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Full text of "George Sand, sa vie et ses uvres, 1804-1876"

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WLADIMIR   KARENINE 


GEORGE  SAND 

SA  VIE  ET  SES  ŒUVRES 

•  * 

1833-1838 


Deuxième  édition 


PARIS 
PLON-NOURRIT  et  Gu,   IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,    RUE    GAR  ANC  1ÈRE    —    0e 

1899 

Tous  droits  réservés 


GEORGE   SAND 

SA  VIE  ET  SES  OEUVRES 


1833-1838 


■ 


GEORGE    SAND 

D'après  le  dessin  de  L.  Calamotta 

(1837) 


WLADIMIR  KARÉNINE 


GEORGE  SAND 

SA  VIE  ET  SES  ŒUVRES 

*  * 

1833-1838 


Deuxième  édition 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 

PLON-NOURRIT   et   C'%    IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,    RUE    GARANGIÈRE    —    6e 

1899 

Tous  droits  réservés 


Univers,, 
&BUOTHECA 
*^<teWens«s 


Droits  de  reproduction  et  de  traduction 
réservés  pour  tous  pays. 


GEORGE  SAND 

SA    VIE    ET    SES    ŒUVRES 


CHAPITRE   VIII  ' 

(1833-183:.) 

Alfred  de  Musset.  —  Fontainebleau.  —  Voyage  en  Italie.  — Pietro 
l'agello.  —  Jacques.  —  La  légende.  —  Voyage  dans  les  Alpes  et 
vie  à  Venise. —  Retour  en  France. —  Fa  rupture  et  l'épilogue  du 
roman-. 

Chacun  de  nous  voit  «  par  ses  yeux  »,  entend  à  sa 
manière,  possède  un  tact  particulier.  Nous  sommes  à  table, 
où  il  y  a  un  verre  de  vin  devant  nous.  Nous  le  regardons 
tous  les  deux,  mais  nous  le  voyons  très  diversement,  et  le 
vin  lui-même  paraît  tout  autre  à  chacun  de  nous.  Nous 
transmettre  l'un  à  l'autre  comment  nous  l'avons  vu,  quel 
goût  nous  avons  trouvé  au  vin,  c'est  ce  que  nous  ne  pour- 
rons jamais  faire.  Nous  nous  contentons  du  mensonge  des 
mots,  et  quand  chacun  de  nous  a  affirmé  que  le  verre  est 
diaphane  et  brille,  que  le  vin  est  doux  ou  sec,  nous  nous 


1  Ge  chapitre,  ainsi  que  le  suivant,  a  déjà  paru  dans  le  Messager  du 
iVorrf(1895,  novembre-décembre)  sous  le  titre  «  Histoire  et  non  légende)). 
Quoi  qu'il  ail  été  publié  depuis  dans  des  revues  et  journaux  étrangers 
un  grand  nombre  de  documents  et  de  lettres  et  une  foule  de  recherches, 
sans  parler  d'articles  de  polémique  sortis  de  la  plume  des  partisans  de 
George  Sand  et  de  Musset,  nous  nous  croyons  en  droit  de  reproduire 
ici  ce  chapitre  sans  y  apporter  de  changements,  car,  en  l'écrivant,  nous 
avons  profité  «le  la  plupart  des  sources  publiées  depuis  et  avons  exprimé 
notre  opinion  sur  l'histoire  Sand-Musset  bien  avant  nos  confrères  étran 

II.  1 


2  GEORGE     S AND 

imaginons  qu'il  est  pour  nous  deux  identiquement  diaphane, 
qu'il  est  pour  nous  deux  aussi  également  doux  ou  sec,  que 
les  mots  employés  répondent  adéquatement  à  la  sensation 
que  chacun  de  nous  a  perçue,  et  que  ces  sensation-  sesont 
réfléchies,  les  mîmes  et  à  un  même  degré  dans  l'intelli- 
gence. Et  nous  croyons  que  nous  nous  comprenons  les 
uns  les  autres!  Cependant  ce  u'est  là  que  nous  décevoir 
en  paroles,  —  cette  pitoyable  monnaie  étrangère  comme 
l'a  fait  remarquer  depuis  longtemps  un  homme  d'esprit  .  qui 
ne  peut  jamais  répondre  complètement  à  la  vraie  valeur  de 
notre  monnaie,  Vidée  à  nous,  mois  tout  au  plus  la  rendre 
très  approximativement.  Mais  si  un  phénomène  matériel 
extérieur,  aussi  insignifiant  que  l'aspect  d'un  verre  et  le 
goût  du  vin  qu'il  renferme,  se  reflète  tout  différemment  sur 
deux  esprit-  divers,  produit  des  impressions,  des  sensations 
et  des  nuance-  d'idées  différentes,  se  diversifie  généralement 
en  deux  âmes  humaine-,  combien  cette  diversité  se  montre- 
t-elle  plus  profonde  encore  plus  tranchante,  combien  cette 
faible  dissemblance  d'impressions  entraine-t-elle  une  [dus 
grande  divergence  dans  la  tournure  même  de  la  pens 
lorsque  le  phénomène,  au  lieu  de  se  passer  dans  le  monde 
extérieur,  se  produit  dan-  noire  vie  intérieure,  psychique. 
Ce  qui  m'exaspère,  vous  laisse  parfaitement  froid  :  ce  que 
j'appelle  amour  n'est  pas  du  tout  pour  vous  de  l'amour, 
mais  simplement  de  l'amitié  ;  même  ce  que  nous  son 

—  MM.  de  Spoelberch,  Maurice  Clouard,  Cabanes,  Rocheblave, 
Mariéton  e1  autres.  Mais  les  lecteurs  russes  ne  nous  Orent  pas  l'hon- 
neur de  remarquer  la  primeur  de  certains  faits  et  de  ce  que  nous  avions 
fait  notre  possible  pour  détruire  la  légende,  bien  avant  que  M.  I! 
blave  au~si  <■■  suit  servi  de  ce  mut.  En  reproduisant  ici  ces  deux  cha- 
pitres, mm-  omettons  seulement  ce  qui  a  déjà  été  dit  dans  les  eha- 
pitres  précédents  <-t  nous  signalons  dans  les  notes  au  \>   - 

dors  inédites,  maintenant  publiées.  Le  lecteur  verra  qn    l'opi- 
nion  que  nous  avion-  déjà  exprimée,  en  1895,  au?ujc-t  de  cet  épisud 
devenue  vérité  admise  par  tout  le  monde. 


GEORGE     SAND  3 

d'accord  à  appeler  chagrin  ou  désagrément,  joie  ou  bon- 
heur, tout  cela,  pour  chacun  de  nous,  est  tout  autre,  tout 
dissemblable  ;  transmet  tic  à  un  autre,  en  pleine  exactitude, 
ses  sensations,  ses  pensées,  ses  sentiments  et  leurs  nuan- 
ces, c'est  ce  que  personne  ne  peut,  n'a  jamais  pu  et  ne 
pourra  jamais  faire.  C'est  ce  que  Guy  de  Maupassant  a 
parfaitement  compris  quand  il  dit,  dans  Solitude  :  «  Notre 
grand  tourment  dans  l'existence  vient  de  ce  que  nous 
sommes  éternellement  seuls,  et  tous  nos  efforts,  tous  nos 
actes  ne  tendent  qu'à  fuir  cette  solitude...  Je  te  parle,  tu 
m'écoutes,  et  nous  sommes  seuls  tous  deux,  côte  à  cote, 
mais  seul>...  Nous  sommes  tous  dans  un  désert.  Personne 
me  comprend  personne...  Et  moi,  j'ai  beau  vouloir  me 
donner  tout  entier.  ou\  rir  toutes  les  portes  de  mon  âme,  je 
ne  parviens  point  à  me  livrer.  Je  garde  au  fond,  tout  au 
fond,  ce  lieu  secret  du  Moi  où  personne  ne  pénètre. 
Personne  ne  peu!  le  découvrir,  y  entrer,  pareeque  personne 
ne  me  ressemble,  parce  que  personne  ne  comprend  per- 
sonne... » 

C'est  cependant  ce  que  nous  ne  voulons  ni  voir,  ni 
croire,  nous  nous  acharnons,  avec  un  désespoir,  du  reste, 
compréhensible,  à  arriver  à  ce  que  Von  nous  comprenne, 
nou>  nous  efforçons  de  sortir  de  notre  moi,  nous  voulons 
rompre  tous  les  liens,  nous  mettre  en  communication 
vraie,  réelle  avec  d'autres  âmes,  et  nous  parlons,  écri- 
vons, prêchons,  convainquons,  contractons  des  amitiés, 
nous  aimons,  et  nous  croyons  que,  grâceàtout  cela,  nous 
atteignons  une  communauté  spirituelle,  une  sorte  ^uni- 
fication avec  d'autres  âmes.  Surtout  lorsque  nous  aimons  ! 
-1  alors  plus  qu'en  toute  autre  chose  que  nous  nous 
laissons  décevoir  en  paroles,  et  que  nous  n'aspirons  même 
qu'à  être  déçus.   Tu  m'as  dit  :  «  Je  t'aime  »,  je  suis  heu- 


4  GEORGE    SAND 

reux,  et  je  m'imagine  que  ces  trois  petits  mots  résonnent 
dans  ton  âme  comme  dans  la  mienne,  «{ne  pour  toi  et  pour 

moi,  il-  ont  la  même  valeur.  Faut-il  davantage  ?  Nous  nous 
jurons  et  affirmons  passionnément  qu'il  en  est  ainsi.  Com- 
bien les  amoureux  sont  prodigues  de  phrases  dans  le  genre 
de  celles-ci  :  «  Je  t'aime  avec  la  même  passion  que  tu 
m'aimos.  Mo  sensations  sont  les  mêmes  que  1rs  tiennes.  » 
«  La  même  »,  «  les  mêmes!  »  Pauvres  insensés!  <?ui 
doue  a  pesé,  mesuré,  qui  vous  a  dune  dit  que  rien  que  le 
mut  «  de  môme  »  fait  également  vibrer  vos  nerfs  auditifs? 
L'homme  ne  peut  sortir  de  son  moi.  ne  peut  s'abstraire  de 
ses  yeux,  de  ses  oreilles,  de  ses  nerfs,  de  son  cerveau,  il 
est  leur  éternel  esclave,  emprisonné  en  eux  comme  dans 
une  carapace  impénétrable,  et  autour  de  lui.  enfermées 
aussi  dans  leur  individualité  comme  dans  une  coquille, 
d'autres  âmes  humaines  !  Et  ces  âmes  s'imaginent  qu'elles 
se  comprennent  et  se  connaissent!  Certes,  on  no  peu!  nier 
que,  malgré  les  nuances  qui  se  diversifient  presque  à  l'infini 
entre  les  individualités,  il  n'y  ait  souvent  entre  elles  simi- 
litude dénature-,  que  la  même  éducation,  les  mêmes  goûts, 
et  surtout  la  mémo  manière  d'exprimer  enparoles  nos  idées 
et  nos  goûts  nous  portent  à  nous  faire  sentir  que  nous 
sommes  plus  près  t\>--  uns  et  plus  éloignés  dos  autres,  que 
nous  nous  mettons  lentement  à  l'unisson  de  quelques-uns, 
tandis  que  no-  sympathies  pour  d'autres  naissent  comme 
un  coup  de  foudre.  Maisc'est  là  justement  qu'est  le  danger. 
ha  sympathie,  l'amitié,  l'ardeur  à  y  arriver  sont  préc 
ment  ce  qui  nous  fait  le  [dus  facilement  perdre  do  vue 
qu'une  union  parfaite,  que  l'identité  ne  peut  être  qu'une 
chimère.  Et  notre  amour  est-il  donc  antre  chose  que  le 
rêve  ininterrompu  de  cette  identité,  de  cette  union,  la  -oit' 
de  les  acquérir,  la  loi  en  la  réussite?  Plu-  forte  sera  cette 


GEORGE     SAM) 


croyance,  plus  amer  sera  le  doute,  le  réveil  après  l'ivresse, 
le  désenchantement  ;  plus  l'amour  aura  été  profond,  plus 
affreux  deviendra  le  sentiment  que  l'âme  des  autres  riest 
pour  nous  que  ténèbres  (proverbe  misse).  Ce  sentiment, 
nous  devons  tous  l'éprouver,  plus  tôt  ou  plus  tard. 
Comment  ne  pas  se  réjouir  du  bonheur  de  ceux  qui 
ne  l'ont  pas  encore  éprouvé,  comment  ne  pas  bénir  le  sort 
qui  donne  à  chacun,  ne  fût-ce  (prune  année,  ne  fût-ce 
qu'une  semaine  de  cette  heureuse  déception,  de  ce  mirage, 
de  celte  foi  en  l'union  de  deux  âmes,  indispensable  à  tout 
huinnie  assoiffé  de  la  vie  de  l'âme!'  Comment  ne  pas 
s'étonner  que,  envers  et  contre  tous,  les  hommes  aiment 
encore  et  peinent  se  sentir  heureux  ?  Et  cependant  une  des 
choses  les  plus  étranges  (pie  Ton  observe  dans  l'humanité, 
—  bizarrerie  qui  frappe  surtout  l'observateur  sérieux  des 
choses  et  des  passions  humaines,  —  c'est  notre  habitude 
de  rechercher  les  raisons  et  de  nous  ('•tonner  des  motifs  qui 
peinent  porter  des  amis,  des  amoureux  ou  des  époux  à  se 
quitter.  Si  peu  que  nous  réfléchissions  sur  notre  propre 
vie  ou  sur  celle  des  autres,  nous  devrions  bien  plus  être 
étonnés  de  voir-  les  hommes  se  rapprocher,  avoir  des 
moments  ou  des  années  d'une  union  presque  parfaite  avec 
d'autres  hommes,  d'autres  âmes,  de  rencontrer  dans  la  vie 
de  nombreuses  amitiés,  des  amours  heureux,  en  un  mot, 
le  bonheur  sous  une  forme  quelconque. 

Nulle  part  cette  habitude  de  juger  ainsi  n'apparaît  plus 
souvent  que  lorsque  dans  la  conversation  ou  les  livres  on 
traite  les  amours  heureuses  ou  malheureuses  et  quelles 
amours  ne  sont  pas  malheureuses  ?]  dans  la  vie  des  grands 
hommes.  Alors  ce  n'est  que  l'adage  rebattu  :  «  Comment 
se  fait-il  que  ces  gens-là  se  soient  quittés  ?  Qu'est-ce  donc 
qui  a  pu  amener  leur  séparation  ou  leur  divorce?  Quel  est 


6  GEORGE     SAM) 

le  coupable?  »  Il  faudrait,  au  contraire,  s'écrier  :  «  Com- 
ment, diable,  deux  individualités  si  différentes  ont-elles 
pu  s'accorder?  N'est-il  pas  étonnant  qu'elles  aient  pu 
s'aimer?  Par  quel  heureux  hasard  ont-elles  pu  jouir  d'un 
moment  de  bonheur,  ce  bonheur  fût-il  même  empoisonné?  » 
Et  cependant  les  causes  de  cette  séparation,  de  ce  divorce 
sont  faciles  à  trouver  :  elles  sont  en  tout,  elles  sautent  aux 
yeux. 

Lorsque,  en  particulier,  nous  passons  aux  romans  vécus 
de  George  Sand,  nous  rencontrons  avant  tout,  à  leur  égard, 
du  côté  de  .ses  biographes  et  du  public,  cette  étonnante 
habitude  et  cette  curieuse  manière  déjuger  dont  nous  avons 
déjà  parlé  au  début  de  ce  livre,  —  manière  déjuger  dans  le 
sens  exact  du  mot  et  de  condamner.  Pour  peu  qu'il  soit 
question  de  collisions  psychologiques,  voire  de  relations 
humaines  basées  sur  tel  ou  tel  autre  sentiment,  aussitôt 
nous  nous  transformons  en  procureurs  pour  accuser  et  con- 
damner  l'une  ou  l'autre  dv>  parties  en  cause1.  Les  bio- 
graphes de  George  Sand  Xabsolcent,  cela  \;t  sans  dire;  ceux 
de  Musset  et  de  Chopin  la  condamnent^  cela  ne  pouvait 
non  plus  manquer.  C'est  toujours  un  procès  qu'on  l'ait  !  Et 
pourtant,  à  tous  les  romans  réels  de  George  Sand  vient  juste- 
ment encore  s'ajouter  cette  circonstance  aggravante  que 
l'héroïne  elle-même  et  presque  tous  les  héros,  ses  favoris, 
furent  de  grands  hommes,  de  grands  talents,  des  génies, 
c'est-à-dire  des  natures  deux  fois,  cent  fois  plus  individuelles 
que  chacun  de  nous  et   tout   autrement  impressionnables, 


1  Un  des  biographes  de  Musset,  Liridau,  dans  les  conclusions  qu'il 
tiTe  aux  dernières  pages  de  son  récil  sur  le  roman  entre  son  héros  et 
George  Sand,  se  prononce  très  catégoriquement  en  ce  sens:  «  1><'ux: 
esprits  d'élite  se  trouvaienl  en  face  l'un  de  l'autre  comme  deux  en- 
nemis en  présence.  Le  verdict,  quel  iju'il  fût,  devait  douloureusement 
frapper  l'un  ou  l'autre.»  » 


GEORGE     S AND 


pensant  par  eux-mêmes,  sentant  par  eux-mêmes,  se  diver- 
sifiant davantage  encore  des  autres,  emprisonnés  davantage 
aussi  dans  la  carapace  de  leur  personnalité.  Quoi  d'étonnant 
alors  que  tous  les  romans  personnels  de  George  Sand  aient 
fini  malheureusement  pour  l'un  ou  l'autre  des  amants,  ou 
plutôt  pour  tous  les  deux.  Il  va  sans  dire  que  dans  ces 
romans,  comme  partout  ailleurs,  celui  des  deux  qui  aimait 
le  plus  était  le  plus  malheureux;  dans  les  histoires  ordi- 
naires d'amour,  ce  sort  est  presque  toujours  réservé  à  la 
femme;  mais  dans  les  amours  qu'a  traversés  George  Sand, 
le  malheur  est  souvent  échu  aux  héros  eux-mêmes,  à  ceux 
d'entre  eux  qui  étaient  plus  faibles  ou  dont  l'amour  était 
plus  fort. 

En  amour,  le  code  est  tout  particulier  et  très  étrange. 
En  amour,  celui-là  a  toujours  tort  qui  aime  davantage. 
Disons  mieux  :  La  victoire  est  à  celui  qui  n'aime  plus, 
n'aime  pas  encore  ou  n'aime  pas  du  tout.  Plus  on  vous 
aime,  plus  ou  vous  est  dévoué,  plus  on  est  sans  défense, 
et  plus  celui  qui  aime  est  incapable  de  vous  cacher  la 
moindre  nuance  de  ses  pensées ,  ne  fût-ce  que  pour 
défendre  son  âme  contre  vous,  plus  vous  vous  montrez 
négligent,  cruel,  méprisant.  Ce  qui  vous  aurait  enchanté, 
vous  eût  paru  le  bonheur  suprême,  —  si  vous  aviez  aimé 
vous-même,  —  vous  semble  maintenant  insupportable, 
vous  ennuie,  vous  met  hors  de  vous.  En  pareil  cas  vous 
seriez  capable  de  haïr,  et  même  de  railler.  Plus  l'un  des 
deux  se  montre  bon,  plus  l'autre  devient  marnais  à  son 
égard.  //  vous  écrit  de  longues  lettres  en  y  mettant  tout 
son  cœur,  sans  nous  rien  cacher,  dans  le  désir  de  nous 
livrer  encore  et  toujours  toute  son  âme,  tout  son  être  dans 
L'éternel  besoin  de  vous  parler  de  soi,  afin  que  vous  sachiez 
tout  —   ces  longues  épîtres  nous  fatiguent,  vous  sont  à 


8  GEORGE    SAND 

charge,  vous  les  lisez  ou  plutôt  vous  les  parcourez  négli- 
gemment, à  peine  daignez-vous  y  faire  attention.  Il  n'as- 
pire qu'à  vous  voir,  il  vous  dit  que  sans  vous  il  s'ennuie 
nuit  et  jour.  —  cela  vous  semble  importun,  petitesse  d'es- 
prit, manque  de  tact  et  d'intérêts  sérieux,  preuve  de  fai- 
blesse, attentat  contre  votre  liberté.  11  vous  aime  avec  désin- 
téressement, se  sacrifiant  lui-même  sans  vous  demander 
rien  en  retour.  Pour  vous,  c'est  là  se  rabaisser,  manquer 
de  fierté  et  déroger  au  sentiment  de  sa  propre  dignité.  Il 
perd  patience,  les  souffrances  lui  font  jeter  le  masque  et 
se  déclarer,  son  langage  devient  fou,  passionné;  vous  voilà 
irritée,  révoltée,  —  il  manque  de  délicatesse,  il  es!  gros- 
sier, brutal*  et  vulgaire,  il  vous  accable  de  sa  personne,  et 
c'est  ce  que  vous  ne  voulez  à  aucun  prix. 

Faut-il  le  dire  en  un  mot  ?  Toujours  et  toujours,  c'est  sa 
faute  à  lui,  toujours  vous  avez  raison.  Mais  si  lui  ou  elle 
n'aime  plus,  n'aime  pas  encore  ou  n'aime  pas  du  tout, 
mais  que  vous  aimiez,  vous  !  Ah  alors  !  les  choses  changent 
de  face,  ("est  vous  alors  qui  écrivez,  c'est  vous  qui  êtes 
importun,  c'est  vous  qui  manquez  de  délicatesse,  qui 
n'avez  pas  le  sentiment  de  votre  propre  dignité  ;  votre 
figure  longue  et  morose  ennuie;  vos  lettres,  vos  visites, 
vos  questions,  vos  soucis,  votre  amour  infini  qui  éclate 
dans  chacune  de  vos  paroles,  dans  chacun  de  vos  gestes, 
chacun  de  vos  actes.  tout  cela  est  insupportable,  tout  cela 
devient  une  véritable  obsession,  (//est  vous  alors  qui  axez 
tous  les  torts,  c'est  lui  ou  elle  qui  ont  toujours  raison  ! 
Vœ  vie  lis. 

Dans  la  vie  de  George  Sand,  on  trouve,  hélas  !  beaucoup 
d'histoires  d'amour,  on  n'en  trouve  même  que  trop,  et 
c'esl  peut-être  ce  qui  l'a  fait  regarder  comme  ayant  prêché 
l'immoralité  dans  tous  ses  romans,  quoique  ses  héroïnes 


GEORGE     S AND  9 

soient  le  plus  souvent  loin  de  ressembler  à  Aurore  Dude- 
varit  par  leur  caractère  et  leur  tempérament. 

Les  ennemis  deGeorge  Sand  se  sont  évertués  à  nous  repré- 
senter son  tempérament  à  elle  sous  les  plus  noires  couleurs, 
tandis  qu'on  dirait  que  ses  amis  et  ses  biographes,  se  sont 
imposés  le  rôle  hypocrite  de  se  taire  là-dessus  ou  de  recou- 
rir à  tous-  les  faux-fuyants  pour  jeter  comme  un  mystère 
sur  l'un  ou  l'autre  trait  de  la  vie  de  leur  héroïne.  Nous 
aimons  à  répéter  encore  ici  que  nous  ne  voyons  aucun 
besoin  de  chercher  les  circonstances  atténuantes  dont  il 
semble  qu'on  ne  puisse  se  passer'  lorsqu'on  parle  des 
amours  de  notre  écrivain.  George  Sand  fut  une  femme  tout 
exceptionnelle,  géniale,  à  laquelle  il  serait  absurde  d'appli- 
quer la  mesure  de  la  morale  courante,  tout  comme  il  serait 
insensé  de  l'appliquer  à  Byron  ou  à  Lermontow.  Si  en 
chacun  de  nous  les  défauts  sont  étroitement  liés  à  nos  qua- 
lités, et  si  chacun  des  traits  de  notre  caractère  est  presque 
inséparable  des  autres,  ce  phénomène  est  bien  plus  frap- 
pant encore  dans  les  natures  fortes,  complexes  et  excep- 
tionnelles. 

Avant  d'arriver  à  la  douce  quiétude  objective  du  philo- 
sophe qui  est  sorti  vainqueur  de  toutes  les  révoltes,  et  à 
cette  harmonie  de  l'âme  qui  nous  frappe  et  nous  charme 
dans  Gœthe,  —  cet  homme  génial  aussi  eut  une  jeunesse 
orageuse  et  une  vie  pleine  d'aventures  et  de  rencontres  de 
toutes  sortes.  On  dirait  que  le  sort  s'est  plu  à  lui  donner 
les  occasions  de  tout  sonder,  de  jouir  de  tout,  de  tout 
éprouver,  de  recueillir  partout  des  sons,  des  couleurs.  En 
lisant  l'histoire  de  sa  vie,  l'on  voit  que  ce  qui  lui  a  peut- 
être  rendu  le  plus  grand  service,  lui  a  été  le  plus  utile,  c'est 
sa  légèreté  devenue  célèbre  et  son  égoïsme  presque  sans 
exemple  dans  ses  relations  avec  ses  amis  et  avec  les  femmes 


10  GEORGE    SANS 

qui  l'on!  aimé.  Il  est  certain  que  beaucoup  de  ceux  qui  ont 
servi  de  documents  humains  au  poète,  dont  le  vaste  esprit 
possédai!  le  monde  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  faire  des 
expériences  in  anima  vili  ont  dû  éprouver  bien  des  amer- 
tumes :  mais  maintenant  que  tout  un  siècle  s'est  écoulé, 
il  serait  étrange  de  se  lamenter  encore  sur  le  sort  de  ceux 
ou  de  eelles  qui  ont  servi  de  prototypes  à  Lotte,  à  Lilly,  ou 
à  Werther:  On  se  révolte  contre  Goethe-homme  et  on  le 
condamne  aisément,  on  plaint  la  vraie  Charlotte  ;  mais  quoi 
regret,  quelle  perte  pour  nous  .-^i  Gœthe-poète  n'eut 
éprouvé  cet  amour  dans  sa  jeunesse!  Cet  épisode  était 
nécessaire  dans  l'histoire  du  développement  de  cet  esprit 
sublime. 

Nous  ne  serions  guère  moins  ridicules  si  nous  allions 
nous  plaindre  à  propos  des  diverses  histoires  d'amour  de 
Heine  ou  de  Musset,  de  Pouchkine  ou  de  Byfon.  D'où 
pourrions-nous  savoir  ce  que  chacun  de  ces  amours  a 
laissé  dans  l'âme  de  ces  poètes,  ce  qu'il  a  ajouté  à  leur 
croissance  intérieure,  par  quelles  routes  inconnues  et  vers 
quel  point  ces  amours  ont  tourné,  à  un  moment  donné, 
leur  pensée  ou  les  ont  dirigés  dans  la  voie  qu'ils  ont  suivie. 
Tous  ces  amours,  tous  ces  épisodes  dont  la  portée  est  ca- 
chée aux  acteurs  eux-mêmes,  à  leur  entourage,  à  leurs 
contemporains,  sont  les  étapes  aéeessaires  et  souvent 
providentielles  dans  la  vie  de  ces  hommes  hors  ligne. 

Ces  voies  providentielles,  uous  les  ignorons,  voilà  tout. 
Personne  de  nous  ne  pourra  jamais  savoir  de  quelles  cn> 
constances,  de  quelles  coïncidences  fortuites  purement 
extérieures,  de  quels  heurts,  de  quelles  impressions  dépen- 
dent les  bouleversements,  les  revirements,  les  remous  qui 
se  passent  dans  la  vie  de  l'âme  et  à  quoi  ils  aboutissent. 
Qui  de  nous  pourrait  savoir  comment  le  moindre  épisode 


GEORGE     SAND  11 

extérieur  de  notre  vie  se  répercute  —  positivement  et 
directement  ou  négativement  et  par  la  loi  des  contraires  — 
dans  notre  vie  intérieure? 

Il  n'y  a  pas  de  fait,  de  rencontre  humaine,  qui  soient 
inutiles  dans  le  développement  et  la  marche  en  avant  de 
chacun  de  nous.  A  plus  lord'  raison  encore,  tout  cela  est- 
il  nécessaire,  devient-il  un  besoin,  et,  par  conséquent, 
légitime  dans  la  carrière  de  tout  génie,  de  tout  homme 
éminent. 

Mettant  donc  de  côté  tous  les  points  de  vue  et  les  juge- 
ments généralement  reçus,  nous  avons  parlé  et  parlerons 
des  romans  personne/s  de  George  Sand  avec  le  calme 
parfait  et  l'impartialité  de  l'historien,  et  pour  jeter  à  l'avance 
l'épouvante  dans  les  âmes  de  nos  vertueux  lecteurs, 
DOUS  dirons  sans  détour  ,  que  pour  une  femme  ordinaire, 
la  dixième  partie  de  tontes  ces  amours  serait  impardon- 
nable, mais  qu'à  nos  yeux,  George  Sand  ne  nous  paraît  pas 
immorale,  (pie  toutes  ses  amours,  si  nombreuses  soient- 
elles,  ne  l'amoindrissent  nullement.  Les  passions,  les  entraî- 
nements et  les  événements  personnels  —  c'est  une  chose  ; 
mais  F  élévation  foncière  de  l'âme,  sa  tendance  incessante 
vers  la  lumière,  le  perfectionnement  ininterrompu  — 
(acheté  souvent  au  prix  de  chutes  et  de  repentirs) 
—  l'ascension  continuelle  de  l'esprit  vers  l'idéal  du  beau, 
du  bien,  de  la  vérité,  —  cela  c'est  une  autre  chose. 
Une  grande  âme  ne  vit  pas  comme  nos  petites  âmes 
modestes  ;  l'histoire  de  son  développement  est  souvent 
mélangée  de  défaites  et  de  victoires,  de  luttes,  de  déses- 
poirs et  de  joies,  de  doutes  cuisants  et  de  foi  enthou- 
siaste. L'important,  c'est  le  mouvement  p régressif  de  l'âme 
sans  aucun  arrêt,  et  non  le  mode  de  son  perfectionnement. 
S  il  s'effectue  paisiblement  et  graduellement,  ou  par  bonds 


i 2  GEORGE    SAND 

etper  aspera  ad  astra,  c'est  ce  qu'il  ne  nous  appartient  pas 
de  juger,  ce  rôle  revient  à  la  Cause  de  tout  ce  qu'il  va  de 
génial  et  de  divin  dans  l'homme. 

Dans  la  vie  romanesque  de  George  Sand,  il  y  a  eu.  nous 
le  répétons,  du  trop,  et  ce  qui  a  joué  en  tout  cela  un  grand 
rôle,  c'est  le  tempérament  passionné  qu'elle  avait  hérité 
de  ses  ancêtres,  c'est  sa  nature  éternellement  avide  de 
nouvelles  impressions.  .Mais  il  est  hors  de  doute  aussi  que 
George  Sand  eût  pu  se  dire  ce  que  -a  célèbre  amie 
Mme  Dorval  disait  d'elle-même  :  «  Est-ce  que  ce  sont  les 
sens  qui  entraînent  ?  Non,  c'est  la  soif  de  tout  autre  eh< 
C'est  lu  rage  de  trouver  l'amour  vrai  qui  appelle  et  fui 
toujours  '.  » 

Mais  George  Sand  eût-elle  été  possible  sans  tous  ses 
romans  vécus?  Serait-elle  un  de  ces  esprits  éminents  dans 
la  série  des  phénomènes  de  l'ordre  spirituel,  si  l'on  rejetait 
de  l'histoire  du  développement  de  son  âme  tous  ses  entraî- 
nement-, tout.-  ses  chutes,  ses  désespoirs,  ses  élans  et  ses 
repentir.-?  Nous  ne  le  croyons  pas. 

Peut-être  G 'ge  Sand  n'a-t-elle  aimé  personne  aussi 

passionnément,  qu'elle  a  aimé  Alfred  deMussel  :  d'autre  part 
elle  n'a  été  aimée  aussi  sincèrement  par  personne  que  par 
Alfred  de  Musset.  Cependant  ce  mutuel  amour  a-t-il  apporté 
autre  chose  que  chagrin  et  souffrance  dans  la  vie  de  l'un 
et  de  l'autre  ?  Cette  triste  histoire  a  déjà  été  racontée  mille 
fois  sérieusement  et  ironiquement,  avec  calme  ou  avec 
rage,  le  fiel  ;'i  la  bouche.,  par  des  amis  ou  des  ennemi-, 
en  vers  et  en  prose,  simplement  ou  dans  do  œuvres  d'ima- 
gination plus  fictives  que  réelles.  San-  parler  des  comptes 
rendu-  de  cet  épisode,  insérés  dans    tous  le-    cours   de 

'  Hisloire  de  ma  Vie,  IV,  p.  224. 


GEORGE     SAND  13 

littérature,  des  articles  et  des  biographies  où  l'on  en  parle 
comme  en  passant,  nommons  ceux  qui  en  ont  fait  uneétude 
spécialeet  s'ysoni  arrêtés  :  MM.  Paul  de  Musset,  le  vicomte 
de  Spoelberch  deLovenjoul,  Maurice  Glouard,  PaulLindau, 
Arvède  Barine,  de  Pontmartin,  Kertbeny,  Sainte-Beuve, 
Maxime  du  Camp,  Mariéton,  S.  Rocheblave,  la  vicomtesse 
de  Janzé,  le  docteur  Cabanes,  Adolphe  Brisson,  Niecks  [dans 
sa  Biographie  de  Chopin),  Georges  Brandès,  Mirecourt, 
miss  Bertha  Thomas,  etc.,  etc.;  ajoutons  que  ce  roman 
d'amour  a  servi  de  thème  à  la  Confession  d'un  enfant 
du  siècle  de  Musset,  à  Elle  et  Lui.  de  George  Sand,  à 
Lui  et  Elle,  de  Paul  de  Musset,  à  Lui,  de  Louise  Golet, 
et  qu'il  existe,  outre  cela,  une  série  innombrable  de  pam- 
phlets fort  peu  décents  et  d'atroces  libelles  quasi  satiriques, 
dans  lesquels  celte  histoire,  et  avant  tout  la  personnalité 
de  George  Sand,  sont  représentées  sous  les  traits  les  plus 
repoussants.  Tels  les  articles  de  Babou,  de  Barbey  d'Aure- 
villy, tels  «  Eux,  drame  contemporain  par  Moi  »  (Alexis 
Doinet)  —  «  Eux  et  Elles,  histoire  d'un  scandale,  »  par  M.  de 
Lescure,  «  les  Amours  d'un  poète , idylle  en  quatre  colonnes  » 
(attribuée  un  homonyme  de  de  Latouche,  ce  qui  fut  démenti 
par  là  rédaction  du  Gaulois  où  ce  pamphlet  avait  d'abord 
paru),  «  Le lia  ou  la  femme  socialiste,  poème  en  quatre 
nuits,  »  et  enfin,  «  le  Songe  de  Mmc  Sand,  pour  faire  suite 
au  songe  d'Atlialie  »,  tous  deux  par  Alexandre  Dufaï,  le 
comble  de  la  mauvaise  foi  et  du  mauvais  goût  chez  l'écri- 
vailleur  le  moins  estimable.  On  trouve  en  outre  à  partirde 
Lrlia1,  dans  plusieurs  romans  et  nouvelles  de  George  Sand 


'  Nous  parlons  ici  de  la  seconde  version  de  Lélia,  c'est-à-dire  du 
roman  tel  qu'il  a  été  réimprimé  en  lSo'.i  et  imprimé  dans  les  œuvres 
complètes  de  George  Sand,  version  <[ui  est  restée  définitive.  Voir  plus 

loin,   (11.    XI. 


14  GEORGE     SAM) 

Les  échos  de  ses  impressions  pendant  les  derniers  mois  de 
1833  ci  ceux  de  son  célèbre  voyage  à  Venise  Lettresd'un 
voyageur,  Al  do  le  Rimeur,  l'Orco,  VUscoque,  Mattéa,  la  • 
Dernière  Aldini,  le  Secrétaire  intime).  Les  réminiscei 
de  ce  voyage  en  Italie  se  retrouvent  aussi  dans  Gabriel, 
dans  la  première  partie  de  Consuelo  et  dans  plusieurs  autres 
œuvres  postérieures  de  George  Sand.  De  son  eôté,  c'esl 
après  son  retour  d'Italie  que  Musset  a  écrit  ses  plus  belles 
poésies  lyriques  )esNuits,le  Souvenir,  la  Lettre  à  Lamar- 
tine. A  mon  frère  revenant  d'Italie.  etc.),  et  ce  sont  les 
souvenirs  d'Italie  et  de  George  Sand  qui  lui  ont  inspiré 
Lorrnzaccio,  On  ne- badine  pas  arec  l'amour,  et  plusieurs 
autres  œuvres  dramatiques.  Cette  liste  succincte  de  pro- 
ductions suffit  pour  nous  faire  voir  que  ce  drame  du  cœur, 
qui  a  soulevé  tant  de  bruit  en  son  temps  et  même  en  ces  der- 
nières années,  eut  une  importance  littéraire  considérable  et 
qu'à  ce  titre  seul  il  mérite  de  fixer  l'attention  du  critique. 
Mais  grâce  à  l'abondance  des  récits  apocryphes  relatifs 
à  cet  épisode  et  notamment  aux  laits  du  voyage  en  Italie. 
l'histoire  de  cet  amour  est  devenue  et  restée  une  légende; 
les  l'ait-  y  sont  altérés  et  défigurés  au  point  qu'on  ne  -  y 
reconnaît  plus.  Les  noms  de  George  Sand  et  de  Musset 
sont  sur  toutes  les  lèvres;  mais  la  vérité,  personne 
ne  la  sait.  La  cause  de  tout  cela,  nous  l'avons  déjà  dit, 
c'est  la  mauvaise  foi  et  l'intempérance  de  langage  des 
ennemis  de  George  Sand.  et  la  crainte  éprouvée  par 
amis  de  parler  simplement  et  franchement  de  choses  qui 
ne  -ont  pourtant  ignorées  de  personne.  Se- ami-  -<•  taisent 
ou  parlent  dans  le  vague  et  par  réticences  ;  les  ennemis 
ne  se  gênent  nullement  pour  aller,  dan-  leurs  attaques, 
jusqu'à  l'absurdité.  Lt.  ce  qu'il  y  a  d'étrange,  c'est 
qu'amis  el  biographes  ont  toujours  essayé  de  ne  pas  même 


GEORGE    SAND  15 

nommer  le  héros  adversaire.  «  Personne,  autour  d'eux 
ne  faisait  cette  réflexion  qu'en  amoindrissant  Vautre,  on 
amoindrissait  aussi  son  propre  héros,  »  comme  le  remarque 
si  judicieusement  Arvède  Barine  dans  sa  biographie  de 
Musset.  Tous  les  hommes  impartiaux,  qui  ont  eu  l'occa- 
sion de  connaître  cette  histoire,  en  se  basant  sur  les  docu- 
ments authentiques,  sont  arrivés  à  la  même  conclusion  : 
la  vérité  sincèrement  dévoilée  rehausserait  l'honneur  des 
deux  parties.  C'est  ce  que  Edouard  Grenier1  reconnaît 
sans  ambages,  et  il  a  raison.  C'est  ee  que  reconnaît  encore 
d'une  manière  plus  explicite  le  célèbre  bibliophile,  passé 
maître  relativement  à  l'histoire  littéraire  de  notre  siècle,  le 
vicomte  dé  Spoelberch,  l'auteur  des  monographies  sur 
Balzac  et  Gauthier,  qui,  parmi  ses  trésors  bibliographiques 
d'un  prix  inestimable,  possède  les  papiers  de  Sainte-Beuve, 
contenant  entre  autres  la  correspondance  de  celui-ci  avec 
George  Sand,  quelques  lettres  de  .Musset  à  Sainte-Beuve  et 
un  grand  nombre  de  documents  et  de  lettres  de  George 
Sand  elle-même.  Depuis  longtemps  et  plus  (rime  fois  M.  de 
Spoelberch  a  exprimé  dan-  ses  œuvres  L'opinion  que  si  la 
correspondance  authentique  de  Musset  et  de  George  Sand 
et  les  lettres  qu'elle  écrivit  à  Sainte-Beuve  a  cette  époque 
eussent  été  publiées,  la  mémoire  de  ces  deux  grands  noms  2 
n'en  aurait  nullement  souffert,  mais  que  ces  lettres, 
parleur  véracité  et  leur  sincérité  n'eussent  fait  qu'aug- 
menter le  prestige   du  grand  nom  de  George  Sand,  sans 


'  Souvenirs  littéraires  d'Edouard  Grenier.  Revue  bleue,  du  lii  octo- 
bre 1892. 

*  Lettre  du  vicomte  de  Spoelberch  dans  ï 'Intermédiaire  des  chercheurs 
et  curieux,  du  20  novembre  1892,  dans  l'article  du  docteur  Cabanes, 
réimprimé  ensuite  dans  un  supplément  de  l'Indépendance  Belge,  du 
8  décembre  l>s(J2. 


16  GEORGE     SAM) 

nuire  nullement  à  la  paix  de  sa  mémoire1.  Aujourd'hui 
M.  de  Spoelberch  a  exécuté  le  désir  qu'il  avait  depuis 
longtemps,  «  de  contribuer  autant  qu'il  était  en  son  pou- 
voir à  la  publication  de  cette  correspondance  »  et  il  a  fait 
paraître  un  fragment  de  sa  future  Histoire  des  œuvres  de 
George  Sand,  dans  lequel,  sur  des  documents  qu'il  pos- 
sède, il  a  raconté  la  Véritable  histoire  de  «  Elle  et  Lui  ». 
H  s'est  conformé  au  désir  des  doux  parties  intéi 
on  voit  en  effet  parles  lettres  de  Musset  qu'ont  publiées 
Arvède  Barme,  Grenier  et  Mariéton,  que  le  poète  avait  eu 
le  ferme  désir  de  raconter  à  la  postérité  son  amour  pour 
George  Sand,  et  de  rehausser  et  de  glorifier  par  là  le  nom 
dr  son  amante-.  George  Sand,  de  son  côté,  avait  aussi 
exprimé,  plus  d'une  fois,  oralement  et  par  écrit,  le  désir 
formel  de  livrer  un  jour  au  public  les  lettres  de  Lui  et 
d  Elle,  afin  de  se  justifier  au  moins  dvs  trois  principaux 
points  d'accusation  qu'on  axait  lancés  contre  elle  :;. 

Depuis  1897  le  désir  des  deux  écrivains  est,  en  partie, 
un  l'ait  accompli  :  on  a  imprimé  les  lettres  d<-  George  Sand 
à  Musset  et  à  Sainte-Beuve  :  quelques  unes  do  ses  lettres 
à  Pagello;  une  partie  des  lettres  de  Musset  à  George  Sand 
et  une  foule  d'autres  documents,  relatifs  à  cette  histoire  \ 


1  Les  Lundis  d'un  Chercheur,  par  lf  vicomte  de  Spoelberch  île  Loven- 
joul.  Lettres  inédites  île  George  Sand,  Paris,  1894.  Culminai  Lévy. 

-  Vuir  plus  loin,  p.  104. 

1  Note  (te  1895.  Dans  ses  lettres  inédites  à  Sainte-Beuve,  du  20  janvier 
et  i;  février  1861  . 

Note  (te  1898.  Maintenant  ces  deux  lettres  sont  publiée-  dan-  le  livre 
du  vicomte  de  Spoelberch,  dont  non-  avons  parlé  et  dans  les  Lettres  de 
Oeonje  Sand  à  Musset  et  à  Sainte-Beuve. 

1  Nnus  disions  encore  a  cri  endroit  de  notre  chapitre,  lors  de  sa  publi- 
cation  dan-  une  revue  en  t s •. •  : ,  :  .<  j'ai  eu  la  possibilité  de  prendre  con- 
naissance de  la  correspondance  complète  de  <;.  Sand  avec  Sainte-Beuve 
il  d'\  lire  ce  désir  écrit  de  sa  propre  main  de  publier  ses  lettres  à 
Allie. 1  de  Musset  pour  mettre  au  moins  lin  aux  trois  principales  accu- 


GEORGE     SAND  17 

Grâce  à  fous  ces  documents,  à  différentes  recherches  per- 
sonnelles cl  à  la  possibilité  de  profiter  de  certaines  lettres 
du  docteur  Pagello,  lettres  entièrement  inconnues  du  public 
d  très  importantes,  méritant  toute  confiance  par  leur  véra- 
cité, sobre  et  réservée  et  leur  sincérité  attachante,  nous 
avons  pu  nous  servir  de  tous  les  innombrables  documents 
publiés  jusqu'ici,  non  comme  de  simples  sources,  mais  en 
les  soumettant  à  une  critique  raisonnée. 

George  Sand  fit  la  connaissance  de  Musset  peu  de 
temps  avant  l'apparition  de  Lélia.  Tout  le  monde  litté- 
raire de  Paris  s'intéressait  à  la  nouvelle  étoile  cpii  se 
levait.  Au  désir  de  faire  connaître  l'auteur  (Vlndiana  si 
passionnée,  et  de  la  poétique  Yalenline,  s'ajoutait  encore, 
la  curiosité  de  voir  la  femme  originale,  tant  soit  peu  excen- 
trique, sur  laquelle  couraient  déjà  des  légendes,  cette 
beauté  qui  avait  réussi  à  asservir  le  cœur  de  Sainte-Beuve, 
h  exclusif  et  si  raffiné,  à  s'attacher  le  pessimiste  deLatouche 
et  même  Gustave  Planche,  l'intransigeant.  Non  moins  célèbre 
était  alorsMusset,  l'auteur  des  Contes  cl  Espagne  et  (V  Italie 
qui  avaient  soulevé  des  tempêtes,  de  la  moqueuse  Ballade  à 
la  lune,  de .Namouna,  etc.,  etc.  Musset,  qui  n'avait  pas  en- 
core vingt-trois  ans,  était  un  jeune  homme  svelte  et  blond, 
au  teint  délicat,  aux  beaux  yeux  rêveurs,  dont  le  regard 
«Hait  cependant  souvent  hardi,  pour  ne  pas  dire  davantage1. 


mutions  portées  contre  elle.  Je  dois  ajouter  ici  que  l'enquête  que  j'ai 
laite  chez  ses  amis  e1  ses  parents  et  la  vérification  des  documents 
conservés  dans  plusieurs  archives  ont  entièrement  confirmé  ce  vœu  de 
George  Sand...  •>  Depuis  lors  les  personnes  qui  s'intéressent  à  la  question, 
ont  pu  s'en  convaincre  par  une  lettre  de  George  Sand  à  Emile  Aucante, 
publiée  par  celui-ci,  et  qui  sert,  pour  ainsi  dire,  d'introduction  à  ses 
lettres  à  Musset,  inise~  en  ordre  par  elle-même  et  imprimées  d'abord 
par  M.  Emile  Aucante  en  189(5  dans  la  Revue  de  Paris. 

1  Pauline  Viardot  a  dit  une  fois,  en   parlant  à  un  de  nos  amis,  que 
le  regard  de  Musset   était  «  très   arrogant,   repoussant  même,  surtout 


18  GEO AGE    S AND 

Malgré  sa  grande  jeunesse,  Fauteur  de  Namouna  et  de 
Portia  était  loin  d'être  encore  novice  dans  la  littérature  et 
dans  la  vie.  Par  les  manières  et  la  tenue,  c'était  un  élé- 
gant, un  dandy,  correctement  mi>.  gâté  par  les  femmes  du 
monde,  spécimen  de  la  jeune— e  durée  dont  il  partageait 
les  plaisirs  et  les  passe-temps,  du  matin  au  soir,  en  com- 
mençant par  un  déjeuner  dans  un  restaurant  à  la  mode, 
suivi  de  promenades  sur  le  boulevard  de  Gand  ,  et  en 
finissant  parles  raouts  et  les  bals  du  faubourg  Saint-Ger- 
main. Ces  passe-temps  l'empêchaient  non  .seulement  de 
travailler,  mais  étaient  en  disproportion  avec  sa  situation 
de  fortune,  car  il  n'était  pas  riche  :  mais  il  avait  des  goûts 
aristocratiques  l. 

Il  est  vrai  d'ajouter  que.  du  soir  au  matin,  il  n'était  pas 
rare  de  voir  le  favori  des  dames  du  faubourg  Saint-Ger- 
main,  passer  son  temps    en  des   compagnies   rien  moins 

quand  il  regardait  les  femmes,  parce  qu'il  avait  les  paupièr* 

sans  cils,  et  qu'il  n'avait  pas  <l  •  sourcils.  Souvent  il  vous  regardait  si 

fixement  que  cola  frisait  l'insolence  et  le  cynisme 

firme  d'une  manière  très  intéressante  cette  description  de  l'extérieur 

du  poète  Sténiodans  Lélia       Ses  yeux  dépourvus  de  cils  n'avaient  plus 

cette  lenteur  voilée  qui  sied  .-i  bien  à  la  jeunesse.    Son  regard  vous 

arrivait   droit  au  visage,  brusque,    fixe  et  presque  arrogant...  »   Lélia, 

3°    partie,  eh.    xlyii.     >~mu-    avons   déjà    mentionné    plu?   haut    cette 

ressemblance  du  portrait  de  Musset,  fait  par  M.n,e  Viardot  avec  celui  de 

Sténio,  fait  par  l'auteur  de  Lélia. 

1  Le  livre  biographe  dit  :  «  Tour  à  tour,  laborieux  et  dissipé,  il  tra- 
vaillait avec  un.-  ardeur  incroyable,  pourvu  que  rien  ne  vint  le  dis- 
traire, car  une  fois,  le  travail  achevé  ou  interrompu,  le  poète  redevenait 
dandy,  s  -  amis,  plu-  riches  que  lui.  l'enlevaient  trop  souvent 
livre-.  D'ailleurs,  il  ne  se  cachail  pas  de  ses  goûts  aristocrati 
Tous  les  endroits  consacrés  a  la  f'ashion  exerçaient  sur  lui  un  attrait 
irrésistible.  C'était  l'Opéra,  où  il  avait  ses  entrées,  le  Théâtre-Italien, 
Le  boulevard  de  Gand.  le  Café  de  Paris,  nu  -e  réunissaient  <!<•-  hommes 
toit  distingués,  mais  sans  aucun  lien  entre  eux  que  celui  de  L'habitude. 
On  jouait  gros  jeu  :  on  faisait  des  parties  île  plaisir  d'une  durée  illi- 
mité g  _  un-  insensées  dont  il  fallait  remplir  les  conditions  à.  la. 
rigueur,  dût-oo  -'y  easeer  Le  cou.  La  devise  de  l'endroit  était .  Pas  de 
quartier  !  Un  BOir,  on  apprit  qu'un  des  habitués  de  la  réunion  ne  vien- 
drait plus.  Le  bruit  courut  qu'il  avait  pris  avec  lui  même  l'engagement 


GEORGE     SAND  19 

qu'aristocratiques  et  vertueuses,  et  ceux  doses  biographes 
sont  parfaitement  dans  le  vrai,  qui  font  remarquer  que, 
dès  ses  jeunes  années,  Alfred  de  Musset,  hélas  !  ne  con- 
naissail  que  trop  bien  tous  les  mystères  de  Paris  et  les  bas- 
fonds  de  la  ville,  et  les  savait  mieux  qu'un  ne  les  connaît 
souvent  dans  un  âge  plus  mûr. 

Quel  lecteur  des  Ballades  andaloiises,  des  Marrons  du 
feu,  de  la  Coupe  et  les  Lèvres  n'a  pas  été  frappé  de  voir 
chez  leur  tout  jeune  auteur,  à  côté  d'éclatantes  images  poé- 
tiques, d'une  rare  observation  et  d'une  précoce  pénétration, 
un  profond  désenchantement  et  une  connaissance  si  préma- 
turée de  la  vie,  avec  tous  ses  côtés  sombres  et  tous  ses 
vices.  Le  frère-biographe  essaye  inutilement  de  convaincre 
son  lecteur  que  ce  n'est  là  que  «  pose  »,  fiction,  que  tout 
cela,  comme  on  le  dit,  a  été  écrit  «  de  tète  »,  que  l'auteur, 
à  cet  âge,  était  un  petit  jeune  homme  vertueux,  innocent, 
vivant  sous  l'aile  de  sa  maman,  ne  s'éloignant  jamais  d'elle 
sans  son  consentement,  et ,  n'ayant  dans  la  tète,  autre  chose 


de  se  brûler  la  cervelle  le  jour  où  il  aurait  perdu  où  dépensé  son  der- 
nier Louis  et  i[ue.  eu  moment  venu,  il  s'était  tenu  parole  avec  un 
sang-froid  et  un  courage  dignes  d'une  action  meilleure.  Ce  lugubre  épi- 
sode ne  l'ut  pas  étranger  à  la  conception  de  Rolla.  Pour  se  mouvoir  à 
l'aise  sur  un  terrain  si  dangereux,  il  ne  suffisait  pas  d'un  habit  à  la 
mode,  il  fallait  encore  que  la  poche  l'ut  bien  garnie,  et  quand  ce  lest 
indispensable  lui  manquait,  le  jeune  dandy  avait  par  bonheur,  assez 
de  raison  pour  retourner  au  travail  ».  (Notice  biographique  sur  A.  de 
Musset  par  Paul  de  Musset.) 

Aux  pages  210,  217,  218,  219,  221,  239  de  la  Biographie,  nous  trou- 
von-  pourtant  des  indications  un  peu  différentes,  montrant  qu'Alfred 
de  Musset  ne  s'Inquiétait  pas  beaucoup  de  ses  dettes,  ni  de  leur 
payement  et  que  même  argent  qu'il  prenait  en  avance  chez  son 
éditeur  ne  pouvait  pas  le  faire  travailler.  D'un  autre  côté  M10  de  Janzé 
raconte  dans  son  petit  ouvrage  Études  et  récits  sur  Alfred  de  Musset, 
que  quand  Alfred  était  à  court  d'argent,  il  déjeunait  ou  dînait  dans 
quelque  méchant  petit  restaurant  et  qu'ensuite,  son  cure-dents  à  la 
bouche,  il  allait  sur  le  boulevard  de  Gand,  avec  la  figure  d'un  homme 
sortant  d'un  dîner  fastueux.  Ce  trait  curieux  caractérise  parfaitement 
le  cercle  que  fréquentait  Musset,  ain?i  que  ses  prétentions  à  lui. 


20  GEORGE     SAND 

que  c  le  souvenir  de  ses  leçons  »  et  du  banc  (recule  qu'il 
venait  à  peine  de  quitter.  Paul  Lindau,  malgré  son  amour 
pour  son  héros1,  a  cependant  senti  la  nécessité  de  montrer 
la  faiblesse  de  pareilles  affirmations.  11  dit  :  «  Mais  ne  pour- 
rait-on pas  répliquer  à  cela  que  les  instincts  de  ce  petit 
jeune  homme  qu'on  nous  donne  à  peu  prés  comme  inno- 
cent, sont  cependant  très  frappants,  et  qu'ils  conduisent 
tous  [sam/nt  und  sonders)  à  une  seule  et  même  chose  qui, 
si  Ton  employait  le  terme  le  plus  fort,  s'appellerait  corrup- 
tion? Je  me  crois  bien  libre  de  tout  rigorisme  exagéré  et, 
certes,  je  ne  reprocherai  pas  au  jeune  poète  de  s'être 
quelquefois  éloigné  [auschweifte)  du  chemin  de  la  vertu 
et  de  s'être  engagé  par  caprice  ou  par  quelque  autre  raison, 
dans  des  sentiers  que  la  vertu  regarde  comme  défendus. 
Mais  quand  je  remarque  que  le  poète  erre  uniquement 
dans  ces  sentiers  boueux,  que  sa  fantaisie  ne  recherche  que 
les  endroits  évités  par  la  bonne  société  et  qu'il  manifeste 
déjà  une  telle  «  connaissance  de  localités  »  qui,  à 
son  âge,  épouvante  tout  simplement,  alors  il  me  devient 
difficile  de  me  représenter  ce  blond  jouvenceau  comme 
un  garçon  innocent  que  garde  une  tendre  mère.  Alors  il 
ne  me  reste  plus  qu'à  regretter  amèrement  que  ce  talent 
étonnant  se  soit  montré  si  précoce  et  ait  pu  si  tôt  se  per- 
vertir... » 

Mais  Paul  de  Musset,  dans  son  acharnement  à  vouloir 
créer  à  son  frère  une  réputation  de  candidat  au  prix  Mon- 
Ihyon,  trouve  nécessaire  d'ajouter  que  même  dans  la  suite, 
l'auteur  de  llolla,  de  la  Confession  et  de  Lorenzuccio, 
resta  toujours  le  jeune  homme  innocent,  n'ayant  rien  vu  de 
la  vie  que  le  salon  maternel  et  les  salles  de  bals.  Paul  de 

1  Paul  Lindau.  Alfred  de  Musset. 


GEORGE     SAND  2  i 

Musset  se  gendarme  contre  une  remarque  très  juste  de 
Taine,  et  s'écrie  :  «  Je  ne  sais  pourquoi  M.  Taine,  dans 
une  étude  très  belle  sur  le  poète  anglais  Tennyson,  a 
représenté  Alfred  de  Musset  rôdant  le  soir  dans  les 
plus  laides  rues  de  Paris.  Rien  n'est  plus  inexact  : 
Musset  détestait  les  cloaques  et  n'y  passait  jamais  qu'en 
voiture...  '.  »  Puis,  il  consacre  quelques  lignes  énergiques 
au  fatras  de  souvenirs  apocryphes  et  de  contes  bleus 
racontés  sur  Musset  comme  sur  tous  les  grands  hommes. 
Il  n'y  a  pas  do  douté  que  les  souvenirs  et  récits  sur 
Musset  pèchent  probablement  aussi  souvent  contre  la 
vérité  que  tous  les  mitres  souvenirs.  Pourtant,  comment 
accorder  cotte  affirmation  absolue  que  Musset  ne  connût 
pas  les  bas-fonds,  les  tavernes,  les  bouges,  avec  ses  pro- 
pres descriptions,  telles  que  nous  en  trouvons  dans  la 
Confession  d'un  enfant  du  siècle  ou  avec  les  paroles  sui- 
vantes tirées  d'une  do  ses  œuvres  inédites  :  «-  Parmi  les  cou- 
reurs de  tavernes,  il  y  on  a  de  joyeux  et  de  vermeils  ;  il  y 
en  a  de  pâles  et  de  silencieux.  Peut-on  voir  un  spectacle 
plus  pénible  que  celui  d'un  libertin  qui  souffre  ?  J'en  ai  vu 
dont  le  rire  faisail  frissonner2...  »  Tout  cela  n'est-il  pas 
peint  d'après  nature  '.'  Dans  h  vérité  et  le  réalisme  de  ces 
descriptions,  devons-nous  encore  ne  voir  que  licence  poé- 
tique et  «  pose  »,  comme  dans  les  Contes  d'Espagne  et" 
d'Italie?  Et  n'est-il  pas  très  étrange  de  voir  plusieurs  des 
biographes  de  Musset  s'évertuer  à  le  représenter  comme 
un  fat  de  salon,  toujours  guindé,  uniquement  préoccupé 
d'observer  les  bienséances  mondaines  ?  Quoique  Musse! 
ait  eu  le  travers  de  tenir  au  dandysme,  et  quelque  grands 

1  Note  à  la  page  18  de  la  Sotice  biographique  sur  Alfred  de  Musset. 
*  Ces  paroles  se  trouvent  clans   un  fragment  des  œuvres  posthumes 
donné  par  P.  de  Musset  à  la  page  241  de  la  Biographie. 


'22  GEORGE     SAM) 

qu'aient  été  ses  défauts  et  ses  vices  qui  on)  plus  tard 
amené  le  naufrage  de  sa  santé  et  de  ses  qualités  morales, 
il  fut  vraiment  un  poète,  et  il  a  suivi  instinctivement  le 
conseil  de  Gœthe  : 

«  Greift  nur  hinein  ins  voile  Blenschenleben, 
Ein  yeder  lebt's,  nicht  vielen  ist's  bekannt, 
«  Und  wo  Ikr's  packt,  da  ist's  intéressant  '. 

Et  ne  dit-il  pas  lui-même,  dans  le  Poêle  cl  le  Prosateur, 
en  faisant  le  portrait  d'un  vrai  poète  :  «  Le  plus  petit  être, 
la  moindre  créature,  par  cela  seul  qu'ils  existent,  excitent 
sa  curiosité.  Le  grand  Gœthe  quittait  sa  plume  pour  exa- 
miner un  caillou  et  le  regarder  des  heures  entières;  il 
savait  qu'en  toute  chose  réside  un  peu  du  secret  des  dieux. 
Ainsi  l'ait  le  poète,  et  les  êtres  inanimés  eux-mêmes  lui 
semblent  des  pensées  muettes...  Regarder,  sentir,  exprimer, 
voilà  sa  vie  :  tout  lui  parle  ;  il  cause  avec  un  brin  d'herbe  ; 
dans  tous  les  contours  qui  frappent  ses  yeux,  même  dans 
les  plus  difformes,  il  puise  et  nourrit  incessamment  l'amour 
de  la  suprême  beauté;  dans  tous  les  sentiments  qu'il 
éprouve,  dans  toutes  les  actions  dont  il  est  témoin,  il 
cherche  la  vérité  éternelle...  »  Un  homme  qui  n'aurait  rien 
vu  que  des  salons  de  duchesses,  et  qui.  n'eût  «  passé  qu'en 
voiture  à  côté  de  tous  les  cloaques  »  de  la  vie.  n'eût 
jamais,  à  coup  sur,  écrit  des  pages  aussi  émouvantes, 
que  la  scène  finale  de  Roi  la,  ni  des  -cènes  d'un  tragique 
aussi  profond  que  celle  de  la  taverne  dans  la  Confession, 
ni  les  mots  cités  plus  haut  :  «  Parmi  les  coureur-  de 
tavernes...  »,  ni  enfin  les  lignes  si  profondément   tristes 


1  «  Puisez  en  pleine  vie  humaine  :   chacun  la  vit  :   peu  la  connais- 
sent, et  la  ou  vous  Yempoif/ne:.—  c'est  la  que  c'est  intéressant»... 


GEORGE    SAM)  23 

que  tout  le  monde  connaît,   de  sa  Lettre  à  Lamartine  : 

C'était  dans  une  rue  obscure  et  tortueuse 
De  cet  immense  égout  qu'on  appelle  Paris; 
Autour  de  moi  criait  cette  foule  railleuse,... 

Tous  les  biographes  amis  de  Musset  ne  soupçonnent  pas 
combien  leurs  plaidoyers,  pour  prouver  sa  candeur  de  pen- 
sionnaire, ravalent  en  lui  l'homme  et  le  poète  ! 

Or,  sous  les  dehors  de  ce  dandy  et  de  ce  coureur  d'or- 
gies nocturnes  se  cachait  une  âme  ardente  et  passionnée, 
délicate,  impétueuse,  impressionnable,  frémissante  à  tout 
phénomène  de  la  vie,  avec  une  force  inconnue  aux  hommes 
ordinaires,  semblable  à  un  «  luth  oublié  sur  une  chaise, 
que  le  moindre  souffle  de  vent  fait  résonner4  ;>,  une  vraie 
âme  de  poète,  avec  toutes  ses  faiblesses  comme  avec  toutes 
ses  sublimes  qualités,  Musset  ne  pouvait  rester  indifférent 
à  quoi  que  ce  fût;  un  rien,  inaperçu  pour  un  simple  mortel, 
la  moindre  impression  de  la  vie  extérieure,  de  la  nature 
pouvait  le  faire  tomber  en  extase  ou  le  jeter  dans  le 
désespoir.  Toute  rêverie  naissante.1  et  flottante  en  son  ima- 
gination grandissait  démesurément,  devenait  pour  lui 
réalité,  et  comme  telle  le  torturait,  ou  l'enivrait  de  joie. 
Encore  enfant,  il  manifestait  déjà  cette  manière  de  sentir, 
relativement  aux  moindres  faits  de  la  vie.  Dans  les  pre- 
miers chapitres  de  sa  Biographie,  Paul  de  Musset  nous 
raconte  quelques  épisodes  intéressants  et  nous  donne  des 
détails  sur  l'enfance  d'Alfred  ,  détails  excessivement 
caractéristiques  qui  servent  à  nous  éclairer  sur  toute  la 
vie  ultérieure  du  poète.  A  l'âge  de  trois  ans,  on  lui  fit 
cadeau  de  souliers  rouges,  qu'il  devait  mettre  à  l'occasion 

1  C'est  1  expression  d'Alfred  île  Musset  sur  lui-même. 


GEORGE     SAND 


d'une  fête  de  famille.  L'enfant  brûlait  d'impatience  de 
mettre  ces  charmants  souliers  et  ne  pouvait  rester  en  place 
pendant  que  sa  mère  lui  peignait  ses  boucles.  Enfin  il 
s'écria  presque  en  larmes  :  «.Dépêchez-vous,  maman,  mes 
souliers  neufs  vont  devenir  vieux. n  Et  le  frère-biographe 
fait  justement  remarquer  :  «  On  ne  fit  que  rire  de  cette 
vivacité  ;  mais  c'était  le  premier  signe  d'une  impatience 
de  jouir  et  d'une  disposition  à  dévorer  le  temps  qui  ne 
se  sont  jamais  calmées  ni  démenties  un  seul  jour.  »  Paul 
de  Musset  rapporte  dans  ses  première-,  pages  les  plus 
précieuses  à  coup  sûr  de  son  livre  et  dans  ses  derniers 
chapitres  quelques  faits  analogues  de  la  jeunesse  et  des 
année-,  de  maturité  de  Musset,  qui  nous  montrent  combien 
son  âme  était  passionnée,  impatiente,  d'une  sensibilité  intense 
et  presque  maladive.  Il  ne  pouvait  voir  souffrir;  toujours 
il  était  prêt  à  faire  tout  ce  qu'il  pouvait  pour  les  hommes 
et  les  animaux,  afin  de  se  débarrasser  lui-même  du  sen- 
timent, pour  lui  insupportable,  de  la  compassion  dans  le 
sens  littéral  du  mot,  c'est-à-dire  de  sa  souffrance  avec  les 
autres,  sentiment  maladif,  qui  allait  jusqu'à  lui  faire  perdre 
le  repos  et  le  sommeil.  Et.  en  même  temps,  dans  les 
moments  d'irritation  et  d'emportement  il  était  capable 
d'offenser  cruellement  une  personne  aimée  :  par  colère  ou 
chagrin  il  perdait  aussi  facilement  la  tète  que  dans  la  joie 
ou  le  bonheur.  11  n'avait  ni  fermeté,  ni  persévérance  ;  il 
n'a  jamais  pu  se  maîtriser.  11  ne  savait  pas  aimera  moitié, 
vouloir  avec  calme,  attendre  raisonnablement  l'accomplis- 
sement de  ses  désirs.  11  disait  de  lui-même  :  «  Je  ne  suis 
pus  tendre,  je  suis  excessif.  »  Il  était  individualiste  dans 
le  meilleur  et  le  pire  sens  du  mot.  Son  frère  écrit  :  «C'était 
en  toutes  choses  l'homme  le  plus  indépendant,  tout  entier 
à  ses  impressions  et  gouverné  par  sa  fantaisie.  Perpétuel- 


GEORGE     SAND  25 

lement  il  lui  arrivait  de  sortir  avec  l'intention  d'aller  dans 
un  endroit,  et  de  changer  d'idée  à  moitié   du  chemin  l.  » 

«  Indépendant  jusqu'à  l'opiniâtreté,  confiant  en  son 
jugement  jusqu'à  s'opposer  même  à  l'autorité  la  plus  res- 
pectable, cette  autorité  fût-elle  le  devoir  envers  soi-même, 
le  resp.ect  de  sou  propre  talent,  —  sans  aucun  guide  en 
dehors  de  sa  propre  volonté,  de  ses  propres  caprices  et 
passions,  il  traversait  orageuseraent  la  vie  sans  vouloir 
s'arrêter  devant  aucune  barrière,  sans  se  soucier  de  déve- 
lopper les  forces  nécessaires  pour  vaincre  les  obstacles  que 
l'on  trouve  dans  la  Aie  ou  pour  réparer  les  forces  perdues, 
—  il  préférait  au  lieu  de  se  reposer,  se  traîner  plus  loin 
avec  peine,  aussi  longtemps  que  c'était  possible  et,  lorsque 
les  forces  le  trahirent,  il  tomba  et  resta  immobile. . .  »  — Voilà 
par  quelles  paroles  Lindau  caractérise  la  vie  et  la  nature 
d'Alfred  de  Musset. 

«  C'est  ainsi  qu'il  vécut,  c'est  ainsi  qu'il  travailla.  Tout 
ce  gui  lui  paraissait  régularité  et  ordre,  le  rebutait. 
Quand  il  y  était  disposé,  il  arrivait  que  pendant  des 
jours  et  (les  semaines  et  quelquefois  des  mois  entiers, 
il  vivait  exclusivement  par  le  travail  de  l'esprit.  Mais 
ensuite  venaient  des  temps  d'arrêt  qui  duraient  de  lon- 
gues semaines,  des  mois  et  même  des  années,  —  inter- 
valles pendant  lesquels  il  ne  faisait  rien  ou  n'écrivait 
«pie  rarement,  dans  un  moment  favorable,  une  poésie 
de  circonstance,  lorsque  quelque  motif  le  portait  à  le  faire. 
La  preuve  qu'il  ne  pouvait  pas  se  maîtriser  apparaissait 
aussi  en  cela,  et,  même  au  commencement  de  sa  carrière 
active,  il  perdait  en  futilités  des  jours  et  des  semaines  qui 
eussent  dû  lui  être  précieux.  Les  reproches  qu'il  aurait  dû 

'  Paul  de  .Musset,  Biographie  d'Alfred  de  Musset,  p.  3<i0. 


26  GEORGE     SAHD 

se  faire,  il  tâchait  de  les  étouffer  dans  les  frivolités  aux- 
quelles il  s'adonnait  l.  » 

Sa  haine  pour  tout  système  se  manifeste  aussi  dans  sa 
manière  de  prendre  tout  ce  qui  est  du  domaine  de*  intérêts 
sociaux.  Son  esprit  vif,  railleur,  purement  gaulois,  lui  fai- 
sait voir  les  côtés  ridicules  ou  faibles,  là  où  les  autres  ne 
remarquaient  rien.  Il  avait  le  goût  raffiné,  analogue  à  celui 
d'un  gastronome,  qui  empêche  ce  dernier  d'avaler  indis- 
tinctement tout  mets  grossier  ou  mal  assaisonné.  11  ne  pou- 
vait rien  supporter  de  ce  qui  lui  paraissait  lieu  commun, 
rhétorique  banale,  intolérance  de  parti,  grossièreté, 
lutte  de  mesquines  ambitions  personnelles  se  cachant 
sous  dv>  phrases  pompeuses  ou  de  grands  mets  creux,  tout 
ce  qui  est  criard,  commun,  vulgaire.  Ce  mépris  du  cliché 
et  la  haine  de  l'esprit  de  parti,  le  portaient  en  matière 
d'intérêts  sociaux  à  l'indifférence  et  au  quiétisme,  mais  ils 
lui  prêtaient  en  même  temps  l'attrait  d'une  nature  d'élite, 
d'une  âme  solitaire,  lière,  libre  et  individuelle.  11  ne  pre- 
nait aucune  part  aux  divisions  politiques,  sociales  et  reli- 
gieuses de  son  époque  ;  aucun  événement  de  l'histoire  de 
son  temps  ne  le  tirait  de  sa  vie  ordinaire  ni  des  habitudes 
d'analyse  personnelle  où  il  resta  toujours  plongé.  Autour 
de  lui  grouillait  la  lutte  des  partis  ;  dv>  systèmes  se  créaient  ; 
l'ancien  ordre  de  choses  vivait  ses  derniers  jours  ;  chacun 
mettait  la  main  à  l'érection  du  nouvel  édifice,  ou  y  appor- 
tait sa  pierre  ;  les  bonnes  et  les  mauvaises  passions 
remuaient  la  société  ;  des  trônes  croulaient  ;  d'autres  s'éle- 
vaient, —  Musset  ne  s'inquiétait  pas  de  cela,  son  esprit 
était  ailleurs.  Lindau  léil  remarquer  avec  raison,  qu'un 
changement  de  dynastie  laissait  Musset  indifférent,   tandis 

1  Paul  Li.'xkui.  Alfred  de  Musset,  \>.  63. 


GEORGE     SAND  27 

que  la  jolie  nuque  d'une  jeune  fille  aperçue  au  théâtre,  lui 
inspira  sa  jolie  poésie  :  Une  soirée  perdue.  Et  la  chute  des 
d'Orléans,  avec  qui  il  était  lié  depuis  son  enfance  par  les 
liens  (Tune  amitié  intime  (il  avait  fait  ses  éludes  avec  le  duc 
de  Chartres),  passa  pour  lui  tout  à  fait  inaperçue.  Il  sem- 
blerait <pie  1 S i 8  et  1852  eussent  dû  soulever  sa  colère  ou 
regrets,  et  se  refléter  dans  ses  vers.  Il  n'en  fut  rien, 
tout  lui  fut  égal  ;  il  dit  même  un  jour  à  son  frère,  en  plai- 
santant, qu'il  s'intéressait  plus  à  la  manière  dont  Napo- 
léon Ier  mettait  ses  bottes,  qu'à  toute  la  politique  contempo- 
raine de  l'Europe. 

Ce  confinement,  cette  claustration  voulue  dans  le  cercle 
de  ses  sentiments  et  de  ses  intérêts  personnels  ont-ils 
fatigué  Musset,  ou  comme  toutes  les  âmes  poétiques  a-t-il 
vu,  de  bonne  heure,  la  triste  contradiction  entre  nos  rêves 
et  la  réalité?  Ce  qui  est  positif,  c'est  que  déjà  sur  les 
bancs  de  l'école  il  s'était  senti  atteint  de  ce  «  mal 
consacré  »  qui,  à  l'aurore  de  notre  siècle  se  nommait 
Weltschmerz,  s'appela  ensuite  byronisme,  pessimisme,  mal 
qui  existe  encore  de  nos  jours,  et  qui  vraisemblablement 
ne  mourra  jamais  chez  les  hommes.  Comme  beaucoup 
d'autres,  Musset,  sous  l'influence  de  ses  désolants  raison- 
nements, tombait  parfois  dans  un  profond  désespoir  et  cher- 
chait, hélas!  l'oubli  dans  le  vin,  dans  tout  ce  qui  peut 
endormir. 

Une  des  erreurs  les  plus  répandues ,  une  de  ces 
légendes  auxquelles  on  ne  devrait  pas  croire,  mais  aux- 
quelles les  lecteurs  se  prêtent  si  volontiers  parce  que  les 
biographes  de  Musset  se  plaisent  à  l'affirmer  avec  opiniâ- 
treté, c'est  la  croyance  que  Musset  ne  se  serait  mis  à  boire 
qu'  «  après  »  s'être  séparé  d'avec  George  Sand ,  que  celle- 
ci  est,  par  conséquent,  la  cause  ou  le  motif  du  développe- 


28  GEORGE    SAM) 

ment  de  cette  funeste  habitude,  qui,  avec  les  ann 
devint  un  vice.  Plus  rarement,  quelquefois  cependant,  des 
personnes  qui  connaissent  parfaitement  la  Aie  de  Musset 
rejettent  celte  accusation  sur  Mme  de  Groiselliez,  cette 
charmante  inconnue  dont  Paul  de  Musset  parle  à  mots 
couverts,  disant  bien  vaguement  qu'elle  habitait  à  Saint- 
Denis,  qu'elle  avait  été  le  premier  amour  d'Alfred  et  la 
première  femme  qui  ait  porté  ses  regards  sur  le  jeune  poète. 
—  De  plus,  nous  savons  qu'elle  eut  la  cruauté  de  se  servir 
de  l'amour  timide  du  jouvenceau  inexpérimenté  comme 
d'un  écran  pour  détourner  l'attention  du  monde  d'un  autre 
amour  beaucoup  moins  innocent,  en  un  mot,  qu'elle  aurait 
t'ait  jouer  à  Musset  le  rôle' de  Fortunio  dans  le  Chandelier 
(c'est  et'  qui  aurait  t'ait  naître  alors  chez  Musset  l'idée  de 
cette  comédie  .  Indignement  offensé,  blessé  en  son  âme  du 
rôle  ridicule  qu'elle  lui  avait  attribué,  le  jeune  homme, 
dans  un  accès  de  désespoir,  aurait  cherché  l'oubli  dans  la 
boisson. — C'est  ce  passage  de  Paul  de  Musset  qui  a  porté 
beaucoup  de  personnes  à  rendre  M"'e  de  Groiselliez  res- 
ponsable de  la  funeste  habitude  qu'aurait  dès  lors  con- 
tractée Alfred,  comme  si  un  insuccès  en  amour  devait 
uécessairement  porter  un  homme  à  chercher  l'oubli  dans 
les  «  fumées  du  vin  ».  Ne  se  met  à  boire  que  celui  qui  a 
un  penchant  pour  le  vin  ou  qui  y  est  porté  par  quelque  par- 
ticularité de  son  organisme  ;  ce  penchant,  nous  le  trouvons 
déjà  chez  Musset  dr>  son  plus  jeune  âge.  Presque  enfant 
encore,  à  dix-sept  ans,  il  rêve  déjà  de  chercher  l'oubli  dans 
n'importe  quelle  ivresse.  Le  2'.\  septembre  1N27,  il  écrit  à 
son  ami  Paul  Foucher  :  «  Je  t'écris  pour  te  faire  part  de 
mes  dégoûts  et  de  mes  ennuis...  Je  n'ai  plus  le  courage  de 
rien  penser.  Si  je  me  trouvais  dans  ce  moment-ci  à  Paris, 
"'éteindrais  ce  qui  me  reste  d'un  peu  noble  (/ans  le  punch 


GEORGE    SAND  29 

et  la  bière,  et  je  me  sentirais  soulagé.  On  endort  bien  un 
malade  avec  de  l'opium,  quoiqu'on  sache  que  le  sommeil 
lui  doive  être  mortel.  J'en  agirais  de  même  avec  mon 
âme  '.  »  Le  premier  travail  avec  lequel  Musset  entra  dans 
la  earrière  littéraire  est  nue  traduction  des  Confessions  of 
an  English  O/jiu/n-eater,  que  Musset  a  intitulé  :  Y  Anglais 
mangeur  d'opium.  La  traduction  est  assez  libre  ;  niais  le 
choix  du  sujet  montre  encore  une  fois  l'opiniâtre  pensée  qui 
dès  lors  poursuivait  étrangement  le  jeune  écrivain,  la  pensée 
de  chercher  un  oubli  artificiel  dans  n'importe  quels  narcoti- 
ques. Lindau,  en  nous  assurant,  lorsqu'il  parle  du  retour  d'Ita- 
lie de  Musset,  que  c'est  notamment,  à  partir  de  ce  moment, 
c'est-à-dire  de  l'époque  de  sa  rupture  avec  George  Sand, 
qu'ont  commencé  les  «  écarts  périodiques  »  de  Musset,  se  met 
évidemment  en  contradiction  avec  tout  le  reste  de  son  livre. 
An  commencement  de  son  ouvrage  (p.  20)  il  arrête  avec 
raison  l'attention  du  lecteur  sur  le  sujet  de  la  première  œuvre 
de  Musset,  faisant  remarquer  que  déjà,  dès  l'âge  de  dix-sept 
ans,  apparaît  chez  lui  l'idée  fixe  «  de  noyer  artificiellement 
son  chagrin  dans  l'alcool  et  les  anesthésiques»,  pour  oublier 
ne  fût-ce  que  momentanément  les  déboires  de  la  réalité. 
L'auteur  étudie  ensuite  (p.  59)  la  mise  à  exécution  de  ce 
«  programme  d'anéantissement  de  soi-même,  programme 
qui,  dans  la  lettre  à  Foucher,  se  montre  encore  incertain  », 
mais  qui,  dans  sa  poésie  les  Vœux  stériles,  se  manifeste 
déjà  avec  une  précision  terrifiante;  plus  loin  (p.  70),  il 
montre  d'une  manière  frappante  que  les  vers  bien  connus  : 

Aimer  est  le  grand  point,  qu'importe  la  maîtresse, 
Qu'importe  le  flacon,  pourvu  qu'on  ait  l'ivresse  ? 

*  «  Œuvres  postliumes,  avec  lettres  inédites  et  Notice  biographique  par 
son  frère.  »  T.  X  des  Œuvres  complètes  de  Musset,  in-8°,  1866,  Char- 
pentier, p.  271. 


30  GEORGE     SAXO 

sont  comme  un  adage  qui  revient  constamment  dans  les 
œuvres  de  Musset,  pour  qui  l'ivresse  était  un  but  qui  justi- 
fiait tous  les  moyens,  ei  grâce  auquel  toute  boisson  était 
bonne.  Mais  lorsque  Lindau  raconte  l'histoire  des  amours 
de  Mussel  avec  George  Sand,  il  finit  par  s'embrouiller 
dans  toutes  sortes  de  contradictions.  Ainsi  il  commence  par 
reprocher  à  George  Sand  de  n'avoir  aimé  Musset  ni  spon- 
tanément, ni  avec  abandon,  mais  froidement,  en  ne  lui 
offrant  son  amour  que  «  comme  un  remède,  pour  If  sauver 
de  l'ivresse  et  de  la  débauche  ».  Puis  il  nous  raconte 
les  exeis  de  Musset  à  Florence  et  à  Venise,  ce  qui  ne 
l'empêche  nullement  de  nous  assurer  à  la  lin  que  Musset 
n'a  cependant  commencé  à  boire,  et  notamment  à  devenir 
débauché,  qu'après  son  retour  d'Italie.  Le  lecteur  voit  main- 
tenant la  vérité;  il  peut  se  rendre  compte  par  tout  ce  qui 
précède,  que,  toutes  les  accusations  accumulées  sur  ce 
point  contre  la  mémoire  de  George  Sand  et  de  Mme  de  Groi- 
selliez.  qui  nous  est  du  reste  parfaitement  inconnue, 
croulent  d'elles-mêmes. 

Mais  on  se  demande  alors  :  Où  faut-il  donc  aller  cher- 
cher la  clef,  la  cause  et  l'origine  du  développement  de 
cette  funeste  habitude  chez  le  poète  ?  Sur  quel  terrain  a- 
t-elle  pu  grandir?  La  réponse  nous  parait  bien  simple  et 
bien  claire  :  la  cause  en  est  dans  son  égoïsme,  dans  son 
manque  de  volonté  et  de  convictions,  dans  l'absence  chez 
lui,  de  larges  intérêts  humains  et  sociaux;  le  mal  n'est 
nullement  venu  du  dehors.  Byron n'a-t-il  pas  été  éprouvé 
par  le  même  malheur  de  la  trahison,  d'abord  dans  sa 
jeunesse,  et,  plus  tard  dans  son  mariage?  Le  chagrin 
(pic  lui  lit  éprouver  Mary  Chaworth  a  rempli  aussi  sou 
âme  tic  douleur  et  lui  a  fait  douter  de  l'amour  et  de  la 
fidélité,   mais    ses   vues    larges,   ses    tendances    liumani- 


GEORGE    SAND  31 

(aires  ont  soutenu  le  vol  de  son  génie  bien  haut  dans  les 
airs  et  n'ont  point  permis  au  malheur  de  l'abattre  et  de  le 
perdre.  Et  Byron  est  bien  pourtant  le  chantre  du  doute  et 
du  désenchantement  personnel.  Mais  tandis  que  chez 
Musset  il  n'y  a  eu  que  des  motifs  personnels  et  point 
d'autres  —  Byron  fut  en  même  temps  le  poète  de  la 
liberté  et  de  F  affranchissement  général.  C'est  pourquoi  ses 
malheurs  ne  lui  tirent  sentir  que  plus  profondément  encore 
le  néant  et  la  petitesse  des  choses  humaines,  mais  ne 
l'empêchèrent  pas  de  mourir,  non  comme  Musset,  après  des 
années  d'inaction,  de  débilité  et  de  caducité,  d'une  mort 
prématurée,  mais  dans  toute  l'eftlorescence  de  ses  forces  et 
à  l'apogée  de  sa  gloire,  dans  le  feu  de  la  lutte  pour  con- 
quérir la  liberté  d'un  peuple  qui  n'était  pas  le  sien  ! 

La  cause  de  la  déchéance  de  Musset,  c'est  son  individua- 
lisme. Ses  riches  dons  personnels  ne  se  sont  pas  déployés 
comme  ils  l'auraient  pu,  s'il  avait  eu  dans  sa  vie  une  mission, 
un  idéal  plus  larges  et  plus  élevés  et,  dans  l'art  des  horizons 
plus  vastes.  Mais  c'est  cet  individualisme  même  qui  servait 
d'aimant  caché  pour  attirer  à  Musset  tous  ceux  qui 
l'approchaient,  amis  et  connaissances,  hommes  et  femmes. 
Il  y  avait  en  lui  un  excès  de  vitalité,  une  sincérité,  une 
franchise  débordante,  un  constant  besoin  de  se  faire 
connaître  «  jusqu'au  fin  fond  »,  de  livrer  ses  pensées,  ses 
sentiments,  son  âme.  Le  biographe-frère  lui  applique  avec 
bonheur  les  paroles  de  Manzo,  le  biographe  du  Tasse1  : 
«  Ces  êtres  doués  d'une  sensibilité  excessive  versent 
involontairement  les  trésors  de  leur  âme  devant  la  pre- 
mière personne  qui  s'offre  à  eux.  Animés  du  désir  de  plaire, 
ils  contient  leurs  pensées   et  leur  sentiments  à  quiconque 

1  Paul  do  Musset.  Biographie  d'Alf.  de  Musset,  p.  340-341. 


32  GEORGE    SAND 

les  écoute  avec  attention,  et  même  à  des  indifférents.  »  Et 
ainsi,  tous  les  proches,  tous  les  amis  de  Musset  devaient 
éternellement  prendre  la  plus  vive  pari  à  la  vie  d'Alfred, 
réeouter,  partager  ses  joies  et  ses  chagrins  ;  il  se  distin- 
guait, par  la  faculté  de  suggérer  à  son  entourage  ses  senti- 
ments et  ses  pensées,  il  Y  hypnotisait.  «  C'étaient  des 
agitations,  des  inquiétudes,  des  émotions  perpétuelles,  — 
dit  le  frère  du  poète,  —  un  besoin  incessant  de  confidences, 
de  conversations  expansives,  soit  avec  son  oncle  Desher- 
biers, soit  avec  son  frère.  Il  nous  retenait  au  coin  du  feu. 
et  nous  ne  pouvions  pas  plus  nous  en  arracher,  qu'il  ne 
pouvait  se  résoudre  à  nous  laisser  partir.  Dans  ces  moments 
de  fièvre,  il  fallait  s'inquiéter  avec  lui.  se  désoler,  s'atten- 
drir, s'indigner  tour  à  tour!  Cet  exercice  violent,  ces 
mouvements  extrêmes  d'une  âme  singulièrement  active  et 
sensible,  devenaient  parfois  une  fatigue  [tour  son  entourage^ 
mais  à  cette  fatigue  se  mêlait  un  charme  inexprimable.  La 
passion  et  l'exagération  sont  contagieuses.  On  était 
entraîné  malgré  soi  :  on  se  tourmentait,  on  s'exaltait  ;  on  y 
revenait  comme  à  un  excès  dont  on  ne  peut  plus  se  passer 
pour  s'exalter  et  se  tourmenter  encore.  Qui  me  rendra 
cette  vie  agitée  et  ces  heures  de  délicieuses  souffrances  '?...  » 
Cette  âme  étrange  et  passionnée  n'avait  rencontré  sur  sa 
route  que  de  jolies  poupées  mondaines,  en  admiration 
devant  le  sel  de  ses  épigrammes,  de  son  vif  esprit  dans  les 
eharades,  de  ses  vers  aussi,  mais  surtout  en  voyant  son 
adresse  à  la  danse  et  la  coupe  de  ses  fracs  et  dé 
redingotes.  Ces  élégant isshnes  et  précieuses  créatures 
•  pie  .Musset  admira  sincèrement  toute  sa  vie,  comme  il 
aurait  admiré  une  poupée  de  Sèvres  ou  un  vase  vénitien, 

1  Paul  du  Musset.  Biographie  d'Alf.  de  Musset,  p.  3(30. 


GEORGE     SAND  33 

condescendaient  même  parfois  jusqu'à  flirter  avec  le  jeune 
poète.  Ou  plutôt  le  jeune  favori  du  sort  condescendait  avec 
elles  au  jeu  de  l'amour,  feignant  de  s'être  laissé  prendre 
dans  le  filet  de  partenaires  enchanteresses.  A  peine  âgé  de 
dix-huit  ans,  chez  lui  les  histoires  d'amour  se  succédaient 
de  près  l'une  à  l'autre,  c'était  comme  un  chapelet  d'aven- 
tures plus  ou  moins  intéressantes.  «  Il  y  en  avait  de  bocca- 
ciennes  et  de  romanesques,  quelques-unes  approchant  du 
drame.  En  plusieurs  occasions,  je  fus  éveillé  au  milieu  de 
la  unit  pour  donner  mon  avis  sur  quelque  grave  question 
de  haute  prudence.  Toutes  ces  historiettes  m'ayant  été 
confiées  sous  le  sceau  du  secret,  j-'ai  dû  les  oublier;  mais 
je  puis  affirmer  que  plus  d'une  aurait  fait  envie  aux 
Bassompierre  et  aux  Lauzun...  '.  »  De  sérieux,  il  n'y  avait 
évidemment  rien  dans  ces  «  historiettes  ».  Musset,  il  est 
vrai,  avait  commencé  à  s'éprendre  sérieusement  de  h1  char- 
mante Mme  du  Groiselliez,  mais  ce  ne  fut  que  très  passagè- 
rement, et  il  n'en  resta  d'autre  souvenir  dans  l'âme  du 
poète  qu'un  peu  d'amertume  et  d'humiliation.  Depuis  lors, 
il  n'avait  donné  son  cœur  à  personne.  Et  à  qui  l'eût-il 
donné?  Serait-ce  parmi  les  charmantes  héroïnes  de  ses 
«  historiettes  »  sans  nombre,  cpie  cette  âme  poétique  et 
passionnée  eût  pu  se  faire  comprendre,  eût  trouvé  des 
sentiments  à  sa  hauteur,  un  cœur  de  flammes  comme  le 
sien,  une  âme  pareille  à  la  sienne  qu'il  cherchait  instincti- 
vement. 

Le  sort  allait  heureusement  lui  faire  rencontrer  une 
autre  grande  âme,  une  femme  non  seulement  différente 
des  femmes  ordinaires,  mais  se  distinguant  encore  du 
cercle   exceptionnel,   où   elle    vivait,  par   son  esprit,   ses 

'  Paul  de  Musset.  Biographie  d'Alfred  de  Musset,  p.  93. 
ii.  3 


34  GEORGE    S AND 

vastes  intérêts,  le  vol  de   sa  pensée,  par  cette  simplicité 
et    cette  profondeur  d'une  grande   ualure  que    les  Alle- 
mand.- appellent  :  Eine  gross  angelegte  Natur.  Ajoutons 
à  cela  qu'Aurore  Dudevant  était  alors  en   plein   éclat  uV 
son   étrange    beauté.    En    1833,  George  Sand   était    une 
petite  brune  evelte,  au  teint  d'une   pâleur  olivâtre,   à  la 
luxuriante   chevelure  noire  flottant  sur   le>  épaules,   aux 
yeux  noirs  et  veloutés,  étrangement  grands  et  sans  éclat, 
comme  ceux  d'une  indienne1.  Ce  n'était  pas  encore  cette 
beauté  opulente,  que  Heine,  en  1840,  comparait  àla  Vénus 
de  Milo,  et  encore  moins  cette  muse  sévère,  que  la  plupart 
des  lecteurs  connaissent   d'après  le  portrait  de  Couture, 
gravé   par  Manceau.    Aurore  Dudevant,  ainsi  qu'elle  le 
disait  elle-mém  :, était  alors  «  maigre  comme  un  fétu  et  noire 
comme    une  taupe  »  ;   mais   ta  .ce  portrait,    un    peu  trop 
original,  nous  préférons  celui  que  Charpentier  a   fait  un 
peu  plus  tard  de  l'auteur  de  la  Marquise  et  de  Laiinia2. 
Ce  portrait  représente  Aurore  Dudevant  en  robe  de  soie 
noire,  mantille  également  noire,  une  touffe  de  fleurs  roi  . 
derrière  l'oreille,  on  dirait  une  véritable  petite  Espagnole. 
Tout  en  elle  était  original,  jusqu'à  son  maintien  et  à  -  - 
mouvement-  extrêmement  aisés;   au  début,  ses   manières 
choquèrent  même  le  jeune  dandy,  mais  cela  ne  dura  pas 
Longtemps.   <i      _      Sand    comprit    aussi,    qu'elle    avait 
devant  elle  un  être  à  part,  un  homme  comme  elle  n'eu  avait 
pas  rencontré  jusque-là,  poète  non  seulement   parce  qu'il 
écrivait  des  vers,  mais  poète   par   toute  sa  nature.   Plus 
que  tout  autre,  elle  était  à  même  de  comprendre  ce  qu'était 


1  Expression  de  Mr. - 

*  Il  en  existe  une  excellente  reproduction  gravée  sur  acier  par  Robin- 
-"ii  et  unr  très  mauvaise  lithographie  par  Lassalie.  L'original  appar- 
tient ù  la  fille  d  ge  San  ..M      S        -  - 


GEORGE    SANU  35 

mit'  telle  individualité,  isolée  dans  la  vie,  incomprise^  et 
incompréhensible,  et  dont  le  malheur  était  de  ne  pas 
ressembler  aux  autres,  d'avoir  une  àme  de  poète.  Dons 
une  des  œuvres  les  plus  charmantes  de  George  Sand  et 
des  moins  connues,  A Ido  le  Rimettr,  petit  poème  en  prose 
qu'elle  écrivit  après  avoir  connu  Musset,  en  août  1833, 
le  héros  s'écrie  :  «  Où  est  le  but  de  mes  insatiables  désirs-? 
dans  mon  cœur,  au  ciel,  nulle  part  peut-être  ?  Qu'est-ce 
que  je  veux  ?  Un  cœur  semblable  au  mien  ,  qui  me 
réponde;  ce  cœur  n'existe  pas.  On  me  le  promet,  on 
m'en  fait  voir  l'ombre,  on  me  le  vante,  et  quand  je  le 
cherche,  je  ne  le  trouve  pas.  On  s'amuse  de  ma  passion 
comme  d'une  chose  singulière,  on  la  regarde  comme  un 
spectacle,  et  quelquefois  Ton  s'attendrit  et  l'on  bat  des 
mains,  mais  le  plus  souvent,  on  la  trouve  fausse,  monotone 
et  de  mauvais  goût.  On  m'admire,  on  me  recherche  et  on 
m'écoute,  parce  que  je  suis  un  poète,  mais  quand  j'ai  dit 
mes  vers,  on  me  défend  d'éprouver  ce  que  j'ai  raconté,  on 
me  l'aille  d'espérer  ce  que  j'ai  conçu  et  rêvé.  Taisez-vous, 
me  dit-on,  et  gardez  vos  églogues  pour  les  réciter  devant 
le  monde  ;  soyez  homme  avec  les  hommes,  laissez  donc  le 
poêle  sur  le  bord  du  lac  où  vous  le  promenez,  au  fond  du 
cabinet  où  vous  travaillez.  Mais  le  poète,  c'est  moi!  Le 
cœur  brûlant  qui  se  répand  en  vers  brûlants  je  ne  puis 
larracher  de  mes  entrailles.  Je  ne  puis  étouffer  dans 
mon  sein  fange  mélodieux  qui  chante  et  qui  souffre. 
Quand  vous  l'écoutez  chanter,  vous  pleurez  :  puis,  vous 
essuyez  vos  larmes  et  tout  est  dit.  11  faut  que  le  rôle  cesse 
avec  votre  émotion  :  aussitôt  que  vous  cessez  d'être  atten- 
tifs, il  faut  que  je  cesse  d'être  inspiré.  Qu'est-ce  donc  que 
la  poésie?  Croyez-cous  que  ce  soit  seulement  Fart  d'as- 
sembler des  mots?...  » 


36  GEORGE     SAND 

Pour  écrire  ces  lignes  il  fallait,  sans  aucun  doute,  être 
un  poète  soi-même  et  avoir  profondément  compris  et 
senti  toute  la  poétique  nature  d'Alfred  de  Musset.  C'est 
dans  cette  compréhension  mutuelle  de  leurs  natures  poé- 
tiques et  exclusives  que  résida  l'invincible  attraction  qui 
rapprocha  subitement  George  Sand  et  Musset.  Au  milieu 
de  tous  les  orages  qui  surgirent  plus  tard  entre  eux, 
malgré  tous  leurs  chagrins,  cette  attraction  persista.  1rs 
attirant  irrésistiblement  l'un  vers  l'autre ,  leur  faisant 
oublier  les  trahisons,  les  offenses  et  les  querelles,  et  après 
leur  séparation  définitive,  elle  leur  laissa  dans  le  cœur, 
bien  des  années  encore,  la  mémoire  d'un  brûlant  amour 
poétique,  le  plus  orageux  peut-être,  mais  aussi  le  plus 
beau  dans  la  vie  de  tous  deux,  le  souvenir  d'un  être  rare, 
cher  à  jamais. 

Au  commencement  de  ce  chapitre,  nous  avons  dit  qu'il 
était  bien  difficile  de  trouver  les  raisons  qui  font  que  les 
hommes  se  conviennent  et  se  rapprochent,  et  qu'il  est  inu- 
tile, quoique  tout  le  monde  le  fasse,  de  rechercher  les  causes 
de  leur  refroidissement,  do  leurs  dés  enchantements,  et  de 
leurs  ruptures.  George  Sand  et  Musset  en  sont  un  exemple 
clair  et  bien  remarquable.  Il  y  avait  entre  eux  tant  de  rai- 
sons de  désaccord,  tant  de  dissemblance,  que  dans  la  suite, 
tous  deux,  l'un  dans  la  Confession  d'un  enfant  du  siècle, 
l'autre  dans  Elle  et  Lui  (où  il  faut  chercher  non  des  faits, 
mais  les  idées  et  les  sentiments  qu'inspira  l'histoire  réelle), 
les  deux  auteurs  se  sont,  sans  s'être  concertés  et  comme 
d'un  commun  accord,  servis  (Tune  personne  secondaire  et 
d'un  fait  extérieur  et  accidentel  comme  prétexte  de  la  rup- 
ture de  leurs  héros.  Et  c'est  ce  qui  s'est  passé  en  réalité. 
George  Sand  et  Musset,  natures  également  poétiques, 
étaient  gens  si  différents,  que.  par  exemple,  Maxime  Ducamp 


GEORGE    SAND  37 

dans  ses  intéressants  Souvenirs  ',  a  exprimé  la  pensée  que, 
seules  les  sensations  ont  dû  les  rapprocher,  c'est-à-dire, 
selon  lui,  que  cet  amour  fut  purement  un  amour  sensuel. 
Il  n'en  est  réellement  pas  ainsi.  Pour  nous,  il  est  indubi- 
table que  le  pins  grand  attrait  qu'aient  éprouvé  George 
Sand  et  Musset  à  l'égard  l'un  de  l'autre,  ce  fut,  comme 
nous  l'avons  déjà  dit,  que  tous  deux  avaient  mutuelle- 
ment compris  et  pénétré  la  poésie  de  leur  âme,  ce  qui 
n'empêchait  nullement  ces  deux  natures  d'être  diamétra- 
lement opposées,  et  c'est  pour  cela  qu'il  leur  arriva  ce 
qui  arrive  presque  toujours  :  l'amour,  à  peine  triomphant, 
devint  un  tourment  mutuel,  une  source  de  souffrances,  et 
les  deux  amants  tendirent  irrésistiblement  à  s'éloigner  l'un 
de  l'autre. 

Les  deux  poètes  se  connurent  de  la  manière  la  plus  pro- 
saïque. Sainte-Beuve,  l'ami  et  le  confident  de  George  Sand, 
non  seulement  en  littérature,  mais  aussi  en  affaires  person- 
nelles, lui  proposa  au  printemps  de  1833  de  faire  la  connais- 
sance de  Musset.  George  Sand  consentit  d'abord,  puis  y  re- 
nonça, et  écrivit  à  Sainte-Beuve 2  :  «  A  propos,  réflexion  faite, 
je  ne  veux  pas  que  vous  m'ameniez  Alfred  de  Musset.  Il  est 
très  dandy,  nous  ne  nous  conviendrions  pas,  et  j'avais  plus 
de  curiosité  que  d'intérêt  aie  voir.  Je  pense  qu'il  est  impru- 
dent de  satisfaire  toutes  ses  curiosités,  et  meilleur  d'obéir 
à  ses  sympathies.  A  la  place  de  celui-là,  je  veux  donc 
vous  prier  de  m'amener  Dumas  en  l'art  de  qui  j'ai  trouvé 


1  Maxime  Ducamp.  Souvenirs  littéraires.  Revue  des  Deux-Mondes,  1881. 

i  Note  de  1895.  La  lettre  a  paru  pour  la  première  luis  dans  les  Por- 
traits contemporains  de  Sainte-Beuve.  Mmc  Arvède  Barine  en  a  repro- 
duit uni'  partie.  L'original,  daté  du  11  niais  1833,  est  entre  les  mains 
de  M.  de  Spoelberch. 

Note  de  1898.  La  lettre  fait  aujourd'hui  partie  de  la  collection  des 
lettres  de  George  Sand  à  Sainte-Beuve,  éditées  par  Lévy. 


38  GEORGE     SAND 

do  l'âme,  abstraction  faite  du  talent.  Il  m'en  a  témoigné  le 
désir,  vous  n'aurez  donc  qu'un  mot  à  lui  dire  de  ma 
part...  »  Les  gens  disposés  à  voir  en  tout  quelque  chose 
de  surnaturel,  trouveront  probablement  dans  ce  refus  de 
George  Sand  un  mystérieux  avertissement  du  sort.  Il- 
diront  aussi  sans  doute  que  l'on  ne  peut  éviter  sa  destinée, 
lorsqu'ils  sauront  que,  malgré  ce  refus,  George  Sand 
et  Musset  firent  toutefois  connaissance  dans  le  courant  de 
l'été  delà  même  année.  Le  directeur  de  Va  Revue  des  Deux- 
Mondes,  nouvellement  achetée  par  lui.  donna  aux  Frères 
Provençaux  un  dîner  à  ses  collaborateurs  ' .  Paul  de  Musset . 
qui.  dans  la  biographie  de  son  frère,  a  cru  sans  doute  que 
le  mieux  était  de  nepaseiterle  nom  de  George  Sand  (nous 
devons  croire  que  c'est  là,  selon  lui,  la  haute  école  de  la 
correction  littéraire  ,  nous  dit  qu'à  ce  dîner,  il  y  avait 
«  beaucoup  de  convives  parmi  lesquels  une  seule  femme». 
Il  va  sans  dire  que  cette  femme  était  George  Sand.  accom- 
pagnée ce  jour-là  de  son  fidèle  chevalier  Gustave  Planche  2. 
«  Alfred  de  Musset  était  son  voisin  de  table.  Elle  rengagea 
simplement  et  avec  bonhomie  à  venir  la  voir.  Il  y  alla  deux 
ou  trois  fois,  à  huit  jours  d'intervalle,  et  puis  il  en  prit  habi- 
tude et  n'en  Bougea  plus,  »  ajoute  P.  de  Musset3.  Il  parait 
.qu'une  correspondance  s'était  établie  entre  eux,  mais  une 
correspondance  toute  cérémonieuse;  Musset  commence 


1  Le  récit  souvent  répété  (entre  autres  par  Brandès  et  bon  nombre 
d'écrivains  crédules  russes),  d'après  lequel  Buloz  aurait  fait  foire  à 
Mussel  la  connaissance  de  George  Sand  dans  un  but  purement  pra- 
tique, espérant  que  des  amours  des  deux  poètes  naîtraient  dos  ouvrages 
précieux  pour  sa  revue,  ce  récit  est  a  ranger  parmi  les  légendes,  qui 
ne  méritent  pas  la  peine  d'être  réful 

5  Jules  l.evallois,  Souvenirs  littéraires.  Revue  Bleue.  19  janvier  189b. 
Sainte-Beuve,  assure  par  contre,  que  le  dîner  avait  eu  lieu  chez  Loin- 
t ii  r  et  que  Musset  n'y  avait  pas  assisté.  V.  Portraits  contemporains, 
I.  1.  p.  508. 

^graphie  d'Alfred  de  Mussel,  p.  119. 


GEORGE    S  AND  39 

lettres  par  «  Madame  »   et  George  Sand  lui  répond  sur 
le  même  ton. 

Le  24  juin.  Musse!  lui  envoie  s;\  pièce  de  vers  :  Après 
la  lecture  d'indiana,  qui  ne  l'ait  pas  partie  du  recueil 
des  Œuvres  de  Musset,  mais  qui  fut  mise  au  jour  en 
1878,  dans  la  Reçue  des  Deux-Mondes ,  par  Paul  de 
Musset. 

Le  10  août  paru!  Lélia.  Le  nouvel  ami  de  George  Sand 
exprime  le  désir  de  recevoir  de  l'écrivain  lui-même  un  exem- 
plaire du  roman.  George  Sand  lui  envoya  les  deux  volumes 
avec  deux  dédicaces  toutes  différentes,  mais  toutes  deux 
dans  le  même  ton  badin.  Sur  le  premier  volume  elle  écri- 
vit :  «  ^4  monsieur  mon  gamin  d'Alfred!  George.  »  Sur  le 
•  iitl  :  «  A  monsieur  le  vicomte  Alfred  de  Musset,  hom- 
mage respectueux  de  son  dévoué  serviteur  George  Sand  ' .  » 
Musset  s'empressa  de  la  remercier  par  une  lettre  dans 
laquelle,  pour  la  première  t'ois,  selon  le  plus  véridique  des 
biographes  de  Musset,  Arvède  Barine,  le  «  ton  cérémo- 
nieux l'ait  place  à  un  ton  plus  amical  »,  et  où.  en  géné- 
ral, on  remarque  déjà  les  premiers  indices  d'un  certain  rap- 
prochement. «  Le  mot  Madame  disparait  dès  lors  de  leur 
correspondance.  Musset  s1  enhardit,  il  l'ait  sa  déclaration 
d'amour,  d'abord  avec  gentillesse,  la  seconde  fois  déjà 
avec  passion,  et  leur  destin  à  tous  deux  s'accomplit2...  » 
L'amitié  était  devenue  amour,  et  «  amour  triomphant  ». 
Le  2')  août,  George  Sand  déclare  sans  détours  à  Sainte- 
lleuve  qu'elle  est  la  maîtresse  de  Musset,  et  elle  ajoute  qu'il 


1  Nous  empruntons  ci'-  détails  à  L'article  plein  d'intéressants  docu- 
ments, publié  par  .Maurice  Clouârd  :  ••  Alfred  de  Musset  et  Ceunje  Sand 
Notes  et  documents  inédits.  »  (Revue  de  Paris,  15  août  1896.) 

'  Atvi-dc  Barine.  Alfred  de  Musset.  \>.  58.  Ces  deux  lettres  sont  main- 
tenant imprimées  dans  le  volume  de  M.  Mariéton. 


40  GEO  Ri.  F     S  AND 

peut  «  en  publier  la  nouvelle,  car  elle  est  dorénavant  obli- 
gée de  mettre  sa  vie  au  grand  jour1  ». 

Lindau.  autre  biographe  de  Musset,  t'ait  à  sa  manière  l'his- 
toire de  l'amour  des  deux  poètes,  et  la  traite  si  singu- 
lièrement que  nous  croyons  nécessaire  de  nous  y  arrêter 
un  in>t;uit. 

Quand   commence   le  récit    àv>  débuts  de  l'amour    de 
Musset  pour  George  Sand.  Lindau,  sans  avoir  l'air  de  con- 
damner- George  Sand.  choisit  ses  tournures,  ses  verbes, 
ses  adjectifs,  ses  substantifs,  l'on  dirait  mémo  ses  préposi- 
tions,   de   manière    à    faire    paraître   les  choses   les   plus 
simples  comme  des  ruses,  les  actions  dignes  de  la  sympa- 
thie  la    plu-   entière   comme  je  ne  sais  quoi  d'astucieux, 
cachant  un  but  mystérieux.  Ainsi  il  dit,  entre  autres,  qu'à 
la  cour  ardente  que  lui   faisait  Musset.   «  elle  opposa  une 
-  ge  barrière  et  ce  jugement  froid  et   réservé  qu'elle  sut 
garder  dans  toutes  les  circonstances  de  la  vie  ».  Si  nous  nous 
rappelons  qu'au  mois  de  mars,  George  Sand  n'avait  pas 
encore  fait  hi  connaissance  de  Musset,  et  que  le  2'»  août  elle 
communiquait  déjà  à  Sainte-Beuve  la  nouvelle  importante, 
mentionnée 'un  peu  plus  haut,  les  mots  ■  jugement  froid  et 
réservé  »  nous  paraîtront  une  simple  raillerie,  car  il  ne  vien- 
dra à  l'esprit  de  personne  d'accuser  précisément,  <-\]  ce  cas, 
George  Sand  d'un  excès  de  raisonnement.  Dans  la  même 
lettre.  George  Sand.  il  est  vrai,  dit  à  sa  manière  ordinaire. 
qUe  si  elle  a  agi  comme  elle  l'a  fait,  c'était  plutôt  par  amitié 
que  par  amour.  Amitié  bien  étrange!  Les  mots  rotent  des 
mot-,  d  les  faits  des  faits;  nous  avouons  que,  dans  ce  cas, 
non-  aurions  préféré  voir  chez  George  Sand  plus  de  pos- 
-ion  de  soi-même  et  de  «  raisonnement,  »  ou  plutôt  une 

1  A  présent  cette  lettre  est  imprimée  en  entier  dans  la  Revue  de  Paria 
et  dan-  le  volume  des  Lettres  à  Sainte-Beuve,  publié  chez  Lévy. 


GEORGE     SAND  41 

résistance  plus  prolongée.  Y  avait-il  donc  si  longtemps 
que  George  Sand  s'était  désenchantée  de  Jules  Sahdeau,  et 
qu'elle  s'étail  affligée  de  son  entraînement  pour  Mérimée  ? 
Et  la  voilà  qui  se  jette  en  aveugle  au-devant  d'une  nou- 
velle passion  !  En  tout  cela,  il  y  a  bien  peu  de  «  froideur  », 
de  «  retenue  »  et  de  «  jugement  »  ! 

D'où  provient  donc  cette  confusion  d'idées  chez  Lin- 
dau  ?  —  Il  adapte  une  fiction  de  roman  à  des  dates  et  à 
des  faits  réels  !  Les  longs  raisonnements  de  M"e  Thérèse 
Jacques,  héroïne  de  Elle  et  Lui,  il  les  met  clans  la  bouche  de 
George  Sand.  Thérèse,  les  lecteurs  de  l'ouvrage  s'en  sou- 
viennent peut-être,  a  employé  tous  les  moyens  pour  détour- 
ner Laurent  de  sa  manière  funeste  de  passer  le  temps  avec 
des  viveurs  et  des  grisettes,  et  enfin  elle  se  décide  à  le 
sauver  par  son  amour.  Dans  quelle  proportion  ceci  est-il 
d'accord  avec  la  réalité,  ou  imaginé  comme  une  thèse? 
C'est  là  une  question  de  critique  purement  littéraire,  qui 
ne  se  rapporte  qu'au  roman  de  Elle  et  Lui.  Les  faits 
prouvent  que  le  roman  vécu  de  Musset  et  de  George 
Sand,  ou,  du  moins,  le  début  de  ce  roman,  ne  ressemble 
en  rien  au  roman  de  Thérèse  et  de  Laurent.  Le  roman 
réel  nous  frappe  par  sa  spontanéité,  par  sa  précipitation  : 
c'est  presque  un  coup  de  foudre,  tandis  que  le  roman 
écrit  se  traîne  en  longueur,  est  plutôt  froid  et  gradué. 
Mais  Lindau  continue,  à  mesure  qu'il  raconte  la  vie  de 
Musset,  à  puiser  ses  renseignements  dans  le  roman  de  Elle 
et  Lui,  et  voilà  pourquoi  nous  trouvons  dans  son  livre  la 
page  que  voici  : 

«  Sous  ce  rapport  les  rôles  n'ont  pas  été  justement 
distribués  ;  c'était  la  femme  qui  dirigeait.  Musset  était  dérai- 
sonnable, passionné;  George  Sand  agissait  en  pleine  con- 
naissance de  cause  et  avec  calme  (?/) .  Musset  était  amou- 


UEO RUE     SAND 


ivux.  George  S  and  ne  Fêtait  pas  :'!  .  Elle  traitait  le  poète 
comme  un  gamin  désobéissant.  Elle  lui  expliquait  avec  la 
-  _   --  gouvernante   ?!    — qui  exaspérait  le  jeune 

homme  adoré  de  bous,  l'élégant  dandy,  habitué  aux  con- 
quêtes, —  que  L'amour  entraîne  avec  lui  toute-  sortes  de 
chagrins  et  qu'il  vaudrait  beaucoup  mieux  que  les  relations 
de  sa  part,  à  elle,  restassent  celles  d'une  mère  ou  d'une 
sœur.  Ainsi,  nous  travaillerions  mieux,  disait-elle.  Elle 
variait  de  toute-  les  manières  les  paroles  du  chevalier 
Toggenbourg  :  a  N'exige  pas  d'autre  amour,  car  cela  me 
chagrine.  »  Mais  le  Toggenbourg  des  temps  moderne-  ne 
consentit  pasà  e  s'éloigner  d'elle  avec  un  chagrin  muet  »  ; 
elle-même  tâcha  de  le  garder  auprès  d'elle.  Musset,  pro- 
fondément attristé  de  voir  son  amour  refusé,  se  lança  de 
nouveau  dans  le  tourbillon  des  plaisirs  ;  —  alors  elle  m 
des  remords.  Pour  sauver  le  malade,  elle  résolut  de  lui 
offrir,  comme  médecine,  l'amour  qu'elle  lui  avait  refusé 
jusque-là.  Sans  passion  comme  sans  entraînement,  sans 
oubli  d'elle-même,  elle  crut  qu'il  lui  fallait,  au  jour  qui  lui 
convînt  le  mieux,  changer  en  amour  sa  disposition  ami- 
cale, ou,  du  moins,  en  donner  la  preuve  suprême...  Avec 
quel  froid  jugement  George  Sandfit  à  son  bien-aîmé  l'aveu 
définitif,  nous  le  savons  par  ce  qu'elle  en  dit  elle-même. 
Elle  se  lit  à  sa  nouvelle  position,  qui  ne  l'avait  aucunement 
prise  au  dépourvu,  avec  un  discernement  vraiment  éton- 
nant... » 

Landau  expose  ensuite,  mais  toujours  à  sa  manière,  le 
commencement  du  cinquième  chapitre  à'Elle  et  Lui.  en 
répétant  la  phrase  célèbre  :  «  que  des  nuits  de  réflexions 
douloureuses  avaient  précédé  »...  ce  nouvel  ordre  de 
choses.  Nous  laissons  au  lecteur  le  soin  de  juger  lui-même, 
jusqu'à  ipiel  peint   on  peut  dire,  en    ce    cas,  de  Geo 


GEORGE    S  AND  43 

Sand,  qu'elle  a  «  «agi  en  plein  calme,  »  et  «  en  raison- 
ci  nant  »  ;  qiiYlle  n'était  pas  éprise  »,  qu'il  y  a  eu  lit 
«  sagesse  de  gouvernante  »,  «  manque  de  passion  », 
«  absence  d'oubli  de  soi-même  »,  «  amour  administré 
comme  médicament  »  (!  !),  etc. 

Par  tout  ee  qui  a  été  dit  plus  haut,  on  voit  que  Lindau 
si  proposé  de  nous  donner  un  récit  captivant  d'un 
théine  psychologique  très  intéressant,  mais  ce  n'est  pas  là 
de  l'histoire,  c'est  uniquement  de  la  littérature.  Il  est  évi- 
dent que  Lindau  n'est  guère  plus  heureux  lorsqu'il  essaie 
de  représenter  George  Sand  comme  une  Mme  Putiphar 
et  Musset  comme  un  autre  Joseph!)  comme  une  intrigante 
menteuse  qui  entortillait  le  jeune  homme  à  sa  guise,  et  qui, 
le  pétrissant  comme  une  cire  molle,  faisant  de  lui,  tantôt 
une  figure  douce  et  humble,  tantôt  une  figure  bouillon- 
nante de  passion.  11  ressemblait  bien  peu  à  un  jouvenceau 
innocent,  détourné  de  la  bonne  voie  par  une  intrigante 
froide  et  hypocrite,  celui  qui  racontait  à  son  frère  des  his- 
toriettes «  dans  le  goût  de  Lauzun  et  de  Bassompierre  », 
lui,  l'auteur  de  Mardoche,  de  Namouna  et  de  Rolla  !  Il 
en  est  de  môme  de  George  Sand,  si  passionnée,  si  impres- 
sionnable, si  facile  à  entraîner,  habituée  «  à  tout  risquer 
à  tout  propos  »,  si  peu  constante  et  si  peu  ressemblante 
à  Thérèse  Jacques,  cette  femme  si  calme  et  si  raison- 
neuse. 

Cette  confusion  entre  des  êtres  si  dissemblables , 
entre  des  personnages  fictifs  et  des  personnages  réels, 
amène  le  sourire  sur  les  lèvres  du  lecteur.  Un  fait  nous 
arrête  encore,  qui  a  servi  souvent  d'arme  à  ceux  des  enne- 
mis de  George  Sand  qui  cherchent  à  l'accuser  d'hypocri- 
sie comme  femme  et  comme  écrivain  :  c'est  que  les  héroïnes 
de  George  Sand  sont  un  peu  phraseuses  et  prolixes  dans 


44  GEORGE     SAND 

les  moments  décisifs  de  leurs  amours  à  elles,  et  que  leur 
auteur  a  une  tendance  marquée  ;\  expliquer  et  à  justifier 
leur  c  chute  »  par  différents  motifs  très  élevés,  comme  si 
l'amour  par  lui-même  n'était  pas  un  motif  suffisant.  La  plu- 
part des  biographes  de  Musset  et  lescritiques  d'histoire  litté- 
raire tombent  dans  la  même  erreur  que  Lindau  en  voulant 
affubler  George  Sand  elle-même  de  ces  belles  tirades  et  de 
sa  manière  d'invoquer  «  les  circonstances  atténuantes  », 
lorsqu'il  s'agit  de  ses  propres  romans  vécus.  Ces  deux 
traits  de  la  physionomie  littéraire  de  George  Sand  ont  une 
douille  explication.  La  première,  c'est  que  très  ardente  et 
de  nature  passionnée,  se  laissant  facilement  eut  rainer  et 
allant  sans  jugement  et  presque  subitement  jusqu'aux  plus 
décisives  manifestations  de  la  passion,  lorsqu'elle  créait  ses 
héroïnes  avec  l'intention  de  représenter  non  pas  elle,  mais 
des  femmes  idéalisées,  George  Sand  s'est  ingéniée  à  cher- 
cher toutes  les  causes  logiques  possibles,  proprés  à  justi- 
fier et  à  excuser  leurs  chutes.  Ce  procédé  ressort  directe- 
ment de  sa  nature  complexe  :  d'un  côté,  tempérament 
passionné,  de  l'autre  une  âme  tendant  éternellement  à 
l'idéal  et  au  «  rationnel  ».  Et  si  dans  sa  propre  vie  elle  a  eu 
à  déplorer  si  amèrement  ses  entraînements  et  n'a  jamais  su 
se  justifier  en  rien  à  ses  propres  yeux,  elle  s'est  d'autant 
plus  évertuée,  dans  ses  romans,  à  créer  des  types  de 
femmes  comme  elle  aurait  voulu  être  elle-même.  D'autre 
part  ce  n'est  pas  sa  faute,  si  ses  phrases  et  ses  héroïnes 
nous  paraissent  souvent  trop  ampoulées  ou  trop  «  imma- 
culées »  ;  nous  sommes  trop  éloignés  de  1830,  de  son 
style,  des  goûts  et  des  sentiments  qui  régnaient  alors. 
George  Sand  fut  fidèle  à  son  époque  en  faisant  parler  à 
ses  héroïnes  un  langage  idéal  et  quelque  peu  emphatique. 
Alexandre  Herzen,  cet  esprit  libre  et  sobre,  n'employait-il 


GEORGE    SAND  45 

pas  le  môme  langage  lorsqu'il  écrivait  à  sa  fiancée, 
Nathalie  Alexandrovna  '  ? 

Les  discours  et  la  prolixité  des  héroïnes  de  George  Sand 
s'expliquent  donc  parfaitement  par  leur  époque  ;  et  si  elle 
les  l'ait  céder  à  leurs  passions  seulement  lorsqu'elles  peu- 
venl  justifier  leur  chute  par  des  motifs  de  l'ordre  le  plus 
élevé,  et  qu'elle  leur  l'ait  expier  leur  entraînement,  cela  res- 
sort, comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  de  la  tendance  de 
George  Sand  -vers  le  vrai,  le  beau,  le  raisonnable  dans  la 
vie,  tendance  souvent  en  contradiction  avec  ses  propres 
entraînements  et  ses  propres  passions.  Voilà  pourquoi  les 
critiques  qui  oublient  ou  ne  voient  pas  cette  dissemblance 
abso/ueentre  Aurore  Dudevûnt  et  le  type  favori  des  héroïnes 
de  George  Sand,  seront  constamment  en  contradiction  avec 
eux-mêmes,  ou  accuseront  George  Sand  d'hypocrisie. 

Cette  contradiction  se  manifeste  surtout  chez  Lindau, 
lorsqu'il  raconte  le  début  du  roman  qui  s'est  passé  entre 
elle  et  Musset.  II  n'est  certes  pas  plus  heureux  lorsqu'il 
essaye  delà  représenter  comme  une  «  lady  Tartuffe  »  ou 
comme  une  Mme  Putiphar,  que  Paul  de  Musset  en  voulant 
faire  passer  son  frère  pour  une  rosière. 

Les  premières  semaines  —  comme  tous  les  «  commen- 
cements »  dont  parle  Mme  de  Staël  —  furent  heureuses; 
une  harmonie  parfaite  régnait  entre  les  deux  amants.  Tous 
deux,  scmble-t-il,  avaient  trouvé  l'un  dans  l'autre  ce  qu'ils 
rêVaient,  ce  qu'ils  cherchaient.  Ils  ne  se  cachaient  pas  du 
monde  et  étaient  inséparables. 

Dans  une  lettre  inédite  du  7  mars  1834  à  Boucoiran, 
George  Sand  le  prie  —  pour  éviter  tout  malentendu  avec 

1  La  Correspondance  récemment  publiée  du  célèbre  écrivain  russe 
avec  sa  fiancée  (plus  tard  sa  femme)  a  excité  un  intérêt  général  en 
Russie. 


46  GEORGE     SAND 

M.  Dudevant,  qui  devait  se  rendre  à  Paris  en  L'absence  de 
George  Sand  —  «  d'enlever  toutes  les  hardes  d'Alfred  de 
Musset  qui  ont  pu  rester  dans  sa  chambre  ».  Dans  une 
autre  lettre,  du  6  avril,  elle  le  prie  de  donner  la  clef  d.  se 
chambre  à  Musset,  revenu  à  Paris  et  qui  voulait  y  prendre 
quelques  effets  à  lui.  des  tableaux,  des  livres,  etc.  On  voit, 
pari;'),  qu'ils  habitaient  ensemble  le  quai  Malaquais  dans 
l'automne  de  1833,  et  le  petit  logement  était  un  vrai  petit 
nid  d'amoureux.  Paul  de  Musset,  lui-même,  n'a  pu  trou- 
ver autre  chose  à  dire  sur  cette  lune  de  miel  que  de  pro- 
clamer bien  haut  qu'il  régnait  dans  le  jeune  ménage,  non 
seulement  le  bonheur,  mais  encore  une  folle  gaité,  une 
joie  exubérante.  Tantôt,  c'étaient  des  mascarades  sponta- 
nées; tantôt,  dans  ce  cercle  d'intimes,  on  mystifiait,  d'un 
commun  accord,  l'un  ou  l'autre  des  amis  et  des  connais- 
sances par  des  représentations  improvisées.  Debureau,  le 
Pierrot  bien  connu  d'un  petit  théâtre,  talent  primesautier 
et  vraie  nature  d'artiste,  prit,  même  une  fois,  pari  à  ces 
divertissements.  George  Sand  lui  a  consacré  quelques  lignes 
touchantes  dans  Y  Histoire  de  ma  Vie.  et,  après  sa  mort, 
elle  publia,  sur  lui,  dons  le  Constitutionnel  1846),  un 
petit  article,  réimprimé  ensuite  dans  la  collection  complète 
de  ses  œuvres1.  Dans  cet  article,  George  Sand  caractérise 
surtout  Debureau  comme  une  nature  artistique  et  sponta- 
née, une  âme  droite  et  franche.  Un  jour  que  Musset  et 
George  Sand  s'étaient  imaginé  de  mystifier  M.  Lermi- 
nier,  le  critique,  Debureau  lui  fut  présenté  en  qualité  de 
diplomate  anglais,  et  pendant  tout  le  dîner,  empesé  et 
plein  de  morgue,  il  ne  desserra  pas  les  dents.  Ce  ne  fut 
qu'à  la  fin  d'une  conversation  sur  la  politique,  qu'àl'ébahis- 

1  Voir  :  Questions  d'art  et  de  littérature. 


GEO R CE     S AND  47 

seraient  de  tous  les  non-initiés,  il  se  mit  tout  à  coup  — afin, 
dit-il,  do  mieux  faire  comprendre  L'etpaalibare  européen,  — 
à  jongler  avec  son  assiette.  Ce  soir-là,  Musset  était  dégwieé 
en  gentille  soubrette  normande,  — très  maladroite  de-ses 
mains,  —  qui  tantôt  arrosait  d'eau  les  convives  en  les  ser- 
vant, tantôt  les  poussait  sans  cérémonie,  et,  pour  comble, 
9C  mit  à  table  à  coté  du  diplomate.  Bref,  ce  furent  des 
plaisanteries  et  des  rires  sans  fin...  Parfois  toute  la  com- 
pagnie se  rendait  au  théâtre,  parfois  les  deux  amants  se 
promenaient  sur  les  boulevards,  ou  bien  Ton  restait  à  la 
maison,  et  alors  on  lisait,  on  dessinait,  on  faisait  de  la 
musique  et  Ton  causait  amicalement  d'art  et  de  littérature. 
D'autres  fois  les  deux  amants  travaillaient  ensemble  ou 
jouaient  comme  des  enfants.  En  un  mot,  on  eût  dit  l'idéal 
d'une  union  d'artistes  '. 

Dans  le  courant  de  septembre,  ennuyés  du  bruit  de  Paris 
et  évidemment  lassés  de  l'espèce  de  tutelle  exercée  par 
le  très  cher  frère  Paul,  qui,  on  le  voit,  n'avait  pas  quitté  le 
jeune  couple  —  lassitude  dont  ce  témoin  importun  ne  se 
doutait  point,  ce  qui  explique  pourquoi  il  ne  comprit  pas  la 
raison  qui  les  faisait  s'envoler  si  vite  de  Paris,  —  Alfred  de 
Musset  et  George  Sand  s'établirent  d'abord  à  Fontainebleau, 
où  ils  [tassèrent  quelque  temps  dans  une  entière  solitude, 
Baisant  des  promenades  et  des  excursions  dans  la  célèbre  et 
admirable   forêt. 

Ce  voyage  est  devenu  historique,  depuis  que  les  deux 

1  Nous  n'ajoutons  foi  qu'à  ce  que  Paul  de  Musset  dit  de  cette  époque 
dans  la  Biographie,  en  laissant  de  côté  le  tableau  qui  en  esl  fait  dans 
Lui  et  Elle,  où  certains  biographes  et  critiques  ont  pourtant  puisé  des 
détails  pittoresques  sur  la  vie  que  menaient  alors  Musset  et  George 
Sand.  Dans  le  roman  dont  nous  parlons,  ces  détails  sonl  certes  pleins 
il.'  verve  ei  de  coloris  et  peignent  bien  la  vie  de  bohème  îles  deux 
poètes.  Néanmoins,  on  ne  doit  pas  oublier  que  c'est  la  une  o&uvîj 
d'imagination  et  non  d'histoire. 


48  GEORGE     S AND 

écrivains,  dans  la  Confession  il  un  enfant  du  siècle  et  le 
Souvenir,  ainsi  que  dans  Elle  et  Lui,  Font  célébré  et  l'ont 
fait  passer  à  la  postérité.  Ni  l'un  ni  l'autre  ne  purent  jamais 
aller  à  Fontainebleau  sans  se  rappeler  aussitôt  ces  premiers 
temps  heureux  de  leur  amour,  jamais  ils  ne  purent  parler 
indifféremment  de  la  forêt.  Aussi  George  Sand  y  retournâ- 
t-elle plus  d'une  fois,  en  réalité  ou  en  pensée,  et  en  parle- 
t-elle  plusieurs  fois  dans  ses  écrits.  En  1837,  elle  y  passa 
plusieurs  semaines  avec  son  fils  et  il  en  résulta  quelques 
pages  lyriques  intitulées  :  Une  lettre  écrite  de  Fontaine- 
bleau en  1837 *,  parues  en  1855  dans  le  volume  collectif 
intitulé  :  «  Fontainebleau.  »  Dans  la  préface  de  la  Dernière 
Aldini,  George  Sand  écrit2  :  «  J'ai  rêvé,  en  me  promenant 
à  travers  la  forêt  de  Fontainebleau,  tête  à  tête  avec  mon 
fils,  à  tout  autre  chose  qu'à  ce  livre,  que  j'écrivais  le  soir 
dans  une  auberge,  et  que  j'oubliais  le  matin,  pour  ne  m'oc- 
cuper  que  de  fleurs  et  de  papillons.  Je  pourrais  raconter 
toutes  nos  courses  et  tous  nos  amusements  avec  exactitude, 
et  il  m'est  impossible  de  dire  pourquoi  mon  esprit  s'en 
allait  le  soir  à  Venise.  Je  pourrais  bien  chercher  une 
bonne  raison;  mais  il  sera  plus  sincère  d'avouer  que  je  ne 
m'en  souviens  pas  :  il  y  a  de  cela  quinze  ou  seize  ans.  » 

Nous  supposons  que  le  lecteur  comprend  clairement 
pourquoi  et  par  quel  enchaînement  d'idées  et  de  souvenirs 
les  sentiers  mystérieux  de  la  forêt  de  Fontainebleau  fai- 
saient revivre  dans  l'âme  de  l'écrivain  les  réminiscences  de 
Venise;   nous  supposons  aussi  que  «  quinze  ans  aupara- 


1  Plus  tard  cette  •  Lettre  »  fui  réimprimée  dans  les  Œuvres  com- 
plètes de  George  Sand,  au  cours  du  volume  les  Sept  Cordes  de  la  Lyre. 
La  lettre  l'ait  aussi  partir  du  n°  III  de  ses  Impressions  et  Souvenirs. 

3  Le  roman  a  été  écrit  et  imprimé  en  1S37.  La  préface  lui  écril 
pour  l'édition  des  CEuvres  de  George  Sand,  publiées  chez  Hetzel 
avec  illustrations  de  Tony  Johannot  et  de  Maurice  Sand. 


GEORGE     SAND  49 

vant  »,  c'est-à-dire  en  1837,  George  Sand  elle-même  s'ex- 
pliquait parfaitement  pourquoi  Fontainebleau  et  Venise 
vivaient  inséparablement  en  son  àme.  C'est  le  souvenir 
des  jours  les  plus  doux  et  les  plus  sombres  de  son  amour 
pour  Musset  qui  en  faisait  le  lien...  Bien  plus  tard  encore, 
en  1872,  George  Sand  consacra  de  nouveau  à  la  forêt  de 
Fontainebleau  quelques  pages  éloquentes  ;  c'était  une 
réponse  à  l'appel  adressé  aux  savants  et  aux  artistes  sur 
la  nécessité  de  conserver  intacte  cette  forêt  historique  dont 
le  Gouvernement  voulait  vendre  une  partie.  George  Sand 
éleva  aussi  la  voix  contre  l'aliénation  de  cette  propriété 
nationale;  et  cela  tant  au  point  de  vue  utilitaire  (à  cause 
du  dommage  qui  résulte  de  la  destruction  des  forêts  si  peu 
nombreuses  en  France)  qu'au  point  de  vue  esthétique,  pour 
ne  pas  priver  le  peuple,  et  surtout  les  enfants,  d'un  de  ces 
coins  de  «  nature  »  que  l'on  fait  disparaître  de  plus  en  plus 
et  que  l'on  relègue  toujours  plus  loin  des  endroits  habités; 
cependant  c'est  la  seule  source  de  poésie,  d'observation,  de 
contemplation  pour  bien  des  enfants  des  villes,  c'est  un 
élément  indispensable  à  leur  éducation  l. 

La  plupart  des  biographes  et  des  critiques  racontent  avec 
beaucoup  de  détails  le  voyage  à  Fontainebleau,  en  se 
basant  sur  ce  que  l'on  trouve  dans  Elle  et  Lui,  Lui  et  Elle 
et  dans  la  Confession.  Xousne  les  imiterons  pas.  Bien  plus, 
nous  ne  pouvons  partager  complètement  l'opinion  de 
Mme  Arvède  Barine,  qui  prend  ici  pour  guide  une  lettre 
postérieure  de  George  Sand  à  Mme  d'Agoult,  lettre  écrite  à 
propos  de  la  publication  de  la  Confession  d'un  enfant  du 
siècle,  et  dans  laquelle  George  Sand  dit  que  c'est  avec 
émotion  qu'elle  a  lu  «  cette  peinture  vraie  et  détaillée  d'une 

1  Cette  lettre  imprimée  d'abord  dans  le  Temps,  fait  partie  du  volume 
Impressions  et  Souvenirs  des  Œuvres  complètes,  où  elle  porte  le  n°  XX. 

il.  4 


SO  GEORGE    SAND 

intimité  malheureuse 1  ».  Se  basant  sur  cette  lettre , 
Mme  ArvèdeBarine  introduit,  notamment  en  cet  endroit  de 
sa  biographie  de  Musset,  des  fragments  de  la  Confession 
racontant  comment  le  héros,  dès  le  début  de  son  amour, 
comportait  déjà  étrangement  et  inégalement  avec 
Brigitte  eJest^à-dire  avec  George  Sand).  Il  ne  pouvait  se 
défaire  des  habitudes  de  son  ancienne  vie  de  débauche, 
il  tourmentait  par  sa  jalousie  rétrospective  la  pauvre 
femme  aimée.  Tantôt  il  l'adorait  à  genoux  comme  une 
sainte,  tantôt  il  l'outrageait,  comme  une  ignoble  courtisane 
et  la  traitait  grossièrement.  Quand  parut  la  Confession 
d'un  enfant  du  siècle,  où  l'auteur  a  pu.  grâce  au  but 
artistique  qu'il  poursuivait,  disposer  et  grouper  les  faits, 
non  dans  leur  ordre  historique,  mais  conformément  à 
-"il  plan  artistique  (chose  à  laquelle  il  avait  parfaitement 
droit  .  George  Sand  fut  satisfaite  de  la  manière  dont  il 
;i\iiit  traité  tout  ce  qui  s'était  passé,  elle  en  reconnut 
l'exactitude. C'est  ce  qu'elle  écrivit  en  1836  à  Mmed'Agoult. 
Musset  avait  donc  dit  la  vérité  sur-  lui  et  sur  elle.  Mais  il 
importe  de  savoir  à  quel  temps  s'applique  cette  vérité,  l\ 
l'automne  île  1833  ou  bien  ;'<  une  époque  postérieure  .' 
A  propos  de  l'automne  de  1833,  il  serait  plus  juste  de  citer 
d'autres  paroles  authentiques  de  George  Sand  tirées  d'une 
lettre  qu'elle  écrivit  ;i  Sainte-Beuve  le  21  septembre  1833, 
paroles  du  reste  rapportées  aussi  par  M""  Arvède  Barine 
elle-même  : 

«  ...  Moi,  j  ;ii  été  malade,  mais  je  suis  bien.  Et  puis, 
je  suis  heureuse,  très  heureuse,  mon  ami.  Chaque  jour 
je  m'attache  davantage  à  lui;  chaque  jour  je  vois  s'eflî 


1  Cette  lettre,  datée  du  25  mai  1836.  est  imprimée  dans  la  Correspon- 
dance de  G  geSan  s  sans  ces  lignes  sincères  et  importantes  au 
point  de  vue  biographique.  Nous  en  donnons  un  fragment  plus  loin. 


GEORGE     SAND  51 

en  lui  les  petites  choses  qui  me  faisaient  souffrir;  chaque 
jour  je  vois  luire  et  briller  les  belles  choses  que  j'admirais. 
Et  puis  encore,  par-dessus  tout  ce  qu'il  est,  il  est  bon 
enfant,  et  son  intimité  m'est  aussi  douce  que  sa  préférence 
m  "a  été  précieuse  l...  » 

Uni'  lettre  de  la  fin  de  septembre ,  également  citée  par 
Arvède  Barine,  confirme  encore  davantage  cette  impression 
de  bonheur  et  de  paix  descendue  dans  rame  agitée  de 
l'auteur  de  Lélia.  De  tristesse  et  de  désaccords,  il  n'y  a 
pas  encore  trace. 

Mais  hélas,  ils  arrivèrent  bientôt,  et  cela  presque  dès  le 
commencement  du  voyage  en  Italie,  que  Musset  et  George 
Saud  entreprirent  dans  le  courant  de  décembre  de  la  même 
année.  L'un  et  l'autre  tenaient  à  s'éloigner  du  bruit  de  Paris, 
des  amis  et  des  parents,  et  à  vivre  seuls  en  pleine  liberté,  au 
milieu  d'une  nature  merveilleuse  et  des  monuments  de  l'art. 
M.  Dudevant  n'avait,  en  apparence,  opposé  aucun  empê- 
chement au  voyage  de  sa  femme  ;  la  petite  Solange  restait 
auprès  de  sou  père,  à  Xohant  ;  George  Sand  avait  confié  tem- 
porainement  Maurice,  pour  les  fêtes  de  Noël,  à  ses  deux 
aïeules  :  M"ie  Dupin,  et  la  belle-mère  de  son  mari,  la  baronne 
Dudevant,  et  vers  la  mi-décembre  2  Musset  et  George  Sand 
quittèrent  Paris.  Ils  passèrent  par  Marseille  et  Gênes,  Li- 
vourne  et  Pise,  et  se  rendirent  à  Florence,  d'où  ils  allèrent 
à  Venise   par  Ferrare  et  Bologne.   Remarquons  bien  cet 


1  On  ne  trouve  que  quelques  fragments  de  cette  lettre  dans  l'ouvrage 
de  Mm"  Barine.  L'original  appartient  à  M.  de  Spoelberch.  Le  paragraphe 
que  nous  venons  de  citer  fut  imprimé  d'abord  dans  les  Portraits  con- 
temporains ;  la  lettre  tout  entière  a  paru  maintenant  dans  la  Collec- 
tion des  Lettres  à  Sainte-Beuve. 

s  Dans  sa  lettre  à  MŒe  Dupin,  datée  de  :  «  Jeudi,  décembre,  1833  ». 
[Correspondance,  t.  I),  elle  écrit  :  «  Je  pars  ce  soir  »,  et  dans  une  lettre 
inédit'' a  son  mari,  du  «  mardi,  11  décembre  »,  elle  écrit,  qu'elle  partira 
«  jeudi  »,  ce  qui  indique  qu'elle  est  partie  de  Paris  le  jeudi,  13  décembre. 


o2  GEORGE    SAND 

itinéraire,  uniquement  pour  ne  pas  tomber  dans  Terreur 
de  Messieurs  les  biographes  qui  aiment  à  prendre  Les 
romans  comme  documents  et  ont  pu  faire  ainsi  se  pro- 
mener .Musset  et  George  Sand,  à  la  suite  de  Fauvel  et 
d'Olympe,  ou  de  Laurent  et  de  Thérèse,  à  la  Spezzia  et  à 
Xaples,  où  il  n'ont  jamais  mis  les  pieds.  Du  reste,  Landau, 
qui  reproduit  toujours  servilement  Paul  de  Musset . 
s'éloigne  tout  à  coup  de  son  original  en  parlant  du  départ, 
et  au  lieu  de  la  soirée  brumeuse  et  des  mauvais  présa 
de  toutessorles  '  qui  accompagnèrent  ce  départ  dans  le  récit 
du  frère,  il  nous  dit  qu'il  s'est  effectué  dans  la  joie  «  par 
une  gaie  journée  ensoleillée  du  mois  ^  octobre  »  (?  ! 

George  Sand  écrivit  à  son  fils  de  Marseille,  le  1S  dé- 
cembre, sa  première  lettre,  dans  laquelle  elle  lui  dit  qu'ils 
ont  jusque-là  voyagé  sans  relâche  -.  A  Marseille,  ils  res- 
tèrent jusqu'au  22,  d'où  il  partirent  pour  Gènes.  L'album 
de  voyagede  Musset  renferme  quelques  dessins  très  curieux 
représentant  George  Sand  dans  des  attitudes  toutes  diffé- 
rentes :  fumant  tranquillement  sa  cigarette  sur  le  tillac, 
tandis  que  Musset  a  l'air  penaud  d'un  homme  qui  souffre 
du  mal  de  mer;  ailleurs  Musset  représente  sa  compagne 
en  costume  de  voyage,  achetant  un  bibelot  dans  une  bou- 
tique de  bric-à-brac,  puis  en  toilette  d'appartement,  encore 
plus  loin  costumée  en  Turque  et  fumant  la  chîbouque;  ou 
encore  souriante,  un  éventail  à  la  main.  Sur  le  bateau  du 
Rhône,  les  jeunes  gens  rencontrèrent  Beyle  (Stendhal, 
l'auteur  de  Rouge  et  Noir),  et,  à  ce  qu'il  semble,  ils  pas- 
sèrent gaiement  le  temps  avec  lui,  quoique  George  Sand 
ne  partageât  guère  ses  goûts  ni  ses  idées.  Le  voyage  com- 
mençait très  agréablement. 

1  Biographie  d'Alfred  de  Musset,  par  Paul  de  Musset. 
•  Correspondance,  t.  I.  p.  256. 


GEORGE     SAND  53 

A  Gênes,  les  deux  voyageurs  se  mirent,  sans  se  lasser, 
à  visiter  les  palais  et  les  musées,  admirant  en  vrais  artistes 
toutes  les  merveilles  d'art  disséminées  avec  tant  de  pro- 
fusion dans  cette  charmante  ville.  De  Gènes  ils  se  rendirent 
à  Florence  par  Livourne. 

A  Florence  commencèrent  à  s'élever  entre  eux  les  pre- 
mières discordes,  d'abord  passagères,  mais  elles  prirent 
bientôt  un  caractère  menaçant  et  démontrèrent  aux  deux 
amoureux,  si  heureux  naguère,  qu'ils  étaient  deux  indivi- 
dualités différentes,  ce  qui  est  le  symptôme  le  plus  vrai 
et  le  plus  fatal  d'une  rupture  menaçante  et du  com- 
mencement de  la  fin.  Ils  étaient  cependant  encore  parfai- 
tement heureux,  mais  il  y  avait  déjà  des  nuages  à  l'hori- 
zon, et  les  biographes  de  Musset  (les  deux  meilleurs,  du 
moins  :  Arvède  Barine  et  Landau]  sont  obligés  de  recon- 
naître que  la  cause  de  ces  premiers  malentendus  était  due 
à  Musset  lui-même.  C'est  ici  qu'il  faut  rapporter  la  page 
de  la  Confession  que  cite  Mmc  Barine,  en  parlant  de  la 
course  à  Fontainebleau.  Un  passé  trop  orageux  avait  laissé 
en  Musset  des  traces  ineffaçables  ;  il  avait  éprouvé  par 
lui-même  ce  qu'il  avait  déjà  si  souvent  pris  pour  sujet  de 
ses  poèmes  et  de  ses  drames  comme  par  exemple  de  : 
la  Coupe  et  les  lèvres.  La  vie  de  débauche  qu'il  avait 
auparavant  menée  le  rendait  incapable  d'un  amour  can- 
dide, confiant,  plein  d'estime  et  d'amitié;  elle  avait  empoi- 
sonné à  jamais  dans  son  âme  la  source  du  pur  dévoue- 
ment el  de  la  foi,  et  l'avait  souillée.  Vainement  essayait- 
il  d'oublier  le  passé,  de  croire  à  une  femme  fidèle,  de 
l'aimer  avec  respect,  «saintement».  Des  souvenirs  affreux, 
hideux,  d'amères  expériences  ne  lui  faisaient  voir  en  elle 
que  la  source  de  grossières  jouissances  et  de  tromperies 
plus   grossières  encore.  Et  la  fantaisie    sans  frein,   cette 


'6*  GEORGE     SAND 

faculté  de  s'adonner  à  tonte  idée  à  peine  née  dans  l'ima- 
gination, faisait  de  tout  soupçon  une  réalité,  et  pouvait 
faire  succéder  tout  à  coup  aux  minutes  les  plus  heureuses 
des  moments  ou  il  regardait  son  amante  comme  la  der- 
nière (]r<  femmes,  et  il  était  capable  de  la  haïr  sur  les 
soupçons  les  plus  honteux  et  les  plus  invraisemblables 
pour  la  porter  ensuite  au  plus  haut  des  cieux  et  l'adorer 
comme  une  divinité. 

George  Sand  ne  comprenait  pas  ces  perpétuels  chan- 
gements. Elle  aimait  autrement.  Douée  d'un  tempérament 
passionné,  elle  avait  pourtant  l'âme  calme  et  bien  pondérée. 
Elle  ne  savait  point  aimer  sans  croire  et  sans  voir  dans  le 
bien-aimé  le  meilleur  des  hommes.  Elle  joignait  à  cela  une 
bonté  toute  miséricordieuse,  une  grande  patience,  et  aussi 
longtemps  qu'elle  ne  vit  dans  les  emportements  de  Musset 
que  les  défauts  et  les  excès  d'une  poétique  nature  pas- 
sionnée, elle  n'y  fit  aucune  attention.  Mais  le  jour  où  «'lie 
vit  enfin  qu'ils  étaient  gens  différents,  qu'ils  envisageaient 
les  choses  tout  différemment,  qu'ils  les  comprenaient 
autrement,  quelle  eut  cessr  de  croire  à  Musset,  l'éloigne- 
menl  et  le  refroidissement  commencèrent  à  travailler 
imperceptiblement  et  inconsciemment  son  âme.  Les  rela- 
tions entre  les  deux  amants  restèrent  passionnées  comme 
par  le  passé,  mais  leurs  âmes  ne  vibraient  plus  à  l'unisson. 
De  là  la  tragédie  qui  s'ensuivit,  de  là  la  durée  de  cette  tra- 
gédie, qui  n'arriva  pas  de  sitôt  à  son  épilogue.  Leur 
amour,  de  chaîne  de  roses  qu'il  ('tait,  devint  une  chaîne  de 
1er.  une  ehaîne  meurtrissante,  mais  elle  leur  était  si  chère, 

que  tous  deux  de  longtemps  encore  ne  purent  la  briser. 
Ils  différaient  tellement  par  leurs  convictions,  leurs  goûta, 
Leurs  habitude-!  Au  moment  de  leur  liaison,  Musset  et 
George  Sand  n'avaient  tait  attention  qu'aux  grandes  lieues 


GEORGE    S AND  55 

poétiques  de  leur  caractère  et  de  leur  âme,  par  lesquelles 
ils  se  ressemblaient,  avec  le  temps  ils  commencèrent  à 
se  convaincre  que  leurs  habitudes,  leur  genre  de  vie 
étaient  tout  différents  et  ne  pouvaient  point  s'accorder. 
On  peut  s'étonner  qu'ils  ne  s'en  soient  pas  aperçus 
plus  tôt.  Voici  ce  que  nous  dit  de  Musset  l'un  de  ses 
amis  mondains  ,  le  comte  d'Alton-Shee  :  «  Avec  les 
hommes,  il  parlait  peu  et  riait  volontiers  de  l'esprit  des 
autres.  Aux  femmes  il  réservait  toutes  les  grâces  et  tous 
les  charmes  de  sa  coquetterie;  près  d'elles  il  était  gai, 
amusant,  éloquent,  moqueur,  dessinant  une  caricature, 
composant  un  sonnet,  écoutant  la  musique  avec  délices, 
jouant  des  charades  improvisées,  ayant  comme  elles 
l'horreur  de  la  politique  et  des  sujets  sérieux.  »  George 
Sand,  tout  au  contraire,  ne  pouvait  souffrir  la  causerie 
pour  la  causerie  même,  elle  avouait  volontiers  qu'elle 
préférait  la  conversation  des  hommes  à  celle  des  femmes, 
celles-ci  la  fatiguant  par  leur  vain  bavardage  et  leurs 
coq-à-1'âne.  Elle  aimait  à  causer  et  à  Jouer  avec  des 
enfants,  elle  s'entendait  à  'les  faire  rire  en  riant  elle- 
même,  mais  elle  manquait  complètement  d'esprit  dans 
les  conversations  de  salon.  Quand  on  causait  devant  elle 
de  choses  qui  lui  étaient  peu  connues  ou  qui  n'avaient 
pour  elle  aucun  intérêt,  elle  se  taisait.  Mais  aussitôt 
qu'il  (Hait  question  de  quelque  chose  qui  lui  tenait  au 
cœur,  elle  prenait  une  vive  part  à  la  conversation, 
discutait  ,  exigeait  qu'on  lui  prouvât  ce  qui  l'avait 
frappée  ou  l'avait  touchée  au  vif.  Xous  avons  déjà  cité 
le  passage  de  la  cinquième  partie  (vol.  IV,  p.  149;  de 
Y  Histoire  de  ma  Vie  où  elle  nous  dit  quelles  questions 
religieuses,  politiques  cl  sociales  l'avaient  remuée  si  pro- 
fondément à  la  veille   d'écrire   Lé  lia  :  «  Mais  il   est   une 


56  GEORGE     SAND 

douleur  plus  difficile  à  supporter  que  toutes  celles  qui 
nous  frappent  à  L'état  d'individu.  Elle  a  pris  tant  de 
place  dans  mes  réflexions ,  elle  a  eu  tant  d'empiré 
sur  ma  vie ,  jusqu'à  venir  empoisonner  mes  phrases 
de  pur  bonheur  personnel ,  que  je  dois  bien  la  dire 
aussi...  '  »  etc. 

Et  Musset  dit  dans  sa  célèbre  dédicace  à  Alexandre 
Tatett  : 

D'ailleurs,  il  n'est  pas  dans  mes  prétentions 
D?ètre  l'homme  du  siècle  et  de  ses  passions. 
Si  mon  siècle  se  trompe,  il  ne  m'importe  guère  : 
Tant  mieux  s'il  a  raison,  et  tant  pis  s'il  a  tort  ; 
Pourvu  qu'on  dorme  encore  au  milieu  du  tapage, 
C'est  tout  ce  qu'il  me  faut  et  je  ne  crains  pas  l'âge 
Où  les  opinions  deviennent  un  remords. 

Si  les  lignes  de  cette  dédicace  qui  viennent  après  celles- 
ci  font  tant  d'honneur  à  la  libre  pensée  de  Musset,  à  sa  tolé- 
rance en  matière  de  religions  et  de  nationalités,  à  son 
mépris  pour  ce  que  Ton  est  convenu  d'appeler  «  patrio- 
tisme »,  et  nous  le  montrent  comme  un  homme  plaçant 
Yhumanité  au-dessus  de  la  nationalité —  les  lignes  citées 
témoignent  au  moins  de  son  inertie  et  de  son  indifférence 
envers  les  questions  qui  ont  agité  ou  agitent  encore  les 
plus  grands  esprits  de  notre  siècle. 

Tout  en  prenant  entièrement  a  cœur  les  grandes  causes 
générales,  George  Sand  était  en  même  temps  un  écrivain 
de  vocation  par  toutes  les  tendances  de  sa  nature.  Son  art, 
elle  l'aimait  plus  que  tout  au  monde  ;  son  travail,  elle  le 
regardait  comme  le  premier  des  devoirs,  sinon  comme  la 
chose  qui.  dans  sa   vie,  primait  toutes  les  autres  ;  elle  tra- 

1  Voir  le  chapitre  vu. 


GEORGE    SAND  57 

raillait  comme  les  vrais  artistes  :  partout  et  toujours,  dans 
la  joie  comme  dans  la  tristesse,  qu'elle  aimât  ou  qu'elle 
n'aimât  point,  au  foyer  comme  en  voyage.  Ecrire  était 
pour  elle  une  nécessité,  elle  ne  pouvait  vivre  sans  cela. 
Plus  tard  ,  elle  se  plaignit  parfois  de  «  son  travail  de 
forçat  »,  et  souvent  elle  se  sentait  vivement  fatiguée,  car 
son  labeur  était  au-dessus  de  ses  forces.  Mais  ceci  était 
indispensable,  car  son  travail  était  presque  sa  seule  res- 
source. Nous  savons,  en  effet,  par  son  procès  avec  Dude- 
vant,  qu'il  ne  lui  payait  presque  jamais  exactement  les 
misérables  1.500  francs  assignés  par  leur  contrat  de 
mariage.  Elle  voulait,  en  outre,  vivre  de  sa  plume  sans 
dépendre  de  son  mari  et  sans  faire  de  dettes.  Il  lui  fallait 
travailler  d'arrache-pied,  rien  que  pour  pouvoir,  après  avoir 
vécu  six  mois  à  Nohant,  passer  les  six  autres  mois  de 
l'année  à  Paris  avec  sa  petite  fille.  Ce  n'était  qu'à 
condition  d'un  labeur  sans  relâche  qu'elle  échappait  à  la 
pauvreté  et  qu'elle  n'avait  pas  à  se  refuser  les  plus 
modestes  plaisirs.  Son  voyage  en  Italie  entraîna  de  nou- 
velles dépenses  assez  considérables.  Avant  son  départ, 
pour  avoir  quelques  centaines  de  francs  de  plus  en 
poche,  elle  emprunta  une  certaine  somme  à  Buloz  et  à 
Sosthène  de  La  Rochefoucauld ,  en  promettant  à  Buloz 
de  régler  son  compte  en  lui  envoyant  de  la  copie  à  mesure 
qu'elle  écrirait  en  Italie.  En  effet,  tout  en  passant  ses  jour- 
nées, â  Gênes  ou  à  Florence  en  promenades,  et  en  jouis- 
sant de  la  nature  et  des  arts  en  compagnie  de  son  bien- 
abné,  George  Sand,  le  soir,  se  mettait  à  sa  table  de  travail, 
écrivait  par  vocation  et  par  nécessité,  et  rien  ne  pouvait 
la  détourner  de  son  œuvre  ;  écrire  était  pour  elle  une 
seconde  nature. 

