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Full text of "George Sand, sa vie et ses uvres, 1804-1876"

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WLADIMIB    KARÉNINE 


GEORGE  SAND 


SA  VIE  ET  SES  ŒUVRES 


*  *  * 
1838-1848 


Deuxième  édition 


PARIS 

LIBRAIRIE    PLOX 

PLON-NOURRIT  et  Gu,   IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,    RUE    GARANCIÈRE    —    6e 

1912 

Tous  droits  réservés 


GEORGE   SAND 

SA  VIE   ET  SES   OEUVRES 


•  *  * 
1838-1848 


GEORGE    SAND,     PAR    ISABEY 

(ANCIENNE     COLLECTION    EDMOND    PICARD) 


WLADIMIR   KARÉNINE 


GEORGE  SAM) 

SA  VIE  ET  SES  ŒUVRES 

*  •  * 
1838-1848 


Deuxième  édition 


PARIS 

LIBRAIRIE    PLOK 

PLON-NOURRIT  et  G1-,  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,     AVE    GARAXCIÈRE    —    6e 

1912 

Tous  droits  réservés 


"UniversTT^ 

B'BLIOTHECA 


Droits  de  reproduction  et  de  traduction 
réservés  pour  tous  pays. 


AVANT-PROPOS 


Cette  seconde  partie  de  notre  travail  a  été  terminée  depuis 
quelques  années  déjà  (1),  mais  des  circonstances  douloureuses,  dos 
deuils  de  famille  nous  empêchèrent  de  la  publier  immédiatement. 
Au  moment  où  nous  prenons  la  plume  pour  remercier  tous  ceux 
qui  nous  avaient  été  secourables  au  cours  de  notre  travail,  qui 
nous  aidèrent  de  leur  savoir,  de  leurs  souvenirs  personnels,  qui 
nous  ouvrirent  leurs  archives  ou  nous  donnèrent  des  documents 
importants,  nous  voyons  avec  douleur  que  les  meilleurs  amis 
de  notre  livre,  ceux  qui  se  faisaient  le  plus  de  joie  de  voir  achevée 
la  biographie  de  George  Sand,  n'y  sont  plus.  Notre  gracieuse 
amie,  Mme  Aurore  Lauth,  sera  la  seule  de  la  famille  Sand  qui 
lira  ce  livre  sur  sa  grande  aïeule.  Elles  n'y  sont  plus,  nos  chères 
amies  :  Lina  Sand  et  Gabrielle  Sand  !  Ils  sont  tous  partis  aussi 
pour  un  monde  meilleur,  nos  plus  fidèles  amis  en  George  Sand  : 
le  vicomte  de  Spoelberch,  MM.  Aucante,  Plauchut,  Albert 
Lacroix!  Nous  ne  pouvons,  non  plus,  remercier  Mme  Pauline 

(1)  Plusieurs  chapitres  de  ces  deux  volumes  parurent  dans  des  revues  et 
des  recueils  russes  :  «  George  Sand  et  Napoléon  III  »  (cliap.  ix  ),  dans  le  Mes- 
sager de  V Europe  (1904)  ;  «  George  Sand  et  Mickiemcz  »  (tiré  du  cliap.  n),  ibid., 
en  1907  ;  ce  même  chapitre  parut  en  polonais  dans  le  Kraj  (1907)  ;  «  George 
Sand  et  les  poètes  populaires  »  (chap.  ni),  dans  le  Mir  Bojiy  (1904)  ;  «  Horace 
et  la  Revue  indépendante  »  (du  même  chapitre),  dans  le  recueil  «  Vers  la  Lumière 
(1904)  ;  «  le  Centenaire  et  Claudie  »  dans  la  Rousskaya  Mysl  (1904)  ;  «  George 
Sand  et  Herzen  »  (du  chap.  vin),  ibid.  (1910)  ;  «  George  Sand  et  Heine  »  (du 
chap.  il),  ibid.  (1911). 


n  GEORGE    SAND 

Viardot  et  M.  Gustave  Karpélès  qui  nous  communiquèrent  des 
documents  et  des  souvenirs  personnels  et  nous  permirent  de 
publier  des  lettres  précieuses  pour  notre  travail.  Et  combien 
d'autres  amis  de  George  Sand  encore  qui  ne  verront  pas  sa  bio- 
graphie achevée. 

C'est  avec  d'autant  plus  de  reconnaissance  que  nous  traçons 
ici  le  nom  de  M.  Henri  Amie  qui  nous  prêta  aide  pour  cette 
seconde  partie  de  notre  travail,  tout  comme  *pour  la  première, 
qui  nous  sacrifia  son  temps,  qui  oublia  ses  propres  œuvres,  son 
travail  et  ses  loisirs  pour  revoir  notre  ouvrage,  manuscrit  et 
épreuves.  Nous  n'avons  pas  la  présomption  d'attribuer  une  aide 
aussi  généreuse  aux  mérites  de  notre  livre,  nous  savons  que  la 
piété  seule  pour  la  mémoire  de  George  Sand  et  de  Mme  Mau- 
rice Sand  inspira  M.  Amie  lorsqu'il  nous  prêta  ce  secours  confra- 
ternel, mais  nous  lui  en  sommes  quand  même  profondément 
reconnaissant  et  nous  l'en  remercions  du  meilleur  de  notre 
cœur.  Nous  remercions  également  et  bien  chaudement  M.  Ladislas 
Mickiewicz  qui  nous  permit  de  publier  les  lettres  inédites  de 
son  illustre  père,  M.  Maurice  Tourneux  qui  nous  sacrifia  des 
heures  et  des  jours  de  son  temps  si  précieux,  et  Mme  Marie 
Ozenne  pour  tout  ce  qu'elle  a  fait  pour  notre  livre.  Nous  renou- 
velons enfin  nos  remerciements  à  toutes  les  personnes  que  nous 
avions  déjà  nommées  dans  notre  premier  volume. 


Nous  reprenons  le  fil  de  notre  récit  juste  au  point  où  nous 
l'avons  laissé  à  la  fin  de  notre  deuxième  volume,  et  nous  abor- 
dons dans  la  vie  de  George  Sand  une  période  éminemment  inté- 
ressante. 

Les  dix  années,  1838-1848,  passées  en  un  commerce  ininter- 
rompu avec  une  individualité  aussi  exceptionnelle,  aussi  géniale 
que  Chopin  et  dans  l'intimité  de  Pierre  Leroux,  dix  années  de 
plus  en  plus  remplies  de  rencontres  et  de  relations  avec  les 


AVANT-PROPOS  Hl 

hommes  les  plus  divers  el  Les  plus  ôminents  dans  le  domaine  de 
la  politique,  <  1  *  *  la  pensée  sociale,  dans  les  sciences  et  les  arts 
s<m  i  en  même  temps  l'époque  où  le  talent  de  la  grande  femme 
était  à  son  épanouissement  el  sa  gloire  à  son  apogée. 

Cette    période    est    si    abondante    en    faits    que    nous    serons 

obligé  de   l'aire    continuellement    alterner    les     pages    décrivant 

l'existence   intime   de   George    Sand,    de   sa    famille    et  de 

Chopin  avec  celles  où  nous  noterons  les  impressions,  les  évé- 
nements, les  états  d'âme,  les  œuvres,  les  actes  de  George  Sand 
(pii  se  rai  tachent  à  l'influence  de  Pierre  Leroux,  à  différentes 
autres  personnalités,  à  différentes  questions  de  la  vie  politique 
et  sociale  de  la  France. 

Pourtanl  celte  période  de  la  vie  de  George  Sand  n'avait 
presque  pas  été  explorée  par  la  critique  et  l'histoire.  Jamais 
encore  on  n'a  tenté  de  faire  un  récit  détaillé  et  suivi  de  ces 
années. 

Nous  pouvons  même,  avec  un  sentiment  de  vanité  bien  excu- 
sable, constater  que  dans  tous  les  travaux  sur  George  Sand, 
soit  dans  des  revues,  soit  en  volumes,  soit  même  dans  des  ency- 
clopédies, parus  depuis  la  publication  de  nos  deux  premiers 
volumes,  la  plupart  des  auteurs  font  montre  d'une  connaissance 
extrêmement  exacte  et  approfondie  de  la  biographie  de  l'au- 
teur de  Consuelo,  jusqu'en...  1838,  mais  après  cette  date,  ils  en 
parlent  avec  le  même  à  peu  près  et  passent  avec  la  même  rapi- 
dité sur  des  séries  d'années  de  la  vie  de  George  Sand,  comme, 
avant  1899,  date  de  la  publication  de  ces  deux  premiers  volumes. 
Disons  plus,  il  a  paru,  depuis  cette  année-là,  plusieurs  livres, 
tant  en  français  qu'en  anglais,  consacrés  à  George  Sand  dans 
lesquels  les  auteurs  nous  rirent  l'extrême  honneur  de  suivre 
notre  récit  de  point  en  point  et  pas  à  pas,  sans  nous  faire  cepen- 
dant celui  de  nous  citer,  ne  fût-ce  qu'une  seule  fois,  au  bas  de 
leurs  pages  documentées...  jusqu'en  1838.  Ou  plutôt  tous  ces 
auteurs  se  sont,  comme  d'un  commun  accord,  donné  le  plaisir 


iv  GEORGE    SAND 

de  nous  citer  une  seule  et  unique  fois...  pour  nous  accuser 
de  quelque  chose  que  nous  n'avions  pas  dit  personnellement, 
parce  que  nous  avions  simplement  rapporté  les  paroles  de 
quelque  autre  écrivain  ;  ou  encore  pour  nous  taxer  de  légèreté. 
C'est  ainsi  qu'un  critique  très  connu  nous  accuse  de  mauvais 
goût  pour  avoir,  selon  lui,  prétendu  que  YUscoque  était  un 
des  meilleurs  romans  de  Mme  Sand,  tandis  que  nous  n'avions 
que  cité  à  ce  propos  les  propres  paroles  de  Dostoïewski  dont 
c'était  le  roman  préféré,  parce  qu'il  lui  fit  connaître  George  Sand. 
Or,  l'opinion  de  Dostoïewski  a  quelque  valeur,  nous  semble-t-il, 
et  si  le  critique  en  question  la  trouve  dénotant  «  un  mauvais 
goût  parfait  »,  c'est  affaire  de  goût  aussi,  mais  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  nous  rendre  responsable  de  l'opinion  du  très  grand 
écrivain  que  fut  Dostoïewski. 

Un  autre  critique,  non  moins  connu,  fort  obligeamment  nous 
rendit  responsable  d'une  «  légende  »  quasiment  inventée  par 
nous  sur  une  prétendue  somme  de  dix  mille  francs  payée  par 
George  Sand  pour  Musset,  tandis  qu'une  lettre  de  George  Sand 
à  Buloz  prouvait  qu'elle,  n'avait  payé  que  trois  cents  francs. 
Or,  la  «légende))  qu'on  nous  prête  est  une  citation  des  propres 
paroles  de  Buloz  dites  un  jour  à  M.  Plauchut,  paroles  que  notre 
regretté  ami  avait  citées  à  la  page  36  de  son  livre  Autour  de 
Nohant,  et  que  nous  avions  copiées  avec  indication  de  ce  livre 
et  du  nom  de  l'auteur  du  récit,  M.  Buloz,  à  la  page  61  de  notre 
volume  IL 

Un  troisième  auteur,  dont  le  livre  peut  être  et  fut  réellement 
appelé  un  plagiat  en  forme  par  tous  ceux  qui  se  donnèrent  la 
peine  de  comparer  son  petit  volume  à  nos  deux  volumes,  nous 
imputa  comme  un  crime  et  nous  accusa  d'un  mensonge 
gratuit  :  d'avoir  dit  que  la  maladie  de  Musset  fut  le  delirium 
tremens,  «  tandis  que  les  docteurs  italiens  ne  parlaient  que  de 
fièvre  typhoïde.  »  Or,  nous  ne  nous  sommes  permis  de  pro- 
noncer franchement  le   nom  de  cette  maladie  qu'après  avoir 


\\  A  ni    PROPOS  \ 

soumis  à  1 1 1 1  très   grand   médecin   boh  histoire,  rénumération 

de  tous  ses  Byraptômes,  ci  di'*  remèdes  prescrits  par  le  docteur 
Pagello  ci  ses  collègues  italiens;  il  nous  dit  ce  qui  du  reste  esl 
connu  même  des  oon-spécialistes,  mais  d'un  très  grand  aombre  de 

personnes  qui  se  donnent  l;i  peine  de  lire  un  peu  —  qu'à  une 
personne  avant  précédemment  absorbé  beaucoup  d';dcool,  il 
suffisait  parfois  d'une  bronchite  avec  une  température  de 
quelque  trente-huit  degrés,  —  sans  parler  déjà  d'une  maladie  telle 
(pic  le  typhus  ou  quelque  congestion  plus  ou  moins  sérieuse, — 
pour  avoir  immédiatement  un  violent  accès  de  delirium  tre- 
mens.  Il  nous  semble  qu'après  s'être  aussi  complètement  servi  de 
notre  travail,  l'auteur  en  question  aurait  au  moins  pu  en  tirer 
la  conclusion  que  nous  n'aimions  pas  avancer  des  faits  sans  les 
avoir  préalablement  vérifiés. 

Un  auteur  anglais  a  suivi  l'exemple  de  son  confrère  français, 
tant  pour  le  soin  avec  lequel  il  nous  a  suivi  dans  notre  étude 
que  pour  nous  imputer  comme  un  crime  de  lèse-délicatesse  ce 
même  fait. 

Tous  ces  amis  de  notre  travail,  ainsi  que  quelques  autres,  plus 
aimables  et  plus  corrects,  ne  semblent  nous  considérer  que  comme 
un  bon  manœuvre  leur  apportant  des  briques,  afin  qu'ils  puissent 
—  architectes  émérites  —  construire  leur  bel  édifice  :  une  bio- 
graphie digne  de  George  Sand.  Eh  bien,  nous  acceptons  avec 
modestie  et  reconnaissance  ce  rôle,  car  les  briques  que  nous 
apportons  sont  bonnes  ;  on  peut  en  toute  confiance  les  employer 
à  élever  un  monument  solide  et  qui  ne  croulera  pas.  Ce  fut  là 
notre  but  et  notre  espérance. 

Feci  quod  potui,  faciant  meliora  potentes. 


GEORGE    SAND 

SA  VIE  ET  SES  ŒUVRES 


CHAPITRE  PREMIER 

(1838) 

Date  importante  dans  la  vie  spirituelle  de  George  Sand.  —  Pierre  Leroux 
et  ses  doctrines.  —  Frédéric  Chopin  ;  l'homme  et  l'artiste.  —  Les  débuts 
du  roman.  —  Le  printemps  de  1838.  —  Voyage  à  Majorque.  —  Les  Préludes 
et  la  Sonate  en  si  hémol  mineur.  —  Un  Hiver  à  Majorque.  —  Marseille.  — 
L9  juin  1839. 

Les  amis  de  George  Sand,  dans  les  vingt-cinq  dernières  années 
de  sa  vie,  ceux  de  la  dernière  heure  surtout,  auxquels  la«  bonne 
Dame  de  Nohant  »  n'apparut  que  sous  les  traits  de  cette  aïeule 
si  philosophiquement  sereine,  si  maternellement  bienveillante,  si 
impersonnellement  bonne  envers  tout  ce  qui  l'entourait,  on  dirait 
même  si  bourgeoisement  ver  aeuse,  ont  de  la  peine  à  croire 
que  cette  même  aïeule  écrivit  jadis  à  Musset  des  lettres  folle- 
ment brûlantes,  qu'elle  avait  traversé  des  périodes  de  doutes 
cuisants,  de  désespoir,  de  révolte  passionnée  dont  Lélia  et  le 
Journal  de  Piffoël  gardent  la  trace.  Il  leur  semble  que  ce  George 
et  cette  Mme  Sand  (comme  on  la  nommait  dans  sa  vieillesse) 
sont  deux  êtres  différents. 

Les  contemporains  de  la  «  gloire  militante  »  de  la  grande  roman- 
cière, les  admirateurs  de  ses  premières  œuvres  fougueuses  sont 
par  contre  tout  ébahis  en  lisant  ses  romans  ultérieurs  tout  im- 
prégnés de  douceur  et  de  clémence. 

On  aurait  grand  tort  pourtant  de  chercher  la  cause  de  ce 
changement  dans  l'âge  seul  de  l'auteur,  voire,  dans  ce  quiétisme 
inévitable  et  n?  .urel  qui  s'y  rattache.  Non,  eût-on  même  quelque 


2  GEORGE    SAXD 

raison  de  répéter  ici  le  dicton  si  peu  respectueux  :  «  H  n'y  a 
pas  de  cheval  ombrageux  dont  le  temps  ne  se  rende  maître  », 
on  aurait  tort  jusqu'à  un  certain  point,  En  effet,  nous  pou- 
vons observer  déjà  des  indices  graduels  d'équilibre  sentimental 
et  intellectuel,  d'un  tour  d'esprit  plus  calme  et  plus  harmo- 
nieux à  une  époque  où  la  vie  spirituelle  de  George  Sand  était 
dans  tout  son  éclat,  alors  qu'elle  prenait  la  part  h  plus 
active  à  la  vie  sociale,  où,  la  plume  à  la  main,  elle  combattait 
contre  les  préjugés,  les  injustices,  les  jougs  sociaux  et  les 
imperfections  de  l'ordre  politique,  en  un  mot  à  une  époque  où 
non  seulement  l'on  ne  peut  remarquer  en  elle  l'ombre  d'une 
diminution  de  l'énergie,  d'un  affaiblissement  de  la  volonté  ou 
de  la  pensée,  mais  où  ces  qualités  se  manifestaient,  au  con- 
traire, avec  le  plus  d'éclat.  Donc  ses  doutes  d'antan,  ses  désen- 
chantements, ses  protestations  passionnées  s'étaient  calmés  non 
sous  l'influence  des  années,  mais  grâce  à  une  nouvelle  doctrine 
qu'elle  s'était  formulée  et  qui  vint  tout  apaisr,  tout  éclairer 
d'une  nouvelle  lumière. 

«  Mon  enfant,  lis  les  œuvres  de  Pierre  Leroux,  tu  y  trou- 
veras le  calme  et  la  solution  de  tous  tes  doutes  »,  disait-elle 
dans  sa  vieillesse  à  une  jeune  femme  qui  la  suppliait  de  l'ai- 
der à  trouver  la  solution  des  problèmes  de  notre  existence, 
«  c'est  Pierre  Leroux  qui  me  sauva.  »  Et  vraiment,  si  les  théo- 
ries de  Michel,  de  Liszt  et  de  Lamennais  furent  les  premières 
étapes  de  cette  évolution  qui  se  fit  graduellement  dans  l'esprit 
de  la  grande  romancière  entre  1835  et  1838,  c'est  Pierre  Leroux 
qui  contribua  à  l'achèvement  final  de  cette  évolution,  et  il  fut 
facile  à  George  Sand  de  passer  de  la  doctrine  de  Pierre  Leroux 
à  celles  de  Reynaud  et  de  Leibniz  qui,  à  son  propre  dire,  fer- 
mèrent le  cercle  de  son  évolution  spirituelle. 

C'est  à  cause  de  cela  que  nous  considérons  1838  comme  un 
point  de  démarcation  entre  deux  périodes  de  la  vie  de  George 
Sand  :  le  moment  de  son  passage  définitif  du  pessimisme  à 
l'optimisme. 

En  dehors  de  ceux  qui  prennent  un  intérêt  spécial  à  la 
philosophie  ou  de  ceux  qui  étudient  l'histoire  du  mouvement 


GEORGE   s  A  XI)  3 

social  du  dix-neuvième  Biôole  il  esl  fort  douteux  que  quel- 
qu'un lise  de  nos  jours  les  écrits  de  Pierre  Leroux.  Il  esl  néan- 
moins certain  que  ses  doctrines  donnèrent  naissance  ;'i  force 
romans  de  George  Sand  el  furenl  pour  une  grande  part  la 
source  première  de  ce  <pii  enchante  el  attire  le  plus  dans  ses 
idées  même  forl  ultérieures. 

Pierre  Leroux  peut  donc  être  considéré  connue  un  de  ces 
arbustes  sur  lequel  on  aurait  greffé  une  branche  d'un  rosier 
rare  ou  d'un  noble  pommier.  La  plante  nouvelle,  nourrie  des 
sucs  de  l'églantier,  ou  du  pommier  sauvage,  devint  un  arbre 
magnifique  et  porta  i\r>  fleurs  splendides  ou  des  fruits  succu- 
lents, et  personne  ne  se  souvient  plus  de  l'arbuste  inconnu. 

Mais  «  à  chacun  selon  ses  œuvres  »,  et  c'est  à  nous  qui  étu- 
dions la  genèse  des  idées  de  George  Sand  qu'incombe  aussi  le 
devoir  de  signaler  tout  ce  qu'avait  en  elle  de  précieux,  de  durable 
et  de  vivifiant  cette  doctrine  de  Pierre  Leroux,  quelque  peu 
vague  et  pas  toujours  originale,  trop  prônée  par  ses  contempo- 
rains, en  llussie  tout  comme  en  France,  trop  oubliée  par  la 
postérité. 

("est  ainsi,  par  exemple,  que  Julien  Schmidt  refuse  de  recon- 
naître à  Leroux  toute  valeur  intrinsèque  comme  penseur  pri- 
mordial, il  assure  que  ses  contemporains  l'ont  bien  gratui- 
tement porté  aux  nues,  que  non  seulement  ses  écrits  ne  se  dis- 
tinguent ni  par  leur  profondeur,  ni  par  l'originalité  de  la  pensée 
philosophique,  mais  qu'ils  sont  nébuleux,  diffus,  pleins  de  mys- 
ticisme, enfin  empreints  de  tous  les  défauts  qui  caractérisent 
les  penseurs  de  second  ordre,  toujours  enclins  à  «  redécouvrir 
les  Amériques  ». 

Admettons  que  Leroux  fut  réellement  un  penseur  de  second 
ordre,  qu'en  mainte  occasion  cette  discipline  scolaire  qui  dis- 
tingue les  philosophes  de  profession  lui  fit  défaut,  et  qu'il  ne 
put  se  vouer  à  de  vraies  spéculations  philosophiques  qu'après 
avoir  essayé  toutes  sortes  de  professions  et  traversé  toutes 
sortes  d'épreuves.  Mais  nous  allons  tenter  de  donner  un  abrégé 
des  doctrines  de  Leroux,  et  le  lecteur  jugera  s'ils  ont  raison  ou 
tort  ceux  qui  refusent  toute  valeur  à  ces  idées  (qui  semblent, 


4  GEORGE    SAXD 

disons-le  entre  parenthèses,  en  ces  tout  derniers  temps,  éveiller  de 
nouveau  un  intérêt  assez  vif  en  France).  Et  d'abord  racontons 
en  peu  de  mots  la  vie  de  Leroux  aussi  peu  connue  de  nos- 
jours  que  ses  théories. 

Né  à  Paris  en  1798  de  parents  pauvres,  Pierre  Leroux  fit  ses 
études  d'abord  au  lycée  Charlemagne,  puis  au  lycée  de  Rennes; 
enfin  il  entra  à  l'École  polytechnique,  il  paraît  n'y  pas  avoir  ter- 
miné ses  études,  sa  pauvreté  l'ayant  forcé  à  trouver  quelque 
gagne-pain.  Il  essaya  tour  à  tour  plusieurs  métiers,  il  fut  même 
tailleur  de  pierres,  puis  ouvrier  typographe,  plus  tard  prote, 
enfin  gérant  d'une  typographie  II  ne  devint,  et  ceci  encore 
dans  un  but  spécial,  propriétaire  d'une  typographie  que  sur  le 
tard  de  sa  vie.  Il  se  maria  très  jeune,  perdit  sa  femme,  se 
remaria,  et  devint  ainsi  père  d'une  double  famille  (il  eut  neuf 
enfants),  se  chargea  en  outre  de  ses  frères,  —  qui  eux  aussi 
étaient  toujours  menacés  par  la  misère  et  nombreux;  —  (il  fut 
un  temps  où  Leroux  dut  subvenir  à  nourrir  trente  personnes)  (1). 
Et  en  même  temps  il  s'adonnait  constamment  à  différentes 
inventions  compliquées.  C'est  ainsi  par  exemple  qu'il  travailla 
vers  1843-1844  à  fabriquer  un  clavier  à  caractères  d'imprimerie, 
surnommé  le  pianotype,  qui  devait  faciliter  le  travail  de  prote. 
Il  n'est  que  trop  clair  qu'il  gaspillait  son  argent  et  son  temps 
à  ces  inventions,  car,  à  défaut  de  fortune,  n'étant  pas  en  état 
de  louer  un  forgeron  ou  un  serrurier,  très  souvent,  au  lieu  d'écrire 
ses  livres  ou  d'imprimer  ceux  d' autrui,  il  se  faisait  serrurier  lui- 
même  et  maniait  et  martelait  les  parties  métalliques  de  sa  «  ma- 
chine ».  Bien  souvent  aussi  il  devait  avoir  recours  à  l'aide  pécu- 
niaire de  ses  amis.  Il  y  eut,  dans  sa  vie,  mainte  invention  pareille, 
mainte  entreprise  fantastique  dont  il  s'engouait  pour  des  mois 
et  des  mois  ;  toutes  se  terminaient  par  l'insuccès,  par  la  faillite 
et  la  misère.  Pourtant  à  cette  époque  il  n'était  déjà  plus  un 
obscur  ouvrier,  mais  bien  un  écrivain  conscient  de  sa  valeur 
et  de  sa  vocation.  Dès  1824  un  de  ses  condisciples  du  lycée 
l'invita  à  participer  à  la  rédaction  du  Globe;  ce  journal,  fondé 

(1)  Lettre  inédite  à  George  Sand  du  24  septembre  1854,  datée  de  Jersey.. 
Voir  plus  loin. 


GEORGE   s\  NI)  S 

depuis  peu,  devinl  plus  tard  le  porte-voix  officiel  des  saint- 
Bimonieni.  Les  chefs  de  ces  derniers  étant,  comme  on  le 
sait,  presque  tous  des  polytechniciens,  Leroux  fui  bientôt 
très  li«''  avec  Jean  Reynaud  et  Armand  Bazard,  qu'il  n'aban- 
donna point,  alors  même  que  la  secte  se  divisa  e1  que  Bazard 
se  retira  avec  ses  prosélytes  dans  une  réclusion  volontaire. 
Après  le  procès  dv^  saint-siim miens  (1832)  et  la  dispersion 
île  la  société.    Leroux   et    Kevnaud  rédigèrenl    pendant    quelque 

temps  la  Revue  encyclopédique,  qui  expira  prématurément... 
faute  d'abonnés;  puis  ils  éditèrent,  toujours  ensemble,  YE»- 
cyclopédie  nouvelle,  dictionnaire  philosophique  e1  encyclopé- 
dique (1),  dans  lequel,  comme  dans  celui  de  Diderot,  tous  les 
articles  étaient  subordonnés  à  une  seule  et  même  idée  foncière 
et  à  l'exposition  suivie  d'une  doctrine  précise. 

L'Encyclopédie  rendit  Leroux  célèbre  et  cette  célébrité  ne  fit 
que  s'accroître  à  mesure  qu'il  publia  toute  une  série  de  traités 
philosophiques  et  sociaux.  Sans  nous  attarder  aux  détails  de 
la  biographie  de  Leroux  (2),  signalons  seulement  qu'après  l'En- 
cyclopédie nouvelle,  il  fonda  ou  dirigea  la  Revue  indépendante 
(1841),  la  Revue  sociale  (1845),  YEclaireur  de  VIndre.  YEspé- 
rance,  et  en  1844,  à  Boussac,  une  imprimerie,  autour  de  laquelle 
se  groupa  une  espèce  de  communauté  socialisto-chrétienne  où 
l'on  acceptait  comme  membres  hommes  et  femmes  indifférem- 
ment. Leroux  ne  se  contentait  pas  d'adopter  les  idées  saint- 
simoniennes  sur  l'égalité  des  sexes,  il  prédisait  aux  femmes 
un  grand  rôle  dans  l'avenir. 

En  1848,  Leroux  fut  député  à  la  Constituante  et  à  la  Légis- 
lative, il  y  prononça  plusieurs  discours  qui  n'éveillèrent  point 
l'intérêt  qu'ils  méritaient.  Les  plus  connus  furent  celui  contre 
l'adultère  des  députés  et  celui  en  faveur  de  F  affranchissement 
des  femmes,  que  Leroux  prêchait  ardemment,  ce  qui  lui  attira 
la  sympathie  de  J.-S.  Mill.  Après  le  coup  d'État,  Leroux  dut 

(1)  Il  parut  en  tout  huit  volumes  (petit  in-80),  chez  Gosselin,  1841. 

(2)  Depuis  que  ces  pages  ont  été  terminées,  il  a  paru  sur  la  vie  et  la  doc- 
trine de  Leroux  un  excellent  ouvrage  cme  nous  regrettons  de  n'avoir  pas 
connu  plus  tôt,  le  beau  livre  de  M.  F.  Thomas  :  Pierre  Leroux,  sa  vie,  sa 
doctrine,  ses  idées.  (1904,  Paris,  Alcan.) 


6  GEORGE    SAND 

émigrer  en  Angleterre,  avec  toute  sa  famille  et  ses  frères,  il  y 
passa  plusieurs  années,   d'abord   à  Londres,  puis   à  l'île   de 
Jersey,  souffrant  de  la  misère  la  plus  cruelle,  mais  ne  perdant 
jamais  courage,  gardant  toujours  le  même  optimisme,  malgré 
une  série  nouvelle  de  désillusions.  (C'est  ainsi,  par  exemple,  que 
ce  même  J.-S.  Mill,  qui  lui  écrivait  de  loin  des  lettres  louan- 
geuses, fit,  de  près,  montre  de  grande  insensibilité  et  de  la  plus 
parfaite  sécheresse  britannique.)  Leroux  envisageait  toutes  ces 
misères   avec  un  mépris  tout  philosophique;    il   nrn^it   tou- 
jours rie  front  ses  travaux  philosophiques  et  littéraires  et  ses 
inventions  ;  il  faisait  des  conférences,  il  édita  même  pendant 
quelque  temps  le  journal  V Espérance,  grâce  à  l'aide  généreuse 
de  l'émigré  russe  Engelson  qui  fit  sa  connaissance  à  Jersey,  se 
lia  d'amitié  avec  lui  et  lui  légua,  en  1858,  une  certaine  somme 
d'argent  (1).  Enfin  il  y  écrivit  une  brochure  politico-économique, 
le  Circulus,  sur  l'avantage  à  retirer  des  excréments  humains,  — 
théorie  fort  connue  en  Chine,  que  Leroux  crut  mettre  en  pra- 
tique en  fondant  à  Jersey  une  fabrique  de  guano  humain,  d'encre 
et  de  cirage  !  !  !  Vers  1859,  Leroux,  au  cours  d'un  petit  voyage  en 
France  et  en  Suisse,  fit  à  Genève  une  série  de  conférences  et,  en 
1860,  grâce  à  l'aide  matérielle  de  ses  ex-amis  [les  saint  simoniens 
qui  devinrent  pour  la  plupart  d'influents  financiers  ou  de  grands 
politiques,  il  put  liquider  ses  affaires  à  Jersey  et  revenir  en 
France.  Il  séjourna  pendant  quelque  temps  dans  le  Midi,  à  Grasse, 
puis  revint  à  Paris,  qu'il  quitta  de  nouveau  pendant  le  siège  de 
1870,  et  y  étant  définitivement  revenu  pendant  la  Commune, 
il  y  mourut  en  avril  1871. 

Ayant  fait  connaissance,  grâce   à  Sainte-Beuve  et  à  Liszt, 


(1)  Engelson  et  sa  femme,  Mme  Alexandra  Engelson,  furent  d'abord  des 
amis  de  Herzen,  puis  se  brouillèrent  complètement  avec  lui,  grâce  au  carac- 
tère étrange  et  peu  loyal  d'Engelson,  et  surtout  grâce  à  sa  femme,  être 
détraqué  et  étrange.  Engelson  avait  assisté  Herzen  au  moment  de  la  mort 
tragique  de  sa  mère  et  de  son  fils  Nicolas  ;  il  collabora  au  journal  de  Herzen 
à  Londres,  donna  des  leçons  à  ses  deux  enfants  aînés,  fut  mainte  fois  secouru 
par  le  grand  exilé  russe,  puis  devint  son  ennemi  et  le  calomnia  d'une  ma- 
nière inimaginable.  (Voir,  à  ce  propos,  les  Œuvres  complètes  de  Herzen, 
vol.  IX,  les  chapitres  Ombres  russes  et  Oceano  nox.)  Leroux  publia  après  la. 
mort  d'Engelson  un  article  de  lui  traduit  par  sa  femme. 


GEORGE  SAND  7 

d'abord  avec  Les  écrits  de  Leroux,  puis  avec  Leroux  Lui-même, 
George  Sand  B'enthousiasma    pour   Lesdits  écril  entil 

pénétrée  d'une  entière  et  absolue  confiance  pour  la  personne 
du  philosophe.  Elle  crul  voir  dans  son  oeuvre  La  prédication 
d'un  nouvel  Évangile  :  elle  y  trouva,  quoique  formulées  d'une 
manière  confuse,  mystique  el  quelque  peu  sentimentale,  mais 
pourtant  réduites  en  un  système  pins  on  moins  bien  réglé,  Les 
doctrines  qui  Lui  étaient  apparues  jusqu'alors  comme  des  idées 
e1  des  dogmes  épars,  point  reliés  entre  eux  et  empruntés  soit 
au  christianisme,  soit  à  La  doctrine  de  Platon,  soit  au  saint- 
simonisme,  soit  aux  (ouvres  de  Lamennais,  aux  prédications  de 
Michel  et  de  son  parti,  comme  à  Rousseau  et  au  Bonhomme 
Richard  de  Franklin. 

1)  «  Qu'est-ce  que  1  homme,  quelle  est  sa  destination  et  par 
conséquent  quel  est  son  droit,  quel  est  son  devoir,  quelle  est 
sa  loi?...  »  demande  Leroux  (1),  et  il  répond  :  «  L'état  permanent 
de  notre  être  est  Yaspiration,  c'est  cet  état  d'aspiration  qui  cons- 
titue proprement  l'homme...,  qui  constitue  le  moi,  la  person- 
nalité des  êtres...  »  —  L'homme  n'est  heureux,  ni  lorsqu'il 
courl  après  les  sensations  et  s'abandonne  à  ses  passions,  ni 
Lorsqu'il  s'abstient  des  joies  de  la  vie,  mais  seulement  lors- 
qu'il vit  conformément  à  sa  nature  d'homme.  Le  spiritualisme 
et  le  matérialisme  sont  également  «  deux  erreurs  et  deux 
sources  de  maux  pour  l'humanité  (2)  ».  —  «  L'homme  n'est  ni 
une  âme,  ni  un  animal.  L'homme  est  un  animal  transformé  par 
la  raison  et  uni  à  l'humanité  (3).  ««L'homme  n'est  pas  seulement 
sensation,  ou  sentiment,  ou  connaissance,  mais  il  est  une  trinité 
indivisible  de  ces  trois  choses  (4).  L'homme  n'est  pas  seulement  un 
animal  sociable,  comme  disaient  les  anciens,  l'homme  est  encore  un 
animal  perfectible.  L'homme  vit  en  société,  ne  vit  qu'en  société, 
et  de  plus  cette  société  est  perfectible,  et  l'homme  se  perfectionne 
dans  cette  société  perfectionnée  (5).  L'homme  est  perfectible,  la 

(1)  De  F  Humanité.  Introduction,  p.  3-4,  78. 

(2)  Ibid.  Tradition,  p.  357. 

(3)  llid.,  p.  91. 

(4)  Ibid.,  p.  111. 

(5)  Ibid.,  p.  115. 


8  GEORGE    SAND 

société  humaine  est  perfectible,  le  genre  humain  est  perfec- 
tible... » 

Platon  dit  vrai  :  Nous  gravitons  vers  Dieu,  attirés  à  lui,  qui 
est  la  souveraine  beauté,  par  l'instinct  de  notre  nature  aimante 
et  raisonnable.  Mais  de  même  que  les  corps  placés  à  la  surface 
de  la  terre  ne  gravitent  vers  le  soleil  que  tous  ensemble,  et  que 
l'attraction  de  la  terre  n'est  pour  ainsi  dire  que  le  centre  de 
leur  mutuelle  attraction,  de  même  nous  gravitons  spirituelle- 
ment vers  Dieu  par  l'intermédiaire  de  l'humanité  (1).  L'homme 
est  indissolublement  uni  à  l'humanité.  Il  est  en  soi-même  l'hu- 
manité. On  ne  peut  concevoir  un  homme  hors  de  l'humanité. 
Quoique  nous  soyons  plusieurs,  nous  ne  sommes  tous  néan- 
moins qu'un  seul  corps...  comme  dit  saint  Paul,  et  nous  sommes 
tous  réciproquement  membres  les  uns  des  autres  (2). 

2)  Nous  sommes  immortels.  Lorsque  nous  mourons,  nous  ne 
faisons  que  nous  plonger  temporairement  dans  Y  oubli;  nous 
rentrons  en  Dieu,  qui  contient  notre  être  latent,  la  personnalité 
comme  virtuelle  et  substantielle  et  non  comme  phénoménale, 
c'est-à-dire  qui  ne  se  manifeste  ni  dans  l'espace,  ni  dans  le  temps. 
La  mort  n'est  que  le  seuil  qui  nous  sépare  d'une  nouvelle  mani- 
festation phénoménale,  d'une  nouvelle  renaissance  de  l'homme 
dans  l'humanité.  Leroux"  rejette  la  conception  sphïtualiste  de 
l'immortalité  de  l'âme,  ainsi  que  la  métempsycose  des  anciens, 
voire  la  renaissance  de  l'âme  en  des  organismes  inférieurs.  Il 
croit  donc  (et  il  croit  prouver  que  telle  était  aussi  la  doctrine 
de  Socrate,  de  Platon,  de  Pythagore,  d'Ovide,  de  Virgile,  d'Apol- 
lonius de  Thy?ne)  que  l'âme  ne  fait  que  se  retremper  en  Dieu, 
se  plonge  dans  l'oubli,  avant  chaque  nouvelle  renaissance  dans 
T  Humanité.  «  L'immortalité  des  âmes  humaines  est  indissolu- 
blement attachée  au  développement  de  notre  espèce  ;  nous  qui 
vivons,  sommes  non  seulement  les  fils  et  la  postérité  de  ceux 
qui  ont  déjà  vécu,  mais  au  fond  et  réellement  ces  géné- 
rations elles-mêmes,  et  c'est  ainsi  et  uniquement  ainsi  que 

(1)  De  l 'Humanité,  p.  95. 

(2)  Ad  Romanos,  XII,  4-5.  Ce  même  verset  de  Saint  Paul  est  placé  comme 
épigraphe  en  tête  du  livre  De  V Humanité. 


GEORGE  S  AND  9 

noua  vivrons  toujours  et  que  doua  sommes  immortels  d).  » 
Dans  le  deuxième  volume  de  son  HumanUé,  Leroux  analyse 
minutieusement  la  Bible,  non  en  qualité  d'œuvre  historique, 
exposant  la  vie  du  peuple  Israélite,  mais  en  qualité  d'œuvre 
symbolique  qui  renferme  la  plus  profonde  conception  religieuse 
et  philosophique  de  la  substance  même  de  la  vie  humaine,  et 
l'expression  la  plus  sublime  du  développement  progressif  de 
l'humanité;  il  prouve  que  .Moïse  n'avait  rien  dit  sur  l'immorta- 
lité personnelle  telle  qu'on  la  comprenait  et  qu'on  la  comprend 
encore,  seulement  parce  qu'il  croyait  et  enseignait  lu '  rrair  iiiniior- 
ttililr,  c'est-àrdire  la  renaissance  périodique  et  éternelle  d'un  seul 
et  même  individu  sur  la  terre.  En  passant,  Leroux  affirme  que 
telle  était  aussi  la  conception  que  Lessing  se  faisait  de  la  doctrine 
de  Moïse,  ainsi  qu'il  l'expose  dans  son  Educationdu  genre  humain. 

Chaque  nouvelle  existence  de  l'homme  est  d'autant  supé- 
rieure (pie  l'homme  était  supérieur  durant  son  premier  séjour 
sur  la  terre.  Et  avec  chaque  nouvelle  incarnation  l'homme  se 
perfectionne,  il  gravite  vers  la  lumière,  mais  ce  n'est  ni  pour 
disparaître  dans  le  néant,  le  Nirwhana,  ni  pour  se  dissoudre  en 
Dieu,  car,  au  dire  de  Leroux.»  le  panthéisme  est  aussi  une  erreur  ». 
Les  âmes  humaines  passent  par  une  série  de  changements  et  de 
métamorphoses,  tout  comme  les  corps  sidéraux  dans  l'espace 
doivent  traverser  une  série  semblable  de  transformations,  et  il 
est  à  présumer  que  tons  ces  changements  sont  assujettis  à  des 
lois  psychicpies  aussi  immuables  que  les  lois  astronomiques. 

3)  Durant  son  incarnation  sur  la  terre  chaque  être  humain 
doit  progresser  indéfiniment.  Chaque  homme  doit,  pour  cela, 
être  en  communion  complète  et  illimitée  avec  la  nature  et  avec 
ses  semblables.  Le  mythe  du  «  péché  originel  »  et  toute  l'histoire 
symbolique  de  l'humanité  telle  qu'on  la  trouve  dans  la  Bible 
n'est  au  fond  que  l'histoire  de  la  séparation  égoïste  de  l'homme 
d'avec  ses  semblables,  de  la  rupture  criminelle  de  son  unité. 

Tout  ce  qui  empêche  notre  pleine  et  entière  communion  avec 
la  nature  ou  avec  nos  semblables  est  le  mal.  L'homme  doit  être 

(1)  De  V Humanité,  t.  Ier,  p.  212-215;  t.  II,  p.  19.  lJ 


io  GEORGE    SAND 

en  rapport  illimité  et  continu  avec  l'univers.  Tout  ce  qui  tend 
à  l'assujettir,  à  l'asservir  à  des  limites  bornées  est  le  mal.  L'homme 
ne  peut  pas  vivre  sans  société,  sans  famille,  sans  propriété  ; 
mais  la  société  —  lorsqu'elle  l'enchaîne  par  des  préjugés  de  caste, 
la  famille,  —  lorsqu'elle  usurpe  toute  son  activité  à  son  seul  pro- 
fit, la  propriété,  —  lorsqu'elle  l'empêche  de  remplir  librement 
sa  vraie  destination  qui  est  de  progresser  infiniment,  engendrent 
le  mal,  et  c'est  ce  qu'il  faut  combattre.  Tout  le  mal  sur  la  terre 
ne  provient  que  des  obligations  mal  comprises  que  nous  imposent 
ces  trois  institutions  qui  doivent  par  leur  nature  ne  servir  qu'au 
bonheur  de  l'humanité.  Il  faut  donc  combattre  les  abus  de  ces 
institutions  et  non  les  institutions  mêmes,  et  il  ne  faut  com- 
battre que  ces  abus,  alors  seulement  l'humanité  progressera. 

4)  Le  progrès  de  l'humanité  est  infini  et  continu.  Le  pro- 
grès de  l'humanité  est  le  résultat  des  efforts,  des  victoires  et  des 
labeurs  réunis  de  tous  les  éléments  qui  la  composent,  donc 
chaque  homme  doit  travailler  dans  la  mesure  de  ses  forces  et 
de  ses  capacités  et  développer  chacune  de  ses  capacités  jus- 
qu'au terme  du  possible.  C'est  ainsi  qu'il  sera  non  seulement  un 
membre  digne  et  utile  de  la  société,  non  seulement  ses  enfants 
de  par  la  loi  des  affinités  seront  aussi  des  hommes  excellents, 
développés,  d'une  grande  élévation  morale,  mais  encore  lorsque 
cet  homme  renaîtra  dans  l'humanité  pour  recommencer  une  nou- 
velle existence,  il  sera  meilleur,  supérieur  d'un  degré  à  sa  pre- 
mière existence,  donc  il  sera  un  membre  encore  plus  utile  d'une 
nouvelle  société,  meilleure  aussi  que  la  première.  C'est  ainsi 
qu'en  s'élevant  lui-même,  il  élève  en  lui  l'humanité.  C'est  pour  cela 
que  chaque  homme,  en  progressant,  en  tendant  vers  la  perfection, 
remplit  son  devoir  envers  lui-même  et  envers  l'humanité  entière. 

Il  faut  convenir  que  Leroux  sut,  avec  une  déduction  admi- 
rable, avec  une  profondeur  et  une  ampleur  de  jugement  histo- 
rique souvent  géniales,  poursuivre  dans  ses  articles  et  dans  ses 
essais  cette  doctrine  du  progrès  continu,  dont  le  vrai  auteur 
fut  au  fond  Leibniz.  Il  sut,  par  une  argumentation  probante  et 
remarquable,  suivre  et  exposer  le  développement  des  grandes 
idées,  il  montra  comment,  tout  en  changeant  parfois  d'aspect, 


GEORGE  S  AND  h 

elles    se     lii.'iinl  I  liaient     el      traversaient     les     é|)(i(|lies    (|lli     nous 

apparaissent  à  présenl  comme  des  temps  de  barbarie,  de 
ténèbres  absolues;  il  sut  prouver  que  oea  niées  vivaient  alors, 
qu'elles  se  faisaient  jour  à  l'ai  le  des  hommes,  el  des  institutions 
qui,  par  leur  nature  même,  semblaient  vouées  à  La  mort  et  au 
ealme  stagnant,  mais  <|iii,  aux  jours  des  cataclysmes  universels 
ou  du  règne  aveugle  el  inepte  de  la  force  brutale,  devenaient 
de  vrais  sanctuaires,  de  vrais  loyers  de  vie  spirituelle  de  l'hu- 
manité. Très  intéressants  et  très  captivants,  sous  ce  rapport, 
les  articles  de  Leroux  tels  que  :  Saint  Athanas.\  Saint  Aaynstin, 
Saint  Hennit,  '1rs  ilvgqanls,  sans  parler  déjà  des  articles  :  Chris- 
tianisme. Contemplation,  Baptême,  Aristote,  Arianisme,  Arminia- 
nisme,  et  la  brochure  sur  ['Egalité. 

Toutes  les  doctrines  religieuses  d'autrefois  ont  été  incomplètes, 
elles  séparaient  le  corps  et  l'âme,  l'esprit  et  la  matière;  elles 
voyaient  le  mal  dans  le  monde  matériel.  Mais  Dieu  est  partout 
et  en  tout,  dans  le  spirituel  comme  dans  le  matériel.  C'est  pour 
cela  (pie  chaque  homme  et  l'humanité  entière  trouveront  leur 
salut  lorsqu'ils  comprendront  qu'il  ne  faut  pas  combattre  la  vie 
corporelle,  ni  attendre  le  royaume  de  Dieu  en  dehors  de  ce 
monde,  ni  le  voir  dans  la  négation  de  la  vie,  mais  lorsqu'on 
tâchera  d'élever  et  de  sanctifier  toute  vie  charnelle,  comme  tout 
la  heur  terrestre.  Si  l'on  ne  considère  la  matière  que  comme 
l'objet  du  mal,  qu'il  faut  incessamment  combattre  et  si  l'on 
croit  que  le  bien  ne  consiste  que  dans  la  victoire  de  l'esprit  sur 
cette  matière,  alors  il  faut  ou  admettre  l'existence  de  deux  prin- 
cipes, d'Ormuzde  et  d'Arimane,  ou  bien  admettre  que  le  Tout- 
Puissant  peut  être  la  source  du  mal.  Si  nous  ne  pouvons 
admettre  la  coexistence  de  ces  deux  principes,  si  tout  provient 
de  Dieu,  donc  tout  doit  être  bien  et  bon,  ce  que  nous  appelons 
le  mal  naît  seulement  de  notre  ignorance  ou  du  mauvais  usage 
que  nous  faisons  du  bien  (1). 

Il  n'y  a  donc  rien   d'étonnant  que  Leroux  place  dans  le 

(1)  Longtemps  avant  Leroux,  Leibniz  avait  émis  cette  idée  que  te  bien 
est  libre  et  le  mal  ne  l'est  point,  car  le  mal  provient  de  l'ignorance  et  de  l'er- 
reur :  peccatum  ab  errore. 


12  GEORGE    SAND 

Panthéon  de  l'avenir,  à  côté  des  statues  de  Socrate,  de  Platon, 
de  Pythagore  et  de  Jésus,  celle  de  Saint-Simon  qui  décréta  en 
notre  ère  la  sainteté  de  la  matière  et  son  égalité  avec  l'esprit 
devant  Dieu.  On  ne  doit  pas  s'étonner,  non  plus,  qu'ayant 
emprunté  cette  partie  de  sa  doctrine  à  Saint-Simon,  Leroux 
se  tourna  avec  un  intérêt  tout  particulier  vers  les  sectes  antiques 
et  médiévales  qui  professaient  plus  ou  moins  clairement  la  divi- 
nité du  monde  physique,  la  divinité  des  choses  reconnues  de 
par  l'ascétisme  chrétien  comme  assujetties  au  mal,  au  diable, 
ce  qui  amenait  ces  sectes,  en  guise  de  protestation  symbolique 
contre  les  doctrines  dualistes,  à  professer  le  «  culte  du  diable  » 
sous  telle  ou  telle  autre  forme.  C'est  surtout  les  wiclefistes,  les 
lollards  et  les  anabaptistes  qui  attirèrent  l'attention  de  Leroux,  et 
plus  que  tous  les  autres,  les  taborites,  —  ces  socialistes  du  moyen 
âge  :  parfaits  chrétiens  qui,  d'une  part,  aspiraient  à  faire  revivre 
le  christianisme  sous  sa  forme  la  plus  pure,  et  qui,  d'autre  part, 
n'acquiescèrent  point  à  la  damnation  spiritualiste  contre  toute 
la  matière,  mais  voyaient  au  contraire  la  présence  de  Dieu  par- 
tout, dans  le  matériel  comme  dans  le  spirituel.  Ils  refusaient 
de  rendre  le  «  pauvre  Satan  »,  injustement  calomnié,  responsable 
des  péchés  de  la  nature  humaine.  C'est  ce  qui  fit  que  dans  plu- 
sieurs groupes  des  taborites  on  se  saluait  non  par  le  «  Griïss 
Gott  »  habituel,  mais  bien  par  la  formule  devenue  célèbre  grâce 
au  Consueh  de  George  Sand  :  «  Que  celui  à  qui  on  a  fait  tort 
te  salue.  »  «  Celui  à  qui  on  a  fait  tort  »  ou  Satan  sera  salué  et 
pardonné  le  jour  où  tout  le  mal  de  l'univers  sera  détruit,  le 
règne  de  Dieu  inauguré  sur  la  terre  et  où  tous  les  hommes, 
devenus  frères,  ne  seront  plus  capables  de  se  faire  réciproque- 
ment du  mal,  —  autrement  dit,  cette  salutation  équivaudrait  à 
«  que  le  règne  de  Dieu  advienne  ».  Les  taborites  n'hésitaient  pas  à 
accélérer  l'avènement  prochain  de  ce  règne  par  le  feu  et  le  glaive. 
Le  roman  de  George  Sand  que  nous  venons  de  nommer  est 
aussi  celui  qui  est  le  plus  empreint  des  idées  de  Pierre  Leroux. 
Nous  tâcherons  de  le  prouver  lorsque  nous  en  aborderons  l'ana- 
lyse, et  celle  de  Spiridion,  roman  dont  une  partie  fut  même  écrite 
par  Leroux  lui-même,  —  fait  resté  inconnu  jusqu'à  nos  jours. 


GBORGE   SAM)  13 

La  grande  romancière  lii  la  connaissance  <ln  philosophe  socia 

liste    Oïl     L835,    sur    Le    conseil    de    Saillle-lîeiive    qui    lui    désigna 

Pierre  Leroux  ei  Jean  Reynaud  comme  les  deux  hommes  Les 

plus  aptes  à  L'éclairer  dans  Ba  fiévreuse  recherche  de  La  vérité  (1). 

I  >e  son  propre  aveu,  George  Sand  el  ses  amis,  mais  Burtoul 

rianel.  ne  pouvaienl  se  rencontrer  lors  du  laineux  procès  d'avril, 

sans  se  mettre  immédiatement  à  0  résoudre  Le  problème  social   . 

lue  l'ois  (pie  ce  même  IManel  pressait  plus  (pie  jamais  sou  amie 
de  l'aider  à  «  résoudre  »  ce  problème,  elle  se  souvint  du  conseil 
de  Sainte-Beuve  et  écrivit  à  Leroux,  le  priant  de  venir  dîner 
avec  elle  et  de  lui  exposer  «  en  deux-trois  heures  de  conversa- 
tion le  catéchisme  républicain  »  à  L'usage  d'un  prétendu  meu- 
nier ou  paysan  de  ses  amis.  Leroux  ne  fut  point  dupe  de  cette 
petite  ruse,  mais  il  accepta  l'invitation.  Mais  il  fut  lui-même 
si  gêné  et  si  confus  durant  cette  première  entrevue,  qu'il  ne  put 
s'emparer  de  «  l'impression  »  de  ses  auditeurs  attentifs  (2).  Du 
reste  George  Sand  ne  se  soumit  pas  d'emblée  à  l' influence  de 
ses  idées.  Quelques  années  plus  tard  elle  en  parla  en  ces  termes 
à  son  ami  Charles  Duvernet  (3)  : 

-l'ai  la  certitude  qu'un  jour  on  lira  Leroux  comme  on  lit  le  Con- 
trai social.  C'est  le  mot  de  Lamartine.  Ainsi,  si  cela  t'ennuie  au  jour 
d'hui,  suis  sur  que  les  plus  grandes  œuvres  de  l'esprit  humain  en 
ont  bien  ennuyé  d'autres  qui  n'étaient  pas  disposés  à  recevoir  ces 
vérités  dans  Le  moment  où  elles  ont  retenti.  Quelques  années  plus 
lard,  les  uns  rougissaient  de  n'avoir  pas  compris  et  goûté  la  chose 
les  premiers.  D'autres,  plus  sincères,  disaient  :  «  Ma  foi,  je  n'y  com- 
prenais goutte  d'abord,  et  puis  j'ai  été  saisi,  entraîné  et  pénétré.  » 
Moi.  je  pourrais  dire  cela  de  Leroux  précisément  Au  temps  de  mon 
scepticisme,  quand  j'écrivais  Lélia,  la  tête  perdue  de  douleurs  et  de 
doutes  sur  toute  chose,  j'adorais  la  bonté,  la  simplicité,  la  science, 
la  profondeur  de  Leroux,  mais  je  n'étais  pas  convaincue.  Je  le  regar- 
dais comme  un  homme  dupe  de  sa  vertu.  J'en  ai  bien  rappelé  ;  car  si 
j'ai  une  goutte  de  vertu  dans  les  veines,  c'est  à  lui  que  je  la  dois, 
depuis  cinq  ans  que  je  l'étudié,  lui  et  ses  œuvres... 

(1)  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p.  363-366. 

(2)  Dans  une  de  ses  lettres  inédites  à  George  Sand,  que  nous  donnons  plus 
tard,  il  le  raconte  lui-même. 

(3)  Correspondance,  fc  II,  p.  197. 


i4  GEORGE    SAND 

Nous  apprenons  donc  de  la  bouche  même  de  George  Sand 
que  ce  n'est  qu'en  l'espace  de  cinq  années  que  s'accomplit  sa 
pleine  et  entière  adhésion  aux  idées  philosophiques  de  Leroux, 
mais  aussi  que  dès  leur  première  entrevue  elle  se  sentit  pénétrée 
par  un  respect  illimité  pour  la  personnalité  morale  du  maître. 
D  arriva  donc  pour  Leroux  presque  la  même  chose  que  pour 
Michel  :  l'individualité  du  nouvel  apôtre  la  fit  s'incliner  d'abord 
devant   l'apôtre   lui-même,  et   plus   tard  devant   sa  doctrine. 
Nous  croyons  même  que  George  Sand  lui  octroyait  dans  son 
imagination  des  qualités  qu'il  ne  possédait  peut-être  point  et 
qu'elle  ne  s'apercevait  pas  de  beaucoup  de  choses  assez  peu 
attrayantes  qu'il  y  avait  en  lui  :  il  manquait  de  délicatesse  dans 
les  questions   matérielles,  avait   une    certaine   tendance  assez 
mesquine  à  rattacher  toutes  ses  malchances  personnelles  aux 
«  grandes  questions  sociales  »,  à  quémander  assez  prétentieu- 
sement et  toujours  «  de  par  ses  principes  »,  au  lieu  de  simple- 
ment confesser  ses  misères  et  de  demander  aide,  enfin  il  avait 
un  certain  faible  pour  les  potins.  Nous  croyons  pouvoir  affirmer 
que  c'est  Leroux  qui  fut  la  cause  finale  de  la  rupture  entre 
George  Sand  et  Mme  d'Agoult  et  du  refroidissement  survenu 
entre  elle  et  Lamennais.  Il  paraît  avoir  tant  soit  peu  jalousé 
l'influence  de  Lamennais  sur  George  Sand  et  ne  perdait  aucune 
occasion  de  médire  de  lui,  soit  directement,  soit  indirectement. 
Il  colportait  sur  son  compte  des  racontars  propres  à  envenimer 
les  relations  entre  le  grand  réfractaire  religieux,  leur  ami  com- 
mun et  leur  co-éditeur,  et  son  admiratrice,  George  Sand.  Et 
malheureusement  il  y  réussit  assez  !  Nous  donnons  plus  bas  deux 
lettres  à  ce  sujet.  Plus  tard  Leroux  se  plaignit,  à  George  Sand 
encore,  de  Louis  Viardot,  un  peu  plus  tard  encore  il  se  plaignit 
d'elle-même  à  quelqu'un  de  leurs  amis  communs  et  dut  s'en 
excuser  auprès  d'elle  !...  Mais  George  Sand  semble  réellement  ne 
s'être  point  aperçue  de  ces  défauts  de  Leroux,  ou  elle  les  lui 
pardonnait  au  nom  de  ses  qualités,  rares  et  grandes.  Elle  admi- 
rait surtout,  comme  il  paraît,  sa  foi  ardente  au  progrès,  qui 
allait  parfois  jusqu'  à  une  exaltation  prophétique,  la  pureté  de 
cette  âme  touchante  et  quasi  enfantine,  sa  naïveté  tout  enfan- 


GEORGE  SAND  15 

tine  aussi,  qu'il  poussait  jusqu'à  un  «'•«j-oYsiuc  ingénu,  son  igno- 
rance de  la  vie  pratique  à  côté  d'aspirations  grandioses  de  réfor- 
mer lemonde.  Hâtons  noua  de  dire  que  Leroux  ne  joua  jamais 
dans  la  vie  personnelle  de  George  Sand  le  rôle  de  Michel  .Mais 
il  ue  put  se  défendre  d'encourir  le  sort  de  tous  ceux  qui  appro- 
chaient celte  femme  supérieure,  il  BUGCOmba  si  bien  à  900  eliarmo 
qu'une  explication  décisive  eut  lieu  entre  eux.  (  reorge  Sand  con- 
seilla à  Leroux  de  ne  pas  oublier  son  rôle  d'ami  Celui-ci  s'y  sou- 
mit Bagemenl  :  il  B'empressa  même  d'exalter  sa,  grande  amie 
en  des  termes  les  plus  mystiquement  ampoulés,  alors  qu'il  reçut 
d'elle  une  bonne  leçon,  une  semonce  des  mieux  conditionnées. 
Voici  la  réponse  inédite  de  Leroux  : 

J'ai  reçu  deux  lettres  et  j'attends  la  troisième.  C'est  vous  qui  êtes 
l'oracle.  Vous  n'êtes  pas  seulement  mon  étoile  polaire.  De  nous  deux, 
vous  éles  l'oracle.  Moi,  je  ne  fais  que  consulter  Dieu,  c'est  vous  qui 
répondez. 

Votre  inspiration  a  été  ce  qu'elle  devait  être.  Je  le  reconnais  aujour- 
d'hui, après  avoir  bien  lutté  le  jour  et  la  nuit,  pour  comprendre.  Je 
m'égarais  dès  le  déliât,  et  je  vous  égarais  :  vous  110  vous  êtes  pas  laissé 
égarer,  ci  vous  ne  m'avez  pas  laissé  m'égarer. 

L'amour  n'est  bon,  vrai,  saint,  qu'autant  qu'il  donne  et  laisse  à  cha- 
cun l'unité  de  sou  être.  Si  vous  m'eussiez  écouté,  l'être  en  nous  restait 
divisé,  morcelé.  De  vous,  cela  est  évident,  et  de  moi  aussi.  Car  j'ai 
réfléchi  depuis  sur  ma  vie,  et  je  comprends  maintenant  votre  vie  par 
la  mienne,  et  ma  vie  par  la  vôtre. 

Vous  m'avez  fait  faire  en  moi-même  une  confession  qui  m'a  donné 
une  grande  lumière  et  m'explique  bien  des  choses.  Je  ne  suis  pas  un 
saint,  comme  vous  dites.  Mais  j'ai  foi  que  je  reviendrai  par  vous  à 
la  sainteté,  et  que  je  reprendrai  l'uiîité  de  mon  être.  Soyez-en  sûre, 
vous  me  sauverez,  parce  que  nous  nous  sauverons. 

Je  ne  puis  pas  vous  dire  ce  que  j'ai  senti  et  pensé  et  souffert  depuis 
ces  trois  ou  quatre  jours.  Mais  je  veux  vous  dire  encore  que  non  seule- 
ment vous  êtes  pour  moi  la  vie,  mais  que  vos  oracles  sont  pour  moi 
des  oracles  ;  car  mon  cœur  y  consent. 

C'est  un  supplice  que  de  vivre  loin  de  vous,  mais  je  nie  répète  ces 
vers  du  Dante,  quand  il  quitte  l'enfer  pour  le  purgatoire  : 

Per  correr  miglior  acqua  alza  le  vêle 
Ornai  la  navicella  del  mio  ingegno, 
Che  lascia  dietro  a  se  mar  si  cru  de!  e  ; 


i6  GEORGE    SAND 

ayez,  je  vous  en  supplie,  ayez,  toujours  pitié  de  moi  ;  car  cette  mer 
de  ma  vie  passée  était  bien  cruelle. 

J'écrivais  cela,  attendant  la  troisième  lettre,  ma  manne  céleste. 
Le  facteur  vient  de  m'apporter  mes  journaux,  et  je  n'ai  pas  de  lettre. 
Oh  !  ne  craignez  pas  que  je  me  plaigne.  Que  de  bénédictions  je  vous 
dois  pour  les  deux  premières  !  0  bonne,  bonne,  bonne  !  Que  vous 
êtes  bonne,  et  que  votre  amitié  est  bienfaisante!  Il  n'y  a  pas  un  mot 
qui  ne  m'ait  pénétré  au  fond  de  l'âme,  pas  une  phrase  que  je  n'aie 
repassée  cent  fois  dans  ma  jnémoire  et  méditée  le  jour  et  la  nuit.  Que 
je  vous  remercie  de  votre  confiance!  Oh!  non,  il  ne  faut  pas  que  les 
chiens  vous  suivent  à  la  piste  de  votre  sang.  Vos  douleurs  sont  sacrées. 
Il  faut  vivre  et  triompher.  Reine,  Reine,  Reine  ! 

Quant  à  moi,  misérable,  il  n'y  a  que  Yadieu  de  vos  lettres  que  je 
déteste,  quoique  je  l'embrasse  et  en  sois  ravi  ;  car  je  l'aime  mieux 
que  rien,  et  ainsi  je  l'adore.  A  vous  de  cœur  et  d'esprit,  dites-vous  ; 
j'aurais  mieux  aimé  à  vous  de  la  façon  la  plus  vague.  Ces  faces,  je 
vous  l'ai  dit,  sont  fausses,  ces  faces  :  sentiment,  intelligence,  acte.  H 
n'y  a  de  réel  que  Y  être,  et  l'être  a  ces  trois  aspects,  et  toujours  il  les 
a,  dans  l'amitié  comme  dans  l'amour.  Seulement,  ces  trois  aspects 
de  l'être  sont  autres  dans  l'amitié  et  dans  l'amour.  Que  veut  donc 
dire  votre  adieu?  Hélas  !  je  le  sais.  Il  aurait  mieux  valu  pour  moi  l'in- 
défini à  vous,  à  vous  peut-être,  à  vous  faiblement,  à  vous  dans  cette  vie 
ou  dans  l'autre...  Moi,  je  vous  dis  de  toute  la  force  de  mon  âme  :  A  vous. 

Ce  petit  incident  n'obscurcit  aucunement  l'amitié  naissante, 
et  peu  à  peu  Leroux  devint  le  confident  de  George  Sand  dans 
toutes  les  questions  graves  ou  embrouillées  de  sa  vie  (1),  un 
intime  de  sa  maison  et  de  celles  de  ses  amies  d'alors,  Mmes  Mar- 
liani  et  d'Agoult,  l'ami  de  Maurice  et  de  Chopin  (2),  le  collabo- 
rateur et  le  compagnon  de  travail  de  George  Sand,  pendant  de 
longues  années  et  de  toutes  ses  entreprises  littéraires.  De 
plus,  comme  nous  l'avons  déjà  dit  dans  le  volume  précédent, 
lorsque  George  Sand  s'aperçut  de  l'indigence  matérielle  dans 
laquelle  la  famille  de  Leroux  se  trouva  vers  1838,  elle  eut 
même  l'idée  de  se  charger  de  ses  enfants  et  de  les  adopter  (3). 

(1)  V.  t.  II,  p.  442-445  de  notre  travail. 

(2)  Leroux,  dans  ses  lettres,  l'appelle  constamment  «  notre  ami  Chopin  » 
et  lui  envoie  ses  saluts  et  même  ses  baisers.  Dans  une  lettre,  il  dit  :  «  J'em- 
brasse Chopin...  »,  dans  une  autre  :  «  Je  serre  la  main  de  Chopin  avec  toute 
l'ardeur  de  ma  vieille  amitié  pour  lui...  » 

(3)  Cf.  notre  tome  II,  p.  440.  et  la  Corresp.  de  George  San:1,  t.  II,  p.  94. 


GEORGE  S  AND  17 

Mais  voici  ce  qui  est  curieux.  Tous  les  ciïti<|iies  cl    biographe 

évertuent  habituellement  a  dire  que  George  Sand  ne  tut  qu'une 

émule  (Incite  dans  les  mains  (lu  philosophe  mystique  (  I  ).  I. Mi- 
llième, pendant  de  longues  années  et  à  différentes  reprises,  ne 

se  nomme  |tas  autrement  que  a  disciple  docile     ou      l'écho      de 

Pierre  Leroux,  et  nous  voyons  réellement  que,  d'une  part,  elle 

a  pour  lui  une  admiration  sans  bornes,  elle  L'admire  comme  pen- 
seur, elle  accepte  ses  leçons,  orales  ou  écrites,  comme  de  vraies 

a  révélations  ».  Ses  idées  deviennent  les  siennes,  ne  l'uni  qu'un 
avec  ses  propres  croyances,  ses  propres  sentiments  et  aspirations, 
ci  se  manifestent  dans  une  série  de  romans  et  d'écrits  :  Spi- 
Héiïon  (sous  certains  rapports  aussi  les  Sept  Cordes  de  la  Lyre), 
Comuelo,  la  Comtesse  de  Rudolstadt,  Ziska,  Procope  le  Grand,  le 
Coup  d'œiJ  général  sur  Paris,  le  Meunier  a" Angibault,  le  Péché 
ilt  M.  Antoine,  Horace,  le  Compagnon  du  Tour  de  France  et 
même  Jeanne.  Tous  ces  romans  apparaissent  comme  la  mise  en 
œuvre  du  programme  de  Leroux  :  lutte  contre  les  triples  abus  : 
abus  do  caste,  de  famille  et  de  propriété;  prédication  de  la  doc- 
trine du  progrès  continu  et  de  «  la  vie  de  l'homme  dans  l'huma- 
nité ». 

Il  faut  pourtant  noter,  une  fois  de  plus,  que  si  George  Sand 
se  pénétra  si  bien  de  cette  doctrine  et  se  fit  un  «  écho  »  aussi 
docile  de  Leroux,  c'est  que  ces  idées  répondaient  parfaitement 
à  ses  propres  goûts,  à  ses  aspirations,  à  ses  croyances.  Aucun 
critique,  par  exemple,  n'avait  jamais  douté  que  Spiridion  ne  fût 
écrit  par  une  seule  main,  et  pourtant  il  fut  écrit  par  George 
Sand  et  Leroux  ;  mais  une  collaboration  pareille  aurait  tout  gâté, 
elle  aurait  détruit  l'homogénéité  de  l'œuvre,  si  le  ton,  la  ma- 
nière, le  diapason  général  des  deux  auteurs  ne  fussent  absolument 
pareils,  si  la  romancière  n'avait  pas   traversé  auparavant  des 

(1)  Encore  dernièrement,  M.  Fidao,  dans  son  très  intéressant  article 
Pierre  Leroux  et  son  œuvre  (Revue  des  Deux  Mondes,  15  mai  1906),  y  faisait 
allusion  et  disait  en  se  basant  sur  les  œuvres  de  Sainte-Beuve  et  de  Dupont- 
White  et  sur  une  lettre  de  Mme  Sand  elle-même  (que  nous  donnons  plus  bas) 
que  Leroux  étant  destiné  à  être  «  pillé  »  et  «  dé  vaUsé  »  par  les  autres,  que  Mme  Sand 
elle-même  «  sut  l'exploiter  royalement  ».  Mme  Sand  reconnaissant  elle-même 
la  source  de  ses  idées,  il  nous  semble  qu'il  ne  faudrait  pas  lui  appliquer  ces 
termes. 


18  GEORGE    SAND 

sentiments  de  cette  catégorie,  si  elle-même  n'avait  pas  vécu,  en 
son  âme,  le  développement  progressif  de  lïdée  religieuse,  passé  par 
cette  série  d'évolutions  progressives  de  la  conscience  humaine 
(ou,  d'après  Leroux,  de  la  conscience  de  toute  V humanité)  qui 
constituent  la  donnée  principale  de  Spiridion. 

Malgré  cela,  Leroux  apparaît  quant  à  la  doctrine  sous  l'as- 
pect du  maître,  du  guide,  du  sage. 

Mais  si  nous  envisageons  le  côté  moral  et  pratique,  alors  la 
correspondance  entre  Leroux  et  George  Sand  (nous  avons  eu 
la  chance  de  lire  et  de  copier  plus  de  soixante  lettres  de  Pierre 
Leroux,  plusieurs  lettres  de  ses  frères  et  gendres,  et  des  lettres 
à  eux  adressées  par  George  Sand),  cette  correspondance,  disons- 
nous,  témoigne  que,  dans  leurs  rapports  personnels  et  privés, 
le  premier  rôle,  le  rôle  du  fort,  de  l'aîné,  du  conseiller,  du  con- 
solateur et  du  protecteur,  le  rôle  du  bienfaiteur  dans  le  sens 
vrai  et  exact  du  mot,  revient  à  George  Sand.  Leroux,  dans  ses 
lettres  se  plaint  :  du  sort,  des  hommes,  des  circonstances,  du 
travail  au-dessus  de  ses  forces,  du  manque  d'argent  et  du  gui- 
gnon  en  toutes  choses  (ce  qui  est  très  compréhensible,  vu  sa 
misère  éternelle  et  ses  dettes  presque  inextricables).  Il  demande 
perpétuellement  tantôt  un  conseil,  tantôt  une  consolation  ou 
l'éclaircissement  de  ses  doutes,  tantôt  il  s'excuse,  et  il  demande, 
et  il  prie,  il  prie  et  il  demande...  Et  ce  qu'il  faut  noter  dans  les 
lettres  de  Leroux,  écrites  pour  la  plupart  en  un  langage  extra- 
nébuleux, ampoulé,  fourmillant  de  comparaisons  embrouillées  et 
d'explications  vagues,  c'est  qu'à  côté  de  ce  ton  général  de  fai- 
blesse, de  plaintes,  de  gémissements  perpétuels,  on  y  trouve,  à  la 
parfaite  consternation  des  admirateurs  et  disciples  de  Leroux, 
une  constante  reconnaissance  de  la  supériorité  morale  et  intel- 
lectuelle de  sa  correspondante.  George  Sand  tantôt  le  console  et 
le  calme,  tantôt  elle  le  conseille,  lui  arrange  quelque  affaire. 
C'est  ainsi  par  exemple  que,  lors  de  la  fondation  de  la  Revue 
indépendante,  elle  ne  se  fit  l'un  des  éditeurs  actionnaires  et  des 
co-rédacteurs  que  dans  le  but  de  donner  à  Leroux  la  possibilité 
de  propager  ses  idées,  ainsi  que  celle  de  gagner  sa  vie,  et  elle 
n'y  publiait  ses  romans  que  pour  «  attirer  les  badauds  ».  Tantôt 


GEORGE  S  AND  >>, 

elle  le  charge  de  B'entendre  .'ivre  quelque  éditeur  pou r  la  réini 
pression  de  l'un  de  ses  romans  parus,  afin  de  lui  donner  ta  pos- 
sibilité de  gagner  un  modeste  courtage  à  cette  opération  (1);  el 
tantôl  elle  lui  expédie  BÎmplemenl  une  certaine  somme  d'argenl  ; 
ou  lui  permel  de  toucher  pour  elle  les  honoraires  qui  lui 
ir\  iennenl  :  ou  bien  elle  mel  sa  signature  but  une  lettre  de  change 
de  Leroux;  ou  elle  aide  ses  frères  à  affermer  un  petil  terrain; 
ou  elle  lui  avance  une  somme  d'argenl  pour  fonder  sa  typogra- 
phie à  Boussao.  E31e  lui  donne  gratis  un  <le  ses  nouveaux 
romans  pour  une  nouvelle  revue  qu'il  Fonde,  après  l'insuccès  de 

la  première,  OU  encore  elle  achète  et  répand  ses  petites  brochures 
et  s'évertue  à  lui  trouver  des  abonnés,  et  elle  l'aide,  elle  l'aide... 
Du  commencement  jusqu'à  la  fin,  George  Sand  reste  pour 
Leroux  et  pour  sa  famille  vraiment  maternelle,  pleine  de  bien- 
veillance, de  cette  bonté  infinie  et  intarissable  dont  parlent 
tant  tous  ses  biographes,  une  bonté  allant  jusqu'à  la  faiblesse,  de 
sorte  (pie  non  seulement  Leroux  avait  vraiment  droit  de  l'ap- 
peler Consuelo  de  mi' aima,  mais  encore  les  amis  de  George  Sand 
avaient  quelquefois  des  raisons  parfaitement  légitimes  de  pro- 
tester contre  l'abus  de  cette  bonté,  dans  certaines  occasions  de 

(1)  Nous  devons  citer  ici  une  anecdote  'racontée,  sur  la  foi  de  M.  Jules 
Claivtie,  par  le  biographe  de  Leroux,  M.  Félix  Thomas  :  George  Sand 
avait  chargé  Leroux  de  discuter  avec  son  éditeur,  M.  Delavigne,  qui  raconta 
lui-même  ce  fait,  le  prix  d'achat  d'un  nouveau  livre  de  Mme  Sand.  Dela- 
vigne trouva  Leroux  dans  une  petite  chambre  ayant  pour  tous  meubles  une 
table  de  bois  blanc,  une  chaise  et,  en  guise  de  canapé,  une  malle  sur  laquelle 
le  chargé  d'affaires  de  Mme  Sand  invita  l'éditeur  à  s'asseoir.  Alors  Pierre 
Leroux  :  «  Voyons,  monsieur,  George  Sand  a  achevé  un  ouvrage  nouveau  en 
quatre  volumes.  J'ai  pleins  pouvoirs  pour  traiter  avec  vous  en  son  nom; 
Qu'est-ce  que  vous  lui  offrez  par  volume?  —  Mais  ce  que  je  donne  d'ha- 
bitude. Cinq  cents  francs  par  volume.  »  Pierre  Leroux  paraissait  étonné. 
«  Je  vous  ai  dit  qu'il  y  avait  quatre  volumes.  —  Parfaitement.  —  Ce  serait 
donc  deux  mille  francs  que  vous  offririez  pour  un  roman?  —  Deux  mille 
francs  tout  juste,  oui,  monsieur.  »  Alors,  Pierre  Leroux,  levant,  les  bras  au 
ciel  :  «  Deux  mille  francs  !  Deux  mille  francs  pour  une  œuvre  d'imagination, 
pour  un  roman  !  Je  vous  l'ai  dit,  un  ro-man  i  mais  cela  n'a  pas  de  bon  sens  ! 
—  Ce  sont  mes  prix,  je  vous  l'ai  déclaré,  faisait  Delavigne,  se  méprenant 
sur  la  pensée  du  philosophe.  Mais  Pierre  Leroux  ajoutait  bien  vite  :  «  Cela 
n'a  pas  de  bon  sens.  Je  le  disais  à  George  Sand,  c'est  beaucoup  trop  cher. 
Un  roman  ne  vaut  pas  cela.  »  L'éditeur  était  stupéfait,  mais  le  plus  char- 
mant, c'est  que  l'homme  d'affaires  était  sincère  et  que  Mme  Sand  lui  donnait 
raison.  (J.  Claretie,  le  Temps,  21  février  1895;  P.  Félix  Thomas,  Pierre 
Leroux,  p.  68-69.) 


20  GEORGE    SAND 

la  vie  pratique.  Le  lecteur  trouvera  plus  bas  toute  une  série 
de  documents  prouvant  ce  que  nous  venons  d'avancer,  et  main- 
tenant nous  nous  permettrons  de  citer  quelques  lettres  impri- 
mées et  inédites  de  Pierre  Leroux,  de  George  Sand  et  divers 
autres,  lettres  qui  se  rapportent  aux  premières  années  des  rela- 
tions entre  George  Sand  et  Pierre  Leroux. 

Madame  Dudevant,  rue  Laffitte 
Hôtel  de  France,  au  coin  de  la  rue  de  Provence. 

1836.  Décembre. 

J'ai  lu  ce  matin  la  lettre  que  vous  m'aviez  écrite  et  que  je  n'avais 
pas  reçue  hier.  En  vérité  je  suis  heureux  de  ne  l'avoir  lue  qu'aujour- 
d'hui :  je  n'aurais  pas  osé  vous  regarder  ni  vous  parler.  Vous  êtes  trop 
bonne  et  trop  élogieuse.  Je  suis  toujours  embarrassé  et  gêné  pour  dire 
une  parole  devant  vous  (ce  qui,  par  parenthèse,  me  fait  souvent  bavar- 
der beaucoup  trop).  J'ai  senti  cela  le  premier  jour  que  je  vous  ai  vue  ; 
je  ne  pus  pas  vous  dire  un  mot.  Si  hier  j'avais  eu  votre  lettre,  j'aurais 
été  plus  troublé  que  le  premier  jour  de  notre  connaissance!  Voilà  ce 
que  c'est  que  de  vous  avoir  lue  dans  vos  livres.  J'ai  l'âme  pleine  d'ad- 
miration, et  je  n'ai  pas  de  parole  pour  la  dire  ;  puis  c'est  de  mauvais 
goût  que  de  vous  louer  en  face  ;  puis  encore,  ce  n'est  pas  vous  louer 
que  je  veux,  c'est  plutôt  vous  faire  sentir  combien  je  vous  estime  et 
combien  je  vous  suis  reconnaissant.  Il  arrive  alors  que  vous  aimez 
l'humilité  et  à  louer  les  autres  tout  faibles  qu'ils  sont.  Il  en  résulte, 
pour  ceux  envers  qui  vous  vous  montrez  si  bonne,  un  trouble  intérieur 
inexprimable. 

Vous  me  demandez  mon  amitié.  Ne  savez-vous  pas  que  je  vous  suis 
tout  dévoué?  J'étais  votre  ami  avant  de  vous  connaître  ;  je  le  fus  le 
jour  où  je  vous  vis  pour  la  première  fois  :  je  le  suis  aujourd'hui,  je  le 
serai  demain,  je  le  serai  toute  ma  vie. 

C'est  le  propre  de  l'amitié  que  d'être  utile  ou  du  moins  de  chercher 
à  l'être  à  ceux  que  nous  aimons.  Je  demande  donc  qu'il  y  ait  en  moi 
quelque  force  qui  puisse  vous  aider  quelquefois  dans  vos  souffrances. 
Mais  vous  vous  trompez  bien  sur  vous-même  quand  vous  dites  que 
j  e  servirais  à  vous  rendre  bonne.  Vous  êtes  née  pour  le  beau  et  le  bon, 
et  vous  avez  toujours  été  au  fond  ce  que  vous  voudriez  devenir.  Seule- 
ment la  vie  est  une  épreuve  et  une  expérience  que  nous  faisons  tous 
deux  dans  la  mesure  de  nos  forces  pour  nous  et  pour  l'humanité. 
Aspirons  donc  à  devenir  meilleurs  et  à  nous  éclairer  de  plus  en  plus 
dans  nos  ténèbres. 


GEORGE  S  AND  21 

Je  pense  avec  chagrin  que  vous  allez  bientôt  partir,  et  « | u«-  je  ne 
vous  verrai  plus.  Mais  si  à  Noan  (ne)  voua  prenez  quelque  instanl 
de  vos  nuits  aux  étoiles  (1)  pour  m'écrire,  vous  me  fortifierez  â  votre 

tour  dans  mes  allaitements  et  dans  nies  tristesses. 

P.  Leroux. 

Le  libraire  de  V Encyclopédie  «luit  voue  envoyer  aujourd'hui  ou 
demain,  de  ma  part,  tout  ce  qui  en  a  paru.  Si  vous  n'en  voulez  pas, 

donnez-la  à  Maurice,  ('"est  en  effet  pour  uns  enfants  que  qous  travail- 
lons. VOUS  qui  ave/,  Maurice  et  Solange,  vous  l'ère/,  pour  eux  l'article 
E8péranee,  et  non  pas  l'article  Spleen,  Comme  nous  (lisions  l'autre 
jour. 

Tours.  (Sans  date.) 

Ce  n'est  pas  le  moment,  madame  et  chère  amie,  de  vous  dire  ce 
que  j'ai  pu  souffrir  et  ce  que  je  souffre  encore.  Quand  nous  nous  rever- 
rons comme  deux  amis  je  vous  le  dirai  peut-être.  «Je  vous  écris  un  mot 
seulement,  pour  que  vous  n'ayez  pas  d'inquiétude  sur  mon  état  de 
santé.  Je  me  rappelle  qu'en  partant  je  vous  ai  promis  de  vous  donner 
de  mes  nouvelles  quand  je  serais  à  Tours.  Je  lutte  avec  courage  contre 
la  tristesse  et  rabattement.  Je  compte  rester  encore  trois  ou  quatre 
jours  ici.  puis  nf acheminer  vers  Paris.  J'ai  besoin  de  mes  enfants. 
.I*anrais  tant  à  vous  écrire,  qu'il  me  faille  des  efforts  inouïs  pour  me 
décider  à  vous  écrire  seulement  ces  quelques  mots.  Un  jour  je  vous 
demanderai  peut-être  à  vous  écrire  une  longue  lettre,  afin  que  mon 
amitié  vous  soit  utile  et  bonne  à  quelque  chose.  Adieu.  J'espère  que 
votre  santé  est  meilleure.  Embrassez  pour  moi,  je  vous  prie,  Maurice 
et  Solange.  Je  voudrais  écrire  à  Mme  Marliani  ;  mais  j'ai  laissé  passer 
trois  jours,  et  elle  doit  être  partie.  C'est  un  grand  regret  pour  moi 
de  ne  pas  lui  avoir  donné  de  mes  nouvelles  à  temps.  Si  vous  lui  écrivez, 
parlez-lui  de  moi. 

Votre  ami, 

P.  Leroux. 

A  Madame  ffAgoult,  à  Bellagio,  Milan. 

Nohant,  16  octobre  1837. 
Chère  Princesse, 

...  Je  tombe  dans  le  Pierre  Leroux,  et  pour  cause.  H  était  ici  ces 
jours  derniers.  Charlotte  et  moi  nous  faisions  le  projet  romanesque  de 

(1)  Cf.  George  Sand,  sa  vie  et  ses  oeuvres,  t.  II,  p.  310,  et  t.  Ier,  p.  444,  où 
nous  parlons  de  l'engouement  de  George  Sand  pour  les  contemplations  astro- 
nomiques. 


«2  GEORGE    SAND 

lui  élever  ses  enfants  et  de  le  tirer  de  la  misère  à  son  insu.  C'est  plus 
difficile  que  nous  ne  pensions.  H  a  une  fierté  d'autant  plus  invincible 
qu'il  ne  l'avoue  pas  et  donne  à  ses  résistances  toutes  sortes  de  prétextes. 
Je  ne  sais  pas  si  nous  viendrons  à  bout  de  lui.  Il  est  toujours  le  meilleur 
des  hommes,  et  l'un  des  plus  grands.  Il  a  été  voir  Béranger  à  Tours 
et  va  revenir  ensuite  je  ne  sais  pour  combien  de  temps. 

Il  est  très  drôle,  quand  il  raconte  son  apparition  dans  votre  salon 
de  la  rue  Lafh'tte.  H  dit  : 

—  J'étais  tout  crotté,  tout  honteux.  Je  me  cachais  dans  un  coin. 
Cette  dame  est  venue  à  moi  et  m'a  parlé  avec  une  bonté  incroyable. 
Elle  était  bien  belle! 

Alors  je  lui  demande  comment  vous  étiez  vêtue,  si  vous  êtes  blonde 
ou  brune,  grande  ou  petite,  etc.  Il  répond  : 

—  Je  ne  sais  rien.  Je  suis  très  timide  ;  je  ne  l'ai  pas  vue. 

—  Mais  comment  savez-vous  si  elle  est  belle? 

—  Je  ne  sais  pas  ;  elle  avait  un  beau  bouquet,  et  j'en  ai  conclu 
qu'elle  devait  être  belle  et  aimable. 

Voilà  bien  une  raison  philosophique!  qu'en  dites-vous?... 

George. 

A  Madame  d'Agouti,  à  Gênes. 

Nohant.  Mars  1838. 

...  Il  est  bien  possible  que  j'aille  vous  rejoindre  quelque  jour  en 
Italie.  Cependant  ce  voyage,  que  j'avais  arrangé  pour  le  printemps 
prochain,  me  paraît  moins  certain  maintenant  quant  à  la  date.  Mon 
procès  avec  mes  éditeurs,  que  je  voudrais  terminer  auparavant,  est 
porté  au  rôle  pour  le  mois  de  juillet  ou  d'août.  Si  je  suis  forcée  de  m'en 
occuper,  je  ne  pourrai  passer  les  monts  qu'en  automne.  Une  fois  en 
Italie,  j'y  veux  rester  au  moins  deux  ans  pour  les  études  de  Maurice, 
qui  s'adonne  définitivement  à  la  peinture  et  qui  aura  besoin  de  séjour- 
ner^ Rome... 

Madame    George    Sand,    chez   Madame   Marliani, 
au  Consulat  d'Espagne,  rue  Grange-Batelière. 

Votre  lettre  m'afété  bien  douce,  chère  amie  (puisque  vous  pros- 
crivez le  nom  de  madame,  et  vous  avez  raison).  Je  l'ai  reçue  au  milieu 
d'une  grande  affliction.  Reynaud  vient  de  perdre  sa  femme.  J'écris 
à  Mme  Marliani  et  je  lui  donne  quelques  détails  sur  le  malheur  de 
mon  pauvre  ami.  Il  a  été  vraiment  beau  et  fort  dans  cette  rude  atteinte. 
Sa  croyance,  fondée  sur  la  raison  qui  nous  éclaire,  est  bonne  à  quelque 


GEORGE   S  AND  23 

chose.  J'étais  -uïr  de  lui  d'avance,  el  je  n'ai  pas  été  trompé.  J'ai 
déjà  p.is  mal  souffert,  j'ai  [ail  aussi  de  pertes  cruelles,  ans  compter 
d'autres  afflictions  bien  profondes  :  mais  avec  lui  j'apprenais  à  souffrii 
el  à  Bavoir  mourir.  Jean  esl  un  fameux  homme,  un  brave  el  grand 
esprit  .le  veux  qu'il  vous  connaisse  un  jour  et  qu'il  voua  aime  comme 
je  \mis  admire. 

J'ai  été  forcé  de  rester  auprès  de  lui  jusqu'au  moment  où  je  l  ai 
conduit  a  Chantilly  chez  sa  mère.  Voilà  pourquoi  je  n'ai  pas  été  vous 
voir  déjà.  Je  suis  encore  retenu  aujourd'hui  el  peut-être  demain.  Biais 

j'espère  que  vous  ne  sciez  pas  partie  d'ici  à  deux  jours.   .Maurice  va 

donc  bien;  il  esl  avec  vous  et  Solange  aussi.  Alors,  puisque  nul  coeur 
ne  vous  manque,  pourquoi  ne  resterez-vous  pas  quelques  jours  de 

plus,  (tour  le  bonheur  de  la  Madona.  J'ai  vu  sur  votre  cachet  Italiam. 
Vous  irez  donc!  J'ai  renoncé  à  mon  voyage  d'Allemagne  à  cause  de 
Kevnaud.  Il  a  besoin  des  montagnes  pour  se  retremper,  et  nous  irons 
taire  un  petit  voyage  dans  les  Alpes. 

A  vous  pour  toujours. 

P.  Leroux. 

Au  Major  Adolphe  Piclet,  à  Genève. 

Paris.  Printemps  1838. 
Cher  Major, 

...  Vous  seriez  bien  aimable  de  me  donner  de  vos  nouvelles  ici,  rue 
Grange-Batelière,  7.  J'y  serai  encore  une  quinzaine,  et  il  est  possible, 
probable  même,  que  nous  allions  passer  l'été  en  Suisse.  La  santé  de 
mon  tils  est  meilleure  ;  mais  les  médecins  lui  ordonnent  un  climat 
frais  en  été  et  chaud  en  hiver.  Nous  serons  donc  bientôt  à  Genève  et 
ensuite  à  Xaples.  Dites-moi  dans  quelle  partie  bien  sauvage  et  bien 
pittoresque  de  vos  montagnes  je  pourrais  aller  travailler  ;  je  voudrais 
un  climat  modéré  pour  Maurice,  et  pour  moi  des  paysans  parlant 
français.  Les  environs  de  Genève  ne  me  paraissent  pas  assez  énergiques 
comme  paysage,  et  je  voudrais  fuir  les  Anglais,  ies  buveurs  d'eaux, 
les  touristes,  etc.  Je  voudrais  encore  vivre  à  bon  marché,  car  j'ai 
gagné  deux  procès  et  je  suis  ruinée... 

Le  lecteur  sait  déjà  que  ce  n'est  ni  en  Italie,  ni  en  Suisse 
que  se  rendit  George  Sand  en  l'automne  de  1838,  mais  bien  à 
Majorque,  et  on  sait  aussi  qu'outre  ses  deux  enfants,  son  troi- 
sième compagnon  de  voyage  fut  Chopin. 

(est  avec  une  profonde  émotion,  avec  un  frisson  de  véflé- 


24  GEORGE    SAND 

ration*  et  de  crainte,  que  nous  commençons  le  récit  des  relations 
entre  Chopin  et  George  Sand.  Notre  sympathie  se  divise  en- 
tièrement ;  nous  sommes  incapable  de  déclarer  lequel  des  deux 
grands  amis  nous  est  plus  cher,  plus  proche  de  notre  cœur, 
auquel  des  deux  nous  sommes  plus  intimement,  plus  fidèlement 
attaché.  Puis,  comment  raconter  une  âme,  une  âme  sensitive 
jusqu'à  la  morbidesse,  âme  incomprise,  se  dérobant  à  tous,  ne 
se  révélant  point  et  point  révélée,  âme  profonde,  exclusive  et 
ne  se  manifestant  que  par  les  sons,  ne  vivant  et  ne  parlant 
qu"en  musique  et  par  la  musique  !  Comment  rendre  les  états  de 
cette  âme  capricieuse,  toute  en  teintes  et  en  nuances  fugitives, 
de  cette  âme  mimose,  si  personnelle,  si  intolérante  envers  tout 
ce  qui  est  collectif  et  troupeau,  envers  tout  ce  qui  est  cher  à  la 
foule  et  aimé  d'elle  ;  âme  instinctivement  ennemie  du  banal,  de 
l'universel,  du  vulgaire,  du  criard;  âme  également  fuyant  la 
prose  de  la  vie,  le  bruit  de  la  vie  et  les  combats  de  la  vie,  à 
dix  coudées  au-dessus  de  tous  les  partis,  de  tous  les  meneurs, 
tous  les  crieurs,  tous  les  orateurs,  de  tous  les  héros,  de  toutes 
les  divinités  du  jour,  de  tous  ceux  qui  disparaissent  des 
tréteaux,  après  avoir  mené  grand  bruit  pendant  des  années, 
comme  les  marionnettes,  e't  qu'on  oublie  aussi  comme  les  marion- 
nettes?... Comment  faire  comprendre  au  lecteur,  surtout  à  celui 
qui  n'est  pas  musicien,  une  âme  qui  ne  parlait  que  par  la  mu- 
sique, qui  même  en  musique  parlait  une  langue  extraordinaire 
et  inusitée,  une  langue  à  elle,  toute  nouvelle,  sans  l'ombre 
même  de  l' universellement  populaire,  sans  trace  de  trivialité, 
de  vulgarité,  de  lieux  communs,  de  phrases  faites,  d'expressions 
reçues?  Comment  expliquer  un  compositeur  qui  ne  craint  pas 
toutes  ces  modulations,  ces  positions  d'accords  prétendues  «  im- 
possibles »  ou  inconnues  avant  lui?  Celui  qui  commence  sa  pre- 
mière Ballade  en  Sol  mineur  par  ce  récitatif  interrogatif  pariant 
sans  paroles  et  s' arrêtant  sur  cette  dissonance  audacieuse;  celui 
dont  le  courroux  et  le  désespoir  se  révèlent  par  des  œuvres  telles 
que  l'Étude  en  Ut  mineur,  le  Prélude  en  Si  bémol  mineur  (n°  16), 
la  Polonaise  en  Fa  dièze  mineur;  celui  dont  la  douleur  s'exhale 
dans   les  larmes  de   cet  incomparable  Nocturne   en    Ut   mi- 


GEORGE   s  AND  25 

new  (op.  48),  ou  dans  oe  Prélude  de  deux  lignes  d'une  simpli- 
cité,  d'une  beauté  inénarrables,  comment  faire  comprendre  que 
parmi  les  grandes  âmes,  celle-ci  es1  l'une  des  plus  grandes,  des 

plus  profondes,  la  |>l us  raffinée  entre  toutes  les  plus  délicates? 

Dans  sa  vie  ce  fut  l'homme  le  plus  retenu,  ne  permettant  à 
personne  de  pénétrer  dans  le  sanctuaire  de  son  C03UT.  Il  existe 
hou  QOmbre  de  lettres  de  Chopin,  mais  elles  ne  le  révèlent  pas. 
surtout  dans  la  seconde  partie  de  s;i  vie.  Il  ne  se  révélait  pas  plus 
dans  ses  paroles.  Il  tachait  ton  joins  de  passer  pour  un  homme 
du  monde,  très  correct,  et   rien  de  plus. 

Mais  on  s'y  méprendrait  pourtant.  La  volonté  du  musicien 
n'était  pour  rien  dans  la  douceur  recherchée  de  son  abord,  l'élé- 
gance de  ses  manières,  tous  ses  soucis  du  fashionable.  ses  engoue- 
ments pour  les  o  tailleurs  chic  »,  pour  les  salons  de  grand  monde, 
pour  des  «  papiers  tourterelle  »  ou  «  gris  perle  »  des  murs,  pour  les 
jardinières  garnies  de  fleurs  et  un  ameublement  élégant.  Il  ne 
recherchait  pas  ces  belles  formes  de  l'existence,  ce  n'était 
que  l'empreinte  extérieure,  involontaire  de  cette  âme  d'élite  qui 
régnait  en  souveraine  sur  son  enveloppe  frêle,  délicate  et  élé- 
gante. Tout  cela  était  presque  inconscient,  il  lui  était  impos- 
sible de  faire,  d'agir,  de  parler  autrement,  d'être  moins  exclusif, 
moins  recherché,  moins  délicat,  Et  si,  comme  tout  auteur, 
nous  devons  souhaiter  à  notre  livre  le  plus  grand  nombre  de 
lecteurs,  nous  désirerions  que  ces  pages-là  n'en  aient  que  le 
plus  petit,  nous  voudrions  presque  qu'elles  ne  fussent  lues  que 
par  les  musiciens  seuls,  ou  par  les  exclusifs,  les  sensitifs,  par  les 
personnes  qui  trouvent  que  «  l'universellement  populaire  »  est 
tout  aussi  fade  et  dégoûtant  que  les  enluminures  des  boîtes  à 
bonbons,  les  «  primes  artistiques  »  d'un  journal  de  cinq  sous,  le 
«  patriotisme  »  ou  le  «  libéralisme  »  des  faiseurs  d'articles,  les 
pardessus  d'un  magasin  de  confections  seyant  à  des  milliers  de 
personnes,  ou  comme  le  livre  d'une  célébrité  populaire  fraîche- 
ment éclose,  seyant  aussi  à  une  foule  innombrable  de  lecteurs, 
à  la  «  sainte  majorité  »,  à  tout  le  monde. 

Nous  nous  permettrons  de  donner  ici  une  esquisse  abrégée 
de  la  vie  de  Chopin,  parce  que  ses  biographies  françaises,  même 


26  GEORGE    SAND 

les  plus  récentes,  fourmillent  d'erreurs.  Frédéric  Chopin  naquit 
le  22  février  1810  (et  non  pas  1809)  à  Zelazowa-Wola,  domaine 
des  comtes  Skarbek,  situé  dans  le  diocèse  de  Suchaczew.  Son 
père  était  un  émigré  français  naturalisé  en  Pologne,  Nicolas 
Chopin  ou  Szopén,  selon  l'orthographe  polonaise.  Sa  mère,  — 
une  Polonaise,  —  Justine  Krzyzanowska.  Frédéric  Chopin  se 
considéra  toujours  comme  Polonais  et  tint  le  polonais  pour  sa 
langue  maternelle.  Ses  parents  étaient  tous  les  deux  attachés 
à  la  maison  de  Skarbek,  Nicolas  Chopin  en  qualité  de  précep- 
teur, sa  femme  comme  intendante  de  la  maison  de  campagne. 
Le  jeune  comte  Skarbek,  devenu  plus  tard  un  savant  fort  dis- 
tingué, fut  le  parrain  de  Frédéric  (1)  et  l'ami  de  la  famille,  mais 
jamais  Chopin  ne  fut  élevé  à  ses  frais,  ni  aux  frais  de  sa  mère, 
ou  du  prince  de  Radziwill.  Frédéric  reçut  une  éducation  fort 
soignée  dans  la  maison  paternelle,  parce  que  ses  parents 
étaient  des  gens  d'une  grande  culture  intellectuelle,  et  lorsque 
Nicolas  Chopin  s'installa  à  Varsovie  et  y  ouvrit  un  pensionnat 
pour  les  jeunes  gens  faisant  leurs  études  au  lycée,  sa  maison 
fut  un  lieu  de  réunion  pour  les  hommes  s'intéressant  aux  choses 
de  l'esprit  ou  adonnés  à  la  culture  des  sciences  et  des  arts.  Fré- 
déric était  le  second  des  enfants  de  Nicolas  Chopin,  venant 
après  Louise  et  précédant  ses  deux  sœurs  Isabelle  et  Emilie. 
Celle-ci  devait  à  l'âge  de  quatorze  ans  mourir  phtisique, 
comme  mourut  plus  tard  Frédéric,  Tous  ces  enfants  se  dis- 
tinguaient par  des  capacités  littéraires  et  artistiques  :  les 
deux  aînées  s'occupèrent  plus  tard  de  traductions,  Emilie  com- 
posa des  vers.  Frédéric  avait  une  grande  facilité  pour  le  dessin  et 
s'amusait,  encore  élève  du  lycée,  pendant  une  villégiature 
chez  des  amis,  à  écrire  un  prétendu  «  Courrier  »  où  il  notait 
toutes  ses  impressions  de  campagne  sous  la  forme  la  plus  drôle  et 
la  plus  humoristique,  témoignant  d'un  esprit  railleur  et  éveillé. 
Son  talent  musical  se  manifesta  de  très  bonne  heure  et  d'une 
manière  toute  spontanée.  Il  étudia  le  piano  avec  Ziwny  et  dé- 
fi) Lorsqu'on  publia,  dans  la  Revue  musicale,  le  travail  de  M.  Karlowicz 
en  français,  on  traduisit  le  mot  de  hiostny  (parrain)  par  le  mot  de  «  filleul  », 
ce  qui  donna  occasion  à  des  contresens  et  des  non-sens  en  plusieurs  endroits. 


GEORGE  SAND  27 

buta  oomme  pianiste  à  l'âge  de  <li\  mis.  Il  fui  dès  lors  remarqué 
de  la  oélèbre  Catalani  qui  lui  lit  oadeau  d'une  montre  avec 
une  Inscription  gravée  pour  la  circonstance.  Tout  adolescent,  il 
(in!  part  à  des  concerts  de  bienfaisance  ou  joua  avec  un  grand 
Buccès  dans  1rs  salons  de  l'aristocratie  varsovienne,  à  commencer 
par  celui  de  la  comtesse  Lowioz,  épouse  du  grand-duc 
Constantin.  Cela  ne  l'empêcha  pas  de  faire  des  études  très 
sérieuses  au  lycée  de  Varsovie,  où  il  remporta  plusieurs 
mentions  honorables,  prix  e1  couronnes.  Ses  études  une  fois 
terminées,  en  1826,  il  entra  au  Conservatoire  ou  Ecole  supé- 
rieure de  musique  de  Varsovie  où  il  étudia  son  art  sous  la  direc- 
tion de  Joseph  Elsner.  Durant  cette  période  et  plus  tard  il  fit 
quelques  séjours  à  Berlin,  en  Silésie,  c^f  Poznan  chez  le  mécène 
prince  de  Radziwill,  à  la  campagne  chez  ses  amis  les  comtes 
Wodzinski,  se  créant  partout  des  admirateurs  enthousiastes  et 
dénotant  dès  ses  toutes  premières  œuvres  un  talent  original,  sûr 
de  lui-même,  hors  ligne. 

Il  eut  pour  camarades,  au  lycée,  et  plus  tard  pour  amis  l'élite 
intellectuelle  de  Varsovie,  et  fréquentait  l'élite  artistique  ou 
aristocratique  de  cette  ville. 

11  était  en  train  de  se  créer  un  public  européen  en  commen- 
çant une  tournée  artistique  par  des  concerts  à  Munich  et  à 
Vienne,  lorsque  éclata  la  révolution  polonaise  de  1831.  Il  s'ar- 
rêta à.  Paris  «  pour  se  rendre  à  Londres  »,  comme  il  était  dit  sur 
son  passeport  :  ce  fut  pour  ne  plus  jamais  revenir  dans  sa  patrie 
et  pour  mourir  place  Vendôme  en  1849.  Les  dix-huit  années 
qu'il  passa  à  Paris,  à  l'exception  de  quelques  séjours  aux  eaux 
de  Bohême,  à  Majorque,  à  Nouant  et  en  Angleterre,  furent 
consacrées  à  la  musique  :  c'est  là  qu'il  créa  la  plupart  de  ses 
chefs-d'œuvre  et  gagna  sa  vie  en  enseignant  son  art  à  une  foule 
d'élèves  des  deux  sexes. 

Nous  avons  déjà  raconté  dans  notre  deuxième  volume  la  pre- 
mière entrevue  de  Chopin  et  de  George  Sand  et  prouvé  qu'elle 
n'eut  pas  lieu  en  1837,  comme  on  le  prétend  toujours,  et  dans 
des  circonstances  tout  à  fait  autres  et  nullement  aussi  poétiques 
que  pc  la  content  MM.  de  Custine,  Karasowski,  Wodzinski  et 


28  GEORGE    SAND 

tutti  quanti.  Nous  avons,  en  faisant  analyse  de  ces  légendes, 
dit  que  cette  rencontre  eut  lieu  dans  les  derniers  mois  de  1836,  à 
l'époque  où  Mme  d'Agoult  et  George  Sand  habitaient  Y  Hôtel  de 
France,  rue  Laf  fitte,  et  que  pendant  les  mois  d'hiver  de  1836  passés 
par  George  Sand  à  Paris,  entre  son  voyage  en  Suisse  et  sa  réclu- 
sion à  Nohant  (en  janvier-avril  1837),  elle  et  Chopin  se  virent  non 
pas  «  une  fois  »,  mais  bien  plusieurs  fois,  soit  dans  le  salon  de 
la  comtesse,  soit  chez  Chopin  lui-même,  à  ses  soirées  musicales 
intimes  que  Henri  Heine  nous  décrit  incomparablement  dans  ses 
lettres  à  Lewald  (1)  dont  Liszt  nous  parle  dans  son  livre  sur 
Chopin  (2)  et  auxquelles  George  Sand  elle-même  fait  allusion 
dans  son  Histoire  de  ma  vie  (3). 

Nous  avons  dit  à  cet  endroit  même  de  notre  travail  comment 
Chopin  avait  d'abord  été  récalcitrant  à  l'idée  de  faire  la  connais- 
sance de  George  Sand,  par  haine  des  bas  bleus  en  général.  La 
première  impression  que  lui  fit  la  grande  romancière  fut  aussi 
assez  défavorable.  C'est  ainsi  que  ce'  même  KarasowsM  qui 
raconte  d'une  manière  aussi...  poétique  leur  première  rencontre 
et  qui  assure  que  d'emblée  Chopin  se  sentit  «  compris  comme  il  ne 
l'avait  jamais  été  auparavant  et  par  personne  »,  ce  même  Kara- 
sowski  déclare  avoir  lu-  dans  une  des  lettres  de  Chopin  à  sa 
famille,  détruites  lors  des  événements  de  1863  (4)  :  «  Hier  j'ai 
rencontré  George  Sand,  elle  me  produisit  une  impression  fort 
désagréable...  »  Dans  la  lettre  ouverte  de  Hiller  à  Franz  Liszt, 
que  Mecks  cite  dans  sa  biographie  de  Chopin,  on  peut  lire  ce 
qui  suit  :  «  Un  soir  tu  rassemblas  chez  toi  l'élite  de  la  littérature 
française.  Certes  George  Sand  ne  pouvait  y  manquer.  En  reve- 
nant à  la  maison,  Chopin  me  dit  :  «  Quelle  femme  antipathique 
«  que  cette  Sand.  Est-ce  vraiment  bien  une  femme?  Je  suis  prêt 

(1)  Henri  Heine,  Lutetia.  «  Ueber  die  franzôsisehe  Bûhne.  Vertraute 
Briefe  an  August  Lewald.  »  N°  X. 

(2)  F.  Chopin,  par  Liszt.  Paris,  Escudier,  1852. 

(3)  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p.  405. 

(4)  MM.  Meczislas  Karlowicz  (Pamiatki  po  Chopinie,  Warszawa,  1904)  et 
Ferdinand  Hœsick  ont  dernièrement  fait  justice  de  cette  légende  encore. 
La  plus  grande  partie  des  lettres  de  Chopin  et  à  Chopin  n'a  heureusement 
point  été  perdue  lors  du  désastre  de  1863,  et  ces  messieurs  en  ont  déjà  publié 
un  grand  nombre. 


GEORGE   SAND 

«  ;i  en  douter...  «  Au  oUre  de  ce  même  Niecks,  lorsqu'il  questionna 
là  dessus  Lis/,t,  oe  dernier  ne  Bouligna  qu'une  certaine  retemu 
que  Chopin  laissa  remarquer  au  commencement  de  ses  rela- 
tions avec  George  Sand,  i'i  il  ne  dit  rien  parrapporl  à  sont  aver- 
sion ».  Bien  au  contraire,  Liszt  dit  qu'au  bout  de  liés  peu  <l<'  temps 
la  romancière  remporta  victoire  sur  cette  rricnitc,  grâce  à  ses 
merveilleux  dons  intellectuels  el  au  charme  de  sa  parole.  Il  <'n 
avait  été  de  même  avec  Musset.  NieckB  remarque  avec  raison 
qu'il  y  eut  beaucoup  de  points  de  ressemblance  dans  ces  deux 
liaisons,  en  général.  C'est  ainsi  que  Chopin  et  Musset  étaient  tous 
les  deux  de  quelques  années  plus  jeunes  que  George  Sand,  tous 
les  deux  ils  jouèrent  le  rôle  du  plus  faible,  etc.,  etc.  Mais  la  dif- 
férence fut  grande  entre  le  poète  et  le  musicien  sous  le  rapport 
moral,  et  quoique  Musset  appartînt  par  sa  naissance  à  une  famille 
presque  aristocratique,  et  que  Chopin  naquit  etse  développa  dans 
l'humble  famille  d'un  directeur  de  pensionnat  auprès  du  lycée  de 
Varsovie,  c'est  bien  lui,  plutôt  que  Musset,  qu'il  faut  appeler  aris- 
tocrate dans  le  vrai  et  le  grand  sens  du  mot.  C'était  un  homme 
d'une  culture  morale  exceptionnelle  et  par  sa  nature,  par  toutes 
ses  habitudes  de  famille  et  d'éducation,  absolument  incapable  de 
passer  son  temps  dans  quelque  société  grossière  ou  dans  les  bas 
plaisirs  où  s'abaissa  si  souvent  Musset, 

Une  taille  moyenne  et  élancée,  des  mains  longues  et  effilées, 
de  très  petits  pieds,  des  cheveux  très  fins  d'un  blond  cendré 
tirant  sur  le  châtain,  des  yeux  bruns  plutôt  vifs  que  mélanco- 
liques, un  nez  busqué,  un  sourire  très  doux,  une  voix  un  peu 
sourde,  et  dans  toute  sa  personne  quelque  chose  de  si  noble,  de 
si  indéfinissablement  aristocratique,  que  tous  ceux  qui  ne  le 
connaissaient  pas  le  prenaient  pour  quelque  magnat.  Voici  le 
portrait  de  Chopin.  La  recherche,  le  raffinement  même,  dans 
les  manières,  dans  les  paroles,  dans  l'habillement,  comme  dans 
l'ameublement  de  ses  chambres,  l'aversion  innée  pour  toute 
discussion  bruyante,  pour  les  politiciens  et  les  clubs,  pour  tout 
laisser  aller  des  bohèmes,  pour  tout  train  de  vie  désordonné, 
pour  les  sans-façons  des  abords,  pour  tout  manque  de  goût,  le 
débraillé,  le  bariolé  dans  la  mise  ;  l'engouement  pour  tout  ce  qui 


3o  GEORGE    SAXD 

dénote  la  haute  société,  allant  jusqu'au  snobisme,  amour  de 
tout  ce  qui  est  élégant,  poussé  jusqu'à  des  extases  devant  quelque 
toilette  bien  faite  et  «  bien  portée  »  et  jusqu'à  la  connaissance 
approfondie  du  cachet  de  chaque  grand  faiseur  ;  la  passion  des 
fleurs,  des  parfums,  des  porcelaines  de  Chine  ou  de  Sèvres,  des 
meubles  de  Boulle,  des  tentures  claires,  des  soirées  intimes  et 
pimpantes  dans  quelque  petit  salon  de  grand  monde,  doucement 
éclairé,  plutôt  noyé  dans  la  pénombre,  où,  en  «  petit  comité  », 
une  élite  de  femmes  adorables  et  d'hommes  grandement  titrés 
ou  portant  un  grand  nom  historique  écoute,  religieusement 
attentive,  le  poète-musicien  qui  lui  révèle,  au  piano,  le  secret 
de  ses  pensées  !  Voilà  les  dehors,  l'atmosphère  où  se  plaisait 
Chopin. 

Une  délicatesse  raffinée  d'esprit  et  de  sentiments,  une  dou- 
ceur d'âme,  la  hauteur  générale  de  tout  F  être  moral;  une  cer- 
taine tendance  à  l'idéalisme,  à  la  rêverie,  et  une  fine  moque- 
rie pleine  d'humour  ;  une  tendre  fidélité  à  ses  amis,  à  sa  famille, 
liée  à  un  amour  ardent  et  douloureux  pour  sa  pauvre  patrie 
perdue,  aux  amers  regrets  de  son  brillant  passé  ;  le  culte  che- 
valeresque pour  toute  femme,  et  une  passion  illimitée  de  son 
art,  de  cette  langue  de  son  cœur,  la  musique,  qui  réunissait  en 
elle  et  servait  seule  d'expression  à  tous  ces  divers  éléments  spi- 
rituels ;  l'originalité  et  la  personnalité  incisive  et  exclusive  d'un 
génie  —  dans  ses  œuvres  à  lui,  et  le  goût  marqué  de  tout  ce 
qui  est  bien  pondéré,  adouci,  jamais  brutal,  toujours  noble 
et  retenu,  et  même  de  tout  ce  qui  est  conventionnellement  for- 
mel —  dans  les  œuvres  d'autrui,  en  peinture,  en  littérature 
et  en  musique.  Voilà  enfin  Chopin  moral,  le  Chopin  intime 
et  caché. 

Si  nous  nous  rappelons  maintenant  qu'au  moment  de  la  pre- 
mière rencontre  de  George  Sand  et  de  Chopin  les  idées  socia- 
listo-démocratiques  avaient  pris  possession  de  l'esprit  de  la 
grande  femme;  que  dans  ses  paroles  comme  dans  ses  actions 
elle  faisait  constamment  montre  de  ses  sympathies  pour  les  masses 
incultes,  souffrantes  et  malheureuses,  et  de  son  adhésion  à  tout 
ce  qui  devait  accélérer  l'affranchissement  du  peuple,  la  procla- 


GEORGE  SAND  31 

million  du  pouvoii  suprême  de  la  majorité;  *  j  1 1  ~  *  *  1 1  <  *  avait  rompu 
avec  presque  ions  les  ; i m i s  de  Ba  jeunesse,  avec  ses  anûec  de 
couvent,  «•  i  u  ^  s  i  bien  qu'avec  la  Bociété  à  laquelle  elle  appartenait 
par  sa  naissance  el  les  relations  de  son  aïeule  el  de  son  père,  et 
qu'elle  vivail  alors  presque  exclusivement  au  milieu  de  tribuns, 
de  meneurs  de  partis,  de  philosophes,  d'artistes,  d'acteurs,  de 
journalistes,  d'utopistes,  de  bohèmes  et  de  prolétaires;  qu'elle 
était  portée  à  un  sans-façon  absolu  dans  son  train  de  vie,  De 
faisant  aucune  attention  ni  à  ses  oost unies,  ni  à  ceux  de  BOB 
entourage  (1);  que  bien  peu  de  semaines  auparavant  elle  por- 
tait une  blouse  d'homme,  un  gilet  et  de*  bottes;  qu'elle  Fumait 
à  outrance,  tutoyait  ses  nouveaux  amis,  presque  de  prime  abord, 
-ils  étaient  à  son  gré;  qu'elle  souffrait  qu'on  s'exprimât  eu  sa 
présence  en  des  termes  familiers,  et  qu'elle  se  permettait  elle- 
même  dans  ses  lettres  et  ses  causeries  intimes  des  locutions 
d'atelier  ou  de  tréteaux;  si  nous  nous  rappelons  tout  cela,  nous 
ne  trouverons  pas  étonnant  que  la  première  impression  qu'elle 
produisit  sur  Chopin  lui  fut  défavorable. 

Mais  il  est  moins  étonnant  encore  qu'il  suffît  du  commerce 
le  plus  court  entre  la  femme  de  génie  et  le  grand  musicien,  pour 
qu'il  fût  charmé.  Sous  son  extérieur  raffiné,  comme  sous  les 
manières  presque  bohèmes  de  l'amie  des  humbles  palpitait 
une  grande,  une  géniale  âme  d'artiste.  Chopin  était  plus  ca- 
pable de  le  sentir  qu'aucun  de  ceux  qui  entouraient  alors 
George  Sand.  Il  venait  d'éprouver,  de  plus,  que  les  dehors  les 
plus  recherchés,  les  plus  élégants,  les  relations  les  plus  amicales, 
la  douceur  des  manières  la  plus  parfaite  se  marient  parfois  avec 
des  préjugés  aristocratiques,  avec  une  sécheresse  ou  une  lâche 
soumission  à  sa  destinée  et  à  la  volonté  d'une  caste.  Wodzinski 
un  ami  (!)  à  lui,  ne  s'en  efforça  pas  moins  de  faire  étouffer 


(1)  Cf.  la  lettre  de  George  Sand  à  M.  de  Mirecourt,  réfutant  tout  ce  qu'il 
débitait  dans  sa  biographie  de  George  Sand  sur  ses  habitudes  d'élégance. 
Nous  croyons  devoir  aussi  déclarer  à  ce  propos  que  les  lignes  si  connues  de 
M.  de  Lamennais  à  M.  de  Vitrolles  sur  la  prétendue  «  élégance  »  et  les  «  che- 
mises de  foulard  de  Mme  Sand  »  doivent  être  mises  sur  le  compte  du  mépris 
inné  de  prêtre  pour  la  femme,  et  ne  peuvent  nullement  être  considérées 
comme  véridiques. 


32  GEORGE    SAND 

l'amour  commençant  de  sa  sœur  Marie  pour  le  jeune  musicien 
modeste,  pas  riche  et  point  titré,  et  cette  même  Marie  Wod- 
zinska  (après  laquelle  soupirait  aussi  le  poète  Slowacki),  mal- 
gré tous  ses  serments  et  ses  sentiments,  se  plia  à  la  volonté 
paternelle  et,  tout  en  aimant  Chopin  (  !),  épousa  un  homme  titré. 
Quoique  Chopin  n'eût  ni  les  courroux  de  Liszt  ni  ses  révoltes 
contre  les  préjugés  aristocratiques  qui  lui  volèrent  aussi  la  jeune 
fille  de  son  choix  (1),  quoique  Chopin  fût  porté  à  s'incliner  de- 
vant ces  préjugés  de  caste  consacrés  par  les  siècles,  pourtant  la 
blessure  que  ces  gens  à  cœurs  secs  lui  portèrent  saignait  et 
brûlait  douloureusement  au  fond  de  ses  entrailles.  La  sympa- 
thie d'une  grande  âme,  libre,  ardente,  prête  à  l'aimer,  venant 
à  lui,  dut  d'emblée  inonder  de  lumière,  de  chaleur  et  de  passion 
inextinguible  ce  cœur  qui  n'avait  encore  rencontré  ni  un  vrai 
amour,  ni  un  cœur  égal  au  sien  (2). 

George  Sand  possédait  un  véritable  et  profond  sens  musical, 
nous  l'avons  déjà  noté,  en  passant,  dans  le  chapitre  sur  Liszt. 
Revenons  sur  ce  point,  d'autant  plus  que  nous  sommes  là-dessus 
en  parfait  désaccord  avec  Niecks,  dont  les  arguments  et  les  asser- 
tions nous  paraissent  très  peu  probants. 

En  parlant  du  conte  .fantastique  le  Contrebandier  que  George 
Sand  écrivit  «  sur  la  fantaisie  musicale  de  Liszt  »,  nous  avons 
cité  le  biographe  de  Liszt,  Mme  Lina  Ramann,  qui  trouvait 
extrêmement  «  étonnant  que,  malgré  son  sens  musical  profond, 
George  Sand  n'ait  pas  inspiré  Liszt  »,  c'est-à-dire  qu'il  n'ait  rien 
composé  sur  l'un  de  ses  textes  (3).  Nous  avons  dit  alors  même 
que  cette  assertion  nous  était  très  précieuse,  venant  de  la 
part  de   Liszt   et   redite    seulement   par   Mme    Ramann,   elle 

(1)  Caroline  de  Saint-Criq.  Cf.  notre  volume  II,  p.  217. 

(2)  Si  on  lit  attentivement  tout  ce  que  M.  Ferdinand  Hœsick  raconte  dans 
son  excellent  premier  volume  de  la  biographie  de  Chopin  sur  les  relations 
entre  Chopin  et  sa  première  «  passion  »,  la  cantatrice  Constance  Glad- 
kowska,  on  ne  se  rend  que  trop  bien  compte  que  ce  fut  le  grand  musicien 
qui  aima  avec  toute  la  prodigalité  d'un  cœur  novice,  et  que  la  jolie  chan- 
teuse de  l'opéra  de  Varsovie  ne  le  lui  rendit  que  fort  incomplètement,  lui 
donnant  ample  matière  à  jalousies  et  à  souffrances. 

(3)  Nous  avons  fait  allusion  au  projet  de  Liszt  de  composer  un  opéra 
sur  Consuelo,  projet  qui  ne  fut  jamais  réalisé.  (Cf.  notre  volume  II,  p.  344.) 
On  voit  par  les  lettres  inédites  de  Mme  Pauline  Viardot  à  Mme  Sand  que 


GEORGE  SAND  33 

renferme  une  constatation  irrévocable  de  oe  que  George  Sand 
était  vraiment  très  musicienne  (musikalisch).  <b-,  Niecks  met  en 
doute  la  présence  de  ce  don  chez  George  Sand  II  dit  :     J'ai 
appris  |>;ir  Liszt  que  George  Sand  n'était  pas  musicienne (nickt 
musikalisch),  mais  qu'elle  avait  du  goûl  el  du  jugement.  Parle 
mot  nie/il  mu8ikalisch  il  faut,  je  crois,  entendre  qu'elle  n'avait 
pas  l'habitude  de  faire  usage  de  Bes  capacités  musicales,  ou  bien 
qu'elle  ne  les  .-ivait  pas  développées  à  un  degré  digne  d'atten- 
tion. A  mon  propre  avis  elle  donne  trop  d'importance 
capacités,  à  ses  occupations  et  à  ses  connaissances  musicales, 
du  moins  ses  écrits  prouvent  que  quel  que  lût   son  don  mu- 
sical, sou  goût   riait   néanmoins  très  incertain   el    ses   connais- 
sances très  minimes...  » 

Il  nous  semble  que  Niecks  réfute  par  ses  propres  paroles  c< 
qu'il  avance,  en  disant  que  l'expression  innuusikalisch  veut  dire 
surtout  que  George  Sand  n"était  point  une  exécutante,  une  mu- 
sicienne active.  Mais  ceci  encore  n"est  point  exact,  car.  sans 
être  une  virtuose,  George  Sand  se  distingua  toujours  par  une 
ouïe  musicale  parfaite,  une  mémoire  excellente  et  même  une 
certaine  vélocité  au  piano,  qui  lui  permirent,  jusque  dan-  -a 
vieillesse,  d" exécuter  de  mémoire  quantité  d'airs  berrichons, 
espagnols  et  majorquins,  des  danses,  des  morceaux  d'opéras,  de 
Don' Juan  surtout,  son  opéra  favori  (ainsi  que  celui  de  Chopin 
et  de  Mme  Pauline  Viardot).  Xous  savons  aussi  que  dans  sa  jeu- 
nesse elle  jouait  assez  souvent  à  quatre  mains,  qu'elle  chantait 
agréablement  et  qu'elle  fut  une  des  premières  à  apprécier  le 
génie  de  Berlioz,  peu  connu  encore  à  ce  moment,  mais  dont  elle 
chantait  déjà  ou  accompagnait  les  romances  (1).  Elle  chantait 
aussi  des  airs  d'opéras  italiens  (2). 

D'ailleurs  tout  ce  que  Niecks    avance    par   rapport    à    son 
«  goût  incertain  »,  etc..  nous  paraît  très  problématique,  d'au- 


Bfeyerbeer  s'était  aussi  enthousiasmé  pour  Consuelo,  et  voulait  faire  un  opéra 
dont  l'action  se  passerait  en  Bohême,  c'est-à-dire  qu'il  voulait  prendre  pour 
sujet  les  aventures  de  Consuelo  au  château  des  Rudolstadt. 

(1)  Cf.  notre  premier  volume,  p.  220. 

(2)  Elle  écrit  dans  son  Journal  pendant  le  voyage  aux  Pvrénées  :  «  On 


34  GEORGE    SAND 

tant  qu'il  entre  là-dessus  en  dispute  ouverte  avec  Liszt,  meil- 
leur juge  que  lui,  semble-t-il,  en  matières  musicales  !  C'est 
ainsi  par  exemple  que  Niecks  ajoute  en  note  à  la  page  où  il 
parle  du  «  goût  incertain  »  de  Mme  Sand  :  «  Il  y  a  dans  les 
œuvres  de  George  Sand  bon  nombre  de  passages  poétiques 
à  propos  de  musique,  comme  aussi  par-ci,  par-là  des  juge- 
ments très  incisifs  sur  des  matières  d'esthétique  générale, 
mais  il  n'y  manque  pas  non  plus  de  morceaux  où  son  manque 
de  savoir  et  son  incapacité  critique  se  voient  manifestement. 
Témoin  ce  passage  de  Y  Histoire  de  ma  vie  : 

«  Le  génie  de  Chopin  est  le  plus  profond  et  le  plus  plein  de  sentiments 
et  d'émotions  qui  ait  existé.  H  a  fait  parler  à  un  seul  instrument  la 
langue  de  l'infini  ;  il  a  pu  souvent  résumer,  en  dix  lignes  qu'un  enfant 
pourrait  jouer,  des  poèmes  d'une  élévation  immense,  des  drames 
d'une  énergie  sans  égale.  Il  n"a  jamais  eu  besoin  de  grands  moyens 
matériels  pour  donner  le  mot  de  son  génie.  Il  ne  lui  a  fallu  ni  saxo- 
phones, ni  ophieléides  pour  remplir  l'âme  de  terreur  ;  ni  orgues  d'église, 
ni  voix  humaine  pour  la  remplir  de  foi  et  d'enthousiasme.  Il  n'a  pas 
été  connu  et  il  ne  l'est  pas  encore  de  la  foule.  H  faut  de  grands  pro- 
grès dans  le  goût  et  l'intelligence  de  Fart  pour  que  ses  œuvres  devien- 
nent populaires.  Un  jour  viendra  où  l'on  orchestrera  sa  musique  sans 
rien  changer  à  sa  partition 'de  piano,  et  où  tout  le  monde  saura  que 
ce  génie  aussi  vaste,  aussi  complet,  aussi  savant  que  celui  des  plus 
grands  maîtres  qu'il  s'était  assimilés,  a  gardé  une  individualité  encore 
plus  exquise  que  celle  de  Sébastien  Bach,  encore  plus  puissante  que 
celle  de  Beethoven,  encore  plus  dramatique  que  celle  de  Weber.  Il 
est  tous  les  trois  ensemble,  et  il  est  encore  lui-même,  c'est-à-dire 
plus  délié  dans  le  goût,  plus  austère  dans  le  grand,  plus  déchirant 
dans  la  douleur.  Mozart  seul  lui  est  supérieur,  parce  que  Mozart  a 
en  plus  le  calme  de  la  santé,  par  conséquent  la  plénitude  de  la 
vie...  (1).  » 

Niecks  prétend  que  ce  passage  suffit  à  faire  reconnaître  le 
manque  d'entendement  musical  chez  George  Sand.  Certes,  chacun 
a  son  goût,  et  de  nos  jours  on  trouvera  quantité  de  musiciens 


veut  que  je  chante  ce  soir  :  Elben,  per  mia  memoria.  —  Ebbene,  ça  m'ennuie 
de  chanter.  Est-ce  que  je  sais  chanter,  moi?...  » 
(1)  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p.  440-441. 


i .  E  <»i.'(  i  B    s  a  N  l  ) 


.15 


el  de  dUeUanti  qui  jetteront  de  hauts  cria  devant  cette  supré- 
matie de  Mozart  au-dessus  de  Beethoven  el  <  I  «  *  Chopin.  Va  pour- 
tant, de  dos  jours  aussi,  Tohalkowski  mettait  tout  pareillement 
Mozart  au-dessus  de  tous  Les  compositeurs;  M.  Saint-Saëns, 
el  les  critiques  MM.  Hanslick  el  Laroche  (1)  professaienl  Le 
môme  culte,  el  dous  doutons  fort  que  ces  quatre  hommes 
puissent  être  soupçonnés  de  9  manque  d'entendement  musical  . 
Mais  ce  qu'il  ïaut  surtout  coter,  c'est  que  Chopin  lui-même  pla- 
çail  l'auteur  de  Don  ■hum  à  cette  même  hauteur  inaccessible,  que 

la  partition  de  cette  œuvre  était  son  Évangile  musical  et  qu'il 
ne  s'en  séparait    jamais,  même  dans  ses  voyages. 

Faut-il  eu  conclure  que  Chopin,  aussi,  o  manquai!  de  sens  et 
de  goût  musical  ».  qu'il  était  mmusikalish?  Il  est  trop  évident 
que  l'assertion  de  Niecks  n'est  que  l'expression  de  son  goût 
personnel  et  non  un  jugement  bien  fondé.  Ajoutons  que  la  pro- 
phétie de  George  Sand  relative  à  L'instrumentation  des  œuvres 
de  Chopin  s'est  accomplie  de  nos  jours.  En  dehors  de  la  Marche 
funèbre  ou  la  Polonaise  en  la  majeur,  tant  de  fois  instru- 
mentées et  exécutées  à  grand  orchestre  un  peu  partout,  notre 
jeune  et  déjà  si  célèbre  compositeur  ML  Al.  Glasounotv,  il  y  a 
peu  d'années,  instrumenta  et  fit  paraître  sous  le  titre  de 
Chopewiana  une  suite  de  morceaux  de  Chopin,  a  sans  rien 
changer  à  la  partition  de  piano  ».  Au  moment  où  nous  corrigeons 
ces  pages,  nous  croyons  encore  entendre  une  autre  suite,  égale- 
ment intitulée  la  Chopewiana,  que  notre  vénéré  et  si  regretté 
maître  Mili  Balakirew  avait  instrumentée  peu  de  mois  avant 
sa  mort.  On  peut  donc  affirmer  que  George  Sand  devait  se 
connaître  tant  soit  peu  en  fait  de  musique  et  que  «  l'exemple  » 
cité  par  Niecks  est  au  moins...  mal  choisi.  Xe  serait-il  pas 
plus  raisonnable  de  nous  fier  au  jugement  de  Franz  Liszt  qui, 
semble-t-il,  a  voix  au  chapitre,  et  de  redire,  d'après  ses  mots 

(1)  Edouard  Hanslick,  célèbre  ciitique  viennois  (n.  1825,  m.  1904).  La- 
roche, critique  et  compositeur  russe  (d'origine  française),  né  à  Saint-Péters- 
bourg en  1845,  mort  en  1904,  ami  de  Tehaïkowski.  auteur  de  Carmosine 
(sur  le  texte  de  Musset)  et  de  quelques  autres  œuvres.  Malheureusement 
il  a  trop  tôt  abandonné  sa  carrière  de  compositeur.  Ses  QjjPtiques  sont  connues 
par  leur  verve  et  leur  esprit  tout  gaulois  et  très  mordant* 


36  GEORGE    SAND 

cités  par  son  biographe,  que  George  Sand  était  très  musicienne, 
qu'elle  entendait  profondément  la  musique  et  que  c'est  pour 
cela  que  Liszt,  tout  comme  Chopin,  aimait  à  jouer  devant 
elle  ses  compositions  fraîchement  écloses  ou  celles  des  génies 
d'antan. 

Nous  donnerons  plus  bas  des  preuves  de  ce  profond  enten- 
dement musical  et  du  fin  sens  artistique  que  George  Sand 
manifesta  souvent  à  la  première  audition  de  telle  ou  telle 
autre  œuvre  nouvelle  de  Chopin.  Nous  signalerons  aussi  bon 
nombre  de  ses  pages  écrites  durant  les  années  passées  dans 
l'atmosphère  spirituelle  de  Chopin  et  qui  reflètent  les  idées, 
les  goûts  et  les  théories  esthétiques  du  grand  musicien.  Cela 
se  rapporte  surtout  à  Consuelo,  ainsi  qu'au  Château  des  Désertes, 
où  nous  trouvons  mainte  page  consacrée  au  Don  Juan  de 
Mozart. 

Revenons  maintenant  à  la  rencontre  des  deux  grands  artistes, 
mais  avant  tout  rétablissons  la  chronologie  des  événements 
pour  ne  pas  suivre  les  biographes  de  Chopin  dans  les  sables 
mouvants  des  légendes.  Donc,  ayant  fait  la  connaissance  de 
Chopin  dans  les  tout  derniers  mois  de  1836  (1),  George  Sand 
se  retira  en  janvier  1837  à  Nouant,  où  elle  resta  jusqu'au 
21-22  juillet  (2),  moment  où  elle  fut  précipitamment  appelée 
à  Paris  auprès  de  sa  mère  mourante.  Elle  passa  les  mois  d'août 
et  de  septembre  à  Paris  et  à  Fontainebleau,  courut  à  bride 
abattue  à  Nérac,  où  M.  Dudevant  avait  conduit  Solange  après 
l'avoir  enlevée  à  Nohant,  fit  une  alerte  promenade  de  quelques 
jours  dans  les  Pyrénées,  puis  revint  à  Nohant,  où  elle  resta 
de  nouveau  sans  bouger  jusqu'au  mois  d'avril  1838  (3).  Au  com- 
mencement de  l'hiver  1837,  au  printemps  et  en  été  de  cette 
année  Mme  d' Agonit  et  Liszt  firent  deux  ou  même  trois  sé- 
jours à  Nohant  qu'ils  quittèrent  après  le  départ  précipité  de 
leur  hôtesse,  le  22  juillet,  et  ils  n'y  revinrent  plus  jamais.  Pen- 
dant le  séjour  de  Mme  d'Agoult  à  Nohant,  George  Sand  avait 

(1)  Cf.  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  II,  p.  348-350. 

(2)  Ibid.,  p.  427-428. 

(3)  Ibid.,  p.  430-433. 


GEORGE  SAND  <7 

plusieurs  fois  réitéré  des  invitations  ;'i  Chopin,  et  Chopin  faillit 
les  accepter  encore  en  L'été  de  Ik.">7,  lorsqu'il  écrivit  à  Bon  ami 
W'inl/iiiski  :  «  J'irai,  peut-être,  pour  quelques  jours  chez  George 
Sand  (I).  •■  Mais  cette  bonne  intention  eu1  le  Bort  «  !  <  •  celles  qui 
pavent   l'enfer,  et  Chopin  ne  \int  à   Nohant  qu'en   L838.   En 
1837  il  partit  le  II  juillet  avec  Pleyel  el  Cozmian  à  Londres, 
y   lit   la  connaissance  de  Broadwood,  joua  chez  lui,   charma 
tout   un  cercle  de  belles  dames  et  de  connaisseurs  et  y  resta 
'  juste  jusqu'à  ce  même  22  juillet,  c'est-à-dire  qu'il  revint  en 
France  au  moment  où  George  Sand  et   Liszt  n'étaient  plus  à 
Nohant.   Vers   la   fin  de  cet   été,  s'il   faul   on  croiro  la   Xrnr 
Zeitechrifi  fur  Musik  de  septembre  L837,  Chopin  lit  mie  euro 
d'eau  en  Bohême.  Cette  assertion,  pour  n'être  point  irréfutable. 
est   pourtant  tort  probable,  car  dans  cette  mémo  lettre  à  Wod- 
zinski,  Chopin  lui  annonçait  qu'il  «  se  sentait  mal  depuis  l'in- 
fluenza  de  l'hiver  passé  »  et  que  les  médecins  renvoyaient  à 
Ems  (2).   Moscheles  et  Mendelssohn,  à  leur  tour,  parlent  dans 
leurs  lettres  de  Londres  (datées  de  l'automne  de  cette  année) 
du  séjour  estival  de  Chopin  à  Londres  et  de  sa  maladie  de  poi- 
trine. En  tout  cas  Chopin  n'aurait  pu  être  à  ^Nohant  que  si 
George  Sand  (donc  Liszt  aussi)  y  était  restée  :  or  nous  savons 
que  Liszt  n'a  jamais  été  à  Nohant  en  même  temps  que  Chopin. 
Ce  prétendu  séjour  de  Chopin,  en  l'été  de  1837  «  en  même 
temps  que  Liszt  et  Mme  Viardot  (!!!)  »,  est  un  conte  bleu.  Tout 
ce  qui  se  débite  sur  le  séjour  simultané  à  Nohant  des  trois 
génies  musicaux  doit  être  une  fois  pour  toutes  rapporté  au 
domaine  des  légendes.  1°  Après  1837  Liszt  ne  revint  plus  jamais 
à  Nohant  et  il  déclara  catégoriquement  n'y  avoir  jamais  été 
en  même  temps   que   Chopin.   2"   Chopin   n'avait  pas  encore 
visité  Nohant  en  1837.  3°  Mme  Viardot  n'avait  jamais  été  à 
Nohant  avant  son  mariage  (1840),  elle  y  vint  pour  la  première 
fois  en  1841,  quand  elle  y  séjourna  simultanément  avec  Chopin, 
mais  point  avec  Liszt.  Elle  déclara  à  j^iecks,  tout  aussi  catégo- 

(1)  V.  Szulc,  Fryderick  Szopen  i  iego  utwory  muzyczne.  Poznan,  1873. 
(F ii' di rie  Chopin  et  ses  œuvres  musicales.) 

(2)  Cf.  Niecks,  Fred.  Chopin,  t.  ?r,  p.  324-325. 


38  GEORGE    SAND 

riquement  que  Liszt,  qu'elle  n'avait  jamais  séjourné  à  Nohant 
en  même  temps  que  Liszt,  ce  qui  est  absolument  conforme  à  la 
vérité.  C'est  pour  toutes  ces  raisons  que  nous  n'hésiterons 
pas  à  appeler  les  Souvenirs  de  Charles  Rollinat  (1)  un  conte  très 
intéressant,  mais  rien  de  plus.  Au  lecteur  qui  aime  «  les  contes 
poétiques  »  nous  conseillons  bien  de  lire  dans  cette  chronique, 
d'une  fantaisie  exubérante  et  ne  manquant  pas  de  talent, 
comment  en  l'été  de  1837  ou  de  1841  (on  ne  sait  pas  trop) 
toute  une  pléiade  de  célébrités  et  d'amis  de  George  Sand 
séjourna  simultanément  à  Nohant,  goûtant  les  plaisirs  de  l'esprit 
et  les  divertissements  les  plus  raffinés.  Il  y  est  conté  comment 
on  y  travaillait,  comment  on  y  lisait  et  comment  le  soir  tout 
le  monde  se  réunissait  soit  au  salon,  soit  sur  la  terrasse;  c'est 
alors  que  se  passaient  les  choses  les  plus  incroyables  et  les 
événements  les  plus  fabuleux.  Malheureusement  pour  la  plu- 
part ils  sont  déjà  réfutés  par  Niecks,  mais  il  nous  sera  encore 
possible  d'en  nier  toute  véracité,  grâce  à  un  seul  argument, 
que  nous  gardons  en  réserve,  d'une  telle  portée  que  tous 
les  autres  deviennent  presque  inutiles.  Le  lecteur  des  Souve- 
nirs de  Charles  Rollinat  apprendra  donc  par  exemple  que 
Liszt  et  Chopin  rivalisaient  au  piano,  qu'une  fois,  on  trans- 
porta ce  piano  sur  la  terrasse,  et  le  jardin  de  Nohant  inondé 
de  clair  de  lune  et  parfumé  de  fleurs  retentit,  tour  à  tour, 
des  trilles  du  rossignol,  du  chant  de  Pauline  Viardot  et  du 
jeu  puissant  de  Liszt,  auquel  répondait  l'écho.  Le  lecteur 
de  Eollinat  apprendra  encore  qu'une  autre  fois  Liszt  se  serait 
vengé  du  conseil  de  Chopin,  donné  la  veille,  de  ne  point 
changer  à  sa  guise,  en  les  jouant,  les  œuvres  chopiniennes,  et 


(1)  Ces  Souvenirs  parurent  dans  le  Temps,  en  1874.  Charles  Rollinat  fut 
le  frère  du  Pylade  de  George  Sand,  François  Rollinat,  et  aussi  un  grand  ami 
à  elle,  il  chantait  admirablement  et  fut  surnommé  par  elle,  pour  sa  voix  agile 
et  souple,  le  Bengali.  Plus  tard,  il  se  voua  à  la  carrière  pédagogique,  séjourna 
quelque  temps,  comme  précepteur,  en  Russie,  apprit  le  russe,  se  fit  une  petite 
fortune,  alla  en  Italie,  se  ruina,  revint  en  France  et,  grâce  à  l'aide  de  George 
Sand,  put  gagner  sa  vie  en  faisant  pour  la  Revue  des  Deux  Mondes  des  tra- 
ductions du  russe  (c'est  ainsi  qu'il  traduisit  plusieurs  œuvres  de  Tourgué- 
niew)  et  en  écrivant  de  u  tits  articles  dans  le  Temps.  Nous  y  reviendrons 
plus  loin. 


GEORGE    SAM)  39 

de  D'exécuter  plutôt  que  ses  propres  compositions;  Liszt  s'en 
serait  vengé  en  ayant,  entre  chien  el  loup,  si  parfaitement  imité 
le  jeu  de  Chopin,  que  ce  n'est  que  lorsqu'on  alluma  les  bou- 
gies qu'on  vit   que  ce  n'était   pas  Chopin,  comme  l'avaienl 

cm  les  auditeurs  ensorcelés,  niais  bien  Liszt  en  personne, 
assis  au  piano;  il  aurait  narquoisement  dit  alors  :  ■<  Vous  voyez. 
Liszt  peut  imiter  Chopin,  mais  Chopin  peut-il  jouer  à  la  Liszt?  >• 
Mais,   encore  et    toujours,   lorsque   plus    tard   on   questionna 

là-dessus  le  grand  pianiste  hongrois,  il  déclara  Catégoriquement 
ne  s'être  jamais  permis  rien  de  pareil  et  (pie  cette  histoire 
était  inventée.  Le  lecteur  apprendra  encore  par  ces  Souvenirs 
comme  dès  lors  —  on  ne  sait  pas  trop  si  c'était  en  1837  ou 
en  1841  -  Pauline  Viardot  aurait  étudié  le  rôle  de  Fidès  (1), 
c'est-à-dire  tantôt  huit  et  tantôt  douze  ans  avant  la  première 
représentation  du  Prophète,  qui  n'eut  lieu  que  le  12  avril  1849, 
et  il  y  lira  enfin  comment  ces  soirées  musicales  finissaient  par 
de  i^ais  soupers,  pendant  lesquels  on  faisait  le  punch  dans  une 
grande  coupe  d'argent,  etc.,  etc. 

Eh  bien,  c'est  justement  cette  «  grande  coupe  d'argent  »  qui 
nous  rendit  le  grand  service  d'apprendre  la  vérité  et  de  dissiper 
définitivement  tous  les  points  des  Souvenirs  de  Rollinat,  Donc, 
voici  ce  que  nous  savons  pertinemment.  Lorsque  Mme  Maurice 
Sand,  qui  gouvernait  en  1874  tout  le  ménage  de  Nohant,  voire 
toute  l'argenterie  de  la  maison,  demanda  après  la  lecture  de 
ces  Souvenirs  à  Mme  Sand  :  «  Et  où  donc  est-elle  à  présent, 
cette  coupe  d'argent?  »  Mme  Sand  lui  répondit  en  souriant  : 
«  Ma  mignonne,  elle  n'a  existé  que  dans  l'imagination  de  Charles, 
il  n'y  en  a  pas,  comme  du  reste  il  n'y  a  presque  rien  de 
vrai   dans   tout  ce   qu'il  a   écrit  là.  —  Mais,  bonne  mère, 

(1)  Dans  une  lettre  inédite  de  Mme  Viardot  à  George  Sand,  datée  du 
6  décembre  1848,  nous  lisons  :  «  En  attendant  je  suis  déjà  en  train  de  travailler 
au  Prophète  que  le  grand  maître  me  fait  connaître  bouchée  par  bouchée. 
Toutes  ces  bouchées  finiront  par  former  un  grand  plat  et  un  bon.  C'est  très 
simple,  très  noble,  très  dramatique  et  par  conséquent  très  beau.  Je  suis  très 
heureuse  d'avoir  une  perspective  aussi  intéressante  pour  mon  hiver.  Il  me 
faut  du  travail,  beaucoup  de  travail...,  etc.  »  Il  est  évident  qu'au  moment 
où  elle  écrivait  cette  lettre  —  en  hiver  1848-1849  —  Mme  Viardot  ne  faisait 
que  commencer  l'étude  de  son  rôle  et  de  la  partition  du  Prophète, 


40  GEORGE    SAND 

pourquoi  avez-vous  donc  permis  de  publier  tout  cela,  puisque 
c'est  un  tas  de  bêtises?  —  Ah  !  ma  chérie,  peu  m'importe.  Et  lui, 
il  avait  tant  besoin  d'argent,  il  était  si  au  dépourvu,  lorsqu'il 
écrivit  tout  cela  (1)...  » 

Nous  conseillons  à  tous  ceux  qui  lisent  les  petits  livres  et  les 
articles  sur  Chopin  —  exception  faite  du  livre  de  Niecks,  et 
surtout  de  l'excellent  travail  de  Ferdinand  Hœsick  —  de  se 
rappeler  très  ferme  que  dans  toutes  les  biographies  de  Chopin 
on  trouve  des  dizaines  de  ces  «  coupes  d'argent  ».  Il  en  foisonne, 
il  en  pullule  à  chaque  page,  à  commencer  par  la  description 
de  la  première  rencontre  de  Chopin  et  de  George  Sand,  avec- 
tous  ces  «  pressentiments  de  Chopin  »,  ces  «  escaliers  éclairés 
a  giorno  et  recouverts  de  tapis  »,  ce  «  léger  parfum  de  violettes  », 
ce  «  frou-frou  d'une  robe  de  soie  »,  cette  «  grande  Lélia  » 
s'appuyant  au  piano  et  «  dévorant  de  ses  yeux  noirs  le  virtuose  », 
ce  «  mystérieux  chiffre  7  »,  qui  termine...  l'année  1836  !  (car  la 
première  rencontre  eut  bien  lieu  en  1836  et  non  en  1837),  et  à 
finir  par  la  description  des  derniers  moments  de  Chopin,  le  piano 
roulé  presque  au  pied  du  lit  et  Delphine  Potocka  chantant, 
non  seulement  au  dernier  jour,  mais  à  la  dernière  heure,  au 
moment  même  où  Chopin  expirait,  et  chaque  chroniqueur 
nomme    catégoriquement   un  air  différent  :   l'un  du  Mozart, 

(1)  On  voit  par  les  lettres  médites  à  George  Sand  de  Charles  Rollinat 
lui-même  ;  par  celles  de  Charles-Edmond  (Choyecki).  alors  rédacteur  du 
Temps,  et  par  celle  de  George  Sand  à  M.  Edmond  Plauchut  (Corresp., 
t.  VI,  p.  307)  de  quelle  chaleureuse  et  énergique  aide,  témoignant  de  son 
amitié  inaltérable,  fit  preuve  George  Sand,  lorsque  Charles  Rollinat  s'adressa 
à  elle  au  commencement  de  1874,  de  Côme,  lui  contant  ses  misères.  Les  mots 
suivants  de  Tourguéniew  dans  sa  lettre  à  Mme  Sand,  datée  du  15  avril  1874 
(E.  Halpérine  Kaminsky,  Ivan  Tourguéniew,  d'après  sa  correspondance 
avec  ses  amis  français.  Paris,  Charpentier,  1901)  :  «  Chère  madame  Sand, 
Aussitôt  après  avoir  reçu  votre  lettre,  j'ai  écrit  à  l'ami  Plauchut  pour  le 
prier  de  me  faire  faire  la  connaissance  de  Rollinat.  Je  serai  heureux  de  me 
mettre  à  sa  disposition  pour  tout  ce  qu'il  voudra.  J'ai  parcouru  sa  traduction 
qui  est  très  bonne.  Plauchut  l'amènera  probablement  demain  soir...',  etc  », 
se  rapportent  justement  à  Charles  Rollinat  et  à  ses  traductions  du  russe, 
et  nullement  à  Maurice  Rollinat,  le  fils  de  François,  et  plus  tard  poète  connu, 
comme  le  prétend  en  note  M.  Halpérine  Kaminsky.  C'est  à  Charles  Rollinat, 
encore,  que  se  rapportent  les  lignes  d'une  autre  lettre  de  Tourguéniew  à 
Mme  Sand,  datée  du  9  avril  1875  :  «  Ce  bon  Rollinat  s'est  débulo2é...  »,  c'est- 
à-dire  que  Charles  Rollinat  abandonna  son  travail  chez  Buloz,  le  directeur 
de  la  Revue  des  Deux  Mondes. 


GEORGE  S  AND  41 

l'autre  du  Stradella,  un  autre  encore  «lu  Bellini,  an  quatrième 
une  prière  d'église  ! 

I,;i  déclaration  formelle  de  la  nièce  de  Chopin  qui  assista 
avec  sa  mère  au  dernier  moment  du  grand  musicien  doua 
apprend  la  vérité  sur  tout  cela  (1).  Le  sceptique  Niecks  eu! 
bien  raison  «le  critiquer  à  outrance  toutes  ces  légende 
aimées  du  public  el  des  biographes.  Hâtons-nous  Beulemenl  de 
répéter  que  Niecks  mel  souvent  en  doute  ou  conteste  ironi- 
quemenl  telle  expression  ou  telle  ligne  des  lettres  de  George 
Sand,  qui  ae  méritent  aucunement  d'être  traitées  de  la  sorte (2). 
Tour  répondre  à  un  mitre  reproche  si  souvent  prodigué  à 
George  Sand  par  Niecks  comme  par  tant  d'autres  — voire  : 
que  le  t'ait  qu'entre  L837  et  1847  le  nom  de  Chopin  se  trouve 
trop  rarement  sous  sa  plume  servait  peu  à  son  avantage  et 
qu'il  prouverait  à  lui  seul  quelle  place  minime  occupait  Chopin 
dans  sa  vie  morale.  —  pour  répondre  à  ce  reproche,  nous 
devons,  dès  à  présent,  dire  et  redire  (3),  que  presque  toutes 
les  lettres  du  volume  II  de  la  Correspondance  sont  tronquées 
et  changées,  et  avant  tout  sont  tronquées  et  omises  des 
lignes  et  des  pages  entières  consacrées  à  Chopin,  des  lignes 
et  di'<  pages  témoignant  du  profond  attachement  de  George 
Sand  pour  son  ami,  de  sa  tendre  sollicitude  pour  lui,  pour 
son  train  de  vie,  pour  son  confort,  témoignant  aussi  de  son 
admiration  exaltée  pour  son  âme,  sa  bonté,  et  de  lïntimité 
morale  tonte  familiale  de  leur  vie  durant  ces  dix  années. 
Maurice  Sand,  en  biffant  ainsi  tous  ces  passages  de  la  Cor- 
respondance de  George  Sand,  —  par  antipathie  personnelle 
pour  Chopin,  —  rendit  mauvais  service  à  la  mémoire  de  sa 
mère  :  il  permit  à  beaucoup  de  ses  ennemis  de  profiter  de  cette 
absence  presque  complète  du  nom  même  de  Chopin  dans  la 
Correspondance  de  George  Sand  comme  d'une  preuve  du  manque 
de  toute  tendresse,  de  tout  attachement  sérieux  de  sa  part 
pour  le  grand  musicien.  Nous  noterons,  au  cours  de  notre  récit, 

(1)  Voir  Ferd.  Hœsick,  Chopin,  zycie  i  tworzosc,  p.  xix-xxiii. 

Cf.  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  Ier,  chap.  Ier,  p.  56-58. 
(3)  Cf.  George  Sand,  etc.,  t.  I«  p.  264. 


42  GEORGE    SAND 

tous  ces  passages  tronqués,  et  le  lecteur  verra  combien  ils  sont 
importants  pour  prononcer  un  jugement  équitable  sur  les 
relations  qui  unissaient  George  Sand  et  Chopin. 

Et  maintenant  nous  pouvons  tranquillement  et  définitivement 
aborder  la  période  la  plus  heureuse  des  relations  de  George  Sand 
et  de  Chopin,  —  leurs  «  commencements  »  en  l'année  1838. 

Au  printemps  de  cette  année,  George  Sand  fit  d'assez  fréquents 
séjours  à  Paris,  causés  par  son  dernier  procès  avec  M.  Dude- 
vant  (1).  C'est  précisément  à  cette  époque  que  se  rapportent 
les  premiers  chapitres  de  son  roman  avec  Chopin,  ces  cha- 
pitres toujours  si  captivants  pour  les  lecteurs  et  les  acteurs, 
où  tout  est  encore  incertain,  inconnu,  im  werden,  comme  disent 
les  Allemands,  où  tout  marche  en  avant,  tout  promet,  tout 
effraye,  tout  agite,  mais  où  rien  encore  ne  chagrine  ni  ne 
désillusionne  et,  surtout  où  rien...  n'ennuie  par  sa  monotonie 
assommante. 

C'est  à  cette  époque  que  se  rapporte  aussi  l'énigmatique  épître 
inédite  de  George  Sand  à  Mme  Marliani,  que  voici  : 

Nohant,  23  mai  1838. 

Chère  belle,  j'ai  reçu  "vos  bonnes  lettres  et  je  tarde  à  vous  répondre 
à  fond,  parce  que  vous  savez  que  le  temps  est  variable  dans  la  saison 
des  amours. 

On  dit  beaucoup  de  oui,  de  non,  de  si,  de  mais  dans  une  semaine, 
et  souvent  on  dit  le  matin  :  décidément  ceci  est  intolérable,  pour  dire 
le  soir  :  en  vérité,  c'est  le  bonheur  suprême. 

J'attends  donc  pour  vous  écrire  tout  de  bon  que  mon  baromètre 
marque  quelque  chose  sinon  de  stable,  du  moins  de  certain  pour  un 
temps  quelconque.  Je  n'ai  pas  le  plus  petit  reproche  à  faire,  mais  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  être  contente.  Aujourd'hui,  je  ne  vous  écris 
qu'un  billet  pour  vous  dire  que  je  vous  aime  et  que  j'ai  besoin  que 
vous  m'écriviez,  que  vous  pensiez  à  moi,  que  vous  vous  occupiez  de 
moi.  Cette  idée  me  donne  de  la  force  et  m'empêche  de  retomber  dans 
mes  exagérations  de  désespoir  sombre,  bête  et  spleenétique... 

Mais  il  est  à  croire  que  cette  incertitude  ne  dura  pas  long- 
temps. George  Sand  était  trop  experte  en  matière  de  sentiment 

(1)  Cf.  George  Sand,  etc.,  t.  II,  p.  322,  457. 


GEORGE    S  AND  43 

pour  ne  |>;is  savoir  < 1 1 1 « ^  sur  un  minime  prétexte  Les  cordée  trop 
tendues  se  cassent.  Elle  pénétrail  trop  bien  ;nissi  la  personna- 
lité tin  jeune  musicien  <|ni  avail  six  ans  de  moins  qu'elle  pour 
ne  pas  comprendre  quelle  importance  pouvait,  avoir  pour  lui 

sou  amour.  Elle  connaissait   la  douloureuse  épreuve  qu'il  venait 

de  traverser  paee^aHa  rupture  de  ses  fiançailles  avec  Marie 
Wodzinska,  mais  elle  ne  savait  pas  si  sa  blessure  était  par- 
faitement guérie  ou  si  Chopin  ne  cherchait  <pùm  oubli  momen- 
tané à  sa  douleur;  elle  ne  savait  pas  même  si  c'avait  été 
une  blessure  sérieuse,  s'il  fallait  aider  à  sa  guérison.  Elle  était 
toute  prête  à  lui  donner  l'oubli  et  le  bonheur,  mais  elle  crai- 
gnait de  n'être  aimée  que  «  par  dépit  ».  Bref,  elle  semble  s'être 
effrayée  à  l'idée  de  prendre  une  responsabilité  vis-à-vis  de  celui 
qu'elle  s'était  déjà  mise  à  aimer.  C'est  alors  qu'elle  écrivit  la 
très  intéressante,  disons  plus,  la  cu^ie^sissime  lettre  que 
voici,  à  l'ami  de  Chopin,  Albert  Grzymala,  lettre  dans 
laquelle  elle  raconte  brièvement  à  cet  ami,  avec  une  sincérité 
cl  une  honnêteté  indicibles  et  nullement  féminines,  toutes  ses 
amours  précédentes,  ainsi  que  son  roman  point  encore  clos 
avec  Malle  fille.  Elle  semble  dire  :  «  Voilà  ce  que  je  suis,  je 
ne  suis  plus  une  ingénue,  je  sais  et  je  vois  quelle  tournure 
prennent  les  choses  ;  nous  sommes  avec  Chopin  au  milieu  d'un 
carrefour,  je  l'aime,  mais,  si  vous  croyez  que  je  lui  ferai  par 
là  du  bien,  j'ai  encore  la  force  de  le  quitter,  c'est  à  moi  de 
prendre  cette  décision  sur  moi  ;  vous  êtes  son  ami,  vous  connais- 
sez sa  vie  précédente  et  vous  pouvez  juger  ce  qui  lui  serait  meil- 
leur. Si  vous  dites  oui,  je  viendrai  à  Paris.  Si  non,  je  l'éviterai 
et  tout  sera  fini.  » 

Cette  lettre  écrite  avec  une  puissance  étonnante  et  respirant 
la  franchise,  c'est  de  la  vraie  George  Sand,  cette  seule  lettre 
suffirait  à  lui  octroyer  ce  nom  de  parfait  honnête  homme,  que 
lui  donna  un  jour  un  écrivain  d'esprit.  Les  femmes  ne  sont 
pas  capables  d'une  pareille  franchise  sans  merci  pour  elles- 
mêmes. 

Cette  seule  lettre  suffirait  aussi  pour  réfuter  à  tout  jamais 
l'assertion  de  tous  ses  ennemis  :  qu'elle  fut  «  hypocrite  ». 


44  GEORGE    SAND 


Au  comte  Albert  Grzymala,  à  Paris. 

Jamais  il  ne  peut  m'arriver  de  douter  de  la  loyauté  de  vos  conseils, 
cher  ami  ;  qu'une  pareille  crainte  ne  vous  vienne  jamais.  Je  crois  à 
votre  évangile  sans  le  bien  connaître  et  sans  l'examiner,  parce  que 
du  moment  qu'il  a  un  adepte  comme  vous,  il  doit  être  le  plus  sublime 
de  tous  les  évangiles.  Soyez  béni  pour  vos  avis  et  soyez  en  paix  sur 
mes  pensées.  Posons  nettement  la  question  une  dernière  fois,  parce 
que  de  votre  dernière  réponse  sur  ce  sujet  dépendra  toute  ma  conduite 
à  venir,  et  puisqu'il  fallait  en  arriver  là,  je  suis  fâchée  de  ne  pas  avoir 
surmonté  la  répugnance  que  j'éprouvais  à  vous  interroger  à  Paris. 
H  me  semblait  que  ce  que  j'allais  apprendre  °âterait  mon  poème.  Et, 
en  effet,  le  voilà  qui  a  rembruni,  ou  plutôt  qui  pâlit  beaucoup.  Mais 
qu'importe!  Votre  évangile  est  le  mien  quand  il  prescrit  de  songer 
à  soi  en  dernier  lieu,  et  de  n'y  pas  songer  du  tout  quand  le  bonheur 
de  ceux  que  nous  aimons  réclame  toutes  nos  puissances.  Écoutez-moi 
bien  et  répondez  clairement,  catégoriquement,  nettement.  Cette 
personne  qu'il  veut,  ou  doit,  ou  croit  devoir  aimer,  est-elle  propre 
à  faire  son  bonheur,  ou  bien  doit-elle  augmenter  ses  souffrances  et 
ses  tristesses?  Je  ne  demande  pas  s'il  l'aime,  s'il  en  est  aimé,  si  c'est 
plus  ou  moins  que  moi.  Je  sais  à  peu  près,  par  ce  qui  se  passe  en  moi, 
ce  qui  doit  se  passer  en  lui.  Je  demande  à  savoir  laquelle  de  nous  deux 
il  faut  qu'il  oublie  ou  abandonne  pour  son  repos,  pour  son  bonheur, 
pour  sa  vie  enfin,  qui  me'  paraît  trop  chancelante  et  trop  frêle  pour 
résister  à  de  grandes  douleurs.  Je  ne  veux  point  faire  le  rôle  de  mau- 
vais ange.  Je  ne  suis  pas  le  Bertram  de  Meyerbeer  et  je  ne  lutterai 
point  contre  l'amie  d'enfance,  si  c'est  une  belle  et  pure  Alice  ;  si  j'avais 
su  qu'il  y  eût  un  lien  dans  la  vie  de  notre  enfant,  un  sentiment  dans 
son  âme,  je  ne  me  serais  jamais  penchée  pour  respirer  un  parfum 
réservé  à  un  autre  autel.  De  même,  lui  sans  doute  se  fût  éloigné  de 
mon  premier  baiser  s'il  eût  su  que  j'étais  comme  mariée.  Nous  ne 
nous  sommes  point  trompés  l'un  l'autre,  nous  nous  sommes  livrés  au 
vent  qui  passait  et  qui  nous  a  emportés  tous  deux  dans  une  autre 
région  pour  quelques  instants.  Mais  il  n'en  faut  pas  moins  que  nous 
redescendions  ici-bas,  après  cet  embrasement  céleste  et  ce  voyage  à 
travers  l'empyrée.  Pauvres  oiseaux,  nous  avons  des  ailes,  mais  notre 
nid  est  sur  la  terre  et  quand  le  chant  des  anges  nous  appelle  en  haut, 
le  cri  de  notre  famille  nous  ramène  en  bas.  Moi,  je  ne  veux  point  m'aban- 
donner  à  la  passion,  bien  qu'il  y  ait  au  fond  de  mon  coeur  un  foyer 
encore  bien  menaçant  parfois.  Mes  enfants  me  donneront  la  force 
de  briser  tout  ce  qui  m' éloignerait  d'eux  ou  de  la  manière  d'être  qui 
est  la  meilleure  pour  leur  éducation,  leur  santé,  leur  bien-être,  etc. 


GEO  W'I)  15 

Ain  i.  je  ne  pui  pa  me  fixer  à  Pari  S  cause  de  la  maladie  de  Mau 
née,  etc.,  etc...  Puis  il  y  a  un  être  excellent,  parfait,  tous  le  rapport 
,1m  ooBur  el  de  l'honneur,  que  je  ne  quitterai  jamais,  parce  qui 

le   eu)  homme  qui,  étant  avec i  depui    prèî  'l  un  an,  ne  m  .'iii  pas 

une  Beule  fois, une  seule  minute,  l'ait  souffrir  pai  sa  faute. Ce  I 
le  seul  homme  qui  se  soi!  donné  entièrement  el  ab  olumenl  à  moi, 
-.•m-  regrel  pour  Le  passé,  sans  réserve  pour  l'avenir.  Puis,  c'est  une 
si  bonne  el  Bi  sage  nature,  < i u < -  je  ne  puisse  avec  le  tempe  L'amener  S  toul 
comprendre,  à  toul  savoir;  c'esl  une  cire  malléable  Bur  laquelle  j'ai 
mon  Bceau  el  quand  je  voudrai  <'ii  changer  L'empreinte,  avec 
quelque  précaution  el  quelque  patience  j'y  réussirai.  Mais  aujourd'hui 
cela  ne  Be  pourrait  pas,  el  boit  bonheur  m'est  sacré. 
Voilà  donc  pour  moi  :  engagée  comme  je  Le  suis,  enchaînée  d'assez 

près  pour  «les  années,  je  ne  puis  désirer  que  nuire  petit  rompe  de  Son 

côté  les  chaînes  qui  Le  lient.  S'il  venait  mettre  Bon  existence  entre  mes 

mains,  je  serais  bien  effrayée,  car  en  ayant  accepté  nue  autre,  je  ne 
pourrais  lui  tenir  lieu  de  ce  qu'il  aurait  quitté  pour  moi.  .le  crois 
(pie  notre  amour  ne  peut  durer  que  dans  les  conditions  où  il  esl   né, 

c'est-à-dire  que  de  temps  en  temps,  quand  un  bon  vent  nous  ramènera 

L'un  vers  L'autre,  nous  irons  encore  faire  une  course  dans  les  étoiles 
et  puis  nous  nous  quitterons  pour  marcher  à  terre,  car  nous  sommes 

le-  enfant-  de  la  terre  et  Dieu  n'a  pas  permis  que  nous  y  accomplis- 
sions notre  pèlerinage  cote  à  côte.  C'est  dans  le  ciel  que  nous  devons 
nous  rencontrer,  et  les  instants  rapides  (pie  nous  y  passerons  seront 
si  beaux,  qu'ils  vaudront  toute  une  vie  passée  ici-bas. 

