
eue à cette époque, c'est-à-dire ses idées d'égalité
sociale et son aversion pour L'injuste partage des biens.
(Test ainsi que dan- Le chapitre i\ du tome III de
VHistoire de ma I /<". elle nous raconte ses révoltes contre
Les punitions infligées par Deschartres aux paysans pour
leurs dégâts ou La coupe illégale de l><»i>. Elle tachait,
disait-elle, tantôt d'indemniser, en cachette, ceux <jui
devaient payer une amende, tantôt de faire levé* les
punitions, en demandant de l'argent à sa grand mère,
ou en envoyant, à L'insu de Deschartres, des bottes de
loin ou (\v> gerbes de blé aux malheureux indigents
condamnés pour avoir glané quelques épis dan- les
champs ou avoir pris une poignée de foin dans les prés
de sa grand'mère. Nous trouvons chez elle, à la suite de
ces récits, une théorie d'égalité évangélico-socialiste,
qu'elle aurait, si nous voulions L'en croire, opposée aux
enseignements pratiques du régisseur el aux tentatives
par lesquelles il essayait d'inspirer à sa pupille un certain
respect pour le bien qui lui appartiendrai! un jour. Aurore
Dupin, il serait injuste d'eu douter, l'ut douée, dès l'enfance.
de eette (tonte activequi resta toujours l'un des traits domi-
nants de George Sand ; dès L'âge où elle commença à com-
prendre, elle eut sans cesse à cœur d'être secourabie, .suit de
l'ait, soit d'intention. 11 est également hors de doute que bien
.s >uvent, Lorsque Deschartres emmenait son élève dans les
GEORGE 5 AND 139
pâturages où les beaux bœufs berrichons ruminaient ou pié-
tinaient Lourdement le unir cf gras humus d'un terrain encor<
\ ierge, le fui m- auteur de la Mure au Diable témoignai! cer-
tainemenl beaucoup moins d'intérêt aux explications agro-
nomiques de son précepteur et intendant, qu'à la nuancé
brune des couches de terre en friche, à la démarche Lente
«•I paresseuse des bœufs, au vieux refrain et aux archaïques
paroles de Pair des laboureurs; elle savouraitla poésie
primitive et saine du tableau qui se déroulait sous ses yeux.
Si cependant Aurore ne s'était déjà révélée poète à dix ou
douze ans, les leçons d'administration agronomique de
Desehartres se seraient tout <!<■ même perdues pour cil»
comme elles l'eussent été pour tout enfant vif et pétulant,
toujours |)lu> intéressé et |>lu> ravi à la vue des beaux
tableaux de la nature qu'en écoutant «les définitions scien-
tifiques, et surtout des renseignements sur les qualités ou
la valeur d'un terrain. Personne n'ignore non plus qu à
douze ou treize ans, — à L'exception de ceux qui singent Les
grandes personnes ou qui n'ont pas les qualités de Leurage, —
tous Les enfants sont démocrates, jouant, avec le même
plaisir, avec leurs camarades titrés comme avec de petits
paysans ou paysannes, et sachant observer très strictement
entre eux les principes de L'égalité et de la fraternité. Les
enfants !<■> plus aisés partagent volontiers leur argent,
Leurs effets ou ceux de Leurs parents avec Les enfants
pauvres, et montrent, pour Le faire, d'autant plus de
eœur qu'ils se voient plus favorisés eux-mêmes et que Le
destin, s'est montré plus « injuste », en octroyant à leurs
parents L'aisance dont ils joui— -ni. et en Leur faisant igno-
rer la valeur de l'argent et les souffrances de la misère.
Ce serait, selon nous, chose bien superflue que d'attacher
de L'importance aux théories sociales et économiques que
HO GEOBGR SAND
nous trouvons dans le chapitre de VHisloire de ma Vie
ayanl trail aux années de V adolescence de George Sand.
Ou plutôt ces Longues digressions communistes fonl
honneur à l'écrivain de quarante-trois ans, mais ue doivent
pas être rapportées à la petite châtelaine de Nohant par-
courant, avec son précepteur, les terres de son aïeule. Il
esl vrai que celle petite châtelaine était une démocrate
inconsciente, aussi bien <|u'un poêle Inconscieill , c'était
encore une bonne et excellente enfant qui faisait /<■ bien
inconsciemment, partageant cequ'elle avait avec ses petits
amis campagnards, distribuant de sa propre autorité, bu
grâce à La générosité de sa grand'mère, à eux et à leurs
Familles, du blé, du foin, du bois et de L'argent, leur
épargnant les punitions ou les amendes, venant en aide à
ceux qui ne possédaient ni un lupin de forêt «»u de terrain,
ni Le inoindre pâturage cl ne subsistaient que grâce aux
secours que leur accordaient Les propriétaires. Mais George
Sand i\mal fait en attribuant à la petite fille de douze ans les
mûres convictions socialistes dé La femme de quarante-trois.
Toutefois si, ces années avaient été incontestablement
utiles à la future penseuse démocrate, en lui fournissant, dès
son bâs-âge, matière à observations et à conclusions, elles
pendirent au futur écrivain d'autres services plus précieux
encore. Quelle que soi! la naïveté du sujet des nouvelles
rustiques de George Sand, si justes que puissent être les
reproches qu'on Lui adresse sur l'excès de sentimentalité
et de vertu chez ses héros campagnards, on ne peut nier.
qu'à côté de cette idéalisation des paysans, on rencontre
toujours chez elle une observation si exacte, une si pro-
fonde connaissance de la vie du peuple, une telle pénétra-
tion de ses idées et de sa pensée, que les scènes populaires
de George Sand sont bien supérieures aux œuvres de
GEORGE SAM) 141
noire temps, qui, il esl vrai, copient assez exactement le
côté extérieur de la vie des paysans, leur grossièreté, leur
pauvreté, leur inertie dans l'ignorance, mais dans lesquelles
l'auteur qui n<- connaît la vie de campagne que pour l'avoir
interviewé pendant quelques quinze jours1 n'a su péné-
trer ni 1<' sens ni l'esprit de la vie du peuple. En lisant
certaines d<- <-<vs pages émouvantes et éclatantes de talent,
nous éprouvons la même impression que si nous lisions un
voyage r\u>/. des sauvages de la Nouvelle-Calédonie. Gela
nous surprend, nous intéresse, mais nous nous sentons
étrangers à ces sauvages, tandis qu'en lisant les scènes
populaires de Tourguéniew, de Tolstoï ou de George Sand,
nous sentons en leurs personnages, nos semblables, nos
proches', nous 3 retrouvons les traits typiques que, vivant
ii la campagne, l"<»n peut observer partout, que cette cam-
[>agne se trouve en plein Berry, ou dans les gouvernements
de Toula, de Riazan ou de Novgorod.
C'est justement cette 0 vérité populaire <> que nous
apprécions dans les œu\ res des auteurs ci-dessus nommés.
Leurs observations sur la vie du peuple ne sont pas artifi-
cielles, spécialement assemblées en vue de tel ou tel
roman, mais des observations organiques, réellement
vécues, et notées à mesure qu'ils les vivaient, dans leur
enfance, dans leur jeunesse passées au village, quand leurs
impressions, pour être Inconscientes, n'en étaient que plus
1 Nous signalons .i l'attention <lu lecteur la lettre d'un médecin de
campagne, ayant i>a--«; vingt an- .m milieu des paysans. Anatole
France la cite dans son article sur la rerrede Zola (Anatole France. La
vie littéraire. Paris, 1892. Calmann-Lévy)! Ce docteur Pournier affirme,
i! deux <>u trois reprises dans sa lettre extrêmement probante et sérieuse,
que : « Ce que j'ai déjà lu de la l'erré me prouve, a moi qui .11 vécu
vingl ans avec les paysans, que M. Zola n'a jamais fréquenté les gens
de la campagne... 0 ESI plus loin Tel est le fait. Et il prouve combien
, • M. Zola connaît les gens qu'il s'est proposé de peindre... etc., etc.
142 GEORGE SAM)
profondes, dans leurs années de maturité passées aussi ï
La campagne et alors que ces écrivains avaient déjà «■.
cienee des observations qu'ils faisaient avec amour,
le vouloir de pénétrer le sens et resprii de la vie du
peuple. Que ces œuvres soient réalistes, comme celles
Tolstoï et de Tourguéniew, qu'elles soient un mél
de réalisme et d'idéalisme comme <-lirx (>< Sand,
elles nous deviennent chères avant tout parla vérité;
laquelle elles interprètent V esprit du peuple, par leur
vérité psychologique jointe ;'» la vérité matérielle. En
analysant, à leur place, ce que 1 <m est convenu d'appeler
les roman* rustiques de George S and, nous aurons plu-
sieurs fois l'occasion de répéter L'opinion banale <-f n
tue, que leur auteur ne se serait o convertie » i\ La nature
et à La campagne qu'après la terreur de L848-49. N
ferons remarquer aussi que cette « conversion u â La
villageoise s'est manifestée également dans toutes les litté-
ratures européennes, même en Russie, pendant le second
et le troisième quart de notre siècle, et que ce phénomène
s'est même produit dans Les pays qui n'ont eu, en L£
aucune « horreur » à déplorer. Nous en parlerons [>lus
loin. Qu'il nous suffise, pour le moment, de faire hmw
quer que George Sand se distingue — comme Mau
sant — de tous les nuire- écrivains français par sa connais-
sance approfondie, son amour et la peinture qu'elle
donne de la vie rustique. Et, comme Maupassant, elle pré-
sente le type, rare en France, mais très répandu en Rus
de l'écrivain grandi à la campagne, de l'éerivain-pro]
taire, produit organique du milieu et de la vie qu'il a
décrits plus tard.
Disons aussi que les descriptions de la nature berri-
chonne, devenues déjà classiques et publiées dans des
GEORGE SAM) # 143
« Pages choisiesx» et des manuels de littérature, sont
bien supérieures — à La fois beaucoup plus vivantes et
|)lu-> artistiques — à toutes celles des autres régions de
la France que nous trouvons dans les romans de date
postérieure el dans les tous derniers romans de George
Sand. Le Berry, comme plus tard les Pyrénées ei Venise,
sonl devenus, de plein droit el à jamais, l'apanage de
notre héroïne, quoiqu'elle ne les ail nullement observés,
dans le l>ul d'utiliser ses impressions comme matière à
description littéraire. Toutes les impressions qu'elle ;i\;iif
reçues du Berry se sont gravées, comme à son insu, dans
son imagination à l'époque, où, toute enfant, elle vivait
(l'une vie propre, dans ces calmes plaines verdoyantes, 5
l'ombre des grands ormes, le long des poétiques rives de
l'Indre ou des traîne* serpentant entre deux murs de ver-
dure. Quel lecteur ne s'est pas senti pénétré par l;i poésie,
le pittoresque de ses beaux tableaux, dont il garde à
jamais I»' souvenir? Lorsque plus tard, George Sand se
mil a décrire à dessein différents paysages de la France
<-l de l'Italie <>ù se passent ses romans ultérieurs — lcl>
que Mademoiselle Merquem, Mademoiselle la Quintinie,
Tamaris, L<i Daniella, Jean de la Roche, etc. — l'effet en
fui tout autre et l'impression bien moins pénétrante,
dernières descriptions approchant «lu réalisme documen-
taire contemporain, avec ses détails si précis, sont Froides
et s'oublient d'autant plus vite que I;i lecture en est moins
facile : elles sont même fréquemment lourdes et ennuyeuses.
I i - descriptions du Berrj s'emparent de nous comme les
choses de la nature réellement vues, senties, et la raison
en est simple, c'est qu'elles ont été vécues par l'écrivain.
La vie des gens rustiques et les scènes <lr La nature
berruyère, voilà les deux éléments des œuvres de George
14 \ GEORGE SAM)
Sand que lui avait légués son cher IVity où elle avait si
longuement séjourné pendanl sou enfance e1 sa jeunesse1.
Eu 1814 et 181'), Paris se trouvant occupé par les alliés,
Marie-Aurore ne voulut pas quitter Nohant, et il semble
qu'Aurore n'a vu que très peu sa mère en INIi. L'amour
romanesque que lui portail l'enfani n'était pas encore
à sou déclin, mais, avec les années, il ;i\;iit certaine-
ment revêtu un caractère plus paisible. La fillette avait
déjà pu se convaincre que ses rêves enfantins ei son désir
de se réfugier à Paris, d'y vivre dans une mansarde, d'ou-
vrir, avec sa mère, un magasin de modes, portant, afin
dé blesser plus vivement l'amour-propre de la grand'mère,
l'enseigae <« Madame veuve Dupin. Modes », étaient
complètement irréalisables. Sophie-Antoinette, qui s'était
plu, dans le feu de la lutte avec sa belle-mère, à exciter, par
de violentes attaques, l'enfant contre l'aïeule, et ;i\;iil fait
les plans les plus hardis d'une vie Laborieuse en compagnie
de sa fille, ne traitait plus ses anciens projets (pu- (!<• chi-
mères, ou les avait peu à peu complètement oubliés. Elle
no témoignait plus aucune velléité d'encourager sa fille à
fuir de chez sa grand'mère, ni à lui désobéir. La fillette
s'aperçut bientôt aussi, lors (\v< différents séjours de Sophie-
Antoinette à Nohant, que L'amour de sa mère ne répon-
dait pas au sien ; elle vil qu'elle aimait beaucoup plus sa
mère (pie sa nièce ne l'aimait. Sophie-Antoinette était de
1 Maurice Cristal (Maurice Germa) dan- son admirable article sur
George Sand, dans le Musée des deux Mondes du 15 sept. 1876, signale
avec beaucoup de finesse et de justesse cet élément de santé, de fraî-
cheur et de force que nous trouvons dans tons les écrits de George
Sand, tout comme il pénètre sa vie personnelle, et il prétend que c'est
la saveur du terroir, le « pouvoir de la terre » qui se manifestent ain>i
elie/ George Sand. C"est une remarque aussi juste que profonde. L'ar-
ticle tout entier est des plus intéressants et des plus sympathiques.
Nous v reviendrons encore.
GEORGE SAM) 145
ces natures passionnées, qui ne sonl ni profondes ni
tendres ; loin des yeux signifiail pour elle : loin du cœur.
George Sand se garde bien de nous le dire, mais il es!
évident que Sophie-Antoinette s'était parfaitement habituée
à vivre sans sa fille, que leur séparation lui coûtait peu,
qu'elle s'était fait tranquillement à Paris une vie nouvelle
et toute personnelle, et se détachait de plus en plus de son
enfant, qu'elle abandonnait aux soins de sa grând'mère.
( Cependant, Mmc Dupin qui \ ieillissait, fut atteinte (Tune pre-
mière attaque d'apoplexie, qui lui laissa, avec beaucoup
de faiblesse, un état maladif, dont elle ne put se remettre.
Une constante sollicitude envers la pauvre malade, une ten-
dresse toute féminine s'éveillèrent aussitôt dans le cœur
d'Aurore, et un amour sincère pour l'aïeule qui l'idolâtrait,
l'envahit sans qu'elle cessât cependant de la traiter connue
son ennemie, lui opposant constamment une sourde résis-
tance, jetant le blâme mu- tous .ses désirs, toute- ses obser-
vations, toutes ses décisions. Elle n'étudiait quepourobéir
passivement aux ordresde sa grând'mère, étant convaincue
que l'étude ne servait à rien. La vie qui l'attendait chez sa
mère ('-tait celle d'une petite bourgeoise parisienne; dans
le milieu OÙ il lui faudrait vivre, elle ne pourrait rien
Retirer de toutes !«■> connaissances que sa grând'mère vou-
lait lui inculquer. Depuis Longtemps déjà, Aurore avait
renoncé à un ancien projet, celui d'aller à Paris, en
faisant des économies sur son argent de poche et en ven-
dant ses petits bijoux. L'espoir qui Taxait animée, la e<>n-
viction qu'elle finirait par vivre avec sa mère s'affaiblis-
saient chez elle de jour en jour, cl les rêves d'un avenir
heureux prenaient, de plus en plus, le caractère de mélan-
coliques souvenirs d'un bonheur passé, évanoui. Les chants
dédiés à Corambé tournaient de plu- en plus à l'élégie,
m
140 GEORGE SAM)
mais le dieu ne continuait pas moins à consoler Aurore par
ses prédictions d'un avçnir meilleur. Tout cela 1 < * rendail
encore plus renfermée, plus silencieuse en présence «I
grand'mère et de ><'^ amis. Certains jours, on La voyait, au
contraire, d une gaieté folle, prenant part à toutes les espiè-
gleries d'I [rsule et <rili|)|)'il\ te.
En 1815, Sophie^Antoinette fit à Nohant un séjour assez
prolongé, toutes Les routes étant encombrées |>;n- les troupes
en marche. Les allies quittaient la France^ l'armée impériale
avait été licenciée, des régiments français ou étrangers pas-
saient par Nohant, et, dans la maison même d<- M' Dupin,
plusieurs officiers firent halte ou \ séjournèrent même pen-
dant nu temps plus ou moins prolongé. Il semblait à Aurore
qu'elle retrouvait le décor de ses premières années; c'était
la même atmosphère de militarisme napoléonien, héroïque
et brillante, qui l'entourait, elle revoyait des amis de son
père, entendait une fois encore leurs récits animés, leurs
paroles ardentes ou émues, leurs diatribes contre le rétablis-
sement de « l'ancien régime », représenté par Louis XVIII,
leurs évocations du glorieux passé de la grande armée, les
regrets amers de ces soldats qui soupiraient après lui,
I homme d'impérissable mémoire.
Tous ces brillants et vaillants soldais partis, Sophie-
Antoinette quitta Nohant , ainsi que les amis de la
grand'mère, « ces vieilles comtesses » qui étaient venues
lavoir. Un cousin de la petite Aurore, René dv Villeneuve,
qui avait passé l'automne à Nohant. s'en alla également
au grand chagrin d'Aurore et à la grande joie d'Hippolyte,
qui venait d'obtenir, grâce à lui, la permission d'enCrer
comme porte-enseigne dans un régiment de cavalerie.
A la lin de l'automne, Hippolyte partit à son tour.
« Alors, dit George Sand, s'écoulèrent pour moi les deux
GEORGE SAM) I \Z
plus longues, les deux plus rêveuses, les deux plus mé-
lancoliques années <|if il y eû( encore eues dans ma vie... »
De 1815 à IN 17. Aurore vécu! en effel à Nohanl dans
une solitude et un calme absolus, entre sa grand'mère, à
moitié infirme, ri le pédant Deschartres, devenu grognon.
Elle avait avec celui-ci moins de rapports qu'auparavant,
ayant elle-même interrompu ses leçons de latin ; il s'était
avisé un jour (le lui jeter un livre à la tête ei elle lui
déclara froidement qu'elle ue supporterait plus ses cai-n'i--
tions. Elle eut dès lors plus de temps qu'il ue lui en fallait
peur se livrer à ses tristes réflexions ei à ses lectures
solitaires, qui devinrent aussitôt sa passion dominante. A
vivre dans la liberté des champs, Aurore avait vite grandi
et à douze <>u treize ans paraissait déjà presque une jeune
fille. Au t'iii- et à mesure qu'elle se développait physique-
ment, elle sentait s'é\ eiller en elle un vif besoin d'activité H
d'exercices violents. Elle ne tenait plus en place. Souvent,
au beau milieu d'une lecture, sans même refermer le livre
commencé, elle sautait brusquement par la fenêtn
sauvait au jardin où dans !<•- champs, passait des journées
entières au grand air, -.m- céder le pas aux gamins du
village dans leurs gambades les plus folles, franchissant,
commeeux, fossés et ruisseaux, prenant part à leurs entre-
prises les plus périlleuses <-i encourant de plus en plus sou-
vent !'■- reproches de Rose pour des robes déchirées ou
abîmées et les observations de l'aïeule pour ces disparitions
par trop prolongées. Et puis., (<>ul à coup, la soif de - in^-
truire, soif que sa grand'mère avait su, malgré tout,
inspirera sa tête rebelle, ramenait Aurore aux livres. Sun
cerveau, autrefois si indifférent aux études, cherchait -a
nourriture dans la lecture. Alors, on ne pouvait pas plus
arracher la jeune ûlle à sa chambre et a ses bouquins
148 GEORGE SAM)
qu'on n'-avait pu la forcer auparavant à rester un momeni
tranquille.
En INI 7, malgré foules ses Idées de libre-penseuse, la
grand'maman jugea nécessaire qu'Aurore fil sa première
communion. La religion, « rentrai! en faveur 9 avec la Res-
tauration. La dévotion devenait l'apanage de toul noble
bien pensant, comme l'athéisme ej les railleries ;'< l'adn
de la religion cl des superstitions avaient été de rigueur
chez foui gentilhomme correct du x.vme siècle. Marie-
Aurore était philosophe el voltairienne, mais <ll<' était
aussi, ne l'oublions p;i^, une tante de Charles X et de
Louis XVIII. Aussi, tout en restant, jusqu'à la fin de sa
\ir, Inébranlablement fidèle ;'< la libre pensée, et sans
faire, jusque sur son lit de mort, la moindre concession
aux exigences du catholicisme pratiquant, elle trouva hou.
néanmoins, qu'Aurore lit sa première communion, comme
cola sied à toute jeune fille <lo treize à quatorze ans. Jus-
qu'alors on ne lui avait enseigné aucun précepte religieux.
La grand'mè're s'était même attachée n extirper une fois
pour toutes, de l'âme <lo sa petite fille, la foi aux mi-
racles cl aux choses surnaturelles; elle avait fait ton- » -
efforts pour lui donner les explications les plus voltai-
riennes des miracles évangéliques : entre autres celle de
la transsubstantiation dans l'Eucharistie. En envoyant sa
petite fille à l'église pour communier . la grand'mère
redoutait que la fillette n'apprît à se mentir à elle-même
en accomplissant hypocritement des rites auxquels elle ne
croirait pas ; d'un autre coté, elle craignait qu'Aurore,
avec son caractère passionné, ne devint tout à coup une
croyante fervente. MmeDupin aurait voulu que V « affaire fut
bâclée » aussi vite et aussi convenablement que possible.
Aurore apprit mécaniquement son catéchisme, se confessa
GEORGE SAM) 149
el communia chez un vieux prêtre débonnaire de" La Châtre,
choisi par sa grand'mère. Huit jours plus tard, «-lie com-
munia une seconde fois, selon L'usage catholique, el c'est
à cola que se borna sa « confirmation », dans la doctrine
el les dogmes chrétiens.
Pendant le temps de son instruction religieuse, Aurore
fut installée, dans la petite ville de La Châtre, chez de
vieux amis (\c> Dupin, les Decerfz. Elle se li;i avec les
enfants de cette famille, comme la vieille M"1" Dupin et
son (ils étaient liés avec la grand'mère et la mère de
la petite Laure Decerfz. (Test à La Châtre encore qu'elle
lit la connaissance du petit Charles Duvcrnel appar-
tenant aussi à une famille liée depuis plusieurs générations
avec la famille Dupin. Ce Charles Duvernel tut. pendant
toute sa vie, un fidèle ami de George Sand. En été et en
automne, les jours de messes solennelles et de processions,
la grand'mère envoyait Aurore chez les Duvernet ou chez
les Decerfz pour y passer un ou deux jours. En même
temps, il se trouva qu'une assez bonne troupe d'acteurs
ambulants était arrivée à La Châtre, où elle donnait tous les
soirs (\i^> représentations dans une vieille grange. On
jouait des drames, dr> mélodrames, i\^> vaudevilles, et,
le plus souvent, de petits opéras-comiques. M""" Decerfz et
Duvernet, à tour de rôle, menaient les enfants au spec-
tacle. Aurore', Charles et tous les autres petits amis furent
enchantés de ces représentations théâtrales. La passion de
l'art dramatique était héréditaire chez les descendants de
Maurice de Saxe, — l'adorateur dWdrienne LeCOUVreur et
de a la dame de 1*( )péra » M"'' de Verrières. L'arrière-petite-
lille de Maurice de Saxe, qui était bien aussi l'arrière-petite-
fille de l'actrice, se montrait d'autant plus charmée de ces
spectacles qu'elle aimait passionnément la musique, avait
150 GEORGE SAM)
l'oreille musicale et retenait aisément les faciles mélodies
des opérettes d'alors, dans 1<- genre d'Aucassin et Nico-
telle, etc. Le matin, les enfants s'en allaient à la messe, le
soir au théâtre, el les intervalles entre les visites au temple
de Dieu el celui de l'art se passaient le plus joyeuse-
ment possible en jeux et en divertissements bruyants, L«-^
enfants, transportent facilement dans leurs jeux lout ce qui
frappe leur imagination, et nos petits amis mettaient tour à
loin- en scène la messe et les processions, l'opérette et le
mélodrame, chantaient à pleins poumons des cantiques et
des psaumes, ou des récitatifs et des airs d'opéra. Les
châles et les jupes brodées des mamans jouaient, tantôt l<-
rôle de manteaux de chevaliers ou de toges romaines, et
tantôt celui de surplis.
En rentrant à Nohant après des joyrnées si bien rem-
plies, Aurore se montrait moins assidue que jamais à ses
leçons, et la grand'mère qui avait introduit elle-mêmi
petite-fille dans ces familles hospitalières, et qui était con-
tente delà voir s'amuser, était alors de plus en plus obligée
de la gronder pour son inapplication, sa distraction, sa
négligence à apprendre ses leçons et les changements con-
tinuels de son humeur. Nature calme, toujours pondérée,
toujours maîtresse d'elle-même dès l'âge le plus tendre, la
grand'mère perdait complètement La tête devant le carac-
tère étrange de sa petite-fille. Ces bizarres changements
d'humeur, ce passage perpétuel d'une gaieté folle à
Papathie et à un morne silence inquiétaient et peinaient la
bonne daine. Ces changements lui rappelaient bien un
peu l'enfance et la jeunesse de son fils Maurice, mai- ils
reffrayaienf davantage chez la jeune fille et elle faisait tout
son possible pour y mettre lin.
Or, un jour, que la vieille dame venait (l'adresser une
GEORGE SAM» loi
observation particulièrement sensible à la fillette, Aurore
quitta brusquement la chambre en jetant ses Gvres par
terre et en s'écriant : « Eh bien, oui, c'est vrai, je n'étudie
pas, parce que je ne veux pas. .J'ai mes raisons. On les
saura |>ln^ tard ». Elle faisail évidemment par là une nou-
velle allusion à son intention de partager un jour la mo-
deste destinée de sa mère, pour laquelle, pensait-elle,
toutes les sciences ëtaieni inutiles et superflues. Julie, la
favorite de la grand'mère, reprocha à reniant d'être ingrate
el mauvaise, la menaça du courroux de l'aïeule et d'être
renvoyée chez sa mère. Aurore lui déclara tout nei que
c'étaif là justement ce qu'elle désirai! le plus au inonde el
demanda à Julie de le répéter sans scrupule à sa grand'-
mère. Julio s'empressa, en effet, de toul rapporter à Marie-
Aurore, en ne se privant pas du plaisir d'orner, à sa guise,
la scène <|ui venaii d'avoir lieu. La grand'maman en l'ut
vivemeni courroucée el blessée au cœur. Aurore fui pré-
venue de ne plus se montrer à ses yeux. Toutes les leçons
furent interrompues, aucune surveillance ne fut plus
exercée sur la jeune fille. Cela voulait dire, que si Aurore
ne voulait |>as se conformer au genre de vie et d'éducation
que sa grand'mère considérait comme nécessaire, elle
n'avait qu'à vivre comme elle l'entendrait. Pendant quel-
ques jours, l'enfant ne ressentit aucun embarras à jouir si
soudainement d'une liberté illimitée; elle passait des jour-
entières (lan> les champs avec ses amis villageois,
déjeunait et dînait seule, après que sa grand'mère avait
quitté la salle à manger, n<- faisail que ce qu'elle voulait.
Hais au bout de quelques jours, cette vie solitaire commença
à lui peser. Rose, qui comprenait que cet ordre de choses ne
pouvait durer, ni aboutir à rien de bon, et que le malen-
tendu qui régnait entre l'aïeule et reniant ne faisait que
\:>ï GEORGE SAM)
grandir de jour en jour, conseilla à l;i fillette d'aller de-
mander pardon à sa bonne maman. Aurore s'empressa de
suivre ce conseil et, tombant à genoux, sincèrement repen-
tante, devant sa grand'mère attristée et malade, elle lui
baisa tendrement La main. La \ î < *i 1 1 * ■ dame, tout en voulant
le bien de l'enfant, commit une faute énorme et irréparable.
Elle était effrayée de yoir que tous ses" efforts pour faire
d'Aurore une jeune fille raisonnable n'aboutissaient qu'à
dos résultats tout contraires, que la jeune rebelle lui échap-
pait de plus en plus. Elle se persuada qu'avec ces ten-
dances et <-es dispositions L'enfanl finirait par se perdre, <|u«'
le sort qui l'attendait m* |><>u\;iil être que malheureux
si on la remettait effectivement entre Les mains d'une mère
fantasque et frivole, et elle se décida à recourir à un der-
nier et héroïque moyen. Elle voulut préserver L'enfant du
malheur qu'elle sentait menaçant; elle Lui révéla sans
rien dissimuler, le passé de sa mère et lui mit devant les
yeux, les dangers que lui ménageait une existence com-
mune. Sophie-Antoinette et Marie-Aurore axaient déjà
commis bien des fautes et causé bien du mal par leur
ainoui' déraisonnable et leur animosité réciproque, mais
cette dernière faute fut la plus terrible de toutes : elle gâta
tout. Lo sentiment filial d'Aurore fut outrageusement
insulté, son âme enfantine fut épouvantée et souillée par
des propos et (1rs pensées que ses innocente- oreilles
n'eussent jamais dû entendre, sa fierté filiale fut humiliée.
L'horreur et le chagrin qu'elle en ressentit furent si pro-
fonds, qu'elle en parut d'abord comme pétrifiée. Dès ce
moment elle vécut machinalement, perdit le goût de vivre.
De Longues journées s'écoulèrent ainsi. Puis, ce désespoir
prit un autre caractère. Aurore devint tout à coup ce
qu'on appelle un « enfant terrible ». Son air provocant
GEORGE SAM) 153
somblail dire : « Baste ! qu'importe! Je n'ai rien à perdre!
Vous allez voir de quoi je suis capable!... » Voyant <|i e l'en-
fant courait ainsi à des malheurs certains, qu'elle se mon-
trai! indomptable, la grand'mère lui déclara qu'elle allai! La
mettreen pension au couvent des Anglaises à Paris. Aurore
espéra un momen! que sa mère protesterait contre une
pareille décision, mais quand elle s'aperçut, en La re\ oyant ,
qu'elle l'acceptait non seulement avec indifférence, mais
que, visiblement détachée de sa fille, elle employait toute
son éloquence à lui persuader d'obéir à la volonté de sa
bonne maman, l'enfant renonça du coup à tous ses rêves
d'autrefois et se soumit docilement aux volontés de sa
grand'mère.
Le couvent des Anglaises avait été fondé par Henriette
d'Angleterre, veuve de Charles Ier, pour Les religieuses
émigrées, Anglaises, Écossaises et Irlandaises, et Le pen-
sionnat qui en faisait partie, était considéré comme Le meil-
leur établissement d'éducation pour Les jeunes GLles des
familles nobles, surtout depuis la Restauration, Lorsque la
religion et la piété furent à l'ordre du jour. Il y a tout lieu
de supposer, qu'indépendamment de ce <|ui venait de se
passer, la grand'mère aurait volontiers placé Aurore dans
cet établissement fashionable. Elle jugeait certainement
utile et important qu'Aurore passât les années de son ado-
I tscence avec des jeunes filles de son monde. >\ créât des
relations et des amitiés et que son éducation, par trop ori-
ginale jusque-là, lût plus conforme aux exigences de sa
caste.
Aurore, de son côté, trouvait fort indifférent de rester à
la maison ou d'entrer au couvent : elle ('lait plongée dans
une morne apathie, tout la dégoûtait. « On est partout
plus imiL » avait-elle L'air de penser. Elle se Laissa con-
154 GEORGE sa M»
(luire au couvent sans faire la moindre résistance, et, au
commencement <le l'hiver JN17-INIX. elle entra an pen-
sionnai des Anglaises.
L'entrée d'Aurore Dupin sous les voûtes du couvent
inaugura une nouvelle période <!<• sa vie, période <l«i bon-
heur relatif e( de calme. C'était la lin de son enfance el de
son adolescence et le commencement de sa jeune*
C'est de relie époque que nous allons nous occuper dans
le chapitre sui\ ant.
CHAPITRE IV
1817-18211
Le couvent. — Diablerie. — Mysticisme. — Socialisme chrétien.
— Les jésuites. — Molière au couvent. — 1820. — Crise, morale :
vie indépendante; premiers romans; éléments du caractère
littéraire et indh iduel.
Le destin <|ui. jusque-là, ;»\;iil donné à la future George
Sand La possibilité de voir <!<• près le grand inonde, la
petite bourgeoisie_de Paris, les villageois, le brilla ni milieu
militaire et l;i \ i<- de campagne des troupes napoléoniennes,
ouvrit alors devant elle les portes d'un inonde qu'elle igno-
rai! encore : le catholicisme, le christianisme avec ses vastes
cl poétiques horizons. La pauvre jeune fille, toute d
pérée par les continuelles disputes de famille, trouva au
couvent le repos extérieur, La possibilité de faire des études
régulières, une société animée dej< unes compagnes de son
^ge, avec lesquelles elle pouvail folâtrer ou s'occuper sans
mécontenter qui que ce fût. A son esprit fatigué par les
doutes et Les déchirements intérieurs, Le cloître présentait des
dogmes immuables et des convictions établies, consa-
crées par Les siècles. Son pauvre cœur d'enfant, martyrisé
par un amour humain vraiment déraisonnable, se trouva
tout à coup au milieu d'un essaim d'êtres, jeunes et vieux,
absorbés par la pensée de Dieu, cherchant dans l'amour
150 GEORGE SAM)
divin Leur repos ei leur félicité. Et L'âme d'Aurore, natu-
rellement portée vers L'idéal religieux, « tourmentée de
choses divines, » trouva L'aliment qu'il lui fallait, La foi à
Laquelle elle aspirai! inconsciemment. Ces! là qu'elle puisa
celle forte croyance en Dieu-, en L'immortalité de l'âme,
qui ne L'abandonna plus durant toute s;i vie, lui faisan! fran-
cliir, s;ins y sombrer, les périodes du désespoir le plus pro-
fond el de la critiqne La plus Libre en matière de dogme. Par
nature, c'était une dnie religieuse qui ne changea jamais,
quoique !<■ nom de George Sand fasse jusqu'à présent
l'épouvantai! des dévots el que ses Livres se trouvent tou-
jours à L'index. Il ne viendra ->;m^ doute pas de sitôt le
jour rêvé .par le personnage inconnu el mystérieux <l<»nl
parle le vicomte de Spœlberch dans ses Lundis d'un
( lien heur : « Aussi, à propos de certaines pages spé-
ciales de L'auteur de UliaA de certains appels au ( Créateur,
pleins d'éloquence et de foi, avons-nous entendu sans sur-
prise un membre distingué du clergé français nous expri-
mer l'opinion, qu'à son avis, L'avenir réservait à ces élans
enflammés, à ces supplications entraînantes, L'étonnant
retour de fortune d'être un jour cités en chaire comme
d'admirables exemples de prière ardente et chrétienne1...»
Aurore Dupin passa trois ans au couvent des Àugus-
tines Anglaises, de l'hiver 1817-1818 jusqu'au printemps
de 1820. Elle assure que ce furent peut-être là Les années
les plus heureuses de sa vie. Depuis sa naissance, la fillette
se trouvait en effet pour la première fois dans un milieu
plus ou moins normal et calme, bien que, là aussi, tout ne
passât pas sans petites collisions entre élèves et supé-
rieures, mais les bonnes impressions et les bons côtés de la
1 Les Lundis d'an Chercheur, par le vicomte de Spoelbcrch de Loven-
joul. (Paris, 181)4. Galmann-Lévy), p. 1j7-1o8.
GEORGE SAN!) 157
vie de couvenl l'emportaient de beaucoup sur ces petits
désagréments, inévitables dans toul internat. Deux ou trois
. querelles avec MUe 1)..., chargée de la petite classe où
Aurore était entrée, et une vive altercation avec la supé-
rieure qui avait décacheté les lettres d'Aurore à sa grand*-
mère, dans Lesquelles la fillette s'était amusée à faire des
descriptions satiriques el à caricaturer le couvenl el ses
habitantes — événemenl que George Sand daigna appeler
trop complaisamment « nouveau déchirement » dans sa
vie, attachant trop de valeur au désenchantement et i i
chagrin qu'elle avait éprouvés à La nouvelle de la viola-
tion de sa correspondance — voilà, semble-t-il, à quoi se
réduisent tous les désagréments qu'elle eût à supporter
pendant son séjour au couvent. Ajoutons à cela les défauts
habituels de ces établissements d'éducation: mauvaise
nourriture, cellules et dortoirs froids, surveillance trop
rigoureuse pour qu'aucun bruit du monde extérieur n'arrive
aux élèves, et nous aurons tous les côtés désagréables de
la vie d'Aurore chez les Dames Augustines. Sa vie de co i-
vent avait cependant pour elle de si bons cotés que les
mauvais ne peuvent pas être mis en balance.
D'abord, malgré l'insuffisance des études que Ton \
faisait, c'étaient pourtant des études systématiqu<
réglées : et si, après trois ans, Aurore n \ acquit pas de
trop amples connaissances, elle y apprit du moins, outre
L'anglais, qu'elle posséda à tond, à travailler tous les jours
d'une manière régulière. George Sand raconte avec beau-
coup d'humour que, quoique sa grand'mère et .-lie fussent
très fières de ses brillantes connaissances, il se trouva que
la petite philosophe, l'écrivain d1 « exercices de style » ne
-;i\;»ii pas même faire le signe de la croix comme il faut, et
scandalisa la maîtresse et égaya toute la petite classe par
158 GEORGE SÀttD
son ignorance complète du catéchisme et des dogmes fon-
damentaux de l;i religion. Ses autres connaissances étaient
à peu près dans le même étal : elle discutail sur les faits
historiques, sans presque connaître la chronologie et 1<^
événements, et il en étail <!<• même en grammaire el en [
graphie.
Sous le rapporl moral, !<• système d'éducation catholique
que beaucoup de personnes jugenl superficiellemenl el
condamnent sans vouloir l'approfondir, offre cependant
ce bon côté <|u'il développe dans la jeunesse la volonté de
lutter contre les penchants égoïstes, <iu'il pousse vers une
perfection continuelle, vers l'analyse incessante de soi-
même et au désir de se spiritualiser. En même temps, la
sévère discipline du couvent non seulement n'exclut pas
les relations cordiales entre ses jeunes el ses vieilles habi-
tantes, elle crée, au contraire, une intimité toute particu-
lière et vraiment bouchante entre ces femmes qui ont
renoncé au monde el leur- élèves, pour la plupart jeunes
filles correctes, affables envers leurs compagnes et celles
des religieuses qui s'occupent spécialement de leur éduca-
tion en choisissant comme - filles o une <»u plusieurs
d'entre elles. Toute cette atmosphère d'amour placide, sans
petites persécutions réciproques, sans jalousie, sans pleurs
ni scènes d'aucune sorte, ce milieu où tout le monde s'ai-
mait, mais où tout sentiment el (ouïr pensée se portaient
avant tout vers Dieu, était un véritable bienfait pour Aurore,
élevée d'une manière si irrégulière.
Un autre avantage encore, criait que la société joyeuse
de ses compagnes empêchait reniant de se livrer à
des réflexions prématurées sur l'avenir, sur la triste vie
qu'elle avait eue et qu'elle aurait encore à passer entre sa
grand'mère et sa mère, et sur la nécessité où elle serait de
GEORGE SAÏID 159
choisir entre elles. Comment eût-elle eu le temps d'être
triste et de rêver, quand il lui fallait In ni «M jouer aux barres,
tantôt manigancer quelque escapade avec toute La classe ou
organiser des excursions pour délivrer la victime. Cette
victime Légendaire que personne n'avait jamais vue, mais
qu'on s'imaginait exister dans quelque souterrain ou gre-
nier du monastère el à Laquelle toutes Les pensionn
croyaient, il fallait la délivrer, mais L'on ne savait où elle
était murée. Elle était ce prétexte tout trouvé des rêveries
auxquelles sont toujours si enclins jeunes gens et jeunes
filles séquestrés du monde, rêveries qui servent de pâture
à leur esprit et à Leur imagination, Leur donnant en même
temps L'occasion de déployer Leur volonté et L'excès de leur
jeune énergie.
Dès Le premier jour de son entrée au couvent, Aurore
lui TA h ie el Le boute-en-train de tous Les jeux. Elle s'enré-
gimenta sans balancer dans le camps des espiègles, à qui
on avait donné le surnom de diables pour les distinguer
des élèves exemplaires ou « sages », et des o bêtes ». Ces
dernières u'étaient ni folles comme les premières, ni stu-
dieuses et dévotes comme Les secondes; elles se conten-
taient tantôt de rire à gorge déployée des espiègleries des
e diables ». tantôt de Les blâmer avec ! ces > et,
quand il \ avail danger, elles ne manquaient jamais de
dire: « Ce n'est pas moi, ce n'est pas nous.
Parmi les compagnes d'Aurore, il y avait de très gen-
tilles et sympathiques jeunes filles, portant pour La plupart
de grands noms. Les pages que Ge td leur con-
sacre dans son Histoire sont si bien senties et si bien
écrites que nous ne nous permettrons pas «le les répéter,
d'autant plus que nous devons nous borner à signaler ici
ceux des événements delà vie cloîtrée d'Aurore Dupin
160 GEORGE SAM)
qui eurenl une influence sur son caractère el sur son déve-
loppemeni moral el intellectuel.
Aurore conserva avec beaucoup de ses amies des rela-
tions affectueuses, même après sa sortie du couvent, tout
comme <■! 1< i entrètini pendant de Longues années une cor-
respondance a\ ec sa o mère spirituelle » Alicia, grand cœur,
esprit original , (jui avait su dompter L'insoumise petite
berrichonne à force de douceur, de patience el surtout
d'amour.
In nuire côté encore (|ui se refléta fortement sur la
nature impressionnable d'Aurore . ce lui L'aspect pittores-
que H !<■ charme poétique du couvrent. Ce dédale de
vieilles constructions, avec ses couloirs el ses cloîtres, si -
galeries, ses escaliers et ses recoins mystérieux, où les
lampes scintillaient dans In pénombre; toutes ces niches,
ces greniers el ces souterrains; ces cellules proprettes
toutes remplies du pieux cl naïf bric-à-brac . don! In foi
simple embelli! Les objets de sa vénération, toutes ces fleu-
rettes, ces enluminures, ces cierges, ces auréoles el ces
dorures; l'église, avec son tableau admirable du Titien ; le
jardin embaumé de Heurs el endormi dan.'- ^>n calme poé-
tique ; la petite cour toute pavée de pierres sépulcrales aux
emblèmes de morl ; les hautes murailles, Les grilles en fer
cl les grandes portes lourdes retombant à grand bruil ;
tout cela ne pouvait pas ne pas enchanter l'artiste incons-
ciente (jui sommeillait dans la jeune fille.
Il est digne de remarquer que la conversion d'Aurore,
qui survint la seconde année de son séjour au couvent,
dépendit en grande partie de ces impressions purement
artistiques et que la poésie extérieure du catholicisme y
joua aussi un rôle considérable. Durant la première année,
Aurore s'était montrée fort indifférente aux cérémonies
GEORGE SAM) 161
obligatoires du culte ei aux pratiques religieuses du monas-
tère. Aux heures des offices, elle lisail des prières, accom*
pagnaii ses condisciples à réglise, écrivai! avec elles pour
son confesseur de petits « examens de conscience » . qui
finissaient toujours par les mots d'usage : q mea culpa,
mea culpa, mea maxima culpa; elle assistai! aux leçons
de catéchisme, mais son âme n \ avail aucune part. A
l'exemple de ses compagnes, elle sommeillai! à l'église sur
son petit banc ou se distrayait sans écouter le sermon du
prédicateur. Vers la (in de la seconde année qu'elle passa
au couvent, lorsque toutes les escapades semblaienl être
épuisées ei <|n<' la diablerie commençai! à l'ennuyer, elle
lut nn jour dans « la Vie des Saints ». livre qu'on lui
avaii donné, la vie de Siméon le Slvlilc. don! Voltaire
tai! Lan! moqué jadis. Aurore fut frappée de cette foi
refonde, qui avai! amené un homme à un fanatisme res-
semblant à celui des fakirs indous. « La sainteté L'intéressa
parsoncôté psychologique, » elle se mi! à lire avidemen!
le Martyrologe, dans l'espoir d'y trouver la solution de
celle énigme psychologique. Elle se remii égalemen! à lire
l'Evangile, mais comme il n'avai! pins pour elle le charme
de la nouveauté, qu'elle le connaissai! trop, puis, se souve-
nant de plus des commentaires athées desa grand'mère, sa
lecture ne produisit sur elle aucun effe! bienfaisant. Néan-
moins, le sol était préparé. Un soir qu'Aurore s'était échappée
d'une leçon, elle entra comme par hasard dans l'église demi-
obscure. Le superbe tableau du Titien étai! éclairé par la
lumière vacillante d'une petite lampe; une religieuse soli-
taire, humblement prosternée sur les dalles, semblait
anéantie dans la ferveur de sa prière. Aurore cru! tou! a
coup reconnaître une voix mystérieuse qui lui redisai! le
même toile, lege qu'avai! entendu sain! Augustin. S
11
162 GEORGE s a M»
âme tressaillit , ce lui pour cl l« ■ comme une révélation :
elle lui touchée par la « grâce ».
Nous avons déjà eu I occasion de dire que La soif des
choses divines qui s'était manifestée chez Aurore, ><>n
besoin d'aimer, de croire en quelque chose qui lût toute
bonté, toute puissance, qui s'éleva au-dessus des hommes
cl de Leurs passions mesquines et égoïstes, au-dessus de
leurs inconstances, le besoin de croire en quelque chose
d'éternel, d'absolu , l'avait amenée à créer son Corambé.
A celle heure, la Bonté suprême, l'Omnipotence, l'Eternel,
l'Absolu même s'était soudainement révélé ;'> elle, l'avait
éclairée desa lumière éblouissante et avait rempli son cœur
d'une joie ineffable. Cette conversion subite ébranla ••( bou-
leversa sa jeune âme. Les doutes d'autrefois, !<•> idées pré-
coces cl déplacées dans une tête de treize ans furent ins-
tantanément oubliés, sa vie prit une nouvelle direction, un
autre sens. Il n'était pas dans le caractère d'Aurore d'aimer
à moitié, elle s'adonna au bonheur (h1 croire ;i\<-<- passion,
avec entraînement, avec un entier oubli de soi-même.
Elle alla trouver son confesseur, l'abbé de Prémord,
homme d'esprit et de cœur, et lui dit qu'elle ne s'était
jamais, comme il le >a\ ail, dignement confessée, qu'en con-
séquence, elle n'avait jamais reçu de lui L'absolution, mais
qu'elle le priait, vu sa conversion, de lu confesser et de la
réconcilier formellement avec l'Eglise. L'abbé de Prémord
(Hait un homme pénétrant, plein de finesse; il ('-tait non
seulement tirs habile à discerner le caractère. Les inclina-
tions, le degré de développement de chacune de ses péni-
tentes, mais il s'entendait encore à diriger les âmes de ses
ouailles conformément à Leurs penchants et aux traits de
leurs caractères. 11 vit aussitôt à quelle âme sincère, pro-
fonde et sans frein il avait affaire, et qu'il devait agir avec
GEORGE 8 AND
elle contrairement à la routine et aux habitudes ordinaire-.
Pour toute confession, il lui lit raconter en détail, dans
toute la sincérité de son cœur el sans rien Lui cacher, sa
de antérieure, les souffrances el les épreuves de son âme.
A la fin de ce! examen spirituel, il lui «lit qu'il ne jugeai!
pas nécessaire de lui demander une confession de ses petits
péchés véniels el qu'il lui permettait de communier le len-
demain, exigeant seulement que dorénavant elle veillât
elle-même, à ce que sa foi ne souffril aucun.' atteinte
par sa négligence.
Depuis ce jour La vie d'Aurore changea complètement.
Les espiègleries et les jeux perdirent pour elle tout charme,
tout intérêt. Sans Le moindre effort de volonté, de <• diable
qu'elle était, elle se convertit en «sage». Il n'\ a pas à
s'étonner si, dès Lors, elle <l<'\ iut toul aussi exemplaire dans
le travail et l'étude, que jusque-là elle avait été portée à
s'amuser et à ne rien faire. Du malin au soir elle fut comme
d«'\ orée <lu désir de se perfectionner, de se corriger de tous
ses mauvais penchants, d'atteindre à L'idéal de La vertu chré-
tienne qui seule pouvait témoigner de sa reconnaissance
envers le < Iréateur pour sa conversion à La Lumière. Plusieurs
compagnes d'Aurore s'étonnèrent de cette com ersion subite,
d'autres s'en réjouirent, d'autres encore s'en attristèrent.
Elle-même se montra indifférente à Leur blâme comme à
leur approbation. Dans l'état de béatitude où elle se sentait
après avoir été touchée parla a grâce », tous Les attache-
ments humains et les intérêts terrestres reculèrent à L'ar-
rière-plan. ( le n'était pas qu'elle n'aimât plus ses camarades
ou qu'elle se fut refroidie envers elles, mais ces sentiments
étaient comme éclipsés |>;u- L'unique amour de Dieu qui
absorbait tous Les autres. Sa foi devenait de jour en jour
l>lu^ exaltée. Elle passai! des heures entières rw prières
loi- GEORGE SAM)
extatiques; elle se confessai! el communiai! chaque
dimanche e! parfois même plus souvent; <•]!«• se mit à
porter autour du <,«>u. en guise de cilice, un chapelet de
filigrane qui l'écorchait jusqu'au sang, o Je sentais, dit-elle
h» fraîcheur des gouttes d<- mon sang <■! au 1 i « 1 1 d'une dour
leur, c'était une sensation agréable. Enfin je vivais dans
L'extase, mon corps étai! insensible, il n'existai! plus. La
pensée prenai! un développement insolite e! impossible.
Était-ce même la pensée? Non, les mystiques ne pensen!
pas. Ils rêven! sans cesse, ils contemplent , ils aspirent, ils
brûlent, ils se consument comme des lampes e! ils ne sau-
raient se rendre « • « »i 1 1 1 » l « * d<- ce mode d existence <|ni es! tout
spécial e! ne peut se comparera rien1. » Peu à peu elle
arriva ainsi à l'idée de se consacrer ;'i Dieu e! <!<• prendre
le voile. Si, déjà avan! sa conversion, la vie de couvent,
calme, paisible, en société de femmes douces, dépourvues
de passions, lui avai! paru un paradis sur la terre, <'ii com-
paraison de sa vie pénible, triste e! agitée, grâce ;*i l'amour
déraisonnable de ses deux mères e! à leur inimitié réci-
proque,— à plus forte raison, maintenant; elle n'eu! plus
qu'une pensée, passer te reste de ses jours dans le cloître,
loin du monde e! de ses passions égoïstes, loin de t<»ut
intérêt bas e! personnel, entourée de personnes entière-
men! dévouées à Dieu. Poussée par ces sentiments chré-
tiens, elle s'étai! liée d'amitié avec les sœurs converses les
plus humbles, chargées des emplois les plus inférieurs; elle
s'acquitta^! pour elles des travaux les plus grossiers e! les
plus malpropres, trouvant une consolation dans ce rappro-
chement avec ces pauvres servantes du Seigneur. Ou bien
encore elle passait di's heures entières avec les plus petites
'Histoire de ma Vie, t. NT. p. L 96-197.
&EORGE SAND 165
élèves el les aidail à bêcher leurs parterres el à planter des
fleurs. C'esl ainsi qu'elle passai! évangéliquemenl La plus
grande partie de son temps avec « les petits enfants » el
avec les a pauvres d'esprit ». Les compagnes d'Aurore
voyaient avec étonnement et mépris ces occupations ; cer-
taines disaient qu'elle avait perdu l'esprit. Elles ne com-
prenaient pas. que cette âme ardente ne pouvait croire
avec calme, aimer Dieu avec tiédeur, né |>as s'efforcer
d'être chrétienne dans toute la force du terme, en s'immo-
lanl. en souffrant ; qu'elle voulait, en chaque action et à
chaque pas, suivre l'enseignement du Christ et aimer par-
vulos qitos de cet amour qui agit, prescrit par L'Evangile.
Nous ne pouvons pas ne pas attirer ici l'attention du
lecteur sur ce fait de toute importance, que Les premiers
pas d'Aurore Dupin dans la voie religieuse étaient
empreints de cet amour actif, et ne pas faire remarquer
qu'elle puisa, avant tout, dans le christianisme cette pitié
(jui en est L'essence même et vers Laquelle elle s'était
sentie inconsciemment attirée Lorsqu'elle avait créé son
Corambé, divinité toujours occupée à soulager les malheu-
reux, à protéger les faibles, à consoler les oppprimés.
L'amour actif du prochain, était non seulement la religion
la plus appropriée au caractère d'Aurore Dupin. c'était
le fond même de son âme. Toute âme possède un»'
parcelle de la divinité, un cristal — hase première —
autour duquel viennent se grouper les autres qualités de
l'âme el dont les facettes reflètent Le Grand Soleil. Dans
Aurore, ce diamant était un»' miséricorde et une charité sans
bornes, un amour actif, celui dont saint Jean ne cessa de
parler sur son lit <le mort. C L< » r ■ 1 1 1 1 < - une source alpestre, née
du pur cristal d'un glacier qui fond aux rayons du soleil,
devient peu à peu un torrent impétueux entraînant tout ce
166 GEORGE S AND
qu'il rencontre sur sa voie — ainsi le développement ulté-
rieur, l'activité el La direction d'espril de George Sand
prirenl naissance dans celle essence fondamentale de son
Tune. L'amour actif, eeiie source Latente, mystérieusemenl
cachée an milieu de ses rêveries enfantines jaillit, du
chaos de ses sentiments ei de ses pensées, en un torrent,
qui Les emporta avec Lui. Comme un ruisseau clair ei Lim-
pide, il traversa toute La jeunesse d'Aurore el Les années
(roubles el sombres de sa vie conjugale. Devenu rivière
profonde el transparente, il refléta les belles el grandioses
créations sociales de notre siècle ; plus tard, il failli! l'en-
traîner dans le gouffre des ténèbres révolutionnaires... El
comme Les embouchures sans rivages «le n<»^ rivières
russes qui, déversanl Leurs bienfaits ;'i des centaines «le
verstes, se confondenl insensiblemens avec la mer, ainsi,
•au déclin de la vie de ( George Sand. ce! amour infini du pro-
chain, encore élargi, embrassanl toute L'humanité, lui ren-
dit insensible el presque joyeux Le passage de La vie
terrestre à L'océan de L'Eternité. Ces! en cel amour-actif,
qu'il l'aul chercher Le principe «le tous les engouements de
George Sand pour les doctrines sociales ; la raison d<
sympathies pour Le saint-simonisme, de son adoration
pour Rousseau el Lamennais, de son amitié pour Pierre
Leroux, Michel de Bourges el Les républicains de L848, la
cause de .son enthousiasme Lors de L'élection à la prési-
dence de la république de Napoléon 111. qu'elle regardail
comme le vrai défenseur des droits sociaux du peuple à
L'inverse des représentants des autres partis politiques,
plus soucieux de la forme du gouvernemenl que du bien
des masses populaires. Voilà les vrais motifs de sa discorde
en 1870-1871 et même de ses querelles avec ses anciens
amis républicains. Les partis n'avaient d'importance i
GEORGE S AND [61
yeux qu'autant qu'ils prenaient la défense <!<-> faibles, des
opprimés, des déshérités de la vie, qu'ils se faisaient les
avocats de ceux auxquels on refusait tout droit. Ils per-
daient sa sympathie aussitôt qu'ils devenaient triomphants,
<|iuls se faisaient persécuteurs, vengeurs, oppresseurs,
soufflant la haine et la discorde, Pendant toute sa vie, elle
donna ses préférences au régime républicain qui seul lui
semblait pouvoir assurer le bonheur des masses et lui
paraissait le plus propre à satisfaire les vœux de toutes les
classes, mais elle ne fut jamais vraiment un écrivain poli-
tique. Nous avons <l<V)à eu l'occasion de parler plusieurs fois '
ailleurs, des prétendues trois périodes de sa carrière litté-
raire , répétées dans toutes ses biographies, de ces trois
malheureuses phases, auxquelles ne peut échapper aucun
écrivain, aucun compositeur, aucun artiste, et dont la
seconde serait pour George Sand son oc entraînement subit
pour les idées sociales o et la troisième son a retour à l'art
pur et doux ». C'est tout aussi rebattu que faux. On «lit
aussi fréquemment qu/elle a presque toujours écrit sous
l'influence de tels ou tels inspirateurs, et qu'on peut en
suivre les traces dans toutes ses œuvres. On serait cepen-
dant bien plus juste et plus près de la vérité si l'on disait,
que depuis l'époque <>ù elle avait soulevé les sceaux mal-
propres de la sœur converse Hélène, dans l'unique but de
venir en aide à cette humble servante, objet de répulsion
du couvent, jusqu'en 1870-71, moment où elle rompit avec
ses anciens amis et blâma les crimes <l<- la Commune aussi
chaudement qu'elle avait applaudi le retour de la Répu-
blique, George Sand, fidèle à elle-même, resta toujours
1 Lors de l'impression dans les Revu< à russes dur el desviir ol ix«cha
pitres de ce li\ re.
108 GEORGE s A M)
socialiste dans le sens de la prédication de l;i charité, de
l'amour actif envers Le prochain. Si elle a |>ri> à cœur les
doctrines de Lamennais, de Michel de Bourges et de
Leroux, si elle s'en es! enthousiasmée el leur a servi de
porte-voix dans ses romans el ses articles, si elle a fondé
des journaux et écril des bulletins pour propager les idées
de ses amis républicains elle ne se lil pas faute de les
abandonner aussitôt qu'elle ne \il plus <'n eux que des
rhéteurs de partis, qui oubliaient le peuple pour leurs propres
intérêts <•< m i m< • Michel de Bourges), ou qui, pour les
réaliser, recouraient au poignard el ;'i la baïonnette comme
les agitateursde 1870 , <>u bien encore lorsque les intrigues
el les querelles des |>;irlis leur faisaienl oublier le bien
général, le bonheur des masses, questions qui, pour( îeorge
Sand, primaient toutes les théories sur les différentes formes
de gouvernement, George Sand, nous le répétons, ne fui
jamais un politicien. C'est là un point que ne voienl ni les
conservateurs qui lui fonl un crime d'avoir pris pari au
gouvernement provisoire, ni les libéraux <|ui la louent
de sa ligne de conduite. Que les deux partis condamnent,
s'ils le veulent, ce que nous avançons, nous nous en tenons
à notre assertion; elle ressort de toute la vie el de tout
l'œuvre de George Sand. Les politiques, qu'ils soient con-
servateurs ou libéraux, sont des hommes, coni aincus d'être
seuls possesseurs de la vérité; ils se croient le droit de
persécuter les autres pour leurs erreurs ; dans l'un comme
dans l'autre cas, ce sont des représentants d'une église
militante, des adeptes de saint Pierre. Los socialistes sont
des adeptes de saint Jean. George Sand professait le socia-
lisme tel que l'entendait saint Jean : « Frères, aimez-vous
les uns les autres. » L'Evangile de saint Jean, base de
toutes los sectes sociales et chrétiennes du moyen âge, des
GEORGE SAM)
hussites et des moraves jusqu'aux francs-maçons el aux
carbonari, Fut, comme on le sait, le résultai <!»• la doctrine
auquel esl arrivé Lessing dans ses derniers ouvrages phi-
losophiques, tels que son Testament Johannis, ses Frei-
maurer-Gesprâche, etc. Le même évangile es! le fond des
croyances religieuses du moine Alexis dans le roman de
George Sand, Spiridion. Mais Alexis ei son maître mysté-
rieux ne -"iil pas les seuls : tous les représentants de
sectes apparaissant d'une manière ou d'une autre dans les
romans de George Sand : les carbonari dans Lé lia, les
hussites èf les thaborites dans Cotisuelo, -Iran Zish i el
Procope le Grand, les illuminés ei les francs-maçons dans
la Comtesse de Rudolstadt, tous ces sectaires son! autant
de prédicateurs de l'évangile de saint Jean. Et lorsque, à
la fin de sa vie, elle écrivit ses Impressions et Souvenirs,
elle y parla encore de saint Jean et consacra des pages ins-
pirées a cet Eyangile de l'amour. Et si elle s'est la -
entraîner par les récits que Liszt et Miekiewiez lui faisaient
des sectes slaves; si elle a sympathisé avec les Hongrois
opprimés par les Autrichiens et les Polonais vaincus |>;u-
Les Russes; si avec Leroux, elle a vu dans les hussites et
les thaborites des prédicateurs actifs du christianisme,
comme doctrine sociale : si, pour la même cause, <'ll<v cul» Mi-
rait d'un culte passionné Lamennais et a prêté sa plume à
1< défendre contre les attaques de Lermini t et autres
représentants de la morale bourgeoise, elle ne l'a fait, réj>é-
tons-le, que parce que ces doctrines, ces récits et ces pré-
dications répondaient à ses tendances, à son propre idéal.
Et ces tendances et cet idéal se sont développés en elle et
mil grandi sur le sol de son ardeur religieuse qui, il est
\ pai, se modifia plus tard : ( îeorge Sand eût à traverser une
période de doute poignant : avec les aimées elle rejeta
170 GEORGE SAM)
entièremenl les pratiques du culte, se dégagea de 1 étroi-
tesse du catholicisme, deviiri déiste, presque panthéiste,
mais un profond sentiment religieux ne l'abandonna jamais,
sentiment qu'elle devait tout autant à sa nature qu'à sa vie
au couvent. On m1 saurait dire, quelle direction eût pris le
développement de son esprit, si elle avait passé tout
jeunesse avec son aïeule incrédule et voltairienne ou avec
>a mère superstitieuse.
Aurore avait passé l'automne de isis ^<»il avec les
petites élèves qu'elle aidait à bêcher leurs jardinets, soit
avec les humbles sœurs converses, pour lesquelles elle
travaillait et à qui elle donnait des leçons. L'une de ces
sœurs converses, Irlandaise fanatique, exaltée et Ignorante,
était entrée au couvent contre la volonté de sa famille,
avait renié ses proches et l<»ul ce qu'elle avait de cher au
monde pour la gloire du Christ et croyait être en possession
du vrai bonheur, car, ayant fait couler les larmes et enduré
les reproches de ses parents ' , maudite par son père,
libérée de tout lien terrestre, elle pouvait s'adonner au seul
auioui- divin. Cette exaltée encouragea Aurore, par
récits, à renoncer au monde et à se faire religieuse. Aurore
communiqua son projet à son confesseur, 1 abbé de Pré-
mord, et à sa « mère spirituelle ». Ni l'un ni l'autre ne
prirent la chose au sérieux. Us lui conseillèrent de ne pas
s'empresser de prononcer des vœux trop hâtifs et d attendre
pour en parlera ses parents, afin de ne pas les attrister et
de ne pas avoir plus tard à être elle-même malheureuse.
George Sand a bien raison de due que c'est un bonheur
que son confesseur n'était ni fanatique ni même catholique
orthodoxe, mais jésuite. Le catholicisme se résume dans
les mots : « Hors de l'Église, pas de salut. » Les jésuites
disent : « Chacun trouve son salut selon le degré de sa
GEORGE SAND Hl
sincérité el de ses bonnes intentions, i George Sand nous
(luiiiic. ù ce propos, une analyse très intéressante <!•' L'ordre
des jésuites comme secte sapant en réalité la papauté, don!
elle devrai! être un support, conformément au but de sa
fondation. Le jésuitisme renferme un principe <1«' liberté
individuelle rejetée par le catholicisme. Le catholicisme
pris à la lettre est une négation de la vie, une préoccu-
pation égoïste et personnelle du salut de soi-même. Les
jésuites, au contraire, s'efforcent <lc concilier la foi avec
les facultés et les inclinations et d'en faire une aide et un
levier pour ramener à- Dieu chaque individualité. George
Sand n'oublie pas le revers de La médaille, la devise jésui-
tique : o La fin justifie Les moyens •>. qui a amené de si
grands abus; mais elle conseille aussi de ne pas juger les
institutions politiques et religieuses d'après leurs résultats,
moins encore par Leurs aberrations, <»u il faudrait alors
condamner Le christianisme Lui-même en le jugeant sur Les
atrocités de L'Inquisition et autres erreurs et malentendus
semblables. Certains Lecteurs seront, à coup sûr, complè-
tement désenchantés en apprenant que George Sand
faite ;iin>i L'apologiste des jésuites. Quant à nous, nous ne
pouvons que rendre justice à son impartialité et soutenir
que, pour elle, du moins, Le jésuitisme a été une institution
bienfaisante. <• Si l'abbé de Prémord eût été fanatique,
écritrelle, je serais morte à l'heure <|u il est, ou !"11«-. •>
Quiconque connaît tant soit peu le triste sort des malheu-
reux qui ont prononcé dans Leur jeunesse des vœux ln>|>
précipités et se sont trouvés murés à tout jamais dans
L'esclavage monastique, intolérable pour toute âme Libre,
ne trouvera certes rien d'exagéré dans ce que nous vei a
de dire. Le romancier italien, Verga, dans sa charmante
et touchante nouvelle Capinera Fauvette à tête noire n"ii^
172 GEORGE SAM)
conte la vie tragique d'une jeune fille, qui, par inexpérience
el pour obéira ses parents, avail pris le voile. Cette jeune
fille; lorsque son cœur se fui éveillé ;"> la vie el à l'amour,
se vit avec I erreur ensevelie toute vivante dans un couvent.
Après d'incroyables tortures morales elle en arriva aux
suprêmes limites de la souffrance humaine, à la folie, ;'i la
réclusion dans un in-pace^ à la mortj loin de toute com-
munication avec le monde des vivants. Kl celle pauvre
petite Capinera était une àme «louée el simple, une petite
bourgeoise italienne Insignifiante, qui né s'étail élevée au-
dessus du niveau commun que par la force «le ><»n amour
el au prix de ses épreuves terribles. Mettons à sa place
l'âme ardente el agitée d'une Aurore Dupin avec ses élans
el ses brusques contrastes, ;i\e<- son ardeur el sa force,
avec son imagination, sa foi exaltée el ses moments de
doute cuisant, avec son talenl d'artiste qui ne cherchai! que
l'occasion de se déployer ! Quelle horreur ! < ta ne f>eul que
féliciter Aurore de ce que l'abbé de Prémôrd étail moins
catholique qu'elle-même, qu'il ne faisait pas de prosély-
tisme el qu'il fui un bon prêtre jésuite très indulgent, un
peu mondain el plus préoccupé de ne pas fâcher les parents
de ses élèves que soucieux de gagner à L'autel une nou-
velle « fiancée du Chris! » !
Aurore ne savait ni aimer, ni croire avec tiédeur, elle
ne savait qu'adorer à l'excès; elle étail devenue plus
catholique que son confesseur, étail éternellement mécon-
tente d'elle-même, craignail sans cesse de tomber tantôt
dans l'un, tantôt dans l'autre péché ; du matin au soir elle
analysait et scrutait sa foi et sesrapports avec Dieu; en un
mot elle était devenue ce qu'en style de couvent <>n appelle
scrupuleuse. Sa santé se ressentit bientôt de cette ten-
sion d'esprit; elle devint pâte, maigre, souffrit d'insomnie,
ivee
cil.'
GEORGE SAM) \~.\
dépéril à vue d'œil, brûlée par un feu intérieur. Celle Lan-
gueur physique amena ;'i son tour une défaillance morale.
Aurore crût remarquer que sa foi s'affaiblissait : elle avail
des moments d'apathie spirituelle, d'insensibilité, qu'elle
subissait comme un châtimenl mérité pour des péchés
imaginaires. Un jour enfin, elle alla, tout effrayée, se con-
fesser à l'abbé de Prémord de ses prétendus péchés qui
ne lui permettaient pas, disait-elle, d'être en paix ;
Dieu et La privaient de cet état de grâce dans Lequel
avait vécu plusieurs mois.
L'abbé de Prémord saisit le motif de ce o refroidisse-
ment de foi o de son enthousiaste pénitente, et, en sa qua-
lité de directeur spirituel, lui défendit de s'adonner î\ La
prière des heures entières au lieu de courir avec ses amies,
de passer toutes les récréations sur les dalles froides de
l'église, de se mortifier inutilement et de se livrer à ses
scrupules. II lui imposa comme pénitence de mener un
genre de vie plus conforme a son âge et à sa nature, de
jouer, de s'amuser, de sortir de son ascétisme, de vivre
dans la société, en un mot, d'être à la fois affable et
pieuse. « Dieu n'aime pas les élans fiévreux d'une âme en
délire, dit-il, il préfère un hommage pur et soutenu. »
L'abbé Prémord avait parfaitement deviné le caractère de
sa pénitente, tout composé de contraste et de transitions
d'un extrême ;'i l'autre. Ce conseil était donné très ;"> propos.
D'abord, Aurore ne se remit à jouer aux barres et à I;»
balle que par obéissance pour son confesseur, puis elle
reprit goût au jeu et redevint bientôt !«• boute-en-train de
tous les amusements. La piété d'Aurore n'en souffrit nulle-
ment, mais la « diablerie - ne ressuscita plus : les jeux,
les espiègleries n'étaient |»lu^ les mêmes. Jamais le couvent
n'avait vu des jours d'une joie aussi franche ; toutes les
i7* GEORGE SANIi
élèves , grandes el petites, ne formèrent plus qu'une seule
famille amicale dont Aurore était le centre. Eki très peu de
temps elle recouvra la santé, le calme de L'espril el sa foi
sereine. Elle ne s'épuisa plus en prières ascétiques el sut
trouver dans l'affection el la société de ses amies cette
tranquillité el cel équilibre d'âme, qui lui rendil le bonheur
de la prière confiante. Jamais, selon elle, elle ne s'étaii
sentie si heureuse, si aimée, parce que, ajoute-t-elle, a il esl
faciled'être parfaitemenl aimable quand on se sent parfaite-
111* ■ 1 1 1 heureux1 ». George Sand se rencontre ainsi avec
Léon Tolstoï, qui l'ail dire à Natacha Rostov* :« Elle avail
atteinl ce suprême bonheur où l'homme devienl toul à fait
hou el aimable J. »
Bientôl Aurore introduisit un nouveau genre d'amuse-
menl au couvent, celui-là même qu'elle avail déjà pratiqué
à La Châtre chez les Duvernel el pourlequel elle avail une
prédilection qui trahissait en elle la petite fille de l'actrice
Mlle de Verrières el la fille de Maurice el de Sophie Dupin,
dont l'un avail joué dans des spectacles d'amateurs, el
l'autre sur lés tréteaux. Ce qu'elle imagina, ce n'était ni
plus ni moins que de jouer la comédie au couvent. Cela
commença par dc> charades el des représentations
mimiques avec travestissements. Puis, ce furent des scènes
improvisées que les pensionnaires jouaient sur des scéna-
rios arrêtés d'avance. Enfin, Aurore se risqua à jouer avec
sa troupe ni plus ni moins que le Malade imaginaire de
Molière. Voilà comment cela se passa : la supérieure,
M"" Canning, aimait assez à assister aux spectacles
donnés parfois au couvent. Elle avait beaucoup entendu
1 Histoire de ma Vie, vol, III, p. 236.
* La Guerreet la Paix, 3° partie, eh . xvn.
GEORGE -AND H5
parler des représentations improvisées par Aurore Dupin
cl annonça qu'elle viendrait Les voir un jour. Elle permit
de prolonger la récréation du soir jusqu'à minuit. La troupe
qui voulait faire parade de son savoir, s'adressa à Aurore,
l'initiatrice ordinaire Les occupations Littéraires sous La
direction de son aïeul.' n'avaient pas été, on le voit, sans
profit, et ses amie- s'en apercevaient fort bien . Aurore
lui priée d'imaginer quelque chose d'extraordinaîre. Il y
avait déjà eu des spectacles au couvent aux anniversaires
ou à la fête de La supérieure et des spectacles mieux
réglés que Les scènes improvisées par Aurore; mais c'avait
été le plus souvent des pièces insipides de M"- de Genlis,
récitées plutôt comme examens publics de déclamation que
comme amusements. Cette fois, il Leur fallait autre chose,
et voilà que la petite romancière en IhtIm- osa songer au
Malade imaginaire. Elle n'avait pas Les œuvres de
Molière sous la main, car Molière était à L'index au cou-
vent. Heureusement qu'ayant lu La pièce avec sa grand'-
mère, Aurore <-n savait plusieurs scènes par cœur. Par
contre, les bonnes sœurs n'en savaient mot. Nuire actrice
pouvait (lune, impunément, confiante en sa mémoire, ris-
quer de mettre le Malade sur La scène, sans citer L'auteur
et eu excluant les passages passionnés, qui, elle Le compre-
nait parfaitement, n'étaient pas de mise dans un cloître.
Aussitôt pensé, aussitôt fait. Aurore se fil hardiment colla-
boratrice «le Molière <■( composa un scénario, en se servanl
des fragments, qu'elle savait par cœur, \ introduisant des
dialogues de sa propre invention, abrégeant par-ci, ampli-
fiant par-là, enfin \ joignant, comme intermède, la scène
connue de M. (le PouTceaugnac. En un rien de temps la
pièce lui apprise et répétée. Chaque actrice apporta de chez
ses parents ce qu'elle pouvait en fait de costumes, d'accès-
170 GEORGE 5 AND
soins et de décors. L;> scène h il disposée de La manière la
plus primitive, à l'aide d<- chaises, de bancs <•! de para-
vents. L<' plus difficile était <l<- confectionner des costumes
d'hommes, qui ne choquassent point la pudeur des nonnes
el qui ressemblassent cependant au costume Louis XIII. La
difficulté fut éludée avec beaucoup d'adresse el d'invention,
et un beau soir Aurore parut devant la communauté réunie,
dans le rôle de Purgon, et ses compagnes sous la figure
des autres personnages de la pièce. La comédie, <|ui passa
pour être d'Aurore, lui enlevée avec gaieté et entrain. Le
succès fut complet. Mœ* Canning et les religieuses rirent
jusqu'aux larmes. Le génie comique de Molière, bierf <|u«'
« corrigé et complété d n'en enchanta pas moins les spec-
tatrices. Aurore fut proclamée talent littéraire el comblée
d'éloges et de félicitations. Elle garda certainement le
silence sur son plagiat littéraire, afin de ne pas encourir la
défense de jouer des pièces de théâtre, si par hasard on
apprenait que la pièce n'était pas «le son invention, mais
de l'impie Molière
Si nous nous sommes arrêté ;"> dessein sur cet épisode,
qui paraît à première vue fort insignifiant, c'est que nous
avons voulu mettre en relief un des traits du caractère
d'Aurore Dupin, que l'on peut suivre depuis son enfance
jusqu'à l'âge mûr, et même jusqu'à la vieillesse. Ce trait,
c'est sa passion pour le théâtre et pour tout ce qui l<i rap-
pelle. Enfant, elle « jouait au théâtre » chez les Duvernet ;
jeune fille, elle joue du Molière au couvent ; écrivain, elle
emprunte avant tout ses sujets et ses héros au monde des
tréteaux. Les héroïnes de ses premières œuvres sont do*
actrices; des pages entières sont consacrées à la vie des
coulisses. Dans l'âge mûr et dans la vieillesse, George Sand
se divertit à Nohant, à ses moments perdus, à la comedia
GEORGE SAND 177
del arte ou à l'arrangement de .vrais spectacles bien mon-
tés et prend plaisir i\ assister aux représentations de
marionnettes <le son fils Maurice. Les pages de ['His-
toire de ma Vie <>ù elle nous raconte dans quelle impa-
tience fébrile elle étail les jours où elle devait aller au
théâtre, et avec «nielle curiosité candide el quelle bonne foi
naïve elle suivait la représentation, ces pages ne peuvent
être comparées qu'aux lignes si célèbres et si chaleureuses
de Bélinsky : o Aimez-vous le théâtre? »... etc.
Le succès de la première soirée théâtrale en amena
beaucoup d'autres. Au couvent, on ne parlait plus que <le
répétitions et de spectacles. Les derniers mois del'hiverde
\X2o se passèrent en ces occupations et ces plaisirs. L'as-
sassinat du duc de Berry, qui attrista profondémenl les
bonnes dévotes et les familles non moins pieuses de leurs
aristocratiques pupilles, vint mettre fin à ces divertissements,
au fond |>eu compatibles avec la vie de couvent. Mais, pour
le moral et la santé d'Aurore, tout ce mouvement qui la
distrayait de ses idées ascétiques, étail ce qu'il y avait de
j>lu^ salutaire. En même temps, ces improvisations el ces
scénarios étaient, ;'• son insu, un nouveau pas en avant
dans L'évolution littéraire <le la future George Sand.
Sur ces entrefaites, la grand'mère d'Aurore arriva à
Paris. La nouvelle de la <■ conversion », <le l'exaltation
religieuse, <le la dévotion de sa petite fille était parvenue
jusqu'à elle. Toutefois, tanl que celle exaltation s'était mani-
festée impétueuse, passionnée, presque tragique, l'aïeule
ne s'en étail |>;i^ inquiétée, comptant, avec raison, que
cette tension d'esprii ne -.• maintiendrai! pas el que tout
cela passerai! . Miii^ quand elle \il que sa petite-fille étail
gaie, riait, \<>\;iil le monde les jours <lr congé <»ù elle pou-
\iiil sortir avec sa grand'mère, m;ii-* qu'au fond toul lui
178 GE01GE SAM)
était devenu indifférent, qu'elle ne rêvait qu'a rentrer au
couvent, que sa piété avait pris un caractère chronique,
qu'elle ne pensait qu'à se faire religieuse La grand'mère
l'avait appris par une amie d'aurore, Pauline de Pontcarré
alors, L'adoratrice de Voltaire «-ni peur. I);m^ sa crainte de
voir sa petite-fille devenir bigote et prendre 1<- voile, elle
lui annonça un beau jour <!<• la fin <l<" février IN2o. qu <'11<'
allait La retirer du cloître. Cette nouvelle tomba sur la jeune
mystique comme un coup de foudre. Elle fui au désespoir.
Mais La religion, au nom de Laquelle «-lie eûj voulu rester au
couvent, exigeai! qu'elle se soumit ;'" la \<>l<»iitc de ses
parents, et elle «lui obéir ;'" sa grand'mère. Elle 1<- lit sur-
tout dans L'intention et avec La ferme conviction d'obtenir
de son aïeule, aussitôt qu'elle Le pourrait, 1 autorisation de
rentrer au couvent pours'j fixer à jamais. L'abbé de Pré-
mord et la mère Ahcia ne firent rien ni pour La détourner
ni pour L'affermir dans son projet. 11> Lui conseillèrent de
ne pas désespérer, de ne prononcer aucun vœu, d'avoir
patience. « L'intention de votrje grand'mère est <!■' vous
marier. Si dans deux ou trois ans vous ne L'êtes pas <'t que
nous n'avez pas envie de L'être, nous reparlerons de vos
projets — lui dit Le bon abbé, — et jusqu'alors attendons Les
événements. » Les événements ne se firent pas attendre,
niais ils Purent tout autres que ne les rêvait Aurore en
faisant ses adieux à l'asile qui L'avait abritée pendant les
plus heureuses années de sa jeunesse.