Musset,  lui,  écrivait  à  bâtons  rompus,  passant  parfois 


58  GEORGE    S AND 

des  semaines  el  des  mois  sans  prendre  une  plume  : 
son  amour  de  l'art  était  celui  d'un  dilettante.  Dos  désac- 
cords ne  tardèrent  pas  non  plus  à  s'élever  sur  ce 
terrain.  Musset  ne  voulait  travailler  qu'à  ses  heures,  mais 
était  toujours  prêt  à  courir  les  rués  li-  soir  et  à  s'amuser. 
George  Sand,  tout  entière  à  son  travail,  ne  pouvait  ni  ne 
voulait     l'accompagner1.    Elle    n'admettait    pas    comme 

1  Dan-  l'exposition  de  ce  fait  la  partialité  de  Lindau  éclate  de  nou- 
veau aux  yeux.  Il  dit  :  a  Deux  natures  toutes  différentes  s'étaient  heur- 
tées :  d'un  côté,  un  jeune  homme  passionné,  effréné,  qui  disposait 
ménag  ment  de  sa  santé,  de  sa  cassette  e1  de  son  génie,  sans  se  sou- 
cier de  savoir  commenl  ça  finirait,  et  qui.  dans  la  fumée  de  l'entraîne- 
ment et  des  plaisirs,  allait  au  hasard  .-ans  savoir  où  iziellos  dahinlau- 
melle  :  de  l'autre,  une  femme  modérée,  calme,  un  peu  pédantesque, 
qui.  chaque  soir,  vérifiai!  sa  caisse  el  pensait  au  moyen  de  la  remplir 
dès  qu'ell  •  la  voyait  diminuer,  et  qui  se  possédai!  assez  elle-même 
peur  se  au  Ave  en  tout  temps  à  sa  table  de  travail  et  écrire  le  nombre 
de  pages  \  >ulu.  une  femme  que  rien  ne  pouvait  arrachera  ce  travail 
et  qui  pouvait  résister  à  toutes  les  tentations...  » 

Lindau  confond  ain-i  dans  une  même  phrase  doux  choses  complè- 
tement différentes,  mais  toutes  deux  faisant  honneur  à  George  Sand: 
son  amour  du  travail,  —  vrai  travail  d'artiste  entièrement  voué  à  son 
œuvre, —  et  la  Nécessité  de  vivre  de  ce  travail  en  tenant  ses  comptes, 
vérifiant  sa  caisse  el  s'inquiétant  de  savoir  comment  elle  payera 
divertissements,  alors  que  Musset,  lui,  s'en  souciait  fort  peu.  Confondre 
ces  deux  choses  et  en  parler  d'un  ton  railleur  ne  fait  nullement  honneur 
ni  à  la  pénétration  ni  à  la  probité  littéraire  de  Lindau.  Mais  le  désir  de 
rejeter  sur  George  sand  la  responsabilité  de  toutes  les  peccadilli 
Mussel  :  porte  Lindau  à  un  véritable  jeu  de  mots,  en  sorte  qu'il  devienl 
difficile  de  saisir  ce  qu'il  veut  dire  à  la  page  suivante,  que  nous  repro- 
duisons en  entier  : 

«  A.  de  Musset  voulait  user  de  la  vie  et  en  jouir  au  moment  donné  . 
George  Sand  qui,  à  beaucoup  d'autres  qualités,  joignait  encore  celle 
d'ehe  une  bonne  et  soigneuse  ménagère,  bien  économe,  voulait 
faire  quelque  chose  qui  lut  bien  [rechtschajfen.es),  gagner  de  l'argent 
et  réunir  des  matériaux  pour  ses  travaux  futurs.  //  voulait  courir  le 
monde  sans  aucun  but,  elle  voulait  travailler  selon  le  plan  qu'elle 
s'était  formé.  A  la  lin  des  lin-,  il  alla  son  chemin,  elle  resta  a  la  mai- 
son. Seul,  il  devint  triste,  il  se  mil  a  chercher  la  société  que-  l'on  trouve 
toujours  facilement,  celle  des  chanteusi  -   danseuses,  pour  la 

plupart  d'une  réputation  douteuse,  avec  lesquelles  il  ni  connaissance 
par  l'entremise  du  consul  de  France  a  Venise,  société  joyeuse,  aniu- 
sante,  dan-  laquelle  il  s'oubliait,  et,  en  tout  cas,  plu-  agréable  que 
celle  qu'ij  trouvait  auprès  de  -on  amante,  taciturne,  glaciale  (?)  appli- 
quée au  travail,  et  qui,  lorsqu'il  lui  fallait  travailler,  fermait  momen- 
tanément -.1  p. .ite  même  à  l'amour.  Il  passait  ainsi  gaîment  son  temps. 


GEORGE     SAND  59 

possible  qu'il  pûi  s'élever  entre  eux  des  désaccords  pour 
la  seule  raison  qu'elle  se  voyait  obligée  de  travailler  et 
qu'il  lui  fallait,  à  lui,  des  spectacles  ou  des  pique- 
niques,  car  elle  comprenail  ses  relations  avec  Musset 
comme  quelque  chose  de  beaucoup  plus  sérieux.  Les 
discordes  arrivèrent  cependant. 

Déjà,  à  Florence,  les  premières  discussions  s'étaient 
manifestées.  George  Sand  s'était  aperçue,  avec  horreur, 
que  son  amour  n'avait  non  seulement  aucune  influence 
bienfaisante  sur  les  habitudes  et  le  genre  de  vie  de 
Musset,  mais  ne  le  retenait  pas  même  de  la  trahir  de  la 
manière  la  plus  grossière.  Deux  fois  en  sa  vie  elle  avait 
déjà  éprouvé  le  dégoûl  de  semblables  trahisons  :  pendant 
son  mariage  avec  Dudevant,  et,  plus  tard,  lorsque  Jules 
Sandeau  ne  s'était  point  gêné  pour  la  tromper  avec  une 
blanchisseuse.  Musset  l'aimait  comme  auparavant,  mais,  au 
point   de    vue  masculin  de  Musset,  cet  amour  ne  Tempè- 


Gaiiiii'nt  ?  Nous  n'en  savons  rien.  Au  fond  de  sua  âme,  il  était  tout  à 
l'ait  démonté.  Il  était  mécontent  de  sa  bien-aimée.  Il  trouvait  injuste 
que  grâce  a  ses  calculs  pédantesques  —  c'est  ainsi  que  lui  paraissaient 
les  motifs  qui  l'enchaînaient  à  su  table  de  travail  —  elle  l'abandonnât 
à  son  sort.  Il  lui  pesait  de  n'avoir  pas  la  consolation  d'avoir  à  côté  de 
lui  une  complice  de  sa  faute.  Il  s'irritait  contre  lui-même,  car  il  voyait 
qu'il  a  ^  i  s  -  ;  l  i  t  mal.  Au  milieu  de  s;i  vie  do  débauche  e-1  de  ses  soupers 
joyeux,  il  devait  se  souvenir  do  l'amie  consciencieuse  qui,  dans  sa 
petite  chambre  et  à  la  clarté  do  sa  lampe,  était  assise  à  son  travail, 
tandis  que  lui  [»;is>ait  dans  les  plaisirs  une  nuit  après  l'autre.  Rien  ne 
nous  rend  si  injuste  à  l'égard  des  autres  que  la  conscience  de  n'avoir 
pas  rempli  notre  devoir.  Aussi,  quand,  moralement  abattu,  il  retour- 
nai! au  logis  fort  tard  dans  la  nuit  et  qu'il  retrouvait  son  amie  encore 
en  train  de  travailler,  ou  qu'il  entendait  de  la  chambre  voisine  la  res- 
piration égale  de  son  sommeil,  sentait-il  l'impérieuse  nécessité  non 
seulement  de  s'accuser  lui-même,  mais  encore  le  besoin  d'en  vouloir  à 
celle  qui  lui  donnait  l'occasion  de  s'accuser  ainsi.  Pour  mettre  sa  cons- 
cience en  paix,  il  s'asseyait  parfois  à  table  au  milieu  de  la  nuit  et 
écrivait  quelques  heures  sans  s'arrêter.  Mais  le  travail  ne  lui  donnait 
aucune'  joie  et  il  accusait  amèrement  celle  qui  lui  paraissait  coupable 
de  ce  travail  sans  plaisir...  » 

Positivement,  il  es!  difficile   de  s'expliquera  quoi  tend  ici  Lindau, 


60  GEORGE     SAND 

chait  pas  de  courir  les  aventures.  George  Sand,  qui  l'ai- 
mait tendrement  de  son  côté  ,  était  prête  à  les  lui  par- 
donner. Seulement  la  sainteté,  la  pureté  du  sentiment 
avait  été  violée,  ce  qui  l'offensait  et  la  blessait  profondément. 
Le  fait  même  qu'elle  eut  à  pardonner  fut,  selon  nous,  et 
à  en  juger  d'après  sa  nature,  le  coup  mortel  porté  à  son 
amour.  //  lui  fallait  adorer  l'être  aimé,  ne  trouver  en  lui 
aucun  défaut,  être  subjuguée  par  son  charme.  Ces!  alors 
qu'elle  aimait  en  effet  passionnément,  de  toute  son  orne, 
non  dans  le  sens  vulgaire  de  ce  mot,  mais  en  ce  sens 
que  toutes  1rs  foires  de  son  came,  que  toutes  ses  facultés  : 
esprit,  volonté,  imagination,  sentiment,  tout  appartenait  au 
bien-aimé.  Lorsqu'elle  commença  à  pardonner,  à  «  fermer 
les  yeux  »  sur  les  défauts  et  sur  le  manque  d'entente, 
elle  aimait  déjà  autrement.  Peut-être  aimait-elle  mieux 
alors,  dans  le  sens  chrétien  de  l'amour,  avec  cette  nuance 


Tantôt  il  a  l'air  d'approuver  George  Sand,  tantôt  il  trouve  que  c'eûl  été 

mieux  >i  elle  tétait  amusée  à  souper  gaîment  et  à  s'étourdir  avec 
Musset.  Ce  dernier,  selon  lui.  ne  se  serait  pas  alors  chagriné  et 
n'eûl  pas  recherché  la  société  des  danseuses,  n'aurait  senti  aucun 
remords  de  conscience  et  aurait  en  «une  complice  »,  etc.  Il  ressorl  ■li- 
er que  Lindau  dit  ensuite  —  en  ajoutant  loi  aux  paroles  de  Louise  Golet 
prises  dans  Lui  —  qu'il  rejette  déjà  uniquement  sur  George  sand 
tous  les  désaccords  et  les  querelles  qui  survinrent  postérieurement,  et 
dunt  il  attribue  principalement  la  cause  à  sa  manière  de  traiter  mater- 
nellement Musset,  ce  qui  donnait  au  poète  des  rages  blanches  el  fi 
coup  de  grâce  qui  le  jeta  dans  les  bras  des  courtisanes.  Il  est  généra- 
lement reçu  de  s'attacher  à  ce  côté  maternel  de  George  sand.  Les  uns  en 
fonl  l'éloge,  d'autres  le  blâment.  Si  George  Sand,  dans  sa  vieillesse,  lût 
vraiment  une  mère  à  l'égard  de  plusieurs  de  ses  jeunes  amis  comme 
Flaubert,  Wauchut,  Amie,  si  elle  devint  maternelle  à  quarante  an-  pa 
lors  desdernières  années  de  -a.  vie  commune  avec  Chopin,  alors  malade,  il 
est  à  présumer  que.  dan-  les  premières  années  de  sa  jeunesse,  elle  était 
bien  loin  d'être  maternelle  avec  ses  amants,  et  en  cela  il  n'y  a  rien 
d'étonnant,  rien  qui  mérite  la  louange  ou  le  blâme.  Si  plus  tard  elle 
s'est  imaginé  qu'elle  l'avait  t'ait,  elle  s'esl  trompée  elle-même  de  bonne 
foi.  Dans  -a  correspondance  avec  Musset, on  ne  trouve  de  son  côté  rien 
de  maternel,  et  Mussel  n'a  pas  l'air  de  -'eu  plaindre.  Nous  croyons  que 
Mme  Colel  s'est  éloignée  ici  de  la  vérité,  —  ce  qui  lui  est  du  reste  arrivé 
assez  souvent,— et  Lindau  a  tort  de  répéter  les  paroles  des  autres. 


GEORGE    SAND  61 

de  pardon  général ,  cette  sollicitude  infinie  et  cette  bonté 
maternelle  dont  elle  raffolait  toujours  ;  ce  sentiment 
d'amour  était  peut-être  plus  conscient,  mais  il  ne  l'enva- 
hissait plus  comme  auparavant,  ne  la  remplissait  plus  du 
bonheur  de  Y  amour  inconscient,  le  seul  vrai  qui  puisse 
exister.  D'abord  elle  avait  aimé  pour  elle,  maintenant  elle 
aimait  pour  lui.  Ce  n'était  plus  cela,  et  tous  deux, 
semble-t-il,  avaient  déjà  commencé  à  le  sentir. 

Dès  l'arrivée  à  Venise  se  déroule  pour  George  Sand 
toute  une  série  d'épreuves ,  de  chagrins  et  de  soucis. 
A  peine  installée  à  Y  hôtel  Danieli,  étant  déjà  indisposée  à 
partir  de  Gênes,  et  pouvant  à  peine  se  tenir  sur  ses  jambes 
à  Pise  et  à  Florence,  elle  tomba  tout  à  fait  malade  et  dut 
garder  le  lit  pendant  deux  semaines  entières1. 

Elle  n'était  pas  encore  complètement  rétablie  qu'elle  se 
remettait  à  bûcher  pour  rattraper  le  temps  perdu,  lors- 
qu'une circonstance  inattendue  vint  la  mettre  dans  la 
nécessité  absolue  de  travailler  encore  davantage.  M.  Plau- 
chut  nous  a  raconté,  d'après  ce  que  lui  avait  dit  Buloz  2, 
que  Musset,  pendant  son  séjour  à  Venise  avait  été  entraîné 
dans  un  brelan  où  il  avait  perdu  dix  mille  francs.  L'im- 
prudent joueur  ne  pouvait  et  n'aurait  jamais  pu  payer  cette 
dette  d'honneur,  il  lui  fallait  choisir  entre  le  suicide  ou  le 
déshonneur.  George  Sand  n'hésita  pas  un  instant .  Elle  écrivit 
aussitôt  au  directeur  de  la  Revue,  en  le  priant  de  lui  avan- 
cer cet  argent.  Buloz,  sincèrement  bien  disposé,  pour  son 


1  a).  Lettres  inédites  à  son  fils,  à  sa  mère  et  à  Boucoiran,  des  25,  28  et 
29  janvier  1834.  b).  Histoire  de  ma  Vie,  t.  IV,  p.  186-188.  Elle  y  dit 
qu'après  la  fièvre  qu'elle  avait  eue  à  Venise,  elle  a  souffert  Eôute  sa  vie 
de  violentes  migraines. 

i  Le  même  l'ait  est  raconté  par  M.  Plauchut  dans  ses  intéressants 
articles  intitulés  :  Autour  de  Nohanl,  publiés  dans  le  Temps  (5,  6  et 
7  septembre  1891),  et  réunis  maintenant  en  volume  (Lévy,  1898). 


62  GEORGE    SAND 

collaborateur,  envoya  la  somme  par  retour  du  courriel',  sans 
autre  condition  que  celle  d'être  remboursé  en  manuscrit. 
George  Sand  se  mit  à  l'œuvre  et  expédia  l'un  après  l'autre, 
de  Venise  à  Paris,  plusieurs  romans,  entre  autres  deux  de 
ses  œuvres  les  plus  charmantes,  André  et  Teverino1.  «  Je 
fus  tellement  touché  de  l'énergie  de  George,  m'a  dit  Buloz, 
—  il  ne  rappelait  jamais  autrement,  ajoute  M.  Plauchut, — 
émerveillé  de  la  valeur  littéraire  de  ces  romans  que  je  ne 
voulus  jamais  qu'elle  payât  sa  dette...  »  Nous  laisserons  ici 
à  Buloz  la  responsabilité  de  son  désintéressement,  car  par 
les  lettres  inédites  de  George  Sand  à  Boucoiran.  son  ami 
et  factotum,  nous  voyons  qu'elle  travaillait,  au  contraire, 
presque  au  delà  de  ses  forces,  ne  sachant  comment  se  tirer 
d'affaire  pour  envoyer  à  temps  le  nombre  de  feuilles  d'im- 
pression   que  Buloz  réclamait",    qu'elle  demandait   cons- 
tamment   à  Boucoiran  de   prier   Buloz  de  ne  pas  être  si 
pressant,  de  lui  donner  du  temps.  Enfin,   dans  une  de  ses 
lettres  elle  lui  demande  de  lui  envoyer  l'argent  de  son  tra- 
vail, sans  quoi   elle    ne    pourrait    payer   le    docteur  ni    le 
pharmacien,  ni  son  retour  en  France.  Dans  ses  lettres  du 
4  et  o  février3  George  Sand  prie  Boucoiran  de  tâcher  de 
s'arranger,  en  tout  cas,  avec  un  autre  éditeur,  Dupuy,  pour 
une  nouvelle  édition  à  faire  de  ses  œuvres  publiées  jusque- 


1  C'est  là  une  erreur  sans  doute  involontaire  que  M.  Plauchut  commet 
aussi  clans  le  Temps  en  nommant  André  et  Teverino.  Teverino  n'a  paru 
que  onze  ans  plus  tard,  en  184"».  Une  Lettre  inédite  à  Boucoiran  nous 
apprend  qu'à  Venise  George  Sand  avait  travaillé  au  Sevré  la  ire  intime 
elle  en  fait  mention  le  28  janvier).  Le  7  mars  elle  parle  d'André,  de 
Jacques  qui  est  promis  à  Lïuloz  pour  le  mois  de  mai,  el  de  Leone- 
Leoni.  Enfin,  à  Venise  aussi,  ont  été  écrits  Mattea  et  les  premières 
Lettres  d'un  voyageur. 

■  On  vuit  déjà  dan-  la  lettre  du  28  janvier  qu'elle  travaillait  énor- 
mément. Le  4  lévrier  elle  écrit  :  «  Je  m'échine  à  le  satisfaire...  Je 
de  travail....  » 

3  Lettres  inédit'-. 


GEORGE     SAN D  63 

là.  Elle  ne  cesse  de  faire  des  démftrches  pour  mettre  ses 
comptes  en  ordre  et  payer  ses  dettes.  Elle  expédie  même 
d'avance  ses  conditions  pour  le  cas  où  Dupuy  consentirait 
à  faire  un  contrat.  MM.  Plauchut  et  Ulbach  assurent  que 
la  famille  de  Musset  n'ignorait  pas  alors  et  n'ignore  pas 
aujourd'hui  cet  épisode  —  chose  d'autant  plus  honteuse, 
que  plus  tard  le  frère  du  poète  ne  se  gêna  nullement  pour 
prépayer  sur  George  Sand  les  plus  vilaines  calomnies.  Quoi 
qu'il  en  soit,  cette  «  pédante»  qui  écrivait  sans  relâche  pen- 
dant des  nuits  entières,  et  cette  «  bonne  ménagère,  qui  dres- 
sait ses  comptes  chaque  soir»,  sauva  l'insouciant  poète1. 
Par  là  elle  avait  dû  contracter  une  nouvelle  dette  envers 
Buloz  et  travailler  deux  ou  trois  fois  plus  qu'elle  ne  l'avait 
fait  auparavant.  Un  peu  plus  tard,  le  16  mars,  elle  écrit  à 
son  frère  Hippolyte  Châtiron  :  «  L'amour  du  travail  sauve 
de  tout.  Je  bénis  ma  grand'mère  qui  m'a  forcée  d'en 
prendre  l'habitude.  Cette  habitude  est  devenue  une  faculté 
et  cette  faculté,  un  besoin.  J'en  suis  arrivée  à  travailler, 
sans  être  malade,  treize  heures  de  suite,  mais  en  moyenne, 
sept  eu  huit  heures  par  joui-,  bonne  ou  mauvaise  soit  la 
besogne.  Le  travail  me  rapporte  beaucoup  (Pargent  et  me 
prend  beaucoup  de  temps,  que  j'emploierais,  >i  je  n'avais 
rien  à  faire,  à  avoir  le  spleen,  auquel  me  porte  mon  tem- 
pérament bilieux.  Si,  comme  toi,  je  n'avais  pas  envie 
d'écrire,  je  voudrais  du  moins  lire  beaucoup.  Je  regrette 

1  Maxime  Dueamp,  dans  ses  intéressants  Souvenirs  littéraires,  raconte 
une  conversation  qu'il  a  eue  avec  George  Sand  on  1868.  Elle  lui  disait 
entre  autres  choses  que  son  ambition  était  de  «.  posséder  '■)  000  livres 
de  rente-?  Je  lis  un  bond  :  «  Comment,  \ous,  George  Sand,  vous  ne 
c  les  avez  pas?  »  Elle  répondit  :  »  Non,  j'ai  gagné  beaucoup,  beaucoup 
«  d'argent,  je  l'ai  dépensé  ;  j'en  aurais  gagné  davantage,  je  l'aurais 
«  dépensé  de  même.  »  Elle  eut  alors  un  sourire  mâle,  où  l'orgueil  de  la 
domination  exercée,  le  sentiment  d'une  supériorité  acceptée,  se  mêlaient 
à  une  expression  île  mépris,  dont  la  cause  n'étail  pas  difficile  à  devi- 
ner: elle  ajouta  :  «  Je  ne  regrette  rien  !  »  Ce  lut  un  éclair... 


Gi  GEORGE     SAND 

même  que  mes  affaires  d'argent  me  forcent  de  faire  tou- 
jours sortir  quelque  chose  de  mou  cerveau  sans  me  don- 
ner le  temps  d'y  faire  rien  rentrer.  J'aspire  à  avoir  une 
aimée  tout  entière  de  solitude  et  de  liberté  complète,  afin 
de  m'entasser  dans  la  tète  tous  les  chefs-d'œuvre  étrangers 
que  je  connais  peu  ou  point.  Je  m'en  promets  un  grand 
plaisir  et  j'envie  ceux  qui  peuvent  s'en  donner  à  discrétion. 
Mais,  moi  quand  j'ai  barbouillé  du  papier  à  la  tâche,  je 
n'ai  plus  de  faculté  que  pour  aller  prendre  du  café  et 
fumer  des  cigarettes  sur  la  place  Saint-Marc,  en  éeorchant 
l'italien  avec  mes  amis  de  Venise.  C'est  encore  très 
agréable,  non  pas  mon  italien,  mais  le  tabac,  les  amis  et 
la  place  Saint-Marc.  Je  voudrais  t'y  transporter  d'un  coup 
de  baguette  et  jouir  de  ton  étonnement  '  ...  » 

Mais  nous  anticipons  un  peu  sur  les  événements.  A  la  fin 
de  janvier  George  Sand  était  de  nouveau  tombée  malade  et 
avait  dû  rester  quelques  jours  au  lit.  Elle  écrit  à  Boucoiran, 
le  i  février,  à  la  suite  des  questions  d'affaires  dont  il  a  été 
parlé  plus  haut  :  «  Je  viens  encore  d'être  malade  cinq 
jours  d'une  dysenterie  affreuse.  Mon  compagnon  de  voyage 
est  très  malade  aussi.  Nous  ne  nous  en  vantons  pas  parce 
que  nous  avons  à  Paris  une  foule  d'ennemis  qui  se  réjoui- 
raient en  disant  :  «  Ils  ont  été  en  Italie  pour  s'amuser  et  ils 
«  ont  le  choléra  !  quel  plaisir-  pour  nous  !  ils  sont  malades 
Ensuite  Mme  de  Musset  serait  au  désespoir  si  elle  appre- 
nait la  maladie  de  son  fils,  ainsi  n'en  soufflez  mut.  Il  n'est 
pas  dans  un  état  inquiétant,  mais  il  est  fort  triste  de  voir 
languir  et  souffroter  une  personne  qu'on  aime  et  qui  es! 
ordinairement  si  bonne  et  si  gaie.  J'ai  donc  le  cœur  aussi 
barbouillé  que  l'estomac.  Par-dessus  le  marché  M.  Buloz 

1  Correspondance  de  George  Sand,  t.  I,  p.  202. 


G  EORCE    S  AND  65 

l'ait  le  Cassandre  et  le  gouverneur  avec  moi  ce  qui  ne  m'a- 
muse guère  l...»  George  Sand  était  alors  très  inquiétée  aussi 
de  oe  recevoir  aucune  nouvelle  de  sou  (ils  Maurice  et  de 
ne  pas  savoir  s'il  était  bien  portant,  elle  s'inquiétait  égale- 
ment de  sa  fille,  qu'en  son  absence,  son  mari  voulait 
mettre  en  pension.  George  Sand  tâchait  de  s'y  opposer  par 
l'intermédiaire  de  son  frère  Hippolyte  et  de  Boucoiran;  elle 
songea  même  à  abréger  son  voyage  et  à  retourner  au  plus 
vite  à  Paris.  Mais  elle  ne  pouvait  quitter  Venise  :  elle 
n'avait  pas  la  somme  nécessaire  pour  partir;  d'autant  plus 
que  l'argent  que  devait  lui  envoyer  Salmon,  le  banquier 
de  son  mari,  ne  lui  arrivait  pas  à  la  suite  de  quelque 
imbroglio  ou  de  quelque  retard.  Il  fallait  donc  travailler 
coûte  que  coûte,  el  le  plus  possible.  Et  avec  tout  cela,  il 
n'y  aVait  plus  entre  elle  et  Musset  l'harmonie  des  beaux 
jours.  Jusqu'à  sa  maladie,  il  avait  passé  son  temps  à  Venise 
comme  il  l'avait  fait  à  Florence:  les  scènes  orageuses 
devenaient  plus  fréquentes,  alternant  avec  des  trêves  pas- 
sionnées. «  Il  avait  fait  pleurer  ces  grands  yeux  noirs  qui 
le  hantèrent  jusqu'à  la  mort,  et  il  n'était  pas  accouru  un 
quart  d'heure  après  demander  sou  pardon2.  » 

Mais  bientôt  George  Sand  eut  à  oublier  tous  ses  cha- 
grins et  soucis  pour  un  autre  souci  plus  important  encore! 
La  maladie  rie  Musset  que  George  Sand  mentionnait  comme 
légère  dans  sa  lettre  du  4  février  prit  le  caractère  le  plus 
sérieux,  et  le  poète  fut  bientôt  à  l'article  de  la  mort. 

Le  §  février,  elle  écrit  à  Boucoiran  :  «  Je  viens  d'an- 
noncer à  Buloz  Tétat  d'Alfred  qui  est  fort  alarmant  ce  soir, 
et  en  même  temps  je  lui  démontre  qu'il  me  faut  absolument 

'  Ce  fragmenl  dt  La  lettre  du  i  février  est  cité  aussi  (avec  dos  cou- 
pai- Arvède  Barine. 

■  Arvède  Barine,  p.  6b. 


66  GEORGE    SAND 

de  L'argent  pour  payer  les  frais  d'une  maladie  qui  sera 
sérieuse  el  pour  retourner  en  France.  Gomme  au  bout  du 
compte,  e'esj  un  assez  bon  diable  et  qu'il  a  de  rattache- 
ment pour  Alfred,  je  crois  qu'il  comprendra  ce  que  notre 
position  a  de  triste  et  qu'il  n'hésitera  plus...  Voyez-le  à  cet 
égard...  »  Ensuite,  après  les  explications  que  nous  avons 
déjà  données  relativement  aux  pourparlers  a  engager  avec 
Dupuv.  aux  comptes  à  régler  avec  Buloz  et  à  tous  s  - 
intérêts  matériels,  elle  ajoute  : 

«  Adieu,  mon  ami,  je  vous  écrirai  dans  quelques  jours, 
je  suis  rongée  d'inquiétudes,  accablée  de  fatigue,  malade 
et  au  désespoir.  Embrassez  mon  Ris  pour  moi.  Mes  pauvres 
enfants,  vous  reverrai-je  jamais?  Gardez  un  silence 
absolu  sur  la  maladif  d'Alfred  à  cause  de  sa  mère  qui 
l'apprendrait  infailliblement  et  en  mourrait  de  chagrin. 
Recommandez  à  Buloz  de  n'en  pas  parler  et  à  Dupuv 
aussi.  » 

Le  8  février,  elle  écrit  : 

«  Mon  enfant,  je  suis  toujours  bien  à  plaindre.  Il  est  réel- 
lement en  danger  et  les  médecins  me  disent  :  poco  a  spe- 
rare,  poco  a  disperare,  c'est-à-dire  que  la  maladie  suit  son 
cours  sans  trop  de  mauvais  symptômes  alarmants.  Les 
nerfs  du  cerveau  sont  tellement  entrepris,  que  le  délire  est 
affreux  et  continuel.  Aujourd'hui,  cependant,  il  y  a  un 
mieux  extraordinaire.  La  raison  es!  pleinement  revenue  et 
le  calme  est  pariait.  Mais  la  nuit  dernière  a  été  horrible 
Six  heures  d'une  frénésie  telle  que  malgré  deux  hommes 
robustes,  il  courait  nu  dans  la  chambre.  Des  cris,  de- 
chants,  des  hurlements,  des  convulsions,  ô  mon  Dieu,  mon 
Dieu,  quel  spectacle  !  lia  failli  m'étrangler  en  m'embras- 
sant.  Les  deux  hommes  ne  pouvaient  lui  faire  lâcher  lf 
collet  de  ma  robe.  Les  médecins  annoncent   un  accès  du 


GEORGE    S AND  67 

même  genre  pour  la  nuit  prochaine,  et  d'autres  encore 
peut-être,  car  il  n'y  aura  pas  à  se  flatter  avant  six  jours 
cncurc.  Aura-t-il  la  force  de  supporter  de  si  horribles 
triscs!'  Suis-je  assez  malheureuse  et  vous  qui  connaissez 
ma  vie,  en  connaissez-vous  beaucoup  de  pires. 

>  Heureusement  j'ai  trouvé  enfin  un  jeune  médecin,  excel- 
lent, qui  ne  le  quitte  ni  jour  ni  nuit  et  qui  lui  administre 
des  remèdes  d'un  très  bon  effet.  » 

«  P. -S.  :  Gardez  toujours  un  silence  absolu  sur  la  maladie 
d'Alfred  l,  et  recommandez  le  même  à  Buloz.  Embrassez 
mon  (ils  pour  moi.  Pauvre  enfant  !  le  reverrai-je?  » 

Le  jeune  docteur  dont  George  Sand  fait  mention  dans 
cette  lettre  était  Pietro  Pagello  à  qui  il  était  réservé  de 
jouer  un  grand  pôle  dans  la  vie  de  George  Sand  et  de 
Musset,  et  qui  durant  cinquante  ans1,  sut  garder  le 
silence  avec  une  réserve  admirable,  sans  jamais  répondre 
un  seul  mot  à  tout  ce  qui  fut  dit  ou  écrit  sur  son  compte 
dans  la  presse  italienne  ou  française  (quoiqu'il  lût  tout  . 
Ce  ne  fut  qu'à  la  suite  d'instances  réitérées  que,  comme 
malgré  lui,  il  raconta  enfin,  de  son  côté,  en  1887,  avec 
une  modestie  qui  lui  fait  honneur,  les  événements  de 
l'année  1834.  Et  nous  nous  empressons  de  dire  qu'entre 
tous  ceux  qui  ont  parlé  du  drame  de  Venise,  la  palme 
revient,  sans  contredit,  à  Pagello  pour  la  simplicité,  la 
sobre  véracité,  la  délicatesse  dont  il  a  fait  preuve  dans  ses 
lettres  et  dans  son  récit  oral,  transmis,  d'après  ses  propres 


1  II  a  été  beaucoup  parlé  dans  la  presse  de  la  maladie  de  Musset  que 
personne,  à  commencer  par  le  médecin,  n'a  jamais  osé  appeler  de  son 
vrai  nom.  Le  médecin  l'a  poliment  appelée  «  lièvre  typhoïde  »,  mais 
en  réalité,  c'était  le  «  delirium  tremens  »,  effet  final  de  la  vie  de 
débauches  de  Musset. 

1  II  est  mort  quand  notre  travail  était  déjà  fini,  au  printemps  de  1898 
à^é  de  plus  de  quatre-vingt-dix  ans. 


68  GEORGE     S AND 

paroles,  par  le  docteur  Garibaldi-Locatelli.  Nous  sommes 
en  possession  :  1° d'une  copie  de  la  lettre  du  docteur  Pagello 
au  professeur  Moreni  écrivain  italien,  qui  se  proposait 
aussi  d'écrire  une  biographie  de  George  Sand  .  lettre 
dictée,  par  suite  d'une  paralysie  du  doigt,  au  fils  de  son 
vieil  ami,  le  docteur  Garibaldi  Locatelli  :  2°  d'une  lettre  de 
Pagello  au  rédacteur  du  journal  Provincia  di  Beiluno, 
publiée  également  dons  le  journal  Adriatico.  à  propos 
d'une  poésie  de  Pagello,  Serenata,  imprimée  dans  le  même 
journal  et  dédiée  à  George  Sand  ;  3°  d'une  autre  lettre  de  lui 
au  Corriere  délia  sera  [avec  une  notice  du  rédacteur  de 
ce  journal1),  et  enfin,  4°  d'une  lettre  du  docteur  Garibaldi 
Locatelli  à  Ercole  Moreni.  lettre  complétant  la  première 
par  des  renseignements  puisés  dans  les  récits  oraux  de 
Pagello.  Ajoutons  que  ce  dernier  possédait  de  George  Sand, 
trois  lettres  qu'il  ne  voulait  publier  qu'après  sa  mort,  gar- 
dant saintement  la  parole  qu'il  s'était  donnée  à  lui-même-. 
Mais  avant  de  parler,  de  la  maladie  de  Musset,  en  nous 
appuyant  sur  ces  documents,  nous  nous  arrêterons  sur  ce  qui 
en  a  été  dit  dans  les  biographies  ou  les  quasi-biographies 
du  poète,  et  particulièrement  sur  ce  qu'en  dit  PaulLindau. 

1  La  notice  du  rédacteur  et  la  lettre  de  Pagello  ont  paru  en  1SS1 
■dans  le  Figaro,  mais  considérablenl  altérer?  et  mal  traduites. 

-  M^.Luigia  Codemo,  il  est  vrai,  a  publié  dan-  son  livre,  ^m^  tou- 
tefois  indiquer  la  source,  une  partie  du  journal  de  Pagello  réimprimée 
maintenant  presque  en  entier  dans  le  livre  de  M.  Marieton.  Mais  Pagello 
a  déclaré  que  tout  ce  que  M™  Codem  écrivit  sur  son  compte  était  fun- 
tastico.  Il  est  vrai  aussi  qu'en  1881,  M.  Cambiano  a  raconté  sur  George 
Sand,  h  H  Barbiera,  quelques  détails  qu'il  dit  tenir  duDr  Pagello.  Cepen- 
dant celui-ci  lui-même  n'a  rien  lait  imprimer.  II  y  a  deux  ans,  le  Dr  Caba- 
•  publié  à  Paris,  sous  le  titre  :  Déclaration  d'amour  de  George  Sand 
une  des  lettres  d<  G  _  Sand  dont  il  avail  eu  copie  par  le  fils  de  Pagello. 
Le  récit  de  son  interwiew  avec  Pietro  Pagello,  qu'il  y  a  ajoute,  éelaircit 
plusieurs  détails  relatifs  au  séjour  de  Pagello  à  Paris  et  a  -a  rupture  avec 
George  Sand.  Les  ami-  de  George  Sand  en  France,  révoltés  par  ces  articles, 
répondirent  par  bon  nombre  de  lignes  dures  et  injustes  à  l'adresse  du 
Dr  Pagello.  L'antai-'unisnie  national,  senible-t-il,  entrait  pour  beaucoup 


GEORGE    S AND  69 

Cet  écrivain  qui,  comme  nous  le  savons  déjà,  voit  toul  par 
les  yeux  du  livre  de  Musset,  accepte,  comme  vérité  d'évan- 
gile, les  scènes  connues  de  Lui  et  Elle,  où  le  malade. 
Edouard  de  Falcone}r,  grâce  aux  ombres  projetées  sûr  le  para- 
vent et  à  un  seul  verre  laissé  sur  la  table,  apprend  la  tra- 
hison d'Olympe.  Se  basant  là-dessus  dans  sa  biographie 
de  Musset,  Lindau  nous  donne  le  récit  de  cette  scène  révol- 
tante et  invraisemblable.  Il  dit  à  cette  occasion  :  «  La  Sand 
reconnu!  plus  tard  que  Musset  était  dans  le  vrai  ;  mais,  en 
public,  elle  persista  à  affirmer  que  ce  qui  était  arrivé  en  réalité 
n'était  qu'une  suggestion  diabolique  de  la  brûlante  fantaisie 
d'un  malade  en  délire...  a  Lindau  accuse  ensuite  George 
Sand  d'avoir  su,  dans  les  Lettres  cTun  voyageur,  mêler 
avec  un  talent  remarquable,  la  vérité  à  la  fiction  (Wahr- 
heit  und  Dichtung)  et  d'avoir  si  bien  teinté  de  vague  son 
récit,  <|iul  n'est  plus  possible  de  démêler  les  vraies  cou- 
leurs, et  que  Ton  peut,  à  volonté,  conclure  qu'au  nombre 
des  hallucinations  du  malade,  il  faut  ranger  la  scène  où 
figurent  le  paravent  et  le  verre  sur  la  table.  Mais  dans 
El  le   et  Lui,   George  Sand,  selon  Lindau,  s'exprime  déjà 

dans  ceUe  hostilité,  et  le  lecteur  impartial,  tout  en  restant  dans  la 
vérité,  peut,  sans  porter  préjudice  a  la  mémoire  de  George  Sand,  rendre 
justice  à  la  manière  d'agir  de  Pagello.  La  seule  chose  que  l'on  puisse 
lui  reprocher,  c'est  de  ne  pas  avilir  été  fidèle  à  sa  première  décision  et 
d'avoir  permis  à  son  fils  de  donner  au  Dr  Cabanes  la  copie  Je  la  Décla- 
ration d'amour.  Mais  d'un  autre  côté,  il  nous  semble  impossible  d'ëxi- 
I  un  homme  vivant,  ot  encore  plus  de  son  fils,  qu'il  reste  absolu- 
ment insensible  aux  fables  qui  se  colportenl  sur  son  compte  et  sur 
celui  de  la  femme  autrefois  aimée.  Selon  nous,  il  ne  pouvail  répondre 
autrement  aux  questions  directes  qu'on  lui  adressait  qu'en  disant  la 
vérité  dans  toute  sa  simplicité.  Quant  à  la  Déclaration,  c'esi  une  des 
plue  belles  pages  qui  soient  jamais  sorties  de  la  plume  de  George  Sand,  et 
ses  amis  n'uni  qu'à  se  réjouir  de  la  savoir  publiée.  Nous  ne  pouvons 
comprendre  non  plus  pourquoi,  aussitôt  qu'il  s'agit  de  défendre  George 
Sand  contre  de  fausses  accusations,  il  faut  absolument  accuser  quel- 
qu'un et,  >i  ee  n'e.-i  Musset,  du  moins  Pagello.  Nous  insistons  encore 
uni'  loi-  sur  la  nécessité  d'abandonner  ce  procédé  de  procureur  dans 
les  questions  psychologiques. 


70  GEORGE    SAND 

d'une  manière  «  plus  décisive  encore  ;  il  ne  lui  suffit  plus  de 
laisser  au  lecteur  le  choix  de  croire  si  son  infidélité  envers 
Musset  était  un  mensonge  ou  non,  elle  voulait  affirmer 
cela  et  empêcher  le  lecteur  d'admettre  qu'il  en  fût  aut re- 
nient. Dans  Elle  et  Lui,  elle  déclare  catégoriquement 
que  Musset,  dans  le  délire  de  la  fièvre,  s'était  mis  dans 
la  tête  qu'elle  le  trompait.  » 

Lindau  ajoute,  après  avoir  cité  les  paroles  du  délire  de 
Laurent  dans  Elle  et  Lui  :  «  Elle  seule  a  le  droit  de  me 
tuer,  disait-il,  je  lui  ai  fait  tant  de  mal.  Elle  me  hait,  qu'elle 
se  venue.  Ne  la  vois-je  pas  à  toute  heure  sur  le  pied  de  mon 
lit.  dans  les  bras  de  son  nouvel  amant?  Allons,  Thérèse, 
venez  donc,  j'ai  soif,  versez-moi  le  poison...  »  —  C'est  là  le 
tableau  du  moment  décisif —  dit  Lindau,  qui  a  le  plus  révolté 
les  amis  de  Musset  et  qui  les  a  obligésà  répondre  à  George 
Sand.  Si  elle  eût  le  moindre  soupçon  que  Paul  de  Musset 
fût  en  possession  de  la  communication  de  cette  scène, 
dictée  par  Alfred  à  son  frère,  elle  se  sérail  certainement 
tue  là-dessus.  Elle  eût  renoncé  à  se  défendre  de  l'accusa- 
tion d'avoir  au  moins  contribué,  en  partie,  au  triste  sort  de 
Musset,  et  cela  d'autant  plus  que  la  plupart,  toujours 
enclins  à  justifier  une  jolie  femme,  se  seraient  déclarés 
contre  le  poète  ;  elle  n'eût  pas  provoqué  cette  riposte  fou- 
droyante  niederschmetternde  qui  allait  sortir  de  la  plume 

de  Paul  de  Musset.  Celui-ci  entra  effective nt   en  scène 

et  mit  à  nu  toute  l'horrible  vérité.  Quelques  semaines  avant 
sa  m«>rt.  Alfred  dicta  à  son  l'ivre  un  compte  rendu  détaillé 
de  celte  -crue,  communication  si  pleine  el  si  exacte 
que  toute  tentative  d'ébranler  cette  exactitude  devait 
d'avance  échouer,  elle  était  si  persuasive  que  ni  George 
Sand,  ni  ses  amis  n'osèrent  jamais  essayer  de  le  faire. 
dette  communication  faite  par  Alfred  de  Musset,  son  frère 


GEORGE    SAND  71 

l'a  insérée  littéralement  dans  son  ouvrage.  Gomme  il 
rapporte  de  la  manière  la  plus  exacte  [die  zuverlœssigste 
Kurlde  rjiebt)  cette  communication  restée  secrète  jusque-là, 

en  reproduisant  les  paroles  mômes  de  celui  qui  avait  été 
en  jeu  dans  l'affaire,  je  me  fais  ici  un  devoir  de  reproduire 
aussi  littéralement  cotte  communication.  Je  me  bornerai 
à  faire  remarquer  que  ma  traduction  est  tout  à  fait  exacte, 
en  reconnaissant  cependant  que  j'ai  changé  les  pseudo- 
nymes c'est-à-dire  les  noms  des  héros  du  roman)  en  leurs 
\  pais  noms...  » 

Après  quelques  mots  sur  la  beauté  physique  et  la  pau- 
vreté d'esprit  du  docteur  Pag'ello,  Lindau  met  ensuite  dans 
la  bouché  d'Alfred  de  Musset  lui-même,  le  fameux  récit 
d'Edouard  de  Ealconey,  sur  la  scène  de  trahison.  Nous  ne 
nous  arrêterons  pas  ici  à  réfuter  les  inexactitudes  relatives 
aux  faits  rapportée  par  Lindau,  et  nous  ne  dirons  pas  encore 
comment  ei  quand  George  Sand  a  écrit  son  roman,  com- 
ment a  agi  Paul  de  Musset,  comment  George  Sand  lui  a 
répondu  dans  sa  préface  de  Jean  de  la  Roche,  et  comment 
elle  et  ses  amis  ont  non  seulement  «  osé  »  faire  une  tenta- 
tive de  mettre  en  doute  la  véracité  de  la  calomnie  de  Paul 
de  Musset,  mais  ont  pris  toutes  les  mesures  pour  impri- 
mer la  correspondance  authentique  de  Musset  et  de  George 
Sand,  qui  suffit  à  réfuter  toutes  ces  fables  '.  Le  lecteur 
trouvera  tout  cela  un  peu  plus  loin,  lorsqu'il  sera  question 

'  Noie  de  1895.  —  C'est  dan-  ce  but  cpie  George  Sand  écrivit  à  Sainte- 
Beuve  les  lettres  du  20  janvier  et  du  t>  lévrier  1861,  dont  nous  avons  déjà 
plusieurs  fois  fait  mention,  et  dont  nous  aurons  encore  à  parler  en  détail, 
Dans  la  lettre  du  6  février,  George  Sand  proteste  surtout  «  contre  trois  hor- 
ribles choses»,  et  en  premier  lieu  contre  l'accusation  «  d'avoir  donné  le 
spectacle  d'un  nouvel  amour  aux  yeux  d'un  mourant  ».  La  lettre  sera 
bientôt  publiée. 

Note  de  1898.  Depuis  1895,  les  lettres  à  Musset  ont  été'  publiées  par 
M.  Aucante,  de  même  que  les  deux  lettres  à  Sainte-Beuve,  d'abord 
dans  le  lare  du  vicomte  de  Spoelbereb,  puis   dans  le  volume  de  Lévy. 


72 


GEO  m.  F.     SAN  II 


de  toutes  les  œuvres  littéraires  se  rapportant  à  ce  sujet. 
Nous  nous  contenterons,  pour  le  moment,  d'examiner  le 
côté  psychologique  de  cette  affirmation  de  Lindau. 

Nous  n'oserions  jamais  prendre  sur  nous  de  démentir  le 
l'ait,  ni    comme  le  font  Lindau  et  d'autres  biographes  de 
Musset  .  d'affirmer  qu'il  ait  eu  lieu  et  qu'il  se  soit  ainsi  pas 
Il  nous  semble  que  tn>i>  personnes  seules  seraient  ici  eu 
droit   d'affirmer   ou    de   nier  :    Musset,   George    Sand  nu 
Pagello.  Tout  ce  que  bous  pouvons  dire,  c'est  que  pareil 
lait  n'apu  avoir  lieu,  non  parce  que  George  Sand  n'aurai! 
pu  devenir  infidèle  à  Mussei  dans  le  sens  grossier  du  mot  : 
nous    savons   parfaitement,    que   Pagello   fut,    plus  lard, 
l'heureux  rival  de  Musset,  mais  nous  sommes  aussi  inti- 
mement convaincus,  qu'une  scène  -i   basse,  >i  impudente, 
h  sotte  n'a  [)ii  avoir  lieu  dans  la  chambre  d'un  moribond. 
Connue  Niecks,  biographe   de  Chopin,  le    fait  judicieuse- 
ment remarquer,  «  Paul  de  Musset  ne  peut  être  absous  du 
reproche  d'exagération  —  nous  >a\  ons  de  quel  nom  An  ède 
Barine  appelle  cette  <•   exagération    »  de  Paul  de  Musset  — 
et  que,  s'il  (allait  choisir  entre  les  deux  versions,  celle  de 
George  Sand,  appelant  délire  la    scène  dc^  ombres,  est 
certainement  plus  digne  de  lui  que  celle  de  Paul  de  Mus- 
set,  qui  l'appelle  vérité  ».  Mais  ce  qui  nous  porte  le  plus 
à  ne  pas  croire  à  cette  scène,  c'est  que  Musset,  le  Musset 
qui    a    écrit    la    Confession  dun   enfant  du   siècle,  les 
Nuits,  la  Quenouille  de  Barberine,  Il  ne  faut  jurer  de 
rien,  n'a  jamais  pu  dire   rien  de  semblable  à  qui  que  ce 
fût.  pas  même  à  son  frère,  pas  même  à  lui-même,  en  écri- 
vant   son  journal.  Comment?  Ce  gentilhomme,  ce  grand 
-  igneur,  cette  nature  délicate,  celte  âme  si  finement  >en- 
-itive.  aurait  pu  raconter,  ne  fût-ce  qu'en  allusion,  pareille 
ignominie,  pareille  dépravation,  pareille  chute  de  la  femme 


GEORGE    SAM)  73 

naguère  aimée  '.'  Et  nous  persisterions,  après  cela,  à  F o [ >— 
peler  délicat,  distingué  el  gentleman  ?  .Mais  eet  ignoble 
bavardage  n'aurait  jamais  pu  sortir  de  sa  bouche.  Et  l'on 
voudrait  nous  faire  croire  qu'il  commit  cette  indiscrétion  de 
parti  pris,  afin  de  se  venger,  afin  de  dévoiler  quelque 
chose  ?  Et  à  qui  voudrait-on  attribuer  une  action  aussi 
basse,  aussi  mesquine?  A  notre  poète  bien-aimé,  à  l'un  de 
nos  rares  élus,  à  ce  raffiné,  tant  au-dessus  de  la  tourbe 
grossière!  Non,  quoi  qu'Uaif  pu  souffrir,  quelques  aveux 
que  George  Sand  ait  pu  faire  plus  tard,  nous  ne  croyons 
pas,  nous  nous  refusons  à  croire  que  Musset  ait  pu  agir  si- 
vilainement.  Nous  rejetons  donc  tout  le  poids  de  cette  com- 
munication sur  le  compte  de  ses  zélés  biographes,  et 
disons  ce  qui  a  été  plus  d'une  fois  dit  de  Musset  :  Quoi 
qu'il  ait  souffert,  jamais  pendant  sa  vie  il  n'a  prononcé  un 
mot  pour  accuser  George  Sand  ;  jusqu'au  moment  suprême, 
il  a  su  rester  le  gentilhomme  correct  envers  la  femme 
naguère  aimée,  il  est  resté  tel  que  l'ont  connu  tous  ses 
amis  et  tous  les  objets  de  son  amour.  Et  c'est  pour 
cela  que  nous  nous  permettons  de  nier  l'authenticité  de 
la  prétendue  communication. 

Une  fois  que  George  Sand.  Musset  et  Pagello  ne  disent 
eux-mêmes  rien  de  semblable,  pourquoi  croirions-nous  à 
cette  ignoble  histoire?  Qui  nous  ferait  croire  à  sa  réa- 
lité? Laissons  donc  ce  grossier  récit  à  la  responsabilité 
des  officieux  amis  de  Musset  et  oublions  bien  vite  qu  il- 
oui  voulu  le  mêler  à  la  propagation  de  celle  légende 
odieuse  et  psychologiquement  incroyable1.  Mettant  au 
rancart    tous   ces  potins,  passons  plutôt  au  sobre  récit  et 


1  M.  Maurice  Clcmard,  quoique  partisan  de  Musset,  a  ou  le  courage 
d'être  impartial  en  énonçant  l'opinion  suivante,  en  tout  analogue  à  la 

notre  :  «  Mais  c'est  Paul  de  Musset  el  non  Alfred  qui  a  écrit  cela,  el  fis 


74  GEORGE    SAND 

aux  lettres  si  simples  de  Pâgello,  qui  respirent  la  véracité. 

«...  Je  ne  me  rappelle  ni  le  jour,  ni  l'heure,  mais  je 
sais  qu'un  m'a  d'abord  engagé  à  venir,  non  pour  Alfred  de 
Musset,  mais  pour  faire  une  saignée  à  George  Santl...  ce 
fut  dnns  les  premiers  jours  de  mars  1 S 3 4  '...  »  —  Ainsi 
commence  son  récit  sur  le  docteur  Pagello  2... 

«  George  Sand  souffrait  de  violents  maux  de  tête  dont 
elle  ne  fut  sauvée  que  grâce  aux  saignées3,  —  ajoute. 
d'après  les  paroles  de  Pagello.  le  docteur  Garibaldi-Loca- 
telli.  —  Dans  un  de  ces  accès  névralgiques,  le  docteur 
Pagello  fut  appelé  pour  faire  une  saignée,  ce  qu'il  lit  avec 
succès  ayant  très  bonne  vue  et  le  toucher  très  lin.  Mme  Sand 
produisit  sur  lui  une  impression  qui  le  charma  tout  parti- 
culièrement par  l'expression  de  sa  physionomie  intelligente, 
de  ses  yeux  étonnants  (per  gli  occhi  stupendî)  ;  elle  n'avait 
aucun  embonpoint,  ses  lèvres  étaient  (''paisses  et  laides,  ses 
dents  peu  blanches,  car  elle  fumait  constamment  des  ciga- 
rettes qu'elle  savait  faire  avec  une  rapidité  (''tonnante  ;  à 
Venise,  elle  les  faisait  avec  le  meilleur  tabac  turc  '.  » 

une  ligne  d'Alfred  ne  fait  allusion  à  ce  fait  :  il  reproche  bien  des  choses 
à  sa  maîtresse,  niais  jamais  cela.  Il  ne  nous  paraît  guère  possible  d'ad- 
mettre que  George  Sand  épuisée  par  les  veilles,  malade  elle-même,  se 
soil  donnée  à  un  autre  homme  sous  les  yeux  de  celui  qu'elle  soignail 
avec  un  dévouement  sans  bornes.  Toute  sa  vie  elle  a  protesté  là  contre; 
elle  s'est  défendue,  non  pas  d'avoir  été  la  maîtresse  de  Pagello,  mais 
de  l'être  devenue  dans  des  circonstances  que  voilà.  Je  parle  du  l'ait 
matériel  et  non  île  la  «  déclaration  »,  adressée  par  elle  à  Pagello  el 
signalée  récemmentpar  le  docteur  Cabanes...»  — M.  Mariéton  donne  dans 
son  livre  la  fameuse  page  dictée  ».  mais  elle  est  écrite,  répétons-le, 
par  Paul  de  .Musset  !... 

1  En  réalité  c'était  au  commencement  de  janvier. 

'Lettera  lel  Dr  Pietro  Pagello  al  signùrprof.  Ercole  Moreni  à  Porto- 
ferrajo.  lu  nov.  1877. 

"Dans  Y  Histoire  de  ma  Viet  George  Sand  dit  qu'elle  connût  pour  la 
première  loi-  à  Venise  «  d'atroces  douleurs  do  tête  qui  se  sont  ins- 
tallées  depuis  lors  dan-  mon  cerveau  en  migraines  fréquentes  et  sou- 
\ -ut  insupportables  ». 

4  Lettera  del  l>r  Garibaldi-Locatelli  al  signore  prof.  Ercole  Moreni, 


GEORGE     S AND  75 

«  Je  ne  puis  me  le  rappeler  positivement,  continue  le 
docteur  Pagello,  mois  il  me  semble  qu'avant  moi  on  avait 
déjà  fait  venir  un  autre  chirurgien1  pour  George  Sand, 
afin  de  la  saigner,  parce  qu'elle  avait  une  veine  fort  difficile 
rena  difficilissima) ,  et  ce  fut  moi  qu'on  appela  ensuite. 
Lorsque  je  saignai  George  Sand,  elle  demeurait  avec  Mus- 
set  à  l'étage  supérieur,  de  VHÔtel  Danieli,  où  elle  occupait 
une  chambre  et  un  petit  salon.  Quand  je  fus  appelé  pour 
Alfred  de  Musset,  je  les  trouvai  à  l'étage  au-dessous,  avec 
des  fenêtres  sur  la  Riva  dei  Schiavoni,  dans  une  grande 
chambre  où  il  y  avait  un  canapé,  une  cheminée  protégée 
par  un  paravent,  une  grande  table  au- milieu,  et,  à  côté, 
une  chambre  mi-obscure  avec  deux  lits...   » 

«  Je  fis  la  connaissance  de  la  Sand  en  février  1834  cl 
voici  comment  :  un  domestique  de  l'hôtel  Danieli  était 
accouru  m'appeler  pour  une  dame  française  malade,  »  — 
dit  le  docteur  Pagello  dans  une  lettre  publiée  par  le  Cor- 
riere  délia  sera  -. 

«  Je  m'empressai  de  me  rendre  à  l'invitation,  et  je 
trouvai  cette  dame  avec  un  foulard  rouge  sur  la  tète  ;  elle 
était  couchée  sur  un  divan,  et,  à  côté  du  divan,  se  tenait 
un  jeune  homme  blond,  svelte,  grand  de  taille,  qui  me 
dit  :  a  Cette  dame  souffre  d'un  violent  mal  de  tête  dont 
mie  saignée  seule  peut  la  guérir.  »  Après  avoir  tàté  le 
pouls,  qui  était  agité  et  intense,  j'opérai  ma  saignée  et  m'en 

écrite  le  lendemain  de  celle  de  Pagello,  le  17  nuv.  1887.  La  lettre  con- 
tient de  très  intéressants  et  sympathiques  détails  sur  le  D*  Pagello, 
homme  fort  honnête,  fort  sérieux  et  très  sévère  envers  lui-même.  Il  y  est 
dit  entre  autres  que  deux  mois  auparavant,  ce  travailleur  infatigable 
de  quatre-vingts  ans,  toujours  dévoué  à  la  science,  s'était  !>le>r-é  au 
doigt  lors  d'une  opération  qu'il  Taisait  à  un  malade  et  que  le  doigt  est 
paralysé. 

'•  Ce  n'était  pas  le  D'  Rebizzo,  comme  on  l'a  plusieurs  luis  affirmé, 
mais  le  D1  Santini. 

2  "  La  PfOvincia  di  Belluno.  »  Martedi,  il  marzo   1881,  n°  20. 


~6  G  K  Q  P.  <  i  E     SA  N  1) 

allai.  Je  la  revis  le  surlendemain,  elle  était  levée  vint 
aimablement  me  recevoir,  et  inédit  qu'elle  se  sentait  bien. 
Environ  une  quinzaine  de  jours  plus  tard,  le  même  domes- 
tique de  L'hôtel  revint  m'appeler  en  me  remettant  un  bil- 
let signé  George  Sand1.  Le  billet  était  écrit  en  mau- 
vais italien,  niais  assez  clairement  cependant  pour  me 
faire  comprendre  que  le  monsieur  français  signor  fran- 
cs»' .  que  j'avais  vu  dans  la  chambre  de  la  dame  était  très 
malade,  plongé  dans  un  délire  continuel,  et  qu'on  me  priait, 
si  faire  se  pouvait,  de  venir  au  pins  vite  en  me  faisant 
accompagner  d'un  antre  docteur  pour  une  consultation, 
car  il  s'agissait  d'un  homme  doué  d'un  grand  génie  poé- 
tique et  d'un  être  qu'elle  aimait  par-dessus  /ouf  au  monde. 
J'y  courus  aussitôt  et  le  docteur  Juannini  se  joignit  à  moi, 
jeune  homme  excellent,  mon  collègue,  adjoint  à  l'hôpital 
de  Saint-Jean  et  Paul... 

«  L'impression  que  me  tit  l'extérieur  de  Musset  n'était 
pas  nouvelle  pour  moi,  »  —  dit  Pagello  dans  sa  lettre  au  pro- 
fesseur Moreni,  — «  elle  resta  la  même  que  quinze  jours  aupa- 
vant  :  figure  fine  et  spirituelle,  organisme  enclin  à  la  phti- 
sie, ce  (jne  l'on  voyait  à  ses  mains  longues  et  maigres, 
au  faible  développement  de  sa  poitrine,  à  sa  figure  tirée  et 
à  la  rougeur  de  ses  pommettes...  » 

«  D'après  notre  diagnostic,  la  maladie  consistait  en  une 
fièvre  nerveuse  thyphoïde2.  La  cure  fut  longue  et  difficile, 


*  Cette  lettre  «.•!  le  récil  du  l>:  Pagello  sonl  imprimés  dans  ['Illustra- 
zione  liai,, ma  dn  l«  mai  1881,  dans  l'article  de  Raffaelo  Barbiera  Una 
le  t  ter  a  inedita  di  Giorgio  Sand.  Le  vicomte  de  Spoelberch  en  a  donné 
dans  le  Cosmopolis  et  puis  dans  son  livre  la  Véritable  histoire,  avec  la 
traduction  française,  le  texte  italien  qui  avait  été  reproduit  photogra- 
phiquement  pour  lui  par  les  héritiers  de  M.  Minoret.  Nous  le  tradui- 
sons sur  l'original. 

'Nous  avons  déjà  dit  que  par  délicatesse  el  discrétion  de  médecin  1d 
D  l' igeilo  n'a  pas  appelé  la  maladie  de  son  vrai  nom. 


ci:  ORGE    S  AND  77 

par  suite  surtout  de  l'état  agité  du  malade,  qui  fut  mourant 
durant  plusieurs  jours.  Enfin  le  mal  prit  une  tournure 
favorable  ei  le  malade  se  rétablit  peu  à  peu  \ 

c<  George  Sand  durant  toute  la  maladie,  le  soigna  avec 
l'empressement  d'une  mère,  constamment  assise,  nuit  et  jour 
auprès  de  son  lit,  prenant  à  peine  quelques  heures  de  repos, 
sans  se  déshabiller  et  seulement  lorsque  je  la  rempla- 
çais2... » 

Le  malade  passa  ainsi  presque  dix-sept  jours  entre  la  vie 
et  la  mort  et  il  fallut  encore  ;'i  peu  près  autant  de  temps 
pour  arriver  à  une  guérison  complète3.  Le  7  mars  George 
Sand  écrivait  à  Boucoiran.  «  Je  ne  puis  pas  encore  par- 
tir, il  me  faut  attendre  la  guérison  entière  de  mon  malade 
lettre  inédite). 

«...  Lorsque  Musset  alla  mieux,  —  écrit  Pagello  à 
Moreni,  —  et  qu'il  eut  quitté  le  lit,  George  Sand  m'avoua 
que  ses  finances  étaient  tant  soit  peu  embarrassées,  et  je 
lui  conseillai  de  quitter  cet  hôtel  trop  coûteux.  Effective- 
ment, ils  allèrent  habiter  un  logement  plus  modeste  de  la 
rue  délie  Razze,  à  côté  de  l'hôtel  Danieli. 

«  C'est  de  là  que  partit  Musset  avec  un  garçon  coiffeur, 
qui  l'accompagna  jusqu'à  Paris.  George  Sand  ne  les 
suivit  que  jusqu'à  Mestre.  C'était  environ  vingt-quatre 
jours  après  le  complet  rétablissement  de  Musset...  \  » 

Ce  ne  fut  pas  seulement  parce  que  le  docteur  Pagello 

1  Corriere  délia  Sera. 

*  Tous  les  biographes  de  Musset,  même  son  frère,  même  Lindau  ei 
la  vicomtesse  de  Janzé  sont  d'accord,  qu'il  ne  s'est  rétabli  que  grâce 
aux  soins  de  George  Sand  et  à  l'art  du  médecin.  Voir  :  «  Biographie  de 

Alfred  de  Musset  »,  «  Elude  et  récits  sur  A.  de  Musset  ».  «  Alfred  de 
Musset  ».  Voir  aussi  l'article  de  .Maurice  CloUard  avec  les  lettrés  de 
Ja  mère  de  .Musset  et  celles  de  George  Sand  à  A.  Tattet. 

3  Histoire  de  ma  Vie,  t.  IV,  p.  188. 

1  II  partit  le  29  mars  1834,  date  indiquée  sur  le  passeport. 


78  GEORGE     S AND 

avait  été  subjugué  par  le  charme  des  «  grands  yeux 
noirs  ».  ni  parce  que  George  Sand,  fatiguée  de  l'amour 
orageux  ei  maladif  de  Musset  s'imagina  qu'elle  avait 
«•afin  trouvé  cet  «  amour  vrai  qui  appelle  et  luit  toujours  »  ' 
qu'elle  resta  à  Venise.  Sans  aucun  doute,  la  passion 
simple,  entière  et  sincère  du  jeune  docteur  aux  cheveux 
d'or2,  qui  avait  soigné  avec  tout  de  dévouement  son  ami 
malade,  apparaissait  aux  yeux  de  George  Sand  comme 
un  amour  vrai  et  rare  et  elle  rêvait  de  trouver  enfin  le 
repos  et  la  paix  de  l'âme.  George  Sand  ne  se  fût  cepen- 
dant pas  séparée  de  .Musset,  si  la  santé  du  poète  n'avait 
pas  rendu  cette  séparation  indispensable  et  si,  enfin,  elle 
avait  pu  se  libérer  de  ses  engagements  envers  son  éditeur 
et  s'acquitter  de.-  dettes  qu'elle  avait  contractées  à  Venise. 
La  santé  de  Musset  exigeait  qu'il  partit  seul,  et  le.-  affaires 
de  George  Sand  qu'elle  restât  loin  de  Paris.  Voici  ce 
qu'elle  écrivait  à  Boucoiran,  le6  avril  cette  lettre  est  insé- 
rée, mais  toute  défigurée  dans  la  Correspondance,  t.  I, 
p.  265) 3  : 


1  Expression  de  Mme  Dorval  (voir  plus  haut). 

2  Le  docteur  Garibaldi  dit  :  <•  Da  giovine  era  biondo,  quaM  rosso, 
robustissimo,  alto,  bello.  Vecchio  ora  di  oltant'anni  venerando  ail 
aspetto,  e  ancor  vigoroso,  >i  leva  di  buoo  mattino,  l'a  délie  passegiate, 
puô  leggere  -rn/a  occhiali,  é  sempre  di  umore  allegro  :  da  molti 
anni.  perô,  è  completamente  sordo...  >•  (En  ses  jeunes  années  il  était 
blond,  presque  roux,  tir-  robuste,  grand  ei  beau.  A  présent,  âgé  de 
quatre-vingts  an-,  d'aspect  vénérable,  il  est  vigoureux,  se  lève  de 
grand  matin,  l'ait  des  promenades,  peut  lire  sans  lunettes,  est  d'une 
humeur  toujours  gaie;  mais  depuis  longtemps  déjà  il  est  complètement 
sourd...) 

On  voit  par  tout  ceci  que  c'était  physiquement  et  moralement  une 
nature  tout  à  lait  saine. 

3  Arvède  Barbie  en  reproduit  quelques  fragments  inédits.  Depuis  la 
publication  de  ce  chapitre  dan-  le  Messager  du  Nord  de  1895,  M.  Roche» 
blave  dan-  son  article  :  Fin  d'une  légende  a  donné  un  fragment  de 
cette  lettre,  autiv  que  celui  publié  par  àrvède  Barine. 


GEORGE    SAND  79 

«...  Alfred  est  parti  pour  Paris  sans  moi  et  je  vais  rester 
ici  quelques  mois  encore.  Vous  savez  les  motifs  de  cette 
séparation.  De  jour  en  jour  elle  devenait  plus  nécessaire  et 
il  lui  eût  été  impossible  de  faire  le  voyage  avec  moi  sans 
s'exposer  à  une  rechute...  La  poitrine  encore  délicate  lui 
prescrivait  une  abstinence  complète,  mais  ses  nerfs,  tou- 
jours irrités,  lui  rendaient  les  privations  insupportables. 
Il  a  fallu  mettre  ordre  à  ces  dangers  et  à  ces  souffrances 
et  nous  diviser  aussitôt  que  possible.  Il  était  encore  bien 
délicat  pour  entreprendre  ce  long  voyage  ,  et.je  ne  suis 
pas  sans  inquiétude  sur  la  manière  dont  il  le  supportera. 
Mais  il  lui  était  plus  nuisible  de  rester  que  de  partir  et 
chaque  jour  consacré  à  attendre  le  retour  de  sa  santé  le 
retardait  au  lieu  de  l'accélérer.  Il  est  parti  enfin  sous  la 
garde  d'un  domestique  très  soigneux  et  très  dévoué.  Le 
médecin  m'a  répondu  de  sa  poitrine  en  tant  qu'il  la  ména- 
gerait. Je  ne  suis  pas  bien  tranquille,  j'ai  le  cœur  bien 
déchiré,  mais  j'ai  fait  ce  que  je  devais.  Nous  nous  sommes 
quittés  peut-être  pour  quelques  mois,  peut-être  pour  tou- 
jours. Dieu  sait  maintenant  ce  que  deviendront  ma  tète 
et  mon  cœur.  Je  me  sens  de  la  force  pour  vivre,  pour  tra- 
vailler, pour  souffrir.  La  manière  dont  je  me  suis  séparée 
d'Alfred  m'en  a  donné  beaucoup.  Il  m'a  été  doux  de  voir 
cet  homme,  si  athée  en  amour,  si  incapable  (à  ce  qu'il  m'a 
semblé  d'abord)  de  s'attacher  à  moi  sérieusement,  deve- 
nir bon,  affectueux  et  plus  loyal  de  jour  en  jour.  Si  j'ai 
quelquefois  souffert  de  la  différence  de  nos  caractères  et 
surtout  de  nos  âges,  j'ai  eu  encore  plus  souvent  lieu  de 
m'applaudir  des  autres  rapports  qui  nous  attachaient  l'un  à 
l'autre.  Il  y  a  en  lui  un  fonds  de  tendresse,  de  bonté  et  de 
sincérité  qui  doivent  le  rendre  adorable  à  tous  ceux  qui  le 
connaîtront  bien  et  qui  ne  le  jugeront  pas  sur  des  actions 


80  GEORGE     S AND 

Légères.  S'il  conservera  de  l'amour  pour  moi,  j'en  doute, 
et  je  n'en  doute  pas.  C'est-à-dire  que  ses  sens  et  son  carac- 
tère le  porteront  à  se  distraire  avec  d'autres  femme-,  mais 
sou  cœur  me  sera  fidèle,  je  le  sais,  car  personne  ne  le  com- 
prendra mieux  que  moi  et  ne  saura  mieux  s'en  faire 
entendre.  Je  doute  que  nous  redevenions  amants.  Nous  ne 
nous  sommes  rien  promis  L'un  à  l'autre  sous  ce  rapport', 
mais  nous  nous  aimerons  toujours  et  les  plus  doux  moments 
denotre  vieseront  ceux  que  nous  pourrons  passer  ensemble. 
Il  m'a  promis  de  m'écrire  durant  son  voyage  et  après  son 
arrivée.  .Mais  cela  ne  suffît  pas  à  calmer  mes  craintes,  le 
vous  prie  d'aller  le  voir.  Il  arrivera  à  Paris  probablement 
en  même  temps  que  cette  lettre-ci.  Dites-moi  sincèrement 
dans  quel  état  de  santé  vous  l'aurez  trouvé.  S'il  vous 
demande  la  clef  de  mon  appartement  et  de  mes  papiers, 
remettez-lui  tout  ce  qu'il  désirera  sans  exception.  Je  erois 
qu'il  a  des  lettres  et  des  effets  parmi  les  miens,  plusieurs 
tableaux  et  petits  meubles  qui  sont  chez  moi  lui  appar- 
tiennent. S'il  a  envie  de  les  faire  transporter  chez  lui 
dites  à  mon  portier  de  les  laisser  passer.  » 

La  fui  de  cette  lettre,  imprimée  aussi  en  partie  seulement, 
concerne  l'histoire  du  duel  entre  Gustave  Planche  et  Capo 
de  Feuillide,  et  le  mécontentement  de  George  Sand  à 
ce  sujet. 

Musset  n'avait  pas  encore  quitté  Venise  qu'il  s'était  éta- 
bli entre  lui,  George  Sand  et  Pagello  des  relations  fort 
étranges, enthousiastes,  idéalement  sublimes.  ArvèdeBarine 
les  appelle  «  vertige  du  sublime  et  de  L'impossible  ».  «  Ils 
imaginèrent,  dit-elle,  les  déviation-  de  sentiment  les  pin- 
bizarres,  et  leur  intérieur  l'ut  le  théâtre  de  scènes  qui  éga- 
laient les  fantaisies  les  plus  audacieuses  de  la  littérature 
eomtemporaine.  Musset,  toujours  avide  d'expiation,  s'immo- 


GEORGE     SAND  81 

lait  à  Pagello,  qui  avait  subi  à  son  tour  la  fascination  des 
grands  veuxnoh's.  Pagello  s'associait  à  George  Sand  pour 
récompenser   par  une  amitié    sainte  leur   victime    volon- 
taire   et    héroïque,    et  tous   les  trois  étaient   grandis   au- 
dessus    des   proportions    humaines    par    la    beauté    et    la 
pureté  de  ce  lien  idéal.  George  Sand  l'appelle  à  Musset 
dans  une  lettre  de    l'été  suivant  combien    tout  cela  leur 
avait  paru  simple  :  «  Je  l'aimais  comme  un  père  et  tu  étais 
notre  enfant  a  tous  deux.    »  Elle  lui  rappelle  aussi  leurs 
impressions  solennelles,  «  lorsque  tu  lui  arrachas  à  Venise 
l'aveu  de  son  amour  pour  moi,  et  qu'il  te  jura  de  me  rendre 
heureuse.  Oh!  cette  nuit  d'enthousiasme,  où  malgré  nous  tu 
joignis  nos  mains,  en  nous  disant  :  «  Vous  vous  aimez  et 
«  vous  m'aimez  pourtant,  "vous m'avez  sauvé  âme  et  corps.  » 
Ils  axaient  entraîné  l'honnête  Pagello  qui  ignorait  jusqu'au 
mot  romantisme,  dans  leur  ascension  vers  la  folie,  Pagello 
disait  à  George  Sand  :   «  Il  nostro  amore  per  Alfredo.  » 
George  Sand  le  répétait  à  Musset,  qui  en  pleurait  de  joie 
et  d'enthousiasme...  »  Voilà  comment  Arvède  Barine  parle 
de  cette  époque  <U'  leur  vie,  et,  ici,  comme  partout  ailleurs, 
iimis    souscrirons   à    ses    paroles.   Nous   devons    toutefois 
attirer  l'attention  sur  un  côté  de  la  question  qui  a  échappé 
à  Arvède  Barine.  Tous  nos  lecteurs  se  rappellent  probable- 
ment l'histoire  de  Jacques,  roman  qui  a  été  écrit  justement 
au  printemps  de  1834  ;  ils  n'auront  pas  oublié  comment  ce 
mari  généreux,  en  apprenant    l'amour  de   sa  femme  pour 
un  autre,  se  décide  d'abord,  pour  son  bonheur  à  elle,  à  la 
laisser  vivre  comme  elle  l'entend,  et  se  résout  ensuite  non 
seulement,  à  s'éloigner  d'elle,  mais  à  disparaître,  en  se  tuant 
et   en  laissant   croire  que  son  suicide  n'était  dû  qu'à  un 
accident  fortuit,  pour  épargner  tout  remords  à  sa  femme. 
Dans  le  temps  on  abeaucoup  parlé  de  Jacques,  soit  pour, soit 
h.  6 


82  -       GEORGE    SAND 

contre,  car  dans  aucun  des  romans  de  George  Sand  nous 
ne  trouvons,  exprimée  d'une  manière  plus  incisive,  sa 
eroyance  en  la  liberté  et  l'irresponsabilité  de  la  passion  et 
à  l'injustice  qu'il  y  aurait  à  vouloir  la  punir.  La  manière 
d'agir  si  généreuse  et  noble  de  Jacques  envers  sa  femme, 
qu'il  aime,  mais  dent  il  ne  se  croit  pas  en  droit  de  gâter 
la  vie  pour  la  seule  raison  qu'elle  a  cessé  de  l'aimer. 
stupéfiait  les  contemporains,  comme  quelque  chose  d'inouï 
et  d'impossible.  Les  uns  y  virent  aussitôt  —  et  c'est  juste 
—  de  la  part  de  l'auteur  une  conception  large  et  pro- 
fonde des  questions  du  sentiment,  et  sa  tendance  à  démon- 
trer la  possibilité  de  résoudre  les  drames  matrimoniaux 
sans  scènes  de  jalousie,  ni  querelles,  ni  meurtre,  ni  aucun 
des  moyens  humiliants  et  cruels,  si  souvent  en  usage  en 
pareil  cas.  D'autres,  raillant  ce  suicide.  —  et  c'est  juste 
aussi  —  faisaient  remarquer  que  si  tous  les  maris  bernés 
par  leurs  femmes,  devaient  aller  se  jeter  dans  un  précipice 
des  Alpes,  ou  dans  une  crevasse  de  glacier,  et  céder  galam- 
ment la  place  à  l'amant,  ce  serait  certes  là  un  moyen  vrai- 
ment trop  commode  pour  les  femmes  et  les  amants,  mais 
assez  peu  d'accord  avec  la  justice  et  l'équité. 

Jacques  a  fait  naître  une  foule  d'imitations  dans  toutes 
les  littératures  de  l'Europe.  A  qui  la  faute  '  ?  Pauline  Sax'1. 
Comment  faire 3 ?  sont,  cela  est  hors  de  doute,  des  enfants 
légitimes  de  Jacques.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  n'a  jamais  attiré 
l'attention  sur  le  fait  que  Jacques  n'est  pas  un  personnage 
au»i  «  inventé  »  que  cela  le  parait.  George  Sand  n'avait- 

1  Roman  d'Alex.  Herzen,  ayant  l'ait  époque  on  Russie,  un  des  chefs* 
d'oeuvre  de  la  littérature  russe. 

-  Célèbre  Bouvelle  de  Drouginine. 

3  Roman  à  thèse  de  Tchernichevsky,  pendant  de  longues  années  con- 
sidéré comme  l'Evangile  des  libéraux  russes  par  rapport  aux  questions 
de  la  morale  conjugale. 


GEORGE     SAND  83 

elle  pas  elle-même  sous  les  yeux  un  exemple  de  la  gran- 
deur magnanime  et  généreuse  d?ùn  homme  envers  une 
femme  qui  s'était  mise  à  en  aimer  un  autre  ?  Musset  ne  lui 

donnait-il  pas  la  preuve  de  cette  douceur,  de  cette  ten- 
dresse, de  cette  abnégation?  Ce  même  Musset  qui  lors- 
qu'elle l'aimait,  lavait  tant  de  fois  offensée,  outragée,  mar- 
tyrisée par  ses  soupçons  et  sa  jalousie  rétrospective,  avait 
su,  tout  à  coup,  accepter,  avec  une  générosité  profondé- 
ment humaine,  le  refroidissement  à  son  égard  de  la  femme 
aimée.  Au  lieu  d'écrire  sur  le  drame  de  Venise  tous  ces 
vilains  coules  bleus,  les  biographes  de  Musset  eussent  bien 
mieux  fait  s'ils  s'étaient  bornés  à  ce  seul  mot  :  Musset  fut 
le  prototype  de  Jacques.  Et  toutes  les  têtes  se  seraient 
inclinées  devant  celui  qui  a  su,  dans  la  vie  réelle,  faire 
preuve  de  tant  d'idéalisme  en  perdant  son  amante  :  ce  qui, 
même  dons  un  roman,  nous  semble  une  pure  utopie.  C'est 
là  vraiment  chose  sublime,  tout  extraordinaire,  et  MmeAr- 
vède  Burine  a  tort  de  railler  ainsi  ces  nouveaux  rapports 
entre  Musset  cl  George  Sand,  —  Musset  nous  y  apparaît 
comme  un  homme -au-dessus  du  commun  des  mortels  par 
sa  manière  indépendante  et  profonde  de  prendre  les  choses 
de  sentiment. 

Musset  parti,  l'affreuse  tension  dans  laquelle  George 
Sand  avait  passé  les  derniers  mois  cessa  aussitôt  de  se  faire 
sentir.  Elle  raconte  que  ce  ne  fut  qu'après  avoir  quitté 
Musset,  qu'elle  avait  accompagné  jusqu'à  Mestre1,  et  en 
revenant  chez  elle  en  gondole,  qu'elle  sentit  cesser  cette 
énergie  surnaturelle  et  cette  tension  nerveuse  qui  l'avaient 


1  Dans  les  lettres  à  Boucoiran  —  colle  de  la  Correspondance  et  l'iné- 
dite —  G.  Sand  <  1  i l  qu'elle  l'a  accompagné  jusqu'à  Vicenee.  D'après 
l'Histoire  de  ma  Vie  et  les  lettres  do  Pagello,  elle  l'aurait  conduit  jus- 
qu'à Mestre. 


8i  GEORGE    SAND 

soutenue  pendant  tout  un  mois,  passé  sans  sommeil, 
dans  l'agitation  et  les  soucis  de  tous  les  moments. 
Elles  l'abandonnèrent  et  firent  place  à  une  prostration 
complète  :  sa  vue  était  «  si  usée  par  les  veilles  qu'elle  eut 
une  espèce  d'hallucination  oculaire,  elle  voyait  tous  les 
objets  renversés,  et  particulièrement  les  enfilades  de  ponts 
dr>  petits  canaux,  qui  se  présentaient  comme  dos  arcs 
retournés  sur  leur  base  »  \  Travailler  en  cet  état  de  surme- 
nage, il  ne  fallait  pas  y  penser.  Sur  ce,  arriva  l'admirable 
printemps  italien.  George  Sand  sentait  l'absolue  nécessité 
de  se  reposer  et  de  reprendre  de  nouvelles  forces.  Elle 
endossa  sa  chère  blouse  bleue,  prit  un  bâton  et  fit  avec 
Pagello  un  petit  voyage  dans  les  Alpes  vénitiennes  qu'il 
parcoururent  en  tous  sens  jusqu'au  Tyrol2.  Ils  faisaient  jus- 
qu'à sept  ou  huit  lieues  par  jour,  se  reposaient  dans  les  rus- 
tiques auberges  villageoises,  sans  craindre  ni  les  ardeur-  du 
soleil,  ni  le  mauvais  temps,  etGeorge  Sand  semblait  humer 
par  tous  les  pores  de  son  être  h  s  adorables  effluves  du 
printemps  méridional  dans  ce  sauvage  pays  montagnard. 
Elle  a  su  les  rendre,  en  un  merveilleux  langage  enthou- 
siaste et  poétique,  dans  lès  premières  Lettres  d'un  voyageur. 
Mme  Sand  et  Pagello  ne  revinrent  à  Venise  que  lorsque 
le^  vêtements  Aiment  à  leur  manquer  et  qu'ils  furent  à 
court  d'argent*.  «  Je  suis  rentrée  à  Venise  avec  sept  cen- 
times dans  ma  poche!  »  écrit-elle  à   Boucoiran,   ajoutant 


1  Histoire  de  ma  Vie.  t.  IV.  p.  189, 

!  Nous  trouvons  dan-  la  lettre  du  D'  Pagello  au  prof.  Ercole  Mon  ni 
l'indication  suivante  :  «  Nous  partîmes  pour  Bassano,  nous  allâmes  à 
la  grotte  Parolini  (pies  Oliero),  à  Crespano  et  revînmes  à  Bassano...  » 
G.  Sand  dit  à  Boucoiran  qu'elle  «  visita  encore  les  bords  de  la  Brenta  ». 

3  On  voit  par  une  lettre  inédite  d'Aurore  Dudevant  à  son  mari,  datée 
du  6  avril,  que  le  voyage  se  lit  entre  le  1er  et  le  b  avril.  (Maintenant 
publiée  par  M.  de  Spoelberch.) 


GEORGE     SAM)  83 

que  dans  quelques  jours  elle  repartirait.  En  effet,  peu 
après,  elle  alla  visiter  avec  Pagello  les  îles  de  l'Archipel 
Vénitien  '. 

«  Après  le  départ  de  Musset,  raconte  le  docteur  Pagello, 
M"1"  Sand  se  transféra  à  San-Fantino  dans  un  petit  loge- 
ment, séparé  par  une  salle  des  chambres  que  j'habitais  ; 
mais  au  bout  d'un  mois,  elle  résolut  de  déménager  pour 
s'établir  près  du  Ponte  di  barcaroli  dans  une  ruelle  qui 
conduisait  au  pont,  mais  dont  je  ne  me  rappelle  pas  lé 
nom...  C'est  dans  cette  maison  que  George  Sand  écrivit 
les  Lettres  d'un  voyageur  et  le  roman  de  Jacques.  » 

«  Le  soir  venaient  chez  nous  le  peintre  Félice  Schiavoni, 
Lazzaro  Rebizzo  —  un  mien  ami,  Génois  très  cultivé,  — le 
négociant  David  Weber,  et  enfin  le  gentilhomme  Fallier. 
(  les  derniers  étaient  d'ardents  chasseurs,  avec  lesquels  je  fai- 
sais des  parties  de  chasse.  Parfois,  George  Sand  se  joignait 
à  nous,  errant  le  long  des  marais  de  l'Archipel...  George 
Sand  était  peu  connue  à  Venise  comme  écrivain  et  il  lui 
tut  très  agréable  de  vivre  loin  des  amateurs  de  littérature.  » 
Pagello  ajoute  :  «  Xi  elle  ni  moi  n'avions  aucun  démêlé 
avec  la  police  autrichienne  »,  faisant  sans  doute  allusion 
au  fameux  incident  indécent  raconté  par  George  Sand  dans 
Y  Histoire  de  ma  Vie.  Dans  le  Corriere  délia  sera,  Pagello 
dit  encore  :  «  Lorsque  Musset  fut  parti,  George  Sand 
s'établit  dans  deux  petites  chambres  que  j'avais  louées 
pour  elle,  à  sa  demande,  dans  la  maison  où  je  demeurais 
moi-même,  car,  après  payement  des  comptes  de  l'hôtel,  il 
lui  fallait  vivre  très  économiquement.  Elle  vécut  ainsi  à 
côté  de  moi,  qui  avais  toujours  été  économe  et  pauvre. 


1  «  Plus  tard,  nous  visitâmes  les   îles  de  l'Archipel  Vénitien,  »  dit 
Pagello. 


86  GEORGE     S AND 

Après  le  départ  de  Musset,  Mme  Sand  se  remit  à  travailler 
sans  relâche.  Elle  écrivit  d'abord  les  Lettres  d'un  voi/a- 
geur.  pour  lesquelles  je  lui  prêtai  mon  aide,  en  riani  de 
m'y  voir  représenté  comme  un  vieillard  portant  perruque. 
Elle  écrivit  ensuite  Jacques.  Elle  (''erivait  très  vite  et  sans 
rature  pendant  sept  ou  huit  heures  et  envoyait  ainsi  à  l'im- 
primerie soh  travail  de  premier  jet.  »  Le  docteur  Pagello 
raconta  oralement  la  même  chose  au  docteur  (iarihaldi  : 
«  Elle  écrivait  sans  jamais  s'arrêter,  sans  faire  aucune 
rature,  et  après  avoir  écrit  une  page,  elle  l'envoyait  à 
l'éditeur  sans  même  la  relire.  »  Pagello,  lorsqu'elle  ('eri- 
vait les  Lettres  d'un  voyageur,  l'aidait  en  lui  fournissant 
les  renseignements  locaux.  «  Il  lui  convenait  de  me  repré- 
senter de  manière  à  ce  que  je  ne  fusse  pas  soupçonné 
d'être  un  successeur  de  Musset:  et  c'est  pour  cela  qu'elle 
m'affubla  d'une  perruque  et  qu'un  lot  d'années  vint  me 
tomber  sur  les  épaules,  »  dit  Pagello  à  propos  de  ces 
Lettre*  où  effectivement  elle  le  représenta  sous  la  figure 
d'un  vieux  médecin,  ce  que  Pagello  acceptait  de  hou 
cœur  et  avec  indifférence.  .Mais  il  n'en  était  pas  de  même 
des  proches  et  des  amis  du  docteur,  et  surtout  de  son  père, 
qui  ne  voyait  rien  moins  (pie  d'un  bon  œil  pareil  roman 
dans  la  vie  de  son  (Ils  et  lui  écrivit,  à  ce  propos,  une  lettre 
très  sévère,  pleine  des  plus  vifs  reproches. 

A  l'occasion  de  celte  lettre,  racontons  un  fait  curieux, 
montrant  combien  s'abusait  George  Sand,  en  nous  assurant 
qu'elle  était  médiocre  causeuse,  taciturne,  peu  intéressante 
en  société,  qu'elle  manquait  d'esprit  et  «le  ressources,  et 
que  ses  amis  et  connaissances,  en  le  confirmant,  ne  nous 
disent  que  la  moitié  de  la  vérité.  La  vérité  vraie  est  que, 
lorsque  George  Sand  venait  à  rencontrer  une  personne  qui 
lui   fut  sympathique,  ou   qu'elle  voulait   charmer  ou   cou- 


(JE  ORGE     SAND  87 

vaincre  sur  quoi  que  ce  fût,  elle  devenait  alors  entraînante, 
extraordinairement  éloquente,  etsavait  trouver  un  langage 
auquel  on  ne  pouvait  résister.  Et  Musset,  et  Chopin,  à  qui 
elle  ne  plut  pas  d'abord,  bombèrent  tous  doux  sous  le 
charme  de  leurs  entretiens  avec  elle.  Mme  de  Musset  se 
refusait  à  laisser  partir  son  fils  pour  l'Italie,  et  il  s'était 
déjà  presque  soumis  à  la  décision  de  sa  mère,  quand,  un 
beau  soir,  on  annonça  qu'une  dame,  arrivée  en  voiture,  la 
priait  de  vouloir  bien  descendre  pour  causer  un  instant 
avec  elle.  Mme  de  Musset  descendit,  accompagnée  d'un 
laquais.  La  dame  inconnue  —  le  Leeteur  a  deviné  qui  c'était 
—  demanda  à  M1UC  do  Musset  de  permettre  à  son  fils  de 
partir  pour  l'Italie,  lui  promettant  de  le  soigner  comme  son 
propre  Ris.  Mmc  de  Musset  ne  put  résister  à  cette  éloquence 
qui  avait  trouvé  le  chemin  de  son  cœur,  et  Musset  partit 
pour  l'Italie  '.  Il  en  fut  de  mémo  avec  le  père  de  Pagello. 
Celui-ci,  homme  d'esprit  et  très  instruit,  —  (qui  demeurait 
à  Castelfranco,  dans  la  province  de  Treviso)  — avait  donc 
écrit  à  son  (ils  une  lettre  de  vifs  reproches.  «  Alors,  dit 
Pagello,  ayant  toujours  détesté  le  mensonge,  je  partis  de 
Venise  avec  George  Sand,  pour  aller  chez  mon  père.  Il 
me  reçut  sèchement,  mais  il  accueillit  George  Sand  avec 
l'hospitalité  la  plus  courtoise  icortese  ospitalita)  ;  et,  après 
avoir  causé  et  disent*''  littérature  française  avec  elle,  il 
fut  tellement  subjugué  par  son  éloquence  poétique,  qu'il 
pensa  évidemment  :  «  Ce  déserteur  du  foyer  paternel 
«  n'a  pas  si  grand  tort  !  »  Nous  passâmes  une  heure  avec 
lui,  et  nous  nous  rendîmes,  par  Bassano,  à  la  grotte  de 
Parolini...   » 

Voilà  comment  George  Sand  savait,  par  son  éloquence 

1  Paul  de  Musset.  Biographie  d'Alfred  de  Musset,  p.  125-126. 


88  GEORGE    SAND 

irrésistible,  mettre  à  ses  pieds  les  gens  les  plus  mal  dis- 
poses  à  son  égard  !  Il  n'es!  pas  étonnant  que  Pagello 
affirme,  ce  qui  se  dit  rarement  de  George  Sand,  savoir 
que  «  son  plus  grand  charme  était  son  éloquence  magni- 
fique, vraiment  brillante,  irrésistible   ». 

Dans  le  souvenir  de  Pagello,  George  Sand,  d'ailleurs, 
est  toujours  restée  comme  une  femme  éminemment  douée, 
propre  à  tout,  aux  grandes  choses  comme  aux  petites,  et 
jusqu'aux  moindres  minuties  de  la  vie  de  tous  les  jours. 
Il  a  raconté  au  D'Garibaldi  que,  «  pour  George  Sand,  écrire 
('■tait  une  nécessité,  mais,  qu'en  même  temps,  elle  aimait 
passionnément  tous  les  devoirs  d'une  ménagère  erra 
apassionatissimaper  tutti  gli  uffici  di  una  massaja)  ;  elle 
savait  en  perfection  assaisonner  le  gibier  et  le  poisson,  bro- 
der, faire  des  boites  en  carton,  en  un  mot.  c'était  une  très 
brave  ménagère  '. 

Durant  sa  vie  en  commun  avec  Pagello,  elle  lui  broda 
un  canapé  et  six  chaises;  le  peintre  Lamberto,  la  trouva, 
un  jour,  assise  par  terre  et  occupée  à  clouer  la  tapisserie 
de  l'une  de  ces  chaises  ». 

George  Sand  passa  ainsi,  après  le  départ  de  Musset, 
une  période  de  calme  et  de  travail,  et  il  semble  que  dans 
les  premiers  temps,  elle  ait  été  contente,  même  heureuse, 
de  son  nom  eau  s;enre  de  vie.  Venise  l'attirait  et  la  retenait 
par  tousses  côtés  pittoresques,  par  ses  mœurs,  par  la  vie 
libre  et  simple  que  l'on  y  menait,  par  la  bonhomie  de  son 
aimable  peuple,  la  poésie  de  ses  souvenirs  historiques,  la 
douceur  de  son  climat,  et  la  vie  à  bon  marché.  Dans  VHis- 

1  M"«  Aiitimini.  la  fille  du  D-  Pagello  raconte  que  Georgç  sand  l'ut  un 
jour  m  mortifiée  d'avoir  été  blâmée  par  Robeito  Pagello  de  ne  pas 
savoir  cuire  les  artichauts,  qu'elle  lui  tricota,  —  pour  le  dédommages 
de  ce  plal  mal  préparé  —  quatre  paires  de  chaussettes.  (Paul  Mariéton. 
«  Une  histoire  d'amour,  »  p.  144). 


GEORGE    SAND  89 

loire  de  ma  Vie  et  dans  ses  lettres,  elle  décrit  soin  eut,  en 
détail,  l'existence  qu'elle  menait  à  Venise,  et  dit  que,  si  ses 
enfants  eussent  (''lé  avec  elle,  elle  n'eût  pu  se  figurer  une 
ville  plus  agréable  ;  que,  si  elle  devenait  riche,  elle  aehè- 
terait,  à  l'instant,  un  de  ces  vieux  palais  abandonnés  et 
s'y  fixerait  avec  son  fils  et  sa  fille,  pour  y  vivre  et  y  travailler 
en  liberté...  George  Sand  écrivait  dans  la  journée  ;  elle  pas- 
sai! ses  soirées  à  la  Piazza  San  Marco,  en  y  prenant,  tasses 
sur  tasses  de  café  noir,  persuadée  que  l'usage  du  café 
était  absolument  nécessaire  dans  un  climat  comme  celui 
de  Venise  ;  ou  bien  elle  s'en  allait  flâner,  à  pied,  par  les 
vieilles  rues,  ou  en  gondole,  par  les  canaux  et  les  lagunes. 
C'est  probablement  pendant  une  de  ces  promenades  que 
l'agello  composa  la  charmante  barcarolle,  en  dialecte  véni- 
tien, reproduite  dans  le  numéro  II  des  Lettres  d'un  voya- 
geur et  servant  aussi  d'épigraphe  —  sans  indication  du 
nom  de  l'auteur  —  au  chapitre  xvm  du  Siège  de  Florence 
de  Guerazzi.  La  voici  : 

Coi  pensiei'i  malinconici   " 

Non  te  star  a  tormentar, 

Viea  con  mi,  monteiïio  in  gondola, 

Andaremo  in  mezzo  al  mar...  etc.,  etc. 

Dans  le  même  numéro  des  Lettres  d'un  voyageur,  nous 
trouvons  une  autre  poésie  de  Pagello  : 

Ciin  Ici  sull'  onda  placida 
Errai  dalla  laguna. 
Ella  gli  sguardi  immobili 
In  le  lissa  ra,  o  lima  ! 
E  a  che  pensava  allor? 
Era  un  mûrrente palpita  ? 
Era  un  nascente  amor  '.' 

En  général,  les  amis  français  de  George  Sand  et  de 


90  GEORGE    S  AND 

Musse!  se  sont  tropévertués  à  représenter  Pagello  comme 
un  illettré  :  il  a  écrit  quantité  de  vers  et  de  chansons  qui 
sont  chantées  jusqu'aujourd'hui  par  les  pêcheurs  de  sa 
poétique  patrie. 

Et  cependant  Musset,  durant  le  temps  que  prit  son 
retour  à  Paris,  écrivait  à  Venise  à  chaque  relais,  et  ses 
Lettres  montrent  qu'il  connaissait  la  valeur  de  celle  qu'il 
abandonnait.  Il  écrit  «  qu'il  a  bien  mérité  de  la  perdre, 
pour  ne  pas  avoir  su  l'apprécier  quand  il  la  possédait, 
et  pour  l'avoir  fait  beaucoup  souffrir.  11  pleure  la  nuit  dans 
ses  chambres  d'auberge,  et  il  est  néan  moins  presque  heu- 
reux, presque  joyeux,  paire  qu'il  savoure  les  voluptés  du 
sacrifice.  Il  l'a  laissée  aux  mains  d'un  homme  de  cœur 
qui  saura  lui  donner  le  bonheur,  et  il  est  reconnaissant 
à  ce  brave  garçon  :  il  l'aime,  il  ne  peut  retenir  ses 
larmes  en  pensant  à  lui.  Elle  a  beau  ne  [dus  être  pour 
l'absent  qu'un  frère  chéri,  elle  restera  toujours  l'unique 
amie...  '    ». 

De  son  côté  George  Sand  écrivait  déjà  à  Musset  le 
3  avril  :  «  Ne  t'inquiète  pas  de  moi.  Je  suis  forte  comme 
un  cheval,  mais  ne  me  dis  pas  d'être  gaie  et  tranquille. 
Gela  ne  m'arrivera  pas  de  sitôt...  Ah!  qui  te  soignera,  et 
qui  soignerais-je  ?  Oui  aura  besoin  de  moi-,  et  de  qui 
voudrais-je  prendre  soin  désormais  ?  Comment  me  pas- 
serais-jé  du  bien  et  du  mal  que  tu  nie  faisais  !'...  Je  ne  te 
dis  rien  de  la  part  de  Pagello,  sinon  qu'il  te  pleure  presque 
autant  que  moi.  »  Puis  le  15  avril  elle  lui  écrit  :  «  Xe 
crois  pas,  ne  crois  pas,  Alfred,  que  je  puis  être  heureu>e 
avec  la  pensée  d'avoir  perdu  ton  cœur.  Que  j'aie  été  la 
rrîaîtresse  ou   ta   mère,  peu  importe  ;  que  je  t'aie  inspiré 

1  Arvède  Barine,  p.  68. 


GEORGE    SAND  91 

de  l'amour  ou  de  L'amitié,  que  j'aie  été  heureuse  ou 
malheureuse  avec  toi,  tout  cela  ne  change  rien  à  l'état 
de  mon  âme  à  présent.  Je  sais  que  je  t'aime,  et  c'est 
tout...  »  C'est  le  cas  de  dire  :  «  Quand  on  est  ensemble, 
tout  paraît  étroit,  lorsqu'on  est  séparé,  tout  parait 
ennuyeux  »  :  ce  proverbe  russe  tout  trivial  qu'il  soit,  est 
cependant  bien  juste.  A  peine  se  furent-ils  séparés  que 
Musset  et  George  Sand  comprirent  combien  leur  était 
eher  cet  amour  plein  de  tourments,  agité,  maladif,  qui  les 
avait  liés  l'un  à  l'autre,  et  qui  (''data  bientôt  avec  une 
nouvelle  foire!  George  Sand  commença  à  regretter  celui 
qui  l'avait  martyrisée,  outragée  et  qu'il  lui  avait  fallu  soi- 
gner et  ménager  comme  un  enfant  capricieux,  celui  qui, 
après  l'avoir  maudite,  se  jetait  à  genoux  pour  l'adorer.  Son 
nouvel  amour  lui  apparaissait  déjà  fade,  insipide,  ennuyeux. 
Elle  n'y  trouvait  ni  «  inspiration  »  ni  tourment,  ni  pas- 
sion. «  Pagello  est  un  ange  de  vertu  —  écrhVelle...  Il  est 
>i  sensible  et  si  bon...  Il  m'entoure  de  soins  et  d'atten- 
tions... Pour  la  première  fois  de  ma  vie  j'aime  sans  pas- 
sion... Eh  bien,  moi,  j'ai  besoin  de  souffrir  pour  quelqu'un  ; 
j'ai  besoin  d'employer  ce  trop  d'énergie  et  de  sensibilité  qui 
sont  en  moi.  J'ai  besoin  de  nourrir  cette  maternelle  sollici- 
tude, qui  s'est  habituée  à  veiller  sur  un  être  souffrant  et 
fatigué.  Oh!  pourquoi  ne  pouvais-je  vivre  cuire  vous 
(leur  e/  vous  rendre  heureux  sans  appartenir  ni  à  l'un  ni 
à  l'autre?...  » 

Musset  cependant,  continuait  à  penser  qu'il  n'était  plus 
qu'un  «  ami  »  et  tâcha,  aussitôt  rétabli,  de  se  distraire  et 
de  s'amuser;  mais  ce  fut  en  vain  qu'il  se  lança  de  nouveau 
dans  son  ancienne  vie  de  débauche,  son  cœur  était  resté  à 
Venise.  Les  lettres  de  lui,  les  lettres  (telle  devinrent  de 
plus  en  plus  agitées,  plus  ardentes,  quoique  tous  deux  ne 


92  GEORGE    S AND 

parlassent  que  d'amitié  et  que  George  Sand  ne  doutât 
pas  de  son  amour  pour  Pagello.  Aussi  quand  après  avoir 
terminé  le  travail  qu'elle  s'était  imposé  elle  reçut  de 
Buloz  l'argent  qui  avait  malencontreusement  traîné  pen- 
dant près  de  deux  mois  dans  les  caisses  de  la  poste, 
George  Sand  engagea  Pagello  à  la  suivre  à  Paris.  Pour 
le  faire,  Pagello  (raconte  le  docteur  Garibaldi  Loeatelli  se 
vit  obligé  de  vendre  tout  ce  qu'il  avait  de  précieux  :  argen- 
terie de  table,  vieilles  gravures,  peintures  consistant  en 
paysages,  etc. 

Pagello  dit  que,  partis  de  Venise,  lui  et  George  Sand 
tirent  leur  voyage  par  les  lacs  de  la  Lombardie,  et  que  de 
Milan  ils  se  dirigèrent  sur  Chamounix,  tirent  l'ascension 
du  Mont-Blanc  '  jusqu'au  Grand  Glacier,  du  Montanvers 
(Monteverde).,  et  de  là,  en  passant  par  Genève,  se  ren- 
dirent à  Paris  où  ils  arrivèrent  le  14  août  2. 

Lorsque  Pagello  et  George  Sand  arrivèrent  à  Paris,  les 
trois  héros  du  drame  (ou  de  «  cette  farce-bouffe,  où  je 
jouai  et  récitai  un  rôle!...  »,  comme  s'exprime  Pagello), 
se  trouvèrent  dans  une  position  étrange  et  fort  peu  com- 
mode. Ce  qui  avait  été   idéal,    beau,   sublime    à  Venise, 


*  Dans  une  lçttre  inédite  àM.  Dudevant,  datée  du  30  juillet,  GeorgeSand 
raconte  qu'elle  a  visité  les  lacs  Garda,  Iseo,  Maggiore,  traversé  le  Sim- 
plon,  séjourné  à  Martigny,  et  fait  l'ascension  du  Mont-Blanc  et  du 
Saint-Bernard.  Elle  décrit  la  cathédrale  et  le  musée  de  Milan,  les  beau- 
tés de  la  nature  de  l'Italie,  l'agriculture  en  Lombardie.  Quanta  l'état  des 
voies  de  communication  elle  donne  raison  à  son  mari  qui  prétendait 
que  les  gouvernements  absolus  étaient  1rs  meilleurs  sous  ce  rapport-là. 

2  La  lettre  de  George  Sand  à  Rollinat,  datée  de  Paris,  15  août  1834,  com- 
mence par  les  mots  :  «  J'ai  trouvé  ta  brave  lettre  du  mois  d'avril,  hier 
en  arrivant  de  Venise  où  j'ai  passé  toute  l'année...  »  Par  les  lettres  à 
son  lils  on  voit  qu'elle  se  hâtait  de  revenir  à  Paris  pour  le  18  août, 
jour  de  la  distribution  des  prix  au  collège  Henri  IV.  Ce  qu'elle  dit  dans 
l'Histoire  de  ma  Vie:  «  Je  suis  partie  (h1  Venise  à  la  lin  du  mois 
d'août  »,  n'est  donc  pas  exact.  Elle  a  quitté  Venise,  dans  les  derniers 
jours  de  juillet. 


GEORGE     SAND  93 

semblait  à  Paris  absurde,  insensé  et  même  ridicule.  Les 
amis  de  George  Sand  accueillirent  Pagello  par  des  rail- 
leries cachées,  et  une  malveillance  peu  déguisée.  George 
Sand  se  dégoûtait  de  son  amour,  et  le  pauvre  Pagello 
sentait  beaucoup  mieux  la  difficulté  de  la  situation  où  il 
s'était  aveuglément  jeté  que  ne  le  pensent  tous  les  bio- 
graphes de  Musset  et  George  Sand  elle-même,  car,  comme 
cela  se  voil  dans  ses  lettres  et  dans  ses  récits,  Pagello 
était  un  homme  délicat,  sensible,  loin  d'avoir  la  gran- 
deur d'âme  de  Musset  dans  les  questions  de  sentiments, 
mais  point  du  tout  le  «  bellâtre  »,  nul  et  simplet  que  nous 
dépeint  entre  autres,  Lindau.  Entre  lui  et  George  Sand 
il  y  eut  dès  lors  tension  et  gêne. 

Sur  ces  entrefaites,  Musset  qui  avait  appris  le  retour 
de  George  Sand,  la  suppliait  de  lui  accorder  une 
entrevue  ,  pour  dire  un  éternel  adieu  à  leur  amour  et 
se  résigner  ensuite.  Cette  entrevue  fut  hélas  fatale  ! 
D'abord,  ils  crurent  éprouver  tous  deux  comme  un 
calme  et  un  soulagement  et  jurèrent  qu'il  ne  leur  restait 
dupasse  «  qu'une  sainte  amitié  ».  Sous  l'impression  de  cette 
entrevue,  Musset  écrivit  le  lendemain  à  George  Sand  l. 
Sa  lettre,  —  charmante  par  sa  candeur  et  la  pureté  du 
sentiment,  — n'était  encore  qu'une  méprise  sur  lui-même, 
un  vrai  mirage,  et  comme  toute  illusion  ne  peut  s'éterni- 


'  La  lettre  a  été  publiée  par  M.  Ilédouin  (Yorick)  dans  l'Homme  libre 
du  14  avril  1877.  Elle  a  été  réimprimée  dans  le  Figaro  du  28  avril  1882. 
Des  fragments  en  sont  insérés  dans  les  Souvenirs  de  Grenier  et  dans 
le  livre  de  M"10  Barine.  Elle  se  termine  par  des  vers,  qui,  comme  les  cinq 
sonnets  dédiés  à  George  Sand,  n'ont  été  reproduits  dans  aucune  édition 
îles  œuvres  de  Musset.  Nous  trouvons  encore  dans  le  volume  des 
Poésies  Nouvelles  une  pièce  de  vers  que  Paul  de  Musset  n*a  pas  daigné 
orner  d'un  titre,  car  elle  se  rapporte  également  à  George  Sand.  C'est 
celle  qui  commence  par  les  mots,  «  Se  voir  le  plus  possible...  »  et  ne 
porte  aucune  date. 


GEORGE     SAM) 


ser,  cette  déception  aussi  ne  fut  pas  de  longue  durée. 
Musse!  et  George  Sand  virent  tous  deux  qu'ils  n'avaient 
pas  cessé  de  s'aimer  ;  chacun  se  reprochait  d'avoir  perdu 
le  bonheur  par  sa  propre  faute.  La  passion  de  Musse!  éclata 
avec  une  force  invincible, il  reconnut  clairement,  une  fois  de 
plus,  combiefi  George  Sand  était  supérieure  à  toutes  les 

femmes  qu'il  avait  rencontrées  sur  sou  chemin.  Son  dé 

poir  ucut  plus  de  bornes,  George  Sand  éprouvait  la  même 
chose.  Le  regret  du  bonheur  perdu,  les  remords,  une  tris- 
désespérée  commencèrent  à  la  ronger  à  tel  point, 
qu'elle  en  vint  à  des  pensées  de  suicide.  Plongés  dans 
l'horreur  et  le  chagrin  de  ne  pouvoir  réparer  tout  ce  qui 
s'étail  passé  entre  eux,  conscients  de  l'engrenage  survenu 
dans  leurs  rapports  et  dans  lequel  eux  tous  s'étaient  jetés 
tête  baissée,  George  Sand  et  Musset  s'enfuirent  de  Paris, 
l'une  àNohant,  l'autre  à  Bade.  Pagelloavait  promis  d'aller 
à  Nohant,  et  avait  même  reçu  une  invitation  ad  hoc  de  la 
part  de  Dudevant,  mais  il  eut  la  délicatesse  et  le  bon  sens 
de  ne  pas  profiter  ue  cette  imitation,  et  il  resta  seul  à 
Pari-. 

George  Sand.  arrivée  à  Nohant,  s'abandonna  au  plus 
sombre  désespoir.  La  pensée  du  suicide  la  tint  opiniâtre- 
ment sous  son  pouvoir,  et  la  vue  de  ses  amis  :  Fleurv, 
Duvernet,  Papet,  Rollinat,  Néraud,  et  de  leur-  femmes,  loin 
de  la  consoler,  ne  fit  qu'envenimer  ses  plaies  et  lui  prou- 
ver quelle  distance  la  séparait  de  son  cher  passé  et 
combien  l'amitié  la  plus  dévouée  est  impuissante  ;'i  donner 
le  bonheur  à  l'homme  tourmenté  par  un  autre  sentiment. 
Elle  sentit  surtout  —  ce  que  l'on  sent  toujours  dan-  le 
malheur  —  l'éternelle  solitude  de  tout  être  humain. 
Toutes  les  lettre-  imprimées  un  médites  de  George  Sand, 
datant  de  cette  époque  :  à  Rollinat.  Papet,  Boucoiran  et 


GEORGE    SAND  95 

Néraud  et  les  Lettres  dun  voyageur  respirent  un  si 
sombre  désespoir,  un  si  cuisant  chagrin,  un  tel  abat- 
tement qu'on  ne  peut  douter  de  sa  sincérité  lorsqu'elle 
dit  qu'elle  devrait  en  finir  au  plus  vite  avec  la  vie,  connue 
elle  le  déclare  sans  ambages  à  Boucoiran  l.  «  La  vie  m'est 
odieuse,  Impossible  et  je  veux  en  finir  absolument  avant 
peu...  »  La  préoccupation  de  Pagello,  qu'elle  avait  laissé 
seul  à  Paris,  la  tourmentait  aussi.  Elle  supplie  Boucoiran 
d'avoir  soin  de  lui  et  de  sa  santé.  «  Il  a  peut-être  besoin 
d'argent,  mais  il  n'en  acceptera  jamais  d'une. femme,  même 
comme  prêt  »...  écrit-elle  au  même  Boucoiran,  le  10  sep- 
tembre -.  Il  faut  dune  qu'il  arrange  cette  affaire,  mais  sans 
que  Pagello  sache  que  l'argent  vient  d'elle.  Elle  demande 
de  lui  persuader  de  venir  à  Nohant,  mais  elle  ne  se 
résout  point,  on  ne  suit  pourquoi,  à  lui  écrire,  tout  inquiète 
qu'elle  soit  de  pus  recevoir  de  lui  les  lettres  qu'il  avait 
promis  de  lui  adresser.  Elle  va  dans  sa  sollicitude,  jusqu'à 
prier  Boucoiran  de  faire  logée  dans  la  chambre  voisine  de 
celle  de  Pagello,  une  bonne  ou  la  cuisinière  Adèle  Lacou- 
ture,  pour  qu'il  ne  fût  pas  seuls'il  tombait  malade.  Mais 
Pagello,  malgré  sa  modestie  et  sa  prétendue  médiocrité, 
n'était  pas  de  ces  hommes  qui  permettent  à  des  étrangers, 
et  surtout  ù  des  femmes  (le  s'occuper  de  leur  personne.  Il 
ne  parvint  pas,  il  est  vrai,  à  accepter  avec  la  générosité 
de  Musset,  le  refroidissement  de  George  Sand  à  son 
égard.  Pendant  qu'elle  était  encore  à  Paris,  il  lui  faisait  de 
violents  reproches  et  se  montrait  si  jaloux  qu'il  alla  jus- 


'  Dans  Y  Histoire  de  ma  Vie,  t.  lV,p.  29SMHM>.  George  Sand  explique  .-a 
disposition  d'esprit  à  cette  époque  par  une  maladie  île  foie  el  s'efforce 
d'atténuer  l'impression  que  produisent  les  Lettres  d'un  Voyageur.  Il 
serait  plus  juste  de  dire  que  la  maladie  de  fuie  que  George  Sand  avait 
héritée  de  sa  mère  s'était  alors  aggravée  par  suite   de  ses  malheurs. 

*  Lettre  inédile. 


96  GEORGE     SAND 

qu'à  décacheter  une  de  ses  lettres.  Mais  quand  il  comprit 
que  son  rôle  était  fini,  il  ne  permit  plus,  dans  sa  fierté, 
que  George  Sand  se  préoccupât  de  lui  et  rompit  court  et 
net  avec  elle.  Tout  ce  que  disent  sur  son  départ  Lindau  et 
Arvède  Barine,  n'est  pas  exact.  Non  seulement  Pagello  ne 
fut  pas  «   immédiatement  expédié   »  à  Venise,  mais  il  ne 
rentra  même  pas  de  sitôt  dans  ses  foyers.  Abandonné  par- 
Aurore  Dudevant,  il  se  tourna  vers  la  seule  maîtresse  qui 
console  toujours  ses  fidèles  adorateurs,  —  la  science,  et. 
en  elle,  il   trouva  afîectivement   la  consolation  qu'il  cher- 
chait. Profitant  de  son  séjour  à  Paris-,  il  se  mit  sérieuse- 
ment à  suivre  les  cours  de  chirurgie  dont  les  différentes 
branches  Y  intéressaient  particulièrement,  et   s'enrichit    de 
connaissances   qui    firent   de   lui,    dans    la   suite,   un   des 
premiers  chirurgiens  de  l'Italie  (il  se  distingua  surtout  par 
des    opérations   de    lithotritie).    Après    avoir  terminé  ses 
études,  il  partit  comme    il  était    venu,    presque   sans   le 
sou.  Toute  sa  vie  il  a  gardé  saintement  le  secret  de  son 
amour  ;  pas  une  seule  fois  il  ne  répondit  aux  articles  écrits 
sur  son  compte,  et  que  ne  disait-on  pas  cependant  de  lui, 
dans  la  presse  italienne,  française  ou  étrangère  ?   Ce  ne 
fut   qu'en    1881,  lorsque   M.    Barbiera   remit  au    jour   sa 
Serenata  qui  donna  naissance,  dans  la  presse  italienne,  à 
toute   une   littérature  sur  le  voyage   de    George    Sand  à 
Venise,  que,   sur   les  instances    pressantes  de  ses    amis. 
Pagello  consentit  enfin  à  écrire  et  à  publier  dans  le  Car- 
rière délia  Serra  et  dans  la  Provincia  di   Belluno,   les 
lettres  dont  nous  avons  reproduit  quel» pies  fragments. 

Revenons  à  Musset  et  à  George  Sand.  Pendant  qu'elle 
se  tourmentait  et  se  chagrinait  à  Xohant,  Musset  était 
en  train  de  se  reposer  à  Bade.  Mais  c'est  bien  en  vain  que 
son  frère  le  biographe   essaie   de   nous  faire   croire  que  le 


GEORGE    SAND  97 

cœur  du  poète  s'étail  déjà  définitivement  calmé.  Ses  lettres 
à  George  Sand  nous  disent  le  contraire;  malheureuse- 
ment tout  ce  qui  subsiste  de  leur  texte  n'a  pas  encore  été 
publié  intégralement  jusqu'ici,  et  Grenier,  Arvède  Barine, 
Ducâmp,  Mariéton  ne  nous  en  donnent  que  des  fragments. 
Elles  forment  tout  un  poème  d'amour,  poème  qu'on  m-  peut 
lire  sans  une  profonde  émotion  et  une  vive  sympathie.  Ces 
pages  respirent  tout  à  la  fois  une  passion  brûlante,  dou- 
loureuse et  une  profonde  tendresse.  Des  paroles  enflam- 
mées, insensées  se  mêlent  à  ces  gracieux  enfantillages  qui 
accompagnent  toujours  un  amour  sincère.  Musset  accable 
George  Sand  de  lettres,  implore  sou  amour,  promet  de 
tout  oublier,  se  dit  indifférent  au  fait  qu'elle  en  aime  un 
autre,  qu'il  se  moque  bien  de  tous  ces  fantômes  du  devoir, 
de  toutes  les  phrases,  mais  qu'il  y  a  cinq  cents  lieues 
outre  eux;  voilà  ce  <|ui  importe,  car  il  ne  sait  qu'une 
chose,  c'est  qu'il  l'aime,  qu'il  l'aime,  qu'il  en  dépérit,  qu'il 
meurt  de  cet  amour,  qu'il  a  soif  d'elle .  George  Sand 
redoutant  de  croire  à  ce  renouveau  de  bonheur,  avait 
peur  de  capituler;  mais  sa  première  lettre  à  Boucoiran 
qui  suit  celle  du  lit  septembre  dont  nous  avons  donne 
des  fragments,  lettre  datée  du  13  septembre,  nous  montre 
le  Changement  survenu  dans  son  esprit.  Pas  trace  de  cha- 
grin ni  de  désespoir.  Pleine  de  verve  et  d'entrain,  elle  finit 
parées  mots  :  «  Adieu,  nous  nous  reverrons  bientôt.  Donnez- 
moi  des  nouvelles  de  notre  ami.  Trouvez-moi  une  ser- 
vante... » 

Le  mois  de  septembre  se  passa  encore  en  tiraillements 
mutuels  et  en  souvenirs  dont  l'un  et  l'autre  savou- 
raient le  poison.  Enfin,  au  commencement  d'octobre, 
George  Sand  arriva  à  Paris,  et  tout  fut  oublié,  hors 
l'amour!  Mais  ce  ne  fut  pas  pour  retrouver  la  joie  que  se 
H.  7 


98  GEORGE     SAM) 

reprirent  les  malheureux  amants.  L'ancien  bonheur  était 

empoisonné  par  d'affreux  souvenir.-,  il  était  souillé  et 
mutilé.  Leur  nouvelle  liaison  ramena  les  extravagances 
d'an  tan,  les  anciennes  souffrances,  les  querelles,  les 
reproches,  les  réconciliations  :  mais  la  première  union  des 
lieux  âmes  était  à  tout  jamais  rompue.  Leur  vie  n'était 
plus  supportable.  Leur  dignité  faisait  naufrage  au  milieu 
de  ces  humiliations  perpétuelles,  de  ces  injures,  de  ces 
repentirs  poignants  et  de  ces  réconciliation-  bientôt  suivies 
de  nouveaux  orages.  Musset  se  fatigua  et  rompit  le  premier, 
après  quoi,  comme  ils  en  avaient  l'habitude,  ils  crurent 
nécessaire  d'instruire  leurs  confidents  respectifs  de  leur 
rupture  :  lui,  Tattet  :  elle.  Sainte-Berne.  Ceci  se  passait 
en  novembre:  George  Sand  retourna  à  Xohant.  Il  leur 
sembla  à  tous  deux  que  c'était  définitivement  bien  fini 
entre  eux:  l'un  et  l'autre  étaient  mortellement  fatigués. 
George  Sand  n'était  pas  seulement  persuadée  que  c'était 
la  lin.  elle  voulait  encore  le  persuader  \\  ses  amis.  Elle 
écrivait  le  14  décembre  à  Boucoiran  :  ...  «  Si  vous  savez 
quelque  chose  de  désagréable  pour  moi,  ne  m'en  aver- 
tissez pas.  Comme  je  ne  retomberai  pas  dans  ce  malheu- 
reux amour,  il  est  inutile  que  mes  souffrances  soient 
augmentées  *..,  » 

Un  peu  avant  cela,  le  6  décembre,  avec  plus  de  déta- 
chement encore,  elle  parlait  de  son  amour  comme  d'une 
chose  absolument  finie.  Mais  lorsqu'à  la  fin  de  décembre 
elle  retourna  à  Paris,  toutes  ses  belles  résolutions  s'éva- 
nouirent comme  une  fumée.  Cet  amour  qui,  à  Nbhant, 
lui  paraissait  un  martyre  insupportable,  et  dont  elle  sem- 
blait heureuse  de  se  voir  libérée,  lui  semblait  à  présent  le 

1  Lettre  inédite. 


<  ;  E  (  i  It  G  E     S  AN  D  99 

paradis  perdu,  le  seul  bonheur  de  sa  vie;  —  avec  lui  — 
fout  ;  sans  lui  —  rien  !  C'est  Musset  maintenant  qui  refuse 
de  la  voir.  Elle  ne  peut  s'en  consoler  :  son  désespoir  n'a 
l>;is  de  bornes  :  épuisée,  malade,  jour  et  nuit  sans  repos, 
elle  ressemble  à  un  spectre  ;  à  son  tour,  elle  est  folle 
d'amour,  elle  le  supplie  de  lui  accorder  une  entrevue,  de 
lui  i/endre  son  ancien  bonheur1.  Ne  sachant  comment 
prouver  sa  sincérité,  elle  coupa  ses  admirables  cheveux 
que  Musset  avait  tant  aimés,  et  les  lui  envoya.  Lorsque 
Musset,  en  ouvrant  le  paquet,  -vit  coupées  ces  lourdes 
boucles  noires  qu'il  avait  si  souvent  baisées,  il  tondit  en 
larmes  et...  le  14  janvier.  George  Sand  ne  se  refuse  pas  le 
triomphe  d'écrire  à  Tattet  :  «  Alfred  est  redevenu  mon 
amant.  » 

Musset,  on  le  voit,  s'était  abusé  sur  lui-même,  en  assu- 
rant que  tout  était  fini  chez  lui  :  le  vieil  amour  couvait 
toujours  en  son  cœur. 

Mais  ce  fut  là  le  dernier  et  le  plus  affreux  accès  de  leur 
maladie.  Toutes  les  scènes  orageuses  qui  se  passèrent 
entre  eux,  les  folles  caresses  et  les  épouvantables  querelles 
précédentes  ne  sont  rien  en  comparaison  de  ce  qui  se  pro- 
duisit dans  le  courant  de  ce  mois  de  janvier  183o.  Tous 
ileux.  n'en  pouvaient  plus  de  ces  humiliations  perpétuelles, 
de  ce-  réconciliations,  de  ces  vains  efforts  pour  s'aimer, 
«  saintement  »,  de  l'impuissance  de  croire  mutuellement  l'un 
en  l'autre  et  de  vivre  dans  l'union  de  leurs  âmes.  De  leur 
amour  il  ne  leur  restait  que  la  passion.  Les  amis  d'autrefois 


1  Pondant  toute  cette  période,  George  sand  tint  une  sorte  de  jour- 
nal, dans  lequel  elle  s'adresse  parfois  directement  à  Musset.  (Nous. 
avons  eu  occasion  de  le  lire.)  Ces  feuillets  ne  lui  furent  remis  qu'après 
leur  rupture  définitive.  Ce  -uni  des  pages  merveilleuses  comme  style, 
merveilleuses  de  passion  '■!  «le  sincérité.  Il  en  existe  plusieurs  copies 
dans  des  archives  privées.  Nous  y  reviendrons  plus  loin. 


L,ntvers/fajp 
BIBUOTHECA 
«Oftaviensi» 


100  GEORGE    BAND 

avaient  complètement  cessé  de  se  comprendre,  ils  avaient 
fini  par  se  convaincre  qu'ils  étaient  deux  êtres  absolument 
dissemblables,  que  leur  vie  à  deux  n'était  plus  possible. 
Seulement,  ils  ne  savaient  comment  rompre. 

Celte  fois  ce  fut  George  Sand  qui  prit  l'initiative  de  la 
rupture.  Voici  la  curieuse  lettre  qu'elle  écrivit  à  Boucoiran 
le  (i  mars  183'j  : 

Mon  ami,  aidez-moi  à  partir  aujourd'hui.  Allez  au  courrier  à 
midi  et  retenez-moi  une  place.  Puis  venez  me  voir.  Je  vous  dirai 
ce  qu'il  faut  faire. 

Cependant  si  je  ne  peux  pas  vous  le  dire,  ce  qui  est  fort  possible, 
car  j'aurai  bien  de  la  peine  à  tromper  l'inquiétude  d'Alfred,  je  vais 
vous  l'expliquer  en  quatre  mots.  Vous  arriverez  ù  cinq  heures  chez 
moi  et.  d'un  air  empressé  et  affairé,  vous  me  direz  que  ma  mère  vient 
d'arriver,  qu'elle  est  très  fatiguée  et  assez  sérieusement  malade, 
que  sa  servante  n'est  pas  chez  elle,  qu'elle  a  besoin  de  moi  tout 
de  suite  et  qu'il  faut  que  j'y  aille  sans  différer.  .Te  mettrai  mon 
chapeau,  je  dirai  que  je  vais  revenir,  et  vous  me  mettrez  en  voilure. 
Venez  chercher  mon  sac  de  nuit  dans  la  journée.  Il  vous  sera 
facile  de  L'emporter  sans  qu'on  le  voie,  et  vous  le  porterez  au 
bureau.  Faites-moi  arranger  le  coussin  île  voyage  que  je  vous 
envoie.  Le  fermoir  est  perdu.  Adieu,  venez  tout  de  suite  si  vous 
pouvez.  .Mais  si  Alfred  est  ù  la  maison,  n'avez  pas  l'air  d'avoir 
quelque  chose  à  me  dire.  Je  sortirai  dans  la  cuisine  pour  vous 
parler  l. 

Tout   se  lit  comme  George   Sand    l'avait   arrangé  :  le 

9  mars.  Musset  écrit  à  Boucoiran  : 

Monsieur. 

Je  sors  de  chez  M""  Sand  et  on  m'apprend  qu'elle  est  a  Nohant. 
Ayez  la  bonté  de  me  dire  si  celle  nouvelle  est  vraie.  Comme  vous 
avez  vu  M""    Sand  ee  malin,    vous  avez  pu  savoir  quelles  étaient 

1  Sole  de  L89S  :  Lettre  inédite. 

Note  de  1898  :  Depuis  la  publication  de  ce  chapitre  dans  le  Messager 
du  Nord  (novembre,  décembre  1895  .  cette  lettre  fut  publiée  par  le 
vicomte  de  Spoelberch  dans  son  livre  la  Véritable  histoire. 


GEORGE     SAM)  101 

ses  intentions,  et.  si  elle  ne  devait  partir  que  demain,  vous  pourriez 
peut-être  me  dire  si  vous  croyez  qu'elle  ait  quelques  raisons  pour 
désirer  «le  ne  point  me  voir  avant  son  départ.  Je  n'ai  pas  besoin 
il  ajouter  que  dans  le  cas  ou  cela  serait,  je  respecterais  ses 
volontés. 

Alfred  de  Musset1! 
Le  (.)  mars,  George  Sand  écrit  de  Nohant  à  Boucoiran  : 

Mon  ami, 

Je  suis  arrivée  en  bonne  santé  et  nullement  fatiguée  à  Château- 
roux,  à  trois  heures  de  l'après-midi.  J'ai  vu,  hier,  tous  nos  amis  de 
la  Châtre.  Rollinat  est  venu  avec  moi,  de  Chàteauroux.  J'ai  dîné 
avec  lui  chez  Duteil.  Je  vais  me  mettre  à  travailler  pour  Buloz.  Je 
suis  très  calme.  J'ai  l'ait  ce  que  je  devais  faire.  La  seule  chose  qui 
me  tourmente,  c'est  la  santé  d'Alfred.  Donnez-moi  de  ses  nouvelles. 
et  racontez-moi,  sans  y  rien  changer  et  sans  en  rien  atténuer. 
l'indifférence,  la  colère  ou  le  chagrin  qu'ila  pu  montrer  en  recevant 
la  nouvelle  de  mou  départ.  Il  m'importe  de  savoir  la  vérité. 
quoique  rien  ne  puisse  changer  ma  résolution.  Donnez-moi  aussi 
des  nouvelles  de  nies  enfants.  Maurice  touSse-t-il  toujours  ?  Est-il 
rentré  guéri  dimanche  soir?  Solange  toussait  aussi  un  peu2. 

En  partant,  George  Sand  charge  Boucoiran  de  remettre 
et  un  [taquet  »  à  Musset.  Il  contenait  ce  journal  qu'elle 
avait  écrit  dans  le  courant  de  l'hiver,  pendant  qu'elle  était 
séparée  d'Alfred,  et  qui  contenait  sa  confession.  Elle  la  fait 
avec  une  sincérité  extraordinaire,  et  parle  de  son  amour 
pour  Musset  dans  les  termes  les  plus  ardents,  les  plus 
insensés  et  tout  palpitants  de  passion.  Chaque  ligne  y  res- 


1  Depuis  la  publication  de  ce  chapitre  en  russe,  cette  lettre  fut  publiée 
par  M.  Clouu.nl  dans  son  article  «  Alfred  de  Musse'  et  George  Sand  » 
(Revue  de  Paris,  1896). 

-  Note  de  1895  :  Lettre  inédite. 

Note  de  189S  :  Un  fragment  s'en  trouve  aussi  dans  le  livre  de  M.  de 
Spoelberch. 


i  02  i,EO  K  ( I  E     SAN  D 

pire  la  douleur  du  bonheur  perdu,  est  pleine  d'une  souf- 
france cuisante  et  d'une  profonde  tendresse.  Xous  avons 
déjà  parlé  de  ce  journal*.  Paul  de  Musset  en  a  certainement 
profité  pour  son  roman,  cela  ne  fait  honneur  ni  à  lui.  ni  à 
Alfred,  qui  l'avait  si  mal  gardé. 

Il  semble  que  Boucoiran,  pour  avoir  aidé  les  deux 
amants  à  se  séparer  l'un  de  l'autre,  se  soit  cru  en  droit  de 
condamner  Musset  ou  de  dire,  du  moins,  tout  ce  qu'il 
pensait  de  lui.  Pour  répondre  à  la  question  de  George  Sand, 
il  avait  parlé  en  termes  peu  flatteurs  de  Musset,  car  voici 
ce  qu'elle  lui  écrivit  le  15  mars2  : 

Mon  ami. 

Vous  avez  tort  de  me  parler  d'Alfred.  Ce  n'est  pas  le  moment  de 
m'en  dire  du  mal.  je  n'ai  que  trop  de  force,  et  si  ce  que  vous  en 
pensez  était  juste^  il  faudrait  meletaire.  Mépriser  est  beaucoup  \>\u< 
pénible  que  regretter.  Au  reste  ni  l'un  ni  l'autre  ne  m'arrivera.  Je 
ne  puis  regretter  la  vie  orageuse  et  misérable  que  je  quitte,  je  ne 
puis  mépriser  un  homme  que  sous  le  rapport  de  l'honneur  je 
connais  aussi  bien.  J'ai  bien  assez  de  raisons  pour  le  fuir,  sans  m'en 
créer  d'imaginaires.  Je  vous  avais  prié  seulement  de  me  parler  de 
sa  saut'-  et  ilt1  l'effet  que  lui  ferait  mon  départ.  Vous  me  dites 
qu'il  se  porte  bien  et  qu'il  n'a  montré  aucun  chagrin.  C'est  tout  ce 
que  je  désirais  savoir,  et  c'est  ce  que  je  puis  apprendre  de  [dus 
heureux.  Tout  mon  désir  était  de  le  quitter  .-ans  le  faire  souffrir. 
S'il  en  est  ainsi.  Dieu  soit  loué.  Ne  parlez  de  lui  avec  personne,  mais 
surtout  ave<  Buloz.  Buloz  juge  fort  à  côté  <le  toutes  choses  et  de 
plus  il  répète  immédiatement  aux  gens  le  mal  qu'on  dit  d'eux  et 
celui  qu'il  en  dit  lui-même.  C'est  un  excellent  homme  et  un  dan- 
gereux ami.  Prenez-y  garde,  il  vous  ferait  une  affaire  sérieuse  ave 
Musset,   tout   en   vous  encourageant  a   mal  parler  de  lui.  Je  nu' 


1  Arvèdi   Barine,  le  vicomte  de  Spoelberch,  MM.  Mariéton  et  Roche- 
hlave  ru  cui  d'ailleurs  cité  des  fragments. 

'-  Lettre  inédite.  Arvèdc  Barine  en  donne  aussi  des  fragments  qu'elle 
date  «lu  1  i  mars. 


GEORGE    SAM»  103 

trouverais  mêlée  à  ces  caneans  et  cela  me  ferait  odietix.  Ayez  une 
réponse  prête  ;ï  toutes  les  questions  :  «  Je  ne  sais  pas.  »  C'est 
bientôt  «lit  el  ne  compromet  personne  '. 


Il  ressort  clairement  de  toul  cela,  que  George  Sand, 
toul  en  reconnaissant  que  sa  liaison  avec  Musset  ne  de- 
vait se  prolonger,  ne  pouvait  cependant  cesser  de  l'aimer 
et  de  l'estimer  comme  homme,  comme  une  belle  âme,  ni 
entendre  mal  parler  de  lui,  ni  souffrir  qu'on  le  condam- 
nât. Déjà  un  an  auparavant,  le  47  juillet  1834,  lorsque 
Musset  quitta  Venise,  Boucoiran  s'était  permis  une  phrase 
irrévérencieuse  sur  son  compte,  George  Sand  lui  répon- 
dit alors  :  «  Les  causes  qui  pouvaient  livrer  ma  vie  au 
hasard  sont  à  jamais  détruites.  J'en  ai  fini  avec  les  fias- 
sions. La  dernière  est  celle  qui  m'a  l'ait  le  plus  de  mal, 
mais  c'est  la  seule,  dont  je  ne  me  repente  pas,  car  il 
n'y  a  eu  dans  mes  chagrins  ni  de  ma  faute,  ni  de  celle 
d'autrui.  Vous  dites  que  vous  ne  l'approuvez  pas,  mon 
ami.  77  y  a  tant  de  choses  entre  deux  amants  dont  eux 
seuls  au  monde  peuvent  être  juges!...  »  Cette  dernière 
phrase  devrait  toujours  être  présente  à  tous  ceux  qui  jugent 
bon  d'accuser  tantôt  l'une,  tantôt  l'autre  des  deux  parties 
de  ce  triste  roman.  Musset,  de  son  côté,  garda  non  seule^- 
ment  dans  le  fond  de  son  âme  le  souvenir  de  sa  bien- 
aimée,  mais  se  mit  à  exécuter  le  «  monument  »  qu'il  avait 
rêvé  «  de  lui  élever  »,  comme  il  le  lui  disait  dans  une  lettre  de 
l'année  précédente  :  «  Je  m'en  vais  faire  un  roman...  J'ai  bien 
envie  d'écrire  notre  histoire.   Il  me  semble  que  cela  me 


'  Nous  ferons  remarquer  en  passant,  que,  lorsque  George  Sand  était 
encore  à  Venise,  et  que  Musset  se  trouvait  déjà  à  Paris,  Boucoiran 
et  Musset  y  arrangeaient  ensemble  ses  affaires  d'argent  et  celles  avec 
Buloz. 

Voir  les  lettres  inédites  d  sGeorge  Sand  du  9  mai,  des  20  CX21  juin  1834. 


104  GEORGE    SAND 

guérirait  et  m'élèverait  le  cœur.  Je  voudrais  te  bâtir  un 
autel  fût-ce  avec  mes  os  !...  Et  encore  :  ...  Mais  je 
rie  mourrai  pas,  moi,  sans  avoir  l'ait  un  livre  sur  moi  et  sur 
toi  sur  toi  surtout  .  Non,  ma  belle,  ma  sainte  fiancée,  tu 
ne  te  coucheras  pas  dans  cette  froide  terre  sans  qu'elle 
sache  qui  elle  a  porté.  Non,  non,  j'en  jure  par  ma  jeu- 
nesse et  par  mon  génie,  il  ne  poussera  sur  ta  tombe  que 
des  lis  sans  tache.  J\  poserai  de  ces  mains  que  voilà  t. m 
épitaphe  en  marbre  plus  pur  que  1rs  statues  de  un-  gloires 
<l'un  jour.  La  postérité  repétera  nos  noms  comme  ceux 
de  ces  amants  immortels,  qui  n'en  ont  plus  qu'un  à  eux 
deux,  comme  Roméo  et  Juliette,  comme  Héloïse  et 
Abélard.  On  ne  parlera  jamais  de  l' un  sans  parler  <le 
l'autre.  Ce  sera  là  un  mariage  plu-  sacré  que  ceux  que 
font  les  prêtres,  le  mariage  impérissable  et  chaste  de  l'in- 
telligence... Je  terminerai  ton  histoire  par  mon  hymne 
d'amour  '...  » 

Si  avant  cela  déjà,  Musset  et  George  Sand,  obéissant  à 
la  tendance,  bien  commune  à  tous  les  poètes,  avaient 
exhalé  leur-  souffrances,  l'un  dan-  [es  Nuits,  l'autre  (hui- 
le- Lettres  d'un  Voyageur,  œuvres  purement  lyrique.-,  à 
présent  Musset  mit  consciemment  à  exécution  son  projet 
d'écrire  un  livre  sur  lui  et  sur  elle.  Eu  1836  parut  la  Con- 
fession d'un  enfant  du  siècle^  qui  est  la  «  version  »  donnée 
par  Musset  de  leur  commune  histoire.  Le  lecteur  se  rappelle 
sans  doute  aussi  Y  Hymne  d'amour,  qui  termine  la  troi- 
sième partie  du  livre;  jamais,  peut-être,  l'amour  triomphant 
ne  s'est  exhalé  en  plus  enthousiastes  paroles  que  par  les 

1  Paul   de   Musset,  qui,  dans   la   suite,   s'esl   efforcé  <li'   toutes 
manières  de  rabaisser  le  rôle  que  George  Sand  el  son  amour  avaient  joué 
lans  la  vie  de  son  frère,  a  essayé,  mais  sans  succès,  '!<•  démentir  l'au- 
thenticité de  cette  lettre.  Cesl  celle  qui  fut  imprimée  par  M.  Hédouin 
dans  l'Homme  libre  el  que  oous  avons  déjà  citée.  Voir  plus  haut,  p.  93. 


GEORGE     S  AND  105 

lignes  si  célèbres,  qui  commencent  le  ehapitre  xi  :  «  Ange 
éternel  des  nuits  heureuses,  qui  racontera  ton  silence?  O 
baiser!  mystérieux  breuvage,  que  les  lèvres  se  versent 
c< e  des  coupes  altérées » 

Nous  parlerons  plus  loin  de  la  Confession,  comme  des 
autres  œuvres  de  .Musset  et  de  George  Sand,  qui  sont 
('doses  ou  ont  été  écrites  sous  l'influence  que  les  deux 
poètes  ont  rxm-rc  l'un  sur  l'autre. 

Citons  maintenant  ce  que  George  Sand  écrit  à  M""'  d'A- 
goult,  après  avoir  lu  le  livre  qui  lui  avait  été  envoyé  par 
Alfred  lui-même  avec  quelques  mots  de  dédicace.  Nous 
avons  déjà  fait,  plus  haut,  mention  de  cette  lettre  du 25  mai, 
insérée  dans  la  Correspondance,  mais  où  ces  lignes,  qui 
concernent  Mussset,  ont  été  omises  à  dessein  :  «  Je  vous 
dirai  que  cette  Confession  d'un  ai  finit  du  siècle  m'a  beau- 
coup émue  en  effet.  Les  moindres  détails  d'une  intimité 
malheureuse  y  sont  si  fidèlement  rappportés  depuis  l;i  pre- 
mière heure  jusqu'à  la  dernière,  depuis  la  sœur  île  charité 
jusqu'à  Y  orgueilleuse  insensée,  que  je  me  suis  mise  à  pleu- 
rer comme  une  bête,  en  fermant  le  livre.  Puis,  j'ai  écrit 
quelques  lignes  à  l'auteur  pour  lui  dire  je  ne  sais  quoi:  que 
je  l'avais  beaucoup  aimé,  que  je  lui  avais  tout  pardonné,  et 
<pie  je  ne  voulais  jamais  le  revoir...  Je  sens  toujours  pour 
lui.  je  vous  l'avouerai  bien,  une  profonde  tendresse  de  mère 
au  tond  du  cœur.  11  m'est  impossible  d'entendre  dire  du 
mal  de  lui  sans  colère.  » 

D'un  côté,  comme  de  l'autre,  il  n'y  avait,  comme  on  le 
voit,  rien  d'hostile.  Musset  et  George  Sand  continuèrent, 
après  cela,  non  seulement  à  s'écrire,  ou  à  se  charger  mu- 
tuellement de  quelque  affaire  pour  rendre  service  à  quelque1 
ami  respectif,  mais  ils  se  virent  même  quelquefois.  Ainsi, 
par  exemple,  le  chansonnier  sainl-simonien   Yinçard  nous 


100  GEORGE    S  AND 

raconte  dans  ses  Mémoires1,  que.  lorsque  George  Sand 
assista,  en  1836,  à  une  des  réunions  saint-simoniennes, 
elle  était  accompagnée  par  Alfred  de  Musset. 

Les  bons  amis  ?!  faisaient  néanmoins  tous  leurs  efforts 
pour-semer  la  discorde  entre  eux,  quoique  fissent  George 
Sand  et  Musset,  pour  se  défendre  l'un  l'autre  contre  les 
médisances  et  les  calomnies.  Le  19  avril  1838,  George 
Sand  écrit  à  Musset  : 

Mon   cher.  Alfred. 

{Un  premier  paragraphe  <>  trait  n  une  personne  qu'il  lui  avait 
recommandée.) 

Je  n'ai  pas  compris  le  resté  de  ta  lettre.  Je  ne  sais  pas  pourquoi 
ta  me  demandes  si  dous  sommes  amis  ou  ennemis.  Il  me  semble 
que  tu  es  renu  me  voir  l'autre  hiver  a  —  donc  en  1837  ils  se  sont 
encorevus  ,el  que  nous  avons  eu  six  heures  d'intimité  fraternelle, 
après  lesquelles  il  ne  faudrait  jamais  se  mettre  à  douter  l'un  de 
I  autre,  fùt-on  dix  ans  sans  se  voir  et  sans  s'écrire,  à  moins  qu'on 
ne  voulût  aussi  douter  de  sa  propre  sincérité;  et,  en  vérité,  il  m'est 
impossible  d'imaginer  comment  et  pourquoi  nous  nous  trom- 
perions l'un  l'autre  à  présent... 

Les  années  se  suivaient,  les  anciennes  blessures  ne  sai- 
gnaient  plus  et  se  cicatrisaient  ;  de  nouvelles  amours 
taisaient  oublier  l'amour  d'autrefois,  la  vie  désunissait  de 
plus  en  plus  les  anciens  amants. 

Ils  se  voyaient  de  moins  en  moins  souvent  et  tout  à  fait 
fortuitement.  Eu  ISil.  traversant  la  forêt  de  Fontainebleau, 
pour   se   rendre   à    la    campagne,    chez    Ben-ver.   Musset 


1  •  Mémoires  épisodiques  d'un  vieux  chansonnier  sain t-simonien  »  par 
Pierre  Vinçard.    Paris,  Dentu  et  Grassart,  1878.) 

e>'i  Paul  de  Musset, ni  les  antres  biographes  hostiles  a  George  Sand  ne 
font  mention  de  ces  entrevues  amicales.  Arvède  Barine  seule  fait  excep- 
tion. La  lettre  entière  esl  publiée  par  M.  de  Spoelberch. 


GEORGE    SAM)  107 

repassa  avec  une  joie  amère  les  heureux  souvenirs  de  l'au- 
tomne de  1833.  A  peine  de  retour  à  Paris,  il  rencontra 
George  Sand  au  théâtre.  Ses  vers  charmants  :  Le  Souve- 
nir, sont   dus  à  celte  simple  coïncidence. 

Les  deux  anciens  amis  se  revireni  pour  la  dernière  fois 
en  1848 '. 

C'est  en  cette  année  que  finirent  leurs  relations  person- 
nelles, mais  non  Y histoire  de  leur  amour,  qui,  de  la  vie 
réelle,  allait  passer  dans  la  littérature.  A  son  tour,  ce  roman 
vécu  a  lui-nième  aujourd'hui  toute  une  histoire,  que  nous 
allons  raconter,  en  exposant  en  même  temps  l'influence 
réciproque  que  les  deux  écrivains  ont  exercée  l'un  sur 
l'autre,  et  en  analysant  les  «  Nouvelles  Vénitiennes  »  de 
George  Sand. 


1  Avec  Liinlau.  nous  ne  pouvons  ajouter  foi  à  ce  qu'un  auteur 
inconnu  raconte  sur  Mussel  el  George  Sand  dan-  le  petit  journal 
Daheim  (n°  du  26  mars  1865).  On  ne  peut  non  plus  prendre  en  consi- 
dération tes  biographies  peu  sérieuses  que  nous  donnent  Mirecourt  et 
Kertbeny,  lesquelles  ne  contiennent  que  des  bavardages  e1  des  racon- 
tars empruntés  à  d'autres. 


CHAPITRE   IX 


La  correspondance  entre  les  deux  poètes  et  son  histoire.  —  La  Con- 
fession d'un  Enfant  du  siècle.  —  Elle  et  Lui.  —  Lui  et  Elle.  —  La 
préface  «le  Jean  de  la  Roche.  —  Influence  réciproque.  —  Quel- 
ques pièces  de  vers.  —  Lettres  d'un  Voyageur.  —  Aldo  le  Rimeur. 
—  Gabriel.  —  Leone  Leoni.  —  L'Uscoque.  — Mutin.  —  Les  Maîtres 
mosaïstes.  —  La  dernière  Aldini.  —  Le  Secrétaire  intime.  — 
VOrco. 


A  peine  lés  deux  amonts  de  Venise  s'étaient-ils  quittés 
définitivement,  que  se  présenta  la  question  qui  semble  de 
rigueur  en  ces  sortes  de  ruptures  :  celle  de  la  restitution 
des  lettres.  En  lS3ii  George  Sand  demanda,  par  l'inter- 
médiaire de  la  comtesse  d'Àgoult,  à  Musset,  <lf  lui  rendre 
les  siennes  \  On  ne  sait  pourquoi  ce!  échange  n'eut  pas 
lieu.  En  1 S  to  George  Sand  exprima  une  fois  encore  le 
désir  de  reprendre  ses  lettres.  Musset  s'empressa  de  rem- 
plir son  désir,  mais  sans  lui  faire  savoir  qu'il  avait  dû 
réclamer  ce  journal  et  quelques-unes  de  ces  lettres  celle 
de  Venise  «lu  M  avril  entre  autres  à  M'""  Jaubert,  bien 
connue  sous  le  nom  de  la  «  marraine  »  de  Musset,  niais 
qui  lui  fut,  en  réalité,  beaucoup  plus  proche. 

Pourquoi  Musset  avait-il  mis  ses  lettres  el  ce  journal 
intime  entre  les  mains  de  cette  dame 2  ?  On  ne  le  comprend 

1  On  trouve  à  ce  sujet  des  détails  assez  curieux  dan-  les  lettres  iné- 
dites  de  la  comtesse  d'Agoult. 
1  D'après  Paul  de  Musset,  Alfred  les  aurait  remis  a  M»»  Jaubert  dans 


GEORGE    SAND  109 

bas  trop  :  mais  un  fait  certain,  c'est  que  durant  toute  la 
nuit  qui  suivit  la  demande  que  Musset  avait  faite  de  lui 
renvoyer  ces  documents,  M'"°  Jaubert,  et  sa  tille  —  la 
comtesse  de  Lagrange  —  et  même  la  femme  de  chambre 
de  M'"  Jaubert,  n'eurent  rien  déplus  presséque  de  prendre 
une  copie  du  journal.  Dans  la  matinée  on  remit  le  tout  à 
Musset,  qui  le  transmit  à  Gustave  Papet,  l'ami  désigné  par 
(  iebrge  Sand. 

M  Jaubert  cacha  à  Musset  qu'une  copie  était  restée 
entre  ses  mains  ;  Musset,  de  son  côté,  trouva  inutile  de 
prévenir  George  Sand  que  le  journal  avait  été  pendant 
quelque  temps  en  d'autres  mains  que  les  siennes.  Dans  la 
suite,  cette  copie  ayant  servi  à  en  faire  d'autres,  tomba 
entre  les  mains  de  Paul  de  Musset,  et  c'est  ainsi  que  le 
secret  fut  violé  et  que  ce  qui  avait  été  intime,  fut  révélé  au 
public.  Mais  en  passant  de  main  en  main,  de  bouche  en 
bouche,  l'histoire  vraie  fut  défigurée  par  des  exagérations 
involontaires  ou  préméditées,  par  des  altération.-- ou  par  le 
mensonge,  jusqu'à  ce  qu'enfin  ce  récit  sincère,  ce  chant 
d'amour  blessé  commençât,  pour  ainsi  dire,  aux  yeux  de 
ceux  qui  n'avaient  pas  vu  le  journal  même,  qui  ne  le  con- 
naissaient <pie  par  des  ouï-dire,  à  passer  pour  un  acte  d'ae- 
eusation  porté  par  George  Sand  contre  elle-même.  Paul  de 
Musset  s'en  servit  [dus  tard  avec  un  manque  de  conscience 
tout  à  fait  exceptionnel.  Pour  montrer  à  nos  lecteurs  à 
quel  point  Alfred  de  Musset  connaissait  l'absence  de  bonne 
foi  de  son  frère,  il  nous  suffira  de  rappeler  les  paroles  que, 
draprès  une  lettre  de  George  Sand  à  Sainte-Beuve,  il 
adressai  Papet  à  l'occasion  des  pourparlers  auxquels  donna 

1,'  bul  de  se  garantir  eontre  les  demandes  de  restitution  de  George 
Sand.  Celte  assertion  doit  être  une  erreur,  car  le  Lendemain  même 
Musset  les  remit  ù  M.  Papet. 


iiO  GEORGE     S  AND 

lieu  cette  correspondance  :  «  Il  n'y  a  qu'une  chose  que 
f  exige  de  vous  :  donnez-moi  votre  parole  d'honneur  que 
jamais  vous  ne  remettrez  rien  à  mon  frire...  »  Après 
cela,  que  les  lecteurs,  les  biographes  et  les  critiques  aient 
foi  encore,  au  dire  de  Paul  de  Musset,  comme  biographe. 
avocat  de  sonfrère  et  historien  !  Qu'ils  relisent  trois  fois 
ces  paroles  remarquables  d'Alfred  de  Musset,  et  nous  leur 
demanderons  s'ils  peuvent  encore  considérer  tout  ce  que 
raconte  ce  frère,  comme  la  vérité  vraie  ! 

Quoiqu'il  en  soit,  Musset  et  George  Sand  remirent 
leurs  lettres  à  Papet,  qui  les  cacheta  dans  des  enveloppes 
semblables;  mais,  on  ne  sait  pourquoi,  il  ne  les  transmit 
pas  tout  de  suite  à  leurs  auteurs  respectifs.  Il  se  passa  ainsi 
sept  ou  huit  ans,  et  de  nouveau  surgit  la  question  de 
réchange  des  lettres.  Pape!  ne  put  dire  laquelle  des  enve- 
loppes contenait  les  lettres  d'elle  et  laquelle  renfermait 
celles  de  Musset.  L'on  souleva  la  question  de  savoir  si  Ton 
se  réunirait  à  Paris  :  M.  Grévy  au  nom  de  Musset,  Rollî- 
nat  pour  George  Sand  — avec  Papet  —  pour  ouvrir  à  troi^ 
les  enveloppes  et  remettre  les  lettres  à  leurs  auteurs.  Mais 
l'un  d'eux  manqua  au  rendez-vous,  les  lettres  rotèrent 
encore  chez  Papet.  Cependant  Alfred  de  Musset  étant  mort 
en  1857,  Papet  remit  les  deux  paquets  à  George  Sand1. 
Paul  de  Musset  lui  réclama  les  lettres  do  son  frère.  Eli'- 
répondit  remarquons  (pie  les  deux  lettres,  celle  de  Paul  de 
Musset  et  la  réponse  de  George  Sand  sont  encore  tout 
amicales  qu'elle  ne  pouvait  le  faire  (il  va  sans  dire  qu'elle 
agissait  ainsi  par  suite  de  la  recommandation  d'Alfred  citée 
plus  haut),  mais  (pie  si  Paul  voulait  venir  tel  jour  à  Xohanl. 


1  Biographie  de  Alfred  de  Musset,  par    Paul   de   Musset.   Note  à  la 
page  Ji'3. 


GEORGE    SAN!)  111 

ils  brûleraient  ensemble  les  deux  paquets.  Paul  de  Musset 
promit,  mois  ne  vint  pas.  George  Sand  lui  écrivit  alors  le 
18  mars  1850  :  «  Si  je  les  ai  brûlées  sans  vous,  c'est  votre 
faute'...  »  Comme  on  le  verra,  elle  ne  les  brûla  cependant 
pas,  et  l'affaire,  pour  le  moment,  en  resta  là. 

Mais  la  mort  de  l'homme  autrefois  aime,  sou  souvenir 
constamment  rappelé  dans  les  conversations  du  moment 
et  dans  la  presse,  toute  remplie  de  récits  et  de  notices 
consacrés  au  poète,  tout  cela  fit  revivre  en  la  mémoire  et 
en  l'âme  de  George  Sand  les  années  d'autrefois,  l'ancien 
amour,  la  vieille  douleur.  S'en  souvenant,  analysant  en 
son  for  intérieur  tout  le  passé  et  désireuse  de  s'expliquer 
ce  qui  lui  avait  paru  jusque-là  inexpliquable  et  incompré- 
hensible ;  occupée  longtemps  à  se  demander  amèremenl 
pourquoi  leur  amour  avait  fini  si  tristement  après  avoir 
si  joyeusement  commencé,  George  Sand  fut  aisément 
portée  à  écrire,  de  son  côté,  un  roman  basé  sur  les  mêmes 
données  psychologiques  qui  avaient  servi  de  point  de  départ 
à  Alfred  de  Musset  dans  la  Confession  d'un  enfant  du 
siècle.  Elle  écrivit  Elle  et  Lui. 

Si  dans  plusieurs  des  œuvres  de  George  Sand,  écrites 
entre  1833  et  1839,  on  entend  parfois  les  échos  de  son 
amour  pour  Musset  et  si  Ton  y  trouve  aussi  des  réminis- 
cences du  voyage  à  Venise  ■ —  reflet  involontaire  de  son 
état  d'esprit  d'alors — en  1858,  lorsqu'elle  écrivit  Elle  et  Lui, 
elle  était  déjà  bien  loin  de  ce  qui  s'était  passé  vingt-cinq 


1  Intermédiaire  des  Chercheurs  et  Curieux,  du  20  novembre  J892. 
Lettre  de  M.  Maurice  Clouard  au  docteur  Cabanes.  L'histoire  de  cette 
correspondance  est  exposée  avec  beaucoup  de  finesse  et  d'équité  dans 
le  livre  du  vicomte  de  Spoelberch,  Véritable  histoire,  où  cet  éininent 
écrivain  encadre  une  foule  de  lettres  et  de  documents  inédits  et  pré- 
cieux,—  de  commentaires  délicats  et  judicieux  et  d'observations  histo- 
riques d'un  goût  sûr. 