Mon  devoir  est  donc  tout  tracé.  Mais  je  puis,  sans  jamais  l'abjurer, 
l'accomplir  de  deux  manières  différentes;  Tune  serait  de  me  tenir  le 
plus  éloignée  que  possible  de  C[hopin],  de  ne  point  chercher  à  occuper 
sa  pensée,  de  ne  jamais  me  retrouver  seule  avec  lui;  l'autre  serait 
au  contraire  de  m'en  rapprocher  autant  que  possible,  sans  compro- 
mettre la  sécurité  de  M  allefille],  de  me  rappeler  doucement  à  lui  dans 
ses  heures  de  repos  et  de  béatitude,  de  le  serrer  chastement  dans  mes 
bras  quelquefois,  quand  le  vent  céleste  voudra  bien  nous  enlever  et 
nous  promener  dans  les  airs.  La  première  manière  sera  celje  que  j'adop- 
terai si  vous  nie  dites  que  la  personne  est  faite  pour  lui  donner  un 
bonheur  pur  et  vrai,  pour  l'entourer  de  soins,  pour  arranger,  régula- 
riser et  calmer  sa  vie,  si  enfin  il  s'agit  pour  lui  d'être  heureux  par  elle 
et  que  j'y  sois  un  empêchement;  si  son  âme  excessivement,  peut-être 
follement,  peut -être  sagement  scrupuleuse,  se  refuse  à  aimer  deux  êtres 
différents,  de  deux  manières  différentes,  si  les  huit  jours  que  je  passe- 
rais avec  lui  dans  une  saison  doivent  l'empêcher  d'être  heureux  dans 
son  intérieur,  le  reste  de  Tannée;  alors,  oui,  alors,  je  vous  jure  que 
je  travaillerai  à  me  faire  oublier  de  lui.  La  seconde  manière,  je  la 


46  GEORGE    SAND 

prendrai  si  vous  me  dites  de  deux  choses  l'une  :  ou  que  son  bonheur 
domestique  peut  et  doit  s'arranger  avec  quelques  heures  de  passion 
chaste  et  de  douce  poésie,  ou  que  le  bonheur  domestique  lui  est  impos- 
sible, et  que  le  mariage  ou  quelque  union  qui  y  ressemblât  serait  le 
tombeau  de  cette  âme  d'artiste  :  qu'il  faut  donc  l'en  éloigner  à  tout 
prix  et  l'aider  même  à  vaincre  ses  scrupules  religieux.  C'est  un  peu 
là  —  je  dirai  où  —  que  mes  conjectures  aboutissent.  Vous  me  direz 
si  je  me  trompe  ;  je'  crois  la  personne  charmante,  digne  de  tout 
amour,  et  de  tout  respect,  parce  qu'un  être  comme  lui  ne  peut  aimer 
que  le  pur  et  le  beau.  Mais  je  crois  que  vous  redoutez  pour  lui  le  ma- 
riage, le  lien  de  tous  les  jours,  la  vie  réelle,  les  affaires,  les  soins  domes- 
tiques, tout  ce  qui,  en  un  mot,  semble  éloigné  de  sa  nature  et  contraire 
aux  inspirations  de  sa  muse.  Je  le  craindrais  aussi  pour  lui  ;  mais  à 
cet  égard,  je  ne  puis  rien  affirmer  et  rien  prononcer,  parce  qu'il  y  a 
bien  des  rapports  sous  lesquels  il  m'est  absolument  inconnu.  Je  n'ai 
vu  que  la  face  de  son  être  qui  est  éclairée  par  le  soleil.  Vous  fixerez 
donc  mes  idées  sur  ce  point.  Il  est  de  la  plus  haute  importance  que 
je  sache  bien  sa  position,  afin  d'établir  la  mienne.  Pour  mon  goût, 
j'avais  arrangé  notre  poème  dans  ce  sens,  que  je  ne  saurais  rien,  abso- 
lument rien  de  sa  vie  positive,  ni  lui  de  la  mienne,  qu'il  suivrait  toutes 
ses  idées  religieuses,  mondaines,  poétiques,  artistiques,  sans  que  j'eusse 
jamais  à  lui  en  demander  compte,  et  réciproquement,  mais  que  par- 
tout, en  quelque  lieu  et  à  quelque  moment  de  notre  vie  que  nous 
vinssions  à  nous  rencontrer,  notre  âme  serait  à  son  apogée  de  bonheur 
et  d'excellence.  Car,  je  n'en  doute  pas,  on  est  meilleur  quand  on  aime 
d'un  amour  sublime,  et  loin  de  commettre  un  crime,  on  s'approche 
de  Dieu,  source  et  foyer  de  cet  amour.  C'est  peut-être  là,  en  dernier 
ressort,  ce  que  vous  devriez  tâcher  de  lui  faire  bien  comprendre,  mon 
ami,  et  en  ne  contrariant  pas  ses  idées  de  devoir,  de  dévouement  et 
de  sacrifice  religieux  vous  mettriez  peut-être  son  cœur  plus  à  l'aise. 
Ce  que  je  craindrais  le  plus  au  inonde,  ce  qui  me  ferait  le  plus  de  peine, 
ce  qui  me  déciderait  même  à  me  faire  morte  pour  lui,  ce  serait  de  me 
voir  devenir  une  épouvante  et  un  remords  dans  son  âme;  non,  je  ne 
puis  (à  moins  qu'elle  ne  soit  funeste  pour  lui  en  dehors  de  moi),  me 
mettre  à  combattre  l'image  et  le  souvenir  d'une  autre.  Je  respecte  trop 
la  propriété  pour  cela,  ou  plutôt,  c'est  la  seule  propriété  que  je  respecte. 
Je  ne  veux  voler  personne  à  personne,  excepté  les  captifs  aux  geô- 
liers et  les  victimes  aux  bourreaux,  et  la  Pologne  à  la  Russie,  par 
conséquent.  Dites-moi  si  c'est  une  Russie  dont  l'image  poursuit  notre 
enfant  ;  alors,  je  demanderai  au  ciel  de  me  prêter  toutes  les  séductions 
d'Armide  pour  l'empêcher  de  s'y  jeter;  mais  si  c'est  une  Pologne, 
laissez-le  faire.  Il  n'y  a  rien  de  tel  qu'une  patrie,  et  quand  on  en  a 
une,  il  ne  faut  pas  s'en  faire  une  autre.  Dans  ce  cas,  je  serai  pour  lui 


GBORGE   s  A  NI)  4  7 

somme  une  Italie,  qu'on  va  voir,  où  l'on  se  plaît  aux  jours  du  prin- 
tempB,  mais  où  l'on  in-  reste  pas,  parce  qu  il  s  t  plui  da  Boleil  que  de 
lits  ci  de  tables,  el  que  le  confortable  de  la  w'<  eal  ailleurs.  I'nu\  re  Italie I 
Tout  l«'  monde  y  Bonge,  la  désire  mi  la  regrette;  personne  n'y  peul 
demeurer,  parce  qu'elle  est  malheureuse  el  ne  saurait  donnai  I»-  bon- 
saur  qu'elle  n'a  pas.  Il  y  ;i  une  dernière  supposition  <|ii'il  est  bon  que 
je  vous  dise.  Il  sérail  possible  qu'il  n'aimât  plus  du  tout  Vomie  <F en- 
fance e\  qu'il  eûl  une  répugnance  réelle  pour  un  lien  à  contracter,  mais 
que  li'  sentiment  du  devoir,  l'honneur  d'une  Famille,  que  Bais-je?  lui 
eommandaasenl  un  rigoureux  sacrifice  de  lui-même.  Dans  ce  cas-là, 

mon  ami,  soyez  pon  bon  ange;  moi,  je  ne  puis  guère  m'en  mêler: 
mais  vous  le  devez:  sauvez-le  des  arrêts  trop  sévères  de  sa  conscience, 
sauvez-le  de  sa  propre  vertu,  empêchez-le  à  tout  prix  de  s'immoler, 
car  dans  ces  sortes  de  choses  (s'il  s'agit  d'un  mariage  ou  de  ees  unions 
qui,  sans  avoir  la  même  publicité,  ont  la  même  force  d'engagement  et 
la  même  durée),  dans  ces  sortes  de  choses,  dis-je,  le  sacrifice  de  celui 
qui  donne  son  avenir  n'est  pas  en  raison  de  ce  qu'il  a  reçu  dans  le  passé. 
Le  passé  est  une  chose  appréciable  et  limitée  ;  l'avenir,  c'est  l'infini, 
parce  (pie  c'est  l'inconnu.  L'être  qui,  en  retour  d'une  certaine  somme 
connue  de  dévouement,  exige  le  dévouement  de  toute  une  vie  future, 
demande  une  chose  inique,  et  si  celui  à  qui  on  le  demande  est  bien 
embarrassé  pour  défendre  ses  droits  en  satisfaisant  à  la  générosité 
et  à  l'équité,  c'est  à  l'amitié  qu'il  appartient  de  le  sauver  et  d'être 
juge  absolu  de  ses  droits  et  de  ses  devoirs.  Soyez  ferme  à  cet  égard, 
et  soyez  sûr  que  moi  qui  déteste  les  séducteurs,  moi  qui  prends  toujours 
parti  pour  les  femmes  outragées  ou  trompées,  moi  qu'on  croit  l'avocat 
de  mon  sexe  et  qui  me  pique  de  l'être,  quand  il  faut,  j'ai  cependant 
rompu  de  mon  autorité  de  sœur  et  de  mère  et  d'amie  plus  d'un  engage- 
ment île  ce  genre.  J'ai  toujours  condamné  la  femme  quand  elle  vou- 
lait être  heureuse  au  prix  du  bonheur  de  l'homme  ;  j'ai  toujours  absous 
l'homme  quand  on  lui  demandait  plus  qu'il  n'est  donné  à  la  liberté 
et  à  la  dignité  humaine  d'engager.  Un  serment  d'amour  et  de  fidélité 
est  un  crime  ou  une  lâcheté,  quand  la  bouche  prononce  ce  que  le 
cœur  désavoue,  et  on  peut  tout  exiger  d'un  homme,  excepté  une 
lâcheté  et  un  crime.  Hors  ce  cas-là,  mon  ami,  c'est-à-dire  hors  le 
cas  où  il  voudrait  accomplir  un  sacrifice  trop  rude,  je  pense  qu'il 
faut  ne  pas  combattre  ses  idées,  et  ne  pas  violenter  ses  instincts. 
Si  son  cœur  peut,  comme  le  mien,  contenir  deux  amours  bien 
différents,  l'un  qui  est  pour  ainsi  dire  le  corps  de  la  vie,  l'autre 
qui  en  sera  Vâme,  ce  sera  le  mieux,  parce  que  notre  situation  sera 
à  l'avenant  de  nos  sentiments  et  de  nos  pensées.  De  même  qu'on 
n'est  pas  tous  les  jours  sublime,  on  n'est  pas  tous  les  jours  heureux. 
Nous  ne  nous  verrons  pas  tous  les  jours,  nous  ne  posséderons  pas  tous  les 


48  GEORGE   SAND 

jours  le  feu  sacré,  mais  il  y  aura  de  beaux  jours  et  de  saintes  flammes. 

Il  faudrait  peut-être  aussi  songer  à  lui  dire  ma  position  à  l'égard 
de  M[allefille].  Il  est  à  craindre  que,  ne  la  connaissant  pas,  il  ne  se 
crée  à  mon  égard  une  sorte  de  devoir  qui  le  gêne  et  vienne  à  com- 
battre Vautre  douloureusement.  Je  vous  laisse  absolument  le  maître 
et  l'arbitre  de  cette  confidence  ;  vous  la  ferez  si  vous  jugez  le  moment 
opportun,  vous  la  retarderez  si  vous  croyez  qu'elle  ajouterait  à  des 
souffrances  trop  fraîches.  Peut-être  l'avez-vous  déjà  faite.  Tout  ce 
cpie  vous  avez  fait  ou  ferez,  je  l'approuve  et  le  confirme. 

Quant  à  ia  question  de  possession  ou  de  non-possession,  cela  me 
paraît  une  question  secondaire  à  celle  qui  nous  occupe  maintenant. 
C'est  pourtant  une  question  importante  par  elle-même,  c'est  toute 
la  vie  d'une  femme,  c'est  son  secret  le  plus  cher,  sa  théorie  la  plus 
étudiée,  sa  coquetterie  la  plus  mystérieuse.  Moi,  je  vous  dirai  tout 
simplement,  à  vous  mon  frère  et  mon  ami,  ce  grand  mystère,  sur 
lequel  tous  ceux  qui  prononcent  mon  nom  font  de  si  étranges  com- 
mentaires. C'est  que  je  n'ai  là-dessus  ni  secret,  ni  théorie,  ni  doctrines, 
ni  opinion  arrêtée,  ni  parti  pris,  ni  prétention  de  puissance,  ni  singerie 
de  spiritualisme,  rien  enfin  d'arrangé  d'avance  et  pas  d'habitude  prise, 
et  je  crois,  pas  de  faux  principes,  soit  de  licence,  soit  de  retenue.  Je 
me  suis  beaucoup  fiée  à  mes  instincts  qui  ont  toujours  été  nobles  ; 
je  me  suis  quelquefois  trompée  sur  les  personnes,  mais  jamais  sur  moi- 
même.  J'ai  beaucoup  de  bêtises  à  me  reprocher,  pas  de  platitudes 
ni  de  méchancetés.  J'entends  dire  beaucoup  de  choses  sur  les  questions 
de  morale  humaine,  de-  pudeur  et  de  vertu  sociale.  Tout  cela  n'est 
pas  encore  clair  pour  moi.  Aussi  n"ai-je  jamais  conclu  à  rien.  Je  ne 
suis  pourtant  pas  insouciante  là-dessus  ;  je  vous  confesse  que  le  désir 
d'accorder  une  théorie  quelconque  avec  mes  sentiments  a  été  la  grande 
affaire  et  la  grande  douleur  de  ma  vie.  Les  sentiments  ont  toujours 
été  plus  forts  que  les  raisonnements,  et  les  bornes  que  j'ai  voulu  me 
poser  ne  m'ont  jamais  servi  à  rien.  J"ai  changé  vingt  fois  d'idée.  J'ai 
cru  par-dessus  tout  à  la  fidélité.  Je  l'ai  prêchée,  je  l'ai  pratiquée, 
je  l'ai  exigée.  On  y  a  manqué  et  moi  aussi.  Et  pourtant  je  n'ai  pas 
senti  le  remords,  parce  que  j'avais  toujours  subi  dans  mes  infidélités 
une  sorte  de  fatalité,  un  instinct  de  l'idéal,  qui  me  poussait  à  quitter 
l'imparfait  pour  ce  qui  me  semblait  se  rapprocher  du  parfait.  J'ai 
connu  plusieurs  sortes  d'amour.  Amour  d'artiste,  amour  de  femme, 
amour  de  sœur,  amour  de  mère,  amour  de  religieuse,  amour  de  poète, 
que  sais-je?  H  y  en  a  qui  sont  nés  et  morts  en  moi  le  même  jour,  sans 
s'être  révélés  à  l'objet  qui  les  inspirait.  H  y  en  a  qui  ont  martyrisé 
ma  vie  et  qui  m'ont  poussée  au  désespoir,  presque  à  la  folie.  Il  y  en 
a  qui  m'ont  tenue  cloîtrée  durant  des -années  dans  un  spiritualisme 
excessif./Iout  cela  a  été  parfaitement  sincère.  Mon  être  entrait  dans 


GEORGE    S AND 

c,  phases  diverses,  comme  le  soleil,  disait  Sainte-Beuve,  entre  dam 
ornes  du  Zodiaque.  A  qui  m'aurai I  suivie  en  voyant  la  superficie, 
i  aurais  Bemblé  folle  ou  hypocrite;  à  qui  m'a  suivie,  en  lisant  au  fond 
,1,  moi,  j'ai  semblé  ce  que  je  suis  en  effet,  enthousiaste  du  beau,  affamée 
du  vrai,  très  sensible  de  cœur,  liés  faible  de  jugement,  Bouvenl  absurde, 
toujours  de  bonne  foi,  jamais  petite  ni  vindicative,  assez  colère  et, 
n&ce  à   Mien,  parfaitemenl  oublieuse  dr<  mauvaises  choses  ei  des 

mauvaises   gens. 

Voilà  ma:  vie.  cher  ami,  vous  voyez  qu'elle  n'est  pas  fameuse. 
Il  n'y  a  rien  à  admirer,  beaucoup  à  plaindre,  rien  à  condamner  pai 
les  bons  COBUTS.  .l'en  suis  sûre,  ceux  qui  m'accusent  d'avoir  été  mau- 
vaise en  ont  menti,  et  il  me  serait  bien  facile  de  le  prouver,  si  je  vou- 
lais me  donner  la  peine  de  me  souvenir  et  de  raconter  :  mais  cela,  m'ei- 
nuie  et  je  n'ai  [pas]  plus  de  mémoire  que  de  rancune. 

Jusqu'ici,  j'ai  été  fidèle  à  ce  que  j'ai  aimé,  parfaitement  fidèle,  ci; 
ce  sens  (pie  je  n'ai  jamais  trompé  personne,  et  (pie  je  n'ai  jamais  cessé 
d'être  fidèle  sans  de  très  fortes  raisons,  qui  avaient  tué  l'amour  en 
moi  par  la  faute  d'autrui.  de  ne  suis  pas  d'une  nature  inconstante. 
,le  suis  au  contraire  si  habituée  à  aimer  exclusivement  (pli  m'aime 
bien,  si  peu  facile  à  m'enllammer,  si  habituée  à  vivre  avec  des  hommes 
sans  soutier  que  je  snis  femme,  (pie  vraiment  j'ai  été  un  peu  confuse 
et  un  peu  consternée  de  l'effet  que  m'a  produit  ce  petit  être.  Je  ne 
suis  pas  encore  revenue  de  mon  étonnement  et  si  j'avais  beaucoup 
d'orgueil,  je  serais  très  humiliée  d'être  tombée  eu  plein  dans  l'infidé- 
lité de  cœur,  au  moment  de  ma  vie  où  je  me  croyais  à  tout  jamais 
calme  et  fixée.  Je  crois  que  ce  serait  mal,  si  j'avais  pu  prévoir,  rai- 
sonner et  combattre  cette  irruption;  mais  j'ai  été  envahie  tout  à 
coup,  et  il  n'est  pas  dans  ma  nature  de  gouverner  mon  être  par  la  raison 
quand  l'amour  s'en  empare.  Je  ne  me  fais  donc  pas  de  reproche,  mais 
je  constate  (pie  je  suis  encore  très  impressionnable  et  plus  faible  que 
je  ne  croyais.  Peu  m'importe,  je  n'ai  guère  de  vanité  ;  ceci  me  prouve 
(pie  je  dois  n'en  avoir  pas  du  tout  et  ne  jamais  me  vanter  de  rien, 
en  fait  de  vaillance  et  de  force.  Cela  ne  m'attriste  que  parce  que  voilà 
ma  belle  sincérité,  que  j'avais  pratiquée  si  longtemps  et  dont  j'étais 
un  peu  hère,  entamée  et  compromise.  Je  vais  être  forcée  de  mentir 
comme  les  autres.  Je  vous  assure  que  ceci  est  plus  mortifiant  pour 
mon  amour-propre  qu'un  mauvais  roman  ou  une  pièce  sifflée  ;  j'en 
souffre  un  peu  ;  cette  souffrance  est  un  reste  d'orgueil  peut-être  ; 
peut-être  est-ce  une  voix  d'en  haut  qui  me  crie  qu'il  fallait  veiller 
davantage  à  la  garde  de  mes  yeux  et  de  mes  oreilles,  et  de  mon  cœur 
surtout.  Mais  si  le  ciel  nous  veut  fidèles  aux  affections  terrestres,  pour- 
quoi laisse-t-il  quelquefois  les  anges  s'égarer  parmi  nous  et  se  présenter 
sur  notre  chemin? 


50  GEORGE    SAND 

La  grande  question  sur  l'amour  est  donc  encore  soulevée  en  moi  ! 
Pas  d'amour  sans  fidélité,  disais-je,  il  y  a  deux  mois,  et  il  est  bien 
certain,  hélas  !  que  je  n'ai  plus  senti  la  même  tendresse  pour  ce  pauvre 
M[allefille]  en  le  retrouvant.  Il  est  certain  que  depuis  qu'il  est  retourné 
à  Paris  (vous  devez  l'avoir  vu),  au  lieu  d'attendre  son  retour  avec 
impatience  et  d'être  triste  loin  de  lui,  je  souffre  moins  et  respire  plus 
à  l'aise.  Si  je  croyais  que  la  vue  fréquente  de  Cfhopin]  dût  augmenter 
ce  refroidissement,  je  sens  qu'il  y  aurait  pour  moi  devoir  à  m'en  abs- 
tenir. 

Voilà  où  je  voulais  [en]  venir,  c'est  à  vous  de  parler  de  cette  ques- 
tion de  possession,  qui  constitue  dans  certains  esprits  toute  la  ques- 
tion de  fidélité.  Ceci  est,  je  crois,  une  idée  fausse  ;  on  peut-être  plus 
ou  moins  infidèle,  mais  quand  on  a  laissé  envahir  son  âme  et  accordé 
la  plus  simple  caresse,  avec  le  sentiment  de  l'amour,  l'infidélité  est 
déjà  consommée,  et  le  reste  est  moins  grave  ;  car  qui  a  perdu  le  cœur 
a  tout  perdu.  Il  vaudrait  mieux  perdre  le  corps  et  garder  l'âme  tout 
entière.  Ainsi,  en  principe,  je  crois  qu'une  consécration  complète  du 
nouveau  lien  n'aggrave  pas  beaucoup  la  faute  ;  mais,  en  fait,  il  est 
possibleque  l'attachement  devienne  plus  humain,  plus  violent,  plus 
dominant,  après  la  possession.  C'est  même  probable,  c'est  même  cer- 
tain. Voilà  pourquoi,  quand  on  veut  vivre  ensemble,  il  ne  faut  pas 
faire  outrage  à  la  nature  et  à  la  vérité,  en  reculant  devant  une  union 
complète  ;  mais  quand  on  est  forcé  de  vivre  séparés,  sans  doute  il  est 
de  la  prudence,  par  conséquent  il  est  du  devoir  et  de  la  vraie  vertu 
(qui  est  le  sacrifice)  de  s'abstenir.  Je  n'avais  pas  encore  réfléchi  à  cela 
sérieusement  et,  s'il  l'eût  demandé  à  Paris,  j'aurais  cédé,  par  suite  de 
cette  droiture  naturelle  qui  me  fait  haïr  les  précautions,  les  restric- 
. tions,  les  distinctions  fausses  et  les  subtilités,  de  quelque  genre  qu'elles 
soient.  Mais  votre  lettre  me  fait  penser  à  couler  à  fond  cette  résolu- 
tion-là. Puis,  ce  que  j'ai  éprouvé  de  trouble  et  de  tristesse  en  retrou- 
vant les  caresses  de  M[allefille],  ce  qu'il  m'a  fallu  de  courage  pour  le 
cacher,  m'est  aussi  un  avertissement.  Je  suivrai  donc  votre  conseil, 
cher  ami.  Puisse  ce  sacrifice  être  une  sorte  d'expiation  de  l'espèce 
de  parjure  que  j'ai  commis. 

Je  dis  sacrifice,  parce  qu'il  me  sera  peut-être  pénible  de  voir  souf- 
frir cet  ange.  Il  a  eu  jusqu'ici  beaucoup  de  force  ;  mais  je  ne  suis  pas 
un  enfant.  Je  voyais  bien  que  la  passion  humaine  faisait  en  lui  des 
progrès  rapides  et  qu'il  était  temps  de  nous  séparer.  Voilà  pourquoi, 
la  nuit  qui  a  précédé  mon  départ,  je  n'ai  pas  voulu  rester  avec  lui  et 
je  vous  ai  presque  renvoyés. 

Et  puisque  je  vous  dis  tout,  je  veux  vous  dire  qu'une  seule  chose 
en  lui  m'a  déplu  ;  c'est  qu'il  avait  eu  lui-même  de  mauvaises  raisons 
pour  s'abstenir.  Jusque-là,  je  trouvais  beau  qu'il  s'abstînt  par  respect 


(  i  B  0R<  |  B  S  AND  51 

pour  moi,  par  timidité,  même  par  fidélité  pour  une  autre.  Toul  cela 
était  «lu  Bacrifice,  el  par  conséquent  de  la  force  e1  de  la  chasteté  bien 
entendues.  C'était  la  ce  qui  mecharmail  el  me  séduisait  le  plut  en  lui. 
Mais  chez  vous,  ••m  moment  de  mou-  quitter,  el  comme  il  voulait  sur- 
monter une  dernière  tentation,  il  m'a  <lii  deux  ou  trois  parole    qui 

n'ont   pas  répondu  à  mes  idées.    Il  -einUait   l'aire  /1.  à  la   manière  «les 

dévots,  tle-  grossièretés  humâmes,  el  rougir  des  tentations  qu'fl  avait 
eues  et  craindre  de  souiller  noire  amour  par  un  transport  de  plus. 
Ceiie  manière  d'envisager  le  dernier  embrassement  de  l'amour  m'a 
toujours  répugné.  Si  ce  dernier  embrassement  n'est  pas  une  chose 
aussi  sainte,  aussi  pure,  aussi  dévouée  que  le  reste,  il  n'y  a  pac  de 
vertu  à  s'en  abstenir.  Ce  mot  d'amour  physique  dont  on  8e  seri  pour 

exprimer  ce  qui  n'a  de  nom  que  dans  le  ciel,  me  déplaît  el  nie  choque, 
comme  une  impiété  e1  comme  une  idée  fausse  en  même  temps.  Est-ce 
qu'il  peut  y  avoir,  pour  les  natures  élevées,  un  amour  purement  phy- 
sique et  pour  les  natures  sincères  un  amour  purement  intellectuel? 
Est-ce  qu'il  y  <<  jamais  d'amour  sans  un  seul  baiser  et  un  baiser  d'amour 
sans  volupté?  Mépriser  lu  chair  ne  peut  être  sage  et  utile  qu'avec  les 
êtres  qui  ne  sont  (pie  chair;  niai-  avec  ce  qu'on  aime,  ce  n'est  pas  du 
mol  mépriser,  mais  du  mot  respecter,  qu'il  faut  se  servir  quand  on 
s'abstient.  Au  reste,  ce  ne  sont  pas  là  les  mots  dont  il  s'est  servi,  .le 
ne  me  les  rappelle  pas  bien.  Il  a  dit,  je  crois,  (pie  certains  faits  pou- 
vaient gâter  le  souvenir.  N'est-ce  pas.  c'est  une  bêtise  qu'il  a  dite,  et 
il  ne  le  pense  pas?  Quelle  est  donc  la  malheureuse  femme  qui  lui  a 
laissé  de  l'amour  physique  de  pareilles  impressions?  Il  a  donc  eu  une 
maîtresse  indigne  de  lui?  Pauvre  ange!  Il  faudrait  pendre  toutes  les 
femmes  qui  avilissent  aux  yeux  des  hommes  la  chose  la  plus  respec- 
table et  la  plus  sainte  de  la  création,  le  mystère  divin,  l'acte  de  la  vie 
le  plus  sérieux  et  le  plus  sublime  dans  la  vie  universelle.  L'aimant 
embrasse  le  fer,  les  animaux  s'attachent  les  uns  aux  autres  par  la 
différence  des  -exes.  Les  végétaux  obéissent  à  l'amour,  et  l'homme 
(pii  seul  sur  ce  monde  terrestre  a  reçu  de  Dieu  le  don  de  sentir  divine- 
ment ce  que  les  animaux,  les  plantes  et  les  métaux  sentent  matérielle- 
ment, l'homme  chez  qui  l'attraction  électrique  se  transforme  en  une 
attraction  sentie,  comprise,  intelligente,  l'homme  seul  regarde  ce 
miracle  qui  s'accomplit  simultanément  dans  son  âme  et  dans  son  corps, 
comme  une  misérable  nécessité,  et  il  en  parle  avec  mépris,  avec  ironie 
ou  avec  honte  !  Cela  est  bien  étrange.  H  est  résulté  de  cette  manière  , 
de  séparer  l'esprit  de  la  chair  qu'il  a  fallu  des  couvents  et  des  mauvais  ' 
lieux. 

Voici  une  lettre  effrayante.  Il  vous  faudra  six  semaines  pour  la  dé- 
chiffrer. C'est  mon  ultimatum.  S'il  est  heureux  ou  doit  être  heureux 
par  elle,  laissez-le  faire.  S'il  doit  être  malheureux,  empêchez-le.  S'il 


52  GEORGE    SAND 

peut  être  heureux  par  moi,  sans  cesser  de  l'être  par  elle, moi,  je  puis 
faire  de  même  de  mon  côté.  S'il  ne  peut  être  heureux  par  moi  sans  être 
malheureux  avec  elle,  il  faut  que  nous  nous  évitions  et  qu'il  m'oublie. 
Il  n'y  a  pas  à  sortir  de  ces  quatre  points.  Je  serai  forte  pour  cela,  je 
vous  le  promets,  car  il  s'agit  de  lui,  et  si  je  n'ai  pas  grande  vertu  pour 
moi-même,  j'ai  grand  dévouement  pour  ce  que  j'aime.  Vous  me  direz 
nettement  la  vérité  ;  j'y  compte  et  je  l'attends. 

Il  est  absolument  inutile  que  vous  m'écriviez  une  lettre  ostensible. 
Nous  n'en  sommes  pas  là,  M[allefille]  et  moi.  Nous  nous  respectons 
trop  pour  nous  demander  compte,  même  par  la  pensée,  des  détails  de 
notre  vie. 

H  est  impossible  que  Mme  Dorval  ait  les  raisons  que  vous  lui  sup- 
posez. Elle  est  plutôt  légitimiste  (si  elle  a  une  opinion)  que  républi- 
caine. Son  mari  est  carliste.  Vous  aurez  été  chez  elle  aux  heures  de 
ses  répétitions  ou  de  son  travail.  Une  actrice  est  difficile  à  joindre. 
Laissez  faire  ;  je  lui  écrirai  et  elle  vous  écrira.  H  a  été  question  pour 
moi  d'aller  à  Paris,  et  il  n'est  pas  encore  impossible  que  mes  affaires, 
dont  Mallenlle  s'occupe  maintenant,  venant  à  se  prolonger,  j'aille 
le  rejoindre.  N'en  dites  rien  au  petit.  Si  j'y  vais,  je  vous  avertirai  et 
nous  lui  ferons  une  surprise.  Dans  tous  les  cas,  comme  il  vous  faut  du 
temps  pour  obtenir  la  liberté  de  vous  déplacer,  commencez  vos  dé- 
marches, car  je  vous  veux  à  Nohant  cet  été,  le  plus  tôt  et  le  plus  long- 
temps possible.  Vous  verrez  que  vous  vous  y  plairez  ;  il  n'y  a  pas  un 
mot  de  ce  que  vous  craignez.  Il  n'y  a  pas  d'espionnage,  pas  de  propos, 
il  n'y  a  pas  de  province  ;  .c'est  une  oasis  dans  le  désert.  Il  n'y  a  pas 
une  âme  dans  le  département  qui  sache  ce  que  c'est  qu'un  Chopin 
ou  un  Grzymala.  Nul  ne  sait  ce  qui  se  passe  chez  moi.  Je  ne  vois  que 
des  amis  intimes,  des  anges  comme  vous,  qui  n'ont  jamais  eu  une 
mauvaise  pensée  sur  ce  qu'ils  aiment.  Vous  viendrez,  mon  cher  bon, 
nous  causerons  à  l'aise  et  votre  âme  abattue  se  régénérera  à  la  cam- 
pagne. Quant  au  petit,  il  viendra  s'il  veut  ;  mais,  dans  ce  cas-là,  je 
voudrais  être  avertie  d'avance,  parce  que  j'enverrai  M[allefilleJ  soit 
à  Paris,  soit  à  Genève.  Les  prétextes  ne  manqueront  pas  et  les  soup- 
çons ne  lui  viendront  jamais.  Si  le  petit  ne  veut  pas  venir,  laissez-le 
à  ses  idées  ;  il  craint  le  monde,  il  craint  je  ne  sais  quoi.  Je  respecte 
chez  les  êtres  que  je  chéris  tout  ce  que  je  ne  comprends  pas.  Moi, 
j'irai  à  Paris  en  septembre  avant  le  grand  départ.  Je  me  conduirai 
avec  lui  suivant  ce  que  vous  allez  me  répondre.  Si  vous  n'avez  pas 
la  solution  des  problèmes  que  je  vous  pose,  tâchez  de  la  tirer  de  lui, 
fouillez  dans  son  âme,  il  faut  que  je  sache  ce  qui  s'y  passe. 

Mais  maintenant  vous  me  connaissez  à  fond.  Voici  une  lettre  comme 
je  n'en  écris  pas  deux  en  dix  ans.  Je  suis  si  paresseuse  et  je  déteste 
tant  à  parler  de  moi.  Mais  ceci  m'évitera  d'en  parler  davantage.  Vous 


GEORGE  SAND  53 

me  Bavez  par  cœur  maintenait  el  vaut  pouvez  tiret  à  mu  sur  m»" 
quand  vous  réglerez  Les  comptes  de  La  Trinité. 

\  vous,  cher  bon,  ;'i  \ons  de  toute  mon  ame,  je  ne  vous  ai  pas  parlé 
de  vous  en  apparenoe  dans  toute  cette  longue  causerie,  c'etl  qu'il 
m'a  Bemblé  que  je  parlais  de  moi  à  un  autre  moi,  le  meilleur  el  le  plus 
cher  des  deux,  à  coup  sûr. 

George  Sand. 

Nous  ne  connaissons  pas  la  réponse  de  Grzymala,  mais  nous 
pouvons  imaginer  ce  qu'elle  l'ut   par  le  billel   Laconique  que 

voici,  à  lui  adresse. 

.Mes  affaires  me  rappellent  Je  serai  à  Paris  jeudi.  Venez  me  voir 
et  tâchez  que  Le  petit  (1  )  ne  le  sache  pas.  Nous  lui  ferons  une  surprise. 
A   vous.  cher. 

G.  S. 
Toujours  chez   Mme  Marliani 

On  peut  dire  de  l'été  de  1838  ce  qui  se  dit  des  peuples  heu- 
reux :  «  il  n'eut  pas  d'histoire  ».  Il  semble  avoir  passé  douce- 
ment, béatement.  Nous  savons  seulement  qu'au  mois  d'août, 
George  Sand  lit  encore  un  séjour...  solitaire  à  Paris,  —  ayant 
expédié  au  Havre  Maurice  accompagné  de  Mallefille.  —  comme 
elle  le  dit  dans  l'une  de  ses  lettres  à  l'abbé  Rochet.  Mais,  en 
somme,  nous  ne  possédons  que  fort  peu  de  documents  intéres- 
sants se  rapportant  à  cette  période.  Et  cela  se  comprend.  Cho- 
pin, qui  fut,  toute  sa  vie  durant,  d'une  correction  méticuleuse 
et  d'une  retenue  extrême,  qui  ne  se  permit  jamais  de  divul- 
guer non  seulement  par  quelque  aveu  cynique,  mais  même  par 
quelque  mot  indiscret  ou  imprudent  son  intimité  avec  une  femme, 
et  qui  poussait  cette  correction  à  l'extrême,  ne  laissa  pas 
même  soupçonner  son  bonheur.  Sa  correspondance  avec  ses 
amis  n'avait  jamais  été  trop  fréquente,  ses  lettres  en  ces  années 
avaient  généralement  trait  à  quelque  affaire  urgente  ou  quelque 

(1)  George  Sand  donna  à  Chopin  le  sobriquet  caressant  du  «  petit  »  ;  elle 
le  nomme  encore  dans  ses  lettres  à  Mme  Marliani  «  Votre  petit  »  ou  «  Cho- 
pinet  ».  Plus  tard,  il  porta  dans  l'intimité  de  Nohant  les  surnoms  de  «  Chip  », 
<  Chip-Chip  »,  «  Chip-Chop  »  ou  de  «  Chopinsky  ». 


54  GEORGE    SAND 

commission  dont  il  les  chargeait.  Il  n'est  pas  étonnant  que 
cet  été  il  écrivit  moins  que  jamais  à  qui  que  ce  fût.  Il  est  déjà 
prouvé  que  les  lettres  que  Karasowski  prétendit  datées  de 
cette  année  —  1838  —  se  rapportent  à  1841,  on  n'apprend  donc 
rien  par  ces  lettres  sur  l'été  de  1838  (1).  George  Sand  fut 
aussi,  contrairement  à  son  habitude,  très  avare  de  ses  missives, 
et  dans  celles  qui  existent  elle  parle  très  peu  d'elle-même.  Les 
peuples  heureux  n'ont  pas  d'histoire. 

Mais  l'automne  arriva  et  le  spectre  d'une  séparation  se  dressa 
à  l'horizon  jusqu'alors  sans  nuages.  Chopin  devait  rester  à  Paris 
où  le  réclamaient  ses  leçons.  George  Sand  devait  rentrer  à  Nohant 
pour  tout  l'hiver.  Rester  à  Paris  tous  les  deux,  c'était  afficher 
leur  liaison,  ce  qui  semblait  inadmissible  à  Chopin.  D'autre 
part,  Mme  Sand  ne  pouvait  faire  que  de  courtes  échappées  à 
Paris,  où  elle  n'avait  pas  même  de  pied- à-terre  fixe  à  ce  mo- 
ment. Et  puis  la  santé  de  Chopin,  fort  éprouvée  par  l'influenza 
qu'il  avait  supportée  l'hiver  précédent  (1837-1838),  n'était  nul- 
lement bonne.  Il  toussait  beaucoup  et  tous  ses  amis,  à  l'excep- 
tion de  Grzymala  qui  savait  combien  lui  était  pénible  et  presque 
insupportable  chaque  infraction  à  son  règlement  de  vie  et  de 
confort  accoutumé,  lui  conseillaient  d'aller  faire  un  séjour  dans 
le  Midi.  On  ne  sait  s'il  se  fût  décidé  ou  non  à  quitter  ses  chères 
habitudes  parisiennes  et  à  hasarder  un  voyage  avec  tous  ses  dé- 
sordres tant  abhorrés,  ou  plutôt  s'il  eût  même  jamais  eu  l'idée 
de  consulter  là-dessus  les  médecins,  si...  si  George  Sand,  en  ce 
même  moment,  ne  se  fût  aussi  décidée  à  aller  en  Italie,  parce 
que  Maurice  souffrait  de  rhumatismes  et  que  les  médecins 
lui  avaient  ordonné  de  passer  l'hiver  dans  un  climat  doux  et 
l'été  dans  un  climat  frais  (comme  nous  l'avons  déjà  dit)  (2). 
H  est  très  probable  que  la  raison  principale  de   ce  départ 


(1)  Ferd.  Hœsick  dans  son  article  «  Chopin  et  Fontana  »  (Biblwth.  War- 
szawska  de  juillet  1899)  ne  se  borne  pas  à  restituer  le  texte  des  lettres  de 
Chopin  à  Fontana  arbitrairement  'changées  et  tronquées  par  Karasowski. 
mais  encore  il  réussit  par  des  raisonnements  irrécusables  à  constater  que 
toutes  ces  lettres  sont  postérieures  à  1838.  Voir  à  ce  sujet  plus  loin. 

(2)  Cf.  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  II,  p.  457-458,  et  le  présent 
volume,  p.  23. 


GEORGE   SAND  53 

n'est    point   à   chercher  dans  ces   maladies,        dont   G< 
Sand  parle  dans  VHistovre  de  ma  vie,  écrite  et  publiée  bien 
des  années  plus  tard,       mais  dans  Le  désir  de  vivre  pendant 

(|ll('l(|ll(,  tt'in|>s  dans  une  solitude  absolue,  comme  l<'  laissent 
voir  les  Lignes  suivantes  de  ses  Bouvenirs  de  voyage  parus  peu 
de  temps  après  le  retour  en  France  sous  le  titre  de  :  Un  hwer 
nu  midi  de  V Europe;  Majorque  ri  les  Majorguvns  (1)  : 

...  Mais  puisque  vous  n'entendez  rien  à  la  peinture,  me  dira-t-on, 
que  diable  alliez-vous  faire  sur  cette  maudite  galère?...  .le  dirai  donc 
sans  façon  à  mon  lecteur  pourquoi  j'allai  dans  cette  galère,  et  le  voici 

en  deux  mots  :  c'est  que  j'avais  envie  de  voyager  U)... 

Mais  outre  cette  simple  raison  de  «voyager  pour  voyager  . 
nous  pouvons  trouver  dans  ces  Souvenirs  autre  chose  encore. 
Après  avoir  déclaré  que,  comme  nous  sommes  tous  adonnés  à 
la  poursuite  de  quelque  idéal,  de  l'inconnu,  du  non  éprouvé, 
ilu  mieux,  dans  ce  monde  qui  marche  si  mal,  comme  nous  cher- 
chons tous,  en  dehors  de  notre  vie  ordinaire,  des  oasis  où  nous 
réfugier  de  temps  à  autre,  ces  oasis  étant  les  sciences,  l'art, 
mais  surtout  et  avant  tout  les  voyages, 

...  nous  tous,  dit  George  Sand,  heureux  et  malheureux,  oisifs  et  nou- 
veaux mariés,  amants  et  hypocondriaques,  nous  rêvons  tous  de 
quelque  asile  poétique,  tous  nous  nous  en  allons  chercher  quelque 
nid  pour  aimer  ou  quelque  gîte  pour  mourir... 

Au  fond,  si  l'humanité  était  parvenue  au  bonheur,  —  elle 
aurait  deux  vies,  —  Tune  sédentaire,  vie  d'étude,  de  travail, 
l'autre  active  et  errante,  vie  de  commerce  avec  le  plus  grand 


(1)  Ces  souvenirs  de  voyage  parurent  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes 
de  1841,  puis  en  volume.  Dans  l'édition  de  Lévy,  ils  sont  simplement  inti 
talés  :  Un  hi/oer  ù  Majorque.  Ils  furent  dédiés  à  François  Rollinat.  et  cette  dé- 
dicace est  écrite  sous  forme  d'une  Lettre  d'un  ex-voyageur  à  son  ami  sédentaire. 
La  seconde  préface,  intitulée  Xotice,  fut  écrite  pour  l'édition  de  1855.  1 1 
George  Sand  y  répond  encore  à  la  question  :  1  Pourquoi  voyager  quand  on 
n'y  est  [ias  forcé?..,  par  les  mots  suivants  :  C'est  qu'il  ne  s'agit  pas  tant 
de  voyager  que  de  partir  :  quel  est  celui  de  nous  qui  n'a  pas  quelque  douleur 
à  distraire  ou  quelque  joug  à  secouer  ?...  » 

(2)  Vogage  à  Majorque,  p.  26. 


56  GEORGE    SAND 

nombre  d'hommes  possible.  Ceci  serait  l'idéal  de  l'existence. 
Mais,  ajoute-t-elle  : 

...  il  me  semble  qu'au  contraire  la  plupart  d'entre  nous,  aujour- 
d'hui, voyagent  en  vue  du  mystère,  de  V isolement,  et  par  une  sorte 
d'ombrage  que  la  société  de  nos  semblables  porte  à  nos  impressions 
personnelles,  soit  douces,  soit  pénibles. 

Quant  à  moi,  je  me  mis  en  route  pour  satisfaire  un  besoin  de  repos 
que  f  éprouvais  à  cette  époque  là  particulièrement.  Comme  le  temps 
manque  pour  toutes  choses  dans  ce  monde,  que  nous  nous  sommes 
fait,  je  m'imaginai  encore  une  fois  qu'en  cherchant  bien,  je  trouverais 
quelque  retraite  silencieuse,  isolée,  où  je  n'aurais  ni  billets  à  écrire, 
ni  journaux  à  parcourir,  ni  visites  à  recevoir,  où  je  pourrais  ne  jamais 
quitter  ma  robe  de  chambre,  où  les  jours  auraient  douze  heures,  où 
je  pourrais  m'affranchir  de  tous  les  devoirs  de  savoir-vivre,  me  déta- 
cher du  mouvement  d'esprit  qui  nous  travaille  tous  en  France,  et 
consacrer  un  ou  deux  ans  à  étudier  un  peu  l'histoire  et  à  apprendre  ma 
langue  par  principes  avec  mes  enfants  (1). 

Il  ebt  clair  qu'au  bout  de  très  peu  de  temps  «  ce  voyage 
au  Midi  prescrit  par  les  médecins  »  à  Chopin  et  cette  recherche 
d'une  «  retraite  silencieuse  »  par  George  Sand  furent  réunis  et 
il  fut  décidé  qu'on  ferait  le  pèlerinage  ensemble.  Au  commen- 
cement d'octobre  encore  George  Sand  écrivait  au  major  Pictet 
qu'elle  projetait  de  passer  quelques  mois  en  Italie,  mais  bien- 
tôt le  but  du  voyage  fut  changé  et  les  îles  Baléares  élues  pour 
lieu  de  séjour,  parce  que  les  deux  frères  Marliani,  Manuel  et 
Enrico,  leur  ami  M.  Valdemosa,  dont  les  parents  habitaient 
Majorque,  et  un  autre  ami  des  Marliani  encore,  Mendizabal, 
homme  politique  espagnol  très  connu,  exaltaient  tous  le 
climat,  les  beaux  sites  de  la  Balearis  Major  et  l'hospitalité  des 
insulaires. 

A  M.  Jules  Boucoiran,  rue  de  V Aspic,  Nîmes. 

Paris,  15  octobre  1838. 

Cher  enfant,  nous  partons  de  Paris  le  18,  nous  serons  à  Lyon  le  23, 
nous  en  repartirons  le  25,  et  nous  serons  le  26  à  Avignon  ou  à  Arles, 

(1)  Un  hiver  à  Majorque,  p.  28-29. 


GEORGE   SAND  57 

lelon  que  l'heure  non  favori  era  pour  aller  plu  ou  moins  loin  par 
eau...  <  1  )• 

Effectivement,  en  octobre  L838,  George  Sand  quitta  Paris, 
accompagnée  de  bcs  deux  enfanta  e1  d'une  bonne,  et  munie  de 
nombreuses  lettres  de  recommandation  venant  de  personnages 
officiels,  de  permis  *  I  *  *  douane  el  force  autres  paperasses,  car, 
dit-elle  : 

...  il  faut  faire  mousser  mon  importance,  quî  est, du  reste, bien  établie 
par  les  papiers  dont  je  suis  munie.  En  province,  les  protections  siéent 
bien  aux  pauvres  diables  de  voyageurs.  Elles  aplanissenl  les  obs- 
tacles ft  donnent  zèle  el  confiance  aux  administrations...  (2). 

Mme  Sand  s'arrêta  d'abord  au  Plessy  pour  faire  une  visite 

au  «  papa  James  »  el  à  la  «  maman  Angèlc  »  avec-  leur  progéni- 
ture, puis  elle  se  dirigea  sur  Lyon  et  Avignon,  où  elle  arriva 
au  jour  fixé.  De  là  elle  fit  une  petite  échappée  à  Vaueluse  — 
hommage  à  la  mémoire  de  Pétrarque  —  et  enfin  elle  partit 
à  Nîmes,  où  elle  fut  reçue  à  bras  ouverts  par  le  fidèle  Jules 
Boucoiran.  Dès  Lyon  elle  avait  prévenu  ce  vieil  ami  de 
s'occuper  surtout  de  la  «  faire  immédiatement  repartir  »,  afin 
de  ne  pas  manquer  au  rendez-vous  avec  Mendizabal  à  la  fron- 
tière d'Espagne  : 

Ne  vous  occupez  pas  de  me  faire  arriver  (je  ne  sais  si  je  quitterai 
le  bateau  à  Beaucaire  ou  à  Avignon,  cela  dépendra  des  heures),  mais 
occupez-vous,  dès  à  présent,  de  me  faire  repartir.  Il  faut  que  je  sois 
à  Perpignan  le  29  au  soir  ou  le  30  au  mutin...  J'ai  pris  rendez- vous  à 
Perpignan  avec  Mendizabal,  ministre  d'Espagne...  (3). 

Il  ne  s'agissait  toutefois  nullement  de  Mendizabal.  mais  bien 
de  Chopin,  avec  lequel  il  était  convenu  qu'on  se  rencontrerait 
à  Perpignan;  George  Sand  lui  promit  même  de  l'y  attendre 
pendant  quelques  jours,  et  de  n'en  repartir  que  s'il  n'arrivait 

(1)  Inédite. 

(2)  Lettre  à  Jules  Boucoiran,  datée  du  23  octobre  1838,  de  Lyon.  (Corr., 
fc.    II.) 

(3)  Même  lettre  à  Boucoiran  du  23  octobre  1838, 


58  GEORGE    SAND 

point.  Voici  ce  que  George  Sand  dit  elle-même  dans  YHistoire 
de  ma  vie  (1)  : 

...  Je  partis  avec  mes  enfants  en  lui  disant  que  je  passerais  quelques 
jours  à  Perpignan,  si  je  ne  l'y  trouvais  pas,  et  que  s'il  n'y  venait  pas 
au  bout  d'un  certain  délai,  je  passerais  en  Espagne... 

Il  est  évident  que  ce  départ  de  Paris,  séparément  et  non 
ensemble,  fut  ainsi  arrangé  gxâcaai^version  de  Chopin  pour 
tout  ce  qui  semblait  une  infraction  aux  convenances,  une  négli- 
gence des  apparences,  un  laisser  aller  moral  (2). 

Ce  ne  furent  que  ses  amis  les  plus  intimes  —  Grzymala,  Fon- 
tana  et  Matuszinski  —  qui  surent  où  il  allait.  Il  désirait 
qu'on  parlât  de  lui  le  moins  possible  à  ses  autres  amis  et 
connaissances.  Ce  n'est  pas  une  fois,  mais  plusieurs  fois,  qu'il 
exprima  ce  désir  ;  il  envoyait  ses  lettres  à  ses  parents  et  à  ses 
éditeurs  par  l'intermédiaire  de  Fontana,  et  c'est  par  lui  qu'il 
recevait  leurs  réponses  ;  il  est  certain  qu'il  voulait  cacher  le 
plus  possible  son  adresse  exacte  (3).  Enfin  le  départ  pour  Ma- 
jorque fut  aussi  mystérieux  que  le  départ  pour  Venise  en  1834 
avait  été  ostensible  et  quasi  public. 

De  Perpignan,  Mme  Sand  adressa  à  Mme  Marliani  la  lettre 
suivante  : 

Perpignan,  novembre  1838. 
Chère  bonne, 

Je  quitte  la  France  dans  deux  heures.  Je  vous  écris  du  bord  de  la 
mer  lu  plus  bleue,  la  plus  pure,  la  plus  unie,  on  dirait  d'une  mer  de 
Grèce  ou  d'un  lac  de  Suisse  par  le  plus  beau  jour.  Nous  nous  portons 
bien    tous. 

Chopin  est  arrivé  hier  à  Perpignan,  frais  comme  une  rose  et  rose 
comme  un  navet;  bien  portant  d'ailleurs,  ayant  supporté  héroïque- 
ment ses  quatre  nuits  de  malle-poste.  Quant  à  nous,  nous  avons  voyagé 

(1)  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p.  436. 

(2)  C'est  ainsi,  par  exemple,  au  dire  de  Xiecks,  que  Chopin  contribua 
avec  intention  à  répandre  la  fausse  nouvelle  de  son  départ  pour  une  cure 
d'eau  en  Bohême,  afin  de  cacher  son  premier  vovage  à  Xohant.(Cf.  Fr.  Niecks, 
Chopin,  t.  I".  p.  325.) 

•  (3,  Cf.  Xiecks,  Chopin,  t.  II,  p.  22,  23,  26, 


GEORGE    :<  \NI)  59 

lentement,  paisiblement  el  entouré  .  à  toutes  les  stations,  de  noi  ami  . 
qui  1 1  < mis  uni  comblés  de  Boins  (  1 1. 

Ces  m  amis  »,  outre  les  Du  Plessy,  déjà  mentionnés,  furenl  : 
Mme  Mongol  fier  el  M.  Théodore  de  Seynes  à  Lyon,  el  à  Nîmes, 
sauf  Boucoiran,  encore  une  certaine  Mme  Oribeau  ou  d'Oribeau 
(aveo  laquelle  Mine  Sand  garda  des  relations  plus  tard).  De 
Perpignan,  nos  voyageurs,  réunis,  se  rcndirenl  à  bord  du  Phé- 
nicien par  Port-Vendres  à  Barcelone,  ou  ils  passèrent  quelques 
jours  à  parcourir  la  ville  et  les  environs  et;  où  George  Sand 
visita,  entre  autres,  le  palais  de  l'Inquisition  en  ruines,  qui 
lui  lit  une  impression  foudroyante.  Nous  en  retrouverons 
l'écho  dans  le  chapitre  m  du  Voyage  à  Majorque  qui  renferme 
un  morceau  séparé  intitulé  :  le  Couvent  de  V Inquisition,  et  dans 
celui  de  la  Comtesse  de  Rudolstadt  où  parmi  maintes  épreuves 
imposées  par  les  a  Invisibles  »  à  Consuelo  pendant  le  noviciat 
qui  précède  son  entrée  à  la  loge  de  ces  supra-maçons,  il  lui  est 
enjoint  de  contempler,  dans  un  souterrain  du  château,  les  ves- 
tiges des  horreurs  et  des  crimes  jadis  commis  au  nom  de  la  reli- 
gion du  Christ  par  des  hommes  qui  avaient  négligé  et  déna- 
turé le  suprême  commandement  du  Sauveur. 

A  Barcelone,  nos  voyageurs  s'embarquèrent  sur  YEl-Mal- 
lorquin  qui  les  transporta  à  Majorque.  La  traversée* fut  des  plus 
heureuses  et  des  plus  poétiques. 

Lorsque  nous  allions  de  Barcelone  à  Palma,  par  une  nuit  tiède, 
sombre,  éclairée  seulement  par  une  phosphorescence  extraordinaire 
dans  le  sillage  du  navire,  tout  le  monde  dormait  à  bord,  excepté  le 
timonier,  qui,  pour  résister  au  danger  d'en  faire  autant,  chanta  toute 
la  nuit,  mais  d'une  voix  si  douce  et  si  ménagée  qu'on  eût  dit  qu'il 
craignait  d'éveiller  les  hommes  de  quart,  ou  qu'il  était  à  demi  endormi 
lui-même.  Nous  ne  nous  lassâmes  point  de  l'écouter,  car  son  chant 
était  des  plus  étranges.  Il  suivait  un  rythme  et  des  modulations  en 
dehors  de  toutes  nos  habitudes,  et  semblait  laisser  aller  sa  voix  au 
hasard,  comme  la  fumée  du  bâtiment,  emportée  et  balancée  par  la 
brise.  C'était  une  rêverie  plutôt  qu'un  chant,  une  sorte  de  divagation 
nonchalante  de  la  voix,  où  la  pensée  avait  peu  de  part,  mais  qui  sui- 

(1)  Correspondance,  t.  II,  p.  110, 


6o  GEORGE    SAND 

vait  le  balancement  du  navire,  le  faible  bruit  du  remous,  et  ressem- 
blait à  une  improvisation  vague,  renfermée  pourtant  dans  des  formes 
douces  et  monotones.  Cette  voix  de  la  contemplation  avait  un  grand 
charme...  (1). 

...  Le  temps  était  calme,  dit-elle  dans  Y  Histoire  de  ma  vie,  la  mer 
excellente  ;  nous  sentions  la  chaleur  augmenter  d'heure  en  heure. 
Maurice  supportait  la  mer  presque  aussi  bien  que  moi  ;  Solange,  moins 
bien  ;  mais  à  la  vue  des  côtes  escarpées  de  l'île,  dentelées  au  soleil  du 
matin  par  les  aloès  et  les  palmiers,  elle  se  mit  à  courir  sur  le  pont, 
joyeuse  et  fraîche  comme  le  matin  même... 

Arrivés  à  Palma  de  Mallorca,  capitale  de  «  toutes  les  Ba- 
léares »  les  voyageurs  durent  bientôt  se  convaincre  que  MM.  Val- 
demosa  et  Marliani  s'étaient  assez  abusés  sur  la  possibilité  de 
s'installer  facilement  et  confortablement  à  Majorque  :  il  n'y 
avait  à  Palma  ni  hôtels,  ni  chambres  meublées  à  louer,  et  sans 
le  consul  de  France  et  des  parents  de  Valdemosa,  gens  fort 
aimables,  qui  se  mirent  en  quatre  pour  installer  provisoire- 
ment nos  pèlerins  dans  une  famille  hospitalière  quelconque, 
les  malheureux  voyageurs  n'eussent  pas  su  où  trouver  un  abri. 
Il  fallut  chercher  un  appartement.  Mais  à  Palma  il  n'y  avait 
rien  à  trouver.  Ce  n'est  qu'au  bout  de  quelques  jours  de  recherches 
que  George  Sand  trouva  une  maison  de  campagne  appartenant 
à  un  certain  senor  Gomez  qui  loua  à  nos  voyageurs  son  habi- 
tation avec  tout  ce  qui  s'y  trouvait,  pour  la  modique  somme 
de  cinquante  francs  par  mois  (2).  Mais  il  paraît  qu'il  «  se  trou- 
vait »  à  la  villa  du  noble  Gomez  si  peu  de  chose  en  fait  de 
meubles  et  d'ustensiles,  que  George  Sand  dut  se  mettre  en 
quatre  pour  se  procurer  les  objets  de  première  nécessité  (3). 

A  Palma,  il  était  impossible  de  trouver  des  meubles  tout  faits 
soit  à  louer,  soit  à  acheter  ;  il  fallait  tout  commander  et  attendre 
la  commande  pendant  un  temps  indéfini.  Il  fallut  dans  les 
commencements  se  contenter  de  n'importe  quoi,  mettre  à  con- 


(1)  Un  hiver  à  Majorque,  p.  12'2. 

(2)  C'est  le  chiffre  que  George  Sand  donne  dans  sa  lettre  à  Mme  Marliani 
du  14  novembre  1838.  (Corr.,  t.  II,  p.  112.)  Dans  VHiver  à  Majorque,  elle 
dit  que  c'est  cent  francs  par  mois  que  leur  réclamait  leur  hôte. 

3)  Corresp.,  t.  II,  p.  113. 


Gl  0RG1     SAND  61 

tribution  son  esprit  d'invention  et  s'arranger  un  peu  à  la  Ro* 
bini 'm  t Irusoé. 

An  début  tons  ces  contretemps  e1  toutes  ces  tracasserie 
insipides  n'effrayèrent  poinl  les  voyageurs.  La  maison,  connue 
dans  le  pays  sous  le  nom  de  Son  Vent  (maison  du  vent),  était 
située  dans  une  vallée  ravissante,  au  pied  <\<->  montagnes,  la 
vue  s'oiiviant  sur  une  pente  douce,  boiser  d'orangers,  d'aman- 
diers, e1  de  grenadiers, sur  la  pittoresque  ville  de  l'aima,  an  loin, 

avec  ses   murs  jaunes,   sa   cathédrale,   son   hôtel   de   ville  et   sa 

Bourse,  et  enfin,  à  l'horizon,  comme  une  bande  étincelante,  —  la 
mer.  Le  temps  était  merveilleux,  tout  estival,  en  novembre;  le 
ciel  éclatant  de  couleur  et  sans  nuages  ;  les  fleurs  et  les  arbres  em- 
baumaient. Une  empreinte  de  l'inaccoutumé,  de  singulier  sem- 
blait répandue  partout  :  l'architecture  demi-mauresque,  les 
costumes  pleins  de  caractère  des  habitants,  les  sons  des  gui- 
tares, les  chansons  demi -espagnoles,  demi-arabes  résonnant 
de  tous  cotés.  —  tout  ravissait  les  deux  artistes.  Les  premières 
lettres  de  George  Sand  et  de  Chopin,  datées  de  Majorque,  res- 
pirent une  belle  humeur  allègre,  une  joie  exultante.  C'est  ainsi 
que  Chopin  écrit  à  Jules  Fontana  (1),  le  15  novembre  1838  : 

Mon  cher  ami,  je  me  trouve  à  Palma,  sous  des  palmes,  des  cèdres, 
des  cactus,  îles  aloès,  des  orangers,  des  citronniers,  des  figuiers  et  des 
grenadiers,  que  le  Jardin  des  Plantes  ne  possède  que  grâce  à  ses  poêles. 
Le  ciel  est  eu  turquoise,  la  mer  en  lapis-lazuli,  les  montagnes  en  éme- 
raudes.  L'air? — L'air  est  juste  comme  au  ciel.  Le  jour,  il  y  a  du  soleil, 
tout  le  monde  s'habille  comme  en  été,  et  il  fait  chaud  ;  la  nuit,  des 
chants  et  des  guitares  pendant  des  heures  entières.  D'énormes  balcons 
d'où  les  pampres  retombent,  des  murs  datant  des  Arabes...  La  ville, 


(1)  Jules  Fontana,  l'un  des  plus  intimes  amis  du  grand  musicien  polonais, 
naquit  en  1810,  fit  ses  études  musicales  sous  la  direction  de  Josqdi  Elsner 
au  Conservatoire  de  Varsovie  en  même  temps  que  Chopin,  prit  part  à  la 
révolution  de  Varsovie,  à  la  suite  de  laquelle  il  dut  émigrer  ;  puis  il  vécut 
à  Paris  et  à  Londres,  gagnant  sa  vie  à  donner  des  leçons  de  musique,  il  se 
laissa  aussi  entendre  comme  virtuose  dans  quelques  concerts.  En  1841,  U 
passa  en  Amérique,  séjourna  d'abord  à  la  Havane,  où  il  épousa  une  riche  créole, 
puis  à  New-York.  Il  revint  en  Europe  vers  la  fin  de  sa  vie,  perdit  sa  femme, 
se  ruina,  devint  tout  à  fait  sourd,  et  mourut  à  Paris,  en  1870,  dans  la  misère 
la  plus  complète.  On  dit  qu'il  se  tua  dans  un  accès  de  désespoir. 


62  GEORGE    SAND 

comme  tout  ici,  rappelle  l'Afrique...  Bref,  une  vie  délicieuse  (1)  ! 
Mon  cher  Jules,  va  chez  Pleyel,  car  le  piano  n'est  pas  encore  arrivé. 
Par  quelle  voie  l'a-t-on  expédié?  Tu  recevras  bientôt  les  Préludes. 
Je  vivrai  probablement  dans  une  ravissante  chartreuse,  dans  le  pays 
le  plus  beau  du  monde  ;  la  mer,  des  montagnes,  des  palmiers,  un  cime- 
tière, une  église  des  Croisés,  une  ruine  de  mosquée,  des  oliviers 
millénaires  !...  A  présent,  cher  ami,  je  jouis  un  peu  plus  de  la  vie  ; 
je  suis  tout  près  de  ce  qui  est  le  plus  beau  du  monde,  je  suis  un  homme 
meilleur.  Donne  les  lettres  de  mes  parents  à  Grzymala,  ainsi  que  tout 
ce  que  tu  as  à  m' envoyer  ;  il  connaît  l'adresse  la  plus  exacte.  Embrasse 
Jeannot  (2).  Comme  il  aurait  guéri  ici  !  Fais  savoir  à  Pleyel  qu'il 
aura  bientôt  le  manuscrit.  Parle  peu  de  moi  aux  connaissances.  Je 
t'écrirai  bientôt  beaucoup...  Dis  que  je  reviendrai  à  la  fin  d'hiver. 
Le  courrier  ne  part  d'ici  qu'une  fois  par  semaine.  Je  t'écris  par  le 
consul  français.  Envoie  la  lettre  ci-incluse,  telle  que,  à  mes  parents. 
Porte-la  toi-même  à  la  poste.  —  Ton  Chopin. 

George  Sand  de  son  côté  écrivait  la  veille,  le  14  novembre, 
à  Boucoiran  (3)  : 


A  M.  Jules  Boucoiran,  rue  de  V Aspic,  Nîmes. 

Palma  de  Mallorca,  14  novembre  1838. 

Bonjour,  cher  enfant,  nous  allons  bien,  nous  sommes  installés  ici, 
enchantés  du  pays  et  très  bien  portants.  Ecrivez-nous  et  aimez-nous. 
Nous  vous  avons  écrit  de  Port-Vendres,  j'espère  que  vous  avez  reçu 
la  lettre...  Nous  sommes  sens  dessus  dessous,  aujourd'hui  nous  faisons 
des  emplettes  et  le  courrier  va  partir... 

Elle  écrit  à  Mme  Marliani,  à  la  même  date  : 

Palma  de  Mallorca,  14  novembre  1838. 
Chère  amie, 

Je  vous  écris  en  courant  ;  je  quitte  la  ville  et  vais  m'installer  à  la 
campagne  :  j'ai  une  jolie  maison  meublée,  avec  jardin  et  site  magni- 

(1)  Nous  restituons  le  texte  de  cette  lettre  d'après  Hœsick.  Karasowski 
l'avait  complètement  dénaturée  et  changée  dans  son  livre. 

(2)  Jean  Matuszmski,  l'un  des  trois  amis  les  plus  intimes  de  Chopin, 
médecin  de  profession.  Chopin  et  lui  occupèrent,  pendant  un  certain  temps, 
un  appartement  commun  à  Paris.  Il  mourut  le  20  avril  1842. 

(3)  Inédite. 


GBORGE   S  AND 

floue,  pour  cinquante  francs  par  mois.  De  plus,  j'ai  à  deux  lieue   de 
là  une  cellule,  c'est-à-dire  trois  pièces  el  un  jardin  plein  d'orani 
de  citrons,  pour  trente-cinq  francs  pai  an,  dan    la  grande  chartreuse 
de  Valdemosa, 

Valdemosa  bipède  vous  expliquera  ce  que  c'esl  que  Valdemosa 
chartreuse;  ce  serait  trop  long  ;'i  vous  décrire. 

C'esl  la  poésie,  c  fst  la  Bolitude,  c'esl  toul  ce  qu  il  y  a  de  plus  artiste, 
de  plus  chiqué  .-cuis  le  ciel  :  et  quel  ciel  !  quel  pays  !  nous  Bomraee  dans 
le  ravissement... 

Puis  Mine  Sand  ne  dil  que  quelques  mots  en  passant  sur  1rs 
ennuis  d'installation,  pour  revenir  tout  aussitôt  aux  délices  de 
sa  \  ie  nouvelle  : 

Valdemosa,  en  nous  parlant  des  facilités  et  du  bien-être  de  son 

pays,  DOUS  a  horriblement  blagués.  Mais  la  nature,  les  arbres,  le  ciel, 
la  nier,  les  monuments  déliassent  tous  mes  rêves  :  c'est  la  terre  pro- 
mise, et,  comme  nous  avons  réussi  à  nous  caser  assez  bien,  nous  sommes 

enchantés  (1). 

Cette  page  est  tronquée  dans  la  Correspondance,  elle  continue 
ainsi  dans  la  lettre  autographe  : 

Noms  nous  portons  très  bien,  Chopip  a  fait  hier  trois  lieues  à  pied 
avec  Maurice  et  nous  sur  des  cailloux  tranchants.  Tous  deux  ne  se  portent 
que  mieux  aujourd'hui.  Solange  el  moi  engraissons  à  faire  peur,  mais 
non  pitié. 

Puis  viennent  les  lignes  imprimées  à  la  page  113  du  volume  II 
de  la  Correspondance  : 

Enfin,  notre  voyage  a  été  le  plus  heureux  et  le  plus  agréable  du 
inonde  ;  et,  comme  je  l'avais  calculé  avec  Manoël,  je  n'ai  pas  dépensé 
quinze  cents  francs  depuis  mon  départ  de  Paris  jusqu'ici.  Les  gens  de 
ce  pays  sont  excellents  et  très  ennuyeux.  Cependant  le  beau-frère  et 
la  sœur  de  Valdemosa  sont  charmants  et  le  consul  de  France  est  un 
excellent  garçon  qui  s'est  mis  en  quatre  pour  nous... 

Mais  bientôt  cette  humeur  allègre  changea.  D'abord  ce  fut 
la  santé  de  Chopin  qui  prit  de  nouveau  une  mauvaise  tournure. 

(1)  Corresp.,  t.   II,   p.   112. 


64  GEORGE    SAND 

Il  paraît  que  c'est  cette  même  promenade,  mentionnée  dans  le 
morceau  tronqué  de  la  lettre  du  14  novembre,  que  nous  avons 
cité,  qui  lui  fit  du  mal.  Du  moins,  voici  ce  que  l'on  peut  lire 
dans  Un  hiver  à  Majorque  : 

...  Nous  finies  surtout  deux  promenades  remarquables.  Je  ne  me 
rappelle  pas  la  première  avec  plaisir,  quoiqu'elle  fût  magnifique  d'as- 
pects. Mais  notre  malade,  alors  bien  portant  (c'était  au  commence- 
ment de  notre  séjour  à  Majorque),  voulut  nous  accompagner  et  en 
ressentit  une  fatigue  qui  détermina  l'invasion  de  sa  maladie.  Notre 
but  était  un  ermitage  au  bord  de  la  mer,  à  trois  milles  de  la  char- 
treuse. Nous  suivîmes  le  bras  droit  de  la  chaîne  et  montâmes  de  col- 
line en  colline,  par  un  chemin  pierreux  qui  nous  hachait  les  pieds, 
jusqu'à  la  côte  nord  de  l'île. 

...  En  revenant  à  la  chartreuse,  nous  fûmes  assaillis  par  un  vent 
violent  qui  nous  renversa  plusieurs  fois  et  qui  rendit  notre  marche 
si  fatigante  que  notre  malade  en  fut  brisé  (1). 

Chopin  de  son  côté  écrit  à  Fontana,  le  3  décembre  1838  : 

Palma. 

Je  ne  puis  pas  encore  t'envoyer  les  manuscrits,  car  ils  ne  sont  pas 
encore  prêts.  Pendant  les  trois  dernières  semaines,  j'avais  été  malade 
comme  un  chien,  malgré'  une  chaleur  de  dix-huit  degrés,  malgré  les 
roses,  les  orangers,  les  palmiers  et  les  figuiers  en  fleurs.  J'avais  pris 
très  froid.  Les  trois  médecins  les  plus  célèbres  de  l'île  se  sont  rassemblés 
pour  une  consultation  ;  l'un  flairait  ce  que  j'avais  expectoré  ;  l'autre 
martelait  là,  d'où  j'avais  expectoré,  le  troisième  auscultait  pendant 
que  j'expectorais.  Le  premier  dit  que  je  mourrai,  le  deuxième  que 
je  mourrais,  le  troisième  que  j'étais  déjà  mort.  Et  cependant  je  vis 
comme  je  vivais  par  le  passé.  Je  ne  puis  pardonner  à  Jeannot  (2)  de 
ne  m'àvoir  donné  aucun  conseil  par  rapport  à  cet  état  de  bronchite 
aiguë  qu'il  pouvait  constamment  observer  chez  moi.  C'est  à  grand'- 
peine  que  je  pus  échapper  à  leurs  saignées,  leurs  vésicatoires  et  autres 
opérations  semblables.  Grâce  à  Dieu,  je  suis  redevenu  moi-même. 
Mais  ma  maladie  fit  du  tort  à  mes  Préludes  que  tu  ne  recevras  que 
Dieu  sait  quand... 

...  Dans  quelques  jours  j'habiterai  le  plus  bel  endroit  du  monde  : 
la  mer,  des  montagnes...  tout  ce  qu'on  peut  souhaiter.  Nous  irons  vivre 

(1)  Un  hiver  à  Majorque,  p.  165-168. 

(2)  Jean  Matuszinski,  déjà  mentionné. 


GEORGE   SAM)  ds 

dan  un  énorme  vieux  couvent  en  ruines  et  délai  é  de  chartreux 
que  BIend[izabal  semble  avon  expulsé  expressément  pour  moi  il). 
G'esl  tout  près  de  Palma,  el  rien  ne  peul  être  plus  charmant  :  des 
cellules,  un  cimotiôre  des  plus  poétiques!...  Enfin  je  sens  que  je  m'y 
sentirai  bien.  Ce  n'est  que  mon  piano  qui  me  manque  encore,  .J'ai 
écrit  à  Pleyel.  Demande-le-lui  el  <lis-lni  que  je  suis  tombé  malade 
le  lendemain  de  mon  arrivée,  mais  que  je  vais  mieux.  Parle  peu  en 
général  de  moi  el  de  mes  manuscrits.  Écris-moi.  Jusqu'à  présent  je 

n'eUS  pas  Une  seule  lettre  de  lui. 

Dis  à  Léo  que  je  n'ai  pas  encore  envoyé  les  Préludes  à  Albrecht, 
mais  que  je  les  aime  bien  (2)  et  leur  écrirai  prochainement 

Porte   toi-même  celle  lettre  à   mes   parenls  ;'i   la  poste  et   écris-moi 

le  plus  vite  possible.  Salue  Jeannot.  Ne  dis  à  personne  que  j'avais 
été  malade,  on  ne  ferait  que  patiner  là-dessus  (3). 

Un  peu  plus  tard,  le  14  décembre  1838,  Chopin  écrit  encore 
à  Fontana  : 

Toujours  pas  un  mot  de.  toi,  et  c'est  déjà  ma  troisième  ou  ma  qua- 
trième lettre.  Avais-tu  affranchi  tes  lettres?  Mes  parents  n'ont  peut- 
être  point  écrit?  Est-ce  qu'il  leur  serait  arrivé  quelque  chose?  Ou  bien 
as-tu  été  paresseux?  Non,  tu  n'es  pas  paresseux,  tu  es  si  serviable.  Tu 
as  sûrement  envoyé  mes  deux  lettres  de  Palma  à  mes  parents.  Et 
sûrement  tu  m'as  écrit,  mais  la  poste  d'ici,  la  plus  inexacte  du  monde, 
ne  m'a  pas  donné  tes  lettres.  Ce  n'est  qu'aujourd'hui  que  j'ai  reçu  l'avis 
que  mon  piano  partit  le  1er  décembre  de  Marseille,  à  bord  d'un  bâti- 
ment de  commerce.  La  lettre  mit  quatorze  jours  à  venir  de  Marseille  ! 

(1)  C'est  en  1836,  sous  le  ministère  de  Mendizabal,  que  fut  publiée  la  loi 
prescrivant  la  démolition  de  tous  les  couvents  renfermant  moins  de  douze 
frères  et  la  confiscation  des  biens  monacaux  au  profit  du  gouvernement. 
La  cliait reuse  contenait  treize  mornes,  elle  ne  fut  donc  pas  démolie,  mais 
fermée. 

(2)  Les  Léo  étaient  apparentés  à  Moscheles  ;  c'était  une  famille  de  ban- 
quiers et  de  mécènes  qui  protégeaient  nombre  d'artistes  et  de  musiciens 
vivant  à  Paris. 

(3)  Il  est  très  curieux  de  comparer  les  lignes  que  nous  avons  soulignées 
avec  la  recommandation  de  George  Sand  à  Boucoiran  qui  se  trouve  dans 
aa  lettre  de  Venise,  datée  du  4  février  1834  (cf.  t.  II  de  notre  ouvrage,  p.  64)  : 

.le  viens  encore  d'être  malade  cinq  jours  d'une  dysenterie  affreuse.  Mon 
compagnon  de  voyage  est  très  malade  aussi.  Nous  ne  nous  en  vantons  pas, 
parce  que  nous  avons  à  Paris  une  foule  d'ennemis  qui  se  réjouiraient  en 
disant  :  «  Us  ont  été  en  Italie  pour  s'amuser  et  ils  ont  le  choléra  !  Quel  plaisir 
pour  nous,  ils  sont  malades  !...  »  Elle  répétait  la  même  chose  dans  sa  lettre 
du  5  février  :  «  Gardez  un  silence  absolu  sur  la  maladie  d'Alfred...  recommandez 
à  Buloz  de  n'en  pas  parler  et  à  Dupuy  aussi.  » 


66  GEORGE    SAND 

Il  y  a  donc  quelque  espoir  que  le  piano  passera  l'hiver  dans  le  port, 
car  en  hiver  personne  ici  ne  bougera.  L'idée  de  le  recevoir  juste  au 
moment  de  mon  départ  est  très  divertissante,  car,  outre  les  cinq  cents 
francs  à  payer  pour  le  transport  et  la  douane,  j'aurai  encore  le  plaisir 
de  le  réemballer  et  le  faire  repartir.  Et  en  attendant,  mes  manuscrits 
sommeillent,  tandis  que  moi,  je  ne  puis  dormir  et  que,  couvert  de 
cataplasmes  et  toussant,  j'attends  avec  impatience  le  printemps  ou 
autre  chose.  Demain,  je  me  transporte  dans  le  ravissant  couvent  de 
Valdemosa.  Je  pourrai  vivre,  songer  et  écrire  dans  la  cellule  de  quelque 
vieux  moine  qui  avait  peut-être  plus  de  feu  dans  l'âme,  mais  qui, 
faute  d'en  user,  dut  le  cacher  et  l'étouffer.  J'espère  te  faire  bientôt 
expédier  mes  Préludes  et  la  Ballade.  Va  chez  Léo,  mais  ne  lui  dis  pas 
que  je  suis  malade,  car  il  aurait  peur  pour  lui-même  et  pour  ses  mille 
francs.  Salue  affectueusement  Pleyel  et  Jeannot... 

A  cette  même  date  du  14  décembre  George  Sand  décrit  ainsi 
à  Mme  Marliani  l'état  de  santé  de  Chopin,  dans  un  passage 
omis  de  la  lettre  imprimée  dans  la  Correspondance  à  la  page  114. 
(Nous  donnons  d'abord  les  quelques  lignes  imprimées  qui  pré- 
cèdent) : 

...  Le  paquebot  est  censé  partir  toutes  les  semaines,  mais  il  ne  part 
en  réalité  que  quand  le  temps  est  parfaitement  serein  et  la  mer  unie 
comme  une  glace.  Le  plus  léger  coup  de  vent  le  fait  rentrer  au  port, 
même  lorsqu'on  est  à  moitié  route.  Pourquoi?  Ce  n'est  pas  que  le 
bateau  ne  soit  bon  et  la  navigation  sûre.  C'est  que  le  cochon  a  l'es- 
tomac délicat,  il  craint  le  mal  de  mer.  Or,  si  un  cochon  meurt  en  route, 
l'équipage  est  en  deuil  et  donne  au  diable  journaux,  passagers,  lettres, 
paquets  et  le  reste  (1). 

Voilà  donc  plus  de  quinze  jours  que  le  bateau  est  dans  le  port; 
peut-être  partira-t-il  demain!  Voilà  vingt-cinq  jours  et  plus  que 
Spiridion  voyage  ;  mais  j'ignore  si  Buloz  l'a  reçu.  J'ignore  s'il  le  re- 
cevra. 

Il  y  a  encore  d'autres  raisons  de  retard  que  je  ne  vous  dis  pas 
parce  que  toute  réflexion  sur  la  poste  et  les  affaires  du  pays  sont  au 
moins  inutiles.  Vous  pouvez  les  pressentir  et  les  dire  à  Buloz.  Je  vous 
prie  même  de  lui  faire  parler  à  ce  sujet  ;  car  il  doit  être  dans  les  transes, 
dans  la  fureur,  dans  le  désespoir.  Spiridion  doit  être  interrompu  depuis 
un  siècle,  à  cela  je  ne  puis  rien  (2).  J'ai  pesté  contre  le  pays,  contre 

(1)  Le  commerce  des  cochons  est  la  source  principale  de  la  fortune  des 
Majorquins. 

(2)  Spiridion  parut  dans  une  livraison  d'octobre  et  les  deux  livraisons 


GEORGE  SAND  '.7 

le  inn|i-,  contre  la  coutume,  contre  Les  cochons.  J'ai  un  peu  pe  V 
nnitrc  oe  cher  Manoël,  « ( u i  m'a  dépeint  ce  pays  comme  si  libre,  ri 
abordable,  si  hospitalier.  .M.iis  à  quoi  bon  les  plaintes  et  les  murmure 
oontre  les  ennemis  naturels  et  Inévitables  de  la  vie?  Ici,  e'esl  une  eho  e  : 

l.i  une  antre  ;  partout  il  Y  a  à  souffrir. 

t  v  qu'il  y  a  de  \  raimenl  beau  loi,  c'esl  le  pays,  le  ciel,  les  montagne  - 
la  bonne  santé  de  Maurice,  et  le  radofU/CMsemerA  de  Solange.  Le  bon 

Chopin  n'est  pas  aussi  lirillant  de  >anlé. 

C'est  à  ces  derniers  mots  que  se  rattachent  les  lignes  tronquées 
dans  la  Correspondance  : 

...  Après  avait  Me  hien,  trop  bien  peut-être  supporté  les  grandes 
fatigues  du  voyage,  au  bout  de  quelques  jours  la  force  nerveuse  qui  le 
soutenait  est  tombée,  et  il  a  été  extrêmement  «battu  et  souffreteux.  Mut- 
il  revient  sur  Veau  de  jour  en  jour  et  j'espère  qu'il  sera  mieux  qu'aupa- 
ravant.  -le  le  soigne  comme  mon  enfant.  C'est  un  ange  de  douceur  et  de 
bonté  ! 

Puis  viennent  les  lignes  imprimées  : 

Son  piano  lui  manque  beaucoup.  Nous  en  avons  enfin  reçu  des 
nouvelles  aujourd'hui.  Il  est  parti  de  Marseille,  et  nous  l'aurons  peut- 
être  dans  une  quinzaine  de  jours.  Mon  Dieu,  que  la  vie  physique  est 
cude,  difficile  et  misérable  ici!  C'est  au  delà  de  ce  qu'on  peut  ima- 
giner. 

Puis  encore  des  lignes  omises  : 

...  On  manque  de  tout,  on  ne  trouve  rien  à  louer,  rien  à  acheter.  Il  faut 
commander  des  matelas,  acheter  des  draps,  serviettes,  casseroles,  etc., 
tout  absolument. 

J'ai  par  un  coup  du  sort  trouvé  à  acheter  un  mobilier  propre, 
charmant  pour  le  pays,  mais  dont  un  paysan  de  chez  nous  ne  voudrait 
pas.  Il  a  fallu  se  donner  des  peines  inouïes  pour  avoir  un  poêle,  du 
bois,  du  linge,  que  sais-je?  Depuis  un  mois  que  je  me  crois  installée, 
je  suis  toujours  à  la  veille  de  l'être.  Ici,  une  charrette  met  cinq  heures 
pour  faire  trois  lieues  ;  jugez  du  reste  !  Il  faut  deux  mois  pour  confec- 
tionner une  paire  de  pincettes.  Il  n'y  a  pas  d'exagération  dans  tout  ce 
que  je  vous  dis.  Devinez,  sur  ce  pays,  tout  ce  que  je  ne  vous  dis  pas. 
Moi,  je  m'en  moque  ;  mais  j'en  ai  un  peu  souffert,  dans  la  crainte  de 

de  novembre  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  de  1838,  puis  dans  les  deux  livrai- 
sons de  janvier  de  1839. 


68  GEORGE    SAND 

voir  mes  enfants  en  souffrir  beaucoup.  Heureusement  mon  ambulance 
va  bien.  Demain,  nous  partons  pour  la  chartreuse  de  Valdemosa,  la 
plus  poétique  résidence  de  la  terre.  Nous  y  passerons  l'hiver  qui  com- 
mence à  peine  et  qui  va  bientôt  finir.  Voilà  le  seul  bonheur  de  cette 
contrée.  Je  n'ai  de  ma  vie  rencontré  une  nature  aussi  délicieuse  que 
celle  de  Majorque. 

Après  avoir  entretenu  sa  correspondante  de  ses  difficultés 
d'argent  et  de  la  nécessité  d'emprunter  trois  mille  francs  à  des 
conditions  fort  dures,  par  l'intermédiaire  d'un  certain  Nunez, 
Mme  Sand  lui  dit  encore  que  Buloz,  non  plus,  ne  lui  envoie  rien, 
car,  dit-elle  : 

...  Je  voulais  envoyer  à  Buloz  beaucoup  de  manuscrits,  mais,  d'une 
part,  accablée  de  tant  d'ennuis  matériels,  je  n'ai  pu  faire  grand'chose  ; 
et  de  l'autre,  la  lenteur  et  le  peu  de  sûreté  des  communications  font 
que  Buloz  n'est  peut-être  pas  encore  nanti.  Vous  connaissez  Buloz  : 
«  Pas  de  manuscrit,  pas  de  suisse.  » 

Elle  prie  donc  Mme  Marliani  de  lui  arranger  le  payement  de 
la  lettre  de  Nunez,  soit  par  M.  Kemisa,  soit  par  son  homme 
d'affaires,  puis  elle  ajoute  à  la  fin  de  sa  lettre  : 

J'écrirai  à  Leroux,  de  la  chartreuse,  à  tête  reposée.  Si  vous  saviez 
ce  que  j'ai  à  faire  !  Je  fais  presque  la  cuisine.  Ici,  autre  agrément, 
on  ne  peut  se  faire  servir.  Le  domestique  est  une  brute  :  dévot,  pares- 
seux et  gourmand  ;  un  véritable  fils  de  moine  (je  crois  qu'ils  le  sont 
tous).  Il  en  faudrait  dix  pour  faire  l'ouvrage  que  vous  fait  votre  brave 
Marie.  Heureusement  la  femme  de  chambre,  que  j'avais  amenée  de 
Paris,  est  très  dévouée  et  se  résigne  à  faire  de  gros  ouvrages  ;  mais 
elle  n'est  pas  forte,  et  il  faut  que  je  l'aide.  En  outre,  tout  coûte  très 
cher,  et  la  nourriture  est  difficile,  quand  l'estomac  ne  supporte  ni 
l'huile  rance,  ni  la  graisse  de  porc.  Je  commence  à  m'y  faire,  mais 
Chopin  est  malade  toutes  les  fois  que  nous  ne  lui  préparons  pas  nous- 
mêmes  ses  aliments.  Enfin,  notre  voyage  ici  est,  sous  beaucoup  de 
rapports,  un  fiasco  épouvantable. 

Mais  nous  y  sommes.  Nous  ne  pourrions  en  sortir  sans  nous  exposer 
à  la  mauvaise  saison  et  sans  faire  coup  sur  coup  de  nouvelles  dépenses. 
Et  puis  j'ai  mis  beaucoup  de  courage  et  de  persévérance  à  me  caser 
ici.  Si  la  Providence  ne  me  maltraite  pas  trop,  il  est  à  croire  que  le 
plus  difficile  est  fait  et  que  nous  allons  recueillir  le  fruit  de  nos  peines. 
Le  printemps  sera  délicieux,  Maurice  recouvrera  sa  belle  santé,  il  se 


GEORGE   s  A  N  \) 

flatte  d'avoir  un  jour  i\f>  mollets;  moi,  je  travaillerai  el  j'instruirai 
mes  enfants,  donl  heureusement  le  leçon  .  jusqu'ici,  n'onl  pai  trop 
souffert.  Ils  sont  très  studieux  avec  moi.  Solange  esl  presque  toujours 
charmante  depuis  qu'elle  a  eu  le  mal  de  mut:  Maurice  prétend  qu'elle 
.1  rendu  tout  son  venin. 

Tous  ces  ennuis,  sérieux  et  inininirs.  auraient  donc  été  sup- 
portables, mais  l'arrivée  de  l'hiver  indigène  e1  des  pluies  tro- 
picales rendirent  le  séjour  de  Son  Vent  absolument  impos- 
sible et  ruinèrent  complètement  la  santé  déjà  chancelante 
de  Chopin.  One  belle  nuit  creva  une  averse  dans  le  genre  de 
celles  qui  obligèrenl  Nbé  à  construire  son  arche,  et  le  lende- 
main tout  à  l'entour  était  inondé  et  méconnaissable,  les  pauvres 
voyageurs  n'habitant  point  une  arche  sûre,  eurent  aussi  leur 
part  du  déluge. 

...  T. a  maison  du  Vent  (Son  Vent  en  patois),  e'esl  le  uom  de  la  villa 
que  le  senor  Gomez  avait  louée,  devint  inhabitable.  Les  murs  en 
étaient  si  initiées  que  la  chaux  dont  nos  chambres  étaient  crépies  se 
gonflail  comme  une  éponge.  Jamais,  pour  mon  compte,  je  n'ai  tant 
souffert  du  froid,  quoiqu'il  ne  fît  pas  très  Eroid,  en  réalité  :  mais,  pour 
dous,  qui  sommes  habitués  à  nous  chauffer  eu  hiver,  cette  maison  sans 
cheminée  était  sur  nos  épaules  comme  un  manteau  de  glace,  et  je  me 
sentais  paralysée. 

Nous  ne  pouvions  nous  habituer  à  l'odeur  asphyxiante  des  bra- 
seros,  et  notre  malade  commença  à  souffrir  et  à  tousser.  De  ce 
moment,  nous  devînmes  un  objet  d'horreur  et  d'épouvante  pour  la 
population... 

C'est  nue  les  Majorquins,  devançant  de  plus  d'un  demi-siècle 
Koch  et  son  «  bâtonnet  »,  considéraient  fort  judicieusement  la 
phtisie  comme  contagieuse,  ce  qui  semblait  à  George  Sand  le 
comble  de  l'ignorance,  des  préjugés  et  de  l'égoïsme,  le  manque 
absolu  de  cette  «  vertu  sociale  »,  que  les  adeptes  de  Leroux  pla- 
çaient à  la  base  de  toute  morale.  Dès  qu'on  apprit  que  Chopin 
était  atteint  de  la  poitrine,  tout  le  monde  évita  nos  voyageurs, 
et  le  propriétaire  de  la  villa,  le  senor  Gomez,  exigea  qu'ils  quit- 
tassent immédiatement  sa  demeure  après  avoir  préalablement 
payé  pour  le  replâtrage  et  le  reblanchissage  de  ladite  et  acquis 


70  GEORGE    SAND 

tout  le  linge  de  la  maison  employé  par  eux,  comme  infecté.  La 
situation  était  critique.  Heureusement,  le  consul  de  France 
voulut  bien  héberger  et  réchauffer  chez  lui  nos  pauvres  colons. 
Puis  ils  se  décidèrent  à  se  transférer  à  la  Valdemosa,  après  avoir 
acheté  à  des  émigrés  espagnols,  qui  la  quittaient  au  bout  d'un 
long  séjour,  tout  leur  mobilier  pour  mille  francs.  Il  ne  fallait 
que  choisir  un  temps  moins  horrible  pour  se  hasarder  en 
route. 

C'est  le  15  décembre,  par  une  journée  fraîche  et  ensoleillée, 
chose  rare  en  cette  saison  à  Majorque,  que  George  Sand  avec 
sa  famille  put  prendre  le  chemin  de  la  chartreuse.  Quoique 
Valdemosa  ne  se  trouve  qu'à  trois  lieues  de  la  ville,  il  n'était 
pas  facile  d'y  arriver.  A  cette  époque  il  n'y  avait  que  peu  de 
routes  praticables  à  Majorque,  le  cocher  allait  droit  devant  lui, 
sans  se  soucier  des  pierres,  des  torrents  et  des  précipices,  et 
ce  n'est  que  les  parois  fortement  capitonnés  du  véhicule  major- 
quin  qui  préservèrent  nos  voyageurs  des  «  bleus  »  et  des  coups. 
La  dernière  partie  de  la  route  dut  même  être  faite  à  pied,  car 
aucun  birloco  (équipage  indigène)  ne  peut  gravir  le  sentier  pavé 
qui  mène  à  la  chartreuse. 

Toutefois  les  sites  qui  se  déroulaient  de  la  route  étaient  si 
merveilleux  qu'ils  s'imposaient  à  tout  jamais  à  la  mémoire. 
George  Sand  s'extasie  surtout  à  propos  d'un  détour  de  ce  che- 
min pierreux,  serpentant  au  bord  des  précipices  où  les  tor- 
rents invisibles  mugissent  sous  des  rideaux  splendides  de  ver- 
dure, et  côtoyant  des  rochers  boisés  de  chênes,  de  cyprès  et 
d'oliviers  : 

...  Je  n'oublierai  jamais  un  certain  détour  de  la  gorge  où,  en  se 
retournant,  on  distingue,  au  sommet  d'un  mont,  une  de  ces  jolies  mai- 
sonnettes arabes  que  j'ai  décrites,  à  demi  cachée  dans  les  raquettes 
de  ses  nopals,  et  un  grand  palmier  qui  se  penche  sur  l'abîme  en  dessi- 
nant sa  silhouette  dans  les  airs.  Quand  la  vue  des  boues  et  des  brouil- 
lards de  Paris  me  jette  dans  le  spleen,  je  ferme  les  yeux,  et  je  revois 
comme  dans  un  rêve  cette  montagne  verdoyante,  ces  rochers  fauves 
et  ce  palmier  solitaire  perdu  dans  un  ciel  rose...  (1). 

(1)  Un  hiver  à  Majorque,  p.  105. 


GEORGE   S  AND  71 

on  arriva  enfin  à  la  chartreuse  bâtie  presque  sur  la  crête  de 
la  chaîne  de  Valdemosa,  de  Borte  que  le  magnifique  panorama, 

qui  s'ouvrait  sur  les  deux  versants,  se  terminai!  <l<'s  deux  côtés 
de  l'horizon  par  la  »  bande  d'argent  de  la  mer.  Cette  char- 
treuse, abandonnée  par  les  moines  après  l'édil  de  L886  et 
appartenant  au  gouvernement,  était  pour  le  moment  à  la 
disposition  de  tous  ceux  qui  avaient  le  désir  de  la  louer 
pour  y  vivre  au  milieu  de  l'air  montagnard.  C'était  un 
curieux  amas  de  constructions  pittoresques  (''levées  à  diverses 
époques  et  qui  charmèrent  Chopin,  tout  connue  George  Sand, 
par  leur  parfait  romantisme  fantaisiste.  Cet  assemblage 
de  bâtiments  »,  dit  Mme  Sand,  «  suffirait  à  louer  un  corps 
d'armée  ».  Outre  l'habitation  du  supérieur,  les  cellules  des  frères 
OOnvers,  celle  des  visiteurs  ou  des  personnes  faisant  dr^  retraites, 
les  étables  et  autres  constructions  de  ce  genre,  la  chartreuse 
se  composait  de  trois  cloîtres  proprement  dits,  entourés  d'une 
galerie  sur  laquelle  donnaient  les  cellules  des  frères  ;  ces  trois 
cloîtres  dataient  de  trois  époques  différentes.  Le  plus  vieux 
et  le  plus  petit  était  aussi  le  plus  intéressant  sous  le  rapport 
artistique.  Au  milieu  de  ce  cloître  du  quinzième  siècle,  entouré 
d'une  galerie  aux  fenêtres  gothiques  garnies  de  plantes  grim- 
pantes, se  trouvait  l'antique  cimetière  des  chartreux.  Les  tombes 
creusées  par  chaque  chartreux  se  distinguaient  à  peine  sous 
l'herbe  épaisse.  Ni  monuments,  ni  inscriptions.  Quelques  sombres 
cyprès  entourant  une  grande  croix  en  bois  blanc  ;  un  petit  puits 
à  galbe  ogival,  un  vieux  laurier  et  un  palmier  nain,  poussés 
au  milieu  de  l'aire,  —  tout  cela  donnait  à  ce  heu  de  repos  éter- 
nel, surtout  au  clair  de  lune,  un  caractère  éminemment  poé- 
tique. Les  petites  cellules  sombres,  qui  entouraient  le  cloître, 
étaient  toujours  hermétiquement  fermées  :  le  sacristain  resté  à 
la  chartreuse  ne  permettait  jamais  d'y  pénétrer,  et  ce  n'est  que 
par  les  fentes  des  portes  qu'on  pouvait  se  convaincre  que  ces 
pièces  étaient  bourrées  de  vieux  meubles  et  d'objets  en  bois 
sculpté. 

Le  cloître  nouveau,  symétriquement  planté  de  buis  taillés, 
était  fermé  d'un  côté  par  les  cellules,  des  deux  côtés  parallèles 


72  GEORGE    SAND 

par  douze  chapelles,  et  du  quatrième  par  une  jolie  petite  église 
aux  parois  garnies  de  boiseries  sculptées  et  pavée  d'élégantes 
faïences  hispano-arabes.  Les  chapelles  étaient  aussi  pavées  de 
faïences  arabes,  chacune  possédait  une  fontaine  en  marbre  ; 
elles  produisaient  toutes  une  impression  de  fraîcheur,  quoique 
les  boiseries,  les  dorures  et  les  statues  peinturlurées  fussent 
grossières  et  banales.  Le  seul  objet  d'art  de  ce  nouveau  cloître 
était  une  statue  de  saint  Bruno  en  bois  peint,  placée  dans  l'église. 

...  Le  dessin  et  la  couleur  en  étaient  remarquables  ;  les  mains,  admi- 
rablement étudiées,  avaient  un  mouvement  dïnvocatiou  pieuse  et 
déchirante;  l'expression  de  la  tête  était  vraiment  sublime  de  foi  et 
de  douleur.  Et  pourtant  c'était  l'œuvre  d'un  ignorant  ;  car  la  statue 
placée  en  regard  et  exécutée  par  le  même  manœuvre  était  pitoyable 
sous  tous  les  rapports  ;  mais  il  avait  eu,  en  créant  saint  Bruno,  un  éclair 
d'inspiration,  un  élan  d'exaltation  religieuse  peut-être,  qui  l'avait 
élevé  au-dessus  de  lui-même.  Je  doute  que  jamais  le  saint  fanatique 
de  Grenoble  ait  été  compris  et  rendu  avec  un  sentiment  aussi  profond 
et  aussi  ardent  C'était  la  personnification  de  l'ascétisme  chrétien  (1). 

Mme  Sand  occupa  avec  sa  famille  l'une  des  cellules  du  nou- 
veau cloître. 

...  Les  trois  pièces  qui  la  composaient  étaient  spacieuses,  voûtées 
avec  élégance  et  aérées  au  fond  par  des  rosaces  à  jour,  toutes  diverses 
et  d'un  très  joli  dessin.  Ces  trois  pièces  étaient  séparées  du  cloître 
par  un  corridor  sombre  et  fermé  d'un  fort  battant  de  chêne.  Le  mur 
avait  trois  pieds  d'épaisseur.  La  pièce  du  milieu  était  destinée  à  la 
lecture,  à  la  prière,  à  la  méditation,  elle  avait  pour  tout  meuble  un 
large  siège  à  prie-Dieu  et  à  dossier  de  six  ou  huit  pieds  de  haut,  enfoncé 
et  fixé  dans  la  muraille.  La  pièce  à  droite  de  celle-ci  était  la  chambre 
à  coucher  du  chartreux  ;  au  fond  était  située  l'alcôve,  très  basse  et 
dallée  en  dessus  comme  un  sépulcre.  La  pièce  de  gauche  était  l'atelier 
de  travail,  le  réfectoire,  le  magasin  du  solitaire.  Au  midi,  les  trois 
pièces  s'ouvraient  sur  un  parterre  dont  l'étendue  répétait  exactement 
celle  de  la  totalité  de  la  cellule,  qui  était  séparée  des  jardins  voisins 
par  des  murailles  de  dix  pieds,  et  s'appuyait  sur  une  terrasse  forte- 


(1)  Un  hiver  à  Majorque,  p.  115.  Cette  description  évoque  le  souvenir 
d'un  autre  chef-d'œuvre  de  la  sculpture  espagnole  du  moyeu  âge,  la  Mater 
Dolorosa  du  Musée  de  Berlin,  en  bois  peint,  admirable  de  beauté  spiritua- 
lité et  de  force  d'expression. 


Gï  ORGE   SAND  73 

niriii  construite,  au-dessus  d'un  petit  boit  d'orangers,  qui  occupait 

mImi  de  la  1 tagne.  Le  gradin  inférieui  était  rempli  d'un  beau 

berceau  de  vignes,  le  troisième  il  amandiers  et  de  palmiei  .  et  ain  1 
de  Buite  jusqu'au  fond  du  vallon,  qui,  ainsi  que  je  l'ai  «lit,  était  un  im- 
mense jardin.  Chaque  parterre  de  cellule  avah  sur  toute  sa  longueur 
à  droite  un  réservoir  en  pierre  < i « •  taille  de  tn>i>  à  quatre  pied-  de  large 
sur  autant  de  profondeur,  recevant,  par  des  canaux  pratiqués  dans  la 
balustrade  de  la  torrasse,  les  eaux  de  la  montagne  el  les  déversant  dans 
le  parterre  par  une  croix  de  pierre  qui  le  coupait  en  quatre  carrés  égaux. 
...  Ce  parterre,  planté  de  grenadiers,  «le  citronniers  et  d'orangers, 
entouré  d'allées  exhaussées  en  brique  h  ombragées,  ainsi  que  le 
réservoir,  de  berceaux  embaumés,  c'était  comme  un  joli  salon  de 
fleurs  el  de  verdure  1 1  ). 

Chopin  écrit  dans  une  lettre  à  Fontana,  datée  du  28  dé- 
cembre L838: 

Peux-tu  m'imaginer  ainsi  :  entre  la  nier  et  des  montagnes  dans  une 
grande  chartreuse  délaissée,  dans  une  cellule  aux  portes  plus  grandes 
que  celles  de  Paris...  point  frisé  ("2),  point  ganté  de  blanc,  niais  pâle 
comme  à  L'ordinaire.  La  cellule  ressemble  à  une  bière,  elle  est  haute, 
au  plafond  poussiéreux  Les  fenêtres  sont  petites;  devant  elles  des 
orangers,  des  palmiers  et  des  cyprès;  mon  lit  est  placé  en  face  des 
fenêtres,  sous  une  rosace  mauresque  iiligranée.  A  côté  du  lit,  quelque 
chose  de  carié  ressemblant  à  un  bureau,  mais  l'usage  en  est  fort  pro- 
blématique; dessus  un  lourd  chandelier  (c'est  un  grand  luxe)  avec 
une  toute  petite  chandelle.  Les  œuvres  de  Bach,  mes  esquisses  et  des 
manuscrits  qui  ne  sont  pas  de  moi,  —  voilà  tout  mon  mobilier.  Un 
calme  absolu...  on  peut  crier  bien  fort,  sans  que  personne  vous  entende  ; 
bref,  je  t'écris  d'un  lieu  bien  étrange... 

L1 Hiver  à  Majorque  donne  d'amples  détails  sur  ce  mobilier. 

Nous  avions  un  mobilier  splendide  :  des  lits  de  sangle  irréprochables, 
des  matelas  peu  mollets,  plus  chers  qu'à  Paris,  mais  neufs  et  propres, 
et  de  ces  grands  et  excellents  couvre-pieds  en  indienne  ouatée  et 
piquée  que  les  juifs  vendent  assez  bon  marché  à  Palma.  Une  dame 

(1)  Un  hiver  à  Majorque,  p.  129. 

(2)  Ces  mots  nous  expliquent  parfaitement  pourquoi  nous  voyons  sur 
le  dessin  de  George  Sand  Chopin  représenté  comme  ayant  de  longs  cheveux 
flasques  retombant  des  deux  côtés  des  joues  et  peignés  en  arrière,  tandis 
que  tous  ses  autres  portraits  le  représentent  la  tête  bouclée  et  une  grande 
»  coque  »  au-dessus  du  front. 


74  GEORGE    SAND 

française,  établie  dans  le  pays,  avait  eu  la  bonté  de  nous  céder  quelques 
livres  de  plumes  qu'elle  avait  fait  venir  pour  elle  de  Marseille  et  dont 
nous  avions  fait  deux  oreillers  à  notre  malade.  Nous  possédions  plu- 
sieurs tables,  plusieurs  chaises  de  paille  comme  celles  qu'on  voit  dans 
nos  chaumières  de  paysans,  et  un  sopha  voluptueux  en  bois  blanc 
avec  des  coussins  de  toile  à  matelas  rembourrés  de  laine.  Le  sol  très 
inégal  et  très  poudreux  de  la  cellule  était  couvert  de  ces  nattes  valen- 
ciennes  à  longues  pailles  qui  ressemblent  à  un  gazon  jauni  par  le  soleil, 
et  de  ces  belles  peaux  de  moutons  à  longs  poils  d'une  finesse  et  d'une 
blancheur  admirables,  qu'on  prépare  fort  bien  dans  le  pays.  Nos 
malles  de  cuir  jaune  pouvaient  passer  là  pour  des  meubles  très  élé- 
gants. Un  grand  châle  tartan  bariolé,  qui  nous  avait  servi  de  tapis 
de  pied  en  voyage,  devint  une  portière  somptueuse  devant  l'alcôve 
et  mon  fils  orna  le  poêle  d'une  de  ces  charmantes  urnes  d'argile  de 
Félanitz,  dont  la  forme  et  les  ornements  sont  de  pur  goût  arabe... 
...  Le  pianino  de  Pleyel,  arraché  aux  mains  des  douaniers  après 
trois  semaines  de  pourparlers  et  quatre  cents  francs  de  contribution, 
remplissait  la  voûte  élevée  et  retentissante  de  la  cellule  d'un  son 
magnifique.  Enfin  le  sacristain  avait  consenti  à  transporter  chez  nous 
une  belle  grande  chaise  gothique  sculptée  en  chêne,  que  les  rats  et  les 
vers  rongeaient  dans  l'ancienne  chapelle  des  chartreux,  et  dont  le 
coffre  nous  servait  de  bibliothèque,  en  même  temps  que  ses  découpures 
légères  et  ses  aiguilles  effilées,  projetant  sur  la  muraille,  au  reflet  de 
la  lampe  du  soir,  l'ombre  de  sa  riche  dentelle  noire  et  de  ses  clochetons 
agrandis,  rendaient  à  la  cellule  tout  son  caractèfe  antique  et  monacal... 

Ce  qu'il  y  avait  de  plus  difficile  à  arranger,  c'étaient  le  service' 
et  la  nourriture.  La  chartreuse  ne  renfermant  d'autres  habi- 
tants que  le  sacristain  qui  demeurait  dans  une  maisonnette  à 
proximité  du  couvent,  et  le  pharmacien,  qui,  échappé  à  la  rigueur 
de  l'édit,  caché  dans  sa  cellule,  ne  se  montrait  que  rarement 
aux  voyageurs.  Ses  relations  avec  eux  se  bornaient  à  leur  vendre 
de  temps  à  autre  quelques  parfums  ou  quelques  simples  drogues. 
H  y  avait  en  outre  à  la  chartreuse  une  certaine  Maria-Antonia, 
Espagnole  d'origine,  une  sorte  de  femme  de  ménage  dilettante, 
qui  se  mettait  au  service  de  tous  les  voyageurs  habitant  la  char- 
treuse. Elle  était  aimable,  serviable  et  pieuse,  ce  qui  ne  l'empê- 
chait pas  d'être  horriblement  pillarde,  surtout  en  fait  de  provi- 
sions ménagères.  Lorsqu'elle  fut  secondée  dans  cette  agréable 
occupation  par  deux  indigènes  servant  nos  voyageurs,  la  Nina 


GEORGE   s  A  Ni»  75 

cl  la  Catalina,  et  que  par  la  faute  des  pluies  torrentielles  les 
provisions  n'arrivèrent  pas  quotidiennement  et  régulièreraenl  de 
l'aima,  alors  Mme  Sand  et  ses  cillant  cnrcni  à  sérieusemenl  dé- 
fendre leurs  dîners,  d'autant  plus  que  l'achat  des  provisions  était 
devenu  en  général  fort  difficile. 

Tant     que    le    cuisinier    dn    consul    français    s'appro\  isionn.i 

pour  eux  à  l'aima,  i on t  alla^j  bien,  mais  Lorsque  Le  mauvais 
temps  coupa  tonte  communication  entre  Valdemosa  et 
Palma,  les  choses  allèrent  fort  mal.  Il  n'y  avait  de  bon.  en  l'ait 
de  produits  indigènes,  que  les  fruits  et  Le  vin.  En  fait  de  viandes 
et  de  volailles  on  ne  pouvait  se  procurer,  et  cela  encore  avec 
force  difficultés,  que  du  porc,  que  l'estomac  de  Chopin  ne  sup- 
portait point,  ou  bien  de  vieilles  poules.  Le  poisson  était 
mauvais,  le  beurre  introuvable.  Le  pain  arrivait  de  Palma 
tout  trempé  d'eau.  Mais  la  raison  principale  de  toutes  les 
difficultés  consistait  dans  l'ignorance  et  la  superstition  des 
insulaires.  Lorsqu'on  sut  que  nos  voyageurs  n'allaient  pas  à  la 
messe,  ils  eurent  le  sort  des  hérétiques  :  personne  ne  voulut 
avoir  affaire  à  eux,  ou  si  même  quelqu'un  consentait  à  leur 
vendre  quelque  chose,  il  se  croyait  en  droit  d'exiger  des  prix 
triples  et  quadruples  ;  à  la  moindre  observation  il  remettait 
sa  marchandise  au  panier  et  s'éloignait  avec  dignité.  Pour  comble 
d'ennui  les  cuisinières  indigènes  étaient  horriblement  malpropres 
et  assaisonnaient  chaque  plat  d'une  telle  quantité  de  poivre,  de 
tomates,  d'ail,  de  tant  de  choses  aigres,  piquantes  ou  pimentées, 
que  même  les  bons  estomacs  s'accommodaient  mal  de  ce  régime, 
et  le  pauvre  Chopin,  malade,  ne  pouvait  rien  manger  de  toute 
cette  cuisine.  Il  fallait  se  mettre  soi-même  à  la  besogne  et 
parfois  se  contenter  de  repas  tout  ascétiques. 

C'eût  été  une  contrariété  fort  mince,  si  nous  eussions  tous  été  bien 
portants.  Je  suis  fort  sobre  et  même  stoïque  par  nature  à  l'endroit 
du  repas.  Le  splendide  appétit  de  mes  enfants  faisait  flèche  de  tout 
bois  et  régal  de  tout  citron  vert.  Mon  fils,  que  j'avais  emmené  frêle  et 
malade,  reprenait  à  la  vie  comme  par  miracle  et  guérissait  une  affec- 
tion rhumatismale  des  plus  graves,  en  courant  dès  le  matin,  comme 
un  lièvre  échappé,  dans  les  grandes  plantes  de  la  montagne,  mouillé 


76  GEORGE    SAND 

jusqu'à  la  ceinture.  La  Providence  permettait  à  la  bonne  nature  de 
faire  pour  lui  de  ces  prodiges  ;  c'était  bien  assez  d'un  malade.  Mais 
l'autre,  loin  de  prospérer  avec  l'air  humide  et  les  privations,  dépé- 
rissait d'une  manière  effrayante.  Quoiqu'il  fût  condamné  par  toute 
la  faculté  de  Palma,  il  n'avait  aucune  affection  chronique  ;  mais  l'ab- 
sence de  régime  fortifiant  l'avait  jeté,  à  la  suite  d'un  catarrhe,  dans 
un  état  de  langueur  dont  il  ne  pouvait  se  relever.  H  se  résignait, 
comme  on  sait  se  résigner  pour  soi-même  ;  nous,  nous  ne  pouvions 
pas  nous  résigner  pour  lui  ;  et  je  connus  pour  la  première  fois  de  grands 
chagrins  pour  de  petites  contrariétés,  la  colère  pour  un  bouillon  man- 
qué ou  cMpc  par  les  servantes,  l'anxiété  pour  un  pain  frais  qui  n'arri- 
vait pas,  ou  qui  s'était  changé  en  éponge  en  traversant  le  torrent  sur 
les  flancs  d'un  mulet.  Je  ne  me  souviens  certainement  pas  de  ce  que 
j'ai  mangé  à  Pise  ou  à  Trieste  ;  mais  je  vivrais  cent  ans,  que  je  n'ou- 
blierais pas  l'arrivée  du  panier  aux  provisions  à  la  chartreuse.  Que 
n'eussé-je  pas  donné  pour  avoir  un  consommé  et  un  verre  de  bordeaux 
à  offrir  tous  les  jours  à  notre  malade? 

Il  fallut  surtout  se  nourrir  de  fruits,  en  les  arrosant  d'une  excellente 
eau  de  source  ou  de  vin  musqué  ;  puis  de  pain,  de  légumes,  parfois 
d'un  peu  de  poisson  ou  de  viandes  maigres  rôties  sans  aucun  beurre. 

...  Si  les  conditions  de  cette  vie  frugale  n'eussent  été,  je  le  répète, 
contraires  et  même  funestes  à  l'un  de  nous,  les  autres  l'eussent  trouvée 
fort  acceptable  en  elle-même  (1). 

Mais  justement  la  santé  de  Chopin  était  aussi  mauvaise  que 
possible.  Il  toussait,  avait  la  fièvre,  crachait  le  sang,  bref, 
malgré  toutes  les  assertions  ultérieures  des  médecins  français, 
c'est  à  ce  moment  que  se  manifestèrent  chez  lui  les  premiers 
indices  de  cette  phtisie  qui  le  mina  plus  tard  et  l'emporta. 
Kemarquons  à  ce  propos  —  les  ennemis  de  George  Sancl 
attribuent  cette  phtisie  de  Chopin  à  sa  rupture  avec  George 
Sand  —  que  sa  sœur  Emilie  succomba  aussi  à  la  tuberculose 
pulmonaire.  Donc,  d'une  part,  l'organisme  du  grand  musi- 
cien portait  en  lui,  dès  l'origine,  les  germes  de  ce  mal,  et. 
d'autre  part,  les  médecins  majorquins  avaient  bien  raison  de 
traiter  la  maladie  du  jeune  voyageur,  comme  portant  atteinte  ou 
préjudice  à  la  santé  publique.  Mais  les  médecins  majorquins 
faillirent  combattre  cette  maladie  par  des  mesures  si  draco- 

(1)  Un  hiver  à  Majorque,  p.  152, 


GBORGE    SAM)  77 

nionnea  que  Mme  Sand,  qui  croyait  <|n'il  tu  ùt  pa    de 

phtisie,  eu1  à  son  tour  raison  lorsqu'elle  protesta  contre  l'appli- 
cation de  leur  système.  Ce  système  qui,  de  nos  jours,  semble 
contraire  à  toul  bon  sens,  étail  alors  pratiqué  avec  le  même  /'l'- 
en cas  de  congestion,  de  phtisie  pulmonaire,  du  typhus  ou  de 
n'importe  quoi!  Nous  parlons  de  saigné) 

L'état  physique  de  Chopin  à  part,  son  étal  moral  alarmail 
ci  attristail  beaucoup  .Mme  Sand  Toul  le  milieu  ambianl  -i 
attrayant  ci  bienfaisant  quil  Eût  pour  Chopin  artiste  n'était 
nullement  propice  et  devint   même  pernicieux  pour   l'homme. 

La     solitude     complète,     le     mauvais     temps     qui     privait     Yal- 

demosa  de  toute  communication  avec  le  monde  dv*  vivants, 
I 'absence  de  tout  confort  si  habituel  et  si  indispensable  à 
Chopin  et  enfin  ce  même  romantisme  lugubre  de  la  chartreuse 
en  décombres,  qui  inspira  à  Chopin  ses  oeuvres  les  plus 
exquises,  tout  cela  produisit  sur  les  nerfs  du  malade  l'effet 
le  plus  déprimant.  Les  lettres  de  Chopin  et  de  George  Sand, 
Yllinr  a  Majorque  et  YHistoire  de  ma  vie  nous  renseignent 
sur  les  conditions  pénibles  de  leur  existence  physique  et  morale 
et  sur  le  caractère  éminemment  particulier  de  l'être  intime  de 
Chopin.  Le  2K  décembre  déjà,  dans  cette  même  lettre  dont 
nous  avons  cite  le  commencement,  Chopin  traçait  en  ces 
termes  le  désaccord  existant  entre  la  «  divine  nature  »  de 
Majorque  et  les  conditions  peu  sympathiques  du  séjour  en  cette 
fle: 

La  divine  nature,  c'est  certainement  bien  beau,  mais  il  faudrait 
ne  pas  avoir  affaire  aux  hommes,  ni  à  la  poste,  ni  aux  chemins.  Bien 
souvent  j'ai  fait  le  trajet  de  Palma  ici,  chaque  fois  avec  le  même 
rucher,  mais  chaque  fois  par  une  autre  route.  L'eau  tombant  des  mon- 
tagnes trace  une  route,  une  averse  la  détruit  ;  aujourd'hui,  il  est  impos- 
sible de  passer  là  où  toujours  il  y  avait  un  chemin,  car  à  présent  il 
y  a  un  champ  cultivé,  et  là  où  un  équipage  passait  parfaitement  hier, 
on  ne  pourrait  passer  ce  matin  qu'à  dos  de  mulet.  Et  quels  véhicules 
que  ces  équipages!  Voilà  la  raison,  cher  Jules,  pourquoi  il  n'y  a  ici 
pas  un  seul  Anglais,  pas  un  consul...  La  lune  est  merveilleuse  ce  soir. 
Jamais  je  ne  l'ai  vue  plus  belle... 

La  nature  ici  est  bienfaisante,  mais  les  hommes  pillards.  Ils  ne 


78  GEORGE    SAND 

voient  jamais  d'étrangers,  c'est  pour  cela  qu'ils  ne  savent  pas  ce  qu'ils 
peuvent  leur  réclamer.  C'est  ainsi  qu'ils  donneront  gratis  une  dizaine 
d'oranges,  mais  pour  un  bouton  de  culotte,  ils  demanderont  une 
somme  exorbitante  (1). 

Sous  ce  ciel,  on  se  sent  pénétré  par  un  sentiment  poétique  qui  semble 
émaner  de  tous  les  objets  environnants.  Des  aigles  planent  chaque 
jour  sur  nos  têtes,  sans  que  personne  les  dérange. 

Je  joins  une  lettre  pour  mes  parents  ;  il  me  semble  que  c'est  déjà 
la  troisième  ou  la  quatrième  que  je  leur  adresse  par  toi... 

Le  15  janvir  1839,  George  Sand  écrit  aussi  de  Valdemosa  à 
Mme  Marliani  : 

Nous  habitons  la  chartreuse  de  Valdemosa,  endroit  vraiment  su- 
blime, et  que  j'ai  à  peine  le  temps  d'admirer,  tant  j'ai  d'occupations 
avec  mes  enfants,  leurs  leçons  et  mon  travail. 

Notre  pauvre  Chopin  est  toujours  très  faible  et  très  souffreteux  (2). 

Il  fait  ici  des  pluies  dont  on  n'a  pas  l'idée  ailleurs  ;  c'est  un  déluge 
effroyable  !  l'air  est  si  relâché,  si  mou,  qu'on  ne  peut  se  traîner  ;  on 
est  réellement  malade.  Heureusement  Maurice  se  porte  à  ravir  ;  son 
tempérament  ne  craint  que  la  gelée,  chose  inconnue  ici.  Mais  le  petit 
Chopin  est  bien  accablé  et  tousse  toujours  beaucoup.  J'attends  pour 
lui  avec  impatience  le  retour  du  beau  temps,  qui  ne  peut  tarder.  Son 
piano  est  enfin  arrivé  à  Palma  ;  mais  il  est  dans  les  griffes  de  la  douane 
qui  demande  cinq  à  six  cents  francs  de  droit  d'entrée  et  qui  se  montre 
intraitable... 

Je  suis  plongée  avec  Maurice  dans  Thucydide  et  compagnie  ;  avec 
Solange,  dans  le  régime  indirect  et  l'accord  du  participe.  Chopin  joue 
d'un  pauvre  piano  majorquin  qui  me  rappelle  celui  de  Bouffé  dans 
Pauvre  Jacques.  Ma  nuit  se  passe  comme  toujours  à  gribouiller.  Quand 
je  lève  le  nez,  c'est  pour  apercevoir,  à  travers  la  lucarne  de  ma  cellule, 
la  lune  qui  brille  au  milieu  de  la  pluie  sur  les  oranges,  et  je  n'en  pense 
pas  plus  long  qu'elle... 

La  fin  de  cette  lettre  est  de  nouveau  tronquée  (page  12î) 
dans  la  Correspondance.  La  lettre  autographe  se  termine  ainsi  : 

(1)  Karasowski,  qui  avait  mis  tant  de  zèle  à  corriger  les  lettres  de  Chopin, 
avait  changé  ce  bouton  de  culotte  en  un  «  bouton  de  redingote  »  ;  tandis  que 
Chopin,  tout  comme  Pouchkine,  employait  dans  ses  lettres  intimes  des  expres- 
sions non  seulement  familières,  mais  souvent  même  assez  fortes. 

(2)  Cette  phrase  est  omise  dans  la  lettre  imprimée  à  la  page  120  du  tome  II 
de  la  Correspondance. 


GEORGE   SAN!) 


Adieu,  chère  bonne,  je  mie  heureuse,  quand  nu' m,  la  pluie,  quand 
même  VEepagne,  quand  même  le  travail,  maie  non  pas  quand  même  votre 
absence... 

J'embrasse  votre  Manoël  et  mon  Kgnal  1 1  >.  Amitié  »  M.  de  Bonne- 
chose  (2),  que  j'aime,  comme  vous  savee,  à\  tout  mon  cœur,  et  rniUt 
bénédictions  au  cher  Enrico;  ne  le  battez  pas  trop. 

Parle-moi  de  tous  nos  nmis  ;  je  n'ai  pas  de  nouvelles  de  personne, 
sauf  de  Oreymala.  Chopin  vous  supplie  d'envoyer  toul  de  suite  par 
votre  domestique  sa  lettre  ci-jointe  à  M.  Fontana... 

Le  22  janvier,  —  cette  lettre  est  faussement  datée  de  22  février 
dans  la  Correspondance  et  toujours  aussi  changée  et  tronquée,  — 
George  Sand  se  plaint  de  nouveau  de  l'absence  des  lettres  de 
Mme  Marliani.  et  elle  redit  encore  une  fois  qu'ils  sont  toujours 
à  Valdemosa,  que  le  jour  elle  enseigne  ses  enfants  et  la  nuit 
elle  écrit. 

...  Au  milieu  de  tout  cela  le  ramage  de  Chopin  qui  va  son  train  et 
que  les  murs  de  la  cellule  sont  bien  étonnés  d'entendre.  Le  seul  événe- 
ment remarquable  depuis  cette  dernière  lettre,  c'est  l'arrivée  du  piano 
attendu.  Enfin,  il  a  débarqué  sans  accident,  et  les  voûtes  de  la  char- 
treuse s'en  réjouissent.  Et  tout  cela  n'est  pas  profané  par  l'admira- 
tion des  sots  :  nous  ne  voyons  pas  un  chat.  Notre  retraite  dans  la  mon- 
tagne, à  trois  lieues  de  la  ville,  nous  a  délivrés  de  la  politesse  des  oisifs. 
Pourtant  nous  avons  eu  une  visite  et  une  visite  de  Paris  !  C'est  M.  Dem- 
bovski,  Italiano-Polonais  que  Chopin  connaît  et  qui  se  dit  cousin  de 
Marliani,  à  je  ne  sais  quel  degré...  Il  a  été  très  étonné  de  mon  éta- 
blissement dans  les  ruines,  de  mon  mobilier  de  paysan  et  surtout  de 
notre  isolement,  qui  lui  semblait  effrayant. 

Le  fait  est  que  nous  sommes  très  contents  de  la  liberté  que  cela 
nous  donne,  parce  que  nous  avons  à  travailler,  mais  nous  compre- 
nons très  bien  que  ces  intervalles  poétiques  qu'on  met  dans  sa  vie  ne 
sont  que  des  temps  de  transition,  un  repos  permis  de  l'esprit  avant 
qu'il  reprenne  l'exercice  des  émotions. 

...  Je  suis  bien  embarrassée  de  vous  dire  combien  de  temps  encore  je 
resterai  ici... 


(1)  Emmanuel  Arago. 

(2)  Un  ami  fidèle  et  un  intime  de  Mme  Marliani  pendant  de  longues  années, 
entre  les  bras  mêmes  duquel  elle  expira,  comme  on  le  voit  par  les  lettres 
inédites  datées  de  1850  à  Mme  Sand  de  ce  même  M.  de  Bonnecliose  et  par 
celles  d'Anselme  Pététin. 


80  GEORGE    SAND 

Après  ces  mots  viennent  les  lignes  omises  dans  le  volume  de 
la  Correspondance  : 

...  Cela  dépendra  un  peu  de  la  santé  de  Chopin  qui  est  meilleure  depuis 
ma  dernière  lettre,  mais  qui  a  encore  besoin  de  Vinfluence  d'un  climat 
doux.  Cette  influence  ne  se  fait  pas  sentir  vite  à  une  santé  aussi  délabrée. 

Maurice,  Solange,  tous  deux  travaillent  avec  moi  six  heures  par  jour. 
La  nuit,  j'écris  Lélia,  qui  sera  un  ouvrage  à  peu  près  transformé. 
Etes-vous  contente  de  la  fin  de  Spiridion? 

Dans  ses  Souvenirs  de  Majorque,  tout  comme  dans  ses  lettres 
privées,  Mme  Sand  se  plaint  amèrement  (et  souvent  avec  quelque 
exagération  et  en  noircissant  le  tableau)  (1)  de  l'animosité  des 
insulaires  pour  les  étrangers,  de  l'ignorance  crasse  et  du  bar- 
bare égoïsme  de  cette  population  parmi  laquelle  il  lui  fallut 
vivre  toute  seule,  avec  deux  enfants  et  un  malade,  sans  l'assis- 
tance ou  l'aide  sympathique  de  qui  que  ce  fût  (2). 

Nous  y  trouvons  à  ce  propos  des  lignes  indignées  qui  ne 
sont  qu'une  paraphrase  de  la  doctrine  de  Leroux  sur  la  solida- 
rité des  humains.  Puis  Mme  Sand  revient  à  l'exposition  des  faits 
réels  de  leur  séjour  à  Valdemosa  : 

...  Nous  étions  donc  seuls  à  Majorque,  aussi  seuls  que  dans  un  désert  ; 
et  quand  la  subsistance  de  chaque  jour  était  conquise,  moyennant 
la  guerre  aux  singes,  nous  nous  asseyions  en  famille,  pour  en  rire, 
autour  du  poêle.  Mais,  à  mesure  que  l'hiver  avançait,  la  tristesse  para- 
lysait dans  mon  sein  les  efforts  de  gaieté  et  de  sérénité.  L'état  de  notre 
malade  empirait  toujours,  le  vent  pleurait  dans  le  ravin,  la  pluie  bat- 
tait nos  vitres,  la  voix  du  tonnerre  perçait  nos  épaisses  murailles  et 
venait  jeter  sa  note  lugubre  au  milieu  des  rires  et  des  jeux  des  enfants. 
Les  aigles  et  les  vautours,  enhardis  parle  brouillard,  venaient  dévorer 
nos  pauvres  passereaux  jusque  sur  le  grenadier  qui  remplissait  ma 
fenêtre.  La  mer  furieuse  retenait  les  embarcations  dans  les  ports  ; 
nous  nous  sentions  prisonniers,  loin  de  tout  secours  éclairé  et  de  toute 
sympathie  efficace.  La  mort  semblait  planer  sur  nos  têtes  pour  s'em- 
parer de  l'un  de  nous,  et  nous  étions  seuls  à  lui  disputer  sa  proie.  Il 

(1)  Cela  a  été  assez  judicieusement  remarqué  par  M.  H.  Bidou  dans  son 
article    la  Chartreuse  de  Valdemosa  »,  paru  dans  le  Supplément  du  Journal 
des  Débats  du  1er  juillet  1904.  Mais  l'auteur  est  toutefois  trop  sévère  et  fort 
peu  aimable  pour  la  grande  romancière. 
K  (2)  Un  hiver  à  Majorque,  p.  157-159-161. 


GEORGE   SA  NI) 

n'y  avait  pat  une  seule  créature  humaine  à  nuire  portée  qui  n'eût 
voulu,  au  contraire,  le  pousser  vers  la  tombe  pour  en  finir  plus  vite 
avec  le  prétendu  danger  de  son  voisinage.  Cette  pensée  d'hostilité 
étail  affreusemenl  triste. 

Dans  s,i  lettre  du  il  décembre,  déjà  citée  en  partie,  George 
Sand  disait  à  Mme  Marliani  : 

...  Nous  sommes  si  différents  de  la  plupart  'les  gens  el  <l<-+  choses 
qui  nous  entourent,  que  nous  nous  faisons  l'effet  d'une  pauvre  colonie 
émigrée,  qui  dispute  sou  existence  à  une  race  malveillante  ou  stupide. 
Nus  liens  de  famille  en  sont  plus  étroitement  ^vn-r>,  el  nous  nous 
pressons  les  uns  contre  les  antres  avec  plus  d'affection  et  de  bonheur 
intime.  De  quoi  peut-on  se  plaindre,  quand  le  cœur  vit? 

Donc,  au  milieu  de  toutes  ces  angoisses,  de  ces  éléments 
déchaînés,  de  cette  populace  inhospitalière,  la  petite  colonie 
sut  mener  une  existence  active  et  paisible.  Ces  jours  d'isole- 
ment, loin  de  toutes  relations,  dans  un  site  romantique,  furent 
même  les  jours  les  plus  heureux  de  leur  vie  commune. 

Le  matin.  .Mme  Sand  vaquait  à  son  ménage  et  donnait  des 
leçons  à  ses  enfants,  pendant  sept  heures  consécutives.  Puis 
on  faisait  de  grandes  promenades.  Par  le  mauvais  temps  et  le 
soir  tout  le  monde  se  rassemblait  au  coin  du  feu,  on  causait, 
ou  bien  on  lisait,  à  haute  voix  ou  séparément,  les  écrits  les  plus 
récents  de  Leroux  ou  de  Reynaud,  de  Micjkiewicz  ou  de  Lamen- 
nais. Enfin,  Chopin  jouait  ou  composait  à  son  piano,  et  George 
Sand  travaillait  au  remaniement  de  sa  Lélia,  à  la  fin  de  Spirir 
(lion  et  à  l'article  sur  les  Dziacly  de  Mickiewicz,  et  souvent  son 
travail  se  prolongeait  bien  avant  dans  la  nuit. 

...  Cette  demeure  était  d'une  poésie  incomparable,  écrit-elle,  le 
8  mars  1839,  à  Rollinat,  nous  ne  voyions  âme  qui  vive  ;  rien  ne  troublait 
notre  travail  ;  après  deux  mois  d'attente  et  trois  cents  francs  de  contri- 
bution, Chopin  avait  enfin  reçu  son  piano,  et  les  voûtes  de  sa  cellule 
s'enchantaient  de  ses  mélodies...  Moi,  je  faisais  le  précepteur  sept 
heures  par  jour,  un  peu  plus  consciencieusement  que  Tempête  (1) 
(la  bonne  fille  que  j'embrasse  tout  de  même  de  bien  grand  cœur)  ;  je 

(1)  Sobriquet  de  Marie-Louise  Rollinat,  sœur  de  François,  qui  fut  la 
préceptrice  de  Solange  en  1837  et  au  commencement  de  1838. 


82  GEORGE    SAND 

travaillais  pour  mon  compte  la  moitié  de  la  nuit.  Chopin  composait 
des  chefs-d'œuvre,  et  nous  espérions  avaler  le  reste  de  nos  contrariétés 
à  l'aide  de  ces  compensations...  (1). 

...  De  quelle  poésie  sa  musique  remplissait  ce  sanctuaire,  —  dit 
George  Sand  dans  l'Histoire  de  ma  vie,  —  même  au  milieu  de  ses  plus 
douloureuses  agitations  !  Et  la  chartreuse  était  si  belle  sous  ses  festons 
de  lierre,  la  floraison  si  splendide  dans  la  vallée,  l'air  si  pur  sur  notre 
montagne,  la  mer  si  bleue  à  l'horizon  !  C'est  le  plus  bel  endroit  que 
j'aie  jamais  habité,  et  un  des  plus  beaux  que  j'aie  jamais  vus  (2). 

Mme  Sand  exprime,  après  ces  mots,  le  regret  d'avoir  peu 
profité  de  cette  belle  nature,  car,  à  son  dire,  ce  n'est  que 
rarement  et  pour  fort  peu  de  temps  qu'elle  pouvait  abandonner 
son  malade.  Mais  cela  n'est  pas  très  exact  :  dans  cette  même 
Histoire  de  ma  vie,  dans  Un  hiver  à  Majorque  et  dans  ses  lettres 
nous  trouvons  le  récit  de  plusieurs  excursions  faites  dans 
l'enceinte  de  la  vaste  chartreuse  et  dehors.  Quelquefois  ce  fut 
même  le  soir,  «  au  clair  de  la  lune  »,  que  George  Sand  errait  avec 
ses  enfants  au  milieu  des  ruines  du  couvent.  Des  trois  cloîtres 
construits  à  diverses  époques,  c'était  le  second,  par  ordre  d'an- 
cienneté, qui  avait  le  plus  souffert  du  pouvoir  destructeur  du 
temps  et  il  semble  que  c'est  lui  qui  charmait  surtout  George 
Sand  par  son  romantisme  d'opéra. 

Jamais  je  n'ai  entendu  le  vent  promener  des  voix  lamentables  et 
pousser  des  hurlements  '  désespérés  comme  dans  ces  galeries  creuses 
et  sonores.  Le  bruit  des  torrents,  la  course  précipitée  des  nuages,  la 
grande  clameur  monotone  de  la  mer  interrompue  par  le  sifflement 
de  l'orage,  et  les  plaintes  des  oiseaux  de  mer  qui  passaient  tout  effarés 
et  tout  déroutés  dans  les  rafales  ;  puis,  de  grands  brouillards  qui  tom- 
baient tout  à  coup  comme  un  linceul  et  qui,  pénétrant  dans  les  cloîtres 
par  les  arcades  brisées,  nous  rendaient  invisibles  et  faisaient  paraître 
la  petite  lampe  que  nous  portions  pour  nous  diriger,  comme  un  esprit 
follet  errant  sous  les  galeries,  et  mille  autres  détails  de  cette  vie  céno- 
bitique  qui  se  pressent  à  la  fois  dans  mon  souvenir,  tout  cela  faisait 
de  cette  chartreuse  le  séjour  le  plus  romantique  de  la  terre.  Je  n'étais 
pas  fâchée  de  voir  en  plein  et  en  réalité  une  bonne  fois  ce  que  je  n'avais 
vu  qu'en  rêve  ou  dans  les  ballades  à  la  mode,  et  dans  l'acte  des  nonnes 

(1)  Corresp.,  t.  II,  p.  131. 

(2)  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p.  444. 


Cl  [I  IRGE    SA  NU  83 

de  Robert  le  Diable  à  l'Opéra,  Les  apparitions  fantastiques  ne  aoui 
manquèrent  même  pas,  comme  je  le  dirai  toul  à  l'heure,.. 

...  Quand  le  temps  étail  trop  mauvai  pour  nous  empêcher  de  gravir 
la  montagne,  nous  faisions  notre  promenade  à  couverl  dan-  le  couvent, 
et  m  mis  en  avions  pour  plusieurs  heures  à  explorer  l'immense  manoir. 
Je  ne  sais  quel  attirail  de  curiosité  me  poussail  S  surprendre  dans  ces 
murs  abandonnés  le  secret  de  la  vie  monastique. 

Quanl  à  mes  enfante,  l'amour  du  merveilleux  les  portail   bien 

plus  vivement  encore  à   ces  explorations  enjouées  et    passionnée-... 

J'étais  souvent,  effrayée  de  les  voir  grimper  comme  des  chat-  sur 
dv^  planches  déjetées  et  sur  des  terrasses  tremblantes;  et  quand, 
me  devançant  de  quelques  pas,  ils  disparaissaient  dans  un  tournant 
d'escalier  en  spirale,  je  m'imaginais  qu'ils  étaient  perdus  pour  moi 
et  je  doublais  le  pas  avec  une  sorte  de  terreur  où  la  superstition  entrait 
bien  pour  quelque  chose.  Car,  on  s'en  défendrait  en  vain,  ces  demeures 
sinistres,  consacrées  à  un  culte  plus  sinistre  encore,  agissent  quelque 
peu  sur  l'imagination,  et  je  défierais  le  cerveau  le  plus  calme  et  le  plus 
froid  de  s'y  conserver  longtemps  dans  un  état  de  parfaite  santé.  Ces 
petites  peurs  fantastiques,  si  je  puis  les  appeler  ainsi,  ne  sont  pas  sans 
attrait;  elles  sont  pourtant  assez  réelles  pour  qu'il  soit  nécessaire  de 
les  combattre  en  soi-même.  J'avoue  que  je  n'ai  guère  traversé  le  cloître 
le  soir  sans  une  certaine  émotion  mêlée  d'angoisse  et  de  plaisir,  que 
je  n'aurais  pas  voulu  laisser  paraître  devant  mes  enfants,  dans  la 
crainte  de  la  leur  l'aire  partager. 

...  Un  soir,  nous  eûmes  une  alerte  et  une  apparition,  que  je  n'ou- 
blierai jamais.  Ce  Eut  d'abord  un  bruit  inexplicable  et  que  je  ne  pour- 
rais comparer  qu'à  des  milliers  de  sacs  de  noix  roulant  avec  conti- 
nuité sur  un  parquet.  Nous  nous  hâtâmes  de  sortir  dans  le  cloître  pour 
voir  ce  que  ce  pouvait  être.  Le  cloître  était  désert  et  sombre  comme 
à  L'ordinaire  :  mais  le  bruit  se  rapprochait  toujours  sans  interruption, 
et  bientôt  une  faible  clarté  blanchit  la  vaste  profondeur  des  voûtes. 
Peu  à  peu  elles  s'éclairèrent  du  feu  de  plusieurs  torches,  et  nous  vîmes 
apparaître,  dans  la  vapeur  rouge  qu'elles  répandaient,  un  bataillon 
d'êtres  abominables  à  Dieu  et  aux  hommes.  Ce  n'était  rien  moins  que 

*  V      1 

Lucifer  en  personne,  accompagné  de  toute  sa  cour,  un  maître  diable 
tout  noir,  cornu,  avec  la  face  couleur  de  sang,  et  autour  de  lui  un  essaim 
de  diablotins  avec  des  têtes  d'oiseaux,  des  queues  de  cheval,  des  ori- 
peaux de  toutes  couleurs,  et  des  diablesses  ou  des  bergères,  en  habits 
blancs  et  roses,  qui  avaient  l'air  d'être  enlevées  par  ces  vilains  gnomes. 
Après  les  confessions  que  je  viens  de  faire,  je  puis  avouer  que,  pendant 
une  ou  deux  minutes  et  même  encore  un  peu  de  temps  après  avoir 
compris  ce  que  c'était,  il  me  fallut  un  certain  effort  de  volonté  pour 
tenir  ma  lampe  élevée  au  niveau  de  cette  laide  mascarade,  à  laquelle 


84  GEORGE    SAND 

l'heure,  le  lieu  et  la  clarté  des  torches  donnaient  une  apparence  vrai- 
ment surnaturelle.  C'étaient  des  gens  du  village,  riches  fermiers  et 
petits  bourgeois,  qui  fêtaient  le  mardi  gras  et  venaient  établir  leur 
bal  rustique  dans  la  cellule  de  Maria-Antonia.  Le  bruit  étrange  qui 
accompagnait  leur  marche  était  celui  des  castagnettes,  dont  plu- 
sieurs gamins,  couverts  de  masques  sales  et  hideux,  jouaient  en  même 
temps,  et  non  sur  un  rythme  coupé  et  mesuré,  comme  en  Espagne, 
mais  avec  un  roulement  continu  semblable  à  celui  du  tambour  bat- 
tant aux  champs.  Ce  bruit  dont  ils  accompagnent  leurs  danses  est  si 
sec  et  si  âpre,  qu'il  faut  du  courage  pour  le  supporter  un  quart  d'heure. 
Quand  ils  sont  en  marche  de  fête,  ils  l'interrompent  tout  d'un  coup, 
pour  chanter  à  l'unisson  une  coplita  sur  une  phrase  musicale  qui  recom- 
mence toujours  et  semble  ne  finir  jamais  ;  puis  les  castagnettes  re- 
prennent leur  roulement  qui  dure  trois  ou  quatre  minutes.  Rien  de 
plus  sauvage  que  cette  manière  de  se  réjouir  en  brisant  le  tympan 
avec  le  claquement  du  bois.  La  phrase  musicale,  qui  n'est  rien  par 
elle-même,  prend  un  grand  caractère  jetée  ainsi  à  de  longs  intervalles, 
et  par  ces  voix  qui  ont  aussi  un  caractère  très  particulier.  Elles  sont 
voilées  dans  leur  plus  grand  éclat  et  traînantes  dans  leur  plus  grande 
animation.  Je  mïmagine  que  les  Arabes  chantaient  ainsi,  et  M.  Tastu, 
qui  a  fait  des  recherches  à  cet  égard,  s'est  convaincu  que  les  princi- 
paux rythmes  majorquins,  leurs  fioritures  favorites,  que  leur  manière 
en  un  mot  est  de  type  et  de  tradition  arabes...  (1). 

Cette  enchanteresse  nature,  le  romantique  lugubre  de  la  char- 
treuse, et,  en  plus,  toutes  ces  rencontres,  ces  types,  ces  images 
et  ces  harmonies,  tout  pleins  de  caractère  et  de  coloris,  comme 
tout  cela  avait  dû  inspirer  les  deux  artistes  installés,  de  part  la 
volonté  du  sort,  l'hiver  de  1839,  dans  cette  solitaire  Valdemosa, 
«  entre  ciel  et  terre  »  !  Et  ce  qui  nous  prouve  que  c'était  réelle- 
ment ainsi,  ce  sont  les  œuvres  de  la  romancière  et  du  musi- 
cien, écrites  à  Majorque,  où  nous  retrouverons  tantôt  toutes 
ces  visions,  soit  lugubres,  soit  ensoleillées,  éclatantes  de  cou- 
leur, et  toutes  ces  impressions  romantiques. 

«...  Si  j'eusse  écrit  là  la  partie  de  Lélia  qui  se  passe  au  monas- 
tère, je  l'eusse  faite  plus  belle  et  plus  vraie  », — dit  Mme  Sand  dans 
sa  lettre  à  François  Rollinat  (2).  Mais  elle  profita  réellement  de 
l'occasion,  et  comme  on  préparait  en  ce  moment  me  seconde 

(1)  Un  hiver  à  Majorque,  p.  120-122. 

(2)  Corresp.,  t.  II,  p,  131. 


GEORGE   SAM)  85 

édition  il»'  /.'/"',  George  Sand  refit  et  augmenta  de  morceaux 
inédits  même  cotte  Lêîia  déjà  remaniée  en  l'été  de  L836  1 1 1. 

...  J'ai  dit  plus  liaui  que  je  cherchais  à  surprendre  le  secrei  de  la 
vie  monastique  dans  ces  lieux,  où  sa  trace  étah  encore  si  récente.  Je 
n'entends  point  dire  par  là  que  je  m'attendisse  à  découvrir  des  faits 
mystérieux,  relatifs  à  la  chartreuse  en  particulier;  mais  je  demandais 
à  ces  murs  abandonnés  de  me  révéler  la  pensée  intime  des  reclus  silen- 
cieux qu'ils  axaient,  durant  des  siècles,  séparés  de  la  vie  humaine. 
.l'aurais  voulu  suivre  le  fil  amoindri  ou  rompu  de  la  foi  chrétienne 

dans  ces  âmes  jetées  là  par  chaque  génération  comme  un  holocauste 

à  ce  Dieu  jaloux,  auquel  il  avait  fallu  (U'<  victimes  humaines  aussi 
bien  qu'aux  dieux  barbares.  Enfin,  j'aurais  voulu  ranimer  un  char- 
treux du  quinzième  siècle  et  un  du  dix-neuvième,  pour  comparer 
entre  eux  dvu\  catholiques  séparés  dans  leur  foi,  sans  le  savoir,  pai- 
des  abîmes,  et  demande!'  à  chacun  ce  qu'il  pensait  de  l'autre.  Jl  me 
semblait  que  la  vie  du  premier  était  assez  facile  à  reconstruire  avec 
ressemblance  dans  ma  pensée.  Je  voyais  ce  chrétien  du  moyen  âge 
tout  d'une  pièce,  fervent,  sincère,  brisé  au  cœur  par  le  spectacle  des 
guerres,  des  discordes  et  des  souffrances  de  ses  contemporains,  fuyant 
cet  abîme  de  maux  et  cherchant  dans  la  contemplation  ascétique  à 
s'abstraire e1  à  sedétacher  autant  (pie  possible  d'une  vie  où  la  notion 
de  la  perfectibilité  des  masses  n'était  point  accessible  aux  individus, 
^lais  le  chartreux  du  dix-neuvième  siècle  fermant  les  yeux  à  la  marche 
devenue  sensible  et  claire  de  l'humanité,  indifférent  à  la  vie  des  autres 
hommes,  ne  comprenant  plus  ni  la  religion,  ni  le  pape,  ni  l'Église,  ni 
la  société,  ni  lui-même,  et  ne  voyant  plus  clans  sa  chartreuse  qu'une 
habitation  spacieuse,  agréable  et  sûre,  dans  sa  vocation  qu'une  exis- 
tence assurée,  l'impunité  accordée  à  ses  instincts,  et  un  moyen  d'ob- 
tenir, sans  mérite  individuel,  la  déférence  et  la  considération  des 
dévots,  des  paysans  et  des  femmes,  celui-là,  je  ne  pouvais  me  le  repré- 
senter assez  aisément.  Je  ne  pouvais  faire  aucune  appréciation  exacte 
de  ce  qu'il  devait  avoir  eu  de  remords,  d'aveuglement,  d'hypocrisie 
ou  de  sincérité.  Il  était  impossible  qu'il  y  eût  une  foi  réelle  à  l'Église, 
romaine  dans  cet  homme,  à  moins  qu'il  ne  fût  absolument  dépourvu 
d'intelligence.  Il  était  impossible  aussi  qu'il  y  eût  un  athéisme  pro- 
noncé, car  sa  vie  entière  eût  été  un  odieux  mensonge,  et  je  ne  saurais 
croire  à  un  homme  complètement  stupide  ou  complètement  vil.  C'est 


(1)  Cf.  les  chapitres  vu  et  xi  de  notre  travail  (t.  Ier,  p.  433-445,  et  fc  II 
o.  309-312. 

Les  morceaux  inédits  parurent  dans  la  Revue  de  Paris  de  septembre  1839 
et  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  septembre  de  cette  année. 


86  GEORGE    SAND 

l'image  de  ses  combats  intérieurs,  de  ses  alternatives  de  révolte  et 
de  soumission,  de  doute  philosophique  et  de  terreur  superstitieuse, 
que  j'avais  devant  les  yeux  comme  un  enfer  ;  et  plus  je  m'identifiais 
avec  ce  dérider  chartreux  qui  avait  habité  ma  cellule  avant  moi,  plus 
je  sentais  peser  sur  mon  imagination  frappée  ces  angoisses  et  ces  agi- 
tations que  je  lui  attribuais...  (1). 

La  différence  entre  les  cellules  de  l'ancien  et  du  nouveau 
cloître,  étroites,  malpropres  et  lugubres  dans  le  premier,  vastes, 
confortables  et  bien  aérées  dans  celui-ci,  et  la  visite  à  un  ermi- 
tage dans  les  montagnes  dominant  la  chartreuse,  où  George 
Sand  vit  les  représentants  des  deux  types  monacaux  :  le  supé- 
rieur, bon  enfant,  presque  mondain,  et  un  ascète  de  quatre- 
vingts  ans,  abruti  jusqu'à  l'idiotisme,  hébété  par  les  macéra- 
tions et  l'indigence,  ces  deux  impressions  ne  firent  que  préciser 
encore  plus,  dans  l'âme  de  George  Sand,  l'image  de  la  terrible 
lutte  intime  à  laquelle  est  infailliblement  livrée  toute  âme  vivante 
qui,  de  nos  jours,  tombe  dans  les  tenailles  du  régime  monacal 
catholique.  Toutes  ces  pensées,  ces  impressions,  ces  peintures 
trouvèrent  place  dans  Spiridion  commencé  non  pas  à  Nohant, 
comme  George  Sand  le  dit  dans  la  préface  de  l'édition  de  1852- 
1855,  mais  bien,  comme  nous  le  savons,  à  Paris,  en  l'automne  de 
1838,  en  collaboration  avec  Leroux,  et  terminé  à  Majorque. 

Cet  isolement  romantique,  ce  coloris  lugubre  et  cet  excès 
de  «  caractère  »  répandus  sur  toutes  choses  produisirent  une 
action  bien  autrement  forte  sur  Chopin,  impressionnable  jusqu'à 
la  morbidesse  et  mal  à  l'aise  hors  de  son  train  de  vie  habi- 
tuel. Ils  l'influencèrent  de  deux  manières  très  contradictoires  : 
Chopin  artiste  y  trouva  l'inspiration  pour  ses  œuvres  les 
plus  profondes  et  les  plus  poétiques  ;  le  pauvre  homme  faillit  y 
gagner  une  maladie  nerveuse,  il  arriva  à  un  abattement  profond, 
presque  au  désespoir  ! 

...  Le  pauvre  grand  artiste,  dit  Mme  Sand,  était  un  malade  détes- 
table. Ce  que  j'avais  redouté,  pas  assez  malheureusement,  arriva. 
H  se  démoralisa  d'une  manière  complète.  Supportant  la  souffrance 

(1)  Un  hiver  à  Majorque,  p,  127-128, 


GEORGE      and  87 

;ivir  mmi  de  courage,  il  ne  pouvait  vaincu  L'inquiétude  de  bob 
rination.  Le  cloître  étail  pour  lui  plein  de  terreurs  el  de  fantôme  . 
même  quand  il  Be  portail  bien.  Il  ne  le  <ii  ait  pas,  el  il  me  fallut  le 
deviner,  Au  retour  de  mes  explorations  nocturne*  dam  Les  ruines  avec 
me  enfants,  je  le  trouvais,  à  dix  heures  «lu  Boir,  pâle,  (levant.  Bon 
piano,  les  yeux  hagards  ci  les  cheveux  comme  dressés  but  bb  tête.  Il 
lui  [allait  quelques  instants  pour  nous  reconnaître. 

Il  faisait  ensuite  un  effort  puni-  rire,  el  il  nous  jouait  <  1  < ■  s  choses 
sublimes  qu'il  venait  de  composer,  mi.  pour  mieux  dire,  des  idées 
terribles  ou  déchirantes  qui  venaient  de  s'emparer  de  lui.  comme  à 

son  insu,   dans  cette   heure  de  solitude,   de   tristesse  et    d'effroi.   C'c-t 
là  qu'il  a  composé  les  plus  belles  de  ces  courtes  pages  qu'il  intitulait 

modestement   dv<  préludes.   Ce  sont  des  chefs-d'œuvre.   Plusieurs 

présentent  à  la  pensée  des  visions  de  moines  trépassés  et  l'audition 
dos  citants  funèbres  qui  l'assiégeaient  :  d'autres  sont  mélancoliques 
et  suaves;  ils  lui  venaient  aux  heures  de  soleil  et  de  santé,  au  bruit 
du  rire  des  entants  sous  la  fenêtre,  au  son  lointain  des  guitares,  au 
chant  des  oiseaux  sous  la  feuillée  humide,  à  la  vue  des  petites  roses 
pâles,  épanouies  sur  la  neige.  D'autres  encore  sont  d'une  tristesse 
morne  et,  en  nous  charmant  les  oreilles,  nous  navrent  le  cœur.  Il  y 
en  a  un  qui  lui  vint  par  une  soirée  de  pluie  lugubre  et  qui  jette  dans 
l'âme  un  abattement  effroyable.  Nous  l'avions  laissé  bien  portant 
ce  jour-là,  Maurice  et  moi,  pour  aller  à  Palma  acheter  des  objets  né- 
cessaires à  notre  campement  (1).  La  pluie  était  venue,  les  torrents 
avaient  débordé:  nous  avions  fait  trois  lieues  en  six  heures  pour 
revenir  au  milieu  de  l'inondation,  et  nous  arrivions  en  pleine  nuit 
sans  chaussures,  abandonnés  par  notre  voiturierà  travers  des  dangers 
inouïs  {2).  Nous  nous  hâtions  en  vue  de  l'inquiétude  de  notre  malade. 
Elle  avait  été  vive  en  effet  ;  mais  elle  s'était  connue  figée  en  une  sorte 
de  désespérance  tranquille,  et  il  jouait  son  admirable  prélude  en  pleu- 
rant. En  nous  voyant  entrer,  il  se  leva  en  jetant  un  grand  cri,  puis  il 
nous  dit  d'un  air  égaré  et  d'un  ton  étrange  :  «  Ah  !  je  le  savais  bien, 
que  vous  étiez  morts  !  » 

Quand  il  eut  repris  ses  esprits  et  qu'il  vit  l'état  où  nous  étions,  il 
fut  malade  du  spectacle  rétrospectif  de  nos  dangers  ;  mais  il  m'avoua 

(1)  Dans  Un  hirer  à  Majorque,  Mme  Sand  dit  que  le  but  du  voyage  fut 
le  piano  de  Chopin  qu'il  fallait  tirer  des  mains  des  douaniers.  Cet  incident 
est  aussi  narré  dans  la  lettre  à  Duteil  datée  du  20  janvier  1839.  (Corresp., 
t.  II,  p.  122.) 

(2)  Dans  Un  hiver  à  Majorque,  Mme  Sand  dit  que  ce  sont  eux  qui  durent 
abandonner  à  son  sort  le  pauvre  cocher  du  birlocho  avec  son  véhicule  et  sa 
bête,  épuisée  de  fatigue,  après  des  dizaines  de  noyades  dans  les  trous  et  les 
crevasses  de  la  route  envahie  par  le  torrent,  et  après  des  heures  d'efforts 
héroïques  du  brave  mulet  pour  en  retirer  l'équipage. 


88  GEORGE    SAND 

ensuite  qu'en  nous  attendant  il  avait  vu  tout  cela  dans  un  rêve,  et 
que,  ne  distinguant  plus  ce  rêve  de  la  réalité,  il  s'était  calmé  et  comme 
assoupi  en  jouant  du  piano,  persuadé  qu'il  était  mort  lui-même.  Il 
se  voyait  noyé  dans  un  lac  ;  des  gouttes  d'eau  pesantes  et  glacées  lui 
tombaient  en  mesure  sur  la  poitrine,  et  quand  je  lui  fis  écouter  le  bruit 
de  ces  gouttes  d'eau  qui  tombaient  en  effet  en  mesure  sur  le  toit,  il 
nia  les  avoir  entendues.  H  se  fâcha  même  de  ce  que  je  traduisais  par 
le  mot  d'harmonie  imitative.  Il  protestait  de  toutes  ses  forces,  et  il 
avait  raison,  contre  la  puérilité  de  ces  imitations  pour  l'oreille.  Son 
génie  était  plein  de  mystérieuses  harmonies  de  la  nature,  traduites 
par  des  équivalents  sublimes  dans  sa  pensée  musicale  et  non  par  une 
répétition  servile  de  sons  extérieurs  (1).  Sa  composition  de  ce  soir-là 
était  bien  pleine  de  gouttes  de  pluie  qui  résonnaient  sur  les  tuiles 
sonores  de  la  chartreuse,  mais  elles  s'étaient  traduites  dans  son  ima- 
gination et  dans  son  chant  par  des  larmes  tombant  du  ciel  sur  scn 
cœur...  (2). 

(1)  En  note  à  cette  page,  Mme  Sand  ajoute  :  «  J'ai  donné  dans  Consuelo 
une  définition  de  cette  distinction  musicale  qui  l'a  pleinement  satisfait  et 
qui,  par  conséquent,  doit  être  claire...  >  Quoique  nous  dussions  y  revenir  dans 
le  chapitre  iv,  nous  citerons,  dès  à  présent,  ces  lignes  de  Consuelo  :  «  On  a 
dit  avec  raison  que  le  but  de  la  musique,  c'était  l'émotion.  Aucun  art  ne 
réveillera  d'une  manière  aussi  sublime  le  sent  ment  humain  dans  les  entrailles 
de  l'homme  ;  aucun  autre  art  ne  peindra,  aux  v  ux  de  l'âme,  et  les  splendeurs 
de  la  nature,  et  les  délices  de  la  contemplation,  et  le  caractère  des  peuples,  et 
le  tumulte  de  leurs  passions,  et  les  langueurs  de  leurs  souffrances.  Le  regret, 
l'espoir,  la  terreur,  le  recue'illement,  la  consternation,  l'enthousiasme,  la 
foi,  le  doute,  la  gloire,  le  calme,  tout  cela  et  plus  encore,  la  musique  nous  le 
donne  et  nous  le  reprend,  au  gré  de  son  génie  et  selon  toute  la  portée  du 
nôtre.  Elle  crée  même  l'aspect  des  choses,  et  sans  tomber  dans  les  puérilités 
des  effets  de  sonorité,  ni  dans  l'étroite  imitation  des  bruits  réels,  elle  nous 
fait  voir,  à  travers  un  voile  vaporeux,  qui  les  agrandit  et  les  divinise,  les 
objets'extérieurs  où  elle  transporte  notre  imagination.  Certains  cantiques 
feront  apparaître  devant  nous  les  fantômes  gigantesques  des  antiques  cathé- 
drales, en  même  temps  qu'ils  nous  feront  pénétrer  dans  la  pensée  des  peuples 
qui  les  ont  bâties,  et  qui  s'y  sont  prosternés  pour  chanter  leurs  hymnes  reli- 
gieux. Pour  qui  saurait  exprimer  puissamment  et  naïvement  la  musique  des 
peuples  divers,  et  pour  qui  saurait  l'écouter  comme  il  convient,  il  ne  serait 
pas  nécessabe  de  faire  le  tour  du  monde,  de  voir  les  différentes  nations, 
d'entrer  dans  leurs  monuments,  de  lire  leurs  livres,  et  de  parcourir  leurs 
steppes,  leurs  montagnes,  leurs  jardins  ou  leurs  déserts.  Un  chant  juif  bien 
rendu  nous  fait  pénétrer  dans  la  synagogue  ;  toute  l'Ecosse  est  dans  un  véri- 
table air  écossais,  comme  toute  l'Espagne  est  dans  un  véritable  ah  espagnol. 
J'ai  été  souvent  ainsi  en  Pologne,  en  Allemagne,  à  Naples,  en  Irlande,  dans 
l'Inde,  et  je  connais  mieux  ces  hommes  et  ces  contrées  que  si  je  les  avais 
examinés  durant  des  années.  Il  ne  fallait  qu'un  instant  pour  m'y  transporter 
t  t  m'y  faire  vivre  de  toute  la  vie  qui  les  anime.  C'était  l'essence  de  cette  vie 
eue  je  m'assimilais  sous  le  prestige  de  la  musique...  » 
'  (2)  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p.  438-440. 


G  E0RG1    S  AND 

Cette  Boirée   pluvieuse   el    la    composition    du    prélude  en 

(|iicsii(ni  épisode  (|iii.  i'i  notre  gré,  se  ressent  trop  de  oe 
parfait  romanesque  si  aimé  <\rs  biographes  donnêrenl  ample 
matière  ;'i  i<»us  les  auteurs  ayant  écrit  sur  Chopin;  chacun 
en  parle  différemment  e1  même  chacun  désigne  un  autre  pré- 
lude :  les  uns  assurenl  que  c'était  le  u°  6  en  Si  mineur  (1), 
les  mitres  que  c'était  celui  en  Fa  dièze  minewr  (2).  Niecks, 
se  basant  sur  le  uuméro  assez  Inférieur  de  Mopus  de  tous  les 
préludes  (28)  et  sur  la  foi  de  l'élève  de  Chopin,  Gutmann, 
croit  pouvoir  assurer  que  Chopin  ne  composa  aucun  prélude 
à  Majorque,  et  n'y  lit  que  corriger  et  parachever  ceux  qu'il 
avait  composés  antérieurement  Après  les  lettres  de  Chopin 
à  Fontana  que  nous  avons  citées,  cette  assertion  nous  semble 
téméraire.  Nous  sommes  tout  porté  à  admettre  qu'une  certaine 
partie  des  préludes,  déjà  composés,  fut  bien  emportée  par 
Chopin  dans  sa  malle;  que  peut-être,  comme  il  le  faisait 
souvent,  il  voulut  les  mettre  dans  un  certain  ordre  de  tonalités. 
qu'enfin,  si  on  se  souvient  de  sa  manière  de  travailler  et  de 
son  labeur  obstiné  à  parfaire  chacune  de  ses  nouvelles  œuvres, 
on  est  forcé  d'admettre  avec  beaucoup  de  certitude  que  plusieurs 
de  ses  préludes  ne  furent  que  définitivement  rédigés  et  recopiés 
à  Valdemosa,  mais  tout  aussi  certainement  plusieurs  autres 
furent  créés  à  Majorque.  C'est  ainsi,  par  exemple,  que  nous 
croyons  ne  pas  nous  tromper  en  disant  que  les  Préludes  n°  15 
en  Ré  bémol  majeur  avec  la  partie  en  Do  dièze  mineur,  et  n°  17 
sont  bien  les  préludes  dont  l'un  évoque  le  cortège  funèbre  des 
moines  et  l'autre  est  tout  plein  «  de  soleil,  de  chants  d'oiseaux  » 
et  du  parfum  des  «  petites  roses  pâles  ». 

Outre  les  Préludes,  Chopin  composa  ou  termina  à  Majorque 
la  2me  Ballade  (en  Fa  majeur,  op.  38,  dédiée  à  Schumann),  les 
Deux  Polonaises  (op.  40,  en  La  majeur  et  Do  mineur,  dédiées 
à  Fontana),  le  3e  Scherzo  (op.  39,  en  Do  dièze  mineur,  dédié  à 
Gutmann),  la  Mazurka  (en  Mi  mineur,  op.  41),  et  il  semble 

(1)  Telle  est  l'opinion  de  Wodzinski  et  de  la  plupart  des  critiques 
musicaux. 

(2)  Telle  est  l'opinion  de  Liszt. 


9o  GEORGE   SAKD 

que  c'est  là  aussi  que  fut  esquissée  la  Sonate  (op.  35,  en  Si  bémol 
mineur),  dont  la  marche  funèbre  avait  été  composée  antérieu- 
rement. H  est  certes  malaisé  de  se  hasarder  en  de  pareilles  sup- 
positions, et  il  est  très  difficile  de  dire  ce  qui  parmi  les  œuvres 
ultérieures  de  Chopin  germa  à  Majorque.  Toutefois  le  presto 
final  de  la  Sonate  —  cette  sublime  évocation  du  vent  qui  en  ondes 
infinies  s'élance  par  delà  les  tombes  et  des  héros  et  des  guer- 
riers inconnus,  péris  sans  éclat  dans  la  bataille  (1)  —  nous 
semble  avoir  dû  naître  justement  à  Valdemosa,  lorsque,  se 
sentant  arraché  à  tout  ce  qui  lui  était  cher,  jeté  par  le  sort  si 
loin  de  sa  patrie,  attendant  dans  ce  pays  étranger,  presque 
d'un  moment  à  l'autre,  sa  mort  prochaine,  Chopin  prêtait 
l'oreille  aux  lugubres  mugissements  du  vent  sifflant  au-dessus 
des  sépultures  d'obscurs  chartreux,  et  s'imaginait  avec  une  tris- 
tesse morbide  que  ce  même  vent  soufflerait  avec  indifférence 
au-dessus  de  sa  tombe  à  lui  ! 

Chopin  disait  plus  tard  que  dans  la  dernière  partie  de  sa  Sonate 
«  après  la  marche,  la  main  gauche  babille  unisono  avec  la  main 
droite  ».  Alecks  et  d'autres  en  tirèrent  arbitrairement  la  conclu- 
sion que  ce  presto  doit  représenter  «  le  babillage  des  parents  ou 
d'indifférents  revenant  d'un  enterrement  ».  Le  finale  de  la  Sonate 
n'évoque  nullement  cette  impression-là,  ce  n'est  pas  le  bavar- 
dage prosaïque  des  hommes  qu'on  y  entend,  c'est  bien  la  voix 
désespérément  indifférente  des  éléments  dédaigneux  de  nos 
maux,  de  nos  malheurs  !  C'est  bien  là  l'idée  qui.  à  Majorque, 
dominait  Chopin,  d'autant  plus  qu'en  raison  de  son  état 
maladif  les  impressions  lugubres,  tristes  et  cruelles  trouvaient 
plus  facilement  écho  dans  son  cœur. 

...  Le  cri  de  l'aigle  plaintif  et  affamé  sur  les  rochers  de  Majorque, 
le  sifflement  amer  de  la  bise  et  la  morne  désolation  des  ifs  couverts 
de  neige  l'attristaient  bien  plus  longtemps  et  bien  plus  vivement  que 

(1)  C'est  ainsi  que  le  concevait  aussi  Antoine  Rubinstein.  Nous  l'avons 
entendu  le  commenter  ainsi  dans  son  langage  pittoresque  et  imagé,  pen- 
dant les  inoubliables  soirées  où  il  jouait  «  en  petit  comité  »  dans  la  maison 
de  nos  parents.  On  peut  trouver  cette  même  explication  du  finale  de  la  Sonate 
dans  le  petit  livret  des  programmes  de  ses  Concerts  historiques. 


GBORGE   SAND  91 

ne  le  réjouissaient  Le  parfum  des  orange]  .  la  grâce  dei  pampre   el  ta 
i-;»  1 1 1  i  1  <"•  1 1  «  *  mauresque  des  Laboureurs...  (1). 

Nous  noua  permettons  de  citer  ici  en  entier  Le  jugement 
de  Mme  Sand  but  le  caractère  du  grand   musicien,  quoique 
Mme  Sand  u'ail  pu  juger  complôtemenl  ce  caractère,  apré 
quelques  mois  de  vie  en  commun,  mais  bien  au  boul  de  plusieurs 
années  : 

Il  en  était  ainsi  de  son  caractère  en  tontes  choses.  Sensible  un  in>- 
t;nn  aux  douceurs  de  l'affection  e1  aux  sourires  de  La  destinée,  il  était 
froissé  des  jours,  des  semaines  entières  par  La  maladresse  d'un  indif- 
férent ou  par  les  menues  contrariétés  de  la  vie  réelle.  Et,  chose  étrange, 
une  véritable  douleur  ne  Le  brisait  pas  autant  (prime  petite^  Il  Bem- 
blail  qu'il  n'eût  pas  la  force  de  la  comprendre  d'abord  et  de  la  ressentir 
ensuite.  I,a  profondeur  de  ses  émotions  n'était  donc  nullement  en  rap- 
port avec  Leurs  causes  (2).  Quant  à  sa  déplorable  santé,  il  L'acceptait 
héroïquement  dans  les  dangers  réels,  et  il  s'en  tourmentait  misérable- 
ment dans  les  altérations  insignifiantes.  Ceci  est  l'histoire  et  le  destin 
de  tous  les  êtres  en  qui  le  système  nerveux  est  développé  avec  excès. 

Avec  le  sentiment  des  détails,  l'horreur  de  la  misère  et  les  besoins  d'un 
bien-être  raffiné,  il  prit  naturellement  Majorque  en  horreur  au  bout  de 
peu  île  jours  de  maladie.  Il  n'y  avait  pas  moyen  de  se  remettre  en  route, 
il  était  trop  faible.  Quand  il  fut  mieux,  les  vents  contraires  régnèrent  sur 
la  côte,  et  pendant  trois  semaines  le  bateau  à  vapeur  ne  put  sortir  du 
port.  (  'était  :  l'unique  embarcation  possible,  et  encore  ne  Tétait-elle  guère. 

Notre  séjour  à  la  chartreuse  de  Valdemosa  fut  donc  un  supplice 
pour  lui  et  un  tourment  pour  moi.  Doux,  enjoué,  charmant  dans  le 
monde,  Chopin  malade  était  désespérant  dans  l'intimité  exclusive. 
Nulle  âme  n'était  plus  noble,  plus  délicate,  plus  désintéressée  ;  nul 
commerce  plus  fidèle  et  plus  loyal,  nul  esprit  plus  brillant  daus  la 
gaieté,  nulle  intelligence  plus  sérieuse  et  plus  complète  dans  ce  qui 
était  de  son  domaine  ;  mais  en  revanche,  hélas  !  nulle  humeur  n'était 
plus  inégale,  nulle  imagination  plus  ombrageuse  et  plus  délirante, 
nulle  susceptibilité  plus  impossible  à  ne  pas  irriter,  nulle  exigence 

(1)  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p.  442. 

(2)  Une  grande  artiste,  qui  avait  beaucoup  connu  Chopin,  s'est  exprimée 
sur  ce  côté  maladif  de  son  caractère  d'une  manière  plus  résolue  et  qui 
correspond  à  la  définition  scientifique  de  ces  phénomènes  nerveux  :  «  Il 
était  hystérique,  oui.  je  soutiens  le  mot,  hystérique,  sujet  à  des  emportements 
et  des  crises  capricieuses  insupportables.  »  Or,  la  science  nous  enseigne  que 
l'hystérie  se  manifeste  justement  par  le  désaccord  entre  la  gravité  des  phé- 
nomènes nerveux  et  les  causes  souvent  minimes  qui  les  produisent. 


92  GEORGE    SAND 

de  cœur  plus  impossible  à  satisfaire.  Et  rien  de  tout  cela  n'était  sa 
faute  à  lui.  C'était  celle  de  son  mal.  Son  esprit  était  écorché  vif  ;  le 
pli  d'une  feuille  de  rose,  l'ombre  d'une  mouche  le  faisaient  saigner. 
Excepté  moi  et  mes  enfants,  tout  lui  était  antipathique  et  révoltant 
sous  le  ciel  de  l'Espagne.  Il  mourait  de  l'impatience  du  départ,  bien 
plus  que  des  inconvénients  du  séjour...  (1). 

Pour  comble  d'ennui,  la  bonne  que  Mme  Sand  avait 
amenée  de  France  et  qui  consentait  d'abord,  «  moyennant  un 
gros  salaire,  à  faire  la  cuisine  et  le  ménage  »,  était  sur  le  point 
de  refuser  son  service,  de  sorte  que  Mme  Sand  pouvait  d'un 
jour  à  l'autre  s'attendre  à  devoir  faire  la  cuisine,  balayer 
l'appartement  et  à  voir  ses  forces  lui  manquer,  car,  outre 
son  préceptorat,  son  travail  littéraire,  les  «  soucis  continuels 
exigés  par  l'état  du  malade  et  l'inquiétude  mortelle  à  son 
sujet  »,  elle-même  fut,  grâce  à  l'atroce  humidité,  prise  de  rhu- 
matismes (2). 

Enfin  le  beau  temps  revint.  Après  avoir  encore  attendu 
quinze  jours  un  vent  propice  pour  la  traversée  confortable 
des  «  passagers  de  distinction  »  majorquins,  —  les  cochons,  — 
nos  voyageurs  excédés  d'ennuis  s'embarquèrent  pour  Barcelone, 
à  bord  de  ce  même  El-Mallorquin  qui  les  avait  en  novembre 
transportés  à  Majorque. 

Je  quittai  la  chartreuse  avec  un  mélange  de  joie  et  de  douleur,  dit 
George  Sand.  J'y  aurais  bien  passé  deux  ou  trois  ans  seule  avec  mes 
enfants...  (3). 

La  traversée  fut  un  tourment  pour  Chopin  et  une  angoisse 
pour  Mme  Sand  qui  souffrait  de  le  voir  souffrir.  Le  trajet  de 
Valdemosa  à  la  mer  effectué  par  des  routes  horribles  dans  un 
véhicule  incroyable  fatigua  le  malade;  arrivé  à  Palma,  il  eut 
un  crachement  de  sang.  Et  voilà  qu'il  lui  fallait  respirer  pendant 
toute  une  nuit  un  air  infecté  par  une  centaine  de  cochons, 
entendre  leurs  abjects  grognements  et  les  jurons  et  coups  que 

(1)  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p.  442-443, 

(2)  Corresp.,  t.  II,  p.  131-132.  Lettre  à  Rollina  , 

(3)  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p.  443. 