Aurore quitta le couvent avec regret et tristesse et l'ut
profondément malheureuse tout Le temps qu'elle passa à
Paris avec son aïeule. D'un eôté, elle ('-tait tourmentée par
l'appréhension de quelque projet de mariage, d'un autre
ret
GrOftGE SAM) 1T'
côté, « - 1 1 * * éprouva un grand désenchantement <'ii 9e retrou-
\;mf avec sa mère, qu'elle n'avait vue que très rarement
dans 1»' courant des trois dernières années. Dès les pre-
miers jours eBe remarqua, avant tout, que les relations
entre son aïeule et sa mère s'étaient de nouveau aigries, ••!
qu'elle allait être encore une fois enveloppée dans cette
atmosphère de querelles et de coups d'épingle dont elle
;i\;iif déjà tant souffert. Elle eut d'autre |>;>rt le chagrin de
onstater <|u<' sa mère s'était faite à l'idée de voir sa Bile
ter sous la dépendance de la grand'mère, et qu'une nou-
velle séparation ne lui causerait aucune peine. Sophie-
Antoinette refusa nettement d'accompagner ^;i fille à Xohant
et eut la cruauté <!<■ lui dire : « Non. certes ! Je ne retour-
nerai à Xohant que quand ma belle-mère sera morte, »
dures paroles brisèrent \r cœur de la jeune fillf. désha-
bituée de ces sorties et de ces vulgarités, dont Sophie
était si prodigue. Elle sentit alors combien sa mère lui
était devenue étrangère, elle regretta d'autant plus I»' cou-
vent, où <'ll<- avait été entourée de l'atmosphère si sereine
et si douce de la bienveillance générale. Dans les premiers
jours du printemps de IH2o. Aurore arriva avec sa grand'-
mère à Xohant. Elle raconte dans son Histoire, <|u«- l<'
lendemain, se réveillant dans sa chambre d'enfant, dans
cet immense et antique lif à ciel, entre l«»n^ ces vieux
meubles, ;'» la \ii<- <!<• f<>uf <-r qu'elle connaissait si bien et
de cette belle <■! fraîche matinée <l<- printemps, I»' premier
sentiment <l<>nf elle fut envahie fut le désespoir, — et -<»n
premier mouvement — de fondre en larmes. Etait-ce regret
de n'être plii^ au couvent, peur <!«• sa nouvelle vie, espoir
mi crainte de l'avenir <|ui l'attendait, <|m !<• saurait dire ?
Quoique George S;ni«l s'arrête sur ces larmes et souligne
ce chagrin inexplicable, les pages où elle nous raconte
180 GEORGE s A M)
son réveil dans sa chambre d'enfant, désormais sa chambre
de jeune fille, respirent une fraîcheur adorable en nous
montrant La mystique pupille de la mère Alicia toute palpi-
tante dans l'attente d'une nouvelle \i<\ Chaque fois que
nous les lisons, nous évoquons involontairement une antre
charmante description, celle du réveil de la jeune héroïne
dans le roman de Maupassant « Une Vie •> le lendemain
de son arrivée au château paternel. L'époque \X2^ envi-
ron et la mise en scène décrite par George Sand et par
Maupassanl offrent même tant de ressemblance, que non-
ne pouvons lire ce chapitre de : « l ne \ ie o sans penser à
YHistoire de ma Vie et vice versd. Il en est de même des
fragments de la correspondance d'Aurore avec une d<
amies de couvent ; on les croirait empruntés aux premiers
chapitres des Mémoires de deux jeunes Mariées de Bal-
zac. Il nous semble hors de doute que George Sand a
Fourni à Balzac des données pour ce roman, qui lui est
du reste dédié. On y trouve bon nombre d'épisodes, de
traits et de faits parfaitement identiques avec 1»'- événe-
ments de la vie déjeune fille de George Sand et on croil
parfois y lire des lettres de ses amies, les demoiselles
Bazouin, Emilie de Wismes, etc.
Retournons au séjour d'Aurore à Nohànl et à ses seize
ans. Elle avait pleuré à son réveil, mais quand elle se vit
au milieu de ces bois qui venaient à peine de reverdir, des
champs émaillés de Heurs printanières et qu'elle revit le
vieux Deschartres, ses anciennes camarades de village,
ses chiens favoris, quand
« Du grand souille de liberté cl de vie
m Son Aine fut envahie
quand elle respira le grand air du printemps, le soleil, elle
GEORGE SAM) 181
oublia comme par enchantement ses chagrins et son novi-
cial manqué el s'adonna tout entière à la joie <le se sentir
libre Elle passa tout son temps dans les champs el les
prairies; il lui tardai! de revoir ses amies villageois*
tous les sites jadis préférés. Puis, arrivèrent son amie du
couvent, Pauline de Pontcarré avec sa mère, et !«• cheva-
lier de Lacoux, <|ui apprit à Aurore à jouer- de la harpe,
puis M. de Trémoville, <|ui arrangea, pour distraire la
vieille M"" Du pin, un spectacle où la jeune fille joua de
nouveau un rôle d'homme, celui du « berger Colin ». L'été
s'écoula dans ces divertissements. Aurore s'était d'abord
composé un programme de ses occupations, <-;ir elle avait
I intention de continuer à étudier la musique, le dessin,
l'histoire, l'anglais et l'italien, mais ce projet dut être remis
à plus tard,
Hippolyte arriva ensuite en congé. C'était alors un bel
et brave officier. L'idée lui vint d'enseigner l'équitation à
sa sœur, et en très peu de temps Aurore apprit non seule-
ment à monter les chevaux les plus fougueux, mais
devint encore une écuyère intrépide. Ce sport, auquel elle
s'adonna passionnément pendant de longues années, joua,
comme nous le verrons, un grand rôle dans la vie de
( leorge Sand ' .
L'automne arriva. Hippolyte parti, Aurore passa l'hiver
et toute l'année suivante en compagnie de Deschartres
et de sa grand'mère, dont la santé s'affaiblissait de jour
en jour. La vieille dame, qui avait toujours strictement
observé le code <le la correction mondaine, faisait encore
de la toilette les jours <>ù elle avait des invités chez elle,
1 « Cel exercice physique, dit-elle, devait influer beaucoup bui mon
1ère el niea habitudes d'esprit . ■ Histoire dt \a Vie, vol. III,
I, 264
182 GEORGE SAN M
mettait des diamants à ses oreilles et du rouge à
pommettes, présidai! les repas et « tenait ensuite son
sillon ;), c'est-à-dire que pendant plusieurs heures elle
causait très agréablement sans donner aucun signe de
défaillance <>u d'infirmité. Mais cette contrainte qu'elle
s'imposait lui coulait de plus en plus, elle devait s'en-
fermer'des journées entières dans ses appartements pour
se reposer de la fatigue des longues réceptions. Avec
l'arrivée de l'automne, la vieille «lame ne quitta j >1 1 1— sa
chambre. Aurore passait avec elle des heures entières, lui
faisant la lecture, jouant avec elle et Desehartres au gra-
buge, pinçant de la harpe ou touchant du piano pour faire
plaisir à son aïeule, ou s'entretenant a\ ec elle sur différents
sujets. (Test alors qu'elle s'ape^ut que l'instruction reçue
au couvent était bien Insuffisante auprès des connais-
sanees de M I)u|>in. Animée d'un beau /•'•l«'. elle >e mil à
travailler, à étudier. Elle ne pouvait pourtant s'occuper
qu'après dix heures du soir, lorsque M"" Dupin procédait
à son grand coucher — ce qui constituait une solennité.
Deux femmes de chambre lui passaient sa douillette de
satin piqué, son bonnet enrubanné, lui mettaient entre les
mains des mouchoirs brodés, des bagues, des tabatii
dites u de nuit » et la couchaient à demi assise, appuyée
contre un las d'oreillers de dentelles.
Après les dix heures, Auroreétait donc libre et pendant
les calmes heures de la nuit, souvent jusqu'à l'aube, elle
lâchait de réparer le temps perdu au couvent et de sup-
pléer aux lacunes de son instru* tion. Elle lisait tout ce
que sa grand'mère lui avait recommandé, et, comme autre-
fois Marie-Aurore elle-même, prenait des note- et faisait
des résumés. Dans sa chambre elle jouait de la harpe,
déchiffrait à livre ouvert des partitions.; en général, elle
GEORGE s\M>
s'efforçait de rester, à la campagne, fidèle à ses habitudes
de travail intellectuel e! d'avancer dans le perfectionne-
ment et te développement de ses {acuités. Néanmoins, les
premiers mois de son séjour à Nouant lui furent pénibles.
Elle était trop habituée à une nombreuse société de com-
pagnes, et elle avait le mal du coin eut. comme d autres
ont le mal du pays, « Mon coeur, dit-elle, s'était l'ail
comme une habitude d'aimer beaucoup de personnes à la
fois et de leur communiquer ou de recevoir d'elles un con-
tinue] aliment à la bienveillance <•! à L'enjouement. » Ell«'
ajoute aussitôt après : i L'existence en commun avec des
êtres doucemenl aimables »•( doucement aimés est L'idéal
du bonheur1. » Ce bonheur lui manquait, cil'- devin!
mélancolique <■! ne comprenait |>a^ comment, occupée
du malin au soir, elle pouvait Frire. Heureusement 1»'
temps \iiil où elle connut de plus près et sut apprécier sa
grand'mère. Les dix-huil derniers mois de la vie que Marie-
Aurore de Saxe passa avec sa petite-fille, furent de toute
importance pour le développement morale de celle-ci.
Mon affection pour elle se développait extrêmement.
J'arrivais à la comprendre, à avoir le secret de ses douces
faiblesses maternelles, à ne plus voir en elle le froid esprit
fort que ma mère m'avait exagéré, mais bien la femme
nerveuse et, délicatement susceptible qui ne taisait souffrir
que parce <|uVll<' souffrait elle-môme à force d'aimer.
Aurore sut apprécier quelle excellente femme, < | > n -I grand
esprit délicat <•! cultivé, était sa grand'mère, «'Ile apprit
peu à peu à faire la pari de ses petites faiblesses •( d<
petits préjugés provenant de son éducation »'t du cercle trop
exclusivement restreint <>ù elle avait vécu, «il à les distin-
' Histoire de ma Vie, t. III. |
184 GEORGE SAM)
guer des grandes ei belles qualités foncières <\r la nature
de son aïeule. Elle comprit combien son espril étail pro-
fond cl sérieux, quelle âme habitai! ce corps faible et fra-
gile. « Sortant moi-même des ténèbres de L'enfance, je
pouvais enfin profiter de son influence morale ei du bienfail
intellectuel de son intimité. » Des lors Aurore aima son
aïeule de tout son cœur ei n'eut plus d'autre désir que de
mériter son approbation ei nV lui ressembler.
Malheureusement, elle no put jouir longtemps de cette
intimité ei de cette bienfaisante influencé. Un jour, pen-
dant qu'elle lisait le Génie du Christianisme à sa grand'-
mère, (|ni commentait, comme toujours, la lecture avec
espril et finesse, celle-ci l'interrompit en disant quelque
chose de tout à fait incohérent. C'était ledélire. Un moment
après, revenue à elle, elle étonna bien davantage encore
sa lectrice on lui disant, qu'elle avait refusé un vieuxgéné-
r;il de l'Empire, homme <ln plus grand inonde, qui ;i\;iil
demandé la main d'Aurore par l'entremise de son cousin
René <lc Villeneuve, ei l'avail refusé non à cause de son
âge et de ses blessures, disait-elle, mais parce qu'il avait
posé comme condition qu'Aurore ne pourrait voir sa.mère.
L'aïeule conquit alors définitivement l'affection de sa petite-
fille en lui avouant combien elle avait eu tort dans le
temps d'avoir voulu l'éloigner de sa mère. Elle lui lit con-
naître les raisons (jni l'avaient portée à agir ainsi et à
craindre pour elle l'intimité <le sa mère, ainsi que la peur
que lui avait inspirée son mysticisme de l'année précé-
dente. Maintenant qu'elle la savait raisonnable, attachée
aux occupations intellectuelles, raisonnablement pieuse,
elle se sentait tout à t'ait rassurée, ne la pressait pas de se
marier et lui disait de ne pas s'inquiéter à ce sujet.
Cette critique de soi-même et ce repentir sincère, si peu
GEORGE SAM) 18'j
dans les habitudes de sa grand'mère, frappèrenl tellement
Aurore que, rentrée dans sa chambre el faisan! de La
musique, elle s'en réjoui! d'abord involontairement, comme
d'une victoire qu'elle venai! de remporter, puis lut toul
alarmée de ce qui venail de se passer d'extraordinaire.
Elle se trouva si inquiète qu'elle redescendi! pour voir si
sa grand'mère dormait. Tout étai! tranquille. Cependant,
le matin, elle fu! éveillée |»;n' Deschartres qui lui annonça
que, pendant la nuit, la vieille M" Dupin avai! eu un coup
d'apoplexie, qu'on avai! réussi à la réchauffer e! à la rani-
mer, mais qu'elle avai! un côté paralysé. Grâce au méde-
cin e! aux soins qu'on Lui prodigua, la malade recouvra
l'usage de ses membres, e! aux approches de l'été elle pu!
se mouvoir un peu et faire des siestes au jardin. Néan-
moins cil»' ne vécu! plus, elle végéta; tentemen! e! pas à
pas clic s'approchai! de la destruction finale. Elle s'3 |»l<>n-
geai! déjà, car le lendemain de son coup d'apoplexie,
Deschartres constata, à la consternation d'Aurore, que les
divagations delà vieille dame n'étaienl pasdu délire, mais
Venfance.
La jeune fille se \il ><>udaiii maîtresse de maison «•! de
sa propre existence <•! !«■ lui pendan! près de dix ami*».
Nous signalons dès à présenl à L'attention du lecteur l'im-
portance de ces dix in<»i^ de liberté individuelle e! absolue
dans L'évolution de l'esprit, du caractère e! des habitudes de
la future ( îeorge Sand.
Les derniers jours qui avaien! précédé la nouvelle
maladie de sa grand'mère, Aurore lui ;i\;iit In l'ouvrage de
Chateaubriand. Assise pendan! de Longues nuits dans la
chambre de La malade, elle avai! eu l<- temps <!<• Lire «•! de
relire le livre. Elle fut charmée el surprise par la beauté el
la poésie don! Chateaubriand rcvétail !<• christianisme. Elle
48G GEORGE BAND
v trouva une religion boute différente de celle qu'enseignait
l'auteur de limitation de Jésus-Christ, qui ;i\;iit été jusque-
là son guide, le fil <{ui dirigeait sa vie. a Quitte-toi, abtme-
loi, méprise-toi; détruis ta raison, confonds ton jugement ;
Fuis l<' bruii des paroles humaines. Rampe et fais-toi pous-
sière sons la loi <J n mystère divin : n aime rien, n étudie rien :
ne connais rien, ne possède rien, ni dans tes mains, ni dans
ton âme. Deviens une abstraction fondue ei prosternée dans
l1 abstraction divine ; méprise L'humanité, détruis la nature;
fais de toi une poignée de cendre «I In seras heureux. Pour
avoir tout, il faut tout quitter » — voilà ce qu'enseigne
Gersou. « Elève ton Mine dit Chateaubriand, orne l<»n
esprit, développe tes facultés, glorifie Dieu par l<»nt ce que
In as de bon en toi, aime les hommes, li nature, la \i<':
car la science, l'art, la beauté, tout cela esl manifestation de
Dieu. 11 faut comprendre Dieu pour l'aimer. Pour comprendre
le christianisme, il fanl aimer les hommes el l<>nl <•<■ qui esl
beau. Le christianisme esl La religion de l;i sublime poésie H
de La hennit'. »
En voulant se rendre compte de ces contradictions,
Aurore fui épouvantée ei sentit, pour La première fois, à
quoi Ta \ aient menée sa soumission a\ eugle aux autorités de
l'Eglise catholique et son désir de suivre, en tout point, les
préceptes de Gerson. Elle comprit qu'elle s'était éloig
en esprit de sa famille, qu'elle avait trompé et qu'elle trom-
pait encore son aïeule, en se soumettant extérieurement à
sa volonté, mais en continuant secrètement à se préparer
à entrer en religion, que, vivant dans le> rêveries égoïstes
de sa béatitude et de son saint et voulant « s'abrutir », elle
avait agi contre la volonté de sa ffrand'mère et contre - -
propres tendances instinctives. Dans sa vie, pendant ces
dernières années, tout était contradiction et dualité <jni Lui
GEORGE SAND HT
faisait horreur à elle-même. D'un côté, L'instinct ei !<■ sen-
timent La portaient non seulement à sympathiser ave
grand'mère, avec ses convictions ei ses goûts., mais encore
à croire fermement que malgré son athéisme et son insou-
mission à l1 Eglise, celle-ci ne pouvait être une péchej
maudite par Dieu. En même temps L'habitude acquise au
couvent lui faisait continuer à s'occuper de science, d'art
et de Lecture. El d'un autre <-',>l<' au poini de \ ue de L'ortho-
doxie catholique, la grand'mère était une athée ennemie de
Dieu, toutes ses convictions étaient hérétiques, et les occu-
pations d'Aurore elle-même, L'histoire, La littérature, Les
arts, toute sa vie, toutes ses affections, n'étaient que vanité,
actes eu plein désaccord avec La vraie vie chrétienne telle
que L'entendait Gerson. Pour être conséquente avec elle-
même, Aurore aurait dû, comme soeur Hélène, rompre avec
sa grand'mère et sa mère, Soûler aux pieds leurs cœurs,
renoncer à tous ses attachements, quitter Le monde. Elle
ne L'avait pas fait, parce que L'abbé de Prémord et La mère
Alicia L'en avaient dissuadée. L'abbé de Prémord et ta mère
Âlicia suivaient-ils donc, comme Chateaubriand, une vérité
relative, H La vérité absolue, était-elle du <-',»t<- de Gerson?
M;ii^ Aurore n<' se sentait plus I;i force <!<■ renoncer, sans
murmure, aux occupations intellectuelles et, < j 1 1 i plus est,
de condamner sa grand'mère, parce qu'elle ne pratiquait
pas, et ne fréquentait pas les sacrements. K!l<- crut, un
temps, qu'elle devait persuader à ><>n aïeule uV se <,<»n-
fesseret de communier pour ne pas mourir dans L'impéni-
tence finale et qu'elle accomplirait ainsi envers elle son
devoir de chrétienne. Cependant, elle n<' donna pas suite
;'i son projet, comprenant quel < *• n 1 1 » elle lui porterait en Lui
parlant de sa lin prochaine. Du désaccord entre son senti-
ment H les préceptes <!«• !"i qu'elle aurai! voulu suit ne, elle
188 GE0R&4E SAM)
conclut encore mi!' Fois (|u il y avait dans ^<»n âme une
contradiction el une discorde originelle. Elle écrivit à
l'abbé de Prémord pour 1<' prier de l'éclairer sur cette
contradiction, de lui indiquer ce qu'elle* devait penser et
comment elle devait agir avec sa grand'mère; elle lui
demanda aussi s'il lui était permis de lire des auteurs pro-
fanes,.des philosophes et des poètes, si, par son savoir elle
ne péchait pas contre l'humilité chrétienne. L'abbé, qui
comprenait sa nature, lui répondit avec autant «le raison
que d'esprit. Il se moqua finement de la peur qu'elle avait
de devenir vaniteuse de ses connaissances <• <|ui ne lui
paraissaient pas, disait-il, assez considérables pour avoir
de quoi s'enorgueillir ». II lui conseilla de ne se laisser
guider dans ses rapports avec son aïeule, que par son
cœur, car « le meilleur guide qu'un chrétien puisse suivre
c'est la bonté du cœur », et il lui permit de lire tout ce
qu'elle voudrait « la vraie foi*ne pouvant être ébranlée
paraucune lecture ».
Dès ce moment, Aurore commença à dévorer les livres
de la bibliothèque, à l'exception de ceux que sa grand'-
mère lui avait conseillé de ne pas lire '. Elle lut d'arrache-
pied, Mably, Locke. Condillac, Montesquieu, Bacon,
Bossuet, Aristote, Leibnitz, Pascal, la Unix ère et M<>n-
taigne ; ensuite ce l'ut le tour dvs poètes : Pope, Milton,
Dante, Virgile, Shakespeare* VEmile, la Profession dr
1 M"1' Dupin l'avait, entre autres, priée de ne pas lire Voltaire avant
l'âge de trente ans. George Sand lui tint parole. Les jeunes filles de no-
jours qui regardent comme absurde toute contrainte «le la paît des
parents concernanl loin- lectures, lors même qu'elles n'ont que dix-sept
ans, rirent certainement de cette soumission .l'Aurore qu'elles ne com-
prendront pas. (Voir Histoire de ma Fie, vol. NI. p. 313-314.)
M. Kirpitchnikow, dans l'article consacré à George Sand dans son
Histoire générale de littérature prétend que c'esl Sophie Dupin. qui a dé-
fendu à Aurore de lire Voltaire avant l'âge de trente ans. Il est fort probable
que Sophie Dupin ne connaissait même pas !<■- ouvrages «le Voltaire.
GEORGE SAND 189
foi du vu dire savoyard, le Contrat social et les Discours
de Jean-Jacques Rousseau servirenl de desserl à cette
nourriture aussi abondante qu'indigeste.
Dans V Histoire de ma Vie, George Sand raconte
éloquemmenl révolution produite en elle par ces lectures
hétérogènes, el comment elles l'éloignèrent insensiblement
de la religion, du moins du catholicisme. Ce dernier fait est
certain. Quant à l'influence philosophique de tous* ces écri-
vains sur le développement de sa peux'»' et de sa manière
d'envisager le monde, il nous semble que drs pages de
VHistoireoù elle parle de ses lectures, on ne peut tirer que
ceci : la jeune fille se jeta avec une curiosité avide sur tout
ce qui lui tombait sous la main, mais elle ne put s'assimiler
que ce qui était à la portée de sa jeune intelligence et de ses
forces. Ce furent certainement les poètes, comme Chateau-
briand, Byron, Mil ton, Molière, en partie aussi Shakes-
peare, (|ni la charmèrent le plus. Des œuvres d'art et
d'exaltation poétique comme René <>u le Génie du chris-
tianisme; les désespérés et les désenchantés, comme
Hamlet et les héros de Byron, comme Alceste et le Satan
de Milloii dans son étincelante et funeste beauté; Rous-
seau avec ses sermons, prêchant la fraternité, la vie simple
et le retourà la nature, avec ses déclamations enflammées,
voilà ce (|ui ;i <lù entraîner l'artiste inconscient <|ui som-
meillait dans la jeune fille. Franklin George Sand ne parle
pas de lui dans les pages citées <l<- Y Histoire de ma Vie,
mais elle 1<- li>;iil alors avec enthousiasme ' a dû certai-
1 Voir -.1 lettre à Sainl î-Beuve du i avril 1835, avec une suite du
Il avril. < '.< - lettres onl été publiées par Charles de Loménie dans la
Nouvelle Revue de 1895, reproduites par le vicomte de Spoclberch, dans
- 1 l ét'itable histoire el réimprimées dans le volum des Lettres M
et Sainte-Beuve, édité pai L vy. Plus loin nous aurons l'occasion d'j
revenir, en citanl les paroles di G Sand ù propos de sa lectu
Franklin. Voir les chapitr - vu el \
190 GEORGE SAM)
nemenl la charmer aussi par son idéal mi-chrétien, mi-
stoïque, et par ses sages préceptes. Quani à la philo-
sophie et In science . eDes son! le partage des hommes
et des peuples mûrs. Les peuples dans leur enfance
et les jeunes <4< ■ i > s ne sont capables de comprendre !;■
vérité que sons ];i forme de l'art et <!<• la J >* *; « 1 1 1 <• . Les
poètes, par le earactère de leur nature même, n'acceptent
qu'avec peine les idées toutes nues, les images seules
les frappent. Aurore, moitié enfant, moitié poète à cette
époque, H ut naturellement trouver bieii plus de plaisir
dans les poètes <•! les orateurs éloquents, comme lî<»u^-
seau, que dans les purs H froids penseurs. Aurore ;i\;iit
beau s'efforcer de pénétrer les idées de Locke, de Mably
cl de Leibmtz, de se préparer ;'> comprendre le grandiose
système de ce dernier en étudiant La physique, la chimie
et les mathématiques, s<>u> la direction <!<• Deschartres,
qui s'était mis, avec le plus grand plaisir et un profond
savoir, à enseigner des théorèmes H do axiomes à son
élève autrefois si indocile, maintenant si studieuse ; t«>ut<->
ces louables intentions ne ramenèrent à rien. Aurore
n'avait ni facilité pour les mathématiques, ni désir sérieux
de savoir s'y prendre pour réussir. Elle ('lait trop artiste
et trop dilettante pour approfondir la science. Elle rrss!
ses leçons a\ec Deschartres sans trop se tourmenter de
n'avoir pu s'approprier les systèmes philosophiques de
Leibnitz et de Mably. Elle s'enfonça bien plus volontiers
dans les idées de Rousseau. Ajoutons, tpic pendant toute
sa vie, elle n'apporta pas plus de système et de persévé-
rance à étudier les philosophes. En vraie femme, elle y
puisait, plutôt par le sentiment que par l'esprit, ce qui con-
venait le mieux à sa nature d'artiste et à la disposition
altruiste de son âme ; quant au rote, elle le rejetait sans
GEORGE SAM» 191
nullement s'inquiéter de l'unité el de la clarté des doctrines
ainsi simplifiées <i sengouanl tour à lour de différents
auteurs dont elle devenait alors une fervente adepte, elle
ne rendait justice que froidement et par acquis de cons-
cience, aux autres non moins remarquables. ■ // y a des
natures qui ne s'emparent jamais de certaines autres
natures, quelque supérieures qu'elles soient. El cela ne
liriif pas, comme on pourrait se L'imaginer, à dés antipa-
thies de caractère, pas plus <|n<i l'influence entraînante
de certains génies ne tient à des similitudes d'organisation
chez ceux qui la subisseni '. o Ainsi, selon elle, elle ne put
jamais avoir de sympathie pour le caractère privé de Jean-
Jacques; néanmoins, à partir de cette époque, elle devint
et resta toujours an de ses disciples les plus zélés. L<' pas-
sage que nous venons de citer et qui caractérise avec beau-
coup <l»' justesse sa manière d'étudier el de s'approprier
les auteurs qu'elle lisail alors, peu! être appliqué à George
Sand pendanl tout le cours de sa vie, el ne doit pas être
négligé par ceux qui se plaisent à critiquer ta facilité avec
laquelle, dans sa carrière littéraire, elle tomba sous l'in-
fluence de différentes personnalités. En réalité, elle ne se
laissa influencer que par ceux <pii vibraient d'accord avec
^;i nature, <|ui lui ressemblaienl par leur tour d'esprit <•( la
direction <!»■ leurs idées.
Quoi qu'il <-ii ><>if. l'année IS21 fui nne époque uripor-
tante dans la \i<" d'Aurore Dupin. Après les rêveries demi-
conscientes de son enfance, après les extases mystiques des
deux dernières années, son àmes'étail réveillée subitemenl
;*i une vie intellectuelle el consciente, aux délices réfléchies
de la poésie el <lr l'arl .
1 Histoire de ma \ >>-. vol. III, p. :n i.
102 GEORGE SAM»
Son genre de \ ie fui aussi plus qu'extraordinaire pendant
les dix mois où sa grand'mère fui entre la vie ei la mort.
Celle-ci était retombée en enfance, ei sa j >« - 1 î 1 1 *— f i 1 1 * * devait
être jour et unit auprès (Telle. Comme la grand'mère avait
perdu toute notion du temps, elle exigeait souvent, au
milieu de la nuit, qu'on causât ou qu'on jouât aux cartes
avec elle. Aurore, qui pouvait toujours s'attendre à être
appelée, dut autant que possible, réduire son sommeil et,
veillant la malade alternativement avec Deschartres, elle
ne pouvait plus se reposer que de deu \ nuits l'une, passant
ainsi vingt-quatre, parfois quarante-huit heures sans dormir.
Pour se tenir éveillée pendant ces longues nuits, elle
commença à priser, à fumer, à boire du café très fort et
même de feau-de-vie. Mais tout cela l'aidait fort peu H
n'amenait qu'un grand affaibbssement de forces; Des-
chartres, remarquant qu'Aurore s'ennuyait, privée de toute
société intellectuelle, que les nuits passées sans sommeil
et l'absence de mouvement nuisaient à sa santé, lui con-
seilla de reprendre les promenades à cheval < | u i lui avaient
tant plu l'année précédente. Il lui adjoignit pour l'accom-
pagner, André, un petit groom qu'il avait d'abord formé;
il donna à Aurore, pour les dresser l'un après l'autre tous
les jeunes chevaux de Nohant, mais elle aimait surtout à
monter Colette, sa jument favorite. Après trois ou quatre
heures de sommeil habitude qui lui rendit plus lard de
grands services, lorsqu'elle eut à passer des nuits entières
à travailler), Aurore faisait avant l'aube de grandes pro-
menades à cheval, désirant être de retour avant le lever de
sa grand'mère: Elle s'adonna de nouveau avec ardeur à ce
sport favori, galopant tantôt à travers champs, si vite que
le petit écuyer avait peine à la suivre, tantôt laissant flotter
les rênes sur le cou de son intelligente bête et avançant au
GEORGE SAM) 103
pas, plongée dans la contemplation de la nature el dans
une rêverie qu'André ne, se permettail jamais d'interrompre
I>;ir la moindre réflexion.
Ces promenades journalières, au milieu de ces réveils
de la nature embaumée de fraîcheur, éveillèrenl le poète
dans l'âme endormie de la jeune fille. Toui ce <|ui frappai!
sa vue dans ses chevauchées au pas ou au galop, trouvai!
sou écho dans cette âme délicate e! sensitive. Tou! t'im-
pressionnait el se gravait dans son Imagination e! sa
mémoire : nuance de feuillage; teinte des nuages; mur-
mure du ruisseau qu'elle devail traversera gué; cris des
oiseaux voyageurs; patois caractéristique, ce vieux parler
françaisdes villageois berrichons qu'elle rencontrai! : bêle-
menl des brebis e! clochettes des troupeaux paissan! le
long «lu chemin; ombrage verdàtre e! transparent des
traînes^ ou les guérets dorés par le soleil. S'il n'y avait pas
eu pour Aurore nécessité de rentrer au château, elle eût,
pendant des journées entières, parcouru avec plaisir les
champs et les forêts, s'abandonnant au hasard, en vrai
artiste, au charme de ses diverses impressions e! de ses
rencontres inattendues.
Outre ces courses à cheval, Deschartres, lorsqu'il allai!
à la chasse, se faisai! accompagner |>;ir Aurore. Il avai!
toujours regretté qu'elle n<v lui |>a^ un garçon, e! les robes
seules de la jeune lill»- l'avaien! empêché, semble-t-il, de
la traiter en jeune homme. Comme les vêtements de femme
de l'Empire e! de la Restauration, ressemblaient plutôt à
des gaines qu'à des robes <|ni auraienl permis <lc franchir
commodémen! el décemmenl les fossés el de courir dans
tes sentiers étroits, Deschartres lui conseilla de se vêtir en
garçon. Kll<' se rappelai! encore trop bien son uniforme
« d'aide <!<• camp de Mural » el il \ avai! 1 1< »j » [>« u de temps
13
194 GEORGE SAM)
qu'elle avait joué les rôles de Purgon et de Colin pour ne
pas suivre avec plaisir ce conseil. Après avoir mis une
blouse, des guêtres et une casquette, elle lit. avec Des-
chartres, la chasse aux cailles el aux coqs de bruyère.
Aussitôt qu'elle eu! quitté ses jupons brodés, Deschartres
oublia qu'il avait devant lui une demoiselle et la traita avec
la même familiarité, la même simplicité et les mêmes exi-
gences, dont il usait autrefois avec l<- père <l Aurore, son
ancien élève. Lorsque, bien des années plus tard, George
Sand écrivil son roman Gabriel-Gabrielle, histoire d'une
jeune tillo élevée comme un jeune homme par un vieux
précepteur el <|ui acquiert ainsi toutes les qualités viriles,
elle reproduisit bien des choses vues et vécues lors de
ses parties de chasse avec Deschartres. Le portrait qu'elle
fait du vieux Porpora dans Consuelo est encore indubita-
blement copié tout aulaiil sur le critique <1«' La touche,
ce mentor jaloux et despote qu'elle eut plus tard, que
sur Deschartres, son vieux précepteur de jadis, grondeur
et cuistre, mais au fond, tendre cl aimant. Deschartres
exerça sur son élève une énorme influence on l'élevant,
non comme une demoiselle, mais comme un homme.
C'est à lui, avant tout, qu'elle dut plusieurs de ses qualités
morales et de ses habitudes, et surtout ses « vertus viriles >
qui firent d'elle ee a parfait honnête homme o que nous
admirons en George Sand. Ce tut le contrepoids de l'édu-
cation du couvent, sans dire que ces promenades, tantôt
à cheval, tantôt à pied, fortifiaient sa santé et L'habituaient
au mouvement en plein air. Promenades, courses, mou-
vement, équitation, voyages, devinrent pour George Sand
comme un besoin nécessaire quelle garda jusqu'à son
extrême vieillesse.
Mais tout le monde ne voyait pas les choses du même
GEORGE 3AND 195
d'il que Deschartres. Les commères de La Châtre furenl
choquées de la conduite « répréhensible •> de La jeune
fille. La chasse, L'équitation, les habits d'homme ! quelle
horreur! quel sujet de médire! A toui cela \inl s'ajouter
encore l'arrivée î\ Nouant de René de Villeneuve. Aurore
;iv;iif toujours aimé son cousin, qui frisai! alors La quaran-
taine l, cl elle ;i\;iit une grande prédilection pour --;i fille
Emma. Elle se prit maintenant d'une plus grande amitié
encore pour cei excellent homme, délicat* plein d'esprit,
lettré <'l (l(iii( ' grande culture. Bonapartiste par conviction,
aristocrate par sa naissance et ses alliances sa femme étaii
née d«' Ségur), il était tolérant au point <l<' condescendre
aux opinions et aux convictions Les plus extrêmes ; il avait
beaucoup de Littérature, il savait par cœur des pages
entières; il aimait la nature, La Lecture, La vie de famille à
la campagne, cl, par-dessus tout, les promenades à cheval
ri La causerie avec quelques amis de choix. Tous ces goûts
sTaccordaient avec ceux d'Aurore, qu'il chérissait sincère-
ment. Il la comprenait si bien que, dès 1821, il s'aperçut
de ><>ii talent littéraire <■( lui conseilla, après avoir lu ses
premiers essais, d'écrire des romans. Il était trop grand
seigneur pour partager Les préjugés cl les appréciations
étroites de La ( Ihâtre sur Les habitudes cl la conduite de sa
1 Dupin de Francueil, second mari de Marie-Aurore <!■• Saxe, qui
avait épousé, comme noua le savons, en premières aoces, le comte de
Horn, lui .- * ii — ■ deux toi- marié. l>. bod premier mariage avec Ni
Bouillaud où Bouilloud, il avait nu-' fille qui épousa M. Vallel de Ville-
neuve. Elle eut deux fils, René et Auguste, grands amis 'lu père deG<
Band, leur oncle. Quoiqu'ils fussent du môme âge que lui. ils s'amu-
saient .i faire les respectueux et l'appelaient toujours mon oncle », '-t
plus tard, ils donnèrent .1 Aurore, leur petite cousine, le nom <!■• ma
tante ». <: '«--i par eux qu roi -i être en parent
les plus grandes maisons •!«• France et quelques grandes Canailles de
in.. h. les bail"', les Galitxin, les Ségur, !«•-
Guibei i. etc., etc.
196 GEORGE SAM)
jeune cousine ; il se promenait volontiers à cheval ei
luttait d'adresse avec elle pour sauter les fossés; il lui
apprit à tirer au pistolet. Malheureusement! René de Ville-
neuve ne paraissait pas avoir l'âge <|u'il avait, et les com-
mères de La Châtre décidèrent aussitôt cpi'Aurore se pro-
menait avec son promis a au nez du monde ■>. C'était, à
leur avis, le comble de l'inconvenance.
Bientôt Aurore donna aux langues un nouveau sujet de
médisance! Dans le voisinage de Nohant, demeurait une
nombreuse famille «le gentillâtres, autrefois riche, mais à
ce moment ruinée, les Ajasson de Grand saigne ou Grand-
sagne, Aurore et Hippolyte étaient très intimes avec plu-
sieurs de ces lils de famille, mais en \H2\. Aurore se Lia
(Tune amitié plus particulière avec l'un d'eux, Stéphane,
(|ue dans V Histoire de ma Vie «'Ile appelle du faux nom «le
Claudiusi. Stéphane se destinait à être médecin et s'oc-
cupait de science-, naturelles. Aurore |>ril goût à ces
sciences et se mit à s'occuper, sous la direction de Stéphane,
de zoologie, d'anatomie et de physiologie. Deschartres
approuva ces occupations, car il était lui-même médecin,
aimait la science et espérait qu'Aurore acquerrait, parla,
assez de connaissances pour l'aider dans les soins <ju'il
donnait aux paysans malades.
Voyant le zèle de son élève, Stéphane lui apporta des
bras, des jambes et des têtes pour étudier l'ostéologie.
C'était là pour les gens de La Châtre, curieux des affaires
d'autrui, l'abomination de la désolation. Aussitôt commen-
cèrent à circuler des histoires plus incroyables les unes
1 Voir à son sujet ['Histoire de ma Vie, vol. III. p. 330-334, el vol. IV,
p. 64. Dans la Correspondance. George Sand parle de lui dans sa lettre
à Hippolyte, de mais 1827 (tronquée), t. I, p. 31, N« XIII. Dans ses lettres
inédites à son mari et à >on frère, il est encore souvent question de
lui.
GEORGE SAND 197
que les autres, el tellement stupides, qu'Aurore n'aurait
jamais pu s'imaginer de pareilles choses si <'lle ne les avail
pas vues plus tard, noir sur blanc, dans une des lettres
envoyées à sa mère. On racontait qu'elle déterrai! les
cadavres, entrait à cheval dans l'église, lirait du pistolet
sur l'hostie, que ses chiens dévoraient des petits enfants,
et, pour couronner l'œuvre, on débitait que Stéphane était
son amant. Les calomnies parvinrent aux oreilles du curé
de La Châtre, le confesseur d'Aurore, qui se permit un
jour, la confession finie, de lui en parler d'une manière
fort peu délicate. Indignée jusqu'au fond de t'àme, Aurore
se leva, et, ayant hardiment déclaré au prêtre combien
elle était révoltée par la grossière inconvenance de son
interrogatoire, quitta le confessionnal pour n'y |»lu> jamais
iv\ enir.
Lorsque Stéphane fut parti pour l'aria afin d'y conti-
nuer ses études de médecine, une correspondance suivie
s'engagea entre les deux jeunes gens, au su de Des-
chartres. L<- lettres de Stéphane avaient un ton sérieux et
quelque peu pédantesque qui ne déplaisait point à Aurore.
Malheureusement, il tomba réellement amoureux de --"il
élève, ce <|u<- George Sand nous raconte d'une manière
assez transparente, l»i<-ii qu'avec <!<•> réticences et tout en
ayant l'air de dire le contraire. Stéphane Ajasson fut,
disons-le dès ;"> présent, le premier de la nombreuse série
des hommes qui furent épris de George Sand. Laissant de
côté ceux envers qui elle n»- fut pas indifférente, remar-
quons qu'Aurore Dupin, comme plus tard Aurore Dude-
vant, eut, dans I»- sens propre du mot, un c succès
presque incroyable ; le nombre de ses adorateurs fut légion.
Sa Correspondance <•! son premier ouvrage : Voyage en
Auvergne, nous montrent < | < i« - toutes ses apparitions dans
198 GEORGE SAM)
le inonde, tous ses voyages, etc., furent, toujours et par-
tout, accompagnés de a conquêtes », ce qui l'ennuyai!
sauvent cl la fâchai! même. EHe attirail les adorations sans
le vouloir. C'était une nature decharmeuse.
Quoi qu'il <'it soit, elle resta indifférente envers Stéphane
cl fut très peinée quand Deschartres assura, que la lettre
qu'elle venait de recevoir, ressemblait fort ;'i une déclara-
tion d'amour. I);m> sa naïveté, «'Ile n'y avait rien vu.
Le grossière indiscrétion de son confesseur ;'• ce sujet
l'avait néanmoins empêchée de fréquenter le confessionnal.
Depuis lors elle ne pratiqua presque |>lu^. En comparaison
des offices du couvent, !<■ service à l'église du village lui
semblait une sorte de parodie. Elle préférait lire la m
chez elle. Un nouvel incident qui rul lieu au cours de
l'été, vint lui montrer combien petites et insignifiantes
sont ces cérémonies quand on les compare à la foi véri-
table.
Le mari de la vieille M'" Dupin avait eu de M"* d'Epi-
nay un fils naturel, qui, en 1821, était archevêque d'Arles.
Il aimait beaucoupsa quasi belle-mère, qui 1 a\ ait tendrement
soigné dans son enfance. A cette époque, c'étaif un bon-
homme gai, replet, gourmand, débonnaire et très borné".
Lorsqu'il apprit que sa belle-mère était malade, il s'empi
d'arriverel entreprit, selon George Sand, une chose impos-
sible. 11 voulut persuadera Marie-Aurore qu'elle devait se
confesser ei recevoir l'extrême-onction, afin de ne pas
mourir dans l'impénitence finale. La vieilledame se trou-
vait alors dans un de ses moments lucides et s'était même
remise à sa correspondance et à ses affaires. Aurore, en
vraie croyante, fut iUmr épouvantée en voyant l'archevêque,
sans préparations, sans préambules et de la manière la plus
grossièrement plaisante du monde, déclarer à Mu,c Dupin
GEORGE SAND 109
que, quoiqu'il n'osât pas disputer contre sa « maman ■>.
cllf pourrait bien — puisqu'elle allait mieux, remplir
les formalités catholiques. Lui, archevêque, l'empêcherait
ainsi de tomber en enfer, <>ù elle irait infailliblement, il en
était sûr, malgré tout son amour pour « maman
elle ne >\ soumettait pas. Ce discours baroque et d'un
comique achevé à force de candeur dévote, fit sourire Marie-
Aurore. Mais, voyant l'émotion d'Aurore, <|uj assistait à
cette scène, connaissant safoi profonde, ne voulant attrister
ni son quasi beau-fils, ni sa petite-fille, ne voulant surtout
pas lui faire encourir les reproches de qui que ce fût d'avoir
Laissé mourir sa grand'mère sans confession, elle consentit
à faire ce qu'on demandait d'elle. L'archevêque se frotta
les mains de j,,i<'. d'avoir « si !>i<'n bâclé cette affain
dit, ;*i plusieurs reprises, o qu'il fallait battre le fer pen-
dant qu'il était chaud », et l»v Lendemain même il lit venir
le vieux curé rustique de Saint-Chartier pour confesser sa
belle-mère. Aurore n'osait pas même s'en réjouir, tellement
elle était indignée de la manière inconvenante, <l<>nl un
prêtre, un archevêque, traitait Les choses les plus sacrées
de la religion. M;«i> Marie-Aurore, ayant tranquillisé -<>n
beau-fils |>;u- sa soumission à remplir ses devoirs reli-
gieux, sut aussi calmer l'âme angoissée d'Aurore. Elle fil
assister la jeune fille à sa confession, avoua sincèrement
qu'elle n'avait jamais donné <l<' L'importance aux pratiques
du culte, que depuis !;• mort de son (ils, elle ,i\.iii même
complètement cessé de penser à Dieu, mais, qu'au fond <l«'
son cœur, »'ll<' n'avait jamais douté <!«■ son existence et
qu'elle attendait <!<■ Lui son pardon, car Lui, qui ^.nl et
comprend tout, avait sûrement dû comprendre son déses|>oir.
Cette confession ébranla complètement Aurore et le vieux
curé villageois, qui prononça en pleurant les paroles <l abso-
200 GEORGE SAND
lui ion. Marie-Aurore (il ensuite entrer dans sa chambre tous
les gens de l;i maison el du \ î liage, demanda pardon à tous
cl reçut devanl eux les derniers sacrements. Mais comme
elle possédait à fond le latin, elle commentait à sa manière les
paroles du prêtre, disant tantôt : <• .)<• crois à cela », tantôt :
« Il importe peu ». Elle avait l'air de vouloir conserver
par là son droit à la liberté de conscience : même dans un
moment aussi solennel elle restait fidèle à ses convictions
et aux libres croyances de toute sa vie. Le vicomte d'Haus-
sonville a bien raison de croire que cette scène a dû laisseï
dans l'âme sensible <l»' la jeune fille une empreinte ineffa-
çable et ébranler en elle les préceptes catholiques, qui
lui furent inculqués au couvent. Ce régime catholique avait
duré trop peu <!<• temps et avait été trop superficiel pour
pouvoir jeter des racines bien profondes dans lame d'Au-
rore, qui avait grandi en dehors de toute doctrine religieuse,
et qui trouvait maintenant, dans cette période de doutes
et de réflexions, l'Eglise orthodoxe représentée par des ser-
viteurs aussi ineptes : un prélat stupide, un prêtre de petite
ville manquant do lad, et un rustique curé de village tout
craintif devant sa dodo et noble fille spirituelle.
Avant le départ de Monseigneur l'archevêque, il se
passa encore des choses <jui lui firent définitivement perdre
tout ascendant aux yeux d'Aurore. Ainsi, par exemple, il
entra dans la bibliothèque de sa soi-disant belle-mère el
s'occupa de brûler et de mettre en pièces les livres, dont la
lecture lui paraissait nuisible. Heureusement, Deschartres,
qui, en sa qualité de régisseur et de maire ^\r Nohant, devait
veiller aux intérêts des membres de sa commune, arriva à
temps pour arrêter ce vandalisme.
Ainsi, par gradations insensibles, par un enchaînement
d'événements, de faits, de réflexions et de sentiments.
GEORGE SAN D 20!
Aurore, cette fervente pratiquante, qui se confessait trois
fois par semaine el avail coutume de s'entretenir presque
chaque jour avec son directeur de conscience, rompil
presque tout à fait avec l'Eglise romaine, toul en restant
de cœur, comme par le passé, ardemment et profondément
croyante. C'est à cette époque aussi, bêlas! qu'elle rompil
hardiment avec l'opinion publique.
Les méchantes langues de La Châtre lui avaient déjà
suffisamment montré qu'on ne doit pas se soucier <lu a qu'en
dira-t-on ». Un « affront o que la soi-disant bonne société
voulait lui faire à une fête de village pour la punir de
l'appui moral qu'elle avait donné à une pauvre fille,
L'édifia plus encore cette fille lui servit sans doute de mo-
dèle pour sa Louise, sœur de Valentine . Cet « affront
ne reussil pas, grâce à l'intervention des jeunes villageois
(|ui aimai tnt et estimaient Aurore. Cet incident inspira à
celle-ci un profond mépris pour le « inonde » et son juge-
ment. Et, quoique non- soyons portés à croire que l<i>
dialogues à ce sujet entre Aurore et Deschartres, que
George Sand a la complaisance de transcrire dans son
Histoire, ont dû être écrits post facto, que c'est là, proba-
blement, l'expression des opinions ultérieures de George
Sand et non des causeries ayant réellement existé, ou, si
elles ont existé, que les choses se sont passées autrement
qu'elle ne le dit, il faut pourtant reconnaître que les sen-
timents hostiles de la société de La Châtre envers la jeune
fille exercèrent sur sa vie une influence considérable. Dès
«•cl âge la médisance et l'injustice qu'elle eut à endurer la
firent entrer en guerre avec l'opinion publique qu'elle fut
portée à confondre avec le o que dira le monde », et cette
guerre, elle la continua, sinon, loute sa vie, au moins pen-
dant de Longues années. Comme il arrive toujours en pareil
202 GEORGE s A M)
cas, la position « offensive et défensive » qu'elle dut
prendre envers el contre tous, lui lit dire ou faire beau-
coup de choses inutiles ou injustes. A l'époque dont nous
parlons, l'injustice humaine, les déceptions, l'isolement, la
fatigue par suite d'un excès de lectures et L'impressionna-
bilité d'un vrai artiste, qu'elle portail dans toutes ces lec-
tures el qui lui faisail épouser les douleurs et l<i « mal
général » sur lesquels gémissaient ses auteurs favoris .
l'amenèrenl à un pessimisme si noir, qu'elle songea au
suicide. Il \ cul dans la suite plusieurs périodes de sem-
blables désenchantements el de désespoir dans la \i<' de
George S and. Un jour qu'elle traversail la rivière au gué,
avec Deschartres qui l'avait devancée de quelques pas, elle
voulut se noyer dans l'Indre avec sa Colette. Heureusement
Deschartres qui n<' se doutait de rien, <•! la brave jument
qui sut lutter contre le torrent — la sauvèrent pour cette
fois. Le bain froid la guéri! pour longtemps de celle manie,
mais une disposition à la mélancolie et au pessimisme, tout
à fait en désaccord avec son âge, ne la quitta pas de si tôt.
C'est ainsi qu'en l'espace de ces dix-huit mois, Aurore
1 s ■> livre- préférés étaient alors René, le Misanlhi'ope, les œuvres
de Rousseau, le Connue il vous plaira de Shakespeare, dans lequel
l'attirail surtoul le pessimiste Jacques. Notons ici que lorsque G
Sand, entre 1847 el 1854, écrivil Y Histoire de ma Vie, se rappelant pro-
bablement ses lectures de jeunesse, elle Qt, l'une après l'autre, deux
pièces, ayant pour personnage principal le triste auteur d'Alcesl
qu'à cette même époque elle adapta pour la scène française le Comme
il vous plaira de Shakespeare. D'un autre côté, il est certain qu'entre
le Jacques de Shakespeare el Rousseau lui-même il y a une certaine
parenté spirituelle. Ce Jacques est un Rousseau du commencement du
xvii8 eu de la lin du xvi° siècle, un Mai Rousseau avec -on mépris des
hommes, son amour de la nature, sa pitié pour le- animaux, i I
liait de parenté spirituelle esl signalé, entre autre-, par Brandès dans
son li\ re sur Shakespeare. Il es1 donc tout naturel qu'Aurore ait incons-
ciemment ei simultanément éprouvé une \ ive sympathie pour les œuvres
de J.-J. Rousseau el pour le triste prince-ermite, qui n'a existé que
dans l'imagination du grand poète anglais.
GEORGE SAM) 203
avait énormément avancé dans ses Idées, dans ses habi-
tudes intellectuelles el dans ses rapports avec le monde;
elle s'étail mise dans une position tout exceptionnelle.
D'adoratrice aveugle de sa mère, elle était devenue l'amie
et l'admiratrice consciente de sa grand'mère; de rêveuse
mystique — rêveuse libre-penseuse : <l < eau douce «-f dor-
mante » du couvent — amazone intrépide <■( jeune étudiant
hardi et avide de sciences; d'humble ouaille'de l'Eglise,
presque sœur converse — une révoltée contre l'opinion
publique, rendant ces dix-huit mois, ln>i> traits fonciers
de sa nature se manifestèrent, se formèrent el se dévelop-
pèrent définitivement cbez elle : 1° la soif passionnée de
s'instruire, dechercherla vérité, jointe à la rêverie et au
désir de concilier ses connaissances et ses croyances avec
actions et son régime de vie, afin que le tout fut en
harmonie avec sa notion <ln inonde entier ; '1 l'amour
sionné de la liberté, de la vie libre au indien de la
nature, dans un mouvement continuel et une variété perpé-
tuelle d'impressions extérieures ; 3° l'esprit d'indépendance
et le courage de jouir de cette liberté, ■ — o l'audac< de son
opinion o allanl jusqu'au mépris de l'opinion publique et
surtout du o qu'en dira-t-on ».
Nous ne croyons pas nous tromper en avançant que nous
avons là tous les points de répère, tous les fils conduc-
teurs de la vie future d'Aurore Dupin et d'Aurore Dude-
vant, et l<»ul à la fois les Leitmotiv e de l'œuvre de
( îeorge Sand.
Combien l'âme aimante de la grand'mère eût pu adoucir
et éclairer tout cela, el que n'aurait-elle pas pu prévenir !
Mais l;i grand'mère était-elle encore là? Non, hélas! il n'\
avait plus que son corps et ce corps était arrivé à sa der-
nière heure. La lucidité d'esprit qui lui était revenue pen-
204 GEORGE s a M)
dant l'été avail duré fort peu". Vers L'automne, son étal
empira. Ce o'esl pas de cel être faible, qui ne pouvait
plus prendre pari à rien el pour Lequel Aurore déployait
désormais des soins vraiment maternels, <|tù'll<- pouvait
attendre des conseils et un soutien. Deschar très, qui pen-
dant toute L1enfance d'Aurore l'avait persécutée, s'inclinait
maintenant aveuglément devant son esprit, ses capacités,
son caractère et lui laissait une liberté entière. Il serait
donc difficile de dire quelle direction eussent pris !e^
pensées et le caractère de La jeune fille si sa grand'mère
avait vécu plus longtemps, si Aurore avait pu jouir davan-
tage de cette liberté illimitée et si elle avait pu réaliser le
désir (|ui ne l'avait pas quittée de rentrer au couvent,
afin d'y terminer ses études et de vivre dans \a société
do nombreuses compagnes et d'institutrices aimées et
aimables. La mort de sa errand'mère vint tout bouleverser.
CHAPITRE V1
(1825-1831)
Mort <1<' la grand'mère. — Vie pénible ;• Paris. — Le Plessis.
M. Dudevant. — Bonheur. — Premiers troubles et premiers
chagrins. — Voyages.— Les Pyrénées. Aurélien de Sèze <•!
Zoé Leroy. Vie à Nohant ei à la Châtre. — Luttes intimes.
— Recherches d'un métier. — Départ pour Paris.
I );in> la Quil du 25 décembre 18*21 , à L'aube, aux sons des
cloches <lc Noël, mourut Marie-Aurore Dupin de Francueil,
l'aïeule d'Aurore Dupin. Cette morl amena de grands
changements dans la vie ei le sort de la Future George
Sand. Aussitôl s'ouvrit la question de savoir à qui serait
confiée la tutelle <le la jeune fille qui avait alors dix-sep!
;ui>. M"' Dupin, soucieuse de l'avenir de sa petite-fille,
désirai! la marier de son vivant, et rêvai! pour elle, cela
se comprend, un beau parti, <ii lui faisant épouser un
homme l»«>n. riche e! <!<• son monde. Mais, comme Sophie
Dupin, lu mère de la jeune fill»- n'avait agréé aucun des
partis que proposai! l'aïeule, e! que, d'ailleurs, Aurore étail
encore trop jeune pour être mariée, les choses en étaient
restées ;'• l'étal de projet. Sentan! >;i lin approcher, la
vieille M" Dupin s'inquiétai! en pensanl que sa [)etite-fillo
resterai! seule dans la vie, sans guide pour la diriger e!
' Ce chapitre a paru dans les livraisons de janvier et février 1803 de
Ronsskoïé Bogatsh o [la fl soua le titre d<
Sand ci M. Dudevant .
206 GEORGE SA>I)
sans tuteur pour La protéger. Longtemps encore avanl >;<
dernière maladie, elle avait exprimé le désir formel que la
tutelle ue lui confiée en aucun cas à Sophie. Elle ;i\;iii
toute raison, comme nous l'avons vu, de s'opposer à ce
choix qui paraissail cependani naturel. Elle voulu! se
précautionner contre toul événement. Elle eu! un entretien
avec Aurore. Elle lui mit sou- les yeux combien ses inté-
rêts, ses habitudes, ses idées différaient des intérêts el des
idées de sa mère, el elle lui démontra qu'elles ne pourraient
jamais vivre ensemble. Elle fil venir à Nohant le plus
proche parenl d'Aurore du côté paternel, !«■ petit-fils de
son défunt mari, le comte René de Villeneuve1, et, après
avoir causé avec lui, elle fil insérer dans son testament
une clause déclarant qu'après sa mort, ce serait lui, René
de Villeneuve, et sa femme, qui seraient chargés de La
tutelle de la jeune fille. Par ce testament, M' Dupin lais-
sait à Aurore, sou unique héritière en ligne directe, tous
ses biens, meubles et immeubles, <pii comprenaient la terre
el le château <lc Nohant, une maison à Paris portant le
nom de V Hôtel de Narbonne et qui se trouvait dans la
rue «te la Harpe, où passa plus tard le boulevard Saint-
Germain), et des valeurs d'Etat; letout formant un capital
total de 500.000 francs. Aurore devait là-dessus faire une
rente viagère à sa mère, à Deschartres et à quelques vieux
serviteurs.
Sophie apprit par un espion domestique l'article du tes-
tament (jui lui enlevait la tutelle de sa fille ; elle n'igno-
rait jamais ce qui se passait chez sa belle-mère; mais elle
t'e'mnit de n'en rien savoir.
o
Lorsque, après les funérailles, on ouvrit le testament
1 C'esl If motif <jui le lit venir ù Nohant en été 1821, (Voir plus haut.
p. 195-196.)
GEORGE 5AND
en présence d'Aurore, de Sophie, des Villeneuve, de Des-
chartres et dé quelques amis intimes, el qu'on en vint à lire
la clause mentionnée, Sophie l'ut hors d'elle-même, lit à tous
ceux qui étaient là une scène épouvantable, déclara qu'elle
ne céderai! jamais à personne les droits qu'elle avait sur sa
fille, qu'elle la prendrai! chez elle, et qu'elle oe voulait
rien entendre à ce sujet. Elle accabla de reproches Des-
chartres qu'elle haïssait et regardait comme son plus grand
ennemi, et sa fille dont elle ne s'était plus du tout occupée
depuis plusieurs années et qu'elle n'avait nullement pensé
à aider pendant les longs mois où Aurore était restée seule
avec sa grand'mère mourante et son vieux gouverneur : elle
accabla aussi d'injures la défunte elle-même sans mesurer ni
ses accusations, ni ses expressions. Elle ne put retenir sa
colère, jeta sa pauvre fille dans un grand désespoir et lui
lit comprendre, pour la première fois de sa \ ie, <|u'il y a\ ait
en effet un gouffre entre elles deux. Tout les séparait : la
différence de nature qu'Aurore tenait de son père plus que
de sa mère, et L'éducation ! Elevée d'abord sous la direction
de ><»ii aïeule, Femme d'une culture élégante et <le grande
instruction, puis au couvent des Anglaises, elle s'était par
là encore éloignée <le sa mère, qui l'aimait d'un amour sin-
cère cl ardent, mais qui, elle-même, était vulgaire, extrava-
gante, disons même un peu grossière, et parfois irrespon-
sable <le ses actions au point <le paraître détraquée. Sans
revenir sur I*'-- détails de l'adolescence d'Aurore, nous nous
contenterons uV rappeler ici que l'éducation catholique
qu'elle reçut au couvent, avait développé en elle l'espril
d'analyse et une tendance vers les aspirations spirituah'stes.
Sa pensée avait pris une force nouvelle sous l'influence
des oeuvres poétiques et philosophiques qu'elle aimait à lire
et qui étaient devenues, depuis quelque temps, une \ éritable
208 GEORGE SAM)
passion. Ces lectures graves dirigèrent, ;*i leur tour, eel
esprit d'analyse vers des intérêts ei des questions graves.
Malgré leur désordre ei leur manque de système ils déve-
loppèrent étonnamment la jeune fille el en firent, avec le
temps, une femme sérieuse el réfléchie. Pour Le moment,
eei esprii d'analyse lui montrai! combien il y avait peu de
similitude entre elle el sa mère. Voici ce qu'elle écrivail à
René de Villeneuve, par rapport à ses luttes domestiques,
dans une lettre datée de 1K2I il esl ;*i présumer que ce
lui immédiatemenl après la scène donl nous avons parlé
UlS liant
.1 Monsieur le ('<>mi<' René de Villeneuve^
rue de Grammont, Paris.
Jeudi -mi (1821)
« Je ne veux |>;is perdre celte petite occasion de vous
dire quelques mots, mon bien cher et bon cousin, avant le
dépari de mon groom, lequel esl accompagné de Chlupon,
qui va faire les délices ou le désespoir de ses compagnons
de voyage. La journée a été odieuse. Un propos abomi-
nable, atroce, impudent, qui m'a été relaté ce matin.
m'avait mise d'une humeur massacrante et d'un froid de
glace. Pendant le déjeuner, on me signifie que Sophie
fera la route avec André, vu qii'on n'a pas besoin d'elle
pour voyager ni pour faire mes malles. Je désire, dis-je
froidement, qu'elle ni1 accompagne. — Et moi, me répond
mie voix aigre, je désire qu'elle ne vous accompagné pas.
Je veux trouver mon dîner et mon appartement tout prêts;
el puisque je ceux bien vous garder avec moi. je m- veux
pas essuyer de privation, de gène, etc., etc. A ces mots.
GEORGE S \M> 209
findigne propos du matin s'est réuni à ce nouveau motif
d'indignation.
« Pour la première fois de ma vie, j ;ii éprouvé de La
colère, car ce que j'ai senti <-n cet instant ne ressemble
en rien ;'i ce «pu- j';ii jamais éprouvé, je me suis tei à
quatre |><>m- ne répondre que ces mots avec un mépris
concentré : « Vous roulez bien me garder auprès de
vous! Quand vous l'ai-je demandé? Ne m'avéz-vous pas
« forcée! •• M. Deschartres et ses maréchaux* ont mis des
holà !
« Mn mère est restée muette comme un terme et pâle
comme la mort, de rage, et de confusion. La tante ;i eu
une espèce d'étourdissement très intéressant, et le Maré-
chal était tout tremblant. Le pauvre Deschartres se tenait
;'i quatre pour ne pas pleurer tout haut, mais pour moi, !<•
sang-froid du mépris est venu à mon secours.
« Ma mèreaété sans rancune apparente et s'est rendue.
Elle m'a fait grâce des affreux baisers, mais elle m'a lancé
des coups de pattes aigres comme verjus, ou pour mieux
dire comme elle, pendant le dîner. Dans le jour, nous avons
élr faire nos visites d'adieu ;'i la Châtre, les deux sœurs
ensemble |>;n- un<' rue, mes femmes et moi par l'autre. A
peine rentrées, le Maréchal a commencé ses assommantes
histoires. Pour moi, je me suis endormie sur ma chaise du
plu*- profond sommeil et je ne m • suis réveillée qu'au bout
de quelques heures, au dénouement. Les ma mère, ma
bonne, mon lapin, \<>nl toujours leur train. Tonton Des-
chartres perd la tête, le pam re homme en radote. J'ai reçu
de nouvelles propositions <l insurrection dans mon vilL
Ceci ;i fait un |><-ii diversion à mon chagrin.
• ( . ,!n , \| Maréchal el M femm •. la lantc d'Aui
li
210 GEORGE sa M)
<( Au total, la journée m'a paru mortelle, jusqu'à Chlu-
poii qui faisait des bâillements à se démettre la mâchoire.
a II esi inutile d'ajouter des réflexions à ce récit. Vous
savez trop celles que je ferais. Mais ce que je dois \<>u^
dire et ne jamais me lasser de \<>u^ redire, cher René,
c'est que je n'oublierai de ma vie le service que \<»u->
m'avez rendu, le sacrifice que vous m avez fait, la preuve
d'amitié que vous m'avez donnée el l;i reconnaissance que
je vous dois. J'ai fait des vœux boute la journée pour que
vous eussiez bon voyage. Vous voyez que le ciel a exauce
ma prière et qu'il fait l<»ui exprès pour \<>u-> I»' plus beau
temps du inonde.
« Adieu! Adieu! je dors ; mes yeux s'appesantissent,
j'écris à tâtons, mais les mots de tendresse et de recon-
naissance éternelle se trouvent tout naturellement sous ma
plume.
« A mardi malin.
« Tonton Chedartres1 est à vos pieds, la petite mère dit
que vous êtes un joli homme et la tante, voulant vous
sourire, l'ail une grimace épouvantable. »
Gomme elle ne cessait pas cependant d'aimer sa mère,
elle déclara, en Noyant la sincérité de son chagrin, qu'elle
se soumettrait à .sa volonté et qu'elle la suivrait où elle
voudrait la mener.
En faisant cette déclaration, Aurore savait parfaitement
ce qu'elle perdait et à quoi elle renonçait. Elle était,
comme nous l'avons vu, trèsliéeavec René de Villeneuve ;
elle partageait aussi les goûts et les habitudes de sa tille
Emma, plus tard comtesse delà Roche-Aymon. Si Aurore
1 Altération plaisante et amicale du nom de De>ehartres.
GEORGE 5AND 211
;i\;ii» pu s'établir chez eux e( passer quelques années dans
L'atmosphère de cette famille aimante, amie et tranquille,
qui lui convenait e( aurait partag >ûts, elle s'en lui
certainement bien trouvée et son avenir fût devenu proba-
blement tout autre. Se sentant à l'aise et heureuse, «-11»' ne
se fût sans doute pas mariée 6i vite et avec tant d'étourde-
rie, et les Villeneuve, loin de se refusera -<>n désir de
rentrer pour quelque temps au couvent, afin d'y continuer
et d'y finir son éducation, L'auraient certainement encoura-
ragée dans son dessein.
L'orageux emportement de sa mère changea tous ces
plans et ces projets. Aurore la suivit à Paris, laissant Xohanl
;ui\ soins de Deschartres. Les Villeneuve eurent quelque
temps encore l'espoir que Sophie permettraH ;'i sa fuie <!<'
rentrer au couvent et qu'Aurore saurait ensuite reconquérir
son indépendance. Mais, comme il n'y avait ;il<>i-^ aucune
place vacante au couvent des Anglaises et que, <1 un autre
côté, S» »j >l lit • . par suite de comptes d'argent et <l hérit
éclata de nouveau <-n sorties orageuses et furibondes, Les
Villeneuve, <|ui gardaient encore quelques préjugés de race,
déclarèrent à Aurore qu'elle avait à choisir entn ses parents
l>aternels, et sa mère, escortée <l<- sa parenté et d<
amis.
René de Villeneuve, plus doux et |>lu-> lin. cacha les
causes de cette mise en demeure, ou du moins ne s'en
expliqua \>-^ clairement. Son frère Auguste déclara ouver-
tement qu'il regardait, quant ;'i lui. tout <•<•!;> comme i
Lellen et préjug( s, mais «|u<- La jeune fill<- se perdrait aux
veux <lu monde, si jamais elle se montrait dans Les nu
au t béat re ;>\ ec sa mère et La parenté de cette dernière; que
ses parents paternels, Les femmes surtout, refuseraient « 1 * *
la recevoir, et qu'elle devait renoncer t jamais
212 GEORGE SAND
de trouver un bon parti dans leur monde. Si elle voulait
remplir les volontés de sa grand'mère, elle devait, sans
rompre brusquement avec sa mère, tâcher d'échapper pru-
demment à son autorité, en rentrant d'abord au couvent
à la première vacance qui se présenterait, puis chez les
Villeneuve pour occuper ensuite dans le monde la place
qui lui revenait de droit. 11 ne fallait que cela pour décider
immédiatement Aurore à ne pas quitter sa mère et à rompre
avec les Villeneuve. René la quitta comme eût pu le Faire
un étranger, sans même la saluer, chagrinant profondé-
ment Aurore, mais la laissant inébranlable dans sa résolu-
tion.
Les raisonnements démocratiques et les doctrines égali-
taires que déploie à ce sujet George Sand dans son His-
toire de uni \ "n\ en avançant que tous les hommes sont
égaux^devant Dieu, que, déjà dès son enfance, ellen'avail
reconnu ni patriciens, ni plébéiens, ni seigneurs, ni \ assaux,
et que c'étaient ces convictions qui l'avaient portée à agir
comme elle l'avait fait, doivent être rapportés comme
presque lous ceux que l'on trouve dans cet ouvrage, non
aux années de son enfance et de sa jeunesse, maisàl'année
1847, pendant laquelle elle écrivit en partie ce livre. En
1822, Aurore Dupiri n'avait pas conscience de ces idées, ou
ne l'avait que confusément. En choisissant entre les \ ille-
neuve et sa mère et en suivant celle-ci, elle n'écouta que
son instinct et son amour filial, et Ton ne peut que la louer
de sa résolut ion.
Elle vit7 cependant bientôt avecchagrin et terreur qu'elle
se sentait bien plutôt la petite-fille de sa grand'mère, que
la fille de sa mère. La mère et la fille ne se comprenaient
point Tune l'autre. La mère était toujours la même ména-
gère affairée, peu éclairée, noyée dans les mesquines préoc-
G EO RG I. SAND 213
cupations de la petite bourgeoisie parisienne. Sans aucun
doute, George Sand esl dans le vrai, quand elle nous
raconte que sa mère était très active et savaii tout faire,
mais tous ces étonnants chapeaux façonnés en moins de trois
heures, ces < petites merveilles o el ces 0 chefs-d'œuvre »,
témoignages d'adresse des mains, cet art tout parisien de
savoir faire des miracles d'un chiffon ou d'un ruban,
n'avaient rien de commun avec les habitudes, les goûts,
el loi il ce qui intéressai Aurore. Pareille activité ne pouvait
La satisfaire. D'un autre côté, Sophie détestait et méprisait
tout ce qu'aimait sa fille, lui faisait d'éternels reproches,
raillait son originalité et sa belle éducation qui était, selon
elle, presque synonyme de perversité. Elle commença par
chasser Le chien favori d'Aurore, puis la jeune servante
qui Lui était dévouée, lui <'iil»-\;i et jeta au rebut tous les
livres qu'elle avait apportés de Xohant, déclarant qu'elle
h \ comprenait goutte et que cela prouvait ;'« L'évidence
qu'ils étaient nuisibles, immoraux et par-dessus tout par-
faitement inutiles. Bientôt La mère se montra encore plus
cruelle envers sa fille. I).m^ le courant des dernières
années, Lorsque Sophie- Antoinette vivait â Paris et M Dki-
pin ;'< Xohant, la mère avait reçu de La Châtre, et conservé,
sans aucun scrupule, un tas de lettres écrites <lo La plume
enfiellée de médisantes et provinciales commères dépei-
gnant, sous Les traits les plus noir- et avec des détails
révoltants et stupides, toutes les <■ affreuses aventun
les agissements et la conduite immorale d'Aurore. Il n'\
eut [>as de vilenie que ne rejetasseiH sur elle ses ennemis
<l<- La Châtre, pas de turpitude que la maman ne lui jetât
à la face. El ces propos ne faisaient nait re en elle ni indi-
gnation ni révolte, elle \ croyait. Elle \ njoutail
propres commentaires el des reproches qui consternaient
214 GEORGE 9 AND
et blessaienl La jeune fille jusqu'au fond de l'âme. El c'était
là cette mère qu'elle ;i\;iif autrefois adorée, qu'elle ;iv;iit
aspiré à revoir, avec qui elle ;i\;iil rêvé de vivre comme
si c'eût été Le bonheur suprême : cette mère pour qui elle
avait huit de fois accusé sa grand 'mère et à qui elle ;i\;ùt
obéi pour désobéir aux dernières volontés de son aïeule!
La jeune h lie sentit alors plus vivement que jamais combien
elle était seule au monde. Le vie devenait dure à Aurore.
Du matin au soir sa mère ;>\ ;iil recours ;'• l<>u^ les prétextes,
à tous les motifs pour L'accabler de ses reproches, d<
réprimandes, <!<• ses invectives et même <!<• coups. La
moindre contradiction la mettait hors d'elle-même ; elle écla-
tait en un torrent d'injures, en accusations incroyables. Par-
fois ces accès d'emportement allaient jusqu'au paroxysme
d'une vraie démence. La grand'mère avait déjà prévenu
Aurore que ces accès allaient souvent, surtout au prin-
temps, jusqu'à L'aliénation mentale. Aurore |>ul aloi
convaincre <|u<' sa grand'mère disait vrai.
Ces scènes faisaient place à d'autres scènes non moins
orageuses : caresses et tendresses impétueuses, Larmes,
pardons à genoux, suivies de nouveaux reproches humi-
liants*, de criailleries insensées, et de la répétition d'in-
croyables accusations mensongères qu'elle avait entendues.
A côté de cela qu'on se figure le perpétuel remue-ménage, la
futilité et lalégèreté de cette petite Parisienne, ses <!•
poirs à propos d'un chapeau mal acheté, ou ses transports
de joie à l'occasion du rafistolage réussi d'un autn
perpétuels changements de logements, de domestiques, des
restaurants où elle dînait, de passe-temps et de manière de
vivre, voire de la couleur des perruques qu'elle variait,
pour ainsi dire, d'un jour à l'autre, quoiqu'elle eût elle-
même des cheveux noirs magnifiques et abondants! Quelle
GEORGE S.v M» 21"i
différence <!•• vie, d'intérêts, d'habitudes avec l'existence
tranquille, consacrée ;'i la lecture, aux occupations intellec-
tuelles et sérieuses d'Aurore à Xohanf ! Sans compter que
tout ce milieu parisien de tapage, de bruit, d'agitation el de
bagarre donl Sophie ne pouvail se passer, étail insuppor-
table à Aurore, cette adoratrice de L'immensité des champs
el «lu silence des bois.
Chaque jour les relations d'Aurore avec sa mère prenaienl
une nouvelle aigreur, non pas qu'elle opposai rien <!«■
semblable aux sorties furibondes de Sophie, mais précisé-
ment parce qu'elle les supportait avec patience, cachant
souvent, sans rien dire, le mécontentement et 1<- chagrin
qui la rongeaient d'autant plus vivement et qui lui faisaient
plus souvent s'avouera elle-même, avec terreur, que la
tendresse passionnée qu'elle avait autrefois portée à sa mère
s'était changée en une sorte d'indifférence dédaigneuse.
L'humeur d'Aurore devenait de plus en plus sombre,
elle était tombée dans une telle apathie morale, qu'elle
finit par en être malade ; il \ eut des jours où elle ne pouvait
n. 'ii avaler, tant sa gorge était nerveusement contractée.
La mère •'! la iill<- avaient <,<»iiim<' changé de rôle : la
patience, le calme, l'indulgence étaient «lu coté <!«• la lill»' :
le déchaînement, les continuels changements d'humeur, les
brusques transitions de la colère aux larmes, <lu chagrin ;'■
la joie, étaient du côté de la mère, La mère s'excusait, la
fille pardonnait. La mère se mettait en rage, la fille s'effor-
çait, autant qu'elle le pouvait, <l<" ne pas donner motif a
ces colères, comme <>ii éloigne d'un enfant capricieux tout
<••• qui pourrait, ne fut-ce <|n une seule fois, donner pria
caprices. La |>"-ifi«»!i n'était pas naturelle, les <I«mi\
partis rêvaient aux moyens de mettre fin ;'■ cette torture
insupportable. Une occasion favorable s'offrit bientôt.
216 GEORGE s a. M)
Près die Melun, dans le domaine de Plessis-Picard ,
demeurait la famille des Rœtiers du Plessis <»u Duplessis.
James Duplessis avail été l'ami intime de Maurice Dupin,
avec qui il avail servi dans la cavalerie à l'époque des
guerres de la République. Leur amitié continua après la
guerre, el Duplessis venail fréquemmenl voir la famille,
alors heureuse, des Dupin, et, après la mort de Maurice, les
deux femmes désolées, dont l'une avail perdu son fils el
l'autre son mari. Il savail toujours les distraire el les
égayer. Il étail aussi ami d'Hippolyte Chatiron. Au com-
mencement de \H22. Sophie Dupin alla, avec sa fille, passer
trois jours chez les Duplessis '' .
Les Duplessis habitaient à la campagne un vaste el
beau château entouré d'iin parc el de champs, Cette
famille aimante el gaie se composai! de James Duplessis,
officier en retraite âgé de quarante ans, homme gai H
vif, autrefois excellenl cavalier el bon vivant, alors bon
père dévoué à sa famille; de M""' Angèle, son épouse,
femme intelligente el d'un espril indépendant, excellente
mère el bonne ménagère, de leurs cinq filles el de nom-
breux voisins el parents accompagnés de leurs femmes el
de leurs enfants. Tout ce monde remplissail la maison <le
bruit et uY gaieté. 11 y avait là la sœur de M"" Angèle,
Mme (londoin de Saint-Agnan ou Saint-Aignan avec
trois filles : El vire, Félicie et Méline; les Saint-Martin avec
leur iils Norbert; Loïsa Pugel avec sa mère; Stanislas Une
— un avare à la Molière el une méchante langue; le vieux
'Dans le passage il*' ['Histoire de ma Vie ayant trait à cet épisode,
George Sand dit, on oe sail trop pourquoi, que .•'.•tait très peu axant
cela que sa mère avait l'ail la connaissance des do Plessia a un dîner
.•luv l'oncle de Beauniont (De Beaumont, ancien prélat, demi-frère de
l'aïeule d'Aurore, étant né de la bisaïeule, l'actrice de Verrières, et .lu
duc de Bouillon). Cela n*est pas exact.
GEORGE S AND -1"
Caron- -l'ami <le t< >ul le monde; Eugène Sandre et une toi île
d'autres personnes, vieilles ou jeunes. Le baron Dudevant,
colonel «-n retraite, \ venait souvenl avec son fils naturel
Casimir, jeune homme de vingt-sep! ansj qui, après avoir
servi deux ans dans l'armée, avait fail son droite Paris1.
La liberté, 1;» gaieté ei le sans-gêne régnaient dans cette
nombreuse société, qui semblait ne former qu'une seule ei
même famille. Toute cette jeunesse, adolescents et bébés,
ne faisan! que courir les champs et les prés, se livranl
à la joie la |>lu> bruyante, les « parties de barres effrénées
el d'escarpolette o alternaient avec le colin -maillard et
le cache-cache; puis venaient les danses, le^ cavalcades
et les promenades.
11 eûl été difficile de trouver quelque chose qui |>ùl
mieux plaire à la pauvre Aurore que ce que le sort lui
envoyait au Plessis. Elle y trouvait ce qui lui avait toujours
manqué, surtout depuis la mort de son père : la vie de
famille amicale et calme et la saine gaieté de la jeunesse.
Jusque-là elle n'avait assisté qu'à des querelles de famille
entre ><»n aïeule et sa mère ; elle n'avail connu que la soli-
tude : à Nohant d'abord, entourée * 1 * - ses livres, auprès
• le sa grand'mère moribonde, puis î\ \K<u\> auprès d'une
mère extravagante et quasi folle. Il n'est pas étonnant que
celle vie eûl plongé la jeune fille en de sombres pen-
. et L'eût jetée dans un état d'apathie et d'acca-
blement. Nous savons déjà, il est vrai, qu'Aurore avait,
1 François-Casimir Dudevanl naquit le 6 juillet 1795, au château de
Guillery, commune de Pompiej Lot-et-Garonne). En 1822, il était
i licencié en droil el sous-lieutenanl en non-activité ■•. La plupart des
biographes de George Sand prétendent qu'Aurore Dupin avait épousé
le < baron • Dudevant. C'est une erreur, car Casimir Dudevant a
pas droil ;i ce titre, étanl ni- naturel, el ne le pril qu'après la mort du
-'■n père, après avoii été, quelque temps auparavant, reconnu par le
baron Dudevant.