L12  GEORGE    SAM) 

ans  auparavant  :  elle  riait  àmême  de  traiter  avec  calme  cet 
épisode  comme  un  simple  thème  pris  au   hasard  pour  une 
étude  psychologique.  C'est  là  une  chose  qui  paraîtra  bien 
simple   à    tout    lecteur   impartial  d'aujourd'hui.    Mais  en 
1859,  le  public,  trop  au  courant   du  roman  vécu  par  le-. 
deux  écrivains,  chercha  comme   toujours,   et   avani   tout, 
dans  Elle  et  Lui  un  roman  à  clef;  il  espéra  y  trouver  défi 
révélations   et   des  faits  véridiques;  le  côté  artistique  du 
livre  lui  importait  peu.  Le  public,  —  à  part  de  rares  excep- 
tions, —  s'intéresse  partout  et  toujours  à  ce  qui  est  écrit, 
et   non  à  la  manière  dont  un  livre  est  écrit  ;  il  n'admire 
que  difficilement  un  chef-d'œuvre  littéraire  ou  un  tableau 
représentant  un  scélérat,    un  personnage   laid  ou    banal; 
avant  tout  et  toujours  il  cherche  ;  1°  la  clef  du  roman  ou 
du  tableau  :  2°  Icjoli:  et  3°  la  morale  de  la  fable.  Seuls  les 
artistes  apprécient  comment  une  chose  est  faite  ."lui.  public. 
ne  s'en  soucie  pas.  Lorsque  parut  Elle  et  Lui  les  lecteurs 
n'eurent    qu'une   voix    pour   prétendre   que  George   Sand 
s'était  peinte  dans  son  roman,  ainsi  que  Musset.  Les  amis  <le 
Musset,  son  frère  surtout,  virent  dans  cette  œuvre  le  désir 
prémédité  deGeorge  Sand  de  dénigrer  celui  qui  venait  à  peine 
de  mourir.  Le  frère  s'empressa  d'y  répondre  par  un  pam- 
phlet odieux.  Lui  et  Elle,  qui  lit  en  son  temps,  beaucoup  de 
bruit  et  qui  de  nos  jours  encore  est  souvent  considéré  comme 
une"  révélation»  de  la  vérité  l.  Si  elle  l'avait  voulu,  George 
Sand  eût   pu,  à  l'apparition  du  livre,  poursuivre  Paul    de 
Musset  pour  calomnie  devant  les  tribunaux,   mais  elle   se 


1  II  ■  -  etterquece  livre  -"il  -i  répandu.  Souvent  des  persi 

qui  n'onl  lu  aucune  lettre  de  Mussel  ou  deGeorge  Sand,  et  qui  ne  con- 
naisses |ni-  une  seule  de  ses  biographies  sérieuses,  onl   cependant  lu 
I  Elle  et  s'imaginent  qu'ils  connaissent  les  faits  de   l'histoire  de 
-   nd  et  de  Musset.  Nous  osons  leur  assurer  qu'ils  ne  connais! 
ijul'  la  léf/eix/e. 


GEORGE    SAM)  113 

contenta,  en  publiant  à  la  fin  de  la  môme  année  Jean  de 
la  Boche,  de  faire  précéder  le  roman  d'une  préface  très 
remarquable,  qui  était  à  la  fuis  sa  réponse  à  l'indigne 
sortie  de  Paul  de  Musset,  et  l'expression  de  ses  convictions 
littéraires.  Après  avoir  dit  quelques  mots  sur  les  habitants 
d'une  certaine  ville  de  France,  qui  s'étaient  reconnus  soi- 
disant  comme  les  habitants  d'une  ville  imaginaire,  la  Fàille- 
>ui-(iuu\  iv,  qu'elle  axait  dépeinte  dans  le  roman  de  Nar- 
cisse, elle  dit  :  «  Nous  no  parlerions  pas  de  ces  incidents 
comiques,  accessoires  obligés  de  toute  publication  dv  ce 
genre,  offrant  un  caractère  de  réalité  quelconque,  si,  à 
propos  d'un  autre  roman,  publié,  il  y  a  un  an  bientôt,  dans 
la  Revue  des  Deux-Mondes,  un  incident  analogue  n'eût  pris, 
sous  le  stimulant  de  la  haine  ou  de  la  spéculation  nous 
aimons  mieux  croire  à  la  haine,  bien  que  rien  ne  nous 
t'explique),  des  proportions,  je  ne  dirai  pas  plus  fâcheuses 
pour  l'écrivain  dont  il  s'agit,  mais  beaucoup  plus  indécentes 
par  elles-mêmes  et  véritablement  indignes  de  la  Faille- 
sur-Gouvre,  car  à  la  Faille-sur-Gouvre,  on  n'est  qu'in- 
génu, tandis  que,  dans  de  plus  grands  centres  de  civilisa- 
tion, on  est  hypocrite  et  on  couvre  une  affaire  de  rancune 
ou  île  boutique  des  fleurs  et  des  cyprès  du  sentiment  '  ». 
«  Sans  nous  occuper  ici  d'une  tentative  déshonorante  pour 
ceux  qui  l'ont  faite,  pour  ceux  qui  l'ont  conseillée  en  secret 
el  pour  ceux  qui  l'ont  approuvée,  publiquement,  sans  vou- 
loir en  appeler  à  la  justice  des  hommes  pour  réprimer  un 
délit  bien  conditionné  d'outrage  et  de  calomnie,  répression 

1  Tous  ceu.v  qui  connaissent  les  vrais  rapports  qui  uni  existé  entre 
!<•>  frères  Musset,  et  lu  vraie  cause  de  leur  inimitié,  etc..  savent  trop 
bien  et  ont  su,  avec  George  Sand,  que  le  rôle  d'ami  dévouée!  d'aA  ocat  che- 
valeresque que  Paul  endossa  après  la  mort  d'Alfred,  et  la  soi-disant 
défense  de  sa  mémoire  contre  George  Sand —  s'expliquent,  hélas  I  très 
prosaïquement. 


lié  GEORGE     S  AND 

qui  nous  serait  trop  faeile,  et  qui  aurait  rinconvénieirt 
d'atteindre,  dans  la  personne  des  vivants,  le  nom  porté 
par  un  mort  illustre,  nous  essayerons  de  trancher  à  notre 
point  de  sue  une  question  qui  a  été  soulevée  à  propos  de 
cet  incident,  et  qui  peut  être  discutée  sans  amertume...  » 

Après  avoir  analysé  les  opinions  opposées,  mais  égale- 
ment répandues,  —  l'une  exigeant  que  Fauteur  ne  dépeigne 
que  ce  qu'il  a  vécu  lui-même,  et  l'autre  au  contraire 
n'admettant  que  des  sujets  inventés,  —  George  Sand 
pose  la  question  suivante  :  <■  Faut-il  être  artiste  pour  soi 
tout  seul  dans  la  vie  murée,  ou  faut-il  l'être  au  profit  des 
autres,  en  rase  campagne,  en  dépit  des  amertumes  de  La 
célébrité  '.'...   » 

Elle  répond  à  cette  question  affirmativement  et  tout  en 
signalant  les  péripéties  qui  accompagnent  toujours  la  car- 
rière d'un  écrivain  qui  désirerait  transmettre  aux  autres 
non  seulement  son  art,  mais  aussi  son  expérience  psycho- 
logique, elle  continue  :  «  On  peut  même  être  femme  et 
ne  pas  se  sentir  atteinte  par  les  divagations  de  l'ivri 
ou  les  hallucinations  de  la  fièvre,  encore  moins  par  les 
aceusnlinns  de  perversité  qui  viennent  à  l'esprit  île  cer- 
taines gens  habitués  à  trop  vivre  mec  eux-mêmes  ...  » 
L'artiste,  selon  George  Sand.  peut  et  doit  profiter  de  ce 
qu'il  a  personnellement  vécu;  son  goût  artistique  et  le 
respect  des  outre-  doivent  le  guider  :  le  goût  et  le  respect 
des  outres,  doivent  également  guider  la  critique  dans 
l'analyse  qu'elle  tait  des  œuvresd'art.  Si  la  critique  s'abaisse 
jusqu'au  métier  d'agent  de  police  pour  savoir  de  qui  Ton  a 
t'ait  le  portrait,  elle  est  brutale,  inconvenante  ;  lorsqu'elle 
dévoile  ce  que  le  public  n'aurait  jamais  appris  sans  elle, 
elle  est  maladroite';  ceux  qui  livrent  au  public  (]cs  révéla- 
tions qui  ne  lui  étaient  pas  destinées,  lui  rendent  un  mau- 


GEORGE    S  AND  llo 

vais  service.  «  ...  On  peut  ei  on  doit  dire  aux  écrivains  : 
«  Respectez  Le  vrai,  c'est-à-dire  ne  le  rabaissez  pas  au  gré  de 
«  vus  ressentiments  personnels  ou  de  votre  incapacité  fan- 
ce  taisiste  ;  apprennez  à  bien  faire  on  taisez-vous;  »  et 
au  public  :  c<  Respectez  l'art  :  ne  l'avilissez  pa.s  au  gré  de 

vm  préventions  inquiètes  ou  de  vos  puériles  curiosités  ; 
«  apprenez  à  lire,  ou  ne  lisez  pas.  » 

-  Quant  aux  malheureux  esprits  qui  viennent  d'essayer 
un  genrt  oouveau  dans  la  littérature  et  dans  la  critique  en 
publiant  un  triste  pamphlet,  en  annonçant  à  grand  renfort 
de  réclames  et  de  déclamations  imprimées  que  l'horrible 
héroïne  de  leur  élucubration  était  une  personne  vivante 
dont  il  leur  était  permis  d'écrire  le  nom  en  toutes  lettres, 
et  qui  lui  ont  prêté  leur  style  en  affirmant  qu'ils  tenaient 
leurs  preuves  et  leurs  détails  de  la  main  d'un  mourant,  le 
publie  a  déjà  prononcé  que  c'était  là  une  tentative  mons- 
trueuse dont  l'art  rougit  et  que  la  vraie  critique  renie,  en 
même  temps  que  c'était  une  souillure  jetée  sur  une  tombe. 
«  Et  nous  disons,  nous,  que  le  mort  illustre  renfermé  dans 
celte  tombe  se  relèvera  indigné  quand  le  moment  sera  venu. 
11  revendiquera  sa  véritable  pensée,  ses  propressentiments, 
le  droit  de  faire  lui-même  la  fière  confession  de  ses  souf- 
frances et  de  jeter  encore  une  foi>  vers  le  ciel  les  grands 
cris  de  justice  et  de  vérité  qui  résument  la  meilleure  partie 
de  sou  âme  et  la  plus  vivante  phase  de  sa  vie.  Ceci  ne  sera 
ni  un  roman,  ni  un  pamphlet,  ni  une  délation.  Ce  sera  un 
monument  écrit  de  ses  propres  mains1  et  consacré  à  sa 
mémoire  par  des  mains  toujours  amies.  Ce  monument  sera 
élevé  quand  les  insulteurs  se  seront  assez  compromis.  Les 


1  Propres  paroles   de    Musset  lui-même  Urées   de  sa  lettre  de  1834, 
plus  haut. 


1 1 G  GEORGE    SAND 

laisser  aller  dans  leur  voie  est  la  seule  punition  qu'on  veuille 
leur  infliger.  Laissons-les  donc  blasphémer,  divaguer  et 
passer. 

«  Quelques  amis  <»nt  reproché  à  l'objet  des  ces  outrages 
de  les  recevoir  avec  indifférence;  d'autres  lui  conseillaient, 
il  est  vrai,  de  ne  pas  s'en  occuper  du  tout.  Réflexion  faite, 
il  a  jugé  devoir  s'en  occuper  en  temps  et  lieu;  mais  il 
n'était  guère  pressé.  11  était  en  Auvergne,  il  y  suivait  lés 
traces  imaginaires  des  personnages  de  son  roman  nouveau 
à  travers  les  sentiers  embaumés,  au  milieu  des  plus  belles 
scènes  du  printemps.  11  avait  bien  emporté  le  pamphlet 
pour  le  lire,  mais  il  ne  le  lut  pas.  11  avait  oublié  son  herbier, 
et  les  pages  du  livre  infâme  furent  purifiés  par  le  contact 
des  fleurs  du  Puy-de-Dàme  et  du  Sancy.  Suaves  parfums 
des  ehoses  de  Dieu,  qui  pourrait  vous  préférer  le  souvenir 
des  fanges  de  la  civilisation?  » 

On  ne  stiit  si  réellement  George  Sand  n'avait  pas  lu  Lui 
ri  EHr.  mais  il  est  évident  qu'elle  songea  dès  lors  à  profiter 
pour  sa  défense  de  sa  correspondance  authentique  avec 
Musset.  Vu  an  plus  tard,  elle  s'adressa  à  Sainte-Beuve,  son 
confident  d'autrefois,  en  lui  demandant  s'il  trouvait  pos- 
sible et  nécessaire  de  publier  ces  lettres.  Elle  les  avait 
copiées1,  triées  et  arrangées  peur  l'impression  et  envoyées  ;'i 
Sainte-Beuve  par  l'intermédiaire  de  M.  Emile  Auc  an  te,  al<  rs 
son  secrétaire.  En  même  temps,  elle  écrivit  à  Sainte-Beuve 
deux  lonsrues  lettres  où  file  raconte  en  détail  toute  l'histoire 


1  II  paraît  que  c'esl  a  cette  époque  qu'elle  avait  permis  à  la  tille  de 
M  Dorval,  MB«  Luguet,  de  copier  quelques  lettres  de  Musset.  C'est  de 
li  que  proviennent  probablement  :  1°  les  lettres  citées  par  Grenier  dans 
Souvenirs,  2"  la  lettre  qui,  en  IîsTT.  a  été  imprimée  ilans  l'Homme 
libre  et  déjà  mentionnée  plusieurs  luis  plu*  haut,  et  enfin  3'  les  frag- 
ments 'Mi  vers  "t  en  prose  donnés  par  Ducamp  dans  ses  Souvenirs  ai- 
res. 


GEORGE    SAND  117 

de  l'échange  non  effectué  de  ces  lettres.  Ce  sont  celles  du 
20  janvier  ei  du  li  février  186.1,  dont  nous  avons  déjà  fail 
mention.  Sainte-Beuve,  toujours  très  occupé,  chargea  son 
secrétaire  du  soin  d'examiner  la  double  correspondance. 
Celui-ci  trouva  les  lettres  par  trop  romantiques  et  surtout 
sentant  trop  leur  1830,  et  déconseilla  momentanément  de  les 
imprimer.  Mais  George  Sand ne  démordit  pas  de  sa  résolution 
de  faire  un  jour  parler  la  vérité,  et',  jusqu'à  sa  mort,  mani- 
festa plusieurs  fois  sou  vif  désir  de  voir  publier  cette  corres- 
pondance. Dans  ce  but,  elle  transmit  l'original  des  lettres,  et 
les  deux  copies  qui  en  furent  faites  à  MM,  Alexandre  Du- 
mas', Noël  Parfait  et  Emile  Aucante.  Ces  Messieurs  firent 
un  arrangement  en  vertu  duquel  la  copie,  appartenant  à 
celui  d'entre  eux  qui  mourrait  le  premier,  reviendrait  aux 
survivants  qui  pourraient  alors  choisir  quelqu'un  [tour  troi- 
sième exécuteur  testamentaire,  et  en  cas  de  mort  des  trois 
fondés  de  pouvoir,  les  trois  manuscrits  seraient  déposés  à  la 
Bibliothèque  Nationale.  En  1881,  immédiatement  après  la 
mort  de  Paul  de  Musset  et  la  publication  du  premier  volume 
de  la  Correspondance  de  George  Sand,  dans  laquelle  il  ne 
se  trouvait  aucune  de  ses  lettres  à  Musset,  des  voix  s'élevè- 
rent, réclamant  enfin  l'impression  de  cette  correspondance 
authentique  au  lieu  de  quelques  copies  tronquées  qui  circu- 
laient dans  le  public  et  auxquelles  on  ne  pouvait  guère  ajouter 
foi.  Mais  d'autres  voix  protestèrent.  La  polémique  éclata  sur 
toute  la  ligne  :  les  uns  criaient  pour,  les  autres  con tre,  les 


'  Comme  on  le  voil  parla  lettre  de  George  Sand  à  M.  Aucante,  servanl 
de  préface  aux  lettres  à  Musset  publiées  en  volume,  ce  fut  d'abord 
Louis  Maillard,  auteur  du  Voyagea  Vile  de  la  Réunion,  qu'elle  désigna 
comme  troisième  exécuteur  testamentaire.  (George  Sand  avait,  comme 
on  le  sait,  consacré  un  article  à  ce  livre  de  Maillard.)  Après  sa  mort, 
Dumas,  conformément  au  paragraphe  6  de  La  lettre  à  M.  Aucante,  choisit 
M.  Parfait.  Aujourd'hui  M.  Aucante  est  le  seul  survivant  des  exécu- 
teurs testamentaires  primitifs. 


118  i.  Eu  Ri,  E     SAM) 

un>  et  les  autres  apportant  à  L'appui  <\v  leur  opinion  des 
motifè  fort  9érieux.  La  question  des  droits  à\'auteur  et  des 
droit-  des  héritiers  vint  encore  compliquer  l'aflaire.  Récem> 
ment,  non»  avons  vu  la  même  chose  se  répéter  encore  une 
Fois1.  Ce  n'est  qu'il  y  a  deux  ans  que  M.  Aucante  fit  enfin 
paraître  dans  la  Revue  de  Paris  les  lettres  de  (  Icorge  Sand 
à  Musset  et  que  MM.  de  Spoelberch,  Qouard,  Cabane», 
Mariéton,  RochenJave  et  d'autres  ont  cité  une  série  de 
fragments  et  d'extraits  dés  lettres  de  Musset,  parfois  des 
lettres  entières,  et  des  passages  du  Journal  de  t  îcorge  Sand 
et  de  PageUo.  Xi  tes  lettres  de  Musset  ni  le  Journal  de 
rge  Sand  n'ont  été  jusqu'ici  imprimés  en  entier.  11  nous 
faudra  patiemment  attendre  l'an  de  grâce  1907,  <»ù  les  lettres 
de  Musset  verront  peufc-être  le  jour,  ou  quelque  circons- 
tance favorable  qui  perm  ;ttra  enfin  aux  deux  illustres 
morts  de  faire  entendre  leur  vois  et  de  nous  dire  toute  la 
vérité.  Cette  vérité,  comme  nous  le  voyons  dès  i\  présent, 
par  les  lettres  de  i  a  Sand  et  autres  documents,  sera 
-  ii  coté  et  non  dr  celui  de  Paul  de  Musset. 

Passons  maintenant  aux  œuvres  de  George  Sand  et  & 
Musset   se  rapportant   à  cet   épisode  de  leur  vie,  œuvres 
éeritesà  Venise,  <»u;*i  celtes  encore  portant  la  trace  de  t'in- 
fluence mutuelle  qu'ils  ont   exercée  l'un  sur  l'autre, 
œuvres  peuvent  se  diviser  en  : 

1°  Œuvres  purement  lyriques   Lettres  d'un  voyageur  de 

rge   Sand,   les  X//its.  h-  Souvenir.   Après  la  lecture 

d'Indiana2.  Lettre  à  Lamartine.  A  mou' frère  revenant 

1  Nous  osons  affirmer  que  noue  avons  lu  tout  ce  qui  a  paru  à  ce  sujet, 
en  1881,  dans  la  presse  française.  Ces!  un  tas  Incroyable  de  journaux 
et  d'articles  dont  seule  rénumération  prend  une  place  considérable 
dans  notre  liste  bibliographique  de  t'»ui  ce  qui  u  été  écrit  sur  Ge  >rge 
Sand,  cjui  se  trouve  en  appendice  à  la  On  de  cel  ouvn&g 

-Paul  de  Musset  a  publié  cette  pièce  ilan>  la  Revue  des  Deux-Mondet 


GEORGE     SAM)  110 

d'Italie  .  el  cinq  pièces  de  vers  dédiées  à  George  Sand  par 
Alfred  de  Musset  et  se  trouvant  dans  les  Lettres  de  Lui  à 
Elle. 

2°  Œuvres  écrites  dans  L'automne  de  1833,  en  Italie  en 
IK:U,  ou  conçues  lors  de  ce  voyage  [Jacques,  Leone 
Léoni,  André,  le  Secrétaire  intime,  toutes  les  nouvelles 
vénitiennes,  c'est-à-dire  :  la  Dernière  Aldmi,  l'Orco  i'L's- 
coque,  Mattea,  Les  Maîtres  mosaïs/es; 

:>  La  pièce  éhauchée  el  inédite  de  George  Sand  :  Une 
Conspiration  à  Florence  (qui  n'est  autre  chose  que  le  pro- 
totype de  Lorenzaccio  de  Musset  v,Aldo  le  Bi/near,  Gahriel, 
plusieurs  poésies  burlesques  de  George  Sand  et  de  Musset, 
deux  sonnets,  dédiés  par  eux  à  Alfred  de  Vigny,  le  sonnet 
sur  la  Liberté  de  la  Presse,  Le  premier  chapitre  de  la 
Confession    d'an    Lu  fruit    dit    siècle:    ce   sont   là,    SOÎt    les 

oeuvres  où  l'influence  de  ers  deux  poètes  se  fait  ]»■  plus 
sentir,  -oit  celles  qui  furent  tout  bonnement  écrites  à  la 
même  table  ;  enfin  : 

i  Toute  la  Confession  d'an  Lin  font  da  siècle  et  Elle 
et  Lai.  —  deux  ouvrages  formant  connue  la  déduction 
finale  el  la  conclusion  dc^  deux  écrivains  sur  L'idée  géné- 
rale de  leur  commune  histoire. 

C'est  d'après  ces  quatre  groupes  que  nous  examinerons 
Les  œuvres  de  George  Sand  sans  nous  en  tenir  à  Tordre 
chronologique  et  en  nous  bornant  exclusivement,  quant 
aux  œuvres  de  Musset,  à  ce  qui  tonclieà  notre  sujet,  san> 
nous  laisser  entraînera  l'analvse  détaillée  de  ces  œuvres-. 


(1*  novembre  1878)  en  l'accompagnanl  de  quelques  commentaires  <-\ 
en  y  jojgnanl  la  reproduction  d'une  page  d'Indiana  corrigée  par  Musset. 
Paul  de  Mussel  assure  que  la  poésie  se  rapporte  à  l'année  1886,  tandis 
qu'elle  date  de  1833  comme  nous  l'avons  vu  par  ce  4111  précède  (voir 
plus  haut,  p.  39). 

1  Elle  a.  été  Irouyée  dans  les  papiers  de  .M""'  Dorval. 


1 20  GEORGE    SA N  l> 

Cette  analyse  a  déjà  été  faite  axant  nous,  ci  certes  mieux 
que  nous  ne  la  ferions,  par  Arvède  Barine,  Sainte-Beuve, 
Montégut  et  Lindau. 

Il  est  à  présumer  que  la  plupart  des  lecteurs  ignorent 
<|ue  George  Sand  a  aussi  écrit  des  vers,  et  cependant  il 
en  est  ainsi.  Quelques-unes  de  ses  poésies  ont  été  publiées 
île  son  vivant  et  font  partie  de  ses  œuvres,  niais  beaucoup 
d'autres  n'ont  jamais  vu  le  jour.  Le  premier  petit  poème 
de  George  Sand  fut  la  Reine  Mab,  qui  n'est  qu'une  péri- 
phrase dr>  lignes  si  célèbres  de  Shakespeare  :  nous  en 
avons  déjà  parlé  plus  haut.  Lorsque,  après  la  représenta- 
tion de  Chatterton.  Planche  eut  injurieusement  éreinté 
Alfred  de  Vigny  dans  son  article.  Musset  et  George  Sand 
écrivirent  et  envoyèrent  à  l'auteur  de  Chatterton  deux 
sonnets  x.  ou  les  deux  poètes  protestèrent,  chacun  à  sa 
manière,  contre  la  critique  de  Planche.  Le  sonnet  de  Musset 
est  plein  de  verve  mordante  et  d'esprit  caustique.  George 
Sand  proteste  contre  le  verdict  de  Planche  comme  conte- 
nant une  tentative  d'analyser  froidement  les  impressions 
des  spectateurs.  Nous  avons  pleuré,  voilà  le  plus  bel 
éloge  de  la  pièce,  dit-elle  :  analyser  les  larmes,  c'est  faire 
chose  qui  n'a  pas  le  sens  commun.  Les  ondes  de  l'Océan 
sont  grandioses,  mais  si  on  les  sèche  et  les  analyse,  il 
n'en  restera  plus  qu'une  poignée  de  sel. 

L'automne  de  1834.  George  Sand  le  passa,  comme  nous 
le  savons,  à  Nohant,  toute  à  son  désespoir,  cherchant  l'ou- 
bli au  milieu  de  ses  enfants  et  de  ses  amis.  Mais  de  temps 
à  autre,  il  lui  survenait  comme  toujours  des  périodes  de 
réaction  où,  des  journée-,  durant,  elle  se  livrait  à  une 
gaieté  fébrile  ou  était  capable  des  folies  les  plus  puériles, 

'  Ces  deux  sonnets  on)  été  trouvés  parmi  les  papiers  de  de  Vignj  e( 

ont  été  imprimes  pur  Louis  Rutisbonne  dans  la  Revue  Moderne.  1865. 


GEORGE    SAND 


121 


s'amusant  de  tout,  et  riant  à  la  moindre  billevesée.  Dans 
une  de  ces  journées  de  gaieté  nerveuse  elle  mit  en  vers,  — 
rn  compagnie  de  plusieurs  de  ses  amis,  —  l'enquête  judi- 
ciaire faite,  en  sn  qualité  de  maire,  par  Dudevant  à  propos 
«If  la  découverte  d'un  cadavre  dans  un  puits.  Ces  vers  sont 
intitulés  :  Complainte  sur  la  mort  de  François  Lurieau, 
dit  Miehaail.  ("'est  une  plaisanterie  assez  lourde  écrite  dans 
une  langue  burlesque,  mi-patois,  mi-style  judiciaire.  Elle 
tut  imprimée  à  la  Châtre  et  offre  l'aspect  (Tune  simple 
petite  brochure.  Au-dessus  de  la  première  ligne  on  lit  : 
Air  </n  maréchal  île  Saxe.  Encore  en  183B,  Musset,  lui 
aussi,  avait  écrit  une  complainte  sur  le  même  :  Air  ila 
Marri  liai  de  Saxe.  C'étaient  des  vers  satiriques  et  bur- 
lesques, racontant  le  duel  tragi-comique  de  Planche  et  de 
Capo  de  Feuillide.  Nous  trouvons  que  les  titres  détaillés 
de  ces  deux  Complaintes,  que  nous  reproduisons  en  regard, 
sont  assez  éloquents  pour  n'être  accompagnés  d'aucun 
commentaire  : 


COMPLAINTE 

Historique  et  véritable 
sur  le  fameux  duel  qui  a  eu 
entre  plusieurs 
hommes  de  plume 
très  inconnus  dans  Par 
à  l'occasion  d'un  livre 
ilmit  il  a  été  beaucoup  pa 
«le  différentes  manière; 
ainsi  qu'il  est  relaté  dan 
présente  complainte. 

Air  :  île  In  complainte  du 
réchal  de  Sa<nj. 


lieu 


L-lé 


COMPLAINTE 

Sur  la  mort 

de  François  Luneau 

■  lit  Michaud 

dédiée 

;i   M.   Eugène  Delacroix 

peintre  en  bâtiments 

1res    connu   dans   Paris. 


COU  PLAINTE 
ir  du  maréchal  de  Saxe. 


Sur  ce  même  «  air  du  Maréchal  de  Saxe  »  Musset  avait 


122  GEORGE     S  AND 

déjà  écrit  deux  fois  avant  cela  des  couplets  comique», 
d'abordLfi  Songe  du Reviewer*,  représentant,  comme  dans 
un  kaléidoscope  une  série  d'hommes  de  lettres  d'alors  >jl 
publié  pour  la  première  fois  complet  dans  Y  Intermédiaire 
des  Chercheurs  et  Curieux1.  Puis,  une  autre  pièce  de  vers 
drolatiques  représentant  tous  les  habitués  de  la  mansarde 
du  quai  Malaquais  —  reproduits  dernièrement  par  M.  Mau- 
riee.Glouard1...  Lequel  des  deux  écrivains  avait  conseillé 
à  L'autre  cet  air  pour  mesure  de  son  poème  badin,  le  poète 
ou  ramère-petite-fflle  <lu  maréchal  de  Saxe,  la  chose  est 
indifférente.  Ce  qui  est  important,  e'est  que  malgré  les 
assertions  de  Paul  de  Musset,  que  George  Sand  ne  «  p'-n- 
>ait  plus  a  au  poète  quelle  «  avait  perfidement  aban- 
donné »,  que  le  poète  lui-même  avait  oublié  et  maudit  son 
amour  malheureux.  —  ils  continuaient  à  se  souvenir.  Ils 
s'associaient  mutuellement  à  leur  vie  de  tous  les  jours  et 
même  aux  épisodes  comiques  qu'elle  pouvait  comporter. 
Mais  il  y  avait  eu  un  autre  temps  où,  assis  à  la  même 
table,  ils  travaillaient  de  concert,  s'entr'aidant  l'un 
l'autre,  où  George  Sand  savait  intéresser  Musset  à  des 
sujets  ;i  côté  desquels  il  avait  passé  indifféremment  jus- 
qu'alors :  de  son  côté,  il  initiait  George  Sand.  par  la 
parole  et  par  l'exemple,  à  comprendre  que  dans  une 
œuvre  d'art   la  forme  n'est  pas  moins  importante  que  le 

1  Intermédiaire  des  Chercheurs  et  furieux.  1894,  10  octobre. 

a  George  est  dans  sa  chambrette. 

bntre  deux  \»A>  de  fleurs 
Fumant  -a  cigarette 
L  ss  yeux  baignés  de  pleur-...  etc. 

(.4//  M  -      !.  par  Maurice  ClouarJ) 

[H'.'i:  'lu  li  aoùl   1  - 

M.  Mariéton  a  cité  les  trois  couplets  qui  manquent  chez  M.  Clouard 
et  où  figurent  Guéroult,  Papel  et  la  bonne  de  George  Sand,  MB«  Lacou- 

tuiv. 


G  BOUGE     SAN  h  123 

fond,  el  que  particulièrement  dans  les  oeuvres  littéraires 
il  ne  suffit  pas  à  Fauteur  d'être  entraîné  psw  son  sujet, 
mais  qu'il  faut  aussi  se  rendre  maître  de  la  ferme  el  sur- 
toul  <k'  lalangue,  qu'il  vaut  mieux  être  atome  que  prodigue, 
ptoitôt  trop  bref  que  prolixe  el.  par^ssus  tout,  soferé  el 
exact  dans  le  choix  des  expressions  et  des  mots.  Paul 
de  Musset  essaye  d'insinuer  que  George  Sand  n'avait 
jamais  pu  pardonner  à  Musset  d'avoir  effacé,  sur  l'exem- 
plaire d'Indi'/na  qu'elle  lui  avait  offert,  tous  tes  adjectifs 
superflus,  donnant  par  là  à  George  Sand  une  Leçon  de  mo- 
dération, de  sobriété  de  forme  et  de  langue  littéraire.  Xous 
sommes  convaincu  que  George  Sand  étail  bien  loin  de 
cette  mesquine  susceptibilité  d'amour-propre.  Nous  savons 
tout  au  contraire  que,  sous  ce  rapport,  elle  était  même 
trop  modeste  \  El  quant  au  temps  où  elle  travaillait  avec 
Musset,  elle  ne  s'en  souvenait  qu'avec  une  reconnaissance 
fort  émue.  Qui  ne  se  rappelle  la  page  des  Lettres  d'un 
voyageur,  que  presque  tous  les  biographes  ont  rapportée 
jusqu'ici  à  Jules  Sandeau,  mais  qui,  selon  nous,  a  trait  à 
Musset.    C'est   le  récit    du    touchant   amour  du   graveur 

YVatelet  et  de  Marguerite  Lecomte.  \ 


1  M.  Mariéton  lui-même  a  trouvé  nécessaire  de  réfuter  sur  ce  point 
l'aul  (!.•  MuBsel  :  son  opinion  est  tout  à  l'ait  conforme  à  la  nôtre. 

*  (Voir  Lettres  d'un  Voyageur,  p.  11:2 -143  édit.  Michel  Lévy.)  Nôtre 
livre  élu  il  déjà  écrit  lorsque  nous  avons  eu  L'ocoasioa  de  causer  de 
cela  avec  le  vicooabe  de  Spoelherchi  ei  c'est  aweu  le 'plus  gxtaod  plai&irqaœ 
nou6  avoii-  appris  que  .M.  de  Spoelberch  a.  entre  les  mains- des  preuwes 
confirmant  (|u'il  en  est  effectivement  ainsi',  c'esb-à'-dii'e  iju'il  est  bien 
ici  question  de  Musset.  Depuis  lors.  M.  de  Spoelbeirh  a  publié  dan-  le 
Cosnw/iuli.s  etdan&sa  Vérittible  Histoire  des  censeignenaents  etdes  faits 
1res  intéressants  qui  prouvent  que  George  Sanda  beaucoup  travaillé 
avec  Musset  el  pour  Musset.  Ainsi,  par  exemple,  elle  a  terminé  pour 
lui  Faire  san»  dire  destiné  a  un  recueil  littéraire,  le  Dodéeaton.  Durant 
la  ne  de  Musset,  cette  pièce  n'a  l'ait  partir  d'aucun  Recueil  de  ses 
o'ir.  res,  ee  qui  se  comprend  facilement,  une  lois  que  la  pièce  n'a  pas 
été  faite  par  lui  seul . 


1 2i  i .  E  0  R  G  E     S  A  N  D 

On  parle  souvent  des  influences  auxquelles  a  été  soumise 
George  Sand  pendant  tout  le  cours  de  sa  vie,  mais  quelle 
influence  pourrait  nous  intéresser  davantage  sous  le  rap* 
porl  littéraire,  que  celle  qu'un  grand  poète  a  exercée  sur 
l'illustre  femme  ?  Si  dans  son  commerce  amical  avec  Liszt. 
Chopin. -Pierre  Leroux.  Michel  de  Bourges,  George  Sand  ;i 
acquis  bien  des  traits  de  sa  physionomie  morale,  c'est  sur- 
tout un  porte  et  un  maître  de  style  comme  Musset  qui  a 
dû  avoir  influé  le  plus  sur  sa  physionomie  littéraire.  El 
d'un  autre  côté,  une  individualité  aussi  brillante  que  celle 
deGeorge  Sand.  n'a-t-elle  pas  dû  avoir  une  grande  action 
sur  Musset  écrivain  ?  C'est  en  effet  ce  qui  est  arrivé.  L'in- 
fluence qu'il  ont  exercée  l'un  sur  l'autre  a  été  considé- 
rable, et  s'est  surtout  manifestée  dans  leurs  œuvres.  Mais 
comme  les  biographes  des  deux  grands  écrivains  et  les 
critiques  d'histoire  littéraire  appartenaient  à  l'un  ouà  l'autre 
des  camps  ennemis,  il  en  est  résulté  nécessairement,  pour 
les  uns  comme  pour  les  autres,  la  tendance  à  atténuer  ou 
même  à  nier  l'influence  de  Vautre  >ui-  l'élu  de  son  choix. 
De  tous  les  critiques  qui  ont  mentionné  cette  influence, 
Brandès  est  le  seul  qui  en  ait  dûment  et  judicieusement 
parlé  en  quelques  ligue.-..  11  trouve  que  Musset  a  influencé 
davantage  sur  la  forme  des  œuvres  de  George  Sand.  et 
que  celle-ci  a   contribué  à  ce  que  les  œuvres  de  Musset  ' 

1  Malgré  toute  la  valeur  de  son  étude,  elle  pèche  cependant  par 
quelques  défauts.  Sans  parler  de  l'anecdote  rapportée  plus  haut,  concer- 
nant les  raisons  qui  avaient  engagé  Buloz  à  mettre  en  relation  Musse! 
et  George  Sand,  ni  de  ce  que  Brandès  dit  que  lors  de  son  voyage  en  Italie, 
Musset  avait  vingt-deux  an-  et  elle  vingt-huil  (tandis  qu'il  en  avait 
vingt-trois  el  elle  vingt-neuf),  Brandès  commet  des  erreurs  et  dea 
inexactitudes  bien  plus  sérieuses.  11  dit  entre  autres  :  «  Dans  l'abîme 
qui  s'ouvrit  s  ludain  entre  eux,  elle  précipita  son  laisser-aller  d'écrivain, 
ses  tirades,  son  manque  de  goût,  son  costume  d'homme.  Depuis  lors 
elle  devint  une  femme  complète,  une  nature  complète  :  dans  le  même 
gouffre  Musset  plongea  son  costume  de  bouffon,  son  insolence  provo- 
cante, son  admiration  pour  Rolla,  son  entêtement  de  gamin  et   devint 


GEO  R  (.F.     SAM)  12o 

nient  changé  de  sujets  et  aient  acquis  plus  de  sérieux  et 
de  profondeur. 

Lindau  signale  aussi  cette  dernière  influence  celle  de 
(  îeorge'Sand  sur  Musset),  il  fait  même  très  finement  ressor- 
tir la  différence  dans  la  manière  de  Musset  de  traiter  ses 
héros  favoris,  —  les  viveurs  sceptiques  —  avant  son 
voyage  à  Venise  et  après1.  Lorsque  Musset  écrivit  Fanta- 
sia il  admirait  encore  sincèrement  son  héros  fort  libertin, 
qui  n'avait  décidément  aucun  droit  de  professer  un  grand 
mépris  à  l'égard  de  tout,  car  lui-même,  outre  qu'il  ne  fait 
rien  de  bon,  ne  fait  que  commettre,  du  commencement  à  la 
lin.  des  actions  presque  toutes  prévues  par  le  rode  pénal. 
Tels  sont,  au  tond,  les  héros  de  Musset. Leur  tristesse,  leur 
Weltschmerz,  leur  scepticisme  et  leur  crânerie.ne  les 
garantissent  nullement  du  reproche  de  se  complaire  dans 
les  gamineries,  dans  la  fainéantise,  les  amours  faciles  et  les 


dés  luis  un  homme  complet,  un  esprit  complet,  o  Bêlas  !  cène  sont  lu 
que  de  belles  phrases  :  L°MmeSan(l  portait  encore  son  costume  d'homme 
en  1836  en  Suisse,  sans  parler  de  l'hiver  et  du  printemps  de  183b  à 
l'aris  :  2°  nature  complète,  elle  l'avail  toujours  été  dès  son  enfance 
même;  3°  il  reste  à  se  demander  où  l'on  trouve  une  absence  de  goùi 
[dus  prononcée  :  dan-  Lélia  ou  dans  la  Comtesse  de  Rudolstad,  les  Sept 
cordes  de  lu  Lyre  et  le  Compagnon  du  Tour  de  France  ?  i  Musset  n'a 
jamais  été  un  homme  véritablemenl  complet,  il  a  toujours  gardé  une 
àme  incomplète;  5°  il  n'esl  pas  vrai  non  plus,  comme  le  dit  Brandès, 
■  l  n ■  •  George  Sand  l'ait  trompé,  Mussel  a  toujours  affirmé  qu'elle  ne 
l'avait  jamais  trompé  ef  qu'elle  avait  toujours  été  craie:  6°  il  n'est  pa- 
vrai  qu'en  dehors  de  quelques  amourettes  il  lût  resté  enfant  innocenl 
jusqu'à  sa  rencontre  avec  George  Sand.  Certes  il  en  a  eu  plusieurs  de 
ces  amourettes  et  quelles  encore!...  Nous  devons  toutefois  reconnaître 
que  les  données  générales  de  Brandès  sont  justes  et  que  son  élude  est 
linement  et  élégamment  écrite. 

'Dans  son  article  Find'une  légende,  M.  Rocheblave  reproduit  une  série 
de  fragments  et  de  lettres  de  Mussel  pour  la  plupart  publiées  pour  la 
première  IV» i >  par  Mariéton,  el  d'autres  tirées  de  documents  inédits).  Il 
démontre  ainsi  que  George  Sand  a  exercé  une  influence  ennoblissante, 
purifiante,  sur  -Musset,  homme  el  écrivain.  Malheureusement  cette 
influence  fut  de  trop  courte  durée  el  n'a  pu  jouer  un  assez  grand  rôle 
dan-  la  vie  de  cet  homme  malheureux,  et  de  ce  porte  -i  prématuré- 
ment silencieux. 


l'20  GEORGE     SAND 

duels.  Le  héros  de  la  Confession  d'un  enfant  du  siècle  appar- 
tient encoreàce  type  favori  de  Musset,  mais  il  le  traite  déjà 
tout  autrement  :  non  seulement  il  ae  l'admire  plus  ineons- 
ciemmenl.  il  le  condamne  en  toute  conscience.  11  n'a 
pour  lui  d'autre  excuse  que  de  trouver  des  circonstances 
tant  soit  peu  atténuantes  dan-  le-  conditions  particulières 
où  se  sont  trouvés,  en  entrant  dans  la  vie,  son  béros  et 
toute  la  génération  de  son  époque, 

Non»  ne  noms  lassons  pas  de  répéter  que  l'on  ne  peut  se 
permettre  de  puiser  dans  le-  œuvres  des  écrivains  '\^-> 
données  biographiques  pour  décrire  leur  vie.  car  tous  les 
t'ait-  et  sentiments  quasi  personnels  et  vécus  onl  nécessaire- 
ment pas-»''  par  le  feu  et  le  réactif  de  la  création  artistique. 
Mais  les  œuvres  d'un  artiste  sont  toujours  le  baromètre  exact 
des  tendances  morales,  de  l'élévation  de  son  idéal,  de  ce 
qu'il  demande  à  la  \ie.  et  de  sa  manière  de  prendre  les 
choses  intérieures  et  extérieures.  Nous  n'irons  certes  pas 
chercher  dans  Fantasio  les  traits  de  caractère  de  Musset,  ni 
appliquer  aux  événements  de  sa  vie  eeux  de  la  vie  de  son 
béros.  Nous  pouvons  néanmoins  avance]-,  en  toute  assu- 
rance, —  en  laissant  de  eôté  la  verve  poétique  de  Musset, 
son  brillant  coloris  et  l'imprévu  de  sa  forme.  —  que  son 
horizon  moral  jusqu'en  1833  est  très  restreint  :  il  ne  peut 
encore  s'élever,  à  l'égard  de  ce  type  de  viveur  désenchanté, 
à  la  hauteur  qu'il  atteignit  en  écrivant  la  Confession  d'un 
enfant  du  siècle  Nous  venons  de  mentionner  les  condi- 
tions particulière-  que  Musset  indique  comme  la  cause  qui 
avait  provoqué  ce  grand  désenchantement  et  l'inertie  de 
génération.  La  plupart  des  critique-,  en  analysant  la 
Confession,  s'arrêtent  généralement  surlesecond  chapitre, 
où  sont  si  magistralement  dépeints  les  tristes  débuts 
de  la  génération  «  qui  n'avait  que  vingt  ans  en  1830  »  ; 


GEORGE    SAM)  127 

mais  s'ils  s'arrêtent  là-dessus,  ce  n'est  guère  que  pour  y 
trouver  des  données  toutes  prêtes  pour  la  biographie  de 
Musset.  Ce  chapitre  nous  offre  un  intérêt  beaucoup  plus 
sérieux  que  celui  que  lui  attribuent  les  biographes,  mais 
à  un  autre  point  de  vue.  Sauf  les  vers  si  connus  Sur  la 
presse,  ce  chapitre  est  l'unique  profession  de  toi  politique  et 
sociale  4e  Musset,  elle  nous  frappe  parla  profondeur  de 
idées  générales  et  de  ses  vues  historiques,  par  la  pein- 
ture précise  de  cette  époque  remarquable,  et  enfin  par 
l'exposé  net  et  concis  de  ses  convictions.  Il  est  ('tonnant 
qu'un  homme  comme  Musset  qui  sut  si  bien  comprendre 
combien  la  Restauration  (Hait  rétrograde  et  apprécier  si 
justement  les  légitimes  aspirations  de  la  jeunesse  d'alors, 
héritées  du  siècle  précédent,  n'ait  pu  cependant  en  tirer 
aucune  autre  conclusion  que  celle  de  l'inutilité  de  la  géné- 
ration contemporaine,  inerte,  incapable  d'action,  exclusi- 
vement pessimiste  et  rongée  de  doute.  Gela  nous  étonne, 
et  c'est  cependant  tout  naturel.  Si  l'esprit  pénétrant  de 
Musset  lui  avait  fait  comprendre  certains  jeunes  gens  de 
son  temps,  notamment  ceux  qui,  comme  lui,  étaient  portés 
au  pessimisme,  à  l'analyse,  au  doute,  à  l'inaction  et  à  la 
réflexion,  il  n'avait  pas,  à  coup  sur,  cet  élan  de  la  pensée 
qui  lui  permit  d'embrasser  objectivement  et  sous  toutes 
faces  le  mouvement  complexe  qui  s'opérait  autour  de 
lui,  ainsi  que  le  point  de  départ  et  le  but  final  de  ce  mou- 
vement. Et  par  sa  nature  il  ne  pouvait  être  de  ceux  en  qui 
les  années  précédentes  avaient  fait  naître  non  un  désen- 
chantement impuissant,  mais  le  désir  passionné  de  lutte  et 
de  victoire  sur  l'ancien  régime.  Nous  engageons  le  lecteur 
à  ne  pas  perdre  de  vue  que  les  deux  seules  professions  de 
foi  politique  de  Musset —  la  poésie  mentionnée  plus  haut  et 
le  second  chapitre  de  la  Confession,  que  malheureusement 


128  GEORGE    S-AND 

<p]i  n'analyse  jamais  au  point  «le  vue  de  l'esprit  de  liberté 
qui  y  souffle  et  de  ses  opinions  très  prononcées  sur  le> 
événements  de  la  fin  du  siècle  passé  et  des  trente  premières 
années  du  nôtre.  —  que  ces  deux  œuvres  ont  été  écrites 
par  Musset  après  sa  liaison  avec  George  Sand.  L'influence 
directe  de  notre  héroïne,  de  ses  conversations,  de  ses  con- 
victions s'y  fait  sensiblement  sentir,  quoique  Musset  les  ait 
transcrites  inconsciemment,  et  sans  la  moindre  pensée  d'y 
faire  entendre  l'écho  des  paroles  et  des  jugements  de  celle 
qu'il  avait  tant  aimée. 

Lindau  prend  à  tâche  de  nous  montrer  que  l'influence  <!<■ 
George  Sand  a  été  infructueuse  et  pernicieuse,  et,  dans  ce 
but,  il  rappelle  dans  un  endroit  de  son  livre,  toutes  les 
œuvres  de  Musset  qui  furent  écrites  après  la  fameuse  année 
1834,  et  qui  prouvent,  selon  lui,  que  le  poète  n'était  plus 
alors  ce  qu'il  avait  él<:.  et  que  sa  force  était  brisée.  11  est 
évident  pour  nous  que  si  Musset,  l'auteur  des  Caprices  de 
Marianne  et  de  flotta,  et  celui  de  la  Confession  d'un 
enfant  du  siècle,  n'est  plus  le  même,  des  deux  c'est  le 
premier  qui  est  inférieur  au  second,  et  non  vice-versa; 
que  son  talent  axait  mûri,  >'ét;iit  fortifié  et  s'était  épuré  de 
tous  les  défauts  de  la  jeunesse,  et  que  la  Confession  est, 
sans  contredit,  la  meilleure  et  la  plus  belle  œuvre  de  Mus- 
set. Il  est  curieux  de  voir  que  Lindau.  aussitôt  après  avoir 
;i»ez  étourdiment  fait  remarquer  (p.  Hit»  de  son  livre 
que,  pendant  le  temps  de  son  bonheur.  Musset  n'a  rien* 
fait,  excepté  la  pièce  insignifiante  :  A  Saint-Biaise ,  à  la 
Zuecca...  etc.  Lindau.  disons-nous,  doit  immédiatement 
reconnaître  que  l'époque  la  plus  féconde  du  talent  de  .Mih- 
set  lui  précisément  celle  qui  suivit  la  rupture.  «  Dans  la 
seconde  moitié  de  1834,  Musset,  ajoute-t-il,  écrivit  deux 
de  ses  œuvres  les  plus  importantes.  »  Les  années  1834  à 


GEORGE    SAN1  D  120 

183K.  marquent  en  général  le  point  culminant  de  la  cré<  - 
lion   poétique  de  Musset. 

La  première  de  ces  as.sertiôns  est  (l'une  naïveté  à  faire 
sourire;  quant  à  la  seconde,  on  ne  peut  qu'être  d'accord  a\  i  •■ 
son  auteur,  et  Brandèsest  aussi  tout  à  fait  dans  le  vrai  en 
nous  disant  que  dans  la  plus  grande, perfection  dos  œuvres 
écrites  par  George  Sand  et  Musset  après  la  rupture,  il  est 
impossible  de  ne  pas  voir  l'influence  de  leur  communion 
spirituelle.  Si  l'amour  de  ces  doux  écrivains  de  génie  a  été 
de  courte  durée,  on  ne  peut  méconnaître  dans  les  enfants 
littéraires  nés  de  cette  union,  <\i>>  traits  indubitables  des 
grands  auteurs  de  leurs  jours  et  ne  pas  remarquer  que  ces 
enfants  dépassent  d'une  tête  tous  leurs  aînés.  A  la  page  184 
de   son  livre,  Lindau  tient  à  répéter  encore  une  fois  qu<  . 
dans  la  période  de  1N:U  à  1X38,  Musset,  dans  toute  une  série 
de  poésies,  se  distinguant  par  la  profondeur  du  sujet  et  la 
beauté  de  l'inspiration  poétique,  épanche  son  Weltschmerz 
ou,   comme  il  l'appelle,    la   maladie   du   siècle   et,  qu'en 

prose,  cette  disposition  d'esprit  du  poète,  s'est  l'ail  voir 
surtout  dans  la  Confession  d'un  enfant  du  siècle.  «  Cet 
ouvrage  pourrait  même  s'appeler  la  Condamnation  de 
soi-même  d'un  enfant  du  siècle  ».  dit  Lindau.  et  il  ajoute  : 
a  Le  poète  s'accuse  si  sévèrement  lui-même  que  Georg 
Sand,  après  cela,  n'avait  plus  à  s'inquiéter  d'avoir  à  se 
dt'fendre.  »  C'est  là  une  remarque  fort  juste,  et  s'il  fallait 
appliquera  la  Confession  le  système  si  cher  aux  biographes, 
de  tirer  de  chaque  roman  les  caractères  et  les  causes 
motrices  de  la  vie  de  leurs  auteurs,  nous  pourrions  voii . 
dans  la  Confession.  la  pointure  du  vrai  roman  vécu  de 
Musset  et  de  George  Sand  comme  ils  le  voyaient  eux- 
mêmes).  Et  l'auteur  y  fait  preuve.de  tant  d'objectivité  et 
dune  >i  profonde  compréhension  des  causes  qui  avaient 
m  0 


130  GEORGE    SAND 

amené  la  rupture,  causes  gisanl  dans  le  caractère  de  Mus- 
sel  aussi  bien  que  dans  celui  d'Octave  .  que  George  Sand 
n'eût  certes  pu  trouver  un  meilleur  plaidoyer  pour  se 
défendre  et  se  justifier,  que  l'explication  donnée  par  Mus- 
set, de  tout  ce  qui  tétait  passé  entre  eux.  C'est  un  ver- 
dict prononcé  contre  lui-même  par  un  grand  poète,  par 
une  grande  âme.  Pourtant,  quoique  les  deux  écrivains, 
dans  la  Confession  et  dans  Elle  et  lui.  aient  profité  invo- 
lontairement des  images  et  des  souvenirs  qui  couvaient  au 
tond  de  leur  âme,  ils  les  ont  transformés  dans  le  creuset 
de  leur  poésie  en  créations  d'art,  et  si,  dans  ces  deux 
romans,  tant  de  choses  se  ressemblent,  cela  prouve  uni- 
quement qu'il  existait  une  certaine  similitude  dans  la 
manière  de  voir  et  de  foire  des  auteurs,  et  que  certes  les 
mêmes  luit-  réels  ont  servi  de  base  à  leurs  fictions1.  11  est 
évident  (jue  les  deux  auteurs  atteignent  à  la  mémo  vérité 
artistique  dans  leurs  livrer,  et  que  la  manière  d'analyser 
les  faits  de  la  vie  réelle  qu'ils  avaient  .sous  la  main,  les  con- 
duisit tous  deux  presque  au  même  résultat.  Nous  n'enten- 
dons nullement  donner,  dans  ce  que  nous  venons  de  dire, 
une  valeur  égale  comme  œuvres  d'art  à  ces  deux  romans, 
et  nous  sommes  loin  de  mettre  sur  le  même  rang  la  Con- 

1  Voici  ce  qu'en  dit  Landau:  »  Dans  les  deux  dernières  parties  de  son 
roman,  Musset  développe  la  même  pensée,  qu'il  avait  déjà  énoncée 
dans  ?e-  œuvres  antérieures  :  celui  'jai  s'est  adonné  au  vice  i-^t  inca- 
pable île  s'en  défaire,  il  sera  éternellement  sa  victime,  le  vice  le  pri- 
vera du  bonheur,  le  tourmentera  par  le  doute,  le  conduira  a  l'injus- 
tice, le  rendra  malheureux. 

«  Ainsi,  Octave  n'est  pas  en  état  d'apprécier  la  femme  qui  l'aime.  Sans 
aucun  motif,  il  tombe  eu  proie  a  une  honteuse  méûance.  Il  tourmente 
la  pauvre  Brigitte,  la  trait'-  avec  dureté  et  même  avec  cruauté.  D. com- 
mence à  être  jaloux  >lu  passé  de  la  veuve  el  linil  par  lui  reprocher  de 
s'être  donnée  à  lui.  De  la  il  tire  la  piteuse  conclusion  :   ■  Pourquoi  ne 

-     donnerait-elle  pas  a  un  autre  ?  »  Ti>ut   cela  est  peint  avec  un  réa- 
lisme effrayant,  avec  une  vérité  ^n-  bornes.  Tout  cela  est  écrit  «I 
naturi  .  Les  sentiments  offensants  d'Octave,  Musse)  le-  a  éprouvés,  l'ai  - 
lui-  on  a  l'impression  de  lire  uu  chapitre  'le  Elle  et  Lui... 


GEORGE     SAND  131 

fession,  une  des  premières  oeuvres  du  siècle,  et  Elle  et  Lui, 
qui  n'occupe  qu'une  place  secondaire  même  parmi  les 
romans  de  George  Sand.  Nous  ne  parlons  que  des  résul- 
tats identique.--  de  l'analyse  psychologique  dans  les  deux 
romans.  En  conséquence,  ni  la  Confession,  ni  Elle  et  Lui, 
ne  représentent  la  vraie  histoire  de  l'amour  des  deux  écri- 
vains, mais  uniquement  le  développement  poétique  d'une 
seule  et  même  thèse  psychologique.  Les  prémisses  étaient 
les  mêmes,  le  sentiment  de  la  vérité  artistique  et  la  puis- 
sance d'analyse  étaient  aussi  semblables  chez  les  deux  écri- 
vains, —  on  comprend  facilement  que  les  conclusions  de- 
vaient se  ressembler,  et  cette  ressemblance  est,  en  certains 
endroits,  vraiment  frappante.  11  est  évident  pour  nous  que 
lorsque  chez  les  deux  héros  du  roman  vécu  la  douleur  des 
premières  souffrances  fut  calmée,  et  que  les  deux  écrivains 
eurent  l'esprit  assez  tranquille  pour  juger  le  passé,  ils  com- 
prirent que  le  coupable  n'était  ni  lui,  ni  elle,  mais  bien 
ce  que  Ton  appelle  vulgairement  «  incompatibilité  de  carac- 
tères »,  et  ce  qu'il  conviendrait  mieux,  en  ce  cas,  d'appelé 
divergence  de  goûts,  d'habitudes,  d'idées  générales.  Ils 
comprirent  que  si  ce  n'était  un  rien,  ce  serait  un  autre  rien 
(pii  suffirait  à  les  désunir  et  à  amener  la  rupture  et  que  cette 
séparation  si  soudaine  ne  leur  épargnerait  aucune  torture, 
car  certes,  ils  s'aimaient  tous  deux  passionnément  et  sin- 
cèrement. Et  voilà  qu'en  développant  leur  thème,  les  deux 
écrivains  prennent  pour  motif  et  pour  cause  extérieure 
de  la  rupture  finale  :  l'un,  l'Anglais  Smith  ;  l'autre,  l'An- 
glais Palmer.  Il  nous  importe  peu  de  savoir  s'il  faut,  ou 
non,  voir  dans  ce  dernier  le  docteur  Pagello.  Une  chose 
<  ertaine,  c'est  que  Smith  et  Palmer  sont  des  person- 
nages nuls,  pâles,  insignifiants,  mais  ils  devaient  être  tels 
pour  donner  au  roman  une  plus  grande  vérité  artistique. 


132  GEORGE    sa  NT) 

On  dirai!  que  Musset,  ninsi  que  George  Sand,  ont  voulu 
souligner,  par  ce  personnage  tenir,  le  lait  que  la  cause 
de  la  rupture  gisait  dans  les  deux  acteurs  principaux 
eux-mêmes,  aussi  bien  que  dans  la  nécessité  psycholo- 
gique de  cette  rupture.  Voilà  pourquoi  elle  -  produit 
grâce  ;'i  l'entrée  dans  leur  vie  de  cet  Anglais  incolore, 
comme  elle  eût  pu  éclater  cent  fois,  grâce  à  tout  autre 
intrus,  à  une  conversation  quelconque,  au  moindre  inci- 
dent. Voilà  pourquoi  il  nous  paraît  si  intéressant  do  com- 
parer ces  doux  romans,  au  point  de  vue  artistique, 
comme  solutions  parallèles  du  même  problème  psycholo- 
gique par  deux  esprits  d'élite  qui  surent  l'incarner  eu  des 
types  presque  identiques.  A  tout  lecteur  qui  s'intéresserait 
au  procédé  chimique  de  la  synthèse  et  de  l'analyse  dans 
la  création  des  deux  écrivains,  nous  conseillons  de  lire 
ou  de  relire  ces  deux  romans  l'un  après  l'autre.  Mais  qui 
voudrait  absolument  y  trouver  des  révélations  piquantes 
et  des  faits  de  la  vie  réelle  des  auteur-,  celui-là  ferait 
mieux  de  fermer  le  livre,  car  il  ferait  certainement  fausse 
route. 

Avant  d'en  venir  à  dépeindre  si  impartialement  les  mal- 
heurs de  sa  vie,  Musset,  tout  comme  Henri  Heine,  son 
pareil,  avait  c<  t'ait  de  petites  poésies  avec  sa  grande  dou- 
leur »  :  Aus  meinen  grossen  Schmerzen,  mach'ich  die 
kleinen  Lieder,  —  et  c'est  à  juste  titre  que  les  critiques 
appellent  les  Nuits,  la  Lettre  à  Lamartine  et  le  Souvenir, 
les  joyaux  des  créations  de  Musset.  Lindau  et  ArvèdeBarine 
sont,  aussi  parfaitement  dans  le  vrai  en  disant  que  les 
quatre  Nuits  se  rapportent  toutes  à  George  Sand,  alors  que 
Paul  de  Musset  essaie  de  prouver  que  la  Nuit  de  décembre 
et  la  Nuit  d'août  ont  été  inspirées  par  un  nouvel  amour 
de  Mu— et.   Du  vivant  de  George  Sand.  Paul  do  Musse! 


GEORGE.  S  AND  133 

fâchait  de  la  rendre  responsable  de  tous  Les  malheurs  de  la 

vie  de  son  ^verv  et  même  de  .sa  mort  prématurée;  après 
cette  mort,  il  tâcha  d'amoindrir  le  rôle  qu'elle  avait  joué 
dans  l;i  vie  du  poète.  Nous  avons  déjà  dit  ailleurs  com- 
ment, pour  atteindre  son  but,  il  axait  exagéré  les  rôles  de 
M""  Colet,  de  la  princesse  Belgiojoso  et  d'autres  femmes. 
Lindau,  <-\\  analysant  les  Nuils  an  point  de  vue  de  la  cri- 
tique psychologique  et  en  démontrant  leur  parfaite  homo- 
généité, les  commente,  selon  nous,  bien  plus  justement  que 
Paul  de  Musset,  qui  se  borne  aux  preuves  purement  chro- 
nologiques, et  veut  faire  croire  que  la  Nuit  de  décembre 
ne  peut  s<  rapportera  George  Sand,  le  poète  n'ayant  pas, 
à  son  dire.  ;'i  demander  pardon  à  celle-ci,  tandis  que  dans 
la  Nuit  de  décembre,  il  obtient  son  pardon  de  l'inconnue. 
Pour  avancer  pareille  chose,  il  fallait  être  partial  comme 
Paul  de  Musset,  mais  le  poète  qui  axait  su  écrire  des 
pages  d'un  repentir  aussi  sincère  que  celui  que  nous  trou- 
vons dans  la  Confession,  se  sentait  sans  doute  coupable  au 
fond  de  son  cœur,  et  il  est  fort  possible  que  ce  fut  précisé- 
ment'un  nouvel  anioui-  heureux  qui  réveilla  dans  son  âme 
le  souvenir  de  ses  douleurs  et  de  ses  erreurs  passées;  de  là 
la  Nuit  de  décembre. 

Lindau  et  Arvède  Burine  ont  donc  raison  en  attribuant 
cette  poésie  à  lamême  source  que  les  Nuits  de  mai  et  d  oc- 
tobre; mais  Paul  de  Musset  a,  de  son  côté,  également 
raison  lorsqu'il  rapporte  la  Nuit  de  décembre  à  une  date 
postérieure.  Mais  le  fait  même  que  Paul  de  Musset  a  cru 
possible  d'attribuer  ces  poésies,  sans  altérer  les  faits  réels, 
à  des  amours  différents  d'Alfred  de  Musset,  enlève  toute 
valeur  à  la  pensée  qui  traverse  comme  un  fil  rouge  tout  le 
livre  de  Lindau  :  Eine  Luge  liât  i/i/i  zu  Grande  gerichted 
un    mensonge  l'a  terrassé  ,  que  «  la   blessure  rapportée 


134  GEORGE    S  AND 

d'Italie  ne  s'est  jamais  cicatrisée  »,  et  que.  «  le  souvenir 
de  George  Sand  n'a  jamais  cessé  de  le  poursuivre  ».  Il  est 
plus  qu'étrange  de  parler  de  la  blessure  non  cicatrisée 
d'un  homme  qui.  en  ce  même  temps,  était  tantôt  heureux, 
tantôt  malheureux  avec  d'autres  femmes,  avec  beaucoup 
d'autres,  qui  a  eu  tant  d'autres  douleurs  et  tant  d'autres  bon- 
heurs !  On  comprend  qu'une  nature  d'élite  comme  celle  de 
Musset,  une  âme  aussi  profondément  sensible  ne  pût  oublier 
-  -  souffrances  passées  :  car,  comme  l'a  dit  un  autre  poète, 
Lennon tow,  dont  la  nature  était  si  proche  de  celle  de 
Musset,  o  les  joies  s'oublient,  les  chagrins  jamais  » — 
ou,  comme  1*-  même  Lermontow  l'a  dit  ailleurs  :  e  II  n'y 
a  pas  au  monde  d'homme  sur  qui  le  passé  ait  eu  autant  de 
pouvoir  que  sur  moi.  Le  moindre  souvenir  d'un  chagrin  ou 
d'une  joie  passés  frappe  maladivement  nu  m  âme  et  y  lait 

surgir  toujours  les  mêmes  sons je  suis  bêtement  fait  : 

je  n'oublie  rien rien!...  »  Musset,  non  plu-,  o'a  oublié 

ni  ses  chagrins,  ni  ses  erreurs  pass     - 

Lindau  a  tort  de  croire  que  e'est  de  Musset  seulement  que 
l'on  peut  dire  :  «Un  poète  ne  peut  abdiquer  son  individualité, 
surtout  un  talent  lyrique  aussi  sincère  que  Musset  »,  consé- 
quemment  que  ses  souffrances  se  font  voir  dans  sa  poésie 
«•  spontanément  » ei  a  tout  naturellement  »,  et  queGeorge 
Sand  avait  dû  avoir*  un  but  ».  en  écrivant  les  Lettres  d'un 
voyageur.  De  même  que  chez  Musset  la  Confession 
d'un  enfant  du  siècle  est  comme  l'épilogue  épique  de 
toutes  ses  poésies  lyriques  se  nipp. triant  à  (  reorge  Sand,  — 
de  même  les  Lettres  d'un  voyageur  de  George  Sand  sont 
comme  le  prologue  lyrique  «le  Elle  et  lui.  Nous  par- 
lons, cela  va  sans  dire,  non  de  toutes  les  Lettres  d'un  voyar 
geur  qui  forment  tout  un  volume,  et  au  nombre  des- 
quelles se  trouvent  des  pages  de  philosophie,  de  polémique, 


f.F.ORGE     SAND  135 

de  critique  musicale  et  les  impressions  d'un  voyage  qu'elle 
fit  plus  tard  en  Suisse  lettres  à  Éverard,  Liszt,  Meyerbeer, 
Herbert,  Xisard,  etc.  i.  Nous  ne  parions  ici  que  de  leur  pre- 
mière partie,  c'est-à-dire  (1rs  (mis  lettres  à  *i  Musset)  et 
de  relies  à  Néraud,  et  à  RoUinat,  n08 1,  II,  III,  IV,  V et  IX. 
Ces  lettres  sont  non  seulement  des  pages  charmantes  parmi 
h-  plus  charmantes  de  George  Sand,  elles  sont  aussi  une 
do  ces  œuvres  poétiques  qui  ne  vieillissent  jamais  et  qui 
impressionnent  les  lecteurs  appartenant  aux  écoles  litté- 
raires les  plus  diverses,  parce  qu'elles  sent  tout  impré- 
gnées par  la  chaleur  d'un  sentiment  vrai  et  sont  écrites 
dans  une  admirable  langue  poétique.  Il  est  impossible  de 
transcrire  ces  ravissants  Poèmes  en  prose.  Les  des- 
criptions de  la  nature,  les  petites  scènes  de  la  vie  italienne, 
de  nombreuses  improvisations  lyriques  adressées  à  l'ami 
parti,  de  tristes  méditations  sur  sa  vie  ù  elle  et  surcelle  de 
tous  les  humains,  le  rire  et  les  larmes,  tout  cela  alterne  dans 
ces  lettres  avec  la  même  rapidité,  avec  la  même  sponta- 
néité que  dans  n'importe  quel  poème  de  Byron  ou  dans  les 
poésies  juvéniles  de  Pouchkine  ;  mais  avec  la  nuance  prédo- 
minante du  désenchantement  et  d'une  tristesse  sans  issue. 
A  qui  n'a  pas  lu  rv>  Lettres,  aucune  critique  ne  lui  dira 
ce  qu'elles  renferment  ;  quiconque  1rs  a  lues,  —  ne  sera 
jamais  satisfait  d'aucune  analyse  :  elles  -ont  chatoyantes  de 
nuances  insaisissables,  pleines  des  traits  1<  s  plus  lin>  et  d'un 
lyrisme  qui  nous  saisit.  Lindau  veut  à  tout  prix  déduire  de 
cr>  Lettres  la  conclusion  qu'elles  sont  l'expression  du 
repentir  de  George  Sand  au  moment  où  elle  les  écrivait,  et, 
chose  fort  curieuse,  il  a  l'air  de  se  fâcher  d'y  trouver  tant 
de  passion,  tanl  de  regrets  amers  causés  par  le  départ  de 
l'ami,  tant  d'amour  sincère  et  ardent,  tandis  que  Elle  et  lui 
est  une  œuvre  Froide,  sobre,  par  trop  raisonnable.  Il  oublie 


1 36  G  F.  0  R  G  E    SAN  I> 

que  les  Lettres  c'est  <!«•  la  poésie,  Elle  et  lui  c'est  de  la 
prose,  une  dissertation,  une  thèse.  Les  Lettres  ce  ne  sonl 
qu'effusions  lyriques,  une  histoire  vécue,  à  peine  voilée  par 
le  pseudonyme  du  voyageur,  qui  vous  empoigne  par  son 
lyrisme  même  el  vous  f;ût  oublier  que  des  personnalités 
réelles  se  cachent  sous  les  noms  d'emprunt  ;  tout  comme 
lorsque  nous  lisons  les  Elégies  célèbres  de  Pouchkine  : 
«  Pour  les  rives  de  ta  lointaine  patrie  tu  quittais  le  pays 
étranger!...  ou  :  «  Il  s'est  éteint  Fastre  du  jour...  Sur  la 
vaste  nii'i'.  la  brume  est  descendue  •>.  nous  oublions  tout 
ce  que  nous  apprennent  les  notes  bibliographiques  sur  la 
belle  inconnue  de  Pouchkine  et  nous  ne  savourons  que  leur 
beauté  poétique.  Les  Lettres  de  George  Sând  ne  sont  ni 
une  autobiographie,  ni  un  roman,  c'est  de  la  pure  poésie 
qui  saisit  le  lecteur  c'est,  un  poème  en  prose.  Quiconque 
est  doué  d'un  sens  tant  soit  peu  artistique  les  comprendra 
comme  nous,  nous  n'en  (Imitons  nullement  \ 

Cela  n'empêche  pas  sans  doute  qu'on  ne  sente  dans 
quelques  lignes  qu'elle  s'accuse  à  son  tour,  qu'elle  est  pro- 
fondément désenchantée  d'elle-même,  et  cela,  chez  George 
Sand,est  tout  aussi  naturel  que  riiez  Musset. 

Et  dans  Elle  et  Lui.  l'auteur  est  comme  un  président 
de  cour  d'assises,  un  juge  tout  objectif  et  impartial,  ne  pro- 
nonçant son  résumé  final  que  lorsque  toutes  les  circonstances 
•  le  l'affaire  sonl  éclaircies,  après  avoir  entendu  le  procureur 
et  les  avocats,    les  accusés  et    tes    témoins,  en   un   mot. 


i  M.  Mariéton  cite  un  fragment  d'un  •  lettre  de  Musset,  < i n i  montre 
combien  en  fui  charme  celui  à  qui  les  trois  premières  Lettres  d'un  voya- 
geur étaient  dédiées,  comme  il  tut  saisi  d'inquiétude,  troublé  de  l;i  dou- 
leur et  du  désespoii  de  George  Saml  dans  ces  li.^ii«_-r~  si  profondément 
senties,  mais  aussi  combien  il  tut  fier  de  savoir  '|ur  ces  belles  pag 
rapportaient  ;'•  lui.  Ces!  par  son  entremise,  on  le  sait,  que  George  sand, 
envoya  ces  Lettres  à  Iîuluz  en  chargeant  Musset  de  les  revoir,  de  les  chan- 
ger, d*y  faire  des  coupures  ou  de  les  jeter  au  feu  t<>ut  ;i  son 


GEORGE    SAN  h  137 

1'autëui  se  montre  ici  tel  qu'on  l'attend  de  l'auteur  d'un 
roman  :.  A  notre  avis.  Lindau  lui-même,  tout  en  reprochant  à 
George  Sancl  d'avoir  pu,  après  les  pages  compatissantes, 
passionnées,  pathétiques,  profondément  senties  àesLettres, 
méditer  longuement,  traiter  à  fond  ce  thème  au  bout  de 
vingt-trois'  ans  et  trouver  l'explication  philosophique  et 
psychologique  <IV'\  énements  incompréhensibles,  —  Lindau 
disons-nous,  tout  en  accusant  George  Sand,  détermine 
précisément  la  différence  entre  les  Lettres  et  Elle  et  Lui. 
En  même  temps  nous  trouverons  dans  ces  lignes  de  Lindau 
la  peinture  exacte  du  travail  préliminaire  qu'accomplit  tout 
auteur  avant  de  se  mettre  à  écrire  un  roman  à  base  de 
problème  psychologique.  «  La  tendance  du  roman,  dit 
Lindau  p.  156  est,  de  cette  manière,  un  essai  de  suggérer 
au  lecteur  que  George  Sand  Lindau  eût  mieux  fait  de  dire 
ici  -■  Thérèse  Jacques  »  ,  relativement  à  Musset  (c'est-à- 
dire  à  de  Fauvel  ne  pouvait  agir  autrement  qu'elle  Va 
fait...»  Mais  au  fond,  tout  auteur,  dans  n'importe  quelle 
œuvre,  ne  fait  pas  autre  chose  et  c'est  une  condition 
que  les  manuels  de  littérature  exigent  eux-mêmes  des  écri- 
vains :  dépeindre  les  actes  des  héros  et  des  héroïnes  du 
livre  de  telle  sorte  que  leurs  actes  déroulent  nécessaire- 
ment de  leurs  caractères^  qu'ils  agissent  conformément 
à  leur  nature,  et  qui/s  ne  puissent  pas  agir  autrement. 
C'est  précisément  du  choc  de  ces  caractères  que  nais- 
sent tous  les  drames,  toutes  les  comédies  qui  se  passent 


Depuis  que  le  vicomte  de  Spoelberch  a  public  dan?-  sa  Véritable 
histoire  les  merveilleuses  pages  inédites  de  George  Sand;  intitulées 
■  ('/;  roman  qui  n'apas  été  fait  »  qui  contiennent  en  germe  le  débutde 
Elle  et  Lui.  on  peut  se  dire  que  si  George  Sand,  encore  toute  palpitante 
d'émotion,  avait  poursuivi  son  plan  primitif  e<  continué  à  écrire  l'his- 
toire de  son  roman  vécu,  cette  œuvre  serait  devenue  tout  autre  chose, 
et  nous  aurions  eu  un  Elle  et  Lui  bien  différent  du  roman  qui  existe. 


138  GEORGE    SAM) 

dans  la  vie  cl  se  retrouvent  dans  la  littérature,  car  bien 
pitoyables  sont  1rs  œuvres  dont  le>  personnages  ne  demeu- 
rent pas  fidèles  à  eux-mêmes  et  où  leurs  odes  ne  sont  pas 
la  conséquence  logiquement  nécessaire  de  leur  nature, 
de  leurs  caractères.  Comme  exception  nous  devons  natu- 
rellement  citer  les  œuvres  dans  lesquelles  l'auteur  a 
spécialement  en  vue  de  représenter  des  persoim; 
qui  agissent  toujours  en  contradiction  avec  leurs  pensées 
ou  avec  leurs  actions  précédentes.  Mois  tout  Lecteur  s'ex- 
plique facilement  qu'ici  ce  constant  illogisme,  ce  manque 
de  suite,  ces  actes  et  ces  sentiments  purement  fortuits 
prouvent  également  que  l'acteur  reste  toujours  fidèle  à 
lui-même,  que  c'est  là  son  trait  caractéristique  que  l'auteur 
ne  perd  jamais  de  vue  jusqu'à  la  fin  de  son  œuvre,  et 
que  c'est  delà  que  découlent  tous  les  actes,  les  souffrances, 
les  joies  et  les  luttes  du  héros.  Tout  auteur  fait  donc  ce 
que  Lindau  reproche  si  étrangement  à  l'auteur  iVElle  et 
Lui,  tout  auteur  s'efforce  de  «  suggérer  »  au  lecteur  que 
les  personnages  de  son  œuvre  ne  pouvaient  agir,  à 
l'égard  les  uns  des  autres,  autrement  qu'ils  ne  l'ont 
fait. 

L'influence  de  Mii>s<t  sur  George  Sand  s'est  surtout  mani- 
festée dans  la  première  et  la  dernière  des  œuvres  empreintes 
des  souvenirs  de  son  voyage  en  Italie,  dons  Aldo  le  Ri- 
rneur  et  dans  Gabriel.  Il  est  difficile  de  préciser  en  quoi 
s'est  manifestée  l'action  de  Musset  par  rapport  à  Aldo, 
mais  elle  perce  dans  la  conception  générale,  le  coloris 
de  toute  l'œuvre  et  dans  la  forme  des  monologues  et 
des  dialogues.  Ici,  peur  la  première  fois,  George  Sand 
essaie  du  roman  dialogué,  qui  rappelle  la  forme  des  pièces 
de  Musset  si  différente  de  l'ordinaire.  Aldo  est  aussi 
peu  propre  m  être  ipué  que  On  ne  badine  pas  avec  la- 


GEOàGE    S  AND  139 

mour,  quoi  qu'on  donne  celle  pièce  sur  la  scène1.  Musset 
Lui-même  regardait  ses  pièces  comme  bonnes  tout  au  plus 
pour  un  v  spectacle  dans  un  fauteuil  »,  c'est-à-dire  pour 
être  lues.  A Ido  semble  être  aussi  une  petite  pièce  tirée  du 
ci  spectacle  dans  un  fauteuil  »  ,  une  vraie  œuvre  de  poésie  où 
l'auteur  ne  se  soucie  aucunement  de  l'effet  à  produire  sur 

li  -cène.  Tout  cela  est  trop  délicat,  trop  poétique  et  perd 
sous  le  tard,  à  la  lumière  de  la  rampe,  c'est  une  œuvre 
trop  finement  écrite  pour  la  foule  qui  remplit  une  salle  de 
théâtre. 

Il  y  a  toujours  eu  et  il  y  aura  toujours  beaucoup  de 
femmes  écrivains,  mais  nous  n'avons  jusqu'ici  qu'une 
seule  femme-poète,  cJest  George  Sand,  et,  c'est  ce  trait-là 
qui  la  l'ait  ressortir  de  la  pléiade  des  noms  connus  et 
célèbres.  11  existe  beaucoup  de  belles  œuvres  littéraires 
signées  de  noms  de  femmes,  mais  on  peut  les  placer  toutes 
sur  les  contins  entre  Fart  vrai  et  les  contes  de  la  littéra- 
ture courante.  Des  œuvres  comme  Alrfo,  YOrco.  Gabriel 
sont  delà  vraie  poésie,  de  Fart  vrai;  voilà  pourquoi  George 
Sand  se  trouve  être  complètement  hors  ligne,  et  dépasse <ïe 
toute  la  tête  les  nombreux  talents  et  demi-talents  féminins. 
On  peut  trouver  parfois,  il  est  vrai,  que  ses  œuvres  ont 
vieilli,  surtout  sous  le  rapport  de  la  l'orme  ;  mais  elles  n'au- 
ront jamais  le  sort  de  ces  livres  des  romancières  qui  n'ont 
qu'un  intérêt  d'actualité,  et  qui  au  bout  de  cinquante,  par- 
fois de  trente  ans,  ou  même  de  dix  ans,  semblent  démodés, 


1  M.  de  Spoeiberch  attire  l'attention  sur  le  l'ait  curieux  que  la  phrase 
la  plus  célèbre  de  Perdican,  le  héros  de  la  pièce  (phrase,  remarquons-le  à 
notre  tour,  citée  fréquemment  comme  profession  de  foi  de  Mussel  lui- 
même  dans  les  biographies  étrangères  du  poète)  :  «  J'ai  souffert  long- 
temps,  je  me  sure  trompé  quelquefois,  mais  j'ai  aimé  !  C'est  moi  qui 
ai  vécu,  ci  non  pas  un  être  factice  <-iv<;  par  mon  orgueil  ou  mon 
ennui  ».  esl  tout  entière  empruntée  par  Musset  à  une  lettre  que  George 
Sand  lui  écrivil  de  Venise,  le  12  mai  1834. 


140  GEORGE     S  A  Ml 

étranges,  bons  à  être  ini>  au  rancart.  Quoique  certaines 
pages,  chez  elle,  sentent  bien  leur  bon  vieux  temps,  il  y  a, 
du  moins,  dans  chacune  de  ses  œuvres,  une  parcelle  delà 
vérité  éternelle,  impérissable,  on  y  respire  cet  air  frais  des 
montagnes,  qui  ne  souille  qu'aux  sommets  de  la  poésie.  L;i 
lecture  de  ses  œuvres  fait  vibrer  ce  qu'il  y  a  de  meilleur 
en  nous,  l'ait  surgir  du  fond  de  notre  âme  des  forces  incon- 
nues, évoque  des  aspirations  endormies,  ouvre  à  nos 
regards  des  horizons  lumineux  :  ce  grand  esprit  rappelle  à 
la  vie  les  parcelles  minuscule.--,  souvent  vagues  et  imper- 
ceptibles, de  l'âme  universelle  qui  réside  en  chacun  de 
nous.  Tout  cela  prouve  que  George  Sand  n'es!  pas  seule- 
ment écrivain,  elle  est  poète,  quoique  écrivant  en  prose, 
dette  ferme  empêche  beaucoup  de  ses  lecteurs  de  bien 
apprécier  certaines  de  ses  œuvres  si  belles.  Tel  est  Aldo. 
Imaginons-nous  Aldo  écrit  en  vers;  immédiatement  dispa- 
raîtront toutes  •  les  longueurs  »,  toutes  les  «  interminables 
effusions  lyriques  »  que  lui  reprochent  certains  amis  du 
réalisme.  Dans  ee  poème,  nous  voyons  une  grande  âme 
souffrante  qui  parle,  une  âme  tourmentée  par  le  doute  et 
la  désillusion.  Sans  doute  l'action  n'a  ni  temps,  ni  lieu 
déterminés  ;  la  reine  Agandecca  règne  on  ne  sait  vraiment 
où,  en  Angleterre  ou  à  Venise;  Tickle  semblés  être  échappé 
d'un  drame  de  Shakespeare  ou  de  Victor  Hugo.  mais... 
définissez-moi  donc  avec  exactitude  à  quelle  époque  Man- 
l'red  se  trouvait  près  de  la  cascade  et  s'entretenait  avec  la 
Fée  des  Alpes  !  Dites-moi.  encore,  si  en  apprenant  que  le 
spectre  du  père  d'Hamlêt  lui  apparaît  précisément  sur  la 
terrasse  du  château  d'Elsenéur,  l'on  ajoute  ou  Ton  n'ôle 
rien  à  l'histoire  toujours  la  même  des  souffrances  d'une 
âme  minée  par  le  doute.  Et  n'est-il  pas  indifférent  que  le 
Démon    de  Lermontow]  plane  au-dessus  des  sommets  du 


GEORGE    SAND  141 

Caucase,  ou  bien  au-dessus  de  l'Espagne,  comme  l'auteur 
se  proposait  de  le  montrer  dans  son  plan  primitif? 

Croyez-le,  toutes  ces  exactitudes  chronologiques  et  géo- 
graphiques sont  nécessaires  là  où  il  s'agit  d'une  œuvre 
vraiment  historique  comme  Jules  César,  Gœtz  de  Berli- 
chingen  ou  Boris  Godounow) ,  mais  dans  Manfred,  le 
Démon,  A/do,  ce  qui  nous  importe,  c'est  l'âme  humaine, 

is  ne  voyons  qu'elle,  et  si  nous  sommes  profondément 

émus,  si  l'idée  de  l'œuvre  est  haute  et  exprimée  en  un 
langage  puissant  et  sonore,  nous  ne  taisons  plus  alors 
attention  si  dans  l'œuvre  il  y  a  des  erreurs  contre  la  réalité. 
Disons  plus,  —  une  exactitude  minutieuse,  obligatoire  dans 
un  roman  contemporain,  ne  ferait  que  nuire  à  la  valeur 
éternelle  et  générale  (Tune  œuvre  si  poétique,  l'amoindrir 
et  la  ternir.  Revenons  à  A/do.  Qui  est-il,  cet  Aldo  ?  A 
quelle  époque  et  à  quel  peuple  appartient-il?  A  aucun.  Ce 
n'est  qu'un  poète,  ou,  pour  mieux  dire,  une  âme  poétique 
en  lutte  avec  la  réalité,  un  poète,  qui  non  seulement 
cherche  des  rimes  sonores,  mais  qui,  de  toute  son  âme, 
vit  ses  œuvres,  et  qui  est  poète  non  seulement  dans  ses 
écrits,  mais  aussi  dans  sa  vie.  Il  ne  peut  reléguer  derrière  les 
murs  de  son  cabinet  sa  sensiblité,  son  impressioimabilité 
sur  tout  incident  intérieur  ou  extérieur,  et  il  ne  peut  être 
un  homme  comme  nous  tous  ;  non,  il  ne  vit  pas  comme 
nous,  il  ne  mène  pas  cette  vie  terne  etveule,  pleine  d'intérêts 
mesquins,  il  met  dans  sa  Aie  toute  .son  âme.  On  pourrait 
dire  de  lui  ce  que  Musset  disait  en  parlant  de  lui-même  : 
«  Mon  esprit  mobile  et  curieux  tremble  incessamment 
comme  la  boussole  ».  Son  âme  résonne  à  toutes  les 
impressions  de  l'existence,  il  cherche  dans  la  vie,  ce  qu'il 
cherche  dans  ses  chants  :  la  beauté  de  la  forme  et  du  fond, 
la  constance,  l'amour  éternel  et  absolu.  11  ne  sait  pas  vivre 


142  GE0B6E    SAND 

.-M  ce  monde  oô  e  les  pensées  et  les  sentiments  sont  si  pas- 
-  _  ps  >.  il  donne  trop  de  son  âme,  il  jette  constamment 
des  perles...  —  et  ne  reçoit  en  réponse  que  des  railleries, 
des  conseils  pratiques,  des  désillusions;  il  est  incompris 
par  ses  amis  Les  \>\u>  proches  et  qui  l'aiment  le  plus.  Nous 
ayons  mentionné  plus  haut  le  splendide  monologue  à'Aldo 
finissant  par  les  mots  :  «  Mais  le  poète,  c'est  moi!  Le  cœur 
brûlant  qui  se  répand  en  sers  brûlants,  je  ne  puis  l'arra- 
cher de  mes  entrailles...  Qu  est-ce  donc  ow-  la  poésie? 
Croi/ez-vous  que  ce  soit  seulement  l'art  d'assembler  des 
mots  :'  » 

Ces  lignes  ne  disent-elles  j»;i>  la  même  chose  que  ce  que 
nous  «lit  Heine  '  : 

Uuil  als  icta  ùber  même  Schmerzen  geklagt, 
Da  habt  Ihr  gegsehnt  und  nichts  gesagt  ; 
Doch  als  ieh  siezieriich  in  Verse  gebracht, 
Da  habt  Ihr  rnir  grosse  Elogen  gemacht  !!... 


Dans  notre  vie  habituelle,  ne  voyons-nous  point,  à  chaque 
pas,  souffrir  des  gens  qui,. semblerait-il,  n'auraient  (|ii 
laisser  vivre;  ils  possèdent  tout  :  tout  autre,  à  leur  place, 
serait  content  et  heureux,  et  eux.  il-  aspirent  toujours  à 
quelque  chose  d'inconnu.  Que  veulent-ils?  11>  se  passion- 
nent pour  des  choses  ou  des  personnes  qui  ne  méritent  ni 
leur"amour  ni  Leur  admiration,  se  désenchantent,  brûlent, 
usent  en  vain  leur  âme,  souffrent  et  se  tourmentent.  Et 
pourquoi  tout  cela?  Ce  sont  toujours  des  Aldo-Rimeurs,  ils 
sont  tous  nés  avec  une  âme  poétique,  et  s'ils  n'écrivent  pas 
de    vers,  ce  n'est  qu'une  dissemblance   toute  extérieure. 

1  «  El  quand  je  me  suis  plaint  de  mes  douleurs,  vuii?  avez  l>ailié  et 
vous  ne  m'avez  rien  dit  :  mais  lorsque  je  les  ai  mises  en  juli?  vers,  vous 
m'ayez  adressé  de  grands  éloges...  » 


GEORGE     SAND  143 

Mais  dans  leur  être  brûle  une  flamme  éternelle,  ils  vou- 
draient fuir  la  vie  mesquine,  ils  courent  après  l'idéal  et  ils 
sont  déchirés  à  belles  dents  par  des  gens  qui  ne  savent 
même  pas  quel  trésor  ils  foulent  aux  pieds.  Et  lorsque  ce 
sont  des  poètes  de  vocation,  c'est  pire  encore.  Alors  on  leur 
adresse  <<  tes  plus  grands  éloges  »  pour  Leurs  sonnets;  mais 
viennent-ils  à  se  plaindre  de  leurs  souffrances  réelles,  — 
on  rit,  on  hoche  la  tète,  el  on  «  ne  leur  dit  rien  ».  C'est  là 
de  l'histoire  vieille  comme  le  monde,  mais  toujours  vraie. 
G'esi  l'histoire  triste  et  véridique  des  souffrances  d'une 
nature  artiste  en  lutte  avec  la  réalité;  elle  est  chère  à  tous 
ceux  qui  ont  souffert  tant  soit  peu  les  mêmes  souffrances  et 
qui  peuvent  les  ressentir.  El  celui  qui  peut  les  dépeindre 
ainsi  est  un  poète  lui-même  ;  il  comprend  parfaitement  un 
antre  poêle,  comme  George  Sand  comprenait  Musset. 
lorsque,  en  1833,  elle  écrivait  Aldo. 

George  Sand  écrivit  Gabriel  au  commencement  de 
183'.).  à  son  retour  de  Majorque,  pendant  qu'elle  s'était 
arrêtée  ;'i  Marseille  avec  Chopin,  malade,  d'où  elle  fil  une 
course  de  quelques  jours  à  Grênes.  Déjà  en  1837.  la  forêt 
de  Fontainebleau  lui  avait  rappelé  son  amour  pour  Musse! 
el  -ou  voyage  à  Venise,  et  c'est  alors,  comme  nous  l'avons 
dit.  qu'elle  écrivit  un  de  ses  conte-,  vénitiens  :  La  dernière 
Aidini.  Gênes,  la  première  ville  italienne,  où,  en  1833, 
étaient  arrivés  les  jeunes  amants  heureux,  Gênes  réveilla 
aussi  en  George  Sand  ses  doux  souvenirs  de  jeunesse, 
et  revenue  à  Marseille,  elle  écrivit  Gabriel. 

Gabrielle  est  la  petite-fille  du  vieux  duc  Jules  de  Bra- 
mante.  Celui-ci  avait  deux  fils  :  l'aîné  —  lils  docile,  — 
n'avait  point  d'héritier  ;  le  cadet  —  enfant  prodigue  — , 
avait  un  fils  nommé  Astolphe.  Le  vieillard  n'aurait 
jamais  consenti  que  l'héritage  passât  à  la  branche  cadette. 


144  GEORGE    SAN  H 

Une  fille  naquit  à  l'aîné;  la  mère  mourut.  Le  vieux  des- 
pote, d'accord  avec  son  (ils.  se  résout  à  faire  passer  sa 
petite-fille  pour  un  garçon.  Dans  ce  but,  il  élève  la  fillette 
loin  du  monde,  dans  une  solitude  complète,  en  tète-à-tête 
avec  un  viril  abbé,  son  gouverneur,  qui  l'élève  non  seule- 
ment en  jeune  Spartiate,  mais  tâche  encore  de  lui  inspirer 
le  dégoût  du  sexe  féminin.  11  atteint  à  de  brillants  résultats  : 
Gabrielle  galope  à  cheval,  fait  des  armes  et  tire  au  pistolet 
comme  un  jeune  seigneur;  elle  méprise  le  danger,  dit 
franchement  la  vérité  à  tout  le  monde.  Elle  est  hardie, 
courageuse,  sincère,  en  un  mot  elle  brille  par  toutes  les 
qualités  masculines.  Mais  quand  arrive  le  jour  où  son 
aïeul  lui  révèle  son  secret  dont,  tout  naturellement, 
Gabrielle  se  doutait  déjà),  la  jeune  fille  se  révolte,  et  dans 
son  indignation,  elle  accable  son  aïeul  de  reproches  pour 
son  hideux  mensonge;  elle  quitte  le  château  et  se  met  à 
la  rendu 'relie  de  son  cousin,  qui,  tout  comme  son  père,  est 
joueur  et  libertin.  Gabrielle  veut  réparer  l'injustice  de  son 
aïeul.  Elle  trouve  Astolphe  dans  un  repaire  de  brigand-. 
elle  le  sauve  d'un  guet-apens.  Les  deux  jeunes  cousins  se 
lient  d'amitié,  se  logent  dans  la  même  maison,  et  il  en 
résulte  évidemment  la  découverte  de  la  vérité  et  un  amour 
passionné.  L'aïeul  et  le  gouverneur  avaient  rendu  virils 
la  volonté  et  le  caractère  de  Gabrielle,  mais  n'avaient  pas 
réussi  à  changer  son  cœur  de  femme.  Obéissant  à  ce  nou- 
veau sentiment,  elle  suit  son  bien-aimé  clans  la  modeste 
demeure  de  sa  mère.  Mais  d'une  part,  malgré  tout  l'amour 
qu'il  porte  à  son  amie,  Astolphe  ne  peut  se  dégager  (\r  ses 
préjugés  masculins,  il  est  jaloux  et  méfiant.  D'autre  part, 
Gabrielle  est  trop  indépendante,  trop  fière,  elle  ne  connaît 
aucun  de  ces  artifices  féminins  si  utiles  dans  la  Aie  de 
chaque  jour.   Elle  s'attire    par  là    l'inimitié  de   toute   La 


GEORGE    S  AND  145 

famille  de  sun  mari.  Or,  le  vieux  Jules  craignant  que  son 
perfide  mensonge  ne  se  découvre,  se  résout,  n'importe 
comment,  à  se  rendre  maître  de  Gabrielle,  morte  ou  vive. 
La  jalousie  d'Astolphe  vient  en  aide  à  son  projet  criminel,; 
un  bravo  tue  Gabrielle  au  moment  où  celle-ci,  échappée 
à  la  tutelle  de  sa  belle-mère,  pense  à  en  finir  volontaire- 
ment avec  la  Aie,  car  elle  ne  croit  plus  au  bonheur  el  se 
senti  incapable  de  vivre,  en  un  esclavage  éternel,  sans 
liberté  et  sans  posséder  la  confiance  de  son  mari. 

Ce  roman  dialogué  est  tout  palpitant  de  vie,  l'action 
se  déroule  rapidement  ;  les  caractères  d'Astolphe  et  de 
Gabrielle  sont  vivement  esquissés,  et  la  lutte  de  cette  âme 
honnête,  ouverte  et  courageuse  contre  son  entourage  est 
tracée  de  main  de  maître.  Le  lecteur  se  pose  axant  tout 
cette  question  :  Pourquoi  Gabrielle  a-t-elle  péri  ?  Et  l'auteur 
lui  répond  :  C'est  que  tout  ce  qui  est  considéré  comme 
vertu  et  inculqué  à  l'homme  comme  tel,  porte  malheur  à  la 
femme  et  lui  rend  la  vie  impossible.  Tant  que  Gabrielle 
es!  en  habits  d'homme,  —  tout  va  bien;  mais  dés  qu'elle 

a  revêtu  la  robe  propre  à  son  sexe,  toutes  ses  qualités 
deviennent  des  défauts,  comme  si,  pour  les  êtres  humains 
de  sexes  différents,  il  dût  y  avoir  deux  codes  de  morale 
opposés.  La  question,  le  lecteur  le  voit,  est  très  intéres- 
sante. Elle  apparut,  sans  doute,  à  l'esprit  de  George 
Sand  pendant  le  séjour  qu'elle  fit  à  Majorque  avec  Chopin, 
«•et  artiste  si  aristocratiquement  exigeant,  si  maladivement 
susceptible.  Arrivée  à  Gênes  et  ressaisie  par  le  souvenir 
de  Musset,  George  Sand  Ht  revêtir  à  son  thème  la  forme 
des  pièces  de  ce  poète,  et  il  faut  lui  rendre  justice,  elle 
y  atteint  presque  la  perfection!  Lu  an  après,  en  1840,  Bai- 
E&c,jtprès  avoir  lu  cette  pièce,  disait  à  George  Sand,  dans 
nue  lettre  inédite  encore,  qu'il  trouvait  l'œuvre  superbe  et 
ii.  10 


146  GEORGE     S  AND 

lui  conseillai!  de  1  arrangée  pour  la  scène.  Xous  partageons 
entièrement  l'avis  de  Balzac  et  nous  trouvons  même  qu'au- 
cune des  pièces  de  George  Sand,  représentées  avec  succès, 
fût-ce  même  le  Marquis  de  Villemer  si  préconisé,  n'a, 
selon  nous,  ni  cette  force  de  vie,  ni  eette  vivacité  d'action 
ijue  l'on  trouve  dans  Gabriel.  Et  une  fois  encore,  le  ton, 
le  coloris,  les  types,  le  dialogue,  tout  porte  le  cachet  de 
l'influence  indéniable  de  Musset.  Et  la  beauté  de  la  forme 
l'ait  que  cette  oeuvre  n'a  aucunement  vieilli. 

.Nous  ne  dirons  rien  ici  de  Jacques  dont  nous  avons  déjà 
parlé  plus  haut,  et  dont  nous  parlerons  encore  plus  l<>in. 
Leone  Lenni.  un  des  romans  qui  a  eu  le  plus  de  succès 
en  son  temps  auprès  des  contemporains,  a  maintenant 
beaucoup  vieilli.  George  Sand  avait,  on  le  sait,  l'intention 
de  faire  le  pendant  de  Manon  Lescaut,  niai-,  dans  son 
roman,  le  rôle  de  la  pécheresse  tentatrice  est  attribué  au 
viveur  bymnisant,  Leone  Leoni,  et  celui  de  Desgrieux, 
périssant  par  amour  pour  Manon,  à  une  jeune  tille  nommée 
Juliette.  En  son  temps  Leone  Leoni .  exerça  une  très  grande 
influence  sur  là  jeunesse.  Beaucoup  de  .-es  lecteurs  virent 
dans  ce  roman  l'expression  complète  de  cet  amour  sublime 
et  plein  d'abnégation,  qui,  après  avoir  foui»''  aux  pieds  les 
préjugés  reçus  et  tout  respect  humain,  après  avoir  tout 
sacrifié,  fermé  les  yeux  de  la  femme  aimante  sur  toute-  les 
faiblesses,  les  défauts,  voire  même  sur  le-  vices  et  les 
crimes,  l'oblige  à  suivre  l'être  aimé  à  l'autre  bout  du  monde 
et  à  partager  avec  lui  ses  malheurs  et  son  déshonneur. 

C'est  ainsi  que  Liszt,  par  exemple,  comprenait  Leone. 
—  roman  qui  joua  dans  sa  vie  un  rôle  funeste,  car  son 
apparition  au  moment  même  où  se  décidait  le  -oit  des 
amours  de  la  comtesse  d'Agoult  pour  le  jeune  pianiste,  fit 
suivre,  à  ce  qu'il  parait,  à  cette  tète  exaltée,  l'exemple  de 


GEORGE    SAND  147 

Juliette,  lui  lil  partager  l'exil  volontaire  du  grand  musicien 
el  leur  lil  faire  ainsi  le  premier  pas  décisif  dans  la  voie 
malencontreuse  où  ils  s'engagèrent  ensemble. 

D'autre  part,  de  nos  jours,  M.  Henri  Amie  trouve  que, 
comme  Juliette  vaincue  par  sa  passion  pour  Leone,  quitte 
pour  lui  un  homme  dévoué  et  aimant,  et  retombe  au  pou- 
voir  de  l'amour  martyrisant,  —  de  même  George  Sand  tout 
en  comprenant  combien  Pagello  l'aimait  avec  dévouement, 
ne  put  néanmoins  résister  à  sa  passion  toute-puissante  pour 
Musset,  qui  la  ressaisi!  à  son  retourà  Paris.  Voilà  pourquoi 
on  pourrait,  selon  M.  Amie,  parfaitement  considérer  la  lettre 
d'adieu  de  Juliette  à  Bustamente  comme  la  lettre  qu'Au- 
rore Dudevant  eût  pu  écrire  à  Pagello  en  aoùl  18:U.  Cette 
remarque  ne  manque  pas  de  justesse,  et  on  peut,  si  l'on 
veut,  considérer  encore  ce  roman  comme  un  «  document 
psychologique».  Dans  l'analyse  de  la  passion,  George  Sand 
atteinl  également  une  grande  perfectien,  mais  quant  à  la 
mise  en  scène,  aux  héros  principaux,  aux  dialogues,  tout 
cela  es!  tellement  vieilli  et  vieillot,  si  peu  naturel,  que  c'est 
là  un  des  romans  de  George  Sand  qu'on  pourrait  difficile- 
ment recommander  aux  lecteurs  de  nos  jours. 

Nous  nous  permettrons  d'analyser  également  ici  le  Secré- 
taire intime,  quoique  écrit  avant  le  voyage  de  Venise  et 
quoique  son  action  ne  se  passe  pas  précisément  dans  cette 
ville,  mais  bien  dans  la  pairie  fantastique  de  la  reine  Agan-* 
decca  et  d'Aldo  le  Rimeur.  Toutefois  la  belle  capitale  delà 
princesse  Quintilia  Gavalcanti  —  Monteregale,  —  quoique 
érigée  «  dans  le  goût  oriental  »(!),  doit,  à  ce  qui  paraît,  se 
trouver  en  Italie,  aux  environs  de  Gênes  et  de  Monaco,  car 
c'est  par  Lyon  el  Avignon  que  s'y  rend  de  Paris  la  belle 
Quintilia  accompagnée  par  sa  gentille  soubrette  Ginetta,  par 
son  page  amoureux  Galeotto  et  par  son  vieux  secrétaire, 


148  GEORGE     S  AND 

L'abbé  Scipione.  C'esl  aussi  sur  Le  route  d'Avignon  qu'ils 
rencontrent  le  noble  o  jeune  homme  pauvre  »,  Saint-Julien, 
qui  devient  par  In  suite  le  a  secrétaire  intime  »  de  la  sédui- 
sante princesse.  Et  pour  séduisante  —  elle  l'es!  bien,  cette 
Quintilia  aux  cheveux  noirs  comme  du  jais,  —  «  les  plus 
longs  et  les  plus  épais  qu'ait  jamais  vus  Saint-Julien  »  et 
(jui  semblent  être  tout  pareils  à  eeux  qui  ravissaient  tant 
Musset.  Sans  compter  que  cette  adorable  capricieuse  est  de 
tous  points  une  beauté,  qu'elle  est  pétrie  d'esprit,  savante 
comme  un  professeur  allemand,  qu'elle  lit  le  grec  et  le  latin 
comme  une  patricienne  de  la  Rénaissance,  qu'elle  peut  à 
l'occasion  panser  une  blessure  et  secourir  un  malade  comme 
-i  ce  tût  le  vieux  Deschartres  qui  le  lui  eût  enseigné,  mois 
rllr  est  encore,  ainsi  qu'une  élève  de  Stéphane  de  Grand- 
sagne,  tellement  éprise  d'histoire  naturelle  qu'elle  donne 
un  bal  entomologique1  dans  son  féerique  palais,  bal  <»ù 
toute  la  petite  cour  apparaît  déguisée  en  papillons  étb 
aux  corsages  de  velours,  en  scarabées  reluisants  dans  leurs 
justaucorps  de  satin,  en  mouches  étincelantes  de  pierreries 
et  en  grillons  verts  du  plus  ridicule  aspect.  Nous  nous  tai- 
sons eu  outre  sur  le  fait  que  Quintilia  se  passionne  pour  l'art 
et  la  littérature,  qu'elle  prend  à  cœur  toute-  les  graves  ques- 
tions sociales,  que  dans  la  petite  principauté  gouvernée  par 
sa  blanche  main  règne  la  justice,  et  que  «  la  classe  la  plus 
nombreuse  et  la  plus  pauvre  »  n'y  est  point  abandon» 
sa  misère.  Mais,  outre  tout  cela,  l'adorable  prince —  est 
encore  originale  à  l'excès  et  excentrique  outre  mesure 
il  est  trop  clair  qu'elle  fume,  comme  une  petite  émancipée 
qu'elle  est  !  .  Elle  est  orgueilleuse  de  son  indépendance  et 


'  Cet    épisode  pittoresque  fut  avant    l'apparition  du    roman   u 
séparément  dan-  on  recueil  et  lut  acclamé  ayee  un  grand  enthousiasme 
par  le  public  d'alors. 


GEORGE    SAND  149 

de  sa  liberté,  elle  méprise  L'opinion,  se  rit  des  raccmtars  et 
des  calomnies,  exige  que  ses  amis  sachent  l'aime»  malgré 
Ions  les  bruits  répandus  sur  son  compte,  tous  les  contes 
insipides  forgés  sur  elle  et  les  très  réelles  bizarreries  de  sa 
conduite  Son  calme,  sa  force  et  sa  fermeté,  Quintilia  les 
puise  dans  son  amour  pour  un  certain  Max  Spark,  comte 
allemand  auquel  elle  est  mystérieusement  mariée,  mais  qui, 
en  dérobant  comme  une  relique  son  bonheur  et  son  amour 
aux  veux  ot  aux  appréciations  des  hommes,  veut  empêcher 
que  des  considérations  quelconques  ou  des  intérêts  mes- 
quins viennent  se  mêler  à  cet  amour.  C'est  pour  cela  qu'il 
ne  veut  pas  apparaître  aux  humains  dans  le  rôle  de  «  prince- 
consort  ».  orgueilleux  de  sou  titre  et  de  son  bonheur.  Il  va 
sans  dire  que  ce  mariage  seeret  devient  la  cause  de 
calomnies,  de  médisances  et  de  turpitudes  pour  Quintilia, 
même  de  la  part  de  Galeotto  et  de  Saint-Julien  qui  —  tout 
connue  les  autres  —  s'éprennent  de  leur  adorable  souve- 
raine. Il  est  clair  aussi  que  tout  s'arrange  pour  le  mieux.  La 
fable  du  conte,  avec  tousses  déguisements^  tous  ce>  pavil- 
lons mystérieux,  toutes  ses  apparitions,  mystérieuses  aussi, 
des  mêmes  personnages  sous  des  noms  différents,  et  tout 
cet  enchevêtrement  impossible,  semble  aux  yeux  du  lecteur 
de  1N1M)  bien  extravagante  et  bien  peu  naturelle.  Du  reste. 
George  Sand  jugeait  elle-même  son  roman  très  sévèrement 
el  le  fit  à  plusieurs  reprises  dans  ses  Lettres  à  Sainte-Beuve; 
("est  ainsi  qu'elle  lui  écrit,  par  exemple,  le  14  novembre 
iH'M.  «  Maintenant  je  viens  vous  demander,  non  plus  une 
marque  d'indulgence,  mais  une  preuve  d'amitié.  C'est  de 
lire  le  manuscrit  de  le  Secrétaire  intime,  avant  que  l'im- 
pression en  soit  commencée.  Donnez-moi  votre  avis  tandis 
qu'il  est  temps  encore  de  faire  des  corrections.  Je  ne  pro- 
mets pas  de  me  rendre  aveuglément  à  toutes  vos  critiques  : 


i  50  i  ;  E  <  >  I!  G  E    S  AN  D 

nous  avons  tous  une  partie  de  nous-même  en  jeu  dans  nos 
œuvres,  et  nous  tenons  souvent  autant  à  nos  défauts  qu'à 
nos  qualités;  mais  un  lecteur  éclairé  voit  mieux  que  nous, 
quand  nous  pendons  bien  ou  mal  nos  idées  les  plus  person- 
nelles, et  nous  empêche  de  donner  une  mauvaise  tonne  à 
nos  sentiments.  Je  fais  du  reste  fort  peu  de  cas  de  ce  que 
je  vous  envoie.  Ce  n'est  ni  un  roman,  ni  un  conte,  c'est,  je 
le  crains,  un  pastiche  d3Hoffmann  et  de  moi.  J'ai  voulu 
m'égayer  l'esprit,  mais  je  ne  suis  si  j'égayerai  le  publie.  Je 
crois  que  l'ouvrage  est  beaucoup  trop  étendu  pour  la  valeur 
du  sujet,  qui  est  frivole.  J'en  ov;iis  d'abord  Fui)  une  nou- 
velle; le  besoin  d'argent  et  je  ne  sais  quelles  dispositions 
facétieuses  de  mon  espril  m'ont  fait  barbouiller  beaucoup 
plus  de  papier  qu'il  n'aurait  fallu.  Prenez  toutes  ces  eh 
en  considération,  et,  si  vous  trouvez  le  livre  pitoyable,  ne 
me  découragez  pas  trop  ». 

Et  le  27  novembre  elle  écrit  encore  à  Sainte-Beuve  : 
«  Non,  mon  ami.  vos  critiques  ne  m'ont  pas  fâchée  contre 
vous,  mais  bien  contre  moi  qui  les  mérite...  j'ai  retranché 
toute  la  partie  champêtre,  et  j'ai  abordé  tout  de  suite  la 
Gavalcanti  l'héroïne  du  roman,  on  s'en  souvient)  :  — 
de  cette  manière,  le  conte  se  passe  tout  entier  dans  ce 
monde  de  fantaisie  où  je  l'avais  conduit  si  maladroitement. 
Vous  avez  raison  d'aimer  mieux  les  choses  complète- 
ment réelles,  moi,  j'aime  mieux  le-  fantastiques;  mais  je 
s;ùs  que  j'ai  tort:  aussi  n'en  ferais-je  que  peu,  de  temps 
en  temps  et  pour  m 'amuser.  J'aurais  bien  fait,  dans  mes 
intérêts,  de  publier,  après  Lélia.  un  roman  plus  rapproché 
du  genre  de  Walter  Scott,  mais  cette  Quintilia  était 
avancée  dans  mon  portefeuille,  et  le  besoin  d'argent  ne  m'a 
pas  permis  de  l'y  garder  plus  longtemps.  La  même  raison 
m'empêche  dechanger  la  manière  générale  du  conte;  pour 


GEORGE    SAN  D  loi 

cela  il  faudrail  le  recommencer,  et  il  n'en  vaut  d'ailleurs 
pas  la  peine.  Lu  seule  pensée  que  j'y  aie  cherchée,  c'est  la 
confiance  dans  l'amour  présentée  comme  une  belle  chose, 
ef  la  butorderie  de  l'opinion  comme  une  chose  injuste  et 
bête.  J'avais,  comme  vous  l'avez  très  bien  aperçu,  com- 
meneé  celte  histoire  de  Saint-Julien  dans  d'autres  vues,  et 
les  deux  corps  se  joignaient  fort  mal.  Je  l'ai  donc  retiré 
pour  en  taire  le  commencement  d'une  historiette  toute  rus- 
tique, et  j'ai  mis  dans  la  bouche  de  mon  secrétaire  intime, 
dans  le  courant  de  son  séjour  à  Monteregale,  un  récit  de 
sa  jeunesse  où  j'ai  tâché  de  tracer  son  humeur  crime 
manière  qui  s'harmonise  mieux  avec  la  suite.  Je  ne  suis  pas 
de  votre  avis  sur  deux  choses  :  d'abord  l'amour  que  Quin- 
tilia  devait  avoir,  selon  vous,  pour  lui;  ensuite  l'indulgence 
qu'elle  devrait  avoir  à  la  fin.  Je  crois  que  dans  l'un  et  L'autre 
cas  ce  serait  altérer  le  caractère  étourdi,  mais  probe  et  terme. 
que  je  veux  donner  à  ma  princesse.  Seulement  je  profiterai 
encore  de  vos  objections,  qui  sont  bonnes  par  elles-mêmes: 
je  me  chargerai,  moi  conteur,  ou  bien  quelqu'un  de  mes 
personnages,  d'avouer  au  lecteur  que  la  Cavalcanti  n'est 
pas  sans  imprudence  et  sans  tort.  C'était  bien  là  mon  idée, 
en  la  montrant  et  >i  sage  et  si  folle.  » 

On  le  voit,  George  Sand  était  mécontente  de  son  œuvre; 
et  voyait  tous  ses  défauts,  mais  son  roman  lui  tenait  à  cœur 
par  la  partie  de  son  être  qu'elle  y  avait  mise,  ce  qui 
nous  explique  aussi  pourquoi  Balzac  trouvait  tant  de  res- 
semblance entre  Quintilia  et  Aurore  Dudevanl '.  Et  le  trait 
personnel  et  intime  que  l'auteur  avait  mis  dans  ce  roman, 
ce  fut  justement  cette  confiance  dans  f  amour,  ce  bonheur 


1  Voir  la  lettre  de  Balzac  àMmc  Hanska  que  nous  citons  dans  le  cha- 
pitre XIII. 


lo2  GE0BGE    sANI» 

caché  aux  veux  du  monde,  qui  permet  de  supporter  avec 
(•aime  les  médisances,  les  naines  et  l<->  calomnies,  comme 
le  faisait  George  Sand  en  l'automne  de  1833,  car  sob 
amour  pour  Musset  lui  donnait  une  félicité  sans  nom.  Ce 
fut  aussi  ee  bonheur  confiant  qui  lit  du  Secrétaire  intimé 
comme  laeontre-jpartie  àeLélia  la  méfiante  et  la  sceptique. 

Nous  nous  demandons  encore  si  la  partie  champêtre, 
enlevée  au  roman  qui  avait  pour  sujet  la  jeunesse  si  triste 
du  héros  et  peignait  ses  méditations  solitaires,  après  avoir 
été  modifiée,  ne  servit  pas  ensuite  pour  André,  roman  que 
George  Sand  écrivit  à  Venise  au  cours  de  l'hiver  et  du 
printemps  de  1834.  André,  quoique  écrit  dans  cette  ville, 
se  passe  enBerry,  nous  nous  permettrons  donc  de  l'analyser 
ai  lie  tus. 

\jzsNouneiles  vénitiennes  propremenl  dites  furent  écrites 
entre  1834  et  1838;  ce  sont  :  Mattea  [1835),  les  Maîtres 
mosaïstes  [1837  .  la  dernière  Aldini  (1837,.  fiscoque 
1838  ,  l'Oreo  1838  .  La  plupart  commencent  par  un 
petit  prologue  :  A  Venise,  sous  la  treille  lisez  à  .\ohant,  sur 
la  terrasse  .  par  un  beau  clair  de  lune  et  aux  chants  du 
rossignol,  .-'est  réunie  une  petite  société  d'amis;  le  poète 
Zorzi  (c'est-à-dire  George,  prononcé  à  la  vénitienne),  l'abbé 
Panorio.le  docteur  Acroçéronius,  le  Turc  Asseim-Zuzuf,  la 
belle  Beppa  et  Leho,  chanteur  d'opéra  (tous  cespersonna 
avaient  déjà  paru  dans  tes  Lettres  d'an  voyageur,  et,  sons 
ces  noms  d'emprunt  on  doit  reconnaître  Musset,  Pagello, 
sa  sœurT  la  comtesse  d'Agoult,  Liszt,  George  Sand,  etc.) 
On  soupe  gaîmenf,  on  chante,  on  fume,  on  savoure  \i\ 
sieste,  et,  tour  à  tour,  oh  se  raconte  <\r>  histoires  intéres- 
santes, présentées  par  l'auteur  à  ses  lecteurs.  Ainsi,  par 
exemple,  l'abbé  Panorio  raconte,  soi-disant,  l'histoire  dr-, 
Maîtres  mosaïstes,  écrite  par  George  Sand  à  la  prière  de 


CEOHGE    SABEB  133 

son  petil  Maurice,  qui  ayant  beaucoup  pleuré  sur  Paul 
et  Virginie,  avait  demandé  à  sa  mère  d^écrire  pour  lui 
Une  histoire  où  il  n'y  eût  pas  d'amour1.».  G'est  ce  que 
(il  George  Sand  en  écrivant  une  charmante  nouvelle  tirée 
de  la  vio  «les  artistes  delà  Renaissance,  où  aucun  des  per- 
sonnages nu  rien  à  faire  ;i\  ec  <  ee  vilain  amour  »  qui  déplai- 
sait tant  au  petit  Maurice  Dudevanl.  Cette  nouvelle  peut 
parfaitement  rire  recommandée  comme  lecture  à  la  jeunesse; 
elle  est  instructive  et  élégamm  sot  écrite,  tant  soit  peu 
ennuyeuse  pour  nous  autres  lecteurs,  niais  on  y  respire 
un  souffle  vraiment  artistique,  et  Ton  sent  que  le  graveur 
Calamatta,  ami  de  George  Sarid,  à  qui  elle  avait  demandé 
des  conseils  lorsqu'elle  écrivait  ce  livre,  a  dû  lui  commu- 
niquer beaucoup  de  choses  sur  la  vie  des  artistes,  et  qu'il 
a  servi  lui-même  de  modèle  à  George  Sand,  pour  peindre 
son  maître  ami  de  l'idéal2. 

Le  chanteur  Lélio  raconte  l'histoire  des  deux  Aldini,  la 
mère  et  la  fille,  qui,  l'une  après  l'autre,  lui  ont  donné  leur 
amour.  La  première  s'est  ('prise  de  l'humble  gondolier, 
chantant  à  la  poupe  de  sa  gondole  de  simples  chansons, 
et  l'a  pris  eu  son  palais,  pour  lui  faire  cultiver  sa  voix 
admirable  et   son  talent  musical.  Le  jeune  gondolier  sut  se 


1  .M.  Skalkovsky,  dans  .-un  article  sur  George  Sand  (faisant partie  de 
son  livre  :  «  Les  femmes  écrivains  du  xi.v  siècle  »  (Saint-PétersboïH'g; 
1SG.">.  en  russe)  assure  tout  le  contraire  de  la  vérité,  en  disant  que  le 
petil  Maurice  avait  été  trop  ému  par  la  lecture  des  Maîtres  Mosaïstes, 
«  livre  i>  iu  adapté  à  la  lecture  de  cet  enfant  ». 

-  Voir  la  Correspondance,  t.  11.  p.  78-81.  Sur  la  prière  de  George  Sand, 
Luij:i  Calamatta  lui  avait  envoyé  dos  dessïnsel  des  descriptions  des  eos- 
tumes  de  la  Renaissance.  Elle  lui  écrit  peu  après  :  «  Lisez  dans  le  pro- 
chain numéro  de  la  Revu;'  tes  Maîtres  Mosaïstes.  C'est  peu  de  chose, 
mais  j'ai  pensé  à  vous  en  traçant  le  caractère  de  Valerio.  J'ai  pensé 
au^si  à  votre  fraternité  avec  Mercuri.  Enfin  je  crois  que  cette  bluetl  : 
réveillera  en  vous  quelques-unes  de  nos  sympathies  eî  de  nos  saintes 
illusions  de  jeunesse...  » 


1 54  GEORGE     SAND 

garder  des  séductions  du  luxe  et  même  de  celles  de  l'amour, 
et  sauva  par-  là,  la  candide  et  faible  Aldini  prête  à  tout 
lui  sacrifier.  Devenu  chanteur  d'opéra  et  célèbre,  Léliu 
fait  connaissance  avec  la  fille  d'Aldini,  cette  petite 
Alezia,  qu'il  avait  autrefois  bercée,  et  qui  est  à  présent 
une  beauté  altière  se  jouant  dé  ses  adorateurs  comme  un 
chat  avec  les  souris.  C'est  ce  qu'elle  essaie  de  faire  avec 
Lélio,  mais  elle  tombe' elle-même  passionnément  amoureuse 
<le  lui.  Pourtant, lorsqu'elle  découvre  que  Lélio  n'est  autre 
que  le  petit  chanteur  que  sa  mère  avait  jadis  aimé,  et  qui 
l'avait  noblement  fuie,  soucieux  de  son  bonheur  et  de  sa 
tranquillité  à  elle,  autant  que  de  son  art  et  de  >;>  liberté  à 
lui.  Alezia  renonce  à  son  amour,  épouse  son  cousin,  et 
Lélio  retournée  sa  vie  errante  et  libre  et  à  son  art  adoré. 
Ce  qu'il  y  a  de  mieux  réussi  dans  ce  roman,  c'est  le  carac- 
tère delà  jeune  tille.  Ce  mélange  de  coquetterie  et  de  fierté, 
de  petites  ruses  et  de  grande  droiture,  de  douceur  fémi- 
nine et  de  hardiesse,  font  delajeuneAldini  un  des  types  de 
femme  les  plus  sympathiques  et  les  plus  attachants  de 
George  Sand. 

Mattea  est  un  charmant  et  gai  tableau  de  genre  de  la 
vie  vénitienne.  George  Sand  a  essayé  d'y  peindre  les  types 
variés  de  la  population  cosmopolite  de  Venise,  que  l'écri- 
vain observait  en  fumant  sa  cigarette  sur  la  place  Saint- 
Mare,  en  compagnie  de  Musset  ou  de  Pagello  ou  en  par- 
courant, avec  lui  et  avec  ses  amis,  les  îles  de  l'archipel 
vénitien.  C'est  écrit  avec  beaucoup  d'humour  et  de  finesse, 
et  même,  malgré  son  coloris  romantique,  c'est  tout  à  fait 
réaliste,  surtout  dan-  la  peinture  du  caractère  et  delà  \  ie 
de  Mattea  elle-même,  qui  sont  dessinés  d'après  nature,  — 
une  nature  très  connue  de  l'auteur.  Voici  par  exemple  le 
portrait  de  Mattea  :  «   Elle  était  douée  dune  imagination 


GEORGE    S AND  1  5b 

vive,  facile  à  exalter,  d'un  cœur  fier  et  généreux  et  d'une 
grande  foire  de  caractère.  Si  ses  facultés  eussent  été  bien 
dirigées  dans  leur  essor,  Mattea  eût  été  la  plus  heureuse 
enfant  du  monde,  mais  Mme  Loredana  (sa  mère),  avec  son 
caractère  violent,  son  humeur  acre  et  querelleuse,  son  opi- 
niâtreté qui  allait  jusqu'à  la  tyrannie,  avait  sinon  gâté,  du 
moins  irrité  cette  belle  âme  au  point  de  la  rendre  orgueil- 
leuse, obstinée,  et  même  un  peu  farouche.  Il  ;j  avait  bien 
en  elle  un  certain  reflet  de  caractère  absolu  de  sa  mère, 
mais  adouci  par  la  bonté  et  l amour  de  la  justice...  Une 
intelligence  élevée  quelle  avait  reçue  de  Dieu  seul,  et  la 
lecture  furtire  de  quelques  romans  pendant  les  heures 
destinées  au  sommeil,  la  rendaient  très  supérieure  à  ses 
parents,  quoiqu'elle  fût  très  ignorante  et  plus  simple  peut- 
être  qu'une  fille  élevée  dans  notre  civilisation  moderne  ne 
Test  à  l'âge  de  huit  ans.  Elevée  rudement,  quoique  avec 
amour  et  sollicitude,  réprimandée  et  même  battue  dans 
son  enfance  pour  les  plus  légères  inadvertances,  Mattea 
avait  conçu  pour  sa  mère  un  sentiment  de  crainte,  qui 
souvent  touchait  à  [aversion.  Altière  et  dévorée  de  rage  en 
recevant  ces  corrections,  elle  s'était  habituée  êi  les  subir 
dans  un  sombre  silence,  refusant  héroïquement  de  supplier 
son  tyran,  ou  même  de  paraître  sensible  à  ses  outrages.  La 
fureur  de  la  mère  «Hait  doublée  par  cotte  résistance...  En 
grandissant,  Mattea  avait  appelé  la  prudence  au  secours  de 
son  oppression,  et  pur  frayeur,  par  aversion  peut-être,  elle 
.-'«'•tait  habituée  à  une  stricte  obéissance  et  à  une  muette  ponc- 
tualité dans  sa  lutte,  mais  la  conviction  «pii  enchaîne  les 
cœurs  s'éloignait  du  sien  chaque  jour  davantage...  Ce  qui 
la  révoltait  peut-être  le  plus  et  ajuste  titre,  c'était  que  sa 
mère,  au  milieu  de  son  despotisme,  «le  ses  violences  et  de 
ses  injustices,  se  piquât  d'une  austère  dévotion,  et  la  con- 


156  GEORGE    SAM) 

traigoit  aux  plus  étroites  pratiques  du  bigotisme...  Tout 
en  aimant  la  vertu,  tout  en  adorant  le  Christ  et  en  dévorant 
n  ses  pieds  chaque  jour  bien  des  larmes  araères,  la  pauvre 
enfant  avait  osé.  chose  inouïe  dans  ce  temps  et  dan- 
pays,  se  séparer  intérieurement  du  dogme  à  L'égard  de 
plusieurs  points  arbitraires.  Elle  s'était  fait,  sans  beaucoup 
de  réflexions  et  sans  aucune  controverse,  une  religion  per- 
sonnelle pure ,  sincère,  instructive..-.  » 

Isolée,  ne  trouvant  d'appui  en  personne,  pas  même  en 
sa  marraine  la  duchesse  Gica,  aussi  faible  et  aussi  capri- 
cieuse que  la  vieille  aïeule  d'Aurore,  tombée  en  enfance  dans 
ses  dernières  années  à  laquelle  cependant,  elle  ne  ressem- 
blait nullement  .  Mattea,  peu  à  peu,  s'adonne  aux  idées  les 
plus  sombres,  les  plus  mélancoliques,  et  rêve  au  bonheur  de 
s'éloigner  dans  le  désert,  au  charme  d'une  Aie  solitaire  au 
sein  de  la  nature.  On  croirait  lire  des  pages  de  l'Histoire 
de  ma  \'ie,  et  l'on  est  tenté  de  substituer  aux  noms  de  Lore- 
danaef  de  Mattea,  les  noms  de  Sophie-Antoinette  et  d'Au- 
rore. Les  lignes  où  l'auteur  de  Mattea  raconte  de  quelle 
manière  peu  délicate  et  fort  indiscrète  le  curé  de  l'héroïne 
l'avait  traitée  dans  une  de  ses  confessions  où  elle  eut  le  cou- 
rage de  refuser  l'absolution  et  de  renoncer  à  la  confession. 
ne  rappellent  pas  moins  l'incident  bien  connu  du  lecteur 
dans  la  Aie  d'Aurore.  La  soudaine  résolution  même  de  Mattea 
de  fuir  l'atmosphère  insupportable  de  la  maison  paternelle 
et  sa  lettre  naïve  à  Aboul-Amet,  qu'elle  connaissait  ;'i  peine, 
et  à  qui  elle  demandait  de  la  recueillir  chez  lui,  —  réveille 
involontairement  chez  nous  le  souvenir  de  la  résolution 
irréfléchie,  subite,  d'Aurore  d'épouser  Casimir  Dudevant, 
■ —  qu'elle  ne  confia issait  pas  davantage,  —  pour  l'unique 
raison  de  se  soustraire  à  la  vie  eommuneavec  sa  mère.  (  l'est 
ainsi  que  dans  cette  charmante  bluette,  nous  voyons  (  ieorge 


GEORGE     SAND  157 

Sand  transporter  dans  un  cadre  vénitien  et  donnerune  vive 
couleur  locale  à  des  sentiments  personnellement  vécus,  à 
des  impressions  el  des  observations  puisées  dans  sa  propre 
vie. 

Asseim-Zuzuf,  Turc  impassible,  raconte  impassiblement 
YUscoque,  une  histoire  prétendue  réelle,  avant  servi  de 
thème  à  Byron  pour  écrire  son  Lara  et  son  Corsaire. 
Zuzuf,  à  ce  qu'il  dit,  avait  connu  Byron  et  lui  axait  raconté 
cette  histoire,  c'est-à-dire,  en  d'autres  termes,  que  VUscoque 
est  un  essai  de  George  Sand  d'écrire  un  conte  intéressant, 
où  les  personnages  seraient  des  héros  à  la  Byron.  Elle  a  par- 
faitement réussi;  le  conte  est  intéressant  au  plus  haut  point, 
même  pour  ceux  des  lecteurs  d'aujourd'hui  qui  cherchent 
dans  la  littérature  quelque  chose  de  plus  qu'une  de  ces 
tables  attachantes  et  naïves  qui  faisaient  les  délices  des  lec- 
teurs de  1838.  Les  héros  sont  suffisamment  byroniens,  les 
héroïnes,  comme  tentes  celles  de  Byron,  ne  se  distinguent 
que  par  leur  beauté  et  leur  douceur.  On  y  rencontre  aussi 
le  type  préféré  de  Byron  en  la  personne  de  la  Turque 
\aain.  déguisée  en  page,  qui  ne  quitte  point  d'un  pas  son 
diabolique  seigneur.  C'est  tout  ce  que  nous  pouvons  dire 
de  VUsc&que,  en  y  joignant  l'adage  si  rebattu  des  critiques 
français,  lorsqu'ils  n'ont  rien  de  mieux  à  dire  :  «  C'est 
merveilleux  de  style.  »  Nous  n'entreprendrons  pas  d'ana- 
lyser la  donnée  générale,  ni  de  raconter  au  long  le  sujet 
<\r  ce  roman1,  sans  contredit  très  bien  écrit,  mais  qui 
pour  nous  est  empreint  d'un  cachet  par  trop  romantique. 
Dostoïewsky,  qui  avait  lu  YUscoque  axant  tous  les  autres 


1  Mœe  Louise  Courvoisier  a  essayé  de  le  faire  dans  une  brochure  con- 
sacrée à  cette  œuvre,  qu'elle  critique  sévèrement  au  poinl  île  vue  moral. 
«  A  Georr/e  Sand,  sur  son  roman  intitulé  i'Uscoque  ■>,  par  Mmc  Louise 
Courvoisier.  Paris,  Lemoine,  1839,  in-8°,  56  pages. 


158  GEORGE     SAM» 

romans  de  George  Sand,  en  fut  charmé,  comme  il  le  fut. 
du  reste,  de  tous  les  contes  vénitiens;  il  y  appréciait 
surtout  les  types  déjeunes  tilles,  «  fortes  dans  leur  pureté 
et  leur  candeur  ».  Mais,  malgré  toute  notre  admiration 
pour  le  grand  écrivain,  nous  ne  pouvons  faire  1»'  sacrifice 
de  notre  opinion  et  placer  YUscoque  au  nombre  des 
«  œuvres  choisies  »  de  George  Sand.  qui,  il  faut  l'es- 
pérer, paraîtront  un  jour  comme  celles  de  Voltaire,  de 
Rousseau  et  d'autres  grands  écrivains. 

C'est  dans  ce  recueil  que  devrait,  par  contre,  entrer 
VOrco,  histoire  mystérieuse  que  la  belle  Beppa  raconte  à 
ses  amis  pendant  une  soirée  tiède  et  orageuse.  C'est  une 
histoire  triste  et  étrange  où,  «  comme  dans  un  songe,  tout 
semble  invraisemblable,  à  l'exception  du  sentiment  qui  l'a 
fait  naître1  ».  Tout  dans  ce  roman  est  fantastique  et  fée- 
rique; mais  le  sentiment  dont  il  est  pénétré,  sentiment 
d'amère  indignation  contre  la  domination  autrichienne,  la 
douleur  de  voir  la  décadence,  l'humiliation  et  la  soumission 
servile  des  Vénitiens,  le  regret  cuisant  de  l'ancienne  puis- 
sance de  Venise.  —  la  belle  endormie.  —  voilà  ce  qui  se 
fait  sentir  à  chaque  ligne  de  ce  conte.  Tout  le  récit  est 
maintenu  dans  ce  vague  et  mystérieux  coloris  qui  ne  se 
dément  nulle  part  et  qui  ne  permet  pas  au  lecteur  de 
définir  qui  fut  cette  inconnue  mystérieuse  périssant  dans 
les  flots  en  voulant  faire  périr  avec  elle  le  jeune  officier 
autrichien  Franz  Lichtenstein.  Était-ce  bien  cette  Véni- 
tienne, «  la  plus  belle  de  nos  amies  »,  comme  l'appelle  au 
commencement  Beppa,  ou  est-ce  la  personnification  de 
Venise,  périssant,  paire  qu'elle  avait  lié  amitié  avec  son 
ennemi,  ouest-ce  enfin  tout  simplement  «  l'Orco,  le  Trilln 

1  Léon  Tolstoï,  Amm  Karénine, 


GEORGE     SAND  159 

vénitien,  qui  n'est  dangereux  que  pour  les  oppresseurs  e1  les 
tyrans  ».  comme  le  déclare  Beppa  dans  la  conclusion  ?  Cela 
nous  laisse  l'impression  de  quelque  chose  d'indécis,  de 
vaguement  charmant,  comme  baigné  du  crépuscule  trans- 
parent des  lagunes  vénitiennes,  et  de  profondément  triste. 
<  )n  \  sent  déjà  le  poète  qui,  vingt  ans  plus  tard,  saluera 
comme  publiciste,  la  guerre  pour  l'indépendance  de  l'Italie. 
Dans  sun  poème  fantastique  et  dans  le  bien  sobre  article  de 
journal,  le  sentiment  est  le  même  :  douleur  et  indignation 
rentre  l'oppression  d'un  peuple  jadis  si  grand;  désir  de  le 
voir  renaître  à  la  liberté;  joie  à  la  vue  de  sa  résurrection 
après  un  long  sommeil  ressemblant  à  la  mort. 

Les  Lettres  d'un  Voyageur,  Mâttea,  tt'scoque.  les 
Maîtres  mosaïstes,  COrco,  la  première  partie  de  Co/isuelo, 
ions  ces  romans  et  nouvelles  nous  transportent  non  seule- 
ment dans  l'atmosphère  poétique  de  Venise,  —  la  reine 
endormie  des  mers,  —  et  nous  dépeignent  d'une  manière 
admirable,  son  calme,  son  palais,  ses  églises,  ses  lagunes, 
ses  verts  canaux,  son  ciel  serein,  son  air  doux  et  pur,  la 
vie  grouillante  de  ses  ruelles,  sa  population  composite,  la 
gaîté,  la  simplicité  et  le  laisser-aller  de  ses  habitants,  la 
soumission  bénigne  et  somnolente  d'un  peuple  insouciant; 
mais  il  brille  encore  dans  toutes  ces  oeuvres  comme  un 
reflet  de  la  grandeur  et  de  la  gloire  passées  de  cette  reine 
de  l'Adriatique,  et  nous  ne  connaissons  aucun  poète,  après 
Byron,  qui,  comme  George  Sand,  nous  lasse  ainsi  par- 
tager ses  regrets  de  la  décadence  de  cette  belle  cité  et 
savourer  la  poésie  de  son  ancienne  vie.  C'est  qu'à  Venise, 
comme  autrefois  dans  les  Pyrénées,  George  Sand  (''tait 
toute  remuée  parles  moindres  impressions,.  De  là,  il  résulte 
qu'à  côté  des  exquises  descriptions  de  son  cher  Berry,  les 
plus  belles  peintures  que  l'on  trouve  dans  son  œuvre  sont  : 


100  GEORGE    SAND 

les  tableaux  (U>*  Pyrénées  el  les  esquisses  vénitiennes, 
fraîches  comme  des  aquarelles.  C'est  que  (Unis  les  Pyrénées, 
comme  i'i  Venise,  George  Sand  ne  regardai!  pas  les  œuvres 
de  Dieu  avec  les  veux  d'une  indifférente,  mais  semblait 
les  saluer  avec  l'ivresse  d'une  âme  dont  toutes  les  cordes 
vibraient. 


CHAPITRE  X 

(1835) 


Idéal  stoïque.  —  Sainte-Beuve.  —  Michel  de  Bourges.  —  Sixième 
Lettre  d'un  Voyageur.  —  Liszt  et  Lamennais.  —  Comtesse 
Marie  d'Agoult.  —  Septième  Lettre  d'un  Voyageur  et  Lettres 
(Tua  Bachelier  es  musique. 


George  Sand  rappelle  toujours  à  notre  souvenir  la  petite 

poésie  allemande,  que  nous  tuons  tous  apprise  dans  notre 

enfonce  : 

Einc  kleine  Biene  flog 
Emsig  hin  und  lier  und  sog 
Siissigke.it  aus  allen  Blumen  l. 

cl  qui  finit  par  les  mots  :  Dock  dus  Gift  lass  icli  darin2. 

George  Sancl  comme  \mv  abeille  infatigable,  recueillait 
en  effet  sans  relâche  tout  ce  qu'il  y  avait  de  meilleur,  de 
plus  nécessaire,  et  de  [dus  approprié  à  sa  nature,  dans  les 
différentes  personnalités  éminentes  avec  lesquelles  le  sort 
l'avait  mise  en  relations,  sachant  rejeter  tout  ce  qui,  dans 
leurs  idées  ou  leurs  théories,  ne  lui  convenait  pas. 

L'un  des  lieux  communs  que  Ton  rencontre  presque  sans 
exception  chez  tous  les  biographes  ou  dans  tous  les  articles 

1  Une  petite  abeille  volait  diligemment  çà  et  là,  recueillant  le  doux 
suc  des  fleurs. 

1  «  Mais  le  poison  je  l'y  laisse.   » 

h.  11 


162  GEORGE    SAND 

consacrés  à  George  Sand,  est  d'affirmer  que  toutes  ses 
idées  et  ses  théories  ne  sont  rien  autre  que  l'écho  d'outrés 
voix,  la  répétition  des  idées  et  des  théories  des  person- 
nages sôus  l'influence  desquels  l'écrivain  se  trouvait  à 
telle  époque  de  sa  vie.  Ceci  a  été  exposé  sur  des  tons  très 
différents  :  par  les  uns.  sous  forme  de  reproche  et  de 
raillerie  ;  par  d'antres,  —  tels  que  Renan  et  M.  d'Hausson- 
ville,  —  sous  forme  d'éloge.  Ces  deux  derniers  font,  un 
juste  mérite  à  la  grande  romancière  d'avoir  su  refléter  les 
plus  sublimes  idées  de  notre  siècle1. 

Nous  sommes  complètement  de  cet  avis,  et  nous  avons 
déjà  dit  dons  le  premier  chapitre  de  ce  livre  que  du  com- 
mencement à  la  lin  de  sa  production  littéraire,  George 
Sand  nous  apparaît  comme  une  brillante  traductrice  i]rs 
plus  grandes  idées  de  son  temps.  Laissant,  pour  le  moment, 
ce  l'ait  de  côté,  nous  nous  arrêterons  sur  la  question  de 
savoir  jusqu'à  quel  point  ont  raison  ceux  qui  accusent 
George  Sand  ou  la  portent  aux  nues  parce  qu'elle  a  pré- 
conisé les  idées  d'autrui  ;  nous  nous  proposons  dune  d'exa- 


1  Nous  nous  permettons  de  citer  quelques  fragments  des   pages  de 

Renan  si  profondément  sentie?  et  si  belles  clans  leur  simplicité,  pages 
dédiées  à  George  Sand  dans  ses  Feuilles  détachées,  et  qui  sont,  selon  notre 
opinion  à  nous,  avec  l'article  de  Dostoïevsky  et  le  discours  dé  Victor 
Hugo,  ce  qu'il  y  a  de  mieux  dans  tout  ce  qui  a  été  écrit  sur  George 
Sand.  Touché  de  ce  que  les  dernières  pages  de  George  Sand  eus 
trait  à  lui,  de  ce  qu'il  avait  été  «  le  dernier  à  faire  vibrer  cette  âme 
sonore,  qui  fut  comme  la  harpe  éolienne  de  notre  temps  ».  Renan  dit  : 
«  Elle  eut  le  talent  divin  de  donner  à  tout  des  ailes,  de  l'aire  de  l'ait 
avec  Tidée  qui  pour  d'autres  restai!  brute  et  sans  forme...  un  instru- 
ment d'une  sensibilité  infinie  était  en  elle;  émue  de  tout  ce  i|ui  était 
original  et  vrai,  répondant  par  la  richesse  de  snn  être  intérieur  à 
toutes  les  impressions  du  dehors,  elle  transformait  et  rendait  ce  qui 
l'avait  frappée  en  harmonies  infinies.  Elle  donnait  la  vie  aux  aspira- 
tions de  ceux  qui  sentirent,  mais  ne  surent  pas  créer.  Elle  l'ut  le 
poète  inspiré  qui  revêtit  d'un  corps  nos  espérances,  nos  plaintes,  nos 
fautes,  nos  gémissements.  .Ce  don  admirable  de  tout  comprendre  et 
de  tout  exprimer  était  la  source  de  sa  bonté.  C'est  le  trait  des  grandes 
âinr?  d'être   incapable  de  haïr.  Elles  voient  le  bien    partoul  et   elles 


GEORGE    S  AND  163 

minci'  >i  en  réalité  aux  diverses  époques  de  sa  vie  elle  était 
seulement  l'écho  d'autres  voix,  et  si  elle  ne  fui  pas  le 
chantre  indépendant  de  la  liberté  de  noire  siècle. 

D'après  l'opinion  communément  reçue,  George  Sand 
traduisit  les  nouvelles  doctrines  de  Leroux  et  d'autres, 
;iinsi  qu'Aaron  répéta  les  enseignements  du  bègue  Moïse. 
Elle  n'aurait  été  que  le  porte-voix  renforçant  les  appels  à 
un  idéal  nouveau,  parce  qu'ils  manquaient  de  sonorité  ou 
d'éloquence.  Mais  pouvons-nous  nous  représenter  un  esprit 
intelligent  et  délicat  ne  résonnant  pas  au  contael  de  la  vie 
spirituelle  de  la  société  qui  l'entoure,  ne  répondant  pas  à 
l'appel  d'autres  grandes  à  mes  ?  Un  esprit  qui,  sous  rm- 
lluence  du  choc  des  natures  originales  et  bien  caractéri- 
sées, et  sous  l'impulsion  d'apôtres  réformateurs  el  créa- 
teurs de  nouvelles  théories,  d'idées  hardies  dans  les  sphères 
morales,  scientifiques  et  artistiques,  —  ne  soit  évoqué  à  la 
vie  par  les  forces  sommeillant  au  fond  de  son  âme  el 
encore  privées  de  lumière  ? 

Nous  ne  connaissons  aucun  grand  écrivain,  compositeur 
ou  peintre  qui  n'ait  été  dans  sa  jeunesse  sous  l'influence 
d'un  célèbre  prédécesseur.  11  suffît  de  se  rappeler  Le  Péru- 
gin  et  Raphaël,  Mozart  et  Bethoven,  Gœthe  el  Byron, 
ou  bien  tous  ceux  qui,  à  leur  tour,  se  son!  trouvés  ('mules 

aiment  le  bien  en  tout...  Sa  vie,  passée  malgré  les  apparences  dans 
uni-  paix  profonde,  a  été  tout  entière  une  recherche  ardente  des  formes 
sous  lesquelles  il  nous  est  permis  d'admirer  l'infini...  .M""  sand  tra- 
versa tous  les  rêves,  elle  sourit  à  tous,  crut  un  moment  à  tous  . 
jugement  pratique  put  parfois  s'égarer,  mais  comme  artiste  elle  ne 
s'esl  jamais  trompée.  Ses  œuvres  sont  vraiment  l'éc/to  de  notre  siècle. 
On  l'aimera...  quand  il  ne  sera  plus,  ce  pauvre  xixe  siècle  que  nous 
calomnions,  mais  à  qui  il  sera  un  jour  beaucoup  pardonné.  George 
Sand  alors  ressuscitera  et  deviendra  notre  interprète.  Le  siècle  n'a 
pas  ressenti  une  blessure  dont  son  roun-  n'ait  saigné,  pas  une  maladie 
qui  ne  lui  ait  arraché  des  plaintes-  harmonieuses.  Se-,  livres  ont  les 
promesses  de  l'immortalité,  parce  qu'ils  seront  à  jamais  le  témoin  de 
ce  que  nous  avons  désiré,  pensé,  senti,  souffert...  » 


164  GEORGE     SA>"D 

de  ce  dernier  :  Pouchkine.  Lermontow,  Musset,  Mickiewic/ 
et  autres.  Et  de  dos  jours  ne  voyons-nous  pas  à  chaque 
instant  dos  peintres  et  des  musiciens  se  faire  les  adeptes 
des  penseurs  qui  parlent  à  leur  âme  ou  répondent  à  Leur 
nature,  et  ne  font  pour  ainsi  dire  que  répercuter  leurs 
pensées?  George  Sand  elle-même  avoue  franchement  que 
bon  nombre  deses  contemporains  ont  exercé  sur  eue  une 
semblable,  action  et  l'ont  aidée  à  se  faire  une  idée  nette 
de  la  vie.  En  effet,  dans  beaucoup  de  ses  œuvres  ou  peut 
tacitement  suivre  l'influence  indéniable  des  grands  esprits 
et  quelquefois  des  esprits  médiocres  avec  lesquels,  elle 
fut  pendant  -a  vie  en  contact  OU  en  relation-  plus  ou  moins 
amicales. 

Mais  il  est  hors  (!«•  doute  aussi  qu'elle  ne  s'est  trouvée 
sous  l'influence  de  ees  esprits-4àTetnon  sous  une  autre,  que 
parce  qu'elle  avait,  dan-  son  esprit  et  dan-  sa  nature, 
traits  qui  L'en  rapprochaient  et  lui  donnaient  comme  une 
sorte  de  parente}  avec  eux  '.  Ce  qui  nous  intéresse  particu- 
lièrement, c'est  la  suite  du  développement  de  ces  idées, 

le   passage    imperceptible    mais    'graduel    des    i -   aux 

autres,  que  nous  trouvons  dans  l'histoire  de  la  vie  intellec- 
tuelle deGeorse  Sand.  En  écrivant  Y  Histoire  de  ma  Vie. 
•  11''  avait  L'intention  de  non-  raconter  notamment  L'histoire 
de  son  développement   et  de   sa  croissance  intellectuelle. 


1  M.  Rocheblave,  dans  sa  spirituelle  préface  aux  Pages  choisies  de 
(ieorr/e  Sand  (Paris,  1894,  Lévy),  est  tout  a  l'ait  dans  le  vrai  en  faisant 
remarquer  « |u<-  ce  rie  son!  pas  tant  le-  idées  de  telle  ou  telle  personne 
qu'elle  prêchait  dans  ses  œuvres,  mais  les  idées  générales  de  l'époque, 
qui  planaient  pour  ainsi  dire  dans  l'air.  Puis  ii  ajoute  :  «  <>n  a  parlé  de 
la  réceptivité  à  Sand,  et  avec  raison.  La  faculté  de  s'assimiler 

et  île  transformer,  tenait  chez  elle  du  prodige.  Recevoir  vite  et  rendre 
dix  pour  un  était  pour  eDe  comme  une  fonction  naturelle.  Mais  ou  n'a 
pas  assea  pris  garde  qu'elle  savait  repousser  aussi   fortement  qu'elle 
savait  attirer.  Boa  cerveau, comme  un  vigoureux  organisme,  élimim 
l'abord  tout  ce  qu'il  ne  peut  convertir  en  nourriture,  s 


GEORGE    SAXb  165 

.Mais,  entraînée  par  des  motifs  purement  personnel-  et  aussi 
par  ses  souvenirs  et  par  la  peinture  des  caractères  des  per- 
sonnes qui  l'entouraient,  — ce  qui  esl  tout  naturel  pour  un 
artiste,  qui  n'est  pas  un  homme  de  science,  —  George 
S;hkI  a  consacré  trop  de  place  et  trop  de  temps  au  récil  de 
ses  jeunes  années  et  n'a  eu  le  temps  de  nous  raconter  en 
détail  que  l'histoire  de  son  développement  primitif.  Elle  ne 
consacre  que  peu  de  pages  de  la  dernière  partie  de  V His- 
toire de  ma  Vie  à  l'action  exercée  sur  elle  dans  un 
âge  pins  mûr,  par  les  idées  des  penseurs,  des  artiste-  et 
des  personnages  politiques  qui  l'entouraient.  Elle  parle  de 
tout  eela  brièvement,  comme  en  courant,  quoiqu'elle  recon- 
naisse la  réalité  <\<-  ces  influences. 

Ce  qui  nous  trappe  surtout  chez  George  Sand,  c'est  la 
gradation  certaine  qui  se  l'ait  remarquer  dan-  ces  change- 
ments. Un  dirait  qu'en  se  liant  spontanément  d'amitié  ou 
d'amour  avec  beaucoup  de  personnes  éminentes  de  son 
époque,  George  Sand  parcourait  comme  sciemment  le 
cycle  de  son  évolution  spirituelle,  se  rapprochait  comme 
avec  préméditation  des  gens  qui  lui  découvraient  tour  à 
loin-  la  vérité,  faisant  résonner  les  unes  après  les  autres 
les  sept  cordes  de  la  lyre,  dont  l'accord  complet  produit 
seul  l'harmonie  et  l'unité  de  l'esprit  humain  et  le  rapproche 
autant  que  possible  de  la  vérité  absolue. 

Après  avoir  acquisson  indépendance  personnelle,  après 
avoir  trouvé  sa  vocation  et  acquis  la  situation  et  la  gloire 
d'un  véritable  écrivain,  —  nous  avons  déjà  montré  dans 
quelle  proportion  y  ont  contribué  de  Sèze,  Sandeau,  de 
Latouche  et  Planche,  • —  George  Sand  vécut  d'une  vie 
non  raisonnée  et  spontanée  pendant  un  certain  temps. 
Durant  quatre  ans,  de  1831  jusqu'en  1835,  ce  l'ut  une 
époque  d'entraînements.  Mais,  même  dans  la  période  de 


166  GEORGE     SAND 

ses  égi    •  ments,  George  Sand  sut,  comme  la  petite  abeille, 
—  laissant  Le  poison  dans  les  ealices  de  beaucoup  (!<• 
fleurs  du  mal,  —  faire  une  grande  pixmsion  de  ch<  s  - 
belles  et  précieus<  - 

La  liaison  avec  Musset  exerça,  comme  nous  l'avons  vu, 
une  influence  directe  sur  ses  écrits.  Lr  contact  de  cette 
nature  finement  artistique  détermina  surtout  chez  la  roman- 
cière la  tendance  à  une  plus  grande  pureté  de  goût  litté- 
raire et  à  une  certaine  critique  de  soi-même. 

L'action  de  Sainte-Beuve  fut  beaucoup  plus  profonde  «•! 
ii<  se  borna  pas  o  là  seule  littérature.  Dans  mie  lettre  écrite 
à  Sainte-Beuve.,  le  27  janvier  18io.  George  Sand  dit  que 
malgré  la  divergence  de  leurs  opinions,  et  quoiqu'elle  n'ai-? 
màt  pas  ses  amis,  à  lui,  il  lui  serait  toujours  cher  comme 
témoin  de  ses  souffrances  et  de  ses  chagrins  passés  elle 
fait  ici  allusion  au  rôle  de  confident  que  celui-ci  avait 
joué  dînant  son  intimité  avec  Musset  .  Mais  dans  Y  Histoire 
de  ma  Vie,  elle  appelle  déjà  ce  même  Sainte-Beuve  «  un 
de  ses  éducateurs  et  bienfaiteurs  intellectuels1  ».  et  sur 
l'exemplaire  qu'elle  lui  offrit  de  son  roman  Monsieur  Syl- 
vestre, elle  écrivit  :  ■  A  mon  ami  Sainte-Beuve,  chère  et 
précieuse  lumière  dans  ma  vie  -.  •  Et,  en  effet,  le  rôle  que 
joua  Saanie-Beuye  dans  la  vie  de  la  grande  romancière, 
ainsi  que  nous  l'avons  déjà  montré,  commença  bien  avant 
et  finit  !'i<-ii  après  son  roman  avec  Musset,  el  ce  rôle  fut 
bien  plus  important  <|iie  celui  d'un  confident  bienveillant 
d'aveux  el  de  lamentations  amoureuses.  Les  conseils  de 
Sainte-Beuve,  ses  reproches,  ses  encouragements  el  son 


Il  ,   ■    ■   de  ma  >  xe,  vol.  IV .  p.  267, 
-'  Voir  Étude  sur  les  dédicaces  el  les  ex-tlono,  par  M.  Ali  \i-  Martin 
H.iur,  1877,  in-8°),  ainsi  qne  l'article  Quelques  dédicaces  inconnues  dans 

/  '-.  t .   I.  ]>.    15. 


GEORGE    SAND  16" 

approbation  rendirent  plus  d'une  lois  d'énormes  services  à 
George  Sand  dans  la  période  de  ses  hésitations,  de  ses 
recherches  orageuses  de  la  vérité,  de  ses  chutes  <■!  de  ses 
entraînements.  Sainte-Beuve  se  distinguait  par  une  connais- 
sance profonde  de  la  nature  humaine,  même  de  toutes  ses 
bizarreries  et  de  ses  égarements;  aussi  George  Sand  appré- 
ciait-elle beaucoup  cette  connaissance,  et  mettait-elle  à  nu 
devant  lui,  sans  aucune  appréhension,  ses  plaies  et  ses 
blessures.  Dans  une  des  premières  lettres  écrite  en 
avril  1833,  en  réponse  à  la  proposition  de  lui  faire  faire  la 
connaissance  de  Jouffroy,  elle  refuse,  donnant  pour  raison 
que  Jouffroy  était  une  nature  par  trop  vertueuse  et  «pièce 
n'était  pas  nu  homme  avec  qui  elle  put  s'entendre  en  aucun 
cas,  el  là-dessus,  elle  fait  une  caractéristique  fort  pitto- 
resque de  Jouffroy,  de  Sainte-Beuve  et  d'elle-même  : 

«  Je  di.->  donc  que  M.  Jouffroy  doit  être  bon,  candide. 
inexpérimenté  pour  un  certain  ordre  d'idées  où  j'ai  vécu 
et  creusé,  <j\\  vous  avez  creusé  aussi,  quoique  beaucoup 
moins  axant  que  moi.  Par  exemple,  je  me  suis  dit  : 
o  Est-ce  qu'il  ne  serait  pas  permis  de  manger  de  la  chair 
«  humaine  '.'  »  Vous  vous  êtes  dit  :  «  Il  y  a  peut-être  des 
«  gens  qui  se  demandent  si  l'on  petit  manger  de  la  chair 
<■  humaine.  »  Et  M.  Jouffroy  se  dit  :  «  L'idée  n'est  jamais 
«  venue  à  aucun  homme  de  manger  de  la  chair  humaine.  » 
Pourtant  il  y  a  (\r>  peuplades  entières  qui  en  mangent  et  qui 
n'en  sont  peut-être  pas  plus  mal  avec  Dieu  pour  cela. 
Moi,  je  ne  m'estime  pas,  car  après  m'ètre  adressé  de  sem- 
blables questions,  je  ne  les  ai  pas  résolues  ei  j'en  suis  res- 
tée là;  M.  Jouffroy  n'ayant  pas  appris  que  ces  questions 
existent,  n'a  pas  grand  mérite  à  les  nier;  mais  vous  qui, 
ayant  songé  à  tout  et  peut-être  goûté  à  des  choses  immondes 
comme  font  les  chimistes,  avez  déclaré  quela  chair  humaine 


168  GEORGE    S  AND 

est  mauvaise  et  malsaine,  et  vous  êtes  décidé  ;'i  vivre  d'ali- 
ments choisis,   apparemment  vous  avez  le  discernement, 
c'est-à-dire,  dans  le  sens  moral,  la  lumière  et  la  force...  » 
Il  en  résulte  que  Sainte-Beuve  était  pour  G  ind 

le  sage  conseiller  qui  pardonnait  parce  qu'il  comprenait  tout 
et  qu'il  l'attirait  par  ses  vastes  connaissances,  par  la  flexi- 
bilité de  son  esprit,  par  l'absence  d'idées  préconçues  et  de 
parti  pris.  Dans  la  période  du  pessimisme  et  du  plus  sombre 
désespoir  de  George  Sand,  au  moment  où  elle  écrivait  Lélia. 
Sainte-Beuve,  qui  admirait  dans  cette  œuvre  la  profondeur 
et  la  force  des  idées  qui  ne  sont  p;i>  celle  d'une  femme1, 
tâchait,  comme  nous  l'avons  déjà  «lit    ch.  vu    de  calmer 
l'âme  révoltée  de  George  Sand  et  de  la  réconcilier  avec  les 
lois  divines  et  humaines.  11  prenait  à  cœur  de  lui  apprendre 
à  transférer  1<-  centre  de  la  gravitation  de  tous  ses  intérêts, 
à  les  transporter  de  la  sphère  de  sa  vie  personnelle  dans 
celle  de  l'action  artistique,  de  la  placer  dans  le  travail  lit- 
téraire et  surtout  de  tendre  à  développer  en  elle  l'esprit  hu- 
main harmonieusement  idéal,  planant   sur  toutes  les  pas- 
sions et  progressant  toujours  dans  la  voie  du  perfectionne- 
ment moral  et  intellectuel.  Cet  idéal  et  ces  tendances  étaient 
déjà  bien  dans  l'âme  d'Aurore  Dudevant  à  l'époque  de  son 
séjour  au  couvent  et  ce  n'est  pas  pour  rien  qu'elle  donna 
constamment  à  Sainte-Beuve  le  titre  de  «  directeur  de  cous- 
it cienee  »,  et  dit  plus  d'une  fois  qu'il  y  avait  en  lui  quel- 
que chose  du  prêtre  J. 