\  N I  ) 

leur  distribuaient  le  capitaine  el  Bon  aide.  La  babine  était  incon- 
fortable; le  capitaine,  par  surcroîl  «le  cruauté,  exigea  que  le 
malade  occupai  la  plus  mauvaise  couchette,  prétendant  <i"  il 
faudrait  la  brûler  aprÔB. 

En  arrivanl  à  Barcelone,  Chopin  crachai!  le  sang'  à  pleines 
cuvettes  ».  A  peine  entrée  en  rade  de  Barcelone,  George  Sand 
écrivit  mi  billet  au  commandant  de  la  station  maritime  fran- 
çaise, lui  narrant  l'étal  alarmanl  de  Bon  compagnon  de  voyage. 
Le  commandant  du  Mèlêagre  Be  rendit  immédiatement  à  bord 
du  Mattorquin,  témoigna,  ainsi  que  le  consul  français,  la  plus 
vive  sollicitude  pour  Le  malade  et  ses  compagnons  et  les  emmena 
dans  BOH  canot  sur  Le  vaisse;ui  français  où  tout  le  monde  les 
Combla  de  soins  et  de  prévenances. 

Le  15  février,  George  Sand  écrit  à  Mme  Marliani  : 

Barcelone,  15  février  1839. 
Ma  bonne  chérie, 

Me  voici  à  Barcelone.  Dieu  fasse  que  j'en  sorte  bientôt  et  que  je 
ne  remette  jamais  Le  pied  en  Espagne!  C'est  un  pays  qui  ne  me  con- 
vient sous  aucun  rapport  et  dont  je  vous  dirai  ma  façon  de  penser 
quand  nous  en  serons  hors,  comme  dit  La  Fontaine...  Lisez  à  Grzymala 
ee  qui  concerne  Chopin  et  qu'il  n'en  parle  pas,  car  avec  les  bonnes 
espérances  que  Le  médecin  me  donne,  il  est  inutile  d'alarmer  sa 
famille.  Dites  que  le  temps  me  manque  pour  lui  écrire  une  seule 
ligne...  (1). 

Le  médecin  du  Méléagre  sut  au  bout  de  peu  de  temps  arrêter 
l'hémorragie,  et  dès  que  le  malade  se  sentit  un  peu  plus  fort, 
on  le  transporta  dans  la  voiture  du  consul  à  l'hôtel  où  nos  voya- 
geurs passèrent  huit  jours,  et  puis,  à  bord  de  ce  même  Phéni- 
cien qui  les  avait  transportés  en  Espagne,  ils  prirent  la  route 
de  Marseille.  Arrivée  à  Marseille,  Mme  Sand  s'adressa  à  son 
vieil  ami  le  docteur  Cauvières,  qui  prit  immédiatement  Chopin 
sous  sa  docte  garde.  Il  trouva  sa  santé  sérieusement  compro- 
mise, mais,  en  le  voyant  reprendre  des  forces  rapidement,  il 

(1)  Inédite, 


94  GEORGE    SAND 

répondit  de  sa  guérison  et  dit  qu'avec  de  grands  soins  il  pour- 
rait vivre  longtemps.  Il  exigea  toutefois  la  prolongation  du 
séjour  dans  le  Midi  et  conseilla  de  ne  point  reprendre  la  route 
de  Paris  avant  le  commencement  de  l'été.  Mme  Sand  se  fixa 
donc  avec  sa  famille  pour  tout  le  printemps  à  Marseille. 

A  Madame  Marliani. 

Marseille,  26  février  1839. 

Enfin  !  chère,  me  voici  en  France  ! 

...  Un  mois  de  plus  et  nous  mourions  en  Espagne,  Chopin  et 
moi  ;  lui  de  mélancolie  et  de  dégoût,  moi  de  colère  et  dïndignation. 
Us  m'ont  blessée  dans  l'endroit  le  plus  sensible  de  mon  cœur,  ils  ont 
percé  à  coup  d" épingles  un  être  souffrant  sous  mes  yeux,  jamais  je  ne 
leur  pardonnerai  et  si  j'écris  sur  eux,  ce  sera  avec  du  fiel.  Mais  [il 
faut]  que  je  vous  donne  des  nouvelles  de  mon.  malade,  car  je  sais, 
bonne  sœur,  que  vous  vous  y  intéressez  autant  que  moi.  H  est  beau- 
coup, beaucoup  mieux,  il  a  supporté  très  bien  trente-six  heures  de 
roulis  et  la  traversée  du  golfe  de  Lion  qui,  du  reste,  a  été,  sauf  quelques 
coups  de  vent,  très  heureuse.  H  ne  crache  plus  du  sang,  il  dort  bien, 
tousse  peu  et  surtout  il  est  en  France  !  Il  peut  dormir  dans  un  ht  que 
l'on  ne  brûlera  pas  pour  cela.  H  ne  voit  personne  se  reculer  quand  il 
étend  la  main.  Il  aura  de  bons  soins  et  toutes  les  ressources  de  la  méde- 
cine. 

Xous  avons  résolu  de  passer  le  mois  de  mars  à  Marseille,  vu  que 
ce  mois  est  variable  et  fantasque  en  tout  pays,  et  que  le  repos  est 
maintenant  la  chose  la  plus  désirable  pour  notre  malade.  J'espère 
qu'en  avril  il  sera  rétabli  et  capable  d'aller  où  bon  lui  semblera,  alors 
je  consulterai  sa  fantaisie  et  le  reconduirai  à  Paris  s'il  le  désire.  Je 
crois  qu'au  fond  c'est  le  séjour  qu'il  aime  le  mieux.  Mais  je  ne  l'y 
laisserai  retourner  que  bien  guéri...  (1). 

Mme  Sand  voulut  d'abord  s'installer  avec  sa  petite  famille 
dans  quelque  maison  de  campagne  aux  environs  de  Marseille, 
mais  après  plusieurs  recherches  infructueuses  et  divers  démé- 
nagements, ils  firent  choix  de  Y  Hôtel  de  Beauvau,  où  Chopin 
prie  ses  amis  de  lui  adresser  ses  lettres,  tandis  que  Mme  Sand 
donne  à  tous  les  siens  l'adresse  du  docteur  Cauvière  :  70,  rue 

(1)  Inédite. 


GEORi  >\ii  95 

</<  Rome.  La  ville,  grâce  à  son  air  ultra-épicier,  lui  plaisait  peu, 
ainsi  qu'à  <  îhopin. 

Pour  peu  que  je  mette  le  nez  à  la  fenêtre  but  la  rue  ou  but  le  port, 

je  me  sens  devenir  pain  de  BU0T6,  eaisse  de    avim  OU  paquet  île  elian- 

delles,  dit  Mme  Sand,  àla  fin  de  sa  lettre  du  22  avril  â  Mme  Marliani  (1). 
Heureusement  Chopin  avec  son  piano  conjure  Vennui  et  ramène  la  \ 
un  logis.  Adieu  encore,  mignonne,  je  vous  embrasse  mille  foi  .  /<  vous 
aime.  Chopin  aussi... 

(\>±  lignes  sont,  comme  de  rigueur,  omises  dans  la  Correê- 
pondance  Imprimée,  comme  aussi  le  passade  précédent  (qui  vient 
à  la  page  L38  après  les  mots  :  «  roman  dans  le  goût  de  Buloz... 
la  Forme  lui  fera  avaler  le  fond  »)  : 

...  ./«  ne  sais  pas  le  numéro  du  docteur  Gobert  (2)  et  vous  envoie  une 
lettre  pour  lui.  Répondez-moi  ce  que  je  dois  faire  avec  Mme  ffAgouU. 
Si  je  ne  lui  écris  pas,  elle  vous  accusera  à\  m'avoir  brouittée  avec  elle. 
Il  m  faut  pus  ijii'rllr  nuis  crnii  nirrlni ni r.  Xnus  ne  le  sommes  pas,  nous 
autres  (3). 

L'appartement  occupé  par  les  voyageurs  n'était  point  con- 
fortable, non  plus  :  les  jours  de  mistral,  il  fallait  s'entourer  de 
paravents  au  milieu  des  chambres.  Malgré  tout  cela  le  séjour  de 
Marseille  leur  fut  agréable.  Il  n'eut  qu'un  côté  ennuyeux  : 
il  fut  trop  vite  connu  des  habitants  de  Marseille,  surtout  des 
musiciens  et  des  poètes  de  second  ordre,  et  Chopin  et  Mme  Sand 
furent  assaillis  de  visiteurs.  Ils  durent  bientôt  faire  tous  leurs 
efforts  pour  se  barricader  contre  les  importuns,  afin  de  pou- 
voir travailler.  Le  15  mars,  Mme  Sand  écrit  à  Mme  Marliani 
dans  une  lettre  inédite  : 

(1)  Corresp.,  t.  II,  p.  138.     " 

(2)  Le  docteur  Gaubert  aîné,  grand  penseur,  ami  de  George  Sand,  de  Leroux 
et  de  Mme  Marliani.  Il  s'occupait  beaucoup  de  phrénologie  et  d'études  sur 
les  phénomènes  psycho-physiologiques,  tels  que  les  rêves,  etc.  George  Sand 
lui  consacra  des  pages  émues  dans  V Histoire  de  ma  vie.  Il  est  souvent  ques- 
tion de  lui  dans  les  lettres  de  cette  époque. 

(3)  Ces  lignes  se  rapportent  aux  propos  des  personnes  qui  réussirent  à 
complètement  désunir  les  deux  amies  d'antan  :  George  Sand  et  Mme  d'Agoult, 
racontars  et  potins  dans  lesquels  Mme  Marliani  elle-même  paraît  avoir  joué 
un  triste  rôle,  tout  comme  Leroux,  l'abbé  de  Lamennais  et  autres.  (Cf.  le  t.  II 
de  cet  ouvrage,  p.  370-371,  et  le  tome  présent,  p-,  14,  et  plus  loin,  p.  236-237.) 


96  GEORGE    SAND 

Marseille,  15  mars  1839. 

...  Je  m'occupe  aussi  de  mes  enfants  plusieurs  heures  par  jour,  ils 
sont  paressçux,  mais  intelligents.  J'ai  retrouvé  Rey,  que  vous  con- 
naissez peut-être,  qui  était  lié  avec  Liszt  et  qui  est  venu  à  Nohant. 
C'est  un  bon  garçon,  passablement  instruit  et  intelligent,  qui  me 
seconde  en  leur  donnant  des  leçons.  La  nuit,  je  gribouille  comme  de 
coutume,  je  suis  assaillie  ici  comme  à  Paris. 

Du  matin  au  soir,  oisifs,  curieux  et  mendiants  littéraires  assiègent 
ma  porte  de  leurs  lettres  et  de  leurs  personnes.  Je  me  tiens  sur  la  dé- 
fensive, inflexible,  ne  réponds,  ni  ne  reçois,  et  me  fais  passer  pour 
malade.  Ne  soyez  pas  effrayée  s'il  vous  vient  de  ce  pays  la  nouvelle 
que  je  suis  mourante  ;  quand  ils  sauront  que  je  me  porte  bien,  je  crois 
qu'ils  seront  furieux,  car  moins  que  partout  ailleurs  on  comprend  ici 
l'horreur  que  peut  inspirer  la  populacerie  littéraire  et  le  charlata- 
nisme de  la  réputation.  H  y  a  cohue  à  ma  porte,  toute  la  racaille  litté- 
raire me  persécute  et  toute  la  racaille  musicale  est  aux  trousses  de 
Chopin.  Pour  le  coup,  lui,  je  le  fais  passer  pour  mort,  et  si  cela  con- 
tinue, nous  enverrons  partout  des  lettres  de  faire  part  de  notre  trépas 
à  nous  tous  les  deux,  afin  qu'on  nous  pleure  et  qu'on  nous  laisse  en 
repos.  Nous  pensons  nous  tenir  cachés  dans  les  auberges  tout  ce  mois 
de  mars,  à  l'abri  du  mistral  qui  souffle  de  temps  en  temps  assez  vive- 
ment. Au  mois  d'avril  nous  louerons  dans  la  campagne  quelque  bas- 
tide meublée.  Au  mois  de  mai,  nous  irons  à  Nohant...  (1). 

Le  doux  climat  et  le  soleil  guérirent  bientôt  Chopin  presque 
complètement.  Le  docteur  Cauvières  était  un  interlocuteur  des 
plus  agréables  et  un  ami  dévoué  et  paternel;  bientôt  il  devint 
aussi  un  fervent  de  Pierre  Leroux,  ce  qui  le  lia  encore  plus  avec 
Mme  Sand.  Au  mois  d'avril,  Chopin  se  sentit  si  bien,  qu'il  put 
accompagner  Aime  Sand  et  ses  enfants  dans  une  petite  échappée 
à  Gênes.  Nous  avons  déjà  dit  clans  notre  chapitre  ix  (vol.  II) 
que  ce  court  séjour  à  Gênes,  qui  évoqua  dans  l'âme  de  la  roman- 
cière les  souvenirs  de  son  premier  voyage  en  Italie,  donna  nais- 
sance à  Gabriel,  l'une  de  ses  œuvres  les  plus  sympathiques,  que 
Balzac,  comme  nous  l'avons  dit  à  la  même  page,  considérait 
comme  le  meilleur  drame  de  George  Sand,  et  qui,  en  même 
temps,  par  sa  forme  et  sa  manière,  rappelle  beaucoup  certaines 
œuvres  dramatiques  de  Musset. 

(1)  Inédite. 


GE0RG1     S  AND 

La  lin  d'avril  fut  marquée  par  un  accident  triste  et  touchant 
Peu  auparavant,  Nourrit,  h>  grand  chanteur,  se  tua  à  Naples 
on  tombant  de  la  fenêtre  d'un  étage  supérieur;  d'aucuns  disenl 
que  ce  fui  un  Buicide,  commis  dans  un  accès  de  désespoir  causé 
par  La  perte  de  sa  voix;  d'autres  que  ce  fui  à  la  suite  d'un  ver- 
tige ou  d'une  distraction  qui  lui  aurait  fait  prendre  la  fenêtre 
ouverte  pour  la  porte  d'un  balcon.   La    malheureuse  veuve, 
mère  de  six  enfants  el  en  attente  d'un  septième,  revenail  avec 
la  dépouille  de  son  mari  en  France.  Le  jour  où  dans  une  des 
églises  marseillaises,     -  malgré  La  protestation  de  l'évcquc,  — 
on  célébra  une  messe  pour  le  mort,  Chopin  voulut,  en  souvenir 
de  son  ami  disparu,  tenir  l'orgue  pendant  le  service  funèbre.  La 
nouvelle  s'en  répandit  dans  la  ville  et  la  curiosité  amena  une 
foule  d'auditeurs  dans  la  petite  église. 

Mais  cet  auditoire  qui,—  au  dire  de  George  Sand,  —  s'était  porté 
là  en  niasse  et  avait  poussé  la  curiosité  jusqu'à  payer  cinquante  cen- 
times la  chaise  (prix  inouï  pour  Marseille),  a  été  fort  désappointé, 
car  ou  s'attendait  à  ce  que  Chopin  fît  un  vacarme  à  tout  renverser  et 
brisât  pour  le  moins  deux  ou  trois  jeux  d'orgue.  On  s'attendait  aussi 
à  nie  voir  eu  grande  tenue,  au  beau  milieu  du  chœur,  que  sais-je? 

Or,  tout  se  passa  bien  autrement.  Je  ne  sais  pas  si  les  chantres  l'ont 
fait  exprès,  mais  je  n'ai  jamais  entendu  chanter  plus  faux;  Chopin 
s'est  dévoué  à  jouer  de  l'orgue  à  l'élévation  ;  quel  orgue!  un  instrument 
faux,  criard,  n'ayant  de  souffle  que  pour  détonner.  Pourtant  votre 
petit  en  a  tiré  tout  le  parti  possible  !  Il  a  pris  les  jeux  les  moins  aigres 
et  il  a  joué  les  Astres,  non  pas  d'un  ton  exalte  et  glorieux  comme  fai- 
sait Nourrit,  mais  d'un  ton  plaintif  et  doux,  comme  l'écho  lointain 
d'un  autre  monde.  Nous  étions  là  deux  ou  trois  tout  au  plus  qui  avons 
vivement  senti  cela  et  dont  les  yeux  se  sont  remplis  de  larmes.  On  ne 
m'a  point  vue  du  tout;  j'étais  cachée  dans  l'orgue,  et  j'apercevais, 
à  travers  la  balustrade,  le  cercueil  de  ce  pauvre  Nourrit.  Vous  sou- 
venez-vous comme  je  l'embrassais  de  grand  cœur  chez  Viardot,  la 
dernière  fois  que  nous  le  vîmes?  Qui  pouvait  s'attendre  à  le  trouver 
sous  un  drap  noir  entre  des  cierges? 

J'ai  passé  cette  journée  bien  tristement,  je  vous  assure.  La  vue  de 
sa  femme  et  de  ses  enfants  m'a  fait  encore  plus  de  mal.  J'avais  le  cœur 
si  gros  et  je  craignais  tant  de  pleurer  devant  elle,  que  je  ne  pouvais 
lui  dire  un  mot...  (1). 

(1)  Corresp.,  t.  IL  p.  140, 

ni,  7 


98  GEORGE    SAND 

Ici  il  manque  toute  une  page  dans  la  lettre  imprimée,  page 
des  plus  précieuses  comme  sous  le  rapport  de  la  compréhension 
profonde  de  la  nature  de  Chopin  de  la  part  de  George  Sand  et 
aussi  comme  peinture  de  leurs  relations  à  ce  moment.  Nous 
y  voyons  que  Chopin  n'était  pas  toujours  «  un  malade  détes- 
table ».  Voici  cette  page  inédite  : 

Bonsoir,  chère  amie  ;  Chopin  serait  à  vos  pieds  s'il  n'était  dans  les 
bras  de  Morphée.  Il  est  accablé  depuis  quelques  jours  d'une  somno- 
lence que  je  crois  très  bonne,  mais  contre  laquelle  son  esprit  inquiet 
et  actif  se  révolte.  C'est  en  vain,  il  faut  qu'il  dorme  toute  la  nuit  et 
une  bonne  partie  du  jour.  H  dort  comme  un  enfant,  j'espère  beau- 
coup de  cette  disposition,  et  le  docteur  assure  que  le  voyage  lui  sera 
excellent.  Ce  Chopin  est  un  ange,  sa  bonté,  sa  tendresse  et  sa  patience 
m'inquiètent  quelquefois,  je  m'imagine  que  c'est  une  organisation 
trop  fine,  trop  exquise  et  trop  parfaite  pour  vivre  longtemps  de  notre 
grosse  et  lourde  vie  terrestre.  Il  a  fait  à  Majorque,  étant  malade  à 
mourir,  de  la  musique  qui  sentait  le  paradis  à  plein  nez,  mais  je  me 
suis  tellement  habituée  à  le  voir  dans  le  ciel  qu'il  ne  me  semble  pas  que 
sa  vie  ou  sa  mort  prouve  quelque  chose  pour  lui.  Il  ne  sait  pas  bien 
lui-même  dans  quelle  planète  il  existe,  il  ne  se  rend  aucun  compte 
de  la  vie  comme  nous  la  concevons  et  comme  nous  la  sentons...  (1). 

Le  dernier  passage  de  cette  lettre  est  aussi  changé  dans  la 
Correspondance  (2),  nous  le  donnons  donc  ici  en  entier  : 

J'espère  que  cette  lettre  se  croisera  avec  une  de  vous.  Je  pense  que 
vous  avez  reçu  Gabriel,  et  que  vous  ferez  payer  le  Buloz.  Je  compte 
sur  l'argent  que  je  lui  ai  demandé  et  que  je  vous  prie  de  me  faire 
passer,  pour  quitter  Marseille,  car  tout  y  est  plus  cher  qu'à  Paris, 
et  mon  voyage  très  lent  et  très  précautionneux  me  coûtera  gros, 
comme  on  dit.  Adieu,  ma  chérie,  je  vous  embrasse  tendrement... 

Le  22  mai,  dans  la  matinée,  George  Sand  et  Chopin  quittèrent 
Marseille  et  se  dirigèrent  vers  le  nord,  en  voyageant  «  tout  tran- 
quillement, couchant  dans  les  auberges  comme  de  bons  bour- 
geois (3)  ».  La  voiture  de  Mme  Sand  arrivée  par  le  bateau  de  Châ- 
lons  les  attendait  à  Arles,  et  dans  les  derniers  jours  du  mois 

(1)  Inédite. 

(2)  Corresp.,  t.  II,  p.  141. 

(3)  Ilid.,  p.  142. 


GEORGE   SANI) 

nos  voyageurs  arrivôrenl  à  Nohant,  où  ils  n'installèrent   paisi 
blement  pour  toul  l'été. 

Mais,  de  retour  de  Majorque,  George  Sand  B'aperoul  en  gêné 
rai  qu'il  lui  fallait  désormais  mie  vie  plus  assise,  ainsi  qu'elle  le 
déclarait  déjà  dans  sa  lettre  à  Mme  Marliani  du  20  mai,  datée  de 

Marseille  (1)  : 

•le  n'aime  plus  les  voyages,  «mi  plutôt  je  ne  suis  plus  dans  les  condi- 
tions nii  je  pouvais  les  aimer,  .le  ne  suis  plus  garçOD  ;  une  famille  B8t 
singulièrement  peu  concevable  avec  les  déplacements  fréquents... 

El  encore  deux  mois  plus  tôt  elle  disait  à  cette  même  Mme  Mar- 
liani  dans  la  lettre  inédite  du  15  mars  : 

Au  mois  de  niai,  nous  irons  à  Nohant,  et  en  juin,  vraisemblablement, 
à  Paris,  car  je  crois  que  c'est  encore  le  pays  où  Ton  peut  vivre  plus 
libre  et  plus  caché.  Plus  je  vais,  et  plus  la  vie  retirée  m'est  nécessaire, 
l' éducation  de  mes  enfants  me  tient  clouée,  mes  travaux  deviennent 
plus  sérieux,  ou  au  moins  moins  frivoles.  Je  voudrais  m'établir  à 
Paris... 

A  partir  donc  de  cette  année  de  1839  et  jusqu'en  1847, 
Mme  Sand  décida  de  passer  régulièrement  l'été  à  Nohant  et 
l'hiver  à  Paris  (sauf  1840,  où  elle  n'alla  point  du  tout  à 
Nohant,  ce  qui  sera  dit  plus  loin)  ;  ses  Wanderjahre,  ses  années 
de  pèlerinage,  prirent  fin,  et  dorénavant  elle  mena  une  vie  plus 
régulière  et  plus  «  assise  ». 

Il  est  probable  que  l'influence  de  Chopin  fut  pour  beaucoup 
dans  cette  décision  de  Mme  Sand,  leur  vie  commune  ayant  pris 
à  ce  moment  une  tournure  toute  familiale,  pleine  de  douce  inti- 
mité et  presque  patriarcale.'^ 

«  19  juin  1839  »  est  tracé  au  crayon  sur  la  paroi  gauche  de  la  croi- 
sée de  la  chambre  de  Mme  Sand  à  Nohant. 

La  paroi  droite  porte  aussi  au  crayon,  l'élégie  en  prose  an- 
glaise The  fading  sun  que  nous  avons  donnée  en  Appendice 
au  chapitre  iv  de  l'édition  russe  de  notre  ouvrage.  Cette 
«  élégie  en  prose  »,  que  la  jeune  Aurore  Dupin  avait  d'abord 

(1)  Corresp.,  p.  143. 


ioo  GEORGE    S  AND 

écrite  au  crayon  sur  le  rebord  de  sa  fenêtre,  se  retrouve  dans  un 
petit  calepin,  relié  en  maroquin  noir  avec  fermetures  d'acier, 
sur  lequel  la  jeune  fille,  puis  la  jeune  femme,  écrivait  ses  im- 
pressions, des  idées  détachées,  des  poésies  françaises  et  ita- 
liennes, des  mots  qui  l'avaient  frappée,  les  adresses  de  ses 
amies  de  couvent,  des  titres  de  romances  et  d'airs  d'opéras,  etc. 
La  première  feuille  porte  :  Ce  calepin  appartient  à  son  maître, 
autrement  dit  il  marchese  Lucie,  et  la  page  dont  il  est  question 
est  ainsi  conçue  : 

Written  at  Nohant  upon  my  window  al  (the)  setting  (of  the)  sun.  1820. 
Go,  fading  sun  !  Hide  thy  pale  beams  belùnd  the  distant  trees.  Nitghly 
Vesperus  is  comming  to  announce  the  close  of  the  day.  Evening 
descends  to  bring  melancholy  on  the  landscape.  With  thy  return, 
beautiful  light,  nature  will  fincl  again  niirth  and  beauty,  but  joy  will 
never  comfort  my  soûl.  Thy  absence,  radiant  orb,  may  not  increase 
the  sorrows  of  my  heart  :  they  cannot  be  softened  by  thy  return  ! 

Notre  excellent  et  regretté  ami  M.  Plauchut  a  cité  ce  morceau 
écrit  sur  la  fenêtre  dans  son  intéressant  petit  volume  Autour  de 
Nohant  (1),  et  ayant  cru  déchiffrer  sur  la  paroi  gauche  «  1829  », 
il  le  rapporta  à  la  vingt-cinquième  année  d'Aurore  Dudevant, 
mais  le  petit  calepin  prouve  bien  que  c'est  déjà  en  1820  que  l'élégie 
fut  écrite  et  copiée.  Or,  ce  n'est  pas  «  1829  »  mais  «  1839  »  qu'il  faut 
lire  sur  la  paroi  gauche,  et  cette  date  ne  se  rapporte  pas  à  l'élégie 
anglaise,  mais  bien  aux  premiers  jours  de  l'installation  de  George 
Sand  et  de  Chopin  à  Nohant,  au  retour  de  Majorque.  Nous  ne 
pouvons  pas  dire  ce  que  cette  date  de  «  19  juin  1839  »  signifie, 
nous  nous  permettons  donc,  pour  la  seule  et  unique  fois  au  cours 
de  notre  travail,  de  nous  hasarder  sur  le  terrain  des  supposi- 
tions et  d'imaginer  que  ce  jour-là  George  Sand  signa  mentale- 
ment le  commencement  d'une  douce  et  paisible  intimité  fami- 
liale, sinon  légale,  sous  le  même  toit  que  l'être  aimé. 

(1)  Autour  de  Nohant.  Paris,  Calmann-Lévy,  1898,  p.  14. 


CHAPITRE  11 
(1889-1842) 

L'été  1839  à  Nohant.  —  L'appartement  de  l;i  nie  Pigalle,  L6.  -  Récits 
de  Gutzkow,  Louis  de  Loméme,  Balzac,  G  utmann,  etc.  •     Mme  Marliani 

Delacroix  Henri  Urine  et  Joseph  I  )ess;iner.  —  Cari  —Mme  Dor- 
val  et  Bocage.  Cosima.  —  L'été  de  1840  à  Paris.  —  Visite  de  Gutzkow. 
Voyage  à  Cambrai  —  Difficultés  financières.  —  L'hiver  de  1840-41.  — 
Les  amis  polonais.  —  Lettres  inédites  de  Mickiewicz.  —  Une  page  du 
Journal  de  Piffo'èl  et  des  Impressions  et  Souvenirs.  —  Un  petit  incendie. 

Loménie  en  fumiste.  -  Concert  de  Chopin.  —  L'été  de  1841.  —  M.  et 
Mme  Viardot. 


Arrivée  à  Noliant,  la  première  chose  que  lit  Mme  Sand  fut 
d'inviter  son  ami,  le  docteur  Gustave  Papet,pour  lui  faire  minu- 
tieusemenl  ausculter  Chopin  et  le  placer  sous  son  observation 
permanente.  Papet  ne  découvrit  chez  Chopin  aucun  indice  de 
phtisie,  mais  bien  une  maladie  chronique  du  pharynx  qu'il  ne 
pouvait  promettre  de  guérir,  sans  que, —  selon  lui, —  elle  pré- 
sentât rien  d'alarmant.  Il  conseilla  le  repos  à  la  campagne  et 
un  traitement  quelconque  fort  prudent.  Le  projet  de  se  fixer 
à  Paris  fut  donc  abandonné  jusqu'en  automne  et  on  décida  de 
passer  l'été  à  Nohant.  Le  vieux  château  vécut  alors  d'une  vie 
monotone,  tranquille  et  douce,  comme  George  Sand  le  déclare 
dans  sa  lettre  inédite  du  15  juin  1839  à  Mme  Marliani  : 

Bienchère^Lolo, 

...  Du  reste  même  vie  de  Nohant,  monotone,  tranquille  et  douce. 
Mon  préceptorat  avec  Maurice  et  Solange  dure  tous  les  jours,  même 
le  dimanche,  depuis  midi  jusqu'à  cinq  heures.  On  dîne  en  plein  air, 
les  amis  viennent  tantôt  l'un,  tantôt  l'autre,  on  fume,  on  jase,  et  le 
soir,  quand  ils  sont  partis,  Chopin  me  joue  du  piano  entre  chien  et 
loup,  après  quoi  il  s'endort  comme  un  enfant  en  même  temps  que 


102  GEORGE   SAND 

Maurice  et  Solange.  Moi,  je  lis  Y  Encyclopédie  et  je  prépare  ma  leçon 
du  lendemain.  Vous  voyez,  qu'après  cela,  à  moins  que  je  ne  vous 
parle  du  progrès  social  et  religieux  depuis  V établissement  du  christia- 
nisme, de  la  vie  de  Cassiodore  ou  de  Clément  d'Alexandrie  (1)  et  autres 
drôleries  que  vous  connaissez  beaucoup  mieux  que  moi,  je  n'ai  rien 
à  vous  dire  qui  vaille  la  peine  d'être  écrit... 

Tous  les  amis  berrichons  de  Mme  Sand  saluèrent  avec  enthou- 
siasme la  rentrée  au  bercail  de  leur  amie  :  les  Duvernet,  les 
Fleury,  Néraud,  Papet,  Planet,  la  famille  Rollinat  qui  venait 
de  perdre  leur  vieux  père,  et  surtout  François  Rollinat  en  per- 
sonne, qui  réclamait,  en  ce  moment,  spécialement  aide  et  sou- 
tien de  la  part  de  son  amie  Aurore  (dite  «  Oreste  »),  grâce  à  une 
insipide  accusation  de  quasi-filouterie  portée  contre  lui  par  des 
gens  qui  voulaient  le  fane  chanter  (2).  La  plupart  de  ces 
amis  surent  bientôt  apprécier  Chopin  et  lui  vouèrent  un  attache- 
ment des  plus  respectueux.  Notons,  entre  autres,  que  dès  cette 
époque  chacun  des  correspondants  de  Mme  Sand  :  les  membres 
de  sa  famille,  comme  ses  amis  intimes  (les  frères  Rollinat,  Hip- 
polyte  Chatiron,  Fleury,  Papet  et  Planet)  ;  les  artistes  (par 
exemple,  Mme  Pauline  Viardot),  comme  les  amis  prolétaires 
(Gilland,  Magu  et  Perdiguier)  ;  les  philosophes,  comme  les  poli- 
tiques (Leroux,  Louis  Blanc,  de  Latouche)  ;  enfin  tous  les  intimes 
de  Nohant,  comme  aussi  de  simples  connaissances,  ne  terminent 
jamais  leurs  lettres  à  Mme  Sand  autrement  que  par  la  phrase 
sacramentale  :  «  J'embrasse  Chopin,  Maurice  et  Solange  »,  ou 
bien  :  «  Je  salue  Solange,  Chopin  et  Maurice  »,  ou  encore  :  «  Un 
baiser  à  Maurice,  Solange  et  Chopin  »,  etc.  Il  nous  semble  qu'il 
ne  faut  point  de  commentaires  à  ces  simples  et  naïves  fins  de 
lettres,  elles  disent  plus  que  tous  les  longs  raisonnements  de 
YHistoire  de  ma  vie  que  nous  allons  citer,  et  elles  nous  peignent 
avec  des  couleurs  bien  plus  chaudes,  vivantes  et  sympathiques 

(1)  Nous  soulignons  avec  intention  ces  mots,  qui  se  rapportent  à  un  volume 
de  V Encyclopédie,  fort  significatifs  et  utiles  à  retenir  pour  la  suite  de  notre 
travail. 

(2)  C'est  à  cet  épisode  tragi-comique  et  qui,  certes,  n'aboutit  à  rien,  que 
se  rapportent  la  lettre  de  George  Sand  du  23  mars  (Corresp.,  t.  II,  p.  135)  et 
les  trois  lettres  inédites  de  Rollinat,  l'une  sans  date,  l'autre  datée  du  19  mars 
(le  timbre  postal  porte  le  17)  et  une  troisième  du  2  avril  1839. 


< ,  i  ORGE  san  h 

oe  qui  apparaît  bous  la  plume  de  l'auteui  de  I  Histoire  bien  froi 
dément  raisonnable,  bien  artificiellement  intentionné  et...  peu 
attrayant.  Cos  petites  fins  de  Lettrée  noua  disent  qu'à  Majorque, 
tout  comme  à  Nohanl  et  à  Paris,  pendant  plus  de  neuf  an  , 
c'était  une  vraie  famille  qui  vivait,  famille  unie  el  honnête, 
acceptée  par  tout  le  monde  comme  telle,  quoique  illégitime. 
Chopin  sut  se  poser  si  dignement  que  jamais  personne  n'eul 
ridée  de  le  traiter  eu  «  héros  de  roman  »,  ni,  encore  moins,  de 
faire  des  ;illiisioiis  à  son  intimité  avec  la  maîtresse  de  la  mai- 
son, ou  de  feindre  de  h  no  rien  remarquer».  C'était,  répétons- 
le,  nue  vraie  famille,  honorée  de  tout  le  inonde,  et  il  eut  semblé 
un  manque  d'attention  de  la  part  de  quelque  correspondant, 

>'il  lie  se  souvenait  point  également  de  tous  les  membres  de  celte 
famille  en  écrivant  à  l'un  d'eux.  Mais  entre  tous,  ce  fut  surtout 
le  frère  de  Mme  Sand,  Hippolyte  Chatiron,  —  vers  cette  époque 
définitivement  fixé  à  proximité  de  Nohant,  dans  son  domaine 
de  Montgivray,  —  qui  voua  une  vraie  adoration  à  Chopin.  Par 
son  lin  esprit  artiste,  qui  le  faisait  en  tant  de  points  ressembler 
à  son  illustre  sœur  (ses  lettres  témoignent  d'une  vraie  nature 
d'artiste),  par  sa  verve  inépuisable,  par  son  entrain  et  sa  droi- 
ture, il  gagna  aussi  le  cœur  de  Chopin  qui  lui  pardonnait  volon- 
tiers ses  petits  manques  de  savoir-vivre  et  parfois  même  de 
graves  forfaits  contre  toute  règle,  ce  qui  arrivait  assez  souvent 
à  Hippolyte,  lorsqu'il  avait  sacrifié  à  Bacchus.  Mais  pour  Chopin 
il  avait  un  vrai  culte,  un  sincère  attachement,  jusqu'à  sa  mort 
il  ne  le  traita  qu'avec  la  plus  délicate  attention,  une  vénération 
sans  bornes,  et  il  sut,  avec  lui  seul,  rester  toujours  dans  les  limites 
du  plus  parfait  respect. 

Outre  les  amis  berrichons,  Nohant  eut  cet  été  la  visite  de 
quelques  amis  parisiens  :  Mme  Dorval,  Grzymala,  Emmanuel 
Arago,  et  quelques  autres. 

Le  15  août,  à  la  fin  d'une  lettre  inédite  consacrée  à  des  ques- 
tions d'affaires,  George  Sand  ajoute  : 

...  Pressez  ce  vieux  Grzymala;  son  arrivée  est  nécessaire  à  la  cure 
complète  de  son  petit.  Celui-là,  du  reste,  fait  des  progrès  merveilleux 
à  Nohant,  cette  vie  lui  réussit  enfin.  H  a  un  beau  piano  et  il  nous  en- 


104  GEORGE    SAND 

chante  du  matin  au  soir.  Il  a  fait  des  choses  ravissantes  depuis  qu'il 
est  ici...  (1). 

...  Donnez  à  Tablé,  en  plus  de  mes  40  francs,  10  francs  pour  Chopin 
et  5  francs  pour  Rollinat,  total  55  francs,  en  attendant  mieux. 

Le  24  août,  Mme  Sand  écrit  encore  à  Mme  Marliani  : 

Chère  amie,  Chopin  est  toujours  tantôt  mieux,  tantôt  moins  bien, 
amais  mal,  ni  bien  précisément.  Je  crois  bien  que  le  pauvre  enfant 
est  destiné  à  une  petite  langueur  perpétuelle;  son  moral,  heureuse- 
ment, n'en  est  point  altéré.  Il  est  gai  dès  qu'il  se  sent  un  peu  de  force, 
et  quand  il  est  mélancolique,  il  se  rejette  sur  son  piano  et  compose 
de  belles  pages.  Il  donne  des  leçons  à  Solange,  qui,  sous  tous  les  rap- 
ports, montre  un  grand  développement  d'intelligence... 

...  S'il  me  reste  encore  cent  francs  chez  vous,  veuillez  les  remettre 
à  M.  de  Lamennais  pour  notre  petite  affaire  (2). 

Dans  l'une  des  lettres  de  cet  été,  Chopin  prie  Fontana  de  lui 
envoyer  un  «  Weber  à  quatre  mains  »,  il  est  fort  probable  que 
ce  fut  pour  l'exécuter  avec  Solange,  ou  avec  Mme  Sand  elle- 
même.  Mais,  en  tout  cas,  si  même  elle  ne  s'occupa  point  de 
musique  avec  lui  pratiquement,  Chopin  trouva  en  elle  une 
auditrice  si  sensitive,  si  pleine  de  compréhensoin  profonde,  qu'il 
joua  pour  elle  comme  pour  son  aller  ego;  à  dater  de  cette  époque, 
il  soumit  à  son  jugement  toutes  ses  nouvelles  compositions,  lui 
demandant  son  opinion,  et  il  se  livra  volontiers  devant  elle  à 
des  expansions  sur  tous  les  événements  musicaux,  les  œuvres 
et  même  les-  procédés  techniques  particuliers  de  tel  ou  tel  auteur. 
Or,  nous  savons  comment  George  Sand,  pendant  toute  sa  vie, 
savait  écouter. 

«  Sie  ist  eine  feine  Horclierin,  elle  est  une  fine  écouteuse  », 
avait  dit  d'elle  Heine  (3).  Et  effectivement,  nous  trouvons  dans 
Consuelo,  comme  dans  Cari,  dans  le  Château  des  Désertes  comme 

(1)  Nous  savons  par  les  lettres  de  Chopin  à  Fontana,  qu'en  cet  été  de 
1839  le  grand  musicien  termina  sa  Sonate  en  si  bémol  mineur,  le  second 
Nocturne  de  Top.  37  (Sol  majeur),  les  trois  Mazurkas  de  l'op.  41  (sauf  le 
première,  composée  à  Valdemosa)  en  si  majeur,  la  bémol  majeur  et  do  dièze 
mineur,  et  enfin  qu'il  s'occupa  à  corriger  l'édition  des  Œuvres  complètes  de 
J.-S.  Bach. 

(2)  Inédite. 

(3)  Lulèce.  premier  volume  de  l'édition  allemande,  p.  300. 


GEO  \M» 

dans  les  Impressions  et  Souvenirs  le  écho  de  paroles  el  des 
impressions  <l<i  Chopin.  El  voici  maintenant  le  jugement  <l». 
Mme  Sand  sur  le  génie  musioal  "le  son  ami,  que  noua  avions  déjà 
cité  <'H  partie  : 

Le  génie  de  Chopin  est  le  plus  profond  el  le  plus  plein  de  sentiment 
el  d'émotions  qui  ;iii  existé.  Il  a  fail  parler  à  un  seul  instrument  la 
langue  de  l'infini; il  a  pu  souvent  résumer  en  dix  lignes, qu'un  enfant 
pourrait  jouer,  des  poèmes  d'une  élévation  Immense,  des  drames 
d'une  énergie  sans  égale.  Il  u'a  jamais  eu  besoin  de  grands  mo 
matériels  pour  donner  Le  mot  çle  Bon  génie.  Il  ne  lui  ;i  fallu  ni 
phones,  ni  ophicléides  (1)  pour  remplir  L'âme  de  terreur;  ni  orgues 
d'église,  ni  voix  humaine  pour  la  remplir  de  foi  et  d'enthousiasme. 
11  faut  di1  grands  progrès  dans  le  goûl  e1  l'intelligence  de  l'art  pour 
que  ses  œuvres  deviennent  populaires.  Un  jour  viendra  où  l'on  orches- 
trera sa  musique  sans  rien  changer  à  Ba  partition  de  piano,  et  où  tout 
le  monde  saura  que  ce  génie  aussi  vaste,  aussi  complet,  aussi  savant 
que  celui  des  plus  grands  maîtres  qu'il  s'était  assimilés,  a  gardé  une 
individualité  encore  plus  exquise  que  celle  de  Sébastien  Bach,  encore 
plus  puissante  que  celle  de  Beethoven,  encore  plus  dramatique  que 
(•elle  de  Weber.  11  est  tous  les  trois  ensemble,  et  il  est  encore  lui-même, 
c'est-à-dire  plus  délié  dans  le  goût,  plus  austère  dans  le  grand,  plus 
déchirant  dans  la  douleur.  Mozart  seul  lui  est  supérieur,  parce  que 
Mozart  a  en  plus  le  calme  de  la  santé,  par  conséquent  la  plénitude 
de  la  vie. 

Chopin  sentait  sa  puissance  et  sa  faiblesse.  Sa  faiblesse  était  dans 
L'excès  même  de  cette  puissance  qu'il  ne  pouvait  régler.  Il  ne  pouvait 
pas  faire,  comme  Mozart  (au  reste  Mozart  seul  a  pu  le  faire),  un  chef- 
d'œuvre  avec  une  teinte  plate.  Sa  musique  était  pleine  de  nuances  et 
d'imprévu.  Quelquefois,  rarement,  elle  était  bizarre,  mystérieuse  et 
tourmentée.  Quoiqu'il  eût  horreur  de  ce  que  l'on  ne  comprend  pas, 
des  émotions  excessives  l'emportaient  à  son  insu  dans  des  régions 
connues  à  lui  seul.  J'étais  peut-être  pour  lui  un  mauvais  arbitre  (car 
il  me  consultait  comme  Molière  sa  servante),  parce  qu'à  force  de  le 
connaître,  j'en  étais  venue  à  pouvoir  m'identifier  à  toutes  les  fibres 
de  son  organisation.  Pendant  huit  ans,  en  m'initiant  chaque  jour  au 
secret  de  son  inspiration  ou  de  sa  méditation,  son  piano  me  révélait 

(1)  Allusion  à  Berlioz.  W.  Stassow  dit  dans  son  Art  au  dix-neuvième 
siècle  :  «  En  1837,  Berlioz  fit  exécuter  au  dôme  des  Invalides  son  Requiem... 
il  y  employa  des  moyens  orchestraux  jamais  encore  vus  ni  entendus,  pour 
peindre  les  tableaux  de  la  vie  transsépulcrale,  du  reste,  nullement  mons- 
trueux eux-mêmes  (16  trombones,  16  trompes,  5  ophicléides,  12  cors,  8  panes 
de  timbales,  etc.).  » 


io6  GEORGE    SAND 

les  entraînements,  les  victoires  ou  les  tortures  de  sa  pensée.  Je  le 
comprenais  donc  comme  il  se  comprenait  lui-même,  et  un  juge  plus 
étranger  à  lui-même  l'eût  forcé  à  être  plus  intelligible  pour  tous...  (1). 

Un  peu  plus  loin,  George  Sand  ajoute  encore  : 

Rien  ne  paraissait,  rien  n'a  jamais  paru  de  sa  vie  intérieure  dont 
ses  chefs-d'œuvre  d'art  étaient  l'expression  mystérieuse  et  vague,  mais 
dont  ses  lèvres  ne  trahissaient  jamais  la  souffrance...  (2). 

Mine  Sand  nous  donne,  de  plus,  des  détails  extrêmement  pré- 
cieux sur  la  manière  de  travailler  de  Chopin  : 

...  Sa  création  était  spontanée,  miraculeuse.  Il  la  trouvait  sans  la 
chercher,  sans  la  prévoir.  Elle  venait  sur  son  piano,  soudaine,  complète, 
sublime,  ou  elle  se  chantait  dans  sa  tête  pendant  une  promenade, 
et  il  avait  hâte  de  se  la  faire  entendre  à  lui-même  en  la  jetant  sur  l'ins- 
trument. Mais  alors  commençait  le  labeur  le  plus  navrant  auquel 
j'aie  jamais  assisté.  C'était  une  suite  d'efforts,  d'irrésolutions  et  d'im- 
patience pour  ressaisir  certains  détails  du  thème  de  son  audition  :  ce 
qu'il  avait  conçu  tout  d'une  pièce,  il  l'analysait  trop  en  voulant  l'écrire, 
et  son  regret  de  ne  pas  le  retrouver  net,  selon  lui,  le  jetait  dans  une 
sorte  de  désespoir.  Il  s'enfermait  dans  sa  chambre  des  journées  entières, 
pleurant,  marchant,  brisant  ses  plumes,  répétant  ou  changeant  cent 
fois  une  mesure,  l'écrivant  et  l'effaçant  autant  de  fois,  et  recommen- 
çant le  lendemain  avec  .une  persévérance  minutieuse  et  désespérée. 
Il  passait  six  semaines  sur  une  page  pour  en  revenir  à  l'écrire  telle 
qu'il  l'avait  tracée  du  premier  jet...  (3). 

Comme  ces  lignes  nous  peignent  merveilleusement  le  procès 
de  création  chez  un  «  artiste  exigeant  envers  lui-même  (4)  », 
qui,  comme  un  joaillier,  taille  et  polit  sans  relâche,  minutieuse- 
ment et  avec  la  plus  grande  tension  de  toutes  ses  forces,  les 
diamants  trouvés  quasi  spontanément  dans  les  trésors  de  son 
âme  !  Combien  cette  facilité,  cette  spontanéité  d'inspiration  pre- 
mière et  ces  essais  toujours  renouvelés,  ces  tourments,  ces  indé- 
cisions, ces  doutes  et  enfin  cette  sévère  critique  de  son  œuvre 
et  cette  méticuleuse  persévéranpe  à  donner  une  forme  finale  et 

(1)  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p.  440. 

(2)  lUd.,  p.  46  9. 

(3)  Ibid.,  p.  470-471. 

(4)  Mot  de  Pouchkine. 


GEO  '•  M  > 

Irréprochable  à  oette  inspiration,  combien  tout  cela  noua  peint 
aussi  le  caractère  *  I  «  *  Chopin  ! 

On  travailla  donc  beaucoup  à  Nohant,  cet  été  de  L839,  les 
adultes  el  Les  enfants,  mais  Mme  Sand  dul  bientôt  Be  convaincre, 
comme  du  reste  cela  lui  étail  déjà  arrivé  L'année  précédente, 
qu'à  elle  Beule  elle  ue  viendrait  pas  à  bout  de  L'éducation  el 
de  L'instruction  de  bob  enfants.  Ceci,  d'autant  plus  que  Solange, 
oomme  nous  L'avons  déjà  dit,  toul  en  Be  distinguanl  par  une 
rare  intelligence  et  de  grandes  capacités,  désespérait  sa  mère 
par  sa  paresse  el  son  entêtement  Cela  fatiguait  et  chagrinait 
tellement  Mme  Sand  qu'elle  se  sentait  incapable  de  travailler, 
et  pourtant  il  Le  fallait  bien,  surtout  vu  les  dépenses  toujours 
croissantes  et  Les  difficultés  survenues  dans  la  gestion  de  son 
domaine  et  de  ses  affaires  pécuniaires.  Elle  écrit  par  exemple 
le  20  août  à  Mme  Marliani  (1)  : 

Nohant,  20  août  1839. 

Chère  amie,  voici  un  mot  de  Chopin  pour  M.  Pleyel,  il  est  écrit  depuis 
trois  jours,  et  je  n'ai  pas  eu  la  force  de  vous  écrire  trois  lignes  tant 
je  suis  accablée  de  travail  et  de  souffrance.  Mon  ancien  mal  de  foie 
ou  du  moins  des  douleurs  dans  le  flanc  (que  j'appelle  ainsi)  sont  reve- 
nues avec  intensité.  Si  vous  venez  me  voir,  je  vous  conterai  aussi 
tous  mes  désastres  d'argent  et  vous  verrez  quelle  vie  de  cheval  je  suis 
forcée  de  mener  au  grand  détriment  de  ma  santé... 

C'est  alors  que  Mme  Sand  se  décida  à  s'installer  quand  même 
à  Paris,  pour  l'hiver,  et  à  prendre  des  précepteurs  pour  ses  enfants. 
Chopin  devait  aussi  rentrer  à  Paris  en  automne  parce  que  ses 
ressources  consistaient  surtout  en  leçons  de  musique  qu'il  don- 
nait à  une  quantité  d'élèves,  tous  plus  ou  moins  bien  nés.  Or, 
il  avait  rompu  le  bail  de  son  appartement  précédent  ;  Mine  Sand 
aussi  n'avait  pas  de  domicile  constant  à  Paris,  et  lorsqu'elle 
y  arrivait,  en  ces  dernières  années,  elle  descendait  tantôt  à  l'hôtel, 
tantôt  chez  Mme  Marliani  (2),  tantôt  enfin  chez  Didier.  C'est 

(1)  Inédite. 

(2)  V.  par  exemple  la  lettre  inédite  du  20  septembre  1839  à  Mme  Caza- 
majou. 


io8  GEORGE    SAND 

pour  cela  que  toutes  les  lettres  de  Chopin  à  Fontana,  datées 
de  l'été  de  1839,  sont  pleines  de  prières  de  chercher  deux  appar- 
tements :  l'un  pour  lui-même,  l'autre  pour«  Mme  Sand»"  ou  pour 
«  George  »,  et  des  plus  précises  indications  sur  le  nombre  néces- 
saire de  chambres  pour  elle,  sur  leur  distribution  respective, 
sur  la  condition  obligatoire  qu'il  «  n'y  ait  à  proximité  ni  forge, 
ni  aucun  atelier  d'artisan  avec  bruit  ou  fumée  »,  et  sur  la  pré- 
férence à  donner  à  un  petit  hôtel  ou  une  petite  dépendance 
au  fond  d'une  cour.  Chopin  donne  même  des  indications  sur 
la  couleur  du  papier  de  chaque  chambre,  sur  l'expresse  condi- 
tion que  les  planchers  soit  recouverts  de  parquets,  etc.,  etc.  Et  dans 
l'une  de  ces  lettres  il  ajoute  qu'il  avait  déjà  écrit  à  Grzymala 
par  rapport  à  cette  affaire  «  qui  me  regarde,  car  c'est  tout  comme 
si  cela  me  regardait  personnellement  ».  Une  autre  fois  Chopin  écrit 
encore  à  Fontana  qu'il  avait  si  heureusement  trouvé  un  loge- 
ment pour  lui,  Chopin,  que  c'est  chez  lui  qu'on  allait  diriger 
le  «  portier  de  la  maison  de  George  »  (c'est-à-dire  de  l'hôtel 
de  Narbonne,  rue  de  la  Harpe)  (1),  pour  qu'ils  s'entendent 
ensemble  à  chercher  quelque  chose  pour  elle.  Enfin  par  les 
efforts  réunis  de  Fontana,  de  Gzrymala  et  d'Emmanuel  Arago  on 
trouva  deux  appartements  :  un,  rue  Tronchet,  5,  pour  Chopin, 
l'autre,  rue  Pigalle,  16,  pour  George  Sand  ;  ce  dernier  composé 
de  deux  pavillons,  séparés  de  la  rue  par  un  assez  vaste  et 
joli  jardin,  et  Chopin  écrit  à  Fontana,  visiblement  convaincu 
que  ses  paroles  seront  pour  lui  <*  le  comble  de  l'agrément  »  : 

...  Nous  te  prions  de  prendre  immédiatement  ce  logement.  Elle 
te  considère  connue  le  meilleur  et  le  plus  logique  de  nos  amis... 

On  serait  tenté  de  croire,  d'après  la  Correspondance  imprimée 
de  George  Sand,  qu'elle  ne  s'était  logée  rue  Pigalle  qu'en  janvier 
1840,  car  nous  y  trouvons  à  la  date  du  «  1er  janvier  1840  »  une 
lettre  à  Gustave  Papet,  où  elle  lui  annonce  qu'elle  est  depuis 
«  quelques  jours  seulement  »  installée,  après  de  longs  ennuis 
avec  les  tapissiers,  les  serruriers,  etc.,  etc..  mais  c'est  une  simple 

(1)  Cf.  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  II,  p.  292,  322. 


GEORGE  SAND  10g 

erreur,  car  d'abord  'a  lettre  elle-même  n'est  poinl  de  janvier  I 
mais  du  lrr  novembre  L839,  e1  puis  o'est  effeotivemenl  en  oc- 
tobre, que  George  Sand  el  Chopin  quittèrenl  Nohant,  ol  quoi- 
qu'elle dûl  passer  plusieurs  jours  dans  uu  Logement  point 
arrangé  ou  les  passer  dans  L'appartement  de  Chopin,  c'est  pour- 
tant bien  en  octobre  qu'elle  prit  possession  de  sou  nouveau  Logi  . 
Chopin  écrit  à  Fontana  dans  Los  premiers  jour-;  d'octobre  : 

Lundi 

Cher  ami,  je  serai  à  Taris  dans  cinq  OU  six  jours;  fais  hâter  toul 
ce  « | ni  est  possible,  ou  que  je  trouve  au  moins  une  seule  chambre 
tendue  de  papier  et  un  lit  préparé,  .l'ai  pressé  mon  départ,  car  la  pré- 
sence de  George  Sand  à  Paris  esl  indispensable  à  cause  de  sa  pièce  (1). 
Mais  (pie  cela  reste  entre  nous.  Nous  avons  décidé  notre  départ  pour 
après-demain...  de  sorte  que  je  te  verrai  mercredi  ou  jeudi...  Tu  es 
vraiment  inappréciable.  Loue  rue  Pi^allc  les  deux  maisons,  sans  plus 
rien  demander  à  personne.  Hâte-toi.  Si  à  cause  de  la  location  des  deux 
maisons  à  la  fois  tu  parviens  à  faire  baisser  le  prix,  c'est  bon,  sinon, 
loue-les  quand  même  pour  deux  mille  cinq  cents  francs.  Je  t'écrirai 
encore  avant  mon  départ... 

Mardi  le  8  octobre,  Chopin  lui  écrit  encore  : 

Après-demain,  jeudi,  à  cinq  heures  du  matin,  nous  partons,  et 
vendredi,  à  trois  ou  quatre,  et  sûrement  déjà  à  cinq  heures,  je  serai 
rue  Tronche!.. . 

Dans  une  lettre  inédite  à  Mme  Marliani,  écrite  ce  même  8  oc- 
tobre 1839,  George  Sand  écrit  de  son  côté  : 

Chère  bonne,  je  pars  après-demain  matin  jeudi,  et  je  serai  à  Paris 
(nous  irons  après-demain  coucher  à  Orléans),  si  nous  n'avons  pas  d'en- 
combre, vendredi  de  4  à  5,  6,  7,  8,  9, 10,  selon  que  la  poste  ira  bien,  mais 
à  coup  sûr  le  plus  tôt  possible... 

H  est  évident  que  non  seulement  ces  deux  lettres  furent 
écrites  et  envoyées  simultanément,  mais  encore  il  est  fort  pro- 
bable que  les  deux  correspondants  les  avaient  écrites  à  la  même 
table  et  qu'ils  se  communiquaient  à  haute  voix  leur  rédaction. 

(1)  Le  drame  de  Cosima,  qui  ne  fut  joué  qu'au  printemps  de~1840. 


no  GEORGE    SAND 

Il  est  aussi  évident  que  George  Sand  arriva  à  Paris  simultané- 
ment avec  Chopin  le  11  octobre.  Quant  à  son  appartement, 
elle  y  passa  sinon  ce  même  jour,  du  moins  en  octobre  encore. 
Elle  écrit  à  Girerd  (1)  : 

Paris,  octobre  1839. 

Mon  bon  frère,  il  y  a  des  siècles  que  je  veux  t'écrire  et  je  vis  dans 
un  tourbillon  d'affaires  et  de  travail  si  assommant,  que  j'attends 
toujours  une  heure  de  calme  pour  causer  avec  toi.  C'est  un  bonheur 
que  je  ne  voudrais  pas  empoisonner  par  mille  sottes  interruptions  et 
mille  tristes  préoccupations.  Mais  qu'une  lettre  est  peu  de  chose  et 
dit  mal  ce  qu'on  se  dirait  dans  le  bon  laisser  aller  du  coin  du  feu  !  Tu 
devrais,  bien  maintenant  que  je  suis  enfin  installée  chez  moi  à  Paris, 
venir  y  faire  une  promenade  et  passer  quelques  bonnes  Journées  avec 
moi. 

Dans  une  lettre  inédite  à  sa  sœur  Caroline  Cazamajou,  elle 
écrit  le  1er  novembre  1839  : 

Ma  bonne  sœur,  je  suis  installée  à  Paris  pour  tout  l'hiver.  Écris- 
moi  rue  Pigalle,  16.  Je  t'embrasse  ainsi  que  ton  mari. 

Dans  les  lignes  de  sa  lettre  à  Papet  que  nous  avons  mention- 
née plus  haut  : 

Cher  vieux,  je  suis  enfin  installée  rue  Pigalle,  16,  depuis  deux  jours 
seulement,  après  avoir  bisqué,  ragé,  pesté,  juré  contre  les  tapissiers, 
serruriers,  etc..  Quelle  longue,  horrible,  insupportable  affaire  que  de 
se  loger  ici  ! 

Ces  lignes,  si  même  elles  dataient  de  janvier  1840,  ne  se  rap- 
porteraient qu'à  V arrangement  intérieur  de  l'appartement. 

Chopin  s'installa  donc  en  octobre  rue  Tronchet,  Mme  Sand, 
rue  Pigalle  ;  mais,  comme  on  peut  bien  se  l'imaginer,  cet  ordre 
ne  dura  pas  bien  longtemps.  Us  se  convainquirent  bientôt 
qu'il  était  impossible  de  vivre  séparément  après  un  an  d'exis 
tence  commune  en  Espagne,  à  Marseille  et  à  Nohant.  Sous  le 
prétexte  du  danger  auquel  serait  exposé  la  santé  de  Chopin 

(1)  Corresp.,  t.  II,  p.  147. 


IRGE  S  AND  iii 

par  des  allées  et  venues  continuelles,  après  des  leçons  fatigantes, 
et  par  les  rentrées  dans  un  fiacre  glacé  <l;ms  son  appartement 
non  moins  humide  et  glacé,  Chopin  se  transporta  rue  Pigalle 
ol  s'installa  à  l'étage  inférieur  du  pavillon  occupé  par  Maurice, 
tandis  que  Mme  Sand  et  sa  fille  occupaient  le  pavillon  vis-à-vis  : 

tout  le  inonde  se  rassemblait  pour  dîner  soit  chez  elle,  BOil  chez 

(  Ihopin. 

Son  appartement,  Chopin  I»1  céda  à  son  and  le  docteur  Jean 
Matns/A'nski.  Toutefois,  Lorsque  Chopin  rentrait  à  Taris  seul, 
et  que  Mme  Sand  restait  encore  à  Nohant,  il  descendait  quel- 
quefois chez  son  ami,  comme  on  le  voit  par  cette  lettre  inédite, 
la  première  des  seize  que  nous  publions  ici  : 

Le  paj  ier  est  aux  initiales  de  Jean  Matuszynski  :  ./.  .1/.;  sur 
le  timbre  :  25  sept  1841. 

Madame  George  Sand 
château  de  Nohant,  près  Lachâtre  (Indre). 

Me  voilà  rue  Tronchct,  arrivé  sans  fatigue.  H  est  11  heures  du 
matin.  Je  m'en  vais  rue  Pigale  (sic).  Je  vous  écrirai  demain,  ne  m'ou- 
bliez pas. 

Ch. 
J'embrasse  vos  enfants. 
Samedi. 

Tout  ce  que  nous  trouvons  dans  YHistoire  de  ma  vie  se  rap- 
portant à  cette  installation  en  commun,  voire  :  les  motifs  qui 
forcèrent  George  Sand  à  «  accepter  »  Chopin  parmi  les  membres 
de  sa  famille,  lorsqu'il  «  s'était  fait  l'idée  de  fixer  son  existence 
auprès  de  la  sienne  »,  et  lorsqu'elle  eut  à  «  débattre  dans  sa 
conscience  »  cette  question  sérieuse  ;  «  l'effroi  »  qu'elle  éprouva 
«  en  présence  d'un  nouveau  devoir  à  contracter  »,  d'une  nouvelle 
fatigue  «  dans  sa  vie  déjà  si  remplie  et  si  accablée  de  fatigue  », 
de  la  nécessité  de  soigner  un  malade  de  plus,  ayant  déjà  un 
malade  sur  les  bras  (Maurice);  puis  l'assertion  qu'elle  «  n'était 
pas  illusionnée  par  une  passion  »,  qu'au  contraire,  elle  était 
très  effrayée  à  l'idée  qu'une  grande  passion  («  cette  éventualité 
de   son   âge,  de   sa  situation  et  de  la  destinée  des   femmes 


ii2  GEORGE    SAND 

artistes,  surtout  lorsqu'elles  ont  horreur  des  distractions  passa- 
gères »)  pût  «  la  distraire  de  ses  enfants  »,  mais  que  «  la  tendre 
amitié  que  lui  inspirait  Chopin  »  lui  semblait  un  «  moindre 
danger  et  même  un  préservatif  contre  des  émotions  qu'elle  ne 
voulait  plus  connaître  »;  qu'enfin  elle  et  Chopin  furent  ainsi 
«  poussés  par  la  destinée  dans  les  liens  d'une  longue  association  », 
—  tout  cela  nous  paraît  un  essai  absolument  manqué  et  fort  inu- 
tile de  donner  l'explication  d'un  fait,  qui  n'avait  pas  besoin  d'être 
expliqué,  et  de  lui  donner  une  apparence  qui  ne  pouvait  tromper 
personne. 

Ces  pages  de  YHistoire  de  ma  vie  nous  sont  déplaisantes  au 
plus  haut  point,  car  il  n'en  existe  peut-être  point  d'autres  aussi 
aptes  à  donner  raison  aux  épithètes  favorites  de  «  raisonneuse  » 
et  même  d'  «  hypocrite  »  que  les  ennemis  de  George  Sand 
aiment  tant  à  lui  octroyer  et  qu'elle  ne  mérite  nullement,  en 
général.  Nous  nous  permettons  quand  même  de  la  disculper 
en  cette  occasion,  en  répétant  d'abord  ce  que  nous  avons  dit 
dans  le  tout  premier  chapitre  de  ce  travail  :  les  tours  de  phrases 
«  diplomatiques  »  et  les  réticences  étaient  imposés  à  l'auteur 
de  YHistoire  de  ma  vie  comme  à  l'auteur  des  Mémoires  de  Cathe- 
rine II  par  la  modestie  inhérente  et  obligatoire  à  leur  sexe. 
Secondo  :  la  fin  de  YHistoire  de  ma  vie  s'imprimait  à  une  époque 
où  Maurice  Sand  était  non  seulement  un  adulte,  mais  frisait 
la  trentaine  déjà;  il  haïssait  Chopin,  il  était  choqué  par  tout 
ce  qui  rappelait  les  rapports  de  sa  mère  et  du  grand  musicien 
polonais,  on  peut  donc  croire  que  c'était  pour  être  agréable  à 
son  fils  que  Mme  Sand  émit  dans  les  dernières  pages  de  son 
œuvre  ces  considérations  inutiles  et  qui  ne  peuvent  qu'em- 
brouiller le  lecteur.  Nous  ne  les  critiquerons  ni  ne  les  réfu- 
terons point,  nous  nous  bornerons  à  conseiller  à  tout  lecteur 
de  YHistoire  de  ne  lire  les  pages  452-474  qu'armé  de  ce  «lor- 
gnon de  critique  »  —  dont  parle  Pouchkine  —  et  nous  nous  tour- 
nerons maintenant  vers  la  description  de  la  vie  et  du  logement 
de  Mme  Sand  dans  la  rue  Pigalle,  d'autant  plus  que  nous 
avons  sous  la  main  plusieurs  lettres  et  mémoires  des  personnes 
qui  visitèrent  Mme  Sand  et  Chopin  pendant  les  trois  années 


GEORGE  SAND  "3 

qu'ils  y  habitèrent   le  n"  L6,  d'ootobre  L839  à  l'hiver   I 

citons  d'abord  le  passage  des  Lettres  parisiennes  de  Gutz- 
kow (h,  où  il  raconte  son  premier  pèlerinage  manqué  chez 
Mme  Sand,  grâce  auquel  pourtant   nous   pouvons  nous  faire 

une  idée  tirs  iicl  le  de  cette  petite  oasis  abritée,  au  beau  milieu  de 

la  grande  ville  bruyante,  que  les  amis  de  Chopin  surent  trouver 
pour  la  grande  romancière  avide  de  silence  et  d'espace  libre, 
de  quelque  chose  lui  rappelant  sa  chère  campagne. 

Je  suis  venu  à  Paris,  dit  Gutzkow  (2),pour  voir  les  hommes  célèbres 
de  la  France,  pour  me  réjouir  de  la  joie  de  son  peuple,  pour  m'éprou- 
\ei  à  sa  douleur...  .l"ai  déjà  vu  certaines  choses,  j'en  verrai  encore 

beaucoup,  mais  je  dois  avouer  (pie,  di'<  le  premier  pas  que  j'ai  fait 
dans  les  rues,  je  tus  hanté  par  la  nostalgie  de  voir  George  Sand.  Il  est 
inutile  qu'on  observe  (pie  George  Sand  est  le  plus  cclèbre_des  poètes 
i'iançais  vivants.  11  est  inutile  qu'on  admire  ce  qui  serait  intéressant 
pour  tout  le  monde.  La  vue  d'une  femme  qui  surpasse  par  la  profon- 
deur de  ses  idées,  par  la  poésie  dé  ses  tendances,  par  l'éclat  de  ses 
images  tout  ce  qui  pourrait  rivaliser  avec  elle  en  France,  la  vue  de 
cette  femme  doit  charmer  tout  le  monde,  même  les  ennemis.  Elle 
a  écrit  i\v>  œuvres  qui  ne  sont  qu'un  repos  après  des  œuvres  sérieuses, 
mais  ce  n'est  pas  uniquement  la  perfection  de  ces  créations  qui  nous 
attire  vers  elle.  C'est  le  dévouement  libre  à  une  idée,  c'est  le  sacrifice 
de  tout  égoïsme,  même  celui  de  tout  préjugé  et  de  toute  tradition,  ce 
sont  les  élans  les  plus  nobles  du  sentiment.  Elle  vit  retirée.  Elle  se 
dévoue  à  soigner  le  musicien  Chopin  qui  est  souffrant  depuis  plusieurs 
années.  Elle  craint  la  curiosité  des  importuns,  qui  admiraient  en  elle 
non  la  loi  de  la  belle  Nature,  mais  une  exception  à  la  règle.  Et  elle  est 
parfaitement  défiante  envers  les  touristes.  On  l'a  peinte  et  exposée  en 
caricatures  grotesques.  On  n'a  pas  respecté  ses  secrets,  ses  confidences. 
On  lui  avait  demandé  des  audiences  et  puis  attiré  dans  des  sphères 
où  nous  sommes  tous  rien  que  des  humains,  on  l'a  trahie  et  livrée  à  la 
médisance  des  «  Souvenirs  de  voyages  ».  Et  pourtant  je  suis  attiré 
vers  elle.  Je  ne  voudrais  voir  que  le  milieu  où  elle  règne,  connaître 
ce  que  regardent  ses  yeux  lorsque,  fatiguée  par  son  travail,  elle  ouvre 
sa  fenêtre  pour  rafraîchir  sa  poitrine  par  une  bouffée  d'air. 

(1)  Charles-Frédéric  Gutzkow,  poète  dramatique  et  publiciste  allemand 
célèbre,  l'un  des  représentants  de  la  \  Jeune  Allemagne  »,  auteur  de  Uriel 
Acosta.  etc.  Né  en  1811,  il  est  mort  en  1878. 

(2)  Dans  sa  Lettre  de  Paris  du  29  mars  1842.  Œuvres  complètes  de  Charles 
Gutzkow.  t.  XII.  Lettres  parisiennes,  1842.  Impressions  parisiennes,  1846. 


H4  GEORGE    SAND 

Le  désir  de  voir  ne  fût-ce  que  son  appartement  m'emporta.  C'est 
rue  Pigalle,  16,  tout  près  de  chez  moi,  non  loin  de  la  Notre-Dame  de 
Lorette.  Je  marche.  Paris  prend  un  air  nouveau  aux  abords  de  la  rue 
Pigalle.  Je  vois  ici  que,  même  à  Paris,  on  peut  avoir  des  maisons  de 
campagne  avec  jardins.  Je  passe  devant  la  rue  des  Martyrs,  par  la 
rue  Fontaine,  où  une  gaie  petite  place  est  entourée  de  villas  dans  le 
plus  beau  style  italien  et  où  demeure  Thiers  ;  je  prends  à  gauche  la 
rue  Pigalle  n°  20,  n°  18,  n°  16.  —  Numéro  16!  Le  cœur  me  bat.  Une 
grande  maison  nouvelle.  H  y  a  un  jardin  derrière,  je  le  vois  bien,  mais 
la  maison  est  fermée.  H  y  a  un  verrou  devant  le  mystère,  un  mur  de 
forteresse  qui  ne  me  permet  pas  même  d'apercevoir  les  jalousies  de 
ses  chambres.  C'est  alors  que  je  lis  sur  la  porte  un  écriteau  ainsi  conçu  : 
Petit  appartement  à  louer  pour  un  garçon.  Je  vais  jouer  une  petite 
farce. 

—  Il  y  a  une  chambre  à  louer? 

—  Pour  deux  cents  francs,  dit  la  concierge. 

—  Où  se  trouve-t-elle? 

—  A  l'entresol. 

—  Elle  donne  de  l'autre  côté? 

—  Non,  monsieur,  ici. 

C'était  malheureux.  Je  vis  par  la  porte  cochère  uu  petit  jardin  et 
au  fond  le  pavillon  habité  par  George  Sand. 

—  Monsieur  veut-il  voir  la  chambre? 

—  Montrez-la-moi.  C'est  ainsi  que  je  pus  rester  plus  longtemps  à 
contempler  l'endroit  où  furent  écrits  :  Spiridion,  le  Compagnon  du  tour 
de  France  et  peut-être  Mauprat. 

La  concierge  monta. 

—  Voici  la  chambre,  monsieur  ! 

Elle  était  spacieuse,  peinte  à  neuf,  sans  meubles,  basse,  assez  bon 
marché  pour  les  deux  cents  francs,  mais  ses  fenêtres  donnaient  de  ce 
côté,  sur  la  rue,  au  soleil,  et  non  sur  l'ombre  du  jardin.  Lorsque  des 
bonshommes  louent  quelque  chose,  et  veulent  dire  le  froid  non  en 
une  forme  donnant  quelque  espoir  aux  pauvres  gens  qui  attendent 
qu'ils  aient  trouvé  ce  qui  leur  convient,  ils  disent  :  «  Je  reviendrai.  » 

—  Je  reviendrai,  madame. 

Déjà  tourné  vers  la  porte,  je  demandai  : 

—  N'est-ce  pas  ici  que  demeure  George  Sand? 

—  Dans  le  pavillon,  monsieur. 

Habiter  près  de  George  Sand  !  cela  vaut  bien  le  prix  de  deux  cents 
francs  ! 

—  Permettez-moi  de  jeter  un  crïup  d'œil  sur  le  jardin. 

Je  descendis  et  regardai  le  petit  jardin.  Quelques  ormes,  quelques 
tilleuls,  trois  ou  quatre  plates-bandes,  mi-préparées  pour  le  printemps. 


GEORGE   s  A  NI)  115 

L'endos  qui  Be  revêtira  bientôt  de  verdure  n'e  I  pas  grand,  mai  il 
v  ;i  ,'i  oôté  plusieurs  petits  enclos  pareils,  ce  qui  forme  une  vui  large 
sur  L'espace.  Les  oiseaux  de  là-bas  viennent  se  poser  sur  les  arbres 
ici.  Les  lilas  d'ici  embaument  l'air  de  Là  bas.  La  chenille  qui  vit  le 
jour  dans  le  troisième  jardinet  là-bas,  peut  devenir  chrysalide  dans 
le  jardin  voisin  h  papillon  ici  dans  !•'  jardin  de  George  Sand, 
comme  un  petit  coin  de  oature  en  mosaïque,  formé  de  tous  Les  enclo  . 
un  paysage  fait  à  La  Fourier,  un  phalanstère  naturel.  El  je  voit  qu'il 
\  a  à  Paris  des  endroits  où  l'on  peut,  sinon  devenir  poète,  au  moins 
en  rester  un,  si  on  l'est  déjà.  La  concierge  comprit  parfaitement  l'in- 
térêt  qu'éveillait  en  moi  cet  endroit  et  ne  m'empêcha  pas  de  rester 
un  peu  Longuement  au  jardin.  Les  jalousies  riaient  baissées.  I  e  I 
là  qu'habitait  un  cœur  malade  Au  milieu  de  la  cohue  parisienne,  un 
petit  enclos  paisible  pour  y  aimer,  y  écrire  et  y  mépriser  le  inonde  ! 
Oui,  c'est  une  grande  chose  que  la  puissance  morale  d'un  homme,  lors- 
qu'elle est  secondée  par  la  nature.  A  la  face  des  monts,  à  la  face  de 
la  mer,  même  à  L'ombre  bruissante  des  quelques  tilleuls  à  travers  les- 
quels brille  la  lune,  —  on  a  plus  d'audace  que  dans  un  salon  où  règne  la 
médisance.  Je  me  représentai  cet  enclos  idyllique  par  une  nuit  étoilée 
et  tout  couvert  de  fleurs  printanières,  et  je  compris  l'esprit  qui  pénètre 
les  écrits  de  cette  tenime  célèbre.  Je  compris  son  courage  à  lutter  contre 
les  verdicts  du  monde.  Je  compris  que  parfois  le  voisinage  de  la  Divi- 
nité nous  fait  oublier  l'absence  des  hommes.  Je  regardais  tout  autour 
de  moi,  profondément  ému  dans  rame:  je  sentais  que  même  ceux  qui 
n'aiment  pas,  qui  attaquent  George  Sand,  que  même  eux,  ils  auraient 
vénéré  le  triomphal  silence  qui  l'entoure.  Mais  ce  qui  n'aurait  été 
pour  eux  qu'affaire  de  curiosité  était  pour  moi  un  acte  de  piété... 

M.  Louis  de  Loménie,  le  critique  connu  qui  faisait  alors  pa- 
raître une  série  de  biographies  d'hommes  célèbres  sous  le  mo- 
deste titre  :  «  Les  contemporains  illustres,  par  un  homme  de  rien  », 
et  dont  Yinterview  avec  Mme  Sand  sera  cité  plus  loin,  visita  la 
rue  Pigalle  quelques  mois  avant  Gutzkow,  probablement  dans 
l'hiver  de  1840-1841  ou  à  l'automne  de  cette  dernière  année  et 
c'est  ainsi  qu'il  décrit  la  maison  même  de  George  Sand. 

...  J'arrive  du  fond  de  la  Chaussée  d'Antin  dans  une  rue  silencieuse 
et  solitaire  que  je  ne  vous  nommerai  pas  par  la  raison  que  je  ne  suis 
pas  le  «  Dictionnaire  des  vingt-cinq  mille  adresses  »;  j'entre  dans  une 
maison  de  belle  apparence  ;  on  me  conduit  dans  un  jardin  ;  au  fond  de 
•ce  jardin,  à  droite,  on  m'indique  un  petit  pavillon  isolé;  je  frappe  h 
la  petite  porte  de  ce  petit  pavillon,  on  m'ouvre,  on  me  fait  monter 


n6  GEORGE    SAND 

par  un  tout  petit  escalier  et  je  me  trouve  dans  une  petite  antichambre 
qui  ressemblait  à  l'antichambre  de  tout  le  monde...  (1). 

Pourtant  si  l'antichambre  du  petit  pavillon  «  ressemblait  à 
l'antichambre  de  tout  le  monde  »,  l'arrangement  et  l'ameuble- 
ment du  logis  portaient,  au  dire  de  Balzac,  en  toutes  lettres  la 
signature  de  ses  propriétaires.  Le  frère  de  Mme  Hanska  lui  ayant 
faussement  raconté  qu'il  était  allé  chez  George  Sand,  et  qu'il  n'y 
avait  rien  pu  apprendre  sur  Balzac,  vu  la  «  brouille  »  qui  serait 
survenue  entre  ce  dernier  et  la  grande  romancière,  et  autres  bille- 
vesées pareilles,  l'auteur  du  Père  Goriot  écrit  à  son  «  Étrangère  » 
en  mars  1841  (2)  : 

On  me  dit  qu'il  y  a  ici  un  de  vos  cousins,  mais  il  ne  me  cherche  pas 
plus  que  ne  l'a  fait  votre  frère.  George  Sand,  chez  qui  je  vais  assez  sou- 
vent, lui  aurait  bien  dit  où  me  trouver.  Ce  cousin  me  paraît  très  gobe- 
mouche,  il  gobe  une  foule  de  sottises  sur  moi,  à  en  juger  par  ce  qu'on 
m'a  dit  de  lui.  Avouez,  chère,  que  votre  frère  a  joué,  de  bonne  volonté, 
de  malheur,  car  George  Sand  et  moi  sommes  restés  assez  amis  et  je 
la  vois  toujours  une  fois  environ  par  mois.  Je  mène  une  vie  très  retirée 
à  cause  de  mes  travaux,  mais  je  ne  suis  pas  introuvable  pour  mes 
amis... 

15  mars. 

Je  reviens  de  chez  George  Sand,  qui  n'a  jamais  vu  ni  connu  Adam 
Rzewuski.  Je  l'ai  remuée  et  interrogée  avec  la  plus  grande  ténacité, 
et  comme  elle  a  depuis  trois  ans  Chopin,  le  pianiste,  pour  ami,  vous 
comprenez  que  l'illustre  Polonais,  qui  se  souvient  de  Léonce  et  de 
son  frère  (Vitold),  aurait  su  ce  que  c'était  que  votre  cher  Adam.  D'ail- 
leurs Grzymala,  l'amoureux  de  la  Z...,  et  Gurowski,  et  tous  les  Polo- 
nais dont  elle  est  farcie  sauraient  qu'Adam  est  Adam  Rzewuski. 
N'ayez  pas  l'air  de  savoir  ceci,  car  vous  savez  que  les  hommes  sont 
terribles  sur  l'affaire  d'amour-propre,  et  vous  m'en  feriez  un  ennemi. 
George  Sarid  n'est  pas  sortie  l'année  dernière  de  Paris.  Elle  demeure 
rue  Pigalle,  16,  au  fond  d'un  jardin  au-dessus  des  remises  et  des  écuries 
d'une  maison  qui  est  sur  la  rue.  Elle  a  une  salle  à  manger  où  les  meubles 
sont  en  bois  de  chêne  sculpté.  Son  petit  salon  est  couleur  café  au  lait 

(1)  Nous  avons  déjà  cité  M.  de  Loménie  dans  notre  premier  volume,  à 
propos  de  Dudevant,  et  signalé  dans  le  cours  de  notre  ouvrage  quelques  erreurs 
biographiques  de  son  récit  sur  la  jeunesse  de  George  Sand.  (Cf.  George  Sand, 
sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  I,  p.  245-49.) 

(2)  Lettres  à  V Etrangère. 


GEORGE    S \ND 


"7 


Bl  Le  salon  où  "'Ile  reçoil  est  plein  de  rases  chinois  superbes,  pleins  de 
fleurs,  il  j  .1  toujours  une  jardinière  pleine  de  fleura;  le  meuble  eel 
ver!  ;  il  y  ;i  un  dressoir  plein  de  oui  le   tableaux  de  Delacroix, 

snii  portrait  par  Calamatta.  Interrogez  votre  frère  el  sachez  s'il  :i 
vu  ces  choses-là,  qui  Boni  Frappantes  el  qu'il  esl  impossible  de  ne  pas 
voir.  Le  piano  esl  magnifique  el  droit,  carré,  en  palissandre.  D'ailleurs 
Chopin  y  eel  toujours.  Elle  ne  fume  que  des  cigarettes  el  pas  autre 
chose.  Elle  ne  se  lève  qu'à  quatre  heures  :  à  quatre  heures,  Chopin  a 
fini  <lc  donner  ses  leçons.  <>u  monte  chez  elle  par  un  escalier  dit  de 
meunier,  droit  et  raide.  Sa  chambre  ;'i  coucher  est  brune,  Bon  lit  est 
deux  matelas  par  terre  à  la  turque.  Eeco  contesml  Elle  a  de  jolies 
petites,  petites  mains  d'enfant  Enfin  le  portrait  de  l'amoureux  de 
la  /...  en  oastellan  de  Pologne  est  dans  la  Balle  à  manger,  fait  jusqu'au 
genou,  et  rien  ne  frappe  davantage  un  étranger.  Si  votre  frère  se  tire 
de  là,  vous  saurez  la  vérité.  Mais  laissez-vous  attraper.  —  Oh!  les 
voyageurs  !... 

Guttman,  l'un  des  élèves  favoris  de  Chopin,  dans  ses  Sou- 
venirs cités  par  Bernard  Stavenow  (1),  parle  aussi,  quoiqu'en 
des  termes  moins  artistement  précis  et  moins  pittoresques,  des 
meubles  anciens  qui  se  trouvaient  dans  le  petit  salon  fort  ori- 
ginal ;  il  dit  encore  que  dans  la  chambre  de  Mme  Sand,  un  tapis 
marron  recouvrait  tout  le  plancher,  qu'il  y  avait  de  beaux  ta- 
bleaux, des  meubles  en  chêne  sculpté,  que  les  murs  étaient  ten- 
dus de  reps  brun  et  les  fauteuils  de  velours  marron  et  qu'un 
grand  lit  carré  et  bas  était  recouvert  d'un  tapis  de  Perse. 

Dans  une  des  lettres  inédites  de  Mme  Pauline  Viardot,  datant 
de  son  voyage  de  noce  en  Italie,  la  grande  artiste  se  souvient 
aussi  du  «  boudoir  sombre  et  romantique  »  de  Mme  Sand. 

C'est  dans  cet  élégant  petit  appartement  que  Mme  Sand  vécut 
sans  en  sortir,  d'octobre  1839  au  printemps  de  1841,  et  c'est 
là  qu'elle  revint  par  deux  fois,  après  les  mois  d'été  passés  à 
Nohant,  jusqu'à  ce  qu'elle  le  quitta  définitivement  en  no- 
vembre 1842. 

La  vie  et  le  travail  allaient  à  toute  vapeur  dans  les  murs  de 
ce  petit  home.  De  nombreux  précepteurs  des  deux  sexes  venaient 
chez  Maurice  et  Solange  ;  aux  heures  libres  la  jeunesse  s'ébattait 

(1)  Bernard  Stvvexow,  les  Belles  âmss  (Schône  Geister).  Bremen.  1879. 
N°  3.  U Elève  favori  dz  Chopin  (Der  Lieblingsschiiler  Chopin's). 


n8  GEORGE   SAND 

au  jardin,  accrue  par  la  présence  d'Augustine  Brault,  —  jeune- 
cousine  que  Mme  Sand  adopta  plus  tard  presque  comme  uno 
fille,  —  d'Oscar  Cazamajou,  fils  de  sa  sœur  Caroline,  et  des 
enfants  de  Mme  d'Oribeau,  une  nouvelle  amie  de  Mme  Sand. 
Maurice  commença  à  s'occuper  sérieusement  de  peinture  et 
entra  bientôt  à  l'atelier  d'Eugène  Delacroix,  grand  ami  de 
Chopin  ;  la  petite  belle  Solange  prenait  des  leçons  de  piano  chez 
Chopin  lui-même.  Mais  entre  temps,  embarrassée  de  ses  loisirs  et 
de  ses  forces  exubérantes,  elle  faisait  ses  mille  volontés  et  obéissait 
à  tous  ses  caprices,  commandait  à  son  frère  et  à  ses  compagnons 
de  jeu  et  passait  des  heures  entières  devant  son  miroir.  Chaque 
jour  elle  devenait  plus  entêtée,  plus  raisonneuse,  plus  pares- 
seuse, sachant  si  bien  tenir  tête  à  toutes  les  exigences  des 
précepteurs,  qu'au  bout  d'un  an  Mme  Sand  dut  abandonner 
l'idée  de  faire  son  éducation  à  domicile  et  plaça  sa  fille  d'abord 
chez  les  demoiselles  Martin,  et  plus  tard,  s' apercevant  que  ce 
n'était  pas  encore  ce  qu'il  lui  fallait,  dans  le  pensionnat  de 
M.  Bascans.  M.  Bascans  se  trouva  être  un  excellent  pédagogue, 
et  un  homme  de  beaucoup  d'esprit,  qui  sut  intéresser  la  petite 
capricieuse  aux  sciences  qu'on  lui  enseignait,  —  elle  qui  ne 
voulait  rien  apprendre'!  —  lui  donner  une  nourriture  qui  con- 
venait à  son  esprit  curieux  et  chercheur  et  développer  ses 
capacités  le  plus  susceptibles  de  quelque  culture  ;  il  lui  ins- 
pira de  plus  un  sentiment  tout  filial  et  une  confiance  qui  dura 
autant  que  sa  vie.  L'historique  des  relations  de  Solange  et  de 
Mme  Sand  avec  la  famille  de  M.  Bascans  est  raconté  d'une 
manière  exacte,  véridique  et  précise  dans  le  très  intéressant  et 
très  curieux  petit  livre  de  M.  Georges  d'Heilli  (Edmond  Poin- 
sot)  la  Fille  de  George  Sand  (1),  qui  contient  une  foule  de  lettres 
de  Solange  et  de  Mme  Sand  à  M.  et  Mme  Bascans  point  parues 
dans  la  Correspondance,  mais  d'abord  publiées  par  M.  d'Heilli 
dans  la  Gazette  anecdotique  (de  1876,  1881  et  1888)  et  la  Revue 
des  Revues  (de  1899).  Ce  n'est  qu'en  l'hiver  de  1840-41  toutefois 

(1)  Nous  nous  permettrons  de  noter  dans  le  cours  de  notre  travail  les 
quelques  erreurs  de  peu  d'importance  qui  se  trouvent  dans  cet  élégant  petit 
volume,  édité  à  200  exemplaires  seulement  et  très  soigné. 


GEORGE  S  AND  1 19 

que  Solange  entra  dans  l'établissement   de  M.   Bascans;  en 
L839-40  elle  étudia  el  folâtra  encore  dans  la  maison  maternelle. 

Pendant  que  1rs  enfanta  s'occupaient  ainsi.  Chopin,  de  Bon 
oôté,  donnail  des  Leçons  dans  Le  pavillon  de  gauche,  et  George 
Sand  se  reposait  de  son  travail  nocturne;  elle  se  levait  tard. 
Le  soir  on  se  rassemblait  clic/.  .Mme  Sand,  «ni  dînait  ensemble, 
puis  on  causait  an  coin  du  l'en,  on  faisait  de  la  musique,  de  la 
peinture.  Presque  chaque  soir  on  recevait  la  visite  de  quelque 
ami  parisien,  polonais  on  berrichon,  voire  même  de  quelque 
admirateur  étranger  on  simplement  de  quelque  curieux.  Et  tout 
comme  an  temps  où  Mme  Sand  habitait  sa  «  mansarde  bleue  » 
du  quai  Malaquais  ou  Y  Hôtel  de  France  en  1836  (1),  combien 
de  noms  célèbres  nous  trouvons  de  nouveau  parmi  les  visi- 
teurs de  son  salon  !  Mais  grâce  à  Chopin  le  cercle  de  ses  connais- 
sances et  de  ses  amis  s" élargit  encore,  et  cela  dans  deux  direc- 
tions très  différentes  :  le  monde  des  vrais  artistes,  et  le  grand 
monde.  De  retour  à  Paris  après  un  an  d'absence,  Chopin  devint . 
L'attrait  de  tout  ce  qui  était  alors  finement  artiste,  musicien, 
poète.  Dans  son.  petit  salon  se  rencontraient  constamment, 
ensemble  ou  solo,  Mickiewicz  et  Niemeewicz,  Henri  Heine  et 
Delacroix,  Le  musicien  polonais  Novakowski,  Soliva,  Alcan, 
Meyerbecr  et  Dessauer,  Franchomme,  Moscheles  et  le  nouvel 
astre  éclatant  qui  venait  de  se  lever  à  l'horizon  musical  : 
Mlle  Pauline  Garcia,  la  future  Mme  Viardot.  De  vieux  amis 
fréquentaient  aussi  le  maître,  tels  que  :  Fontana,  Grzymala, 
Wodzinski,  Matuszynski,  et  Pleyel  avec  sa  fille;  de  jeunes 
élèves  des  deux  sexes  :  le  petit  Hongrois  Fieltsch,  doué  d'un 
talent  extraordinaire  et  mort  tout  jeune  ;  les  Allemands  : 
Mlles  Millier  et  Guttman,  une  Irlandaise  :  Mlle  0'  Meara,  une 
Française  :  Mlle  de  Rozières,  une  Polonaise  :  la  princesse  Marce- 
line Chartoryska,  et  une  Russe  :  Véra  de  Kologrivoff  (plus  tard 
Mme  Rubio). 

Il  voyait  aussi  fréquemment  la  foule  de  ses  amis  dilettanti 
de  la  haute  finance,  de  la  diplomatie  et   de  l'aristocratie  : 

(1)  Cf.  le  tome  II  de  cet  ouvrage,  p.  315-51. 


120  GEORGK    SAND 

les  Rothschild,  le  baron  de  Stockhausen,  le  secrétaire  de  l'ambas- 
sade autrichienne  Leô,  la  comtesse  Komar  avec  ses  deux  filles, 
la  comtesse  Delphine  Potocka  et  la  princesse  de  Beauvau,  la 
comtesse  Plater,  Mlle  de  Noailles,  la  comtesse  Ctzerniszeff  avec 
sa  fille,  la  comtesse  Anna  Chérémetef,  la  princesse  Sapieha  et  tous 
les  Czartoryski,  —  le  prince  Adam  et  la  princesse  Anna  en  tête, 
qui  étaient  alors  comme  les  doyens  de  l'émigration  polonaise, 
—  série  de  noms  qui  nous  sont  devenus  presque  familiers  à 
nous  autres,  pianistes  et  dilletanti,  car  c'est  à  eux  que  sont 
dédiées  les  plus  sublimes  œuvres  de  la  muse  de  Chopin.  Et 
certes  il  n'y  a  pas  à  s'étonner  quç  la  plupart  d'entre  eux  pas- 
sèrent bientôt  du  pavillon  gauche  dans  celui  de  droite  et  y 
devinrent  familiers.  La  famille  Marliani  avec  M.  de  Bonnechose, 
Marie  Dorval.  Bocage,  Mme  Allart  de  Méritens  (1),  les  Leroux, 
Lamennais,  Louis  Viardot,  Balzac,  les  Arago,  to.us  les  Berri- 
chons et  toute  une  série  d'écrivains  et  de  politiques,  dont  nous 
aurons  encore  à  parler  plus  loin,  reportèrent  sur  Chopin  leur 
amitié  pour  George  Sand.  Il  arrivait  bien  souvent  que  toute 
la  colonie  de  la  rue  Pigalle  se  transportait,  pour  y  passer  la  soi- 
rée, chez  Mme  Marliani  qui  était  comme  par  le  passé  la  protec- 
trice, l'amie,  la  conseillère  et  la  confidente  de  toutes  les  célébrités 
qui  la  fréquentaient.  George  Sand  lui  dédia  sa  Dernière  Aldini 
en  rédigeant  sa  dédicace  en  des  termes  qui  font  allusion  tant 
à  cette  protection  exercée  par  elle  envers  tous  ses  amis  plus  ou 
moins  illustres,  qu'au  surnom  de  Madonna  qu'on  lui  donnait 
dans  l'intimité  : 


Alla  Signora  Carlotla  Marliani,  consulessa  di  Spagna. 

Les  mariniers  de  l'Adriatique  ne  mettent  point  en  mer  une  barque 
neuve  sans  la  décorer  de  l'image  de  la  Madone.  Que  votre  nom  écrit 
sur  cette  page,  soit,  ô  ma  belle  et  bonne  amie,  comme  l'effigie  de  la 
céleste  patronne,  qui  protège  un  frêle  esquif  livré  aux  flots  capri- 
cieux. 

(1)  Nous  parlons  plus  loin  de  Mme  Hortense  Allart  de  Méritens,  célèbre 
romancière  et  écrivain  politique, 


GEORGE   SAND  121 

Edouard  Grenier  raconte,  dans  ses  très  curieux  Souvenirs  (1) 
que  c'est  à  l'une  de  ces  soirées  chez  Mme  tfarliani  qu'il  lif  la 

connaissance  de  M Sand  el  de  Chopin,  el  combien  il  fut 

trappe  au  premier  abord  en  la  voyant  si  peu  loquace,  si  jeune 
encore  malgré  sa  célébrité,  moins  belle  qu'il  ne  l'avait  crue, 
mais  étrangemenl  belle  quand  même. 

.le  la  trouvais  à  la  fois  moins  belle  et  plus  jeune  que  je  ne  m'y  atten- 
dais. N'était-elle  pas  déjà  célèbre  quand  j'étais  encore  but  les  bancs 
île  l'école  à  Fontenay,  et  il  me  semblait  en  être  sorti  depuis  31  long- 
temps !  Le  Fail  est  qu'elle  avait  trente-six  ans  à  peine.  Courte  el  replète 

de  taille.  veMir  simplement  d'une  robe  noire  montante,  la  tête  atti- 
rail toute  l'attention,  et  dans  la  tête  les  yeux.  Ils  étaient  magnifiques, 
peut-être  un  peu  rapprochés,  grands,  à  Larges  paupières  et  noirs,  mais 
nullement  brillant  :  on  eût  dit  du  marbre  dépoli  ou  plutôt  du  velours; 
ce  <(iii  donnait  au  regard  quelque  chose  d'étrange,  de  terne  et  même 
de  froid.  Ce  ton  mal  de  la  prunelle  était-il  naturel  ou  devait-on  l'at- 
tribuer à  son  habitude  d'écrire  longtemps  la  nuit,  à  la  lumière?  Je 
l'ignore,  mais  ce  fut  ce  qui  me  frappa  tout  d'abord.  Le  front  haut, 
encadré  de  cheveux  noirs  qui  se  divisaient  en  deux  simples  bandeaux, 
ces  beaux  yeux  calmes  surmontes  de  fins  sourcils,  donnaient  à  sa 
physionomie  un  grand  caractère  de  force  et  de  noblesse  que  le  bas 
de  la  figure  ne  soutenait  pas  assez.  En  effet,  le  nez  était  un  peu  charnu, 
ie  dessin  en  était  mou,  sans  belle  ligne,  vu  de  face  surtout;  la  bouche 
manquait  de  finesse  aussi  ;  le  menton  petit,  mais  appuyé  déjà  sur  un 
sous-menton  trop  apparent,  ce  qui  donne  de  la  lourdeur  au  bas  du 
visage.  Du  reste,  une  extrême  simplicité  de  paroles,  d'attitude  et  de 
geste.  Telle  m' apparut  Mme  Sand  ce  soir-là... 

Rien  de  plus  simple  que  toute  sa  manière  d*être.  Xulle  coquetterie, 
nulle  prétention,  nulle  pose  ;  elle  était  le  naturel  et  la  modestie  mêmes. 
En  pensant  à  son  amour  du  théâtre,  à  ses  amitiés  d'artistes  et  d'ac- 
teurs, on  eût  pu  s'attendre  chez  elle  à  un  peu  d'attitude  et  de  manières 
étudiées.  11  n'y  en  avait  pas  trace.  En  outre,  rien  dans  toute  sa  per- 
sonne ne  trahissait  la  fièvre  et  l'exaltation  poétique  de  Lclia  et  des 
Lettres  d'un  voyageur.  Tout  se  passait  à  l'intérieur,  le  feu  couvait  sous 
ce  front  si  calme  et  ces  beaux  yeux  froids  si  tranquilles,  qui  n'en  lais- 
saient rien  paraître.  Elle  causait  peu,  sans  éclat,  sans  esprit  même, 
et  elle  le  savait.  D'ordinaire,  elle  était  silencieuse  et  parfois  au  point 
de  gêner  ses  hôtes  ou  ses  visiteurs... 

(1)  Edouard  Grenier,.  Souvenirs  littéraires  :  George  Sand.  {Bévue  lieue, 
15  octobre  1892,  t.  L,  p.  488-496.) 


122  GEORGE    SAND 

Grenier  raconte  encore  que  parmi  les  nombreux  invités  il  y 
avait  ce  soir,  entre  autres,  Emmanuel  Arago,  Calamatta,  Bo- 
cage, et  une  belle  blonde  très  décolletée  qui  lui  parut  fort  jeune 
et  qui  se  trouva  être  l'archi-célèbre  comtesse  Guiccioli,  «  la 
Guiccioli  »  dont  son  second  mari,  M.  de  Boissy,  grand  farceur  et 
grand  blagueur,  lorsqu'on  lui  demandait  si  ce  n'était  pas  une 
parente  de  Mme  Guiccioli  célébrée  par...  répondait,  paraît-il, 
sans  broncher  :  «  C'est  elle-même,  monsieur,  elle-même!  la 
maîtresse  de  Byron.  » 

Grenier  revint  plusieurs  fois  encore  dans  le  salon  de  la  rue 
Pigalle  et  raconte  plus  loin  qu'on  mystifia  une  fois  M.  de  Bon- 
nechose  en  affublant  Maurice  —  joli  adolescent  avec  de  longs 
cheveux  lui  retombant  à  la  Raphaël  des  deux  côtés  de  la  figure 
et  très  ressemblant  à  sa  mère  —  d'une  robe  noire,  d'une  résille, 
une  rose  piquée  dans  les  cheveux,  bref  en  en  faisant  une  jeune 
Espagnole  à  laquelle  M.  de  Bonnechose  s'évertua  à  parler  en 
mauvais  castillan. 

Grenier  raconte  aussi  qu'il  causait  un  soir  musique  avec 
Chopin,  dans  un  coin,  tandis  que  Mme  Sand  qui  fumait,  selon 
son  habitude,  se  promenait  en  diagonale  par  le  salon,  en  s'in- 
quiétant  à  peine  des  nouveaux  venus,  si  ce  n'est  pour  pro- 
noncer d'un  ton  de  dédain  inimitable  lors  de  l'entrée  à  grand 
frou-frou  d'une  vieille  pimbêche  quelconque  :  «  Oh  !  la  femme  !  » 
et  que  tout  à  coup  cette  même  Mme  Sand  remarquant  que 
Chopin  s'échauffait  trop  dans  son  débat  sur  la  musique  alle- 
mande avec  Grenier,  et  craignant  qu'il  ne  se  fît  du  mal,  lui  si 
frêle,  sortit  de  son  indifférence,  s'approcha  d'eux  et  tout  mater- 
nellement posa  sa  main  blanche  et  fine  sur  les  cheveux  de  son 
ami,  comme  pour  le  calmer...  Ces  quelques  pages  de  Grenier  nous 
peignent,  mieux  que  de  longs  mémoires,  le  monde  intime  où  se 
mouvait  Mme  Sand  à  cette  époque. 

Le  mariage  de  Mlle  Pauline  Garcia  avec  Louis  Viardot,  célébré 
au  printemps  de  1840,  apparaît  comme  le  symbole  de  la  fusion 
des  deux  cercles  différents  qui  se  côtoyaient  soit  dans  le  salon 
café  au  lait  de  Mme  Sand,  soit  sur  le  terrain  neutre  du  salon  de 
l'hospitalière  Charlotte,  soit  enfin  autour  du  «  piano  carré  en 


GEORGE  S  AND  1*3 

palissandre  dam  le  petit  Baloa  de  Chopin,  kou1  rempli  de  bibe- 
lots élégants.  Parmi  les  nouvelles  connaissances,  os  fut  justement 
avec  Pauline  Viardol  e1  avec  Dessatter  que  George  Sand  Be  lia 
surtout.  Cette  amitié  dura  autant  que  sa  rie,  devenant  toujours 
plus  grande  el  plus  profonde  avec  les  années. 

Quant  ;hi\  vieux  amis  de  Mme  Sand  ce  Furent,  outre  La- 
mennais el  Leroux,  Hein»'  et  Eugène  Delacroix,  qu'elle 
voyait  alors  le  plus  souvent  ;  elle  les  connaissait  déjà  depuis 
L838-35,  mais  à  présent  elle  Be  lia  plus  amicalement  avec  eux, 
(Vaillant  que  tous  les  deux  adoraient  Chopin. 

Il  existe,  parmi  les  racontars  des  journaux  et  les  prétendues 
«  anecdotes  historiques  »,  si  recherchées  par  les  feuilletonistes 
en  quête  de  matières  amusantes,  une  légende  qui  consiste  en 
ce  qu'après  la  rupture  avec  Musset,  George  Sand  aurait  voulu 
s'emparer  du  cœur  de  Delacroix  et  qu'un  beau  matin  elle  se 
serait  répandue  devant  lui  en  plaintes  et  en  récriminations, 
espérant  attendrir  sur  ses  malheurs  le  grand  peintre,  qui  jus- 
qu'alors  était  resté  indifférent,  quoique  absolument  cordial 
envers  die.  Mais  toutes  ces  manœuvres  et  ruses  n'auraient 
abouti  à  rien  :  Delacroix,  tout  à  l'achèvement  de  son  nouveau 
tableau,  maniait  ses  brosses  sans  discontinuer,  répondant  par- 
fois par  quelque  calembour,  se  taisant  le  plus  souvent,  jusqu'à 
ce  que  George  Sand  s' apercevant  que  son  flirt  n'avait  aucune 
prise  sur  lui,  partit  avec  un  dépit  rentré,  se  disant  qu'une  fois 
en  sa  vie  elle  avait  perdu  bataille  et  que  tous  ses  charmes  étaient 
restés  inefficaces  vis-à-vis  de  ce  nouveau  Romain  invincible. 

Cette  anecdote  est  fausse  historiquement  et  manque  de 
vérité  psychologique.  Delacroix  ne  peignait  pas  vers  la  fin 
de  1834  en  présence  de  Mme  Sand  «  quelque  nouveau  tableau  », 
mais  bien  le  propre  portrait  de  George  Sand,  commandé  par  le 
directeur  de  la  Revue  des  Deux  Mondes,  portrait  qui  fut  repro- 
duit en  gravure  par  Calamatta  pour  le  numéro  d'octobre  de  1836 
de  ladite  revue  et  qui  jusqu'à  nos  jours  pare  le  salon  de  la 
rédaction  (1). 

(1)  Cf.  notre  deuxième  volume,  p.  398. 


124  GEORGE    SAND 

Voici  par  parenthèse  un  billet  inédit  de  George  Sand  à  Dela- 
croix, qui  se  rapporte  à  cette  époque  ;  il  se  trouve  à  la  Biblio- 
theca  Civia  de  Turin,  la  copie  nous  en  a  été  gracieusement 
communiquée  par  M.  L.-G.  Pélissier. 

Monsieur  Delacroix 

Quai    Voltaire,    15. 

Je  suis  encore  malade.  Si  vous  ne  l'êtes  pas  demain  à  votre  tour, 
voulez-vous  remettre  la  séance  jusque-là?  Si  vous  aviez  une  heure  à 
perdre  de  5  à  6,  vous  seriez  bien  aimable  de  venir  la  passer  chez  moi. 

Toute  à  vous, 

George. 

Vendredi.    ' 

Delacroix  fut  réellement  le  confident  des  doléances  de  George 
Sand  lors  de  l'orageux  épilogue  de  son  roman  avec  Musset, 
mais  ces  lamentations  furent  bien  sincères,  parce  qu'elle  était 
alors  vraiment  désespérée  d'avoir  perdu  le  cœur  d'Alfred,  qui  à 
ce  moment  de  leur  drame  ne  voulait  même  pas  la  revoir  (1). 
Quant  à  Delacroix  lui-même,  non  seulement  il  ne  posait  pas  pour 
«  un  Romain  »  vis-à-vis  de  Mme  Sand,  mais  encore  c'était  lui  qui 
lui  conseillait  de  chercher  un  adoucissement  à  son  chagrin  extrême 
en  faisant  comme  lui,  selon  sa  propre  expression,  «de  pleurer  sim- 
plement et  sincèrement»,  afin  d'épuiser  sa  douleur  et  de  la  réduire 
ainsi  à  sa  fin  naturelle.  Voilà,  au  moins,  ce  qu'on  peut  lire  à  la 
date  du  25  novembre  1834  dans  le  Journal  de  George  Sand 
qu'elle  envoya  à  Musset  : 

...  Ce  matin  j'ai  passé  chez  Delacroix...  Je  racontais  mon  chagrin 
à  Delacroix,  car  de  quoi  puis-je  parler,  sinon  de  cela?  et  il  me  don- 
nait un  bon  conseil.  C'est  de  n'avoir  pas  de  courage.  «  Laissez-vous 
aller,  disait-il.  Quand  je  suis  ainsi,  je  ne  fais  pas  le  fier  :  je  ne  suis 
pas  né  Romain.  Je  m'abandonne  à  mon  désespoir.  Il  me  ronge,  il 
m'abat,  il  me  tue.  Quand  il  en  a  assez,  il  se  lasse  à  son  tour,  et  il 
ne  quitte...  » 

(1)  Cf.  ce  que  nous  en  avons  dit  dans  notre  deuxième  volume,  p.  99,108-118. 
Cf.  aussi  :  Véritable  Histoire  d'Elle  et  Lui,  par  le  vicomte  de  Spœlberch 
de  Lovenjoul,  et  le  volume  de  Mme  Arvède  Barine,  Alfred  de  Musset. 


GEORGE    SAND  125 

Pendant  les  années  suivantes  de  L836  A  L889,  George  Sand 
\ rcut  bien  moins  à  Paris  qu'à  Nohant,  ;'i  la  Châtre,  en  Suisse, 
à  Majorque,  el  quand  elle  se  trouvait  ;'i  Paris  elle  y  était  plus 
entourée  de  philosophes  et  de  politiques  que  d'artistes.  Mais 
lorsqu'on  is;5i)  elle  y  vint  s'installer,  avec  Chopin,  non  seule- 
ment elle  ue  se  souvint  pas  de  quelque  prétendu  dépit  rentré 
contre  Delacroix,  mais  bien  au  contraire,  lui  gardant  une  pro- 
fonde sympathie  comme  au  confident  de  ses  anciennes  douleurs 
et  comme  à  on  vrai  artiste  qui  la  charmait  par  le  culte  sévère, 
passionné  et  désintéressé  de  son  art,  —  elle  renoua  ses  relations 
amicales  avec  le  grand  peintre  —  et  elles  restèrent  toujours. 
11  Amitié  sans  nuages»,  dit-elle  à  son  propos  dans  YHistoire  de  ma 
vie.  Dans  ses  lettres,  dans  son  journal,  dans  Y  Hiver  à  Majorque 
George  Sand  parle  de  Delacroix  constamment  avec  une  pro- 
fonde et  inébranlable  sympathie,  en  des  termes  qui  témoignent 
de  son  admiration  pour  son  talent,  pour  son  dévouement  à  son 
œuvre,  pour  son  exigence  sévère  envers  lui-même  et  pour  la 
haute  idée  qu'il  se  faisait  de  Fart.  Nous  citerons  plus  loin  plu- 
sieurs passages  de  son  journal  et  de  sa  Correspondance  à  ce 
propos  ;  nous  nous  bornerons  à  dire,  dès  à  présent,  que  lorsqu'il 
s'agit  de  trouver  un  professeur  qui  dirigeât  les  études  artistiques 
de  Maurice.  Mme  Sand  pensa  d'emblée  à  Delacroix,  que  même 
dans  ses  œuvres  de  fiction,  par  exemple  dans  Horace  (1),  elle 
chanta  sur  tous  les  tons  les  louanges  de  l'atelier  de  Delacroix, 
de  son  école,  de  sa  méthode  et  de  sa  personnalité,  qu'elle  se 
souvint  de  lui  dans  ses  Souvenirs  de  Majorque  (2)  et  que  dans 
YHistoire  de  ma  vie,  où  elle  parle  souvent  en  deux  ou  trois 
lignes  d'années  entières  de  sa  propre  vie,  elle  consacra  dix  pages 
à  Delacroix  (3).  Enfin  Mme  Sand  écrivit  sous  forme  d'une  Lettre 
à  Théophile  Silvestre,  auteur  d'une  biographie  de  Delacroix,  un 
chaleureux  éloge  du  grand  peintre  (4).  Bref,  du  commencement 

(1)  Horace,  chap.  m  et  iv,  où  [l'auteur  raconte  l'histore  de  Paul   Arsène, 
dit  le  Masaccio. 

(2)  Hiver  à  Majorque,  chap.  iv. 

(3)  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p.  242-252. 

(4)  Parut  dans  la  collection  :  Histoire  des  artistes  vivants,  études  d'après  na- 
ture, par  Théophile  Silvestre,  2e  livraison  :  Delacroix.  Paris,  Blanchard,  1856. 


126  GEORGE    SAND 

jusqu'à  la  fin  de  ses  relations  avec  Delacroix,  Mme  Sand  eut 
toujours  la  plus  grande  vénération  pour  le  célèbre  artiste,  et  sans 
partager  toutes  ses  opinions  politiques  ou  certaines  idées  sur 
l'art  et  la  vie,  elle  ne  l'en  admirait  pas  moins  complètement 
comme  peintre  et  arbitre  d'art  plastique,  et  comme  un  fin  con- 
naisseur dans  les  autres  branches  de  l'art,  par  exemple  en  mu- 
sique. Elle  disait  toutefois  qu'étant  un  novateur  en  peinture, 
il  comprenait  parfaitement  les  innovations  musicales  ;  par  contre, 
il  n'aimait  en  littérature  que  le  strictement  classique,  le  formel 
et  le  conventionnel.  Chopin  de  son  côté  ne  comprenait  que  le 
conventionnel  en  peinture.  Au  fond  Chopin  et  Delacroix,  avec 
leur  culte  de  l'art,  exempt  de  toute  tendance  et  de  tout  but 
utilitaire,  avec  leur  caractère  très  renfermé,  tous  les  deux  ma- 
ladivement sensitifs  et  impressionnables,  s'éloignant  également  de 
la  foule,  de  la  politique,  de  tous  les  intérêts  des  partis,  de  tout 
bruit,  portés  à  admirer  tout  ce  qui  orne  la  vie,  tout  ce  qui  est 
finement  élégant,  intime  et  recherché,  —  ces  deux  natures  se 
convenaient  bien  mieux  que  celles  de  George  Sand  et  de  Delacroix. 

Si  on  lit  la  Correspondance  et  le  Journal  de  Delacroix,  on 
peut  en  tirer  la  conclusion  que  le  grand  peintre  romantique, 
malgré  toute  son  amitié  pour  Mme  Sand,  la  jugeait  parfois 
avec  beaucoup  de  sévérité  et  de  pénétration,  comme  femme  et 
comme  écrivain,  et  que  son  amitié  pour  George  Sand  et  pour 
Maurice  Sand  ne  l'empêchait  pas  de  garder  au  dedans  de  lui- 
même  des  «  jugements  réservés  »,  de  ne  pas  se  livrer,  tandis  que 
les  opinions  de  Mme  Sand  sur  son  compte  sont  franches,  vraies, 
entières  et  respirent  un  parfait  enthousiasme  pour  le  peintre  et 
une  sincère  estime  pour  l'homme. 

Heine  connut  Mme  Sand  en  1835,  dans  sa  mansarde  du  quai 
Malaquais  et  même,  à  son  dire,  il  s'y  rencontra  avec  M.  Dudevant 
dont  nous  avons  donné  plus  haut  le  portrait  fort  piquant  tracé 
par  lui  (1).  Dans  le  Journal  intime  qui  se  rapporte  à  l'automne 
de  1834  et  fut  envoyé  par  George  Sand  à  Musset,  nous  trouvons 
entre  autres  la  mention  «  d'avoir  rencontré  Heine  dans  la  ma- 

(1)  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  Ier,  p.  246. 


G  EORGB  S  AND  '27 

tinée  (h.  Lorsque  Mine  Sand,  retour  de  Suisse,  habita  avec  la 
oomtesse  d'Agoull  l'hôtel  de  France,  nie  Laffitte,  duranl  l'hiver 
de  L836-37,  elle  \  oyail  Heine  assez  fréquemment.  Heine  étadl  alors 
déjà  un  habitué  du  salon  d^  deux  femmes  illustres,  il  visitait 
non  moins  souvent  celui  de  Chopin,  qu'il  admirait  franche- 
ment, il  lui  consacra,  au  printemps  de  L837,  ces  pages  d'une 
poésie  si  exquise  «le  la  V'  Lettre  à  Auguste  Lewald  que  nous 
avons  mentionnées  plusieurs  fois  (2). 

Presque  d'emblée,  une  vraie  et  sincère  amitié  lia  les  deux 
grands  écrivains.  Et  comme  Heine  dans  ses  Lettres  parisiennes 
parle  avec  la  pins  grande  sympathie  de  George  Sand  (ce  qui 
certes  ne  l'empêche  pas  de  décocher  ses  mots,  tantôt  drôles. 
tantôt  mordants,  an  beau  milieu  de  ses  phrases  les  plus  cor- 
diales), de  mémo  George  Sand  consacre  au  célèbre  poète 
dans  son  Journal  tir  Piffoel  une  page  très  précieuse  pour  tout 
curieux  d'histoire  littéraire,  mais  aussi  pour  tout  admirateur 
■de  Heine,  une  page  témoignant  d'une  profonde  pénétration  de 
la  part  de  George  Sand  du  caractère  intime  du  poète  allemand. 

Nous  ne  citerons  point  ici  les  passages  de  Heine  sur  George 
Sand.  d'autant  plus  que  nous  en  avons  cité  maint  extrait  (3)  et 
que  nous  y  reviendrons  encore,  et  surtout  parce  que  ces 
pages  sont  trop  connues  en  Allemagne  comme  en  France  (4). 
Nous  ne  voulons  point,  par  contre,  nous  priver  du  plaisir  de 
citer  la  page  inédite  du  Journal  de  Piffoel,  consacrée  au  grand 
lyrique  allemand  : 

7  janvier  1841.  Heine  a  des  mots  diablement  plaisants.  Il  disait  ce 
soir  en  parlant  d'Alfred  de  Musset  :  «  C'est  un  jeune  homme  de  beau- 
coup de  passé.  »  Heine  dit  des  choses  très  mordantes  et  ses  saillies 
emportent  le  morceau.  On  le  croit  foncièrement  méchant,  mais  rien 
n'est  plus  faux  ;  son  cœur  est  aussi  bon  que  sa  langue  est  mauvaise. 
Il  est  tendre,  affectueux,  dévoué,  romanesque  en  amour,  faible  même 

(1)  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  II,  p.  99, 101-102,  108,  et  enfin 
213-214. 

(2)  IbùL,  t.  II,  p.  345,  350,  et  le  présent  tome,  p.  28. 

(3)  V.  t.  I,  p.  4,  11-12,  246;  t  II,  p.  34,  213,  441. 

(4)  Heines  Sàmmtliche  Werke;  II  Band  :  Lutezia,  Franzasische  Zustdnde, 
S.  282-307,  George  Sand  (1840)  und  Spâtere  Notiz  (Notice  ultérieure)  (1854). 


128  GEORGE    SAND 

et  capable  de  subir  la  domination  illimitée  d'une  femme.  Avec  cela,  il 
est  cynique,  railleur,  sceptique,  positif,  matérialiste  en  paroles,  à 
effrayer  et  à  scandaliser  quiconque  ne  sait  pas  sa  vie  intérieure  et  les 
secrets  de  son  ménage.  Il  est  comme  ses  poésies,  un  mélange  de  sen- 
timentalité des  plus  élevées  et  de  moquerie  la  plus  bouffonne.  C'est 
un  humoriste  comme  Sterne  et  comme  mon  Malgache  (1).  Je  n'aime 
pas  les  gens  moqueurs,  et  pourtant  j'ai  toujours  aimé  ces  deux 
hommes-là.  Je  ne  les  ai  jamais  craints  et  jamais  je  n'ai  eu  à  m'en 
plaindre.  C'est  qu'ils  ont  la  langue  et  la  main  promptes  à  la  satire 
pour  les  méchants  travers  qu'ils  rencontrent,  ils  ont  cet  autre  côté  poé- 
tique et  généreux  qui  rend  leur  âme  sensible  à  l'amitié  et  à  la  droiture. 
Il  y  a  des  gens  fort  bêtes  dont  je  crains  beaucoup  la  langue,  mais  je 
crois  que  le  véritable  esprit  n'est  jamais  méchant  qu'avec  les 
méchants. 

Vraiment,  j'ai  bien  plus  peur  de  cette  maigre  et  pointue  mijaurée 
que...  a  prise  pour  femme  (2). 

Et  après  ces  mots  viennent  dans  le  Journal  de  Piffoel  des 
esquisses  à  la  plume  de  trois  «  amies  »  —  Mmes  Didier,  Del- 
phine de  Girardin  et  d'Agoult  —  presque  féroces  et  traîtreuse- 
ment amicales  comme  les  dames  seules_sojii_capables  d'en  faire, 
et  un  portrait  non  moins  piquant,  quoique  au  fond  sympa- 
thique, de  Mme  Hortense  Allart,  que  nous  ne  donnons  pas  ici 
non  plus  ;  nous  reparlerons  de  tous  les  quatre  à  l'occasion  d'Ho- 
race. 

Il  est  fort  curieux  à  noter  que  Heine  répète  presque  textuel- 
lement ce  «  je  ne  l'ai  jamais  craint  »  à  l'adresse  de  George  Sand, 
dans  son  livre  De  V Allemagne,  lorsque  en  s'étendant  sur  le 
«  danger  que  présentent  les  femmes,  et  surtout  les  femmes 
auteurs  et  enfin,  en  particulier,  les  femmes  auteurs  qui  ne  sont 
pas  jolies  »,  il  dit  d'abord  et  comme  toujours  avec  une  gouail- 
lerie  assez  équivoque  :  «  Je  dois  toutefois  remarquer  immédia- 
tement que  les  femmes  auteurs  françaises  contemporaines  les 


(1)  Jules  Néraud. 

(2)  Sainte-Beuve  annonçait  à  ses  amis  M.  et  Mme  Olivier,  au  printemps 
de  1839,  que  «  Didier  se  mariait...  avec  une  amie  de  Mme  Sand»,  une  demoi- 
selle belge,  «  bien  posée  dans  le  monde  et  ayant  quelque  fortune  et  encore 
plus  d'espérances  ».  (Cf.  Correspondance  inédite  de  Sainte-Beuve  avec  M.  et 
Mme  Juste  Olivier,  p.  153.) 


GEORGE  S  AND  139 

plufl  cm    vue   son!    tOUtefl    l'oit    jolies.    Ainsi    (ieorge,   S;unl,    I  )<| 

phine  de  Girardin  et  l'auteur  <!<•  ['Essai  sur  le  développement  du 

dogme  religieux  (1),  Mme  Merlin,  Louise  Colet,  sont  toutes 
des  dames  qui  met  lent  ,'i  néant  Ions  les  bons  motl  sur  la  dis- 
gracieuseté  des  bas  bleus,  et  auxquelles,  en  lisant  leurs  ouvres 
Le  soir  au  lit,  nous  aurions  volontiers  présenté  les  témoignages 
de  noire  respect  ...  n  Puis  il  ajoute,  et  cette  fois  redevenant 

sérieux  :  i  Comme  George  Saml  est  belle  et  comme  elle  est  peu 
dangereuse,  même  pour  les  méchants  chats  qui  la  caressaient 
(rime  patte  et  L'égratignaienl  de  l'autre,  même  pour  ces  chiens 
qui  aboient  le  plus  férocement  contre  elle;  comme  la  lune  elle 
les  regarde  d'en  haut  et  avec  douceur...  (2).  » 

Heine  ne  put  se  préserver  du  sort  de  tous  les  hommes  émi- 
nents  qu'Aurore  Dudevant  avait  rencontrés  sur  son  chemin  ;  il 
commença  par  lui  vouer  des  sentiments  plus  ardents  qui  se  trans- 
formèrent pourtant  en  simple  amitié.  Dans  les  Souvenirs  de 
Frédéric  Pecht,  célèbre  critique  d'art,  qui  fut  d'abord  peintre, 
nous  ne  trouvons  qu'une  allusion  passagère  à  ce  sujet.  Pecht 
raconte  ceci  :  Lorsqu'il  peignait  le  portrait  de  Heine  (entre 
1839  et  1841),  il  leur  arrivait  souvent  de  causer  littérature,  et 
à  cette  occasion,  Pecht  remarqua  bientôt  que  les  écrivains  et 
les  artistes  français  intéressaient  Heine  bien  plus  que  les  Alle- 
mands, et  ce  n'est  pas  sans  une  certaine  suffisance  qu'il  dit  à 
propos  de  George  Sand,  alors  à  l'apogée  de  sa  gloire  :  «  Nous  nous 
sommes  beaucoup  aimés  jadis  et  maintenant  encore  nous  nous 
aimons  l'un  l'autre.  »  Bientôt  après,  dit  Pecht,  Heine  mena  chez 
Mme  Sand  Laube  et  ils  y  rencontrèrent  Lamennais.  C'est  alors 
que  Laube  soutint  que  toute  grande  idée  ne  peut  se  faire  voie 
que  par  des  martyres,  mais  Heine  confessa  en  riant  qu'il  n'avait 
aucune  idée  de  se  faire  martyr,  tout  en  habitant  la  rue  des  Mar- 


(1)  Heine  commet  une  petite  erreur  dans  le  titre  de  l'œuvre  de  l'une  de 
ses  amies  :  la  princesse  Christine  de  Belgiojoso  fit  paraître,  en  1846,  sous  le 
voile  de  l'anonyme,  un  ouvrage  en  quatre  volumes,  intitulé  Essai  sur  la 
formation  du  dogme  catholique.  (Paris,  Renouard.)  Balzac,  de  son  côté,  appelle 
ce  livre  dans  une  de  ses  Lettres  à  F  Etrangère  :  Essai  sur  l'établissement  du 
dogme  catholique.  (Lettres  à  V Etrangère,  t.  II,  p.  164.) 

(2)  Heines  Werke,  V  Band  :  Ueber  Deutschland,  p.  2,  4. 


i3o  GEORGE   SAND 

tyrfs.  «  C'était  bien  là  sa  vraie  manière,  comme  aussi  jadis  celle  di 
Voltaire...  (1).  » 

Ces  mots  de  Heine  sur  ses  sentiments  pour  George  Sand  sont- 
ils  à  prendre  au  pied  de  la  lettre,  ne  faut-il  pas  plutôt  y  voir 
sa  manière  habituelle  de  se  gausser  de  son  monde  et  de  lui- 
même?  Xous  ne  sommes  pas  capables  de  le  décider  ;  nous  croyons 
toutefois  qu'il  aurait  dû,  pour  plus  d'exactitude,  employer  le 
pronom  à  la  première  personne  du  singulier,  car  voici  ce  que 
nous  lisons  dans  une  lettre  inédite  d'Emmanuel  Arago  à  George 
Sand,  ne  portant  aucune  date,  mais  écrite,  comme  on  le  verra 
tout  à  Fheure,  au  moment  où  commençait  le  procès  en  sépa- 
ration des  Dudevant,  en  1836  : 

...  Gustave  Papet  me  dit  qu'il  est  obligé  de  partir  en  toute  hâte 
pour  déposer  dans  ton  procès...  Mais  j'ai  mille  choses  à  te  dire  de  la 
part  de  Heine  qui  est  de  retour  à  Paris  (2)  et  que  j'ai  rencontré  avant- 
hier  aussi  gai.  aussi  gras,  aussi  réjoui  qu'il  a  jamais  été.  C'est  un  brave 
garçon  qui  t'aime  beaucoup  et  que  j'aime  bien  aussi.  Il  m'a  parlé 
pendant  deux  heures  de  sa  cousine  et  des  admirables  livres  de  sa 
chère  cousine;  il  se  prétend  radicalement  guéri  de  la  folle  passion  qui 
l'a  si  cruellement  tourmenté  l'an  dernier...  Quant  aux  épreuves  de 
Simon,  voici  ce  que  j'ai  fait.  Je  suis  allé  au  bureau  pour  corriger  les 
dernières,  comme  tu  m'en  avais  prié.  Buloz  m'a  dit  te  les  avoir  envoyées. 
En  attendant  la  fin,  j'ai  revu  le  commencement  qui  m'a  paru  déli- 
cieux... je  n'ai  changé  que  deux  virgules  et  un  accent. 

Adieu,  sœur  chérie. 

Ton  frère, 

Emmanuel  Arago. 

Comme  la  déposition  des  témoins  du  procès  en  séparation 
des  Dudevant  eut  lieu,  ainsi  que  nous  le  savons  (3),  le  14  jan- 
vier 1836,  et  que,  d'autre  part,  Simon  parut  dans  la  Revue  des 
Deux  Mondes  du  15  janvier  au  15  février  1836,  nous  pouvons  en 
toute  conscience  rapporter  cette  lettre  à  la  première  moitié  de 

(1)  Fr.  Pecht.  Aus  meiner  Zeit,  Lebenserinnerungen.  (2  Bande  Miinchen, 
1894,  Friedrich  Bruckmann.  I  Band,  S.  187-188.) 

(2)  Heine  passa  quelques  mois,  de  la  fin  d'août  et  presque  jusqu'à  la  fin 
de  décembre  1835,  à  Boulogne-sur-Mer.  (Cf.  Heines  Werke,  20  '"  Band, 
Briefe,  Zweiter  Theil.) 

(3)  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  II,  p.  296-297. 


GEORGE  SAND  131 

janvier.  Depuis  le  procès  monstre  de  L886,  George  Sand  n'ap- 
pelait jamais  Emmanuel  Arago  que  son  frère,  comme  lui  aussi 
l'appelait  sa  soeur.  Quant  à  Heine,  il  la  nommait  toujoui 
i'isii,  comme  dans  ses  lettres,  sa  chère  cousine.  Il  avait  même 
inscrit  :  «  .1  ma  jolie  et  grande  cousine  Georges  (sic)  Sandf  comme 
témoignage  d'admiration.  Henry  Heine  »  sur  le  volume  des  Rev- 
sebUder  qu'il  lui  offrit,  et  elle  le  lui  rendait  en  l'appelant  son 
cousin.  (Il  est  ;'i  croire  que  c'était  Heine  qui  .-tvail  été  l'auteur 
de  ce  titre  de  parenté  et  que  cela  avait  trait  à  leur  commune 
descendance  d'Apollon,  tout  comme  ses  mots  si  émus  dan 
mêmes  Lettres  à  Lewaltl,  <\\v  sa  provenance  commune  de  la  même 
(latrie  —  «  le  pays  des  lèves  »  —  avec  Chopin,  Mozart  et  Ra- 
phaël.) 

Voici,  par  exemple,  une  lettre  inédite  de  Heine  a  George  Sand 
qui  se  rapporte  à  1839-42,  époque  où  Mme  Sand  habitait  la  nie 
Pigalle  et  dont  nous  devons  la  communication  à  l'amabilité 
du  possesseur  de  l'autographe,  M.  le  vicomte  de  Spoelberch  : 

Madame 

Madame    Georg   (sic)   Sand, 
16,  rue  Pigal  (sic). 

Ma  chère  cousine, 

Je  vous  envoie  le  numéro  de  la  Revue  que  vous  demandez  ;  en  même 
temps,  je  vous  rends  aussi  votre  roman  qui  vous  ressemble  beaucoup  : 
il  est  beau. 

Un  tas  de  tracasseries  m'a  empêché  de  venir  vous  voir  ;  peut-être 
je  viens  aujourd'hui. 
Mon  cœur  embrasse  le  vôtre. 

Henri  Heine. 
Mercredi  matin. 

Madame  Sand  de  son  côté  lui  écrit,  et  justement  à  propos  des 
Reisebilder. 

(Le  papier  porte  e:i  tête  les  lettres  G.  S.) 

Cher  cousin,  vous  m'avez  promis  la  traduction  de  quelques  lignes 
de  vous  sur  Potzdam  (sic)  ou  sur  Sans-Souci.  Voici  le  moment 
où  j'en  ai  besoin.  Permettez-moi  de  les  citer  textuellement  en  vous 


i32  GEORGE    SAND 

nommant  ;  c'est  par  cette  citation  que  je  veux  commencer  la  seconde 
série  des  aventures  de  Consuelo,  laquelle  vient  d'arriver  à  la  cour  de 
Frédéric.  Dépêchez-vous  donc  et  venez  me  voir,  car  je  pars  dans 
quelques   jours. 

Votre  cousine, 

George  Sand. 

Au  verso  : 

Monsieur  Henry  Heine 
Rue  du  Faubourg-Poissonnière,  46. 

Cette  lettre  se  rapporte  à  la  fin  de  mai  1843,  parce  que  :  1°  la 
Comtesse  de  Rudolstadt,  seconde  partie  de  Consuelo,  commença 
à  paraître  le  25  juin  1843  ;  2°  parce  que  cette  année-ci,  Mme  Sand 
partit  pour  Nohant  entre  le  18  mai  et  le  6  juin,  comme  on  le 
voit  par  sa  Correspondance  imprimée.  Donc,  M.  Eugène  Wolff 
qui  imprima  le  premier  cette  intéressante  lettre  dans  sa  petite 
brochure  :  Lettres  de  Henri  Heine  à  Henri  Laube  (1),  se  trompe 
en  la  rapportant  «  à  la  limite  entre  1842  et  1843  ». 

D'autre  part,  M.  Eugène  Wolff  a  bien  raison  de  dire,  en  citant 
les  lignes  sarcastiques  des  Reisebilder  sur  Potsdam,  que  nous 
ne  les  trouvons  nulle  part  dans  la  Comtesse  de  Rudolstadt.  Mais  il 
est  à  croire  toutefois  que  Heine  répondit  à  Mme  Sand  et  lui 
donna  les  renseignements  qu'elle  désirait,  sinon  sur  Potsdam,  du 
moins  sur  Berlin.  Dans  l'un  des  carnets  de  Mme  Sand  remplis 
des  noms  de  héros  de  ses  romans  futurs,  d'extraits  de  diffé- 
rents dictionnaires  et  d'ouvrages  d'histoire  sur  toutes  sortes 
de  personnages  historiques,  de  dates,  d'anecdotes  ou  de  mots 
célèbres,  nous  trouvons  plusieurs  passages,  sans  indication  de 
provenance,  sur  le  musée  des  curiosités  du  roi  de  Prusse,  sur 
son  gardien,  un  certain  M.  Stock  (il  est  nommé  Stoss  dans  le 
roman)  et  d'autres  détails  concernant  Berlin  et  Potsdam.  Nous 
pouvons  présumer  que  c'était  le  cher  cousin  qui  !es  avait  fournis 
à  George  Sand. 

Nous  pouvons,  grâce  à  l'amabilité  de  M.  le  docteur  Gustave 

(1)  Urkunden  sur  Geschichte  der  neueren  deuischen  Literaiur  :  Briefe  von 
Heinrich  Heine  an  Heinrich  Laube  herausgegeben  von  Eug.  Wolff,  Breslau, 
SchotUànder,  1893. 


GEORGE   SAND  133 

Karpelès,  le  biographe  de  Heine,  donner  ici  encore  une  lettre 
presque  înoonnue  de  George  Sand  ;'i  Heine  el  ce  faisant  pas 
partie  de  sa  Correspondance,  mais  parue  dans  la  New  freie 
Presse  du  29  septembre  1899,  n"  L3326,  retrouvée  par  le  doc- 
teur Karpelès  dans  les  papiers  de  Varnhagen  el  munie  d'une 
note  autographe  suivante  de  Heine  lui-même  : 

I  >e  la  main  de  I  leine  :  Autographe  d'une  lettre  de  George  Sand  à 
Henry  Heine. 

/'mis,  10  février  1846.  //.  Urine. 

De  la  main  de  George  Sand  : 

Cher  cousin,  merci  mille  fois  de  la  charmante  coupe  que  vous 
m'avez  envoyée  au  jour  de  Tan,  mais  pourquoi  ne  vous  ai-je  pas  vu? 
Est-il  vrai  que  votre  vue  soit  de  plus  en  plus  affectée?  Je  suis  inquiète 
de  vous  et  j'aurais  été  vous  voir  si  je  n'avais  été  moi-môme  malade 
d'une  coqueluche  depuis  ces  jours.  Faites-moi  écrire  un  met  par  votre 
aimable  femme  et  dites-moi  (si  vous  ne  pouvez  sortir),  si  vous 
voulez  que  j'aille  vous  voir  et  à  quelle  heure  on  ne  vous  ennuie  pas. 

A  vous  de  cœur, 

George  Sand. 

Dans  les  quatre  volumes  de  la  Correspondance  de  Heine, 
nous  ne  rencontrons  pas  une  seule  fois  le  nom  de  sa  cousine, 
mais  dans  les  mêmes  Lettres  à  Henri  Laube,  publiées  par  Eugène 
Wolff,  nous  trouvons  à  la  date  du  12  octobre  1850  quelques 
lignes  ayant  trait  à  Mme  Sand  et  qui  paraissent  assez  peu  ami- 
cales. La  maladie  du  poète  empirant  cette  année-ci,  il  écrit 
notamment  à  Laube  : 

J'ai  perdu  et  pleuré  mon  ami  Balzac  (1).  George  Sand,  cette... 
ne  s'est  plus  inquiétée  de  moi  depuis  ma  maladie  ;  cette  éman- 
cipatrice  ou  plutôt  cette  émanci matrice  des  femmes  a  outrageuse- 
ment maltraité  mon  ami  Chopin  dans  un  détestable  roman  divi- 
nement écrit.  Je  perds  un  ami  après  l'autre,  et  à  ceux  qui  me 
restent,  peut  s'adapter  le  vieux  proverbe  :  «  Les  amis  dans  la 
misère  ne  valent  qu'une  once  la  soixantaine.  »  Mais  le  proverbe  est 
à  double  tranchant,  il  critique  non  seulement  les  accusés,  mais  aussi 
l'accusateur  :  le  reproche  me  touche  en  tout  cas  d'avoir  été  très  myope 

(1)  Balzac  mourut  le  17  août  1850. 


134  GEORGE    SAND 

en  choisissant  mes  amis  et  d'en  avoir  choisi  d'aussi  légers.  Quelle 
quantité  d'amis  devrais-je  donc  avoir  maintenant  pour  en  avoir  pour 
une  livre?... 

Mais  l'éditeur  des  Lettres  à  Laube  a  trouvé  nécessaire  d'ac- 
compagner ces  lignes  de  quelques  commentaires  qui  en  atté- 
nuent l'impression  pénible.  Il  dit  fort  judicieusement,  'primo  : 
que  «  la  maladie  avait  la  faculté  néfaste  d'acérer  l'esprit  critique 
et  satirique  du  malheureux  poète  et  de  tamiser  le  doux  rayon- 
nement de  son  inspiration  poétique  ».  H  remarque,  secmclo,  que 
vers  cette  même  époque  Heine  avait,  en  parlant  à  son  frère, 
appelé  George  Sand  «  sa  meilleure  amie  »...  Et  tertio  il  rappelle 
au  souvenir  du  lecteur  que  Mme  Sand  avait  toujours  protesté 
d'avoir  voulu  peindre  Chopin  dans  le  prince  Carol  de  Lucrezia 
Floriani. 

De  notre  côté  empressons-nous  de  remarquer  que  Heine  igno- 
rait sans  doute  qu'après  le  naufrage  de  toutes  ses  illusions  en 
1848,  George  Sand  passa  les  trois  années  qui  suivirent  presque 
exclusivement  à  Nohant,  ce  qui  suffit  pour  expliquer  son  absence 
auprès  du  poète.  Notre  opinion  se  voit  parfaitement  confirmée 
par  le  fait  que  dès  1851,  lorsque  George  Sand  se  remit  à  venir 
périodiquement  à  Paris,  leur  amitié  se  renoua,  comme  le  prouvent 
aussi  les  lignes  suivantes  de  Maximilien  Heine,  venu  auprès  de 
son  frère  malade  en  1852,  lignes  auxquelles  M.  Eugène  Wolff 
fait  justement  allusion  : 

«...  Une  fois  lorsque  je  vins  chez  lui,  —  dit  Maximilien  Heine, 
—  il  se  sentait  très  faible.  Néanmoins  il  me  cria  vivement  : 
«  Quel  dommage  que  tu  ne  sois  pas  venu  plus  tôt  !  N'as-tu  pas 
«  rencontré  une  dame  en  noir  dans  l'escalier?  —  Mais  évidem- 
«  ment,  dis-je.  »  C'était  Mme  Dudevant,  ma  meilleure  amie, 
George  Sand,  et  j'aurais  bien  voulu  que  tu  fisses  sa  connaissance. 
Elle  est  restée  chez  moi  au  moins  une  heure,  elle  a  beaucoup 
jasé,  mais  tout  mortellement  fatigué  que  je  sois,  j'aurais  voulu 
qu'elle  restât  encore  plus  longtemps  (1)  !  » 

Dans  les  toutes  dernières  années  de  la  vie  de  Heine,  néan- 

(1)  Erinnerungen  an  Heinrich  Heine  und  seine  Familie  von  seinem  Brader 
Maximilian  Heine.  (Berlin,  1868,  Ferdinand  Diimmler.) 


GEORGI      iAND  135 

iiiuins  une  certaine  froideur  bo  manifesta  entre  les  deys  cou  m 
et  leurs  relations  n'eurent  plus  la  franchise  cordiale  d'autrefois. 
Du  moins  de  pari  el  d'autre  nous  entendons  quelques  plaintes 
qui  témoignent  d'un  certain  mécontentement  e1  de  certaines 
vexations.  La  faute  en  est,  nous  semble-t-il,  toujours  à  cette 
«  méchante  langue  »  de  Heine,  que  George  Sand     oe  craignait 

pas   '  jadis,  in;iis  dont  le  porte  aurait  pu  dire  jus  enuiii   :      ma 

langue  est  mon  ennemie.  »  Dans  cette  occasion-ci,  cette  langue 

lui  joua   mi  mauvais  tour.  E1  la  victime  de  cette  calomnie  fut  le 
compositeur  jadis  connu,  Joseph  Dessauer. 

Heine  voua  à  Dessauer  et  à  Meyerbeer  une  rancune  incom- 
préhensible; il  1rs  poursuivit  pendant  de  longues  années,  en 
prose  et  en  vers;  ces  poursuites  se  terminèrent  par  un  procès 
judiciaire,  intente  par  Dessauer  et  ses  amis.  Cette  histoire  fut 
plusieurs  fois  effleurée  par  la  presse  et  toujours  on  s'efforça 
d'expliquer  cette  rancune  par  des  motifs  matériels  assez  vi- 
lains. Les  uns  assuraient  que  Heine  aurait  voulu  un  beau  jour 
emprunter  de  l'argent  à  Dessauer  qui  était  dans  l'aisance,  et 
que  celui-ci  aurait  refusé.  Heine  aurait  caché  son  dépit,  mais 
se  serait  dès  lors  vengé.  D'autres  prétendent  que  Dessauer 
aurait  cherché  protection  auprès  du  frère  de  Heine,  Gustave, 
journaliste  à  Vienne,  pour  l'un  de  ses  opéras  manques,  et  ne 
l'ayant  point  obtenue,  se  serait  vengé  après  coup,  pour  toutes  les 
méchantes  sorties  d'antan  de  Heine,  en  l'attaquant,  avec  l'aide 
de  plusieurs  amis,  dans  les  journaux  en  1855,  et  en  lui  intentant 
un  procès  pour  calomnie  et  outrage. 

Enfin  tout  dernièrement  encore,  —  probablement  à  l'occa- 
sion du  centenaire  alors  prochain  de  George  Sand,  —  un  certain 
M.  Y.  Y.  émit  dans  une  brève,  mais  fort  sérieuse  Notice, 
parue  dans  la  Gazette  de  Francfort  en  1904  (1),  la  conjec- 
ture que  Heine  aurait  peut-être  été  jaloux  de  Dessauer.  Un 
autre  journaliste,  M.  Sack,  répondit  à  cet  article  dans  les  colonnes 
de  cette  même  Gazette  de  Francfort  (2).  Il  reprocha  à  M.  Y.  Y. 
sa  conjecture  qui  lui  parut  toute  gratuite   et   audacieuse.  Il 

(1)  Frankfurter  Zeitung  den  26  Juni  1904,  Na  134. 

(2)  lUd.,  Freitag  den  12  August.  1904,  Nu  223. 


i36  GEORGE    SA ND 

assura  qu'aucun  des  biographes  de  Heine  n'avait  encore  touché 
à  cet  épisode  ;  il  cita  beaucoup  de  vieux  journaux  et  d'édi- 
tions plus  récentes  ;  à  l'instar  de  Heine,  il  afficha  pour  Dessauer 
une  animosité  méprisante  et  déjà  absolument  malséante  de  sa 
part.  Mais  il  tint  pour  non  avenue  la  correspondance  d'Anas- 
tasius  Griin  —  qu'il  a  pourtant  citée  —  et  il  n'éclaircit  point  les 
sources  de  rancune. 

H  est  à  croire  qu'il  sera  en  général  impossible  de  retrouver 
à  présent  cette  source  première.  Mais  quant  au  finale  de  l'his- 
toire, à  ce  potin  calomnieux  de  Heine,  qui  fournit  en  1855  matière 
à  une  polémique  de  journaux,  au  procès  entre  Dessauer,  Saphir 
et  Heine  et  força  George  Sand  à  défendre  Dessauer,  il  nous 
semble  que  d'une  part,  grâce  à  ces  mêmes  documents  dont  usa 
partiellement  et  partialement  M.  Sack  (mais  sans  cette  fois 
omettre  certains  passages  très  importants  pour  l'histoire  et  très 
intéressants)  et  d'autre  part  grâce  aux  documents  inédits  que 
nous  sommes  en  état  de  lui  soumettre,  le  lecteur  jugera  lui- 
même,  et  ce  jugement,  nous  semble-t-il,  ne  sera  pas  en  faveur 
de  Heine.  Du  reste,  les  questions  de  ce  genre  se  jugent  selon 
l'éducation  et  les  habitudes  de  chacun.  Et  voici  maintenant  les 
attendu  de  ce  procès  moral  : 

Toujours  dans  cette  même  notice  ultérieure  sur  George  Sand, 
ajoutée  en  1854  à  l'article  de  1840  sur  Cosima,  Heine  écrivit 
les  lignes  imprudentes  que  voici  : 

...  Avec  ses  tendances  point  canoniques,  elle  n'a  certes  point  de 
directeur  de  conscience,  mais  comme  les  femmes,  même  les  plus  en- 
gouées d'émancipation,  ont  toujours  besoin  d'un  guide  masculin,  de 
l'autorité  masculine,  George  Sand  aussi  a  quelque  chose  dans  le  genre 
d'un  directeur  de  conscience  littéraire  dans  la  personne  du  capucin 
philosophique  Pierre  Leroux.  Ce  dernier  a  une  influence  pernicieuse 
sur  son  talent,  parce  qu'il  l'induit  à  se  lancer  dans  des  divagations 
obscures  et  dans  des  idées  à  moitié  couvées,  au  heu  de  s'adonner  aux 
délices  des  créations  concrètes  et  pleines  de  couleur,  en  faisant  de  l'art 
pour  Fart.  Des  fonctions  bien  plus  laïques  furent  confiées  à  notre  bien- 
aimé  Frédéric  Chopin.  Ce  grand  musicien  et  pianiste  fut  pendant  long- 
temps son  cavalier  servant  ;  elle  lui  donna  le  congé  peu  avant  sa  mort, 
mais  effectivement  son  poste  devint  dans  le  dernier  temps  une  sinécure. 


GEORGE  SAND  137 

Je  no  comprends  pas  comment  mon  Ami  Henri  Laube  a  pu,  un  jour, 
<l;ins  l;i  Gazette  universelle  augsbou/rgeoise,  me  mettre  dans  la  bouche 
L'assertion  comme  bî  L'adorateur  de  George  Sand  avait  alore  été  Le 
génial  Franz  Liszt  (1).  L'erreur  de  Laube  l'ut  causée  par  l'association 
des  idées,  parce  qu'il  conîondil  les  aoms  des  deux  pianistes  égale- 
ment remarquables.  Je  profite  de  l'occasion  pour  rendre  service, 
sinon  au  nom  honorable,  du  moins  à  La  réputation  esthétique  de 

(il  Ces  mots  de  Heine  se  rapportent  au  petit  article  de  Laube  Une  visite 
chez  Oeorgi  Sand,  dans  lequel  il  raconte  leur  visite  avec  Heine  chez  la  célèbre 
femme,  en  L839,  Cel  article  parut  en  cette  même  année  dans  les  colonnes 
de  la  Gazette  d'Augsbowg  et  fut  réimprimé  plus  tard  dans  les  Souvenirs  de 
Laube,  qui  forment  les  volumes  [et  II  de  ses  œuvres  complètes.  Voici  ce 

que  Laube  raconte  :  Dès  son  arrivée  à  Taris,  il  tâcha  de  pénétrer  chez  diffé- 
rentes célébrités  du  jour...  Un  jour,  il  demanda  à  Heine  :  «  Connaissez-vous 
Mme  Dudevant?  Ohl  OUi,  répondit  Heine,  seulement  voici  deux  ans  que 
J6  ne  l'ai  vue.  mais  je  la  fréquentais  souvent.  —  .Mais  est-ce  que  cette  dame 
ne  prendra  pas  mal  votre  oubli  et  ne  vous  recevra-t-elle  pas  mal  aussi? 
(Laube  ne  savait  pas  sans  doute  (pie  depuis  l'hiver  de  1836-1837,  —  lorsque 
Heine,  comme  nous  le  savons,  la  voyait  souvent  à  l'hôtel  de  France,  — 
Mme  Sand  passa  tout  le  temps  soit  à  Nohant,  soit  dans  le  Midi.)  «  Je  ne  le 
crois  pas,  dit  Heine,  elle  demeure  à  Paris  comme  moi,  et  je  Ils  toutes  ses 
œuvres.  —  Et  qui  est  donc  son  cavalier  actuel?  »  Heine  répondit  :  «  C'est 
Chopin,  un  virtuose-pianiste,  un  homme  charmant,  maigre,  svelte,  éthéré 
comme  un  fantôme,  dans  le  genre  d'un  poète  allemand,  chantant  la 
divine  solitude  (aus  der  Trosteinsamkeit).  —  Les  virtuoses  paraissent  être 
dans  son  goût,  remarqua  Laube.  Est-ce  que  Liszt  n'a  pas  été  longtemps  son 
favori?  Heine  dit  :  «  Elle  cherche  Dieu,  or  il  n'est  nulle  part  chez  soi  autant 
qu'en  musique;  c'est  quelque  chose  d'universel,  cela  ne  tire  pas  à  contradic- 
tions, ce  n'est  jamais  bête,  parce  que  cela  n'a  pas  besoin  d'être  spirituel,  il  y 
a  tout  ce  (pie  l'on  veut  et  ce  que  l'on  peut,  cela  nous  libère  de  l'âme  qui  nous 
tourmente,  sans  toutefois  nous  rendre  inanimés  (geistlos),...  etc.,  etc.  » 

Laube  raconte  plus  loin  comment  il  alla,  quelques  jours  plus  tard,  en  com- 
pagnie de  Heine,  faire  une  visite  à  Mme  Sand,  qui  était  encore  au  lit  à  deux 
heures,  mais  qui  se  leva  bientôt  et  les  reçut  avec  beaucoup  de  simplicité  et 
de  bonne  grâce.  Chopin  lui  prépara  tout  familièrement  son  chocoiat  dans  la 
chemmée  du  salon,  et  pendant  qu'elle  l'avalait,  arrivèrent  Bocage,  Sosthène 
de  La  Rochefoucauld  et  Lamennais,  et  une  conversation  fort  animée  s'en- 
gagea. Laube  s'attendait  à  voir  une  virago,  une  «  hoiïime-femme  »  ;  il  vit  une 
simple  et  charmante  femme  d'esprit  et  il  garda  un  souvenir  enthousiaste 
d'elle,  de  son  accueil,  et  surtout  de  la  dispute  plus  qu'intéressante  entre 
Heine  et  Lamennais  sur  le  spiritualisme  et  le  sensualisme  et  sur  les  questions 
religieuses  qui  n'étaient  pas  seulement  à  l'ordre  du  jour  en  cette  année  où 
parut  Spirid  on,  mais  qui  avaient  de  tous  les  temps  été  les  plus  chères  et  les 
plus  importantes  pour  George  Sand,  —  parce  qu'elle  «  cherchait  Dieu  avi- 
dement »,  comme  le  remarque  judicieusement  Laube,  et  comme  ell?  le  con- 
fessa elle-même  maintes  fois... 

Tout  récemment,  le  docteur  Gustave  Karpelès  redit  et  cita  dms  le  cha- 
pitre xxi  de  son  intéressant  et  beau  livre  :  Heinrich  Heine.  Aus  teinem  Leben 
and  aus  seiner  Zeit  (Leipzir,  Adolf  Titze,  1899),  ce  petit  article  de  Laube  en 
l'accompagnant  de  Notes  que  Laube  lui  communiqua  par  écrit  et  de  vive 
voix. 


138  GEORGE    SAND 

cette  dame,  en  assurant  tous  mes  compatriotes  à  Vienne  et  à  Prague 
que  si  l'un  des  plus  misérables  compositeurs  de  chansons  en  un  idiome 
de  charabia  (im  munâfaulstem  dialelrt),  un  insecte  rampant  et  sans 
nom,  se  vante  là-bas  d'avoir  été  en  relations  intimes  avec  George 
Sand,  —  c'est  l'une  des  plus  misérables  calomnies.  Les  femmes 
ont  toutes  sortes  d'idiosyncrasies  ;  il  y  en  a  qui  avalent  même  des 
araignées,  mais  je  n'ai  jamais  encore  rencontré  de  femme  qui  avalât 
des  punaises.  Non,  cette  punaise  vantarde  (vrahlerische  Wanze)  n'avait 
jamais  plu  à  Lélia,  et  elle  ne  faisait  que  la  souffrir  parfois  dans  son 
intimité  (Umgang)  parce  que  celle-ci  était  déjà  par  trop  importune. 
Pendant  longtemps,  comme  je  l'ai  dit  déjà,  c'est  Alfred  de  Musset 
qui  avait  été  l'ami  de  cœur  de  George  Sand.  Par  un  étrange  hasard,  le 
plus  grand  poète  en  prose  qu'ait  eu  la  France  et  le  plus  grand  auteur 
en  vers  parmi  les  contemporains  (au  moins  le  plus  grand  après 
Béranger),  en  brûlant  d'un  amour  passionné  réciproque,  présentèrent 
un  jour  un  couple  couronné  de  lauriers...,  etc.  (1). 

Cette  notice  ultérieure  fut  en  1854  intercalée  par  Heine  dans 
sa  Lutèce,  pour  l'édition  de  ses  Œuvres  complètes  qui  paraissaient 
alors  chez  Jules  Kampe  et  dont  quelques-unes,  entre  autres 
les  Lettres  parisiennes,  parurent  simultanément  chez  l'éditeur 
parisien  de  Heine,  Renduel.  H  est  certain  que  même  dans  le  cas 
où  George  Sand  eût  elle-même  pris  connaissance  de  ce  passage, 
ou  que  l'un  de  ses  amis  le  lui  eût  signalé  (2),  il  l'aurait  désagréa- 
blement surprise.  Tout  devait  l'y  toucher  au  vif  :  l'allusion  peu 
respectueuse  à  sa  liaison  avec  Musset  ;  la  critique  irrévérencieu- 
sement dénigrante  à  l'égard  de  Leroux;  les  moqueries  gros- 
sières à  propos  du  rôle  de  Chopin,  et  la  manière  gouailleuse- 
ment  équivoque  à  réfuter  le  potin  médisant,  répandu  un  peu 
partout,  grâce  au  bavardage  de  Laube  et  de  Heine  lui-même, 
sur  les  prétendues  «  amours  »  de  George  Sand  avec  Liszt.  Nous 
disons  «  équivoque  »  parce  que  vers  la  moitié  du  dix-neuvième 
siècle  les  caricatures  représentant  Franz  Liszt  sous  les  traits 
d'une  araignée  qui  attrape  de  ses  pattes  de  virtuose  démesuré- 

(1)  Heine  dit  en  note  à  cette  page  que  dans  le  manuscrit  original  il  avait 
même  mis  :  «  Béranger  vient  après  eux  deux  »,  et  qu'il  ne  donnait  à  Victor 
Hugo  que  la  troisième  place. 

(2)  Heine  parle  lui-même  dans  sa  lettre  du  30  mai  1855  à  Jules  Kampe 
du  succès  extraordinaire  et  du  bruit  que  fit  sa  Lutèce  à  Paris.  (Heines  Werker 
22  1er  Band,  Briefe,  vierter  Theil.  Hamburg,  Hoffmann  et  Kampe,  1876.) 


GEORGE   SA  NI) 

iiiciii  longues  quantité  de  «Lunes  ci  de  demoiselles,  étaient  répan- 
dues el  célèbres,  de  sorte  que  la  phrase  de  Heine  sur  les  dames 
qui  ■  avalent  <lrs  araignées  o  pouvait  être  comprise  dans  un 
double  sens,  l'uis  Heine  avait  tant  de  fois  parlé  dans  la  presse 

et  dans  ces  mcincs  Lrlfrcx  piirisirinirx  de  l'amour  de  la  réclame, 

de  la  vanité  e1  de  la  vantardise  de  Liszt  que  tout  lecteur,  peu 
au  courant  de  L'époque,  pouvait  aisément  être  induit  en  erreur 
et  croire  que  toutes  les  épithètes  peu  flatteuses  adressées  au 

«  compositeur  en  un  idiome  de  charabia  »  et  à T  «  insecte  vantard 

se  rapportaient  au  Hongrois  Liszt.  (On  sait  qu'il  existe  chez  les 
Allemands  autant  d'anecdotes  sur  la  prononciation  et  le  parler 
allemand  des  Hongrois  qu'il  y  en  a  en  France  sur  les  Auvergnats 
ou  les  Allemands  parlant  français.)  D'autre  part,  le  lecteur  plus 
renseigné  des  Lettres  parisiennes  et  des  Esquisses  musicales  de 
J'iiris  peut  deviner  que  toutes  ces  jolies  choses  ne  se  rapportent  pas 
à  T  «  araignée  Liszt  »,  mais  bien  au  compositeur  viennois  Joseph 
Dessauer,  outrageusement  éreinté  et  haï  par  Heine  depuis  bon 
nombre  d'années,  et  auquel  il  consacra  dans  ses  Esquisses  des 
lignes  vraiment  horribles,  indécemment  grossières  et  offen- 
santes pour  l'auteur  bien  plus  que  pour  sa  victime. 

Eh  bien,  cette  nouvelle  sortie  calomnieuse  de  Heine  contre 
Dessauer,  traîtreusement  jointe,  on  ne  sait  trop  clans  quel 
but,  à  la  réparation  quasi  sérieuse  d'un  propos  tenu  sur  Liszt, 
devait  blesser  George  Sand.  Elle  ne  pouvait  pas  en  croire 
capable  son  vieil  ami  Heine. 

Certes,  comme  valeur  musicale,  Dessauer  ne  peut  pas  être 
mis  à  côté  de  Chopin,  et  de  Liszt  ;  ses  opéras  sont  oubliés.  Par 
contre  ses  romances  jadis  chantées  par  Mmes  Malibran,  Viar- 
dot,  Unger-Sabatier  et  autres  cantatrices  célèbres  et  restées 
jusqu'à  nos  jours,  dans  le  répertoire  des  concerts,  en  sont 
parfaitement  dignes  par  leurs  qualités  poétiques  et  musicales 
et  ne  justifiant  nullement  l'épithète  de  miserabelst  (1).  Quant  à 


(1)  Ces  Lieds  avaient  mérité  les  plus  grands  éloges  de  la  part  de  Schubert 
et  du  poète  Nicolas  Lenau  qui  les  trouvait  même  trop  délicats  pour  la  foule 
«  qui  a  de  si  grandes  oreilles  »,  disait-il  après  la  représentation  du  premier 
opéra  de  Dessauer,  en  1839. 


140  GEORGE    SAXD 

Dessauer  il  ne  méritait  ni  le  mépris,  ni  la  haine,  ni  les  allusions  bles- 
santes et  venimeuses  que  Heine  lui  prodiguait  en  prose  et  en  vers. 

L'animosité  de  Heine  serait  absolument  incompréhensible, 
même  si  Dessauer  eût  réellement  été  une  parfaite  «  nullité  ». 
Mais  il  n'en  était  rien.  L'amitié  et  l'affection  de  Chopin,  —  qui  le 
tutoyait  (1),  —  les  lettres  et  souvenirs  de  George  Sand,  de  M.  et 
Mme  Viardot  et  l'article  de  Bauernfeld  (2),  nous  le  présentent 
sous  les  traits  d'un  musicien  adorant  son  art,  d'un  compagnon 
charmant,  enfin  d'une  nature  d'artiste  extrêmement  sympa- 
thique et  attrayante,  diversement  douée.  Il  faisait  des  vers,  il 
dessinait  fort  bien,  étant  surtout  passé  maître  dans  les  croquis 
des  chats  (3);  il  était  un  pianiste  excellent,  mais  avant  tout, 
c'était  un  vrai  et  sérieux  musicien,  pénétrant  profondément  les 
grandes  œuvres  des  vieux  et  des  nouveaux  maîtres  et  jouant  de 
mémoire  et  à  la  perfection  des  partitions  entières.  En  présence 
et  sur  la  prière  de  Chopin,  c'est  surtout  des  actes  entiers  de 
Don  Juan  de  Mozart,  son  Requiem  et  les  opéras  de  Weber  et 
de  Meyerbeer  qu'il  exécutait  souvent  ainsi. 

Bauernfeld  donna  de  Dessauer  un  portrait  très  sympathique 
dans  un  article  intitulé  :  Maître  Favilla.  Il  raconte  que  ce  fut 
Chopin  qui  présenta  Dessauer  à  George  Sand.  Cette  présenta- 
tion eut  lieu  immédiatement  après  l'installation  à  Paris  de  Chopin 
et  de  Mme  Sand,  avant  que  Chopin  ait  quitté  la  rue  Tron- 
che! La  lettre  suivante  retrouvée  dans  les  papiers  de  Mme  Sand 
le  prouve  : 

Monsieur  Frédéric  Cltopin, 
5,  rue  Tronchet. 

Mon  cher  ami,  je  viens  de  recevoir  une  invitation  à  dîner  pour 
aujourd'hui  de  Mme  Sand,  que,  malheureusement,  il  m'est  impossible 

fl)  Il  lui  dédia  ses  deux  admirables  Polonaises,  op.  26. 

(2)  Bauernfeld,  l'un  des  plus  célèbres  poètes  de  la  «  Jeune  Allemagne  », 
naquit  le  13  janvier  1802  à  Vienne,  mourut  le  9  août  1890  dans  cette  même  ville. 

(3)  Déjà  sur  le  tard  de  sa  vie,  il  composa  une  fois  tout  un  roman  humoris- 
tique en  vers,  ayant  pour  sujet  la  vie  des  chats,  qu'il  accompagna  de  dessins 
autographes.  Ces  illustrations  méritèrent,  au  dire  de  Bauernfeld,  une  entière 
approbation  et  les  éloges  du  célèbre  peintre  et  dessinateur  Moritz  Schwindt. 


GEORGE  SAND  141 

d'accepter,  .l'ai  passé  une  nui  1  terrible,  dans  des  souffrances  <l<-  co- 
liques, etc.    # 
Aussi  je  m»1  sens  maintenant  d'une  faiblesse  désolante.  Fais  mes 

excuses  auprès  de   Mme  Sand,  dis  lui   que  je  suis  désolé  et   eu   même 

leiups  un  (U^  |)lus  pauvres  diables  qui  aient  jamais  existé. 
\  lui  de  (nui  mon  cœur. 

DE88AUER, 

De  graves  maladies,  exagérées  par  ses  nerfs,  des  désenchante- 
ments, (les  ennuis  de  toutes  sortes,  enfin  la  perte  progressive 
de  la  vue  développèrent  chez  Dessauer  une  méfiance  maladive 
et  lui  donnèrent  une  tendance  au  pessimisme  et  à  la  misan- 
thropie. Bauernfed  remarque  à  ce  propos,  avec  beaucoup  de 
finesse,  que  ce  manque  de  santé  et  des  plaintes  mélancoliques 
continuelles  contre  le  sort  ne  faisaient  que  lui  attirer  plus  faci- 
lement les  cœurs  féminins,  toujours  généreux  et  compatissants. 

Nous  ne  pouvons  pas  comprendre  comment  un  artiste  sen- 
sitif  et  une  came  profonde  tel  que  Heine  ait  pu  se  moquer,  dans 
les  Esquisses  musicales,  même  de  cette  mélancolie  et  de  ce  désen- 
chantement. 

Mais  tous  ces  chagrins  n'empêchaient  pas  Dessauer  d'être  bon 
enfant,  naïf,  sincère  et  gai  compagnon  dans  un  milieu  sympa- 
thique et  entre  gens  qui  lui  étaient  proches  par  l'esprit,  tels  que 
Chopin,  les  époux  Viardot  et  la  famille  de  Mme  Sand. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  le  passage  de  Lutèce  relatif  à 
Dessauer  ait  révolté  George  Sand. 

Mais  c'est  en  outre  Dessauer  lui-même  qui,  usant  des  droits 
de  son  ancienne  amitié,  s'adressa  à  elle,  lui  demandant  simple- 
ment et  franchement  si  elle  croyait  qu'il  pût  parler  d'elle  comme 
le  prétendait  Heine.  Voici  la  lettre  inédite  qu'il  lui  écrivit  à  ce 
propos,  que  nous  avons  retrouvée  dans  les  papiers  de  George 
Sand  : 

Gratz  (en  Styrie),  10  novembre  1854. 

Il  y  a  un  petit  siècle,  madame,  que  le  musicien  allemand,  honoré 
par  vous  d'un  accueil  amical  et  du  nom  flatteur  de  Crishni  (1),  a 

{ 1  )  Bauernfeld  assure  dans  ses  Souvenirs  que  ce  sobriquet  resta  à  Dessauer, 
depuis  le  jour  où  il  chanta  devant  Mme  Sand  une  chanson  hindoue.  Nous 


142 


GEORGE    SAND 


disparu  de  votre  horizon  et  Dieu  sait  si  votre  mémoire  en  a  conservé 
la  moindre  trace  !  # 

Il  me  tarde  cependant  de  faire  revivre  en  vous  ce  souvenir  fané, 
ne  serait-ce  que  pour  un  quart  d'heure.  Ce  quart  d'heure,  je  Y  usurpe 
de  votre  temps  précieux  et  encore  pour  vous  faire  lire  des  choses  bien 
ennuyeuses,  bien  triviales  et,  par-dessus  le  marché,  écrites  dans  le 
style  d'un  Crishni  ! 

Ad  rem! 

M.  H.  Heine,  ce  reptile  venimeux,  qui  paraît  vouloir  s'amuser, 
pendant  sa  longue  agonie,  par  des  infamies  qu'il  adresse  à  des  per- 
sonnes qu'il  honore  de  sa  haine,  m'en  voue  un  sac  tout  plein  dans  son 
dernier  ouvrage  en  trois  volumes.  H  n'est  pas  moins  vrai  que  je  me 
trouve  en  bonne  compagnie,  car  ce  livre,  écrit  par  pure  spéculation, 
repose  à  moitié  sur  le  scandale. 

Deux  ou  trois  feuilles  qu'il  me  dédie  sont  d'une  trivialité  qui  ferait 
honneur  à  la  poissarde  la  plus  formidable.  Pauvre  Crishni  !  il  s'acharne 
même  contre  ton  physique,  en  le  trouvant  tellement  dégoûtant,  qu'une 
punaise  passerait  pour  la  Vénus  de  Médicis  vis-à-vis  de  toi  !  Tout  ce 
tas  de  louanges  ne  me  fait  aucune  impression,  quoiqu'elles  soient 
parsemées  de  mensonges  impudents.  Mais  un  second  passage  anonyme 
paraît  aussi  s'adresser  à  moi,  et  ce  passage  est  par  trop  perfide  pour 
que  je  n'en  fasse  pas  mention  envers  vous,  madame,  qui,  malheureu- 
sement, s'y  trouve[z]  engagée. 

Je  vous  le  donne  tel  qu'il  est  en  original,  ainsi  qu'en  traduction  lit- 
térale. Le  suis-je,  moi,  cet  insecte  rampant  qui  s'est  accroché  à  vous, 
se  vantant  d'une  liaison  intime?  En  veut-il  désigner  un  autre?  Je 
'ignore  —  et  qui  serait  capable  de  commenter  les  méchancetés  d'un 
serpent,  qui,  dans  sa  position  exceptionnelle,  peut  dire  impu/nêment 
tout  le  mal  possible. 

Mais  s'il  avait  l'intention  de  me  calomnier,  moi,  auprès  de  vous, 
madame,  faut-il  vous  dire  que  je  ne  me  suis  jamais  vanté  d'un  sien- 
songe?  D'ailleurs,  ma  réputation  d'honnête  homme  est  tellement 
consolidée,  que  le  public  rejetterait  avec  indignation  toute  insinuation 
infâme,  ainsi  qu'il  ne  croirait  jamais  qu'un  homme  de  mon  caractère 

n'avons  pas  encore  pu  éclaircir  la  question.  Qu'était-ce  que  cette  chanson? 
une  vraie  mélodie  hindoue,  une  romance  de  Dessauer  lui-même,  sur  quelque 
poésie  traitant  de  l'Inde,  ou  bien  simplement  quelque  farce  musicale  très  en 
vogue  à  Nohant  et  dont  en  trouve  des  spécimens  dans  la  correspondance 
Sand-Dessauer?  De  ce  même  nom  de  Cns/mt  l'appellent  toujours  dans  leurs 
lettres  les  époux  Viardot.  Dans  une  lettre  datée  de  1843  de  Vienne,  où  Mme 
Viardot  et  son  mari  revirent  leur  ami,  ils  écrivirent  tous  les  trois  quelques 
pages  fort  plaisantes  à  Mme  Sand,  qui  se  terminaient  par  une  série  de  jeux 
de  mots  de  Louis  Viardot  et  de  Crishni, 


GEORGE   s  A. M» 

ail  l'ail  des  bassesses  pour  fitXC  toli  n  an  |  »i  «•  d'il  ne  personne,  cel  te  per- 
sonne fût-elle  même  George  Sandl  Donnez-moi  un  mol  de  répon  e, 
chère  madame,  rassurez-moi  sur  toua  mes  doutes,  et  ce  signe  de  votre 
bonté  m'honorera  plus  que  le  double  des  horreurs  débitées  par  un 
polisson  comme  Même  ne  saurait  jamais  m  avilir.  Il  a  probablement 
pour  but  de  m'engager  dans  une  polémique  scandaleuse,  qui  i 

rail  le  public  et  (Ton  il  sortirait  en  vaimpienr,  usant  de  sa  plume  spi- 
rituelle, calomnieuse,  mensongère  et  cynique.  Mais  c'est  un  plaisir 
que  je  vomirais  lui  refuser,  ainsi  qu'au  publie. 

Il  parait  que  mes  confrères  en  insultes  :  Meverbeer,  Liszt,  etc., 
pensent  comme  moi        ils  se  taisent  II).  Je  connais  bien  une  réponse 

digne  du  méchant  pamphlétaire,  quoique  indigne  d'un  dieu,  lût-il 
même  des  Indes,  mais  malheureusement,  cette  réponse  ne  s'écrit  pas. 
et  la  donnerait-on  à  un  agonisant? 