218 GEORGE SAM)
dès son enfance, an penchant à lu rêverie et au rc-
cueillerrçenl , mais les |><'fi< k1«-.^ de celle douer rêverie
étaient souvent suivies d'uni' activité effrénée, d'une gaieté
sans bornes. C'était comme si sa nature s'étail révoltée
contre ce sérieux <pii n'est pas le propre de L'enfance,
connue si elle avait voulu compenser les heures perdues
par des semaines entières d'une gaieté folâtre, par des
courses à travers champs à Nohant cl dans les cloîtres
du couvent. Dans les dernières années, les périodes de
méditation étaient devenues continuelles, il n'était plus
question d'amusements, elle n'en avait aucune envie. La
vie qu'elle menait était trop rude pour elle. Lors de son
dernier séjour à Paris, cette sombre disposition d'esprit
l'avait jetée dans un tel désespoir qu'elle ne pensait plus
pouvoir en sortir. Kl voilà que celle visite au Plessis
changeait lonl d'un coup cet état de choses et rendait la
pauvre jeune fille à la \ ie.
Sophie Dupin, qui n'aimait pas les longs séjours à la cam-
pagne, repartil pour Paris au bout de trois jours. Elle pro-
mil de revenir dans tuait jours, mais, comme si elle était
contente de ne pas avoir affaire à une fille aussi insuppor-
table qu'Aurore, elle la laissa pendant plus de trois mois
au Plessis. La jeune fille, de son côté, ne pensait nulle-
ment à rentrer chez elle. Avec toute la vivacité de sa
nature ardente et toute la pétulance de sa jeunesse, elle
se laissai! entraîner par les amusements et la gaîté des
jeunes gens qui l'entouraient.
On eut dit, à la voir infatigable aux jeux, qu'elle
s'empressait de retrouver le précieux temps perdu. Elle
était la première à imaginer toutes sortes de nouvelles
espiègleries et de promenades, se mettait à la tète des plus
jeunes et était le boute-en-train des plus âgés. Il n'y avait
GEORGE SAND 219
pas un seul enfanl au Plessis qui, comme cette petite brune
de dix-sep! ans, s'amusât el rîi à cœurjoie, en y mettant
toute son âme. EHe avait oublié toutes ses sombres idées, jeté
bien loin toute apathie el toute indifférence, Hll<- sesentaii
comme chez elle et s'attachait de tout son être àses hôtes
qu'elle estima comme «les parents el ses meilleurs amis.
Les Duplessis, de leur coté, la regardaient comme leur
fille. M"' Angèle qui avait conservé un air de- jeunesse,
malgré ses cheveux grisonnants et sa nombreuse famille,
L'avait prise en amitié dès les premiers jours. Elles se con-
venaient bien fu ne et l'autre par L'indépendance de leurs
caractères, Leurs habitudes »■! leur amour de la Liberté.
Remarquant combien cette pauvre riche héritière était
délaissée et abandonnée à elle-même, qu'elle n'avait même
pas <l«' garde-robe convenable, parce < 1 1 m * la jeune fille
était trop insouciante et que sa mère ne pensait pas à sa
toilette, quoiqu'elle aimât beaucoup à se parer elle-même ;
voyant que les costumes et la chaussure d'Aurore étaient
dans un état pitoyable, .M1"" Angèle L'habilla des pieds à
l,i tète. Peu à peu elle se chargea de sa direction matérielle
et spirituelle, La traita comme une sixième fille, aimée et
amie. Aurore L'appela bientôt « maman » comme elle
appelait James « papa b ! Tous les hôtes <lr la maison el
tous Les domestiques, en lui parlant de James, disaient
" votre papa » et, <-n parlant d'Angèle, disaient, e votre
maman « ! Elle appelait aussi M™ Saint- Aigifan, qu'elle
aimait beaucoup, o ma tante •> el elle lui conserva toujours
ce nom.
Les Duplessis, chaque fois qu'ils allaient à Paris, pre-
naient toujours Aurore avec eux, et, <|u<>i<|ue lu jeune fille
demeurât chez sa mère, elle passait des journées entières
avec „(.^ soi-disant nouveaux parents. 11- allaient la cher-
220 GEORGE S AND
cher le matin, se promenaient avec elle dans Paris, Lui en
montraient les curiosités', La menaienl dîner chez Les
« Frères Provençaux » ou au « Café de Paris » et, le soir,
au théâtre ou au cirque.#Aurore ne Les quittai! pas, et sa
véritable mère paraissail très contente d'avoir rejeté ta
tutelle de sa fille sur Les Duplessis. Si elle s'était révoltée
contre les Villeneuve, ce n'était pas qu'elle ne pût vivre
sans sa fille, mais uniquement pour ne pas se soumettre à
In volonté de sa belle-mère, même après sa mort.
Dans une de ces courses à Paris, pendant que Les Du-
plessis et Aurore étaient à manger des glaces chez Tor-
toni « maman Angèle o dit â son mari: o liens, voilà
Casimir ! »( l'était un jeu ne homme de bonne mine, élancé,
assez élégant, et dont les manières militaires trahissaient
l'ex-officier. Il vint serrer La main aux Duplessis et parla
de son père, le colonel Dudevant, dont on lui demandait
des nouvelles et que toute la famille Duplessis aimait et
estimait. Il prit place à table à côté de M'" Angèle et Lui
demanda à l'oreille <|ui était La jeune fille, o C'est ma
fille, » répondit-elle tout haut. i Alors, c'est donc ma
femme, continua-t-il tout bas. Vous savez que vous
m'avez promis la main de votre fille aînée. Je croyais que
ce serait Wilfrid, mais comme celle-ci me parait d'un âge
mieux assorti au mien, je L'accepte, si vous voulez me la
donner! >rMm< Angèle se mit à rire, mais celle plaisanterie
fut une prédiction '.
Quelques jours plus lard, Casimir arriva au Plèssis, se
joignit aussitôt à la société des jeunes gens et prit pari à
tous leurs jeux enfantins, ce qui plut beaucoup à Aurore.
11 ne pensait pas même à lui faire la cour. Dès le premier
1 Histoire de ma Vie, t. Ilf, p. 420-421.
GEORGE 5AND 221
jour, des rapports de simple camaraderie s'étaient établis
entre eux, cl Casimir, en parlant d'elle, disait souvent à
Mme Angèle : « Votre fille est un bon garçon ! o Aurore
de son côté lui disait : o Votre gendre est un bon enfant ! »
Le vieux Stanislas Hue s'écria un jour au jardin, pendant
Le jeu de barres : « Courez donc après votre mari, » Une
autre fois Casimir, dans l'ardeur du jeu; s'écria : « Déli-
vrez donG ma femme ! » A partir de ce moment, Casimir et
Aurore, sans se gêner le moins du inonde et sans penser
aucunement à l'amour, s'appelèrent réciproquement mari
c( femme. Ils (''huent tous deux aussi enfants que le petit
Norbert et la petite Justine. Les personnes mûres attri-
buèrent cependant bientôt à ces relations quelque chose de
sérieux. Stanislas Hue fut le premier à faire avec mal-
veillance une allusion offensante, et répondil à Aurore qui
lui demandait avec étonnement ce qu'il voulait dire, que ce
serait en vain qu'elle continuât ce jeu, qu'elle n'épouserait
jamais Casimir qui était trop riche pour elle.
La jeune Mlle qui avait pris tout cela comme des plaisan-
teries fut très offensée et, s'adressant à celui qu'elle api
lait son père, elle lui demanda ce qu'elle avait à faii
Duplessis lui dit qu'avec le demi-million qu'elle possédait,
elle était un très bon parti pour Casimir, que celui-ci,
comme fils illégitime, n'avait droit qu'a 1;» moitié de In
fortune de son père, que L'autre moitié revenait à la femme
de son père sa belle-mère, et que la pension que son
père recevait comme baron de l'Empire et officier eu
retraite de la Légion d'honneur lui était personnelle et
après sa mort ne passerait point au fils. Ce serait donc
lui, et nuii elle. qui \ gagnerait, si le mariage venait à
s'accomplir; et que, comme jusque-là il n'en avait pas été
question . il était facile à Aurore de faire cesser cette
>|>e-
e.
222 GEORGE SAM)
plaisanterie si cela n<' Lui plaisait pas : qu'elle n'avait
pour '•«■lit qu'à en dire quelques mots à Casimir. Aurore
n'en voulut rien faire et tout demeura comme par le
passé.
Casimir partit et revint. A son retour, il se montra plus
sérieux et, avec beaucoup de sincérité et <!•' simplicité, fil
une proposition à Aurore elle-même, sans se conformer ;'i
l'usage ; car, disait-il, il désirait obtenir ><>n consentement
avant <l<' s'adresser à sa mère. « Il ne me parlait point
d'amour et s'avouait peu disposé à La passion subit
L'enthousiasme, et, dans tous Les cas, inhabile à L'exprimer
d'une manière séduisante. 11 parlait d'une amitié ;"i toute
épreuve et comparait l<- tranquille bonheur domestique de
nos hôtes à celui qu'il croyait pouvoir jurer de m*' procu-
rer. « Pour nous prouver que je suis sûr de moi, disait-il,
« je veux vous avouer que j'ai été frappé à La première \m'
« de votre air bon et raisonnable. Je ne vous ai trouvée ni
« belle, ni jolie : je ne savais pas qui vous étiez, j<- n';i\;ii>
« jamais entendu parler de vous; et cependant, Lorsque j'ai
« dil en riant à M"" Angèle que vousseriez ma femme, j'ai
« senti tout à coup en moi La pensée que si une telle chose
a arrivait, j'en serais bien heureux. Cette idée vague m'est
« revenue tous les jours plus nette, et quand je me suis mis
« à rire et à jouer avec vous, il m'a semblé que je vous
a connaissais depuis Longtemps et que nous ('-lions de \ ieux
« amis ]. »
Tout cola [)lul beaucoup à Aurore. Casimir Lui agréait
comme bon compagnon et jeune homme gai. Par les
Duplessis elle avait entendu dire beaucoup de bien de
lui et de toute sa Famille. Elle lui même ravie qu'il n'eût
1 Histoire, vol. III. ]). 423.
GEORGE SAM) 223
point parlé d'amour, qu'il ne lui eût pas juré fidélité,
<jiul n'eût ]»;i> soupiré, mais, qu'au contraire, il se lût
adressé à elle presque froidement. Malgré son jeune âge,
elle avait déjà eu tant à souffrir de l'excès d'amour et de
passion de la pari de ceux <|ui lui étaient les plus proches,
que cette froideur la calma et La réjouit. Elle lui permit
dune de s'adresser à sa mère.
Casimir n'étail pas le premier qui eût recherché la main
d'Aurore. Depuis son arrivée au Plessis elle avait déjà reçu
plusieurs propositions. Mais c'étaient des partis dont s'oc-
cupaient ou son oncle de Beaumont, ou l'oncle Maréchal
marié, on s'en souvient, à la sœur de sa mère, Lucie Dela-
borde , ou Pierret, l'ami de sa mère : tous ceux-là étaient des
gens parfaitement inconnus à Aurore, mais qui, en revanche,
connaissaient très bien 1<- chiffre <!<• sa dot . C'était si évident,
que la jeune fille, malgré son manque d'expérience, refusa,
sans balancer, toutes les propositions, quoique les préten-
dants fussent gens de noblesse et souvent riches eux-mêmes.
Elle se montra cependant très prudente, comprenant qu'un
refus trop raide de sa pari pourrait avoir pour conséquence
que sa mère, par esprit d<- contradiction, insistât et la
forçât d'accepter. Aurore semble-t-il, fil exception pour
Casimir, ne pensant pas <|u il cherchait lui aussi un • ma-
riage d'intérêt ». George Sand, dans Y Histoire de ma Vie,
garde 1«' silence sur ce point. Mais, si nous prenons en
considération tous les laits et indices que nous trouvons
dans VHistoire et les lettres publiées ou inédites de ( îeorge
Sand, il en ressort avec évidence »|u<' Casimir, comme
t < »u— les autres prétendants à la main d'Aurore, voyait
avant tout en elle l;i riche héritière; <»r, la richesse — il
!«• prouva InVn dans la suite — était à ses yeux la pre-
mière des vertus. Acquérir et conserver sa fortune, acquérir
■12 \ GEORGE SAM)
cl conserver quoi que ce Pût, voilà peut-être quelle
lui l'unique passion vive el réelle de cet homme nul el
terne. Toutes Bes autres occupations, ses plaisirs el ses
habitudes : service municipal il avait d'abord été main-
de Nohant el plus tard «le Guillery, propriété de son père,
près Nérac), participation aux élections locales el aux
préoccupations politiques, économie rurale, chasses, goûl
de la boisson", amourettes avec des femmes de chambre, etc.,
— c'était là le passe-temps ordinaire el le faible de tous les
hobereaux de province. Le désir d'acquérir, de s'enrichir
sans rien laisser glisser de ses mains, tel fui toujours le
trail particulier, la passion dominante de Dudevant : d'an-
née en année, celle passion devinl de plus en plus forte
chez lui. Dans La vieillesse elle se transforma même en une
;i\i<lilé honteuse, en avarice phénoménale, comiquemenl
minutieuse, jusqu'à chicaner sur des riens sa femme déjà
divorcée, el ses enfants sur des pots de confitures, ou des
poêles de fonte à payer. — A celle époque, nous !<• répé-
tons, Aurore Dupin ne su! pas distinguer en son futur mari
celle passion de l'argent, el George Sand, dans son His-
loire, n'a pas jugé nécessaire d'avouer ce qui, pour elle, ne
fut plus lard que trop clair. Dans sa Correspondance nous
trouvons une foule d'indices qui prouvent qu'elle ne
l'ignora pas dans la suite. Quoi qu'il en soit, en [X'2'2,
Aurore avait toute confiance dans les sentiments o de son
bon camarade » Casimir Dudevant el elle lui permit d'al-
ler voir sa mère.
Aurore eut de nouveau à l'aire de la diplomatie et à
ruser avec Sophie. Quand la mère su! de quoi il s7agissait,
elle donna son consentement, puis refusa el enfin con-
sentit. Longtemps, elle taquina Casimir, tantôt se lâchant
contre lui, tantôt débitant sur son compte toute espèce
GEORGE S AND 22!i
d'inventions, entre autres, qu'elle avait « découvert »
qu'il avait servi autrefois comme garçon de café; tantôt
elle se brouillait et se réconciliait avec lui. Comme il n'était
pas de nature à se tourmenter comme Aurore, el qu'il
opposait aux sorties de Sophie beaucoup de sang-froid et
d'indifférence, celle-ci en prit bientôt sou parti etse fami-
liarisa à L'idée du mariage de sa fille avec Dudevant.
Ce qui finit par l'adoucir, ce fut que la baronne* Dudevant,
belle-mère de Casimir, dame élégante et de bon ton, vint
la première lui faire une visite et eut pour elle, eu général,
beaucoup d'attentions. Pour Sophie, qui était d'un amour-
propre maladif et qui, toute sa vie, avait eu à souffrir des
offenses et des piqûres de la part de beaucoup de nobles
dames et de nobles seigneurs (à propos de son passé . ces
attentions et ces amabilités étaient plus que suffisantes
pour l'attendrir envers les Dudevant; la cause de Casimir
était gagnée. Elle se montra toutefois hostile envers
lui jusqu'au mariage. Une des conséquences qui s'en-
suivirent fut qu'Aurore se maria « sous le régime
dotal ».
Par son contrat de mariage soumis au a régime dotal»,
Aurore conservait sa fortune personnelle de 500.000 francs.
En outre, les parents \ avaient inséré la clause que
Casimir, en jouissant du revenu des biens «le -a femme,
et en se chargeant de leur gestion, s'engageait à lui payer
une rente annuelle de 3.000 francs pour ses besoins
personnels. ( reorge Sand suppose «pie sa mère avait \ pulu
simplement, par là. faire preuve, jusqu'au dernier moment,
de son pouvoir et de son influence sur sa fille et se montrer
peu agréable envers Casimir.
Il faut plutôt voir en cela, selon nous, \-\ perspicacité
de Sophie, qui, malgré son caractère mal équilibré, était
15
22G GEORGE SAND
une femme très pratique, sachant juger les gens. Elle
avait sans doute remarqué dans le jeune Dudevant des
traits qui l'avaient mise sur ses gardes et qui l'avaient
rendue soucieuse pour l'avenir de sa fille. Nous verrons
bientôt combien elle avait eu raison d'agir ainsi el quel ser-
vice elle avait rendu à sa fille par sa prudence, service qui
influa sur tout le reste de 1;» vie de celle-ci. Aurore ne pou-
vait alors ni le comprendre, ni l'apprécier. Bieu au con-
traire, cette mise en doute de la probité de sou fiancé,
comptes cl ces calculs la révoltaient. « L'instinct desp
commençait apparemment à se manifester en elle, » disait
plus lard à ce sujet Michel de Bourges. Lorsqu'elle apprit
que La fortune de son mari n'était à peu près que le dixième
de la sienne1, elle s'opposa à Ce qu'il lui payai, de BOO
argent à elle, la rente de 3.000 francs qui lui avait été
assignée. Elle voulut que celle somme fût diminuée de
moitié, et, pour égaliser autanl que possible les avant
des deux loi-lunes, elle exigea généreusement qu'il y eût
entre eux « communauté d'acquêts . c'est-à-dire que ce
qu'on acquerrait dans la suite mu- le revenu ou les
nomies de l'un des deux époux deviendrait propriété com-
mune.
Le contrat de mariage resta toutefois soumis « au régime
dotal », et ce fut un bonheur pour Aurore que les volontés
de sa mère el de ses plus proches amis fussent exécutées.
Le mariage fut conclu le 10 septembre 1822-, et. après
1 II résulte d'une lettre de George Sand, écrite à sa mère, lors de son
procès en séparation, qu'en 1822 la fortune de Casimir était évalué-' a
60.000 francs, et qu'après la mort do son père en 1826, il avait hérité
d'une somme approximative de 40.000 francs. (La lettre remonte à la
fin de janvier 1836.)
1 On lit dans le registre des actes de mariage de l'an 1822 : Du dix
septembre mil huit cent vingt-deux. Onze heures du matin. Acte de
GEORGE SAND 227
les visites d'usage, les jeunes époux se retirèrent à Xohant.
Avant de raconter Leur vie conjugale, qui eut une fin si
malheureuse, ef de faire le portrait du mari, disons
d'abord que les circonstances de ce mariage, telles que
nous les avons mises sous les yeux des lecteurs, éveillent
un sentiment très pénible. Tue jeune 611e belle, instruite
et riche, épouse, pour ainsi dire, le premier venu — obus
ne pouvons parler autrement de Dudevant, car elle avait
à peine vu quelques-uns dv* autres prétendants qui
avaient demandé sa main ; — elle se marie sans y penser,
sans savoir ce que c'est que rameur, ignorant ce
qu'est un mariage sans amour. Pour elle, c'est un com-
pagnon de jeu qu'elle épouse, sans soupçonner qu'une
gaie camaraderie ne suffit pas au bonheur, sans même se
soucier de savoir si cela peut suffire pour que la vie en
commun soit supportable. Si Aurore se fut mariée une ou
deux années plus tard, elle eut certainement mieux connu
la vie et les hommes. In vrai sentiment aurait peut-être
eu le temps de s'éveiller en elle, elle ne se tût pas donnée
si facilement et n'aurait pas confié son bonheur et son
avenir à un homme qui, quoique sod aîné ei connaissant
déjà La vie, ne pensait, pas plus que sa fiancée, qu'il
mariage du sieur François Dudevant, licencié en droit, sous-lieutenant
m oon-activité, ué a Pompiej le dix-huit messidor an trois (six juillet
mil sepl cent quatre-vingt-quinze) demeuranl avec son père, rue «lu
i ii' 1. deuxième arrondissement, fils majeur de sieur Jean-Fran-
çois, baron Dudevant, propriétaire, colonel de cavalerie retraité, présent
msentant, h de dam ■ Augustine Boula son épouse, dame exilée
pagne, donl l'existence est ignorée.
El de demoiselle Amandine aurore Lucile Dupin, née à Paris le douze
m ssidor an douze (premier juillet mil trail cent quatre demeurant
chez sa mère, rue Saint Lazare, n° 80 de ce) arrondissement, fille mineure
i sieur Maurice François Elisabeth Dupin, chevalier de la I.
d'honneur, chet d'escadron, et de dame Antoinette Sophie Victoire h. la.
boni.- son épouse, présente et consentante...
I.n présence de messieurs Jean Jacques Aini.it. lieutenant général,
commandeur de l'ordre royal delà Légion d'honneur, chevalier de Saint-
228 GEORGE SAND
devait l'aimer et être aimé d'elle. Tous deux envisageaient
l'amour comme chose tout à fait superflue. Tout semblait si
simple et si facile à cette jeune fille ingénue qui connaissait,
il est vrai, fort peu la vie humaine, mais dont la \i<- inté-
rieure était si riche et si complexe. Tout semblait également
simple et facile au jeune propriétaire gascon qui ne s'était
jamais arrêté à rien qui eût l'apparence d'une idée ou d'un
sentiment sérieux. Mais cela n'était pas du tout aussi
simple, ni aussi facile qu'ils le croyaient, et l'épilogue de cette
douloureuse histoire ne le fut aucunement. Ni l'un ni l'autre
dvs deux jeunes gens, ni aucun de ceux <|ui les entouraient,
ne pressentait alors rien de tragique dans leur avenir;
personne ne trouva mauvais qu'ils fissent un mariage sans
amour. 11 est trop clair que, quoique Aurore se sentit très
heureuse chez les Duplessis, c'était cependant pour elle
une maison étrangère. Et où était-elle, sa maison, à elle, à
cette époque? A Nohant, elle ne pouvait pas y retourner,
parce que sa mère avait fermement refusé d'y aller, et elle-
même ne voulait pas accompagner sa mère à Paris, sachant
que la vie y serait insupportable. Elle se sentait fatiguée.
11 lui fallait sortir de cette position incertaine, de cette
dépendance de tout le monde, et elle saisit avec joie la pre-
mière occasion de liberté qui se présentait. Elle ne lil que
changer de chaînes : sa dépendance devint esclavage,
Louis, âgé de l>6 ans, demeurant... Arnaud Germain Barbeguière, négo-
ciant, âgé de 49 ans... témoins de l'époux:.
Armand Jean Louis Maréchal, chef de bureau au ministère de la mai-
son du roi, chevalier de la Lésion d'honneur, âgé de 4S ans... oncle de
l'épouse; Louis Mammes Pierret, âgé de 3'.) ans... témoins de l'épouse.
Lecordier, maire.
Signé : Dudevant, Dupin, le baron Dudevant, Delaborde. Maréchal,
Pierre Ambert, Barbeguière et Lecordier.
M. Rocheblave donne donc dans son article « George Sand avant
George Satul » une date erronée en disant que George Sand s'était
mariée le « 22 septembre » .
GEORGE SAND -29
Certes, si sa grand'mère eût encore été vivante, et si la vie
d'Aurore à Paris avait été heureuse et calme, elle n'eût pas
agi avec tant d'empressement.
Cette résolution, que nous attribuons uniquement à la
tristesse de ses jeunes années et aux conditions pénibles
de sa vie de famille, eut une influence funeste sur le sort
d'Aurore Dupin ei sur le développement de son idéal social
el moral. Si elle avait fait un mariage d'amour, si son
mari l'avait comprise, se fût montré digne d'elle, lui eût été
égal en grandeur d'âme, et qu'il y eût eu harmonie et
bonheur dans leur vie conjugale, qui sait si nous aurions
eu l'écrivain George Sand et si cet écrivain eût soulevé
ces « questions féminines » qui sont si étroitement liées à
plusieurs de ses romans.
Il y aurait trop de naïveté à croire qu'il n'y a que les
mariages d'amour passionné qui donnent le bonheur et le
calme à la vie de famille. La vie conjugale, pour être heu-
reuse et tranquille, est ordinairement soumise à trois con-
dition-: si ces trois conditions sont réunies, c'est alors le
bonheur idéal. Il faut d'abord qu'il y ait similitude, ou, du
moins, une certaine égalité dans le niveau ^\rs exigences
intellectuelles, des intérêts, des goûts et des croyances,
d'une entente mutuelle et d'une harmonie morale, qui,
réunies ensemble, tiennent finalement lieu de véritable
bonheur et amènent cette même union paisible, qui est
aussi l'épilogue des amours passionnées. 11 faut, en second
lieu, ce \ if amour réciproque, < j ni fait que les époux se ché-
rissent malgré tout, se pardonnent tout, même la différence
et l'inégalité des opinions, des intérêts et des croyances,
Troisièmement, il faut un certain savoir-vivre extérieur,
c'est-à-dire de la patience, de La tolérance, de la dignité
et du respect dans les relations avec le compagnon de vie
230 GEORGE S AND
auquel le sort nous a liés pour toujours, alors même
qu'il ne serait pas ardemment aimé, <f qu'il aurail
des opinions et des intérêts opposés aux noir
trois conditions, qui son! au fond indispensables dans
toute union, se trouvent, eu réalité, très rarement réunies,
mais il suffit de L'une d'elles pour assurer ta stabilité du
bonheur; et voilà pourquoi on trouve relativemenl un
grand nombre de familles heureuses, quoiqu'il soil peut-
être impossible de trouver dans le monde un couple
parfaitement assorti. Le mariage d'Aurore et de Casimir
ne réunissait aucune de ces conditions ; logiquement, il
devait finir par une rupture, et les quaiorae années qu'il
dura furent, pour les deux époux, un martyre presque
égal.
Dans leur union, il y avait trois conditions oégatn
1° d'un côté, un homme nul en face d'une nature hors
ligne comme celle d'Aurore, e1 ce! homme se croyait, de
parla loi et par sa propre opinion, en droi! d'être le chef
de la maison et de la famille; 2" l'absence, chez les deux
époux, du véritable amour ; 3* la brutalité, le laisser-aller,
la grossièreté de Casimir qui l'amenèrent aux actes los
plus révoltants et aux violences qui forcèrent Aurore à
quitter d'abord le toit conjugal, et à recourir ensuite à la
protection de la loi. — George Sand, dans Y Histoire de 7na
Vie, a toutefois trouvé nécessaire de parler de Dudevanl
aussi discrètement que possible. « Depuis que la sépa-
ration a été prononcée et maintenue, — dit-elle, — je me
suis hâtée d'oublier mes griefs, en ce sens que toute récri-
mination publique contre lui me semble de mauvais goût,
et ferait croire à une persistance de ressentiments dont je
ne suis pas complice 1. » Selon nous, sa réserve est poussée
1 Histoire de ma Vie, t. I, p. 13.
GEORGE SAND 231
trop loin. Quand on connaît la vie du ménage Dudevant el
certains actes de Casimir, on éprouve, en lisant Y Histoire
de ma Vie, un étrange sentiment d'étonnement et l'on se
demande involontairement : « George Sand a-f-elle donc
voulu faire parade de sa générosité ou a-t-clle réellement
oublié tous ses anciens griefs? »
Il nous semble, en conséquence, indispensable de n'atta-
cher aucune importance à son ton d'indulgence et au
silence qu'elle garde en parlant de Dudcvant. Nous expo-
serons les faits comme ils se sont passés, sans nous effrayer
de ce que les déductions à en tirer soient peut-être peu
conformes à la magnanimité dont elle semble faire preuve
dans Y Histoire de ma Vie.
Revenons à L'exposé des raisons qui ont amené les dis-
sentiments et les malheurs des Dudevant, en répétant que,
si le développement intellectuel et les aspirations de Casi-
mir avaient élé à la hauteur de ceux de sa femme, elle se
serait peut-être habituée à cette absence de tendresse. Si
son mari l'eût aimée comme elle y aspirait instinctivement
et comme elle Le méritait, elle se rai probablement récon-
ciliée avec lui malgré sud infériorité d'esprit. 11 aurai!
enfin pu se faire qu'un semblant extérieur d'amitié leur eût
fait supporter patiemment Leur croix, Le manque d'amour
et la divergence de Leurs intérêts. En un mot, sans former
une famille idéale, les Dudevant auraient peut-être élé une
de ces oombreuses familles où L'amitié n'est qu'extérieure.
Notre supposition n'est pas Bans fondement : nous en trou-
vons Les preuves dans la Correspondance de George Sand
et ûansY Histoire de ma Vie, Mais ces mêmes passageset bits
prouvent qu'aussitôt que les convenances extérieures furent
violées entre Les Dudevant, la dernière possibilité de vivre
en commun disparut, — il fallut se séparer pour toujours.
/
232 GEORGE SAM)
Bien que Ions les biographes soienl d'accord à peu près
sur Casimir Dudevant, on peul cependant les diviser en
deux groupes : les uns, s'en rapportant exclusivement à
Y Histoire de ma Vie, parlent de lui avec réserve et indul-
gence et le représentent surtout comme un homme më-
diocre et insignifiant. Les autres, contemporains du
fameux procès de 1836 ou, en tout cas, au courant de tout
ce qui fut alors élucidé, souligna ni sa grossièreté, sa vio-
lence, son ivrognerie, sa profonde immoralité, sa brutalité
envers s;» femme, etc. Grâce à cela, beaucoup de lecteurs
disposés tout d'abord à ne voir en Dudevant qu'un tyran,
un despote, s'imaginent que dès les premiers joins du
mariage la maison des Dudevant fut un épouvantable enfer.
11 iiYn(csl pas ainsi. Si La grossièreté, le despotisme de
Casimir el « l'enfer » son! dvs faits réels, ces faits ne peu-
vent se rapporter qu'à une époque ultérieure. C'est l;i mé-
diocrité, la nullité du mari <|ni ont, sans contredit, joué
d'abord un triste rôle. Disons pins : les deux premières
années furent réellement assez heureuses. A cette confusion
que nous signalons, et à cet anachronisme contribue encore
le fait qu'immédiatement après le récit de son mariage,
Çeorge Sand passe, dans son Histoire, au récit de ses dis-
sentiments ; elle nous raconte comment, sans qu'il y eût
inimitié déclarée, il existait déjà des mésintelligences, que
tons doux commençaient à s'ennuyer, attribuant cet ennui
a leur solitude ; qu'ils entreprirent alors une série de
voyages : à Guillery chez le beau-père d'Aurore, à Bor-
deaux, aux Pyrénées, à Paris où ils demeurèrent tout un
hiver, etc., etc. Puis George Sand nous raconte son triste
isolement, ses vagues aspirations, ses rêveries et ses pen-
sées. Tout cela, joint au souvenir de l'issue tragique,
universellement connue, de la vie conjugale des Dudevant,
GEORGE SAND 233
a toujours fait supposer aux biographes de George Sand
ei aux lecteurs de YHistoire de ma Vie, que Leur malheur
remonte aux premiers temps do leur mariage. Mais c'est là
une erreur. Quoique tout cela soit réellement arrivé, il ne
Faut rapporter ces faits qu'aux années 182i el 1 S2-*>, et
surtout à 1827-1821). Entre 1822-1821-, Les relations entre
Les deux «'poux ont été non seulement Les meilleures qu'on
puisse Imaginer, mais on a même foules les- raisons de
croire qu'Aurore aimait véritablement son mari. Sans doute,
ce n'était pas là une passion violente, et ce sentiment était
bien différent de celui que George Sand éprouva plus tard
pour Musset ou Michel de Bourges; c'était un amour tendre,
dévoué, sincère, un peu enfantin. Aurore témoignait à
Casimir La sollicitude el L'amitié la plus sincère; de son
côté, il L'entourait de petits soins, lui témoignait de la cor-
dialité, si toutefois ou peut employer ce mot en parlant de
Dudevant.
De dix-huit à vingt ans. Aurore n'était pas encore telle
qu'elle Le devint à vingt-sept, Lorsqu'elle commença sa
carrière littéraire. Entre 1822 el 1824, elle ne savait pas
non plus ce que c'étail que le véritable sentiment, L'amour
vrai; elle n'avait pas encore d'idées bien arrêtées sur ce
que l'on peut exiger de soi-même et des autres ; elle n'avait
pas lit compréhension précise de ce qui constitue le véri-
table bonheur, La vie vraiment humaine avec son but et
ses devoirs. Aurore s'ignorait : elle n'avait pas conscience
do exigences de son cœur. Le besoin d'aimer venait de
naître instinctivement en elle; elle s'attacha do toute son
ame d'enfant à son mari parce qu'il lui semblait hou et
honnête. 11 faut aussi reconnaître que Casimir ne Laissait
pas voir les défauts et Les traits de caractère qui éclatèrent
dans la suite, surtout lors du procès ou divorce el dans
234- GEORGE SAND
les affaires d'intérêt qu'ils eurent â traiter plus tard. Dans
sa jeunesse, Ehadevant n'étail ni avare, ni ivrogne, ni
coureur de filles de chambre el ne se permettait envers sa
femme aucun des mauvais procédés qu'elle eut à supporter
dans la suite, el même bientôt, hélas!
A peine étaient-ils établis è Nohant, qu'Aurore, devenue
enceinte, se mit aussitôl avec amour el sollicitude à La con-
fection de la layette, occupation toute prosaïque, mais tout
imprégnée pour elle de poétiques espérances el de tendres
rêveries. Jusque-là, elle n'avait jamais travaillé â l'aiguille,
quoique sa grand'mère eût toujours trouvé que c'était un
savoir nécessaire à toute femme. Maintenant, avee cet
entrain qu'elle apportait à tout ce qu'elle faisait. Aurore se
mit à confectionner des bonnets, des brassières, el atteignit
bientôt une perfection extraordinaire dans la coupe el la
couture, « une maestria de coup de ciseaux », qu'elle con-
serva toute sa vie. C'était, sans doute, une faculté qu'elle
avait héritée de sa mère. Ses amis el ses parents nous ouf
raconté que cette facilité de tailler et de coudre en quelques
instants, soit une camisole pour l'un de ses propres enfants,
ou pour l'un de ceux dont elle était toujours entourée, soit
un manteau pour le théâtre de la maison, -<'it un costume
entier pour la poupée de sa fille ou de sa petite-tille, que
cette facilité à confectionner on un rien de temps et avec
élégance, tantôt des vêtements nécessaires, tantôt les atti-
fements les plus fantastiques, était vraiment surprenante.
<( Elle avait de petits doigts de fée, » disait un de ses vieux
amis. Pendant l'hiver de 1822 à 1823, ces « petits doigts
de fée » furent occupés à broder de minuscules bonnets ;
cette occupation lui prenait tout son temps, elle en avait
môme oublié ses livres et ses cahiers.
Sa santé était cependant alors très mauvaise. Elle éprou-
GEORGE SAM) 235
vait tous les malaises qui accompagnent quelquefois la gros-
sesse. Elle fit, eu outre en sortant delà maison, une chute
malheureuse. Il s'ensuivit des complications qui firent
craindre pour sa vie et celle de reniant. Deschartres, son
ancien précepteur, médecin de profession, et Decerfe,
médecin de la famille, la firent mettre au lit pour six
semaines1. Grâce à ces mesures prises à temps, tout finit
heureusement, et le 30 juin 1823, un fils, Maurice, naquit
aux Dudevant.
Peu de temps avant cet événement, les Dudevant s'étaient
établis à Paris, à V Hôtel de Florence, rue Xcuve des Matlm-
rins, n " 56. Aurore se consacra avec une abnégation en-
tière aux soins maternels, nourrit elle-même son enfant,
lui servit de bonne, toujours tremblante pour sa santé,
sVfîravanf à chacun de ses cris, à la moindre toux. Dès
le premier jour, elle s'attacha passionnément à lui, et jus-
qu'à >;i mort il fut pour elle son trésor, sa consolation, sa
joie. Ce fut sa passion la plus durable, la plus heureuse,
lu seule peut-être qui ne l'ail jamais trompée. Toutes les
lettres qu'elle écrivait ;"> cette époque, son! pleine- de son
enfant. Elle aimait à donner de ses nouvelles, à sa mère,
;*• sa soeur, an viens Caron, ;'i tout le monde.
Sur ces entrefaites, la gestion de Deschartres était arri-
vée à son terme. 11 ne voulut plu- vivre ù Nohant, quoi-
qu'il fût en bonne- relations avec Casimir, et, malgré les
instances d'Aurore pour qu'il restât, il alla s'établir à
Paris. II ne voulait pas sans doute être seconda Nohant,
'Dans un.- lettre inédite 'in 7 mars 1823 i Caroline Cazamajou,
soeur ataée d'Aurore, celle-ci lui l'.iit un récil détaillé de u maladie.
Dana VHiêtoire de ma Vie, elle "lit qu'elle avait «lu passerais semaines
an Ht et que sa seule distraction pendant ce temps avait été «I'' réchauf-
fer, dans une espèce de volière qu'elle avait établie dans M chambre,
•1- - oiseaux .i demi gelés. L'hiver avait été très rigoureux.
230 GEORGE SAM)
après y avoir été maître absolu pendant vingt-cinq ans et
n'avoir pas eu de compte à rendre aux vrais maîtres : la
vieille M"" Dupin e\ Aurore. Après son départ, Casimir
du! prendre L'intendance de Nohant, ce qui força les Dude-
\anl, à rapproche de l'hiver \X2'.\-'2'^ de retourner à la
campagne qu'ils croyaient ne plus quitter.
Une parfaite union el les meilleurs rapports régnaient
alors entre les deux époux. Dans ses lettres, Aurore parle
presque toujoursù la première personne du pluriel, <■ nous »,
«Jour cl nuit nous ne nous occupons que de Maurice, » dit-
elle en parlant d'elle et de son mari dans la lettre qu'elle
écrivit à sa mère le 24 février 1824 '. a Nous vous embras-
sons et nous sommes nos bons amis, » disait-elle à la lin
d'une <!r ses lettres à Caron*, el elle signait pour tous
deux : o Les deux Casimir ». 11 n\ a pas une seule <l»s
lettres qu'elle a écrites à cette époque à sa mère, surtout
de celles qui sont restées inédites cl que nous avons eu
l'occasion de parcourir, où Aurore ne parle de Casimir sur
le ton le plus amical ; elle l'appelle : e mon ami Casimir »,
«mon bon ami »; ou, à l'instar des paysannes, « mon
homme ».
Toutes ses lettres des premières années de mariage nous
montrent avec quelle sollicitude Aurore s'occupait de son
mari. Lorsque, en 1824, les Dudevant tirent aux Duplessis
une visite, pendant laquelle Casimir alla passer quelque
temps à Nohant, Aurore fit exprès un voyage àParis, dans
le seul but de Y « embarquer »\ En automne, Casimir
1 Inédite.
2 Correspondance île George Sand, 1. 1, lettre datée du 21 novembre 18:23.
3 Dans une lettre inédite à Caron du 15 juin 1824, elle lui en commu-
nique la nouvelle et lui demande de bien vouloir L'accompagner lors
de son retour au Plessis; il semble qu'à cette époque elle ne pouvait
encore se résoudre à faire seule le plus petit voyage. Cette lettre est
signée « la mère Ragot ».
GEORGE SAND 237
va une seconde fois à Nohant, et Aurore est dans toutes
les transes, lorsque les lettres de son mari se font
attendre ou ne lui arrivent j>;is. Elle bombarde de billets
le vieux Caron, qui habitait Paris en <•<■ momenl et rem-
plissait différentes commissions que lui donnaient les Dude-
vant, depuis les rubans et les commandes de robes d'Au-
rore, jusqu'aux affaires d'argent de Casimir. Elle exige
que Caron lui écrive, s'il reçoit avant elle (h>> nouvelles
de sou mari. Toute journée passée sans lettre la met au
désespoir. Les lettres à Dudevant du l01*, 3, 10, 19 août et
23 décembre 1824 inédites) sont toutes remplies d'expres-
sions d'amour, d'un amour très tendre, presque passionné.
I »■ son côté, Casimir, lui ayant promis de lui écrire pendant
la route, et « même le jum- de son départ », veut savoir tout
ce (pie fait sa femme en son absence, et « elle lui écrit un
volume », comme elle s'exprime dans une lettre à Caron,
du H novembre 1824 !. Et le 10 novembre elle écrit au
même Caron : « Je suis fort Inquiète de ne peint recevoir
do nouvelles de Casimir ; lui, qui es! si exact, ne m'a pas
écrit depuis la lettre que vous m'avez envoyée le l(.). Enfin,
j'aime mieux une certitude quelconque <pi<- L'agitation et
l'inquiétude où je \i>. Je ne vis pas... soyez exact à m'en-
voyer ses Lettres, j<' vous en conjure, mon ami. Vous direz
que je n'ai pas le sens commun de me tourmenter ainsi,
tout le monde le dit et m'obsède. Cela ne dépend pas de
moi. Il est parti avec des pressentiments si tristes. .le \«»i^
toul en noir. Je patienterai encore demain, mais si j<- ne
reçois pas de nouvelles, je vais à Paris mercredi malin. Je
iir sais à quoi cela m'avancera, mais le corps ne peut pas
pester en place quand l'esprit court les champs .
1 Inédite.
* Inédite.
238 GEORGE S AND
Aurore, on le voit, s'était attachée à son « ami Casi-
mir ». N'oublions pas qu'à quinze ans encore, lassée et
brisée partout ce qu'elle avait eu à souffrir de son unique
affection passionnée — son amour pour sa mère — et,
n'ayant encore rencontré personne à qui elle eût pu
consacrer foule cette ardeur d'un coeur <jui s'éveille, elle
se jeta à corps perdu dans une piété exaltée. « Il me
fallait, » dit-elle, «aimer hors de moi '. » Depuis tors,
elle se trouva encore plus seule; sa grand 'mère était
morte, la religion ne la satisfaisait plus. Aurore 6i
premiers pas dans lu vie, et Le besoin d'aimer se réveilla
en elle avec une nouvelle force. Il est hors de doute
que, si Dudevant eût compris sa femme et lui oui
égal, s'il ne s'était pas manifesté, deux ans à peine après
le mariage, grossier et brutal, le sentiment qui s'était
éveillé en elle, se sérail probablement épanoui en un éclat
splendide, aurait brûlé (Tune flamme ardente. Hélas, il étai
condamné à se flétrir, à être étouffé. Des main- grossi
vinrent froisser cette tendre piaule et no lui permirent pas
de se développer. Le petit l'eu s'éteignit ; à peine une vive
étincelle couva-t-elle sous la cendre tout au fond de son
cœur. Lorsque cette étincelle ('data plus lard en incendie,
elle consuma la maison entière qu'elle eût pu éclairer et
réchauffer.
LesDudevant passèrent donc deux années assez paisibles
et assez heureuses. Aurore soignait son enfant et s'occupait
du ménage, préparait de petites surprises à sa mère, à sa
belle-mère et à sa sœur, faisait des confitures, cousait des
gilets et des guêtres pour son mari". Casimir rétablissait
1 Histoire de ma Vie, t. III, p. 177.
2 Voir la lettre à Mme Saint-Agnan du 6 janvier 1830. (Revue Ency-
GEORGE SAM) 239
Tordre dans la gestion du domaine, administré d'une
manière assez décousue et relâchée par Deschartres, qui
avait toujours eu m tète toutes sortes de projets fantas-
tiques el perdait de vue les choses les plus essentielles.
Dudevanl déploya, dans les premiers temps, une grande
activité et beaucoup d'énergie. 11 dénichait les champs
et les prés négligés, mettait la maison en ordre, faisait
nettoyer et planter le jardin, travaillant minutieusement
à rétablir l'ordre au dedans comme au dehors de la mai-
son. C'est alors que se manifesta, d'abord assez confu-
sément, le désaccord qui régnait entre les deux époux.
Leurs natures étaient trop différentes. Dudevant, comme
Aurore le dit plus tard en définissant elle-même son mari
dans une Lettre inédite qu'elle lui écrivit en 18^.'j, aimait
l'économie rurale, mais aimait peu les descriptions cham-
pêtres. Aurore aimait la nature agreste, la littérature,
l'art... Comme toute nature vraiment poétique, elle tenait
aux coins ombragés et délaissés du jardin, aux vieilles
Choses de la maison, elle était attachée aux anciens
souvenirs de la famille, aux vieux animaux domestiques.
Quand disparurent ces coins sauvages, les vieux chiens
pelés qui lui étaient dévoués, les vieux paons qui se tai-
saient impunément les maîtres du jardin, quand dans les
champs et la maison elle vit installé un ordre modèle, il
sembla à Aurore qu'on lui avait enlevé quelque chose, que
le vieux Nouant n'était plus le même; il survint en elle do
s de chagrin incompréhensibles pour elle-même comme
pour Casimir. Elle devint nerveuse, elle pleura sans rai-
Bon. Ni elle ni son mari ne comprirent que cela était dû
olopédique, l« septembre 1893. aurore dit que * jadis elle tirait l'ai-
guille .1 \ ec des Façons de savetier, mais ■ i u<- député elle avaîl acquis ilan>
la partie des L'jui'jiiLucrca et des J'.v-suua do pied de guêtres ».
240 GEORGE s AND
en partie au besoin de satisfaire ce réel amour qu'elle ne
trouvait pas, amour vraiment humain, union spirituelle
avec l'être aimé, el en partie à son ignorance d'elle-même,
de sa nature artistique, qui cherchai! sa voie. Ayant beau-
coup lu dès son adolescence, Aurore, esprit très mobile,
adoratrice de Rousseau et de Byron, admiratrice de Locke
et de Leibniz, Aine pleine d'enthousiasme pour tout
qui es! grand et beau, et sincèrement tourmentée par les
questions les plus profondes de l'existence, languissait
dans la solitude. Elle n'avait personne avec qui elle pût
s'entretenir, personne à qui elle pût faire part d<
rieuses pensées ou de ses rêveries de jeunesse. Ses oreilles
n'entendaient éternellement que dr^ conversations sur
le jardinier surplis en flagrant délit de vol, sur la fenai-
son, sur les dégâts commis dans les champs, sur le fer-
mage du moulin OU sur une nom elle sorte de pomme-.
Elle se chagrinait, devenait de plus en plus nerveuse, pleu-
rait et étonnait son mari par ses étrangetés. Tous deux
furent d'avis qu'Aurore avait besoin de sedistraire. Casimir,
Gascon de naissance, n'aimait pas le Berry, il le trouvait
trop ennuyeux, trop monotone. Les deux époux résolurent
de quitter Nohant pour quelque temps. Pour se sentir plus
a Taise et pour plus de commodité mutuelle, ils prièrent
les Duplessis de leur donner la nourriture et le logement
moyennant rétribution modique, et, après un court séjour à
Paris où ils passèrent les têtes de Pâques avec leurs parents.
ils allèrent s'établir au Plessis-Picard en avril 1824.
Aurore eut ainsi le bonheur de retomber dans son joyeux
cercle (Tamis, qui s'augmenta encore, cette année-là, de
quelques membres nouveaux. Sa tristesse tomba comme
par enchantement, les cavalcades, les jeux de colin-mail-
lard, de barres, les courses, le bruit, les allées et venues
GEORGE SAND 241
recommencèrent de plus belle du matin au soir. On alla
jusqu'à inventer des jeux auxquels des enfants comme
Maurice, marchant à quatre pattes, pouvaient même prendre
part. Et Casimir qui venait de partir de Nohant tout préoc-
cupé de Rabattement d'Aurore, de sa mélancolie sans raison,
de ses pleurs perpétuels, était à présent trappe de ses
incartades enfantines, de son rire continuel, de la préfé-
rence ((d'elle donnait aux courses de* enfants et des ado-
nts sur les conversations avec les grands elle avait
une prédilection toute particulière pour Loïsa Puget, la
musicienne bien connue, qui n'avait alors que douze ans,
et pour Félicie Saint-Agnan, jeune fille de quatorze ans).
Daii-^ sa lettre déjà mentionnée, du s novembre à Caron, elle
écrit : «. .le meurs toujours do peur d'être obligée de causer
ou de me coucher lard. Vous savez que mon suprême
bonheur est de manger beaucoup, de beaucoup dormir, et
ne rien dire, si ce n'est à de bons amis tels que vous. »
Casimir no comprenait plus sa femme, et, ne la compre-
nant pas, il arriva ce qui arrive très souvent : il se crut
en droit de se comporter avec mépris envers elle. Les per-
sonnes étrangères qui étaient le et quelques-uns des amis
s'étonnèrent aussi en voyant Aurore reprendre, après une
période de méditations et de contemplations, une existence
toute de joie et de gaieté.
a Grâce à ces contrastes, certaines gens prirent de moi
l'opinion que j'étais tout à l'ail bizarre. Mon mari, plus
indulgent, méjugea idiote. Il n'avait peut-être pas tort, et
peu à peu il arriva, avec le temps, à me faire tellement
sentir la supériorité de sa raison el de son intelligence, que
j'en fus longtemps écrasée et comme hébétée devant le
monde. Je ne m'en plaignis pas. Deschartres m'avait habi-
tuée àne pas contredire violemment l'infaillibilité d'autrui,
16
242 GEORGE SAM)
et ma paresse s'arrangeait fort bien de ce régime d'efl
ment et de silence1... »
Toutes les incartades enfantines d'Aurore n'eurent cepen-
dant pas une Issue aussi paisible, aussi peu remarquée;
elles provoquèrent de plus en plus souvent L'irritation de
Casimir. Une de ces folies finit fort malheureusement et
devint une date insigne dans l'histoire des Dudevant. — Un
jour du mois de juillet, c'était le 25 le 31, selon d'autres
versions) on prenail au Plessis le café après le dîner.
Aurore, Félicie Saint- Agnan, Clarisse Lacroix, une
autre encore se poursuivaient sur la terrasse, et étaient
« bien folles », coinme George S;m<l le déclara plus tard.
L'une d'elles, voyant L'inutilité de ses efforts pour en saisir
une autre, Lui jeta du sable. Quelques grains tombèrent dans
la tasse de « papa James ». Il demanda à cette jeunesse
turbulente de cesser de se démener de la sorte; mais elles
étaient en train, elles ne cessèrent pas, et Aurore se mil
aussi à Lancer du sable, Casimir, hors «le lui. cria grossière-
ment contre sa femme, lui ordonna de mettre immédiate-
ment fin à ce jeu stupide, la menaça et, voyant qu'elle ne
cessait pas, lui donna un soufflet. Aurore, exaspérée par la
colère et cruellement offensée, s'enfuit dans le parc avec
Félicie el Clarisse et l'ut longtemps a se calmer. Dans une
de ses lettres postérieures, lorsqu'elle demanda à Félicie,
en 1835, d'être témoin, lors de son procès en séparation,
où il devait être question de cette scène, George Sand
ajoute que ce jour-là elle avait cessé d'aimer Dudevant
et que « tout alla de mal en pis- ~. Mais cela n'est pas
1 Histoire de ma Vie, t. III, p. 441.
- Voir la lettre à Félicie (on a tout lieu de croire, en la confrontant
avec d'autres lettres et tait? connus, qu'elle a été écrite après le 1er dé-
cembre 1835), dans La Revue Encyclopédique du lu septembre 189:5. Le
même fait est raconté dans une lettre d'Aurore Dudevant à sod avoué.
GEORGE S AND 2*3
exact. En novembre de cette même année 1821, Dude-
vant partit pour Nohani el Aurore écrivit à Caron les
lettres déjà mentionnées, dans Lesquelles elle exprime pour
son mari tant d'attachement et tant d'inquiétude. L'événe-
ment qui s'était passé sur la terrasse est, cependant, bien
significatif; si Aurore pleurait maintenant, ses pleurs ne
pouvaient plus, comme au printemps, être qualifiés d'inex-
pliquableset d'incompréhensibles. Et malheureusement ce
fait regrettable ne resta pas isolé, il fut, semble-t-il, comme
le premier anneau (Tune série d'autres actes, plus gros-
siers et plus révoltants encore. Si George Sand a trouvé
nécessaire, après le divorce, de les oublier, l'historien qui
écrit la chronique de ce mariage et de ce divorce a, lui, le
devoir de ne pas oublier de pareils faits. Ce n'est aussi qu'un
grain «le sable peut-être, unis ce fut un des grains de sable
qui, devant la justice, firent pencher la balance en faveur
d'Aurore, car d'année en année il s'en était accumulé
trop, de ces petits grains, beaucoup trop !
En automne, les Duplcssis allèrent s'établir à Paris; les
Dudevant ne pouvaient, seuls, rester au Plessis, unis crai-
gnaient en retournant à Nohant de s'y trouver en tête
à tel,..
« Nous aimions la campagne, mais nous axions peur de
Nohant, peur probablement de nous retrouver vis-à-vis
l'un (!<• l'autre, avec des instincts différents à tous égards
el des caractères qui ne se pénétraient pas mutuellement.
Sans vouloir nous rien cacher, nous ne savions rien nous
expliquer; nous ne nous disputions jamais sur rien, j'ai
trop horreur de la discussion pour vouloir entamer l'esprit
d'un autre, je faisais, au contraire, de grands efforts, pour
voir par les yeux de mon mari el agir comme i] souhaitait.
Mais ;"i peine m'étais-je mise d'accord avec lui. que, ne me
244 GEORGE SAND
sentant plus d'accord avec mes propres instincts, je tombais
dans une tristesse effroyable.
« Il éprouvait probablement quelque chose d'analogue
sans s'en rendre compte, et il abondait dans mon sens
quand je lui parlais de non-- entourer et de nous distraire.
Si j'avais eu l'art de nous établir dans une vie un peu exté-
rieure et animée, si j'avais été un peu légère d'esprit, si je
m'étais plu dans le mouvement des relations variées, il eût
été secoué et maintenu par le commerce du monde. Mais
je n'étais pas du tout La compagne qu'il lui eût fallu. J'étais
trop exclusive, trop concentrée, trop en dehors du con-
venu. Si j'avais su d'où venait Le mal, si La cause de son
ennui et du mien se fût dessinée dans mon esprit sans
expérience et sans pénétration, j'aurais trouvé le remède;
j'aurais peut-être réussi à me transformer : mais je ne com-
prenais rien du tout à lui ni à moi-même l. »
Toute la cause de leur malentendu résidait en la com-
plète médiocrité, la pauvreté morale, le manque d'esprit et
le peu d'élévation d'âme de Dudevant. Gomment ces deux
natures eussent-elles pu s'harmoniser ? D'un côté, un gen-
tillàtrc assez nul, un homme fort médiocre, indifférent à
tous les travaux de l'esprit, de l'autre, une âme passionnée,
ardente, vivant d'une vie intérieure intense, cherchant par
toutes les voies la lumière et la vérité, allant même, lors-
qu'elle n'avait encore que dix-sept ans, jusqu'à la pensée
du suicide, non par suite de quelque insuccès personnel,
mais à cause de la petitesse et de l'instabilité de tout ce
qui est terrestre, une de ces âmes dont Mme Allart dit en
parlant de Sainte-Beuve « qu'elles sont tourmentées des
choses divines ». Quelque petite provinciale avenante, sans
1 Histoire de ma Vie, t. II, p. 442.
GEORGE SAND 2*5
prétention, eût fait l'affaire de Casimir; elle se fût faite
à ses gronderies, à sa grossièreté, elle eût tranquillement
supporté son ivrognerie (comme l'a fait, entre autre- . la
femme d'Hippolyte Châtiron, frère naturel d'Aurore), et
eût accepté ses quelques petites infidélités (comme ont
su le faire les femmes de plusieurs amis de Casimir à La
Châtre). Casimir aurait eu ainsi la vie facile, et n'eût pas
connu l'ennui. Il n'aurait pas souffert et n'eût' pas eu à
s'irriter de voir à ses côtés un être incompréhensible,
cherchant midi à quatorze heures, éternellement rêveur
et jamais content de la réalité. Si Casimir eût eu une
femme plus simple et plus ordinaire, il ne se serait cer-
tainement pas senti étranger à elle, et elle ne lui eût sem-
blé ni excentrique ni idiote car, « La médiocrité seule
est à notre niveau et ne nous choque pas1 ». Louis de
Loménie, parlant de Casimir, est dans le vrai lorsqu'il
nous dit que « c'était un soldat de l'empire rentré dans
ses foyers, l'espèce d'hommes en général la plus prosaïque
qui soit sous le ciel. Cet époux était un digne gentillâtre
campagnard, comme il en fourmille dans la vieille Aqui-
taine, tenant les raffinements du cœur pour folies et bille*
s, prenant La vie pour ce qu'elle vaut et le temps
pour ce qu'il dure, pas trop savant, un peu rude, à en
juger par certains détails d'un procès fameux, et, au de-
meurant le meilleur fils du monde'' »...
S'il est permis de douter de la justesse de cette dernière
épithète, il faut au moins rendre justice au reste de cette
appréciation. Mais nous trouvons encore un meilleur por-
1 Vers de Pouchkine.
'Louis 'l- Loménie : Galerie de* contemporaine illuetree par un
homme de rien. *
246 GEORGE SAM)
trait de Dudevant dans la Lutèce de Heine1. Le Lecteur
nous permettra de citer ici in extenso cette page presque
intraduisible : « Dudevant, répoux légitime de George
Sand, dit-il, — der kein Mythos />■/, wie mon glauben
sollir, sondern ein leiblicher Edelmann uns der Provinz
Berry und den ich selbst einmal dus Vergnùgen halte
mit eigenen Augen za sehen. Ich sah ihn sogar bel
seiner damais schon de facto geschiedenen Gattin, in ihrer
kleinen Wohnung auf dem Quai Voltaire^ und dass ich
ihn eben dort sah, war an und fur siefi eine Merkwùr-
digkeit, ob welcher, wie Chamisso sagen wùrde, ich
selbst mich fur Geld sehen lassen I, ïnnte. Er tria/ ein
nichls-sagendes Philistergesicht und schien weder base,
noch roh zu sein, doch begriff ich sehr leicht, dass dièse
feuchthuhle Tagtàglichkeit, dieser parzellanhafle Blicfc,
dirse monotorien, chinesischen Pagodenbewegungen fur
ein banales Weibzimmer sehr amusant sein kônnten,
jeeloch einem tiefem Frauengemùlhe auf die Lange sehr
unheimlich werden und dasselbe endlich mil Schauer
und Entsetzen, Ois zum Dafonlaufen, erfùllen mussten*».
1 <• Lutetia -. Franz. Zustdnde. s. 296. Heinrich Urine-- Werke. M
Band. Hambourg, Hoffmann und Campe, 1874.
2« ... Dudevant, l'époux légitime de George Sand, qui n'es! pas un
-mythe, comme on aurait pu le croire, mais an gentilhomme en chair
et en os de la province du Berry, que j'avais une fois eu le plaisir de
voir <l<> mes propres yen\. Ce qu'il y a de plu- curieux, c'est que je
l'ai rencontré chez sa femme déjà séparée de lui de facto, dans
petit logement, quai Voltaire. Kl le t'ait que c'esl chez elle «pie je l'ai
vu est une de ces raretés qui auraient pu. comme le dirait Chamisso,
me faire mettre en spectacle pour de l'argent. Il avait une de ces
physionomies de philistin qui ne disent rien et il ne semblait être ni
méchant . ni grossier, mais je compris facilement «pie cette quoti-
dienneté humidement froide, ces yeux de porcelaine, ees mouvements
monotones de pagode chinois»1 auraient pu, peut-être, amuser une
commère banale, mais devaient, à la longue, donner le frisson à une
femme d'âme plus profonde, et lui inspirer, avec l'horreur, l'envie de
s'enfuir... »
geor<;e sand -*/
En effet, à partir de la fin de 182 1, nous remarquons que
le désir inconscient et mutuel des deux (-poux de « s'enfuir
bien loin l'un de l'autre » se manifestait de plus en plus.
11- ont peur de rester seuls en tête à tête. Après Le dépari
des Duplessis pour Paris, ils se décident à les suivre. Se
trouvant en ce moment dans la gêne, ils ne s'établissent
pas ;'i Paris même, mais dans les environs, à Onnesson,
où ils louent une maisonnette.
Les affaires pécuniaires des Dudevant, quelque étrange
que cela paraisse, étaient alors très embrouillées; elle- 1«>
furent, du reste, tout le temps de l'administration de Casi-
mir. Dan- les lettres inédites de cette époque nous rencon-
trons, à chaque pas, la preuve que Casimir empruntait de
l'argent chez D'importé qui, qu'il était souvent dans l'im-
possibilité de payer les termes, s'en excusait, qu'il se jetait
dan- de- opérations financières fort compliquées et s'ingé-
niait en \ain à se tirer d'affaire. Tout cela lui réussissait
peu. Sa fortune allait toujours en diminuant, mais jusque-là
l'avenir ne faisait encore présager aucun danger. Pour
toutes ses affaires et peut-être pour d'autres raisons encore,
Casimir allait continuellement d'Ormesson ;*i Paris, Laissant
sa femme seule et ne l'entrant chez lui que le soir.
La maison qu'habitait Aurore appartenait à une certaine
dame Richardot qui avait des enfants ; tout à côté
demeurait la famille du baron .Main-. Les trois ramilles
avaient Lié amitié entre elles et là encore recommencèrent
les jeux et Les charades. Comme le- Dudevant étaient gens,
semble-t-il, à rechercher partout le plaisir de vivre en
société, L'automne passa très agréablement et joyeusement.
Mais quand, à la (in de L'arrière-saison, Les deux familles
voisines retournèrent à Paris, tout changea: Aurore resta
toute seule à Onnesson. Le mari passait le- nuits hors de
248 GEORGE SAM)
la maison. D'abord elle ne s'en plaignit pas. Elle se pro-
menait seule avec le petit Maurice dans l<i parc immense,
lisait les Essais de Montaigne e1 s'amusait des jeux de son
bébé. L<' sentiment de la solitude croissait cependant dans
L'âme de la jeune femme, et, avec lui. augmentaient L'impres-
sion encore inconsciente de L'offense, Le chagrin et La soif
du vrai bonheur. Le séjour à Ormesson Lui pesa bientôt,
grâce aux désagréments qu'elle eut avec Le jardinier, à qui
Ton avait confit' La surveillance de la maison et du jardin;
c'était un homme bourru qui se chamaillait pour chaque
brin d'herbe froissée; et peut-être plus encore, grâce aux
cris sauvages qui se faisaient entendre, la nuit, dans l.i
maison du mémo jardinier, — probablement un ivrog
— et qui effrayaient Aurore. Aussi, malgré tout ><>n amour
pour la solitude, éprouva-t-elle presque do la joie lorsque
son mari se querella avec Le jardinier et partit immédiate-
ment pour Paris avec sa famille.
LesDudevant s'établirent dans un petit Logement meublé
de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Ils virent beaucoup
d'amis et de connaissances, allèrent aussi chez Les parents
de Casimir qui séjournaient à la même époque à Paris.
Mais bientôt cette vie de distractions ne put faire qu'Au-
rore s'oubliât elle-même. 11 y avait quelque chose de
rompu dans leur existence.
« La tristesse revint, une tristesse sans but et sans nom,
maladive peut-être. J'étais très fatiguée d'avoir nourri mon
fils, je ne m'étais pas remise depuis ce temps-là. Je me re-
prochais eel abattement et je pensais que le refroidissement
insensible de ma toi religieuse pouvait bien en être la cause1.»
Aurore alla consulter son confesseur du couvent, l'abbé de
1 Histoire de ma Vie, t. III, p. 44S.
GEORGE SAM) 249
Prémord, qui, à son avis, fui trop tiède et trop indulgent pour
une âme comme la sienne, assoiffée de croyance et de vérité
absolues; il conseilla à sa fille spirituelle d'aller de nouveau
s'enfermer pour quelque temps au couvent, d'y l'aire, comme
on le dit, « une retraite ». Elle suivi! son conseil et alla
d'abord seule, puis avec le petit Maurice1, passer quelques
semaines au couvent des Anglaises, où elle avait fait
son éducation. Là non plus elle ne trouva pas la paix de
rame. Ses relations avec ses amies, les bonnes religieuses,
le couvent lui-même, la vie monastique ne la satisfaisaient
plus. Ici la devise était renonciation à la vie, à ses joies
comme 5 ses chagrins, à toutes les affections terrestres;
l'amour maternel même y paraissail à peine pardonnable.
Aurore s'était trop développée depuis trois ans pour
admettre ce point de vue. L'adoratrice de Rousseau et de
Leibniz embrassait les choses trop largement pour se
foire aux préceptes et aux exigences d'un catholicisme
étroit et rigoureux. A cela vint s'ajouter encore qu'une
des sœurs vint imprudemment et de l'air le plus indifférent
du monde lui parler de la frêle santé do Maurice, qui
n'aurait peut-être pas longtemps à vivre e! qui ('lait alors,
pour Aurore. sa seule ot unique consolation. Pleine de
craintes, elle quitta le cousent pour consulter au plus tôt
un docteur sur la santé de L'enfant. Celui-ci trouva que
le petit Maurice ('(ait bien portant et no donnait aucune
raisoti de craindre pour sa vie. Le Séjour d'Aurore au
couvent axait été définitivement empoisonné par cet
épisode. Elle n'y retourna plus et s'installa avec son
1 Louis de Loménie rapporte cel événement, on ne -ail pourquoi, à
l'année 1*-*. en lui donnant en plus un.- couleur très romanesque. II
confond évidemm ut aussi !«• séjour au couvent avec un • époque bien
Ultérieure, 1831, quand aurore avail déjà quitté ->n m.
250 GEORGE SAM)
mari, d'abord chez sa tante, Lucie Maréchal, et, plus tard,
à proximité, dans un logement séparé. IV aouveau, les
Dudevant sortirent beaucoup el reçurent des amis. Aurore
voyait fréquemment ses anciennes amies de couvent,
surtout Jane et Aimée Bazouin, et faisait d<- la musique
avec sa cousine Glotilde. Dans les premiers jours du prin-
temps, les Dudevant retournèrent à Nohant.
Bientôt Aurore eut un grand chagrin, la mort énigma-
tique de Deschartres, qui mourut sans que l'on ait jamais
su quand ni comment, et sans laisser aucun écrit. Aurore
crut qu'il s'était tué après s'être ruiné dans une entreprise
malheureuse, et, après avoir perdu tout espoir de s'enri-
chir, ce qui avait été le rêve de toute sa vie. George Sand
est dans le vrai quand cil»' nous dit que cet homme, si
dm* en apparence, n'avait vécu < j u« - pour les autres
n'est qu'à son déclin qu'il avait commencée vivre seul,
s'imaginant — comme il le fil du reste pendant tout
vie — qu'il n'était qu'un égoïste. C'est que le pauvre
vieillard ne se connaissait pas lui-même. Ce qui 1<' porta
au suicide, ce fut la solitude et l<i chagrin. Cette mort
rompit les derniers (ils (jui rattachaient Aurore à sa
jeunesse el au vieux Nohant. « Deschartres emportait avec
lui, dans le néant des choses finies, toute une notable
portion de ma vie, tous mes souvenirs d'enfance, tout le
stimulant, tantôt bienfaisant, tantôt fâcheux de mon déve-
loppement intellectuel. » Elle perdait en lui l'homme à qui
elle devait beaucoup, malgré la tyrannie pédagogique. et la
brusquerie qui le caractérisaient ; elle perdait enfin en lui
« un cœur dévoué et le commerce d'un esprit remar-
quable à beaucoup d'égards... ». Quoi qu'il en soit, Des-
chartres était un homme qui comprenait en partie ses
exigences d'esprit et savait quelquefois répondre à ses
GEORGE SAND 251
questions scrutatrices. Après .^a mort, elle se sentit
plus orpheline encore qu'auparavant ; elle le pleura amère-
ment, cachant ses larmes à tout le monde pour ne pas
offenser ceux qu'il avait fait souffrir pendant sa vie : sa
mère ei son frère Hippolyte.
La vie commençait à se montrer à Aurore sous son côté
le plus sombre. Des dissentiments s'étaient élevés entre
elle et son mari. Quoique, à cette époque, « les marnais
traitements fussent encore plus pares que les mauvais pro-
cédés1 » — comme le dit plus tard Michel de Bourges — -
son mari lui jetait déjà à la face les épithètes de « stupide >
et d- « idiote » et lui avait ùté le droit de prendre part à la
conversation. « M. Dudevant, il faut Pavoùer, n'avait pas
le talent de divination, » ajouta malicieusement Michel
de Bourges. En vérité, se figurer George Sand se taisant
dans lin-' conversation générale, parce que M. Dudevant
daignait trouver que tout ce qu'elle disait (''tait idiot et
indigne de se faire entendre en présence d'un seigneur et
maître aussi docte que lui, est d'un effet incroyablement
comique ! Mais Aurore n'avait pas lieu d'en rire. Elle devait
constamment être sur ses gardes pour ne pas irriter son
mari, pour ne pas le faire sortir des gonds. Sa santé était,
du reste, très mauvaise alors. Elle avait des palpitations
de cœur, souffrait de maux de tète et d'esquinancies, tous-
sait très fortement, crachait le sang. On sut plus tard (pie
tout cela ('tait plutôt nerveux, mais alors Aurore et ton — -
proches pensaient qu'elle était phtisique. Lorsque a -
amies Bazouin avec leur père et un vieil ami, M. Gaillard,
vinrent La voir à Nohant au commencement de L'été de
4 Plaidoyer «!.• Michel de Bourges devanl le tribunal <!'• t. a Châtre,
i«- H) el !<• il mai 18;jo. Le Droit, journal des tribunaux, ir li>8, du
18 mai l^
252 GEORGE SAND
182o et de là allèrent aux eaux de Cauterets, il fut décidé
qu'Aurore devait Les accompagner pour y être traitée aussi.
Les Dudevant convinrent donc d'aller avec eux aux eaux
ei résolurent de passer l'hiver au sud, à Guillery, en Gas-
cogne, chez le père de Casimir, pour lequel Aurore avait
beaucoup d'affection. Âpres avoir feté L'anniversaire de la
naissance de Maurice ei d'Aurore elle-même, les Dudevanl
partirent Le 5 juillet de Nohani pour se rendre aux I\ré-
uées. OutreMaurice ei 5a bonne Panchon, ils prireni encore
avec eux Vincent, domestique toui dévouée Aurore.
La jeune femme quitta Nohani avec tes plus soml
pressentiments ei sans espoir de jamais le revoir. La pensée
(rime un prochaine semblait Lui sourire. Se solitude d'esprit
s'étaii encore accrue dans Les derniers temps depuis que
se mourait la vieille amitié qu'Hippolyte avait pour elle.
Celui-ci avaii quitté le service militaire, s'étaii mari.'
bientôt après Aurore, venait souvent à Nohant, comme par
le passé, et y faisait de Longs séjours, ayant son quartier
généra] soit à Paris, soit à Gorbeil, ou dans la terre desa
femme à Montgivray près de Nohant. Mais alors, il avait
déjà commencé à boire, et, quoique cette funeste passion,
qui le mena plus tard presque à la folie, ae se lût pas
encore définitivement développée, elle lit passer à Aurore
des moments très pénibles. A son départ de Nohant,
Aurore remarqua avec tristesse qu'Hippolyte était gai et
riait en se séparant d'elle, que leur vieille amitié devait
donc s'être bien refroidie. C'était encore là une nouvelle
goutte de fiel pour la pauvre femme.
A cette époque où il n'y avait pas de chemins de fer et
où les voyages se faisaient lentement, il fallait une bonne
provision de patience pour entreprendre un si long- trajet
avec un petit enfant de deux ans et un mari qui s'irritait à
GEORGE S AND 253
la moindre bagatelle. Aurore écrit dans son journal : « J'ai
pris de belles résolutions pour le voyage: ne pas m'in-
quiéler du moindre cri de Maurice, ne pas m'impatienter
de la longueur du chemin, oe pas me chagriner des mo-
ments d'humeur de mon ami. »
Dans ce voyage aux Pyrénées, lesDudevanl s'arrêtèrent
momentanément à Bordeaux, où Casimir comptait une
foule de parents ei de connaissances. Ils y tombèrent dans
une société très animée et très nombreuse et passèrent le
temps très agréablement. Ils firent même beaucoup de
nouvelles relations e! renouvelèrent les anciennes amitiés.
Ce fut là qu'Aurore fit la connaissance de l'avocat général
Aurélien de Sèze1 et Casimir se lia plus intimement avec un
certain Desgranges qu'il connaissait depuis longtemps.
Des rôles importants, bien que différents, étaient réservés
à ces deux hommes dans la vie desDudevant. De Bordeaux
les Dudevant partirent, accompagnés de quelques nouveaux
ami-, en passant par Tarbes <-f Périgueux, et arrivèrent à
Cauterets, <>n Aurore rencontra ses amies Jane ci Aimée,
sombres pensées ne la quittèrent ni pendant font le
voyage, ni an début de son séjour à Cauterets. Son journal
de route est plein de méditations, do ces « Tristes
remarques d'un triste ceeur », qui deviennent peu à peu de
* froides observations de l'esprit»1 el poussent L'homme
au désenchantement.
'Jean-Pierre- Aurélien di - ■■ ,petit-ûlsdn célèbre Romain-
Raymond de Sèze, défenseur de Louis XVI. aaquit À Bordeaux en 1799.
Cétail unavocal de talent qui, plus t. ici en 1848, lut élu députée l'As-
lemblée Nationale, où il siégeait .i l'extrême droite. Il fut aussi membre
de l'Assemblée Législative el prit pari .< la rédaction de la l"i contre
le suffrage universel, lin 1851 il abandonna le parti triomphant el pro-
testa contre le - décembre. Après cela il se retira de la \i.- publique
el rentra dans la vie privée. Il mourut a Bordeaux le 23 janvier 1870.
* Un autrv rers de Pouchkine.
254 GEORGE SAM)
Voici quelques fragments de son journal sous la forme
qu'elle leur a donnée dans YHistoire de ma Vie. Elle écril
de Périgueux :
« Cette ville me paraît agréable, mais je suis triste à La
mort. J'ai beaucoup pleuré en marchanl : mais à quoi sert
de pleurer? Qfaui s'habituera avoir la mort dansl'àme el
le visage riant... »
Elle écrit de Tarbes :
... « Un beau ciel, des eaux vives, des constructions
bizarres faites d'énormes galets apportés par le gave, des
costumes variés, un rendez-vous forain, (!••> types animés
de tout ce eût.' sud de la France. Ces! très j"li, Tarbes;
mais mon mari est toujours de mauvaise humeur. Il s'en-
nuie en voyage, il voudrait être arrivé. Je comprends ça :
mais ce n'es! pas ma faute si le voyage est de deux cents
lieues... »
Enfin, le voyage, comme toute chose, arriva à safîn et
les Dudevanl s'installèrent à Gauterets. Là. ils rencon-
trèrent, de nouveau, une société très nombreuse ••( liés
variée : la princesse de Condé, veuve du duc d'Enghien,
le savant Magendie, le général Foy, la femme du savant
Rumfort, les demoiselles Bazouin avec leur père, Aurélien
de Sèze et la nouvelle amie d'Aurore, Zoé Leroy, à qui
George Sand a consacré plusieurs pages de ses Souve-
nirs. Comme il arrive toujours aux eaux, il se forma bientôt
de petits cercles, des parties et des coteries. Les uns,
comme Aimée Bazouin, suivaient strictement les prescrip-
tions des médecins : ils buvaient de l'eau, prenaient des
bains, suaient ensuite sous des tas de couvertures et, en
même temps, arrangeaient des bals et des soirées musi-
cales, faisaient des visites, suivaient généralement la même
GEORGE SAND 255
vie qu'à Bordeaux et à Pari-, se souciant mémo de trier
Leurs connaissances. D'autres, comme Zoé ei Aurore, se
Imitaient à la diable ou ne se traitaient pas du tout, passant
Les journées entières à se promener ou à faire des excur-
sions dans Les montagnes. Aurore continuait à tousser et
à être malade, mais ne se Lassai! jamais d'aller par monts
ei par vaux. « Le mouvement m'a saisie comme une fièvre.
Je tousse et j'étouffe à chaque instant, mais je ae sais pas
si je souffre. Oui, au fait, je souffre, je m'en aperçois
quand je suis seule l. »
Dans L'âme d'Aurore couvait, dès son enfance, L'amour
de La nature el elle en comprenait instinctif emeni la beauté.
Encore enfant, elle charmait sa grand'mère par ses pre-
miers essais de descriptions : d'un « clair de lune'», d'un
o orage ». etc. Ici, au milieu du spectacle majestueux
des montagnes, de La sombre poésie des Pyrénées, ce
1e sentiment poétique s'était tout à coup éveillé avec
une nouvelle ïnvc<> et était devenu pleinement conscient. A
peine arrivée aux Pyrénées, Aurore fut éprise de leur ter-
rifiante beauté.
« Enfin, nous sommes entrés dans Les P\ rénées, — écrit-
elle sur son carnet, — la surprise et L'admiration m'ont
saisie jusqu'à L'étouffement. J'ai toujours rêvé les hautes
montagnes. J'avais gardé de celles-ci un souvenir confus
qui se réveille et se complète à présent ; mais ni le souve-
nir, ni L'imagination ne m'avaient préparée à L'émotion que
j'éprouve... '. »
« Je suis dans un tel enthousiasme des Pyrénées que
je ne vais plus parler el rêver toute ma vie que mon-
' Histoire de ma Viet t. IV. p. 20.
■ Ibidem, p. 11.
256 GEORGE SAND
tagnes, torrents, grottes et précipices », écrit-elle le
28 août 1825, de Bagnères, à sa mère*.
Dans Y Histoire de ma Vie, elle nous raconte Les efforts
qu'elle a dû faire pour exprimer ei fixer sur 1<- papier sou
ravissemenl devanl celle nature divine: a J'écrivis beau-
coup sur les Pyrénées durant et après ce voyage. Mes
premières notes, jetées sur un agenda de poche, sont rédi-
gées avec assez de spontanéité... Mais il m'arriva, après
coup, ce qui doit être arrivé à beaucoup d'écrivains en
herbe. Mécontente du laisser-aller de ma première forme,
je rédigeai, sur des cahiers, un voyage qui se trouve très
lourd et très prétentieux de style. Kl pourtanl ce prétentieux
fut naïvement cherché. .)<■ m'en souviens. A mesure que je
m'éloignais des Pyrénées, j'avais peur de laisser échapper
les vives impressions que j'y avais reçues et je cherchais
des mots et des phrases pour les fixer, sans en trouver qui
lussent à la -hauteur démon sujet. Mon admiration rétros-
pective n'avait plus de limites et j'étais emphatique cons-
ciencieusement. Au reste, je sentis bien que je n'étais pas
capable de me contenter moi-même par mes écrits, car je
ne complétai rien et ne pris pas encore le goût d'écrire. >
Ces ébauches lui servirent cependant plus tard pour
ses romans, surtout pour Lavinia, dont la scène se passe
dans les Pyrénées. Les Pyrénées restèrent toujours chères
à Aurore Dudevant, comme le Caucase à Lennon tow, la
mer Noire à Pouchkine, et peut-être lui furent-elles surtout
chères, parce que c'est là que, pour la première fois, elle
prit conscience d'elle-même.
Dès son enfance, Aurore avait aimé la solitude et la nature.
Ce double amour venait de se manifester définitivement ; à
1 Correspondance, t. 1.
GEORGE SAND 257
partir de ce moment, Aurore ne cessa, pendant toute sa vie,
de quitter, chaque année; L'endroit qu'elle habitai! pour aller
passer quelques semaines ou quelques mois dans les mon-
tagnes, au bord de la mer. ou simplement dans quelque
coin caché et inconnu au centre même de la France.