Si  son  amour  pour  Alfred  de  Musset   la   sauva  de  la 


1  Voir  la  remarquable  lettre  de  Sainte-Beuve  du  10  mars  1833,  publiée 
dans  l'otn     _  M.  de   Spoelberch.  11  esl  très  curieux  de  comparer 

cette  lettre  avec  le  fragmenl  de  l'article  de  Sainte-Beuve  -ur  Lélia,  «lu 

18  mai  do  la  môme  année,  que  nous  avons  donné  >'ii  note  au  chapitre  vn. 

i  Voir  entre  autres  sa  lettre  dé  juillet  ls 


GEORGE     SAND  169 

misanthropie  et  du  pessimisme  qui  l'avaient  envahie,  il  fut 
en  même  temps  un  obstacle  dans  la  voie  de  sou  perfection- 
Dément,  ne  lui  permit  pas  alors  de  se  retrouver  elle-même 
et  arrêta  un  moment  sou  évolution  morale  qui  avait  com- 
mencé en  1832.  Au  mois  de  juin  de  1833,  quelques 
mois  après  l'orage  qui  l'avait  brisée ,  elle  écrivait  à 
Sainte-Beuve  dans  la  lettre  dont  nous  avons  reproduit  le 
commencement  à  propos  de  Mérimée,  et  après  le  passage 
où  nous  nous  sommes  arrêté  :  «  Cette  malheureuse  et 
ridicule  campagne  ma  fait  faire  un  grand  pas  vers  l'avenir 
de  sérénité  et  de  détachement  que  je  me  promets  eu  mes 
bons  jours.  J'ai  senti  queTamourne  me  convenait  pas  plus 
désormais  que  des  roses  sur  un  front  de  soixante  ans,  et 
depuis  trois  mois  —  les  trois  premiers  mois  dé  ma  vie  assu- 
rément —  je  n'en  ai  pas  senti  la  pluslégère  tentation.  J'en 
suis  donc  là.  J'espère,  je  me  repose,  j'écris,  j'aime  mes 
enfants,  d  je  souffre  peu.  Je  marche  vers  Vidée  Trenmor 
sans  trop  divaguer.  » 

Ensuite  elle  lui  explique  la  différence  qu'il  y  a  entre  son 
influence  à  lui  sur  elle  cl  celle  de  Planche,  et  le  supplie 
de  ne  pas  l'abandonner  au  point  de  bifwcation  où  elle  se 
trouve  :  «■  Aidez-moi  à  retrouver  ma  route,  car  je  Hotte 
incertaine  encore  souvent,  cl  je  me  demande  si  je  ne  me 
suis  pas  mise  dans  une  fausse  voie...  Unies  amis,  un  peu 
d'aide,  un  peu  île  pitié,  je  suis  dans  un  passage  dangereux, 
et  quoique  j'avance,  je  me  heurte  encore  souvent.  » 

Mais  quelques  semaines  à  peine  après  ces  lignes,  la 
même  plume  qui  les  avait  tracées  et  qui  avait  écrit  qu'elle 
marchait  vers  l'idée  Trenmor,  sous-entendant  parla  l'idéal 
de  servir  l'humanité  par  le  sacrifice  de  soi-même,  celle 
plume,  disons-nous,  déclarait  à  Sainte-Beuve  qu'elle  aimait 
Musset  cl  qu'elle  avait  blasphémé  Dieu  et  la  nature  en  éeri- 


1/0  GEORGE     S  AND 

vaut  Lélia.  —  Aussitôt  après,  pleine  de  brillantes  espé-« 
rances,  George  Sand  entreprit  d'abord  l'excursion  à  Fon- 
tainebleau et  ensuite  elle  partit  pour  l'Italie.  Bientôt  se 
déroulait  la  tragédie  italienne  avec  son  double  renouvelle- 
ment parisien  et  a\  ec  son  épilogue  émouvant  ;  Sainte-Beuve, 
qui  avait  cTabord  conseillé  à  Musset  de  revoir  sa  maîtres 
ne  pouvait  cependant  approuver  la  répétition  des  scènes 
« »rageuses  de  l'Italie,  il  faisait  tous  ses  efforts  pour  empê- 
cher les  entrevues  des  deux  amants  :  George  Sand  en  parle 
d'une  manière  assez  mordante  et  irritée  dans  ses  lettres 
et  dans  son  journal  envoyé  à  Musset  '.  On  aurait  pu  croire 
que  son  amitié  pour  Sainte-Berne  en  fut  ébranlée,  et  il 
semblait  aussi  que  George  Sand  eût  oublié  à  jamais 
recherches  passées  de  la  vérité  et  son  intention  de  se  taire 
une  autre  vie.  Mais  à  peine  eut-elle  acheté,  et  bien  chère- 
ment, sa  liberté,  que  cette  âme.  lière  et  flexible  comme 
l'acier,  revint  d'un  coup,  comme  s'il  n'y  eût  eu  aucun 
intervalle  ni  empêchement,  au  même  point  qu'elle  avait 
atteint  avant  sa  liaison  avec  Musset.  Et  à  peine  établie  à 
Xohant,  elle  envoyait  déjà  au  mois  de  mars  et  d'avril  à 
Sainte-Beuve  les  deux  remarquables  lettres  publiées 
naguère  par  M.  de  Loméhie  dont  nous  avons  cité  un  frag- 
ment -.  Se  plaignant  avant  tout  que  Sainte-Beuve  l'avait 
abandonnée  au  moment  le  plus  pénible  de  sa  vie,  elle  le 


1  Elle  éciïl  dans  son  journal  :  «  Ces!  trop  affreux  !  Je  ne  peux  pas 
croire  cela  '■  Je  vais  y  aller!  J'y  vais  !  —  Non!  —  Crier,  hurler,  mai> 
il  ne  faut  pas  y  aller.  Sainte-Beuve  ne  veut  pas...  » 

Et  Sainte-Beuve  lui-même  écrivail  à  ce  momenl  sur  une  carte  de 
visite,  ii  Musse!  :  <  Je  venais  vous  voir  pour  vous  prier  de  ne  plus 
voir  ni  recevoir  la  personne  que  j'ai  vue  ee  matin  r-i  affligée.  Je  vous 
ai  mal  conseillé  en  voulant  vous  rapprocher,  trop  vite  du  moins.  Ecri- 
vez-lui  un  mut.  mais  ne  la  voyez  pas,  cela  vous  ferait  trop  de  mal  à 
inu-le>  deux.  l'anL'iinez-ni'i!  mon  conseil  à  faux.  » 

-'  Voir     li.  vu.  p.  410. 


GEORGE    SAM)  171 

supplie  de  lui  venir  en  aide,  d'être  son  guide  el  son 
directeur  el  elle  ajoute  :  «  Mais  mon  Dieu,  que  faire  de 
noire  force  ?  où  la  mettre  ?  Quel  emploi  avez-vous  trouve 
à  la  vôtre?  Dites  donc,  dites  dune  vite!  Vous  n'êtes  pas 
de  ceux  qui  peux  eut  répondre  :  «  Moi,  je  n'en  ai  pas  ;  je 
n'ai  pas  envie  de  courir,  parce  que  je  n'ai  pas  de  pieds.  ». 
Vous  avez  mis  quelque  part,  dans  quelque  tabernacle  sacré, 
dans  quelque  astre  mystérieux,  votre  jeunesse,  vos  douleurs. 
«  Est-ce  donc  de  nouveau  dans  celle  relie-ion  chrétienne? 
Mais  comment  faire  pour  entrer  dans  ce  temple  ?  Chaque 
fois  que  je  passe  devant  la  perte,  je  m'agenouille  devant 
celte  divine  poésie,  vue  de  loin;  niais  si  j'approche  je  n'y 
vois  plus  ce  que  je  croyais  être  là  exclusivement.  Je  vou- 
drais trouver  mon  Dieu  tout  entier  dans  sa  majesté  et  dans 
sa  gloire  et  me  prosterner,  et  n'avoir  pas  d'autres  êtres  de 
mon  espèce  autour  de  moi  peur  me  dire  :  «  C'est  lui  »,  car 
alors  j'en  douterais. 

«  Ah  !  que  vous  êtes  heureux  !  quel  crime  ai-je  commis 
pour  être  condamnée  au  rôle  du  Juif-Errant  ?  Vous  dites  que 
\ous  soutirez  et  que  vous  savez  souffrir.  Eh  !  je  le  sais  aussi 
bien  que  vous  !  Je  parie  même  que  vos  douleurs  me  seni- 
bleraient  bien  plus  légères  qu'à  vous,  si  j'avais  ce  que  vous 
avez  pour  vous  en  consoler,  si  je  pouvais  me  recueillir  une 
lois,  un   seul  instant   par  jour  et    dire,  en  adorant  quelque 

chose  :  «  Voilà  ce  dont  je  ne  peux  pas  douter »  Tenez, 

il  me  vienl  souvent  dans  l'idée  i.et  c'est  une  espèce  de 
consolation  que  je  me  permets),  que  la  cause  pour  laquelle 
les  âmes  passionnées  subissent  leur  martyre  esl  une  noble 
et  sainte  cause!  Aimer,  c'est  de  toul  ce  que  nous  connais- 
sons, ce  qu'il  y  a  encore  de  plus  large  et  de  pins  enno- 
blissant. C'est  là  qu'on  trouve  encore  la  volonté  el  le  pour- 
voir de  se  sacrifier  !...  » 


172  G  F.  ORGE     S  AND 

Et  le  4  avril,  ilans  sa  réponse  à  la  réponse  de  Sainte- 
Beuvé,  elle  soulève  iie  nouveau  la  même  question  et  lui 
répète  :  <■<  En  résumé,  j'arrive  à  une  conclusion  « j i n -  moi 
seule  suis  en  état  île  tirer  sur  moi-même,  ces!  < jut 
éclairs  de  mon  front,  ces  flammes  du  génie,  ces  forces  pas- 
sionnées de  mon  dme,  toutes  ces  ardeurs  et  ces  grandeurs 
que  dans  votre  poésie...  il  vous  plaît  d'appeler  ainsi,  ne  sont 
que  L'abus  coupable  et  le  développement  maladif  d<- 
taines  facultés  que  Dieu  m'avait  données  pour  un  meilleur 
usage...  Ah  !  j'y  vois  clair  à  présent,  soyez-en  sûr,  «•!  c'est 
le  châtiment  de  mes  erreurs.  Mais  il  ne  me  découragerait 
que  si  j'étais  bien  sûre  d'être  incorrigible  et  inguérissable. 
Or,  voilà  ce  que  je  ne  sais  pas  et  ce  que  je  suis  bien  i 
lue  de  savoir  en  mettant  toute  la  force  qui  peut  me  rester 
à  réparer  le  mal  que  je  me  suis  fait;  Si  je  ne  le  puis,  je 
verrai  à  me  brûler  la  cervelle  plutôt  que  de  recommencer 
la  vie  que  j'ai  eue  depuis  deux  ou  trois  ans.  Mais  j'espère, 
non  que  je  sente  en  moi  «le  grands  éléments  de  succès, 
mais  parce  que  le  désir  de  réussir  tait  toujours  espérer. 

«  Ne  croyez  donc  pas  que  le  balt  .'  qui  se  trouvait  dans  ma 
dernière  lettre,  entête,  s'il  m'en  souvient,  d'une  réhabilita- 
tion de  l'amour  dans  mes  idées,  signifiât  autre  chose  que  la 
volonté  de  respécterce  sentiment  comme  mie  belle  et  sainte 
chose,  dont  j'avais  mal  usé  et  dont  on  avait  mal  usé  avec 
moi.  Quant  à  la  volonté  de  m'y  rejeter  par  ennui  ou  par 
dépit,  ne  craignez  pas  que  je  l'aie.  Loin  de  là.  l'idée  même 
d'un  amour  tel  que  vous  le  dépeignez  m'apparait  comme  un 
rêve  qui  ne  se  réalisera  pas  pour  moi,  et  que  j'appliquerai 
toute  mon  énergieà  ne  point  essayerde  réaliser.  Non,  non. 
ni  celui-là.  ni  l'autre.  Ni  l'amour  tendre  et  durable,  ni 
l'amour  aveugle  et  violent.  Croyez-vous  que  je  puisse 
inspirer   le  premier  et   que  je   sois    tentée  d'éprouver  le 


GEORGE     SAND  173 

second  '.'  Tous  deux  sont  beaux  et  précieux,  mais  je  suis 
trop  vieille  pour  tous  les  deux.  C'est  à  cela  que  je  n'ai 
plus  pour  moi)  ni  foi,  ni  espoir,  ni  désir.  Je  ne  peux 
affirmer  rien  de  durable  dans  nies  dispositions  en  général, 
mais  je  sens  celle-là  bien  profonde  :  ce  côté  de  ma  Aie  est 
frappé  d'une  tristesse  et  d'une  terreur  qui  ressemble  à  la 
mort,  et  <[ui  l'est  sans  doute.  Ce  n'est  donc  pas  de  ce 
côté  que  se  tournent  mes  regards  et,  s'ils  y  vont  jamais, 
ce  sera  avec  plus  de  crainte  et  de  timidité  que  vous  ne 
pouvez  m'en  recommander  !   »> 

Ensuite  elle  maudit  les  hommes  et  les  livres  qui  par 
leurs  sophismes  l'avaient  poussée  vers  Les  jouissances  et 
la  recherche  des  sensations,  et  elle  regrette  le  temps  où 
Franklin  était  son  guide  et  son  idéal  l,  ce  qui  a  été  déjà 
dit  plus  haut  2,  el  elle  écrit  : 

«  Je  veux  me  résigner  et  attendre  que  la  Providence 
m'envoie  naturellement  quelque  moyen  de  l'aire  du  bien. 
Je  ne  sais  encore  s'il  en  est,  car  celui  qu'on  est  con- 
venu d'appeler  ainsi,  et  que  nous  pratiquons  tous  plus 
ou  moins,  ne  me  parait  pas  mériter  un  si  beau  nom. 
Mais  non-  verrou-!  Ce  à  quoi  ]<■  coudrai*  apprendre  à 
renoncer  volontairement  et  de  bonne  grâce,  c'est  à  ma 
satisfaction  personnelle.  C'est  un  grand  et  rude  travail 
dont  je  ne  sais  pas  le  but,  mais  qui  doit  en  avoir  un.  et 
qui,  s'il  ne  produit  pas  le  bien,  ne  saurait  produire  le  mal. 
Je  vous  dirai,  si  j'y  réussis,  quels  effets  il  produit  en  moi 
el    si  je    me  sens   améliorée.   Je    voudrais   donner  à  mes 


1  A  •■■fie  même  époque,  elle  répétai!  ceci  sur  tous  les  tour- à  son  ami 
Rollinat  dans  les  Lettres  d'un  voyageur,  et  surtout  dans  celle  où  se 
trouve  le  portrait  du  juste,  extrait  d'un  de  ses  cahier.-  de  jeunesse  :  elle 
y  pleure  amèrement  ~"ii  orgueilleuse  confiance  en  elle-même  qui  l'a 
conduite  a  île  -i  cruelles  chutes. 

1  Voir  th.  iv.  y.  189,  et  eh.   vu,  p.  410. 


174  GEORGE    SAND 

enfants  une  vieille  mère  respectable.  Si  jeu  y  réussis  pas, 
mon  ami,  soyez  sur  que  je  ne  laisserai  pas  ma  vie  traîner 
à  la  leur  comme  un  haillon  \..  » 

Cette  lettre  ne  fut  pas  immédiatement  envoyée,  et  le 
14  avril.  George  Sand  ajoute  la  très  significative  page 
suivante  :  «  J'ai  assez  bien  passé  cette  semaine  et  l'autre. 
J'ai  relu  Franklin,  j'ai  causé  avec  un  vieux  ami.  qui  est 
sage  et  heureux,  et  qui  fait  aussi  ses  délices  du  bonhomme 
Richard  -.  Et  puis  j'ai  vu  un  grand  ouragan  d'hommes 
politiques,  qui  ne  m'a  pas  donné  envie  fie  faire  une  caval- 
cade dans  ces  idées-là,  quoique  ce  soient  de  belles  idées  el 
des  hommes  beaux  intellectuellement.  Je  suis  contente  du 
calme  de  mon  esprit  et  du  peu  de  part  que  je  prends  aux 
choses  humaines,  en  ce  qu'elles  ont  de  personnel  ;'i  moi. 
Le  besoin  d'appui  qui  m'a  obstinément  tourmentée  jus- 
qu'ici, se  dissipe  en  présence  des  individus  qui  représentent 
ou  qui  prétendent  représenter  des  théories.  J'aime  mieux 
attendre  qu'une  conviction  quelconque  me  vienne,  que  de  me 
la  faire  entrer  dans  le  cerveau  avec  du  vin  de  Champagne. 

«  Bonsoir,  mon  ami.  je  ne  suis  pas  gaie,  ni  fière.  J'espère 
un  peu...  Xe  me  dites  pas  que  votre  bonheur  et  votre  vertu 
me  feraient  pitié  si  je  voyais  le  fond  de  ce-  grands  secrets. 
Dites-moi  tout  le  contraire,  quand  même  vous  devriez 
exagérer  un  peu.  Ah  !  si  j'étais  sûre  que  la  vertu  est  ce 
<pie  je  l'ai  rêvée  autrefois,  comme  j'y  retournerais  vite  ! 
Moi  qui  me   sens  tant   de  force  dont  je  ne  sais  que  l'aire  ! 

1  Ces  lignes  >■!  celles  qui  suivent  répètenl  donc  presque  dans  les  mèmse 
termes  ce  que,  George  Sand  dit  à  Rollinut  dans  la  quatrième  Lettred'un 
voyageur  par  rapport  aux  causes  qui  la  font  songer  au  suicide. 

'Cest-à-dire  le  célèbre  Almanach  du  bonhomme  Richard, l'œuvre  la 
plus  populaire  de  Benjamin  Franklin,  qui  est  comme  le  code  de  tous 
ses  enseignements  moraux  et  pratiques.  On  voit  par  une  lettre  médite 
do  Jules  Néraud,  que  M,c  Sand  avait  lu  également  la  Biographie  de 
Franklin  en  plusieurs  volumes. 


GEORGE    SAND  175 

Mais  où  retrouver  ce  désir,  cette  foi  et  cet  espoir?  Priez  pour 
moi,  si  Dieu  vous  écoute,  priez  pour  tous  les  hommes 
infortunés.  » 

Ou  saisit  toute  la  portée  de  cette  lettre,  si  l'on  observe 
que  la  sixième  Lettre  d'un  voyageur,  dont  les  divisions 
portent  les  dates  des  11,  15,  18,  20,  22,  23,  26,  et  29  avril 
et  < [ 1 1 î  lors  de  sa  publication  dans  la  Revue  des  Deux- 
Mondes  portait  le  n°  IV  et  suivait  ainsi  immédiate- 
ment les  trois  lettres  à  Musset  et  la  Lettre  d'un  onde 
adressée  à  Rollinat,  pleines  d'échos  du  dramo  de  cœur  qui 
venait  de  se  passer,  que  cette  sixième  lettre  est  dédiée 
à  Everard  =  Michel  de  Bourges.  En  effet,  comme  si  le 
sort  avait  voulu  mettre  devant  les  yeux  de  coite  femme 
travaillée  par  les  passions  et  le  doute,  qu'il  y  avait  uni' 
autre  et  meilleure  manière  d'appliquer  son  indomptable 
force  individuelle  qu'aux  sentiments  et  aux  péripéties 
de  l'amour,  le  sort,  en  1835,  lui  fit  rencontrer,  on 
ne  peut  plus  à  propos,  trois  personnalités,  dont  toute  la 
vie  et  l'activité  furent  uniquement  consacrées  au  service 
dune  grande  idée,  c'étaient  Michel,  Liszt   et   Lamennais. 

Ce  fut  précisément  en  Michel  que  George  Sand  trouva 
ce  que*  Sainte-Beuve  n'avait  pu  lui  donner.  Celui-ci  avait 
voulu  la  guérir  de  ses  doutes  et  de  ses  entraînements,  en 
lui  enseignant  à  voir  la  vie  avec  un  calme  philosophique  cl 
d'une  manière  objective,  à  savoir  se  recueillir  en  elle- 
même,  à  trouver  dans  la  liberté  idéale  de  V esprit  le  con- 
tentement moral  que  n'avaient  pu  lui  donner  les  hommes, 
le  bonheur  qu'elle  poursuivait  en  vain.  Michel  lui  indiqua 
une  autre  voie  qui  convenait  mieux  à  sa  nature  et  à  son  âme 
ardente,  c'était  de  chercher  la  satisfaction  de  toutes  les. 
forces  de  son  être  dans  la  compassion  envers  le  prochain  et 
en  se  niellant  au  service  de  l'humanité.  Et  alors,  au  lieu 


176  GEORGE     SAM) 

de  Sainte-Beuve,  cet  homme  d'un  ealme  tout  hellénique, 
nous  apercevons  pour  quelque  temps  dans  le  rôle  de  maître 
et   de  directeur   de  George   Sand  l'étrange  figure   d< 
démagogue  typique  de  1830. 

Rappelons  en  quelques  mots  sa  biographie.  Michel  de 
Bourges,  fils  d'un  républicain  tué  en  1799,  parles  adver- 
saires de  la  Révolution,  naquit  ;i  Aix  en  \~W.  H  suça  presque 
avec  le  lait  de  sa  mère  ses  convictions  républicaines  et  il 
grandit  dans  cette  atmosphère  d'opinions  extrême-.  11  tii 
d'abord  ses  études  à  Aix.  ensuite  sod  droit  à  Paris. 
Devenu  avocat,  il  se  distingua  par  toute  une  série  de  bril- 
lantes  plaidoiries  dan-  des  procès  politiques,  pendant  les 
années  182S-1839,  enfin,  il  fut  aussi  l'un  des  défenseurs 
des  accusés  dans  le  procès  monstre  de  1835,  lorsque  le  parti 
républicain  profita  des  discours  de  ses  meneurs,  non  pas 
tant  pour  justifier  les  inculpés  dans  les  troubles  de  Lyon, 
que  puni-  prononcer  toute  une  suite  de  proto-ion-  de  toi 
et  de  philippique-  contre  l'ordre  existant.  Nous  ne  raconte- 
rons pas  l'histoire  de  ce  procès,  car  tout  lecteur  est  à  même 
de  retire  les  brillantes  pages  de  Louis  Blanc  se  rapportant 
à  cet  épisode1.  Michel,  dans  cette  affaire,  fut  un  des  per- 
sonnages les  plus  en  vue.  Une  incroyable  tore  d'âme 
dans  un  corps  chétif  et  malingre;  un  esprit  tranchant  et 
droit  ;  une  vanité  qui  allait  jusqu'à  le  rendre  jaloux  de 
son  confrère  Trélat,  condamné  à  trois  ans  de  prison  pour 
lèbre  Lettre  aux  accusés,  tandis  que  lui,  Michel,  ne 
l'était  qu'à  un  mois  d'emprisonnement  quoiqu'il  attribue 
cette  jalousie  à  des  motifs  plus  élevés  :  une  ambition  qui 
le  fit  plus  tard  poursuivre  la  célébrité  et  presque  renier  ses 
convictions  de  jeunesse;  enfin  un  talent  oratoire  hors  ligne, 

*  Louis  Blanc,  Histoire  des  dix  ans  (1841-1844.  5  vol.  in-8°.) 


GEORGE     SANIi  177 

un  don  (1(>  deviner  les  individualités  les  plus  diverses,  de 
taire  vibrer  à  son  gré  son  auditoire  comme  un  instrument 
et  de  subjuguer  les  plus  récalcitrants;  — ■  ces  facultés 
exceptionnelles  avaient  naturellement  placé  Michel  à  la  tête 
du  petit  parti  républicain  du  Bercy,  et  dans  la  suite  elles 
tirent  de  lui  un  des  meneurs  du  mouvement  de  1830.  A  par- 
tir de  1831,  il  dirigea  la  Revue  du  Cher,  et  obtint,  grâce  àee 
petit  recueil,  une  immense  influence  en  province.  Après 
1837,  il  parut  fatigué,  renonça  à  la  propagande  des  idées 
républicaines,  devint  député  du  Cher  et  de  la  Vienne,  mais 
se  montra  inactif  et  faible;  enfin,  en  1839,  il  se  lit  beau- 
coup de  tort  par  sa  plaidoirie  dans  l'affaire  d'un  fonction- 
naire qui  poursuivait  en  justice  un  journal,  d'après  la  loi 
appelée  «  la  loi  Bourbeau  ».  Après  1837,  Michel  se  préoc- 
cupa exclusivement  de  sa  clientèle  d'avocat,  ne  pensa  plus 
qu'à  s'enrichir,  son  étoile  pâlit,  et  ou  l'oublia  si  bien,  qu'en 
1848,  personne  ne  le  proposa  pour  être  membre  du  gouver- 
nement provisoire.  Il  est  vrai  qu'il  fut  élu  député  en  184'.), 
se  rangea  dans  l'opposition  et  vota  pour  le  suffrage  uni- 
versel, mais  il  était  loin  d'exercer  la  même  fascination  sur 
ses  auditeurs  que  par  le  passé.  En  demandant  que  le  droit 
d'employer  la  force  armée  pour  sa  propre  défense,  fut 
conféré  au  président,  Michel  contribua  indirectement  au 
coup  d'Etat.  Cet  événement  de  1851  l'accabla,  il  devint 
hypocondre  et  mourut  de  chagrin  et  de  maladies  en  1853, 
à  Montpellier. 

Nous  ne  raconterons  pas  ici  l'histoire  du  procès  d'avril 
de  1835,  ni  la  part  qu'y  avait  prise  Michel  ;  nous  ne  répé- 
terons pas  non  plus  le  récit  tant  soit  peu  enjolivé  de  George 
Sand   sur  sa  conversion  opérée  par  Michel1,  sur  le  pont 

1  Histoire,  vol.  IV.  ch.  vu,  vin  et  ix,  p.  315-374. 

il.  12 


1  T  8  G  F.  (i  R  i  ;  E     S  A  H  D 

des  Saints-Pênes*  .Xuiis  avons  déjà  dil  qu'il  n'était  pas 
besoin  de  convertir  George  Sand,  car  sa  s-ympathie  pour 
toutes  les  théories  aoeiaio-altruistes  et  son  penchant  pour 
la  démocratie  axaient  toujours  es  Pèalièé  existé  darife  -on 
âme,  et  qu'il;-  tétaient  dévoilés  assez  clairement  déjà  loœ 
de  9a  correspondance  avec  de  Sèze.  Si  Michel  lui  avait 
ouvert  les  yeux,  c'est  seulement  dans  le  sens  qu'il  L'avait 
intéressée  à  la  lutte  des  partis  politiques  qui  sévissait  alor- 
en  France,  c'est  qu'il  l'avait  turc/.'  à  voir  ce  qu'il  y  avait 
d'acceptable  dans  cette  lutte,  c'est  qu'illui  axait  prouvé  que 
tout  homme  sympathisant  axer  les  idées  chrétiennes  et 
sociales  devait  s'intéresser  au  parti  républicain.  Jusqu'alors 
George  Sand  était  restée  indifférente  à  la  politique.  Dans 
toute-  ses  lellre>.  tant  publiée-  qu'inédite-,  à  l'époque  de  sa 
vie  conjugale  comme  dans  la  période  de  son  indépendance, 
chaque  fois  qu'il  s'agissait  de  politique,  elle  prenait  un 
ton  quelque  peu  méprisant,  badin  et  moqueur1.  Elle  n 
réjouissait  pas  tant  de  la  victoire  remportée  par  le  parti 
républicain  aux  élections  de  la  Châtre,  parti  auquel  appar- 
tenait son  mari.  Hippolvte.  le  vieux  Duris-Duiresne.  et 
-  -  nuire-,  ami-  du  Berry,  mai-  elle  riait  surtout  des 
manoeuvres  avortées  du  partioppesé,  en  général  de  toutes 
les  émotions-,  de  toutes  le-  péripéties  des  luttes  de  par- 
tis, parodiait  le-  discours  politiques,  les  manifestes-,  le 
ton  de-  article- de  politique  de-  journaux.  Il  est  vrai  qu'elle 
tenait  son  mari  au  courant  de.-  débats  parlementaires  de 
Pari-,  lui  disail  «  qu'il  m-  s-'entendrait jamais- avec  sabelle- 


'■  V.ir  les  lettres  publiées  dane  la  Correspondance  des  31  juillet,  7  -\<- 
tembre,  27  octobre,  2-2  novembre  1830,  la  lettre  a  M««  Saint-Agnan  da* 
tée  :  i   tin  'li-'  septembre  ou  commencement  d'octobre  lSoO 
Encyclopédique,  1891,)  el  les  lettres  de  1831  a  son  mari  enpartie  inédité*, 
iartie  publi<  Cosmopolis  de  1896  et  daus  le  livre  du  vi- 

comte de  Spoelberch. 


GEO  RM-:     SAM»  179 

mène  la  baronne  Dudevant  .  car  elle  est  orléaniste  »  ; 
George  Sand  étail  aussi  inquiète  pour  ses  amis  restés  à 
Paris  pendant  les  journées  de  juillet  1X30,  et  pleurait  les 
victimes,  innocentes  el  coupables,  de  cette  boucherie  : 
mais  lorsqu'elle  en  vient  à  pariée  des  meneurs  de  ee  mou- 
vement), de  leurs  discours^  de  leurs  victoires  et  de  leurs 
actes,  son  ton  devient  toujours  Légèrement  moqueur,  et  elle 
semble  glisse»  lâKtessus;  on  dirait  qu'elle  ne  prend  pas 
tout  cela  au  sérieuK.  Bien  plus,  elle  fit  la  connaissance  de 
Michel  lui-même,  non  pas  par  un  sentiment  d'admiration  à 
distance,  semblable  à  celui  que  lui  portaient  beaucoup 
de  ses  amis  du  Beury,  mais  plutôt  par  curiosité  moqueuse. 
Comme  eet  Athénien! qui  s'ennuyait  d'entendre  appeler  par 
bous  Aristide  «  le  juste  »,  de  même  elle  aussi  était  impor- 
tuner d'entendre  Répéter  sur  des  bons  différente  :  «  C'est 
ainsi  que  Michel  pense...  »,  «  Michel  l'a  dit...  »,  «  Michel 
dit  que...  .  et  ainsi  de  suite*.  Et  elle  se  rendit  à  Bourg 
pour  voie  de  ses  propres  yeux  ce  prophète  nouvellement 
éclos  et  pou»  avoir  aussi  le  droit  de  répéter  :  «  Michel  dit 
•  pie...  »  11  semble  même  qu'elle  s'imaginait  qu'elle  souri- 
rait à  L'aspect  do  ee  g»and  enthousiaste,  comme  on  peut  le 
conclure  des  dernières  lignes  do  la  sixième  Lettre  <£zm 
vo'ja<j<'ur  :  «  ...  soit  béni  de  m'avoir  forcé  de  regarder  saris 
l'ire  la  face  d'un  grand  enthousiaste.  »  Mais  l'occasion  de 
rire  ne  lui  fut  pas  donnée; 

Dès  1833,  George  Sand  avait  fait  la  connaissance 
d'Adolphe  Guéroult  '.  adepte  de  Saint-Simon  et  collabora- 
teur du  iihibc.  lequel,  comme  les  autres  suint-simouielis. 
avaient  vu  dans  les  premiers  romans  de  l'écrivain  l'incarna- 


1  Adulpli.'  GiutouU,  Homme  politique;  journaliste  et  économiste, 
iuujuit  en  1810  à  Radepont,  el  mourut  à  Vichy  en  ISTi.  Il  collabora  au 
Globe,  au  Temps,  au  Journal  des  Débats,  à  la  Republitjue,  a  la  Pz-esse  et 


180  GEORGR    SAND- 

tion  des  idées  que  prêchait  leur  parti  sur  l'émancipation  de 
la  femme  :  il  s'était  fait  pour  cette  raison,  dès  le  commen- 
cement, champion  et  défenseur  actif  des  œuvres  du  jeune 
auteur.  Au  dire  de  Maxime  Ducamp  l,  Guéroult  fut  aussi 
celui  qui  se  présenta  chez  George  Sand  au  nom  de  toute 
la  «  famille  »  avec  la  proposition  d'accepter  le  rôle  de  la 
Mère.  George  Sand  refusa  certes,  mais  après  avoir  écrit 
Lélia.  elle  s'adressa  spontanément  à  Guéroult,  lui  deman- 
dant aide  et  soutien  pour  son  nouveau-né.  A  partir  de  ce 
moment  ses  relations  avec  lui  devinrent  de  plus  en  plus 
amicales,  George  Sand  s'attacha  et  s'intéressa  davantage 
à  la  doctrine  de  Saint-Simon,  ne  s'en  moqua  plus  comme 
en  1831  .  et  en  lN:Ui.  ou  1S37.  comme  nous  l'avons  vu. 
assista  même  à  une  de  leurs  séances.  Dans  la  doctrine  de 
Saint-Simon  il  y  avait  beaucoup  de  points  communs  avec 
les  croyances  d'Aurore  Dudevant,  et  aussi  en  attendait-elle, 
dans  l'avenir,  beaucoup  de  bien,  sans  toutefois  en  espérer 
quelque  chose  de  décisif  et  de  définitif,  devant  amener  le 
paradis  sur  la  terre.  Elle  n'était  point  non  plus  con- 
vaincue de  l'utilité  du  célèbre  voyage  des  saint-simo- 
niens  en  Orient,  en  vue  de  recevoir  de  nouvelles 
révélations,  mais  elle  se  réjouissait  beaucoup  à  la  pensée 
que  son  nouvel  ami  étendrait  son  horizon,  verrait  de 
nouveaux  pays,  et  pourrait  par  conséquent  travailler, 
grâce   à    ses    connaissances   plus  étendues,   au    profit    de 


fonda  Y  Opinion  nationale.  Il  fut  chargé  de  plusieurs  missions  diploma- 
tiques en  Espagne,  fut  consul  au  Mexique,  à  Jassy,  entra  au  Crédit 
mobilier,  grâce  à  ses  relations  d*antan  avec  les  saints-simoniens,  fut 
d'abord  un  adversaire  de  l'Empire,  lit  ensuite  la  paix  avec  lui  et  devinl 
partisan  de  la  «  démocratie  césarienne  ». 

4  Maxime  Ducamp.  Souvenirs  littéraires.  Deuxième  partie.  (Revue 
des  Deux-Mondes.  15  mai  1882),  p.  247. 

1  Voir  la  lettre  à  SOI]   mari,  de  février  1831  (Cosmopolis.  février  I897i. 


GEORGE     SAND  181 

l'humanité  future.  Quand,  vers  183o,  apparut  la  discorde 
radicale  entre  les  saint -simoniens  et  les  républicains, 
George  Sand  suivit  avec  intérêt  les  explications  que  Gué- 
ri mit  lui  donnait  à  ce  sujet,  s'entretenant  avec  lui  de  vive 
voix  et  par  écrit,  mais  en  même  temps  elle  ne  permettait 
pas  qu'il  s'immisçât  trop  et  d'une  manière  indiscrète  dans 
sa  vie  privée.  Ainsi,  par  exemple,  elle  arrêtait  sèchement 
Guéroult  chaque  fois  qu'il  commençait  à  parler  de  ses 
vêtements  d'homme  ou  essayait  de  lui  faire  un  brin  de 
cour1.  Et  après  l'avoir  bien  sermonné,  George  Sand  lui 
écrivait  au  printemps  de  l'année  1835  2  :  «  Le  seul  incon- 
vénient que  je  voie  à  cette  détermination  (le  départ  pour 
l'Orient),  c'est  qu'un  séjour  nouveau  avec  des  chefs  saint- 
simoniens  augmentera  en  vous  le  sentiment  de  fanatisme 
pour  des  hommes  et  des  noms  propres.  Je  n'aime  pas  ce 
sentiment,  je  le  trouve  petit,  ravalant  et  niais.  Je  l'éprouve 
souvent,  et  il  ny  a  pas  vingt-qaalre heures  que  j'ai  eu 
une  forte  lutte  à  soutenir  contre  moi-même  pour  m'en 
défendre,  en  présence  dun  homme  politique  cl  un  très 
(//■and  aspect . 

«  Je  ne  me  suis  enrôlée  sous  le  drapeau  d'aucun  meneur, 
et,  tout  en  conservant  estime,  respect  et  admiration  pour 
huis  (eux  qui  professent  noblement  une  religion,  je  reste 
convaincue  qu'il  n'y  a  pas  sous  le  ciel  d'homme  qui  mérite 
qu'on  plie  le  genou  devant  lui...  J'ai  causé  avec  les  saint- 
simoniens ,  avec  les  carlistes,  avec  Lamennais,  avec 
Coëssin,  avec  le  juste-milieu,  et  hier  avec  Robespierre  en 
personne.  J'ai  trouvé  chez  tous  ces  hommes  de  grandes 


1  Voir  la  Correspondance,  t.  I,  p.  293-297. 

'Cette  lettre  datée.dans  la  Correspondance,  t.  I,p.  353-358,  de  mars  1836 
se  rapporte  en  réalité  au  moment  où  George  Sand  lit  la  connaissance  de 
Michel  de  Bourges,  c'est  plutôt  «  avril  1835  »  qu'il   faudrait  y  mettre. 


182  ..EoRUF.     SAX1> 

dosée  fte  vertu,  de  probité,  dmtemgence  fi  de  raison.,  et 

celui  cm  m'a  le  plus  agitée,  c'est  celui  dont  je  hais  lepkus 
tes  idées  et  dont  j 'admire  le  phts  F  individualité.  C'est  le 
dernier.  ce  qm ■prouve  qu'il  est  facile  d'égareriles  hommes 
et  ffîabuser  dr-  don- de  Dieu  ;  mais  je  fais  serment  âevwti 
lui.  que  si  l' e.rtrème  gauche  vient  à  régner,  ma  tête  g 
passera  comme  bien  d'autres,  car  je  dirai  mon  mut. 

«  Ce  que  je  voie  au  milieu  de  «ces  .divergences  <: 
rénovâtri-----.  ë'-est  un  gaspilfege  de  sentiments  générera  et 
de  pensées  élevées.;  c'est  une  tendance  à  l'amélioration 
do.  une  impossibilité  de  produire  pour  le  momerit,  tante 
de  tète.  ;'i  ce  grand  corps  aux  cent  bras,  qui  se  dédhàre 
lui-même,  ne  sachant  à  quoi  s'attaquer.  Ce  conflit  ce  t'ait 
encore  que  bruit  et  poussière.  Nous  ne  sommes  pas  dans 
l'ère  où  il  «-«instruira  des  sociétés  et  les  peuplera  d'hommes 
perfectionné.-...  » 

«  ...  Je  voudrai-  voir  un  bommedantelligenceet  (lecteur 
chercher  partout  la  vérité  et  l'arracher  par  morceau*  à 
chacun  fie  ceux  tpii  l'ont  dépecée  et  partagée  entre  buk,.  .le 
voudrais  le  voir  passer  par  toutes  les  sectes  pour  des  D«tt- 
naitrc  et  les 'juger.  Se  voudrais,  qu'au  lieu  de  le  mépriser  et 
de  le  railler  pour  -.a  mobilité,  les  hommes  réGOiitasseirt 
comme  le  plu-  éclaire  et  leplu>/élé  des  prertres  de  l'a \  cuir... 
Sou\  onez-vou-  de  ce  que  je  vous  dis  :  un  jour  vous  ne  croirez 
plus  à  aucune  aeCte  peligieuse,  à  aucun  parti  politique,  à 
aucun  système  social.  Vous  ne  verrez  pour  les  hommes 
qu'une  possibilité  d'amélioration  soumise  à  mille  viei-sifu- 
dc-...  .l'ai  regret  ô  ces  trésors  de  \ertu  ei  de  courage -qui 
-  isolent  les  uns  des  autres,  et  si  je  pouvais  réussir  à  fondre 
ensemble  le  produit  de  cinq  paires  de  bras,  je  croirais  avoir 
'  fait  pour  ma  part,  eu  égard  à  la  force  des  miens...  » 

Comme  non-  le  voyons,  la  première  impression  «que  lui 


I.F.  ORtIF.     SAM)  J83 

avaient  faite  les  discours  de  Michel  avait  été  très  défavo- 
Bable  <•!  la  correspondante  de'GuéPouH  esl  t < mt  à  fail  hostile 
à  tuiil  esprit  de  parti.  L'in-ftuenoe  de  Sakiie-iBauve  seiait 
encore  bien  sentir  dans  son  scepticisme  sur  l;i  possibi- 
lité de  la  soudaine  régénération  de  L'humanité  ei  dans  un 
cci-fiiin  éclectisme. 

Dans  une  lettre  inédite  à  Gustave  J'apel,  QeosEg-e  Sand 

souligne  encore  le  fait  de  Sa  complète  indifférence   pour  les 

opinions  arrêtées  des  partis. 

Nohant,  le  14  avril  1835. 

«  J*avai-  prié  Buteil  de  t'écrire  l'an  ire  juin-.  peerae  que  je  par- 
lai- pour  BouEgee  et  j'avais  à  te  prier  de  nie  rendre  un  petit  ser- 
vice en  toute  hâte. 

J'ai  lait  connaissance  avec  Michel  qui  m'a  promis  file  me  faire 
guillotiner  à  La  première  occasion,  lorsque  la  République  serait 
arrivée.  Juge  ae  qu'il  fera  (le  toi  !  s'il  nae  guillotine,  nii.i.  qui  suis 
en  fait  d'apinion,  de  la  force  d'Odry  dans  la  conversation  !  Nous 
irons  ensenfble  a  fi  place  de  Grève  ei  uous  ferons  des  calembours 

en    elieuiill.    )) 

A  Hippolvle  Chàtiron  :  le  17  nvril  :  «  [T'ai  fail  connais- 
sance avec  Michel,  qui  me  parall  un  gaillard  sdKdemeril 
fcrempë  pour  faire  un  tribun  du  peuple.  S'il  y  a  un  boule- 
versement, je  pense  que- cet  "homme  fera  beaucoup  de  bruit.  » 

Pendant   ce  temps-là,  Michel,  ([ui  venait   de  lire  Ij'lia  et 

qui  en  était  taqtié *.,  fui  très  frappé  eu  apprenant  que  Fou- 
leur  étail  une  femme  el  brûla  aussitôl  du  désir  ardenl  de 
soumettre  cette  nature  originale  et  forte  et  d'en  faire  son 
adepte.  Immédiatement  aprèslé  déparUde  Geocge  Sand  de 
Bourges,  il  lui  envoya  à  Nohani  une  longue  lettre.  La  cor- 
respondance commença.  Quand  Michel  partit   pour  Farcis, 

1  Histoire  de  ma  Vie,  t.  IV.  p.  319. 


184  GEORGE    SAND 

George  Sand  et  ses  amis  l'y  .suivirent  et  les  nouvelles  con- 
naissances se  virent  tous  1rs  jours  dans  le  petit  logement 
du  quai  Malaquais.  Tantôt,  ils  assistaient  aux  plaidoiries 
de  Michel  au  Palais  de  Justice,  tantôt  ils  raccompagnaient 
à  travers  Paris  dans  ses  promenades.  On  discutait,  ou  bien 
Michel  pérorait,  attaquait  l'ordre  existant,  tandis  que  tous 
les  autres  l'écoutaient  avec  vénération.  George  Sand.  pour 
ne  pas  trop  attirer  l'attention  au  milieu  de  cette  bruyante 
compagnie,  reprit  ses  habits  d'homme,  et  ce  costume  lui 
permit  de  pénétrer,  sans  obstacle,  1«'  20  mai,  dans  la  salir 
d'audience  du  Luxembourg1.  Elle  fait  delà  façon  suivante, 
dans  Y  Histoire  de  ma  Vie2,  le  récit  de  ces  journées  : 
«  Depuis  quelques  jours  que  nous  nous  étions  retrouvés 
à  Paris,  lui  et  moi,  toute  ma  vie  avait  changé  de  lace.  Je  ne 
sais  si  l'agitation  qui  régnait  dans  l'air  que  nous  respirions 
tous  aurait  beaucoup  pénétré  sans  lui  dans  ma  mansarde; 
niais  avec  lui,  elle  y  était  entrée  à  flots.  Il  m'avait  présenté 
son  ami  intime.  (ïhvrd  de  Xevers  .  et  les  autres  défenseurs 
des  accusés  d'avril  choisis  dans  les  provinces  voisines  de 
la  nôtre.  l*n  autre  de  ses  amis,  Degeorges  d'Arras),  qui 
devint  aussi  le  mien.  Planet,  Emmanuel  Aràsro  et  deux  ou 
trois  autres  amis  communs  complétaient  l'école.  Dans  la 
journée,  je  recevais  mes  autres  amis.  Peu  d'entre  eux  con- 
naissaient Everard  ;  tous  ne  partageaient  pas  ses  idées; 
mais  ces  heures  étaient  encore  agitées  par  la  discussion  des 


1  Dans  le  n°  VII  des  Lettre*  d'un  voyageur  adressé  à  Li>/t.  G-eorge  Sand 
décrit  d'une  manière  humoristique  cet  épisode:  «  Vous  souvenez-vous 
d'Everard...  et  de  mon  frère  Emmanuel  Arago)  qui  me  cachait  dans 
une  des  vastes  poches  de  sa  redingote  pour  entrer  à  la  Chambre  des 
Pairs  et  qui,  en  rentrant  chez  mui,  me  posait  sur  le  piano  en  rous 
disant  :  «  Une  autre  luir-  vous  mettrez  mon  cher  frère  dans  un  cornet 
de  papier,  afin  qu'il  ae  dérange  \>;\~  sa  chevelure...  »  [Lettres  d'un  voya- 
geur, p.  228-230,  édition  Lévy.) 

-'  Histoire  de  ma  Vie,  t.  IV.  p.  334. 


GEORGE    S  AND  18b 

choses  du  dehors,  et  il  n'y  avait  guère  moyen  de  ne  pas 
s'oublier  soi-même,  absolument,  dans  cet  accès  de  fièvre 
que  les  événements  donnaient  à  tout  le  monde...  » 

Parmi  les  membres  de  cette  «  école  »  qui  s'était  formée 
en  1835  autour  de  Michel,  il  faut  surtout  nommer  Charles 
Didier'.  George  Sand  lui  consacre  bon  nombre  de  pages 
dans  Y  Histoire  de  ma  Vie  et  lui  a  adressé  la  sixième  Lettre 
d'un  Voyageur  (n°  10  des  Lettres  d'un  voyageur  en  vo- 
lume. —  Dans  toutes  les  éditions  ultérieures  de  ces  Lettres, 
le  nom  de  Didier  est  remplacé  par  le  pseudonyme  de 
«  Herbert  »,  et  seules  les  éditions  parues  avant  1X42  portent 
en  tête  de  la  lettre  n°  10  les  mots  :  A  Charles  Didier.) 
Or,  le  logement  de  Didier,  6\  rue  du  Regard,  servit  cidre 
1835  et  1(S:}~  de  lieu  de  réunion  à  tous  les  amis  de  Michel 
et  de  George  Sand,  qui,  lors  de  ses  arrivées  à  Paris,  des- 
cendait parfois  chez  Didier  et  s'y  faisait  adresser  sa  cor- 
respondance. 

Pourtant  on  remarque  encore  dans  les  lettres  de  George 
Sand  une  légère  ironie  fine,  une  note  méprisante  à  l'adresse 
des  politiciens.  Le  23  mai,  elle  écrivait  h  Duteil  (lettre 
inédite  dont  la  première  partie  se  rapporte  à  Dudevant)  : 
«  Tu  sois  mieux  que  moi  où  en  est  le  procès.  Mon  dévoue- 
ment pour  Michel  n'a  pas  pu  encore  aller  jusqu'à  lire 
les  journaux.  Mais  je  le  vois  tous  les  jours,  ce  qui  revient 
au  même.  Son  cœur  est  aussi  affectueux  que  sa  conduite 
est  forte  et   noble. 


1  Charles  Didier,  écrivain  français  et  collaborateur  de  la  Revue  des 
Deux-Mondes,  naquit  à  Genève  en  1805,  et  mourut  à  Paris  en  1864. 
Outre  la  susdite  revue,  il  collabora  encore  au  National,  au  Monde  de 
Lamennais,  etc.  Il  avait  beaucoup  voyagé,  rempli  des  missions  diplo- 
matiques (entre  autres  en  Pologne).  Vers  la  fin  de  sa  vie  il  perdit  la 
\  ue.  Ses  écrits  ont  pour  la  plupart  parus  d'abord  dans  la  Revue  des  Deux- 
Mondes,  Ses  œuvres  les  plus  connues  sont  :  Rome  souterraine  et  les 
Lettres  sur  l'Espagne. 


186  '.Ei">IU;  F.     SAM» 

«Je  regrette  pour  toi  les  beaux  jours  que  nous  aurions 

passés  avec  lui.  Bidault. (  jirerd.Lasnier.  etc.  J'ai  dîné  l'autre 

jour   avec    Lamennais,    Barrot,    BaManche,  Nourrit,  etc.. 

dheztLisd,.  Je  déjeune  lundi  chez  Michel  avec  Lamennais. 

Cette   fusion  de  principes  entre  des   hommes  naguëi 

opposés  et  si  divers  de  professions  et  d'intelligence,  est  un 

t'ait    curieux    et   qui    ne  se   représentera  sans  doute  plus. 

*. 
Dan-  quelques  jours   non-   serons  tous    divisés.   Chacun 

retournera   che*   sni.    et   je   m'en   vais    en    Suisse.    »     # 
Dans  Y  Histoire  de  ma  Vie  nous  trouvons  des  pages  qui 
nous   dépeignent  ces  mêmes  réunions   de   personnes,   en 
apparence    si    disparates.    George   Sand    y   confirme  que 
'•'•■lait  précisément  Michel  qui  l'avait  int-  i\  diffé- 

rents partis  politiques,  alors  que  l'intérêt  qu'elle  portait 
aux  questions  sociales  était  né  depuis  longtemps.  «  J'avais 
passé  le  mois  précédent  c'est-à-dire  avril  à  lire-  Everard 
et  à  lui  écrire.  Je  l'avais  revu  dans  cet  intervalle,  je 
l'avais  pressé  fle  questions  et,  peur  mieux  mettre  à  profil 
le  peu  de  temps  qœ  aous  avions,  je  n'avais  plus  rien  dis- 
cuté. J'avais  tàelié  de  construire  en  moi  l'édifice  cl 
croyance,  atin  Se  wwr  si  jr  pouvais  me  l'assimiler  avec 
fruit,  ('«invertie  au  sentiment  républicain  et  aux  idées 
nouvelles,  an  sait  maintenant  du  reste  que  je  l'éliu-d'avance. 
J'avais  gagne  à  entendre  cet  homme  véritablement  inspiré 
en  certain-  moments,  de  ressentir  de  vives  émotions,  que 
la  politique  ne  m'avait  jamais  semblé  pouvoir  me  donner. 
J'avais  toujours  pensé  froidement  aux  choses  de  fait  ; 
j'avais  regarde  couler  autour  fle  moi,  comme  un  fleuve 
lourd  et  Iroiilde.  les  mille  accidents  de  IHiistoire  générale 
eoiiteinporaine.  et  j'axai-  dit  :  Je  nr  boirai  pas  cette  eau. 
Il  est  probable  que  j'eusse  continue''  à  ne  pas  vouloir 
mêler  ma   vie  inférieure  à   l'agitation  de  ces  flots  an 


CF.  IHIIIF.     SAM)  187 

Sainte-Beuve  qui  m'influençait  encore  un  peu  à  cette 
époque,  par  ses  adroites  railleries  et  ses  raisonnables  aver- 
tissements, regardait  les  choses  posifj\ les  en  amateur  et  en 
critique.  Ln  critique  dans  sa  boudhe  avait  de  grandes 
séductions  pour  la  partie  la  plus  raisonneuse  et  la  plus 
tranquille  de  l'esprit.  Il  Baillait  agréablement  cette  fusion 
subite  qui  s'opérait  entre  les  esprits  les  plus  divers  \eims 
de  tous  les  peints  de  l'horizon,  et  qui  se  mêlaient,  disait-il, 
comme  tons  les  cercles  du  Dfeaite  écrasés  subitement  en  un 
seul. 

«  Dn  dîner  où  Liszt  avait  Réuni  M.  Lamennais,  M.  Bal- 
ïandhe,  le  chanteur  Nourrit  et  moi,  lui  paraissait  La  èhoee 
ln  pins  fantastique  qui  se  pntt  imaginer.  11  me  demanôait 
ce  <pii  avait  pu  être  dit  entre  ses  cinq  personnes.  Je  lui 
{répondais  que  je  n'en  savais  oien,  que  M.  Lamennais 
avait  dû  causer  awee  M.  Bananche,  Liszt  an*ee  Nourrit,  et 
moi  avec  le  ébat  de  la  maison.  » 

Par  cette  plaisanterie  charmante,  George  Sand  évitait  do 
faire  une  réponse  directe  à  la  question  de  Sainte-Beuve, 
ne  voulant  pus  avouer,  semble-t-il,  que,  contrairement  à 
habitudes,  à  ee  moment  elle  prenait  une  part  aetive 
aux  polémiques  et  aux  conversations.  Selon  toute  proba- 
bilité, Michel,  cette  fois  comme  toujours,  voulut  profiter  de 
l'occasion  pour  l'endoctriner.;  et  quant  à  elle,  non  seule- 
ment elle  I'écoutaît,  mais  elle  lui  répliquait.  11  est  fle  fait 
que  la  nouvelle  connaissance  de  Michel  ('tait  loin  d'être 
aussitôt  devenue  pour  lui  une  élève  docile.  Il  est  vrai 
qu'elle  s'était  d'emblée  sentie  pénétrée  d'un  profond  res- 
pect fout  filial  et  d'une  admiration  de  disciple  envers  la 
personne  de  ce  démagogue  de  grand  talent.  Quand  il  toiriba 
malade,  elle  alla  le  voir  tous  les  jours,  insista  pour  qu'on 
lui  envoyai    un   docteur,   le  soigna   comme  une  sœur  de 


188  GEORGE    SAND 

charité  l'eut  l'ail  d.  Néanmoins  la  propagande  de  Michel, 
ses  idées,  ses  opinions  extrêmes  étaient  loin  d'avoir  trouvé 
en  elle  un  auditeur  docile.  Et  si  l'histoire  de  ses  rapports 
personnels  avec  Michel  se  présente  à  uos  yeux  comme 
l'heureuse  apparition  d'un  juste  et  d'un  prophète  depuis 
longtemps  attendu,  d'un  inconnu  déjà  parent  par  l'esprit, 
devant  lequel  les  portes  doivent  s'ouvrir  toutes  grandes, 
qu'on  voudrait  recevoir  à  bras  ouverts  et  qui  devient  en 
un  court  espace  de  temps  un  ami,  un  frère,  un  maître, 
et  même  plus  encore.  —  alors  l'histoire  de  la  prétendue 
conversion  de  George  Sand  apparaît  comme  la  défense 
opiniâtre  d'elle-même  contre  l'ennemi  menaçant  sa  liberté 
individuelle,  qui  lui  était  si  précieuse.  C'était  un  ennemi 
sans  quartier,  détruisant  sur  son  passage,  en  vrai  vandale, 
tout  ce  qui  est  cher  à  l'artiste,  tout  ce  qui  est  une  conquête 
de  l'esprit  humain,  choses  non  moins  belles  et  non  moins 
nécessaires  que  les  idées  d'égalité,  de  fraternité  et  de 
liberté,  pour  lesquelles  guerroyait  seulement  le  terrible 
tribun.  Alors  que  toutes  les  lettres  de  George  Sand  des 


1  On  a  omis  dans  la  Correspondance  de  George  Sand  tous  les  pass 
se  rapportanl  à  Michel.  G'esl  ainsi  qu'à  la  page  20  du  lome  II  on 
devrait  lire  (nous  mettons  en  italiques  les  passages  tronqués  :«  Je  suis 
maintenant  avec  mes.  enfants  dans  la  chère  Vallée  .Nuire.  Michel  est  en 
prison  à  Bourges.  J'ai  vu  M»*  Liszt  la  veille  de  mon  dépari  de  Paris  el 
je  l'ai  embrassée  pour  son  Gis  el  pour  moi.  Je  n'ai  plus  vu  personne  de 
nos  connaissances.  Occupée  à  soigner  le  vieux  républicain  plus  malade 
que  jamais,  je  n'étais  presque  jamais  chez  moi .  J'ai  vu  une  fois  Emma- 
nuel, qui  m'a  chargée  de  le  rappeler  à  votre  amitié,  et  qui  m'a  ques- 
tionnée  avec  intérêt  sur  votre  compte.  On  «lit  que  notre  cousin  Heine 
s'est    pétrifié  en  contemplation  aux  pieds  de  la   princesse  Belgiojoso. 

Sosthènes  (de  la   Rochefoucauld,   ami  de  Liszt  el   de   G 'ge  Sand)  est 

mort  ou  il  s'esl  reconnu  dans  un  passage  de  la  lettre  imprimée,  car  je 
ne  l'ai  pas  revu  depuis  ce  temps-là.  Moi,  je  me  porte  bien,  je  suis  bêtè 
comme  une  oie  ou  comme  Sosthènes.  J>'  dors  douze  heures,  je  ne  fais 
lien  ilu  tout...  ■•  etc.,  ainsi  qu'il  esl  imprimé.  (Lettre  du  1S  août  1830  à 
Franz  Liszt.) 

Dans  ['Histoire  de  //<</  Vie,  George  Sand   raconte  aussi  qu'elle  avail 
soigné  le  vieux  républicain  une  année  auparavant,  en  1 835 . 


GEORGE     S  AND  189 

années  1835-1837  adressées  à  ses  parents  et  omis  sont  rem- 
plies d'expressions  enthousiastes ,  qu'elle  y  parle  de  Michel 
comme  d'une  grande  Ame,  comme  d'un  prophète  vénéré  et 
réellement  aimé  et  qu'elle  le  soigne  avec  une  tendresse  filiale, 
—  sa  célèbre  Lettre  à  Éverard,  présente  les  choses  tout 
autrement,  surtout  lorsqu'on  l'analyse  à  titre  de  docu- 
ment psychologique  et  littéraire.  Pour  nous,  qui  sommes 
éloignés  de.  cette  époque  par  plus  d'un  demi-siècle,  nous 
éprouvons  à  la  lecture  de  cette  lettre  une  tout  outre 
impression  que  celle  que  ressentaient  les  contemporains 
et  que  continuent  de  partager  la  plupart  des  critiques  et 
des  biographes.  Selon  nous,  ce  n'est  nullement  là  le  credo 
i\v>  idées  de  Michel,  mais  au  contraire,  c'est  l'expression 
d'une  lutte  opiniâtre  et  la  résistance  au  nom  de  l'individua- 
lité artistique  contre  les  prédications  despotiques  et  intolé- 
rantes de  Michel.  On  dirait  que  nous  assistons  à  un  dia- 
logue dont  nous  n'entendons  que  les  réponses  de  George 
Sand.  réponses  qui  sont  pour  la  plupart  une  protestation, 
mais  ces  réponses  suffisent  pleinement  pour  pouvoir  juger 
ce  que  Michel  disait  et  affirmait  de  son  côté.  En  comparant 
li  -  pages  consacrées  à  Michel  dans  Y  Histoire  de  ma  Vie, 
avec  la  Lettre  à  Éverard  et  les  lettres  particulières,  tant 
imprimées  qu'inédites  de  George  Sand,  nous  voyons 
qu'elle  était  tout  simplement  charmée  par  la  personnalité 
de  Michel,  par  cette  ardeur  perpétuelle,  par  ce  dévoue- 
ment absolu  et  désintéressé  mis  au  service  d'une  idée,  par 
celte  force  d'âme  et  par  cette  existence  d'où  il  avait  rejeté 
tout  ce  qui  (Hait  égoïste  et  personnel. 

Mais,  au  premier  abord,  les  opinions  de  Michel  l'avaient 
effrayéee  et  lui  avaient  été  profondément  antipathiques. 
Non  seulement  George  Sand  ('tait  trop  artiste  de  nature, 
trop  individuelle,  trop  amie  de  la  liberté  ef  trop  au-dessus 


190  '.F.nHi.E     s  A.ND 

de  cette  foute  médiocre  qui  suit  si  facilement  les  meneur.- 
et  tes  beaux  parleurs  tels  que  Michel  de  Bourges  :  elle 
était  en  outre  effrayée  par  lu  prédication  de  doctrines 
violentes  et  Révolutionnaires  et  de  boule  versements- achetés 
au  prix  du  sang;  enfin»,  rebutée  par  la  théorie  du  nivelle- 
ment universel  et  de  l'inutilité  des  acts  et  des  artistes,  elle 
élail  encore  révoltée  pan  les  discours  ascétiques  et  fana- 
tiques die  ce  Savonarole  révolutionnaire.  Voilà  pourquoi. 
d'un  eût»'  nous  pouvons  lire  les  épithètes  les  plus  flal- 
teuses-,  Vespnession  de  son  adoration  <U-\ ;ml  le  mailr>j.  et 
d'un  autre  coté  des  pages  d'une  protestation  humble,  il 
est  vrai,  et  selon  l'auteur  trop  audacieuse,  niais  néanmoins 
de  protestation  contre  la  do<  Irinc 

La  première  partie  de  la  Lettre  à  Ehevard  commence  par 
l'expression  delà  Reconnaissance  éprouvée  par  le  voyageur 
de  ce  (pie  le  grand  homme,  quoique  occupé  pan  des  intérêts 
Irè-  sémeuK  et  appartenant  à  l'humanité,  avait  daigné  écrire 
à  son  nouvel  ami  immédiatement  après  leur  entrevue.  Déjà 
au  commencement  de  sa  lettre',  George  Sand  place  Mi- 
eln'1  -ur  un  piédestal,  mais  exprime  des  idées  qui  sont  loin 
d'être  démocratiques  :  «  Quelle  mission  que  la  tienne,  c'est 
un  métier  de  gaedeur  de  pourceaux,  c'est  Apollon  chez 
Admette.  Ce  qu'il  y  a  de  pis  pou»  toi.  c'est  qu'au  mi- 
lieu die  ffffs  troupeau. r.  au  fond  de  /'-s  é table*,  tu  le  mm- 
viens  de  ta  divinité,  el  quand  tu  vois  passer  un  pauvre 
oiseau,  tu  envies  son  essor  et  lu  regrettes  les  eieus.  kQue 
ne  puis-je  l'emmener  avec  moi  sur  l'aile  de-  vente  inm 
tants.  te  l'aire  respire»  le  goand  air  (le-  solitudes,  el 
l'apprendre  le  Secret  de-  JOèteS  el  (fes  Liohémien-  !...  Te 
voua  employé  à  de  \il>  lra\aux.  clou»'  sur  ta  croix,  en- 
chaîné au  misérable  bagne  des  ambitions  humaine-.  \ 
donc,   et  que  celui   qui   t'a  donné  la  force   et   la    douleur 


<;  kuruk    sa.M)  KM 

en  partage,  entoure  longtemps  pour  loi  d'une  auréole  de 
gloire  cette  couronne  d  épines  que  tu  conquerras  au  gris 
de  la  liberté,  du  bonheur  et  de  la  vie.  Car  pour  la  philan- 
thropie dont  vous  avez  l'humilité  de  vous  vanter,  vous 
autres  réformateur»,  je  vous  demande  bien  pardon,  mais 
je  n'y  crois  pas.  La  philanthropie  t'ait  des  sœurs  de  cha- 
rité.  L'amour  de  la  gloire  est  autre  chose  e&  produit 
d  autres  destinées.  Sublime  hypocrite,  tais-toi  là-dessus 
avec  moi,  tu  te  méconnais  en  prenant  pour  le  sentiment 
du  devoir  la  pente  rigoureuse  et  fatale  où  fentraine  l'ins- 
tinel  de  la  force.  Pour  moi,  je  sais  que  lu  n'es  pas  de  ceux 
qui  observent  les  devoirs,  mais  de  ceux  qui  les  imposent  : 
Tu  w aimes  pas  les  hommes,  tu  ries- pas  leur  frère,  cur  tu 
lies  pas  leur  égal.  Tu  es  une  exception  parmi  eux,  tu  es 
né  roi. 

o  Ali  !  voici  qui  te  lâche,  mais  au  fend  tu  le  sais  bien,  il  y 
a  une  rovauté  qui  est  d'institution  divine.  Dieu  eût  départi  à 
tous  les  hommes  une  égale  dose  d 'intelligence  et  de  vertu, 
s'il  eût  voulu  fonder  h'  principe  d'égalité parmi  eux  corn  nu- 
lu  l'entends  ;  mais  il  fuit  les  grands  hommes  pour  com- 
mander aux  petits  hommes,  comme  il  a  l'ail  \\\\  cèdre  pour 
protéger  l'hysope.  L'influence  enthousiaste  et  quasi  despo- 
tique que  lu  exerces  ici,  dans  ce  milieu  de  la  France,  où 
tout  ce  qui  pense  et  seul  s'incline  devant  ta  supériorité 
au  peint  que  moi-même,  le  plus  indiscipline  voyou  qui  ait 
jamais  l'ait  delà  vie  une  école  buissonnière,  je  suis  forcé, 
chaque  année,  d'aller  te  rendre  hommage),  dis-moi.  este-ee 
autre  chose  qu'une  royauté  ?  Votre  MajesM ne  peu4  ti  nier. 
Sire,  le  foulard  dont  vous  vous  coiffez  en  guise  detoupel  est 
la  couronne  des  Aquitaines,  en  alleudanl  que  &e  soii  mieux 
encore.  Votre  tribune  en  plein  air  est  un  trône;  Fleuryte 
Gaulois  est  votre  capitaine  des  garde*;  Plane  l,  voire  fou, 


192  GEORGE    SAND 

et  moi,  si  vous  voulez  le  permettre,  je  serai  votre  historio- 
graphe; mais,  morbleu!  sire,  conduisez-vous  bien,  car 
plus  votre  Inimitié  barde  augure  de  vous,  plus  il  eri  exigera 
quand  "vous  aurez  touché  au  but,  et  vous  savez  qu'il  ne 
sera  pas  plus  facile  à  faire  taire  que  le  barbier  du  Feu  roi 
Midas...  » 

«  Croyez-vous  donc  que  je  conteste  vos  droits?  Oh! 
non  pas  vraiment  :  nous  ne  disputerons  jamais  là-dessus. 
Certain  roi  naquit  pour  être  maquignon  ;  toi,  tu  es  né 
prince  de  la  terre.  Moi-même,  pauvre  diseur  de  méta- 
phores, je  me  sens  mal  abrité  sous  le  parapluie  de  la 
monarchie  ;  mais  je  ne  veux  pus  le  tenir  moi-même,  je  m'y 
prendrais  mal,  et  tous  les  trônes  de  la  terre  ne  valent  pas 
pour  moi  une   petite  fleur  au  bord  d'un  lac   des  Alpes... 

«  Allez,  vous  autres,  faites  la  guerre,  faites  la  loi.  Tu  dis 
que  je  ne  conclus  jamais;  je  me  soucie  bien  de  conclure 
quelque  chose  !  J'irai  écrire  ton  nom  et  le  mien  sur  le 
sable  de  l'Hellespont  dans  trois  mois  ;  il  en  restera  autant 
le  lendemain,  qu'il  restera  de  mes  livres  après  ma  mort, 
et  peut-être,  hélas  !  de  tes  actions,  ô  Marins  !  après  1«' 
coup  de  vent  qui  ramènera  la  fortune  des  Sylla  et  des 
Napoléon  sur  le  champ  de  bataille. 

«Ce  n'est  pas  que  je  déserte  ta  cause,  au  moins;  do  toutes 
les  causes  dont  je  ne  me  soucie  pas,  imberbe  que  je  suis, 
c'est  la  plus  belle  et  la  plus  noble.  Je  ne  conçois  même  pas 
que  les  poètes  puissent  en  avoir  une  autre,  car  si  tous  les 
mots  sont  vides,  du  moins  ceux  de  patrie  et  de  liberté  sont 
harmonieux,  tandis  que  ceux  de  légitimité  et  d'obéissance 
-ont  grossiers,  malsonnantset  faits  pour  des  oreilles  de  gen- 
darmes. On  peut  flatter  un  peuple  de  braves;  mais  flatter 
une  tête  couronnée,  c'est  renoncer  à  sa  dignité  d'homme. 
Moi,  je  fuis  le  bruit  des  clameurs  humaines  et  je  vais 


GEOR'GE    SAM»  193 

écouter  la  voix  (\vs  torrents...  Votre  ambition  est  noble  cl 
magnifique,  ô  hommes  du  destin  !  De  tous  les  hochets  dont 
s'amuse  V humanité,  vous  avez  choisi  le  moins  puéril,  la 
gloire!  Achille  prit  un  glaive  au  milieu  des  joyaux  de 
femme  qu'on  lui  présentait;  vous  prenez,  vous  autres,  le 
martyre  des  nobles  ambitions,  au  lieu  de  l'argent,  des 
litres  et  des  petites  vanités  gui  charment  le  vulgaire. 
Généreux  insensés  que  vous  êtes,  gouvernez-moi  bien  tous 
ces  vilains  idiots  et  ne  leur  épargnez  pas  les  étrivières.  Je 
vais  chanter  au  soleil  sur  ma  branche  pendant  ce  temps-là  ! 
Nous  m'écouterez  quand  vous  n'aurez  rien  de  mieux  à 
faire...  Bonsoir,  mon  frère  Everard,  frère  et  roi.  non  en 
vertu  du  droit  d'aînesse,  mais  du  droit  de  vertu.  Je  t'aime 
de  tout  mon  cœur,  et  suis  de  votre  majesté,  sire,  le  très 
humble  et  très  fidèle  sujet.   » 

En  tout  cela,  comme  le  lecteur  le  voit,  parmi  les  plaisan- 
teries charmantes,  les  paroles  flatteuses,  et  une  coquet- 
terie toute  féminine  résonne  la  même  note,  la  même  pen- 
sée :  je  m'incline  devant  ta  personnalité,  mais  ton  œuvre 
ne  me  semble  être  qu'une  vanité  d'un  ordre  supérieur;  tu 
es  un  ambitieux,  tu  poursuis  un  hochet,  tandis  que  moi  je 
suis  un  poète,  libre  de  tons  les  futiles  attraits  humains,  loin 
Ar<,  bruits  du  inonde,  et  j'ai  atteint  le  vrai  bonheur  et  le 
calme  au  sein  de  la  nature,  dans  le  service  de  l'art... 

Sa  seconde  lettre  du  15  avril  confirme  tout  cela.  Michel 
lui  avait  posé  cinq  questions,  auxquelles  elle  répond  les  unes 
après  les  autres.  Entre  autres  elle  dit  que  dans  sa  lettre  de 
la  veille  elle  avait  déjà  répondu  à»  la  première  question 
d1Everard,  à  savoir  :  sur  la  cause  de  sa  tristesse  à  lui.  S'il 
est  triste,  «  c'est  que  travailler  pour  la  gloire  est  à  la  fois  un 
rôle  d'empereur  el  un  métier  de  forçat  ».  Il  est  M-ai  qu'elle 
s'empresse  fout  de  suite  de  consoler  son  correspondant  en 
n.  13 


194  GEOBGE     S  AND 

lui  disant,  à  propos  de  son  rôle  de  Prométhée  souffrant  : 
«  Tues  plus  grand,  couché  sur  ton  roc,  avec  les  serres  d'un 
vautour  dons  le  cœur,  que  1rs  tonnes  des  bois  dans  leur 
liberté.  Ils  sont  libres,  mais  ils  ne  sont  rien,  et  tu  ne  pour- 
rais être  heureux  ô  leur  manière  ».  Mois,  presque  immé- 
diatement après,  rlle  dit  aussi  qu'il  ne  peut  avoir  rien  de 
commun  avec  des  hommes  tels  que.  le  «  Voyageur  ». 

...  «  Marin.- don- les  marais  de  Minturnes,  à  coup  sûr,  ne 
s'entretint  pas  avec  les  paisibles  naïades.  Hommesde  bruit, 
ne  venez  pas  mettre  vos  pied-  sanglants  et  poudreux  dans 
les  ondes  pure-  qui  murmurent  pour  non-:  e'est  à  non-, 
rêveur-  inoffensifs,  que  les  eaux  de  la  montagne  appar- 
tiennent; c'est  o  non-  qu'elles  parlent  d'oubli  et  de  repos, 
conditions  de  notre  humble  bonheur  qui  vous  feraient  rire 
de  pitié!  Laissez-nous  cela,  non-  vous  abandonnons  tout  le 
reste,  les  lauriers  et  les  autels,  le?-  travaux  et  le  triomphe. 
Mon  pauvre  frère,  j'aime  mieux  mon  bâton  de  pèlerin  que 
ton  sceptre,  » 

Elle  le  plaint  et  s'incline  devant  lui.  c^i  il  ne  peut  être 
autre  qu'il  est.  Et  le  voyageur  reprend  :  «  ...  N'étant  bon 
à  rien  qu'à  causer  avec  l'écho,  à  regarder  lever  la  lune 
et  à  composer  des  chants  mélancoliques  ou  moqueurs  pour 
les  étudiants  poète-  et  les  écoliers  amoureux,  j'ai  pris, 
comme  je  te  le  disais  hier,  l'habitude  de  faire  de  ma  vie 
une  véritable  école  buissonnière  où  tout  consiste  à  pour- 
suivre des  papillons  le  long  des  haies,  tombant  parfois  le 
nez  don-  les  épines  pour  avoir  une  Heur  qui  s'effeuille  dans 
ma  main  avant  que  je  l'aie  respirée,  ô  chanter  avec  les 
grives  et  ô  dormir  sous  le  premier  saule  venu,  sans  souci 
de  l'heure  et  des  pédants.  Ce  que  je  puis  foire  de  mieux, 
c'est  de  planter  à  ton  intention  un  laurier  dans  mon  jardin. 
A  chaque  belle  action  que  l'on  me  racontera  de  toi,  je  t'en 


GEORGE     SAN  D  19o 

enverrai  une  feuille,  et  tu  te  souviendras  un  instant  de 
celui  qui  rit  de  toutes  les  idées  représentées  par  des 
cuistres,  mais  qui  s'incline  religieusement  devant  un  grand 
cœur  où  réside  la  justice...  » 

Et  à  la  question  :  «...  A  quand  donc  la  conclusion?  et 
si  lu   meurs  sons  avoir  conda?  »  —  elle  répond  hardi- 
ment :   ...   «  Ma  foi!  meure  le  petit  George  quand  Dieu 
voudra,  le  monde  n'en  ira  pas  plus  mal  pour  avoir  ignoré 
sa  façon  de  penser...  Je  n'ai  aucun  intérêt  à  formuler  une 
opinion   quelconque.    Quelques   personnes  qui   lisent  mes 
livres  ont  le  tort  de  croire  que  ma  conduite  est   une  pro- 
fession de  foi,  et  le  choix  des  sujets  de  mes  historiettes, 
une  sorte  de  plaidoyer  contre  certaines  lois...  Mes-écrtts, 
n'ayant  jamais  rien  conclu,  n'ont  causé  ni  bien  ni  mal. 
Je  ne  demande   pas  mieux  que  de  leur  donner  une  con- 
clusion, si  je  la  trouve  ;  mais  ce  n'est  pas  encore  lait,  et 
je  suis  trop  peu  avancé  sous  certains  rapports  pour  oser 
hasarder  mon  mot.  J'ai  horreur  du  pédantisme  de  la  vertu. 
Il  est  peut-être  utile  dans  le  monde  ;  pour  moi,  je  suis 
de  trop  bonne  foi  pour  essayer  de  me  réconcilier  par 
un  acte  cl  hypocrisie  ace  les  sévérités  que  mon  irrésolu- 
tion [courageuse  et  loyale,  j'ose  le  dire)  attire  sur  moi. 
.J'en   supporterai  la  rigueur,  quelque  pénible  qu'elle  me 
puisse  être,  tant  que  je  it  aurai  pas  la  conviction  intime 
que  j 'attends.  Me  blâmes-tu?  Je  suis  dans  un  tout  petit 
cercle  de  choses,  et  pourtant  tu  peux  le  comparer,  à  l'aide 
d'un  microscope,  à  celui  où  tu  existes.    Voudrais-tu.  pour 
acquérir  plus   de  popularité  ou  de  renommée ,   feindre 
d'avoir    les    opinions   qu'on    t'imposerait ,    et   proposer 
comme  article  de  foi  ce  qui  ne  serait  encore  qu'à  l'état 
d'embnjon  dans  ta  conscience?  Je  tenais  trop  à  ton  estime 
pour  ne  pas  ( exposer  ma  situation ...  » 


196  IjF.oRG  F.     SAM) 

Dans  la  troisième  Lettre,  du  IN  avril,  elle  se  défend  de 
nouveau  du  reproche  qu'il  lui  fait  de  son  athéisme  social  : 

«  Tu  dis  que  tout  ee  qui  vil  en  dehors  des  doctrines  de 
l'utilité  ne  peut  jamais  être  ni  vraiment  grand  ni  vraiment 
bon.  Tu  dis  que  cette  indifférence  est  coupable  d'un  Funeste 
exemple  et  qu'il  faut  en  sortir,  ou  me  suicider  moralement, 
couper  ma  main  droite  et  ne  jamais  converser  avec  les 
hommes.  Tu  es  bien  sévère;  mais  je  t'aime  ainsi,  cela  est 
beau  et  respectable  en  toi.  Tu  dis  encore  que  tout  système 
de  non -intervention  est  l'excuse  de  la  lâcheté  ou  de 
l'égoïsme,  parce  qu'il  n'\  a  aucune  chose  humaine  qui  ne 
>oit  avantageuse  ou  nuisible  à  l'humanité.  Quelle  que  soit 
mon  ambition,  dis-tu,  soit  que  je  désire  être  admiré,  soit 
que  je  veuille  être  aimé,  il  faut  que  je  sois  charitable,  et 
charitable  avec  discernement,  avec  réflexion,  avec  science, 
c'est-à-dire  philanthrope.  J'ai  l'habitude  de  répondre  par 
des  sophismes  et  des  facéties  à  ceux  qui  me  tiennent  ce 
langage;  mais  ici  c'est  différent,  je  te  reconnais  le  droit  de 
prononcer  cette  grande  parole  de  vertu,  que  j'ose  à  peine 
répéter  moi-même  après  loi...  » 

En  exposant  alors  de  nouveau  son  admiration  sincère 
pour-  la  personnalité  morale  du  tribun,  pour  son  rigorisme 
envers  lui-même  et  pour  les  devoirs  ascétiques  auxquels  il 
s'est  astreint,  elle  exprime  la  conviction  qu'avant  d'essayer 
de  régénérer  l'humanité,  de  dicter  des  lois  et  de  préconiser 
des  l>oule\  ersements  sociaux,  tout  réformateur,  comme  tout 
homme,  devrait  commencer  par  se  régénérer  soi-même,  par 
se  rendreparfait .  par  dompter  ses  passions  égoïstes  et  \  des, 
et  qu'alors  on  aurait  déjà  beaucoup  obtenu.  En'  un  mot, 
par  ses  convictions  elle  se  range  du  côté  des  réformateurs 
inoralo-socialistfis  et  non  du  côté  des  politiques.  Aussi  est-il 
tout  naturel  qu'elle  dise  :  o  ...  Je  comprends  ce  que  tu  es, 


GEORGE    SAM)  107 

mais  non  ce  que  lu  f;iis.  Je  vois  le  mécanisme  de  cette 
belle  machine  d'idées,  mais  la  valeur  et  l'usage  de  ses 
produits  me  sont  inconnus  et  indifférents.  »  Et  die  affirme 
de  nouveau  que  d'une  manière  pu  (rime  autre,  par  droil 
d'aînesse  ou  de  nolîlesse,  de  vertu  ou  de  violence,  tout 
le  inonde  a  la  prétention  d'être  placé  plus  haut  que  les 
autres,  de  déminer,  de  commander,  d'exciter  l'admiration. 
Et  alors  les  uns  ont  établi  des  «  ...  lois  dictées  par  le> 
plus  habiles  ou  les  plus  forts.  Ceux  qui  on!  réussi  à  faire 
ces  lois  dans  leur  intérêt  personnel  ont  commencé  la 
guerre  éternelle  entre  les  hommes  de  résistance  et  les 
hommes  d'oppression  ;  à  leur  tour,  les  hommes  de  résis- 
tance ont  combattu,  et  sont  devenus  oppresseurs  par 
le  droit  de  la  force.  Dans  tout  cela,  où  est  la  justice  '.' 
Levez-vous,  hommes  choisis,  hommes  divins,  qui  avez 
inventé  la  vertuj  Vous  avez  imaginé  une  félicité  moins 
grossière  que  celle  <]r>  hommes  sensuels,  plus  orgueil- 
leuse que  celle  dos  braves.  Vous  avez  découvert  qu'il  y 
avait,  dans  l'amour  et  dans  la  reconnaissance  de  vos  frères, 
plus  de  jouissance  que  dans  toutes  les  possessions  qu'ils 
se  disputaient.  Alors,  retranchant  de  votre  vie  tous  les 
plaisirs  qui  faisaient  ces  hommes  semblables  les  uns  aux 
autres,  vous  avez  flétri  sagement  du  nom  de  vice  tout  ce 
qui  les  rendait  heureux,  par  conséquent  avides,  jaloux, 
violents  et  insociables.  Vous  avez  renoncé  ;'i  votre  part  de 
richesse  et  de  plaisir  sur  la  terre,  et  vous  élan!  ainsi  rendus 
tels  que  vous  ne  pouviez  plus  exciter  ni  jalousie  ni  mé- 
fiance, vous  vous  êtes  placés  au  milieu  d'eux  comme  des 
divinités  bienfaisantes  pour  les  éclairer  sur  leurs  intérêts  el 
pour  leur  donner  (hxs  lois  utiles.  Vous  leur  avez  dit  que 
donner  était  plus  beau  que  posséder,  et  là  où  vous  ave/ 
commandé,  la  justice  a  régné;  quels  sophismes  pourraient 


i  98  G  I  0  B  G  F.    9  A  N  B 

combattre  votre  excellence,  ô  sublimes  vaniteux?  Il  n'y  a 
rien  au  monde  de  plus  grand  que  Vous,  rien  de  plus  [>r«  - 
eieux.  rien  de  plu-  nécessaire...  » 

Best  douteux  que  l'adversaire  le  plus  acharné  de  Michel 
eût  trouvé  un  argument  plus  caustique,  plus  sceptique, 
contre  les  mobiles  de  son  activité,  que  l'argument  'donné 
par  George  Sand  dans  les  lignes  précédentes.  Elle  conti- 
nue ensuite  : 

«  Je  ne  sais  s'il  arrivera Jamais  un  jour  où  l'homme  déci- 
dera infailliblement  et  définitivement  ce  qui  est  ut il< *  ;'i 
l'homme  Je  n'en  suis  pas  à  examiner  dans  ses  détails  le 
système  que  t»  as  embrassé  :  j'en  plaisantais  l'autre  jour  ; 
mais  que  lu  m'amènes  à  parler  raison  ce  qui,  je  le  le 
déclare,  n'est  pas  une  médiocre  victoire  de  ta  force  sur  la 
mienne  .  je  te  dirai  bien  que  la  grande  loi  d'égalité,  tout 
inapplicable  qu'elle  paraisse  maintenant  à  ceux  qui  en  ont 
peur,  et  tout  incertain  que  me  semble  son  règne  sur  la 
terre,  à  moi  qui  cois  ers  choses  du  fond  d'une  cellule, 
est  la  première  et  la  seule  invariable  loi  «le  morale  et 
d'équité  qui  se  suit  présentée  à  mon  esprit  dans  tous  les 
temps.  Tous  les  détails  scientifiques  par  lesquels  on  arrive 
à  formuler  une  pensée  me  son!  absolument  étrangers  ;  et 
quant  aux  moyens  par  lesquels  on  parvient  ;'i  la  faire  domi- 
aer  dans  le  monde,  malheureusemeni  'd>  me  semblent  toas 
tellement  soumis  aux  doutes,  aux  contestations,  aux  scru- 
pules et  aux  répugnances  de  ceux  qui  se  chargent  de 
l'exécution,  que  je  me  sens  pétrifié  par  mon  scepticisme 
quand  j'essaie  seulement  d'y  porter  les  yeux  el  de  voir  en 
quoi  ils  consistent.  Ce  n'es!  pas  mon  fait.  Je  suis  de  nature 
poétique  et  non  législative,  guerrière  au  besoin,  mais  jamais 
parlementaire.  On  peut  m  employer  à  tout  sic  .  en  me 
persuadant  d'abord,  en  me  commandant  ensuite,  mais 


GEORGE    SANB  19£ 

je  ne  suis  propre  à  rien  découvrir,  à  rien  décider.  J'accep- 
terai tout  ce  qui  sera  bien.  Ainsi,  demande  mes  biens  el 
ma  vie,  ô  Romain  !  mais  laisse  mon  pauvre  esprit  aux 
sylphes  et  aux  nymphes  de  la  poésie...  » 

Elle  revient  alors  à  l'idée  qu'elle  avait  déjà  exprimée, 
que  les  hommes  qui  veulent  dicter  des  lois,  doivent  être 
vertueux  dans  la  plus  haute  acception  du  mot,  tandis  que 
tes  simples  mortels  n'ont  besoin,  pour  ainsi  dire,  que 
d'une  honnêteté  civique  :  ...  «  Je  mus  loin  encore  de  ce 
qu'on  appelle  les  vertus  républicaines,  de  ce  que  j'appel- 
lerai, en  style  moins  pompeux,  les  qualités  de  l'individu 
gouvernable  ou  du  citoyen.  J'ai  mal  vécu-,  j'ai  mal  usé 
(U'>  biens  qui  me  sont  échus,  j'ai  négligé  les  œuvres  de 
charité,  j'ai  passé  mes  jours  dans  la  mollesse,  dans  l'ennui, 
dans  les  larme-,  daines,  dans  les  toiles  amours,  dans  les 
frivoles  plaisirs.  Je  me  suis  prosterné  devant  des  idole-,  de 
chair  et  de  sang,  et  j'ai  laissé  leur  souffle  enivrant  effacer 
les  sentences  austères  «pie  la  sagesse  des  livres  avait 
écrites  sur  mon  front  dans  ma  jeunesse;  j'ai  permis  à  leur 
innocent  despotisme  <!«■  dévouer  mes  jours  à  dv^  amuse- 
ments puérils,  où  se  sont  longtemps  éteints  le  souvenir  et 
l'amour  du  bien;  car  j'avais  été  honnête  autrefois-,  sais-tu 
bien  cela,  Everard ?  Ceux  d'ici  te  le  diront  ':  c'est  de 
notoriété  bourgeoise  dans  notre  pays;  mais  il  y  avait  peu 
de  mérite,  j'étais  jeune,  et  le-  funestes  amours  n'étaient 
pas  encore  éeloses  dans  mon  sein.  Us  vont  étouffé  bien  des 
qualités  ;  mais  je  sais  qu'il  eu  est  auxquelles  je  n'ai  pas  l'ait 
la  plus  légère  tache  au  milieu  des  plus  grands  revers  de 
ma  vie,  et  qu'aucune  des  autres  n'est  perdue  pouf  moi  sans 
retour...  J'ai  été  détourné  de  ma  route,  emmené  prisonnier 
par  une  passion  dont  je  ne  me  méfiais  pas  et  que  je  croyais 
noble  et  sainte.  Elle  l'est  -ans  doute  ;  mais  je  lui  ai  laissé 


200  i.  F.  ORGE     SAM) 

prendre  trop  ou  trop  peu  d'empire  sur  moi.  Ma  force  virile 
se  révoltait  en  vain  contre  elle;  une  lutte  affreuse  a  dévoré 
les  plus  belles  années  de  ma  vie;  je  suis  resté  tout  ce  temps 
dans  une  terre  étrangère  pour  mon  âme,  dans  une  terre 
d'exil  et  de  servitude,  d'où  me  voici  échappé  enfin,  tout 
meurtri,  tout  abruti  par  l'esclavage,  et  traînant  encore 
après  moi  les  débris  de  la  chaîne  que  j'ai  rompue,  et  qui 
me  coupe  encore  jusqu'au  sang,  chaque  fuis  que  je  fais  un 
mouvement  en  arrière  pour  regarder  les  rives  lointaines  el 
abandonnées.  Oui,  j'ai  été  esclave  ;  plains-moi,  homme 
libre,  et  ne  t'étonne  pas  aujourd'hui  de  voir  que  je  ne  peux 
plus  soupirer  qu'après  les  voyages,  le  grand  air,  les  grands 
bois  et  la  solitude...  L'esclavage  avilit  l'homme  et  le  dégrade. 
Il  le  jette  dans  la  démence  et  dans  la  perversité  ;  il  le  rend 
méchant,  menteur,  vindicatif,  amer,  plus  détestable  vingt 
fois  que  le  tyran  qui  l'opprime;  c'est  ce  qui  m'est  arrivé, 
et.  dans  la  haine  que  j'avais  conçue  contre  moi-même, 
j'ai  désiré  la  mort  avec  rage,  tous  les  jours  de  mon  abjec- 
tion-... » 

Ces  lignes,  comme  nous  le  voyons,  ne  sont  qu'une 
répétition  de  ce  (pie  George  Sand  avait  déjà  écrit  à  Sainte- 
Beuve.  Ensuite  elle  exprime  l'espoir  et  la  conviction  que 
pourtant  elle  peut  encore  être  «  sobre  et  robuste  »  apte  au 
travail,  à  la  constance,  au  désintéressement  et  à  la  sim- 
plicité. 

Elle  finit  cette  lettre  par  une  apostrophe  inattendue  el 
enthousiaste  :  «  ...  République,  aurore  de  la  justice  et  de 
l'égalité,  divine  utopie,  soleil  d'un  avenir  peut-être  chimé- 
rique, salut!  »  Et  malgré  les  doutes  qu'elle  vient  d'exprimer 
sur  la  possibilité  d'arriver  à  l'égalité  universelle  et  sur  la  pré- 
tention des  partisans  de  Michel  de  savoir  ce  qui  peut  l'aire  le 
bonheur  de  l'humanité.    George    Sand    s'écrie   toutefois   j 


GEORGE    SAND  201 

l'adresse  de  la  république  :  «  ...  Si  tu  descends  sur  nous 
avant  l'accomplissement  des  temps  prévus,  tu  me  trou- 
veras prêt  à  te  recevoir,  et  tout  vêtu  déjà  conformément  à 
tes  lois  somptuaires.  Mes  amis,  mes  maîtres,  mes  frères, 
salut  !  mon  sang*  et  mon  pain  vous  appartiennent  désor- 
mais, en  attendant  que  la  république  les  réclame.  » 

Plus  loin,  elle  exprime  pourtant  l'espoir,  qu'en  attendanl 
il  lui  sera  permis  de  faire  un  voyage  dans  les  montagnes 
de  la  Suisse  qui  l'attirent  et  ne  dit  adieu  pour  toujours 
qu'à  l'amour,  «  idole  de  sa  jeunesse  ».  On  pourrait  croire  que 
Michel  avait  définitivement  dompté  l'écolier  rebelle  et  l'avait 
enrôlé  àjamais  dans  le  régiment  de  ses  adeptes  ;  cependant, 
dans  les  lettres  suivantes,  il  se  fait  encore  entendre  des  pro- 
testations et  des  doutes.  Tantôt  le  «  Voyageur  »,  à  propos 
de  ses  amis  que  Michel  semble  traiter  du  haut  de  sa  gran- 
deur, lui  rappelle  tout  ce  qu'ils  ont  l'ait  pour  lui  dans  ses 
jours  de  malheur,  et  ajoute  avec  une  ironie  à  peine  voilée  : 
«  Ils  sont  plus  gais  que  toi  ;  ils  n'uni  |>;is  étendu  sur  leurs 
os  le  silice  de  la  vertu...  »  Tantôt  la  promesse  enthousiaste 
de  se  vouer  tout  entière  au  sen  ice  des  idées  de  Michel  est 
accompagnée  de  restrictions;  elle  exprime  alors  son  doute 
sur  la  possibilité  du  règne  de  Dieu  sur  la  terre  :  «  ...  Tu 
sais  ce  que  je  t'ai  dit,  j'ai  trop  vécu,  je  n'ai  rien  fait  de 
bon.  Quelqu'un  veut-il  de  ma  vie  présente  et  future? 
Pourvu  qu'on  la  mette  au  service  d'une  idée  et  non  d'une 
passion,  au  service  d'une  vérité  et  non  à  celui  d'un 
homme,  je  consens  à  recevoir  des  lois.  Mais  hélas  !  je  vous 
en  avertis,  je  ne  suis  propre  qu'à  exécuter  bravement  et 
fidèlement  un  ordre.  Je  puis  agir  et  non  délibérer,  car  je 
ne  sais  rien  et  ne  suis  sûr  de  rien,  Je  ne  puis  obéir  qu'en 
fermant  les  yeux  et  en  me  bouchant  les  oreilles,  afin  de 
ne  rien  voir  et  de  ne  rien  entendre  qui  me  dissuade  ;  je 


202  GEORG1     SAND 

pois  marcher  avec  mes  amis,  comme  le  chien  qui  voit  sen 
maître  partir  avec  le-  navire  et  qui  se  jette  à  la  nage  pour  le 
suivre,  jusqu'à  ce  qu'il  meure  de  fatigue.  La  mer  es! 
grand.',  ô  mes  amis!  et  je  sois  faible.  Je  ne  suis  boa  qu'à 
faire  un  soldat,  et  je  n'a  pas  cinq  pieds  de  haut.  N'importe! 
à  vous  le  pygmée.  Je  suis  à  vous  parce  que  je  vous  aime  et 
vous  estime.  La  vérité  n'est  pas  chez  les  hommes;  le 
royaume  de  Dieu  n'est  pas  de  ce  monde.  Mais  autant  que 
l'homme  peut  dérober  à  la  Divinité  le  rayon  lumineux  qui, 
d'en  liant,  éclaire  le  monde,  vousl'avez  dérobé,  enfants  de 
Prométhée,  amant-  de  la  sauvage  Vérité  et  de  l'inflexible 
Justice!  Allons!  quelle  que  soit  la  nuance  de  votre  bannière, 
pourvu  que  vos  phalanges  soient  toujours  sur  la  route 
de  l'avenir  républicain;  au  nom  de  Jésus,  qui  n'a  phis 
sur  la  terre  qu'un  véritable  apôtre;  au  nom  de  Wn.-liing- 
too  ei  de  Franklin,  qui  n'ont  pu  faire  assez  et  qui  nous  <>nt 
laissé  une  tâche  à  accomplir;  au  nom  de  Saint-Simon. 
dont  le-  til-  vont  d'emblée  au  sublime  et  terrible  problème 
Dieu  les  protège:...  .  pourvu  que  ce  qui  est  bon  se  I 
et  que  ceux  qui  croient  le  prouvent...,  je  ne  -ni-  qu'un 
pauvre  enfant  de  troupe,  emmenez-moi...  » 

Mais  aussitôt  après,  ce  modeste  enfant  de  troupe  éclate 
en  une  philippique   virulente  contre  son  rigoureux  diree- 
teur,  à  1  occasion  de  ses  attaque-  contre  l'art  et  les  artis 
et  ce  chapitre  de  la  «  Lettre  à  Éverard  •>  en  est  presque 
la   meilleure  partie. 

«  ...  Veux-tu  me  dire  à  qui  tu  en  a-,  avec  tes  déclama- 
tions contre  les  artistes?  Oie  contre  eux  tant  que  tu 
voudras,  mai-  respecte  l'art.  0  vandale!  j'aime  beaucoup 
ce  farouche  sectaire  qui  voudrait  mettre  une  robe  de  hure 
et  d<-  sabots  à  Taglioni,  et  employer  les  main-  de  Liszt  à 
tourner  mie  meule  de  pressoir,  et  qui  pourtant  se  couche 


6E0RGE     SAXH  203 

par  terre  en  pleurant  quand  le  moindre  bengali  gazouille,  et 
qui  l'ail  une  émeute  au  théâtre  pour  empêcher  Othello  de 
fcuer  la  Malibran!  Le  citoyen  austère  vont  supprimer  les 
artistes,  comme  des  superfétations  sociales  qui  concentrent 
trop  de  sève;  niais  monsieur  aime  la  musique  vocale  et  il 
icr;i  grâce  aux  chanteurs.  Les  peintres  trouveront  bien, 
j'espère,  mie  de  vos  bonnes  têtes  qui  comprendra  la  pein- 
ture et  qui  ne  fera  pas  murer  les  fenêtres  (\iis  ateliers.  Et 
quant  aux  poètes,  ils  sont  vus  cousins,  et  vous  ne  dédai- 
gnez pas  les  formes  de  leur  langage  et  le  mécanisme  de 
leurs  périodes  quand  vous  voulez  faire  de  l'effet  sur  les 
badauds.  Vous  irez  apprendre  chez  eux  la  métaphore  et 
la  manière  de  s'en  servir...  » 

(On  pourrait  voir  ici,  semble-fc-il,  une  allusion  à  la  part 
que  George  Sand  a  prise  à  la  lettre  de  Michel  aux  accusés.) 

«  ...  Mais  dis-moi  pourquoi,  continue-t-clle ,  vous  en 
roulez  tant  aux  artistes.  L'autre  jour,  tu  leur  imputais  tout 
le  mal  social,  lu  les  appelais  dissolvants,  tu  les  accusais 
d'attiédir  les  courages,  de  corrompre  les  mœurs,  d'affaiblir 
tous  les  ressorts  de  la  volonté.  Ta  déclamation  est  restée 
incomplète  et  ton  accusation  très  vague,  parce  que  je  n'ai 
pu  résister  à  la  sotte  envie  de  discuter  avec  toi.  J'aurais 
mieux  fait  de  t'écouter  :  tu  m'aurais  donné  sans  doute 
quelque  raison  plus  sérieuse,  ear  c'est  la  seule  chose 
avancée  par  toi  qui  ne  m'ait  pas  fait  réfléchir  depuis, 
quelque  antipathique  qu'elle  me  put  être...  Est-ce  à  l'an 
lui-même  «pie  tu  veux  faire  le  procès?  Il  se  moque  bien  de 
toi.    et     de   VOUS    tOUS,    et    de    tous    les    systèmes   possibles! 

Tâchez  d'éteindre  un  rayon  du  soleil...  Si  ce  n'est  pas  l'art 
•  pie  In  veux  tuer,  ce  ne  sont  pas  non  plus  les  artistes. 
Tant  qu'on  croira  à  Jésus  sur  la  (erre,  il  y  aura  des  prêtres... 
de  même,  tant  qu'il  y  aura  des  mains  ferventes,  on  entendra 


204  GEORGE     SAND 

résonner  la  lyre  divine  de  Fart.  11  paraît  qu'il  y  a  ici  un 
mécontentement  accidentel  et  particulier  des  enfants  de  la 
jeune  Rome  contre  ceux  de  la  vieille  Babylone...  L'autre 
jour,  un  des  vôtres,  c'est-à-dire  un  des  nôtres,  un  républi- 
cain, déclara  presque  sérieusement  que  je  méritais  la  mort  '. 
Le  diable  m'emporte  si  je  comprends  ce  que  cria  veut 
dire!  Néanmoins,  j'en  suis  tout  ravi  et  tout  glorieux,  comme 
jo  dois  l'être;  et  je  ne  manque  pas  depuis  ce  jour-là  de  dire 
à  tous  mes  amis,  <'ii  confidence,  que  je  suis  un  personnage 
littéraire  et  politique  fort  important,  donnant  ombrage  à 
«•eux  de  mon  propre  parti,  à  cause  de  ma  grande  supé- 
riorité sociale  et  intellectuelle...  » 

Et  continuant  tantôt  à  persifler,  tantôt  à  faire  des  digres- 
sions lyriques,  George  Sand  repousse  les  uns  après  les 
autres  les  assauts  de  Michel  contre  l'art  et  les  artistes,  et 
nous  regrettons  uV  ne  pouvoir  reproduire  ici  la  lettre  toute 
entière,  tant  la  langue  en  est  admirable,  tant  ces  pages  sont 
ardentes  et  puissantes. 

«  ...  SVJaisje  t'ennuie  avec  mon  incorrigible  et  plate  face- 
tieuseté...  me  voilà  redevenu  sérieux...  Je  suis  prêt  à  te 
confesser  que  nous  sommes  tous  de  grands  sophistes.  Le 
sophisme  a  tout  envahi,  il  s'est  glissé  jusque  dans  les  jambes 
de  l'Opéra,  et  Berlioz  l'a  mi>  en  symphonie  fantastique. 
Malheureusement  pour  la  cause  de  l'antique  sagesse,  quand 
tu  entendras  la  marche  funèbre  de  Berlioz-',  il  y  aura  un 
certain  ébranlement  nerveux  dans  ton  cœur  de  lion,  et  tu  te 
mettras  peut-être  bien  à  rugir,  comme  à  la  mort  de  Desde- 
mona;  ce  qui  sera  fort  désagréable  pour  moi,  ton  eompa- 


1  Voir  la  lettre  à  Planel  déjà  citée,  où  George  Sand  raconte  que  Michel 
la  déclarai!  digne  d'être  guillotinée. 

-  Marche  >ni  .supplice  <lr  la  «  Symphonie  fantastique,  épisode  de  lu 
i  te  d'un  artiste  ». 


G  EORGE    SAM»  20t> 

gnon,  qui  me  pique  <!<•  montrer  une  jolie  cravate  cl  un 
maintien  grave  et  doux  au  Conservatoire.  Le  moins  qui  t'ar- 
rivera  sera  de  confesser  que  cette  musique-là  est  un  peu 
meilleure  que  celle  qu'on  nous  donnait  à  Sparte  du  temps 
que  nous  servions  sous  Lycurgue,  et  tu  penseras  qu' Apollon, 
mécontent  de  nous  voir  sacrifier  exclusivement  à  Pallas, 
nous  a  joué  le  mauvais  tour  de  donner  quelques  leçons 
ii  ce  Babylonien,  afin  qu'il  égarât  nos  esprits  en  exerçant 
sur  nous  un  pouvoir  magnétique  et  funeste...  Tu  vas  me 
demander  si  c'est  là  parler  un  langage  sérieux...  Je  parle 
sérieusement.  Berlioz  est  un  grand  compositeur,  un  homme 
de  génie,  un  véritable  artiste  ;  et  puisqu'il  me  tombe  sous 
la  main,  je  ne  suis  pas  fâché  de  te  dire  ce  que  c'est  qu'un 
véritable  artiste.  car  je  vois  bien  que  tu  ne  t'en  doutes 
pas...  » 

«  ...  Berlioz  est  un  artiste  ;  il  est  très  pauvre,  très  brave 
et  très  fier.  Peut-être  bien  a-t-il  la  scélératesse  de  penser  en 
secret  que  tous  les  peuples  de  l'univers  ne  valent  pas  une 
gamme  chromatique  placée  à  propos,  comme  moi  j'ai  l'in- 
solence de  préférer  nue  jacinthe  blanche  à  la  couronne  de 
France.  Mais  sois  sûr  que  l'on  peut  avoir  ces  folies  dans 
le  cerveau  et  ne  pas  être  l'ennemi  du  genre  humain.  Tues 
pour  les  lois  somptuaires,  Berlioz  est  pour  les  triples 
croches,  je  suis  pour  les  liliacées ;  chacun  son  goût.  Quand 
il  faudra  bâtir  la  cité  nouvelle  de  l'intelligence,  sois  sur 
que  chacun  y  viendra  selon  ses  forces  :  Berlioz  avec  une 
pioche,  moi  avec  un  cure-dent,  et  les  autres  avec  leurs 
bras  et  leur  volonté.  Mais  notre  jeune  Jérusalem  aura  ses 
jours  de  paix  et  de  bonheur,  je  suppose,  et  il  sera  permis 
aux  uns  de  retourner  à  leurs  pianos,  aux  autres  de  bêcher 
leurs  plates-bandes,  à  chacun  de  s'amuser  innocemment 
selon  son  eroût  et  ses  facultés.   » 


200  GEORGE    SAND 

Et  si.  au  moment  où  Everard  admirait  les  étoiles  de 
minuit  et  parlait  avec  calme  de  l'inconnu  et  de  l'infini,  que 
Berait-fl  arrivé,  —  s'écrie  George  Sand,  —  si  elle  lui  eût 
grossièrement  demandé  : 

«  A  quoi  cela  sert-il?  Pourquoi  se  creuser  et  s'user  le  cer- 
veau à  desconjectures?  Gela  donne-t-il du  pain  et  des  souliers 
aux  hommes? — Tu  me  répondrais  :  «  Gela  donne  des  émo- 
tions saintes  et  un  mystique  enthousiasme  à  ceux  qui  travail- 
lent à  la  sueur  de  leur  front  pour  les  hommes;  cela  leur 
apprend  à  espérer,  à  rêver  à  la  Divinité,  à  prendre  courage 
et  à  s'élever  au-dessus  des  dégoûts  et  des  misères  de  la  con- 
ditiuii  humaine  par  la  pensée  d'un  avenir,  chimérique  peut- 
être,  mais  fortifiant  et  sublime...  A  genoux,  Sicambre^  ;'i 
genoux!  nous  t'y  mettrons  bien...  Ils  t'y  mettront  bien, 
eux,  les  artistes  véritables.  Si  tu  savais  ce  que  c'est  que 
ces  gens-là,  quand  ils  observent  leur  évangile  et  qu'ils 
respectent  la  sainteté  de  leur  apostolat!  Il  en  est  peu  de 
ceux-là,  il  est  vrai,  et  je  n'eu  suis  pas,  je  Favoue  à  ma 
honte!...  » 

C'est  alors  que. jaillit  de  la  plume  de  George  Sand  la 
page  navrante,  tant  de  foiscitée,  où  elle  se  plaint  avec  amer- 
tume et  douleur  de  ce  que  la  misère,  la  préoccupation,  le 
souci  de  ses  enfants,  la  uécessité  de  travailler  ;'i  date  fixe 
la  forçaient  d'écrire  à  la  hâte,  sans  lui  laisser  le  temps  de 
retouche]'  ses  œuvres.,  l'obligeaient  à  violenter  -;i  nuise,  qui 
s'en  vengeait  par  des  pages  sombres  et  enfiellées1  et  glaçait 
-un  inspiration  parle  doute  et  le  désespoir.  Elle  se  souvient 

-ilôt  du  drame  de  Vigny  :  Chatterton1,  qu'elle  avait  vu, 
il  n'y  avait  pas  longtemps,  et  parle  des  souffrances  d'un 
artiste,  sévère  pour  lui-même,   souffrances  qu'il   éprouve 

'  Voir  plus  haul  ce  que  nuu<  avons  dit  par  rapport  à  ce  drame-. 


GEORGE     SA  N  D  207 

parce  qu'il  ne  peut,  pour  couse  de  pauvreté  et  de  prix  niions, 
servir  l'art  avec  piété.  Il  voudrait,  tout  modeste  qu'il  fiât, 
croire  et  espérer  qu'il  ferait  quelque  chose  de  bon...  «  Mais 
si  les  heures  sont  comptées,  si  un  créancier  attend  à  la 
porte,  si  un  enfant  qui  s'est  endormi  sans  souper  le  rap- 
pelle au  sentiment  de  sa  misère  et  à  la  nécessité  d'avoir 
fini  avant  le  jour,  je  t'assure  que,  >i  petit  que  soi!  son  talent, 
il  a  un  grand  sacrifice  à  faire  et  une  grande  humiliation  à 
subir  vis-à-vis  do  lui-même.  Il  regarde  les  autres  travailler 
lentement,  avec  réflexion,  avec  amour;  il  les  voit  relire 
attentivement  leurs  pages,  les  corriger,  les  polir  minutieu- 
sement, y  senior  après  coup  mille  pierres  précieuses,  on 
ôter  le  moindre  grain  de  poussière,  et  les  conserver  afin  de 
les  revoir  encore  et  de  surpasser  la  perfection  même.  Quant 
à  lui,  malheureux,  il  a  fait,  à  grands  coups  de  huche  et  de 
truelle,  un  ouvrage  grossier,  informe,  énergique  quelque- 
fois, mais  toujours  incomplet,  hâté  et  fiévreux  :  l'encre  n'a 
pas  séché  sur  Je  papier  qu'il  faut  déjà  livrer  le  manuscrit 
sans  le  revoir,  siih  y  corriger  une  faute  ! 

«  ...  Ces  misères  te  font  sourire  et  te  semblent  puériles... 
Il  y  a  quelque  chose  de  vraiment  noble  et  saint  dans  ce 
dévouement  de  l'artiste  à  son  art,  qui  consiste  à  bleu  faire 
au  prix  de  sa  fortune,  de  sa  gloire  et  de  sa  vie.  La  convic- 
tion, c'est  toujours  une  vertu...  L'artisan  expédie  sa 
besogne  pour  augmenter  ses  produits  :  l'artiste  pâlit  dix 
ans,  au  tond  d'un  grenier,  sur  une  œuvre  qui  aurait  l'ail  sa 
fortune,  mais  qu'il  ne  livrera  pas,  tant  qu'elle  ne  sera  [tas 
terminée  selon  sa  conscience.  Qu'importe  à  M.  Ingres 
d'être  riche  ou  célèbre!  il  n'y  a  pour  lui  qu'un  suffrage 
dans  le  monde,  celui  de  Raphaël,  dont  l'ombre  est  toujours 
debout  derrière  lui  :  G  saint  homme!...  » 

Tels  sont,  selon  elle,  tous  les  vrais  artistes,  Paganini, 


■208.  GEORGE     SAND 

Delacroix,  l'rhan  ei  Baillot1,  qui  ne  pensent  pas  à  leur 
propre  gloire,  niais  à  leur  art  :  chacun  d'eux  est  toujours 
prêt  à  sYfl'aeei'  devant  celui  qu'il  regarde  comme  son  idéal. 
Les  hommes  politiques  ne  sont  pas  capables  de  cela;  tous 
ils  sont  pleins  d'ambition,  du  désir  de  primer,  d'éclipser  les 
autres.  Il  y  a  bien  peu  d'hommes  politiques  qui  «  ont  aimé 
la  justice  et  l'humanité  en  artistes.  C'est  le  plus  bel  éloge 
qu'on  puisse  leur  donner.   • 

Ainsi  Michel  n'a  pas  convaincu  (ce  qui  est  fort  heureux 
son  interlocutrice  en  parlant  du  danger  des  arts.  11  sem- 
blerait même  qu'il  ne  l'a  pas  non  plus  convaincue  de  la 
justesse  de  ses  théories,  et  dans  la  dernière  partie  de  sa 
lettre  du  2i)  avril,  le  «  Voyageur  »  en  vient  à  demander 
à  Michel  et  à  ses  partisans  :  Mais  si  vous  n'étiez  que  des 
fanatiques?»  et  lâche  de  trouver  la  justification  de  ce  qu'elle 
avance  en  disant  que  le  fanatisme  qui  forcerait  Michel  à 
envoyer,  sans  aucun  regret,  -nu  petit  ami  George  à  l'écha- 
l'aud,  «  serait  beau,  et  je  te  donnerais  ma  tête  de  bon  cœur, 
pour  le  plaisir  d'avoir  vu  dans  ma  vie  un  seul  \  rai  Romain  ». 
Elle  ajoute  : 

«  ...Bah!  c'est  toujours  cela  :  n'est  pas  fanatique  qui 
veut,  surtout  par  le  temps,  qui  court,  et  je  sciais  un  peu 
plus  fier  de  moi  que  je  n'ai  sujet  de  l'être,  si  j'étais  seule- 
ment un  peu  fou  à  votre  manière...  » 

Mais  il  semble  que  le  «  fanatisme  »  et  la  h  folie  »  de 
Michel  avaient  pourtant  fort  intimidé  George  Sand,  et 
pour  cause!  Michel  employait  quelquefois  des  arguments 
assez  originaux  pour  faire  partager  ses  idées,  et  s'il  n'a 
pas  condamné  George  Sand  à  la  guillotine,  il  la  condamna 
du  moins,   pour  ainsi  dire,  à  la  prison  cellulaire.  Ainsi. 

'  Célèbre  violoniste  cl   violon  elliste  non  moins  célèbre  il'1  l'époque. 


GEORGE    SAND  209 

un  jour,  ayant  à  se  rendre  au  tribunal  avant  d'avoir  fini 

une  de  ses  exhortations,  il  enferma  tout  simplement  George 
Saïul  sous  clef,  pour  qu'elle  ne  pût  sortir,  avant  (lavoir 
mûrement  réfléchi  sur  ce  qui  lui  avait  été  dit  et  qu'elle  se 
rendît  ;'i  discrétion.  11  est  à  croire  que  de  pareils  arguments 
effrayèrent  un  peu  Aurore  Dudevant,  qui  était,  comme 
nous  le  savons,  fort  peu  encline  à  supporter  le  despotisme 
de  n'importe  qui.  Et  elle  pensa  sérieusement  à  s'évader. 
Liszt  et  M""  d'Agoult,  ses  nouveaux  amis,  l'invitaient  à 
aller  les  voir  en  Suisse;  de  là,  elle  rêva  un  voyagea 
Constantinople  et  en  Egypte.  La  Lettre  à  Everàrd  finit  donc 
par  un  aveu  mi-sérieux,  mi-badin,  que  le  «  Voyageur  » 
voudrait  de  nouveau  recommencer  ses  voyages.  Elle  prend 
alors  ses  dernières  dispositions  : 

«...  Si  vous  proclamez  La  république  pendant  mon  absence. 
prenez  tout  ce  qu'il  y  ;i  chez  moi,  ne  vous  gênez  pas  ;  j'ai 
dés  terres,  donnez-les  à  ceux  qui  n'en  ont  pas  ;  j'ai  un 
jardin,  faites-y  paître  vos  chevaux  ;  j'ai  une  maison,  faites- 
en  un  hospice  pour  vos  blessés  ;  j'ai  du  vin,  buvez-le; 
j'ai  du  tabac,  fumez-le  ;  j'ai  mes  œuvres  imprimées,  bour- 
rez-en VOS  fusils.  11  n'y  a  dans  tout  mon  patrimoine,  que 
deux  choses  dont  la  perte  nie  serait  cruelle  :  le  portrait 
de  ma  vieille  grand'mère,  et  six  pieds  carrés  de  gazon 
plantés  de  cyprès  et  de  rosiers.  G1  est  là  qu'elle  dort  avec 
mon  père.  Je  mets  cette  tombe  et  ce  tableau  sous  la  protec- 
tion de  la  république,  et  je  demande  qu'à  mon  retour,  on 
m'accorde  une  indemnité  des  pertes  que  j'aurais  faites, 
savoir  :  une  pipe,  une  plume  et  de  l'encre  ;  moyennant 
quoi  je  gagnerai  ma  vie  joyeusement,  et  passerai  le  reste 
de  mes  jours  à  écrire  que  vous  avez  bien  fait...  Si  je  ne 
reviens  pas,  voici  mon  testament.  Je  lègue  mon  fils  à  mes 
amis,  ma  fille  à  leurs  femmes  et  à  leurs  sœurs  ;  le  tombeau 
m.  14 


210  GEORGE    S  AND 

et  le  tableau,  héritage  de  mes  enfants,  à  toi,  chef  de  notre 
république  aquitaine,  pour  en  être  le  gardien  temporaire; 
mes  livres,  minéraux,  herbiers,  papillons,  au  Malgache  : 
toutes  mes  pipes  ;'i  Rollinat;  mes  dettes,  >'il  s'en  trouve, 
à  Fleury,  afin  de  le  rendre  laborieux;  ma  bénédiction  et 
mon  dernier  calembour,  à  ceux  qui  m'ont  rendu  malheureux, 
pour  qu'ils  s'en  consolent  et  m'oublient.  Je  te  nomme 
mon  exécuteur  testamentaire;  adieu  donc,  et  je  par-... 
Adieu.  <*>  mes  enfants  !...  mes  amis...  et  toi,  maître,  adieu  ! 
sois  béni  de  m'avoir  forcé  de  regarder  sans  rire  la 
d'un  grand  enthousiaste,  et  de  plier  le  genou  devant  lui 
en  m'en  allant.  O  verte  Bohême  !  patrie  fantastique  des 
âmes  sans  ambition  et  sans  entrave-,  je  vais  donc  te  revoir  ! 
J'ai  erré  souvent  dans  tes  montagnes  et  voltigé  sur  la  rime 
de  tes  sapins;  je  m'en  souviens  fort  bien,  quoique  je  ne 
pas  encore  né  parmi  les  hommes,  et  mon  malheur 
est  venu  de  n'avoir  pu  t'oublier  en  vivant  ici...  » 

Ainsi  donc,  en  l'été  de  1835,  George  Sand  se  proposai! 
d'aller  en  Suisse  pour  voir  Li.-zt  et  Mme  d'Agoult  avec  qui 
elle  venait  d'entrer  en  relations.  Ce  projet  ne  put  cepen- 
dant se  réaliser  que  l'année  suivante.  Le  rôle  que  Liszt 
joua  dans  l'évolution  morale  de  George  Sand.  et  la  pro- 
fonde influence  qu'il  exerça  sur  son  esprit  pendant  tant 
d'années.  —  influence  trop  peu  appréciée  jusqu'ici  parles 
critiques  et  les  biographes  de  notre  écrivain  —  sont  si 
important-,  que  le  moment  est  venu  de  nous  arrêter  suf 

s  ijet. 

'.-•orge  Sand.   qui  tut.   pendant   plusieurs  années,    liée 
d'amitié  avec  Liste,   et   avec  sa  compagne,  la  comt 
Marie  d'Agoult,  et  qui  ne  rompit  ave<-  elle  que  plus  tard, 
dans  Y  Histoire  de  ma  Vie,  s'est  ;i  peu  près  tue  à  leur  égard 

-  ■ -t  bornée  à  écrire  sur  eux  quelques  lignes  insigni- 


GEORGE    SAM)  2 il 

fiantes  et  incolores.  C'est  ce  qui  explique  pourquoi  nous 
ne  trouverons  dans  \  Histoire  de  ma  Vie  aucun  renseigne- 
ment sm-  l'action  profonde  que  l'amitiéde  Liszt  exerça  sur 
elle.  Les  biographes  de  George  Sand,  ou  ne  s'y  arrêtent 
pas,  ou  ne  parlent  que  brièvement  des  relations  <]iii  exis- 
tèrent entre  notre  grand  écrivain  et  le  génial  musicien. 
Plusieurs  d'entre  eux  <>nt  évidemment  entendu  parler  du 
racontar  lancé  par  Heine,  et  ont  sans  doute  redouté  de  tou- 
cher à  cet  épisode.  D'autres  s'étendent  trop  au  contraire, 
sur  L'amitié  de  George  Sand  pour  la  comtesse  d'Agoult. 
amitié  qui  ne  fut  qu'épisodique,  toute  superficielle  et  ne 
put  jamais  exercer  aucune  influence  sur  elle.  La  plupart, 
se  basant  comme  nous  l'avons  déjà  répété  plusieurs  fois, 
sur  Y  Histoire  de  ma  Vie.  ne  soupçonnent  même  pas  le 
rôle  qu'a  joué  Liszt  dans  son  existence.  Si  Ton  étudiait 
cependant  la  vie  de  Liste,  sa  correspondance  et  celle  de 
George  Sand.  les  œuvres  de  celle-ci  et  les  œuvres  tant 
musicales  que  littérales  de  celui-là,  si  on  lisait  attentive- 
ment, par  exemple,  quelques-uns  des  programmes  de 
Liszt,  ou  des  préfaces  de  ses  «  Poèmes  symphoniques  » 
conçus  en  partie  pendant  la  période  de  cette  amitié,  et  écrits 
en  partie  aussi  après  cette  période,  l'influence  mutuelle  de 
deux  grandes  âmes  l'une  sur  l'autre  ne  pourrait  plus 
Laisser  place  à  aucun  doute.  Nous  essayerons  donc  de 
taire  l'histoire  des  événements  extérieurs  et  des  évolutions 
intérieures  de  cette  amitié. 

George  Sand  lit  la  connaissance  de  Liszt  en  l'hiver  de 
1834-1835 i.  Chose  étrange,  comme  si  le  sort  s'en  fût 
mêlé,  il  lui  fut  présenté  par  Alfred  de  Musset  qui,  en  dehors 
de  se>  relations  intimes  avec  le  grand  écrivain,  fut  le  pré- 

'  Ob  trouve  dans  le  volume  édité  par  La  Mara  des  Lettres  à  Liszt 
iUrief'e  hervorragender  Zeilgennossen  an  Franz  Liszt),  quatre  lettres  inc- 


212  GEORGE    SÀND 

cèdent  échelon  dans  le  développement  artistique  de  (i< 
Sand.  Liszt,  était,  à  coup  sur.  aussi  artiste  que  Musset  et 
même  peut-être  plus,  et  s'il  eût  été  producteur  dan.--  le 
même  domaine  que  George  Sand,  peut-être  n'eût-il  ex< 
à  son  tour  sur  l'écrivain,  qu'une  même  influence  purement 
littéraire.  Mais  Liszt  était  plus  que  cela,  c'était  une  nature 
exceptionnelle,  une  âme  géniale,  sachant  tout  embrasser, 
un  esprit  vaste  et  profond,  un  cœur  ardent.  11  parait  être, 
on  le  dirait  du  moins,  dans  l'histoire  du  développement 
des  idées  de  George  Sand.  comme  le  point  de  transition 
qui  l'aida  à  entrer  dans  la  sphère  des  questions  politiques 
et  des  problèmes  socio-philosophiques  de  Michel  de  Bourges 
et  de  Lamennais,  et  cette  transition  s'opéra  beaucoup  plus 
facilement  et  d'une  manière  moins  consciente  que  si  la 
jeune  femme  se  fût,  en  1835,  trouvée  face  à  face  avec  le 
farouche  tribun  et  avec  l'ex-abbé.  sans  avoir  auprès  d'elle 
l'appui  amical  de  cet  artiste  qui  lui  ressemblait  tant,  c'est- 
à-dire  Liszt. 

Liszt,  nous  l'avons  dit.  avait  dune  fait  la  connaissance 
de  George  Sand  par  Musset  :  il  donnait  des  leçons  de 
musique  à  la  sœur  d'Alfred,  Herminie,  à  qui  il  dédia  même 
-.i  seconde  fantaisie  de  Rossini  opus  3.  n°  2  .  Liszt  ne 
s'était  pas  volontiers  rendu  à  l'invitation  que  lui  avait 
faite  Musset  d'allervoir  GeorgeSand,  et  la  première  impres- 
sion qu'elle  lit  sur  le  pianiste  de  génie  fut  désagréable, 
comme  celle  qu'elle  produisit  d'abord  sur  Musset  lui-même 
et  sur  Chopin.  Li.->/t  s'étail  depuis  longtemps  passionné 
pour  les  œuvres  de  George  Sand,    mais  son  admiration 


dites  de  George  Sand,  la  première  est  datée  de  o  Paris  '.'  mai  1834  ><. 
Pourtant  en  mai  1834,  George  Sand  était  à  Venise.  Cette  lettre  doit  donc 
probablement  dater  5e    mai   1833.  On   voit  par  eette  lettre  qu'alor<  il? 
liaient  pas  encore  rus. 


GEORGE    SAND  213 

pour  le  talent  de  celle-ci  grandirent  bien  plus  encore, 
lorsque  parut  Leone  Leoni,  qui  était  comme  la  profession 
de  foi  des  romantiques.  Ce  roman  représente,  en  effet, 
•l'amour  sans  frein,  triomphant  malgré  la  raison  et  malgré 
le  sentiment  moral  offensé,  l'amour  placé  au-dessus  des  lois 
divines  et  humaines,  l'amour  tout-puissant  et  despotique,- 
ce  même  amour  qui,  en  la  personne  de  la  comtesse  d'Agoult, 
commençai!  déjà  à  s'emparer  de  toute  la  vie  présente  du 
jeune  musicien.  Mais  pendant  une  soirée  qu'il  passa,  quai 
Malaquais,  dans  le  modeste  salon  de  notre  écrivain, 
George  Sànd  ne  lui  plut  pas  comme  femme.  Comme  telle, 
elle  ne  lui  plut  pas  davantage  dans  la  suite.  Leurs  natures 
étaient  trop  semblables,  et  cette  ressemblance  fut  précisé- 
ment la  cause  de  l'amitié  sincère  et  sérieuse  qu'ils  con- 
çurent bientôt  l'un  peur  l'autre  :  mais  ce  fut  cette  confor- 
mité qui  préserva  aussi  Liszt  de  toute  atteinte  de  passion 
pour  Aurore  Dudevant;  et  enleva  à  son  amitié  à  elle;  toute 
empreinte  tic  celte  adoration  névrosée  que  Liszt  rencontra 
toujours  chez  lentes  les  dames  el  demoiselles  qui  l'entou- 
raient. Et  quoique  ce  fût  le  médisant  Heine  qui  eût  répandu 
le  bruit  que  les  rapports  les  plus  intimes  s'étaient  établis 
entre  George  Sand  et  Liszt,  il  démentit  lui-même  ce  bruit 
connue  une  calomnie,  mais  toujours  à  sa  manière  gouail- 
leuse i.  Quand  au  commencement  de  1835,  à  In  suite  d'un 
mot  imprudent  de  Buloz  sur  Listz,  Musset,  dans  un  de  ses 
jours  noirs,  avait  fait  une  scène  de  jalousie  à  George 
Sand,   alors   encore    passionnément   ('-prise   du    poète,   elle 


'  Dans  un  article  de  l;i  «  Augsburgev  Zeitung  »,  Henri  Laube  avail 
rapporté  quelques  phrases  de  Henri  Heinti  à  ce  sujet.  Plus  tard,  Heine 
protesta  dans  -.1  Lutèce  contre  sa  propre  affirmation  ;  il  'lii  :  1  An  dieser 
prahlerisen  Wanze  haï  Lelia  nie  Geschmack  gefunden  und  sie  tolerierte 
diesel be  nur  manchmal  in  ihrer  Xahe  weil  sie  gar  zu  zudringlich  war...  ». 
Ce  que  nous  préférons  ne  pas  traduire. 


214  GEORGES  AND 

s<  ''intenta  de  répondre  qu'en  effet  elle  eût  bien  voulu 
s'éprendre  du  musicien,  ne  fût-ce  que  pour  retenir  par 
là  son  amour  à  lui.  Musset,  quelle  voyait  s'éteindre, 
mais  que  cela  lui  était  aus-<i  impossible  que  do  se  forcer  à 
aimer  les  épinards.  Elle  aurait  bien  voulu  en  manger,  mais 
c'était  plus  fort  quelle,  les  épinards  ne  lui  plaisaient  pas. 
Durant  tout  le  eours  de  leurs  relations.  Liszt  et  George 
Sand  restèrent  l'un  pour  l'autre  des  épinards  sans  f/ot'U. 
Leur-  amitié,  toute  masculine.  (U'  bons  camarades,  n'en  fut 
que  plus  forte  et  cela  n'a  rien  qui  puisse  étonner.  11  Berait 
difficile  de  se  représenter  des  natures,  des  goûts,  des  ten- 
dances, des  convictions,  des  inclination^,  un  tour  d  esprit, 
une  direction  de  vie  plus  semblables  que  les  natures, 
les  tendances  et  même  les  faits  de  la  vie  de  Liszt  et  de 
George  Sand.  Nous  raconterons  brièvement  la  biographie 
do  Liszt,  depuis  son  enfance  jusqu'en  1835.  ou  plutôt  nous 
raconterons  l'histoire  de  son  développement  intellectuel  et 
les  étapes  de  sa  vie  intérieure,  à  partir  du  premier  moment 
de  l'éveil  de  sa  conscience  jusqu'au  jour  où  il  lit  connais- 
sance de  l'auteur  de  Leone  Leoni.  Le  lecteur  pourra  juger 
alors,  en  connaissance  de  cause,  à  quel  point  tout  ce  que 
nous  allons  dire  n'est  que  la  répétition  des  faits  que  Ton 
connaît  déjà  sur  la  vie  et  le  développement  moral  de  Georg< 
Sand. 

Franz  Liszt  naquit  à  Raiding,  près  de  Eisenstadt,  dans 
la  nuit  du  22  octobre  1811.  Son  père,  employé  dans  la 
gestion  des  domaines  d«  prince  Esterhazy,  faisait  en  outre 
partie  du  célèbre  orchestre  d'Eisenstadt,  dont  Haydn  avait 
été  jadis  le  chef.  La  vocation  musicale  se  montra  de  bonne 
heure  chez  le  petit  Franz,  qui,  dès  son  âge  le  plus  tendre, 
résolut  de  devenir  un  musicien  k  comme  celui-là  »,  c'est- 
à-dire  comme  Beethoven,  dont  le  portrait  était  le  plus  bel 


GEORGE     S.VN'Ii  ■}[:, 

ornemenl  du  logement  modeste  de  son  père.  Celui-ci,  loin 
de  contrecarrer  la  tendance  de  son  fils,  porta  toute  son 
attention  sur  sou  talent  naissant.  Le  petit  Franz  reçut,  tant 
en  théorie  qu'en  pratique,  une  éducation  ef  un  développe- 
ment musical  tout  systématique,  foncièrement  régulier  et 
parfaitement  suivi.  Par  (•outre,  il  ne  recul  aucune  instruc- 
tion scientifique,  son  père  se  contenta  de  lui  faire  apprendre 
à  lire,  à  écrire  et  à  compter,  chez  un  sacristain  de  village. 
A  vrai  dire,  le  temps  manquait  à  Franz  pour  apprendre. 
Dès  son  enfance,  il  avait  été  produit  devant  le  monde 
comme  un  enfant  prodige,  il  avait  dû  paraître  en  public, 
d'oui  jeune  encore,  ayant  perdu  son  père,  puiss'étant  établi 
à  l'iiris,  il  dut  alors  subvenir  à  l'entretien  de  sa  mère  en 
donnant  des  leçons  de  musique  et  (\rs  concerts.  Ce  ne  fut 
que  par  la  pratique  qu'il  put,  dans  le  cours  de  ses  tournées 
artistiques,  apprendre  plusieurs  des  langues  européennes, 
qu'il  posséda  ensuite  aussi  bien  «pie  le  hongrois^  s;i  langue 
maternelle.  Malgré  une  instruction  élémentaire  aussi  défec- 
tueuse, il  sut,  grâce  à  son  initiative  et  à  son  bon  vouloir,  se 
mettre  au  courant,  entre  dix-sept  et  dix-neuf  ans,  non  seu- 
lement de  toutes  les  matières  faisan!  partie  de  ce  que  Ton 
nomme  d'habitude  «  cours  des  sciences  »  enseigné  à  la  jeu- 
nesse, uiiiis  encore  il  continua,  sans  relâche,  à  étendre  et  à 
s'approprier,  avec  passion  et  ténacité,  la  poésie,  la  philoso- 
phie, l'histoire,  les  sciences  politiques  et  naturelles,  et  enfin 
il  réussit  à  devenir  un  homme  d'une  érudition  aussi  vaste 
que  variée. 

Depuis  son  plus  jeune  âge,  il  était  d'une  piété  qui  allait 
jusqu'à  la  ferveur;  comme  la  petite  Aurore,  il  eut  pendant 
quelque  temps  le  désir  d'entrer  en  religion  et  il  pensa  àse 
faire  prêtre.  11  passait  des  nuits  entières  à  prier  ardemment, 
sans  i-f^rv  cependant  d'aimer  passionnément  la  musique; 


216  G  E  0  RGE    S  AN  D 

pour  rien  au  monde  il  n'eût  voulu  renoncer  à  son  art.  Il  se 
mit  alors  à  réfléchir  aux  moyens  de  concilier  sa  vocation  de 
futur  prêtre  et  de  musicien.  Il  préparait  par  là,  comme  nous 
le  voyons,  le  terrain  sur  lequel  devaient  germer  les 
semences  des  doctrines  ultérieures  de  Lamennais  cl  des 
Saint-Simoniens,  concernant  la  vocation  sacerdotale  de  l'ar- 
tiste et  même  du  «  prétre-artiste  »,  appelé  à  occuper  dans 
le  gouvernement  de  l'avenir  la  même  place  que  celle  du 
I  »rètre. 

Tout  comme  chez  Aurore  Dupin,  la  ferveur  religieuse  de 
Liszt  se  transforma  d'elle-même  et  sans  secousses  en  un 
ardent  amour  pour  l'humanité.  11  ressentit,  dit  son  bio- 
graphe, Lina  Ramann,  «  une  compassion  ardente  pour  les 
inconsolables  et  envers  tous  ceux  qui  souffrent.  En  même 
temps  que  cette  compassion  s'éveilla  dans  son  cœur,  et  pour 
ne  plus  jamais  s'éteindre,  la  loi  sublime  et  divine,  la  loi  de 
pitié.  » 

Acesélans  de  piété  exaltée  succédaient  cependant  par- 
fois des  périodes  de  doute,  d'abattement,  d'apathie;  il  était 
de  ces  natures  qui  se  développent  par  secousses,  par  sauts 
brusques,  par  hésitations, et  non  par  progression  suivie.  Son 
père  ne  pouvait  comprendre  ces  changements  et,  comme 
l'aïeule  d'Aurore,  il  était  au  désespoir  en  voyant  ces  tran- 
sitions inexplicables  d'une  disposition  quelconque  à  une 
disposition  toute  différente.  Ces  brusques  changements 
n'étaient  que  le  germe  des  divers  intérêts  sociaux,  religieux 
et  philosophiques  qui  se  manifestèrent  en  lui  plus  tard. 

Grâce  à  ses  tournées  artistiques  et  à  la  protection  t\r>  ma- 
gnats hongrois,  «  le  petit  Liszt  ».  eommeChopin,  vivait  tou- 
jours parmi  les  aristocrates,  qui  le  choyaient.  Il  était  cons- 
tamment sur  les  genoux  des  comtesses  et  des  princesses,  ou 
dans  les  salons  des  oNichesses  et  des  têtes  couronnées.  Aussi, 


GEORGE    SAND  2  i 7 

dès  son  jeune  âge,  prit-il  les  manières  el  le  langage  de  la 
haute  société,  le  goût  de  l'élégance  et  <\<>s  belles  manières. 
Malgré  tout  cela,  il  fut  cependant  par  ses  convictions,  ses 
sympathies  et  ses  tendances,  un  vrai  démocrate,  ennemi  de 
tout  ce  qui  est  conventionnel,  de  tous  les  privilèges  de 
caste,  et  s'il  sympathisait  avec  l'aristocratie,  ce  n'était 
qu'avec  celle  de  l'esprit.  Son  vernis  extérieur,  son  amour 
de  la  vie  élégante  ne  l'empêchèrent  nullement  de  se  dé- 
vouer à  toutes  les  larges  idées  de  son  époque,  de  se  faire 
le  défenseur  de  tous  les  humbles  et  de  tous  les  opprimés, 
de  venir  à  leur  aide  en  paroles  et  en  action,  et  de  lutter 
contre  n'importe  quels  préjugés. 

Dans  sa  jeunesse,  il  souffrit  comme  Chopin,  de  Tin- 
justice  et  de  l'oppression  de  ces  préjugés  de  caste,  lorsqu'on 
lui  défendit  d'avoir,  même  en  pensée,  des  vues  sur  une 
jeune  fille,  Caroline  de  Saint-Criq,  son  élève,  qu'il  aimait 
et  dont  il  était  aimé,  et  cela,  pour  l'unique  raison  qu'il 
était  plébéien,  tandis  qu'elle  était  comtesse.  Ce  coup  l'abat- 
tit et  lui  ouvrit  les  yeux  sur  bien  des  choses.  La  même 
aventure  arriva  à  Chopin.  La  comtesse  Wodzinska  lui  refusa 
sa  main  et,  sur  l'ordre  de  ses  parents,  épousa  un  homme 
qu'elle  n'aimait  point,  mais  qui  était  titré.  Chopin  se  sou- 
mit à  son  sort  ;  il  ne  ressentit  aucune  haine  contre  les  pré- 
jugés aristocratiques  et  les  représentants  du  grand  inonde, 
mais  il  en  fut  tout  autrement  de  Liszt.  Ses  amis  démo- 
crates excitèrent  et  attisèrent  son  indignation  et  son  ani- 
mosité  contre  les  nobles,  contre  les  présomptions  hau- 
taines et  le  manque  de  cœur,  qui  lui  axaient  fait  perdre  à 
jamais  la  jeune  fille  qu'il  aimait  et  avaient  causé  le  malheur 
de  celte  dernière1.  Son  dépit,  son  amour  blessé  portèrent 

1  L>>  sorl  dé  cette  noble  femme  lut  forl  triste  ei  bien  triste  aussi  la  ren- 
contre, quinze  ans  plus  tard,  de  ces  deux  êtres  jadis  pleins  d'espoir  el 


218  GEORGE     SAM) 

liszt  vers  les  doctrines  sociales  ei  démocratiques  qu'on 
commençait  à  prêcher  dans  les  années  qui  précédèrent  la 
révolution  de  Juillet.  11  s'en  lit  d'autant  plus  volontiers  le 
partisan  chaleureux,  qu'elles  répondaient  à  ses  croyances 
religieuses  et  sociales.  Son  animosité  contre  la  haute 
société  tit  en  outre  place  à  la  fierté  de  l'artiste,  conscient 
de  sa  valeur  individuelle,  et  cette  fierté  eut  pour  résultai 
•  If  le  porter  à  se  perfectionner. 

Pendant  son  adolescence,  alors  qu'il  donnait  des  con- 
certs, il  s'était  déjà  misa  méditer  sérieusement  sur  l'idéal 
artistique,  et  le  rôle  de  virtuose,  d'amuseur  public,  de 
«  chien  savant  »,  commençait  à  lui  peser.  11  voyait  que  le 
public  n'avait  aucun  souci  de  l'art,  qu'il  ne  demandait  que 
des  distractions.  Se  mettant  alors  à  mystifier  ce  bon  public, 
ses  auditeurs  ignorants,  en  loue  offrant  ses  propres  com- 
positions Sous  forme  de  sonates  de  Beethoven,  ou  vàee- 
versa,  il  apprit  à  mépriser  profondément  ses  auditeurs, 
(lilettonli  moitié  ignares,  pires  que  les  vrais  ignorants  qui, 
du  moins,  -ont  sincères  dans  leur  ignorance  et  n'ont  aucune 
prétention. 

(/est  à  ce  moment  que  s'éveilla  en  lui  la  soif  de  s'ins- 
truire. Il  se  mit  à  Ere  et  à  apprendre  ce  qu'il  put,  comme 
il  put,  et  chez  qui  il  put  :  «  Il  voulait  savoir,  tout  savoir  ». 
dit  son  biographe,  h  Mais  comme  il  lui  manquait  une  instruc- 
tion première  cl  fondamentale,  et  que  cette  soif  de  con- 
naissances avait  éclaté  subitement,  son  développement  ne 
pouvait  être  ni  méthodique,  ni  régulier.  Il  changeai!  cons- 
tamment do  lectures,  se  jetait  sans  aucun  plan  préconçu 
sur  i\r>  matières  tout  à  l'ait  opposées,   ce  qui  l'embrouilla 


d'amour,  mais  alors  brisés  et  désillusionnés  par  la  \i''.  C'est  sous  l'im- 
pression di-  cette  douloureuse  el  vaine  rencontre  que  Li-zi  écrivil  sa 
romance  poétique  :  «  ich  môchte hingehn  nie  der  Morgens trahi.  •• 


GEORGE    SAM)  210 

plus  d'une  fois.  G'esl  égalemèni  à  celte  époque  que  se  rap- 
porte l'anecdote  si  souvent  répétée  d'après  laquelle  Liszt,  - 
trouvant  un  jour  en  société  avee  l'avoeat  Crémieux,  qui 
venait  de  s'établir  en  France  et  qui  joua  un  rôle  très  consi- 
dérable dans  l'histoire  de  ce  pays,  se  serait  adressé  à  celui- 
ci  en  disant  :  «Monsieur  Crémieux,  apprenez-moi  foule  ta 
littérature  française.  »  A  quoi  ce  dernier  répondit  :  «  Une 
grande  confusion  semble  régner  dans  la  cervelle  de  re  jeune 
homme.  »  Son  désir  d'apprendre,  ses  doutes,  la  joie  «le 
vivre  qui  s'éveillait  en  lui,  dirigeaient  ses  lectures,  dans 
lesquelles  se  heurtaient  des  extrêmes  diamétralement 
opposés.  Les  œuvres  profanes  et  re&gieiases,  les  plus 
sérieuses  et  les  plus  futiles,  trouvaient  en  lui  un  écho.  Un 
beau  désordre  — tout  comme  chez  Aurore  Bupin  —  régnait 
dans  ses  lectures.  Les  œuvres  sceptiques  de  Montaigne 
gisaient  à  côté  des  apologies  du  christianisme  de  Lamen- 
nais ;  Voltaire  côtoyait  Lamartine.  Ajoutons  à  cela  les 
écrits  de  Sainte-Beuve,  de  Ballanche,  de  J.-J.  Rousseau, 
de  Chateaubriand  et  d'autres  écrivains,  dont  la  plupart 
eurent  une  action  très  grande  sur  le  développement  histo- 
rique, sur  la  culture  religieuse  et  celle  de  la  littérature  poé- 
tique de  la  France.  Liszt  s'adressait  partout  où  il  croyait 
trouver  de  la  lumière;  il  lui  semblait  toujours  que  quelque 
chose  de  grand  et  de  nouveau  allait  se  révéler  à  lui,  — 
tout  comme  pour  George  Sand.  —  Son  âme  était  toujours 
dans  l'attente.  Souvent  il  veillait  bien  avant  dans  la  nuit, 
lisant,  .-'efforçant  de  s'éclairer  à  tout  prix,  commençant 
une  chose,  puis  l'abandonnant,  tout  cela  sous  l'influence  des 
impressions  les  plus  opposées,  sans  jamais  trouver  aucun 
repos...    » 

EH  comme  Aurore  Dudevant  disait  qu'elle  ('lait  tourmen- 
tée par  les  «  choses  divines  »,  Liszt  aussi  disait  ce  mol  de 


220  GEORGE    S  AND 

René  :  «  Un  instinct  secret  me  tourmente  »,  instinct  qui 
lui  faisail  attendre  impatiemment  la  solution  des  obscurs 
problèmes  de  la  \\r.  Gomme  au  temps  de  ses  lectures  avec 
Caroline  de  Saint-Criq,  alors  « jn  il-  lisaient  ensemble  les 
écrivains  religieux  et  les  grands  poètes,  Li>zt.  à  présent, 
malade,  désolé  d'avoir  à  jamais  perdu  la  jeune  fille  qu'il 
aimait,  et  fuyant  le  monde,  sans  même  trouver  de  consola- 
tion dans  la  religion,  se  jeta  avidement  sur  les  écrivains 
du  milieu  et  de  la  fin  du  xvnf  siècle;  De  René  et  Werther, 
il  passa  aux  encyclopédistes;  en  son  cerveau  germèrent  des 
doutes  qui  se  transformèrent  bientôt  en  une  de  ces  tem- 
pêtes qui  brisent  tout  sur  leur  passage.  C'était  là  une  saine 
protestation  contre  son  mysticisme  antérieur,  contre 
«  l'aveugle  et  instinctive  »  religiosité  catholique,  basée  sur 
les  dogmes  soi-disant  inébranlables.  «  Il  dévorait  avec  une 
activité  insatiable  les  œuvres  de  ses  illustres  contempo- 
rains, »  —  dit  Lina  Ramann.  «  11  les  avalait  en  tâchant  de 
s'en  assimiler  l'essence  même.  Il  puisait,  pour  ainsi  dire, 
l'âme  de Téciavain.  Pendant  quatre  heures  consécutives,  il 
lisait  des  dictionnaires,  d'une  manière  aussi  infatigable  et 
insatiable  que  les  oeuvres  dr<  poètes;  il  étudiait  Boiste  et 
Lamartine  avec  la  même  ardeur,  avec  la  même  tension 
d'esprit,  et  lorsqu'il  croyait  avoir  pénétré  la  pensée  d'un 
auteur,  il  courait  chez  lui  pour  lui  demander  franchement 
l'explication  de  ses  idées.  » 

La  révolution  de  Juillet  qui  vint  à  éclater  éveilla  sa 
pensée,  lui  lit  rejeter  tout  ce  qui  lui  rotait  d'enfantin, 
oublier  sa  maladie,  ses  désillusions.  11  se  virilisa  défini- 
tivement, tant  physiquement  qu'intellectuellement.  «  C'est. 
le  canon  qui  Va  guéri  »,  disait  de  lui  sa  mère.  Une  soif 
ardente  d'agir  se  manifesta  chez  lui;  le  sang  hongrois 
bouillonna  en  ses  veine-,  et  l'on  eût  pu  croire  qu'il  allait 


GEORGE    SAND  221 

se  précipiter  sur  les  barricades^  «  pour  combattre  en  faveur 
de  rhumanité  souffrante  et  opprimée,  pour  défendre  le 
peuple,  ses  droits  et  la  liberté,  et  mourir  pour  elle  s'il 
l'avait  fallu.  »  Sa  mère  put  à  peine  l'empêcher  de  prendre  pari 
aux  journées  de  juillet.  Peut-être  aussi  avait-il  lui-même  trop 
bien  senti  qu'il  n'appartenait  pas  à  un  artiste  de  répandre  le 
sang,  que  son  devoir  était  de  combattre  autrement  pour 
assurer  les  droits  de  l'homme.  Et  il  médita  d'écrire  La  Sym- 
phonie révolutionnaire  qui  fût  comme  l'incarnation  des  sen- 
timents qui  l'agitaient  alors  et  comme  le  reflet  de  son  entrai- 
neinenl  juvénile  vers  les  héroïques  journées  que  Ton  traver- 
sait à  ce  moment.  Mais,  doué  d'une  nature  profonde  et 
profondément  humaine  Liszt  ne  voulait  ni  représenter  ni 
incarner,  en  cette  œuvre,  le  tonnerre  du  canon,  le  bruit  tic  la 
lutte,  le  tableau  d'une  horrible  guerre  civile,  mais  les  idées 
profondes  qui  ont  toujours  été  les  causes  motrices,  le  fonde- 
ment de  tous  les  grands  mouvements  populaires  dans  l'his- 
toire de  l'Europe,  de  toutes  les  époques  où  s'est  exprimée 
«  la  grande  et  sublime  idée  chrétienne  de  l'humanité  et 
de  la  liberté  ». 

Pour  son  œuvre  musicale,  Liszt  a  pris  trois  thèmes  ou 
motifs  fondamentaux  :  Le  chant  des  Rassîtes,  l'époque  de 
Jean  Huss  personnifiant  Y  héroïsme, le  courage,  Vidée  slave; 
le  choral  allemand  :  «  Eine  [este  Burg  ist  miser  Gott  »,  — 
«  mélodie  ressemblant  à  de  l'airain  fondu,  monument  éter- 
nel de  foi  inébranlable  et  de  fidélité,  malgré  les  souffrances 
et  les  persécutions  endurées  pour  cette  foi  et  personnifiant 
la  force  de  la  conviction  et  l'élément  germanique1  ».  Le 
troisième  thème  était  la  Marseillaise,  personnifiant  la  ten- 
dance vers  la  liberté  et  l'élément  romain. 

1  Lina  Ru  inann.  Li\  rc  cité. 


222  GEORGE     S  AND 

Li.-zt  se  mit  courageusement  à  l'œuvre;  mais  la  réaction, 
survenue  bientôt,  après  les  premiers  mois  pleins  d'espé- 
rances, refroidit  son  ardeur,  et  la  symphonie,  inachevée, 
resta  dans  son  portefeuille.  11  n'en  existe  que  la  transcrip- 
tion symphonique  de  la  Marseillaise,  et  toute  la  première 
partie  achevée  on  sou  prologue,  qui  parut  ensuite  sous  le 
titre  de  :  Héroïde  funèbre.  Que  le  lecteur  ne  s'étonne  pas 
si  dous  parlons  d'une  manière  si  détaillée  de  cette  œuvre 
musicale  de  Liszt,  qui,  semble-t-il,  ne  l'ait  pas  parti''  du 
domaine  de  notre  critique  littéraire.  11  nous  excusera  bien- 
tôt en  voyant  que  tout  ce  que  nous  rapportons  ici  a  eu  sur 
George  Sand  une  influence  indiscutable.  Ces  détails  ne 
sont  doue  pas  étrangers  à  notre  travail. 

A  peine  revenu  des  émotions  violentes  et  des  secoue 
ressenties  en  1831,  Liszt  se  remit  avec  plus  d'ardeur  que 
jamais  à  l'œuvre  de  son  instruction  personnelle.  La  con- 
naissance de  Pagaiùni,  qu'il  fit  la  même  année,  lui  prouva 
définitivement  qu'il  était  de  toute  impossibilité  d'être  un 
grand  artiste  si  l'on  n'est  pas  avant  tout  un  homme  supé- 
rieur; que  le  développement  artistique  est  impossible  sans 
un  grand  développement  des  facultés  humaines,  <  car  Génie 
oblige  et  donc  Génie  oblige  »>.  11  continua  alors,  avec  plus 
d'ardeur  encore,  à  lire,  à  étudier  et  à  suivre  tout  ce  qui 
parai— ait  de  nouveau  dans  le  monde.  Qu'il  s'agît  d'une 
nouvelle  doctrine,  d'une  œuvre  artistique,  d'un  prédicateur 
en  renom,  d'un  auteur,  ou  d'un  acteur  célèbre,  il  voulait 
tout  voir,  tout  connaître.  Il  était  également  attiré  par  une 
salle  de  concert,  parla  peinture,  la  sculpture,  parlapr 
quotidienne,  la  tribune,  La  chaire,  l'église —  il  en  était  ainsi 
pour  George  Sand  dan--  le  cuir-  des  mêmes  années  .  — 
Un  jour  ici.  le  lendemain  ailleurs,  cherchant  partout  à 
étancher  la  soif  qui  le  torturait.  » 


GEORGE    S  AND  223 

CV-f  vers  cette  époque  que  Liszt  fit  ta  connaissance  des 
Saint-Simoniens.  D'abord  il  fut  attiré  chez  eux  simplement 
par  curiosité,  par  désir  d'apprendre  el  de  savoir;  niais  il 
fut  bientôt  tellement  entraîné  par  leurs  idées  qu'il  pensa 
sérieusement  à  se  faire  membre  fie  leur  communauté. 
A  cette  époque  les  doctrines  extrêmes  et  monstrueuses  du 
saint-simonisme  ne  s'étaient  pas  encore  manifestées.  Enfan- 
tin n'avait  pas  encore  lancé  ses  célèbres  proclamations  ; 
aussi  Liszt  put-il  librement  prendre  connaissance  des  doc- 
trines de  Saint-Simon,  dans  leur  essence  première.  Il  serait 
difficile  d'inventer  quelque  chose  qui  fût  plus  du  goût  de 
Liszt  que  les  deux  principes  fondamentaux  de  celte  doc- 
trine :  1°  l'application  dans  la  vie  du  principe  essentiel  du 
christianisme,  l'amour  du  prochain;  2°  la  manière  d'envi- 
sager l'art,  et  la  position  que,  d'après  le  saint-simonisnie, 
l'artiste  axait  à  occuper  par  rapport  à  la  religion  et  au  per- 
fectionnement de  l'humanité  \ 

Les  vues  religieuses  et  artistiques  des  Saint-'Siinoniens 
faisaient  vibrer  les  croyances  et  les  sentiments  les  plus  pro- 
fonds de  Liszt,  aussi  comprend-on  facilement  l'enthousiasme 
avec  lequel  il  accepta  le  credo  de  cette  foi  nouvelle  et  lapro- 


1  Connue'  on  le  sait,  les  Saint-Simoniens  formulaient  ainsi  leur  doc- 
trine :  toute  réforme  sociale  doit  avoir  pour  base  «  le  développement 
physique,  moral  ri  intellectuel  de  laelasse  la  /'fus  nombreuse  ri  la  plus 
[jaune  „.  car  la  société  doit  reposer,  non  sur  des  principes  d'inégalité 
et  sur  des  privilèges  établis  en  laveur  d'un  sexe  contré  l'autre,  ni  sur 
la  prépondérance  de  certaines  clasges,  et  de  certaines  conditions  sociales 
sur  les  autres,  mais  sur  le  principe  du  travail  général  et  obligatoire. 
Dans  cette  nouvelle  société,  l'aristocratie  sera  représentée  par  ceux  qui 
suivent  l'une  des  trois  voies  conduisant  l'humanité  vers  L'idéal  :  les 
artistes,  les  -avants,  les  industriels;  de  là,  l'aristocratie  de  Vesprit  ;  de 
là  ausM,  la  célèbre  formule  :  «  à  cliacun  selon  sa  capacité,  à  chaque 
capacité  -selon  ses  œuvres.  »  La  propriété,  l'hérédité,  l'esclavage  de  la 
femme  seront  abolis  ;  on  fondera  des  associations  ouvrières  pour  réunir 
li-  efforts  communs  pour  le  bien  général;  enfin,  un  reconnaîtra  la  légi- 
timité des  jouissances  physiques  »  l'égal  de  celles  de  l'esprit,  el  un  ado- 
rera la  beauté  à  légal  du  génie,  car  tous  les  deux  émanent  de  Dieu. 


22  i  GEORGE    SAM) 

messe  du  règne  de  Dieu  sur  la  terre,  sous  la  forme  de  «  l'Etat 
de  f avenir  »  où  la  loi  serait  l'amour  du  prochain,  où  les 
peuples  n'auraient  qu'un  seul  dogme,  une  seule  doctrine,  un 
seul  Dieu,  où  tous  se  dévoueraient  à  chacun,  et  chacun  pour 
tous,  où  le  travail  et  la  richesse  seraient  répartis  avec  régu- 
larité et  justice,  où  personne  n'aurait  à  souffrir  de  la  pauvreté, 
del'oppression,  de  l'ignorance.  Quant  aux  arts,  ils  devaient 
être  les  premiers  et  les  plus  importants  moyens  à  employer 
pour  introduire,  consolider  et  maintenir  ce  nouvel  état  de 
choses,  car  les  arts  concourent  au  développement  de  tous 
lés  instincts  humains,  nobles  et  aimants.  L'art  et  la  religion. 
selon   la   définition   philosophique   qu'en    donnait   le  saint- 
simonisme,  maintiennent  en  nous  le  sentiment  du  beau  ;  le 
dogme  et  les  sciences  y  maintiennent  le  vrai  ;  le  culte  et 
l'industrie  y  maintiennent  l'utile.   Les  arts,  selon  eux.    se 
divisent  en  trois  groupes  :  1°  la  poésie  et  la  musique,  se 
rapportant  à  la  vérité,  au  dogme;  2°  les  belles-lettres  à  la 
religion  ;   3°  les  arts  plastiques,  au  culte.  La  poésie  et  la 
musique  sont  du  domaine  de  la  vérité,  parce  que  «  leur  vol 
sublime  et  inspiré  fait  mystérieusement  vibrer  le  sentiment 
et  la  notion  de  l'Eternité,  et  l'ait  coulerdans  l'âme  humaine  un 
rayon  de  l'harmonie  universelle  ».   Pour  les  Saint-Simo- 
niens.  il  est  évident  que  l'art  n'est  pas  le  but,  mais  le  moyen. 
Son  rôle  se  borne  à  servir  les  suprêmes  inspirations  et  le 
développement  de  l'âme,  ainsi  que  les  intérêts  de  la  reli- 
gion. 11  n'y  a  donc  pas  à  s'étonner  si  dans  «  l'Etat  de  l'ave- 
air   »  1rs  artistes  seront  considérés  comme   dos  prêtres, 
législateurs   supérieur.--,    éducateurs,    directeurs   de    cons- 
cience,   chefs    (\i-    l'humanité,    «   L'artiste-prêtre    »    sera 
comme   ministre   plénipotentiaire    du    gouvernement  ;   par 
le  vol  et  la  profondeur  de  ses  pensées,  par  ses  mélodies. 
ses   peintures,  ses  œuvres    de  sculpture,  il  devra  créer. 