J'ai  réfléchi  quelque  temps  sur  le  motif  de  la  haine  d'un  homme  que 
je  n'ai  jamais  offensé,  et  voilà  ce  que  j'ai  trouvé  dans  ma  mémoire. 
Il  manquait  d'argent  pour  entreprendre  un  voyage  aux  bains  des 
Pyrénées,  c'était,  je  crois,  au  printemps  1842,  il  venait  m'en  demander, 
mais  de  sa  manière  ironique,  peu  obligeante.  Je  lui  refusai  et  j'ai  eu 
doublement  tort,  d'abord  parce  qu'il  me  soupçonna  de  la  méfiance 
en  sa  probité  à  restituer  la  somme,  —  cette  idée  m'était  tout  à  fait 
étrangère,  —  ensuite,  par  manque  de  politique.  «  Voyez-vous,  disait-il, 
vous  avez  eu  grandement  tort,  car  ma  plume  valait  bien  une  petite 
obligeance  de  cette  sorte.  » 

Mais  assez,  assez  de  ce  misérable,  j'abuse  de  votre  patienceetde  votre 
temps  précieux.  Auriez-vous  l'extrême  bonté  de  m' adresser  quelques 
mots,  à  Gratt,  Autriche  (Styrie),  poste  restante? 

Ne  tardez  pas  à  le  faire,  madame,  vous  donnerez  une  grande  conso- 
lation à  un  homme  dont  l'attachement  sincère  et  la  reconnaissance 
la  plus  profonde  vous  sont  voués  pour  toujours. 

Votre  très  humble  serviteur, 

Joseph  Dessauer. 

Les  journaux  nous  annoncent  un  nouveau  succès  de  George  Sand. 
Mille  félicitations  !  J'aurai  peut-être  l'honneur  de  me  présenter  à  vous 
dans  le  courant  de  l'hiver. 

La  lettre  était  accompagnée  de  la  copie  de  la  page  de  Heine 
(p.  47  du  volume  allemand)  que  nous  avons  donnée  plus  haut 

(1)  M.  Sack  semble  ne  pas  approuver  ce  silence.  A  son  dire,  pendant  que 
tout  le  public  viennois  riait  et  applaudissait  aux  sorties  comiques  du  livre 
de  Heine,  Dessauer...  se  taisait.  Grave  erreur  aux  veux  de  M.  Sack. 


i44  GEORGE    SAND 

et  de  sa  traduction  textuelle  au  verso,   avec   l'explication   de 
quelques  termes  allemands  qui  ne  peuvent  être  qu'imparfai- 
tement  rendus    en   français,   comme   mundfaulst,   prahlerisch, 
Umgang,  etc.. 
George  Sand  répondit  immédiatement  par  la  lettre  suivante  : 


Nohant,  près  La  Châtre  (dép.  de  l'Indre). 
23  novembre  1854. 

Non,  non,  mon  cher  Dessauer,  je  n'ai  jamais  cru,  je  ne  croirai  jamais 
que  vous  avez  raconté  ou  donné  à  entendre  une  fausseté  quelconque 
sur  la  nature  de  mes  sentiments  pour  vous.  Je  vous  sais  honnête  homme, 
cœur  généreux  et  ami  fidèle.  Je  sais  comme  notre  pauvre  et  cher  ami 
Chopin  vous  aimait  et  vous  estimait.  C'est  par  lui  que  j'ai  été  frater- 
nelle avec  vous  dès  le  premier  jour,  en  toute  confiance,  appréciant 
ensuite  jour  par  jour  votre  beau  talent,  votre  intelligence  d'élite  et 
votre  honorable  caractère.  Est-ce  là  un  certificat  en  bonne  forme? 
Je  vous  le  donne  avec  empressement,  avec  joie,  et  je  vous  autorise 
à  vous  en  servir  d'un  bout  du  monde  à  l'autre,  quand  cela  devrait 
me  brouiller  avec  mon  ancien  ami  Henri  Heine  et  m' attirer  à  moi- 
même  les  tristes  injures  qu'exhale  cette  âme  souffrante,  digne  pour- 
tant dune  meilleure  fin! 

Oui,  venez  me  voir  à  Paris,  si  j'y  suis,  car  j'y  vais  rarement  et  j'y 
reste  peu.  Mais  si  je  n'y  "suis  pas,  venez  me  voir  à  Nohant,  je  le  veux. 
Prenez  le  chemin  de  fer  d'Orléans  et  Châteauroux.  Vous  serez  à  Châ- 
teauroux  en  huit  heures  au  plus,  et  à  Nohant  par  la  diligence  deux 
heures  après. 

Je  demeure  à  Paris,  rue  Racine,  n°  3.  Informez-vous  de  moi.  Mais 
j'aimerais  mieux  ne  pas  y  être  et  vous  avoir  quelques  jours  ici.  J'ai 
un  bon  piano  et  j'entendrais  avec  tant  de  plaisir,  non  pas  seulement 
notre  fameux  Crishna,  mais  ces  beaux  lieds  dont  le  souvenir  m'est  resté 
si  bon  !  Mon  pauvre  frère  qui  vous  aimait  tant  est  mort  aussi  ! 

Mon  fils  Maurice  est  près  de  moi  et  me  charge  de  vous  embrasser. 
C'est  à  présent  un  homme  de  trente  ans  et  toujours  un  excellent 
enfant. 

A  vous  de  cœur. 

George  Sand. 

Profondément  touché,  par  ces  simples,  franches  et  cordiales 
paroles,  venant  d'une  grande  âme,  Dessauer  répondit  immédia- 
tement à  son  tour  par  la  lettre  que  voici  : 


GEORGE    S  A  N  D 

Merci,  mille  fois  merci  pour  chaque  parole  de  votre  lettre,  chère 
amie.  Ali!  que  oela  fait  «lu  bion  à  retrouver  an  cœur  ami  que  l'on  a 
cru  perdu  par  le  temps.  <mi,  voua  ête  toujours  la  bonne,  la  sincère, 
l'excellente  femme  que  j'ai  connue,  et  Les  années  n'ont  tien  pu  sur 
vous,  je  doute  même  qu'elles  aient  semé  quelques  plis  but  ce  beau 
front,  digne  écrin  d'une  intelligente  luisante  (rie)  comme  la  vôtrel 

Votre  certificat  m'honore  autanl  qu'il  me  réjouit,  maie  je  n'en  pro- 
fiterai p;is  vis-à-vis  du  public.  Est-ce  qu'il  vaul  jamais  la  peine  qu'on 

s'excuse  auprès  de  lui?  .Ne  croirait-il  pas  avec  beaucoup  pin  '  d'empres- 

semenl  à  de  nouvelles  (rie)  mensonges,  pourvu  qu'il  s'amuse,  el  Heine 
n'en  inventerait-il  pas  d'autres,  pour  avoir  les  rieurs  de  son  côté?  Non, 
je  ne  suis  ni  poltron,  ni  insolent,  mais  je  me  sens  impuissant  vis-à-vis 
de  la  trivialité!  Qu'un  homme  comme  Heine  dise  de  moi  que  j'ai  volé, 
ne  pouvanl  le  châtier,  je  me  tairai.  El  qui  est-ce  qui  croit  à  la  critique 
morale  d'un  auteur  comme  lui?  Je  puis  vous  assurer  que  tout  ce  qu'il 
a  débité  sur  ma  pauvre  personne  a  excité  comme  un  cri  d'indignation, 
mais  tout  le  monde  me  priait  en  même  temps  de  ne  pas  répondre  par 
un  seul  mot. 

Votre  invitation  franche  et  sincère  me  comble  de  plaisir.  Je  la  lis 
et  la  relis,  comme  si  l'exécution  en  gagnerait  de  probabilité.  Mais, 
hélas!  ma  santé  qui,  depuis  quelques  mois,  va  joliment  decrescendo, 
paraît  b'v  oppose!'  formellement. 

Nous  verrons.  En  attendant,  je  fais  les  plus  beaux  châteaux 
en  Espagne,  —  je  me  vois  à  côté  de  vous  et  du  bon  Maurice.  Hélas  ! 
votre  excellent  frère  n'v  est  plus,  quelle  triste  nouvelle  !...  Nous  causons 
des  temps  passés,  de  ce  délicieux  petit  salon,  rue  Pigalle,  qui  réunissait 
tant  de  charmes  !  J'entends  de  nouveau  mon  bon  Chopin,  glissant  sur 
les  touches  du  piano  comme  un  beau  rêve  sur  le  front  d'une  vierge, 
je  vois  la  figure  mâle  de  Delacroix,  qui  se  penche  sur  Maurice,  l'intré- 
pide dessinateur  de  mille  croquis  comiques  ;  j'admire  la  paix  classique 
dans  les  traits  réguliers  de  Solange,  qui  ne  s'anime  qu'après  avoir 
échangé  un  doux  regard  avec  Pistolet,  l'enfant  chéri  à  quatre  pattes, 
qui  fait  sa  sieste  au-dessous  de  la  table.  Rarement  cette  douce  intimité, 
dont  il  me  fut  permis  de  savourer  le  parfum,  était-elle  interrompue 
par  quelque  visite.  Elle  servait  de  prélude  au  grand  auteur,  qui,  après 
minuit,  quittait  son  fauteuil  de  velours  pour  se  retirer  dans  sa  chambre 
d'études,  où  il  travaillait  jusqu'au  lendemain. 

Tout  cela  s'est  évanoui  !  Où  retrouver  un  bonheur  aussi  doux, 
aussi  pur?  L'avez-vous  trouvé,  femme  chérie?  Dites  oui.  Vous  me 
rendrez  bien  heureux. 

Il  faut  finir  ;  j'écris  trop,  beaucoup  trop,  ne  m'en  voulez  pas.  Gardez- 
moi  toujours  un  bon  souvenir  et  si  vous  voulez  chasser  cette  affreuse 
hypocondrie  qui  m'assomme,  écrivez-moi,  ne  serait-ce  que  bien  rare- 

III.  io 


146  GEORGE    SAND 

ment,  rien  qu'un  petit  mot.  Je  m'en  réjouirais  comme  d'une  belle  rose 
au  milieu  de  l'hiver.  Mille  amitiés  pour  Maurice  ! 
A  vous  de  toute  mon  âme. 

Joseph  Dessauer. 
Gratz,  30  novembre  1854. 


Ces  lettres  n'étaient  toutefois  connues,  pour  le  moment,  que 
de  leurs  deux  auteurs  respectifs  et  dans  son  Histoire  qui  parais- 
sait justement  alors  dans  la  Presse  (du  5  octobre  1854  au  14  août 
1855).  George  Sand  se  borna  à  dire  en  note  aux  pages  où  elle 
parlait  de  son  amitié  pour  Dessauer,  en  le  nommant  un  artiste 
éminent,  un  caractère  pur  et  digne  : 

«  Henri  Heine  m'a  prêté  contre  lui  des  sentiments  inouïs.  Le 
génie  a  ses  rêves  de  malade  (1).  » 

UHistoire  de  ma  vie  se  traduisait  et  s'imprimait  en  Alle- 
magne (2),  au  fur  et  à  mesure  de  sa  publication  dans  la  Presse, 
de  sorte  que  dès  l'été  de  1855  Dessauer  pouvait  lire  ces  lignes 
et  se  calmer  définitivement  par  rapport  à  la  manière  dont 
Mme  Sand  prit  cette  calomnie.  Toutefois,  son  ami  le  comte 
Auersperg  (3),  qui  le  rencontra  à  Gratz  un  peu  auparavant,  à 
l'époque  du  choléra  viennois  de  1854,  dit  dans  une  lettre  à  son 
ami  intime,  le  poète  Frankl,  qu'il  fut  très  heureux  de  retrouver 
Dessauer,  mais  que  ce  dernier,  «  malade  et  se  plaignant  comme  à 
l'ordinaire,  fut  cette  fois  plus  que  jamais  énervé  par  les  animo- 
sités  enfiélées  de  Heine.  Je  fis  tous  mes  efforts  pour  calmer 
à  ce  propos  son  âme  inquiète  et  alarmée.  Les  nouvelles  œuvres 
de  Heine,  quoiqu'on  admirât  cette  force  d'esprit  méprisant 
toutes  les  tortures  mortelles,  produisent  néanmoins  sur  moi 
une   impression  fort   pénible.    Au   moment   qui,    d'après   nos 


(1)  Histoire  de  ma  lie,  t.  IV,  p.  460. 

(2)  Mme  Charlotte  Gliïmmer  fit  paraître  une  traduction  complète  de  cette 
oeuvre,  en  douze  volumes,  en  1854-1856. 

(3)  Le  comte  Alexandre- Antoine  Auersperg,  l'un  des  poètes  les  plus  connus 
de  l'Allemagne  du  dix-neuvième  siècle,  sous  le  pseudonyme  à'Anasfasius 
Griin,  fut  en  même  temps  l'un  des  plus  nobles  champions  du  mouvement 
libéral  autrichien  ;  il  prit  Une  part  active  à  la  révolution  viennoise  de  1848, 
et  servit  sa  patrie  jusqu'à  sa  mort,  en  sa  triple  qualité  d'homme  d'État, 
de  poète  et  de  publiciste.  Il  naquit  le  11  avril  1806  à  Laibach  et  mourut  le 
12  septembre  1876  à  Gratz. 


GEORGE  S  AND  147 

croyances,  nous  précipitera  soh  dans  le  néant,  soi  1  dans  l'éter- 
nité, oe  soni  des  paroles  Bublimes,  pures  h  saintes  qui  convien- 
nent, ou  bien  Le  Bilence...  1 1).  » 

Les  ohoses  en  Beraienl  probablement  restées  la,  i  des  personnes 
bénévoles  <vi  des  bâcleurs  d'articles  spirituels  ne  B'étaient  mêlés 
de  l'histoire.  Dans  les  numéros  des  I  el  5  aoûl  L866  de  La  feuille 
viennoise  l'Humoriste,  dirigée  par  un  certain  journaliste  de  Eorl 
mauvais  goût,  M.  G.  Saphir  (2),  assez  connu  de  son  temps  et 
complètement  oublié  de  nos  jours,  parurent  deux  feuilletons  de 
ce  même  Saphir  sur  les  visites  qu'il  fit  à,  Heine  el  au  tombeau 
de  Bœrne,  Intitulés  :  Une  tombe  et  unlit  à  Paris;  visite  chez  Bœr  m 
cl  clic:  Heine. 

Lorsque  Saphir  interviewait  Heine,  la  conversation  tomba 
entre  autres  sur  les  offenses  que  Heine  prodiguait  même  à  ses 
amis. 

...  Ah  !  dit-il,  sur  qui  ferai-je  clone  des  mots,  si  ce  n'est  sur  mes 
amis?  Les  ennemis  s'offensent  immédiatement  et  les  amis  doivent 
donc  nous  rendre  au  moins  le  service  amical  de  ne  pas  prendre  en 
mauvaise  part  nos  calembredaines  !  !  !  Je  dus  avouer  que  cela  ne  man- 
quait pas  d'une  certaine  méthode.  Mais  entre  temps,  je  lui  fis  des 

reproches  sur  la  correction  infligée  à  notre  bon  D r.  «  Oh  !  dit  Heine, 

en  ce  cas,  je  vais  vous  raconter  comment  il  mérita  cette  peine  capi- 
tale. »  Il  me  raconta  l'histoire  que  je  ne  vais  pas  redire.  Peut-être 
avait-il  raison,  mais  qui  lui  donna  le  droit  d'endosser  les  fonctions 
de  justicier  public? 

Quoique  le  feuilleton  de  Saphir  ne  parlât  que  fort  obscuré- 
ment de  la  «  correction  »  que  Dessauer  aurait  méritée  de  la  part 
de  Heine,  et  quoiqu'il  n'y  fût  point  nommé  de  son  nom  entier, 
la  Notice  de  la  Lutèce,  sur  George  Sand,  que  nous  avons  citée, 
et  les  attaques  précédentes  de  Heine  contre  Dessauer,  dans  les 
Esquisses  musicales,  étaient  trop  connues  du  public  pour  que 

(1)  Briefwechsel  swischen  Anastasius  Griin  und  Ludioig  August  Frank 
(1845-1876).  Herausgegeben  von  Dr  Bruno  von  Frankl-Hochwart.  Neue 
Ausgabe.  Berlin,  1905.  Herm.  Ehbock,  p.  52.  Brief  vom  9  déc.  1854. 

(2)  Naquit  à  Lovas-Bereny  (en  Hongrie),  en  1795,  mourut  à  Vienne, 
«n  1858. 


i48  GEORGE    SAND 

cette  nouvelle  allusion  à  la  conduite  prétendue  «  incorrecte  »  de 
Dessauer  passât  inaperçue. 

«  Plusieurs  amis  de  D r  »  furent  profondément  indignés 

par  cette  nouvelle  calomnie  et  firent  paraître  à  la  date  du  12  août 
dans  la  Presse  de  Vienne  une  Lettre,  dans  laquelle  ils  disaient 
que  Heine  ne  pouvait  parler  d'une  peine  capitale  «  que  parce 

que  le  crime  de  D r  avait  trait  au  capital  »  ;  ils  narraient 

l'épisode  du  refus  des  cinq  cents  francs  (que  Dessauer  raconte 
dans  sa  lettre  à  George  Sand),  et  signalaient  que  les  injures 
venant  de  la  part  de  Heine  ne  l'avaient  toutefois  point  offensé, 
mais  que  le  feuilleton  de  M.  Saphir  contenait  de  mystérieuses 
allusions  à  une  dame  et  à  un  prétendu  forfait  qui  méritait  le 
châtiment  de  la  part  de  tous  les  honnêtes  gens,  —  et  c'est  là  une 
diffamation  et  une  calomnie.  La  loi  autrichienne  donne  heureu- 
sement la  possibilité  de  poursuivre  contre  de  pareilles  attaques  à 

la  vie  privée.  D r  ne  se  trouvait  point  en  ce  moment  à 

Vienne.  Il  lui  incombait  le  droit  d'appeler  la  loi  à  sa  défense, 
mais  en  attendant,  ses  amis  considéraient  comme  un  devoir  moral 
de  notifier  à  M.  Saphir  que  si  la  communication  que  lui  fit  Heine 
avait  trait  à  l'épisode  cité,  alors  sa  remarque  :  «  qui  lui  donna 
le  droit  d'endosser  les  fonctions  de  justicier  public  »  était  pour  le 
moins  naïve. 

En  réponse  à  cette  lettre,  Saphir  écrivit  un  article  d'une  vio- 
lence et  d'une  indécence  extrêmes. 

Au  milieu  des  sottises  les  plus  abjectes  M.  Saphir  se  posait 
très  noble  champion  défendant  le  grand  poète  contre  tous 
ceux  qui  osaient  l'attaquer.  Saphir  y  déchaînait  aussi  des  tor- 
rents d'injures  les  plus  dégoûtantes  contre  Dessauer,  qu'il  trou- 
vait nécessaire  de  nommer  ici  en  toutes  lettres,  ainsi  que 
George  Sand,  —  accusant  Dessauer  de  s'être  vanté  d'avoir 
été  son  ami  intime,  et  déclarant  que  c'était  pour  cela  que 
Heine  l'avait  châtié. 

Ceci  était  agrémenté  d'expressions  les  plus  cyniques,  de 
sottises  et  de  grossièretés  de  maraîchers.  En  dernier  lieu, 
Saphir  déclarait  avoir  prévenu  Gustave  Heine  et  que 
celui-ci   avait   dû   tenir   au   courant   Henri   Heine   lui-même. 


GEORGE   SAM)  149 

Effectivement,  dans  le  numéro  <ln  l".>  août  du  Fremdenblatt, 
dirigé  par  Gustave  Heine,  parut  une  Lettre  de  Heine  à  son  frère 
Gustave,  précédée  d'une  petite  préface  dans  laquelle  Gustave 
Heine  disait  avec  insistance  que  la  position  pécuniaire  de  Heine 
avait  été  brillante  dans  les  années  en  question,  que  lui,  Gus- 
tave, pouvait  réfuter  tout  cet  épisode  d'emprunt  d'argent,  mais 
qu'il  préférai!  donner  la  parole  à  Henri 

Quoique  les  questions  d'argenl  et  les  esqùusations  d1 
mauvais  goûl  qui  jouent  un  trop  grand  rôle  dans  toute  cette 
polémique,  nous  soient  grandemenl  antipathiques  et  doivent 
également  ennuyer  le  lecteur,  nous  nous  permettons  néanmoins 
de  citer  la  lettre  de  Heine  en  entier.  Il  s'y  trouve  d'abord 
quelques  passades  assez  vagues,  visiblement  introduits  avec 
intention  par  l'auteur  (et  non  moins  expressément  omis  par 
M.  Sack  dans  son  article  cité).  Mais  quant  au  fait  principal, 
cette  prétendue  indiscrétion  de  Dessauer,  à  laquelle  Saphir  et 
Heine  attribuaient  uniquement  le  courroux  quasi  légitime  du 
poète  contre  le  musicien,  Heine  ne  put  rien  dire  de  précis. 

Très  cher  frère, 

Je  viens  de  recevoir  ta  lettre.  La  tête  malade  après  une  mauvaise 
nuit,  je  ne  puis  te  répondre  que  fort  brièvement  et  le  strict  nécessaire. 
L'assertion  que  je  me  serais  adressé  en  1842  au  musicien  et  rentier 
Dessauer,  afin  de  lui  emprunter  de  l'argent,  que  je  l'aurais  fait  avec 
l'intention  de  ne  jamais  le  rendre,  comme  cela  serait  dans  mes  habi- 
tudes, et  qu'enfin  j'aurais,  sur  la  voie  publique  et  comme  de  raison 
sans  témoins,  menacé  de  ma  plume  ledit  musicien  et  rentier  et  lui 
aurais  déclaré  qu'il  se  repentirait  un  jour  de  ne  pas  m'avoir  prêté 
cinq  cents  francs  est  fausse. 

[Tu  te  trompes  en  croyant  qu'une  misère  pareille,  qui  porte  au  front 
l'empreinte  de  l'invention  rancunière,  eût  besoin  d'être  démentie  de 
ma  part,  mais  je  t'autorise  volontiers  à  la  réfuter  pour  la  tienne. 

Je  possédais,  en  1842,  certainement  le  triple  dudit  M.  Dessauer, 
prétendu  si  riche.  Mais  je  pouvais  néanmoins  me  trouver  parfois 
momentanément  dans  un  embarras  d'argent  et  mitre  adressé  à  un  capi- 
taliste musical  qui  faisait,  entre  autres  et  par  vieille  liabitude  commer- 
ciale, une  petite  affaire,  certes  rien  qu'en  qualité  d'un  secret  «  bailleur 
de  fonds»,  de  serviteur  musical  de  quelque  éditeur  philanthropique  qui,  en 


i5o  GEORGE    SAND 

servant  dans  un  magasin  de  musique,  espionnait  les  misères  pécuniaires  du 
monde  artiste  et  escomptait  des  lettres  de  change  au  moyen  de  douze  pour 
cent  de  profit.  Pourtant  cela  ne  m'est  jamais  arrivé,  ni  directement, 'ni 
indirectement,je  n'ai  jamais  réclamé  les  capitaux  de  Dessauer  (1). 

La  menace  de  ma  plume  sur  la  voie  publique  est  si  peu  dans  mes 
manières,  que  chacun  ici  reconnaît  l'invention  et  l'expression  de  gens 
qui  ne  connaissent  que  deux  choses  :  l'argent  et  la  rage  de  la  vengeance. 
C'est  si  sale,  si  grossièrement  inventé,  si  collant,  si  puant,  comme 
l'imagination  d'une  punaise,  c'est  par  là  que  je  reconnais  mes  «  vieux 
camarades  de  Papenheim  (2)  ».  Leur  premier  mot  est  toujours  que  l'on 
écrit  contre  eux,  parce  qu'ils  n'avaient  pas  voulu  prêter  de  l'argent. 
Allez,  rendez  suspects  les  motifs  qui  nous  font  parler  de  votre  misère, 
calomniez  le  bâton  qui  touche  votre  dos,  les  cicatrices  qu'il  y  laisse 
n'en  seront  pas  moins  cuisantes  et  visibles,  comme  tout  fait  réel. 

En  ce  qui  concerne  M.  Saphir,  je  lui  ai  bien  confessé,  lorsqu'il  me 
fit  sa  visite,  le  vrai  motif,  mais  il  a  eu  tort  de  lui  donner  la  publicité. 
Je  vois  par  tes  allusions  que  sa  mémoire  n'a  pas  été  très  fidèle  dans  ses 
récits  et  que  des  erreurs  ont  dû  lui  échapper. 

De  toute  ma  famille,  je  ne  lui  ai  parlé  que  de  toi. 

Je  ne  lui  ai  pas  donné  de  détails  sur  mes  revenus,  je  ne  lui  ai  sûre- 
ment dit  que  ce  que  je  ne  cache  à  personne  et  ce  que  j'ai  bien  dit  aux 
autres  Viennois  qui  me  visitèrent  ces  derniers  jours  ;  je  lui  ai  dit  notam- 
ment qu'ici,  et  grâce  à  ma  maladie,  il  me  fallait  vingt-quatre  mille 
francs  par  an,  tandis  que  mes  revenus  annuels  de  la  patrie  ne  mon- 
taient pas  au  delà  de  douze  mille,  de  sorte  que  sans  les  honoraires  pour 
mes  publications  allemandes  et  françaises  je  ne  pourrais  pas  exister. 

Les  dernières,  mon  cher  frère,  ont  un  succès  miraculeux,  et  avec 
Kampe,  j'ai  ouvert  des  pourparlers  qui  auront  un  meilleur  résultat 
que  tu  ne  le  crois. 

(1)  Nous  attirons  l'attention  sur  ce  passage  de  la  lettre  de  Heine  que  nous 
soulignons  et  qui  semble  contenir  une  très  vague  allusion  soit  à  Léo  (ami 
de  Chopin,  mécène  et  en  même  temps  commerçant  de  vins  en  gros)  et  à 
ses  relations  avec  Dessauer,  soit  à  Schlesinger,  l'éditeur  musical  connu.  Si, 
comme  Heine  l'assure,  rien  de  semblable  à  un  emprunt  «  n'était  jamais 
arrivé  »,  pourquoi  alors  tout  ce  racontar  soudain  sur  «  un  capitaliste 
musical  »,  et  son  «  sénateur  musical  »,  et  même  l'indication  du  chiffre 
précis  de  12  pour  100,  moyennant  lesquels  ce  «  bailleur  de  fonds  »  escomptait 
ses  lettres  de  change?  Nous  devons  confesser  que  les  assertions  :  «  Je  n'ai 
pas  emprunté  d'argent  à  Dessauer  »,  «  je  ne  me  suis  pas  adressé  à  Dessauer  », 
même  les  plus  catégoriques  qui  se  répétaient  à  satiété  durant  cette  polé- 
mique, nous  semblent  contenir  une  allusion  tacite  à  quelqu'un  à  qui  Heine 
avait  emprunté  de  l'argent  par  l'intermédiaire  de  Dessauer.  Mais  ni  Heine 
ni  Dessauer  ne  crurent  possible  de  nommer  le  mécène  car  c'était  pour 
ainsi  dire  un  secret  professionnel. 

(2)  Expression  de  Wallenstein  de  Schiller. 


GEORGE    s.\  \D  151 

Il  csi  encore  question,  pour  le  moment,  de  la  réimpression  de  me 
œuvres  en  Amérique,  qui,  pourtant,  y  propagenl  i  bien  ma  réputation 
qu'un  littérateur  américain  a  [ait  cette  année-ci  des  conférence  ur 
moi  à  New-York  el  à  Ubany,  an  honneur  qui  n'est  jamais  arrivé  a 
aucun  poète  vivant  Suis  donc  toul  aussi  tranquille  pour  ma  réputa- 
tion que  pour  mes  finances.  Je  te  remercie  de  toul  mon  oœni  ému 
pour  ta  généreuse  proposition,  mais  je  dois  la  refuser. 

Premièrement,  la  Bomme  est  trop  grande  pour  que  je  puisse  l'ac- 
cepter, secondement,  je  n'ai  pas  de  dettes,  parce  que,  depuis  1840, 
toutes  son  i  consciencieusement  payées  ;  les  accusations  de  dettes  com- 
mises dans  l'article  injurieux  de  la  PreS8e  sont  donc  menteuses.  De- 
mande publiquement  à  mes  créanciers  de  te  faire  parvenir  leurs  récla- 
mations, comme  si  tu  avais  l'ordre  de  les  payer  pour  moi,  et  tu  seras 
surpris  de  n'en  voir  réclamer  pas  mémo  cent  francs.  Sois  donc  tran- 
quille.] 

Tu  me  dis,  cher  frère,  n'avoir  pas  lu  le  passage  en  question.  Je  m'en 
aperçois  bien,  car  tu  aurais  su  autrement  à  quel  motif  M.  Saphir  attri- 
bue le  châtiment  que  j'infligeai  au  capitaliste  Dessauer. 

A  la  page  47  de  mon  livre,  ce  motif  est  suffisamment  expliqué  et 
c'est  une  méchante  ruse  de  la  part  de  l'auteur  anonyme  de  se  donner 
l'air  de  ne  pas  comprendre  de  quoi  parle  Saphir.  Il  y  est  question  d'un 
fait  qui  est  notoire.  Saphir  aussi  me  dit  que  le  personnage  châtié  se 
vantait  partout  de  l'intimité,  que  je  déclarais  impossible.  Le  premier 
qui  m'ait  parlé  de  ce  que  l'insecte  vaniteux  se  glorifiât  d'un  pareil 
bon) îeur  galant  était  un  homme  dont  la  seule  parole  vaut  plus  d'une 
centaine  de  capitalistes  musicaux  ;  je  n'ai  donc  pas  raconté  un  racon- 
tage  futile.  Pour  mettre  d'emblée  fin  à  toute  espèce  de  doutes,  cet 
homme  n'est  pas  moindre  que  le  comte  d'Auersperg,  mon  très  vénéré 
collègue  couronné  de  lauriers,  Anastasius  Griïn.  Il  ne  reprendra  certes 
pas  ce  qu'il  a  dit. 

Cette  communication  m'indigna  tellement,  qu'elle  me  fit  sursauter, 
et  comme  je  composais  alors  ma  Lutèce,  de  matériaux  imprimés  et 
inédits,  je  livrai  à  la  publicité  le  tableau  du  châtiment  du  personnage, 
qui,  certes,  serait  resté  inédit  sans  cette  vexation  momentanée. 

Oui,  ce  n'est  que  l'indignation  qui  causa  la  publication  de  cette 
esquisse.  Ce  tableau,  cette  correction  écrite  ne  provient  sûrement  que 
d'un  mouvement  désintéressé  de  poète  qui  cherche  à  étudier  et  à  por- 
traiturer les  grimaces  et  les  platitudes  de  son  époque  dans  ses  plus 
nobles  exemplaires. 

Mais  finalement  les  motifs  de  nos  écrits  n'importent  pas,  et  le  prin- 
cipal, c'est  la  vérité  des  faits  que  nous  présentons.  Je  suis  conscient 
de  n'avoir  communiqué  dans  mon  livre  de  Lutèce,  qui  ne  se  compose 
rien  que  de  choses  réelles,  aucun  fait  qui  ne  soit  basé  sur  témoignages 


i52  GEORGE    SAND 

ou  preuves  avérées  ;  il  n'y  règne  point  d'incertitude  anonyme,  les  per- 
sonnes ne  sont  point  désignées  par  des  initiales  ou  de  vagues  para- 
phrases, je  nomme  chacune  par  son  nom  et  son  prénom,  à  faire  enrager 
tous  les  poltrons  et  tous  les  hypocrites  qui  crient  haro  contre  un  pareil 
manque  d'égards.  Mais  le  grand  public  comprend  très  bien  cette  exé- 
cution publique,  et  chacun  dit  :  «  C'est  le  parler  de  la  vérité,  âpre, 
souvent  fatal,  mais  toujours  vrai.  »  [Et  enfin,  très  cher  frère,  porte-toi 
bien,  salue  de  ma  part  ta  femme,  embrasse  cent  fois  tes  enfants  et 
aime 

Ton  frère  dévoué.] 

Henri  Heine  (1). 

Paris,  août  1855. 

Nous  oserons  commettre  un  crime  de  lèse-majesté  et  com- 
menter cette  lettre. 

H  nous  semble  d'abord  que  les  expressions  de  la  page  47  des 
Yermischte  Schriften  :  «  un  insecte  sans  nom  et  rampant  »  ou 
«  l'un  des  plus  misérables  compositeurs  de  chansons  dans  le 
plus  parfait  charabia,  etc..  »  méritent  bien  plutôt  le  nom  «  de 
vagues  paraphrases  »  que  de  «  vrais  noms  et  prénoms  ». 

Secondo  :  Les  «  motifs  »  des  écrits  tels  que  les  lignes  venimeuses 
sur  la  «  punaise  et  l'araignée  »  ne  sont  en  aucune  façon  «  peu 
importants  ».  Quant  aux  «  témoignages  »  et  aux  «  preuves 
avérées  »,  ils  se  trouvèrent  pour  une  grande  part  non  vérifiés, 
et  d'autre  part  prouvant  contre  Heine. 

Tertio  :  H  est  clair  pour  tous  ceux  qui  connaissent  la  biogra- 
phie d'Henri  Heine  pourquoi  Gustave  Heine  s'émut  non  de  ce 
que  son  frère  ait  pu  propager  un  cancan  ou  manquer  de  dignité 
de  conduite,  mais  bien  de  ce  qu'il  ait  pu  dire  que  jadis  il  s'était 
trouvé  dans  la  gêne,  —  ce  qui  touchait  à  son  tour  la  question  de 
ses  rapports  avec  sa  famille.  Or,  il  est  notoire  que  la  question 
d'argent  fut  toujours  une  cause  de  graves  difficultés  pour  le 

(1)  Nous  avons  copié  cette  lettre  sur  les  colonnes  mêmes  du  Fremdenblatt. 
Depuis  sa  publication  dans  cette  feuille,  elle  n'a  jamais  été  réimprimée  com- 
plètement, sauf  le  livre  du  docteur  Frankl,  et  ne  fait  point  partie  de  la  Corres- 
potidance  de  Heine.  M.  Sack  la  cite  avec  l'omission  de  tous  les  passages  (pie 
nous  donnons  entre  crochets.  C'est  aussi  nous  qui  soulignons  toutes  les  lignes 
données   en  italique. 

W.  K. 


GEORGE  SAND  153 

poète  ol  de  ses  plaintes  continuelles  contre  sa  famille  1 1 1.  Effrayé 
à  l'idée  qu'Henri  ail  pu  en  avoir  parlé  à  Saphir  ou  qu'il  ail  pu 
lui  être  échappé  quelque  allusion  ;'i  sa  mauvaise  position  pécu- 
niaire lo  s  de  si's  relations  avec  Dessauer,  Gustave  Heine,  dans 
sa  lettre  à  son  frère,  le  questionnait  surtout  sm-  ce  qu'il  avait 
dit  à  Saphir  sur  sa  famille.  De  là  les  protestations  d'Henri  de 
n'avoir  parlé  en  ï;iii  de  sa  famille  «que  de  toi  .  el  aussi  les  asser- 
tions sur  sa.  brillante  position  financière. 

Remarquons  enfin  que  Henri  Heine  semble  avoir  oublié  qu'en 
dehors  du  passage  ajouté  en  L854,  toutes  les  autres  pages  sur 
Dessauer,  humiliantes,  venimeuses  et  rancunières,  -  -  qui  se 
trouvent  dans  les  Ksi/iiisses  musicales,  furent  écrites  onze  ans 
avant  la  conversation  que  Heine  eut  avec  le  comte  d'Auersperg 
et  la  publication  de  la  Lutèce.  Donc,  sa  haine  ne  fut  point  causée 
par  cette  nouvelle  «  communication  »  qui  «  l'indigna  »  :  elle 
existait  bien  avant  cela. 

Les  auteurs  qui  ont  écrit  sur  cet  épisode  semblent  ne  pas 
avoir  remarqué  qu'il  suffit  de  la  simple  chronologie  pour  s'aper- 
cevoir que  la  «  haine  »  et  «  l'indignation  »  de  Henri  Heine  contre 
Dessauer  dataient  de  loin  ;  leur  vraie  raison  reste  de  nos  jours 
tout  aussi  problématique  qu'en  1855. 

Mais  continuons  notre  récit  et  suivons  les  étapes  de  cette 
désagréable  polémique. 

M.  Saphir,  dès  son  premier  article  contre  Dessauer,  déclara 
que  ce  n'était  là  qu'un  premier  thème  et  que  «  ses  variations 
sur  Dessauer  »  ne  se  feraient  pas  attendre. 

C'est  alors  que  Dessauer  publia  la  lettre  de  George  Sand  dans 
le  numéro  du  4  septembre  de  la  Presse  viennoise;  il  écrivit  d'autre 
part  au  comte  d'Auersperg,  et  enfin  porta  plainte  contre  Saphir 
et  Gustave  Heine  devant  les  tribunaux. 

La  déclaration  de  Dessauer  est  ainsi  conçue  : 

L'Humoriste,  de  M.  M.-G.  Saphir,  et  le  FrcmdcnNati,  de  M.  Gustave 
Heine,  m'ont  élu  pour  but  d'attaques  et  d'insinuations  déshonorantes. 

(1)  Voir  à  ce  propos  rien  que  la  brochure  d'Eug.  Wolff,  qui  cite  les  lettres 
de  Heine  à  Laube  à  ce  sujet,  sans  parler  des  autres  biographes  du  poète. 


154  GEORGE    SAND 

Comme  je  ne  puis  obtenir  d'eux  aucune  satisfaction  par  une  autre 
voie  que  par  la  voie  de  la  justice,  à  mon  retour  à  Vienne  je 
porte  plainte  contre  ces  deux  messieurs.  Le  public  qui  fut  témoin  des 
insultes  qu'on  me  fit,  apprendra  en  son  temps  le  jugement  du  tri- 
bunal. 

Je  déclare,  en  outre,  que  jamais  je  ne  me  suis  vanté  d'aucune  aven- 
ture galante  avec  George  Sand,  ni  devant  M.  Saphir,  ni  devant  le  comte 
Auersperg,  ni  devant  qui  que  ce  soit,  et  je  suis  fermement  convaincu 
que  le  noble  comte,  mon  ami  vénéré,  ne  l'a  jamais  dit  à  Henri 
Heine. 

Toute  cette  fable  parut  d'abord  dans  la  Lutèce,  de  Heine.  Tant 
qu'il  ne  s'est  agi  que  de  moi,  j'ai  trouvé  inutile  de  parler.  J'ai  méprisé 
alors  les  attaques  de  Heine  et  je  les  méprise  encore  aujourd'hui.  Mais 
ce  passage  de  son  livre  ne  me  touchait  pas  seul,  il  touchait  à  la  répu- 
tation d'une  dame  à  l'estime  de  laquelle  je  tenais  trop  pour  pouvoir 
me  laisser  soupçonner  sans  protester.  Je  lui  écrivis  et  je  reçus  la  réponse 
que  je  transcris  ici,  avec  l'autorisation  qui  m'a  été  donnée,  afin  de 
me  défendre  des  dernières  attaques. 

(Venait  la  lettre  de  Mme  Sand  :  Non,  non,  mon  cher  Des- 
sauer,  etc.,  que  nous  avons  citée  à  la  page  144,  puis,  Dessauer, 
continuait)  : 

Je  trouve  inutile  tout  autre  commentaire  à  ce  sujet,  et  en  toute 
confiance  j'abandonne  au  lecteur  de  prononcer  son  jugement.  Je 
remercie  enfin  les  amis  qui,  en  mon  absence  et  à  mon  insu,  ont  pris  la 
parole  pour  moi,  et  je  confirme  la  vérité  de  leur  communication  quant 
à  une  demande  d'argent  que  me  fit  Henri  Heine  et  que  je  refusai. 

Joseph  Dessauer. 
Vienne,  3  septembre  1855. 

Quant  à  «  l'homme  irréprochable  »  invoqué  par  Heine,  le 
comte  d' Auersperg,  il  réfuta  catégoriquement  l'allégation  de 
Heine.  Le  comte  d' Auersperg  était  en  ce  moment  à  Paris  et  ce 
n'est  qu'à  son  retour  qu'il  reçut  la  lettre  de  Dessauer  et  lui 
répondit.  Dessauer  publia  encore  cette  lettre  (1)  dans  la  Presse. 


(1)  Les  lettres  précédentes  furent  toutes  copiées  par  nous  sur  les  auto- 
graphes ou  sur  les  vieux  journaux  où  elles  parurent.  Nous  empruntons  par 
contre  la  lettre  du  comte  Auersperg  au  livre  du  docteur  Bruno  de  Frank} 
(p.  73). 


GEORGE    SAN!)  155 

ThiiiM  sur-] [art,  20  septembre  1866. 
Tirs  honoré  ami, 

Sans  me  prévenir,  et  t  mon  grand  regret,  on  lit  publiquement 
emploi,  comme  d'une  arme  contre  vous,  d'une  expression  que  je  pro- 
nonçai sans  aucune  intention  et  sain  penser  à  mal,  au  milieu  d'une 
causerie  privée,  la  moins  contrainte  possible.  Ce  qui  me  tranquillise, 
que  maintenant  encore  je  n'ai  pas  de  raison  pour  contester 
aucune  de  mes  paroles  daims,  paroles  donl  je  me  souviens  parfaite- 
ment du  reste. 

Je  trouve  toutefois  que,  dans  la  lettre  publiée  dans  le  Fremden- 
blatt  (\),  mes  termes  no  sont  pas  fidèlement  rendus,  ni  comme 
fond,  ni  comme  forme.  Ma  question  toute  simple  et  accidentelle  sur 
le  genre  de  vos  relations  avec  cette  dame  (dont  je  vous  ai  entendu 
parler  si  souvent  et  si  volontiers)  y  apparaît  changée  en  une  accusation 
de  fait  que  je  n'avais  jamais  prononcée,  ni  pu  prononcer.  C'est  ce  que 
le  déclarai  en  toute  franchise  et  conscience  dernièrement  à  M.  Heine 
à  Paris  (où  je  pris  d'abord  connaissance  de  cette  lettre),  et  je  ne  puis 
avoir  aucun  scrupule  de  vous  le  répéter  ici  selon  toute  justice  et  en 
réponse  à  votre  lettre  datée  du  24  septembre  de  Gratz. 

Votre  tout  dévoué, 

Comte  A.  d'Auersperg. 
A  Monsieur  Joseph  Dessauer, 
à   Gratz,  hôtel  de  V Archiduc-Jean. 

M.  Sack  assure  que  le  comte  n'avait  «  pas  du  tout  été  chez 
Heine  »  durant  ce  séjour  à  Paris  et  qu'il  ne  fit  que  «  passer  devant 
sa  porte  ». 

Le  docteur  Frankl  ne  dit  que  ceci  :  «  Griin  qui  vécut  à  Paris 
durant  la  première  moitié  de  septembre,  était  très  fâché  (ver- 
stimmt)  par  la  lettre  de  Heine  dans  le  FremdenUatt  et  ne  le  revit 
plus  avant  son  départ...  (2).  »  Nous  laissons  donc  sur  la  respon- 
sabilité de  M.  Sack  la  réfutation  de  l'assertion  très  claire  et 
précise  du  comte  d'Auersperg  lui-même.  Il  est  vrai  que  le  comte 
d'Auersperg  ne  dit  pas  précisément  si  c'est  par  écrit  ou  de  vive 
voix  qu'il  fit  sa  déclaration  à  Heine  à  propos  du  «  changement  » 
de  sa  simple  question  en  une  «  accusation  de  fait  »  contre  Des- 

I  Lettre  de  Heine  à  son  frère. 
(2)  Briefwechsel  zwischen  A.  Griin  und  L.  A,  Frankl  (p.  74). 


156  GEORGE    SAND 

sauer.  Au  poète  Louis  jFrankl  il  écrivit  à  cette  occasion  les  lignes 
que  voici,  que  nous  empruntons  encore  au  livre  publié  par  le 
fils  de  Frankl  : 

1er  novembre  1855. 

...  La  nigauderie  (Biibcrei)  de  Heine  m'a  rempli  de  dégoût.  Quoique 
le  respect  personnel  me  défendît  de  descendre  sur  ce  terrain  sali,  et 
quoique  le  découragement  à  propos  de  Fessai  de  me  faire  porteur 
d'une  calomnie  fabriquée  pût  me  commander  silence,  néanmoins, 
provoqué  de  cette  manière,  je  ne  pouvais  me  taire  ni  vis-à-vis  de  lui, 
ni  vis-à-vis  du  pauvre  Dessauer,  froissé  jusqu'à  en  être  réellement 
malade,  que  jamais  je  ne  pouvais,  ni  ne  voulais  donner  un  certificat  de 
vérité  à  un  mensonge.  Je  crois  avoir  ainsi  agi  envers  les  deux  selon 
l'honneur  et  le  devoir,  sans  me  laisser  entraîner  par  force  sur  un  ter- 
rain qui  m'est  étranger  et  me  répugne. 

Du  reste,  c'est  un  triste  spectacle  au  plus  haut  point  que  de  voir 
la  flamme  d'un  si  magnifique  talent  se  consumer  si  piteusement  dans 
la  fange,  ■ —  le  torse  d'un  Apollon  enfoncé  dans  un  marécage  !  Com- 
bien cela  serait  plus  noble,  plus  conciliant  et  plus  élevé,  si  Heine  eût 
rassemblé  toutes  ses  grandes  qualités  d'esprit,  qui  ne  connaissent 
pas  de  repos,  même  sur  son  lit  de  douleur,  pour  une  œuvre  digne  de 
son  talent,  s'il  eût  fini  par  un  chant  de  cygne  saintement  sublime, 
au  lieu  d'un  croassement  hargneux  d'oiseau  moqueur  !  L'admiration 
pour  son  merveilleux  talent  me  fit  jadis  rechercher  sa  connaissance  ; 
une  compassion  sincère  pour  ses  souffrances  me  fit  rester  (ausharren) 
à  son  chevet  de  douleur,  lorsque  d'autres,  effrayés  par  la  décomposi- 
tion et  la  pourriture  morales,  étaient  déjà  depuis  longtemps  éloignés. 
Je  ne  veux  point  me  plaindre  de  ma  persévérance,  mais  j'aurais  dû  me 
rappeler  que  lorsqu'une  telle  image  divine  s'écroule  dans  la  boue,  cela 
n'arrive  pas  sans  que  les  assistants  en  soient  éclaboussés... 

Le  procès  que  Dessauer  intenta  à  Saphir  et  à  Gustave  Heine 
fut  plaidé  après  la  mort  de  Heine,  au  printemps  de  1856.  Gus- 
tave Heine  ne  fut  pas  reconnu  coupable,  parce  que  le  tribunal 
ne  trouva  point  «  injurieuse  »  la  lettre  de  son  frère,  et  il  ne  fut 
point  appelé  devant  les  juges. 

Quant  à  Saphir,  il  dut  comparaître  devant  le  tribunal.  L'épi- 
sode de  l'emprunt  ne  fut  pas  prouvé,  au  contraire,  Gustave 
Heine  déposa  d'abord  sous  serment  que,  peu  avant  sa  mort, 
en  novembre  1855,  son  frère  lui  avait  de  nouveau  juré  ete-n'avoir 
jamais  demandé  d'argent  à  Dessauer  ;  puis  il  déclara  que  deux 


GE0RG1     SAND  157 

-m  auparavant  Dossauer  était  venu  le  voir  et,  en  se  recom 
mandant  du  nom  d'ami  de  son  frère,  lui  aurait  demandé 
quelques  lignes  favorables  pour  son  nouvel  opéra  Paguita.  Mai- 
en  oe  qui  touchait  à  la  Lettre  d'Auersperg,  Henri  Urine,  au 
dire  de  Gustave  lui-même,  avait  refusé  de  répondre  el  n'avait 
A  toutes  ses  questions  répété  que  ceci  :  <■  Je  Buis  un  mourant, 
je  ne  veux  et  ne  puis  aujourd'hui  faire  aucune  polémique... 

Ainsi,  le  procès  même  ne  servi!  pas  à  éclaircir  la  question,  ni 
à  faire  connaître  pour  quelle  raison  Heine  avail  ainsi  insulté 
Dessauer,  el  la  prétendue  diffamation  attribuée  à  Dessauer  doit 
être  tenue  pour  une  invention  gratuite  du  poète. 

Nous  empruntons  ces  détails  au  livre  du  docteur  Frankl- 
Hocliwarl  qui  dit  encore,  —  on  se  basant  sur  les  communica- 
tions orales  que  son  père  lit  trente  ans  plus  tard  au  romancier 
Dharles-Émile  Franzos,  et  visiblement  préoccupé  de  ne  pas  se 
prononcer  contre  Heine,  —  que  l'opinion  publique  fut  d'abord 
défavorable  au  poète,  surtout  après  la  publication  des  lettres  de 
jGreorge  Sand  et  d'Auersperg;  que  la  lettre  de  Mme  Sand  souleva 
comme  une  onde  de  respectueuse  sympathie  pour  la  grande  ro- 
mancière; qu'on  reprochait  à  Heine  d'avoir  fait  cause  commune 
avec  un  individu  du  genre  de  Saphir.  Puis,  après  la  mort  du 
poète,  comme  cela  arrive  toujours,  les  regrets  unanimes  firent 
virer  l'opinion  en  sa  faveur.  Ce  même  respect  pour  sa  mémoire 
et  le  désir  d'atténuer  l'impression  pénible  produite  par  une  action 
si  basse  du  grand  méchant  malade  animèrent  sans  doute 
le  docteur  Frankl  lui-même  ;  malgré  son  amour  inné  de  la  vérité, 
il  s'efforce  de  concilier  l'inconciliable. 

Nous  nous  sommes,  comme  toujours,  tenu  aux  documents. 
lis  confirment  qu'en  toute  cette  histoire,  Heine  fit  preuve  d'une 
incompréhensible  rancune  contre  Dessauer.  Il  ne  voulut  pas 
avouer  franchement  que,  par  amour  pour  les  bons  mots  et  fort 
légèrement,  il  fut  Fauteur  du  potin,  et  finalement  il  se  fâcha 
lui-même,  lorsque  son  bavardage  fut  réfuté.  H  attaqua  Meyer- 
beer  et  Dessauer  dans  un  nouveau  pamphlet  très  indécent  (le 
Wanzerich)  et  en  même  temps  il  se  plaignait  d'être  leur  victime 
dans  ses  lettres  à  Rampe  (28  août  1855). 


i58  GEORGE    SAND 

Mais  Heine  fut  surtout  fâché  parce  que  George  Sand  prit  la 
défense  de  Dessauer,  comme  on  peut  le  voir  par  sa  lettre  à  M.  de 
Mars,  datée  du  8  septembre  1855  : 

Mon  cher  monsieur  de  Mars, 

Si  vous  pouvez  me  donner  quelques  minutes  demain  ou  après- 
demain  vous  me  feriez  grand  plaisir.  J'ai  à  vous  consulter,  vous  ou 
Buloz,  sur  une  lettre  de  George  Sand  qu'on  vient  d'imprimer  en 
Allemagne  où  elle  me  traite  de  la  manière  la  plus  indigne.  Vous 
devriez  me  conseiller  ce  que  j'ai  à  faire  en  cette  occurrence  où  ma 
bonnacité  (sic)  est  réellement  mise  à  une  rude  épreuve.  Je  n'y  com- 
prends rien  ;  il  paraît  réellement  que  c'est  un  parti  pris  de  cette  mal- 
heureuse femme  d'injurier  tous  ceux  qui  lui  ont  montré  un  intérêt 
sincère.  H  faut  beaucoup  pardonner  aux  femmes,  je  le  sais  bien,  ce  que 
je  viens  de  vous  dire  est  confidentiel,  et  je  vous  prie  de  n'en  parler  à 
personne. 

Tout  à  vous. 

Signé  :  Henri  Heine  (1). 

P.-S.  —  Je  viens  de  finir  mon  travail  pour  Taillandier  que  je  lui 
envoie  en  même  temps  ;  il  m'a  promis  de  venir  demain  matin  chez 
moi  (2). 

Nous  avons  vu  toutefois  que  dans  sa  réponse  à  Dessauer 
Mme  Sand  ne  traitait  Heine  pas  «  d'une  manière  indigne  », 
elle  se  disait  simplement  prête  à  encourir  le  mécontentement 
de  vieux  amis,  si  cela  était  nécessaire,  pour  défendre  Dessauer 
contre  une  calomnie. 

C'est  ainsi  que  Heine  transporta  une  partie  de  sa  rancune 
contre  le  musicien  sur  sa  «  chère  et  aimable  cousine  »  d'autre- 
fois, il  semble  l'avoir  gardée  jusqu'à  sa  mort,  survenue  moins 
d'un  an  après. 

Il  est  clair,  d'autre  part,  que  Dessauer  fut  vivement  touché 
de  ce  que  George  Sand  fit  pour  lui,  ainsi  que  le  prouve  sa 
lettre  du  33  novembre.  Cette  lettre,  outre  son  importance  pour 
l'histoire  des  relations  entre  George  Sand  et  Heine,  nous 
offre  comme  un  petit  instantané  des  soirées  de  la  rue  Figalle 

(1)  Cette  signature  seule  est  de  la  main  d'Henri  Heine. 

(2)  Inédite. 


GE0RG1     S AND 

où  Mme  Sanil  ci  Chopin  passèrent  Leurs  plus  heureux  jours. 
Elle  marque  aussi  les  sentiments  d'amitié  que  Dessauer  el 
Mine  Sand  gardèrent  L'un  pour  l'autre  à  travers  une  longue 
Bérie  d'années.  Cette  amitié  reprit  de  plus  belle  après  la  risite 

que     Dessauer     lit    à    Mme    Sand    el    à    sa,    famille    à    Noliant. 

eu  L863.  Il  redevint  un  intime  de  la  maison,  se  prit  d'une  grande 

Sympathie   pour   la    jeune   bru   de   Mme  Sand,    Mme    Lina.   cl    à 

partir  de  ce  momenl  jusqu'à  sa  mort,  il  envoya  Ions  les  ans 
pour  l'anniversaire  de  la  grande  romancière,  fcantôl   un  petit 

paysage  crayonné  d'après  nature  à  Isclil  ou  à,  (imundeii,  tantôt 
un  bouquet  de  fleurs  des  Alpes,  sachant  (pie  rien  ne  serait  si 
doux  au  cœur  du  poète  et  botaniste,  ex-Voyageur,  que  ces 
fleurs  venues  do  son  cher  Tyrol. 

Dessauer  signait  toutes  ses  lettres  soit  du  nom  de  Crishni, 
soit  de  celui  du  vieux  Favilla,  car  Mme  Sand  ne  cachait  point 
qu'il  lui  avait  servi  de  modèle  pour  son  Maître  Favilla,  vieux 
musicien  amant  de  l'idéal,  un  peu  fou,  un  peu  hypocondriaque, 
héros  de  la  pièce  de  ce  nom,  écrite  vers  1851,  dédiée  à  Dessauer, 
et  d'abord  intitulée  Nello  le  violoniste,  mais  plus  tard  entière- 
ment remaniée,  jouée  à  l'Odéon,  en  1855,  sous  son  vrai  nom 
de  Maître  Favilla  et  en  dernier  lieu  dédiée  à  Rouvière(l). 

Il  nous  semble  pourtant  qu'elle  s'était  inspirée  déjà  sinon 
de  la  personnalité,  du  moins  des  récits  et  des  souvenirs  du  com- 
positeur autrichien  sur  ses  toutes  premières  impressions  demi- 
enfantines,  au  milieu  des  montagnes  de  sa  patrie  et  sur  le 
premier  éveil  du  talent  dans  son  âme.  Nous  n'avons  jamais  pu 
relire  la  jolie  bluette  de  George  Sand,  Cari,  publiée  dans  la 
Gazette  musicale  en  1843,  sans  y  sentir  vaguement  la  réminis- 
cence de  vrais  souvenirs,  et  sans  penser  que  lorsque  George 
Sand  l'écrivait,  elle  devait  indubitablement  se  trouver  sous 
l'impression  des  récits  de  quelque  musicien  allemand  ou  autri- 
chien, qui,  ayant  grandi  dans  les  montagnes,  avait  réellement 
entendu  dans  la  nature  ce  qu'un  compositeur  élevé  dans  une 
ville  ne  pourrait  jamais  entendre. 

(1)  V.  plus  loin  ehap.  xi. 


i6o  GEORGE    SAND 

Dans  Cari,  l'auteur  touche  au  problème  de  la  vraie  voca- 
tion artistique  qui  se  manifestera  toujours,  même  si  elle  est 
persécutée  ;  alors  elle  prend  parfois  la  forme  d'hallucinations 
artistiques,  ou  même  de  somnambulisme.  C'est  ce  qui  arrive  au 
petit  malade  Cari,  le  fils  d'un  aubergiste  tyrolien.  Une  fois, 
tout  petit  enfant,  Cari  entendit  le  jeu  d'un  maestro  qui, 
pendant  un  voyage,  s'était  arrêté  dans  leur  auberge.  Cela 
éveilla  d'emblée  son  talent  endormi.  H  aurait  volontiers 
appris  la  musique,  si  son  père,  avare  et  ignare,  n'eût  de  toutes 
ses  forces  arrêté  ses  élans  artistiques.  Mais  le  garçon  com- 
mença à  dépérir,  à  languir  ;  le  jour,  il  paraissait  oppressé  et 
presque  imbécile,  inapte  à  toute  besogne,  et  la  nuit,  pendant 
ses  promenades  somnambulesques,  il  chantait  tout  ce  qu'il  avait 
entendu  beaucoup  d'années  auparavant.  Un  ami  du  feu  maestro 
prit  le  petit  Cari  à  son  service  et  par  hasard  fut  témoin  de  ses 
nocturnes  et  fantastiques  promenades  par  monts  et  par  vaux, 
pendant  lesquelles  Cari  chantait  et  rechantait  une  phrase  musi- 
cale de  son  ami  le  compositeur.  (George  Sand  fait,  à  cette  occa- 
sion, réapparaître  chaque  fois,  au  milieu  de  son  texte,  une  ligne 
de  musique,  écrite  pour  elle  par  Halévy.)  Grâce  à  cette  phrase 
musicale,  l'ami  du  compositeur  mort  se  prend  d'intérêt  et  de 
pitié  pour  le  pauvre  garçon,  s'aperçoit  de  son  talent,  le  sauve 
de  quelque  maladie  finale  et  de  l'imbécillité  qui  le  menace,  s'il 
reste  dans  un  milieu  qui  l'opprime,  et  Cari  devient  un  musi- 
cien. 

George  Sand  touchait  souvent  au  problème  de  la  naissance 
et  du  développement  du  talent  ;  elle  peignait  1' ambiar.ee  indis- 
pensable à  sa  croissance  et  montrait  combien  dans  un  milieu 
bourgeois  il  lui  était  facile  de  périr.  C'est  ainsi  que,  tout  au  com- 
mencement de  sa  carrière,  elle  écrivit  la  Fille  d'Albano,  et  à 
son  déclin,  le  Château  de  Pictordu.  Ici  comme  là,  nous  assistons 
au  réveil  inconscient  du  talent,  qui,  inconsciemment  encore, 
lutte  contre  son  entourage  et  ne  s'échappe  que  grâce  à  d'heu- 
reuses circonstances  ou  parce  qu'il  devient  conscient  du  vrai 
but  de  son  existence. 

]NTous  anticipons  un  peu  sur  les  événements  en  parlant  de  Cari 


GEORGE  SAND  161 

qui  parut  Lorsque  Mme  Sand  avail  déjà  quitté  la  rue  Pigalle. 
C'est  que  Cari  u'esl  pas  Beulemenl  une  réminiscence  de  la 
personnalité  de  Dessauer  :  c'est  l'atmosphère  intensément  mu- 
sicale el  ariistc  de  l'appartemenl  de  la  rue  Pigalle  qui  a  l'ait 

liai t rr  06  conte  minuscule  comme  le  grandiose  nunan  de  CûVh 
siiclo. 

En  général,  les  années  1838-1842  dans  la  vie  de  George  Sand 
furent  surtout  consacrées  aux  intérêts  artistiques  et  philoso- 
phiques; ce  n'est  que  vers  la  lin  de  cette  période  que  l'élément 

artiste  semble  céder  le  pas  à  l'élément  social  et  politique, 
et  que  l'intérêt  pour  les  questions  purement  philosophiques 
l'ail  place  au  désir  de  les  mettre  en  pratique  aussi  bien  dans  ses 
œuvres  que  dans  sa  vie. 

lue  t'ois  installée  rue  Pigalle,  George  Sand  renouvela  et  cul- 
tiva ses  relations  amicales  avec  les  artistes  :  Bocage  et  Marie 
Dorval,  d'autant  plus  qu'elle  voulut  s'essayer  dans  la  littérature 
proprement  dramatique  et  écrivit  d'abord  un  petit  proverbe,  les 
Mississipiens,  qui  ne  vit  jamais  la  rampe  et  n'y  prétendait  point, 
puis  un  drame,  Cosima,  qui  fut  reçu  à  la  Comédie-Française  et 
mis  à  l'étude  en  l'hiver  de  1839-40.  George  Sand  désirait  expres- 
sément que  le  rôle  principal  fût  confié  à  son  amie  Mme  Dorval, 
mais  il  fallait  pour  cela  qu'elle  fît  partie  de  la  troupe  du  premier 
théâtre  de  France,  or,  elle  n'en  était  point.  George  Sand  mit 
tout  en  œuvre,  agit  auprès  de  Buloz  qui  était  directeur  de  la  Co- 
médie, et  réussit  enfin  à  y  faire  entrer  Mme  Dorval.  Mais  le 
début  des  répétitions  se  fit  longtemps  attendre  et  même  quand 
elles  étaient  déjà  commencées,  la  représentation  fut  remise  d'un 
jour  à  l'autre,  —  on  ne  sait  pas  trop  pourquoi.  George  Sand 
écrivait  que  les  répétitions  allaient  commencer,  déjà  dans  la 
lettre  à  Papet  du  1er  novembre  1839,  —  et  le  15  janvier  1840,  à 
la  fin  d'une  lettre  (traitant  d'affaires  et  surtout  de  Y  Hôtel  de  Xar- 
bonne)  adressée  à  son  frère,  George  Sand  écrit  de  nouveau  : 

Mon  drame  n'est  pas  encore  en  répétition,  je  ne  crois  pas  qu'il  soit 
joué  avant  le  commencement  de  mars,  quoique  Buloz  se  flatte  de  le 
produire  aux  premiers  jours  de  février.  Il  y  a  une  grande  comédie  de 
Scribe,  qui,  de  droit,  passe  avant  la  mienne,  car  j'ai  laissé  passer  mon 


ï62  GEORGE    SAND 

tour.  Mais  je  ne  me  repens  pas.  J'ai  Mme  Dorval  et  tout  ce  qu'il  y 
a  de  mieux  en  acteurs.  Mlle  Mars  n'en  est  pas  moins  charmante  avec 
moi.  Elle  désire  que  je  lui  fasse  une  pièce,  et  je  tâcherai,  si  j'ai  un 
succès  pour  la  première.  Je  compte  toujours  sur  toi  pour  claquer,  et 
Pierret  (1)  ne  se  lave  plus  les  mains,  afin  de  les  avoir  plus  épaisses  ce 
jour-là.  Bonsoir,  mon  vieux,  ne  rêve  pas  trop  à  la  Divine  (2),  tu  as 
le  temps  de  te  renflammer...  (3). 

Le  27  février,  elle  lui  annonce  pourtant  que  la  pièce  est  tou- 
jours «  à  la  veille  d'entrer  en  répétitions  »  et  qu'à  son  avis 
cette  «  veille  »  sera  celle  du  jugement  dernier,  que  le  comité  du 
théâtre  «  se  prend  aux  cheveux  avec  le  ministère  »,  qu'on  parle 
même  de  la  dissolution  de  toute  la  société  de  la  Comédie,  que 
«  le  ministre  veut  donner  sa  démission  prétendant  qu'il  aimerait 
mieux  gouverner  une  bande  d'anthropophages  que  les  comé- 
diens du  Théâtre-Français  »,  que  «  Buloz  perd  l'esprit  qui  lui 
reste  »,  et  qu'elle,  «  tâche  d'attendre  avec  patience  la  fin  de  la 
bataille  ». 

...  Pour  couronner  tous  mes  ennuis,  j'aurai  peut-être  une  sifflade 
de  première  classe  et  force  pommes  plus  ou  moins  cuites.  Enfin,  vogue 
la  galère  !  Que  j'aie  un  succès  ou  une  chute,  j'irai  me  reposer  à  Nohant 
de  la  vie  de  Paris,  à  laquelle  je  ne  me  fais  pas  et  ne  me  ferai,  je  crois, 
jamais...  (4). 

Le  25  mars,  elle  invite  son  ami  Gustave  Papet  à  venir  à  Paris, 
espérant  que  la  pièce  va  être  jouée  dans  les  premiers  jours 
d'avril. 

Cher  Papiche,  ma  pièce  sera  jouée  pour  sûr  dans  les  huit  premiers 
jours  d'avril.  Viens,  car  tu  me  l'as  promis.  La  pièce  ne  vaut  pas  le 
diable.  Mais  l'envie  que  nous  avons  de  te  voir  vaut  bien  que  tu  fasses 
le  voyage.  J'ai  pour  toi  la  table,  le  logement,  la  chandelle,  le  tabac, 
le  domino,  le  vin,  le  thé  et  tout  ce  qui  s'ensuit.  Tu  descendras  rue 
Pigalle,  n°  16,  n'importe  à  quelle  heure  de  jour  ou  de  nuit.  Ainsi,  viens  ! 


(1)  Si  le  lecteur  se  rappelle,  c'étaitj[un  ami  intime  de  Sophie-Antoinette 
Dupin,  mère  de  Mme  Sand. 

(2)  C'est-à-dire  Mme  Dorval. 

(3)  Inédite. 

(4)  Corresp.,  t,  II,  p.  150-151. 


GEORGE  SAND  163 

Cela  me  rendra  un  peu  de  gaieté,  car  cette  pièce  i  taire  répéter,  la 
grippe  i'i  l'air  de  Paria  m'ont  donné  un  idiotisme  spleenétique.  Mon 
foie  eel  assez  malade,  ,-i  oe  que  dit  Gaubert  (I).  Toi  seul  connaîtras 

mon  mal  et  le  guériras.  Que  068  raisons  te  la    ml  donc  arriver  au  plus 

vite.  S'il  faut  même  que  je  suis  à  L'agonie,  j'avalerai  de  la  mort-aux* 

ratS, pOUrVU  que  tu  viennes.  Adieu,  mille  tendre.—  e-  a   !"i:  père.  Tâche 

d'amener  Boutarin  (2),  Fleuiy,  Charles,   Etollinat,  tous  nos  deux 

Mais  je  ni'  les  espère  guère.  Us  sont  si  paresseux!  Il-  -mit  dan    la  va-e. 

berrichonne  comme  <U->  anus  perdues  (3). 

La  première  de  Co&i/ma  mil  enfin  lieu  le  2(J  avril.  La  pièce 
n'eut  pas  de  succès,  on  plutôt  elle  n'eut  qu'un  succès  d'estime, 
c'est-à-dire  qu'elle  ne  tomba  pas  grâce  au  nom  de  l'auteur, 
niais  elle  souleva  par  quelques  phrases  audacieuses  des  pro- 
testations d'une  certaine  partie  du  public  et  fut  froidement 
reçue  en  général. 

Henri  Heine  qui  consacra  à  George  Sand  justement  à  propos 
de  cette  première  de  Cosima  toute  une  Lettre  parisienne  (nous 
l'avons  déjà  citée  à  plusieurs  reprises),  dit  dans  la  première 
partie  de  cette  Lettre,  datée  du  30  avril  1840,  que  le  renom  de 
l'auteur,  certaines  passions  haineuses  et  différentes  autres  causes 
amenèrent  ce  jour-là  une  foule  au  théâtre  ;  qu'il  se  préparait 
d'avance  force  intrigues  contre  la  pièce  ;  que  cabale  et  rancunes 
s'unirent  à  la  plus  basse  jalousie  de  métier  ;  que  l'audacieux 
auteur  devait  payer  pour  toutes  ses  «  idées  anti-religieuses  et 
subversives  »,  mais  que  lui,  Heine,  ne  saurait  dire  «  en  toute 
conscience  si  ce  fut  un  fiasco  décisif  ou  bien  un  succès  douteux  ». 

...  Le  respect  devant  le  grand  nom  avait  peut-être  paralysé  certaines 
mauvaises  intentions.  Je  m'attendais  au  pire.  Tous  les  antagonistes 
de  l'auteur  s'étaient  donné  rendez-vous  dans  l'immense  salle  du 
Théâtre-Français,  qui  contient  plus  de  deux  mille  personnes.  L'ad- 
ministration avait  donné  à  peu  près  cent  quarante  billets  au  service 
de  l'auteur,  pour  les  distribuer  à  ses  amis,  je  crois  toutefois  qu'étiquettes 

(1)  Le  docteur  Gaubert  jeune.  Son  père  (ou  oncle),  grand  ami  de  Chopin 
et  de  George  Sand,  mourut  au  printemps  de  1839,  pendant  le  séjour  de 
Mme  Sand  à  Marseille.  (Cf.  Corresp.,  t.  II,  p.  144,  et  la  lettre  inédite  à 
Mme  Marliani  du  22  avril  1839  donnée  plus  haut.) 

(2)  Sobriquet  de  Duteil. 

(3)  Inédite. 


i64  GEORGE    SAND 

par  le  caprice  féminin,  ils  ne  parvinrent  que  rarement  dans  de  bonnes 
mains,  celles  qui  applaudissent.  Il  n'était  pas  même  question  d'une 
claque  organisée,  son  chef  habituel  avait  bien  offert  ses  services,  mais 
trouva  sourde  oreille  chez  le  fier  auteur  de  Lélia.  Les  soi-disant  Romains 
qui  ont  l'habitude  de  si  bravement  applaudir  au  milieu  du  parterre, 
sous  le  grand  lustre,  lorsqu'on  donne  une  pièce  de  Scribe  ou  d'Ancelot, 
n'étaient  pas  visibles  hier.  Les  applaudissements  qui  se  firent  souvent 
entendre  quand  même,  et  assez  longuement,  firent  d'autant  plus  d'hon- 
neur. Pendant  le  cinquième  acte,  on  put  ouïr  quelques  sons  hostiles, 
et  pourtant  cet  acte  contient  plus  de  beautés  poétiques  et  drama- 
tiques que  les  précédents,  dans  lesquels  la  tendance  à  éviter  tout  ce 
qui  pourrait  choquer  tourne  au  timoré  fort  déplaisant... 

Ne  s'expliquant  point  définitivement  sur  les  défauts  ou  les 
qualités  du  drame,  Heine  ajoute  encore  que  tous  les  acteurs,, 
sauf  Mme  Dorval,  furent  très  médiocres.  11  assure  que  l'au- 
teur lui  avait  dit  un  jour  que  quoique  effectivement  tous  ses 
compatriotes  fussent  acteurs  de  naissance,  c'étaient  les  plus 
mal  doués  qui  entraient  au  théâtre.  Heine  terminait  cette  pre- 
mière Lettre  en  déclarant  que  personnellement  il  ne  partageait 
point  toutes  les  idées  de  George  Sand,  mais  qu'il  serait  malséant 
de  l'affirmer  à  un  moment  où  tous  les  ennemis  s'étaient  ligués 
contre  elle. 

...  Mais  que  diable  allait-elle  faire  sur  cette  galère?  Ne  savait-elle 
pas  qu'un  sifflet  s'achetait  pour  un  sou  et  que  la  plus  misérable  médio- 
crité pouvait  jouer  de  cet  instrument  en  virtuose?  Nous  avons  vu 
des  gens  qui  savaient  siffler  comme  s'ils  étaient  des  Paganini...  (1). 

Dans  la  Notice  ultérieure  (1854),  Heine  nomme  sans  ambages 
Cosima  «  un  essai  parfaitement  manqué,  de  sorte  que  le  front 
habitué  aux  lauriers  fut,  cette  fois,  couronné  d'épines  très 
cruelles...  » 

Comme  nous  le  savons  déjà,  George  Sand  assista  à  cette  pre- 
mière dans  une  loge  en  compagnie  de  Liszt  et  de  Mme  d'A- 
goult  (2).  Elle  accepta  sa  défaite  avec  beaucoup  de  calme,  elle 
ne  l'attribua  toutefois  ni  aux  défauts  de  la  pièce,  ni  à  celui  de  son 

(1)  Framôsùehe  Zustânde,  IV  Theil,  p.  294. 

(2)  V.  notre  tome  II,  p.  371. 


GEORGE    sAND  165 

talent  dramatique,  mais  bien  à  cette  même  animosité  pour  les 
idées  générales  de  l'auteur,  que  rencontraient  t<»u<  ses  romans; 
elle  expliquait  donc  son  fiasco  par  Les  mêmei  causes  que  Heine. 
Seulement,  à  ['encontre  de  Heine,  elle  décril  la  contenance  du 
public  ;ui  théâtre  comme  plus  bruyante  «* <  moins  retenue. 

Paris,  !"  mai  L840  (1). 
Cher  Carabiacai  (2), 

J'ai  été  huée  e1  dfflée  comme  je  m'y  ai  tendais.  Chaque  mol  approuvé 
e1  aimé  de  toi  el  de  mes  amis  a  soulevé  des  relais  de  rire  ei  <\c<  tem- 
pêtes d'indignation.  On  criait  but  tous  Les  lianes  que  la  pièce  étail 
immorale;  il  n'est  pas  sûr  que  le  gouvernemenl  ne  la  défende  pas. 
Les  acteurs, déconcertés  par  ce  mauvais  accueil,  avaient  perdu  la  boule 
et  jouaient  tout  de  travers.  Enfin  la  pièce  a  été  toul  jusqu'au  bout 
très  attaquée  et  très  défendue,  très  applaudie  el  très  sifflée.  Je  suis 
contente  du  résultat  et  je  ne  changerai  pas  un  mot  aux  représenta- 
tions suivantes,  .l'étais  là,  fort  tranquille  et  même  fort  gaie,  car  on 
a  beau  dire  et  beau  croire  que  l'auteur  doit  être  accablé,  tremblant 
et  agité  :  je  n'ai  rien  éprouvé  de  tout  cela,  et  l'incident  me  paraît 
burlesque.  S'il  y  a  un  côté  triste,  c'est  de  voir  la  grossièreté  et  la  pro- 
fonde corruption  du  goût.  Je  n'ai  jamais  pensé  que  ma  pièce  fût  belle  ; 
mais  je  croirai  toujours  qu'elle  est  foncièrement  honnête  et  que  le 
sentiment  en  est  pur  et  délicat.  Je  supporte  philosophiquement  la 
contradiction;  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  je  sais  dans  quel  temps 
nous  vivons  et  à  quels  gens  nous  avons  affaire.  Laissons-les  crier  ! 
nous  n'aurions  plus  rien  à  faire,  s'ils  n'étaient  ce  qu'ils  sont.  Console- 
toi  de  mon  accident.  Je  l'avais  prévu,  tu  le  sais,  et  j'étais  aussi  calme 
et  aussi  résolue  la  veille  que  je  le  suis  le  lendemain.  Si  la  pièce  n'est 
pas  défendue,  je  crois  qu'elle  ira  son  train  et  qu'on  finira  par  l'écouter. 
Sinon,  j'aurai  fait  ce  que  je  devais  et  je  recommencerai  à  dire  ce  que 
je  veux  dire  toute  ma  vie,  n'importe  sous  quelle  forme  (3).  Reviens- 

(1)  Correspondance,  t.  II,  p.  152. 

(2)  C'était  le  sobriquet  du  graveur  Luigi  Calamatta,  qu'on  surnommait 
encore  dans  la  maison  de  George  Sand  le  Calamajo  (ce  qui  est  plus  adapté 
à  un  graveur). 

(3)  George  Sand  dit  dans  une  lettre  à  Sainte-Beuve,  datant  de  la  même 
époque  et  dans  laquelle  elle  se  plaint  assez  amèrement  des  changements  et 
des  coupures  que  l'on  fait  subir  à  Cosima  aux  répétitions,  qu'elle  n'avait 
jamais  pensé  d'abord  à  ce  que  sa  pièce  fût  jouée  et  qu'elle  avait  simplement 
revêtu  ses  idées  de  la  forme  dramatique,  comme  déjà  précédemment  elle 
avait  écrit  quelques  <  romans  dialogues  ».  (Cette  lettre  est  imprimée  dans  le 
très  intéressant  volume  de  M.  Clément  Janin,  Dédicaces  et  lettres  autographes. 
Dijon,  1884,  Darantière.  ^ 


i66  GEORGE   SAND 

nous  bientôt.  Tu  me  manques  comme  une  partie  essentielle  de  ma 
vie.  A  toi  de  cœur. 

George. 


Il  est  très  curieux  que  ce  soit  de  ce  même  point  de  vue  que 
Cosima  fût  jugée  par...  l'ultra-rétrograde  critique  russe  Sen- 
kowski  :  il  déclara  que  par  ses  tendances,  par  ses  idées 
générales,  par  ses  sentiments,  enfin  par  le  fond  Cosima  ne  se 
distinguait  en  rien  des  œuvres  les  plus  célèbres  de  la  grande 
romancière.  Nous  trouvons  les  mirifiques  lignes  suivantes  dans 
le  volume  41  de  la  Bibliothèque  de  la  lecture  de  1840  : 

La  grande  Georgius  Sand  enfanta  le  grand  drame  de  Cosima,  lequel 
grand  drame,  ennuyeux  de  par  nature  et  dévergondé  par  le  sujet, 
tomba  la  tête  en  bas,  quoiqu'on  y  voie  exhibée  toute  la  collection  des 
élucubrations  qui  firent  la  gloire  des  romans  de  ladite  Georgius  Sand. 
Je  ne  veux  rien  dire  de  Cosima,  non  plus  ;  c'est  Indiana,  c'est  Lélia, 
c'est  Jacques  et  André,  c'est  Mme  Dudevant  elle-même,  donc  cela 
ne  vaut  pas  la  peine  d'en  parler... 

Dans  la  lettre  inédite  à  son  frère  Hippolyte  Chatiron,  datée 
du  4  mai,  George  Sand  lui  dit  que  : 

Buloz  a  manqué  périr  de  chagrin  des  cabales  qui  ont  culbuté  ma 
pièce.  Je  t'ai  envoyé  ladite  pièce  ;  à  propos,  l'as-tu  reçue  ?  Elle  n'est 
pas  si  mauvaise  que  les  journaux  l'ont  prétendu,  mais  le  Théâtre- 
Français  est  livré  à  toute  sorte  de  divisions,  de  cabales,  d'abus  et  de 
canailleries.  Quoi  qu'il  fasse,  il  périra  par  là.  Sans  Rachel,  ce  serait  fait 
déjà.  Celle-là  est  toujours  sublime.  Ta  divine  Dorval  a  bien  joué 
Cosima  aux  répétitions,  mais  elle  a  perdu  la  tête  aux  sifflets.  J'ai  été 
plus  philosophe  et  j'ai  pris  ma  défaite  comme  quelqu'un  qui  s'y  atten- 
dait, connaissant  le  terrain... 

L'insuccès  de  Cosima,  qui  ne  se  maintint  pas  dans  le  répertoire, 
se  refléta  surtout  sur  la  position  pécuniaire  de  George  Sand, 
qui,  déjà,  n'était  point  brillante  à  ce  moment.  Hippolyte  Cha- 
tiron avait  à  sa  demande  entrepris  la  vérification  de  toute  la 
comptabilité  et  de  la  gestion  de  Nohant,  et  en  général  de  toute 
la  fortune  de  sa  sœur  :  l'examen  fut  concluant.  Les  personnes 
qui  affermaient  le  domaine,  le  géraient  et  le  dirigeaient  en 


Gl  ORGE    SAND 

l'absence  de  Mme  Sand,  si  elles  ae  la  volaient  pas  ouvertement, 
n'en  portaient  |>as  moins  un  grand  préjudice  à  ses  intérêts. 

Toute   une  série  de   lettres   d'Ilippolyte  à   sa   BOBUI  68l    remplie 

de  la  plus  minutieuse  révision  de  toutes  ses  affaires  h  de  son 
budget.  Cliatiron  y  invitait  sa  B03UI  à  s'installer  définitivement 
à   Noliant,  mais    les    essais    faits    précédemment        el    peut-être 

aussi  L'impossibilité  pour  Chopin  de  quitter  Paria  cette  année  — 

forcèrent  Mme  Sand  d'abandonner  l'idée  de  passer  avec  sa  famille 

l'été  de  L840  à  Noliant.  Le  22  janvier  L839  déjà,  à  propos  de 
la  vente  d'un  petit  bois,  Mme  Sand  écrivait  à  son  frère  : 

Cher  ami,  je  viens  d'écrire  à  Duteil  et  de  le  charger  expressément 
de  vendre  «  (  'otc-Noire  »  ou  du  moins  d'y  aider  de  tout  son  pouvoir... 

...  Vends  des  arbres  aussi,  le  plus  que  tu  pourras,  et  ne  t'inquiète 
pas  de  mes  enfants,  les  arbres  ont  le  temps  de  repousser  avant  qu'ils 
aient  à  voir  en  affaires,  je  ne  suis  pas  tutrice  pour  eux,  mais  proprié- 
taire pour  moi,  et  comme  ce  n'est  pas  pour  mes  plaisirs,  mais  pour 
leur  santé  et  leur  éducation  que  j'ai  besoin  d'argent,  s'ils  avaient  le 
malheur  de  compter  avec  moi,  je  n'aurais  à  me  reprocher  que  de  leur 
avoir  donné  apparemment  des  sentiments  vils.  Ce  n'est  pas  sur  cette 
pente-là,  Dieu  merci,  que  je  leur  apprends  à  marcher,  et  je  n'ai  pas 
d'inquiétude  sur  mes  rapports  avec  eux  à  l'avenir.  Si  Duteil  s'obsti- 
nait à  te  contrecarrer,  ce  serait  par  bonne  intention  et  il  n'y  aurait 
pas  à  discuter  ;  mais  il  faudrait  passer  outre,  comme  tu  dis,  car  l'état 
de  vie  que  je  mène  ne  peut  durer.  Jusqu'ici  je  n'ai  vécu  que  de  mon 
travail  et  je  suis  fatiguée.  J'ai  fait  des  tours  de  force  dans  ce  genre, 
mais  il  y  a  six  ans  et  plus  que  cela  dure,  et  je  n'y  pourrais  plus  tenir, 
surtout  donnant  à  mes  enfants  six  heures  de  leçons  au  moins  par 
jour.  Le  grand  profit  pour  eux,  c'est  que  je  les  instruise  et  que  je  ne 
meure  pas  à  la  peine.  Il  faut  donc  absolument  libérer  mes  revenus. 
Je  t'en  charge  ;  c'est  presque  ma  vie  qui  est  en  question,  je  t'assure 
qu'il  faut  que  je  sois  de  fer  pour  résister  à  ce  que  je  fais...  (1). 

Après  avoir  passé  l'été  de  1839  à  Nohant,  George  Sand  dut 
se  convaincre  que  si  les  revenus  n'augmentaient  pas,  ses  dépenses, 
tant  par  rapport  à  l'éducation  de  ses  enfants  que  par  rapport 
à  la  gestion  de  sa  maison  de  campagne,  toujours  pleine  d'invités, 
ne  faisaient  que  s'accroître  de  jour  en  jour,  et  qu'au  bout  du 

(1)  Inédite,  \ 


168  GEORGE    SAND 

compte,  il  était  moins  coûteux  de  vivre  à  Paris,  où  tout  son 
petit  ménage  était  facile  à  surveiller  et  où  il  n'y  avait  pas  d'obli- 
gations imposées  par  la  large  hospitalité  campagnarde.  Voilà 
ce  qu'elle  dit  à  ce  propos  dans  deux  lettres  à  ce  même  Chatiron 
dont  l'une  est  inédite,  l'autre,  imprimée  avec  force  coupures 
dans  la  Correspondance,  doit  être  postérieure,  mais  nous  trou- 
vons utile  de  la  donner  ici,  car  elle  nous  peint  la  position 
matérielle  de  Mme  Sand  qui  l'obligeait  de  rester  à  Paris  en  1840. 

Cher  vieux...  si  tu  me  réponds  de  me  faire  passer  l'été  à  Nohant 
moyennant  quatre  mille  francs,  j'irai.  Mais  je  n'y  ai  jamais  été  sans 
dépenser  quinze  cents  francs  par  mois,  et  comme  ici  je  n'en  dépense 
pas  la  moitié,  ce  n'est  ni  l'amour  du  travail,  ni  celui  de  la  dépense,  ni 
celui  de  la  gloire  qui  me  fait  rester.  J'ignore  si  j'ai  été  pillée,  mais  je 
ne  sais  guère  le  moyen  de  ne  pas  l'être  avec  mon  caractère  et  ma  non- 
chalance, dans  une  maison  aussi  vaste  et  avec  un  genre  de  vie  aussi 
large  que  celui  de  Nohant.  Ici,  je  puis  voir  clair,  tout  se  passe  sous 
mes  yeux,  comme  je  l'entends  et  comme  je  le  veux.  A  Nohant,  entre 
nous  soit  dit,  tu  sais  qu'avant  que  je  sois  levée,  il  y  a  souvent  douze 
personnes  installées  à  la  maison.  Que  puis-je  faire?  Me  poser  en  éco- 
nome, on  m'accusera  de  crasse  ;  laisser  les  choses  aller,  je  n'y  puis 
suffire.  Vois  si  tu  trouves  à  cela  un  remède.  A  Paris,  il  y  a  une  indépen- 
dance admirable,  on  invite  qui  l'on  veut,  et  quand  on  ne  veut  pas 
recevoir,  on  fait  dire  par  son  portier  qu'on  est  sorti.  Pourtant,  je  dé- 
teste Paris  sous  tous  les  autres  rapports,  j'y  engraisse  de  corps  et  j'y 
maigris  d'esprit,  Toi  qui  sais  comme  je  vis  tranquille  et  retirée,  je  ne 
comprends  pas  que  tu  me  dises,  comme  tous  nos  provinciaux,  que  j'y 
suis  pour  la  gloire.  Je  n'ai  point  de  gloire,  je  n'en  ai  jamais  cherché,  et 
je  m'en  soucie  comme  d'une  cigarette.  Je  voudrais  humer  l'air  et  vivre 
en  repos.  J'y  parviens,  mais  tu  vois  et  tu  sais  à  quelle  condition... 

Et  dans  la  lettre  inédite,  datée  du  1er  juillet  1840,  Mme  Sand 
lui  disait  déjà  : 

...  Je  suis  toujours  enchaînée  ici  par  mon  travail.  J'ai  entrepris 
une  affaire  qu'on  m'a  conseillée  qui  est  de  faire  traduire  un  roman 
en  anglais  à  mesure  que  je  le  compose.  En  faisant  paraître  en  Angle- 
terre quinze  jours  avant  Paris,  je  peux  gagner  à  Londres  autant  qu'à 
Paris,  c'est-à-dire  mille  francs  par  volume.  Je  ne  suis  pas  sûre  que 
cela  réussisse  aussi  bien  qu'on  me  le  fait  espérer.  Mais  enfin  c'est  une 
affaire  importante  à  tenter  et  qui,  en  doublant  le  prix  de  mon  travail, 
diminuerait  de  moitié  la  quantité  de  travail  que  je  suis  obligée  de 


GEORGE   SAM) 

iroduire  pour  vivre  avec  quelque  aisance.  Le  malheur  esf  «  [in*  je  ue 
peux  guère  avancer  ma  besogne,  je  n'ai  plue  la  facilité  que  j'avais  autre- 
fois, tant  de  contrariétés  de  toul  genre,  el  d'affaires  tnanquée  .  de 
tracas,  de  dilapidations  inévitables  m'onl  mis  dans  la  tête  un  fond  de 
déoouragemenl  que  j'ai  bien  de  la  peine â  Boulever,  quand  il  faut  prendre 
la  plume,  non  pour  donner  cours  à  une  inspiration  poétique,  comme 

les  lionnes  gens  se  l'imaginent,  niais  pour  gagner  Le  pain  de  la  semaine, 
paver  le  lailleur  de  Maurice,  les  maîtres  de  Solange,  le  pol-au-l'eii,  les 
nippes...  Tout  cela  est  de  la  vile  prose,  et  pour  en  sortir  littérairement, 

pour  monter  à  ce  beau  Parnasse  dont  nous  parle  Boileau,  il  faudrait 
d'autres  ailes  que  le  cri  de  tous  les  vulgaires  besoins  de  la  vie  Je  ue 
sais  si  tu  comprends  ma  souffrance,  mais  elle  est  plus  grande  qu'on 
ne  pense,  et  j'y  succomberai  avant  peu  d'années,  si  cela  continue. 
Que  j'aille  à  Nonant  m'établir  pour  toute  l'année,  qu'y  gagnerai-je? 
Avec  le  train  de  maison  qu'on  y  fait,  je  ne  dépense  pas  moins  de  mille 
franes  par  mois.  C'est  comme  à  Paris,  exactement.  Ajoutez  à  cela 
l'habillement  de  trois  personnes,  car  mes  enfants  sont  des  personnes 
tout  à  fait,  les  leçons  (que  je  prenne  des  maîtres  au  cachet  ici  ou  des 
précepteurs  à  l'année  à  la  campagne)  et  tous  les  imprévus  de  la  dépense 
courante,  il  me  faut,  soit  à  la  campagne,  soit  à  la  ville,  tirer  de  mon 
cerveau  vingt  mille  francs  par  an.  C'est  bien  dur.  Il  faut  bien  des  pages, 
bien  des  mots  pour  cela,  aucun  art  ne  demanderait  autant  de  liberté 
d'esprit  et  surtout  d'indépendance  d'idées  et  de  temps.  Mais  à  quoi 
bon  ces  plaintes?  il  faut  marcher.  Je  ne  te  dis  pas  cela  pour  t' attrister 
sur  mon  sort,  mais  pour  que  tu  comprennes  que  ma  vie  n'est  pas  une 
partie  de  plaisir  et  que  je  n'ai  pas  envie  de  contrecarrer  tes  idées  d'ordre 
et  d'arrangement  à  mon  égard.  Aussitôt  que  je  pourrai  m' envoler  de 
ce  triste  Paris,  où  j'ai  le  spleen,  j'irai  me  reposer  chez  nous.  Mais  il 
faut  que  j'y  porte  quelques  mille  francs,  car  les  revenus  ne  m'y  sou- 
tiendront guère,  à  ce  que  je  vois.  Il  faut  donc  que  je  les  gagne  et  je 
ne  vis  ici  qu'au  jour  le  jour  depuis  un  an,  sans  pouvoir  regarder  en 
face  plus  de  cinq  minutes  un  pauvre  billet  de  cinq  cents  francs...  Cho- 
pin t'embrasse.  Il  est  toujours  bon  comme  un  ange.  Sans  son  amitié 
parfaite  et  délicate,  je  perdrais  souvent  courage... 

George  Sand  revient  souvent  dans  ses  lettres  à  Chatiron  à 
cette  amitié  de  Chopin,  qui  la  réconfortait  et  lui  réchauffait 
l'existence.  Par  exemple,  déjà  le  2  février  1840  elle  écrit  à  son  frère  : 

Chopin  toussaille...  son  petit  train.  C'est  toujours  le  plus  gentil,  le 
plus  modeste  et  le  plus  caché  des  hommes  de  génie...  (1). 

(1)  Inédite. 


170  GEORGE   SAND 

C'est  ainsi  qu'en  restant  cet  été  à  Paris,  Mme  Sand  espérait 
y  dépenser  moins  et  y  gagner  davantage,  d'autant  plus  qu'outre 
le  contract  avec  l'éditeur  anglais  il  se  présentait  encore  une 
autre  affaire  assez  lucrative  :  l'éditeur  célèbre  Perrotin  lui  offrit 
à  des  conditions  fort  belles  de  faire  l'édition  complète  de  toutes 
ses  œuvres  parues.  Il  résulte  d'une  lettre  inédite  à  Papet,  datée 
du  28  août  1840,  que  cette  édition  assurait  à  Mme  Sand  la 
rente  annuelle  de  12  000  francs,  pendant  un  nombre  indéfini 
d'années,  ce  qui  lui  garantissait  une  indépendance  indispensable 
à  son  travail.  Mais  cette  affaire  avec  Perrotin  était  entravée 
par  le  contrat  que  Mme  Sand  avait  conclu  avec  Buloz,  pour 
trois  ans  et  six  mois,  et  qui  donnait  à  Buloz  le  droit  de  faire 
paraître  en  volumes  tous  les  romans  de  George  Sand  publiés 
dans  sa  Revue  ;  ce  contrat  n'était  pas  échu.  Or,  Buloz  assurait 
qu'il  avait  le  droit  d'en  faire  reculer  le  terme.  Il  prétendait 
qu'en  1836  ou  1837,  George  Sand  ne  lui  avait  pas  fourni  sa  copie 
à  date  fixe,  qu'elle  avait  été  payée  durant  ce  temps,  etc..  H 
fallut  alors  rechercher  à  Nohant  toutes  les  vieilles  lettres  de 
Buloz  et  lui  prouver,  documents  en  mains,  que  toutes  les  feuilles 
d'épreuves  lui  avaient  toujours  été  expédiées  bien  régulière- 
ment et  à  dates  fixes  (1-),  et  c'est  alors  seulement  qu'il  consentit, 
moyennant  un  certain  dédommagement,  à  permettre  à  Perrotin 
d'entreprendre  l'édition,  à  la  date  de  1842.  Il  devait  en  outre 
acheter  à  Buloz  tous  les  exemplaires  non  vendus  de  son  édition 
des  œuvres  de  George  Sand. 

Nous  ne  savons  pas  s'il  y  eut,  en  dehors  de  ces  questions  d'af- 
faires, d'autres  causes  qui  ne  permirent  pas  à  Mme  Sand  d'aller 
cet  été  à  la  campagne.  Le  fait  est  que  durant  cet  été  et  l'hiver 
suivant  elle  ne  quitta  Paris  que  pour  accompagner  à  Cambrai 
Mme  Pauline  Viardot,  qui  devait  donner  des  concerts  dans  cette 
ville  (2).  Cette  petite  escapade  est  racontée  dans  deux  lettres 

(1)  Lettres  inédites  à  Hippolyte  du  28  août,  et  à  Papet  de  cette  même  date 
et  du  2  septembre  1840. 

(2)  Nous  avons  déjà  vu  par  la  lettre  de  Balzac  de  1841  (v.  plus  haut) 
qu'il  déclare  catégoriquement  que  Mme  Sand  n'était  «  pas  sortie  de  Paris 
l'année  dernière  ».  Mais,  outre  cette  déclaration,  nous  voyons  encore  par 
toutes  les  lettres  "et  les  adresses  des  lettres  de  George  Sand  et  à  George  Sand 


GEORGE  S  AND  «7' 

publiées  cl  deux  Ici  lies  inédites  de  George  Sand,  cl  conmic  tou- 
jours on  a  retranché  des  deux  lettres  imprimées  dans  la  Com 
pondemee  (les  lettres  du  L8  août  à  Chopin  el  du  L5  aoûl  à 
Maurice)  plusieurs  lignes  el  certaines  locutions  très  pré- 
cieuses pour  le  biographe,  C'esl  ainsi  que  Mme  Sand  raconte  à  Cho- 
pin ses  Impressions  oambrésiennes  : 

Cambrai,  13  août  1840. 
Cher  enfant, 

Je  suis  arrivée  à  midi  bien  fatiguée;  car  il  y  a  quarante-cinq  lieues 
et  non  trente-cinq  de  Paris  jusqu'ici.  Nous  vous  raconterons  de  belles 
choses  îles  bourgeois  de  Cambrai.  Ils  sont  beaux,  ils  sont  bêtes,  ils 
sont  épiciers  ;  c'est  le  sublime  du  genre.  Si  la  Marche  historique  ne 
nous  console  pas,  nous  sommes  capables  de  mourir  d'ennui  des  poli- 
tesses qu'on  nous  fait.  Nous  sommes  logés  comme  des  princes  ;  mais 
quels  hôtes,  quelles  conversations,  quels  dîners  !  nous  en  rions  quand 
nous  sommes  ensemble  ;  mais  quand  nous  sommes  devant  l'ennemi, 
quelle  piteuse  figure  nous  faisons  !  Je  ne  désire  plus  vous  voir  arriver  ; 
mais  j'aspire  à  m'en  aller  bien  vite,  et  je  commence  à  comprendre 
pourquoi  mon  Chop  ne  veut  pas  donner  de  concerts.  Il  serait  possible 
que  Pauline  Viardot  ne  chantât  pas  après-demain,  faute  d'une  salle. 
Nous  repartirons  peut-être  un  jour  plus  tôt.  Je  voudrais  être  déjà  loin 
des  Cambrésiens  et  des  Cambrésiennes. 

pendant  cette  année  de  1840  qu'elle  ne  quitta  pas  la  rue  Pigalle  d'octobre 
1839  à  juin  1841. 

M.  Ferdinand  Hœsick  qui  publia  dans  la  Biblioteka  Warszawska  de  1899 
un  très  intéressant  article  sur  les  relations  entre  Chopin  et  Fontana  et  qui 
prouva  clairement  par  la  confrontation  des  lettres  autographes  de  Chopin 
avec  les  lettres  tronquées,  changées  et  fantaisistement  datées  par  Kara- 
sowski,  combien  peu  il  fallait  se  fier  au  texte  et  aux  dates  de  ce  dernier,  recons- 
titua la  chronologie  de  presque  toutes  les  lettres  de  Chopin  à  Fontana.  Il 
ne  s'abuse  qu'en  disant  (p.  17  de  la  Bibliothèque  W.  de  juillet  1899)  qu'à»  l'ar- 
rivée de  l'été  il  s'y  rendit  de  nouveau  »  (à  Nohant).  Cette  assertion  n'est 
basée  sur  rien,  car,  comme  nous  venons  de  le  dire,  on  voit  par  le  contenu, 
les  adresses  et  les  dates  de  toutes  les  lettres  tant  imprimées  qu'inédites  de 
George  Sand  et  à  George  Sand,  que  pendant  une  année  et  demie  elle  ne 
quitta  Paris  que  pour  deux  jours  et  n'alla  point  du  tout  à  Nohant.  Il 
serait  ridicule  alors  de  croire  que  Chopin  y  alla  seul.  Donc  la  lettre  de  Chopin 
écrite  de  Nohant  et  datée  de  mercredi,  dans  laquelle  Chopin  prie  Fontana 
d'aérer  l'appartement  et  d'y  faire  faire  du  feu  avant  «  leur  arrivée  à  Paris  », 
ne  doit  pas  être  rapportée  à  1840,  mais  bien  à  1842  ou  même  1843.  Cette 
lettre  commence  par  les  mots  :  «  Mo  je  koehanie.  Przyjezdamy  z  pewnoscia  w; 
poniedzialek,  to  jest  2-go  o  godzinie  2-giei  z  poludnia...  »  et  on  y  trouve 
l'allusion  à  «  V accompagnement  de  Vhonoré  M.  Lenz  »,  or,  Lenz  (voir  plus 
loin)  ne  fit  la  connaissance  de  Chopin  qu'en  1842,  —  donc  cette  lettre  ne  peut 
pas  avoir  été  écrite  plus  tôt. 


i72  GEORGE    SAND 

Bonsoir,  Chip-Chip  ;  bonsoir,  Solange  ;  bonsoir,  Bouli.  Je  vais  me  cou- 
cher, je  tombe  de  fatigue.  Aimez  votre  vieille  comme  elle  vous  aime... 

Dans  la  lettre  à  Maurice;  datée  du  15  août,  nous  trouvons  un 
peu  plus  de  détails  sur  le  train  provincial  et  épicier  de  la  «  so- 
ciété cambrésienne  »  en  général,  et  de  leurs  hôtes  en  particulier, 
avec  la  remarque  qu'il  y  «  aurait  de  bonnes  scènes  de  mœurs 
de  province  à  faire  sur  l'intérieur  de  nos  hôtes,  bonnes  gens, 
excellents,  mais  gendarmes  !  un  gendarme,  deux  gendarmes  ! 
trois  quatre,  six,  huit,  quarante  gendarmes  !  C'est  curieux  dans  son 
genre  ».  Puis  Mme  Sand  dit  que  «  le  concert  étant  demain  à  onze 
heures  du  matin,  ce  qui  caractérise  la  vie  cambrésienne,  il  faut 
que  je  me  lève  de  bonne  heure  pour  habiller  Pauline  (1)  »,  et  elle  ajoute  : 

Ma  présence  en  cette  bonne  ville  est  une  des  moins  désagréables 
apparitions  que  j'aie  faites  en  province.  Je  crois  que  personne  n'y 
avait  jamais  entendu  prononcer  mon  nom,  ce  qui  me  met  fort  à  l'aise... 

Après  avoir  passé  en  revue  toutes  les  curiosités  locales,  voire 
l'une  des  célèbres  manufactures,  la  cathédrale,  un  tableau  pré- 
tendu de  Rubens  dans  l'une  des  églises  et  la  Marche  historique 
qui  parut  à  George  Sand  «  assez  sale  et  déguenillée  vue  de  près 
et  manquant  d'exactitude  »,  —  nos  deux  voyageuses  voulurent 
repartir  le  soir  même  du  second  concert,  fixé  pour  le  17,  parce  que 
Mme  Sand  avait  déjà  la  nostalgie  de  sa  chère  couvée.  Et  sa  lettre 
du  15  se  termine  par  le  conseil  à  Solange  <c  d'être  sage  »,  afin 
que  sa  mère  puisse  la  prendre  avec  elle  si  elle  fait  un  autre 
voyage,  et  celui  «  d'être  bonne  »,  car  «  si  Mme  Marliani  se  plaint 
d'elle  »,  sa  mère  aurait  «  moins  de  plaisir  à  l'embrasser  ».  Puis 
viennent  les  lignes  omises  : 

Bonsoir,  bonsoir,  bonsoir.  Mille  baisers  et  donnez-en  un  bon  gros  pour 
moi  à  Chip-Chip. 

Ta  vieilie. 

Samedi  soir.  —  Dimanche.  —  Je  reçois  ta  lettre  bien  gentille  et  je  te 
rebige.  A  mardi  midi. 

(1)  Nous  soulignons  daus  ces  deux  lettres  les  phrases  omises  dans  la  Cor- 
resp.,  t.  II,  p.  155. 


GEORGE  SAND  173 

En  automne  Maurice  alla  sur  la  demande  de  M.  Dudevanl 
passer  quelques  Bemainea  à  Guillery,  ee  qui  '"'  uur  grande 
privation  pour  sa  mère.  Elle  eul  une  certaine  consolation  dans 
l'arrivée  à  Paris  de  ses  deux  vieux  ami-,  Boucoiran  ei  Rollinat, 
qui  Béjournèrenl  chez  elle.  Elle  se  délassait  de  son  Labeur 
nocturne  ooutumier,  en  causant  avec  eux  au  coin  du  feu,  le  bout, 
tout  en  enseignant  la  couture  à  Solange.  Dans  la  journée  elle 

montait  à  cheval  et  taisait  aussi  prendre  dm  leçons  d'équita- 
tion  à  sa  fille  au  manège,  comme  ou  Le  voit  par  les  lettres 
imprimées  et  inédites  à  Maurice  des  4,  15,  20  et  27  septembre, 
S  et  12  octobre.  Voici  par  exemple  ce  qu'elle  écrit  à  son  fils 
à  la  date  du  L5  septembre  : 


.1  Maurice,  à  Guillery. 

Paris,  15  septembre  (1). 

Nous  menons  toujours  la  même  vie  ;  j'écris  la  nuit.  Mon  roman  est 
presque  fini,  je  dors  le  matin,  je  flâne  le  jour  avec  Solange  qui  est  tou- 
jours censée  en  vacances  en  attendant  la  demi-pension,  et  le  soir, 
nous  travaillons  à  l'aiguille,  pendant  que  Chopin  dort  dans  un  coin  et 
que  Rollinat  rabâche  dans  l'autre... 

Dans  sa  lettre  du  20  septembre  (tronquée  et  changée  complète- 
ment dans  la  Correspondance)  George  Sand  donne  à  son  fils  des 
conseils  comment  il  faut  monter  à  cheval,  sans  courir  aucun 
risque,  et  lui  donne  aussi  des  détails  sur  les  chevaux  qu'elle  et 
Solange  montent  au  manège.  Elle  lui  raconte  les  projets  extraor- 
dinaires de  Balzac  pour  s'enrichir,  il  prétend  avoir  découvert 
la  rose  bleue.  Elle  lui  narre  aussi  la  soirée  passée  au  théâtre 
avec  Delacroix  pour  voir  le  mélodrame  du  Naufrage  de  la  Mé- 
duse; elle  met  Maurice  au  courant  des  mots  burlesques  de  Rey  et 
de  Rollinat.  Puis  viennent  les  lignes  omises  suivantes  : 

...  Je  passe  toutes  mes  nuits  sur  le  Tour  de  France,  qui  touche  à  sa 
fin;  et  toutes  mes  soirées  à  faire  des  rôles  ou  à  raccommoder  des 

(1)  Inédite 


174  GEORGE    SAND 

nippes  avec  Solange.  Elle  a  fait  de  grands  progrès  dans  le  filet  et 
elle  te  fait  une  bourse  de  trente-six  couleurs  qui  sera  vraiment 
gentille... 


Au  même. 

25  septembre  1840. 

...  J'ai  eu  des  contrariétés  (1)  et  des  rhumatismes  qui  m'ont  donné 
le  spleen...  Je  suis  encore  bien  souffrante.  Mon  travail  se  ressentait  de 
mes  tracasseries  et  je  l'ai  interrompu  forcément,  la  disposition  étant 
trop  noire  pour  faire  parler  le  Berrichon  et  pour  faire  casser  le  cou  à 
Isidore  Lerebours  (2).  Comme  le  travail  nous  fait  vivre  au  jour  le  jour, 
la  situation  a  été  un  peu  dure,  ou,  pour  mieux  dire,  un  peu  triste,  car 
les  amis  sont  là,  et  on  ne  manque  pas,  mais  c'est  une  souffrance  pour 
moi  que  de  me  faire  aider... 

Au  même. 

8  octobre. 

Cher  Mauricot,  il  y  a  bien,  bien  des  jours  que  je  n'ai  écrit,  c'est  que 
j'ai  été  extrêmement  souffrante  et  spleenétique. 

...  J'ai  travaillé  beaucoup  à  l'aiguille  et  fort  peu  à  mon  manuscrit 
qui  n'est  pas  terminé,  quoique  le  commencement  soit  livré  à  l'impri- 
merie... 

Au  même. 

12  octobre. 

...  Je  suis  toujours  prise  par  le  genou  et  tout  à  fait  boiteuse...  Nos 
amis  se  portent  bien...  Delacroix  est  revenu.  Chopin  donne  cinq  leçons 
par  jour,  et  moi  j'écris  huit  ou  dix  pages  par  nuit...  (3). 

Dans  la  seconde  partie  de  la  Lettre  parisienne  de  Gutzkow 
que  nous  avons  citée,  nous  trouvons  la  description  d'une  soirée 
qu'il  passa  dans  le  petit  appartement  de  la  rue  Pigalle,  en  tout 


(1)  La  contrariété  principale  consistait  dans  sa  querelle  avec  Buloz,  à 
propos  de  Perrotin  et  du  refus  de  Buloz  de  publier  le  Compagnon  du  tour 
de  France  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  si  l'auteur  n'y  faisait  des  change- 
ments considérables. 

(2)  Un  des  personnages  secondaires  du  Compagnon,  fat  impudent  du 
genre  épicier,  toujours  abhorré  par  la  grande  romancière, 

(3)  Ces  trois  passages  sont  inédits. 


GB<  IRGE  s  AND  175 

(•(informe  ;m  paisible  tableau  Bérénal  évoqué  par  les  extraits 

des  lettres  de  Mme  S;ui(l  à  son  lils. 

Après  s;i  première  visite  manquée,  Gutzkow  réussit  pourtant 
à  s'introduire  chez  George  Sand,  grâce  à  un  I » ï 1 1  < * t  de  recomman- 
dation de  Mine  d' Agonit,  el  quoique  bs  Lettre  parisienne  soit  datée 
du  LO avril  L842,  il  est  parfaitemenl  utile  de  la  citer  à  cet  endroit 

de  notre  récit,  parce  que  non  seulement  elle  nous  peint  l'inté- 
rieur de  George  Sand,  tel  qu'il  était  réellement  en  l'hiver  de  L840- 
1841  et  de  IS41-1842,  mais  encore  il  contient  des  allusions  à  la 
querelle  avec  Buloz  dont  il  vient  d'être  question. 

Donc,  en  réponse  à  sa  demande  d'audience,  Gutzkow  recul 
le  billet  suivant  de  George  Sand  : 

Vous  nie  trouverez  tous  les  soirs  chez  moi.  Mais  s'il  arrivait  que 
vous  nie  trouviez  en  conférence  avec  un  avocat  ou  si  je  suis  obligée 
de  sortir  précipitamment,  ne  le  prenez  pas  pour  une  impolitesse  de 
ma  part.  .Je  suis  à  toute  minute  exposée  aux  vicissitudes  d'un  procès 
que  je  soutiens  en  ce  moment  contre  mon  éditeur.  Vous  pouvez  y  voir 
l'un  des  traits  de  nos  mœurs  françaises  dont  mon  patriotisme  devrait 
rougir.  J'ai  porté  plainte  contre  mon  éditeur  qui  veut  me  forcer  cor- 
porellement  à  lui  écrire  un  roman  selon  son  goût  ou  ses  opinions.  Notre 
existence  se  passe  dans  les  plus  tristes  nécessités  et  s'alimente  de  dou- 
leurs et  de  sacrifices.  Du  reste,  vous  verrez  les  traits  d'une  femme  de 
quarante  ans  qui  passe  sa  vie  non  point  à  plaire  par  son  charme,  mais 
bien  à  effaroucher  par  sa  franchise.  Si  vos  yeux  ne  me  trouvent  pas 
à  leur  gré,  il  se  trouvera  quand  même  un  petit  coin  dans  votre  cœur 
que  vous  me  céderez.  Je  l'ai  mérité  par  mon  amour  passionné  de  la 
vérité  que  vous  avez  senti  dans  mes  essais  littéraires... 

Après  avoir  reçu  cette  lettre,  Gutzkow  se  rendit  un  soir,  chez 
Mme  Sand. 

...  Dans  une  petite  chambre  que  nous  eussions  appelée  chambrette  et 
que  les  Français  nomment  «  la  petite  chapelle  »,  grande  à  peine  comme 
dix  pieds  carrés,  George  Sand  brodait  au  coin  du  feu.  Sa  fille  était 
assise  en  face  d'elle.  Le  petit  espace  était  faiblement  éclairé  par  une 
lampe  à  abat-jour  sombre.  Il  n'y  avait  de  lumière  que  juste  assez 
pour  éclairer  les  ouvrages  de  la  mère  et  de  la  fille.  Il  y  avait  deux 
hommes  assis  sur  un  divan  placé  dans  un  coin. 

On  ne  me  les  présenta  point  selon  la  coutume  française.  Us  se  tai- 
saient, ce  qui  augmentait  encore  la  tension  solennelle  et  intimidante 


i76  GEORGE    SAND 

du  moment.  Je  respirais  à  peine  ;  j'étouffais,  mon  cœur  était  serré 
par  la  peur.  La  flamme  de  la  pâle  lampe  tremblait,  les  charbons  dans 
la  cheminée  se  réduisaient  en  une  cendre  blanchâtre  et  pétillante  ;  le  tic 
tac  chimérique  (geisterliaft)  de  la  pendule  était  le  seul  bruit  de  vie. 
Quelque  chose  battait  aussi  dans  la  poche  de  mon  gilet.  Ce  n'était 
point  mon  cœur,  mais  bien  ma  montre.  J'étais  assis  dans  un  fauteuil. 

—  Excusez  mon  mauvais  français.  J'ai  trop  lu  vos  romans,  j'ai 
très  peu  lu  les  œuvres  de  Scribe.  On  apprend,  en  vous  Usant,  le  lan- 
gage muet  de  la  poésie,  chez  Scribe,  la  langue  parlée. 

—  Comment  vous  plaît  Paris? 

—  Je  le  trouve  tel  que  je  m'y  attendais.  Mais  un  procès  comme  le 
vôtre,  c'est,  en  tout  cas,  quelque  chose  de  nouveau.  Comment  avance- 
t-il? 

Un  sourire  amer  pour  toute  réponse. 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  signifier  en  France  :  forcer  corporeïlement  ? 

—  La  prison. 

—  On  ne  mettra  donc  point  en  prison  une  femme  pour  la  forcer  à 
écrire  un  roman.  Qu'entend  votre  éditeur  par  ses  opinions? 

—  Celles  qui  ne  ressemblent  pas  aux  miennes.  Je  suis  devenue  trop 
démocrate  à  son  gré. 

Et  les  ouvriers  n'achètent  pas  de  romans,  pensai-je. 

—  La  Revue  indépendante  est-elle  bien  répandue? 

—  Très  suffisamment,  pour  une  si  jeune  revue.  C'est  justement 
Buloz,  de  la  Bévue  des  Deux  Mondes,  qui  veut  me  forcer  à  écrire  un 
roman  pour  lui. 

Ici  j'aurais  pu  dire  beaucoup  contre  la  tendance  des  nouveaux 
romans  de  George  Sand,  mais  cela  eût  été  indiscret. 

—  Êtes-vous  auteur  dramatique? 

—  J'ai  essayé  de  trouver  pour  la  littérature  contemporaine  un  pas- 
sage, ou  comment  faut-il  dire?  une  rentrée  sur  le  théâtre.  C'est 
un  excellent  moyen  pour  voir  jusqu'à  quelles  limites  peut  s'avancer 
la  littérature.  Le  roman  s'avance  plus  que  ne  le  peut  suivre  la  foule. 
Pour  rattraper  le  roman,  il  faut  avoir  recours  au  drame.  Face  à  face 
avec  le  public,  on  apprend  à  apprécier  ce  qu'il  faut  donner  pour  être 
compris  de  la  multitude. 

—  Avez-vous  de  bons  acteurs  en  Allemagne? 

—  D'aussi  grands  talents  que  chez  vous  en  France,  mais  les  emplois 
sont  moins  développés.  Notre  troupe  d'opéra,  si  elle  eût  chanté  ici 
avant  son  départ  pour  Londres,  eût  donné  à  penser  aux  Italiens. 

—  La  Malibran  et  la  Pasta  y  étaient  venues.  Avez-vous  été  au 
Théâtre-Français  ? 

—  Pour  n'y  jamais  retourner,  du  moins  pour  la  tragédie. 

—  Notre  tragédie  a  vraiment  beaucoup  vieilli,  dit  George  Sand. 


GEORGE  SAND  177 

Ce  ne  son!  que  <lfs  passions  exagérées,  de  sentimentt  défigurés.  Le 
cachet  de  politesse  chevaleresque  el  de  courtoisie  doui  paraîl  mainte- 
nant toul  aussi  ridicule  «pi  il  avail  semblé  ravissant  jadis.  Le  Théâtre- 
Français  a  beaucoup  baissé.  Il  n'y  a  que  les  médiocrités  qui  '" 
occupent  Parmi  ces  pièces  innombrables  pas  une  seule  création  qui 
soii  durable.  Scribe  est  celles  un  grand  talent.  Sun  invention,  L'enche- 
\  êtremenl  de  l'intrigue  Boni  Buperbes,  mais  ils  sonl  basés  sur  une  im- 
pression passagère.  Il  lui  manque  nu»'  action  plus  profonde.  De  tous 

ces  ailleurs  dramatiques  pas  un  seul  ne  lend  à  donner  une  signification 

plus  profonde  à  ses  œuvres. 

—  Peut-être  Souvestre?  Mais  il  est  sec  et  raidc. 

—  Souvestre?  Oui,  vous  avez  raison. 

Bien  contre  mon  gré,  nous  nous  avançâmes  BUT  le  terrain  de  la  lit- 
térature dramatique,  plus  qu'il  n'était  séant  en  parlant  à  l'auteur  de 
Cosima  si  complètement  échouée.  George  Sand  avait  voulu  dans  cette 
pièce  intéresser  notre  banal  public  théâtral  par  une  dialectique  de  sen- 
timent plus  subtil,  mais  elle  se  borna  à  l'intention,  sans  parvenir  à 
donner  corps  à  son  idée,  sans  parvenir  à  se  rendre  maître  du  sujet, 
avec  cette  parfaite  liberté  dans  l'exposition  anecdotique  qui  doit, 
quel  que  soit  le  drame,  y  dominer  la  tendance.  Sa  Cosima  s'écroula 
complètement    parce   qu'elle  manqua  de  crochets  et  de  crampons. 

J'aurais  bien  voulu  abandonner  ce  thème  incommode,  mais  nous  y 
revenions  toujours.  Nous  parlâmes  de  Schiller,  de  Shakespeare,  du 
changement  de  décors,  de  l'ancien  théâtre  anglais,  de  Balzac.  Elle  se 
mit,  par  caprice,  à  louer  Balzac. 

—  Le  traduit-on  beaucoup  en  Allemagne?  H  le  mérite.  Balzac  est 
un  homme  d'esprit,  il  a  énormément  vécu  et  observé  ! 

La  tension  dangereuse  de  la  conversation  diminua.  George  Sand  mit 
son  ouvrage  de  côté,  remua  les  charbons  et  alluma  une  de  ces  ciga- 
rettes innocentes  où  il  y  a  plus  de  papier  que  de  tabac,  plus  de  coquet- 
terie que  d'émancipation 

—  Vous  êtes  plus  jeune  que  je  ne  le  croyais,  me  dit-elle. 

Ce  qui  me  permit,  pour  la  première  fois,  de  laisser  mes  regards  aller 
furtivement  se  poser  sur  elle,  à  la  lumière  de  la  lampe,  et  de  mieux  me 
rendre  compte  de  ses  traits.  Le  portrait  connu  lui  ressemble,  mais 
l'original  est  bien  moins  fort,  bien  moins  arrondi.  Aurore  Dudevant 
est  un  petit  être  animé,  plus  maladif  et  plus  ressemblant  à  une  gazelle 
que  ne  le  laisse  soupçonner  cette  gravure  faite  d'après  une  statue  (1). 
Elle  ressemble  un  tout  petit  peu  à  Bettina  (2). 


(1)  Nous  ne  saurions  dire  à  quel  portrait  de  George  Sand  fait  ici  allusion 
Gutzkow. 

(2)  Elisabeth  Brentano,  connue  sous  le  prénom  de  Bettina,  sœur  du  ce- 


178  GEORGE    SAND 

—  Qui  me  traduit  en  Allemagne? 

—  Fanny  Tarnow;  mais  elle  appelle  ses  traductions  des  adapta- 
tions. 

—  Elle  omet  certainement  les  passages  dits  «  immoraux  »? 

Elle  le  dit  avec  beaucoup  d'ironie.  Je  ne  répondis  pas  et  je  regardai 
sa  fille,  qui  baissa  les  yeux.  La  pause  qui  suivit  ne  dura  qu'une  seconde, 
mais  elle  eut  plus  de  signification  que  toute  une  période  oratoire. 

George  Sand  ne  connaît  point  l'Allemagne,  mais  c'est  pour  cela 
qu'elle  peut  la  comprendre  mieux  que  tous  ceux  qui  se  font  de  cette 
connaissance  une  espèce  de  profession.  Les  savants  français  qui  étu- 
dient nos  affaires  ne  connaissent  généralement  de  nous  qu'un  côté 
quelconque.  Il  vaut  mieux  ne  pas  nous  connaître  que  de  prononcer 
des  jugements  faux  et  de  nous  endoctriner.  Ceux  qui,  comme  George 
Sand,  ne  savent  rien  de  l'Allemagne,  peuvent,  malgré  cela,  avoir  beau- 
coup d'estime  pour  l'esprit  allemand.  Ceux  qui  ne  connaissent  pas 
notre  langue  peuvent  nous  connaître  par  notre  musique.  George  Sand 
aurait  visité  l'Allemagne  si  elle  n'entreprenait  ses  voyages  dans  le 
but  de  l'isolement.  Elle  avait  entendu  parler  de  Bettina  et  me  ques- 
tionna sur  Chezy.  De  tous  nos  poètes,  philosophes  et  savants,  elle 
n'avait  retenu  qu'un  nom  :  Mme  de  Chezy  !  Elle  sembla  étonnée 
que  Mme  de  Chezy  ne  gardât  sa  place  que  dans  des  mémoires  litté- 
raires. Elle  la  prenait  pour  une  grande  poétesse  (1). 


lèbre  poète  Clément  Brentano  et  épouse  du  poète  romantique  comte  Louis 
Achim  de  Arnim,  amie  de  Gcethe  et  de  la  plupart  des  artistes  et  poètes  de 
1848,  fut  elle-même  une  célèbre  poétesse,  un  écrivain  politique  très  connu. 
Elle  prit  part  au  mouvement  de  1848,  ce  qui  lui  nuisit  beaucoup  dans  le  «  grand 
monde  »,  fonda  des  œuvres  de  bienfaisance,  s'intéressa  aux  questions  sociales. 
Sa  passion  enfantine  pour  Gœthe  fut  cause  d'une  correspondance  avec  le 
poète,  qu'elle  publia  sous  le  titre  de  Gœthe'' s  Briefwechsel  mit  einem  Kinde 
(1835.  Berlin,  3  vol.).  Cette  œuvre  fut,  en  1843,  traduite  en  français  en  deux 
volumes  par  Mme  Hortense  Cornu  qui  écrivait  sous  le  pseudonyme  de 
Sébastien  Albin. 

Bettina  naquit  à  Francfort-sur-le-Mein  le  4  avril  1788,  mourut  à  Berlin 
le  20  janvier  1859. 

(1)  George  Sand,  qui,  dès  son  adolescence,  s'était  enthousiasmée  pour 
Schiller  et  Leibniz;  qui,  vers  1840,  non  seulement  étudiait  les  œuvres  de 
Gœthe,  mais  qui  écrivit  encore  deux  articles,  l'un  sur  Faust,  l'autre  sur  la 
traduction  de  Werther;  qui  adorait  Hoffmann  ;  qui  était  l'amie  de  Heine  et  de 
Dessauer,  qui  connut  plus  tard  le  docteur  MuÛer-Strubing,  Herweg  et  toute 
une  série  de  jeunes  politiques  allemands  ;  qui  lisait  beaucoup  les  œuvres  de 
Heine,  eût  sans  doute  été  fort  étonnée  d'entendre  cette  opinion  de  Gutzkow, 
si  elle  l'eût  connue.  Mais  il  est  à  croire  que  Gutzkow  n'aurait  pas  du  tout 
écrit  ce  passage  sur  Mme  de  Chezy,  s'il  avait  su  que  Mme  Sand  avait  per- 
sonnellement connu  Mme  Chezy  et  entretenait  une  correspondance  avec  elle 
et  que  sa  demande  était  simplement  dictée  par  l'intérêt  porté  à  une  per- 
sonne amie. 


GEORGE   SA ND 

—  J'avais  dernièrement  été  à  la  Chambre  des  députés,  continuai  je. 
Je  vis  la  lutte  de  ces  passions  bruyantes.  Demain,  une  centaine  de 
journaux  donneront  le  compte  rendu  d'une  scène  plus  digne  d'une 
salle  de  récréation  Boolaire  que  de  l'asile  «1rs  droits  nationaux.  Des 
oolonnes  entières  des  journaux  seront  remplies  de  dissertations  à  ce 
propos.  Comment  un  peuple  d'espril  peut-il  espérer  qu'il  sera  doré- 
navant considéré  pour  une  nation  d'esprit,  si  on  continue  ô  lui  présenter 

tous  les  jours  cette  pâture  l'iule.  :  Thiers  ou  Guizot?  GuiZOt  ou  Thiers? 

Ektt-oo  que  ce  Boni  des  discussions  dignes  de  notre  époque?  Vraiment 
les  volumes  de  colonnes  qu'on  dépense  à  cela  seraient  mieux  employées 
si  la  France  s'intéressait  aux  acquisitions  morales  et  intellectuelles 

îles  autres  peuples  et  si  elle  avait  ainsi  appris  quelque  chose  sur  la 
nation  voisine  qui  aurait  pu  lui  enseigner  plus  (pie  les  désolantes  tra- 
casseries des  partis  (pli  sont  à  Tordre  du  jour  en  France. 

('"est  à  ce  moment  (pie  les  yeux  de  George  Sand  étincelèrent  pour  la 
première  l'ois,  ("est  alors  que  j'en  vis  tout  l'éclat  C'était  la  sphère 
où  se  développaient  ses  nouvelles  tendances.  Elle  dit  : 

—  C'est  bien  vrai,  bien  vrai  !... 

Je  touchai  le  point  de  contact  pins  intime  entre  elle  et  moi,  le  point 
magnétique  de  la  similitude  des  pensées  et  de  l'entente.  Pourquoi 
ne  profitai-je  pas  de  cette  minute  d'impression  plus  cordiale?  Pour- 
quoi est-ce  qu'une  sensation  pénible  et  vague  entrava  le  développe- 
ment plus  libre  de  la  causerie? 

Lorsque  je  quittai  George  Sand  et  descendis  dans  les  ténèbres, 
tout  cela  me  sembla  un  rêve.  Cette  petite  chambrette,  faiblement 
éclairée,  la  fille  muette,  ces  deux  hommes,  fantômes  adossés  au 
mur.  ce  silence,  ces  pauses,  cette  causerie  par  aphorismes,  il  me 
semble  que  le  hasard  avait  voulu  créer  quelque  chose  de  pur  hasard 
aussi  ;  que  Yintcniion  avait  voulu  donner  quelque  chose  de  parfaite- 
ment intentionné,  la  réticence,  quelque  chose  d'absolument  retenu, 
—  et  pourtant  le  tout  fut  un  poème  !  Je  reçus  plus  que  cette  sublime 
et  divine  femme  ne  voulut  donner.  Elle  ne  voulait  rien  donner.  Elle 
ne  voulait  accomplir  que  le  devoir  de  la  politesse  et  me  rendre  impos- 
sible d'abuser  de  son  amabilité.  Elle  voulait  paraître  froide,  méfiante 
et  même  fâchée.  Elle  me  trahit  sa  peur  de  la  trahison.  Elle  craignait 
que  je  ne  fusse  désenchanté  et  elle  voulut  me  désabuser  elle-même. 
Avec  une  spontanéité  jouée  elle  me  suggéra  ce  que  j'aurais  pu  oublier 
moi-même.  Elle  retrancha  toute  possibilité  de  la  soumettre  à  un  examen 
en  enlevant  à  l'étranger  toutes  les  données  pour  un  pareil  examen. 
Ce  ton  froid  et  âpre  de  sa  voix  n'était  pas  la  voix  naturelle  de  son  cœur. 
Ce  sourire  paisible  et  mystérieux  qui  eût  semblé  trahir  l'insensibilité 
à  tout  le  monde,  ces  brèves  questions,  ces  réponses  plus  brèves  encore, 
ce  visage  détourné  —  tout  cela  me  remplit  d'une  pitié  profonde  pour 


180  GEORGE   SAND 

l'âme  qui  arriva  par  une  série  de  cruelles  désillusions  à  ne  vouloir 
paraître  aux  étrangers  que  sous  cet  aspect-là,  qui  se  retranchait  der- 
rière un  mur  pour  éviter  la  calomnie,  la  substitution  de  la  vérité  et 
les  mauvaises  intentions.  Combien  volontiers  j'aurais  dit  à  la  femme 
de  génie  :  «  Ne  craignez  donc  rien  !  On  peut  craindre  ceux  qui  nous 
haïssent,  parfois  même  ceux  qui  nous  aiment.  Jamais  ceux  qui  nous 
vénèrent  et  nous  admirent.  » 

Mes  amis  attendaient  avec  grande  impatience  la  nouvelle  de  l'im- 
pression que  me  fit  George  Sand. 

—  Eh  bien,  vous  êtes  désabusé  comme  tous  ceux  qui  l'ont  vue? 
me  demandait-on  de  tous  côtés. 

—  Je  ne  suis  pas  désabusé,  répondis-je.  Je  la  trouvai  toutefois 
autre  que  je  me  la  représentais.  Mais  d'une  manière  ou  d'une  autre, 
elle  me  laissa  une  fois  de  plus  pénétrer  au  fond  de  l'âme  humaine... 

Gutzkow  sut  très  finement  noter  l'état  d'âme  de  George  Sand, 
sa  retenue  vis-à-vis  des  inconnus,  son  désir  de  se  cacher,  de  se 
voiler,  et  il  comprit  que  ce  désir  ne  pût  être  que  le  résultat  de 
profonds  désenchantements.  Voici  ce  que  dans  une  lettre  qui 
ne  fait  point  partie  de  la  Correspondance  de  George  Sand,  mais  qui 
parut  autographiée  dans  le  livre  de  M.  Alexis  Rousset  :  la  Société 
en  robe  de  chambre  (Lyon,  1881),  la  grande  romancière  écrit  à 
Mme  Caroline  Valchère  (1)  encore  à  la  date  de  1838,  Mme  Val- 
chère  s'étant  adressée  à  elle,  afin  d'être  éclairée  sur  les  doutes 
qui  la  tourmentaient  : 

A  Madame  Caroline  Valchère. 

Paris,  lundi  soir. 

Je  ne  puis  qu'être  très  flattée,  madame,  de  la  sympathie  que  vous 
m'exprimez.  Malheureusement,  je  suis  peu  capable  de  vous  rendre 
les  illusions  que  vous  dites  avoir  perdues.  On  ne  souffre  pas  impuné- 
ment ce  que  j'ai  souffert  et  il  en  reste  toujours  une  grande  sauvagerie, 
une  grande  crainte  des  autres  et  de  soi-même... 

L'hiver  de  1840-41  se  passa  comme  le  précédent  dans  le  même 
cadre  et  dans  les  mêmes  occupations,  mais  le  cercle  des  con- 
naissances et  d'amis  allait  toujours  s'élargissant  dans  toutes  les 

(1)  Mme  veuve  Valchère,  de  Nevers,  était  propriétaire  à  Épinay-sur-Orge 
(Seine-et-Oise). 


GEORGE  S  AND  181 

BphôreB  de  la  Booiété.  .Nous  parlerons  de  quelques-unet  di 
sphères  dans  le  prochain  chapitre.  Considérons  d'abord  les  rela- 
tions que  Chopin  apporta  ;ï  George  Sand. 

Grâce  .'1  lui.  à  s;i  nationalité,  elle  connut  le  monde  slave, 
Miçkiewicz,  Nieracewicz  (3 1,  Slowacki(2),  Witwicki,  Kraainsjri  (3), 
les  Frères  Chodzko,  les  deux  Grzymala,  ses  deux  amis  intimes  : 
M;ii us/.viiski  e1  Fontana,  el  tous  les  émigrés  du  grand  monde 

el  du  monde  artiste  polonais.  Toute  une  sphère  d'idées,  de 
sentiments  et  de  caractères  nouveaux  apparut  à  l'écrivain. 
N'oublions  pas  que  Miçkiewicz  était  alors  à  L'apogée  de  Ba 
gloire,  (pie  la  croyance  à  sa  vocation  presque  surnaturelle 
l'entourait  comme  (rime  auréole  ;  (pie  dans  les  cercles  de  ses  anÛ8 
on   parlait    uniquement    de  la   mission  messianique  du   peuple 

(1)  Julien-Ursyn  Niemcewies,  écrivain  très  connu  et  homme  politique 
bolonais,  naquit  en  1754  et  mourut  en  1841;  il  fit  les  campagnes  aux  côtés 
de  Kosciuzko,  dont  il  fut  l'aide  de  camp  et  dont  il  partagea  la  captivité; 
il  fut  plus  tard  secrétaire  du  Sénat  polonais  et  finit  sa  vie  comme  émigré 
à  Paris. 

(2)  Jules  Slowacki,  contemporain,  cadet  et  rival  de  Miçkiewicz,  ami  de 
Krasinski,  auteur  du  Cordian,  de  Beniowski,  d'Angelli,  de  la  Balladyne, 
du  Songe  d'argent  de  Salomée,  du  poème  En  Suisse  et  de  plusieurs  volumes 
de  poésies  lyriques,  naquit  à  Krzemeniec  en  1809,  vivait  depuis  1831  comme 
émigré  à  Paris  ;  il  voyagea  en  Suisse,  en  Italie,  en  Grèce,  en  Palestine  et  en 
Egypte,  fut  d'abord  un  romantique  exalté  et  byronisant,  devint,  sur  la  fin 
de  sa  vie,  un  mystique  et  un  towianiste,  et  dans  ses  dernières  œuvres  (la 
Genèse  de  l'Esprit,  le  Roi  Esprit)  prêcha  la  renaissance  des  esprits  sur  la 
terre,  la  métempsycose  dans  le  goût  de  Leroux  et  l'incarnation  des  idées 
dans  des  personnes  et  des  peuples  (après  une  suite  d'existences  successives  dans 
les  organismes  inférieurs,  à  commencer  par  les  minéraux  et  jusqu'à  l'homme). 

(3)  Sigismond  Krasinski,  le  troisième  grand  poète  polonais  après  Miç- 
kiewicz et  Slowacki,  une  personnalité  sympathique  et  une  âme  lumineuse, 
naquit  en  1812.  Il  appartenait  à  une  grande  maison  af  fidée  au  gouvernement 
russe  ;  après  l'émeute  de  1830,  emmené  par  son  père  à  Saint-Pétersbourg, 
il  dut  entrer  au  service  russe,  mais  heureusement,  à  la  suite  d'une  maladie 
d'yeux,  il  put  partir  à  l'étranger  et  vécut  à  Rome,  à  Vienne,  à  Paris,  à  Nice, 
en  Allemagne.  Pendant  sa  vie,  ses  œuvres,  où  il  exprimait  de  profondes 
pensées  en  une  forme  exquise,  paraissaient,  par  considérations  de  famille, 
sans  nom  d'auteur,  et  il  fut  longtemps  connu  sous  le  nom  du  Poète  ano- 
nyme de  la  Pologne.  Parmi  ses  œuvres  les  plus  célèbres,  nommons  :  la  Comé- 
die infernale,  Iridion,  la  Nuit  d'été,  V Aurore,  Béatrix,  et  les  célèbres  Psaume 
de  tonne  volonté  et  Psaume  de  la  pitié,  sans  parler  d'une  série  de  poèmes 
et  de  poésies  lyriques.  Vers  la  fin  de  sa  vie,  il  se  brouilla  avec  son  ami 
Slowacki  à  cause  de  leurs  opinions  politiques  et  religieuses  respectives.  On 
trouve  la  trace  de  cette  querelle  d'opinions  dans  les  œuvres  des  deux 
poètes,  qui  y  firent  entendre  leur  désenchantement  réciproque.  Il  mourut 
en  1859. 


182  GEORGE    SAND 

polonais  et  du  rôle  spécial  réservé  au  monde  slave  en  général  ; 
que  ces  idées  trouvaient  un  adepte  enflammé  dans  la  personne 
de  Pierre  Leroux,  le  prédicateur  de  la  Vérité  éternelle  «  dans 
son  progrès  continu  ».  Selon  lui  elle  passait,  en  une  succession 
mystérieuse,  d'un  peuple  dans  un  autre,  en  s'incarnant  alter- 
nativement tantôt  dans  l'un,  tantôt  dans  l'autre.  Pierre  Leroux 
crut  donc  facilement  et  s'empressa  de  faire  croire  aux  autres  à 
la  future  mission  du  peuple  polonais  et  des  nations  slaves.  Il 
les  considérait  comme  les  propagateurs  sur  terre  de  l'amour 
chrétien,  de  l'égalité  et  de  la  fraternité.  Il  est  évident  que 
George  Sand  se  prit  aussi  d'une  sympathie  profonde  pour 
Mickiewicz,  pour  tous  les  Polonais  en  général  et  crut  à  cette 
mission  des  Slaves. 

Ayant  fait  la  connaissance  de  Mickiewicz  dans  les  derniers 
mois  de  1836,  lorsqu'elle  demeurait  à  VHôtel  de  France,  rue  Laf- 
fitte,  Mme  Sand  se  mit  en  quatre  dès  1837,  pour  faire  recevoir 
à  la  Porte-Saint-Martin  le  drame  assez  manqué  de  Mickiewicz, 
les  Confédérés  de  Bar.  Ce  drame  fut  lu  par  plusieurs  écrivains. 
Tous,  lui  prodiguèrent  soit  sincèrement,  soit  par  amabilité,  les 
plus  grands  éloges,  mais  déclarèrent,  presque  unanimement,  qu'il 
ne  pouvait  être  joué  sur  un  théâtre  français  (1). 

C'est  ainsi  que,  durant  ce  même  hiver  de  1836-1837,  la  comtesse 
d'Agoult  remit  ce  drame  à  Félicien  Mallefille,  jeune  auteur  dra- 
matique, commençant  alors  sa  carrière  et,  comme  nous  l'avons  déjà 
dit  dans  notre  deuxième  volume,  ami  intime  de  Nohant  en  1837- 
1838  (2).  Au  mois  de  mars  ce  fut  Alfred  de  Vigny  qui  le  lut  (3). 

(1)  M.  Wlad.  Spasowicz,  dans  son  Histoire  des  littératures  slaves  (p.  668), 
appelle  ce  drame  simplement  «  faible  »,  et  M.  Belcikowski  déclare  «  qu'il 
manque  absolument  de  mouvement  dramatique  ».  (Cf.  la  Vie  de  Mickiewicz 
écrite  par  son  fils,  M.  Ladislas  Mickiewicz,  t.  II,  p.  392.)  Mais  ce  même 
M.  Ladislas  Mickiewicz  donne  en  Appendice,  à  la  deuxième  série  des  Œuvres 
posthumes  de  son  père,  plusieurs  articles  de  journaux  polonais  de  1872,  d'où 
il  appert  que  lorsque,  au  centenaire  de  la  confédération  de  Bar,  on  fit  jouer 
à  Cracovie  les  deux  premiers  actes  de  ce  drame,  ils  eurent  un  grand  succès. 
Nous  croyons  toutefois  que  ce  fut  plutôt  un  succès  patriotique  qu'artistique. 

(2)  Cf.  Mélanges  posthumes  d'Adam  Mickiewicz,  publiés  avec  Introduc- 
tions, préfaces  et  notes,  par  Lad.  Mickiewicz.  Paris,  1872-1879,  lre  série  : 
Drames  polotiais,  Préface,  p.  15-16.  Lettre  de  Félicieo  Mallefille  à  M.  Ladislas 
Mickiewicz  du  2  août  1867. 

(3)  IUd.,  p,  12.  Lettre  d'Alfred  de  Vigny  à  Adam  Mickiewicz  du  1er  avril  1837. 


GEORGK    SAND  |8  | 

l'uis  .Mine  d'Agoull  l'emporta  avec  elle  à  Nohant,  on  même, 
oomme  «'II»'  le  dit,  elle  le  »  vola  »  pour  le  faire  lire  à  <  reorge  Sand, 
el  cette  dernière,  après  l'avoir  lu,  mil  ses  observations  sur  Lee 
marges  du  manuscrit,  comme  toutes  les  deux  rapprennent  à 
Mickiewiez  dans  les  lettres  suivantes,  publiées  par  ML  Ladislas 

Mickiewiez  dans  les  MHantji's  posthumes  (1). 

Monsieur, 

Je  me  suis  permis  tic  tracer  quelques  mots  à  La  plume,  à  côté  des 
mots  au  ciayon  que  j'ai  trouvés  sur  les  marges  de  votre  manuscrit. 
Je  ne  sais  pas  de  qui  sont  ces  corrections,  mais  je  ne  puis  pas  m'em- 
pêcher  de  les  trouver  mauvaises  pour  la  plupart,  el  de  penser  que 
vous  connaissez  beaucoup  mieux  la  force  et  l'énergie  de  notre  langue 
que  la  personne  chargée  par  vous  de  ces  rectifications.  Je  ne  me  per- 
mettrai pas  de  porter  un  jugement  sur  l'ensemble  de  votre  ouvrage  : 
en  fait  de  drame,  je  ne  suis  pas  un  juge  compétent.  D'ailleurs,  j'ai 
une  telle  admiration  et  une  telle  sympathie  pour  tout  ce  qui  est  de 
vous,  que,  s'il  y  avait  à  reprendre  dans  ce  nouvel  œuvre,  je  ne  pour- 
rais pas  m'en  apercevoir.  Je  ne  vous  parlerai  donc  que  du  style.  Dans 
les  endroits  où  le  style  domine  l'action,  il  m'a  semblé  aussi  beau  que 
celui  d'aucun  écrivain  supérieur  de  notre  langue  ;  dans  les  endroits 
où  nécessairement  l'action  domine  le  style  (sauf  quelques  incorrec- 
tions qu'il  est  même  puéril  de  mentionner,  tant  elles  vous  sont  faciles 
à  faire  disparaître),  le  style  m'a  paru  ce  qu'il  devait  être  seulement 
un  peu  trop  brisé,  surtout  à  cause  du  caractère  particulier  du  rôle 
du  palatin,  dont  l'énergie  d'expression  est  précisément  dans  l'omission 

(1)  Il  les  munit,  comme  on  le  sait,  d'innombrables  commentaires,  intro- 
ductions, avant-propos,  préfaces,  postfaces,  appendices,  au  milieu  desquels 
Jes  œuvres  mêmes  de  son  père  n'occupent  que  fort  peu  de  place.  Au  dire  de 
la  critique  française,  les  œuvres  d'Adam  Mickiewiez  sont  quasi  noyées  dans 
cette  masse  de  suppléments.  Mais  si  l'on  considère  tous  ces  suppléments 
comme  une  œuvre  littéraire  elle-même,  0  faut  les  apprécier  comme  des 
documents  littéraires  du  plus  haut  prix,  contenant  des  données  biogra- 
phiques très  précises  et  très  complètes  sur  Adam  Mickiewiez,  la  critique  de 
toutes  ses  biographies  parues  jusqu'alors  (la  Biographie,  en  quatre  volumes, 
écrite  en  polonais  par  M.  Ladislas  Mickiewicz  lui-même,  ne  parut  qu'entre 
1892  et  1896),  des  notes  extrêmement  intéressantes  sur  la  plupart  de  ses 
œuvres,  des  détails  sur  une  foule  d'écrivains,  d'hommes  politiques  et  d'oeuvres 
d'art  polonais,  des  renseignements,  des  indications,  des  parallèles  histo- 
riques les  plus  divers,  et  enfin  des  séries  de  pages,  consacrées  à  la  question 
russo-polonaise.  N'était  la  crainte  d'avancer  un  paradoxe,  nous  dirions  même 
qu'au  fond  ces  deux  volumes,  c'est  l'histoire  de  la  question  russo-polonaise 
expliquée  par  les  deux  Mickiewiez,  le  père  et  le  fils. 


184  GEORGE   SAND 

de  l'expression.  Peut-être  tous  les  autres  personnages,  par  cela  même, 
devraient-ils  se  montrer  plus  sobres  de  suspensions  et  de  réticences. 
L'esprit  de  notre  langue  n'en  comporte  pas  autant  et  quoique  nos 
modernes  écrivains  dramatiques  les  prodiguent,  nos  vieux  et  illustres 
maîtres,  qui  sont  les  aïeux  par  alliance  de  votre  génie,  s'en  montrent 
très  avares.  Je  suis  honteuse,  monsieur,  de  me  permettre  ces  obser- 
vations envers  une  supériorité  telle  que  la  vôtre.  Je  ne  les  aurais  pas 
risquées  si  vous  n'eussiez  eu  la  bonté  de  me  les  faire  demander,  à 
moi,  indigne,  mais  sincère  admirateur  de  votre  puissance.  Quant  au 
succès  du  drame,  il  m'est  impossible  d'avoir  aucune  prévision  à  cet 
égard.  Le  public  français  est  si  ignoblement  stupide  aujourd'hui,  il 
applaudit  à  de  si  ridicules  triomphes,  que  je  le  crois  capable  de  tout, 
même  de  siffler  une  pièce  de  Shakespeare,  si  on  la  lui  présentait  sous 
un  nom  nouveau.  Je  puis  dire  seulement  que  si  le  beau,  le  grand  et 
le  fort  doivent  être  couronnés,  votre  œuvre  le  sera. 
Agréez,  monsieur,  l'assurance  de  mon  sincère  et  entier  dévouement. 

George. 

Citons  aussi  la  lettre  de  la  comtesse  d'Agoult  qui  fut  envoyée, 
paraît-il,  sous  le  même  pli  que  la  précédente. 

Nohant,  près  La  Châtre  (sans  date). 

Voici,  monsieur,  le  précieux  manuscrit  que  je  vous  avais  volé. 
Mme  Sand  a  dû  vous  écrire  ce  qu'elle  en  pensait.  Je  n'ai  rien  à  ajouter, 
si  ce  n'est  que  c'est  la  personne  la  plus  sincère  que  j'aie  jamais  ren- 
contrée. Mallefille  sera  toujours  à  vos  ordres  pour  l'arrangement  des 
scènes  et  la  lecture  au  théâtre,  si  vous  jugez  bon  de  recourir  à  lui. 
Je  voudrais  bien  espérer  de  vous  voir  ici  avant  mon  départ  (i).  Que 
mon  bon  génie  vous  inspire  la  pensée  de  venir!  Adieu,  monsieur. 
Personne  au  monde  ne  vous  admire  plus  que  moi.  J'emporte  avec 
moi  (2)  le  souvenir  ineffaçable  de  la  bienveillance  que  vous  avez  bien 
voulu  me  témoigner. 

Marie. 


(1)  Si  le  lecteur  s'en  souvient,  George  Sand  avait  écrit  à  la  comtesse 
d'Agoult,  déjà  à  la  date  du  5  avril  1837  :  <  ...  Dites  à  Mick...  (manière  non 
compromettante  d'écrire  les  noms  polonais)  que  ma  plume  et  ma  maison 
sont  à  son  service  et  trop  heureuses  d'y  être  ;  à  Grrr...  que  je  l'adore  ;  à  Chopin 
que  je  l'idolâtre;  à  tous  ceux  que  vous  aimez  que  je  les  aime  et  qu'ils  seront 
les  bienvenus  amenés  par  vous...  »  (Corresp.,  t.  II,  p.  60.  Voir  aussi  notre 
t.  II,  p.  355.) 

(2)  La  comtesse  d'Agoult  était  alors  sur  le  point  de  commencer  en  com- 
pagnie de  Liszt  un  long  voyage  en  Italie. 


GEORGE   SAM)  ,85 

Mickii'wic/  répondit  à  George  Sand  par  la  lettre  médite  lui- 
sante <|ii<'  nous  copions  sur  L'autographe  qui  est  devant  nom  : 

L'idée  de  vous  avoir  l'ait  lira  te  drame  ne  cesse  de  m'être  pénible. 
Je  ne  vous  dirai  pas  d'où  vient  cette  peine,  car  il  me  faudrait  parler 
longuement  de  mon  ouvragl  et  de  met  sentiments  pour  sous.  Or, 
en  parlanl  de  tout  cela,  Je  pourrais  bien  tomber  du  mélodrame  dans 
les  méloeompliments.  l 'ailleurs,  voire  aimable  et  trop  aimable  lettre 
m'a  oté  le  courage  de  lutter  avec  vous  de  politesse  poétique.  Je  me 
bornerai  à   vous  remercier  prosaïquement,  mais  très  cordialement 
pour  votre  bonne  action.  Le  peu  de  remarques  que  vous  me  commu- 
niquez me  paraissent  justes,  je  les  pressentais,  je  crois  même  avoir 
lu  vos  longues  réticences.  L'inspection  générale  de  vos  notes  m'a  fait 
l'effet  d'une  revue  i\^  gardes  nationaux  parmi  lesquels  on  remarque 
beaucoup  d'absents.  Quaffl  aux  certains  délits  du  style  que  vous  m'ac- 
cusez d'avoir  commis  à  l'instigation  ût^  auteurs  français,  j'en  dois, 
malheureusement,  accepter  seul  la  responsabilité  entière.  .Je  ne  con- 
nais aucun  théâtre  de  Paris,   excepté  celui   de  l'Opéra  ;  je  n'ai  lu 
dv<  pièces  nouvelles  qu'après  avoir  composé  la  mienne,  mais  comme 
dans  la  chaleur  de  la  composition  je  me  promenais  souvent  sur  les 
boulevards,  en  invoquant  le   Génie  du  lieu,  il  paraît  que  l'auguste 
divinité  m'a  favorisé  de  ses  inspirations.  Je  sais  que  vous  n'êtes  pas 
faite  pour  apprécier  ce  genre  des  (sic)  beautés.  Quoi  qu'il  en  soit,  mon 
ouvrage,  ou,  pour  mieux  dire,  mon  manuscrit,  m'est  devenu  mainte- 
nant précieux,  grâce  à  vos  quelques  notes.  Tout  le  monde  dit  qu'il 
faut  mettre  ces  notes  sous  les  yeux  du  directeur  de  la  Porte-Saint- 
Martin.  D  faut  qu'il  voie,  qu'il  touche  au  doigt,  sur  ma  figure  d'au- 
teur, ces  marques  autographes,  qu'un  classique  appellerait  en  style 
d'Ovide  les  empreintes  honorifiques  des  ongles  adorables!  Vous  ne  m'avez 
pas  autorisé  à  commettre  de  telles  indiscrétions,  mais  j'espère  que 
vous  ne  m'en  voudrez  pas.  Les  faveurs  de  la  sublime  Porte-Saint- 
Martin  sont  à  ce  prix.  Ma  femme  me  charge  de  vous  dire  mille  choses  (1). 
Ou  plutôt  une  seule  chose,  laquelle  est  :  qu'elle  n'oublira  jamais  votre 
bonté  pour  nous.  Grzymala  se  rappelle  à  votre  souvenir  ;  il  a  lu  vingt 
fois  votre  lettre,  il  en  a  commenté  toutes  les  phrases,  toujours  dans 
le  sens  le  plus  favorable  à  l'auteur  du  drame.  H  est  fier  de  cette  lettre, 
il  en  est  heureux  presque  autant  que  moi  (2).  Vous  voyez  que  vous 
avez  fait  chez  nous  plus  d'un  heureux. 


(1)  Adam  MicWewicz  était  marié  avec  Mlle  Céline  Szimanowska,  la  fille 
de  la  célèbre  pianiste  Mme  Marie  Szimanowska. 

(2)  Le  comte  Albert  (ou  plutôt  Woyciech)  Grzymala,  ami  de  Chopin  et  de 
Mickiewicz,  naquit  à  Dunajowcy,  en  Podolie,  embrassa  d'abord  la  carrière 


i86  GEORGE    SAND 

Si  Mme  d'Agoult  est  encore  avec  vous,  je  vous  prie  de  lui  remettre 
le  billet  ci-joint.  Elle  a  eu  la  bonté  de  m'inviter  chez  vous.  Dieu  sait 
comment  je  voudrais  y  aller.  Mais  ce  n'est  [pas]  facile  pour  le  moment. 
Toutefois,  je  prends  acte  de  l'invitation  et  je  me  permettrai  d'en  pro- 
fiter dès  qu'il  me  sera  possible  de  le  faire.  Veuillez  bien,  madame, 
croire  à  la  sincère  reconnaissance  de  votre  dévoué 

Adam  Mickiewicz. 

Paris,  rue  du  Val-de-Grâce,  n0'  1  et  3. 
Paris,  3  juin  (1837). 

Bientôt  après  Mickiewicz  partit  pour  la  Suisse;  George  Sand 
ne  fit  les  années  suivantes  que  de  courts  séjours  à  Paris 
et  la  question  de  mettre  en  scène  les  Confédérés  de  Bar  resta 
pendante.  Mais  se  trouvant  à  Majorque,  George  Sand  écrivit  un 
article  sur  les  Dziady  de  Mickiewicz  ou  plutôt  sur  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  la  3e  partie  des  Dziady.  Cet  article  parut 
sous  le  titre  de  Essais  sur  le  drame  fantastique  :  Gœthe,  Byron 
et  Mickiewicz,  après  son  retour  à  Paris,  dans  la  livraison  de 
décembre  1839  de  la  Revue  des  deux  Mondes  (1).  George  Sand  y 
analysait  les  Dziady,  Faust  et  Manfred  et  donnait  la  palme 

militaiie,  fut  successivement  aide  de  camp  de  Zajaczek  et  de  Joseph  Ponia- 
towski,  prit  part  à  la  campagne  de  1812,  fut  fait  prisonnier,  passa  trois  ans 
à  Pultawa,  toujours  avec  Zajaczek  (les  relations  avec  la  famille  duquel  lui 
nuisirent  beaucoup  dans  l'opinion  publique).  Plus  tard,  il  fut  député  et 
remplit  les  fonctions  de  référendaire  du  Conseil  d'Etat.  Grâce  à  sa  partici- 
pation à  la  Société  dite  «  Patriotique  »,  il  dut  comparaître  avec  les  autres 
membres  de  la  Société  devant  la  justice,  où  il  fit  triste  contenance  ;  il  fut 
condamné  d'abord  à  trois  mois  de  prison,  puis,  sur  un  ordre  express  de 
Nicolas  Ier,  tous  les  condamnés  furent  transférés  à  Saint-Pétersbourg  et 
enfermés  dans  les  casemates  de  Saint-Pierre-et-Paul,  d'où  Grzyniala  ne  sortit 
qu'en  1829.  Ses  malheurs  lui  ramenèrent  la  faveur  de  l'opinion  publique. 
Il  fut  plus  tard  directeur  de  la  Banque,  débuta  aussi  dans  la  carrière  litté- 
raire (il  écrivit  les  Mysli  Polaka  konstitucyjnego),  et  sa  maison  devint  le  point 
de  réunion  des  artistes  et  des  écrivains,  grâce  à  sa  femme,  une  beauté  «  divine, 
sublime,  mythologique  ».  Grzymala  dut  émigrer  comme  tant  d'autres  et 
mourut  à  Paris  en  1855.  Comme  caractère,  ce  ne  fut  pas  quelqu'un.,  —  au  due 
de  beaucoup  de  personnes,  —  mais  un  homme  agréable  et  très  serviable. 
(V.  à  ce  sujet  la  biographie  de  Chopin,  par  F.  Hoesick,  p.  451  et  454,  où  l'on 
trouve  aussi  des  détails  sur  lui,  thés  du  livre  de  Szimon  Askenazy,  Zobiegi 
dyplomatyczne  polski  et  les  Souvenirs  d'André  Kozmian,  assez  malveillants 
tous  les  deux.) 

(1)  Dans  les  Œuvres  complètes  de  George  Sand.  cet  article  fait  partie  du 
volume  Autour  de  la  table. 


GEORGE   SAM)  187 

au  premier  poème,  autant  pour  La  profondeur  de  Bon  idée  prin- 
cipale, que  pour'1'ardeur  du  sentimenl  qui  L'anime  et  La  viva- 
oité  des  images.  Entre  autres,  Mme  Sand  reprochait  ;'i  Goethe 
ce  <|iu'  les  critiques  du  inonde  entier  considèrent  comme  II  plus 
sublime  preuve  de  t;dent  artistique  :  le  vraisemblable,  la  vérité 
réaliste  des  caractères  humains. 

Ainsi  Grcçthe,  esclave  du  vraisemblable,  dit-elle,  —  et  c'est  elle  qui 
souligne,  —  c'est-à-dire  de  la  vérité  vulgaire,  ennemi  juré  d'un 
héroïsme  romanesque  comme  d'une  perversité  absolue,  n'a  pu  se  dé- 
cider à  l'aire  L'homme  tout  à  fait  bon,  ni  le  diable  tout  à  fait  méchant. 
Enchaîné  au  présent,  il  a  peint  les  choses  telles  qu'elles  sont,  et  non 
pas  telles  qu'elles  doivent  être.  Toute  la  moralité  de  ses  œuvres  a 
consisté  à  ne  jamais  donner  tout  à  fait  raison  ni  tout  à  fait  tort  à  aucune 
des  vertus  ou  des  vices  que  personnifient  ses  acteurs.  Il  vaudrait  mieux 
dire  encore  que  ses  acteurs  ne  personnifient  jamais  complètement  ni 
la  vertu,  ni  le  vice.  Les  plus  grands  ont  des  faiblesses,  les  plus  cou- 
pables ont  des  vertus.  Le  plus  loyal  de  ses  héros,  le  noble  Berlichingen, 
se  laisse  entraîner  à  une  trahison  qui  ternit  la  fin  de  sa  carrière,  et 
le  misérable  Weislingen  expire  dans  les  remords  qui  l'absolvent.  Il 
semble  que  Gœthe  ait  eu  horreur  d'une  conclusion  morale,  d'une  cer- 
titude quelconque...  (1). 

Ces  lignes  sont  plus  propres  à  faire  critiquer  cette  critique  que 
le  grand  auteur  de  Gœtz.  En  général  quoique  l'article  de  George 
Sand  sur  les  Dziacly  fît  alors  beaucoup  de  bruit,  quoiqu'il  rendît 
un  immense  service  à  Mickiewicz  en  le  faisant  connaître  au 
grand  public  européen  et  en  le  mettant  au  rang  des  plus 
grands  poètes  du  monde,  et  quoiqu'il  soit  cité,  aujourd'hui 
encore,  par  les  auteurs  polonais  et  français,  nous  avons  l'au- 
dace de  considérer  cet  article  de  Mme  Sand  comme  assez 
médiocre.  Il  est  vague  et  prolixe,  écrit  en  un  style  rappelant  les 
écrits  de  Leroux,  et  point  concluant.  Ce  qu'il  a  de  plus  clair, 
c'est  l'enthousiasme  et  l'admiration  sans  bornes  de  l'auteur  de 
Spiridion  pour  l'auteur  de  Wallenrod,  admiration  qui,  certes, 
fut  surtout  soufflée  par  Chopin.  C'est  Chopin  qui  se  lit  envoyer 

(1)  Autour  de  la  table,  p.  136, 


j88  GEORGE    SAND 

à  Majorque  l'édition  française  des  Dziady  (1)  pour  la  lecture 
commune,  comme  aussi  les  Poésies  de  Witwicki  pour  les  tra- 
duire à  livre  ouvert,  car  tantôt  il  traduisait  ainsi  pour  Mme  Sand 
différents  auteurs  polonais,  et  tantôt  il  les  lui  faisait  connaître 
dans  des  traductions  déjà  existantes.  C'est  ainsi  que  Mme  Sand, 
en  écrivant  les  Sept  cordes  de  la  Lyre,  parues  au  printemps 
de  1839,  prit  pour  épigraphe,  —  comme  nous  l'avons  déjà  dit 
ailleurs,  —  un  chant  slave,  les  Cœurs  résignés,  traduit  par  Fran- 
çois Grzymala  (2). 

Lorsqu'en  1840  Mickiewicz  revint  à  Paris,  il  trouva  George 
Sand  et  Chopin  déjà  installés  rue  Pigalle;  de  nouveau  on  se 
vit  souvent.  George  Sand  renouvela  les  relations  avec  beaucoup 
d'amis  communs,  elle  en  noua  de  nouvelles,  Mickiewicz  lui  pré- 
senta alors  bon  nombre  de  ses  amis.  Voici  un  petit  billet  inédit, 
de  Mickiewicz,  daté  seulement  de  mardi,  8  mars,  sans  indica- 
tion d'année,  mais  comme  il  est  adressé  rue  Pigalle,  16,  où 
Mme  Sand  habita  jusqu'à  l'automne  de  1842,  et  qu'en  1842  le 
8  mars  tombait  justement  un  mardi,  nous  le  datons  catégori- 
quement de  cette  année  : 

Au  verso  : 

Madame 

Madame    George    Sand, 
rue  Pigal  (sic),  16. 

Si  vous  avez  quelques  moments  libres  aujourd'hui  après  quatre 
heures,  vous  me  permettrez  de  me  présenter  chez  vous  et  de  vous 
présenter  Mme  Olivier. 

Votre  dévoué  Mickiewicz. 
Ce  mardi,  8  mars. 


(1)  Dziady  ou  la  Fête  des  Morts,  poème  traduit  du  polonais  d'Adam  Mickie- 
wicz, IIe  et  IIIe  parties.  Un  vol.  in-16.  Paris,  détienne,  1834.  Cette  tra- 
duction est  faite  par  M.  Burgaud  des  Marets  et  revue  par  l'auteur  lui- 
même. 

(2)  Cf.  George  Sand,  sa  vie  et  ses  oeuvres,  t.  II,  p.  387.  François  Grzy- 
mala, qu'il  ne  faut  point  confondre  avec  Albert  Grzymala,  était  poète 
et  critique,  éditeur  de  YAstrce  et  de  Sibylle  deux  publications  polonaises 
fort  répandues  en  leur  temps.  C'était  un  émigré  et  un  grand  ami  de 
Chopin. 


GEORGE   SAND  [89 

Cette  .•unit'  <l<'  Mickiewicz  el  de  Sainte-Beuve,  la  poéto 

suisse   .Mine  Juste  Olivier,  écrivit  dans  sou  journal   intime  .'1  la 

date  du  5  mars  IH42  : 

Mickiewicz  m'apporte  une  lettre  de  George  Sand,  fort  aimable  el 
croil  que  Chopin  est  bod  mauvais  génie,  Bon  vampire  moral,  sa  croix, 
qu'il  la  tourmente  et  finira  peut-être  par  la  tuer... 

Et  à  la  date  du  8  mars  elle  écrit  ainsi  : 

Visite  eluv.  Mme  Saiul.  Mlle  est  jolie,  plus  femme  que  dame  ;  cepen- 
dant, par  instants,  plus  ceci  (pie  je  n'imaginais.  Simple  et  bonne  enfant 
au  fond.  Forte  de  eorps  et  d'esprit,  les  doigt8  mignons  et  fort  bien 
posés  autour  d'une  cigarette,  avec  une  grâce  sans  affectation.  La 
mise  unie,  les  yeux  superbes  et  beaucoup  d'individualité  même  dans 
l'arrangemenl  si  simple  de  ses  cheveux  noirs.  Au  fond  d'une  grande 
cour,  un  équipage  armorié  devant  une  petite  porte  et  un  escalier 
mesquin.  Une  servante  dérangée,  un  peu  souillon;  de  petites  pièces, 
(U^  Heurs,  des  choses  rares  ;  un  air  général  de  sans-façon  dans  la  ri- 
chesse. Elle  déteste  Paris  et  se  croit  pauvre- 
Dans  une  lettre  à  son  mari,  à  propos  de  cette  même  visite, 
Mme  Olivier  dit  : 

J'avais  vu  mardi  Mme  Sand,  qui  m'a  fort  bien  reçue  et  que  j'ai 
trouvée  beaucoup  pins  jolie  femme  que  je  ne  m'y  attendais,  mais 
aussi  d'apparence  plus  forte  et  plus  géniale  que  je  n'aurais  cru  :  le  tout 
assaisonné  d'une  cigarette  et  d'un  bout  d'oreille  qui  montre  à  la  fois 
du  Pierre  Leroux  et  du  Rabelais.  Elle  est  très  bonne,  simple,  accueil- 
lante, et  nous  y  dînons  aujourd'hui,  Mickiewicz  et  moi,  pour  entendre 
Chopin.  N'ai-je  pas  du  courage  (1)? 

En  racontant  ce  dîner  du  11  mars,  Mme  Olivier  émet,  dans 
son  journal  intime,  la  pensée  bien  sûrement  inspirée  par  Mickie- 
wicz, qu'il  est  douteux  que  Chopin  puisse  faire  le  bonheur  de 
George  Sand,  car,  dit-elle,  «  c'est  un  homme  d'esprit  et  de  talent, 
charmant,  mais  de  cœur,  je. ne  crois  pas  ». 

Il  n'est  pas  probable  que  Chopin  ait  connu  cette  opinion  de 
Mickiewicz  sur  son  compte.  Il  avait  pour  le  poète  la  même 


(1)  Léon  Séché,  Sainte-Beuve,  t.  II  ;  Ses  Mœurs,  chap.  m,  Madame  Juste 
Olivier,  p.  109-111. 


i9o  GEORGE    SAND 

vénération,  la  même  sympathie  qu'autrefois.  George  Sand  aussi 
avait  pour  lui  les  mêmes  sentiments  enthousiastes,  et  comme 
elle  tâchait  toujours  et  en  toutes  choses  de  faire  du  bien  à  ses 
amis,  de  les  aider,  de  leur  rendre  quelque  service,  elle  resongea 
encore  à  faire  jouer  ou  publier  les  Confédérés  de  Bar.  Nous  en 
trouvons  la  preuve  écrite  dans  le  petit  billet  suivant,  daté  aussi 
rien  que  d'un  mardi,  mais  comme  la  réponse  d'Adam  Mickiewicz 
est  adressée  à  la  Cour  d'Orléans,  5  (où  Chopin  et  George  Sand 
n'allèrent  habiter  que  dans  les  derniers  mois  de  1842)  et  grâce  à 
quelques  autres  considérations,  nous  croyons  pouvoir  dater  ce 
billet  avec  beaucoup  de  certitude  de  1843  (1)  : 

Voulez-vous,  pendant  le  peu  de  jours  que  j'ai  encore  à  passer  ici, 
que  je  relise  votre  drame?  Et  s'il  n'est  pas  de  nature  à  être  mis  en 
scène,  pourquoi  ne  le  feriez-vous  pas  imprimer?  Je  me  souviens  que 
c'est  beau.  Confiez-le-moi.  Pourquoi  faut-il  le  laisser  dormir?  Rien  de 
ce  que  vous  avez  fait  ne  peut  être  inutile  ou  indifférent. 
Tout  à  vous  de  cœur. 

G.  Sand. 
Mardi. 

Mickiewicz  répondit  sur-le-champ  par  la  petite  lettre  inédite 
dont  nous  avons  encore  l'autographe  sous  les  yeux  : 
Au  verso  : 

Madame 

Madame  George  Sand, 
cours  d'Orléans,  5. 

Je  vous  porterai  mon  drame.  Faites-le  lire  à  Bocage.  Mais  j'ai  à 
vous  parler  d'une  chose  plus  importante.  Je  pense  qu'on  pourrait 
arranger  pour  la  scène  la  Comédie  infernale,  et  que  Bocage,  aidé  seule- 
ment de  deux  acteurs,  serait  en  état  de  la  jouer.  Ceci  demande  des 
explications.  Je  ne  sais  ce  qui  en  sera,  mais  comme  vous  êtes  une  per- 
sonne de  bon  augure  pour  moi,  je  pressens  qu'il  en  sortira  quelque 
chose,  puisque  c'est  vous  qui  en  avez  parlé  la  première. 

Votre  fidèle 

Mickiewicz. 

(1)  M.  Ladislas  Mickiewicz  (qui  le  publia  dans  le  volume  des  Mélanges 
posthumes)  a  eu  bien  raison  de  le  dater  de  1843.  Dans  la  Vie  d'Adam 
Mickiewicz,  M.  Ladislas  Mickiewicz  rapporte  ce  même  billet  à  1840, 


GEORGE   SA  Ni) 

Mme  Sand  s'empressa  défaire  selon  sou  désir  el  elle  l'en  Informa 
par  le  petit  mol  que  voici,  que  le  fils  d'Adam  Mickiewicz  a 
publié  (1): 

J'ai  remis  le  drame  à  Booage.  J'attends  sa  réponse. 
A  von*  de  cœur. 

<  reorge  Sand. 

Malgré  tous  les  lions  offices  de  George  Sand,  les  Confédérés  de 
Bar  ue  furenl  jamais  jours  en  Elance,  e1  le  manuscrit  même,  en 

passant  de  mains  eu  mains,  s'égara;  On  n'en  retrouva  plus  tard 
que  les  deux  premiers  actes  que  M.  Ladislas  Mickiewicz  publia 
dans  les  Mélanges  posthumes  en  les  accompagnant,  en  guise  de 
pièces  explicatives,  de  lettres  adressées  à  son  père  et  à  lui-même 
par  Mmes  d1  Agonit  et  Sand  (le  manuscrit  ne  revint  jamais  chez 
Mme  Sand,  elle  ne  lit  que  le  remettre  à  Bocage),  et  par  MM.  Al- 
fred di1  Vigny,  Bocage,  Grzymala  et  Mallefille,  c'est-à-dire  par 
tous  ceux  qui,  entre  1837  et  1843,  s'efforcèrent  de  le  faire 
accepter  par  un  théâtre  en  France. 