Pleine liberté au milieu de la nature, promenades à
cheval, ascensions périlleuses des monts ou des glaciers,
le grand air pur des montagnes, tout cela guérissait à la
fois Aurore de son spleen et même de Ions ses maux
physiques. El si l'indifférence de son mari L'attristait en-
core, elle l'envisageai! avec calme, et commençai! à com-
prendre que ce n'étai! passa faute, à elle, s'il ne savait
pas l'apprécier, et, qu'au fond, elle ne devai! pas s'en
affecter. Elle écril encore, il es! vrai, dans son journal :
« Monsieur V chasse avec passion '. Il tue des chamois
et des aigles. Il se lève à deux heures du matin e! ne rentre
qu'à la nuit. Sa femme s'en plaint. » Mais elle ajoute
aussitôt : « Il n'a pas l'air de prévoir qu'un temps peut
\ enir où elle s'en réjouira ».
Voici encore un fragment de son journal :
« Madame ** a dit à Aimée que j'avais tort de faire des
courses sans mon mari. Je ne vois pas que cela soit, puis-
qu'il prend les devants et que je vais où il veut aller... »
Plus loin, Aurore prend déjà plaisir à se moquer des minu-
ties de son mari et de ses chicanes. Racontant diverses
excursions faites par les Dudevant, de Lux à Saint-Sauveur,
à Gavarnie, au Marborée, etc., elle dit en Ire autres choses :
1 »>M \,,ii aisémenl en comparant ce passage avec la lettre d'Aurore
.1 -;i mère citée plus haut que ce Monsieur *.* n'était autre que Dude-
v.ini lui-même : a Casimir se repose dans ci - courses donl je \<»u> parle,
de celles qu'il a faites sans moi à Cautercts; il h été a la chasse Bur
les plus hautes montagnes, il a tué des aigles, des perdrix blanchi - I
des isards, ou chamois, donl il vous fera voir la dépouille..!
17
258 GEORGE SAM)
« On ne pense pas même au danger. Mon mari est des
plus Intrépides. 11 va partout el je le suis. 11 se retourne el
il me gronde. 11 dil que je me singularise. Je veux être
pendue si j'y songe. Je me retourne, et je vois que Zoé me
suit. Je lui dis qu'elle se singularise. Mon mari se fâche
parce que Zoé rit. Mais la pluie des cataractes esl an grand
calmant, el on s'y défâche vite » *. On le voit, tout cela
n'es! encore ni trop sérieux, ni trop sombre. Mais voici
une autre page bien capable de rendre songeur tout lec-
teur attentif, car il n'est que trop évident que de telles
pensées ne son! pas le l'ail d'une femme heureuse, mariée
à peine depuis trois ans.
... « Dans le rêve qu'il esl permis de faire d'un amour
parfait, l'époux ne se créerai! pas volontiers la nécessité
continuelle de l'absence. Quand des devoirs inévitables,
des occupations sérieuses la lui auraient imposée, la ten-
dresse qu'il éprouverait et qu'il inspirerait au retournerait
crautant plus vive et mieux fondée. 11 me semble que l'ab-
sencesubie à regret doit être un stimulant pour raffection,
mais que l'absence cherchée passionnément par l'un des
doux est une grande leçon de philosophie et de modestie
pour l'autre. Belle leçon sans doute, mais bien refroidissante!
« Lv mariage est beau pour les amants el utile pour les
saints.
« En dehors des saints el dos amants, il y a une foule
d'esprits ordinaires et de cœurs paisibles qui ne connaissent
pas l'amour et ne peuvent atteindre à la sainteté.
« Le mariage est le but suprême de l'amour. Quand
rameur n'y est plus, ou n'y est pas, reste le sacrifice.
— Très bien pour qui comprend le sacrifice. Gela suppose
1 Histoire, t. IV. p. 16.
GEORGE SAM) 259
une dose de cœur et un degré d'intelligence qui nécoùrent
pas les rues. Il y a, au sacrifice, des compensations qu'un
espril vulgaire peu! apprécier. L'approbation du monde, la
douceur routinière de l'usage, une petite dévotion tran-
quille et sensée qui ne fient pas à s'exalter, ou bien de
l'argent, c'est-à-dire dv* jouets, di's chiffons, du luxe :
quesais-je? Mille petites choses qui t'ont oublier qu'on es!
privé du bonheur. Alors tout esl bien apparemment,
puisque le grand nombre est vulgaire; c'est une infériorité
de jugement et de bon sens que de ne pas S€ contenter du
goût du vulgaire ». (George Sand t'ait sans doute allusion
ici aux gronderies de son mari, aux reproches qu'il lui
faisait de manquer d'esprit et de jugement).
« Il n'y a peut-être pas de milieu entre la puissance des
grandes âmes qui t'ait la sainteté, et le commode hébéte-
ment des petits esprits qui fait l'insensibilité.
« Si fait, il y a un milieu : c'est le désespoir
« Mais il y a aussi l'enfantillage, bonne et douce chose
à conserver, quoi qu'on en dise.
c Courir, monter à cheval, rire d'un rien, ne pas se sou-
cier de l;i santé et de la vie! Aimée me gronde beaucoup.
Elle ne comprend pas qu'on s'étourdisse et qu'on ait besoia
d'oublier. « Oublier quoi? « me dit-elle. — Que sais-je ?
Oublier tout, oublier surtout qu'on existe '... »
On s'aperçoit dans le fragment qu'on vient de lire qu'il se
passedéjà quelque chose de très sérieux. On y seni cette
secrète agitation, précurseur de l'orage : l'air est saturé
d'électricité, au loin brillent déjà des éclairs, et d'un moment
à l'autre le tonnerre va éclater, et la tempête dévasiatrie
' // ttoire, t. IV. p. 10 u.
260 GEORGE S AND
se déchaîner au-dessus de la terre engourdie dans l'attente.
En effet, le voyage aux Ftyrénées fui une époque mar-
quante dans la vie des Dudevant. C'est pendant ce voyage
qu'Aurore se convainquit pleinement de L'indifférence de
son mari el de sa froideur envers elle ; c'est alors aussi que
naquit son premier attachement sérieux. Elle y rencontra
l'homme qui sut la comprendre et l'aimer, el que, de son
côté, elle aima de tout sou cœur. Cei homme était Aurélien
de Sèze.
Ce nom n'es! cité dans aucune biographie de ( leorge Sand,
et même, toul dernièrement, M. Rocheblave1, qui a parlé
de cet épisode et cité des fragments de la correspondance
entre notre héroïne el Aurélien de Sèze, n'a pas jugé
nécessaire de le nommer. Cela n'a cependant pas empêché
les ennemis el détracteurs de George Sand de dire bien
haut et sans aucun fondement, que de Sèze fut, lui aussi,
un de ses amants a. Le nom de de Sèze dans la Correspon-
dance de George Sand n'es! également mentionné que deux
fois : dans une lettre à Caron du Ier octobre \X'2\\ ; et dans
celle qu'elle écrivit à M,m Saint-Agnan, le 23 juillet 1830*.
Dans une lettre antérieure, datée du (> juillet is:}n, die le
nomme simplement mon ami de Bordeaux. Dans une
lettre de Bordeaux du i juin iH'2\), elle écrit à Caron :
« Nous avons ici Y avocat général». Mais cet avocat général
n'était autre encore qu' Aurélien de Sèze, comme on le voit
dans la note au bas de la page. Dans Y Histoire de ma Vie,
elle ne parle pas une seule fois de lui, quoi* pie le lecteur
1 Dans son article George Sand avant George Sand.
2 Voir entre autres Yicl-Castel : «Mémoires », ou Le Curieux, et un
tas d'autres encore.
3 Correspondance de George Sand, t. I, p. 70.
*Voir la Revue Encyclopédique, du 1er septembre 18'J3. « Lettres de
George Sand. »
GEORGE SA N I) 26 1
le nomme aussitôt, car il en est souvent question. Pourtant
Les biographes amis de ( îeorge Sand semblent ne rien savoii
de lui ou bien ils en parlent d'une manière mystérieuse.
Ainsi Louis de Loménie1 ne fait-il allusion, qu'en passant
légèrement, à « une première illusion toute passagère que
George Sand aurait eue pendant son voyage aux Pyré-
nées. » M. d'Haussonville a se borne également aux allu-
sions suivantes qui ne jettent aucune clarté sur cet épisode.
En racontant que George Sand a placé clans les Pyrénées
la scène d'une de ses plus charmantes nouvelles, Lavinia,
il dit : « Si George Sand a cherché dans ses souvenirs le
cadre et Les couleurs du tableau qui a servi de scène à L'action
de Lavinia, le langage qu'elle prête à son héroïne n'est
point celui que parlait alors son cœur. A cette date, elle
n'aurait point encore écrit la lettre si triste et si fière où
Lavinia repousse les offres de l'homme qu'elle a' aimé, sans
lui cacher ce (pie ce refus lui coule d'hésitations et de
regrets... Elle n'était pas alors au moment du réveil, elle
en était encore aux premières et aux plus belles heures du
rêve...» [p. 286). Aux pages suivantes 287-288 M. d'Haus-
sonville donne un petit extrait [nous en parlerons plus bas)
de « 1" Histoire de ma Vie », sans nous dire encore à qui
l'épisode se rapporte. Enfin, page 104, il nous dit, cl celle
fois tout à fait en passant : « Le bonheur, elle l'a cherché
partout : aux Pyrénées, à Paris, à Venise, à Majorque, à
Nohant, dans tous les Lieux où elle a promené L'inconstance
de son imagination, la fumée de son cigare et la facilité de
son tutoiement. A chaque pas, elle croyait le saisir : à chaque
pas, le bonheur lui échappait... o
1 George Sand, dans son livre < 1 » ■ j .i cité: Contemporaine illustrée par
un homme de rien .
1 Vicomte d'Haussonville, Etudes biographiques ei littt
•->in</ Pai is. Calmann-Lé> \ . 1879.
202 GEORGE SAND
Tous les autres biographes amis se taisent sur Aurélien
de Sèze. El cependant ce lui cet amour, resté toujours pur
el platonique, qui décida défmitivemenl du sort futur de
George Sand, Lui ouvrit les yeux sur le prix et La conception
de la vie, lui montra combien il est nécessaire à une femme
d'être comprise de L'homme aimé, quelle méprise affreuse
était sou mariage avec Dudevant et qu'il était impossible
de gâcher toute sa vie rien qu'à cause de cette seule méprise.
Voici une page inédite écrite sur un petit calepin et qui
nous peint bien l'état d'âme d'Aurore I tudevant ;'i ce moment
de sa vie :
« Si L'on savait ce que c'est que 1«' chagrin ! Si l'on
pouvait prévoir quelles longues angoisses payeront L'erreur
Tuii joui' ! .Mais non. L'homme est -i fanfaron de -,i
nature. 11 se lance ou souriant au milieu do dangers, la
mer orageuse est sou élément ; ••! le moins prudent est
souvent le plus sage; Le confiant esclave du sort qui livre sa
barque au caprice des flots arrive souvent au port, tandis
que l'habile pilote combat vainement la tempête qui s,.
joue de ses prévisions. Il semble que le hasardsoit le dieu
qui nous gouverne ! Si c'est un lot, si c'est une rencontre
fortuite que le bonheur, pourquoi tant de soins pour le
fixer? Pourquoi tant de réflexions avant de faire le bien, ri
tant de prudence à secourir autrui? Ce n'est pas de pré-
parer L'avenir qui doit occuper une grande âme. Elle sait
trop bien qu'il déjouera ses plans, c'est de le recevoir,
qu'il est difficile... Si vous voulez savoir ce que c'est (pie
la douleur, déchirez votre chair avec les ongles, percez-la
avec un instrument tranchant et versez sur vos blessures
du plomb fondu et de l'huile bouillante, ou supportez l'ar-
deur d'un brasier, ou frappez votre tète aux murs d'une
prison. Mais vous ne saurez pas encore ce que c'est que de
GEORGE SAM) 263
souffrir. Il n'y a peut-être pas deux créatures humaines
qui le sachent. La coupe de fiel n'est pas également amère
pour tous, la plupart de ceux qui Tout goûtée la repoussent
et n'ont pas le courage de la savourer jusqu'à la lie. Il y
a des êtres privilégiés, des esclaves de la fatalité qui
semblent s'y plaire et n'en vouloir pas perdre une seule
goutte; vous les raillez pourtant d'avoir pris pour eux la
triste part (pic \ous leur avez laissée ».
Si nous ne pouvons, à notre grand regret, faire l'histoire
du prologue et des débuts de ce premier roman dans la vie
de George Sand, nous pouvons dire du moins, qu'Aurore,
en aimant Aurélien de tout son cœur, et aussi en sachant tout
l'amour qu'il avait pour elle, sut non seulement vaincre sa
propre passion, mais qu'elle sut consoler son ami et l'ame-
ner en lui le calme. Elle lui fit même jurer qu'il n'exigerait
d'elle aucune preuve décisive de l'amour qu'elle avait pour
lui, qu'il respecterait la sainteté de son mariage, qu'ils se
contenteraient tous deux de rester toujours amis. Cette
explication eut lieu entre les deux jeunes gens pendant une
excursion dans les montagnes, peu de temps avant de
quitter les Pyrénées.
De Bagnères, les Dudevant entreprirent une excursion
aux Célèbres grottes de Lourdes. Dans sa lettre de l>a-
gi ]<■■[■< -^ à sa mère du 2X juillet . elle écrit : « Nous
a\ons été hier à six lieues d'ici à cheval , pour visiter
Les grottes de Lourdes. Nous sommes entrés à plat ventre
dans celle du Loup. Quand on s'est bien fatigué pour
arrivera un trou d'un pied de haut, j'avoue que l'on se
sent un peu découragé. Tétais avec non mari et deux
du ires jeunes gens avec '/ni nous nous étions liés ù l'autc-
rets et que nous avons retrouvésà Bagnères, ainsi qu'une
grande partir de noir.' aimable et nombreuse société horde-
264 GEORGE SAM)
laise... 1 En sortant de la grotte du Loup, nous entrâmes
dans les Espeluchesx Nous trouvâmes l'entrée de ces grottes
admirable; j'étais seule en avant8, je fus ravie <!<■ me
trouver dans une salle magnifique, soutenue par d'énormes
masses de rochers qu'on aurai! pris pour des piliers d'ar-
chitecture gothique, !<■ plus beau pays du monde, le torrent
d'un bleu d'azur-, les prairies d'un vert éclatant, un premier
cercle de montagnes couvertes de bois épais, et un second,
à l'horizon, d'un bleu tendre qui se confondait avec le ciel,
toute cette belle nature éclairée parle soleil couchant, vue
du haut d'une montagne, au travers de ces noires arcades
de rochers, derrière moi l;i sombre ouverture des grottes;
j'étais transportée ».
El c'est bien là, « an pied <\('> Pyrénées, en face de cette
nature imposante, qu'elle avait fait ses adieux à l'homme
généreux et digne d'elle qu'elle n'avait pu s'empêcher
d'estimer et d'aimer dans le fond de son cœur1 ».
Que ces faits se soient réellement passés comme nous
l'assurons, et qu'ils se s< ient passés là, c'est une lettre
'Dans ['Histoire, George Sand dil : i Nous fîmes une excursion très
intéressante, mon mari et mol, avec un de ceux de nos "mis de 1{<>i-
deaui que nous avions retrouvés à Bagnères. Cet ami avail oui parler
dt^s espèluques ou spélonques de Lourdes... ■> etc.
•Nous devons attirer l'attention «les lecteurs Bur le l'ait que dans les
six volumes de la Correspondance » 1 « • George Sand on trouve à côté de
beaucoup de lacunes, le remplacement d'expressions familières par
d'autres pins littéraires, des changements d'adjectifs, de pronoms, de
débuts et de conclusions de lettres, qu'enfin toutes les lettres sonl pins
ou moins changées, tronquées, arrangées, ce que nous avons pu cons-
tater en comparant les lettres imprimées avec le manuscrit. Dans la
lettre mentionnée ici, il Tant certainement lire en cet endroit : nous,
c'est-à-dire Aurore et Auréhen. Page suivante, il est imprimé : nos com-
pagnons nous o\\{ rejoints, etc. 11 Tant en conclure que là non- devons
lire aussi : nous étions en avant... etc.
^ Plaidoyer de Michel de Bourges. Le Droit. 1836. n" 240 et 242.
Comptes rendus des séances de la Cour royale à Bourges, des "25 et
26 juillet 1836.
GEORGE SAM) 2G5
d'Aurore à son mari qui nous le raconte, lettre inédite jus-
qu'à présent, mais for! connue depuis le procès de 1836,
et don! nous avons déjà parlé plus haut. Dans cette longue
lettre qui compte plus de vingl pages, Aurore raconte
d'abord brièvement l'histoire de son désaccord intime
avec son mari, qu'elle explique par la trop grande dissem-
blance de leurs natures, puis elle axone. a\ee candeur et
simplicité, son amour pour Aurélien, disant la lutte qui
s'était produite dans son cœur, la victoire qu'elle avait
remportée sur sa passion ; elle rappelle ensuite à Casimir la
scène des adieux que le mari avait surprise à Bordeaux
lors de leur retour et avant son départ pour Nohant, scène
qui devait le rassurer complètement sur les résolutions
prises par Aurore et Aurélien quant à l'avenir, et finit par
demandera son mari, comme à son meilleur ami, aide et
secours. Plus tard, lors du procès entre les deux époux,
des fragments de cette lettre furent lus. de\ant le tribunal,
par l'avocat de Dudevanl. Mais quand, après cela, l'avocat
d'Aurore, Michel de Bourges, lut à son tour la lettre en
entier, de la première ligne à la dernière, l'impression
produite sur tout l'auditoire l'ut incroyable, foudroyante.
L'extraordinaire grandeur (rame qui se dégageait de
chaque mut de cette lettre, écrite dans une langue digne
des meilleures pages d'Indiana et de Jacques, les descrip-
tions (\rs Pyrénées tracées sous les fraîches impressions
qu'elle y axait ressenties et (''tonnantes de poésie et
d'éclat, la candeur touchante que révélait chaque mot,
firent (pie les armes que les adversaires avaient voulu
employer contre Mme Dudevànt ae servirent qu'à lui faire
remporter une pleine et ('(datante victoire. Nous avons dû,
en parlant de cette lettre, anticiper un peu BUT les événe-
ments, mais le lecteur nous pardonnera, sachant qu'elle se
266 GEORGE S AND
rapporte à IK2'>, et au voyage de Lourdes qui vient de
nous occuper.
Retournons maintenant à la journée qu'elle décrit à sa
mère dans la lettre dont il a été question plus haut... « Nos
compagnons arrivèrent et nous nous enfonçâmes encore
dans Les détours d'un labyrinthe étroit et humide, nous
aperçûmes au-dessus de nos têtes une salle magnifique,
où notre guide ne se souciait guère de nous conduire.
Nous le forçâmes de nous mener à ce second étage. Ces
messieurs se déchaussèrent et grimpèrent assez adroite-
ment ; pour moi j'entrepris L'escalade.
« Je passai sans frayeur sur l«i taillant d'un marbre uli>-
sant, au-dessous duquel était une profonde excavation.
Mais quand il fallut enjamber sur un trou que L'obscurité
rendait très effrayant, n'ayant aucun ; ) j > j » 1 1 i ni pour mes
pieds, ni pourmes mains, glissant de tous côtés, je sentis
mon courage chanceler. Je riais, mais j'avoue que j'avais
peur. Mon mari m'attacha deux ou trois foulards autour du
corps et me soutint ainsi pendant que 1rs autres me tiraient
par les mains. Je ne sais ce que devinrent mes jambes
pendant ce temps-là ! Quand je fus en haut, je m'assurai
que mes mains (dont je souffre encore) n'étaient pas res-
tées dans les leurs et je fus payée de mes efforts par
l'admiration que j'éprouvai.
« Nous rentrâmes à Lourdes dans un état de saleté impos-
sible à décrire ; je remontai à cheval avec mon mari, et,
nos jeunes gens prenant la route de Bordeaux, nous
prîmes tous deux celle de Bagnères. Nous eûmes, pendant
dix lieues, une pluie à verse et nous sommes rentrés ici à
dix heures du soir, trempés jusqu'aux os et mourant de
faim. Nous ne nous en portons que mieux aujourd'hui »...
Le ton de cette Lettre à sa mère est assez calme, et presque
CE ORGE S AND 267
gai, mais Aurore parlé toul nullement de cette même
journée dans Y Histoire de ma Vie, <>ù elle copie des frag-
ments de son journal. On y entend comme un son fiévreux ;
le ton s'élève, et te lecteur, à ce ton seul, sent involon-
tairement que quelque chose de particulier est entré ce
jour-là dans la vie d'Aurore.
... « L'entrée de la grotte n'était pas attrayante... Mais
une promenade de plusieurs heures dans ce monde sou-
terrain fut un enchantement véritable. Des galeries, tantôt
resserrées, étouffantes, tantôt incommensurables à la clarté
des torches, des torrents invisibles, rugissant dans les pro-
fondes entrailles de la terre, <\r> salles bizarrement super-
posées, dvs puits sans fond, c'est-à-dire des gouffres perdus
dans les abîmes impénétrables et battant avec fureur leurs
parois sonores de leurs eaux puissantes, des chauves-souris
effarées, des portiques, dc> voûtes, des chemins croisés,
foute une ville fantastique, creusée et dressée par ce que
l'on appelle bénignement le caprice de la nature, c'est-à-
dire par les épouvantables convulsions de la formation vol-
canique : c'était un beau voyage pour l'imagination, terrible
pour le corps : mais nous n'y pensions pas. Nous voulions
pénétrer partout, découvrir toujours. Nous étions un peu
fous, et le guide menaçait de nous abandonner. Nous mar-
chions sur des corniches au-dessus d'abîmes <|ui nous rap-
pelaient l'enferdu Dante ; il y en eut un où nous voulûmes
descendre... Nous revînmes à cheval pendant la nuit par
une pluie fine et un clair de lune doucement voilé. Nous
étions à Bagnères à deux heures du malin. J'étais plus
excitée que Lasse et je ressentis, pendant mon sommeil, le
phénomène de la peur rétrospectif e. Je n a\ ais songé, dans
les rpélonques, qu'à rire et à oser. Dans mes songes, la cité
souterraine m'apparut dans toutes ses terreurs. Elle se
208 GEOJIGE SAND
brisait, elle s'entassait sur moi; j'étais suspendue à des
cordes de mille pieds, <|ui rompaient toul à coup, et je me
trouvais seule dans une autre ville plus enfouie encore,
descendant toujours ei se perdant par mille galeri<
recoins piranésiques jusqu'au centre <lu globe. J<- me
réveillais baignée d'une sueur froide, et, me rendormant,
je partais pour d'autres voyages et d'autres visions encore
plus fiévreuses... »
Si le lecteur ignorait ce qui s'est passé aux Pyrénées, et
<jue les lignes qui précèdent ue L'aient pas encore suffi-
samment convaincu qu'au voyage à Lourdes se ratta-
chaient, pour Aurore, des souvenirs tout particuliers, les
Lignes par. lesquelles elle termine le chapitre sur Les Pyré-
nées, ne laissent plus place à aucun doute.
... « Je n'ai gardé aucun souvenir du \ oyage de Bagnères
à Nérac. Il en est ainsi de beaucoup de pays que fat tra-
versés sous F empire de quelque préoccupation intérieure :
je ne Vax ])as vu.
... « Les Pyrénées m'avaient exaltée et enivrée comme
un rêve qui devait me suivre et me charmer pendant des
années. Je les emportais avec moi pour m'y promener en
imagination, Le jour et la nuit, pour placer mon oasis fan*
tastique dans ces tableaux enchanteurs et grandioses que
j'avais traversés si vite, et qui restaient pourtant si com-
plets et si nets dans mon souvenir, que je les voyais encore
dans leurs moindres détails 1... »
C'est, en effet, dans les Pyrénées, et mieux encore à
Bordeaux, qu'était demeurée Y oasis où la pensée d'Aurore
se reportait sans cesse au milieu du désert intellectuel et
moral où elle se sentait si seule. Plusieurs années durant.
1 Histoire, t. IV. p. 26.
GEORGF SAM) 200
cette oasis — amitié exaltée pour Aurélien de Sêzc — soutint
Aurore e1 éclaira sa vie. Cette amitié traversa d'abord bien
des épreuves. Quand <m es! jeune el que L'amour esl
ardent et mutuel, il est difficile de renoncer au bonheur.
Malgré toutes les bonnes résolutions, il arrive que tantôt
l'un, tantôt l'autre des deux nouveaux amis vienne à
violer par quelque parole imprudente ou passionnée les
règles d'une sévère amitié, et c'est ee qui arriva (Mitre
Aurore et Aurélien.
Après un séjour à Guillery, lés Dudevant, en automne,
revinrent pour quelque temps à Bordeaux. Les deux jeunes
gens se revirent, et, entre eux, il faut le croire, éclatèrent
des scènes orageuses et des explications dont leur honneur
à tous deux sortit vainqueur, niais qui agitèrent profondé-
ment Aurore. Seuls, le dévouement et la tendre amitié de
Zoé la soutinrent dans ces moments pénibles...
« L'automne, nous nous rendîmes à Bordeaux, mon mari
et moi, et nous allâmes jusqu'à La Brède, où la famille de
Zoé avait une maison de campagne. J'eus Là un riaient
chagrin, dont cette inappréciable amie me sauva par se
courageuse et amicale éloquence. L'influence que son esprit
vif et sa parole nette eurent sur moi, en ce moment de
désespoir, se maintint durant plusieurs années de ma vie
et aida ma conscience à établir L'équilibre auquel je
m'étais en vain efforcée d'arriver jusque-là. Je retournerai
à Guillery, brisée de fatigue, mais calme, après avoir erré
plus d'une fois sous Les grands chênes plantés par Montes-
quieu, pleine de pensées joyeuses et enthousiastes-, dans
lesquelles, je l'avoue, le souvenir <lu grand philosophe ne
joua aucun rôle ».
El aussitôt, jouant malicieusement sur les mots, George
Sand ajoute : « Et pourtant j'aurais pu foire ce jeu de mots
270 GEORGE 8AND
qaêYEsprii des lois étaii entré d'une certaine façon et à cer-
tains égards dans ma nouvelle manière d'accepter La \ ie... »
Evidemment, c'est là une allusion transparente à Auré-
lien de Sèze, à L'avocat général, Le représentant de la loi.
Et, en effet, la Lettre mentionnée plus haut qu'Aurore écri-
vit à son mari le 8 novembre L825, a trail à La visite
qu'elle (il à La Brède, Lieu natal de Montesquieu, en com-
pagnie d'une nombreuse société où se trouvai! Aurélien,
cl raconte que Là ils eurent une dernière explication ora-
geuse, après laquelle ils rènoncèrenl toul à fait à L'amour
en se promettant de n'être qu'amis1.
Voilà donc Aurore racontant à son mari avec sa noble
franchise et sa droiture de caractère honnête et sincère,
sans rien lui cacher, ce qui était arrivé. Dudevant, étant
alors allé passer quelque temps à Nohant, La Lettre dut le
suivre de Nérac à Bordeaux, ou plus Loin encore. Notons
ici un fait curieux dans L'histoire des relations conjugales
des Dudevant, fait que nous ue pouvons guère déterminer
d'une manière précise. Parmi Les Lettres inédites de Ondo-
yant à sa femme, nous en trouvons une série, ou plutôt
une seule grande lettre, dont Les fragments avaient été
envoyés à Aurore, en route, et de Nohant, sous forme de
journal, portant les dates de :
7 novembre 1825, lundi, minuit. Périgueux.
Mardi, mercredi et jeudi (en route pour Nohant .
Vendredi, (J heures et demie du matin.
5 heures du soir.
10 heures et demie du soir.
Samedi, (> heures et demie du matin.
7 heures du soir, 12 novembre.
1 L'autographe de cette lettre appartient à M. le vicomte de Spoelberch
de Lovenjoul.
GEORGE SAM) 271
Dimanche, 13 novembre 1825.
Lundi.
Mardi.
Et, enfin, Bordeaux, 25 décembre 182-">.
Dans ces lettres, « il y a de tout, s'il n'y a pas do dupe-
rie ». Vu le caractère de Dudcvnnl et en comparant ces
lettres avec toutes celles qu'il a écrites à sa femme de 1822
à 182') et de 182.") à 1836, nous les déclarons absolument
surprenantes. Dans aucune de ses autres lettres, nous ne
trouvons rien qui les rappelle, tant ces lettres sont diffé-
rentes de ton et de manière, tant elles sont loin de Ves-
prit qui règne dans la correspondance de Casimir avec
Aurore. Ces Lettres étaient apparemment destinées à prou-
ver combien Dudevant fui bouleversé par la lettre de sa
femme, quels efforts il avait faits pour se rendre digne de
son amitié et de celle d'Aurélien celui-ci ayant toujours été
aussi bien l'ami du mari «pie de la femme durant les
Longues années qu'ils furent en relations). La lettre de
Dudevant, disons-nous, ressemble si peu à toutes celles que
n<m^ possédons de lui, que nous ne sommes pas les >eul>
disposés à croire qu'elle a été écrite, <>n en commun avec
Hippolyle Châtiron — qous en avons des indices à l'appui,
— ou bien post-facto, pour être présentée devant le tribu-
nal : car c'esl Dudevani lui-mènie qui Fa transmise à SOD
avoué pendant le procès en séparation. Il est donc difficile
de dire si celle Lettre reflète réellement le trouble d'âme de
Dudevant en L'automne de 1825, ou si ce n'est qu'un
pastiche de ces troubles.
11 y a de tout, dans ces pages, comme non- le disions
pins haut : essais d'être poétique et d'atteindre à la gran-
1 Vers •!«• Griboledow.
272 GEORGE S AND
(leur d'âme d'Aurore, ei essais de parler sa Langue ou du
moins de L'imiter, jusqu'à des descriptions poétiques de La
nature! Dudevani y raconte, par exemple, que tout ;"i coup
il lui était venu à Nohant L'ardent désir de s'instruire, ei
qu'il s'était mis à Lire Pascal dans un exemplaire qui
appartenait a Aurore, qu'il avait aussi commencé à
apprendre L'anglais, qu'il prenait même son Livre au lit en
se couchant, tâchant par Là d'adoucir sa solitude. Il y
exprime aussi son amour passionné pour- sa femme, sa
crainte de La perdre (disons plutôt de perdre sa fortune),
La tristesse et la joie qui L'envahirent après la Lecture de la
lettre de sa femme; il fait preuve de noblesse de cœur et
même de grandeur d'âme dans La manière dont il avait
sa confidence sur tout ce qui s'était passé. Bref, ou bien
l'aveu l'ait par Aurore de sou amour pour Aurélien avait
réellement agité Dudevant et réveillé cette âme comme
engourdie dans Les ténèbres, ou bien ce n'était là qu'une
ruse, une manœuvre diplomatique de sa part. Nous sommes
perlés à admettre celle dernière supposition, grâce à deux
Lettres écrites par Châtiron à sa sœur, dont nous avons La
copie entre nos mains. A la première de ces deux Lettres,
toute remplie de grossières invectives de La part de Châti-
ron, à la suite des plaintes qu'il avait reçues de Casimir,
Aurore répondit par une lettre1 fort sévère, où elle réfute,
d'un ton ferme et sérieux, lés diverses accusations portées
contre elle par son frère au nom de son mari. Dans une
seconde lettre, datée du 10 décembre 182a, Châtiron
s'excuse après avoir reçu la réponse de sa sœur. De tout
cela, il est permis de conclure que Dudevant, après son
arrivée à Nohant, s'était plaint d'Aurore à Hippolyte, qu'il
1 Inédite.
GEORGE SAND 273
l'avait accusée, qu'il lui gardait rancune, et que ce n'était
chez Jui qu'une feinte lorsqu'il appréciait la franchise de la
confession de sa femme dont il axait méconnu jusque là
Je mérite.
Mais Dudevant était hypocrite, il sut cacher dès lors son
iiliiii.-iil. En attendant, grâce aux efforts réunis de
de Sèze, d'Aurore et de son mari, le petit drame romanesque
se transforma en amitié Idyllique. Comme réfutation des
méchantes allusions et assertions de certains auteurs,
comme Viel-Castel et autres, prétendant qu'Âurélien de
Sèze avait été l'amant d'Aurore, il nous suffît de dire
qu'Aurore n'avait aucun secret pour son mari. Elle lui
communiquait toutes les lettres qu'elle recevait d'Aurélien
en son absence, elle lui disait toutes leurs rencontres à
Paris et à Bordeaux quand elle y allait seule, ou les arri-
vées d'Aurélien à Nohant, en l'absence du mari. De Sèze,
de son côté, soutenait avec une sévérité très correcte son
rôle de simple ami, et, comme le prouvent ses lettres de
plusieurs années à Aurore et à Zoé Leroy, et celles d'Au-
rore à lui et à Zoé, il tâchait de maintenir constamment
la jeune femme ardente et enthousiaste dans le ton quelque
peu surélevé, romanesco-mystique que leur amitié avait
pris dès son début. C'était un homme très cultivé, ayant
beaucoup lu, de tempérament assez froid, quelque peu
ambitieux, plus lard même un peu trop épris de ses succès
parlementaires, mais très probe, très honnête, et d'une
vraie noblesse de cœur, digne représentant de la vieille
magistrature française avec ses hautes traditions, ses mœurs
» \ ères et les grandes qualités morales de sa corporation '.
1 V<»ir ,i ce sujet, entre autres, ta brochure de If. Auguste .\n-ol<is
M Aurélien ■ - Notice biographique .
Charles DounioJ et Vaton, is~
18
274 GEORGE S AND
ÎPar sa nature, sou caractère, sou éducation, ses études,
ses habitudes correctes et tranquilles, il présentait un par-
fait contraste avec Aurore Dudevant, et ce contraste,
c'était peut-être justemeni La force secrète qui, en vertu
de la loi des contraires, les attirail l'un m-vs l'autre. D'autre
part, leur amour de la lecture, leurs tendances idéalistes,
leurs goûts intellectuels, les habitudes et les exigences de
leur esprit quelque peu abstrait, <it une forte dose de roman-
tisme dans leur caractère, contribuaient beaucoup à ce
rapprochement plus intime el conscient dos deux nouveaux
amis. L'amitié qu'ils portaient tous deux à Zoé Leroy, qui
habitait La Brède, tandis que (\c Sèze demeurait è Bor-
deaux, venait très à propos pour former le chaînon qui
liait les deux jeunes gens : elle les aidait non seulement
à se voir plus souvent, mais encore à rendre leurs lettres
plus fréquentes, lorsque Dudevant partit de Bordeaux pour
Nohant et qu'Aurore se rendit d'abord chez son beau-père
a Guillery, et plus tard quitta définitivement le sud ^' la
France pour retourner chez elle. C'est alors que commença
cette correspondance outre de Sèze et Aurore (jui joua un
si grand rôle dans la vie de notre héroïne. Les lettres afflué-
reht des deux côtés, lettres philosophiques, poétiques, gaies,
sentimentales; elles contenaient toute la vie (rame et d'es-
prit d'Aurore pendant six années , et faisaient naître
l'écho qui répondait, chez son ami, à chacune de ses moin-
dres paroles, à ses sentiments, à ses pensées. Aurélien de
Sèze et Aurore, on le voit, avaient pris au sérieux leur
résolution de n'être qu'amis, grâce surtout à la ferme et
inébranlable volonté d'Aurélien qui avait pris à cœur sa
qualité de guide et de directeur de conscience de la jeune
femme, et ne tenait pas moins à être l'ami de l'époux que
celui de l'épouse. Mais, n'anticipons pas sur les événements.
GEORGE S AND 275
et, sans nous écarter de L'ordre chronologique que nous
avons résolu de suivre, revenons à l'année 182'i.
Aurore passa l'hiver dé lH2'i-lS^(J à Guillery, chez le
prie de Casimir, ef s'y amusa beaucoup. On y organisait
tantôt des chasses, tantôt de simples cavalcades; dans ce
but, on fil même venir de Nohant le cheval favori d'Aurore,
6 Colette ». On allait souvent dit'/, divers propriétaires voi-
sins, qui, dans leurs châteaux, arrangeaient d<-> hais, des
spectacles, des charades, auxquels assistaient les parents
cl les connaissances, venus non seulement des châteaux
voisins, mais aussi de Nérac et de Bordeaux. Aurore écrit
à sa mère le 30 décembre 1825 : « Je ne fais que d'arriver
d'un château voisin où j'ai passé plusieurs jours à chasser à
cheval ei à jouer des charades le soir. J'ai une assez mau-
vaise santé pour toutes ces folies qui m'ont passablement
fatiguée. Mo voilà pourtant rentrée et reposée, et décidée
à me soigner et à ne sortir de mon trou que pour aller
passer la fin du carnaval à Bordeaux. Nous y serons, je
pense, avant la tin de janvier, on veut bien nous y désirer
et nous y attendre avec tonte sorte d'amitiés... Casimir
arrive de Bordeaux bien portant et se joint à mes vœux
pour votre santé <■! vos plaisirs '. »
En effet, cet hiver-là et les années suivantes, Casimir*
alla souvent à Bordeaux, où son père avait une maison de
rapport qu'il fallait gérer et qui devait plus tard revenir
an fils. A Bordeaux, comme nous le savons déjà, Dudevant
s'était lié avec Desgranges, armateur de profession et fai-
seur d'affaires do la plus belle eau. Celui-ci ne tarda pas
à l'entraîner dans une série d'entreprises »•( d'opérations
financières qui le conduisirent peu à peu à une ruine com-
i Inédite.
276 GEORGE SAND
plète. Quel personnage était ce Desgranges et quelles
sortes de relations s'établirent entre lui et Dudevant, c'est
ce que nous Fait comprendre la lettre1 suivante d'Aurore
à son avoué Accolas, que Michel de Bourges s'étail adjoint
dans le procès en séparation... a Le fait Le plus Important est
celui d'un vaisseau acheté en 1828. M. Dudevant était entre
les mains d'un escroc, appelé Desgranges, qu'il avait i
peu connu dans sa jeunesse et qui l'accapara en Lui faisant
boire du vin de Champagne, à la suite d'un dîner où les
actionnaires virent le portrait lithographie d'un fort joli
brick de commerce. Chacun signa suivant sa capacité.
M. Dudevant en fut pour 25 000 francs. Pendant deux ans
il fut très tourmenté par Les lettres de change qu'il avait
signées. Quand il eut bien payé le tout, on apprit que le
navire n'avait jamais existé. M. Dudevant avait été arma-
teur in part lu us ».
Toutes ces opérations pécuniaires et autres, appelaient
souvent Casimir à Bordeaux, et Aurore était sans doute
ravie lorsqu'elle pouvait l'y accompagner. Les rapports
les plus amicaux s'étaient déjà établis entre elle et son
ami de Bordeaux, mais quelle différence entre leur amitié
poétique et les relations prosaïques entre Casimir et Des-
granges! Ces deux amitiés contribuèrent cependant, cha-
cune de leur côté, à séparer de plus en plus les deux époux.
Aurore se prit d'une grande affection pour le vieux
Dudevant. C'était un homme juste et cordial, un peu
emporté, mais un bon cœur. George Sand nous dit qu'elle
aurait voulu passer toute sa vie auprès de lui, qu'il aurait
probablement su la défendre contre les tempêtes conjugales
qui empoisonnèrent sa vie de famille. Elle ajoute que, mal-
1 Inédite.
GEOIHiE SAM) 277
heureusement, il ne lui a pas été donné de garder long-
temps son défenseur ei protecteur. Eli»' le perdit celte
année même. Les Dudevani passèrent le carnaval à Bor-
deaux. Aurore vil souvent Zoé, ses frères ei ses sœurs,
et c'est chez eux qu'elle reçut la nouvelle de la mort de
son beau-père1. Elle partit aussitôt avec son mari pour
Guillery afin de se rendre chez sa belle-mère. Celle-ci
était une femme froide, avare et sèche, qui n'a jamais
aimé personne, et qui, par amour du mal, tâchait de faire
du mal à tout le monde. Quoiqu'elle fût tout à fait seule
et sans enfants, elle prit néanmoins de bonne heure toutes
ses mesures pour que Casimir ae reçût pas un rouge liard
de pins (pie ce <pii lui revenait d'après la loi, en sa qualité
<\t' fils nature] reconnu. Elle savait cependant qu'il avait
constamment besoin d'argent pour les nécessités de son
grand ménage. Tout en se montrant toujours fort mal dis-
posée envers lui, elle prit son parti au moment du procès
avec -:i femme, l'excitant et l'irritant continuellement
contre Aurore, et fut une des principales causes pour les-
quelles les deux époux ne purent s'accorder, comme l'es-
péraient d'abord les amis communs, ni sur nue séparation
amicale, ni sur le partage de Ja fortune; l'affaire dut aller
devant les tribunaux. Aurore n'avait cependant jamais été
fautive envers sa belle-mère, elle avait, au contraire, tou-
1 Pour expliquer la contradiction apparente qui existe entre ['Histoire
de n"i Vie, où George Sand parle du i carnavalà Bordeaua •■ ei la I
pondance, où bous trouvons une lettre < M Dupin, datée de S ••haut,
25 février 1 826 », nous devons remarquer que cette dernière date est nue
erreur. Cette lettre se rapporte non è 1826, mais à 1827. Dans cette lettre,
aurore raconte, entre autres, l'arrivée ;i Nohanl des Duplessis <•! le
mariage de Panchon. Or, les deux hits se rapportent k l'hiver de
-T. Le mariage de Panchon eut lieu le 20 décembre 1826. La lettre
à M— Dupin doit donc être du 2ofévriei 1827. Les Dudevani passèrent
réellement !■• carnaval de 1826 dans le midi el le vieux baron Dudevani
aaourut lorsque Casimirétait à Bordeaux avec sa femme, le 20 févriei
/
278 GEORGE SAM)
jours eu pour elle beaucoup d'attentions ei de respect,
lui avait fait la cour en lui envoyant fréquemment de
petites surprises, des bonnets de tulle confectionnés d<
propres mains, des cols brodés, etc. Idéalisant sa belle-
mère, elle allait jusqu'à l'aimer, voyait en elle une nature
profonde et réservée, et prenait sa retenue et sa séchei
comme la marque d'un sentiment caché et d'une grande
force d'âme.
Pour les affaires de succession, entre autres pour
vendre la maison qu'il avait reçue en échange des
40 000 francs qui lui revenaient, Casimir et Aurore firent
de nouveau le voyage de Bordeaux, d'où ils revinrent au
printemps à Nohant. En mai, ils (lurent encore aller passer
quelque temps à Guillery '. et ce n'est qu'en l'été de 1826
qu'ils retournèrent définitivement à Nohant.
George Sand nous raconte qu'elle passa presque tout
entières à Nohant, les cinq années suivantes, c'est-ô-dire
de 1826 à I83i, Cola est à peu près vrai, mais en faisant
remarquer que les absences d'Aurore avec son mari, ou
d'Aurore seule, ('"(aient assez fréquentes et parfois prolong
On rencontre, en général, dans le récit qu'elle nous fait
de sa vie pendant ces cinq années, bon nombre d'inexac-
titudes chronologiques et un certain manque de clarté.
Arrêtons-nous donc, avant tout, sur les faits extérieurs de
la vie des Dudevant pendant ce laps de temps, et expo-
sons-les aussi brièvement que possible dans leur sécheresse
tout historique.
1 II y a encore une erreur dans la note qui se trouve au bas de la
lettre du HO avril 1826, adressée à la baronne Dudevant. Cette lettre oe
concerne pas la mort du vieux baron, qui mourut, comme il a été dit,
à la fin du carnaval, mais celle d'une autre personne, dont elle avait
fait part à son beau-fils et à sa belle-fille qui étaient alors à Nohant.
A la suite de cette lettre, Casimir dut faire un second voyage à Guillery.
GEORGE SAM) 279
Dans l'été de 1X20. en pleine moisson, Casimir parti! de
nouveau pour Bordeaux et Paris, où ses affaires exigeaienl
sa présence, et Aurore dut se charger temporairement de
la gérance rurale. Le 13 juillet, elle écrit à sa mère
qu'elle es! occupée du matin au soir, qu'elle se sent d'au-
tant plus fatiguée qu'elle a pris à cœur, cette année-là. de
prodiguer ses soins aux paysans malades. A partir de ce
moment, elle leur consacra, en effet, beaucoup d'heures,
de jours et de mois de sa vie. Les Dudevant passèrent l'été
et l'automne de 1826, à Nohant. Au commencement de
l'hiver, Mme Duplessis y arriva avec toute sa famille et y
resta trois mois. La gaieté rentra de nouveau à Nohant :
les jeux se renouvelèrent, les danses, les travestissements.
Deux mariages de paysans lurent célébrés. Fanchon, la
bonne de Maurice, se maria et les « maîtres » prirent une
part active aux fêtes des villageois. En janvier 1827, lais-
suif Maurice aux soins de « maman Angèle ». Aurore
alla passer deux semaines à Paris avec son mari \ Reve-
nus à Nohant, les Dudevant y restèrent jusqu'en août. Ils
se rendirent ensuite aux eaux de Clermont-Ferrand, car
Aurore était retombée très malade, soutirait d'étouffements,
d'insomnies, d'esquinancies qui lui revenaient souvent et,
pour comble de malheur, «-lie s'était démis un pied en
faisant un faux pas, ce qui l'obligeait à garder le lit. C'est
à cette époque que se rapporte le Voyage en Auvergne
écrit pour Zoé Leroy, et qui est, pour ainsi dire, la pre-
mière oeui iv sortie de la plume de ( reorge Sand. L'ouvrage
offre un grand intérêt psychologique et autobiographique :
1 Voir la lettre déjà citée du 25 Février 1827 .i Sophie Dupin. Dans
une lettre î r i • "• « i î i . • du Sùjanviet de la même année, Aurore écrit a Caron :
immes arrivés heureusement, malgré le froid el les chemins
détestables, el j'ai trouvé Maurice el maman Angele en bonne Banti ... •
280 GEORGE SA N I)
on y voit apparaître tout le désarroi et la fermentation qui
régnaient alors dans rame d'Aurore, presque tous Les élé-
ments dos créations futures de L'illustre écrivain et même
le plan en germe de Y Histoire de ma Vie. Ces! donc à
celle époque reculée qu'il faut rapporter L'intention, née
en George S;» iid, d'expliquer sa vieet sa disposition d'âme
par des traits héréditaires et parles circonstances au milieu
desquelles elle s'était développée el avail grandi '. A son
retour, elle se trouvait beaucoup mieux J. mais aussitôt
que L'hiver arriva, elle retomba encore malade, et à tout
ce qu'elle avait ressenti auparavant vinrent se joindre les
rhumatismes, dont elle souffrit pendant plusieurs années,
ce qui L'obligeait, dans La mauvaise saison, à s'envelop-
per de flanelle des pieds à la tète. Les Dudevant pas-
sèrent L'hiver de L 827-1 828 à La Châtre, à L'occasion
i\c> élections, auxquelles Casimir prit une part active, el
dans Lesquelles, grâce surtout à ses efforts et à ceux de
ses amis, triompha le parti libéral qui nomma, comme
député, le vieux républicain Duris-Dufresne. A La Châtre,
le^ Dudevant tinrent table ouverte, donnant des soirées
et (\cs dîners. La maison était pleine de monde. Chacun
s'intéressait aux (dus et aux électeurs, intriguait, s'échauf-
fait, et, dans Les intervalles, dansait ou potinait, comme
il est de mise dans toute l>onne ville de province qui se
respecte. Dans YHistoire de ma Vie, George Sand rap-
porte à cette époque un épisode qu'elle raconte dans la
Correspondance sous la date du 20 janvier 182VK dans une
1 Ce premier essai, des plus intéressants, parai après la mort de la
célèbre romancière dans le Figaro de» 4 et 11 novembre 1888.
2 Le 4 septembre elle écril à sa mère : « Tous en parfaite >anté :
beau-lïls. fille et petit-fils. J'ai un appétit dévorant et, chose très
agréable, j'ai acquis l'habitude de dormir... »
GEORGE SAN D 281
lettre à Car on. L'épisode se résume en ceci que, tout en se
trouvant en antagonisme avec Le sous-préfet qui apparie*
nait au parti gouvernemental, tandis que les Dudevant
appartenaient aux bonapartistes qui s'étaient joints aux
Libéraux dans cette occasion, Aurore n'était cependant pas
moins en relations d'amitié avec Le sous-préfet M. de Périgny
et avec sa femme. En ne faisant pas La moindre attention
aux sottes distinctions provinciales outre Les classes et les
cercles, les Périgny et Mme Dudevant soulevèrent toute la
« haute société de La Châtre » par Les invitations qu'ils
lancèrent sans distinction à tout le monde. Le « monde »
Les punit en cessant d'aller chez eux, et il arriva même,
un soir, que trois personnes seulement, dont L'une était
Aurore, se trouvèrent chez Périgny. Ceux-ci fermèrent
Leur salon, mais Auroreprit sa revanche en écrivant, avec
Dutheil, Leur ami commun, une chanson humoristique, où
elle raillait toute L'aventure, ce qui déchaîna toute la ville
contre elle et ses amis, mais elle augmenta sa liste des
invitations à l;i « seconde société », ses soirées furent très
animées et très fréquentées et quelques soupers et dîners
suffirent pour tout pacifier.
Cet épisode s'est-il passé en 1827 ou en 1<S2(.) l? (l'est ce
qu'il est difficile de décider, et oous n'osons prendre sur
nous de dire si L'erreur se trouve dans V Histoire ou dans
La Correspondant <■ . car Les Dudevant passèrent à La
Châtre une grande partie des trois hivers de 1826-1827,
1827-1828, 1828-1829; ils} passèrent toujours, du moins,
Le carnaval, et, chaque fois, d'une manière très gaie, don-
nant des dîners et des soirées, fidèles, comme on le voit, à
Leur ancienne coutume de rechercher le monde. Les Lettres
1 A en juger par une lettre inédite de Casimir Dudevant à Caron, •■'•la.
■ bien «lu m passer en L82 l
282 GEORGE 8AND
de ces années-là, surtout les lettres inédites à sa mère
et ;'i Caron, soûl chargées de commissions : acheter un
chapeau, un bonne! de fourrure, un nouveau quadrille,
un duo pour baryton et contralto : commander des habits,
s'abonner au Petit Courrier des Dames ^ s'informer de la
coupe La plus à la mode pour manches, envoyer a une
guimpe et des manches longues en tricot de soie couleur
de chair», pour les mettre sous la robe claire, par-dessus la
flanelle sans laquelle Aurore n'osai! sortir, craignan! les
rhumatismes, dont elle souffrai! toujours et, « à La
Châtre il faut des toilettes ». Le 12 janvier 1828, Aurore
écrit à sa mère qu'ils on! eu une for! belle soirée pour laquelle
elle avail dessiné elle- moine des paravents ei appris
dos quadrilles à quatre mains. Comme une Beconde gros-
sesse l'empêchait de danser cette année-là, elle jouait d'au-
tant plus volontiers pour les autres. Se sentant de nouveau
plus mal, elle partit dans le courant du mois de janvier
pour Paris, afin de consulter des célébrités médicales; les
uns trouvèrent qu'elle était phtisique, d'autres, qu'elle
avail un anévrisme, les troisièmes, enfin, qu'elle n'avait
rien du tout. Après un hiver 1res bruyant, les Dudevant
passèrent un été très tranquille à Nohant, où Hippolyte
s'était définitivement transféré avec sa femme Emilie, per-
sonne maladive», passive, tranquille, avec qui Aurore s'était
liée d'amitié, et leur petite fille Léontine. Aurore éleva
longtemps cette petite avec Maurice et l'aimait comme son
propre enfant. « Le cher père (Casimir), écrit Aurore à sa
mère, est enfoncé dans la moisson. 11 a inventé, pour
battre le grain, une machine qui fait en trois semain s
qu'on ne peut faire ordinairement qu'en cinq ou six mois.
Aussi travaille-t-il à la sueur de son front. Le matin, de
très bonne heure, il part en blouse avec ses râteaux en
GEORGE S AND 283
main. Les ouvriers suivent forcément son exemple, mais
ils ne s'en plaignent pas, parce qu'on ne leur épargne
pas le vin du cru. Nous autres femmes — il y avait
cet été à Nohant, outre Emilie, Mme Saint-Agnan avec
ses filles) — nous nous asseyons sur les gerbes qui
encombrent la cour, nous lisons, travaillons beaucoup et
nous nous promenons peu. Nous faisons aussi beaucoup
de musique... » Au mois de septembre, une fille naquit
aux Dudevant, Solange. L'événement arriva avant terme,
à la suite d'une frayeur qu'avait éprouvée Aurore el si
inopinément qu'elle eut à peine le temps de préparer,
pour le nouveau-né, la layette qui se trouvait encore dans
le panier à ouvrage. Le docteur arriva quand la mère
et reniant étaient déjà endormies. Malgré cela, on peut
remarquer (pie, dès les premiers jours «le sa vie, Mlle So-
lange a toujours joui d'une excellente santé, et Mme Dude-
vant, de son côté, se trouvait si bien qu'elle ne resta
couchée qu'un seul jour, et huit jours après elle montait
déjà à cheval '.
Après avoir passé l'hiver en partie à Nohant, en partie
à La Châtre, menant cette vie «le plaisir et <le bruit dont
nous avons déjà parlé, — les Dudevant allèrent en famille,
au commencement de l'été 1S2(.), passer deux mois à
Paris et à Nérac, Aurore y retourna encore à la fin de
l'automne, après avoir fait, à Périgueux, une visite de
quelques semaines à une de ses amies, Félicie Mollier.
Elle ne rentra chez elle que pour Noël cuire le IX décembre
<>ù elle écrivit encore une lettre de Périgueux à son petit
Maurice J et le 29 décembre <»ù elle écrit <léjà de Nohant à
1 Lettre inédite à Charles Poncj du lwaoûl l«sii.
Lettre inédite, écrite en caractères d'imprimerie, pour que Bon ûla
qui venait d'apprendre .1 lire pûl la déchiffn
284 GEORGE S AND
sa mère). L'année suivante, 1830, elle se rendit pour
quelque temps à Paris pour consulter un oculiste sur un
mal d'yeux dont elle avait sérieusement souffert au prin-
temps et en été. Elle avait pris avec elle son petit Maurice.
Un an auparavant, le 2 septembre \X2\). par l'entremise
de Duris-Dufresne, elle avait pris Jules Boucoiran comme
gouverneur de son fils. Ce jeune homme sympathique resta
plusieurs années à Nohant, et fut l'ami de toute la famille,
surtout deMauriceet d'Aurore. Plus tard, après s'être éta-
bli dans le Midi, où, avec le temps, il était devenu rédac-
teur en chef du Gourrierdu Gard, il garda toujours avec
eux les relations les plus intimes, leur écrivit souvent et,
en l<x:ui, il vint exprès du Midi pour être témoin au pro-
cès de Mmt Dudevant. A cette époque de sa vie, M Dude-
vaiil s'était liée d'amitié avec plusieurs jeunes gens du
]>cit\ et leurs familles, amitié qui dura tant qu'elle vécut,
et qu'elle reporta sur leurs fils et petits-fils. Outre Dutheil
et sa femme, et la famille Duvernet, il y avait Les Fleury,
les Decerfz, Jules Néraud, Gustave Papet, Plane! et, dans
la suite, (ouïe la famille Rollinat. Voilà pour les faits exté-
rieurs pendant ces cinq années.
Tout cet intervalle de temps semble s'être passé tran-
quillement et sans que Je moindre événement ail troublé
la surface unie de celle vie provinciale, presque mesquine,
dans laquelle les soucis de Télé, dont le plus grave était
de l'entrer à temps les foins, faisaient place aux préoccu-
pations de l'hiver, les bals et les dîners... Mais de fait, il
en fut tout autrement. Tout ce temps fut rempli, pour
Aurore, par de secrètes luttes intérieures, des souffrances
morales si profondes qu'on peut, à juste titre, s'étonner de
la force d'âme qu'elle devait posséder pour recevoir chez
elle tout ce monde, pour leur jouer des quadrilles, s'occu-
GEORGE SAND
per avec calme de ses enfants et paraître si sémillante,
écrire des lettres si gaies, si joviales, à sa mère, à Caron
et à sa tante Saint-Agnan ! Les lettres qu'elle écrivis à sa
mère surtout son! très remarquables sous ce rapport. Elle
sonl pleines de descriptions de parties de plaisir et de
bals, parlent de chiffons, racontent <\r> plaisanteries, don-
nent des détails sur les faits drolatiques qui se passaient
dans leur société; Aurore parle, du ton le plus- léger, le
plus insouciant, de tout ce qui tombe sous sa plume, mais
sans dire un mot de sa vie intérieure. C'est sans doute avec
intention qu'elle écrivait sur ce ton, pour que sa mère ne
pût soupçonner que tout était bien loin d'être heureux dans
sa famille. C'est ainsi par exemple que, dans sa lettre iné-
dite du 21 avril 1828, elle écrit, à sa mère : « J'ai beaucoup
toussé en hiver et beaucoup souffert de la poitrine. C'est
une mauvaise habitude que j'ai prise depuis trois hivers,
mais le printemps est mon sauveur, et, après avoir été flé-
trie comme les arbres, je reverdis avec eux. Ne croyez pas
non plus, chère maman, que ces dérangements de santé
nient aucune cause morale. Je ne vous en ferais pas un mys-
tère, car je serais bien sûre de trouver en vous plus d'n>
dulgence et d'intérêt que partout ailleurs. On peut être
malade à tout è^e7 e\ le corps peut aller fort mal, quoique
la tête aille bien. La mienne est fort calme, quoique mal-
heureusement assez vive, je ne sais si je dois m'en féliciter
ou m'en plaindre, mais à coup sûr, vous ne devez pas m 'on
blâmer, car c'est un présent que vous m'avez fait, chère
mère, et comme un héritage que vous m'avez légué. On
dit que les gens ainsi faits ont plus de jouissances et de
chagrins que les autres. »
En cet endroit le papier est déchiré. A la lin de la lettre,
Aurore raconte avec ses plaisanteries habituelles et d'un
286 GEORGE S AND
ton insouciant , ses occupations médicales et sa manière
de traiter les malades.
Il eût été plus vrai de dire que, ;'i l'exception de l'amour
qu'elle portait à ses enfants, cette existence n'offrait plus
rien de bon à Aurore, que chaque jour surgissaient de
nouveaux motifs de tristesse, qu'à chaque heure sa vie
devenait de plus en plus insupportable.
Casimir s'était mis à boire, et peu à peu, ce furent de
véritables orgies à Nohant, auxquelles prirent part, outre
Dudevant, Hippolyte et Stéphane Ajasson de Grandsagne1,
ancien ami et adorateur d'Aurore. Un des autres compa-
gnons de la dive bouteille était Dutheil, bomme excellent,
mais, semble-t-il, sans caractère, grand ami de Casimir
et d'Aurore.
Aurore supporta d'abord patiemment ces débauches.
Elle dit dans Y Histoire de ma Vie (t. IV. |». 51-52 que
toute cette compagnie, et particulièrement son livre,
ressentaient instinctivement pour elle du respect et que,
en sa présence, ils gardaient une certaine retenue en sorte
que « tant que l'on se bornait à être radoteurs, fatigants,
bruyants, malades même et f<>rt> dégoûtants, je tâchais
de rire et je m'étais même habituée à supporter un ton
de plaisanterie qui, dans le principe, m'avait révolté
Mais ces débauches se taisaient chaque jour avec moins de
cérémonie, tout en se prolongeant plus longtemps, « les
nerfs se mettaient de la partie », et les choses allèrent si
loin qu'en présence d'Aurore on devint grossier et obscène.
Hippolyte lui-même, qui auparavant se repentait de sa con-
duite et se montrait si soumis devant les remontrances
d'Aurore, était devenu brutal et méchant, en sorte que la
4 Voir plus haut ce qui a été dit de lui.
GEORGE S AND 287
jeune femme devait tâcher de disparaître de la chambre
sans être aperçue, et allait se cacher dans l'ancien petit
boudoir de sa grand'mère qui n'avait qu'une porte et, sous
aucun prétexte que ce tût, n'était un passage pour per-
sonne. Elle s'y trouvait tout près de ses enfants, qu'elle
entendait respirer. « Là. je savais bien m'occuper et me
distraire du vacarme extérieur qui durait souvent jusqu'à
six ou sept heures du matin. Je m'étais habituée à tra-
vailler la nuit auprès de ma grand'mère malade; mainte-
nant, j'avais d'autres malados, non à soigner, mais à
entendre divaguer, »
( îette ivrognerie entraîna plus tard d'autres suites, encore
plus mauvaises. Casimir commença, dans le sens le plus
grossier du mot et de la manière la plus ordurière, à tra-
hir sa femme, sans même se donner la peine de le lui
cacher. Ainsi, Aurore apprit d'abord sa liaison à Bordeaux
avec une personne innommable. <jni était alors la maîtresse
de Desgranges1. Après cela. Casimir ne se gêna plus, ni à
La Châtre, ni à .Xoliant. Ses liaisons avee di^\i\ femmes
de chambre, — L'espagnole Pépita, ancienne bonne de
Solange, et la berrichonne Claire — étaient Mies, non seule-
ment dans toute la ville et dans tout .Xoliant, mais aussi
d'Hippolyte et des amis d'Aurore. Tout le monde regardait
cela avec calme, comme quelque chose de très simple et
d'amusant, et l'on se moquait très plaisamment de Dudevant.
Et même, quand une de ces filles se mit à poursuivre Casi-
mir, en exigeant qu'il assurât des ressources à son enfant*,
on continua à rire de Dudevant. sans se soucier le moins
■ Il en est question dans la lettre citée plus haut, adressée à If. Acco-
las. Le p.i--;iL.r'' n'es! pas de nature .1 pouvoir être cité décemment.
* L'enquête judiciaire établit c< - faits >ut les dépositions <!<• nombreux
témoins.
288 GEORGE SAM)
du monde d'être plus retenu dans ses paroles. Casimir, lui-
même poussa si loin sou cynisme que le Lendemain de la
naissance de Solange, Lorsque Aurore était encore au lit.
elle entendit, dans la chambre voisine, une conversation de
sou mari qui ne Laissai! planer aucun doute sur ses rapports
avec son interlocutrice. C'était, dans le sens littéral du mot,
« une conversation criminelle ». Aurore fut offensée jus-
qu'au plus profond de son cœur en voyant que l'homme à
(jui elle avait sacrifié, pour Lui pester fidèle, un attache-
menl vrai et profond, La récompensait en ne reculant même
pas devant la dépravation La plus basse, la plus révoltante,
et cela où? Sous l<i toit de la maison qui abritait safemme
et ses enfants !
( )n comprend qu'à partir de ce jour, toute intimité conju-
gale disparut de la vie des Dudevant1. Mais, par amour
pour ses enfants, Aurore résolut de tout supporter
patience, de s'enfermer dans son attachement pour eu* et
de leur garder l'illusion d'une a ie de famille, Bans leur lais-
ser voir qu'entre elle et leur père, tout lien moral était
rompu. « Refoulant en elle la vie débordante, elle souffrait,
mais luttait vaillamment contre la souffrance, on appelant
à son aide los livres, Les courses à cheval ••! surtout le
grand Livre de la nature pour lequel George Sand semble
avoir reçu une facilité toute particulière d'intuition large et
pénétrante-... »
Aurore lut beaucoup, pendant toutes ces années, entre
autres, plusieurs ouvrages historiques, car elle faisait
venir de Paris, par ses amis, tout ce qui s'y publiait de nou-
- * Dans une lettre inédite, très intime, adressée à Caron le * dé-
cembre 1828, Aurore annonce à son vieil ami que toute intimité entre
elle et Casimir a cessé.
* Louis de Loménie : « Galerie des Contemporains illustres.»
GEORGE SAM) 289
veau. Elle continua aussi à s'occuper d'histoire naturelle,
non plus avec Stéphane de Grandsagne, mais avec s.tu ami
nouveau, ce bon Jules Néraud qu'elle avait surnommé « le
Malgache 9 après le séjour <]ifil avait fait aux îles de la
Réunion et de Madagascar. Soucieuse de travailler le plus
possible et désireuse d'aider son mari que ses affaires appe-
laient souvent soit à Bordeaux, soit à Paris, elle avait
pris en mains, en 182<>. la gérance du ménage : « Les
soins domestiques, dit-elle, oe m'ont jamais ennuyée, je ne
suis pas de ces esprits sublimes qui ne peuvent pas des*
cendre do leurs nuages. Je vis beaucoup dans les auages,
certainement, et c'est une raison de plus pour que j'éprouve
le Itrx.'m df me retrouver plus souvent mu- la terre1.., »
occupations domestiques ae durèrent pas longtemps,
e Économe en tout, comme cela m'était recommandé, je
n'arrivais qu'à me pénétrer tic l'impossibilité d'être éco-
nome sanségoïsme en certains cas; plus j'approchais de
La terre, en creusant le petit problème de lui faire rappor-
ter !<■ plus possible, plus je voyais que la terre rapporte
peu. et que ceux qui uni peu ou point de terre à bêcher ne
peuvent pas exister avec leurs doux bras. Le salaire «'lait
trop bible, le travail trop peu assuré, l'épuisement et la
maladie trop inévitables. Mon mari n'était pas inhumain et
ne m'arrêtait pas dans le -détail de la dépense; mais quand,
au bout du mois, il voyait mes comptes, il perdait la tête
et me la faisait perdre aussi, en me disant que mon reveau
('■(ail do moitié trop faible pour mes Libéralités et qu'il c'avait
aucune possibilité de vivre à Nohant etavecNohanl sur ce
pied-là. ('/«'lait la vérité; mais je m' pouvais prendre sur
moi de réduire au strie! nécessaire L'aisance de ceux que
• // loin de no Vit, 1. IV. p. fil.
10
290 GEORGE SAM)
je gouvernais e1 de refuser le nécessaire à ceux que je ne
gouvernais pas. Je ne résistais à rien de ce qui m'était
imposé ou conseillé, mais je ne savais pas m'y prendre. Je
m'impatientais ei j'étais débonnaire. On 1<- savail ei on en
abusait souvent. Ma gestion ne dura qu'une année. On
m'avait prescrit de ne pas dépasser 10.000 francs, j'en
dépensais I £.000, de quoi j'étais penaude comme un enfant
pris en faute. J'oflris ma démission, et on l'accepta '... »
Aurore se mit alors à s'occuper plus activement des
soins médicaux qu'elle donnait aux villageois. Que l'on
nous permette ici une petite digression. Nous ne compre-
nons nullement le Ion condescendant que prend M. Skabit-
chevsky [dans les articles qu'il a écrits sur ('■. Sand)1 en
parlant (U>* soins qu'elle prodiguait aux paysans, comme
des secours prêtés aux paysans russes par quelques-unes
de nos dames propriétaires. Les paysans du Berry étaient,
entre 182o et 1830, aussi Ignares, aussi grossiers, aussi
dénués d'assistance que chez nous en Russie. L'assistance
médicale, comprise comme la pratiquait Aurore Dude-
vant, comme l'exercent les dames propriétaires en Russie,
M. Skabitchevsky l'envisage comme une petite philan-
thropie qui ne mérite que le sourire : il ne voit pas que
c'est là le premier rayon de lumière qui pénètre en cette
masse encore plongée dans un profond obscurantisme, l«i
premier pas pour l'éloigner des devins, des préjugés, de la
saleté, de l'ignorance, et pour rendre aux paysans la Aie
plus humaine et plus éclairée. C'est ce que fit cependant
Aurore Dudevant pour ses Berrichons. Tout en lavant et
en pansant leurs plaies, en préparant ses sirops et ses mix-
* Histoire de ma Vie, t. IV. p. 62.
8 Annales de la Patrie. (Otétchestyénya Zapjski), 1881
GEORGE SAM) 201
, tares, Aurore apprenait peuà peuà connaître Leur dévelop-<
pement, La position et Les conditions de chaque famille, de
chaque habitant de Nohanl en particulier; elle se mettait
par là en rapports directs avec chacun et avec tous. S s
relations personnelles avec Les paysans s'établirent dès
Lors pour toute sa vie et la mirent à même, Lorsqu'elle
devint plus tard seule maîtresse à Nohant, de Les aider
d'une manière rationnelle et sérieuse, et non de Loin, par
Les dons qu'elle aurait pu leur envoyer. Ce secours rai-
sonnable porté aux paysans durant toute la vie de
Mm" Sand fit, qu'au jour de ses funérailles, le villageois qui
vint déposerai] nom de tout son village, une couronne sur
^;i tombe, put direqu1 « à Nohant, il y avait do paysans,
mais pas de pauvres ». Quelque insignifiante qu'ait pu
paraître cette aide accordée à quelques dizaines de familles,
elle n'en a pas été pour cela moins réelle, <■( plût à Dieu
que chacun fit ce que M"* Dudevant avaij fait dans sa petite
commune de Nohant.
C'est ainsi, qu'à partir de L826, Aurore s'occupa tout
particulièrement du traitement <!*•> malades. La grande
difficulté qui se présentait ;'■ elle était Le manque d'argent
«mi le peu qu'elle en possédait. L'enquête judiciaire prouva
qu'elle n'avait même jamais touché Les 1 •"»<»<) francs qu'elle
avait voulu recevoir au lieu des 3 000 francs qui lui étaient
gnés par son contrat de mariage. Elle ne s*en était jamais
plainte, n'avait rien réclamé <!«• son mari, — quoique toute
La fortune fût sienne, — n'avait jamais dépensé un sou sans
en demander auparavant L'autorisation à son mari. Lors-
qu'en L831, après neuf ans de mariage, cil»' pria son mari
de payer Les dettes personnelles qu'elle axait faites, ces
dettes ne s'élevaient qu'à 500 francs1. Faute d'argent qui
1 Hiitoirt <l<- ,nn \ ie, i . IV, p. 63.
292 GEORGE SANU
lui appartînt en propre, les occupations médicinales d'Au-
rore lui faisaieni perdre Le double el même le triple de temps
que si elle eui pu disposer d'une petite somme pour aa
bonne oeuvre. Elle se \il forcée de se faire pharmacien,
d'enduire ses emplâtres, de triturer el de cuire ses mix-
tures ei ses sirops, el même de se faire le jardinier de sa
pharmacie, en cultivant les plantes nécessaires à ses médi-
caments. Aurore se sentail parfois si fatiguée qu'elle
traînai! à peine jusqu'à sou lit. Elle ae s'en lut pas plainte
non plus, si elle n a\ iiil pas été travaillée par l'idée <|u'<i\ ec
un peu de ressources à elle, elle pourrait se rendre plus
utile à ses malades, engager un médecin, donner à sou
traitement et à ses soins un caractère plus judicieux, et,
par suite, obtenir de meilleurs résultats.
Son mari, à ce qu'elle dit, n'était cependant pas avare.
« Il ne me refusait rien ; mais je n'avais pas de besoins, je
ne désirais rien en dehors des dépenses courantes établies
par lui dans la maison, et, contente de n'avoir plus aucune
responsabilité, je lui laissais une autorité sans limites el
sans contrôle. 11 avait donc pris tout naturellement L'habi-
tude de me regarder comme un enfant en tutelle el il n'avait
pas sujet de s'irriter contre un entant si tranquille1. »
Sans être l'esclave de son mari, elle était ainsi « asservie à
une situation donnée, dont il ne dépendait pas de SOU mari
de l'affranchir ». Aurore reconnaissait de plus en plus qu'il
lui fallait trouver une occupation qui lui permit de se créer
des ressources.
Elle essaya de l'aire des traductions, mais elle s'aperçut
1 Ce passage de l'Histoire de ma Vie se trouve être en certain désac-
cord avec ce que Aurore Dudevant dit dans la lettre à Accolas déjà
citée : « 11 n'avait pas L'habitude de me consulter, lorsqu'il voulait faire
ses opérations. Il m'apportait une procuration à signer et trouvait très
mauvais que je voulusse la lire. »
GEORGE SAM) 29i
que les traductions consciencieuses prennenl beaucoup de
temps el ne donnent pas de quoi vivre. E3le recourui alors
au dessin, talenl qu'elle avaH bérité de sa mère, el se mit
à faire des portraits. [Ainsi elle envoya â sa mère cehri de
Maurice, de Caroline, le sien, etc.' Les portraits étaient
très ressemblants \ mais ils manquaient d'originalité, el
Aurore ne pouvait pas espérer que ce métier la fît subsister.
Elle se mit ensuite à peindre des boîtes en bois de 5pa, des
éventails, des tabatières, <jui furent un temps à Ka mode et
très demandés. Presque tous les biographes de George
Sand parlent de celte occupation comme d'une de celles
auxquelles elle eut recoursen is:}|, lorsque, déjà à Paris,
elle dut penser à gagner son pain, et, qu'avant d'entrer dans
Li carrière littéraire, elle s'était esssayée dans différents
métiers. Et cependant, par VHistoire de ma Vie, par la
Correspondante, et plus encore par ses Lettres à J/"" Saint-
Agnan, on voit qu'elle s'occupait de peinture à Nohant bien
•avant de l'avoir quitté. Il semble que c'est sa « tante Saint-
Agnan s et sa fille Pélicie, qui lui avaient surtout appris
à peindre sur bois pendant leurs séjours à Nohant, car dans
ses lettres à ces dames, elle leur demande toujours con-
seil à ce sujet, tes prie de choisir et de lui envoyer des
couleurs, les consulte sur la manière de vernir tes boites,
etc. Dans tes premiers temps, ce l'ut là un.- occupation dont
Aurore remplissait ses moments perdus en simple dilet-
tante, faisant cadeau de ses boites et do ses tabatières à
Caron. à de Sexe, à M. Saint-Agnan ou à sa femme. Elle
1 George Sand lit plus tard an crayon les portraits de quelques-uns
de ses .nui-, entre antres, ceux de Bandeau, de Chopin, Lu sœnr <!<•
Chopin assure qne le portrait de ce dernier, fait par <i ■-<■ Sand et
<l-'ni m. h- ayons la copie devant les yeux, <■-) celui qui ressemble le
plus .m grand musicien polonais. Noua en parlons ailleurs.
/
294 GEORGE SAM)
commença ensuite, par l'entremise de Mme Saint-Aignan,
à Les rendre à des personnes étrangères. Enfin, dans un
de ses voyages à Paris, elle régla avec Giroux, qu*i] les
exposerait en vente dans son magasin. Elle se convainquil
bientôt que la vente de ces objets couvrait à peine le prix
d'achat, que leur mode commençai! à passer, el qu'elle
n'avait |>;is non plus à compter là-dessus pour vivre. Un
instincl encore vague la poussai! d'ailleurs d'un autre coté.
Elle sentait peut-être, — et peut-être moins à son insu que
ne l'assure VHistoii'e de ma l'/V, — qu'elle était née artiste.
\)(>* son enfance, elle avail essayé d'écrire : elle créa son
Corambé ; n u couvent, elle avait écrit tout un roman et
s'était essayée à faire une pièce de théâtre : t sa sortie du
cloître, lors de son amitié avec René de Villeneuve, nous
le savons, elle n'avait pas abandonné celle occupation. En
1827, elle avait envoyé à Zoé Leroj son Voyage on
Auvergne. En 182'.). elle reprit la plume et écrivit encore
un roman, La Marraine , qu'elle envoya entre le 19 no-
vembre et le 22 décembre de la même année à Jane
Bazouin qui avait épousé en 1828 le comte de Fenoylet,
ne pouvant quitter sa chambre pour cause de maladie,
avait prié son amie de lui envoyer un volume écrit de sa
main pour la distraire. Jane trouva la préface (qui conte-
nait YHistoire du grillon1) et le début du roman très
intéressants et en réclamait la suite; mais L'important, c'est
qu'Aurore s'aperçut elle-même qu'elle savait écrire, et
mieux que cela, que son roman n'était nullement inférieur
à ceux grâce auxquels leurs auteurs, bien ou mal, gagnent
de l'argent... « Je reconnus que j'écrivais vite, facilement,
longtemps, sans fatigue, que mes idées engourdies dans
1 Voir plus loin, p. 302.
(LE ORGE s AND 295
mon cerveau s'éveillaient el s'enchaînaient, par la déduc-
tion, au courant de la plume, que, dans ma vie de recueilr
lement, j'avais beaucoup observé el assez bien compris les
caractères que le hasard avait fait passer devant moi, et
que, par conséquent, je connaissais assez La nature humaine
pour la dépeindre; enfin, que de tous les petits travaux
dont j'étais capable, la littérature proprement dite était celui
qui m'offrait le pins do chances de succès comme métier;
et, tranchons le mot, comme gagne-pain1 .» Il serait plus
vrai de dire que c'est à partir de cette époque qu'Aurore
Dudevant avait deviné sa vocation, et que George Sand
était prête à naître. Il lui fallut cependant éprouver de fortes
secousses pour entrer dans cette voie; l'enfantement de ce
nouveau génie, comme tout enfantement, ne se fit pas sans
souffrances, ni sans appréhensions.
doutes ces occupations n'auraient pu tenir lieu de bon*
heur à Aurore si elle ne se lût sentie soutenue par l'amitié
d'Aurélien de Sèze. C'est à lui qu'elle écrivait, puisant
dans cette correspondance très suivie la joie et la consola-
tion, la force el la patience don! elle avait besoin dans sa
vie de tristesse. C'est à de Sèze que se rapportenl les pages
si connues <\r V Histoire de ma Vie, qui sont comme enve*-
loppées de mystère, pages auxquelles M. d'Haussonville
l'ait allusion et qui ont intrigué tant de lecteurs... « Ma
solitude morale était profonde, absolue, elle eût été mortelle
à une âme tendre et à une jeunesse encore dans sa (leur, si
l'Ile ne se lut remplie d'un rêve qui avait pris l'importance
(Tu ne passion, non pas dans ma vie, puisque j'avais sacrifié
nia vie au devoir, mais dans ma pensée. Un être absent,
a\ ec lequel j«- m'entretenais -au- cesse, à qui je rapportais
1 Histoire >lr nui Vif, I. IV. \>. lilMil.
290 (JE ORGE SAM)
toutes mes réflexions, toutes mes rêveries, toutes mes
humbles vertus, tout mon platonique enthousiasme, un être
excellenl eu réalité, mais que je parais de toutes les perfec-
tions que oe comporte pas l'humaine oature, un homme
enfin qui m'apparaissait quelques jours, quelques heures
parfois1, dans ]<■ courant d'une année, el <|ui. romanesque
auprès de moi autant que moi-même, n'avait mi-> aucun
effroi dans ma religion, aucun trouble dans ma conscience,
ce fut là le soutien el b consolation de mon <-.\il dans le
monde de la réalité 1 ».