GEORGE     SAND  223 

exciter,  entretenir  les  sympathies  pour  le  beau  et  le  sublime. 

Tout  cela  correspondait  parfaitement  aux  sentiments 
éprouvés  par  Liszt  dans  sa  jeunesse,  lorsqu'il  cherchait  à 
exhaler  en  musique  ses  aspirations  mystiques,  ou  bien  lors- 
qu'au contraire,  c'était  la  musique  qui  l'élevail  vers  le  ciel. 
11  se  souvint  alors  de  ce  temps  lointain  et  «  il  fut  envahi  par 
le  sentiment  inextinguible  de  sa  vocation  artistisque  prédes- 
tinée. »  Il  ne  lui  suffisait  plus,  comme  par  le  passé',  d'être 
prêtre;  il  voulait  devenir  un  pontife  des  Saint-Simoniens, 
consacrer  son  art  au  service  de  cette  fonction  d'intermé- 
diaire qui,  par  la  voie  du  Beau,  devait  éveiller  dans  les 
hommes  la  notion  du  Divin  et  les  unir  à  l'Éternel. 

On  ignore  ce  qui  a  pu  retenir  Liszt  de  prendre  une  part 
active  au  saint-simonisme.  Peut-être  en  fut-il  empêché  par 
les  discordes  qui  naissaient  alors  en  cette  petite  église  et 
par  la  lutte  qui  s'engagea  entre  Bàzard  et  Enfantin.  Quoi 
qu'il  en  suit,  il  n'entra  pas  dans  les  rangs  de  la  commu 
nauté,  mais  assista  à  ses  réunions  et  se  trouvait  même  à  la 
soirée  où  Enfantin  attendait  la  venue  de  la  «  femme  révéla- 
trice »...  qui  ne  vint  pas. 

Les  égarements  du  saint-simonisme  et  ses  idées  baroques 
sur  la  «  réhabilitation  de  la  chair  »  n'eurent  aucune 
influence  sur  l'esprit  de  Liszt,  mais  les  principes  de  la 
société,  en  fait  de  religion  et  d'art,  contribuèrent  à  établir 
la  base  de  son  point  de  vue  artistique,  qu'il  suivit  constam- 
ment dès  lors  et  que  vint  encore  confirmer  l'amitié  qu'il 
avait  contractée  depuis  quelque  temps  avec  Lamennais. 

Félicité  de  Lamennais  il  écrivait  d'abord  de  la  Mennais 
mais,  vers  la  lin  de  sa  vie,  conformément  aux  habitudes 
républicaines,  il  signait  :  Lamennais),  célèbre  réformateur 
religieux,  prédicateur,  un  des  plus  grands  écrivains  de 
notre  siècle,  naquil  en  17X2,  à  Sàint-Malo,  d'une  riche 
n.  15 


226  G  F.  0  Ri.  F.     SAND 

famille  d'armateurs,  plus  tard  ruinée  parla  Révolution.  Après 
des  études  faites  an  sein  de  sa  famille,  il  entra  avec  son  frère 
an  séminaire,  se  lit  prêtre  en  même  temps  que  lui.  avec 
beaucoup  d'hésitations.et  dedoufces,  il  est  vrai,  mais  ensuite 
il  prit  à  cœur  sa  vocation  ecclésiastique  et  consacra  boutes 
ses  forces  à  la  prédication  chrétienne,  dan-  le  sens  le  plus 
pur  du  mot.  11  fut  d'abord  considéré  comme  un  des  défen- 
seurs les  plus  orthodoxes  de  l'Eglise,  et  se  distingua  par  ses 
attaques  contre  les  philosophes,  la  Révolution  et  Napoléon, 
puis  il  se  Ht  leur  ennemi  acharné.  Deux  fois  il  fut  app< 
Rome   pour  expliquer  sa  conduite,    et   cela,   après  qfu'oti 
avait  failli  faire  de  lui  un   cardinal,   parce  qu'on  le  n  _ 
dait  comme  un  vrai  champion  de  la  papauté  :  deux  fois  il 
fut    condamné   par   cette   même   Eglise   qu'il  avait  voulu 
défendre,  et  dut  renier  publiquement   ses  opinions.  Peu  à 
peu.  dans  le  journal  V Avenir   qu'il  avait  fondé  avei 
amis,  le  comte  de  Mootafeanbert,  et  les  abbés  Gerbet  et  La- 
cordaire  qui  partageaient  entièrement  ses  idées,  il  s'éloigna 
tellement  de  ses  premiers  écrits  <[u'il  -'attira   non  seule- 
ment la  condamnation  de  l'Eglise  romaine,  mais  qu'il  rom- 
pit avec  -"ii   frère  et   ses  ami-,   et  qu'il  s'aperçut  enfin 
lui-même,  de  son  désaccord  fondamental  avec   le  catholi- 
cisme. L'apparition  de  son  livre  :  les  Paroles  d'un  croi/ant 
le  lit  excommunier.  Il  ne  cessa  cependant  de  se  regarder 
comme  le  serviteur  de  Dion,  il  continua  à  dire  la  m 
comme  auparavant  :   il  fut   enfin  anathématisé.    Il  déviai 
alors  un  des  acteurs  les  plus  ardents  du  mouvement  social 
et  républicain  sous  le  gouvernement  de  Louis-Philippe,  fut 
membre  de  l'Assemblée  nationale  en  1848  et  resta  jusqu'à 
la  lin  de  sa  vie  l'apôtre  infatigable  du  socialisme  chrétien 
et   le  champion  de  la  liberté  de  conscience.  11   avait  un 
talent   poétique    extraordinaire,    une  éloquence  sombre    et 


GkEOBGE     S  AND  2^7 

passionnée  de  prédicateur  et  de  prophète,  l'entêtement  d'un 
fanatique  et  l'inflexibilité  d'un  sectaire.  Un  de  ses  bio- 
graphes à  courte  vue,  croyant  sans  doute  qu'il  dit  là  quelque 
(diose  de  dénigrant  et  de  mordant,  le  caractérise  ainsi  : 
«  Connue  tous  les  hérétiques,  il  était  doué  d'un  esprit  d'ai- 
rain, d'une  âme  inflexible,  d'un  orgueil  insensé.  Au  XVe siècle, 
il  se  serait  plutôt  laissé  livrer  au  bûcher  avec  Jean  Hues, 
que  d';i\ouer>es  erreurs.  »  Au  xix'  siècle,  on  ne  l'a  pas  brûlé. 
mais  eu  lisant  la  vie  de  ce  martyr  de  sa  foi,  OU  se  dit  invo- 
lontairement que  dans  tous  lés  temps,  la  souffrance,  l'humi- 
lialion.  l;i  pauvreté,  le  reniement  et  l'incompréhension  tra- 
gique, de  la  part  des  amis  cl  des  élèves  les  plus  proches, 
c'est  là  le  sort  des  initiateurs  de  toute  nouvelle  doctrine,  la 
coupe  qu'eux  tous  doivent  vider  jusqu'à  la  lie.  Lamennais 
.  mourut  en  lN.Vi-,  restant  fidèle,  jusqu'au  dernier  moment,  à 
sa  conscience  et  à  sa  loi.  Ses  funérailles  furent  accompagnées 
de  nom  elles  entr;.\  es  de  la  part  de  la  police.  Toutefois,  con- 
formément à  son  désir,  il  fui  enterré  dans  In  fosse  commune. 
Au  moment  où  Liszt  et  George  Sand  entrèrent  enrôla- 
tion&avec  Lamennais,  celui-ci  avait  cessé  d'être  un  champion 
du  catholicisme  et  il  était  déjà  célèbre  par  In  publication 
des  Paroies  d'un  croyant,  qui  eurent  jusqu'à  cent  éditions 
et  qui  furent  traduites  dans  toutes  les  langues  de  l'Europe. 
Les  biographes  et  les  critiques  de  Lamennais  ont  tort  d'en- 
visager celle  évolution  comme  une  rupture  avec  ses 
anciennes  doctrines  et  une  adhésioD  à  des  idées  diamétea- 

lomenl     opposées,    ou    même    comme    une    trahison    à    S££ 

anciennes  convictions.  Des  écrivains  peu  consciencieux 
ou  acharnés  à  le  poursuivre,  vont  même  jusqu'à  assurer 
«pie  cette  volte-face  provenait  d'un  orgueil  aatanique  de  ce 
renégat,  par  vengeance  de  n'avoir  pas  été  tait  cardinal,  elc. 
Ses    Paroies  d'un    crayon/   n'étaient    qu'une    des   étape.- 


228  GEORGE     SAND 

du  développement  d'une  seule  et  même  idée.  Lamennais 
avait  commencé  par  lutter  contre  la  Révolution,  l'Empire 
et  Napoléon,  trois  régimes,  aux  yeux  de  cet  apôtre  fana- 
tique du  christianisme,  entièrement  contraires  à  l'esprit  de 
renseignement  divin.  Dans  cet  ordre  d'idées,  il  a  écrit  ses 
Réflexions  sur  l'état  de  l'Église  en  France  pendant  le 
XVIIIe siècle,  et  sur  sa  situation  actuelle  (1808)  et  son  célèbre 
Essai  sur  l'indifférence  en  matière  de  religion  1817- 
1823.  Il  espérait  que  la  Restauration  rendrait  à  l'Eglise  le 
pouvoir  et  l'influence  qui  lui  appartiennent  comme  unique 
autorité  naturelle  de  la  société  chrétienne.  Son  espoir  fui 
déçu.  Il  voulait  exciter  l'énergie  et  ranimer  la  vitalité  de 
l'Eglise  catholique  endormie,  il  voulait  arriver  a  ce  que  sa 
puissance  spirituelle  dominât  tous  les  pouvoirs  terrestres 
comme  au  temps  glorieux  des  premiers  siècles  du  christia- 
nisme. Il  s'opposait  à  l'autonomie  de  l'Eglise  gallicane,  qu'il 
trouvait  en  opposition  avec  les  principes  de  l'unité  de 
l'église  orthodoxe.  [De  la  religion  considérée  dans  ses 
rapports  avec  l'ordre  politique  et  civil,  J82(i.  Il  s'efforça 
de  signaler  à  la  curie  romaine  ses  fautes,  ses  égarements 
et  lui  conseilla,  en  se  conformant  aux  exigences  du  temps. 
de  ne  pas  être  seulement  la  religion  des  puissants  de  la 
terre,  mais  la  religion  de  tous.  Ses  vœux,  ses  conseils, 
furent  condamnés.  Son  voyage  à  Rome  lui  ouvrit  les  yeux 
et  lui  montra  qu'entre  la  papauté  et  le  christianisme,  il  n'y 
avait  rien  de  commun  ;  que  l'une  n'était  qu'une  institution 
purement  humaine,  une  institution  d'Etat,  l'autre  une  ins- 
titution divine.  L'une  était  l'antipode  de  l'autre.  (Affaires 
de  Rome,  1836.)  L'apôtre  du  christianisme  se  rangea  du 
côté  du  christianisme  ;  l'apôtre  de  l'amour  évangélique 
envers  le  prochain  se  leva  contre  l'Eglise  qui  prêche 
l'oppression,   la  violence  et  la  vengeance,  et    l'Eglise  se 


GEORGE    SAND  229 

sépara  de  lui  (1832;.  Il  n'accepta  pas  son  excommunica- 
tion, car  il  envisageait,  plus  sévèrement  encore  que  les 
princes  de  l'Eglise,  sa  vocation  ecclésiastique.  Il  avait  déjà 
proclamé  auparavant  que  les  serviteurs  de  l'autel  ne  doivent 
pas  user  des  biens  terrestres  ni  recevoir  aucun  subside  du 
gouvernement,  mais  vivre  dans  la  pauvreté.  C'est  ce  qui 
lui  axait  attiré  l'inimitié  du  haut  clergé.  Il  continua  donc 
à  se  regarder  comme  prêtre,  à  prêcher  la  fraternité  au 
nom  de  Dieu,  la  liberté  pour  tous,  l'amour  du  prochain. 
Bien  plus  encore,  il  exigeait  l'entière  observation  des  pré- 
ceptes évangéliques,  voulant  que  personne  ne  se  crut 
maître,  ne  jugeât  ses  frères,  ne  levât  les  armes  contre  son 
frère;  en  un  moi,  il  rejeta  toutes  les  institutions  politiques 
qui,  selon  son  opinion,  empêchaient  le  triomphe  de  l'esprit 
de  la  doctrine  chrétienne.  [Paroles  d'un  croyant,  1832: 
Le  Livre  du  peuple,  1837;  Une  voix  de  prison.)  Il  se  rap- 
procha ainsi  du  saint-simonisme  et  des  doctrines  démocra- 
tiques et  révolutionnaires  des  aimées  1830.  [De  l'esclavage 
moderne,  18i0  ;  Le  pays  et  le  gouvernement,  1840; 
Amcliaspands  et  Darvands.  1N43  ;  mais  il  s'en  éloigna 
complètement,  quant  à  la  question  du  féminisme.  Il  était 
l'ennemi  de  l'émancipation  de  la  femme,  exigeant  qu'elle 
fût  soumise  à  l'homme  comme  le  voulait  saint  Paul  (Dis- 
cussion  critique  et  pensées  diverses,  1841  .  A  tout  autre 
égard,  il  devança  son  siècle,  prêchant,  d'une  part,  des 
choses  qui  sont  actuellement  conformes  aux  vues  de  cette 
même  Eglise  qui  l'avait  condamné  et  qu'elle  pratique  aujour- 
d'hui, telles  que  le  christianisme  social  de  Léon  XIII,  —  et 
d'autre  part,  apparaissant  en  même,  temps  comme  un  des 
prédécesseurs  de  Léon  Tolstoï  '.  On  trouve,  dans  les  Paroles 

'  Tel  le  chapitre  xxvii  (absolument  semblable  à  ce  que  L.  Tolstoï  a 


230  GSORGE    SAM) 

d'un  croycait,  des  pages  qui  sont  presque  identiques  aux 
dernières  œuvres  <lu  grand  écrivain  russe. 

La  Traduction  de  l'Évangile  par  Lamennais  et  son 
étude  intitulée  :  De  la  société  première,  et  de  ses  lois  ou  de  la 
religion,  n'offrent  guère  moins  de  ressemblance  avec  tes 
œuvresde  Tolstoï.  Mais  dans  aucun  de  ses  ouvrages,  Lamen- 
nais ne  s'est  montré  aussi  évidemment  un  adepte  du  saint- 
simoaisme  que  dans  son  Esquisse  d'une- philosophie*  et 
aucun  ne  semble  avoir  aussi  puissammenl  contribué  à 
éclairer  l'idéal  artistique  de  Liszl  el  de  George  Sand.  Quoi- 
que ce  livre  ait  paru  on  1840,  ses  thèses  ont  dû  germer  peu  à 
pou  dans  son  esprit,  el  l"n  conçoit  qu'il  ait  déjà  pu  les  (Mé- 
diter avec  Liszt  dan-  la  première  moitié  des  années  1830, 

Voici  les  principales  de  ces  thèses  :  Le  monde  est  la 
manifestation  finale  de  rintinimont  Beau.  L'infinimenl  Beau 
est  la  forme  ou  l'incarnation  de  I'infiniment  Vrai.  Dan-  la 
nature  inanimée,  on  ne  remarque  qu'une  simple  affinité 
entre  les  objets.  Dans  le  règne  animal  se  fait  déjà  remarquer 
un  autre  degrés  l'instinct.  L'homme,  quoique  conduit  dans 
sa  \  ic  première  par  l'instinct,  est  déjà  dirigé  principale- 
ment par  la  raison,  la  conscience,  qui  lui  donne  la  première 
notion  du  vrai,  ou  du  moins  la  lui  l'ail  pressentir.  D'abord, 
l'homme,  comme  les  animaux,  ne  reçoit  que  les  impn  -- 
sions  extérieures  que  lui  donnent  les  sens  :  ensuite,  étudiant 
les  phénomènes  du  monde  extérieur,  il  passe  peu  à  peu  de 

ait  dans  leFigarosva  le  service  militaire)  ;  tels  aussi  les  chapitres  xxxv, 
wwi.  wwii.  Mais  en  général,  ce  livre,  (rai  a  l'ail  autrefois  tant  dé 
bruit  —  cette  improvisation  sombre,  parfois  vraiment  dantesque  on 
prophétique,  pleine  de  pages  toutes  poétiques,  de  paraphrases  de 
psaumes,  d'invocations  républicaines  —  est  aujourd'hui  vieilli  el  n'at- 
tire plus  guère  ['attention  que  pai  son  style  el  ta  force  de  son  inspira- 
tion. Tous  les  lettrés  en  connaissent  presque  par  cœur  le  célèbre  eha- 
pitre  mu.  ainsi  .pi''  los  chapitrés  xx  >'t  xxxvi,  qui  certes,  n'entreront 
:ependant  jamais  dans  un  ivcucil  de  «  pages  choisii 

quisse  d'une  Philosophie;  Paris,  Pagnerne,  E840  (4  vqJue 


SÉOflGE     SAMt  -J31 

leur  compréhension  — à  La  contemplation  el  à  la  compréhen- 
sion du  Beau.  Parla  compréhension  du  Beau,  il  arrive  peu 
à  peu  à  s'approcher  de  la  compréhension  du  Virai,  à  s'unir 
;~i  l'être  suprême,  à  Dieu,  comme  fout  dans  la  création 
tend  à  la  perfection  suprême,  à  sa  fusion  avec  lui. 

«...  S'il  perçoil  la  lumière  physique  par  les  sens  qui 
lui  sont  communs  avec  les  animaux,  il  perçoil  encore  imfeé- 
neuDremenl  la  pure  lumière  <|ui  manifeste  ce  que  les  sens 
ne  peuvent  atteindre,  la  lumière  essem-ticBe,  identique  avec 
la  parole,  le  verbe  infini  el  dans  cette  lumière,  il  voil 
Dieu,  el  en  Dieu  l'immuable,  le  nécessaire,  le  vrai,  les  idées, 
les  causes  éternelles1.  » 

Conformément  à  ces  trois  échelons  du  développement  de 
son  esprit,  l'activité  de  l'homme  se  déploie  dans  b  pour- 
suite de  trois  buts  :  1°  l'influence  sur  le  inonde  extérieur,  — 
la  sujétion  de  la  nature  avec  ses  forces  à  sa  volonté  et  à 
son  esprit,  —  ce  que  Lamennais  réunit  sous  le  nom  de 
«  fl/td/(s{//e  »  ;  de  là  tous  les  métiers,  les  découvertes  el 
les  inventions  innombrables  el  sans  lin.  car  le  but  final  de 
l'activité  humaine  dirigée  par  l'esprit  sans  bernes  et  .--ans 
limites,  c'est  la  victoire  de  l'espril  sur  tout  ce  qui  est  dans  la 
nature,  la  délivrance  de  tout  ce  qui  lui  fait  obstacle,  la  sou- 
mission toujours  plus  grande  du  temps,  «le  l'espaee  el  delà 
matière,  jusqu'à  complète  union  de  la  nature  avec  l'homme. 

«...  Ainsi  par  l'Industrie,  par  l'empire  qu'il  exerce  sur 
la  Nature  contrainte  d'obéir  à  ses  volontés,  l'homme 
s'assimile,  pour  user  de  ce  mot,  corporellemenl  la  créa- 
tion, il  en  fait  connue  une  extension  de  son  propre  orga- 
nisme2. » 

'  Esquisse   d'une  Philosophie,  vol.  III.  st>conde  partie  :  De  l'homme: 
livre  VII  —  Industrie;  livres  VIII  et  XIX.  —  L'art,  p.  70. 

-  Ibidem,  p.  177. 


232  GEORGE    SAM) 

«...  Si  l'homme  se  développait  seulement  dans  l'ordre 

de  l'utile,  il  ne  différerait  de  l'animal  que  par  la  supériorité 
de  ses  instincts,  et  ne  serait  pas  plus  perfectible  que  lui; 
car  dans  cet  ordre  même,  le  progrès  en  tant  qu'indéfini, 
dépend  de  la  raison  et  resterait  sans  elle  fatalement  ren- 
fermé, comme  chez  les  êtres  inférieurs,  en  des  limites 
relatives  à  l'espèce  entière,  et  que  l'individu  ne  franchirait 
jamais.  C'est  à  l'intelligence  que  l'homme  doit  le  privilège 
de  se  perfectionner  sans  cesse,  ainsi  que  le  pouvoir  toujours 
croissant  qu'il  exerce  sur  la  Nature 

«...  Totalement  absorbé  en  elle,  il  ne  pourrait  réagir 
sur  elle,  la  dompter,  la  soumettre  à  son  empire,  s'il  ne  s'éle- 
vait au-dessus  d'elle  parle  don  de  l'intelligence.  Et  puisque 
là  où  elle  n'est  pas,  tout  a  do  bornes  nécessaires  et  fixes, 
et  que  là  où  elle  est.  ces  bornes  disparaissent,  elle  a  évi- 
demment une  relation  naturelle  et  directe  à  l'infini...  L'intel- 
ligence, dans  ee  qui  la  constitue  radicalement,  est  la  faculté 
de  percevoir  le  vrai  ouïe  nécessaire,  l'invariable,  l'absolu, 
c'est-à-dire  de  percevoir  Dieu  et  les  idées  en  Dieu.  A  l'ins- 
tant où  elle  naît,  elle  engendre  des  besoins  nouveaux,  et 
par  conséquent  ouvre  à  l'homme  une  nouvelle  sphère  d'ac- 
tion. Mais  le  Vrai  peut  être  perçu,  soit. immédiatement  en 
lui-même,  sôit  à  travers  le  voile  des  choses  extérieures  ou 
des  formes  sensibles  qui  manifestent  au  sein  de  l'espace  et 
du  temps,  le.s  idées,  les  types,  les  modèles  éternels  de 
tout  eu  qui  est.  Le  vrai  ainsi  perçu  prend  le  nom  du 
Beau,  et  le  Beau  est  le  Vrai  manifesté  dans  une  forme 
sensible.  Dès  que  l'homme  en  a  la  vision,  il  s'unit  à  lui  par 
l'amour  ri  cherche  à  le  reproduire  dans  ses  œuvres,  à  y 
incarner  l'exemplaire    divin  que  contemple   l'œil  interne. 

1  Esquisse  d'une  Philosophie,  vol.  III. 


GEORGE    SAM)  233 

Voilà  l'art,  etl'art  humain  n'est  qu'un  rayonnement  de  l'art, 
si  on  peu!  le  «lire,  de  Dieumême1.  » 

La  seconde  sphère  de  l'activité  de  l'homme  —  activité 
créatrice  répondant  au  sentiment,  et  ayant  son  prototype 
dans  l'activité  du  Créateur  —  serait  doue  l'Art.  L'Art 
comme  imitation  de  l'activité  du  Créateur  doit,  nous  l'avons 
vu,  réunir  dans  ce  qu'il  crée  le  vrai  et  le  beau  ;  il  ne  peut 
et  ne  doit  donner  la  vérité  pure  et  abstraite,  mais  doit  se 
contenter  de  nous  l'exprimer  en  une  forme  vive,  concrète 
et  belle.  Inversement,  une  forme  qui  n'est  pas  l'incarna- 
tion d'une  idée  sublime  et  vraie,  ne  peut  pas  être  de  l'art  ; 
ce  n'en  est  qu'une  imitation  sans  vie,  ce  n'est  que  lettre 
morte  -ans  l'esprit  qui  vivifie,  ce  L 'art pour  Part  est  donc 
une  absurdité l  Le  perfectionnement  de  l'être  dont  il  ma- 
nifeste le  progrès  en  est  le  but1.  »  L'art  pour  l'art  n'a 
aucun  droit  à  s'appeler  «  ail  »,  il  ne  porte  en  lui  ni  le  sens 
ni  la  force  de  la  vie,  c'est  une  fleur  stérile  qui  ne  laisse 
âpre-,  elle  aucune  trace.  Le  véritable  art.  c'est  celui  qui  se 
tient  au  faite  des  croyances,  i\rs  connaissances.  {\i>s  idées 
et  de>  acquisitions  de  l'esprit  humain  de  son  temps,  qui  en 
est  pénétré,  en  un  mot,  qui  est  l'incarnation  de  la  vérité 
en  tant  qu'elle  est  connue  à  l'époque  donnée.  Par  consé- 
quent d  doit  servir  à  exprimer  les  meilleures,  les  plus 
hautes  tendances  de  l'époque.  Mais  l'art  ne  peut  non  plus 
jamais  descendre  jusqu'à  une  simple  prédication,  à  un 
simple  exposé  de  ces  idées  qui  ne  seraient  pas  dans  la 
forme  du  beau.  Ce  n'est  pas  là  sa  sphère.  «  Or,  les  idées  et 
leurs  rapports  purement  intellectuels  ne  sont  point  du 
domaine  (If  l'art.  Vart  implique  l'idée,  il  est  vrai .  mais 


*  l'aj,'.'  'i'rl. 
"  Page  134. 


-23*  GEORGE    s  A  M) 

l'idée  rendue  smsismble  a*/.r  sens1.  »  De  même  quel'actiofi 
de  l'homme  sur  la  nature  n'a  pas  de  limite,  mais  progn 
I u-< .)•< M-tioiini'lleinont  au  déveleppemeni  de  l'esprit  bumain, 
L'art  a'a  non  plus  aucune  limite,  mais  avance  toujours  et 
doit  Bécessairemeai  progresser  en  proportion  <ln  dévelop- 
pement de  l'humanité  ;  il  serai!  absurde,  insensé  de  vou- 
loir l'arrêter  et  le  comprimer  dans  la  forme  du  passé.  La 
forme  sans  l'esprit  c'est  la  mort;  e'est  pourquoi  toutes  les 
tentatives  essayées  pour  faire  retourner  l'art  à  ses  anciennes 
formes  sont  toujours  restéessans  succès  :  l'esprit  qui  le.-» 
avait  créées  ;i  vécu  son  temps,  il  est  mort,  et  les  idées  et 
les  croyances  qui  1rs  avaient  inspirées  sont  aujourd'hui 
ensevelies  dans  la  poussière  des  siècles.  Le  but  final  do 
l'art,  l'incarnation  du  Beau  absolu,  se  trouve  dans  un 
avenir  infiniment  lointain.  Et  ce  ne  sera  qu'alors  que 
l'homme  arrivera  à  la  compréhension  de  Fabsolumeot 
Vrai,  à  l'union,  à  la  fusion  avec  l'Etre  Suprême.  Déjà 
niainleiiiiiil.  dans  la  sphère  circonscrite  du  beau  relatif  où 
l'homme  se  trouve,  il  passe  devant  lui  quelques  lueurs  du 
\  i-ai  et.  à  chaque  pas  qu'il  l'ait,  il  voit  s'étendre  le  champ 
de  la  compréhension. 

La  troisième  sphère  de  l'activité  de  l'homme  —  activité 
tendant  à  pénétrer  hi  raison  et  la  nature  des  eboses-et  de 
la  vérité  pure,  l'activité  de  l'esprit,  —  c'est  la  Science. 
Lorsque  l'humanité  aura  parcouru  entièrement  cette  sphère, 
ce  eerele  évolutif,  vers  lequel  tend  tout  <•<■  qui  a  vie,  tout 

ce  qui  e-l  créé,  SE  formera,  et  s'accomplira  l'union  com- 
plète et  absolue  avec  l'Eternel,  union  qui  n'aura  pas  de 
lin. 

Ces  thèses  générales  sont  suivies  chacune  de  leurs  conr 

3  Pace  348. 


GEOfiGE     SANL)  i3o 

closions.  En  premier  lieu,  et  avant  tout,  Le  travail  n'est 
nullement  une  punition  du  péché  originel,  il  est  la  cause, 

la  condition  absolue  de  tout  progrès,  o  car  Le  travail 
c'est  L'action  même,  c'est  dans  L'universalité  <\r>  êtres  de 
tout  ordre,  l'exertion  permanente  de  L'énergie  interne 
par  l;i([uelle  ils  sont,  le  travail  c'est  La  vie  et  Le  progrès 
de  la  vie;  et  Dieu  Lui-même,  au  fond  de  son  impéné- 
trable unité,  se  réalise  selon  tout  ce  qu'il  est  par  un 
travail  éternel1.  » 

De  là  découle  aussi  pour  La  scienGe  La  nécessité  d'unifier 
toutes  ses  conquêtes  et  de  les  systématiser;  c'est  là  la  seule 
Voie  qui  puisse  l'élever  à  la  hauteur  qui  lui  est  due,  en  faire 
non  un  amas  de  connaissances  inutiles  et  d'exercices  stériles 
de  l'esprit,  mais  le  flambeau  de  l'humanité.  A  ce  sujet 
Lamennais  ('-nonce  des  idées  <[ui  ©ai  servi  plus  tard  de 
base  ;'i  la  classification  (\rs  sciences  d'Auguste  ("omte, 
et,  d'autre  part,  il  a  pour  les  sciences  presque  littéralement 
les  mêmes  exigences  qu'aujourd'hui  Tolstoï.  De  là  aussi 
les  rigoureuses  obligations  que  Lamennais  impose  aux 
artiste-. 

«  Les  artistes  aujourd'hui,  les  artistes  véritables  n'ont  que 
deux,  routes  à  suivre.  Ils  peuvent,  se  renfermant  en  soi, 
individualiser  l'art,  en  .-'exprimant,  pour  ainsi  dire  eux- 
mêmes.  Mais  qu'est-ce  qu'un  homme  dans  l'humanité  .' 
Qa'est-ee  que  sa  pensée,  son  sentiment,  ses  impressions 
personnelles?  S'isoler  delà  sorte,  c'est  renoncer  aux  gran- 
des inspirations,  a  éveiller  des  sympathies  générales  et  pro- 
fonde-,   à    parler    une   langue    entendue    universellement  : 

si,  fiés  lors,  tout  ensemble  et  détourner  l'art  de  son  but, 
le  rétrécir,  le  fausser  souvent,  et  se  condamnera  un  oubli 

1  Page  2i. 


236  GEORGE    S  AND 

certain,  car  tout  ce  qui  dure  a  une  base  plus  large.  Ils  peu- 
vent enfui,  descendant  au  fond  des  entrailles  de  la  société, 
recueillir  en  eux-mêmes  la  vie  <jui  y  palpite,  la  répandre 
dans  leurs  œuvres,  qu'elle  animera  comme  l'esprit  de  Dieu 
anime  et  remplit  l'univers.  Le  vieux  monde  se  dissout,  les 
vieilles  doctrines  s'éteignent  ;  mais  au  milieu  d'un  travail 
confus,  d'un  désordre  apparent,  on  voit  poindre  des  doc- 
trines nouvelles,  s'organiser  un  monde  nouveau;  la  religion 
de  l'avenir  projette  ses  premières  lueurs  sur  le  genre  humain 
en  attente,  et  sur  ses  futures  destinées  :  l'artiste  en  doit  être 
le  prophète1.  » 

Nous  avons  exposé  dans  la  mesure  de  nos  forces  les 
principales  idées  de  Lamennais  dans  son  Essai  de  philoso- 
phie, et  nous  avons  esquissé  les  principaux  traits  de 
l'évolution  de  son  esprit  dès  les  premiers  pas  de  son  acti- 
vité littéraire  jusqu'à  sa  mort,  pour  ne  plus  revenir  sur  ce 
sujet  et  ne  plus  avoir  à  en  rendre  compte  lorsque  nous  les 
retrouverons  plus  loin  dansles  œuvres  de  George  Sand.  C'est 
ce  qui  nous  permettra  de  nous  bornera  citer  la  source  chaque 
fois  que  George  Sand  aura  puisé  aux  doctrines  du  célèbre 
écrivain.  C'est bienavêc  intention  que  nous  nous  sommes 
étendu  sur  la  personnalité  et  l'œuvre  de  Lamennais  en 
même  temps  que  nous  avons  montré  l'évolution  de  l'idéal 
artistique  et  social  de  Liszt,  car  c'est  par  Liszt  que  Lamen- 
nais a  fait  la  connaissance  de  George  Sand,  et  c'est  encore 
Liszt  qui,  en  183'i  déjà  disciple  et  ami  intime  de  l'illustre 
abbé,  a  aidé  George  Sand  à  comprendre  et  à  s'assimiler 
sa  doctrine.  ,  Voilà  pourquoi  nous  allons  nous  permettre 
de  revenir  sur  la  part  que  Lamennais  a  eue  dans  la  vie  de 
Liszt. 

•  Page  272. 


GEORGE    SAND  237 

Comme  nous  l'avons  vu,  Liszt  trouva  en  Lamennais  un 
homme  qui  le  comprenait,  le  soutenait  et  sympathisait  avec 
ses  idées,  ses  tendances  et  ses  convictions  les  plus  intimes. 
La  foi  ardente  et  profonde  de  cet  ancien  champion  du 
catholicisme  et  du  régime  monarchique,  devenu  leur  ennemi 
acharné,  —  religiosité  trop  vaste  et  trop  profonde  pour 
se  laisser  enserrer  dans  le  cadre  de  n'importe  quelle  reli- 
gion dogmatique;  la  défense  hardie  de  ses  convictions 
allant  jusqu'au  sacrifice  et  à  l'oubli  de  soi-même;  In  lutte 
contre  les  institutions  qu'il  croyait  nuisibles;  son  incorrup- 
tibilité à  toute  ('preuve  ;  la  chaleur  avec  laquelle  il  accueil- 
lait les  idées  démocratiques;  ses  tendances  vraiment  chré- 
tiennes; ses  exigences  rigides  envers  l'art  et  les  artistes  au 
nom  de  ces  mêmes  tendances;  sa  sombre  éloquence  enflam- 
mée—  tout  cela  charma  Liszt  et  le  subjugua.  D'un  autre 
côté,  la  similitude  de  leurs  convictions  et  de  leurs  ten- 
dances rapprocha  bientôt  le  jeune  pianiste  du  vieil  abbé,  et 
leurs  rapports  prirent  rapidement  la  forme  d'une  piété 
filiale  et  d'une  tendresse  toute  paternelle.  Grâce  à  Lamen- 
nais, les  idées  artistiques,  sociales  et  religieuses  de  Liszt  se 
fixèrent  définitivement  et  prirent  cette  direction  idéale  et 
chrétienne  qui  dès  lors  ne  varia  plus  chez  l'artiste.  C'est 
aussi  Lamennais  qui  contribua  à  affranchir  les  croyances  de 
Liszt  d'une  soumission  trop  absolue  aux  dogmes  de  la 
hiérarchie  ecclésiastique.  «  Il  fut  le  premier,  —  dit  Lina 
Ramann,  -—  à  expliquer  à  Liszt  l'immense  différence  qu'il 
y  a  entre  la  religion  et  l'Eglise.  L'artiste  comprit  alors  que 
les  deux  institutions  sont  deux  conceptions  différentes , 
pouvant  en  pratique  être  diamétralement  opposées,  quoique 
se  touchant  de  près,  comme  le  fond  et  la  forme.  Cette 
compréhension  devint  encore  plus  claire  chez  Liszt  quand 
il  vit  que  Lamennais,  ce  catholique  croyant   et    fervent, 


£36  GEORGE     SAND 

venait  d'être  excommunie'-.  Toutes  les  sympathies  de  Liszt 
furent  pour  l'ami  paternel;  désenchanté  comme  celui-ci, 
il  se  détourna  de  l'Eglise-.  »  Dans  le  second  volume  de 
ses  œuvres  article  :  Zur  Sldlung  ch-r  Ki'insiler,  on 
trouve  des  attaques  violentes,  remplies,  de  colère  et  de  tiel 
contre  l'Eglise  romaine,  attaques  qui  rivalisent  avec  celles 
de  Dante.  En  un  mot,  on  peut  dire  que  c'est  Lamennais  qui 
a  consacra  cette  liberté  que  Liszt  garda  toujours  vis-à-vis 
de  tous  les  pouvoirs  ». 

La  conséquence  pratique  des  idées  saint-simonienne^  cl 
de  son  amitié  avec  Lamennais  se  t'ait  remarquer  dans  une 
série  d'articles  littéraires  sur  la  question  de  Yimtructitm 
musicale  des  //fasses,  sur  la  nécessité  de  fonder  pour  le 
peuple  des  sociétés  chorales,  de  donner  des  concerts  popu- 
laires, etc..  etc.  Liszt  resta  ('gaiement  fidèle  aux  idées  qui 
ne  furent  exposées  par  Lamennais  que  plus  tard,  dans  les 
quatre  volumes  de  YEstjuisse  d'une  philosophie,  mais  qui 
furent  déjà  discutées  dans  leurs  conversations  de  1832-->-'i . 
Il  ne  cessa  non  plus  de  regarder  sa  vocation  comme 
sacrée,  envisageant  son  art,  non  comme  un  moyen  d'ar- 
river à  la  célébrité,  de  briller,  d'amuser  le  public  ce  qu'il 
avait  dû  faire  dans  sa  jeunesse  dans  ses  tournées  artis- 
tiques ,  mais  comme  le  moyen  de  contribuer  à  la  solution 
des  plus  hauts  problèmes  qui  travaillent  l'humanité. 

Bien  plus,  ilfut  le  premier  des  artistes  qui  commença  à 
secourir  les  pauvres,  les  malheureux,  en  leur  abandonnant 
le  produit  de  la  recette  de  ses  concerts.  Ainsi,  en  1837,  il 
donna  à  Lyon  un  concert  au  profit  des  ouvriers  qui  sout- 
iraient delà  famine,  à  la  suite  d'une  grève.  Avant  cela  déjà 
il  avait  l'ait  preuve  de  compassion  sympathique  envers  les 
malheureux  Lyonnais,  qui  axaient  beaucoup  soutier!  après 
leur  révolte  de    1834.  Il  avait    composé  à  cette  occasion. 


GEORG  F.     SAM)  239 

une  pièce  pour  piano  Lyon,  qui  avait  pour  épigraphe  le  moi 
d'ordre  des  .socialistes  de  l'époque  : 

Vivre  en  travaillant, 
Mourir  en  Combattant 

Cette  pièce  était  dédiée  à  .1/.  F.  de  L.  c'est-à-dire  Mon- 
sieur Félicité  de  Lamennais:  e'étail  ta  consécration  de  leur 
union  amicale  sur  le  terrain  des  sympathies  .sociales. 

Oh  voit  par  toui  ce  que  nous  venons  de  dire  que  ce  fui 
vers  183>a  ou  à  peu  prés,  que  liait  pour  Liszt  la  période  pré- 
liminaire, la  période  de  fermentation,  de  luttes.  H  commença 
dès  lors  d'une  manière  toute  consciente  son  sacerdoce 
artistique  et  voulut  mener  une  vie  répondant  aux  exigences 
cl  aux  devoirs  que  son  art  lui  imposait.  Mais,  presque  au 
moment  OÙ  il  prenait  ses  bonnes  résolutions,  une  passion 
qui  devint  pour  lui  une  difficulté,  une  entrave,  vint  fondre 
sur  sa  vie.  et  l'empêcha  de  suivre  en  paix  la  voie  dans 
laquelle  il  était  outré.  Cette  passion  éclata  sous  la  figure  de 
la  svelte  comtesse  Marie  d'AgOult,  née  de  Fla\ ïpiy,  une 
apparition  diaphane,  étherée.  mue  vraie  déesse-.  C'était  une 
femme  aux  cheveux  d'or,  aux  yeux  bletas,  idéalement 
belle,  douée  d'un  grand  esprit,  instruite,  ravissante  sous 
tous  les  rapports  :  la  Diane  des  salons  de  Paris.  L'adorable 
comtesse  était  moitié  Allemande,  moitié  Française,  sa 
mère  étant  la  lille  d'un  banquier  de  Francfort,  Bethmann. 
et  soaa  père  le  Eils  d'un  émigré  français.  Elle  avait  reçu  une 
éducation  et  une  instruction  excellentes,  avait  beaucoup  de 
lecture  et  parlait  plusieurs  langues.  Elle  avait  épousé  sans 
amour  un  représentant  de  l'ancien  régime,  le  comte 
d'AgOult,  homme  de  bonnes  manières,  de  tous  ponds  cor- 
rect  et   honorable,  dans   la  société  duquel  elle  s'ennuyait 


240  GEORGE    SAND 

néanmoins.  Elle  se  mit  à  chercher  des  distractions  ;  mais 
bientôt  blasée  de  ses  succès  mondains,  de  ses  triomphes, 
elle  voulut  trouver  quelque  chose  d'antre  qui  l'intéressât 
davantage.  Elle  se  prit  de  passion  pour  différentes  idées, 
pour  les  doctrines  alors  en  vogue,  surtout  pour  les  hommes 
en  renom,  et  avant  rencontré  le  jeune  Liszt,  elle  tomba 
passionnément  amoureuse  de  lui  :  elle  avait  trouvé  la  diver- 
sion qu'elle  cherchait.  Liszt,  tout  en  payant  cet  amour  de 
retour,  n'avait  pas  la  moindre  idée  de  porter  le  trouble  dans 
le  ménage  de  la  comtesse,  mais  Marie  d'Agoult  ne  pensait 
pas  comme  lui.  Etait-ce  chez  elle  un  entraînement  sincère 
ou  ce  désir,  qui  pesait  constamment  sur  elle,  de  jouer  dans 
le  monde  un  rôle  extraordinaire,  de* paraître  avant  tout? 
Toujours  est-il  qu'un  beau  jour  elle  quitta  son  mari  et  sa 
petite  fdle.  et  donna  le  spectacle  d'une  héroïne  sacrifiant 
tout  à  son  amour  sublime. 

Malgré  toutes  les  prières  de  Liszt  et  les  exhortations  de 
Lamennais,  elle  partit  pour  la  Suisse,  et  il  ne  resta  d'autre 
parti  à  prendre  pour  son  ami  le  musicien  que  d'aller 
l'attendre  à  Genève  ;  il  ne  pouvait  répondre  au  «  sacrifice  » 
qu'elle  lui  faisait  qu'en  se  sacrifiant  lui-même. 

Nous  sommes  loin  d'ajouter  une  foi  entière  à  tout  ce  que 
l'on  trouve  sur  la  comtesse  d'Agoult  dans  la  biographie  d< 
Liszt.  Faisons  remarquer  avant  tout  que  ce  qui  concerne 
cette  histoire  romanesque  a  été  écrit  sur  le  dire  de  Vabbé 
Liszt  qui  a  dû.  même  sans  le  vouloir,  parler  en  termes 
très  sévères  de  ses  entraînements  et  de  ses  péchés  de 
jeunesse;  tout  cela  raconté  aussi  par  lui  lors  de  sa  liaison 
avec  une  autre  grande  dame,  la  princesse  Wittgenstein, 
dont  il  devait  éviter  d'exciter  la  jalousie  rétrospective  en 
racontant  ses  anciennes  amours  et  sa  bonne  fortune  d'an- 
tan.  De  plus,  Lina  Ramann  a  écrit  ces  pages  d'après  les 


GEORGE    SAND  241 

racontars  d'un  ex-amant  ;   et  ne   sait-on  pas  qu'il  n'y  a 
personne    d'aussi  injuste   envers   leurs  idoles   d'autrefois 
que   les   ex-amants  ou  les  ex-maitresses  ?  Nous  devons 
cependant  reconnaître,  pour  être  juste  nous-même,   qu'il 
y  a  une  grande  part  de  vrai  dans  ce  que  Lina  Ramann 
avance  quand  elle  nous  parle  de  la  pose  perpétuelle  de  la 
comtesse  d'Agoult  et  de  la  duplicité  de  sa  nature,  qui,  lors- 
qu'elle demanda  un  jour  à  Liszt  quel  titre  elle  devait  don- 
ner à  ses  Souvenirs,  amenèrent  le  musicien  furieux  à  lui 
crier  :  «  Poses  et  Mensonges!  »  Il  est  également  vrai  qu'elle 
avait  un  amour-propre   excessif,  qu'elle  était  ambitieuse, 
phraseuse.  Toujours,  elle  a  voulu  jouer  un  rôle  quelconque, 
tantôt  celui  d'une  «  femme  passionnée  .»,  tantôt  celui  d'une 
nymphe  Egérie,  inspirant  le  génial  compositeur,  qui  n'avait 
celles  nul  besoin  de  cette  inspiration,  ou  bien  encore  le  rôle 
de  «  femme  philosophe  ».  Ce  n'est  pas  non  plus  sans  raison 
qu'il  a  été  dit  que  dans  cette  nature,  en  apparence  froide 
et  au  fond  passionnée,  il  y  avait  deux  traits  bien  caractéris- 
tiques   :    une  imagination   exaltée    et  une    ambition  sans 
mesure.  Malgré  tous  ces  défauts,  la  comtesse  d'Agoult  fut, 
sans  contredit,  une  femme  absolument  remarquable  par  son 
esprit,  —  un  esprit  sceptique  et  varié,  embrassant  tout, 
sachant  comprendre  et  approfondir  les  idées  et  les  doctrines 
les  plus  contraires  ;  ce  fut    aussi  une  curieuse,  avide  de 
savoir,  enfin  un  écrivain  hors  ligne.  On  en  a  pour  preuves 
toute  la  série  des  œuvres  variées  qu'elle  nous  a  laissées,  à 
commencer  par  Nélida,  roman  passionnel  (1845) .  jusqu'aux 
trois  volumes  de  son  Histoire  de  la  Révolution  de  1848 
1851),  aux  Lettres  républicaines,  et  à  ses  Pensées,  ré- 
flexions et  maximes  (1849),  si  élégantes  et  si  profondes. 
Toutes  ses  œuvres  ont  paru  sous  le  pseudonyme  de  Daniel 
Stern . 

ii.  H 


242  GEORGE     S  AND 

Lorsque  George  Sand,  au  printemps  de  1835,  arrivaà 
Paris  pour  rejoindre  Miche)  de  Bourges,  elle  y  retrouva 
Liszt,  avec-  qui  elle  avait  rompu  si  brusquement  au  mois 
janvier  de  la  même  année  pour  calmer  la  jalousie  d'Alfred 
de  Musset.  George  Sand  avait  alors  écrit  franchement  à 
Liszt,  qu'à  son  grand  regret,  ils  ne  devaient  plus  se  von*, 
qu'il  devait  même  ignorer  où  elle  allait  pour  qne  «  quel- 
qu'un »  ne  s'agitât  pas  à  propos  de  leur  amitié  qui  venait 
de  naître1.  Liszt  apprit  avec  beaucoup  d'indulgence  cette 
bizarre  exigence  de  Musset.  Il  fit  «lu  reste  preuve  de  beau- 
coup de  bonhomie* durant  toute  cette  histoire.  Voici  par 
exemple  une  lettre  inédite  de  Liszt  à  George  Sand.  écrite 
au  moment  où  celle-ci  se  débattait  encore  dans  les  aûres 
le  sa  passion,  et  certainement  avant  la  lettre  du  ll.)  jan- 
vier 1835,  mentionnée  plus  haut2  : 

«  Je  crains  bien,  Madame,  que  ce  mieux  dont  vous  tires 
presque  vanité,  ne  soit  de  bien  courte  durée;  peut-être 
même  n'est-ce  qu'une  réaction  &ry<miique  contre  des  souf- 
frances intolérables;  si  je  n'avais  été  arrêt*'  en  chemin  par 
l'idée  de  vous  déranger  ou  de  vous  incommoder  mal  à 
propos,  vous  auriez  eu  l'ennui  de  m'entendre  préluder  plus 
l'une  fois  sur  votre  piano.  Me  serait-il  permis  d'espérer 
qu'à  votre  retour  vous  voudrez  bien  encore  me  compter  au 
nombre  des  cinq  ou  six  personnes  que  vous  recevez  a 
volontiers  les  jours  de  pluie  ?...  11  m'aurait  été  bien  agréable 
de  n'être  pas  refusé  par  vous  dimanche,  mais  je  n'en  garde 
que  le  chagrin  sans  aucune  rancune  ;  d'ailleurs,  c'est  une 
occasion  qui  se  reproduira  une  autre  fois  et  mieux. 

1  Cotte  lettre  de  George  Sand,  -■■  trouve  dans  le  livre  de  La  Mara  : 
Briefe  hervorragender Zeitgetwssen au  Franz  Liszt,  et  est  datée,  d'i 
elle,  du  19  janvier  IS3.J. 

*  Fontes  les  lettres  de  Li-zt  que  qous  donnons  dans  les  chapitres  X. 
XI.  et  XII  sonl  inédites. 


',  i  ■■•»  i.     •      -AND  Îi43 

Veuillez  bien  agréer,   Madame,  L'assurance  de   mon 
respectueux  et  sincère  dévouement. 

«  F.  Liszt.  » 

11  donna  également  ù  cet  égard  une  preuve  de  sa  bon- 
homie, en  retournant  aved  plaisir  en  avril  1835  chez  George 
S;iihI.  et  en  lui  amenant  même  dadas  son  petit  logement  du 
cinquième  son  souffreteux  ami  Lamennais. 

Bientôt  après  George  Sand,  certainement  initiée  aa 
secret  de  l'amour  romanesque  de  Liszt,  fit  In  eocuaiaissance 

de  La  comtesse  d'Agoult.  G "ge  Sand,  seqpble-t-il,  avait 

été  attirée  par  le  désir  de  voir  de  près  une  femme  qui 
avait  agi  comme  les  héroïnes  de  ses  romans,  et  Marie 
d'Agoult,  de  son  côté,  voulait  connaître  celle  qui  les  avaiil 
écrits. 

La  «  Périà  robe  bleue  »,  si  eUe  ne  descendit  pas  dm  ciel *, 
daigna  du  moins  de  ses  petits  pieds  aristocratiques,  grim- 
per jusqu'au  galetas  poétique  où  régnaient  bruyamment 
el  sans  façon  aucune  :  Michel,  Guéroult,  Arago  et  }»lu- 
sieurs  autres  nmis  de  l'auteur  d'André,  lequel  venait- de 
paraître,  nmis  qui,  berrichons  ou  parisiens,  étaient  loin 
d'être  des  aristocrates.  11  semble  que  les  deux  femmes  ont 
fait  connaissance  ui  peu  avant  celle  première  visite  de  ta 
comtesse  d'Agoult  chez  George  Sand,  mais  on  ne  peutem 
préciser  ni  le  temps  ni  le  lieu.  M.  Rpcheblave  dans  son 
('■Inde  fwi-l  intéressante  sur  celle  «  amitié  romanesque2  », 
dit   que   ces  dames  se   virent   pour  la    première    luis   au 

1  Expression  de  George  Sand,  que  l'un  trouve  dans  ïa, septième  Lettre 
d'un  voyageur,  adressée  à  Liszt.  Nous  avons  déjà  reproduit  ce  passage 
de  cette  lettre  dans  laquelle  George  Sand  parle  de  teus  c«ux  qui,  pen- 
dant le  procès  d'avril,  ont  visité  son  modeste  logement  quai  Malaquais. 

1  «  One  Amitié  romanesque;  George  Sand  et  M"*  d'Agoult,  o  par 
M.  Roeheblave   Revue  de  Pains,  lo  à 


2*4  GEORGE     SAM) 

théâtre,  et  qu'elles  dînèrent  ensuite  chez  la  a  ieille  mère 
de  Liszt,  mais  il  ne  cite  aucune  preuve  pour  confirmer 
son  opinion.  En  général,  l'étude  qu'il  nous,  a  donnée 
est  très  curieuse  au  point  de  vue  psychologique,  on 
\  trouve  en  outre  les  réponses  de  la  comtesse  aux  lettres 
de  George  Sand  :  mais  elle  est  fort  inexacte,  quant  à 
l'ordre  historique  et  chronologique.  On  peut  même  dire 
que  sous  ce  rapport  ce  travail  est  rempli  d'erreurs  gros- 
sières. Ainsi,  par  exemple.  M.  Rocheblave,  qui  fait  remar- 
quer non  sans  raison  que  les  lettre-  de  George  Sand 
imprimées  dans  la  Correspondance  sont  souvent  antidatées 
•  •t  parfois  même  composées  arbitrairement  de  fragments  de 
lettre-  se  rapportant  à  différentes  époques,  ne  s'est  eepen- 
dant  pas  donné  la  peine  de  contrôler  les  manuscrits  qu'il 
avait  entre  les  mains,  avec  toutes  les  donnée-  et  les  faits 
déjà  connus,  et  précis.  Et  qu'en  est-il  résulté  ?  C'est  que 
tout  en  ayant  eu  entre  ses  mains  les  réponses  de  la  com- 
tesse d'AgOult,  il  a  complètement  brouillé  les  lettres  de 
George  Sand,  et  il  a  si  bien  fait  qu'on  ne  peut  tirer  aucune 
ressource  biographique  de  son  article.  Grâce  on  gâchis  qui 
v  règne,  nous  voyons  George  Sand  aller  en  Suisse  à  deux 
reprises  différentes,  en  1835  ?  et  en  1836.  L'épisode  de 
-on  séjour  à  Genève,  de  la  course  à  Chamounix.  etc.,  il  1<j 
rapporte  à  l'automne  de  1835,  alors  que  George  Sand  passa, 
en  réalité,  cet  automne  à  Nohant  et  à  Paris,  après  ><»n 
séjour  dans  la  «  maison  déserte  »  de  Bourges,  et  la  tin  de 
l'automne  et  l'hiver  à  La  Châtre.  C'-est  pourquoi  elle  pouvait 
dire  dans  une  lettre  du  commencement  de  cet  hiver  à  la 
comtesse  Marie  que  le  proies  commencé  l'empêchait  de 
-<•  rendre  maintenant  à  Genève,  etc.  C'est  pour  cette 
même  raison  que  Liszt  pouvait,  dans  sa  première  Lettre 
d'un    Bachelier  es    musique,  datée  de  Genève,   23  no- 


GEORGE     SAND  245 

vembre  I83o  ',  reprocher  à  George  Sand  que  «  dans  sa  fra- 
ternelle épître,  qu'il  avait  trouvée  sur  sa  table  au  retour 
d'une  longue  excursion  dans  les  montagnes,  elle  semblait  ré- 
tracter la  promesse  qu'elle  lui  avait  faite  de  venir  bientôt  les 
rejoindre  en  Suisse  »...  Il  pouvait  aussi  lui  dire  :  «  Combien 
j'aimerais  pourtant  vous  attirer,  vous,  le  plus  capricieux  et 
le  plus  fantasque  des  voyageurs,  de  ce  côté  du  noir  Jura... 
Mais  que  puis-je  vous  dire,  pour  ébranler  votre  curiosité  à 
ee  point,  qu'elle  triomphe  de  votre  paresse?  Il  ne  m'a  pas 
été  donné,  dans  mes  courses  alpestres,  de  pénétrer  les  tré- 
sors de  la  neige...  La  république  musicale,  déjà  créée 
dans  les  élans  de  votre  jeune  imagination,  n'est  encore  pour 
moi  qu'un  vœu...  Votre  mansarde  est  meublée  et  prête  à 
vous  recevoir  et  mon  piano  en  nacre  de  perles,  muet  depuis 
près  do  trois  mois,  n'attend  que  vous  pour  faire  retentir  les 
montagnes  d'alentour  d'échos  discordants  »...  Et  en  l'été 
de  183(1,  répondant  à  une  phrase  d'une  lettre  de  George 
Sand,  où  elle  disait  qu'elle  avait  beau  faire,  elle  ne  serait 
pas  libre  avant  les  vacances,  Liszt  écrivait  encore  : 

«  Cher  George, 

«  Par  la  même  raison  que  nous  avons  attendu  onze  mois 
nous  vous  attendrons  encore  un  mois  de  plus.  » 

Enfin,  nous  trouvons  sur  une  feuille  volante,  dans  l'un 

1  Les  Lettres  d'un  Bachelier  es  musique  ont  été  imprimées  entre  183o 
et  1837  dans  la  Revue  et  Gazette  musicale  de  Paris,  et  trois  d'entre  elles 
sont  adressées  à  George  Sand  :  la  lic  intitulée  Lettre  d'un  voyageur  (sic) 
à  M.  George  Sand,  Sut  imprimée  dans  la  Revue  et  Gazette  musicale  de  Pa- 
ri*, ii"  19,  p.  391  (1835)  :  la  2e,  intitulée  :  Lettre  d'un  bachelier  es  musique 
à  un  poêle  voyageur  et  datée  de  «  Paris,  janvier  1837  »,  fut  imprimée 
dans  le  n."  7  de  la  4°  année  (1837)  de  cette  revue,  p.  53.  La  3°,  simple- 
ment intitulée  Lettre  d'un  bachelier  es  musique,  parut  dans  le  n°  29  de 
cette  même  année,  p.  239. 


246  <.R  i.R.,  F.    SAM) 

des  calepins  de  G  _  Sand,  les  daies  suivantes,  sûrement 
données  pareUeà  Michel  lors  de  son  proeès  en  séparation  : 
«  L835.  A  Pari.-,  la  lin  de  juillet  :  revenue  à  Nohanl 
oui  :  Michel  vient  le  s.  le  le  reconduise  Châteauroux. 
Reviens  â  Nohant  jusqu'au  1  septembre;  toul  septembre 
à  Pari-:  revenue  ici  Le  30...  Donc,  en  1835,  George  Sand 
ae  quitta  pas  la  France,  et  M.  Rocheblave  a  commenté 
erronément  plusieurs  lettres.  11  serait  certainement  du 
plus  haut  intérêt  de  voir  paraître  cette  correspondance 
entre  les  deux  femmes  écrivains,  mais  revue  à  nouveau, 
.  t  le-  Lettres  remises  ;'i  leurs  dates  véritables,  dans  leur 
ordre  chronologique  et  accompagnées  d'annotations  bien 
vérifiées.  Dune  tout  en  conseillant  à  tout  le  monde  êe  lire 
L'article  de  M.  Rocheblave  comme  une  étude  psychologique 
ss  nte.  nous  recommandons  à  tout  lecteur  de  ne 
consulter  cet  ouvrage  comme  document,  et  de  se  sou- 
venir avant  tout  et  une  toi-  pour  toutes  que  :  Eu  18$$ 
George  Sand  n'est  nuliemeni  allée  roi/Liszt  à  Genu 

Mais  retournons  au  printemps  de  1835.  L;«  curiosité 
avait  donc  porté  M™*5  Dudevant  et  d'Agoult  à  se  voir  et  à 
onnaître.  On  sait  qui'  Les  femmes  deviennent  sou- 
vent amoureuses  rien  que  par  curiosité.  George  Sand 
et  M  d"AgouH  devinrent  simplement  amies  pour  cette 
même  raison;  car,  au  fond,  il  n'y  avait  rien  de  commun 
entre  elles.  L'une  était  une  nature  tout  d'une  pièce, 
ardente,  artiste;  l'autre  une  nature  double,  plutôt  réflexe 
et  ambitieuse.  L'une  était  habituée  à  vivre  en  pleine 
liberté,  L'autre  à  trôner  dans  le-  salons.  La  seconde,  selon 
l'expression  de  Li-zt.  ne  se  sentait  à  l'aise  que  dan-  des 
robes  <]<■  mille  francs,  La  première  n'était  véritablement 
contente  que  lorsqu'elle  se  voyait  avec  une  blouse  de  toile 
bleue  et    des  boite-    d'homme.  Celle-là,   quoique  -étant 


GEORGE    SAX1»  247 

«  abaissée  »  jusqu  à  aimer  un  pianiste,  n'oublia  cependant 
jamais  la  haute  position  qu'elle  avait  occupée  faubourg  Saint» 
Germain  :  celle-ci,  quoique  «  cousine  »  de  Charles  X.  parla 
toujours  le  plus  volontiers  de  l'origine  plébéienne  de  sa  mère, 
cl  n'oublia  jamais  <lc  rappeler  qu'elle  n'appartenait  à  au- 
cun autre  pays  que  la  verte  Bohême,  la  patrie  <lc  la  liberté 
cl  des  artistes.  Inutile  de  prolonger  davantage  la  compa- 
raison entre  les  deux  femmes.  On  trouve  dans  le  livre  de 
Lina  Kanianii  ample  matière  à  faire  de  ces  comparaisons, 
ad  in  finit  uni . 

La  correspondance,  les  œuvres  et  le  sorl  ultérieurs  des 
deux  écrivains  sdnt  d'ailleurs  assez  significatifs  par  eux- 
mêmes.  Quoiqu'il  en  soit,  en  1835,  elles  s'imaginaient  cire 
devenues  amies,  et  elles  passèrent  plusieurs  années  dans 
cette  erreur  jusqu1  au  moment  où  elles  se  brouillèrent  enfin, 
à  l'occasion  de  l'amour  de  Chopin  pour  George  Sand, 
amour  que  l'ambitieuse  comtesse,  habituée  à  primer  et  à 
triompher  sur  tous,  ne  pouvait  pardonner.  A  cette  occa- 
sion il  devint  de  toute  évidence  que  pendant  tout  le  temps 
de  cette  prétendue  amitié  il  n'y  avait  que  George  Sand 
qui  s'y  fut  sincèrement  livrée,  que  M  d'Agoult  avait 
toujours  joué  jeu  double,  tant  avec  George  Sand  qu'avec 
elle-même;  elle  agissait  en  catimini,  au  lieu  de  s'exprimer 
franchement,  elle  avait  toujours  quelque  chose  de  caché 
in  petto.  L'ambition,  l'envie,  la  jalousie  par  rapporl  à  «la 
gloire  de  Miltiade  »  couvaient  dans  son  coeur,  en  même 
temps  qu'elle  écrivait  à  son  amie  de  tendres  lettres,  ou 
lorsqu'elle  vivait  côte  à  côte  avec  elle  ,à  Genève,  à  Nohant 
ou  à  Paris.  Nous  devons  avouer  que  quant  à  George  Sand 
nous  n'attribuons  aucune  importance  à  cette  amitié,  bien 
plus  belle  ci  plus  tendre  sur  le  papier  que  dan.-,  les  entre- 
\  ues  que  les  deux  femmes  eurent  ensenjble.  Si  sa  soi-disant 


-+8  GEORGE    SAND 

amitié  envers  George  Sand  fit  de  la  blonde  comtesse  un 
bon  écrivain  («  sans  Lèlia  il  n'y  aurait  pas  en  de  Nélida  », 
répétait  souvent  Liszt,  voulant  dire  par  là  que  si  la  com- 
tesse  d'Agoult  s'était  faite  écrivain,  ce  n'était  nullement 
par  goût  et  par  vocation,  mais  uniquement  par  amour- 
propre  et  jalousie! ,  cette  amitié  n'eût  aucune  action  sur  le 
talent  de  George  Sand.  lien  fut  autrement  de  Liszt.  Comme 
nous  aurons  encore  à  parler  plus  tard  de  l'influence 
mutuelle  qu'ils  exercèrent  l'un  sur  l'autre,  revenons  au 
récit  chronologique  des  événements  qui  se  sont  passés  en 
1835. 


CHAPITRE  XI 

(1835-1836) 

Michel  de  Bourges.  —  Lettres  de  femme  et  Journal  du  docteur  Piffocl. 
—  Le  Poème  de  Myrza  et  le  Dieu  Inconnu.  —  Le  procès  en  sépa- 
ration et  les  autres  procès  avec  M.  Dudevant. 

A  la  fin  du  mois  de  mai  1835,  Liszt  et  la  comtesse  d'Agoult 
partirent  pour  la  Suisse,  Michel  retourna  à  Bourges,  et 
George  Sand  resta  à  Paris  pour  unira  la  date  obligée  son 
roman  :  Simon,  promis  à  Buloz.  Il  commençait  à  faire  chaud, 
et  le  séjour  dans  la  mansarde  du  cinquième  étage  devenait 
insupportable.  De  ses  fenêtres,  qui  donnaient  dans  la  cour 
intérieure,  George  Sand  vit  qu'au  rez-de-chaussée  de  sa 
maison,  alors  à  moitié  démolie  pour  cause  de  grandes 
réparations,  il  y  avait  au  niveau  même  du  jardin  un  loge- 
ment vide.  Les  portes,  il  est  vrai,  y  étaient  enlevées,  tous 
les  coins  encombrés  de  pierres  et  de  décombres,  mais  l'air 
était  frais  dans  les  grondes  chambres,  tout  était  tranquille, 
et  le  petit  jardin,  fermé  pour  tout  le  monde,  lui  offrait  un 
abri  où  elle  pouvait  se  retirer  sans  avoir  à  craindre  d'être 
dérangée.  Enchantée  d'avoir  trouvé  au  centre  même  du 
bruyant  Paris  la  solitude,  la  liberté  dans  le  calme  et,  le 
comble  de  ses  rêves,  «  une  maison  déserte  »,  elle  s  empara 
sans  hésiter  du  logement  et  y  installa  son  cabinet  de  tra- 
\  ail  en  transformant  un  établi  de  menuisier  en  table  à  écrire. 
Seuls,  le  portier  qui  lui  avait  cédé  la  clef  du  jardin,  et  la 


250  GEORGE    SAM) 

femme  de  chambre  qui  lui  apportait  les  repas  el  les  lettres, 
savaient  où  elle  passait  ses  journées  et  lui  en  gardaient  le 
secret.  Les  araignées,  les  souris  et  les  merles,  les  chardons 
el  les  orties  envahissaient  son  refuge;  mais  c'était  cet  aban- 
don même  qui  charmait  le  poète.  Souvent  aussi  elle  descen- 
dait le  soir  au  jardin  pour  s'y  promener  en  liberté  par  les 
petits  sentiers  couverts  dnerbe,  ou  s'adonner  à  la  rêverie, 
assise  sur  les  marches  brisées  du  perron.  C'est  ce  jardin 
qu'elle  a  fait  décrire  plus  tard,  dans  Isidora,  par  le  héros  de 
son  œuvre,  Jean  Laurent.  A  la  fin  du  mois  de  juin,  elle  fit 
un  court  séjour  à  Xohant.  Convaincue  une  fois  de  plu>  que 
la  vie  sous  le  même  toit  que  Dudevant  était  pour  elle  chose 
impo.-wble.  elle  alla  au  commencement  de  juillet  à  Bourges 
où  l'attirait  le  désir  de  se  rapprocher  de  Michel  et  où  elle 
s'installa  encore  dans  une  maison  déserte,  qu'une  d< 
amies  avait  mise  à  «a  disposition.  Voici  les  dates  que  nous 
trouvons  sur  la  feuille  volante  déjà  eitée  [dus  haut   : 

«  Revenue  ici  à  Nohant  le  21  ou  22  juin.  Michel  ici 
le  24.  Je  le  conduis  à  Bourges-,  Je  pars  au  commencement 
de  juillet  ;  je  vais  à  Bourges  par  Châteauroux.  Lamennai-1. 
A  Paris  fin  de  juillet.  A  Nohant  le  6  août.  Michel  vient 
le  S.  je  le  conduis  à  Chàteauroux.  Je  reviens  à  Nouant 
jusqu'au  ier  septembre.  Tout  septembre,  à  Paris.  Revenue 
ici  le  30...   » 

C'c>l  dans  la  petite  maison  dcsrrtc.  à  Bourges,  dans  une 
solitude  complète.  — les  repas  lui  étaient  apportés  du  dehors, 
—  qu'elle  passait  le  temps  à  étudier  la  phrénologie  d'après 
Lavater,  dall  et  Spurzheim.  C'est  là  qu'elle  écrivit  la  sep- 
tième Lettre  d  un  voyageur  ù  sur  Lu  eu  if  r  et  une  maÎRon 
déserte  ».  dédiée  à  Liszt,  lettre  à  laquelle  celui-ci  répondit 

1  Lamennais  l'invitai!  à   venir  faire  un   séjour  à  la  Chênaie,    maia 
elle  u'\  esl  pas  aHée.  (Voir  Histoire  Je  ma  Vie,  t.  IV.  p.  8T5-S76. 


GEORGE    SAND  251 

par  ses  trois  premières  Lettres  d'un  Bachelier  es  musique*. 
La  correspondance  entreGeorge  Sand  et  ses-noiaveaxrx  amis 
en  Suisse  était  en  général  déjà  assez  aeti\ e  à  cette  époque. 
.Notons  cependant  un  fait  passablement  curieux.  Bien  que 
les  lettres  à  la  comtesse  d'Agoult  et  à  Franz  Liszt  respirent 
la  même  cordialité  sincère  et  simple,  et  qu'elles  soient  éga- 
lement pleines  d'épandaements  de  cœur  et  d'explications, 
on    sent   parfois  dans  celles  que  George   Sand   écrivait   à 
Mme  d'Agoult  l'intention  de  faire  de  la  «  littérature  »,  une 
animation   un    peu   artificielle .,    une   certaine    coquetterie 
d'esprit,  quelque  chose  qui  tient  du  style  (\rs  amoureux, 
non    pas  précisément   un    désir  conscient    de  charmer  sa 
correspondante,  mais  bien  celui  de  lui  prouver  son  atta- 
chement et  son  admiration.  Les  lettres  à  Liszt,  pleines  de 
verve   et    d'abandon,    sont    écrites   sur    un  ton   de  bonne 
camaraderie,  et  en   même  temps  elles  touchent   constam- 
ment aux  différents  intérêts  sérieux  de  l'art  et  aux  grandes 
œuvres  du  jour.  Sans  le  savoir  elle-même,  George  Sand  y 
parle  involontairement  le  langage  de  son  correspondant, 
jugeant   comme    lui   les  choses    et    les    hommes,    sentant 
comme  lui,  partageant  ses  idées  et  ses  tendances,  surtout 
dans  les  questions  qui  traitent  de  l'art.  Il  est  à  regretter  que 
nous  ne  sachions  rien  sur  les  conversations  qu'ils  eurent 
au  printemps,  outre  les  quelques  lignes  que  leur  consacre 
Liszt  dans  sa  première  Lettre  d'an  Bachelier  es  musique, 
où  il  dit  qu'il  aime  à  revenir  par  la  pensée  au  temps  où  lui 
et  son  ami  le  Voyageur,  assis  auprès  du  l'eu  et  enveloppés 
par   la  fumée  de  leurs  cigares,  causaient   sur   les  grands 
problèmes  sociaux,  qu'on  lui  «  défend  de  traiter  dans  les 
colonnes  de  la  Gazette  musicale  ».    Mais  d'après  la  Cor- 

1   Voir  ]ilu-  liant. 


252  GEORGE    SAND 

respondance  de  George  Sand  et  les  lettres  inédites,  de 
Liszt  on  voit  qu'ils  se  sont  compris  dès  les  premiers 
temps  comme  «  âmes  de  même  calibre  ».  résonnant  à  Tunis- 
son.  Liszt  a  dû  insensiblement  inspirer  à  George  Sand  ce 
qui  lui  manquait  à  cette  époque,  —  la  conviction  de  l;i 
.sainteté  de  la  vocation  artistique,  de  la  nécessité  de  traiter 
l'art  sérieusement  et  de  tout  cœur  comme  une  chose 
divine,  du  grand  rôle  de  Fart  et  des  artistes  dans  le  pré- 
sent et  l'avenir  de  l'humanité.  Les  conversations  et  les 
idées  de  Liszt  se  reflètent  d'une  part  dans  le  passage  de  la 
Lettre  à  Everard  où  George  Sand  défend  l'art  et  les  ar- 
tistes contre  les  exigences  barbarement  utilitaires  du 
démagogue .  et  d'autre  part  dans  la  septième  des  Lettres 
d'un  voyageur  (à  Liszt)  et  dans  la  onzième  à  Meyerbeer, 
qui  sont  l'une  et  l'autre  l'écho  des  idées  de  Liszt;  enfin, 
on  en  retrouve  la  trace  dans  une  série  de  romans  ultérieurs 
où  apparaissent  des  artistes,  ce  sont  :  La  dernière  Aldini. 
Consueto,  la  Comtesse  de  liudolstadt ,  CarL  Lucrezia 
Floriani.  le  Château  des  Désertes,  le  Château  de  Pic- 
tordu,  etc.,  etc.  Au  lieu  de  continuer  à  proclamer  le  droit 
des  artistes  à  une  plus  grande  liberté  que  les  simples 
mortels,  on  voit  surgir  dans  ces  romans  la  notion  de  la 
source  divine  de  tout  talent,  l'obligation  pour  tout  artiste 
d'être  un  homme  supérieur  aussi  dans  la  vie  privée,  celle 
du  devoir  de  se  rendre  utile  aux  hommes  et  du  rôle 
sacerdotal  des  artistes  dans  l'état  de  l'avenir  :  Génie 
oblige.  C'étaient  les  idées  et  les  convictions  de  Liszt.  On 
est  donc  très  désagréablement  surpris,  en  lisant  VHistoire 
de  ma  Vie,  de  voir  que  George  Sand,  sous  l'influence 
de  sa  rupture  avec  M"'c  d'Agoult,  n'ait  pas  trouvé  impos- 
sible de  passer  sous  silence  ce  côté  de  ses  relations 
avec    le   grand   compositeur  qui  joua  un  rôle  important 


GEORGE     SAND  253 

dans  le  développement  de  ses  idées  sur  l'art,  et  de  voir 
qu'elle  a  même  tâché  d'attribuer  tout  ce  rôle  à  d'autres 
célébrités  qui  l'entouraient  durant  la  période  de  ses  re- 
cherches de  la  vérité.  Mais  le  critique  impartial  qui  com- 
pare les  œuvres  et  les  lettres  de  Liszt  à  celles  de  George 
Sand  ne  laisse  pas  de  remarquer  l'action  évidente  que 
ces  deux  grandes  natures  d'artistes  ont  exercée  l'une  sur 
l'autre.  Selon  le  biographe  de  Liszt,  Mlle  Lina  Ramann,  ce 
serait  George  Sand  qui,  au  début  de  leur  amitié,  aurait  eu 
une  influence  fatale  et  pernicieuse  sur  le  jeune  musicien 
en  développant  en  lui  un  romantisme  excessif  et  en  nourris- 
sant in  son  âme,  au  détriment  des  qualités  morales,  les  élé- 
ments de  la  passion  déjà  suffisamment  puissants  en  lui  à 
l'âge  qu'il  a\  ail  alors.  Mais  n'oublions  pas,  encore  une  fois, 
que  l'on  ne  doit  pas  ajouter  foi  à  tout  ce  que  l'abbé  Liszt  a 
raconté  dans  sa  vieillesse,  lorsqu'il  devait  nécessairement 
blâmer  la  conduite  de  ses  jeunes  années.  En  outre,  l'action 
littéraire  de  George  Sand  sur  Liszt  écrivain  nous  offre  bien 
plus  d'intérêt  et  d'importance  que  l'influence  générale  de 
l'esprit  romantique  sur  les  sentiments  et  les  idées  de  la  jeu- 
nesse d'alors,  partagés  par  l'auteur  des  Rapsodies  et  des 
Années  de  pèlerinage. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  en  1835  George  Sand,  Liszt,  et 
Mu"  d'Agoult  s'écrivaient  constamment  et  souhaitaient  de 
se  revoir.  Toutefois,  malgré  tout  son  désir  de  profiter  des 
invitations  réitérées  de  Liszt  et  d'aller  en  Suisse,  Aurore 
Dudevant  ne  s'y  rendit  pas  cette  année-là,  et  ses  amis  l'y 
attendirent  un  bonne  dizaine  de  mois.  Voici  quelques 
lettres  inédites  de  Liszt,  de  la  première  moitié  de  1836, 
qui  nous  prouvent  combien  l'amitié  de  l'illustre  musicien 
pour  son  ami  le  Voyageur  était  grande  et  sincère  : 


-54  GEORGE    SAN!) 


«  Cher  George, 

m  Je  ne  sais  ni  où  ni  comment  ee  peu  àe  lignes  vous  trou- 
veront :  pou  importe,  pourvu  qu'elles  vous  rappellent  quel- 
ques minutes  un  ami.  un  frère,  dont  l'affection  et  ledéveue- 
mrjit  vous  soai  acquis  pour  toujours.  Les  trois  ou  quatre 
lettres  que  vous  avez  écrite-  à  M[arie]  et  qu'elle  m'a  commu- 
niquées contre  son  habitude),  m'ont  fait  un  véritable  plai-. 
sir.  La  promesse  que  "vous  lui  réitérez  de  venir  nous  voir  ee 
printemps  m'est  aussi  bien  douce.  Toutefois,  j'hésite  encore 
un  tout  petit  peu  à  croire  à  la  réalité  de  votre  apparition 
fantastique  à  Genève.  Avouez  que  c'est  un  scepticisme  rai- 
sonnable et  quasi  légitime  :  mais  Dieu  veuille  que  vous  le 
confondiez  à  tout  Jamais,  et  cela  au  plus  tôt.  Ce-  jours 
derniers,  votre  nom  a  circulé  dans  tout  Genève.  Il  parait 
que  votre  sot-système*  est  en  correspondance  avec 
Mme  Germant-Tonnerre,  et  qu'il  l'a  prévenue  de  votre  pro- 
chaine arrivée.  Sur  cela,  grande  rumeur  et  alerte  dans  le 
pays,  comme  bien  vous  pensez.  Malheureusement,  c'est 
comme  la  pièce  du  sieur  Shakespeare  :  Much  lu  do  ahout 
not/iing'1.  et  comme  je  ne  suis  pas  sûr  que  vous  sachiez 
L'anglais,  voici  la  traduction  française  en  regard  :  ■<  beau- 
coup de  bruit  pour  rien  ». 

Si  vous  venez,  vous  me  trouverez  prodigieusement 
hébété!  Depuis  six  mois  je  ne  Sais  qu'écrire,  écrivasser  et 
«'■crivailler  des  note-  de  toutes  le-  couleurs  et  de  toutes  les 
façons.  Je  suis  convaincu  qu'en  les  supputant,  on  en  trou- 


-à-dire  Sosthènes  de  la  Rochefoucauld,  qui  fui  coustammeni 
l'objet  de  moqueries  et  de  calembours  dans  les  lettres  de  M""  d'Agoult, 

-     Suml  rt  de  Li-zt. 

-  C'est-à-dire  n  Much  ado  about  nollting  ». 


GEiBOE    SAM)  2yo 

vernit  quelques  milliards.  Aussi,  je  le  répète,  suis-jo  devenu 
scandaleusement  béte,  et,  niininr  dit  le  proverbe,  shtpàée 
comme  un  musicien.  Peut-être  seraés-je  plus  à  votre  t; 1 1 1 - 
taisic  ainsi,  car  je  me  rappeiïe  que  vous  aviez  une  profonde 
aversion  pour  mes  connaissances  philosophiques  et  onto- 
logiques, et  e'était  fort  judicieux  de  votre  part.  «  0  mm, 
non  pas  belia,  mais  »,  oie.,  etc. 

A  l'occasion  de  vôtre  ci-devant  ;mii  SaintedVu\e.  que 
dites-vous  de  l'épisode  de  S  0<»0  vers  de  poème  humani- 
taire? Quanta  moi,  j'avoue  que  je  ne  me  rangerai  pas  très 
volontiers  an  nombre  des  thuriféraires  de  eette  nouvelle 
incarnation  de  Dieu,  un  peu  mystérieusemehil  eaehé  eette 
fois-ci.  Tout  en  admirant  certains  détails,  certaines  journées 
de  certaines  époques  et  surtout  quelques  versépars  <|ui  sont 
vraiment  sublimes,  il  m'est  impossible  d'accepter  comme 
une  grande  couvre  l'ensemble  de  Jocelyn.  Néanmoins  je 
n'ose  pas  naie  prononcer  davantage  avec  vous,  car  je  crains 
terriblement  que  vous  ne  trouviez  tout  cela,  depuis  la  pre- 
mière syllable  jusqu'à  la  dernière,  magnifique  et  inouï. 

En  attendant  que  nous  puissions  en  eauser  plus  au  long, 
laissez-moi  vous  dire  grossièrement  que  j'aimerais  mieux 
avoir  l'ait  trente  pages  de  Le  lia  que  tout  cet  épisode  où  la 
médiocrité  de  la  pensée  et  du  sentiment  paraît  si  souvent  à 
travers  les  nébuleux  nuages  d'un  sentimentalisme  con- 
venu. 

Vraiment,  Sainte-Beuve  a  fait  un  tour  de  force  en  assi- 
milant Jocelyn  à  Robinson  Crusoé,  et  cela  sans  que  Lamar- 
tine puisse  s'en  apercevoir  le  moins  du  monde.  C'est  un 
Irait  de  jésuite  dont  il  faut  le  complimenter. 

On  ni  a  dit.  ces  jours  derniers,  que  Didier  de  Genève) 
devait  aller  passer  quelque  temps  auprès  de  vous;  dites-moi 
ce  qui  en  est  de  cette  nouvelle  histoire  à  laquelle  je  n'ajou- 


2o6  GEORGE    SAND 

terai  de  foi  que  ce  que  vous  voudrez.  Il  y  a  longtemps  que 
vous  n'avez  rien  donné  à  la  Revue;  votre  procès  vous  a 
sans  doute  pris  beaucoup  de  temps.  J'espère  qu'enfin  vous 
êtes  complètement  libérée  ciel  marito,  personnage  de  comé- 
die par  excellence  et  qui  ne  d<  vrait  jamais  avoir  d'autre 
réalité.  Ce  qu'il  y  a  de  ravissant  dans  cette  affaire,  c'est  la 
confidence  des  articles  de  journaux  annonçant  votre  retour 
aux  devoirs  conjugaux  [Vide  la  Chronique  de  Paris,  entre 
autres  et  la  diplomatie  consommée  de  Votre  Seigneurie. 
Je  suis  excessivement  curieux  (et  cela  une  des  premières 
fois  de  ma  vie  de  vous  entendre  raconter  les  commence- 
ments, le  milieu  et  la  fin  de  cette  affaire  qui.  je  n'en  doute 
pas,  a  dû  tourner  entièrement  à  votre  avantage. 

Si  vouz  étiez  homme  à  me  dire  à  l'avance  le  jour  de  votre 
arrivée  la  possibilité  hypothétique  de  la  chose  une  fois 
admise),  j'irais  vous  attendre  à  la  diligence  avec  une  chaise 
à  porteurs,  comme  c'est  l'usage  ici,  et  une  musique  ambu- 
lante, afin  de  vous  reconduire  triomphalement  à  la  rue 
Tabazan!  la  rue  du  [sic!)  Rousseau,  à  la  maison  du  Rous- 
seau où  nous  demeurons. 

Comme  Puzzi  s'est  permis  de  me  dire  que  c'était  surtout 
un  obstacle  matériel  fort  commun  en  ce  temps-ci.  qui  vous 
retenait  là-bas,  je  vous  renouvelle  en  mon  nom  l'offre  que 
vous  a  faite  l'autre  jour  Mjariej.  Au  besoin  je  ferai  sortir 
un  petit  capital  de  mon  petit  doigt,  peur  vous,..  » 

(La  fin  de  cette  lettre  —  bien  sûr  une  feuille  de  deux 
pages  —  manque) . 

Au  printemps  de  1830,  George  Sand  passa  un  mois  à 
Paris1,  et  Liszt  que  ses  affaires  personnelles  rappelaient 
aussi  en  France,  s'empressa  d'aller  la  rejoindre:  mais  il  ne 

'  Voir  Correspondance. 


GEORGE    s.v.M»  257 

l'y   trouva   plus,   comme  on  le  a  oit    par    la    lettre   sui- 
\  antc  : 

«  Cher  George, 

«  Je  suis  venu  jusqu'à  Paris  pour  nous  relancer  ;  juge/ 
de  mon  désappointement  en  apprenant  votre  fuite.  Ne  pou- 
vons-nous doue  plus  nous  revoir?  Dans  cinq  semaines  je 
quitterai  Genève,  pour  aller  à  Naples.  M[arie]  aurait  bien 
désiré  vous  faire  l'hospitalité  pendant  une  dizaine  de  jours 
au  moins,  avant  de  nous  séparer  pour  si  longtemps.  Mais, 
comme  je  vous  l'ai  dit,  je  ne  vous  presserai  plus  d'ac- 
cepter. Vous  savez  combien  nous  vous  aimons  et  quel 
bonheur  votre-  venue  serait  pour  nous...1  Enfin,  espérons 
encore. 

«  Vous  ne  m'écrivez  plus.  Je  ne  sais  nullement  ce  que 
nous  devenez.  Parlez-moi  à  cœur  ouvert  et  longuement  la 
prochaine  fois  que  vous  me  donnerez  de  vos  nouvelles.  Il 
y  a  entre  nous  comme  une  solution  de  continuité  qui  m'af- 
flige parfois.  Ai-jetort  ?  Adieu.  Je  suis  horriblement  pressé 
par  une  multitude  d'affaires  qu'il  me  faut  terminer-  avant 
vendredi  (jour  fixé  pour  mon  départ  . 

Adieu  encore;  tout  avons  fraternellement 


F.  Liszt 


Paris,  mardi  matin. 
Au  verso  :  Madame  George  Sand, 
La  Châtre. 


C'est  bien  à  ces  deux  lettres  que  George  Sand  répond 
par  ses  lettres  du  '\  .et  du  2o  mai  —  insérées  dans 
sa  Correspondance  et  adressées  à  Liszt  lui-même  et  à  la 
comtesse  d'Agoult,  qui  avait  décacheté  la  première  lettre 

'  Dos  points  dans  l'original. 


H, 


2S8  I  i  E  (  i  R  ( ■  E    MM: 

(le  Géorgie  Sand  en  l'absence  de  Franz.  IVous  y  trouvons 
des  allusions  et  des  réponses  à  toutes  les  questions  de 
Liszt,  car  George  Sand  y  parle  de  son  procès,  de  Janin, 
de  Sainte-Beuve,  de  Lamartine,  de  Jocelyn,  etc.,  etc., 
tout  en  exprimant  ses  regrets  devoir  manqué  e  Franz  » 
lois  de  son  séjour  à  Paris.  Elle  y  dit  aussi,  eomme  nous 
l'avons  vu  plus  haut,  qu'elle  ne  pourrait  venir  à  Genève 
que  pour  les  vacances  d'automne.  Liszt  lui  écrivit  alors 
ceci  : 

«  r.hcr  George, 

«  Parla  même  raison  que  nous  avons  attendu  onze  mois. 
nous  vous  attendrons  encore  un  mois  de  plus.  Dieu  veuille 
que  vous  ne  nous  ajourniez  pas  de  nouveau  à  l'an  40,  car 
nous  serions  de  force  à  accepter.  Vous  voyez  que  nous 
sommes  des  amis  bien  incommodés  et  bien  tracassiers, 
mais  c'est  ainsi  qu'il  le  faut.  Je  suis  sur  que  Marie  vous  a 
écrit  un  tas  de  belles  ehoses,  après  quoi  ma  vile  prise  sem- 
blera plus  vile  encore  que  d'habitude.  Aussi  vais-je  m'ar- 
rêter  tout  court  et  m'en  tirer  par  des  points  Lamartinico- 
Jocelvniens 


«  Tout  à  vousj  de  cœur. 

«  Fr.  L.   » 

Enfin,  au  mois  de  juillet.  Liszt  lui  écrit  encore  : 


«  Cher  (  ieorge, 

«  J'aurais  voulu  ajouter  deux  mots  à  la  lettre  de  Marie  qui 
doit  déjà  vous  être  parvenue),  mais  le  temp-  pressait  telle- 


G  E  0  R  G  E     S  A  N I)  259 

ment  qu'il  ne  m'a  guère  été  possible  de  monter  à  sa  petite 
maisonnette  de  Monnetier  pour  lui  dire  adieu1. 

«  Enfin,  mon  ami,  il  vous  est  venu  une  bonne  et  sainte 
pensée!  Nous  vous  reverrons,  et  cela  tout  à  notre  aise.; 
nous  vous  aurons  matin  et  soir,  jour  et  nuit!  Gare  à  vous, 
hou  et  cher  George,  nous  vous  laisserons  à  peine  le  temps 
de  dormir,  moins  encore  celui  de  respirer.  Oh!  vous  ne 
pouvez  pas  vous  figurer  quelle  fête  nous  nous  faisons 
de  passer  une  quinzaine  avec  vous,  iliustrissimaî  D'ici 
à  deux  jours  votre  procès  sera  terminé.  Nul  doute  que 
nous  n'obteniez  toute  satisfaction,  car  vous  avez  cent  et 
ccnl  fois  raison,  ce  qui  n'est  pas  de  trop  pour  vous.  Dieu 
merci,  votre  vie  va  être  plus  franche  et  meilleure;  certes, 
VOUS  méritez  bien  au  delà,  mais  il  vous  suffit,  nYsl-ce  pas, 
que  ceux  qui  VOUS  aiment  le  sentent. 

«  Je  vous  (''cris  (rime  méchante  auberge,  en  attendant  la 
diligence  (car  depuis  six  semaines  je  suis  toujours  par 
voies  et  par  chemins).  Si  je  savais  au  juste  quelle  route 
nous  prendriez,  je  viendrais  à  votre  rencontre.  En  atten- 
dant je  vais  toujours  faire  de  nouveau  emballer  mon  beau 
piano  pour  Genève,  et  de  plus,  il  faudrait  que  Puzzi  se 
charge  de  remettre  à  neuf  mes  deux  pipes.  Si  vous  en 
apportez  une  troisième,  ce  sera  tant  mieux. 

«  Nous  recauserons  tout  au  long  de  mille  choses:  peut- 
être  vous  conviendrai-je  davantage  à  cette  heure,  car  je 
me  suis  horriblement  bêtifié,  en  faisant  des  notes,  des 
notes  et  toujours  des  notes! 

«  Au  reste,  vous  trouverez  ici  un  ou  deux  individus 
extrêmement  remarquables  et  qui  se  réjouissent  beaucoup 
de  \ous  voir.  Si  nous  avez  envie  de  voir  plus  de  monde,  ce 

1  M d'Agoolt  occupail  alors  un  petit  chalet  sur  le  Mont-Saiéve. . 


260  GEORGE    SAND 

sera  facile.  En  toutes  choses,  vous  n'avez  qu'à  me  dire   : 
■•  Je  veux  ceci  ou  cela  i  .  el  il  sera  l'ait  selon  votre  désir. 
<<  Au  revoir  donc,  cher  George.  Venez  au  plus  toi   et 
quittez-nous  au  plus  tard  possible. 

«  Tout  à  vous  pour  la  vie, 


F.  L. 


.Vu  verso  :  Madame  George  Sain/. 
Poste  restante. 

Indre.  La  Chaire. 

sur  le  timbre  :  Dijon,  23  juillet  1836. 


Il  y  avait  plusieurs  raisons  pour  lesquelles  George 
Sand  se  fil  attendre  à  Genève  et  ne  s'y  rendit  qu'en  sep- 
tembre 1863.  Toutes  s.'  réduisent  à  deux  principales  : 
d'abord  il  étaii  devenu  urgent  de  commencer  son  procès 
en  séparation,  puis  ses  relations  avec  Michel  de  Bourges 
ne  la  portaient  nullement  à  quitter  la  France. 

On  a  tant  de  fois  répété  dans  la  presse  que  les  relations 
entre  Michel  et  Aurore  Dudevant,  d'amicales  qu'elles 
avaient  été,  étaienl  devenues  plus  intimes,  que  nous  ue 
croyons  pas  commettre  d'indiscrétion  en  en  parlant.  D'ail- 
leurs, une  partie  des  lettres  de  George  Sand  à  .Michel  a  été 
publiée  en  1890-1891  dans  la  Bévue  illustrée  sous  le  titre 
de  :  Lettres  de  femme.  L'anonyme  qui  les  a  insérées  dans 
la  Revue  illustrée  «lit  les  avoir  trouvées  en  Bretagne,  datées 
de  1832,  écrites  à  Marcel  par  une  mystérieuse  inconnue. 
Ces  Lettres  attirèrent  aussitôt  l'attention  de  la  presse 
française.  Les  uns  les  prirent  pour  un  habile  pastiche 
venant  d'un  auteur  anonyme  imitant  le  style  et  la  manière 
des  épîtres  romantiques  de  1830;  d'autres  crurent  y  voir 
des   lettres  authentifies  et  essayèrent  de  remplacer  les 


GEORGE    SAXD  261 

dates,  les  noms  e(  les  initiales  que  donnai!  la  Revue 
illustrée  par  dos  noms  et  des  dates  plus  vraisemblables. 
Malheureusement  la  publication  des  Lettres  de  femme 
cessa  tout  à  coup,  et  la  fin  de  la  correspondance  n'a  pas 
paru.  De  plus,  même  ce  qui  en  fut  publié,  n'est  pas 
complet.  Ayanl  eu  l'occasion  de  prendre  connaissance 
de  la  correspondance  entière  et  de  copier  les  lettres  qui 
manquent  dons  la  Revue  illustrée,  nous  sommes  à  même 
d'affirmer  que  ce  sont  là  indubitablement  les  lettres  de 
George  Sand  à  Michel  de  Bourges.  Elles  se  rapportent 
tontes  au  printemps  et  à  l'été  de  1837,  c'est-à-dire  à 
l'époque  où,  après  deux  ans  d'intimité,  l'amour  de  Michel 
avait  déjà  eu  le  temps  de  se  refroidir.  Ils  se  voyaient 
alors  rarement.  George  Sand,  qui  avait  passé  la  fin  de 
l'hiver  et  le  printemps  à  Nohant,  se  sentait  presque 
abandonnée  par  Michel,  qui  était  resté  à  Bourges.  Pro- 
fondément malheureuse,  elle  lui  écrivait  ces  lettres  déses- 
pérées, pleines  de  soupçons  jaloux,  de  la  nostalgie 
de  l'amour  expirant,  toutes  pénétrées  du  désir  exalté 
d'éclaircir  la  vérité,  de  savoir  ce  qu'il  en  était.  Ces  lettres, 
écrites  dans  une  langue  admirable  de  forer,  de  poésie 
de  douleur,  doivent  être  sans  contredit  rangées  parmi  1<> 
plus  belles  pages  sorties  de  la  plume  de  George  Sand. 
Elles  contiennent,  en  outre,  un  si  grand  nombre  de 
détails  autobiographiques  qu'elles  sont  en  même  temps 
de  très  importants  documents  pour  l'histoire  de  notre 
écrivain,  el  Ton  ne  peut  que  regretter  que  les  plus  intéres- 
santes, ou  plutôt  les  plus  curieuses  d'entre  elles,  n'aient  pas 
été  livrées  à  la  publicité.  Nous  n'analyserons  ici  ni  celles 
qui  ont  paru  dans  la  Revue  illustrée,  où  chacun  peut  les 
lire,  ni  celles  qui  sont  restées  inédites,  et  le  demeureront 
sans   doute   toujours.  Xous  nous  bornerons  a   donner  1<^ 


262  &EORGE    SAN  H 

preux.-  de  l'authenticité  de  cette  correspondance,  et,  pour 
faciliter  au  lecteur  la  comparaison  de  ces  lettres  avee  la 
Correspondance  de  George  Sund  et  Y  Histoire  de  ma  Vie, 
nous  corrigerons  les  noms  fantaisistes  et  les  dat 

Sans  parier  du  style  ni  de  la  manière  générale  de 
lettres  qui  en  dévoilent  l'auteur  mieux  que  truite  signature  ou 
des  noms  propres  vrais  —  ex  ungue  leonem,  —  on  y  trouve 
encore  une  foule  de  laits,  petits  et  grands,  de  phrases,  de 
détails,  prouvant  à  l'évidence  qu'elles  sortent  de  celle  même 
plume  qui  a  écrit  les  Nowaelles  Vénitiennes,  les  Lettres  à 
Manie.  l'Histoire  de  nia  Vie,  et  la  Correspondance. 

Voici  d'abord  quelques  passages  tirés  des  différentes 
lettres  et  qui  témoigne»*,  sans  avoir  besoin  d'aucun  com- 
mentaire, qu'ils  n'ont  pu  être  écrits  que  par- Aurore  Dude- 
v;nit  et  adressésà  personne  autre  qu'à  Michel  de  Bourges  : 
«  ...  Mon  père  est  mort  à  trente  ans  renversé  par  son  che- 
val... » 

«...  Depuis  ma  grand'mère.  personne  n'avait  su  changer 
en  pleurs  le  fiel  de  mes  entrailles  !...  » 

«  ...  J'espère  que  dans  ta  république,  mon  cher  vieux, 
tu  supprimeras  les  éditeurs!...  » 

«...  Ma  tète  est  brisée  par  le  travail  d'une  nuit  aride, 
le  cigare  et  le  calé  ont  pu  -oui-  soutenir  ma  pauvre  verve 
à  deux  cents  francs  la  feuille.  J'ai  deux  heures  à  dormir;  il 
faut  (pie  je  Sasse  tantôt  six  lieue.'-  à  cheval,  pour  renouer 
uni'  affaire  avec  des  bûcherons,  dans  des  chemins  perdu-  où 
j'ai  failli  rester  avec  mon  cheval  en  revenant.  Le-  rudes 

travaux  delà  vie  vieillisse»!  et  anias-eiit  des  rides  au  front. 
La  nuit  prochaine,  il  me  faudra  encore  travailler  quatorze 
heures  Comme  celle-ci,  la  nuit  suivante  idem,  pendant   six 

nuit-  de  suite,  ma  parole  y  est  engagée.  En  mourrai-jc? 
Déjà  je  succombe  et  je  ne  fais  que  commencer,  .Ma  pan- 


GEO  HUE    S  AND  Sou- 

pière appesantie  peut  à  peine  saipporfieir  l'éclat  du  soleil 
Levant.  J'ai  froid  à  l'heure  où  tout  s'embrase;  j'ai  faim  et  je 
ne  pais  manger,  car  l'appétit  est  le  résultai  de  la  saut»'',  et  la 
faim  celui  «le  l'épuisement  ;  ma  vie  est  surchargée  ;  j'aime 
l'indolence  et  je  n'ai  pas  une  heure  dent  je  puisse  disposer 
à  mon  gré.  Je  hais  mon  métier,  et  lui  seul  me  tire  des 
embarras  de  la  vie  '  ...  » 

•  •  Le  9  mai. —  J'ai  fait  toutes  mes  corvées,  mais  je  suis 
malade  ce  soir.  Serai-je  guérie  demain?  11  le  faut;  car  il  faut 
reprendre  le  boulet.  Quel  ennui!  Ecrire  depuis  neuf  heures 
du  soir,  jusqu'à  sept  heures  du  matin,  et  n'avoir  pas  une 
demi-heure  pour  t'éerire  à  mon  aise,  lYuneel  le  corps  joyeux  ! 
mais  qu'importe  le  corps?  l'âme  est  contente...  Moi  je  suis 
heureuse.  Quel  bien  puis-je  rêver  sur  la  terre  hors  de  toi? 
Je  suis  tellement  livrée  à  cette  pensée,  que  je  n'en  saurais 
avoir  d'autre.  Je  m'éveille,  et  avant  d'avoir  les  yeux  ouverts, 
j'étends  le  bras  sur  ma  table  peur  voir  s'il  m'est  arrivé  une 
lettre  de  toi.  Souvent  je  suis  si  accablée  du  travail  de  la 
veille  que  je  n'ai  pas  encore  la  force  de  la  lire.  Je  la  serre 
dans  mes  mains,  j'y  colle  mes  lèvres,  et  fourrant  tète,  lettre 
et  main-  dans  mon  oreiller,  je  me  rendors  pour  quelques 
instants  avec  mon  trésor,  calme,  heureuse...  » 

1  Comparer  avec  les  lettres  :  à  Jules  Janin  <lu  15  février  l«s:J7,  à  Li^zt 
•  lu  28  mars,  à  Scipiom  du  Rcrare  du  13  avril,  à  la  comtesse  d'Agouti  des 
10  et  -1  avril  de  cette  mOme  année  (CoiTespondance,  t.  Ili  e1  surtout 
aux:  passages  qu'on  trouve  aux  pag  ss  49,  55,  62  el  65.  «  Vous  n'ima- 
gines pas,  mon  ami,  qnul  dégoût  m'inspire  à  présent  la  littérature  La 
mienne  s'entend).  J'aime  la  campâgn  de  passion,  j'ai  comme  vous  tous 
I  is  goûts  du  aiénage,  de  l'intérieur,  des  chiens-,  des  chats,  il  :s  enfants 
par-dessus  tout.  Je  ne  suis  plus  jeune.  J'ai  besoin  de  dormir  la  nuit, 
el  de  ll.iii'T  toul  le  jour.  Aidez-moi  à  m  :  tirer  des  pall  ss  de  Buloz  el 
je  vuu-  bénirai  tous  les  jours  il  i  ma  vie  !...  »  —  écrit-elle  à  Janin  le 
la  février  1837.  «  i<:  suis  accablée  de  travail,  soyez  assez  bon  pour  faire 
passer  à  Buloz  Le  manuscrit  que  je  vous  envoie  »  là  Liszt  le  28  mars). 
«  Je  ne  puis  d'ici  à  deu*  mots  ne  dépêtrer  de  Maupvœi  etd'une  nou- 
velle '[ni  suivra  i 1 1 1 j i n ■<  1  i ;i l < •  i r i  ' 1 1 1  pour  compléter  des  volumes...  le  tra- 
vail m'écrase,  61  mes  forces  ploienl    sous   le  faix.  -   (A  Mii,u  d'Agoult, 


264  GEORGE    SAND 

«  ...  Dès  le  premier  jour,  nous  nous  sommes  appartenus 
par  la  pensée.  Je  t'ai  ouvert  mon  âme.  Je  t'ai  raconté  ma 
vie  comme  si  tu  avais  le  droit  de  la  savoir,  comme  si  tu  avais 
le  pouvoir  de  la  changer.  Et  tu  Tas  changée,  en  effet.  D'où 
t'est  venue  cette  puissance!'  Nul  autre  homme  n'avait  exercé 
sur  moi  une  influence  morale;  mon  esprit  toujours  libre  et 
sauvage  n'avait  accepté  aucune  direction.  J'étais  restée  moi, 
doutant  de  tout,  n'admettant  que  ce  qui  ne  venait  de 
moi-même,  haïssant  toutes  les  erreurs.  J'étais  vierge  par 
l'intelligence;  j'attendais  qu'un  homme  de  bien  parût  et  m'en- 
seignât. Tu  es  venu,  et  tu  m'as  enseignée,  et  cependant  tu 
n'es  pas  l'homme  de  bien  que  j'avais  rêvé.  —  11  me  semble 
même  parfois  que  tu  es  l'esprit  du  mal.  tant  je  te  vois  un 
fond  de  cruauté  froide  et  d'insigne  tyrannie  envers  moi: 
mais  puisque  tel  que  tu  es,  tu  m'as  persuadé  ce  que  tu  as 
voulu,  puisque  tu  as  entamé  le  rocher,  puisque  tu  mas 
attachée  à  tes  convictions  et  liée  à  tes  actes  par  une  chaîne 
invincible,  il  faut  que  tu  sois  mon  lot  et  mon  bien  depuis 
l'éternité  et  pour  l'éternité.   » 

«  ...  .Mon  plus  doux  rêve,  lorsque  je  m'abandonne  à  l'es- 
pérance trompeuse  de  vivre  près  de  toi,  consiste  à  imaginer 
les  soins  que  je  rendrais  à  ta  vieillesse  débile...  Voilà  ce  que 
je  caressé  comme  dédommagement  d'une  carrière  de  fatigue 
sans  utilité,  de  soucis  sans  enthousiasme, que  j'ai  subie  long- 
temps, que  je  subirai  longtemps  encore,  et  peut-être  tou- 
jours. Que  Dieu  m'exauce!  :  Qu'il  entende  le  vœu  dun 

le  ni  avril.]  •  Je  suis  éfeintée  de  travail...  »  (à  Scipion  du  Roure  \v 
13  avril).  ■■  Je  me  sui-  embarquée  à  fournir  du  Mauprat  à  Bulox. 
au  jour  le  jour,  eroyanl  que  je  finirais  où  je  voudrais  et  que  je  ferais  cela 
par-dessous  la  jambe:  Mais  le  sujet  m'a  emportée  loin  el  cetl  ■  besogne 
m'a  ennuyée,  comme  tout  ce  qui  trame  en  longueur.  De  sorte  qu'au 
dernier  momenl  de  chaque  quinzaine,  depuis  un  mois  el  demi,  me  voila 
suant  sur  une  besogne  qui  m'embête,  que.je  fais  on  rechignant.  Je  n'ai 
pas  même  le  temps  de  dormir  et  je  suis  sur  les  dents'...  »  A  M™'  d'Agoult, 
le  21  avril  1837.) 


GEORGE    S  AND  265 

cœur  détaché  des  faux  biens  et  des  chimériques  gran- 
deurs! (Ju'il  arrache  de  mon  front  flétri  cette  couronne 
de  fleurs  et  d'épines  qae  la  vaine  approbation  et  là 
haine  insensée  y  ont  mise  malgré  moi.  Qu'il  on  ceigne  la 
tête  blonde  de  quelque  jeune  Tébaldéo  ou  l<i  crâne  ambi- 
tieux de  quelque  frère  de  Corinne.  Je  n'ai  point  cherché 
cette  couronne  et  ses  parfum*  mont  semblé  moins  doua 
que  ceux  de  la  moindre  fleurette  ignorée  aa  fond  des 
vallées.  Je  ne  suis  pas  orgueilleuse  non  plus  du  sang  que 
ses  épines  m'ont  fait  répandre  et  dont  sa  blancheur  a  été 
souillée.  Les  stigmates  du  triomphe  m'ont  appris  qu'il  y 
avait  des  envieux  et  que  l'un  pouvait  être  persécuté  par 
ceux  à  qui  on  n'avait  jamais  souhaité  de  mal...  Ce  que  j'ai 
toujours  demandé  au  ciel  avec  instance,  ce  que  j'ai  tou- 
jours cherché  sur  la  terre,  ce  que  je  reprocherai  éternel- 
lement à  mon  destin  de  ne  m'avoir  pas  donné,  e'est  un 
cœur  semblable  au  mien,  c'est  une  âme  identique  à  la 
mienne,  on  je  puisse  \  erser  tontes  mes  affections,  concentrer 
tous  mes  désirs,  résumer  toutes  mes  joies.  Qu'on  me  donne 
cet  être  et  que  ce  soit  toi;  qu'on  lasse  que  l'éclat  passager 
que  nous  avons  jeté  autour  de  nous  n'ait  jamais  existé...» 

«...  Toujours,  hommes  de  gloire,  nous  aimerez  T  action; 
toujours,  hommes  de  rêverie  nous  aimerons  le  silence!. . .  o 

Cette  page  pourrait  être  ajoutée  à  la  sixième  Lettre  d'un 
Voyageur,  et  pas  un  mot,  pas  une  nuance  de  pensée  n'en 
altérerait  l'impression  d'ensemble. 

Voici  encore  quelques  fragments  de  phrases  :  «...  Quand 
je  t'attendais  à  Genève;  à  Lyon,  à  Nevers,  à  Orléans!...  •> 
Par  la  lettre  à  Girerd  du  lo  août  1836,  nous  savons  qu'au 
cours  du  voyage  que  George  Sand  fit  à  Genève,  en  l'au- 
tomne de  cette  année,  elle  devait  passer  par  Nevers,  et  par 
ses  carnets  de  voyages  et  les  lettres  écrites  en  route  à  sa 


à<M>  G  F.iiKi.K    S  AND 

mère,  à  Liszt,  à  M"'  d'Agoult  et  à  d'autres  personnes, 
non-  voyons  qu'elle  traversa  réellement  ees  quatre  villes, 
en  allant  it  en  revenant. 

Racontant  son  séjour  en  Suisse.  L'amour  mutuel  el  heu- 
reux de  ses  deux  compagnons  de  voyage,  sa  solitude,  aes 
souffrances,  l'ennui  qu'elle  eu  ressentait,  l'amie  de  Marcel 
dit  :  «  Les  autres  croient  que  je  suis  Lélia  »,  c'est-à-dire 
(lue  Liszt  et  Mme  d'Agoult,  dans  leur  vovage  à  trois,. à 
travers  la  Suisse,  la  voyanl  se  livrer  pendant  des  nun> 
entiers  à  une  vie  ascétique  et  exclusivement  inlellecluelle. 
la  croyaient  libre  de  tente  passion  et   par  conséquent  bien 

loin  d'en  être  tourmentée. 

11  ne  tant  pas  même  souligner  la  coïncidence  de  certains 
faits  et  dates.  Ainsi  par  exemple  il  n'y  a  qu'a  comparer  : 
I  la  date  de  L'arrivée  di~>  mystérieux  F.  L.  et  MH"  d'A. 
chez  la  mystérieuse  correspondante  de  Marcel  avec  les 
dates  de  l'arrivée  en  1837.  à  Xohanl,  de  Mrac  d'Agoult  et 
de  Franz  Liszt  ;  2° le  l'ait  qu'au  printemps  de  1837  Maurice 
et  Solange  Dndevant  avaient  la  variole  et  que  dans  les 
Lettres  de  femme,  nous  voyons  la  fille  de  la  bien-aimée 
de  Marcel  malade  aussi  an  mena-  moment  :  3°  l'étrange 
et   absolue  identité  de  l'épisode  raconté   dan.-    la    lettre  du 

21  avril  de  la  Correspondance,  par  George  Sand  et  par 
Liszt  dans  la  cinquième  Lettre  d'un  Bachelier  es  musique 
(à  Louis  de  Ronehaud  avec  ce  que  la  correspondante  de 
Marcel  lui  relate,  presque  dans  les  mêmes  termes,  dans 
lettre  datée  aussi  d'avril,  du  28.  Il  s'agit  d'une  mauvaise 
farce  jouée  à  un  certain  M.  X,  plus  curieux  que  discret. 
qui  voulait  à  toute  force  voir  la  célèbre  romancière  et 
aurait  été  puni  de  son  insistance  par  l'audience  solennelle 
qu'il  reçut  de...  Sophie  Cramer,  la  femme  de  chambre  de 
(  ieorge  Sand.  (ont  comme  un  avocat  importun.  M.  II..  avait 


GEORGE     S.VNH  261 

été  reçu  par  la  femme  de  chambre  de  l'amie  de  Marcel, 
nommée  «  Amélie»  ;  enfin,  i"  la  parfaite  ressemblance  de 
ce  que  George  Sand  dit  dans  plusieurs  de  ses  lettres 
de  1837  sur  l'arrivée  tardive  du  printemps, — qui.  cette 
année-là,  fini!  cependant  par  être  ;'i  Nohant  d'une  beauté 
idéale,  le  jardin  embaumé  de  roses  el  résonnant  du  chant 
des  rossignols,  —  et  de  ce  que  l'amie  de  «  Marcel  »  lui  ra- 
conte du  printemps  tardif,  des  rossignols,  des  roses  et  des 
nuits  étoilées.  Le  doute  n'est  plus  possible,  même  à  qui  n'a 
pas  eu  l'occasion  de  voir  les  lettres  originales.  11  nous 
suffit  dune  de  donner  ee  conseil  aux  lecteurs  des  Lettres  d* 
femme  : 

Au  lieu  de  :  Marcel.  lire  :  Michel. 

.M"  d'A.  ou  Anna.      —  la  G*8866  Marie  d' Agonit. 

L....  F....  ou  Francis.  —  Franz  Liszt. 

—  le  gros  L...  —  l'avocat  Girerd. 

—  ma  tille,  —  Maurice  et  Solange. 

—  Speranza,  —  Agasta-  MmeDuteil  . 

—  D..  ou  Dum.  —  M.  Duleil. 

—  P.,  Eug..  —    .  Eugène  Pelletan. 

—  G..  —  M.  Gustave  de  Gevaudan 

—  Amélie,  —  Sophie  Cramer. 

—  l'avocat  II.  ■ —  M.  Hennequin. 

—  IL.  —  Ilippolyte  Chàliron. 
R..  —  Rollinat. 

M  '  F.  —  M'"e  Fleury  ou  M'     Fé- 
lix Tourangin. 

—  M""  Michel.  —  La  femme  de  Michel. 
Vendôme.  —  La  Châtre. 

—  Bonnières.  —  Chàteauroux. 

—  Blois.  —  Bourges. 

—  Le  sujet  à  longue 

barbe,  etc..  —      Félicien  Mallelille. 

Enfin,  au  lien  de  :  1832,  lire  partout  :  1837. 


"268  i ,  E  0  B  G  E    S  A  N  L» 

Maintenant  que  le  lecteur  possède  la  clef  qui  explique 

ces  documents  importants  pour  la  biographie  de  George 
Sand.  nous  dirons  que  cette  correspondance  prouve  que 
Aurore  Dudevant  avait  trouvé,  peut-être  pour  la  première 
fois  de  sa  vie.  en  Michel  une  nature  qui  lui  était  égale  pour 
la  force  de  volonté  et  de  caractère,  quoique  bien  inférieure 
à  la  sienne  comme  individualité.  Nous  observons  donc 
dans  la  situation  de  George  Sand  relativement  à  Michel 
une  chose  tout  opposée  à  ce  qu'elle  avait  rencontré  dans 
-  -  autres  liaisons.  Avant  183S  et  plus  tard,  George 
Sand  s'était  trouvée  en  face  d'hommes  faibles,  presque 
toujours  plus  jeunes  qu'elle,  et  d'ailleurs  sans  principe- 
bien  arrêtés,  sans  aucune  fermeté  de  volonté.  Le  rôle  actif, 
le  rôle  de  guide,  de  conquérant,  en  un  mot  le  rôle  viril, 
avait  constamment  appartenu  à  George  Sand.  tandis  que 
celui  de  l'être  faible,  souffrant  ou  protégé,  soumis  et 
dépendant,  de  l'être  passif  en  amour,  en  un  mot  le  rôle 
féminin  dans  l'ordre  normal  des  choses,  appartenait  aux 
représentants  du  sexe  fort.  Awc  Michel,  il  n'en  fut  pa> 
ainsi.  C'était  une  vraie  nature  de  paysan,  — et  il  l'était  de 
naissance.  —  grossier,  despote,  obstiné,  adonné  plus  tard  au 
vice  très  répandu  parmi  les  vieux  paysans,  l'amour  du 
gain,  et.  à  l'époque  île  sa  liaison  avec  George  Sand.  surtout 
hanté  par  le  désir  de  domination.  Ce  despotisme,  comme 
nous  l'avons  vu.  se  manifesta  d'abord  sur  le  terrain  pure- 
ment intellectuel,  dans  le  désir  de  soumettre  l'esprit  in- 
dépendant de  l'auteur  de  Lélla.  Lorsque  leurs  relations 
furent  devenues  plus  intimes,  Michel  voulut  y  jouer  encore 
le  rôle  de  souverain  absolu.  George  Sand  qui.  nous  l'avons 
dit.  écrivait  déjà  en  1833  à  Sainte-Beuve  :  c<  Si  j'avais  pu 
me  soumettre  à  un  homme,  je  serais  sauvée,  car  ma  liberté 
me  muge  et  me  tue  ■>,  .-.'imaginait  à  présent   que  Michel. 


GEORGE     S  AND  269 

après  l'avoir  sauvée  de  sou  pessimisme  suprême  et  de 
son  athéisme  social,  la  sauverait  d'elle-même  et  lui  appren- 
drait à  maîtriser  son  âme  sans  frein.  En  vraie  femme. 
elle  se  sentait  heureuse  d'avoir  trouvé  son  maître,  son 
guide.  Au  début,  les  deux  amants  avaient  bien  cru, 
comme  c'est  toujours  le  cas,  que  leur  amour  serait  éternel  ; 
il  semble  même  qu'ils  pensèrent  au  mariage  ;  pour  cela 
Michel  aurait  dû  divorcer  avec  sa  femme.  Cependant 
l'avocat  parait  avoir  bientôt  renoncé  à  ce  projet,  et  il 
n'accompagna  même  pas  George  Sand,  lorsqu'elle  partit 
pour  la  Suisse  où  elle  se  rendit,  son  procès  terminé,  en  août 
de  1830,  quoiqu'elle  eût  bien  prié  Michel  de  faire  ce  voyage 
avec  elle.  Elle  partit  s;m>  lui.  comme  on  le  voit  par  ses 
lettres  écrites  en  route  et  de  Genève.  (Ces  lettres,  sous 
le  titre  de  Lettre  à  Herbert,  —  c'est-à-dire  à  Charles 
Didier,  —  forment  le  n°  10  des  Lettres  d'un  voyageur,. 

L'hiver  de  1830-37  n'améliora  pas  l'état  des  choses. 
Au  printemps  de  1837,  George  Sand  se  .sentait  déjà  très 
malheureuse.  Michel  avait  tous  les  travers  et  tous  les  ca- 
prices d'un  despote  absolu;  il  se  montrait  très  jaloux,  tout 
eu  voulant  que  ses  trahisons  et  ses  infidélités  lui  fussent- 
pardonnées  ;  il  était  négligent,  oublieux,  froid,  et  tit  preuve 
de  défauts  trop  connus,  d'inconstance  et  de  versatilité. 

Nulle  part  nous  ne  voyons  mieux  l'amertume  qui  rem- 
plissait alors  rame  de  la  malheureuse  femme  et  les  ré- 
flexions pessimistes  et  cruellement  vraies  auxquelles  elle 
était  alors  arrivée,  que  dans  le  journal  intime  qu'elle  avait 
commencé  à  écrire  durant  cet  été,  qui  avait  pour  titre  : 
Entretiens  journaliers  avec  le  très  docte  et  très  habile 
docteur  Piff'oël,  professeur  de  Botanique  et  de  Psycho- 
logie, et  dont  la  toute  première  page  porte  les  mots  : 
"  1837,  33  ans  ». 


2~V  GEOftGE    BAMB 

Déjà  la  Préface  nous  peint  les  idées  tristement  résignées 
lu  jiou\  !•<■  docteur  : 

«  Oui.  mon  eher  et  gracieux  docteur,  faire  un  journal, 
•'.-l  renoncer  à  l'avenir,  c'est  vivre  dans  le  présent,  c'est 
tvouer  ;'i  Y  implacable  qu'un  n'attend  plu-  rien  de  lui, 
qu'on  s'accommode  'le  chaque  jour,  qu'il  n'y  a  pins  de 
relation  entre  ce  jour-là  et  les  autres.  C'est  boire  son  océan, 
goutte  à  goutte,  par  crainte  de  le  traverser  à  la  nag 
compter  les  feuilles  de  l'arbre  dont  le  tronc  ne  reverdira 

pllls. 

«  On  ne  t'ait  un  journal  que  quand  h îs  passions  -•oui 
éteintes,  ou  qu'elles  sont  arrivées  à  l'état  de  pétrification  qui 
permet  de  les  explorer  comme  des  montagnes  d'où  l'ava- 
lanche ue  se  détachera  plus.  Ce  travail  constate  un  état  de 
solidité  effrayante  et  que  je  ne  souhaite  à  personne,  sinon 
à  ceux  qui  étaient  en  pleine  éruption  et  qui  n'auraient  pu 
rien  garder  île  leurs  feux,  s'ils  ne  s'étaient  arrêtés  tout  à 
coup  au  milieu  de  leur  vomissement.   » 

Le  docteur  a  l'habitude  d'écrire  son  journal  eu  se  levant 
et  en  se  couchant,  ses  toutes  premières  impressions  de  la 
journée  et  ses  dernières  pensées  de  la  soirée,  et  dès  les 
premières  pages,  nous  nous  trouvons  en  plein  pessimisme: 
«  Réveil  lourd...  Le  temps  n'est  ni  à  la  gaieté,  ni  à  la  tris- 
tesse. Best  ;ni  mécontentement.  Un  vent  inégal  et  fantasque 
secoue  tes  arbres.  Le  soleil  est  voilé.  Il  fait  chaud  si  on 
met  la  robe  de  chambre,  il  lait  froid  si  on  Tél.'.  Jour  terne 
où  je  r  i  «  -  ferai  rien  de  bon.  Cerveau  lâché  et  fatigué  sans 
avoir  produit.  .!«•  viens  d'avaler  du  thé  pour  en  finir  plus 
\  ife  avec  eetle  (li-.}). >-iti<:ni  apathique  en  la  portant  à  .-on 
paroxysme.  Je  n'ai  pas  reçu  de  lettre  d'Everard.  Il  boude  ! 
Heureux  homme  qui  estime  quelque  chose  digne  «le  sa  ran- 

Ulie  !  »  — _ 


GEOfiGE    SAM)  *  271 

Et  le  soir,  en  se  couchant,  M.  Piffoël  écrit  à  In  date 
do  ce  même  1er  juin  :  «J'ai  Hait  à  Duk'illa  théorie  du  mécon- 
tentement depuis  minuit  jusqu'à  une  heure.  Je  me  suis  aais 
en  colère  contre  lui  parce  qu'il  a  voulu  nae  soutenir  qu'il  était 
heureux  presque  à  toutes  les  heures  du  jour.  N'est-ce  pas 
bien  révoltant,  en  effet,  de  se  voir  traité  de  fou  par  eeux 
qui  ne  souffrent  pas  '.'  » 

Le  lendemain,  la  lettre  de  Michel  est  enfin  arrivée,  <•! 
son  amie  lui  écrit  : 

«  Aujourd'hui  tout  est  beau,  le  ciel  et  la  terre.  Mes 
amis  sont  bons,  mon  enfant  sans  défauts.  Le  soleil 
n'avait  pas  d'ardeur  féroce.  Le  chemin  était  sans  cailloux. 
J'ai  t'ait  cinq  lieues  à  pied.  Je  suis  fatiguée,  mais  -ans 
souffrir.  Tu  m  aimes,  tout  est  parfait.  Hier  soir  je  me  suis 
disputée  avec  D...  une  partie  de  la  nuit,  en  lui  soutenant 
que  tout  est  mal;  si  c'était  à  recommencer,  je  lui  soutien- 
drais, cette  nuit,  tout  le  contraire!  Tu  es  l'étoile  polaire; 
quand  lu  disparais,  j'erre  dans  la  nuit  et  dans  l'orage. 
A  demain,  je  tombe  de  sommeil,  mais  je  suis  heureuse1.  » 

Mais  Piffoël,  tout  en  notant  aussi  qu'il  a  reçu  une 
lettre  d'Everard,  et  qu'il  a  «  fait  cinq  lieues  à  pied»,  se 
hâte  d'y  ajouter  cette  réflexion  refroidissante  :  «  Du  moment 
que  la  vie  est  supportable,  il  n'y  a  pas  à  l'examiner.  On 
gâterait  un  jour  de  calme  en  y  regardant  de  près.  Ne 
sommes-nous  jamais  gouvernés  que  par  un  sentiment  qui 
comme  l'œil  à  travers  lequel  toutes  nos  idées  bous 
apparaissent,  et  qui  seul  apprécie  toutes  choses,  tandis 
que  la  raison  rectifie  très  faiblement  les  erreurs  de  la 
vision  ?  » 

On  voit  bien  que  le  pauvre  Piffoël  ne  se  fait  plus  d'illu- 

'  Lelh-esde  [firme.  (Revue  Illustrer.   JS01,  n°  123.) 


272  GEORGE    S  AND 

sions  même  dans  ses  jours  de  répit,  ei  n'ose  pas  trop  se  fier 

aux  mieux  qui  traversent  son  agonie.  Chaque  jour  il  devient 

[•lus  résigne.  c<  Tu  vis,  écrit-il  plus  loin  —  (d'abord  on  li>ait  : 

je  vis»,  puis  l'auteur  avait  partout  remplacé  le  je  par 

le  tu,  ainsi  que  dans  presque  tout  le  journal,  du  reste  — 
-  tu  vis,  — la  question  n'est  pas  de  savoir  si  e'est  pour  ton 
plaisir  ou  pour  ton  malheur,  pour  ton  bien  ou  pour  ta  perte. 
Et  qui  la  résoudrait  ?  Tu  vis,  tu  respires,  le  ciel  est  beau...  » 

Et  encore  plus  loin,  tout  en  appelant  Liszt  un  ingrat,  car 
il  souffre  tout  en  étant  aimé  delà  plus  charmante  femme  du 
monde,  le  docteur  ajoute  :  «  Ah!  si  j'étais  aimé,  moi!... 
Si  tu  étais  aimé,  Pitîoël.  tu  serais  ambitieux,  et  tu  n'es  pas 
ambitieux,  parce  que  tu  n'es  pas  aimé.  » 

«  Tu  es  très  sage,  Pitl'oël,  extrêmement  sage,  tu  es  très 
philosophe.  Tu  jettes  un  coup  d'œil  très  lucide  sur  ta 
vie,  tu  pèses  d'une  main  très  ferme  tous  ces  misérables 
hochets  dont  tu  ne  sais  pas  être  avide.  Je  t'en  fais  bien  mon 
compliment,  cherPiffoël,  je  t'en  félicite,  en  vérité!  !  Mélan- 
colique animal...    des  mots  biffés  . 

Le  6  juin.  Pitfoëlmet  au  bas  d'une  magnifique  page  pei- 
gnant le  contraste  entre  une  journée  riante  et  splendide  et  la 
tristesse  d'un  cœur  meurtri  :  «  Lettre  d'Euerard  [biffé).  Il 
faut  partir  demain  pour  aller  vers  lui  [biffe  .  Méchante 
destinée,  où  sont  tes  promesses?  Espoir,  où  sont  tes  men- 
songes. Tu  n'oserais  plus  me  tenter,  tu  n'oserais  plus  me 
pousser  en  me  disant  :  k  Va,  et  tu  seras  heureux.  »  Tu  es 
muet.  car  tu  sais  que  je  te  méprise.  Où  que  j'aille,  j'irai 
-vins  toi.  J'irai  seul,  triste  et  inflexible  envers  moi-même,  à 
cause  de  moi-même.  » 

Par  une  Lettre  de  femme,  datée  du  7  juin,  non»  >;i\<>n> 
que  cette  entrevue  avec  Michel,  qui  exigeait  que  son 
.unie  vînt  à  Bourges  et  ne  consentait  pas  à  venir  la   voir 


GEORGE    SAM)  273 

;'i  Nôhant,  que  cette  entrevue,  ru  effet,  avait  eu  lieu,  mais 
l'Ile  avait  porté  peu  de  joie  dans  l'âme  de  la  pauvre  Aurore, 
cl.  de  retour  dans  ses  foyers,  Piffoël  est  plus  désabusé  que 
jamais. 

«  ...  H  juin, au  leverdu  joui'.  —  Ma  chambre.  — Mme 
amiche,  recevez-moi  bien.  Comme  ce  papier  blanc  el  bleu 
est  plein  de  gaîté  !  que  d'oiseaux  dans  le  jardin  !  quel  suave 
chèvrefeuille  dans  ce  verre  !  Piiïbël,  Piflbël,  quel  calme 
effroyable  dans  ton  âme!  Le  (lambeau  serait-il  éteint?  »  — 
écrit-il,  et  il  ajoute  celle  désolante  périphrase  du  saint 
cantique  :  «  Je  te  salue,  Piflbël,  plein  de  grâces,  la  sagesse 
est  avec  toi  ;  tu  tus  (''lu  entre  toutes  les  dupes,  et  l'ennui, 
le  fruit  de  ta  souffrance  a  mûri.  Sainte  fatigue,  mère  du 
repos,  descends  en  nous,  pauvres  rêveurs,  maintenant  et  à 
l'heure  de  notre  mort.  Ainsi  suit-il!  » 

Ceux  qui  doutaient  de  l'authenticité  drr,  Lettres  de  femme 
el  surtout  de  celles  où  la  correspondante  de  Marcel  se  plai- 
gnait de  l'ingratitude  et  de  la  cruauté  de  son  ami  et  disait 
combien,  pendant  tout  le  temps  que  dura  leur  amour,  il 
avait  peu  tenu  compte  de  son  abnégation  à  elle,  mais  com- 
bien, par  (/entre,  il  tenait  à  la  flatterie,  à  l'adulation,  n'ont 
qu'à  lire  la  page  ipii  suit  : 

q  Faut-il  -i'  dévouer  en  tout,  à  foute  heure,  sans  réserve, 
gaimeiit,  fortement,  saintement?  Faut-il  abjurer  toute 
vanité,  s'exposer  au  lazzi  du  public,  à  sa  haine,  à  son  injuste 
mépris,  à  l'abandon  de  la  famille  et  des  amis,  à  l'indigence, 
à  la  fatigue,  à  la  persécution  ?  Faut-il  sacrifier  même 
l'amour  de  l'art  et  s'abstenir  de  vivre  parla  pensée  ?  Faul-il 
accepter  des  défauts  révoltants,  des  vices  même  ;  les  cou- 
vrir vis-à-vis  de  son  propre  jugement?  Faut-il  faire  plus, 
faut-il  les  aimer  el  les  inoculera  soi,  esprit  calme  et  désin- 
téressé ?  Fau4-il  veiller  le  soir,  auprès  d'un  chevet  tour- 
n.  18 


2T4  GEORGE    S  AND 

mente,  pour  satisfaire  un  caprice,  pour  épargner  un  instant 
de  contrariété  ?  Faut-il  être  pour  l'objet  qu'on  aime  aussi 
aveugle,  aussi  dévoué,  aussi  infatigable  qu'une  mère 
tendre  Test  pour  son  premier-né?  —  Non,  Piffoël,  il  n'est 
pas  besoin  de  tout  cela,  et  tout  cela  ne  sert  à  rien  sans  un 
peu  d'adulation.  » 

«  Tu  t'imagines,  Piffpël,  qu'on  peut  dire  à  l'objet  de  son 
amour  :  «  Tu  es  un  être  semblable  à  moi.  Je  t'ai  choisi  entre 
tous  ceux  de  mon  espèce  parce  que  je  t'ai  cru  le  plus  grand 
et  le  meilleur.  Aujourd'hui,  je  ne  sais  plus  ce  que  tues.  Il 
me  semble  que,  comme  les  autres  hommes,  lu  as  des  lâches, 
car  souvent  tu  me  fais  souffrir,  et  la  perfection  n'est  par- 
dans  l'homme.  Mais  j'aime  tes  taches,  j'aime  mes  souf- 
frances, j'aime  mieux  tes  défauts  que  les  qualité.-  des  autres. 
Je  t'acceptes,  je  fai  et  tu  m'as  aussi,  car  je  n'ai  rien  con- 
servé de  moi-même.  Et  ma  vie,  et  ma  pensée,  et  mes 
croyances  et  mes  actions,  j'ai  tout  soumis  à  toi  :  j'ai  tout 
subordonné  à  ton  plaisir  ;  car  je  t'ai  choisi  avec  la  pensée 
que  tu  devais  être  tout  pour  moi,  et  je  me  suis  tellement 
inoculé  cette  pensée  que  je  n'ai  plus  de  pensée  qui  me  soit 
propre.  Tu  peux  m'égarer,  tu  peux  me  perdre,  lu  peux  me 
conduire  à  la  mort  et  à  l'infamie.  Le  monde  n'existe  plus 
pour  moi,  la  morale  et  la  philosophie  n'ont  plus  de  sens,  il 
n'y  a  de  raison  que  ton  instinct  :  il  n'y  a  de  vérité  que  mon 
amour:  il  n'y  a  d'avenir  et  de  but  que  dans  le  tien.  Bon- 
heur, malheur,  qu'importe?  J'accepte  tous  les  maux,  je 
subirais  toutes  les  tortures,  je  me  glorifierais  de  tontes  les 
abjections,  pourvu  que  je  puisse  adoucir  pour  loi  l'amer- 
tume de  la  vie  et  déposer  la  mienne  dans  ton  sein  ! 

«  Non,  non,  PifToël,  docteur  en  psychologie,  tu  n'es  qu'un 
sot.  Ce  n'est  pas  là  le  langage  que  l'homme  vent  entendre. 
11  méprise  parfaitement  le  dévouement,  car  il  croit  que  le 


George   sam)  2::; 

dévouement  lui  est  naturellement  acquis  par  le  seul  fait 
d'être  sorti  du  ventre  de  madame  sa  mère.  Il  méprise 
l'ascendant  qu'il  exerce  sur  son  semblable,  parce  qu'il 
s'attribue  une  puissance  d'intelligence  et  de  volonté  qui  rend 
impossible  toute  indépendanae  d'esprit  et  de  conscience 
autour  de  lui.  11  méprise  sou  semblable  à  proportion  de  la 
bonté,  du  sacrifice,  de  l'abnégation  et  de  la  miséricorde 
qu'il  trouve  en  lui.  —  Dominer,  posséder,  absorber,  ne  sont 
que  les  conditions  auxquelles  il  consente  être...  à  être  adoré 
comme  un  Dieu,  c'est-à-dire  trompé,  bafoué,  adulé...  » 

Et  immédiatement  après,  George  Sand  parle  en  termes  si 
cruellement  méprisants  de  la  manie  des  hommes  de  s'en- 
tendre flatter  d'une  manière  aussi  exagérée  qu'imbécile,  de 
leur  désir  constant  de  voir  la  femme  prosternée  et  annihilée 
à  leurs  pieds,  qu'il  est  trop  aisé  de  deviner  quel  despote  de 
la  pire  espèce  se  cachait  sous  les  allures  libérales  du  tribun 
berrichon  et  combien  il  avait  fait  souffrir  la  noble  femme  qui 
s'était  dévouée  à  lui  corps  et  âme.  Mais  il  avait  trop  compté 
sur  son  ascendant,  il  avait  négligé  de  comprendre  quelle 
âme  indomptable  et  fière  (''tait  celle  qui  l'aimait.  La  corde 
était  trop  tendue.  Elle  allait  rompre  d'un  moment  à  l'autre. 

...(.<  Fat  impudent,  tu  ne  veux  pas  qu'on  te  pardonne,  tu 
veux  qu'on  croie  ou  qu'on  prétende  n'avoir  rien  à  le  par- 
donner. Tu  veux  qu'on  baise  la  main  qui  frappe  et  la 
bouche  qui  ment.  Cherche  donc  l'objet  de  ton  amour  dans 
la  fange  et  empêche  tout  le  sexe  d'en  sortir,  tant  que  tu 
seras  toi-même  une  idole  de  boue  ;  car  si  la  femme  s'enno- 
blissait et  se  purifiait,  lu  serais  obligé,  pour  demeurer  son 
supérieur,  de  lYnnoblir  et  de  le  purifier  toi-même,  et 
c'est  ce  que  tu  ne  sais,  ne  peux,  ni  ne  veux  faire... 

«  Mon  cher  Piffoël,  apprends  donc  la  science  de  la  Me 
et  quand  tu  te  mêleras  de  faire  des  romans,  tâche  de  con- 


21%  GEO  Ri.  F.     SAM) 

naître   un  peu  mieux  le  coeur  humain.  Ne  prends  jamais 
pour  ton   idéal  de   femme   une  âme  forte,  désintéress 
courageuse,  candide,  Le  public  te  sifflera  ei  te  saluera  du 
nom  odieux  de  Lélia  l'impuissante  ! 

«  Impuissante  !  oui.  raordieu,  impuissante  à  la  servilité, 
impuissante  à  l'adulation,  impuissante  à  la  1 
impuissante  ;'i  la  peur  de  toi.  Bèto  stupide,  qui  n'aurais  pas 
le  courage  de  tuer  sans  des  lois  qui  punissent  le  meurtre 
par  le  meurtre,  et  qui  n'a  de  force  et  de  vengeance  que 
dans  la  calomnie  et  la  diffamation!  Mais  quand  tu  trouves 
une  femelle  qui  sait  se  passer  de  toi.  ta  vaine  puissance 
tourneà  la  fureur  ei  ta  fureur  est  pimie  par  un  sourire,  par 
un  adieu,  par  un  éternel  oubli.  >•> 

Ou  voit  bien  par  ces  lignes  que  le  défi  est  déclaré  et 
que  le  temps  n'est  pas  loin  où  l'auteur  dira  à  Marrie  dé 
plutôt  rester  vieille  lille  que  de  river  sa  vie  à  celle  d'un 
homme  indigne  de  son  âme  et  de  garder  la  liberté  de  cette 
â^e  comme  un  bien  suprême. 

Il  est  à  croire  aussi  que  le  despotique  ami  du  docteur 
Piffoël  fut  quelque  peu  intimidé  par  la  résistance  qu'il 
trouva  en  lui.  et  lit  des  concessions,  car  peu  de  temps 
après,  le  pessimiste  et  savant  docteur  trace  dans  son  jour- 
nal la  sentence  dédaigneuse  que  voici  :  «  J'ai  remarqué 
que  la  plupart  des  hommes  s'enhardit  et  s'aigrit  lorsque 
dans  une  lutte  morale  avec  elle,  on  emploie  la  douceur 
ei  le  dévouement.  Elle  s'adoucit  et  se  ravise  dès  qu'on 
emploie  la  violence  et  la  dureté.  Espèce  méprisable!  Cette 
règle  est  quasi  invariable  dans  l'amour...  » 

L'agonie  De  dupera  plus  longtemps;  l'amour  est  expi- 
rant, cela  se  voit  bien, 

«  ...  Hélas  !  mon  Dieu  !  j'ai  pourtant  porté  des  jougs  de 
fer,  et  tant  qu'on  mele>  a  imposés  au  nom  de  la  tendr 


GEORGE    SAM)  277 

et  au  moyen  d'une  affectueuse  persuasion,  j'ai  plié  aveuglé- 
ment sous  l;i  main  àmïe.  Mais  quand  «m  s'est  Basse  de  me 
persuader  et  qu'on  a  voulu  me  commander,  quand  on  a 
réclamé  ma  soumission  non  plus  au  nom  de  l'amour  el 
dé  l'amitié,  mais  en  vertu  d'un  droit  ou  d'un  pouvoir,  j'ai 
retrouvé  cette  force  que  personne  ne  connaît  en  moi,  que 
moi,  moi  <|iii  sais  seul  combien  j'aime,  combien  je  regrette, 
combien  je  souffre... 

o  Evèrard,  lues  un  grand  maître.  Oh  !  que  je  t'ai  connu, 
sublime  de  tendresse  !  paternel,  persuasif,  inspirant  de 
fanatiques  dévouements.  Pourquoi,  vieillard,  ton  cœur 
s'est-il  endurci  '.'  Pourquoi  de  tes.  enfants  as-tu  voulu  faire 
des  esclaves?  Pourquoi  le  titre  de  maître  t'a-t-il  semblé 
plus  doux  que  celui  de  père  '.'  Et  à  présent  te  voilà  seul...  » 

C'est  fini!  o  L'oiseau  qui  chantait  sur  la  branche  »  et 
que  «  l'amant  delà  gloire  »  était  parvenu  à  captiver  par 
ses  appels  à  la  liberté,  s'envola;  le  «  voyageur»  qui  se 
moquait  des  «  hochets  des  hommes  d'action  »,  en  a  vu 
mieux  que  jamais  le  néant  :  le  cœur  de  femme  saigne 
encore,  mais  il  n'adressera  plus  à  Michel-Marcel  ses  plaintes 
passionnées. 

George  Sand  essaya  par  plusieurs  de  ses  amis  de  savoir 
les  raisons  qui  portaient  Michel  tantôl  à  garder  le  silence 
pendant  des  semaines  entières,  tantôt  à  lui  écrire  des 
lettres  impossibles.  Voyant  enfin  que  son  bonheur  était 
perdu  sans  retour,  elle  se  résigna  à  son  sort,  et  ils  se  sépa- 
rèrent à  jamais.  Cette  rupture  se  produisit  dans  le  courant 
de  fétë  1837. 

Nous  avons  ainsi  anticipé  sur  les  événements  en  racon- 
tant l'épilogue  du  roman  qui,  enl'étéde  1835,  n'était  qu'à 
son  apogée.  Loin  de  tout  et  de  tous,  retirée  dans  sa  mai- 
son  déserte,   à    Bourges,   George  Sand   étudiait   la  phré- 


2:8  GEORGE    SAND 

nologie,  el  en  même  temps,  elle  se  pénétrait  d<-  plu-,  en 
plus  des  idées  républicaines  de  Michel  et  finit  par  se 
convaincre  que  le  salut  était  dans  l'avènement  sans  retard 
de  la  république,  que  tous  les  braves  enfants  delà  France 
devraient  hâter  dans  la  mesure  de  leur  force.  Confor- 
mément à  cette  doctrine,  il  était  enjoint  à  tout  écrivain 
de  ne  pas  dépeindre  dans  ses  romans  l;i  vie  réelle  .  ni 
L'amour  idéal,  heureux  ou  malheureux,  mais  de  pro- 
clamer sur  tous  les  tons  l'idéal  démocratique,  de  prêcher 
le  retour  de  l'âge  d'or,  de  l'égalité,  de  la  fraternité  et  de 
la  liberté,  ou  du  moins  de  peindre  des  types  approchant 
de  cet  idéal  <>u  tâchant  de  le  réaliser  au  milieu  de  leur 
existence.  Rien  d'étonnant  donc  que  dans  ses  lettres  de  la 
lin  de  1833  et  du  commencement  de  is:5t'».  George  Sand 
parle  tout  autrement  des  champions  de  la  république 
qu'au  commencement  de  1835.  Le  9  novembre  elle  écrit  à 
(  îruéroult  : 

c  Pour  toutes  choses,  il  y  a  un  beau  moment,  c'est 

If  commencement.  C'est  peut-être  à  cause  de  cela  que  y 
suis  si  républicaine,  et  vous  si  peu  peu  saint-simonien. 
Quoi  qu'il  en  soit,  allez  votre  train,  si  vous  croyez 
que  <••■  soit  la  bonne  voie.  Nous  voulons  tous  le  bien  et 
mais  allons  au  même  lait  par  des  moyens  différents.  Nous 
nous  disputons  toujours,  parce  que  chacun  croit  avoir  plus 
d'esprit  que  son  voisin,  el  se  console  d'aller  fort  mal  en 
voyant  que  les  autres  ne  vont  pas  mieux:  triste  consola- 
tion, en  vérité,  qui  fait  beaucoup  de  mal  à  noire  époque. 
Toute  celle  guerre  ;'i  coups  d'épingle  que  se  fait  l'amour- 
propre  des  uns  et  des  autres  n'avance  à  rien  :  loul  au  con- 
traire. Si  tout  ce  qui  a  de  bonnes  vues  el  de  lions  sentiments 
s'accueillait  avec  tolérance,  on  ferait  le  double  d'ouvrag» 

«  Vous  ne  pouvez  nier,  mon  cher  Mari  us  à  Minturnes, 


GEORGE    SAM»  279 

que  je  n'aie  plus  de  bonne  foi  que  vous.  Vous  abimeznos 
républicains  de  la  tête  aux  pieds,  et  moi,  je  ne  rose  (rai- 
mer  vos  saint-simoniens  el  de  les  placer  au-dessus  de  tout.  » 

«  Je  me  défends  même  d'une  chose,  c'est  d'aimer  le> 
républicains  avec  excès,  J'aime  ceux  qui  se  trouvent  être 
mes  amis,  et  j'examine  les  autres  par  curiosité,  ou  je  les 
accueille  par  savoir-vivre  et  politesse. 

«  Cela  ne  fait  rien  au  principe. 

«  Robespierre  était  diablement  saint-simonien.  11  «Hait 
pour  l'exécution  prompte  et  violente  du  système.  Vous  êtes 
pour  là  marche  lente  et  évangélique.  Eli  bien,  chacun 
devrait  être  républicain  à  la  manière  de  Robespierre,  ou 
saint-simonien  à  la  manière  d'Enfantin,  selon  son  tempé- 
rament. Le>  uns  saperaient,  les  autres  bâtiraient.  Soyez  sûr 
<[ue  cela  viendra,  qu'il  y  aura  entre  vous  et  nous  une 
étroite  alliance,  et  que  vous  ne  ferez  rien  sans  nous. 

«  Vous  >a\ez  comment  s'estétabli  le  christianisme,  c'est- 
à-dire  fort  mal.  même  dans  ce  qu'on  appelle  son  meilleur 
temps.  Il  était  dans  un  si  beau  désaccord  avec  les  mœurs, 
qu'en  son  nom.  on  commettait  les  crimes  et  on  nourrissait 
les  sentiments  les  plus  opposés  à  son  institution  et  à  son 
esprit.  Douze  corps  d'armée,  commandés  par  les  douze 
apôtres,  eussent,  je  crois,  mieux  valu  que  Paul  répétant 
celte  lâcheté  :  «  Rendez  à  César,  etc.  ;) 

«  Faites  à  votre  idée,  si  vous  croyez  bien  l'aire  en  lou- 
voyant, et  m  votre  conscience  est  en  paix.  Moquez-vous 
des  reproches  que  je  fais  à  votre  tiédeur  croissante,  comme 
je  me  moque  des  railleries  que  vous  adressez  à  mon  récent 
enthousiasme.  Je  crois  que  vous  vous  trompez  cependant, 
et  que  l'amour  de  l'égalité  a  été  la  seule  chose  qui  n'ait 
pas  varié  en  moi  depuis  que  j'existe.  Je  n'ai  jamais  pu 
accepter  île  maître...  » 


280  GEORGE     SANb 

Grèce  à  tout  ce  qui  précède,  il  esl  permis  de  douter  as 
la  justesse  de  la  dernière  phrase;  mais  la  lettre  entière  nous 
montre  que  George  Saïul  avait  passé  dans  le  camp  des 
républicains  militants,  jusqu'à  prêcher  la  nécessité  d'em- 
ployer la  force  pour  réaliser  leur-,  idéesT-jusqu'à  proclamer 
Robespierre  comme  un  des  siens,  jusqu'à  dire  nous,  1rs 
nôtres,  chez  nous,  en  parlant  «le  ces  mêmes  républicains 
qui,  dans  sa  Lettre  à  Kveretrck,  étaient  encore  vous  pour 
elle  et  auxquels  elle  avait  reproché  leur  ambition,  leur 
vanité,  l'aveugle  conviction  queux  seul-  possèdent  la 
vérité  et  qu'ils  ont  découvert  en  quoi  consiste  Le  bonheur 
de  l'humanité.  Cette  même  prédication  de  doctrines  répur 

Micahie-    f;iil    le    fond    et    le   sujet    (les   très    eilrieUSeS   lettres 

d'Aurore  Dudevant  à  son  fils,  qui  -ont  comme  l'exposé  de 
opinion-  à  elle.  ••(  en  même  temps  de  son  système 
pédagogique,  (/est  comme  qui  dirait  la  suggestion  à 
reniant  de  son  esprit  de  conduite  futur,  ou  comme  un  petit 
■catéchisme  républicain  ad  usum  éeCphini. 

La  même  lettre  à  Guérouli  nous  prouve  que  George 
Sand  professait  en  ce  moment  pour  les  saint-simoniens 
un  respect  et  de-  -\  râpât liies  qu'elle  n'avait  pas  pour  eux 
auparavant.  Elle  fit  vers  celle  époque  la  connaissance  de 
Vinçard  aîné,  leur  chansonnier  en  titre,  et  gagna  -i  hien 
les  sympathies  de  la  h  famille  saint-simonienne  »,  que 
celle-ci  lui  envoya  en  \X'M\.  par  l'entremise  de  Julien  Galle1, 
une  foule  de  cadeaux  d'étrennes  qui  encombrèrent  tout  le 


'  Voir  à  ri'  sujel  les  Mémoires  épisodiques  <ïun  vieux  chansonnier 
saini-simonien  par  Vinçard  aîné  (Paris,  Dento  <-t  Grassart,  1878),  ainsi 
que  les  articles  il  i  Caribert  :  Ladame  bleue  et  George  Sand  (le  Journal 
•  Pari-  20  décembre  1887)  e1  Les  étrennes  de  Mt unir,-  Sand  le  môme 
journal,  10  septembre  1889).  .M'  Boutef,  veuve  du  dernier  saiat- 
simonien,  prétend  par  contre  que  ce  lui  Vinçard  lui-même  qui  lut 
•hargé  de  remettre  les  cadeaux  à  Mm«  Sand. 


GEORGE     SAM) 


2X1 


Logement  de  George  Sandaujour.de  l'an,  à  la  grande  joie 
de  Solange  et  de  Maurice  qui,  eux  aussi,  reçurenl  beaucoup 
de  présents. 

En  voici  la  liste  complète  : 


FOI    NOUVELLE 


FAMILLE  DE  FA  fil  S 


Étrennes  a  M"":  George  Sand  en  janvier   1836 


1 .  Une  Imite  à  robes. 

■2.  Une  paire  de  bottes. 

3.  Un  pantalon,  une  veste. 

4.  Un  chapeau. 


5.  Un  gilet, 

G.    Tasse  et  soucoupe. 

7.  Manchettes. 

s.  Manchettes  et  col. 

9.   Magnolia. 

Une  brochure. 

Chêne  et  Roses. 

Guirlande. 

I! [uet. 

10.  Roses  pompon. 

11 .  Boue  les  d'oreilles. 

12.  Une  claquette. 

13.  Brodequins. 

14.  Une  bourse. 

15.  Un  bouquet. 

16.  Rose  orientale. 


Alphonse. 

Lépagnez,  Dulïéinont. 

Victor  Pommadère,  Charron,  l'a- 
linéa. 

Menouillard,  Hofîman,  Rose  de  Cor- 
neille, Meunier,  Léontine  Poter, 
M.  et  Mme  Dufrémont,  Claude. 

DeÏEs. 

Bazin. 

Marie  Talon. 

Pauline,  Joséphine  Battandier. 

Egérie. 

Égérie. 

Zénaïde. 

Elisabeth. 

Atelier  d'Egérie. 

.lennv  Barel . 

Denis. 

Frolîger,  M"1"  Froligei'j  M  Dela- 
croix, Max. 

Caroline. 

Joséphine  <  Ihistel. 

Aglaé  Ducatel. 

Barret  Barthélémy. 


282 


GEORGE     S AND 


17. 

Une  bulle. 

Olympe  Boissy. 

18. 

Une  pelote. 

M»-  et  M11'  Gallois. 

19. 

Une  boite. 

Flichy. 

20. 

Un  thermomètre. 

Frécot. 

21. 

Cartes. 

Simillon,  Duchesnet. 

22. 

Un  gilet. 

Victoire  Tell,  Sophie. 

23. 

Souliers  de  satin. 

Liévens. 

21. 

Une  cravache. 

Bolet.  Catherine  Rolet. 

25. 

Une  demi-aune. 

Marchand. 

26. 

Un  demi-pied. 

Bpdin. 

27. 

Un  mètre. 

Vinçard,  à  la  maison  paroissiale 
20.  pue  Mondétour. 

28. 

Plaqué. 

Pougel . 

2'. t. 

Embrasses. 

Henriette. 

30. 

Dessin  de  lit. 

M110  Jacob. 

31. 

Bordure  acajou. 

Bardiau. 

32. 

Coloris. 

Eugénie  Lemaître.. 

33. 

Un  pied. 

Charles. 

34. 

Une  planche  gravée. 

Adolphe. 

s:;. 

Cachou.. 

Toussaint. 

3G. 

Taffetas  d'Angleterre. 

Adèle  Fouel . 

37. 

Une  règle. 

Lefort. 

38. 

daine. 

Froliger. 

39. 

Une  lithographie. 

Pol  Justus. 

to. 

Bordure  dorée. 

Mura.  Adolphe,  Edouard,  Valois 
Désiré,  Bazin,  Elisa,  Rose  Mora. 

il. 

Un  dessin. 

Eudes,  Galle. 

42. 

Bordure  palissandre. 

Donnadicu. 

43. 

Une  gravure. 

Eudes. 

i  ï . 

Bordure  citronnier. 

Lenoir. 

i  5 . 

Une  bague. 

Audigier. 

iG. 

Produit-     pharmaceutU 

• 

ques  pour  toilette. 

Renard. 

47. 

Porte-mousqueton. 

Roussel. 

'.s. 

Un  médaillon. 

Carolus. 

19. 

Un  cadre. 

Grillon. 

50. 

Un  corset. 

.M""   Flandiu. 

51. 

Aquarelle. 

Georges  Renhard. 

52. 

Un  pupitre. 

Boissj .  Berger 

53. 

1  (ne  broche  ramée. 

Tr.de. 

•'i  i  . 

Une  traduction. 

Fontana . 

GEORGE    SAM»  28.f{ 

58.  Un  chant.  MIle  Fanny,  Vinçard,  Giffard. 

06.  Une  boite.  Ducatel,  Chanchoin,  Victor. 

57.  Une  boucle.  Vinçard  neveu. 

58.  Bracelet.  Virginie  Daix,  Charles  Daix. 
Vt9.  Un  tablier.  Mm0  Donnadieu. 

George  Sand  ne  pouvait  pas  venir  alors  à  Paris,  à 
cause  de  son  procès,  el  en  réponse  à  l'invitation  des 
saint-sûnoniens  d'assister  à  une  de  leurs  réunions  de  gala 
ou  même  à  un  ô«/(sic!),  le  11  février  1836,  elle  écrit  do 
La  Châtre  à  Guéroult,  on  lui  exprimanl  tous  ses  regrets 
de  ne  pas  pouvoir  profiter  de  cette  invitation  et  de  ne  pas 
voir  les  beaux  cadeaux,  mais  en  espérant  que  lorsqu'elle 
viendra  à  Paris  les  saint-simoniens  arrangeront  encore 
une  soirée,  voulant  à  tout  prix  se  trouver  un  jour  au  milieu 
d'eux.  Cela  eut  lieu,  en  effet,  niais  un  peu  plus  tard. 
George  Sand  visita  une  réunion  saint-simonienne  à  Ménil- 
montant  chez  le  docteur  Curie,  et  fut  même  accompagnée 
ce  soir-là  par  Musset,  comme  nous  l'avons  déjà  dit1.  El 
en  réponse  à  l'envoi  des  étrènnes,  George  Sand  écrivit  àla 
«  famille  saint-simonienne  .»  la  lettre  bien  connue,  datée  du 
I  .j  février  1836  et  insérée  dans  la  Correspondance  (vol.  I. 
non  indiquée  à  la  table  . 

C'est  ainsi  qu'avec  l'année  1835  se  termina  pour  George 
Sand  la  période  personnelle  et  tout  individuelle,  et  elle 
entra  dans  les  rangs  (U^  champions  conscients  de  la  liberté 
et  de  l'égalité.  Nous  refusant  d'accepter  la  prétendue  divi- 
sion des  œuvres  littéraires  de  George  Sand  en  trois  pé- 
riodes consacrées  par  tous  les  manuels  de  littérature,  nous 
trouvons  donc  bien  plus  juste  de  ne  voir  dans  son  œuvre 
que  deux  périodes  (en  notant  encore  une  fois  que  Ton 
I louve  dans  la  seconde  période  les  mêmes  éléments,   les 

'  Voir  chapitre  vin. 


284  &E0RGE     SAND 

mêmes  idées  et  congelions  que  dans  la  première,  quoique 
ici  peut-être  un  peu  j'iu-  irréfléchis  . 

Ces  éléments  sont  pour  nous  :  I  la  prédication  de  ta 
liberté  individuelle,  voire  de  la  liberté  de  la  passion,  <•).  en 
particulier,  du  droit  de  l'artiste  à  une  liberté  plus  grande  que 
celle  des  hommes  ordinaires;  2J  la  défense  de  la  liberté  dé 
conscience  en  matière  de  religion;  3°  la  prédication  de  l;i 
liberté  sociale  et  de  l'égalité,  —  de  là  les  sympathies  démo- 
'  cratiques  de  George  Sand  et  la  glorification  des  gens  «lu 
peuple  dans  ses  romans;  1°  l'amour  de  la  nature  el  de  la  vie 
champêtre,  —  de  là  une  prédilection  pour  la  peinture  de  la 
nature  et  de  la  vie  rurale.  Au  lieu  <!«•  diviser  les  œuvres 
de  George  Sand  en  trois  périodes,  il  serait  donc  plus  juste, 
d'après  les  éléments  que  dous  venons  d'indiquer,  de  les 
distinguer  en  quatre  groupes.  Nous  nous  rangerions  volon- 
tiers aussi  à  l'avis  de  l'auteur  anonyme  d'un  article  sur 
<  reorge  Sand  paru  dans  le  n  69  du  tome  III  de  Y  Illustration 
samedi,  22  juin  1844  .  qui  voit  deux  périodes  dans  son 
action  littéraire  :  une  première  période  personnell 
inconsciente,  el  une  seconde  période  sociale  et  consciente, 
les  Lettres  d'un  voyageur  faisant  la  li;ii><>n  entre  ces  deux 
périodes. 