Dans  la  dernière  lettre  inédite  d'Adam  Mickiewicz  que  nous 
venons  de  citer,  il  fait  allusion  à  la  Comédie  infernale  de  Kra- 
sinski  (c'est  ainsi  qu'il  traduit  ici,  comme  au  cours  de  ses  leçons 
au  Collège  de  France,  le  titre  de  Nieooska  Comedya  qu'il  fau- 
drait plus  exactement  appeler  :  Comédie  non  divine).  Eh  bien, 
c'est  à  ces  mêmes  leçons  de  Mickiewicz  d'une  part,  et  d'autre 
part  à  son  désir  de  contribuer  de  tout  son  pouvoir  à  la  renom- 
mée de  Krasinski  en  général  et  à  la  gloire  de  la  Comédie  infer- 
nale en  particulier,  et  enfin  à  l'aide  chaleureuse  de  voix  et  de  fait, 
que  lui  prodigua  Mme  Sand  que  se  rapportent  :  1°  toute  une 
série  de  lettres  inédites,  adressées  à  Mme  Sand  par  Mickiewicz 
et  par  des  amis  communs,  et  2°  une  œuvre  de  George  Sand, 


(1)  C'est  en  note  à  ce  billet  que  M.  Ladislas  Mickiewicz  dit  avec  justice  : 
«  Ce  billet  de  Mme  Sand,  ainsi  que  le  précédent,  est  sans  date.  Mais  ils  sont 
adressés  rue  d'Amsterdam,  n°  1,  où  M.  Adam  Mickiewicz  demeura  à  son 
retour  de  Suisse,  fin  1840,  jusqu'à  l'année  1845.  Ls  sont  probablement  du 
printemps  1843,  époque  à  laquelle  Mme  Sand  écrivit  également  à  M.  Mickie- 
wicz à  propos  de  ses  leçons  sur  la  Comédie  infernale  de  Krasinski,  professées 
au  Collège  de  France  en  février  1843.  » 


192  GEORGE    SAND 

qu'aucun  de  ses  critiques  ni  de  ses  biographes  n'a  jamais  nommée 
(quoique  M.  Ladislas  Mickiewicz  l'ait  déjà  citée  dans  les  Mélanges) 
et  qui  reste  de  nos  jours  inconnue  même  aux  sandistes  les  plus 
fervents.  Nous  la  nommerons  tout  à  l'heure,  après  avoir  précisé 
les  faits.  • 

Mickiewicz  avait,  dès  le  22  décembre  1840,  ouvert  son  cours 
de  littératures  slaves  au  Collège  de  France.  La  gloire  s'en  répan- 
dit bientôt  en  dehors  des  cercles  purement  universitaires  et  amena 
dans  son  auditoire  une  foule  de  jeunes  gens  et  toute  une  série 
d'hommes  les  plus  éminents  de  l'époque  :  savants,  artistes  et 
auteurs.  Déjà,  M.  Christian  Ostrowski,  traducteur  en  français 
de  Mickiewicz,  avait  cité  dans  la  préface  de  la  seconde  édi- 
tion de  cette  traduction,  parue  en  1844,  un  article  de  M.  Hip- 
polyte  Lucas  qui,  en  parlant  des  leçons  de  Mickiewicz  en  1842, 
disait  : 

...  MM.  Ampère,  de  Montalembert,  de  Salvandy,  Michelet,  Sainte- 
Beuve,  George  Sand,  telles  sont  les  personnes  qui  viennent  s'emparer, 
au  nom  de  la  civilisation,  de  ce  nouvel  hémisphère  de  la  pensée  que 
le  savant  Polonais  est  chargé  de  lui  découvrir...  (1). 

M.  Ladislas  Mickiewicz  de  son  côté  cite  dans  la  Vie  de  son 
père  plusieurs  passages  de  lettres  de  M.  Dumesnil  (2)  à  ses  pa- 
rents, qui  leur  écrivait  en  1841  qu'il  fréquentait  beaucoup  les 
leçons  de  Mickiewicz  et  que  lorsque,  fatigué  d'écrire,  il  levait 
sa  tête,  il  ne  savait  pas  trop  qui  regarder  surtout  :  le  profes- 
seur ou  Mme  Sand  (3). 

Enfin,  tout  dernièrement,  nous  avons  pu  lire  dans  la  Corres- 
pondance inédite  de  Sainte-Beuve,  parue  en  1904,  la  lettre  de 
Sainte-Beuve  à  Mme  Juste  Olivier,  datée  du  23  janvier  1841,  où 
il  dit  à  sa  correspondante  : 


(1)  Cité  par  M.  Ladislas  Mickiewicz  dans  les  Mélanges  posthumes,  2e  série, 
Au  lecteur  lénévole,  p.  lxxx. 

(2)  M.  Ali  Dumesnil  fut  plus  tard  gendre  de  Michelet  et  son  successeur 
à  la  Sorbonne. 

(3)  V.  Zyuot  Adama  Mickiemcza...  prses  Wladislawa  Mickiewicza,  4  voL 
Posnan,  1890-96,  t.  III. 


GEORGE  SAND  193 

Depuis  que  je  vuii  ai  écrit,  j  'ai  ontendu  Mickiewicz  (sans  puni  tant 
lui  dira  bonjour  encore,  nous  continuons  de  non-  chercher),  je  I  ai 
entendu  à  distance  el  j'ai  été  très  Batisfait  II  j  a  de  l'éloquence   ou 

empêchements  mêmes,  et  l'accent  profond  marque  mieux 
les  efforts.  Mme  Sand  y  est  très  assidue,  et  l'autre  jour,  00  l'y  a  ap 
plaudie...  é 

On  voit  que  cette  disciple  enthousiaste  étail  très  remarquée 
dans  L'auditoire  et  excitait  L'attention  générale,  Comme  nous 
L'avons  déjà  dit  plus  haut,  le  point  de  départ  même  de  Miekie- 
wiCB,  sa  prédication  de  la  divine  mission  de  la  Pologne  et  (U^ 
Slaves  en  général, répondaient  entièrement  aux  croyances  de 
George  Sand.  Elle  s'empressa  donc  avant  tout  dv  ^'  procurer  le 
texte  même  des  leçons  de  Mickiewicz,  pour  le  publier  dans  la 
Revue  indépendante.  Pour  cela  elle  s'adressa  à  l'ami,  adepte  et 
traducteur  français  de  Mickiewicz.  le  slaviste  et  orientaliste 
Alexandre  Chodzko  (1). 

Mme  Sand  était  déjà  alors  en  relations  amicales  avec  Chodzko  : 
elle  s'était  intéressée  à  son  livre  anglais  sur  le  poème  persan  de 
Kowroglou  (2),  elle  inséra  dans  cette  même  Revue  indépendante 
quelques  pages  flatteuses  sur  l'auteur  de  cette  étude,  suivies 


(1)  Tous  les  Chodzko  se  distinguèrent  plus  ou  moins  dans  tes  let- 
tres.  Ignace  Ch.  (né  en  1794,  mort  en  1861)  publia  plusieurs  nouvelles  et 
contes  di'  mœurs  lithuaniennes  (ci  Spasowicz,  Littérature  polonaise,  p.  742)  ; 
La  mu  n!  Ch.  (v.  Mélanges  posthumes  d'Adam  Mickiewicz,  2e  série  :  Au  lecteur 
bénévole,  p.  x-xv)  fut  le  premier  biographe  de  Mickiewicz.  ayant  publié  un 
article  sur  lui  clans  la  Biographie  universelle  et  portative  des  contemporains, 
éditée  par  Ali.  Rabbe.  Enfin  Alexandre  Chodzko,  ami  de  Mickiewicz  et  de 
Chopin,  né  en  1804  dans  le  gouvernement  de  Minsk,  fit  ses  études  à  l'Uni- 
versité de  Yihia,  témoigna  dès  cette  époque  d'un  vif  intérêt  pour  la  poésie 
populaire,  puis,  entré  à  l'Institut  des  langues  orientales  à  Saint-Pétersbourg, 
il  débuta  dans  les  lettres  par  un  poème  dans  le  goût  oriental,  Dérar.  En  1829 
il  publia  ;Y Saint-Pétersbourg  un  recueil  de  ballades,  de  légendes,  de  chansons 
néo-grecques,  de  traductions  de  Pouchkine  et  de  Byron.  En  1830  il  fit  un 
voyage  en  Perse  et  y  étudia  la  poésie  persane.  Après  1831,  il  se  fixa  à  Paris, 
publia  en  français  et  en  anglais  beaucoup  d'études  sur  la  poésie  orientale  et 
les  œuvres  de  la  littérature  populaire  slave,  sur  les  chants  des  Lithuaniens, 
Tchèques,  Petits- Russiens,  Latyches,  etc.  ;  il  fut  un  des  orientalistes  les  plus 
célèbres,  occupa  la  chaire  des  langues  orientales  au  Collège  de  France,  après 
Mickiewicz  et  Cyprien  Robert.  Il  mourut  en  1891. 

(2)  Alexander  Chodzko,  Spécimens  of  the  popular  poelry  of  Persia  as 
found  in  the  adventures  and  improvisations  of  Kurroglu  the  bandit  minstrel 
of  Northern  Persia.  Un  vol.  grand  in-8°,  1842. 

111.  ,3 


i94  GEORGE   SAND 

d'un  compte  rendu  du  poème  (1).  Quoique  les  journaux  anglais 
tels  que  YAziatic  Journal  et  YAtheneum  aient  déjà  favorable- 
ment parlé  de  son  livre,  Chodzko  sut  parfaitement  apprécier 
lïmmense  service  que  Mme  Sand  lui  rendait  par  son  article... 
«  Etre  introduit  à  la  connaissance  de  l'Europe  littéraire  moyen- 
nant l'organe  aussi  puissant  que  celui  de  votre  plume  d'or  et 
de  soie  »,  —  lui  écrivait-il  dans  son  style  assez  exotique,  le 
17  décembre  1842,  en  réponse  à  sa  lettre  du  15  décembre  dans 
laquelle  elle  le  priait  de  lui  communiquer  des  extraits  de  son 
livre,  —  «  est  un  avantage,  une  illustration,  vous  le  savez  vous- 
même,  que  tout  amour-propre  ne  saurait  assez  ni  briguer,  ni 
mériter...  » 

Eh  bien,  lorsqu'en  suivant  le  cours  de  Mickiewicz  en  l'hiver 
de  1842-43,  Mme  Sand  eut  idée  de  faire  encore  une  fois  servir 
cette  «  plume  d'or  et  de  soie  »,  ad  majorent  gloriam  du  grand 
poète  polonais,  elle  s'adressa  avant  tout  à  ce  même  ami  de  Mic- 
kiewicz, Alexandre  Chodzko,  en  le  priant  de  lui  fournir  non 
plus  ses  propres  œuvres,  mais  bien  le  texte  sténographié  des 
leçons  de  Mickiewicz.  C'est  à  ce  nouveau  projet  littéraire  que 
se  rapportent  les  lignes  suivantes  de  Chodzko  : 

Madame, 

Les  cahiers  que  j'ai  l'honneur  de  vous  transmettre,  avec  ceux  qui 
se  trouvent  déjà  en  votre  possession,  font  tout  ce  qui  a  paru  jus- 
qu'aujourd'hui en  fait  de  leçons  de  M.  Mickiewicz  de  l'année  actuelle. 
Aussitôt  que  de  nouvelles  sténographies  seront  imprimées,  je  ne  man- 
querai pas  de  vous  en  envoyer.  H  m'en  voudrait,  s'il  savait  que  vous 
en  ayez  pris  connaissance,  avant  qu'il  n'eût  revu  et  rectifié  les  erreurs 
du  copiste.  Aussi  vous  prié-je  de  ne  pas  dire  que  vous  le  tenez  de  moi. 
Un  ouvrage  imprimé  devient  la  propriété  de  tout  le  monde  et  par 
conséquent  pourrait  aussi  tomber  sous  vos  mains.  Nous  faisons  trop 
grand  cas  de  votre  opinion,  madame,  et  nous  considérons  l'idée  d'où 
notre  professeur  puise  ses  plus  belles  inspirations  non  seulement  comme 
une  question  littéraire,  mais  bien  comme  un  fait,  une  vérité  incontes- 
table, sur  laquelle  se  base  le  salut  de  notre  pauvre  patrie  et  celui  de 

(1)  Dand  l'édition  Lévy  des  Œuvres  complètes  de  George  Sand  fait  partie, 
du  volume  de  Piccinino. 


GEORGE  SAND  195 

qoi  .uni'-.  Je  m-  saurai  donc  prendre  assez  de  précaution  .  quand  il 
agii  (1rs  intérêts  aussi  vitaux  d'un  côté  et  d'une  parole  ai  -1  puig- 
samiiicni  influente  qui  peut  en  devenir  l'organe,  comme  la  vôtre, 
de  l'autre. 

Agréez  fii  même  temps,  j»'  vous  supplie.  L'assurance  de  la  plu-   in- 
oère  estime,  avec  laquelle  j'ai  L'honneur  d'être,  madame, 
Votre  bien  dévoué 

Al.  Chodzko. 

(V  25  mars  1843. 
l'iins,  ruedWnjou-Saiut-lIonoré,  //"()(). 

('"est  donc  grâce  à  ces  cahiers  de  sténographies,  remis  par 
Chodzko,  que  purent  paraître  dans  la  Revue  indépendante  d'abord 
tout  une  série  d'extraits  du  cours  de  Mickiewicz.  et  puis  l'ar- 
ticle de  Mme  Sand  elle-même,  intitulé  :  De  la  littérature  slave, 
signé  de  dvu\  initiales  seulement  :  0.  S.,  et,  nous  le  répétons,  de 
nos  jours  inconnu  même  aux  sandistes. 

En  fait  de  leçons  de  Mickiewicz  on  y  voit  publiés  :  l'analyse  de 
la  Comédie  non  divine  de  Krasinski,  parue  dans  le  numéro  du 
10  mai  1843  ;  l'étude  sur  les  poètes  de  l'Oukraine  et  de  la 
Bohême  :  Zaleski,  Garczynski  et  Jan  Kollar,  et  l'exposé  du  mes- 
sianisme. 

("est  justement  à  propos  de  ce  dernier  que  Mme  Sand  écrivit 
son  article.  Tout  en  professant  la  plus  grande  admiration  et 
le  respect  le  plus  enthousiaste  pour  les  idées  de  Mickiewicz  et 
même  pour  le  towianisme  (1),  Mme  Sand  se  permettait  pour- 
tant quelques  réserves  quant  à  sa  croyance  à  la  possibilité  du 
salut  de  la  Pologne  par  quelque  messie  futur,  dont  le  nom  serait 
44,  qui  symboliserait  «  l'idée  polonaise  »  (de  même  que  «  l'idée 
russe  était  symbolisée  par  un  seul  homme  »),  —  mystère,  que 
Mme  Sand  se  déclarait  incapable  de  comprendre  et  d'expliquer. 


(1)  Doctrine  mystique  d'André  Towianski,  gentilhomme  polonais  exalté, 
qui  prêchait  la  rédemption  et  la  résurrection  de  la  Pologne  par  un  sauveur 
providentiel  dont  toute  la  nation  devait  attendre  et  accélérer  la  venue  par 
des  actes  de  foi  et  de  repentir.  Mickiewicz,  Slowacki  et  beaucoup  d'autres 
illustres  Polonais  devinrent  adeptes  de  cette  doctrine  et  c'est  même  grâce  à 
son  adhésion  trop  fervente  aux  idées  de  Towianski  que  Mickiewicz  dut  sus- 
pendre son  cours  et  abandonner  la  chaire  du  Collège  de  France  en  1844. 


196  GEORGE    SAND 

Mais  surtout  elle  ne  partageait  pas  son  culte  pour  Napoléon  et 
les  napoléonides.  George  Sand  était  déjà  bien  loin  des  sympathies 
bonapartistes  de  son  enfance.  Dans  le  dernier  article,  qui  parut 
d'elle  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  et  qui  fut  intitulé 
Quelques  réflexions  sur  Jean-Jacques  Rousseau  (1),  elle  exposait 
ses  idées  sur  les  grands  hommes  et  les  hommes  qui  ne  sont  que 
forts,  et  ce  n'est  que  cette  épithète  qu'elle  adjugeait  à  Napoléon 
«  contre  tous  les  usages  de  la  grammaire  »,  disait-elle.  La  glo- 
rification de  Napoléon  par  Mickiewicz,  et  ses  espérances  que 
quelque  belligérant  providentiel  semblable  sauverait  «  les 
âmes  et  la  patrie  »  des  Polonais,  ne  lui  paraissaient  donc  point 
fondées,  ni  conformes  à  la  réalité.  Car,  outre  le  mysticisme  nébu- 
leux et  apocalyptique  de  ce  Credo  de  Towianski  et  de  Mickie- 
wicz, —  que  Mme  Sand  semblait  pourtant  avoir  sincèrement 
considérés  comme  deux  révélateurs  inspirés  de  la  vérité  divine, 
—  elle  ne  pouvait,  de  plus,  en  sa  qualité  d'adepte  de  Rous- 
seau, attendre  le  salut  et  la  «  nouvelle  parole  »  de  quelque 
individualité  particulière.  Elle  l'attendait  plutôt  d'un  peuple 
entier,  du  peuple  dans  le  vaste  sens  du  mot,  comme  classe  et 
comme  l'une  des  nations,  agissant  en  qualité  d'agent  «  du 
progrès  continu  de  l'humanité  »  —  cette  doctrine  fondamentale 
de  Leroux.  Malgré  ces  réserves  et  ces  désaccords,  l'article  De  la 
littérature  slave,  comme  celui  sur  le  Dziady,  est  plein  de  véné- 
ration pour  Mickiewicz.  Mme  Sand  désire  propager  la  gloire 
et  la  doctrine  du  maître  en  France.  Mickiewicz  était  surtout 
reconnaissant  à  l'auteur  d'avoir  saisi.  Y  esprit  de  ses  leçons, 
et  il  donna  à  Mme  Sand  plein  pouvoir  de  choisir  et  de  publier 
à  son  gré  dans  la  Revue  indépendante  tous  les  extraits,  tirés 
des  auteurs  slaves  qu'il  citait  en  chaire,  et  tous  les  passages 
de  ses  leçons  qu'elle  voudrait.  Nous  en  trouvons  la  confir- 
mation dans  les  trois  lettres  inédites  que  voici,  qui  se  rapportent 
toutes  à  1843. 

(ï)  Revue  des  Deux  Mondes  du  1er  juin  1841. 


GKORGE    SA  NI) 


197 


Madame,  il  m'est  impossible  dans  ce  moment  d'aller  vjpue  porter 
ma  réponse.  Je  répète  ce  que  j'ai  dit  à  M.  François,  que  vous  pouvez 
en  toute  conscience  imprimer  sur  [a  Comédie  infernale  ce  qui  tous 
paraîtra  convenable,  avec  plein  pouvoir  d'y  ajouter  el  d'en  retrancher 
ce  que  vous  jugerez  nécessaire.  Je  lirai  Les  épreuves  pour  corriger  l'or- 
thographe des  noms  propres.  Faites  enfin dec anuscril  ce  que  vous 

voudrez. 

Votre  dévoué 

Adam    MlCKIEWICZ. 

P. -S.  —  J'ai  annoncé  déjà  à  l'ami  (1)  qui  écrit  un  article  sur  mon 
livre  qu'il  n'aura  pas  à  s'occuper  de  la  Comédie  infernale. 

A.  Mie. 


II 


Madame.  J'irai  après-demain  relire  chez  vous  le  manuscrit  de  la 
(  'omédie  infernale,  si  vous  avez  le  projet  de  l'imprimer  dans  la  revue. 
Vous  indiquerez  les  endroits  de  votre  choix,  et  vous  me  laisserez  les 
revoir.  Cela  vous  épargnera  la  peine  de  relire.  Chodzko  m'a  dit  que 
vous  partez  pour  la  campagne.  Si  vous  n'avez  pas  le  temps  de  vous 
occuper  du  manuscrit,  laissons-le  pour  le  moment.  J'irai  cependant 
après-demain  vous  faire  mes  adieux. 

Votre  attaché 

MlCKIEWICZ. 


III 


Vos  observations  sont  parfaitement  justes  et  je  vous  autorise  à 
faire  tous  les  changements  que  vous  jugerez  utiles.  Je  vous  dispense 
de  la  peine  de  les  motiver.  Le  passage  de  Garczynski  est  beau  en  polo- 
nais, mais  il  [est]  méconnaissable  en  français  et  je  ne  me  sens  pas 
la  force  de  le  traduire.  Vaut  mieux  l'omettre.  Je  ne  tiens  pas  aux 
anecdotes,  ni  aux  citations,  ni  à  aucun  détail.  Vous  avez  saisi  l'esprit 

(1)  M.  Lèbre. 


198  GEORGE    SAND 

de  ce  fragment,  vous  l'appréciez,  puisque  vous  le  faites  imprimer, 
cela  suffit.  Vous  êtes  maîtresse  de  la  forme  ;  tant  qu'il  n'y  a  pas  d'hos- 
tilité entre  les  esprits,  il  n'y  a  pas  de  querelle  sur  la  lettre  ;  la  lettre 
est  alors  une  propriété  commune  et  on  n'a  qu'à  remercier  celui  qui 
sait  l'exploiter  pour  le  profit  commun.  Faites  donc  avec  cet  article 
ce  qui  vous  conviendra,  et  soyez  sûre  que  ce  que  [vous]  ferez  me  con- 
viendra. 
Votre  fidèle 

A.  Mickiewicz. 


*  M.  Ladislas  Mickiewicz  raconte,  sur  la  foi  de  M.  Alexandre 
Biergel,  qu'Adam  Mickiewicz  aurait  à  un  moment  donné  sus- 
pendu ses  visites  chez  George  Sand,  craignant  qu'elle  ne  consi- 
dérât ses  explications  sur  le  towianisme  que  comme  matière  à 
roman,  ce  qui  aurait  paru  un  «  sacrilège  »  à  Mickiewicz.  Cela  eût 
ressemblé,  suivant  son  expression,  à  ce  que  «  la  bien-aimée,  après 
une  déclaration  d'amour,  aurait  demandé  de  l'argent  ». 

Mais  si  nous  voyons  George  Sand,  dans  Consuelo  et  la  Comtesse 
de  Rudolstadt,  trahir  un  intérêt  et  une  sympathie  extrêmes  pour 
les  sectes  slaves,  les  guerres  de  religion  hussites  d'une  part,  et 
les  sectes  mystiques  du  dix-huitième  siècle,  les  phénomènes 
d'extase  religieuse  et  les.  visionnaires  d'autre  part,  elle  n'usa 
pourtant  jamais  directement  des  récits  de  Mickiewicz.  Si  elle 
parla  de  messianisme  et  de  towianisme,  ce  ne  fut  qu'une  seule  fois, 
dans  son  article  De  la  littérature  slave,  écrit  dans  le  but  de 
défendre  Mickiewicz  contre  les  attaques  que  lui  attirèrent  ses 
sympathies  towianistes  de  la  part  de  certains  cercles  puissants, 
français  et  polonais. 

Si  Mme  Sand  montra  aussi  une  sympathie  particulière  à  Chodzko 
et  lui  rendit  littérairement  un  service  amical,  simplement  parce 
qu'il  était  un  ami  de  Mickiewicz,  c'est  avec  une  sympathie  et  une 
amitié  toutes  personnelles  qu'elle  traitait  l'ami  commun  de 
Chopin  et  de  Mickiewicz,  le  comte  Albert  Grzymala.  Nous  avons 
déjà  parlé,  et  nous  reparlerons  du  rôle  de  confident  qui  échut 
à  Grzymala  dans  les  relations  entre  Chopin  et  George  Sand  : 
nous  prouverons  que  George  Sand  recourait  à  lui  dans  les 
moments  les  plus  décisifs  et  les  plus  tragiques  de  leur  commune 


GEORGE    SAND  199 

histoire.  Le  nom  de  Grzymala  revienl  constamment  dam  toutes 

ses  lettres    entre    L838    el     L848.    <  loilSl  I  tOUfl    inainteiwnt    qu 

mouvanl  perpétuellement,  grâce  à  Mickiewicz  et  à  Chopin,  au 
milieu  d'intérêts  polonais  el  liée  d'amitié  avec  bon  nombre  de 
Polonais,  amis  du  poète  et  du  musicien.  George  Sand  s'intéressa 
à  beaucoup  d'autres  personnages  politiques,  écrivains  el  artistes 
polonais. 

c'est  ainsi  qu'en  1839  «'Ile  consacra  un  petit  article  fort 
sympathique  à  la  princesse  Anna  Czartoryska,  en  invitiint 
toutes  les  personnes  de  bonne  volonté  à  prêter  leur  attention, 
leur  concours  et  leur  aide  à  la  vente,  que  la  princesse  arrangeai! 
annuellement  au  profit  de  malheureux  compatriotes  indigents, 
et  qui  se  composait  de  broderies  et  de  dentelles  extrêmement 
originales  et  fabriquées  de  ses  propres  mains.  C'était  de  vrais 
chefs-d'œuvre  d'art,  ressuscitant  le  genre  ancien  :  a  Jamais, 
avant  d'avoir  vu  ces  merveilleux  ouvrages,  dit  Mme  Sand, 
nous  n'eussions  pensé  qu'une  broderie  pût  être  une  œuvre 
d'art,  une  création  poétique...  »  et  après  avoir  en  passant  con- 
sacré des  lignes  émues  aux  nobles  et  héroïques  figures  des  Polo- 
naises émigrées,  telles  que  Claudine  Potocka,  Emilie  Plater,  etc., 
Mme  Sand  nous  trace  la  silhouette  touchante  et  la  vie  laborieuse 
de  cette  jeune  princesse,  Anna  Czartoryska,  autrefois  immensé- 
ment riche,  habituée  à  un  luxe  royal,  et  maintenant  vivant  avec 
sa  famille  à  Paris  plus  que  modestement,  presque  pauvrement, 
mais  toujours  prête  à  donner  l'hospitalité,  à  secourir  les  malheu- 
reux (1). 

Dans  une  lettre  inédite,  datée  de  janvier  1843  et  adressée  à 
Théophile  Thoré,  plus  tard  communiste,  mais  alors  critique  et 
directeur  de  l'Alliance  des  Arts  (2),  Mme  Sand  lui  recommande 
un  protégé  du  vieux  comte  Czartoryski,  et  cela  dans  des  termes 
qui  ne  laissent  aucun  doute  sur  les  relations  exquises  existant 
entre  elle  et  la  famille  de  ce  noble  émigré  polonais  : 


(1)  Cet  article  parut  dans  le  numéro  du  Siècle  du  26  décembre  1839  et 
fait  partie  dans  les  Œuvres  complètes  du  volume  des  Nouvelles  Lettres  d'un 
voyageur. 

(2)  Théophile  Thoré  naquit  le  23  juin  1807,  mourut  le  30  avril  1869.  .■ 


GEORGE    SAND 


A  Monsieur  Thoré. 


Est-ce  que  vous  me  permettez,  monsieur,  de  vous  demander  une 
petite  faveur?  Le  vieux  et  respectable  prince  Czartoryski  m'écrit  une 
lettre  que  je  vous  prie  de  lire,  vous  verrez,  mieux  que  je  ne  saurais 
vous  le  dire,  de  quoi  il  est  question,  et  comme  quoi  un  peu  de  bien- 
veillance de  votre  part  pour  M.  Statler  (1)  serait  une  bonne  action. 
Quelques  lignes  d'encouragement  dans  votre  feuilleton  lui  feraient 
grand  bien,  le  prince  Czartoryski  et  moi  vous  en  aurions  une  grande 
reconnaissance. 

Dites-nous  si  cela  est  possible,  et  pardonnez-moi  si  je  suis  indis- 
crète. 

George  Sand. 

Bref,  le  monde  polonais,  les  intérêts  polonais  étaient  bien 
proches  du  cœur  de  George  Sand,  et  quant  à  Mickiewicz,  hôte 
fréquent  de  Chopin  et  de  Mme  Sand  entre  1840  et  1844,  il 
la  charmait  par  son  individualité  et  lui  inspira  beaucoup  de  pages 
publiées  et  inédites. 

Voici  par  exemple  un  passage  inédit  du  Journal  de  Piffoël 
ayant  trait  à  la  célèbre  dispute  entre  Mickiewicz  et  Slowacki, 
qui  eut  lieu  le  jour  de  Noël  de  1840  et  dont  on  a  tant  de  fois 
parlé  dans  la  presse  (2)  : 

(1)  Adalbert  Statler,  peintre  polonais,  passa  plusieurs  années  en  Italie, 
où  il  fit  la  connaissance  d'Adam  Mickiewicz,  dont  il  peignit  plus  tard  un  mer- 
veilleux portrait.  Son  tableau  le  plus  connu  représente  Mickiewicz  lisant 
sur  le  parvis  de  l'église  de  Notre-Dame  de  Cracovie  son  Livre  de  la  nation 
polonaise  à  la  face  d'une  foule  immense. 

(2)  Rappelons  pourtant  encore  une  fois  cet  incident  au  souvenir  du  lec- 
teur :  lorsque  le  24  décembre  1840  les  émigrés  polonais  se  réunirent  à  une 
soirée  chez  JanuszMewicz,  pour  célébrer  la  fête  de  Mickiewicz  et  pour  accom- 
plir l'usage  touchant  de  la  patrie  en  mangeant  en  commun  le  gruau  tradi- 
tionnel, le  jeune  Slowacki,  que  Mickiewicz  traitait  toujours  avec  froideur 
et  négligence  et  auquel  il  avait  voué  des  sentiments  non  moins  hostiles, 
quoiqu'il  l'admirât  comme  poète,  surtout  comme  l'auteur  du  Sieur  Thadée, 
Slowacki,  disons-nous,  adressa  à  Mickiewicz  un  discours  en  vers.  En  ren- 
dant toute  justice  au  grand  poète,  mais  conscient  de  lui-même  et  dans  un 
sentiment  de  fière  dignité,  il  y  déclarait  que  lui  aussi,  pour  ses  souffrances 
et  pour  ses  œuvres,  il  avait  bien  mérité  l'amour  de  la  patrie  et  une  place  au 
royaume  de  la  poésie.  Mickiewicz  lui  répondit  par  une  improvisation  magni- 
fique ;  tous  les  assistants  pleurèrent,  emportés  dans  un  élan  d'enthousiasme, 
et  les  deux  poètes  s'embrassèrent  et  causèrent  longtemps  très  amicalement 
en  marchant  de  long  en  large  par  le  salon.  Mais  malgré  tous  ces  toasts  et 


GEORG1     s.\  NI) 

Décembre  L840. 

il  1*661  passé  ces  jours-ci  un  [ail  assez  étrange  au  torirps  où  nous 
sommes.  Dans  une  réunion  de  Polonais  émigrés,  un  certain  poète 
assez  médiocre,  dit-on  (1),  e1  quelque  peu  jaloux,  ;i  récité  une  pièce 
de  vers  adressée  à  Mickiewicz,  dans  laquelle,  au  milieu  des  éloges 
qu'il  lui  prodiguait,  il  se  plaignail  avec  un  dépil  sincère,  mais  qui 
n'était  pas  de  mauvais  goût,  de  la  supériorité  de  ce  grand  poète. 
C'était,  comme  on  Le  voit,  un  reproche  et  un  hommage  à  la  fois.  Mais 
le  sombre  Mickiewicz,  insensible  à  l'un  enmmc  à  L'autre,  Be  lève  et 
lui  Improvise  en  vers  une  réponse,  ou  plutôt  un  discours  dont  l'effet 
a  été  prodigieux.  Personne  ne  peut,  dire  exactement  ce  qui  s'est  passé  : 

de  tous  ceux  (pli  étaient  là,  chacun  en  a  gardé  un  souvenir  différent  : 
les  uns  disent  qu'il  a  parlé  cinq  minutes,  les  autres  disent  une  heure. 
11  est  certain  qu'il  leur  a  si  bien  parlé,  et  qu'il  a  dit  de  si  belles  choses, 
qu'ils  sont  tous  tombés  dans  une  sorte  de  délire.  On  n'entendait  que 
cris  et  sanglots,  plusieurs  ont  eu  des  attaques  de  nerfs,  d'autres  n'ont 
pu  dormir  de  la  nuit.  Le  comte  Plater,  en  rentrant  chez  lui,  était  dans 
un  état  d'exaltation  si  étrange  que  sa  femme  l'a  cru  fou  et  s'est  fort 
épouvantée.  Mais  pendant  qu'il  lui  racontait  comme  il  pouvait  non 
pas  l'improvisation  de  Mickiewicz  (personne  n'a  pu  en  redire  un  mot), 
mais  l'effet  de  sa  parole  sur  ses  auditeurs,  la  comtesse  Plater  est 
tombée  dans  le  même  état  que  son  mari  et  s'est  mise  à  pleurer,  à 
prier  et  à  divaguer.  Les  voilà  tous  convaincus  qu'il  y  a  dans  ce  grand 
homme  quelque  chose  de  surhumain,  qu'il  est  inspiré  h  la  manière 
des  prophètes,  et  leur  superstition  est  si  grande  qu'un  de  ces  matins 
ils  pourraient  bien  en  faire  un  dieu.  J'ai  réussi  à  savoir  quel  était 
le  thème  sur  lequel  Mickiewicz  a  improvisé.  C'était  celui-ci  :  vous 


toutes  ces  démonstrations,  il  ne  s'ensuivit  pas  de  réconciliation  durable. 
Grâce  au  caractère  ombrageux  et  fier  de  Slowacki,  à  la  négligence  froide- 
ment méprisante  de  Mickiewicz  et  surtout  grâce  aux  «  amis  »  dont  les  uns 
appréciaient  réellement  Slowacki  et  d'autres  se  donnaient  le  cruel  plaisir 
d'exciter  traîtreusement  son  humeur  offensée,  les  choses  en  revinrent  bientôt 
à  une  querelle  ouverte.  (V.  Slowtacki,  Lettres  à  sa  mère,  p.  97  ;  Mickiewticz, 
Correspondance,  t.  Ier,  p.  175,  et  surtout  la  Vie  de  Mickiewicz  par  son  fils, 
t-  II.) 

(1)  «  Dit-on  »  veut  certainement  dire  «  dit  Chopin  ».  On  sait  que  Slowacki 
aussi,  en  rendant  justice  au  génie  poétique  du  célèbre  musicien,  son  com- 
patriote, et  en  s'extasiant  sur  son  jeu  (par  exemple  dans  les  Lettres  à 
sa  Mère,  1830-1848,  Lwow.,  1875),  faisait  parfois  des  remarques  assez  mor- 
dantes sur  son  compte.  Cette  petite  ombre  de  malveillance  de  part  et  d'autre 
s'explique,  il  nous  semble,  par  leur  rivalité  en  amour  pour  Marie  Wodzinska. 
Dans  ces  mêmes  Lettres  à  sa  mère,  Slowacki  parle  avec  enthousiasme  de 
George  Sand.  (V.  surtout  les  pages  134, 155, 161, 165,  167.) 


2t>2  GEORGE    SAND 

vous  plaignez  de  ne  point  être  un  grand  poète,  c'est  votre  faute.  Nul 
ne  peut  être  poète  s'il  n'a  en  lui  l'amour  et  la  foi.  Sur  cette  idée  qui 
est  assez  belle,  Mickiewicz  a  pu  et  a  dû  parler  admirablement.  Il  ne 
se  souvient  pas  lui-même  d'un  seul  mot  de  son  improvisation,  et 
ses  amis  disent  qu'il  est  plus  effrayé  que  flatté  de  l'effet  qu'il  a  pro- 
duit sur  eux.  H  leur  avoue  aussi  qu'il  s'est  passé  en  lui  quelque  chose 
de  mystérieux,  d'imprévu,  que,  de  fort  calme  qu'il  était  en  commen- 
çant à  parler,  il  s'est  senti  tout  à  coup  élevé  par  l'enthousiasme 
au-dessus  de  lui-même,  et  l'un  d'eux  qui  l'a  vu  le  lendemain,  l'a 
trouvé  dans  une  sorte  d'abattement,  comme  il  arrive  après  une  forte 
crise. 

En  écoutant  ceci  et  en  recueillant  de  tous  côtés  les  mêmes  témoi- 
gnages, il  me  semble  entendre  le  récit  d'une  scène  des  temps  passés, 
car  il  n'arrive  plus  rien  de  semblable  aujourd'hui,  et  quoi  qu'en  disent 
Liszt  et  Mme  d'Agoult,  il  n'y  a  plus  que  le  dilettantisme  des  arts  qui 
manifeste  de  pareils  transports.  Je  ne  crois  pas  aux  improvisations 
de  nos  charlatans  philosophes  et  littéraires.  Poètes  et  professeurs 
sont  tous  des  comédiens.  En  les  applaudissant,  le  public  n'est  pas 
leur  dupe,  et  quant  à  nos  orateurs  politiques,  ils  ont  si  peu  d'élévation 
et  de  poésie  dans  l'âme,  que  leurs  discours  ne  sont  jamais  que  des 
déclamations  plus  ou  moins  bien  débitées. 

Ce  qui  s'est  passé  pour  Mickiewicz  rentre  dans  la  série  de  ces  faits 
qu'on  appelait  autrefois  miracles  et  qu'on  pourrait  appeler  aujour- 
d'hui extases.  Leroux  donne  de  toute  cette  partie  merveilleuse  de 
l'histoire  philosophique  et  religieuse  du  genre  humain  la  meilleure 
et  peut-être  la  seule  explication  pieuse  et  poétique  que  la  raison  puisse 
accepter.  Il  définit  l'extase  et  la  classe  dans  les  hautes  facultés  de 
l'esprit  humain.  C'est  une  grande  théorie  et  il  l'écrira.  En  attendant, 
voici  ce  qu'il  m'a  semblé  à  moi,  d'après  ce  qu'il  en  a  indiqué  dans  ses 
écrits  jusqu'à  présent  et  ce  que  j'ai  cru  pressentir  dans  nos  conver- 
sations. L'extase  est  une  puissance  insolite  qui  se  manifeste  chez  les 
hommes  livrés  aux  idées  abstraites  et  qui  marque  peut-être  la  borne 
où  l'âme  peut  toucher  aux  régions  les  plus  sublimes,  mais  au  delà 
de  laquelle  un  pas  de  plus  la  jetterait  dans  la  confusion  et  la  démence. 
Entre  la  raison  et  la  folie,  il  y  a  un  état  de  l'esprit  qui  n'a  jamais  été 
ni  observé  ni  bien  qualifié  et  où  les  croyances  religieuses  de  tous  les 
temps  et  de  tous  les  peuples  ont  supposé  l'homme  en  contact  direct 
avec  l'esprit  de  Dieu.  Cela  s'est  appelé  esprit  divinatoire,  prophétie, 
oracle,  révélation,  vision,  descente  de  l'esprit  saint,  conjuration, 
illuminisme,  convulsionnisme.  Je  crois  du  moins  que  tous  ces  faits 
rentrent  dans  le  même  fait,  —  celui  de  l'extase  ;  et  Leroux  pense  que 
le  magnétisme  est  la  manifestation  que  notre  siècle  athée  et  maté- 
rialiste a  donnée  à  la  faculté  extatique.  Ce  miracle  éternel,  qui  est  dans 


GEORGE  s  A  Ni) 

1rs  tradition!  de  l'humanité  ne  pouvait  se  perdre  avec  la  religion. 
Il  lui  ;i  lurvécu,  mais  au  lieu  de  'opérer  de  Dieu  ,ï  l'homme  dam 
l'ordre  métaphysique,  il  b'obI  passé  d'homme  à  homme  pal  l'opéra- 
tion des  fluides  nerveux,  explication  beaucoup  plus  merveilleu  e  1 1 
moins  acceptable  en  philosophie  que  toutes  celles  «lu  passé. 

L'extase  est  contagieuse,  cela  s'esl  bien  prouvé  par  l'histoire  dans 
l'ordre  psychologique  et  par  l'observation  dans  l'ordre  physiologique. 

Depuis   la,  sublime   descente   du    l'araclet    sur   les   apnliv-    jusqu'aux 

phénomènes  d'épilepsie  du  tombeau  de  saint  Bfédard,  depuis  Lee 
fakirs  de  l'Orienl  jusqu'aux  passionnistes  du  siècle  dernier,  depuis 

le  divin  .lésus  et  le  poétique  Apollonius  de  Tvane,  jusqu'aux  |ilns 
misérables    sujets    des    expériences    du    somnambulisme,    depuis    les 

Pythonisses  de  l'antiquité  jusqu'aux  religieuses  de  Lourdes,  depuis 
Moïse  jusqu'à  Swedenborg,  on  peut  suivre  les  différentes  laces  de 
l'extase  et  voir  comme  elle  se  communique  spontanément,  même  à 
des  individus  qui  n'y  semblaient  pas  prédisposés.  Mais  ici  se  présente 
une  difficulté.  D'où  vient  que  cet  état  de  ravissement  qui  s'est  mani- 
festé chez  les  esprits  les  plus  sublimes  et  qui  fait  partie  intégrante  de 
l'organisation  de  tous  les  grands  hommes,  philosophes  et  poètes,  se 
manifeste  d'une  autre  manière,  il  est  vrai,  mais  avec  autant  d'intensité 
chez  les  hommes  les  plus  ineptes  et  sous  l'influence  du  plus  grossier 
matérialisme?  L'extase  est  donc  une  maladie?  A  coup  sûr,  chez  le 
vulgaire,  ce  n'est  pas  autre  chose.  Mais,  de  même  que  la  fièvre  ou 
l'ivresse  produisent  chez  des  natures  viles  l'abrutissement  ou  la  fureur 
et  chez  les  esprits  supérieurs  l'enthousiasme  religieux,  l'inspiration 
poétique,  de  même  l'extase  développe  dans  chaque  individu  les  qua- 
lités qui  lui  sont  propres  et  produit  les  miracles  de  la  grâce,  les  pro- 
diges de  la  superstition  ou  les  phénomènes  de  l'animalité  surexcitée, 
suivant  les  êtres  qui  en  subissent  les  atteintes.  Dans  tous  les  cas, 
c'est  une  faculté  à  la  fois  intellectuelle  et  divine,  susceptible  de  pro- 
duire les  plus  nobles  effets,  dès  qu'une  grande  cause  métaphysique 
et  morale  les  provoque. 

Mickiewicz  est  le  seul  grand  extatique  que  je  connaisse.  J'en  ai  vu 
beaucoup  de  petits,  et  quant  à  lui,  je  ne  voudrais  pas  dire  tout  haut 
qu'il  est  atteint,  selon  moi,  de  ce  haut  mal  intellectuel  qui  le  met  en 
parenté  avec  tant  d'illustres  ascétiques,  avec  Socrate,  avec  Jésus, 
avec  saint  Jean,  Dante  et  Jeanne  d'Arc.  On  ne  comprendrait  pas 
l'idée  que  j'y  attache  et  on  en  prendrait  une  très  fausse.  Ses  amis 
seraient  révoltés.  Cependant  qui  ne  se  fait  pas  une  juste  idée  de  l'ex- 
tase, certains  passages  des  Dziady  doivent  faire  regarder  Mickiewicz 
comme  fou,  et  à  qui  l'entendra  professer  avec  logique  et  clarté,  au 
Collège  de  France,  la  lecture  de  ces  passages  des  Dziady  le  fera  passer 
pour  charlatan.  H  n'est  ni  l'un  ni  l'autre.  Il  est  un  fort  grand  homme, 


2o4  GEORGE   SAND 

plein  de  eœur,  de  génie  et  d'enthousiasme,  parfaitement  maître  de  lui- 
même,  dans  la  vie  ordinaire,  et  raisonnant  à  son  'point  de  vue  avec 
beaucoup  de  supériorité.  Mais  porté  à  l'exaltation  par  la  nature  même 
de  ses  croyances,  par  la  violence  de  ses  instincts  un  peu  sauvages, 
le  sentiment  des  malheurs  de  sa  patrie  et  cet  élan  prodigieux  d'une 
âme  poétique  qui  ne  connaît  pas  d'entrave  à  ses  forces  et  se  précipite 
parfois  à  cette  limite  du  fini  et  de  l'infini,  où  commence  l'extase. 
Jamais  le  drame  terrible  qui  se  passe  alors  dans  l'âme  du  poète  n'a 
été  décrit  par  aucun  d'eux  avec  la  puissance  et  la  vérité  qui  font  de 
Konrad  une  œuvre  capitale.  Personne,  après  l'avoir  lu,  ne  peut  nier 
que  Miekiewicz  soit  extatique... 

Nous  trouvons  des  pages  non  moins  intéressantes  dans  les 
Impressions  et  Souvenirs,  publiées  en  1873,  comme  les  autres 
morceaux  de  cette  série,  mais  écrites  encore  en  janvier  1841. 
Nous  y  voyons  reflétées  les  individualités  de  Miekiewicz,  de  Cho- 
pin et  de  Delacroix,  leurs  relations  réciproques,  l'atmosphère 
si  artistique  au  milieu  de  laquelle  vivaient  entre  1840  et  1846 
George  Sand  et  Chopin  ;  l'auréole  mystérieuse  qui  entourait  la 
personne  de  Miekiewicz  aux  yeux  de  Chopin,  comme  à  ceux  de 
George  Sand,  enfin  nous  y  voyons  surtout  l'influence  directe  des 
opinions  et  des  doctrines  musicales  de  Chopin  sur  la  roman- 
cière, opinions  qui  sont  en  beaucoup  de  points  diamétralement 
opposées  à  celles,  inspirées  alors  par  Liszt,  qu'elle  exprimait 
dans  les  feuillets  de  ce  même  Journal  de  Piffoëî  en  l'été  de 
1837  (1). 

«  J'ai  passé  la  moitié  de  la  journée  avec  Eugène  Delacroix  », 
dit  George  Sand,  et  raconte  plus  loin  comment  elle  trouva  un 
jour  Delacroix  tout  malade;  il  avait  son  mal  de  gorge  habituel, 

(1)  Cf.  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  IL  p.  358-360.  Des  discussions 
sur  la  musique  descriptive  que  George  Sand  rapporte  dans  ses  Impressions 
et  Souvenirs,  il  ressort  d'une  manière  absolument  claire  pour  tout- lecteur 
contemporain,  que  Chopin  —  comme  un  grand  subjectiviste  qu'il  était  — 
niait  complètement  et  ne  comprenait  point  que  la  musique  puisse  rendre 
les  tableaux  de  la  nature  tout  objectifs,  trouvant  leur  expression  dans  les 
compositions  dites  à  programme,  les  «  poèmes  symphoniques  »  descriptifs. 
Qui  comprenait  d'une  manière  exquise  la  différence  entre  la  musique  à  pro- 
gramme et  la  musique  absolue  ou  abstraite,  ce  fut  Tchaikowski.  (V.  la  Vie 
de  Pierre  Iliytch  Tchaikowski,  par  Modeste  Tchaikowski,  t.  IT,  p.  237  ; 
Lettre  à  Mme  N.  de  Meck,  datée  du  5  décembre  1878,  où  il  donne  une  défi- 
nition profonde  des  deux  genres.) 


PORTRAIT    DE    CHOPIN,     PAU     GEORGE     S  AND 
(REPRODUIT    AVEC    AUTORISATION    SPECIALE    DU    MUSEE    CZARTORYSKI,    A    ÇRACOVIE.) 


GEORGE    s.\  \D  205 

mata  quand  même  il  s'est  mis  d'emblée  à  développer  avec  ardeur 
ses  doctrines  d'art, à  propos  d'Ingres  el  de  Ba  Stratonice;  il  atta- 
quail  la  théorie  d'Ingres  qui  divisait  dans  ses  tableaux  le  dessin 
de  la  oouleur  el  croyait  que  l'important  dans  l'art  c'était  la 
ligne  :  qu'on  pouvait  faire  des  chefs-d'œuvre  avec  la  tei/nie  plate. 
Puis,  emporté  par  le  feu  de  la  discussion,  oubliant  boh  mal. 
Delacroix  se  décida  à  accompagner  Mme  Sand  el  à  dîner  chez 

»   If.  El   toute  la  scène  (le  cette  discussion  ait  ist  i(|iie.  tantôt  illler- 

rompue  par  les  conseils  (le  George  Sand  à  Delacroix  île  se  taire  et 
de  ne  pas  fatiguer  son  larynx,  et  tantôt  par  ses  propres  résolu- 
tions de  garder  le  silence,  ce  qui  ne  l'empêchail  pas  de  crier  ses 
démonstrations  à  tue-tête,  même  à  travers  la  porte  de  .-a 
chambre,  lorsqu'il  7  disparut  pour  s'habiller, — tout  cela  est  brillant 
de  verve  et  rendu  sur  le  vif.  Enfin  Delacroix  est  prêt,  et  il  s'en 
va  avec  Mme  Sand  dîner  rue  Pigalle,  tout  en  continuant  ses 
vociférations  contre  Ingres,  malgré  le  froid  et  les  beaux  projets 
de  se  taire  en  route.  Chopin  les  rejoint  à  la  porte  du  pavillon. 

...  Et  les  voilà  qui  montent  l'escalier  en  discutant  sur  la  Stratonice. 
Chopin  ne  L'aime  pas,  parce  que  les  personnages  sont  maniérés  et  sans 
émotion  vraie  ;  mais  le  fini  de  la  peinture  lui  plaît,  et  quant  à  la  cou- 
leur, il  dit  par  politesse  qu'il  n'y  entend  rien  du  tout,  et  il  ne  croit  pas 
dire  la  vérité  ! 

Chopin  et  Delacroix  s'aiment,  on  peut  dire,  tendrement  Ils  ont  de 
grands  rapports  de  caractère  et  les  mêmes  grandes  qualités  de  cœur 
et  d'esprit.  Mais,  en  fait  d'art,  Delacroix  comprend  Chopin  et  l'adore, 
Chopin  ne  comprend  pas  Delacroix.  Il  estime,  chérit  et  respecte 
l'homme  :  il  déteste  le  peintre.  Delacroix,  plus  varié  dans  ses  facultés, 
apprécie  la  musique,  il  la  sait  et  il  la  comprend  :  il  a  le  goût  sûr  et 
exquis.  Il  ne  se  lasse  pas  d'écouter  Chopin  ;  il  le  savoure,  il  le  sait  par 
cœur.  Cette  adoration,  Chopin  l'accepte  et  il  en  est  touché  ;  mais 
quand  il  regarde  un  tableau  de  son  ami,  il  souffre  et  ne  peut  trouver 
un  mot  à  lui  dire.  Il  est  musicien,  rien  que  musicien.  Sa  pensée  ne  peut 
se  traduire  qu'en  musique.  Il  a  infiniment  d'esprit,  de  finesse  et  de 
malice,  mais  il  ne  peut  rien  comprendre  à  la  peinture  et  à  la  statuaire. 
Michel-Ange  lui  fait  peur.  Rubens  l'horripile.  Tout  ce  qui  lui  paraît 
excentrique  le  scandalise.  Il  s'enferme  dans  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
étroit  dans  le  convenu.  Étrange  anomalie  !  Son  génie  est  le  plus  ori- 
ginal et  le  plus  individuel  qui  existe.  Mais  il  ne  veut  pas  qu'on  le 


206  GEORGE   SAND 

lui  dise.  Il  est  vrai  qu'en  littérature  Delacroix  a  le  goût  de  ce  qu'il  y 
a  de  plus  classique  et  de  plus  formaliste... 

...  Maurice  casse  les  vitres  au  dessert.  H  veut  que  Delacroix  lui 
explique  le  mystère  des  reflets,  et  Chopin  écoute  les  yeux  arrondis 
par  la  surprise.  Le  maître  établit  une  comparaison  entre  les  tons  de 
la  peinture  et  les  sons  de  la  musique.  L'harmonie  en  musique  ne  con- 
siste pas  seulement  dans  la  construction  des  accords,  mais  encore 
dans  leurs  relations,  dans  leur  succession  logique,  dans  leur  entraîne- 
ment, dans  ce  que  j'appellerais  au  besoin  leurs  reflets  auditifs.  Eh 
bien,  la  peinture  ne  peut  pas  procéder  autrement.  «  Le  reflet  du  reflet  » 
nous  lance  dans  l'infini,  et  Delacroix  le  sait  bien,  mais  il  ne  pourra 
jamais  le  démontrer... 

Je  me  permets  de  communiquer  comme  je  peux  mon  appréciation. 

Chopin  s'agite  sur  son  siège. 

—  Permettez-moi  de  respirer,  dit-il,  avant  de  passer  au  relief.  Le 
reflet,  c'est  bien  assez  pour  le  moment.  C'est  ingénieux,  c'est  nouveau 
pour  moi  ;  mais  c'est  un  peu  de  l'alchimie. 

—  Non,  dit  Delacroix,  c'est  de  la  chimie  toute  pure.  Les  tons  se 
décomposent  et  se  recomposent...,  etc.,  etc.  (1). 

...  Chopin  ne  l'écoute  plus.  Il  est  au  piano  et  il  ne  s'aperçoit  pas 
qu'on  l'écoute.  Il  improvise  comme  au  hasard.  Il  s'arrête. 

—  Eh  bien,  eh  bien  !  s'écrie  Delacroix,  ce  n'est  pas  fini  ! 

—  Ce  n'est  pas  commencé.  Rien  ne  me  vient...  rien  que  des  reflets, 
des  ombres,  des  reliefs  qui  ne  veulent  pas  se  fixer.  Je  cherche  la  cou- 
leur, je  ne  trouve  même  pas  le  dessin. 

—  Vous  ne  trouverez  pas  l'un  sans  l'autre,  reprend  Delacroix,  et 
vous  allez  les  trouver  tous  les  deux. 

—  Mais  si  je  ne  trouve  que  le  clair  de  lune? 

—  Vous  aurez  trouvé  le  reflet  d'un  reflet,  répond  Maurice. 

L'idée  plaît  au  divin  artiste.  Il  reprend  sans  avoir  l'air  de  recom- 
mencer, tant  son  dessin  est  vague  et  comme  incertain.  Nos  yeux  se 
remplissent  peu  à  peu  des  teintes  douces  qui  correspondent  aux  suaves 
modulations  saisies  par  le  sens  auditif.  Et  puis  la  note  bleue  résonne 
et  nous  voilà  dans  l'azur  de  la  nuit  transparente.  Des  nuages  légers 
prennent  toutes  les  formes  de  la  fantaisie  ;  ils  remplissent  le  ciel  ;  ils 
viennent  se  presser  autour  de  la  lune  qui  leur  jette  de  grands  disques 
d'opale  et  réveille  la  couleur  endormie.  Nous  rêvons  à  la  nuit  d'été  ; 
nous  attendons  le  rossignol. 

(1)  Nous  omettons  les  explications  trop  professionnellement  spéciales  de 
Delacroix  qui  précèdent  et  suivent,  elles  pourraient  pourtant  être  considérées 
comme  une  première  ébauche  des  doctrines  des  pleinairistes  et  des  impres- 
sionnistes, et  nous  conseillons  à  ceux  de  nos  lecteurs  qui  s'intéressent  à  ces 
questions  de  relire  tout  ce  chapitre  des  Impressions. 


GEORGE    s  an  ii 

I  ii  i  li.nii  sublime  s'élève  I 

Le  mailic  sait  bien  ci'  »|ii  il  l'ail.  Il  rit  tic  ceux  qui  mit  la  prétention 

di'  (aire  parler  les  êtres  ci  les  choses  au  moyeu  de  L'harmonie  imitative. 

Il  ne  cmmail  pas  celle  puérilité.   Il  sait  que  la  musique  est,  une  i m | n .    - 

ûod  humaine  et  une  manifestation  humaine.  C'esl  une  âme  humaine, 

qui  pense,  o'est  mie  voix  liumaine  qui  sY\|>riiiie.  C'est   riimnme  en 

présence  des  émotions  qu'il  éprouve,  les  traduisant  pai  le  Bentimenl 

qu'il  en  a  sans  cherclier  à  en  produire  les  causes  par  la  sonorité.  Ces 
causes,  la  iuusi(|ue  ne  saurait  les  préciser  ;  elle  ne  doit  pas  y  prétendre. 

Là  est  sa  grandeur,  elle  ne  saurait  parler  en  prose. 

Quand  le  rossignol  citante  à  la  nuit  étoilée,  le  maître  ne  vous  fera 
deviner  ni  pressentir  par  une  ridicule  notation  le  ramage  de  l'oiseau. 
11  fera  chanter  la  voix  humaine  dans  son  sentiment  particulier,  qui 
sera  celui  qu'on  éprouve  en  écoutant  le  rossignol,  et  si  vous  ne  songez 
pas  au  rossignol,  vous  n'en  aurez  pas  moins  une  impression  de 
ravissement  qui  mettra  votre  âme  dans  la  disposition  où  elle 
serait,  si  vous  tombiez  dans  une  douce  extase  par  une  belle  nuit 
d'été,  bercé  par  toutes  les  harmonies  de  la  nature  heureuse  et 
recueillie. 

II  en  sera  ainsi  de  toutes  les  pensées  musicales  dont  le  dessin  se 
détache  sur  les  effets  d'harmonie.  H  faut  la  parole  chantée  pour  en 
préciser  l'intention.  Là  où  les  instruments  seuls  se  chargent  de  la 
traduire,  le  drame  musical  vole  de  ses  propres  ailes  et  ne  prétend  pas 
être  traduit  par  l'auditeur.  Il  s'exprime  par  un  état  de  l'âme  où  il 
vous  amène  par  la  force  ou  la  douceur.  Quand  Beethoven  déchaîne 
la  tempête,  il  ne  tend  pas  à  peindre  la  lueur  livide  de  l'éclair  et  à 
faire  entendre  le  fracas  de  la  foudre.  H  rend  le  frisson,  l'éblouissement, 
l'épouvante  de  la  nature  dont  l'homme  a  conscience  et  que  l'homme 
fait  partager  en  l'éprouvant.  Les  symphonies  de  Mozart  sont  des 
chefs-d'œuvre  de  sentiment  que  toute  âme  émue  interprète  à  sa  guise 
sans  risquer  de  s'égarer  dans  une  opposition  formelle  avec  la  nature 
du  sujet.  La  beauté  du  langage  musical  consiste  à  s'emparer  du  cœur 
ou  de  l'imagination  sans  être  condamné  au  terre  à  terre  du  raisonne- 
ment. Il  se  tient  dans  une  sphère  idéale  où  l'auditeur  illettré  en  mu- 
sique se  complaît  encore  dans  le  vague,  tandis  que  le  musicien  savoure 
cette  grande  logique  qui  préside  chez  les  maîtres  à  l'émission  magni- 
fique de  la  pensée. 

Chopin  parle  peu  et  rarement  de  son  art  ;  mais  quand  il  en  parle, 
c'est  avec  une  netteté  admirable  et  une  sûreté  de  jugement  et  d'in- 
tention qui  réduiraient  à  néant  bien  des  hérésies  s'il  voulait  professer 
à  cœur  ouvert. 

Mais  jusque  dans  l'intimité  il  se  réserve  et  n'a  de  véritable  épanche- 
ment  qu'avec  son  piano.  Il  nous  promet  pourtant  d'écrire  une  mé- 


2o8  GEORGE    SAXD 

thode  où  il  traitera  non  seulement  du  métier,  mais  de  la  doctrine. 
Tiendra-t-il  parole? 

Delacroix  promet  aussi  dans  ses  moments  d'expansion  d'écrire  un 
traité  de  dessin  et  de  la  couleur.  Mais  il  ne  le  fera  pas,  quoiqu'il  sache 
magnifiquement  écrire.  Ces  artistes  inspirés  sont  condamnés  à  cher- 
cher toujours  en  avant  et  à  ne  pas  s'arrêter  un  jour  pour  regarder  en 
arrière. 

On  sonne.  Chopin  tressaille  et  s'interrompt.  Je  crie  au  domestique 
que  je  n'y  suis  pour  personne.  «  Si  fait,  dit  Chopin,  vous  y  êtes  pour 
lui.  —  Qui  donc  est-ce?  —  Mickiewicz.  —  Oh  !  oui,  par  exemple  ! 
Mais  comment  savez-vous  que  c'est  lui?  —  Je  ne  le  sais  pas,  mais 
j'en  suis  sûr,  je  pensais  à  lui.  » 

C'est  lui,  en  effet.  Il  serre  affectueusement  les  mains  et  s'assied  vite 
dans  un  coin,  priant  de  continuer.  Chopin  continue;  il  est  sublime. 
Mais  le  petit  domestique  accourt  tout  effaré  ;  la  maison  brûle  !  Nous 
allons  voir.  Le  feu  a  pris,  en  effet,  dans  ma  chambre  à  coucher  ;  mais 
il  est  temps  encore.  Nous  l'éteignons  lestement.  Pourtant  cela  nous 
tient  occupés  une  grande  heure,  après  quoi  nous  disons  :  «  Et  Mic- 
kiewicz, où  peut-il  être?  »  On  l'appelle,  il  ne  répond  pas  ;  on  rentre  au 
salon,  il  n'y  est  pas.  Ah  !  si  fait,  le  voilà,  dans  le  petit  coin  où  nous 
l'avons  laissé.  La  lampe  s'est  éteinte,  il  ne  s'en  est  pas  aperçu  ;  nous 
avons  fait  beaucoup  de  bruit  et  de  mouvement  à  deux  pas  de  lui, 
il  n'a  rien  entendu,  il  ne  s'est  pas  demandé  pourquoi  nous  le  laissions 
seul  ;  il  n'a  pas  su  qu'il  était  seul.  H  écoutait  Chopin  ;  il  a  continué  de 
l'entendre. 

De  la  part  d'un  autre,  cela  ressemblerait  à  de  l'affectation,  mais  le 
doux  et  humble  grand  poète  est  naïf  comme  un  enfant  et,  me  voyant 
rire,  il  nie  demande  ce  que  j'ai.  «  Je  n'ai  rien,  mais  la  première  fois 
que  le  feu  prendra  dans  une  maison  où  je  serai  avec  vous,  je  commen- 
cerai par  vous  mettre  en  sûreté,  car  vous  brûleriez  sans  vous  en  douter, 
comme  un  simple  copeau.  —  Vraiment?  dit-il,  je  ne  savais  pas.  »  Et 
il  s'en  va  sans  avoir  dit  un  mot.  Chopin  reconduit  Delacroix  qui, 
retombant  dans  le  monde  réel,  lui  parle  de  son  tailleur  anglais  et  ne 
semble  plus  connaître  d'autre  préoccupation  dans  l'univers  que  celle 
d'avoir  des  habits  très  chauds  qui  ne  soient  pas  lourds. 

Le  petit  incendie,  cité  dans  le  morceau  qui  précède,  servit 
à  Louis  de  Loménie  de  raison  plausible  ou  de  prétexte  tout 
expressément  envoyé  par  le  sort,  pour  pénétrer  chez  la  grande 
romancière.  Du  moins  voici  ce  qu'il  raconte  dans  son  article 
«  George  Sand  »  daté  justement  de  1841  et  paru  dans  ses  Contem- 
porains illustres  par  un  homme  de  rien.  Il  ne  sait  pas  trop  com- 


GEORGE   SAM) 

nirni   m  pourquoi,  gr&oe  à  une  erreur  d'adresse  ou  à  la  di> 
traction  d'un  domestique,  il  recul  un  jour  un  billet  de  Gi 
Sand  adressé  à  un  Fumiste  (dans  le  sens  exact  du  mot),  avec 
1,1  prière  «  1  *  -  se  rendre  chez  ellejpour  une  réparation  quelconque 
,'i  faire.  Loménie  déoida  sur-le-champ  de  profiter  de  ce  quvproqu 
el  di'  passer  pour  un  fumiste,  afin  de  pénétrer  dans  Le  sanctuaire. 
Nous  avons  déjà  donné  plus  haul  le  passage  ou  il  raconte  com- 
ment   on    le   dirigea    à    travers   un    petil    jardin  vers   un    petit 
pavillon,   comment    il  sonna  à  la  porte  de  ce  petit   pavillon. 
comme  on  lui  ouvrit,  le  fit  monter  un  tout  petil  escalier  et  entrer 
dans  une  petite  antichambre,  «  ressemblant  à  l'antichambre 

de  tout  le  monde...  » 


...  Là,  on  nie  demande  mon  nom;  j'hésite  un  instant;  mais  bientôt 
appelant  à  mon  aide  tout  mon  fanatisme  de  biographe,  je  consomme 
intrépidement  mon  forfait  en  volant  le  nom  de  l'honnête  fumiste  qui, 
très  probablement,  ne  se  doutait  guère  en  ce  moment  de  ma  concur- 
rence. On  me  prie  d'attendre.  En  vérité  je  ne  demandais  pas  mieux, 
car  j'avais  à  peine  eu  le  temps  d'apprendre  mon  rôle  et  je  n'étais  pas 
fâché  de  le  répéter  un  peu  avant  la  représentation.  Cependant  l'at- 
tente se  prolongeait  indéfiniment  ;  mon  ardeur  première  s'en  allait  peu 
à  peu  et  ce  rôle  improvisé,  dont  je  n'avais  jusqu'ici  envisagé  que  les 
avantages,  commençait  à  se  présenter  à  moi  avec  tous  ses  inconvé- 
nients. Je  voyais  passer  et  repasser  autour  de  moi  une  charmante 
enfant  aux  cheveux  bouclés,  dont  le  regard  inquisiteur  me  mettait 
assez  mal  à  mon  aise  ;  c'était  Mlle  Solange,  la  jolie  fille  de  l'illustre 
écrivain.  De  plus,  tout  homme  de  rien  que  je  suis,  je  croyais  entendre 
à  travers  les  portes  une  voix  d'artiste  qui  m'était  bien  connue  et  je 
me  disais  que  si  mon  larcin  allait  être  découvert,  je  ferais  certainement 
une  triste  figure  ;  au  total,  la  perspective  d'une  cheminée  à  ramoner 
me  paraissait  un  peu  inquiétante,  vu  mon  inexpérience.  D'autre  part, 
au  point  de  vue  où  j'en  étais,  c'eût  été  une  honte  de  reculer.  Dans  cette 
perplexité,  je  me  décidai  tout  à  coup  à  m'adresser  à  la  duègne  qui 
m" avait  introduit  ;  je  pensais  que  c'était  sans  doute  cette  digne  Ursule 
des  Lettres  d'un  voyageur  qui  prend  la  Suisse  pour  la  Martinique  ;  et 
cette  pensée  m'enhardit  un  peu,  je  lui  contai  le  quiproquo  qui  m'avait 
inspiré  l'audace  de  ma  visite  ;  j'ajoutai  d'un  ton  doucereux  que  j'étais 
un  simple  amateur  de  choses  étranges  ;  qu'à  ce  titre  je  ne  serais  pas 
fâché  de  voir  sa  maîtresse,  et  que  si  elle  voulait  bien  m'en  faciliter  les 
moyens,  je  lui  ferais  hommage  de  la  collection  complète  de  mes  œuvres. 

m.  i4 


210  GEORGE    SAND 

Cette  offre  parut  la  flatter  sensiblement  ;  elle  me  sourit  d'un  air  agréable, 
se  glissa  mystérieusement  dans  le  sanctuaire  en  me  faisant  un  signe, 
qui  voulait  dire  :  «  Attendez  »  ;  et  moi,  tremblant,  j'attendis  la  venue 
de  la  grande,  de  la  terrible  Lélia  en  recommandant  mon  âme  à  tous 
les  saints  du  paradis  et  récitant  mentalement  sous  forme  d'invocation 
le  flamboyant  dithyrambe  d'un  éloquent  professeur  :  «  Voici  venir  la 
vraie  prêtresse,  la  véritable  proie  de  Dieu  ;  le  sol  a  tremblé  sous  le 
pied  impétueux  de  Lélia...,  etc.,  etc.  (1).  »  J'entendis  en  effet  un  grand 
tremblement  de  chaises  ;  une  interjection  énergique  de  la  prêtresse 
sur  la  maladresse  de  ses  serviteurs  arriva  jusqu'à  moi  ;  la  porte  s'ou- 
vrit brusquement,  et  je  fermai  les  yeux  dans  un  accès  d'épouvante. 
Quand  je  les  ouvris,  je  vis  devant  moi  une  femme  de  petite  taille, 
d'un  embonpoint  confortable,  et  pas  du  tout  dantesque.  Elle  portait 
une  robe  de  chambre  assez  semblable  par  la  forme  à  la  houppelande 
dont  je  fais  usage,  moi,  simple  mortel  ;  de  beaux  cheveux  encore  par- 
faitement noirs,  quoi  qu'en  disent  les  mauvaises  langues,  séparés 
sur  un  front  large  et  uni  comme  un  miroir,  retombaient  librement  sur 
les  joues,  à  la  manière  de  Raphaël  ;  un  foulard  se  jouait  négligemment 
autour  de  son  cou;  son  regard,  que  quelques  peintres  s'obstinent  à 
charger  en  force,  avait,  au  contraire,  une  remarquable  expression  de 
douceur  mélancolique  ;  le  timbre  de  sa  voix  était  moelleux  et  un 
peu  voilé  ;  sa  bouche  surtout  était  singulièrement  gracieuse  et  il  y 
avait  dans  toute  son  attitude  un  frappant  caractère  de  simplicité, 
de  noblesse  et  de  calme.  A  l'ampleur  des  tempes,  au  riche  développe- 
ment du  front,  Gall  eût  deviné  le  génie  ;  dans  la  direction  franche  du 
regard,  sur  le  galbe  arrondi  et  les  traits  purs,  mais  fatigués  du  visage, 
Lavater  eût  lu,  ce  me  semble,  un  passé  douloureux,  un  présent  un  peu 
vide,  une  propension  extrême  à  l'enthousiasme  et  par  suite  au  découra- 
gement... Lavater  eût  pu  lire  encore  bien  des  choses,  mais  à  coup  sûr  il 
n'eût  aperçu  ni  détour,  ni  amertume,  ni  haine,  car  il  n'y  en  avait  pas 
trace  sur  cette  physionomie  triste  et  sereine  à  la  fois  ;  la  Lélia  de  mon 
imagination  disparaissait  devant  la  réalité,  et  c'était  tout  simplement 
une  bonne,  douce,  mélancolique,  intelligente  et  belle  figure  que  j'avais 
devant  les  yeux. 

En  continuant  mon  examen,  je  remarquai  avec  plaisir  que  la 
grande  désolée  n'avait  pas  encore  complètement  renoncé  aux  vanités 
humaines,  car  sous  les  manches  flottantes  de  la  robe,  à  la  jonction 
du  poignet,  à  une  main  fine  et  blanche  je  vis  briller  deux  petits 
bracelets  en  or  d'un  travail  exquis.  Cette  parure  féminine,  qui  fai- 
sait très  bon  effet,  me  rassura  beaucoup  touchant  la  teinte  sombre 
et  l'exaltation  politico-philosophique  de  quelques  récents  travaux  de 

(1)  Lerminier,  Au  delà  du  Rhin. 


GEORGE      AND  211 

e  Sanil.  Une  des  mains  que  j  examinai  cachait  un  cigarito  mal 
caché,  <ln  reste,  car  la  fumée  'élevail  derrière  la  prophétef  e  en  petits 
flocons  révélateurs.  Il  est  bien  entendu  que  durant  ce  minutieux  in- 
ventaire, ma  langue  m-  chômait  pas.  Pleinement  rassuré  sur  l'abord 
gracieux  de  Lélia,  el  désireux  (railleurs  tic  profiter  «le  L'occasion  pour 
oompléter  en  tous  points  ma  perfidie  biographique,  j'entortillai  .1 
dessein  l'histoire  du  Fumiste  de  périphrasea  et  de  parenthèses,  qu'elle 
éooutail  avec  tme  bienveillante  <'t.  courtoise  indulgence.  Enfin,  quand 
il  me  parul  que  l'image' étail  nettement  tracée  dans  mon  cerveau,  je 
coupai  court  à  mon  imbroglio  et  je  m'empressai  de  m'esquiver,  en- 
chanté de  pouvoir  vous  déclarer  que  la  Oaeette  ii  Savnt-Pétersbowg 
ne  aail  ce  qu'elle  di1  :  que  les  trois  quarts  de  ceux  qui  jasent  sur  (  reorge 
Sand  s'amusent  à  vos  dépens,  qu'il  est  bien  vrai  (pie  la  prophétesse 
fume  volontiers  un  ou  plusieurs  cigaritos,  qu'elle  daigne  même  par- 
foi,  endosser  notre  absurde  redingote  (pic  dans  son  cercle  intime  on 
l'appelle  George  tout  court,  mais  que  tout,  cela  n'est  pas  défendu  par 
la  Charte,  et  qu'il  y  a  loin  de  là  aux  puériles  monstruosités  qui  se 
débitent  en  tous  lieux,  .rajouterai  même,  si  j'en  crois  des  gens  bien 
informés,  qu'il  est  quelques  salons  de  Paris  où  Ton  voit  l'illustre  écri- 
vain allier  au  prestige  du  génie  la  simplicité,  la  modestie  et  les  grâces 
décentes  de  la  femme... 


La  fin  du  printemps  de  1841  se  signala  par  un  concert  que 
donna  Chopin,  un  concert  brillant  tant  sous  le  rapport  du  suc- 
cès artistique  que  du  succès  matériel,  et  aussi  par  rapport  à  la 
société  quintessenciée  qui  remplit  la  salle  Pleyel,  jusqu'à  y  faire 
foule,  quoique  les  billets  fussent  distribués  avec  le  plus  grand 
choix.  Au  mois  de  juin,  toute  la  famille  se  transporta  à  douant. 
Cette  circonstance,  et  la  quantité  d'invités  venus  de  Paris  et 
des  environs,  et  de  la  Châtre,  reçus  cet  été  au  château,  nous  font 
croire  que,  d'une  part,  George  Sand  ne  put  plus  longtemps  lutter 
contre  son  antipathie  pour  la  vie  parisienne  et  que,  d'autre  part, 
sa  position  pécuniaire,  grâce  aux  efforts  d'Hippolyte  Chatiron  et 
au  contrat  avec  les  éditeurs,  dut  s'être  améliorée,  puisque  la 
large  hospitalité  campagnarde  n'excédait  plus  le  budget  de  l'au- 
teur de  Cosîma. 

Vers  la  fin  de  l'été  les  Viardot  arrivèrent  à  Xohant.  George 
Sand  annonce  à  Mme  Marliani  dans  sa  lettre  du  13  août  qu'elle 
passe  ses  journées  avec  Pauline  Viardot  en  promenades  dans 


2i2  GEORGE    SAND 

les  bois  et  les  champs,  en  causeries  et  en  jouant  au  billard,  tan- 
dis que  Louis  Viardot  avec  Hippolyte  et  Gustave  Papet  s'amusent 
à  «  braconner  »,  c'est-à-dire  qu'ils  chassaient  à  un  moment  où 
la  chasse  est  encore  défendue.  Et  le  soir  Pauline  Viardot  passait 
des  heures   entières  au  piano,  à  lire   avec  Chopin  les  parti- 
tions des  vieux  auteurs.  Souvent  elle  repassait  ainsi  avec  lui  des 
opéras  entiers,  des  oratorios  ou  des  cantates,  et  ressuscitait, 
avec  son  incomparable  et  merveilleuse  intuition  de  génie,  le 
style  et  la  manière  des  grandes  œuvres  depuis  longtemps  oubliées 
ou  méconnues  de  la  foule.   Palestrina,   le   Porpora,  Paisiello 
Marcello,  Jomelli  et  Carissimi,  Hamdel,  Gluck  et  Haydn,  et 
même  Orlando  Lasso,   Martini,   Josquin  de  Pré  et  Durante, 
mais  surtout  Bach  et  Mozart  ne  quittaient  point  le  pupitre, 
le  Don  Juan  de  Mozart  étant,  comme  nous  l'avons  déjà  dit, 
l'Evangile  musical  de  Chopin,  qu'il  ne  se  lassait  jamais  de  repas- 
ser, de  relire  et  d'étudier  (1).  Quant  à  George  Sand,  elle  garda  toute 
sa  vie  une  adoration  enthousiaste  pour  cette  œuvre  et  ce  n'est 
pas  pour  rien  qu'elle  fit  servir  la  pièce  de  Molière  et  l'opéra  de 
Mozart  de  pierre  d'achoppement  aux  jeunes  talents  des  héros 
de  son  Château  des  Désertes.  C'était  alors   à  Nohant  un  culte 
de   l'art   divin,    un   sacerdoce    désintéressé,   sans    aucun    but 
ni  considération  étrangers  à  l'art  même,  sans  pose,  ni  souci  de 
succès,   d'effet  produit,  ou  d'applaudissements.^  Et  Chopin  et 
Mme  Viardot  étaient,  chacun  dans  son  domaine,  en  même  temps 
des  génies  novateurs  et  des  prêtres  de  la  Musique  dans  le  plus 
haut  sens  de  ce  mot,  des  prêtres  inspirés,  exigeants  envers  eux- 
mêmes,  ayant  voué  toute  leur  existence  à  cette  seule  grande  idée, 
le  sacerdoce  de  l'art  !  Un  génie  artistique  comme  Chopin  ne  pou- 
vait pas  ne  pas  apprécier  et  admirer  une  nature  d'artiste  aussi 
rare,  aussi  sublime  que  celle  de  la  jeune  Pauline  Viardot,  mariée 
depuis  quelques  mois  à  peine.  George  Sand,  elle  aussi,  ne  pou- 
vait pas  ne  pas  être  charmée  par  cette  incomparable  artiste  à 

(1)  Lorsque  Chopin  se  préparait  à  donner  un  concert,  il  ne  s'adonnait 
jamais  à  l'étude  de  ses  œuvres  à  lui,  qu'il  allait  exécuter,  mais  jouait  quoti- 
diennement le  Clavecin  bien  tempéré  et  autres  œuvres  du  grand  maître  de 
chapelle  de  Leipzig. 


GEORGE  SAND  213 

la  voix  merveilleuse,  douée  d'un  talenl  musical  rare,  se  mani- 
festant dans   tOUteS  les  blanches  de  musique,  et  d'un  talent  dra- 

matique  non  moins  extraordinaire;  d'un  extérieur  si  original, 
point  belle,  mais  captivante,  éclairée  par  le  reflel  de  ce  feu 
divin  qui  se  trahissait  dans  eli;ieun  de  ses  regards,  dans  chacun 

de   ses    mouvements  ;    une    àme   de    llanune   son.-   des    manières 

presque  Froides;  un  esprit  hors  ligne,  d'une  culture  profonde, 

d'une  instruction  solide,  qui  s'intéressait  à  tout,  à  la  philosophie, 
à  la  politique,  à  la  littérature,  à  tous  les  autres  arts.  Elle 
lit  vibrer  toutes  les  cordes  sympathiques  de  l'âme  artiste  de 
George  Sand,  et  malgré  la  différence  d'âge,  une  amitié  étroite 
lia  pour  de  Longues  années  ces  deux  grandes  femmes.  Leur  pre- 
mière rencontre  date  des  débuts  de  Mlle  Pauline  Garcia  en  1838, 
débuts  qui,  comme  on  le  sait,  lui  attirèrent  l'article  enthou- 
siaste d'Alfred  de  Musset.  En  cette  même  année  de  1838  débuta 
Rachel  à  laquelle  Musset  consacra  aussi  des  lignes  sympathiques, 
ayant  d'emblée  senti  en  elle  un  talent  hors  ligne.  Eh  bien, 
Mme  Viardot  raconta  à  un  de  nos  amis  que,  présenté  à  elle  et 
à  sa  mère,  Musset  la  voyait  souvent  dans  le  monde  :  il  se  mit  à 
lui  faire  la  cour,  tout  en  courtisant  en  même  temps  et  sa 
mère  et  Mlle  Rachel.  11  remporta  la  victoire  sur  Rachel,  comme 
on  le  sait,  La  très  jeune  Pauline  Garcia  n'en  savait  rien,  mais 
cette  cour  assidue  l'intimidait  beaucoup,  quoique  Musset  lui  dé- 
plût fort,  surtout  par  le  «  regard  arrogant  et  presque  insolent 
quand  il  regardait  les  femmes  (1)  ».  Et  voilà  qu'un  beau  soir 
elle  entend  Musset  dire  à  quelqu'un  :  «  Je  ne  sais  laquelle 
des  deux  :  Pauline  ou  Rachel...  »  Cela  la  révolta  jusqu'au  plus 
profond  de  son  cœur,  lui  fit  prendre  Musset  en  horreur,  et 
entre  temps  Mme  Sand  attira  l'attention  de  Mme  veuve  Gar- 
cia sur  ce  que  Musset,  avec  ses  habitudes  et  ses  défauts,  n'était 
nullement  désirable  comme  prétendant  au  cœur  de  sa  jeune  fil- 
lette, génie  musical  précoce,  apte  dans  son  art  à  tenir  tête  aux 
artistes  les  plus  experts,  mais  parfaitement  dépourvue  de  toute 
connaissance  de  la  vie  réelle,  innocente  et  confiante  à  l'excès, 

(1)  Cf.  notre  premier  volume,  p,  435,  et  t.  II,  la  note  à  }a  page  17. 


2i4  GEORGE    SAND 

Cette  même  Mme  Sand,  en  voyant  la  sympathie  naissante  entre 
Pauline  et  M.  Louis  Viardot,  conseilla  chaudement  à  Mme  Garcia 
de  protéger  ces  sentiments  à  peine  éclos,  car  elle  connaissait  le 
mérite  de  cet  ami  de  Leroux;  elle  était  sûre  qu'il  ferait  le 
bonheur  de  la  géniale  enfant.  Elle  ne  se  trompa  point  :  le  mariage 
de  Pauline  Viardot,  qui  eut  lieu  au  commencement  de  l'été  de 
1840,  fut  des  plus  heureux,  et  les  deux  jeunes  époux  gardèrent 
à  tout  jamais  une  reconnaissance  chaleureuse  à  Mme  Sand 
pour  ses  conseils  maternels  et  l'aide  qu'elle  leur  prodigua  au 
temps  de  fiançailles.  Mme  Viardot  y  revint  souvent  dans  ses 
lettres,  comme  de  vive  voix,  et  dès  son  voyage  de  noce  elle 
se  répandait  en  bénédictions  à  leur  «  bon  ange  »,  comme  elle 
appelait  Mme  Sand. 
Elle  écrivit  de  Rome,  le  22  juillet  (1840)  : 

Chère  et  bonne  madame  Sand, 

A  Paris,  nous  vous  nommions  notre  bon  ange,  n'est-ce  pas?  Eh  bien, 
il  ne  se  passe  pas  de  jour  que  nous  ne  vous  adressions  une  prière  de 
remerciement.  C'est  que  si  notre  bonheur  est  complet,  pur,  parfait, 
c'est  que  vous  aviez  bien  deviné  et  que  vos  prédictions  se  sont  bien 
réalisées. 

Pardonnez-moi,  bon  ange,  de  vous  entretenir  si  longuement  de  moi, 
de  mon  bonheur,  mais  comme  il  est  en  grande  partie  votre  ouvrage, 
j'espère  que  le  reçu  ne  vous  sera  pas  totalement  indifférent.  Puissiez- 
vous  être  mille  fois  bénie... 

Et  Louis  Viardot  de  son  côté  l'appelle  «  notre  bon  génie  »,  parce 
qu'elle  avait  contribué  à  faire  deux  heureux.  .    • 

A  dater  de  ce  jour  et  jusqu'à  la  mort  de  Mme  Sand  la  corres- 
pondance ne  chôma  point.  Et  l'officiel  «  Madame  »  ou  «  chère 
Madame  »  en  tête  des  lettres,  —  dans  lesquelles  Mme  Viardot 
raconte  avec  les  plus  grands  détails  ses  voyages,  ses  représen- 
tations, ses  concerts,  ses  brillants  succès  à  Londres,  en  Espagne, 
à  Vienne,  à  Leipzig,  à  Berlin  et  à  Saint-Pétersbourg,  lettres 
dans  lesquelles  elle  parle  de  ses  enfants,  de  son  labeur  intense 
et  de  ses  efforts  à  toujours  progresser,  de  tous  les  faits  impor- 
tants ou  minimes  de  sa  vie  privée  et  artistique,  —  cet  en-tête 


GEORGE  S  AND  215 

officiel,  disons-nous,  lii  bientôt  place  au  aomoaressanl  de  Chère 
mignonne  qui  fui  vite*ohangé  en  amical  mvnnonne,  puis  en  wvn* 
im, me  Ki  I.-i  signature  n'en  es1  non  plus  Pauline  »,  maiî  tsntôl 
ManteUe  Paulme,  tantôt] Vo^re  fïïlé\ei  enfin  Vofri  fifitte,  pour 

rester   telle   jusqu'en    L876 !    Vraiment    celle  correspondance   té- 

moigne  d'un  attachemenl  tout  filial  de  la  pari  de  la  grande 
cantatrice,  d'un  amour  tout  maternel  de  la  pari  de  .Mme  Sand, 

\)£*  les  (léhiils  de  cette  amitié  .Mine  Sand  consacra  ;'i  s;i  jeune 
amie  un  article  louangeux,  paru  le  1;")  lévrier  1  S4<)  dans  la  Revue 
des  Deux  M ondes  sous  le  titre  de  «  Pauline  Garcia  et  le  théâtre 
italien  u,  comme  aussi  vers  le  terme  de  sa  carrière  littéraire  le 
n  14  de  ses  Impressions  et  Souvenirs,  —  écrit  pendant  les  jour- 
nées les  plus  néfastes  de  1870,  —  nous  peint  une  soirée  musi- 
cale chez  Pauline  Yiardot,  soirée  à  laquelle  elle-même  et  ses 
filles  Jehan  tèrent  du  Gluck  et  d'autres  vieux  maîtres.  L'inter- 
prétation géniale  de  la  grande  artiste  de  cette  divine  musique, 
toute  l'atmosphère  ambiante  quasi  «  imprégnée  d'art  »  eurent. 
—  au  dire  de  Mme  Sand,  qui  se  sentait  écrasée  par  les  angoisses 
pour  le  présent  et  l'avenir  de  la  France.  —  le  pouvoir  magique 
de  la  transporter  pour  quelques  heures  de  la  sphère  sombre  des 
malheurs  de  la  patrie,  de  la  lutte  des  partis  et  des  petites  pas- 
sions politiques,  dans  la  sphère  pure  et  lumineuse  de  la  Beauté 
éternelle.  «  Le  soleil  de  Gluck  et  de  Pauline  Yiardot  avait  dissipé 
le  rêve  affreux  (1).  » 

Entre  ces  deux  articles  la  plume  de  George  Sand  traça  mainte 
fois  des  pages  et  des  lignes  consacrées  à  la  rare  artiste.  Com- 
bien de  fois  aussi  rencontrons-nous  dans  la  Correspondance 
des  exclamations  enthousiastes  à  propos  de  ses  triomphes, 
des  expressions  d'admiration  émue  devant  ce  labeur  artistique 
incessant,  devant  ce  caractère  vif  et  franc.  Dans  le  Journal  de 
Piffoèl  nous  trouvons  aussi  une  page  qui  nous  trace  l'image 
de  la  jeune  commençante,  à  peine  entrée  dans  la  vie  et 
clans  sa  carrière  de  cantatrice,  et  la  sympathie  chaleureuse 
de  Mme  Sand  pour  elle.  Mais  mille  fois  mieux,  plus  vivement, 

(1)  Impressions  et  Souvenirs,  p.  243. 


2l6  GEORGE   SAND 

plus  puissamment  George  Sand  nous  en  traça  le  portrait 
dans  Consmlo.  Et  c'est  pour  cela  qu'interrompant  pour  le 
moment  notre  récit  de  la  vie  personnelle  de'JVIme  Sand  en  ces 
années,  nous  nous  tournerons  maintenant  vers  son  activité 
littéraire. 


CHAPITRE  III 

Spiridion.  --  Influence  croissante  il*'  Leroux.        Querelle  avec  Buloz.  — 
Agiïcol   lYnliguicr.  I.i ■  ('<>i>ti>(i<iw>it  iln   Inur  il,    France,  — Horace.  — 

Emmanuel  Aiago.       La  Revue  indépendante.    -  Les  poètes  populaires  : 
Charles  Poney,  Bfagu,  (îillund.        Lettres  de  et  à  Béranger. 


Examinons  maintenant  les  œuvres  de  George  Sand  écrites 
•  ii  ces  années;  revenons  d'abord  aux  mois  d'hiver  de  1838-39 
passés  à  Majorque,  où  Mme  Sand,  d'après  sa  coutume  constante, 
malgré  toutes  les  besognes  de  la  journée,  consacrait  les  heures 
de  la  nuit  à  son  labeur  sans  trêve.  Elle  y  acheva  Spiridion,  refit 
et  ajouta  plusieurs  épisodes  à  la  Nouvelle  Lélia,  et  écrivit  enfin  son 
article  sur  le  Drame  fantastique.  Les  lettres  de  Majorque,  publiées 
et  inédites,  nous  apprennent  la  marche  de  ses  travaux,,  empreints 
de  plus  en  plus  des  idées  de  Leroux. 

Le  14  décembre  elle  écrit  à  Mme  Marliani  : 

...  Voilà  vingt-cinq  jours  et  plus  que  Spiridion  voyage  :  mais  j'ignore 
si  Buloz  l'a  reçu.  J'ignore  s'il  le  recevra.  H  y  a  encore  d'autres  raisons 
de  retard  que  je  ne  vous  dis  pas,  parce  que  toute  réflexion  sur  la  poste 
et  les  affaires  du  pays  sont  au  moins  inutiles.  Vous  pouvez  les  pres- 
sentir et  les  dire  à  Buloz.  Je  vous  prie  même  de  lui  parler  à  ce  sujet  ; 
car  il  doit  être  dans  les  transes,  dans  la  fureur  (1),  dans  le  désespoir  ! 
Spiridion  doit  être  interrompu  depuis  un  siècle  ;  à  cela,  je  ne  puis 
rien...  Je  voulais  envoyer  à  Buloz  beaucoup  de  manuscrit  :  mais, 
d'une  part,  accablée  de  tant  d'ennuis  matériels,  je  n"ai  pu  faire  grand'- 
ehose  ;  et,  de  l'autre,  la  lenteur  et  le  peu  de  sûreté  des  communications 
font  que  Buloz  n'est  pas  encore  nanti.  Vous  connaissez  Buloz  :  «  Pas 
de  manuscrit,  pas  de  Suisse...  (2). 

(1)  Mot  changé  dans  la  Corresp.  imprimée.  (Cf.  t.  II.  p.  115.) 

(2)  Nous  avons  déjà  cité  une  partie  de  ces  lignes  p.  66, 


2i8  GEORGE    SAND 

Le  15  janvier  elle  écrit  à  la  même  : 

Je  vous  adresse  la  dernière  partie  de  Spiridion  par  la  famille 
Flavner,  qui  est,  je  crois,  la  voie  la  plus  sûre.  Ayez  la  bonté  de  le  faire 
passer  tout  de  suite  à  Buloz  et  de  vous  faire  rembourser  le  port,  qui 
ne  sera  pas  mince  et  qui  regarde  le  cher  éditeur...  (1). 

George  Sand  termina  à  Majorque  le  remaniement  de  Lélia, 
entrepris  déjà  durant  l'été  de  1836,  à  la  Châtre.  Sous  l'influence 
de  Leroux,  sa  conclusion  devint  moins  désespérante,  Leroux 
avait  répondu  aux  questions  qui,  en  1833,  lui  avaient  semblé 
fatales  et  insolubles. 

Citons  encore  les  lignes  de  sa  lettre  du  22  janvier,  tronquée 
dans  la  Correspondance  : 

La  nuit,  j'écris  Lélia,  qui  sera  un  ouvrage  à  peu  près  transformé. 
Etes-vous  contente  de  la  fin  de  Spiridion?  Je  crains  que  cela  ne  vous 
fasse  l'effet  de  tourner  un  peu  court  au  dénouement.  Mais  comment 
faire  quand  on  est  pressé  par  une  maudite  revue... 

Dans  la  lettre  inédite  du  15  février,  Mme  Sand  écrit  : 

Maintenant,  chère,  parlons  affaires,  je  vous  envoie  dïci  par  Mar- 
seille et  le  docteur  Cauvière  le  manuscrit  de  Lélia,  sur  lequel  vous 
jetterez  les  yeux,  si  cela  vous  amuse,  plus  une  lettre  pour  Buloz  que 
je  vous  prie  de  lire  et  de  lui  remettre  vous-même,  avec  le  manuscrit. 
Dites-lui  de  passer  chez  vous  et  ne  lui  remettez  Lélia  que  sur  argent 
comptant,  car  ma  position  est  telle  que  je  la  lui  dis  :  j'arriverai  à  Mar- 
seille avec  fort  peu  de  chose.  En  examinant  un  peu  l' ouvrage,  vous 
verrez  qu'on  ne  peut  pas  le  considérer  comme  une  réimpression. 

J'écrirai  à  Leroux  de  Marseille.  En  attendant,  demandez-lui  s'il 
veut  bien  corriger  les  épreuves  de  Lélia,  non  pas  typographiqutement, 
les  points  et  les  virgules  regardent  Buloz,  mais  philosophiquement . 
H  doit  y  avoir  bien  des  mots  impropres  et  bien  des  arguments  san^ 
clarté.  Je  lui  donne  plein  pouvoir.  Il  fera  cette  corvée,  et  par  amitié 
pour  moi,  et  par  dévouement  pour  les  idées  que  je  soulève  dans  Lélia, 
ne  serait-ce  que  d'oser  interroger  le  siècle  sur  ces  choses  ;  c'est,  je  crois, 
une  chose  utile... 

Le  15  mars  elle  écrit  à  Mme  Marliani  de  Marseille  en  reve- 
nant encore  une  fois  à  la  correction  de  Lélia  par  Leroux  : 

(1)  Nous  avons  omis  ces  lignes  en  citant  cette  lettre  du  15  janvier  à  la  p.  78s 


GEORGE  S  AND  919 

.le  ne  sais  pas  si  je  n'ai  pa  fail  une  indiacrétion  en  voua  chargeant 
de  demande!  à  Leroux  de  corriger  Lélia,  C'esl  un»-  longue  tâche  el 
ennuyeuse,  el  lui  qui  esl  occupé  à  de  si  importante  h  si  admirablee 
travaux I  Je  voua  supplie,  chère,  de  L'encourager  ;'i  un  refus,  pour  peu 
qu'il  «mi  montre  la  moindre  envie.  Puia-je  jamais  en  vouloir  à  un  être  que 
je  vénère  comme  un  nouveau  Platon,  comme  un  nouveau  Christ...  (1). 

Ce  n'est  pas  avec  un  moindre  enthousiasme  que  George Sand 

parle  de  Jean  Reynaud,  l'ami  et  collaborateur  de  Leroux  : 

Comme  ['Economie  politique  de  Keyiiaud  est,  une  magnifique  prédi- 
cation] Aussi,  je  l'ai  lue  la  veille  de  mon  départ  de  la  chartreuse,  tout 
haut,  à  Chopin  et  à  Maurice,  qui  n'eu  ont  pas  perdu  un  mot.  Voilà 
la  morale  el  la  philosaphie  (pie  j'entende,  celle  que  tout  esprit  candide 
peut  aborder  d'emblée,  sans  y  être  préparé  par  de  longues  études  et 
sans  être  rompu  ù  un  long  usage  de  convention.  Il  est  vrai  que  tous 
les  sujets  ne  peuvent  se  traiter  aussi  clairement,  mais  quel  beau  parti 
il  a  su  tirer  de  celui-là  !  Décidément  ce  sont  les  deux  hommes  de 
l'avenir,  et  L'humanité,  qui  ne  les  connaît  pas  aujourd'hui,  leur  élèvera 
un  jour  des  autels...  (2). 

Dans  la  fin  imprimée  de  la  lettre  tronquée  du  22  janvier, 
que  nous  avons  déjà  citée  à  deux  reprises,  nous  lisons  aussi  les 

lignes  suivantes  : 

Dites  à  Leroux  que  j'élève  Maurice  dans  son  évangile.  11  faudra 
qu'il  le  perfectionne  lui-même  quand  le  disciple  sera  sorti  de  page. 
En  attendant,  c'est  un  grand  bonheur  pour  moi,  je  vous  jure,  que  de 
pouvoir  lui  formuler  mes  sentiments  et  mes  idées.  C'est  à  Leroux  que 
je  dois  cette  formule,  outre  que  je  lui  dois  aussi  quelques  sentiments 
et  beaucoup  d'idées  de  plus.  Quand  vous  verrez  l'abbé  de  Lamennais, 
serrez-lui  bien  la  main  pour  moi. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  Mme  Sand  réunit  ainsi,  presque 
dans  une  même  phrase,  les  noms  de  Leroux  et  de  Lamennais.  Elle 
commença  Spiridion  durant  l'automne  de  1838,  en  collabora- 
tion avec  Leroux.  Elle  traça  dans  ce  roman  le  portrait  de  l'illustre 
abbé  et  elle  y  peignit  les  rapports  qui  existaient  entre  elle  et 
lui  en  racontant  les  relations  du  jeune  moine  Alexis  et  de  son 

(1)  Inédite. 

(2)  Même  lettre  inédite. 


220  GEORGE    SAND 

guide  spirituel,  son  ami  d'outre-tombe,  l'abbé  Spiridion,  cher- 
cheur intransigeant  de  la  vérité. 

Déjà  au  mois  de  février  et  de  mars  de  1838,  George  Sand  rom- 
pit bravement  des  lances  pour  Lamennais  dans  ses  deux  articles 
contre  Lerminier,  intitulés  :  Lettre  à  M.  Lerminier  sur  son  examen 
du  livre  du  Peuple  et  Deuxième  lettre  a  M.  Lerminier  répondant 
à  son  second  article  de  critique.  Spiridion  est  une  nouvelle 
expression  de  l'admiration  de  Mme  Sand  pour  les  idées  et  la 
personne  du  grand  réformateur  religieux. 

H  semble  que  depuis  lors  le  surnom  de  «  Spiridion  »  fut  défi- 
nitivement attaché  à  l'abbé.  Mme  Sand  et  Leroux  le  nommaient 
ainsi  dans  leurs  lettres. 

On  ne  comprend  pas  comment  la  plupart  des  critiques  — 
aussi  bien  contemporains  de  la  première  publication  de  Spiri- 
dion que  les  autres  —  classèrent  ce  roman  sans  broncher  parmi 
les  «  contes  fantastiques  »,  «  les  rêves  impossibles  »,  etc.  (1). 

H  nous  semble  que  c'est  se  montrer  trop  naïf  ou  se  laisser 
volontairement  leurrer  par  les  apparences,  que  ne  pas  comprendre 
tout  de  suite  que  le  «  fantastique  »  de  Spiridion  n'est  qu'une 
simple  forme,  la  sauce  sous  laquelle  l'auteur  servit  aux  lecteurs 
de  romans  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  des  idées  religieuses 
et  philosophiques  fort  profondes  et  n'ayant  rien  de  commun 
avec  des  romans  proprement  dits.  C'est  là  tout  un  système  de 
croyances,  une  profession  de  foi.  Nous  n'oublierons  jamais  l'im- 
pression que  nous  fit  la  lecture  de  Spiridion,  l'une  des  premières 
œuvres,  si  ce  n'est  la  première  œuvre  de  George  Sand  que  nous 
ayons  lue.  Ce  fut  bien  une  impression  d'ordre  purement  reli- 
gieux ou  philosophico-religieux,  qui  ne  peut  être  comparée  qu'à 
l'action  produite  par  la  lecture  de  vraies  œuvres  religieuses,  ou 
par  celle  que  quelques  pages  de  Consuelo  consacrées  aux  tabo- 
rites  produisirent  sur  l'un  de  nos  jeunes  amis,  lequel,  en  rejetant 
le  livre,  tomba  à  genoux  et  se  mit  à  prier  du  plus  profond  de  son 


(1)  C'est  ainsi,  par  exemple,  que  Julien  Schmidt  dit  que  Spiridion  n'est 
qu'une  imitation  du  Seraphitus  (Seraphita)  de  Balzac,  et  M.  Skabitchevski 
déclare  que  Spiridion  est  «  une  œuvre  fantasque,  ou  plutôt  une  divagation 
de  délire...  »,  etc.,  etc. 


GEORGE   SAND  221 

cœur.  <viui  qui,  fil  lisant  mie  œuvre  d'un  auteur  quelconque, 
tend  ;i\,ini  tout  à  la  pénétrer,  celui-là  sera  très  vivement  impres- 
sionné par  Spiridion,  par  la  loi  profonde  el  forte,  par  les  doctrines 
ipii  l'imprègnent.  Celui  que  ['expression  effraye,  celui  qui  prend 
au  pied  de  la  lettre  La  l'orme,  les  images  (pii  La  revêtent,  sans  eu 
pénétrer  le  fond,  ferait  mieux  de  ne  pas  lire  Spiridion. 

Les  admirateurs  de  George  Sand  oonsidéreronl  toujours  ce 
livre  comme  un  des  plus  importants  de  son  œuvre  :  I"  il  Leur 
apparaît  comme  le  rellei  fidèle  de  la  doctrine  de  Leroux  sur  le 
«  progrès  continu  ;  2°  un  commentaire  symbolique  de  ['Educa- 
tion du  genre  humain  de  LeBsing;  8°  un  résumé  des  croyances  de 
George  Sand,  du  catholicisme  de  son  adolescence  jusqu'à  la 
foi  tout  individuelle  et  libre  de  son  âge  mûr;  4°  enfin  une 
peinture  très  vraie  des  luttes,  des  souffrances  et  des  avatars 
successifs  par  lesquels  passa  Lamennais  dans  ses  recherches  de  la 
vérité  et  de  la,  vraie  religion.  Sous  ce  rapport  Spiridion  est  plein 
de  détails  biographiques  les  plus  réels.  Ce  n'est  pas  là  le  récit  pho- 
tographié de  faits  réellement  arrivés,  mais  bien  l'exactitude 
psychologique  et  l'enchaînement  historique  des  étapes  de  son 
émancipation  spirituelle.  L'histoire  de  l'abbé  Spiridion  est  celle 
de  tous  les  ecclésiastiques  catholiques,  émancipés  par  la  recherche 
de  la  vérité.  On  peut  considérer  cette  œuvre  comme  typique. 

Nous  avons  lu  et  recueilli  avec  un  intérêt  extrême  les  lignes 
suivantes  dans  la  correspondance  de  Renan.  On  reconnaîtra  en 
les  lisant  combien  peu  George  Sand  s'écarta  de  la  réalité  en 
écrivant  cette  œuvre,  prétendue  si  «  fantastique  ». 

Mont-Cassin,  20  janvier  1850(1). 

...  [C'est]  ce  qui  fait  en  ce  moment  le  Mont-Cassin  un  des  lieux  les 
plus  curieux  du  monde  et  sans  doute  celui  où  l'on  peut  le  mieux  con- 
naître l'esprit  italien  dans  ce  qu'il  y  a  d'élevé  et  de  poétique.  Grâce 
à  l'influence  de  quelques  hommes  distingués,  grâce  surtout  aux  sé- 
rieuses études  qui  ont  toujours  caractérisé  les  Bénédictins,  le  Mont- 
Cassin  est  devenu,  dans  ces  dernières  années,  le  centre  le  plus  actif 
et  le  plus  brillant  de  l'esprit  moderne  en  ce  pays.  Les  doctrines  qui 

(1)  Ernest  Renan,  Lettres  à  Berthelot.  (Revue  de  Paris,  1er  août  1897,  p.  492.) 


222  GEORGE    SAND 

ont  dernièrement  été  condamnées...  avaient  un  de  leurs  plus  brillants 
organes  dans  le  Père  Tosti,  l'auteur  de  la  Ligue  lombarde,  du  PsavMer 
du  Pèlerin,  du  Voyant  du  dix-neuvième  siècle,  espèce  de  Lamennais 
italien,  ayant  toutes  les  allures  du  nôtre,  avec  la  différence  toutefois 
de  l'esprit  italien  et  l'esprit  français... 

Après  avoir  raconté  en  quelques  lignes  les  persécutions  que 
subirent  tous  ces  mystiques,  tous  ces  hommes  avancés,  prétendus 
«  révolutionnaires  »  et  «  socialistes  »,  Renan  continue  ainsi  : 

...  C'était  au  fond  des  Apennins,  loin  de  tous  les  chemins  battus, 
que  je  devais  retrouver  l'esprit  moderne  de  la  France,  dont  rien  depuis 
si  longtemps  ne  m'avait  offert  l'image.  Le  premier  livre  que  je  ren- 
contrai dans  la  cellule  du  Père  Sebastiano,  le  bibliothécaire,  fut  la  Vie 
de  Jésus,  de  Strauss  !  On  ne  parle  ici  que  de  Hegel,  de  Kant,  de  George 
Sand,  de  Lamennais.  Entre  nous  soit  dit,  mon  ami,  les  Pères  sont  aussi 
philosophes  que  vous  et  moi  :  l'étude  les  a  menés  là  où  aboutit  forcé- 
ment l'esprit  moderne,  au  ration alisme,  au  culte  en  esprit  et  en  vérité. 
Aussi  quelles  colères  contre  la  superstition,  l'hypocrisie,  les  prêtres 
(c'est  le  mot  ici),  le  roi  de  Naples  surtout  !...  En  politique,  ces  moines 
sont  du  rouge  le  plus  foncé  ;  ils  y  portent  cette  naïve  confiance,  cette 
absence  de  nuance  et  de  tempérament  qui  caractérise  les  premiers 
pas  dans  la  politique.  Garibaldi  est  le  héros  du  couvent  :  j'ai  entendu 
de  mes  oreilles  faire  l'apologie  de  l'assassinat  du  roi  par  ce  principe 
que  quand  l'ennemi  est  entré  sur  le  territoire,  tout  droit  est  supprimé, 
l'état  de  guerre  est  permanent,  tout  moyen  est  permis.  Imaginez 
la  plus  parfaite  réalisation  de  Spiridion,  vous  aurez  Vidée  exacte  du 
Mont-Cassin.  Ah  !  quels  beaux  types  de  résignation  morale,  d'éléva- 
tion religieuse,  de  culture  intellectuelle  désintéressée,  j'ai  trouvés  dans 
ces  moines  !  Des  jeunes  gens  surtout,  j'en  ai  trouvé  un  ou  deux,  vraies 
natures  d'élite,  une  finesse,  une  délicatesse  admirables...  Ils  me  lisent 
et  me  font  admirer  les  Inni  de  Manzoni,  admirables  expressions  de 
ce  christianisme  moral  qui  a  captivé  toutes  les  nobles  intelligences 
de  l'Italie  contemporaine,  abstraction  de  toute  idée  dogmatique. 
Ils  sont  moines  pourtant,  oh  !  oui,  bien  moines  italiens  frénétiques, 
vrais  énergumènes  rêvant  encore,  Dieu  me  pardonne,  l'Italie  reine 
du  inonde  ;  croyant  bien  sérieusement  qu'avec  les  Italiens  de  mai 
1848  on  pourrait  conquérir  le  monde.  Nous  nous  regardions  les  uns 
les  autres  quand  le  sous-prienr  nous  déclarait  que  si  on  les  chassait 
de  leur  abbaye,  ils  y  mettraient  le  feu  en  emportant  leurs  archives, 
comme  les  moines  du  moyen  âge  les  os  de  leurs  saints... 

Il  nous  semble  qu'il  suffit  de  ces  lignes  pour  établir  que  l'épi- 


GEORGE   S  AND 

thèto  <l sonte  fantastique     ne  convienl  p;is  ;'i  ce  roman  de 

(  reorge  Sand.  M;iis  cette  épithète  perd  toute  signification,  si  nous 
nous  souvenons  comment,  peu  après,  Lorsque  Mme  Sand 
écrivil  son  Histoire  de  ma  vie,  elle  s'exprima  par  deux  fois 
d'une  manière  absolumenl  claire  sur  le  fond  même  de  sa  vie 
spirituelle.  Racontanl  son  émancipation  morale,  Mme  Sand 
dit  ceci  : 

M.i  religion,  elle,  était  restée  la  même,  elle  n'a  jamais  varié  quant 

au  l'end.  Les  tenues  du  passé  se  sent  évanouies  peur  moi,  enmme  p0UI 

mon  siècle,  à  la  lumière  de  L'étude  et  de  La  réflexion  ;  mais  La  doctrine 
éternelle  des  croyants,  Le  Dieu  bon,  L'âme  immortelle  et  les  espérances 

de  l'autre  vie,  voilà.  06  qui,  en  moi,  a  résisté  à  tout  examen,  à  toute 
discussion  et  même  à  des  intervalles  de  doutes  désespérés  (1).  Des 
oagots  m'ont  jugée  autrement  et  m'ont  déclarée  sans  principes,  dès  le 
commencement  de  ma  carrière  littéraire,  parce  que  je  me  suis  permis 
de  regarder  en  face  des  institutions  purement  humaines  dans  lesquelles 
il  leur  plaisait  de  faire  intervenir  la  Divinité... 

Entrer  dans  la  discussion  des  formes  religieuses  est  une  question  de 
culte  extérieur  dont  cet  ouvrage-ci  n'est  pas  le  cadre.  Je  n'ai  donc  pas 
à  dire  pourquoi  et  comment  je  m'en  détachai  jour  par  jour,  comment 
j'essayai  de  les  admettre  encore  pour  satisfaire  ma  logique  naturelle  et 
comment  je  les  abandonnai  franchement  et  définitivement  le  jour  où  je 
crus  reconnaître  que  la  logique  même  m'ordonnait  de  m'en  dégager.  Là 
n'est  pas  le  point  religieux  important  de  ma  vie.  Là  je  ne  trouve  ni 
angoisses,  ni  incertitudes  dans  mes  souvenirs.  La  vraie  question  reli- 
gieuse, je  l'avais  prise  de  plus  haut  dès  mes  jeunes  années.  Dieu, 
son  existence  éternelle,  sa  perfection  infinie,  n'étaient  guère  révo- 
qués en  doute  que  dans  des  heures  de  spleen  maladif,  et  l'exception 
de  la  vie  intellectuelle  ne  doit  pas  compter  dans  un  résumé  de  la  vie 
entière  de  l'âme.  Ce  qui  m'absorbait,  à  Nohant,  comme  au  couvent, 

(1)  Rappelons-nous  que  Lessing  dit  dans  la  préface  de  son  Education  du 
genre  humain  :  «  Pourquoi  ne  pas  préférer  voir  dans  toutes  les  religions  posi- 
tives la  voie  par  laquelle  l'esprit  humain  pouvait  avancer  partout  et  exclu- 
sivement, et  dans  laquelle  il  devra  se  développer  à  l'avenir  aussi,  au  heu 
de  nous  moquer  ou  de  nous  fâcher  contre  l'une  de  ces  religions?...» (Œu mes 
complètes  de  Lessing,  en  un  vol.  Leipsick  1841,  939  pages.) 

Leroux  lui-même,  en  revenant  encore  une  fois  dans  la  conclusion  de  son 
Humanité  (p.  391)  sur  ce  qu'il  avait  déjà  exposé  dans  son  Encyclopédie, 
s'explique  ainsi  sur  la  nature  de  la  religion  :  «  Le  fond  de  la  religion  est 
étemel,  car  c'est  la  connaissance  subjective  que  nous  avons  de  la  vie  qui 
est  ce  fond.  Mais  la  manifestation  objective  qui  en  résulte  est  variable  et 
changeante  suivant  les  progrès  de  notre  connaissance...  » 


224  GEORGE    SAND 

c'était  la  recherche  ardente  ou  mélancolique,  mais  assidue,  des  rap- 
ports qui  peuvent,  qui  doivent  exister  entre  l'âme  individuelle  et 
cette  âme  universelle  que  nous  appelons  Dieu.  Comme  je  n'apparte- 
nais au  monde  ni  de  fait  ni  d'intentions,  comme  ma  nature  contem- 
plative se  dérobait  absolument  à  ses  influences  ;  comme,  en  un  mot, 
je  ne  pouvais  et  ne  voulais  agir  qu'en  vertu  d'une  loi  supérieure  à  la 
coutume  et  à  l'opinion,  il  m'importait  fort  de  chercher  en  Dieu  le  mot 
de  l'énigme  de  ma  vie,  la  notion  de  mes  vrais  devoirs,  la  sanction  de 
mes  sentiments  les  plus  intimes.  Pour  ceux  qui  ne  voient  dans  la 
Divinité  qu'une  loi  fatale,  aveugle  et  sourde  aux  larmes  et  aux 
prières  de  la  créature  intelligente,  ce  perpétuel  entretien  de  l'esprit 
avec  un  problème  insoluble  rentre  probablement  dans  ce  qu'on  a 
appelé  le  mysticisme.  Mystique?  soit!  Il  me  fallait  trouver,  non  pas 
en  dehors,  mais  au-dessus  des  conceptions  passagères  de  l'humanité, 
au-dessus  de  moi-même,  un  idéal  de  force,  de  vérité,  un  type  de  per- 
fection immuable  à  embrasser,  à  contempler,  à  consulter  et  à  im- 
plorer sans  cesse.  Longtemps  je  fus  gênée  par  les  habitudes  de  prière 
que  j'avais  contractées,  non  quant  à  la  lettre,  ■ —  on  a  vu  que  je  n'avais 
jamais  pu  m'y  astreindre,  —  mais  quant  à  l'esprit.  Quand  l'idée  de 
Dieu  se  fut  agrandie  en  même  temps  que  mon  âme  s'était  complétée, 
quand  je  crus  Comprendre  ce  que  j'avais  à  dire  à  Dieu,  de  quoi  le 
remercier,  quoi  lui  demander,  je  retrouvai  mes  effusions,  mes  larmes, 
mon  enthousiasme  et  ma  confiance  d'autrefois.  Alors,  j'enfermai  en 
moi  la  croyance  comme  un  mystère  et,  ne  voulant  pas  la  discuter, 
je  la  laissai  discuter  et  .railler  aux  autres,  sans  écouter,  sans  entendre, 
sans  être  entamée  ni  troublée  un  seul  instant...  Cette  foi  sereine  fut 
encore  ébranlée  plus  tard  ;  mais  elle  ne  le  fut  que  par  ma  propre  fièvre, 
sans  que  l'action  des  autres  y  fût  pour  rien.  Je  n'eus  jamais  le  pédan- 
tisme  de  ma  préoccupation  ;  personne  ne  s'en  douta  jamais,  et  quand, 
peu  d'années  après,  j'ai  écrit  Lélia  et  Spiridion,  deux  ouvrages  qui 
résument  pour  moi  beaucoup  d'agitations  morales,  mes  plus  intimes 
amis  se  demandaient  avec  stupeur  en  quels  jours,  à  quelles  heures  de 
ma  vie,  j'avais  passé  par  ces  âpres  chemins,  entre  les  cimes  de  la  foi 
et  les  abîmes  de  l'épouvante...  (1). 

Et  un  peu  plus  loin,  dans  cette  même  Histoire,  en  expliquant 
combien  il  est  difficile  pour  un  écrivain  de  se  peindre,  même 
en  beau,  et  en  assurant  le  lecteur  qu'elle  ne  se  peignit  jamais 
dans  aucune  de  ses  héroïnes  (ce  dont  il  est  permis  de  douter), 
Mme  Sand  dit  finalement  : 

(1)  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p,  52-55, 


GEORGE   SAN!)  335 

si  l'avait  voulu  montrei  le  tond  sérieux,  j'aurais  raconté  une  vie 
qui  jusqu'alors  avail  plus  ressemblé  à  celle  du  moine  Alexi  (dans 
le  roman  peu  récréatif  de  Spvridion)  qu'à  celle  d'Indiana,  la  créole 
passionnée...  i.  h. 

En  une  dizaine  d'autres  passages  de  ['Histoire  de  ma  pie  le 
Lecteur  trouve  <\<'<  allusions  à  cette  perpétuelle  e1  constante 
recherche  de  La  vraie  religion,  durant  de  Longues  années,  et  il 

est  à  lutter  que  toute  une  partie  de  ces  .Mémoires  (la  quatrième, 

les  chapitres  de  1  à  xv),  est  intitulée  :  /;//  Mysticisme  à  l'Indé- 
pendance, et  que  ('"est  dans  le  sens  purement  philosophique 
qu'il  Faut  comprendre  ce  dernier  mot. 

Abordons  maintenant  Spmdion  et  ses  idées  directrices,  elles 
résument  les  croyances  de  l'auteur  à  cette  époque  de  sa  vie.  Or, 
voici  la  dédicace  de  ce  roman  : 

A  M.  Pierre  Leroux. 

Ami  et  frère  par  les  années,  père  et  maître  par  la  vertu  et  la  science, 
agréez  l'envoi  d'un  de  mes  contes,  non  comme  un  travail  digne  de 
vous  être  dédié,  mais  comme  un  témoignage  d'amitié  et  de  vénération. 

George  Sand. 

Un  jeune  fervent  du  nom  d"Angel  entre  dans  un  couvent  de 
bénédictins.  11  croit  candidement  que  tous  les  habitants  du  cou- 
vent sont  remplis  du  désir  de  connaître  le  vrai  Dieu,  que  chacun 
de  leurs  pas  est  guidé  par  leur  amour  de  Dieu  et  des  hommes, 
et  qu'ils  passent  leur  vie  en  prières  et  en  labeurs.  Il  est  bientôt 
désabusé  ;  à  son  très  grand  étonnement,  sa  ferveur  est  injuste- 
ment persécutée.  Il  se  lie  d'amitié  avec  le  vieux  moine  Alexis, 
qui  lui  conseille  de  feindre,  au  plus  vite,  une  lassitude,  de 
négliger  ses  pratiques  religieuses,  de  faire  semblant  d'être  léger, 
brutal,  sans  amour-propre,  stupide  et  fainéant  ;  alors  on  le 
laissera  en  repos.  Il  l'attire  à  lui  et  lui  donne  la  possibilité  de 
s'adonner  ta  l'étude,  car  Alexis  remplit  dans  le  monastère  les 
fonctions  du  bibliothécaire,  d'astronome  et  de  savant  et  mène 

(1)  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p.  134. 

m.  iS 


226  GEORGE    SAND 

une  existence  isolée  de  celle  des  autres  frères.  Toutes  les  pré- 
dictions d'Alexis  s'accomplissent,  mais  Angel  découvre  bientôt 
que  son  ami  est  atteint  de  bizarreries  :  la  nuit  il  parle  à  un 
interlocuteur  invisible,  le  jour  il  lit  un  livre  dont  les  pages  sont 
blanches.  Angel  lui-même  devient  le  témoin  de  choses  non  moins 
étranges  :  tantôt,  en  plein  midi,  il  entend  distinctement  les  pas 
d'un  homme  invisible  se  promenant  dans  la  salle  du  Conseil; 
tantôt,  au  contraire,  il  voit  se  glisser,  sans  bruit,  le  long  des 
cloîtres  ou  dans  l'église,  un  homme  aux  cheveux  dorés,  vêtu 
comme  un  grand  seigneur  ou  un  savant  des  temps  anciens,  qui 
le  regarde  en  souriant  avec  bienveillance  ;  un  jour  enfin  Angel 
entend,  prononcées  par  on  ne  sait  qui,  les  paroles  mystérieuses  : 
«  Victime,  victime  de  l'imposture  et  de  l'ignorance.  »  Angel, 
encore  en  proie  aux  préjugés  catholiques,  est  tout  prêt  à  con- 
damner le  vieux  Alexis,  il  commence  à  le  soupçonner  d'être 
en  rapport  avec  le  prince  des  ténèbres.  Repentant,  il  s'adresse 
au  confesseur  du  couvent  ;  celui-ci,  agissant  toujours  selon  la 
politique  du  couvent,  qui  tend  par  tous  les  moyens  à  dresser  un 
troupeau  de  moines  brutaux  et  opprimés,  le  repousse.  Angel, 
désespéré,  rompt  définitivement  avec  ses  persécuteurs,  méchants 
et  hypocrites.  Il  livre  son  âme  à  son  vieux  protecteur.  Il  le  sup- 
plie de  lui  expliquer  les  phénomènes  qui  l'ont  affolé,  de  lui  parler 
du  mystérieux  fondateur  du  monastère,  l'abbé  Spiridion,  et 
d'éclaircir  enfin  tous  ses  doutes,  de  révéler  la  vraie  religion  à  son 
âme  torturée  par  la  conduite  inconcevable  de  toute  la  commu- 
nauté. Alors  le  moine  Alexis  lui  raconte  sa  vie,  étroitement  liée 
à  celle  de  l'abbé  Spiridion,  longue  histoire  qui  forme,  au  fond, 
toute  la  vraie  fable  du  roman.  C'est,  comme  nous  l'avons  dit,  la 
peinture  symbolique  de  toutes  les  conceptions  religieuses  tra- 
versées par  l'humanité,  depuis  le  monothéisme  primitif,  exprimé 
dans  le  judaïsme,  jusqu'à  la  conception  philosophique  de  la  Divi- 
nité, comprise  seulement  par  une  élite;  c'est  aussi  le  tableau 
fidèle  des  doutes,  des  luttes  et  du  progrès  spirituel  de  l'auteur, 
depuis  le  catholicisme  de  sa  jeunesse  jusqu'à  la  foi  libre  à  laquelle 
elle  arriva  grâce  et  à  travers  les  doctrines  de  Leroux  et  de  Lamen- 
nais. Ce  sont  donc  des  «  variations  sur  le  thème  »  de  Lessing. 


GBORG i    S A N I  ) 

L'abbé  Spiridion,  ou   Hébroniut  (1),  passa  dn  judaïsme  au 
christianisme,  d'abord  dans  sa  forme  première,   -   le  catholi- 
cisme; puis  il  traversa  le  protostantisme,  pour  arriver  à  une 
espèce  de  déisme  chrétien,  à  la  conception  individuelle  el  libre 
des  dogmes  el  de  la  morale.  En  mourant  il  confia  son  secret 
à  son  disciple  préféré,  Fulgence.  Celui-ci,  cœur  aimant,  mais 
esprit  timide,  ne  fut  point  capable  de  poursuivre  l'œuvre  spiri- 
tuelle de  Spiridion,  il  ue  lit  que  pieusement  garder  son  secret 
et   le  légua    fidèlement   à  son  tour  à  Alexis.   Alexis  entra   jadis 
au  couvent  comme  Angel,  —  le  cœur  ouvert  et  l'esprit  avide 
de  vérité.    Il   rêvait    d'y  trouver  la   paix  de   l'âme  et   une  doc- 
trine inébranlable.  Il  u'y, trouva  que  d^  doutes,  des  aspirations 
vers   la    lumière,   des   désillusions.    Du   croyant  orthodoxe,   du 
novice  timoré,  étouffé  par  les  tenailles  du  dogme  et  du  culte,  du 
moine  soumis,  ne  raisonnant  point,  acceptant  tout,  n'osant  point 
vérifier  ses  croyances  par  la  réflexion,  désespéré  de  les  voir 
s'ébranler,  se  dégage  d'abord  un  homme  qui  veut  plier  toute 
son  existence  à  des  croyances  raisonnables,  mais  qui  ne  peut 
encore,  comme  les  autres  protestants,   se  défaire  de  certains 
dogmes  arriérés  (la  croyance  au  pouvoir  du  diable  et  aux  tortures 
de  l'enfer).  Puis,  progressivement,  son  esprit  se  libère  de  ces 
entraves,  il  conçoit  le  fond  essentiel  de  la  religion,  —  en  dehors  de 
telle  ou  telle  doctrine,  —  et  il  arrive  enfin  à  la  conclusion  qu'au- 
cune des  religions  existantes  ou  ayant  existé  ne  possède  la  vérité, 
mais  que  chacune  en  possède  une  partie,  que  toutes  mènent 
l'humanité  à  la  connaissance  progressive  de  cette  vérité  et  de 
nos  vrais  rapports  avec  Dieu,  la  nature  et  nos  semblables.  Les 
hommes  empêchèrent  eux-mêmes  la  vérité  de  se  révéler  avec 
toujours  plus  de  clarté  et  de  force.  Us  ont  craint,  poursuivi,  per- 
sécuté de  tout  temps  ceux  qui  la  cherchent,  ils  les  jettent  en 
prison,  et  les  tuent.  Mais  la  vraie  religion  triomphera  peu  à  peu. 
La  vraie  doctrine  du  christianisme,  obscurcie  par  toutes  sortes 
de  dogmes,  de  pratiques  et  de  fausses  interprétations,  demeure  la 

(1)  Il  est  h  noter  que  dans  le  manuscrit  primitif  Hébronius  ou  Spiridion 
portait  le  nom  de  Pierre  d'Engelwald,  le  même  que  portait  le  héros  du  roman 
écrit  en  1836  et  détruit  plus  tard  par  George  Sand. 


228  GEORGE    SAXD 

même  ;  elle  a  pour  base  l'amour  actif  du  prochain,  l'égalité,  la 
fraternité  de  tous  les  hommes,  la  liberté,  —  morale  et  matérielle. 

Le  moine  Alexis  a  vainement  tenté  toute  sa  vie  de  concilier 
la  contradiction  entre  ses  propres  croyances  et  les  dogmes 
religieux  précis  ;  il  a  ardemment  cherché  la  doctrine  générale 
qui  résoudra  ses  doutes  philosophiques  et  religieux,  mais  il 
n'osa  dévoiler  à  personne  le  secret  confié  par  Spiridion.  Il 
se  console  à  sa  dernière  heure  en  pensant  que  son  jeune  ami, 
Angel,  continuera  l'œuvre  de  sa  vie,  la  recherche  de  la  vérité.  Son 
bonheur  est  comblé  lorsqu'il  trouve  la  solution  de  tous  ses 
doutes  dans  les  trois  manuscrits  qu' Angel  découvre  dans  le  tom- 
beau de  Spiridion  :  1°  V Evangile  de  Saint  Jean  écrit  de  la  propre 
main  de  son  célèbre  adepte  du  treizième  siècle,  Joachim  de  Flore, 
et  minutieusement  enluminé  aux  endroits  les  plus  importants  ; 
2°  une  rarissime  copie  de  la  Préface  de  V Evangile  éternel,  brûlée 
comme  une  œuvre  hérétique  et  dont  l'auteur  fut  le  disciple  de 
Joachim,  Jean  de  Parme,  qui  prêchait  l'échéance  des  temps 
de  l' Ancien  et  du  Nouveau  Testament  et  l'avènement  de  la 
troisième  époque,  —  celle  du  Saint-Esprit;  3°  un  manuscrit 
de  Spiridion  lui-même,  qui  est  le  commentaire  des  deux  précé- 
dents, l'exposition  de  sa  propre  doctrine  but  le  progrès  continu 
des  croyances  humaines,  une  exhortation  prophétique  et  paci- 
fiante adressée  aux  continuateurs  de  ses  recherches  de  supporter 
leurs  connaissances  incomplètes,  leurs  doutes  torturants,  et  de 
marcher  en  avant,  sans  trêve  ni  repos.  «  Car,  dit-il,  nous  tous, 
nous  servons  la  Providence  dans  ses  fins,  chaque  recherche 
sincère  de  la  vérité  est  fertile  pour  l'humanité,  elle  la  fait  avancer, 
et  pas  un  grain  de  vérité  acquis  ne  se  perdra,  mais  renaîtra  tôt 
ou  tard,  il  croîtra  et  se  multipliera.  Le  progrès  toutefois  ne  se 
produit  que  lentement.  » 

L'auteur  de  Spiridion  croyait  alors  que  non  seulement  le 
progrès  s'obtient  lentement,  mais  que  chaque  pas  fait  en  avant 
s'achète  chèrement,  parfois  au  prix  d'horribles  cataclysmes  so- 
ciaux, des  jours  du  zèle  et  de  la  fureur.  H  pensait  que  ceux  qui 
ont  laissé  dans  l'histoire  les  plus  horribles  souvenirs,  les  Jean 
Ziska,  les  Procope  et  les  Robespierre  deviennent  les  protago- 


GEO  VND 

nÎ8tes  des  idées  1rs  plus  pures.  Mais,  en  1838,  l'adepte  de  Pierre 
Leroux  et  de  Ba  doctrine  «lu  progrès  n'avait  pas  i< I«'*<*  Ai'*  hor- 
reurs auxquelles  elle  assista  dix  ans  plus  tard,  qui  la  refroi- 
dirent souverainement  sur  le  chapitre  de  cet  remèdes  àRopathiques 
du  progrès.  En  L838,  disons-nous,  cette  idée  ne  l'effarouchait 
point,  elle  oroyait  naïvement  que  c  était  là  la  marche  nécessaire 
de  l'histoire,  que  ridée  chrétienne  elle-même  ne  peut  triompher 
s;ms  victimes  expiatoires.  C'esl  pour  cela  qu'au  moment  même 

OÙ   le  moine  Alexis  lit    joyeusement   à  son  jeune  ami  les  lignes 

de  l'Évangile  de  saint  -Jean,  magnifiquement  enluminées  d'azur. 
d'or  et  de  pourpre,  les  premiers  pelotons  des  troupes  républi- 
caines françaises,  marchant  pour  défendre  la  liberté,  l'égalité  et 
la  fraternité,  apparaissent  soudainement  à  proximité  du  cou- 
vent. A  ces  champions  de  la  liberté  les  serviteurs  du  Christ 
semblent  les  représentants  des  forfaits,  de  la  stagnation  et  de 
l'imposture  sur  la  terre.  Envahissant  l'église,  ils  la  dévastent 
et  la  pillent  ;  ils  commettent  le  sacrilège  de  jeter  par  terre  et  de 
fouler  aux  pieds  la  statue  du  Crucifié,  et  ils  tuent  le  vieil  Alexis. 
Celui-ci  tombe  à  côté  de  la  statue  renversée  du  Dieu  d'amour, 
mais  il  meurt  sans  perdre  ni  sa  foi  ni  son  espérance  en  un  avenir 
meilleur  pour  l'humanité  ;  il  pressent  même  que  ses  propres  assas- 
sins, ces  profanateurs  du  sanctuaire,  deviendront  les  représen 
tants,  les  défenseurs  de  ses  plus  chères  croyances. 

Ceci  est  l'œuvre  de  la  Providence,  et  la  mission  de  nos  bourreaux 
est  sacrée,  bien  qu'ils  ne  le  comprennent  pas  encore  !  Cependant  ils 
l'ont  dit,  tu  l'as  entendu  :  c'est  au  nom  du  sans-culotte  Jésus  qu'ils 
profanent  le  sanctuaire  de  l'église.  Ceci  est  le  commencement  du 
règne  de  l'Évangile  éternel,  prophétisé  par  nos  pères. 

<(  Puis  il  tomba  la  face  contre  terre,  et  un  autre  soldat  lui  ayant 
porté  un  coup  sur  la  tête,  la  pierre  du  Hic  est  fut  inondée  de  son  sang  : 

«  0  Spiridion  !  dit-il  d'une  voix  mourante,  ta  tombe  est  purifiée  ! 
«  0  !  Angel  !  fais  que  cette  trace  de  sang  soit  fécondée.  0  Dieu  !  je  t'aime, 
«  fais  que  les  hommes  te  connaissent  !...  » 

«  Et  il  expira.  Alors  une  figure  rayonnante  apparut  auprès  de  lui, 
je  tombai  évanoui...  » 

C'est  ainsi  qu' Angel  termine  son  récit  —  et  ces  mots  sont  les 
derniers  du  roman. 


230  GEORGE    SAND 

Notons  aussi  que  dans  l'un  de  ses  chapitres  survient  d'une 
manière  tout  épisodique  un  «  jeune  corsicain  »  qui  aborde  dans 
l'île  tout  fortuitement,  en  se  dirigeant  vers  la  France,  et  que 
ce  jeune  homme  apparaît  aux  yeux  du  père  Alexis  comme  la 
personnification  symbolique  et  providentielle  de  la  force  et  de 
la  volonté,  indispensables  dans  la  marche  de  l'histoire.  L'auteur 
qui,  dans  le  dernier  chapitre,  considère  des  soldats  maraudeurs 
comme  des  agents  de  la  Providence,  trace  en  quelques  traits 
magistraux,  entraîné  sûrement  par  les  souvenirs  inoubliables 
de  son  enfance,  et  sans  nommer  nulle  part  le  personnage,  le 
portrait  matériel  et  moral  du  grand  empereur. 

Notons  encore  que  dans  la  première  version  du  roman,  parue 
dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  de  1839,  Angel  ne  trouve  point 
trois  manucsrits,  mais  bien  un  seul,  —  le  manuscrit  de  Spiridion, 
—  c'est  ainsi  imprimé  en  grandes  lettres  dans  le  texte,  et  ce 
morceau  produit  par  son  contenu,  son  intégrité  spontanée  et 
son  enthousiasme  pathétique  une  impression  infiniment  plus 
grande  que  les  pages  tant  soit  peu  froides  et  trahissant  par 
trop  leur  «  Leroux  »  de  la  version  ultérieure,  qui  se  publie  depuis 
1842  dans  toutes  les  éditions  du  roman  (1). 

Spiridion  parut  dans  les  livraisons  des  15  octobre,  1er  et  15  no- 
vembre de  1838  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  et  dans  les  deux 
numéros  de  janvier  1839.  Le  directeur  de  la  revue,  Buloz,  était 
déjà  assez  vexé  qu'à  l'encontre  de  tous  ses  usages  de  régularité, 
la  fin  de  cette  œuvre  parût  avec  un  si  grand  retard.  Mais  il  fut 
encore  plus  mécontent  du  roman  même.  Le  mysticisme  de  la 
fable  l'effrayait;  la  rectitude  trop  prononcée  des  opinions  reli- 
gieuses le  choquait.  Mme  Sand  ne  fut  toutefois  point  intimidée 
par  cette  pusillanimité  de  son  directeur  et  quoiqu'elle  lui  pro- 
mît de  faire  immédiatement  suivre  ce  roman  d'un  autre  qui 
serait  «  dans  son  goût  »  et  point  mystique,  elle  lui  fournit  néan- 
moins d'abord  son  article  sur  Mickiewicz,  —  passablement  mys- 
tique aussi,  —  et  puis  elle  le  pressa  de  publier  les  Sept  cordes 
de  la  lyre.  Elle  écrivit  à  ce  propos  à  Mme  Marliani  : 

(1)  Ce  morceau  est  extrêmement  remarquable  et  nous  regrettons  de  ne 
pouvoir  le  réimprimer  ici. 


GEORGE   S AND 

Dites  à  Buloz  de  se  consoler.  Je  lui  (ait  tme  e  pèoe  de  roman  danc 
Bon  soûl  :  il  le  reoevra  en  même  temps  « |ii«*  le  Mickiewict  et  pourra 
l'imprimer  auparavant  Mais  il  faudra  qu'H  paye  l'un  el  l'autre  Domp- 
tant, b1  qu'avanl  toul  il  lasse  paraître  la  Lyre.  Au  reste,  ne  voue 
effrayez  pas  du  roman  ou  goût  de  Buloz,  j'y  mettrai  plus  de  phi- 
losophie qu'il  n'eu  pourra  comprendre,  il  u'y  verra  que  du  feu,  la 
(orme  lui  fera  avaler  le  fond  1 1  ). 

Buloz  fui  réellement  un  peu  consolé  par  les  fragments  de  la 

nouvelle  Lvlin  (2),  par  VUscoque,  VOrco  et  Gabriel  et  surtout 
par  Pœulvne,  publiée  dans  les  derniers  mois  de  1839  et  les  pre- 
miers de  1840.  Néanmoins,  il  y  eut  dès  lors  un  froid  entre  l'au- 
teur et  le  directeur.  La  romancière  sou  lirait  de  la  dépendance 
où  elle  se  trouvait,  par  son  contrat,  à  l'égard  de  son  éditeur 
inflexible,  et  le  directeur  commençait  à  voir  en  elle  un  collabo- 
rateur dangereux,  enclin  aux  idées  subversives  et  incommode 
pour  sa  revue  si  hautement  modérée.  Nous  lisons  donc  d'une 
part,  dans  le  Journal  de  Piffoël,  une  page  qui  nous  peint  de  façon 
comique  cette  dépendance  matérielle.  D'autre  part,  dans  ses 
lettres  à  Mme  Marliani,  George  Sand  déclare  ouvertement  ne 
pas  craindre  le  courroux  de  Buloz,  elle  considère  comme  un 
devoir  d'exprimer  dans  ses  œuvres  ses  opinions  actuelles,  opi- 
nions que  Leroux  lui  avait  inculquées,  mais  elle  présume  que 
Buloz,  craignant  de  perdre  un  collaborateur  de  sa  taille,  lui 
passera  ses  audaces  nouvelles. 

Voici  donc  une  page  du  Journal  de  Piffoël,  écrite  à  la  date 
de  juin  1839  : 

—  Mais,  s'il  vous  plaît,  pourquoi  n'avez-vous  pas  continué  votre 
journal  ? 

(Je  suppose  que  c'est  M.  Trois  Etoiles,  ou  Mme  Une  Telle,  ou 
Mlles  X...,  Y...  ou  Z...  qui  m'adressent  cette  question.) 
Réponse  : 

—  Mon  cher,  madame  ou  ma  belle,  pour  bien  des  raisons  :  mais,  pour 
ne  vous  dire  que  la  plus  importante,  c'est  que  j'avais  égaré  mon 
cahier. 

—  Comment  !  Un  cahier  si  rare,  si  précieux,  si  important  ? 

(1)  Corresp.,  t.  II,  p.  138. 

(2)  Cf.  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  Ier  chap.  vn. 


232  GEORGE    SAND 

—  Sans  doute,  un  cahier  aussi  bien  relié  que  bien  rédigé,  un  cahier 
dont  le  contenu  est  aussi  précieux  que  le  contenant,  l'esprit  aussi 
remarquable  que  la  couverture. 

—  Vous  plaisantez  !  C'est  un  petit  chef-d'œuvre. 

—  A  qui  le  dites-vous  ! 

—  Que  ne  l'eussé-je  trouvé  !  Je  ne  vous  l'aurais  pas  rendu  ! 

—  Que  diable  en  auriez- vous  fait? 

—  Des  autographes  pour  mon  album  et  celui  de  mes  amis  (ou  amies). 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça,  des  autographes? 

— -  Ce  sont  des  fragments  d'écriture  manuscrite  de  différents  auteurs, 
artistes,  gens  de  lettres,  hommes  politiques,  philosophes  ou  assassins 
marquants. 

—  Très  bien.  J'en  ai  aussi,  mais  à  quoi  cela  vous  sert-il? 

—  Cela  sert  à  montrer  qu'on  en  a. 

—  Ah  !  très  bien,  très  bien  ! 

—  Mais  vous,  à  quoi  cela  vous  sert-il? 

—  Cela  me  sert  à  juger  le  caractère  des  personnes  d'après  leur 
écriture. 

—  Et  vous  y  réussissez? 

—  D'autant  mieux  que  je  sais  d'avance  ce  que  l'écriture  me  con- 
firme. 

—  Vous  plaisantez? 

—  Jamais  ! 

—  Que  diriez- vous  de  la  vôtre  propre? 

—  Qu'elle  n'est  pas  propre. 

—  C'est  un  mauvais  calembour.  Voyons,  sérieusement? 

—  Je  dirais  sérieusement  :  «  Voilà  une  écriture  fatiguée.  » 

—  Par  conséquent?... 

—  Par  conséquent,  c'est  celle  d'une  personne  fatiguée. 

—  Voilà  tout? 

—  N'est-ce  pas  beaucoup? 

—  Mais  fatiguée  de  quoi? 

—  Ne  peut-on  être  fatigué  de  beaucoup  de  choses  :  fatigué  de  se 
lever  tous  les  matins  et  de  se  coucher  tous  les  soirs?  d'avoir  chaud 
tout  l'été  et  froid  tout  l'hiver?  de  recevoir  toujours  des  questions  et 
jamais  aucune  qui  vaille  la  peine  qu'on  y  réponde?... 

Solange.  —  Tiens,  vois  donc,  ma  mignonne,  qu'est-ce  que  c'est 
que  ce  livre-là?  Je  l'ai  trouvé  dans  les  épluchures,  au  grenier. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  mes  pensées  d'il  y  a  deux  ans,  aux  épluchures  ! 
Solange.  —  Ah!  ben,  mignonne.  Donne-moi-le  pour   faire  des 

bonshommes. 

—  Des  bonshommes  !  malheureuse  enfant  !  des  bonshommes  avec 
mes  pensées  de  l'année  1837  ! 


GEORGE  SAND  ->33 

Solange.  ■    Ah  !  o'esl  donc  l'uii  comme  cadet  penséi 

Q\  i  hii  i  \,  ii'im  ton  judicieux.       Ni  plus,  ni  moii 
Solange.       Ah!  ben,  mignonne,  donne-moi-le,  pour  écrire  mes 
pensées.  J'ai  des  pensées,  moi,  y  vais  les  écrire. 

—  Ce  n'est  pas  vrai,  tu  n'en  as  pas. 
Solange.      Si  fait 

—  Dis-en  donc  une 
Solange.       Je  t'aime. 

Et  puis  encore? 
Solange.  —  J'aime  pas  l'histoire  grecque. 

—  Et  encore? 
Solange.  —  J'ai  faim. 

—  Encore. 

Solange.  —  Veux-tu  que  j'aille  jouer  au  jardin? 

—  Val  Voilà  assez  de  pensées  pour  un  jour. 

Piffoel,  seul.  (Il  est  dans  sa  chambre  dans  la  même  robe  de  chambre 
que  Tannée  1837,  couché  sur  le  même  sopha,  vis-à-vis  la  même  table, 
et  sa  plume  continue  à  n'être  pas  taillée.) 

Monologue.  —  Puisque  mon  cahier  est  retrouvé,  je  vais  reprendre 
mon  journal.  A  la  vue  de  ce  journal,  il  me  vient  un  tas  de  pensées. 
(Le  spectre  de  Buloz  se  dessine  dans  un  rayon  de  soleil  qui  pénètre 
par  la  jalousie.  Piffoel  est  en  proie  à  la  plus  affreuse  agitation.) 

Piffoel.  —  Dieu!  quelle  horrible  vision.  Retire-toi,  fantôme 
épouvantable  ! 

Le  Spectre.  —  Quatre  mille... 

Piffoel.  —  Ah  !  je  connais  ton  motif  !  toujours  la  même  sentence  ! 
Voix  du  sépulcre,  retourne  au  royaume  du  silence.  Ne  peux-tu  me 
laisser  respirer  un  instant?... 

Le  Spectre.  —  Quatre  mille  cinq... 

Piffoel.  —  N'achève  pas  !  Je  sais  le  reste  !  Tu  veux  donc  boire 
jusqu'à  la  dernière  goutte  de  mon  encre,  insatiable  lamie? 

Le  Spectre.  —  Quatre  mille  cinq  cents... 

Piffoel.  —  Quatre  mille  cinq  cents  malédictions  !  Quatre  mille 
cinq  cents  paires  de  soufflets... 

Le  Spectre.  —  Quatre  mille  cinq  cents  francs... 

Piffoel.  —  Plutôt  quatre  mille  cinq  cents  messes  pour  le  repos 
de  ton  âme!...  Mais  as-tu  une  âme?  Qu'est-ce  que  l'âme  d'un  édi- 
teur?... 

Or,  voici  ce  que  Mme  Sand  écrivait  à  Mme  Marliani,  à  pro- 
pos de  ce  même  «  éditeur  »  quelques  mois  auparavant,  —  le 
17  mars  1839  de  Marseille,  —  et  fort  sérieusement,  cette  fois. 


234  GEORGE    SAND 

(Cette  fin  de  lettre  est  changée  et  tronquée  dans  la  Correspon- 
dance imprimée)  : 

Puisque  Buloz  vous  remet  l'argent  de  Simon,  envoyez-le-moi,  car 
celui  que  Chopin  attend  de  son  éditeur  souffre  quelque  retard  et  je  touche 
avec  mon  hôtesse  au  quart  d'heure  de  Rabelais...  Vous  aurez  dans  peu 
de  jours  mon  article  sur  Mickiewicz,  qui  sera,  je  crois,  plus  long  que  je 
ne  l'annonçais.  Quant  aux  Cordes  de  la  lyre,  tenez  ferme,  chère  amie, 
pour  qu'elles  soient  insérées  dans  la  revue.  La  forme  convient  aussi 
bien  que  toute  autre  chose  à  la  revue,  mais  ne  voyez-vous  pas  que 
notre  Buloz  hésite  et  recule  parce  qu'il  y  a  cinq  ou  six  phrases  assez 
hardies  et  que  le  cher  homme  craint  de  se  brouiller  avec  son  cher 
gouvernement... 

...  Je  sais  aussi  bien  que  lui  ce  qui  serait  hors  de  place  dans  la  revue, 
à  preuve  que  je  me  suis  résignée  à  perdre  moitié  sur  Lélia  plutôt  que 
de  faire  fragmenter  cette  longue  tartine.  Il  faut  vous  dire  aussi  que 
tout  ce  qui  est  un  peu  profond  dans  l'intention  effarouche  et  le  Bon- 
naire  et  le  Buloz,  parce  que  leurs  abonnés  aiment  mieux  les  petits 
romans  comme  André  et  compagnie,  qui  vont  également  aux  belles 
dames  et  à  leurs  femmes  de  chambre.  Ces  messieurs  espèrent  que  je 
vais  bientôt  leur  donner  quelque  nouvelle  à  la  Balzac.  Je  ne  voudrais 
pas,  pour  tout  au  monde,  me  condamner  à  travailler  dans  ce  genre 
éternellement,  j'espère  que  j'en  suis  sortie  pour  toujours.  Ne  le  dites 
pas  à  notre  butor,  mais  à.  moins  qu'il  ne  me  vienne  un  sujet  où  ces 
petites  formes  communes  puissent  envelopper  une  grande  idée,  je 
n'en  ferai  plus,  j'en  ai  trop  fait.  D'ailleurs,  je  crois  qu'on  en  a  assez 
fait  et  que  ce  genre  s'épuise.  Il  tombe  dans  le  commun  le  plus  commun. 
Laissez  gémir  Buloz,  qui  pleure  à  chaudes  larmes  quand  je  fais  ce  qu'il 
appelle  du  mysticisme  et  poussez  à  l'insertion.  Il  faut  bien  que  les 
lecteurs  de  la  revue  se  fassent  un  peu  moins  bêtes,  puisque  moi  je 
me  fais  moins  bête  de  mon  côté... 

Le  4  juillet  Mme  Sand  avait  écrit  encore  à  la  même  : 

Je  vous  écris  souvent  à  propos  de  bottes.  Cette  fois,  pourtant,  je 
crois  devoir  me  hâter  pour  votre  petite  quête.  J'ai  recueilli  cent  francs, 
que  je  vous  prie  de  prendre  sur  mes  fonds  et  de  remettre  à  M.  Lamen- 
nais. Je  recueillerai  encore  quelque  chose,  j'espère,  mais  en  tout,  ce 
sera  peu  de  chose,  car  je  n'ai  pu  faire  contribuer  que  mes  amis  intimes, 
et  comme  ils  sont  fort  honnêtes  gens,  il  leur  arrive  ce  qui  n'est  que 
trop  fréquent  en  pareille  occasion,  ils  sont  pauvres  (1). 

(1)  Inédite, 


GEORGE   SAND  235 

El  ces  lignes  expliquent  la  fin  d'une  autre  lettre  médite  (colle 
du  L5  août  L839,  toujours  ;'i  la  même) dani  laquelle  la  roman- 
oière  prie  sou  amie  de  prendre  sur  ses  tonds  qui  étaienl  ;'i  la  garde 
de  Mme  Marliani,  et  de  verser  pour  elle  mie  certaine  somme  dans 
nue  collecte  quelconque,  —  il  est  à  croire  que  c'est  encore  au 
profil  de  Lamennais,  Mme  Sand  y  dit  qu'elle-même  avait 
déjà  depuis  peu  envoyé  plus  de  '2  500  francs  de  la  Châtie  pour 
la  bonne  cause  »,  ce  qui  l'ait  qu'il  lui  est  quasiment  impossible 
do  donner  encore,  et  elle  ajoute  : 

Nous  étions  tous  très  gueux,  nous  le  sommes  plus  que  jamais,  vous 
Bavez  dans  quel  état  sont  mes  finances.  Buloz  est  jurieux  contre  mu 
métaphysique  et  se  rebelle  fièrement.  Il  s'en  repentira  et  reviendra 
l'oreille  basse  me  demander  pardon.  Mais,  en  attendant,  je  suis  sans 
argent,  je  serais  sans  pain,  si  je  n'avais  du  crédit  à  Nohant...  Donnez 
à  Vabbé,  en  plus  de  mes  quarante  francs,  dix  francs  pour  Chopin  et 
cinq  francs  pour  Rollinat.  Total  cinquante-cinq  francs,  en  attendant 
mieux... 

Le  24  août  de  cette  même  année  Mme  Sand  écrit  encore  : 

S'il  me  reste  encore  cent  francs  chez  vous,  veuillez  les  remettre  à 
M.  de  Lammenais  pour  notre  petite  affaire... 

Mme  Sand  continuait  donc,  en  1839,  à  prendre  une  vive  part 
à  tout  ce  qui  concernait  l'abbé.  Lammenais  avait  aussi  de 
l'amitié  pour  elle,  mais  nous  avons  déjà  dit  qu'il  y  avait  en  lui 
un  grand  fonds  de  méfiance  et  de  mépris  tout  clérical  pour  les 
femmes,  qu'il  faisait  parfois  percer  autant  dans  ses  lettres  (par 
exemple,  celles  à  M.  de  Vitrolles)  que  dans  ses  causeries.  Or, 
Leroux  commit  la  mauvaise  action  de  profiter  de  ces  causeries 
pour  éveiller  la  méfiance  de  George  Sand  envers  l'abbé.  Voici 
un  passage  d'une  lettre  de  Leroux,  qui  peut  répandre  une 
certaine  lumière  sur  la  réponse  assez  énigmatique  de  George 
Sand  écrite  à  l'abbé,  alors  à  Sainte-Pélagie  (publiée  dans  la 
Correspondance  à  la  date  de  «  février  1841  »,  mais  qui,  à 
notre  avis,  doit  avoir  été  écrite  en  l'automne  de  cette  année). 
Quoique  la  lettre  de  l'abbé  semble  avoir  été  écrite  à  propos 
de   sa   sortie    véhémente   contre   les    femmes,  dans    l'un    de 


236  GEORGE    SAND 

ses  articles,  la  vraie  raison  qui  poussa  l'abbé  à  écrire  à 
Mme  Sand  fut  sans  doute  la  crainte  que  d'aimables  bavards 
et  rapporteurs  ne  «  transmettent  »  certaines  de  ses  causeries  et 
de  ses  mots,  de  manière  à  fâcher  Mme  Sand  et  à  lui  faire 
retirer  son  amitié. 

Nous  donnerons  plus  loin  la  première  moitié  de  cette  lettre 
de  Leroux,  qui  a  trait  à  toutes  sortes  d'affaires  littéraires  et 
pécuniaires,  citons  d'abord  la  seconde  : 

...  J'ai  aujourd'hui  le  cœur  un  peu  plus  ulcéré  que  d'habitude.  Dois-je 
vous  dire  pourquoi?  Oui,  il  faut  que  je  vous  le  dise  ;  car  il  faut  bien  que 
vous  sachiez  comme  moi  où  sont  vos  anus,  où  sont  vos  ennemis.  J'ai 
été  hier  à  Sainte-Pélagie.  J'avais  envoyé  la  veille  mon  petit  livre  à 
M.  de  Lamennais.  Vous  savez  qu'il  m'a  refusé  itérativement  une 
permission  pour  le  voir.  Je  ne  l'ai  donc  pas  vu,  mais  j'ai  su  ce  qu'il 
disait,  et  du  petit  livre,  et  de  moi,  et  de  vous,  et  de  nos  amis.  Il  dit 
que  le  petit  livre  (c'est  par  là  qu'il  faut  commencer,  puisque  c'a  été 
l'occasion)  est  profondément  immoral,  que  c'est  du  Rétif  la  Bre- 
tonne, qu'au  surplus,  c'est  dans  Rétif  que  j'ai  trouvé  ce  que  j'ai  écrit  ; 
il  paraît  confus  et  désolé  des  rapports  qu'il  a  pu  avoir  avec  moi.  Quant 
à  vous,  il  dit  qu'il  vous  connaît  à  peine,  qu'il  a  été  une  seule  fois  chez 
vous  ;  qu'à  une  certaine  époque,  comme  vous  étiez  fort  triste  et  agitée, 
vous  lui  écrites  que  vous  désiriez  vous  retirer  dans  quelque  village 
auprès  de  la  Chesnaye,  et  qu'il  vous  a  offert  sa  maison,  mais  que  bien 
heureusement  vous  ne  vîntes  pas.  Il  dit  qu'à  l'exception  de  sa  visite 
chez  vous,  il  vous  a  vue  chez  Mme  Marliani.  Mais  c'est  notre  aime 
Charlotte  qu'il  drape  par-dessus  tout.  Il  reconnaît  qu'elle  s'est 
empressée  à  faire  toutes  les  œuvres  de  charité  qu'il  lui  a  indiquées  ; 
mais  c'est,  dit-il,  qu'eue  a  besoin  de  mouvement.  Sa  maison  est  une 
maison  de  corruption.  H  s'est  aperçu,  à  la  fin,  qu'on  Y  exploitait 
dans  ce  monde-là,  et  il  s'en  est  retiré.  Il  ajoute  ensuite  une  multitude 
de  choses  à  propos  de  Mme  d'Agoult.  Puis  il  revient  de  fulminer  contre 
les  docteurs  de  corruption... 

Chère  amie,  j'ai  pensé  beaucoup  cette  nuit  à  l'aveuglement  de  ce 
grand  enfant  qu'on  appelle  Lamennais.  Le  voilà  donc  encore  qui 
subit  une  métamorphose  !  Que  va-t-il  devenir?  Il  y  a  longtemps  que 
j'ai  dit  :  C'est  le  dernier  prêtre  chrétien.  Je  suis  maintenant  prêt  à 
ajouter  :  et  ce  n'est  rien  autre  chose. 

Je  ne  vous  aurais  pas  écrit  ces  détails,  si  je  ne  savais  pas  votre  force. 
C'est  Thoré  et  les  autres  prisonniers  pohtiques  qui  voient  M.  de  La- 
mennais, qui  me  les  ont  racontés.  Ils  l'ont  fait  dans  la  confiance  que 
M.  de  Lamennais  ignorait  leurs  indiscrétions  relativement  à  ses  épan- 


i  .  I  ORGE    SA  NI)  237 

chômante.  Laissons-le  donc  ignorer  que  nom  savons  ce  «ju  il  p 
An  luiphiB,  voua  le  connaissez,  o'e  1  1  toul  Le  monde,  laui  oertainea 
réticences,  qu'il  va  Bans  doute  manifester  ses  hostilités.  Ainsi  hier, 
un  républicain,  Landolphe  (dont,  par  parenthèse,  Mme  Marliani  a  soigné 
la  mère  el  la  Bceur,  sur  la  reoommandatioo  de  M.  de  Lamennais), 
étant  allé  le  voir,  il  a  commencé  à  le  chapitrer  -m-  mon  livre,  avec 
mu'  sorte  de  colère  et  toul  plein  d'ironie.  Biais  sachons  cela  el  soyons 
généreux  ! 

Elevons-nous,  Hevons-nousl  Au  milieu  de  tous  les  chagrins  de  tout 
genre  qui  m'arrivent,  voilà  ce  que  je  me  répète  et  me  dis  à  moi-même, 
heureux  de  Bavoir  qu'il  y  a  vous  aussi  à  qui  je  puis  le  dire. 

Votre  ami, 
P.  Lerofx. 

Le  lecteur  voit  que  malgré  tous  les  efforts  de  Leroux  d'atté- 
nuer et  île  passer  l'éponge  sur  l'indiscrétion  qu'il  commettait, 
il  est  obligé  de  présenter,  assez  sophistiquement,  tout  cet 
incident  comme  un  nouveau  prétexte  à  s'élever.  Il  eût  été 
certes  plus  élevé  de  ne  point  s'abaisser  à  ces  potins.  Heureu- 
sement que  cet  épisode,  assez  peu  joli,  n'eut  aucune  action 
sur  L'amitié  et  la  vénération  de  Mme  Sand  pour  son  vieil  ami  : 
nous  savons  qu'en  1843  elle  rompit  encore  des  lances  pour 
lui  à  propos  de  ses  Amsehaspanàs  et  Darvands,  en  le  défendant 
contre  les  attaques  de  Lerminier  dans  la  Revue  des  Deux 
Mondes  (1).  C'est  probablement  à  cet  article  de  Mme  Sand 
que  se  rapporte  la  lettre  inédite  suivante  de  Leroux  (qui  peut 
toutefois  se  rapporter  aussi  à  l'article  de  1838  contre  Lerminier). 

Madame  George  Sand.  Paris. 

(Sans  date.) 
Chère  aime, 

J'ai  lu  et  envoyé  à  l'imprimerie  vos  pages.  Je  ne  les  ai  pas  jetées 
au  feu.  Pourquoi  m' écrivez-vous  de  pareilles  choses?  Est-ce  que  vos 
soins  pieux  pour  Spiridion  ne  me  sont  pas  sacrés?  En  effet,  je  suis  un 
peu  trop  du  camp  des  philosophes,  et  il  y  a  en  moi  un  vieux  levain 
contre  les  contradictions  et  irrésolutions  de  l'abbé.  Croyez,  toutefois,  que 

(li  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  II,  chap..x,  p.  229,  chap.  xm, 
p.  395. 


238  GEORGE   SAND 

je  lui  pardonne  les  injures.  Je  corrigerai  les  épreuves  et  soignera 
ainsi  la  boîte  où  sera  présenté  votre  baume  consolateur. 
Adieu  et  à  bientôt. 

Votre  ami, 

P.  Leroux. 


Plus  tard,  lorsque  après  la  mort  de  Lamennais  parut  l'ab- 
surde biographie  d'Eugène  de  Mirecourt,  George  Sand  se  fit 
encore  une  fois  le  champion  de  l'abbé  en  publiant  dans  le  Mous- 
quetaire une  lettre  pour  défendre  sa  mémoire,  réfutant  en  même 
temps  diverses  racontars  de  Mirecourt  sur  le  compte  de  La- 
mennais et  de  Musset.  Nous  y  avons  déjà  fait  allusion  (dans  nos 
volumes  Ier,  p.  28,  et  II,  p.  276). 

Nous  voyons  par  tout  ce  qui  précède  que  la  période  du  plus 
grand  enthousiasme  de  George  Sand  pour  les  doctrines  prêchées 
par  Lamennais  correspond  en  même  temps  à  l'époque  de  sa 
plus  grande  ferveur  pour  les  œuvres  de  Leroux,  surtout  depuis 
le  séjour  à  Valdemosa.  Revenue  de  Majorque,  elle  continue  à  les 
étudier  avec  zèle,  pénétrant  de  plus  en  plus  ses  idées,  les  expo- 
sant souvent  dans  ses  lettres  et  les  formulant  d'année  en  année 
plus  nettement.  Au  mois  de  juin  1839  elle  écrit  à  Mme  Marliani  : 

Que  me  dites-vous  donc,  chère  amie,  d'efforts  à  tenter  et  d'éten- 
dard à  lever?  Mon  Dieu,  j'ai  la  conviction  que  ni  les  hommes  ni  les 
femmes  n'ont  la  maturité  convenable  pour  proclamer  une  loi  nou- 
velle. La  seule  expression  complète  du  progrès  de  notre  siècle  est 
dans  V Encyclopédie,  n'en  doutez  pas.  M.  de  Lamennais  est  un  vail- 
lant champion  qui  combat  en  attendant,  pour  ouvrir  la  route,  par  de 
grands  sentiments  et  de  généreuses  idées,  à  ce  corps  d'idées  qui  ne 
peut  pas  encore  se  répandre,  vu  qu'il  n'est  pas  encore  complètement 
formulé.  Avant  que  les  disciples  se  mettent  à  prêcher,  il  faut  que  les 
maîtres  aient  achevé  d'enseigner.  Autrement,  ces  efforts  disséminés 
et  indisciplinés  ne  feraient  que  retarder  le  bon  effet  de  la  doctrine. 
Moi,  je  ne  puis  aller  plus  vite  que  ceux  de  qui  j'attends  la  lumière. 
Ma  conscience  ne  peut  même  embrasser  leur  croyance  qu'avec  une 
certaine  lenteur  ;  car,  je  l'avoue  à  ma  honte,  je  n'ai  guère  été  jusqu'ici 
qu'un  artiste  et  je  suis  encore  à  bien  des  égards  et  malgré  moi  un 
grand  enfant...  (1). 

(1)  Corresp.,  t.  II,  p.  143, 


GEORGE  SAND  239 

Deux  .lus  |)lus  i.ini,  dans  une  longue  lettre  à  Duvernel  (1), 
George  Sand  revient  but  ce  Bujel  avec  plus  de  force  encore 
Elle  dit  à  son  ami,  au  commencement  de  sa  lettre,  que  tout 
son  temps  est  pris  par  le  travail  et  la  correction  «les  épreuves, 

de  sorte  qu'il  ne  lui  en  reste  presque  point  pour  autre  chose, 
pas  même  assez  pour  réfléchir  à  ce  qu'elle  va  écrire  dans  le  pro- 
chain numéro  de  la  Revue. 

Heureusement,  B'écrie-t-elle, que  je  n'ai  plus  à  chercher  mes  idées: 

elles  sont  éclaircics  dans  mon  cerveau:  je  n'ai  plus  à  combattre  mes 
doutes  :  ils  se  sont  dissipés  comme  de  vains  nuages  devant  la  lumière 
île  la  conviction;  je  n'ai  plus  à  interroger  mes  sentiments  :  ils  parlent 
chaudement  au  tond  de  nies  entrailles  et  imposent  silence  à  toute 
hésitation,  à  tout  amour-propre  littéraire,  à  toute  crainte  du  ridicule. 
Voilà  à  quoi  m'a  servi  à  moi  l'étude  de  la  philosophie,  et  d'une  cer- 
taine philosophie,  la  seule  claire  pour  moi,  parce  qu'elle  est  la  seule 
qui  soit  aussi  complète  que  l'est  l'âme  humaine  aux  temps  où  nous 
sommes  arrivés.  Je  ne  dis  pas  que  ce  soit  le  dernier  mot  de  l'huma- 
nité; mais,  quant  à  présent,  c'en  est  l'expression  la  plus  avancée.  Tu 
demandes  pourtant  à  quoi  sert  la  philosophie  et  tu  traites  de  subti- 
lités inutiles  et  dangereuses  la  connaissance  de  la  vérité  cherchée, 
depuis  que  l'humanité  existe,  par  tous  les  hommes,  et  arrachée  brin 
à  brin,  filon  par  filon,  du  fond  de  la  mine  obscure,  par  les  hommes  les 
plus  intelligents,  les  meilleurs  dans  tous  les  siècles.  Tu  traites  un  peu 
cavalièrement  l'œuvre  de  Moïse,  de  Jésus-Christ,  de  Platon,  d'Aris- 
tote,  de  Zoroastre,  de  Pythagore,  de  Bossuet,  de  Montesquieu,  de 
Luther,  de  Voltaire,  de  Pascal,  de  Jean-Jacques  Rousseau,  etc.,  etc.. 
Tu  sabres  à  travers  tout  cela,*  peu  habitué  que  tu  es  aux  formules 
philosophiques.  Tu  trouves  dans  ton  bon  cœur  et  dans  ton  âme  géné- 
reuse des  fibres  qui  répondent  à  toutes  ces  formules  et  tu  t'étonnes 
beaucoup  qu'il  faille  prendre  la  peine  de  lire,  dans  un  langage  assez 
profond,  la  doctrine  qui  légitime,  explique,  consacre,  sanctifie  et 
résume  tout  ce  que  tu  as  en  toi  de  bonté  et  de  vérité  acquise  et  natu- 
relle. L'œuvre  de  la  philosophie  n'a  pourtant  jamais  été  et  ne  sera 
jamais  autre  chose  que  le  résumé  le  plus  pur  et  le  plus  élevé  de  ce 
qu'il  y  a  de  bonté,  de  vérité  et  de  force  répandu  dans  les  hommes  à 
l'époque  où  chaque  philosophe  l'examine. 


(1)  Corresp.,  t.  II,  p.  180.  Cette  lettre  est  erronément  datée  du  «  27  sep- 
tembre 1841  »,  dans  la  Corresp.;  elle  fut  écrite  en  novembre  1841.  Nous  en 
avons  donné  quelques  lignes  plus  haut.  p.  13. 


240  GEORGE   SAND 

S'il  y  a  partout,  comme  tu  le  remarques  fort  bien,  l'instinct  du 
vrai  et  du  juste,  nulle  part  cet  instinct  n'est  arrivé  à  l'état  de  connais- 
sance et  de  certitude.  Et  comment  cela  serait-il  possible  quand  l'his- 
toire offre  un  chaos  où  tous  les  hommes,  jusqu'ici,  se  sont  perdus 
avant  d'y  trouver  la  notion  profondément  politique,  philosophique  et 
religieuse  du  progrès  indéfini? 

...Tout  ceci  est  pour  te  dire  que  tu  me  fais  écrire  là  une  lettre  bien 
inutile  pour  ton  instruction,  puisquen  lisant  plus  attentivement  et 
plutôt  deux  fois  qu'une  les  excellents  et  admirables  articles  de  Leroux 
dans  notre  Revue,  tu  aurais  trouvé  la  réponse  même  aux  pourquoi 
que  tu  m'adresses... 

C'est  dans  les  toutes  dernières  lignes  de  cette  lettre  que  se 
trouve  aussi  le  passage  que  nous  avons  cité  dans  le  premier  cha- 
pitre du  présent  volume  : 

J'ai  la  certitude  qu'un  jour  on  lira  Leroux  comme  on  lit  le  Contrat 
social.  C'est  le  mot  de  M.  de  Lamartine. 

Le  28  août  1842,  dans  sa  réponse  à  Mlle  Leroyer  de  Chan- 
tepie  qui  la  suppliait  de  lui  indiquer  comment  concilier  la  vie 
de  femme  avec  les  hautes  exigences  de  son  individualité  morale, 
sans  avoir  trop  à  en  pâtir,  Mme  Sand  dit  d'abord,  après  avoir 
affirmé  son  incapacité- à  lui  donner  un  conseil  pratique  et  bien 
établi,  que  «  les  détails  de  l'existence  ne  se  présentent  à  elle  que 
comme  des  romans  plus  ou  moins  malheureux  et  dont  la  con- 
clusion ne  se  rapporte  qu'à  une  maxime  générale  :  «  changez  la 
société  de  fond  en  comble»,  elle  ajoute  que  c'est  pour  cela  que 
«  les  rapports  présents  de  l'homme  et  de  la  femme  »  lui  semblent 
«  établis  d'une  manière  injuste  et  absurde  »  et  que  toutes  les 
amours,  légitimes  ou  non,  doivent  être  malheureuses. 

Puis  elle  continue  : 

Mais  si  vous  me  demandez  dans  quelles  conditions  autres  je  place 
le  bonheur  de  la  femme,  je  vous  répondrai  que,  ne  pouvant  refaire 
la  société  et  sachant  bien  qu'elle  durera  plus  que  notre  courte  appa- 
rition actuelle  en  ce  monde,  je  la  place  dans  un  avenir  auquel  je 
crois  fermement  et  où  nous  reviendrons  à  la  vie  humaine  dans  des 
conditions  meilleures,  au  sein  d'une  société  plus  avancée,  où  nos 
intentions  seront  mieux  comprises  et  notre  dignité  mieux  établie.  Je 


GE0RG1     SAND 

oroi  ■■'  la  vie  éternelle,  à  l'humanité  éternelle,  au  progrès  éternel  et, 
comme  j'ai  embra  é  à  cet  égard  les  croyances  de  M.  Pierre  Leroux, 
je  voue  renvoie  h  ses  démonstrations  philosophiques.  J'ignore  si  elles 
voui  satisferont,  mais  je  ne  puis  voua  en  donner  de  meilleures  :  quanl 
à  moi,  elles  on1  entièrement  résolu  mes  doute  et  fondé  ma  foi  reli- 
gieuse... 