La correspondance d'Aurore avec de Sèzeet Zoé Leroy
nous offre mi document psychologique très intéressant
pour la biographie de George Sand. On y voit toute I
lution (|uî s'est accomplie peu ;*i peu, en Aurore, évolur
Uon qui a fait, dans L'espace de cinq à su ans, d'une
femme -enfant, mystique, exaltée, inconsciente d'elle-
même, pleine de vagues aspirations et d'élans contradic-
toires, de l'obéissante amie <ln réservé et sérieux de v
cette femme originale et courageuse, cette âme d'une
force vraiment virile, cet esprit profond, mais enclin aux
paradoxes el aux utopies, ce brillant talent littéraire qui,
dès \KV2, apparut comme une révélation dans 1*' monde
1 Ainsi, par exemple, il était à Nohant 1«> jour de la naissant
Solange. Enparlanl de ce jour-là, George Sand d'il : e le souviens
de l'étonnemenl d'un de nos amis de Bordeaux, qui était veni nous
voir, quand il me trouva, de grand matin, seule au salon, dépliant et
arrangeant la layette qui <;tait encore en partie dans ma botte à
ouvrage. — Que faites-vous donc Là ? me dit-il. — Ma foi, vous le
voyez, lui répondis-je, je me dépêche pour quelqu'un qui arrive plus
tôt que je ne pensais...» [Histoire, t. IV. p. 18.) A m juger d'après une
lettre a Caron «lu I« octobre 1829, dans laquelle elle lui demande d'en-
voyer plusieurs objets par « .M. de Sèze, qui ira les chercher <-t me
les apportera. Cela lui procurera l'occasion de vous voir, ce qu'il i
beaucoup. Il a pris chez nous votre adresse ». — >!<-■ Sèze devail au?>i
avoir été à Nohant en 1829. [Corresp., t. I. p. 76.)
1 Histoire de ma Vie, t. IV. p. 5:2.
GEORGE S \ND
des lettres, sous le nom de George Sand. En suivant avec
attention les lettres d'Aurore à Zoé et surtout à Aunplien
— celles-là par les réponses d'Aurélien et les allusions
de Zoé — on y trouvé tous les éléments qui constituent
la physionomie morale ei avant tout, la physionomie litté-
raire de George Sand. Parfois, on croirait lire les p
de ses futurs ouvrages. Telle est, entre autres, la lettre,
«-.mi- forme de journal, écrite en petits cahiers et envoyée
;i Zoé, en \X21. sous Le titre de Voyage en Auvergne;
telle encore La lettre, adressée à Zoé le 26 juin 1826, dans
laquelle M"" Dudevant écrit déjà presque littéralement ce
qu'elle répète plus tard dans ses Impressions et Souve-
nir* ii I et où eBe dous entretient de son union avec La
nature, <le ce que parfois elle se sent « pierre gisant au
bord du chemin, clair de Lune, oiseau, fleur », tout ce <|ui
existe et vit. Ces pages — des plus profondes et des plus
charmantes de la plume de George Sand — tout impré-
gnées <1«' calme, d'harmonieuse beauté, de mûres concep-
tions et d'hellénisme, et attestant Le grand calme qu'après
t;uit de tempêtes et d'agitations recouvra cette grande
ame dans la contemplation el la compréhension de la
nature : ces pages apparaissent comme une conception <léjn
ancienne dans L'esprit de l'écrit ain.
Remarquons encore que, dans ses lettres, Auror
montre toujours comme une femme a en révolte » ei Auré-
lirn comme un homme <|ui s'efforce <!<• La ramener au calme.
Elle soulève des questions alarmantes, religieuses, poli-
tiques, philosophiques, sociales, — il lui répond d'une
manière pacifiante, en tâchant de La retenir dans de justes
mesures, ennemi qu il est <le toute opinion extrême, «le tout
ce qui est vulgaire. Et il es\ intéressant <le voir Aurore
Be dégager peu à pende l'influence «le son ami. D'audî-
298 GEORGE SAM)
teur obéissant, comptant trouver en lui éclaircissement
cl soutien, elle devient d'abord interlocutrice réclamant
égalité de droit, critiquant chacune des paroles et des
opinions de son correspondant, ensuite penseuse indépen-
dante qui ne veut se mettre d'accord en rien et ne fait
aucune concession. Et ce u'est pas étonnant : dan- le
jeune magistrat de 1827. couvait déjà le représentant de
L'extrême droite, et dan- Aurore, le futur auteur des bul-
letins du gouvermenent provisoire. Lui, imbu iU-> tra-
ditions religieuses et morales de la magistrature de pro-
vince, patriarcale et exclusive ; elle, élevée en dehors de
toute tradition précise, au milieu d'impressions contradic-
toires. Lui, suivant avec calme et conviction les vérités et les
principes établis depuis des siècles; elle, toujours avide de
vérités nouvelles. Lui, vivant d'un travail régulier; elle,
vivant, travaillant, s'amusant par élans subits. Lui toute
raison ; elle, toute passion. En un mot, Aurore, en ces cinq
ans, devint supérieure à son correspondant, le dépassa et
le devança.
Ce divorce spirituel entre les deux amis rendait la rup-
ture inévitable1. Cette rupture eût, du reste, été amenée
par les exigences naturelles de la vie, incompatible avec
une amitié romantico-exaltée et mystique. Insensiblement
des nuages s'accumulèrent à l'horizon, preuve que tout
n'y était pas ail right. Au commencement de 1828, les
lettres d'Aurore à Zoé ne sont plus ni gaies, ni alertes, mais
respirent uiie souffrance secrète et de sombres pensées...
« Je ne mérite plus l'amitié de personne ; comme ranimai
blessé qui meurt dans un coin, je ne saurais chercher
d'adoucissement, » écrit-elle le 2 février en ajoutant que « ee
n'est plus qu'à elle, Zoé, qu'elle peut écrire ». — Ce déses-
poir ne nous parait pas devoir être commenté; il est tout
GEORGE SAM) 299
aussi facile à expliquer que L'étonnemenl de de Sèze lors-
qu'il apprit, le jour même de son arrivée à Nohant, au
mois de septembre de L828, que son amie mystique, prê-
cheuse d'un amour presque ascétique, attendait d'un
moment ;'i L'autre la naissance d'un enfant. De Sèze ne
soupçonnait rien, ne s'attendait à rien de pareil. 11 est per-
mis de croire que cet étonnement ébranla les sentiments
d'Aurélien et qu'une forte dose de mysticisme et«de con?
fiance s'évapora de cet amour. Il est douteux qu'Aurélien
ait continue à regarder la mère de la petite Solange des
mêmes yeux qu'il avait eus pour la jeune femme malheu-
reuse en mariage, avec qui il avait formé, sous les chênes
de La Brède, une alliance d'une pureté céleste, et il est
tout naturel qu'il ail sentise relâcher les liens qui l'avaient
attachée son amie et les serments qu'il lui avait prêtés.
Il ne semble pas qu'Aurore ait aussitôt remarqué cette
froideur d'Aurélien, Ce ne lui qu'au bout d'un an qu'elle
comprit enfin ce que jusque-là elle n'avait que confusé-
ment soupçonné. Pendant le voyage qu'elle lit ;'i Bor-
deaux dans L'été de 1829, Aurore remarqua qu'un chan-
gement s'était opéré en Aurélien : Les Lettres de de Sèze
aussi n'étaient plus les mêmes.
... a L'être absent, je pourrais presque dire l'invisible,
dont j'avais (ait le troisième terme de mon existence [Dieu,
lui et moi était fatigué de celle aspiration surhumaine à
l'amour sublime. Généreux el tendre, il ne Le disait pas,
mais ses lettres devenaient plus rares, ses expressions plus
vives ou plus froides, selon le, sens que je voulais y atta-
cher. Ses passions avaient besoin d'un autre aliment que
l'amitié enthousiaste et la vie épistolaire. 11 avait fait un
serment qu'il m'avait tenu religieusement et sans lequel
j'eusse rompu avec lui; mais il ne m'avait pas fait de sermenl
300 GEORGE s\M)
restrictif à ['égard deç joies ou des plaisirs qu'il pouvait
rencontrer ailleurs, je sentis que je devenais pour lui une
chaîne terrible, ou que je n'étais plus qu'un amusemenl
d'esprit. Je penchai trop modestement vers cette dernière
opinion, cl j'ai su plus tard que je m'étais trompée. .J<- ne
m'en suis que davantage applaudie d'avoir mis fin à la
contrainte deson cœur et à l'empêchement de sa destinée. Je
l'aimai longtemps dans le silence et F abattement. Puis je pen-
sai à lui avec calme, avec reconnaissance et je n'y pense
jamais qu'avec une amitié sérieuse et une estime (ondée
11 es! plausible de supposer que c'est 1»' désir d<- se con-
vaincre de la justesse de ses soupçons, qui lit partir Aurore
de Périgueux à la fin de l'automne de 1829 pour se rendre
à Bordeaux. Dans une lettre à Jules Boucoiran, qui fui le
confident de toutes ses peines de cœur pendant la période
de \H2\) à 1835, Aurore écrit lf 8 décembre de Férîgueux :
« Ma santé est assez bonne, je sais, du reste, en humeur
de chauler le A une dum Ittis. Vous ne savez pas, héré-
tique, ce que cela signifie. Je vous le dirai... a D'autre
part, par la lettre inédite qu'elle écrivit <lc Bordeaux à
son mari le l'1' décembre \H2\), on voit qu'elle tâchait
d'effacer en lui les Impressions tragiques d'une lettre
précédente, dans laquelle eue lui disait son désir de
mourir. Une explication définitive eut-elle lieu entre les
deux jeunes gens? c'est ce qu'il serait difficile d'assurer.
George Sand prétend que nonâ. ■ 11 n'v eut ni explications
1 Histoire de ma Vie. t. IV, p. 58.
2 Dos lettres inédites à son mari, datées d'avril et de mai 1830. nous
apprennent .pie l'année suivante encore, Aurore vit Aurélien à Bordeaux
où elle était allée en grand secret, de Paris, avec Zoé. Elle lui raconte
qu'elle Ta trouvé « vieilli et enlaidi ». Le 12 août 1830. elle reçut encore
de son ami une lettre à Nohant. Leur correspondance semble avoir-
pris lin après (ju*Aurore eut quitté le toit conjugal, ce dont le correct
magistrat fut sans doute choqué et qu'il dut désapprouver.
GEO H i. F. SAM) 301
ni reproches dès que mon parti fut pris. De quoi me
serais-je plainte ? Qye pouvais-je exiger? Pourquoi aurais?
je tourmenté cette belle et bonne àme, gâté cette vie pleine
d'avenir ? 11 y a d'ailleurs un point de détachement où celui
qui a fait le premier pas ne doit plus être interrogé et per-
sécuté, sous peine d'être forcé de devenir cruel ou mal-
heureux. Je ne voulais pas qu'il en fût ainsi. Il a'avail pas
mérité de souffrir, lui, et moi, je ne voulais pas descendre
dans son respect en risquant de l'irriter. Je ne suis pas si
j'iii raison de regarder la fierté comme un des premiers
devoirs de La femme, mais il n'es! pas en mon pouvoir de ne
pas mépriser la passion qui s'acharne. 11 nie semble qu'il y
a là un attentai contre le ciel, qui seul donne et reprend Les
vraies affections. Un ne doit pas plus disputer ta possession
d'une âme que celle d'un esclave. On doit rendre à L'homme
sa Liberté, à L'âme son élan, à Dieu la flamme émanée de
lui. Quand ee divorce tranquille, mais mois retour, fut
consommé, j'essayai de continuer L'existence que rien
d'extérieur a'avail dérangée ni modifiée ; mais cela fut
impossible. Ma petite chambre ne vantail plus de moi... »
Aussitôt après, George Sand raconte en termes si indi-
ciblemenl touchants 1;» ruine de ses rè\ es, que oous n'osons
pas exposer prosaïquement à qos lecteurs cette pagedesa
\ ir. nous préférons la citer textuellement : « J'habitais alors
l'ancien boudoir de ma garand'mère parce qu'il n'y avait
qu'une portée! que ce n'était un passage pour personne, sous
aucun prétexte que ee fût, Me- deux enfants occupaient la
grande chambre attenante. Je Les entendais respirer et je
pouvais veiller sans troubler Leur sommeil. Ce boudoir
était si petit, qu'avec mes livres, mes herbier-, mes papil-
lons et mes cailloux [j'allais toujours m'amusant de l'his-
toire naturelle, sans rien apprendre . il n'y avait pas de
302 GEORGE saND
place pour mi lit. J'y suppléais par un hamac. Je faisais
mon bureau d'une armoire qui s'ouvrail en manière de
secrétaire et qu'un cricri, que L'habitude <\c me voir avait
apprivoisé, occupa longtemps avec moi. Il y vivait de mes
pains à cacheter, que.j'avâis soin de choisir blancs, dans
la crainte qu'il ne s'empoisonnât. Il venait manger sur mon
papier pendant que j'écrivais, après quoi il allait chanter
dans un certain tiroir de prédilection. Quelquefois, il mar-
chait sur mon écriture, el j'étais obligée de le chasser pour
qu'il ne s'avisât pas de goûtera l'encre fraîche. Un soir,
ne l'entendant plus remuer et ne le voyant pas venir, j<'
le cherchai partout. Je ne trouvai <!«• mon ami que les deux
pattes de derrière entre la croisée et l;i boiserie. Il ne
m'avait pas dit qu'il avait l'habitude de sortir, la servante
l'avait écrasé en fermant la fenêtre, e
« J'ensevelis ses tristes restes dans une fleur de datura,
que je gardai longtemps comme une relique; mais je ne
saurais dire quelle impression me fil ce petit incident, |>;u-
sa coïncidence a\ ec la fin de mes poétiques amours. J'essayai
bien de faire là-dessus de la poésie, j'avais ouï dire que le
bel esprit console de tout ; mais tout en écrivant La Vie et
la mort iF un esprit familier, ouvrage inédit ef bien fait
pour l'être toujours, je me surpris plus d'une fois toute en
larmes. Je songeais, malgré moi, que ce petit cri du grillon,
qui est comme la voix même du foyer domestique, aurait
pu chanter mon bonheur réel, qu'il avait bercé au moins
les derniers épanchements (Tune illusion douce et qu'il
venait de s'envolerjpour toujours avec elle.
La mort du grill on marqua donc, comme d'une manière
symbolique, la fin de mon séjour à Xohant 1... »
1 Voir l'Histoire de ma Vie, t. IV, p. 59-60.
GEORGE SAND 303
George Sand raconte plus loin qu'elle s'efforça de penser
à autre chose, qu'elle changea son genre de vie, se pro-
mena beaucoup, passa l'automne au grand air et s'oc-
cupa de littérature. C'est à cette époque qu'elle rapporte
la création d'un roman. Mais comme elle avait déjà
envoyé la Marraine à Jane au commencement de dé-
cembre 182'.), ce roman fut écrit un an plus tôt, et non en
cet automne de 1830. Peut-être Aurore se mit-elle, au
commencement de 1830, à un nouveau roman, lequel pour-
rait être Indiana qui rappelle beaucoup ce qui se passa
alors dans la vie d'Aurore, et qu'elle ne lit peut-être qu'a-
chever plus tard . Mais ce que Ton peut admettre avec
plus de probabilité encore, c'est qu'il s'agit ici du roman
Aimée qu'elle avait lue sa belle-sœur, Mme Emilie Chàtiron,
et qu'elle brûla dans la suite. D'après une note de M. de
Spoelberch au bas de la dixième lettre d'Aurore à son mari,
publiée dans le Cosmopolis, George Sand aurait apport.''
avec clic de Nohant à Paris, en 1831, ce roman d'Aimée.
Quoi qu'il en soit, pendant toute une année, Aurore
supporta encore courageusement sa position difficile, se
tourmentant à l'idée de son inutilité, de son quasi-esclavage
et de son abaissement, mais ('tonnant, en même temps,
Boucoiran par cette «élasticité et cette force de caractère
qui lui permettaient, après les scènes domestiques les plus
violentes, de rire le lendemain comme si de rien n'était, et
de ne pas courber la tête sous le poids de son malheur».
si cette « élasticité », nous dit-elle, qui l'a sauvée du
9poir final. Ses forces ne purent cependant pas résister
m cette lutte incessante avec elle-même, à cette tension
continu. die de la volonté et dv^ nerfs. Dans l'automne
de 1830, elle fut atteinte d'une congestion cérébrale et
pendant quarante-huit heures, elle resta -ans connais-
304 GEORGE SAM)
sance. A peine remise, un nouveau coup vint la frapper,
sans qu'elle s'y attendît le moins du monde. Le sort Lui
préparai! une porte de sortie pour la faire s'évader de
sa vie pénible H douloureuse : le drame qui durait de-
puis plusieurs années dans La famille des Dudevanl allait
arrivera son dénouement. Un événement tout à l'ail inat-
tendu vint mettre sous Les yeux d'Aurore, que son sacri-
fice d'elle-même, sa Longue patience, son pardon des
offenses étaient non seulement inappréciés par Casimir,
mais <|imI Les payait d'une haine qui n'avait absolument
aucun fondement. Le 3 décembre L830, Aurore Dudevanl
écrit à Boucoiran : « Sache/, qu'en dépit <lc mon inertie
et-de mon insouciance, de ma Légèreté à m'étourdir, de
ma facilité à pardonner, à oublier Les injures, sachez que
je viens de prendre un parti vin/rut... Personne n<
aperçu de rien. 11 n'y a pas eu de bruit. .J'ai simplement
trouvé un paquet à mon adresse, en cherchant quelque
chose dans Le secrétaire de mon mari. Ce paquet avait un
air solennel qui m'a frappée. ih\ y lisait : Ne rouvrez
qu après ma ))iort. Je n'ai pas eu la patience d'attendre
que je fusse veuve. Ce n'est pas avec une tournure de
santé comme La mienne qu'on doit compter survh re à quel-
qu'un. D'ailleurs, j'ai supposé que mon mari était mort et
j'ai été bien aise de voir ce qu'il pensait de moi durant sa
vie. Le paquet mYtant adressé, j'avais le droit de l'ouvrir
sans indiscrétion, et, mon mari se portant fort bien, je
pouvais lire son testament de sang-froid. Vive Dieu ! quel
testament! Des malédictions, et c'est tout. Il avait ras-
semblé là tous ses mouvements d'humeur et de colère
contre moi, toutes ses réflexions sur ma perversité, tous
ses sentiments de mépris pour mon caractère. Et il me
laissait cela comme un gage de sa tendresse î Je croyais
\ i l ; 0 l ; l : DUDEVAN1
Dessinée par elle-même
1831
GEORGE SANU 30o
rêver, moi qui, jusqu'ici, fermais Lee yeux el ne voulais
pas voir quej'étais méprisée. Cette Lecture m'a enfin Urée
de mon sommeil. Je me suis dit que, vivreavec un homme
qui n'a pour sa femme ni estime ni confiance, ce su-aif,
vouloir pendre la vie à un mort. Mon parti a été pris et,
j'ose le dire, irrévocablement. Vous savez que je n'abuse
pas de ce mot. Sans attendre un jour de [>lm>, faible et
malade encore, j'ai déclaré ma volonté ei décliné mes
motifs avec un aplomb et un sang-froid qui Font pétrifié. Il
ne s'attendait pas à voir un être comme moi seleverde
toute sa hauteur pour lui l'aire tète. 11 a grondé, disputé,
prié. Je suis restée inébranlable. Je veux une pension,
j'irai à Paris, mes enfants resteront à Nohant. Voilà le
résultai de notre première explication ■>... La paui re femme
continue en lui disanl que, naturellement, elle n'a aucune
envie d'abandonner ses enfants, que ce n'était là qu'une
feinte pour faire peur à Dudevant, qu'elle ne partira que si
Boucoiran se décidée rester avec Maurice à Nohant, mais
qu'en toul cas. elle a résolu «le passer dorénavant six mois
à Paris e1 o six m<>N à Nohant, près de mes enfants, voire
près de mon mari qui- cette Leçon rendra plus circonspect.
Il m'a traitée jusqu'ici comme si j<- lui étais odieuse. Du
moment que jeu suis assurée, je m'en vais. Aujourd'hui il
me pleure, tani |»i^ pour lui ! Je lui prouve que j<' ne veux
pas être supportée comme un fardeau, mais recherchée et
appelée comme une compagne libre, qui ne demeurera près
de lui que Lorsqu'il en sera digne. Ne me trouvez pas
impertinente. Rappelez-vous comme j'ai été humiliée ! cela
a duré huit ansJ o Puis elle prie Boucoiran de lui garder
là-dessus Le secret et Le prie de Lui adresser la réponse
« poste restante. Ma correspondance n'est plus en
sûreté »...
20
306 GEORGE SAM)
Aurore écril encore à Boucoiran le 13 janvier \X'-\\
[fragment inédit qui manque dans la « Correspon-
dance»)* : « Mettez-^ toute votre prudence naturelle. Ne
Laissez jamais passer celles que vous m'écrirez parles
mains de mon mari. Fiez-veus médiocrement à mon frère,
à Duteil ei à André. Vincent est le seul sur qui vous puissiez
Compter et vous ferez bien <l«' l'avertir qu'il n'ait jamais à
remettre la réponse à d'autres qu'à vous. Le meilleur moyen
de vous assurer de lui, c'est de lui dire que ces lettres sont
de moi ou pour moi; il est accoutumée soigner religieu-
sement ma correspondance. En outre je \<>u^ écrirai à
La Châtre jmsir restante et vous recommanderez à M De-
cerfzou à son remplaçant, si elle vient à perdre son bureau,
comme il en est question, de ne remettre ces Lettres qu'à
vous ou à Vincent. Quand vous les aurez lues, jetez-les au
feu ou serrez-les à clef, car je vous avertisque vous ne
serez pas le premier dont les papiers aient été fouillés et
examinés. Hélas! quels détails dégoûtants! Il Tant que vous
soyez bien mon ami pour n'en être pas rebuté... »
11 fut donc décidé qu'Aurore passerait tour à tour trois
mois à Nohant et trois mois a Paris, et, qu'aussitôt établie
dans cette ville, elle prendrait chez elle Solange, que,
pendant ce temps, Maurice resterait avec son père et
Boucoiran à Nohant, qu'il serait ensuite mis dans un col*
lège, qu'enfin Dudevant payerait à Aurore les 3 000 francs
qui lui étaient assignés par son contrat. Ceci pendant les
six mois que sa femme passerait à Paris.
Hippolyte, Duteil et quelques autres amis essayèrent,
aussitôt qu'ils eurent appris cet arrangement, d'en détour-
1 Ce fragment se rapporte à la page 14G du 1er volume de la Corres-
pondance ; il vient après les mots : « Ensuite prenez garde à vos lettres
et aux miennes. Mettez-y votre prudence naturelle... »
GEORGE SAND 307
ner Aurore et de l'effrayer. Soûle, Emilie Châtiron qui
connaissait parfaiiemeni toutes les misères de la vie d'Au-
rore, comprit que la résolution de la jeune femme était lu
meilleure à laquelle elle pût avoir recours pour s'y sous-
traire et conjurer d'avance un dénouement plus funeste
encore.
Dans Y Histoire de ma Vie, il n'est rien dit de l'événe-
ment dont parle la lettre, tout y est raconté de manière â
laisser la cause définitive de la résolution d'Aurore assez
inexpliquée. (Test ce qui fait que tous les biographes (à
l'exception de miss Thomas, dont nous axons su plus haut
reconnaître le mérite dû à son ouvrage'), s'étendent, en
parlant de cel épisode de la vie d'Aurore Dudevant, sur
son désir de gagner sa vie et regardent ce désir comme
la raison définitive qui lui a fait abandonner Nohant, tan-
dis qu'il n'en est qu'une dv> émises préliminaires. Sa
lettre à Boucoiran prouve, au contraire, qu'Aurore voulait,
avant tout, sauver sa personnalité, se mettre en dehors
dr> volontés et du manque de volonté de son mari. Ce que
nous avançons ici mérite une attention toute particulière,
carc'est, selon nous, cette idée de liberté individuelle qui
esl La pierre angulaire de tous les écrits de George Sand.
Cette « libération de l'individu », elle la prêcha tout -
vie el sous toutes les formes possibles, et non dans le sens
étroit de la «■ femme libre » voire de « l'amour libre »,
comme beaucoup l'onl cru el le croient encore. II semble
que, seul, Dostoïevsky ait bien compris et bien rendu cette
idée principale de toute l'œuvre de George Sand, ce qu'il
y avail en elle d'éternellement vrai, de grand e( d'ines-
timable et ce qui survivra au romantisme, au naturalisme,
* Voir le chapitre lM de aotre Ih re.
308 CSORGI SAM)
à foules les écoles littéraires, quelles qu'elles puissent être.
Certes, L'histoire de la lettre a testament deDudevani •
trouvée par Aurore m- lui que ladernière goutte qui lit
déborder la coupe Ho l'amertume' néanmoins, m cette
goutte no lui pas tombée, Aurore Dudevant ne so fut peut-
être pasdécidée, au commencemenl de 1831, à s'établir à
J'iiris. Ou dirai! qu'elle Fa saisie au vol comme le pré-
bexte qua allait La mettre bots de page, lui permettait de
rompre avec Dudevant. Elle quitta Nohaul le i janvier I n:m .
Au début de notre récit du mariage des Dudevaat, nous
avons signalé les trois causes qui peuvent assurer ta sta-
bilité du mariage. Le lecteur peu! \<>ii\ par tout ce qui \ ienl
d'être dil, que c'esl le manque de ces trois conditions, le
manque d'harmonie dans la vie intellectuelle «les deux
époux, l'absence d'un amour vrai el du savoir-vivre exté-
rieur qui amenèrent Aurore au désenchantement, au refroi-
dissement et au divorce moral. En 1831, Aurore <•» Emilie
Châtiron supposaient que colle séparation de facto sérail
la solution définitive de cette question embrouillée : Aurore
ne prévoyait pas qu'une autre cause — l'avenir des
enfants à assurer — exigerait un jour une solution lr</'rf(\
^ert que pendant de longues années encore, même après son
■divorce, elle aurait à défendre ses droits et ceux <!■
enfants. Quoiqu'il en soit, l'année 1831 fait époque dans la
vie de Casimir el d'Aurore Dudevant ; et, à partir de ce
moment, les deux époux se trouvent, vis-à-vis Fus de
l'autre, dans une position toute nouvelle, ce qui nous
permet de clore, par cet incident, le chapitre de la vie
eonjugale de George Sand.
CHAPITRE VI
(1831)
Inexactitudes de Y Histoire (h- ma Vie et erreurs des biographies»
— Vie excentrique. — Amis berrichons. — Jules Sandeau. —
Le comte de Kératry et de Latoucbe. — Rose et Blanche. — «Jules
Saml a cl c< George Suud ». — La Molinara, Bigarrure, «Vision »,
Lu Fille d'Albano, htdiana, Valentine, La Marquise, Mclchior,.
Le Tua si. Lu Heine M a h.
1-Y-lix IVaf ', on pays de George Sand comme ou le sait,
raconte dans ses Souvenir* \ qu'en 1831, il fut un jour
invité par Jules Sandeau à Raccompagner au bureau dv<
diligences du Berry pour y rencontrer une dame de sa
connaissance. Il vit descendre de l'impériale un jeune
étudiant alerte, en jaquette de velours, roillo d un béret,
qui, à SOU grand étonnement, se trouva être la baronne
Dudevant. C'est ainsi qu'il lit la connaissance de la future
George Sand drs le premier joui- de son arrivée à Paris.
Malheureusement ces mémoires doivent être rangés parmi
récits apocryphes e1 légendaires auxquels sont si
enclins bous ceux qui écrivent leurs souvenirs après coup,
lorsque la mémoire leur tait déjà défaut et lorsque ce
qu'ils ont entendu à diverses époques, imaginé ou inventé,
\ieni se confondre sous leur plume avec des faits réelle-
ment \ u> et se transformer en quelque ehose de vague
i liv Pyat, écrivain <•( homme politique, pfas tard devenu < nua-
aard, naquit .1 Vierzon en 1810 el mourul en 1*889 .1 Pi
i Gnande Revue de Paris et de Péterebourg, rédigée par Ars. H
Baye. 1881, n* I. 0 Comment j'ai connu G v Met 9
par Félix Pyal .
310 GEORGE SAM)
et de nuageux, où il nV>t plus possible de distinguer ce
qui est vrai de ce qui esi faux '.
Le petit étudiant à physionomie éveillée courul en effet
plus tard les rues de Paris avec ses compagnons berri-
chons, mais ce n'es! pas d'un coup que se métamorphosa la
rêveuse amie de Zoé Leroy en te gamin et en cet apprenti
littéraire don! George Sand parle dans {'Histoire de ma
Vie [chapitres XIII, XIV <1<' la quatrième partie, vol. IV .
Uneseule chose est exacte dans le récit de Pyat, c'est
qu'à l'arrivée d'Aurore Dudevanl à Paris, dans le courant
fle janvier 1831, Jules Sandeau l'y attendait déjà.
Le récit que George Sand elle-même nous fait dans
\ Histoire île )ti(( Vie de ses premiers pas à Paris n'est j »; » —
moins inexact. En guise d'introduction à <•<■ récit, elle
expose, mais (rime manière fort vague cl obscure, les
raisons pour lesquelles clic ne racontera plus ses faits el
gestes dans leur ordre' chronologique, quoique a ici. dit-elle,
ma vie devienne plus active, plus remplie de détails et
d'incidents2 ». Elle prétend agir ainsi par générosité et
par délicatesse envers les personnes don! la vie est trop
étroitement liée à la sienne, pour ne pas être indiscrète
envers elles. Elle préfère, ajoute-t-eUe, se taire sur beau-
coup de chose* et sauter par- dessus, préférant même
donner par là l'occasion de la calomnier, plutôt que
d'avoir à accuser les autres et à se justifier, et. à partir
de 1831, tout ordre chronologique dans Y Histoire de ma
1 Tout aussi apocryphes sont les chapitres des Souvenirs d'Àrs. Hous-
saye lui-même, consacrés a li. Sand. Jules Sandeau. Marie Dorval et
la mansarde du quai Malaquais en 1832. On ne peu! y puiser que luit
.peu de laits certains. (Les passades sur G. Sand se trouvent dans Les
Confessions, souvenirs d'un demi-siècle, par Ars. Houssaw. t. V et Vf,
.(Paris. Dentu, L 891) et dans les Souvenirs de jeunesse [1840-1859). Paris.
Ernest Flammarion.
* histoire de ma Vie, vol. IV, 4e partie, p. 77.
GEORGE SAM) 311
Vie est en effet interverti et dès les premières pages, racon-
tant l'établissemenl d'Aurore Dudevant à Paris, le biographe
ne doit plus la suivre à la lettre, tant son récii est embrouillé.
Ainsi, George Sand commence par faire la description du
logement qu'elle occupait quai Saint-Michel et par nous
raconter comment elle a acheté des meubles et s'y esi ins-
tallée avec sa petite fille, pour ajouter aussitôt après, comme
en passant, que c'était là son logement durant « la deuxième
année de son séjour àParis, niais que, d'abord, elle y avait
vécu d'une manière très inusitée » Par contre, la Cor-
respondance nous apprend qu'elle avait d'abord logé rue
de Seine. n°31 \ et que ce ne tut qu'au mois de juillet 1831,
après une seconde arrivée de Nohant à Paris, qu'elle
s'était installée au quai Saint-Michel, avait acheté des
meubles et s'était fait un chez-soi ; qu'elle avait ensuite
passé une fois deux mois à Nohant, ('-(ait rentrée à Paris
pour les mois de novembre et de décembre, était retour-
née à la campagne pour le mois de janvier \W.Y2 et n'avait
amen»' sa fille Solange à Paris qu'en avril de la môme
année*. Cependant, au chapitre XIII du vol. IV deYHistoire
1 Dans !•' tome I Je la Correspondance, la lettre à Charles Duvernet
«lu 19 janvier 1831 esl imprimée sans adresse, mais lors de sa première
impression dans la Nouvelle Revue 1881, cette lettre était datée, comme
dan- 1< iii^ri n;il : Paru, u-i/e de Seine, 31) 19 janvier 1831.
C'étail l'appartement d'Hippolyte Chatiron el c'est bien là qu'elle
•'•tait descendue en arrivant a Paris. M. amie prétend, au contraire,
que Jules Sandeau demeurant alors rue Racine, c'esl chez lui qu'elle
alla directement s'établir .i Paris.
Nous trouvons encore, 'lui- !<• tome II 'lu Curieux, l'indication que
■ Sand et Jules Sandeau demeuraienl dans ce même hôtel Jean,'
Jacquet Rousseau, »• ». rue des Cordiers, où avaient demeuré avant eux
Jeata-Jacques Rousseau lui-même, Condillac, Mabl) el Gresset, <-i plus
lard Gustave Planche. Balzac fait descendre Bon héros Lucien de
Rubempré, après son arrivée à Paris, .i ce même hôtel, qui a
d'exister depuis issT.
* Correspondance, vol. I. et les lettres inédites de janvier 1831 à
jan\ ier 18
312 GEORGE SAM)
de ma Vie, elle dépeint, dès les premières pages, son I
meut du quai Saint-Miahe] el raconte comment elle vivait
à Paris « avec sa fille ». Puis elle fait tout à coup un
retour à L'année \x.\\ el nous raconte sa vie « inusitée »,
piii.s elle revient encore une (bis, et sans prévenir le lecteur,
à 1M2, en sorte que I <»n peut perdre le fil «lu récit au
milieu de ce gâchis chronologique. George Sand jette à
dessein un voile sur cette nouvelle époque de sa vie, car
son arrivéeà Paris el La rupture avec son mari coïncidaient
avec un autre événement important dans la vie d'Aurore
Dudevant : sa Liaison avec Jules Sandeau,
Léonard-Sylvin-Julien Sandeau, un berrichon encore
comme George Sand et Pyat, naquit Le 19 février 1*11 à
Aubusson. Il se préparait au barreau et faisait son droit à
Paris. C'est en \X'2\) ou 1830, qu il lil la connaissance des
Dudevant au Coudray, près La Châtre, chez des amis com-
muns, Les Duvemet. Etant Le camarade de Fleury, de
Charles Duvernet, de Papet et de Gabriel de Planet, il se
lia bientôt d'amitié avec Aurore et son jeune protégé 1><»u-
coiran. Tous ces jeunes gens se voyaient tantôt chez l'un,
tantôt chez L'autre; on s'amusait, on faisait des promenades,
on dansait ou on Faisait de la musique1. Mais ce qui les
intéressait surtout, c'était la littérature et sa nouvelle
rcolc. [Ce goût de la Littérature n'a rien qui puisse nous
(.'tonner, car presque l<>u> les membres de cette petite
société intime, à commencer par George Sand et Sandeau,
entrèrent plus tard, de façon ou d'autre, dans la carrière
littéraire. C'étaient tous des écrivains <>u des amateurs de
1 Remarquons pour les musiciens el les dilettanti, que déjà en 1 830.
George Sand mentionne souvent dans ses lettres le nom de Berlioz,
alors si peu apprécié en France, mais don! les Mélodie* el les autres
œuvres étaient déjà connues et estimées dans le petit cercle d'ami?
d'Aurore,
&EORGE >AND 313
littérature eu berbe. On baissai souvent des lectures à liante
voix cl on s'enthousiasmail surtout pour le chef du roman-
tisme, Vîetor Hugo. Ses œuvres étaient avidement dévo-
. ainsi que les articles de Sainte-Beuve. Aurore ei
jeunes amis se moquaienl bien du style de La nouvelle
école romantique cl de ses exagérations, ils les parodiaient
même dans leurs lettres, mais Victor Hugo restai! néan-
moins pour eux un objet d'admiration et de vénération.
Les relations d'Aurore avec ces jeunes gens étaient
simples et cordiales, nue vraie camaraderie, avec cette
teinte de bohème romantique, que, sous l'influence des
idées samtrsimoniennes flottant dans rair et du romantisme
naissant, George Sand adopta dès lors envers ses amis
masculins ei qu'elle professa toute sa vie.
Chaque fois qu'un des membres de la petite société par-
tait pour Paris pendant que les autres rotaient à Nohant
ou à La Châtre, une lettre était aussitôt écrite en commun
et expédiée à l'absent. Parmi Leslettres inédites de George
Sand, <»n trouve plusieurs épitres humoristiques à Duvernet,
écrites en commun ou tour â tour, en vers et en prose,
par Aurore, Sandeauet Fleury. Elles son1 pleines de verve
et d'une gaieté exubérante.
L'une d'elles est signée comme suit :
Aurore I >ude \ am
hugolâtre !
Jules Sand eau
hugolâtre ! !
Alphonse Fleury
hugolâtre! : :
Lorsque, en 1830, fous ces m ssieura partirent poui
314 GEORGE SAM)
Paris, ils envoyèrent à leur tour à Aurore une lettre collec-
tive, à laquelle elle répondit par les deux missives humo-
ristiques publiées dans la Correspondance, L'une d'elles
porte le titre. « Epître romantique à mes amis, Sandeau,
Fleury, Duvernet ;>, el l'autre est écrite sous forme de
<( Réclamation adressée pan le chien Brave à MM. Fleury
et Duvernet, pour offense à la personne du dit Brave et
diffamation gratuite auprès de sa protectrice, dame
Aurore, châtelaine de Nohant et de beaucoup de châ-
teaux en Espagne, <l<>ni la description serait tr<>/> longue
à mentionner ». Le chien Brave porte plainte contre <•<■>
messieurs, qui l'accusaient de a traiter de factieux les glo-
rieux libérateurs de la patrie o, de lire la Quotidienne et
d'autres crimes semblables.
Ces épitres drolatiques QOUS peignenl de la manière la
plus attrayante le parfait accord et la gaieté qui régnaient
parmi celte jeunesse. Bien autrement remarquable encore
est la lin de la lettre du '21 octobre 1830, adressée à. Iules
Boucoiran et imprimée en entier dans la Revue des Peux-
Mondes, de 1881, parmi les quatorze lettres de George
Sand, mais qui, pour une raison quelconque, fut tronquée
lors de son impression dans la Correspondant -e l et où
George Sand dit : « Les cancans vont leur train à la
Châtre plus (pie jamais. Ceux qui ne m'aiment guère
disent que faime Sandot2 (vous comprenez la portée du
1 M. Roeheblave. on citant ci' passade dans son article Ccorr/e Sand
avant George Sand (Revue de Paris. KS9(3), se trompe complètement en
l'appelant « inédit ». Chacun peut le lire dans le n° du lo janvier 1881
de la Revue des Deux Mondes.
2 A cette époque, chose remaquable. Aurore Dudevant écrivait encore
« Sandot » au lieu de « Sandeau ». Dans la Correspondance de George
Sand toutes ses fautes sont corrigées, on a corrigé celle-là aussi. Dans
la préface de Pauline elle avoue pourtant qu'elle taisait encore à ce
moment beaucoup de fautes d'orthographe.
GEORGE SAM) 31.*i
mot) ; ceux qui ne m'aiment pas du toul disent que
j'aime Sandol e( Fleuryà La fois; ceux qui me détestent,
que Duvernel et. vous, par-dessus le marché, ne me font
pas peur. Ainsi, j'ai quatre amants à la fois. Ce n'esl
pas trop quand on a comme moi les passions vives. Les
méchants et les imbéciles ! Que je les plains d'être au
monde ! Bonsoir, mon 'fils, écrivez-moi. Et à propos,
Sandot m'a chargé de le rappeler spécialement à votre
souvenir. Il vous aime, cela ne m'étonne pas. Aimez-le
aussi, il le mérite ».
Si, eonuiK le voit, fout le inonde dans cette petite
société était fié d'amitié, il y avail deux de ses membres,
les deux Jules, qui étaient tout particulièrement chers à
Aurore : Boucoiran et Sandeau. Dans le chapitre précédent
nous avons vu que c'est à Boucoiran qu'Aurore, avant
tout autre, avait communiqué les détails de sa catastrophe
de famille et de la résolution qu'elle avait prise de quitter
le toit conjugal. Elle ne s'éloigne de Nohant qu'après avoir
reçu de Boucoiran La promesse de diriger l'éducation de ses
enfants pendant ses absences. Les lignes <pie nous venons
de citer nous apprennent, d'autre part, que les calomnies de
la Châtre lui donnaient déjà alors Sandeau pour amant.
La médisance anticipait beaucoup sur les faits, car les
rapports entre Aurore et Sandeau ne devinrent intimes que
beaucoup plus tard '.
A l'époque où Aurore Dudevant quitta son mari, ses rap-
ports avec Sandeau n'étaient encore que purement amicaux,
un peu « bohèmes » comme nous l'avons dit plus haut,
quoique plus intimes qu'avec les autres jeunes gens de son
1 h. ne une lettre è Emile Regnaull elle 'lit Bans détour : » Pendant
trois mois... je lui ni résisté... (Défense d( ^•■tml par Henri
Amie, i Lettres h Emile Régnault », le Figaro, 9 novembre is
316 6E01GI >AM)
cerclé. Dans ses Lettres à Emile Regnault, Aurore raconte
comment ii;i(|iiil cet amour, comment ils se voyaient souvent
dans le petit bois entre Nohaiii et techâteas d'Ara et comment
Jules devina Je sentiment qu'eue lui portail avant qu'elle
s'en pendit compte elle-même. Naïvement et candidement,
elle dit, qu'en aperces an! au salon us tas de chapeaux gris
à peu près les arènes, elle s'empressait de reconnaître au
a lacet rouge a qui distinguait le ehapeau de Jules, si Jules
était là, sans s'avouer qu'elle l'attendait.
En arrivant à Paris, Aurore y retrouva ta même
société de jeunes Berrichons. Jouissant d'une pleine
liberté, elle voulut plus que jamais se mettre avec eux
sur le pied de l'égalité, secouer tout préjugé, toute
chaîne quâ L'empêchât de partager en camarade l'exisr
tence de ses amis, adonnée aux intérêts les plus brû-
lants, aux projets les plus hardis. Elle eut tout d'abord
à « Liquider » son passé, à quitter ses anciennes liaisons
mondaines, pour commencer une vie nouvelle et -.• Paire
un avenir à sa guise. Elle commença par rompre avec
ceux de ses parents et amies, qui auraient <lésapprou\
démarche, qui auraient jeté le haro et se seraient éloignes
(Telle en apprenant qu'elle avait quitté le toit conjugal.
Elle alla donc au couvent faire ses adieux à ses Soeurs
bien-aimées, puis elle lit une visite aux demoiselles Ba/ouin,
alors mariées et devenues comtesses, et à quelques autres
de ses amies du grand monde. Elle ne leur révéla rien.
Elle leur promit même de revenir, quoiqu'elle sût parfai-
tement qu'elle les voyait pour la dernière lois, que le
temps viendrait bientôt, où, malgré leur attachement, elles
n'oseraient plus la recevoir, et, à leur corps défendant.
se détourneraient d'elle comme d'une femme qui avait
foulé aux pieds toutes les règles de la morale. Elle revit
GEORGE SAM) :U7
encore quelques autres amies mondaines et irréproehable-
ment morales, puis, ces visites finies, «'lie brûla ses vais-
seaux, et devint définitivement s gamin » et « apprenti
littéraire ». Alors commencèrent pour elle les Lehr und
Wanderjakre — « Années de voyages et d'apprentis-
sage, »
La situation matérielle d'Aurore était bien pénible: La
somme consentie par son mari était trop minime efl
M"1" Dudevant dot économiser sur toutes choses, Dourri-
ture, vêtements^ billets de théâtre trop coûteux, livres
nouveaux. Elle voulait cependant oe pas rester en arrière
de ses camarades et prendre sa part de leurs plaisirs. Dans
courses à travers Paris, par tous les temps, à chaque
heure <ln jour et de la nuit, les belles robes et les
fines chaussures s'abîmaient ; elles L'empêchaient en
outre d'aller partout sans attirer l'attention et sans
scandaliser ceux qui la voyaient N'oublions pas qu'à
cette époque, les dames n'occupaient jamais aux théâtres
que les place- de Loges et de balcoi et ae sortaient pas
seules le aoir. En ces années, où l'on se serait récrié d'hor-
ivur à la vue d'une bicycliste contemporaine ou d'une
femme portant un petit chapeau d'homme et un de ces
costumes tailleurs mi-masculins avec gilet et cravate, si
reçus de dos jours, Les dames recouraient dans lescircons-
tancee Les plus diverses au costume masculin, et Byron n'a
rien inventé d'invraisemblable en obligeant ses amoureuses
travestir en hommes pour accompagner ainsi Leurs
amants dans Leurs voyages à travers le monde, Lorsque
Lamartine rencontra à Rome Le chanteur David avi
fille Camille, celle-ci, pour plus de commodité, accompa-
gnait son père, habillée en garçon. La mère el la tante
d'Aurore Dudevant, dans Leur jeunesse, faute d'avoir assez
318 GEORGE SAM)
dé fortune pour prendre des Loges trop coûteuses, accom-
pagnaient leurs maris au spectacle en costumé d'homme,
sans aucune prétention au « féminisme » ni à l'émancipa-
tion. Non loin de Nohant, demeurait une jeune coml
avec son père; elle portail des vêtements d'homme pour
chasser le lièvre, el c'est cequi avait inspirée Deschartres
ridée de conseiller à Aurore d'en porter aussi pour aller à
La chasse. I bailleurs M""' Dudevanl avait déjà revêtu tant de
fois ce costume dans la vie el mu- la scène, qu'elle trouvai!
maintenant tout naturel de L'adopter sans rien vouloir
« prouver >-> par là, mais tout simplement pour taire des
économies et parce qu'elle Le trouvait pratique. !)<• nos jours,
quand Les hommes portent Les cheveux coupés ras et que
tous s'habillent uniformément en frac <»u en veston, en
culotte étroite et en chapeaux de liante forme, ce qui, selon
l'expression d'un écrivain d'esprit, leur donne à tous un
air de « piteux ramoneurs » — une femme habillée en
hunune serait aussitôt reconnue, comme M"" ' Dieulafoi qui
se l'ait trop remarquer en frac, avec sa boutonnière décorée.
11 n'en était pas ainsi à Paris, en 1830. On était alors en
plein romantisme. 11 suffit de lire La description de la maison
La Chilpéric et de ses habitants dans les Mémoires d'an
Anglais à Paris1 pour se faire une idée des costumes extrava-
gants, moyen-âgeùx ou fantastiques, des coiffures impossibles
et des chapeaux étranges, que portaient Les jeunes poètes
et les artistes du quartier latin. C'était une mascarade per-
manente. Si Aurore se fût même costumée en Raphaël —
cheveux jusqu'aux épaules et béret à larges bords — ou
quelque autre costume historique, commode pour une
1 Un Anglais à Paris. Notes et souvenirs. Ier vol. (1835-1848), IIe vo
(1848-1871). Paris, Pion. 1894.
GEORGE 8 AND • 319
femme, personne n'y aurai! reconnu une dame; mais elle
s'habillait en simple bourgeois de l'époque. La mode du
temps facilitai! ce travestissement. « Les hommes portaient
de longues redingotes carrées dites à 1$ propriétaire, qui
tombaient jusqu'aux talons et qui dessinaient >i peu la
taille » que le frère d'Aurore, Hippolyte, avait dit en
riant : « le tailleur prend mesure sur une guérite et ea
irait à ravir à tout un régiment ». Aurore endossa donc
une « redingote-guérite »', se noua une grosse cravate en
laine, se fit couper ses boucles noires jusqu'aux épaules, et
mit un chapeau de feutre mou.
George Sand nous dit avec raison que, même sur le
théâtre, Les femmes ne trahissent leur sexe que par leur
trop grand désir de plaire et de faire impression ; mais
comme le meilleur moyen pour une femme, qu'elle soit
habillée en homme ou en femme, pour passer inaperçue,
est de sacrifier l'éclat de ses yeux, ce déguisement lui
réussit parfaitement. Sans attirer l'attention de personne,
lie put courir les rues, fréquenter les cafés, les cabarets,
Taux places à bon marché au théâtre, prendre part aux
réunions des clubs républicains et des Saints-Simoniens,
visiter les ateliers des peintres et les musé s, gravir les
tours de Noire-Dame et assister aux conférences des
sociétés savantes, en un mot, aller partout avec les trois
ou quatre amis berrichons, qui composaient son cénacle
pendant les premiers mois de >«»n séjour à Paris. C'étaient
Félix Pyat, Jules Sandeau et de Latouche', auxquels se
joignaient parfois Charles Duvernet et Alphonse Fleury,
surnommé par eux « le Gaulois » ou « le Germanique ■>.
'Alexandre Hyacinthe Thabauq* de Latouche, né en 1785 à La Châtre,
mort .l Auin.iy en 1857; journaliste, poète lyrique et dramatique «'t
i ancier, il fut le fondateur du Figaro et B'eat surtout rendu célèbre
I
au
320 G E 0 R G E S A N D
Le député Duris-Dufresne, don! nous avons déjà eu plusieurs
fois [occasion de parler, e1 qui, dans les premiers temps,
aidait Aurore I se mettre en relation avec le monde litté-
raire de Paris, venait souvent compléter leur société.
Xous ne peproduirons pas ici les belles pages de 17//<-
tioire de ma Vie ou George Sand raconte avec tant de
rerve et d'entrain le passe-temps de ses joyeux compa-
gnons, toutes les farces inventées par eux au milieu de
leur- vagabondage à travers Parts, leur gaieté contagieuse
leur faisan! oublier pauvreté, privations et adversités de
fortune. Les souvenirs de George Sand se rapportant à
celle époque respirent la fraîcheur, la joie de vivre. Toute
celle généreuse jeunesse élail pleine de foi en l'idéal,
portée à l'héroïsme, rêvait La gloire, aspirait à transformer,
sinon le monde, au moins la littérature. Pouvait-on
regretter un dîner, qu'on ne pouvait se payer, Lorsqu'il
s'agissait (Tune soirée au théâtre, <>ù se donnait un nou-
veau drame de Victor Hugo ou une pièce de de Latouche
où il fallait siffler ou applaudir, car on « luttait pour le
bon principe ». Était-ce la peine de se soucier du froid
de la mansarde, lorsque les articles de de Latouche, de
Planche ou de Sainte-Beuve échauffaient tous les cœurs,
soulevaient des tempêtes d'enthousiasmes et tTespéra]
d'indignation et de ressentiment ?
Comme un jeune aigle échappé de sa cage, ivre à
liberté, assoiffée de savoir, brûlant d'une fièvre d'activité,
les yeux grands ouverts sur toutes les merveilles qui s'ou-
vraient devant elle, Aurore Dudevant se trouva jetée à
pour avoir mis en lumière le nom et la gloire d'André Çhénier, en
réunissant et en publiant ses œuvres. Parmi ses ouvrages à lui. citons
la Reine d'Espagne, Fragoletta et un recueil de poésies Les Adieux dont
nous parlerons plus loin.
GEORGtl SAND 321
Paris, et dans quel Paris? Dans ce Paris de 1831, au
lendemain d'une révolution, Lorsque la vie sociale, artis-
tique et intellectuelle, ressemblait à une mer après une
tempête, quand ses flots, non encore calmés, rejettenl sur
la plage de beaux coquillages, de merveilleuses herbes
marines, des perles précieuses, mais aussi des monstres
expirés, des mollusques repoussants el des épaves de
navires brisés. La littérature, les arts, les doctrines
sociales, la religion, tout était en fermentation, tout sem-
blait renaître à une vie nouvelle; chaque jour, surgissaient
de nouveaux écrivains et (le nouveaux livres, de nouveaux
prédicateurs et de nouveaux systèmes, de nouvelles pièces
de théâtre <•{ de nouveaux projets de bonheur universel
El tout cela, il fallait le connaître au plus vite, le voir,
L'entendre ; il fallait, en outre, ne plus être une campagnarde
arriérée, plonger dans le tourbillon de la vie parisienne,
saisir au vol L'esprit du temps « être dans le train ;), selon
L'expression des héroïnes de Gyp, mot que George Sand
n'aurait certes pas employé, mais ce qu'elle nous dit à ce
propos t'ii a bien le ^en^ : « ... J'étais avide de me dépfO-
vincialiser et de ni'1 mettre au courant des choses, au
niveau des idées el des formes de mon temps ».
Elle ;>\;iit bail- de vouloir rattraper le précieux temps
perdu à Nohani «•! à La Châtre, dans une vie uniforme,
banale, dénuée de tout intérêt*. Elle avait. trop peu de
vingt-quatre heures par jour pour voir, entendre, prendre
connaissance de (mit ce qui L'intéressait. Comme Liszt,
autre génie de L'époque, elle courait, du musée du Louvre
à l'église, pour entendre !«■ prédicateur célèbre : d'une
conférence au théâtre, pour entendre chanter la Mali-
' Hittoire de ma \ir, I. IV, p. m>
21
322 GEORGE SAM)
bran1, ou voir un nouveau drame de Victor Hugo; de la
bibliothèque où elle dévorait à L'instant tout ce qui parais-
sait, ou ce qu'elle ignorai! des grandes œuvres littéraires,
elle allait vnvv dans le vieux Paris, dont raffolaient les
romantiques, ou assister à quelque réunion saint-simo-
nicnnc2. Tout l'intéressait, tout l'attirait. Chaque jour' il
arrivait à Aurore de faire la connaissance de quelque per-
sonnalité plus ou moins célèbre du monde littéraire ou
artistique de Paris. Elle se réjouissait de chaque nouvelle
relation sortant de l'ordinaire, espérait toujours — comme
elle le dit avec beaucoup de candeur — entendre quelque
chose de bon, de beau et a devenir meilleure ». Dans
toute personne éininenlc. écrivain ou artiste, elle saluait
une nouvelle « lumière ». de chacune elle attendait « une
nouvelle parole », une idée profonde, une révélation.
Recherchant partout quelque manifestation éclatante du
génie humain, elle ne soupçonnait pas que celle soif de
lumière, celle ardeur intarissable, qui tendait à s'ouvrir
des horizons nouveaux, encore confus pour elle, ce vil
désir de savoir, d'élargir ses vues, que tout cela la distin-
4 A la lin de janvier 1831, elle écrit à son mari : « J'ai été
malade d'un rhume, mon ami. Mais je vais bien et je commence à aller
au spectacle. J'ai vu le Napoléon de Dumas à l'Odéon. La pièci
pitoyable, et Frédéric Lemaîtreest bien inférieur £ Goberl dans »•<• rôle...
J'ai été hier aux Italiens... J'ai vu Miui> Malibran dans O/ello. Lllr m'a
l'ait pleurer, frémir, souffrir enlin, comme si j'eusse assisté à une
scène réelle de la vie. Cette femme est le premier génie de L'Europe.
Belle comme une vierge de Raphaël, simple, énergique, naïve,
la première cantatrice et la première tragédienne. J'en >uis enthousiaste.
J'ai été avec les Périgny voir l'exposition du Luxembourg... Je vais
ce soir entendre Moïse à l'Opéra. Demain j'irai au Gymnase, et puis je
me reposerai des spectacles et je travaillerai pendant une quinzaine de
jours... »
2 Au mois de février 1831, elle écrit encore à son mari : « Croirais-tu
que je n'ai pas eu le temps d'aller entendre les Saint-Simoniens?
Mm0 de Périgny y est assidue, quoiqu'elle voie dans leur doctrine le
GEORGE s AND 323
guait des femmes ordinaires, relevait au-dessus de la foule
et attirait à elle tous ceux qui étaient capables de la com-
prendre et de l'apprécier. Elle, qui se croyait heureuse de
se trouver dans la société des élus, ne soupçonnait pas
qu'elle était elle-même marquée du sceau du génie.
On ne pouvait cependant pas toujours se borner au
rôle de spectateurs et de dilettanti, il fallait travailler.
Dans les deux dernières années qu'elle avait passées à
Nohant, Aurore* avait essayé de diverses occupations et
« métiers » et s'était décidée pour celui d'écrivain. Nous
avons dit déjà qu'il serait absolument erroné de croire
que c'était ajjrès son arrivée à Paris et la rupture avec
son époux, qu'elle fit tous i sais. C'est cependant
là une erreur, qui, ainsi que nous l'avons fait remar-
quer, se rencontre chez tous les biographes de George
Sand.
En \K.)\ elle ne s'était donc plus « essayée » à différents
métiers, mais elle se mit immédiatement à écrire pour se
créer des ressources, ce que l'en peut du reste voir par
toutes ses lettres publiées en inédites. Il est très intéressant,
très instructif aussi, de suivre dans celle correspondance
tous les tourments cl la rude école par lesquels elle eut
à passer dans les premiers temps de son apprentiss
littéraire. Sous ce rapport, ses Lettres nous présentent une
source bien plus féconde et des données bien plus véri-
lioi, \<' n'y vois qu'une erreur impraticable, <■! L'opinion générale <-n fait
déjà justice, il y a une Papesse, qui n'esl là que pour montrer sa robe
de velours bien «!<• «-ici ei Bon boa de cygne. Toujours des farces t.. . »
Les deux lettres inédites «loni nous venons de citer ces passages
farenl depuis publiées par le \ icomte 'i*1 Spoelberch, auquel eUes appar-
tiennent, an nombre des » 1 î v lettres d'Aurore Dudevanl à son mari,
es dans le Cosmopolis (lévrier lv.'T . ei réimprimées par lui dans
kgn excellent ouvrage, tout [>l.-in de documents ei palpitant d'intérêt
Véritable Histoire de « Elle cl Lui ». Paris, Calmann Lévy, 1897.
324 fiEORGK SAM)
cliques que YHisloire de ma Vie. où toutes ces difficultés
sont racontées d'une manière plus ou moins adoucie, et où
nous trouvons beaucoup de lacunes et d'inexactitud
disons plus, le.^ lettres H l'Histoire de ma Vie se contre-
disent même assez souvent Dans l'Histoire de ma \ ><-.
George Sand dit qu'elle s'adressa d'abord, pari'entremise de
Ouris-Dufresne, a Kératry, l'auteur du Dernier des Beau-
manoir, écrivain qui jouissait alors d'une grande réputa-
tion, mais aujourd'hui entièrement oubli»'. ËUe raconte
comme quoi il la recul d'une manière fori peu aimable,
qu'elle vil, dès L'abord que ce n'était pas 1»' guide qu'il lui
fallait, que leurs idées, leurs habitudes el leurs goûts diffé-
raient complètement, qu'elle ne remit donc plus les pieds
chez lui ei qu'elle s'adressa ensuite à de Latouche. Celui-ci
rit beaucoup du conseil que Kératry lui avait donné de « ne
pas taire de livres, mais des enfants ». à quoi elle aurait
répondu : « Gardez le précepte pour vous-même, si bon
vous semble » ou même, d'aprèsla version de de Latouche :
o Faites-en vous-même, >i vous pouvez ' ;>, et que c'est alors
que de Latouche l'aida dans les premiers pas à taire dans
la carrière littéraire.
Dans la Correspondance de George Sand, nous lisons aussi
que de Latouche, pour lequel elle avait une lettre de recom-
mandation, la reçut très aimablement, mais qu'il n'approuva
pas son roman [Aimée f et la lit entrer dans le journalisme ;
qu'il était très sévère et ne lui passait rien. mais que ce fut
lui seul qui l'aida en tout et devint aussitôt un ami pour elle.
Mais, parles lettres inédites à son mari2, nous voyons que
1 Histoire de ma Vie, vol. IV, p. 12:2.
2 Plusieurs, comme nous venons de le dire, parurent dan? le Cosmo-
polis de 1S'.>7 où elles lurent publiées par le vicomte de Spoelbereh qui
possède en outre toute la correspondance entre les deux époux.
GEORGE SAM) 325
tout d'abord elle s'était bien adressée à de Latouche pour qui
elle avait réellement une lettre de recommandation de la
part de Mmc Duvernet mère, tante de de Latouche, que celui-
ci reçut la jeune aspirante avec beaucoup d'affabilité, mais
qiïil ne lui plut pas. Ses manières lui axaient paru antipa-
thiques et lui-même ne lui avait inspiré aucune confiance.
C'est alors qu'elle s'était adressée à Duris-Dufresne en le
priant de la recommander à Kératrv. Dans ses lettres,
datées de janvier à mars 1831, elle dit à plusieurs reprises
qu'elle ne veut pas avoir affaire à de Latouche, ni même
suivre ses <-<wiseils, que Kératrv lui plaît beaucoup mieux,
mais qu'elle prie son mari de ne souffler mot là dessus
devant les Duvernet, peur ne pas offenser M— Duvernet et
pour que la nouvelle de ses rapports avec Kératrv n'arrive
pas aux oreilles de de Latouche. Le fils du comte de
Kératrv a donc eu parfaitement raison quand il protesta,
dans le Fir/aro\ contre ce qui est dit de son père dans
« Y Histoire de ma Vie » et que, pour le prouver, il publia
des lettres d'Aurore DadevanJ î\ son père. 11 est hors de
doute qu'au début, Les relations entre elle et Kératrv furent
amicale* <-f agréables, que Kératrv désirait l'aider autant
qu'il Le pouvait*, et que ce ne fut qu'au bout de quelques
temps qu'ils \ irenf combien iU se convenaient peu par leurs
idées et leurs goûts. Cela n'arriva que plusieurs mois après
l'installation de M0* Dudevanl à Paris. Le \ mars 1831 elle
écrit à Boueoiran. «J'ai revu Keratry et j'en ai assez. Hélas!
4 Wigmro, 2S septembre isss. Comte Km. de Kératrv : e Lettres médites
■ <r<ie Sand ». A.assj il. m- ses Petits Mémoires, 1 vol. Qllendorff.
"Voir la lettre sans date i Bon mari, m.' portanl >\n< \,> nuit i Vrn-
dredi ». la troisième qu'elle lui écrivit après khb départ '!-• Nohant,
(pouvant ôtre 'If février 1834 d'après l'annotation 'lu vicomte de Spo i
berch, faite par lui Ion de la publication <l • cette lettre dam
326 GEORGE SAND
Il no faut pas voir les célébrités de trop près »... Il est
donc évident que ee n'est pas de Latouche qui la conseilla
le premier, mais (pic sou premier conseiller fut Kératry. Il
est évident aussi que ce n'es! pas Duris^Dufresne a qui
combattit son projet d'aller voir de Latouche contre lequel
il avait de furies préventions » — comme elle l'écrii dans
V « Histoire1 » mais qu'elle-même, ayant, drs son arrivée
à Paris et avant de connaître Kératry, fait la connaissance
de de Latouche, ressentit aussitôt de la défiance et (!<• l'anti-
pathie pour lui, tàcjba de l'éviter et se tint sur la réserve
jusqu'à ce qu'elle eût compris quel brave cœur, toujours
prêl à aider ses jeunes confrères, se cachait sous son exté-
rieurrevêche, el alors leurs relations devinrent très amicales.
Dans les commencements, de Latouche se montra effective-
ment d'une grande sévérité envers la novice; la petite fille
de Marie-Aurore de Saxo l'ut très choquée de ses manières
brusques et deson ton autoritaire, l'impression fut — comme
nous l'avons vu — que Kératry était plus agréable et elle
prétendait « ne pas aimer de Latouche et ne pas vouloir
lui être obligée a ».
Le 15 janvier elle avait cependant déjà l'intention d'aller
avec de Latouche chezMme Récamieroù elle espérait voir
Delphine Gay et plusieurs autres célébrités littéraires. Le
19 janvier, Aurore écrit encore, comme toujours d'un ton
ouvrage : la Véritable histoire de « Elle et Lui ». surtout les plu
« Kératry m'a reçue d'une manière paternelle, et j'ai bonne espérance
maintenant, car, entre nous soit dit, je ne m'entendrai jamais avec un
homme comme Latouche. 11 continue pourtant à mettre beaucoup d'o-
bligeance dans ses démarches... Quant au roman, les corrections qu'il
exige vont mal avec mes principes. J'aime mieux adopter celles que
Kératry m'imposera, car lui, du moins, est un honnête homme et un bon
homme ».
1 Histoire de ma Vie, t. IV, p. 122.
2 Lettre à son mari écrite à la lin de janvier 1831.
GEORGE SAND 327
humoristique, à Charles Duveruet qu'elle était allée avec
Fleury chez de Latouche, « car, dit-elle, il aurait fallu deux
mulets pour traîner jusque-là mes œuvres légères, qui
avaient cependant du poids », que de Latouche Taxait reçue
d'une manière charmante — ce qu'elle attribue à la protec-
tion de la vieille Mme Duveruet — mais Le résultat de sa
visite avait été que « son roman était déclaré n'avoir pas le
sens commun ». De Latouche lui dit encore « qu'il fallait
tout refaire, que je ferais bien de recommencer, à quoi j'ai
ajouté : Suffit ».
Elle essaya ensuite, comme elle le dit dans la lettre à son
mari de la tin de janvier dont il a été déjà question, de faire
paraître une œuvre dans la Revue de Paris, mais là on lui
dit qu'on ne pouvait l'accepter, « le nom de l'auteur
n'étant pas connu ». « De Latouche, — ajoute-t-elle dans
une autre lettre à son mari, écrite à la fin de février, —
promet d'en inventer un... »
Dans la lettre déjà citée, du 19 janvier, adressée à Char-
les Duveruet, elle parle avec plus de détails de ses rap-
ports avec la Renie de Paris et de son rédacteur en chef,
M. Yéron. « Quant à la Revue de Paris, dit-elle, elle a été
tout à fait charmante. Nous lui axons porté un article
incroyable. Jules Va signé, et, entre nous soi! dit, il en a
fait les trois quarts; car j'avais la fièvre. D'ailleurs, je ne
possède pas connue lui le genre sublime de la Revue de
Paris. M. Véron ;> promis solennellement de le faire Insérer
et il L'a trouvé bien. J'en suis charmée pour Jules. Cela
nous prouve qu'il peut réussir. J'ai résolu de L'associer à
mes travaux ou de m'associer aux siens, connue nous vou-
drez. Tant y a qu'il me prête son nom, car je ne veux
pas paraître, et je lui prêterai mon aide quand il en aura
besoin. Gardez-nous !«• secret sur cette association litté-
328 GEORGE S AND
raine (vraiment j'ai un choix d'expressions délicieux !) On
m'habille si cruellement à La Chaire (vous n'êtes pas
le savoir) qu'ilne manquerai plus que cela pour m'achevez
Après tout je m'en moque un peu; L'opinion que je
pecte, c'est celle de mes amis. Je me passe du reste... Je n'ai
pas parié de Jules à M. de Latouehe, sa protection D'est
pas très facile à obtenir, m'a-t-on dit. Sans la recomman-
dation de votre maman, j'aurais pu la rechercher longtemps
sans succès. J'ai dune craint qui] ae voulut pas l'étendre à
deux personnes. Je luiaidil que Le nom de Sandeau étail
celui d'un de mes compatriotes, qui avait bien voulu me Le
prêter-. En cela, je suivis son conseil, earil est bon que je
vous le dise, M. N'ému, le rédacteur en chef de la Revue,
déteste les femmes et n'en veut pas entendre parler ■>.
Aurore ajoute qu'elle explique tout cela pour que
MmeDuvernet œsoit pas étonnée en trouvant dan- la Revue
le nom de Sandeau... a Quand oous serons assez avancés
pour voler de nos propres ailes, je lui Laisserai tout L'hon-
neur de la publication et nous partagerons les profits -il y
en a). Pour moi, âme épaisse et positive, il ny a que cela
qui me tente... ■
Voilà combterr Aurore Dudevant étail alors modeste et à
quel point les premiers pas dans le chemin de la gloire furent
difficiles à George Sand. De Latouehe, qui axait toutefois
deviné le talent Littéraire de la jeune femme, lui conseilla,
si elle voulait devenir un véritable écrivain, d'observer
autant que possible, de connaître la vie sous toute-
faces et dans toutes ses variétés avant de se mettre à écrire.
Mais, comme il la voyait assez embarrassée par la vie
matérielle, il lui offrit les mêmes occupations qu'à Félix
Pyat et à Jules Sandeau, c'est-à-dire de s'employer à la
rédaction du Figaro. Voua donc Aurore, commençant son
GEORGE SAM) 329
« apprentissage littéraire », en oubliant pour le moment son
rêve d'écrire des romans. Elle s'y mit avec le même aèle
et la même soumission que les garçons apprentis apportent
à s'approprier tes premiers éléments de leur métier. Chaque
jour la jeune femme se mettait à sa petite table dans le
cabinet de rédaction, écrivant sur un sujet qu'on lui avait
donné, tantôt un récit fantastique, tantôt une chronique
de la vie politique, tantôt une bigarrure.
De Latouche, toujours mécontent de ce qu'elle écrivait,
déchirait ce qu'elle avait fait et lui faisait refaire plusieurs
fois la même chose. Aurore se désespérait. 11 lui semblait
qu'elle ne serait jamais capable de mériter L'approbation
de son sévère censeur, de plaire au public d'écrire des
notices mordantes et des pages a dans 1<- goût du temps »,
comme savaient en faire les autres collaborateurs du jour-
nal. Cependant elle ne perdait pas de vue le but qu'elle
s'était fixé, ne perdait pas non plus courageel continuait à
travailler ferme. Le i mars elle écrit à Boucoiran :
« Je suis plus que jamais résolue I suivre la carrière litté-
raire. Malgré !<•> dégoûts que j'y rencontre parfois, malgré
les jours de paresse et de fatigue, qui viennent interrompre
mon travail, malgré la vie plus qœ modeste que je mène
ici. je sens que mon existence est désormais remplie. l'ai
un but. une tâche, disons le mol, tme pmssûm. Le métier
d'écrire en est une violente, presque indestructible. Quand
elle s^est emparée d'une pauvre bête, elle ne peut plus la
quitter. Je n'ai point eu de succès. Mon ouvrage a été trouvé
in\ raisemblable par les gens auxquels j'ai demandé coa-
seil. En conscience, ils m'ont dit que c'était trop bien de
morale et de vertu pour être trouvé probable par le public.
I I juste, il faul servir le pauvre public à son goût, el je
vais faire comme le \eul la mode. Ce sera mauvais. Je
330 GEORGE SAM)
m'en lave les mains. Il faut que les aoms connus passent
avant moi. C'est trop juste. Patience dune. Je travaille à
me (aire inscrire dans la Mode et dans VArtÙte, deux jour-
naux du même genre que la Rente. C'est bien le diable
si je ne réussis dans aucun.
« En attendant il faut vivre. Pour cela je fais le dernier
des métiers, je fais des articles pour le Figaro. Si vous
saviez ce que c'est ! Maison es! payé sept francs la colonne
et avec ça on boit, on mange, on va même au spectacle,
en suivant certain conseil que vous m'avez donné. I
pour moi l'occasion (\vs observations les plus utiles et les
plus amusantes. 11 faut, quand on veut écrire, tout \<>ir.
tout connaître, rire de tout. Ah ! Ma foi, vive la \ie d'ar-
tiste ! Notre devise est liberté !
« Je me vante un peu pourtant. Nous n'avons pas pré-
cisément la liberté au Figaro. M. de Latouche, notre
digne patron (ah ! si vous connaissiez cet homme-là!) est
sur nos épaules, taillant, rognant à tort et à travers, qous
imposant ses lubies, ses aberrations, ses caprices. Et nous,
d'écrire comme il l'entend ; car, après tout, c'est son affaire,
nous ne sommes que ses manœuvres ; ouvrier-journaliste,
garçon-rédacteur , je ne suis pas autre chose pour le
moment1 !... »
Deux jours plus tard, le G mars, Mmc Dudevant commu-
nique à Duvernet qu'enfin elle a eu du succès. La Molinara
parue dans le Figaro du 3 mars sans nom d'auteur, fit une
grande impression, intéressa vivement les lecteurs, et tout
le monde voulut savoir qui avait écrit l'article. Le o mars
parut la Vision, écrite par Jules Sandeau, mais corrigée par
Aurore Dudevant, et, dans le même numéro une Bigarrure,
1 Correspondance, vol. I, p. 1G5-167.
GEORGE S AND 331
— « nouvelle à la main », un petit entrefilet politique êcril
par elle seule. Cet entrefilet plut beaucoup au public qui le
trouva « profond »; la censure, qui y trouva des allusions
contre le gouvernement, s'en mêla, voulut traîner 1<' rédac-
teur du journal devant les tribunaux et même Incarcérer.
En un mot, la « Bigarrure » eut un succès de scandale.
Mme Dudevanl écrit dans la même lettre du G mars ' :
« Alors le roi-citoyen s'est taché. Et voilà qu'on a saisi le
Figaro et qu'on lui a intenté un procès de tendance. Si on
incrimine les articles en particulier, le mien le sera pour
sur. Je m'en déclare l'auteur et je me fais mettre en prison.
Vive Dieu! Quel scandale à La Châtre! Quelle horreur,
quel désespoir dans ma famille ! Mais ma réputation est
laite, et je trouve un éditeur pour acheter mes platitudes e*
des sots pour les lire. Je donnerais neuf francs cinquante
centimes pour avoir le bonheur d'être condamnée!... »
Elle ne fut ni poursuivie, ni condamnée, mais cela con-
tribua à lui faire une certaine réputation. Bientôt après elle
fit paraître, dans la Revue de Paris, une petite nouvelle la
Prima-Donna1, et le 15 mars, dans la Mode : La Fille
dÀlbano. Plus tard, George Sand avait si complètement
oublié ce récit, (pie, quand le futur historien de ses œu\ res,
le vicomte de Spoelberch lui demanda si c'était elle qui
L'avait écrit, elle dit d'abord que n<»n ; mais quand il lui en
eut montré le texte, die reconnut ce récit.
En avril, Aurore partit pourNohant <>ù elle resta jusqu'en
juillet, se reposant, au milieu de la nature, de sa \ i'- de tra-
1 Correspondance, vol. r. p. L6&-173.
■ On ne sait pas trop pourquoi, dans la Correspondance, vol. L |>. 188»
il <•-( dit dans une Doté au bas de la lettre I Charles Duvernel que la
Prima-Donna est l'héroïne d'un des a fragments littéraires inédits de
George Sand ». Comme nous le voyons, ce récit b para en enUer au mois
d'avril 1831 et il esl <lù indubitablement a la plume & Sand.
332 GCOBGE sa M)
vail <■( de L'agitation de Paris, s'cecupanfl de ses enfant»,
Maurice et Solange, cl de sa petite nièce Léontine. Revenue
à Paris au commencement de juill.-i <■! désirant s'installer
plus commodément, elle se logea, quai Sainf-Micli.]. dans
cette grande maison, qu'elle décril dans V Histoire de ma
Vie, immédiatement après avoir raconté son arrimée en
janvier à Paris; elle s'acheta quelques meubles el en loua
d'autres. Bien que ses ressources fussent supérieares
qu'elles étaient lors de son premier voyage à Paris, sa vie
restait cependant beujours difficile. ■ Je cherchai un I
ment cl m'établis bientôt quai Saint-Michel, dans un»- des
mansardes de la grande maison <jui l'ail le eoia <!<■ b place,
au bout du pont, en face de la Morgue1. J'axais là trois
petites pièces 1res propres donnant sur un hninon, d'où '\>>
dominais une grande (''tendue du cours de la Seine et d'où
je contemplais face à lace les monuments gigantesques de
Notre-Dame, Saint-Jnc<jiies-la-l>oucherie, la Sainte-Cha-
pelle, etc. J'avais du ciel, de L'eau, <!<• L'air, des hirondelles,
de la verdure sur les toits; je ne me sentais pas trop dans
le Paris de la civilisation, qui n'eût convenu niâmes goûts,
ni à mes ressources, mais plutôt dans le Paris pittoresque
et poétique de Victor Hugo, dans la ville du passé.
« J'avais, je crois, :\oo francs de Loyer par an. Les cinq
étages de l'escalier me chagrinaient fort, je n'ai Jamais su
monter ; mais il le fallait bien et souvent avec ma gl
fille dans les bras-. Je n'avais pas de servante; ma por-
1 Dans la lettre du 19 juillet 1831 à Chartes Duvernet elle donne son
adresse « Quai Saint-Michel, 2o ». Dans une lettre inédite a son mari
se trouve : « Quai Saint-Michel, 29. » Halzac donne, dans sa lettre à
sa mère du 1C1 septembre 1832, l'adresse de Jules Sandeau. « quai
Saint-Michel. 20 », en recommandant de lui envoyer de sa part un
exemplaire des Contes Philosophiques « pour l'offrir à qui de droit ».
{George Sand.)
8 Quoiqu'elle dise, dès ce moment, qu'il lui l'ut difficile de porter
GEORtJE S AND 333
Uére, très fidèle, liés propre el très bonne, m'aida à faire
mon ménage pour 15 francs par mois. Je me fis apporter
in<»n repas de chez un gargotier 1res propre el très honnête
aussi, moyennant 2 francs par jour. Je savonnais et repas-
sais moi-même le fin. J'arrivai alors à trouver mon exis-
tence possible dans la limite de ma pension. Le plus diffi-
cile lut d'acheter des meubles ' »
Pour s'acheter des.meubles 1 elle fui obligée d'emprunter
de l'argent à de Laiouche. Toutes ses lettivs inédites à son
mari et à Hippolyte, datées de la seconde moitié1 de [H'M et
du commencement de [tt'M. sont remplies de ses soucis et
de ses inquiétudes ;*i propos du pavement de cette dette.
Longtemps elle ne sut comment L'acquitter. Elle demanda
à Hippolyte de la cautionner; il refus;» d'abord, consentit
ensuite et même lui avança 50€ francs. Dans un de ses
voyages à Paris, Casimir Dudevant paya gracieusement
le restant de la dette de sa femme. A la fin de 1831, la
vie extérieure d'Aurore devint parla plus tranquille et plus
régulière, ce qui lui permit d'être plus sédentaire.
A (•(•(!»■ époque, ses rapports avec Jules Sandeau ('(aient
déjà tout autres que son amour mystique pour Âuréhen de
Sèze. Aurore se regardait maintenant comme parfaitement
libre, pouvant disposer desa personne comme elleFenten-
dait. Elle prétendait jouir du même droit de liberté que son
mari, comme le prouvent ces quelques lignes d'une lettre
écrite de Nohant à sa mère, dans laquelle elle réfute, on ne
sait trop pourquoi ni comment, le bruit, arrivé aux oreilles
Solange but ses bras an cinquième étage, nova saTone qu'elle n'amena
bd fille ;i Paria qu'au mois d'avril il'- L'année >ui\ai.
1 Histoire de ma Vie, vol. IV, p. "~
; Dana un.' Lettre inédite >i son mari, datée cl'' juillet 1831, elle parle
acajou et en merisii
334 GEORGE SA NI)
de Mmfl Dupin, qu'elle s'habillait en homme : « On vous a
dit que je portais culotte on vous a bien trompée; si vous
passiez vingt-quatre heures ici, vous verriez bien que non.
En revanche je neveux point qu'un mari porte mes jupes.
Chacun son vêtement, chacun sa liberté. .J'ai des défauts,
mon mari en a aussi, et, si je vous disais que notre ménage
est le modèle des ménages, qu'il o'y a jamais eu un ouage
entre nous, nous ne le croiriez pas. II y a dans ma posi-
tion, comme dans celle de tout le inonde, du bon et du
mauvais1. Lofait est que mon mari fait tout ce qu'il veut ;
qu'il a des maîtresses ou n'en a pas, suivant >«>n appétil :
qu'il boit du vin muscat ou de l'eau claire, selon sa soif;
qu'il entasse on dépense, selon son goût ; qu'il bâtit, plante.
change, achète, gouverne son bien et sa maison, comme
il l'entend. Je n'y suis pour rien »... E! aussitôt ajoute-
t-elle fermement : « Il est bien juste que cette grande liberté
dont jouit mon mari soit réciproque : sans cela il me devien-
drait odieux ot méprisable : c'est ce qu'il ne veut point être.