Les  années   1835  à  1837  apparaissent  donc  comme  des 
années  de  crise  dans  la  vie  privée  et  littéraire  de  G< 
Sand. 

Remettant  pour  le  moment  l'analyse  des  grands  romans 
écrits  et  publiés  pendant  ces  deux  années,  nous  nous  arrê- 
terons sur  deux  petites  œuvres,  selon  nous  très  caracté- 
ristiques, l'une  parue  au  printemps  de  1835,  l'autre  en 
l'automne  de  1836.  Ces  deux  ouvrages  -><>nl  comme  des 
jalons  <[iii  marquent  le  chemin  que  la  célèbre  romancière  a 
parcouru  dans  le  cours  de  cette  année.  Nous  parlons  du 


GEORGE     SAND  285 

poème  de  Myrza  el  du  Dieu  inconnu.  Le  Poème  de 
Myrza,  étrange  fantaisie  cosmogonique,  dépeint  tes  pre? 
miers  jours  de  l;i  création  du  monde,  L'apparition  de 
l'homme  el  les  premiers  temps  de  l'existence  de  la  race 
humaine  sur  la  terre.  L'autteur  l'ail  réciter  son  poème  par 
une  certaine  Myrza,  poétesse  ayanl  vécu  à  Césajflée,  à 
Yépoque  de  transition  entre  le  monde  païen  el  le  monde 
chrétien,  lorsque  se  développa  Yéclectisme  qui  conciliait 
les  croyances  et  les  doctrines  les  [dus  opposées.  Le  poème 
se  termine  par  un  hymne  exalté  à  ramone  que  Myrza 
glorifie  par-dessus  tout  ce  qui  est  accordé  aux  hommes 
pour  leur  bonheur.  Irrités  de  ses  paroles,,  les  ascètes, 
les  faux  prophètes  cl  les  Pharisiens,  veulent  la  lapider, 
tandis  que  le  peuple  veut  la  porter  en  triomphe.  Elle 
s'éloigne  des  uns  et  des  autres  et,  montée  sur  son  droma- 
daire, elle  loin'  dil  :  «  Laissez-moi  partir,  et  si  ces  hommes 
nous  disent  quelque  chose  de  bon,  écoutez-le,  et  recueillez- 
le  de  quelque  part  qu'il  vienne.  Pour  moi,,  je  vous  ai  dil 
nui  foi.  c'est  l'amour.  Et  voyez  pourtant  que  je  suis  seule, 
que  j'arrive  seule,  el  que  je  pars  seule...  »  Alors  Myrza 
répandit  beaucoup  de  larmes,  puis  elle  ajouta  :  Comprenez- 
vous  mes  pleurs,  et  savez-vous  où  je  vais?  » 
—  Et  elle  s'en  alla  par  la  route  qui  mène  au  désert  de  la 

Tllébaïde...    )j 

Ce  passage  rappelle  involontairement  à  notre  souvenir  la 
retraite  queGeorge  Sand  avait  l'aile,  au  printemps  de  1835, 
dans  sa  Thébàïde  du  Berry  après  deux  aimées  d'épreuves 

Orageuses,  alors  qu'elle  «'lait  résolue  à  mener  dorénavant 
une  vie  ascétique,  sévère  et  solitaire.  Faisant  ses  adieux  au 
passé,  et  croyant  en  avoir  lini  pour  toujours  avec  l'amour, 
elle  s'écriait  alors  dans  une  page  de  sa  Lettre  à  Everard  : 
«  Mais  loi,  idole  de  ma  jeunesse,  amour  dont  je  déserte  le 


286  GEORGE    SAND 

temple  à  jamais,  adieu!  Malgré  moi  mes  genoux  pliant  et 
ma  bouche  tremble  en  té  disant  ce  mot  sans  retour.  Encore 
un  regard,  encore  l'offrande  d'une  couronne  de  roses  nou- 
velles, les  premières  du  printemps,  et  adieu!  C'est  assez 
d'offrandes,  c'est  assez  de  prosternation!  Dieu  insatiable, 
prends  des  lévites  plus  jeunes  et  plus  heureux  que  moi,  né 
me  compte  plus  au  nombre  de  ceux  qui  viennent  t'invoquer. 
—  Mais,  il  m'est  impossible,  hélas!  en  te  quittant,  de  te 
maudire,  ô  tourments  et  délices!  je  ne  peux  même  pas  te 
jeter  un  reproche;  je  déposerai  à  tes  pieds  une  urne  funé- 
raire, emblème  de  mon  éternel  veuvage.  Tes  jeunes  lévites 
la  jetteront  par  terre  en  dansant  autour  de  ta  statue;  ils  la 
briseront  et  continueront  d'aimer.  Règne,  amour,  règne, 
en  attendant  que  la  vertu  et  la  république  te  coupent  les 
ailes...  » 

La  république,  à  ce  qu'il  paraît,  n'avait  point  coupé  les 
ailes  à  l'amour,  mais  l'un  de  ses  fervents  avait  appris  à 
l'anachorète  de  Xohant  à  sacrifier  aussi  à  d'autres  dieux. 
Et  le  second  des  deux  récits  que  nous  avons  nommé,  le  Dieu 
inconnu,  l'une  des  œuvres  les  plus  parfaites  de  George 
Sand  par  son  style  ,  sa  concision  et  son  fini  ,  nous 
apprend  qu'à  l'époque  de  la  persécution  des  chrétiens,  et 
de  la  décadence  romaine,  une  belle  grande  dame  de  la 
Rome  païenne,  ne  trouvant  plus  aucune  satisfaction  ni  dans 
son  ancienne  foi,  ni  dans  ses  plaisirs,  vient  un  jour  aux 
catacombes  trouver  Pamphile,  —  un  saint  vieillard  vénéré 
de  tous  les  chrétiens,  —  et  le  supplie  de  la  sauver,  de  la 
guérir  de  son  désespoir,  de  lui  apprendre  à  croire,  ne  fût-ce 
qu'à*  un  «  Dieu  inconnu  ».  Pamphile  lui  enseigne  en  effet 
à  chercher  sa  consolation  dans  le  contraire  de  ce  qu'elle 
avait  considéré  jusque-là  comme  le  bonheur  :  dans  le  renon- 
cement  aux  jouissances  personnelles,  à  l'égoïsme,  à  Ta- 


GEORGE    SAM)  287 

mour  humain,  mais  surtout  dans  la  charité  envers  le  pro- 
chain, dans  l'oubli  de  soi-même.  En  écoutant  les  discours 
désespérés  de  la  belle  Léo.  on  croit  entendre  Aurore  Dude- 
vant elle-même,  désenchantée  des  hommes  et  de  l'amour 
humain,  cherchant  avidement  la  lumière  et  la  vérité,  sup- 
pliant tantôt  Sainte-Beuve  et  tantôt  Michel  de  l'aider  à 
trouver  cette  vérité,  de  lui  donner  une  foi  qui  pût  calmer 
son  âme  meurtrie,  dégoûtée  de  tontes  les  joies  terrestres. 
Le  vieux  Pamphile  réussit  à  libérer  l'âme  de  la  belle  Léa 
des  chaînes  de  ses  croyances  païennes  et  de  toute  son  exis- 
tence passée  ;  il  la  réconcilie  avec  la  fin  irrévocable  de  toutes 
les  jouissances  terrestres,  en  lui  montrant  une  lumière  nou- 
velle, en  lui  enseignant  à  prier  le  «•  Dieu  inconnu  ».  Le 
farouche  Everard  libéra  l'âme  d'Aurore  Dudevant  des  liens 
d'un  individualisme  excessif,  la  réconcilia  avec  la  vie,  en 
lui  apprenant  à  trouver  le  bonheur  non  dans  ses  propres 
plaisirs,  mais  dans  le  service  de  l'humanité,  dans  la  fusion 
de  son  individualité  avec  la  vie,  les  intérêts,  les  joies  et  les 
malheurs  de  la  pairie  ainsi  que  de  toute  la  race  humaine. 
Les  relations  amicales  entre  Michel  de  Bourges  et  George 
Sand,  quoiqu'elles  n'aient  guère  duré  plus  de  deux  ans. 
curent  donc  une  action  très  sérieuse  et  très  importante  sur 
la  vie  du  grand  poète.  Cette  influence  ne  fut  pourtant  pas 
uniquement  intellectuelle,  elle  eut  des  suites  sur  tout  l'ave- 
nir d'Aurore  Dudevant,  dans  le  sens  direct  et  pratique  du 
mut,  car  c'est  Michel  de  Bourges  qui  fut  son  avocat  lors  de 
son  procès  en  séparation  contre  son  mari. 

Revenons  maintenant  à  l'historique  des  relations  entre 
les  époux  Dudevant,  dont  nous  avons  fait  le  récit  jusqu'à 
la  fin  de  1830,  c'est-à-dire  jusqu'au  départ  d'Aurore  pour 
Paris. 


36S  GEOB.GE     SAND 

Pendant  les  trois  premières  années  après  leur  sépara- 
tion volontaire,  tout  alla  bien  d'abord,  el  les  deux  époux, 
de  part  et  d'autre,  contents  de  leur  indépendance,  conti- 
mièreni  à  se  traiter  à  l'amiable,  en  camarades  bien  calmes. 
Dudevant  avait  garde  pour  lui  les  choses  auxquelles,  selon 
une  lettre  inédite  d'Aurore1,  il  tenait  le  plus  :  son  domaine 

-  -s  revenue  à.  elle,  en  n'envoyant  à  sa  femme  qu'une  rente 
très  modique,  qui  lui  suffisait  à  peine  pour  vivre. 

Elle  ne  s'en  plaignait  pas  cependant,  surtout,  parer 
qu'elle  commençait  à  se  sentir  indépendante,  qu'elle  avait 
déjà  acquis  une  certaine  notoriété  ■•'  commençai!  à  gagner 
sa  vie.  Elle  allait  tous  les  trois  mois  à  Nohant  et  presque 
toujours,  son  mari  soi!  seul,  soil  avec  !•■  petit  .Maurice. 
raccompagnait  ou  venait  à  sa  rencontre  jusqu'à  La  Châtre 
<>u  à  Châteauroux.  En  1832,  Aurore  prit  avec  elle  Solang< 
et  au  mois  de  mai  1833-,  Maurice  fui  aussi  amené  à  Paris 
et  placé  au  coMège  Henri  IV.  Lorsqu'il  venait  à  Paris, 
Casimir  dînait  chez  sa  femme,  l'accompagnait  au  théâtre, 
mais  ne  descendait  pas  chez  elle  pour  n'être  gênés  ni  l'un 
ni  l'autre.  C'est  ce  qu'il  lui  éeril  dans  une  de  ses  lettres  : 

.'.  décembre  1831. 

«  J'ai  reçu  ta  lettre  il  y  a  dix  jours,  qui  m'a  tait  plaisir  : 
vaut  mieux  tard  que  jamais,  dit-on,  j'y  aurais  répondu  plus 
tôt,  mai-  M"1  Hippolyte  a  reçu  une  lettre  de  toi  le  lende- 
main de  la  mienne...  Je  pars  mercredi  ou  jeudi  au  plus 
fard  pour  Paris,  j'y  serai  samedi  matin  probablement,  je 
descendrai  chez  Hippolyte,  parce  que  je  ne  veux  le  gêner 
nullement,  ni  par  conséquent  être  gêné,  ce  qui  est  bien 
juste. 

1  Lettre  du  1:?  novembre  183a  a  Hippolyte  Châtiron* 


GEOfiGE     SAND  289 

«  Les  curants  se  portenl   bien   (  l  nous  aussi  ;  adieu,  je 

t'embrasse  de  tout  mon  coeur. 

a  Casimir.  » 

Aurore,  de  son  côté,  écrivait  à  sou  mari  <'t,  dans  ses 
lettres  à  Maurice,  n'oubliait  jamais  d'envoyer  un  salut  cl 
un  baiser  «  à  son  papa  »,  tâchait  toujours  d'inculquer  à 
son  fils  l'obéissance  à  son  père  et  uV  ne  pas  laisser  soup- 
çonner au  jeune  garçon  qu'il  y  avait  quelque  chose  de 
brisé  entre  ses  parents. 

Elle  exécutai I  les  commissions  de  Casimir  et  lui  envoyai! 
de  petits  cadeaux  ;  Casimir,  de  son  côté,  poussait  l'amabilité 
jusqu'à  lui  louer  ou  lui  acheter,  à  la  fin  de  \H'.)2,  un  piano. 
Ge  dont,  dans  sa  lettre  à  Maurice  du  20  décembre  1832\ 
George  Sand  prie  celui-ci  de  remercier  son  père.  Mais  ces 
rapports  ne  dépassaient  pas  ce-,  amabilités  extérieures  ;  Casi- 
mir ne  s'inquiétait  nullement  desavoir  comment  sa  femme 
se  tirait  d'affaire  toute  seuleà  Paris  avec  des  ressources  si 
modiques  et  comment  elle  vivait.  Elle,  de  sou  coté,  se 
regardait  comme  tout  à  l'ail  indépendante,  pouvan!  entière- 
ment disposer  d'elle-même,  e!  c'es!  pourquoi  ses  relations 
avec  Sandeau  et  plus  tard  avec  Musset  furent  tout  autres 
que  son  amour  céleste  pour  Àurélien  de  Sèze.  Casimir  ne 
pouvait  ignorer  ce  que  tout  le  monde  savait  et  ce  qu'Aurore, 
de  son  côté,  ne  cachait  nullement  ;  mais,  à  ce  qu'il  semble, 
cela  ne  l'affligeait  point  et  n'apportait  aucun  changement 
dans  le  ton  amical  de  ses  lettres.  Ainsi,  le  17  mai  \HX\,  il 
lui  écrivait  : 

«  'l'ont  le  monde  me  demande  beaucoup  de  tes  nouvelles, 
gens  de  la  ville  comme  de  la  campagne,  j'ai  répondu  à 

"     Inédit". 

n.  1 9 


290  GEORGE    SAM) 

chacun  selon  son  mérite  et  ses  capacités.  Adieu,  porte-toi 
bien,  je  t'embrasse  de  tout  mon  cœur,  ainsi  que  la  gr 
Solange.  Tout  à  toi. 

«    DUDEVANT.    » 


Et  lôrsqu'Aurore  l'ut  partie  avec  .Musset  pour  l'Italie, 
Casimir  lui  envoya  même  là-bas  des  lettres  absolument 
gentilles  et  s'éleva  jusqu'au  lyrisme  pour  lui  conseiller  de 
ne  pas  regarder  d'un  œil  distrait  et  tranquille  ce  pays  où 
son  père.  Maurice  Dupin,  s'était  autrefois  battu,  dont  les 
champs  avaient  été  arrosés  du  sang  des  soldats  français 
et  où  tout  parlait  des  gloires  d'autrefois1.  11  n'y  a  qu'une 
seule  chose  que  l'on  ne  trouve  jamais  dans  ses  lettres  : 
reproches,  quels  qu'ils  fussent,  prières  de  rentrer  au  foyer 
conjugal,  en  un  mot,  aucun  regret  de  la  séparation.  Selon 
toute  apparence,  Casimir,  tout  comme  Aurore,  était  par- 
faitement content  de  ce  nouvel  arrangement. 

Mais  ces  relations  amicales  finissaient  toujours  par  s'al- 
térer chaque  fois  qu'Aurore  séjournait  quelque  temps  à 
Xohant  ;  les  premier-  jours,  les  ehoses.se  passaient  bien 
el  paisiblement,  mais  bientôt  reparaissaient  la  brutalité,  les 
paroles  outrageantes,  les  menaces,  les  cris.  A  cela  venait 
encore  s'ajouter  le  reproche  adressé  à  Aurore  de  ce  qu'elle 
«  dérogeai!  o  par  son  métier  d'écrivain.  Fréquemment, 
Casimir  se  déchaînait  contre  ses  enfants,  qui  n'étaient  nul- 
tement  fautifs,  surtout  contre  Solange,  qu'il  prii  en  grippe. 
Ces  scènes  pénibles  se  renouvelèrent  de  plus  en  plus  en 
l'automne  de  1834,  quand.,  après  son  voyage  en  Italie,  brisée 
moralement  et  physiquement  malade.  Aurore  seidit   vive- 

1  Au  chapitre  vm.  en   partanl  des  excursions  de  George  Sand 
■  ,>  BassanOj  Parolino,  etc.,  nous  avons  cité  plusieurs  passi 
de  la  réponse  d'Aurore  à  cette  lettre. 


GEORGE    SAM)  291 

ment  Le  besoin  de  passer  avec  ses  enfants  quelque  temps 
dans  le  calme  de  Nohant.  Les  serties  brutales  de  Casimir 
commencèrent  alors  à  prendre  davantage  encore  un  carac- 
tère sauvage.  Ainsi,  un  jour,  en  présence  de  plusieurs  per- 
sonnes qui  dînaient  à  Nohant,  entre  autres  de  Rozanne  Bour- 
gping  et  de  son  mari  (c'étaient  de  grands  amis  d'Aurore), 
Dudevant  se  fâcha  d'une  manière  si  inconvenante  contre 
Solange,  que  la  fillette,  tout  effrayée,  fondit  en  larmes  et, 
sans  attendre  que  le  dîner  fût  fini,  sortit  de  la  salle  à  man- 
ger, ce  qui  amena  son  père  à  l'accabler,  elle  et  sa  mère,  de 
paroles  absolument  grossières.  Une  autre  fois  pour  une 
bouteille  qu'on  avait  laissée  tomber,  et  à  la  suite  de  Tordre 
donné  par  Aurore  d'en  apporter  une  nouvelle,  Dudevant  se 
mit  de  nouveau  à  crier  contre  sa  femme  en  présence  de 
leurs  convives,  et  s'oublia  jusqu'à  défendre  aux  domes- 
tiques d'exécuter  les  ordres  qu'elle  donnait,  car  à  Nohant 
lui  seul  prétendait  être  le  maître. 

Vers  cette  même  époque  M":e  Dudevant  s'aperçut  que  les 
affaires  de  Casimir  étaient  tout  embrouillées.  «  M.  Dudevant 
a  mangé  80  000  francs  à  lui  sans  augmenter  d'un  denier 
ma  fortune  »,  disait  Aurore,  dans  une  lettre  à  M.  Accolas 
dont  nous  avons  déjà  cité  deux  fragments  dans  le  Cha- 
pitre V.  «  H  estbonde  faire  savoir  que  ses  acquisitions  de 
terres  n'étaient  que  le  remploi  forcé  de  mes  rentes  sui* l'Etat 
qu'il  a  aliénée.-,.  11  m'en  a  fait  vendre  pour  48  000  et  il  a 
acheté  pour  46  000.  Ainsi  il  a  bien  mangéson  fonds  et  son 
revenu  en  tant  qu'il  a  pu  le  faire.  11  a  toujours  fait  de 
très  main  aises  acquisitions  et  n'a  jamais  pu  voir  clair 
dans  leurs  produits.  Il  s'était  engagé  par  traité  amiable  à 
nie  faire  retirer  1  400  de  la  locature  du  Grand  Moulin  et  il 
n'a  pu  l'affermer  que  1  200...  » 

Casimir    n'avait     [tins    [tour    fortune    personnelle    que 


292  GEORGE    SAM) 

!  200  franc-  de  rente.  Ayant  remarqué  qu'il  était  devenu 
très  soucieux,  Aurore  se  mit  à  le  questionner,  et  avant 
appris  que  c'était  pour  une  question  de  dettes  qu'il  s'in- 
quiétait, elle  lui  céda  un  coupon  de  ses  rentes  patrimo- 
niales. Il  en  fut  enchante.  Néanmoins,  Aurore  commença  à 
-inquiéter  pour  la  fortune  de  ses  enfants...  «  S'il  ne  prend 
pas  un  parti  décisif,  écrit-elle  à  Hippolyte  dans  une  lettre 
inédite  de  janvier  183o,  il  sera  forcé  de  me  ruiner  avant  dix 
ans.  car  il  n'a  pas  de  tète  et  rien  de  ce  qu'il  fait  ne  réussit. 
Il  \  a  trois  ans  il  avait  décrété  que  je  devais  demander  l'au- 
mône ou  faire  des  dette-.  Depuis  ce  temps  j'ai  acquis  là'  à 
20000  francs-  de  rente  par  mon  travail  et  je  n'ai  pas  con- 
tracté de  dettes1.  Tandis  qu'il  est  arrivé,  Dieu  sait  comment, 
i  se  trouver  en  face  d'une  dette  de  20  000  francs  et  d'un 
commencement  de  ruine...  »  Hippolyte  et  leurs  autres 
amis  conseillèrent  alors  aux  deux  époux  d'effectuer  une 
séparation  de  biens.  Casimir  accepta  avec  plaisir,  il  s'en- 
nuyait à  Nohant,  se  sentait  incapable  de  le  gérer  et  aurait 
voulu  s'installer  à  Paris  en  garçon.  Aurore,  de  son  côté, 
avait  beaucoup  de  peine  à  vivre,  quoiqu'elle  travaillât 
énormément.  C'est  ainsi  qu'en  1835,  d'un  commun  accord. 
un  contrat  fut  passé  entre  les  époux,  stipulant  formellement 
une  séparation  de  corps  et  de  biens.  Les  enfant-  devaient 
être  partages  entre  les  parents.  Nohant  fut  attribué  à 
Aurore,  et  l' Hôtel  de  Narbonne  à  Casimir;  Solange  devail 
être  confiée  à  sa  mère,  et  Maurice,  jusqu'à  la  tin  de 
études,  devait  passer  un  mois  de  ses  vacances  auprès  de 
sa  mère  et  l'autre  chez  son  père.  Aurore  se  chargeait  de 
payera  son  mari  3  800  franc-  annuellement,  ce  qui.  avec 

'  Elle  vimiuii  sans  doute  dire  par  là  qu'elle  gagnail  de  15  à  20  000 francs 
par  an,  el  qu'elle  pouvait  dépenser  ce  produit  annuel  de  >on  travail 
sans  toucher  à  son  capital. 


GEORGE    S  AND  293 

ses  I  200  francs,  lui  constituait  5 000  livrés  de  revenu  ;  outré 
cela,  elle  prenait  l'obligation  de  continuer  l'ancienne  rente 
qu'elle  faisait  à  sa  propre  mère  et  aux  vieux  domestiques 
de  Nohant.  Dans  la  même  lettre  du  mois  de  janvier  183o, 
elle  confiai!  sous  le  sceau  du  secret,  à  son  frère  Hippolyte^ 
qu'elle  consentait  mémo  à  payer  peu  à  peu  les  dettes  de  son 
mari  «  tou!  pou  mignon  qu'il  était  »,  quoiqu'elle  sût  qu'il 
l'eût  laissé  enfermer  même  pour  2(1  francs  de  dettes  et, 
qu'étant  mariés  sous  le  régime  dotal,  elle  n'était  pas  respon- 
sable des  dettes  qu'il  avait  pu  contracter, 

Ce  traité  devait  entrer  en  vigueur  à  partir  du  11  no- 
vembre 1835.  Mais  à  peine  fut-il  signé,  que  Dudevant 
regretta  de  voir  ses  revenus  diminués.  Aurore,  et  cola  se 
comprend,  aurait  voulu  que  cet  arrangement  fût  main- 
tenu, toutefois  selon  son  habitude,  reculant  devant  la 
nécessité  de  causer  un  désagrément  à  autrui  et  toujours 
prête  à  se  restreindre,  elle  déchira  le  contrat  dont  elle 
envoya  les  morceaux  à  Duteil  pour  qu'il  les  remit  à  Casi- 
mir, exigeant  seulement  une  petite  augmentation  de  rente 
pour  l'éducation  de  Solange.  Mais  Casimir  répondit  qu'il 
ne  voulait  point  annuler  le  traité  ni  reprendre  sa  parole, 
qu'il  no  voulait  plus  vivre  en  commun  avec  Aurore,  ni 
avoir  aucune  affaire  avec  elle,  et  qu'il  voulait,  dès  que  le 
contrat  entrerait  on  vigueur,  partir  pour  Paris  et  s'y  éta- 
blir. Il  recopia  lui-même  le  traité,  le  signa  et  le  renvoya 
à  sa  femme.  Duteil  et  Hippolyte,  qui  s'étaient  entremis 
pour  amener  un  accord  entre  les  deux  conjoints,  croyant 
•  pie  les  intentions  du  mari  étaient  pacifiques,  qu'il  voulait 
éviter  le  scandale  et  le  bruit,  persuadèrent  à  Aurore  que 
Casimir  ne  lui  causerait  à  l'avenir  aucun  désagrément.  Il 
ne  restait  qu'à  patienter  jusqu'au  11  novembre.  Aux 
vacances  d'automne  de  1835,  Aurore  revit  sa   vieille  de- 


294  GEOBGE    S  AND 

meure,  qui  devait  bientôt  lui  revenir.,  et,  ayant  remarqué  que 
Casimir  était  tant  soit  peu  triste  à  l'idée  de  devoir  quitter 
Nohant,  elle  le  pria,  malgré  le  traité,  d'y  revenir  chaque  fois 
qu'il  le  désirerait.  A  son  grand  étonnement  il  lui  fut 
répondu  par  de  nouvelles  brutalités,  par  la  défense  réitérée 
aux  domestiques  d'obéir  à  «  madame  »,  en  un  mot  son  mari 
donna  de  nouvelles  preuves  qu'on  ne  pouvait  se  lier  à  sa 
parole.  Enfin,  le  10  octobre  1835,  survint  à  Nohanl  la  scène 
la  plus  affreuse  que  l'on  puisse  imaginer.  Cela  se  passa, 
comme  en  1824,  pendant  (pion  prenait  le  cale  après  le 
dîner.  La  crème  vint  à  manquer,  et  le  père  ordonna  à  Mau- 
rice d'aller  en  chercher.  Le  petil  garçon  ne  partit  pas 
aussitôt  et  s'assit  à  côté  de  sa  more.  Celle-ci  lui  dit  :  «Est- 
ce  que  tu  n'as  pas  entendu  ce  que  ton  père  t'a  ordonné  de 
faire?  »  Ces  paroles  exaspérèrent  Dudevant,  on  ne  sait 
trop  pourquoi  ;  il  se  mit  à  vociférer  à  propos  de  la  mauvaise 
éducation  que  recevaient  ses  enfants.  Ne  voulant  pas  que 
Maurice  fût  témoin  de  cette  querelle,  Aurore  ordonna  à  son 
fils  d'aller  dans  sa  chambre.  Mais  Dudevant  encore  plus  irrité 
cria  :  «  Sors  toi-même.  »  et  il  se  jeta  sur  sa  femme  avec 
l'intention  de  la  battre.  Les  convives  s'interposèrent  et  l'un 
d'eux  couvrit  Aurore  de  son  corps,  tandis  qu'un  autre  sai- 
sissait Dudevant  parles  épaules;  mais  celui-ci  se  dégagea, 
passant  sous  le  bras  de  l'ami  qui  protégeait  Aurore  et  saisit 
violemment  la  main  de  sa  femme.  On  parvint  néanmoins 
à  l'entraîner.  Alors,  exaspéré  et  furieux,  il  s'écria  qu'il 
tuerait  sa  femme  et  il  se  précipita  dans  l'antichambre 
pour  prendre  Un  fusil.   Duteil1,  qui  au  commencement  de 

1  Alexis  Pouradier  Duteil  ou  Dutheil,  grand  ami  de  Casimir  Dudevant 
et  de  -;i  femme,  l'ut  d'abord  avocal  à  la  Châtre,  ensuite  procureur. à 
Bourges  et  enfin  président  de  la  cour  d,'&PPel  ll''  '''  "''  dernière  ville. 
Aurore  était,  comme  nous  le  savons3  aussi  très  liée  avec  sa  femme, 
Mmc  Agasta.  née  Mollier. 


GEORGE     SAM)  295 

cette  scène,  était  resté  impassiblement  assis  à  table,  la  tête 
baissée,  se  leva  en  entendanl  Aurore  lui  crier  :  «Queregar- 
dez-vous  là  ?  »  Voyant  Casimir  entrer  dans  la  chambre  avec 
un  fusil  à  la  main,  il  se  jeta  à  son  four  à  sa  rencontre  et  le 
désarma  à  l'aide  des  autres  convives  '. 

Aurore  alla  s'enfermer  dans  sa  chambre,  où  Maurice  la 
suivi!  en  pleurant.  Elle  le  consola  comme  elle  le  put,  mais 
en  son  âme  elle  prit  la  résolution  bien  arrêtée  et  définitive 
de  ne  plus  avoir  à  subir  de  telles  "violences  el  de  ne  pins 
donner  à  ses  enfants  le  spectacle  de  scènes  aussi  révol- 
tantes. El  comme  elle  ne  pouvaH  dorénavant  se  fier  à  son 
mari,  malgré  le  traité  et  la  parole  donnée,  elle  jugea  qu'il 
fallait  mettre  fin  à  celte  vie  impossible,  où  elle  et  Dudevant 
ressemblaient  à  deux  forçats  rivés  à  la  même  chaîne  et  se 
haïssant  l'un  l'autre.  Duteil  essaya  encore  de  persuader  à 
Aurore  de  faire  la  paix  avec  son  mari,  mais  elle  n'y  con- 
sentit pas.  Elle  se  rendit  à  Châteauroux  chez  le  vieil  avocat 
Rollinat,  père  de  son  ami  de  prédilection,  François  Rollinat, 
et  à  Bourges,  chez  Michel,  prit  conseil  de  ces  deux  amis  et 
résolut  d'adresser  an  tribunal  une  demande  en  séparation. 

Ne  voulant  pas  rester  seulement  une  heure  sous  le  même 
toit  que  Dudevant,  elle  alla  passer  la  journée  du  lendemain 
dans  les  bois  environnants,  en  excursion  avec  ses  enfants 
que  Dudevant  emmena  aussitôt  aprèsà  Paris  pour  la  rentrée 
(h's  classes.  Aurore  resta  d'abord  seule  dans  le  silence  et  le 
calme  de  Nohant,  puis  elle  alla  demeurer  chez  les  Duteil. 

Le  30  octobre  1 835,  Aurore  Dupin,  dame  Dudevant,  porta 

'  1"  Correspondance  de  George  Sand,  t.  I.  Lettre  à  la  comtesse  d'Agoult, 
du  1er  novembre  1835  :  —  2°  Revue  Encyelop.  Lettre  à  Félicie  Saint- 
Agnan  datée  de  1835;  —  3°  Lettres  inédites  :  à  Pape!  du  20  octobre,  à 
Hippolyte  du  i  novembre,  à  Boucoiran  <lu  17  novembre,  à  Michel  de 
Bourges  de  la  fin  d'octobre  1835 ;  —  \°  Comptes  rendus  de  la  séance  de 
la  cour  de  la  Châtre  e1  du  Cher  dang  Le  Droit,  1836,  N,s  240,  242;  — 
:e  Histoire  de  ma   Vie,  IV,  pages  377-385. 


'290  GEORGE    SAM) 

une  plainte  contre  son  mari  devant  le  tribunal  de  La  Châtre, 
en  demandant  la  séparation  de  corps  pour  injure-  graves, 
sévices  et  mauvais  traitements.  C'est  par  cet  acte  que 
s'ouvrit  entre  les  deux  conjoints  le  procès  qui  dura  plus  de 
deux  ans  et  ne  prit  fin  qu'en  1838.  Le  2  novembre,  les  deux 
parties  devaient  comparaître  devant  le  tribunal,  mais  Dude- 
vanl  prévoyant  qu'il  lui  serait  défavorable  de  se  défendre  et 
qu'il  valait  mieux  que  tout  se  passai  sans  bruit,  ne  parut  pas. 
Par  décision  du  tribunal  du  Ier  décembre,  les  faits  allégués 
par  la  plaignante  furent  reconnus  «  pertinents  et  admis- 
sibles m  et  il  lui  fut  enjoint  de  les  prouver  devant  le  juge- 
commissaire.  Ce  jugement  fut  signifié  au  domicile  de 
M.  Dudevant  le  2  janvier  1836,  les  pièces  en  furent  remises 
à  l'un  des  domestiques  de  M.  Dudevant,  et  le  même  jour 
l'audition  des  témoins  fut  fixée  au  14  janvier.  A  cette  date 
on  interrogea  un  grand  nombre  de  témoins,  entre  autres: 
Duteil,  Papet,  les  Bourgoing  (mari  et  femme  le  docteur 
Charles  Delaveau,  Néraud,  Planet,  le  jardinier,  les  domes- 
tiques, les  cochers,  et  M.  Jules  Boucoiran,  venu  du  Midi  à  cette 
seule  fin.  Le  procureur  Daiguzon,  en  déclarant  cetteenquête 
excellente,  dit  plus  tard  que  parmi  les  témoins  on  devait 
remarquer  M.  Boucoiran.  cet  «  homme  calme,  prudent  et 
sage  et  assez  connu  dans  le  pays  pour  répondre  à  tous  les 
doutes  »  élevés  contre  l'impartialité  (]c>  témoins.  «  In 
homme  si  impartial,  si  intègre,  si  grave,  a-t-il  dit,  est  pré- 
cisément celui  de  tous  les  témoins  qui  accuse  le  plus  sévè- 
rement M.  Dudevant.  »  l  ne  copie  du  procès-verbal  fut 
déposée  au  logement  de  Dudevant  avec  assignation  à  com- 
paraître à  l'audience  du  H»  février  «  pour  ouïr  adjuger  à  la 
dame  Dudevant  les  conclusions  par  elle  prises  ».  Dude- 
vanl  persista  à  se  taire  et  ne  donna  aucun  signe  de  vie.  Le 
l(i    février  le   tribunal   rendit    par  défaut    son    jugement. 


GEORGE    SAM»  297 

reconnaissait  prouvées  par  l'enquête  du  I  i  janvier  les 
«  injures  graves,  sévices  et  mauvais  traitements  »  rapportés 
par  M""  Dudevant  à  l'appui  de  sa  demande;  ordonna  la 
séparation  des  ('pou\  et  chargea  un  notaire  de  procéder  au 
partage  «  de  la  communauté  et  des  reprises  de  la  femme  ». 
Dudevanl  n'ayant  pas  non  plus  paru  chez  le  notaire,  qui 
l'avait  convoquée  se  présenter  devant  lui,  l'acte  de  sépara- 
tion fut  passé  en  due  forme,  et  une  copie  en  fut  remise  à 
Dudevanl.  Telle  fut  la  fin  du  premier  acte  de  ce  drame 
judiciaire. 

Depuis  l'instant  où  elle  avait  présenté  la  demande  en 
séparation  jusqu'au  jour  de  la  prononciation  du  verdict, 
Aurore  était  restée  chez  M'"  Agasta  Duteil,  femme  de  Duteil. 
Il  est  d'usage  en  France  qu'une  femme  qui  se  sépare  de  son 
mari,  pour  n'avoir  à  encourir  soi-disant  aucun  soupçon 
pendant  l'enquête  et  la  procédure,  lasse  une  retraite  ou  se 
mette  sons  la  tutelle  d'une  personne  honorable,  indiquée 
ordinairement  par  le  président  (\y\  tribunal.  La  personne 
désignée  par  le  président  du  tribunal  de  La  Châtre  fut 
M'""  Duteil.  et  Aurore  fut  enchantée  de  s'établir  chez  une 
femme  qui  lui  était  si  sympathique,  de  passer  son  temps 
dans  le  cercle  (\rs  parents  et  des  amis  de  Duteil  et  surtout 
de  s'occuper  des  enfants  qui  étaient  réunis  dans  cette  mai- 
Son  quelquefois  au  nombre  de  quatorze.  Occuper  et  amuser 
ces  enfants  faisait  la  joie  de  George  Saud,  qui  avait  tou- 
jours aimé  la  société  des  petits.  Si  néanmoins,  elle  s'en- 
nuyait quelquefois,  c'est  que,  par  la  volonté  du  sort  et  de 
son  seigneur  et  maître,  elle  était  loin  de  Maurice  et  de 
Solange  qu'elle  adorait.  «  Ah!  oui,  c'était  là  mon  empire 
et  ma  vocation-,  j'aurais  dû  être  bonne  d'enfants  ou  maî- 
tresse d'école  »,  ajoute-t-elle  après  avoir  raconté  comment 
elle  divertissait  ces  enfapts.  Le  soir,  quand  ils  étaient  tous 


298  GEORGE    S  AND 

couehés,  elle  donnait  d'abord  ses  soins  à  Agasta  Duteil, 
alors  malade,  puis  elle  se  mettait  à  travailler,  écrivant  sou- 
vent jusqu'au  lever  du  soleil.  Dans  VHistoire  de  ma  Vie*, 
dans  ses  lettres  à  M"10  d'Agoult2,  dans  ses  lettres  inédites  à 
sa  mère  du  J 1  novembre  1835,  à  Guéroult  de  janvier  JS^li, 
et  enfin  dans  sa  lettre  à  M"1"  Saint-Agnan  du  6  janvier  1836  '. 
George  Sand  nous  décrit  en  détail  son  séjour  à  La  Châtre, 
la  maison  qu'elle  habitait  et  la  manière  dont  elle  y  passait 
son  temps.  Elle  nous  raconte  aussi  qu'elle  devait  faire  bien 
attention  à  chacun  de  ses  pas  peur  éviter  les  potins  et  pour 
ne  pas  donner  motif  aux  commères  de  soulever  contre  elle 
par  leurs  cancans  l'opinion  publique  ni  d'indisposer 
juges.  Sa  lettre  à  Guéroult  est  surtout  remarquable  ;'i  cet 
égard  : 

«  Je  vous  inviterais  volontiers,  écrit-elle,  chez  les  Duteil, 
si  je  n'étais  obligée  à  mener  une  -sic  très  régulière  aux  veux 
des  imbéciles  au  milieu  desquels  je  vis.  Heureusement  cela 
m'est  bien  facile  maintenant.  Mais  si  l'on  vous  voyait  arriver 
de  Paris  à  La  Châtre,  la  femme  de  tel  juge,  la  cousine  de 
tel  autre,  la  fille  de  la  sœur  de  la  servante  de  la  mère  de  tel 
autre  prononceraient  leAâsrosurma  cause,  en  décrétant  que 
vous  êtes  un  amant,  la  source  et  la  cause  de  ma  rupture 
conjugale.  Ainsi  me  voilà  condamnée  à  vivre  dan-  cette 
bourgade  charmante,  dont  je  me  suis  amusée  si  souvent  et 
d'en  respecter  les  us  et  coutumes.  Vons  ririez  si  vous  pou- 
viez voir  avec  quelle  grâce  je  m'en  acquitte  et  de  quel  air 
patelin  je  traverse  les  rues  hérissées  de  pierres  et  les  places 
couvertes  d'oisifs.  Je  m'amuse  non  pasd'eux,  mais  de  moi- 


1  T.  IV.  page  183-97. 

-  Correspondance,  I  et  II. 

3  Revue  Encyclopédique. 


GEORGE     S  AND  209 

même,  et  comme  j'ai  une  jolie  chambre  bien  propre  pour  tra- 
vailler, je  me  trouve  là  aussi  bien  qu'ailleurs...  » 

Dans  Y  Histoire  'le  ma  Vie,  George  Sand  raconte  qu'après 
le  premier  verdict  du  tribunal  qui  lui  rendait  Nohant  avec 
ses  enfants,  elle  était  allée  habiter  sa  vieille  maison,  alors 
à  Vétat  de  maison  déserte  par  suite  de  l'absence  dé  son 
mari  et  de  ses  enfants  et  du  congé  donné  aux  anciens  ser- 
viteurs, et  qu'elle  y  avait  passé  quelques  semaines,  en 
pleine  solitude,  en  attendant  l'arrivée  de  Dudevant  au 
pays  pour  procéder  à  la  liquidation  des  biens.  Sa  solitude 
semble  avoir  été  absolue,  car,  dit-elle,  «  je  ne  gardai  que  le 
vieux  jardinier  de  ma  grand'mère,  établi  avec  sa  femme 
dans  un  pavillon  au  fond  de  la  eour.  J'étais  donc  absolument 
seule  dans  cette  grande  maison  silencieuse.  La  femme  du 
jardinier  n'entrait  dans  la  maison  que  pour  faire  ma  chambre 
et  m'apportcr  mon  dîner.  Je  ne  recevais  même  pas  mes  amis 
de  La  Châtre  1..."  » 

Toutefois  par  une  lettre  à  la  comtesse  d'Agoult,  datée  du 
1er novembre  1835  ~  nous  voyons  au  contraire  que  c'est  en 
automne,  immédiatement  après  la  fuite  de  Dudevant,  qu'elle 
a  vécu  d'une  vie  toute  solitaire  à  Nohant.  M.  Rocheblave3 
attribue  cette  lettre  à  janvier  1836,  sa  première  partie  sem- 
blant être  une  réponse  à  la  lettre  de  Mme  d'Agoult  du  22  no- 
vembre et  précédant  celle  du  lu  janvier.  Mais  si  c'est  exact 
pour  la  première  moitié  de  la  lettre —  la  dernière  fui  sûre- 
ment écrite  en  automne.  Quant  à  la  lettre  de  la  comtesse 
datée  du  lo  janvier,  elle  peut  parfaitement  être  considérée 
comme  une  réponse  tardive  à  la  lettre  de  George  Sand,  écrite 
bien  avant  janvier,  et  c'est  même  pour  cette  raison  que  tout 

1  Histoire  de  ma  Vie,  t.  IV,  p.  388-389. 
-  Correspondance,  t.  I. 
Voir  :  Une  AmiUé  romanesque.  , 


300  GEORGE    SAM) 

eii  assuranl  qu'elle  répond  subito,  et  tout  en  répondant  à 
l'image  que  George  Sand  avait  faite  d'elle-même  en  s'appe- 
lant  porc-épic,  et  s  intitulant ,  à  son  tour,  tortue  renfermée 

sous  ses  écailles,  la  comtesse  semble  souligner,  et  cela  dès 
les  premières  lignes,  sa  lenteur;  c'est  avec  intention  aussi 
qu'elle  parle  du  cadeau  de  Liszt  pour  ses  (''trémies —  «une 
magnifique  perle  montée  en  forme  de  tortue,  symbole, 
suivant  lui  de  la  rapidité  et  de  la  mobilité  de  ses  pensées  ». 
George  Sand  ne  put  passera  Nohant  quelques  semaines 
(deux?  qu'entre  le  10  octobre  et  le  3  novembre,  car  à 
partir  du  3  novembre  jusqu'au  jugement  du  l(i  février, 
elle  resta  tout  le  temps  chez  les  Duteil  ;  elle  ne  put  rentrer 
à  Xohant  qu'après.  Mais  après  ce  jugement,  le  17,  elle  était 
encore  à  La  Châtre,  le  18,  idem,  le  20,  elle  y  était  égale- 
ment le  26,  et  le  28  elle  était  à  Bourges,  le  5  mars  de 
nouveau  à  La  Châtre,  vers  le  15  mars  à  Paris.  On  voit 
parla  que,  au  cours  de  cet  hiver  et  «après  »  le  jugement, 
elle  ne  put  faire  à  Xohant  qu'un  séjour  de  quelques  jours  '. 

'  Par  la  correspondance  de  George  Sand  avec  l'abbé  Rochel  (voir 
l'hap.  xin).  nous  voyons  qu'au  cours  de  ecl  hiver  elle  ne  venait  à 
Nohant  que  pour  quelques  heures,  pour  une  journée  toul  au  plus. 
Ne  voulant  pas  d'abord  confiera  l'abbé,  qu'elle  ne  connaissait  encore  que 
fort  pou.  le-  causes  véritables  de  son  absenGe ,  elle  lui  écril  de  La 
Châtre...  «Je  dois  pour  ne  pas  vous  exposer  à  m'attendre  ou  a  ne  pas 
me.  rencontrer,  vous  prier  de  m'avertir  un  jour  ou  deux  à  l'avance; 
occupée  d'un  procès  grave,  je  >ui>  souvent  en  courses  dans  les  envi- 
rons et  je  craindrais  d'être  précisément  absente  si  je  n'étais  prévenue. 
Je  pense  nue  je  passerai  (liez  moi  à  Nohant,  la  semaine  où  nous  allons 
entrer  et  que  je  serai  absente  la  semaine  suivante,  pour  revenir  chez 
moi  dans  quinze  jours...  •  Lettre  du  ;.i  décembre.)  Mais  lorsque  l'abbé, 
tout  enl'ayant  prévenue  par  une  lettre  du  12décembre,  qu'il  yarriverail 

h'  21,  vint  au  jour  dit.   il   ne   l'y  trouva   pas,  el   elle  dut  en  grande  hâte 

arriver  de  La  Châtre  pour  passer  une  soirée  eu  causeries  philoso- 
phiques avec  l'abbé.  Elle  retourna  pourtant  immédiatement  âpre-  chez 
le-  Duteil.  Et  l'abbé,  de  son  côté,  ne  lui  adressa  plus  le-  lettres 
n  a  Nohant  ».  comme  auparavant. 

Par  les  lettres  inédites  de  Roilihal  a  George  Sand  et  par  une  lettre  de 
cette  dernière  à  l'abbé,  datée  du  11  février,  non-  voyons  qu'elle  et  ses 
amis  avaient  d'abord  espéré   que  la    séance  du  tribunal  aurait  lieu  le 


GEORGE    SAN))  301 

Conséquemment,  si  nousprenons  en  considération  :  1°  la 
parfaite  ressemblance  de  ce  qui  est  raconté  dans  la  lettre 
datée  du  1er  novembre  avec  ce  qui,  dans  Y 'Histoire  de 
ma  Vie,  est  rapporté  au  mois  de  février;  2°  Le  contenu  de 
cette  lettre,  écrite  indubitablement  avant  le  verdict  et 
bientôt  après  le  commencement  du  procès  ;  3°  l'absence 
de  toute  indication  et  l'invraisemblance  du  fait  que  George 
Sand  eût  pu  s'établir  à  Nohant,  entre  le  jour  de  l'enquête 
l  i  janvier)  et  celui  où  elle  rentra  en  possession  do  Nohant 
Mi  février)  ;  i°  l'impossibilité  d'insérer  ers  «  quelques 
semaines  »  en  n'importe  quelle  époque  «  après  le  juge- 
ment »,  —  nous  sommes  en  droit  de  conclure  que  le  séjour 
dans  la  maison  déserte  doit  se  rapporter  à  V automne, 
c'est-à-dire  du  19  octobre  au  S  novembre.  Nous  avons, 
pour  appuyer  notre  opinion,  la  lettre  du  1er  novembre, 
dont  nous  allons  citer  quelques  fragments  en  soulignant 
les  passages  sur  lesquels  nous  voudrions  attirer  l'attention 
du  lecteur.  «  Il  faut  que  vous  sachiez  que  je  sais  toujours 
à  la  campagne,  citez  moi.  -le  plaide  en  séparation  contre 
mon  époux ,  qui  a  déguerpi,  me  laissant  maîtresse  du 
champ  de  bataille.  J'attends  la  décision  du  tribunal.  Je 
suis  donc  toute  seule  dans  celte  grande  maison  ;  il  n'y 
a  pas  un  domestique  qui  couche  sous  mon  toit,  pas  même 
un  chien...  Je  ne  reçois  personne,  je  mène  une  vie.  mona- 
cale.  J'attends  l'issue  de  mon  procès,  d'où  dépend  le  pain 

'1  février  et  qu'après  le  jugement  elle  pourrait  immédiatement  re- 
prendre possession  de  sa  maison.  C'est  pour  cette  raison  que  Rollinat 
lui  avait  adresse'  ses  lettres  à  NoTiant,  niais  la  séance  fut  remise  au  14. 
puis  au  16  février,  —  et  le  18  lévrier,  toujours  encore  de  La  Châtre, 
George  Sand  écrit  à  l'abbé  quelle  voudrait  bien  le  revoir  (ils  se  sont 
vus  en  janvier  à  Chàteauroux),  mais  qu'elle  ne  pourra  probablement  le 
recevoir  chez  elle  que  dans  deux  mois  —  si  l'adversaire  n'acquiesce 
pas  au  jugement,  —  et  elle  ajoute  :  «  Je  me  tiens  toujours  éloignée 
de  mon.  ermitage,  la  personne  pouvant  y  arriver  d'un  moment  à 
l'autre.  » 


302  GEORGE    S AND 

de  mes  vieux  jours...  Voyez!  Il  a  eu  l'heureuse  idée  de 
vouloir  me  tuer  un  soir  qu'il  était  ivre.  Eu  attendanl  que 
cette  benoîte  fantaisie  de  meurtre  conjugal  me  rende  mou 
pays,  ma  vieille  maison  et  cinq  ou  six  champs  de  blé  qui 
nie  nourriront  quand  mes  longues  veilles  m'auront  jetée 
dans  l'idiotisme,  je  fais  le  Sixte-Quint.  Mon  cheval  est  rentré 
sous  le  hangar  et  on  n'entend  pas  voler  une  mouche  autour 
de  mon  cloître  désert.  Le  jardinier  et  sa  femme,  qui  sont  mes 
factotums,  m'ont  suppliée  de  ne  pas  les  faire  demeurer  dans 
la  maison.  J'ai  voulu  en  savoir  le  motif.  Enfin  le  mari  baissant 
les  yeux  d'un  air  modeste,  m'a  dit  :  «  C'est  que  madame  a 
une  tète  si  laide,  que  ma  femme  étant  enceinte,  pourrait  être 
malade  de  peur.  »  Or,  c'est  de  la  tète  de  mort  qui  est  sur 
ma  table  dont  il  voulait  parler  du  moins  à  ce  qu'il  m'a  juré 
ensuite  ;  car  je  trouvai  la  plaisanterie  de  fort  mauvais  goût 
et  je  me  fâchai.  Ensuite  j'ai  songé  que  cette  tète  si  laide 
ferait  grand  effet  «  J'ai  permis  à  mon  jardinier  de  s'éloigner 
et  de  garder  la  pensée  que  cette  tête  était  un  signe  de 
pénitence  et  de  dévotion...  » 

George  Sand  en  agissant  ainsi  préférait  trouvait  moyen  de 
se  passer  des  services  du  jardinier  et  de  sa  femme,  car 
d'une  part  elle  savait  que  la  nouvelle  de  son  repentir  irait 
bientôt  jusqu'aux  deux  petites  villes  berrichonnes  où 
demeuraient  les  juges  ehargés  de  la  question  de  lui  resti- 
tuer ses  enfants,  d'autre  part  cela  la  garantissait  de  la 
visite  des  curieux.  Or,  il  est  à  croire  que  sa  solitude  ne  fui 
pas  toujours  absolue  et  que  son  cheval  ne  restait  pas  tou- 
jours «  sous  le  hangar  a>.  Lorsqu'elle  ne  pouvait  pas  aller 
elle-même  à  Bourges  chez  son  ami,  celui-ci  arrivait  soit  à 
•  Nohant,  soit  à  Saint-Ainand  ou  à  la  Châtre  où  elle  allait  à 
sa  rencontre  à  cheval.  Mais  personne  ne  le  soupçonnait. 
Bien  au  contraire,  d'après  ce  qu'elle  dit  elle-même  :  «  ...  A 


GEORGE     S.VNI)  303 

une  lifiic  d'ici,  quatre  mille  bêtes  me  èroienl  à  genoux 
dans  le  sac  et  ttans  la  cendre,  pleurant  mes  péchés  comme 
Madeleine.  Le  réveil  sera  terrible.  Le  lendemain  de  ma  vie- 
toire,  je  jette  ma  béquille,  je  passe  au  galop  de  mon  qjieval 
aux  quatre  coins  de  la  ville.  Si  vous  entendez  dire  que  je 
suis  convertie  à  la  raison,  à  la  moral*'  publique,  à  l'amour 
des  lois  d'exception,  à  Louis-Philippe,  le  père  toul-puissant, 
et  à  son  iils  Poulot-Rosolin,  et  à  sa  sainte  chambre  catho- 
lique, ne  vous  ('tonnez  de  rien.  Je  suis  capable  de  faire  une 
ode  au  roi  et  un  sonnet  à  M.  Jacqueminot  '  ». 

Il  est  donc  hors  de  doute  que  ce"  séjour  à  Nohant  en  com- 
pagnie du  jardinier  et  de  la  tête  de  mort,  pendant  «  quelques 
semaines  »  (que George  Sand  lit,  selon  ['Histoire  de  ma  Vie 
après  le  jugement),  doit  être  en  réalité  rapporté  à  la  fin 
de  l'automne  de  1835,  époque  où  elle  «  était  toujours  »  en- 
core «  à  la  campagne,  chez  elle...  ». 

Dudevant  était,  à  ce  qu'il  semble,  tellement  convaincu 
de  son  lorl  et  se  soumettait  si  bien  d'avance  au  verdie! 
qu'on  pouvait  prévoir,  que  dès  le  commencement  de  l'ins- 
truction du  procès,  il  s'étail  démis  de  ses  fonctions  de 
maire  de  Nohant  ei  s'était  transplanté  à  Paris.  De  leur 
côté,  Duteil  et  Hippolvte.  le  procès  étant  encore  [tendant, 
avaient  l'ail  des  démarches  afin  d'obtenir  à  l'amiable  une 
séparation,  quelque  verdict  que  prononçât  le  tribunal; 
dans  ce  but,  Je  12  novembre  c'est-à-dire  le  lendemain  de  la 
mise  en  vigueur  du  premier  traité,  il  en  fut  conclu  un 
second,  qui,  sur  les  points  essentiels,  contenait  les  mêmes 
clauses.  Le  premier  article  de  ce  traité  commence  par  ces 
mots  :  «  Dans  la  prévision  du  succès  de  la  demande 
intentée  par  M""   Dudevant  contre  son   mari...)),  etc.  Et 

1  Correspondance,  t.  r.  p.  'ô~2\  322.  Lettre  à  la  comtesse  eP Agonit. 


30*  GEORGE    S  AND 

dans  la  clause  finale  de  ce  même  traité,  on  lit  :  «  Ces 
conventions  seront  exécutées  de  bonne  foi  par  les  parties 
qui  s'y  engagent  sur  l'honneur,  nonobstant  toute  disposi- 
tion de  jugement  ou  arrêt  qui  y  sérail  contraire.  <> 

Casimir,  installé  à  Paris,  était  satisfait  de  la  tournure 
que  prenaient  les  choses.  Le  12  décembre,  Hippolyte  écri- 
vait de  Corbeil  à  sa  sœur  :  «  Tu  n'as  rien  à  craindre  des 
conseils  de  ta  mère  auprès  de  Casimir,  il  ne  la  Auit  pas,  il 
m'a  dit  à  cet  égard  sa  manière  de  voir  :  son  plus  grand 
désir  est  d'éviter  tout  scandale  en  obtenant  la  séparation 
si  faire  se  peut,  mais  jamais  les  avocats,  les  juges  n'inter- 
viendront dans  ses  affaires  quant  à  sa  volonté.  Tu  peux 
poursuivre  et  obtenir  cette  séparation  qui  te  tient  tant  à 
cœur,  il  se  tiendra  en  repos.  Il  parait  très  content  de  sa 
position  pourvu  qu'on  ne  le  tracasse  pas.  La  justice  appor- 
tera nécessairement  une  grande  longanimité  dans  cette 
affaire,  serait-il  plus  avantageux  pour  toi  de  t'en  référer 
à  elle  ou  de  vous  en  tenir  à  vos  premières  conventions  ?  Je 
pencherais  pour  ce  dernier  parti.  Fais  là-dessus  ce  que  les 
conseils  jugeront  à  propos.  11  est  hors  de  sens  de  prévoir 
que  ton  mari  ira  te  tracasser  avec  un  revenu  qui  le  rond 
tout  à  fait  indépendant  et  lui  donne  plus  d'aisance  qu'il 
n'en  aurait,  jouissant  de  toute  la  fortune.  Ce  qui  lui  pesait 
le  plus  était  de  tenir  à  la  maison  de  Nohant,  il  en  est  tout 
à  fait  débarrassé.  Je  te  donne  ma  parole  d'honneur  qu'il 
Laissera  faire ...  » 

11  se  trouve  cependant  qu'Hippolyte  avait  vainement 
donné  sa  parole  pour  Dudevant  en  répondant  de  sa  bonne 
toi  et  que  Duteil  s'était  inutilement  porté  garant  pour  son 
ami,  Casimir  ne  se  croyait  guère  obligé  de  remplir  ce  qu'il 
avait  promis  «  sur  l'honneur  ».  D'un  autre  côté  il  trouva 
des  conseillers  qui  s'efforcèrent  d'envenimer  sa  haine  contre 


GEORGE    SAM»  305 

sa  femme  et  d'empêcher  la  séparation  des  époux,  quoique 
ces  deux  choses  s'excluaient  mutuellement.  Un  de  ces 
principaux  conseillers  était  .su  belle-mère,  la  baronne  Dude- 
vanl.  A  en  juger  par  certaines  allusions  des  lettres  d'Aurore 
el  d'Hippolyte  entre  autres  dans  les  premières  lignes  de  la 
lettre  du  12  décembre  dont  nous  venons  de  citer  un  frag- 
ment), il  semble  que  la  mère  d'Aurore,  Sophie  Dupin, 
savait  aussi  en  celle  affaire  jeter  de  l'huile  sur  le  feu.  Quoi 
qu'il  en  soit,  le  S  avril  L836,  Casimir  Dudevant  présenta 
au  tribunal  une  opposition  aux  jugements  du  1er  décembre 
et  du  lt>  février,  en  s'appuyant  sur  les  vices  de  la  procé- 
dure, et  le  li  avril  renouvela  cette  opposition  par  requête 
signifiée  d'avoué  à  avoué,  par  laquelle  il  prolestait  sur  le 
fond  contre  le  jugement  du  tribunal,  attaquait  de  nullité 
I  empiète,  demandait  une  contre-enquête  ayant  pour  but 
de  faire  déclarer  la  demande  de  M"1"  Dudevant  non  rèce- 
vable  et  non  fondée.  En  conséquence,  l'affaire  des 
époux  Dudevant  fui  de  nom  eau  portée  devant  le  tribunal 
civil  de  la  Châtre,  les  10  et  11  mai  \H'M\.  Les  défenseurs 
étaient  Vergne,  (Ui  côté  du  mari,  Michel  de  Bourges  du 
côté  d'Aurore. 

Vergne  commença  son  plaidoyer  en  renonçant  à  répli- 
quer sur  le  tond  :  le  document  du  H-  avril  (sorte  de  dépo- 
sition de  servantes  congédiées)  lui  paraissait  «  d'une 
telle  atrocité  »,  qu'il  n'osa  le  lire,  sentant  bien  que  parla 
il  perdrait  son  client.  Et  malgré  toutes  les  sommations 
de  l'avoué  de  M""  Dudevant,  il  se  borna  à  indiquer  certaines 
erreurs  qui  avaient  été  commises,  dans  le  cours  de  l'ins- 
truction du  procès,  c'est-à-dire  déchira  qu'il  ne  voulait 
plaider  que  sur  les  motifs  formels  de  la  nullité  de  la  procé- 
dure. 

Alors  Michel  de  Bourges  prit  la  parole.  Répondant  d'abord 

il.  20 


306  GEORGE    SAMD 

au  plaidoyer  de  la  partie  adverse  et  montrant  tout  le  danger 
qu'il  y  aurait  pour  la  justice  d'admettre  M.  Dudevant  «à 
l'aire  une  contre-enquête  six  mois  après  l'enquête,  Michel  de 
Bourges  aborda  ensuite  la  question   du  fond  de  l'affaîré. 

Cette  partie  de  son  plaidoyer  conquit  aussitôt  toute  la  salle. 
Il  fit  devant  les  juges  toute  la  biographie  d'Aurore  Dudevant 
et  exposa  brièvement  tout  ce  que  nos  lecteurs  savent  déjà. 
Il  raconta  son  mariage,  l'histoire  du  contrat  de  mariage 
et  des  affaires  d'argent.  Il  dit  comment  les  discordes  sur- 
girent dans  le  ménage,  attira  l'attention  sur  l'isolement  intel- 
lectuel d'Aurore  et  sa  longue  patience,  mit  sous  les  yeux 
des  juges  des  traits  de  la  brutalité  de  Dudevant,  de  son 
ivrognerie,  de  ses  infidélités.  Il  raconta  comment.  dr>  1831, 
Aurore,  au  su  et  du  consentement  de  son  mari,  avait  mené 
une  Aie  tout  à  fait  indépendante,  tandis  que  lui.  Dudevant. 
jouissant  de  ses  revenus  à  elle  et  vivant  dans  la  maison  de 
sa  femme,  ne  trouvait  à  cela  rien  de  répréhensible  pour  lui. 
comme  aussi  il  ne  trouvait  rien  à  redire  contre  la  liberté 
dont  usait  sa  femme,  et  n'avait  jamais  exprimé  le  désir  de 
la  voir  réintégrer  le  domicile  conjugal.  Michel  exposa  enfin 
les  faits  qui  s'étaient  passés  en  1834  et  1835.  En  ce  qui 
concernait  les  traités,  il  démontra  à  l'évidence  que  l'on 
ne  pouvait  se  fier  à  Dudevant,  ni  s'attendit"  à  voir  la  vie 
d'Aurore  garantie  contre  de  nouvelles  violences;  en  consé- 
quence il  demanda  au  tribunal  de  rendre  un  jugement 
conforme  au  verdict  du  16  février,  c'est-à-dire  de  pro- 
noncer la  séparation.  A  la  fin  de  son  plaidoyer,  Michel 
s'était  longuement  arrêté  sur  la  requête  du  J  i  avril.  Il 
rendit  justice  à  son  confrère,  l'avocat  de  Dudevant. 
d'avoir  su  s'abstenir  de  lire  l'acte  contenant  de  tels  «  faits 
diffamatoires  »  et  où  il  se  trouvait,  entre  toutes,  une  accu- 
sation «  qu'on  eût  pu  se  dispenser  d'emprunter  au  célèbre 


6E0BGE    S  AND  307 

procès  de  ÎT'.W  et  que  d'un  mot  une  mère  outragée  repoussa 
victorieusement  '  ». 

«  Vous  voulez,  »  continua  Michel,  «  taire  disparaître 
Penquête,  vous  y  cherchez  des  nullités  de  ferme,  sachant 
bien  que  le  choix  des  témoins,  leur  moralité,  l'esprit  de  con- 
ciliation qui  les  a  toujours  animés,  ne  vous  permettent  pas 
au  fond  d'en  retrancher  un  mot  ;  vous  gardez  le  silence  sui- 
es traités,  vous  voulez  nier  les  torts  que  l'enquête  a  mis  au 
jour.  Eh  bien,  supposons  qu'il  tombe  d'en  haut  une  larme 
céleste  qui  les  effaee  tous;  déchirons  la  procédure,  ne  con- 
servons que  l'acte  du  II  avril!  Il  n'est  pas  un  juge  sur  la 
terre  qui,  après  en  avoir  pris  lecture,  puisse  condamner 
votre  Femme  à  vivre  avec  vous,  car  vous  ne  concluez 
pas  â  la  séparation,  vous  voulez  au  contraire  que  sa 
demande  ne  soii  pas  fondée,  —  cependant  vous  ne  pouvez 
pas  admettre  qu'elle  soif  forcée  à  rentrer  chez  VOUS  sons  le 
poids  (Tune  pareille  haine:1  Est-ce  que  vous  voulez  vous 
donner  le  plaisir  de  taire  afficher  sous  ses  yeux,  dans  sa 
propre  maison,  votre  requête,  ce  monument  de  vengeance, 
que  vous  avez  élevé  contre  elle? Si  elle  rentre  sous  le  toit 
que  \ous  habitez,  pouvez-vous,  après  ce  que  vous  avez  fait, 
la  traiter  avec  égard?  Non,  vous  ne  le  pouvez  pas!  L'ou- 
trage que  vous  lui  avez  t'ait  est  (railleurs  ineffaçable.  Cet 
outrage  prouve  que  vous  ne  le  voulez  pas.  Vous  ne  de- 
mandez donc  pas  votre  femme.  Mais  cependant  vous  vous 
apposez  à  la  séparation!  Vous  voulez  donc  tons  lés  avan- 
tages, Ions  tes  bénéfices  du  mariage  sans  en  supporter  les 

charges,  sans  en  accomplir  les  devoirs? Je  touche  au 

ternie  de  ma  carrière,   carrière   pénible,  difficile,  dont  le 
dévouement  à  l'amitié  et  au  génie  n'a  pu  aplanir  tes  aspé- 

'  Allusion  à  un  célèbre  détail  dn  procès  de  Marie-Antoinette. 


308  GEORGE    SAND 

rites...  »  Alors,  après  avoir  rappelé  que  depuis  1831  les 
rpoux  n'avaient  plus  pu  vivre  que  séparément  «  accord 
parfait,  expressions  bienveillantas  et  gracieuses  de  1  ;  *  pari 
du  mari  lorsque  sa  femme  réside  à  Paris,  en  voyage,  au 
loin»);  qu'aussitôt  qu'ils  étaient  ensemble,  Aurore  étail  en 
butte  à  des  offenses  de  tout  genre  («  reproches,  expressions 
amères,  hostilité  au  moindre  essai  de  rapprochement  »  , 
Michel,  ne  s'adressant  plus  à  Casimir,  mais  aux  juges, 
leurrerait  devant  les  yeux  que  l'acte  du  14  avril  soulignait 
l'aversion  de  Casimir  pour  sa  femme,  aversion  qui  ;i\ail 
déjà  éclaté  auparavant  et  était  maintenant  devenue  publi- 
quement notoire.  «  Les  injures  contenues  dans  la  requête 
du  14  avril,  injures  atroces,  infâmes,  que  l'avocat  de 
M.  DudeVant  n'a  pu  se  résoudre  de  prononcer  à  l'audience, 
mais  qui  son!  acquises  au  procès,  viennent  donner  un 
caractère  excessif,  ineffaçable  à  cette-  aversion  déjà  si  pro- 
noncée,, si  publiquement  exprimée.  Et  elles  seules,  en 
l'absence  de  tout  autre  grief,  entraînent  impérieusement 
la  nécessité  de  faire  ce  que  vous  avez  déjà  fait,  de  maintenir 
le  jugement  qui  prononce  la  séparation...  » 

Après  les  conclusions  du  procureur,  le  tribunal  a  statué  : 
que  l'opposition  du  sieur  Dudevant  aux  jugements  du  1er  dé- 
cembre 1835  et  du  l(î  février  1830  devait  être  admise  et 
que,  vu  différents  \  ices  de  la  procédure,  les  deux  jugements 
et  l'enquête  du  14  janvier  devraient  être  annulés.  Mais, 
prenant  en  considération  que  dans  l'acte  du  14  avril,  par 
lequel  Dudevant  ne  voulait  pas  attaquer,  mais  bien  se 
défendre,  étaient  exposés  des  faits  diffamatoires,  attaquant 
l'honneur  et  la  réputation  de  MmP  Dudevant,  et  ne  laissant 
aucun  espoir  de  rapprochement  entre  les  époux,  le  tribunal 
se  voyait  d'autant  plus  obligé  de  déclarer  la  séparation  (h-+ 
«'poux,  qu'elle  était  reconnue  inévitable  par  les  deux  parties. 


GEORGE    SAND  309 

Se  fondant  Là-dessus,  le  tribunal  prononçala  séparation  de 
corps-  et  d'habitation  de  Mme  Dudevant  d'avec  son  mari, 
o  défendant  à  celui-ci  de  la  hanter  et  fréquenter  sous  telle 
peine  qu'il  appartiendra,  »  ordonna  que  les  entants  issus 
de  ce  mariage  resteraient  à  la  garde  de  la  mère  qui  devrait, 
selon  ses  moyens,  subvenir  à  leur  entretien  et  aux  frais  de 
leur  éducation,  et  enfin  renvoya  les  parties  ô  se  régler  sur 
leurs  droits  respectifs,  ete... 

A  l'arrivée  du  printemps,  George  Sand  avaitjquitté  les 
Duteil  pour  aller  demeurer  chez  d'autres  amis,  les  Bour- 
going,  dont  la  maison,  pins  fraîche  que  celle  des  Duteil,  se 
trouvait  tout  au  bout  de  la  ville  à  l'emplacement  des  anciens 
remparts  ;  elle  dominait  un  ravin  au  fond  duquel  coulait 
l'Indre;  une  large  plaine  bordée  à  l'horizon  de  forêts  s'éten- 
dait devant  elle.  Par  la  fenêtre  de  sa  chambre  Aurore  pou- 
vait descendre  dans  le  jardinet  rempli  do  roses  et  «  perché 
en  terrasse  sur  un  précipice  »  et  jouir  de  là  (Tune  vue 
splendide.  C'est  cette  maison  avec  son  jardinet  et  son  ravin 
qu'elle  décrivit  plus  tard  dans  Jeanne.  On  peut  la  voir 
encore  aujourd'hui  à  côté  de  la  grise  et  antique  tour  de  la 
prison  de  La  Châtre. 

Dans  le  cours  du  printemps  et  de  l'été  IN:}(>,  poussée  par 
le  changement  qui  s'était  opéré  en  elle  sous  l'influence  des 
idées  de  Michel,  de  Lamennais  et  de  Liszt,  George  Sand 
voulut  refaire  Lëlia  dont  le  scepticisme  et  l'individualisme 
désespérés  ne  répondaient  plus  à  sa  manière  actuelle  de 
comprendre  les  choses.  El  effectivement  passant  les  journées 
en  causeries  et  en  jeux  avec  ses  grands  et  petits  amis,  elle 
se  remit  à  travailler  la  nuit,  souvent  jusqu'aux  premiers 
rayons  du  soleil,  refaisant  e1  changeant  Lélia.  EU»1  y  ajouta, 
nous  le  saxons,  tout  un  volume.  Parfois,  lorsque  tout  s'était 
calmé  dans  la  maison  et  que  seules  les  étoiles  regardaient 


310  GEORGE    SAHD 

curieusement   par  la  fenêtre  de  la  chambrette,  ornée  à  la 
villageoise,  eette  femme  solitaire,  eourbée  sur  ses  papiers, 
—  alors  elle  descendait  dans  le  jardin  endormi  et  y  passait 
des  heures  entières  à  méditer  et  à  observer  le  mouvement 
des  eonsteilations.  Elle  savait  au  juste  où  se  lèverait  telle 
ou  telle  autre  étoile,  comment  elle  brillerait  et  changerait  de 
couleur;  elle  aimait  à  voir  tous  ces  feux  lactés,  rouges  on 
diamantés  s'éteindre  peu  à  peu.   vaincus  par  les  lueur.-  de 
l'aube,  et.  dans  le  vaste  et  majestueux  silence,  ;'i  saluer  le 
jour  naissant,  e  Cela  s'opère  de  mille  manières  différentes. 
Cette  révolution,  si  uniforme  en  apparence,  a  tous  les  jour- 
un  caractère  particulier1  ».  écrit-elle  à  la  comtesse  d'AgoulL 
en  lui  décrivant  ses  contemplations  nocturnes  du  firmament, 
ses    promenades    aux   bords  de   l'Indre  dont   les  fraîches 
onde-,  où  elle  se  plongeait  k  avec  boutes  ses  draperies», 
lui  donnaient  des  forces  pour  continuer  son  chemin  malgré 
les  chaleurs  accablantes  de  midi  '-.  Un  voit  dans  toute-  ses 
lettres  de  1836  à  Liszt  et  à  M""   d'AgOult  briller  ces  étoiles 
tantôt  pâles,  tantôt  étincelantes,  et  ces  magnifiques  levers 
de  soleil;  on  assiste  à  ses  rêveries  solitaires  sur  la  terrasse, 
;'i  ses  courses  à   cheval  à  la  brune  ou  sous  les    feux  dar- 
dants de  midi.  Ces  mêmes  méditations  enthousiastes,  ces 
descriptions  de  nuits  étoilées  et  d'aubes  empourprées,  nous 
les  retrouverons  dans  les  chapitres  de  la  nouvelle  Lélia. 
Nous  les  avons  mentionnés  déjà  8. 

(  cependant  le-  relation-  de  Michel  avec  son  amie  commen- 
çaient à  prendre  un  caractère  pénible  et  despotique.  «  .1  ni 
des  grands  hommes  plein  le  do-  passez-moi  l'expres- 
sion). Je  voudrais  1rs  \<>ir  tous  dans  Plutarque.  Là.  ils  ne 

1  Correspondance,  l.  t.  '.\~.-l. 

respondance,  t.  II.  Lettre  du  10  juillet  is 
■  Voir  le  chapitre  vu  de  notre  livre. 


GEORGE     SAN  l>  311 

me  foui  pas  souffrir  du  côté  humain,  Qu'on  les  taille  en 
marbre,  qu'on  les  coule  en  bronze  ei  qu'on  n'en  parl< 
plus.  Tanl  qu'ils  vivent,  ils  sont  méchants,  persécutants, 
fantasques,  despotiques,  amers,  soupçonneux.  Ils  con- 
fondent dans  le  même  mépris  orgueilleux  les  houes  et  les 
brebis.  Ils  sont  pires  à  leurs  amis  qu'à  leurs  ennemis. 
Dieu  nous  en  garde!  Restez  bonne,  bête  même,  si  vous 
voulez,  Franz  pourra  vous  dire  que  je  ne  trouve  jamais 
les  gens  que  j'aime  assez  niais  à  mon  gré.  Que  de  fois  je 
lui  ai  reproché  d'avoir  trop  d'esprit.  Heureusement  que  ce 
trop  n'es!  pas  grand'chose  el  que  je  puis  l'aimer  beau- 
coup... \.  » 

Le  grand  homme  faisait  donc  de  plus  en  plus  sou- 
vent reconnaître  à  George  Sand  son  isolement  moral,  et 
die  se  sentait  plus  <pie  jamais,  bien  qu'autrement  que 
jusque-là,  une  Lélia  incomprise  et  déçue.  El  quoique, 
contrairement  à  ce  qu'elle  avait  dit  en  [833,  elle  écrivait 
maintenant  :  «  Lélia  n'est  pas  moi.  Je  suis  meilleure 
enfant  que  cela,  mais  c'est  mon  idéal,  ('/est  ainsi  que  je 
conçois  ma  musc,  si  toutefois  je  puis  me  permettre  d'avoir 
une  muse...2  »,  elle  avouait  cependant  quelquefois:  «  Lélia 
est  le  roman  où  j'ai  mis  plus  de  moi  que  dans  tout  autre 
livre3.  » 

11  n'y  a  donc  rien  détonnant  si  les  idées  générales  for- 
mant la  base  de  la  nouvelle  Lélia  viennent  à  être  formulées 
SOUS  sa  plume  comme  suit  :  «  Se  jeter  dans  la  mère 
Nature;  la  prendre  réellement  pour  mère  et  pour  sœur; 
retrancher  stoïquement  et  religieusement  de  sa  vie  tout 
ce  qui   est    vanité   satisfaite;    résister   opiniâtrement    aux 

1  Correspondance,  l.  ir,  p.  9. 

-  Correspondance,  t.  I,  p.  'Ali.  Lettre  à.  M""  d'Agoult. 

l'espondance,  i.  Il,  p.  ih.  Lettre  à  M"0  Leroyer  tic  Chantepie. 


31'-  GEORGE     SAMi 

orgueilleux  et  aux  méchants;  se  faire  humble  et  petit  avec 
tes  infortunés;  pleurer  avec  la  misère  du  pauvre  et  ne  pas 
vouloir  d'autre  consolation  que  la  chute  du  riche  ;  ne  pa> 
croire  à  d  autre  Dieu  que  relui  qui  ordonne  aux  hommes  la 
justice,  l'égalité;  vénérer  ce  qui  est  bon;  juger  sévcre- 
mentce  qui  n'est  que  fort;  vivre  de  presque  rien,  donner 
presque  tout,  afin  de  rétablir  l'égalité  primitive  et  de  faire 
revivre  L'institution  divine  :  voilà  la  religion  que  je  procla- 
merai dans  mon  petit  coin  et  que- j'aspire  à  prêchera  nie- 
douze  apôtres  sous  le  tilleul  de  mon  jardin. 

«  Quant  à  l'amour,  on  en  fera  un  livre  et  un  cours  à  part. 
Lélia  s'expliquera  sous  ce  rapport  d'une  manière  générale 
assez  eoncise  et  se  rangera  dans  Je-  exceptions.  Elle  est 
de  la  famille  des  Esséniens,  compagne  des  palmiers,  gens 
so litar ta  dont  parle  Pline.  Ce  beau  passage  sera  l'épigraphe 
de  mon  troisième  volume,  c'est  celle  de  l'automne  de  ma 
vie,  Approuvez-vous  mon  plan  de  livre?  Quant  au  plan  de 
vie,  vous  n'êtes  pas  compétente,  vous  êtes  trop  heureuse  et 
trop  jeune  pour  aller  aux  rives  salubres  de  la  mer  Morte 
toujours  Pline  le  Jeune",  et  pour  entrer  dans  cette  famille 
où  personne  ne  naît,  où  personne  ne  meurt,  etc.  » 

Puis,  avant  conté  ses  promenades  solitaires  et  ses  efforts 
l»oui-  trouver  le  bonheur  en  s'identifiant  avec  la  nature. 
elle  ajoute  :  «  Je  vous  enseigne  tous  mes  secrets  de  bon- 
heur: si  quelque  jour  ce  que  je  ne  vous  souhaite  pas  et  ce 
à  quoi  je  ne  crois  pas  pour  vous  vous  êtes  seule,  nou- 
nous souviendrez  dé  mes  promenade-  esséniennes.  Peut- 
être  trouverez-vous  qu'il  vaut  mieux  s'amuser  à  cela  qu'à 
se  brûler  la  cervelle,  comme  j'ai  été  souvent  tentée  de  le 
faire  en  entrant  au  désert.  Avez-vous  de  la  force  physique  ? 
C'e-f  un  grand  point.  Malgré  cela  j'ai  des  accès  de  spleen, 
n'en  doutez   pas;  mai-  je   résiste  et    prie.   Il   y  a   manière 


GEOBGE    SAM)  313 

de  prier.  Prier  est  une  chose  difficile,  importante.  C'est 
In  fin  de  L'homme  moral.  Vous  ne  pouvez  pas  [trier,  vous. 
Je  vous  en  défie  et,  si  vous  prétendiez  que  vous  le 
pouvez,  je  ne  vous  croirais  pas.  Moi,  j'en  suis  au  premier 
degré,  au  plus  faible,  au  plus  imparfait,  au  plus  misérable 
échelon  de  l'escalier  de  Jacob,  Aussi  je  prie  rarement  et 
fort  mai.  Mais  si  peu  et  si  mal  que  ce  soit,  je  sens  un 
avant-goût  d'extases  infinies  et  de  ravissements  sembla- 
bles à  eaux  de  mon  enfance  quand  je  croyais  voir  In 
Vierge,  connue  nue  tache  blanche,  dans  un  soleil  qui 
passai!  au-dessus  de  moi.  Maintenant  je  n'ai  que  des 
visions  d'étoiles,  mais  je  commence  à  faire  des  rêves  sin- 
guliers '...  » 

Alors  que  George  Sand  «'-tait  ainsi  plongée  dans  les 
méditations,  le  travail  et  la  recherche  de  l'équilibre  moral, 
.M.  Dudevant  interjeta  appel  au  jugement  du  tribunal  de 
La  Châtre,  et  les  25  et  26  juillet  1836,  l'affaire  fut  jugée 
par-  la  Cour  royale  à  Bourges. 

George  Sand  se  rendit  à  Bourges  vers  le  commencement 
de  juillet  et  s'installa  encore  chez  des  amis  qui  s'empres- 
sèrent à  lui  donner  l'hospitalité,  les  Tourangin,  apparentés 
aux  Duteil,  et  qui  d'emblée  lurent  de  vrais  amis  pour 
M""'  Dudevant.  Elit;  y  passait  le  temps  de  la  manière  la 
plus  bourgeoisement  calme  et  la  plus  vertueusement  occu- 
pée, en  aidant  Mme  Tourangin  à  soigner  ses  petits  frères  et 
sa  jeune  sieur.  Pourtant  ce  n'est  pas  sans  appréhension 
qu'elle  vit  arriver  le  jour  des  débats,  comme  le  témoigne 
cette  Prière,  écrite  la  veille  de  l'audience  et  que  Ton  pou- 
vait lire,  il  y  a  quelques  années;  tracée  au  crayon  sur  le 
panneau   de   la  boiserie  d'une   alcôve  d'une  vaste  maison 

1  Correspondance,  t.  If,  p.  6. 


314  GEOBGE     SAND 

de  la  rue  Saint-Ambroise ,  ;'«    Bourges,   occiip 
par  les  Tourangin  : 

Grand  Dieu  '.  protège  cens 
uni  veulent  le  bien,  réprime 

.-\  qui  veulent  le  mal. 
Marque  tes  enfants  au 
Front.  afin  que  les  impies 
Les  respectent: 
Détruis  le  règne  obstiné 

-  S  'ribes  et  des  Pharisiens, 
Ouvre  un  chemin  au  voyageur, 
Qui  cherche  tes  sanctuaires. 
(Fils  de  l'homme  c'est 
En  t"ii  nom  qu'il-  égorgent 
L'ouaille  au  moment 
Où  tu  la  prends  >ur  tes  épaules). 
Prends  —  ■  •  i  1 1  <!>•-  enfants  de 
L.-i  veuve.  <  luvre  l'oreille 
Du  sourd  et  l'œil  de  l'aveugle. 
Ton  calice  n'est  plus  amer 
Depuis  que  tes  lèvr 
Ont  trempé.  Dans 
Nuits  d'agonie  nous 
Cherchons  la  trace  de  tes  pa  - 
Jardin  des  OlireSj 
Et  nous  espéronSj  parce  que 
Tu  as  ennobli  n<><  souffrant    -. 
Parce  que  tu  as  lait  de 
Dieu  un  refuge  contre  les  hommes. 

RGE. 

24  juili    :    IS 


1  En  insérant  r^iir  même  pièce  dans  u 1 1 . •  note  a   la  j    _ 
livre    >  Trois   grandes    figures        Paris,     1898,    Ernest    Flammai 
M.  Stéfane-Pol  appelle  cette  prière   «  un  documenl  inédit  ».  C'est  uni 
erreur,  car  non  seulement  cette  pièce  fut  déjà  publiée  en  1»78  dan-  I 


GEORGE    s  AN  h  315 

11  es!  curieux  de  noter  qu'à  ce  moment,  où  se  jouait  le 
finale  de  son  drame  conjugal,  George  Sand  se  souvint 
d'une  amie  qui  avait  été  la  spectatrice  émue  des  tristes  péri- 
péties de  ses  premiers  actes,  la  sage  et  vaillante  conseillère 
de  La  Brède,  Zoé  Leroy,  et  elle  lui  écrivit,  après  un  long 
silence  ,  une  lettre  où  elle  l'invitait  à  venir  lu  rejoindre 
à  Bourges  el  lui  racontait  su  vie  pendant  ees  dernières 
années.  A  ce  qu'il  paraît .  Zoé  Leroy  ne  put  donner 
suite  à  cette  invitation  ei  ne  vint  pas  à  Bourges.  Mais  tous 
les  autres  amis  de  M""  Dudevant  se  réunirent  autour  d'elle 
èe  jour-là;  les  Fleury,  Rollinat,  Néraud,  Planet,  Papet, 
Duteil,  tous  vinrent  à  Bourges.  D'autres  encore  accoururenl 
de  tous  les  points  de  la  France.  Entre  autres  Emile  Re- 
gnautt,  son  e  frère  »  d'autrefois1.  11  lui  lit  amende  honorable 
«  d'avoir  épousé  contre  elle  une  mauvaise  querelle  ». 
c'est-à-dire  d'avoir  pris  parti  contre  elle,  lors  de  sa 
rupture  avec  Sandeau.  Le  public  fut  donc  très  nombreux 
dans  In  salle  le  jour  des  débats.  Le  défenseur  d'Aurore 
fut  encore  Michel.  Thiol-Yarcnnes  plaida  pour  Dudevant. 
George  Sand  entra  dans  la  salle  du  tribunal  au  bras 
de  Michel  ;  elle  portait  une  robe  blanche,  une  capote  de 
même  couleur,  une  collerette  tombante  en  dentelles  et  un 
châle  à  fleurs2,  —  raconte  le  chroniqueur  du  Droit.  Le 
lendemain,  le  même  journal  nous  apprend  en  outre  que 
sa  voilette  était  à  demi  baissée.  Thiot-Yarennes  on  prenant 
la  parole  dit  que  toute  la  faute  retombait  sur  Aurore,  que 
les  époux  avaient  vécu  d'accord  aussi  longtemps  qu'elle 

isin  pittoresque  (#.  190),  mais  encore  elle  est  entrée  clans  les 
Œuvres  complètes  de  George  Sand,  dans  le  volume  deS  Souvenirs 
de  f848  (p.  203).  On  a  omi>  dans  ee  dernier  volume  les  mots  que  ikiu- 
donnons  entre  i  arenthèses. 

'   Histoire  de    nui    rie,  t.  IV.   p.    MJO. 

-  Le  Droit,  1836,  d«  240. 


316  GEORGE    SAM) 

n'avait  |>;i-  changé  ••!  n'avait  pas  cherché  1«'  bonheur 
ailleurs,  etc.  Il  prétendil  qu'ensuite,  «  entraînée  par  des 
penchants  qu'elle  ne  voulu!  pas  dominer,  elle  conçut  une 
passion  et  y  céda  •>  :  que  Dudevant  avait  appris  que  sa 
femme  «  adorée  »  l'avait  trahi;  que  dans  sa  générosité  il 
avait  tout  pardonné;  qu'Aurore  elle-même  reconnaissait 
cette  générosité  dans  une  de  ses  lettres...  Alors  Thiot- 
Varennes  lui  un  fragment  de  la  lettre  d'Aurore  Dudevant 
du  S  novembre  1X2*'*  dont  nous  avons  parlé  h  propos 
d'Aurèlien  de  Sèze  .  mais  en  ayant  soin  de  ne  lire  que  les 
passages  où  Aurore  avouait  qu'elle  aimait  ailleurs,  \nù>  les 
lignes  où  elle  faisait  appel  ;'i  l;i  bonté,  ;'i  la  générosité  et  ;'i 
l'aide  de  son  mari,  etc."..  11  expliquait  ensuite  lès  causes 
de  la  froideur  de  Casimir  par  la  divergence  de  leurs 
natures  et  de  leurs  caractères.  Alors  il  passa  à  la  rupture 
survenue  en  IN2N.  an  départ  pour  Paris  en  1831,  à  la  pen- 
sion <!<■  trois  cents  francs  par  mois  qu'Aurore  recevait  de 
son  mari,  quoiqu'elle  gagnât  déjà  beaucoup  elle-même 
par  son  travail.  Thiot-Varennes  remarqua  ensuite  que 
quoique  le  traité  du  mois  de  février  ne  dût  entrer  en  vi- 
gueur qu'à  partir  du  11  novembre,  une  plainte  était  déjà 
présentée  le  30  octobre;  que  le  12  novembre  une  nouvelle 
entente  avait  eu  lieu;  que  Dudevant  pouvait  alléguer  pour 
sa  défense  tout  ce  qu'il  voulait,  même  des  faits  qui  seraient 
au  désavantage  d'Aurore:  que  c'était  dans  l'intérêt  d< 
enfants  qu'il  avait  voulu  tes  garder  et  conserver  la  fortune: 
et,  comme  preuve  de  l'immoralité  deGeorge  Sand,  Varennes 
lut  un  fragment  d'un  de  ses  romans,  paru  dans  la  Revue 
des  Deux-Mondes ,  enfin,  il  conclut  à  ce  que  le  tribunal 
déboutât  George  Sand  de  sa  plainte  et  ;'i  ce  que  le  verdict 
du  tribunal  de  première  instance  lût  annulé. 

Michel  commença  son  plaidoyer  en  exprimant  le  regret 


GEORGE    SAM)  317 

que  raulcur  d'Indiana,  de  Valentine  et  d'André  ne  se 
défendît  pas  elle-même.  Après  quoi^  ayant  reçu  des  mains 
de  son  adversaire  la  lettre  d'Aurore  Dudevant  à  son  mari, 
dont  Thiot-Yarennes  venait  de  se  servir,  il  en  lut  en  entiei 
les  vingt  pages.  George  Sand  y  raconte,  comme  nos  lec- 
teurs le  savenl  déjà,  le  dénouement  de  son  roman  de 
Cauterets  terminé'd'une  manière  si  touchante  au  pied  des 
Pyrénées,  devant  la  vaste  grotte  de  Lourdes.  Le  sténo- 
graphe de  la  séance  nous  dit  que  ce  fragment  «  écrit  à 
vingt  ans  avec  une  magie  de  style,  un  eoloris  brillant, 
digne  des  plus  belles  pages  que  l'auteur  de  Jacques  a  écrites 
depuis  »,  fil  une  impression  inénarrable,  indescriptible. 

Michel  revint  de  son  côté  à  la  vie  conjugale  des  Dude- 
vant, mais,  loin  de  porter  aux  unes  la  générosité  de  Casimir, 
il  exprima  le  regret  que  Dudevant  n'eût  pas  «  le  talent  de 
la  divination  »  lorsqu'il  traitait  sa  femme  d'idiote,  de 
stupide,  etc.  11  lit  également  un  retour  sur  les  événements 
de  1828  à  1831 ,  mais  ce  ne  fut  pas  poury  trouver  les  beaux 
sentiments  du  mari,  comme  Varennes,  mais  pour  en  tirer 
la  conclusion  que  Casimir  aimait  Nohant  et  l'argent  bien 
plus  que  sa  femme,  et  qu'on  n'avait  pas  à  rappeler  ici  la 
renie  que  Casimir  lui  payai!  assez  mal,  mais  bien  le  fait 
qu'après  la  plainte  portée  contre  lui  le  3(J  octobre  183a,  il 
consentit  à  l'arrangement  du  12  novembre,  en  soutirant 
adroitement  la  promesse  d'une  rente  de  cinq  mille  francs. 
Son  appel  du  14  avril  est  «  un  véritable  mouvement  de 
démence  judiciaire  ».  C'est  Casimir  qui  est  le  seul  coupable. 
Aurore  seule  a  le  droit  de  demander  la  séparation,  car  les 
trois  motifs  exigés  par  la  loi  :  c<  excès,  sévices  et  injures  » 
sont  bien  constatés.  S'adressant  ensuite  à  Casimir,  Michel 
continue  :  «  N'est-ce  pas  vous  qui  l'avez  forcée  à  désirer 
la  séparation  volontaire?  N'est-ce  pas  vous  qui  l'avez  forcée 


318  GEORGE    SAND 

à  quitter  te  domieile  conjugal  en  l'abreuvant  de  dégoûts? 
Vous  n'êtes  pas  seulement  L'auteur  des  causes  de  cette 
absenee,  vous  en  êtes  rinstigateur  et  le  complice.  X'avez- 
vous  pas  livré  votre  femme,  jeune  et  sans  expérience,  à 
elle-même?  IVe  Pavea-vous  pas  abandonnée?  Vous  ne  pou- 
vez plus  dire  aux  magistrats  :  «  Remettez  dans  mes  mains 
les  rênes  du  coursier  »,  quand  vous-même  les  avez  làeb 
Pour  gouyerner  une  femme  il  faut  une  certaine  puissance 
d'intelligence,  et  qui  êtes-vous,  que  prétendez-vous  être,  à 
côté  de  celle  que  vous  avez  méconnue?  Quand  une  femme 
est  près  de  succomber,  il  faut  être  capable  «le  la  relever; 
quand  elle  est  faible,  il  faut  la  soutenir,  être  capable  de  lui 
donner  un  bon  exemple;  et  quel  exemple  pouvez-vous  lui 
donner?  Pouvez-vous  réclamer  une  femme  que  vous  avez 
délaissée  pendant  huit  ans?  Etait-eUe  coupable,  cette  <|ui 
épanchait  sa  belle  âme  l<mt  entière  dans  cette  lettre  <|u<' 
vous-même  venez  de  livrer  à  la  publicité  des  débats?  II- 
étaient  dune  bien  faibles  ses  torts,  puisque  vous  êtes  réduit 
à  les  cherctaerdans  cette  lettre  qui  la  justifie!  »...  Michel 
relit  encore  un  fragment  de  la  lettre  que  le  public  écoute 
avec  un  murmure  approbateur.  «  Depuis,  vous  avez  reçu 
votre  femme,  vous  lui  avez  écrit,  vous  avez  vécu  intimement 
avec  l'ami  honnête  et  pur  qui  sut  la  respecter,  vous  lui  avi  / 
serré  lu  main.  Pourquoi  avez-vous  délaissé  une  épouse  qui 
ne  méritait  aucun  reproche?  pourquoi  l'avez-vous  forcée  à 
s'éloigner  de  vous?  » 

Ifichel  évoqua  ensuite  l'affaire  de  Mirabeau,  qui  aimait 
tant  -;i  femme  qu'ayant  intenté  un  procès  contre  eHe,  il 

:it  réconcilié  avec  elle  au   tribunal  se  désistant  d 
plainte.  Puis,  après  avoir  eneore  une  fois  désapprouvé  l'in- 
digne répétition  qu'on  faisait  de  l'accusation  portée  contre 
Marie-Antoinette,  MHirl  réfuta  victorieusement  l'accusation 


GEORGE    S  AND  ■  319 

d'immoralité  basée  sur  les  citations  d'un  roman.  «  Eh  quoi! 
parce  que  la  plume  de  l'écrivain  et  du  moraliste,  parce  que 
ses  principes  trouveronl  des  esprits  rebelles,  des  contradic- 
teurs, elle  sera  une  femme  sans  entrailles?  et  pensez-vous, 
qu'aux  yeux  du  philosophe,  je  serai  un  être  dénaturé?  »... 
Le  renouvellemenl  se  produit  dans  le  vieux  monde  et  tout 
se  renouvelle  :  de  nouvelles  idées  hardies  pénètrent  dans 
les  travaux  du  législateur,  dans  les  œuvres  du  moraliste 
et   de  l'artiste. 

n  Parce  qu'une  femme  cède  aux  caprices  de  sa  lyre. 
aux  aspirations  d'un  esprit  créateur,  vous  la  croiriez 
incapable  d'élever  ses  enfants?  Non,  messieurs,  elle 
nVsl  pas  indigne  de  leur  tendresse  et  de  leur  prodiguer  ses 
soins.  Ces  enfants  marcheront  sons  la  surveillance  de  leur 
mère  dans  le  sentier  de  l'honneur  et  du  devoir;  c'est  moi 
<|ni  vous  en  réponds.  Et  avec  le  système  qu'on  nous  oppose, 
on  refuserait  les  qualités  d'un  père  tendre  à  ce  Diderot, 
l'une  des  gloires  du  siècle  passé,  à  Diderot,  l'auteur  de 
quelques  pages  licencieuses  et  de  gravelures  ,  à  tant 
d'hommes  de  génie  qui  cependant  donnèrent  l'exemple  de 
toutes  les  vertus  domestiques?»... 

Comme  conclusion  de  sa  plaidoirie,  Michel  de  Bourges 
lut  quelques  lettres  de  Maurice  à  sa  mère  et  les  réponses 
de  celle-ci. 

Après  une  interruption  de  la  séance  ,  Thiot-Varennes 
reprenant  la  parole  insista  sur  l'immoralité  et  la  légèreté  de 
\jme  jjudevant,  tout  en  renonçant  à  trouver  dans  la  lettre  de 
182o  une  accusation  directe  de  trahison  envers  son  mari, 
mais  en  relevant  surtout  la  générosité  de  Casimir  et  sa 
ligne  de  conduite  dig'ne  de  tout  éloge.  Michel  le  réfuta  de 
nouveau  brillamment. 

Le  procureur  Corbindit  que  jusqu'en  avril,  les  torts  peu- 


320  GEORGE    SAND 

\ciil  en  partie  être  rejeiés  sur  M"1"  Dudevant.  Il  ne  peut 
approuver  la  lettre  qu'elle  a  écrite  à  son  mari  en  1825;  si 
cllf  n'a  pas  trahi  son  mari,  elle  peu!  «lu  moins  s'accuser 
à'âdidtère  moral.  Son  mari  ne  l'a  point  délaissée,  elle  a 
joui  d'une  pleine  indépendance.  L;i  société  peu!  reprocher 
au  mari  de  ne  pas  s'être  servi  de  ses  droits  el  de  n'avoir 
pas  conseillé  sa  feimhë.  Mais  les  «  imputations  infâmes  el 
impies  »  du  mari  autorisent  M"'  Dudevant  à  demander  la 
séparation.  Le  mari,  pour  se  défendre,  n'avait  pas  besoin 
de  recourir  à  accuser  sa  femme.  En  conséquence,  le  procu- 
reur rejette  la  contre-enquête  exigée  par  le  mari  pour  Les 
faits  produits  par  lui  contre  sa  femme  et  demande  la  sépa- 
ration des  conjoints.  Mais  il  faut  que  Maurice  reste  sous 
la  garde  du  père  et  Solange  sous  celle  de  sa  mère. 

La  cour  s'éloigna,  et  au  bout  de  trois  quarts  d'heure  d  at- 
tente, déclara  que  les  voix  des  juges  étant  également  par- 
tagées, une  nouvelle  plaidoirie  i\v>  parties  était  fixée  à  lundi 
en  huit.  George  Sand,  dans  YHistoire  de  ma  Vie  et  dans 
ses  lettre-,  dit  que  presque  tout  le  public  assistant  au 
procès  de  Bourges  était  d'abord  centre  elle,  mais  qu'à  la 
lin  du  procès  tout  le  monde  —  «  le  monde  de  Bourges  qui 
est    tout    ce  qu'il  y  a    de    plus  Cagot  o  —  avait    pris  partie 

pour  elle:  Michel  avait  gagné  tous  les  cœurs,  avait  fait 
pleurer  tout  le  monde  :  (.Yens  n'avez  pas  l'idée  dû  succès 
nierai  que  j'ai  eu  dans  cette  affaire  »,  écrit-elle  à  Boucoiran 
le  1er  août1.  Aussi,  lorsqu'il  fut  annoncé  que  les  voix  des 
juges  s'étaient  partagées,  i  des  huées  et  des  sifflets 
éclatèrent  dans  la  salle. 

Dudevant,  qui  avait  ^\ù  se  laisser  dire  par  la  bouché  du 


'  Inédite. 

-  Lettre  inédite  .1  lu  :'>"  juillet  L836. 


GEORGE    SAM»  321 

procureur  des  vérités  assez  dures  retira  sm  appel,  poer  ne 
pas  avoir  à  en  entendre  peut-être  de  plu.-  amères  encore, 
et  le  29  juillet  1836,  les  époux  signèrent  un  nouveau  Irait»', 
reproduisant  celui  qui  avail  été  conclu,  en  n'y  ajoutant 
qu'un  seul  article  :  Casimir  payerait  l'éducation  de  Maurice 
jusqu'à  l'âge  de  vingl  ans,  et  plus  tard  annuellement  cent 
louis  d'or  pour  son  entretien.  La  femme  payerait  au  mari 
cini[  mille  tram--  par  an,  ainsi,  que  l;i  rente  due  à  sa  propre 
mère  et  aux  domestiques. 

Là  ne  devaient  pas  finir  les  procès  d'Aurore  Dude- 
\anl  avec  son  mari.  Gomme  Maurice  avait  été  confié  à  la 
garde  de  son  père  qui  voulait  l'élever  militairement,  mais 
qui,  en  réalité,  .-'occupait  fort  pou  de  son  fils,  et  que  la  mère, 
voyant  le  dépérissement  de  l'enfant  et  son  aversion  pour  la 
vie  clau-lree  du  collège,  voulait  le  retirer  de  là.  il  surgit 
de  nouveau  des  démêlés  entre  les  époux  divorcés.  A  cette 
époque,  Maurice  était  malade,  souffrait  d'hallucinations, 
de  palpitation-  de  cœur;  le  père  n'y  attachait  aucune 
importance,  ne  croyait  pas  aux  médecins,  tandis  que  la 
mère  y  croyait  trop,  voulait  y  croire  à  tout  prix  et  dorlotait 
-on  entant.  Mais  il  advint  un  jour,  que  le  jeune  garçon 
tomba  si  sérieasement  malade  chez  son  père,  que  Dudevanf , 
elïrayé,  remmena  immédiatement  chez  sa  mère  et  le  remit 
entièrement  à  ses  -oin.-.  H  en  fut  pourtant  tellement  irrité 
que  lorsque  Aurore  partit  en  1837  afin  d'aller  soigner  sa 
mère  mourante,  il  enleva,  pour  se  venger,  Solange  èe 
.\ohant,  ce  qui  ne  se  lit  pas  sans  de  nouvelles  brutalités  et 
violences;,  et  l'emmena  à  (ïuillery.  Aurore  .-'empressa  natu- 
rellement d'aller  reprendre  sa  fille,  mais  ce  qui  la  désespé- 
rait, c'est  qu'elle  ne  pouvait  jamais  être  sûre  d'être  à  l'abri- 
de  semblable-  violences  :  elle  porta  immédiatement  plainte 
au  tribunal. 

il  21 


}22  GEORGE    SAND 

Outre  cela,  Dudevani  ayant  hérité  après  la  mort  de  <-:i 
belle-mère  et  se  trouvant  par  là  en  possession  d'une  fortune 
considérable,  George  Sand,  qui  était  seule  chargée  de 
l'éducation  des  enfants,  trouvait  juste  de  D'avoir  plus  à  céder 
la  moitié  de  ses  revenus  à  son  mari.  Elle  refusait  donc  non 
seulement  de  payer  les  frais  d'entretien  de  Maurice,  maïs 
aussi  ht  lente  qu'elle  faisait  jusqu'alors  ii  Dudevani.  elle 
demandait  aussi  qu'on  lui  rendit  l'hôtel  de  Xarbonne  qui 
avait  été  donné  ù  Dudevant  par  le  traité  de  1836 '.  Cette 
fois,  c'est  Chaix  d'Est-Ange  qui  fut  son  avocat.  Paillet  fut 
celui  de  Casimir.  Le  tribunal  rejeta  d'abord  la  demande  de 
George  Sand,  car  on  ne  pouvait  pas  encore  exactement 
savoir  à  quoi  s'élevait  l'héritage  de  Dudevant  et  si  sa  for- 
tune s'était  améliorée.  L'affaire  n'en  vint  pourtant  pas  à  un 
procès  définitif,  et  voilà  ce  qu'Aurore  en  écrivait  à  sa  sœur, 
Caroline  Cazamajou,  le  lo  mai  1838  :  «  Mon  procès  à  la 
veille  du  jugement  s'est  terminé  par  une  transaction  entre 
M.  Dudevant  et  moi.  Je  lui  cède  mes  inscriptions  de  rentes 
sur  l'État,  montant  à  10.000  francs,  et  il  me  rend  l'hôtel  de 
Xarbonne.  En  même  temps,  il  renonce  à  Maurice  et  ïi 
Solange  et  s'engage  à  ne  plus  me  persécuter.  Seulement, 
admire  son  amour  paternel  et  son  désintéressement  :  il 
demande  à  les  voir  tous  les  ans  pendant  quelques  jours  et  à 
ce  que  je  supporte  la  moitié  des  frais  de  leur  déplacement 
pour  aller  b-  trouver.  Tendre  et  généreux  père  !  l);ms  notre 
liquidation  il  n'a  pas  rougi  de  faire  inscrire,  par  son  avoué, 
au  nombre  de  ses  réclamations  15  pots  de  confiture  et  un 
poêle  en  fer  de  la  valeur  de  1  franc  ">0  centimes!2  »... 

Il  semblerait  difficile  de  pousser  plus  loin  l'avidité,  mais 

1  1°  Le  Droit.  \i  juillet   lx;!7  :  —  2"  Lettrés  inédites  :  —  3"  Correspon- 
dance, t.  II:  — \» Histoire  de  ma  Vie,  t.  IV.  p.  430-423. 
*  Lettre  inédite. 


GEORGE     SAND  3-3 

Dudevant  ne  s'en  tint  pas  là,  et  trois  ans  après,  en 
février  1XU,  il  exigeait  de  nouveau  quelque  chose  de  sa 
femme.  Elle  écrit  à  ce  propos  à  Hippolyte1  :  «  Je  ne  com- 
prends rien  à  la  demande  de  \2-\  francs,  de  M.  Dudevant. 
Àpporte-moi  une  rédaction  claire  de  sa  prétention,  afin  que 
je  consulte,  et  si  cela  est  dû  je  le  paierai.  Mois  cela  ne  finira 
dune  jamais?  Faut-il  être  cuistre  pour  faire  de  pareilles 
réclamations!  Est-ce  que  Martin  avoué  à  La  Châtre  .  qui 
ne  Test  jms.  ne  devrait  pas  mettre  cette  bêtise  aux  ou- 
bliettes? Je  ne  comprends  pas  pourquoi  je  dois  payer  cela. 
Mais  enfin,  avec  lui,  j'ai  appris  à  ne  m'étonner  de  rien...  » 

Dans  sa  lettre  à  Hippolyte,  imprimée  dans  le  second 
volume  de  sa  Correspondance  (p.  102  et  servant  de  suite 
à  la  lettre  que  nous  venons  do  citer,  George  Sand  donne 
un  autre  exemple  non  moins  incroyable  de  l'avarice  outrée 
de  Dudevant. 

On  voit  par  les  lettres  de  George  Sand  que  lorsque  Mau- 
rice était  devenu  grand,  il  allait  tous  les  ans  passer  quelque 
temps  chez  -.»n  père  ;'i  Guillery,  et  qu'en  1846  les  époux 
avaient  déjà  tellement  oublié  leurs  anciens  griefs,  qu'ils 
vinrent  à  s'inviter  l'un  l'autre  par  la  bouche  de  leur  fils. 
Mais  quand,  à  l'occasion  du  mariage  de  Solange,  Dudevant 
vint  lui-même  à  Nohant,  George  Sand,  à  propos  de  l'arrivée 
à  Nohant  du  «  baron  et  de  sa  suite  ;>.  écrivit  ce  qui  suit  : 
«  Jamais  mariage  ne  fut  moins  gai,  en  apparence  dn  moins, 
-race  à  la  présence  de  cet  aimable  personnage,  dont  tes 
rancunes  et  les  aversions  sont  aussi  vives  que  le  premier 
jour;  Heureusement,  il  est  parti  à  quatre  heures  du  matin, 
le  lendemain  du  mariage2.   » 


1  Lettre  inédite. 

-  Lettre  inédite  ix  Milc  de  Rozières,  élève  de  Chopin,  du  il  mai  1847 


324-  &KORGE    SAND 

Plu.-  lard  cependant,  lorsque  !<•  petit  garçon  <!<•  .M.  et 
Mm  Maurice  Sand  mettrai  à  Guiller\ .  George  Sand  alla 
elle-mèin»-  chez  soo  mari  el  dit  <[u'il  montra  à  eette  o< 
sion  toute  la  compassion  àont  il  ékmk  capable.  \\>  dm 
revirent  plus  après  ce  triste  événement.  Dudevanl  mourut 
en  1871.  M;d>.  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  il  avait 
intenté  encore  un  procès  à  ses  enfants  à  propos  de  (jii«->- 
tions  d'argent  Voir  la  lettre  de  George  Sand  datée  du 
28  mars  1X71.  Correspondance  W  .  L«'  chroniqueur  qui  a 
vé  de  conter  la  douloureuse  histoire  de  George  Sand 
et  de  Dudevant,  -an-  s'éloigner  un  instant  de  la  vérité 
historique  ne  veal  pas  prononcer  son  verdict.  Les  laits 
condamnent  Casimir  Dudevant,  cela  suffit.  «  On  ue  frappe 
pas  celui  <|ui  est  ;i  terre  ».  dit  !<•  proverbe  russe. 


CHAPITRE  XII 

Voyage  en  Suisse.  —  Le  Contrebandier  .  —  N  ie  à  l  Hôtel  de 
Finance  ••.  —  Notant  en  IS3T.  -  Joumai  de  fiffoël.  —  Onel- 
ques  lettres  inéditesée  Liszt.  —  Influence  mutuelle  de  Liszt  et 
de  George  Sandl'un  sur  L'auti*e.  —  «  Les  Sept  Cordes  de  la  Lyr.e.» 


Le  procès  à  peine  terminé,  George  Sand  revint  à  .\<>h;uil 
et  y  passa  un  mois  avec  ses  eniaffis.  A  la  lin  d'aoôt,  elle 
put  enfin  partir  pour  la  Suisse,  où  elle  était  attendue  depuis 
plus  d'un  an  par  Liszl  el  !VPe  d'Agouït.  Dans  sa  Lettre  à 
Herbert  Charles  Didier  ,  — la  dixième  des  Lettres  d'un 
roijageui\  —  elle  raconte  comment  elle  a  traversé  Autun, 
Châlons,  Lyon,  Nantua,  el  décrit  la  surprise  de  ses  amis  de 
Genève  en  la  voyant  tomber  au  milieu  d'eux  avec  sa 
blouse  bleue  et  ses  bottes  crottées. 

—  Messieurs,  où  descendez-vous  ? 

Cest  le  postillon  qui  parle.  —  Réporëse  : 

—  Chez  M.  Liszt. 

—  OÙ  luo'e-t-il,  ce    |])(ili>ieur-l;'i  ? 

—  f  allais  précisément  vous  adresser  la  même  question. 

—  Qu'est-ce  qu'il  fail  '  Quel  est  son  état  ? 

—  Artiste. 

—  Vétérinaire  ? 

—  Est-ce  que  tu  es  malade,  animal  ? 

—  C'est  un  marchand  d<*  violons,  dit  un  passant,  je 
a  ;ii>  vous  conduire  chez  lui. 


33b  GEORGE    S  AND 

«  >n  nous  faii   gravir  une  rue  à  pic,   el   l'hôtesse  de  l;i 

maison  indiquée  nous  déclare  « jlk  •  Li>zt  est  en  Angleterre. 

Voilà    une   femme  qui  radote,  «lit   un  autre  passant. 

M.  h\>/.\  est  un  musicien  du  théâtre;  il  faut  aller  le  demander 

;in  régisseur. 

—  Pourquoi  non?  dit  le  légitimiste*.  Et  il  va  trouver 
le  régisseur.  Celui-ci  déclare  que  Liszt  est  à  Paris.  —  Sans 
doute,  lui  fais-je  avec  colère,  il  es!  ail»'1  s'engager  comme 
flageolet  dans  l'orchestre  Musard,  n'est-ce  pas? 

-  Pourquoi  non  ?  —  dit  le  régisseur. 

—  Voici  la  porte  du  Casino,  ilil  je  ne  sais  qui.  Toutes 
les  demoiselles  qui  prennent  des  leçons  de  musique,  con- 
naissent M.  Liszt. 

—  J'ai  envie  d'aller  parler  à  celle  qui  sort  maintenant 
avec  un  cahier  sous  le  bras,  dit  mon  compagnon. 

—  El  pourquoi  non^  d'autant  plus  qu'elle  est  jolie. 

Le  légitimiste  (ait  trois  saluts  à  la  française,  et  demande 
l'adresse  de  Liszt  dans  les  termes  les  plus  convenables.  La 
jeune  personne  rougit,  baisse  les  yeux,  et  avec  un  soupir 
étouffé  répond  que  M.  Liszt  est  en  Italie. 

—  Qu'il  soit  au  diable!  Je  vais  dormir  dans  la  première 
auberge  venue;  qu'il  me  cherche  à  son  tour, 

A  l'auberge  on  m'apporte  bientôt  une  lettre  de  sa  sœur  l. 

«  NOUS  t'avons  attendu,  tu  n'es  pas  exact,  tu  nous  en- 
nuie.-.. Cherche-nous!  nous  sommes  partis. 

«  Aaâbellâ.  » 
P. -S.  —  «  Vois  le  major,  el  \  iens  avec  lui  nous  trouver.  • 

M.  Gustave  de  Gévaudan.  George  Sand  dit  dans  celte  moine  Lettre 
avoir  rencontré  en  coûte  encore  un  antre  «  vieil  ami  o  qu'elle  avait  connu 
dans   nn   temps   orageux  >lr  sa  vie».  C'éïàii  M.  Blavoyer,  rencontré 
jadis  paj  elle  au  Mont-Dore  el  ;i  Venise. 

—  Cest-à-diiv  de  lu  comtesse   d'Agoult,  que  dans  sa  correspond 


GEORGE    SAM»  327 

—  Qu'est-ce  que  le  major? 

—  Que  vous  importe?  dit  mon  ami  le  légitimiste. 

—  Au  fait  !  Garçon,  allez  chercher  le  major. 

Le  major  arrive1.  Il  a  la  figure  de  Méphistophélès  et  là 
capote  d'un  douanier.  Il  me  regarde  des  pieds  à  la  tête 
el  me  demande  qui  je  suis. 

—  In  voyageur  mal  mis,  comme  vous  voyez,  qui  se 
recommande  d'Arabella. 

—  Ah!  ah!  je  cours  chercher  un  passeport. 

—  Cet  homme  est-il  fou  '.' 

—  Non  pas;  demain  nous  partons  pour  le  Mont-Blanc. 
Nous  voici  i'i  Chamounix;   la  pluie   tombe,  el    1; »   nuit 

s'épaissit.  Je  descends  au  hasard  à  VUniori...  et  cette  fois 
je  me  garde  bien  de  demander  l'artiste  européen  par 
son  nom.  Je  me  conforme  aux  notions  du  peuple  éclairé 
que  j'ai  l'honneur  de  visiter >  et  je  f;iis  une  description 
sommaire  du  personnage  :  Blouse  étriquée,  chevelure 
longue  et  désordonnée,  chapeau  d'écorce  défoncé,  cravaté 
roulée  en  corde,  momentanément  boiteux,  el  fredonnant 
habituellement  le  Dies  irse  d'un  air  agréable. 

—  Certainement,  Monsieur,  répond  l'aubergiste,  ils 
viennent  d'arriver;  la  dame  est  bien  fatiguée,  et  la  jeune 
tille  est  de  lionne  humeur.  Montez  l'escalier,  ils  sont  au  n°  13. 

—  Ce  n'est  pas  cela,  pensaisrje,  mais  n'importe.  Je  me 
précipite  dans  le  n"  13,  déterminé  à  me  jeter  au  cou  du 
premier  Anglais  spleenétique  qui  me  tombera  sous  la  main. 
J'étais  crotté  de  manière  à  ce  que  ce  fût  là  une  charmante 
plaisanterie  de  commis  voyageur. 

George  Sand  appelle  encore  Mirabêlla,  princesse  Mirabelle,  simplement 
princesse  ou  bien  ma  belle  comtesse  aux  cheveux  blonds. 

1  Adolphe  Pictet;  un  ami  de  Lis/i  et  de  la  comtesse.  d'Agoult,  major 
.le  l'armée  fédérale  et  écrivain,  l'auteur  du  i»'tit  livre  :  Une  course  à 
Chamounix.  (Paris,  Benj.  Duprat,  1838) 


328  GEOSGE    SAKS 

Le  premier  objet  qui  s'embarra—e  dans  nies  jambes,  c'esl 
ce  que  l'aubergiste  appelle  la  Jeune  fille.  C'est  Puzzi1  à 
califourchon  mu- le  sae  de  nuit,  et  si  changé.,  et   grandi,  la 
tète  chargée  de  si  long-  cheveux  bruns,  la  taille  prise  dans 
une  blouse  si  féminine,  que.  ma  lui!  je  m'y  perds  :  et.  ne 
reconnaissant  plus  le  petit  Hermarai,  je  lui  (Me  mon  cha- 
peau en  lui  disant  :  Beau  page,  enseigne-moi  où  est  Lara? 
Du  fond  d'une  capote  anglaise  sort,  à   ce  met,   la  tète 
Monde-  d'Arabella  :  tandis  <|ue  je  m'élance  vers  elle,  Franz 
me  saute  au  cou.  Puzzi  fait  un  effi  de  surprise  :  nous  for- 
mons  un  groupe  inextricable  d'esnbrassements,  tandis  que 
la  fille  d'auberge,  stupéfaite  de  voir  un   garçon  -i  crotté, 
et  que  jusque-là  elle  avait  pris  pour  un  jockey,  embrasser 
une  aussi  belle  dame  qu'Arabella.  laisse  tomber  sa  chan- 
delle, et  va  répandre  dan.-  la  maison  que  le  n°  13  est  en\ahi 
par  une  troupe  de  gens  mystérieux,  indéfinissables.,  che- 
velu.- comme  des  sauvages,  et  où  il  n'est  pas  possible  de 
reconnaître  les  hommes  d'avec  les  femmes,  les  valets  d'avec 
lo  maître-.  — Histrions!  dit  gravement  le  chef  de  cuisine 
d'un  air  de  mépris,  et  nous  voilà  stigmatisés,  montrés  au 
doigt,  pris  en  horreur.  Les  dames  anglaises  que  nous  ivn- 
<-oiitron>  dan.-  les  corridors,  rabattent  leurs  voiles  sur  leur- 
visage.-  pudibonds,  et  leurs  majestueux  époux  se  oODcer- 
lent   pour  nous  demander  pendant    le   souper    une    petite 
représentatioB  de  notre  savoir-faire,  mo\  ennant  une  eollecte 
raisonnable...  » 

Voilà    bien    un     récit    de    voyage  qui    ne   manque   ni   de 
gaîté  ni  de  verve!  Le  voyage  commençait   vraiment  soû- 
le- auspices  heureux,  et   tant   qu'il  dura  ce  fut  un  temps 


■  Elève  de  Le/t.  Heraana  Colaea,  phis  tard  entré  dans  les  nuire-, — 
lui  carme  déchaussé,  —  el  connu  sous  !<■  i de  Père Hermman. 


GEORGE    S  AND  329 

d'allégresse  el  de  joie.  Il  n'en  pouvait  rire  antpenienl  dans 
une  société  si  bien  assortie  :  George  Sand  et  Liszt,  deux 
\  mis  artistes,  avides  d'impressions,  brillants  ej  brûlants 
d'un  feu  intérieur  ;  la  comtesse  d'Agoult,  jeune  femme 
amoureuse  el  nullement  ordinaire;  Pu/./.i ,  Maurice  el 
Solange,  trois  enfants  gais  et  dispos;  le  spirituel  major 
PiHi't  ;  l'aimable  légitimiste,  la  berrichonne  Ursule,  nature 
naïve  et  spoatanéë,  tantôt  s 'extasiant  sur  toutes  choses, 
tantôt  pleurant  d'effroi  au  nom  de  Martiaux  qu'elle  con- 
fondait avec  la  «  Martinique  •>,  ce  qui  lui  faisait  cr;iindre 
une  traversée  pour  revenir  dans  le  Berry. 

La  joie  de  vivre  régnait  au  milieu  de  ces  jeunes  gens  ; 
on  se  divertissait  comme  dr>  écoliers  en  vacance,  c'étaient 
des  plaisanteries,  des  drôleries,  (\r>  espiègleries  sans  fin. 

Les  hôtes  et  les  servantes  (\c^  hôtels,  ainsi  que  les  indigènes. 

,i\  nient  vraiment  grand'peineà  préciser  qui  ils  hébergeaient, 
car  voici  par  exemple  ce  que  Lis/1  écrivit  sur  le  «  livre 
des-voyageurs  »  à  Chamounix  : 

Musicien-philosophe. 
né  :  au  Parnasse, 

venant  :       da  Doute. 

>(ll n ni  :         à  la  Vérité. 

A  son  tour,  George  Sand  se  qualifiant  avec  ses  enfants, 
de  «  famille  Piffoëls  »  (surnom  qui  lui  resta  depuis  ce 
jour  à  cause  du  long  nez  de  Maurice  et  de  celui  de  George 
Sand  elle-mèinei,  inscrivit  ce  qui  suit  : 


:Vu//(.s-  des  Voyageurs:  Famille  Piffoëls. 

Bomicile  :  La  nature. 

Ii'uii  ils  viennent  :  de  Dieu. 

< ta  Us  vont  :  au  < 'ici. 


330  GEORGE    SAM» 

Lieu  de  naissanct  :  Europe. 

Qualités  :  Flâneurs. 

Ihilr  tir  leurs  IÎIkï  :  TOUJOUTS. 

Délivrés  pur  qui  :  Par  l'opinion  publique. 

Liszt,  George  Sand  et  Pictet  consacrèrent  tous  des  pages 
vives  et  brillantes  à  leur  voyage  à  Ghamounix,  au  Grand 
Glacier  et  au  Montanvert,  à  leur  visite  à  la  cathédrale  de 
Fribourg  «'I  ;'i  leur  séjour  à  Genève.  Ils  nous  initient  éga- 
lement aux  causeries,  pleines  d'intérêt,  soit  philosophiques, 
soit  artistiques,  qu'ils  ont  eues  dans  le  cours  du  voyage. 
Sous  ce  rapport,  !<•  petit  livre  de  Pictet  qui  nous  donne  à 
la  lois  un  portrait  de  George  Sand,  comme  femme  et  écri- 
vain il  la  place  entre  Rousseau  et  Byron  .  et  lu  description 
du  voyage  à  Chamounix  et  à  Fribourg,  est  particulièrement 
intéressant.  Dans-cette  Course  à  Chamounix.  ayant  pour 
sous-titre  Conte  fcuitaslique,  l'auteur  expose  toutes 
causeries  et  ses  réflexions  ù  lui,  major,  dan-  une  forme 
vraiment  fantastique,  parfois  trop  allégorique,  parfois  en 
ayant  l'air  de  nous  raconter  ses  rêves  et  ses  \  isions,  ce  qui 
à  la  tin.  devient  fatigant  pour  le  lecteur.  Cependant,  malgré 
tous  ces  défauts,  le  livre  du  major  ne  manque  pas  de  colo- 
ris et  de  brillant  lorsqu'il  nous  expose  les  conversations 
di->  jeune.-  gens,  et  qu'il  analyse  le  caractère  de  chacun 
des  quatre  principaux  personnages  Liszt,  George  Sand. 
la  comtesse  d'Agoult,  Pictet  .  C'est  surtout  de  George 
Sand  qu'il  parle  le  plus  en  détail.  Après  une  appréciation 
pleine  d'esprit  des  banalités  débitées  sur  son  compte  et  des 
opinions  courantes  sur  elle,  Pictet  note  les  «  facettes  mul- 
tiples »  de  (•<•()(■  nature  :  elle  est  «  gamin  ».  elle  est  poète, 
«■Ho  est  femme  révoltée  et  romancière  distinguée,  poète 
de  l'amour  et  auteur  de  livres  épouvantant  les  hypocrite-.. 
elle  est   même  un   carbonaro.  La  ciel  de  sa  nature  énig- 


GEORGE     SAN  H  331 

matique  est  à  chercher  dans  son  génie.  Son  inconstance, 
mobilité,  ses  brusques  transitions,  ses  contradictions, 
ses  singularités,  ses  défauts  et  qualités,  ce  qu'il  y  a  d'élevé 
et  de  bas  dans  son  caractère,  tout  cela  provient  de  ce 
qu'elle  n'est  pas  une  créature  ordinaire,  mais  un  génie. 
(l'est  pour  cette  raison  que  George  Sand  lui  apparaît 
avant  tout  comme  nue  force  poétique,  créatrice;  Liszt, 
comme  une  personnification  de  la  musique.,  tandis  que  lé 
major  lui-même  et  la  comtesse  d'Agoull  sont  les  représen- 
tants de  l&  pensée,  de  l'analyse. 

Dans  une  vision  de  rêve  ils  apparaissent  d'abord  tous, 
comme  les  incarnations  des  trois  mystiques  éléments  sans- 
crits :  George  Sand  sous  l'aspect  de  Kamôroupi,  «  celle 
qui  changea  son  gré  »,  Liszt  sons  celui  de  Madhousvdra 
(i  le  mélodique  »,  Pictet  lui-même  ou  Arabella,  sous  celui 
de  Waiias,  «  la  pensée  ».  On  y  trouve,  expliqué  de  la 
manière  la  pins  pittoresque,  ce  que  chacun  d'eux  voit  et 
fait,  quel  rôle  il  joue  dans  l'univers.  Le  major  philosophe 
est  encore  préoccupé  de  savoir  quels  sont  les  hommes  tes 
pins  utiles  à  l'humanité  :  ceux  qui  embrassent  tout  ou  lès 
spécialistes'.'  Longtemps  il  est  impuissant  à  résoudre  ce 
problème  ;  enfin,  après  de  longues  réflexions,  il  arrive  à 
la  conclusion  que  ces  deux  éléments  se  marient  dans  le 
génie,  qu'il  compare  à  une  source  qui  jaillit  avec  force  des 
entrailles  delà  terre,  mais  se  répand  ensuite  sur  une  large 
surface.  Cela  explique  l'admiration  du  major  devant  le 
génie  de  George  Sand.  Tout  le  «conte»  n'est  au  fond 
qu'une  glorification  allégorique  de  son  pouvoir  sur  la  nature, 
de  son  esprit  universel,  de  l'équilibre  harmonieux  de  son 
Ame.  de  ses  ('Lins  perpétuels  vers  les  mondes  super-astrals, 
de  sa  soif  insatiable  de  savoir,  de  son  désir  de  pénétrer 
le  mystère  de  toute  la  création,  et  de  surprendre  celui  qui 


332  GEORGE    SANS 

doit  mettre  en  harmonie  l;i  vie  humaine  el  la  nature  (cette 
harmonie  a  toujours  été  pour  George  Sand  le  sublime  idéal 
<!u  bonheur  terrestre  .  C'est  pour  cela  que  tout  en  lisant. 
avec  Li>/.t  et  son  amie,  les  œuvres  du  philosophe  à  la 
mode,  Baivliou  de  Penboëa,  et  en  se  laissant  entraîner 
par  l;i  philosophie  de  Hegel,  elle  trouve  ensuite  encore 
pins  d'intérêt  aux  questions  et  aux  problèmes  sociaux. 
11  est  à  ssapposer  que  Liszt.  Arabella  et  le  major  d'une 
part.  George  Sand  de  l'autre,  ont  eu  entre  eux  de  vives 
disputes  politico-sociales,  car  un  des  chapitres  représente., 
—  sons  la  forme  de  l'apparition  fantastique  et  comique 
d'une  boite  à  marionnettes,  —  l'arrivée  dé  la  «  liberté  et  de 
l'égalité  démocratique  générales  »,  le  règne  de  la  classe 
mwfenne,  des  intérêts  et  des  idées  mesquines,  où  il  n'y 
aura  plus  ni  génie,  ni  art,  ni  vraie  science.  Georgecepen- 
dant  est  quelque  peu  surpris  du  résultai  final  et  logique 
de  son  œuvre  et,  après  avoir  attendu  vainement  les  mer- 
veilleux effets  de  lividité  sur  le  développement  intellec- 
tuel et  moral  de  l'homme,  il  tinil  par  trouver  le  genre 
humain...  ennuveux... 

Conformément  à  ces  récits  fantastiques  e1  allégoriques, 
tes  illustrations  du  li\re  ne  sont  pas  moins  curieuses.  Nous 
voyons  déjà  sur  la  couverture,  George  Sand,  un  cigare  à 
la  bouehe;  puis  vient  une  caricature  :  le  major  couché 
dons  son  lit.  est  oppressé  par  un  cauchemar  sous  ferme 
de  livres  que   George  Sand,  à  cheval  sur  un   chat,    prend 

sur  les  rayons  d'une  bibliothèque,  où  ils  sont  bien  ran 
■ — symbole  des  idées  bien  rangées  du  major —  et  qu'elle 
jette  sur  lui.  Le  troisième  dessin,  fac-similé  d'une  carica- 
ture <pie  George  Sand  avait  faite  elle-même,  à  propos 
des  occupations  philosophiques  du  major,  de  Liszt  et  de  ta 
comtesse,  porte  en  tète  l'inscription  :  <■  L'absolu  r-l  iden- 


C  Ko  Ri.  F.     SAM)  333 

tique  à  lui-même»',  el  au  bas  de  La  page  nœs  voyons  le 
portrait  de  Liszt  aux  cheveux  ébouriffes,  qui,  selon  son 
habitude  de  chercher  explication  à  tout,  demande  : 
>  Quest-ee  que  cela  veut  dire  »?  Adroite,  te  major  dit  : 
«  C'est  un  peu  vague»;  au  milieu,  Arabella,  dont  on  ne 
voil  que  la  coiffure  émergeant  des  coussins  du  divan, 
s'écrie  :  ■<  Je  m'y  perds  depuis  longtemps.  »  Enfin  te  qua- 
trième dessin  représente  George  Sand  el  le  major  assis  à 
cheval  sur  la  même  chaise.    ■ 

Mais  en  dehors  «les  conversations  métaphysiques  résu- 
mées dans  le  ehapitre  X  intitulé  :  Le  carnet  du  major 
et  pensées  détachées  l)  et  des  analyses  critiques  sur  George 
Sand,  en  dehors  de  la  représentation  sous  forme  fantasque 
de  l'inllueiiee  vivifiante  de  George  Sand  et  de  sa  poésie 
sur  la  nal ure  diamétralement  opposée  du  major-métaphy- 
sicien, nous  rencontrons,  dans  le  livre  de  Pictet,  des 
détails  exacts  el  très  réels,  sur  le  voyage  et  tes  voyageurs 
eux-mêmes.  Pictet  fait  entre  autres  le  portrait  des  deux 
femmes,  chacune  extraordinaire  à  sa  manière,  toutes  deux 
éminenles  el  sublimes  :  Arabella,  la  comtesse  eTAgOult, 
grande,  blonde,  élégante,  graeiense,  bien  coiffée  de  lon- 
gues boucles  à  l'anglaise,  un  flacon  à  la  main,  sérieuse, 
retenue  ;  George  Sand,  gamin  pétillant  d'un  feu  intérieur 
à  peine  maîtrisé,  artiste  aux  allures  simples  et  libres,  peu 
soucieuse  de  son  costume;  elle  est  vêtue  d'une  blouse 
d'homme,  un  cigare  à  la  bouche,  ses  épais  che\  eux  noirs, 
séparés  par  une  simple   raie  lui  tombent  sur  ses  épaules. 


'  Seergc  Sand  écrivait  pins  tard  à  propos  de  ©e  ehapitre  x  :  «  Les 
réflexions  philosophiques  qui  terminent  l'action  de  retire  conte  m'nnl 
vivement  frappée.  L;i  5e,  9".  19°,  25a,  29"  el  la  dernière  me  sont  restées 

et  nu-  resteront  dans  l'esprit  cm &,  dans  mon  enfance,  eertaias  versets 

delà  Uililr  ou  certaines  maximes  de  vieux  sages»...  (Correspondance, 
Mil.  Il,  lettre  an  Major  Adolphe  l'klet,  (Tœtobre  1838,  p.  104-108.) 


334  GEORGE    SAM) 

Sous  la  blouse,  George  Sand  portait  «  un  gilet  roug<  gi  mi 
de  limitons  d'or  en*  filigrane,  au  cou  une  cravate  noire,  la 
tète  citii verte  d'un  grand  chapeau  de  paille  >>.  Li>/t  égale- 
ment en  blouse,  portait  un  béret  ;'«  l;i  Raphaël.  La  (luette 
Arabella,  coiffée  d'une  «  capote  anglaise  »,  abaissait  sui  sa 
figure  un  voile  vert. 

Pictet  décrit  aussi  rétonnement  des  indigènes  ;'>  la  >  ie 
de  cette  «  troupe  errante  de  bohémiens  »  et  dépeint  en  \ 
couleurs  l'excursion  à  Fribourg,  la  visite  à  la  cathédrale, 
le  jeu  de  Liszt  sur  le  célèbre  orgue  de  l'église  et  lès  impn  s- 
sions  si  différentes  que  sa  musique  produisit  sur  li  - 
teurs.   Déjà  au  commencement  du  livre,   en    parlant 
Madhoûsvâra,  le  major  racontait  que  celui-ci  jouait  sur  <■  un 
instrument  musical  de  nature  et  de  tonnes  inconnue-       il 
est  à   présumer  que  les  sanscrits  ne  connaissaient    pas  le 
piano  .  «   dont  il  tirait   des  sons  admirables.  On  ne  savait 
à  vrai  dire  si  c'étaient  des  sons  ou  des  paroles,  car  1  oreille 
charmée  croyait  entendre  tantôt  de  ravissantes  mélodii 
tantôt  des  récits  pleins  d'intérêt  et  de  poésie...  » 

A  Fribourg  ce  n'est  plus  le  mystérieux  Madhousvàr.  . 
mais  Liszt  en  chair  et  en  os  qui  joue  sur  un  orgue  réel. 
L'impression  de  son  jeu  n'en  est  pas  moins  si  fantastique- 
ment ensorcelante  qu'il  est  difficile  à  ceux  qui  l'écoutent  de 
«lire  s'il  joue  ou  s'il  sait  par  de-  sons  raconter  ses  rêves 
et  exprimer  ses  pensées. 

Si  nous  nous  sommes  arrêté  si  longtemps  sur  l'opuscule 
de  Pictet,  c'est  que  ce  petit  livre  ne  se  rencontre  plus  chez 
les  libraires  et  qu'il  est  en  général  si  peu  connu  que,  lorsque 
nous  l'avons  demandé  en  t894  à  la  salle  de  travail  de  la 
Bibliothèque  Nationale  de  Paris,  on  nous  a  apporté  un 
exemplaire  non  encore  coupé  et  sans  reliure,  tel  qu'il  avait 
été  reçu  à  la  Bibliothèque  en  1N38.  Quant  à  la  relatioi 


GEORGE    S  AND  335 

ce  voyage  que  George  Sand  a  faite  dans  ses  Lettres  d'un 
Voyageur,  les  détails  en  sont  trop  connus  pour  que  nous 
les  transcrivions,  mais  nous  no  pouvons  nous  priver  du 
plaisir  de  donner  ici  la  page  de  la  dixième  Lettre,  où  George 
Sand  parle  ;'i  son  tour  de  l'improvisation  de  Liszt  sur  l'orgue 
de  Fribourg. 

«  Nous  entrâmes  dans  l'église  de  Saint-Nicolas  pour 
entendre  le  plus  bel  orgue  qui  ait  été  fait  jusqu'ici.  ArabeUa, 
habituée  aux  sublimes  réalisations,  âme  immense,  insa- 
tiable, impérieuse  envers  Dieu  et  les  hommes,  s'assit  fière- 
ment sur  le  bord  de  la  balustrade,  et,  promenant  surin  nef 
inférieure  son  regard  mélancoliquement  contemplateur, 
attendit,  et  attendit  en  vain,  ces  voix  célestes  qui  vibrent 
dans  son  sein,  mais  que  nulle  voix  humaine,  nul  instru- 
ment sorti  de  nos  mains  mortelles  ne  peut  faire  résonner  à 
son  oreille.  Ses  grands  cheveux  blonds,  déroulés  par  la 
pluie,  tombaient  sur  sa  main  blanche;  et  son  œil,  où  l'azur 
des  eieux  réfléchit  su  plus  belle  nuance,  interrogeait  la  puis- 
sance de  la  créature  dans  chaque  sou  émané  du  vaste  ins- 
trument. «  Ce  n'est  pas  ce  que  j'attendais  »,  me  dit-elle 
d'un  aii-  simple  et  sans  songera  l'ambition  de  sa  parole...  » 

Et  pendant  ce  temps-là  le  jeune  organiste  robuste,  ru 
voulant  taire  valoir  toutes  les  quatités  du  célèbre  orgue  ri 
se  conformant  aux  désirs  de  son  maître,  le  vieux  Mooser, 
qui  avait  la  manie  de  vouloir  créer  dans  ses  instruments 
<\i^  registres  imitant  le  bruit  de  l'orage,  —  ce  gaillard  solide 
et  vermeil,  disons-nous,  se  déchaînait  sur  le  clavier  en 
reproduisant  une  tempête  avec  éclairs  et  tonnerre,  pluie  et 
vent,  «clochettes  de  vaches  perdues,  fracas  de  la  foudre, 
craquement  des  sapins,  —  finale,  dévastation  des  pommes 
de  terre  »...  Tout  cela  ne  produisit  sur  l'auditoire  que  l'effet 
le  plus  baroque  et  ne  leur  fit  nullement  apprécier  le  mer- 


:J3Ô  SEOMGE    SAXIi 

\t'illi'ii\  instrument  du  vieux  Meoser,  qui  écoutait  iinpa-.-i- 
1  >lt  il u  1 1 1  la  tempête  mu.-icale. 

«  Ce  l'ut  seulement  lorsque  Franz  posa  liJ ucim-nt  ■ 
mains  sur  Le  davier,  et  non-  fit  entendre  un  fragment  en 
hirs  ir;v  de  Mozart .  —  dit  George  Sand,  —  que  bous  com- 
prîmes la  supériorité  de  l'orgue  de  Fribcurg  sur  tout  ce 
<|uc  qone  connaissions  eo  ee  genre.  La  veille,  déjà,  nous 
a\  urne  entendu  celui  de  la  petite  ville  de  Bulle,  qui  est  awssi 
un  ouvrage  de  Mooser,  et  nous  avions  été  charmés  de  la 
qualité  des  sons;  mais  le  perfectionnement  est  remarquable 
dans  celui  de  Fribourg,  surtout  tes  jeux  de  la  voix  humaine, 
(|ui.  perçant  à  travers  la  basse,  produisirent  sur  nos  calante 
une  illusion  complète.  11  y  aurait  eu  de  beaux  contes  à  leur 
faire  sur  ee  chœur  de  vierges  invisibles  ;  mais  non.--  étions 
tous  absorbés  par  les  notes  austères  du  Dies  irse.  Jamais 
le  profil  florentin  de  Franz  ne  s'était  dessiné  plus  pâle  et 
pkis  pur,  dans  une  nuée  plu.-  -ombre  de  terreurs  mystiques 
et  de  religieuses  tristesses.  11  y  avait  une  combinaison  har- 
monique qui  revenait  sans  cesse  sous  sa  maki,  et  dont 
chaque  note  se  traduisait  à  mon  imagination  par  les  rude- 
parole-  de  l'hymne  funèbre. 

Quantus  tremor  est  futurus 
Quando  judex  est  veAturus,  etc. 

«  Je  ne  sais  si  ces  paroles  correspondaient,  dan.-  le  génie 

du  maître,  aux  notes  que  je  leur  attribuais,  mais  nulle  puis- 
sance humaine  n'eût  olé  de  mou  oreille  ces  syllabes  ter- 
ribles, (Utantusli-emor...  Tout  à  coup,  au  lieu  de  m'abatfre. 
cette  menace  de  jugement  m'apparul  comme  une  pronfc 
et  accéléra  d'une  joie  inconnue  le-  battements  de  mon  cœur. 
Une  confiance,  une  sérénité  infinie  me  disait  que  la  justice 
éternelle  ne  nie  briserait  pas  :  qu'u\cc  le  flot  des  opprimés 


GEOBGB     9  \ND  337 

je  passerais  oublié,  pardonné  peut-être,  sous  la  grande 
herse  du  jugement  dernier;  que  les  puissants  du  siècle  et 
Les  grands  de  la  terre  y  seraient  seuls  broyés  aux  veux 
des  victimes  innombrables  de  leur  prétendu  droit.  La  loi 
<lu  talion,  réservée  à  Dieu  seul  par  les  apôtres  de  la  misé*, 
ricorde  chrétienne,  et  célébrée  par  un  chant  si  grave  et  si 
large}  ne  me  sembla  pas  un  trop  frivole  exercice  de  la  puis- 
sance céleste,  quand  je  me  souvins  qu'il  s'agissait  de  châ- 
tier des  crimes  tels  que  l'avilissement  et  la  servitude  de  la 
nace  humaine.  Oh!  oui,  me  disais-je,  tandis  que  Tire  divine 
grondait  sur  ma  tête  en  notes  foudroyantes,  il  y  aura  de  la 
crainte  pour  ceux  qui  n'auront  pas  craint  Dieu  etqui  l'au- 
ront outragé  dans  le  plus  noble  ouvrage  de  ses  mains  !  pour 
ceux  qui  auront  violé  le  sanctuaire  des  consciences,  pour 
ceux  qui  auront  chargé  dé  fers  les  mains  dé  leurs  frères. 
pour  ceux  <|ui  auront  épaissi  eur  leurs  yeux  les  ténèbres  de 
l'ignorance!  pour  ceux  qui  auront  proclame  que  l'escla- 
vage des  peuples  e>t  d'institution  divine,  et  qu'un  ange 
apporta  du  ciel  le  poison  qui  trappe  de  démence  ou  d'i- 
neptie le  front  des  monarques;  pour  ceux  qui  trafiquent  du 
peuple  et  qui  vendent  sa  chair  au  dragon  de  l'Apocalypse; 
pour  tous  ceux-là  il  y  aura  de  la  crainte,  il  y  aura  de 
L'épouvante  ! 

«  J'étais  dans  un  de  ces  accès  de  vie  que  nous  commu- 
nique une  belle  musique  ou  un  \in  géaéneux,  dans  une 
de  ces  excitations  intérieures  où  rame  longtemps  engourdie 
semble  gronder  comme  un  torrent  <pù  \;i  rompre  les  glaces 
de  l'hiver,  lorsqu'en  me  retournant  vers  Ârabella,  je  vis 
sur  sa  figure  une  expression  céleste  d'attendrissement  et 
de  piété;  sans  doute  elle  avait  été  remuée  par  des  notes 
plus  sympathiques  ;'i  -a  nature.  Chaque  combinaison  des 
sons,  des  lignes,  de  la  couleur,  dans  les  ouvrages  de  l'art. 

a.  22 


338  GEORGE    SANI» 

l'ail  vibrer  en  nous  des  cordes  secrètes  el  révèle  les  mys- 
térieux rapports  de  chaque  individu  avec  le  monde  exté- 
rieur. Là  <>ù  j'avais  rêvé  la  vengeance  du  Dieu  des  armées, 
elle  avait  baissé  doucement  la  tête,  sentant  l>i«'it  que  l'ange 
de  la  colère  passerait  sur  elle  sans  In  frapper  el  elle  s'était 
passionnée  pour  une  phrase  plus  suave  el  plus  louchante, 
peut-être  pour  quelque  chose  connue  le 

Recordare,  Jesu  pic... 

Pendant  ce  temps,  des  nuées  passaienl  el  la  pluie  fouettai! 
les  vitraux;  puis  le  soleil  reparaissait  pâle  el  oblique  pour 
être  éteint  peu  de  minutes  après  par  un*'  nouvelle  averse. 
Grâce  à  ces  effets  inattendus  de  la  lumière,  la  blanche  el 
proprette  cathédrale  de  Fribourg  paraissait  encore  plus 
riante  que  de  coutume,  et  la  figure  «lia  roi  David,  peinte 
en  costumé  de  théâtre  du  temps  de  Pradon,  avec  une  per- 
ruque noire  et  des  brodequins  de  maroquin  rouge,  semblail 
sourire  et  s'apprêter  à  danser  encore  une  fois  devant  l'Ar- 
che. Et  cependant  l'instrument  tonnai!  comme  l;i  voix  «lu 
Dieu  fort,  et  l'inspiration  du  musicien  faisait  planer  tout 
l'enfer  et  tout  le  purgatoire  de  Dante  sous  ses  voûtes  étroites 
à  nervures  peintes  en  rose  et  en  gris  perle. 

Les  enfants  couchés  à  terre  Comme  déjeunes  chiens  s'en- 
dormaient dans  des  rêves  de  fées  sur  les  marches  de  la  tri- 
hune:  Mopser  faisait  la  moue,  el  le  syndic  s'informait  de 
nos  noms  et  qualités  auprès  du  major  fédéral.  A  chaque 
réponse  ambiguc"  du  malicieux  cicérone,  le  bon  el  curieux 
magistral  nous  regardait  alternativement  avec  doute  el  sur- 
prise... > 

Et  la  dixième  Lettre  d'un  Voyageur  se  terminait  primi- 
tivement par  des  «  terribles  poignées  de  main  à  nos  ainsi 
de  Paris,  à  David  .Richard,  Calamatta,  Charles  d'Arragon. 


GEORGE    SAM)  339 

Emmanuel.  Mercier  et  noire  Benjamin1  » —  par  la  pro- 
messe  d'écrire  la  prochaine  fois  à  Meyerbeer  (la  Lettre  sui- 
vante lui  est  bien  adressée)  H  par  l'annonce  -du  prochain 
départ  de  l'auteur  pour  Genève  -. 

En  effet,  après  avoir  fait  leurs  adieux  à  Pictet,  George 
Sand,  la  comtesse  d'Agoull  et  Liszt  se  rendirenl  à  Genève 
où  ils  s'installèrent  dans  un  hôtel  situé  au  bord  du  Léman 
et  où  George  Sand  occupa  avec  ses  entants  la  mansarde, 
qui  l'attendait  depuis  l'année  dernière  déjà. 

«  C'est  alors,  dit  encore  Mmc  Lina  Ramann,  que  s'écou- 
lèrent quelques  jours  de  déliées  artistiques  et  de  plaisirs 
intellectuels,  ce  fut  le  moment  où  bien  souvent  les  mains  de 
Liszt,  dociles  aux  suggestions  de  son  génie,  erraient  sur  le 
clavier  aux  touches  de  nacre.  Et  George  Sand  pendant  ce 
temps  s'asseyait  près  du  feu,  en  écoutant  attentivement,  ou 
bien  le  regard  de  ses  yeux  calmes  se  tournaient  vers  le 
magnifique  paysage  qu'on  voyait  parla  fenêtre,  tandis  que, 
sous  l'impression  de  la  musique  elle  rêvait  et  transformait 
toutes  ces  harmonies  en  visions  poétiques3.  » 

A    cette   époque  à    peu   près,    Liszl    composa    son   Ttondo 

fantastique,  sur  une  chanson  espagnole  de  Manuel  Garcia, 
El  Contrabandista,  qui  dut  en  grande  partie  son  succès  è 
la  brillante  exécution  de  ce  morceau  par  M""'  Malibran,  la 
célèbre  fille  de  Garcia.  D'après  George  Sand,  cette  «  grande 
artiste  y  puisait,  avec  tant  de  force,  les  souvenirs  de 
l'enfance  et  les  émotions  de  la  patrie,  que  son  attendris- 
sement l'empêcha  plus  d'une  fois  d'aller  jusqu'au  bout  ;  un 
jour  même  elle  s'évanouit  après  l'avoir  achevé  "... 

1  M.  Auguste  Martineau-Desclienez.  Voir  plus  loin,  p.  3*7. 
-  Dans  les  éditions  postérieures  cette  lin  de  lettre  est  tronquée, 
■  Liua  Ramann  :  «  Franz    Liszt    als  Kùnstlér  und  Mensch.    (Leipsi 
Breitkopf  und  Hârtel.  1880-1887.) 


)4fl  GROB€8    S  AND 

Liszt  dédia  le  Rondo  h  George  Sand  :  «  ;'i  Monsieur 
Sand  »  édition  de  Leipzig,  i  S  :^  T  .  à  Madame 
George  Sand  édition  <!<:■  Vienne,  1839  .  Aussitôt  après 
avoir  terminé  sa  pièce,  Liszt  la  Joua  un  soir  d'automne  à 
George  Sand  assise  dans  l'obscurité  à  la  fenêtre  et  fumant 
-ii  eigarette. 

...  «  L'auditeur,  ému  parla  musique,  un  peu  enivrée  par 
];•  fumée  du  canaster,  par  le  murmure  «lu  Léman  expi- 
rant surses  grèves,  se  laissa  emporter  au  gré  de  sa  propre 
fantaisie  jusqu'à  revêtir  les  sons  de  formes  humaines, 
jusqu'à  dramatiser  dans  -"ii  cerveau  toute  une  scène  de 
roman.  Il  en  parla  le  soir  à  souper  el  tâcha  de  raconter 
la  vision  qu'il  avait  eue;  on  le  mit  au  défi  de  formuler  la 
musique  en  parole  et  <'ii  action.  Il  se  récusa  d'abord,  parce 
que  la  musique  instrumentale  ne  peut  jamais  avoir  un  sens 
arbitraire  :  mais  le  compositeur  lui  ayant  permis  de  s'aban- 
donner à  -<>n  imagination,  il  prit  la  plume  en  riant  et  tra- 
duisit son  rêve  dans  une  forme  qu'il  appela  lvrico-fantas- 
tique.  foute  d'un  autre  nom,  et  qui  après  tout  n'est  |>a- 
plus  aeuve  que  tout  ce  qu'on  invente  aujourd'hui1  ». 

-  Ion  son  habitude  George  Sand  passa  foute  la  nuit  à 
écrire,  et  le  lendemain  elle  lut  à  ses  amis  L<'  Contrebandier , 
conte  lyrique,  dans  lequel  elle  s'était  plu  à  reproduire  L<  s 
tableaux  fantastiques  que  l'œuvre  de  \J\-/X  avait  inspii 
son  imagination... 

«  La  traduction  poétique  d'une  œu\  re  musicale,  —  c'était 
quelque  chose  de  nouveau,  'lit  Lina  Ramann,  —  les  musi- 
ciens ont  bien  puisé  de  tous  les  l<'in|»-  aux  sources  poéti- 
ques, mais  le  contraire  n'était  jamais  arrivé...  »  Et  Jules 
.liinin     dans  le  n    9  de   la    Gazette   Musicale  de  Paris 

1  «  Le  Contrebandier  ».  {Œuvres  complètes  A   &      -    Sand,  éd.  Lévy, 
vol.  La  Coupe,  p.  265-266.) 


GEORGE     S  A  NU  341 

de  1 S 3 7  avait  raison  de  s'écrier  avec  étonnonient,  en 
s'adressanl  aux  Parisiens  :  «  George  Sand  nous  arrive  ! 
Prêtez  l'oreille!  il  revient  des  montagnes  avec   Liszt,  son 

compagnon!    Ils  reviei ni  bras  dessus,  bras  dessous,  le 

musicien  el  le  |>oète,  ei  celle  fois,  par  une  révolution  inat- 
tendue, ce  n'esl  plus  le  musicien  qui  l'ail  la  musique  sur  les 
paroles  du  poète,  c'esl  le  poète  qui  fail  les  paroles  de  la 
musique.  Quoi  de  plus  magnifique  que  cet  hymne  entonné 
par  George  Sand  sur  la  chanson  du  Contrebandier.  Aussi. 
musiciens  el  poètes  ont-ils  égalemenl  battu  des  mains  à 
cette  interprétation  toute  poétique  don!  nous  n'avions  pas 
(I  exemple  parmi  nous...  » 

«  Le  Contrebandier,  paraphrase  fantastique  sw  un 
Rondo  fantastique  de  Franz  Liszt,  »  esl  loin  de  pouvoii 
être  rangé  parmi  les  meilleurs  ouvrages  de  George  Sand, 
de  même  que  El  Conirabandista  n'appartieni  pas  aux 
productions  les  plus  parfaites  de  Liszt.  Ce  Rondo,  — 
série  de  variations  sur  un  thème  espagnol,  ■ —  ne  se  dis- 
tingue ni  par  la  perfection  technique  ni  par  le  brillait! 
planisme  d<  Liszt,  ni  par  l'inspiration  qui  caractérise  les 
pièces  ultérieures  qu'il  a  écrites  en  ce  genre.  11  esl 
possible  que  le  jeu  merveilleux  du  compositeur  donnait 
une  teinte,  une  couleur  précise  à  chacune  des  variations 
de  la  pièce,  mais  dan-  huile  antre  exécution  et  par 
elles-mêmes,  ces  variations  sont  positivement  incapables 
de  faire  surgir  dan-  l'âme  de  l'auditeur  des  tableaux  que 
nous  rêvons  involontairement  quand  nous  entendons,  par 
exemple,  la  merveilleuse  fantaisie  sur  le  thème  du  Dies 
irtr  {La  Danse  Macabre  .  Pour  nous,  nous  avons  de  la 
peine  à  comprendre  que  George  Sand  ait  pu  s'imaginer,  en 
entendant  ces  variations,  toul  ce  qu'elle  a  représenté  dans 
le  Contrebandier.  C'était,  il  est  vrai,  une  George  Sand  el 


342  GEORGE    SAM» 

elle  savait  voir,  entendre  et  imaginer  ce  que  personne  de 
nous  ne  saurai!  voir,  entendre  et  imaginer  aux  sons  du 
Rondo  de  Liszt.  Quoi  qu'il  en  soit,  dans  ce  ■•  Conte  lyrique 
le  vol  de  l'imagination  surpasse  de  beaucoup  le  mérite  litté- 
raire. La  partie  la  mieux  réussie  et  la  plus  poétique  de 
l'œuvre  est  Favant-propos,  tondis  que  le  conte  lui-même 
n'est  en  réalité  qu'une  olla  podrida  véritable  de  moines, 
de  brigands,  de  chansons  à  boire,  de  poignards,  de  nobles 
contrebandiers,  d'  «  orgies  »  d'opéra,  de  scélérats  et  de 
jeunes-premiers  idem.  Peut-être  des  âmes  plus  poétiques 
que  la  nôtre  trouvent-elles  du  plaisir  à  la  lecture  de  ce 
gâchis  fantastique  ;  quant  ;'i  nous,  esprit  prosaïque  que  nous 
sommes,  nous  avouons  franchement  •■!  en  toute  sincérité 
que  parmi  les  œuvres  de(  îeorge  Sand  nous  n'en  connaissons 
aucune  <|ui  suit  plus  ennuyeuse,  de  plus  mauvais  goût  et 
d'une  invention  plus  lourde,  et  nous  serions  heureux  si  l'au- 
teur s'était  contenté  de  réciter  de  vive  voix  à  ses  amis 
toute-  les  fantaisies  poétiques  que  le  Rondo  de  Liszt  lui 
avait  inspirées,  et  si  elle  se  tût  bornée  ;'i  n'imprimer  que  la 
préface  réellement  poétique  et  élégante  qu'elle  a  su  leur 
adjoindre. 

a  L'air  se  termine,  dit-elle,  par  cette  sorte  de  cadence  qui 
se  trouve  à  la  fin  de  toutes  les  tiranas,  et  qui,  ordinaire- 
ment mélancolique  et  lente,  s'exhale  comme  un  soupir  ou 
comme  un  gémissement.  La  cadence  finale  du  Contre- 
bandier est  un  véritable  sonsonete;  il  se  perd,  sous  un 
mouvement  rapide,  dans  les  tons  élevés,  comme  une  fuite 
railleuse,  comme  le  vol  à  tire-d'aile  de  l'oiseau  qui  s'é- 
c happe,  comme  le  galop  du  cheval  qui  fuit  à  travers  la 
plaine:  mais,  malgré  cette  expression  de  gaité  insouciante. 
quand,  d'une  cime  des  Pyrénées,  dans  les  muettes  solitudes 
ou  sous  la  basse  continue  des  cataractes,  vous  entendez  ce 


GEORGE    SAM»  :n:j 

trille  lointain  voltiger  sur  les  sentiers  inaccessibles  dont  l< 
ravin  vous  sépare,  vous  trouvez  dans  l'adieu  moqueur  du 
bondit  quelque  chose  d'étrangement  triste,  car  un  douanier 
va  peut-être  sortir  des  buissons  et  braquer  son  fusil  sur 
votre  épaule;  et  peut-être  en  même  temps  le  hardi  chan- 
teur va-t-il  rouler  et  achever  sa  coplita  dans  l'abîme...  » 

Ce  que'  Li>zl  admirait  surtout  dans  cette  chanson,  c'êtaii 
é>  idemment  ce  cachet,  tout  espagnol,  de  farouche  mépris  de 
la  vie,  d'audacieuse  bravoure  qui  l'attiraient  toujours,  fût- 
ce  dans  les  chants  des  bohémiens  de  sa  patrie  ou  dans  les 
œuvres  des  poètes.  Qu'on  se  souvienne  seulement  de  sa 
romance  si  connue  :  Les  trois  bohémiens,  sur  les  vers  de 
Lenau.  (\\->\  cette  même  bravoure  qui  charma  aussi  George 
Sand,  et  elle  assure  que  <•  Garcia  conserva  toujours  une 
prédilection  paternelle  pour  >;>  chanson  du  Contrebandier. 
Il  prétendait,  dans  ses  jours  de  serve  poétique,  que  le  mou- 
vement, le  caractère  et  le  sens  de  cette  perle  musicale 
étaient  le  résumé  de  la  vie  d'artiste,  de  laquelle,  à  son  dire, 
la  vie  de  contrebandier  est  l'idéal.  Le  aye.  jah-o,  ce  aye 
intraduisible  qui  embrase  les  iiarines  des  ehevaux  et  fait 
hurler  les  chiens  à  la  chasse,  semblait  à  Garcia  plus  éner- 
gique, plus  profond  et  plus  propre  à  enterrer  le  chagrin. 
que  toutes  les  maximes  de  la  philosophie.  Il  disait  sans  cesse 
qu'il  voulait  pour  toute  épitaphe  sur  sa  tombe  :  Jo  que  soy  el 
Contrabandista,  tantOthelloet  don  Juan  s'étaient  identifiés 
avec  le  personnage  imaginaire  du  Contrebandier...  » 

Mmc  Lina  Ramann,  qui  raconte  brièvement  l'histoire  de  la 
création  du  Contrabandista  musical  et  du  Contrebandier 
littéraire,  dit  :  «  Il  est  étonnant  que  George  Sand,  pour  sa 
part .  uait  jamais  inspiré  Liszt  »  c'est-à-dire  qu'il  n'a 
jamais  rien  composé  sur  aucune  de  ses  teuvres  .  a  maigre 
le  profond  sens  musical  de  George  Sand  ». 