Six  mois  plus  tard,  le  26  février  L843,  George  Sand  écril  à 
Charles  Poney  dans  le  même  sens  : 

Dites-moi,  mon  cher  enfant,  si  vous  connaissez  tous  les  écrits  pni- 
losophiques  de  Pierre  Leroux.  Sinon,  dites-moi  si  vous  vous  sentez  la 
luire  d'attention  pour  les  lire.  Vous  êtes  jeune  et  poète.  Je  les  ai  lus 
et  compris  Bans  Eatigue,  moi,  qui  suis  femme  et  romancier,  ("est  dire 

(pie  je  n'ai  pas  une  bien  forte  tête  pour  ces  matières.  Pourtant,  comme 
c'est  la  seule  philosophie  qui  soit  claire  comme  le  jour  et  qui  parle  au 
cœur  comme  l'Evangile,  je  m'y  suis  plongée  e1  je  m'y  Buis  transfor- 
mée: j'y  ai  trouvé  le  calme,  la  force,  la  foi,  l'espérance  et  l'amour 
patient  et  persévérant  de  l'humanité  :  trésors  de  mon  enfance,  que 
j'avais  rêvés  dans  le  catholicisme,  mais  qui  avaient  été  détruits  par 
l'examen  du  catholicisme,  par  l'insuffisance  d'un  culte  vieilli,  par  le 
doute  et  le  chagrin  qui  dévorent,  dans  notre  temps,  ceux  que  l'égoïsme 
et  le  bien-être  n'ont  pas  abrutis  ou  faussés.  H  vous  faudrait  peut- 
être  un  an,  peut-être  deux,  pour  vous  pénétrer  de  cette  philosophie 
qui  n'est  pas  bizarre  et  algébrique  comme  les  travaux  de  Fonder,  et 
qui  adopte  et  reconnaît  tout  ce  qui  est  vrai,  bon  et  beau  dans  toutes 
les  morales  et  sciences  du  passé  et  du  présent.  Ces  travaux  de  Leroux 
ne  sont  pas  volumineux  ;  quand  on  les  a  lus,  on  a  besoin  de  les  porter 
en  soi,  d'interroger  son  propre  cœur  sur  l'adhésion  qu'il  y  donne  ; 
en  lin  c'est  toute  une  religion,  à  la  fois  ancienne  et  nouvelle,  dont  on 
a  besoin  de  se  pénétrer  et  qu'il  faut  couver  avec  tendresse.  Bien  peu 
de  cœurs  s'y  sont  rendus  complètement  ;  il  faut  être  foncièrement  bon 
et  sincère  pour  que  la  vérité  ne  vous  offense  pas. 

Enfin,  en  1844,  George  Sand  s'exprime  d'une  manière  abso- 
lument catégorique  dans  sa  lettre  à  M.  Guillon,  qui  se  présentait 
alors  comme  directeur  présomptif  de  YEclaireur  de  Vlndre, 
journal  que  devaient  fonder  Mme  Sand  et  ses  amis.  Voulant 
expliquer  à  M.  Guillon  ses  opinions  et  ses  croyances,  avant  de 
l'associer  à  cette  œuvre,  Mme  Sand  semble  avoir  prié  Leroux 
de  lui  exposer  personnellement  sa  doctrine. 

m.  16 


242  GEORGE    SAND 

M'en  voulez-vous,  mon  cher  monsieur  Guillon,  de  vous  avoir  montré 
la  crinière  d'un  vieux  lion?  C'est  qu'il  faut  bien  que  je  vous  le  dise, 
George  kSand  n'est  qu'un  pâle  reflet  de  Pierre  Leroux,  un  disciple  fana- 
tique du  même  idéal,  mais  un  disciple  muet  et  ravi  devant  sa  parole, 
toujouis  prêt  à  jeter  au  feu  toutes  ses  œuvres  pour  écrire,  parler, 
penser,  prier  et  agir  sous  son  inspiration.  Je  ne  suis  que  le  vulgarisa- 
teur à  la  plume  diligente  et  au  cœur  impressionnable,  qui  cherche  à 
traduire  dans  des  romans  la  philosophie  du  maître.  Otez-vous  donc 
de  l'esprit  que  je  suis  un  grand  talent.  Je  ne  suis  rien  du  tout,  qu'un 
croyant  docile  et  pénétré... 

En  réfutant  en  passant  les  potins  sur  son  prétendu  amour 
romantique  pour  Leroux,  elle  ajoute  : 

Je  vous  dis  cela  pour  que  vous  sentiez  bien  que  c'est  un  acte  de  foi 
sérieux,  le  plus  sérieux  de  ma  vie  et  non  l'engouement  équivoque 
d'une  petite  dame  pour  son  médecin  ou  son  confesseur.  Il  y  a  donc 
encore  de  la  religion  et  de  la  foi  en  ce  monde.  Je  le  sens  en  mon  cœur, 
comme  vous  le  sentez  dans  le  vôtre... 

Puis  elle  dit  enfin  : 

J'ai  voulu  que  vous  vissiez  ma  loi  vivante  —  et  je  l'avais  prié  d'être 
bien  net  avec  vous,  parce  qu'une  heure  de  cette  parole  claire  et  pleine 
vous  montre  mieux  mon  être  que  ce  que  je  ne  saurais  dire  moi-même. 

Très  remarquable  aussi,  une  autre  lettre  de  cette  même  année 
1844  adressée  à  un  ecclésiastique,  le  père  X...,  qui  est  comme 
la  profession  du  credo  de  Leroux  et  de  Lamennais.  On  dirait 
un  épilogue  de  Spiridion  : 

Nohant,  13  novembre  1844. 
Monsieur  le  desservant, 

Malgré  tout  ce  que  votre  circulaire  a  d'éloquent  et  d'habile,  malgré 
tout  ce  que  la  lettre  dont  vous  m'honorez  a  de  flatteur  dans  l'expres- 
sion, je  vous  répondrai  franchement,  ainsi  qu'on  peut  répondre  à  un 
homme  d'esprit.  Je  ne  refuserais  pas  de  m'associer  à  une  œuvre  de 
charité,  me  fût-elle  indiquée  par  le  ministère  ecclésiastique.  Je  puis 
avoir  beaucoup  d'estime  et  d'affection  personnelle  pour  des  membres 
du  clergé,  et  je  ne  fais  point  de  guerre  systématique  au  corps  dont 
vous  faites  partie.  Mais  tout  ce  qui  tendra  à  la  réédification  du  culte 
catholique  trouvera  en  moi  un  adversaire,  fort  paisible  à  la  vérité 


GEORGE    S  AND 

là  cause  du  |ifu  de  vigueur  de  mon  oaraotère  el  du  peu  de  poids  <!<• 
mon  opinion),  mais  inébranlable  dans  ta  conduite  personnelle,  Depuis 
que  l'espril  de  Liberté  a  été  étouffé  dan-  L'Eglise,  depuis  qu'il  n'y  ;i 
plus,  dans  la  doctrine  catholique,  ni  discussions,  ni  conciles,  ni  pro- 
grès, ni  Lumières,  je  regarde  La  doctrine  catholique  comme  une  Lettre 
morte,  qui  s'esl  placée  comme  un  frein  politique  au-dessous  des  trônes 
el  au-dessus  des  peuples.  C'est  a  mes  yeux  un  voile  mensongeui 
la  parole  du  Christ,  une  Causse  interprétation  dv>  sublimes  Evangiles, 
et  un  obstacle  insurmontable  à  La  sainte  égalité  que  Dieu  promet, 
que  Dieu  accordera  aux  hommes  sur  la  terre  comme  au  ciel.  Je  n'en 
dirai  p;is  davantage;  je  n'ai  pas  L'orgueil  de  vouloir  engager  une  con- 
troverse avec  unis,  et,  par  eela  même,  j»'  crains  peu  d'embarrasser  et  de 
troubler  votre  lui.  -le  vous  dois  compte  du  motif  de  mon  relu-  et  je 

désire  (pie  vous  ne  l'imputiez  à  aucun  autre  sentiment  (pie  ma  con- 
viction. Le  jour  où  vous  prêcherez  purement  et  simplement  L'Evangile 
de  saint  Jean  et  la  doctrine  de  saint  Jean  Cbrysostome,  sans  faux 
commentaires  et  sans  concession  aux  puissances  de  ce  monde,  j'irai 
à  vos  sermons,  monsieur  le  curé,  et  je  mettrai  mon  offrande  dans  le 
tronc  de  votre  église,  mais  je  ne  le  désire  pas  pour  vous  :  ce  jour-là, 
vous  serez  interdit  par  votre  évêque  et  les  portes  de  votre  temple 
seront  fermées. 

Agréez,  monsieur  le  curé,  toutes  mes  excuses  pour  ma  franchise 
que  vous  avez  provoquée,  et  l'expression  particulière  de  ma  haute 
considération. 

George  Sa.tmd. 

H  est  très  curieux  de  confronter  cette  lettre  avec  le  passage 
d'une  lettre  de  Leroux  à  Mme  Sand,  datée  du  26  mai  1842, 
dans  laquelle  il  lui  mande  avec  une  ironique  indignation  que 
«  le  philosophe  Jean  Reynaud  »  qui  assistait  avec  Mme  Marliani 
à  la  célébration  catholique  du  mariage  de  Fabas,  —  collabo- 
rateur de  Reynaud  à  Y  Encyclopédie,  —  avait  trouvé  «  étrange  » 
de  ne  pas  le  voir,  lui  Leroux,  à  cette  cérémonie...  Au  dire  de 
Leroux  cet  étonnement  n'était  point  cligne  d'un  philosophe  et 
présentait  une  concession  honteuse  de  Reynaud;  finalement 
Leroux  prédisait  «  que  tous  finiront  par  aller  à  confesse  »  et  qu'il 
ne  voyait  de  solide  que  George  Sand  dans  tout  ce  monde  qui 
jouit  des  trésors  de  l'intelligence  refusés  au  peuple,  —  «  vous  et 
quelques  rêveurs  comme  moi,  mais  dont  le  nombre  diminue 
tous  les  jours...  ».  On  voit  par  la  lettre  de  Mme  Sand  au  père 


244  GEORGE    SAND 

X...  qu'elle  se   montrait   en  effet  plus  conséquente   avec  ses 
idées  que  Jean  Reynaud. 

Elle  ne  se  borna  pas  à  se  déclarer  adepte  de  Leroux,  elle 
mit  tout  en  œuvre  pour  prêcher  sa  doctrine  et  lui  recruter  des 
prosélytes.  Nous  avons  vu  qu'étant  à  Majorque,  elle  avait  entre- 
pris d'endoctriner  Maurice  et  Chopin.  Durant  son  séjour  à  Mar- 
seille, elle  semble  avoir  effectué  la  conversion  du  docteur  Cau- 
vière  qui  traitait  Chopin.  Elle  écrit  à  ce  propos  à  Mme  Marliani  : 

Le  docteur  Cauvière  lit  l'Encyclopédie  et  se  passionne  pour  Leroux 
et  Reynaud  avec  une  ardeur  libérale  et  philosophique  qui  le  rajeunit 
de  quarante  ans.  Il  va  dans  toute  la  ville  prônant  cette  doctrine  et  il 
me  remercie  de  l'avoir  initié.  Il  rêve  de  venir  à  Paris  rien  que  pour 
voir  Leroux  qu'il  se  reproche  de  n'avoir  pas  connu  plus  tôt... 

Peu  après,  le  docteur  Cauvière  devint  lui-même  un  adepte 
fervent  et  actif  de  Leroux;  Leroux  lui  expédiait  soit  directe- 
ment, soit  par  l'intermédiaire  de  Mme  Sand,  des  dizaines  d'exem- 
plaires de  ses  brochures  ou  de  ses  «  petits  livres  »,  afin  qu'il 
les  propageât,  et  il  le  priait  même  souvent  de  le  payer  d'avance. 
Il  semble  que  Mme  Sand  ait  aussi  emprunté  pour  Leroux  une 
forte  somme  au  docteur  Cauvière,  laquelle  somme  le  philosophe 
voulait  rembourser  encore  par  ses  «  petits  livres  »,  comme  nous 
le  verrons  tout  à  l'heure  par  ses  propres  lettres. 

Mme  Sand  devait  prouver  d'une  manière  bien  plus  éclatante 
encore  son  dévouement,  son  empressement  à  sacrifier  son  repos, 
ses  intérêts  privés  aux  idées  prêchées  par  Leroux  et  au  désir 
de  lui  venir-  en  aide  à  lui-même.  Revenons  donc  encore  une  fois 
sur  ses  rapports  avec  le  directeur  de  la  Revue  des  Deux  Mondes. 

Depuis  Spwidion  les  relations  avec  Buloz  s'étaient  gâtées. 
Durant  les  années  suivantes,  — 1840  et  1841,  —  elles  ne  s'amé- 
liorèrent pas,  il  y  eut  des  deux  côtés  des  raisons  de  méconten- 
tement, ]\Tous  avons  vu  que  lorsque  Mme  Sand  voulut  vendre  à 
Perrotin  toutes  ses  œuvres  parues,  Buloz  lui  fit  un  procès  qu'il  ne 
gagna  point.  Puis  ce  fut  le  tour  de  Mme  Sand  de  s'indigner  contre 
le  directeur  de  la  Revue,  à  propos  du  Compagnon  du  tour  de 
France,  écrit  dès  1840. 


GEORGE   S  A  NI) 

Uexandre  Rey,  ami  de  Leroux  el  de  Bocage,  fui  un  des  hôtes 
de  Nohanl  pendant  l'été  de  L887.  Il  remplil  un  peu  plus  tard 
les  fonctions  de  précepteur  <!•'  Maurice,  passa  quelques  mois 
à  Nohant,  eut,  à  ce  qu'il  paraît,  une  querelle  avec  son  succes- 
seur pédagogique.  Mallefille  se  battit  en  duel  avec  lui  et  fut 
même  blessé  (I).  l'uis  la  famille  Sand  le  rencontra  au  prin- 
temps de  1839  à  Marseille,  l'amitié  fui  renouée  el  Rey  donna 
de  nouveau  ûv*  leçons  à,  .Maurice  (2).  Quant  à  .Mme  Sand,  comme 
elle  avait  jadis  par  l'intermédiaire  de  Michel  fait  la  connaissance 
de  plusieurs  hommes  politiques  du  Berry  ot  de  Paris,  elle  entra, 
grâce  à  l'intermédiaire  de  Rey  e1  de  Leroux,  en  relations  avec 
toute  une  série  d'hommes  du  peuple  ou  plutôt  de  prolétaires 
éminents,  types  caractéristiques  de  leur  temps  et  de  notre  époque 
en  général.  Il  y  eut  en  tout  temps  des  Villon  et  des  Hans 
Sachs,  mais  les  poètes  artisans  que  Mme  Sand  connut  vers 
1840  portent  une  empreinte  toute  spéciale  de  leur  siècle  ;  ces 
individualités  commandent  l'attention,  leur  nature  morale,  leur 
intelligence  imposent  la  sympathie. 

Le  premier  prolétaire  lettré  que  Mme  Sand  rencontra  fut  le 
célèbre  Agricol  Perdiguier,  poète  et  publiciste,  auteur  d'œuvres 
connues  sur  le  compagnonnage.  Né  en  1805  près  d'Avignon,  il 
était  menuisier  de  profession,  connaissait  le  dessin,  un  peu  d'ar- 
chitecture et  l'histoire  de  l'art,  ce  qui  lui  permit  d'augmenter 
sou  modeste  salaire  de  menuisier  en  ouvrant  à  Paris  un  cours  de 
trait  et  de  style  pour  les  artisans  :  à  cette  époque-là,  il  n'y  avait 
pas  encore  d'écoles  d'  «  art  appliqué  ».  Sa  femme,  Lise  Perdi- 
guier, une  personne  simple  et  peu  instruite,  mais  fort  éveillée  et 
de  beaucoup  de  sens  (à  en  juger  par  ses  lettres),  était  couturière 
et  tenait  en  même  temps  une  espèce  de  pension  pour  les  artisans 
et  les  commis  voyageurs.  Perdiguier  était  membre  de  l'un  de 
ces  compagnonnages  qui  dataient  encore  du  moyen  âge,  se  divi- 
saient en  plusieurs  devoirs,  nommés  d'après  certaines  idées  abs- 
traites (comme  par  exemple  le  Devoir  de  la  liberté,  celui  de  la 

(1)  Cf.  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  II,  chap.  xiii. 

(2)  V.  plus  haut  chap.  Ier,  lettre  inédite  à  Mme  Marliani  de  Mar- 
seille. 


246  GEORGE    SAND 

vérité),  ou  d'après  la  profession  de  leurs  membres  (comme 
par  exemple  le  Devoir  du  trait)  et  présentaient  le  milieu  entre 
les  corps  de  métiers  du  moyen  âge  et  les  loges  maçonniques, 
avec  leurs  mystérieux  statuts  et  pratiques  et  leurs  non 
moins  mystérieuses  épreuves  des  postulants.  Chaque  devoir 
avait  une  mère,  quelque  femme  vénérée  qui  tenait  une 
espèce  d'hospice  ou  de  logement  communal  et  qui  jouissait 
d'une  immense  estime  parmi  les  compagnons  de  son  devoir. 
Chacun  des  compagnons  portait  dans  son  devoir  un  sobri- 
quet ou  un  surnom;  c'est  ainsi  par  exemple  que  Perdiguier 
lui-même,  compagnon  du  Devoir  de  la  liberté,  s'appelait 
Avignonnais  la  Vertu.  Très  jeune  encore,  il  se  montra  avide 
d'apprendre,  il  lut  beaucoup,  fit  des  vers  et  enfin  appliqua 
son  esprit  à  la  question  ouvrière.  Tous  les  problèmes  qui 
agitèrent  les  meilleurs  esprits  européens  de  1825  à  1850  le 
passionnèrent.  Il  croyait  avec  raison  que  la  constitution  com- 
muniste des  compagnonnages  était  une  institution  absolu- 
ment démocratique  et  chrétienne,  très  adaptée  sous  certains 
rapports  aux  besoins  de  notre  époque,  apte  à  embrasser  toutes 
les  idées  libératrices  et  christiano-socialistes  contemporaines. 
Il  résolut  donc  de  contribuer  de  toutes  ses  forces  à  l'union 
et  au  perfectionnement  possible  de  tous  les  devoirs  et  compa- 
gnonnages dispersés  de  France.  Il  profita  pour  cela  de  l'un 
des  paragraphes  du  statut  de  son  devoir,  qui  obligeait  ses  com- 
pagnons à  faire  périodiquement  des  tours  de  France,  et  se  mit 
à  en  faire  en  s'arrêtant  dans  les  villes  et  villages.  Il  rassemblait 
autour  de  lui  les  ouvriers  —  «  ferrandiniers,  corroyeurs,  tan- 
neurs, menuisiers,  tailleurs  de  pierre  »,  etc.,  qui  appartenaient 
à  des  devoirs,  et  les  exhortait  à  abandonner  leurs  petites  que- 
relles, leurs  anciennes  cérémonies  mi-maçonniques  qui  ont 
perdu  toute  raison  d'être,  les  luttes  sanglantes  entre  devons. 
Il  leur  conseillait  au  contraire  de  s'instruire,  d'étudier.  Il  les 
exhortait  à  la  concorde,  à  l'union  entre  tous  les  artisans  et 
ouvriers,  à  l'association  qui  pourrait  présenter  une  force  dans 
la  lutte  contre  la  pauvreté,  l'ignorance  et  l'exploitation.  Outre 
ses  voyages  et  sa  prédication  orale,  Perdiguier  s'évertuait  à 


GEORGE    sa  \D  247 

prêcher  la  môme  chose  dans  Bes  livret  (1).  Ses  discours  ne  ren- 
oontrèrenl  d'abord  que  des  esprits  perplexes,  Be  neurtèrenl 
oontre  la  moquerie,  le  doute  e1  parfois  même  une  résistance 
ennemie.  Mais  peu  à  peu  ses  idées  pénétrèrenl  dans  la  m 
endormie,  elles  se  propagèrent,  les  compagnons  des  devoirs  sai- 
sirent   son   but,   ('I    lorsquen    L863   il    lit    son    troisième  l'tur  de 

France,  son  voyage  l'ut  un  triomphe  ininterrompu.  Partout  on 

le.  recevait  aux  sons  de  la  musique,  d^  chansons     fraternelles 

et  «  démocratiques  »,  on  donnait  des  dîners  et  iU^  banquets  en 
son  honneur,  on  lui  offrait  des  cadeaux  symboliques  (une 
bague  d'or,  symbole  de  l'union,  une  coupe  d'argent),  on  lui 
montra  clairement,  au  déclin  de  ses  jours,  que  l'œuvre  de 
toute  sa  vie  avait  porté  des  fruits,  l'association  générale  des 
ouvriers  était  fondée  et  les  principes  christiano-socialistes  avaient 
pris  racine,  assez  fortement  pour  assurer  la  récolte.  L'histoire  a 
prouvé  que  les  espérances  de  Perdignier  ne  furent  point  vaines. 
Mais  il  eut  à  supporter  beaucoup  d'adversités,  à  lutter  contre 
les  intrigues,  la  calomnie  et  la  stupidité.  Certains,  intimidés 
par  la  police  et  les  cléricaux,  voyaient  dans  tout  individu 
propageant  une  idée  un  conspirateur  dangereux  et  un  révolu- 
tionnaire ;  d'autres  accusaient  Perdignier  de  poursuivre  quelque 
but  personnel.  Pour  le  discréditer  on  s'évertuait  à  lancer  avant 
son  arrivée  dans  quelque  bourgade  des  épîtres  anonymes  prove- 
nant soi-disant  d'un  devoir  et  avertissant  les  camarades  de 
l'endroit  de  se  méfier  de  Perdignier.  D'autres  enfin  répétaient 
obstinément  :  «  Cela  était  ainsi  du  temps  de  nos  pères,  il 
n'y  a  donc  rien  à  y  changer.  » 

Les  lettres  de  Perdiguier  à  George  Sand  sont  remplies  de 
détails  sur  la  manière  dont  il  sermonna,  confondit  ou  «  tira  au 
clair  »  beaucoup  de  ses  ennemis,  calomniateurs  ou  camarades 
pusillanimes;    souvent   ses  ennemis   devenaient   ses  amis,  ses 

(1)  Parmi  ses  œuvres,  les  plus  connues  sont  :  le  Compagnonnage  (1839)  ; 
le  Livre  du  Compagnonnage  (1839)  ;  Histoire  d'une  scission  (1843)  ;  Mémoires 
d'un  Compagnon  (1854)  ;  Histoire  démocratique  des  peuples  anciens  et  mo- 
dernes (1849-51)  qui  resta  inachevée  ;  la  Question  vitale  du  Compagnonnage 
et  de  la  classe  ouvrière  (1861);  les  Gavots  et  les  Dévorants,  pièce  en  cinq 
actes,  etc. 


248  GEORGE   SAND 

admirateurs  fervents.  C'est  ce  qui  arriva  à  un  certain  Parisien, 
ami  des  arts,  ou  Bayonnais. 

Dans  ses  lettres  à  Mme  Sand,  Perdiguier  décrit  ses  im- 
pressions de  voyage  à  Vaucluse  et  à  Avignon  ;  un  abject 
combat  de  taureaux  contre  un  homme,  un  ours  et  des  chiens 
dans  une  petite  ville  du  Midi  ;  l'inertie  des  habitants  des  cam- 
pagnes ;  l'obscurantisme  du  clergé  dans  la  petite  commune  de 
Morières  où  habitait  son  père,  etc.  Ces  lettres,  rédigées  en  un 
style  excellent,  témoignent  encore  d'un  esprit  profond,  de 
connaissances  multiples  et  d'une  compréhension  complète  des 
idées,  de  la  pensée  de  son  temps. 

Perdiguier  s'avança  deux  fois  sur  le  terrain  politique  propre- 
ment dit.  En  1848,  il  fut  élu  par  une  énorme  majorité  à 
l'Assemblée  nationale,  plus  tard  membre  de  la  Législative  ;  après 
le  coup  d'Etat  du  2  Décembre,  il  fut  incarcéré,  puis  exilé.  Il  passa 
plusieurs  années  en  Belgique  et  en  Suisse.  Lorsqu'on  lui  permit 
de  rentrer  en  France,  il  se  fixa  de  nouveau  à  Paris  où  il  fonda 
une  petite  librairie.  Sous  la  troisième  République  il  remplit  les 
fonctions  d'adjoint  au  maire  dans  l'un  des  arrondissements 
parisiens,  et  y  édita  de  petites  brochures,  simplement  rédigées, 
où  il  exhortait  tous  les"  partis  républicains  à  l'union,  à  la  con- 
corde, à  la  fraternité.  Il  mourut  en  1875. 

En  lisant  ce  qui  précède,  le  lecteur  a  dû  reconnaître  dans 
Perdiguier  le  héros  du  Compagnon  du  tour  de  France,  —  Pierre 
Huguenin,  —  et  en  conclure  que  ce  héros  est  décrit  d'après 
nature.  Cela  est  exact.  De  nos  jours  il  n"est  point  rare  de 
rencontrer  un  «  ouvrier  conscient  »,  lisant  beaucoup  et  s'inté- 
ressant  non  seulement  aux  questions  vitales  de  sa  caste,  con- 
tribuant dans  la  mesure  de  ses  forces  à  l'instruction  de  ses 
confrères,  au  bien-être  général  de  sa  classe,  mais  encore  prenant 
une  vive  part  à  la  vie  et  aux  affaires  du  monde  entier.  Il  n'en 
était  point  ainsi,  en  France,  avant  la  révolution  de  Février. 
Des  hommes  comme  Perdiguier  étaient  si  rares,  que  bien  que 
George  Sand  ait  peint  son  héros  presque  sur  nature,  elle  ne  con- 
naissait pourtant  ce  type  de  l'ouvrier  moderne  que  par  intuition, 
et  tous  les  critiques  et  tout  le  public  crièrent  qu'elle  dessinait 


GEORGE  S  AND  14g 

très  impossibles,  qu'il  n'existait  pas  d'artisans  aussi  éveillés 
e1  que  ces  inventions  ci  les  descriptions  des  us  ei  coutumes 
des  compagnonnages  gâtaienl  ce  roman.  Fort  peu  de  critiques 
ci  de  biographes  «le  Mme  Sand  remarquèrent  en  passant  «  êjue 
George  Sand  aVait  profité  plus  ou  moins  du  livre  de  Perdi- 
guier  (1)  ",  ou  b  qu'il  paraît  que  les  récits  de  Perdiguier  ser- 
virent de  point  de  départ  à  la  création  de  ce  roman...».  .Mu- 
les critiques  ei  les  biographes  <|ui  le  remarquaient  s'empres- 
saient immédiatement  de  se  reprendre  à  propos  de  ce  même 
Pierre  Huguenin  ei  disaient  qu'il  étail  par  trop  idéalisé  et 
qifil  n'existait  pas  au  monde  de  menuisier  pareil.  Il  est  très 
curieux  que  .Mme  Sand  elle-même  ne  se  rendait  pas  bien 
compte  des  éléments  qui  lui  avaient  servi.  Cinq  ans  après 
avoir  écrit  ce  roman,  déjà  liée  d'amitié  avec  un  autre  travail- 
leur poète.  Charles  Poney,  elle  crut  trouver  en  lui  la  person- 
nification vivante  de  Pierre.  Elle  lui  écrivit  dans  une  lettre 
médite  datée  du  24  novembre  1845  : 

...  Quand  j'ai  tracé  le  caractère  de  Pierre  Huguenin,  je  savais  bien 
aussi  que  Pierre  Huguenin  ne  s'était  pas  manifesté  encore.  Mais  j'étais 
sûre  qu'il  était  né.  qu'il  existait  quelque  part:  et  quand  on  me  disait 
qu'il  fallait  l'attendre  encore  deux  ou  trois  cents  ans,  je  ne  m'in- 
quiétais nullement,  .le  savais  que  c'était  l'affaire  de  quelques  années 
Seulement,  et  qu'un  prolétaire  ne  tarderait  pas  à  être  un  homme  com- 
plet, en  dépit  de  tout  ce  que  les  lois,  les  préjugés  et  les  coutumes 
apporteraient  d'obstacles  à  son  développement.  Maintenant  je  ne  dis 
pas  (jue  vous  soyez  un  personnage  de  roman,  nommé  Pierre  Huguenin. 
Vous  êtes  beaucoup  plus  que  cela,  et  je  ne  cherche  pas  à  vous  embellir 
en  vous  appliquant  la  forme  d'une  de  mes  fictions.  Je  n'y  songe  pas. 
Vous  savez  que  je  ne  me  souviens  plus  de  la  forme  et  du  détail  de  mes 
compositions.  Mais  ce  que  je  me  rappelle,  c'est  la  conviction  qui  les  a 
fait  naître,  c'est  que  j'ai  regardé  comme  certaine  la  possibilité  d'un 
prolétaire  égal  par  l'intelligence  aux  hommes  des  classes  privilégiées 
apportant,  au  milieu  d'eux  les  antiques  vertus  et  la  force  virtuelle  de 
sa  race.  Jusqu'ici  j'avais  vu  des  éclairs  traverser  l'horizon  et  s'obs- 

(1)  Chose  d'autant  plus  facile  à  remarquer  que  George  Sand  le  dit  elle- 
même  dans  la  Préface  du  Compagnon,  écrite  en  1852  pour  l'édition  des  Œuvres 
complètes,  qui  parut  entre  1852  et  1856,  avec  des  dessins  de  Tony  Johannot 
et  île  Maurice  Sand. 


250  GEORGE    SAND 

curcir  sous  de  gros  nuages,  parfois  fort  vilains,  comme  notre  ami  S..., 
par  exemple.  Mais  ce  qui  consternait  l'âme  délicate  et  exquise  de 
Chopin  ne  m' ébranlait  nullement.  Depuis  longtemps  j'ai  appris  à 
attendre  et  je  n'ai  pas  attendu  en  vain.  Pierre  Huguenin  est  resté 
parmi  les  fictions,  mais  l'idée  qui  m'a  fait  rencontrer  le  type  de  Pierre 
Huguenin  n"en  était  pas  moins  une  conception  de  la  vérité.  Vous  êtes 
autre  et  vous  êtes  mieux.  Vous  êtes  poète,  donc  vous  êtes  plus  riche- 
ment doué  et  vous  êtes  plus  homme  que  lui.  Vous  n'avez  pas  cherché 
l'idéal  de  l'amour  dans  une  caste  ennemie.  Tout  jeune  vous  avez  aimé 
votre  égale,  votre  sœur,  et  vous  n'avez  pas  eu  besoin  du  prestige  des 
faux  biens  et  de  la  fausse  supériorité,  pour  vous  éprendre  de  la  sim- 
plicité, de  la  candeur,  de  la  beauté  vraie.  Enfin,  vous  voyez  aussi  loin 
que  lui  et  vous  puisez  vos  joies,  vos  émotions,  votre  force  dans  un 
milieu  plus  réel  et  plus  sain... 

Les  susdits  critiques  de  courte  vue  avaient  donc  inutilement 
crié  haro  sur  l'irréalité  du  héros  principal  de  ce  roman. 
D'autres,  analysant  le  roman  plus  attentivement,  mais  presque 
exclusivement  au  point  de  vue  de  l'intrigue  amoureuse,  trou- 
vaient en  toute  justesse  qu'il  était  «  gâté  par  les  divagations 
philosophiques  de  Huguenin  »  ;  mais  ils  se  trompaient  en 
ajoutant  :  «  et  par  la  peinture  des  usages  des  compagnon- 
nages... ».  Enfin,  un-  de  nos  compatriotes  est  tombé  dans  une 
autre  extrémité,  il  pèche  par  excès  de  tendances  en  déclarant 
que  les  relations  entre  les  deux  héros  principaux  présentent  un 
intérêt  tout  particulier  par  leur  mépris  de  la  richesse  et  par 
leur  discours  contre  elle  (1).  Vidée  qui  inspirait  l'auteur  força 
le  critique  à  fermer  les  yeux  sur  tous  les  défauts  de  V exécution. 
Cette  donnée  générale  du  roman  —  le  rapprochement  des  classes. 
la  tendance  à  se  faire  «  simple  »,  à  devenir  «  peuple  »  —  était 
très  répandue  dans  certains  milieux  russes,  contemporains  *  du 
critique  nommé,  elle  y  créa  toute  une  série  d'existences  très 
originales.  C'est  pour  cela  que  M.  Skabitckewslri  porta  aux  nues 
l'aristocratique  demoiselle  Iseult  de  Villepreux,  éprise  du  menui- 
sier prolétaire  Huguenin.  M.  Caro  déclare  bien  plus  judicieuse- 
ment que  la  figure  d' Iseult  est  mal  réussie,  pâle  et  même,  histo- 

(1)  M.  Skabitchewski  dans  ses  articles  sur  George  Sand,  dans  les  Annales 
de  la  Patrie  de  1881. 


GEORGE   SAND  251 

riquemenl  pariant,  invraisemblable,  par  rapport  ;'i  la  France 
de  L840,  il  ajoute  que  oe  type  ne  parait  possible,  de  nos  jours, 
que  grftoe  0  au  roman  russe,  qui  nous  a  montré  une  [seuil 
nihiliste  (1)  ». 

Mais  en  étudiant  ce  roman,  les  circonstances  de  sou  éclosion 
et  1rs  personnes  qui  entouraient  George  Sand,  nous  devons 
reconnaître  que  si  utopique  que  l'idée  principale  puisse  paraître, 
il  contient  une  quantité  de  détails  absolument  réalistes,  pris 
sur  nature,  une  foule  de  choses  que  Fauteur  a  vues  ou  notées 
d'après  les  récits  de  Perdiguier.  Pour  nous  le  roman,  très  vieilli 
et  très  naïf  dans  ses  lignes  principales,  nous  intéresse  juste- 
ment par  la  réalité  de  ses  détails  de  mœurs.  Donc,  toutes 
les  pages  consacrées  aux  lattes  et  aux  rires  entre  devoirs 
(George  Sand  avait  elle-même  été  témoin,  dans  sa  jeunesse, 
d'une  rixe  pareille)  (2),  aux  causeries  et  aux  discussions  chez 
la  x  mère  Savinienne  »,  au  mode  d'existence  de  Huguenin  et 
de  son  camarade  Je  Corinthien  ami  des  arts  (NB!)  sont  rem- 
plies d'intérêt  et  respirent  la  vie,  de  nos  jours,  comme  jadis. 
Mais  la  fable  du  roman,  qui  se  réduit  aux  deux  histoires  d'amour 
parallèles  des  deux  «  fins  menuisiers  du  devoir  des  Gavots  »,  arri- 
vés au  château  de  Villepreux  pour  y  restaurer  les  antiques  boi- 
series de  la  chapelle,  et  tombant  amoureux,  l'un  de  la  rêveuse 
châtelaine,  imbue  des  idées  humanitaires  et  libératrices,  et 
l'autre  d'une  coquette  petite  veuve  bien  délurée,  cette  fable 
manque  absolument  d'intérêt. 

L'adorateur  de  la  veuve,  l'ardent,  faible  et  vaniteux  Corin- 
thien, une  nature  tout  artiste  (et  peinte,  ajoutons-le,  avec 
beaucoup  de  verve,  de  précision  et  d'éclat),  devient  bientôt 
son  amant,  subjugué  autant  par  ses  charmes  que  par  l'idée  vani- 
teuse de  la  difficulté  de  triompher  de  cette  beauté  aristocratique 
quasi  inaccessible.  Pierre  Huguenin,  sombre  et  rêveur,  rigide  dans 

(1)  Y.  Ed.  Caro.  George  Sand,  clans  la  série  des  Grands  écrivains  français. 
Paris,  Hachette,  1887,  p.  49. 

(2)  V.  les  feuilletons  de  M.  Plauchut  parus  dans  le  Temps  en  1891,  sous 
le  titre  de  Autour  de  Nohant.  Ds  furent  réimprimés  en  volume  sous  le  même 
titre,  où  ils  parurent  un  peu  modifiés  et  augmentés  de  plusieurs  nouveaux 
chapitres* 


252  GEORGE    SAND 

l'accomplissement  de  ce  qu'il  considère  comme  son  devoir,  c'est- 
à-dire  le  dévouement  au  suprême  idéal  de  la  liberté,  égalité  et 
fraternité  en  général,  et  au  plus  sévère  accomplissement  de  son 
devoir  professionnel  en  particulier,  apprend  aussi  que  son  amour 
est  partagé.  Mais  fier,  plein  d'amour-propre,  incapable  d" es- 
suyer un  outrage  de  la  part  du  vieux  de  Villepreux,  rempli 
du  noble  désir  de  relever  dans  sa  personne  toute  sa  classe, 
Huguenin  refuse  la  main  d'Iseult.  Celle-ci  forme  le  vœu 
vertueux  de...  devenir  pauvre,  afin  de  pouvoir,  dans  un  avenir 
incertain,  s'unir  à  Pierre.  Cette  trop  simple  histoire  se  joue, 
comme  nous  venons  de  le  dire,  sur  le  fond  chatoyant  des 
coutumes  et  des  traditions  des  «  devoirs  »  rivaux.  Et  ce  fond 
est  plein  de  couleur  locale,  et  pour  cela  vivant  et  réaliste. 
Mais  le  finale  pèche  par  cet  excès  de  «  nobles  sentiments  »  qui 
a  déjà  gâté  et  rendu  ennuyeux  tant  de  beaux  romans,  drames 
et  comédies,  et  nous  croyons  que  Pierre  Huguenin  n'aurait 
aucunement  perdu  aux  yeux  du  lecteur,  mais  aurait  gagné  en 
vraisemblance  et  en  vitalité,  s'il  avait  consenti  à  partager  la 
fortune  d'Iseult.  L'homme  d'une  honnêteté  et  d'une  noblesse 
de  cœur  à  toute  épreuve,  qui  servit  de  modèle  à  George  Sand 
n'avait  pas  craint,  dans  des  moments  difficiles,  de  s'adresser  à 
elle  pour  une  aide  pécuniaire.  Il  n'avait  aucun  mépris  don- 
quichottesque  pour  le  «  vil  métal  ».  Bien  plus,  il  résulte  de  ses 
lettres  qu'en  1840  George  Sand  lui  avait  même  fourni  des 
subsides  pour  faire  un  «  tour  de  France  »  :  il  vante  la  géné- 
rosité de  Mme  Sand,  dans  chacune  de  ses  lettres,  envoyées  de 
toutes  les  étapes  de  ce  voyage.  En  remarquant,  dans  sa  lettre 
du  7  juin  1840  (1),  qu'il  n'avait  pas  même  été  maître  de  répondre 
de  suite  à  sa  «  belle  et  noble  lettre  comme  il  en  avait  eu  le  désir  », 
parce  que,  «  quoi  qu'en  dise  la  Charte,  il  n'était  pas  libre,  le  besoin 
le  rendait  esclave  et  l'attachait  sans  pitié  à  son  établi  »,  il  déclare 
apprécier  d'autant  plus  l'aide  amicale  de  Mme  Sand,  qui  lui 
donne  la  possibilité  de  travailler  pour  le  bien  général,  et  de  con- 
tribuer à  une  œuvre  importante  pour  tous  les  ouvriers. 

(1)  Elle  est  adressée  :  A  Monsieur  Alexandre  Rey,  rue  Pigal  (sic),  u"  <>, 
(Chaussée  cVAntin),  pour  remettre  à  Mme  George  Sand,  à  Paris. 


GEORGE   S AND 


Je  ne  pense  pai  vous  blesser,  madame,  lui  éoril  il  !<■  L6  aoûl  1840, 
pe  Toulon  (I),  en  voua  disant  la  vérité;  je  parle  aouvenl  de 
fous,  j'ai  dii  a  des  amis  comment  j'ai  pu  entreprendre  un  ri  Long 
voyage;  votre  action  généreuse  ;i  exalté  des  transports  d'enthou- 
siasme el  l'ail  couler  «les  larmes  de  joie.  Chacun  bénit  Mme  George 
Sand  et  sent  qu'il  lui  devra  une  bonne  partie  du  bien  que  j'aurai 

f;iii... 

11  revient  encore  sur  La  bonté  et  la  générosité  de  Rime  Sand 
sans  sa  lettre  du  L9  septembre,  etc.,  etc.  S'a  femme,  en  L'absence 
de  son  mari,  écrit  aussi  à  propos  d'une  «  offre  qui  peut  la  rendre 
heureuse  »  et  dit  qu'elle  n'hésite  plus  à  l'accepter.  (Il  paraît 
que  Mme  Sand  Lui  donna  la  possibilité  de  reprendre  auprès  d'elle 
sa  petite  enfant  que  la  pauvre  femme,  vivant  de  son  travail. 
avait  dû  placer  en  nourrice.  George  Sand  lui  procura  du  tra- 
vail et  une  petite  pension.)  A  ce  même  moment  Agricol  Perdi- 
guier,  à  court  d'argent,  adresse  à  Mme  Sand  la  lettre  suivante, 
franche  et  simple,  que  Pierre  Huguenin  aurait  probablement  dû 
réprouver  : 

Bordeaux,  2  septembre  1840. 
Madame, 

Je  ne  vous  écris  aujourd'hui  que  deux  mots,  pour  vous  faire  savoir 
que  je  suis  arrivé  à  Bordeaux  bien  portant  et  épuisé  d'argent.  D'après 
la  recommandation  que  vous  m'avez  faites  (sic)  tant  de  fois,  je  ne 
me  gêne  point  et  vous  avoue  sans  détours  ma  situation.  Je  n'attends 
pas  votre  réponse  ici,  mais  à  Nantes.  Un  ami  me  prêtera  pour  aller 
jusqu'à  cette  dernière  ville  et  je  m'acquitterai  envers  lui  le  plus  tôt 
possible.  Je  suis  encore  loin  de  Paris,  j'ai  à  passer  à  la  Kochelle,  à 
Nantes,  à  Tours,  à  Orléans,  à  Chartres,  et  dans  d'autres  villes  ;  j'ai 
besoin,  ce  me  semble,  d'au  moins  cent  francs,  car  j'ai  un  long  espace 
à  parcourir.  Vous  m'adresserez  votre  lettre  chez  M.  Darnand,  rue 
Saint-Léonard,  2u,  à  Nantes.  Je  vous  remercie  de  celle  que  j'ai  trouvée 
à  mon  arrivée  à  Bordeaux .  vous  pouvez  compter  sur  moi  et  sur  tout 
ce  qui  en  dépend. 


(1)  Le  timbre  porte  :  Toulon,  15  août,  mais  la  lettre  est  datée  à  l'intérieur 
du  16  août.  Ce  fut  une  erreur  que  Perdiguier  constata  lui-même  en  disant, 
dans  une  de  ses  lettres  suivantes,  qu'il  s'était  trompé,  «  ayant  pris  le  jour 
de  l'Assomption  pour  un  dimanche...  ». 


254  GEORGE    SAND 

-Te  vous  écrirai  de  Nantes  ou  de  Tours  une  lettre  plus  détaillée  que 
celle-ci.  Adieu,  madame. 
Celui  qui  ne  vous  oubliera  jamais. 

l'ERDIGUIER. 

Kemarquons  que  dans  sa  lettre  au  directeur  de  YEntr'ade 
de  janvier  1841  (1)  George  Sand  nie  avoir  de  quelque  façon 
secouru  Perdiguier  ou  sa  famille  et  assure  (assez  vaguement  du 
reste)  que  si  «  quelques  ressources  ont  été  mises  par  elle  à  sa  dis- 
position, afin  de  lui  permettre  de  suspendre  son  travail  de  me- 
nuiserie pendant  une  saison,  cette  petite  collecte  a  été  l'offrande 
de  quelques  personnes  pénétrées  de  la  sainteté  de  l'œuvre  qu'il 
allait  entreprendre  et  nullement  l'aumône  d'une  charité  inté- 
ressée... ».  (Ces  derniers  mots  sont  une  réponse.  On  prétendait 
que  Perdiguier  avait  été  envoyée  «  en  tournée  »  par  elle  dans  le 
but  de  lui  procurer  des  matériaux  pour  son  roman.)  Cette  lettre 
de  Mme  Sand  fut  écrite  par  elle  à  la  prière  de  Perdiguier,  qui 
lui  avait  adressé  le  5  janvier  1841  la  lettre  suivante  : 

A  madame  George  Sand,  rue  Pigalle,  w°  10,  Pans. 

Paris,  5  janvier  1841. 
Madame, 

Je  suis  allé  hier  au  soir  chez  vous  avec  ma  femme  pour  vous  porter 
notre  souhait  de  bonne  année,  souhait  que  je  vous  prie  de  recevoir 
par  la  présente  lettre. 

Guère  après  avoir  sorti  de  votre  maison  (sic),  je  suis  rentré  (sic)  chez 
un  de  mes  amis  ;  j'ai  vu  là  dans  le  journal  V Entr' acte  (numéro  du 
lei  janvier)  un  article  qui  nous  concerne  vous  et  moi  (2),  article  fort 
étonnant  et  dans  lequel  je  joue  un  rôle  qui  me  froisse  singulièrement. 
Je  vous  prie,  madame,  d'avoir  la  bonté  d'en  prendre  connaissance  et 
de  me  dire  ce  que  vous  en  pensez  et  ce  que  j'ai  à  faire.  Je  crois  devoir 
une  protestation  à  tant  de  mensonges  et  d'inconvenances.  Mais  j'ai 
besoin  de  vos  avis  pour  agir  convenablement  et  je  pense  que  vous 

(1)  Dans  la  Corresp.  (t.  IL  p.  346),  cette  lettre  est  faussement  datée  de 
«  1846  ».  Elle  ne  fut  point  imprimée  dans  YEntfacte. 

(2)  Cet  article  intitulé  :  «  le  Compagnon  du  tour  de  France  »  parut  effective- 
ment dans  YEntfacte  du  l?r  janvier  1841.  George  Sand  s'abuse  dans  sa  lettre 
au  directeur  en  prétendant  que  le  feuilleton  était  intitulé  «  George  Sand  et 
Agricol  Perdiguier  »,  et  qu'il  avait  paru  «  le  24  décembre  dernier  ». 


GEORGE    SAM)  255 

bonne  pour  me  répondre  avec  !<■  moins  de  retard  po   ible. 
Recevez,  madame,  l'a   urance  de  ma  considération  distinguée, 

Agricol  l'i .1: ,'k.i  11  a, 
Bien  des  choses  de  ma  pari  à  MM.  Chopin  el  Pierre  Leroux. 

NOUS  venons  de  voir  que  (ieorgc  Sand  avait  bien  réellemenl 
donné  à  Perdiguier  les  moyens  de  l'aire  son  tour  de  France;  sa 
négation  m'  présente  doue  qu'un  «  pieux  mensonge  »,  stipulé 
par  le  verset  de  l'Kvangile  :  «  que  votre  main  droite  ignore  Ce 
que  l'ait  votre  main  gauche  (1)  ».  Bien  souvent  Mme  Sand  aidait 
généreusement  de  la  main  gauche  et  écrivait  de  la  droite  qu'il 
n'en  était  rien  !  Souvenons-nous  du  voyage  de  Sandeau  en  Italie 
et  des  moyens  pour  l'accomplir  que  lui  fournit  alors  Mme  Sand, 
oe  qu'elle  nia  plus  tard  dans  sa  lettre  à  Eugène  de  Mirecourt  (2), 
—  et  pourtant  cela  était  vrai.  Souvenons-nous  des  dettes  de 
Musset,  payées  par  elle  à  Venise,  et  pourtant  elle  écrivit  à  ce 
même  M.  de  Mirecourt  ne  l'avoir  jamais  fait. 

Perdiguier  appréciait  comme  il  le  devait  cette  amitié  de 
George  Sand.  Mme  Sand  lui  garda  cette  amitié  tant  que  dura 
sa  vie,  elle  entretint  une  correspondance  avec  le  menuisier 
écrivain  jusqu'à  sa  mort  et  le  secourut  souvent,  lui  et  sa 
femme.  Après  le  coup  d'État  de  1852,  Perdiguier,  exilé  et  se  trou- 
vant avec  sa  famille  dans  la  détresse,  s'adressa  à  Mme  Sand 
au  nom  d'un  éditeur  suisse.  Il  s'agissait  d'écrire  une  série 
d' œuvres  mi-historiques,  mi-romanesques  sous  le  titre  général  : 
les  Amants  illustres,  George  Sand  écrivit  Evenor  et  Leucippe, 
(1855),  roman  qui  fut  le  seul  de  la  série,  et  commencé  surtout 
dans  le  but  de  donner  à  Perdiguier  la  possibilité  de  toucher 
quelque  argent  de  l'éditeur,  M.  Collier. 

Revenons  au  Compagnon  du  tour  de  France  qui  joua  un  rôle 

(1)  Notre  assertion  se  trouve  de  tous  points  confirmée,  outre  les  lettre 
inédites  de  Perdiguier,  par  tout  ce  que  dit  cà  ce  propos  le  biographe  de  Per- 
diguier, M.  Achille  Rey,  qui  fit  paraître,  en  1904,  une  très  intéressante  pla- 
quette :  Agricol  Perdiguier,  pacificateur  du  compagnonnage,  sa  vie,  son  œuvre. 
(Avignon,  J.  Chapelle,  22  pages.) 

(2)  Cf.  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  Ier,  chap.  vu,  p.  390. 


256  GEORGE    SAND 

important  clans  la  querelle  de  Buloz  et  Mme  Sand.  Inspiré  par 
les  relations  avec  Perdiguier  et  le  mouvement  ouvrier  de 
son  époque,  ce  roman  prêche  en  même  temps  sans  contredit 
l'un  des  dogmes  de  la  doctrine  de  Leroux  :  la  guerre  aux  pré- 
jugés de  caste  et  l'abolition  des  différends  entre  divers  groupes 
sociaux.  H  est  clair  que  Leroux  devait  être  très  content  de  son 
disciple.  Ce  n'est  point  de  cette  oreille  que  l'entendait  Buloz. 
Il  fut  si  effrayé  par  les  tendances  du  roman,  il  proposa  tant 
de  changements  et  de  coupures,  que  l'auteur  ne  put  les  accepter. 
George  Sand  finit  par  reprendre  son  manuscrit,  —  ce  qui  ne 
lui  était  jamais  arrivé  depuis  qu'elle  collaborait  à  la  Revue,  — 
et  par  l'imprimer  en  volume.  Cela  la  refroidit  encore  à  l'égard 
de  Buloz. 

Un  an  plus  tard,  elle  écrivit  un  nouveau  roman,  Horace,  qui 
fut  comme  une  nouvelle  profession  du  credo  Leroux.  Elle  pré- 
sentait de  nouveau  au  public  un  prolétaire  idéaliste,  Paul  Arsène, 
nature  simple,  honnête,  aimante  et  active,  l'opposant  au 
blagueur  et  égoïste  Horace  ;  l'action  se  passait  en  1832  avec 
l'horrible  massacre  de  la  rue  Saint-Merry  ;  le  récit  était  fait  au 
nom  d'un  étudiant,  vivant  ouvertement  avec  une  vertueuse 
grisette.  Alors  Buloz  se.  refusa  nettement  à  faire  paraître  cette 
œuvre  dans  sa  revue,  si  de  graves  modifications  n'y  étaient 
pas  apportées.  George  Sand  demanda  conseil  à  Leroux,  qui 
lui  répondit  par  une  longue  et  intéressante  lettre  que  nous 
donnons  ici  entière  pour  ne  pas  redire  l'odyssée  qui  précéda  la 
publication  de  ce  roman. 

Je  ferai,  chère  amie,  avec  zèle  et  de  mon  mieux  toutes  les  démar- 
ches nécessaires  pour  l'affaire  de  votre  Horace.  Je  pataugerai  avec  les 
éditeurs,  j'affronterai  le  Buloz  et  me  moquerai  de  lui.  J'aborderai  le 
susceptible  et  cauteleux  Perrotiu.  Mais  dites-moi  avant  tout  quelle 
somme  wus  a  avancée  Buloz  sur  ce  livre.  De  quelle  somme  faudrait-il 
l'indemniser?  Voilà  un  renseignement  préliminaire  que,  si  vous  êtes 
sage,  vous  me  transmettrez  le  plus  tôt  possible.  Sous  le  rapport  com- 
mercial toute  la  question,  selon  moi,  est  dans  cette  somme,  dans  sa 
quotité.  Arrachez  provisoirement  à  Buloz  jusqu'au  dernier  feuillet 
de  votre  manuscrit,  et  écrivez-moi  de  quelle  somme  ce  manuscrit 
répond  à  Buloz.  En  outre,  si  vous  le  pouvez,  envoyez-moi,  comme 


GEORGE   SAND  257 

vous  me  le  proposez,  ce  manuscrit  Je  pourrai  faire  dei  calcule  <l  im- 
pression ci  de  librairie,  but  les  deux  format  don!  von-  me  pu lez,  et 
sur  les  chances  de  pente.  Et  alon  je  vrous  répondrai  en  connaissance 
de  cause. 

Mon  ;nis  moral  est  qu'il  est  absurde  et  déplorable  que  le  Journal 
ou  Revue  de  Buloz  soit  l'arbitre  de  vos  publications.  Avez-vous  lu, 
dans  le  dernier  numéro  de  cetteift  vue,  une  dénonciation  en  forme  contre 
les  idées  qui  se  répandent  aujourd'hui  son-  le  nom  de  communisme^ 

idées    dont    vous   et    moi    sommes   regardés    coinnc  t\r-    tailleurs,  et 

avec  raison  ;  car,  chère  amie,  sans  le  savoir,  vous  êtes  commum 
je  suis  communiste.  (Il  n'y  ;i  que  .M.  de  Lamennais  qui  ne  rait  pas 
l'être,  en  quoi  il  a  tort,  et  montre  qu'il  est  arrivé  au  boul  de  son  rou- 
leau.) 

C'est  le  peuple  OU  quelques  écrivains  du  peuple,  qui  ont  trouvé  ce 
nom  de  communiste.  Ce  mot  l'ait  fortune.  Le  communisme  en  Krance 
est  l'analogue  du  ehartisme  en  Angleterre,  .l'aimerais  mieux  cmmnunio- 
nisme  qui  exprime  une  doctrine  sociale  fondée  sur  la  fraternité,  mais  le 
peuple  qui  va  toujours  au  but  pratique  a  préféré  communisme  pour 
exprimer  nue  république  où  l'égalité  régnerait.  Ce  mot,  qui  prend 
partout,  à  Lyon  comme  à  Paris,  à  Rouen  comme  à  Careassonne,  n'est 
pourtant  qu'un  mot,  une  tendance,  faute  d'une  véritable  doctrine 
capable  de  réaliser  le  problème  Liberté,  égalité,  fraternité.  Aussi  les 
communistes  se  divisent-ils  en  trois  ou  quatre  doctrines  plus  ou  moins 
absurdes  et  de  leur  sein  sortent  des  écrits,  dont  quelques-uns  sont 
vraiment  insensés.  Je  ne  vois  donc  aucune  nécessité  à  prendre  pour 
notre  compte  le  nom  dont  Buloz  vous  fait  si  grand'peur,  mais  il  n'y 
a  non  plus  aucune  raison  pour  le  rejeter.  Pour  revenir  à  la  Revue, 
avez-vous  lu  ce  monsieur  de  Carné  dénonçant  les  écrivains  aux  par- 
quets? Il  y  a  un  mot  pour  vous,;  vos  romans  sont  signalés  dans  son 
réquisitoire.  Voyez  donc  l'intrigue  de  ce  Buloz  et  le  rôle  qu'il  se  permet 
de  vouloir  vous  imposer.  Il  fait  dénoncer  vos  romans  (le  Compagnon 
du  tour  de  France  surtout,  bien  évidemment)  et  il  vous  amènerait, 
par  des  corrections  et  des  mutilations,  à  pouvoir  entrer  dans  son  cadre 
moral  et  politique,  dans  sa  Revue  vendue,  à  passer  sous  ses  fourches 
patibulaires  et  par  conséquent  à  appuyer  vous-même  indirectement 
la  dénonciation  de  M.  de  Carné...  contre  nous,  contre  le  peuple,  contre 
vous-même  ! 

Chère  amie,  tout  cela  mérite  grande  attention.  Il  y  a  longtemps 
que  vous  sentez  comme  moi  votre  position  dans  cette  misérable  bou- 
tique où  se  sont  conclus  tant  de  marchés  ignobles  et  où  la  littérature 
s'est  prostituée  comme  Buloz  l'a  voulu.  Vous  échappez  à  tous  les 
soupçons  par  votre  grandeur.  Mais  votre  réputation  de  caractère  y 
perd  beaucoup.  Cent  fois  j'ai  entendu  vos  partisans  de  cœur  déplorer 
m.  i7 


258  GEORGE    SAND 

votre  participation  à  cette  revue.  C'est  une  question  générale  dans  le 
public  :  comment  George  Sand  écrit-elle  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes? 
En  ce  moment  même  où  l'article  dont  je  vous  parle,  article  violent 
d'un  esprit  grossier,  malgré  son  air  de  fatuité  aristocratique,  attire 
beaucoup  d'attention  et  occupe  toute  la  presse,  il  y  a  plus  de  danger 
et  je  dirai,  en  conscience-,  de  mal  à  ce  que  vos  écrits  paraissent  là. 

C'est  donc  un  bien,  suivant  moi,  que  Buloz  vous  ait  fait  tant  d'ob- 
jections. Il  s'agit  maintenant  de  chercher  le  remède  commercial. 
Envoyez-moi  le  renseignement  que  je  vous  demande,  et,  si  cela  est 
possible,  votre  manuscrit.  Je  vous  soumettrai,  courrier  par  courrier, 
mes  idées. 

Je  suis  bien  content  que  vous  ayez  dès  à  présent  la  preuve  que  je 
ne  suis  pas  coupable  de  vous  avoir  oubliée  pour  mon  petit  livre.  Vrai- 
ment, après  tout,  j'aurais  bien  pu  ne  pas  vous  l'envoyer  sans  être 
coupable.  J'ai  de  vous  une  pensée  tout  à  fait  à  part.  H  me  semble 
que  vous  savez  tout  par  intuition  et  que  rien  ne  doit  vous  être  envoyé 
à  lire.  Ensuite  tout  ce  qu'il  y  a  dans  ce  petit  avorton  de  livre,  vous  le 
savez  mieux  que  moi,  vous  l'avez  dit  cent  fois,  puisque  c'est  la  tris- 
tesse de  l'époque.  Quant  à  mon  mutisme,  en  général,  il  a  une  autre 
cause.  J'aurais  trop  de  choses  à  vous  dire.  «  Je  n'écris  point  de  lettres, 
dit  Rousseau,  sur  les  moindres  sujets,  qui  ne  nie  coûtent  des  heures  de 
fatigue,  ou,  si  je  veux  écrire  de  suite  ce  qui  me  vient,  je  ne  sais  ni  com- 
mencer ni  finir;  ma  lettre  est  un  long  et  confus  verbiage  :  à  peine 
m'entend-on  quand  on  me  ht...  »  C'est  absolument  ma  peinture;  et 
je  suis  content  de  vous  avoir.transcrit  cette  citation,  afin  que  vous  me 
pardonniez  toujours  mon  silence  qui  vient  de  cette  faiblesse  de  ne  pas 
pouvoir  écrire  des  lettres. 

Je  vous  avais  pourtant  écrit  une  longue  lettre  en  réponse  à  la  vôtre 
si  belle  et  si  bonne  d'il  y  a  quelques  mois  ;  et  c'était  Viardot  qui  devait 
vous  la  porter.  Mais  il  m'a  pris  un  remords  ;  j'ai  craint  que  cette  lettre 
ne  fût,  comme  on  dit,  bellérophontine,  c'est-à-dire,  comme  disent  les 
pédants,  d'après  ce  qui  advint  à  Bellérophon  (histoire  fort  ancienne). 
Vous  savez  que  dans  votre  lettre  vous  me  parliez  de  ma  sublime  indif- 
férence pour  la  fortune,  et  que  vous  trouviez  que,  devant  l'obligation 
de  recevoir  aide  et  appui  de  quelques  amis,  je  faiblissais,  de  quoi  vous 
me  remontriez.  Hélas  !  oui,  je  faibhs,  et  je  vous  en  disais  les  raisons. 
Je  trouve  mes  amis  infiniment  trop  bourgeois  pour  que  je  puisse  rece- 
voir leurs  services.  H  s'est  élevé  sur  ce  point  dans  mon  âme,  depuis  un 
an,  des  orages  terribles.  J'ai  vu  toute  la  profondeur  de  cette  question 
de  l'indépendance  personnelle  ;  et  j'ai  souffert,  profondément  souffert, 
en  moi  et  pour  mes  amis.  Mes  généralités  pouvaient  s'appliquer  à  ce 
bon,  mais  faible  Viardot,  qui  n'a  pas  les  ailes  que  je  lui  voudrais  ; 
et  voilà  pourquoi  j'ai  supprimé  ma  lettre.  Je  me  sens  fanatique,  chère 


GEORGE   sa  NI) 

nmic,  el  je  voudrais  des  amis  < j u i  compri  sent  comme  moi  l  importance 
de  idées  el  la  gravité  du  moment  Je  en  que  les  ervices  que  m'onl 
rendus  mes  amis  leur  fonl  de  la  peine  :  je  sens  qu'ils  ne  me  comprennent 
pa  ils  mit  une  lumière  toute  différente  de  la  mienne,  une  apprécia- 
tion tout  autre!  Aussi,  depuis  un  an,  mon  âme  est  tombée  désolée. 
Je  ii  ai  trouvé  que  vous  pour  comprendre  l'avenir. 

Adieu. 

P.  Leroux. 

Entre  temps,  il  faul  le  dire,  Mme  Sand  étail  venue  à  bout  de 
vaincre  cette  «  fierté  invincible  »  de  Leroux.  (|tii  l'empêchail 
d'accepter  des  services  de  sa  pari  et  de  celle  de  ses  autres  amis, 
à  Laquelle  Aline  Sand  faisait  allusion  dans  sa  lettre  de  1838  à 
Mme  d' Agonit  (1).  Il  s'adressait  donc  à  elle  en  toute  occasion  et 
sans  aucune  hésitation.  Voici  par  exemple  quelques  passages 
d'une  lettre  non  datée  qui  doit  probablement  se  rapporter  au 
printemps  de  1841,  Mme  Sand  se  trouvant  alors  encore  à  Paris  : 

(hère  amie,  j'aurais  voulu  causer  un  peu  avec  vous,  l'autre  jour, 
de  ma  situation  et  de  mes  embarras...  Mme  Marliani  vous  avait  com- 
muniqué certaines  idées  qui  lui  étaient  venues  en  voyant  que  l'affaire 
du  Napoléon  me  manquait,  ou  que  j'avais  manqué  à  cette  affaire. 

Le  fait  est  que  je  me  trouve  dans  un  grand  embarras.  J'avais  compté 
que  la  patience  de  Béranger  ne  se  lasserait  pas  si  vite  et  me  permettrait 
de  terminer  mes  élucubrations  philosophiques,  surtout  ce  livre  sur 
Vhumanvté,  qui  s'imprime  en  ce  moment.  Je  regardais  la  bonté  qui  lui 
avait  fait  penser  à  cette  œuvre  pour  moi  comme  toute  paternelle.  Je 
puis  dire  un  peu  :  11  padre  m'abandonna!  comme  on  chante  au  théâtre 
italien  (2). 

(1)  Corr&sp.,  t.  II.  p.  94. 

(2)  On  sait  combien  Béranger  avait  été  magnanime  et  généreux  envers 
Leroux  :  il  avait  signé  un  contrat  avec  l'éditeur  Giraldon,  par  lequel  il  s'en- 
gageait à  écrire  une  Histoire  de  Napoléon.  Or,  il  n'y  donnait  que  son  nom  : 
le  travail  devait  être  fait  par  Leroux,  qui  devait,  grâce  à  cela,  recevoir  de 
l'éditeur  de  44  000  à  50  000  francs.  Leroux,  toutefois,  avait  tellement  laissé 
traîner  ce  travail  (de  1838  à  1841),  que  l'affaire  fut  manquée.  On  lit  à  la 
page  318  (Appendice)  de  la  biographie  de  Pierre  Leroux,  par  M.  F.  Thomas, 
la  très  importante  lettre  de  Béranger  se  rapportant  à  cet  épisode  et  qu'il 
est  de  tout  intérêt  de  confronter  avec  la  Correspondance  de  Béranger  (t.  III, 
p.  135,  138  (NB),  145,  166  (NB),  172,  184,  186, 193,  195,  196,  199,  200). 

M.  Thomas  s'abuse  en  croyant  que  Leroux  avait  «  écarté  l'offre  de  Bé- 
ranger, craignant  de  n'avoir  pas  toute  sa  liberté  d'appréciation  des  hommes 
et  des  faits  ».  On  voit  par  les  lettres  de  Béranger  que  Leroux  avait  même 


26o  GEORGE    SAND 

Me  voilà  à  la  fois  hors  de  l'Encyclopédie,  à  cause  de  ma  division 
d'idées  avec  Revnaud,  et  hors  du  Napoléon.  Mon  frère  Jules  partage 
mon  sort.  Or,  nous  avons  tout  un  monde,  une  douzaine  au  moins  de 
personnes  à  nourrir.  Je  sais  que  l'on  ne  fait  pas  impunément  de  la 
philosophie  et  de  l'économie  politique  prolétaires  sans  souffrir  comme 
tant  de  millions  de  pauvres  travailleurs.  Mais  quelque  hahitué  que  je 
sois  à  cet  exercice  de  la  pauvreté,  je  suis  plus  rudement  traité  cette 
fois  que  d'habitude.  Le  poids  d'une  grande  famille  devient  plus  lourd 
à  mesure  que  les  enfants  s'élèvent.  En  outre  j'ai  aujourd'hui  un  extrême 
chagrin  de  voir  que  je  ne  puis  m'acquitter  de  dettes  que  j'ai  contactées 
envers  quelques  amis... 

H  faut  que  je  passe  encore  un  an  à  Paris,  et  que  je  me  prépare 
cette  possibilité. 

Les  libraires  de  Napoléon  sont  revenus  me  trouver,  et  me  demander 
de  faire  cet  ouvrage  d'une  façon  tout  à  fait  indépendante.  Ils  me  pro- 
mettent des  avances  à  mesure  que  je  travaillerais.  C'était  votre  avis 
aussi,  chère,  que  je  devais  ainsi  me  relever  de  ma  défaite.  Je  le  veux 
bien,  mais  je  ne  puis  me  mettre  à  cette  besogne  avant  trois  mois.  Il 
faut  passer  ces  trois  mois.  C'est-à-dire  qu'il  me  faudrait  un  capital  de 
douze  à  quinze  cents  francs  pour  moi  et  mon  frère,  qui  est  absolument 
dans  le  même  cas  que  moi.  J'ai  besoin  par  mois  d'environ  trois  cents 
francs  et  lui  d'environ  cent  francs. 

Dans  trois  mois  j'aurai  achevé  trois  ouvrages  déjà  fort  avancés. 
Mon  frère  aurait  aussi  fini  un  livre  d'économie  politique. 

Mais  où  trouver  quatre  cents  francs  par  mois?.... 

Depuis  sept  ou  huit  ans  je  n'aurais  pu  vivre  avec  toutes  mes  charges 
en  travaillant  à  Y  Encyclopédie  à  huit  francs  par  colonne,  si  quatre 
amis  :  M.  Fabas,  que  vous  ne  connaissez  pas.  Mme  Marliani,  Béran- 
ger  et  Viardot  ne  m'avaient  aidé. 

Le  résultat  de  leur  intervention  en  ma  faveur  est  fort  triste,  à  un 
certain  point  de  vue. 

Je  dois  à  M.  Fabas  cinq  ou  six  mille  francs.  Heureusement  il  est 
riche,  et  je  lui  ai  été  utile. 

Béranger  se  trouve  garant  de  quatre  mille  francs  dans  l'affaire  du 
Napoléon. 

Viardot  est  à  découvert  pour  des  sommes  qu'il  m'a  avancées  de 
cinq  à  six  mille  francs.  H  rentrera  dans  cette  somme  si  les  livres  se 
vendent,  comme  il  y  a  lieu  de  le  croire,  et  si  je  reprends  le  Napoléon. 

reçu  des  avances,  «  des  sommes  sur  lesquelles  il  vit  déjà  «  avec  sa  nom- 
breuse famille  et  que  ce  n'est  que  faute  de  travail  livré  à  temps  qu'il  laissa 
échapper  cette  occasion  de  voir  sa  position  améliorée.  Cette  générosité 
amicale  de  Béranger  envers  Leroux  fut  la  cause  de  ce  qu'il  lui  dédia  son 
Eumandi. 


GEORGE  S  AND  i 

Mai  •!  présenl  il  es1  en  avance  de  cette  somme.  Mme  Bfarliani  m'a 
prêté  avec  une  amitié  bien  admirable  environ  trois  mille  franc  . 
Voilà  (sauf  quelques  petites  dettes),  mon  bilan,  chère  .•unie.  Voua 
voyez  que  je  vous  infinis  pour  on  homme  d'affain  .  Je  voui  expose 
en  chiffres  ma  situation. 

Je  vous  L'expose  pour  que  vous  me  donniez  un  conseiL  Ne  puis-je 
p;i^  accepter,  avec  les  modifications  que  nous  jugerons  ;'i  propos, 
la  proposition  que  son  amitié  el  son  zèle  pour  «les  travaux  qu'elle 

croil  utiles  ont  inspirée  à  .Mme  Marliani?  Elle  pense  qu'il  Berail  possible 
(le  trouver  cinq  <>u  six  amis  sûrs  et  d'un  caractère  élevé,  qui,  en  36 
réunissant,  me  prêteraient  cette  somme,  qui  m'est  si  nécessaire. 
Celtes  je  ne  veux  pas  tomber  dans  le  discrédit  et  l'espèce  de  ridicule 
(prune  trop  grande  facilité  à  emprunter  me  donnerait.  Vous  avez  bien 
senti  cela,  et  vous  ave/.,  je  crois,  insisté  de  ce  coté  avec  notre  amie. 
.le  vous  en  remercie.  Mais  que  dois-je  faire?  .Je  ne  puis  d'un  jour  à 
l'autre  changer  ma  situation...  Il  y  a  donc  à  espérer,  avec  la  grâce 
de  Dieu,  que  dans  quelques  mois  je  reprendrai  le  Napoléon  ou  toute 
autre  besogne  (pli  me  sera  plus  avantageuse  que  la  philosophie  pure. 

Mais  il  Tant  franchir  ce  passage  et  c'est  ici  (pie  le  courage  ne  me  sert  à 
rien. 

Aux  yeux  de  bien  des  gens,  je  suis  un  insensé  d'avoir  fait  obstiné- 
ment de  la  philosophie  quand  la  misère  me  talonne  si  rudement  tous 
les  jours  ;  et  je  suis  coupable  d'avoir  eu  recours,  dans  le  besoin,  à  mes 
amis.  Que  Dieu  bénisse  ces  braves  jugeurs  !  Moi,  je  crois  que  le  monde 
étant  fort  mal  organisé  sons  le  rapport  du  travail,  comme  sous  tous  les 
rapports  possibles,  je  ne  puis  être  irréprochable.  Je  sens  que  je  ne  vis 
pas  bien  de  cette  façon,  et  que  cet  état  où  l'individu  dépend  maté- 
riellement des  autres  hommes  n'est  pas  normal.  Mais  je  l'accepte  connue 
un  malheur,  tout  en  tâchant  de  m'y  soustraire. 

Vous,  chère  amie,  qui  ne  jugez  pas  comme  le  vulgaire,  mais  qui 
avez  autant  de  goût  que  d'indépendance  et  de  force  d'âme,  conseillez- 
moi.  Vous  êtes  hors  de  la  question  que  je  vous  pose,  tandis  que  moi  je 
suis  dedans  et  aveuglé  par  conséquent.  Parlez  de  nouveau  de  cela 
avec  notre  excellente  amie.  J'irai  vous  voir  dans  deux  ou  trois  jours. 
Vous  me  direz  ce  que  vous  pensez.  Ne  me  répondez  pas,  parce  que  votre 
lettre  pourrait  venir  à  la  maison  quand  je  n'y  serais  pas,  et  être  ouverte. 

Votre  ami, 

P.  Leroux. 

Il  écrit  un  peu  ultérieurement,  le  11  juin  1841,  de  la  Châtre  : 

J'ai  été  hier  voir  Nohant,  chère  amie,  et  je  vous  écris  de  la  Châtre. 
Je  pars  ce  soir,  quand  vous  arriverez  dans  trois  jours.  Ainsi  veut  le 


262  GEORGE    SAND 

Destin,  qui  a  réglé  les  rapports  et  conjonctions  des  astres  errants  dans 
le  ciel  et  des  âmes,  qui  se  cherchent  sur  la  terre... 

...  Nous  arrivions  ici  avec  l'espoir  que  vous  y  seriez  depuis  le  com- 
mencement du  mois,  suivant  ce  que  vous  m'aviez  dit  à  Paris.  Nous 
n"avons  trouvé  à  Nohant  que  vos  oiseaux  et  vos  fleurs. 

...  Or,  j'étais  fort  embarrassé  hier.  J'avais  compté  sur  votre  pré- 
sence ici  et  sur  votre  aide.  Nous  avions  emporté  de  Paris  une  très 
faible  somme,  et  il  nous  a  fallu  bien  de  l'économie  pour  aller  si  long- 
temps et  si  loin.  Dès  Montpellier,  les  fonds  commençant  à  nous  man- 
quer, j'avais  décidé  en  moi-même  que  tout  ce  que  je  pouvais  faire 
avec  mes  ressources,  c'était  d'arriver  jusqu'à  vous.  En  votre  absence 
qu'ai-je  fait?  Je  me  suis  dit  que  vous  ne  me  blâmeriez  pas.  Je  me 
suis  adressé  en  votre  nom  à  M.  Dutheil.  J'ai  dit  que  vous  paieriez 
ma  dette.  Vos  anus  ont  été  fort  empressés  à  me  servir,  et  je  puis 
partir.  Je  sais  bien  dans  mon  cœur  que  je  n'ai'  pas  été  téméraire 
en  agissant  ainsi  :  tvous  êtes  le  seul  dont  je  ne  doute  pas.  Oui, 
je  doute  de  tous  et  j'ai  pitié  de  tous,  excepté  de  vous.  Mais  cette 
situation  où  je  suis  souvent  me  cause  de  grandes  douleurs  et  je 
voudrais  en  finir  avec  elle.  J'ai  tant  de  soin  de  ce  côté  de  la  pau- 
vreté que  mon  esprit  finit  par  être  hébété,  même  alors  que  mon 
âme  résiste.  Je  suis  aujourd'hui  dans  cet  état.  L'effort  qu'il  m'a 
fallu  faire  pour  m'adresser  à  d'autres  que  vous,  quoique  ce  fût  en 
votre  nom  et  indirectement  à  vous,  m'a  ôté  tout  calme  et  toute 
énergie.  J'ai  un  brouillard  qui  m'empêche  de  vous  voir  comme  vous 
êtes  ;  j'ai  des  remords  de  vous  avoir  créé  une  dette,  et  puis  il  me 
semble  que  je  ne  suis  pas  digne...,  à  cause  de  ces  misères,  de  votre 
amitié...  Oh  !  si,  si,  si.  Je  suis  digne  de  votre  amitié,  qui  est  le  bien 
qui  me  reste  et  me  restera  toujours. 

Votre  ami  pour  toujour.-. 

P.  Leroux. 

Je  salue  Chopin  et  Maurice  et  je  les  embrasse.  Je  pense  que  vous 
avez  laissé  Mlle  Solange  à  Paris.  J'irai  voir  Mme  Marliani  aussitôt 
que  je  serai  à  Paris.  J'ai  eu  indirectement  de  ses  nouvelles  et.  des  vôtres 
pendant  notre  voyage. 

Au  verso  : 

Madame  Georges  (sic)  Sand  à  Nohant. 

A  la  fin  d'une  lettre  sans  date  ni  adresse  —  (elle  fut  aussi 
adressée  à  Nohant  et  écrite  en  septembre  de  cette  même  année 
1841,  pour  recommander  à  Mme  Sand  M.  Victor  de  Laprade, 


GEORGE   S  AND 

qui  oommençail  alora  s;i  carrière  de  poôte  <'t  voulait  vi  itei 
la  grande  romancière  dans  sa  propriété  berrichonne)  Leroux 
s'exprime  encore  ainsi  : 

Que  vous  dirai-je  maintenant,  moi  muel  avec  vous  conune  Bi  je 
n'existais  |tas'r  Vïardol  a  pu  vous  dire  que  je  vous  avais  écrit  el  que 
je  n'ai  pas  voulu  lui  remettre  la  lettre.  Maurice  es1  venu  el  j'-  ne  l'ai 
chargé  d'aucune  missive  pour  vous.  I  >'où  vient  cela?  Par  la  même  raison 
qui  m'a  rendu  muet  jusqu'ici,  je  ne  puis  vous  expliquer  mon  mutisme. 
Il  me  faudrait  trop  de  pages  pour  cela  Je  meurs  accable  de  difficultés 
misérables... (1).  J'ai  l'ait  encore  un  efforl  :  je  ne  sais  s'il  réussira  -le 
me  i;ii*  éditeur  de  petits  livres,  .le  vous  envoie  le  premier.  Puisse-t-il 
VOUS  plaire!  .le  vous  envoie  aussi  une  lettre  du  jeune  Désaxes. 

(La  lettre  se  termine  par  la  prière  d'aider  ce  jeune  homme 
ou  plutôt  de  l'encourager  à  l'aire  son  droit,  par  l'annonce  du 
départ  de  Mme  Marliani  pour  la  Normandie  et  par  des  saluts 
habituels  à  Chopin  et  à  Maurice.) 

Trois  jours  plus  tard,  le  8  septembre  1841,  Leroux  écrit  encore 
à  Mme  Sand  : 

J'ai  remis  il  y  a  trois  jours  à  un  voyageur,  qui  va  dans  vos  régions 
visiter  un  de  ses  amis  et  qui  doit  vous  être  présenté  par  cet  ami,  une 
lettre  et  un  petit  volume  pour  vous.  Ce  voyageur  est  un  poète,  dont 
vous  avez  déjà  lu  des  vers,  M.  de  Laprade... 

Craignant  que  M.  de  Laprade  n'eût  pas  été  faire  sa  visite  à 
Nohant  dès  son  arrivée  et  que  par  conséquent  Mme  Sand  ne 
reçût  pas  le  petit  livre,  dont  les  journaux  parlaient  déjà,  Leroux 
le  lui  envoya  par  la  poste  afin  que  ce  retard  ne  la  fâchât  point 
après  un  si  long  silence  : 

Ma  peur  vous  coûtera  le  port  de  ce  paquet.  Ayez  donc  la  bonté  de  le 
faire  retirer  au  bureau  de  la  Châtre,  s'il  ne  vous  est  pas  envoyé.  Quant 
aux  livres,  vous  en  ferez  ce  que  vous  voudrez  ou  ce  que  vous  pourrez. 
J'imagine  pourtant  qu'il  pourrait  être  bon  de  les  faire  lire  aux  femmes. 
Je  commence  parfois  à  être  de  l'avis  de  notre  amie,  Mme  Marliani, 
que  le  salut  du  monde  ne  peut  se  faire  que  par  les  femmes.  Vous  verrez 

(1)  Des  points...  dans  la  lettre  autographe. 


264  GEORGE    SAND 

dans  le  petit  livre,  si  vous  daignez  le  lire,  que  je  fais  grand  cas  de  sainte 
Thérèse. 

Adieu,  amie,  amie  pour  toujours.  Je  vous  écris  au  milieu  de  l'en- 
nui de  faire  vendre  moi-même  cet  avorton  de  livre  et  aussi  ennuyé 
du  métier  d'éditeur  que  de  celui  de  l'auteur.  Je  présente  mes  amitiés 
à  Chopin,  à  Maurice  et  à  3111e  Solange. 

P.  Leroux. 

Au  verso  : 

Madame  George  Sand, 
à  Nouant  près  La  Châtre  (Indre). 

Enfin  il  lui  écrit,  toujours  à  propos  du  «  petit  livre  »,  les  lignes 
que  voici  : 

Chère  aime,  encore  une  lettre  !  Vous  allez  dire  que  je  deviens  subi- 
tement bien  épistolier.  J'ai  envoyé  au  docteur  Cauvière  à  Marseille 
vingt-cinq  exemplaires  de  mon  petit  livre.  Pouvez-vous  vous  charger 
de  lui  écrire  à  ma  place?  Votre  recommandation  serait  plus  puissante 
que  la  mienne.  Il  s'agirait  de  lui  dire  de  faire  un  peu  de  propagande,  de 
parler  à  ses  amis,  et,  au  besoin,  de  placer  ces  exemplaires  chez  un 
libraire.  Je  joins  une  petite  note  de  librairie  que  vous  lui  transmet- 
triez. Vous  m'avez  dit  dans  le  temps,  chère  amie,  que  vous  aviez  rem- 
pli ma  dette  envers  M.  Cauvière.  Vous  coûterait-il  de  lui  dire  que  s'il 
regarde  le  placement  par  lui-  de  ces  vingt-cinq  exemplaires,  tant  pour 
le  premier  Discours  que  pour  les  autres,  comme  certain,  il  me  rendrait 
service  en  m'avaneant  dès  à  présent  deux  cents  francs,  qui  ne  lui  ren- 
treront que  successivement  par  la  vente  de  ces  exemplaires. 

J'ai  entrepris  cette  publication  étant  dans  une  grande  détresse  et 
puisque  vous  avez,  vous,  amie,  payé  ma  dette  antérieure,  j'ai  le  droit 
de  demander  au  docteur,  qui  est  riche  et  qui  approuve  mes  efforts, 
un  petit  sacrifice  de  ce  genre.  Voilà,  du  moins,  ce  que  me  dit,  et  du 
docteur  et  de  bien  d'autres,  ma  conscience.  Mais  l'esprit  des  hommes 
est  aujourd'hui  tellement  aveuglé  sur  l'échange,  et  la  valeur  maté- 
rielle a  tellement  pris  l'empire  sur  eux,  que  déjà  bien  des  fois  je  suis 
rentré  avec  effroi  en  moi-même,  et  craignant  de  m' avilir  à  leurs  yeux 
et  de  perdre  mon  indépendance,  j'ai  résolu  de  vivre  comme  eux  par 
l'échange  matériel,  par  la  propriété  comme  ils  l'entendent. 

Vous  jugerez,  amie,  de  la  convenance  de  ce  que  je  vous  demande 
aujourd'hui  pour  le  docteur.  Je  vous  ai  déjà  dit  qu'il  n'y  a  que  vous 
à  qui  faire  des  aveux  comme  celui  que  je  viens  de  faire  ne  me  coûte 
pas.  Vraiment  tous  les  autres,  même  les  plus  avancés  en  apparence, 
ne  comprennent  rien  à  la  question  du  siècle.  Ils  voient  tout  comme  des 


GEORGE   S  AND 

bourgeois  ;  ils  mettent  l'honneur  à  être  riohes;  il-  ne  oonçoivenl  rien 
.-m  delà!...  0  chère  amie!  oette  question  «le  la  pauvreté  qui  t'ait  que 
tant  de  gens  sont  pleins  de  dédain  el  presque  de  mépris  pour  moi, 
est  bien  plus  grave  que  vous  ne  le  pensez.  Vous  m'avez  écrit  avec 
votre  cœur  de  belles  choses  là-dessus:  maie  voua  regardez  comme 
futiles  mes  préoccupations  à  oe1  égard,  et  vous  avez  tort.  Le  pro- 
blème tOUt  entier  est  là,  dans  la  richesse,  dans  l'échange  matériel, 
dans  la  vah  W  dvs  choses  ! 

J'ai  aujourd'hui  le  cœur  un  peu  plus  ulcéré  que  d'habitude.  Dois- 

je  vous  dire  pourquoi?..*. 

La  fin  de  cette  lettre,  citée  plus  haut,  se  rapporte  à  L'abbé 
de  Lamennais  et  à  son  jugement  prétendu  OU  réel  sur  le  a  petit 
livre  »,  sur  tous  les  écrits  de  Leroux  en  général,  et  sur 
Mines  Sand,  Marliani  et  d' Agonit,  en  un  mot  à  ce  potin  (pie 
Leroux  trouva  nécessaire  de  redire  à  George  Sand.  Cette 
première  moitié  de  lettre  confirme  notre  assertion  que  la  lettre 
de  George  Sand,  imprimée  dans  la  Correspondance  à  la  date  de 
«  février  1841  »  en  réponse  à  une  lettre  de  l'abbé  sur  ce  même 
potin,  se  rapporte  bien  réellement  à  l'automne  de  cette  année. 

Donc,  au  moment  où  Mme  Sand  se  trouvait  embarrassée  de 
placer  son  Horace,  Leroux  était  dans  une  gêne  pécuniaire 
inextricable  ;  il  courait  le  risque  de  rester  sans  gagne-pain,  dans 
l'impossibilité  de  poursuivre  sa  prédication  sociale.  Mme  Sand 
lui  vint  alors  en  aide  doublement.  Déjà  à  Nohant,  aux  vacances 
d'automne,  Louis  Viardot  avait  communiqué  à  Mme  Sand  le 
projet  qu'ils  avaient  formé,  lui  et  Leroux,  de  fonder  une  revue. 
Les  amis  se  décidèrent  à  entreprendre  cette  affaire  sans  plus 
tarder,  et  George  Sand  s'associa  à  eux,  leur  promettant  de  les 
soutenir,  et  leur  proposa  le  titre  de  la  Revue  indépendante.  Elle 
fut  donc  la  véritable  marraine  de  la  jeune  revue,  —  les  lettres 
suivantes  de  Leroux  et  de  Viardot  Louis  le  prouvent  : 

Madame  George  Sand. 

A  Nohant,  près  la  Châtre  (Indre). 
Vendredi,  15  octobre  1841. 

Chère  amie,  je  vous  écris  un  mot  à  la  hâte.  Je  viens  d'achever  la 
lecture  d'Horace  et  j'en  suis  ravi,  très  ravi.  S'il  y  a  des  corrections 


266  GEORGE    SAND 

à  faire,  je  n'en  sais  rien.  Quand  on  vient  de  lire,  on  ne  saurait  penser 
à  cela.  Vous  me  direz  que  Buloz  y  pensait  bien.  Je  crois  qu'il  y  pen- 
sait avant  d'avoir  lu,  par  pressentiment  et  magnétisme.  A  propos 
de  lui,  votre  titre  :  la  Revue  indépendante,  est  admirable.  Tous  ceux 
à  qui  nous  en  avons  parlé  font  chorus  avec  nous.  Je  savais  bien  que 
c'était  vous  qui  seriez  la  marraine.  Maintenant  il  faut  vaincre  ou 
mourir.  J'ai  donné  à  composer  la  première  section  du  premier  volume 
cY  Horace,  telle  que  vous  l'aviez  déterminée.  Nous  vous  enverrons  de 
nouveau  les  épreuves,  si  vous  voulez  vous  donner  encore  la  peine  de 
les  relire,  ou  de  nous  les  faire  lire,  si  vos  yeux  sont  toujours  un  peu 
malades.  Pourquoi  donc  des  maladies  :  il  faut  les  exorciser  toutes. 
Ce  que  vous  m'écrivez  de  vos  ennuis  et  chagrins  m'afflige,  mais  ne 
m'étonne  pas.  Les  hommes  ne  sont  pas  méchants  naturellement, 
mais  ils  frisent  la  méchanceté,  et  leur  pauvreté,  fruit  de  leur  mau- 
vaise organisation,  résultat  elle-même  de  leur  ignorance  et  de  leur 
imperfection,  les  rend  décidément  méchants.  Faites  ce  que  vous 
dites  pour  vous  venger  de  tous  ces  tracas.  Vengez-vous  sur  M.  de 
Montesquieu.  Il  est  encore  peu  connu  ;  j'entends  sa  vie,  sa  personne, 
son  vrai  caractère.  Mais  est-ce  que  vous  n" allez  pas  bientôt  revenir? 
Vous  nous  avez  dit  à  la  fin  du  mois.  Il  me  semble  que  la  fin  du  mois 
ne  viendra  jamais.  Venez  cimenter,  affermir,  perfectionner  ce  que 
nous  avons  ébauché,  Viardot  et  moi  :  la  Revue  indépendante. 

J'avais  oublié  de  vous  dire  que  j'ai  reçu  le  bon  sur  la  poste  que 
vous  m'avez  envoyé  et  un  bon  de  la  somme  que  vous  aviez  demandée 
à  notre  excellent  docteur  Cauvière  pour  l'envoi  de  mes  petits  livres. 
Adieu,  je  vous  écris  au  bureau  de  la  Revue  indépendante,  au  milieu 
des  causeries  de  dix  bavards. 

Louis  Viardot  s'exprime  en  des  termes  presque  identiques  : 

Samedi,  16  octobre  1841. 
Chère  madame  Sand, 

Vous  êtes  décidément  la  marraine  de  notre  revue,  qui  s'appelle 
Indépendante:  l'imprimeur  a  fait  sa  déclaration  aujourd'hui  pour 
qu'on  ne  vienne  pas  encore  nous  voler  ce  nom.  Combien  je  m'ap- 
plaudis de  vous  avoir  consultée  sur  ce  point.  Leroux  a  dû  vous  écrire 
toutes  les  raisons  qui  nous  faisaient  revue  mensuelle,  mais  cette  forme 
n'est  que  provisoire  et  seulement  pour  la  fin  de  Tannée,  pour  les 
numéros  des  1er  novembre  et  1er  décembre.  A  dater  de  janvier,  nous 
paraîtrons  par  quinzaine  comme  les  autres,  c'est  ce  que  nous  annon- 
çons dès  aujourd'hui  dans  nos  conditions  d'abonnement.  Au  reste, 
ces  questions  seront  traitées  et  résolues  avec  vous,  parce  que  vous 


GEORGE   SAND  367 

mm    revenez  bientôt  Nous  serons  prêt*  le  l".  Tâchez,  oh I  tâchez 

(relie  ici. 

\  \  «m    de  cœur. 

\  1  ibdot. 

Amitiés  el  compliments  à  Chopin  :  Maurice  doil  être  en  route. 


|);ms  s,-i  lettre  de  sameâ  23  (octobre  L841)  Le  même  corres- 
pondanl  écril  à  Mme  Sand  : 

Chère  madame  Sand.  j'ai  bien  tardé  cette  fois  à  vous  écrire...  Mais 
voilà  qu'à  onze  heures  et  demie  je  reçois  avec  un  mot  de  M.  Falempiri 
la  petite  dédicace  à  Charles  Duvemet,  je  puis  donc  vous  annoncer  que 
Falempin  a  réussi  dans  cette  petite  négociation  dont  lui  seul  aujour- 
d'hui pourrai  1  être  chargé.  Il  me  dit  aussi  qu'il  viendra  me  montrer 
le  rapporl  dans  l'affaire  Buloz,  dont  il  fait  tirer  copie,-—  rien  de  plus... 

...  La  Revue  marche.  On  imprime  à  force  el  nous  paraîtrons  du 
l01  au  5.  Les  annonces  vont  commencer  demain  dans  les  journaux 
et  les  abonnements  commencent.  Ne  gardez  plus  le  secret  mainte- 
nant et  faites  au  contraire  l'article,  vous  et  vos  amis,  de  manière  à 
nous  assurer  la  matière  abonnable  du  Bercy  et  des  environs.  Soyez 
tranquille  pour  vos  épreuves.  Je  ne  dis  plus  adieu,  mais  au  revoir. 

Tout  à  vous, 

VlARDOT. 

Amitiés  au  bon  Chopin,  à  Maurice,  etc. 

La  Revue  nouvellement  éclose  attira  d'emblée  l'attention  géné- 
rale autant  par  l'éclat  des  noms  brillants  de  ses  collaborateurs 
et  de  ses  rédacteurs  que  par  Vair  de  nouveauté  qui  y  souffla  dès 
les  premiers  numéros  (1). 

Dans  les  premières  livraisons  de  la  Revue  indépendante  nous 
trouvons  immédiatement  toute  une  série  d' œuvres  de  George 
Sand,  qui  certes  n'auraient  pas  été  à  leur  place  dans  la  revue 
de  Buloz,  confite  en  bienséances.  C'est  ainsi  que  dans  le  nu- 
méro 1  parut  l'article  Sur  les  poètes  populaires  et  Horace,  dans 
jes  numéros  2  et  3,  la  suite  d'Horace  et  l'article  sur  Lamartine 

(1)  Telle  fut  l'impression  et  l'expression  du  critique  russe  Annenkow,  qui 
séjournait  alors  à  Paris  et  envoyait  des  Lettres  parisiennes  à  une  revue  russe. 
(V.  Annenkow  et  ses  amis.  Saint-Pétersbourg,  1892.  Souvorine,  in-8°,  p.  186  ; 
lettre  du  29  novembre  1841.) 


266  GEORGE    SAND 

utopiste,  dans  le  numéro  3,  les  Dialogues  sur  la  poésie  des  pro- 
létaires. Puis,  en  l'espace  d'un  peu  plus  de  deux  ans,  —  de  no- 
vembre 1841  à  mars  1844,  —  y  parurent  :  au  printemps  de  1842, 
simultanément,  avec  la  fin  d'Horace,  le  commencement  de  Con- 
suélo  qui  dura  jusqu'au  mois  de  mars  de  1843,  puis  la  Préface 
des  Œuvres  complètes  de  George  S  and  (écrite  pour  l'édition  de 
Perrotin;  cette  préface  est  comme  une  profession  de  foi);  puis 
les  articles  sur  Kourroglon,  sur  la  Dernière  publication  de 
M.  de  Lamennais;  Jean  ZisJca,  Procope  le  Grand,  la  Comtesse 
de  Rudolstadt,  l'article  à  propos  de  Fanchette,  la  Lettre  à 
Lamartine,  les  articles  sur  les  Adieux  de  de  Latouche,  Sur  la 
littérature  slave  (à  propos  des  leçons  de  Mickiewicz  au  Collège 
de  France)  et  le  roman  d'Isidora. 

On  voit  par  les  lettres  de  Leroux  à  Mme  Sand  que  Viardot 
avait  encore  demandé  à  George  Sand  de  faire  pour  le  premier 
numéro  de  la  revue  un  article  de  critique  d'art  et  attendait 
d'elle  quelques  pages  sur  le  Salon,  mais  cet  article  paraît  ne 
point  avoir  été  écrit  (1). 

Ni  George  Sand  ni  Leroux  ne  ménageaient  rien,  afin  de  donner 
de  l'éclat  à  leur  jeune  revue.  Leroux  écrit  à  ce  propos  à  Mme  Sand  : 

Madame  George  Sand,  rue  Pigaïïe,  n°  16. 

Chère  amie,  ayez  la  complaisance  de  lire  vos  épreuves  de  Cmt- 
suelo.  Nous  avons  pensé,  Viardot  et  moi,  qu'il  fallait  frapper  un  grand 
coup.  Nous  prodiguons  toutes  nos  richesses  :  Horace,  Consuelo:  je 
crois  que  vous  n'avez  pas  fait  encore  la  suite  du  Dialogue.  Ce  serait 
donc  pour  l'autre  livraison,  avec  la  fin  d'Horace;  et  dans  la  suivante 
la  suite  de  Consuelo.  Tout  cela  nous  paraît  bien  ;  si  vous  n'êtes  pas 
d'un  autre  avis,  lisez  vos  épreuves  que  je  vous  envoie. 

Votre  ami, 

P.  Leroux. 

(1)  A  la  fin  de  deux  lettres  inédites,  Leroux  y  revient  par  deux  fois  : 
«  Viardot  me  dit  que  vous  allez  écrire  quelques  pages  sur  le  Salon.  Nous 
aurons  donc  un  numéro  magnifique  »,  lui  écrit-il  sur  une  feuille  aux  blancs 
de  la  Revue,  en  lui  envoyant  les  épreuves  des  vers  de  Savinien  Lapointe, 
qui  devaient  paraître  dans  le  n°l.  Quelques  jours  plus  tard,  il  lui  écrit  encore  : 
«  Quant  à  l'article  du  Salon,  si  vous  pouvez  chercher  encore  et  mettre 
la  main  dessus,  ce  sera  bien  ;  sinon,  remettez  au  mois  prochain...  » 


GEORG I     S  AND 

Ksi-il  nécessaire  que  je  di  e  de  amitiés  à  mon  iew  Chopin,  à  Mau- 
rice, ;'i  1 1  »  1 1  s  ? 

Mine  Sand,  de  son  côté,  ne  négligeait  rien  poux  faire, 
selon  Le  désir  de  Bes  corédacteurs,  la  réclame  de  la  revue 
parmi  ses  amis  el  ses  connaissances;  elle  se  donnail  toutes  les 
peines  du  monde  pour  répandre  les  doctrines  «le  Leroux,  ne  re- 
gardait, en  sa  suprême  modestie,  ses  propres  (envies  que  comme 

1111  appftl   vain  et   inutile,  ne  servant   qu'à  attirer  la    Foule. 

Elle  s'exprime  en  ces  termes  dans  sa  lettre  médite  à  Boucoiran 
du  6  novembre  L841  : 

cher  Boucoiran,  voilà  une  nouvelle  revue  qui  va  vous  tomber  comme 
une  bombe.  Prenez-en  connaissance  et  vous  ne  direz  plus,  en  lisant 
les  admirables  déductions  de  Leroux,  que  vous  ne  partagez  pas  toutes 
ses  idées  sur  l'avenir  des  sociétés.  Vous  les  partagez,  mon  ami.  je  le 
sais,  moi  qui  vous  connais  tous  les  deux.  Si  vous  croyez  le  contraire, 
c'est  que  vous  ne  l'avez  pas  encore  lu  assez  ;  je  crois  que  désormais 
il  s'explique  très  clairement  et  que  votre  cœur  ne  résistera  plus  à  ce 
qui  est  pour  vous  comme  pour  moi  l'expression  de  nos  désirs  et  de 
nos  aspirations  incessantes. 

Je  vous  fais  envoyer  le  premier  numéro  de  la  Revue  indépendante. 
Aidez-nous,  faites-nous  venir  des  abonnés.  Répandez-nous  le  plus 
possible.  Nous  comptons  sur  vous.  Leroux  vous  remercie  de  votre 
zèle  pour  son  petit  livre  que  vous  trouverez  reproduit  avec  le  deuxième 
Discours  dans  notre  Revue.  Je  lui  ai  payé  vos  douze  exemplaires. 

Un  peu  plus  tard  Mme  Sand  écrit  à  un  vieil  ami,  M.  Théo- 
dore de  Seynes,  dont  Liszt  et  Mme  d' Agonit  lui  avaient  fait 
faire  la  connaissance  à  Lyon,  en  1836,  et  qu'elle  avait  revu  dans 
cette  même  ville  en  revenant  de  Majorque  en  1839.  (Cette  lettre 
est  aussi  inédite)  : 

Paris,  23  décembre  1841. 

Cher  gentilhomme,  d'abord  dites  à  Mme  Montgolfier  que  je  ne 
comprends  pas  bien  sa  lettre,  elle  n'est  pas  assez  explicite... 

...  Je  vous  remercie  d'avoir  pris  un  abonnement  ;  aidez-nous  à  en 
avoir  tant  que  vous  pourrez.  Je  vous  dis  cela,  sans  façon  et  sans 
embarras,  car  je  ne  suis  pour  rien  dans  l'administration  pécuniaire 
de  cette  revue  et  ma  bourse  n'a  rien  à  y  gagner  ni  à  y  perdre.  J'y 


27o  GEORGE    SAND 

suis  rédacteur,  voilà  tout.  Ma  part  de  direction,  ainsi  que  celle  de 
Leroux,  porte  sur  le  côté  intellectuel  et  moral,  mais  comme  c'est  enfin 
une  revue  créée  par  notre  sentiment  et  notre  jugement  des  choses, 
nous  désirons  son  succès  comme  nous  désirons  celui  de  nos  idées. 
Notre  troisième  associé,  bien  qu'intéressé  matériellement  à  l'affaire, 
est  aussi  désintéressé  par  noblesse  de  cœur  que  nous  le  sommes  par 
position.  Je  vous  assure  que  nous  sommes  trois  braves  gens,  nous 
entendant  sur  tous  les  points  comme  si  nous  ne  faisions  qu'un  et  je 
ne  sais  pas  si  dans  toute  la  presse  on  peut  citer  un  pareil  phénomène. 
Je  crois  donc  que  nous  ferons  quelque  chose  de  consciencieux  et  de 
sérieux  qui  ne  sera  pas  sans  fruit.  Mes  romans  n'y  seront  que  l'en- 
seigne pour  attirer  les  badauds,  je  les  ferai  de  mon  mieux  pour  attirer 
le  plus  de  badauds  que  nous  pourrons,  ces  badauds  feront  aller  la 
machine,  et  le  fond  de  l'œuvre,  qui  est  de  parler  sans  entraves  et  sans 
voile  aux  âmes  sympathiques,  s'accomplira,  si  Dieu  le  permet.  Jus- 
qu'ici la  machine  fonctionne  bien  et  les  abonnés  viennent  en  foule. 
11  faut  le  dire,  parce  que  la  rivière  attire  toutes  les  eaux.  Ainsi  faites 
V article  pour  nous  et  résignez-vous  à  donner  l'élan  à  ces  badauds  par 
votre  exemple.  Je  sens  que  vous  aimerez  de  plus  en  plus  les  travaux 
de  Leroux.  Us  m'ont  pris  le  cœur  et  l'esprit  depuis  bien  des  années 
et  je  souhaite  à  mes  meilleurs  amis  tout  le  bien  qu'ils  m'ont  fait,  tout 
le  calme  qu'ils  m'ont  donné,  toute  l'ardeur  et  toute  l'espérance  dont 
ils  m'ont  rempli  après  une  jeunesse  de  doutes,  de  souffrances  sans 
but  et  sans  clarté,  que  je  ne  voudrais  pas  recommencer  pour  tout  au 
monde. 

Soyez  heureux  de  toutes  façons,  cher  ami,  et  bénie  soit  la  femme 
qui  vous  empêchera,  vous  aussi,  de  regretter  les  années  écoulées.  Ne 
nous  verrons-nous  pas  un  peu  à  Paris  cet  hiver?  Tâchez-y  et,  en  atten- 
dant, ne  nous  oubliez  pas.  Chopin  vous  serre  la  main.  Lui  et  moi  sommes 
occupés  à  n'avoir  presque  pas  le  temps  de  nous  voir,  bien  que  nous 
demeurions  sinon  sous  le  même  toit,  du  moins  à  mur  mitoyen.  H 
donne  des  leçons  tout  le  jour,  moi  je  barbouille  du  papier  toute  la 
nuit.  Mais  si  vous  venez,  nous  mangerons  notre  soupe  avec  vous  et 
vous  verrez  un  intérieur  tout  à  fait  stoïque  à  présent... 

Nous  ne  reviendrons  plus  à  l'interminable  lettre  à  Duvernet 
que  nous  avons  déjà  citée  à  deux  reprises  et  qui  eut  pour  but 
direct  de  gagner  à  la  cause  de  Leroux  cet  ami  d'enfance,  quoique 
George  Sand  déclarât  à  la  fin  de  cette  lettre  : 

Si  la  Revue  t'embête,  en  fin  de  compte,  ne  va  pas  croire  que  je  trouve 
mauvais  que  tu  la  lâches.  Nous  avons  des  abonnés  et  nous  n'impo- 
sons rien,  même  à  nos  meilleurs  amis. 


GEORGE   s  A  NI) 

l>;uis  les  toutes  (Innirrcs  lignes  de  oette  lettre,  nom  trou 
une  nouvelle  preuve  il»'  m  parfaite  modestie  littéraire  : 

Tu  ut1  m";is  |i;i>  dit  mi  mol  d'Horace.  Pour  cela,  je  te  permets  de 
h Cn  penser  de  bien  ni  aujourd'hui,  ni  jamai  .  Tu  sait  que  je  ue  tiens 
mon  génù  littéraire.  Si  tu  n'aimes  pas  os  roman,  il  faul  ne  pas 
te  gêner  de  me  le  dire.  Je  voudrais  te  dédier  quelque  chose  qui  te 
plut  el  je  reporterais  la  dédicace  au  produil  d'une  meilleure  inspira- 
tion. 

On  voit  que  Duvernel  avail  tardé  à  écrire  à  George  Sand 
son  opinion  but  ce  roman,  mais  un  autre  de  ses  amis,  Emma- 
nuel Ârago,  B'empressa  de  lui  écrire  la  très  curieuse  lettre  que 
voici  : 

(Sans  date  ni  adresse.) 
Ma  chère  amie, 

Tu  as  bien  fait  de  penser  que  je  n"ai  pas  pu  me  reconnaître,  dans 
ton  dernier  roman,  dans  le  personnage  d'Horace.  Je  n'ai  pas  eu,  tu 
dois  le  croire,  la  moindre  idée  de  cette  nature  en  lisant  la  Revue  indé- 
I"  ridante;  et  si  l'on  a  répandu  à  ce  sujet  quelques  méchants  propos, 
j'y  suis,  pour  ce  qui  nie  concerne,  tout  à  fait  étranger. 

Plusieurs  personnes,  il  est  vrai,  m'ont  dit,  avant  que  j'aie  ouvert 
ton  livre  :  «  Horace,  c'est  vous  ;  et  cet  Horace  est  un  homme  dont  on 
se  moque.  »  A  celles-là  j'ai  répondu  :  «  Je  n'ai  pas  lu  le  roman,  mais 
j'affirme  que  vous  vous  trompez  ;  vous  avez  cru  me  reconnaître  là 
où  l'auteur  n'a  pas  voulu  me  peindre  ;  si  donc  j'étais  assez  petit  pour 
trouver  dans  cette  affaire  matière  à  se  fâcher,  ce  serait  contre  vous, 
non  contre  lui.  »  A  ceux  qui  m'ont  tenu  le  même  langage  depuis  que, 
pai\la  lecture  de  ton  œuvre,  j'ai  ajouté  la  certitude  matérielle  à  la 
conviction  morale,  je  n'ai  pas  répondu  du  tout;  je  leur  ai  ri  au  nez, 
je  me  suis  amusé  de  leur  badauderie  et  de  leur  béotisme. 

Et  tu  me  connais  assez  bien,  n'est-ce  pas,  pour  avoir  été  persuadée, 
avant  cette  explication,  qu'on  ne  t'avait  pas  rapporté  autre  chose 
que  de  misérables  cancans  ;  et  je  te  connais  assez,  moi,  pour  ne  jamais 
te  croire  capable  dune  action  peu  digne,  —  non,  ce  n'est  pas  vaine- 
ment qu'on  a  vécu  ensemble  et  dans  l'intimité  la  plus  vraie  pendant 
de  longues  années,  ce  n'est  pas  vainement,  lorsqu'on  a  du  cœur  et  de 
l'intelligence,  qu'on  s'est  voué  réciproquement  et  pour  toute  la  vie 
une  affection  fraternelle. 

Rappelle-toi  ce  que  nous  nous  sommes  dit  un  soir  dans  la  mansarde 


2J2 


GEORGE    SAN'D 


bleue  :  «  Quoi  qu'il  arrive  maintenant,  et  quelque  événement  qui 
vienne  nous  séparer,  nous  serons  sacrés  l'un  pour  l'autre.  » 

Je  n'ai  pas  oublié  cette  parole,  et  je  suis  assuré  que  tu  t'en  souviens 
comme  moi. 

Répondrai-je  à  présent  aux  reproches  que  tu  m'adresses  sur  notre 
séparation?  Non,  j'aime  mieux  me  taire  ;  il  est  des  choses  qui  se  com- 
prennent et  ne  s'expliquent  pas,  des  faiblesses,  des  torts,  dont  on 
s'absout  soi-même  si  l'on  interroge  son  cœur  et  dont  l'on  ne  peut  pas 
se  défendre. 

Embrasse  pour  moi  tes  enfants,  serre  la  main  à  mes  amis. 

Emmanuel. 

Cette  lettre,  outre  qu'elle  témoigne  du  caractère  sympathique 
et  franc  de  son  auteur,  est  d'autant  plus  intéressante  qu'il 
appert  de  la  correspondance  de  Mme  Sand  avec  Etienne 
Arago,  oncle  d'Emmanuel,  avec  différentes  autres  personnes  et 
même  avec  Emmanuel  lui-même,  qu'effectivement  on  semble 
avoir  reconnu  en  lui  certains  traits  peu  sympathiques  dont 
George  Sand  avait  doté  son  Horace  :  futilité,  légèreté,  égoïsme, 
vanité,  amour  de  la  pose  et  indifférence  intime  pour  les  graves 
intérêts  sociaux,  déguisée  sous  de  grandes  phrases  libérales. 

Parlons  à  présent  du  roman  même. 

Horace  est  un  homme  très  bien  doué  ;  il  peut  devenu'  un  écri- 
vain hors  ligne,  un  excellent  homme  de  loi,  un  brillant  orateur 
politique  ;  il  a  beaucoup  d'esprit,  il  est  sensible  à  tout  ce  qui 
est  bon,  comprend  tout  ce  qui  est  grand  et  beau,  il  a  de  l'ima- 
gination, de  l'éloquence,  il  est  capable  d'enthousiasme  et  d'en- 
thousiasmer ses  auditeurs,  mais...  mais...  il  y  a  en  lui  tant  de 
ces  mais,  qu'ils  forment  un  seul  mais  énorme,  appelé  la  'per- 
sonnalité; toutes  ses  capacités  et  toutes  ses  qualités  sont  pa- 
ralysées par  l'égoïsme,  la  vanité,  l' amour-propre,  l'adoration 
même  de  sa  propre  personne.  Aussi  Horace  ne  devient  qu'un 
beau  parleur,  un  enthousiaste  à  froid,  un  de  ces  hommes  de  rien 
si  fréquents  parmi  les  intrus  de  l'élite  intellectuelle.  La  société 
européenne  fourmille  de  cette  espèce,  depuis  la  grande  Révolu- 
tion qui  a  tout  bouleversé,  tout  embrouillé.  Horace  est  le  fils 
d'un   petit   bourgeois  de  province.  C'est  grâce  à  de  suprêmes 


GEORG  l'.   s  A  N  l  » 

orifices,  aux  économies  dé  sa  femme,  une  ancienne  paysanne, 
que  li-  père  fournil  à  son  tii-  le  moyens  d'aller  terminer  son 
éducation  el  de  faire  son  droit  à  Paris.  Ses  pauvres  parents 
se  privent  de  tout,  espérant  que  dans  peu  d'années  leur  cher 
fils  sim.i  un  homme  arrivé;  et  le  <hcr  lils  laisse  filer  les 
années,  toujours  sur  le  point  de  devenir  quelque  chose,  de 
choisir  une  carrière  qui  lui  convienne,  en  oritiquanl  tontes 
celles  (|iii  se  présentent,  et...  ne  Eaisanl  rien!  Il  ;i  de  si 
sublimes  aspirations  et  des  rêves  si  grandioses  que  ni  le 
barreau  ni  la  médecine  m'  peuvent  le  satisfaire.  La  carrière 
politique  lui  semble  également  indigne  d'un  être  tel  que  lui. 
Jl  aurait  peut-être  consenti  à  devenir  homme  de  lettre-  e1 
il  »  ébauche  »  une  dizaine  de  romans,  de  drames  et  de  nou- 
velles, mais  quand  il  s'agit  de  les  écrire,  il  se  borne  à  ins- 
crire au  haut  de  Feuillets  tout  blancs  :  «  Chapitre  premier  »  ou 
«  acte  premier  »  (1).  Le  labeur,  le  dévouement  entier  à,  n'im- 
porte quelle  œuvre  -  à  Fart,  à  la  science  —  lui  sont  choses 
impossibles.  Il  passe  son  temps  en  débats  interminables,  en  péro- 
rant dans  tous  les  calés  du  Quartier  où  il  charme  et  subjugue 
par  le  feu  de  son  éloquence,  par  sa  critique  acerbe  du  régime 
actuel  et  même  par  sa  figure  originale  et  attrayante  tous  les 
rapins,  ses  camarades,  qui  l'écoutent  avec  componction. 

A  son  âge  les  simples,  mortels,  habitants  du  Quartier  Latin, 
s'éprennent  non  seulement  de  sciences,  mais  aussi  de  Lisettes 
et  de  Musettes  et  se  mettent  en  d'honnêtes  et  illégitimes 
ménages  avec  ces  modestes  grisettes,  modistes  et  fleuristes.  C'est 
ainsi  que  l'étudiant  en  médecine,  Théophile  —  au  nom  duquel 
nous  parle  l'auteur  —  vit  en  une  union  vertueusement  illégale, 
avec  une  grisette  archi-vertueuse,  du  nom  d'Eugénie.  Mais  Horace 
méprise  de  si  vulgaires  amours  et  rêve  de  rencontrer  quelque 
beauté  idéale,  avec  laquelle  il  filerait  le  parfait  amour,  —  amour 
grrrandiose,  cela  s'entend. 


(1)  C'est  comme  une  légère  réminiscence  de  l'auteur  qui  se  souvient  que 
lorsque  Aurore  Dudevant  arriva  de  Nohant  avec  Indiana  parfaitement  prête 
pour  l'impression,  elle  vit,  à  son  grand  étonnement,  que  Jules  Sandeau 
n'avait  tracé,  en  son  absence,  qu'une  seule  ligne  :  Chapitre  premier... 


274  GEORGE    SAND 

H  ne  rencontre  qu'une  certaine  Mme  Poisson,  la  femme  d'un 
restaurateur,  qu'il  se  met  à  courtiser,  pour  la  belle  raison 
qu'elle  ne  fait  aucune  attention  aux  autres  étudiants. 

Mme  Poisson,  qui  s'appelle  Marthe,  n'est  point  la  femme  de 
Poisson,  mais  bien  une  pauvre  jeune  villageoise,  qu'il  a  sé- 
duite. Elle  est  aimée  en  silence  par  un  autre  ami  de  Théophile, 
Paul  Arsène,  surnommé  le  Mazzacio,  son  «  pays  »,  apprenti 
bijoutier  et  présentement  élève  de  l'atelier  Delacroix.  Pour 
pouvoir  soustraire  Marthe  à  son  avilissement,  Paul  Arsène,  la 
mort  dans  l'âme,  mais  avec  une  abnégation  suprême  et  iné- 
branlable, abandonne  ses  rêves  d'art  et  devient  d'abord  simple 
ouvrier,  puis  garçon  de  restaurant  chez  Poisson  ;  il  fait  venir 
de  la  campagne  ses  deux  sœurs,  prépare  la  fuite  de  Marthe,  la 
place  avec  ses  sœurs  chez  Eugénie,  puis  l'assiste  et  la  secourt 
à  son  insu,  grâce  à  cette  même  Eugénie. 

Horace  ignore  tout  cela  et  éprouve  un  mépris  profond  pour 
cet  homme  vil  qui  a  préféré  à  «  l'art  divin  »  le  «  honteux  mé- 
tier de  laquais  ».  En  même  temps,  jaloux  des  bons  rapports  qui 
existent  entre  lui  et  Marthe,  aiguillonné  par  l'amour-propre  et  la 
vanité,  il  se  met  à  courtiser  assidûment  cette  dernière  et  s'ef- 
force de  la  séduire,  de  l'éblouir  par  ses  discours. 

Marthe,  sous  son  extérieur  modeste,  cache  une  âme  sensible, 
des  aspirations  vagues  vers  tout  ce  qui  est  beau,  une  nature 
artiste  qui  n'a  pas  encore  eu  l'occasion  de  se  manifester  ;  n'ayant 
rien  vu  dans  sa  vie  de  vraiment  subbme,  en  étant  instinctive- 
ment avide,  elle  prend  toutes  les  belles  phrases  d'Horace 
pour  de  l'or  pur,  s'éprend  de  cet  égoïste  éloquent  et  devient 
sa  maîtresse,  son  esclave  soumise;  elle  se  plie  docilement  à 
toutes  les  exigences,  tous  les  caprices  et  toutes  les  bizarreries  de 
son  amour-propre  illimité.  Par  vanité  et  par  jalousie,  il  l'oblige 
même  à  rompre  avec  ses  meilleurs  amis,  à  tout  quitter  et  à 
vivre  avec  lui  ouvertement  et  même  à  ne  point  travailler  : 
son  orgueil  s'offusque  à  l'idée  que  Marthe  gagne  sa  vie  l'ai- 
guille à  la  main  comme  la  première  modiste  venue  ;  il  lui  dé- 
fend même  de  raccommoder  leurs  vêtements,  trouvant  que 
c'est  trivial,  peu   poétique.   Mais,   ne  faisant  rien,   il  mange 


GEORGE  SAND  275 

tout  ce  qu'il  possédait  et  tomba  dans  la  misère.  Cela  amène 
des  querelles  ci  des  disputes  entre  les  <l«-ux  amants.  Lotu 
position  Leur  pèse  d'autant  plus,  que  ae  faisant  rien  <lu  matin 
nu  soir,  ils  ne  peuvent  ni  espérer  un  avenir  meilleur  ni  B'aider 
d'aucune  façon.  Marthe  reprend  toutefois  son  ancien  métier, 
car  bientôt  on  n'aura  plus  de  pain.  Horace  ne  peut  tolérer  la 
vue  de  Marthe  travaillant  II  en  était  ainsi  pour  Musset.  :  il 
ne  pouvait  s'habituer  à  voir  Mme  Sand  gagner  s;i  vie  en  écri- 
vant. L'ennui  el  le  désœuvrement  poussenl  Horace  à  chercher 

des  distractions  au  dehors.  Marthe  pleure  et  se  désole,  elle  l'attend 
des  journées  entières,  son  air  malheureux  le  met  hors  de  lui; 
le  tait  seul  qu'elle  Tait  attendu  lui  semble  —  tout  comme  à 
Musset  encore  — «  du  despotisme  et  une  atteinte  à  sa  liberté...  ». 
El  sur  ces  entrefaites  Marthe  devient  enceinte.  Horace  éclate 
de  colère,  alors  la  pauvre  femme  s'empresse  de  l'assurer  qu'elle 
s'est  trompée,  puis  un  beau  jour  elle  disparaît.  Tout  le  monde 
croit  qu'elle  s'est  suicidée.  Horace  se  désespère,  mais  comme 
il  entre  dans  son  cœur  plus  de  vanité  et  d'amour-propre  que 
de  véritable  amour,  il  se  console  bientôt...  par  sa  propre  élo- 
quence. Son  chagrin  s'épanche  en  paroles,  en  larmes,  en  excla- 
mations, en  tirades,  mais  il  se  borne  à  rechercher  Marthe  à  la 
Morgue,  où  ce  n'est  pas  même  lui,  mais  des  amis  fidèles  de 
Marthe  qui  entrent.  Puis,  très  vite,  il  oublie  aussi  bien  Marthe 
que  ses  remords  :  il  se  calme. 

Sur  ces  entrefaites,  le  choléra  se  déclare  à  Paris,  puis  l'émeute 
de  1832  se  prépare,  dont  l'un  des  chefs  fut  un  certain  Jean 
Laravinière,  «  le  président  des  bousingots  »  —  c'est  ainsi  qu'on 
appelait  alors  la  partie  tumultueuse  des  étudiants  ;  «  émeutiers 
et  bambocheurs  »,  ils  passaient  leur  temps  dans  les  théâtres, 
les  cafés  et  les  places  publiques  plus  que  dans  les  salles  d'études. 
Ce  Jean  Laravinière  —  un  vrai  type  inoubliable,  esquissé  par 
George  Sand  avec  un  humour  plein  de  sympathie  —  est  un 
bonhomme  magnifique.  Il  est  pauvre,  laid  comme  les  sept  pé- 
chés capitaux,  timide  avec  les  femmes,  parce  qu'il  adore  l'idéal 
et  que  son  cœur  est  facile  ;  mais,  craignant  la  moquerie,  il  pré- 
fère tout  blaguer,  rire  des  autres  et  de  lui-même,  tout  en  pour- 


276  GEORGE    SAND 

suivant  tout  doucement  «  sa  ligne  »  (qui  est  la  révolution),  en 
conspirant,  et  même  en  s'approvisionnant  d'armes  pour  l'insur- 
rection. Horace  tombe  chez  lui  au  moment  où  il  passe  en  revue 
son  magasin  d'armes,  —  ce  qui  sert  de  prétexte  plausible  à  Ho- 
race pour  se  répandre  en  sympathies  républicaines.  Laravinière 
qui  adore  secrètement  Marthe  et  qui,  vivant  dans  sa  maison, 
fut  témoin  de  toutes  ses  souffrances,  déteste  Horace,  mais,  naïf, 
il  croit  à  toute  parole  ardente  et,  sans  hésiter,  il  inscrit  Horace 
au  nombre  de  ses  futurs  compagnons  d'armes.  Cependant  dès 
que  l'odeur  de  la  poudre  se  fait  vraiment  sentir  et  que  l'ombre 
noire  des  événements  futurs  se  projette  dans  l'air,  subitement... 
Horace  prétend  que  sa  mère  est  malade  en  province,  et 
après  avoir  éloquemment  débattu  devant  Théophile  la  ques- 
tion de  l'opportunité  ou  de  la  non-opportunité  de  prendre  part 
à  des  actions  dont  la  suprême  justice  lui  semble  douteuse, 
Horace  va  rejoindre...  sa  maman  et  écrit  à  Laravinière  une 
lettre  où  il  lui  annonce  l'impossibilité  de  prendre  part  à  son  entre- 
prise. Surviennent  le  5  et  le  6  juin  1832.  L'émeute  se  termine  par 
les  répressions  sanglantes  ;  une  poignée  d'insurgés  résiste  jusqu'à 
la  dernière  extrémité  et  se  barricade  près  de  l'église  de  Saint- 
Morry,  mais  les  troupes  les  entourent,  et  tous  ceux  qui  ne  sont 
point  tués  ou  blessés  à  mort  tombent  entre  les  mains  du  pou- 
voir. Laravinière  est  atteint  par  plusieurs  balles  et  tombe  fou- 
droyé. Paul  Arsène,  auquel  rien  ne  sourit  plus  depuis  la  dispa- 
rition de  Marthe,  combat  à  ses  côtés  et  voudrait  mourir,  mais 
Laravinière,  en  voyant  que  tout  est  perdu,  ne  lui  permet  plus  de 
rester  parmi  les  combattants  et  lui  rappelle  que  peut-être  Marthe 
vivante  peut  avoir  besoin  de  son  aide.  Alors  Paul  Arsène  se 
jette  dans  la  première  porte  venue,  s'élance  au  grenier,  se  glisse 
d'un  toit  à  un  autre,  et,  tantôt  sautant,  tantôt  rampant  sur  les 
pentes  vermoulues,  parvient  ainsi  à  s'échapper  du  quartier  cerné 
par  les  troupes.  Enfin,  épuisé  par  la  fatigue  et  la  perte  de  son 
sang,  à  bout  d'espoir,  il  roule  contre  la  fenêtre  d'une  mansarde 
et  tombe  en  brisant  le  carreau  au  beau  milieu  d'une  petite 
chambre. 
Cette  page  du  roman,  concise  et  puissamment  écrite,  est,  mal- 


GEORGE    SA  NI) 


m 


on  air  fantastique,  si  pleine  de  réalité,  respire  tellemenl  la 
véracité,  qu'il  est  fort  probable  que  George  Sand  ne  l'inventa 
pas,  mais  la  transcrivit,  telle  qu'elle  lui  lut  contée  par  l'un  des 
étudiants  qui  la  Fréquentaient,  lorsqu'elle  vivait  avec  Bandeau 
dans  la  petite  mansarde  «lu  quai  Saint-Michel,  ou  |>;ir  quelque 

ouvrier    <|iii    avait    réellement    accompli    un    semblable    steeple- 

chose  terrible,  dans  ces  journées  non  moins  horribles  <  l  ). 

Cet  épisode  se  termine  toutefois  (rime  manière  déjà  parfai- 
tement »  littéraire  »,  voire  romantique.  Grâce  au  sort  et  à  l'au- 
teur, Paul  Arsène  casse  les  vitres  de  la  mansarde  mémo  où 
Marthe  vient  de  mettre  au  monde  son  enfant.  Elle  reconnaît 
cet  and  bien  véritablement  o  tombé  du  ciel  »  et  qu'elle  avait 
impitoyablement  oublié  à  cause  d'Horace;  elle  le  soigne  comme 
elle  peut,  n'osant  pas  appeler  un  médecin  (ceux-ci  dénonçaient 
alors  assez  souvent  leurs  clients  à  la  police),  elle  le  dérobe 
aux  recherches  de  cette  police  et  le  sauve  d'une  mort  certaine. 
Marthe  ne  s'abuse  plus  sur  le  compte  d'Horace,  elle  sait  appré- 
cier le  modeste  Arsène,  si  plein  de  tendresse  et  d'abnégation.  Lui, 
par  amour  pour  elle  et  par  un  sentiment  de  suprême  pitié,  se 
décide  à  adopter  l'enfant  d'Horace.  Pendant  quelque  temps,  les 
pauvres  jeunes  gens  souffrent  de  la  plus  noire  misère,  Paul 
Arsène  s'essaye  aux  métiers  les  plus  durs  :  il  tombe  enfin  par 
hasard  dans  un  petit  théâtre  de  banlieue.  Il  se  risque  sur  les 
planches  et  s'expose  à  un  échec  complet,  mais  il  utilise  son 
talent  de  dessinateur,  devient  costumier,  décorateur,  puis  reçoit 
une  place  de  caissier.  Marthe  entre  aussi  à  ce  théâtre  en  qualité 
de  couturière,  mais  elle  est  réellement  douée  d'un  grand  talent 
artistique  ;  elle  y  débute  avec  succès,  puis  on  l'engage  au  Gym- 
nase. Elle  a  trouvé  sa  vocation.  C'est  alors  qu'Horace  réapparaît 
sur  son  chemin. 

Il  n'a  point  perdu  son  temps  en  province  auprès  de  sa 
maman,  qui  se  porte  à  merveille.  Ayant  fait  un  peu  aupara- 

(1)  Beaucoup  de  ceux  qui  avaient  eu  le  malheur  de  se  trouver  à  Moscou 
en  décembre  1905,  et  dans  d'autres  villes  de  la  Russie  en  octobre  de  cette 
année,  peuvent  raconter  des  «  courses  au  clocher  »  tout  aussi  tragique- 
ment fantastiques  et  des  cas  de  sauvetage  par  les  toits  et  par-dessus  les  murs 
aussi  fabuleux  que  réels  ! 


278  GEORGE    SAN'D 

vant,  —  toujours  par  l'intermédiaire  de  Théophile,  qui  appar- 
tient à  l'aristocratie  rurale,  —  la  connaissance  d'une  certaine 
vicomtesse  de  Chailly,  il  a  renoué  des  relations  avec  elle  et,  en 
profitant  de  la  liberté  des  mœurs  campagnardes,  est  devenu 
un  assidu  de  sa  maison  et  bientôt  son  cavalière  servente. 

Cette  vicomtesse,  il  faut  en  convenir,  rappelle  singulièrement 
une  certaine  comtesse  que  l'ami  Piffoël  admirait,  naguère  encore, 
et  pour  laquelle  George  Sand  écrivit  la  dédicace  si  éloquente 
de  Simon.  Son  portrait  rappelle  celui  de  la  «  blanche  Arabella  » 
du  Journal  de  Piffoël  (1)  ou  de  la  «  Péri  à  la  robe  bleue  »  des 
Lettres  d'un  voyageur,  vu  dans  un  miroir  concave. 

Elle  est  svelte  jusqu'à  la  maigreur,  gracieuse  dans  ses  mou- 
vements jusqu'à  l'affectation,  habillée  de  robes  artistiquement 
taillées,  coiffée  inimitablement,  —  qu'on  se  souvienne  «  des  robes 
de  mille  francs  »  dont  parlait  Liszt,  des  coiffures  irréprochables 
d'  «  Arabella  »  décrites  par  le  major  Pictet  (2),  et  de  ce  que  même 
à  Nohant,  la  comtesse  amenait  sa  femme  de  chambre,  Mme  Che- 
vreuil, connue  par  son  adresse  à  coiffer  les  beaux  cheveux  blonds 
de  sa  maîtresse.  Or,  la  vicomtesse  de  Chailly  n'a  de  beau  que 
sa  chevelure.  Mais  laissons  parler  l'auteur  d'Horace  : 

La  vicomtesse  Léonie  de  Chailly  n'avait  jamais  été  belle,  mais  elle 
voulait  absolument  le  paraître,  et  à  force  d'art  elle  se  faisait  passer 
pour  jolie  femme.  Du  moins,  elle  en  avait  tous  les  airs,  tout  l'aplomb, 
toutes  les  allures  et  tous  les  privilèges.  Elle  avait  de  beaux  yeux  verts 
d'une  expression  changeante  qui  pouvaient  non  charmer,  mais  in- 
quiéter et  intimider.  Sa  maigreur  était  effrayante  et  ses  dents  pro- 
blématiques, mais  elle  avait  des  cheveux  superbes,  toujours  arrangés 
avec  un  soin  et  un  goût  remarquables  ;  sa  main  était  longue  et  sèche, 
mais  blanche  connue  l'albâtre  et  chargée  de  bagues  de  tous  les  pays 
du  monde.  Elle  possédait  une  certaine  grâce  qui  imposait  à  beau- 
coup de  gens.  Enfin  elle  avait  ce  qu'on  peut  appeler  beauté  artifi- 
cielle. 

La  vicomtesse  de  Chailly  n'avait  jamais  eu  d'esprit,  mais  elle  vou- 
lait absolument  en  avoir,  et  elle  faisait  croire  qu'elle  en  avait.  Elle 


(1)  Cf.  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  II,  p.  357.  358,  360-362. 

(2)  Cf.  Une  course  à  Chamounix,  par  Adolphe  Pictet,  et  George  Sand, 
sa  vie  et  ses  œuvres  .t.  II,  p.  246,  327,  333,  334. 


GEORGE   S  AND 

disait  le  dernier  de    lieux  commun    avec  une  distinction  parfaite  et 
le  plus  absurde  tics  paradoxes  avec  un  calme  stupéfiant  Et  puis 
elle  avail  un  procédé  infaillible  pour  s'emparer  de  l'admiration  el 
des  hommages  :  elle  étail  d  une  flagornerie  impudente  avec  ton   . 
qu'elle  voulait  s'attacher,  d 'une  causticité  impitoyable  pour  tons  ceux 
qu'elle  voulait  leur  sacrifier.  Froide  et  moqueu  e,  eue  jouait  l'en- 
thousiasme  el  la  sympathie  avec  assez  d'arl  pour  captiver  de  bon 
esprits  accessibles  à  un  peu  de  vanité.  Elle  se  piquait  de  savoir,  d'éru- 
dition et  d'excentricité.  Elle  avait  In  un  peu  de  tout,  même  de  la 
politique  el  de  la  philosophie;  et  vraiment  criait  curieux  de  l'enten- 
dre répéter,  comme  venant  d'elle,  à  des  ignorants,  ce  qu'elle  avait 
appris  Le  matin  dans  un  livre,  on  entendu   la  veille  à  quelque  homme 
grave.  Enfin,  elle  avait  ce  qu'on  peut  appeler  nue  intelligence  arti- 
ficielle. 

La  vicomtesse  de  Chailly  était  issue  d'une  famille  de  financiers  (l), 
ipti  avait  acheté  ses  titres  sous  la  Régence,  mais  elle  voulait  passer 
pour  bien  née,  et  portait  des  couronnes  et  des  écussons  jusque  sur 
le  manche  de  ses  éventails.  Elle  était  d'une  morgue  insupportable 
avec  Les  jeunes  femmes  et  ne  pardonnait  pas  à  ses  amis  de  faire  des 
mariages  d'argent.  Du  reste,  elle  accueillait  assez  bien  les  jeunes  gens 
de  lettres  et  les  artistes.  Elle  tranchait  avec  eux  de  la  patricienne  tout 
à  son  aise,  affectant,  devant  eux  seulement,  de  ne  faire  cas  que  du 
mérite.  Enfin,  elle  avait  une  noblesse  artificielle  comme  tout  le  reste, 
comme  ses  dents,  comme  son  sein  et  comme  son  cœur... 

L'auteur  d'Horace' qui  munit  sa  vicomtesse  de  ce  signale- 
ment peu  flatteur  n'oublia  point  d'y  ajouter  certains  «  signes 
spéciaux  »  qui  font  définitivement  reconnaître  dans  ce  portrait, 
fait  par  une  main  féminine  hostile,  la  copie  un  peu  dénaturée 
d'un  original  jadis  très  cher  au  cœur  amical  du  Voyageur.  Pour 
les  bien  apprécier  il  faut  lire  d'abord  dans  ce  même  Journal 
de  Piffoël,  où  nous  avions  trouvé  la  page  si  poétique  consacrée 
en  1837  à  la  blonde  et  éthérée  «  princesse  »  (2)  les  pages 
datées  des  7  et  19  janvier  1841  (le  moment  où  s'écrivait 
Horace)  tracées  par  une  plume  assez  irrévérencieuse  et  fort 
envenimée,  et  consacrées  cette  fois  à  trois  «  amies  >%,  dont  les 
noms  sont  soigneusement  coupés  aux  ciseaux,  pas  assez  soigneuse- 


(1)  Marie  de  Flavigny,  comtesse  d'Agoult,  était,  comme  nous  l'avons  dit, 
issue  par  sa  mère  de  la  famille  des  Bethmaim,  banquiers  de  Francfort. 

(2)  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  II,  p.  360,  362. 


280  GEORGE    SAXD 

ment    pourtant  pour   ne   pas  être  retrouvés   aux    pages  sui- 
vantes : 

«  Je  ne  les  ai  jamais  craints  »,  —  y  avons-nous  lu  à  propos  de 
Heine  et  du  Malgache,  — «  le  véritable  esprit  n'est  jamais  méchant 
qu'avec  les  méchants  ...  »  Et  voici  ce  que  le  «  docteur  Piffoël  » 
ajoute  immédiatement  après  : 

Vraiment  j'ai  bien  plus  peur  de  cette  maigre  et  pointue  mijaurée 
que  (coupure)  (1)  a  prise  pour  femme  (coupure)  que  des  plus  terribles 
satiriques.  C'est  qu'elle  est  bornée,  envieuse,  malveillante  ;  c'est 
que  son  esprit  est  aussi  petit  que  son  nez  et  son  cœur  aussi  étriqué 
que  son...  C'est  qu'elle  ne  comprend  rien  et  ne  peut  rien  comprendre. 
Tout  lui  paraît  crime,  animosité,  danger,  tout  porte  atteinte  à  sa 
personnalité.  Alors,  pour  se  défendre  et  se  venger,  elle  essaye  de  dif- 
famer, mais  comme  elle  voit  tout  faux  et  comprend  tout  de  travers, 
sa  médisance  se  transforme  en  calomnie,  à  son  insu  peut-être.  De 
telles  femmes  (il  y  en  a  beaucoup),  il  faut  se  préserver  comme  de  la 
peste  et  ne  jamais  leur  permettre  de  jeter  un  coup  d'oeil  dans  votre 
intérieur.  On  n'y  gagne  rien,  car  elles  rêvent  et  composent  des  romans 
d'iniquité  contre  vous.  Mais  du  moins  on  -n'a  pas  à  se  reprocher  de 
leur  avoir  fourni  des  armes,  et  tout  est  faux  dans  leurs  discours,  jus- 
qu'à l'apparence. 

(Coupure)  en  est  une  autre,  avec  plus  de  gaieté  et  d'effronterie. 

(Coupure)  une  autre  avec,  plus  d'esprit,  de  perfidie  et  de  véri- 
table méchanceté.  Toutes  trois  sont  dévorées  par  l'envie  et  rongées 
par  le  désespoir  de  ne  pas  être  aimées. 

De  Latouche  répondait  un  jour  à  (coupure)  qui  lui  confiait  modes- 
tement qu'on  l'avait  surnommée  la  «  muse  de  la  patrie  »  :  —  La  muse 
mevd  (l'amusement). 

Mme  Dorval,  à  qui  Mme  d'Agoult  venait  de  faire  mille  gracieusetés, 
se  retourne  vers  moi  et  me  dit  :  Comment  appelles-tu  ce  coquillage? 

Quant  à  la  Didier,  Delacroix  lui  a  donné  un  si  drôle  de  surnom 
que  je  n'oserais  l'écrire.  Je  crois  bien  que  si  elle  le  savait,  elle  en  mour- 
rait de  rage.  —  Trois  pauvres  femmes  !... 

Immédiatement  après  ces  lignes  vient  le  portrait  non  moins 
piquant,  mais  sympathique  au  fond,  de  Mme  Hortense  Allart, 
qui  se  termine  par  une  comparaison  entre  elle  et  la  comtesse 
d'Agoult,  toute  en  faveur  de  Mme  Allart. 

(1)  Voir  plus  haut,  chap.  n,  p.  128. 


i   E  O  R  G 1      i  A  N  D 
Mme  (eoupwe)  m'a  été   longtemp    antipathique.  M.»  i  -  j'ai   tou- 

|OUl      ''   Inné  en   elle  de   •- 1 . 1 1  n  1     OÔtég    de  caractci  c.    Nie    tu  ;  i    ble     6e 

par  drs  petitesses  et  les  a  grandement  réparées.  Elle  est  petite,  maigre, 
mal  1 1 1  i  si*  ci  mal  faite  :  jolie  pourtant  Elle  n'a  de  grâce  que  dgni  le 
Fossettes  tics  joncs,  ci  son  Bourire  rachète  toute  sa  personne.  Latou- 
ohe  ilis.-iii  que  c'était  un  job'  petil  pédant,  couleur  de  ro  e  1 1  ».  Chopin 
dit  que  c'est  un  écolier  en  jupons.  Elle  avait  de  superbes  cheveux 
blond  cendré  il  y  ;i  six  ans.  En  ttalie,  ils  sont  devenus  bruns,  ce 
qui  ne  lui  va  pas  plus  mal.  Elle  ne  les  teint  pas,  car  elle  n'a  pai  l'ap- 
parence de  coquetterie.  Elle  n'en  a  pas  même  assez,  car  elle  manque 
absolument  de  charme,  et  Bauf  Bulwer  qui  l'a  aimée  mal  e1  Longtemps, 
je  n'ai  jamais  \ n  un  liuiniiic  à  qui  elle  plût.  Il  nie  semble  que  si  j'étais 
homme,  elle  me  plairait  pourtant,  car  j'adore  les  femmes  sans  affec- 
tation, et  elle  est  admirablement  naturelle  (2). 

(1)  Dana  ['Histoire  de  ma  vie,  en  parlant  des  amis  qu'elle  n'avait  «  pas 
perdus  de  vue  »,  Mme  Sand  nomme  Mme  Allait  et  lui  voue  les  lignas  sui- 
vantes :  u  Mme  Hortense  Allait,  écrivain  d'un  sentiment  très  élevé  et  d'une 
forme  très  poétique,  femme  sunnite,  toute  jolie  et  toute  rose,  disait  Latouche, 
esprit  courageux,  indépendant,  femme  brillante  et  sérieuse,  vivant  à  l'ombre 
avec  autant  de  recueillement  et  de  sérénité  qu'elle  saurait  porter  de  grâce 
et  d'éclat  dans  le  monde,  mère  tendre  et  forte,  entrailles  de  femme,  fermeté 
d'homme...  » 

(2)  Mme  Hortense  Allait  de  Méritons,  romancière  et  auteur  d'études  histo- 
riques et  philosophiques,  amie  de  Sainte-Beuve,  de  Bulwer,  de  Chateaubriand 
et  de  (iino  Capponi,  appartenait  à  la  famille  des  autorésses  Gay,  étant  la 
fille  de  Mme  Mary  (  !ay.  cousine  de  Mlle  Delphine  Gay  et  nièce  de  Mme  Sophie 
Gay,  —  toutes  femmes  de  lettres  connues.  Elle  naquit  à  Milan  en  1801,  eut 
une  vie  très  orageuse,  épousa  assez  tard  M.  Louis  de  Méritens,  publia  plu- 
sieurs romans,  puis  une  série  d' œuvres  historiques  très  sérieuses,  des  œuvres 
de  philosophie  :  Nouvelle  Concorde  des  quatre  Evangélistes,  Novum  Organum 
ou  Sainteté  philosophique,  et  enfin  trois  volumes  de  Mémoires,  absolument 
remarquables  par  leur  franchise  et  leur  audace,  publiés  sous  le  titre  d'En- 
chantements de  Prudence  Saman  UEsbatx,  dont  le   premier  volume  parut 
en  1872,  le  second,  intitulé  Nouveaux  Enchantements,  en  1873,  et  le  dernier, 
appelé  Derniers  Enchantements,  en  1874.  Nous  reparlerons  de  ces  ouvrages 
et  de  leur  auteur.  Notons,  dès  à  présent,  qu'on  y  trouve,  à  côté  de  révéla- 
tions autobiographiques  tout  à  fait  surprenantes,  des  pensées  très  pro- 
fondes, très  fines  et  les  détails  les  plus  curieux  sur  ses  amis  intimes,  litté- 
raires et  politiques.  Ce  fut  une  femme  extrêmement  bien  douée,  originale 
et  remarquable.  Ses  Lettres  inédites  à  George  Sand  méritent  bien  d'être 
publiées  tant  par  leur  verve,  leur  style  élégant,  spirituellement  enjoué,  leur 
sincérité  émue  que  par  les  jugements  pleins  d'originalité,  de  profondeur 
rare  et  la  modestie  sympathique,  la  conscience  de  sa  valeur  secondaire  à 
côté  du  «  grand  George  »,  et  par  la  sincère  admiration  pour  ce  dernier. 
George  Sand  écrivit,  outre  les  lignes  de  YHistoire  de  ma  vie,  deux  fois  sur 
son  aimable  et   spirituel  confrère.  En  1857,  elle  publia  dans  le  Courrier 
de  Paris  un  article  sur  le  Novum  Organum,  et  en  1873  un  autre  dans  le 
Temps  sur  les  Enchantements  de  Prudence  Saman,  qui  fait  maintenant  partie 
du  volume  des  Impressions  et  Souvenirs. 


282  GEORGE    SAND 

C'est  un  être  très  singulier,  doué  de  grandes  vertus  à  coup  sûr,  et 
rempli  de  contrastes  et  d'inconséquences.  Perfide  sans  méchanceté, 
pédante  sans  vanité,  érudite  sans  vrai  savoir,  sérieuse  sans  profon- 
deur et  restant  superficielle  en  voulant  toujours  aller  au  fond  de  tout. 
Elle  a  rempli  ses  devoirs  de  mère  comme  bien  peu  de  femmes  eussent 
été  capables  de  le  faire  et  il  ne  semble  pourtant  pas  qu'elle  ait  dans 
le  cœur  la  plus  légère  tendresse  pour  quoi  que  ce  soit.  Sa  vie  est  pleine 
de  romans  et  elle  ne  vous  parle  que  de  ses  amours  et  de  ses  passions. 
Elle  vous  conte  ses  douleurs  du  ton  le  plus  tranquille  et  le  plus  résolu. 
Elle  vous  confie  ses  faiblesses  de  la  façon  la  plus  cynique.  Elle  pose 
un  système  et  met  en  pratique  un  amour  principal  dans  la  vie,  et  des 
infidélités  à  discrétion  pour  tuer  le  temps  et  soulager  les  nerfs.  Vrai- 
ment elle  n'est  pas  belle  à  entendre  sur  ce  chapitre,  quoiqu'elle  y 
porte  un  esprit  dégagé  et  une  franchise  très  originale.  Mais  avec  tout 
cela  elle  me  fit  l'effet  de  n'avoir  ni  sens,  ni  enthousiasme,  ni  tendresse. 
Et  puis  elle  parle  histoire,  philosophie,  religion,  politique  avec  une 
abondance  froide  et  une  érudition  frivole,  et  tout  d'un  coup  elle  vous 
quitte  pour  aller  donner  à  téter  à  son  enfant.  Un  enfant  qui,  dit-elle, 
est  laid,  gros,  fort  et  méchant  comme  la  passion  brutale  qui  Va  pro- 
créé. 

Mme  ...  (1)  écrivait  d'Italie  l'an  dernier  à  Mme  ...  (2)  en  post-scrip- 
tum  d'une  longue  lettre  consacrée  à  demander  des  robes  et  des  cha- 
peaux :  «  A  propos  !  J'oubliais  de  vous  dire  que  je  suis  accouchée  à 
Rome  le  mois  dernier  d'un  garçon  que  j'y  ai  laissé.  Mme  ...  en  a 
fait  autant  de  son  côté.  ». 

H  y  a  pourtant  cette  différence  que  Mme  ...  emporte  ses  enfants, 
les  nourrit,  les  élève  ;  elle  leur  donne  son  nom,  son  temps  et  sa  vie. 
Tandis  que  l'autre  les  abandonne,  les  oublie,  les  fait  élever  dans  un 
taudis,  tout  en  vivant  dans  le  velours  et  l'hermine,  ni  plus  ni  moins 
qu'une  femme  entretenue,  et  ne  s'occupe  de  sa  progéniture  pas  plus 
que  d'une  portée  de  chats... 

On  sait  qu'effectivement  la  comtesse  d'Agoult  avait  aban- 
donné les  enfants  de  son  mariage  à  sa  mère,  Mme  de  Flavigny  ; 
que  c'est  la  mère  de  Liszt  qui  élevait  les  enfants  de  Liszt  et  qu'en- 
fin un  enfant  fut  temporairement  laissé  par  la  comtesse  à  Rome, 
chez  des  étrangers. 

Abandonner  ses  enfants,  voilà  ce  que  George  Sand  ne  pouvait 
pardonner  à  la  comtesse,  elle  qui  fut  toujours  si  véritablement 

fl)  D'Agoult, 
(2)  Marliani. 


GEl  IRI  rE   SAND 

maternelle.  Voilà  ce  que  l'auteur  d'Horace  ne  pardonne  égal 
menl  pas  à  Ba  vicomtesse,  qui  oublie  complètemenl  ses  enfante 

ci  Lee  abandonne  aux  boùis  de  Ba  belle-mère.  C'esl  là  an  de 
ces  «  signalements  spéciaux  »  mentionnés  plus  haut.  .Nous  en 
trouvons  un  autre  encore.  Après  un  gai  Bouper,  copieusement 
arrosé,  une  certaine  personne  assez  peu  respectable,  Burnommée 

»  la  Proserpine  »,  adresse  à  Horace  à  propos  «le  la  vicomtesse 
de  Chailly  la  phrase  qu'elle  semble  avoir  lue  dans  le  Journal 
de  Piffo'ét  :  «  Votre  vicomtesse  est  sèche,  reluisante  et  angu- 
leuse comme  wn  coquillage  (  !).  » 

Il  est  1res  curieux  de  noter  que  Balzac  et  Heine  s'expriment 
sur  le  compte  de  Mme  d'Agoull  en  des  termes  qu'on  dirait  copiés 
tantôt  sur  le  Journal  de  Piffoï'l  et  tantôt  sur  le  texte  d'Horace. 
Ainsi  par  exemple  Balzac  écrit  à  Mme  Hanska  ((1)  que  lors  de 
l'impression  de  Bêat/rix  il  avait  dû  enlever  quelques  bons  mots 
»  de  Camille  Maupin  sur  les  os  de  Béatrix...  ».  Or  Balzac  avait 
peint  George  Sand  sous  les  traits  de  «  Camille  Maupin  »  ou 
«.  Mlle  de  Touches  »,  et  Béatrix,  l'héroïne  du  roman  de  ce 
nom,  est  la  comtesse  d' Agonit  (2). 

Balzac  écrit  encore  à  la  même  (3)  : 

Marie  d'A...  est  un  effroyable  animal  du  désert  (tel  est  le  mot  des 
rats  île  L'Opéra  pour  désigner  ces  espèces  de  femmes).  Liszt  est  très 
heureux  d'en  être  quitte.  Elle  est  devenue  journaliste  avec  G...  Elle 
se  donne,  comme  la  princesse  Belgiojoso,  le  genre  d'abandonner  ses 
enfants.  Elle  m'a  fait  des  coquetteries,  m'a  invité  à  dîner,  j'y  ai  dîné 
deux  fois,  une  avec  Ingres,  l'autre  avec  Hugo.  Elle  est  prétentieuse  à 
ne  pas  enfin  être  supportée  deux  heures.  J'ai  fui  pour  toujours... 

Le  lendemain,  Balzac  écrit  encore  à  la  même  : 

Elle  écrit  énormément  dans  la  Presse  sous  le  nom  de  Daniel  Stem. 
C'est  la  petite-fille  des  Bethmann  de  Hambourg  ou  de  Francfort,  et 
elle  fait  la  grande  dame  comme  son  frère,  M.  de  Flavigny,  fait  le  diplo- 
mate. Elle  est  Tourangelle.  J'ai  trouvé  assez  fat  à  elle  de  se  recon- 
naître dans  Béatrix...  (4). 

(1)  Lettres  à  V Etrangère,  t.  Ier,  p.  514. 

(2)  Cf.  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  II,  p.  369-370. 

(3)  Lettres  à  V Etrangère,  t.  II,  p.  160  ;  lettre  du  15  mai  1843. 

(4)  Lettre  du  16  ruai  1843.  Lettre  à  V Etrangère,  t.  II,  p.  164. 


284  GEORGE    SAND 

Heine,  de  son  côté,  dans  ce  même  passage  de  son  livre  De 
V Allemagne  où  il  déclarait  «  ne  point  craindre  George  Sand  et 
les  jolies  femmes  autoresses  »  (nous  l'avons  cité  déjà)  (1),  dit,  à 
l'instar  du  docteur  Piffoël,  qu'il  en  existe  pourtant  de  bien  dan- 
gereuses, par  exemple  une  certaine  comtesse  mystérieuse  ;  et  il 
raconte  ce  qui  suit  : 

Hier  encore  un  mien  ami  me  raconta  à  ce  propos  une  histoire  ef- 
frayante. H  avait  parlé  à  l'église  de  Saint-Merry  à  un  jeune  peintre 
allemand  qui  lui  dit  mystérieusement  :  «  Vous  avez  attaqué  dans  un 
article  allemand  Mme  la  comtesse  de  ***.  Elle  Fa  appris  et  vous  êtes 
un  homme  mort  si  cela  se  répète.  Elle  a  quatre  hommes  qui  ne  deman- 
dent pas  mieux  que  d'obéir  à  ses  ordres...  »  N'est-ce  pas  vraiment 
effrayant?  Est-ce  que  cela  n'a  pas  tout  l'air  d'un  roman  d'horreurs 
et  de  revenants,  de  Mme  Anna  Radcliffe?  Est-ce  que  cette  femme  n'est 
pas  une  espèce  de  Tour  de  Nesle?  Elle  n'a  qu'à  faire  un  petit  signe  de 
la  tête,  et  quatre  spadassins  se  ruent  sur  vous  et  c'en  est  fait  de  vous, 
sinon  physiquement,  du  moins  moralement.  Mais  comment  cette 
dame  arrive-t-elle  à  avoir  une  si  sinistre  puissance?  Est-elle  si  belle, 
si  riche,  si  noble,  si  vertueuse,  si  pleine  de  talents,  qu'elle  exerce  un 
pouvoir  si  illimité  sur  ses  séides,  et  que  ceux-là  lui  obéissent  si  aveu- 
glément? Non,  elle  ne  possède  point  ces  dons  de  la  nature  à  un  trop 
haut  degré.  Je  ne  veux  pas  dire  qu'elle  soit  laide,  nulle  femme  n'est 
laide.  Mais  je  puis  assurer  avec  insistance  que  si  la  belle  Hélène  avait 
ressemblé  à  cette  dame,  alors  la  guerre  de  Troie  n'aurait  point  éclaté, 
le  château  de  Priam  n'aurait  point  été  consumé  et  Homère  n'aurait 
jamais  chanté  le  courroux  d'Achille,  fils  de  Pelée.  Elle  n'est  pas  aussi 
riche  non  plus  ;  et  l'œuf,  dont  elle  brisa  la  coque  en  naissant,  ne  fut 
point  l'œuvre  d'un  dieu,  ni  pondu  par  une  fille  de  roi,  de  sorte  que, 
même  par  rapport  à  sa  naissance,  elle  ne  peut  pas  être  comparée  à 
Hélène  ;  elle  provient  d'une  maison  bourgeoise  de  commerçants  de 
Francfort.  Ses  trésors  ne  sont  également  pas  aussi  grands  que  ceux 
que  la  reine  de  Sparte  emporta  avec  elle  lorsque  Paris,  qui  jouait 
si  bien  de  la  cithare  (le  piano  n'ayant  pas  encore  été  inventé),  l'en- 
leva de  là  ;  au  contraire,  les  fournisseurs  de  la  dame  soupirent  qu'elle 
ne  leur  aurait  point  encore  payé  son  dernier  râtelier.  Ce  n'est  que 
sous  le  rapport  de  la  vertu  qu'elle  peut  être  considérée  comme  l'égale 
de  Mme  Ménélas... 

H  nous  semble  que  ces  deux  passages  de  Heine  —  sur  la 
bonté  de  George  Sand  et  celui  sur  la  dangereuse  comtesse  —  sont 

(1)  V.  plus  haut,  p.  129, 


Gl  ORGE   SAND  a8j 

mu'  vraie  contre-partie  «1rs  deux  du  Journal  de  Piffoel  : 

l"  Je  ne  Vax  jamais  craint  (Heine)  e1  2°  Vraiment  fai  bien  plus 
peur  de..,  (Mmes  1rs  amies).  E1  les  lignes  de  Heine,  commençant 
par  les  mois  :  Non,  elle  ne  possède  poini  ces  dons  de  la  nature  à 
un  trop  haut  il*  gré,  etc.,  produisent  L'impression  d'une  paraphrase 
fcoul  à  l'ait  i  heinesque  »  du  passage  à'Horace  .  La  vicon 
de  Chailly  n'avait  jamais  été  belle...  la  vicomtesse  de  Chailly  n'avait 
jamais  eu  d'esprit...  la  vicomtesse  de  Chailly  était  issue  tPum 
famille  de  financiers...  clic  araii  une  noblcssr  <nti /iridié  comrm 
tout  h1  reste...  comme  ses  dents...,  etc. 

Bref,  railleur  d'Horace,  oubliant  son  pseudonyme  masculin, 
n'a  pas  pu  se  priver  du  plaisir  tout  féminin  d'égratigner  tant 

suit   peu  cette  amie,  ancien  objet   de  ses  e  litanies  ».  (V.  Si/non.) 

De  son  côté  Mme  d'Agoult  ne  pouvait  pardonner  à  a  George 

la  victoire  remportée  sur  Chopin  et  ne  trouvait  rien  de  mieux 
à  faire  qu'à  se  moquer  de  lui  et  même  de  son  état  maladif.  De 
même  La  vicomtesse  de  Chailly  ne  souffre  pas  que  ceux  qui  fré- 
quentent son  salon  ne  deviennent  immédiatement  ses  adora- 
teurs. Elle  entreprend  donc  sans  tarder  la  conquête  d'Horace. 
Mais  lui  aussi  veut  «  primer  »  et  vaincre  ses  rivaux.  Et  voici 
que  des  deux  côtés  commence  un  assaut  en  forme,  qui  se 
termine,  certes,  par  une  double  défaite.  Malheureusement 
c'est  L'histoire  de  la  faux  et  de  la  pierre!  La  vicomtesse  et 
Horace  sont  tous  deux  dominés  par  la  personnalité,  tous  deux 
sont  vaniteux  et  en  proie  à  ce  que  Spurzheim  aurait,  au  dire 
de  Fauteur,  nommé  Yapprobatiuité  :  la  soif  de  l'approbation 
universelle  et  de  la  reconnaissance  générale  de  leurs  qualités. 
La  vicomtesse  cherchait  dans  l'amour  d'Horace  une  nouveauté 
piquante,  une  admiration  romantique  et  absolue,  qui  ne  ressem- 
blerait pas  aux  flirts  mondains  et  l'aurait  encore  rehaussée  aux 
yeux  de  tout  le  inonde.  Horace,  comme  elle,  est  incapable  d'un 
attachement.  Au  contraire,  sa  vanité  désire  afficher  sa  victoire 
sur  cette  lionne  aristocratique,  prétendue  inaccessible.  Ceci  est 
contraire  à  toute  correction.  Et  puis  la  vicomtesse  n'est  point 
une  Marthe.  Elle  n'entend  pas  afficher  sa  liaison,  mais  l'enve- 
lopper de  mystère. 


286  GEORGE    SAND 

Horace  est  pourtant  d'une  autre  caste,  il  n'est  policé  qu'à  la 
surface.  H  commet  donc  une  série  de  bévues  et  de  fautes  impar- 
donnables ;  il  les  commet  toujours  à  cause  de  sa  vanité  irré- 
frénée, de  son  incapacité  à  oublier  sa  chère  personne  pour  autrui, 
et  il  compromet  la  vicomtesse.  Il  en  est  outrageusement  puni  par 
elle  (la  comtesse  d'Agoult  railla  jadis  de  même  le  pauvre  Pelle- 
tan)  ;  il  est  à  jamais  banni  de  ce  clan  mondain,  et  la  vicomtesse 
se  venge  en  l'empêchant  d'épouser  une  riche  héritière  ou  une 
veuve  non  moins  riche  et  de  satisfaire  par  là  sa  passion  de  briller. 

Lors  de  son  flirt  avec  la  vicomtesse,  et  toujours  poussé  par  son 
désir  vaniteux  de  parvenir  n'importe  comment,  Horace  avait 
débuté  dans  la  carrière  littéraire  en  écrivant  un  roman  sur 
ses  amours  avec  Marthe  et  sur  son  prétendu  suicide.  Le  roman 
eut  du  succès.  Mais  quand,  après  la  débâcle  de  toutes  ses  vani- 
teuses espérances,  Horace  reprend  la  plume,  il  échoue  complè- 
tement ;  il  manque  de  sincérité  et  d'idées  générales  auxquelles  il 
se  serait  dévoué  et  qui,  en  l'enthousiasmant,  eussent  enthou- 
siasmé ses  lecteurs.  Le  roman  ne  vaut  rien,  sa  carrière  litté- 
raire semble  à  jamais  finie.  Il  n'a  plus  d'argent,  tout  est  perdu 
au  jeu,  vendu,  engagé.  Sa  position  est  désespéré.  Il  se  décide 
alors  à  dompter  sa  fierté  et  à  reparaître  sous  un  prétexte  plau- 
sible chez  Eugénie  et  Théophile  qu'il  avait  si  ingratement 
quittés  à  cause  de  son  amour-propre  et  de  sa  superbe. 

C'est  à  ce  moment  qu'il  rencontre  de  nouveau  Marthe  et 
Paul  Arsène.  Horace  arrive  chez  Théophile  juste  le  jour  où 
on  y  apporte  son  enfant  ;  il  apprend  le  rôle  honteux  et  égoïste 
qu'il  a  joué  et  la  magnanimité  de  Paul  Arsène.  L'amour- 
propre  d'Horace  ne  lui  permet  point  cependant  de  se  recon- 
naître vaincu,  il  préfère  exprimer  sur  le  compte  de  Marthe 
les  suppositions  les  plus  outrageantes,  plutôt  que  de  recon- 
naître l'indignité  de  sa  propre  conduite. 

Alors  recommence  l'éternelle  histoire  :  à  peine  a-t-il  vu  Marthe 
sur  le  théâtre  dans  tout  l'éclat  de  ses  succès  et  de  sa  beauté 
épanouie,  qu'il  s'imagine  en  être  encore  amoureux  ;  il  se  met 
à  la  courtiser  de  nouveau  et  n'admet  pas  que  Marthe  puisse 
ne  plus  l'aimer  —  lui!  H  se  remet  donc  à  «  divaguer  »,  à  se 


GEORGE   8AND  2K7 

répandre  en   paroles  el  en   protestations,  mais  il  doil   enfin 
avouer  bs  défaite.  Cependant,  toujours  désireux  «l(>  jouer  un 
«  rôle  remarquable    -,   il  commence   soudainemenl   à  s'exta- 
Bier  sur  I"  «  héroïsme  »  <lr  Pau]  Arsène,  sur  La  beauté  «le  bob 
Bacrifice,  à  s'attendrir  sur  Marthe  e1  sur  son  marmot  et  à  s'aban- 
donner à  un   repentir   fort    Iteau   et   très  émouvant,  C6  qui   lui 
allire  les  sympathies  générales  et   lui  fournit   l'occasion  de...  Bfl 
répandre  encore  en  de  nouveaux   torrents  d'éloquence.  Comme 
toujours  encore,   le  sentinient    vrai   parle  en   lui  simultanément 
avec  le  désir  de  paraître  quelque  chose  d'extraordinaire.  Cette 
fois  c'est  sa  «  grandeur  d'âme  »  qui  doit   le  faire  admirer  à  tout 
le  inonde  .Mais  cet  élan  se  refroidit  très  vite.  11  ne  dure  qu'un 
jour.  Horace  se  met  à  souffrir  en  pensant  à  son  rôle  peu  bril- 
lant dans  l'avenir,  il  se  met  à  «  penser  à  Marthe  un  peu  plus 
qu'à  Arsène  et  à  lui-même  plus  qu'à  son  fils  ».  Il  poursuit  même 
Marthe  de  ses  protestations  passionnées  et  de  ses  subites  appa- 
ritions chez  elle  ;  un  beau  jour  il  la  menace  même  de  la  tuer 
et  de  se  tuer,  —  crime  dont  le  sauve  Laravinière  (soudaine- 
ment ressuscité),  qui  lui  fait  descendre  l'escalier  quatre  à  quatre. 
Après  cela  il  ne  reste  à  Horace  plus  rien  à  faire  qu'à  partir 
immédiatement  pour  l'Italie,  —  grâce  au  seul  ami  mondain  qui 
lui  reste  et  lui  en  procure  les  moyens,  —  tout  comme  George 
Sand  les  procura  jadis  à  Sandeau,    auquel  Horace  ressemble 
en  plus  d'un  point.  En  outre,  Horace  part  pour  l'Italie  presque 
à  la  même  date  que  Sandeau,  —  le  25  mai  1833  !  Nous  appre- 
nons aussi  son  odyssée  ultérieure  : 

H  a  vu  l'Italie,  il  a  envoyé  aux  journaux  et  aux  revues  des  descrip- 
tions assez  remarquables  et  très  poétiques  auxquelles  personne  n'a 
fait  attention  :  aujourd'hui  le  talent  est  partout.  Il  a  été  précep- 
teur chez  un  riche  seigneur  napolitain  et  je  le  soupçonne  d'en  être 
sorti  avant  d'avoir  mené  ses  élèves  en  quatrième  pour  avoir  fait  la 
cour  à  leur  mère  !  (Nous  soupçonnons  l'auteur  de  s'être  encore  sou- 
venu ici  de  l'été  de  1837  et  d'Eugène  Pelletan  !...)  H  a  composé  en- 
suite (comme  Malle  fille  !)  un  drame  flamboyant  qui  a  été  sifflé  à  l'Am- 
bigu. Il  a  refait  trois  romans  sur  ses  amours  avec  Marthe,  et  deux  sur 
ses  amours  avec  la  vicomtesse.  Il  a  écrit  des  premiers-Paris  d'une  poli- 
tique assez  sage  dans  plusieurs  journaux  de  l'opposition.  Enfin,  ayant 


288  GEORGE    SAND 

moins  de  succès  en  littérature  que  de  talent  et  de  besoins,  il  a  pris  le 
parti  d'achever  courageusement  son  droit  ;  et  maintenant  il  travaille 
à  se  faire  une  clientèle  dans  sa  province,  dont  il  sera  bientôt,  j'espère, 
l'orateur  le  plus  brillant...  (tout  comme  Emmanuel  Arago). 

Au  cours  de  notre  récit  nous  avons  maintes  fois  signalé 
certains  traits  du  caractère  et  de  l'existence  d'Horace  qui 
rappelaient  tantôt  l'un,  tantôt  l'autre  des  commensaux  de 
George  Sand,  petits  bourgeois  et  intellectuels  faisant  leur  che- 
min soit  dans  la  littérature,  soit  au  barreau,  soit  à  la  tribune. 
Nous  avons  cité  la  lettre  d'Emmanuel  Arago  qui  prouve  que 
plusieurs  contemporains  avaient  cru  le  reconnaître  dans  le 
héros  de  ce  roman.  Dans  sa  Dédicace  à  Charles  Duvernet  et 
dans  la  préface,  écrite  pour  l'édition  de  1855,  George  Sand  dit 
que  ce  roman  lui  fit  beaucoup  d'ennemis,  un  grand  nombre  de 
gens  ayant  cru  se  reconnaître  dans  le  personnage  d'Horace  ; 
elle  assure  qu'elle  et  Duvernet  l'avaient  «  certainement  connu, 
mais  disséminé  entre  dix  ou  douze  exemplaires  »,  parce  que 
les  traits  typiques  d'Horace  se  rencontrent  chez  beaucoup  de 
personnes,  et  que  le  trait  qui  leur  est  commun  à  toutes  est 
la  personnalité.  Donc,  tout  en  niant  avoir  peint  un  portrait 
spécial,  George  Sand  convenait  que  ce  portrait  ressemblait  à 
beaucoup  d'individus  qu'elle  avait  connus.  Cette  ressemblance 
frappa  les  lecteurs  contemporains  et  surtout  les  amis  berrichons 
de  la  romancière. 

Rappelons  que  deux  ans  auparavant  avait  paru  un  recueil 
de  nouvelles,  les  Revenants,  par  Sandeau  et  Houssaye  ;  parmi 
elles  il  y  en  avait  une  intitulée  aussi  Horace.  C'était  un  épisode 
détaché  de  Rose  et  Blanche,  ce  premier  roman  fait  par  George 
Sand  en  collaboration  avec  Jules  Sandeau.  Le  héros  était  le 
prototype  de  tous  les  héros  négatifs  des  futurs  romans  de 
Mme  Sand  :  un  hâbleur  égoïste,  imposant  aux  autres  son  froid 
enthousiasme,  mais  aussi  incapable  d'un  sentiment  absolu 
que  d'une  activité  décidée.  Rappelons  aussi  que  c'est  en  1839 
que  parut  le  roman  de  Sandeau,  Marianna,  —  une  sorte  d'iw- 
diana  refaite  par  Sandeau,  c'est-à-dire  la  peinture  des  premiers 
orages  romanesques  de  la  vie  de  George  Sand.  Nous  présumons 


GEORGE   SA  NI)  289 

que  ce  double  Bouvenir  de  Bon  premier  ami  passionnel  et  lit  t «'- - 
raire  influença  la  genèse  «lu  roman  de  Mme  Sand  :  il  n'y  a 
donc  rien  d'étonnanl  si  dans  Horace  Dumontel  on  trouve  tanl 
de  ressemblance  e1  avec  Sandeau  Lui-même  e1  avec  L'Horace 
de  Leur  premier  roman.  Il  qoub  Bemble  très  naturel  aussi  que 
Mme  Sand  ait  situé  Le  lieu  el  ['action  de  son  roman  justemenl 
à  L'époque  el  dans  Le  milieu  où  vécurent   les  jeunes  auteurs 
de   Rose  et  Blanche  :  modestes  mansardes   sur  un   quai  du 
Quartier  Latin,  d'où  se  découvrait  une  vue  magnifique  sur  les 
tours  Saint-Jacques  et  Notre-Dame;   petit  groupe  d'écrivains 
eu  herbe  e1  d'étudiants  en  médecine  el  en  droit, —  comme  Emile 
Regnault  et  Jules  Sandeau  Lui-même,  —  et  enfin  les  années  brû- 
lantes de  1830-31-32.  Tout  cela  donne  à  Horace  une  empreinte 
de  vie  réelle  el  vraiment  «  vécue  »  ;  ce  roman,  comme  les  mé- 
moires ou   autres  documents  authentiques,  n'a  pas  vieilli,  il 
semble  écrit  d'hier  et  se  distingue,  par  son  ton  simple  et  réaliste, 
par  son  dialogue  vrai,  par  l'absence  de  toute  rhétorique  roman- 
tique, autant  des  romans  précédents  que  de  la  plupart  des  œuvres 
ultérieures  de  Mme  Sand. 

Il  est  très  difficile  de  rendre,  même  dans  une  analyse  détail- 
lée, les  changements  infiniment  menus  de  l'humeur  et  du  carac- 
tère d'Horace,  qui,  surtout  dans  la  dernière  partie  du  roman, 
sont  décrits  avec  une  rare  perfection.  Sa  ressemblance  avec  «  dix 
ou  douze  exemplaires  »  d'individus,  connus  de  Fauteur,  fait 
qu'Horace  restera  à  tout  jamais  un  type,  type  d'un  enthou- 
siaste à  froid  qui  entraîne  les  autres  parce  quïl  s'éprend  lui- 
même  de  son  éloquence  ;  d'égoïste  naïf,  assoiffé  du  désir  de 
briller,  de  primer,  d'exciter  l'admiration  générale  et  faisant  aux 
autres  un  mal  irréparable  pour  la  simple  raison  qu'il  n'aime  et 
ne  se  préoccupe  que  de  lui-même.  Ce  typ?  est  éternel,  comme 
le  type  de  son  antipode  moral,  —  Paul  Arsène,  —  cet  ami 
dévoué  se  sacrifiant  pour  les  autres,  cet  amoureux  permettant 
à  sa  bien-aimée  d'en  aimer  un  autre,  pourvu  qu'elle  soit  heu- 
reuse ! 