Je suis donc entièrement indépendante ; je me couche
quand il se lève, je vais à La Châtre ou à Rome, je rentre
à minuit ou à six heures ; tout cola c'est mon affaire. Ceux
qui ne le trouveraient pas bon et vous tiendraient <\v> pro-
pos sur mon compte, jugez-les avec votre raison et avec votre
cœur de mère; l'un et l'autre doivent être pour moi 2...»
Et au mois de juillet, de retour à Paris, voilà ce qu'Au-
rore écrit à Duvernet 3 : « (Je voudrais vous donner) cette
* Il a déjà été dit dans le chapitre précédent qu'Aurore Dndevant
cachait à sa mère ses chagrins de famille et comment elle tâchait de
sauver les apparences envers elle. Il est certain qu'à cette époque elle
se sentait déjà loin de sa mère et trop supérieure à elle pour lui dévoi-
ler les plaies de son âme.
* Correspondance, vol. I, p. 182-183.
3 Cette page est omise dans la lettre du 19 juillet 1831 imprimée dans
GEORGE SAM) 335
faculté de la sentir vive, joyeuse ou brûlante, comme elle
circule dans mon sang, comme elle bouillonne dans mon
sein ! Vivre ! que c'est doux î que c'est bon ! malgré les
chagrins, les maris, l'ennui, les dettes, les parents, les
cancans, malgré les poignantes douleurs et les fastidieuses
tracasseries. Vivre ! c'est enivrant ! Aimer, être aimé !
c'est le bonheur! c'est le Ciel! Vous savez aimer aussi,
vous. Tout votre mal est venu de ce qu'on n'a pas su vous
le rendre. Et maintenant que vous êtes compris, vous
devez guérir... »
Aurore faisait d'autant moins un secret de ses rapports
avec Sandeau que les théories de l'amour « libre et divin »
planaient dans l'air et étaient proclamées non seulement
par les Saint-Simoniens, mais aussi par tous les amis de la
jeune femme. Cet amour pour Sandeau joua dans sa vie
intime un rôle fatal. Ce fut le premier anneau de toute une
chaîne de liaisons plus ou moins malheureuses, trop nom-
bit uses, et qui ne laissèrent à la fin, dans ce cœur de femme,
qu'amertume et désenchantement. Ces amours ont creusé,
il est vrai, bien plus avant dans l'âme de lYrrivain. Elles !<'
mirent aussi bien souvent en relations avec des person-
nages éminénts et même des hommes de génie dans les
sphères les plus diverses de la vie sociale et artistique. On
sait que ce premier e.^sai de « l'amour libre » ne fut pas
heureux, ou pour mieux dire, le bonheur fut aussi fugitif
qu'il l'est toujours dans foutes les amours, libres ou non.
Quoi qu'il en soif, dan- les commencements, ce bonheur
la Correspondance, cil'- doit Bans doute être placée page 10*. après la
phrase suivante : « Tonl cela vous rerè travaille] sans ennui et voua
forcera à des recherches historiques, » pii vous arriveront pleines d'in-
térél et de vie ». Il manque ensuite probablement les moU • je vou-
drais vous donner », puis suit lu page <\ur nous donnons dans i<i
texte.
336 GEORGE SAND
sourit à ce couple de camarades amoureux; leurs communs
travaux littéraires contribuèrent encore à les unirei firent
de leur liaison une alliance de collaborateurs ae respectant
cl se soutenant réciproquement
Ainsi, à partir de l'été de 1831 r Aurore était plus souvent
(•liez elle <pi'à la rédaction du Figaro, d'autant plus
qu'elle écrivait, en commun avec Jules Sandeau, leur
grand roman Rose et Blanche. Ils écrivaient tour à tour.
Chacun rédigeait son chapitre d'après le plan arrêté d'avance.
11 semble toutefois que cV.sl Aurore qui a écrit la plus
grande partie el que le travail de Sandeau consistait plutôt
à corriger et à animer les dialogue*. Dans V Histoire
de ma Vie, George Sand assure que Jules Sandeau relit
ensuite tout le roman et que par conséquent il lui revient
de droit ; mais il suffil de lire attentivement Rose et
Blanche, pour se convaincre qu'elle n'est pus ici dans la
vérité. Le roman est écrit (Tune manière inégale «l il est
évident qu'il n'est pas d'une seule et même main. 11 y ;i des
Chapitres qui sont certainement dus à L'auteur de Consuelo,
de Lelia et du Péché de M. Antoine, dont ils semblent
parfois être des fragments. D'autres uni été indubitable-
ment écrits par L'auteur de Mariarma et de Jf* de la Sei-
(/licre; ceux-là sont moins nombreux et produisent l'im-
pression . d'épisodes isolés. Il est très étrange que quelques
petites nouvelles de George Sand soient entrées dans les
deux volumes publiés en 1840, sous le titre des Revenants,
par Jules Sandeau et Arsène lloussaye. Cependant de Rose
et Blanche il n'y est entré qu'un fragment, Horace,
très refait et changé par Sandeau et avant déjà servi, sous
le titre Vie et Malheurs d'Horace de Saint- Aubin, d'in-
troduction à l'œuvre de jeunesse de Balzac, la Dernière Fée,
reparue en 1836 sous le pseudonyme d1 « Horace de Saint-
GEORGE SAND 337
Aubin1 ». Ni Jules Sandeau, ni George Sand ne recon-
nurent dune plus tard Rose cl Blanche comme leur œuvré,
ci ne l'insérèrent ni l'un ni l'autre dans leurs œuvres
complètes. Rose ci Manche ou La comédienne ci la reli-
giease esi l'histoire parallèle de deux jeunes filles, Tune
actrice, l'autre religieuse, et peint sous des couleurs très
vives le contraste des deux mondes où vivent. les deux
héroïnes. Les héros sont aussi au nombre de deux et foui
également contraste par leur tempérament et leur carac-
tère. Dans le principal nous apparaît le type favori de
George Sand, celui d un jeune homme faible, manquant de
volonté, incapable de se laisser absorber par aucun senti-
ment ou de prendre aucune résolution décisive, mais se lais-
sant facilement entraîner et entraînant les autres, un peu
phraseur, un peu désenchanté, au tond, froid et égoïste.
Remarquons dès maintenant que plus tard, dans son roman
Horace, où elle exposa tontes les faiblesses de ce type,
George Sand lui donna le nom d'un des héros de son pre-
mier roman ce nom appartient, dans Rose cl Blanche, d'ail-
leurs, à un ton! mitre caractère et lui attribua, en outre,
plusieurs traits de Jules Sandeau lui-même. Il y a dans
Rose et Blanche de men eilleuses descriptions, une peinture
magistrale des mœurs <lo théâtre, des pages dune fine
analyse psychologique. On \ suit en outre facilement les
souvenirs personnels, vécus par Aurore Du pin. Le couvent,
avec ses types si variés, et la noblesse campagnarde y ont
trouvé un peintre véridique d'un puissant coloris. La mère
de l'actrice, Primerose, ressemble beaucoup par sa nature
excentrique et fougueuse à la mère de l'auteur, Sophie-
1 Voir L'excelleni travail de M. de Lovenjoul : Histoire de* Œuvres
dé Honoré de Balzac, par Chariea de Lovenjoul, Paris, Calmann-Lévy,
187».
22
338 GEORGE SAM)
Antoinette Dupîn, tout comme l'arrivée du prélàl et le dîner
donné en son honneur, son! évidemmenl copiés sur nature
et représentent l'arrivéeà Nohant, en 1829, de Monseigneur
de Villèle (frère du ministre . jadis confesseur de presque
toutes les élèves pendant le séjour d'Aurore au couvent,
ensuite évêque de Bourges. Nous trouvons le récit de
cette arrivée de l'évêque à Nohant, ei le dîner en son hon-
neur, dans une lettre inédite de Casimir Dudevant à Caron,
ei sa description es! de tous points La même <ju<' celle qu'en
donne sa foi unie, certes avec plus de couleur el d'art, dans
son premier roman. On ignore qui des deux auteu
écrit l'épisode d' « Horace »; les deux jeunes berrid -,
en le peignant, se son! servis «lu même original, mais en
relisant, dans Rose et Blanche, les pages qui se rapportent
à Horace, on croit relire certains passages du Péché de
M. Antoine, de Mauprat et même des romans postérieurs
de George S and, lois que Jean de la Roche ou M Mer-
çnem. Il est difficile de prouver et de montrer en quoi
consiste cette ressemblance : elle est dans tout et dans
rien — mais le Lecteur la sent vivement. Ainsi donc, Rose
et Blanche renferme en germe les éléments les plus variés
des œuvres ultérieures de George Sand. Ce qui est plus
remarquable encore, c'est que ce roman est beaucoup plus
réaliste que ceux qu'elle a écrits plus tard. Son style rap-
pelle le ton insouciant et spontané de ses lettres où elle ne
craint pas de dire les choses carrément et hardiment, et
emploie des mots très verts et fort peu admis dans un salon.
Sa manière de traiter, avec verve et crànorie, les héros et
les événements, les dialogues et les conversations, esl la
même que celle de son Voyage en Auvergne. Il s'en
dégage quelque chose de naturel, de sain, de frais. On y
trouve bien moins d'exagérations, de déclamations, de
GEO RU F S AND 330
phrases ampoulées et nébuleuses que dans les romans pos-
térieurs. Et c'est là un point digne de remarque. II est très
probable que si, dès ses débuts, George Sand n'était pas
tombée dans le groupe des romantiques et n'avait pas été
endoctrinée par de Latouche, Sainte-Beuve et d'autres,
mais qu'elle eût écrit sous sa propre inspiration sans
ver du « genre sublime • alors en vogue, son talent
eût pris une tout autre direction et se fut plutôt rapproché
de la manière de Balzac, quoique dans les mêmes cha-
pitres où elle parle de ses premiers pas dans la carrière lit-
téraire, elle nous dise elle-même que Balzac et elle axaient,
(\r> le début, compris la différence de leurs aspirations litté-
raires et de leurs tendances : elle était portée à Idéaliser
dans le sens du beau, et lui dans le sens du comique ou du
laid . Il serait peut-être téméraire de se livrer à des hypo-
thèses basées uniquement sur Rose et Blanche, mais il est
toutefois curieux de signaler le réalisme prononcé du pre-
mier grand roman de George Sand. Pour confirmer nos
paroles, nous ne donnerons pourtant ici aucun extrait de ce
roman, pour la bonne raison que de courts passages prou-
vent toujours très peu. Moins encore nous récrierons-nous
d'admiration ou d'indignation à propos de la fameuse arri-
vée de la diligence avec la vieille nonne perchée à l'impé-
riale, scène tant citée à cause de ses détails grossièrement
réalistes. Cependant . comme preuve que ces pages sont
réellement dues à George Sand, rappelons au souvenir du
lecteur les lignes suivantes d'une lettre à sa mère, datée
du 22 février 1832 de Nohant.
... a Si vous trouvez la sœur ( Mympe trop troupière, c'est
88 faute plus que la mienne. Je l'ai beaucoup connue, et je
vous assure que, malgré ses jurons, c'était la meilleure et
la plus digne des femmes. Au reste, je ne prétends pas
340 GEORGE SAM)
avoir bien fait de La prendre pour modèle dans !<■ caractère
de 6e personnage. Tout ee qui es! vérité, n'es! pas bon à
dire ; il peul y avoir mauvais goût dans l<i choix. En
somme, je vous ai dit que je n'avais pas fait cet ouvrage
seule. Il y a beaucoup de farces que je désapprouve : je
ne les ai tolérées que pour satisfaire mon éditeur, qui
voulait quelque chose d'un peu égrillard. Vous pouvez
répondre cela pour me justifier aux yeux de Caroline, si
la verdeur des mots la scandalise. .!<• o-'aime pas non plus
les polissonneries. Pas une seule ne se trouve (huis le livre
que j'écris maintenant et auquel je ne m'adjoindrai de mes
collaborateurs que le nom, le mien n'étant pas destiné à
entrer jamais dans le commerce «lu bel espril ' ».
En l'automne de 1831, Aurore passa de nouveau deux
mois à Nohant, d'où elle rapportaà Paris Indiana, roman
qu'elle avait écrit pendant l'été dans l'espoir que Sandeau .
comme il était convenu, 1»' corrigerait, y apporterai!
quelques changements et ajouterait quelques chapitres de
sa plume. Mais il si1 trouva que Sandeau n'avait rien écrit
pendant ce temps ; il ne voulut non plus rien changer au
roman. A la fin de 1831 parut cependant Rose et Blanche,
Le nom du nouvel auteur, J. Sand, dont les deux collabo-
rateurs signalent leurs œuvres communes, était déjà connu
el avait acquis une notable célébrité. Les jeunes auteurs
n'avaient plus besoin de courir à la recherche d'un éditeur;
celui qui vint ensuite, vint de lui-même chez eux pour leur
demander s'ils avaient quelque chose à lui donner. Aurore
lui remit le manuscrit tYIndiatia, espérant pouvoir le
signer, comme auparavant, du nom de /. Sand. Mais la
modestie de Sandeau se révolta à l'idée de signer du pseu-
1 Correspondance, vol. I, p, 212.
GEORGE SAND 341
donyme commun un travail auquel il n'avait pris aucune
part. L'éditeur, de son côté, ne voulut pas voir son édition
signée d'un autre nom que du nom déjà connu de J. Sand
ou Jules Sand, lui promettant ainsi un prompt écoulement.
Que faire ? De Latouche conseilla à Sandeau de signer
dorénavant ses ouvrages de son vrai nom tout entier, pro-
posa à Mme Dudevant d'en conserver la moitié — Sand, en
no changeant que le prénom, et choisit pour elle celui
de Georr/r*{< presque synonyme de « berrichon».
Dans YHistoire de ma Vie, George Sand dit que plus
tard beaucoup de ses admirateurs peu sagaces et d'ennemis
pas plus raisonnables, virent dans ce pseudonyme un
témoignage ostensible deses sympathies pour Karl Sand,
issin de Kotzébue, tandis qu'en réalité ce pseudonyme
n'est que la moitié du nom de Sandeau que de Latouche
lui avait, sans aucune arrière-pensée, conseillé de prendre,
et qu'elle-même avait accepté sans penser à mal et sans
y attacher la moindre importance. Mais les chers ours
bienfaisants continuèrent encore longtemps à la féliciter
< d'arborer les idées révolutionnaires », pendant que ses
ennemis lui reprochaient e sa passion pour les idées subver-
sives qu'elle affichait si ouvertement et si insolemment ».
Voilà George Sand venue au monde. Quelques mois
après Indiana, qui parut le l(.) mai 183:2, fut publié :
Melchior, puis La Marquise, Valentine, h' Toast, la
poésie La Reb xe Mab.
« L'apprentissage. » était fini. La littérature française
pouvait saluer un nouveau « maître », et Aurore Dudevant,
d<- collaborateur inconnu de l'insignifiant Figaro d'alors,
1 George Sand, jusqu'à la Un de 1833 ,i pan près, écrivait '<
Dod George,
/
342 GEO lu; K s a M)
était devenue Une célébrité, un nom. Cette année de l*ol
elot la vie iï Aurore Dudevant. George Sand apparaît,
et c'est ce aom que nous lui conserverons désormais. Dans
les chapitres précédents, qous avons tâché de montrer
quels traits héréditaires, quelles impressions d'enfance el
de jeunesse, quelles observations froides de l esprit et
tristes remarques d'un triste cœur* ont contribué à former
la nature el le caractère d'Aurore Dupin-Dudevant • nous
\ avons donné le portrail de la femme, nous allons main-
tenant faire la même chose pour V écrivain. Tout en racontanl
les é\ énements de sa \ ie privée, qous indiquerons les étapes
successives de son évolution el les éléments sous rinfluence
desquels s'est agrandie ei modifiée sa personnalité d'écri-
vain,
.Nous axons déjà attiré L'attention <lu lecteur sur la
période de développement latent el inconscieni qu'Aurore
eut à traverser depuis l'enfance jusqu'au moment où, dit-
elle, « Je compris que de tous les petits travaux dont
j'étais capable, la littérature proprement dite était celui qui
m'offrait le plus de chances de succès comme métier, et,
tranchons le mot, comme gagne-pain ». Cette période
« latente » rappelle les métamorphoses du papillon depuis
le moment où il sort de l'œuf, jusqu'au moment où, déjà
un papillon in potentia, sous tonne de cocon, il reste
suspendu dans quelque coin caché aux yeux. La faiseuse
de romans « entre quatre chaises » ; l'écnveuse de « ré-
sumés historiques et de descriptions poétiques »; l'an-an-
geuse de Molière suc la scène du couvent; l'auteur mys-
tique du roman sentimental sans amour, approuvé par les
amies de couvent et par son cousin René et de la Mar*
1 Vers de Pouchkine déjà cité.
GEORGE SAND 343
raine, tout imprégnée d'amour romanesque ; le chroniqueur
désenchanté du Voyage en Auvergne^ — voilà les diffé-
rentes étapes que la chrysalide avaitdéjà traversées avant
18M1 : voilà comment, dans sa jeunesse, elle s'était pré-
parée, à son insu, à la carrière d'écrivain. Ils avaient biea
raison ••eux qui, comme l'aïeule et René de Villeneuve,
l'avaienl encouragée à suivre celte voie et lui axaient
prédit un glorieux a\ enir.
Mais il lui a fallu sa correspondance avec Aurôlion do
Sèze pour qu'elle se découvrît, et son amour pour Jules
Sandeauful pour elle l'haleine de printemps, qui éveilla à
la vie la timide chrysalide, la dégagea do sa gaine et lit
d'elle un brillant et splendide papillon. C'est en écrivant à
Aurélien qu'elle apprit à énoncer ses idées et à créer sur
le papier la fiction d'une \ ie dont elle «Hait privée en réalité.
Sou établissement à Paris et son intimité avec l'homme
aimé, au plus fort du mouvement artistique et intellectuel
do l'époque, firent, de ce besoin de se manifester et de ce
talent de donner au courant de la plume la vie ;'i fout un
monde rêvé, — non plus un passe-temps d'amateur, mais
un gagne-pain et un sacerdoce. I).' dilettante, die devint
écrivain de profession, et, après avoir passé en très peu ^U-
temps par tous les degrés de l'apprentissage, la voilà
maître.
C'est pour cette raison que nous sommes porté à voir
dans sa liaison avec Sandeau, une date marquant surtout
la manifestation de son génie Littéraire, qui, du reste, a
coïncidé avec la crise qui a décidé de son sort.
A\anl de parler de la \i<- de George Sand à Tari-- cl à
Nohant en 1832, nous jetterons un coup d'œil sur
premières œui res.
Comme nous avons ou plusieurs fois l'occasion de le
34* GEORGE SAM)
faire remarquer, depuis son enfance, lés jours de rêveries
succédaient chez Aurore Dupin aux accès de folle gaieté.
A partir de 1K2], dans les entr'actes de ses périodes de
eontemplatioii et d'aspirations vers L'idéal el La vérité,
Aurore, tantôt savourait la vie en artiste, courant à travers
champs cl jouissant de sa liberté au milieu de la nature,
tantôt entrait en révolte ouverte contre La société et Le
monde entier. Sou amitié pour Zoé et son amour pour de
Sèze — ces six années si calmes en apparence, si remplies
par la vie intense do rame — furent encore une époque
vouée aux recherches mi-mystiques, mi-poétiques, d'une
vérité nouvelle, devant succéder aux croyances d'autrefois,
aux rêveries enfantines. Lès années L830, \K\\. L 832, et
le commencement de 1833, apparaissent comme des
années do protestation et de révolte par excellence. Les
premières œuvres de George Sand, ù commencer parla
Prima Donna jusqu'à Lélia, portent l'empreinte évidente
tant de ses rêveries poétiques et de ses recherches passion-
nées de la vérité pondant sa vie calme à Nohant, que d<-
ses révoltes contre La société, ses institutions et ses abus.
Examinons sommairement ses routes, nouvelles et
romans en passant Rose et Blanc/a' dont nous avons déjà
parlé antérieurement, car cotte œuvre \\r peut être consi-
dérée comme sortie exclusivement dv la plume de George
Sand. Nous avons devant nous — La Prima Donna, la Fille
cTAlbano, Indiana, Melchior, la Marquise, Valentine,
le Toast, un petit poème La reine Mab et le roman Pau-
line, paru beaucoup plus tard, mais écrit immédiatement
après lndiana l), George Sand a essayé dans les préfaces
de plusieurs de ses œuvres et dans la douzième Lettre
1 Pour tout ce qui concerne les dates de publication des œuvres de
George Sand nous avons consulté la rarissime brochure : « Etude Biblio-
GEORGE S AND 3 tu
dun voyageur, adressée à Nisard, de prouver que ses
premiers romans n'ont pas été écrits pour protester contre
l'institution du mariage ou contre toute autre institution
sociale Cependanl tous ces ouvrages sonl pénétrés, qu'elle
en ait conscience ou non, d'un esprit de protestation et
de révolte contre la société, la famille, Les préjugés, les
injustices et les violences, au nom de la liberté individuelle
de La femme. Ou bien ils sont un plaidoyer en faveur des
artistes, (\e* talents étouffés dans les tenailles de la vie
bourgeoise.
Qu'est-ce en réalité que la Prima Donna? C'est, en
trois ou quatre pages, l'histoire d'une chanteuse d'opéra.
Mariée à un homme du grand monde, Gina, c'est le nom
de l'héroïne, dépérit du mal delà scène; un feu intérieur
La dévore, ne trouvant pas d'issue dans sa vie de mariage
uniforme et terne, elle languit, s'éteint, es! mortellement
malade. Le docteur, qui comprend la raison de sa maladie,
persuade à son mari de La laisser remonter sur La scène.
La permission esf donnée. Gina chante avec succès dans
« Roméo et Juliette » et meurt au milieu de son triomphe,
foudroyée parle bonheur de se trouver dans Le monde de
l'art, terrassée par le trop-plein de ses sentiments qui sont
au-dessus de ses forces déjà brisé s,
La fille d'Albano? — C'est une diatribe de poète contre le
bien-être moral et matériel de La bourgeoisie, milieu le
moins approprié el Le plus funeste à une nature artistique;
Carlos, frère aîné d'une artiste, Laurence, attaque énergi-
quement la vie bourgeoise pour sauver sa sœur adoptive en
graphique sur les œuvres de George Sand t par le Bibliophile Isaac
(vicomte de Spœlberch). Bruxelles, 1868. El l'auteur a eu l'extrême
bonté de oous en communiquer la Buite manuscrite (1867-1896). Nous
proGtons <lr l'occasion pour lui exprime! i<i, encore une fois, t< »ut <
notre gratitude,
346 GEOBGE SAM)
l'empêchant d'épouser un excellenl homme de très Im.hu.'
famille, parce que ni lui, ni les siens ne conviennent nulle-
ment à sa bouillante nature artistique. Presqu'au moment de
signer le contrat, Carlos arrache Laurence à l'homme aimé,
il l'enlève à l'eau tranquille et stagnante, pour l'entraîner
de n< m w m h vers la mer houleuse de la vie artistique où l'arl
seul est but, moyen, récompense, souverain bonheur. L'-
Ion quelque pou emphatique du récit lui nuit un peu, mais
ce ton est presque nature] dans La bouche d'un « artiste ■•
qui a la parole ardente, plastique, presque' exubérante. Le
héros s'appelle Au ré lien... de Nancé ; il se console bien
vite de la perte de la femme aitnée, se marie, entn dans
V arène politique dans Vespoir de devenir avec le temps
pair de France ou ministre. Tout en lui, dan- sa \i<\ dan-
sa famille, est correct, d'accord avec les règles de la
morale el du bon ton, tout est noble, mais frise la froideur
et... évoque quelques vagues souvenirs personnels de l'au-
teur.
C'est ainsi que George Sand se laisse aller, dès
premiers pas dans la carrière littéraire, à décrier la vie
bourgeoisement vertueuse, intolérable, funeste à chaque
talent, et manifeste une sympathie spéciale et un vif intérêt
pour les « artistes » dans le sens précis du mot. Une des
héroïnes de Roseet Blanche esl encore une actrice, comme
nous Taxons vu, el le roman lui-même porto comme SOUS-
titre : « La comédienne et la religieuse ».
Dans la Marquise, ce n'est pas l'héroïne, mais le héros
qui appartient au monde théâtral. Cette charmante et triste
nouvelle, écrite dans les tons tendres d'un pastel de Latour,
attesto à quel point l'auteur possédait la connaissance
approfondie du grand monde brillant do la fin du xvmc siècle.
C'est l'histoire d'une certaine marquise, qui, n'ayant jamais
GEORGE SAM) 347
connu l'amour, quoique mariée depuis plusieurs années
et en liaison toute de convenance comme il était de
bon ton alors, avec un chevalier quelconque, tombe tout
à coup amoureuse de Facteur Lélio. Elle L'aime d'un amour
tout différent des intrigues passagères et Légères des vicom-
- et des comtesses de son entourage. Lélio, lui-même,
oe ressemble en rien aux chevaliers et aux abbés poudrés,
parfumés, maniérés, froidement pervertis, d'une élégance
extérieure, d'une nullité de cœur effrayante, familiers du
cercle delà marquise. Lélio était tout feu et tout âme : il ne
mimait pas seulemenl les grands sentiments des héros de
Corneille et de Racine, Leur noblesse, Leur fougue, — par
sa nature il était Lui-même un de ces héros. Il était beau-
coup moins acteur sur la scène que ne l'étaient dans la vie
1<^ fats mondains qui entouraient La marquise. Disons plus,
son jeu était si simple, si naturel et si plein de passion et de
poésie, qu'il déplaisait aux amateurs contemporains de L'art
dramatique, qui demandaient alors aux acteurs un jeu
plus artificiel et plus maniéré. Mais La marquise, languis-
sant au milieu d'une société mondaine où elle ne trouvait
rien ni personne capable de toucher son cœur, ni ses sen-
timents, se prit d'amour pour Lélio uniquement pour la
beauté deson âme qu'elle avait devinée, pour ee feu sacré
qui illuminait son visage Laid et sa personne chétive. La
marquise était sur le point d'oublier pour Lélio sa réputation
a impeccable », qui la rendait presque ridicule au milieu
<\i- ses amies frivoles ; mais en l'ayant vu hors de la scène,
elle en lut désenchantée, car hors du théâtre c'était un
homme laid, insignifiant, aux mouvements brusques et
aux manières grossières. Alors L'amour de la marquis*
trouva être encore plus en opposition avec sa vie réelle et
devint une rêverie, <>ù elle cherchait l'oubli de L'ennui qui
348 GEORGE SAND
la rongeait. Elle consentit à un rendez-vous que Lélio
l'avait suppliée de lui accorder, car lui aussi l'aimail de loin
et avait su deviner sa nature à l'expression attentive de son
visage. Au grand étonnemeni de la marquise, Lélio se pré-
senta à l'entrevue paré el orné comme elle l'avait vu au
théâtre; sa conversation lui montra aussi que son commerce
de tous les jours avec les classiques avaii ennobli el
rehaussé sou âme, lui rendanl familiers les sentiments les
plus sublimes. Malheureusement, ce que La marquise aimai!
surtout dans Lélio, ce n'était pas l'homme, c'était l'idéal qui
l'avait consolée dans sa \i<- terne; d'autre part, Lélio
adorai! trop la marquise pour ne point remplir ses moindres
désirs. Tous doux comprirent que le bonheur étaii chose
impossible pour eux; que, si même ils réussissaient î\ le
conquérir, leur vie au milieu d'une société, alors rigoureu-
sement divisée en castes, aurait été intolérable. 11- se
séparent pour toujours. Comme autrefois la grand'mère
d'Aurore, la marquise « conserve ses plumes blanches
d'une pureté immaculée, el il ne reste au lecteur qu'à
s'affliger avec Lélio sur les préjugés du monde, qui mettent
une barrière artificielle entre doux âmes sœurs, se com-
prenant l'une l'autre, ou à se dire, qu'en général, les
natures ardentes, passionnées, profondes, soit dans le
monde, soi} sur la scène, sont toujours condamnées à souf-
frir parmi les hommes ordinaires, froids et indifférents,
et cà rester incomprises et même4 méprisées. Lélio passe
pour un homme sauvage, mal élevé et mauvais acteur,
parce qu'il donne toute son âme dans son art. La mar-
quise, de même, se croit et tous la croient bornée et sotte,
quoiqu'elle soit cent fois supérieure aux poupées qui l'en-
tourent.
Remarquons que, dans l'édition illustrée des œuvres de
GEORGE SANU 349
George Sand, au-dessus du titre La Marquise se trouve
un médaillon avec le portrail soi-disanl de la marquise
elle-même, dont l'auteur nous parle dans la préface. Elle
est en Diane-chasseresse (comme est représentée Marie-
Aurore de Saxe elle-même sur le portrail par Latour, qui
appartient maintenant à La petite fille de George Sand,
M AuroreLauth : corsage très décolleté, style LouisXV,
en « satin tigré », un arc à la main et un croissant dans
lirvcux poudrés. Remarquons aussi que, si l'amie de
la marquise porte le nom de Mme de Ferrières, lequel appar-
tenait à une des vraies amies de M'ne Dupin de Francueil, la
marquise elle-même très belle el forl sotte elle passai! au
moins pour stupide] semble rappeler Mœ€ de Pardaillan1,
ou même un original qui était beaucoup plus proche d'Au-
rore Dudevant. Rappelons-nous qu'elle répète à plusieurs
reprises dans « VHistoire de ma Vie » que, dans son
enfance, elle paraissait souvent « sotte », « bête » el que
même plus tard, lorsqu'elle songeai! ou réfléchissait, sa
figure prenait une expression d'immobilité stupide — elle-
même le prétend e! quantité de personnes qui l'on! connue
dans différentes périodes de sa vie*, le disent aussi, en
ajoutant que cette expression pouvail induire en erreur
ceux qui ne la connaissaient pas, — tout comme la figure
peu éveillée de la pauvre marquise lui faisait faire, de même
qu'à ses amies, des réflexions dédaigneuses à propos de son
esprit. Nous voyons ainsi dans La Marquise, & cotéd'obser-
vations sur autrui, des tr;ut> plus ou moins autobiogra-
1 Histoire de ma Vie, roi. If. p. 3U
- Heine, Gutzkow, Lenz, Maxime Du Camp, Goncourt «■! plusieurs
autres contemporains de George Sand, qui sont encore en vie, parlent
à peu près en môme termes du « regard immobile de ses grands yeui
noirs, veloutés, sans éclat ni expression, et qui ont l'air de ne rien voir ».
350 GEOBGE SAM)
phiques. Par sa naissance e\ par son éducation, fauteur
appartenait au même monde que la marquise; comme
eelle-ci, elle a cherché 1*' bonheur dans la bohème artistique,
cl même n'a pas manqué de faire porter à sa marquise le
costume d'homme pour aller au théâtre, lorsqu'ell
glisse incognito aux stalles pour jouir du jeu de LéMo sans
avoir à craindre de trahir sou amour et son émotion.
Pauline doit également être rangée parmi l<-> premières
œuvres de George Sand; ce roman n'a été publié, il est
vrai, qu'à la fin de 1839 et au commencement de 1840,
mois c'est au début de l'année \X-\2 qu'il a été couru el
même écrit à moitié. Dans la préface de l'édition de is."»2,
George Sand dit : « J'avais commencé ce roman en 1^2
à Paris, dans une mansarde où je me plaisais beaucoup.
Le manuscrit s'égara : je crus l'avoir jeté au feu par
mégarde, et, comme au bout de trois jouis, je ne me
souvenais déjà plus de ce que j'avais voulu faire... je ne
songeai point à recommencer. Au bout de dix ans environ,
en ouvrant un in-quarto à la campagne, j'y retrouvai la
moitié d'un volume manuscrit, intitulé Pauline. J'eus peine
à reconnaître mon écriture, tant elle était meilleure que
celle d'aujourd'hui. Est-ce que cela ne vous esi pas souvent
arrivé à vous-même, do retrouver toute la spontanéité de
votre jeunesse et tous les souvenirs du passé dans la netteté
d'une majuscule et dans le laisser-aller d'une ponctuation '.]
Et les fautes d'orthographe, que tout le monde fait et dont
on se corrige tard, quand on s'en corrige, est-ce qu'elles
ne repassent pas sous vos yeux comme de vieux amis ? En
relisant ce manuscrit, la mémoire de la première donnée
me revint aussitôt, et j'écrivis le reste sans incertitude ».
Et que voyons-nous dans ce roman ?
Nous y retrouvons encore une actrice, Laurence. Par
(i KO HC. F SAND 351
sa nature généreuse, grande, spontanée et ouverte, candide
et impressionnable, Laurence Fait contraste avec La provin-
ciale Pauline, bourgeoisement vertueuse, sèchement pieuse,
mesquine, incapable de tout élan, de tou( mouvement spon-
tané, éloignée du vice, mais éloignée aussi de tout profond
sentiment humain. Laurence, actrice de beaucoup de
talent et déjà célèbre, arrive par hasard, étant en route
pour Lyon, dans la petite ville de Saint-Front, où elle avait
passé sa triste jeunesse abreuvée de privations et de peines.
Elle y avait laissé une amie ei élève, Pauline, dont elle
avait fait la connaissance, lorsque, âgée de quinze ans à
peine, elle donnait des leçons dans une pension, axant
d'avoir songé au théâtre. Plus tard, quand elle eut franchi
ce pas hardi en se faisant actrice et en rompant ainsi avec les
vertus bourgeoises, Pauline, comme tous ses concitoyens
et ses concitoyennes, avait rompu avec elle, ou du moins
avait cessé de lui écrire. Laurence avait pourtant très
bien compris <jiie Pauline, dans le monde où elle est née,
ne pouvait agir autrement, mais malgré tes longues années
de séparation, eHe ne doute pas de Famine de Pauline.
(Le lecteur remarque certainement ce trait autobiogra-
phique . Apprenant que Pauline était toujours dans cette
ville et point mariée, Laurence interrompt son voyage et
va la voir. A peine a-t-elle franchi le seuil de la porte de
Pauline, qu'elle est envahie par la sensation du calme et
du silence qui y régnent, par le sentiment de l'éloignemenl
des agitations et des passions mondaines. L'atmosphère de
cette maison provinciale, terne et morte, lui semble péné-
trée d'humbles et austères vertus, et Pauline, elle-même,
penchée tantôt sur son métier, tantôt occupée à soigner
sa mère acariâtre et aveugle, égoïste comme tous lea
malades, s'offre à 9011 imagination comme la personnifica*
352 G R ORGE SAM)
tion de L'humilité angélique, de La miséricorde chrétienne,
de la patience, du sacrifice tranquille et conscient. Laurence
se seul saisie envers Pauline d'étonnement, de respect et
presque d'adoration. Il Lui semble que jamais elle ne sérail
en état de remplir une mission aussi sublime. Pauline
accueille sou ancienne amie à bras ouverts et dit que c'est
par simple obéissanceà sa mère, qui n'avait pas permis de
continuer son amitié avec une actrice — selon elle, femme
perdue — qu'elle avait cessé de lui écrire. L'aveugle,
d'abord fort peu aimable avec Laurence, La traite «le
« malheureuse », puis s'adoucit, vaincue parles bonnes
grâces de La jeune femme qui sait la charmer, et, enfin,
pour faire pièce à toute La petite ville, La prend sous sa
protection et fait éclater aux yeux de tous L'amitié qu'elle
lui témoigne. La nouvelle de L'arrivée d'une belle Inconnue
se répand aussitôt dans la ville, remuant ce marais sta-
gnant. Les rumeurs, Les bruits, Les commérages se propa-
gent. Enfin, poussés par La curiosité, Les habitants de Saint-
Front n'y tiennent plus, et, sous des prétextes spécieux,
ils se rendent (die/ la mère de Pauline. La scène del'appa-
rition de presque toute la ville dans le salon éternellement
silencieux et toujours désert de la vieille MmeD., la lutte
des petits amours-propres et des mesquines vanités avec
la curiosité; les potins, les coups d'épingles et les gn
médisances, tous ces bas-fonds de la vie provinciale remués
tout à coup jusque dans leurs profondeurs par l'arrivée,
sinon d'un « inspecteur général », au moins (rime célébrité,
sont dépeints de main de maître en traits concis, énergi-
ques, incisifs, mais pleins, en même temps, de bonhomie et
d'humour. Ce sont là des pages que Fauteur du « Revi-
seur », lui-même pourrait presque envier. Tous, MM. les
maires et Mmesles sous-préfettes, sont si pleins d'une terreur
GEORGE sand 353
panique devant « L'affreuse femme », en même temps si
désireux d'apprendre quelque chose d'elle : ils craignent
tant d'avouer Leur1 curiosité ou d'adresser La parole à
Laurence et plus tard sont si pressés d'assurer qu'ils ont
été justement « les premiers à causer avec elle et qu'ils se
sont mis au-dessus des préjugés » qu'on arrive involon-
tairement à conclure que la calme Mme Aurore Dudevant,
tout en faisant ses confitures, en taillant des gilets ou
en jouant des contredanses à quatre mains avec Duthei]
ou Périgny, n'avait pas mal réussi à récolter d'heureuses
observations sur les petitesses provinciales et qu'elle avait
peut-être même eu L'occasion d'en faire L'épreuve sur sa
propre personne, Lorsque, de femme effacée d'un insigni-
fiant gentillatre,elle s'était faite, elle aussi, artiste et« femme
affreuse ». On peut même croire que George Sand a vécu
pareil retour au pays natal, retour qui aura remué le lac
dormant de La Châtre. Si elle ne Ta pas vécu personnel-
tement, elle connaissait du moins toutes Les conditions
Locales pour se L'imaginer et le dépeindre avec une vérité
frappante, On croit aussi Lire des pages de journal intime
dans Les Lignes suivantes : « C'était affreux, celte pauvre
ville, cl pourtant j'y ;ii passé des années de jeunesse et
de force! J'étais bien autre alors... .relais pauvre d^
condition, mais j'étais riche d'énergie cl d'espoir, le souf-
frais bien ! Ma vie se consumait dans L'ombre cl L'inac-
tion ; mais qui me rendra ces souffrances d'une âme agitée
par sa propre puissance ? O jeunesse de coeur 1 qu'êtes-
vous devenue ?... »
Mais revenons ;« notre récit. Après avoir soumis cl en-
chanté les habitants de Saint-Front par la vivacité de 3on
caractère, le charme qui émane d'une artiste, la grâce de
toute sa personne, Laurence quitte la ville ; elle quitte la
23
354 GEOBGE SAM)
maison de Pauline avec de tout autres pensées que celles
qu'elle avait en y entranl deux jours auparavant. Idéalisant
en artiste ses premières impressions, <'11<' croyait être tombée
dans un abri de \ raie vertu ; il lui semblait que Pauline était
l'idéal d'un sacrifice conscient ; qu'elle s'était volontairement
immolée à l'amour de sa mère. Mais il n'en était rien: Pau-
Une ne rempUssait son devoir que par orgueil, dans le désir
des'éleverà ses propres yeux; lesacrifice dé sa jeunesse et
les soins qu'elle prenait de sa mère n'étaient qu'une sorte de
t< manteau de vertu » dans Lequel elle se drapait devant le
monde et plus encore devant elle-même ; ses soins cachaient
le dépit contre sa mère, l'irritation d'avoir perdu sa jeunesse,
rivée à une mourante, presque à un être mort. Et en
M"" 1)., Laurence remarque au lieu d'une reconnaissance
touchante, la crainte qu'elle a de sa fille, la peur de se voir
tout à coup privée de son aide et de son soutien, et en
même temps le dépit d'avoir cette crainte et dé ne pins pou-
voir se suffire à elle-même. Pour cette raison, aux moments
où elle a besoin de sa fille, elle met de côté ses convictions
et ses principes pour l'amadouer c'est dans un de ces
moments qu'elle a consenti à recevoir Laurence.; mais
quand elle n'a plus besoin de rien, que tous ses désirs sont
satisfaits, elle se venge de sa fille par des coups d'épingle,
des caprices, des paroles méchantes et amères. En un mot,
ce paradis que Laurence avait cru trouver, ('-tait en vérité,
sinon un enfer, du moins un bagne où ces deux êtres,
rivés l'un à l'autre, par une chaîne indestructible, ne pou-
vaient faire un pas sans s'être à charge.
• Laurence n'est pas la seule qui fut désenchantée. Pau-
line aussi fut trompée dans son attente ; elle avait espéré
faire envers son amie la généreuse, la protectrice, lui
accorder son pardon et lui montrer son indulgence envers
GEORGE SAM) 353
La femme déchue. Tout au contraire, Laurence n'était
nullement ni femme G déchue », ni femme « perdue » ;
elle n'avait besoin de la protection de personne, vivait
d'une vie pleine et heureux' au milieu (Tune société bril-
lante, entourée de respect, d'amitié, d'adoration, de luxe,
habituée à une grande liberté et à toutes les petites jouis-
sances du bien-être inconnues à Pauline. Au lieu d'avoir
à pardonner,' rame de Pauline se remplit de fiel et de
jalousie. Laurence, au contraire, n'a pour Pauline que de
la pitié. Elles se quittent. Il s'établit entre elles une cor-
respondance <[ui, d'un côté comme de l'autre, ne fait que
développer ces sentiments opposés. La mère de Pauline,
morte. In généreuse Laurence, après avoir consulté sa
benne et sensible mère, la prend chez elle à Paris. (Au
moment OÙ elle terminait son roman, en 18i<), George
Sand attribua à la mère de Laurence bien des traits de la
vieille .M"1' Garcia, mère de Mme* Malibran et Viardot,
comme elle a aussi dessiné, en partie, toute la famille de
Laurence d'après cette famille d'artiste.] La première partie
du roman forme, pour ainsi dire, le nœud de l'action, et la
.seconde le développement de toutes les données. Laurence.
insoucieuse, généreuse, sincère, enthousiaste, occupée de
son art, de ses nombreuses connaissances et de L'éducation
de ses deux jeunes sœurs, se comporte avec Pauline eii
toute confiance et tâche en toute sincérité, de lui faire une \ ie
heureuse. Elle fait du bien à tous sans s'en donner la peine,
parce que sa nature esl généreuse et bienfaisante, et les pri-
vations des années précédentes hh ont fait mieux sentir les
tristesses a des humbles et des opprimés». Pauline, au con*
traire, agit toujours en pleine conscience ai ec la susceptibi*
lité craintive des natures égoïstes. Elle craint tellement de
entir redevable à Laurence cl à sa famille qu'elle s'em-
3o6 GRORGE SAM)
presse de se charger de presque toul le ménage et des soins
domestiques pour ne pas être obligée ;'> la reconnaissance
envers ses botes, et pour relever son rôle & ses propres
yeux et à ceux du monde, a Je suis utile, dit-elle, je n'ad-
mets aucun bienfait gratuit, je paye toul au centuple. »
Pleine d'un amour-propre mesquin, elle envie le sua
Les adorateurs de Laurence et sa manière de vivre; son
rôle volontaire de confidente, d'aide el de ménagère lui
pèse bientôt, et cil'' se met à détester Laurence qui n'en
peut mais, comme autrefois elle couvait une haine sourde
contre sa mère. Ici encore elle renferme toul cela en
elle, mais l'amertume ne tait que grandir. Apparaît
alors un riche dilettante, Montgenays, homme suh
cœur el vaniteux, qui par son amour-propre excessif,
Lequel ne pardonne rien; ressemble beaucoup à Pauline.
Il avait autrefois tenté de l'aire la cour ;i Laurence, mais
sans succès: sa vertu inaltérable était à juste titre Légen-
daire. Il n'est pas homme à pardonner sa défaite. Bas-
sement personnel, cachant sous un semblant d'amitié
respectueuse la soit' de se venger, Montgenays espère, tè,t
ou tard, arriver à son but. Devinant L'amour-propre de
Pauline el à quel point elle est vaniteuse, il recourt, avec
son expérience de viveur, au moyen classique, la jalousie,
pour exciter l'amour de Laurence. Il se sert comme arme
de Pauline, et commence à lui faire la cour. Laurence, flai-
rant le mensonge, essaye1 de prévenir Pauline contre le
danger et lui conseille de ne pas prendre au sérieux toutes
les paroles de Montgenays. Mesquine et incapable d'abné-
gation, Pauline ne peut pas comprendre qu'il puisse y
avoir chez les autres des sentiments désintéressés. Elle
regarde la sincérité de Laurence comme la ruse d'une
coquette qui craint de perdre un seul de ses adorateurs, et
GEORGE S AND 3137
elle v répond par an redoublement d'animosité, de méfiance
el de haine. Non contente de cela, elle fait pari à Montge-
nays des conseils dé Laurence, ce qui L'exaspère encore
davantage contre la jeune femme. Âpres quelques nouvelles
ruses, aussi malheureuses que la première, pour conquérir
l'amour de Laurence, par haine el par vengeance, il
séduit Pauline, après l'avoir brouillée avec sa protectrice,
rt installée dans un grenier où elle gagne à peine sa vie
en s'occupant de roulure. Montgenays, dont l'amour-
propre H le désir de paraître est le seul mobile, finit par
épouser Pauline pour étonner le monde par son désin-
téressement. Mais il se venge sur elle <!•■ son Insuccès,
et la \'w extérieurement brillante qu'il lui lait mener
est uu véritable enfer. Pauline se console par La pensée
qu'elle est enviée des autres femmes et qu'elle L'a em-
porté sur sa prétendue rivale, Laurence, qu'elle croit
jalouse de la savoir mariée à son ancien adorateur. Conso-
lation digne <!•' cette nature insignifiante ! Le roman finit par
ces mots : o Beaucoup de vertus tiennent à des facultés
négatives. 11 ne faut pas les estimer moins pour cela. La
rose ne s'est pas créée elle-même, son parfum n'en est pas
moins suave, parce qu'il émane d'elle sans qu'elle en ait
conscience : mais il ne faut p;i^ trop s'étonner si la pos
flétrit un jour, si Les grandes vertus domestiques s'altèrent
vil»- sur uu théâtre pour Lequel elles n'avaient pas éU5
créées ».
El dans la petite préface, que nous avons déjà reproduite
en partie, ( reorge Sând dit encore : « La morale <lu conte,
s'il faut en trouver nue. c'est que L'extrême gêne et L'ex-
trême souffrance sont un terrible milieu pour la jeunesse
et la beauté. Un peu «le gOÙt, UII peu (le poésie, ne
seraient p<»'mi incompatibles, même au fond des proviiK
3o8 GEORGE s a M)
avec les vertus austères delà médiocrité, mais il ne faut
pas que la médiocrité touche à La détresse : c'est Là une
situation que ni L'homme, ni La femme, ni La vieillesse, ni
La jeunesse, ni même l'âge mûr ne peuvenl regarder comme
Le développement normal de La destinée providentielle ».
Selon nous, cependant, Les Lignes qui terminenl ce Livre
expriment d'une manière bien plus juste, quoiqu'un peu
nuageuse, L'idée-mère du roman. Elles peuvent être com-
mentées ainsi : Ne vous liez pas lr<>|> ;*i ces vertus passives
<|iii ne sent souvent vertus que parce qu'elles n'ont pas La
force d'être quelque chose de plus actif. La vertu, Le sacri-
fice de soi-même, L'humilité chrétienne, ne sont durables
el hennés, que Lorsqu'elles sont d'un côté purement ins-
tinctives et émanent d'une âme pure et belle, et d'un
autre sont conscientes et viennent d'un esprit éclairé et
bienfaisant. Là où il n'y a que Le désir de paraître élevé,
bon, pur, on la vertu chrétienne et L'abnégation ne sont
pas pénétrées d'un vrai amour, celle vertu est froide,
eondiiil souvent à la sécheresse, à L'envie, à la méchan-
ceté, à l'orgueil, à l'égoïsme, ô tout ce «pie vous voudrez,
mais non aux actes el aux sentiments chrétiens. De
pareille vertu, on peut s'attendre à L'occasion, à tontes Les
méchancetés et même au crime. Placez-la dans (U^s con-
ditions où Ton n'exige ni humilité, ni patience, ni amour,
mais des qualités tout opposées, et elle sera capable de
tout. On bien on peut tirer de Pauline la conclusion que
voici : Des natures non artistiques ne seront jamais de
grandes âmes, elles sont trop sèches dans leur morale
journalière, trop confinées dans leur mesquine et égoïste
individualité.
Le roman, la première partie surtout, renferme bon
nombre de pages très belles et d'observations heureuses, et
GEORGE SAM) 359
les premiers chapitres nous font partager l'opinion d'un
auteur inconnu qui dit dans un petit article publié dans la
Nouvelle Biographie générale éditée chez Firmin Didot :
« Ses entrées deG. Sand)en matière sont adorables et dignes
(\v> plus beaux débuts de Walter Scott »... Cette remarque
De s'applique à aucun des romans de George Sand mieux
qu'à Pauline. Kn effet, le début en es! non seulement
parfaitemeni écrit, mais nous y trouvons encore tous les
motifs favoris des débuts de Walter Scott : l'indispensable
auberge, l'arrivée (Tune voyageuse, et le postillon, et
l'aubergiste, el un relais, — tout ce que nous aimons tant
dans les récits du vieux « sacristain de Ganderclaigh ».
Ainsi, dans ces cinq premières œuvres, George Sand
dépeint le conflit entre le talent et le milieu bourgeois, la
lutte (U^s âmes empreintes du sceau du génie contre
L'oppression de la vie quotidienne elles préjugés de caste,
et prêche le droit des gens de génie à une liberté plus
large que celle dont jouit le commun des hommes. C'est
pourquoi la Prima Donna. Rose et Blanche, la Fille d'Aï-
bano, la Marquise, Pauline, sont comme Les jalons des
thèmes qu'elle a si artîstement développés plus tard
dans la Dernière Aldini, dans Cari, Teverino, Consuelo,
Lucre zia Floriani, dans le Château des Désertes, Cons-
tuner Verrier et même dans le eonte le Château 'le pi<-
tordu.
Dans M elehior, dans le Toast, dans Indigna e\ dansValen-
tine elle met en scène, non des problèmes concernant les
artistes, mais <\r> problèmes tragiques de 1;» \i«- de femme.
Une femme mariée, malheureuse, incomprise et languis-»
sant dans une union mal assortie, n'auraR-eLLe doue pas le
droit de s'affranchir? Sun âme doit-elle être sacrifiée au
code de la monde formelle qui ordonne L'indissolubilité du
300 GEORGE SAND
mariage, la soumission de la femme à son mari? Vau-
drait-il mieux par hasard mentir et continuer ;*i vivre avec
un homme non aimé, indigne, que d'unir honnêtement ei
librement sa vie à l'homme aimé? Aujourd'hui que
questions ei leurs solutions son! des vieilleries par trop
rebattues par les « féministes •■ il sérail absurde d'en parler.
Il y a plus encore: il en fourmille de ces e femmes incom-
prises » et on a vraiment trop abusé dans la littérature fcl
dans la vie de la prétendue o liberté sacrée « de l'amour,
on s'en es! trop servi pour déguiser des caprices ei des
fredaines. Rompre des lances pour défendre le droit au
bonheur de la pauvre Indiana, d'autant plus qu'elle n'a
pas trouvé le bonheur dans l'homme de son choix, serai!
certes parfaitement i idicule aujourd'hui, puisque, j>;ir Là, son
« crime » contre la morale sociale eul son a châtiment ».
Mais si ces questions ont été discutées, résolues et i
aux archives, c'est peut-être parce qu'il y eut une (i«
Sand, <|ni les a soulevées à temps et qu'une des premières
elle a lutté contre la position humiliée et opprimée de La
femme dans le mariage. Et Indiana, quoi qu'en ait dit
George Sand dans ses « prélaces », mérite d'arrêter
aujourd'hui notre attention comme une première tentative
de révolte. Ce roman est d'ailleurs écril avec tant de pas-
sion, avec tant d'ardeur artistique et un style si mer-
veilleux que, même au point de vue de Fart, il demeure
<le nos jours encore, une œuvre vraiment remarquable.
On a soin eut dit qu'en créant la pauvre Indiana. — cette
créole rêveuse et passionnée, mariée au colonel Delmare,
dépérissant auprès de ce mari rude et prosaïque, brûlant
d'amour pour Raymon de Ramière, un élégant correct et
sans cœur, docile et servile devant les lois mondaines,
d'abord épris d'Indiana et l'entraînant dans sa passion, puis
fi F. on CF. SAM) 301
l'abandonnant pour faire un mariage avantageux et suivre
une carrière parlementaire comme Aurélien de Nance dans
la Fille dWlbano) — George Sand avait voulu dépekidre
sa triste vie conjugale, son roman manqué avec de Sézeei
la consolation qu'elle a trouvé dans l'amitié. Remarquons, à
ce propos, que l'un des infimes amis d'Aurore Dudevant,
son voisin de Nouant, Jules Néraud, avait donnée La jeune
romancière des cahiers de uotes ei de descriptions du
Madagascar et de l'île de la Réunion, où il avait passé
quelque temps, poussé au loin à la fois par son amour pour
l;i botanique et l'amour qu'il portail à son élève de
Xohanf. Car, — fout comme son prédécesseur, Stéphane de
Grandsagne, rex-professeur d'histoire naturelle d'Aurore,
• — Jules Néraud était tombé sous le charme « des grands
veux noirs », à la suite de quoi il y eût des scènes ora-
geuses de jalousie entre lui et sa femme \
George Sandmit à profil les descriptions de la luxuriante
nature des lies, qu'elle avait lues et copiéesdans le journal
du Malgache comme elle appelait Néraud -. Elle l'ail l'aire la
1 < >n voit, parles lettres inédites d'Aurore Dudevanl à son mari, daté -
de Paris des 10, L3 <-t 15 décembre 1827, qu'elle ne s'abusail nullement
sur les véritables motifs qui avaient amené le dépari de Néraud, et
avec autant d'humour <|u<- de bonhomie, elle raconte les scènes de
jalousie que 1,n faisail sa remme. On trouve encore des a I ) u - i « . 1 1 < .i
cet épisode dans un.- lettre inédil x- u<l bai-même, 'lu in dé-
cembre is:;i, rt enfin, George Sànd raconte le même fait • à mots cou-
verts o .i Everard (Michel) dans le n° Vides Lettres d'un Voyageur. Les
lettrée inédite$de Jules Néraud è G. Sand, que noue avons en la chance
de parcourir, confirment de tous points le i ««i t que George Sand tait i
Michel, <•( dans V Histoire de ma Vie, à propos <!<• la malheureuse pas-
sion, vite apaisée dn reste, que son professeur de botanique ressent*
l><un elle.
* L'amitié de o ge Sand pour Néraud dura toute sa ne. Chacun de
■es chagrins \ ajouta un nouvel élan, s'exprimanl dans des lettres Bin-
cères et confiantes, et dans leurs conversations. Cetl • amitié resta iné-
branlable à travers toutes les catastrophes de leur \i.-. Les Duméroc IV
(adressé en partie .i Rollinat) et IX des LeUreê<Tun • sont con-
Néraud ; il esl également parlé de lui dans le n» VI h dane
302 GEORGE SAND
traversée à Indiana et L'installe à l'île BourboE avec son
mari cl plus tard", lorsque toute sa vie s'écroule, elle 1 y
renvoie encore une fois chercher la mort a deux avec son
ami cl cousin, sir Ralph Brown.
Le lecteur doil s'en souvenir, nous ne trouvons pas pos-
sible pour un biographe <lc se servir de héros uV romans
et surtout d'événements fictifs pour établir des faits <l<' 1;»
vie de leur auteur.
Mais nous avons toutefois dit que dans l'œuvre I;i plus
objective <>n peut toujours trouver d<>> pages vécues el
personnelles. Voici les passages d' Indiana <[ui produi-
ront, sur le lecteur L'impression de quelque chose de déjà
connu; ils rappelleront à son souvenir L'Histoire de Leur
auteur-. Et d'abord Lé portrait du "colonel Delmare ' :
« Savez-vous ce qu'en province <>n appelle un honnête
homme? C'est celui qui n'empiète pas sur Le champ de
son voisin, qui n'exige pas <lc ses débiteurs un sou de
plus qu'ils ne lui doivent, qui ôte son chapeau à tout indi-
vidu qui le salue; c'est celui qui ne viole pas les filles
sur la voie publique, qui ne met pas le feu à la grange d<'
personne, qui ne détrousse pas les passants au coin de son
parc Pourvu qu'il respecte religieusement la vie et la
bourse de ses concitoyens, on ne lui demande pas compte
d'autre chose. Il peut battre sa femme, maltraiter
l'Histoire de ma Vie. C'est à lui que son! adressés : La relation d'un
voyage ehez les sauvages de Paris et les lit'/le.rions sur J.-J. Rousseau.
C'est encore de lui qu'elle se souvient dans un autre article sur Hmi>-
seau, intitulé Les Charmettes, el enfin dans VÊclaireur de l'Inde. 1815,
elle donne un compte rendu du livre Botanique de V enfance publié en
Suisse par Jules Néraud.
Tous ces articles sont entrés dans l'édition complète des œuvres de
G. Sand publiée par Lévy, dans les tomes : VUscoque, Laura, Simon et
Souvenirs de 1848.
1 Nous citons d'après la l,c édition d'Indiana qui diffère beaucoup
des suivantes.
GEORGE SAND 3G3
gens, ruiner ses enfants, cela oe regarde personne. La
société ne condamne que les actes qui lui son! nuisibles;
la vie privée n'est pas de son ressort.
« Telle était la morale de M. Delmare. Il n'avait jamais
étudié d'autre contrat social que celui-ci : « Chacun chez
soi. )) Il traitai! toutes les délicatesses du cœur de puérilités
féminines eJ de subtilités sentimentales. Homme sans esprit,
sans tact et sans éducation, il jouissait d'une considération
plus solide ({lie celle qu'on obtient par les talents et la bout.'-.
II axait de larges épaules, un vigoureux poignet; il maniait
parfaitement le sabre et l'épée, et avec cela il possédait
une susceptibilité ombrageuse. Comme il ne comprenait
pas toujours la plaisanterie, il ('tait sans cesse préoccupé
de l'idée qu'on se rhoquait de lui. Incapable d'y répondre
(Tune manière convenable, il n'avait qu'un moyen <l
défendre : c'était d'imposer silence par des menaces. & -
épigrammes favorites roulaient toujours sur «les coups de
bâton à donner et des a (Va ires d'honneur à vider; moyen-
nant quoi, la province accompagnait toujours son nom de
l'épithète de brave.
... Candide jusqu'à l'enfantillage sur certaines délica-
- du point d'honneur, il Savait tort bien conduire ses
intérêts à la meilleure tin possible sans s'inquiéter du bien
ou (lu mal qui pouvait en résulter pour autrui. Toute
sa consci< ace c'était la loi ; toute sa morale, c'était son
droit. C'était une de ces probités sèches et rigides qui
n'empruntent rien, de peur de ne pas rendre, et qui ne
prêtent pas davantage, «le peur de ne pas recouvrer.
C'était l'honnête homme qui ne prend et oe donne rien;
qui aimerait mieux mourir que de dérober un fagot dans
les forêts du roi, mais qui vous tuerait sans façon pour
un fétu ramassé dans la sienne. Utile à lui seul, il a'était
36 i GEORGE SAM)
nuisible à personne. Il ne se mêlait de rien autour de lui,
de peur d'être forcé de rendre un service. Mais, quand il
se croyait engagé par honneur â le rendre, nul n'y mettait
un zèle plus actif, et une franchise plus chevaleresque. A
l;i fois, confiant comme un enfant, soupçonneux comme un
despote, il croyait un faux serment et se défiait d'une pro-
messe sincère. Comme dans l'état militaire, tout pour lui
consistait dans la forme. L'opinion le gouvernait â tel point
que Le bon sens et la raison n'entraient pour rien dans ses
décisions, et quand il avait dit : a Cela se fait, » il croyait
avoir posé un argument sans réplique.
« C'était donc la nature La plus antipathique a celle de sa
femme, le cœur le moins fait pour la comprendre, l'esprit
Le plus incapable de l'apprécier. Et pourtant, il est certain
que L'esclavage avait engendré dans ce cœur de femme
une sorte d'aversion vertueuse et muette, qui n'était pas
toujours juste. M11"' Delmare doutait trop <lu cœur de son
mari; il n'était que dur, et elle le jugeait cruel. 11 \ avait
plus de rudesse que de colère dans ses emportements,
plus de grossièreté que d'insolence dans ses manières. La
nature ne L'avait pas l'ail méchant ; il avait des instants de
pitié qui ramenaient au repentir, et, dans le repentir, il
élail presque sensible. C'était la vie dvs camps qui avait
érigé chez lui la brutalité en principe. Avec une femme
moins polie et moins douce, il eut été craintif comme un
loup apprivoisé; mais cotte femme était rebutée de son
sort ; elle ne se donnait pas la peine de cherchera le rendre
meilleur. »
Voici maintenant comment George Sand dépeint cette
résistance passive d'Indiana : « Si elle eût élevé la voix,
Delmare qui n'était que brutal, eût rougi de passer pour
méchant. Rien n'était plus facile que d'attendrir son cœur
GEORGE SAND 365
et de dominer son caractère, quand on voulait descendre
à son niveau et entrer dans le cercle d'idées qui était à
la portée de son esprit. Mais Indiana était roide et hautaine
dans sa soumission ; elle obéissait toujours en silence; mais
c'étaient le" silence et la soumission de l'esclave <pii s*est
l'ail une vertu de La haine et un mérite de l'infortune. Sa
résignation, c'était la dignité d'un roi < { * i i accepte des fers
et un cachot, plutôt que d'abdiquer sa couronne et d<
dépouiller d'un vain litre. Une femme de l'espèce com-
mune eût dominé cet homme dune trempe vulgaire; elle
eut dit comme lui et se fut réservé le plaisir de penser
autrement; elle eût feint de respecter ses préjugés et elle <t~
les eût foulés aux pieds en secret ; elle l'eût caressé et
trompé, tndiana voyait beaucoup de femmes agir ainsi,
mais elle se sentait si au-dessus d'elles qu'elle eût rougit
de les imiter. Vertueuse et chaste, elle se croyait dispen-
sée de flatter son maître dans ses paroles, pourvu qu'elle
le respectât dans ses actions. Elle ae voulait point de sa
tendre»e. parce qu'elle n'y pouvait pas répondre. Elle
se lui regardée comme bien plus coupable de témoi-
gner de l'amour à ce mari qu'elle n'aimait pas, que d'en
accorder à l'amant qui lui en inspirait. Tromper, c'était
là le crime à ses veux, el vingt lois par jour elle.se sen-
tait prête à déclarer qu'elle aimait Raymon ; la crainte
seule de perdre Raymon la retenait. Sa froide obéissance
irritait le colonel bien plus (pie ne l'en! fait une rébellion
adroite. Si son amour-propre eût souffert (!«• n'être pas le
maître absolu dans sa maison, il souffrait bien davantage
de L'être d'une façon odieuse ou ridicule. 11 eût voulu con-
vaincre, et il ne faisait que commander; régner, el il gou-
vernait. Parfois il donnait chez lui un ordre mal exprimé,
ou bien il dictait sans réflexion dv> ordres nuisibles ô ses
306 GEORGE SAM)
propres intérêts.M"" Delmare Les faisait exécuter sans exa-
men, sans appel, avec l'indifférence du cheval qui traîne
la charrue dans un sens ou dans l'autre. Delmare, en
voyant le résultai de ses idées mal comprises, de
volontés méconnues, entrait <-n fureur : mais quand elle
lui avait prouvé d'un m<>! calme et glacial qu'elle n'avait
fait qu'obéir strictement à ses arrêts, il était réduit à tour-
ner sa colère contre lui-même. C'était pour cet homme,
petit d'amour-proprte e\ iolent de sensations, une souffrance
cnicllc. un affront sanglant.
« Alors il eût tué sa femme s'il eût été à Smyrne ou au
Caire. Et pourtant il aimait au fond «lu cœur cette femme
faible qui vivait sous sa dépendance et gardait le secret
deses tortsavec une prudence religieuse. Il l'aimait ou la
plaignait, je ne sais lequel. 11 eût voulu en être aimé; car
il était \ain de son éducation et de sa supériorité. Il sefût
élevé à ses propres yeux si elle eût daigné s'abaisser jus-
qu'à entrer en capitulatien avec ses idées et ses principes.
Lorsqu'il pénétrait chez elle le matin avec l'intention <1<- la
quereller, il la trouvait quelquefois endormie, et il n'osait
pas l'éveiller. 11 la contemplait en silence : il s'effrayait de
la délicatesse de sa constitution, de la pâleur d<
joues, de l'air de calme mélancolique, de malheur résigné,
qu'exprimait cette figure immobile et muette. 11 trouvait
dans ses traits mille sujets de reproche, de remords, de
colère et de crainte; il rougissait de sentir l'influence
qu'un être si faible avait exercée sur sa destinée, lui. homme
de 1er...
« Une femme encore enfant l'avait donc rendu malheu-
reux ! Elle le forçait de rentrer en lui-même, d'examiner
ses volontés, d'en modifier beaucoup, d'en rétracter plu-
sieurs, et tout cela sans daigner lui dire : « Vous avez tort ;
GEORGE SAND 367
je vous prie de faire ainsi. » Jamais, jamais elle neFavait
imploré, jamais elle n'avait daigné se montrer son égalé
et s'avouer sa compagne. Cette femme qu'il aurait brisée
dans sa main s'il eût voulu, elle était là, ehétive, rêvant
d'un autre peut-être sous ses yeux, et le bravant jusque
dans son sommeil. Il était tenté de l'étrangler, de la
traîner par les cheveux, de la fouler aux pieds pour la
forcer de crier merci, d'implorer sa grâce, mais elle était
si jolie, si mignonne et si blanche, qu'il se prenait à avoir
pitié d'elle, comme l'enfant s'attendrit à regarder L'oiseau
qu'il voulait tuer. Et il pleurait comme une femme, cet
homme de bronze, et il s'en allait pour qu'elle n'eût pas le
triomphe de le voir pleurer. En vérité, je ne sais lequel
était plus malheureux d'elle OU dé lui. Bile était cruelle
par vertu, comme il était bon par faiblesse; elle avait de
trop la patience qu'il n'avait pas assez; elle axait les
défauts de ses qualités, et lui les qualités de ses défauts..,
M. et M"" Delmare ne se querellaient point du tout; car,
avec la systématique soumission d'Indiana, jamais, quoi
qu'il fit, le colonel ne pouvait arriver à engager une dis-
pute »...
Raymon de Ramièrequi avait d'abord recherché l'amour
d'Indiana. faisait maintenant, comme autrefois l'ami <Ie
Bordeaux d'Aurore, valoir des « principes », - Quand il
vit le colonel lui témoigner tant de confiance et d'amitié,
le regarder comme le type de l'honneur et de la franchise,
l'établir comme médiateur entre sa femme et lui, il résolut
de justifier cette confiance, de mériter cette amitié, de
réconcilier ce mari et cette femme, de repousser de la
part de l'une toute préférence qui eût pu porter préjudice
au repos de l'autre. Il redevint moral, vertueux et philo-
sophe. Vous verres pour combien de temps "...
368 8EOBG! s and
Cependant, par L'immixtion non sollicitée de personnes
étrangères1, les relations entre les époux s'aigrissent et
Delmare en vient aux « actes ». II enferme sa femme el
essaye de La terrifier par la souffrance physique en lui
meurtrissant les mains, lorsqu'elle refuse de répondre.
Alors, exaspérée, elle se décide à aller demander aide el
protection à Raymon. Celui-ci fait, à cette occasion,
preuve de son égoïsme, de sa pusillanimité devant 1" « opi-
nion » et d'un triste manque d<> cœur. Il prêche La mo-
rale courante sans se rendre aucun compte <!<• la res-
ponsabilité que Lui impose la possession d'une âme <pii
s'est abandonnée à Lui. Son amour pour [ndiana s'est déjà
refroidi. La trouvant dans sa chambre en rentrant d'un
bal, il est uniquement soucieux, non d'unir son sort an
sien, mais de la faire rentrer « décemment » chez elle pour
la sauver des conséquences d»1 sa démarche a insensé
Il ne trouve rien de mieux à faire que d'appeler sa mère,
afin de calmer la malheureuse jeune femme et de la faire
retourner au foyer conjugal, [ndiana est d'abord comme
pétrifiée en voyant son bonheur subitement écroulé à tout
jamais. Cruellement déçue par 1 nomme qu'elle avait aimé,
elle rassemble ses dernières forces et pari seule, refusant
la protection do M"" de llamière. Quasi folle, appelant la
mort, elle erre au jour levant par les rues désertes. Sau-
vée du suicide par Halph, elle suit avec une docilité apa-
thique et machinale son mari à File Bourbon où rappellent
ses affaires.
Faible et égoïste qu'il est, Raymon ne la laisse pourtant
1 Remarquons que l'aigreur entre les Delmare se produisit pendant
leur séjour près de Melun, et rappelons-nous les scènes qui se passèrent
entre les Dudevant (voir p. 240-242), lorsqu'on 18:24, ils étaient les hôtes
de Roetliers Duplessis, dans le voisinage de Melun.
GEORGE S.VND 369
puint au repos ; maintenant qu'elle est loin, il lui écril
de tendres lettres. Indiana, brisée et malheureuse, lui
répond de môme. Sa vie est redevenue monotone et tran-
quille, mais une nouvelle brutalité de Delmare vient de
nouveau rompre leurs liens, déjà si fragiles.
... « La situation de madame Delmare éiail devenue pres-
que intolérable par suite d'un incident domestique de la
plus grande importance pour elle. Elle avait pris la triste
habitude d'écrire chaque soir la relation dos chagrins de la
journée. Ce journal de ses douleurs s'adressait à Raymon,
et, quoiqu'elle n'eût pas l'intention de le lui l'aire parvenir,
elle s'entretenait avec lui tantôt avec passion, tantôt avee
amertume des maux de sa vie et (\i>> sentiments qu'elle ne
pouvait étouffer. Os papiers tombèrent entre 1rs mains
df Delmare, c'est-à-dire qu'il brisa le coure qui les recé-
lail. ainsi (pic les anciennes lettres de Raymôn, et qui1
les dévora d'nn oeil jaloux et furieux l. Dans le premier
mouvement de sa colère il perdit la force de se contenir,
et alla, 1»' cœur palpitant, les mains erispées, attendre
qu'elle revint de sa promenade. Peut-être ,si elle eût tardé
quelques minutes, cet homme malheureux aurait eu le
temps de rentrer en lui-même; mais leur mauvaise étoile
à tous deux voulut qu'elle se présentât presque aussitôt
devant lui. Alors, sans pouvoir articuler une parole, il la
1 [,,■ lecteur Be rappelle que Dudevant s'était permis une indiscrétion
semblable, c'est pour cela qu'Aurore avait i'i maintes reprises, pen-
dant ses absences de Nohant, entre 1831 et 1834, prié ses amis
d'être très prudents dans l'envoi des lettres '\n'\\< lui adressaient,
et qu'elle avait demandé & Boucoir&n, le 7 mars 1834, de prendre chea
lui les papiers et les cahiers qu'elle avait laissés dans sa chambre,
car, .i -"ii avis, il- n'y étaient pas en sûreté. Voir plu- haut, p.
la lettre inédite à Boucoiran datée de 1831, et Burtoui le pas
■ Vous ne Berei pas le premier dont les papiers aient été fouilli
examinés... »
IJ
370 GEORGE sa M»
saisi! par les cheveux, la renversa, el l;i frappa au Gron
du talon de sa botte ».
Delmare fui désespéré de sa brutalité, ni;iis il étail tn
tard. Indiana, revenue à elle, se décida à 1«' quitter pour
toujours. Sous l'impression d'une lettre de Raymon, triste
ei tendre, que pendant longtemps elle avait gardée sans
oser l'ouvrir ei la lire ei dans laquelle il semblaii la rap
peler auprès de lui, «-Ile s'enfuii secrètemeni de la maison
et s'arrangea avec un capitaine de vaisseau pour rentrer
en France. Elle expia crueHemenl cette dernière faibli
cette defaiière confiance en l'homme aimé : elle trouva
Raymon marié.
La malheureuse Indiana l>ul jusqu'à la lie la coupe de
sa déception el résolu! de mourir. Sir Ralph, à « j u i elle ne
cachaîi pas son dessein, et qui, comme an chien fidèle l'a-
vaii suivie à Bourbon ei en revieni en même temps qu'elle,
voulaii lui rester dévoué jusqu'à la mori ei disparaître
avec elle. Il persuada pourtant à la pauvre femme, deve-
nue toute passive el comme ^différente à tout, à force de
souffrances, de visiter une dernière fois les lieux où s*écou-
lèrenl les jours riants de leur enfance ei puis d'y chercher
la mori ensemble dans quelque précipice aux lianes du mont
Bernica. D'après le plan primitif du roman, ils devaieni
réellement se jeter dans une cataracte, el cette fin eûl été
certainement plus hardie et plus naturelle, vu le désespoir
et la mort morale d'Indiana, Ces! ce que Gustave Planche
a déjà l'ail remarquer en son temps. Mais George Sand,
qui n'aimait pas les dénouements tragiques, changea d'idée
et ajouta un épilogue, dans lequel Indiana el Ralph, au
moment de se précipiter dans l'abîme, découvrent tout à
coup, clic — qu'elle peut encore aimer, lui, — qu'il l'a
toujours aimée. Le couple heureux vient alors s'établir
GEORGE SAM) 371
dans une vallée idyllique de l'Ile, toute noyée dan- ta
verdure. Cette fin ne l'ail que nuire au roman, péchant
trop déjà par des exagérations romantiques, des lon-
gueurs <-l des tirades, Et pourtant, ces pages brûlantes
de passion, ces belles descriptions, ces fines analyses
psychologiques, ces observations prises sur 1»- vif, nous
enchantent quand même. Il y a là des passages et des
scènes « | ni se gravent pour toujours dans la mémoire.
Telle est, par exemple, cette obscure soirée d'automne au
château des Delmare : 1«- colonel, sombre et farouche,
arpente la chambre : la fluette et jolie Lndiana nous allions
dire, Aurore . assise devant la cheminée, de ses tristes
yeux noirs contemple rêveusement le feu. L'ami fidèle,
Ralph, silencieux et correct, 1rs examine tous les dmx à la
dérobée. L'oppression, le morne chagrin, la révolte secrète,
mais implacable d'une âme insondable de femme, tout cela
semble flotter dans l'air et pénétrer le lecteur, 'IV! aussi
ce commencement du premier chapitre de la seconde par-
tie dans la première édition, et qui n'a plus été inséré, on
ne sait pas trop pourquoi, dans les suivantes . si parfaite-
ment pessimiste et d'une si fine analyse psychologique.
Remarquons que George Sand, tout en écrivant très vite,
presque sans rature, ni corrections, — ce àtmt tous les cri-
tiques l'ont louée à satiété, — aimait à changer et à refaire
» - ouvrages, soit pour leur apparition en volumes, soif pour
les éditions* suivantes, et presque toujours à leur désavan-
tage. A parler franchement, nous préférons les premières
versions aux autres. En changeant ou m ajouta ni. elle gâtait
toujours son premier texte. C'est ainsi qu'elle a gâté
lndiana en supprimant beaucoup d'expressions, frappantes
dr précision et de justesse, et même dr.^ pages entièn fc
C'est encore ainsi qu'elle a gâté Lé lia en changeant com-
372 GEORGE SAM)
plètement l'idée première et en atténuant par une der-
nière partie optimiste le profond désespoir, «jui faisait le
charme du livre. Voici quelques [ignés <jni on! disparu
à'Indiana el qui sont cependant, par leur profondeur,
dignes d'un Tolstoï :
« Je pourrais, pour pou < j 1 1 « - j < - fusse à la hauteur de mou
siècle, exploiter avec fruit, la catastrophe qui se trouve si
agréablemenl sous ma main, — la mori <\r la sœur de lait
d'Indiana, la créole Noun, qui périt aussi par la faute de
Ftaymon) — vous faire assister aux funérailles, vous
exposer le cadavre d'une femme noyée, avec ses taches
livides, ses lèvres bleues et tous ces menus détails <le
l'horrible et du dégoûtant <pii sont en possession <lo vous
récréer par le temps qui court. Mais chacun sa manière,
et moi je conçois la terreur autrement. Ce n'est pas sous la
pierre (\c> tombeaux, mais autour des tombeaux que je l'ai
vue habiter; ce n'est pas dans les vers «lu sépulcre que
je l'ai trouvée, c'est dans /<■ cçeur des vivants <-t smt* leurs
habit* de fête; ce n'est pas dans la mort <!<• celui qui nous
quitte, c*ëst dans ^indifférence de'ceux qui lui survivent ;
cest 1 oubli qui est l<- véritable linceul des morts, c'est
celui-là qui fait dresser mes cheveux, <-V>l celui-là qui glace
mon sang et rite serre le cœur; ce n'est pas l'église avec
son deuil et ses cierges, ce n'est pas h- fossoyeur avec sa
puanteur et sa bêche qui ont pour moi des émotions pro-
fondes et de pâles frayeurs; cest le lendemain tranquille,
la vie qui reprend son cours sur la tombe à peine fermée, )
le repas où la famille s'assemble comme de coutume en sur- '
tant du cimetière. Shakespeare l'entendait bien ainsi, lors-
qu'au lieu de baisser le rideau sur le meurtre ou le suicide,
il rassemblait autour des cadavres ses personnages secon-
daires, et leur mettait dans la bouehe des sentences philo-
GEORGE SAND 373
sophiques, ou le plus souvent des réflexions sur leurs
propres affaires. Pour lui, un drame n'était pas une scène
ft'échafaud ou d'assassinat, c'était une peinture de La vie,
avec ses intérêts, ses passions, ses chances de succèsou
de défaite; l'homme qui succombai! n'était qu'un accident,
un moyen pour dénouer l'entreprise de plusieurs1 »...
Impossible de citer toutes les beautés du livre : iljFaudrail
pour cela copier des pages entières. L<- lecteur Fera bien de
lire ou cl ! relire le roman, s'il l'a oubli»''. Il comprendra
certainement alors pourquoi les lecteurs et les critiques de
l'époque saluèrent en l'auteur nue nouvelle étoile littéraire;
il comprendra également pourquoi les critiques contempo-
rains y signalèrent d'emblée ces problèmes, ces « cruelles
énigmes» pour tout homme pensant, que George Sand a
soûles es dans ce roman !
^> Indiana aux yeux noirs, est toute passion, Valetinen
est toute poésie. ( l'est ••clic poésie douce et sua^ e, répandue
dans l'air du Berry, que George Sand avait humé dans ses
matinales promenades solitaires. Le roman nous prouve
pourtant que le poète connaît aussi à fond la \i- de cam-
pagne. C'est là-dessus que les critiques et Les historiens de
la littérature, qui. par routine <li\ isent les romans <l<' ( •
S;md en trois périodes, en rattachant exclusivement à La
troisième L'élément champêtre, devraient fixer Leur atten-
tion. 11 nous est difficile <!<' comprendre pourquoi la famille
Lhéiy dans Valentine devrait être considérée « peinte
dans une autre manière « que la famille Barbeau dans La
1 Cette introduction, qui manque dans les » * « 1 î 1 1 < » 1 1 - postérieurs d'/n-
diana, a été réimprimée dans l'édition des œuvres de George Sand,
faite .i Bruxelles par la v elge de librairie, Méline, Cans el <>•.