Ui  GEORGE     >ANI> 

Le  lecteur  verra  plus  loin  que  la  première  de  ces  asser- 
tions est  inexacte.  Bien  que  Liszt  n'ait  jamais  écril  de 
romance  ni  de  chanson  sur  les  paroles  de  George  Sand,  il 
a  cependant  nourri  plus  tard  le  projejt  de  faire  un  opéra  de 
Consuclo  et,  comme  nous  l'avons  <lil  ailleurs, plusieurs  pro- 
grammes de  ses  P ohmes  symphoniques  sont  des  pages 
périphrasées  de  George  Sand. 

Quant  à  la  seconde  moitié  de  la  phrase  de  Lina  lîamann, 
elle  es)  à  nos  yeux  importante  et  significative  comme  témoi- 
gnage venant  d'un  grand  musicien,  de  la  nature  musi- 
cale de  George  Sand.  Ce  témoignage  est  d'autant  plus  pré- 
cieux  pour  nous  que  le   biographe  de  Chopin,  Frédéric 
Niecks,    n'émettant  du  reste  que  >r>  propres  opinions   et 
non  celles  de  Chopin,  nie  chez  George  Sand  le  don  musical 
et  celui  fie  la  critique  musicale,  se  basant  sur  deux  preuves 
qui,    selon    nous,   attestent   précisément   le    contraire  de  ce 
qu'il  avance.  Connue  nous  reviendrons  plus  loin  sur  celle 
question,  nous  nous  permettons  de  nous  lier  à  l'opinion  de 
Liszt   qui.  nous  semhle-t-ii,  est  assez  lion  juge  en  colle  ma- 
tière, et  de  répéter  avec  lui  queGeorgeSand  ('lait  éminem- 
ment musicienne  et  s'entendait  parfaitement  en  cet  mi.  Sa 
compréhension   profonde  de  la   musique   procurait  à  Liszt 
i\r>  moments  de  cette  satisfaction  intime  éprouvée  par  tout 
artiste  quand  il  a  devant  lui  un  auditeur  qui  vibre  à  l'unis- 
son avec  lui.  Ce  talent  de  George  Sand  à  comprendre  le 
langage  divin  des  s<>n>  devait  exercer  une  grande  attrac- 
tion sur  Liszt,  outre  la  conformité  de  leurs  autres  idées, 

leurs  goûts  et  leurs  convictions. 

Au  mois  d'octobre.  George  Sand  quitta  Genève;  Liszt  et 
la  comtesse  d'Agoult  \  restèrent  jusqu'à  la  lin  de  l'automne, 
mais  il  fut  convenu  qu'eu  se  retrouverait  à  Paris  et  qu'on 
v  demeurerait  ensemble. 


(.F.  Mfîl.r.     SAM»  345 

En  traversai!)  Lyon,  George  Sand  rendit  visitée  «  j  1 1«  *i— 
((nés  personnes  de  sa  connaissance,  amis  de  Liszt  pour  La 
plupart.  Rentrée  à  Nbhant,  elle  y  pesta  jusqu'à  la  fin  du 
mois  d'octobre  el  partit  ensuite  pour  Paris,  où  elle  s'installa 
dans  un  logement  meublé,  que  J  ;  »  comtesse  d'Agonlf  lui 
avait  préparé  d'avance  à  l'Hôte]  de  France,  rue  Laffitte.  Elle 
occupait  à  l'entresol  le  n°  21 ,  Liszt  et  la  comtesse  d'Agoiilt 
le  n"  2'.\.  à    l'étage   supérieur.    Le  salon  étant    commun, 

George  Sand  et  M d'Agoultse  \  oyaient  continuellement. 

La  comtesse,  <[ui  ne  pouvait  se  passer  de  société,  aimait  à  se 
voir  entourée.  (Test  alors  qu'elle  conçut  l'idée  de  créer  le 
salon  littéraire  el  politique  qu'elle  eut  en  elîet  dans  la  suite. 
En  18hMi,  son  premier  souci  l'ut  de  ne  pas  se  trouver  soli- 
taire et  abandonnée,  à  cause  de  sa  position  équivoque  dans 
le  monde.  Elle,  qui  avait  été  longtemps  la  reine  (Us  salons 
du  faubourg  Saint-Germain,  n'aurait  pu  se  consoler  de  cet 
abandon.  L'Hôtel  de  France  devin!  donc  temporairement  le 
centre  d'un  cercle  choisi  et  nombreux  où  l'on  rencontrai! 
le^  célébrités  de  tous  les  genres,  de  toutes  les  sphères: 
Lamennais,  Ballanche  l  et  Auguste  Barchou  de  Penhoën-; 
Heine  el  Mickiewicz  ;  Michel,  Charles  Didier  et  Louis  de 
Ronchaud;    Chopin    el    Nourrit;    Victor    Schoelcher    et 


-  Ballanche,  membre  de  V Académie  française,  poète  et  philosophe,  né 
en  lTTii  à  Lyon,  mort  à  Paris?  en  ls  17.  Après  une  triste  jeunesse  mala- 
dire,  Ballanche  esl  resté  tout  le  reste  de  sa  vie  enclin  aux  méditations 
solitaires  el  à  le  contemplation.  On  a  de  lui  des  poèmes  Orphée. 
Antigone),  un  roman  (L'Homme  sans  nom).  Il  esl  surtout  connu  par 
son  Essai  sitr  lu  palingénésie  sociale,  qu'il  n'a  d'ailleurs  pas  terminé. 
Si'-  écrits  pénétrés  de  mysticisme  ne  manquent  pas  de  talenl  poétique 
el  d'idées  élevées.  Les  œuvres  complètes  de  Baîtanche  ofll  paru  en  t832, 
en  6  volumes  in-8' . 

*  Auguste-Théodore-Hilairc ,-  baron  Barchou  de    Penhoën,  né  à   Mor- 

la'rx  en  1801.  nim-i  en  1855, 'historien  et  publiciste,  adepte  de  Ballanche. 

Il  fui  un  des  premiers  rédacteurs  de  la  Revue  des  Deux-Mondes,  publia 

plusieurs  ouvrages  très  sérieux  sur  les  philosophes  allemands  e1  en 

aisil  d'autres. 


346  GEORGE    SAM» 

Grzymala:  Mesdames  Marliani  et  AUart,  etc.,  etc.  Voici 
comment  George  Sand  décrit  cet  essai  de  phalanstère 
artistique,  rue  Laffîtte  :  «  A  l'Hôtel  de  France,  où 
Mu"  d'Agoult  m'avait  décidé  à  demeurer  près  d'elle,  les 
conditions  d'existence  étaient  charmantes  pour  quelques 
jours.  Elle  recevait  beaucoup  d<'  littérateurs,  d'artistes 
et  quelques  hommes  du  monde  intelligents.  C'est  chez 
elle  ou  par  elle  que  je  fis  connaissance  avec  Eugène  Sue. 
le  baron  d'Eckstem,  Chopin,  Mickiewiez,  Nourrit,  Victor 
Schœlcher,  de.  Mes  amis  devinrent  aussi  les  siens.  Elle 
connaissait  de  son  côté  M.  Lamennais,  Pierre  Leroux, 
Henri  Heine,  etc.  Son  salon  improvisé  dans  une  auberge 
était  donc  une  réunion  d'élite,  qu'elle  présidait  avec  une 
grâce  exquise  et  où  elle  se  trouvait  à  la  hauteur  de  toutes 
les  spécialités  éminentes  par  l'étendue  de  son  esprit  et  la 
variété  de  ses  facultés  à  la  fuis  poétiques  el  sérieuses. 

«  On  faisait  là  d'admirable  musique,  et,  dans  l'intervalle, 
«m  pouvait  s'instruire  ru  écoutant  causer.  Elle  voyait  aussi 
Mme  Marliani,  notre  amie  commune,  tète  passionnée,  cœur 
maternel,  destinée  malheureux',  parce  qu'elle  voulut  trop 
faire  plier  la  vie  réelle  devant  l'idéal  de  son  imagination  el 
les  exigences  de  sa  sensibilité...  » 

Dans  une  lettre  inédite  du  20  décembre  1836  ;'i  Scipion 
du  Roure,  jeune  avocat  qu'elle  ne  connaissait  pas  encore 
personnellement,  mais  qu'elle  avait  pris  eu  affection  pour 
l'amitié  qu'il  lui  a\ait  témoignée,  — qui  faillirent  devenir 
de  l'adoration,  ce  dont  George  Sand  s'était  tant  soit  peu 
moquée,  quoique  de  sou  côté  elle  lui  eût  proposé  pour  lier 
connaissance,  de  se  voir  au  jardin  du  Luxembourg  et  de 

se  deviner  »  !,  —  dans  une  lettre  à'ce  M.  du  Roure, 
(  îeorge  Sand  écrit  «loue  : 

•  Jeudi   nous  avons  notre  soirée  avec   Liszt  au   piane, 


GEORGE     S  AND  34-7 

Nourrit,  etc.  Vous  entendrez  de  la  belle  musique  el  vous 
\i'\-n>t  de  nobles  figures.  Vous  viendrez  vers  dix  heures 
et  vous  monterez  à  l'entresol  où  je  demeure.  Vous  me 
ferez  avertir  pas  ma  femme  de  chambre.  Je  descendrai  du 
salon  qui  est  au  premier  et  je  viendrai  vous  chercher,  pour 
que  vous  ne  tombiez  pas  là  comme  mars  en  carême.  » 

Non  moins  curieuse  est  sa  lettre  inédite  du  31  octo- 
bre J  83*»  à  un  autre  ami,  M.  Martineau-Deschenez  : 

«  Cher  Benjamin,  envoie  demain  une  redingote  et  un 
gilet  à  Mme  d'A...  Je  ne  sais  pas  trop  ce  qu'elle  veut.  Va 
l;i  voir,  elle  demeure  ;'i  l'étage  au-dessus  de  moi.  Elle  te 
trouve  l'air  bon,  je  lui  dis  que  tu  en  as  l'air  et  In  chanson. 
Elle  est  charmante  à  tous  égards.  Tu  me  remercieras  de  te 
l'avoir  fait  connaître...  » 

Déjà  mi  printemps  de  cette  même  année  de  1836,  George 
Sand  avait  l'ait  In  connaissance  de  Lamartine  et  de  Berryer 
chez  .\i"'r  de  Rochemure,  mariée  en  premières  noces  au  duc 
de  ("avlus,  et  qui  habitai!  alors,  au  quai  Malaquais,  le 
même  logemenl  dont  George  Sand  s'était  l'ait  un  cabinet 
de  travail  au  printemps  de  1835,  pendant  que  la  maison 
('■lait  en  réparation.  A  propos  de  Lamartine,  elle  écrivait 
à  Liszt  et  à  M"10  d'Agoult  :  «  J'ai  fait  connaissance  avec  lui. 
Il  ;i  été  très  bon  pour  moi.  Nous  avons  fumé  ensemble  dans 
un  salon  qui  est  extrêmement  bonne  compagnie,  mais  où 
on  me  passe  tous  mes  caprices;  il  m'a  donné  de  bon  tabac 
et  de  mauvais  vers.  Je  l'ai  trouvé  excellent  homme,  un  peu 
maniéré  et  très  vaniteux.  J'ai  fait  aussi  connaissance  avec 
Berryer,  qui  m'a  semblé  beaucoup  meilleur  garçon,  plus 
simple  et  plus  franc,  mais  pas  assez  sérieux  pour  moi;  car 
je  >ui>  très  sérieuse,  malgré  moi  et  sans  qu'il  y  pnraisse...  » 
M",c  de  Rochemure,  dame  très  aimable  et  très  cultivée, 
avail  en  plus  deux  charmantes  petites  tilles,  ce  qui  fit  que 


i.K.nRi.K     SAM) 

rge  Sand,  qui  se  sentait  toujours  attirée  par  les  enfants, 
se  lia  d'une  étroite  amitié  avec  la  famille. 

Dans  l'hiver  de  L8&6,  George  Sand  fit  aussi  la  connais- 
sance  de  Chopin.  C'est  là  un  t'ait  incontestable  qui  renverse 
complètement  la  légende  très  accréditée  chez  les  biographes 
de  Chopin  el  très  répandue  dan- le  public,  d'après  laquelle 
la  première  rencontre  de  George  Sand  et  de  Chopin  n'aurait 
eu  lieu  qu'en  1N37,  à  une  soirée  musicale  chez  la  com- 
tesse C"*,  ou  à  une  matinée  musicale  chez  le  marquis  G**' 
dan-  les  deux  cas.  il  tant  sou.— entendre  le  marquis  de  Gns- 
tine  .Comme  toute  légende,  celle-là  aussia  des  prétentions 
à  la  poésie.  Nous  y  voyons  apparaître  un  pressentiment 
mystérieux  de  Chopin,  l' empêchant  d'abord  de  se  rendre  à 
cette  soirée,  un  temps  gris  et  sombre,  puis,  comme  con- 
traste, un  escalier  brillamment  éclairé  et  orné  de  magni- 
fiques tapis,  et  une  «ombre»  passant  tout  à  coup  auprès  de 
Chopin  dan.-  l'escalier:  on  nous  apprend  même  que 
cette  ombre  passait  avec  k  frou-^frou  d'une  robe  de 
soie  et  laissait  après  elle  un  parfum  de  violette.  Ensuite 
un  non.-  montre  une  splendide  salle  de  bal  pleine  de 
danseurs  les  plus  élégants;  Chopin  jouant  dans  l'un  des 
entractes  (on  précise  presque  après  quel  quadrille)  sa 
ballade  les  Adieux  du  Chevalier  ;  et  l'apparition  soudaine, 
dan-  l'embrasure  d'une  perte  en  face  du  piano,  de  Lélia  — 
une  grande  ?  femme  au  teint  olivâtre1;  puis  le  cœur  du 
jeune  musicien  épris  en  coup  de  foudre;  la  première  longue 
conversation  entre  Chopin  et  Lélia  sous  les  camélias  d'une 
serre;  le  mystérieux  nombre  "  ne  fait  pas  même  défaut,  ce 


1  Lu  manie  de  ces  auteurs  d'inventer  des  fables  poétiques  allait  jus- 
qu'à faire  honneur  à  G  _  Sand  d'une  haute  taille,  alors  qu'elle  riait 
petite,  <■  de  la  taille  d'une  fillette  de  ii  ans  »,  comme  nous  l'a  assuré 
le  plu-  sceptique  el  le  plus  véridiqae  '!<■  ses  ami-. 


GBOHGfi     s\m» 

nombre  (|iii  aurai!  toujours  joué  un  grand  rôle  si  fataJ  dans 
la  vie  de  Chopin  ef  surtout  dans  l'histoire  de  ses  relations 
avec  George  Sand.  «Celui  qui  termine  fee  chiffre  de  18M7 
quand  ils  se  sont  connus,  et  I8't~  quand  ils  se  sonl 
quittés.  » 

Hélas,  dans  son  livre,  Nieeks  réfute,  avec  une  froideur 
blessant  les  cœurs  sensibles,  les  inventions  poétiques  de 
MM.  L.  Enault,  Karasowski,  Adolphe  Gutmann,  Franc- 
homme,  von  Flotow,  Wodzinski,  M""'Audlcvel  hitti  quanti 
qui  ont.  après  eux,  répété  la  fable.  Nieeks  dit  d'une  manière 
absolument  précise  e1  catégorique  qu'un  jour,  àWeimar, 
il  avait  prié  Liszt  de  lui  dire  comment  George  Sand  avait 
t'ait  la  connaissance  do  Chopin  ;  et  que  Liszt  lui  avait  répondu 
<pie  personne  mieux  que  lui  ne  saurait  là-dessus  donner  des 
renseignements  exacts,  puisque  (''('tait  lui  qui  les  avait  mi- 
en présence  l'un  de  l'autre  ;  que  George  Sand  lui  avait 
demandé  d'amener  Chopin  chez  elle,  mais  que  celui-ci,  qui 
n'aimait  pas  les  *,<  bas  bleus  »,  avait  refusé,  en  prétextant 
qu'il  ne  savait  pas  leur  parler;  que  cependant,  un  beau 
matin,  trouvant  Chopin  de  bonne  humeur  et  celui-ci  l'ayant 
invité  à  venir  l'aire  de  la  musique  chez  lui,  Liszt  profita  île 
l'occasion,  et  amena  le  soir  George  Sand  avecMme  d'Agouti 
chez  Chopin.  La  petite  soirée  intime  réussit  si  bien  qu'elle 
l'ut  bientôt  suivie  d'autres.  Chopin  était  devenu  un  habitué 
du  petit  salon  de  l'Hôtel  de  France  et  rendit  aussi  visite  à 
George  Sand.  Liszt  a  raconté  la  même  chose,  et  presque 
dans  les  mêmes  termes  dans  son  livre eurCfaopin  p.  8:2-94'). 


1  F.  Chopin,  par  Liszt,  Paris,  Escudier,  l8-'if.  —  édition  très  ra«3  qui 
i'  ïe  trouve  plus  en  vente.  Les  éditions  suivantes  diffèrent  considéra- 
blement de  la  première.  Ce  livre,  premier  tome  des  œuvres  complètes 
le  Liszt,  a  été  traduit  par  La  Mara.  Voir  :  Sâmmtliche  Schriften  von 
l  iszt.  Evster  Band.  Friedrich  Chopin,  frei  ins  deutsche ùbertragen 
von  La  Mara,  Leipzig,  Breitkopf  und  Hartel,  1880.) 


350  (JE  ORGE     SAND 

Tout  cela  confirme  ce  que  George  Sand  nous  dit  dans 
['Histoire  de  ma  Vie,  qu'elle  avait  fait  la  connaissance  de 
Chopin  parla  comtesse  d'Agoult  et  Liszt,  et  nous  explique 
pourquoi  celui-ci  commence  dans  sa  Vie  de  Chopinlo  cha- 
pitre sur  George  Sand  par  les  mots:  a  En  1836.  George 
Sand  avait  déjà  écrit  »,etc.  Il  est  fort  probable  que  Chopin 
a->si>ta  avec  George  Sand  en  1837  à  mie  soirée  ou  à  une 
matinée  musicale  chez  le  marquis  de  Custine,  mais  il  est 
incontestable  aussi  que  ce  n'était  pas  là  leur  première  entre- 
vue et  qu'ils  se  connaissaient  déjà  depuis  1836,  u;n\cr  à  Liszt . 
Les  pages  poétiques  souvent  citées  de  son  li\  re  sur  Chopin, 
dans  lesquelles  Liszt  décrit  les  soirées  musicales  chezChopin 
pour  un  petit  cercle  d'intimes  et  d'élus  :  George  Sand. 
Meyerbeer,  Heine.  Mickiewicz,  Niemcewicz,  Lamennais. 
la  comtesse  d'Agoult,  Liszt  lui-même,  et  quelques  autres 
amis,  de  même  que  les  éloquentes  pages  de  Heine  écrites 
sous  l'impression  du  jeu  de  Chopin  '  au  printemps  de  1837. 
se  rapportent  évidemment  à  ces  soirées  de  l'hiver  de 
1830-1837. 

Au  commencement  de  janvier  1837.  George  Sand  se 
rendit  à  Nohant  avec  sa  fille  et  son  fils,  qu'il  avait  fallu. 
malgré  la  résistance  qu'y  opposait  M.  Dudevani,  retirer 
du  collège  pour  cause  de  maladie.  La  famille  Fellows  devait 
suivre  à  Nohant  les  Piffoëh. 

VA  comme  Mme  d'Agoult,  à  Genève  cl  à  Paris,  avait  tenu 
à  bien  recevoir  et  à  bien  loyer  George  Sand.  celle-ci  de 
son  côté  se  donnait  toutes  les  peines  pour  installer  digne- 
ment son  élégante  amie.  Elle  lui  préparait  d'avance  s;i 
chambre,  la  tendait  de  papier  neuf,  arrangeait  et  recollait 
un  devant  de  cheminée,  y  suspendait  même  le  portrait  île 

1  Henri  Heine.  Lutetia.  <  Ueber  'lie  franzôsische  Biihne.  ■■■  Veriraute 
Briefe  an  Augusl  Levald,  N  •  \. 


GEORGE     SAND  351 

La  comtesse,  symbolisant  pour  ainsi  dire  par  là,  qu'elle  \ 
était  toujours  présente,  toujours  souveraine.  Mais  une 
maladie  de  l;i  comtesse1  avait  beaucoup  retardé  l'arrivée 
des  Felloivs  à  Xohant.  Liszt  écrit  à  lit  châtelaine  le 
À'1  jan\  ier  : 

<<  Marie  est  dans  son  lit  depuis  six  jours,  moii  bon 
Piffoël;  — j'ai  été  deux  foisà  la  diligence  pour  faire  changer 
les  places  retenues.  Elle  se  meurt  d'envie  de  décamper  de 
chez  moi,  où  L'on  est  fort  mal,  connue  sons  savez.  De  plus, 
on  est  venu  nous  dire  que  vous  étiez  morte,  ce  qui  serait 
grave,  et  depuis  cette  fatale  nouvelle  elle  n'a  ni  trêve  ni 
repos  et  veut  à  tout  force  partir  pour  s'assurer  définitive- 
ment de  votre  décès.  Probablement  elle  compte  sur  un 
brillant  héritage. 

«  Plaisanteries  à  part,  Marie  ne  pourra  partir  qued'ici 
à  trois  jours  (mardi  peut-être),  ce  qui  donnera  le  temps 
;'i  \otre  gibier  de  se  faisander  tout  à  Taise  \  Elle  nie  charge 
de  vous  dire  un  million  de  belles  choses,  ce  dont  je  suis 
fort  embarrassé.  Nous  jasons  constamment  de  l'ami  Piffoël, 
et  tous  ceux  qui  n'admettent  pas  en  principe  que  Piffoël 
est  un  être  surhumain,  indéfectible,  quasi  fabuleux,  sont 
fort  mal  venus  chez  nous. 

«  Didier  et  Bignat  1  viennent  de  temps  à  autre.  Je  leur  ai 
gagné  50  francs  l'autre  jour;  c'est  presque  la  collection  des 
œuvres  de  George  Sand.  Au  revoir,  à  bientôt,  mon  bon 
Piffoël,  aimez-moi  toujours  comme  par  le  passé,  je  le  vaux 
bien. 

«  F.  L.  » 


George  Sand  avait  écrit  ii  la  comtesse,  le   18  janvier,  que  tout  était 
prêt  pour  sun  arrivée,  et  môme  «  le  garde^mangor  garni  de  gibier  ». 

-'  Bignal  était   le  sobriquet   d'Emmanuel   Àrago.   On  en  avait  aussi 
qaptiséj  un  peu  plus  tard,  le  cheval  favori  de  George  Sand. 


i.KOlSdF.     SAND 

M""  d'Agoult  avait  eu  d'abord  l'intention  de  passer  toui 
le  printemps  à  Nohant,  mais  Liszt  (jui.  dès  le  commence- 
ment du  séjour  des  Fellows  à  Nohant,  n'avait  pu  \  faire 
que  de  courtes  apparitions,  dul  partir,  pour  nV  pas  revenir 
desitôt,  dans  les  premiers  jours  de  mars,  afin  de  prendre 
pari  à  différents  concerte,  entre  autres  à  celui  de  Be*boz, 
a  (|ui  il  avaii  antérieurement  promis  son  concours. 

Les  nouvelles  de  ses  éclatants  triomphes  à  Paris,  peut- 
être  aussi  lf  peu  de  goût  de  son  amie  pour  la  campagne, 
surtout  dans  la  mauvaise  saison,  décidèrent  alors  La  jeune 
mondaine,  toujours  trop  avide  de  faste  et  de  succès,  et  au 
fond  toujours  peu  équilibrée,  à  quitter  Nohant.  Elle  aspirait 
constamment  aux  grandes  ehoses  et  ne  savait  jamais  où 
elle  était  le  mieux.  Vers  la  lin  de  mars,  elle  partit  pour 
Paris,  en  promettant  de  revenir  chez  son  hôtesse  dès  que 
l'été  apparaîtrait. 

Nous  savons  déjà  comment  Georges  Sand  passa  à  la 
campagne  cette  lin  d'hiver  et  le  commencement  du  prin- 
temps de  1837.  Le  temps,  relativement  à  la  saison  déjà 
avancée,  était  très  froid  et  très  morne.  Maurice  et  Solange 
tombèrent  malades  de  la  variole,  et  cette  maladie,  géné- 
ralement bénigne,  l'ut  si  grave  que  l'on  crut  que  c'était 
la  véritable  petite  vérole  noire.  Cependant,  il  Fallait  que 
George  Sand  travaillât  sans  trêve.  Elle  avait  promis  depuis 
Longtemps  à  Uuloz  un  nouvel  ouvrage  de  longue  haleine 
pour  remplacer EngelwcUd,  roman  en  trois  volumes  il 
qu'elle  avait  écrit  dans  le  courant  de  l'été  1836,  et  dont  L'ac- 
tion se  passait  au  Tyrol,  quoique  son  héros,  «  Engelwald 
au  front  chauve  »  et  aux  idées  républicaines  les  mieux  con- 
ditionnées, ne  fût  rien  autre,  selon  toute  probabilité,  que  le 
portrait  du  vieux  tribun  berrichon.  Tout  le  roman  était. 
scmble-t-il,    tellement   imprégné  d'idées    subversives 


GEORGE    >\Nl>  383 

George  Sand,  [><  >u  r  ne  pas  indisposer  ses  juges  contre  elle, 
retarda  pendant  la  durée  de  son  procès,  de  livrer  à  l'impres- 
sion ce  roman „ ce  <|ui  irrita  beaucoup  Buîôz*,  —  puis  elle  se 
<léc i< la  à  jie  [>as  du  tout  publier  cet  ouvrage  el  à  le  brûler,  soit 
à  cause  du  changement  qui  commençait  à  s'opérer  dans  son 
amitié  pour  Michel,  ou  peut-être  pour  d'autres  motifs  d'un 
caractère  plus  intime.  Par  sa  lettre  inédite  à  Duteil  du  I  I  no- 
vembre 18*36,  on  voit  que  le  manuscrit  de  ce  roman  existait 
encore  à  cette  époque  et  se  trouvait  à  Nohant,  dans  une  des 
armoires  à  côté  du  «  volume  de  Lélia  »  barbouillé  de  correc- 
tions et  de  ratures.  Duteil  était  chargé  d'envoyer  les  deux 
romans  à  Paris.  Cette  lettre  prouve  qiïEnffehvald  ne  l'ut 
brûlé  (pie  plus  tard  2.  Quoi  qu'il  en  soit,  Buloz,  qui  avait 
payé  d'avance,  voulait  qu'on  s'acquittât  envers  lui,  et 
George  Sand  se  crut  obligée  de  se  livrer  à  un  travail  au- 
dessus  de  ses  forces  :. 

Et  c'est  ainsi  «pic  toute  seule  dans  sa  vaste  cl  vieille 
maison,  prêtant  une  oreille  anxieuse,  tantôt  aux  divagations 
de  deux  pauvres  enfants  en  délire,  tantôt  aux  hurlements  du 
vent  dans  les  cheminées,  et  au  bruissement  sec  de  la  neige 
dans  les  branches  des  arbres  dénués  de  leurs  feuilles1,  cruel- 
lement torturée  par  la  jalousie  et  par  l'es  doutes  sur  l'amour 
de   Michel,  George  Sand   mettait   la  dernière  main   à  Mau- 


'  Cowespondance,  i.  I.  Lettre  à  Franz  JJ-/.I  du  b  mai  L836,  p. 359-383. 

'  Cet  ouvrage  ne  l'ai  détruil  que  bien  plus  tard,  vers  1862,  à  Palaiseau, 
lorsque  Manceau  brûla  sur  l'ordre  de  George  s, nul  plusieurs  de  ses 
papiers  el  documents. 

J  Correspondance,  t.  II.  Lettres  déjà  mentionnées  plus  haul  (p.  263), 
h  Janin  du  15  février  1837,  à  Liszl  du  £8  mars,  à  la  comtesse  d'Agoult 
du  lo  i'l  du  ii  avril  e1  à  Seipion  du  Roure  du  13  avril.  Voir  aussi  Lettres 
de  femme,  dont  quelques  fragments,  concernant  ce  travail,  qui  dépassai! 
ses  forces,  onl  aussi  été  cités  p.  263. 

1  Elle  l'ciil  I.'  13  avril  à  Scipion  d-u  Roure  :  «  Solange  vienl  d'être 
/.  malade,  uioi  je  suis  éreintée  do  travail.  Le  printemps  est  affreux 
"•i.  le  rossignol  a  chanté  trois  jours  sous  la  neige  !...  » 

u.  ?3 


Moi  GEORGE    SAM» 

prat.  Ce  roman  eorameneé  l'été  précédent,  immédiatement 
après  la  fin  de  son  procès,  devaii  proclamer  le  principe  du 
vrai  mariage  chrétien  indissoluble,  reposant  sur  la  cons- 
tance de  l'homme  et  la  fidélité  de  la  femme  à  leur  amour 
unique,  et  la  chasteté  obligatoire  pour  l'un  comme  pour 
l'autre  tuant  le  mariage.  Mais  1rs  nombreuses  scènes 
tragiques  et  sombres  de  ce  roman  témoignent  plutôt  de 
l'humeur  triste  et  morne  de  l'auteur  au  moment  où  elle 
écrivait  son  livre.  Dans  la  Dédicace  des  Maîtres  Mosaïstes, 
George  Sand  dit  à  Maurice  D.  :  «Crois-tu  donc,  petit,  que 
ton  vieux  père  puisse  avoir  des  idées  riantes  après  un  hiver 
si  rude,  après  un  printemps  si  pâle,  si  froid,  si  rhuma- 
tismal? Quand  le  triste  vent  du  nord  gémit  autour  de  nos 
vieux  sapins,  quand  la  grue  jette  son  cri  de  détresse  au  son 
de  l' Angélus  qui  salue  l'aube  terne  et  glacée,  je  ne  puis 
rêver  que  de  s;mg-  et  de  deuil.  Les  grands  spectres  verts 
dansent  autour  de  ma  lampe  palissante  et  je  me  lève, 
inquiet,  pour  les  écarter  de  ton  lit...  » 

Mais  tout  prit  bientôt  une  couleur  plus  riante  .  Le 
.1"'' avril  commença  la  publication  de  Mauprat.  les  enfants 
allaient  mieux,  les  relations  entre  M'"e  Dudevant  et  Michel 
semblaient  prendre  une  meilleure  tournure,  et  bientôt  sous 
le  toit  hospitalier  de  Nohant,  pour  la  première  Cois  depuis 
que  George  Sand  y  était  la  maîtresse  absolue,  on  vit  se 
réunir,  les  uns  après  les  autres,  de  nombreux  anus  et 
connaissances,  et  le  joyeux  mois  de  mai  trouva  celle 
maison,  peu  auparavant  si  calme  et  si  sombre  —  reten- 
lis>;mte.  de  bruit,  de  musique,  de  conversations  animées. 
L'un  des  premiers  arrivés  fut  Eugène  Pelletan1,  plus  tard 
un   écrivain  célèbre,  mais   venu  ;dors  i\   Noharït   pour  y 

1  Eugène-Pierre-Clément   Pelletan,  écrivain  el   homme  politique  forl 
connu,  né  à  Saint-Palais-sur-Mer  en  1813.  mort  à  Paris  en  1884. 


GEORGE    SAND  355 

remplir  le  modeste  emploi  de  précepteur  du  jeune  Maurice. 
Arriva  ensuite  la  famille  des  Fellows ,  Gustave  de 
Gévaudan  ',  Mallefille2. 

Michel  venait  aussi  de  temps  à  autre  de  Bourges, 
Alexandre  Rey  et  l'acteur  Bocage  arrivèrent  de  Paris;  les 
frères  Rollinat,  dont  la  sœur  Marie-Louise,  dite  Mlle  Tem- 
pête, était  alors  l'institutrice  de  Solange,  venaient  de 
Ghâteauroux  et  séjournaient  longuement,  ainsi  que  les 
amis  de  La  Châtre.  George  Sand  invita  également  Chopin 
à  venir  la  voir  avec  Grzymala,  mais  malgré  tout  le  désir 
de  Chopin  de  se  rendre  à  son  invitation,  il  paraît  qu'en 
Tété  de  1837  cette  visite  n'eut  pas  encore  lieu3. 

La  quatrième  Lettre  dun  Bachelier  es  Musique  à  Piclet 
et  la  cinquième  à  L.  de  Ronéhaud  nous  décrivent  la  vie 
que  menait  à  Nohant,  en  cet  été  de  1837,  le  petit  clan  des 
('■lus,  arrivés  des  quatre  coins  du  monde.  Dans  la  journée 
on  faisait  de  grandes  excursions  à  pied  ou  à  cheval,  on 
parlait  philosophie  et  on  discutait  avec  animation,  on  lisait 
les  œuvres  mystiques  de  Ballanche,  les  philosophes  alle- 
mands, les  pièces  de  Shakespeare,  de  Victor  Hugo  et  de 
Schiller,  mais  surtout  Hoffmann,  et  pendant  les  tièdes  soi- 


1  Gustave  'l'1  Gévaudan,  le  légitimiste  des  Let  1res  d'un  Voyageur,  un 
jeune  Nivernais. 

8  Félicien  Mallefille,  écrivain  dramatique  ri  diplomate  (plus  tard 
ministre  plénipotentiaire  de  là  France  à  Lisbonne),  né  en  1814, 
mort  en  1  tSiiS.  Auteur  de  quelques  drames  et  romans,  des  Sep/  Infants 
de  Lara,  des  Mémoires  <!<■  I><>n  Juan,  etc.  Son  lïéiv,  Léonce  Mallefille,  a 
longtemps  séjourné  à  Saint-Pétersbourg,  où  il  donnait  pour  vivre  des 
leçons  d'espagnol  e1  île  français,  dans  les  maisons  particulières,  entre 
autres  dans  une  famille  de  notre  parenté. 

:  Voir  les  lettres  de  George  Sand  du  28  mars,  du  S  el  du  10  avril 
[Correspondance,  t.  II).  Dans  le  livre  de  Szulc  :  «Frédéric  Szopin  i 
Utwory  iego  Muzyczne  ■»  se  trouvent  des  lettres  écrites  en  1837  par  Cho- 
pin au  comte  Antoine  Wodzinski.  Sur  la  marge  d'une  de  ces  lettres, 
Chopin  avait  ajouté  au  crayon  :  «  J'irai  peufTêtre  dans  quelques  jouis 
chez  George  Sand.  » 


.556  GEORGE    S  AND 

s  estivales,  Lorsque  la  lune  se  mirai!  dan.-  les  grandes 
fenêtres  <lu  salon,  que  le  parfum  des  roses  el  des  tilleuls  y 
pénétrail  axer  les  chants  des  rossignols  donl  les  plaintes 
imoureuses  remplissaient  tout  le  jardin,  Liszt  se  mettait 
au  piano  dans  la  pénombre,  sans  autre  lumière  que  celle 
delà  lune  et  des  étoiles,  et  tenait  souvenl  ses  auditeurs 
pendant  de  longues  heures  sous  le  charme  <lr  ses  impro- 
visations inspirées.  Quand  le  piano  se  refermait,  la  petite 
société  passait  sur  la  terrasse  sablée,  et  les  causeries 
paisibles  se  prolongeaient  souvent  bien  avant  dans  la  nuit, 
causeries  que  George  Sand  reproduit  dans  les  Avanl- 
»  propos  de  ses  Nouvelles  vénitiennes,  dont  nous  avons  déjà 
parlé  au  chapitre  IX.  Parfois  aussi,  en  ces  douces  soirées, 
Ves  amis  s€  taisaient  soudain,  jouissant  en  silence  de  la 
beauté  des  nuits  étoilées. 

Voici  quelques  extraits  du  Journal  <lr  Piffoël,  dont 
nous  avons  déjà  cité  plusieurs  fragments  et  qui  nous 
peignent  la  vie  à  Nohanl  en  1S37  : 

«  La  chambre  d'ArabeUa  est  au  rez-de-chaussée  sous  la 
mienne.  Là,  est  le  beau  piano  de  Franz.  Au-dessous  de  la 
fenêtre  d'où  le  rideau  de  verdure  des  tilleuls  m'apparait  esl 
la  lénètre  d'où  partent  ces  -uns  (pic  l'univers  voudrait 
entendre  et  qui  ne  l'ont  ici  de  jaloux  que  le-  rossignols. 
Artiste  puissant,  sublime  dan-  les  grandes  choses,  toujours 
supérieur  dans  les  petites,  triste  pourtant,  et  rougi'  d'une 
plaie  secrète.  Homme  heureux,  aimé  d'une  femme  belle. 
généreuse,  intelligente  et  chaste,  —  «pie  te  faut-il  misérable 
ingrat!  Ah!  si  j'étais  aimée,  moi!  » 

«  Quand  Franz  joue  du  piano,  je  suis  soulagé.  Toutes 
mes  peines  se  poétisent,  tous  mes  instincts  -'exaltent.  Il 
fait  surtout  vibrer  la  corde  généreuse.  Il  attaque  aussi  la 


GEORGIE     SAN  h  357 

Qote  colère,  presque  à  L'unisson  de  mon  énergie.  Mais  il 
n  attaque  pas  La  noie  haineuse.  Moi,  la  haine  me  dévore,  la 
haine  de  quoi?Mon  Dieu  ne  trouverais-je  jamais  personne 
qui  vaille  la  peine  d'être  Liai"!  faites-moi  celle  grâce,  je  n< 
vous  demanderai  plus  de  me  faire  trouver  celui  qui  méri- 
terait d'être  aimé 

« l'aime  ces  phrases  entrecoupées  qu'il  jette  sur  le  piano 

el  qui  restent  un  pied  en  l'air,  dansant  dans  l'espace  comme 
des  follets  boiteux.  Les  feuilles  des  tilleuls  se  chargent  d'a- 
chever la  mélodie,  lonl  bas,  avec  un  chuchotement  mys- 
térieux, comme  si  elles  contaient  l'une  à  l'autre  le  secret  <l< 
la  nature.  C'est  peut-être  un  travail  de  composition  qu'il 
essaye  par  fragments  sur  le  piano;  à  coté  de  lui  est  sa  pipe. 
son  papier  réglé  el  ses  plumes.  Chaque  lois  qu'il  a  tracé  sa 
pensée  sur  le  papier,  il  lit  confie  à  la  voix  de  son  inslrumenl. 
el  celle  voi\  la  révèle  à  la  nature  attentive  el  recueillie. 
J'aimerais  mieux  croire  qu'il  se  promène  dans  la  chambn 
sans  composer,  livré  à  des  pensées  de  tumulte  et  d'incer- 
titude. Il  nie  semble  qu'en  passant  devant  son  piano,  il  doit 
jeter  ces  phrases  capricieuses  à  son  insu  en  obéissant  à  son 
instinct  île  sentiment  plutôt  qu'à  un  travail  d'intelligence. 
Mais  ces  mélodies  rapide-,  el  impétueuses  me  l'on I  l'effet  du 
craquement  d'un  navire  battu  par  la  tempête,  el  je  sens 
mes  entrailles  se  déchirer  au  souvenir  de  ce  que  j'ai  souf- 
fert quand  je  \  ivais  dan-  l'orage. 

Blanche  Arabella,  je  parlais  de  loi  hier  avec  Alphonse, 
dans  l'allée  aromatique. sous  la  clarté  des  brillante-,  étoiles, 
au  veut  frais  de  minuit.  Qu'y  a-t-ilde  plus  beau  sur  la  (erre, 
lui  disais-je,  qu'une  femme  très  forte,  un  peu  Brisée?  Le 
Lys  blanc  dont  la  tige  flexible  s'incline  au  souffle  delà  bris» 

est  plus  beau   que  le   l\'s  jeune  dont    la  corolle    oro'iieillensc 

boit  sans  pâlir  les  ardents  rayons  du  jour. 


358  GEORGE    SAND 

«  Piffoël,  pourquoi  diable  ne  veux-tu  pas  baisser  ta  tête 

quand  l'orage  passe?  Pourquoi    tes  larmes    sont-elles   si 

acres,  et  pourquoi  faut-il  que  tu  te  brises  sans  avoir  plié? 

Tu  veux,  comme  l'héliotrope,  te  tourner  vers  ton  maître  et 

le  saluer  volontairement  dans  sa  gloire,  mais  si  ton  maître 

se  voile  et  t'envoie  la  foudre,  tu  te  dessèches  et  te  romps, 

car  tu  ne  veux  pas  fléchir...  » 

«  o  juin. 

«  Temps  magnifique,  beaucoup  d'air,  bruit  mystérieux  et 
mouvement  plein  de  grâce  sur  les  feuilles  des  tilleuls.  On 
dirait  les  allures  fières  et  gracieuses  d'Arabella.  Réveil  stu- 
pide...  Et  ce  maudit  piano  qui  ne  se  réveille  pas!  Que  faire 
de  moi-même  ce  matin?...  Dieu  soit  loué!  mon  ami  m'a' 
entendu.  Voici  les  premières  mélodies  de  Yandante  de  la 
symphonie  pastorale  de  Beethoven.  Vraie  musique  d'été, 
Hoffmann  a  laissé,  dans  ses  paperasses  inédites,  ses  titres 
des  chapitres  de  la  lin  de  Kreyssler.  11  y  en  a  deux  qui  m'ont 
toujours  singulièrement  frappé  :  Son  du  Nord,  Son  fi"  Midi. 
Je  m'attache  à  pénétrer  le  sens  de  cette  distinction  de  poésie 
musicale.  Je  la  cherche  dans  la  nature,  dan-  les  mélodies 
primitives  que  je  combine  ensuite  avec  des  effets  connus 
en  musique  et  je  suis  sur  la  voie  de  trouver  une  définition 
claire  et  satisfaisante  de  ces  dénominations  mystérieuses. 
Lapensee  générale  de  Kreyssler  à  cet  égard  est  intelligible 
au  premier  venu,  mais  il  s'agit  d'en  faire  une  application 
sûre,   de   ne  pas    se  perdre   dans   des   aperçus    purement 
poétiques  et  dans  une  interprétation  vaguecomme  l'est  sou- 
vent le  style  d'Hoffmann  lui-même,  mais  comme  à  coup  sûr 
ne  l'était  passa  pensée.  Jamais  esprit  d'homme  n'a  pénétré 
plus  franchement  et  plus  nettement  dans  le  monde jdes  rêves, 
nul  n'a  marché  avec  plus  de  logique,  de  sens  et  de  raison  à 
travers  les  fantaisies  de  l'induction  poétique,  nul  n'a  moins 


GEORGE    SAM)  3S9 

i-v(\t-  à  son  imagination.  L'imagination  ('-lait  pourtant  son 
élémenl  vital,  son  monde  réel,  le  champ  -de  sa  pensée.  Si 
la  phrénologie  ne  se  trompe  pas,  il  devait  avoir  pour  faculté 

dominante  la  merveillosité.  Mais  quoi  qu'on  en  ait  dit 

son  esprit  était  parfaitement  sain et  c'est  au  sang-froid 

qu'il  conserve  au  milieu  de  ces  visions  qu'il  faut  attribuer 
le  grand  charme  de  ses  compositions  fantastiques.  On  y 
senl  toujours  (pour  continuer  à  parler  la  langue  ingénieuse 
de  la  métaphysique  de  Spurzheim)  l'homme  de  causalité  el 
d'éventualité  gouvernant  et  dirigeant  l'homme  de  merveil- 
losité et  d'idéalité... 

o  II  n'a  rien  couru  an  hasard,  il  n'a  créé  des  êtres  surna- 
turels qu'en  outrant  la  réalité  d'êtres  très  bien  observés,  il 
n'a  fait  intervenir  le  diable  dans  ses  extases  que  comme'un 
principe  philosophique.  En  y  songeant  avec  pins  d'atten- 
tion que  le  vulgaire  ne  croit  devoiren  accordera  des  compo- 
sitions de  cette  nature,  on  retrouve  dans  la  réalité  la  plus 
naïve,  dans  l'observation  la  plus  purement  physique  le 
principe  de  tous  ses  développements  poétiques. 

«Il  en  serait  de  même,  sans  aucun  doute,  pour  les  com- 
positions musicales  des  grands  maîtres.  Tontes  ont  un  sens 
traduisible  à  la  pensée,  car  toutes  ont  été  inspirées  [tardes 
-><  ntiments.  G'esl  en  vain  que  certains  connaisseurs,  M-  fei- 
gnant on  se  croyant  an  point  de  vue  de  la  spécialité,  affectent 
de  railler  l'interprétation  morale  et  intellectuelle  des  com- 
binaisons harmoniques  et  d'attribuer  le.-  puissants  effets  de 
ces  combinaisons  à  des  rapports  purement  imaginaire-, 
entre  les  sons  el  le.-,  images.  11  y  en  a  de  si  réels,  de  si  pal- 
pables, pour  ainsi  dire,  qu'il  n'est  pas  impossible  de  les 
saisir,  de  les  noter  pour  l'oreille  de  l'artiste,  et  même  de 
les  expliquer,  de  les  traduire  en   langue  vulgaire,  de  les 


360  GEORGE    SAMi 

faire  comprendre  au  public.  Mais  «■'•ci  demanderai!  toute 
une  vie  de  musicien  el  de  poète.  Un  peu  plus  explicite,  un 
peu  plus  riche  en  paroles,  Hoffmann  faisail  ce  grand  pro- 
grès el  popularisait  Yexquisité  des  impressions  poétiques 
dans  la  peinture  ei  dans  la  musique...  » 

Comme  ces  pages  résument  bien  la  vie  intellectuelle  m 
intense,  si  complète,  si  bien  remplie,  coulant  à  larges  llot> 
qu'on  menait  alors  à  Nohant  !  Toul  s'\  reflète  :  exquises 
impressions  musicales,  compréhension  réciproque  de  deux 
natures  artistiques,  causeries  philosophiques,  lectures  de 
Hoffmann  et  de  Spurzheim  et  même  les  idées  si  chères  de 
tout  temps  à  Liszt,  ou  plutôt  la  grande  idée  à  laquelle  il 
n'avait  pas  hésité  à  donner  -  toute  sa  vie  de  musicien  »  : 
X! explication  «  en  langue  vulgaire  »  des  œuvres  musicales, 
autrement  dit  :  la  musique  à  programme,  dont  ses  Poèmes 
symphoniques  présentent  de  si  beaux  spécimens. 

Et  voici  encore  une  liage  du  journal  de  Piffoël,  mysté- 
rieusement fantastique  comme  une  scène  de  Hoffmann, 
divinement  belle,  comme...  comme  George  Sand  seule  en 
écrivait . 

«  Ce  soir-là,  pendant  que  Franz  jouait  les  mélodies  les 
plus  fantastiques  de  Schubert,  la  princesse  se  promenait 
dans  l'ombre  autour  de  la  terrasse  :  elle  était  velue  d'une  robe 
pale,  un  grand  voile  blanc  enveloppait  sa  tète  et  presque 
toute  sa  taille  élancée.  Elle  marchait  d'un  pas  mesuré  qui 
semblait  ne  pas  toucher  le  sable  et  décrivait  un  grand 
cercle    coupé  en    deux  pai'    le    rayon  d'une  lampe,  autour 

de  Laquelle  toutes  les  phalènes  du  jardin  venaient  danser 
des  sarabandes  délirantes.  La  lune  se  couchait  derrière  Les 
grands  tilleuls  et  dessinait  dans  l'air  bleuâtre  Le  spectre 
noir  des  sapins  immobiles.  Un  calme  profond  régnait  parmi 
les  plantes,  la  brise  était  tombée,  mourante,  épuisée,  sm 


GEORGï     S.VMi  361 

les  longues  herbes  aus   premiers  accords  de  l'instrument 
sublime.  Le  rossignol  luttait  encore,  mais  d'one  voix  f  i  m  i <  1  < 
el  pâmée.  Il  s'était  approché  dans  les  ténèbres  du  feuillage 
et  plaçai!  son  poini  d'orgue  extatique,  comme  un  excellent 
musicien  qu'il  est,  dans  le  ton  et  dans  la  mesure. 

Nous  étions  (uns  assis  suc  le  perron,  l'oreille  attentivi 
aux  phrases  tantôt  charmantes,  tantôt  lugubres  <l  <•  Erl- 
konig  ».  Engourdis  comme  toute  la  nature  dans  une  moiuie 
béatitude,  nous  ne  [Kmvions  détourner  nos  regards  du 
œrcle  magnétique  tracé  devant  nous  par  l;i  muette  sybille 
au  voile  blanc.  Elle  se  ralentit  peu  à  peu,  lorsque  l'artiste 
passa  par  une  suite  de  modulations*  étrangement  tristes,  à 
lu  tendre  mélodie  «  Sey  mir  gegriïsst».  Alors  s;i  démarche 
prit  le  milieu  entre  Yandante  cl  le  macsiotu.  H  tous  ses  mou- 
vements avaient  tant  de  grâce  el  d'harmonie  qu'on  eût  dit 
que  les  sons  sortaient  d'elle  comme  d'une  lyre  vivante.  Lors- 
qu'elle traversait  lentement  le  rayon  de  la  lampe,  son  voile 
blanc  dessinait  sur  le  fond  unir  du  tableau  des  contours  tins 
et  déliés,  taudis  que  le  reste  flottait  vague  et  vaporeux  dans 
le  mystère  de  la  nuit  ;  puis  elle  approchait  de  nous  comme 
si  elleeùl  vouluse  peser  sur  le  lilas  blanc,  niais  insaisissable 
comme  les  ombres^  elle  s'effaçait. lentement.  Elle  ne  sem- 
blait pas  s'en  foncer  sous  les  voûtes  obscures  du  feuillage. 
L'obscurité  semblait  la  prendre  et  l'entraîner  dans  ses  pro- 
fondeurs en  épaississant  autour  d'elle  des  rideaux  de 
ténèbres.  Au  bout  de  la  terrassé,  elle  était  à  peine  visible  ; 
puis  elle  se  perdait  tout  à  fait  dans  le  rayon  de  la  lampe 
comme  une  création  spontanée  de  la  flamme.  Puis,  elle 
s'effaçait  encore  et  flottait  indécise  et  bleuâtre  sur  la  clai- 
rière. Enfin,  elle  vin!  s'asseoir  sur  une  branche  flexible  qui 
ne  plia  pas  plus  que  si  elle  eùl  porté  un  fantôme.  Alors,  la 
musique  cessa r comme  si  un  lien  mystérieux  eût  attaché  la 


362  GEORGE     S  AND 

vie  des  sons  à  la  vie  de  cette  belle  femme  pâle,  qui  semblait 
prête  à  s'envoler  vers  les  régions  de  l'intarissable  harmo- 
nie. Elle  se  leva,  glissa  par  un  inexplicable  mouvement 
d'ascension  vers  le  haut  du  perron  et  disparut  dans  la  salle 
ténébreuse.  Un  instant  après,  nous  vîmes  une  vraie  châte- 
laine  du  moyen  âge  traverser  la  salle  voisine  à  la  clarté  des 
flambeaux.  Sa  chevelure  blond»'  rayonnait  comme  une 
auréole  d'or,  et  son  voile  blanc  jeté  sur  ses  épaules  volti- 
geait comme  un  nuage  dans  ce  mouvement  rapide  et  léger 
de  >a  démarche  impérieuse.  Les  doigts  errants  sur  le  piano 
firent  silence.  Les  flambeaux  s'éteignirent  et  la  vision  ren- 
tra dans  la  nuit...  » 

«  Celaient  là  —  dit  à  son  tour  Liszt  —  trois  mois  d'une 
vie  intellectuelle  dont  j'ai  gardé  religieusement  les  moments 
dans  mon  cœur.  » 

Mais  alors  que  le  poète  et  le  musicien  rêvaient  en  goû- 
tant leur  farniente,  la  blanche  vision  pensait  souvent  à  des 
choses  plus  réelles.  «  (Test  alors,  dit  encore  Liszt,  qu'appa- 
raissait celle  qui,  comme  le  dit  Obermann,  «  est  digne  de  ne 
pas  être  nommée  »,  et  nous  disait  :  «  11  est  temps  de  se 
mettre  au  travail,  paresseux  !  »...  Le  lecteur  y  reconnaît  la 
comtesse,  toujours  préoccupée  de  son  rôle  de  guide  et  d  ins- 
piratrice de  Liszt,  toujours  prête  à  l'encourager  ou  à  le 
pousser  au  travail.  Beaucoup  de  femmes  considèrent  ceci 
comme  une  preuve  de  leur  influence  «  bienfaitrice  et 
ennoblissante».  La  comtesse  arrachait  donc  assez  prosaï- 
quement le  compositeur  à  ses xêves  poétiques  et  le  ramenait 
dans  le  monde  de  la  réalité. 

ICI  alors,  plus  tard,  dans  la  nuit,  lorsque  tout  le  monde 
s'était  retiré,  Liszt  et  George  Sand  s'asseyaient  à  une 
même  table  pour  travaillera  la  lumière  de  la  même  petite 
lampe  :  elle,  mettant  la  dernière  main  à  Mauprat  et  com- 


GEORGE    SAND  363 

mençant  immédiatement  après  la  nouvelle  qui  devait  com- 
pléterle  volume  —  ce  furent  les  Maîtres  mosaïstes;  lui,  assis 
vis-à-vis  d'elle,  travaillant  à  ses  admirables  «arrangements» 
pour  le  piano  des  symphonies  de  Beethoven,  transcriptions 
(|iii  n'étaient  nullement  des  transpositions  banales,  mais  de 
véritables  «  partitions  [tour  piano  »  conservant  la  couleur 
et  l'ampleur  des  partitions  d'orchestre.  C'est  ainsi  que,  dans 
le  courant  de  cet  été,  Liszt  transcrivit  la  première  sym- 
phonie, la  seconde,  la  cinquième  et  la  sixième,  ou  Pasto- 
rale : 

«  Je  ne  sais  pourquoi,  dit  George  Sand,  dans  sa  préface 
des  Mosaïstes.,  j'ai  écrit  peu  de  livres  avec  autant  de 
plaisir  que  celui-là.  C'était  à  la  campagne,  par  un  été 
aussi  chaud  que  le  climat  de  l'Italie  que  je  venais  de 
quitter.  Jamais  je  n'ai  vu  autant  de  fleurs  et  d'oiseaux 
dans  mon  jardin.  Liszt  jouait  du  piano  au  rez-de-chaussée, 
et  les  rossignols,  enivrés  de  musique  et  de  soleil,  s'égo- 
sillaient avec  rage  sur  les  lilas  environnants,  n 

Et  dans  sa  dédicace  à  Maurice  D ,  elle  ajoute  :  «  Je 

vais  essayer  de  me  rappeler  une  histoire  de  celles  que  l'abbé 
Panorio  racontait  à  Beppa,  du  temps  que  j'étais  à  Venise... 
In  jour,  à  propos  du  Tintoret  et  du  Titien,  il  nous  raconta 
l'anecdote  que  je  vais  essayer  de  me  rappeler,  si  la  brise 
chaude  qui  fait  onduler  nos  tilleuls,  et  l'alouette  qui  pour- 
suit dans  la  nue  son  chant  d'extase,  ne  sont  pas  interrom- 
pues par  le  vent  dvorage,  si  la  bouffée  printanière  qui 
entr'ouvre  le  calice  de  nos  roses  paresseuses,  et  qui  me 
prend  au  cœur,  daigne  souffler  sur  nous  jusqu'à  demain 
matin.  » 

Et  pour  se  convaincre  que  les  mots  jusqu'à  demain 
matin  ne  sont  pas  de  vaines  paroles;  mais  la  pure  vérité, 
il  n'y  a  qu'à  voir  les  petits  billets  que  Fauteur,  en  finissant 


364  GEORGE     s  AN  H 

son  rude  labeur  d'écrivain  au  Lever  du  soleil,  laissait  sur  «a 
table  de  travail  pour  le  petil  Maurice  avant  d'aller  se  cou- 
cher, redevenant  ainsi  une  tendre  mère  et  une  maîtresse  de 
maison  soucieuse  du  bien-être  de  son  |>elil  monde.  Voici  un 
de  ces  billets  : 

«  Bon  monsieur  Piffoël,  éveille-moi  en  même  tenips  que 
Solange,  «'I  ensuite  tu  me  réveilleras  à  midi  et  demi,  à 
moins  que  le  docteur  ne  vienne  plus  tôt  ou  quelque  visite 
dans  le  genre  de  celle  de  ee  matin,  <»ù  tu  as  montré  un  si 
bon  nez. 

«  Fais  mangera  Solange  la  viande  qui  est  sur  l'assiette  et 
lais  ton  petit  déjeuner  maigre  et  li<ii>  de  la  tisane.  Dormez 
bien,  toi'et  ton  chat..  » 
«  o  Ji  ures  du  matin . 

Mai>.  comme  le  t'ait  remarquer  Ftamann,  «  on  ne  se  con- 
tentait pasà  Nohant  de  lire,  de  se  promener,  de  faire  de  la 
musique,  de  rêver  et  de  travailler,  on  y  savait  aussi  badinei 
rt  rire  ».  Tmtôt  on  y  arrangeait  des  représentations  et  des 
charades  improvisées,  tantôt  on  se  travestissait,  ou  bien, 
comme  dans  le  bon  vieux  temps.  George  Sam!  s'amusait 
avec  tous  ses  amis  à  mystifier  quelqu'un.  Nous  avons  déjà 
raconté  comment,  à  l'aide  de  sa  femme  de  chambre,  on 
avait  mystifié  un  avocat  importun  qui  voulait  interviewer 
l'illustre  écrivain.  Souvent  la  victime  de  ces  mystifications 
était  Gévaudan,  et  plus  souvent  encore  Eugène  Pelletan. 
Ces  plaisanteries  axaient  même  parfois  une  tournure  assez 
baroque.  En  général,  Pelletan,  à  ce  iju'il  [tarait .  n'eut  pas 
de  chance  à  Nobant.  On  ne  sait  pas  au  juste  s'il  axait 
parfois  manqué  de  tact  ou  si  une  influence  étrangère  avait 
prévenu  George  Sand  contre  lui,  toujours  est-il  qu'aprèe 
lés  premières  lettres  fort  graeieuses  qu'elle  lui  écrivit  au 


GRORGB    SAND 


368 


commencement  de  leurs  relations  '  e\  qui  témoignent  com- 
bien elle  fui  portée  à  encourager  les  premiers  essais  de  ce 
jeune  talent  en  herbe,  on  est  très  étonné  de  trouver  dans 
ses  autres  lettres  adressées  à  des  tiers,  des  expressions 
assez  peu  bienveillantes,  allant  même  jusqu'au  mépris, 
chaque  luis  qu'il  est  question  de  Pelletan.  Bien  plus 
étrange  encore  est  Je  fait  suivant  que  nous  ne  nous 
eroyons  pas  en  droit  de  commenter  ni  de  rattacher  à 
quoi  que  ce  soit.  Un  jour  Pelletan  écrivit  à  un  ami,  un 
certain  Alfred  Michiels2,  une  lettre  dans  laquelle  il  semble 
qu'ilse  plaignait  de  George  Sand.  Comrnenl  et  pour  quel 
motif  George  Sand  devina-t-elle  ce  que  contenait  la  lettre, 
.-'est  ce  queFon  ne  peul  savoir;  Ion  jours  est-il  qu'elle  déca- 
cheta   la  missive    et    ajouta    quelques    mois    adressés    à 

M.. Michiels.  et  dont  le  sens  est    :  je   fais  une   chose   absolu- 

ment  extravag'ante ;  je  décachette  celle  lettre  ;  mais  j'étais 
sûre  d'y  trouver  ce  que  j'y  trouve  et  je  tiens  à  vous  en 
donner  l'explication  ;  Pelletan  a  tort  complètement,  car 
voici  ce  qu'il  a  fait,  jugez-en  vous-même. 

Il  nous  est  impossible  «le  faire  connaître  a  nos  lec- 
teurs comment  se  terminèrent  les  relations  de  George  Sand 
avec  Pelletan.  Une  caricature  du  jeune  Maurice  Sand 
indique  que  plus  tard  Pelletan,  lors  (Tune  rencontre  dans 
la  rue  avec  son  ex-élève,  prétendit  même  ne  pas  le  recon- 
naître. Tout  ce  que  nous  savons^  c'est  que  Pelletan  ne 
resta  pas  longtemps  à  Nohant  ;  avant  la  fin  de  Fêté  il  se 
démit  de  ses  fonctions  de  précepteur  auprès  du  jeune 
Maurice.  L'éeho  de  ses  relations  avec  le  grand  écrivain 

1  Correspondance,  t.    I,  p.    351.   Lettre   du  28  février  1836.  datée  de 

Bom  : 

*  On  trouve  dan-  le  livre  de  Michiels,  intitulé  :  «  Le  Monde  du  comique 
et  du  rire  »  (Paris.  1880),  quelques  lignes  sur  George  Sand,  assez  insi- 
gnifiantes du  reste. 


366  GEORGE    SAND 

furent  deux  petits  articles,  dont  l'un  parut  dans  F  Artiste 
et  est  intitulé  :  George  Sand  (à  propos  de  son  rdnian 
«  Simon  »  .  Dans  l'autre  intitulé  «  les  Salons  des  écri- 
vains célèbres  »,  Pelletan  consacre  quelques  lignes  à 
l'intérieur  de  la  grande  romancière,  comparé  aux  des- 
criptions qu'il  donne  des  logements  d'antres  célébrités  de 
l'époque. 

C'est  ainsi  que  s'écoula  l'été  de  1837;  gaîté  et  prome- 
nades dans  la  journée,  travail,  rêveries  et  musique  dans 
la  soirée.  Tout  semblait  beau,  joyeux,  poétique.  Et  cepen- 
dant ce  n'était  là  qu'une  apparence,  la  surface  brillante 
d'un  abîme  qui  cachait  bien  des  choses  fort  loin  d'être 
joyeuses  ou  même  claires.  L'amitié  de  George  Sand  pour 
Mmc  d'Agoult  était  pour  elle  à  cette  époque  une  source 
d'amers  désenchantements,  et  le  sentiment  exalté  qui  avait 
dicté  les  confidences  et  les  effusions  poétiques  de  1835 
s'était  déjà  très  modifié. 

Laissons  la  parole  à  Lina  Ramann  dont  nous  avons,  plus 
d'une  fois  déjà,  cité  les  pages  documentées,  et  qui  analyse 
très  finiment  la  rupture  qui  commençait  à  se  préparer  et  le 
refroidissement  qui  déjà  se  faisait  sentir  entre  les  deux 
femmes...  «  Tout  ce  qui  pénétrait  au  dehors  durant  ce 
séjour  à  Nohant  semblait  beau,  gai,  poétique,  mais  tout 
ce  qui  s'y  passait  en  réalité  était  loin  d'être  ensoleillé. 
Insensiblement,  il  s'éleva  des  dissonances  entre  la  grande 
romancière  française  déjà  célèbre  et  la  comtesse  avide  de 
conquérir  des  lauriers,  mais  qui  jusque-là  n'avait  d'autre 
titre  de  gloire,  que  celui  d'être  la  maîtresse  d'un  grand 
virtuose.  Lien  des  fois,  il  a  été  dit  (pie  la  gloire  de 
George  Sand  troublait  le  sommeil  paisible  de  lu  comtesse, 
et  il  est  évident  que  sans  George  Sand,  il  n'y  eût  pas  eu  de 
Nélida.  En  tout  cas.  ce  fut  à  Nohant  que  les  premières 


GEORGE    SAND  367 

agitations  se  firent  remarquer  et  que  les  relations  amicales 
commencèrent  à  se  troubler. 

«  Mais  indépendamment  de  la  jalousie,  ces  deux  natures 
étiraient  de  si  grands  contrastes  qu'une  harmonie  de  cœur 
ne  put  jamais  exister  entre  elles.  D'une  part,  George  Sand, 
esprit  profond  et  créateur,  de  l'autre,  la  comtesse  d'Agoult, 
esprit  éminent  aussi,  mais  seulement  résonnant  au  contact 
d'idées  d'autrui  {anempfindende).  L'une,  enfant  de  la 
nature,  ne  trouvait  toutes  ses  aises  que  lorsqu'elle  était  en 
bottes  et  en  blouse,  ou  montée  sur  un  andalous  fougueux  et 
sans  selle1  ;  l'autre,  des  pieds  à  la  tête  une  grande  dame  de 
la  vieille  école  française,  ne  se  sentait  bien  que  dans  des 
robes  de  mille  francs  ;  l'une,  nature  toute  prime-sautière, 
Ta utre,  toujours  réfléchie,  pesant  tous  ses  actes,  ne  fai- 
sant rien  à  la  légère.  Chez  George  Sand,  la  droiture  per- 
sonnifiée, tout  se  faisant  à  visage  découvert,  le  mal  et  le 
bien  ;  la  comtesse  toujours  voilée.  Comment  ces  deux  na- 
tures   féminines   eussent-elles   pu   sympathiser   longtemps 

1  Ceci  esl  sans  doute  une  licence  poétique  :  George  Sand.  dans  le 
cornant  de  cel  été,  montait  un  petit  cheval,  toujours  sellé,  qui  lui  avait 
été  allient'  de  Nevéus  par  M.  deGévaudan.  Lina  Raniann  a  été  induite  en 
erreur  par  Liszl  lui-môme  qui,  dans  sa  3°  Le  l  tre  d'un  Bachelières  musique, 
dit  à  George  Sand  :  «  Peut-être  allez-vous  me  trouver  bien  sombre  au- 
jourd'hui, peut-être  le  chant  du  rossignol  a-l-il  marqué  pour  vous  le 
passage  d'une  nuit  délicieuse  à  un  jour  splendide  ;  peut-être  vous 
êtes-VOUS  assoupie  sous  les  lilas  en  Heur»  et  avez-vous  rêvé  d'un 
bel  ange  aux  cheveux  blonds  qui,  à  voire  réveil,  s'esi  trouvé 
souriant  a  vos  côtés  sous  les  traits  de  voire  lille  chérie,  peut-être 
votre  impétueux  andalous  frémissant  sous  la  main  qui  le  dompte 
vous  a-t-il  l'ail  franchir  en  quelques  secondes  la  distance  qui  vous 
sépare  de  votre  meilleur  ami  ;  peut-être,  et  sûrement,  avez-vous  ren- 
contré sur  votre  passage  1rs  regards  d'un  malheureux  auquel  vous 
avez  l'ait  bénir  la  Providence...  »  Dans  une  note  à  la  même  page,  il  esl 
dil  que  ce  meilleur  ami  était  Jules  Néraud.  Mais  il  esl  hors  de  doute  que 
Liszl  en  écrivant  ces  lignes  parlait,  non  de  Jules  Néraud.  mais  de  Michel 
que  George  Sand  allail  souvent  voir  OU  de  grand  matin  ou  à  la  nuit 
tombée,  tantôt  à  La  Chaire,  tantôt  à  Chàteauroux.  (Voir  les  Lettres  de 
foume  et  les  lettres  inédites  de  George  Sand,  du  10  avril,  du  10  juin 
et  du  18  septembre  1837.) 


168  GBOBGE    SAND 

entre  elles?  Les  voiles  de  la  comtes.se  mettaient  Ge< 
Sand  hors  d'elle-même  et  la  menaient  au  cynisme;  le 
eynisme  de  George  Sand  portait  la  comtesse  à  l'hypocrisie, 
it  comme  la  vue  de  cette  enfant  de  la  nature  agaçait  la 
grande  dame,  le  cothurne  de  celle-ci  ne  pouvait  qu'irriter 
l'enfant  de  la  nature.  Il  y  eut  entre  elles  beaucoup  de  frois- 
sements, et  quoique  la  seide  cause  en  fût  le  contraste  entre 
la  nature  toute  nue  de  l'une  et  le  lard  de  l'autre,  Liszt  eut 
bien  des  choses  à  aplanir  et  i]r>  réconciliations  à  amener. 
Lorsque  arriva  le  moment  de  se  séparer,  les  adieux  se 
firent  cependant  en  assez  bonne  entente.  Ces  relations  moins 
bonnes  qui  Unirent  par  amener  une  rupture  définitive  entre 
les  deux  femmes,  ne  restèrent  peint  sans  influence  sur 
l'amitié  de  Liszt  avec  George  Sand.  A  partir  de  ce  moment 
leur-  rapports  cessèrent  pour  ainsi  dire.  Quoique  Liszt  dût, 
au  fond  de  son  âme,  attribuer  tous  les  torts  à  la  comtes 
cependant  lorsqu'il  revenait  à  Paris,  il  se  tenait,  par  déli- 
catesse, éloigné  de  la  romancière  et  lorsque,  dans  l;i  suite, 
il  ne  se  sentit  plus  astreint  à  tant  de  prudence,  il  ne  put 
cependant  se  résoudre  à  aller  l;i  Noir  :  «  Je  ne  voulais  pa- 
«  m'exposera  ses  sottises,  »  disait-il  dans  la  suite,  et  en  eflet 
Liszt  ne  retourna  jamais  à  Nohant...  »  Nous  verrons  bientôt 
que  les  dernières  assertions  de  M1"6  Ramann  sont  inexactes, 
mais,  pour  le  moment,  non-  poursuivrons  notre  récit. 

Liszt  quitta  Xoltant  avec  la  comtesse  vers  la  fin  de  juillet 
et  partit  avec  elle  pour  l'Italie.  Les  deux  femmes  se  quittèrent 
avec  la  promesse  de  s'écrire  comme  par  le  passé,  et  celle  de 
se  retrouver  un  jour  de  nouveau  ensemble,  n'importe  où, 
mais,  en  réalité,  on  était  bien  changé  dr>  deux  côtés.  Ni  la 
comtesse  d'Agoult,  ni  George  Sand  ne  croyaient  pas  trop 
en  leurs  propres  promesses  ;  elles  ai  nient  l'une  pour  Pautre 
veux   de  critique,   et  les  illusions  d'autrefois  avaient 


GEORGE    SAXD,   par  Charpentier 

D'après  la  gravure  de  Robinson 

(1838) 


GEORGE    SAM)  369 

disparu.  La  correspondance  recommença  cependant .  mais  le 
ton  romanesque  ei  enthousiaste  d'autrefois  n'y  était  pins; 
la  comtesse  surtout  se  permettait  de  petits  coups  d'épingle 
cl  parfois  «1rs  allusions  à  des  sujets  aussi  délicats  que  la 
présence  à  Xohant  de  Mallefille,  ou  Chopin,  qu' elle  traitait 
toujours  nn  peu  ironiquement,  tout  en  sachant  que  George 
Sand  avait  déjà  pour  lui  une  vive  sympathie.  George 
Sand,  de  son  côté,  disséquait,  avec  le  sang-froid  d'un  cri- 
tique,  celle  même  comtesse  aux  cheveux  d'or,  à  qui  elle 
;i\  ;iil  chanté  des  litanies  dont  le  souvenir  se  retrWve  dans  la 
dédicace  de  Simon.  Elle  sentait  cl  voyait  clairement  com- 
bien le  joug  amoureux  pesait  à  Liszt,  combien  cette  ambi- 
tieuse, avec  ses  lubies  et  ses  prétentions,  avec  sa  dupli- 
cité cl  son  amour-propre  excessif,  était  peu  fuite  pour  être 
la  compagne  du  grand  artiste;  et  lorsque,  au  commen- 
cement de  1838,  Balzac  passa  quelque  temps  à  Nohant, 
George  Sand  lui  communiqua  avec  la  franchise  d'un  con- 
frère, la  précision  et  la  couleur  artistique  d'un  homme 
du  métier,  ses  observations  sur  ce  couple  disparate,  et 
conseilla  au  célèbre  romancier  de  faire  sur  ce  sujet  un 
roman  qu'il  lui  était  peu  commode  de  faire,  à  elle-même, 
et  de  l'intituler  les  Amours  forcées  «ai  les  Galériens,  car, 
Liszt  et  la  comtesse  lui  apparaissaient  bien  comme  deux 
forçats  rivés  à  la  même  chaîne,  et  traînant  le  même  boulet 
dont  ils  ne  pouvaient  se  défaire. 

Balzac  ne  donna  pas  ce  litre  à  son  roman,  mais  il  donna 
bien,  comme  ou  lésait,  dans  saBéatrix,  les  portraits  de  Liszt, 
deM1"  d'Agoult,  de  Gustave  Planche  et  de  George  Sand  elle- 
même,  ainsi  que  la  peinture  de  sa  vie  quelque  peu  excen- 
trique. Dans  la  correspondance  inédite  de  Balzac  avec 
George  Sand,  il  y  a  une  foule  de  détails  fort  curieux  sur 
cet  épisode,  et  dans  les  lettres  de  Balzac  à  1'  a  Etrangère)), 


370  GEORGE     S  AND 

MD" Hanska.  qui  devint  plus  tard  Mme  de  Balzac,  pu- 
bliées récemment,  se  trouve  le  récit  fort  intéressant  du 
séjour  de  Balzac  à  Nohant  en  1838  et  des  détails  curieux 
sur  George  Sand.  Notons  en  passant  que  le  costume  dans 
lequel,  en  arrivant,  il  trouva  GeoFge  Sand,  est  en  t<>u-> 
points  semblable  à  la  toilette  singulièrement  curieuse^  qui 
fit  pousser  des  cris  d'incrédulité  à  tant  de  lecteurs,  dans 
laquelle  [apparaît  Camille  Maupin  c'est-à-dire  MHe  des 
Touches  dans  Béatrix.  Ce  n'est  pas  non  plus  sans  malice 
que  la  comtesse  d'Agoult  est  baptisée  par  Balzac  du  nom  de 
«  Béatrix  »,  allusion  mordante  à  son  désir  d'être,  pour 
Liszt,  ce  que  la  Béatrice  fut  pour  le  Dante,  rôle  qui  la 
préoccupait  sans  cesse  et  qui  fit  qu'une  fois  le  grand  pia- 
niste répondit  à  une  de  ses  sentences  doctorales  :  «  Bah 
Dante!  Bah  Béatrix!  Ge  sont  les  Dantes  qui  créent  les 
Béatrices;  les  vrais  Béatrices  meurent  à  dix-huit  ans.  » 

Ainsi  donc,  au  commencement  de  1838,  les  relations 
entre  George  Sand  et  la  comtesse  d'Agoult  s'étaient  déjà 
sensiblement  refroidies  et  à  l'époque  du  voyage  de  George 
Sand  à  Majorque  elles  tournèrent  au  zéro,  ce  qu'il  faut  attri- 
buer surtout  à  la  circonstance  que  la  vaniteuse  comtesse, 
habituée  aux  triomphes  et  à  l'admiration  générale,  ne 
pouvait  pardonner  à  George  Sand  la  victoire  remportée  sur 
Chopin.  La  jalousie  rentrée  de  la  comtesse  et  cependant 
qui  pouvait-elle  envier,  elle,  la  compagne  d'un  autre  homme 
de  génie?)  ramenèrent  àdes  piqûres  et  même  à  de  mesquines 
cruautés.  Puis,  les  potins  de  commères  et  d'amis  indiscrets 
vinrent  se  mêler  à  l'affaire.  Lamennais  dit  des  mots  bles- 
sants, qui  furent  rapportés.  Mwe  Marliani  voulut  réparer 
les  torts  et  les  augmenta.  Voici  une  lettre  assez  énigma- 
tique  de  Liszt  qui  s'y  rapporte  : 

«  Cher  George,  mon  prince  vous  est  antipathique  et  l'ex- 


GEORGE    SAM)  371 

princesse  Mirabella  vous  paraît  avoir  manqué  de  goût. 
Etait-ce  en  me  choisissant  ?  Peut-être,  mais  n'importe. 
Crétin1  ;i  toujours  été  fort  accommodant  sur  certains  points. 
C'est  lundi  en  huit  que  nous  sommes  convenus.  J'irai  chez 
Mme  Marliani  demain,  il  ne  sera  jamais  question  de  mon 
illustre  et  épileptique  ami  entre  elle  et  moi,  je  vous  le 
promets.  Mardi  au  plus  tard,  je  viendrai  frapper  à  votre 
porte.  Bien  à  vous.  —  F.  Liszt. 

«  Au  risque  de  vous  paraître  insupportable,  je  ne  puis 
pourtant  pas  vous  faire  grâce  de  deux  cents  mots  en  réponse 
à  vos  deux.  A  mardi  donc.  » 

Enfin,  la  rupture  définitive  eut  lieu  en  183'.).  11  est  vrai 
qu'en  L840,  encore,  les  deux  ex-amies  se  rencontrèrent  et 
assistèrent  même  ensemble  à  la  première  représentation  du 
drame  de  George  Sand  Cosima,  nommé  ainsi  en  l'hon- 
neur de  la  seconde  fille  de  Liszt  et  de  la  comtesse,  Cosima, 
qui  fut  d'abord  mariée  à  Hans  von  Bulow  et  qui  est  main- 
tenant Mme  Richard  Wagner.  Plusieurs  années  plus  tard, 
les  doux  romancière-,  échangèrent  encore  des  lettres. 
George  Sand  en  écrivit  une  de  condoléance  à  Mme  d'Agoult 
qui  venait  de  perdre  sa  fille,  Mmc  Blandine  Ollivier,  et 
M""'  d'Agoult  envoya  une  lettre  de  félicitations  à  George 
Sand  à  l'occasion  du  mariage  de  Maurice  Sand.  Quelque 
temps  avant  cela  la  comtesse  avait  dédié  son  roman  de. 
Julien  à  George  Sand,  sans  toutefois  la  nommer  dans  la 
dédicace.  Elle  parle  encore  Longuement  de  son  amie. 
comme  on  le  sait,  dans  son  Histoire  de  la  Révolution 
de  1848.  Leurs  relations  personnelles  ne  se  renouvelèrent 
toutefois  plus  ;   elles  se  rencontrèrent    souvent  plus  tard 


.-lin  »  ou  «  Grétin-Fellow  »  éluil  le  sobriquet  donné  ix  Li-zt  par 
George  Sand. 


372  GEORGE    SAM) 

chez  M.  et  M""  de  Gîrardin,  mais  continuèrent  à  se  tenir  à 
distance. 

Nous  regardons  comme  dépourvue  de  tout  fondement 
l'assertion  du  marquis  de  Gustine,  désignant  George  Sand 
comme  auteur  de  l'article  paru  dans  la  Revue  des  Deu.r 
Mondes,  le  15  novembre  1840,  sous  le  titre  :  Réplique  à 
M.  Liszt,  servanl  de  réponse  à  la  Lettre  de  ce  dernier  parue 
dans  le  même  journal  et  dans  laquelle  il  réfutait  les  raille- 
ries de  mauvais  goût  qu'un  journaliste  (il  sur  le  sabre  d'hon- 
neur, offert  à  Liszt,  en  janvier  1840,  au  nom  delà  nation  hon- 
groise. Nous  ne  croyons  pas,  disons-nous,  que  cette  Réplique 
à  Liszt  soit  due  à  la  plume  de  George  Sand;  nous  ne  pou- 
vons l'admettre  à  aucun  titre.  La  réponse  de  Liszt  au 
persiflage  du  journaliste  inconnu  —  qui  demandait  ironi- 
quement à  quoi  pouvait  servir  le  baudrier  dont  on  l'avait  si 
pompeusement  ceint,  à  un  musicien  qui  allait  certainement 
se  vanter  de  cet  hommage,  vraiment  grandiose,  et  trop 
au-dessus  des  services  qu'il  avait  pu  rendre  à  sa  patrie. 
«  vu  qu'il  passait  sa  vie  loin  de  la  Hongrie  »,  et  que  Ton  ne 
pouvait  pas  mettre  Li>zt  sur  le  même  pied  que  les  fils 
vraiment  glorieux  de  ce  pays,  —  cette  repense  de  Liszt, 
disons-nous,  est  vraiment  sublime,  pleine  de  calme,  de 
dignité,  et  de  la  modestie  d'un  grand  artiste  conscient 
de  son  talent  et  de  ses  devoirs.  Liszt  y  disait  que  ce 
n'était  pas  une  récompense  ni  un  cadeau,  mais  comme  le 
mémento  de  sa  grande  patrie,  disant  à  l'un  de  ses  enfants  : 
«  S<>i>  digne  de  moi.  »  La  Réplique  à  cette  réponse,  répli- 
que attribuée  à  George  Sand.  est  au  contraire  écrite  par 
quelqu'un  qui  ne  comprend  rien  aux  grandes  choses,  qui 
s'en  moque,  fait  de  l'esprit,  et  s'efforce  d'avilir  et  de 
rabaisser  les  sentiments  et  les  convictions  du  grand  artiste, 
qui   ne  prêtaient  pourtant  nullement  à  la  moquerie.  Nous 


GEORGE    S.VND  :J73 

iiniis  refusons  «lune  à  croire  que  George  Sand,  eût-elle 
plus  tard  haï  Liszt  —  ce  qui  ne  lui  jamais  le  cas  —  eût 
éié  capable  d'écrire  cet  article  complètement  en  désaccord 
avec  son  caractère,  son  style,  son  grand  cœur,  ses  larges 
idées,  cl  ses  sympathies  pour  les  nationalités  opprimées. 

Toul  au  contraire,  après  la  rupture  de  Liszt  avec  la  com- 
tesse, George  Sand  et  lui  se  revirent  plusieurs  l'ois  et  échan- 
gèrent des  lettres  amicales,  ce  <|ui  réfute  pleinement  l'asser- 
tion de  Ramann  «  qu'il  ne  se  revirent  plus  ». 

Voici  quelques  lettres  peu  connues  de  George  Sand1  et 
quelques  lettres  inédites  de  Liszt,  écrites  entre  LX^N  et  1XH, 
qu'il  est  très  curieux  de  lire  les  unes  après  les  autres. 

Voici  d'abord  une  lettre  de  Liszt  qui,  à  en  juger  par  le 
papier  et  l'encre,  doit  avoir  été  envoyée  à  George  Sand  avec 
elle  de  la  comtesse  d'Agoult,  datée  du  i  mai  1X38,  peu 
après  leur  installation  en  Italie  : 

«  Je  ne  sais  pourquoi,  mon  bon  George,  nous  sommes 
restés  si  longtemps  sans  nous  écrire.  Il  n'y  a  pourtant 
guère  i et  il  ne  peut  y  avoir)  de  solution  de  continuité 
dans  noire  amitié.  J'imagine  même  que  les  années  s'amas- 
sant  la  rendront  de  plus  en  plus  ferme  et  plus  douce.  Peut- 
être  aussi  le  temps  viendra-t-il  enfin  où  je  pourrai  quelque 
chose  pour  vous,  ainsi  que  je  nous  le  disais  dans  ma  naïve 
exaltation  de  vingt  ans.  En  attendant,  laissez-moi  toujours 
vous  aimer  à  ma  manière,  et  penser  et  ic\c\-  silencieuse- 
ment à  vous,  ma  pauvre  amie! 

ci  La  princesse  vous  a  parlé  sans  doute  de  nos  projets 
pour  l'automne  et  l'hiver  prochain,  ('/est  chose  tout  à  l'ail 
décidée  que  noire  voyage  à  Constantinople ;  je  le  désire 

lie;  ni  coup  pour  ma  part,  et  la  princesse  ne  demande  pas  mieux 

"  Ces  lettres  de  Gaorge  Sand  mil  été  publiées  par  Mme  La  Mara  dans 
jnii  volume  :  -  Briefe  hervovragender  Zeitgenossen  an  Franz  Liszt.  •> 


374  (1E0RGE     S  AND 

comme  vous  savez.  Nous  vous  retrouverons  donc  proba- 
blement à  Naples  .  à  moins  que  vous  ne  soyez  tentée 
d'être  des  nôtres  et  de  faire  la  révérence  au  Grand  Turc. 

«  A  propos  de  Grand  Turc,  j'ai  écrit  deux  mois  à  ma 
mère  relativement  à  Bonn  aire  et  Buloz.  (Test  une  naïveté 
tort  pardonnable  de  sa  part,  sans  doute,  mais  enfin 
c'est  une  naïveté,  et  de  plus  une  démarche  parfaitement 
inutile  de  toutes  façons,  comme  vous  le  dites  fort  bien.  Je 
vous  remercie  de  m'en  avoir  averti  et  je  regrette  seulement 
que  vous  n'ayez  pas  dit  de  suite  franchement,  et  brutale- 
ment au  besoin,  toute  la  vérité  à  ma  bonne  mère,  fort  peu 
au  courant  de  ces  sortes  d'affaires.  Après  votre  lettre  <\r 
Chamounix  tout  autre  brevet  d'immortalité  ne  serait  qu'un 
pléonasme  fastidieux  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes. 

«  Quand  vous  viendrez  en  Italie,  c'est  moi  qui  von--  ferai 
l'hospitalité  de  pipes,  attendu  que  j'en  ai  rapporté  une  quin- 
zaine de  vieilles  déjà  et  que  je  compte  bien  doubler  àGons- 
tantinople.  Je  fume  modérément  depuis  quelque  temps  :  cela 
contribue  peut-être  à  me  faire  trouver  vos  vieux  livres 
(qui  sont  les  seuls  que  je  puis  me  procurer  ici  encore 
plus  beaux. 

«  Si  Leroux  et  Quinet  se  souviennent  encore  de  mon 
nom,  rappelez-moi  affectueusement  à  eux.  Je  les  ai  peu  vus 
l'un  et  l'autre  à  mon  grand  regret.  Je  serai  très  heureux 
de  les  retrouver  à  Paris. 

«  Bonsoir,  mon  cher  George.  —  Voici  une  lettre  toute 
gribouillée selon  ma  louable  habitude,  mais  il  est  très  fard 
et  je  souffre  beaucoup  de  la  tête. 

«  Aimez-moi  toujours  un  peu.  et  ne  doutez  point  de 
moi. 

«   A    NOUS. 

c    F.  L.  » 


-     GEORGE     SAND  37"» 

* 

Voici  un  autre  billet,  probablement  écrit  au  printemps 
uV  1840,  lorsque  Liszt  fit  un  court  séjour  à  Paris,  de  pas- 
Sage  pour  Londres,  et  que  George  Sand  s'y  trouvait  aussi 
pour  assister  aux  répétitions  de  Cosima  : 

«  Partirez-vous  bientôt  ?  Vous  savez  que  je  viens  de 
passer  neuf  jours  dans  mou  lit  et  probablement,  il  ne  me 
sera  pas  permis  de  sortir  avant  la  fin  de  la  semaine 

«  Faites-moi  savoir  si  nous  êtes  ici  samedi,  car  je  vou- 
drais vous  demander  plusieurs  choses,  et  surtout  ne  point, 
quitter  de  nouveau  Paris,  pour  deux  ans  peut-être,  sans 
vous  avoir  revu. 

«  Bien  à  vous. 

«  F.  Liszt. 

«  Mercredi.  » 

Et  en  1841,  George  Sand  lui  écrit  à  son  tour  l'amicale 
épître  que  voici,  parue  dans  le  livre  de  La  Mara,  et  que 
cette  dernière  rapporte  à  mars  ou  avril. 

«  Monsieur  Liszt,  rue  cl  Hôtel  d'Antin. 

«  Cher  vieux, 

«  Je  vous  remercie  de  la  pipe  que  vous  m'annoncez  et 
que  je  n'ai  pas  reçue.  Je  sais  d'avance  qu'elle  sera  char- 
mante et,  ne  le  fût-elle  pas,  elle  ne  me  sera  pas  moins 
chère,  venant  de  vous. 

«  Pourvu  que  vous  ne  veniez  pas  avant  trois  heures  je 

vous  recevrai    toujours,    sauf  à   vous  faire   attendre  trois 

minutes  pour  sortir  des  limbes  du  sommeil  où  je  suis  encore 

quelquefois  à  cette  heure-là.  Chopin  est  malade  aujourd'hui, 

et   moi   aussi,  mais  nous  n'en  sommes   pas  moins  vivants 

pour  vous  aimer  de  cœur. 

«  G.  Sand.   » 


370  &E0R6E    SAM) 

Enfin  voici  trois  lettres  se  rapportant  à  1H44,  dont  l'une 
est  datée  du  30  mai.  et  les  deux  autres  furent  bien  sur 
écrites  un  peu  auparavant. 

«  Il  m'a  semblé  que  votre  corbeille  se  fanait.  Permettez- 
moi  de  la  rafraîchir.  Le  langage  des  fleurs  m 'étant  inconnu 
en  vertu  de  mon'crétinisme  qui iva  crescendo  ,  je  suis  jus- 
tifié M'avancede  tout  logogriphe  qui  pourrait  s'y  trouver. 

«  A  bientôt. 

«  Liszt.  » 

Elle  répondit  à  ceci  : 

«  Monsieur  Li-zl.  Hôtel  Byron,  rue  Laffitte. 

«  Mon  cher  ami.  est-ce  que  vous  auriez  doue,  à    mon 
insu,  quelque  tort  envers  moi,  que  vous  me  faites  tous 
Logôgriphes  et  cérémonies?  Je  n'y  comprends  goutte  et  je 
compte  bien  que  vous  -viendrez   m'expliquer  tout  cela  le 
plus  tôt  possible. 

«  Souvenez-vous  seulement  de   mes  habitude-  de  veille 

prolongée,    de  sommeil    prolongé  par    conséquent,  et   ne 

venez  pas  me  voir  avant  quatre  heures.  Le  soir,  tant  que 

vous  voudrez. 

h  A  bientôt,  j'espèrëi 

«  George.  » 
Lundi.  » 

«  Je  n'étais  rentré  à  Paris  que  pour  quelques  heures 
afin  de  ne  pas  foire  manquer  ce  malheureux  concert  des 
aliénés  à  la  suite  duquel  mon  mal  a  redoublé.  Le  lende- 
main, je  me  suis  traîné  clopin-clopant,  à.  la  place  d  Or- 
léans '  ;  vous  veniez  de  partir,  mais  en  revenant,  j'ai  trouvé 
votre  billet  dont  je  vous  remercie  de  tout  cœur. 

1  George  Saml  ri  Chopin  demeurèrent  place  d'Orléans  entre  1842-1847. 


GEOBGE    S  AND  3T7 

«  Il  me  faudra  une  dizaine  de  jours  de  repos  absolu  pour 
me  remettre,  après  je  commencerai  mon  métier  de  commis 
voyageur  en  concert  et  tirerai  à  rue  et  à  oreilles  sur  Lyon, 
Marseille  et  Bordeaux.  Si,  au  mois  d'août,  vous  étiez 
encore  à  Nohant,  nous  pourrions  réaliser  notre  ancien  pro- 
jet de  Festival  à  Châteauroux. 

En  tout  cas.  à  moins  que  Jeanny1  ne  Lâche  les  chiens 
et  les  bêtes  fauves  des  environs  contre  moi,  je  viendrai 
prendre  congé  de  vous  à  Nohant,  car  je  vous  avouerai  tout 
naïvement  que  j'ai  grand  désir  de  vous  revoir  encore 
aviinl  de  quitter  la  France  pour  plusieurs  années  probable- 
ment. 

«  Bien  à  vous  de  cœur. 

«  Liszt. 

•   Pnit  Mari  y.  30  mai  44. 

«  l'.-S.  —  Dites  à  Chopin  la  vive  part  que  je  prends  à 
son  chagrin  '.  » 

Enfin  nous  trouvons  dans  le  volume  des  lettres  impri- 
mées de  Liszt  une  missive  datée  de  Lisbonne.  1845,  dans 
laquelle  le  grand  pianiste  raconte  à  George  Sand  sa  ren- 
contre avec  leur  ami  d'autrefois,  Blavoyer3,  et  lui  recom- 
mande une  personne  qu'il  lui  avait  adressée,  tout  cela  sur 
le  ton  le  plus  amical. 

Ces  lettres  mettent  à  néant  l'opinion  soutenue  par  M^Ra- 
mann,que  Chopin  nourrissait  des  sentiments  hostiles  envers 

Liszt   par  suite  des  mauvais  rapports  de  ce  dernier  avec 

'  Paysan  berrichon,  demi-chasseur,  demi-devin,  prototype  de  Mouny- 
Robin . 
•  La  mort  de  son  pore. 
"  Voir  p.  326.. 


378  GEORGE     SAM» 

George  Sarîd.  Il  est  de  toute  évidence  que  dès  le  moment  où 
M1""  d'Agoult  ne  fut  plus  entre  eux,  les  relations  de  George 
Sand  avec  Liszt  s'améliorèrent  aussitôt.  Il  n'y  eut  plus 
entre  eux,  il  est  vrai,  la  même  intimité,  mais  l'ancienne 
admiration  de  Liszt  pour  George  Sand,  comme  écrivain,  ne 
subi!  jamais  la  moindre  éclipse. 

En  1842,  ilentrepritde  composer  un  opéra  sur Consuelo, 
et  il  suivait  en  général  avec  intérêt  tout  ce  qui  sortait  de 
la  plume  de  George  Sand.  Dans  sa  correspondance  publiée, 
nous  trouvons  plus  d'une  fois  des  passages  sur  les  œuvres 
de  George  Sand  entre  autres  sur  Y  Histoire  de  ma  Vie  ou 
sur  sa  Correspondance.  Il  analyse  d'une  manière  très 
détaillée  toutes  les  lettres  qui  l'ont  frappé  ou  qui  lui  ont  le 
mieux  plu  *.  Bien  plus  intéressante  encore  est  l'influence 
immédiate  qu'exerça  sur  Liszt  notre  grand  écrivain,  ce  qui 
est  par  exemple  très  visible  dans  l'avant-propos  littéraire 
du  poème  symphonique  de  Liszt  :  «  Héroïde  funèbre.  » 
Cet  avant-propos  est  la  répétition  presque  textuelle  d'une 
page  bizarre  et  fantastique  des  S<jpt  corda  de  la  lyre 
et  c'est  ce  qui  nous  porte  ;'i  analyser  ici  ce  livre,  quoiqu'il 
n'ait  paru  qu'en  ]No(.>. 

Il  est  fort  douteux  qu'un  lecteur  de  nos  jours  lise  jamais 
eetteœuvre,  et  l'on  peut  dire  que  presque  aucun  des  admi- 
rateurs de  George  Sand  ne  la  commit  ou  ne  s'en  souvient. 
Quant  aux  critiques,  ils  la  passent  tout  à  fait  sous  silence. 
ou  se  bornent,  en  en  parlant,  à  quelques  lignes  dans  le 
genre  des  courtes  phrases  suivantes  qu'en  dit.  par  exemple. 
M.  d'Haussonville  :  «  Parmi  les  ouvrages  de  George 
Sand,  il  y  aune  œuvre  qui  ressemble  à  un  drame  fantas- 

1  Voir  les  lettres  du  •>  mai  el  du  4  juin  1855  à  sa  mystérieuse  amie. 
(Franz  Li?zt>  Briefe.  III  Band,  Briefeain  eïhc  Freuodin,  herausgeben  von 
La  Mara.  1894.  Leipzig).  Voir  aussi  .-a  lettre  a  M""-  Malvina  Tardieu,  du 
6  novembre  1882. 


GEORGE     SAN1)  379 

tique,  intitulée  :  les  Sept  cordes  de  la  lyre.  Son  talent  à 
elle  n'était-il  pas  aussi  une  lyre  à  sept  cordes  dont  chacune 
rendait  un  son  différent,  mais  qui  résonnaient  tontes  à 
l'unisson  ?  »  Et  après  avoir  appelé  George  Sand  i'arrière- 
petite-fille  de  cette  Diotime  de  Mantinée,  que  Platon  avait 
admise  à  son  banquet,  et  qui  s'écriait  :  «  O  mon  cher 
Socrate,  la  vie  n'a  de  prix  et  n'est  belle  qu'autant  que  nous 
contemplons  la  beauté  éternelle  »,  cet  auteur  ajoute  que 
«  dans  toutes  les  œuvres  de  George  Sand  on  sent  le  vol  de  son 
imagination  et  une  tendance  vers  la  beauté  éternelle  ».  Et 
voilà  tout.  C'est  pourquoi  nous  nous  permettons  de  raconter 
d'une  manière  plus  détaillée  le  sujet  de  cette  fantaisie  ou 
de- cette  allégorie,  dont  il  serait  difficile  de  préciser  l'idée 
générale,  à  moins  de  la  comprendre  de  la  manière  suivante  : 
L'esprit  humain,  pour  être  complet,  pour  s'approcher  du 
Créateur  et  pour  pénétrer  l'harmonie  de  la  création,  doit 
vibrer  de  toutes  ses  cordes  qui  sont  :  la  foi,  l'amour,  Fart,  la 
contemplation,  etc.,  etc..  Privé  de  Tune  de  ces  cordes,  l'es- 
prit esi  incomplet  et  ne  peut  saisir  nil'Harmonie  sublime,  ni 
la  Beauté  suprême.  Cette  idée  fut  donnéeà  George  Sand  par 
Michel,  car  on  trouve  parmi  ses  papiers  intimes  une  petite 
feuille  sur  laquelle  sont  dessinées  deux  lyres.  Tune,  assez 
correctement  faite,  ne  porte  aucune  inscription,  l'autre,  très 
mal  dessinée  à  la  plume,  porte  au  bas  :  La  lyre  de  George 
Sand  d'après  le  plan  de  son  ami  Evrard  (sic).  Nohant, 
le  11  août  183o.  Et  sur  ses  cordes  on  lit  les  inscriptions 
suivantes  : 

La  Pair,  les  sciences,  V agriculture . 

La  Guerre  ou  la  Liberté  et  la  Tyrannie. 

Les  Douleurs  ou  la  Mort,  le  crime. 

Les  Joies,  ou  la  croyance,  les  martyrs,  la  Vertu. 

Evocations   Les  Tomheaux. 


380  GEORGE    S  AND 

L'Amour  ou  les  éléments  :  le  soleil,  lr  ciel,  la  terre, 
l'eau,  h'  feu. 

Dieu,  ou  la  prière,  et  l' Adoration. 

Ce  canevas  a  servi  à  George  Sand  pour  écrire  son  Kvre 
curieux,  où  la  thèse  esi  développée  on  sens  inverse.  Un  phi- 
losophe, maître  Albertus,  qui.  selon  l'auteur,  paraît  vivre 
dans  mitre  siècle,  niais  qui.  en  réalité.  Ait  hors  du  temps  et 
de  l'espace,  élève  une  jeune  fille,  confiée  à  ses  soins,  Hélène, 
enfant  de  son  vieil  ami,  fabricant  d'instruments  de  musique, 
Meinbacker,  qui  ne  lui  avait  laissé  en  héritage  «pie  des  dettes 
et  une  mystérieuse  Ivre  à  sept  cordes.  Hélène  s'occupe  de 
philosophie  chez  Albertus,  comme  les  autres  disciples  de  ce 
maître  :  Elans,  Karl,  Wilhelm,  etc dont  chacun  person- 
nifie une  certaine  tendance  de  l'esprit  humain.  Pourtant 
Hélène  l'ait  de  médiocres  progrès  en  philosophie.  Elle  est 
attirée  vers  la  poésie  et  vers  la  musique,  arts  qui  lui  sont 
détendus,  dans  la  crainte  qu'ils  ne  troublent  sa  raison,  car 
on  avait  précédemment  remarqué  que  la  musique  provo- 
quait chez  Hélène  des  extases  qui  ressemblaient  à  de  la 
folie  ou  au  somnambulisme.  Ce  n'était  toutefois  rien  moins 
que  les  manifestations  chez  elle  du  génie  musical,  incom- 
prises par  son  entourage.  Or,  la  lyre  à  sept  cordes  n'est  pas 
un  instrument  ordinaire.  Elle  a  été  faite  de  temps  immé- 
morial, parmi  certain  Adelsfreit,  ancêtre  du  vieux  Mein- 
backer, et  elle  porte,  gravés,  ces  mots  mystérieux  : 

A  qui  vierge  me  gardera 

La  richesse, 
A  qui  bien  parler  me  fer;! 

La  siipvssr. 
A  quiconque  me  violera 

Lm  folie 
r.t.  -il  me  brisBj  il  le  paîra 
De  sa  vie. 


(il7.  OUI.  K     SAM)  381 

Notre  vieil  ami  Méphistophélès  se  mêle  de  l'affaire.  Il 
veut  se  rendre  maître  de  l;i  lyre,  afin  de  perdre  l'esprit  de 
lu  lyre,  qui  ne  doit  être  délivré  que  par  l'amour  sublime 
d'une  vierge.  Pour  atteindre  son  but,  Méphistophélès  essaie 
d1abord  de  briser  la  lyre  Sous  la  figure  du  juif  Jonathas 
Taer,  l'un  des  créanciers  de  feu  Meinbacker,  il  amène  chez 
Albertus  toute  une  Coule  d'acheteurs  :  un  porte,  un  com- 
positeur, un  peintre  et  un  critique.  L;i  force  mystérieuse 
de  la  lyre  leur  fait  à  l'un  après  l'autre,  perdre  la  tète,  leur 
inspire  la  marne  des  grandeurs,  leur  fail  dévoiler  toute  la 
bassesse  de  leurs  âmes  jalousés  et  mesquines;  et  c'est  alors 
que  soit  en  raisonnements  calmes,  soit  en  divagations  ab- 
surdes, ils  dévoilent  et  montrent  à  nu  leurs  véritables 
caractères.  Ils  n'entendent  rien  à  ce  qui  sert  de  la  sphère 
de  leurs  étroites  spécialités  et  comprennent  même  fort  peu 
celle  seule  spécialité.  Chacun  de  ces  gens  du  métier  se 
figure  être  un  génie,  et  ne  reconnaît  dans  les  autres  que  de 
médiocres  artistes. 

Les  projets  de  Méphistophélès  échouent  ;  la  lyre  reste 
intacte.  Alors  il  met  en  jeu  Albertus  lui-même.  Il  lui 
suscite  d'un  côté  la  soif  de  tout  connaître,  de  tout  com- 
prendre, comme  celle  qui  torturait  Faust,  et  de  l'autre,  il 
éveille  dans  son  cœur  un  violent  amour  pour  Hélène.  Pour- 
suivant toujours  son  but,  Méphistophélès  suggère  à  Albertus 
l'idée  de  briser  l'une  après  l'autre  les  cordes  de  la  lyre, 
car.  entre  temps,  voici  ce  qui  était  arrivé  :  Hélène  ayant 
réussi  à  s'emparer  de  la  lyre,  était  tombée  en  extase: 
même  par  son  extérieur,  elle  ressemblait  à  une  prophétesse, 
on  eût  dit  un  être  surhumain.  C'est  avec  sa  chevelure  sur- 
tout que  se  passaient  des  choses  absolument  surnaturelles. 
Hanz.  —  «  Voyez,  maître,  ceci  tient  du  prodige,  les  ru- 
bans de  .sa  coiffure  se  brisent  et  tombent  à  ses  pieds.  »  (Pour 


382  GEORGE     S  AND 

prodige,  cela  en  es!  sûrement  un  !  —  «  Sa  chevelure  semble 
s'animer  comme  si  un  souffle  magique  la  dégageait  d< 
liens  brillants,  pour  la  séparer  sur  son  front  et  la  répandre 
en  flots  d'or  sur  sesépaulesde  neige.  Oui,  voilà  sescheveux 
qui  se  roulent  en  anneaux  libres  et  puissants  comme  ceux 
d'une  jeune  enfant  qui  court  aux  vents  du  matin.  » —  I 
à  faire  enrager  km-,  les  coiffeurs!  .  —  «  Ils  rayonnent,  ils 
flamboient,  ils  ruissellent  sur  son  beau  corps  comme  une 
cascade  embrasée  des  feux  du  soleil.  0  Hélène,  que  vous 
êtes  belle  ainsi  !  Mais  vous  ne  m'entendez  pas  ! 

Albertos.  —  Hanz.  mon  fils,  ne  la  regarde  pas  trop.  Il 
y  a  dans  la  vie  humaine  des  mystères  que  nous  n'avons  pas 
encore  abordé-  et  que  je  ne  soupçonnais  pas,  il  y  a  un  ins- 
tant. 

Hélène.  —  Elle  soutirât  la  lyre  d Une  main  et  élève 
l'autre  vers  le  ciel.  Voici!  lemystère  s'accomplit.  La  vie 
est  courte,  mais  elle  est  pleine!  L  nomme  n'a  qu'un  jour, 
mais  ce  jour  est  l'aurore  de  l'éternité  !  La  lyre  résonne 
magnifiquement. 

Hanz.  — O  muse,  ô  belle  inspirée...  » 

Entrée  en  relation  directe  avec  l'esprit  de  la  lyre.  Hélène 
passe  des  heures  entière.-  en  improvisations  exaltées;  elle 
comprend  tout  ce  que  l'esprit  de  la  lyre  lui  dit,  et  la  lyre 
résonne  alors  d'elle-même  sans  que  la  jeune  fille  y  touche, 
mais  les  hommes  n'entendent  que  les  réponses  d'Hélène  au. i 
paroles  de  l'esprit,  ils  entendent  sa  musique.  Quelle  allé- 
gorie !  Albertus  ne  comprend  ni  ce  qui  se  passe  en  Hélène, 
ni  son  langage,  et,  poussé  par  Méphistophélès ,  il  brise 
d'abord  les  deux  premières  cordes  de  la  lyre,  les  cordes 
d'or  :  celles  de  la  foi  et  de  la  contemplation  de  l'infini.  11 
brise  ensuite  les  deux  cordes  suivantes,  les  cordes  (Far g ent: 
celles  de  l'espérance  et  de  la  contemplation  du  beau!  Peu 


GEORGE    S  AND  383 

à  peu  il  commence  à  mieux  comprendre  Hélène,  mais  crai- 
gnant de  nom  eaux  accès  de  sa  folie,  il  lui  cache  la  lyre 
La  jeune  fille  tombe  alors  dans  une  folie  plus  grande  encore, 
et,  cherchant  pat-tout  sa  lyre,  elle  parvient  au  faîte  de  la 
flèche  delà  cathédrale  où  Albertus  la  suit.  Il  tient  la  lyre 
sous  -'»n  manteau,  mais  au  lieu  de  la  rendre  simplement  à 
Hélène,  il  engage  avec  elle  le  dialogue  suivant  : 

Albertus.  —  «  Arrêtons-nous  sur  cette  terrasse,  mon 
enfant,  cette  rapide  montée  a  dû  épuiser  tes  forces. 

Hélène.  —  \on,  je  peux  monter  plus  haut,  toujours 
plus  haut. 

Albertus.  —  Tu  ne  peux  monter  sur  la  flèche  de  la 
cathédrale...  L'escalier  est  dangereux,  et  l'air  vif  qui  souffle 
ici  est  déjà  assez  excitant  pour  toi. 

Hélène.  —  Je  veux  monter,  monter1,  toujours,  monter 
jusqu'à  ce  que  je  retrouve  la  Ivre.  Un  méchant  esprit  l'a 
enlevée  et  l'a  portée  sur  la  pointe  de  la  flèche.  Il  l'a  déposée 
dans  les  bras  de  l'archange  d'or  qui  brille  au  soleil.  J'irai  la 
chercher,  je  ne  crains  rien.  La  Ivre  m'appelle.  [Elle 
veut  *  élancer  sur  l'escalier  de  la  flèche.] 

Albkrtus,  la  retenant.  —  Arrête,  ma  chère  Hélène  ! 
Ton  délire  l'abuse.  La  Ivre  n'a  point  été  enlevée.  C'est 
moi  qui,  pour  l'empêcher  d'en  jouer,  l'ai  ôtée  de  dessous 
top.  chevet.  Mais  reviens  à  la  maison,  et  je  te  la  rendrai. 

Hélène.  — Non,  non.  vous  me  trompez.  Vous  vous  enten- 
tez  avec  le  Juif  Jonathas  pour  tourmenter  la  Ivre  et  me 
donner  la  mort.  Le  Juif  l'a  portée  là-haut.  J'irai  la  reprendre  : 
suivez-moi  si  vous  l'osez.  (Elle  commence  à  gravir  l  esca- 
lier.) 

Albertus  (lui  montrant  la  lyre  quil  tenait  sous  son 

1  On  croit  entendre  dans  le  mut  mouler  de  nouveau  une  allégorie. 


384  GEORGE    SAM» 

manteau  .  —  Hélène,  Hélène,  la  voici,  regarde-la  !  Reviens, 
au  nom  du  ciel  !  Je  t'en  laisserai  jouer  tant  ce  que  tu 
voudras.  .Mais  redescends  ces  marches,  ou  tu  vas  périr  ! 

Hélène,  s'arrétanl.  —  Donnez-moi  la  lyre  et  ne  crai- 
gnez rien. 

Albertus.  —  Non,  je  te  la  donnerai  ici.  Reviens.  O  ciel  ! 
Je  n'ose  m'élancera  près  elle.  Je  crains  qu'en  se  hâtant,  ou 
en  cherchant  à  se  débattre,  elle  ne  se  précipite  an  bas  de  la 
loin-. 

Hélène.  —  Maître,  étendez  le  bras  et  donnez-moi  la  lyre, 
ou  je  no  redescendrai  jamais  cet  escalier. 

Albkmts.  lui  tendant  la  lyre.  —  Tiens,  tiens,  Hélène, 
prends-la.  Et  maintenant,  appuie-toi  sur  mon  bras,  descends 
avec  précaution.  [Hélène  saisit  la  lyre  et  monte  rapi- 
dement tescalier  jusqu'au  sommet  de  la  flèche.  ...  » 

Elle  s'assied  auprès  do  l'archange  de  bronze,  et  voyant 
devant  elle  l'immense  ville  pleine  de  vie  et  fourmillant 
d'hommes,  elle  se  mot  à  improviser  sur  les  souffrances  ri 
les  malheurs  de  l'humanité.  Cependant  Han^.  qui  veut  la 
suivre,  grimpe  de  l'autre  côté  de  l'archange  pour  soutenir 
Hélène  si  la  tète  venait  à  lui  tourner  —  ce  qui  ne  serait 
nullement  étonnant  sur  une  estrade  de  concert  aussi 
élevée.  Hélène  termine  cependant  sans  accident  son  entre- 
tien avec  l'esprit  de  la  hjr<-  :  elle  cause  maintenant  avec  lui 
sur  les  cordes  d'acier  et  comme  ces  cordes  ne  parlent 
plus  de  choses  inaccessibles  aux  hommes,  mais  leur  dépei- 
gnent bien  les  gloires  et  les  malheurs  du  genre  humain, 
alors  Iianz  et  Albertus  peinent  comprendre  Hélène. 

Héli':.ni-:.  —  O  esprit, où  m'as-tu  conduite?  Pourquoi  m'as- 
tu  enchaînée  à  cette  place  pour  nie  forcer  à  voir  et  à 
entendre  ce  qui  rempli!  mes  yeux  de  pleurs  et  mon  cœur 
d'amertume?  Je  ne  vois  au-dessous  de  moi  que  les  abîmes 


GEORGE     SAND  385 

incommensurables  du  désespoir;  je  n'entends  que  les  hur- 
lements d'une  douleur  sans  ressource  et  sans  fin  !  Ce 
monde  est-ce  une  mare  de  sang,  un  océan  de  larmes  !  Ce 
n'est  pas  une  ville  que  je  vois  !  J'en  vois  dix,  j'en  vois  cent, 
j'en  vois  mille,  je  vois  toutes  les  cités  de  la  terre.  Ce  n'est 
pas  une  seule  province,  c'est  une  contrée,  c'est  un  conti- 
nent, c'est  un  monde,  c'est  la  terre  tout  entière  que  je  vois 
souffrir  et  que  j'entends  sangloter!  Partout  des  cadavres  et 
autour 'd'eux  Ar^,  sanglots.  Mon  Dieu!  que  de  cadavres! 
mon  Dieu  !  que  de  sanglots  !  Oh  !  que  de  moribonds  livides 
couchés  sur  une  paille  infecte  !  oh  !  que  de  criminels  et 
d'innocents  agonisant  pêle-mêle  sur  la  pierre  humide  des 
cachots!  oh!  que  d'infortunés  brisés  sous  des  fardeaux 
pesants  ou  courbés  sur  un  travail  ingrat  !  Je  vois  des  enfants 
qui  naissent  dans  la  fange,  des  hommes  en  manteaux  de 
pourpre  et  d'hermine  tout  souillés  de  fange,  des  peuples 
entiers  couchés  clans  la  fange  !  La  terre  n'est  qu'une  masse 
de  fange  labourée  par  des  fleuves  de  sang.  Je  vois  des 
champs  de  bataille  tout  couverts  de  cadavres  fumants  et  de 
membres  épais  qui  palpitent  encore  ;  j'en  vois  d'autres  où 
s'élancent  des  bataillons  poudreux,  au  son  des  fanfares 
guerrières.  Je  vois  les  armes  reluire  au  soleil  ;  j'entends 
bien  les  chants  de  l'espoir  et  du  triomphe;  mais  j'entends 
aussi  les  gémissements  des  blessés,  les  derniers  soupirs  des 
mourants  que  brisent  les  pieds  des  chevaux.  J'entends  aussi 
le  cri  des  vautours  et  des  corbeaux  qui  marchent  derrière 
les  années,  et  l'air  est  obscurci  de  leur  vol  sinistre;  eux 
>euls  seront  les  vainqueurs  !  Eux  seuls  entonneront  ce  soir 
l'hymne  de  triomphe  en  enfonçant  leurs  ongles  ensan- 
glantés dans  la  chair  des  victimes...  » 

Les  épreuves  de  Yesprit  de  la  lyre  touchent  à  leur  fin. 
Hélène,    en    proie   au   désespoir,    en  voyant   les    misères 
II.  25 


386  GEORGE    S  AND 

humaines,  les  souffrances  des  pauvres  martyrs  et  la  cruauté 
des  persécuteurs  qui  s'intitulent  la  fleur  el  le  couronnemenl 
de  la  création,  jette  la  lyre  du  haut  delà  tour.  Il  semblerait 
que  lt-  coule  est  liui.  Mais  non,  Méphistophélès  se  saisit  de 
la  lyre  et  la  remet  à  la  servante  d'AIbertus,  qui  passe  juste- 
ment à  ce  moment,  et  la  lyre  est  restituée  dans  le  cabine!  du 
savant  docteur.  La  lyre  ne  garde  plus  qu'une  corde,  celle 
d'airain,  qui  parle  aux  hommes  par  l'autour.  C'est  alors 
seulement  qu'Albertus  comprend  le  langage  de  l'esprit  de 
lalyre,  et  cet  esprit  devient  enfin  libre,  mais  Hélène,  qui 
s'était  éprise  de  lui,  meurt  en  brisant  la  dernière  corde  et 
son  âme  unie  à  celle  de  l'esprit  de  la  lyre,  saluée  par  la 
foule  des  frères  célestes,  est  emportée  par  eux  dans  l'espace 
éthéré  ou  plutôt  sûr  la  blanche  étoile  de  Véga,  dans  la 
constellation  de  la  Lyre!! 

Albertus,  qui  a  enfin  compris  le  sens  suprême  et  l'har- 
monie des  choses  créées,  se  réconcilie  avec  la  vie,  «-t. 
s'adressant  à  ses  disciples,  leur  dit  :  «  Mes  enfants,  l'orage 
a  éclaté,  mais  le  temps  est  serein;  mes  pleurs  ont  coulé, 
niais  mon  Iront  est  calme  :  la  lyre  est  brisée,  mais  l'har- 
monie a  passé  dans  mon  âme.  Allons  travailler. 

Nous  devons  avouer  qu'il  nous  a  fallu  du  courage  pour 
lire  cette  œuvre  nébuleuseet  emphatique,  quoiqu'on  y  trouve 
do  pages  sublimes  de  poésie,  et  d'autres  pleines  d'humour 
et  d'observations  fines  fondes,  mais  on  peut  dire  que 

lu  forme  en  est  aujourd'hui  quasi  insupportable  ;  le  (oui  est 
tellement  monté  sur  des échasses mystiques  et  allégoriques, 
que  cela  amené  souvent  le  sourire  surles  lèvres.  Telle,  par 
exemple,  la  scène  sur  la  flèche  de  la  cathédrale,  que  nous 
venons  de  citer,  et  qui  est  tout  simplement  burlesque  par 
son  romantisme  exagéré  —  paraissant  pi\  sque  une  charge. 
Elle  ne  peut  provoquer  chez  le  lecteur  qu'un  rire  irrésis- 


GEORGE    SAM»  387 

tible  à  l'instar  de  la  si  célèbre  el  si  comiquement  empha- 
tique scène  sur  la  tour  du  «Constructeur  de  Solness  »  de 
Ibsen   que  l'on  nous  pardonne  cette  hérésie. 

Les  lignes  suivantes  tirées  d'un  prétendu  chant  slave 
Les  Cœurs  Résignés  '.'  de  G ryzmala,  servent  d'épigraphe 
à  cette  œuvre  fantastique  : 

«  Eugène,  souvenez-vous  de  ce  jour  de  soleil  où  nous 
écoutions  le  fils  de  la  Lyre,  el  où  nous  avions  surpris  1rs 
sept  Esprits  de  la  Lumière  s' élançant  dans  une  danse  sacrée 
au  chant  des  sepl  Esprits  de  l'Harmonie.  Comme  ils  sem- 
blaient heureux  !  » 

Cette  poésie  prétendue  nationale  ressemble  si  peu  à  un 
chant  national  quelconque,  que  nous  ue  pouvons  com- 
prendre d'où  Grzymala  l'a  tirée.  Et  si  George  Sand  a  cru 
y  voir  vraiment  un  chant  slave,  elle  s'est  fourvoyée  elle- 
même  ou  a  été  mystifiée  par  l'écrivain  qui  ne  se  rendait 
pas  assez  compte  de  ce  qu'est  la  poésie  populaire;  ou  peut- 
être  encore  a-t-il  voulu  mystifier  ses  bénévoles  lecteurs  à 
l'instar  de  Mérimée  avec  sa  Guzla  ;  mais  malheureusement 
il  ne  sut  pas  imiter  le  ton  des  chansons  nationales.  C'est 
aussi  faux  de  ton  que  toute  celte  œuvre  de  George  Sand 
est  ennuyeuse.  Il  n'en  est  pourtant  pas  de  même  de  toutes 
se-  parties.  Quelle  belle  scène,  par  exemple  que  celle  de 
la  rencontre  des  critiques  !  Rien  n'yesl  faux  ni  imité,  et  il 
suffirai!  de  lire  quelque  article  de  critique,  contemporain 
de  George  Sand.  par  exemple  ce  qui  a  été  dit  en  1838. 
dans  la  France  musicale,  par  un  certain  cuistre  musical, 
sur  l'impromptu  en  la  bémol  majeur  de  Chopin,  pour  com- 
prendre que  cette  scène  est  sortie  d'un  seul  jet  de  la  plume 
de  George  Sand.  Elle  se  trouvait  d'une  part,  sous  l'im- 
pression de  ce  qu'un  grand  artiste,  comme  Chopin,  se 
tenant  à  l'écart  de  tout*.-  polémique  et  de  toute  lutte,  avait 


388  GEORGE     SAM) 

à  souffrir  de  pareils  éreintements,  et,  d'autre  part,  elle 
subissait  l'ascendant  de  Liszt,  toujours  avide  de  combattre, 
s'élançant,  indigné,  au-devant  des  ennemis,  à  la  vue  des 
banalités  du  public  et  des  idées  rétrogrades  de  messieurs 
les  critiques.  Chacun  des  représentants  des  quatre  spëeia- 
'lités  est  un  type  si  parfaitement  accompli  que  chacun  de 
nous  peut  remplacer  par  des  noms  propres  ces  quatre  indica- 
tions :  le  polie,  le  compositeur,  le  critique,  le  peintre, 
et  nommer  bon  nombre  de  médiocrités  contemporaines 
qui  s'acharnent,  dans  leur  étroitesse  bornée,  à  injurier  tous 
ceux  qui  ne  sont  pas  de  leur  coterie,  sans  voir  pour  cela, 
même  dans  leur  spécialité,  plus  loin  que  leur  nez. 

Tout  aussi  charmantes  sont  les  autres  scènes  secondaires 
où  apparaissent  les  simples  bons  citoyens,  qui  servent  de 
repoussoirs  à  la  sublime  Hélène  et  au  non  moins  sublime  Al- 
bertus.  Leur  banalité,  leur  mesquinerie,  leur  inertie  d'esprit, 
leurs  bavardages  insipides  sur  des  choses  auxquelles  ils 
n'entendent  rien .  tout  cela  est  rendu  d'une  manière 
inimitable. 

Reconnaissons  aussi,  quoi  que  nous  en  ayons  dit,  que 
l'improvisation  d'Hélène  et  son  entretien,  au  sommet  de  la 
flèche,  avec  l'esprit  de  la  lyre  sur  la  grandeur  et  les  souf- 
frances de  l'humanité,  sont  empreints  d'une  vraie  poésie  et 
pénétrés,  comme  toutes  les  pages  de  ce  genre  de  George 
Sand,  d'une  pitié  profonde  et  ardente. 

C'est  justement  ici  le  lieu  de  citer  le  fragment  que  nous 
avons  déjà  mentionné,  c'est-à-dire  la  Préface  de  Liszt 
pour  son  poème  symphonique  :  VHéroïde  funèbre,  le 
seul  épisode  conservé  de  la  Syritplionie  révolutionnaire 
et  qui  a  paru  après  1850.  Tout  comme  George  Sand  par 
la  bouche  d'Hélène,  Liszt  y  dit  que  tout  progrès  de 
l'humanité  est  acheté  au  prix  du  sang,  des  douleurs  nuis 


GEORGE    SAND  389 

nombre,  des  pleurs  et  <\cx  gémissements,  et  que  souvent, 
au  milieu  <le  cette  mer  de  larmes  et  de  sang,  on  ne  voit 
pas  même  les  résultats  grandioses  auxquels  tendent  les 
efforts  des  hommes. 

«...  Dans  cette  perpétuelle  transformation  d'objets  et 
d'impressions,  il  en  est  qui  survivent  à  tous  les  change- 
ments, à  toutes  les  mutations,  et  dont  la  nature  est  inva- 
riable. Telle  entre  autres  et  surtout  la  Douleur,  dont  nous 
contemplons  la  morne  présence,  toujours  avec  le  même 
pâle  recueillement,  la  même  terreur  secrète,  le  même 
respect  sympathique  et  la  môme  frémissante  abstraction, 
soit  qu'elle  visite  les  bons  ou  les  méchants,  les  vaincus" ou 
les  vainqueurs,  les  sages  Ou  les  insensés,  les  forts  ou  les 
faibles.  Quel  que  soit  le  cœur  et  le  sol  sur  lesquels  elle 
étend  sa  végétation  funeste  et  vénéneuse,  quelle  que  soit 
son  extraction  et  son  origine,  sitôt  qu'elle  grandit  de  toute 
sa  hauteur,  elle  nous  paraît  auguste,  elle  impose  la  révé- 
rence. Sorties  de  deux  camps  ennemis,  et  fumantes  encore 
d'un  sang  fraîchement  versé,  les  douleurs  se  reconnaissent 
pour  sœurs,  car  elles  sont  les  fatidiques  faucheuses  de  tous 
les  orgueils,  les  grandes  niveleuses  de  toutes  les  destinées. 
Tout  peut  changer  dans  les  sociétés  humaines,  mœurs  et 
cultes,  lois  et  idées;  la  Douleur  reste  une  môme  chose;  elle 
reste  ce  qu'elle  a  été  depuis  le  commencement  des  temps. 
Les  empires  croulent,  les  civilisations  s'effacent,  la  science 
conquiert  des  mondes,  l'intelligence  humaine  luit  d'une 
lumière  toujours  plus  intense  ;  rien  ne  fait  pâlir  son  inten- 
sité, rien  ne  la  déplace  du  siège  où  elle  règne  en  notre  âme, 
rien  ne  l'expulse  de  ses  privilèges  de  primogéniture,  rien  ne 
modifie  sa  solennelle  et  inexorable  suprématie.  Ses  larmes 
sont  toujours  de  la  môme  eau  amère  et  brûlante  ;  ses  san- 
glots sont  toujours  modulés  sur  les  mêmes  notes  stridentes 


390  GEORGE    S.\NT> 

et  lamentables;  ses  défaillances  se  perpétuenl  avec  une 
intolérable  monotonie;  sa  veine  noire  court  à  travers 
chaque  cœur  et  son  dard  brûlant  contagie  chaque  âme  de 
quelque  incurable  blessure,  son  étendard  funéraire  flotte 
sur  tous  les  temps  el  tous  les  lieux...  Sur  ce  seuil  tranchant 
que  tout  événement  sanglant  bâtit  entre  le  passé  et  l'ave- 
nir, les  souffrances,  les  angoisses,  les  regrets,  les  funé- 
railles se  ressemblent  partout  et  toujours.  Partout  et  tou- 
jours on  entend  sous  les  fanfares  de  la  victoire,  un  sourd 
accompagnement  de  râles  et  de  gémissements,  d'oraisons 
et  de  blasphèmes,  de  soupirs  et  d'adieux,  et  l'on  pourrait 
croire  que  l'homme  ne  revêt  de  manteau  de  triomphe,  et 
des  habits  de  fête,  que  pour  cacher  un  deuil  qu'il  ne  saurait 
dépouiller,  comme  s'il  était  un  invisible  épidémie. . .  » 

11  est  <\r  toute  évidence  que  cet  hymne  grandiose  dé  la 
Douleur  est  une  paraphrase  de  l'entretien  d'Hélène  avec 
l'esprit  de  la  Ivre  *.  . 

D'un  autre  côté,  la  onzième  Lettre  d'un  voyageur  à 
Meyerbeer  pourrait  être  facilement  prise  pour  un  article 
de  Liszt  lui-même,  tant  ce  sont  ses  idées  à  lui,  sa  manière 
de  voir,  son  ton,  son  style.  Dans  ce  compte  rendu  enthou- 
siaste des  opéras  de  Meyerbeer,  George  Sand  salue  chaleu- 
reusement les  voies  nouvelles  dans  lesquelles  est  entré  le 
jeune  compositeur  et  les  buts  nouveaux  vers  lesquels 
l'artiste  semblait  vouloir  marcher.  —  Ainsi,  par  exemple, 
dans  les  Huguenots,  il  a  tenté  de  peindre  les  sentiments 
collectifs  des  masses,  la  lutte  de  deux  principes  religieux  et 
la  personnification  de  la  fermeté  démocratique  et  du  courage 
protestant  en  la  personne  de  Marcel.  La  onzième  Lettre 
d'un  voyageur^  dan-  -on  erïsemble.comme  dans  ses  détails, 

'  Voir  !<•-  Sept  >'ordes  de  ta  Lyre,  \>.  128-133 


GEORGE    SAM)  391 

porte  plus  que  l'empreinte  des  idées  du  grand  artiste  qui, 
en  l'été  de  1837.  avait  soufflé  à  George  Sand  les  pages  cité<  s 
plus  haut  sur  Yexplication  de  la  musique  par  la  parole, 
sur  Hoffmann,  les  Sons  du  Midi  et  les  Sons  du  Nord,  etc. 
Aiu^i.  l'auteur  y  parle  des  insupportables  cadences  ila- 
liennes,  des  finale  surannés  et  d'autres  procédés  passés  de 
temps,  auxquels  Liszt  faisait  alors  la  guerre  en  pratique 
comme  en  théorie.  Cette  épître  est  comme  une  exposition, 
comme  une  paraphrase  de  l'article  de  Liszt  lui-même  sur  les 
Huguenots  '. 

N'est-il  pas  curieux  aussi  de  noter  que  sur  la  première 
feuille  du  carnet  donné  par  Liszt  à  (  JeorgeSand  à  (  ienève,  en 
1836,  et  portant  l'inscription  «JFelloiv  à  Piffoël»,  on  lit  :  >  Le 
'1  volume  de  l'exposition  de  la  doctrine  de  Saint-Simon.  11 
n'a  été  donné  qu'en  feuilles  à  une  cinquantaine  de  membres 
de  la  famille.  Au  besoin,  le  faire  copier...  a  On  devine 
très  aisément  quel  était  celui  qui  tenait  alors  George  Sand 
au  courant  des  choses  saint-simoniennes  et  qui  la  rensei- 
gnaient sur  la  doctrine. 

N'est-il  pas  intéressant  à  constater  encore  qu'en  1841, 
lorsque  George  Sand  écrivait  sa  Cônsuelo  —  qui  est  comme 
la  personnification  en  un  seul  type  de  Pauline  Viardot,  de 
Nourrit  si  plein  de  piété  pour  son  art,  de  Liszt  lui-même, 
etdesidéesdesSaint-SimonienssurlaA  ocation  de  l'artiste,,  — 
et  que  cette  héroïne  de  roman  se  faisait  membre  (Tune  loge 
de  francs-maçons  et  y  jouait  un  grand  rôle,  poussée  par 
-a  pitié  ardente  pour  l'humanité  et  le  désir  de  la  servir  de 
quelque  manière  que  ce  fût,  que  Liszt  était  à  ce  même 
moment  devenu  membre  de  la  loge  maçonnique  de  Y  Union  ? 

Plus  tard,  en  1861,  Liszt  entrait  riiez  [es  frères  Tertiaires 

1  Sâmmtlichc  Werkc  von  Franz  Li*zt,  Il  Band  :  L'cbor  Meyorbeer'a 
Hueenotten       S.  64. 


392  GEORGE    S  AND 

de  Tordre  religieux  de  Saint-François  d'Assises,  e'est-à- 
dire  qu'il  faisait  partie  des  frères  laïques,  qui,  toui  en  suivant 
leur  vocation  séculière  et  vivant  dans  le  inonde,  acceptent 
néanmoins  tous  les  devoirs  et  jouissent  de  tous  les  droits 
de  Tordre.  Le  biographe  de  Liszt  voit  avec  raison  une  seule 
et  même  évolution  ininterrompue,  une  progression  toute 
logique  dans  l'enthousiasme  de  Liszt,  en  1831,  pour  le 
Saint-Simonisme.  dans  son  entrée  chez  les  francs-maçons 
en  1841,  et  dans  son  adhésion  en  1861  à  l'œuvre  de  Saint- 
François.  Tout  cela  est  l'expression  symbolique  et  tout  à 
la  fuis  la  confirmation  extérieure  de  ses  idées  et  de  ses  sen- 
timent.-, chrétien.-,  qui  dès  son  enfance  se  manifestèrent 
chez  lui. 

Cette  pitié  chrétienne  se  mariait  en  lui  avec  la  même 
conviction  profonde  de  la  vocation  divine  de  l'artiste,  qui 
remplissait  l'âme  de  Consuelo,  et  avec  la  croyance  de  la 
nécessité  pour  un  véritable  artiste  d'élever  constamment 
son  moi  humain,  afin  d'être  un  digne  gardien  du  génie 
émané  de  Dieu  et  de  ne  pas  le  rabaisser.  Quelles  belles, 
quelles  sublimes  idées,  et  quel  bonheur  pour  George  Sand 
d'avoir  rencontré  sur  son  chemin,  après  les  orageuses 
épreuves  de  sa  vie  personnelle,  après  les  prédications 
négatives  et  désordonnées  de  Michel,  un  artiste  qui  adorait 
son  art  avec  tant  de  conscience  ! 

On  dit  ordinairement  que  les  Sept  Cordes  de  la  Lyre 
ont  été  écrites  sous  l'influence  des  idées  philosophiques  (!<■ 
Pierre  Leroux;  nous  venons  île  donner  une  preuve  irré- 
cusable que  cette  œuvre  fantastique  est  née  d'une  pensée 
de  Michel  jetée  au  hasard.  Mais  elle  est,  en  même  temps, 
écluse  sous  l'influence  des  idées  philosophiques  et  artis- 
tiques de  Liszt,  de  Pictet ,  de  Nourrit,  de  Grzymala,  de 
Chopin,  c'est-à-dire  qu'elle  tut  l'écho  do  tendances  philo- 
sophico-musicales,  qui  flottaient    dans   l'air,  à  Genève,  à 


fi  F.  ORGE     SAND  393 

Fribourg,  à  l'hôtel  de  France  et  à  Nohant,  entre  1835-4837, 
tendances  dont  Liszt  surtout  était  le  propagateur  et  l'âme. 
Aussi,  si  la  ressemblance  presque  absolue  de  la  Préface 
do  Y Héroïde  funèbre  avec  les  paroles  d'Hélène  Meinbaker 
ne  prouvai!  pas  ;'i  quel  point  l'illustre  musicien  et  le  grand 
porte  étaient  d'accord  dans  leur  manière  do  voir,  de  penser 
ol  de  sentir,  et  si  ces  pages  ne  témoignaient  pas  suffisam- 
ment  de  l'affinité  d'esprit  qui  régnait  entre  les  deux  génies 
à  cette  époque,  il  suffirai!  de  comparer  les  lettres  de  George 
Sand  à  Liszt  et  celles  de  Liszt  à  George  Sand  ;  les  Lettres 
d'un  Bachelier  es  musique  et  les  Lettres  d'un  voyageur  ; 
les  articles  de  Liszt  et  les  œuvres  ultérieures  de  George 
Sand  dans  lesquelles  apparaissent  des  musiciens  et   des 

artistes,   et   OÙ   elle   expose  (\cs  idées  à  la  Liszt  sur  le  rôle 

et  les  devoirs  d'un  artiste  par  exemple  :  CarL  Consuelo, 
la  dernière  Aldini,  la  comtesse  de  Rudolstadt,  le  Château 
des  Désertes,  le  beau  Laurence,  le  Château  de  Pictordu), 
pour  sentir  vivement  et  profondément  quelle  action  eurent 
ces  deux  grands  esprits  l'un  sur  l'autre. 

Apre-,  tout  ce  que  nous  venons  de  dire,  le  lecteur  ne 
s'étonnera  plus  que  nous  ayons  consacré  tant  de  temps  et 
de  place  à  cette  illustre  amitié  dans  la  vie  de  (  ieorge  Sand. 


CHAPITRE   XII 1 

(1837-1838) 


.(■  Monde.  —  Lettres  à  Marcie,  Visite  aux  Catacombes.  Luigi  Cala- 
m;ilt:i.  André)  'Simon,  Jacques,  Mauprat.  —  Ln  fin  de  1837.  — 
Nouveaux  malheurs.  —  Fontainebleau.  —  Félicien  Mallefille.  — 
Nérac.  —  L'hiver  de  1837-1838.  —  Balzac.  —  L'abbé  Georges 
Rochet.  —  Départ  pour  Majorque. 


Nous  avons  parlé  d'une  manière  Fort  détaillée  des  idées 
et  des  doctrines  de  Lamennais  qui  curent  une  action  indubi- 
table sur  George  Sand,  mais  nous  n'avons  rien  dit  encore 
de  ses  relations  personnelles  avec  l'abbé,  le  troisième  per- 
sonnage de  ce  triumvirat  qui  contribua  à  la  transformation 
morale  «le  George  Sand  entre  1835  el  \X:\~. 

Gomme  nous  l'avons  déjà  dit,  George  Sand  fit  la  connais- 
sance de  Lamennais,  lors  du  procès  d'avril.  Il  lui  fut  pré- 
senté par  Liszt  qui  vint  \u\  jour  chez  elle,  accompagné  de 
Lamennais,  et  du  petit  Puzzi-Cohen.  Dans  le  couranl  du 
printemps  de  1835,  l'abbé  et  (  reorge  Sand  sévirent  souvent, 
tantôt  chez  elle,  tantôt  chez  Liszt1.  Ensuite  Lamennais  partit 
pour  la  Bretagne,  dans  sa  solitude  de  la  Chênaie.  11  in\  ita 
George  Sand  à  venir  l'y  voir  en  automne;  mais  celle-ci, 
comme  elle  le  dit  dans  VHi&toire  de  ma  Vie  -,  n'osa  pas 


1  Voir  |>lu-  haut. 

-'  Histoire  de  ma   Vie,  \.  IV.  p.  376. 

- 


GEORGE    SAND  395 

se  rendre  à  son  invitation  :  à  cette  époque  elle  n'était  pas 
encore  assez  intimement  liée  avec  lui  et,  par  modestie,  elle 
se  croyait  trop  insignifiante  pour  venir  troubler,  soif  ses 
occupations,  soit  sou  repos.  Elle  considérait  sou  invitation 
comme  un  honneur  non  mérité,  comme  un  sacrifice  que 
se  serait  imposé  Lamennais,  sacrifice  qu'elle  n'était  pas  en 
droit  d'accepter. 

Dans  le  courant  de  la  seconde  moitié  de  183o  et  eu  J83(>, 
préoccupée  par  son  procès  avec  son  mari,  par  sa  lutte 
intellectuelle  et  ses  relations  avec  Michel,  partageant  son 
temps  entre  son  voyage  en  Suisse  et  ses  travaux,  George 

Sand  continua  à  voir  de  temps  en  temps  Lamennais,  mais 
elle  le  craignait  encore  un  peu.  redoutant  de  trouver  en 
lui  un  esprit  par  trop  orthodoxe,  des  idées  sentant  trop 
l'ancien  curé,  un  homme  ne  pouvant  pas  partager  ses 
opinion^  extrêmes  et  sa  liberté  de  pensée  à  elle. 

Mais  lorsque  George  Sand  vécut  en  compagnie.de  Liszt 
et  de  la  comtesse  d'AgOult  en  Suisse  et  à  l'Hôtel  de  France, 

c'est-à-dire  pendant  L'automne  et  l'hiver  de  1836,  elle  se 
lia  plus  intimement  avec  Lamennais  ;  il  gagna  complète- 
ment sa  confiance,  et  elle  lui  voua  dès  lors  cette  admira- 
tion exaltée  et  illimitée  dont  sont  empreintes  les  pages  de 
V Histoire  de  ma  Vie  consacrées  à  la   mémoire  du  grand 

enthousiaste,  de  mê que  ses  deux  Lettres  à  '/.  Lermi- 

nier  parues  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes  et  ayant  pour 
tait     de    défendre   Lamennais   contre    Lerininier    qui    avait 
éreinfcé  le  Livre  du  Peuple,  et  enfin  son  article  ultérieur 
sur  les  Amshaspands  et  les  Darvands  de  Lamennais. 

Ainsi,  par  exemple,  encore  au  mois  de  mai  de  1836' 
elle    écrivait  à   la  comtesse    d'Agoult  :  «   L'abbé   de   La- 

vrespondançe,  vol.  1,  p.  369. 


396  GEORGE     SAM) 

mennais  se  fixe,  dit-on,  à  Paris.  Pour  moi,  ce  iTes1  pas 
certain.  Il  y  va,  je  crois,  avec  l'intention  de  fonder  un 
journal.  Le  pourra-t-il  ?  Voilà  la  question.  Il  lui  faut  une 
école,  des  disciples.  En  morale  et  en  politique,  il  n'en  aura 
pas  s'il  ne  fait  pas  d'énormes  concessions  à  notre  époque 
et  à  nos  lumières.  Il  y  a  encore  en  lui,  d'après  ce  qui  m'est 
rapporté  par  ses  intimes  amis,  beaucoup  plus  du  prêtre 
que  je  ne  croyais.  On  espérait  ramener  plus  avant  dans  le 
cercle  qu'on  n'a  pu  encore  le  faire.  Il  résiste.  On  se  que- 
relle et  on  s'embrasse.  On  ne  conclut  rien  encore.  Je  vou- 
drais bien  que  l'on  s'entendit.  Tout  l'espoir  de  l'intelligence 
vertueuse  est  là.  Lamennais  ne  peut  marcher  seul. 

«  Si,  abdiquant  le  rôle  de  prophète  et  de  poète  apocalyp- 
tique, il  se  jette  dans  l'action  progressive,  il  faut  qu'il  ait 
une  armée.  Le  plus  grand  général  du  monde  ne  fait  rien 
sans  soldats.  Mais  il  faut  des  soldats  éprouvés  et  croyants. 
Il  trouvera  facilement  à  diriger  une  populace  d'écrivassiers 
sans  conviction  qui  se  serviront  de  lui  comme  d'un  drapeau 
et  qui  le  renieront  ou  le  trahiront  à  la  première  occasion. 
S'il  veut  être  secondé  véritablement,  qu'il  se  méfiedesgens 
qui  ne  disputeront  pas  avec  lui  avant  d'accepter  sa  direc- 
tion. En  réfléchissant  aux  conséquences  d'un  tel  engage- 
ment, je  vous  avoue  que  je  suis  moi-même  très  indécise. 
Je  m'entendrais  avec  lui  sur  tout  ce  qui  n'est  pas  le  dogme. 
Mais  là,  je  réclamerais  une  certaine  liberté  de  conscience, 
et  il  ne  l'accorderait  pas.  S'il  quitte  Paris  sans  s'être  entendu 
avec  deux  ou  trois  personnes  qui  sont  dans  les  mêmes 
conditions  de  dévouement  et  de  résistance  «pie  moi,  j'éprou- 
verai une  grande  consternation  de  cœur  el  d'esprit.  Les 
éléments  de  lumière  et  d'éducation  des  peuples  s'en  iront, 
encore  épars,  flottant  sur  une  mer  capricieuse,  échouant 
sur  tous  les  rivages,  s'y  brisant  avec  douleur  sans  avoir  pu 


GEORGE    S  AND  397 

rien  produire.  Le  seul  pilote  qui  eût  pu  les  rassembler  leur 

aura  retiré  son  appui  et  les  laissera  plus  I listes,  plus  désu- 
nis et  plus  découragés  que  jamais. 

«  Si  Franz  a  sur  lui  de  l'influence,  qu'il  le  conjure  de  bien 
connaître  et  de  bien  apprécier  l'étendue  du  mandat  que 
Dieu  lui  a  confié.  Les  hommes  comme  lui  font  les  religions 
et  ne  les  acceptent  pas.  C'est  là  leur  devoir.  Ils  n'appar- 
tiennent point  au  passé.  Us  ont  un  pas  à  faire  taire  ;'i 
l'humanité.  L'humilité  d'esprit,  le  scrupule,  l'orthodoxie 
sont  des  vertus  de  moine  que  Dieu  défend  aux  réfor- 
mateurs. Si  l'œuvre  que  je  rêve  pour  lui  peut  s'accomplir, 
c'est  vous  qui  serez  obligée  de  vous  joindre  à  son  bataillon 
sacré.  Vous  avez  l'intelligence  plus  mâle  que  bien  dc> 
hommes,  vous  pouvez  être  un  flambeau  pur  et  brillant!  !...» 

Mais,  dès  que  Lamennais  eut  l'idée  de  fonder  un  journal, 
le  Monde,  George  Sand  y  participa  immédiatement  et, 
quoiqu'on  y  travaillât  quelque  peu  pour  le  roi  de  Prusse, 
elle  ne  fut  pas  tentée  par  les  propositions  avantageuses 
qui  lui  furent  faites  par  le  Journal  des  Débats,  et  aussi 
longtemps  qu'elle  se  sentit  utile  au  journal  de  Lamen- 
nais,  elle  resta  sn  collaboratrice.  Elle  écrivit,  en  réponse 
à  Jules  Janin  qui  s'était  adressé  à  elle  au  nom  du  Journal 
des  Débats  : 

«  Je  ne  travaille  pas  dans  le  Monde,  je  ne  suis  l'asso- 
ciée de  personne.  Associée  de  l'abbé  de  Lamennais  est  un 
titre  et  un  honneur  qui  ne  peuvent  m'aller.  Je  suis  son 
dévoué  serviteur.  11  est  si  bon  et  je  l'aime  tant,  que  je  lui 
donnerai  autant  de  mon  sang  et  de  mon  encre  qu'il  m'en 
demandera.  Mais  il  ne  m'en  demandera  guère,  car  il  n'a 
pas  besoin  de  mol,  Dieu  merci.  Je  n'ai  pas  l'outrecuidance 
de  croire  que  je  le  sers  autrement  que  pour  donner,  par 
mon  babil  frivole,  quelques  abonnés  à  son  journal,  lequel 


398  GEORGE     SAM» 

journal  durera  ce  qu'il  voudra  et  me  payera  ce  qu'il 
pourra.  Je  ne  m'en  soucie  pas  beaucoup.  L'abbé  de  La- 
mennais sera  toujours  L'abbé  de  Lamennais,  et  il  n'y  a  ni 
conseil  ni  association  possible  pour  faire  de  George  Sand 
autre  chose  qu'un  très  pauvre  garçon1...  » 

George  Sand  publia  dans  le  journal  <le  Lamennais,  en 
1837,  trois  articles  de  grandeur  et  d'importance  différentes, 
mais  tous  trois  attirant  l'attention  du  biographe  et  du  cri- 
tique. C'est  d'abord  son  article  :  Ingres  et  Calamatta,  puis 
un  petit  fragment  poétique  :  Une  visite  aux  Catacombes 
et  enfin  les  célèbres  Lettres  à  Marc/'-. 

George  Sand  fil  la  connaissance  du  jeune  graveur 
Luigi  Calamatta  vers  1835,  à  l'occasion  de  son  portrait. 
à  elle,  commandé  par  la  rédaction  de  la  Revue  des  Deu.i- 
MoitJcs1.  et  spontanément  elle  eut  de  l'amitié  pour  cet 
artiste  consciencieux  et  pour  cet  homme  supérieur.  Cala- 
matta grava  trois  portraits  de  George  Sand  :  l'un  d'après 
celui  peint  par  Delacroix  et  représentant  George  Sand 
avec  sa  jaquette  d'homme,  en  velours,  une  cravate  au  cou 
et  les  cheveux  tombant  sur  les  épaules  :  l'autre  est  ce 
même  portrait,  mais  corrigé  et  plus  idéalisé  :  enfin,  le  troi- 
sième fui  dessiné  au  crayon  par  Calamatta  lui-même,  puis 
gravé,  et  représente  George  Sand  en  robe  à  larges  manches 
à  la  mode  de  1X37  et  coiffée  de  rubans  comme  on  l<  s  portait 
alors,  toinliant  des  deux  côtés  de  son  visage.  Ce  dernier 
portrait,  selon  toute  apparence,  a  été  fait  par  Calamatta, 
lors  du  séjour  de  George  Sand  à  l'Hôtel  de  France,  et 
immédiatement  après,  au  commencement  de  1X37.  Cala- 

irrespondance,  II.  p. 

portrait  paru!  dans  le  numéro  d'octobre  de  la  Revue  d 
Monde*  de  1836.  Il  est  signé  :  Disegnato  e  incita  da  nie 

L.  Calamatta,  1836. 


f.  Ë  0  It  (  i  E    SAM»  399 

matta  lit  les  portraits  de  Liszt  et  de  la  comtesse  d'Âgoult. 
S-'étanl  intimement  liée  avec  le  jeune  graveur,  ayant 
apprécié  son  amour  passionné  de  l'art,  son  désintéresse- 
ment, sa  bonne  foi,  George  Sand  a,  d'une  part,  comme 
nous  l'avons  dit  à  propos  des  Mosaïstes,  peint  Galamatta 
et  son  ami  Mercuri  sous  les  traits  des  deux  frères  Zucatti, 
de  tempéraments  et  de  caractères  si  différents-,  menant 
une  existence  si  dissemblable,  mais  également  épris  dé 
leur  art,  prêts  à  supportera  caase  de  lui,  toutes  les  infor- 
tunes, tous  les  déboires  et  foules  les  privations.  Nous 
avons  dit  aussi  que  George  Sand  a  profité,  en  écrivant  ses 
Nouvelles  Vénitiennes,  des  conseils,  des  indications  e\ 
même  dv>  dessins  de  Galamatta  et  de  Mercuri  pour  les 
descriptions  des  costumes  vénitiens  e\  pour  des  détails 
historiques  el  artistiques.  D'autre  part,  voyanl  la  gêne  dans 
laquelle  se  trouvait  Galamatta,  elle  mit  toute  sa  généreuse 
ardeur  à  lui  venir  en  aide.  Elle  écrivit  non  seulement  elle- 
même  un  article  sur  lui  dans  le  journal  de  Lamennais. 
mais  elle  en  lit  encore  écrire  par  ses  amis  dans. plusieurs 
autres  journaux,  ce  qui  fut  une  véritable  réclame  pour  ce 
jeune  talent.  C'est  ainsi  que  Janin  publia  le  sien  dans 
le  Journal  clés  Débats  et  Pelletan  dans  l'Artiste.  L'article 
de  George  Sand  intitulé  :  Ingres  et  Galamatta,  comme 
ceux  qu'elle  écrivit  plus  tard  sur  la  Joconde  de  Leonardo 
de  Vinci,  et  la  Vierge  à  la  Chaise  de  Raphaël  '  gravées  par 
Galamatta,  ne  présentent  rien  d'exceptionnel  et  ne  frappent 
le  lecteur,  ni  par  la  nouveauté  ou  l'originalité  des  idées, 
ni  par  dc^  paradoxes  intéressants  sûr  Fart.  Mats  c'est 
encore  une  preuve  de   celte  générosité  active,  de  ce  désir 


cond  article   fait  maintenant  partie  du  volume  :  Autour  de  la 
Table;  le  premier  et  le  troisième  furent  réimprimés  dans  les  Questions 

d'Arl  el  de  Littéral  are. 


400  G  E  0  R  G  E     S  A  X  D 

toujours  éveillé  de  secourir  tous  ceux  de  ses  amis,  de  ses 
connaissances  ou  même  des  étrangers  qui  avaient  besoin 
d'aide  et  de  protection,  que  George  Sand  manifesta  toute 
sa  vie.  Par  ce  morceau  ,  si  l'on  ne  compte  pas  celui  sur 
Obermann ,  s'ouvre  la  série  sans  fin  d'articles,  de  notes. 
de  notices  et  de  préfaces  sortis  de  la  plume  de  George  Sand. 
Pendant  toute  sa  carrière,  elle  ne  refusa  jamais  ses  services 
lorsqu'il  fallait  faire  connaître  une  œuvre  peu  connue 
—  comme  Obermann,  un  talent  mal  apprécié,  —  comme  le 
poète  George  Maurice  de  Guérin1.  mort  prématurément, 
ou  pour  recommander  simplement  au  public  un  nouvel 
auteur  ou  un  nouvel  artiste,  un  livre  ou  un  tableau  nou- 
vellement parus. 

Le  second  fragment,  publié  dans  le  Monde  sous  le  titre  : 
Une  visite  aux  Catacombes,,  nous  arrête  par  sa  profonde 
tristesse  et  la  résignation  désolée  qui  y  règne.  L'auteur 
v  raconte  sa  visite  aux  Catacombes  et  ses  mélancoliques 
impressions  au  bord  d'une  source  souterraine  encais 
dans  son  cadre  de  granit  et  dont  le  sombre  miroir,  privé 
de  tout  rayon  de  lumière,  ne  reflète  rien.  Ce  triste  "spectacle 
fait  naître  dans  l'âme  du  voyageur  des  réflexions  philoso- 
phiques et  de  sublimes  pensées  sur  la  vie  et  la  mort. 

«  Vie  et  mort,  indissoluble  fraternité,  union  sublime, 
pourquoi  représenteriez^  ous  pour  l'homme  le  désir  et 
l'effroi,  la  jouissance  et  l'horreur?  Loi  divine,  mystère 
ineffable,  quand  même  tu  ne  te  révélerais  que  par  l'au- 
guste et  merveilleux  .spectacle  de  la  matière  assoupie  et 
de  la  matière  renaissante,  tu  serais  encore  Dieu,  esprit, 
lumière  et  bienfait  !  »... 


1  Cet  article  de  George  Sand  parut  dans  la  Revue  des  Deux-Mornk 
1840.  puis  fut  réimprimé  dans  l'édition  actuelle  du  volume  :   Autour 
de  la  Table. 


GEORGE    s  AND  401 

Lr>  Lot trr-,  à  Mare/<\  la  troisième  œuvre  de  George  Sand 
parue  dans  le  Monde,  es\  certes  bien  plus  importante  que 
tes  deux  articles  dont  nous  venons  de  parler.  Malheureuse- 
ment, cet  ouvrage,  on  le  sait,  n'a  jamais  été  termine  et  a 
été  interrompu  au  chapitre  VI.  Lamennais  ne  l'a-t-il  pas 
suffisamment  lu  avant  d'en  commencer  l'impression,  en 
fut-il  mécontent  plus  tard,  ou  bien  encore,  des  amis  lui 
firent-ils  remarquer  que  les  idées  prêchées  par  <  reorge  Sand 
différaient  trop  de  ses  propres  opinions  et  des  tendances  du 
Monde  '?  C'esl  ce  que  nous  ne  saunons  dire.  Quoi  qu'il  en 
soit,  déjà  le  28  février,  c'est-à-dire  après  l'apparition  du 

n'J  3   avec  la  suite  des  Lettres  à  Marcle.   (  '. 'ge    Sand 

adressa  une  lettre  à  Lamennais  pour  lui  demander  ce 
qu'elle  avait  à  faire.  Elle  avait  évidemment  touché  à  des 
questions  trop  hardies  <pii  axaient  pu  horripiler  Lamennais  : 
le  mariage,  le  divorce,  l'importance  de  la  passion  dans 
la  vie  des  femmes.  Elle  n'avait  pas  su  prévoir  que  son 
récit  la  mènerait  si  loin.  Elle  aurait  voulu  obtenir  l'appro- 
bation du  maître,  mais  elle  n'ose  pas  le  consulter  sur  tous 
|r->  détails. 

o  l'ourlant,  me  voilà  lancée  et  j'éprouve  le  désir  d'éten- 
dre ce  cadre  des  Lettres  à  Marcie,  tant  que  je  pourrai  y 
faire  entrer  des  questions  relatives  aux   femmes:  Je  vou- 


1  On  pourrail  admettre  ce  dernier  cas  en  lisant  dans  Le  livre  de 
.M.  Napoléon  Peyrat  >ui-  Béranger  et  Lamennais,  le  passage  suivant 
d'une  lettre  de  Béranger  :  «  Je  l'ai  répétée  (une  invitation)  aussi  à 
Lamennais,  que  je  voudrais  bien  retirer  du  bourbier  où  d'autres 
semblent  vouloir  l'enfoncer.  N'en  dites  mol  ;  il  veut  se  mettre  à  la  tête 
d'un  journal  et  je  crains  d'arriver  trop  tard  pour  lui  éviter  celte  folie. 
Il  m'a  compris  relativement  à  ses  rapports  avec  Li~zi  et  George  Sand. 
Mais  je   crains  bien  que,  facile  et  bon  comme  il  est,  il  ne  tombe  de 

Charybde  en  Scylla «  Un  peu  après,  pourtant,  ce  même  Béranger,  en 

< l i > a 1 1 1  qu'il  ne  -ait  pas  trop  comment  Lamennais  et  son  Monde  se  tire- 
l'aimi  d'affaire,  ajoute  :  «  A  moins  que  George  Sand  n'invente  quelque 
chose.  » 

il.  26 


402  GEORGE    SAND 

drais  parler  de  tous  les  devoirs,  du  mariage,  de  la  mater- 
nité, etc.  En  plusieurs  endroits,  je  crains  d'être  emportée 
par  ma  pétulance  naturelle,  plus  loin  que  vous  ne  me  per- 
mettriez d'aller,  si  je  pouvais  vous  consulter  d'avance. 
Mais,  ai-je  le  temps  de  vous  demander  à  chaque  page  de 
me  tracer  le  chemin  ?... 