Ces  deux  personnages  —  Horace  et  Arsène  —  personnifient 
réellement  les  deux  types  éternels  qu'un  ami  de  George  Sand 
ni.  19 


290  GEORGE    SAN'D 

avait  surnommés  les  farceurs  et  les  jobards  et  en  qui,  à  son  dire, 
se  partageait  le  inonde. 

Outre  les  héros  principaux,  tous  les  autres  personnages  du 
roman  :  la  vicomtesse,  son  vieil  ami  et  ex-amant,  le  marquis 
de  Vergnes,  élégamment  cynique  et  froidement  dévergondé,  la 
stupide,  avare  et  méchante  sœur  de  Paul  Arsène,  Louison, 
une  nitouche  campagnarde  mesquinement  prosaïque  et  ver- 
tueuse, et  Laravinière,  autant  de  portraits  éminemment  vivaces, 
vivants  et  cobrés  !  Il  n'y  a  que  deux  personnages  qui  sont 
absolument  de  trop  et  qui  alourdissent  même  l'action  :  c'est 
Théophile,  au  nom  duquel  nous  parle  l'auteur,  et  son  amie  archi- 
vertueuse,  la  grisette  à  l'eau  de  rose,  Eugénie.  Us  sont  de  trop, 
parce  qu'ils  rendent,  par  la  part  qu'ils  prennent  à  toutes  les  con- 
versations des  héros  et  même  par  leur  seule  présence,  cer- 
taines scènes  très  déplaisantes,  on  dirait  même  :  scabreuses,  parce 
qu'il  y  a  certaines  choses  dont  on  ne  peut  parler  ni  par  des  tiers, 
ni  devant  des  tiers,  sans  risquer  de  devenir  indécemment  ridi- 
cule ou  brutalement  cynique.  Ce  couple  lui-même,  vivant 
maritalement  au  vu  et  au  su  de  tout  le  monde,  avait  dû 
justement  choquer  la  rédaction  de  la  Revue  des  Deux  Mondes; 
et  le  lecteur  éprouve  le  désir  de  dire  à  ce  M.  Théophile  :  «  Mon- 
sieur, puisque  votre  Eugénie  est  si  véritablement  vertueuse, 
fidèle  et  charmante,  pourquoi  ne  l' épousez-vous  pas,  vous  qui 
avez  les  sentiments  d'un  vrai  démocrate  et  qui  proclamez  l'éga- 
lité? Vous  qui  êtes  absolument  libre,  riche  et  ne  dépendez  que 
de  vous-même,  parce  que  votre  papa  aristocrate  fut  aussi  un 
libre  penseur,  que  votre  maman  est  déjà  morte  et  que  vous 
avez  une  très  considérable  clientèle  de  médecin?  » 

Mais  c'est  peu  de  chose  encore  !  Grâce  à  ce  récit  fait  par 
Théophile,  Marthe  et  Arsène,  Arsène  et  Horace  disent  et  ana- 
lysent devant  l'auteur  des  choses  qu'il  vaudrait  mieux  leur  voir 
dire  entre  eux.  C'est  pour  cela  que  tous  les  préliminaires  avant 
l'installation  de  Marthe  dans  l'appartement  d'Horace,  et  sa 
rentrée  sous  le  toit  d'Eugénie,  après  une  nuit  pertinemment 
passée  chez  lui,  ainsi  que  tous  les  débats  entre  Eugénie,  Théo- 
phile, Marthe  et  Horace  sur  l'opportunité  ou  la  non-opportu- 


Gl  ORGE   SA ND 

nité  pour  Marthe  de  devenir  la  maîtresse  d'Horace  nous 
paraissent  déplaisants,  indécents  même.  Tous  ces  débats 
semblent  indélicats;  cela  vient  Bimplemenl  de  ce  que  !<• 
récil  es!  Fait  à  la  première  personne.  I  )  ;  m  s  la  Buite  «lu  roman, 
Lorsque  L'auteur  parle  à  La  troisième  personne,  cette  pénible 
impression,  produite  par  certaines  scènes  du  commencement, 

sY!ï;iee.  (V  n'est  que  toul  à  fatl  vers  l;i  lin  qu'on  ('prouve  de  nou- 
veau un  certain  malaise.  Lorsque  les  quatre  ou  cinq  personnages 
commencent  à  discuter  la  parenté  de  reniant  de  .Marthe  :  est-i] 
à  Horace,  à  Pau]  Arsène  ou  peut-être  même  à  tous  Les  deux  à  la 
l'ois?  Admet  tons  que  (  reorge  Sand  ait  voulu  expressément  peindre 
par  là  L'égofeme  et  la  sophistique  d'Horace  qui  réapparaissent 
chaque  fois  que  la  vie  réelle  le  réclame.  Mais  grâce  à  Théophile 
et  Eugénie,  on  a  de  nouveau  l'impression  d'élucubrations  pédan- 
tesquement  indécentes  sur  un  thème  scabreux. 

Si  on  fait  abstraction  de  cette  erreur  de  forme  commise  par 
l'auteur,  on  est  frappé  par  la  manière  magistrale  avec  laquelle 
il  domine  son  sujet,  par  la  finesse  de  ses  observations,  par  la 
vérité  de  ses  caractères.  Horace  seul  y  parle  indéfiniment 
et  avec  emphase,  comme  il  lui  sied  :  les  autres  personnages  sont 
bien  moins  loquaces  ;  leurs  reparties  sont  plus  simples,  plus 
brèves,  plus  réalistes  qu'elles  ne  le  sont  dans  beaucoup  de 
romans  de  George  Sand. 

Quant  à  l'épisode  des  amours  manques  d'Horace  avec  la 
vicomtesse,  ils  sont  peints  avec  un  si  grand  réalisme  de  détails, 
les  caractères  de  tous  les  personnages  y  sont  si  incisifs,  res- 
pirent une  satire  si  mordante  et  tout  le  récit  est  assaisonné  de 
si  intéressants  apartés  de  l'auteur  et  de  si  fines  digressions,  que 
les  romanciers  de  nos  jours  les  plus  en  vogue  n'auraient  pas 
refusé  de  le  signer.  N'ayant  pas  osé  peindre  elle-même  la  liaison 
si  douloureusement  tragique,  et  faussée  dans  son  principe,  de 
Liszt  avec  la  comtesse  d'Agoult,  et  ayant  cédé  le  sujet  à  Balzac, 
Mme  Sand  fut  tentée  de  peindre  quand  même  son  ex-amie, 
et  quoiqu'elle  la  représentât  non  avec  le  véritable  héros  de  son 
roman,  mais  avec  un  personnage  imaginaire,  le  portrait  est 
assez   cruel.  Malgré   cela,   ces  héros  agissent  dans  leur  diffé- 


292  GEORGE    SAND 

rend  d'une  manière  toujours  conforme  à  leurs  caractères  ;  or  ceci 
est  une  condition  pour  que  l'œuvre  littéraire  soit  une  vraie  œuvre 
d'art.  Et  si  tout  un  roman  de  Balzac  est  entièrement  consacré 
à  la  belle  comtesse  prétentieuse,  tandis  que  chez  Mme  Sand  ce 
n'est  qu'un  épisode,  cet  épisode  est  vraiment  écrit  à  la  Balzac. 

En  même  temps  qu'Horace  parut  dans  la  Revue  indépendante 
une  série  d'articles  de  Mme  Sand  sur  les  poètes  populaires.  Il 
est  tout  naturel  que  Leroux  et  ses  adeptes  trouvant  qu'il  fallait 
en  finir  au  plus  vite  avec  tous  les  préjugés,  toutes  les  divisions 
de  caste  et  de  propriété,  croyant  que  «  la  voix  du  peuple  »  est 
bien  vraiment  «  la  voix  de  Dieu  »,  puisque  c'est  aux  hommes 
simples,  aux  consciences  droites,  aux  volontés  franches,  aux 
cœurs  spontanés,  aux  masses  encore  intactes  et  vierges,  à  la 
majorité  enfin,  que  la  vérité  sera  plutôt  accessible,  il  est  tout 
naturel,  disons-nous,  qu'ils  aient  accordé  une  attention  toute  par- 
ticulière à  tous  ces  poètes,  écrivains  et  politiques  sortis  du  peu- 
ple, qui  semblaient  être  les  représentants  directs  de  ses  aspira- 
tions, de  ses  opinions,  de  son  esprit. 

Dans  le  n°  1  de  la  Revue  indépendante  on  trouvait  déjà  les 
vers  de  deux  jeunes  poètes  populaires  :  Charles  Poney,  le 
maçon  de  Toulon  (1),  et  Savinien  Lapointe,  le  cordonnier 
parisien.  C'est  Arago  qui  envoya  les  premiers  à  la  rédaction  de 
la  Revue  en  les  accompagnant  d'une  lettre  dans  laquelle  il 
donnait  quelques  détails  biographiques.  Un  peu  auparavant, 
Mme  Amable  Tastu  —  poétesse  fort  connue  en  son  temps 
—  avait  aussi  écrit  une  préface  au  petit  livre  de  poésies, 
publiées  par  une  modeste  ouvrière,  Marie  Carpentier,  et  l'un 
des  disciples  de  Saint-Simon,  Olinde  Rodrigues,  édita  tout 
un  recueil  de  vers  des  poètes  populaires  sous  le  titre  géné- 
ral de  Poésies  sociales  (2).  Il  est  clair  que  toute  la  critique 

(1)  Selon  une  autre  version  (v.  George  Sand,  Questions  d'art  et  de  litté- 
rature, p.  77),  Poney  ne  fut  pas  même  maçon,  mais  bien  «  un  ouvrier  en 
vidanges  »,  c'est-à-dire  qu'il  s'occupait  d'une  profession  devenue  célèbre 
grâce  à  Akime,  de  Tolstoï.  «  Il  n'y  a  rien  de  nouveau  dans  ce  bas  monde  », 
tout  se  répète,  même  les  représentants  de  la  pureté  d'âme  et  de  la  sagesse 
populaire,  qui  se  trouvent  être  en  même  temps  des  fonctionnaires  de  l'assai- 
nissement public  ! 

(2)  Olinde  Rodrigue.?,  Poésies  sociales  des  ouvriers,  1841. 


GEORGE   SAM)  293 

conservatrice,  Lenninier  <'ii  tête,  fil  un  accueil  des  plus  défa- 
vorables à  ce  livre.  Lenninier  admonestait,  entre  autres,  (nus  Les 
amis  du  peuple  de  ue  poinl  trop  chanter  les  lonanges  de  ces 
portes,  de  ne  poinl  les  encourager  ;'i  aspirer  à  une  vie  intellec- 
tuelle, el  il  tâchail  de  les  intimider  par  le  fantôme  du  suicide; 
d'après  lui,  ils  y  Beraienl  tous  poussés  par  les  désenchantements, 
cela  était  déjà  arrivé  à  un  certain  Boyer. 

Mme  Àmable  Tastu  ainsi  qu'Arago  Bignalaienl  dan-  leurs 
articles  qu'en  dehors  de  cette  jeune  ouvrière  et  du  maçon  de 
Toulon,  il  existait  encore  toute  une  pléiade  de  poètes  populaires, 
voire  :  Hégésippe  Moreau  qui  venait  de  mourir.  Lebreton,  cali- 
cot ier  de  Rouen,  Jasmin,  le  célèbre  coiffeur  gascon,  Durand, 
menuisier  de  Fontainebleau,  Rouget,  tailleur  de  Nevers,  Magu, 
tisserand  de  Lizy-SUT-Ourcq,  Beuzeville,  ]>oticr  d'étain  de  Kouen, 
Vinçard,  Ponty,  Roly,  Reboul,  boulanger  de  Nîmes,  Eliza 
Moreau,  Élise  Mercœur  si  prématurément  morte,  Louise  Crom- 
bach,  Marie  Carpentier,  Antoinette  Quarré,  etc.,  etc.,  sans  parler 
du  patriarche  de  tous  les  chansonniers  issus  du  peuple,  du  célèbre 
et  grand  Béranger  qui,  non  seulement  n'avait  plus  besoin  de 
recommandations  ou  de  louanges  quelconques,  mais  qui  dis- 
tribuait lui-même  des  brevets  d'immortalité! 

Mme  Sand  qui  connaissait  déjà  Poney  par  les  récits  d'Arago, 
et  qui,  par  l'intermédiaire  de  Perdiguier,  avait  fait  la  connais- 
sance personnelle  de  Magu,  puis  de  son  futur  gendre,  le  serru- 
rier. Gilland,  fut  charmée  de  leurs  poésies,  et  s'intéressa  à 
ces  individualités  remarquables  :  aucun  de  ces  hommes  ne 
se  ressemblant.  Elle  crut  découvrir  un  sens  profond  dans  le  fait 
même  de  l'éclosion  et  de  l'épanouissement  de  cette  poésie  po- 
pulaire, disparue  depuis  tantôt  deux  cents  ans,  depuis  le  célèbre 
menuisier  de  Xevers,  maître  Adam  Billaut. 

Mme  Sand  consacra  donc  quatre  articles  entiers,  dans  la 
Revue  indépendante,  à  cette  nouvelle  veine  de  poésie,  —  dite 
poésie  sociale.  Elle  tenait  autant  à  propager  la  célébrité  des 
poètes  prolétaires  qu'à  attirer  l'attention  des  lecteurs  sur  la 
signification  sociale  de  leur  avènement.  Il  apparaissait  comme 
une  preuve  visible  de  la  théorie  de  Leroux  sur  le  progrès  continu. 


294  GEORGE   SAND 

Dans  le  premier  article  intitulé  :  Sur  les  poètes  populaires  (1)T 
George  Sand  ne  fait  que  signaler  en  passant  «  Charles  Poney,  dont 
le  talent  mérite  bien  d'être  remarqué  du  public  »,  pour  analyser 
tout  aussitôt  fort  longuement  et  avec  grande  sympathie  la  pré- 
face de  Mme  Amable  Tastu  au  volume  de  Marie  Carpentier. 
Cette  préface,  renferme  l'idée  suivante  :  c'est  aux  prolétaires, 
au  peuple  dans  le  vrai  sens  de  mot  qu'appartient  maintenant 
le  rôle  créateur  et  primant  dans  la  poésie;  jusqu'au  dix-sep- 
tième siècle  la  poésie  et  la  littérature  furent  l'apanage  exclusif 
de  la  noblesse  ;  puis  ce  fut  la  magistrature  et  la  haute  bourgeoisie 
qui  entrèrent  en  scène,  ensuite  les  classes  moyennes  ;  à  présent, 
c'est  le  tour  du  peuple.  «  Comme  dans  quelque  œuvre  de  Beetho- 
ven la  phrase  harmonieuse  parcourt  l'orchestre,  répétée  tour  à 
tour  par  chaque  instrument  •>,  ainsi  le  don  de  la  poésie  passe 
par  toutes  les  classes  de  la  société  ;  c'est  grâce  à  cela  que  la  poésie 
ne  meurt  jamais,  mais  se  renouvelle  éternellement  fraîche. 

«  Ce  sont  là,  disait  dans  son  article  Arago,  des  signes  précur- 
seurs et  infaillibles  d'une  émancipation  politique  prochaine, 
contre  laquelle  de  prétendus  hommes  d'Etat  raidiront  vainement 
leurs  petits  bras...  » 

Cette  éclosion  de  tant  de  talents  créateurs  au  milieu  des  masses 
populaires,  —  dit  à  son  tour  Mme  Sand  dans  ses  quatre  articles, 
—  témoigne  que  la  vie  de  sensation  et  la  vie  de  sentiment  une 
fois  éveillées  dans  le  peuple,  il  arrivera  à  sa  maturité  intellec- 
tuelle ;  elle  témoigne  de  la  possibilité  pour  lui  d'apporter  actuel- 
lement son  denier  au  trésor  des  acquisitions  humaines,  de  tra- 
vailler côte  à  côte  avec  les  autres  au  salut  public,  au  salut  de 
Yhumanité;  elle  témoigne  de  la  solidarité  de  tous  les  hommes  dans 
l'humanité,  elle  confirme  la  perfectibilité  de  l'humanité... 

(1)  Cet  article  est  signé  Gustave  Bonnin.  George  Sand  eut  plus  tard  souvent 
recours  à  ce  pseudonyme  de  Bonnin,  en  n'y  changeant  que  le  prénom  de 
«  Gustave  »  pour  celui  de  «  Biaise  ».  C'est  ainsi  qu'elle  signa  du  nom  de 
Biaise  Bonnin  YHistoire  de  Fanchette,  en  1843,  la  Lettre  d'un  paysan  de 
la  Vallée  Noire,  qui  parut  dans  V Eclair eur  de  V Indre  en  1844  ;  V  Histoire- 
de  France  écrite  sous  la  dictée  de  Biaise  Bonnin,  qui  fut  publiée  à  la  Châtre, 
en  brochure,  en  mars  1848,  et  enfin  les  Paroles  de  Biaise  Bonnin  aux  Ions 
citoyens,  cinq  brochures  également  parues  en  1848  et  réimprimées  sous  le 
vrai  nom  de  l'auteur  dans  différents  almanachs  du  temps. 


GEORGE   s A ND 

Le  suprême  but  actuel  de  l'humanité  étant  la  solution  de 
grands  problèmes  sociaux,  de  la  grande  question  de  l'égalité,  de  la 
fraternité  el  de  la  solidarité  générale,  et  sa  solution  pratique  se 
présentait  sous  la  forme  «le  l'enseignemenl  universel,  de  l'orga- 
nisation du  travail  e1  de  lagarantie  à  tous  des  moyens  d'existence, 
il  est  naturel  que  ce  soient  ceux  qui  y  Boni  le  plus  intéressai  qui 
vous  en  parlenl  :  les  ouvriers  prolétaires. 

La  poésie,  dit  .Mme  Sand  dans  son  article  sur  Lamartine  wtfd- 
piste,  reflète  les  idées  et  les  sentiments  les  plus  vivaces  de  l'huma- 
nité. Si  Lamartine  lui-même,  considéré  par,  les  uns  comme  un 
barde  insouciant,  accordant  son  luth  sur  n'importe  quel  mode. 
par  les  autres  comme  un  froid  égoïste  el  par  les  troisièmes  comme 
un  vaniteux  politique,  si  lui  aussi  vient  d'écrire  des  vers  commu- 
nistes, intitulés  Utopie,  où  il  déclare  qu'aucune  souffrance  de 
l'humanité  ne  peut  lui  être  étrangère,  qu'il  souffre  et  se  tour- 
mente pour  tous  et  voit  sa  vocation  dans  cette  union  avec  l'hu- 
manité, —  qu'y  a-t-il  alors  de  surprenant  que  les  poètes  popu- 
laires élèvent  à  présent  leur  voix:'  Le  sentiment  de  la  vie,  de 
l'avenir,  de  la  perfectibilité,  de  l'égalité  est  à  cette  heure  dans 
toutes  les  nobles  âmes,  poètes  célèbres  ou  rimeurs  prolétaires,  et 
la  parole  de  la  vérité  sur  toutes  les  lèvres,  depuis  M.  de  Lamar- 
tine jusqu'à  Savinien  Lapointe... 

Il  est  injuste  d'exiger,  dit  Mme  Sand  dans  ses  Dialogues  fami- 
liers sur  la  poésie  des  prolétaires,  que  récemment  entré  dans  la 
carrière  littéraire,  le  prolétaire  dise  d'emblée  une  «nouvelle  pa- 
role »  tout  originale  et  irréprochable,  ne  copiant  personne.  On  ne 
peut  pas  exiger  de  lui  ce  qu'on  n'exige  point  des  poètes 
des  autres  classes.  Nommez  donc  quelque  poète  mondain 
contemporain  qui  n'eût  jamais  contrefait  tantôt  Othello,  tantôt 
les  héros  espagnols  de  Caldéron  et  tantôt  quelque  «  sombre  et 
féroce  pacha  ».  Or,  si  les  hommes,  depuis  longtemps  habitués  à 
manier  la  langue,  copient  les  idées  d'autrui,  qu'y  a-t-il  d'éton- 
nant que  le  jeune  «  quatrième  ou  cinquième  état  »,  commençant 
sa  carrière,  imite  aussi  de  beaux  originaux,  tels  que  Lamartine 
(comme  Beuzeville),  ou  Béranger  (comme  Poney).  Mais  si  parmi 
les  poètes  populaires  il  y  en  a  qui  chantent  sur  des  airs  qui  leur 


296  GEORGE    SAND 

sont  siffles  ou  soufflés,  il  y  en  a  aussi  d'originaux.  Tel  est  Magu. 
C'est  à  tort  que  l'on  croit  qu'il  a  abandonné  pour  la  plume  sa 
navette  et  son  métier,  que  sa  gloire  lui  a  tourné  la  tête.  Non, 
c'est  un  vrai  ouvrier,  un  vrai  travailleur  ;  il  est  toutefois  pour 
cela  même  un  vrai  poète,  qui  a  trouvé  son  propre  verbe,  une 
langue  originale,  franche  et  naïve,  sans  façon  et  sans  préten- 
tions, ayant  sa  source  dans  son  cœur.  C'est  à  tort  aussi  que  mes- 
sieurs les  critiques  conservateurs  voulaient  effrayer  les  poètes 
prolétaires  par  les  aspérités  de  la  carrière  littéraire  ;  c'est  à  tort 
qu'ils  craignaient  que  ces  travailleurs  n'abandonnassent  pour 
elle  leur  métier  et  qu'ils  ne  perdissent  comme  qui  dirait  (te 
parfum  de  chevalet, 

La  carrière  littéraire  est  si  peu  lucrative  et  si  peu  attrayante 
qu'il  est  fort  douteux  que  quelqu'un  se  résigne  à  abandonner  sa 
profession  et  à  se  dévouer  à  la  seule  littérature.  Il  n'y  a  pas  non 
plus  à  redouter  pour  eux  les  désenchantements  poussant  au 
suicide,  comme  ce  fut  le  cas  de  Boyer.  Il  se  rencontre  des  âmes 
faibles  dans  toutes  les  professions,  dans  toutes  les  classes.  Si 
même  Boyer  n'avait  été  ni  poète,  ni  prolétaire,  il  aurait  pu  se 
suicider,  pour  des  chagrins  et  des  désillusions  ;  ceci  n'est  nulle- 
ment une  conséquence  de  son  état  de  poète  prolétaire. 

La  seconde  partie  des  Dialogues  familiers  fut  écrite  par 
Mme  Sand  neuf  mois  plus  tard,  en  septembre  1842,  et  elle  n'y 
parle  plus  spécialement  des  poètes  populaires,  apparus  sur  la 
scène  littéraire  vers  1840,  elle  consacre  ce  second  dialogue  à  maî- 
tre Adam  Billaut,  poète  menuisier  du  dix-septième  siècle  (1). 
Elle  s'efforce  d'y  prouver  que  si  on  considère  toutes  les  cir- 
constances défavorables  de  son  temps,  —  la  dépendance  des 
princes  mécènes,  l'obligation  de  les  «  chanter  »  pour  chaque 
manteau  et  chaque  paire  de  souliers  qu'ils  lui  accordaient,  — 
et  si  on  analyse  attentivement  l'ensemble  de  l'œuvre  d'Adam 
Billaut,  il  présente  le  type  d'un  vrai  poète  populaire,  d'un  véri- 

(1)  Il  avait  paru  en  cette  armée  de  1842  une  nouvelle  édition  des  œuvres 
de  Billault  :  Poésies  de  maître  Adam  BiUauli,  menuisier  de  Nevers,  précédées 
d'une  notice  biographique  et  littéraire,  par  M.  Ferdinand  Denis,  accompagnées 
de  notes  par  Ferdinand  Wagnien,  édition  ornée  de  huit  portraits  et  de  deux 
vues  du  Nivernais.  Nevers,  1842.  1  vol.  in-8°. 


GRORGB   SAM) 

table  démocrate.  Il  «lit  aux  puissants  <!<•  ce  monde  :  •  Si  oe  □  e  I 
ici,  du  moins  là-bas,  lorsque  le  vieillard  Caron  nous  prendra  toul 
nus  dans  sa  barque,  nous  serons  tous  égaux  :  tâchez  donc  que  les 
poètes  \ «mis  chantenl  tant  que  vous  «''tes  encore  i«-i,  el  qu'ils  vous 
donnent  quelque  immortalité,  quelque  gloire  el  la  réputation 
d'avoir  été  bien  réellement  «!«■  hauts  protecteurs  de  la  poésie,  de 
généreux  et  magnanimes  protecteurs  des  poêti 

Bref,  maître  Adam  Billaul  était,  au  dix-septième  siècle,  un 
«digne  précurseur  i\^  poètes  populaires  contemporains.  Il  dépen- 
dait  matériellemenl  des  puissants  de  la  terre,  mais  il  était  dans 
son  l'or  intérieur  absolument  indépendant,  reconnaissant  la  fra- 
ternité et  l'égalité  de  tous  les  hommes,  et  on  cet  âge  de  fer, 
appréciait  hautement  sa  vocation  de  poète  et  en  était  tout 
fier. 

Mme  Sand  ne  se  borna  pas  à  écrire  ces  quatre  aperçus  plus  ou 
moins  généraux  sur  la  «  poésie  sociale  ».  Avec  la  générosité 
d'un  vrai  «  grand  homme.  »  elle  tâcha,  à  plusieurs  reprises. 
de  soutenir  ses  confrères  débutant  dans  leur  carrière,  et  de 
travailler  à  leur  gloire.  C'est  ainsi  qu'elle  consentit  k  corriger 
les  premières  épreuves  des  vers  de  Savinien  Lapointe  et  à  lui 
indiquer  les  changements  qu'il  fallait  y  faire  (1).  Elle  ne  fut 
jamais  avare  ni  de  son  temps,  ni  de  sa  peine  chaque  fois  qu'il 
était  nécessaire  de  recommander  au  public  quelque  nouveau 
recueil  de  vers  de  l'un  ou  de  l'autre  de  ses  modestes  con- 
frères. C'est  ainsi  qu'elle  écrivit  des  préfaces  aux  volumes  de 
Poney  :  le  Chantier,  les  Chamons  de  chaque  métier,  le  Bouquet  de 
marguerites,  aux  Poésies  de  Magu  et  aux  Conteurs  ouvriers  de 
Gilland.  Sa  bonté  infinie  et  sa  hâte  à  aider  toujours  la  firent, 
pendant  de  longues  années,  l'amie  et  le  soutien  de  tous  ces  poètes. 

(1)  On  lit  dans  une  lettre  inédite  de  Leroux,  sans  date  ni  adresse,  écrite 
sur  un  papier  portant  l'en-tête  de  la  Revue  indépendante  : 

Paris,  1S41. 

«  Voici,  chère  amie,  la  suite  de  vos  épreuves  et  l'épreuve  des  vers  de  Savi- 
nien Lapointe,  que  vous  aurez  la  complaisance  de  lui  faire  corriger.  Je  suis 
de  votre  avis,  je  trouve  cette  pièce  fort  remarquable.  Ce  que  vous  aviez 
souligné  comme  défectueux  a  été  imprimé  en  caractères  italiques.  Il  verra 
donc  facilement  où  portent  vos  très  justes  critiques.  » 


2y8  GEORGE    SAND 

Les  lettres  inédites  de  Gilland,  de  Poney  et  de  Magu,  comme 
celles  de  Perdiguier,  témoignent  que,  dès  leurs  premières  entre- 
vues avec  elle  et  jusqu'au  jour  de  leur  mort,  tous  ces  hommes 
eurent  en  Mme  Sand  la  plus  dévouée,  la  plus  parfaite  amie  et 
protectrice.  Elle  les  aidait  dans  toutes  leurs  affaires,  minimes 
ou  sérieuses,  elle  avait  pour  eux  des  attentions  et  des  soins 
maternels.  Il  n'est  pas  étonnant  que  tous  ces  poètes  et  leurs 
familles  lui  aient  voué,  en  échange,  une  amitié  et  un  dévoue- 
ment exaltés.  Les  heures  que  nous  avons  passées  à  lire  la 
correspondance  de  Mme  Sand  avec  ces  poètes  prolétaires  nous 
ont  laissé  une  impression  inoubliable.  Nous  nous  sentîmes  dans 
une  atmosphère  de  dévouement,  d'adoration,  d'admiration 
absolus  pour  le  grand  écrivain  :  ces  cœurs  simples  et  sin- 
cères surent  apprécier  sa  grande  âme;  nous  eûmes  l'occasion 
de  faire  à  distance  la  connaissance  de  plusieurs  individualités 
extrêmement  sympathiques  ;  nous  comprîmes  parfaitement  que 
George  Sand  n'avait  pas  pu  fane  autrement  que  de  porter  à 
chacun  d'eux  un  vif  intérêt  et  une  sincère  sympathie. 

Voici  par  exemple  Charles  Poney  de  Toulon  (1)  qui  devint 
plus  tard  un  ami  de  toute  la  famille  Sand  —  de  Maurice  et  de 
Solange  —  et  qui  vint  les  visiter  à  Nohant  avec  sa  femme, 
Désirée,  et  sa  fille,  appelée  aussi  Solange.  Les  rapports  de  George 
Sand  avec  lui  furent  si  amicaux  que  Poney  était  au  courant 
de  telles  circonstances  de  sa  vie  intime,  dont  elle  ne  parlait  à 
personne.  Ces  relations  restèrent  les  mêmes  jusqu'au  dernier 
jour.  Charles  Poney  semble  avoir  été  le  plus  instruit  et  le 
plus  cultivé  des  poètes  prolétaires,  amis  de  Mme  Sand.  Dans 
sa  poésie  il  y  avait  des  nuances  et  des  sentiments  complexes, 
mais  par  cela  même  il  se  distinguait  moins  des  poètes  des 
classes  supérieures,  que  le  père  Magu  ou  Gilland  «  le  serru- 
rier ». 

Poney  inspira  néanmoins  tant  d'intérêt  à  Mme  Sand,  elle 
vit  en  lui  un  talent  si  remarquable  et  des  opinions  qui  lui  étaient 
si  chères,  que  ce  fut  son  succès  même  qu'elle  redouta  pour 

(1)  Charles  Poney  naquit  en  1821  et  mourut  le  30  janvier  1891. 


GEORGE   s.\  NI) 

lui;  c'rsi  pour  cela  qu'immédiatement  après  la  publication 
de  ses  Marines  (1)  elle  lui  écrivil  une  Lettre,  dans  laquelle  elle 
Le  mettait  en  garde  contre  les  séductions  de  ce  Buccès,  contre  les 
tentations  de  La  richesse,  de  la  protection  des  puissants  de  la 
terre  el  en  même  temps  cl l«'  lui  disait  que  L'auteur  de  La  préface 
de  son  volume  (.M.  Ortolan)  n'avait  pas  assez  apprécié  Poney, 
et  qu'elle  voulait  pour  cette  raison  écrire  elle-même  aur  lui. 
Lorsqu'il  ferait  quelque  nouvelle  édition. 

.1  monsiew  Charles  Poney,  à  Toulon. 

Taris,  27  avril  1842. 
Mon   enfant. 

Vous  eies  un  grand  poète,  le  plus  inspiré  et  le  mieux  doué  parmi 
tous  les  beaux  poètes  prolétaires  (pic  nous  avons  vus  surgir  avec  joie 
lia  us  ces  derniers  temps.  Vous  pouvez  être  le  plus  grand  poète  de  la 
France  un  jour,  si  la  vanité,  qui  tue  tous  nos  poètes  bourgeois,  n'ap- 
proche pas  de  votre  noble  cœur,  si  vous  gardez  ce  précieux  trésor 
d'amour,  de  fierté  et  de  limité  qui  vous  donne  le  génie.  On  s'efforcera 
de  vous  corrompre,  n'en  doutez  pas;  on  vous  fera  des  présents,  on 
voudra  vous  pensionner,  vous  décorer  peut-être,  comme  on  l'a  offert 
à  un  ouvrier  écrivain  de  mes  amis,  qui  a  eu  la  prudence  de  deviner  et 
de   refuser... 

Prenez  doue  garde,  noble  enfant  du  peuple  !  Vous  avez  une  mission 
plus  grande  peut-être  que  vous  ne  croyez.  Résistez,  souffrez,  subissez 
la  misère,  l'obscurité,  s'il  le  faut,  plutôt  que  d'abandonner  la  cause 
sacrée  de  vos  frères.  C'est  la  cause  de  l'humanité,  c'est  le  salut  de 
l'avenir,  auquel  Dieu  vous  a  ordonné  de  travailler,  en  vous  donnant 
une  si  forte  et  si  brûlante  intelligence... 

...  Souvenez-vous,  cher  Poney,  du  mouvement  qui  vous  fit  crier  : 

Pourquoi  me  brûles-tu,  ma  couronne  d'épines? 

C'était  un  mouvement  divin. 

Eh  bien  !  beaucoup  ont  crié  de  même  dans  ce  siècle  de  corruption 

(1)  On  voit  par  la  Correspondance  de  Béranqer  et  par  le  fort  intéressant 
volume  de  M.  Jules  Canonge  :  Lettres  choisies  dans  une  correspondance  de 
poète,  communiquées  à  ses  lecteurs  par  celui  qui  les  a  reçues,  1831-1866  (Paris, 
Tardieu,  1867),  que  George  Sand  n'épargna  rien  pour  répandre  le  premier 
petit  volume  du  jeune  poète  toulonnais  et  qu'elle  l'avait  envoyé  elle-même 
à  Béranger  et  à  Canonge  en  accompagnant  cet  envoi  de  lettres  auto- 
graphes. 


300  GEORGE    SAND 

et  de  faiblesse.  On  leur  a  donné  de  l'or  et  des  honneurs  ;  leur  cou- 
ronne d"épines  a  cessé  de  les  brûler... 

...  .Je  ne  veux  pas  altérer  en  vous  la  sainte  reconnaissance  que  vous 
portez  sans  doute  à  Fauteur  de  votre  préface  ;  mais  ce  bon  homme  ne 
vous  a  pas  compris.  H  a  eu  peur  de  vous.  Il  vous  a  donné  de  mauvais 
conseils  et  de  pauvres  louanges.  Quand  je  parlerai  de  vous  au  public, 
j'espère  en  parler  un  peu  mieux.  Quand  vous  ferez  un  nouveau  recueil, 
je  vous  prie  de  me  prendre  pour  votre  éditeur  et  de  me  confier  le  soin 
de  faire  votre  préface... 

Si  vous  voulez  m' écrire,  bien  que  je  sois  ennemie  par  nature  et  par 
habitude  du  commerce  épistolaire  (1),  je  sens  que  j'aurais  du  bon- 
heur à  recevoir  vos  lettres  et  à  y  répondre.  Je  pars  pour  la  campagne 
dans  huit  jours.  Mon  adresse  sera  La  Châtre,  département  de  l  Indre, 
jusqu'à  la  fin  d'août. 

Votre  morceau  sur  le  Forçai  m'a  fait  pleurer.  Quelle  société  !  point 
d'expiation,  point  de  réhabilitation  !  rien  que  le  châtiment  bar- 
bare !... 

On  voit  par  la  correspondance  ultérieure  entre  George  Sand 
et  Poney  qu'elle  s'efforça  d'aider  matériellement  son  pauvre 
ami,  qu'elle  lui  rendit  de  nombreux  et  divers  services  amicaux, 
et  qu'elle  tâcha  de  lui  donner  de  bons  conseils  tout  litté- 
raires. Ces  lettres  apparaissent  aussi  comme  le  résumé  de 
ses  doctrines  sociales  et  artistiques  et  arrêtent  par  cela  même 
notre  attention.  Mais  elles  sont  encore  éminemment  intéres- 
santes au  point  de  vue  littéraire  et  même  purement  technique. 
Des  dizaines  de  pages  sont  remplies  de  l'analyse  de  phrases  ou 
d'expressions  de  ses  vers,  de  conseils  pour  mieux  dire,  de  la  cri- 
tique des  termes  impropres  ou  mal  venus.  Elle  ne  se  borne  pas 
à  ces  petites  indications  sur  la  forme,  elle  lui  donne  souvent  des 
conseils  très  importants  et  très  précieux  quant  au  fond.  Ainsi 
par  exemple  dans  sa  lettre  du  23  juin  1842,  après  lui  avoir 
appris  qu'elle  souffre  d'une  forte  ophtalmie,  mais  qu'elle  sera 
fort  heureuse  de  recevoir  son  ami,  M.  Gaymard,  qui  doit  lui 
apporter  les  nouvelles  poésies  de  Poney,  elle  ajoute  : 

(1)  Assertion  pour  le  moins  étonnante  dans  la  bouche  de  George  Sand, 
qui,  en  ces  dernières  années,  écrivait  journellement  aux  correspondants  les 
plus  divers  de  très  longues  lettres,  si  remarquables  et  si  admirablement 
écrites  qu'à  elles  seules  elles  auraient  pu  lui  créer  la  réputation  de  grand 
écrivain,  si  même  elle  n'avait  écrit  rien  d"autre  ! 


GEORGE   SA  NI) 

...  Votre  FiU  de  t  Ascen  ion  s  I  tuie  promesse  bien  sainte  et  bien 
solennelle  de  ne  jamais  briser  la  coupe  fraternelle  où  vous  buvez  avec 
le  hommes  de  la  foi  te  race  le  courage  et  La  douleur.  Faites  beaucoup 
de  poésies  de  ce  genre,  afin  qu'elles  aillent  au  cœur  du  peuple  el  que 
la  grande  voix  que  le  ciel  vous  a  donnée  pour  chanter  au  bord  de  la 

nier  ne  meure  pas  SUr  1rs  rncliei B,  comme  celle  de  la  Harpe  dt     U  WJ 

Prenez  dans  \n>  robustes  mains  la  harpe  de  l'humanité  el  qu'elle  vibre 
comme  on  n'a  pas  encore  su  la  faire  vibrer.  Vous  avez  un  grand  pas  à 
faire  (littérairement  parlant)  pour  associer  vos  grandes  peintures  a\  la 
nature  sauvage  avec  la  pensés  et  le  sentiment  h  muni  h.  Réfléchissez  à  ce 
que  je  souligne  ici.  Tout  L'avenir,  toute  la  mission  de  votre  génie  Bont 

dans  ces  deux  lignes... 

...  An  reste  la  difficulté  que  je  vous  propose  S'associer,  en  d'autres 
termes,  le  sentiment  artistique  et  pittoresque  avec  te  sentiment  humain 
et  moral,  nous  l'avez  instinctivement  résolue  d'une  manière  admi- 
rable en  plusieurs  endroits  de  vos  poésies.  Dans  toutes  celles  où  vous 
parlez  de  vous  et  de  votre  métier,  vous  sentez  profondément  que  si 
l'on  a  du  plaisir  à  voir  en  vous  l'individu  parce  qu'il  est  particulière- 
ment doué,  on  en  a  encore  plus  à  le  voir  maçon,  prolétaire,  travail- 
leur. Kt  pourquoi?  C'est  parce  qu'un  individu  qui  se  pose  en  poète, 
eu  artiste  pur.  en  Olympio,  comme  la  plupart  de  nos  grands  hommes 
bourgeois  et  aristocrates,  nous  fatigue  bien  vite  de  sa  personnalité. 
Les  délires,  les  joies  et  les  souffrances  de  son  orgueil,  la  jalousie  de  ses 
rivaux,  les  calomnies  de  ses  ennemis,  les  insultes  de  la  critique,  que 
nous  importent  toutes  ces  choses  dont  ils  nous  entretiennent?... 

Les  hommes  ne  s'intéressent  réellement  à  un  homme  qu'autant 
que  cet  homme  s'intéresse  à  l'humanité.  Ses  souffrances  ne  trouvent 
d'intérêt  et  de  sympathie  qu'autant  qu'elles  sont  subies  pour  l'huma- 
nité. Son  martyre  n'a  de  grandeur  que  lorsqu'il  ressemble  à  celui 
du  Christ;  vous  le  savez,  vous  le  sentez,  vous  l'avez  dit.  Voilà  pour- 
quoi votre  couronne  d'épines  vous  a  été  posée  sur  le  front.  C'est  afin 
que  chacune  de  ces  épines  brûlantes  fît  entrer  dans  votre  front  puis- 
sant une  souffrance  et  le  sentiment  d'une  des  injustices  que  subit 
l'humanité.  Et  l'humanité  qui  souffre,  ce  n'est  pas  nous,  les  hommes  de 
lettres  ;  ce  n'est  pas  moi,  qui  ne  connais  (malheureusement  pour  moi, 
peut-être)  ni  la  faim,  ni  la  misère,  ce  n'e"s"t  pas  même  vous,  mon  cher 
poète,  qui  trouverez  dans  votre  gloire  et  dans  la  reconnaissance  de 
vos  frères  une  haute  récompense  de  vos  maux  personnels  ;  c'est  le 
peuple,  le  peuple  ignorant,  le  peuple  abandonné,  plein  de  fougueuses 
passions  qu'on  excite  dans  un  mauvais  sens,  ou  qu'on  refoule,  sans 
respect  de  cette  force  que  Dieu  ne  lui  a  pourtant  pas  donnée  pour 
rien.  C'est  le  peuple  livré  à  tous  les  maux  du  corps  et  de  l'âme,  sans 
prêtres  d'une  vraie  religion  ;  sans  compassion  et  sans  respect  de  la 


302 


GEORGE    SAND 


part  de  ces  classes" éclairées  (jusqu'à  ce  jour),  qui  mériteraient  de 
retomber  dans  l'abrutissement,  si  Dieu  n'était  pas  tout  pitié,  toute 
patience  et  tout  pardon... 

...  Je  vous  disais  donc  que  vous  aviez  résolu  la  difficulté  toutes  les 
fois  que  vous  avez  parlé  du  travail.  Maintenant  il  faut  marier  partout 
la  grande  peinture  extérieure  à  ridée  mère  de  votre  poésie.  Il  faut 
faire  des  marines;  elles  sont  trop  belles  pour  que  je  veuille  vous  en 
empêcher  ;  mais  il  faut,  sans  sacrifier  la  peinture,  féconder  par  la 
comparaison  ces  belles  pièces  de  poésie  si  fortes  et  si  colorées.  Vous 
avez  rencontré  parfois  l'idée,  mais  je  ne  trouve  pas  que  vous  en  ayez 
tiré  tout  le  parti  suffisant.  Ainsi  la  plupart  de  vos  marines  sont  trop 
de  Vart  pour  Vart,  comme  disent  nos  artistes  sans  cœur.  Je  voudrais 
que  cette  impitoyable  mer  que  vous  connaissez  et  que  vous  montrez 
si  bien  fût  plus  personnifiée,  plus  significative,  et  que  par  un  de  ces 
miracles  de  la  poésie  que  je  ne  puis  vous  indiquer,  mais  qu'il  vous  a  été 
donné  de  trouver,  les  émotions'  qu'elle  vous  inspire,  la  terreur  et  l'ad- 
miration, fussent  liées  à  des  sentiments  toujours  humains  et  pro- 
fonds. Enfin  il  faut  ne  parler  aux  yeux  de  l'imagination  que  pour 
pénétrer  dans  l'âme  plus  avant  que  par  le  raisonnement... 

...  Quant  aux  vers  que  vous  m'adressez,  je  les  garde  pour  moi 
jusqu'à  nouvel  ordre.  J'y  suis  sensible  et  j'en  suis  fière.  Mais  il  ne  faut 
pas  les  publier  dans  le  prochain  recueil  ;  cela  me  gênerait  pour  le  pous- 
ser comme  je  veux  le  faire.  J'aurais  l'air  de  vous  goûter  parce  que  vous 
me  louez... 

...  Si  je  suis  sévère  pour  le  fond,  il  faudra  que  vous  soyez  courageux 
et  patient.  Il  ne  s'agit  pas  de  faire  un  second  volume  aussi  bon  que  le 
premier.  En  poésie,  qui  n'avance  pas  recule.  Il  faut  faire  beaucoup 
mieux.  Je  ne  vous  ai  pas  parlé  des  taches  et  des  négligences  de  votre 
premier  volume.  Il  y  avait  tant  à  admirer  et  tant  à  s'étonner  que  je 
n'ai  pas  trouvé  de  place  dans  mon  esprit  pour  la  critique.  Mais  il  faut 
que  le  second  volume  n'ait  pas  ces  incorrections.  H  faut  passer  maître 
avant  peu... 

...  N'écrivez  que  quand  l'inspiration  vous  possède  et  vous  presse. 

Nous  trouvons  aussi  des  pensées  et  des  conseils  extrêmement 
remarquables  dans  la  lettre  de  Mme  Sand,  datée  du  21  janvier 
1843.  Mme  Sand  explique  à  Poney  qu'il  a  tort  de  lui  en  vouloir 
de  son  silence.  D'abord  elle  a  souffert  de  son  ophtalmie,  puis 
elle  a  peu  de  loisirs  et  n'a  jamais  aimé  la  correspondance  sans 
but  ou  plutôt  elle  n'aime  à  écrire  que  lorsque  sa  lettre  peut 
faire  quelque  bien,  en  général  elle  a  «  fermé  à  clef  son  expansion 
comme  un  trésor  contenant  ce  qu'on  a  de  plus  précieux  et 


Gl  ORG  E    S  AND  30  ( 

qu'on  ne  doit  ouvrir  que  quand  <>n  en  peut  tirer  le  bonheur 
d'autrui  .  Ensuite  elle  demande  avec  enjouement  et  une  (louer 
ironie  : 

...  Que  pourrais  je  donc  tirer  d  utile  pour  voua  de  mon  tiroir  (puisque 
[a  métaphore  y  est,  laissons-la)?  Serait-ce  de  la  louange?  Vous  n'en 
manquez  |>;is,  et  je  crains  même  que  vous  u'en  ayez  un  peu  trop 
autour  de  vous.  Je  trouve,  dans  la  manière  donl  vous  me  parlez  de 
vous-même,  une  confiance  un  peu  exaltée,  dont  je  voudrais  vous  voir 
rabattre  pour  travailler  vos  vers  plus  consciencieusement  et  â  tête 
refroidie  le  lendemain  de  l'inspiration.  Voyons  ce  qu'il  y  aurait  dam 
U>  tiroir  encore  :  de  l'amitié,  de  la  sympathie?  un  véritable  intérêt? 
Sans  doute  vous  savez  que  le  coffre  en  est  plein,  et  si  vous  étiez  comme 
moi,  VOUS  ne  devriez  pas  aimer  à  abuser  dans  les  nuits  des  plus  saintes 
choses  du  inonde  en  faisant  trop  prendre  l'air  aux  reliques  de  L'âme. 
Troisièmes  reliques  du  tiroir  :  des  avis,  des  avertissements,  des  ser- 
mons affectueux  dans  l'occasion?... 

...  Je  vous  ai  envoyé,  pour  commencer,  l'amitié,  l'intérêt,  la  sym- 
pathie, l'approbation,  la  louange  sincère  et  méritée;  et  puis  ensuite 
les  sermons  affectueux  et  les  avis  pleins  de  sollicitude.  Si  je  le  rou- 
vrais toutes  les  semaines  pour  vous  approuver,  je  vous  donnerais  de 
la  vanité  et  je  vous  ferais  du  mal.  Si  je  le  rouvrais  de  même  pour  vous 
raisonner,  je  vous  causerais  du  découragement,  et  vous  ferais  encore 
du  mal... 

Mais  puisqu'il  se  plaint  de  son  silence,  voici  la  question  des 
sermons  sur  le  tapis  ;  elle  lui  en  fera  encore  un  cette  fois  : 

...  Je  vois  que  vous  êtes  dans  une  période  d'expansion  excessive. 
Vous  êtes  tout  jeune,  vous  êtes  Méridional,  vous  êtes  poète,  cela 
s'explique.  Eh  bien  !  mon  enfant,  faites  des  vers,  de  beaux  vers.  Jetez 
votre  cœur  à  pleines  mains  à  votre  compagne,  à  votre  mère,  à  vos 
anus  et  à  vos  camarades.  Mais,  avec  moi,  si  vous  voulez  que  votre 
attachement  vous  profite,  soyez  plus  calme,  plus  sérieux  et  plus  pa- 
tient, car  j'ai  une  nature  très  concentrée,  très  froide  extérieurement, 
très  réfléchie  et  très  silencieuse.  Si  vous  ne  comprenez  pas,  je  ne  vous 
serai  bonne  à  rien.  Mon  amitié  tranquille  et  rarement  expansive  vous 
blessera  sans  vous  convaincre  et  je  serais  pour  votre  vie  une  agitation, 
au  heu  d'être  un  bienfait.  Puisque  nous  voilà  sur  ce  sujet,  j'ai  deux 
reproches  à  vous  faire  d'une  nature  assez  délicate  et  je  veux  que  vous 
preniez  Désirée  pour  seule  confidente  et  pour  juge,  avec  votre  mère, 
si  vous  voulez  :  je  suis  sûre  qu'elles  ont  plus  de  droiture  et  de  sens 


304  GEORGE    SAND 

qu'aucune  dame  de  nos  salons.  Voici  mes  reproches  :  lisez-les  en  riant, 
mais  aussi  en  prenant  la  résolution  de  vous  observer.  C'est  une  que- 
relle de  pure  littérature  que  je  vous  fais,  une  guerre  de  mots,  une 
chicane  sur  les  expressions.  Vous  ne  vous  apercevez  pas  qu'en  m'expri- 
mait une  effusion  filiale,  qui  me  touche  et  qui  m'honore,  vous  vous 
servez  de  mots  qui,  mal  interprétés,  seraient  le  langage  de  la  passion 
la  plus  exaltée.  J'ai  quarante  ans  ;  j'ai  toute  la  raison  qu'on  doit  avoir 
à  mon  âge.  Loin  de  moi  donc  la  sotte  pruderie  de  croire  que  j'ai  à  me 
défendre  d'une  idée  folle  de  la  part  de  qui  que  ce  soit.  Ma  vie  est 
sérieuse,  mes  affections  sont  sérieuses,  et  mon  jugement  l'est  aussi. 
Mais  je  vis  parmi  des  gens  calmes  qui,  ne  connaissant  pas  l'enthou- 
siasme méridional,  ou  ne  se  rappelant  pas  celui  de  leur  propre  jeunesse, 
ne  comprendraient  rien  à  vos  lettres  si  je  les  leur  montrais.  Je  brûle 
donc  vos  lettres  aussitôt  que  je  les  ai  lues,  en  riant  de  cette  précau- 
tion que  vous  me  forcez  de  prendre,  mais  aussi  en  m'étonnant  un  peu 
que,  vous  qui  êtes  poète,  c'est-à-dire  artiste  dans  le  choix  des  mots, 
ouvrier  en  fait  de  langage,  comme  on  dit  aujourd'hui,  vous  fassiez 
sans  vous  en  apercevoir  de  tels  contresens... 

Puis  elle  continue  sa  «  querelle  de  pure  littérature  »,  mais  en 
la  déclarant  cette  fois  aux  vers  fantaisistement  erotiques  et  ultra- 
romantiques  de  Poney,  bons  pour  quelque  banal  poète  bour- 
geois. Il  ne  sied  pas  à  un  poète  populaire  d'écrire  toutes  ces  bil- 
levesées : 

...  Je  trouve  là  une  infraction  à  la  dignité  de  votre  rôle.  Le  poète 
du  peuple  a  des  leçons  de  vertu  à  donner  à  nos  classes  corrompues, 
et,  s'il  n'est  pas  plus  austère,  plus  pur  et  plus  aimant  le  bien  que  nos 
poètes,  il  est  leur  copiste,  leur  singe  et  leur  inférieur.  Car  ce  n'est 
pas  seulement  l'art  d'arranger  les  mots  qui  fait  un  grand  poète  :  c'est 
là  l'accessoire,  c'est  là  l'effet  d'une  cause.  La  cause  doit  être  un  grand 
sentiment,  un  amour  immense  et  sérieux  de  la  vertu,  de  toutes  les 
vertus  ;  une  moralité  à  toute  épreuve,  enfin  une  supériorité  d'âme  et  de 
principes  qui  s'exhale  dans  ses  vers  à  chaque  trait  et  qui  fasse  par- 
donner à  l'inexpérience  de  l'artiste,  en  faveur  de  la  vraie  grandeur  de 
l'individu... 

Enfin,  voulez-vous  être  un  vrai  poète,  soyez  un  saint!  et  quand 
votre  cœur  sera  sanctifié,  vous  verrez  comme  votre  cerveau  vous  ins- 
pirera... 

Après  lui  avoir  parlé  du  choix  et  des  changements  à  faire 
dans  le  nouveau  volume  qu'il  veut  publier  et  de  l'opinion  de 


GBORGE   sa ND  305 

Béranger  qui  estime  queoe  Becond  volume  doit  être  supérieur 
au  premier,  ce  qu'elle  pense  aussi,  elle  termine  Ba  lettre  par  ce 
conseil  précieux  : 

Je  vous  demande  pour  mon  compte  «le  faire  iouven1  des  vers  sur 
votre  métier,ce  sonl  les  plus  originaux  de  votre  plume.  Vous  j  mettez 
un  mélange  de  gaieté  forte  et  de  tristesse  poétique  que  personne  ne 

I irai (  trouver,  à  moins  d'être  vous.  Les  trois  ou  quatre  strophes 

de  VEpilre  à  Béranger,  où  vous  parlez  de  votre  truelle  avec  tant  de 
naïveté  el  <le  philosophie,  oui  un  tour  robuste  et  frais  qui  vous  cons- 
titue une  individualité  véritable.  Ce  sont  aussi  les  strophes  qu'on  B 
remarquées  el  goûtées  ici,  où  il  y  a  tant  de  poètes,  où  l'on  public  tant 

de  milliards  de  vers  par  semaine;  où  l'on  est  si  blasé,  si  ennuyé  do  poé- 
sie, -i  difficile  ei  si  moqueur;  ici  où  l'on  a  tout  chanté,  le  ciel,  la  mer, 
l'amour,  l'orage,  la  solitude,  la,  rêverie,  en  lin  tout  ce  (pie  chantent  les 
poètes,  on  ne  connaît  pas  la  poésie  du  peuple,  et  c'est  la,  Revue  indépen- 
dante (pli  a  osé  la  découvrir  un  beau  matin.  Si  vous  voulez  n'être  pas 
perdu  dans  la  foule  des  écrivains,  ne  mettez  clone  pas  l'habit  de  tout 
le  monde,  mais  paraissez  dans  la  littérature  avec  ce  plâtre  aux  mains 
qui  vous  distingue  et  qui  nous  intéresse,  parce  que  vous  savez  le  rendre 
plus  noir  (pie  notre  encre.  Ceci  est  une  pure  question  littéraire.  Mais, 
je  le  répète,  soyez  homme  du  peuple  jusqu'au  fond  du  cœur  et,  si 
vous  vous  préservez  de  la  vanité  et  de  la  corruption  des  classes  moyen- 
nes  nu  supérieures,  comme  on  les  appelle,  tout  ira  bien.  Autrement 
votre  force  ne  s'étendra  pas  au  delà  d'un  certain  point  et  ne  passera 
pas  les  limites  de  clocher... 

Il  est  fort  probable  que  George  Sand  avait  parlé  de  même  à 
Magu,  mais  Magu,  grâce  à  son  bon  sens  naturel  et  à  son  bon 
goût,  se  rendait  parfaitement  compte  que  la  naïveté  de  ses 
vers  constituait  sa  vraie  puissance  et  son  originalité,  aussi  ne 
consentait-il  pas  même  à  les  polir.  Quant  à  Poney,  les  bons 
conseils  de  Mme  Sand  ne  furent  point  perdus  ;  son  second  volume 
fut  vraiment  supérieur  au  premier  :  Béranger  et  George  Sand  en 
témoignent,  Lorsqu'en  1844  ce  nouveau  recueil  parut  sous  le 
titre  du  Chantier,  Mme  Sand  mit  à  exécution  son  projet  d'antan  : 
elle  en  écrivit  la  préface.  Elle  y  parlait  avec  grande  sympathie 
de  Béranger;  né  poète,  disait-elle,  par  la  grâce  de  Dieu,  il  avait 
créé  un  genre  nouveau,  enthousiasmé  par  son  exemple  et  par 
ses  chansons  beaucoup  de  jeunes  poètes  populaires.  Elle  ajou- 


306  GEORGE    SAND 

tait  que  ce  «  roi  des  chansonniers  »  avait  fort  sympathiquement 
accueilli  les  premiers  essais  de  Poney  et  elle  citait  la  lettre  qu'il 
avait  écrite  à  ce  dernier  deux  ans  auparavant,  à  propos  de  son 
Ode  à  Béranger,  imprimée  dans  la  Revue  indépendante. 

Béranger,  qui  avait  toujours  hautement  apprécié  George 
Sand  (1),  écrivit  à  la  grande  romancière,  à  propos  de  ces  lignes 
flatteuses,  la  lettre  que  voici  : 

A  madame  George  Sand. 

lrr  mars  1844. 

Ah  !  madame,  que  de  belles  choses  vous  avez  la  bonté  de  dire  sur 
mon  compte  dans  votre  excellente  préface.  N'allez  pas  croire  que  je 
veuille  faire  la  petite  bouche  ;  de  votre  part,  un  semblable  éloge  me  fait 
trop  de  plaisir  pour  que  j'en  rabatte  d'un  mot.  Quelques-uns  (des 
flatteurs,  peut-être)  m'accusent  de  modestie.  Mais  aujourd'hui  j'ac- 
cepte toutes  vos  louanges,  et  ma  vanité  s'en  donne  à  cœur  joie.  En 
rira  qui  voudra  :  toujours  suis-je  sûre  d'avoir  bon  nombre  d'envieux, 
chose  rare  dans  un  temps  où  la  satisfaction  de  soi  rend  l'envie  un 
acte  d'humilité  qui  ne  doit  convenir  qu'à  peu  de  monde.  Sans  cela, 
madame,  combien  d'envieux  n'auriez-vous  pas  vous-même  par  une 
foule  de  raisons  que  je  vous  dirais  bien,  s'il  n'était  ridicule  de  vous 
louer,  lorsque  je  viens  vous  témoigner  ma  reconnaissance  du  bien 
que  vous  pensez  de  moi.  Il  est  plus  convenable,  madame,  de  vous  parler 
de  Poney.  Je  suis  complètement  de  votre  avis  :  ce  second  volume 
est  supérieur  au  premier.  La  correction  du  style  est  plus  grande  ;  il 
y  a  plus  de  force  et  de  pensée  ;  enfin  l'enfant  s'est  fait  homme,  et 
homme  des  plus  distingués.  Une  bonne  fée  a  passé  par  là,  bonne  fée 
qui  n'est  pas  moins  secourable  aux  idiots  qu'aux  hommes  de  talent, 
et  qui  pourtant  semble  ignorer  tout  son  pouvoir.  C'est  le  seul  reproche 
que  je  lui  fasse,  car  je  suis  si  malheureusement  né,  qu'il  faut  toujours 
que  je  trouve  quelque  chose  à  reprendre  aux  objets  de  ma  plus  pro- 
fonde admiration. 

Adieu,  madame,  avec  mes  sincères  remerciements,  agréez  l'hom- 
mage de  mon  respectueux  dévouement. 

BÉRAXGER. 

(1)  On  trouve  entre  autres  une  opinion  très  intéressante  et  éminemment 
sympathique  de  Béranger  sur  George  Sand  dans  le  volume  de  Napoléon 
Peyrat,  Béranger  et  Lamennais  (Paris,  Meyrueis,  1861).  et  surtout  dans  la 
lettre  de  Béranger  à  Peyrat,  datée  du  20  mars  1834,  dans  laquelle  il  appelle 
Mme  Sand  :  «  la  reine  de  notre  nouvelle  génération  littéraire  ». 


GEORGE   s  A  N  1 1 

/'.  8.  Encore  une  critique  :  page  L2,  70us  parlez  de  la  coutu- 
rière de  Dijon,  el  en  unir  vou  dite  Wwrù  Carpenlier,  déjà  ni»'»' 
au  oommencement  -  La  couturière  de  Dijon  w  nomme  Antoinette 
Quarré  el  me  Bemble  mériter  de  figurer  dam  cette  nomenclature. 
Marie  Carpentier  es!  du  .Mans  ou  d'Angers  1 1 1. 

Malheureusement  ce  post-scripturn  de  Béranger  resta  inconnu 
aux  éditeurs  des  œuvres  de  George  Sand,  et  dans  la  dernière 
édition  encore  on  peul  lire  à  la  page  L64,  dans  une  noie  de  l'ar- 
tiole  t  Préface  du  Chantier  par  Poney  a  se  rapportanl  aux  mots 
.  couturière  de  Dijon  a  :  Marie  Carpentier  (2)  au  lieu  d1  An- 
toinette Quarré  ». 

Dans  ce  même  volume  de  la  Correspondance  de  Bérmger,  on 
peul  lire  ;*i  la  page  267  la  lettre  suivante  de  George  Sand,  qui 
ne  t'ait  point  partie  de  sa  Correspondance,  el  que  nous  donnons 
ici  pour  cette  raison.  Les  éditeurs  des  œuvres  de  Béranger  la 
rapportent  à  1842,  croyant  que  c'est  elle  qui  accompagnait 
l'envoi  du  premier  recueil  de  Poney,  les  Marines.  D'après  nous, 
elle  répond  à  la  lettre  précédente.  Nous  notons  aussi  un  certain 
ton  de  méfiance  envers  la  sincérité  de  Béranger,  signalée  déjà 
dans  plusieurs  écrits  critiques  et  biographiques  sur  le  grand 
chansonnier. 

Monsieur,  si  je  ne  savais  pas  que  vous  êtes  le  plus  aimable  railleur 
du  monde,  je  vous  remercierais  bien  sérieusement  de  ce  que  vous 

(1)  Correspondance  de  Béranger,  recueillie  par  Paul  Boiteau.  (Paris,  Per- 
■  rotin,  4  vol.  in-8°,  1860),  t.  III,  p.  300. 

(2)  Mlle  Marie  Carpentier  devint  plus  tard  Mme  Pape-Carpentier  et  fut 
la  fondatrice  et  la  directrice  des  célèbres  écoles  maternelles  et  salles  d'asile 
et  l'éditrice  de  toute  une  série  de  publications  pédagogiques  ou  ayant  trait 
à  l'enseignement  primaire,  telles  que  :  Conseils  sur  les  salles  d'asile,  l'Ensei- 
gnement pratique  dans  les  salles  d'asile,  Cours  d'instruction  et  d'éducation, 
Jeux  gymnastiques  et  chants,  l'Histoire  du  blé,  Zoologie  des  écoles  des  salles 
d'asile  et  des  familles,  Histoire  et  Leçons  de  choses,  les  Grains  de  salle  ou  le 
Dessin  expliqué  par  la  "nature,  etc.,  etc.  Ces  deux  dernières  publications 
méritèrent  l'attention  particulière  de  Mme  Sand,  et  la  méthode  de 
Mme  Carpentier  fut  trouvée  absolument  remarquable  par  la  grande  femme 
qui  s'intéressait  toujours,  comme  on  le  sait,  aux  questions  de  l'enseigne- 
ment primaire.  On  en  trouve  les  preuves  dans  les  lettres  de  Mme  Sand 
à  Mme  Marie  Pape-Carpentier,  publiées  dans  le  très  intéressant  livre  de 
M.  Emile  Gossot  :  Madame  Marie  Pape-Carpentier,  sa  vie  et  son  œuvre. 
(Paris,  Hachette,  1890.)  Marie  Carpentier  naquit  en  1815  à  la  Flèche, 
mourut  à  Yilliers-le-Bel,  près  Paris,  le  31  juillet  1878. 


308  GEORGE   SAND 

daignez  me  remercier.  Mais  je  crois  que  vous  devez  trouver  bien  natu- 
relle et  bien  simple  mon  admiration  pour  vous,  et  que  vous  ne  pouvez 
pas  me  savoir  un  gré  infini  de  ce  que  j'ai  des  yeux  pour  voir  la  lumière 
et  une  langue  pour  dire  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  beau  dans  la  nature 
que  la  lumière.  Je  sais  bien  qu'il  y  a  dans  ce  temps-ci  des  esprits  bi- 
zarres qui,  pour  faire  du  neuf,  ont  dit  que  le  règne  du  beau  devait 
faire  place  au  règne  du  laid  ;  mais  les  plus  excentriques  même  n'ont 
pas,  que  je  sache,  trouvé  dans  leur  fanatisme  de  nouveautés  le  courage 
d'oser  vous  nier  et  vous  méconnaître.  Ainsi,  ne  me  sachez,  je  vous 
prie,  aucun  gré  de  n'être  pas  absurde  ;  je  le  suis  peut-être  assez  sous 
d'autres  rapports.  J'ai  reçu  ce  matin  une  lettre  de  Poney  qui  me 
charge  d'accompagner  l'offrande  de  son  volume  d'un  billet  pour  vous. 
J'ai  devancé  son  inutile  recommandation  en  vous  envoyant  le  livre. 
Mais  voici  après  coup  la  lettre  que  je  sais  bien  sincère  et  partie  du 
meilleur  de  son  âme. 

Croyez  bien,  monsieur,  que  Poney  n'est  pas  le  seul  à  vous  appeler 
son  maître  bien-aimé,  et,  si  je  ne  craignais  pas  de  paraître  moins 
naïve  que  lui,  je  vous  dirais  aussi  ce  que  je  pense  sur  la  place  que  vous 
avez  dans  les  plus  grandes  admirations  de  ma  vie. 

George  Sand. 

Outre  la  préface  du  Chantier,  Mme  Sand  écrivit,  comme  nous 
l'avons  dit,  encore  la  préface  du  troisième  recueil  de  Poney,  la 
Chanson  de  chaque  métier,  paru  en  1850,  et  enfin  celle  de  son  qua- 
trième recueil,  Bouquet  de  marguerites,  publié  en  1852.  Elle  con- 
tribua ainsi  à  la  célébrité  de  son  jeune  protégé. 

Voici,  maintenant,  à  côté  de  Poney,  un  autre  poète  prolé- 
taire, le  vieux  père  Magu  :  âme  naïve  et  pure,  esprit  sain,  vif 
et  aimable.  C'est  un  simple  tisserand  de  village,  il  sait  à  peine 
lire,  mais  c'est  un  poète  de  par  la  grâce  de  Dieu,  un  poète 
qui  se  mit  à  faire  ses  vers  comme  les  oiseaux  se  mettent  à 
chanter.  11  chanta  dans  ses  premières  poésies  son  amour,  simple 
et  frais  comme  une  idylle,  pour  sa  cousine  (plus  tard  <c  la  mère 
Magu  »  avec  quatorze  enfants)  une  modeste  et  charmante  vil- 
lageoise, naïve  comme  lui,  qui 

...  Distinguait  bien  un  œillet  d'une  rose 

Mais  ne  démêlait  point  les  vers  d'avec  la  prose. 

et  qui  devint  toutefois  un  fidèle  camarade,  et  même  littéraire- 
ment une  bonne  conseillère  de  son  mari.  Épouse  et  mère  excel- 


GE01  \  M)  309 

Lente,  elle  fui,  autanl  que  dura  sa  ne,  L'aide  BÛre  du  poète,  et 
dans  un  âge  très  avancé,  lorsque  La  vue  et  La  mémoire  de  Magu 
lui  firenl  défaut,  alors  qu'il  ae  pouvait  presque  plus  rien 
ier,  celle  \ aillante  vieille  femme  Be  remit,  pour  Boutenir 
son  mari,  à  travailler  à  la  journée,  gagnant  Boixante  centimes 
par  jour.  Elle  sucoomba  à  oel  effort  et  mourut,  en  Laissant  son 
vieux  inconsolable.  Et  lorsqu'on  L'enterra,  il  B'agenouillait, — 
disait-il,  devant  sou  lit.  à  la  place  même  OÙ  sa  main  lui  était 
tendue  pour  lui  l'aire  ses  adieux,  c'est  à  cette  place  qu'il  priait 
non  pas  Dieu,  niais  illi'.  c'était  sa  sainte  à  lui,  et  chaque  chose 
qu'elle  avait  touchée  était  pour  lui  une  relique;  sa  tabatière  en 
bois  de  dix  centimes  ne  le  quittait  pas,  elle  était  sur  son  cœur 
et  il  la  baisait  quand  il  était  sans  témoins...  (1)».  —  Voilà  comme 
il  vénérait  les  qualités  morales  de  cette  simple  et  excellente 
femme. 

Depuis  la  maladie  de  sa  compagne,  tombé  presque  dans  la 
misère,  malade  lui-même,  à  demi  aveugle,  perdant  parfois  com- 
plètement la  mémoire,  reconnaissant  avec  une  touchante  sincé- 
rité qu'il  était  menacé  du  pire  des  maux,  la  perte  de  la  raison, 
et,  pour  éviter  ce  malheur,  s'abstenant,  sur  le  conseil  de  son 
médecin,  de  tout  travail  intellectuel,  Magu  passa  ses  dernières 
années  dans  la  plus  grande  indigence  auprès  de  sa  fille  Félicie. 
Il  survécut  à  son  gendre  Gilland,  et  mourut  à  Paris,  à  la  Cha- 
rité, des  suites  d'une  chute.  Mais,  malgré  les  mauvais  coups 
du  sort  (il  avait  deux  fils,  qui  essayèrent  —  de  son  vivant  — 
d'accaparer  les  malheureux  sous  qui  lui  restaient  de  ses  publica- 
tions littéraires),  ayant  d'abord,  grâce  à  la  révolution  de  1848, 
perdu  la  pension  royale  de  deux  cents  francs,  et  puis,  sa  der- 
nière ressource,  la  subvention  de  cent  francs  qu'il  recevait  du 
ministre  de  l'instruction  publique  ;  ayant  réduit  ses  besoins  au 
strict  nécessaire  et  ne  s'accordant  que  «  le  luxe  du  tabac  »,  dont 
Mme  Sand  lui  envoyait  de  temps  en  temps  une  petite  provisior, 
parce  que  c'était  là  la  seule  consolation  du  pauvre  bonhomme, 
obligé  quelquefois  de  bourrer  sa  pipe  de  l'herbe  des  prés,  —  il 

(1)  Lettre  inédite  de  Magu  à  Mme  Sand,  du  29  octobre  1859. 


3io  GEORGE    SAXD 

garda  néanmoins  jusqu'à  son  dernier  jour  une  pureté  d'âme 
et  une  candeur  d'enfant.  Sans  la  moindre  amertume  et  avec 
un  enjouement  plein  de  bonhomie  il  raconte,  dans  ses  lettres 
à  Mme'  Sand,  sa  vie  misérable,  ses  privations,  ses  maladies. 
Devenu  végétarien,  il  est  presque  honteux  d'avouer  qu'il  ne 
peut  suivre  les  prescriptions  de  son  médecin  que  quant  au  vin, 
mais  il  ne  peut  point  se  forcer  à  manger  de  la  viande,  et  il 
craint  tellement  qu'on  ne  voie  en  ceci  un  signe  de  son  «  imbécil- 
lité »  qu'il  s'empresse  de  se  défendre  par  l'exemple  de  Byron 
et  de  Lamartine.  Bien  rarement  il  se  permet  une  plainte 
doucement  ironique  comme  celle-ci  : 

Malgré  toute  ma  modestie,  je  dois  reconnaître  que  j'ai  fait  quel- 
que chose  de  bien,  puisque  j'ai  été  admis  comme  membre  correspon- 
dant par  sept  sociétés  de  gens  de  lettres  et  académies,  tant  de  Paris 
que  de  la  province  ;  mon  fils  aîné,  qui  est  peintre  et  vitrier,  m'a  enca- 
dré mes  sept  diplômes,  qui  tapissent  les  murailles  de  ma  petite  mai- 
son ;  j'ai  aussi  quatre  médailles,  argent  et  bronze.  Si  tous  les  membres 
de  ces  académies  me  faisaient  chacun  cinq  centimes  de  rente  par 
jour,  je  vivrais  très  à  l'aise,  sans  avoir  besoin  de  déranger  personne 
peut-être,  mais  si  quelqu'un  voulait  écrire  aux  présidents  de  ces 
différentes  sociétés,  on  pourrait  en  tirer  quelque  chose  ;  je  dis  cela, 
mais  ne  le  voudrais  pas.  Je  dois  faire  taire  mon  ambition  en  pen- 
sant au  peu  de  temps  qui  me  reste  à  passer  sur  la  terre,  et  bien  tris- 
tement... (1). 

Mais,  en  économisant  sur  toutes  choses,  le  brave  vieux  qui 
était  resté  fidèle  à  toutes  les  croyances  et  à  toutes  les  opinions 
de  son  jeune  âge,  s'ingéniait  à  rassembler  ses  derniers  pauvres 
sous  pour  s'acheter  quelque  bon  petit  journal,  s'intéressait  à 
toutes  les  choses  publiques  et  faisait  ses  délices  de  la  lecture 
de  YHistoire  du  Consulat  et  de  V Empire,  de  Thiers,  qui  voulut 
bien,  «  pour  remercier  Magu  de  l'envoi  de  ses  deux  petits  vo- 
lumes, lui  en  envoyer  seize,  plus  un  carton,  contenant  les  plans 
et  cartes  ».  —  «  Je  n'ai  pas  perdu  au  change,  s'écrie  le  bonhomme 
gaiement,  c'est  un  présent  de  cent  dix  francs  (2)  !  » 

(1)  Lettre  inédite  à  Mine  Sand,  probablement  d'octobre  ou  novembre  1859,. 

(2)  Lettre  inédite,  datée  de  février  1859. 


GEORGE  S  AND  il 

Magu  ne  manquait  pas  non  plue  de  se  procurer  chaque  aou- 
velle  œuvre  de  Mme  Sand,  qu'il  lisail  les  larmes  aux  yeux  », 
cl  il  continua  à  lui  éorire  jusqu'au  jour  de  bs  mort,  en  lui  con- 
fiant Bes  joies  et  Bes  douleurs  el  en  ne  cessant  de  L'aimer  comme 
les  simples  cii'ius  Bavenl  seuls  aimer.  En  dehors  de  cette  sensibi- 
lité si  touchante,  on  voit  par  ses  lettres  que  c'étail  un  esprit  gai, 
\i!  et  enjoué,  Baohanl  voir  Le  côté  comique  des  chose 
moquant  de  tout  avec  une  verve  toute  gauloise  el  raillant 
(finie  manière  naïvement  maligne  Lui  et  les  autres,  ses  propres 

malheurs  OU   ses   propres  succès  ! 

Magu  mourut  le  L3  mars  L860,  el  déjà  au  mois  d'avril  de  cette 
même  année,  George  Sand  écrivit  la  Ville  noire.  Ce  roman  se 
passe  parmi  les  ouvriers  d'une  usine,  mais  au  milieu  de  ces 
ouvriers  George  Sand  plaça,  la  très  intéressante  figure  d'Aude- 
bert,  naïf  vieux  poète  populaire.  C'est  le  portrait  fidèle  de  Magu, 
avec  cette  seule  différence  que  le  poète  de  la  Ville  noire  tombe, 
vers  la  fin  de  sa  vie,  dans  une  vraie  démence,  ce  qui  ne  fut  pas 
le  cas  de  Magu.  Mais,  d'autre  part,  dans  les  derniers  chapitres  du 
roman  où  il  est  conté  que  le  vieux  poète  prend  part  à  la  fête 
donnée  en  l'honneur  de  la  bienfaitrice  du  Trou  d'Enfer,  — 
Tonine,  en  lisant  au  banquet  de  noces  des  vers  de  sa  façon, 
—  on  y  voit  presque  textuellement  copiées  les  avant- dernières 
lettres  de  Magu  à  Mme  Sand.  Il  y  décrit  avec  une  bonhomie 
humoristique  sa  participation  aux  fêtes  en  l'honneur  de  La  Fon- 
taine, pour  lesquelles  on  lui  fit  composer  des  vers,  qui  furent 
unanimement  trouvés  «  très  bien  »,  parce  que  «  ces  bons  Cham- 
penois ne  sont  pas  difficiles  (1)  »,  comme  il  le  déclare  avec  un 
enjouement  modeste.  Et  il  cite  à  l'appui  de  son  assertion  la 
fin  de  sa  chanson  sur  son  grand  prédécesseur. 

Xous  aurions  vivement  désiré  que  toutes  les  lettres  de  Magu 
à  Mme  Sand  fussent  publiées,  et  nous  nous  permettons  d'en 
citer  quelques-unes  : 

(1)  Lettres  inédites  de  Magu  des  5  et  18  septembre  185-4,  de  Château- 
Thierry. 


3i2  GEORGE    SAND 


Madame, 


On  vient  de  me  prêter  le  numéro  de  la  Revue  des  Deux  Mondes, 
qui  contient  l'article  intitulé  «  De  la  littérature  des  ouvriers  »;  si  cet 
article  eût  paru  il  y  a  quatre  ans,  et  qu'on  me  l'ait  mis  sous  les  yeux, 
il  m'aurait  découragé,  et  je  me  serais  bien  gardé  de  publier  mon  vo- 
lume ;  qu'en  serait-il  résulté?  tout  le  contraire  de  ce  que  dit  M.  Ler- 
minier,  car  alors  la  misère  m'accablait,  j'avais  des  dettes,  deux  enfants 
encore  incapables  de  gagner  leur  vie,  mes  yeux  foudroyés  par  l'ophtal- 
mie ne  me  permettaient  déjà  plus  de  travailler  comme  autrefois,  je 
ne  sais  où  le  chagrin  et  le  désespoir  auraient  pu  me  conduire,  quand 
on  me  conseilla  de  rassembler  mes  poésies,  et  d'en  publier  un  volume  ; 
je  lançai  le  prospectus,  et  bientôt  plus  de  six  cents  souscripteurs 
m'adressèrent  des  demandes  d'un  ou  plusieurs  exemplaires  ;  beau- 
coup voulurent  le  payer  cinq  francs  au  lieu  de  quatre,  plusieurs  me 
le  payèrent  dix,  quinze  et  jusqu'à  vingt  francs.  Mes  deux  nulle  exem- 
plaires s'écoulèrent  en  moins  d'un  an  ;  alors  je  pus  payer  mes  dettes, 
donner  un  état  à  ma  fille,  à  mon  plus  jeune  fils,  et  la  joie  rentra  dans 
mon  cœur.  Une  seconde  édition  de  ce  volume  s'écoula  en  partie  ;  des 
deux  mille,  il  me  reste  environ  six  cents.  Mon  second  volume  se  vend 
bien  aussi,  mais  si  un  éditeur  intelligent  se  chargeait  de  répandre 
mon  ouvrage  en  en  envoyant  dans  les  départements,  chez  ses  libraires 
correspondants  et  même  à  Paris,  car  aucun  libraire  n'en  a,  si  ce  n'est 
Dilloye,  qui  garde  le  peu  qu'il  en  a  chez  lui,  mon  reste  des  deux  vo- 
lumes serait  bientôt  placé.  Pour  en  revenir  à  ce  que  dit  M.  Lerminier, 
qui  dit  que  la  poésie  ne  rapporte  rien,  le  bonhomme  se  trompe  ou 
nous  abuse  ;  Durand  de  Fontainebleau  est  beaucoup  plus  à  son  aise 
depuis  qu'il  a  publié  des  poésies,  l'ouvrage  (en  menuiserie)  lui  abonde, 
il  peut  occuper  maintenant  plusieurs  ouvriers,  il  sera  bientôt  biblio- 
thécaire. Lebreton,  à  Rouen,  l'est  déjà  ;  il  a  quatre  cents  francs  de 
rente  sur  les  fonds  littéraires,  moi  deux  cents. 

Moi  j'ai  acheté  une  petite  maison  qui  n'est  pas  encore  entièrement 
payée,  mais  que  je  pourrais  payer  si  je  vendais  le  reste  de  mes  exem- 
plaires. Aussi  je  ne  renonce  pas  plus  à  la  poésie  qu'à  ma  navette,  et, 
quoi  qu'en  dise  M.  Lerminier,  je  ne  me  suiciderai  pas,  ni  mes  cama- 
rades non  plus  ;  je  ne  suis  pas  fâché  à  lui  donner  ce  démenti. 

«  C'est  l'ambition  qui  nous  pousse  à  écrire  »,  dit-il  encore.  Mensonge 
en  ce  qui  me  regarde,  et  mes  amis  déjà  cités  ;  nous  n'avons  écrit  que 
parce  que  nous  le  pouvions  et  non  à  cause  que  nous  le  voulions  ;  je 
ne  montrais  mes  poésies  à  personne,  si  ce  n'est  quelques  pièces  adres- 
sées à  des  anus  qui  les  ont,  à  mon  insu,  envoyées  au  journal  de  Meaux, 
ce  qui  mit  le  collège  en  émoi.  On  dépêcha  des  professeurs  pour  s'en- 
quérir de  la  vérité,  si  j'étais  un  véritable  tisserand,  et  tout  alla  tout 


GEORGE  SAND  313 

seul;  Durand  caohail  Boigneusemenl  lee  siennes  dam  une  boîte,  parmi 
ses  outils;  M.  Michaux,  procureur  «lu  roi  i  Fontainebleau, en  fil  la 
découverte  par  hasard  ;  il  en  e  1  à  peu  pré  de  même  en  ce  qui  regarde 
Lebreton, 

1  selon  M.  Lerminier,  Le  lot  de  la  clai  e  moyenne  «pii  o'esl  oi 
la  proie  de  la  misère  ni  de  l'ignorance  qui  entravent  dans  les  classe! 
ouvrières  l'essor  «le  la  pensée,  de  toul  voir  el  de  toul  dire,  etc.  Cela 
est  très  flatteur  pour  cette  classe,  mais  ne  nous  empêchera  pas  de  lui 
disputer  ce  monopole,  h  peut-être  le  ferons-nous  avec  avantage,  sur- 
tout avec  des  Boutiena  tels  que  vous  et  vos  collaborateu]  î. 

J'ai  encore  un  peu  de  votre  excellent  tabac,  mais,  pour  le  conserver, 
il  m'a  fallu  prendre  des  précautions;  imaginez-vous,  madame,  que 
dans  plusieurs  sociétés  dont  je  faisais  partir  à  Paris,  je  disais,  en 
bourrant  ma  pipe  :  «  Voilà  du  tabac  de  Mme  George  Sand  »,  alors 
chacun  de  me  demander  de  mon  tabac  pour  faire  une  cigarette,  et 
les  bras  de  s'allonger  pour  saisir  ma  boite;  quoique  surpris  que  tant 
de  gens  manquassent  de  tabac  à  la  fois,  je  vis,  aux  grimaces  de  plu- 
sieurs, qu'ils  fumaient  pour  la  première  fois;  je  leur  demandai  pour- 
quoi ils  choisissaient  ce  jour  pour  commencer,  tous  me  répondirent 
que  c'était  parce  que  ce  tabac  venait  de  vous.  Depuis,  je  suis  sur  mes 
gardes.  Avez-vous  vu  M.  Perrotin?  L'avez-vous  décidé  à  m'acheter 
mon  reste  d'exemplaires?  ce  qui  serait  bien  à  désirer  pour  moi.  Je  lui 
céderais  le  tout  à  un  prix  très  avantageux  ;  comme  je  vous  l'ai  dit, 
madame,  mes  livres  n'ont  pas  encore  paru  dans  le  commerce  de  la 
librairie.  Lyon,  Bordeaux,  Nantes,  Lille,  Marseille,  etc.,  où  je  suis 
connu  comme  à  Paris,  n'ont  pas  vu  mon  ouvrage.  Un  éditeur  intel- 
ligent ne  manquerait  pas  de  tout  placer  en  moins  d'une  année,  et  je 
donnerais  à  un  honnête  homme  comme  M.  Perrotin  tout  le  temps 
qu'il  me  demanderait  pour  payer. 

Une  dame  de  charité  de  la  paroisse  de  Saint-Roch  m'avait  prié  de 
lui  faire  (l'an  passé)  un  cantique  pour  le  mois  de  Marie  ;  cette  dame 
montra  ce  cantique  à  la  reine,  qui  le  garda  et  me  recommanda  au 
ministre  de  l'instruction  publique  ;  pour  remercier  cette  princesse,  je 
lui  envoyai  mon  (déchirure)  volume  ;  elle  vient,  pour  me  remercier 
à  son  tour,  de  m' envoyer  cent  francs,  et  moi,  pour  la  remercier  de 
nouveau,  je  viens  de  lui  adresser  trois  cantiques  en  l'honneur  de 
Mme  la  Vierge  ;  j'ai  joint  à  cet  envoi  une  douzaine  d'alexandrins  en 
forme  de  dédicace.  Nous  verrons  qui  se  lassera  de  remercier. 

Pardonnez-moi,  madame,  ce  long  bavardage,  mais  c'est  aujour- 
d'hui dimanche  et  je  me  repose  agréablement  en  vous  écrivant. 

J'ai  l'honneur  d'être  tout  simplement  votre  admirateur  et  serviteur 
dévoué. 

Magu,  tisserand. 


314  GEORGE    SAND 

La  cousine  et  sa  fille  me  prient  de  vous  faire  agréer  leurs  salutations, 
ou  plutôt  leurs  révérences  empressées. 

Lizy-sur-Ourcq.  Dimanche,  avril  1842. 


Madame, 

Je  viens  troubler  un  moment  vos  sublimes  rêveries  pour  vous  dire 
que  le  1er  août  prochain  la  fille  du  tisserand  Magu  épouse  Gilland  le 
serrurier  ;  vous  les  connaissez  tous  deux,  puisque  j'ai  eu  l'honneur 
de  vous  présenter  un  jour  ma  fille,  et  que  Gilland  vous  a  fait  plusieurs 
visites  ;  et  puis  j'ai  reçu  de  vous,  madame,  trop  de  marques  d'amitié 
pour  penser  que  cette  nouvelle  vous  sera  indifférente  ;  je  suis  sûr, 
au  contraire,  que  vous  souhaiterez  du  bonheur  à  ces  pauvres  enfants 
qui  en  auront  grand  besoin  pour  réussir,  car  l'une  n'apporte  en  mariage 
à  son  époux  que  son  aiguille,  comme  lui  n'a  que  son  étau  ;  mais  il  est 
intelligent  et  sobre,  et  ma  fille  sera  bonne  ménagère.  C'est  donc  dans 
leurs  bras  que  repose  leur  avenir.  Sitôt  marié,  Gilland  espère  travailler 
chez  lui  ;  son  patron  lui  fournira  de  l'ouvrage,  et  plus  tard,  quand  à 
force  d'économie  il  aura  pu  s'acheter  assez  d'outils  pour  travailler  à 
son  compte,  il  le  fera.  Comme  il  ne  faut  pas  débuter  par  faire  des  dettes, 
on  ne  fera  pas  de  noces,  mais  un  repas,  qui  servira  de  déjeuner  et  de 
dîner.  Le  lendemain  les  jeunes  époux  reprendront  le  chemin  de  la 
capitale  pour  aller  habiter  le  faubourg  Saint-Antoine,  non  loin  du 
bon  M.  Perdiguier,  qui  veut  bien  venir  ainsi  que  sa  femme  à  Lizy, 
pour  être  des  nôtres. 

Je  vous  aurais  écrit  tout  cela  plus  tôt,  madame,  mais  les  journaux 
vous  disaient  à  Constantinople  et  c'est  Gilland  qui  m'a  assuré  que 
vous  étiez  à  la  Châtre.  Puisse  cette  lettre  vous  y  trouver  en  bonne 
santé  et  bien  disposée  à  lire  ce  qu'elle  contient,  car  rien  n'est  si  peu 
intéressant,  mais  j'ai  confiance  en  votre  amitié  et  vous  lirez  jusqu'au 
bout. 

M'y  voilà  pour  vous  prier,  madame,  d'agréer,  avec  ma  profonde 
estime,  mon  entier  dévouement. 

Magu,  tisserand. 
A  Lizy-sur-Ourcq,  le  25  juillet  1843. 

Nous  apprenons  par  les  lettres  de  Magu  et  par  celles  de 
Béranger  à  Magu  et  à  Mme  Sand,  que  les  deux  grands  écrivains 
furent  nommés,  en  1844,  exécuteurs  testamentaires  d'un  certain 
Chopin  (qu'il  ne  faut  point  confondre  avec  son  grand  homo- 
nyme polonais),  écrivain  d'ordre  inférieur,  vieil  ami  et  protec- 


GEORGE   SAN!) 


315 


leur  de  Magu,  qui  lii  un  legs  au  vieux  tisserand  afin  de  faire 

une  nouvelle  édition  de  ses  poésies  1 1 1. 

Mon  cher  Magu,  écrit  Béranger  au  tisserand  de  Lizy-siu  Ourcq, 
avanl  «le  répondre  à  votre  lettre,  j'ai  voulu  voir  Mme  Sand;  je  l'ai 
trouvée  on  ue  peut  mieux  disposée  peur  la  nouvelle  édition  de  vos 

poésies,  et   lui  ai  donné  connaissance  du   legs  i|iii   doil    faciliter  cette 

publication. 

VOUS  sente/,  que  je  lui  ai  déclaré  (pie  je  ne  croyais  pas  à  la  néces- 
sité de  joindre  mou  nom  au  sien,  que  je  vous  remerciais  de  la  pro- 
position que  vous  me  faisiez  à  ces  égards,  mais  qu'il  serait  inconvenant 
qu'une  autre  qu'elle,  spécialement  désignée  par  M.  Chopin,  se  mêlât 

de  recommander  VOS  "'livres  au   public. 

Cela,  mou  cher  Magu,  ne  m'a  pas  empêché  de  parler  à  Perrotin 
pour  eette  édition.  Malheureusement  il  s'entête  à  ne  pas  éditer  d'au- 
tres poésies  (pie  celles  de  Poney,  dont  Mme  Sand  l'a  déjà  prié  de  se 
charger,  voilà  près  de  six  mois,  et  qu'elle  a  eu  bien  de  la  peine  à  lui 
faire  accepter.  Perrotin  prétend  que  les  poésies  n'ont  plus  cours,  et 
quand  même  les  auteurs  veulent  faire  les  frais  d'impression,  il  refuse 
de  s'en  charger  ;  il  faut  dire,  pour  l'excuser,  qu'il  a  des  affaires  qui 
l'absorbent,  mais  avec  la  somme  qui  vous  est  léguée  vous  trouverez 
facilement  un  autre  éditeur,  c'est  ce  qui  m'empêche  de  trop  insister. 
Pour  n'en  être  pas  pour  votre  argent,  je  pense  que  vous  feriez  bien 
d'imiter  Poney,  qui  a  recueilli  plus  de  six  cents  souscriptions  à  Toulon, 
ce  qui  couvrira  tous  ses  frais  et  au  delà.  Faites  aussi  courir  des  listes 
et  mettez-moi  en  tête  pour  six  exemplaires,  sauf  à  en  prendre  davan- 
tage, si  nous  le  jugions  de  bon  exemple.  Quant  aux  suppressions  à 
faire  dans  vos  poésies,  vous  sentez  que  vous  seul  pouvez  en  décider  ; 
faites  ce  travail  et  je  vous  engage  à  ne  pas  hésiter  et  à  corriger  et  à 
retrancher  largement.  Ce  sont  de  ces  sacrifices  dont  nous  autres, 
poètes,  ne  faisons  jamais  assez  ;  cependant  le  public  nous  en  récom- 
pense toujours. 

Adieu,  mon  cher  Magu,  pardonnez-moi  d'avoir  tardé  à  vous  ré- 
pondre et  recevez  la  nouvelle  assurance  de  mes  sentiments  d'estime 
et  de  confraternité. 

BÉRAXGER. 

Passy,  9  février  1844. 
Je  n'ai  pas  vu  Gilland  depuis  qu'il  m'est  venu  inviter  à  sa  noce  (2). 

(1)  Le  poète  Charles-Auguste  Chopin  naquit  en  1811  et  mourut  en  1844. 

(2)  La  copie  de  cette  lettre  de  Béranger  se  trouve  dans  les  lettres  inédites- 
de  Magu  à  Mme  Sand, 


316  GEORGE    SAND 


Madame, 

Béranger  vous  a  donné  connaissance  du  legs  de  M.  Chopin  en  ma 
faveur  et  aussi  sa  destination.  Béranger  s'est  trompé,  s'il  a  pensé  que 
je  lui  demandais  une  préface.  C'était  seulement  quelques  pages  de  sa 
main  et  son  nom  au  bas  que  je  désirais,  sachant  bien  que  vous  seule 
me  deviez  donner  cette  marque  d'amitié.  J'en  ai  parlé  souvent  à  Cho- 
pin dans  mes  lettres  ;  il  en  était  si  content,  vu  l'estime  qu'il  vous  por- 
tait, qu'il  n'a  pu  quitter  ce  monde  sans  avoir  assuré  la  réussite  de 
la  réimpression  de  mes  poésies  avec  une  préface  de  vous,  et  je  vous 
remercie,  madame,  de  persévérer  dans  le  dessein  de  me  la  faire,  car 
Béranger  et  MM.  Egger  et  Robert,  qui  vous  ont  été  voir  à  ce  sujet, 
m'ont  tous  assuré  que  vous  étiez  dans  les  meilleures  dispositions 
pour  moi,  et  vous  en  suis  bien  reconnaissant,  car  nous  autres,  pauvres 
petits,  petits,  on  ne  nous  verrait  jamais  si  ceux  qui,  comme  vous, 
madame,  sont  si  grands  et  si  forts,  ne  prenaient  la  peine  de  nous  sou- 
lever un  peu  pour  nous  faire  remarquer. 

Béranger  a  vu  M.  Perrotin,  mais  il  ne  veut  éditer,  et  encore  à  votre 
prière,  que  Poney.  J'osais  compter  sur  lui,  surtout  en  payant  les  frais 
d'impression,  et  j'avais  tort. 

Où  maintenant  en  trouver  un  éditeur  qui  soit...  honnête?  il  doit 
y  en  avoir  encore  ;  le  tout,  c'est  de  bien  tomber,  et  c'est  encore  à  vous 
à  qui  je  demande  ce  renseignement.  Gilland  vous  montrera  la  lettre 
de  Béranger  et  vous  verrez  son  avis  sur  le  sujet  d'une  nouvelle  sous- 
cription. Gilland  m'écrira  ce  que  vous  pensez  sur  tout  cela  ;  il  serait 
à  souhaiter  pour  moi  et  aussi  pour  Gilland  qu'un  peu  de  réussite  nous 
vienne  en  aide,  et  cette  réussite  je  l'espère,  puisque  vous-même  vous 
voudrez  bien  y  contribuer  par  votre  talent.  Ma  femme  vous  fait 
mille  compliments  et  moi  je  suis  votre  bien  reconnaissant  serviteur. 

Magu. 

Ma  chère  dame, 

J'aurais  bien  voulu  pouvoir  vous  voir  avant  votre  départ  de  Paris, 
pour  vous  remercier  de  vive  voix  de  l'envoi  du  volume  de  poésie  de 
Poney,  qui  m'a  vivement  intéressé  et  qui  mérite  les  éloges  qui  se  lisent 
dans  la  préface  si  intéressante  dont  vous  avez  bien  voulu  enrichir  son 
œuvre. 

Combien  je  vous  suis  reconnaissant,  ma  chère  dame,  de  vouloir 
bien  aussi  vous  occuper  encore  de  moi  ;  je  sais  combien  le  temps  vous 
est  précieux  et  que  c'est  un  grand  sacrifice  que  vous  vous  imposez 
de  vous  occuper  de  choses  aussi  futiles  que  mes  poésies,  mais  vous 


GEORGB  SAND  317 

ii'rii  tiendrez  pas  moins  votre  prome  e,  parce  que  von  êt<  bonne 
cl  dé  intére    6e  pour  notre  eau  e. 

Veuillez  dire  à  La  cuisine  si  je  puis  e  pérer  cette  préface  pour  I»; 
courant  de  l'été,  ce  «pii  Berait  à  désirer  pour  moi.  Perrotin  ne  voudra 
BÛremenl  pas  se  oharger  <ir  L'édition  et  je  ne  suis  pas  peu  embarra  é 
sur  le  ohoix  d'un  éditeur.  J'ai  peur  de  tomber  en  mauvaises  mains 
etde  voir  s'évanouir ea  fumée  les  mille  francs  légués  par  mon  pauvre 
ami  Chopin.  Commenl  faire? 

Je  v;iis  m'occuper  du  choix  des  pièces  pour  la  nouvelle  édition  et 
des  corrections  à  faire  ;'i  quelques-unes;  mais  ces  corrections  Beront 
peu  nombreuses,  je  ne  veux  pas  l'aire  disparaître  ce  caractère  d'ori- 
ginalité qui  m'a  valu  ma  réputation. 

Portez-vous  bien  et  Immi  voyage;  pensez  un  peu  à  moi  ci  veuillez 
me  croire  votre  bien  sincère  et  dévoué  serviteur  e1  ami. 

Magu,  tisserand. 
a  Lizy-sur-Ourcq,  le  17  avril  1844. 

Mme  Sand  écrivit  effectivement  la  préface  de  l'édition  nou- 
velles desPùésies  de  Magu  qui  parut  dans  les  tout  derniers  jours 
de  L844,  mais  fut  datée  de  1845. 

Le  plus  naïf  et  le  plus  aimable  de  ces  poètes  nouvellement  éclos  au 
sein  du  peuple,  dont  nous  avons  déjà  plus  d'une  fois  signalé  l'avène- 
ment, dit  Mme  Sand  dans  cette  préface,  c'est  le  bonhomme  Magu... 

Il  précéda  de  beaucoup  d'années  Beuzeville  et  Lebreton,  Poney, 
Savinien  Lapointe  et  même,  je  crois,  Durand... 

Il  s'inspirait  de  La  Fontaine  ;  il  avait  deviné  Béranger  et,  sans 
atteindre  ni  l'un  ni  l'autre,  il  ne  restait  en  arrière  de  personne  dans  la 
sphère  de  ses  idées  et  dans  la  nature  de  son  talent.  Moins  habile  à 
manier  la  langue  nouvelle  que  Poney  et  Lapointe,  brillants  produits 
de  l'école  romantique,  il  chantait  dans  la  vieille  bonne  langue  fran- 
çaise, dont  il  a  conservé  le  tour  naïf  et  clair,  l'heureuse  concision  et  la 
grâce  enjouée.  On  a  reproché  quelquefois  ave?,  raison  à  nos  jeunes 
poètes  prolétaires  de  manquer  de  cette  originalité  qu'on  devait  atten- 
dre de  la  race  nouvellement  imtiée  aux  mystères  de  la  poésie.  On 
exigeait  de  ceux-là,  à  la  vérité,  plus  que  le  progrès  des  idées  ne  pou- 
vait leur  inspirer  encore.  On  voulait  des  miracles,  un  langage  à  la  fois 
énergique  et  grandiose,  des  formes  toutes  nouvelles,  un  élément  in- 
connu jusqu'ici,  apporté  d'emblée  par  eux  dans  la  poésie  dès  le  pre- 
mier essai... 

Mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  soulever  de  si  chaudes  questions  : 


318  GEORGE    SAND 

elles  seraient  hors  de  place.  Magu  est  un  esprit  calme,  qui  se  venge 
de  l'inégalité  sociale  par  une  malice  si  charmante,  que  nul  ne  peut 
s'en  offenser,  et  qui  se  résigne  à  son  sort  avec  une  patience,  une 
modestie  et  une  douceur  pleines  de  grâces  touchantes  et  fines...  Per- 
sonne n'a  pu  adresser  à  Magu  les  reproches  dont  nous  voudrions 
excuser  comme  il  convient  ses  confrères,  les  nobles  poètes  ouvriers. 
Tout  le  monde  a  remarqué,  au  contraire,  que  Magu  était,  dans 
ses  vers  comme  dans  sa  vie,  un  véritable  ouvrier;  qu'il  ne  faisait 
aucun  effort  pour  parler  la  langue  des  hommes  savants  et  que  celle 
des  muses  naïves  lui  arrivait  toute  naturelle,  tout  appropriée  à  sa 
condition,  à  ses  habitudes,  à  son  mode  d'existence.  La  poésie  s'est 
révélée  à  lui  sous  la  véritable  forme  qu'elle  devait  prendre  au  village, 
au  foyer  rustique,  au  métier  du  tisserand... 

Depuis  quelques  années  seulement  il  est  devenu  célèbre,  sans  savoir 
comment,  et  en  s'étonnant  beaucoup  que  ses  pauvres  rimes,  comme 
il  les  appelait,  eussent  trouvé  de  nombreux  admirateurs  et  conquis 
un  public.  Fêté  et  choyé  dans  plusieurs  salons  de  Paris,  visité  dans 
sa  maisonnette  par  de  beaux  esprits  et  de  belles  dames,  il  n'en  fut 
pas  plus  fier.  Plein  de  goût,  de  gaieté,  de  naturel  et  de  droiture,  le 
bonhomme  frappe  tout  le  monde  par  l'entrain  spirituel  de  sa  con- 
versation et  par  le  charme  de  ses  lettres  affectueuses  et  remplies  de 
le  divination  des  véritables  convenances.  Il  ne  faut  pas  voir  plus  de 
dix  minutes  le  tisserand  de  Lizy  pour  être  convaincu  de  la  supériorité 
de  son  intelligence,  non  seulement  comme  poète,  mais  comme  homme 
de  vie  pratique.  H  n'a  dépouillé  ni  les  habits,  ni  les  manières  de  l'ar- 
tisan; mais  il  sait  donner  tant  de  distinction  à  son  naturel  qu'on 
s'imagine  voir  un  de  ces  personnages  qu'on  n'avait  rencontrés  que 
dans  les  romans  ou  sur  le  théâtre,  parlant  à  la  fois  comme  un  paysan 
et  comme  un  homme  du  monde  et  raisonnant  presque  toujours  mieux 
que  l'un  et  que  l'autre. 

Peu  de  poètes  ont  inspiré  autant  de  bienveillance  et  de  sympa- 
thie. C'est  que  ses  vers  respirent  l'un  et  l'autre  sentiment.  Us  sont  si 
coulants,  si  bonnement  malins,  si  affectueux  et  si  convaincants  qu'on 
est  forcé  de  les  aimer,  et  qu'on  ne  s'aperçoit  pas  de  quelques  défauts 
d'élégance  ou  de  correction.  H  y  en  a  de  si  vraiment  adorables  qu'on 
est  attendri  et  qu'on  n'a  pas  le  courage  de  rien  critiquer... 

Magu  fut  certes  très  heureux  de  cette  préface,  dont  nous  ne 
donnons  que  quelques  passages,  il  s'empressa  de  remercier 
Mme  Sand  par  la  lettre  suivante  datée  du  3  janvier  1845  (1)  : 

(1)  Il  faut  noter  que  la  préface  de  Mme  Sand,  qui  fait  maintenant  partie 
du  volume  des  Questions  d'art  et  de  littérature,  est  datée  du  4  janvier  1845. 


GEORGE    S  AND  ig 


M.-i  brave  madame  Sand, 

Voua  Bâchant  de  retour  ;'i  Paris,  je  m'empre  se  de  voua  écrire  pour 
vous  souhaiter  La  bonne  année  et  aussi  de  vous  remercier  poui  la  gen- 
tille notice  qu'on  peul  lire  maintenant  en  tête  il!'  la  nouvelle  édition 
de  mes  poésies.  Je  ne  sais  vraiment  comment  vous  avez  l'ait  pour 
trouver  tanl  de  jolies  choses  à  < l ï i« *  en  ma  faveur  et  le  Lecteur  Le  plus 
blasé  en  l'ail  de  vers  ne  pourra  se  défendre  <le  Lire  Les  miens  s'il  Lit  les 
quelques  panes  que  je  «luis  à  votre  bienveillante  amitié  :  La  cousine 
est  aussi  bien  contente  de  voir  qu'elle  va  avoir  une  réputation  et 
qu'elle  vous  le  devra, 

J'ai  vendu  l'édition  entière  à  l'éditeur  Charpentier,  Gilland  vous 
dira  nos  conditions.  Ce  pauvre  Gilland,  sa  santé  se  perd,  il  a  été  malade 
une  partie  de  l'été.  Le  médecin  n'a  pas  hésité  pour  lui  dire  que  l'excès 
du  travail  en  était  la  seule  cause;  qu'il  devrait  s'abstenir  décrire  et 
prendre  plus  de  repos.  Du  repos!...  quand  chaque  semaine  on  vient 
lui  diminuer  le  prix  de  main-d'œuvre,  et  ne  pas  savoir  où  cela  s'arrê- 
tera !  Lui,  qui  a  de  l'intelligence,  de  la  conduite,  c'est  une  petite  place, 
un  petit  emploi  qu'il  lui  faudrait.  La  personne  qui  lui  confierait  ses 
intérêts  n'aurait  qu'à  se  louer  de  lui  avoir  donné  sa  confiance.  J'ose 
donc  vous  le  recommander,  puisque  vous  le  connaissez  déjà  et  qu'il 
est  assez  heureux  d'être  estimé  de  vous. 

Recevez,  madame,  avec  nos  vœux  bien  sincères  pour  votre  bon- 
heur, l'assurance  de  ma  profonde  estime  et  de  ma  vive  reconnaissance. 

Magu,  tisserand. 
A  Lizy-sur-Ourcq,  le  3  janvier  1845. 

Talions  maintenant  de  ce  gendre  de  Magu,  non  moins  inté- 
ressaut  que  le  vieux  tisserand  et  le  maçon  de  Toulon,  —  parlons 
du  jeune  serrurier  Gilland. 

Jérôme-Pierre  Gilland  naquit  en  1815  d'une  famille  de  ber- 
gers, dans  la  petite  commune  de  Sainte- Aulde  (Seine-et-Marne). 
Pauvre,  il  ne  put  fréquenter  l'école  que  pendant  trois  hivers  ; 
dès  l'âge  de  huit  ans,  avant  de  savoir  écrire,  il  dut  travailler  de 
ses  mains.  Son  père,  ayant  failli  perdre  son  bras,  vint  s'installer 
à  Paris,  pour  se  faire  opérer.  On  plaça  Pierre-Jérôme  comme 
apprenti  chez  un  bijoutier,  parce  qu'il  était  doué  pour  le  dessin  ; 
il  rêvait  de  devenir  peintre  ;  en  faisant  des  commissions,  il 
s'arrêtait    devant   les   devantures   des   magasins   de  gravures 


320  GEORGE   SAND 

et  s'extasiait  devant  les  tableaux  de  Gros  et  d'Horace  Vernet, 
ce  qui  lui  valut  force  coups.  De  très  bonne  heure,  il  aima  pas- 
sionnément la  lecture  et  se  mit  à  lire  tout  ce  qui  lui  tombait 
sous  la  main,  surtout  «  les  petits  livres  à  six  sous,  que  l'on  voit 
sur  les  parapets  des  ponts  ».  11  fit  de  bien  mauvaises  lectures  qui 
faillirent  le  corrompre,  mais  les  grandes  œuvres,  «  de  Marc- 
Aurèle  à  Fénelon  et  de  Socrate  à  saint  Vincent  de  Paul,  et 
surtout  Rousseau,  le  sauvèrent  et  l'aidèrent  à  toujours  ramener 
sa  vie  au  bien  et  au  vrai  ». 

En  voyant  la  misère  ambiante,  la  dignité  humaine  humiliée, 
tous  les  droits  de  l'homme  rabaissés,  les  plaisirs  grossiers,  le 
malheur  et  le  dur  labeur  ininterrompu,  sans  espoir  d'assurer 
aux  plus  honnêtes,  aux  plus  laborieux  une  vieillesse  paisible, 
il  conçut  l'idée  de  relever  la  classe  ouvrière,  si  déchue,  et  il  voua 
toute  sa  vie  à  cette  œuvre.  Il  tâcha  d'éclairer  ses  compagnons, 
de  leur  prêcher  par  l'exemple,  par  la  parole  et  par  ses  écrits,  la 
rénovation  morale.  Toute  sa  vie  il  resta  simple  ouvrier  par  prin- 
cipe, bien  qu'il  pût  devenir  maître.  Il  fonda  diverses  associations 
et  compagnonnages,  puis  un  journal,  V Atelier,  où  il  rédigea 
des  articles  sur  la  question  qui  le  préoccupait  constamment  : 
le  relèvement  moral  et  matériel  de  la  classe  ouvrière.  Après 
la  révolution  de  Février,  il  fut  envoyé  par  le  gouvernement 
provisoire  dans  le  Berry  et  le  Busançais  avec  la  commission 
délicate  d'y  «  pacifier  les  esprits  »,  parce  que  le  souvenir  des 
épisodes  trop  récents  de  la  Révolution  et  de  sa  fin  sanglante 
mettait  la  population  en  émoi. 

Lors  des  élections  à  l'Assemblée  nationale  il  eut  jusqu'à 
vingt  mille  voix,  mais  avant  les  élections  définitives  les  réac- 
tionnaires ne  lui  épargnèrent  ni  les  insinuations,  ni  les  calomnies. 
On  le  persécuta  plus  encore,  après  les  journées  de  juin,  auxquelles 
il  ne  prit  aucune  part.  Alors  qu'il  se  rendait  avec  ses  enfants 
chez  le  vieux  père  Magu,  il  fut  subitement  arrêté  et  incarcéré 
pendant  plus  de  cinq  mois,  cela  sans  aucune  instruction  judi- 
ciaire préliminaire;  il  comparut  enfin  devant  un  tribunal 
militaire,  accusé  d'anarchisme  et  d'instigation  à  l'émeute. 
Heureusement  la  fausseté  de  ces  accusations  étant  aisément 


GEORGE   s  AND 

prouvée,  il  Fui  acquitté.  En  prison  il  B'occupa  de  la  publication  de 
sou  second  recueil,  les  Conteurs  ouvriers,  «pii  parut  en  rnan  L849. 

l'nis  il  lui  élu  à  L'Assemblée  Législative,  mais  L'année  suivante 
il  |>;iss;i,  de  nouveau  devant  Les  tribunaux.  Certains  mu 
d'une  nouvelle  œuvre,  parue  sous  Le  titre  Contrastes  sociaux, 
L'avaienl  l'ait  accuser  par  Le  procureur. 

A  La  fin  de  sa  vie,  i iranl  de  phtisie,  il  continua  à  prêcher 

parmi  les  ouvrière  di'  province  la  nécessité  de  s'instruire,  de  se 

relever,  de  se  purifier  moralement  et  de  s'entr'aider  par  des 
associations  pacifiques.  Il  pensait  «pie  par  cette  voie  seulement 
les  travailleurs  arriveraient  au  bien-être,  à  L'égalité  et  à  une  posi- 
tion plus  digne  vis-à-vis  des  autres  classes  de  la  société.  Gilland 
mourut  après  une  cruelle  agonie,  à  peine  âgé  de  trente-neuf  ans, 
le  12  mars   L854. 

Quoiqu'il  se  soit  instruit  lui-même,  on  voit  par  ses  lettres 
et  par  ses  écrits  (pu1  ce  fut  un  homme  extrêmement  éveillé 
et  développé.  Ses  malheurs  et  ceux  de  ses  confrères  l'aigrirent 
un  peu,  mais  il  possédait  un  cœur  ardent,  un  esprit  profond, 
quoique  un  peu  fruste  et  assez  pessimiste.  Bref,  c'est  un 
ouvrier  d'une  ère  nouvelle,  un  républicain  socialiste  convaincu 
et  en  même  temps  un  poète  profondément  humain  et  com- 
patissant à  tous  les  maux. 

Ses  lettres  à  George  Sand  nous  font  connaître  sa  femme 
Félicie,  qui  fut,  comme  Lise  Perdiguier  ou  la  maman  Magu, 
la  fidèle  compagne  de  son  mari.  Ces  lettres  nous  révèlent  éga- 
lement des  épisodes  très  romantiques  et  très  curieux  de  la 
jeunesse  de  Gilland  avant  sa  rencontre  avec  la  famille  Magu. 
Dans  sa  préface  des  Conteurs  ouvriers,  George  Sand  cite  beau- 
coup de  détails  empruntés  à  la  très  ample  Notice  autobiogra- 
phique que  Gilland  lui  envoya  dans  sa  lettre  du  18  janvier  1849. 
Nous  Tavons  retrouvée,  mais  nous  ne  la  répéterons  point  ici; 
nous  noterons  toutefois  que  beaucoup  d'épisodes  de  la  bio- 
graphie de  Gilland.  racontés  à  Mme  Sand  par  des  amis  com- 
muns, lui  servirent  pour  écrire  l'histoire  de  Paul  Arsène  dans 
Horace  :  son  apprentissage  chez  le  bijoutier,  sa  passion  pour  la 
peinture  et  pour  les  chefs-d'œuvre  des  grands  maîtres,  son  amour 


332  GEORGE    SAND 

romanesque  pour  une  femme  perdue  qu'il  rêva  de  sauver  par 
l'amour  et  l'éducation  de  son  enfant.  Cet  épisode  qui  précéda 
son  mariage  avec  Félicie  Magu  et  que  Mme  Sand  avait  dû  con- 
naître dès  1841,  semble  avoir  inspiré  les  pages  d'Horace  où  l'au- 
teur raconte  la  passion  profonde  de  Paul  Arsène  pour  Marthe 
et  ses  efforts  pour  réhabiliter  cette  fille  déchue  et  élever  son 
enfant  par  amour  pour  elle. 

Il  faut  toutefois  remarquer  que  les  exemples  de  générosité 
chevaleresque  de  ce  genre  n'étaient  point  rares  dans  le  modeste 
milieu  des  ouvriers  intellectuels  qui  entouraient  alors  Mme  Sand. 
C'est  ainsi  qu'Achille  Leroux,  frère  de  Pierre,  avait  pendant  de 
longues  années  aidé  à  élever  les  enfants  d'une  jeune  femme, 
abandonnée  par  un  bourgeois,  comme  Marthe,  ou  comme  la  pre- 
mière bien-aimée  de  Gilland.  Il  dut  même  plus  tard,  en  1843-45, 
soutenir  un  procès  contre  ce  monsieur  ;  celui-ci,  après  de  longues 
années  d'oubli  et  d'indifférence,  alléguant  ses  sentiments  pater- 
nels, réclamait  par  voie  de  justice  les  enfants  de  sa  maîtresse. 
Les  lettres  de  Pierre  et  d'Achille  Leroux  nous  apprennent  la 
part  que  Mme  Sand  prit  à  cette  affaire  ;  elle  les  aida  de  sa  parole, 
de  sa  plume  et  de  sa  bourse.  Exposons  les  faits. 

L' ex-amant  d'une  certaine  Aimée  Térage,  devenue  Mme  Achille 
Leroux,  intenta  en  1843  un  procès  à  son  ex-maîtresse  ainsi 
qu'à  son  mari,  afin  de  leur  reprendre  les  deux  enfants 
qu'Achille  Leroux  avait  déjà  reconnus  légalement  et  qu'il  con- 
sidérait comme  étant  les  siens.  Ce  monsieur  prétendait  faire 
casser  la  légalisation.  Il  promettait  d'assurer  à  la  mère  des 
secours  matériels.  Il  consentait  en  fait  à  lui  laisser  l'éducation 
de  ses  enfants,  mais  il  lui  refusait  le  droit  de  les  élever.  Elle, 
au  contraire,  ne  voulait  rien  accepter  de  cet  homme,  qui  l'avait 
séduite,  alors  qu'elle  avait  quinze  ans,  et  qui  plus  tard,  quoi- 
qu'elle eût  plusieurs  enfants  de  lui,  n'avait  vu  en  elle  qu'un 
instrument  de  plaisirs.  Elle  prouvait  que  cet  individu  n'avait 
pris  aucun  soin  de  ses  enfants  en  bas  âge,  alors  qu'il  lui 
était  le  plus  difficile  de  les  nourrir,  que  même  l'un  d'eux  mou- 
rut de  misère.  C'est  alors  qu'un  homme  généreux  se  mit  à  l'aimer. 
Ce  fut  lui  qui  pendant  de  longues  années  les  secourut,  elle  et  ses 


GEORGE   S  AND 

derniers  enfants,  l'uis  il  avait  [ail  plus,  il  les  avail  reconnus. 
L'autre  n'agissait  que  par  simple  désir  de  vengeance;  d'une 
pari  il  s'efforçait  de  diffamer  la  jeune  Bile  qu'il  avail  séduite:  il 
laissait  entendre  que  ces  deux  enfants  pouvaient  ne  pas  être 
de  lui,  el  d'autre  pari  il  ne  voulait  poinl  permettre  à  un  autre 
homme  de  les  reconnaître,  prétendant  que  c'était  là  une  Infrac- 
tion au  Code  (pii  déclare  q la  recherche  de  la  paternité  est 

interdite  ». 

Au  commencement  du  procès,  ce  monsieur  du  nom  de  sieur 
Devieur,  «lit  Robelin,  tâcha  d'intéresser  à  sa  cause  .Mme  Sand 
par  l'intermédiaire  de  Girerd,  avocat  à  Nevers,  leur  demandant 
d'agir  sur  Pierre  Leroux,  e1  par  lui  sur  Achille  Leroux,  afin 
d'éviter  les  délibérations  publiques  et  de  terminer  l'affaire  par 
une  transaction  à  l'amiable.  .Mais  George  Sand  ne  répondit 
ni  à  M.  Robelin,  ni  à  Girerd.  D'abord,  elle  envoya  de  Xohant 
ces  deux  lettres  à  Leroux  en  lui  demandant  ce  qu'elle  devait 
faire,  puis,  lorsqu'elle  rentra  elle-même  à  Paris,  elle  pria 
Leroux  de  lui  expliquer  de  vive  voix  toute  l'affaire.  Alors 
elle  écrivit  à  Leroux  une  longue  lettre  dans  laquelle  elle 
s'exprimait  franchement  en  faveur  de  la  malheureuse  Aimée 
Leroux.  Enfin  elle  semble  avoir  recommandé  cà  Achille  de  con- 
fier sa  cause  à  Me  Marie,  le  célèbre  avocat,  et  fournit  aux 
frères  Leroux  une  certaine  somme  d'argent  pour  les  frais  du 
procès. 

AchiDe  Leroux  et  sa  femme  perdirent  le  procès  en  première 
instance.  Les  frères  Leroux  en  appelèrent,  perdirent  encore  cette 
fois  à  la  Cour  royale  et  formèrent  un  pourvoi  de  cassation. 
En  attendant  le  jugement  en  suprême  instance,  ils  publièrent 
tous  les  documents  principaux,  les  «  réfutations,  plaidoyers  et 
résumés» de  leurs  avocats, Mes  Marie.  Henri  Celliez,  David,  etc., 
—  leurs  propres  «  lettres  à  l'appui  des  demandes  »,  les  conclu- 
sions et  jugements,  et  différents  autres  documents  encore,  et 
eurent  soin  de  répandre  ce  recueil  de  pièces  justificatives  et 
explicatives  parmi  les  amis,  les  magistrats  et  les  avocats  des 
barreaux  de  France,  afin  de  fane  connaître  le  vrai  fond  de  ce 
procès,  parce  qu'ils  trouvaient  que  cette  cause  avait  une  impor- 


324  GEORGE    SAÎsD 

tance  sociale,  un  intérêt  général.  C'est  lors  du  procès  à  la 
Cour  royale,  que  Pierre  Leroux  eut  recours  à  la  lettre  que 
Mme  Sand  lui  avait  écrite  un  an  plus  tôt  et  dont  elle  lui  permit 
de  faire  usage  maintenant.  11  l'inséra  dans  sa  deuxième  lettre 
à  M.  le  Président  et  à  MM.  les  Présidents  et  Conseillers  de  la 
Cour  royale.  M1  Marie  disait  en  toute  justice  dans  sa  conclusion 
que  «  des  enfants  naturels  peuvent  bien  devenir  légitimes,  mais 
jamais  des  légitimes  devenu  bâtards  ».  Et  Mme  Sand  de  son 
côté  émettait  principalement  l'idée  qu'il  était  absurde  de  recon- 
naître des  sentiments  «  paternels  »  à  un  homme  qui  avait 
jadis  séduit  une  enfant,  qui  ne  s'était  nullement  préoccupé 
ni  d'elle,  ni  de  sa  progéniture,  et  qui  s'efforçait  de  la  salir 
maintenant,  parce  qu'un  autre  l'avait  réhabilitée  ;  que 
surtout,  s'il  pouvait  encore  y  avoir  quelque  débat  à  propos 
du  «  père  »,  il  était  tout  à  fait  impossible  d'enlever  les 
enfants  à  une  mère;  ce  serait  agir  contre  toutes  les  lois  divines 
et  humaines.  Nous  avons  retrouvé  cette  lettre,  absolument 
inconnue  des  biographes  de  George  Sand,  dans  le  gros  vo- 
lume publié  par  les  frères  Leroux  en  1845,  sous  le  titre  de 
Vérité  sur  un  procès  où  Ton  examine  des  théories  qui  outra- 
gent la  nature  et  renversent  les  prescriptions  fondamentales  du 
Code  sur  le  droit  maternel  et  sur  le  mariage,  à  V appui  du  pour- 
voi formé  devant  la  Cour  de  cassation  le  24  mars  1845,  adressé  à 
ses  juges  et  à  tous  les  barreaux  de  France  pour  obtenir  leur  avis 
et  leur  appui,  par  Achille  Leroux.  Quoique  signé  ainsi  par  Achille, 
ce  livre  fut  en  plus  grande  partie  écrit  par  Pierre  Leroux  (1). 
La  lettre  de  George  Sand  datée  du  10  décembre  1843  fut  incluse 
comme  nous  l'avons  dit,  dans  la  seconde  lettre  au  Président  par 
Pierre  Leroux. 

Les  lettres  des  frères  Leroux  qui  se  rapportent  à  ce  procès  sont 
extrêmement  intéressantes  et  importantes.  Nous  avons  déjà  donné 
trop  de  place  à  cet  épisode  pour  pouvoir  en  citer  plus  d'une, 
nous  citerons  donc  celle  que  Pierre  Leroux  écrivit  à  George  Sand 
pour  la  remercier  de  la  permission  de  faire  usage  de  sa  lettre. 

(1)  Nous  en  possédons  un  exemplaire  d*épreuve,  ayant  appartenu  à  Fin, 
des  avocats  et  portant  un  envoi  de  la  main  de  Leroux. 


GEORGE    SA  NI) 


6  décembre  L844. 

Merci,  amie;  merci,  bonne;  merci,  grande,  noble,  courageuse. 
Quand  je  voua  ;ii  envoyé  ma  lettre  l'autre  jour,  je  me  mis  à  peaaer  ce 
que  voub  avez  pensé  sur  VEclavrewr.  Ma  demande  étail  absurde,  que 
voulez-vous?   I^iih  La  peine  extrême,  on  devient   absurde.  J'avais 

envie  de  vous  écrire  :  mais  j'avais  le  seiilimeiii  que  VOUS  sauriez  mien* 

que  moi  ce  qu'il  y  aurait  à  l'aire  mi  à  ne  pas  taire.  Voua  l'avez  su  bien 
mieux  que  moi  en  effet  Maintenant  il  s'agit  pour  moi  de  faire  le  nui,-, . 
Malheureusement  j'ai  mille  choses  qui  me  privent  de  mon  temps. 
Pourtant  je  le  ferai,  je  vais  le  faire.  Votre  envoi  me  décide:  j'étais  un 
peu  incertain  à  cause  île  la  rapidité  avec  laquelle  on  va  juger;  mai- 
quand  je  devrais  me  tuer,  il  faut  que  ce  cadre  soit  fait,  .l'y  "passerai  la 
nuit,  s'il  le  faut,  moi  qui  ne  sais  pas  écrire  la  nuit.  J'écris  si  difficile- 
ment que  c'est  pitié.  0  grand  fleuve  de  bons  sentiment-  et  de  grandes 
pensées,  que  je  voudrais  vous  ressemble!-  pour  défendre  cette  pauvre 
femme,  et  en  elle  la  cause  île  toutes  les  femmes!  Est-ce  que  ces  juges 
qui  forcent  une  femme  à  se  confesser  <lt  vont  eux  et  cet  homme  qui 
vient  lui  enlever  les  enfants  qu'il  n'a  pas  reconnus  et  qui  ne  sont  pas 
à  lui  ne  vous  font  pas  l'effet  de  sauvages  ivres?  Encore  les  juges  peu- 
vent s'excuser  par  la  loi  qui,  dans  son  silence,  leur  permet  cette  licence 
en  laissant  tout  à  leur  arbitraire,  mais  lui  et  les  avocats  payés  par  lui? 

Marie  a  plaidé  admirablement  hindi  dernier  ;  il  doit  continuer  lundi 
prochain.  11  a  pris  cetU  cause  avec  un  parfait  désintéressement.  On  le 
sait,  et  cela  lui  fait  honneur,  en  même  temps  que  la  considération  dont 
il  jouit  est  bien  utile  à  la  défense.  Celliez  fait  aussi  un  mémoire  de  faits 
et  de  points  de  droit  qui  sera  très  bien  rédigé. 

Notre  amie, Mme  Charlotte, s'est  occupée  de  voir  la  femme  d'un 
conseiller  qu'elle  connaît.  On  peut  dire  en  effet  de  cette  cause:  Oh! si 
les  finîmes  savaient  ! 

J'ai  appris  avant-hier  par  elle  que  Chopin  est  arrivé  et  que  vous 
allez  bientôt  arriver  avec  Maurice  et  Solange.  Je  voudrais  déjà  que  vous 
fussiez  à  Paris. 

Adieu,  amie,  à  bientôt  donc.  Quand  vous  serez  ici,  si  le  procès  n'est 
pas  jugé  (et  il  ne  le  sera  pas  avant  quinze  jours  ou  trois  semaines), 
vous  me  conseillerez,  vous  m'aiderez,  ô  bonne,  grande,  noble,  coura- 
geuse. Je  ne  sais  que  répéter  ma  kyrielle  d'épithètes,  et  chacune  est 
sentie  dans  mon  cœur. 

Mme  Sand  fut  donc,  en  cette  occasion,  d'une  grande  aide 
pour  Achille  Leroux  qui  souffrit,  grâce  à  sa  générosité  cheva- 
leresque, tout   comme  «  Paul  Arsène  »   à  qui   Gilland   aussi 


326  GEORGE    SAND 

servit  de  modèle.  Ceci  nous  ramène  à  notre  jeune  serrurier  poète. 

La  correspondance  entre  Mme  Sand  et  Gilland  diffère  beau- 
coup de  celle  avec  Poney,  où,  à  côté  des  choses  publiques, 
Mme  Sand  traite  surtout  les  questions  purement  littéraires  ;  elle 
ne  ressemble  également  point  aux  naïves,  railleuses  et  tou- 
chantes lettres  du  père  Magu.  Gilland  fut  un  républicain  intran- 
sigeant, un  révolutionnaire,  c'est  pour  cela  que  ses  lettres  et 
celles  de  George  Sand  touchent  surtout  aux  questions  d'ordre 
politique.  Le  ton  sérieux  y  domine,  l'accent  de  Gilland  est 
même  plutôt  sombre.  Son  recueil  des  Conteurs  ouvriers,  pour 
lequel  Mme  Sand  écrivit  une  préface  et  qui  parut  en  mars  1849, 
est  empreint  de  la  même  note.  Mais  en  même  temps  les  let- 
tres de  Gilland  et  de  sa  femme  montrent  qu'ils  regardaient 
Mme  Sand  comme  leur  plus  grande  et  intime  amie,  qu'ils 
lui  faisaient  part  de  chaque  joie,  de  chaque  malheur  survenus 
dans  leur  petit  ménage,  qu'ils  la'  tenaient  au  courant  des  moin- 
dres détails  de  leur  existence,  sans  clouter  que  cela  puisse  ne  pas 
lui  être  agréable  et  important  à  savoir.  Ils  savaient  qu'elle 
prendrait  tout  à  cœur,  qu'ils  trouveraient  chez  elle  un  écho  à 
leurs  peines  et  à  leurs  joies,  qu'elle  les  aiderait  toujours  en  tout, 
On  en  trouve  la  preuve  dans  les  lettres  que  Gilland  écrivit  à 
George  Sand,  en  l'été  de  1848,  de  la  prison  de  Meaux. 

Cette  sympathie  de  Mme  Sand  pour  les  poètes  prolétaires 
égara  le  public  :  on  lui  attribuait  une  part  exagérée  dans 
leurs  œuvres  ;  on  disait  simplement  qu'elle  les  écrivait  à  leur 
place.  C'est  du  moins  ce  qui  arriva  en  1850,  pendant  le  procès 
qui  fut  intenté  à  Gilland  à  propos  des  extraits  de  ses  Contrastes 
sociaux,  publiés  par  le  Vote  universel.  Le  procureur  Suin,  tout 
en  condamnant  cette  œuvre,  s'empressa  de  remarquer  qu'elle 
était  du  reste  écrite  par  «  une  femme  célèbre  »  et  seulement 
signée  par  Gilland.  Gilland  fut  révolté  et  écrivit  à  Mme  Sand, 
trouvant  qu'on  les  insultait  tous  les  deux  :  elle,  en  prenant  les 
mauvais  écrits  de  Gilland  pour  son  style,  lui,  en  admettant 
qu'il  pût  profiter  du  travail  d' autrui.  George  Sand  changea 
quelques  expressions  par  trop  énergiques  et  familières  de  cette 
lettre,  et  elle  parut,  ainsi  corrigée,  dans  le  Vote  universel,  accom- 


Gl  ORG  E   S  AND  327 

pagnée  de  quelques  lignes  de  .Mme  Sand  (1).  <>n  la  réimprima 
(l;ms  la  Presse  du  :;i  décembre  1860. 

Nous  devons  encore  à  diverses  reprises  el  en  diverses  occa- 
sions revenir  à  la  correspondance  entre  George  Sand  el  Gilland. 
Disons  (lès  à  présent  que,  dans  ses  dernières  lettres,  Gilland  t'ait 
pari  à  Mme  Sand  de  ses  travaux  pour  la  Fondation  de  diffé- 
rentes associations  el  compagnonnages  ouvriers;  il  revienl   en 

souvenir    au    séjour    que    lui   et     sa    famille    lirent    à    Xohaut. 

où  ils  habitèrent  le  pavillon  du  jardin,  comme  aux  plus 
heureux  jours  de  sa  vie:  il  parle  souvent  de  sa  faiblesse 
et  de  sa  maladie  qui  vont  croissant  :  il  analyse  très  minutieu- 
sement, très  linemeiit  toutes  les  nouvelles  œuvres  de  George 
Sand.  qui  paraissaient  (2),  et  enfin  il  y  parle  avec  enthou- 
siasme d'une  nouvelle  édition  illustrée  (U~<  (ouvres  de  George 
Sand  (qu'il  nomme  toujours  son  <lnr  maître),  édition  qui 
sera  à  la  portée  de  tout  le  monde  et  lui  attirera  même  ceux 
qui  ne  lisaient  jamais.  Voici  sa  lettre  à  ce  propos  : 


Paris,  18  octobre  1851. 
Chère  dame  et  amie. 

Au  retour  des  longues  courses  que  je  suis  obligé  de  faire  dans  Seine- 
et-Marne,  j'ai  trouvé  chez  nous  les  permières  livraisons  de  votre 
publication  nouvelle.  Cela  m'est  sans  doute  envoyé  de  votre  part  et 
je  ne  sais  vous  en  témoigner  ma  reconnaissance  qu'en  vous  disant 
mille  fois  merci  du  fond  de  mon  cœur  pour  les  bonnes  intentions  que 
vous  avez  toujours  pour  moi.  Vos  livres,  si  l'exécution  en  continue 
ainsi,  seront  ce  qui  a  été  fait  de  mieux  en  ce  genre,  et  j'en  suis  bien 
content  pour  vous  et  pour  ceux  à  qui  vous  les  destiniez  en  les  écri- 
vant. La  modicité  du  prix  en  fera  beaucoup  acheter  et  les  images 

(1)  Nous  avons  confronté  les  deux  versions  :  celle  qui  fut  imprimée  et 
la  lettre  autographe  de  Gilland. 

(2)  Nous  y  trouvons,  par  exemple,  une  critique  très  sérieuse  de  Claudie 
et  notamment  de  la  scène  où  le  vieux  Rémy  non  seulement  réhabilite  Claudie, 
mais  la  place  «  au-dessus  ■>  de  tout  le  monde.  Cela  paraît  «  exagéré  »  à  Gilland, 
et  il  cite  à  son  appui  la  scène  bien  connue  de  l'Évangile  où  Jésus  ne  fait  que 
'pardonner  à  la  femme  adultère.  Or,  au  dire  de  Gilland,  l'Évangile  est  son  livre 
préféré,  qui  ne  le  quitte  jamais  et  où  il  puise  sans  cesse  ses  règles  de  conduite. 
Il  a  remarqué  en  outre  que  le  public  avait  été  froissé  par  les  paroles  exagé- 
rées du  vieux  Rémy,  et  cela  avait  nui  au  succès  de  la  pièce. 


328  GEORGE    SAND 

feront  lire  bien  des  bonnes  gens  qui  n'avaient  encore  jamais  lu.  Rien 
n'a  d'attrait  et  n'excite  la  curiosité  chez  les  gens  simples  comme  ces 
figures,  qui  parlent  sur  le  papier  et  qui  semblent  dire  :  «  Lisez,  si  vous 
voidez  m' entendre.  »  C'est  surtout  dans  nos  villages  que  vos  œuvres 
vont  maintenant  se  répandre,  et  quel  bien  on  en  ressentira  !  Que  de 
femmes  vous  allez  attendrir,  relever,  encourager  au  bien  et  à  la  vertu  ! 
Que  d'hommes  vont  se  modifier  à  votre  parole,  se  réformer,  sentir 
germer  en  eux  les  sentiments  qui  élèvent  et  les  convictions  qui  for- 
tifient !  Je  crois  les  voir,  le  soir,  à  leurs  foyers,  bien  tranquilles  auprès 
de  leurs  petits  enfants  et  de  leur  femme,  qu'ils  respecteront  au  heu  de 
l'outrager  et  qui  les  bénira  à  son  tour,  pour  leur  douceur,  au  heu 
d'avoir  épouvante  de  leur  brutahté.  Je  vous  en  dis  merci  pour  moi, 
madame,  je  vous  le  dis  aussi  pour  nos  pauvres  frères,  que  vous  allez 
initier  avec  les  beautés  de  l'art  et  de  la  poésie  et  qui  vont  vous  glo- 
rifier dans  le  secret  de  leur  âme,  sans  vous  avoir  vue  et  sans  vous  con- 
naître. Il  n'y  avait  guère,  jusqu'à  présent,  que  les  bourgeois  qui  lisaient 
vos  livres,  et  puis  nous  autres,  les  ouvriers  studieux,  mais  aujourd'hui 
la  lumière  va  descendre  aux  masses  tout  entières  et  les  réchauffer 
comme  les  rayons  du  soleil... 

Où  Mme  Sand  prenait-elle  des  forces  et  le  temps  nécessaire 
pour  trouver  au  milieu  de  son  labeur  sans  trêve,  à  l'apogée 
de  son  activité  littéraire,  publiant  chaque  mois  des  romans, 
des  préfaces  et  des  articles,  la  possibilité  de  mener  de  front 
cette  énorme  correspondance  avec  tous  ces  poètes,  de  vivre 
de  leur  vie  et  de  leurs  intérêts,  de  suivre  chacun  d'eux  dans 
les  moindres  détails  de  son  existence,  de  faire  presque  quoti- 
diennement la  connaissance  de  nouveaux  représentants  du  pro- 
létariat intellectuel,  des  partis  républicains,  des  hommes  de 
lettres  et  d'une  quantité  de  jeunes  gens  de  Paris  et  de  la 
province,  devenus  plus  tard  célèbres  ou  illustres  et  qui  fai- 
saient alors  leurs  premiers  pas  dans  la  carrière  politique,  pu- 
blique ou  littéraire?  C'est  ainsi  qu'elle  fit  en  ces  mêmes 
années  la  connaissance  ou  se  lia  d'amitié  avec  Henri  Martin, 
Louis  Blanc,  Lediai-Rollin,  Fulbert  Martin,  Nadaud,  Alexandre 
Lambert,  Emile  Aucante,  Luc  Desages,  Ernest  Perigois,  Pa- 
tureau-Francœur,  Marc  Dufraisse,  Lumet  et  sa  famille,  Anselme 
Pététin,  Théophile  Thoré,  etc.,  sans  parler  des  frères  Leroux, 
des  Arago  et  de  tous  les  vieux  amis.  Quand  on  a  parcouru  le 


GEORGE   SAM)  329 

t,-is  de  lettres  de  George  Sand  el  à  George  Sand,  si  aombn 
dans  la  période  de  1838  à  L862,  on  a  la  sensation  que  rien  <|m' 

relie  coiTes|>oiulnnee,  si   e\l laordinairement   animée,    remplirait 

toute  une  de,  sans  y  ajouter  le  labeur  littéraire.  0r$  l'énu- 

niération    des    travaux    de    (ieorge   Sand    paru-   dans   la    seule 

Revue  indépendante,  dirigée  par  Leroux  e1  Bea  successeurs, 
nous  a  montré  quel  travail  George  Sand  accomplit  en  ces 
années-là  ! 

Nous  ne  pouvons  mieux  elore  notre  réeit    des  relalions  entre 

George  Sand  et  les  poètes  populaires,  qu'en  citant  une  lettre 
que  Gilland  lui  écrivit  de  la  prison  de  Meaux  en  août  1848. 


Prison  de  Meaux,  août  1848. 
Bonne  chère  madame, 

Vous  êtes  toujours  la  même  pour  nous,  attentive  et  bienveillante 
comme  une  sœur,  dévouée  et  sympathique  comme  une  mère.  Ma  femme 
a  revu  les  cinquante  francs  que  vous  nous  avez  envoyés,  si  je  ne  vous 
en  ai  pas  accusé  réception  plus  tôt,  c'est  que  j'espérais  toujours  vous 
donner  une  bonne  nouvelle,  mais  rien  de  changé  dans  ma  position. 
J'attends  l'heure  de  la  justice,  bien  lente  à  venir  ;  je  l'attends  sans 
inquiétude  et  sans  impatience.  Merci  mille  fois,  madame,  pour  les  deux 
secours  :  la  lettre  et  l'argent  ;  j'avais  besoin  de  l'un  et  de  l'autre. 
Vous  ne  vous  jugez  jamais  assez  bien  pour  comprendre  le  bonheur 
que  j'ai  à  vous  lire.  L'aumônier  de  la  prison  m'a  prêté  les  Pères  de 
V Eglise;  je  lis  saint  Bernard;  il  y  a  des  pages  sublimes  dans  ce  livre. 
Eh  bien  !  je  prends  alternativement  saint  Bernard  et  vos  lettres  et 
mon  cœur  éprouve  plus  d' allégement^, vec  vous  qu'avec  lui.  Il  nous 
charme,  il  nous  domine,  il  nous  attire,  mais  tout  à  coup  le  voilà  qui 
devient  impérieux  et  sévère  au  point  de  nous  atterrer,  de  nous  con- 
fondre et  de  nous  faire  trembler  ;  il  est  trop  saint  !  Vous,  vous  avez  sa 
grandeur,  ses  lumières,  sa  puissance  pour  convaincre,  son  humilité 
devant  Dieu,  et  vous  ne  faites  pas  peur;  on  vous  suivrait  partout. 
Mais  vous  êtes  si  triste  !  Le  deuil  de  votre  âme  est  immense,  comme  les 
malheurs  que  vous  déplorez.  Courage,  ma  sœur.  Vous  qui  avez  tant  de 
pouvoir  ;  vous,  qui  êtes  si  forte,  si  grande,  si  complète,  si  féconde, 
que  deviendrons-nous  si  vous  faiblissez?  Il  faut  encore  croire  aux 
hommes,  au  dévouement,  à  l'abnégation,  aux  vertus,  à  la  bonté  qui 
s'éteint  peut-être  dans  les  âmes  qui  doutent,  mais  qui  renaît  toujours 
dans  celles  qui  espèrent.  Oh!  que  je  voudrais  être  auprès  de  vous  et 


33°  GEORGE    SAND 

que  vous  soyez  un  homme  !  Je  me  figure  toujours  que  vous  êtes  Jean- 
Jacques  Rousseau,  revenu  sur  la  terre,  et  je  vous  aime  encore  mieux 
que  je  ne  l'aurais  aimé,  parce  qu'il  a  commis  une  faute  horrible,  lui, 
il  a  abandonné  ses  enfants  ! 

Que  fait  votre  cher  Maurice?  Je  ne  veux  pas  qu'il  s'afflige,  je  veux 
qu'il  travaille,  qu'il  devienne  un  grand  artiste,  et  qu'il  me  prenne  à 
son  service  un  jour  pour  broyer  ses  couleurs  et  faire  ses  messages. 
La  république  sera  peut-être  un  jour  la  régénératrice  des  arts,  que  la 
monarchie  abrutissait,  avilissait  comme  tout  ce  qui  approchait  d'elle... 
Rouget  de  Lisle  a  donné  à  son  époque  une  œuvre  immortelle  ;  la  nôtre 
attend  la  sienne  ;  un  tableau  vaut  un  poème  :  les  peintres  nous  doivent 
leur  Marseillaise. 

Quand  je  dis  que  je  voudrais  être  le  serviteur  de  Maurice,  je  le  dis 
de  bon  cœur  et  comme  je  le  pense.  Il  n'y  aura  point  de  condition  humi- 
liante dans  l'avenir  ;  quiconque  sera  utile  à  son  frère  en  sera  respecté 
et  aura  droit  à  sa  reconnaissance.  Vous  allez  dire  que  nous  sommes 
encore  loin  de  ce  temps-là.  Mais  je  puis  vous  répondre  avec  l'Evangile  : 
En  vérité,  je  vous  le  dis,  ce  règne  est  déjà  parmi  nous.  En  effet,  ne  me 
traitez-vous  pas  d'égal  à  l'égal?  C'est  moi  qui  mange  votre  pain  et 
c'est  vous  qui  me  rendez  grâce.  Voyez  bien  qu'il  n'y  a  ici  que  des 
frères,  et  que  le  premier  d'entre  nous  est  notre  serviteur.  C'est  pour 
cela  que  je  voudrais  que  vous  fussiez  un  homme  et  je  voudrais  vivre 
auprès  de  vous,  parce  que  je  vous  embrasserais  toute  la  journée,  dans 
la  maison,  sur  les  chemins,  à  chaque  bonne  parole  que  vous  me  diriez  ; 
le  matin  en  vous  éveillant,  le  soir  en  vous  disant  adieu.  J'ai  des  amis, 
mais  ils  ne  sont  pas  comme  vous,  parce  que  personne  ne  peut  vous 
ressembler.  Le  papa  Magu  vient  me  voir  de  temps  en  temps,  il  prétend 
que  je  dois  être  fier  d'être  en  prison  et  qu'un  jour  je  serai  récompensé. 
Il  voit  toujours  les  choses  avec  sa  lunette  et  sous  le  plus  beau  côté, 
l'heureux  homme!  Sa  femme  tombe  dans  l'exagération  contraire  : 
voyez  le  beau  ménage.  Heureusement  que  c'est  comme  cela  entre 
eux  depuis  bientôt  cinquante  ans. 

Ma  petite  Félicie  vous  embrasse  et  vous  aime  comme  sa  seconde 
mère.  Elle  n'a  pas  osé  vous  répondre  parce  qu'elle  croit  n'avoir  pas 
assez  d'esprit.  C'est  un  petit  défaut  qu'il  faut  lui  pardonner,  il  n'est 
pas  commun  à  tout  le  monde.  Si  je  suis  plus  hardi  qu'elle,  c'est  parce 
que  je  vous  connais  mieux.  Je  sais  que  pour  vous  bien  parler,  quand 
on  est  honnête,  on  n'a  besoin  que  d'ouvrir  son  cœur. 

Je  n'ai  rien  de  nouveau  à  vous  apprendre  touchant  ma  situation. 
Les  gens  de  mon  pays  ont  toujours  pour  moi  les  mêmes  procédés 
aimables  et  la  même  touchante  aménité  ;  il  y  en  a  qui  ont  été  dire  à 
mon  patron  que  mon  seul  regret  était  de  ne  pas  l'avoir  fusillé  avant 
de  partir  de  Paris.  Je  crois  déjà  vous  avoir  parlé  de  cet  homme  avec 


GEORGE   s  A  NI)  331 

lequel  je  Buis  dan  les  meilleurs  rapporta  et  qui  m'a  wuvenl  rendu 
Bervioe,  Il  a  dignemenl  répondu  à  oette  infamie,  sa  femme  el  lui  ont 
fait  exprèf  le  voyage  de  Bleaux  pour  venir  me  voirel  ils  pleuraient  en 
m'embrasBant.  Cette  démarche  leur  donne  mon  cœur  à  jamais,  je 
n'aurais  pas  fail  mieux  dans  mes  jours  de  meilleures  inspirations. 
N'est-ce  pas,  madame,  que  c'est  beau  !  Je  voudrais  n'avoir  que  des 
choses  comme  oelle-ci  à  vous  conter, et  pourtant  il  me  reste  encore 
une  confidence  pénible  ;'i  voua  faire.  Mon  frère  a  été  aussi  arrêté  a 
Paris,  ohez  mes  père  et  mère.  J'ignore  s'il  est  cov/pable,  mais  je  sais 
qu'il  est  d'une  simplicité  telle  que  si  L'instruction  n'esl  pas  faite  de 
bonne  foi,  on  tirera  de  lui  tout  ce  que  l'on  voudra  II  esl  détenu  au  fort 
de  Romainville,  privé  d'air  et  de  soleil  Bans  doute,  couché  sur  une  paille 
immonde,  dans  L'infection  et  L'humidité,  sans  un  ami  pour  Le  conseiller 
ci  lui  donner  espérance;  on  ne  peut  ni  le  voir  ni  lui  parler.  Jugez 
quelle  est  la  position  de  mes  pauvres  vieux  parents  :  sur  unis  frères 
que  nous  sommes,  deux  qui  sont  en  prison,  et  qui  sait  ce  qui  peut  leur 
advenir!  L'autre  fait  depuis  sept  ans  la  guerre  en  Afrique,  et  qui  sait 
s'il  en  reviendra  !  Vous  avez  été  mère  malheureuse,  je  le  sais,  com- 
parez-vous à  la  mienne  aujourd'hui.  Quand  verrons-nous  la  fin  de  ces 
tortures?  Ne  vous  tourmentez  plus,  je  vous  prie,  pour  nous  envoyer 
de  l'argent.  Je  recuis  des  secours  de  différents  côtés  et  j'aurai  de  l'ou- 
vrage dès  que  je  serai  libre.  Du  reste,  je  vous  promets  de  ne  jamais 
rester  dans  le  besoin  sans  vous  le  faire  savoir.  Adieu,  madame,  mes 
bonnes  amitiés  à  tous  ceux  qui  vous  entourent  et  bonne  espérance 
pour  l'avenir.  Vive  la  République  ! 

GlLLAXD. 


CHAPITRE  IV 


Consuelo.  —  La  Comtesse  de  Rudolstadt.  —  Jean  Ziska  et  Procope  le  Grand. 
—  Une  secte  mystique  russe.  —  Les  Sauvages  de  Paris.  —  Réflexions  sur 
J.-J.  Rousseau.  —  Fanchette.  —  V Eclair eur  de  VIndre.  —  Louis  Blanc 
et  la  Réforme.  —  Lettres  de  Pierre  Leroux. 


A  l'époque  même  où  George  Sand  s'évertuait  à  faire  con- 
naître et  à  rendre  célèbres  les  poètes  populaires  et  à  contribuer 
à  la  propagation  des  idées  de  Leroux,  elle  écrivit  une  œuvre 
remarquable  sous  tous  les  rapports  et  qui  l' illustra  plus  peut- 
être  que  tous  ses  romans  antérieurs.  Nous  parlons  de  Consuelo. 
Il  existe  entre  Consuelo,  la  Comtesse  de  Rudolstadt  et  le  Compa- 
gnon du  tour  de  'France  le  même  lien  de  continuité  et  de  cau- 
salité qu'entre  la  Guerre  et  la  Paix  et  les  Décembristes  de  Tols- 
toï. Tolstoï  s'apprêtait  à  écrire  les  Décembristes  et,  en  préparant 
les  matériaux  de  ce  roman,  en  recherchant  les  racines  et  les 
origines  du  mouvement  de  1825,  il  se  laissa  entraîner  par  l'épo- 
pée de  la  guerre  patriotique  de  1812  et  écrivit  son  chef-d'œuvre. 
Quant  aux  Décembristes,  ils  restèrent  à  l'état  d'ébauche.  Il 
arriva  la  même  chose  à  George  Sand,  mais  elle  termina  les  deux 
œuvres  qui  s'enchaînaient  intimement.  Avant  d'écrire  le  Com- 
pagnon, elle  voulut  étudier  les  statuts,  l'histoire  et  les  origines 
des  compagnonnages  contemporains,  elle  se  prit  alors  d'un  si 
grand  intérêt  pour  les  différentes  sociétés  secrètes,  confréries 
et  loges  maçonniques  du  moyen  âge,  à  la  fois  socialistes  et  mys- 
tiques, et  fit  là  de  si  heureuses  découvertes  que,  le  Compagnon 
et  Horace  une  fois  terminés,  elle  écrivit  Consuelo  et  la  Com- 
tesse, en  se  servant  pour  les  écrire  des  nombreux  matériaux 
accumulés.  Les  années  mêmes  de  la  création  et  de  la  publication 


GEORGE    SAM) 

de  Cotwuelo  (1841-1843),  remplies  de  faits  el  d'éléments  les 
plus  intéressants,  les  plus  divers,  contribuèrent  beaucoup  à  la 

richesse    el    à    l;i    Variété  (les  épisodes  de  Cette  grandiose  épopée. 

D'une  pari  George  Sand  B'assimila  complètement  les  doc- 
trines métaphysiques,  religieuses  el  Bociales  de  Lamennais  e1 
de  Leroux  :  d'autre  part,  comme  nous  l'avons  vu,  grâce  à 
Chopin  et  à  Mickiewioz,  les  intérêts  polonais,  les  idée- 
Blaves  eurent  leur  libre  cours  dans  sa  vie.  Ces  idées  la  re- 
nnièrent  profondément,  surtoul  celles  qui,  conformémenl  aux 
théories  de  Leroux,  préconisaient  le  rôle  échéant  à  chaque 
peuple  dans  l;i  marche  triomphale  du  a  progrès  continu  de  l'Hu- 
manité ».  Grâce  à  Chopin  encore,  Mme  Sand  vivait  alors  dans 
une  atmosphère  éminemment  artiste.  Elle  subissait  de  plus  le 
charme  souverain  de  l'individualité  artistique  de  Pauline  Viar- 
dot  (pii  lui  semblait  une  vivante  incarnation  des  doctrines 
des  saint-simoniens,  de  Liszt  et  de  Lamennais  sur  la  voca- 
tion suprême  des  artistes.  Et  quoiqu'il  soit  vrai  que  certains 
traits  et  faits  de  la  biographie  de  la  célèbre  Mara  (1)  aient  servi 
pour  écrire  quelques  épisodes  et  quelques  détails  de  la  vie  de 
Consuelo,  il  n'en  est  pas  moins  irréfutable  que  George  Sand 
lit  cette  fois  ce  qu'elle  ne  faisait  que  rarement  :  c'est  en  toute 
conscience  qu'elle  copia  sa  bohémienne  hispano-vénitienne  sur 
son  amie  Pauline  Viardot  (2).  Il  nous  semble  aussi  que  si  l'au- 

(1)  Elisabeth-Gertrude  Mara,  célèbre  cantatrice  dramatique  (1749-1833). 

(2)  Il  est  très  intéressant  de  noter  que  Mme  Viardot  le  savait  déjà  au 
moment  où  s'écrivait  et  se  publiait  le  roman.  C'est  ainsi  que  dans  sa  lettre 
du  29  juillet  1842  de  Grenade,  en  racontant  à  Mme  Sand  comment  les  époux 
Viardot  y  furent  fêtés  par  les  membres  du  Lycée,  société  musicale  et  litté- 
raire grenadine,  et  comment,  pour  les  en  remercier,  la  célèbre  cantatrice 
avait  pris  part  au  grand  concert-gala,  arrangé  en  son  honneur  dans  la  Salle 
des  Ambassadeurs  de  V Alhambra,  Mme  Viardot  dit  plus  loin  qu'elle  y  avait 
•  parlé  avec  un  fils  d'Arabe,  dont  Ralph  était  l'idéal  »,  que  l'auteur  àUnàuma 
avait  en  général  parmi  les  membres  de  ladite  Société  «  une  foule  d'apasio- 
nados  »  et  que  son  portrait  ornait  la  grande  salle  du  Lycée  «  comme  une  ma- 
done ».  Et  enfin,  elle  ajoute  (à  propos  du  «  fils  d'Arabe  »  toujours)  :  «  Vous 
voyez  qu'il  ne  coimaît  pas  Consuelo,  Consuelo  qui  nous  fait  frémir,  rire, 
pleurer,  réfléchir.  Oh  !  ma  chère  ninonne,  que  vous  êtes  admirable  et  que 
vous  êtes  heureuse  de  pouvoir  procurer  de  semblables  jouissances  à  ceux 
qui  lisent  vos  œuvres.  Je  ne  puis  pas  vous  dire  ce  qui  se  passe  en  moi  depuis 
Consuelo,  seulement,  je  sais  que  je  vous  en  aune  dix  mille  fois  davantage  et 
que  je  suis  toute  fière  d'avoir  été  un  des  fragments  qui  vous  ont  servi  à  créer 


334  GEORGE   SAND 

teiir  situa  son  roman  à  la  moitié  du  dix-huitième  siècle,  ce 
ne  fut  pas  seulement  pour  la  raison  donnée  dans  la  préface 
de  l'édition  de  1852,  c'est-à-dire  que  cette  époque  offrait 
«  un  intérêt  particulier  sous  le  rapport  de  Yart,  de  la  philoso- 
phie et  du  merveilleux,  trois  éléments  produits  par  ce  siècle, 
d'une  façon  hétérogène  en  apparence  et  dont  le  lien  était  cepen- 
dant curieux  et  piquant  à  établir  sans  trop  de  fantaisie...  ».  Ce 
fut  aussi  —  nous  dirions  surtout  —  parce  que  ce  fut  à  cette  époque 
que  vécurent  les  grands  chanteurs  et  les  grands  compositeurs 
dont  Chopin  et  Pauline  Viardot  ressuscitaient  les  œuvres  dans 
le  vaste  salon  de  Nohant  ou  dans  le  petit  appartement  de  la 
rue  Pigalle.  George  Sand  eut  toujours  pour  elles  une  prédilec- 
tion. Elle  leur  était  restée  fidèlement  attachée  depuis  ses  pre- 
mières années  d'enfance,  alors  que  son  aïeule,  cette  charmante 
Marie- Aurore  de  Saxe,  en  s' accompagnant  sur  un  clavecin  tant 
soit  peu  grêle,  exécutait  de  sa  petite  voix  chevrotante,  mais 
avec  beaucoup  de  style  et  une  pureté  de  goût  sûr,  des  airs  d'ora- 
torios du  dix-septième  siècle,  ou  des  morceaux  d'opéras  et  des 
pastorales  du  dix-huitième  siècle  sur  des  textes  élégamment 
maniérés  du  Métastase.  Dans  un  petit  carnet  d'Aurore  Dupin, 
datant  de  l'époque  de  sa  sortie  du  couvent,  on  peut  lire  les 
paroles  d'un  de  ses  airs  favoris  de  Haydn,  composées  par  ce 
poète  de  la  cour  de  Vienne  : 

Gia  riede  la  prirnavera 
Col  suo  fioritto  aspetto, 
Gia  il  grato  zefiretto 
Scherza  fra  l'erbe  e  i  fior. 
Tornan  le  frondi  agli  alberi, 
L'erbette  al  prato  tornano, 
Sol  non  ritorna  a  me 
La  pace  del  mio  cor. 

Mais  en  faisant,  dans  un  des  chapitres  du  roman,  chanter 
à  sa  Consuelo  devant  le  Porpora  cette  pastorale  que  Haydn 
aurait  fraîchement  composée  dans  la  matinée  même,  George 
Sand  ne  manqua  pas  non  plus,  dans  un  autre  chapitre,  de  lui 

cette  admirable  figure.  Ce  sera  sans  doute  ce  que  j'aurai  fait  de  mieux  dans 
ce  monde...  » 


GBORGB  SAND  |  15 

faire  chanter,  en  présence  de  hauteur,  le  célèbre  psaume  de 
Marcello  : 

I  irieli  immensi  narraho 
Del  grande  l  <  1  <  1  î  •  »  la  gloria. 

si  connu  de  tous  les  admirateurs  de  Pauline  Viardot,  <|iii  le  lui 
ont  entendu  chanter  avec  cette  grandeur,  cel  enthousiasme, 
cette  majesté  Incomparables.  Bref,  ayanl  choisi  L'époque  qui 
lui  riaii  si  chère  par  les  réminiscences  du  Métastase,  du  liasse 

et  de  .Marcello  et  ayant  situé  ses  premiers  chapitres  dans 
cette  même  Venise.  <|iii  l'inspirait  toujours  et  à  laquelle  elle 
consacra  ses  pages  les  plus  charmantes,  les  plus  colorées,  les 
plus  poétiques,  George  Sand  copia  son  héroïne  d'après  nature. 
Tous  les  traits  de  caractère,  toutes  les  particularités  du 
talent,  de  la  manière  et  des  aspirations  artistiques  de  Consuelo 
appartiennent  à  sa  jeune  amie.  L'auteur  embellit  son  récit  des 
rayons  de  sa  pénétration  poétique  aussi  bien  que  de  son 
attachement  sincère  pour  son  modèle,  c'est  pour  cela,  sans  doute, 
que  Consuelo,  cette  incarnation  de.  l'artiste,  nous  apparaît  comme 
un  être  vivant,  enchanteur,  d'une  réalité  parfaite.  Et  quant  à 
ces  premiers  chapitres,  où  sont  décrits  le  petit  monde  des  dilet- 
tanti  vénitiens,  l'école  du  vieux  Porpora  près  de  l'église  dei 
Mendicanti  et  la  simple  vie  de  la  pauvre  bohémienne  Consuelo 
et  de  son  ami  Anzoletto,  dans  cette  même  Corte  Minelli,  près 
de  laquelle  Mme  Sand  vécut  en  1834,  ils  sont  écrits  avec  une 
maestria  incomparable,  et  nous  ne  sommes  nullement  étonnés 
que  notre  grand  romancier,  Grigorowitch,  nous  ait  dit  que  ja- 
mais aucun  roman  n'avait  produit  sur  lui  autant  d'impression 
que  ces  premiers  «  chapitres  vénitiens  »  de  Consuelo.  Tout  aussi 
adorables  sont  les  pages  qui  nous  peignent  la  première  rencontre 
de  Consuelo  avec  l'adolescent  Joseph  Haydn,  leur  voyage  pé- 
destre, l'amitié  de  ces  deux  fidèles  serviteurs  de  dame  Har- 
monie, les  débuts  de  Consuelo  à  l'Opéra  viennois  et  ses  rencontres 
avec  divers  chanteurs  et  compositeurs  célèbres  de  l'époque. 

Enfin,  répétons-le  encore,  tout  ce  qui   a  trait  à  la  carrière 
proprement  artistique  de  Consuelo  et  au  inonde  musical  du  dix- 


336  GEORGE    SAND 

huitième  siècle  est  extrêmement  réussi,  on  peut  même  dire 
que  l'exécution  a  surpassé  les  intentions  de  Fauteur.  Quant 
aux  deux  autres  thèmes  qu'il  s'était  proposé,  il  faut  convenir 
qu'ils  cèdent  de  beaucoup  aux  quatre  courants  ou  éléments 
génésiaques  dont  se  compose  le  roman.  Ces  quatre  courants 
sont  :  1°  le  courant  purement  musical,  qui  soufflait  alors  rue 
Pigalle,  c'est-à-dire  l'action  exercée  sur  l'auteur  par  les  indivi- 
dualités artistiques  de  Chopin  et  de  Mme  Viardot  ;  2"  le  souffle 
des  idées  mystiques  polonaises  qui  flottaient  alors  dans  l'air 
ambiant,  et  des  réminiscences  de  Vhistoire  slave,  commentée 
au  point  de  vue  du  «  messianisme  »  ;  3"  l'écho  des  doctrines 
de  Leroux,  à  commencer  par  «  l'immortalité  de  l'homme  dans 
l'Humanité  »  (ce  qui  correspond  aux  réincarnations  successives 
sur  terre  de  chaque  homme  particulier),  en  continuant  par 
les  théories  démocratiques  sur  la  provenance  populaire  de 
la  plupart  des  plus  grands  artistes,  sur  l'art  populaire  et 
inconscient  (1),  sur  la  nécessité  d'abolir  tous  les  préjugés  de 

(1)  Le  commencement  du  chapitre  lv  mérite  surtout  notre  attention 
sous  ce  rapport.  A  propos  des  cantiques  et  chants  bohèmes  populaires  exé- 
cutés devant  Consuelo  par  Albert,  George  Sand  s'y  étend  sur  les  inépuisables 
trésors  de  beauté  et  de  poésie,  renfermés  dans  la  musique  populaire,  dans 
les  airs  nationaux  et  dans  les  improvisations  inconscientes  des  chanteurs  et 
musiciens  champêtres.  Le  biographe  de  Chopin,  M.  Ferdinand  Hœsick, 
raconte  que  tout  jeune  encore,  élève  du  lycée  de  Varsovie,  Chopin  ne  pouvait 
passer  devant  une  auberge  ou  une  chaumière,  s'il  y  entendait  jouer  ou  chanter 
quelque  mélodie  populaire  ;  il  s'arrêtait  sous  la  fenêtre  et  écoutait,  émer- 
veillé, et  le  biographe  a  bien  raison  de  voir  dans  cet  amour  de  l'enfant  de 
génie  pour  les  chants  nationaux  la  source  du  caractère  profondément  et 
véritablement  national  de  la  musique  du  grand  maître.  Mme  Sand,  elle,  dit 
qu'Albert  «  s'était  tellement  nourri  l'esprit  de  ces  compositions  barbares  au 
premier  abord,  mais  profondément  touchantes  et  vraiment  belles  pour  un 
goût  sérieux  et  éclairé,  qu'il  se  les  était  assimilées  au  point  de  pouvoir  impro- 
viser longtemps  sur  l'idée  de  ces  motifs,  y  mêler  ses  propres  idées,  reprendre 
et  développer  le  sentiment  primitif  de  la  composition,  et  s'abandonner  à  son 
inspiration  personnelle  sans  que  le  caractère  original,  austère  et  impression- 
nant de  ces  chants  antiques  fût  altéré  par  son  interprétation  ingénieuse  et 
savante...  ».  Il  est  trop  clair  que  c'est  «  Chopin  »  qu'il  faut  lire  au  lieu  d'  «  Al- 
bert »,  et  «  la  Pologne  »,  les  «  Chants  polonais  »,  au  heu  de  «  la  Bohême  »  et  de 
ses  «  Cantiques  »  dans  tout  ce  morceau,  ainsi  que  dans  les  pages  qui  suivent. 
Mme  Sand  y  émet  encore  cette  pensée  très  remarquable,  que  comme  toute 
musique  nous  dit  plus  qu'aucune  parole  humaine  et  aucun  autre  art  ne  sont 
capables  de  nous  révéler,  ainsi  la  musique  nationale  nous  dévoile  le  vrai  fond 
de  l'âme  et  de  la  pensée  d'un  peuple  ;  elle  nous  dépeint  son  esprit  et  son  carac- 
tère historique,  elle  nous  rend  son  essence  même.  Il  est  évident  que  George 


GEORGE   SAM) 

caste,  que  l'auteur  de  Cowuélo  trancha  carrément  par  l'amour 
du  noble  comte  Albert  pour  la  pauvre  fille  d'une  chanteus< 
ambulante  bohémienne,  Bans  famille,  Bans  nom.  sans  patrie, 
e1  à  terminer  par  la  doctrine  du  progrès  continu  .  Ce  der- 
nier point  trouve  son  expression  dans  la  glorification  de  la  secte 
slave  des  tahoriles  qui,  selon  l'auteur,  auraient  été  ;iu  moyen 
âge  les  représentants  du    progrès,  les  gardiens  du  plu8  pur  idéal 

chrétien,  social  et  démocratique  (il-  symbolisaient,  dit-on,  leur 

constantes  union  et  communion  avec  l'humanité  ■  par  de  con- 
tinuelles «  agapes  Fraternelles  »  avec  le  premier  venu  :  ilfi  com- 
muniaient sous  toutes  les  espèces  »,  comme  l'assure  ironique- 
ment l'un  des  personnages  secondaires  du  roman,  la  jeune 
baronne  Amélie,  chargée  par  l'auteur  de  renseigner  ('onsuelo, 
et    le  lecteur,  sur  les  sectes  religieuses  de  sa  patrie). 

Enfin  le  quatrième  et  dernier,  et  peut-être  le  plus  important, 
élément  du  roman,  ce  sont  les  théories  de  Lamermais  et  des 
sawt-simoniens  sur  le  rôle  sacerdotal  '/es  arti.<tp$,  —  ce  dont  nous 
avons  déjà  parlé  dans  notre  volume  IL 

<  'es  quatre  courants  peuvent  être  suivis  avec  autant  de  clarté 
à  travers  ce  merveilleux  roman,  que  les  eaux  douces  des 
grands  fleuves  peuvent  facilement  être  distinguées  même  loin 
du  rivage,  au  milieu  des  vertes  ondes  salines  de  l'Océan. 

Le  vieux  compositeur  Porpora,  austère  idéaliste,  adonné  k 
son  art,  mais  malheureux,  toujours  bougonnant,  aigri  et  maladi- 
vement soupçonneux,  a  parmi  la  foule  de  ses  élèves,  pares- 
seuses et  frivoles  demoiselles  plus  ou  moins  riches,  une  pauvre 
petite  orpheline,  l'Espagnole  Consuelo.  Sans  aucune  tournure, 
laide,  mal  mise,  hâlée  et  timide,  elle  seule,  parmi  ses  gaies  com- 


Sand  pénétrait  profondément  les  divines  créations  si  nationales  de  Chopin 
et  que  c'est  bien  vers  elles  que  se  portait  sa  pensée  lorsqu'elle  disait  plus  loin 
qu'en  écoutant  certains  motifs  nationaux,  bien  rendus,  elle  s'était  sentie 
transportée  en  Pologne,  en  Espagne,  dans  les  steppes,  dans  les  montagnes, 
dans  le  passé  historique  d'un  peuple,  bien  mieux  que  lorsqu'elle  lisait  des 
œuvres  d'histoire,  ou  des  voyages  où  ces  contrées  étaient  décrites.  D'autre 
part  cette  digression  sur  l'art  populaire  était  on  ne  peut  plus  conforme  aux 
idées  de  Leroux,  et  c'est  pour  cette  raison  —  comme  nous  le  verrons  à  l'ins- 
tant par  ses  propres  lettres  —  qu'U  apprécia  particulièrement  ce  morceau 
sur  Y  art  et  en  complimenta  l'auteur. 