< 1 u î était très répandue en Russie vers 1850. Nous en possédons l'édi-
tion complète. Les tomes I. il. III, sonl datés de 1842; le tome iv de
le tome V de 1844 ; el le tome VI de '
374 GEORGE SAM)
Petite Fadette ; pour quelle raison le nom dé « person-
nages rustiques » appartiendrait à Germain le lin labou-
reur, à son beau-père positif et pratique, le vieux Maurice,
au vieux fripon Léonard, père de la coquette (!<■ village,
Catherine Guérin La Mare au diable , à plus juste titre
qu'à la mère JaniUe dans Le Péchr de M. Antoine, à l>ri-
colin dans le Meunier d'Angibanlt ou à t la mèreLhérj »,
à Pierre Blutty el à Athénaïs dans Valentine; ni quelle
différence on pourrai! trouver entre la description <l<i la
fête champêtre dans Valentine el celle de la « bourrée »
dans là Petite Fadette ? Il esl temps d'en finir avec
divisions arbitraires en i trois périodes » el de reconnaître
enfin que. George Sand, dès ses premiers pas dans la car-
rière littéraire, se mil à dépeindre des tableaux el des figures
rustiques de son Berry : puis, que dans ses premiers, comme
dans ses derniers romans, ••11'- en a représenté avec un suc-
cès égal les personnages comiques, négatifs, typiques,
dans Legenredes Bricolin, des Lhéry, des Léonard el des
Catherine, en idéalisanl el en traitanl à l'eau de rose Les
personnages positifs, comme elle le faisail pour tous
héros principaux, à quelque classe qu'ils appartinssent.
Revenons à Valentine. Le drame d'amour de ce roman
esl plus varié que celui oVlndiana; l'action, qui se passe
entièrement dans le Berry, donne à l'auteur La possibilité
de prendre sur nature des tableaux aimés dès son plus
jeune âge, des tableaux de la vie rustique et de la vie de
château. La fable du livre esi plus simple, plus réelle, plus
M'aie que dans Indiana,
Valentine de Raimbault, une douce rêveuse, aimant la
nature et la vie simple, épouse M. de Lansac, pour obéir
(Tune part à sa grand'mère, une benne vieille à la morale
légère du siècle passé, admettant tous les caprices, toutes
GEORGE SAM) 37.>
les folies, pourvu qu'elles fussent voilées, d'autre part
pour complaire à sa mère, désireuse de se débarrasser au
plus vite de sa fille. Dans ses promenades à travers les
forêts du Berry — reproduisant évidemment celles de
l'auteur lui-même — il arrive à Valentine de faire la con-
naissance de Bénédict. Ce fils de paysan, petit jeune
homme à grandes ambitions, ce chercheur d'idéal, en
révolte contre la modestie de son sort oui ne répond pas à
l'élévation de sou âme, est assez désenchanté, mais souffre
surtout de sou inactivité. Somme fouir, c'est un pastiche
de Bené%\ des héros <l<i Victor Hugo, mais en même temps,
un personnage ressemblant beaucoup à certains jeunes
gens de l'entourage d'Aurore. En réalité, c'est une nature
passionnée, sans convictions arrêtées, un caractère faible
dont les actions dépendent plutôt du hasard que d'inten-
tions déterminées; c'est aussi un prototype de tous ces
nombreux « jeunes premiers » prolétaires de George Sand
qui s'éprennent d'amour pour des demoiselles nobles: de
tous ces Simon Féline, Pierre Eiuguenin, Henri Lemor, etc.
Les deux jeune- gens s'éprennent l'un de l'autre. La nais-
sance de L'amour de Valentine pour Bénédict, La lutte entre
L'amour et le devoir, la triste histoire de La jeune femme,
victime des préjugés de caste et de la morale reçue qui
exige la fidélité de La femme à son mari, même Lorsqu'il
n'existe aucun amour ni aucune 93 mpathie entre Les époux ;
d'autre part, la position tragique du jeune homme sorti du
peuple, supérieur par le développement de son âme et de
son esprit aux représentants de la haute société qui l'en-
toure, périssant uniquement pour avoir osé aimer une jeune
patricienne, toutes Les péripéties de ce drame sont peintes
avec un élan poétique et une inimitable finesse d'analyse
psychologique. La tragédie de La passion des deux jeunes
376 GEORGE s A M)
gens se complique par les relations de Bénedicl avec la
famille de sa fiancée, Athénaïs Lhéry, ûlle d'un paysan
enrichi qui L'a élevée a comme une demoiselle ». et par
les relations de Valentîne avec Louise, sa sœur aînée, fille
perdue, que sa famille a maudite. La position de cette
malheureuse est un avertissement pour Valentine, si jamais
elle se laissait entraîner par son amour pour Bénédict.
Louise, que Valentine voit malgré la défense d<- sa mère
et de sa grand'mère, devient à ><»n tour amoureuse de
Bénédict, ce qui ne les empêche pas de rester amies; le
mépris même <|ui retombe sur Louise ne fait que rendre
Leur tendresse plus ardente, plus émue. Ce sont là des
souvenirs des relations d'Aurore avec sa mère, ei d'une
fête de La Châtre, où elle s'était faite La protectrice d'une
fille déchue il en a été parlé plus haut . La scène où Valen-
tine danse la « bourrée» l'appelle tout à fait celle qui est
racontée dans 1' « Histoire de mu Vie o à propos d<- l'amitié
d'Aurore pour cette malheureuse jeune fille. C'est une des
meilleures scènes du roman et ce n'est pas la seule excel-
lente. .Nous ne tenons pas à répéter ici les éloges, tant de
fois prodigués, au récit delà première rencontre de Valent
fine avec Bénédict, quand, ne l'apercevant pas encore, elle
admire son chant dans le silence de la forêt, ni à vanter
une fois de plus la charmante idylle au bord du ruisseau
lqrs de la partie de plaisir champêtre : nous ne parle-
rons pas non plus du départ de la famille Lhéry, pour la
fête, ni de la brûlante explication, la nuit, entre Bénédict
et Valentine dans la chambre de celle-ci. Si nous ne répé-
tons pas ici toutes les louanges adressées à l'auteur à L'occa-
sion de ces scènes admirables, ce n'est pas que nous ne
désirions les louer encore cent fois davantage, mais unique-
ment pour ne pas ressasser ce que chaque lecteur, tant soit
GEORGE SAM) Jt l
peu au courant des œuvres de G. Sand e1 de ce qu'on a
écrit sur elle, sait parfaitement bien, tandis que cela ne
peut rien expliquer à celui qui ignore œuvres et cri?-
tiqui
Portons maintenant notre attention sur ce fait, qu'en
dépit des attaques répandues, dès l'apparition ftlndiana
et de Valentine. sur ces romans, leur tendance,' le désir
de l'auteur de «saper la sainte institution du mariage ». le
lecteur impartial d'aujourd'hui en jugera tout autrement et
n'y trouvera aucune apologie d'immortalité. Tout au con-
traire, dan- les deux romans, les héroïnes sont punies pour
avoir violé leurs devoirs d'épouses. Indiana, <|ui fuit le toit
conjugal, expie sa faute, en découvrant la perfidie et la
bassesse de l'homme aimé; Valentine et Bénédict périssent
l'un aprèsl'autre, ayant à peine goûté au fruit défendu. Ici
comme là. le châtiment ne surgit pas comme un deus ex
machina, mais ressort logiquement del'engrenage de rela-
tions et de circonstances <>ù les héroïnes ont été entraînées
par leurs amours fatales1. C'est La même thèse que celle du
roman génial de Tolstoï avec son adage implacable : - A
Moi la vengeance et c'est Moi qui châtie. » Anna Karé-
nine.
Quoi qu'il en soit, dans les deux premiers grands romans
que George Sand a écrits sans collaborateur, son talent
d'écrivain apparaît déjà déterminé et éclatant, etmême on
1 M. Skabitchevsky, qui dans ses études sur G. Sand fail une ana-
lyse à tendance, el très étroite, de ses romans, tombe seuvenl dans d -
erreurs forl curieuses surtout .1 propos de Lélia, de Jacquet el de Spi-
ridion . En expliquant d'une manière absolument étrange le dénoue-
ment <!<• Valentine, il dit que - la malédiction de Louise, à la Qn de
l'ouvrage, jette une lumière toute spéciale bui toute la marche do
roman 0 el que t la lutte ascétique de Valentine esl comme un reste
de morgue nobiliaire, qui l'empêche de sacrifie) au bonheui de ~"ii
amant les préjugés traditions Q monde ... Selon lui, U Qn
378 GEORGE SAlfD
y trouve toute sa « manière n très nettement manifestée
avec ses particularités et ses types favoris, 11 y ;i plus
encore : les qualités de ces deux romans remportent de
beaucoup sur Leurs défauts, ce que l'on ne peu! pas tou-
jours dire des œuvres ultérieures. Ainsi nous \ voyons :
1" une femme supérieure par son âme et ses facultés
Intellectuelles à celui qu'elle aime; 2" un ami dévoué,
désintéressé, épris de L'héroïne, mais cachant son amour
au fond du cœur, prèi à tous Les sacrifices, même
dévouer en faveur de son rival, plus heureux et moins
désintéressé ; 3° des héros sortis du peuple tombant amou-
reux de femmes appartenant aux classes supérieures et
des héroïnes, qui oublient, pour leur amour, Leur noblesse
cl leurs prérogatives. Remarquons seulement que, chez
Valentine, il n'y a pas encore d'intention de descendre
jusqu'à L'homme sorti du peuple au nom de L'égalité, mais
qu'au contraire ses péves, ses désirs et ^<-> goûts sont si
modestes, si mesquins et si insignifiants, que c'est plutôt
Bénédict, plus éclairé, plus brillant que celle qu'il aime,
qui doit descendre à son niveau. Habiter une ferme,
nourrir des oies e( des moutons — idéal delà vie heureuse
que se fait Valentine, — c'est bien gentil, mais bien peu
de chose et montre plutôt la pauvreté d'intérêts de La
gracieuse héroïne que ses tendances démocratiques .
4° nous voyons dans ces romans de magnifiques descrip-
tions de la nature et.., des monologues et des dialogues
tragique «lu roman r>t le o pitoyable résultat de la faiblesse (W) de
Valentine, de >a dualité »|ui ne lui a pas permis de s'abandonner libre-
nirnl et ouvertemenl à son amour, comme elle aurait pu le Etire, si
elle n'avait voulu attendre des circonstances favorables pour contenter
les chèvres et les loups »... Us sont bien à plaindre, ceux qui se mettent
à expliquer de cette manière le dénouement de Valentine et à juger
l'héroïne sous ce point de vue !
GEOBGE SAM) 379-
interminables, ampoulés, et, enfin 5 , la fidélité et Le
réalisme dans la description des personnages secondaires
et l'exagération romanesque des principaux héros.
Le même plaidoyer pour la liberté de sentiment contre
le joug de la morale reçue se voit dans Melchior^ petit
récit, dont voici 1*' sujet : un certain marin, beau, brave
et honnête, Melchior, dans un accès de désespoir, noie
dans l'océan sa cousine Jenny, qui avait le malheur de
l'aimer et qu'il aimait aussi passionnément; il la fait
périr pour Tunique raison qu'il est depuis longtemps marié
à une femme intéressée, menteuse, une aventurière dont
il s'est séparé depuis longtemps et qui; de son côté, ne pense
pas à lui, mais dont L'existence seule rend cependant
criminel l'amour de Melchior pour Jenny, et leur bonheur.
La jeune fille paie, par sa mort, un court moment de ce
criminel et enivrant bonheur partagé, et Melchior Le paie
â -»ii tour par la folie \
La Providence et la nature ont donné aux hommes
L'amOUr, cette joie pure cl Mlblime, mai- le- lionum- Ile
savent pas eu profiter; créant parleur- loi- de- obstacles
et des entraves, il- périssent chaque fois «pie volontaire-
ment ou malgré eux ils -'eu affranchissent. Telle est la
morale renfermée dans Melchior,
Dans le Toast, petit conte romantique paru dan- Les
Soirées littéraires de Paris recueil publié en 1832 ~",
1 auteur chante, celle fois sur un Ion majeur, un hymne
• Notons en passant qne le Bujel de cette nouvelle Bemble avoir été*
donné .i George Sand pai V raud, car nous trouvons dans une de - -
lettres la description d'une journée a bord d'un navire, <-t de la dispa-
rition, au milieu d'une tourmente, d'un couple d'amoureux, ap]
, ri Melchior.
* Dans les VEuvret complètes (/<■ G. Sand, édition Lévy, il fait par-
tie «lu \ olume /." Coupe, etc.
380 GEORGE SAM)
au sentiment divin. L'action se passe aux Pays-Bas au
xvne siècle. Le \ ieux gouverneurde Berg-op-Zoom, Sneyders
a épousé une jeune et belle Espagnole, Juana. La pauvre
Juana, qui a grandi sous le soleil de l'Andalousie; s'ennuie
el langui! dans ce pays humide et triste, entourée «le
Hollandais lourds el prosaïques. « Joignez à l'influence du
climat la société d'un mari fort riche, fort sensé, fort
entendu en ce qui I eue lie ses affaires et son gouvernement,
mais fort ennuyeux, il faut bien le dire, et vous compren-
drez que la belle el tendre Ju;ina pouvait bien avoir le mal
du pays... » Elle a, comme on peut >'\ attendre, les yeux
noirs el tristes, la pâleur maie el l'air mélancolique de la
soumission, traits (Tune femme bien connue de ('"
Sand, qui avait le malheur de vivre depuis neuf ans avec
un mari qui, quoiqu'il ne fût pas gouverneur de Berg-op-
Zoom, n'en était pas moins aussi prosaïque que l'honorable
Sneyders. Heureusement pour la pauvre Juana. il se trou-
vait dans la maison du gouverneur un jeune page aux yeux
noirs, Ramiro, né aussi dans la chaude Espagne, amateur
de musique, chantant parfaitement les anciennes romances
espagnoles; il était, en outre, « dune noble et antique
maison, ce qui, dans ce temps-là, ne gâtait rien », ajoute
l'auteur, qui, de la première à la dernière ligne de cette
gentille bluette, ne se départit pas d\m ton gai, léger, plein
û! humour et d'entrain le plus parfait. Sneyders aurait pu,
semblerait-il, ne pas avoir trop d'inquiétudes, vu la con-
duite irréprochable de sa jeune femmeet la chaste innocence
de son page de seize ans, et compter, en plus, sur « le cli-
mat refroidissant delà Flandre ». 11 n'aurait donc dû avoir
aucun motif de jalousie, « ce dont il était contrarié parfois
autant que flatté car il y a certaines liaisons pures, discrètes,
mystérieuses, gai font plus de tort au repos d'un mari
GEORGE SAM) 381
qw de franches et loyales infidélités ». En vain Sneydërs
essaye-t-il d'espionner les jeunes gens, il perd son temps.
« On peut surprendre en flagrant délit des coupables,
découvrir les manèges de la passion, — on ne peut sur-
prendre ou démasquer un amour pur, profond et innocent ».
Sneydërs se met à railler le page, se moqué de sa musique
el de ses empressements; peine inutile! Alors, il recourt au
crime, déguisé de la plus belle façon. Sous prétexte d'une
mission urgente, Sneydërs envoie le jeune page chez le gou-
verneur d'Anvers, son parent, espérant qu'il y sera retenu
comme otage espagnol ou même tué (Faction se passe à
l'époque de la lutte des Pays-Bas contre l'Espagne , d'au-
tant plus que le gouverneur est l'ennemi juré du père el
de foute la famille de Ramiro. Mais le vieux Sneydei
réjouit trop tôt d'avoir éconduit le jeune homme; il a trop
compté sur la perfidie de son parent, homme d'honneur;
il a oubli»' <pie le petit dieu capricieux protège ses fidèles
adorateurs el se moque (\vs vieillards, ses ennemis. Un
jour, après un bon dîner et après avoir aiguisé sa langue
suri1 « Espagne, les femmes, les romances, les petits chiens
et les pages, joueurs de guitare », Sneydërs veut mécham-
ment faire boire Juana à La santé du gouverneur d'Anvers.
11 triomphe perfidement de sa victoire sur Ramiro el se
réjouit déjà de sa mort. Lorsque Juana, au désespoir du
péril que courl Le jeune homme, prend le verre en main et,
bouleversée par La cruelle plaisanterie de son mari, s'écrie :
« Si la confiance desÀnversois dans leur gouverneur est
bî aveugle, dit-elle, c'est qu'apparemment ils le savent
incapable d'une action Lâche et «l'un crime inutile ».
Tout à coup une jeune voix se fait entendre sou» la
fenêtre, chantant Le refrain d'une romance favorite de
Juana, el celle-ci boit joyeusement à la santé de « son ami
382 GEORGE SAND
el parent, le glorieux gouverneur d'Anvers ». Après avoir
calmé sa bien-aimée, Ramîro se cache pour échapper à la
vengeance du très cher Sneyders, qui, cette fois, aurai!
certainement tout fail pour le perdre. La victoire reste à la
jeunesse. Ramiro et Juana ne se reverront peut-être plus,
mais ce moment de bonheur a compensé tous leurs chagrins.
L'amour a vaincu et se rit des vieux maris, des chaînes,
des proscriptions, des défenses, des l«»i> et des sévices.
Vive l'amour, vivetoul sentimenl puret humain, voilà ce
que nous dit ce petit conte gracieux el gai, écrit d'une
plume alerte et avec une verve ei un entrain tout à fait
surprenants.
Ainsi la lutte (finissant par la perte ou le triomphe
des runes marquées de l'étincelle du génie, ou simple-
ment des natures douées de talents, contre la vie bour-
geoise, mesquine el plate, contre La tourbe banale, médio-
crement vertueuse ou médiocrement vicieuse et contre
les idées étroites et routinières ; puis la défense de 1 'ins-
piration contre la morale reçue, du talent contre la foule,
<le rameur contre les préjugés (lu monde et les intérêts
prosaïques; et enfin le triomphe de rameur véritable sur
tous les obstacles , toutes les barrières el toutes les
entraves, voilà les thèmes principaux dos premières
œuvres (!<> Goorge Sand.
« Quels rêves irréalisables, quelle sentimentalité! »
dira le lecteur pratique et réaliste de \H\)H. Néanmoins,
bien des rêves irréalisables de George Sand sont devenus
de vieilles vérités, et, ce qui n'est pas encore réalisé, les
poètes de tous les peuples Font toujours rêvé, espéré et
prédit ; c'est le rêve doré (pie chacun de nous porte en soi
et voudrait voir accompli.
Donc, rien d'étonnant si la dernière œuvre, écrite en
george sam) :m
1832 par George Sand, alors si enflammée par l'espoir en
l'avenir, si vibrante d'énergie, découragé, de croyance à
L'idéal, fut la Reine Mal,, cette pièce de vers dédiée à la
fée des songes qui nous envoie des rêves riants, des
visions heureuses, — à cette adorable reine Mab q(ûi nous
emporte, ne fût-c5e que pour un moment fugitif, hors de
notre vie terrestre, nous transporte dans une autre sphère
<-f nous fait voir ce qui nlest pas, mais ce que nous dési-
rerions qui fût !
CHAPITRE VII
(1812-1833)
Malheurs sociaux e! intimes. — Rupture avec Sandeaû.— Pros
Mérimée.— La Double Méprise e\ Uarianna. — François Rollinat.
_ LéHa, — Gustave Planche. — De Latouche e1 Sainte-Beuve. —
Lavinia, Obermann, Cora% Garnie) .
A L'époque <>ù les unes après 1rs autres ces œuvres har-
dies cl brillantes paraissaient à l'horizon littéraire, la vie
personnelle de George Sand avail complètement changé
et ne ressemblai! nullement aux premiers faois de son
séjour à Paris, ce temps de joie <•( d'ivresse. Déjà l'année
1831 avail fini assez mal pour George Sand. Elle avait été
très malade; clic écrit à Boucoiran, \r L3 novembre1,
qu'elle aval! eu quelque chose comme une « congestion céré-
brale, (Mi d'autres termes une attaque d'apoplexie» ce
qui avait amené deux saignées. Elle fut soignée par un
jeune Sancerrois, Emile Régnauli -, alors carabin et grand
ami de Sandeau. 11 la soignai! avec abnégation et dévoue-
ment, [tassant auprès de la malade des nuits entières sans
1 Inédite.
* George Sand parle de lui dans le vol. IV, p. 400. de V Histoire de ma
Vie, à propos de son procès : s Je Fis arriver aussi, le jour des débats,
Emile Régnault, un Sancerrois que j'avais aimé comme un frère et qui
avait épousé contre moi je ne sais plus quelle mauvaise querelle. Il
vint me taire amende honorable de torts que j'avais oubliés ». Le motif
de cette « querelle » avait été sa rupture avec Jules Sandeau. La
correspondance de George Sand avec Régnault est conservée par
des proches de celui-ci. Nous en donnerons plus bas quelques frag-
ments.
GEORGJE 5 AND 385
fermer l'œil, toujours sur le qui-vive, ne dormant qu'à
peine sur un canapé du salon.
En décembre, George Sand eui une rechute, et ce ne lut
qu'à la fin du mois qu'elle se senti! assez rétablie pour aller
;'i Nôhant. En janvier \X.\2, elle Fui encore malade, ainsi que
ses enfants. Son humeur était noire et ses lettres de janvier à
avril, portent une empreinte de sombre tristesse. En avril,
elle partit pour Paris avec Solange. (Test à cette époque
qu'il faut rapporter la description qu'elle fait de sa vie avec
sa fille au quai Saint-Michel dans YHistoire de ma Vie1,
racontant comment une excellente voisine avait pris la
petite berrichonne sous sa protection et la faisait jouer
auprès d'elle avec d'autres enfants, lorsqu' Aurore était
occupée ou qu'elle avait à sortir.
A peine établie à Paris avec Solange, George Sand
tomba de nouveau malade, et celte fois elle inspira plus
de craintes encore à ses amis qui prirent la maladie pour
un des premiers cas du choléra qui venait d'éclater à
Paris. Elle écrit à s» mère : « Mes amis et mes portiers
épouvantés ont décidé que j'avais le choléra; le médecin
a eu beau les assurer du contraire. Il> le croient <-i le
croiront toujours. Deux de mes plus dévoués sont couchés
dans mon salon, l'un par terre, l'autre je ne sais où. Je
m'éveille et m'étonne beaucoup du grand aria que je vois
autour de moi, car je vous assure que j'étais bien moins
malade qu'ils ne me font. J'ai eu quelques symptômes
du choléra, mais si légers, qu'une tasse de lin- et descou**
\ ertures tes ont dissipés et que j ;ii dormi comme un sonneur
jusqu'à midi3. » Il est ;'i croire que ce choléra n'était pas
1 Histoire de ma i le, vol. IV, p. 78*79.
1 DaWe du 1 1 avril 1832. In.'-.iii.-.
386 GEORGE S AND
bien effrayant et qu'en général George Sand avait des
notions fort peu exactes sur cette maladie, car, Lorsqu'elle
écrivit un an plus tard; Lé lia, dans une scène des plus
importantes du roman, elle représenta son héroïne pariant
philosophie avec ses amis au milieu d'une attaque très
intense de choléra, et terrassant le pusillanime moine Ma-
gnus par la force de son esprit et de sa libre pensée. George
S;ui(l est sans doute l'unique romancière <|ui ait condamné
son héroïne à souffrir de cette maladie si peu poétique ; il
est fort probable qu'elle même ne l'a jamais eue <■! que
c'est à loi-i que ses amis ont eu peur pour elle. Si nous
nous sommes permis de citer i«-i ce passage peut-être peu
intéressant de la lettre de George Sand à ->;i mère, c'est
parce que nous avons voulu par là excuser quelque peu
colle scène df Lélia absolument invraisemblable.
Le temps alors était en général à In tristesse. Le choléra
avait d'abord frappé de terreur les habitants de Paris, puis
éclatèrent ces émeutes de triste mémoire, qui finirent par
le massacre du cloître Saint-Merry. Enfin le choléra se pro-
pagea en province. Aurore Dudevanl fut inquiète pour
sm mari, alors membre du jury aux assises do Château-
roux (ce qui ne manquera pas d'étonner le lecteur, s'il n'a
pas encore assez remarqué combien les relations des deux
époux étaient amicales même après leur séparation). Elle
craignit également pour Maurice qui ('-lait resté avec son
précepteur à Nouant. Cependant, toutes ces craintes Turent
gratuites : aumois d'août, toute la famille, saine cl saui
réunit à Nohant.
Alors, soit qu'il se fut passé quelque chose de terrible
dans la vie d'Aurore, soit qu'à chaque arrivée à Nohant
elle sentit plus profondément le côté anormal de sa vie en
commun avec Dudevant et se convainquit combien alors
GEORGE S AND 387
ces mêmes relations paisibles devenaient hostiles, il est
certain que le malaise moral don! elle souffrait depuis 1>' com-
mencement de l'année s'accentua tout â coup. Le 2o août,
à peine arrivée à Nohant, elle écrivait à Rollinat qu'elle
désirai! le voir el lui proposai! de faire une partie de plaisir
avec d'autres amis à Valeneay, <>u bien d'aller elle-même
le retrouver chez lui à Châteauroux, et, comme toujours
dans sa correspondance avec ses amis, «-11.' décrivai! ses
préparatifs pour a ce voyage autour du monde » de la
manière la plus humoristique.
Aurore avail !;iil la connaissance de M. Rollinat père et
de sa nombreuse famille, en 1831, mais elle s'étaii surtout
liée d'amitié ; i x « *< - François Rollinat, une amitié tout
exceptionnelle, toute particiilière, quelque chose hors de
l'ordinaire, l'idéal des relations humaines. C'était une
absolue et constante pénétration réciproque de pensé
(1.- sentiments, mie presque entière identité d'idées et de
tendances, une entente mutuelle ;'i demi-mots, l'absence
complète de discordance et de dissentiment en quoi où à
propos de quoi que ce fût, en un mut, François Rollinat fut
Valter ego de George Sand, son double moral.
EU voilà <]u«i deux jours après le billet que nous venons
de mentionner, ( îeorge Sand écrivait !•■ 22 août, ;'i ce même
Rollinal : « .)«• n'irai point à Valeneay, je n'irai point à
Châteauroux, j'irai peut-être au cimetière»...1 et elle
l'invitait à venir la voir au plus vite à Nohant. Ce billet de
quelques lignes, écrit négligemmenl et dune écriture ner-
veuse, témoigne par sa seule vue <lu triste étal d'esprit,
dans lequel Aurore Dudevan! se trouvai! alors.. Toutes ses
autres Lettres de la fin de cette année sont également
Inédit.
388 GEORGE s a M)
pleines de mélancolie et de pessimisme. La vie sociale de
Paris et lit vie privée d'Aurore Dudevanl étaient troublées,
il v régnait La tristesse des rêves perdus et des espoirs
déçus, une sourde irritation, un dépit impuissant, un
morne désespoir.
Au mois de novembre, George Sand s'installa avec
Solange dans un autre Logement quai Malaquais, dont de
(jatouche Lui avait cédé le bail. Elle y était mieux que dans
la mansarde qu'elle avait occupée : il \ faisait plus chaud,
tout v étail calfeutré et tapissé. Une servante qu'Aurore
avait amenée de Nohant faisait La cuisine, Lavait le linge et
soignait La petite fille. Indiana avait apporté de La gloire et
de L'argent. Après Valentine, Aurore n'eut |>lu> à se sou-
cier du sort de ses œuvres, les éditeurs sollicitaient 1«'
droit d'imprimer ses romans. La Revue deParisei la Revue
des Deux Mondes se Les disputaient aussi. La Revue des
Deux Mondes l'emporta. George Sand s'engagea par con-
trat à lui fournir « pour une rente de quatre mille francs,
trente-deux pages d'écriture toutes Les six semaines1 ;>.
Mais Le bonheur qui avait régné dans la froide et incom-
mode mansarde du quai Saint-Michel, semblait fuir le gen-
til logement du quai Malaquais. L'amour, naguère si heu-
reux, de la jeune femme pour Jules Sandeau était maintenant
devenu une source de souffrances et de nouvelles décep-
tions. Aurore vit avec terreur que son union « libre » était
tout aussi malheureuse que L'avait été pour elle Le mariage.
Vers le commencement de 1833, cette liaison se brisa
soudainement. M. Edmond Plauchut 2 raconte que, désirant
1 Lettre à Boucoiran du 20 décembre 1832. Correspondance, I vol.
p. 235.
-M. Henri Amie confirme le même fait >ur la foi d'Edouard Grenier.
Voir la Défense de G. Sand. Le « Figaro », 2 novembre 1896.
GEORGE SAM) 389
faire une surprise à Sandeau, Aurore Dudevant arriva à
l'improviste de Nohant et 1*' trouva en conversation crimi-
nelle avec une blanchisseuse quelconque. La rupture fui
immédiate et définitive. En juin 1833, George Sand écrit à
ce propos à Emile Régnault :
l."i juin 1833.
« (mer ami, je viens d'écrire à M. Desgranges pour lui
donner congé de l'appartement de Jules ei lui demander
quittance des deux termes échus que je veux payer;
rappartemeni sera donc à ma charge jusqu'au mois de
j;ui\ ier 1834.
« ... Je reprends chez moi le reste de mes meubles. Je
ferai un paquet de quelques hardes de Jules, restées dans
les armoires et je les ferai porter chez vous, car je désire
n'avoir aucune entrevue, aucune relation avec lui à son
retour, qui, d'après les derniers mots de sa lettre, que
vous m'avez montrée, me parait devoir ou pouvoir être
prochain. J'ai été trop profondément blessée des décou-
vertes que j'ai faites sur sa conduite, pour lui conserver
aucun autre sentiment qu'une compassion affectueuse.
Faites-lui comprendre^ tant qu'il en sera besoin, que rien
dans l'avenir ne peut nous rapprocher. Si cette dure com-
mission n'est pas nécessaire, c'est-à-dire si Jules comprend
de lui-même <|ifil doit en être ainsi, épargnez-lui le cha-
grin d'apprendre qu'il a tout perdu, même mon estime. Il
a sans doute perdu la sienne propre. 11 est assez puni...»
Remarquons que c'est ô cet épisode que s'est attaché*;
une légende souvent racontée depuis, et dont l'auteur fut
Paul <\r Musset : que George Sand avait elle-même, en
1 absence d<- Sandeau, alors en Italie, pris ses lettres dans
390 GEORGE SAJID
le bureau de ce dernier el les avait brûlées. Remarquons
aussi que quoique George Sand !<■ nie par exemple dans
la fameuse lettre à Mirecourt . Sandeau étaii effectivement
allé en Italie à ses frais à elle, et que, malgré sa rupture
avec lui, elle était restée en de bonnes relations avec la
Famille Sandeau. Ainsi, le \x juillet 1833, elle écrivait
encore à M1' Félicie Sandeau, à N'uni : « Notre bon Jules
es! à Florence »... « pour sa santé », ajoutant que ce petit
voyage était « très 1 1 1 ï I« * à Jules pour écrire el raconter »,
cl terminait en priant M"° Félicie <!<• présenter ses saluta-
tions à son pèreel d'embrasser sa mère, etc. Nous attirons
aussi l'attention du lecteur sur le passage tjfès transparent
du roman de Sandeau, Marianna, où l'auteur raconte
comment Henry partageait, sans scrupule, les ressources
de .M aria n ua. trouvant, qu'entre eux, « tout étail commun ».
Néanmoins, au commencement de 1833. t « m t rapport
personnel entre George Sand et Jules Sandeau avait i
et ils ne se rencontrèrent que très rarement plus tard. Nous
sa\<>n>, par exemple, par le journal d'Aurore, qu'elle
envoya en 1835 à Musset , que le hasard 1rs avail mis
en présence l'un de l'autre chez Gustave Papet, an dé-
cembre 183 ï .- , el qu'ils axaient alors causé paisiblement.
Mais en 1833, elle ne Voulait pas entendre parler de Le voir.
Le désespoir d'Aurore fut extrême. Elle avait pu s'expli-
quer la trahison grossière de La part de Dùdevani par
l'absence du véritable amour dès les débuts de leur ma-
riage, mais Jules Sandeau Taxait passionnément aimée,
leur liaison était une liaison de deux cœurs, leur cama-
raderie et leur amitié axaient précédé leur union; ils
n'avaient qu'une seule àme : leurs intérêts, leurs goûts,
étaient en tout semblables. Et cependant Sandeau Taxait
trahie, et la trahison axait été tout aussi simplement gros-
GEORGE SAM) 391
sière c j i uj celle de son mari. Où en trouver l'explica-
tion ? N'était-ce là qu'un effet Gâtai du hasard ou était-ce
une tendance générale masculine ? Un amour élevé, plato-
nique, comme celui d'Aurében de Sèze, s'éteint et se flétrit,
parce qu'il esl incomplet, détaché de la vie réelle; mais
L'amour passionné et heureux serait-i] aussi peu à l'abri de
la trahison, des « distractions », d'un caprice de sensua-
lité, que l'amour prosaïque du mariage? <« Le néant est
son nom » ! Voilà ce que semblait se dire avec mépris
George Sand. Oui, elle avail rêvé trouver une âmedans
l'être aimé, et elle avait eHe-même donné tout son être,
liais pour les hommes? L'amour est-il le /urine sentiment
que pour la femme? L'amour pur et L'amour sensuel ne
sont-ils pas chez eux en contradiction continuelle? Estr-ce
qu'ils ne sont pas, tout en aimant une femme, capables <l<
la trahir avec la première venue? El. au contraire, est-ce
qu'ils oe sont pas capables, malgré l'intimité la plus com-
plète, de rester intellectuellement étrangers à la femme
aimée? La fidélité et l'éternité dans L'amour ae sont que
mirage. Tout dépend d'un moment. Les serments ne sont
que tromperie. Les rè\ es de l'union des âmes sonl de naft es
illusions. Dans l'amour, comme partout ailleurs, règne l'-
hasard. L'esprit et la matière sonl hostiles l'un à l'autre el
le plus souvent c'est La matière qui remporte le triomphe sur
L'esprit...
Et autour d'elle. Aurore Dudevant entendait alors re-
tentir les prédictions hardie- dr^ s romantiques o et des
Saint-Simoniens, renversant tous les principes d'antan, des
tirades éloquentes sur la légitimité de tous les instincts et,
en particulier, sur la toute=-puissance de l'amour ; sur la sot-
tise de réprimer ses passions, surtout celles qui sont « natu-
relles »; sur l'égalité des droits des deux sexes devant les
392 GEORGE S AND
droits de la nature; sur L'injustice qu'il y a de mesurer
autrement la morale de l'homme el celle de la femme, etc.
La jeune femme inexpérimentée qui venait de goûter au
fruil défendu el l'avait trouvé médiocremenl doux, <-ul
comme un vertige au milieu de tous ces paradoxes el de
toutes ces contradictions. Et, en même temps, s'éveillèrent
<iii elle les indomptables instincts de la fière indépendance.
G'étail mi trait de caractère qui s'était manifesté chez elle
depuis l'enfance. Le moindre joug, la moindre pression de
la |>;irl de ceux qui l'entouraienl suffisaient pour faire sur-
gir en elle l'esprit <!<• contradiction et Lui faire o prendre
le mors aux dents ». Les années de sourde révolte et de
mécontentement qu'elle a\;iil passées à Nohant avaient
aiguisé et développé à l'excès cet esprit de contradiction,
et, à ce moment, il se produisit en «'II»' quelque chose
de semblable à ce qui avait éclaté, Lorsque La grand'-
mère Lui avait révélé le passé et La nature de sa mère.
Gomme alors, Le chagrin de se voir déçue dans ce qu'elle
avait de plus cher au monde, l<i ma] irréparable, l'absence
de toute espérance en un avenir meilleur, amenèrent
Aurore au plus dangereux, au plus funeste de tous les
états d'esprit : à l'apathie morne, à rindifférence désespé-
rée. « Eh bien, s'il en esl ainsi, tout m'est égal, »> sem-
blait-elle se dire, « Ah ! ils ne cherchent dans L'amour
que le plaisir, ils s'adonnent à chaque nouvelle passion
sans daigner regarder en arrière, ils disent que dans leurs
liaisons sans nombre ils finissent par trouver le véritable
amour, ce sentiment sans égal, tout puissant et justifiant
tout, prêché par Les romantiques. Très bien ! Pourquoi la
femme ne ferait-elle pas de même ? Pourquoi doit-elle seule
payer les malheurs et les insuccès ? Qu'en sahVelle ? Peut-
être ses sentiments précédents n'ont-ils été qu'une série de
GEORGE SAM) 303
méprises, et l'avenir Lui réserve-t-il cette grande passion
toute puissante?'... » Joignez à tout cela les guet-apens d'un
tempérament hérité des aïeux et la soif du bonheur, qui
venait de se réveiller!... El cette infatigable chercheuse
d'idéal, cette romancière dont le premier roman avait été
trouvé par de Latouche, trop vertueux et, par cela même,
trop peu conformée la réalité, risquant de mériter, de la
part des lecteurs, t'épithète « d'invraisemblable »', la
rêveuse qui avait, pendant six ans, aimé son ami Lointain
d'un amour presque mystique, La compagne de Jules San-
deau, pénétrée des idées les plus pures et les plus honnêtes
sur l'amour et la fidélité, elle ne cherche maintenant que
L'oubli, elle se laisse emporter par La soif des sensations,
des plaisirs. Son entourage, les exemples qu'elle voyait
autour d'elle, tout la poussait dans cette dangereuse el
sombre \ oie.
Vers cette époque, elle fît, dans des circonstances assez
extraordinaires, La connaissance de Marie Dorval, célèbre
actrice tragique et très amie de Sandeau plus tard sa
maîtresse) : « J'avais publié seulement Indiana, je crois,
quand, poussée vers M"" Dorval par une sympathie pro-
fonde, je lui écrivis pour lui demander de me recevoir. Je
n'étais nullement célèbre et je ne sais même si elle avait
entendu parler de mon livre. Mais ma lettre la frappa par
sa sincérité. Le jour même où elle L'avait reçue, comme je
parlais de cette lettre à Jules Sandeau, la porte dé ma
mansarde s'ouvre brusquement, et une femme vient me
sauter au cou avec effusion, en criant tout essoufflée:» Me
voilà, moi ! » Je ne L'avais jamais vue que sur les planches,
mais sa voix était si bien dans mes oreilles que je n hési-
tai pas ;'i la reconnaître. Elle était mieux que jolie, elle
était charmante : et cependant elle était jolie, mais si char-
394 GEORGE S AND
mante que cela était inutile. Ce n'était pas une figure,
cYlail une physionomie, une âme. Elle étail encore minée,
cl sa taille éiail un souple roseau qui semblait toujours
balance* par quelque souffle mystérieux, sensible pour lui
seul. Jules Sandeau la compara, ce jour-là, à La plume bri-
sée <|ui ornait son chapeau. « .!«• suis sûr, disait-il, qu'on
chercherai! dans l'univers entier une plume aussi légère el
aussi molle que celle qu'elle a trouvée. Cette plume unique
cl merveilleuse ;i volé vers elle par la l<>i des affinités, <»u elle
est tombée sur elle "de l'aile de quelque fée en voyage»..*. »
En Lisant la Lettre de George Sand, L'actrice s'étail rap-
pelée une lettre naïve el enthousiaste qu'elle avait écrite
dans sa jeunesse à M"' Mars et « j 1 1< - celle-ci avait reçue
froidemement, bien qu'en L'écrivant, la jeune Dorval se lut
sentie, pour la première fois, véritablement artiste. Devinant
que la lettre d'Aurore avait été écrite par une vraie artiste
aussiet ne voulant pas faire commeM11* Mars, Marie Dorval
était accourue dans sa mansarde. Depuis ce jour, L'amitié la
plus cordiale lia Les deux femmes J. ( reorge Sand a consacré
àson amie un chapitrée part de V Histoire de ma Vie . Elle
\ raconte les souffrances cl les déboires de cette malheu-
reuse actrice trop impétueuse, ménageant trop peu
forces sur la scène, de cette malheureuse femme tn>|> sin-
cère, ménageant trop peu son âme dans la vie réelle. Mal-
gré la grandeur de son talent, elle n'a atteint nia la ride
ni à la g-loirc, avantages qui sont le lot d'actrices souvent
plus froides, plus réservées. Toute sa vie était une alter-
* Histoire de ma Vie, vol. IV. p. 212-213.
1 Une partit1 de leur correspondance tut trouvée parmi des papiers
provenant de .Iules Sandeau. avec des autographes d'Alfred do Vigny;
elle est conservée, mais ne semble pas devoir être publiée.
3 Le chapitre qui lui est consaeré porte même le titre de Marie Dorval,
p. 205-237.
GEORGE SAM) 395
nance continuelle d'enivrements et de désenchantements;
elle vivait sans s'épargner, ne mesurani ni h-s forces de
l'àme, ni celles du corps, ne connaissant pas le doute,
se livrant sans réserve à chaque nouveau sentiment et
jouant chaque rôle avec boute La force de sa passion et
«Ir son talent. Bile appartenait à ce type d'artistes <|ui.
selon l'expression russe, « jouent de leurs entraift
(> était une de ces natures qui, tout à coup, à force de sin-
cérité peuvent, dans un même acte, être sublimes el
médiocres, capables de conduire deux scènes de suite avec
une puissance inimitable, pour tomber, dans la troisième,
au-dessous du faible '.
Elle aimait ses enfants passionnément et outre mesure
et elle eût à essuyer de la part de plusieurs d'entre eux,
comme de La part de beaucoup de ses relations, La froideur
et l'ingratitude. Elle mourut épuisée par Le chagrin d'avoir
perdu son petit-fils, — sa joie, au milieu des privations les
les plus horribles, — usée avant V&ge, comme brûlée
par le feu intérieur <|ui la consumait J.
Nous trouvons inutile <!<■ nous arrêter sur le chapitre de
V Histoire de ma Vie consacré à Marie Dorval, ce chapitre
nous paraissant toutes les fois <|n«' nous L'avons relu, écrit
prn domo sua. Par exemple, les rapports entre M"1 Dorval
et 5a fille qui Lui ;> brisé !<• cœur, n'ont, évidemment, été
1 Cesl ainsi que, de qos jours, nous royona M1 ■ Duse après la i scène
avec le messager», merveilleuse de taleol <•! de force dramatique, »t i...
scène non moins admirable dans la tente d'Antoine, s'effacer, tomber
dans i.i plus absolue médiocrité dans le dernier acte de la Cléopdi
Shakespeare.
'Alexandre huma- père, dous o laissé sur les derniers jours de M i
Dorval des pages d'un dr atique poignant, oà il a donné une Foule de
détails touchants dans leur simplicité. (Voir: La M vite Œuvres
complètes «l'Ai. Dumas père, Paris, Michel Lévy. Nouvelle édition
I vol. t. 11, i». 241).
396 GEORGE SAM)
décrits avec tant de compassion et de détails que parce
qu'ils sont la copie exacte de ce que George Sand eût elle-
même à souffrir à l'époque où <'11<- commença V Histoire
de ma Vie. (Test pour cela que nous considérons ce «-1 »;>-
pitre , non comme une biographie proprement dite de
M'"" Dorval, mais plutôt comme un document purement
psychologique et autobiographique important pour la bio-
graphie de George Sand elle-même. Nous y reviendrons
dans l'analyse de Y Histoire de ma Vie.
Marie Dorval, une belle et bonne âme en principe, avait
une vie remplie.de toutes sortes de \ icissitudes; son tempéra-
ment passionné, la liberté des mœurs théâtrales en faisaient
une amie dangereuse pour le jeune femme de \ ingt-sept ans,
qui, après (\v* années de rêverie et de mysticisme pas
au couvent et à Nohânt, se trouvait transplantée à Paris,
comme elle le dit elle-même « avec des idées très arrêtées
sur les choses abstraites à mon usage, maisà^ ec une grande
indifférence et une complète ignorance des choses de la
réalité... ».Et voilà pourquoi Marie Dorval, cette âme hon-
nête, naïve et ardente, eût une influence si pernicieuse sur
Aurore Dudevant, que nous n'osons même pas l'approfondir.
L'époque où ers deux femmes se connurent fut fatale à
George Sand. Tout en elle était en fermentation ; ses
croyances antérieures s'écroulaient, avaient été rime après
l'autre mises à l'épreuve, ses espérances étaient déçues.
Le passé était triste, le présont désolé, l'avenir somluv.
Et à peine eût-elle rompu avec Sandeau, que le cœur
malade, meurtri, désespéré, l'âme désenchantée, la tête
hantée des idées les plus noires, les plus sinistres, elle
chercha l'oubli et la consolation dans une nouvelle liaison,
inexcusable, incroyablement passagère. Presque sans
amour, sans trop savoir elle-même pourquoi, elle se donna
GEORGE SAM) 3'J7
à Prosper Mérimée. Voîci ce qu'elle écrit à ce sujet à Sainte-
Beuve1, et c'est si caractéristique, si horrible dans 38
désolante sincérité que tous commentaires seraient super-
flus : « Déjà très vieille et encore un peu jeune, je voulais
en finir avec •'••if'1 lutte entre la veille et le lendemain; je
voulais arranger tout de suite ma vie comme elle devait
L'être toujours. J'avais, comme tout le monde, des jours
de volonté grave et de saine résignation : mais, comme
tout le monde, j'avais dos jours d'inquiétude, de souffrance
et d'ennui mortel. Ces jours-là, j'étais si déplorablement
sombre et chagrine que je désespérais de tout, et que, prête
à m'aller noyer^je demandais au ciel, avec angoisse, s'il
n'était pas sur terre un bonheur, un soulagement, même
un plaisir.
« Vous ne m'avez pas demandé de confidence : je ne
vous en fais pas, en v^ous disant ce que je vais vous dire, car
je ne vous demande pas de discrétion, Je serais prête à
raconter et ï\ imprimer tous Les faits de ma vie, si Je
croyais que cola pût être utile à quelqu'un. Comme votre
estime m'est util»' et nécessaire, j'ai te droit de me montrer
à vous telle que je suis, même quand vous repousseriez ma
confession.
« Un de ces jours d'ennui et de désespoir, je rencontrai
1 c •il.- lettre, datée « de juillet 1833 -, parai dans la Betnie de Paris «lu
15 novembre 1896 el n'a pas été réimprimée dans le volume des Lettre*
de George Sand à Sainte-Beuve et à Musset, publiées chez Calmann Lévy.
Remarquons en passant que les lettres de George Sand à Sainte-Beuve
tant dans la Revue de Paris, qu'en volume, paraissent être imprimées
ii < -h d'après les originaux, mais d'après des copies fourmillant d'er-
reurs,sont mal rangées el mal datées, Bans aucun ordre chronologique,
arbitrairement, el ne contiennenl pas <~u entier la Correspondance <1«'-
deui illustres écrivains. Nous avons eu l'occasion de nous en <-"n-
vaincre grâce à la bonté de la personne a laquelle cette Correspondance
appartient désormais. Cesl à la lettre citée, ainsi qu'à ••••lie «lu
ùi 1833, que se rapporte la note de la main de Sainte-Beuve <iu''
M. de Bpoelberch reproduit dans ses Lundis d'un Chercheur, p. r
398 GEORGE SAM)
un homme qui ne doutai! de rien, un homme calme et fort,
qui ne comprenait rien ;'i ma nature et qui riait de mes cha-
grins. I.m puissance de son esprit me fascina entièrement ;
pendant huit jours je crus qu'il avait l«i secret du bonhi ur,
qu'il me rapprendrait, que sa dédaigneuse insouciance
me guérirait de mes puériles susceptibilités. .!«• croyais
qu'il avail souffert comme moi et qu'il avait triomphé de sa
sensibilité extérieure. .!<• n« sais pas encore si je m<i suis
trompée, si cet homme est fort par sa grandeur ou par
sa pauvreté. .!<• suis toujours portée à croire Le premier
cas. Mais â présent peu m'importe, je continue mon
récit.
« Je ne me convainquis |>;i^ assez d'une chose, c'est que
j'étais absolument et complètement Lélia '. Je voulus me
persuader que non ; j'espérais pouvoir abjurer ce rôle froid
cl odieux. Je voyais à mes côtés une femme sans frein
elle était sublime; moi, austère et presque vierge, j'étais
hideuse dans mon égoïsrne et dans mon isolement. .) es-
sayai de vaincre mn nature, d'oublier les mécomptes du
passé. Cet homme qui ne voulait m'aimer qu'à une condi-
tion, et <|ni savait me faire désirer son amour, me persua-
dait qu'il pouvait exister pour moi une sorte d'amour sup-
portable aux sens, enivrant à l'âme. Je L'avais compris
comme cela jadis, et je me disais que, peut-être, n'avais-je
• Cette lettré, écrite un mois avant la publication de Lclia, date da
juillet 1833, mais, comme non- le disons pins bas et comme on le -ait
par la Préface ÏÏObermann de Sainte-Beuve et par le> pages des Par*
traits contemporains, se rapportant à G. Sand, elle avait déjà lu au
mois de mars des fragments «le son roman à Sainte-Beuve, il en avait
été charmé et c'est après une de ces Lectures qu'il lui écrivit u remar-
quable lettre enthousiaste que M. tle Spoelbercb a publiée dans -a Véri-
table histoire, p. (.Hi-9!>. et que George Sand elle-même avait copiée
sur son album des Sketches tuul fîûtts.
8 Marie Dorval.
GEORGE S AND 390
pas assez connu l'amour moral pour tolérer l'autre, j'étais
atteinte de cette inquiétude romanesque, de cette fatigue
qui donne des vertiges e! qui fait, qu'après avoir tout nié,
on reme! toul en question el l'on se met â adopter des
erreurs beaucoup plus grandes que celles qu'on a abjui
Ainsi, après avoir nu que dr± apnées d'intimité n«v pou-
vaient pas me lier à une autre existence, je m'imaginai que
la fascination de quelques jours déciderai! de mon exis-
tence. Enfin je me conduisis à trente ans, comme une fille
de quinze ae l'eût pas fait. Prenez courage... le reste de
l'histoire es! odieux à raconter. Mais pourquoi aurais-je
honte d'être ridicule, si je n'ai pas été coupable ?
« L'expérience manqua complètement. .!«• pleurai de
souffrance, de dégoût, de découragement. Au Beu de
trouver une affection capable de me plaindre e! dé me
dédommager, je ne trouvai qu'une raillerie amère e! fri-
vole. Ce ni! tout, e! l'on a résumé cette histoire en deux
mots que je n'ai pas dits, que M'" Dorval n'a ni trahis,
ni inventés, e! qui fon! peu d'honneur à l'imagination
de M. Dumas !. »
Cette dernière phrase semble ne pas s'accorder avec la
inédite que nous trouvons dans les Sketches and
4 M. Augustin Filon, le biographe de Mérimée, 'lit. en racontant ce!
épisode de sa \\<- : ■• Le court passage '!<■ Mérimée dans les bonnes
grâces de M Bond '•-! nu fait d'histoire littéraire sur lequel
greffée une légende assea amusante. D'après cette légende, Sainte-Beuve,
voyant que M" Sand était seule et souffrait de cette solitude, lui muait
« donné i Mérimée, «■! dès le lendemain, George Sand lui aurait écrit
pour lui rendre • ■! pour lui reprocher ce cadeau. Il n'esl pas vrai que
Bainte-Beuve ait joué ce rôle ii"i> bienveillant <•! qu'il .ut béni l'union
civile '!'• Mérimée el de MM Sand. Mais il est exact qu'il reçut des con-
Qdences et des plaintes. La lettre — (c'est celle dont nous rej luisons
ici one partie) — parait-il, existe encore... Cette lettre circula ••! lit <lu
toit .1 Mérimée. D'ordinaire très discret, mais impatienté d
tau-. H se sérail vengé en racontanl sur -a bonne ou sur -.< mauvaise
fortune des détails plu- gais que bienséants. Eût-il réellement .•<• tort .'...
400 GEORGE S AND
Hints, album où George Sand notai! ses impressions <■(
ses pensées :
« Laissez-moi l'aimer; j<' sais qui elle est ei ce qu'elle
vaut. Ses défauts, je Les connais. Ses vices... ah! voilà
votre grand mot, à vous! Vousavez peur du vice, mais
vous en ries pétris el vous ne le savez pas, <»u vous n'en
convenez pas ! Le vice ! vous faites attention à cela, vous
autres ? Vous ne savez donc pas qu'il esl partout, à chaque
pas (\r votre vie, autour de vous, au dedans de \<>u>.'
Votre père es! avare, votre mère esl menteuse, vos frères
soril de mauvaise foi, votre confesseur a volé au jeu,
votre sœur s'esl vendue, votre meilleur ami vous a renié
dix fois. Vous ne saviez pas cela? Commenl donc vivez-
vous Ions, tanl que vous êtes? Que faites-vous <l<»n<- <lr
vos yeux, de vos oreilles ei de votre mémoire ? Vous m'ap-
pelez cynique de cœur, parce que je vois <•! parce que je
me souviens, parce que je rougirais de devoir à l'aveugle-
ment ou à l'hypocrisie cette faussé bonté <jui vous l'ait à
la fois dupes el fripons.
« Vous dites qu'elle m'a trahie, je le sais bien : mais vous,
Traita-t-il comme une -impie aventure d'étudiant cette femme qui était
au moins son égale par le talenl ? Ce qui est certain, <-V>t qu'il ne se
Laissa pas mener où alla Musset pi il lit bien. <>n verra dans quelle
circonstance il retrouva celle qu'il avait dédaignée et irritée »... Lais-
sant de côté l'opinion d'Augustin Filon que George Sand b était au
moins l'égale pari.' talent de Mérimée », nous ferons remarquer que les
mots : o il l'avait dédaignée et irritée o cadrent exactement avec « il
m'a repoussée » (passage supprimé dans l'édition de Lévy, 1897), que
nous trouvons dans la lettre île George Sand à Sainte-Beuve du
25 août 1833. Nous nous bornerons à recommander à l'attention du
lecteur le livre intéressant de M. Filon qui prouve à l'évidence combien
peu se convenaient ces deux natures. Quant à la rencontre des deux
écrivains qui eut lieu plus tard et à laquelle se rapporte la dernière
phrase de M. Filon, comme lui, nous n'en dirons, en temps et lieu,
que quelques mots. (Voir Mérimée et ses amis, par Augustin Filon,
avec une Biblio<jrap1iie des œuvres complètes de Mérimée par le vicomte
de Spoelbereli de Lovenjoul. Paris, Hachette- et O, 1894.)
GEORGE SAND 4ui
mes bons amis, quel esl celui d'entre vous qui ne m'a pas
trahie ? Elle ne m'a encore trahie qu'une fois et vous,
vous m'avez trahie tous les jours de votre \ le. Elle a répété
un moi que je lui avais dit. Vous m'avez tous l'ail répète»
des mots que je n'avais pas dits \x:\:\j ».
Un voit que Marie Dorval l'avait bien « trahie », mais
George Sand ne lui avail réellement pas gardé' rancune,
eomme on le voil par cet ajouté, écrit en 1847, lorsque
George Sand avait reliiet annoté tout son journal intime :
«...Maladie de foie, maisEUe, elle est toujours la même,
et je l'aime toujours. C'est une âme admirablemenl belle,
généreuse et tendre, une intelligence d'élite, avec une vie
pleine d'égarement et de misères. Je t'en aime et t'en res-
pecte d'autant plus, ô Marie Dorval ! »
Revenons à la lettre à Sainte-Beuve : « Si Prosper Méri-
m'avait comprise, il m'eut peut-être aimée, et s'il
m'eût aimée, il m'eût soumise, et si j'avais pu me soumettre
à un homme, je serais sauvée, <;n- une liberté me ronge
et me tue. Mais il ne me connut |>a> assez, et au lieu de
lui en donner le temps, je me décourageai tout de suite et
je rejetai la seule condition qui pût l'attirer à moi '.
\ tte ànerie, je fus plus consternée que jamais
et vous m'avez vue en humeur de suicide très réelle...
Cette Liaison passagère ne laissa aucun souvenir profond
ni ehe/ George Sand, ni chez Mérimée. Bien des années
après, il> se rencontrèrent dans les circonstances suivantes.
1 Beaucoup de personnes ont cm voir dans fœuvre '!<• M. nui.
double méprise (parue en 1833 l'écho de cel épisode tragi-comique.
L'histoire de la malheureuse Julie de Chavernj et du sceptique D&rcy
M rappelle l'amour éphémère de M** Sand <-\ de Mérimée qu'<
• in.' t..u- deux ■ se méprirent • sur 1«' compte l'un «!«• l'autan .t qie
l'un noyait L'autre inférieur à ce qu'il était en réalité. En tout
Mérimée dépeint son héro un aspect très sympathique.
M
402 GEORGE S AND
Au printemps de 1848, Monckton-Milnes, plus tard Lord
Hougton, un riche anglais qui habitait Paris, très connu
dans le inonde Littéraire et artistique, donnait un jour un
dîner, « eu petite comité » sic . Mérimée étail au nombre
des invités avec Tocqueville1. « La société fut assez peu
homogène ». dit-il; il y avait Tocqueville, Mignet, Consi-
dérant, quelques « fouriéristes » et trois dames. Une d<
dames avaii de fort beaux yeux qu'elle baissait sur son
assiette. Elle était en face d<- moi, et je trouvais qu<
traits ne m'étaient pas inconnus. Enfin, je demandai son
nom à mon voisin. C'était .M""' Sand. Elle m'a paru infi-
niment mieux qu'autrefois. Nous ne nous sommes rien dit.
comme vous pouvez penser, mais nous nous sommes tort
entre-lorgnés ' ».
Dans la suite, Mérimée eut l'occasion d'être encore plus
aimable envers George Sand. et. hélas! chevalier plus fidèle
que Sandeau qui ne lit preuve de sentiments rien moins <jne
chevaleresques envers son ancienne amie. En 1861, il fut
question, à l'Académie française, de décerner le prix de
20 000 francs à George Sand. Elle ne l'obtint pas, n'ayant
l>as eu le nombre nécessaire de voix dans la commission
chargée d'adjuger le prix. D'après les uns, ce serait Jules
Sandeau qui lui aurait mis une boule noire, d'après les antres,
il se serait dit « malade ». et son absence à la séance du
scrutin aurait été cause de l'insuccès de George Sand 3.
1 Dans les souvenirs de Tocqueville, nous trouvons quelques pages
très curieuses sur sa première rencontre avec G. Sand. Nous reprodui-
rons plus loin les lignes qu'il a consacrées à ce dîner. (Souvenirs de
Alexis de Tocqueville, p. 204.)
s Lettre à la comtesse de Montijo {Mérimée et ses amis, p. 104-195).
D'après cette lettre, le dîner aurait eu lieu avant le <3 niai 1848, tandis
que^Tocquevillè dit qu'il était entre le \% mai et les journées de Juin.
■ Voir là-dessus les intéressants détails et documents dans la Véritable
Histoire de « Elle et Lui »,par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul,
GEORGE SAM) 403
Lorsque, une dizaine d'années auparavant, Sandeau avait
été élu à l'Académie, quelqu'un avail fait circuler le spi-
rituel quatrain que voici :
Entre Sand et Sandeau, la froide Académie
A choisi le plus long et préféré Sandeau,
Le féminin talent au masculin génie.
Le vin pur lui fait pcûr, elle le trempe d'eau!
Sans vouloir ni pouvoir nous arrêter ici sur la justesse
ou l'erreur de l'observation que ce calembour renferme,
appelons l'attention du lecteur sur une œuvre de ce a fémi-
nin talent » qui touche de près à notre sujet.
l 'n écrivain sympathique a (ail spirituellement remarquer
que l'amour entre gens de lettres a pour rançon de tou-
jours être accompagné par une légère odeur d'encre
d'imprimerie. En effet, des écrivains qui se sont aimés,
résistent rarement après s'être quittés, à la tentation de
peindre lui ou elle, el Brandès a tort de n'attribuer cette
tendance qu'à Mesdames les romancières1. Le sexe fort ne
le cède en rien au sexe faible sur ce point. George Sand
n'a pas moins subi ce sort de la part de ses anciens ado-
rateurs qu'elle ne le leur a fait subir. Mais tandis que dans
La Double méprisede Mérimée, comme nous l'avons dit,
on ne peut voir qu'une faible allusion à l'amour passager
de l'auteur de Clara Gazai pour l'auteur de Lé lia, et que
luut le monde connaît au moins de nom la Confession
'l'an enfant du siècle, seuls les chercheurs, ou à peu près,
savent que dans la Marianna de Jules Sandeau, l'héroïne
p. 190-122, et surtout la leUre de Mérimée à Sandeau à ce sujet p. 199),
ainsi que l'article de Texier et le volume de Nisard : Souvenirs ei note»
biographiques, 1888, in-8°.
1 Voir son étude sur Goethe el Charlotte ton Stein at il parli
le ut de G. Sand el de Musset, de Daniel Stern e1 de Lisit, ainsi que
d'autres amants aussi célèbres que letti
404 GEORGE SAND
est également copiée sur Aurore Dudevant, et que ce
roman contient bien plus de détails pris sur nature que le
roman de Musset. Sainte-Beuve déjà, l'ut si trappe de la
ressemblance entre Marianna et la lettre du 8 novembre
\H2'.') d'Aurore à sod mari, que sur la copie qu'il possédait
de celte lettre il écrivit : « Comparer avec le début de
Marianna ». En effet, si l'on ne peu! pas désigner avec
certitude les deux héros du roman, Gustave Bussv et
Henri de Felquères, dont le premier a certainement beau-
coup de traits <le ressemblance avec Jules Sandeau, il
ne faut pas être doué d'une perspicacité bien grande pour
s'apercevoir que les époux de Belnave représentent le
couple Dudevant, et que les Vallon, leurs parents <t amis,
sont copiés sur Byppolite Châtiron et sur sa femme Emi-
lie, sauf quelques traits empruntés à Zoé Leroy. M. de
Belnave est de tous points semblable au colonel Delmare,
le mari d'Indiana. (Remarquons, en passant, la consonnance
de ces deux noms : Delmare-Belnave. Jules Sandeau, il
est vrai, a pour son fabricant plus d'égards, et le traite
avec plus de bonté que George Sand ne le l'ait pour son
colonel; dans les derniers chapitres du roman, il lui l'ait
même jouer un rôle très magnanime ; mais il faut reconnaître
que chez Sandeau comme chez George Sand, le trait domi-
nant de cet industriel quasi incrusté dans sa propriété de
Blanfort (lisez « Nohani » est son esprit prosaïque et terre
à terre k.
Et voici maintenant comment Jules Sandeau nous peint
Marianna elle-même : « Jeune, belle, d'une beauté que
relevait encore un air de souffrance rêveuse, Marianna appa-
rut à Bagnères (sic, comme une des créations qu entante
1 Voir Marianna (Nouvelle édition. Charpentier. Taris 18S5», p. 38-
39-ii.
GEORGE SAN h 406
seul le génie des poètes. C'était un<> de ces âmes qui ne
doivent rien au monde qui ne les connaît pas. Elevée aux
champs qu'elle désertai! pour lu premiers fois un peu aupa-
ravant Fauteur avait dit qu'elle fut élevée par son aïcith
manières offraient un singulier méiange de hardiesse et de
timidité; rappelons-nous les courses effrénées avec Zoé
Leroy et même le célèbre : « Tu te singularises »), parfois
même elles affectaient j<i ne sais quelle brusquerie pétulante
qui venait d'une secrète inquiétude et (Tune ardeur inoc-
cupée, familière et presque virile rie ; son intimité était
d'un facile accès; mais sa Gère chasteté et son instinctive
noblesse mêlaient, au laisser-aller de toute sa personne, des
airs de vierge et de duchesse qui contrastaient d'une façon
étrange avec son mépris des convenances et son igno-
rance du monde, el si nulle ne savait mieux qu'elle encou-
rager les sympathies, efle savait mieux que toute autre
leur commander un saint respect...1 »
Qui ne reconnaîtrait pas dans ce portrait la petite fille
des ancêtres royaux, <]ui savait si bien faire *a grande
dame, la mystique amie <l<i de Sèze, l'élève de Deschartres
et le brave petit camarade des Duvernet, Papet, Fleury
et G°?
« Tout révélait en elle une nature luxuriante qui s'agitait
impatiemment sous le poids de ses richesses inactives. ( >u
eût dit que la vie circulait, frémissante, entre les boucles de
m>u épaisse et noire chevelure, on sentait comme un feu
caché sous cette peau brune, fine et transparente; la taille
était frêle, mais soutenue par une svelte et gracieuse audace.
Sun front net et pur disait bien que les orages <!•• la passion
n'avaient point grondé sur cette noble tête, mais l'exprès*
1 Marianna, \
406 GEORGE SAM)
sion de ses veux, brûlante, fatiguée, maladive, accusai!
des Luttes intérieures, terribles, incessantes, inavoué
Alors que M. de Belnave, plongé dans les soucis <|u<- lui
donne La gestion de ses biens et de sa fabrique finit, comme
Casimir Dudevant, par • se pétrifier dans la réalité »,
Marianna se sent délaissée, s'ennuie et Langui! dans la soli-
tude.
« Le dessin, le pimo, la lecture des romans modernes,
les courses à cheval, Les promenades solitaires, remplis-
saient ses journées oisives. Elle avait dû conserver < ï ; » î I —
leurs une humeur douce, un caractère égal, et M. de
Belnave n'imaginait pas que sa femme |>ùt ne pas être
heureuse. Oui, sans doute clic était heureuse ; seulement
clic se mourait d'ennui :. »
Un soir que son mari entra par hasard dans In chambre
de Marianna qui <lc sa croisée admirait tristement la belle
soirée, sou chagrin éclata tout à coup, et sans motif aucun
elle fondit en larmes. Casimir Dudevant ne fui pas moins
étonné que M. de Belnave de ces Larmes que rien ne jus-
tifiait.) 11 fut aussitôt résolu que Marianna avait besoin
de se distraire et Ton partit pour les Pyrénées] A Bagnères
Marianna fit la connaissance d'un jeune homme plus ou
moins poétique, Gustave BuSSy. » Les deux ennuis
devaient se comprendre l'un l'autre. Ils se comprirent. »
Us se lient d'un amour romanesque tout semblable à celui
d'Aurore Dudevant pour Aurélien de Sèze. Mais bientôt ils
doivent se quitter. Les Belnave retournent à Blanfort.
M. de Belnave tout comme Dudevant, semble protéger et
partager l'amitié de sa femme pour le jeune élégant.
« Tout avait pris pour Marianna une face nouvelle. Les
• Marianna. p. 45.
GEORGE SAM) 407
beautés de la route qu'elle avait à peine remarquées en
allant de Blanfort à Bagnères la plongèrent, au retour, dans
un muet enchantement '. »
Il se fit probablement en Marianna le même changement
que celui qu'Aurore Dudevant avail observé en elle lors
de son voyage aux Pyrénées, comme elle le raconte dans
YHistoire de ma Vie. Une correspondance animée s'en-;
gage entre Blanfort et Bagnères, correspondance favorisée
par la circonstance qu'il y a des amis communs lisez
« Zoé Leroy » demeurés à Bagnères.
Et les pages consacrées par Sandeau à l'analyse de cette
correspondance, qui est l'unique bonheur, La seule conso-
lation dé la pauvre Marianna. et dans Lesquelles il raconte
comment elle passait des nuits entières à écrire, lorsque
tous dormaient et que tout était silencieux à Blanfort, et
comment elle initiait ><>n ami absent à tous les détails de
sa vie, lui disant ses chagrins, ses doutes, ses espoirs,
mettant à nu tous les recoins de son cœur, ces pages pour-
raient parfaitement remplacer celles de YHistoire de mû
Vie, dont nous avons fait mention plus haut*, <>ù George
Sand raconte ses causeries épistolajres ai ec « l'être absent. »
Cette correspondance fut, comme celle d'Indiana et de
Ray mon, la cause de la ruine de Marianna. Cela nous-prouve
une fois de plus que Sandeau avait profité des révélations
que sa collaboratrice <l<' 1831 lui avait faites sur sa \i<-
antérieure.
o On l'a dit, la manie d'écrirea perdu («»u> les amants,
c'esl par là qu'ils périssent tous »... C'est ainsi que débute
loul comme dans Indiana . I<" chapitre <>ù il nous est
1 Marianna, p. M .
* Voir p. 273, 294-291
408 GEORGE s a M)
raconté qu'en L'absence de Marîanna, alors à Paris, M. de
Belnave entra dans ta chambre de sa femme pour y cher-
cher une facture quelconque, comment ensuite pour la
première fois, il fit attention à tous tes menus objets qui
ornaient celle chambre bien semblable à celle d'Aurore
Dudevant à Nohant : a D< s rayons mobiles étaient char-
gés de plantes desséchées, de cristaux et de minéraux
rapportés des Pyrénées. Sur une causeuse dormaient pêle-
mêle <l<is livres, des cahiers de musique, des palettes de
porcelaine : des albums étaient jetés négligemment sur
une table de marqueterie, entre des boîtes de laque et de
palissandre; » la décoration de la cheminée consistait en
quelques objets d'art : « une cravache à manche d'or ciselé,
incrusté de turquoises, gisait près d'un gant déchirée! d'un
bouquet d'hépatiques, on voit que Marianne était aussi
une élève de Néraud)... un chapeau d'amazone, oublié sur
le tapis, n'avait point été relevé... » M. de Belnave l'ayant
soulevé, se représente bien clairement, « sous la forme du
feutre aux bords légèrement cambrés des flots de cheveux
ruisselant dans leur liberté, autour d'un Iront de dé
dos yeux noirs aux chastes flammes, un nez aquîlin et
fier et toute cette noble tête qui semblait attendre un
diadème l ».
Ensuite M. de Belnave encore tout connue Dudevant
après la lettre du 8 novembre 182') éprouve tout à coup
un élan de tendresse et d'amour pour-sa femmeet commence
à apprécier et admirer tous les charmes de sa beauté et de
son esprit. Mais alors le hasard lui fait tomber sous la
main un album, entre les feuillets duquel, parmi des dessins
et des notes (Aurore nous le savons avait un pareil album
1 Marîanna, p. 115-124.
GEORGE SAM) 409
ayec l'inscription Sketches and Hmts se trouvaient plu-
sieurs lettres, et entre autres une de Bussy qui révèle â
M. de Belnave l'amour platonique de sa femme pour le
jeune homme.
Marianne était â ce momenl â Paris, où, coïncidence
étrange, elle était arrivée aussitôt après la Révolution de
Juillet et où elle fut envahie « par l'esprit du temps», comme
George Sand l'y avait été de même en y arrivant. M. de
Belnave court â Paris pour éclaircir ses craintes et, comme
Dudevant â Bordeaux, il arrive an moment des touchants
adieux de Marianna et de son amant platonique. Belnave
et la raisonnable Emilie-Noémi parviennent à attirer encore
une fois Marianna sous le toit conjugal, cependant le
dénouement survient quand même. Marianna s'installe
définitivement à Paris, Bussy devient son amant, mais
ta passion de cet homme sec et froid est de courte durée.
Repoussée par lui. déçue dans son amour, Marianna n'est
|)lu> capable de ressentir un sentiment spontané. EHe
devient In émise du malheur d'un bon jeune homme,
Henry de Felquères, qui l'aime éperdumeiit et enfin,
ayant l<>uf perdu dans la vie, elle quitte, cette fois pour
toujours, la maison conjugale que la générosité de -<>n
mari lui avait encore roui erte,
Jules Sandeau, demeuré au courant de la vie d'Aurore
Dudevant après sa rupture avec elle. ;i sans doute, dans
Marianna, voulu expliquer ei justifier la conduite ulté-
rieure det reorge Sand, en s'accusant d'avoir été la cause des
futures liaisons de -<»n ancienne amie, et en assumant la
faute sur lui. Ou bien, si on tient à voir dans Bussj
Aurélien de Sèze, alors peut-être Sandeau a-t-il voulu le
rendre coupable des malheurs el des fautes de ( îeorge Sand
et le présenter comme ayant causé son premier désenchan-
410 GEORGE SAND
Icinciil, cl faire chercher dans cette première déception
l;i raison du peu de durée de ses amours à lui, San-
deau, avec Aurore? Nous ne saurions affirmer ni l'un ni
l'autre. Plusieurs scènes entre Henry et Marianna sont
d'autre pari la copie exact. ■ des scènes orageuses survenues
entre Mussei et ( reorge Sand. Quoi qu'il en soil . l'héroïne de
Marianna éveille la compassion sympathique du lecteur,
on la plaint et on excuse tous ses entraînements, car <>n en
comprend la cause. 11 paraît «pie tel était l'opinion de San-
deaii sur( reorge Sand. Avant d'en finir avec S and eau, nous
devons ajouter, qu'à en juger d'après les paroles de
M. Grenier1, de M. Levallois* »'t d'autres personnes ayant
beaucoup connu l'auteur de Marianna et écrit sur lui,
ainsi que d'après ce que nous-mêmes nous avons entendu
raconter, cet écrivain n'a jamais |>u se consoler d'avoir
perdu par sa propre faute, l'amour d'Aurore Dudevant, et,
jusqu'à la lin de ses jours il n'a pu parler d'elle autrement
que les yeux pleins de larmes. George Sand, de son côté,
comme nous l'assure un écrivain de renom qui l'a connue
durant les quinze dernières années de sa vie, ne parlait
d'aucun de ses anciens amis avec autant de mépris cl de
dégoût que de Sandeau, Ce lait seul suffirait à prouver la
profondeur de son désenchantement et de son chagrin.
Mais revenons à l'époque qui suivit la rupture avec
Sandeau et l'amour éphémère de George Sand pour
Mérimée. Nous n'avons touché à cet épisode, si insignifiant
dans la vie de George Sand, (pie pour taire voir le trouble,
le chaos qui régnaient alors dans l'âme de George Sand, à
1 Ë. Grenier : « Souvenirs Littéraires. George Sand. » Revue bleue,
lô octobre 1892.
* Jules Levallois : o Sainte Beuve, Gustave Planche, George Sand. »
Souvenirs littéraires. Revue bleue, 19 janvier 1895.
GEORGE 5AND 411
quelles chutes el à quelles aberrations cette ardente
idéaliste avait été conduite par «1rs théories aussi mal
comprises que mal digérées, par son tempéramenl dange-
reux et par son désenchantement pessimiste, arrivé à son
comble.
Après celte crise, elle eût horreur d'elle-même, la
pensée du suicide s'empara de nouveau de son âme el
cette fois (Tune manière plus intense; l'amertume, le
dégoût, la douleur, l'humiliation remplissaient son cœur.
A quoi l'avait conduite la recherche de la vérité, du véri-
table amour '.' Qu'étaient devenues sa pureté, sa dignité,
sa fierté ? Tout cela avait péri, s'était inutilement perdu,
tout était vain !
Voici un passage d'une lettre ultérieure de George Sand
;'i Sainte Beuve, écrite 1<- i avril 1835, peu de temps après
sa rupture avec Musset, mais qui nous montre ce qu'elle
avait été dans ses jeunes années et surtout dans la période
orageuse et désordonnée entre 1N31 et 1833 '.
« Je vois bien que mon torl et mon mal sont là dans
l'orgueil avide qui m'a perdue. Toul dans les choses exté-
rieures dans le inonde ambiant comme dirait Geoffroy
Saint-Hilaire m'appelait à cette \ ie d'insouciance présomp-
tueuse et d'héroïsme effronté. Mais je comptais sans la fai-
blesse humaine < 1 1 1 i devait, à chaque pas que je faisais en
' Cette lettre à Sainte-Beuve ainsi que sa li ttre précédente, au même,
de Mai- 1835 furent livrées .1 la publicité par Charles de Loménie
• Lin- la Nouvelle Revue il mai 1895J el réimprimées par le vicomte
de Spoelbercli dans sa Véritable Histoire. Les deui autographes de ces
lettres el toute la correspondance de George Sand avec Sainte-Beuve
appartiennent actuellement .1 M. de Spoelberch. (La même letl
reproduite dans Les Lettres de George Sand « Alfred >i>' Musset et à
Sainte-Beuve, \.> w 1897. Elle j esl mal datée : lin de mai-, tandis
qu'en réalité elle date «lu i avril , Nous avons déjà parlé de cette lettre.
Voir p. 1^
412 GEOKGE SAM)
avant, me Caire reculer de deux. Ne vivant qne pour moi
et ne risquant que moi. je me suis exposée et sacrifiée tou-
jours comme une chose libre, inutile aux autres, maîtr
d'elle-même, au point de se suicider par partie de plaisir et
par ennui de tout !•' peste. Maudit* soient les hommi
les livres qui m'y ont aidée par leurs sophisme* ! J'au-
rais dû m'en lenir fi Franklin, dont j'ai fait mes délices
jusqu'à vingt-cinq ans. et dont le portrait, suspendu près de
mon lit, me donne toujours envie de pleurer, comme ferait
celui d'un ami que j'aurais trahi. Je m* retournerai plus à
Franklin, ni â mon confesseur jésuite, ni à mon premier
amour platonique pendant su ans, ni à mes collections
d'insectes et de plantes, ni au plaisir d'allaiter des enfants,
m à la chasse au renard, ni au galop du cheval. Rien de ce
(|ui a été ne sera plus. .1»' le sais trop.. .
Outre* ces raisons toutes personnelles de son désenchan-
tement et de son pessimisme, les impressions que lui donnait
à ce moment te monde extérieur furent telles qu elles ne
pouvaient pas ne point se refléter sur son humeur »•! sa
disposition d'esprit. Devenue célèbre et arrivée par la
gloire à des conditions pécuniaires plus favorables, une
foule de personnes \ inrent s'adresser à elle pour lui deman-
der secours et aumône. Elle connût tes revers de notre
civilisation ; la misère obscure, la mendicité se révélèrent
à George Sand et l'épouvantèrent. « J'ai pratiqué la cha-
rité et je Tai pratiquée longtemps avec beaucoup de mystère
croyant naïvement que c'était là un mérite dont il fallait se
cacher... Hélas! en Noyant l'étendue et l'horreur de la
misère j'ai reconnu que la pitié était une obligation si pres-
sante, qu'il n'y avait aucune espèce de mérite à en subir
les tiraillements et que, (Tailleurs, dans une société si oppo-
sée à la loi du Christ, garder le silence sur de telles plaies
GEO AGE 5A2ID 413
ne pouvait être que lâcheté ou hypocrisie. Voilà à quelles
certitudes m'amenai! le commencement de ma vie d'artiste,
cl ce n'était que le commencement 1 Mais à peine eus-je
abord.'' ce problème du malheur général que l'effroi me
saisit jusqu'au vertige. J'avais fait bien des réflexions,
j'avais subi bien des tristesses dans la solitude de Nouant,
mais j'avais été absorbée et comme engourdie par des pi
cupations personnelles. J'avais probablement cédé au goût
du siècle, qui était alors de s'enfermer dans une douleur
égoïste, de se croire René ou Obermann cl de s'attribuer
une sensibilité exceptionnelle, par conséquent des souf-
frances inconnues au vulgaire. Le milieu dans lequel je
m'étais isolée alors, était l'ail pour me persuader que tout
le monde ne pensait pas et ne souffrait pas à ma manière,
puisque je ne voyais autour de moi que préoccupations des
intérêts matériels, aussitôt noyées dans La satisfaction de
ces mêmes intérêts. Quand mon horizon ><i fui élargi, quand
m'apparurent toutes les tristesses, tous les besoins, tous les
vices d'un grand milieu social, quand mes réflexions
n'eurent plus pour objet ma propre destinée, mais celle du
monde où je n'étais qu'un atome, ma désespérance person-
nelle s'étendit à tous l<i> êtres, et La !<>i de La fatalité se
dressa devant moi, si terrible, que ma raison en lui ébranlée.