«  ...  Que  faire,  donc?  Me  livrerai-je  à  mon  impulsion  ? 
ou  bien  vous  prierai-je  de  jeter  les  yeux  sur  les  mauva 
pages  que  j'envoie  au  journal?  Ce  dernier  moyen  a  bien 
des  inconvénients  ;  jamais  une  oeuvre  corrigée  n'a  d'unité. 
Elle  perd  son  ensemble,  sa  logique  générale.  Souvent,  en 
réparant  un  coin  de  mur.  on  fait  tomber  toute  une  mai- 
son qui  serait  sur  pied  si  on  n'y  avait  pas  touché. 

«  Je  crois  qu'il  faudrait,  pour  obvier  à  tous  ces  incon- 
vénients, convenir  de  deux  choses:  c'est  que  je  vous  con- 
fesserai ici  les  principales  hardiesses  qui  me  passent  par 
l'esprit  et  que  vous  m'autoriserez  à  écrire  dans  ma  liberté, 
sans  trop  vous  soucier  que  je  fasse  quelque  sottise  de  détail. 
Je  ne  sais  pas  bien  jusqu'à  quel  point  les  gens  du  monde 
vous  en  rendraient  responsable  et  je  crois  d'ailleurs,  que 
vous  vous  souciez  fort  peu  des  gens  du  inonde.  Mais  j'ai 
pour  vous  tant  d'affection  profonde,  je  me  sens  com- 
mandée par  une  telle  confiance,  que  lors  même  que  je 
serais  certaine  de  n'avoir  pas  tort,  je  me  soumettrais  encore 
pour  mériter  de  vous  une  poignée  de  main...   » 

Ensuite,  George  Sand  parle  à  Lamennais  d'une  série  de 
questions  concernant  la  femme,  soulevées  dansces  Lettres, 
et  finit  par  dire  : 

«  Répondez-moi  un  mot.  Si  vous  me  détendez  d'aller  plus 
avant,  je  terminerai  les  Lettres  à  Marrie  où  elles  en  sont, 
et  je  ferai  toute  autre  chose  que  vous  me  commanderez, 
je  puis  me  taire  sur  bien  des  points   et    ne  me   crois   pas 


GEORGE    S  AND  403 

appeléeà  rénover  le  inonde.  Adieu,  père  et  ami,  personne 
ne  vous  aime  el  ae  vous  respecte  plus  que  moi.  >- 

Lamennais  ne  daigna  pas  lui  permettre  «  d'aller  plus 
avant  »,  et  les  Lettres  à  Marcie  ne  furent  jamais  terminées! 

Dans  la  préface  de  l'édition  de  librairie  des  Lettres,  George 
Sand  assure  qu'elle  n'a  pas  eu  l'intention  de  propager  ses 
propres  idées  philosophiques  et  que  ces  six  premières 
Lettres  n'étaient  qu'une  espèce  dé  prologue  OÙ  elle  voulait 
«  peindre  pour  commencer,  l'ennui  de  l'isolement  ».  Il 
devait  seulement  faire  voir  au  lecteur  l'état  d'âme  de  l'hé- 
roïne qui  ne  devait  être  vue  qu'à  travers  les  lettres  de  son 
ami,  sans  que  le  lecteur  ait  devant  lui  aucune  de  ses 
lettres  à  elle.  George  Sand  affirme  encore  (pie  : 

«  ...  Le  roman  a  été  interrompu  par  des  circonstances 

qui  n'avaient  rien  de  commun  avec  le  sujet Je  n'avais 

accepté  l'honneur  de  c ;onrir  à  la  collaboration  du  jour- 
nal le  Monde  (pie  pour  faire  acte  de  dévouement  envers 
M.  Lamennais,  qui  l'avait  créé  et  qui  en  avait  la  direction. 
Dès  qu'il  l'abandonna,  je  me  retirai  sans  même  m'enquérir 
des  causes  de  cet  abandon  :  je  n'avais  pas  de  goût  et  je 
manquais  de  facilité  pour  ce  genre  de  travail  interrompu, 
et  pour  ainsi  dire  haché.  N'ayant  pas  eu  l'occasion  de 
continuer  en  temps  el  lieu  les  Lettres  à  Marrie,  j'ai  eu 
bientôt  oublié  l'espèce  de  plan  que  j'avais  conçu...  » 

Ayant  dit  plus  loin  que  certains  journaux  libéraux  lui 
ont  reprothé  d'avoir  cédé  devant  les  difficultés,  George 
Sand  émet  à  ce  propos  une  opinion  très  judicieuse  et  très 
juste  en  disant  que  toute  œuvre  naît  complète,  entière, 
dans  l'esprit  de  l'artiste  et  que  pour  cette  raison,  il  est 
très  difficile,  presque  impossible,  de  la  corriger  ou  de  la 
changer  dans  la  suite,  opinion  caractérisant  parfaitement  la 
manière   de  travailler  de  George  Sand,  mais  qui   est  en 


404  GEORGE    SANli 

contradiction  avec  le  t'ait  qu'un  an  à  peine  auparavant,  «'lie 
avait  corrigé  et  refait  Lélia. 

Biea  qae  George  Sand  ne  considère  elle-même  les  Lettres 
à  Marcie  que  comme  le  prologue  d'un  vrai  roman,  nous 
nous  croyons  en  droit  de  les  analyser  comme  une  œuvre 
purement  théorique,  comme  l'expression  de  ses  idées  sur 
le  mariage,  sur  1'affranehissement  de  la  femme,  sur  son 
égalité  avec  l'homme,  etc.,  etc. 

Nous  pouvons  nous  convaincre  par  ces  Lettres,  qse  depuis 
Lélia,  les  idées  et  les  vues  générales  de  George  Sand  se 
sont  précisées,  affirmées,  et  ont  beaucoup  mûri.  Jadis, 
c'était  une  protestation  passionnée  et  poétique.  A  présent, 
c'est  l'exposition  d'une  théorie  claire  et  bien  définie  sur 
l'égalité  des  droits  de  l'homme  et  de  la  femme.  Aussi,  n'y 
a-t-il  rien  d'étonnant  qu'après  les  Lettres  à  Marcie,  ainsi 
qu'après  Indiana,  Valentine  et  .laïques,  les  rétrogrades 
et  les  bigots  crièrent  au  renversement  de  l'institution 
sacrée  du  mariage,  «'te.,  etc.  Lamennais  lui-même  fut  inti- 
midé. 

Mairie  a  vingt-cinq  ans;  elle  est  désabusée  île  la  vie, 
elle  aspire  à  quelque  chose  de  mieux,  ne  peut  se  résigner 
à  une  existence  mesquine,  s'ennuie  dans  le  monde,  s'eu- 
nuie  quand  elle  n'y  est  pas.  pense  même  pour  quelque 
temps  à  s'enfermer  dans  un  cloître  (comme  Lélia  ou  comme 
George  Sand  eUe-même).  Mairie  rêve  au  mariage,  tout  en 
se  révoltant  contre  ses  abus;  elle  ne  trouve  pas  de  vraie 
consolation  dan-  la  religion,  et  pourtant,  elle  ;i  peur  d'ana- 
lyser ses  croyances  en  critique  et  en  philosophe;  elle  De 
-ait  même  pas  si  une  femme  peut  oser  s'occuper  de  philo- 
sophie. Marcie  ne  trouve  pas  dans  -on  entourage  un 
homme  qui  lui  semble  digne  d'elle;  ses  exigences  de  la  vie 
sont  trop  grande-;   elles  ne  ressemblent  nullement  à  colles 


GEORGE    SAM)  405 

de  son  monde,  el  pourtant  elle  a  une  peur  pusillanime  de 
peçter  vieille  fille... 

Son  ami  el  correspondant,  par  la  bouche  duquel  l'au- 
teur émet  ses  idées  et  dans  lequel  beaucoup  de  personnes 
oui  voulu  voir  la  personnification  des  théories  et  des  conseils 
donnés  à  George  Sand  par  Lamennais,  cet  ami  commence 
par  conseiller  à  Marcie  «le  ne  pas  donner  tanl  d'importance 
à  toutes  les  douleurs  humaines,  à  toutes  les  désillusions 
personnelles. 

a  Ne  sommes-nous  pas  insensés  dans  nos  mécontente- 
ments, et  n'est-ce  pas  nue  chose  digne  do  pitié  que  de  voir 
de  si  chétil's  atomes  avoir  besoin  de  tant  d'espace  el  de  bruit 
pour  y  promener  une  misère  si  obscure  et  si  commune?... 
Nous  ne  sommes  qu'enflure  cl  vanité;  nos  plaintes  ne  sont 
qu'emphase  ou  blasphème  !...  » 

Le  pessimisme  et  même  les  déceptions  bien  fondées, 
selon  l'ami  de  Marcie.  n'engendrent  que  l'orgueil,  l'ont 
naître  le  sentiment  (rime  supériorité  imaginaire,  la  séche- 
resse et  la  froideur. 

Ensuite,  cet  ami  tâche  de  vaincre  chez  Marcie  la  crainte 
de  rester  vieille  fille.  Il  lui  prouve  ab  adverso  l'inanité  de 
cette  crainte,  en  lui  racontant  deux  histoires  qu'il  eut  l'oc- 
casion de  connaître.  D'abord  il  lui  raconte  celle  d'une 
malheureuse  jeune  fille  de  seize  ans,  héritière  riche, 
niais  malingre  et  contrefaite,  qui,  de  peur  de  rester 
vieille  fille,  s'était  Laissé  marier  à  un  homme  qui  ne 
cherchait  et  ne  pouvait  chercher  en  elle  que  la  richesse. 
Celte  jeune  fille  paya  celte  malheureuse  pusillanimité  par 
une  vie  d'humili;itiou  ;  méprisée  et  abreuvée  de  dégoûts 
par  son  mari,  meurtrie  dans  ses  aspirations  vers  le 
bonheur  terrestre,  minée  par  un  désespoir  caché  au 
milieu    d'une    opulence   extérieure,    elle    mourut    dans    la 


406  GEORGE     SAND 

plus  atroce  misère  morale,  dans  la  solitude  et  l'abandon 
absolus. 

Ensuite  l'auteur  évoque  une  autre  histoire,  celle  des 
trois  sœurs  vivant  chez  leur  oncle,  curé  italien  cette  par- 
tie des  Lettre*  à  Marrie  a  été  reproduite  par  différents 
journaux  sous  le  titre  de  Les  trois  sœurs  .  La  cadette. 
Arpalice,  s'éprend  d'un  jeune  lord  anglais,  qui  l'aimeà  son 
tour.  Elle  pourrait  devenir  heureuse,  se  marier  car  l'amour 
de  ce  jeune  couple  finit  par  vaincre  les  préjugés  de  caste 
et  par  désarmer  les  préventions  de  la  mère  du  jeune  lord  . 
mais  Arpalice  ne  veut  pas  abandonner  ses  sœurs;  elle 
renonce  volontairement  à  sa  passion  et  revient  à  son 
'ancienne  vie.  soucieuse  du  bonheur  des  autres  ef  se  vouant 
tout  entière,  avec  ses  deux  sœurs,  aux  œuvres  de  pitié, 
afin  de  servir  l'humanité. 

Déjà,  avant  d'avoir  commencé  l'histoire  des  trois  sœur-. 
l'auteur  ayant  devancé  ainsi  de  bien  des  années  les  idées 
émises  dans  la  Sonate  à  Kreutzer  de  Tolstoï,  disait  à 
Mairie...  h  Vous  êtes  instruite,  vous  êtes  pure,  voilà  de 
vrais  éléments  de  bonheur,  »  et  lui  conseillai!  d'aspirer  à 
l'indépendance,  d'étudier,  de  se  développer  intellectuelle- 
ment, de  ae  | -< .'ml  se  marier  ou  de  n'épouser  qu'un  homme 
dont  elle  serait  sûre,  de  n'accepter  de  croyances,  qu'après 
les  avoir  soumises  à  une  critique  et  à  une  analyse  sérieuse 
el  libre; 

Mais  tout  en  disant  cela,  l'auteur  se  voit  obligé  de  re- 
froidir un  peu  le-  (dans  de  Marcie  vers  une  vaste  acti- 
vité, car,  dit-il,  à  présent,  il  n'y  a  pas  encore  pour  la 
femmç  de  champ  d'activité,  outre  l'art  et  la  famille:  les 
autre-  professions  sont  insupportables  même  pour  les 
hommes,  du  moins  pour  ceux  qui  ont  des  vues  un  peu 
large-  et   qui  ont   certaine-  exigences.     Ici,  non-  voyons 


GEORGE     SAM)  407 

encore  des  points  de  ressemblance  avec  les  idées  de 
Tolstoï,  exprimées  dans  son  article  «  Aux  femmes  »>;  on  \ 
trouve  même  l'antithèse  identique  entre  le  travail  de  l'homme 
hors  delà  maison  et  celui  de  la  femme  dans  la  maison,  la 
femme  ayant  pour  charge  l'organisation  de  l'intérieur  et 
l'éducation  des  entants  ;  elle  est  le  vrai  chef  de  la  maison 
et  de  la  famille,  c'est   sou  devoir  sacré,  etc.,  etc. 

Puis,  l'ami  de  Marcie,  après  avoir  tâché  de  lui  prêcher 
le  calme,  et  après  l'avoir  éclairée  sur  ses  doutes,  veut  lui 
prouver  son  droit  à  la  liberté  des  croyances,  à  la  liberté  de 
l'analyse,  à  la  liberté  personnelle,  et  vient  à  lui  exposer  ses 
théories  quant  à  la  vie  qu'elle  doit  mener,  et  sur  ce  qu'elle 
d<»il  faire.  Ses  conseils,  alors  nouveaux,  sont  aujourd'hui 
tant  soit  peu  vieillis,  légèrement  rebattus,  mais  peut-être 
ne  le  sont-ils  que  parce  que  George  Sand  a  existé  et  que 
•  le-,  générations  entières  ont  été  élevées  dans  ces  idées. 
11  est  donc  bien  inutile  aussi  de  tard  crier  au  «  vieux  jeu  ». 
parce  que,  Dieu  merci,  tout  cela  a  vieilli  et  n'est  plus  néces- 
saire à  prêcher!  11  fui  un  temps  où  cela  lut  bien  utile. 

a  Je  sais  que  certains  préjugés  refusent  aux  femmes  le 
don  d'une  volonté  susceptible  d'être  éclairée,  l'exercice 
d'une  persévérance  raisonnée.  Beaucoup  d'hommes  aujour- 
d'hui font  profession  d'affirmer  physiologiquement  et  philo- 
sophiquement que  la  créature  mâle  est  d'une  essence  supé- 
rieure à  celle  rie  la  créature  femelle.  Cette  préoccupation  me 
semble  assez  triste,  et  si  j'étais  femme,  je  me  résignerais 
difficilement  à  devenir  la  compagne  ou  seulement  l'amie 
d'un  homme  qui  s'intitulerait  mon  dieu  ;  car  au-dessus  de 
la  nature  humaine,  je  ne  conçois  que  la  nature  divine;  et. 
connue  celte  divinité  terrestre  serait  difficile  à  justifier  dans 
ses  écarts  et  dans  ses  erreur»,  je  craindrais  fort  de  voir 
bientôt  la    douce   obéissance,    naturellement  inspirée   par 


408  GEORGE    SAM» 

L'être  qu'on  aime  le  mieux,  se  changer  en  haine  instinctive 
qu'inspire  celui  qu'on  redoute  Le  plus.  C'est  un  étrange 
abus  de  la  liberté  philosophique  de  s'aventurer  dans  des 
discussions  qui  ne  vont  à  rien  de  moins  qu'à  détruire  le 
lien  social  dans  le  fond  des  cœurs,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus 
étrange  encore,  c'est  que  ce  sont  les  partisans  fanatiques  du 
mariage  qui  se  servent  de  L'argument  Le  plus  propre  à  fendre 
Le  mariage  odieux  et  impossible.  Réciproquement  l'erreur 
affreuse  de  la  promiscuité  est  soutenue  par  les  hommes  qui 
((('•feiident  l'égalité  de  nature  chez  la  femme.  De  sorte  que 
deux  vérités  incontestables,  L'égalité  des  sexes  et  La  sainteté 
de  leur  union  légale,  sont  compromises  de  part  et  d'autre 
par  leurs  propres  champions  '... 

((  ...  Dieu  serait  injuste  s'il  eût  forci'  la  moitié  du  genre 
humain  à  rester  associée  éternellement  à  une  moitié  indigne 
d'elle:  autant  vaudrait  l'avoir  accouplée  à  quelque  race 
d'animaux  imparfaits.  A  ce  point  de  vue.  il  ne  manquerait 
plus  aux  conceptions  systématiques  de  l'homme  que  de 
rêver,  pour  suprême  degré  de  perfectionnement,  l'anéan- 
tissement complet  de  La  race  femelle  el  de  retourner  à  l'état 
d'androffvne. 

«  Eh  quoi,  l;i  femme  aurait  les  mêmes  passions,  les 
mêmes  besoins  que  L'homme,  elle  serait  soumise  aux 
mêmes  lois  physiques,  et  elle  n'aurait  pas  l'intelligence 
nécessaire  à  la  répression  et  à  la  direction  de  ses  instincts? 
On  Lui  assignerait  des  devoirs  aussi  difficiles  qu'à  l'homme, 
on  La  soumettrait  à  des  lois  morales  et  sociales  aussi  sévères, 
et  elle  n'aurait  pas  un  Libre  arbitre  aussi  entier,  une  raison 
aussi  lucide  pour  s'y  former  !  Dieu  et  les  hommes  seraient 
ici  en  cause.  Il-  juraient  commis  un  crime,  car  ils  auraient 

1  Lettres  à  Mai  ci,-.  |..  228. 


GEORGE    SAND  40Ô 

placé  el  toléré  sur  la  terre  une  race  donl  l'existence  réelle 
el  complète  serai!  impossible.  Si  la  femme  esl  inférieure  à 
l'homme,  qu'on  tranche  donc  tous  ses  liens,  qu'on  ne  lui 
impose  plus  ni  amour  fidèle  ni  maternité  légitime,  qu'on 
détruise  même  pour  elle  les  lois  relatives  à  la  sûreté  de 
lu  vie  el  de  la  propriété;  qu'on  lui  fasse  La  guerre  sans 
autre  forme  de  procès.  Des  lois  dont  elle  n'aurait  pas  la 
faculté  d'apprécier  le  but  et  l'espril  aussi  bien  que  ceux 
qui  les  créent  seraient  des  lois  absurdes  et  il  n'y  aurait  pas 
de  raison  pour  ne  pas  soumettre  les  animaux  domestiques  à 
la  législation  humaine  '  !... 

«Les  femmes  reçoivent  une  déplorable  éducation;  el 
c'est  là  le  grand  crime  di's  hommes  envers  elles.  Ils  ont 
porté  l'abus  partout,  accaparant  les  avantages  des  institu- 
tions les  plus  sacrées2!  Ils  ont  spéculé  à  consommer  cet 
esclavage  el  cel  abrutissement  de  la  femme  qu'ils  disent 

1  Lettres  à  Marcie,  p.  229-230. 

*  «  Je  trouve,  dit  Daniel  de  Foë  dans  son  Essay  onprojects,  que  l'une 
des  manifestations  les  plus  grossières  de  nos  mœurs  es!  d'exclure  les 
femmes  des  privilèges  que  donne  l'éducation.  Nous  nous  croyons  un 
peuple  chrétien  el  civilisé  el  reprochons  toujours  aux  femmes  leui 
ignorance  et  leur  manque  d'éducation,  tandis  que  je  suis  sûr  que  si 
nous  leur  donnions  une  éducation  semblable  à  celle  dont  nous  jouis- 
sons nous-mêmes,  elles  n'auraient  jamais  donné  l'occasion  de  leur 
adresser  ce  reproche...  Peut-on  les  accuser  de  stupidité,  si  la  seule  cause 
en  est  notre  désir  de  ne  pas  leur  donner  la  possibilité  de  devenir  plus 
-!  La  femme  esi  mieux  douée  que  l'homme  :  elle  saisit  plus  vite, 
ce  que  l'on  observe  facilement  par  l'exemple  de  quelques  femmes  ins- 
truite:-. On  croirait  que  nous  ne  leur  donnons  pas  d'éducation  à  dessein 
dans  la  crainte  qu'elles  ne  nous  surpassent...  Est-ce  qu'une  femnn 
d  esprit  es1  pire  qu'uni'  femme  stupide,  et  est-ce  que  les  femmes  ins- 
truites SOtt!  si  dangereuses  qu'il  l'aille  les  priver  d'eduraliun  .'...  Il  es1 
difficile  de  montrer  une  plus  hideuse  manifestation  de  l'ingratitude  el 
de  la  bêtise  de  l'homme  que  la  privation  pour  les  femmes  de  l'éclal 
que  l'éducation  et  la  culture  donnent  à  la  beauté  innée  de  l'esprit.  I  ne 
femme  instruite  et  bien  élevée  est  incomparable  :  c'est  un  délice  que 
les  relation-  avec  elle  :  elle  ressemble  à  un  ange,  elle  est  tout  amour, 
paix  et  délices  ;  elle  est  l'idéal  suprême,  el  l'homme  auquel  une  femme 
pareille  a  été  donnée,  n'a  qu'a  se  réjouir  et  à  bénir  son  sort.  Mais 
représentez-vous  cette  menu'  femme  sans  instruction.  Si  elle  est  lionne 


410  GEORGE     SAM) 

être  aujourd'hui  d'institution  divine  et  de  législation  éter- 
nelle «  !... 

«  ...  Pour  empêcher  la  femme  d'accaparer  par  sa  vertu 
l'ascendant  moral  sur  la  famille  et  sur  la  maison,  l'homme 
a  dû  trouver  un  moyen  de  détruire  en  elle  le  sentiment  de 
la  foire  morale,  afin  de  régner  sur  elle  parle  seul  fail  de 
la  force  brutale  ;  il  fallait  étouffer  son  intelligence  ou  la 
laisser  inculte,  c'est  le  parti  qui  a  été  pris.  Le  seul  secours 
moral  laissé  à  la  femme  fut  la  religion,  et  l'homme,  s'affran- 
chissant  de  ses  devoirs  civils  et  religieux,  trouva  bien  que 
la  femme  gardât  le  précepte  chrétien  de  souffrir  et  se  taire. 

«  Le  préjugé  qui  interdit  aux  femmes  les  occupations 
sérieuses  de  l'esprit  est  (Tassez  fraîche  date.  L'antiquité  et 
le  moyen  âge  ne  nous  offrent  guère,  que  je  sache, 
d'exemples  d'aversion  et  de  systèmes  d'invectives  contre 
celles  qui  s'adonnent  aux  sciences  et  aux  arts.  Au  moyen 
âge  et  à  la  renaissance,  plusieurs  femmes  d'un   rang   dis- 

par  nature,  cette  absence  de  culture  la  rend  faillie  et  sans  résistance  : 
>i  elle  a  de'  l'esprit,  elle  bavarde  trop  ;  si  elle  a  quelque  savoir,  mais 
pas  d'éducation,  elle  a  une  trop  grande  opinon  d'elle-même,  niai-  -i 
elle  esl  méchante  par  nature,  alors  elle  est  arrogante,  vaniteuse,  que- 
relleuse el  ressemble  à  un  être  insensé.  Tous  ses  défauts  t'ont  d'elle 
souvent  un  diable... 

«  ...  J'ose  affirmer  que  tout  le  monde  agit  injustement  envers  les 
femmes,  car  je  ne  puis  penser  que  le  Tout-Puissant  créa  de  ces  èhvs  >i 
tendres,  si  charmants,  les  doua  de  traits  si  agréables  et  des  mêmes 
capacités  que  les  hommes,  seulement  pour  en  faire  des  ménagères, 

des  cuisinières  et   des  esclaves  1...   >• 

11  est  fort  douteux  que  George  Sand  sût  que  par  la  bouche  de  l'ami 
de  Marcie  elle  disait  presque  mol  pour  mot  ce  que  l'auteur  du  Robin- 
son  avait  dit  cent  quarante  ans  avant  elle,  il  y  ajuste  deux  cents  ans 
,\r  cela,  en  1698.  Nous  nous  sommes  permis  de  donner  celle  longue 
citation  de  VEssay  onprojects  en  supposant  que  la  mise  en  regard  des 

idée-  de   Daniel  de    f'nc   cl    des  opinions   de  Gc01*gC  Sand  e-l   fort    cuiii'llM'. 

r|   pour  montrer  qu'il  ne  faul   pas  être  uni'  femme  pour  les  avoir  el   les 

émettre,  àmos  Coménius  (ou  Komencki)  l'a  dit  aussi.  Cela  ne  si^nilie- 
l-il  pas  que  les  grands  esprits  doivent  souvent  répéter  les  uns  après 

les  autres    une.  grande   vérilé   bien    simple  jusqu'à   ce    qu'elle    devienne 

accessible  a  l'esprit  <\<'  tout  le  monde  > 
'  Lettres  à  Marcie  p.  ~2'ài). 


GEORGE    S AND  4 1 1 

tingué  marquent  dans  les  lettres.  La  poésie  en  compte  plu-' 
sieurs.  Les  princesses  sont  souvent  versées  dans  les  langues 
anciennes,  et  il  y  a  un  remarquable  contraste  entre  les 
ténèbres  épaisses  où  demeure  le  sexe  et  les  vives  lumières 
dont  les  femmes  de  haute  condition  cherchent  à  s'éclairer. 
Ces  honorables  exceptions  n'excitent  aucune  haine  chez  les 
contemporains,  et  sont,-  au  contraire,  mentionnées  par  les 
écrivains  de  leur  siècle  sur  un  pied  d'égalité  qui  serait  à 
tort  ou  à  raison  fort  contesté  dans  les  mœurs  littéraires 
d'aujourd'hui 1...  » 

L'ami  de  Marcie  fait  à  ce  propos  la  remarque  assez 
mordante  qu'à  présent  on  oublie  tous  les  apôtres  et  qu'on 
viole  toutes  les  autres  prescriptions  religieuses;  mais  que 
les  maris  se  souviennent  de  saint  Paul  et  de  son  impérieux 
principe,  avec  une  ardeur  extraordinaire  et  exigent  que  les 
lois  basées  sur  ce  principe  soient  toujours  observées. 

LesLeltresà  Manie  se  terminent  par  an  aperçu  historique 
où  l'auteur  expose  comment,  à  l'époque  où  les  guerres  et 
la  vie  sociale  moins  bien  organisée  attiraient  les  hommes 
hors  de  chez  eux,  et  où  les  femmes  devaient  diriger  toutes 
les  affaires  domestiques,  le  ménage,  l'éducation  des  enfants, 
et  en  avaient  la  responsabilité,  tout  allait  à  merveille. 
Mais  lorsque  les  grandes  guerres  de  religion  et  les  autres 
prirent  fin,  les  hommes  livrés  à  une  sorte  d'inaction  s'oc- 
cupèrent plus  des  petites  choses  de  la  vie  ;  le  siècle  de 
Louis  XIV  amena  «  l'amoindrissement  et  l'énervement  du 
caractère  masculin»;  le  xvme  siècle,  comme  une  époque 
de  vice  brillant,  porta  aussi  un  coup  mortel  à  la  dignité  du 
lien  conjugal.  Et  voilà  qu'à  présent,  même  dans  les  rela- 
tions   jadis   si   nettes   et  si  précises,   font    est    sens    dessus 

1  Lettres  à  Morde,  p.  231. 


412  SEORGE    9AND 

dessous.  Somme  toute,  nous  vivons  aujourd'hui  dans  une 
époque  de  transition,  saturée  de  puissance  cachée,  d'aspi- 
rations réprimées,  de  fermentation  générale,  de  décompo- 
sition universelle,  alors  que  le  vieux  monde  meurt  et  que 
le  nouveau  n'est  pas  encore  né.  C'est  sur  cette  peinture 
d'une  époque  troublée  que  les  Lettres  à  Marrie  s'arrêtent  : 
leur  dernier  mot  est  :  Espérons!  Et  .Marrie  elle-même 
est  comme  la  personnification  de  cette  époque  de  transi- 
tion dans  l'histoire  de  la  femme.  C'esl  une  âme  en  fermen- 
tation :  la  recherche  du  vrai  dan-  les  ténèbres,  c'est  le 
puscule  précurseur  de  l'aurore,  eomme  celui  dont  l'auteur 
nous  parle  à  la  fin  de  la  quatrième  Lettre  à  Marrie,  l'une 
des  plus  belles  pages  de  George  Sand  : 

«  Mairie  il  est  une  heure  dans  la  nuit,  que  vous  devez 
connaître,  vous  qui  avez  veillé  au  chevet  de  malade-,  ou  sur 
\otre  prie-Dieu,  à  gémir,  à  invoquer  l'espérance  :  c'est 
l'heure  qui  précède  le  lever  du  jour  :  alors,  tout  est  froid. 
tout  est  triste  :  les  songes  sont  sinistres  et  les  mourants 
ferment  leur-  paupières.  Alors^  j'ai  perdu  les  plus  chers 
d'entre  les  miens,  et  la  mort  est  venue  dans  mon  sein  comme 
un  désir.  Cette  heure,  Marcie,  Aient  de  sonner  pour  nous  : 
non-  avons  veillé,  non-  avons  pleuré,  non-  avons  souffert, 
nous  avons  douté;  mai-  VOUS,  Marrie.  VOUS  êtes  plus  jeune  : 

levez-vous  dune  et  regardez  :  le  matin  descend  déjà  sur 
vous  à  travers  les  pampres  et  les  giroflées  de  votre  fenêtre. 
Votre  lampe  solitaire  lutte  et  pâlit  :  le  soleil  \;>  se  lever, 
son  rayon  court  et  tremble  -m-  les  cime-  mouvantes  des 
lorèt-.  la  terre,  sentant  ses  entrailles  se  féconder,  s'étonne  et 
s'émeut  eomme  une  jeune  mère,  quand,  pour  la  première 
loi-,  dans  >on  sein,  l'entant  a  tressailli  '.  » 

1  Lettres  à  Marcie,  |».  217. 


GEORGE     SAND  413 

Marrie  et  Létla  sont  comme  les  jalons  de  la  voie  que 
George  Sand  a  parcourue  depuis  L833.  Lé  lia  est  la  ques- 
tion, Marcie  est  la  réponse.  Entre  ces  deux  romans,  ••es 
deux  types  de  femmes,  entre  Lélia  la  pessimiste  qui  nie  tout 
cl  ne  croit  à  rien,  ni  à  l'amour,  ni  à  Dieu,  ni  aux  hommes, 
type  font  négatif,  et  Marcie,  cherchant  la  consolation  chez 
son  sage  conseiller,  <|ui  tâche  do  lui  tracer  Y  idéal  positif, 
doivent  être  placés  trois  romans,  trois  héroïnes  de  George 
Sand,  écrits  entre  1834  el  1837,  et  dont  nous  n'avons  rien 
«m  presque  rien  dit  jusqu'ici  :  lu  Sylvia  de  Jacques,  la 
Fiamma  de  Simon.  l'Edmiée  de  Mauprat. 

En  parlant  de  Jacques  dans  le  chapitre  ix,  nous  n'avons 
effleuré  que  sa  donnée  générale,  ei  dit  quelques  mots  par 
rapport  à  la  solution  toute  nou\  elle  do  l'éternelle  question  de 
la  trahison  en  amour,  solution  donnée  par  Jacques,  qui,  tout 
en  adorant  sa  jeune  femme,  celte  tendre  cl  faible  Fernande, 
s'éloigne  d'elle  et  lui  permet  de  jouir  du  bonheur  coupable 
avec  OH;i\  e,  le  plus  banal  des  jeunes-premiers,  admirateur 
('•conduit  delà  mystérieuse  Sylvia.  Cette  dernière  se  trouve 
être,  dans  la  suite,  la  sœur  de  Fernande  el  de  Jacques,  ear 
elle  est  le  fruit  de  l'amour  adultère  (\\\  père  de  ce  dernier 
et  de  la  mère  de  Fernande.  Sylvia  est  en  tout  supérieure  à 
Octave  ;  c'est  une  sœur  de  Lélia,  l'égale  de  Jacques  :  c'est 
une  amante  de  la  solitude,  une  âme  Hère  et  hardie,  un  esprit 
scrutateur,  ne  reculant  de\  anl  aucune  déduction,  une  pes- 
simiste qui  ne  se  permet  pas  de  regarder  la  vie  à  travers  un 
voile  rose,  qui  ne  veut  pas  cm'y  dans  les  ténèbres  et  qui  juge 
des  e^ens  et  de  leurs  actions  avec  une  sévérité  extrême  et 
une  droiture  inflexible.  Evidemment,  Octave  n'est  pas  à  sa 
hauteur;  elle  l'éclipsé  de  sa  supériorité,  comme  Léiïa  écrase 
Sténio.  Octave  s'éprend  de  Fernande  à  sa  première  ren- 
contre avec  elle.  Sylvia  le  cède  sans  aucun  regret.  Elle  pré- 


414  GEORSE    SAND 

fère  l'amitié  de  Jacques  et  la  met  au-dessus  de  l'amour.  Dans 
celle  amitié  calme  et  fraternelle  elle  trouve  l'égal  de  son 
esprit,  un  soutien  précieux,  une  pleine  entente  ;  elle  trouve 
ce  que  ni  elle  ni  Jacques  ne  trouveront  jamais  dans  l'amour, 
ce  que  George  Sand  elle-même  n'avait  jamais  trouvé  chez 
ses  amants,  ce  qu'elle  n'a  rencontré  que  chez  François  Rol- 
linat  et  chez  deux  ou  trois  de  ses  amis  qui,  depuis  leur 
jeunesse  et  jusqu'à  leurs  derniers  jours,  sans  être  comme 
Rollinat,  ses  aller  ego,  savaient  pourtant  la  comprendre, 
l'apprécier',  partager  ses  idées  et  lui  être  fidèles  dans  la  joie 
comme  dans  le  malheur. 

Nous  avons  vu  quelques  écrivains  russes,  ainsi  que  des 
auteurs  étrangers,  blâmer  George  Sand  d'avoir  créé  des 
types  comme  Lélia  et  Jacques.  Qu'est-ce  donc  que  ces 
héros  imaginaires,  que  personne"  n'a  jamais  rencontrés  sur 
la  terre,  impossibles  dans  la  vie  réelle,  disent-ils!  Ce  sont 
des  êtres  divins,  des  inutilités,  rien  qu'à  cause  de  leur 
irréalité.  Cependant,  à  nos  yeux,  Y  exceptionnel  n'est  pas 
M  impossible,  et  nous  nous  demandons  pourquoi  il  nous  fau- 
drait croire  qu'il  n'y  a  pas,  qu'il  ne  peut  y  avoir  des  hommes 
«  meilleurs  ».  aristocrates  du  cœur  et  de  l'esprit?  Faudrait-il 
vraiment  désirer  qu'il  n'y  eût  point  d'hommes  extraordi- 
naires ?  Nous  sommes,  au  contraire,  persuadés  que  si  cela 
arrivait,  l'humanité  entière  s'arrêterait  dans  son  développe- 
ment, dans  son  progrès  qui  n'avance  que  grâce  à  dc^ 
Jacques,  des  Sylvia,  des  George  Sand,  tous  exception- 
nels, tous  extraordinaires.  S'il  n'existait  que  des  hommes 
«  ordinaires  »,  si  tous  étaient  des  Octaves,  aimant  simple- 
ment de  bonnes  âmes  comme  Fernande,  ne  tourmentant 
personne,  ne  connaissant  pas  l'ennui,  contents  de  tout, 
ne  se  sentant  point  isolés  au-dessus  Ac<,  autres,  comme 
se  sentait  Jacques,  ne  méprisant  point  le  monde  avec  ses 


GEORGE    SAND  415 

intérêts  mesquins,  ses  sentiments  passagers,  s'il  n'existait 
pas  des  George  Sand  et  des  Lélia,  —  oh!  combien  alors 
la  vie  en  ce  monde  serait  ennuyeuse,  étouffante,  mesquine  ! 
Quant  à  nous,  nous  vivons  dans  l'espoir  qu'il  y  a  <;à  et  là 
de  par  le  monde  —  deux  ou  trois  êtres  par  peuple,  cinq 
ou  six  par  siècle,  —  comme  Lélia  et  Jacques,  qui  sont  «  de 
la  race  des  Esséniens,  gens  solitaria  ».  Ils  s'élancent  au- 
devant   de  l'idéal  ;  mais  il  ne  leur  échoit  que  rarement  en 
partage  le  bonheur  de  pouvoir  se  dire,  comme  Lélia  disait 
à  Trenmor,  Sylvia  à  Jacques,  George  Sand  à  Rollinal   : 
«  Je  t'entends,  parle  ;  je  suis  comme  toi,  moi  aussi,  je  suis 
solitaire,  moi  aussi  je  suis  un  rêveur,  je  ne  ressemble  pas 
aux  autres  ;  je  tourmente  les  autres,  car  je  me  tourmente 
moi-même;  mais  je  vaux  mieux  (pie  les  autres,  je  le  sais, 
comme  toi  tu  le  sais  aussi...   »  Oh  oui!  s'il  fallait  ne  plus 
croire  qu'ils  existent,  ces  rêveurs  inutiles,  ces  prétendus 
fainéants  qui  ne  sont  bons  à  rien  —  la  vie  serait  alors  insup- 
portable, à  nous  comme  à  vous,  chers  lecteurs. 

Malgré  tout  Y  invraisemblable  que  Ton  peut  trouver  dans 
ce  roman,  si  Ton  se  met  au  point  de  vue  de  la  vie  bourgeoise 
de  tous  les  jours,  il  nous  transporte  par  la  profondeur  de  la 
pensée,  par  son  ardeur  passionnée  et  par  ses  grandes  qua- 
lités poétiques.  Combien  charmantes  ces  premièrss  pages, 
racontant  l'amour  heureux  de  Jacques  et  de  Fernande  ! 
Quelle  fraîcheur  dans  la  peinture  des  sentiments  et  des  pre- 
mières sensations  de  la  jeune  femme  !  Et  l'on  est  d'autant 
plus  saisi  par  le  tragique  de  la  vie,  lorsqu'on  les  voit,  eux 
qui  semblaient  si  heureux,  s'éloigner  peu  ;'i  peu  l'un  de 
l'autre,  et  se  sentir  si  différents.  Puis  arrivé  la  rencontre 
d'Octave,  l'amour  que  Fernande  éprouve  [tour  lui,  l'abné- 
gation et  enfin  le  suicide  de  Jacques.  Peut-on  lire  sans  émo- 
tion les  lettres  de  Jacques  à  Silvia  dans  la  seconde  moitié 


■iiô  GEORGE     S  AND 

du  roman?  Ces  lettres  respirent  une  telle  profondeur  du 
sentiment  conscient  de  lui-même  ;  on  y  voit  un  homme 
si  parfaitement  humain,  si  fidèle  à  ses  idées  généreuses 
jusqu'à  la  fin.  même  lorsqu'elles  lui  coûtent  la  vie  et  qu'elles 
exigent  sa  mort  :  Fort  comme  la  mort.  D'après  le  plan  de 
l'auteur.  Sylvia  devait  jouer  le  rôle  de  soprano  secondo 
dans  le  roman,  ne  sen  ir  qu'à  expliquer  In  donnée  générale^ 
montrer  que  ni  In  tendresse  'lu  mari,  ni  la  douceur,  l'inno- 
cence et  l'amour  de  la  femme  ne  suffisent  à  donner  le  vrai 
bonheur;  que  la  plus,  charmante  jeune  tille  sera  mauvaise 
épouse,  s'il  n'y  a  pas  de  vraie  amitié  entre  elle  et  son  mari  ; 
que  le  mari  le  plus  instruit,  le  plus  spirituel,  adorant  sa 
femme,  fut-elle  la  plus  gentille  et  la  plus  pure,  se  sentira 
isolé.  Mais  il  n'est  que  trop  certain  que  ce  puissant  et 
dramatique  soprano  secondo  nous  intéresse  infiniment  plus 
(pie  la  prima  donna  —  un  petit  soprano  legiere  insigni- 
fiant. —  et  que  toutes  nos  sympathies  sont  pour  Sylvia  et 
non  pour  Fernande,  probablement  parce  que  Sylvia  ('tait 
aussi  plus  proche  du  cœur  de  l'auteur. 

Fiamma  Falier,  l'héroïne  de  Simon,  est  tout  aussi  chère 
;'i  George  Sand.  Ce  roman  est  dédié  à  la  comtesse  d'AgoûH 
et  la  dédicace  est  ainsi  conçue  : 

«  A  Madame  la  comtesse  *** 

Mystérieuse  amie,  soyez  la  patronne  de  ce  pauvre 
conte. 

«  Patricienne,  excusez  les  antipathies  du  conteur  rustique. 

«  Madame,  ne  dites  à  personne  que  vous  êtes  -a  sœur. 

«  Cœur  trois  l'ois  noble,  descendez  jusqu'à  lui  et  rendez-le 
fier... 

«  Comtesse,  soyez  pardonnée. 

«Etoile  cachée,  reconnaissez-vous  à  ces  litanies.  >> 


GEORGE    SAND  417 

Et  dans  rime  <\c  ses  premières  lettres  à  la  comtesse;  si 
coquettes  et  si  enthousiastes,  écrites  en  1835  au  plus  fort  de 
la  prédication  de  Michel  et  au  commencement  des  rela- 
tions de  George  Sand  avec  Lamennais,  celle-ci  disait  ;'i 
celle  même  amie  : 

«  Vous  me  semblez  la  seule  chose  belle,  estimable 

et  \  miment  noble  que  j'aie  vue  briller  dans  la  sphère  patri- 
cienne. 11  faut  que  vous  soyez  en  effet  bien  puissante  pour 
que  j'aie  oublié  que  vous  êtes  comtesse.  Mais  à  présent  vous 
êtes  pour  moi  le  véritable  type  de  la  princesse  fantastique, 
artiste,  aimante  et  noble  de  manières,  de  langage  et  d'ajus- 
tements, comme  les  tilles  i\i^  rois  aux  temps  poétiques.  Je 
vous  vois  comme  cela,  et  je  veux  vous  aimer  comme  vous 
(Mes  el  pour  ci-  que  vous  êtes.  » 

Supposons  que  ceci  ne  soit  pas  dit  par  George  Sand, 
mais  par  un  jeune  plébéien,  épris  d'une  adorable  patri- 
cienne, lequel  ne  pardonne  et  n'oublie  que  la  jeune  fille 
qu'il  aime  est  comtesse,  qu'à  force  de  l'adorer,  et  nous 
aurons  Simon  Féline,  fils  unique  de  cette  vénérable 
vieille  Jeanne  Féline,  paysanne  illettrée,  mais  toute  confite 
dans  ses  vertus  républicaines,  vraie  matrone  romaine  en 
coiffe  berrichonne,  filant  s;i  quenouille  au  seuil  de  sa 
cabane  et  lançant  des  regards  implacables  au  château 
seigneurial  que  s'élève  au  sommet  de  la  colline.  Simon  fut 
élevé  par  cette  vieille  républicaine  et  dirigé  par  son  oncle 
Yabbc  Féline,  qui  «  comprenait  la  formule  chrétienne  de 
l'amour  et  de  l'égalité  comme  la  comprenaient  les  premiers 
chrétiens».  Le  jeune  paysan  reçoit  une  bonne  instruction 
et,  sans  doute  ^vÀrv  à  l'influence  de  maître  Michel,  ami  de 
l'auteur,  il  se  dispose  ;'i  entrer  au  barreau,  à  l'aide  du  vieil 
h.  27 


41  is  GEOUUE    SAN  H 

ami  de  la  Camille,  \  rai  représentant  du  tiers  état,  maître 
Parquet.  Sur  ces  entrefaites,  l'ancien  seigneur  revient  dans 
son  domaine  qu'il  rachète  à  ses  propriétaires  actuels,, 
paysans  cupides  qui  s'en  étaient  emparés  au  moment  où 
les  terres  seigneuriales  étaient  devenues  propriétés  natio- 
nales. C'est  un  certain  comte  de  Fougères,  un  émigré 
revenu  dans  sa  patrie  après  un  séjour  en  Autriche,  où.  pour 
gagner  son  pain  quotidien  lisez  :  par  suite  de  sou  esprit 
de  lucre  et  la  bassesse  de  ses  sentiments  .  il  s'occupait, 
comme  un  parlait  épicier,  à  vendre  des  chandelles,  uV  La 
cannelle,  du  poivre  et  du  suif,  et  où  il  s'était  appelé  de 
l'humble  nom  «  de  .-ignor  Spaaetta  »,  qui  lui  allait  certes 
mieux  que  le  grand  aom  de  ses  ancêtres.  Il  ramène  avec 
lui  dans  son  château  sa  fille  Fiamma. 

Nous  ne  nous  intéressons  pas  à  la  fable  du  roman,  et  il 
n'y  en  a  presque  pas  d'ailleurs,  car  tout  le  roman  peut  se 
résumer  en  quelques  mots.  Simon,  l'ennemi  implacable 
des  aristocrates,  malgré  le  mépris  et  l'indignation  du  comte 
de  Fougères,  et  surtout  malgré  la  protestation  de  sa 
propre  conscience  républicaine  et  de  son  orgueil  plébéien, 
ne  tombe  pas  seulement  sous  le  charme  de  la  noble 
Fiamma.  mais  finalement  il  l'épouse.  Il  va  sans  dire  que 
l'auteur  t'ait  couver  dans  l'âme  de  sa  fière  et  intrépide 
amazone  les  -empathies  et  les  sentiments  les  plus  républi- 
cains, et  que  pour  la  parfaite  glorification  du  peuple  et  le 
plus  grand  abaissement  des  vils  aristocrates  du  moins  des 
aristocrates  français  qui  n'avaient  pas  été  élevés  dans  les 
traditionnelle.-  vertus  républicaines,  eomme  les  nobles  véni- 
tiens .  il  dévoile  finalement  aux  lecteurs  le  crime  du  comte 
de  Fougères  qui  doit  a— urer  à  Fiamma  tontes  leurs  sym- 
pathies, aussi  bien  que  l'adoration  de  Simon,  et  révèle  en 
même  temps  la  source  et  la  raison  du  caractère  aristocra- 


GEORGE     SAM)  419 

tiquemenl  indépendant  de  Fiamma  el  de  ses  idées  démo- 
cratiquement républicaines.  Lorsque  le  comte  de  Fougères 
était  dans  une  fâcheuse  situation  et  ne  s'était  pas  eneore 
enrichi  en  vendant  de  la  cannelle  et  du  suif,  il  avait  épousé 
la  noble  héritière  de  la  grande  maison  dtes  Falierou  Faliero, 
de  ces  mêmes  Falier  dont  l'un  des  aoçêtres,  le  célèbre 
Marine,  a  payé  de  sa  vie  son  ambition  el  sa  trahison  à  la 
cause  de  la  République.  Un  comprend  que  la  descendante 
des  Falier  souffre  de  son  union  avec  un  homme  aussi  pro- 
saïque que  Spazetta^Fougères.  El  ce  dernier  n'invente  rien 
de  mieux,  au  bout  d'un  certain  temps,  que  de  faire  de  sa 
femme  un  objet  d'opération  commerciale  avantageuse,  c'est- 
à-dire  de  la  vendre  à  un  seigneur  autrichien,  le  comte  de 
Strabenbach  ou  Stagenbracht, —  dans  la  première  édition  . 
La  comtesse  est  sauvée  de  cette  ignominie  par  un  géaé- 
reu.\  homnae  du  peuple  qu'elle  suit  dans  les  montSagnes, 
qu'elle  aime  et  de  qui  elle  ;i  plus  tard  une  fille,  Fiamma. 
Après  la  mort  de  In  comtesse,  Spazetta-Fougères  consent 
à  reconnaître  Fiamma  pour  sa  fille,  mais  —  cela  va  sans  dire 
—  à  la  condition  de  la  déshériter.  On  comprend  dès  lors 
que  Fiamma  — née,  comme  George  Sand.  de  la  fusion  du 
sang  plébéien  et  du  sang  noble  —  ne  peut  être  qu'une 
Vénitienne  rêvant  au  moyen  de  secouer  le  joug  des  Autri- 
chiens, qu'une  âme  désirant  la  liberté  pour  tout  lie  monde 
et  surtout  le  triomphe  des  sublimes  prolétaires  sur  les 
misérables  aristocrates,  il  est  clair  aussi  qu'ayant  les 
oreilles  rebattues  par  les  débats  du  procès  d'avril  el  par 
les  recils  de  Michel  sur  ses  premiers  pas  au  barreau,  sur  les 
roueries  du  métier,  George  Sand  nous  donne  un  compte 
rendu  détaillé  du  début  oratoire  de  Simon  ;  elle  suit  pas  à 
pas  sa  première  plaidoirie  et  raconte  avec  complaisance  son 
triomphe.   Elle   n'oublie  pas  non  plus  de  signaler  que  le 


420  G  E  0  R  G  E     SA  N  D 

père  de  Simon  ■ —  cet  avocat  paysan  (sic)  —  le  vieux 
républicain  Féline,  a  été  tué  en  1793  par  les  chouans 
comme  le  père  de  Michel,  en  1799)  . 

Ce  roman  présente  par  conséquent  le  reflet  intense  des 
sentiments  et  des  idées  de  George  Sand  en  1835,  et  l'œuvre, 
quoique  dédiée  à  la  comtesse  d'Agoult,  est.  par  son  fond 
et  ses  détails,  semblable  à  une  offrande  sur  l'autel  de  Michel, 
son  idole  d'alors.  En  môme  temps.  Simon  est  comme  le 
pendant  du  roman  précédent  de  George  Sand.  Andréa  <>u 
plutôt,  c'est  la  contre-partie  d'André.  Là,  c'est  le  fils  d'un 
marquis  qui  s'éprend  d'une  jeune  prolétaire,  ici.  la  fille 
(Tune  comtesse  qui  tombe  amoureuse  d'un  paysan. 

Quoique  André  ait  été  écrit  à  Venise,  il  ne  doit  à  cette 
ville  que  la  raison  de  sa  naissance.  George  Sand  raconte 
dans  la  préface  du  roman  qu'en  entendant  un  jour  le 
babillage  de  deux  couturières  vénitiennes,  travaillant  dans 
la  chambre  voisine,  et  aio-uisant  leur  langue  sur  les 
grandes  famille.-*  de  Venise,  elle  s'était  tout  à  coup  crue 
transportée  à  La  Châtre,  tellement  les  mœurs,  les  habitudes. 
les  gens  et  les  types,  vus  à  travers  le  bavardage  des  gri- 
settes  vénitiennes,  ressemblaient  aux  mœurs,  aux  gens  et 
aux  types  que  Mme  Dudevant  avait  connus  en  Berry.  Sous 
l'impression  de  ce  qu'elle  venait  d'entendre  .  atteinte  du 
mal  du  pays,  que  ces  souvenirs  avaient  éveillé,  elle  écrivit 
André. 

Ici  encore  la  fable  du  roman  n'est  pas  compliquée.  In 
jeune  homme  noble,  André,  fils  du  marquis  de  Morand, 
fait  la  connaissance  d'une  jolie  fleuriste,  nommée  (  leneviève, 
et  la  séduit  :  ou  plutôt  il  ne  la  séduit  pas  du  tout,  mais  il 
l'aime  pour  tout  de  bon  et  ne  songe  pas  à  trouver  une  femme 
plus  parfaite  que  cette  gentille  petite  grisette,  si  aimante  et 
si  dévouée.  Mais  André  est  faible  et  indécis;  il  ne  sait  pas 


GEORGE    SAISI)  421 

lui-même  ce  qu'il  veut  ni  ce  qu'il  ne  veut  pas.  N'ayant  appa- 
remment aucune  ressource  pour  vivre,  il  est  entièrement 
sous  la  dépendance  de  son  père,  qu'il  craint.  Le  père 
s'oppose  naturellement  au  mariage  de  son  fils  avec  la  fleu- 
riste. Geneviève,  qui  finalement  va  devenir  mère,  et  dont 
les  forces  sont  épuisées  par  une  lutte  trop  inégale  avec  les 
préjugés  du  marquis  et  le  faible  caractère  de  son  fils,  tombe 
malade  de  chagrin  et  de  honte.  Au  dernier  moment,  André 
l'épouse,  mais  il  est  trop  tard:  Geneviève  meurt  dans  les 
bras  de  celui  qui  n'a  pas  su  l'apprécier  [dus  tôt.  Le  sujet  du 
roman,  on  le  voit,  est  drs  plus  simples,  mais  c'est  peint  avec 
une  fraîcheur  et  une  délicatesse  d<'  couleurtout  à  fait  extra- 
ordinaires, surtout  la  première  partie.  La  scène  de  la  ren- 
contre des  jeunes  gens  dans  le  pré  fleuri  au  bord  de  l'Indre: 
les  impressions  que  la  nature  l'ait  naître  dans  le  cœur  simple 
de(iene\  iè\  e,  ignorante,  niais  sensible  à  toutes  les  beautés  : 
la  vie  modeste  de  la  jeune  fleuriste  dans  sa  ehambrette;  la 
naissance  de  son  amour  pour  André,  tout  cela  sont  autant 
de  tableaux  charmants.  D'un  autre  côté,  le  père  Morand, 
la  scène  de  l'invasion  inattendue  de  son  château  par  un 
essaim  de  gaies  grisettes.  sous  la  conduite  du  joyeux  ami 
d'André,  nommé  Joseph  Marteau,  et  le  portrait  de  ce  Joseph 
lui-même,  sont  enlevés  avec  beaucoup  de  verve  et  dénotent 
chez  l'auteur  une  observation  et  une  parfaite  connaissance 
de  la  vie  provinciale  el  de  ses  types. 

Ce  que  George  Sand  nous  dit  des  motifs  qui  l'ont  amené 
à  écrire  André. ,  est  très  curieux  à  noter.  Car  cela  montre 
combien  elle  était  impressionnable,  et  à  quel  dc^v  la  direc- 
tion de  son  esprit  et  de  ses  écrits  dépendait  du  monde 
ambiant.  Le  temps  serein  ou  inorne,  le  ciel  clair  ou  couvert, 
une  lumière  plus  ou  moins  vive,  les  barcarolles  mélodiques 
des  gondoliers  ou  les  simples  chansons  et  le  babil  de  quel- 


î-22  GEÔftGE     SAM) 

qpaes  modistes,  le  bruit  du  veut  dans  le>  vieilles  cheminées 
deNohant  ou  le  chant  du  rossignol  au  jardin,  tout  avait  sur 
elle  une  inftoenoe  tantôt  directe,  tantôt  par  contraste.  L'entre- 
tien des  deux  couturières  vénitiennes  qu'elle  entend  par- 
hasard,  lui  suffit  pour  transporter  son  esprit  dans  les  rues  de 
LaChâtre,  au  milieu  des  pauvres  modistes  qu'elle  a  connues 
autrefois  —  et  elle  écrit  André.  Le  chant  des  rossignols 
dans  les  lilas  de  .\<>h;mt  réveille  en  elle  le  souvenir  des  ros- 
signols qu'elle  a  entendu»  chanter  à  San-Fantino  ou  au 
Ponte  di  Barearoli,  à  Venise  —  et  elle  écrit  les  Mmtres 
mosaïstes.  Prêta©!  1  "< >rcille  au  gémissement  «lu  vent  autour 
du  château  de  Nobant,  ses  pensées  s  envolent  dans  les  pays 
méridionaux,  son  imagination  lui  dessine  les  plages  enso- 
leillées de  la  belle  Adriatique  et  des  des  Ionienne». 
théâtre  des  exploit-  du  terrible  Uscoque,  oh  bien,  au  con- 
traire, les  lugubapes  impressions  d'une  nuit  orageuse  t'ont 
naître  les  sombres  scènes  dm château  des  Mawpmt. 

Manprni  est  avec  raison  considéré  comme  un  des  meil- 
leur- romans  de  George  Sand.  on  le  lit  encore  avec  le 
même  intérêt  qu'à  l'époque  de  son  apparition1.  Et  la  pre- 
mière raison  en  est  que  la  donnée  générale  du  roman,  très 
caractéristique  pour  George  Sand,  n'est  nullement  vieillie, 
mais  a  plutôt  un  intérêt  d'actualité  palpitant  de  nos  jours, 
où,  d'une  part,  le  Gant  de  Bjorsnson  et  la  Sonate  à  Kreutzer 
nous  prêchent  la  nécessité  d'une  parfaite  moralité  avant 
le  mariage  tant  pour  l'homme  que  pour  la  femme,  et  où, 
d'autre  part,  le  déterminisme  réaliste  proclame  le  pouvoir 
lout-pui-v-;uil  et  absolu  <\r>  lois  d'hérédité  et  de  l'ambiance 
-ur  fout  individu,  l'impossibilité  de  se  soustraire  à  leur  joug. 


1  II  tut  écral  a  lu  lin  de  1836  ei  au  commencement  de  1837  et   parut 
837  dans  les  n  •  des  I     ei    K>  avril,  du  lor  mai  cl  dn  la  juin  de  la 

flpri/r  de*  'es,  mai-  <lan-  toutes   les  éditions,  noms  trouvons 


GEORGE    s\M)  )■::>, 

Or,  les  écrivains  amis  de  cette  dernière  théorie,  con- 
damnent les  héros  de  leurs  romans  à  pester  inertemenl 
confinés  dans  les  vices  héréditaires  el  toujours  au  même 
niveau  moral,  cl  cela  depuis  leur  première  apparition 
devant  le  lecteur  jusqu'à  la  dernière  page  du  livre,  sans 
nulle  possibilité  de  changer,  sans  aucune  lutte  avec  les 
circonstances,  sans  nwvendese  corriger,  de  devenir  meil- 
leur, de  s'élever,  comme  s'il  n'y  avait  dans  la  vie  quïra- 

mobilité  et  inertie. 

George  Sand  avait  d'autres  croyances.  Elle  voyaii  la 
vie  autrement.  Malgré  sa  condescendance  san^  bornes,  sa 
générosité  envers  les  faibles,  les  criminels,  les  hommes 
vicieux,  malgré  sa  compréhension  des  circonstances 
fatales  qui  peuvent  entraîner  au  crime  d*'>  personnes  que 
la  nature  ;i  faites  bonnes,  elle  croyait  à  la  libre  volonlé, 
au  libre  arbitre  ;  comme  Rousseau,  elle  était  persuadée 
<[ue  riiouinie  est  bon  en  sortant  (U->  mains  de  Dieu  et 
que  c'est  la  société  qui  le  corrompt  '.  Elle  croyait  donc 
à  la  possibilité  pour  chacun,  fût-il  le  plus  dépravé  des 
hommes,  le  pins  ignorant,  le  plus  obscur,  le  plus  malheu- 
reux, le  plus  sauvage  ou  le  plus  criminel,  de  se  corriger, 
de  se  sauver,  de  s1  amender,  de  s'élever  et  de  s'éclairer. 
C'est  même  la  un  de  ses  thèmes  favoris.  Trenmor,  grâce 
à  un  esprit  hors  ligne,  ;'i  une  ferme  volonté* el  plus  encore  à 
la  vive  pitié  qu'il  porte  aux  malheureux,  de  joueur,  d'as- 
sassin, et  de  forçat  banni  de  la  société,  redevient  un  ami 
et  un  membre'   utile  de   l'humanité.   Bernard  Mauprat,  de 


(\an>  la  préface  ces  mots  :   «  Je  crois  que  j'ai  écrit  ce  roman  en  lSiii, 

mon  procès  ''ii  séparation  a  peine  ternoiwaé  ■».  Il  es!  clair  que  c'esl  ■ 

simple  faute  d'impression,  non  corrigée,  ri  qu'il   faut  lin'  :  1  ^s ."■■<» . 

1  Elle  .lit  dans  une  lettre  ù  son  Gis,  datée  'lu  15  décembre  L83o,  pres- 
que  la  nh'inr  chose  que  Rou9seati  dans  sa  formule. 


424  i.  F.  ORGE     SAND 

petite  bête  sauvage,  haïe  de  tout  le  monde,  et  haïssant 
chacun,  de  rejeton  brutal,  digne  élève  de  ees  derniers  che- 
valiers coupe-gorge  qui  ne  connaissaient  que  la  rapine  et 
la  violence,  ce  Bernard  Mauprat,  par  la  force  de  son  amour 
pour  la  fîère.  pure  et  généreuse  Edmée,  se  transforme  en 
homme  cultivé  et  instruit,  devient  non  seulement  un  brave 
et  honnête  citoyen,  mais  encore  une  individualité  rare, 
capable  de  sacrifice,  d'abnégation.  Ce  qui  plus  est,  la  force 
de  cet  amour  modifie  si  complètement  sa  nature  sans  frein, 
qu'en  finissant  le  récit  de  son  existence,  il  peut  s'écrier  : 

«  Elle  fut  la  seule  personne  que  j'aimai  dans  toute  ma 
vie  :  jamais  aucune  autre  n'attira  mon  regard  et  ne  connut 
l'étreinte  de  ma  main.    > 

George  Sand  revient  souvent,  dans  ses  romans  ulté- 
rieurs, à  cette  donnée  de  la  rédemption,  de  l'éducation  et 
de  la  purification  de  l'être  humain  par  l'amour.  Nous  la 
retrouvons  encore  dans  Nation,  Cadio,  Valvèdre  et  les 
Maîtres  sonneurs. 

Dans  Mauprat,  la  transformation  morale  et  la  renais- 
sance de  l'homme  sous  l'effet  de  l'amour  et  sous  l'influence 
d'un  être  supérieur,  sont  peintes  avec  un  talent  extraor- 
dinaire. De  jeune  animal  qui  ne  voulait  rien  connaître  que 
la  chasse  et  la  table,  Bernard  devient  d'abord  une  brute 
dangereuse,  qui  veut  violemment  se  rendre  maître  <lc  sa 
jeune  cousine  tombée  entre  ses  mains,  puis  un  homme 
sauvage  et  follement  passionné,  mais  noble,  mettant  déjà 
l'amour  au-dessus  de  la  possession,  et  tâchant  d'obtenir  cet 
amour,  assez  gauchement,  il  est  vrai,  mais  y  travaillant 
quand  même.  Puis  s'étant  rendu  compte  de  son  ignorance 
complète  el  de  ses  défauts,  il  se  met  à  étudier  avec  toute 
l'opiniâtreté  de  sa  nature  fougueuse;  il  en  arrive  même  à 
être  pédant,  orgueilleux  de  ses  connaissances,  et  tombe  dans 


GEORGE     SAM)  425 

un  amour-propre  maladif.  Mais,  de  plus  en  plus  éclairé  par 
lalumière  de  l'esprit  et  soutenu  par  le  véritable  amour,  il 
devient  enfin  un  homme  distingué,  capable  d'abnégation 
et,  plutôt  que  d'être  un  objet  de  terreur  et  de  haine  pour 
Edmée,  en  profitant  de  sa  parole  arrachée  dans  un  mo- 
ment de  danger,  il  préfère  renoncer  à  la  jeune  fille  adorée, 
ëtmourir  loin  de  sa  patrie,  et  dans  la  guerre  pour  l'in- 
dépendance de  l'Amérique,  afin  de  mériter  son  estime. 
Revenu  pourtant  dans  sou  pays,  il  trouve  le  bonheur; 
mais  au  moment  de  l'atteindre,  le  dernier  dos  Mauprat,  le 
hideux  Jean  le  Tors  attente  à  la  vie  d'Edmée.  Le  soupçon 
retombe  sur  Bernard.  Il  est  arrêté  et  jugé.  A  La  fin  tout 
s'explique  et  Bernard  épouse  sa  bien-aimée.  Les  étapes 
successives  que  traverse  cette  nature  exceptionnelle  el 
puissante  ><»nt  tracées  de  main  de  maître.  L'apparition 
d'Edmée  sous  les  voûtes  sombres  du  castel  des  Mau- 
prat ;  le  siège  du  château  par  la  maréchaussée  royale1  ;  la 
scène  passionnée  de  la  chapelle,  dont  il  n'existe  de  pen- 
dant quedàns  le  dialogue  nocturne  d'Esmeralda  et  de 
Claude  Froilo;  la  veillée  à  la  tour  Gazeau;  la  scène  de 
jalousie  de  Bernard  ;'i  propos  de  M.  de  la  Marche,  un 
autre  prétendant  à  la  main  d'Edmée,  et  l'explication  en  sa 
présence,  entre  Bernard  et  Edmée;  enfin,  l'épisode  final, 
un  peu  mélodramatique  il  est  vrai,  mais  grandement  puis- 
sant et  hardiment  beau,  et  l'apparition  inattendue  de  Jean 
de  Mauprat,  la  tentative  de  meurtre  d'Edmée  el  la  scène  du 
tribunal,  —  voilà  des  pages  que  le  lecteur  n'oubliera  jamais. 
Le  souffle  des  siècles  passés,  de  farouche  mémoire,  semble 
traverser  le  roman,  l'air  de  ces  temps  où  les  hommes  et  les 
passions  étaient  désordonnés,  violents,  excessifs.  Et  avec 
cela,  quel  charmé  dans  cette  adorable  figure  d'Edmée  qui 
semble  mieux  que  toute  autre  mériter  l'épithète  de  «  forte  et 


i20 


(î  E  0  R  G  E     S  A  N  l) 


ferme   dans   sa  pureté  »  que   Dostoïevsky   a   donnée  aux 
héroïnes  de  George  Sand.  Ed<mée,  cette  brave,  fière  cl  in- 
trépide jeune  fille,  <jui  mine  Bernard  <\r>  le  premier  moment, 
mais  ne  le  lui  montre  pas.  qui  le  guide  et  le  transforme, 
taisant  de  lui  un  homme  digne  (Telle  et  de  sa  propre  estime  : 
ce  grand  esprit  et  eegrand  caractère  nous  rappelle  toujours 
la  l'orlia  du  Marchand  de  Venise,  notre  héroïne  préférée 
de  toutes  les  femmes  de  Shakespeare.  Oui.  il  nous  semble 
qu'Edniée  est  la  sœur  cadette  de  cette  vaillante  et   spiri- 
tuelle jeune  tille  qui,  travestie  en  docteur  es  lois,  se  nomme 
IJallazar,  marche  à  grands  pas,  contrefait  sa  voix  en   par- 
lant gravement  au  doge  et  aux  juges,  et  sauve  le  pauvre 
Antonio  des  griffes  de    Shyloek.    11   nous  semble  que  ce 
charmant  justicier  donne  en  souriant  la  main  à  la  blonde 
Edmée.  velue  en  aina/one  de  drap  gris,  sou  tachée  d'argent, 
chapeau  à  [dûmes  et  à  larges  bords,  cravache  à    la   main, 
qui   entre   fièrement   dans  la  sombre  salle  du   château   des 
\hmprat.    tâchant    vainement   de   masquer  la   terreur  qoî 
l'envahit,   soutenant   sans    sourciller    le   terrible  téfe-à-tète 
avec   Bernard,  dangereux   comme   un  loup  en  liberté,  et 
parvenant  à  le  dompter  par  l'ascendant  de  son  âme  indomp- 
table, par  celui  de  son  esprit,  et  par  le  charme  de  sa  pureté 
virginale.  On    trouve  dans   le  roman    dr>  longueurs,    des 
déclamations',  des  réminiscences  des  théories  de  Michel  et 
de   Rousseau  dans  la  bouche  de   Patience.   Mais,  on  peut 
assurer  -que  cette  œuvre  artistique  occupe  une  place  à  part 
parmi    les   romans   de   (George    Sand,    par  l'ensemble  de 
toutes  ses  parties  comme  par  ses  détails,  par  son  coloris, 
par-son  style,  parla  puissance  de  l;i  peinture  des  personnages 
principaux  aussi  bien  que  des  figures  secondaires,  sans  en 
excepter    même    le    bon    petit    chien    Blaireau.    Jamais    ni 
Bernard,  ni   Edmée,  ni  Patience,  ni  Marcasse  ne  se  eon- 


GEORGE    SAM)  il\ 

fondroni    dans  notre  mémoire  avec    les  autres  héros    de 
George  Sand  ;  jamais  nous  ne  les  oublierons! 

Mamprat  fui  fini  et  publié  en  1N:J>7,  sous  des  impressions 
plus  riantes  que  celles  qui  présidèrent  à  sa  naissance,  et 
ejest  pour -cela  que  George  Sand  put  dire,  plus  tard,  dans 
la  préface  du  roman,  que  cène  fut  qu'après  avoir  plaidé  en 
séparation  que  le  mariage,  dent  jusque-là  elle  avait  com- 
battu les  abus,  lui  «apparut  dans  toute  la  beauté  morale 
de  son  principe  comme  une  institution  sacrée  ».  Wanpral 
est  comme  la  solution  posée  à  la  question  sou-levée  dans 
Jacques,  et  une  solution  bien  positive  :  le  bonheur  esH 
possible  dans  un  mariage  indissoluble  et  vraiment  saint, 
lorsque  ce  mariage  esi  basé  sur  l'estime  mutuelle,  l'amour 
constant  et  la  fidélité  des  époux;  mais  il  faut  savoir  con- 
quérir et  mériter  ce  bonheur. 

On  voit  par  là  que  vers  1837,  une  période  plus  paisible 
commençait  pour  George  Sand.  Sa  vie  de  famille  prit  un 
caractère  de  stabilité  et  «le  calme,  ses  idées  se  fixèrerai  ert 
s'éclaireireni  dans  son  esprit. 

A  partir  de  ce  moment,  les  heures  orageuses  de  doute  et 
de  désespoir  font  place  chez  elle- à  une  compréhension  plus 
philosophique  de  l'existence;  ses  entraînements  ei  ses 
passions,  sans  disparaître  de  sa  vie,  n'accaparent  plus  toute 
son  àme,  comme  dans  le  passé;  Ilàlon  — nous  d'ajouter 
cependant  que  cette  évolution  ne  se  lit  pas  .sans  lutte  et 
sans  souffrance.  Peut-être  même  que  la  fin  de  Tannée  1 S 3 7 
fut  une  des  périodes  les  plus  tristes  de  sa  carrière. 

Ce  fut  pour  George  Sand  une  époque  de  chao-nns, 
d'inquiétudes  ei  de  larmes.  In  jour,  au  moment  du  dîner, 
probablement  vers  la  lin  de  juillet,  un  des  derniers  jours 
que    Liszt   ei  M1""  d'Agouli  passèrent  à   Nobant,    George 

Sand  recul  une  lettre  de   Pierrot,   une   lettre  lui  annonçant 


428  GEORGE     SAND 

que  sa  mère  était  gravement  malade.  Elle  partit  le  jour 
même  pour  Paris,  par  Chàteauroux ,  et  arriva  à  temps: 
elle  trouva  sa  mère  encore  en  vie  et  put  l'entourer  de  soins 
et  de  consolations  pendant  ses  derniers  jours.  Quoique 
George  Sand  nous  dise  dans  l'Histoire  de  ma  Vie  que 
ses  rapports  avec  sa  mère,  durant  les  dernières  années, 
axaient  été  meilleurs,  les  pages  qu'elle  consacre  à  sa 
maladie  et  à  sa  mor-t  sont  tièdes.  on  y  sent  une  certaine 
contrainte,  et  dans  les  lettres  de  George  Sand  à  des 
tiers,  on  voit  souvent  (\v>  phrases  comme  celles  qui  sui- 
vent : 

«  La  pauvre  chère  femme  a  été  si  bonne  et  si  tendre  pour 
moi  au  moment  de  mourir,  que  sa  perte  m'a  causé  pue 
douleur  tout  à  fait  excédant  mes  prévisions1...  » 

«  ...  Le  lendemain  matin,  je  l'ai  trouvée  raide  dans  son 
lit  et  j'ai  senti  en  embrassant  son  cadavre  que  ce  qu'on  dit 
de  la  force  du  sang  et  (le  la  voix  de  la  nature  n'est  pas 
un  rêve,  comme  je  l'avais  souvent  cru  dans  mes  jours  de 
mécontentements. 

«  Me  voilà  revenue  à  Fontainebleau,  écrasée  de  fatigue 
et  brisée  d'un  chagrin  auquel  je  ne  croyais  pas.  il  y  a  deux 
mois.  Vraiment  le  cœur  est  une  mine  inépuisable  de  souf- 
frances -.  » 

On  dirait,  à  en  juger  par  ces  phrases,  que  George  Sand 
était  elle-même  comme  étonnée  du  chagrin  qu'elle  ('-prouvait 
à  l'occasion  de  cette  mort,  et  cela  ne  fait  qu'augmenter  l'im- 
pression de  froid  et   de  gène  que    nOUS  causent     les    p 

del'Histoire  de  ma  Vie,  consacrées  à  cri  événement. Evi- 
demment, il  n'était  plus  question  de  l'adoration  roma- 
nesque «pie.  dans  son  enfance,  die  avait  portée  à  sa  mère, 

'  Correspondance,  t.  II.  p.  89.  Lettre  a  Dutèil. 

;  Correspondance.  \>.  8G.  Lettre  .1  la  comtesse  d'Agoult. 


GRORGE    SAND  429 

et  ses  relations  envers  elle  avaient  pris  cette  nuance  de 
pitié  dédaigneusement  condescendante,  que  Ton  a  pour 
les  déséquilibrés.  Et  toutes  les  phrases,  officiellement 
chagrines,  dans  le  genre.de  «  pauvre  excellente  femme  », 
«  j'ai  perdu  ma  pauvre  mère  »,  ne  peuvent  détruire  l'impres- 
sion produite  par  l'ensemble  de  tout  ce  que  George  Sand 
dit  des  derniers  jours  et  des  dernières  années  de  la  vie  de  sa 
mère.  Ces  phrases  ne  sont  que  l'expression  de  ce  sentiment 
de  culpabilité  que  chacun  de  nous  éprouve  envers  les 
défunts,  alors  qu'il  est  déjà  trop  tard  pour  réparer  nos 
torts.  George  Sand  était  loin  d'être  coupable  envers  sa 
mère,  bien  au  contraire,  niais  elle  était  peut-être  tourmentée 
parla  pensée  de  n'avoir  eu  dans  les  derniers  temps  que  de 
la  calme  impartialité  envers  sa  mère,  et  de  ne  l'avoir  plus 
aimée  passionnément  et  aveuglement. 

Notons  pourtant  ici  ce  que  dit  George  Sand  de  l'intérêt 
que  Mme  Dupin  prenait  à  sa  carrière  littéraire  : 

«  Ma  renommée  littéraire  produisait  sur  elle  les  plus 
étranges  alternatives  de  joie  et  de  colère.  Elle  commençait 
par  lire  les  critiques  malveillantes  de  certains  journaux  et 
leurs  insinuations  perfides  sur  mes  principes  et  sur  mes 
mœurs.  Persuadée  aussitôt  que  tout  cela  ('tait  mérité,  elle 
m'écrivait  ou  accourait  chez  moi  pour  m'accabler  de 
reproches;  en  m'envoyant  ou  m'apportant  un  ramassis 
d'injures  qui,  sans  elle,  ne  fussent  jamais  arrivées  jusqu'à 
moi.  Je  lui  demandais  alors  si  elle  avait  lu  l'ouvrage  incri- 
criminé  de  la  sorte.  Elle  ne  l'avait  jamais  lu  avant  de  le 
condamner.  Elle  se  mettait  à  le  lire  après  avoir  protesté 
qu'elle  ne  l'ouvrirait  pas.  Alors,  tout  aussitôt,  elle  s'en- 
gouait de  mon  œuvre  avec  l'aveuglement  qu'une  mère 
peut  y  mettre  ;  elle  déclarait  la  chose  sublime  et  les  critiques 
infâmes  ;  et  cela  recommençait  à  chaque  nouvel  ouvrage. 


430  UEO RUE     SAND 

Il  en  était   ainsi  de   toutes  choses   à  tous  le»  uionients  de 
ma  vie.  »> 

11  est  1res  intéressant  de  comparer  ces  lignes  de  Géorgie 
Sandavec  une  lettre  inédite  de  Sophie-Antoinette  à  Casimir, 
écrite  en  1834,  dans  Laquelle  M"'e  Dupin  tâche  d'apaiser, 
et  de  de  calmer  Le  mécontentement  de  Dudevant  envers  sa 
femme.  S 'adressant  d'abord  à  ses  sentiments  paternel»,  e4 
lui  rappelant  que  c'est  à  Lui  et  à  Aurore  qu'il  incombe  de 
penser  à  une  vie  de  famille  régulière  pour  Maurice  et 
Solange,  elle  continue  en  lui  remémoranl  qu'Aurore  n'est 
pas  une  femme  ordinaire,  qu'elle  mérite  d'être  appré< 
car  «  son  nom  doit  être  placé  à  côté  de  celui  de  M1"'-'  de 
Staël  ».  —  preuve  que  malgré  le  peu  d'éducation  qu'elle 
avait  reçue.  Sophie-Antoinette  était  douée  de  sens  critique  et 
artistique,  et  qu'elle  savait  apprécier  le  talent  de  sa    tille. 

Le-  dernières  paroles  que  prononça  Sophie-Antoinette 
Dupin  avant  tic  mourir  lurent  :  «  Arrangez-moi  mes  che- 
veux. »  Elle  ne  démentit  donc-  pas,  même  à  sa  dernière 
hou r<.  son  caractère  et  les  habitudes  de  sa  \ie;.  Après 
l'enterrement.  George  Sand  ne  revint  pas  à  Nohant,  mais 
s'eia  retourna  à  Fontainebleau  où  elle  s'était  installée  dès 
avant  la  morl  de  sa  mère.  Dan.»  Y  Histoire  de  ma  S  te, 
il  est  dit  qu'elle  s-y  installa  avec  Maurice,  donnant  à 
penser  qu'eMe  ne  L'avait  l'ait  que  pour  lui  :  mais  il  n  en 
est  pas  ainsi.  Il  esi  vrai  que  dans  la  Correspondance,  ou 
ne  trouve  en  lait  de  lettre.»  de  Fontainebleau,  que  celles  qui 
lurent  écrite»  après  le  21  août.  c'est-à-dire  à  l'époque  où 
Maurice  y  était  déjà.  Mai.»  parmi  Les  lettres  médites  il 
y  en  a  une  de  La  Chaire,  du  22  juillet,  deux  de  Fontai- 
nebleau, du  2\   et  du  2(>  juillet,   une  autre  ne  portant  que 

1  Elle  mourut  le  l'J  août  1837. 


&EOR&E     SAM)  431 

■  ■  juillet  »,,  sans  autre  date,  et  enfin  mie  datée  du  l'août; 
ces  lettres  portent  donc  les  mêmes  dates  que  celles  des 
lettres  imprimées,  niais  antérieures  d'un  mois,  et  ce  n'est 
pas  Là  une  erreur  :  les  lettres  imprimées  dans  la  Corres- 
pondance ont  réellement  été  écrites  un  mois  plus  lard. 
mois  passé  en  majeure  partie  à  Fontainebleau,  tôuteiois 
d'abord  sans  Maurice.  La  preuveon  est  que  plusieurs  des 
lettre*  inédites,  datées  de  juillet,  sont  justement  adressées 
à  Maurice,  au  château  tïArs,  près  de  la  Châtre,  où,  en 
l'absence  de  sa  mire  il  demeurait  chez  Gustave  Papet, 
et  elle  lui  dit  entre  autres  qu'elle  1'  « attendra  à  Fontai- 
nebleau ».  Dans  d'autres  lettres  inédites,  adressées  à 
C.irerd.  elle  dit  que  «  Michel  a  l'intention  de  se  faire  élire 
député  du  Cher  »,  et  que,  d'après  les  nouvelles  qu'elle  a 
reçues,  il  se  propose  de  venir  à  La  Châtre,  tandis  que  les 
lettres  imprimées  datées  de  la  lin  d'août  non.-  apprennent 
que  Ciirerd  et  Michel  sont  déjà  élus.  George  Sand  s'était 
donc  établie  à  Fontainebleau  à  la  fin  du  mois  de  juillet.  Il 
paraît  que  Mallefille  s\  trouvait  également  à  cette  époque, 
car  pendant  que  George  Sand  soignait  sa  mère  mourante, 
il  se  passa  ce  qui  suit  :  on  annonça  à  M"'  Sand  que  Du- 
de\anl  est  à  La  Châtre  et  qu'il  a  l'air  de  vouloir  enlever 
Maurice.  «Alors  —  dit  George  Sand,  dans  sa  lettre  5 
Dnteil — je  fais» atteler  en  poste  mou  cabriolet,  que  j'avais 
amené  à  Fontainebleau  et  j'envoie  Mallelille  chercher  mon 
fils.  Dudevant  ne  parait  pas  en  Berrv.  C'était  une  l'an—  e 
alerte,  nue  menace  en  l'air.  Je  me  rassure1.  » 

En  effet .  Mallelille  ramena  heureusement  et  sans  obs- 
tacle, Maurice  près  de  sa  mère,  à  Fontainebleau,  où  iïs 
demeurèrent  quelque  temps  dans  une  petite  auberge  perdue 

'  Correspondance,  t.  II.  p.  8(J. 


432  GEORGE     S AND 

à  La  lisière  de  la  forêt.  On  passait  les  jouis  en  promenades 

à  cheval,  à  âne;  on  faisait  des  chasses  aux  papillons.  Et 
pendant  la  nuit,  George  Sand  continuait  son  excessif  labeur 
littéraire.  C'est  là  qu'elle  écrivit  cette  Lettre  de  Fontaine- 
bleau, dont  un  fragment  est  seul  publié,  et  dont  nous  avons 
parlé  au  chapitre  vin,  et  la  Dernière  Aldini.  Nous  avons 
dit  dans  le  même  chapitre  quels  souvenirs,  unissant  dans 
l'esprit  de  George  Sand  Venise  à  Fontainebleau,  firent 
naître  ce  roman.  Contentons-nous  d'ajouter  ici  que  d'après 
une  rumeur  qui  a  couru,  et  que  nous  ne  pouvons  ni  rejeter 
ni  affirmer,  Mallefille  aurait  collaboré  à  cette  œuvre. 

Pendant  que  George  Sand  et  son  fils  jouissaient  du  calme 
de  la  forêt  et  des  beautés  de  la  nature,  travaillaient  et 
herborisaient,  M.  Dudevant  accomplit  réellement  un  enlè- 
vement ;  il  emmena  de  Nohant  la  petite  Solange.  Ayant 
en  toute  hâte  confié  Maurice  aux  soins  de  Mme  Marliani  \ 
sans  perdre  une  minute,  George  Sand  se  mit  à  faire  des 
démarches,  fit  jouer  le  télégraphe2,  se  procura  des  lettres 
de  recommandation  de  la  part  des  ministres,  se  munit  des 
autorisations  nécessaires,  mit  sur  pied  toutes  ses  connais- 
sances et  vola  à  Nérac.  Grâce  à  l'aide  du  sous-préfet,  le 
baron  Haûsmann,  — plus  tard  préfet  delà  Seine,  —  et  de 
l'administration  locale,  grâce  surtout  aux  papiers  dont  elle 
s'était  fort  perspicacement  munie,  elle  se  présenta  à  Guil- 
lerv  flanquée  des  fonctionnaires  de  la  justice  et  de  la  gen- 
darmerie, et  exigea  que  sa  fille  lui  fût  rendue  ;. 


'  C*esl  ce  que  George  Sand  dit  dans  la  Correspondance  ;  dans  l'His- 
toire de  ma  Vie,  elle  dit  avoir  confié  son  ûls  à  M.  Louis  Viardot, 

"-  Correspondance,  t.  II,  p.  90  :  «  Je  cours  à  Paris.  Je  braque  le  télé- 
graphe. J'invoque  Ja  police...  »,  etc. 

3  Correspondance,  t.  II,  p.  88-92.  Histoire  de  ma  Vie,  t.  IV.  p.  419-422. 
Voir  aussi  a  ce  sujet  les  Mémoires  du  baron  Haussmann,  t.  II.  p.  129- 
136. 


GEORGE    SAND  433 

Dudevanl  voyant  qu'il  ne  lui  restait  qu'à  se  soumettre 
à  La  loi,  remit  l;i  fillette  à  sa  femme  sur  le  seuil  de  la  pro- 
priété, car  George  Sand  avait  refusé  d'y  entrer,  ce  qui  lui 
était,  «lu  reste,  défendu  en  vertu  du  jugement  prononçant 
la  séparation  de  corps  el  d 'habitation.  Cet  épisode  amena, 
comme  nous  l'avons  dit,  1»:  second  procès  outre  les  deux 
époux,  par  lequel  il  fut  décidé  que  les  deux  enfants  seraient 
définitivement  confiés  aux  soins  de  leur  mère. 

Après  avoir  délivré  Solange,  George  Sand,  se  trouvant  ô 
quelques  pas  de  ses  chères  Pyrénées,  ne  | >u t  résister  à  la 
tentation  de  les  visiter  encore  une  fois.  Elle  revit,  en  com- 
pagnie de  sa  belle  enfant,  tous  les  sjtes  enchanteurs  de 
jadis  :  Cauterets,  Bagnères,  Saint-Sauveur,  et  poussa  jus- 
qu'au Marboré.  Toute  l'excursion  ne  dura  que  quatre  jours 
et  de  là,  sans  s'arrêter  nulle  part,  elle  revint  à  Nohant 
où  elle  passa'avec  ses  enfants  l'automne  et  presque  tout 
l'hiver. 

En  dehors  de  la  mort  de  sa  mère,  du  refroidissement  de 
son  amitié  avec  M""3  d'Agoult,  et  des  inquiétudes  que  lui 
avaient  données  l'enlèvement  de  sa  fille,  George  Sand  eut 
encore  è  cette  époque  à  traverser  une  autre  épreuve  :  sa 
rupture  définitive  avec  Michel.  Toutes  lés  lettres  inédites 
à  Girerd,  leur  ami  commun,  de  même  que  les  Lettres  de 
femme  inédites,  nous  donnent  les  détails  de  la  douloureuse 
lin  de  ce  grand  amour,  plein  d'abnégation  de  In  part  de 
George  Sand,  et  qui  lui  avait  donné  aus>i  peu  de  bonheur 
([ne  son  premier  amour  mystique  pour  de  Sèze  el  sa  brû- 
lante passion  pour  Musset. 

C'est  aussi  à  cette  époque  que  se  rapporte  la  Fauvette  du 
docteur,  charmant  petit  poème  en  prose,  daté  de  juillet  1837, 
mais  qui  n'a  été  imprimé  qu'en  18ii.  .Nous  trouvons  en 
note  sur  la  dernière  page  que,  d'après  les  renseignements 

il.  28 


\  î  i  I B  G  E     S  A  \  I  > 

|hï-  par  l'éditeur,  George  Sand  n'avait  alors  parmi  ses 
amis  aucun  docteur  de  quatre-vingts  ans.  et  que  ce  docteur 
ne  peut  être  autre  que  l'auteur  lui-même.  Mais,  pour  non-,. 
avant  même  que  nous  ayons  vu  ee  peGl  fragment  écrit  dans 
les  feuillets  du  journal  de  Piffoël,  il  n'était  que  trop  clair 
que  c'est  le  docteur  Pij/foëlqui  l'a  écrit.  Au  moment  <>ù  i] 
écrivait  ces  quelques  pages  racontant  comment  un  petit 
oiseau  qu'il  avait  sauvé,  en  récompense  des  tendres  -.<>in> 
qu'il  lui  ;t\  ;iit  prodigués,  s'était  attaché  à  lui  dans  l'espace  de 
dix  jours,  l'ami  Pififoël  n'était  certes  plus  le  brave  et  gai  doe- 
feeur-vovageur,  qui  avait  su  calmer  doucement  l'âme  malade 
et  rongée  par  le  doute  de  la  «  princesse  Mirabella  ».  Il 
était  lui-même  profondément  triste  et  désenchanté,  el  I<»ul 
ce  qu'il  'lit  des  attachements  humains  et  de  l'ingratitude  àea 
hommes,  trahit  d'autant  plus  l'amertume  et  le  mépris  qui 
remplissaient  son  cœur,  qu'il  vient  de  peindre  en  quelques 
traits  pleins  de  tendresse  l'histoire  touchante  de  la  petite 
fauvette  qu'il  axait  sauvée. 

C'est  à  ce  moment  aussi  que  se  rapportent  les  lettres 
inédite- à  (îirord  '.  dont  la  première  est  datée  de  juillet, 
sans  notre  indication  de  jour,  et  qui  sont  comme  l'épi- 
logue des  Lettre*  de  Femme  : 

c  Bon  frère, 

<(  Je  suis  à  Paris  :  on  m'y  renvoie  ta  lettre.  Je  suis  venue 
soigner  nia  pauvre  mère  qui  est  mourante,  et  j'y  resterai 

'  Frédéric  Girerd,  avocat  et  homme  politique  éminent,  naquit  en 
1810  et  mourut  es  1859.  Il  a  rempli  des  fonctions  municipales  à  Nevers, 
fut  bâtonnier  de  l'ordre  des  avocats  de  cette  ville,  collabora  à  diffë- 
journaux  de  l'opposition,  et  fonda  lui-même  une  feuille  locale  : 
l'Association.  Il  était  l'ami  intime  de  Michel  et  de  Cavaignac,  lut  dépoté 
du  Nivernais  en  1S48,  ensuite  commissaire  <lu  gouvernement  provi- 
•ifin  membre  de  l'Assemblée  constituante.  Apr 


GEORGE    SA  NU  43  j 

jusqu'à  ce  que  sa  triste  position  se  décide.  Gertainemenl 
dès  que  je  pourrai  retournera  Nohant,  tu  viendras  m'y  vok* 
ri  j'y  compte. 

«  Tu  me  crois  heureuse,  mon  ami.  Jesuislomdelà;outre 
la  maladie  douloureuse  à  laquelle  j'assiste,  j'ai  souffert  de 
la  part  de  Miehel  tout  ce  que  lu  avais  prévu.  Ce  que  tu 
m'a\  ais  prédil  dans  ta  dernière  lettre  esl  arriA  é  aussi.  Lasse 
de  dévouement,  ayant  combattu  ma  fierté  avec  toutes  les 
forces  de  l'amour,  et  ne  trouvant  qu'ingratitude  et  dureté 
pour  récompense,  j'ai  senti  mon  âme  se  briser  et  mon 
amour  s'éteindre.  Je  suie  guérie;  ne  me  félicite  pas 
trop  de  ce  triste  bonheur,  et  ae  me  plains  pus  non 
plus,  car,  relativement,  j'ai  à  remercier  ma  destinée. 
Ces  affreuses  angoissés  ont  cédé  à  leur  propre  excès.  A 
forcede  saigner,  la  plaie  s'est  fermée,  et  cette  lois  je  suis 
sûre  de  mon  l'ail  :  je  n'aime  plus.  Je  sens  que  le  voile  esl 
tombé  et  que  j'ai  recouvré  mes  forces.  J'en  ai  besoin,  ear 
je  suis  arrivée  au  dernier  degré  de  désenchantement.  Mais 
qu'impoi*te  ?  Sommes-nous  ici  bas  pour  être  heureux?  El  de 
quel  droit  le  serions-nous?  Nous  sommes  en  mer,  la  volonté 
des  vents  el  des  flots  soi!  faite  ! 

(i  )v  iir  suis  poinl  ingrate  !  Je  sens  le  bonheur  d'avoir  des 
enfants,  et  quoique  profondément  triste  que  je  sois,  l'amitié 
me  trouvera  toujours  cligne  de  ses  bienfaisantes  sollicitu- 
des. Combien  la  tienne  aétégranda,  intelligente,  attentive 
et  délicate  ! 

Ne  crains  pas  que  je  t'oublie  jamais  et  quand  lu  seras 
malheureux,  songe  qu'il  \  a  une  âme  qui  t'appartient  ri 
qui  a  droit  à  la  moitié  du  fardeau* 

coup  d'État,  il  renonça  à  la  carrière  politique,  reprit  son  ancienne 
profession,  tout  en  restant  fidèle  a  ses  opinions  républicaines,  dans 
lesquelles  il  éleva  aussi  -un  Sis,  M.  Cvpiien  Girenl.  '[ni.  à  son  tour,  joua 
an  rôle  politique  très  connu. 


436  GEORGE     S  AND 

«  Ecris-moi  à  Nohant.  Je  te  tiendrai  au  courant  de  ce  que 
je  fais,  o 

Et  à  Duteil  elle  écrit  de  Fontainebleau  le  1er  août. 

«  Michel  est  venu  en  mon  absence.  11  a  passé  uni- 
heure  à  Nohant  et  la  journée  à  Ars.  Est-il  venu  pour  moi 
ou  pour  tàter  la  députation  à  La  Châtre1!'  Il  ne  faut  pas 
flairerles  choses  de  trop  près.  De  ce  côté-là,  du  moins,  mon 
esprit  est  bien  portant.  Michel  n'a  pas  de  chances  à  La 
Châtre,  on  dit  qu'onleporte  à  Niort.  Est-ce  vrai?  Je  crains 
que  cela  ne  lui  passe  devant  le  ne/,  encore  une  fois.  Le 
vent  ne  souille  pas  de  ce  côté. 

«  Adieu  !  Adieu  !    » 

Mais  un  peu  plus  tard,  elle  dit  de  nouveau  à  Girerd  : 

«  Je  reçois  en  même  temps  une  lettre  de  Duplan  qui 
m'apprend  que  Michel  est  près  de  toi  !  Vous  avez  causé, 
vous  vous  êtes  dit  tout  ce  que  vous  aviez  à  dire.  Tu  n'as 
pas  pu  mal  dire  et  mal  taire.  Tout  ce  qui  part  d'un  cœur 
comme  le  tien,  doit  être  vrai,  généreux  et  juste.  Je  >ui^ 
donc  bien  tranquille.  Tu  n'as  pas  abandonne  nia  cause,  j'en 
sui-.  sûre,  et  tu  connais  trop  le  fond  de  mon  âme  pour  ne 
pas  m'avoir  détendue  éloquemment.  D'ailleurs,  qu'importe 
à  présent  !  Je  ne  puis  plus  désirer  que  ce  lien  terrible  soit 
renoué  !  Je  ne  le  désire  plus,  je  ne  le  peux  plus,  je  fie  le 
ceux  plus. 

«  Peut-être  un  jour  \  iendra,  où  Michel  sentira  qu'il  a  brisé 
durement  le  cœur  le  [dus  dévoué  qui  ait  jamais  battu  pour 
lui.  Si  ce  jrnir  vient  et  (pie  mon  amitiélui  soit  désirable,  il 

1  II  est  fort  probable  que  Michel  s'y  rendit  tout  autant  pour  voir  le 
fils  de  George  Sand,  que  pour  tâter  Gustave  Papet  au  sujet  des  élec- 
tions. 


GEORGE    S  AND  437 

retrouvera  en  moi  un  sentiment  que  l'âge  aura  rendu  plus 
calme  et  que  le  temps  n'aura  pas  rendu  moins  sincère  et 
moins  fendre.  Mais  ce  temps  est  loin;  il  faudra  dos  années 
pour  fermer  la  blessure  profonde  que  j'ai  au  travers  de  la 
poitrine. 

«  Dans  la  lettreque  Duplan  m'écrit,  Michel  semble  désirer 
une  entrevue  avec  moi.  Moi,  je  l'éviterai.  Fais-le  com- 
prendre ;i  Michel,  s'il  est  encore  près  de  toi.  Je  vois  à  la 
manière  détournée  dont  il  m'exprime  sa  fantaisie,  qu'il  met 
beaucoup  d'orgueilà  tontes  ces  choses.  11  ne  peut  plus  y  en 
avoirdans  mon  âme.  Ménage  le  sien,  et  dis-lui  que  je  vais 
voyager,  que  je  no  sais  moi-même  où  j'irai.  Le  fait  est  que 
je  retourne  à  Nohant  au  mois  d'octobre,  pendant  que  Michel 
sera  à  Paris  car  il  parait  devoir  y  aller,  d'après  la  lettre  de 
Duplaïi  • 

«  11  faudra  que  lu  viennes  nie  voir,  n'est-ce-pas,  mon 
hou  frère  !  oh  !  que  tu  as  été  bon  pour  moi  !  Comme  lu  as 
compris  et  senti  ma  souffrance  ! 

<<  Adieu,  cher  frère,  je  ne  le  dis  rien  du  présent,  afin  que 
si  Ton  t'interroge  là-dessus,  tu  n'aies  pas  d'embarras  pour 
répondre.  Tout  se  résume  dansée  mot  qui  est  notre  devise 
à  tous,  à  lui.  l'orgueilleux,  comme  à  moi.  le  bohémien  : 

a  Malheur!  Malheur!  Malheur!  » 

Il  est  vrai  que  le  ltf  septembre  encore,  elle  annonce  à 
Girerd  qu'ellea  reçu  une  lettre  de  Michel  «  avec  sommation, 
sans  autre  forme  de  procès,  de  me  rendre  à  Châteauroux 
pour  le  voir.  Tu  penses  que  je  n'y  suis  pas  allée;'  Tu  te 
trompes.  J'ai  fait  huit  lieues  au  galop  par  une  nuit  glacée 
pour  le  voir  un  instant.  11  est  resté  alors  deux  jours  avec 
moi.  11  allait  à  Niort  :  et  à  son  retour,  bien  qu'il  m'eût  juré 
qu'il  ne  rem  'tirait  jamais  le-  pieds  à  Nohant,  il  est  arrivé 


438  GEORGE     3AND 

.m  milieu  de  lit  nuit.  Il  est  avec  moi  d'une  tendresse  et 
d'une  bonté  inconcevables,  après  tout  ce  qui  s'esl  passé  de 
eruel  entre  nous.  Au  reste,  notre  position  respective  est 
changée,et  il  y  ;i  de  >i  étranges  complications  que  je  ae 
puis  te  les  dire  que  verbalement  ;  ce  serait  trop  long.  Viens 
nae  voir.  » 

Mai-  quelques  jours  plus  tard,  elle  répète  ce  quelle  avait 
dit  précédemment. 

«  Je  crois  que  j'ai  enfin  terrassé  le  dragon  et  que  cette 
passion  tenace  <■(  ruineuse  de  toutes  mes  facultés  a  enfin 
été  guérie  par  une  autre  affection  plu-  (louée,  moins 
enthousiaste,  moins  âpre  aussi,  et  j'espère,  plus  durable. 
Miche]  est  maintenant  à  l'abri  de  tout  chagrin  venant  de 
moi.  Il  est  dans  l'élément  qu'il  lui  Fallait  pour  vivre,  il  voit 
de  temps  en  temps  des  personnes  de  mes  amis  auxquelles 
il  dif  que  jesuis  le  seul  amour  de  sa  vie.  Quel  amour  !  mais 
je  n'en  suis  plus  blessée.  Le  calme  et  la  justice  sont  rentrés 
dans  mon  eœur,  et  je  l'aime  aujourd'hui  comme  tul'aimes 
toi-même.  Dumoins,  je  me  flatte  qu'il  en  est  ainsi,  je  l'es- 
père, j'y  travaille,  j«'  fuis  Pari.-.  J'irai  en  Italie  au  prin- 
temps, je  passerai  par  devers,  pour  le  voir,  pour  rester 
deux  ou  trois  ,j<Mir>  près  de  toi. 

«  Adieu,  cher  bon.  je  t'embrasse  de  toute  mon  âme; 
mes  enfants  aussi  t'embrassent. 

Il  est  à  croire  que  les  moi-  >u\-  «  l'affection  plus  douce, 
moins  enthousiaste  »  se  rapportent  à  Félicien  Mallefille  qui, 
d'après  une  lettre  inédite  de  George  Sand  à  M'"  Marliam, 
■ — arriva  à  Nohant  aussitôt  après  son  retour  de  Nérac  : 
>  deux  heure-  après  mon  retour  dan-  me-  foyers  respec- 
tives toujours    »,  écrit-elle  à  M"1   Marliani  —  et  qui,  ayant 


GEORGE     S-ANB 

remplacé  Pelletai]  dans  ses  fonctions  de  précepteur  du 
jeune  Maurice,  passa  tout  l'hiver  de  18&?-183#  à  Nohant. 

Ainsi,  c'était  déjà  pour  In  seconde  fois  qu'après  la  passion 
malfaisante  et  torturante  d'un  grand  homme,  George 
Siind  espérait  trouver  le  bonheur  et  le  repos  dans  l'amoui 
calme  d'un  simple  mortel.  Après  Musset,  Pagello,  après 
.Michel  de  Bourges,  Mallefille.  Certes,  elle  s'abusait  encore 
nue  fois  là-dessus!  Et  peut-être  est-ce  à  ce  propos  que 
nous  revient  bien  souvent  à  l'esprit  une  charmante  analogie 
que  nous  trouvons  dans  le  Roudinede  Tourguéniew  : 

«  Roudine  se  mit  à  arpenter  la  chambre,  puis  tournant 
brusquement  sur  ses  talons,  il  dit  : 

—  c  Avez-VOUS  jamais  remarqué  que  sur  le  chêne,  ce! 
arbre  robuste,  les  vieilles  feuilles  ne  tombent  que  lorsque 
les  nouvelles  commencent  à  pousser. 

—  (.<  Oui.  répliqua  Nathalie  lentement,  je  l'ai  remarqué. 

—  «  Il  en  est  de  même  d'un  vieil  amour  dans  un  cœur 
puissant.  Cet  amour  est  déjà  mort,  mais  il  tient  encore  et 
ce  n'est  qu'un  autre  un  nouvel  amour  qui  peut  l'ex- 
tirper... » 

Pendant  l'hiver  de  1837-1838,  George  Sand  consacra 
presque  tout  son  temps  ;'i  ses  enfants,  s'occupanl  avec 
ardeur  de  leur  instruction  et  espérant  qu'il  lui  serait  pos- 
sible de  remplir  seule,  ou  bien  avec  le  secours  d'amis  comme 
Mallefille,  les  fonctions  de  tous  les  professeurs  et  de  fair< 
taire  à  s  !S  enfants  toutes  les  études  exigées  par  les  pro- 
grammes reçus. 

Encore  au  printemps  de  1N3T.  le  1G  avril,  George  Sand 
écrivait  à  Auguste  Martineau-Dèschenez  : 

«  Eli  bien,  «pie  devenez-vous,  mademoiselle  Benjamin  ? 
M'aimez-vous  .'  Pensez-vous  à  moi.'  Il  me  semble  que  tous 


440  GEORGE    SAM) 

êtes  bien  paresseuse.  Pour  moi,  il  y  a  longtemps  que  je 
t'aurais  écrit,  sans  la  corvée  de  Mauprat,  et  mes  enfants 
malades,  chacun  àson  tour.  Solange  m'a  beaucoup  inquié- 
tée. Elle  a  eu  la  petite  vérole  volante,  qui  est  une  assez 
laide  et  une  assez  rude  maladie.  J'ai  même  craint  pour  ses 
belles  joues,  tant  l'éruption  était  forte.  Mais  heureusement, 
il  n'y  parait  pas  ;  les  roses  et  les  lys  ont  refleuri  sur  son 
visage.  Elle  est  gaie,  folle,  fantasque,  aimable  et  détestable 
au  suprême  degré. 

«  Maurice,  après  avoir  été  très  bien  pendant  six  semaines, 
est  redevenu  chétif  depuis  quelques  jours.  Ces!  un  bon 
enfant.  Ma  vie  se  partage  entre  eux  deux,  et  le  vieux 
époux,  que  je  vois  de  temps  en  temps,  et  prés  de  qui  je 
vais  passer  quelques  heures  à  des  intervalles  assez  éloignés. 
Le  cours  ordinaire  du  temps  s'écoule  dans  ma  chambre 
depuis  que  j'ai  quitté  Paris,  et  maintenant  elle  est  bruyante 
comme  une  classe.  On  y  braille  des  leçons  de  latin  et 
d'anglais  toute  la  journée,  tandis  que  je  dors,  car,  selon 
ma  coutume,  je  me  couche  au  grand  jour,  et  quelquefois 
je  m'éveille  en  sursaut,  au  régime  direct,  ou  bien  j'entends 
dans  les  nuages  du  sommeil,  des  voix  fantastiques,  qui 
conjuguent  en  chœur  des  verbes  réfléchis.  » 

Il  semble  qu'outre  Maurice  et  Solange,  ce  sont  Les 
enfants  de  Pierre  Leroux,  que  George  Sand  voulait  encore 
adopter,  vu  la  position  pécuniaire  très  pénible  où  se  trouvai! 
alors  Leroux1,  qui  faisaient  les  voix  de  ce  chœur.  Ce  projet 
n'eut  pourtant  pasde  suite.  George  Sand  avait  d'ailleurs  bien 
;issez  à  faire  avec  ses  propres  enfants.  11  paraît  qu'il 
n'était  pas  facile  de  venir  à  bout  de  Solange,  et  Maurice, 
que  sa  mère  gâtait  beaucoup,  ne  manifestai!  de  goût  que 

'  Correspondance,  t.  II,  p.  m. 


GEORGE     SAM)  441 

pour  la  peinture.  Aussi  George  Sand  dut-elle  se  décider 
bientôt  à  l'aire  entrer  Solange  clans  un  pensionnat,  chez 
M""  Bascans,  et  Maurice  s'adonna  entièrement  à  la  pein- 
ture, d'abord  sous  la  direction  de  Mercier,  frère  du  célèbre 
sculpteur,  puis  il  entra  dans  l'atelier  d'Eugène  Delacroix. 
Mais  durant  les  années  1837-1838,  George  Sand  fut  elle- 
même  l'institutrice  et  la  gouvernante  de  ses  enfants,  el  si 
Ton  se  rappelle  d'une  pari  les  paroles  de  Heine  : 

«  J'ai  assisté  pendant  de  longues  heures  aux  leçons  de 
français  qu'elle  donnait  à  ses  enfants,  et  c'est  bien  dom- 
mage que  l'Académie  française,  in  corpore,  n'assistai  pas 
à  ces  leçons,  car  elle  en  aurait  pu  tirer  beaucoup  de  choses 

utiles1.    » 

Et  si  d'autre  part.  Ton  relit  attentivement  les  réflexions 
sur  l'enseignement,  el  les  déductions  que  George  Sand  avait 
tirées  de  sa  longue  pratique  pédagogique  et  qu'elle  publia 
plus  tard  dans  les  chapitres  xi.  xn  et  xin  de  ses  Impres- 
sions et  souvenirs  sous  le  titre  de  :  «  Les  idées  d'un  maître 
d'éeole»2,  il  faut  reconnaître  que  Maurice  et  Solange  n'au- 
raient pu  désirer  une  meilleure  institutrice. 

Mais  ces  occupations  pédagogiques  extra  ne  pouvaient 
aller  de  front  avec  le  constant  travail  auquel  George  Sand 


1  Lutèce,  p.  297. 

-'  «  Le  maître  d'école,  c'est  moi.  »  C'est  ainsi  que  George  Sand  com- 
mence ces  articles  pédagogiques  si  remarquables  el  pourtanl  si  complè- 
tement ignorés  du  public.  Puis,  elle  nous  dit  qu'elle  a  le  droit  de  s'in- 
tituler ainsi,  ayant,  toute  sa  vie,  enseigné  el  appris  à  lire  à  quelqu'un: 
-  enfants,  à  ses  neveux,  h  ses  petits-enfants  et  à  une  foule  d'autres 
élèves  de  tous  âges,  sans  en  excepter  les  grands  gars  villageois.  Et 
quoiqu'elle  nous  dise  qu'elle  n'est  arrivée  à  ces  idées  sur  l'éducation 
que  par  voie  d'expérience  el  qu'elle  a  commis  d'abord  beaucoup  d'er- 
reurs, surtout  lorsqu'elle  donnai!  des  leçons  à  ses  propre-  enfants,  nous 
voyons  justement  par  toutes  ses  judicieuses  remarques,  observations 
el  conclusions,  que  ses  levons  n'étaient  pas  affaire  de  routine,  que  son 
enseignemenl  devait  être  animé  d'un  souffle  de  vie  el  guidé  par  un 
espril  d'observation  psychologique  tout  à  l'ait  exceptionnels. 


i42  SK0RGE    >.VXI> 

consacrait  ses  nuits,  el  qui,  à  ce  moment,  était  d'autant 
plus  urgent  qu'il  devait  servir  à  régler  la  somme  de 
50.000  franes  qu'elle  devait  payer  immédiatement  à  Dude- 
vanl  en  échange  des  revenus  de  l'hôtel  de  Narbonne 
auxquels  il  avait  renoncé,  Mais  George Sand  avait  d'ailleurs 
subi  d'autres  perles  encore,  par  suite  du  procès  qu'elle  a\  ait 
eu  dans  le  courant  de  cette  même  année  L83-8  contre  sou 
éditeur,  procès  qu'elle  gagna,  il  est  vrai,  mais  dont  la  con- 
séquence immédiate  fut  la  rupture  du  contrat,  ce  qui  fit 
que  pendant  qu'elle  était  à  la  recherche  d'un  autre  éditeur. 
L'argent  s'était  fait  assez  rare  ehez  elle,  ce  qui  l'amena  à 
écrire  peu  après  au  major  Pictet   : 

«  J'ai  gagne'1  deux  procès  et  me  voilà  ruinée  '.  » 

Elle  pouvait  donc,  moins  que  jamais,  diminuer  ses 
heures  de  travail, 

Durant  l'hiver  de  1837-1838,  Malletille  lui  vint  en  aide. 
quant  à  ses  occupations  avec  ses  entants.  Xous  trouvons 
d'ailleurs  quelque  chose  d'étrange  et  d'inexplicable  dans 
Les  relations  de  George  Sand  et  de  Mallelille. 

D'une  part,  dans  ses  Lettres  à  la  comtesse  d'Agoult  et  à 
Pierre  Leroux,  elle  dit  que  Mallelille  est  «  une  nature 
sublime  »,  un  excellent  cœur,  et  elle  assure  même  qu'elle 
est  prête  à  donner  pour  lui  «  la  moitié  de  son  sang  », 
qu'elle  «  l'aime  de  toute  son  âme»...  et  d'autre  part,  dans 
ses  rapports  personnels  avec  lui  on  sent  un  peu  de  dédain 
ou  même  de  mépris.  Ainsi,  par  exemple,  il  arriva  que 
Mallelille  écrivit,  au  cours  de  cet  hiver,  une  lettre  soft1 
mal  tournée,  soit  trop  peu  respectueuse,  soit  enfin  pas 
assez  correcte,  orthographiquement  parlant,  à  la  char- 
mante comtesse  à   qui  il  avait  déjà,  pendant  l'été,  fait   un 

1  Correspondance,  i.  II.  \>.  LOS. 


GEORGE     9AND  443 

brin  de  cour.  George  Sand  avail  envoyé  la  lettre  avec  la 
sienne,  sans  x  jeter  les  yeux.  La  comtesse  d'Agoult  en  fui 
for!  irritée  et  ne  tarda  pas  à  le  l'aire  voir  dans  une  lettre  à 
George  Sand,  (ont  en  ayant  aussi  l'air  de  s'étonner  que 
celle-ci  eût  osé  lui  envoyer  pareille  missive.  Mallefille,  de 
son  côté,  crut  pouvoir  reprocher  à  George  Sand  de  ne  lui 
avoir  pas  appris  à  écrire.  Alors,  malgré  la  place  que 
Mallefille  occupait  déjà  dans  sa  vie.  George  Sand  le  livra, 
pieds  et  poings  liés,  en  écrivant  à  la  comtesse  la  lettre  la 
pins  drôle  et  la  plus  charmante  du  inonde,  mais  mortelle- 
ment dédaigneuse  pour  le  pauvre  jeune  homme,  lettre  dont 

voici  le  sens  :   «  Je    ne    suis  pas   responsable   (\r>  actes  de 

Mallefille,  je  ne  me  sens  nullement  obligée  de  lui  apprendre 
à  écrire  des  lettres,  et  s'il  commet  (\r>.  bêtise»,  tant  pis 
pour  lui.  » 

Cela  se  passait  au  mois  de  janvier,  et  au  mois  de  sep- 
tembre de  la  même  année  183S,  torsque  Mallefille  se  per- 
mit a  des  bêtises  »  àlégard  de  George  Sand  elle-même,  en 
ne  pouvant  se  décider  à  prendre  au  sérieux  la  résolution 
qu'elle  avait  [irise  de  ne  plus  avoir  pour  lui  que  de  L'amitié 
après  six  mois  d'intimité  [dus  complète)  et  qu'il  se  permit 
de  la  tourmenter  par  des  scènes  de  jalousie,  elle  s'en  plai- 
gnit, cette  fois  sans  plaisanteries,  à  leur  maître  et  ami  com- 
mun Pierre  Leroux,  et  lui  demanda  de  sermonner  Malle- 
fille à  la  première  occasion.  (Mallefille  devait,  en  effet,  se 
rendre  avec  Rollinat  chez  Leroux,  pour  parler  philosophie. 
Elle  demanda  donc  à  Leroux,  dans  une  lettre  datée  du 
"2<i  septembre  1838,  de  calmer  la  passion  tragique  de 
Mallefille,  qui  «  est  allé,  ces  jours-ci,  faire  un  esclandre 
tout  à  t'ait  coupable  envers  moi,  et  se  battre  en  duel  avec 
un  de  mes  amis.  Il  semble  guéri  aujourd'hui,  et  je  m'attends 
à  ce  qu'avant   huit   jours,  il   viendra   me  demander  jiardon. 


444  GEORGE    SAND 

Mais  tout  ce  vacarme  pourrait  recommencer  au  premier 
jour  avec  quelque  autre.  Il  a  abdiqué  provisoirement  sa 
jalousie,  »  Il  faut  donc  que  Leroux  use  de  toute  son 
influence  pour  l'apaiser;  «  ...  il  a  beaucoup  travaillé, 
niais  mal,  et  ses  études  ont  plus  développé  son  orgueil  que 
sa  sagesse  ». 

Elle  définit  plus  loin  ce  qu'elle  demande  précisément. 

«  Quand  viendra  entre  vous  la  question  des  femmes, 
dites-lui  bien  qu'elles  n'appartiennent  pas  à  l'homme  par 
droit  de  force  brutale,  et  qu'on  ne  raccommode  rien  en  se 
coupant  la  gorge...  » 

Elle  peut  assurer  qu'elle  fut  toujours  sincère  avec  Malle- 
fille  :  elle  l'avait  aimé  de  tout  son  cœur  pendant  six  mois, 
mais  voilà  trois  mois  qu'il  n'y  a  plus  d'intimité  entre  eux  et 
deux  mois  qu'elle  lui  a  franchement  déclaré  que  tout  est  fini. 

Quant  à  celui  qui  viendra  chez  Leroux  avec  Mallefille, 
c'est  un  homme  tout  différent.  «Je  ne  vous  dirai  de  Rollinaf 
que  ce  que  je  VOUS  ai  déjà  dit  plusieurs  fois.  (Test  un  saint 
et  un  martyr.  Depuis  l'âge  de  vingt  ans.  il  plaide  pour  le 
mur  mitoyen  afin  de  nourrir  et  d'élever  honorablement 
père,  mère  et  onze  frères  et  sœurs  dont  il  est  l'aîné.  11 
les  a  fous  menés  à  bien...  Il  porte  leurs  vieilles  bottes  el 
leurs  vieux  habits,  afin  qu'ils  aient  bonne  façon,  tandis 
que  lui  peine  et  va  comme  un  pleutre!  et  il  n'a  pas 
d'amours,  le  vertueux  garçon.  » 

George  Sand  avait  mis  sous  le  même  pli  une  petite  image 
coloriée,  comme  celles  qu'on  trouve  sur  des  cartonna^ 
et  représentant  saint  Lierre  secouru  par  le  Seigneur,  au 
moment  où  les  vagues  voril  l'engloutir.  C'est  à  l'occasion  de 
cette  petite  image'  que,  jouant  sur  les  mots,  et  faisant  allusion 
au  nom  de  Lierre  que  porte  Leroux.  George  Sand  ajoute  : 

"  Soyez  le  sauveur  île  celui  qui  se  noie  et  le  consolateur 


GEORGE    SAM»  44i> 

de  l'autre,  du  martyr  inconnu,  adonné  à  une  profession 
qu'il  déteste,  mais  qu'il  n'abandonne  pas,  tant  qu'il  y  a  une 
responsabilité  qui  pèse  sur  lui1.  » 

Pourtant,  malgré  ce  caractère  complexe  et  double  deses 
relations  avec  Mallefille2,  tantôt  tout  amicales,  tantôt 
côtoyani  le  dédain,  elle  lui  prêta  secours  et  aide  à  ses  débuis 
littéraires.  Mallefille  se  trouvail  alors  dans  une  position 
pécuniaire  fort  embarrassée  el  ne  parvenait  pas  à  faire 
publier  une  œuvre  qu'il- avait  écrite.  Alors  George  Sand, 
pour  l'aider  et  pour  lui  donner  le  moyen  de  gagner  le  plus 
possible,  signa  de  son  nom,  à  elle,  son  œuvre,  à  lui  : 
Le  dernier  Sauvage  \  <pti  fui  imprimé  comme  étant  de 
George  Sand,  tout  comme,  quelques  années  plus  tard,  elle 
signa  de  son  nom  le  récit  de  Balzac  :  Voyage  d'un  moi- 
neau de  Paris.  Balzac  avait,  à  celte  époque,  besoin 
d'argent  et  Stahl  (Hetzel)  refusa  d'insérer  dans  son  livre: 
Scènes  de  la  vie  privée  des  animaux  2  volumes  18i2i  celle 
fantaisie  de  Balzac,  qui  avait  déjà  donné  dans  ce  recueil 
plusieurs  autres  articles.  Alors  George  Sand  signa  de  son 
nom  le  Voyage  d'un  moineau  de  Paris,  et  de  cette  manière, 
Balzac  toucha  la  somme  dont  il  avait  besoin  à  ce  moment  '. 


1  Possédant  une  copie  de  la  lettre  entière,  nous  ne  nous  permettons 
d'en  citer  que  les  extraits  qui  lurent  publiés  dans  la  Revue  des  Auto- 
graphes, d'Eugène  Gharavay. 

-  On  peul  trouver  des  détails  fort  intéressants  sur  Mallefille  et  son 
amour  pour  George  Sand.  dans  L'article  de  Perret:  Souvenirs  Littéraires 
[le  Gaulois,  29  septembre  L885),  ainsi  que  dans  deux  articles  anonymes 
publiés  dans  le  même  journal,  le  25  septembre  1885,  dans  Le  Temps  Le 
30  octobre  1884.  et  enfin  dans  un  article  de  la  Liberté  du  30  novembre 
189i,  intitule'  c<  George  Sand,  Musset.  Mallefille  »,  et  signé  P.  P. 

"  La  lettre  de  Mallefille  au  directeur  de  l'Artiste;  Delaunay,  à  pro- 
pos de  eetle  œuvre,  lettre  datée  du  27  juillet  1838,  existe  encore. 

'  Voir  l'Etude  bibliographique  sur  les  œuvres  de  George  Sand,  par  le 
bibliophile  Isaac  {vicomte  de  Spoelberch  de  Lovenjoul).  Bruxelles,  1868, 
in-8°,  36  p.  Nous  en  avons  déjà  dit  quelques  mots  plus  baut.  C'est  une 
œuvre  unique  et  inestimable. 


r.  EO  R G E     s  A  \  L> 

•  Gomme  nous  n'avons  pas  parlé  jusqu'à  présent  des  rela- 
tions personnelles  des  deux  grands  romanciers,  saisissons 
cette  occasion  pour  en  dire  quelques  mots;  cette  occasion 
nous  semble  d'autant  plu-  propice  que  ce  fut  précisément 
au  commencement  de  \X'.]X  que  Balzac  vint  voir  George 
Sand  à  Nohant.  11-  avaient  fait  connaissance  tout  au  début 
,de  sa  earrière  littéraire,  presque  immédiatement  après  son 
installation  à  Paris.  Ce  fut  Jules  Sandeau  qui  les  présenta 
Fini  à  l'autre,  bien  qu'il  Fût  Lui-même  peu  m  relations 
avec  Balzac  à  cette  époque.  Les  rapports  entre  Le  célèbre 
écrivain  et  La  romancière  en  herbe  furent  d'emblée  <le 
nature  cordiale  :  il-  devinrent  vite  camarades.  LÎHistow<c 
de  ma  Vie.  nous  peint  des  soirées  et  des  dîners  aljsolument 
curieux  r\\vv.  Balzac,  et  L'impression  que  lit  alors  sur  l;i 
jeune  femme  ce  rêveur  incorrigible,  cet  éternel  créateur 
des  projets  fantastiques,  naïf  connue  un  enfant,  -impie 
comme  un  génie.,  esprit  sincère  et  Loyal,  infatigable  tra- 
vailleur, véritable  artiste  adorant  son  art  et  lui  avant  voué 
un  véritable  culte.  George  Sand  nous  raconte  enc 
cornaient,  un  jour;  le  grand  original  les  accompagna  elle 
et  Sandeau  jusque  chez  elle  en  robe  de  chambre  écarlate 
et  en  pantoufles,  avec  un  chandelier  "en  vermeil  à  La  main, 
leur  éclairant  la  route  à  travers  les  rues  désertes  et  son>> 
bres.  Elle  raconte  aussi  ses  discussions  avec  Balzac,  -ur 
l'art  et  La  Littérature,  diseussions  qui  finissaient  ordinaire- 
ment par  La  fuite  de  Bakac,  détalant  et  jurant  de  la  manière 
la  plus  comique  du  monde,  de  ne  plus  mettre  les  pieds 
chez  elle,  mais  -e  irrniiiiant  d'autres  fois  aussi  parla  cons- 
tatation bien  calme  qu'ils  avaient  deux  manières  diverses 
de  voiries  choses,  qu'ils  suivaient  dans  leurs  œuvres  des 
voies  tout  opposées  et  des  systèmes  toul  différents. 

11  y  avait,  au  l'end,  peu  de  points  communs  entre  eux, 


GEORGE     SAM)  i*7 

peu  d'attraction;  mais  c'étaienl  de  vrais  frères  d'armes, 
pleins  d'estime  réciproque  et  d'admiration  mutuelle  pour 
leur  talent,  chacun  saluant  les  œuvres  de  l'autre  avec  le 
plus  vif  et  le  pkis  bienveillant  intérêt.  Ils  se  traitaient 
d'égal  à  égal;  jamais  il  n'y  eu!  entre  eux  la  moindre 
jalousie  de  métier,  jamais  non  plus  la  moindre  velléité 
d'aucun  autre  sentiment,  que  celui  de  bons  et  francs 
camarades  '.  Ils  se  voyaient  pourtant  assez  rarement  et 
finirent  même  par  ne  plus  se  voir  du  tout,  lorsque  George 
Sand  rompit  avec  Sandeau.  Mais  bientôt  ce  dernier  se 
montra  tout  aussi  perfide  et  traître  en  amitié  pour  Balzac 
qu'il  l'avait  été  en  amour  pour  Aurore  Dudevant.  C'est 
ainsi  que  Balzac  qui,  en  1838,  se  trouvait  non  loin  de 
Xoliant  se  souvint  de  sa  promesse  d'antan  ,  et  vint  voir 
George  Sand;  il  s\  rendit  de  Frapesles  2.  Ce  qui  l'attirait 
surtout  à  Nohant,  c'était,  semble-t-il,  son  désir  de  s'entre- 
tenir de  celui  qui  fut  la  cause  de  leurs  relations  et  qui  les 
avait  tous  les  deux  abusés  si  cruellement  et  si  complè- 
tement. La  lettre  de  Balzac  à  Mma  Hanska,  décrivant  sa 
visite  (diez  George  Sand,  lettre  dans  laquelle  nous  trou- 
vons de  plus  un  portrait  admirable  et  fort  curieux  de  George 
Sand,  fut  publiée  et  il  y  a  quelques  mois  dans  la  Revue 
de  Paris.  Balzac  y  raconte  aussi  en  quelques  lignes  l'his- 


1  Voir  la  Correspondance  de  Honoré  de  Balzac  (1819-1850).  Avec  por- 
trait et  fac-similé.  Œuvres  complètes,  in-8°.  Calmann-Lévy,  1876-1885. 
vol.  XXIV.)  Une  notice  biographique  par  -M",e  Laure  Surville,  née  de 
Balzac,  sert  d'introduction  à  ce  volume.  Nous  trouvons  dans  les  pages 
,[,,  >ime  gurville,  consacrées  à  son  illusiiv  frère,  une  appréciation  très 
remarquable  de  George  Sand  faite  par  Balzac,  el  en  général  beaucoup 
de  détails  et  d'indications  par  rapport  à  l'amitié  et  à  l'estime  de  Balzac 
pour  George  Sand. 

■  George  Sand  dil  à  Duvernet  dans  une  lettre  inédite  du  25  jan- 
vier 1838  :  «  J'attends  Balzac.  S'il  vient  chez  moi,  faut-il  te  ramener'? 
Mallenlli'  te  remercie  pour  l'invitation,  mais  il  part  pour  Paris  et  De 
reviendra  pas  avanl  huit  jours.  » 


4*8  GEORi.K     SAM) 

toire  de  ses  relations  antérieures  avec  la  grandi'  femme  et 
de  leur  amitié  présente.  Nous  nous  permettons  de  citer  ici 
la  lettre  presque  in  extenso,  sans  aucun  commentaire  : 

■  Frapesles  \  2  mars  L8 

«  Cara  Contessina, 

«  J'ai  appris  que  George  Sand  était  à  sa  terre  de 
Nohant,  à  quelques  pas  de  Frapesles,  et  je  suis  allé  lui 
faire  une  visite  :  aussi  aurez-vous  vos  deux  autographes 
souhaités,  et,  aujourd'hui,  je  vousenvoie  du  GeorgeSand; 
à  ma  première  lettre,  vous  en  aurez  un  autre,  signé  Aurore 
Dudevant.  Ainsi,  vousaurez  l'animal  curieux  sous  ses  deux 
faces.  Mais  il  en  est  un  troisième,  c'est  son  surnom  d'amitié, 
le  docteur  Piflbël.  Quand  il  m'adviendra,  je  vous  l'enverrai. 
Gomme  vous  êtes  une  éminentissime  curieuse,  ou  une 
curieuse  éminentissime,  je  vais  vous  raconter  ma   visite. 

«J'ai  abordé  le  château  de  Nohant  le  samedi  gras,  vers 
sept  heures  et  demie  du  soir,  et  j'ai  trouvé  le  camarade 
George  Sand  dans  sa  robe  de  chambre,  fumant  un  cigare 
après  le  dîner,  au  coin  de  son  feu,  dans  une  immense 
chambre  solitaire.  Elle  avait  de  jolies  pantoufles  jaunes, 
ornéesd'effilés,  des  bas  coquets  et  un  pantalon  rouge.  Voilà 
pour  le  moral.  Au  physique,  ell  i  avail  doublé  son  menton 
comme  un  chanoine.  Elle  n'a  pas  un  seul  cheveu  blanc 
malgré  ses  effroyables  malheurs;  son  teint  bistré  n'a  pas 
varié  :  ses  beauxyeuxsont  tout  aussi  éclatants;  elle  a  l'air 
tout  aussi  bête  quand  elle  pense,  car,  comme  ]<•  lui  ai  dit 
après  l'avoir  étudiée,  toute  sa  physionomie  est  dan--  l'œil. 

1  C'était  la  propriété  de  ses  .nui-.  M.  el  M»'  Carmin!.  On  -ait  que 
M     Zulma  Carrauil  l'ut  une  u  1*1  i * •  intime  el  uni'  correspondante  Adèle 

•  li'  Balzac. 


GEORGE    S  AND  4*9 

l^lle  esl  à  Xohant  depuis  un  an,  fort  triste,  ot  travaillant 
énormément.  Elle  mène  à  peu  près  ma  vie.  Elle  se  coucheà 
>ix  heures  du  matin  el  se  lève  à  midi  ;  moi,  je  me  eouche 
àsixheures  du  soir  el  me  lève  à  minuit;  mais,  naturelle- 
ment, je  me  suis  conformé  à  ses  habitudes,  et  nous  avons, 
pendant  trois  jours,  bavardé  depuis  cinq  heures  du  soir, 
après  le  dîner,  jusqu'à  cinq  heures  du  matin;  en  sorte  que 
je  l'ai  plus  connue,  et  réciproquement,  dans  ces  trois 
causeries,  que,  pendant  les  quatre  années,  précédentes,  où 
«die  venait  chez  moi  quand  elle  aimait  Jules  Sandeau,  et  que 
quand  elle  a  été  liée  avec  Musset.  Elle  me  rencontrait  seule- 
ment, vu  que  j'allais  chez  elle  de  loin  en  loin. 

«  Il  était  assez  utile  que  je  la  visse,  car  nous  nous 
sommes  fait  nos  mutuelles  confidences  sur  Jules  Sandeau. 
Moi,  le  dernier  de  ceux  qui  la  blâmaient  sur  cet  abandon, 
aujourd'hui,  je  n'ai  que  la  plus  profonde  compassion  pour 
elle,  comme  vous  en  aurez  une  profonde  pour  moi,  quand 
vous  saurez  à  qui  nous  avons  eu  affaire  :  elle  en  amour, 
moi  en  amitié. 

«  Elle  a  cependant  été  encore  plus  malheureuse  avec 
Musset,  et  la  voilà  dans  une  profonde  retraite,  condamnant 
à  la  fois  le  mariage  et  l'amour,  parce  que,  dans  l'un  et 
l'autre  état,  elle  n'a  eu  que  déceptions. 

«  Son  mâle  était  rare,  voilà  tout.  Il  le  sera  d'autant  plus 
qu'elle  n'est  pas  aimable,  et,  par  conséquent,  elle  ne  sera 
<pie  très  difficilement  aimée.  Elle  est  garçon,  elle  est  artiste, 
elle  est  grande,  généreuse,  dévouée,  chaste  ;  elle  a  les 
traits  de  l'homme  :  c/yyo,  elle  n'es!  pas  femme.  Je  ne  me  suis 
pas  plus  senti  qu'autrefois  près  d'elle,  en  causant  pendant 
trois  jours  à  cœur  ouvert,  atteint  de  cette  galanterie  d'épi- 
derme  que  l'on  doit  déployer  en  France  et  en  Pologne 
pour  toute  espèce  de  femme. 

h.  29 


450  GEORGE    8  AND 

«  Je  causais  avec  un  camarade.  Elle  a  de  haute-  vertu», 
de  ces  vertus  que  la  société  prend  au  rebours.  Nous  avons 

discuté  avec  un  sérieux,  une  bonne  foi,  une  candeur,  une 
conscience,  dignes  des  grands    bergers   qui    mènent 
troupeaux  d'hommes,  les  grandes  questions  du  mariage  et 
de  la  liberté. 

«  Car,  comme  elle  le  disait  avec  une  immense  fierté  (je 
n'aurais  pas  osé  le  penser  de  moi-même  :  «Puisque  par 
«  no»  écrits,  nous  préparons  une  révolution  pour  les  mœurs 
«  futures,  je  suis  non  moins  frappée  des  inconvénients  de  l'un 
«que  de  ceux  de  l'autre.  » 

«  Et  nous  avens  causé  toute  une  nuit  sur  ce  grand  pro- 
blème. Je  suis  tout  à  fait  pour  la  liberté  de  la  jeune  fille  et 
l'esclavage  de  la  femme,  c'est-à-dire  que  je  veux  qu'avant 
le  mariagv.  elle  sache  à  quoi  elle  s'engage,  qu'elle  ait 
étudié  tout  ;  puis  que,  quand  elle  a  signé  le  centrât,  après  en 
avoir  expérimenté  les  chances,  elle  y  soit  fidèle.  J'ai  beau- 
coup gagné  en  faisant  reconnaître  à  Mme  Dudevant  la  néces- 
sité du  mariage  ;  mais  elle  y  croira,  j'en  suis  sûr,  et  je  crois 
avoir  fait  du  bien  en  le  lui  prouvant. 

«  Elle  est  excellente  mère,  adorée  de  ses  enfant-  :  mais 
elle  met  sa  fille  Solange  en  petit  garçon  et  ce  n'est  pas  bien. 

«  Elle  est  comme  un  homme  de  vingt  ans.  moralement. 
eareHeest  chaste,  prude,  et  n'est  artiste  qu'à  l'extérieur. 
Elle  fume  démesurément  elle  joue  peut-être  un  peu  trop  à 
la  princesse,  et  je  suis  convaincue  qu'elle  s'esl  peinte 
fidèlement  dans  la  princesse  du  Secrétaire  intime.  Elle  sait 
et  dit  d'elle-même  ce  que  j'en  pense,  sansque  je  le  lui  aie  dit  : 
qu'elle  n'a  ni  la  force  de  conception,  ni  le  don  de  construire 
des  plans,  ni  la  faculté  d'arriver  au  vrai,  ni  l'art  du  pathé- 
tique ;  mais  que  sans  savoir  la  langue  française,  elle  a  h 
style;  c'est  vrai.  Elle  prend  assez,  comme  moi,  sa  gloire  en 


CE  ORGE    SAM)  451 

raillerie,  a  un  profond  mépris  pour  le  public,  qu'elle  appelle 
Jumento. 

«  Je  vous  raconterai  les  immenses  et  secrets  dévouements 
de  celte  femme  pour  ces  deux  hommes,  et  vous  vous  direz 
qu'il  n'y  a  rien  de  commun  entre  les  anges  el  les  démons. 
Toutes  les  sottises  qu'elle  a  faites  sont  des  titres  de  gloire 
aux  yeux  des  âmes  belles  et  grandes.  EUeaétédupe  de  la 
Dorval,  de  Bocage,  de  Lamennais,  etc.,  etc.  ;  par  le  môme 
sentiment,  elle  est  dupe  de  Liszt  et  de  M1110  d'Agoult  ;  mais 
elle  vient  de  le  voir  pour  ce  couple  comme  pour  la  Dorval, 
car  elle  est  de  ces  esprits  qui  sont  puissants  dans  le  cabinet, 
dans  l'intelligence,  et  tort  attrapables  sur  le  terrain  des 
réalités. 

«  C'est  à  propos  de  Liszt  et  de  Mme  d'Agoult  qu'elle  m'a 
donné  le  sujet  des  ( 'lai 'ériens  ou  des  Amours  forcés,  que  je 
vais  faire,  car  dans  sa  position  elle  ne  le  peut  pas.  Gardez 
bien  ce  secret-là.  Enfin,  c'est  un  homme  et  d'autant  plus  un 
homme  qu'elle  veut  l'être,  qu'elle  est  sortie  du  rôle  de 
femme,  et  qu'elle  n'est  pas  femme.  La  femme  attire,  et  elle 
repousse,  et,  comme  je  suis  très  homme,  si  elle  me  fait  cet 
effet-là,  elle  doit  le  produire  sur  les  hommes  qui  me  sont 
similaires;  elle  sera  toujours  malheureuse.  Ainsi,  elle  aime 
maintenant  un  homme  qui  lui  est  inférieur,  et,  dans  ce 
contrat-là,  il  n'y  a  que  désenchantement  et  déception  pour 
une  femme  qui  a  une  belle  âme;  il  faut  qu'une  femme  aime 
toujours  un  homme  qui  lui  soit  supérieur,  ou  qu'elle  y  soit 
si  bien  trompée  que  ce  soit  comme  si  ça  était. 

«  Je  n'ai  pas  été  impunément  à  Nohant,  j'en  ai  l'apporté 
un  énorme  vice  :  elle  m'a  fait  fumer  un  houka  et  du  La- 
(  ak  te  h;  c'est  devenu  tout  à  coup  un  besoin  pour  moi » 

Après  ce  séjour  de  Balzac  à  Nohant,  ses  relations  avec 
George  Sand  devinrent  encore  plus  amicales;  une  corres- 


452  GEORGE     S  AND 

pondance  très  active  s'ensuivit,  correspondance  encore  iné- 
dite, mais  heureusement  conservée  et  qui  présente  non  seu- 
lement le  plus  palpitant  intérêt  pour  l'historien  et  pour  le 
psychologue,  mais  qui  offre  encore  un  grand  charme  pour 
tout  lecteur,  car  on  y  voit  deux  grands  écrivains  montrant 
leur  âme  à  nu,  causant  de  toutes  choses  avec  abandon  el 
franchise,  intimement,  simplement,  tout  en  admirant  et  en 
reconnaissant  mutuellement  le  talent,  le  mérite  de  chacun 
d'eux.  Ils  s'intéressent  aux  œuvres  l'un  de  l'autre,  donnent 
et  demandent  des  conseils  '•  se  communiquent  leurs  projets, 
leurs  espérances.  La  lecture  de  ces  lettres  n'est  pas  moins 
attrayante  que  celle  de  la  correspondance  de  Gœthe  avec 
Schiller,  de  Pouchkine  avec  Joukovsky. 

On  retrouve  l'écho  et  le  reflet  de  cette  illustre  amitié  dans 
les  belles  pages  et  les  paroles  émues  que  nous  ont  laissées 
ces  deux  grands  écrivains  en  parlant  l'un  de  l'autre. 

Outre  les  passages  de  Y  Histoire  de  ma  Vie  consacrés  à 
son  ami,  après  sa  mort  George  Sand  écrivit  une  notice 
spéciale  qui  a  été  publiée  en  guise  de  préface  à  l'édition 
des  Œuvres  complètes  de  Balzac  éditée  par-  Houssiaux 
en  18oo.  Quant  à  Balzac,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  il 
a  d'abord  représenté  George  Sand  sous  le  nom  de  Camille 
Maupin  ou  de  Félicité  des  Touches  dans  son  roman  de 
Béatrix.  Nous  trouvons  ensuite  dans  ses  lettres  plusieurs 
passages  fort  sympathiques  sur  George  Sand,  dont  le  plus 
intéressant,  si  on  ne  compte  pas  la  lettre  à  Mme  Hauska 
que  nous  venons  de  citer,  se  trouve  dans  une  lettre  datée 
de  1839,  adressée  à  sa  sœur  M"ie  Surville  et  insérée  dans 
la  Correspondant*'  de  Balzac,  lettre  que Mme  Surville  repro- 


1  Nous  avons  mentionné  dans  le  chapitre  i.\  l'enthousiasme  rie  Bal- 
zac pour  Gabriel  et  ses  conseils  a  George  Saml  J'en  l'aire  un  chaîne  pour 
le  théâtre. 


GEORGE    SAND  4»3 

duit  encore  une  luis  dans  la  notice  biographique  qu'elle  a 
consacrée  à  son  frère. 

«  Elle  n'a  aucune  petitesse  en  l'âme  ni  aucune  de  ces 
basses  jalousies  qui  obscurcissent  tant  de  talents  contem- 
porains. Dumas  lui  ressemble  en  ce  point.  George  Sand 
est  une  liés  noble  amie,  et  je  la  consulterais  en  toute  con- 
fiance dans  mes  moments  de  doute  sur  le  parti  logique  à 
prendre  en  telle  ou  telle  occurrence;  mais  je  crois  que  le 
sens  critique  lui  manque,  au  moins  de  prime  saut  ;  elle 
se  laisse  trop  facilement  persuader,  ne  tient  pas  assez  ;'i 
ses  opinions  et  ne  sait  pas  combattre  les  motifs  que  lui 
oppose  son  adversaire  pour  se  donner  raison.  » 

Il  semble  impossible  de  mieux  préciser  en  quelques 
mots,  les  grandes  lignes,  les  puissances  et  1rs  faiblesses 
de  l'être  moral  de  George  Sand. 

Il  nous  .semble  impossible  aussi  de  clore  le  chapitre  de 
cette  amitié  par  un  épilogue  autre  que  par  cette  dédicace 
des  Mémoires  de  deux  jeu/us  mariées,  que  nous  citerons 
encore  in  extenso,  roman  pour  lequel  Balzac,  comme  nous 
le  supposons  et  comme  nous  Taxons  déjà  dit,  s'est  bien 
certainement  servi  des  récits  oraux  que  George  Sand  lui 
avait  faits  sur  sa  Aie  de  jeune  fille  ou  des  lettres  de  ses 
amies  de  couvent  qu'elle  avait  pu  lui  prêter. 

«  A  (  ieorge  Sand. 

«  Ceci,  cher  George,  ne  saurait  rien  ajouter  à  L'éclat  de 
votre  nom.  qui  jettera  son  magnifique  relief  sur  ce  livre  : 
mais  il  n'y  a  là  de  ma  part  ni  calcul  ni  modestie.  Je  désire 
attester  ainsi  l'amitié  vraie  qui  sYst  continuée  entre  nous  à 
travers  nos  voyages  et  nos  absences,  malgré  nos  travaux 
et  les  méchancetés  du  monde.  Ce  sentiment  ne  s'altérera 


45*  GEORGE    SAND 

sans  doute  jamais.  Le  cortègede  noms  amis,  qui  accompa- 
gnera mes  compositions,  mêle  un  plaisir  aux  peines  que  m»1 
cause  leur  nombre,  car  elles  ne  vont  point  sons  douleur,  à 
ne  parler  que  des  reproches  encourus  par  ma  menaçante 
fée  ondité,  comme  si  le  monde  qui  pose  devant  moi  n'était 
pas  pins  fécond  encore.  Né  sera-ce  pas  beau.  George,  si 
quelque  jour  l'antiquaire  des  littératures  détruites  ne  retrouve 
dans  ce  cortège  que  de  grands  noms,  de  nobles  cœurs,  de 
saintes  et  pures  amitiés,  et  les  gloires  de  ce  siècle  ?  Ne  puis- 
je  me  montrer  plus  fier  de  ce  bonheur  certain  que  de  succès 
toujours  contestables?  Foui-  qui  vous  connaît  bien,  n'est-ce 
pas  un  bonheur  que  de  pouvoir  se  dire  comme  je  le  t'ois  ici  : 

«   Votre  ami, 

«  De  Balzac.  » 

H    Pari-,  juin   1810.  » 

Ce  fut  en  1838  aussi  que  l'abbé  Rochet  vint  encore  une 
l'ois  à  Nohant  '.  Les  relations  entre  George  Sand  et  ce  curé 
berrichon  ne  servirent  jamais  de  pâture  aux  journaux  et 
l'on  n'en  a  presque  pas  parlé.  Seul  Charles  de  Mazade 
leur  a  consacré  quelques  lignes  mystérieuses  et  malveil- 
lantes dans  ses  Souvenirs.  Mais  à  présent,  après  la  publi- 
cation d'abord  des  fragments  de  cette  correspondance  des 
plus  curieuses,  et  puis  des  lettres  mêmes  de  George 
Sand  à  l'abbé  Hochet  dans  la  Gironde  littéraire,  dans  les 
Nouvelles  de  l'Intermédiaire,  et  enfin  dans  la  Nouvelle 
revue  de  181)"),  on  peut  parler  d'une  manière  plus  dé- 
taillée, plus  précise,  de  cette  amitié  intéressante  et  singu- 
lière. L'abbé  Georges  Rochet.  modeste  curé  de  village, 
eut  le  malheur  de  douter  un  jour  de  sa  vocation,  et  de 
se   sentir  attiré   vers   la  littérature.   Le  souffle  de  liberté 

1  Voir  plus  liant,  cli.  xi. 


GEORGE    S  AND  45b 

qui  traversai!  l'époque  et  l'exemple  de  Lamennais  y 
furent  certes  pour  beaucoup.  Voilà  dune  notre  abbé 
tout  ;'i  ses  poésies  et  à  ses  livres,  et  se  demandant  s'il 
n'était  pas  temps  de  jeter  le  froc  aux  orties.  11  ne  se  décida 
pas  pourtant  à  entrer  ouvertement  dons  la  carrière  litté- 
raire, eraignant  de  s'attirer  prématurément  la  condamna- 
tion du  haut  clergé,  peut-être  même  l'excommunication.  11 
doutait  aussi  de  son  talent.  11  n'était  pas  non  plus  con- 
vaincu de  son  droit  d'abandonner  sa  vocation.  Qu'entre- 
prend-il alors?  11  s'adresse  à  sa  célèbre  compatriote  dont 
la  gloire  était  alors  à  l'apogée  et  lui  demande  conseil. 
C'était,  comme  nous  l'avons  vu,  en  l'hiver  de  1835-1836. 
Bientôt  il  fît  personnellement  la  connaissance  de  George 
Sand  à  Nohant,  puis  il  la  rencontra  par  hasard,  dans  un 
hôtel  à  Châteauroux.  Il  faut  admirer  et  s'incliner  devant 
le  tact,  la  bonté,  la  prudence  et  la  sagesse  dont  George 
Sand  lit  preuve  en  cette  occurrence.  Profondément 
touchée  de  la  candeur,  de  la  confiance  et  de  la  sincérité 
avec  lesquelles  l'abbé  lui  parlait  et  lui  écrivait,  elle  le  prit 
dès  lors  en  amitié  et  lui  rendit  la  même  sincérité,  la 
même  confiance.  Mais  au  lieu  d'attiser,  d'encourager  les 
rêves  de  liberté  du  malheureux  homme,  d'approuver  son 
intention  d'abandonner  la  soutane,  de  rompre  avec  son 
passé  et  de  se  faire  écrivassier,  elle  lit  tous  ses  efforts  pour 
le  calmer,  pour  diriger  ses  rêves,  ses  tendances  dans  la 
bonne  voie,  et  le  réconcilier  avec  la  vie.  George  Sand 
voyait  d'une  part  trop  clairement  que  ce  n'était  pas  là  un 
talent  hors  ligne,  qui  exigeait  et  valait  qu'on  lui  sacrifiât 
toute  une  vie  d'homme;  puis,  elle  avait  dû  voir  aussi 
que  l'abbé  ne  ressemblait  en  rien  à  Lamennais,  cette 
volonté  inébranlable,  ce  champion  inflexible,  ce  caractère 
de    1er.  et  que   le    rôle  d'apostat  dépassait   les   forces  de 


456  GEOBGE     SAND 

L'abbé  Georges.  Aussi,  avec  quelle  délicatesse  admirable, 
quelle  constance  ne  tâche-t-elle  pas  dans  toutes  ses  lettres 
de  détourner  l'abbé  d'une  résolution  irréparable  et  de  lui 
faire  eroire  en  même  temps  que  la  vie  peut  être  suppor- 
table, heureuse.  Elle  lui  conseille  de  ne  point  abandonner 
a  3  occupations  littéraires,  d'écrire,  ne  fut-ce  que  pour 
lui-même,  car  «  le  travail  nous  sauve  de  bien  des  choses  » 
(elle  en  parle  en  connaissance  de  cause  !  . 

Elle  lit  toujours  volontiers  les  oeuvres  de  l'abbé,  lui 
donne  des  conseils,  l'ait  même,  à  ce  qu'il  semblerait  du 
moins,  des  démarches  pour  que  rime  de  ses  productions 
>uit  imprimée,  mois  elle  ne  se  permet  jamais  de  mentir, 
même  pour  être  charitable,  de  donner  trop  d'espérance  à 
l'auteur,  de  l'encenser  outre  mesure.  Elle  lui  conseille 
même  franchement  de  renoncer  à  faire  dr>  vers,  car  il  ne 
s'en  produit  déjà  que  trop;  elle  lui  dit  carrément  que  les 
siens  n'ont  pas  assez  d'originalité  et  de  spontanéité,  qu'ils 
n'ajouteraient  rien  à  «  l'œuvrede  sa  vie  ».  Cette  correspon- 
dance nous  montre  George  Sand  sous  un  point  de  vue 
tout  nouveau  et  extraordinairemenl  sympathique. 

Nous  y  voyons  cette  révoltée,  cette  amante  insatiable  de 
la  liberté,  qui  était  «  toujours  prête  à  tout  risquer,  à  tout  pro- 
pos  i  .  comme  elle  le  dit  dans  ce  fragment  curieux  de  la 
première  version  de  Elle  et  lui  qui  n'eut  pas  de  suite, 
nous  la  voyons  sauver  el  préserver  un  autre  d'un  risque 
trop  grand,  d'un  pas  imprudent.  L'abbé  Hochet  resta 
prêtre,  il  poursuivit  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours  sa  corres- 
pondance avec  George  Sand.  et  il  lui  fui  certainement 
toujours  reconnaissant  de  lasympathie  et  du  secours  amical 
qu'il  ;i\ iiil  trouvé  chez  elle. 

En  ]<x:W.  comme  nous  venons  de  le  dire,  il  vint,  selon 
toute  apparence  à  .Xokuil  et  devint  l'ami  intime  de  toute  lu 


GEORGE    SAND  457 

maison.  En  tout  cas,  nous  voyons  que,  depuis  Tété  de  1838, 
George  Sand  lui  parle  en  détail  dans  ses  lettres  de  sa  vie 
et  de  tous  les  membres  de  sa  famille.  Elle  lui  annonce  le 
départ  de  Maurice  cl  de  Mallefille  pour  le  Havre,  lui  parle 
de  ses  visites  chez  Mmc  Marliani,  de  son  amitié  pour  La- 
mennais, etc.,  etc. 

Au  printemps  de  celte  même  année  séjourna  au>si  à 
Xohaut  le  peintre  Charpentier  qui,  comme  nous  le  voyons 
par  les  lettres  inédites,  exécuta  le  portrait  de  George  Sand 
i~\  de  ses  enfants.  Ainsi  par  exemple,  nous  lisons  dans  une 
lettre  à  Mmc  Marliani  datée  du  20  mai  1838  : 

ci   Chère  et  bonne  ! 

«  Je  suis  malade  à  mourir  d'un  rhume  mal  guéri  à  Paris 
qui  m'a  repris  ici  avec  une  fureur  remarquable.  J'ai  la  fièvre 
et  je  suis  sur  les  dents...  Ce  (pie  j'aime  est  malade  aussi 
en  masse  dans  ce  moment.  Maurice  n'est  pas  bien,  le  temps 
humide  ramène  tous  ses  maux,  Solange  souffre  toujours  de 
la  tète;  Mallefille  a  aussi  la  migraine  obstinément.  Le 
pauvre  Charpentier  par-dessus  le  marché  est  très  souffrant. 
Il  travaille  néanmoins  comme  un  cheval...  » 

Il  semble  qu'au  printemps  et  en  l'été  de  cette  année 
George  Sand  alla  fréquemment  à  Paris  et  qu'eu  automne 
elle  y  passa  quelque  temps  dans  un  isolement  complet, 
cachant  son  séjour  atout  le  monde.  Elle  était  logée  dans  une 
mansarde  de  la  rue  Laffitte,  au  numéro  38,  sous  le  nom  de 
Madame  Lapin  et  ne  recevait  ses  amis  que  le  soir  dans  le 
logement  de  M""'  Marliani,  7,  rue  Grange-Batelière,  «  tra- 
vaillant comme  un  forçat  à  un  nouveau  roman  *  »    qui  fut 

1  Connue  elle  le  dit  dans  lu  lettre  inédite  à  Pierre  Leroux. 


GEO  H  G  F.    S  A  N  D 

Spiridion  .  Elle  ne  le  termina  pourtant  qu'à  l'île  Majorque 
où  elle  se  rendit,  au  mois  d'octobre,  avec  ses  enfants  ei 
Chopin,  et  où  elle  passa  tout  l'hiver  de  1838-1839. 

Ce  nouveau  voyage  fut  le  début  d'une  nouvelle  phase 
dans  l'existence  de  la  grande  romancière  ;  d'autre  pari  il 
peut  être  considéré  comme  l'épilogue  de  sa  jeunesse  tour- 
mentée et  orageuse.  Ses  doutes  se  dissipent  complètement, 
surtout  grâce  à  Pierre  Leroux,  —  comme  elle  le  disait 
souvent  plus  tard  :  —  ses  vues  générales  et  son  idéal  se 
prononcent  et  se  dégagent  définitivement  :  la  période  de 
la  création  sereine  commence.  Nous  nous  permettons  donc 
aussi  de  clore  par  cet  épisode  la  première  partie  de  notre 
travail. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CHAPITRE   VIII 
(1833-1835; 


Alfred  de  Musset.   —  Fontainebleau.   —   Voyage  en   Italie.  — 
Pietro  Pagello.   —  Jacques.  —  La  légende    —  Voyage  dans  les 
Alpes  et  vie  à  Venise.  —Retour en  France. —  La  rupture  et  ré|>i- 
le  du  roman l 

CHAPITRE   IX 

La  Correspondance  des  deux  poètes.  —  Confession  d'un  enfant 
du  siècle.  —  Elle  e(  Lui.  —  Lui  et  Elle.  —  Préface  de  Jean  de  lu 
Roche.  —  «  Marguerite  Lecomte.  a  —  Les  vers  de  George  Sand.  — 
Lettres  d'un  Voyageur.  —  Aldo  le  Rimeur.  —  Gabriel.  —  Leone 
Léoni .  —  L'Uscoq m-.  —  La  dernière  Aldini .  —  Les  Maîtres  mosaïstes. 
—  Le  Secrétaire  intime.  —  Mattea.  —  L'Oreo 108 

CHAPITRE   X 
(1835] 

Idéal  stoïque.  — Sainte-Beuve.  — Michel  de  Bourges.  — Sixième 

Lettre  d'un  Voyageur.  —  Liszt  et  Lamennais.  —  Cuinlesse  Marie 
d'Agoult.  —  Septième  Lettre  d'un  Voyageur  et  Lettres  d'un  bachelier 
es  musique 161 

CHAPITRE,  XI 
(1835-1836) 

\lnhel  de  Bourges.  —  Lettres  de  femme  et  Journal  du  docteur 
Piffocl.  —  Les  Saint-Simoniens.  — Le  poème  de  Myrza  et  le  Dieu 
inconnu.  —  Le  procès  en  séparation  et  les  autres  procès  avec 
M.  Dudevant. 24e) 


t60 


TABLE     DES    MATIERES 


CHAPITRE   XII 

1S3G-1S37 

Voyage  en  Suisse.  —  >•  lue  course  à  Chamounijs.  »  —  Dixième 
Lettre  d'un  Voyageur.  —  Le  Contrebandier.  —  Vie  à  l'Hôtel  de 
France.  —  Chopin.  —  Nohant  en  1837.  —  Eug.  Pelletan.  —  Journal 
de  Piffoël.  —  Influence  mutuelle  de  Liszt  et  de  George  Sand  l'un 
sur  l'autre.  —  Les  Sept  Cordes  de  ta  Lyre.  —  L'Héroïde  funèbre, 
—  Quelques  lettres  inédites  de  Liszl 


CHAPITRE    XIII 

(1837-1838) 

Le  Monde.  —  Lettres  à  Marcie.  —  Visite  aux  catacombes. 
Luigi  Calamatta.  —  André.  —  Simon.  —Jacques.  —  Mauprat. 
La  fin  de  1S37.  —  Nouveaux  malheurs.  —  Fontainebleau. 
Félicien  Mallelille.  —  Nérac.  —  L'hiver  de  1837-1838.  —Balzac. 
L'abbé  Georges  Rochet.  —  Départ  pour  Majorque 


:;94 


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i..  1930  p. 


La  Bibliothèque 

The  Library 

Université  d'Ottawa 

Universiry  of  Ottawa 

Échéance 

Date  due 

FEB  14 

1972 

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