Qu'on se figure une personne arrivée jusqu'à L'âge de
trente ans sans avoir ouvert Les yeux sur la réalité, et douée
pourtant de très bons yeux pour tout voir; une personne
austère et sérieuse au fond de L'âme, qui s'est laissée bercer
et endormir si longtemps par des rêves poétiques, par une
foi enthousiaste aux chosesdh ines, par L'illusion d'un renon-
cement absolu à tous Les intérêts de la vie générale et qui,
tout ô coup, frappée duspectacle étrange de cette 1 ie générale
L'embrasse et Le pénètre avec toute la lucidité que donne ta
414 GEORGE SAM)
force (Finie jeunesse pure et d'une conscience saine ' !...
« La vie générale, dit-elle un peu auparavant dans cette
même « Histoire de ma Vie ». devint bientôt si tragique et
si sombre, que j'en dus ressentir le contre-coup. Le choléra
enveloppa dr> premiers les quartiers <|ui nous entouraient.
11 approcha rapidement, il monta d'étage en étage la mai-
son que nous habitions. Il y emporta six personnes et s'ar-
rêta à la porte de notre mansarde, comme s'il eût dédaigné
une si chétive proie. »
George Sand et ses amis se rassemblent tous les jours
avec angoisse, inquiets d'avance d'avoir à constater l'ab-
sence de quelqu'un d'entre eux...
a C'était un horrible spectacle que ce convoi sans relâche
passant sous mes fenêtres et traversant le pont Saint-Michel.
En de certains jouis, les grandes voitures de déménage-
ment, dites tapissières, devenues les corbillards des
pauvres, se succédèrent sans interruption, et, ce qu'il y
avait de plus effrayant, ce n'étaient pas ces morts entassés
pêle-mêle, comme des ballots, c'était l'absence des parents
et des amis derrière' les chars funèbres; c'étaient les con-
ducteurs doublant le pas. jurant et fouettant les chevaux;
c'étaient les passants sYloi^nant avec effroi du hideux
cortège; c'était la rage do> ouvriers qui croyaient à une
fantastique mesure d'empoisonnement et qui levaient leurs
poings fermés contre le ciel; c'était, quand ces groupes
menaçants avaient passé, rabattement OU l'insouciance qui
rendaient toutes les physionomies irritantes ou stupides...
Au milieu da cette crise sinistre, survint le drame poi-
gnant du cloître Saint-Merrv... -»
1 Histoire de ma Vie, oe partie, vol. IV, cfaap. n, p. 173-174.
* Histoire de ma Vie. 4e partie, vol. IV, chap. xiv, p. 111-11:2.
GEORGE SAND (15
C'était, en général, une époque de désespérance com-
mune ei d'abattement... « La République rêvée en juillet
aboutissait aux massacres de Varsovie ei à L'holocauste du
cloître Saint-Merry. Le choléra venait de décimer le monde.
Le saint-simonisme, qui avait donné aux imaginations un
moment d'élan, était frappé de persécution <if avortait, sans
avoir tranché La grande question de L'amour, éi même,
selon moi, après l'avoir un peu souillée. L'art aussi avait
souillé, par des aberrations déplorables, Le berceau de sa
réforme romantique. Le temps était à L'épouvante et à
l'ironie, à la consternation et à L'impudence; Les uns pleu-
rant sur La ruine de Leurs généreuses illusions, Les autres
riant sur Les premiers échelons d'un triomphe impur;
personne ae croyant plus ;*i rien, Les uns par décourage-
ment, Les autres par athéisme. Rien dans mes anciennes
croyances ae s'était assez nettement formulé en moi, au
point de vue social, pour m'aidera Lutter contre ce cata-
clysme où s'inaugurait Le règne de La matière, et je ne
trouvai pas dans Les Idées républicaines et socialistes <Iu
moment une Lumière suffisante pour combattre Les ténèbres
que Mammon soufflait oui ertement sur le monde. Je restais
donc seule avec mon rêve delà Divinité toute puissante,
mais non plus tout amour, puisqu'elle abandonnait la race
humaine à sa propre pen ersité ou à sa propre démence '. »
Toutes ces questions religieuses, politiques et sociales
1 Histoire de ma Vie, t. IV, p. 175. George Sand a dil la même chose plua
tard dans 1«' «-liii|». viu des Impression» et Souvenirs en Faisant l<
• le L'évolution graduelle de ses croyances religieuses depuis sa jeunesse
jusqu'à -;i vieillesse : ■ Ce gui surnagea sur cette houle, ce qui plus
tard e! à tous les âges de la vie a surnagé ei nagé vraiment sans
lassitude, c'esl le besoin <l«' croire à l'amour * 1 1 \ in... J'aime micus
croire que Dieu n'existe pas que de le croire indifférent ». Et lorsipie
cette pensée la domine, elle devient, à son direj athée ■ quelqu
pendant vingt-quatre heures •>. C'est ce 'îui Lai arriva en 1^33.
416 GEORGE SAM)
troublaieni profondémeni son âme, sa nature ardente s'im-
patientait de n'y pas trouver spontanément de solution.
E)éjà dans ses premiers romans el nouvelles, elle avait
touché à la question de L'inégalité sociale Valentine, La
Marquise) aux cruels problèmes moraux provenanl <l<- la
constitution anormale de la Camille el de la société
(Indiana) ; depuislors, ces questions devinrenl familièi
son âme ; le dont.- religieux, 1<- néani de la morale publique
la tourmentaient el l'angoissaient non moins que Les
préoccupations de sa vie personnelle.
Les idées saint-simoniennes, L'écho des événements
récents, toutes Les croyances de L789, qui surgissaient do
nouveau chez certains représentants de la société française,
croyances qui ne cherchaient que L'occasion de s'exprimer
et de s'appliquer, et qui se manifestaient dan- Les sectes,
dans Les clubs, dans L'épanouissement extraordinaire des
Lettres, des arts et de la vie politique, tout cela se reflète
avec plus ou moins de vigueur, — parfois dan- une seule
phrase, parfois rien que dan.- Le choix des mots, — dans
chacune des œuvres deGeorge Sand, même des plus insi-
gnifiantes.
En dépit de la division généralement reçue de
romans en trois périodes (romans psychologiques jusqu'en
1838 à peu près ; romans à tendances sociales jusqu'en
1849; idylles villageoises1 avec retour à La première ma-
nière, après L849), division d'après Laquelle George Sand
n'aurait traité les questions sociales que dans la seconde de
ces périodes, nous soutenons que, dès ses premiers pas
dans la voie littéraire, tout comme après 1840, elle était
1 Nous avons déjà dit plus haut, combien cette division des romans
de George Sand en trois périodes était arbitraire par rapport à la pein-
ture de la vie campagnarde.
GEORGE SAND 417
non seulement « tourmentée des choses divines », comme
elle ledit, mais aussi profondément préoccupée des ■• choses
humaines ». Ni Michel de Bourges, ni Lamennais, ni
Pierre Leroux ne l'avaient encore endoctrinée, mais son
intérêt pour ces utopies était bien éveillé déjà, le sol où
elles pouvaient prendre racine était tout prêt.
Quoique George Sand ait aimé dans la suite à repré-
senter sa conversion aux questions sociales comme une
espèce de révélation soudaine, descendue une nuit en elle,
pendant une discussion avec Michel de Bourges sur le
pont des Saints-Pères, ce n'est ta qu'une licence poétique.
On voit par lesœuvreset les lettres d'Aurore, qu'elle n'avait
pas à être convertie : toutes ces questions l'intéressaient
depuis longtemps, bien que peut-être moins exclusivement.
Depuis longtemps elle avait, dans sa mansarde du quai
Malaquais, dans les allées de Nouant et à La cascade
d'Urmont, passé des heures entières à causer avec son ami,
Rollinaf, sur les misères du genre humain, sur les injus-
tices de toutes sortes et sur les moyens à prendre pour y
remédier. Ce n'est pas sans raison que dans nue lettre à
Rollinat, elle appelle Lélia « une éternelle causerie entre
nous deux. Non- en sommes les plus graves personnages ».
Et voilà maintenant comment elle caractérise son état
d'âme à l'époque où elle écrivait Lélia, sous L'empire de
ce désenchantement amer qui s'empara de tous ceux qui
traversèrent la crise de 1830-1832.
o 11 est une douleur plus difficile à supporter que toutes
celles qui nous frappent à l'état d'individu. Elle a [»ri- tant
de place dans mes réflexions, elle a ou tant d'empire -m- ma
vie jusqu'à venir empoisonner mes |>h;i^e^ de pur bonheur
personnel, que je dois bien la dire aussi ! Cette douleur,
c'est le mal général : c'est la souffrance de la :
27
418 GEORGE SAM)
entière, c'est la vue, la connaissance, la méditation du
destin de L'homme ici-bus. On se fatigue vite de se con-
templer soi-même. Nous sommes de petits êtres si tôt
épuisés, et le roman de chacun de nous est si vite
repassé dans sa propre mémoire... Nous n'arrivons à nous
comprendre el à nous sentir vraimeni nous-mêmes, qu'en
nous oubliant pour ainsi dire el en nous perdant dans La
grande conscience de l'humanité . C'est alors qu'à côté de
certaines joies et de certaines gloires dont Le reflet nous
grandit et nous transfigure, nous sommes tous saisis tout à
coup d'un invincible effroi et de poignants remords ne
regardant Les maux, Les crimes, Les Folies, Les Lnjusti
les stupidités, les hontes de celte nation qui couvre Le globe
et qui s'appelle l'homme. 11 n'y a pas d'orgueil, il n'y a
pas d'égoïsme qui nous console quand nous nous absor-
bons dans cette idée... Eh bien, il n'est pas nécessaire
d'être un saint pour vivre ainsi de la vie des antres et pour
sentir que le mal général empoisonne et flétrit le bonheur
personnel. Tons, oui tons, uous subissons cette douleur
commune à tons, et que ceux qui semblent s'en préoccuper
le moins s'en préoccupent encore assez pour en redouter
le contre-coup sur L'édifice fragile de Leur sécurité... Deux
personnes ne se rencontrent pas, trois hommes m
trouvent pas réunis, sans (pie, du chapitre des intérêts
particuliers, on ne passe vite à celui des intérêts généraux
pour s'interroger, se répondre, se passionner... »
Eu faisant le bilan de toutes ces douleurs personnelles
et générales, on comprend facilement que toutes les lettres
de George Sand , datant de 1 832 et du commencement de 1833
soient pénétrées d'un morne chagrin et d'un sombre déses-
poir. En janvier 1832, elle écrit de Nohant à François
Rollinat : « Je ne saurais me résoudre à vous écrire ma
GEORGE SAM) 419
vie dépuis ces quinze jours. Il faut que je parle avec vous.
Viendrez-voùs ? » A Duvernei elle écrit de Paris, le
15 avril... « il est des temps de tristesse »-f d'amertume
où Ton ne veut croire qu'à ce qui blesse et Croisse... ! ».
Nous avons déjà vu la lettre à Rollinat du mois d'août^
dans laquelle elle écril : « Je n'irai point à Valencay, je
n'irai point à Châteauroux, j'irai peut-être au cimetière ».
Le 2() mai 1833, elle écrit de nouveau à Rollinal une
Lettre plus remarquable encore, que nous reproduirons
presque en entier : « Tu ne penses pas que j'aie changé
d'avis. Tu es toujours à mes yeux le meilleur et le plus
honnête <U>s hommes. Je ne t'ai pas donné signe de conve-
nir «•! de vie depuis bien do mois. C'est que j'ai vécu (\r^
siècles : c'est que j'ai subi un enfer depuis ce temps-là.
Socialement, j<- suis libre et plus heureuse. Ma position est
extrêmement calme, indépendante, avantageuse. Mais pour
arriver là, tu ne sais pas quels affreux orages j'ai travei
Il faudrait, pour te les raconter, passer bien des soirs dans
les allées de Nohaht, à la clarté des étoiles, dans ce grand
et beau silence que n<>us aimons tant. Dieu veuille qui
temps nous soient rendus et que nous admirions encore,
Ensemble, l»1 clair de lune sur la cascade d'Urmont ! Mais
cette indépendance >i chèrement achetée, il faudrait savoir
en jouir et je n'en suis plus capable. Mon cœur a vieilli de
vingt ans et rien dans la vie ne me sourit plus. 11 n'est
plus pour moi de passions profondes, plus de joies vives*
Tout est dit : j'ai doublé le cap. Je suis au port, non pas
comme ces bons nababs qui se reposent dans les hamacs
de soie, sous les plafonds de bois de cèdre de leurs palais,
mais comme ces pauvres pilotes qui, écrasés de fatigue et
1 Fragments de lettres inédites.
420 GEORGE SA N I)
hâlés parle soleil, son! à l'ancre et ne peuvent plus risquer
sur les mers leur chaloupe avariée. Ils n'ont pas de quoi
vivre à terre, et, d'ailleurs, la terre les ennuie. Qsonl eu
jadis une belle \ ie, des aventures, des combats, des amours,
des richesses. Ils voudraient recommencer, mais Le navire
esl démâté, La cargaison perdue, il faut échouer sur le sable
et rester là. Tu comprends, au fond de cette belle poésie,
L'étal maussade de mon cerveau? Suis-je plus à plaindre
qu'auparavant? Peut-être; le calme qui vient de Pimpuis-
sauce esl une plate chose. Pour toi, c'esl différent.,
Et dans le cahier des Sketckes and Hints, elle écrit à
celle même époque :
« Il n'es! pas dit qu'on pourra jouir impunément des
fruits amers de l'expérience. 11 faut s'en nourrir en secret
et ne pas dire aux hommes toul ce qu'on sali d'eux, car ils
vous lapideraient pour se venger de ne pouvoir plus vous
tromper.
Et pourtant ceux-là qui vous accuseraient de mécon-
naître la confiance et de résister à L'amitié, ceux-là qui
fekment de croire en vous afin de vous ôter Le droit de
douter d'eux, ceux-là, dis-je, sont souvent plus sceptiques
que vous, Ils parlent d'affection et de persévérance, eux
qui ne sont plus capables que d'égoïsme. Les hypocrites!
Soyez prudent, cependant, acceptez leurs protestations, tei-
gnez d'y prendre confiance, ou bien ils VOUS lié! riront de leurs
calomnies et vous montreront au doigt comme un lépreux.
Les hommes ne veulent pas qu'on les dévoile et qu'on les
fasse rire du masque qu'ils portent. — Si vous n'êtes plus
capable d'aimer, mentez ou serrez si bien autour de vous
les plis du voile, qu'aucun regard ne puisse lire au travers.
Faites pour votre cœur comme les vieillards libertins font
pour leur corps. Cachez sous le fard et le mensonge, dissi-
GEORGE SAM) 421
muiez, à force de vanterie et de fanfaronnade, la décrépi-
tude qui vous rond incrédule el la société qui VOUS rend
impuissant N'avouez jamais, surtout, la vieillesse de voire
intelligence; ne dites à personne L'âge de vos pensées. »
« Voilà sous l'empire de quelles préoccupations secrètes
j'avais écrit Lélia, » dit George Sand dans son Histoire,
après nous avoir conté les impressions douloureuses et les
événements non moins tristes de 1832 et après nous avoir
dépeint sa disposition d'esprit à cette époque. Faisons
comme elle et passons à l'examen de ce roman, écrit en
1832 encore, mais dont le manuscrit avait « traîné
un an sous sa plume ' », car il oe fut publié qu'en l'été
de 1833 2. Le sort de ce roman fut bien étrange, ivtous
ceux de George Sand, c'est peut-être celui qui b le plus
contribué à sa réputation, qui a fait le plus de bruit et qui
lui a valu l'honneur d'être appelée « l'auteur de Léiia »,
et cependant, c'est celui de ses ouvrages qui a I»' plus
vieilli. Des longueurs, de la rhétorique, du nuageux, des
allégories, et avec cela une ardeur, une passion extraordi-
naire, une profondeur de scepticisme et «le doutes oai rants 1
Lélia est une sœur de René, de Werther, de Manfred,
une nature titanique; il y a en elle du Child-Harold et
du Faust, avec sa soif de savoir et ses aspirations à la
liberté de l'esprit. ( )n n'oserait recommandera nos contem-
porains la lecture de ce livre, tant il est long et vague;
mais celui qui l'a lu est involontairement emporté par le
jet de vraie poésie qui en émane et par la révolte passion-
de cette grande âme, cherchant sa voie vers la lumière
et la liberté.
1 Histoire de ma Viet vol. IV. S partie, p. 175-176;
lettre datée de Juillet 1833, que noua avons déjà citée, omise
/
422 GEORGE S AND
Voici le sujet du roman : Lélia d'Alvaro ou d'Almovar,
.selon la seconde version ne croil plus ni à l'amour, ni
aux hommes, ni à Dieu. Elle souffre et langui! sous le
double poids de rinactipn, étrangère à sa nature ar-
dente, el sous celui de l'analyse qui ronge son cœur. Elle
est aimée par Sténio, jeune poète ignorant encore la vie.
Elle l'aime; mais comme dans sa jeunesse elle a beaucoup
souffert d'un amour malheureux qu'elle portait à un
homme indigne d'elle, elle ne veuf pas admettre que leurs
rapports deviennent intimes. Une lutte sourde s'eng
entre Lélia et Sténio, compliquée encore par la jalousie du
poêle envers le mystérieux Trenmor, ancien viveur et
libertin, assasin involontaire de sa maîtresse el forçat, qui,
par de longues années de souffrances el de repentir, a
expié ses taules et que la méditation sur les problèmes les
plus élevés de l'humanité a purifié el conduit dans la voie
de l'amour actif du prochain. Quand Sténio apprend l'his-
toire de Trenmor, sa jalousie se calme, mais il ne peut
pardonner à Lélia d'éprouver pour Trenmor une amitié et
une estime si profondes1. Elle ne lui cache aucune de
ses pensées, tandis qu'elle le traite, lui, Sténio, en enfant
innocent, veut ne pas l'empoisonner par ses doutes et
dans le volume Édité chez Lévy : Lettres à Sainte-Beuve, cl qui n'a été
imprimée que dans la Revue de Paris du lô novembre 1896. iN° IV)
se termine par les mots : « J'ai liai Lélia. »
'M. Skabitchevsky prétend que Lélia avait d'abord aimé Valmarina-
Trenmor et avait été déçue par lui. C'est absolument erroné. Lélia
avait dans le temps aimé un certain Ermolao. qu'elle avait même
épousé, mais qui no ressemble en rien à Treumor. Trenmor reste pour
Lélia comme pour èeorge Sand un idéal inaeessiblo. «Je marche vers
l'idée Trenmor. » écrit-elle à Sainte-Beuve dans la lettre de juillet dont
nous avons déjà parlé plusieurs fois. Sous « l'idée Trenmor » nous
devons évidemment comprendre Vabnégation complète de sa propre
individualité au profit de l'humanité. Or. Ermolao ne ressemble en rien
à cela. D'un autre côté. Trenmor n'est rien moins qu'un amant, mais
bien un ami idéal qui partage toutes les pensées, les goûts, les aspi-
GEORGE S AND 423
garder la pureté de leur amour. Lélia fuit même le poète,
tout en l'aimant. D'abord, elle se retire dans les ruines
d'un couvent, où elle passé les jours et les nuits dans
les doutes les plus affreux, en cherchant la lumière el la
vérité. Elle se contraint à ne pas dépasser une limite qu'elle
.se trace mentalement autour de son refuge et jure de ne
quitter ces ruines que lorsqu'elles s'écrouleront. Cependant
le sort ne veut pas de ce sacrifice volontaire. Une nuit, un
orage éclate, et la tempête fait tomber les vieux mois.
Lélia, qui a failli périr sous les débris, est sauvée par le
moine Magnus, qui l'emporte évanouie sur son âne,
Magnus, déjà épris de la jeune femme, devient fou
d'amour, mais il voit en Lélia L'incarnation de Satan, du
démon de la négation ; elle le dompte et le subjugue
continuellement parla force de sa volonté, de son esprit;
il se soumet, mais sa vie n'est plus qu'une suite de tour-
ments sans Issue, d^ luttes impuissantes contre sa passion,
ou, comme il le croit, contre la suggestion diabolique. Il
ne peut plus vivre sans Lélia, sans penser à elle, et en
même temps il la fuit comme la tentation. Lélia voit tout
cela avec une pitié mêlée de dédain. Sténio commence
aussi à chanceler dans son aveugle confiance en Lélia. Il
l'accuse de coquetterie, de froideur, de dureté, et il est sur
le point de voir en elle, tout comme Magnus, une créa-
ture surnaturelle, il devient dur et méchant. Lélia a mie
sœur, Pulchérie, tille perdue, qu'elle n'a pas vue depuis
plusieurs années. Le hasard les met eu présence l'une de
L'autre. Pulchérie tâche de persuader à -a sœur que toute
rations de son </i/,>r ego, CTeat une incarnation en la personne «l'un
antre de tous les éléments ronciers de l'Ame, une compréhension per-
sonnifiée, que George Sand <■! Lélia avaient vainement cherchées dana
1'' bien-aimé el que Lélia avail trouvé en Trenmor et I ad en
Rollinat.
424 8E0RGE SAM)
sa philosophie, toutes ses recherches de la vérité n'ont
servi qu'à l'aire son malheur et erlui de tOUfi CeUX (|iii l'ont
approchée; elle lui conseille de suivre son exemple, de ne
vivre que pour le plaisir seul. Pulchérie est pour ainsi
dire, un dédoublement de Lélia, la personnification de la
partie passionnelle, féminine dé son être, En même temps,
le lecteur comprend que l'amitié de Lélia pour Pulchérie est
comme un refiel de l'amitié d'Aurore pour M"" Dorval,
que les paroles de Pulchérie son! une reproduction ej
rée el comme qui dirait concentrée des conversations des
deux femmes. Pour lui prouver que dans la vie les jouis-
sances seules sont réelles et vraies, Pulchérie se charge,
en profitant de sa ressemblance avec sa sœur, d'abuser
et de séduire Slénio qui, elle en e>t persuadée, n'aime .n
Lélia (pie la femme.
Le poêle commit en effet >i peu Lélia, que, rencontrant
Pulchérie dans un réduit sombre et mystérieux pendant
une fête à la villa Bambucci, il la prend pour Lélia. Les
caresses et les paroles provoquantes de Pulchérie lui
paraissent naturelles; il croit que l'amour de Lélia a enfin
triomphé de ses raisonnements. Lélia, que le hasard e< in-
duit, est entrée dans le même pavillon; elle assiste ;i leur
tète-à-tète. Sténio parle tantôt avec l'une, tantôt avec l'autre
sœur, il n'entend ni la différence de leurs voix, qui est
nulle, ni la dissonnance de F esprit des paroles, qui est
énorme entre la spiritualiste Lélia et la passionnée et
matérielle Pulchérie. Sténio devient l'amant de Pulchérie.
Lélia est au désespoir. Elle avait sincèrement aimé Sténio,
mais d'un amour qui n'avait rien de commun avec la pas-
sion du jeune homme. Quand elle apprend qu'il est tombé
dans le piège grossier, qu'il a été si facilement vaincu par
les sens et que, découvrant sa méprise, il l'accuse, elle,
GEOIGE MM) 425
Lélia, la maudit et se jette dans la débauche et les <>i_
malgré Trenmor qui ne peut le retenir Trenmor, de son
vrai nom Valmarina, se trouvé être le chef d'une loge
mystérieuse de cârbonari qui a pour but de sauver «•( de
relever ><>n pays natal , alors Lélia renonce définitivement
aux affections humaines. A qui cvn'wr ? Qui aimer ? Eue ne
sait que faire, se voyant inutile au monde; la bienfaisance
ordinaire lui semble une misérable pièce mise aux haillons
de L'ancien monde en destruction. Elle ne veut soumettre
son individualité à personne ni à rien. Elle se décide — voilà
une décision étrange pour cette âme avide de Liberté — à
s'enfermer dans un eouvent aux règles les plus austères ;
dans le cadre <!»' cette dépendance extérieure, elle voit la
seule issue, l«i seul moyen de rester Libre ; dans un*' cellule
(!<■ religieuse elle eroii trouver le >»'ul endroit <>ù sa per-
sonnalité Bera indépendante, ou elk aura quelque valeur
par elle-même. Lélia prend le voile el atteint bientôt les
degrés Les plus élevés de la hiérarchie ecclésiastique. Elle
transforme son monastère, enseigne les sœurs converses,
maintient une piété sérieuse dans tout le diocèse, pousse à
une Large bienfaisance tous les éléments sains du pays,
exerce L'influence la plus salutaire sur tout 1«- monde. Le
couvent devient méconnaissable : au Lieu de la Lettre froide
qui tue, il y règne L'esprit du vrai christianisme, car Lélia
elle-même est Libre de toutes les minuties du culte dogma-
tique. S;i force de volonté fascine même le cardinal, un
monseigneur Ânnibal, qui, de prélat ambitieux et \<»lu[>-
tueux qu'il avait été jusque-là, de\ i « ■ 1 1 1 Le défenseur zélé des
opprimés <■( des délaissés; il sauve même de La peine il<
mort Valmarina, incarcéré pour avoir |>ri^ part à une cons-
piration. Le cardinal aime Lélia d'un amour tout terrestre.
Cependant Sténio aussi n'a pas cessé de l'aimer, mais son
426 G E 0 R G E S A N I)
amour, de passion enfantinemenl pure et aveuglément
dévouée, s'est transformé en un sentiment plein <!<■ haine
farouche; il est prêt à tout pour se venger de Lélia, pour
l'offenser, l'humilier. Déguisé en nonne, il pénètre dans
le couvent pour assistera l'une des conférences de Lélia,
pour semer l'espril de doute parmi les religieuses et para-;
lyser l'influence de l;i supérieure. La tentative se termine
par un nouveau triomphe de Lélia sur les esprits et les
cœurs de son auditoire. Ensuite, Sténio veut ravir une des
don ices, La jeune princesse ( Ilaudia el par là, encore, humi-
lier et mortifier l'orgueil de Lélia. Mais c'esl Lélia elle-
même qu'il rencontre la nuit, il La prend pour un spectre
el s'enfuit épouvanté. Pénétrant enfin dans sa cellule, il
la trouve éveillée, absorbée dans ses méditations. 11 s'en-
gage alors entre eux un dialogue <|ui es! une des plus
belles pages du roman, Lélia lui Fait comme une confes-
sion générale, c'est L'explication de sa conduite passée. Ce
n'est qu'à ce momeni que Sténio comprend qui il a aimé
et qui il a perdu. Sou désespoir est sans bornes, m;iis
rien ne peut le soulager, il est tombé trop bas. 11 essaie
de blasphémer contre son amour, mais il succombe à sa
douleur et met un à sa vie en se noyant dans le lac à quel-
ques pas du couvent et de la demeure deMagnus. Magnus,
qui n'a pas répondu au dernier appel du malheureux jeune
homme, se croit coupable do ce suicide, il eu est <1
péré. Faible qu'il est, il cherche aide et soutien chez les
autres. Il s'en va trouver le cardinal, l'ami dv Lélia,
espérant que la pénitence qu'il lui imposera le mettra en
paix avec sa conscience tourmentée. Monseigneur Annibal
est lui-même si bouleversé par ce drame sinistre et
mystérieux qu'il ne peut soulager le moine supersti-
tieux.
GEORGE SAND 427
Magnus disparaît. Quelque temps après on apprend qu'il
esl allé s'ensevelir dans un monastère d'où l'on voit
bientôt surgir <!<■> dénonciations contre bon nombre de
personnes el contre Lélia elle-même une manière comme
une autre de se réconcilier avec le ciel et le dogme . Le
mouvement politique dirigé par Trenraor-Valmarina est
découvert^ ses fauteurs sont exilés ou mis à' mort. Plu-
sieurs membres du haut clergé qui avaient secondé Lélia
dans sa généreuse activité sont disgraciés ou interdits.
Monseigneur Annibal échappe au châtiment en s'empoi-
sonnant. Par sa mort, Lélia a perdu Tunique soutien qu'elle
avait, au monde. Citée devant le tribunal de l'inquisition,
elle est accusée de tous les crimes : d'avoir entraîné dans
la voie de la perdition un prince de L'Église, d'avoir inhumé
1<- Cadavre d'un suicidé dans. la terre sainte du couvent,
d'avoir entretenu des relations criminelles avec t'impie
Sténio, d'avoir aidé à l'évasion de Trenmor, d'avoir eu
des rapports avec les carbonari, d'avoir disposé arbitrai-
rement du trésor du couvent. Elle est condamnée à être
dégradée de sa dignité et reléguée dans une chartreuse.
Elle erre, seule et abandonnée, dans un coin solitaire de la
montagne. C'est là queTrenmorla voit mourir. Il lui rend
les derniers devoirs et l'enterre au bord du lac, en lace
de la tombe de Sténio. Assis an bord de ce lac qui sépare
lés deux tombes, il voit deux météores, tout comme dans
le Ratkliff de Heine) qui s'approchent en voltigeant des
deux rives opposées, se rencontrent. puis se séparent de
nouveau, s'éloignant chacun de son côté. Pour Trenmor,
ces doux feux follets sont les âmes malheureuses de Lélia
et do Sténio qui n'ont pu se comprendre sur terre. Absorbé
dans ses pensées, il médite quelques moments, puis se
rappelant qu'il y a encore des malheureux à consoler ej
428 GEORGE SAM)
que le monde es! plein de douleurs à soulager, à guérir, il
prend son béton blanc et se remet en roule.
George Sand écrivit deux prélaces1 pour IJim. Dans
L'une, <'H<" prétendil que Trenmor était La personnification
de telle idée, Lélia el Sténio de telles autres. Pour nous,
ces tentatives de se justifier d'accusations soulevées contre
elle après la publication du Livre n'uni aucune valeur. Au
lieu d'attribuer uni- signification symbolique aux person-
nages du roman, nous préférons, en ne Leur attribuant
aucune allégorie, les prendre pour des types réels. El tels
ils sonl : ce Sténio, jeune poète dh inemeni confiant d'abord,
libertin sceptique el désenchanté ensuite ;. cette Pulchérie,
passionnée et sensuelle; ce Magnus, un pauvre sire
qui n'a le courage ni de croire paisiblement, aide rompre
avec ses croyances el ses supertistions. Les tentations de
Magnus, sa Lutte, ses mortifications et ses remords >'>n!
peints avec \ iguëur el concision, écrits de main de maître ;
l'effet est bien plus intense que celui de la si célèbre Faute
de l'abbé Mourct. Magnus est un homme vivant, un
pécheur en chair el en os, un véritable prêtre, luttant
contre les tentations de la chair; tantôt vaincu par elle,
tantôt triomphant de Satan. 11 prend les sentiments Les
plus humains, les plus naturels, les vertus les plus sublimes
pour des inspirations diaboliques, dès qu'ils sont en con-
tradiction avec les dogmes de l'orthodoxie. On trouve là
le souvenir du trouble que ressentit Aurore Dupin lors de
ses lectures solitaires et de ses méditations juvéniles,
quand, d'un côté, Gerson, de l'autre les grands penseurs
1 L'une pour la seconde version du roman, refait en 1836 et publié
en 2° édition en 1839 ; l'autre pour l'édition des Œuvres complètes
parue entre 18M-1856 et illustrée par Tony Joliannot et Maurice Sand.
GEORGE SAM) 429
et poètes vinrent offrir à son esprit des doctrines diamétra-
lement oppos
Trenmor est un personnage par trop abstrait et con-
damné à la sublimité : aussi n'est-ce pas un type, niais
simplement le raisonneur, le confident obligatoire de
presque tous les ouvrages d'antan : c'est « l'ami Horatio a
à qui s'adresse Hamlet; c'est le Jarno dans* les An
de .voyage et d'apprentissage de Goethe; bref, c'est l'écho
du héros principal, la conscience du roman. Trenmor
est cet ami idéal qui reparait si fréquemment dans les
œuvres de George Sand, l'ami, dont le prototype était
François Rollinat. Dans la lettre du '2(\ mai 1833, dont
dous avons déjà cité deux fragments, George Sand lui
écrit à propos de Lélia : « Je t'enverrai une longue lettre
axant peu de temps; c'est-à-dire un livre que j'ai fait depuis
que nous nous sommes quittés. C'est une éternelle cause-
pie entre nous deux. Nous en sommes les plus graves per-
sonnages. Quant aux autres, lu les expliqueras à ta fan-
taisie. Tu iras, au moyen de ce li\ re, jusqu'au fond de mon
âme et jusqu'au fond de la tienne. Aussi je ne compte pas
Lignes pour une lettre. Tu es avec moi et dans ma
pensée à toute heure.
Tu verras bien, en me lisant, que je ne mens pas •>...
Et dans les pages «lu Sketches and Hints, nous lisons
encore ce qui suit sur cet incomparable ami :
à F. li. in:;:;.
« C'est vous, dent l'âme est forte et patiente, vous dont
la tète est froide, vous dont la mémoire est pleine de la
science du mal et du bien, vous, homme obscur, laborieux,
résigné, c'est vous qui êtes vertueux et qui brillez dans mes
430 GEOBGE SAND
songes comme iino étoile fixe parmi Les vains météores de
la nuit. C'est vous, homme purifié, homme retfempé1
homme nouveau, dont je rêvais, lorsque j'écrivis Trenmor.
Par quelle liaison d'idées, j'ai été <le lui à vous, pourquoi
j'ai comblé la dislance <)ui vous séparait, bomme réel, de
ce personnage imaginaire par des lignes fantasques et des
ornements capricieux ; pourquoi, enfin, j'ai altéré la pureté
(le mon modèle, en le rcvèlniil d'un éclal puéril <•( d'une
vaine beauté de corps, c'est ce que vous devinerez peut-
être, car, pour moi, je ne le sais plus. Peut-être, en lisant
avec un esprit tranquille, ce que j'écrivis avec une âme
préoccupée de su propre douleur, retrouverez-vous dans ce
dédale de l'imagination, le (il mystérieux qui se rattache
à votre destinée. Moi, qui ai vécu tan! de vies, je ne -;ii^
plus à quel type de candeur on de perversité appartient
ma ressemblance. Quelques-uns diront que je suis Lélia,
mais d'antres pourraient se souvenir que je fus jadis Sténiô.
J1ai en aussi des jours de dévotion peureuse, de désir pas-
sionné, de combat violent et d'austérité timorée, OÙ j'ai été
Magnus. Je puis être Trenmor aussi. Magnus, c'est mon
enfance, Sténio ma jeunesse, Lélia est mon âge mûr,
Trenmor sera ma vieillesse peut-être. Tons ces types ont
été en moi, tontes ces formes de l'esprit et du cœur, je les
ai possédées à différents degrés, suivant le cours d<\s ans
et les vicissitudes de la vie. Sténio est ma crédulité, mon
inexpérience, mon pieux rigorisme, mon attente craintive
et ardente de l'avenir, ma faiblesse déplorable dans la
lutte terrible qui sépare les deux- jeunesses de l'homme.
Eli bien ! ce calque n'est pas encore épuisé entièrement.
Encore maintenant je retrouve de ces puériles grandeurs
et de cette candeur funeste, quelques heures de plus en
plus rares et passagères. Magnus avec ses irréalisables
GEORGE SAM) 43i
besoins, avec sa destinée de fer et son éternel appétit de
l'impossible représente encore une douleur énergique, corn*
battue réprimée, que j'ai subie longtemps dans sa forcé
et dont je ressens encore parfois les lointaines atteintes.
Trenmor, c'est ce beau rêve de sérénité philosophique,
d'impassible résignation dont je me suis souvent bercée,
quand ma rude destinée mé Laissait un instant de relâche
pour respirer et songer à des temps calmes, à des jours
meilleurs.
A vos côtés, mon ami, j'étais Trenmor, j'étais vous. Lm
contemplant le magnifique spectacle d'une grande âme
victorieuse de l'adversité, je m'identifiais à ce sublime repos
de l'intelligence, j'aspirais aux mêmes triomphes, aux
mêmes satisfactions pures et sérieuses. Et vous, en écou-
tant le récit de mes travaux incessants, en voyant cette
lutte journalière entre-ma raison et mes vains désirs, vous
deveniez pour me comprendre, pour me plaindre, pour par-
tager ma souffrance, un homme semblable à moi. Et vous
aussi, Trenmor, Vous deveniez Lélia.
Car avant de vaincre, vous avez combattu; vous avez
traversé les orages de la \ le. Vous avez subi les maux dont
aujourd'hui votre amitié sainte cherchée me guérir. Vous
avez longtemps flotté entre un sublime rêve de votre séré-
nité présente et d'impuissantes aspirations vers les orages
du passé. Vous avez été mal comme je le suis aujourd'hui,
inquiet, déchiré, sanglant, en suspens entre les horreurs
du suicide et l'éternelle paix du cloître.
Ainsi nous avons tous deux reflété, sans doute,
quatre diverses faces delà vie. Mais moi, pourtant, dirai-je
que j'ai été, que j«i suis, que je puis être Trenmor? Hélas :
qu'elles onl été courtes, mes heures de raison etde force!
Combien Dieu a été a\ are <n\ ers moi des consolations qu'il
432 GEORGE SANI)
répand sur vous! Combien je me suis laissée dévorer par
cette soif de L 'irréalisable que n'ont pas encore daigné
éteindre Les saintes rosées du <i<l î . . . » (15 juin 1833 .
Et en 1847, cil»1 ajoute : « .Je ne suis rien de tout cela. Je
suis le cyprès qui couvre leurs tombes. T<>i. mon ami fidèle,
rien n'a jamais été plus grand ni meilleur que toi, Fran
Rollinat. »
Aussi Trenmor n'est en réalité que le porte-voix de
Fauteur; parla bouche de cet ex-forçat, il exprime des
pensées si profondes, qu'elles on! ému e1 émeuvent encore
les meilleurs esprits de notre temps. Tels son! par exemple,
les discours sur l'erreur qu'il y a de vouloir punir un
crime par le bagne, qui, au lieu de corriger, ne fait sou-
vent que tuer définitivement le moral du criminel. Ce n'est
plus alors la correction du coupable, mais la venga
de la société. Trenmor lui-même pourtant a éprouvé l'in-
fluence bienfaitrice de la souffrance <jui. selon lui. conduit
à l1 expiation. Tout ce qu'il dit à ce sujet, rappelle beaucoup
ce que Dostoïewsky dit sur le châtiment de Roskolnikow.
Non moins profondes sont les idées de Trenmor sur la pré-
tention de vouloir châtier les crimes, tandis qu'au tend, la
société devrait les prévenir, les déraciner dans leur germe;
elle devrait se réformer elle-même, prendre soin de l'édu-
cation de ses enfants, améliorer la vie matérielle d.
pauvres, répandre les connaissances et la lumière, mépri-
ser ceux de ses membres qui gaspillent leur temps et leur
argent, — fruit du travail du peuple, ; — en des orgies
effrénées qui dépravent et empoisonnent par leur exemple
les jeunes gens inexpérimentés cherchant un but et un
emploi de leurs forces.
La religion, la vie sociale, les lois de la morale, l'amour,
le sort des femmes, le but de la vie humaine, la vanité et le
GEORGE SAM) 433
peu de durée de fout ce qui es! terrestre, L'impuissance de
la science à soulever les voiles qui enveloppent notre vie,
l'inconstance des sentiments humains, l'imperfection de la
création et de notre âme, les étroites limites de nos senti-
ments ef de nos connaissances '. la cruauté de la nature,
le néant des recherches de l'idéal absolu que poursuivent
les ftmes élevées, leurs aspirations vers la foi absolue,
l'a ur absolu, le savoir absolu, le bien, la vérité suprêmes,
voilà à quoi pense Lélia, de quoi elle s'entretient avec
Trenmor, voilà les causes de sa déception, de son renon-
eemenl à la vie. Axant <lc mourir, dans le délire de l'ago-
nie, s'identifianf avec tous ceux qui onl lutté, dès le début
des siècles, qui se son! élancés vers La vérité et la lumière,
qui uni succombé dans la Lutte, Lélia s'écrie : « Depuis
dix mille ans j'ai crié dans L'infini : « Vérité ! Vérité ! ».
Depuis dix mille ans, l'infini me répond : «Désir! Désir! ».
Pour ne pas encourir les reproches des Lecteurs qui ne
connaissent le roman que d'après la seconde version repro-
duite dans tontes Les éditions ultérieures des œuvres «le
George Sand, nous avons exposé le sujet de Lélia, tel qu'il
se présente dans la seconde édition entièrement refaite,
parue en 1839. La première édition, publiée en 1833,
dûTère tellement de la seconde qne l'on croirait avoir sous
les yeux deux romans différents. Le dénouement de la
première produit une tout antre impression que celui de la
ide. Dans le roman de 1833, Lélia meurt étranglée
par Magnus, sans s'être réconciliée avec la vie, sans avoir
trouvé nn adoucissement à son désespoir, à son pessimisme
dans l'activité sociale, sans avoir rien fait d'utile pour
1 !).■ qoi Jours, afaspassaal b i sprinté la même chose avec One force
ordinaire dam tes ?w L'Eau,
434 GEORGE SAM)
l'humanité', comme c'est au contraire le cas dans la se-
conde édition du roman. En 183G, Lorsque sous l'influence
des idées de Lamennais, de Liszt, de Leroux el de Michel
de Bourges, George Sand transporta peu à peu le centre
<lc gravité de sa sphère personnelle dans la sphère sociale,
et vit de nouveau s'épanouir ses tendances à la pitié active
pour L'humanité, elle voulu! refaire Lélia dans un sens
plus consolant. La désespérance sans issue, le tragique
trop cruel de la destinée de l'héroïne, tels qu'elle les avait
peints dans la première édition, la révoltant maintenant,
elle changea la seconde partie du roman el y ajouta tout
un volume. Nous devons dire que la première édition de
Lélia donne une impression infiniment plus forte et plus
complète que la seconde. Les raisonnements à L'infini et
les Longues expositions de L'activité bienfaisante de l'abl
Lélia atténuent et refroidissent considérablement la sai-
sissante beauté de ce sombre poème en pu
Il y a bon nombre de personnes qui ont voulu voir en
Sténio le portrait d'Alfred de Musset, delà ne peut être
vrai pour la première version, par la simple raison que
Lélia, commencée, comme nous L'avons vu, bien avant
qu'Aurore Dudevant eût l'ait la connaissance de Musset, fut
terminée en juillet 1833 et livré à la publicité le 10 août de
la môme année. Par conséquent, à l'époque où George Sand
connut Musset, elle était déjà en train de corriger les
épreuves du roman. Quoique Musset ait écrit pour son
amie le Chant de Sténio et que George Sand ait donné
comme épigraphe à la troisième partie quelques vers de
Musset, il est évident que ce n'est pas Musset qui a servi
d'original à Sténio (première édition). 11 est à regretter que
cet Inno Ebbrioso, une des plus belles poésies de Musset
par la puissance, la verve, la passion et la beauté de la
GEORGE SAM) t35
forme, n'ait été inséré dans aucune des éditions du poète,
et que dans les éditions postérieures de Lèlia il ne soi!
plus publié en entier; les éditeurs, par trop vertueux,
trouvant probablement trop franches les strophes six et
sept, les ont supprimées e1 font suivre la cinquième strophe
de la huitième. De celte manière, les adorateurs contempo-
rains de Mussel — nous en sommes, et des plus Sincères
— ne connaissent ces vers merveilleux que s'ils on! la
patience des chercheurs1, ou s'ils ont eu la chance de les
trouver dans la première édition de Lé lia, depuis longtemps
devenue une rareté bibliographique2. En refaisant ta der-
nière partie de Lé lia, George Sand a pu, il est vrai, donner
à Sténio quelques-uns des traits de Musset, car l'extérieur
de Sténio vers la lin de sa vie ressemble de point en point
au portrait qu'une des contemporaines de Musset, qui l'a
connu vers 1M8, a fait du poète, en quelques paroles inci-
sives au cours d'une conversation avec un de nos
amis.
La première édition de Lélia se distingue encore en ceci
drs éditions suivantes qu'elle seule est dédiée <) de La-
louclie. Pour expliquer ce tait, nous nous permettrons de
nous éloigner un moment de noire sujet, d'autant plus
qu'au chapitre précédent nous n'avons presque rien dit
de ce premier mentor de George Sand dans sa carrière
littéraire et nous n'y reviendrons plus dans la suite.
Henri de Latouche, ou Delatouche, dont le \ rai nom était
1 Depuis qui' nous avons écril ce chapitre, cette poésie a été réim-
primée par M. de Spoelberch dans -a Véritable Histoire, \>. -'•"
avant la publication de ce volume, les connaisseurs «•! chercheurs qui
n.' possédaient pas la première édition de Lélia ne pouvaient relin
vers que grâce a {'Intermédiaire des Chercheur» ri Curieux, t. XVI
-2 vol. i ii s ■. is:::;. il. Dupoy, édit. et Tcnré, librair
43G G&O&GE SAM)
Hyacinthe Alexandre Thabaud1, étaii plutôt une nature
poétique qu'un véritable poète. Doué d'une sensibilité pro-
fonde et fine, — maladivement One, toutes Les manifesta-
tions du monde extérieur, de fart, de la pensée, du sentiment
rémouvaieni et L'impressionnaieni avec une force dont les
élus, les artistes, sont seuls capables. Il vibrai! au moindre
contact, tout trouvai! en lui un écho. Cependant, son
talent créateur était très inférieur à ce don de réceptivité,
et la discordance <[ni en résultai! faisail le malheur <1
vie. Critique excellent des œuvres d'autrui, — c'est Lui
qui, le premier dans notre siècle, a ressucité la mémoire
d'André Chénier — il n'a écrit que des œuvres médioc
aujourd'hui oubliées, et il en avait conscience.
Les insuccès aigrirent tellement sa susceptibilité mala-
dive et son esprit enclin an scepticisme, qu'à la lin (!
vie, il fut atteint, comme autrefois Jean-Jacques Rousseau,
du délire de la persécution. Il mourut à Aulnay, dans un
complet isolement, habitant mie petite maison où il se tint
caché de tous ses amis. Dans Les dernières années d
vie, sa solitude ne fut partagée que par La jeune poét
Pauline de Flaugergues, qui entoura le pauvre malade de
ses soins filiaux, jusqu'à son dernier soupir. Mais il y avait
encore en de Latouche, outre le critique pénétrant, un des-
pote. En indiquante ses jeunes amis leurs défauts, il exigeait
qu'ils travaillassent absolument d'après sa manière à lui.
Nous avons déjà vu quels efforts le futur auteur tYhtdia/ia
avait dû faire pour satisfaire les exigences littéraires de ce
mentor sévère. Sans la moindre pitié, il condamnait au
feu et à L'eau des pages entières enlevées des articles
quelle avait écrits selon ses préceptes; il taillait, rognait,
4 Voir plus haut, p. 318-319.
GEORGE S AND 437
changeait et biffait dix Fois la même chose avant de 9e
montrer content. UHistoire de ma Vie, la Correspondance
et la yotice1 consacrée à la mémoire de de Latouche,
nous font juger par quelle rode école ce dernier avait l'ait
passer George Sand. Elle en parle pourtant avec recon-
naissance mais avec un peu de raillerie déguisée. 11 dési-
rait toutefois que chaque nouveau talent fût original et ne
pouvait souffrir l'imitation. Lorsque George Sand eut écrit
Indiana, de Latouche, mécontent de l'amitié naissante
d'Aurore pour Balzac, prit Le premier exemplaire du livre ,
celui qu'elle venait de lui donner, se mil à 1.- feuilleter
avec méfiance, craignant d'y trouver quelque chose* d'infé-
rieur, à l'imitation de Balzac (« Pastiche, que me veux-
tu? Balzac, que m.' veux-tu? » . Mais après avoir par-
couru quelques chapitres et s'être convaincu du talent per-
sonnel de l'auteur, il lui (il amende honorable H la pria
d'oublier ses duretés. Voilà comment il appréciait le mérite
vrai et se réjouissait du succès de sa jeune amie.
Cette amitié l'ut de courte durée. Vers \w.Vl. George
Sand lit la connaissance du critique Gustave Planche.
On a assuré que Hanche a vécu, lui aus^i. dans une
intimité trop grande avec clic. Depuis la publication dans
la Bévue de Paris des lettres de George Sand adres
à Sainte-Beuve en juillet <•! août 1833, on sait que
c'est là une profonde erreur. Dans la première de ces
lettres. George Sand dit entre autres : a On le regarde
comme mon amant, on se trompe. Il ne l'est |>a^. ne
'a pas été et m ■ le sera pas » ;, dans la seconde : « Planche
a passé pour être mon amant ; peu m'importe. Il ne Test
1 Imprimée dans U Siècle d i 18, 19 el M [aille! 1851. Reproduite
dans lea Œuvra cempii v "'/, «Lui- l<- rotamt i Autour
de ld table >;.
438 GEORGE sa M)
pas. » La tournure d'esprit et l'humeur de Planche
cadraient parfaitement avec la mélancolie d'Aurore ;"> cette
époque. 11 était encore plus logique et plus tranchanl qu'elle
dans son pessimisme. Elle dit même dans ['Histoire de
ma Vie qu'elle évitai! « soigneusement de dire à Planche
le fond de s<»n propre problème ». de peur que par ses dis-
cours âpres, convaincus, il n'achevai de la jeter dans une
désespérance ei un athéisme sans appel1. Elle réussi!
néanmoins à subjuguer l'implacable auteur de Mes haines
littéraires, ce! original e! curieux type d'écrivain, jusqu'à
nos jours encore trop peu apprécié en France f, comme
elle affeit l'ail avant lui la conquête «lu despotique de Latouche
et plus tard celle de Sainte-Beuve, si finemenl exigeant.
Dans la lettre déjà citée à ce dernier, elle établit, par un
habile parallèle l'influence différente qu'avaient exercée sur
elle Planche e! Sainte-Beuve, don! chacun répondait à un
côté différen! de son esprit.
Cependanl de Latouche voulait être le seul guide de
( ieorge Sand. Son amitié étai! jalouse e! exigeante à l'excès.
Aurore, de son côté, était, on le sait, une nature libre,
indépendante. Il n'y eu! aucun choc entre eux, mais leurs
relations s'altérèrent. L'amour-propre maladif e! suscep-
tible de de Latouche ayant été offensé par quelque obser-
vation ou réponse de George Sand — elle-même assure
qu'elle ne s'en souvient pas — il cessa t<»ut à coup d'aller
la voir et durant dix ans toutes relations entre eux furent
interrompues. Un article flatteurque George Sand écrivit en
* His/oire de ma Vie, 4e vol. p. 275-285.
* Il est parlé de lui cuire autres dans Les Réfractaires, scènes de
mœurs parisiennes, par Jules Vallès. Paris, 1866. Les pages que Vallès
lui consacre ne sont pointant pas tout à l'ait justes ni historiquement
exactes. Voiraussi: Le critique maudit, par Ad. Racot, dans Le Livre,
t. VII, 1885.
GEORGE S AN D 439
-1844 sur un recueil de vers de de Latouche 1rs rappro-
cha de nouveau. La plupart des Lettres de de Latouche
à George Sand existent encore, et qôus avons pu les con-
sulter pour notre ouvrage, ainsi que plusieurs lettres de
Mllc Flaugergues à Mœe Sand. A partie de cette année et
jusqu'à sa mort, Mla" Dudevant ne cessa de lui témoigner
sa sympathie et L'affection la plus touchante. Pendant sa vie,
et après sa mort, elle lui consacra bon nombre de pages
chaleureuses. Elle écrivit sur lui la Notice déjà mentionnée
auparavant; en 1844, elle avait publié dans la Bévue Indé-
pendante cette étude dont nous venons de parler, relative
à son volume poétique « Les Adieux* », et enfin elle parle
de lui avec une amitié touchante dans Y Histoire de ma
Vie*. Et si, ^n\rr à la rupture (Mitre les deux amis et à
l'aversion soudaine de de Latouche, Les éditions ulté-
rieures de Lêiia ne lui sont plus dédiées, n'oublions pour-
tant pas que ce fut son nom que George Sand avail placé
en tète de son roman Le plus profondément senti. Lui, de
son coté, écrivit sur l'exemplaire qu'il lui offril de sa Reine
d? Espagne (pièce qui tomba à grand bruil . ces simples
mots: A mon camarade, Aurore, mais ces paroles en
disent plus que de Longues phrases. En outre, au dire de
George Sand, il parle d'elle avec éloge dans un de ses
romans.
Lélia avait été Le motif du refroidissement de de Latou-
che. Planche ei Sainte-Beuve, au contraire, accueillirent le
roman avec enthousiasme. Dans ses articles et dans une Lettre
à George Sand, Sainte-Beuve reconnail Lélia connu»4 une
œuvre vraiment virile, profondément courue, une œuvre
1 L'article t'ait partie des Souvenir* de 1848. (Euvret compi
0<lit. Lévy).
1 Histoire de ma Vie, vol. IV, I partie, chap. v el ■'•■ partie, chap. i
440 GEOR&E SAM)
.qui restera toujours el qui fera la gloire de son auteur1.
Tout en s'émerveillani el en s'inelinani devant la désolante
profondeur du septicisme de Lélia, Sainte-Beuve tâchait
en même temps de consoler, de calmer la malheureuse
romancière, de La diriger dans la voie salutaire de la com-
préhension de toutes les lois de la vie, de lui taire prendre
I;i résolution de cultiver La partie la plus artistique de son
génie ei de celle manière d'amener George Sand ;'i chercher
leremède de ions ses chagrins dans l'amour de l'art el du
travail. L<i furibond Planche attirail George Sand parla
force de son pessimisme irréconciliable el logique. Elle
retrouvail en Lui des traits de sa propre nature el en même
temps elle craignail les discussions de Planche comme dan-
gereuses pour son âme en détresse. Cependant elle fui plus
liée avec lui qu'avec Sainte-Beuve. Leurs relations étaient
des plus cordiales. En 1832, Le jeune Maurice étanl entré
au Lycée Henri IV, Planche allait parfois Ty chercher pour
le promener ou lui taire passer un jour de congé chez lui,
Hrendil en outre à George Sand des services plus sérieux.
On sait que, comme Sainte-Beuve, il s'étail extasié dans
articles, sur les romans de la jeune femme, surtout >ui- Lélia,
contribuant ainsi à répandre la gloire de son amie
1 Sans entrer dans Les détails, nous dirons seulement que par les lettres
de George Sand à Sainte-Beuve, publiées dans : 1- Lee Portraits con-
temporains, 2° dans le volume de Lévy; et 3" dans le livre de M. de
Spoelberch, et par une lettre de Sainte-Beuve à George Sand, publiée
ibidem, on voit que Lélia taisait le sujet continuel de leurs conversa-
tion^. Toutes les lettres inédites témoignent du même l'ait.
* Voici ce que Sainte-Beuve écrivait le 18 mai 1833 dans ses Portraits
contemporains (t. I. p. 128), avant même que Lélia lût livrée à la
publicité. Après avoir dit qa'Obermann et son malheureux autrur
n'avaient joui d'aucune gloire, n'eurent à essuyer aucune injustice trop
grande, mais avaient Longtemps souffert d'une indifférence opiniâtre,
tacite et pénible, tout en ayant exercé sur les élus et le> raffinés, une
inlluence secrète, lente, maladive, et après avoir cité comme exemples
les noms de Rabbe, de Nodier, de de Latoucbe, de Ballancbe, il ajoute :
GEOBGE SAM) 4*1
Le roman eut auprès du public, surtout auprès de la
jeunesse, le même succès el excita le même intérêt que <-li«-z
les deux grands critiques de L'époque. L'impression < jn'il
produisit fut immense el L'influence qu'il exerça sur les
esprits se fit remarquer non seulement en France, mais
dans toute L'Europe. Lélia enfanta toute une Littérature,
créa un genre. Eu France et en Allemagne apparurent
bientôt Les dizaines de petites Lélias1, Des écrivains, abso-
lument en dehors de la Littérature d'imagination, citaient
Lélia comme une autorité2 et même des critiques défavora-
« Tout récemment, dans les feuilles d'un roman non encore publié qu'une
bienveillance précieuse m'antorisail à parcourir, dans les feuilles de
Lélia, nom idéal qui sera bientôt un type célèbre {.sic) il m'esl arrivé de
lire cette phrase qui m'a faîl tressaillir de joie : a Sténio, Sténio, prends
ta harpe et chante-moi les vers de Paust, ou bien ouvre tes lèvres et
rends-moi les souffrances d'06ermann, les transports de Saint-Preux.
Voyons, poète, si tu comprends encore la douleur, voyons, jeune
homme, si tu crois à l'amour l... m Eh quoi! me suis-je dit, Obermann
a passé familièrement ici : il y a passé aussi familièrement que Saint-
Preux, il a touché la main de Lélia !....» (L'article de Sainte-Beuve sur
Lélia a paru le 29 sept l v
Planche, qui écrivil des articles presque enthousiastes sur ïndiana «•(
Valentine, aussitôt après leur publication, disait, qu'an poinl Je vue de
]a poésie, il préfère ïndiana <■( Valentine, h Corinne et Delphine, car
les 'l<-u \ romans de Mni de Staël ressemblent trop souvenl ,i l'enseigne-
ment universitaire ou ;ï l'improvisation d'un salon de beaux espi
— A propos de Lélia il <lit : o Lélia n'esl pas le récit ingénieux d'une
aventure ou le développement dramatique d'une passion, c'est la pen-
sée du siècle sur lui-même, c'est I" plainte d'une société en a
qnj après avoir nié I >i < u et la vérité, après avoir déserté les églises
et les écoles, s'en prend .1 son cœur el lui «lit que Bes n ves sont des
folies "... Pour cette raison, Planche trouve qu'il ne convient pas
d'examiner les personnages de ce roman sous 1«- poinl de vue générale-
n n 'ni reçu, aide les analyser comme des radii (dualités réelles, mais <iuil
faut examiner -1 1 - idées philosophiques qu'ils symbolisenl Boni soute-
nues dans chacun d'eux et s'ils forment un ensemble harmonieux.
1 Telles sonl les héroïnes des romane de la Comtesse Hahn-Hahn,
telk Marie, l'héroïne du premier roman «l<- Max Waldau : • Naeh der
tfaturn «'i surtoul Wally die Zwei/lerin • (l'Incrédulej de iiut/knw 'iui
parait .-noir, par ce titre même, voulu définir la parenté de Wally
avec Lélia. Nous ne faisons pas ici de cours de littéj raie,
donc non- ne faisons qu'indiquer ces ressemblant
'C'est ainsi qu'un certain abbé de la Treyche, • un romantique
442 GEORGE SAND
bles à George Sand reconnaissenl que celte héroïne tradui-
sait vraiment h^ aspirations des femmes progressistes, de
son temps, tout comme Jacqueline Pascal (la sœur du
célèbre Pascal) fui l'interprète des idées les plus avan
desonsièc le1. El George Sand ne lut plus appelée que Y ail-
le w* de Lé lia. Néanmoins, nous répétons que c'est peut-être
celui de ses romans qui se lif aujourd'hui le plus difficile-
ment, qui a le plus vieilli el donl nous ne pouvons guère
recommander la lecture qu'à celles d'entre les adeptes du
féminisme qui ne sont pas encore suffisamment lassées des
lieux communs sur l'égalité des droits de la femme, sur son
indépendance, sm- la dépravation des hommes, etc., etc*. De
nos joues, toutes ces théories son! de lamentables vérités.
Mais en 1833, elles étaient la nouveauté du jour et sortaient
tellement du cadre habituel, qu'elles soulevèrent aussitôt
des tempêtes d'indignation. Les journaux et les écrivains
conservateurs jetèrent les hauts cris, et plus que les autres,
Capo de Feuillide qui éreinta l'auteur de Lélia dans deux
articles consécutifs. Dans le second de ses articles, il dit
entre autres que l'auteur ne paraît pas être une femme,
que c'est là une mystification inventée comme réclame,
qu'une femme ne serait jamais capable de concevoir une
d'Eglise, c'est-à-dire l'un dos écrivains qui ont combattu la philosophie
matérialiste «lu siècle dernier, cel abbé de la Treyche, auteur des
Études sur les idées et leur conciliation dans le giron du catholicisme,
où il parlait du spiritualisme, du magnétisme, d ■> apparitions surna-
turelles de la sainte Vierge, etc., cet homme pieux n'hésita pas à citer
Lélia comme autorité et à annoncer aux femmes l'affranchissement du
joug de leurs devoirs quotidiens... » (JuliaTQ Schmidt.)
1 « Jacqueline Pascal, dit Julian Schmidt en analysant l'étude de Cousin
sur elle, fut certes une femme très intéressante et liée au développe-
ment du jansénisme dans lequel les dames pieuses jouèrent un grand
rôle. Les temps sont changés, on cherche l'émancipation dans une
autre voie, mais le fond des choses est resté le même. Alors les belles
âmes se distinguaient du monde ordinaire par l' ardeur de leur foi. De
nos jours, Jacqueline se ferait Lélia... »
GEORGE SAM) 4*3
telle vilenie et d'oublier à tel point la pudeur. Gustave
Planche provoqua Capo de Feuillide en duel el le duel
eut lieu. Heureusement aucun (\c± deux adversaires ne fut
blessé. De méchantes Langues prétendirent que la halle de
Planche avait tué une vache que du! payer Buloz, Planche,
<•<■ réfractaire, comme t'appela plus tard Vallès, nlayant
jamais le son.
George Sand fut très mécontente de la tournure que
l'affaire avait prise. Le duel, les légendes, qui coururent
Parissur Planche el ses relations avec elle, ces racontars
insipides l'irritaient beaucoup. Musset, déjà son ami intime
à celte époque, relata l'épisode sons la forme la plus drola-
tique. Musset n'aimait pas Planche, c'est pourquoi il nous
semble que le refroidissement qui se déclara bientôt après
dans les relations entre l'austère critique et la grande
romancière, puis leur rupture définitive doivent être en
grande partie attribués à l'amour naissant d'Aurore pour
Musset. Les commères de l'époque expliquèrent la rupture
à leur manière et les traces de ces caquets se retrouvent
jusque dans les premiers chapitres de Litiet Elle. Combien
George Sand a dû être révoltée des allusions que l'on faisait
à sa prétendue liaison avec Planche! Nous en voyons la
preuve dans ses lettres à Sainte-Beuve età Boucoiran.
Quoi qu'il en soit, Lélia souleva une véritable tempête. Il
n'est pas un seul des romans de George Sand qui lui ail valu
comme Lélia, la réputation d'écrivain dangereux, de propa-
gateur d'idées perverses, d'impie, de prédicateur de là cor*
ruption. A nos yeux, le lecteur lésait, d'une part, Lélia est
l'expression de la désolation amère d'Aurore à l'époque où
elle écrivit ce roman; et d'autre part, les idées que Geoi
Sand y prêche sont devenues vérités communes, quelque
peu en vogue d«- nos jours «•! préchées par Tolstoï, Ibsen e
444 GEORGE s a M)
Bjornson. Pour nous, Lélia pèche par un défaut bien plus
grave pour une œuvre (Tari : la thèse & outrance, le manque
de goût, La boursouflure du style. El. sous ce rapport, la
version de L836 dépasse encore son prototype de \x.V.\.
Cependant Le succès de Lélia consacra La gloire de son
auteur, fil du nom de George Sand Le nom le plus popu-
laire de \HX] el L'identifia ;i\ ec celui de L'héroïne du roman,
Même de nos jours Mm* Sand esi appelée dans lo> biogra-
phies, Lesarticlesei les coursde Littérature, tantôt a Lélia »,
tout court dans son Livre sur Chopin, Liszt la nomme
« brune el olivâtre Lélia , tantôt « l'auteur de Lélia . Il
y a peu de temps encore une certaine dame ou demoiselle,
à une conférence qu'elle fil à Saint-Pétersbourg, dans un
club féministe, ayanl pour thème les femmes de George
Sand, proclama, hélas! Lélia* !«• meilleur roman de
la célèbre romancière ».
Lélia est écrit en un style d*une Beauté étrange; il y a
des pages d'une boursouflure et d'une rhétorique insup-
portables, mais il y eu a aussi de sublimes. Plusieurs p.i^-
sages, tant de la première que de la seconde édition, sur-
tout Les tableaux de la nature, sont dignes de trouver place
dans d(>s « pages choisies ». Telles sont, par exemple,
la description du cimetière du couvent ; celle d'une nuit
étoilée, do l'aube cl du lever du soleil vu du sommet d'une
montagne1; (elles la scène du tombeau décrivant un tom-
beau que George Sand avait réellement vu au jardin d'Or-
messon) el Le dialogue nocturne entre LéUa et Sténio; tels
les chapitres Dieu et Lélia au rocher1 d'une hardiesse et
1 Elles parurent d'abord dans la Revue (tes Deux-Mondes, dans les
nos des 15 juillet et 1" décembre 1830, sous le titre de Contemplation,
les Morts, etc.
1 Les réflexions que Lélia fait, pendant les heures qu'elle passe
GEORGE SAM) 445
d'une mélancolie, qui ne permettront certes jamais de [es
insérer dans des « pages choisies » pour la jeunesse. Les
souvenirs personnels qu'Aurore Dupin avait gardés du
couvent se font encore remarquer surtout parla précision,
par la finesse, avec Lesquelles George Sand a su évoquer
ses Impressions d'alors, sa tristesse rêveuse; la poésie delà
désolation, de L'humilité, de la renonciation dont son âme
était remplie, quand elle passait dr> heures entières au
cimetière des Anglaises ou dans la cour pavée de dalles
sépulcrales portant, pour toutes inscriptions, l'image de
tètes de mort.
Pour éviter de revenir plusieurs fois sur Le même sujet,
nous avons cru nécessaire de ne point dii iser notre anal} se
en deux parties en parlant séparément de La seconde édi-
tion de Lélia. Nous indiquerons en son Lieu sous L'empire
de quelles impressions George Sandrefil Le roman en L836
et quelles furent alors les idées qui influencèrent la nou-
velle \ ersion.
Selon nous, le romande 1833 offre plus d'intérêt, comme
œuvre d'art mieux soutenue dans son ensemble et comme
peinture psychologique du triste état d'âme dans Lequel
George Sand se trouvait en L832 et au commencement de
iv;.;.
Parmi Les autres œuvres de cette première moitié d«
1833, nous trouvons le même pessimisme dans Laoima *,
an oldtale, La plus charmante des charmantes nouvelles de
George Sand. Elle se passe dans les Pyrénées. C'est aussi
comme un écho des jours tristes qu'Aurore Dudevanl a
«au rocher», rai Le mariage — trop Bouvenl L'institution légale de la
dépravation morale et physique des jaunes nUes pures — rappellent
beSACOUp la SonaU à Kreutzer.
1 A paru au mois de mars 1833, dan.- le recueil : U S€lmi§<uuiiê,
446 GEORGE SAM)
vécus, non de ces joues écoulés au milieu des merveilleux
et sauvages sites «1rs Pyrénées, temps charmant où elle
a connu la joie d'un amour vrai et pur, mais des tristes
moments qu'elle a passés plus tard, lorsqu'elle se vif <lr<uc
et où, après une Longue série de désillusions el de luttes
douloureuses, à l'instar de Lavinia, se séparant pour tou-
jours de son bien-aimé, sir Lionel, elle dit un éterneladieuâ
son premier amour. Cette jolie nouvelle est toul imprégnée
de la douloureuse conviction intime de la vanité et du
néant des amours les plus parfaites, de L'inutilité d<
sacrifier au bonheur de l'homme aimé, de L'impossibilité de
faire revenir le bonheur une fois envolé. Lavinia reste jus-
qu'à nos jours tout aussi Fraîche et jeune que Léliaa vieilli.
(Test là un des joyaux de la couronne de George Sand.
C'est un récit qui se relit toujours avec plaisir. Si jamais on
fait une édition dv ses Œuvres choisies, cette œuvrette
d'un art si fin devra certainement en faire partie. Nous
sommes portés à croire que Lavinia vit Le jour bous L'im-
pression du désenchantement et des déceptions cruelles que
George Sand eut à essuyer en 1833. On y retrouve L'écho
de ses tristes repentirs à propos de ce qui s'était passé et
peut-être même de ses réflexions amères sur sa propre
inconstance et , par conséquent , des retours volontaires
qu'elle fit sur son premier amour si pur et si platonique
« qui avait duré six ans », comme elle le dit à Sainte-Beuve
et s'était éteint pour ne plus jamais se rallumer1.
Nous avons déjà vu que Sainte-Beuve avait étéagréable-
ment frappé à la lecture du manuscrit de Lélia, en voyant
1 II est curieux à noter qu'en cette même année 1833 M. Aurélien de
Sèze se maria. Ce fut sans doute la cause de ce qu'au commence-
ment de Lavinia, l'auteur nous raconte que sir Lionel va se marier,
ce qui amène Lavinia à lui redemander ses lettres.
GEORGE SAM) 4i7
que Fauteur avait lu et compris Obermann. C'est proba-
blement le raffiné critique qui décida Aurore à faire une
analyse de ce roman, peu apprécié depuis son apparition
en 1804 et dont lui-même tâchait de faire connaître le
mérite au public. George Sand publia à ce sujet un petit
article ' dans la Revue des Deux-Mondes, livraison du
1.') mai \XX\. L'article témoigne de la profonde sympathie
du pessimiste qu'était alors ( reorge Sand pour Senancour et
son héros si profondément triste. L'un des malheureux des-
cendants de Hamlet, parent par l'esprit de Werther, de
René, de Child Harold et... de Lé lia. Mais l'article de
George Sand est médiocre et trop phraseur-' ; la pensée de
Fauteur est rendue obscurément, en sorte que celui <pii n'a
pas lu Obermann ne peut pas se rendre facilement compte
des traits de famille du héros, qui lui sont communs avec
les autres grands malades de la maladie du siècle, ni di's
particularités individuelles, qui le distinguent par L'esprit
de ses frères aînés ou cadets. C'était cependant là Le but
que George Sand s'était proposé.
Cora et Garnir/-, écrits aussi tous Les deux en Itf:W,
méritent bien de tomber dans L'oubli : ce sont des œuvres
dues non à L'inspiration, mais à la nécessité où se trouvait
L'auteur de gagner sa vie. Garnier paraît ennuyeux à double
titre : (bâbord parce que ( reorge Sand aspirait à s'3 montrer
gaie, quand elle avait la tristesse dans Le cœurj et parce
qu'elle voulait y faire preuve de cet « esprit » dont elle man-
quait, et si de Latouche a pu dire, en parlant (Tune de ses
1 11 fut réimprimé comme Préface à la '■'•■' édit. d'Obermann « 1 fail
partie du volume Questions d'art et de littérature, des œuvrea com-
plètes de George Sand. Voir à cesujel aussi les notes dans les Portraits
contemporains de Sainte-Beuve éd. de 1855).
1 Non- sommes d'accord en ceci avec Eug. Delacroix voir son Jour-
nal iittime, t. I, p. -JOT) .
448 GEORGE SAND
œuvres, que c'était « un pastiche de Balzac », ces pai
ne s'appliquent nulle pari aussi bien qu'à ce récit : quant
à son style, Lourd, parce qu'il veut atteindre à la légèreté,
il est ennuyeux el banal à force de vouloir être gai Cora
parut en 1833 et damier au commencement de l'année
suivante.
Les autres œuvres de ( reorge Sand datant de 1833, furent
écrites sous des impressions différentes que Lé lia, Lavinia
et Obermann. La fin de cette année s'éclaira pour L'auteur
d'un tel éclat de Lumière et de bonheur, que ce fui comme
une résurrection de rame de George Sand. Ce qu'elle
éprouva dans Les derniers mois de L833 ressemblait si peu
aux penséesel aux sentiments de Lêlia, qui Sand ue
s'y reconnut plus elle-même el dit, en parlant de ce roman :
« Je crois que j'ai blasphémé La nature e( Dieu peut-être
dans Lélia ; Dion qui n'est pas méchant et qui n'a que faire
de se venger dfe nous, m'a fermé la bouche en me rendant
la jeunesse du cœur el en me forçant d'avouer qu'il a mis
en nous des joies sublimes1... » Le motif et la cause de ce
revirement moral et intellectuel est dû à ses relations et
à son amour naissant pour Alfred de Musset.
1 Le tire à Sainte-Beuve du S octobre 1S33.
TABLE DES M mÈRES
CHAPl I RE PREMIER
il général sur Pai*i& - S ad. — Traits saillants
il»j la personnalité littéraire de la grande romancière. — Sesadmi-
lateurs el ses détracteurs. — Influence sm la société européenne.
— Action toute spéciale sur les écrivains el la société russes. -
i- el erreurs de toutes ses biographies. — Le bul el la raison
île notre livre. — Les sources
CHAPITRE M
Ancêtres el parents de Georg< Sand. — Aurore Dupifl considi
- >us le poinl de \ ne ts héréditaires
CHAPITRE III
(1804-1817)
Premières années. — Les contes entre quatre chaises ■-. — Napu
léon. — Madrid cl Murât. — Nohant. — L'aïeule el La mère. —
Dédoublemenl moral; impressions artistiques. — Premiers essaie
littéraires. — Corambé. — Le Berrj el la vie des champs. — La reli-
gion el le théâtre
CHAP1 I RE l\
(1817-1821)
Le couvent, — Diablerie. — Mysticisme. — Socialisme chrétii u
i., - ji suites. — Molièn au couvent. — 1820. — Crise moral
vie indépendante ; premiers romans; éléments du caractère litté
raire et i 1 1 < I i s îduel.
4o0 TABLE DES MATIÈRES
(HAÏTI RE Y
(1822
Mort <l<- la grand'mère. — Vie pénible à Paris. — Le Plessis. —
M. Dudevant. — Bonheur. —Premiers troubles el premiers cha
grins. — Voyages. —Les Pyrénées. — Aurélien ■ - oy.
— Vie .1 Nohanl el à lit Qhatre. — Luttes intimes. —Recherches
d'un métier. —Dépari pour Paris 205
CHAPITRE VI
(1831
Inexactitudes de Y Histoire de ma Fie et erreurs des biographies.
— Vie excentrique. — Amis berrichons. —Jules Sandeau. — Lr
comte de Kératry et de Latouche. — Rom et Blanche— i Jules
Siind el o George Sand -■ — La Molinara. — Bigarrure. —La
Vision. — lu Fille d'Albano. — ïndiana. — Valentine. — La ;
guise. - Melehior. — Le Toast. — /.'/ Heine Mab
CHAPITRE VII
1832-1833)
Malheurs sociaux el intime- —Rupture avec Sandeau. — Pro
Mérimée. — Fr. Rollinat. — Lélia. — Gustave Planche ei Sainte-
Beuve. — Lavinia. — Préface d'Obermann. — Cora. — G 384
KVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY
A LA MÊME LIBRAIRIE
Ma Vie, par Richard Wagner. Tome Ier : 1813-1842. Traduction de N. Valen-
tin et A. Schenk. 6e édition. Un vol. in-8° 7 fr. 50
Tome II : 1842-1850. 4e édition. Un volume in-8° 7 fr. 50
Madame Réeamier et ses amis, d'après de nombreux documents iné-
dits, par Edouard Herriot, ancien élève de l'Ecole normale supérieure,
professeur de rhétorique supérieure au lycée de Lyon. 4e édition. Deux
volumes in-8° avec une héliogravure " 15 fr.
(Couronné par l'Académie française, prix Bordin.)
Commincjes (Comte de). — Souvenirs d'enfance et de régiment
(1831-1870-71). 2e édition, l'n volume iu-16 3 fr. 50
Duchesse de Dino (puis duchesse Dl Talleyraxp et de Sagan). Chronique
de 1831 a iHHZ. publiée avec des annotations et un index biographique,
par la princesse Radziwii.l, née de Castellane.
Tome 1er (1831-1835). 7eédit. Un vol. in-8°, avec un portrait en héliogr. 7 fr. 50
Tome II (1836-1810). 6e rdit. Un vol. in-8" 7 fr. 50
Tome III (1841-1850). 5e .'dit. Un vol. in-8° 7 fr. 50
Tome IV (1851-1862). 5e édit. Un vol. in-8° avec un portrait et deux fac-
similés 7 fr. 50
(Ouvrage couronné fart Icadémiê. française pria Halpl
L'n Romantique mnm Louis-Philippe. Hector Berlioz ( 1831-1842), d'après
de nombreux documents inédits, par Adolphe BotClOT 2^ édition L'n fort
volume in-16 avec deux portraits 5 fr.
(Couronné par V Académie iet Beaux-Arts, pris C ha ries Blanc./
Un Artiste d'autrefois : Adolphe \ourrit. par Etienne Boutet de Monvei..
Un volume in-16 3 fr. 50
Quelques exemplaires sur papier de Hollande numérotés 10 fr.
Journal d'Euqene Delacroix. Tome l,r ( 1823- 1851)., précédé d'une étude
sur le Maître, par M. Paul Plat. — Tome II (1850-1851) — Tome III (1855-
1863), suivi d'une table alphabétique des noms et des œuvres cités. — Notes
et éclaircissements par MM. Paul Flat et René Piot. Trois vol. in-8°,
accompagnés de portraits et fac-similé 22 fr. 50
Histoire des Clubs de femmes et des louions «I Amazones (1993-
IH48-I8ÏI). par le baron Marc de Villibrs. Un vol. in-8". . . 7 fr. 50
Poumlès de la Siboutie (Or). — Souvenirs d'un médecin de Paris
(1789-1863). publiés par Mmes A. Branches et L. Dacoir ses filles. Intro-
duction et notes par Joseph Duriedx. 21' édition Un volume in-8° écu
avec un portrait 3 fr. 50
Correspondance de Fauriel et Mari Clnrkc. par Ottmar de_ Mohl.
Un volume in-8° avec trois portraits 7 fr. 50
Les grandes Mystifications littéraires, par Gilbert Augustin-Thierry.
Un volume in-16 3 fr. 50
Journal d'Edmond Got, sociétaire de la Comédie-Fraoeaise (1822-1901),
publié par son fils Médéric Got. Préface de Henri Latbdan, de l'Académie
française. 6e édition. Deux volumes in-16. Chaque volume 3 fr. 50
Lettres de jeunesse, par Eugène Fromentin. Biographie et notes par
Pierre Blanchon (Jacques-Aiidré Mérys). 4e édition. L'a vol. in-16 . . 4 fr.
Mon fcère et moi, par Ernest Daudet. Un volume in-18 3 fr. 50
Études et portraits littéraires. Taine, Barbey d'Aurevilly, Guy de
Maupassanl, Pierre Lo.fi, E. et J. de Goncourt, E. Lintilhac, Ollc-Laprune,
Mme Séverine, Ch. Vincent, le Père Ollivier, Waldeck-Rousseau. Jules
Tellier, Amiel, par Michel Salomon. Un volume in-18 3 fr. o0
PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 16540.
WLADIMIH
KARÉNINE
GEORGE SAND
•
1804-18-33
PRIX
7 fr. 50
1>L0N
NOURRIT et O
KIHTEURS
1899
D&
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Library
University of Ottawa
Date due
m 15 1979
1r t
0AI C
W&V^
fe^fe FEB16 83
9a*-v^'^3
Ibftocras*
? f JAN. 199
2
9 1 JAN
1992
CE PQ 2412
.K6 1899 VJJL
COO KO.MAROVA, VA GEORGE SANC,
ACC# 1226B54
1
Vffl
1E
I
1
M.
»@
§*
&B