338  GEORGE   SAND 

pagnes  de  l'école  dei  Mendicanti,  travaille  avec  conscience  et  per- 
sévérance, parce  qu'elle  a  une  voix  magnifique  et  la  passion  delà 
musique,  et  parce  qu'à  son  insu  elle  possède  un  admirable  talent 
d'artiste  à  l'état  latent.  C'est  le«  vilain  caneton  »  d'Andersen,  qui 
va  se  transformer  en  un  beau  cygne.  Tout  le  monde  est  stupéfié, 
sauf  Porpora,  qui  l'a  depuis  longtemps  devinée.  Pendant  quatre 
ans,  silencieusement,  avec  amour  il  a  taillé  ce  diamant  brut.  Le 
jeune  camarade  de  Consuelo,  son  ami  idyllique  et  son  compagnon 
inséparable,  Anzoleto,  comme  elle,  enfant  des  lagunes,  et  autrefois 
aussi  élève  de  Porpora,  mais  expulsé  de  l'école  pour  son  indo- 
lence et  son  manque  d'application,  est  stupéfait  comme  les 
autres.  Anzoleto   possède  aussi  une  voix   charmante,   comme 
tous  les  Italiens;  il  a  une  facilité  musicale,  sans  être  un  vrai 
artiste  :  il  est  insouciant,  égoïste,  se  préoccupe  du  succès  plus 
que  de  l'art;  il  est  guidé  non  par  l'idéal,  mais  par  ses  pas- 
sions, ses  instincts.  Grâce  au  comte  Zustiniani,  jeune  mécène, 
qui  s'éprend  de  la  voix  de  Consuelo,  les  deux  amis  débutent  au 
théâtre  ;  malgré  leur  grande  jeunesse,  ils  ont  un  grand  succès 
et   sont  reçus   chanteurs  à  l'Opéra.    Jusqu'alors   ces   pauvres 
enfants  des  lagunes,  inséparables  depuis  la  mort  de  la  mère  de 
Consuelo,  chanteuse  ambulante,  qui  les  avait  bénis  à  son  heure 
suprême,  vivaient,  abandonnés  à  leur  propre  destin,  sans  aucune 
espèce  de  tutelle,  de  la  vie  libre,  misérable  et  insouciante  des 
indigents  vénitiens.   Consuelo  gagnait  sa  vie,   en  passant  les 
heures  où  elle  ne  travaillait  pas  avec  Porpora,  à  coudre,  à  enfiler 
des  perles  de  verre  et  des  coquilles  ou  à  quelque  autre  pauvre 
métier  du  même  genre,  qui  lui  procurait  quelques  sous,  mais 
cette  vie  était  parfaitement  innocente.  Sensuel  et  jouissant  de 
la  vie  ,  comme  un  vrai  fils  du  Midi,  Anzoleto  se  livrait  parfois 
à  de  faciles  amours,  mais  il  respectait  instinctivement  et  entou- 
rait de  sollicitude  sa  jeune  amie.  Entré  au  théâtre  et  de  là  par- 
venu dans  la  société   des   riches   dilettanti,  complètement  sé- 
duit par  ce  milieu  luxueux  et  dépravé,  ayant  subitement  vu 
dans  Consuelo  une  brillante  artiste  à  laquelle  était  assuré  un 
splendide  avenir,  et  une  femme  plus  séduisante  que  les  plus 
belles,  il  s'opère  vite  un  changement  dans  les  sentiments  d'An- 


GEORGE   SAM) 

zoleto;  tantôt  il  esl  jaloux  du  comte  Zustiniani  qui  l'ait  la 
oour  à  Consuelo,  el  tantôt  il  courtise  lui-même  la  tnaît 
du  comte,  la  coquette  el  froide  Corilla,  un  soprano,  — 
parce  qu'il  espère  en  la  séduisanl  Be  créer  une  position  au 
théâtre  (1).  Un  jour,  il  vénère  Consuelo,  il  admire  son  talent, 
le  Lendemain,  il  envie  ses  succès,  el  sciait  capable  de  trahir 

la  promesse  qu'il  lit  à  sa  mère  mourante.  Bref,  c'est  une 
nature    d'artiste    impressionnable,    vaniteuse,    avide    BUTtOUl    de 

clinquant.  Quelques  fiascos,  très  mérités  dus  à  boii  arrogance,  à 

sa  fatuité  et  à  sa  paresse,  l'aigrissent  contre  Consuelo.  Corilla, 
devenue  sa  maitresse.  attise  le  l'eu  en  lui  insinuant  qu'il  restera 
toujours  dans  l'ombre,  éclipsé  par  les  rayons  d'un  astre  tel  que 
Consuelo.  Tous  ses  mauvais  instincts  se  réveillent  et  ses  rap- 
ports envers  Consuelo  deviennent  impossibles.  Coupable  envers 
son  irréprochable  amie,  il  1' offense  par  des  soupçons,  prétendant 
qu'elle  encourage  les  assiduités  de  Zustiniani  ;  Porpora  la  convainc 
de  l'infidélité  d'Anzoleto.  Blessée  dans  ses  sentiments  et  dans 
ses  croyances  les  plus  pures,  profondément  malheureuse,  Consuelo 
fuit  Venise  au  moment  de  ses  plus  brillants  succès  au  théâtre, 
laissant  à  Anzoleto  le  loisir  de  se  tirer  comme  il  l'entend  de 
ses  multiples  intrigues.  Porpora  favorise  la  fuite  de  son  élève 
et    l'envoie  d'abord    à  Vienne,   chez   l'ambassadeur    vénitien 


(1)  Il  est  à  remarquer  que  Consuelo  a  une  voix  de  mezzo- soprano  d'un  dia- 
pason extraordinaire,  également  propre  aux  fioritures  les  plus  surprenantes 
et  au  chant  large  et  dramatique,  tout  comme  Mme  Viardot  qui  chantait  avec- 
un  égal  succès  les  rôles  lyriques,  comiques,  tragiques  et  dits  de  soprano-leg- 
giere,  les  parties  de  contralto,  de  mezzo-soprano  et  de  soprano  aigu  :  Rosine, 
Aminé,  Desdémone,  la  Lucia,  la  Fidès,  la  Norma  —  et  le  rôle  travesti  de  Vania 
dans  la  Vie  pour  le  tsar.  Il  est  curieux  également  de  noter  qu'ayant  pour  la 
première  fois  abordé  le  rôle  de  la  Norma  en  Espagne,  la  grande  artiste  écrivait 
à  Mme  Sand  :  «  Ce  son-,  troisième  de  la  Norma.  Vous  voyez  que  j'ai  fait  une 
conquête  en  plein  domaine  de  la  Corilla,  et  je  puis  bien  dire  à  vous,  tout 
bas,  à  l'oreille,  que  c'a  n'a  pas  été  de  ma  part  trop  téméraire.  Dans  tous  les 
cas,  cela  m'a  été  fort  utile  comme  progrès  et  comme  préparation  pour  paraître 
dans  ce  rôle  devant  un  public  plus  important.  D'ailleurs,  ce  public,  s'il  n'est 
pas  connaisseur,  n'est  ni  flatteur,  ni  blasé  et  se  laisse  aller  à  ses  impressions 
tout  naïvement.  C'est  celui  que  j'aime  et  celui  qui  me  fait  faire  des  progrès. 
C'est  aussi  celui  que  l'admirable  Nourrit  aimait  et  devant  lequel  il  était  heu- 
reux de  chanter  gratis  le  jour  de  la  fête  du  roi.  Public  ignorant,  mais  intelli- 
gent, mais  sympathique,  en  un  mot,  le  peuple!...  » 

Ne  dirait-on  pas  une  lettre  de  Consuelo  elle-même? 


34Q  GEORGE    SAND 

Corner,  puis  la  fait  entrer  dans  la  famille  de  ses  anciens  amisr 
les  comtes  de  Rudolstadt,  en  Bohême,  en  qualité  de  maîtresse 
de  chant  de  la  jeune  comtesse  Amélie  (1). 

Consuelo  arrive  dans  le  morne  manoir  des  Rudolstadt,  —  la 
Riesenlourg  ou  château  des  Géants,  —  au  moment  où  toute  la 
famille  est  plongée  dans  son  habituel  désespoir,  causé  par  les 
crises  périodiques  de  son  unique  héritier,  Albert.  Ces  crises  com- 
mencent par  une  apathie  mélancolique,  qui  se  transforme  en 
une  étrange  excitation,  accompagnée  de  délire.  En  proie  à  ce 
délire,  Albert  effraye  tous  ses  proches  par  ses  paroles  mysté- 
rieuses :  il  prétend  avoir  plusieurs  fois  déjà  habité  la  terre,  il 
croit  être  la  réincarnation  de  Jean  Ziska  lui-même,  puis  d'un  de 
ses  propres  ancêtres.  Il  raconte  alors  avec  des  détails  les  plus 
précis  des  faits  arrivés  jadis,  comme  s'il  en  avait  été  témoin, 
et  prédit  les  événements  futurs,  comme  s'il  possédait  le  don 
de  seconde  vue.  Après  cette  crise,  Albert  disparaît  ordinairement 
plusieurs  semaines,  on  ne  sait  où;  à  son  retour,  il  tombe  en 
léthargie  ;  il  se  réveille  faible,  mais  bien  portant,  pour  retomber 
à  la  première  occasion  dans  l'apathie,  le  délire  et  le  somnam- 
bulisme. Albert  est  le  fils  unique  du  vieux  comte  Christian  :  sa 
mère,  la  comtesse  Wanda,  issue  de  l'antique  famille  bohème 
des  Prachalitz,  mourut  jeune,  tuée  par  la  douleur,  très  malheu- 
reuse en  mariage.  Les  Rudolstadt  descendent  de  la  maison  royale 
tchèque  des  Podiebrad,  mais  l'ambitieuse  comtesse  Ulrique,  lors 
des  guerres  hussites,  renia  la  religion  protestante  et  son  nom 
slave,  afin  de  sauver  ses  enfants  au  prix  de  cette  trahison.  Les 
Rudolstadt  s'efforcèrent  d'oublier  cet  épisode,  mais  Wanda  s'en 
souvenait  parfaitement.  Née  tchèque,  adepte  des  hussites  et  des 
taborites,  rêveuse  et  exaltée,  Wanda  ne  rencontra  de  la  part 
des  Rudolstadt  qu'incompréhension,   désapprobation  et  résis- 


(1)  Il  est  encore  curieux  de  noter  qu'à  peine  avait  commencé  à  paraître 
la  quatrième  partie  du  roman,  le  chapitre  xxir,  qui  s'ouvre  par  l'arrivée  de 
Consuelo  chez  les  Rudolstadt,  que  Pauline  Viardot  s'empressa  d'écrire  à 
l'auteur,  à  la  date  du  17  juin  1842,  de  Madrid  :  «  Chère  ninonne,  je  n'ai  pas 
encore  reçu  la  Revue  de  ce  mois,  mais  dans  le  numéro  dernier,  vous  m'avez 
introduite  dans  la  famille  curieuse  et  étrange,  dont  je  désire  beaucoup  conti- 
nuer la  connaissance.  » 


GEORGE    s.WD 

tance;  elle  Bouffrit,  languil  el  mourut.  Albert  i\<'*  son  enfance 
se  distingua  par  un  caractère  bizarre,  sombre  el  rêveur;  il  vit 
apparaître  le  fantôme  de  sa  mère;  toul  adolescent  il  voulut  ré- 
soudre différents  problèmes  Bociaux,  il  mil  inconsciemment  en 
pratique  toutes  1rs  doctrines  démocratiques  el  chrétiennes  des 
taborites ;  le  souvenir  des  forfaits  commis  par  ses  nobles  ancê- 
tres el  l'apostasie  intéressée  d'Ulrique  le  désespéraient,  il  avait 

des  crises  de  démenée,  s'il  Voyait    triompher  le    m;il.    l'injustice 

et  la  violence.  Il  étudia  avec  une  persévérance  passionnée, 
s'adonna  avec  acharnemenl  à  *\^  recherches;  El  voyagea  beau- 
coup ci  tomba  enfin  dans  l'étal  de  maladie  nerveuse  décrit 
plus  haut,  annoncanl  qu'une     consolation  »  lui  sérail  envoyée 

du  ciel  vers  sa  trentième  année;  au  dire  des  voisins,  il  devint 
simplement  fou.  Ses  parents,  toutefois,  espérant  sa  guérison, 
voulaient  lui  faire  épouser  sa  jeune  et  pimpante  cousine 
Amélie.  .Mais  Albert  n'y  songeait  point.  Et  voilà  que  juste  la 
veille  du  trentième  anniversaire  d'Albert,  une  tempête  se  dé- 
chaîne autour  du  morne  château,  et  alors  que  la  famille  des  Ru- 
dolstadt  se  morfond  dans  le  grand  salon  triste,  Albert  s'écrie 
qu'une  «  âme,  poussée  par  l'orage,  s'approche  d'eux,  que  les 
temps  du  courroux  de  Dieu  sont  écoulés,  que  T 'expiation  touche 
à  sa  fin  .  et  que  menu1  le  vieux  chêne,  appelé  le  Hussite,  témoin 
des  anciens  crimes  des  Rudolstadt.  est  brisé  par  la  tempête... 
Et  immédiatement  Consuelo  paraît. 

En  peu  de  jours  la  jeune  fille  charme  tous  les  habitants  du 
château  par  sa  franchise,  sa  douceur  et  son  chant  sublime  ; 
Albert  lui-même,  insensible  à  tout  ce  qui  l'entoure,  semble 
renaître  à  la  vie  aux  sons  de  sa  voix.  Mais  la  pauvre  Con- 
suelo, petit  oiseau  du  rayonnant  Midi,  habituée  à  la  vie  d'artiste, 
libre,  pleine  d'émotion,  se  sent  comme  enterrée  vive  au  milieu 
des  sombres  habitants  du  château  des  Géants.  Lorsqu'elle 
apprend  l'histoire  de  la  maladie  d'Albert,  elle  se  prend  cepen- 
dant de  sympathie  nour  cette  âme  troublée  et  chercheuse;  elle 
s'aperçoit  que  son  chant  est  bienfaisant  à  ce  nouveau  Saiil,  et 
quand  Albert  disparaît  de  nouveau,  au  désespoir  indicible  de  sa 
famille,  et  qu'il  reste  absent  plus  longtemps  que  de  coutume, 


342  GEORGE    SAXD 

alors  l'artiste  généreuse  se  résoud  à  tout  entreprendre  pour  le 
retrouver  et  le  guérir  de  sa  mélancolie  et  de  cet  amour  sauvage 
de  l'humanité.  Consuelo  remarque,  rôdant  autour  du  château, 
un  fou,  du  nom  de  Zdenko,  seul  confident  d'Albert.  Elle  découvre 
une  citerne  sur  la  terrasse  du  château  qui  se  dessèche  et  se 
remplit  d'eau  périodiquement,  grâce  à  un  système  d'écluses 
compliqué.  Lorsque  l'eau  s'écoule  dans  les  profondeurs  de  la 
terre,  un  escalier  paraît,  menant  à  une  galerie  cachée;  c'est 
par  cet  escalier  que  Zdenko,  qui  gouverne  le  jeu  des  écluses, 
s'introduit  du  fond  de  la  citerne  au  château  ou  s'en  revient. 
L'intrépide  Consuelo,  profitant  d'un  moment  où  Zdenko  entre 
dans  la  chambre  d'Albert,  descend  sans  hésiter  dans  la  citerne 
et  s'achemine  par  un  labyrinthe  de  galeries  souterraines  à 
la  recherche  d'Albert.  Ayant  pris  non  la  galerie  qui  mène  à 
cette  retraite,  —  une  grotte  qui  se  trouve  juste  au-dessous 
de  la  pierre  d'épouvante,  où  se  dressait  jadis  le  Hussite,  —  mais 
celle  où  s'écoulent  les  eaux  du  puits,  Consuelo  manque  d'être 
noyée  par  le  torrent,  l'écluse  ayant  été  rouverte  par  Zdenko. 
Elle  se  sauve  dans  une  galerie  latérale,  et  manque  d'y  être 
murée  par  ce  même  Zdenko,  qui  avait  commencé  par  éprouver 
une  sympathie  instinctive  pour  elle  et  qui  la  hait  à  présent,  ins- 
tinctivement aussi,  sentant  dans  son  âme  d'innocent  que  les  jours 
où  son  adoré  Albert  vivait  avec  lui,  approchent  de  leur  fin,  et  que 
maintenant  c'est  elle,  Consuelo,  qui  régnera  sur  sa  vie.  Heureu- 
sement Consuelo  se  souvient  de  1*  ancienne  formule  des  lollards 
que  Zdenko  prononçait  souvent  :  Que  celui  à  qui  on  a  fait  tort  te 
salue.  En  entendant  ces  paroles  sacramentales,  Zdenko  se  sou- 
met et  mène  Consuelo  vers  la  demeure  souterraine  d'Albert. 
Elle  le  trouve  presque  fou  :  tantôt  il  croit  être  Jean  Ziska  et  tantôt 
Wratislas  de  Rudolstadt,  puis  dans  un  état  de  somnambulisme  il 
appelle  Consuelo  sa  libératrice  et  sa  consolation,  il  prononce  des 
paroles  mystiques  sur  la  bonne  nouvelle  et  la  joie  qu'elle  lui  ap- 
porte, puis  il  la  reconnaît  réellement  et  lui  déclare  son  amour. 
Consuelo  lui  témoigne  tant  de  pitié  émue,  tant  de  sympathie 
qu'elle  le  calme  et  le  ramène  à  la  raison  :  elle  exerce  une  action 
si  bienfaisante  sur  son  pauvre  cœur,  malade  de  tous  les  maux 


GEORGE    S  A  N  D 

de  l'humanité,  qu'Albert  puéril  complètement,  reconnaît  com- 
bien il  ;iv;iii  été  coupable  envers  bob  parents  malheureux  qui 
L'adorent,  se  décide  à  nvre  d'une  vie  normale,  < j u î 1 1 < -  A  la  suite 
de  Consuelo  son  Bouterrain  ei  lui  promel  de  n'y  pins  jamais 
revenir  seul.  En  Bortanl  Albert  chasse  Zdenko  de  sa  présence, 
il  sait  que  ce  misérable  a  voulu  tuer  Consuelo.  Zdenko  dis- 
paraît. Consuelo  se  demande  avec  angoisse  si  l'un  îles  deux 
tous  n'a  point  tué  l'autre. 

En  revoyant  Albert  toute  la  famille  bénit  Consuelo.  A  son 
tour,  elle  tombe  malade,  terrassée  par  les  émotions  qu'elle 
vient  de  traverser  ;  elle  n'est  sauvée  que  grâce  aux  soins  infa- 
tigables et  aux  connaissances  médicales  d'Albert  (il  avait  jadis 
étudié  la  médecine  comme  toutes  les  autres  sciences).  Alors,  à 
l'exception  du  comte  Christian,  bonhomme  doux  et  candide, 
tous  les  autres  Rudolstadt  changent  de  manières  envers  Con- 
suelo. Seule  la  délurée  petite  comtesse  Amélie  s'aperçoit  avec  un 
vrai  plaisir  que  son  sombre  fiancé  aime  Consuelo,  elle  quitte 
joyeusement  l'ennuyeux  château  des  Géants,  emmenant  avec 
elle  à  Prague  son  père,  le  baron  Frédéric,  grand  chasseur,  espèce 
de  Nemrod  campagnard  (1).  La  tante  Wenceslawa,  vieille  cha- 
noinesse  bossue,  mais  d'une  bonté  angélique  et  d'une  vertu 
invraisemblable,  malgré  sa  morgue  aristocratique,  se  révolte  et 
se  désole  à  l'idée  qu'Albert  ait  pu  donner  son  cœur  à  une  chan- 
teuse. Le  comte  Christian  lui-même  ne  regarde  avec  condescen- 
dance l'amour  de  son  fils  pour  Consuelo.  et  ne  la  prie  de  deve- 
nir la  femme  de  son  fils,  que  parce  qu'il  craint  de  le  voir 
redevenir  fou,  et  parce  qu'il  se  souvient  du  sort  malheureux  de 
Wanda,  qui  l'avait  épousé,  lui,  Christian,  sans  amour.  Ce  ma- 
riage paraît  un  vrai  malheur  à  toute  la  famille.  Consuelo  elle- 
même  a  pour  Albert  un  immense  respect,  elle  admire  ses  qua- 
lités intellectuelles  et  morales,  elle  est  pleine  d'enthousiasme 
pour    ses    aspirations,  ses    croyances    démocratiques    et   chré- 

(1)  Notons  que  dans  toutes  les  lettres  de  Mme  Sand  aux  époux  Viardot 
et  dans  celles  qu'ils  lui  écrivaient,  la  passion  de  Louis  Viardot  pour  la  chasse 
était  une  constante  matière  à  calembours  et  à  moqueries  et  que,  d'autre  part, 
le  chien  d'Albert  portait  le  même  nom  que  le  chien  favori  de  Louis  Viardot,  — 
C  y  mire. 


344  GEORGE    SAXD 

tiennes,  mais  elle  ne  l'aime  pas  d'amour.  Et  surtout,  elle  se 
sent  trop  la  vraie  fille  de  sa  mère,  bohémienne  vagabonde, 
insouciante  comme  la  cigale  de  la  fable,  artiste  libre  comme  un 
oiseau,  ne  se  construisant  nulle  part  de  nid  durable,  toujours 
en  marche  vers  le  lointain  inconnu,  toujours  en  route,  toujours 
sur  les  chemins. 

0  ma  pauvre  mère  !  pensa  la  jeune  Zingarella  ;  me  voici  ramenée, 
par  d'incompréhensibles  destinées,  aux  lieux  cpie  tu  traversas  pour 
n'en  garder  qu'un  vague  souvenir  et  le  gage  d'une  touchante  hospi- 
talité. Tu  fus  jeune  et  belle,  et,  sans  doute,  tu  rencontras  bien  des 
gîtes  où  l'amour  t'eût  reçue,  où  la  société  eût  pu  t' absoudre  et  te  trans- 
former, où  enfin  ta  vie  dure  et  vagabonde  eût  pu  se  fixer  et  s'abjurer 
dans  le  sein  du  bien-être  et  du  repos.  Mais  tu  sentais  et  tu  disais  tou- 
jours que  ce  bien-être  c'était  la  contrainte,  et  ce  repos,  l'ennui,  mortel 
aux  âmes  d'artistes.  Tu  avais  raison,  je  le  sens  bien  ;  car  me  voici  dans 
ce  château  où  tu  n'as  voulu  passer  qu'une  nuit  comme  dans  tous  les 
autres  ;  m'y  voici  à  l'abri  du  besoin  et  de  la  fatigue,  bien  traitée,  bien 
choyée,  avec  un  riche  seigneur  à  mes  pieds...  Et  pourtant  la  contrainte 
m'y  étouffe,  et  l'ennui  m'y  consume. 

Consuelo,  saisie  d'un  accablement  extraordinaire,  s'était  assise 
sur  le  rocher.  Elle  regardait  le  sable  du  sentier,  comme  si  elle  eût  cru 
y  retrouver  la  trace  des  pieds  nus  de  sa  mère.  Les  brebis,  en  passant, 
avaient  laissé  aux  épines  quelques  brins  de  leur  toison.  Cette  laine 
d'un  brun  roux  rappelait  précisément  à  Consuelo  la  couleur  naturelle 
du  drap  grossier  dont  était,  fait  le  manteau  de  sa  mère,  ce  manteau 
qui  l'avait  si  longtemps  protégée  contre  le  froid  et  le  soleil,  contre  la 
poussière  et  la  pluie.  Elle  l'avait  vu  tomber  de  leurs  épaules  pièce  par 
pièce.  Et  nous  aussi,  se  disait-elle,  nous  étions  de  pauvres  brebis 
errantes,  et  nous  laissions  les  lambeaux  de  notre  dépouille  aux  ronces 
des  chemins,  mais  nous  emportions  toujours  le  fier  amour  et  la  pleine 
jouissance  de  notre  chère  liberté  ! 

En  rêvant  ainsi,  Consuelo  laissait  tomber  de  longs  regards  sur  ce 
sentier  de  sable  jaune  qui  serpentait  gracieusement  sur  la  colline, 
et  qui,  s'élargissant  au  bas  du  vallon,  se  dirigeait  vers  le  nord  en 
traçant  une  grande  ligne  sinueuse  au  milieu  des  verts  sapins  et  des 
noires  bruyères.  Qu'y  a-t-il  de  plus  beau  qu'un  chemin?  pensait-elle  ; 
c'est  le  symbole  et  l'image  d'une  vie  active  et  variée.  Que  d'idées 
riantes  s'attachent  pour  moi  aux  capricieux  détours  de  celui-ci  !  Je 
ne  me  souviens  pas  des  lieux  qu'il  traverse,  et  que  pourtant  j'ai  tra- 
versés jadis.  Mais  qu'ils  doivent  être  beaux,  au  prix  de  cette  noire 
forteresse,  qui  dort  là  éternellement  sur  ses  immobiles  rochers  !  Comme 


GEORGE    S  AND 

aviei  aux  pâles  nuancei  d'oi  mal  qui  le  rayenl  mollement,  et 
ces  genêts  d'or  brûlanl  qui  le  coupent  de  leurs  ombre  .  sont  plus 
doux  à  la  vue  que  les  allées  droites  1 1  le  raide  charmillef  de  ce  parc 
orgueilleux  el  froid!  Rien  qu'à  regarde]  les  grande  lignes  -relie-  d'un 
jardin,  la  lassitude  me  prend  :  pourquoi  mes  pieds  chercheraient-ils 
à  atteindre  ce  que  mes  yeux  el  ma  pensée  embrassent  tout  d'abord? 
au  lieu  que  le  libre  chemin  qui  s'enfuit  el  se  cache  à  demi  dans  Lee  boi 
m'invite  et  m'appelle  à  suivre  ses  détours  et  à  pénétrer  ses  mj  itères. 
El  puis,  c<'  chemin,  c'est  Le  passage  «le  l'humanité,  c'e  I  la  route  de 
l'univers.  Il  n'appartient  pas  ;'i  un  maître,  qui  puisse  le  fermer  ou 
rouvrir  à  Bon  gré.  Ce  n'est  pas  seulement  le  puissant  el  le  riche  qfui 
ont  le  droit  de  fouler  ses  marges  fleuries  et  de  respirer  ses  sauvages 
parfums.  Tout  oiseau  peul  suspendre  son  nid  ;'i  ses  branches;  tout 

vagabond  peut  reposer  s;i  tête  sur  ses  pierres.  Devant  lui  un  mur  ou 
une  palissade  ne  ferme  point  l'horizon.  Le  ciel  ne  finit  pas  devant  lui  ; 
et  tant  que  la  vue  peut  s'étendre,  le  chemin  est  une  terre  de  liberté. 

A  droite,  à  gauche,  les  champs  et  les  bois  appartiennent  à  des  m;  itres  : 
le  chemin  appartient  à  celui  qui  ne  possède  pas  autre  chose:  aussi 
connue  il  l'aime  !  Le  plus  grossier  mendiant  a  pour  lui  un  amour  invin- 
cible. Qu'on  lui  bâtisse  des  hôpitaux  aussi  riches  (pie  Ai^  palais,  ce 
seront  toujours  des  [irisons  :  sa  poésie,  son  rêve,  sa  passion,  ce  sera 
toujours  le  grand  chemin  !... 

A  cette  même  heure  arrive  soudainement  au  château  Anzo- 
leto  qui  a  découvert  le  séjour  de  Consuelo  ;  il  se  fait  passer 
pour  son  frère.  Consuelo  s'aperçoit  avec  effroi  qu'elle  aime 
cet  ami  de  son  enfance,  amour  inconscient,  élémentaire,  dé- 
pourvu de  tout  sentiment  de  respect  et  presque  sensuel,  mais 
enraciné  dans  son  âme.  Elle  s'efforce  de  penser  à  Albert,  elle 
veut  être  digne  de  lui,  et  elle  se  sent  éprise  d'Anzoleto  et  manque 
de  succomber.  (Nous  devons  confesser  que  ces  pages  produisent 
un  effet  assez  déplaisant,  malgré  tout  leur  réalisme  et  toute 
leur  vraisemblance  ;  l'auteur  s'arrête  plus  qu'il  ne  faut  sur  des 
détails  qu'il  ne  faudrait  qu' effleurer.  L'image  virginale  de  Con- 
suelo perd  à  nos  yeux  quelque  chose  de  son  charme,  elle  ana- 
lyse ses  sensations  avec  la  précision  d'une  femme  fort  experte.) 

Heureusement,  Anzoleto  se  conduit  avec  tant  de  désinvol- 
ture et  d'arrogance  envers  les  maîtres  de  la  maison,  il  se  pose 
si  cyniquement  en  Don  Juan,  sûr  de  sa  conquête,  vis-à-vis  de 
Consuelo,  que  malgré  sa  passion  elle  se  décide  à  rompre  pour 


346  GEORGE    SAND 

toujours  avec  lui,  d'autant  plus  qu'elle  remarque  qu'Albert 
ayant  deviné  le  vrai  caractère  de  ses  relations  avec  Anzoleto 
est  visiblement  prêt  à  la  défendre  contre  ses  attaques.  Consuelo, 
estimant  qu'il  ne  serait  pas  honnête  d'épouser  Albert,  alors 
qu'elle  ne  se  sent  pas  sûre  d'elle,  se  décide  à  fuir,  en  laissant 
un  billet  à  Albert,  dans  lequel  elle  le  prie  de  croire  en  elle  et 
d'espérer. 

Elle  se  dirige  à  pied  sur  la  route  de  Vienne  et  rencontre  un 
jeune  violoniste,  Joseph  Haydn,  qui  s'achemine  vers  le  châ- 
teau des  Géants,  pour  y  réclamer  la  protection  de  la  célèbre  «  Por- 
porina  »,  —  (nom  adopté  par  Consuelo  à  Vienne  et  à  la  Riesen- 
burg),  —  afin  de  devenir  l'élève  de  Porpora.  Les  jeunes  gens  se 
lient  d'amitié,  voyagent  ensemble  et  chantent  sous  les  fenêtres 
pour  vivre.  Consuelo  se  déguise  en  garçon  et  prend  un  troisième 
nom,  celui  de  Bertoni,  —  diminutif  d'Albert.  Les  deux  voyageurs 
manquent  de  devenir  la  proie  des  recruteurs  de  Frédéric  de 
Prusse,  qui  parcourent  la  Bohême.  Ils  fuient  et,  grâce  à  l'aide 
du  comte  Hoditz  et  du  baron  de  Trenk  (célèbre  et  malheureux 
page  de  Frédéric  II,  amoureux  de  la  princesse  Amélie),  ils  échap- 
pent heureusement,  et  sauvent  avec  eux  un  pauvre  Tchèque, 
appelé  Cari,  que  les  racoleurs  emmenaient  de  force  à  Berlin. 

Le  comte  Hoditz  veut  prendre  Consuelo  et  Haydn  dans  son 
carrosse,  les  emmener  dans  son  château  morave  de  Roswald, 
où,  à  l'instar  de  beaucoup  de  seigneurs  du  dix-huitième  siècle,  il 
a  un  théâtre,  un  orchestre  à  lui,  et  toute  une  cohue  de  chan- 
teurs et  de  cantatrices,  qui,  par  parenthèse,  sont  obligées  de 
remplir  des  fonctions  n'ayant  rien  de  commun  avec  la  musique. 
Le  comte  Hoditz  devine  que  Bertoni  n'est  point  un  garçon,  il 
nourrit  le  projet  de  faire  de  Consuelo  la  prima  donna  de  son 
théâtre  et  sa  maîtresse,  ce  qui  force  celle-ci  à  fuir  pour  la 
quatrième  fois  ;  elle  continue  avec  Haydn  son  voyage  pé- 
destre. Ils  tombent  dans  un  petit  village  au  beau  milieu  d'une 
fête  paroissiale,  et  sont  obligés  très  inopinément  de  chanter 
en  qualité  de  solistes,  à  la  grand'messe;  ils  font  ainsi  la  con- 
naissance et  gagnent  le  cœur  d'un  certain  chanoine,  bon  vivant 
et  mélomane  renforcé.  Mais  Consuelo  malencontreusement  froisse 


GEORGE   S  AND  347 

l'amour-propre  de  Holzbauer,  compositeur  médiocre,  foii  prôné 
;m  dix-huitième  siècle,  donl  «-lit'  el  Haydn  exécutent  la  piètre 
messe.  Ces  paroles  imprudentes  nuiront  un  jour  à  s;i  carrière. 
Holzbauer  devine  également  le  sexe  de  Consuelo  e1  ladénonci 
;m  ouré (lu  village.  Les  deux  jeunes  .unis  quittent  précipitamment 
la  bourgade,  avanl  que  Leur  secret  aesoil  dévoilé.  Ils  arrivent  ù 
la  nuii  tombée  au  prieuré  de  ce  même  prélat,  qu'ils  avaient  cru 
devoir  l'uir  le  matin.  Pendant  < |u" ils  remercient  le  bon  cha- 
noine pour  son  hospitalité  en  le  délectant  de  musique,  un  car- 
rosse de  poste  s'arrête  à  la  grille  du  prieuré,  lue  Femme  sur 
le   point    d'accoucher   demande    asile.   Le   chanoine,   qui    vit 

BOUS  la  complète  dépendance  de  sa  gouvernante,  refuse  d'hé- 
berger la  malheureuse  accouchée,  tremblant  pour  son  repos 
et  craignant  un  scandale  s'accorda nt  mal  avec  sa  dignité  ecclé- 
siastique. On  emmène  la  pauvre  voyageuse  à  L'auberge  du 
village,  Consuelo  y  accourt  pour  l'assister  au  moins  morale- 
ment. Cette  malheureuse  est  sa  rivale  d'autrefois,  la  Corilla.  La 
Corilla  allait  aussi  à  Vienne,  elle  rêvait  un  brillant  engagement 
au  théâtre  ;  son  accouchement  lui  paraît  un  insipide  contre- 
temps, c'est  en  la  maudissant  qu'elle  met  au  monde  une  fille, 
—  la  fille  d'Anzoleto.  Elle  trahit  ce  secret  au  milieu  de  ses  cris 
et  de  ses  gémissements,  et  c'est  la  pure  et  innocente  Consuelo, 
toujours  habillée  en  garçon,  qui  reçoit  dans  ses  bras  ce  fruit  des 
amours  d'une  coquette  dévergondée  et  de  son  ex-fiancé,  menteur 
et  volage.  A  peine  remise,  la  Corilla  prend  la  clef  des  champs  et 
laisse  son  enfant  à  la  porte  du  chanoine.  Celui-ci  chasse  sa  gou- 
vernante égoïste  et  consent,  sur  les  conseils  de  Consuelo,  à  adopter 
l'enfant  abandonnée.  Cette  petite  affaire  arrangée,  Consuelo  n'ose 
rester  plus  longtemps  sous  le  toit  de  ce  bon  prélat,  craignant 
de  voir  son  incognito  dévoilé  :  elle  part  encore  avec  Haydn, 
c'est  sa  sixième  fuite.  Elle  parvient  enfin  à  Vienne,  au  logis 
de  son  sévère  et  tendrement  aimé  maestro,  Porpora.  Grâce  à  une 
petite  ruse  innocente,  Joseph  Haydn  entre  chez  lui  en  qualité  de 
valet,  pour  devenir  plus  tard  son  élève,  et  Consuelo  pénètre  dans 
le  monde  si  séduisant  des  musiciens,  ce  milieu  artistique  si  cher 
à  son  cœur,  et  se  prépare  à  débuter  à  l'Opéra  viennois.  Mais  en 


348  GEORGE    SAND 

ce  temps-là.  comme  en  tous  les  temps,  à  Vienne  et  partout,  le 
succès  dépend  moins  du  talent,  que  de  l'adresse  et  du  savoir- 
faire.  La  vertu  aussi  est  bien  plus  souvent  récompensée  sur  la 
scène  des  théâtres  que  dans  la  vie  réelle.  C'est  ainsi  que  la  Co- 
rilla  passe  aux  yeux  de  la  prude  Marie-Thérèse  pour  une  noble 
veuve  et  obtient,  grâce  à  la  protection  du  comte  Kaunitz,  — 
le  favori  omnipotent.  —  un  engagement  à  l'Opéra,  tandis  que 
Consuelo  est  jugée  indigne  de  faire  partie  de  la  troupe  impé- 
riale :  son  amitié  avec  Haydn  et  même  ses  soins  pieux  pour  l'en- 
fant, baptisé  par  le  prélat  mélomane,  sont  déclarés  suspects  et 
criminels. 

Nous  voyons  défiler  toute  une  galerie  de  portraits  historiques 
et  mi-historiques  des  hommes  du  dix-huitième  siècle,  du 
théâtre  de  Vienne  et  de  la  cour,  à  commencer  par  la  signora 
Tési  et  le  sopraniste  Caffariello.  les  compositeurs  et  poètes  : 
Buononcini.  Holzbauer  et  Metastasio,  et  les  mélomanes,  tels 
que  l'ambassadeur  vénitien  Corner  et  sa  maîtresse  en  titre,  — 
la  Wilhelmine,  et  à  finir  par  les  plus  grands  personnages  de 
l'Empire  autrichien,  comme  notre  vieil  ami  le  comte  Hoditz. 
le  premier  ministre  comte  Kaunitz,  la  margrave  de  Bayreuth. 
la  princesse  de  Culmbach  sa  fille,  les  deux  barons  de  Trenk,  — 
Trenk  le  Prussien  que  nous  connaissons  déjà,  et  Trenk  le  terrible 
pandour  hongrois,  —  et  jusqu'à  l'hypocrite  et  majestueuse 
Marie-Thérèse  elle-même.  L'auteur  nous  fait  assister  tantôt  à 
une  petite  soirée  musicale  intime  chez  la  Wilhelmine  (1),  tantôt  à 
l'exécution  solennelle  de  l'oratoire  la  Béthulie  libérée  à  la  chapelle 
de  la  cour.  Il  nous  mène  derrière  les  frises  de  l'Opéra  pendant  une 
répétition  de  Zénobie  ou  à'Antigone,  et  dans  le  salon  doré  de 
l'épouse  férocement  froide  et  pleine  de  morgue  du  comte  Hoditz, 
—  la  margrave  de  Bayreuth  ;  il  fait,  de  plus,  alterner  les  pages 
où  sont  narrées  les  luttes,  les  émotions,  les  défaites  et  les 
victoires  artistiques  de  Consuelo,  —  avec  les  pages  reflétant 
la  vie  intime  de   Haydn  et  de  Consuelo  chez  le   Porpora,  sa 

(1)  Cette  dame  est  encore  un  portrait  :  celui  de  la  femme  d'un  secrétaire 
d'ambassade,  rencontrée  par  Pauline  Viardot  à  une  matinée  musicale,  que 
Mme  Viardot  décrit  avec  beaucoup  d'humour. 


GEORGE   SAND 

piété  filiale  et  sa  vénération  d'artiste  pour  ce  vieux  mentor 
bourru, 

Mais  autant  les  choses  artistiques  et  la  Liberté  de  mouvemi  m- 
avaient  manqué  à  Consuelo  au  château  dea  Géants,  autant  ici, 
au  beau  milieu  de  La  vie  artistique,  avec  ses  relations  si  divi 

elle  soupire  après  l'existence  passée  jadifl  auprès  d'Albert,  exis- 
tence toute  pénétrée  d'idées  et  d "intérêts  d'un  ordre  supérieur. 
De  plus  eu  plus  souvent  elle  se  met  à  BOnger  à  la  promené  don- 
née à  Albert.  Mai--,  avec  le  despotisme  d'un  vrai  artiste  fana- 
tique, Porpora,  auquel  elle  a  confessé  son  amour  romanesque, 

ne  lin    permet    pas   de    quitter    la    scène    pour    se   marier  avec 

le  comte  de  Rudolstadt,  il  intercepte  et  détruit  Les  Lettres 
qu'elle  écrit  à  Albert,  espérant  rompre  ainsi  tout  lien  entre  Les 
liâmes.  Il  se  permet  d'écrire  lui-même,  au  nom  de  Consuelo. 
au  vieux  comte  Christian,  dans  un  sens  tout  opposé  à  sa  propre 
pensée,  s'imaginant  sauver  ainsi  Albert  d'une  démarche  géné- 
reuse, mais  insensée,  et  Consuelo  de  sa  perte.  Consuelo  ne 
recevant  de  lettres  ni  d'Albert  ni  de  son  père,  s'imagine  qu'ils 
ont  renoncé  à  leur  romanesque  projet  d'alliance.  Aussi,  lorsque 
par  suite  d'une  maladie  de  la  signora  Tési  et  du  repentir  sou- 
dain de  la  Corilla,  elle  débute  avec  le  plus  grand  succès,  dans 
Zénobie,  elle  se  jette  avec  délices  dans  le  remous  de  la  vie  de 
théâtre  qui  l'effrayait  et  l'attirait  toujours,  avec  ses  sensa- 
tions de  triomphe,  ses  intenses  émotions  artistiques,  ses  labeurs 
et  ses  joies  ;  elle  voit  qu'elle  a  trouvé  sa  vraie  vocation  :  l'art  sera 
l'unique  passion  de  toute  sa  vie  !  Elle  est,  cependant,  un  peu 
intimidée  par  certains  phénomènes  mystérieux  qui  se  produisent 
autour  d'elle.  Tantôt  c'est  une  branche  de  cyprès  funèbre  qu'on 
lui  jette  sur  la  scène,  tantôt  elle  voit  l'ombre  d'Albert  passer 
devant  elle  alors  qu'elle  déclare  à  Haydn,  avec  lequel  elle  s'en- 
tretient derrière  les  coulisses,  qu'elle  ne  peut  pas  vivre  hors  du 
théâtre.  Sur  ces  entrefaites,  malgré  son  succès,  elle  n'est  pas 
engagée  à  Vienne;  le  Porpora  signe  en  leur  nom  un  con- 
trat avec  l'Opéra  de  Berlin.  Tous  deux  s'y  rendent,  elle,  pour 
chanter,  lui,  pour  diriger  l'orchestre.  En  route,  ils  acceptent 
l'invitation  du  comte  Hoditz.  Ils  font  un  court  séjour  à  Rosswald, 


350  GEORGE    SAND 

et  prennent  part  à  une  fête  musicale  fantaisiste,  préparée  par- 
le comte  en  l'honneur  de  son  illustre  épouse.  Consuelo  y  fait 
la  connaissance  de  Frédéric  le  Grand,  qui  voyage  sous  le  nom  du 
baron  de  Kreutz,  elle  lui  sauve  même  la  vie,  en  faisant  avorter 
un  fol  attentat  de  Cari,  le  déserteur  tchèque,  jadis  sauvé  des 
recruteurs  prussiens  par  les  efforts  réunis  de  Trenk  et  de  Con- 
suelo, devenu  depuis  un  heiduque  du  comte  Hoditz,  et  voulant 
à  présent  venger  la  mort  de  sa  femme  et  de  son  enfant  sur  la 
personne  du  roi  de  Prusse.  (Il  faut  dire,  entre  parenthèses,  que 
Consuelo  avait  renoué  à  Vienne  ses  relations  amicales  avec 
le  baron  de  Trenk  et  lui  avait  donné  un  cahier  de  musique 
en  y  inscrivant  à  chaque  feuille  le  nom  de  Bertoni,  pour  que 
ces  feuilles  détachées  puissent  un  jour  servir  de  signe  de  recon- 
naissance entre  elle  et  Trenk.)  Le  -baron  de  Kreutz,  —  c'est-à- 
dire  Frédéric  II,  —  plem  de  reconnaissance  envers  la  cantatrice, 
qui  Ta  sauvé,  quitte  le  château  de  Rosswald  sans  dévoiler 
son  incognito.  Il  arrive  un  accident  fâcheux  à  la  margrave  ;  la 
fête  préparée  n'a  pas  lieu,  Consuelo  et  le  Porpora  peuvent  con- 
tinuer leur  route  vers  Berlin.  Mais  à  Prague,  ils  sont  soudai- 
nement arrêtés,  sur  le  pont  de  Saint-Népomuk,  par  le  baron 
Frédéric  de  Rudolstadt,  envoyé  par  Albert,  qui,  au  milieu  d'une 
transe  somnambulique,  les  a  vus  là,  et  qui  meurt  de  douleur 
d'avoir  perdu  Consuelo.  Consuelo  s'achemine  en  toute  hâte  vers 
le  Riesenbourg.  Albert  n'a  que  quelques  heures  à  vivre;  n'espé- 
rant pas  le  sauver,  mais  désireuse  de  le  voir  mourir  heureux, 
Consuelo  l'épouse  in  extremis.  Albert  meurt,  et  Consuelo,  devenue 
la  comtesse  de  Rudolstadt,  renonce  généreusement  à  tous  ses 
droits  en  faveur  de  la  vieille  chanoinesse  Wenceslawa.  Elle  lui 
jure  de  ne  se  considérer  comme  la  femme  d'Albert  que  devant 
Dieu  et  non  devant  les  hommes,  puis,  recommandant  le  mal- 
heureux comte  Christian  aux  soins  de  cette  sœur  dévouée,  liée 
elle-même  par  son  contrat  de  théâtre,  elle  reprend  le  même  soir 
la  route  de  Berlin,  sous  le  nom  modeste  de  Consuelo-Porporina. 
C'est  par  cet  épisode  que  se  termine  la  première  partie  de  Con- 
suelo. 
Dans  la  seconde  partie,  la  Comtesse  de  Rudolstadt,  nous  retrou- 


GEORGE   SA  ND  j.51 

vous  L'héroïne  à  Berlin.  Frédéric  II  lui  l'ait  la  cour.  La  mal- 
heureuse  princesse  Amélie,  à  laquelle  Conauelo  passe  une  lettre, 
reçue  par  elle  d'une  manière  mystérieuse,  enveloppai  d'un 
feuillet  de  musique  Bigné  Bertoni  el  que  Trenk  emploie  main* 
tenant  pour  faire  part  de  son  évasion  de  la  prison,  voue 
,'1  la  Porporina  une  amitié  e1  une  oonfiance  Bans  bornes.  Les 
courtisans  oommenoenl  à  la  flatter.  .Mais  Consuelo  plongée  dans 
ses  douloureux  souvenirs  garde  saintemenl  le  secret  de  bou 
mariage  avec  Albert  :  elle  croit  avoir  causé  sa  mort.  Ce  secret 

est  connu  de  la  princesse  Amélie,  du  célèbre  comte  de  Saint- 
liermain  et  du  non  moins  célèbre  CagliostXO.  Ces  deux  ma- 
giciens ont  un  libre  accès  chez  la  princesse  sous  le  prétexte 
de  séances  de  magie  et  d'expériences,  magnétiques  et  lui  servent 
d'intermédiaires  dans  ses  relations  avec  Trenk  et  dans  ses  intri- 
gues eontre  son  royal  et  despotique  frère,  qu'elle  et  son  autre 
frère,  le  prince  Henri,  haïssent.  Afin  de  mieux  cacher  leurs  agisse- 
ments, la  princesse  et  ses  fidèles  exploitent  la  célèbre  légende 
de  Berlin,  celle  de  la  balayeuse,  un  fantôme,  qui  est  censé  appa- 
raît re  dans  les  corridors  du  château  chaque  fois  qu'un  membre 
de  la  maison  de  Brandebourg  doit  mourir.  Mais  Consuelo  se  con- 
vainc bientôt  avec  effroi  qu'il  se  passe  au  château  des  phé- 
nomènes autres  que  les  trucs  de  la  princesse,  et  qu'elle-même 
vit  entourée  d'un  mystère  continuel.  Tantôt  elle  voit  au  théâ- 
tre, dans  la  loge  de  l'ambassadeur  russe,  Golovine,  le  spectre 
d" Albert,  et  elle  s'évanouit  au  beau  milieu  d'un  air  qu'elle  chan- 
tait. Une  autre  fois  Consuelo  et  Amélie  entendent  les  pas  et  le 
bruit  du  balai  de  la  vraie  balayeuse.  Une  autre  fois  encore,  Con- 
suelo trouve  sur  le  mur  de  sa  chambre,  à  la  place  de  la  branche 
de  cyprès  desséchée,  une  couronne  de  roses  blanches  avec  un 
énigmatique  billet  venant  on  ne  sait  d'où.  Un  jour  Cagliostro 
lui  montre  le  spectre  d'Albert  au  milieu  d'une  assemblée  de 
personnages  mystérieux  accomplissant  des  rites  non  moins  mys- 
térieux. Puis  une  autre  fois,  au  musée  du  château,  lorsqu'elle 
examine  un  tambour,  qu'on  prétend  fait  avec  la  peau  de  Jean 
Ziska,  Consuelo  voit  soudain  le  ménechme  d'Albert,  que  l'on 
appelle  «  Trismégiste  »  et  qui  se  trouve  être  le  troisième  magi- 


352  GEORGE    SAND 

cien  attaché  à  la  personne  de  la  princesse.  Bref,  ce  n'est  que  mi- 
racle sur  miracle!  Enfin  Consuelo  s'aperçoit  qu'on  l'espionne, 
nuit  et  jour,  au  théâtre  comme  dans  sa  chambre  ;  chacune  de 
ses  paroles,  chacune  de  ses  démarches  est  connue  de  quelqu'un  ou 
même  de  plusieurs  êtres  quelconques.  Mais  tout  cela  prend  fin. 
Frédéric  apprend  ou  soupçonne  que  c'est  la  princesse  et  ses  amis 
qui  facilitèrent  l'évasion  de  Trenk.  Il  s'évertue  en  vain  à  forcer 
Consuelo  à  lui  confesser  sa  participation  à  ce  complot,  n'y 
étant  point  parvenu,  il  l'emprisonne  dans  l'un  des  horribles 
cachots  de  Spandau.  Là  encore,  Consuelo  se  sent  entourée  de 
mystère,  sous  une  surveillance  invisible.  Elle  entend  le  violon 
d'Albert,  elle  reçoit  des  billets  mystérieux.  Enfin  ses  amis  invi- 
sibles parviennent  avec  l'aide  du  fils  du  geôlier,  le  pauvre 
imbécile  innocent  Gottlieb,  à  faire  évader  ou  plutôt  à  fane 
enlever  Consuelo.  Un  inconnu  mystérieux  et  masqué,  cheva- 
lier Livérani,  dirige  cet  enlèvement,  l'emmène  au  grand  trot 
des  chevaux,  elle  ne  sait  pas  trop  si  c'est  en  qualité  de  prison- 
nière ou  de  libérée.  Ils  voyagent  ainsi  plusieurs  jours  et  plu- 
sieurs nuits,  pour  arriver  enfin  dans  un  castel  mystérieux.  C'est 
le  château  des  Invisibles;  ni  francs-maçons,  ni  rose-croix,  ni  illu- 
minés, ceux-ci  appartiennent  à  une  certaine  confrérie  d'un  ordre 
supérieur,  qui  avait  renouvelé  au  dix-huitième  siècle  le  culte 
du  Saint-Graal  ou  de  la  Sainte-Coupe,  la  maçonnerie  et  la 
secte  des  rose-croix  ne  leur  avaient  servi  que  d'étapes  préli- 
minaires. Les  chevaliers  du  Saint-Graal  étaient  régénérés  en 
adorant  la  Sainte-Coupe  mystique  :  les  Invisibles  veulent  régé- 
nérer le  monde.  Ils  rêvent  de  créer  une  «  république  évangé- 
lique  »,  dont  les  bases  seraient  :  liberté,  égalité,  fraternité  et 
justice,  le  vrai  christianisme  et  la  vraie  sagesse.  A  l'instar  de 
Pierre  Leroux,  ils  ont  accepté  dans  leur  doctrine  tout  ce 
qu'ils  ont  trouvé  de  bon  dans  toutes  les  religions,  chez  tous 
les  peuples,  chez  tous  les  sages  de  l'antiquité  et  des  siècles  nou- 
veaux. Ils  sont  omnipotents  et  tout-puissants,  parce  que  leurs 
adeptes  sont  dispersés  dans  toute  l'Europe  et  sont  en  perpé- 
tuelle communication  les  uns  avec  les  autres  ;  une  chaîne  de 
mains  invisibles  tient  le  sort  des  peuples  et  des  personnes  pri- 


GEORGE   S  AND 

véea;  un  réseau  imperceptible  entoure  les  palais  des  princes  et 
les  chaumières  des  pauvres;  la  bienfaisance  privée  comme  les 
événements   historiques  Futurs,  toul  dépend  des  Invisibles  (1). 

Consuelo  est  Boumise  à  un  long  noviciat  et  ;'i  «le  nombreuses 
épreuves  avant  de  recevoir  l'initiation.  Remarquons  que  parmi 
les  pages  de  George  Sand,  les  plus  surprenantes  par  leur  puis- 
sance ci  leur  force  de  sentiment  sont  celles  où  est  narrée  la 
dernière    épreuve,    à    laquelle    les     Invisibles   soumettent   Con- 
suelo   pour    lui    inculquer    une    aversion    éternelle,    une    haine 
implacable  pour  tout   ce  qui  est  érigé  sur  la  violence.  Eli  par- 
courant les  souterrains  élu  castel,  pleins  d'instruments  d'horri- 
bles supplices,  où  tous  les  murs  étaient  éclaboussés  de  sang  et 
où  même  le  sol  friable  n'était  que  de  la  poussière  des  os  de  mil- 
liers de  victimes,  Consuelo  peut  étudier  sur  nature  tous  les  for- 
faits, tous  les  crimes  par  lesquels  les  puissants  de  ce  monde 
assuraient  leur  pouvoir.  Ce   chapitre    évoque    le   souvenir   de 
cette  page  des  Pictures  from  Italy,  où  Dickens  déclare  que  le 
jour  où  il  visita  les  cachots,  glaçants  d'horreur,  du  Castel  Sainte- 
Ange,   où  furent  suppliciées  tant  de  victimes  et  où  restaient 
encore  tant  d'instruments  d'une  cruauté  bestiale,  il  comprit 
parfaitement  la  rancune  haineuse  du  peuple  lors  de  la  révolu- 
tion vénéto-napolitaine.  (Nous  avons  noté  clans  le  chapitre  pre- 
mier de  ce  volume  l'impression  que  Mme  Sand  rapporta  de  sa 
visite  au  Palais  de  l'Inquisition,  lors  de  son  voyage  en  Espagne 
en  1838,  et  qui  lui  inspira  cette  page  de  Consuelo.) 

Au  milieu  de  toutes  ces  émotions  et  de  tous  les  rites  de 
l'initiation  maçonnique,  le  cœur  de  Consuelo  est  soumis  à 
une  plus  dure  épreuve.  Quoique  ayant  été  deux  fois  fiancée 
(à  Anzoletto  d'abord,  puis  à  Albert),  elle  n'a  pas  connu 
le  vrai  amour.  Or,  elle  tombe  éperdument  amoureuse  de  Livé- 
rani  ;  elle  éprouve  la  vraie  passion,  qui  ne  gît  ni  dans  l'imagi- 
nation ni  dans  le  raisonnement,  mais  dans  le  cœur.  Elle  voit 
qu'elle  est  aimée,  et  en  même  temps,  elle  apprend  qu'Albert 

(1)  On  dirait  que  Mme  Sand  apparaît  dans  ce  qu'elle  dit  des  Invisibles, 
comme  le  prédécesseur  ou  l'inspiratrice  du  livre  de  Tallmayer  sur  le  rôle  joué 
par  les  francs-maçons  dans  tout  le  mouvement  du  dix-huitième  siècle. 

III.  23 


354  GEORGE    SAND 

n'est  point  mort,  qu'il  s'est  endormi  d'un  sommeil  léthar- 
gique et  a  été  sauvé  de  la  sépulture  par  sa  mère,  cette  même 
Wanda  de  Rudolstadt,  qui,  vingt-sept  ans  auparavant,  faillit 
être  enterrée  vive  e'ie  aussi.  Dès  l'enfance  d'Albert,  invisible- 
ment  et  incessamment,  elle  avait  veillé  sur  lui.  A  présent, 
quoique  femme,  elle  est  un  des  chefs  supérieurs  des  Invisibles. 
Consuelo  apprend  encore  qu'Albert  est  complètement  guéri 
de  sa  maladie  nerveuse,  qu'il  l'aime  toujours,  mais  ne  veut 
point  d'un  amour  forcé  de  sa  part.  C'est  bien  lui,  et  non  son 
fantôme,  qui  apparut  à  Consuelo  à  l'Opéra  de  Vienne  et  au 
théâtre  de  Berlin  ;  le  mystérieux  Trismégiste  c'était  aussi  lui  ; 
c'est  lui  encore  qui  a  présidé  la  séance  d'une  loge  de  Rose-Croix, 
lorsque  Cagliostro  l'a  laissé  entrevoir  à  Consuelo  à  travers  la  fente 
d'un  rideau;  c'est  toujours  lui  qui  se  trouvait  dans  un  des 
cachots  de  Spandau,  voisin  de  celui  où  elle  était  enfermée,  et 
y  jouait  du  violon.  Il  se  livre  dans  l'âme  de  Consuelo  une  lutte 
terrible  entre  le  désir  de  rester  fidèle  à  cet  époux  mystique  et  son 
amour  réeî  pour  Livérani.  Heureusement  Livérani  et  Albert  ne 
font  qu'un  ! 

Consuelo  sort  donc  victorieuse  de  cette  dernière  lutte,  comme 
de  toutes  les  épreuves  maçonniques;  elle  est  simultanément 
reçue  dans  la  loge  des  Invisibles  et  promue  épouse  d'Albert 
de  Rudolstadt.  Wanda,  sage  comme  une  sibylle,  riche  d'expé- 
rience du  cœur  féminin  et  pour  cela  même  chargée  par  les 
Invisibles  du  suprême  jugement  en  matière  sinon  de  législa- 
tion matrimoniale,  du  moins  de  conseils  matrimoniaux,  pro- 
clame maintenant,  lors  du  nouveau  mariage  d'Albert  et  de  Con- 
suelo, une  doctrine  qui  doit  devenir  la  loi  de  l'humanité.  C'est 
l'amour  dans  le  mariage  qui  constitue  la  base  et  la  sainteté  du 
mariage.  Cette  doctrine  est  très  remarquable,  d'abord  parce 
qu'elle  marque  la  longueur  du  chemin  parcouru  par  l'auteur 
depuis  Indiana;  puis  parce  que  c'est  le  résumé  des  théories  de 
Leroux  sur  les  problèmes  du  mariage  et  sur  la  «  question  féminine». 

...  Savez-vous  bien  ce  que  c'est  que  l'amour?  ajouta  la  sibylle  après 
s'être  recueillie  un  instant  et  d'une  voix  qui  devenait  à  chaque  instant 
plus  claire  et  plus  pénétrante.  Si  vous  le  saviez,  ô  vous,  chefs  véné- 


Gl  ORGB   SAM)  355 

râbles  de  notre  ordre  et  ministre!  de  notre  culte,  vous  ne  feriez  jamais 
prononcer  devant  rou  i  ce1  te  tormule  d'un  engagement  éternel  que  I  Heu 
seul  peut  ratifier,  et  < m i ,  ooniacré  par  dee  hommes,  es1  une  rorte 
de  profanation  du  plus  divin  de  tous  Les  mystères.  Quelle  force  pouvez- 
votis  donner  à  un  engagement  qui,  par  Lui-même,  est  an  miracle?  Oui, 
l'abandon  de  deux  \  olontés  qui  se  eonfondenl  en  une  Beule  est  un  mira- 
ole;  car  toute  âme  est  éternellement  libre  en  vertu  d'un  droit  divin. 
Et  pourtant,  Lorsque  deux  âmes  se  donnent  et  s'enchaînenl  L'une  à 
l'autre  par  L'amour,  leur  mutuelle  possession  devient  aussi  sacrée, 
aussi  de  droit  divin  que  la  liberté  individuelle.  Vous  voyez  bien  qu'il 
y  a  là  un  miracle  et  que  Dieu  s'en  réserve  à  jamais  le  mystère,  comme 
celui  de  La  vie  et  de  la  mort... 

Arrière  donc  les  serments  sacrilèges  et  les  lois  grossières!  Laissez- 
leur  L'idéal,  et  ne  les  attachez  pas  à  la  réalité  par  les  chaînes  de  la  loi. 
Laissez  à  Dieu  le  soin  de  continuer  le  miracle.  Préparez  les  âmes  à  ce 
que  ce  miracle  s'accomplisse  en  elles,  formez-les  à  l'idéal  de  l'amour; 
exhortez,  instruisez,  vantez  et  démontrez  la  gloire  de  la  fidélité, 
sans  laquelle  il  n'est  point  de  force  morale,  ni  d'amour  sublime.  Mais 
n'intervenez  pas,  comme,  des  prêtres  catholiques,  comme  des  ma- 
gistrats du  vieux  monde,  dans  l'exécution  du  serment Ah  !  ne  touchez 

pas  à  l'amour  par  la  profanation  du  mariage,  vous  ne  réussiriez 
qu'à  l'éteindre  dans  les  cœurs  purs  !  Consacrez  l'union  conjugale 
par  des  exhortations,  par  des  prières,  par  une  publicité  qui  la  rende 
respectable,  par  de  touchantes  cérémonies  ;  vous  le  devez  si  vous  êtes 
nos  prêtres,  c'est-à-dire  nos  amis,  nos  guides,  nos  conseils,  nos  con- 
solateurs, nos  lumières.  Préparez  les  âmes  à  la  sainteté  d'un  sacre- 
ment, et  comme  le  père  de  famille  cherche  à  établir  ses  enfants 
dans  des  conditions  de  bien-être,  de  dignité  et  de  sécurité,  occupez- 
vous  assidûment,  vous,  nos  pères  spirituels,  d'établir  vos  fils  et  vos 
filles  dans  des  conditions  favorables  au  développement  de  l'amour 

vrai,  de  la  vertu,  de  la  fidélité  sublime Mais  faites  bien  attention 

à  mes  paroles,  que  le  sacrement  soit  une  permission  religieuse,  une 
autorisation  paternelle  et  sociale,  un  encouragement  et  une  exhorta- 
tion à  la  perpétuité  de  l'engagement  ;  que  ce  ne  soit  jamais  un  com- 
mandement, une  obligation,  une  loi  avec  des  menaces  et  des  châtiments, 
un  esclavage  imposé  avec  du  scandale,  des  prisons  et  des  chaînes  en  cas 
d'infraction.  Autrement  vous  ne  verrez  jamais  s'accomplir  sur  la  terre 
le  miracle  dans  son  entier  et  dans  sa  durée...  L'abjuration  de  la  liberté 
individuelle  est  en  effet  contraire  au  vœu  de  la  nature  et  au  cri  de  la 
conscience,  quand  les  hommes  s'en  mêlent,  parce  qu'ils  y  apportent  le 
joug  de  l'ignorance  et  de  la  brutalité  ;  elle  est  conforme  au  vœu  des 
nobles  cœurs  et  nécessaire  aux  instincts  religieux  des  fortes  volontés, 
quand  c'est  Dieu  qui  nous  donne  les  moyens  de  lutter  contre  toutes 


356  GEORGE   SAND 

les  embûches  que  les  hommes  ont  tendues  autour  du  mariage  pour 
en  faire  le  tombeau  de  l'amour,  du  bonheur  et  de  la  vertu,  pour  en 
faire  une  prostitution  jurée,  comme  disaient  nos  pères,  les  Lolhards, 
que  vous  connaissez  bien  et  que  vous  invoquez  souvent  ! 

Rendez  donc  à  Dieu  ce  qui  est  de  Dieu,  et  ôtez  à  César  ce  qui  n'est 
point  à  César... 

C'est  ainsi  que  le  roman  entre  Albert  et  Consuelo  se  termine, 
comme  tous  les  romans  du  bon  vieux  temps,  par  un  heureux 
mariage. 

Cet  heureux  finale  est  encore  suivi  d'un  épilogue,  qui  est 
divisé  en  deux  parties.  Dans  la  première  l'auteur  raconte  d'un 
ton  assez  sec,  qu'après  un  court  bonheur,  commencé  ainsi  sous  les 
auspices  du  Saint-Graal  et  qui  fut  comme  une  oasis  entre  deux 
séries  d'épreuves,  Albert  et  Consuelo  durent  traverser  beau- 
coup de  revers  et  de  malheurs.  Albert,  emporté  par  le  zèle 
de  la  nouvelle  doctrine,  la  prêcha  par  toute  l'Europe,  et  comme 
tous  les  prédicateurs  de  la  vérité,  il  fut  persécuté  ;  rentré  dans  sa 
patrie  pour  fermer  les  yeux  à  sa  tante  Wenceslawa,  il  fut  arrêté, 
accusé  d'imposture,  du  désir  de  «  se  faire  passer  pour  Albert  de 
Rudolstadt  ressuscité  »  et  d'accaparer  l'héritage  des  Rudolstadt. 
Il  fut  incarcéré,  ruiné  par  les  juges  cupides,  puis  expulsé  des  do- 
maines d'Autriche  comme  fou  dangereux.  Tombé  en  effet  dans 
un  état  d'imbécillité  béate,  il  devint  un  artiste  ambulant  et  par- 
courut l'Europe,  charmant  les  peuples  par  son  violon,  instruisant 
et  enthousiasmant  les  humbles  par  ses  récits  du  passé  et  ses 
prophéties  sur  Y  avenu*,  et  prêchant  la  future  égalité  et  fraternité 
universelle.  Sa  femme  le  suivit  partout.  Après  de  longues  années 
de  luttes,  de  labeurs  obstinés  et  de  profession  désintéressée  de 
son  art,  qu'elle  considérait  comme  un  sacerdoce,  n'ayant  obtenu 
pour  toute  récompense  de  ce  culte  de  l'art  que  la  calomnie  de 
ses  adorateurs  évincés,  la  froideur  du  parterre  aristocratique  et 
de  rares  succès  auprès  du  vrai  public,  ayant  subitement  perdu 
la  voix  à  la  nouvelle  de  l'arrestation  de  son  mari,  Consuelo* 
trouva  enfin  sa  vraie  vocation,  celle  de  l'artiste  telle  qu'elle  doit 
être  dans  la  société  de  Vavenir.  Libre  comme  un  oiseau  du  ciel, 
toujours  errante  sur  ces  «  chemins  sablés  d'or,  qui  n'appartiennent 


GEORGE  S  AND  7 

à  personne  .  elle  promena  son  inspiration  musicale  de  hameau 
en  hameau,  aooompagnée  de  bod  mari  et  de  son  fils  Zdenko, 
<|iii  chantait,  tandis  qu'Albert  jouail  du  violon  et  Consuelo  de 
la  guitare.  De  acceptaient  en  échange  de  leurs  chanta  el  de  leur 
musique  non  pas  de  l'argent,  mais  l'hospitalité  religieuse  du 
pauvre  .  («  Tout  ce  «  pi  i  n'est  pas  échange,  doit  disparaître  dans 
la  société  Future.  a)  Consuelo  éveille  l'idéal  dans  les  cœurs  purs 

(les  prolétaires,  elle  recrute  de  nouveaux  adeptes  et  di'  nOUVeaUX 
serviteurs  à  la  musique,  elle  apporte  la  consolation  et  l'enthou- 
siasme, aux  pauvres  gens  par  son  don  divin  (1),  et  elle  n'a  besoin 
ni  d'argent,  ni  de  propriété,  ni  de  gîte  :  elle  passe  la  nuit  chez 
les  uns,  elle  reçoit  des  habits  et  sa  nourriture  chez  d'autres. 
Quant  aux  riches,  elle  ne  permet  point  à  ses  enfants  d'accepter 
leur  aumône,  ils  «  ne  peuvent  rien  échanger  »  avec  elle  et  sa 
Famille,  e'est  elle  au  contraire  qui  «  leur  fait  l'aumône  »  en  chan- 
tant gratis  sous  leurs  fenêtres,  parce  qu'  «  ils  sont  aussi  ses  fn  res, 
comme  le  pâtre,  le  laboureur  et  l'artisan  ». 

Le  dernier  chapitre  du  roman  est  une  lettre  de  l'illuminé 
Philon  (ou  Kniggc)  à  l'illuminé  Martinowicz.  Le  susdit  Philon  y 
raconte  comment  le  célèbre  Adam  Weishaupt,  le  chef  de  l'illumi- 
nisme,  vint  au  fond  de  la  Bohême  rechercher  Albert,  afin  d'être 
initié  par  lui  à  la  suprême  vérité.  L'ayant  trouvé,  il  s'émut  à 
la  vue  de  son  existence  d'artiste,  libre  et  idillyquement  simple. 
Weishaupt  (ou  Spartacus)  est  à  même  d'écouter  d'abord  son  jeu 
de  violon  inspiré,  tout  un  «  poème  symphonique  »,  sans  pro- 
gramme, mais  tout  aussi  explicite  pour  les  auditeurs,  que  s'il 
leur  avait  prêché  en  langue  parlée  sur  les  souffrances  passées, 
présentes,  et  sur  la  félicité  future  de  «  l'Humanité,  une  et  éter- 
nelle ».  Puis  Spartacus  entend  une  ballade,  composée  par  Con- 
suelo, chantée  par  son  fils  adolescent,  Zdenko  (l'une  des  plus 
charmantes  pages  de  George  Sand,  intitulée  :  la  Bonne  déesse  de 
la  pauvreté,  si  souvent  réimprimée  dans  différents  recueils).  Enfin 
il  entend  tout  un  petit  traité  de  philosophie,  emprunté  à  Pierre 
Leroux,  sur  la  Sainte  Tétrade;  sur  la  triple  nature  de  chaque 

(1)  Ne  pouvant  plus  chanter,  elle  compose  les  morceaux  inspirés  pour 
son  fils.  On  voit  que  Consuelo  possède  tous  les  talents  de  Mme  Viardot, 


35»  GEORGE   SAND 

homme  (sensation,  sentiment,  connaissance)  ;  sur  l1  unité  et  la 
succession  consécutive  des  religions  ;  sur  le  progrès  continu,  la 
doctrine  de  Leibniz  et  même  sur  la  future  révolution  française, 
qui  devra  régénérer  le  monde  et  le  recréer  sur  de  nouvelles  bases. 
Weishaupt  et  Philon,  inspirés  par  la  doctrine  et  la  foi  d'Albert, 
iront  accomplir  leur  œuvre,  collaborer  au  progrès  futur  par  la 
destruction  du  vieux  régime,  et  Albert  et  Consuelo  s'en  vont 
de  nouveau  sur  «  les  chemins  sablés  d'or  et  qui  n'appartiennent 
à  personne  ». 

...  Et  nous  aussi,  dit  Philon  (porte-parole  de  l'auteur),  nous  sommes 
en  route,  nous  marchons  !  La  vie  est  un  voyage  qui  a  la  vie  pour 
but,  et  non  la  mort,  comme  on  le  dit  dans  un  sens  matériel  et  gros- 
sier... Et  vous  aussi,  ami  !  tenez-vous  prêt  au  voyage  sans  repos,  à 
l'action  sans  défaillance  :  nous  allons  au  triomphe  ou  au  martyre  ! 

Ce  sont  là  les  dernières  lignes  du  dernier  chapitre  de  la  Com- 
tesse de  Rudolstadt. 

Nous  avons  dit  déjà  combien  George  Sand  reconnaissait  vo- 
lontiers être  Yadepte,  Y  écho  de  Pierre  Leroux.  Mais  cela  n'est 
peut-être  nulle  part  aussi  clair  que  dans  les  pages  de  Consuelo  et 
de  la  Comtesse  où  Albert  est  en  scène.  Cet  Albert  —  nous  en  de- 
mandons pardon  à  Pierre  Leroux  —  est  horriblement  ennuyeux, 
extraordinairement  prolixe,  nébuleux  et...  parle  dans  le  style  des 
lettres  intimes  et  des  articles  de  Leroux.  On  pourrait  parfois 
bravement  intercaler  des  lignes  du  roman  dans  les  lettres  ou  les 
œuvres  de  Leroux  et  vice  versa,  sans  que  ce  changement  pût  être 
remarqué.  C'est  ainsi  par  exemple  que  le  dialogue  entre  Consuelo 
et  Albert  dans  la  grotte  du  Schreckenstein  parait  être  tiré  de  la 
correspondance  entre  Mme  Sand  et  Leroux. 

Et  encore  ce  ne  sont  là  que  des  effusions  amoureuses,  mais 
lorsque  Albert  commence  à  exposer  quelques  idées  abstraites  ou 
quelques  faits  historiques,  il  se  met  définitivement  à  citer  presque 
textuellement  l'auteur  de  V Humanité.  Ceci  se  rapporte  surtout 
aux  derniers  chapitres  de  la  Comtesse  de  Rudolstadt  et  tout  spé- 
cialement aux  passages  consacrées  aux  explications  données  par 
Albert  aux  deux  frères  illuminés. 


GEORGE  SAN!)  359 

Il  est  difficile  également  de  donner  une  meilleure  application 
des  idées  de  Leroux  sur  cotre  union  avec  toute  L'humanité  que 
la  page  inédite  du  Journal  de  Piffoèl,  que  voici  C'esl  en  même 
temps  mi  document  des  plus  précieux  pour  nous  éclairer  sur  la 
genèse  el  les  procédés  du  travail  chez  L'auteur  de  Consuelo. 
Nous  y  suivons  avec  une  netteté  merveilleuse  le  t r;iv;iil  mer 
el  inconscient  de  l;i  pensée,  l;i  fixotioti  de  |,i  vie.  des  c;ir;ictères,  qui 
S'accomplissait  Chez  L'écrivain  sans  discontinuer,  tonnant  peu  à 
peu  en  lui  \U^  types  arrêtés:  George  Sand  pouvait  se  mettre  à  sa 
table  et  écrire  spontanément  des  (ouvres  quasi  prêtes  dans  sa  tête, 
comme  si  elle  ne  faisait  (pie  transcrire  dv^  créations  littéraires 
dont  la  forme  et  tous  les  détails  étaient  déjà  parfaitement  pré- 
cisés. 

...  Parmi  les  mille  grandes  et  excellentes  raisons  qu'on  peut  allé- 
guer contre  la  doctrine  d'individualisme  absolu,  si  fort  à  la  mode  en 
ces  tristes  jours,  il  y  a  une  toute  petite  raison  fondée  sur  un  fait  d'ob- 
servation que  je  veux  consigner  ici. 

Avez-vous  jamais  vu  une  personne  qui  vous  parût  entièrement 
nouvelle  et  inconnue?  Quant  à  moi,  cela  ne  m'est  jamais  arrivé.  Tout 
au  contraire,  au  premier  abord  d'un  individu  que  je  n'ai  jamais  vu, 
je  crois  le  reconnaître,  et  je  me  demande  ce  qu'il  y  a  de  changé  en  lui 
à  ce  point  de  m' empêcher  de  trouver  son  nom.  Si  je  sais  son  nom,  je 
ne  {mis  me  défendre  de  chercher  dans  quel  lieu  et  dans  quelle  occasion 
je  l'ai  vu  déjà,  et  quand  je  me  suis  assuré  autant  que  possible  que  cela 
n'a  jamais  eu  lieu,  je  cherche  à  quel  autre  individu  de  ma  connais- 
sance il  doit  ressembler  pour  m'avoir  causé  cette  impression.  Je  la 
trouve  parfois  très  vite,  car  il  n'est  pas  d'homme  qui  n'ait  une  sorte 
de  ménechme  et  à  coup  sûr  plusieurs  dans  le  monde.  Car  ce  méneclime 
a  le  sien,  qui  a  le  sien  aussi.  Mais  la  plupart  du  temps,  ils  ne  se  connais- 
sent pas  entre  eux.  Voilà  pourquoi  il  m' arrive  aussi  de  ne  pas  trouver 
facilement  à  qui  ressemble  cet  inconnu  qu'un  instinct  puissant  me 
force  à  vouloir  reconnaître.  Cette  ressemblance  vague,  éloignée,  mys- 
térieuse, me  tourmente,  quand  même  je  ne  me  soucie  ni  du  ressemblant 
ni  du  ressemblé.  Il  faut  que  je  la  trouve  et  je  la  trouve  enfin.  Mais  elle 
est  si  imparfaite  que  je  me  demande  encore  comment  j'ai  pu  la  chercher 
et  la  pressentir.  Alors,  par  la  même  liaison  d'idées,  je  cherche  et  re- 
trouve l'intermédaire  qui  établit  ce  rapport  si  positif  et  pourtant  si 
éloigné.  Alors  ma  mémoire  me  présente  un  individu  à  moi  connu,  qui 
tient  des  deux  autres,  du  ressemblant  et  du  ressemblé,  comme  je  me 
suis  permis  de  dire  tout  à  l'heure.  Cet  intermédiaire  n'est  pas  toujours 


360  GEORGE   SAND 

direct.  Il  est  souvent  rattaché  à  ses  deux  extrêmes  par  d'autres  inter- 
médiaires qui  tiennent  de  lui  et  de  l'un  ou  l'autre  de  ces  extrêmes.  Si 
bien  qu'une  chaîne  de  types  plus  ou  moins  divers,  mais  rentrant  bien 
dans  un  même  type  principal,  se  rétablit  dans  mon  souvenir  et  m'expli- 
que comment  l'étranger  ne  m'a  point  paru  étranger.  Cette  ressem- 
blance porte  tantôt  sur  les  traits,  tantôt  sur  la  voix,  tantôt  sur  les  habi- 
tudes du  corps  et  de  l'expression,  tantôt  sur  toutes  ces  choses  réunies, 
tantôt  sur  quelques-unes,  mais  jamais  sur  moins  de  deux.  Autrement 
la  ressemblance  serait  trop  lointaine  pour  me  frapper.  Car  je  déclare 
que  ceci  n'est  point  chez  moi  affaire  d'imagination,  mais  affaire  d'expé- 
rience et  opération  puérile  peut-être  de  l'esprit,  mais  involontaire, 
impérieuse,  et  faite  en  conscience,  car  je  n'y  résiste  plus.  Je  souffre 
trop  quand  je  veux  m'y  soustraire  et  accepter  l'individu  qui  se  pré- 
sente à  mes  regards  comme  un  individu  détaché  de  la  chaîne  de  ceux 
qui  remplissent  mon  passé.  Jusqu'à  ce  que  je  l'aie  rattaché  à  cette 
chaîne,  cet  être-là  m'est  suspect,  gênant,  antipathique.  C'est  pour 
moi-même  un  secret  (car  la  chose  reste  mystérieuse  et  bizarre  à  mes 
propres  yeux,  tant  elle  est  peu  systématique).  Mais  c'est  la  pierre  de 
touche  de  mes  sympathies  spontanées  et  durables,  ou  de  mes  anti- 
pathies subites  et  invincibles.  0  Dieu  !  quel  effroi,  quelle  répugnance 
m'inspire  l'individu  dont  je  ne  puis  retrouver  l'analogie  qu'après  de 
longs  efforts  de  mémoire!  Ma  mémoire  est  si  heureusement  organisée 
qu'elle  ensevelit  dans  de  lourdes  ténèbres  le  nom  et  la  figure  des  mé- 
chants dont  les  actes  ont  offensé  mon  cœur  ou  ma  raison.  A  la  moindre 
occasion  elle  les  plante  là.  et  se  détache  d'eux  avec  une  admirable 
légèreté.  Je  vous  remercie,  chère  mère  nature,  de  m'avoir  fait  ce  pré- 
sent d'une  profonde  apathie  pour  les  ressentiments  particuliers.  Les 
impressions  spontanées  me  molestent  bien  plus  que  les  souvenirs. 
/Voilà  pourquoi  je  crains  tant  les  personnes  dont  je  ne  puis  dire  bien 
vite  :  «  Oh,  toi,  je  te  tiens,  je  te  sais,  tu  es  de  la  famille  XXX...  »  Com- 
bien de  fois,  dans  un  salon,  dans  une  boutique,  dans  la  rue,  j'ai  ren- 
contré de  ces  figures  qui  m'ont  donné  le  frisson  et  la  douleur  au  foie, 
sans  s'en  douter  le  moins  du  monde.  Ce  sont  pour  moi  de  méchants 
esprits  échappés  d'un  monde  antérieur  où,  peut-être,  j'ai  été  leur 
victime  et  ils  allaient  me  reconnaître  et  s'acharner  encore  après  moi 
dans  cette  vie.  Mais  quand  j'ai  trouvé  leur  ressemblant,  je  ne  suis  plus 
en  peine.  Je  ne  leur  en  veux  plus.  Presque  toujours  ce  ressemblant  est 
un  mauvais  garnement,  puisqu'il  est  venu  tard  à  mon  appel,  mais  que 
m'importe  ce  nouveau  venu,  qui  porte  sur  ses  traits  l'empreinte  de 
leur  malice?  Le  voilà  démasqué.  Je  ne  saurais  le  craindre.  Un  mur  est 
entre  nous  pour  toujours,  car  je  sais  que  ma  confiance  serait  là  mal 
placée.  Mais  je  puis  être  bienveillant  et  bon  pour  lui.  Je  le  plains.  Je 
connais  la  plaie  de  son  âme,  l'écueil  de  son  avenir,  l'abîme  de  son 


GEORGE  8 AND  361 

passé.  Etre  infortuné,  tu  n'es  point  beureux,  parce  que  tu  n'e   pa 
bon. 

Mais  au  contraire,  quelle  vénération  m'inspirent  certaines  6g 
quel  charme  il  y  a  pour  moi  dan-  certain!  Boni  de  la  voix  humaine, 
quelle  confiance  entière  el  subite  provoquent  chez  moi  certain    re- 
gardai certains  Bourires  qui  me  rappellent  an  ami  morl  ou  ab 

Vous  me  direz,  peut-être,  que  la  ressemblance  extérieure  n'entraîne 
pas  la  ressemblance  morale,  <  >h  !  ofc  '  ceci  est  une  autre  affaire.  I  !e  n'est 
pas  parce  qu'un  liait  dans  le  visage  d'un  honnête  homme  me  rappellera 
le  visage  d'un  Eripon  que  je  croirai  à  L'analogie  complète  de  caractère. 
Biais,  à  coup  bût,  ce  trait  rappelle  quelque  chose  du  caractère  <lu  Fripon. 

Ce  ne  sera  pas  sans  doute  le  vice  principal,  si  le  trait  n'est  pas  principal, 
.Mais  ce  sera  un  y\v>  défauts  accessoires,  la  vanité,  l'amour  des  richesses, 
une  tendance  de  nature  vers  le  même  vice,  plus  ou  moins  vaincu  par 
l'éducation  et  par  le  contrepoids  de  meilleurs  instincts  qui  ont  manqué 
au  Eripon.  Tenez-en  bien  compte,  mais  ne  vous  fiez  point  trop  pour- 
tant à  cet  honnête  homme  et  ne  le  tentez  jamais. 

t'est  donc  pour  vous  dire  qu'il  n'y  a  pas  d'individu  isolé  dans  l'hu- 
manité.  11  y  a  des  types  qui  sont  tons  frères  les  uns  des  autres  et 
enfants  du  souverain  type.  Ces  types  se  relient  les  uns  aux  autres  par 
mille  chaînons  et  la  race  humaine  tout  entière  n'est  qu'un  vaste  réseau, 
où  chaque  homme  n'est  qu'une  inaille.  A  quoi  servirait  cette  maille 
séparée  du  filet?  Et  qne  pourrait-on  faire  d'un  filet  où  tous  les  fils  se 
rompraient  un  à  un?  Cette  consanguinité  des  membres  de  la  famille 
universelle  est  écrite  en  traits  indélébiles  sur  nos  faces,  et  c'est  en  vain 
que  nous  chercherions  à  la  répudier.  Elle  se  rit  de  nos  efforts  depuis  le 
berceau  de  la  race  humaine  jusqu'à  nos  jours... 

Il  n'y  a  pas  à  s'étonner,  après  tout  ce  que  nous  avons  dit, 
que  George  Sand  ait  pu  écrire  à  Mme  Marliani,  le  26  mai  1842, 
à  propos  de  Consuelo  :  «  Je  pense  que  le  vieux  doit  être  content 
de  moi.  » 

Il  n'y  a  pas  à  s'étonner  non  plus  que  ce  dernier  fût  vraiment 
enchanté  du  roman  et  qu'il  l'exprimât  avec  son  emphase  habi- 
tuelle. 

En  accusant  réception  de  la  quatrième  partie  du  manuscrit 
de  Consuelo  et  en  annonçant  que  la  «  composition  »  à  l'impri- 
merie en  était  déjà  presque  finie,  il  écrit  plus  loin  : 

J'aurais  dû  aussi  vous  remercier  instantanément  de  votre  lettre, 
qui  m'a  apporté  toutes  sortes  de  consolations.  C'est  vous  qui  êtes 


362  GEORGE    SAND 

Consuelo.  Savez-vous  qu'il  y  a  toute  vérité  dans  ce  que  je  viens  d'écrire 
là  fort  naturellement  ;  oui,  vous  êtes  Consuelo,  vous  qui  écrivez  son 
histoire.  Vous  êtes  Consuelo  pour  les  philosophes  passés,  présents  et 
à  venir.  Je  ne  veux  pas  approfondir  cette  vérité  que  je  viens  de  décou- 
vrir, mais  que  je  pressentais  depuis  longtemps.  Mais  sachez  que  pour 
moi  ce  n'est  pas  celle  que  vous  savez  qui  est  Consuelo,  mais  une  autre... 
Ah  !  chère  amie,  je  ne  vois  de  solide  que  vous  dans  tout  ce  monde  qui 
jouit  des  trésors  de  l'intelligence  refusés  au  peuple,  vous  et  quelques 
rêveurs  comme  moi,  mais  dont  le  nombre  diminue  tous  les  jour?.  Les 
autres  n'avaient  que  la  fièvre,  qui  est  une  chaleur  passagère.  Les  voilà 
à  zéro,  et  froids  comme  marbre. 

Le  27  juillet  il  lui  écrit  encore  : 

Je  vais  lire  les  épreuves  de  votre  Consuelo,  sixième  partie.  Voilà 
ce  qui  me  rappelle  encore  ma  négligence  à  vous  écrire  et  me  fait  revenir 
la  rougeur  sur  le  front.  Est-il  possible  que  je  ne  vous  aie  pas  parlé  de  vos 
pages  sur  Vart  et  de  celles  sur  le  chemin?  Il  est  vrai  que  je  n'ai  jamais 
su  vous  parler  de  rien.  Je  suis  un  butor,  un  animal.  Ce  que  vous  m'avez 
écrit  en  deux  mots  sur  votre  conception  finale  de  Consuelo  et  sur  la 
non-propriété  a  fait  vibrer  toute  mon  âme.  Mais  je  n'ai  rien  su  vous 
en  écrire.  Ainsi  donc  Consuelo  marchera  sur  le  chemin;  sur  ce  chemin 
où  je  sais  beaucoup  qui  ne  marchent  pas.  Consuelo,  Consuelo!  Notre 
brave  ami  qui  est  en  Espagne  m'écrit  beaucoup  de  bien  de  votre 
Consuelo,  mais  combien  peu  il  la  comprend!  Ce  qui  l'enchante,  c'est 
que  la  mère  en  permettra  la  lecture  à  sa  fille... 

H  nous  semble  que  Leroux  commet,  en  le  disant,  un  petit 
péché  contre  la  vérité,  et  que  ce  n'est  pas  précisément  cela  qui 
«  enchantait  »  Viardot.  Du  moins  voici  ce  que  nous  lisons  dans 
un  post-scrvptum  de  Louis  Viardot  à  la  lettre  de  sa  femme,  écrite 
deux  jours  après  celle  de  Leroux,  le  29  juillet  1842,  de  Grenade  : 

Petite  Pauline  voudrait,  chère  madame  Sand,  que  je  vous  parlasse 
de  l'Alhambra... 

Nous  nous  disions  à  chaque  salle,  à  chaque  pas  :  «  Que  n'est-elle 
ici,  et  quel  beau  roman  arabe  elle  nous  ferait  ensuite  !  »  La  cinquième 
partie  de  votre  Consuelo  est  venue  nous  consoler...  Je  n'ai  jamais  pu 
lire  plus  de  deux  ou  trois  petits  chapitres  de  suite  ;  l'attendrissement 
et  l'admiration  m'étouffent,  je  sanglote,  je  suffoque,  je  pleure,  et, 
faute  d'y  voir,  je  suis  forcé  de  fermer  le  livre.  Savez-vous  que  cette 
petite  Pauline,  au  milieu  de  toutes  nos  causeries  sur  vous,  a  trouvé 


<  i S ORG E   s  AND 

le  1 1 1  »  >  \  «- 1 1  de  faire  en  deux  mots  votre  portrait  plui  ressemblant  el 
plus  oharmanl  que  ceux  de  Charpentier  e1  de  Calamatta.  Ce  t,  dit- 
elle,  une  bonne  femme  de  génie,  o  Le  mol  n'est -il  paa  aussi  heureux  que 
vrai?  Je  suis  sûr  que  le  bon  Chopin  et  tous  vus  iimis  acceptent  cette 
définition... 

Entre  les  deux  parties  du  roman,  George  Sand  publia  l'article 
sur  Jeton  Ziska,  que  nous  avons  déjà  mentionné  plusieurs  fois, 
et  après  la  Comtesse  de  Rudolstadt,  un  article  sur  Procope  le 
Grand. 

En  y  racontant,  pour  l'édification  du  lecteur  point  versé  dans 
l'histoire  de  la  Bohême  et  de  ses  sectes,  les  guerres  nussites, 
l'auteur  y  fait  ressortir  le  rôle  des  «  propagateurs  de  l'idéal 
chrétien  »,  échu  au  moyen  âge  aux  compagnons  intrépides  du 
redoutable  Aveugle  et  de  l'impitoyable  Procope,  qui  croyaient 
être  appelés  à  faire  descendre  sur  terre,  par  des  temps  du  zèle  et  de 
ht  fureur,  la  liberté,  l'égalité  et  la  fraternité. 

C'est  ainsi  que  dans  l'article  sur  Procope  (dont  l'épigraphe, 
tirée  d'une  lettre  du  pape  Martin  Y  au  roi  de  Pologne,  est  ainsi 
conçue  :  Ils  troublent  et  confondent  tous  les  droits  humains  en 
disant  qu'il  ne  faut  point  obéir  aux  rois,  que  tous  les  biens  doivent 
être  communs  et  que  tous  les  lioynmes  sont  égaux),  Mme  Sand  parle 
elle-même  en  ces  termes  : 

On  lit  peu  aujourd'hui  l'histoire  des  sectes  qui  ont  précédé  la  Ré- 
forme de  Luther.  Nous  croyons  pourtant  cette  étude  fort  curieuse, 
fort  utile  et  intimement  liée  à  la  solution  des  problèmes  qui  agitent 
les  peuples  d'aujourd'hui.  Nous  nous  promettons  de  l'approfondir  et 
de  la  développer  ailleurs.  L'esquisse  rapide  que  nous  allons  tracer 
ne  doit  être  considérée  que  comme  un  fragment  d'une  œuvre  plus 
complète. 

Après  avoir  raconté  en  abrégé  l'histoire  de  Procope,  d'après 
un  ouvrage  qu'elle  trouve  «  pénible  pour  la  lecture  et  un  peu 
pâle  comme  opinions  et  sentiment  »,  défaut  auquel  elle  «  n'avait 
pas  craint  de  remédier  selon  son  inspiration  et  selon  sa  cons- 
cience »  (ce  qui  s'accorde  assez  peu  avec  les  exigences  de  la 
science  historique),  George  Sand  termine  l'article  par  des  ré- 


364  GEORGE    SAND 

flexions  qui  caractérisent  on  ne  peut  mieux   ses  conceptions 
générales  d'alors. 

Qu'on  ne  dise  donc  plus  que  les  hommes  du  passé  Be  Bont  émus  et 
ont  lutté  pour  de  vaines  subtilités.  Jean  Huss  et  .Jérôme  de  Prague 
ne  sont  pas  les  victimes  volontaires  d'un  fol  orgueil  de  rhéteurs,  comme 
les  écrivains  orthodoxes  ont  osé  le  dire  :  ils  sont  les  martyrs  de  la 
Liberté,  de  la  Fraternité  et  de  l'Egalité.  Oui,  nos  pères,  qui  eux  aussi 
avaient  cette  devise,  portaient  la  sainte  doctrine  éternelle  dans  leur 
sein;  et  la  guerre  des  hussites  est  non  seulement  dans  ses  détails, 
mais  dans  son  essence,  très  semblable  à  la  Révolution  française.  Oui, 
comme  nous  l'avons  déjà  dit  bien  des  fois,  ce  cri  de  révolte  :  la  coupe 
<m  peuple!  était  un  grand  et  impérissable  symbole.  Oui,  les  saintes 
hérésies  du  moyen  âge,  malgré  tout  le  sang  qu'elles  ont  fait  couler, 
comme  notre  glorieuse  Révolution  malgré  tout  le  sang  qu'elle  a  versé, 
sont  les  hautes  révélations  de  l'Esprit  de  Dieu,  répandues  sur  tout  un 
peuple.  Il  faut  avoir  le  courage  de  le  dire  et  de  le  proclamer.  Ce  saiiL' 
fatalement  sacrifié,  ces  excès,  ces  délires,  ces  vertiges,  ces  crimes  d'une 
nécessité  mal  comprise,  tout  ce  mal  qui  vient  ternir  la  gloire  de  ces 
révolutions  et  en  souiller  les  triomphes,  ce  mal  n'est  point  dans  leur 
principe  :  c'est  un  effet  déplorable  d'une  cause  à  jamais  sacrée.  Mais 
d'où  vient-il  ce  mal  dont  on  accuse  sans  distinction  et  ceux  qui  le  pro- 
voquent et  ceux  qui  le  rendent?  Il  vient  de  la  lutte  obstinée  des  hos- 
tilités, des  provocations  iniques  des  ennemis  de  la  lumière  et  de  la 
vérité  divine.  Plus  profondément,  sans  doute,  il  vient  de  l'épouvan- 
table antagonisme  de  deux  principes,  le  bien  et  le  mal.  C'est  peut-être 
ainsi  que  l'entendaient,  dans  leur  origine,  ces  religions  qui  admettaient 
une  lutte  formidable  entre  le  bon  et  le  mauvais  Esprit.  Moins  diabo- 
liques que  le  christianisme  perverti,  elles  annonçaient  la  conversion 
et  la  réhabilitation  de  l'Esprit  du  mal  ;  elles  le  réconciliaient  à  la  fin 
des  siècles  avec  le  Dieu  bon,  elles  prophétisaient  peut-être  ainsi,  sans 
le  savoir,  la  réconciliation  de  l'Humanité  universelle,  le  triomphe 
miséricordieux  de  l'Egalité,  la  conversion  et  la  réhabilitation  des 
individus  aujourd'hui  rois,  princes,  pontifes,  riches  et  nobles,  esclaves 
de  Satan,  avec  les  peuples  émancipés...  (1). 

(1)  Nous  donnons  en  Appendice  à  l'édition  russe  de  ce  volume  le  récit  du 
savant  biologue  et  ethnographe  fort  connu.  M.  W.  Maïnov  (1844-1887),  élève 
de  Broca,  qui  avait  narré  en  1881  dans  le  Messager  d'histoire  (Istoritcheski 
Westnik)  un  épisode  extrêmement  curieux  de  l'un  de  ses  nombreux  voyages. 
Il  lui  arriva  notamment  un  jour  de  tomber  au  beau  milieu  des  forêts  septen- 
trionales du  gouvernement  d'Olonetz,  dans  une  secrète  bourgade  de  sectaires, 
surnommés  les  négateurs,  ou  les  reposants,  ou  encore  les  morts  vivants.  Cette 
secte  prétend  que  depuis  l'achèvement  de  la  création  en  six  jours,  Dieu  se 


GEORGE  SAM) 
...  Nous  n'avons  donc  pas  vaincu  !  El  dire  que  tons  les  nommes  Boni 

.   que   tous  les   biens  doivent   clic  (•(iiiiiiiniis  a    Ions  ni   01 

<|ifils  doivent  profiter  à  La  communion  universelle,  et  par  cette  commu- 
nion à  chacun  individuellement,  est  encore  une  hérésie  condamnable 
ci  punissable,  au  nom  iU^  papes  h  du  roi.  La  doctrine  de  II 
comme  la  dootrine  du  trône,  es1  encore  ce  qu'elle  était  au  temps  de 
Martin  V  et  de  Sigismond  :  el  il  y  a  encore  des  croisades  toutes  prêtes 
à  se  Former  contre  nous,  quand  nous  voudrons  donner  La  coupe  ■>  toul 
le  inonde.  Hâtons  donc  le  triomphe  de  la  vérité,  et  faisons  avancer  lu 
lui  ,1,-  Dieu  par  Les  moyens  conformes  à  la  Lumière  de  notre  sied:'  ci 
an  respect  de  L'Humanité,  telle  qu'il  nous  est  enfin  accordé  de  la  com- 
prendre et  de  la  connaître,  après  tant  de  siècles  d'erreur  et  de  misère. 
Admirons  dans  le  passé  la  foi  de  nos  pères  les  hérétiques,  jointe  à  tant, 
d'audace  et  de  Eorce,  mais  enseignons  à  nos  fils,  avec  la  foi,  le  courage 
et  la  force,  la  douceur  et  la  mansuétude... 

Quoique  la  Comtesse  de  Rudolstadt  fût  aussi  imprimée  dans  la 

repose,  et  tant  qu'il  se  reposera,  et  que  durera  le  «  septième  jour  »  et  la  non- 
intervention  de  Dieu  dans  les  destinées  de  ce  monde,  c'est  le  règne  du  mal, 
le  règne  du  diable  qui  durera  sur  la  terre.  Afin  d'accélérer  l'avènement  de  la 
«  huitième  journée  »,  il  faut  suivre  l'exemple  de  Jésus  et  des  saints  martyrs 
qui  avaient  méprisé  la  mort  et  la  chair.  Or,  c'est  la  chair  qui  est  le  vrai  diable, 
ennemi  de  L'âme  divine,  et  non  pas  Satan,  qu'on  a  tort  de  considérer  comme 
le  tentateur.  Satan  ne  fait  le  mal  que  parce  qu'il  ne  peut  pas  faire  autre- 
ment, de  même  que  Dieu  ne  peut  faire  que  le  bien.  Inutile  de  les  prier  l'un 
et  l'autre.  Ceux  qui  sont  parvenus  à  un  mépris  complet  de  la  chair  peuvent 
faire  «  avancer  la  loi  de  Dieu  »  par  la  propagation  de  la  vertu  et  par  une  mort 
volontaire,  en  se  consumant  ou  en  se  donnant  quelque  autre  mort  ;  alors 
«  celui  qui  fut  calomnié  sera  aussi  pardonné  ».  C'est  pour  cela  qu'au  lieu  de 
s'aborder  par  un  bonjour,  les  sectaires  se  saluent  en  disant  :  «  Que  celui  qui 
fut  condamné  de  toute  éternité  so'd  far  donné.  »  En  le  disant,  ils  ne  font 
que  se  souhaiter  l'arrivée  prochaine  du  «  huitième  jour»,  jour  de  l'éternelle 
félicité  universelle.  Or,  le  chef  ou  maître  spirituel  de  la  secte,  un  certain 
«  Père  Ambroise  »,  type  extraordinaire.,  paysan  ayant  lu  les  livres  de 
Humboldt,  de  M.  de  Cotta,  et  autres,  connaissant  la  Bible  comme  un  pasteur, 
fort  en  dialectique  et  poète  en  son  âme  farouche,  dit  à  M.  Maïnow  que  ce 
salut  n'était  en  usage  parmi  les  sectaires  que  depuis  qu'il  avait  lu  le  livre 
d'une  certaine  dame  «  agréable  à  Dieu  »,  lequel  livre  s'intitulait  la  Consuela 
ou  «  la  bonne  conseillère  »,  et  dans  lequel  ladite  dame  «  agréable  à  Dieu  » 
avait  décrit  tous  les  usages  des  Taborites.  Ce  livre,  qui  avait  arraché  des 
larmes  au  sévère  vieillard,  lui  avait  été  domié  par  un  commerçant,  «  homme 
de  sainte  vie  ».  George  Sand  n'aurait  certes  jamais  imaginé  que  le  guide 
spirituel  d'une  secte  religieuse  farouche  et  intransigeante,  se  dérobant  aux 
yeux  du  monde  dans  la  forêt  vierge  septentrionale,  pût  s'inspirer  de  la 
lecture  de  son  œuvre  au  point  d'ajouter  un  dogme  à  sa  doctrine  qui  est 
l'expression  d'une  recherche  ardente  et  fanatique  de  la  vérité  sur  cette  «  terre 
de  misères...  ».  Mais  il  est  certain  que  cela  l'aurait  touchée  plus  que  tous  les 
hommages  des  lettrés. 


366  GEORGE    SAND 

Revue  iruU/»  nduitte,  la  direction  de  cette  publication  avait  déjà 
changé.  Malgré  tout  l'éclat  que  les  romans  et  les  articles  de 
Mme  Sand  avaient  répandu  sur  la  revue,  les  éditeurs  durent 
dès  le  commencement  lutter  contre  de  graves  difficultés  maté- 
rielles. S'étaient-ils  trompés  dans  leurs  espérances,  ignorant  les 
difficultés  et  les  grandes  dépenses  que  toute  nouvelle  revue  doit 
prévoir?  Les  grands  sacrifices  pécuniaires  effrayèrent-ils  les  di- 
recteurs associés  de  la  Revue  indépendante?  Les  «  vivres  néces- 
saires »  leur  manquèrent-ils?  Pierre  Leroux  se  trouva-t-il  tout  à 
fait  inapte  au  rôle  d'éditeur  rédacteur?  Nous  ne  le  savons  pas, 
mais  ce  qui  est  certain,  c'est  que  dès  la  première  année  de  la 
revue,  au  moment  même  où  paraissait  Consuelo,  le  deuxième 
rédacteur.  M.  Louis  Viardot,  qui  accompagnait  alors  sa  femme 
dans  sa  tournée  en  Espagne,  s'effraya  de  nouvelles  pertes  d'ar- 
gent et,  justement  mécontent,  il  refusa  de  prolonger  sa  partici- 
pation à  la  publication.  On  en  trouve  la  preuve  dans  la  cor- 
respondance de  lime  Sand,  les  lettres  de  Viardot  et  plusieurs 
lettres  de  Leroux,  Louis  Viardot  écrit  à  Mme  Sand,  le  14  mai 
1842,  de  Madrid,  qu'au  mois  de  mai,  Leroux  avait  fait  prendre 
chez  lui  mille  francs. 

Lorsque  je  croyais,  d'après  ses  propres  paroles,  qu'il  n'aurait  besoin 
de  rien  ce  mois-là.  Voyez  où  en  sont  réduits  les  trois  malheureux  mille 
francs  qui  nous  restaient  !  Cela  n'est  pas  rassurant  et  M.  Aguado 
n'est  plus  là  pour  m' aider  de  ses  trésors,  et  je  vais  peut-être  me  trouver 
dans  une  position  fort  difficile  avec  la  succession.  Enfin,  que  la  volonté 
de  Dieu  soit  faite,  mais  je  vous  conjure,  employez  votre  crédit  près  de 
Leroux  pour  que  notre  reste  ne  soit  pas  dévoré  avant  mon  retour  et 
que  nous  cherchions  les  moyens  de  vivre... 

A  la  fin  de  cette  lettre,  Viardot  se  plaignait  à  Mme  Sand 
de  ce  que  Leroux  ne  répondait  pas  même  à  ses  lettres,  ce 
qui  certes  ne  faisait  qu'augmenter  ses  appréhensions.  Leroux, 
de  son  côté,  se  plaint  dans  sa  lettre  du  27  juillet  (dont  nous 
avons  déjà  cité  quelques  lignes),  que  Viardot  lui  envoie  des 
lettres  fort  attristantes  et  qu'en  général  la  Revue  devient  pour 
lui  «  un  sujet  de  constante  préoccupation  sous  tous  les  rap- 
ports... ». 


GEORGE   san'I)  367 

...Je  me  suis  tourmenté  tout  seul  el  j'ai  cherché  tout  leul  une  solu- 
tion, <|iii,  sans  augmenter  loi  sacrifices  de  Viardot,  n'imposai  pas  de 

sacri lices  à  vous,  qui  n'en  (levé/,  [tas  faire  de  M  gflUItl  Apres  toul,  me 
suis-je  dit,  quel  est  le  résultai  el  quel  mal  avons-nous  l'ait?  Vingt  mille 

trams  mit  été  employés,  donl  dix  mille  ne  sauraient  vous  toucher  eu 

aucune  façon.  (  N'est-il  pas  vrai  que  VOUS  n'êtes  pas  (dus  tendre  que 
i  pour  ces  éctis-là.  dont  la  perte  ou  l'emploi  n'a  fait  de  mal  ;'i  per- 
sonne, et  n'a  coulé  aucun  sacrifice?)  Sur  les  autres  dix  mille,  avancés 
par  notre  ami,  il  est  rentré,  par  ses  articles,  dans  le  tiers  environ.  I  1  1 
donc  sept  mille  francs  de  perle  !  Que  ne  puis-je  les  lui  restituer  au  cen- 
tuple! Mais  Dieu  m'est  témoin  que  depuis  tant  d'années  que  je  via 
et  souffre,  je  ne  me  suis  pas  mis  en  demeure  pour  cela. 

Alors  j'ai  pensé  (pie  nous  ne  pouvons  rien  faire  de  mieux  que  de 
chercher,  parmi  ceux  qui  approchent  le  plus  de  nos  opinions,  quelqu'un 
qui  vînt  au  secours  de  Viardot  et  qui  continuât  cette  Revue  que  nous 
ne  pouvons  pas  soutenir  jusqu'à  un  succès  complet... 

Leroux  s'étant  adressé  à  Pététin  (1),  ce  dernier  accepta  cette 
offre  avec  beaucoup  de  bonne  volonté  et  espérait  rassembler  la 
somme  nécessaire,  mais  Leroux  s'adressa  encore  à  Jules  Pernet, 
qui  était  apte  à  continuer  la  Revue.  Leroux  n'avait  rien  dit  de 
décisif  ni  à  l'un  ni  à  l'autre,  les  priant  tous  les  deux  de  lui 
garder  le  secret,  jusqu'à  l'arrivée  à  Paris,  au  mois  d'août,  de 
Mme  Sand  et  de  Viardot,  qui  décideraient  de  l'affaire. 

Je  vois  dans  cet  arrangement,  continue  Leroux,  plusieurs  avantages. 
1°  La  Revue  se  continuerait.  2°  Elle  continuerait  à  être  rédigée  hon- 
nêtement, ce  qui  est  indispensable  :  autrement  il  vaudrait  nulle  fois 
mieux  la  détruire.  3°  Elle  réussirait,  je  crois,  car  la  seule  condition 
pour  la  faire  réussir,  c'est  de  la  faire  paraître,  comme  la  Revue  des 
Deux  Mondes,  tous  les  quinze  jours,  en  y  ajoutant  une  revue  biblio- 
graphique plus  étendue  et  plus  soignée,  mais  cela  exige  une  mise  de 
fonds  et  un  cautionnement.  4°  Vous  auriez  donc  à  votre  disposition 
Tinstrument  de  publicité  qui  vous  est  nécessaire,  en  même  temps  que 
vous  feriez  vivre  une  publication  utile.  Croyez,  chère  amie,  que  c'est 
surtout  ce  dernier  motif  qui  m'a  fait  penser  à  cette  continuation  de  la 
Revue.  J'ai  vaincu  la  véritable  jalousie  que  m'inspire  l'idée  de  notre 
association  rompue  dans  la  forme  actuelle.  Je  savais  bien  d'avance  et 

(1)  Anselme  Pététin,  homme  politique  et  administrateur  fort  connu  (né 
en  1807,  mort  en  1873),  d'abord  républicain,  il  se  rallia  ensuite  S  l'empire 
et  remplit  diverses  fonctions  sous  le  régime  napoléonien. 


368  GEORGE    SAND 

j'avais  dit  à  Yiardot  que  le  succès  ne  pouvait  être  plus  grand  qu'il  n'a 
été  qu'à  deux  conditions,  savoir  que  la  Revue  paraîtrait  tous  les  quinze 
jour-,  et  que  quelque  autre  que  moi  la  dirigerait.  Mais  je  croyais  bon  de 
la  faire  pendant  un  an  ce  qu'elle  a  été... 

On  peut  conclure  de  cette  lettre  que  la  part  que  George  Sand 
prenait  à  la  rédaction  de  la  Revue  fut  absolument  désintéressée, 
parce  que  ces  dix  mille  francs,  dont  parle  Leroux,  étaient  sûre- 
ment ou  versés  par  elle  argent  comptant,  ou  bien  —  et  cela 
est  le  plus  probable  —  ils  représentent  les  honoraires  de  ses 
romans  et  articles  ;  il  en  fut  ainsi  pour  les  articles  de  Leroux, 
publiés  dans  la  Revue.  Cela  réfuterait  donc  l'opinion,  émise  par 
l'abbé  de  Lamennais  dans  une  de  ses  lettres  à  de  Vitrolles,  dans 
laquelle  il  parle,  entre  autres,  de  la  grosse  somme  que  Mme  Sand 
a  touchée  pour  Horace  (1).  George  Sand  agit  donc  une  fois  de 
plus  d'après  la  prescription  du  Christ  :  «  Que  la  main  gauche  ne 
sache  pas  ce  que  fait  la  main  droite  »,  lorsqu'elle  écrit  à  Duver- 
net  en  novembre  1842,  à  propos  du  passage  de  la  Revue  en 
d'autres  mains  :  «  n'ayant  pas  d'argent,  je  n'en  avais  pas  mis 
dans  l'affaire,  et  Leroux  et  moi  n'y  sommes  que  pour  notre 
travail.  Cette  direction,  jointe  au  travail  de  la  rédaction  et  à 
la  direction  matérielle  de  l'imprimerie,  était  une  charge  effroya- 
ble, pesant  tout  entière  sur  la  tête  et  les  bras  de  Leroux.  Yiar- 
dot,  occupé  des  voyages,  des  engagements  et  des  représentations 
de  sa  femme,  n'y  pouvait  apporter  une  coopération  ni  active,  ni 
suivie...  » 

Donc,  depuis  l'automne  de  1842,  George  Sand.  Yiardot  et 
Leroux  avaient  sagement  cessé  de  diriger  la  Revue  indépendante, 
qui  passa  dans  les  mains  de  gens  s'entendant  mieux  aux  affaires, 

(1)  Pélagie,  7  novembre  1841. 

«  Avez-vous  lu  la  Revue  indépendante?  Aguado  n'y  a  mis  que  vingt  mille 
francs.  Trente  autres  ont  été  fournis  ou  recueillis  par  ce  pauvre  Yiardot,  qui 
en  verra  bientôt  la  fin.  Pour  la  première  livraison  seule,  Leroux  s'est  alloué 
quinze  cents  francs.  On  est  convenu  de  cinq  mille  francs  pour  le  roman  de 
Mme  Sand,  touchante  narration,  m'a-t-on  dit,  des  amours  d'une  grisette  et 
d'un  étudiant.Elle  s'y  fait  la  rivale,  et  pas  du  tout  la  rivale  heureuse  de  Paul 
de  Kock.  Cette  défaite  me  fâche  extrêmement  ;  c'est  le  Waterloo  du  commu- 
nisme. A  quoi  tiennent  les  choses  !...  » 


GE(  >RGE   s.\ Nl> 

MM.  Ferdinand  François  el  Emile  Pernet.  Dans  cette  Revue 
indépendante*  reconstituée  .  George  Sand "publia,  noua  l'avons 
dit  plus  haut  :  la  Comtesse  de  Rudolstadt,  Jean  Ziska  el  Procope 
le  Grand.  Elle  y  lit,  de  plus,  paraître,  de  L'automne  de  L842  à 
juin  1846,  Les  articles  sur  Lamennais,  Lamartine,  De  Latouche, 
sur  Fanchette,  sur  la  Poésie  slave,  but  Kourraglou  et  enfin  le 
roman  tflsidora. 

Quanl  à  Leroux,  il  étail  à  ce  momenl  sans  ressources,  il  rêvait, 
de  plus,  à  la  construction  de  son  pianotype.  Mme  Sand,  pour  lui 
faire  gagner  quelques  centaines  de  francs,  le  chargea  de  traiter 
avec  nu  éditeur  pour  la  publication  de  Consuelo  en  volumes  et 
la  seconde  édition  de  ses  Œuvres  complètes.  Ce  fut  celle  de 
I.Yrrotin.  qui  parut  entre  1842-1845  en  seize  volumes  :  La  pre- 
mière avait  paru  de  1836  à  1810  chez  Bonnaire.  Une  série  de 
lettres  de  Mme  Sand  et  de  Leroux  de  cette  période  a  trait  à  ces 
affaires.  Dans  les  lettres  de  Leroux,  au  milieu  de  ses  plaintes 
habituelles  contre  le  sort,  l'imperfection  humaine  générale  et  son 
dénûment  d'argent  personnel,  nous  voyons  revenir  à  tout 
moment  des  comptes,  des  appréciations  sur  les  avantages  ou 
les  désavantages  de  conclure  un  traité  avec  tel  ou  tel  éditeur  : 
Mazgana,  Potter,  Perrotin,  Charpentier.  Véron,  etc.,  des  rensei- 
gnements purement  techniques  et  des  questions  du  métier.  Nous 
ne  citerons  donc  pas  ces  lettres.  Ces  pourparlers  avec  différents 
éditeurs  mirent  Mme  Sand  en  relations  avec  Hetzel,  Véron, 
et  d'autres  encore,  ce  qui  lui  permit  de  publier  bientôt  dans 
le  journal  de  Véron  Jeanne.  Cela  se  fit  grâce  à  l'aide  spéciale 
de  de  Latouche.  Sa  réapparition  dans  la  voie  littéraire  de 
Mme  Sand.  en  qualité  d'ami  et  de  conseiller,  sera  traitée  plus 
loin.  Quant  h  Hetzel,  Mme  Sand  écrivit  à  sa  prière  trois  articles 
pour  son  Diable  à  Paris  :  le  Coup  à' œil  général  sur  Paris,  les 
Mères  de  famille  dans  le  grand  monde  et  les  Sauvages  de  Paris, 
ainsi  que  la  Préface  de  la  traduction  de  Werther,  par  Leroux. 
C'est  chez  lui  encore  qu'elle  publia  plus  tard  (en  1850)  son 
Histoire  du  véritable  Gribouille.  Dès  le  commencement  de  ses 
relations  avec  Hetzel,  George  Sand  vit  en  lui,  non  seulement 
un  éditeur  correct  et  sympathique,  mais  un  coreligionnaire 
m.  24 


370  GEORGE    SAND 

politique,  un  confrère  littéraire  ;  aussi  dès  cette  époque  il  s'établit 
entre  eux  nue  amitié  à  laquelle  Mme  Sand  resta  toujours  fidèle. 
Lorsque  après  le  coup  d"Etat  de  1851,  Hetzel  dut  s*exiler  et 
résider  hors  de  France,  Mme  Sand  lui  vint  eu  aide.  Mettant 
en  jeu  ses  relations  dans  les  hautes  sphères  politiques  (1)  elle 
fit  des  démarches  à  son  profit,  et  le  tira  de  difficultés  maté- 
rielles. 

Quant  à  ses  œuvres  publiées  par  Hetzel,  nous  avons  déjà 
parlé  du  Coup  d'œil  sur  Paris,  dans  le  premier  chapitre  de  cet 
ouvrage.  Nous  parlerons  des  Mères  de  famille,  dans  le  chapitre 
suivant.  L'article  sur  les  Sauvages  à  Paris,  écrit  tout  à  fait 
dans  le  même  ordre  d'idées  que  le  Coup  d'œil,  est  surtout  inté- 
ressant par  le  culte  de  Jean-Jacques,  qui  s'y  laisse  si  grande- 
ment sentir  ;  ce  culte  auquel  George  Sand  ne  fut  jamais  infi- 
dèle, semble  avoir  redoublé  de  ferveur  vers  1840,  alors  qu'elle 
relisait  ses  œuvres.  C'est  ainsi  que  nous  trouvons  dans  Con- 
suelo  des  allusions  aux  Confessions  et  à  d'autres  œuvres  du 
philosophe  genevois  ;  dans  la  correspondance  de  Mme  Sand 
avec  Leroux  le  nom  de  Rousseau  revient  aussi  à  chaque  moment, 
mais  deux  de  ses  articles  sont  surtout  remarquables  sous  ce 
rapport  :  les  Sauvages  de  Paris  (plein  de  réminiscences  du 
célèbre  «  Discours  sur  celte  question  :  le  Rétablissement  des  sciences 
et  des  arts  a-t-il  contribué  à  épurer  les  mœurs  »)et  Quelques  réflexions 
sur  Jean-Jacques  Rousseau,  dernière  œuvre  de  Mme  Sand, 
imprimée  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  avant  sa  rupture 
en  1841.  Ce  dernier  article,  écrit  sous  forme  de  causerie  épis- 
tolaire  avec  un  ami  (Jules  Xéraud),  se  compose  d'un  Fragment 
de  lettre  et  d'un  Fragment  de  réponse.  Mme  Sand  y  déclare  son 
amour  incessant  pour  le  philosophe  de  Genève,  qu'il  faudrait, 
d'après  elle,  appeler  philosophe  tout  court,  pour  le  distin- 
guer de  Voltaire  et  de  tous  les  autres  penseurs,  ses  contem- 
porains ou  ses  prédécesseurs,  parce  qu'il  est  le  philosophe  par 
excellence,  le  philosophe  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  peu- 
ples; c'est  la  sagesse  et  l'esprit  religieux  qui  forment  la  base 

(1)  Voir  plus  loin,  chap.  ix. 


G]  ORGE  SA  NI)  !7i 

de  ses  idées  el  de  ses  écrits  h  non  Les  nécessités  pratiques  du 
moment.  Mme  Sand  explique  les  erreurs  et  les  crimes  de  Rous- 
seau ;  elle  le  disculpe  en  beaucoup  d'occasions;  elle  reconnaît 
avec  douleur  sa  culpabilité  en  d'autres.  Malgré  cela  ce  petit 
article  esl  un  ardent  panégyrique  de  Rousseau,  qui  lut.  selon 
l'auteur,  l'homme  le  plus  avancé  de  son  époque  el  donl  les  dé- 
fauts dépendaient  presque  entièrement  des  imperfections,  des 
erreurs  de  la  société  contemporaine  et  (les  institutions  humaines 
arriérées. 

Madame  Sand  expose  là  sa  remarquable  Théorie  des  grands 
hommes  (t). 

...  De  tout  temps,  dit-elle,  le  progrès  s'est  accompli,  n'est-ce  pas,  par 
le  concours  de  deux  races  d'hommes  opposées  en  apparence  et  même 
en  fait  l'une  à  l'autre,  mais  destinées  à  se  réunir  et  à  se  confondre  dans 
l'œuvre  commune  aux  yeux  de  la  postérité?  La  première  de  ces  races 
se  compose  des  hommes  attachés  au  temps  présent.  Habiles  à  gou- 
verner la  marche  des  événements  et  à  en  recueillir  les  avantages,  ils 
sont  pleins  de  passions  de  leur  époque  et  ils  réagissent  sur  ces  passions 
avec  plus  ou  moins  d'éclat.  On  les  appelle  communément  hommes 
d'action,  et  parmi  ces  hommes-là,  ceux  qui  réussissent  à  se  mettre  en 
évidence  sont  appelés  grands  hommes.  Je  te  demanderai  la  permission, 
pour  te  faire  mieux  entendre  ma  définition,  de  les  appeler  hommes  forts. 
('eux  de  la  seconde  race  sont  inhabiles  à  la  science  des  faits  présents, 
incapables  de  gouverner  les  hommes  d'une  façon  directe  et  matérielle, 
par  conséquent  de  diriger  avec  éclat  et  bonheur  leur  propre  destinée 
et  d'élever  à  leur  profit  l'édifice  de  la  fortune.  Les  yeux  toujours  fixés 
sur  le  passé  ou  sur  l'avenir,  qu'ils  soient  conservateurs  ou  novateurs, 
ils  sont  également  remplis  de  la  pensée  d'un  idéal  qui  les  rend  impropres 
au  rôle  rempli  avec  succès  par  les  premiers.  On  les  nomme  ordinaire- 
ment hommes  de  méditation  et  leurs  principaux  maîtres,  appelés 
aussi  grands  hommes  dans  l'histoire,  je  les  appellerai  grands  par  exclu- 
sion, bien  que,  dans  ma  pensée,  les  autres  soient  aussi  revêtus  d'une 
grandeur  incontestable,  mais  parce  que  le  mot  de  grandeur  s'applique 
mieux,  selon  moi,  à  l'homme  détaché  de  toute  ambition  personnelle 
et  celui  de  force  à  l'homme  exalté  et  inspiré  par  le  sentiment  de  son 
individualité  !  Ainsi  donc,  deux  sortes  d'hommes  illustres  :  les  forts 
et  les  grands.  Dans  la  première,  les  guerriers,  les  industriels,  les  admi- 

(1)  Nous  avons  déjà  mentionné  cette  opinion  de  George  Sand  en  parlant 
de  son  article  à  propos  du  messianisme  de  Mickiewicz. 


372  GEORGE    SAXD 

oistrateurs,  tous  les  hommes  à  succès  immédiat,  brillants  météores 
jetés  sur  la  route  de  l'humanité  pour  éclairer  et  marquer  chacun  de  ses 
pas.  Dans  la  seconde,  les  poètes,  les  vrais  artistes,  tous  les  hommes  à 
vues  profondes,  flambeaux  divins  envoyés  ici-bas  pour  nous  éclairer 
au  delà  de  l'étroit  horizon  qui  enferme  notre  existence  passagère.  Les 
forts  déblaient  le  chemin,  brisent  les  rochers,  percent  les  forêts  ;  ce 
sont  les  sapeurs  de  l'ambulante  phalange  humaine.  Les  autres  tracent 
des  plans,  projettent  des  lignes  au  loin  et  lancent  des  ponts  sur  l'abîme 
de  l'inconnu.  Ce  sont  les  ingénieurs  et  les  guides.  Aux  uns  la  force  de 
l'esprit  et  de  la  volonté,  aux  autres  la  grandeur  et  l'élévation  du 
génie. 

Selon  cette  définition,  Napoléon  ne  serait  qu'un  homme  fort,  et  je  sais 
parfaitementTqu'il  serait  contraire  à  tous  les  usages  de  la  langue  fran- 
çaise de  lui  refuser  l'épithète  de  grand.  Je  la  lui  donnerais  d'ailleurs 
d'autant  plus  volontiers  qu'à  bien  des  égards  sa  vie  privée  me  semble 
empreinte  d'une  véritable  grandeur  de  caractère,  qui  me  le  fait  admirer 
au  milieu  de  ses  fautes,  plus  qu'au  sein  de  ses  victoires.  Mais,  philo- 
sophiquement parlant,  son  œuvre  personnelle  n'est  pas  grande  et  la 
postérité  en  jugera  ainsi.  Ce  que  je  dis  de  lui  s'applique  à  tous  les 
hommes  de  sa  trempe  que  nous  voyons  dans  l'histoire. 

Ainsi,  je  divise  les  hommes  éminents  de  deux  parts,  l'une  qui  arrange 
le  présent,  et  l'autre  qui  prépare  l'avenir.  L'une  succède  toujours  à 
l'autre.  Après  les  penseurs  souvent  méconnus  et  la  plupart  du  temps 
persécutés,  viennent  des  hommes  forts,  qui  réalisent  le  rêve  des  grands 
hommes  et  l'appliquent  à  leur  époque.  Pourquoi  ceux-là,  me  diras-tu, 
ne  sont-ils  pas  grands  eux-mêmes,  puisqu'ils  joignent  à  la  force  de 
l'exécution  l'amour  et  l'intelligence  des  grandes  idées?  C'est  qu'ils 
ne  sont  point  créateurs,  c'est  qu'ils  arrivent  au  moment  où  la  vérité, 
annoncée  par  les  penseurs,  est  devenue  évidente  pour  tous  à  tel  point 
que  les  masses  consentent,  que  tous  les  esprits  avancés  appellent 
et  qu'il  ne  faut  plus  qu'une  tête  active  et  un  bras  vigoureux  (ce  qu'on 
appelle  aujourd'hui  une  grande  capacité)  pour  organiser.  L'obstacle 
au  succès  immédiat  des  penseurs  et  à  la  gloire  durable  des  applicateurs, 
c'est  Vabsence  de  foi  au  progrès  et  à  la  perfectibilité.  Faute  de  cette 
notion,  les  institutions  ont  toujours  été  incomplètes,  défectueuses 
et  forcément  de  peu  de  durée.  L'homme  fort  a  voulu  toujours  se  bâtir 
des  demeures  pour  l'éternité,  au  heu  de  comprendre  qu'il  n'avait  à 
dresser  que  des  tentes  pour  sa  génération.  A  peine  avait-il  fait  un  pas, 
grâce  aux  grands  hommes  du  passé,  que  méconnaissant  les  grands 
hommes  du  présent,  les  traitant  de  rêveurs  ou  de  factieux,  il  asseyait 
sa  constitution  nouvelle  sur  des  bases,  prétendues  inamovibles,  et 
croyait  avoir  construit  une  barrière  infranchissable.  Mais  le  flot  des 
idées  montant  toujours  a  toujours  emporté  toutes  les  digues,  et  il 


GEORGE    SAND  373 

n'y  ;i  plus  sur  les  bancc  un  Beul  professeur,  ni  un  seul  écolier  qui  croienl 
à  l;i  perfeotioD  de  la  république  de  Lyourgue... 

George  Sand  nous  peint  ensuite  sous  des  couleurs  étincelantei 
L'avènemenl  du  jour  où  l'humanité  arrivera  à  La  notion  du  vrai 
progrès  el  où  les  hommes  de*  deux  catégories  Be  fondronl  en  un 
seul  type  de  grandeur;  il  n'y  aura  plus  alors  ai  de  ces  vaniteux 
corrompus  qui  perdent   La  loi  en   poursuivant  La  gloire  el  Le 

pouvoir,  ni  de  ces  sombres  el  maladifs  rêveurs  désespérés,  aigris 
par  la  souffrance,  s'égaranl  parfois  jusqu'à  la  misanthropie  ou 
la   folie,  dont  Rousseau  est  le  triste  exemple. 

Le  petit  article,  écrit  soit  pour  obliger  les  personnes  qui  avaienl 
amené  ;ï  Paris  une  tribu  d'Indiens  de  l'Amérique  du  Nord, 
exposée  dans  la  salle  Valentino,  soit  pour  exprimer  simplement 
les  impressions  ressenties  par  l'auteur  lors  de  ses  visites  à 
ces  Peaux-Rouges  et  les  réflexions  qu'elles  lui  suggérèrent,  fut 
intitulé  par  George  Sand  :  Une  visite  chez  les  sauvages  de  Paris, 
un  voyage  à  travers  quarante-huit  tribus  indiennes  (1).  Mais  on 
aurait  pu  l'intituler  :  «  Réflexions  sur  les  plaies  et  les  maux 
sociaux  européens  à  propos  de  l'arrivée  à  Paris  d'un  chef  indien 
avec  son  clan  »,  parce  que  George  Sand  s'y  occupe  moins 
du  chef  des  Joways,  Miou-lm-shi-Kaou  ou  'Nuage  Blanc  et  de 
sa  famille,  que  de  dénigrer  la  civilisation  européenne  tant 
prônée  ;  elle  la  compare  à  l'existence  prétendue  sauvage,  mais 
au  fond  indépendante,  heureuse  et  libre  des  enfants  des  Prairies. 

...  Nous  quittâmes  ces  beaux  Indiens  —  c'est  ainsi  que  l'auteur 
termine  son  article  —  tout  émus  et  attristés,  car  en  reprenant  le  voyage 
de  la  vie  à  travers  la  civilisation  moderne,  nous  vîmes  dans  la  rue  des 
misérables  qui  n'avaient  plus  la  force  de  vivre,  des  élégants  avec  des 
habits  d'une  hideuse  laideur,  des  figures  maniérées,  grimaçantes,  les 
unes  hébétées  par  l'amour  d'elle-même,  les  autres  ravagées  par  l'hor- 
reur de  la  destinée.  Nous  rentrâmes  dans  nos  appartements  si  bons  et 
si  chauds  où  nous  attendaient  la  goutte,  les  rhumatismes  et  toutes 
ces  infirmités  de  la  vieillesse,  que  le  sauvage  nu  brave  et  ignore  sous 
sa  tente  si  mal  close  ;  et  ce  mot  naïvement  profond  que  m* avait  dit 

(1)  Le  sous-titre  en  est  encore  Lettre  à  un  ami,  et  c'est  encore  à  Jules  Néraud 
■qu'elle  est  adressée. 


374  GEORGE    SAND 

l'orateur  indien  me  revint  à  la  mémoire':  «  Ils  nous  promettent  la  ri- 
chesse, et  ils  ont  chez  eux  des  hommes  qui  meurent  de  faim  !  » 
Pauvres  sauvages,  vous  avez  vu  l'Angleterre,  ne  regardez  pas  la 

France  !... 

Ce  morceau,  publié  en  juin  1845  (1),  est  bien  évidemment 
écrit  par  un  adepte,  un  digne  successeur  de  Rousseau.  Deux  ans 
auparavant,  en  1843,  George  Sand  accomplit  un  acte  d'huma- 
nité, qui,  bien  qu'il  n'eût  point  un  retentissement  aussi  grand 
que  la  défense  de  Calas  et  de  Sirven,  est  un  fait  du  même 
ordre  et  que  le  philosophe  de  Ferney  aurait  grandement 
approuvé.  Nous  parlons  de  l'histoire  de  Fanchette.  Or,  l'histoire 
de  Fanchette  fut  simple  et...  horrible  ! 

Au  mois  de  mars  de  1843  «  une  jeunesse  d'une  quinzaine  d'an- 
nées, assez  jolie  »,  mais  complètement  idiote,  «  s'est  trouvée 
comme  tombée  d'en  haut  »  sur  la  route  de  la  Châtre,  à  deux 
pas  de  la  ville,  «  au  droit  du  pré  Burat  ».  Elle  ne  put  expliquer 
ni  d'où  elle  venait,  ni  à  qui  elle  était,  elle  ne  pouvait  rien  dire 
en  général.  La  malheureuse  erra  pendant  trois  jours  dans  les 
champs  et  aux  alentours  de  la  ville,  jusqu'au  moment  où  le 
jeune  médecin  de  l'hospice,  le  docteur  Boursault,  l'aperçut  au 
milieu  d'une  bande  d'enfants,  qui  la  taquinaient.  Immédiate- 
ment il  la  prit,  l'emmena  à  l'hospice,  dirigé  par  des  religieuses, 
et  exigea  qu'on  l'y  reçût.  Les  sœurs  commencèrent  par  regim- 
ber, mais  le  docteur  lui  délivra  un  certificat  de  maladie  et 
insista  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  reçue.  La  pauvre  enfant,  fort 
douce  et  fort  tranquille,  était  enchantée  —  à  en  juger  par 
ses  sourires  béats  et  ses  exclamations  inarticulées  —  d'être  au 
chaud,  bien  nourrie  et  proprement  vêtue.  Bientôt  elle  s'attacha 
aux  enfants  de  l'hospice,  qui  1" aimaient  à  leur  tour,  et  à  l'hospice 
lui-même,  si  bien,  que  lorsque  les  sœurs,  à  qui  elle  était  à  charge, 
ne  pouvant  la  chasser,  parce  que  le  préfet  avait  ordonné 
de  la  garder,  la  confièrent  à  une  femme,  la  mère  Thomas,  qui 

(1)  Cf.  avec  la  lettre  de  Chopin  à  ses  parents,  datée  du  20  juillet  1845,  où 
il  raconte  la  mort  de  la  pauvre  femme  du  Nuage  blanc  et  le  départ  de  la  tribu 
des  Iowaya  pour  l'Amérique,  et  où  il  annonce  qu'on  est  en  train  d'élever,  à 
Paris  un  monument  funèbre  à  la  mémoire  de  la  pauvre  Indienne  morte. 


GEORGE   sa  NI) 
élevait  des  enfante   trouvés.  Fanchette       o'esl   !<•  nom  qu'on 

lui  avait   donné  se  sauva   par  troifi    l'ois  cl    revint    trois  l'ois, 

l»lus  peut-être,  à  l'hospice  Alors  La  supérieure,  inspirée  par  nu 
membre  iiillueiit  du  conseil  de  la  congrégation,  se  décida  à 
a  perdre  »  L'innocente.  <>n  lit  venir  les  dames  Chauve!  et 
Gazonneau,  maîtresses  des  postes,  et  on  les  pria  d'ordonner  au 

cocher    de    la    diligence,    faisant    le  service    entre  la   Châtre  et 

Aubusson,  de  prendre  au  sortir  de  la  ville  Fanchette,  conduite 

là  par  une  servante  île  l'hospice,  et  ci  pas  inscrite  sur  la  feuille 
de  la  diligence  ».  de  la  mener  vers  Aubusson,  puis  de  la  faire 
descendre  et  de  la  «  perdre  »  sur  la  route.  Aussitôt  dit,  aussi- 
tôt l'ait.  Les  dames  Chauvet  et  Gazonneau  éprouvèrent  une 
certaine  répugnance  à  ci  accepter  une  pareille  mission  »,  mais 
n'osèrent  point  désobéir  à  la  supérieure,  «  vu  son  caractère  ». 
Le  cocher  Desroys  n'osa  pas  désobéir  aux  ordres  reçus.  Donc, 
la  servante  prit  un  jour  Fanchette  par  la  main,  lui  dit  qu'elle 
la  mènerait  à  ht  messe,  —  ce  que  la  pauvrette  adorait,  parce 
qu'on  lui  mettait  un  béguin  plissé  et  qu'elle  «  se  plaisait  à  l'é- 
glise »,  —  et  la  conduisit  sur  la  route.  Le  cocher  Desroys  la 
mena  jusqu'à  une  lieue  environ  d' Aubusson,  la  fit  descendre 
et  l'abandonna.  Mais  comme  ces  écuyers  honnêtes  et  ces  bour- 
reaux charitables  des  contes  de  fées  et  des  légendes,  chargés 
par  quelque  méchante  marâtre  d'égorger  ou  d'abandonner  au 
milieu  de  bêtes  sauvages  une  belle  et  douce  princesse  ou  un 
pauvre  petit  prince,  le  cocher  Desroys  avait  aussi  un  cœur 
plus  sensible  que  celui  de  la  fiancée  du  Christ,  qui  dirigeait 
l'œuvre  de  charité.  Il  dit  avoir  «  le  cœur  gros  »,  il  lui  sembla 
pendant  longtemps  entendre  les  sanglots  de  la  petite  ;  il  avait 
«  lancé  ses  chevaux  à  toute  bride  »,  fuyant  ainsi  les  remords  de 
sa  conscience,  puis  soudain  les  avait  arrêtés,  pour  regarder,  — 
comme  il  le  dit  plus  tard,  —  «  si  en  courant  après  lui,  Venfant 
ne  s'exposait  pas  à  prendre  du  mal  »,  mais  il  ne  vit  plus  rien,  et 
«  ne  pouvant  se  débarrasser  de  son  souvenir,  pendant  cinq  ou 
six  jours,  il  allait  demandant  sursoit  passage  à  toutes  les  laitières 
qu'il  rencontrait,  si  elles  n'avaient  pas  trouvé  par  là  un  enfant  ». 
Non,  personne  n'avait  rien  vu.  Fanchette  était  bien  perdue. 


376  GEORGE    SAND 

Mais  il  se  trouva  des  grues  (Vlhjcus,  témoins  de  la  malen- 
contreuse affaire.  Ce  furent  les  enfants  de  la  Châtre,  les  petites 
filles  qui  se  tenaient  sur  le  seuil  de  leurs  portes  au  moment  où 
la  servante  emmenait  Fanchette  ;  elles  lui  avaient  crié  adieu, 
en  la  voyant  passer,  et  maintenant  elles  se  mirent  à  jaser  et  à 
demander  :  «  Où  est  donc  Fanchette?  »  Ces  voix  enfantines  arri- 
vèrent jusqu'à  Charles  Delaveau,  député  et  maire  de  la  Châtre, 
et  tout  d'un  coup,  ce  ne  furent  plus  les  fillettes  «  qui  causaient  », 
mais  bien  leurs  parents,  la  «  mère  Cruchon  »,  chez  laquelle  la 
servante  avait  attendu  le  passage  de  la  diligence,  et  la  «  mère 
Thomas  »  et  beaucoup  d'autres.  Delaveau,  horripilé,  se  mit  à 
questionner,  à  chercher  et  ordonna  une  enquête.  Alors  tout  le 
monde  eut  peur  :  le  cocher  Desroys,  les  dames  Chauvet  et  Gazon- 
neau,  et  les  sœurs,  et  les  autorités  locales  !  Le  naïf  Desroys 
raconta  tout  naïvement  comment  il  avait  «  ponctuellement  rempli 
les  ordres  qu'il  avait  reçus  »  ;  les  maîtresses  de  la  diligence,  un 
peu  moins  naïvement,  dirent  ce  que  la  supérieure  leur  avait 
enjoint  de  faire,  quoiqu'elles  s'efforcèrent  de  se  décharger 
sur  le  «  caractère  »  de  cette  supérieure.  Quant  aux  sœurs 
et  aux  autorités,  elles  s'empressèrent  de  faire  passer  l'éponge 
sur  l'affaire.  Elles  expliquèrent  que  Fanchette  «  avait  cessé 
de  faire  partie  de  l'hôpital  »,  qu'on  l'avait  fait  transférer  dans  la 
direction  d' Aubusson  dans  V 'espoir  qu'elle  y  trouverait  ses  parents 
(quoique  personne  ne  pût  dire  si  elle  avait  des  parents  et  où  ils 
se  trouvaient).  Puis  on  assura  qu'on  l'avait  fait  déposer  dans  une 
maison  voisine  d' Aubusson  ;  puis  qu'elle  avait  été  «  recueillie  dans 
une  maison  voisine  de  cette  ville  »  —  deux  assertions  parfaitement 
contradictoires  ;  enfin  qu'elle  parvint  à  se  soustraire  pendant 
quelque  temps  à  toutes  les  recherches  des  autorités  locales  !...  etc. 

Le  parquet  resta  inactif  du  commencement  de  juillet  à  la  mi- 
août,  six  semaines  environ.  Ce  ne  fut  que  grâce  à  l'initiative  et 
sur  les  instances  de  Delaveau,  que  le  sous-préfet  (qui  jusqu'alors 
s'était  contenté  d'adresser  une  lettre  au  conseil  de  l'adminis- 
tration locale  et,  n'ayant  pas  reçu  de  réponse,  s'était  tranquil- 
lisé) intervint  maintenant  dans  l'affaire  qui  prit  le  chemin 
du  tribunal.  Mais  le  tribunal...  trouva  qu'il  «  n'y  avait  pas  de 


GEORGE  S  AND  377 

coupables   .  el  le  L3  septembre,»  rendil  une  ordonnance  de  non- 
lieu  ». 

Cependant,  toujours  grâce  aus  recherches  de  Delaveau, 
Fanchette  se  retrouva,  le  L8  août,  dans  la  petite  ville  de  Riom 
(Puy-de-Dôme),  <»ù  on  l'arrêta  comn se  livranl  ;'i  la  men- 
dicité .  parmi  des  bateleurs  <>u  <U^  bohémiens.  Pour  étouffer 
l'affaire,  <m  s'empressa  de  ramener  à  la  Châtre  la  malheu- 
reuse entant  privée  de  raison  et  incapable  de  dire  un  mot  ;  on  la 
ramena  à  pied,  de  brigade  en  brigade,  en  compagnie  de  vaga- 
bonds, de  voleurs  e1  d'assassins.  Lorsqu'elle  fut  enfin  «  réin- 
tégrée  provisoirement  à  l'hospice  »,  il  se  trouva  qu'elle  était 
déshonorée,  malade  et  enceinte.  Le  procureur  s'obstinait  pour- 
tant à  se  tenir  coi  el  les  autorités  espéraient  voir  bientôt  tomber 
dans  l'oubli  cette  désagréable  histoire  »,  lorsque  tout  d'un  coup 
retentit  la  voix  du  grand  écrivain  du  Berry.  Le  25  octobre 
1843,  George  Sand  raconta  cette  criminelle  histoire  dans  les 
colonnes  de  la  Revue  indépendante,  en  y  publiant  une  prétendue 
Lettre  de  Biaise  Bonnin  (1)  à  Claude  Germain,  écrite  en  langue 
populaire,  mais  suivie  d'une  Communication  au  rédacteur  en  chef 
de  l'i  Revue  indépendante,  signée  de  son  nom  en  toutes  lettres. 

L'impression  que  l'article  produisit  fut  foudroyante.  Les  cou- 
pables, et  surtout  le  procureur  du  roi  à  la  Châtre,  M.  Rochoux, 
crièrent  haro  et  s'empressèrent  de  dire  que  tout  cela  était  faux 
ou  plutôt  que  c'était  d'un  bout  à  l'autre  un  «  roman  »  écrit  par 
un  auteur  habitué  cà  créer  des  œuvres  d'imagination.  M.  Ro- 
choux le  déclarait  carrément  dans  sa  Lettre  au  directeur  de  la 
Revue  indépendante,  datée  du  9  novembre  1843  (2). 

Ah  !  dit  alors  George  Sand,  c'est  donc  un  «  roman  »,  une 
œuvre  «  d'imagination  »  !  Eh  bien,  veuillez  lire  1'  «  œuvre  roma- 
nesque »  du  commissaire  de  police,  intitulée  «  l'enquête  »  !  et 
«■  ne  vous  faites  pas  l'éditeur  responsable  du  roman  invraisem- 

(1)  Nous  avons  vu  que  c'est  de  ce  même  nom,  mais  précédé  du  prénom 
de  Gustave,  que  George  Sand  avait  signé  ses  Dialogues  familiers  sur  la  poésie 
des  prolétaires  et  sur  les  poètes  populaires. 

(2)  C'est  une  simple  erreur  d'impression  que  la  date  de  «  9  novembre  1845  » 
qu'on  lit  dans  l'édition  des  Œuvres  complètes  de  George  Sand.  (V.  le  volume 
des  Légendes  rustiques,  p.  214.) 


378  GEORGE   SAND 

blable,  intitulé  l'Espoir  <l<>  Mme  lu  supérieure  ».  Ah!  vous  dites 
que  «  les  faits  incriminés  n'étaient  pas  entourés  des  circonstances 
odieuses  dont  on  s'est  plu  à  les  revêtir  »?  Mais  a  votre  apologie 
des  coupables  est  la  confirmation  même  de  mon  accusation  » 
et  prouve  que  vous  comprenez  parfaitement  le  crime  qui  a 
été  commis.  C'est  un  crime  semblable  à  celui  que  commet  une 
mère  lorsque,  sciemment  ou  par  imprudence,  elle  expose  son 
enfant  innocent  au  danger  de  mort,  ce  crime  est  considéré  et 
puni  comme  l'infanticide.  Est-ce  qu'un  innocent iei de  resterait 
impuni  et  même  inqualifié? 

Ah  !  on  n'avait  pas  voulu  «  perdre  »  Fanchette,  on  avait  pré- 
sumé qu'elle  «  retrouverait  sa  famille  »,  et  c'est  à  cette  fin  qu'on 
l'avait  menée  sur  la  route  d'Aubusson,  qu'on  l'y  avait  «  dépo- 
sée »  dans  une  maison,  ou  bien,  non,  on  l'avait  «  recueillie  »  dans 
cette  maison  mystérieuse.  Mais  quelle  est  donc  cette  maison? 
M.  Delaveau  avait  fait  des  démarches  auprès  du  maire  de  Saint- 
Maixent,  dont  dépend  le  hameau  de  Chaussidant  près  duquel 
Desroys  abandonna  l'enfant,  et  la  maison  n'avait  pu  être  décou- 
verte. Fanchette,  dites-vous,  «  parvint  à  s'en  évader  »  et  «  à 
se  soustraire  aux  recherches  ».  Elle,  se  soustraire!  Elle  qui  ne 
peut  pas  distinguer  le  matin  du  soir  et  la  main  droite  de  la  main 
gauche  !  C'est  grâce  aux  recherches  incessantes  du  parquet  de 
la  Châtre  que  Fanchette  aurait  été  retrouvée,  dites-vous,  re- 
cherches si  «  incessantes  »  que  si  M.  Delaveau  ne  s'était  pas  mêlé 
de  la  chose,  on  n'aurait  rien  su  de  Fanchette  jusqu'en  septembre  ! 

Ali  !  elle  fut  «  réintégrée  dans  l'hospice  »,  et  pour  cette  raison 
on  crut  pouvoir  ordonner  que  cette  malheureuse  enfant  sans 
défense  fût  ramenée  de  brigade  en  brigade  et  fût  exposée  à  de 
telles  atrocités,  que  d'idiote  elle  aurait  pu  devenir  complète- 
ment folle.  Et  il  n'y  a  personne  de  coupable,  et  celle  qui  donna 
les  ordres  de  faire  perdre  cette  enfant  porte  le  nom  de  «  chré- 
tienne »  et  de  «  sœur  »  !  Et  le  conseiller  qui  lui  souffla  la  manière 
dont  il  fallait  se  débarrasser  de  la  jeune  idiote  n'est  point  cou- 
pable non  plus  et  le  tribunal  a  rendu  une  ordonnance  de  non- 
lieu?  Et  tout  cela  n'est  qu'  «  un  fait  déplorable  »? 

Et  enfin  le  procureur  du  roi,  auquel,  dans  notre  premier  article, 


GEORGE    SAM)  .179 

nous  n'avions  «  Bupposé  que  des  torts  Binon  pardonnables,  du 
moins  réparables  :  oubli,  nonchalance,  légèreté  de  jeunesse  », 
se  mit  à  défendre  ceux  donl  il  étail  appelé  à  éclaircir  les  forfaits, 

à  condamner  les  crimes  el  que  nous  aurions  plaints  alors  les 
premiers.  Mais  on  nous  dit  (pie  nous  sommes  les  éditeun  res- 
ponsables d'un  roman  ».  Ah!  ah!  ('"est  ainsi!  Boni  Alors  nous 
nous  appliquerons  à  prouver  chacune  de  nos  paroles  et  toutes 
nos  assertions  ! 

La  preuve  de  toutes  les  assertions  du  premier  article  et  la  réfu- 
tation (le  la  lettre  du  procureur,  tel  fut  le  but  que  Mme  Sand  se 
proposa  dans  le  second  article,  écrit  aussi  en  forme  de  lettre,  mais 
adressé  directement  au  procureur  du  roi  à  la  Châtre,  M.  Rochoux, 
et  publié  dans  le  numéro  du  25  novembre  de  la  Revue  indépendante. 

Dès  la  publication  du  premier  article  George  Sand  avait  décidé 
de  le  faire  réimprimer  en  brochure,  de  faire  vendre  la  moitié 
des  exemplaires  au  profit  de  Fanchette  et  de  faire  distribuer 
l'autre  moitié  gratis  aux  artisans  et  aux  ouvriers  de  la  Châtre. 

Arnault  l'imprimeur  a  consenti  à  imprimer  cinq  cents  exemplaires 
de  Fanchette  pour  une  somme  fort  minime  à  répartir  entre  les  gens 
de  bonne  volonté,  —  écrit  Mme  Sand  à  Duvernet  le  8  novembre 
(1843)  (1),  —  mais  dont  je  me  chargerais  au  besoin,  pourvu  que  ce  ne 
fût  pas  trop  ostensiblement.  On  m'accuserait  de  vanité  littéraire,  de 
haine  politique  ou  de  scandale  si  j'avais  l'air  de  pousser  à  une  publi- 
cité particulière  dans  la  localité.  Cela  m'est  parfaitement  égal,  quant  à 
moi,  mais  diminuerait  peut-être  dans  quelques  esprits  la  bonne  impres- 
sion que  la  lecture  du  fait  a  produite. 

L'indignation  est  bonne  aux  humains  et  c'est  ce  qui  leur  manque  le 
plus  dans  ce  temps-ci.  Si  on  pouvait  susciter  un  peu  de  ces  sentiments 
chez  les  ouvriers  et  les  artisans  de  la  Châtre,  cela  les  rendrait  meil- 
leurs ;  ne  fût-ce  qu'un  quart  d'heure,  ce  serait  toujours  cela  !  Je  serais 
donc  flattée  d'émouvoir  ce  public-là  un  instant  ;  et  je  sais  que  qui- 
conque sait  épeler  peut  comprendre  le  style  trivial  de  Biaise  Bonnin.  < 

Que  ne  pouvons-nous  faire  un  journal  !  Je  vous  fournirais  une  série 
de  lettres  du  même  genre,  où  les  moindres  sujets,  traités  avec  bonne 


(1)  Cette  lettre  porte  dans  la  Correspondance  la  date  du  «  8  octobre  »,  mais 
c'est  une  erreur,  parce  que,  comme  nous  l'avons  vu,  Fanchette  avait  déjà  paru 
le  25  octobre  dans  la  Revue  indépendante,  et  il  s'agissait  justement  de  faire 
réimprimer  à  la  Châtre  cet  article. 


380  GEORGE    SAND 

foi,  avec  moquerie  ou  avec  colère,  feraient  quelque  impression  sur  les 
gens  du  petit  étal,  et  tu  sais  que  ce  sont  ceux-là  qui  m'occupent  Les 
plus  bêtes  d'entre  eux  sont  plus  éducables,  selon  moi,  que  les  plus 
laineux  d'entre  nous,  par  la  même  raison  qu'un  enfant  inculte  peut 
tout  apprendre,  et  qu'un  vieillard  .-avant  et  habile  ne  peut  plus  ré- 
former en  lui  aucun  vice,  aucune  erreur.  Ceci  oe  s'applique  qu'à  notre 
génération;  ce  serait  nier  l'avenir,  et  Dieu  m'en  préserve!  Tout  le 
monde  se  corrigera,  grands  et  petits.  Mais  si  nous  donnons  aujourd'hui 
quelques  leçons  aux  petits,  je  suis  persuadée  qu'ils  nous  le  rendront 
bien  un  jour. 

Laissons  la  discussion  et  parlons  de  Fanchette,  de  la  vraie  Fanchette  : 
rien  ne  nous  empêche,  que  je  sache,  d'ouvrir  une  petite  souscription 
pour  elle.  Cela  lui  ferait  du  bien,  et  cela  augmenterait  le  scandale, 
chose  qui  n'est  pas  mauvaise  non  plus... 

Mme  Sand  voulait  créer,  un  petit  fonds  pour  Fanchette,  mais 
elle  craignait  «  qu'une  des  bonnes  œuvres  ne  paralysât  l'autre  », 
et  elle  priait  Duvernet  de  consulter  ses  autres  amis  berrichons  : 
Papet  et  Fleury,  «le  Gaulois  »,  pour  décider, à  qui  confier  la  ges- 
tion de  cette  petite  somme.  Elle  désirait  savoir  en  quelles  mains 
serait  placée  Fanchette,  elle  craignait  aussi  qu'on  ne  la  rendît 
aux  religieuses,  qui  se  vengeraient  peut-être  sur  elle  du  reten- 
tissement de  cette  affaire.  Elle  préférait  la  confier  à  quelque 
honnête  femme  de  son  village,  elle  offrait  de  prendre  tous  les 
frais  à  sa  charge,  mais  elle  désirait  «  que  ce  ne  fût  pas  en  appa- 
rence un  acte  particulier  de  sa  seule  compassion,  mais  le  con- 
cours de  plusieurs,  du  plus  grand  nombre  possible,  d'indigna- 
tions généreuses  ».  Et  elle  ajoutait  : 

Réponds,  qu'en  penses-tu?  et  si  mon  idée  est  bonne,  comment 
faut-il  la  réaliser?  Faut-il  demander  l'autorisation  de  sauver  Fanchette 
à  ceux  qui  Font  perdue?... 

H  ne  fut  cependant  pas  si  aisé  que  cela  de  faire  paraître  Fan- 
chette en  province  :  tous  les  typographes  intimidés  par  les 
autorités  refusèrent  l'un  après  l'autre  d'éditer  la  brochure.  Ce 
fut  ce  même  Arnault  qui  consentit  à  imprimer  en  qualité 
d'  «  extraits  tirés  à  part  »  les. articles  de  la  Revue  indépen- 
dante, et  Fanchette  parut,  modeste  brochure  de  trente  et  une 
pages,  tirée  à  cinq  cents  exemplaires  grand  in-8°,  d'assez  piteux 


GEORGE    S  AND 

effet,  portant  sur  la  couverture  jaune  les  mots  :  «  se  vend  au 
profit  de  Fanchette.  »  La  plus  grande  partie  des  exemplaires 
fut  néanmoins  distribuée  gratis,  comme  le  désirait  George  Band. 
Nous  voyons  donc  que  Mme  S.iikI  rendit  notoire  cette  déplora- 
ble histoire  et  porta  Becoursala  malheureuse  fille.  Elle  s'avisa, 
de  plus,  de  profiter  de  cet  épisode,  comme  d'une  l'usée  d'alarme, 

pour  éveiller  la  conscience  social»;  dans  l'obscure  et  Inerte  popu- 
lation de  la  Châtre. 

l'v*  trois  entreprises  que  George  Sand  s'était  ainsi  proposé 
d'accomplir  eurent,  chacune  séparément,  des  résultats  flagrants. 
quoique   pas   toujours  désirables  et  agréables  pour  Mme  Sand. 

Tout  d'abord,  la  publication  de  la  brochure  provoqua  une 
seconde  enquête  judiciaire  sur  L'affaire  de  Fanchette  et  mécon- 
tenta toutes  les  autorités  locales  :  on  intenta  un  procès  officiel 
a  Mme  Sand,  elle  fut  même  menacée  d'arrestation,  mais  George 
Sand  prouva  qu'elle  n'avait  rien  avancé  qui  ne  fût  vrai.  Elle 
parvint  à  réellement  sauver  Fanchette  et  à  lui  faire  un  meilleur 
sort.  Et  l'exclamation  spontanée  :  «  Que  ne  pouvons-nous  faire 
un  journal  !  »  devint  l'étincelle  qui  éclaira  la  conscience  locale  : 
VEclaireur  de  VIndre  fut  fondé. 

Le  3  novembre  1843  George  Sand  écrit  à  Mme  Marliani  : 

La  pauvre  Fanchette  a  été  ramenée  de  brigade  en  brigade  à  l'hospice, 
souillée,  comme  je  le  prévoyais,  enceinte,  dit-on.  Et  elle  n'a  pas  quinze 
ans  !  Nous  allons  nous  remuer,  mes  amis  et  moi  (1),  pour  la  retirer  des 
mains  de  ces  religieuses  qui  lui  feraient  expier  la  honte  de  leur  con- 
duite, et  pour  adoucir  la  misère.  Toute  notre  population  est  émue  jus- 
qu'au fond  de  Pâme  de  cette  affreuse  histoire,  qu'elle  savait  et  qu'elle 
commençait  à  oublier.  A  chaque  ligne  de  mon  article,  tout  le  monde 
s'écrie  :  «  C'est  à  ne  pas  le  croire,  mais  nous  en  avons  été  témoins  !  » 
L'esprit  est  ainsi  fait.  On  voit  sans  voir,  et  il  faut  être  poussé  pour 
comprendre  ce  qu'on  voit...  (2). 

(1)  Les  amis  qui  furent  les  aides  et  les  collaborateurs  de  Mme  Sand  dans 
l'affaire  de  Fanchette,  étaient  ces  mêmes  compagnons  berrichons  de  sa  jeu- 
nesse, qui  avaient  jadis  été  «  hugolâtres  »  comme  elle  (cf.  t.  Ier,  p.  284-312.), 
auxquels  elle  avait  adressé  ses  épîtres  collectives  drolatiques,  et  qui,  plus 
tard,  s'acharnaient  avec  elle  à  la  «  solution  de  la  question  sociale  »  (cf.  t.  II, 
p.  184-85),  c'est-à-dire  :  Duvernet,  Fleury,  Dutheil,  Papet,  Planet,  Néraud 
et  Rollinat. 

(2)  Inédite. 


382  GEORGE    SAND 

Le  procureur  voulant  poursuivre  l'auteur  de  cette  affreuse  his- 
toire. George  Sand  dut  avant  tout  être  en  mesure  de  se  défen- 
dre et  de  prouver  la  véracité  de  tout  ce  qu'elle  avait  avancé,  sans 
pour  cela  oublier  sa  sollicitude  pour  la  misérable  Fanchette.  Elle 
écrit  à  son  fils  à  Paris  le  17  novembre  1843  (1)  : 

Mon  enfant, 

Sois  donc  tranquille,  je  n'irai  pas  en  prison,  je  n'aurai  pas  de  procès. 
H  n'y  a  pas  de  danger,  je  n'y  ai  pas  donné  matière,  je  n'ai  nommé  per- 
sonne et  d'ailleurs  cela  mettrait  trop  au  jour  la  vérité.  On  ne  s'y  frot- 
tera pas.  Je  n'ai  pas  envie  de  chercher  le  danger;  s'il  m'atteignait, 
je  le  prendrais  comme  il  faut,  mais  nous  sommes  si  sûrs  de  l'impossi- 
bilité de  ce  procès  que  nous  avons  ri  de  tes  craintes. 

Voilà  trois  jours  qui  se  sont  passée  depuis  deux  heures  de  l'après- 
midi  jusqu'au  soir  en  conciliabules,  en  brouillons  de  lettres,  en  déli- 
bérations, toujours  pour  constater  et  prouver  de  plus  en  plus  l'histoire 
de  Fanchette,  que  chaque  renseignement  rend  plus  certaine,  plus  évi- 
dente, et  nous  n'avons  pas  laissé  passer  une  parole  de  ma  réponse  sans 
la  peser  dix  fois,  afin  de  ne  laisser  aucune  prise  ni  à  la  contradiction,  ni 
au  procès.  Delaveau  et  Boursault  sont  venus  me  donner  renseignements 
et  attestations  ;  nous  publions  l'enquête  (2)  ;  enfin  nous  sommes  tran- 

(1)  La  lettre  du  procureur,  M.  Rochoux,  imprimée  dins  la  Revxe  indépen- 
dante, fut  datée  du  9  novembre  184.3.  Il  est  clair  que  la  réponse  à  cette  lettre 
que  Mme  Sand  écrivit,  après  avoir  reçu  le  numéro  de  la  Revue  contenant  la 
lettre  de  M.  Rochoux  et  après  en  avoir  délibéré  avec  ses  amis,  sur  chaque 
point,  ne  put  pas  être  écrite  «  le  17  octobre  »,  comme  il  est  imprimé 
dans  la  Correspondance,  mais  bien  le  17  novembre.  Cette  lettre  se  termine  par 
les  mots  :  «  Je  décachette  ma  lettre  pour  te  dire  qu'elle  n'est  pas  partie  ce 
soir...  Tu  en  recevras  deux  à  la  fois.  »  Effectivement,  parmi  les  lettres  inédites, 
nous  en  trouvons  une  qui  est  datée  du  18  novembre  et  dont  nous  citerons  quel- 
ques lignes  un  peu  plus  loin.  Les  lettres  imprimées  dans  la  Correspondance 
aux  dates  de  16  et  28  novembre  doivent  être  datées  des  26  et  27  novembre, 
comme  chacun  peut  s'en  convaincre  en  les  Usant  attentivement  et  en  les 
confrontant  avec  celles  des  17,  18  et  29  novembre. 

(2)  Cette  Copie  de  l'enquête  faite  à  la  diligence  de  M.  le  maire  de  la  Châtre 
par  le  commissaire  de  police  de  cette  ville  (et  signée  par  ce  commissaire  nommé 
Bouyer)  fut  imprimée  dans  la  Réponse  à  M.  le  procureur  du  roi  de  la  Châtre, 
de  George  Sand,  ainsi  que  les  deux  lettres  par  lesquelles  MM.  Boursault  et 
Delaveau  attestaient  l'exactitude  des  faits  consignés  dans  son  récit  sur 
Fanchette.  Cette  attestation  de  la  part  de  Boursault  que  «  tout  ce  qui  le 
concernait  (dans  la  réponse  de  George  Sand  au  procureur)  était  d'une  par- 
faite exactitude  »,  était  surtout  importante,  parce  que  si  Fanchette  eût  légale- 
ment «  cessé  de  faire  partie  de  l'hospice  »  comme  les  coupables  avaient  essayé 
de  le  faire  croire,  elle  n'aurait  pu  en  sortir  que  munie  d'un  exeat  du  médecin. 
Or,  cela  n'était  pas.  et  George  Sand  le  prouvait  victorieusement. 


GEORGE   SAM)  ,tKj 

quilles  et  in  peux  dormir  biu  le  deux  oreille  .  Moi,  j'ai  la  tête  ce  »ée  de 
cet ic  Fanchette. 

Maintenant  noua  sommes  en  train  d'organi  ei  un  journal  pour  la 
Châtre.  La  seule  difficulté  était  d'avoir  un  imprimeur  qui  voulût,  taire 
de  l'opposition.  M.  François  a  levé  l'obstacle  en  Be  chargeant  <le  faire 
imprimer  à  Paris.  Fleury  en  est  comme  un  fou.  Il  l'ait  des  chiffres, 

des  Comptes,  des  listes,  des  projets,  et  l'Yanenis  part  demain  malin, 
s'il  trouve  de  la  place  dans  la  voiture  d'Issoudun  ou  dans  le  jour, 
par  celle  de  l 'liateauroiix.  .le  ne  lui  remets  pas  de  lettre  pour  toi,  tu 
auras  celle-ci  plus  lot  par  la  poste... 

Elle  lui  ('ciit  encore  le  IS  novembre  (1)  : 

...  Je  suis  dans  la  politique  jusqu'aux  oreilles;  nous  dressons  des 

listes,  nous  faisons  i\v<  comptes,  des  aperçus.  Nous  réussirions  à  faire, 
un  journal  de  localité;  c'est  là  le  résultat  de  Fanchettc.  Le  journal 
ministériel  de  l'Indre  attaque  et  insulte.  On  n'a  pas  d'organe  pour  lui 
répondre.  «  Donc,  s'écrie  tout  le  monde,  il  en  faut  un,  il  faut  un  journal 
d'opposition.  »  Et  tout  le  monde  se  réveille,  et  tout  le  monde  est  prêt 
à  souscrire. 
Je  pars  le  29,  pas  de  place  auparavant... 

Quelques  jours  plus  tard  (nous  présumons  que  ce  fut  le  26), 
elle  dit  encore  dans  une  lettre  à  son  fils  dans  laquelle  elle  lui 
décrit  avec  verve  et  entrain  la  scène  du  règlement  d'un  nouveau 
bail  avec  ses  fermiers,  les  Meillant  : 

Nous  travaillons  toujours  à  organiser  le  journal  la  Conscience  popu- 
laire ou  quelque  chose  comme  ça.  Je  viens  d'écrire  à  M.  Barbançois 
de  venir  dîner  avec  moi  bien  vite  avant  mon  départ... 

Et  dans  la  nuit  du  27  au  28,  elle  s'empresse  d'annoncer  allè- 
grement la  naissance  et  le  baptême  du  nouveau  journal  (après 
quelques  lignes  consacrées  encore  aux  pourparlers  avec  le  fer- 
mier). 

Cher  mignon, 

Encore  une  journée  en  sabots  et  une  soirée  de  chiffres.  Je  m'abrutis, 
mais  je  me  porte  bien...  Ce  soir  j'ai  eu  à  dîner  Planet,  Duteil,  Fleury, 
Néraud  et  Duvernet.  C'était  la  réunion  décisive  pour  la  fondation  et  le 

(1)  Inédite. 


384  GEORGE    SAXD 

baptême  de  V Eclair eur  de  VIndre.  C'était  le  comité  du  salut  public. 
On  parlait  à  tour  de  rôle.  Planet  a  demandé  plus  de  deux  cents  fois  la 
parole.  Il  a  fait  plus  de  cinq  cents  motions.  Fleury  s'est  mis  en  fureur, 
rouge  comme  un  coq,  plus  de  dix  fois.  Duteil  était  calme  comme  le 
Destin.  Jules  Néraud  très  ergoteur.  Enfin  nous  avons  fini  par  nous 
entendre  et  tous  comptes  faits,  recettes  et  dépenses,  chaque  patriote 
taxé  au  tarif  de  sa  dose  d'enthousiasme,  le  comité  de  salut  public  a 
décrété  la  création  de  V  Eclair  eur,  dont  seront  bien  décrétés  MM.  Ro- 
choux  et  Compagnie,  qui  n'ont  guère  été  acrétés  à  ce  matin  en  recevant 
la  Revue  indépendante  (1). 

Au  milieu  de  tout  cela,  comme  c'est  moi  qui  fais  toutes  les  écritures, 
programmes,  professions  de  foi  et  circulaires,  je  n'ai  pas  pu  travailler 
et  je  voudrais  bien  que  tu  fisses  assavoir  à  maître  Pernet  ou  François 
(décidément  lequel  est  parti)  que  je  ne  leur  donnerai  probablement 
pas  de  Comtesse  de  Rudolstadt  pour  le  10  décembre.  C'est  un  peu  leur 
faute.  Il  était  convenu  avec  M.  François  que,  vu  la  longue  tartine 
dédiée  à  Rochoux,  on  garderait  la  moitié  de  ce  numéro  de  la  Comtesse 
pour  la  prochaine  fois.  Enfin  ils  se  passeront  bien  de  moi  pour  un  nu- 
méro, je  ne  peux  pas  faire  l'impossible  ;  mais  il  faut  les  prévenir,  afin 
qu'ils  se  précautionnent.  Dis-leur  aussi  que  nous  ferons  imprimer 
notre  journal  à  Orléans.  C'est  meilleur  marché  et  nous  y  avons  un 
correcteur  d'épreuves  tout  trouvé  et  très  zélé,  Alfred  Laisné.  11  faut 
seulement,  mais  plus  que  jamais,  que  Pernet  ou  François,  François  ou 
Pernet,  nous  trouve  un  rédacteur  en  chef  à  deux  mille  francs  d'appoin- 
tements. Ce  n'est  guère  plus  que  les  gages  du  domestique  de  Chopin 
et  dire  que  pour  cela  on  peut  trouver  un  homme  de  talent  !  Première 
mesure  du  comité  de  salut  public  :  nous  mettrons  M.  de  Chopin  hors 
la  loi  s'il  se  permet  d'avoir  des  laquais  salariés  comme  des  publicistes. 
Je  suis  toute  gaie  d'aller  te  revoir,  mon  enfant  chéri,  malgré  le  beau 
temps  que  je  quitte,  et  les  émotions  de  ht  politique  berrichonne, 
qui  m'ont  coûté  jusqu'ici  plus  de  cigarettes  que  de  dépense  d'esprit. 
Nous  avons  taxé  T enthousiasme  de  Chip-Chip  à  50  francs.  Celui  de 
Bouli  à  50  centimes.  Il  faudra  payer,  Ion  gré,  mal  gré.  On  enverra  un 
.abonnement  en  Russie  à  Mme  Viardot  (2).  Je  pars  toujours  après- 
demain  (3),  et  comme  cette  lettre  ne  partira  que  demain  soir,  je  n'aurai 
plus  à  t'écrire  ;  j'arriverai  le  même  jour  que  ma  lettre... 

(1)  Ces  derniers  mots  confirment  que  la  lettre  de  Mme  Sand  à  son  fils  n'a 
pas  dû  être  écrite  plus  tard  que  le  27  au  son-,  car  la  Revue  indépendante  du 
25  novembre  arriva  à  la  Châtre  le  27  novembre  au  matin. 

(2)  Nous  soulignons  le  passage  tronqué  dans  la  Correspondance.  Bouli  fut 
le  sobriquet  de  Maurice.  Mme  Viardot  chanta  pendant  deux  hivers  succes- 
sifs de  1843-44  et  1844-45  à  l'Opéra  de  Saint-Pétersbourg  et  elle  y  eut  un 
succès  dont  le  souvenir  subsiste  jusqu'à  nos  jours. 

(3)  C'est-à-dire  le  29  novembre.  Dans  la  lettre  précédente,  elle  écrit  :  «  A 


GEORGE   S  AND  .185 

Cette  Lettre  pétillante  d'esprit  el  de  gaîté,e1  assez  Bceptique- 
nii'iii  malicieuse,  rappelle  les  épîtrea  drolatiques  de  sa  jeune  ■<■ 
auxquelles  nous  venons  de  faire  allusion,  tandis  que  la  lettre  se 
rapportanl  au  même  sujet,  imprimée  dans  la  Correspondu  \ui 
et  adressée  à  Duvernet,  le  29  novembre,  a  une  tournure  sinon 
officielle,  du  moins  ostensible  :  elle  tut  probablement  écrite  pour 
être  lue  par  des  tiers.  Elle  commence  ainsi  :  Certainement, 
mes  amis,  vous  devez,  créer  nu  journal  o,  continue  par  Rémuné- 
ration dv^  raisons  qui  les  y  obligent,  — chose  déjà  décidée  dès 
l'avant-veille,  puis  Mme  Sand  expose  la  nécessité  de  décentra- 
liser Paris  moralement,  politiquement  et  socialement  et  de  fonder 
un  organe  d'opposition  locale  ;  elle  explique  les  causes  qui  provo- 
quèrent dans  plusieurs  départements  de  la  France  la  création  de 
feuilles  locales,  comme  le  Bien  de  Mâcon,  fondé  par  Lamartine  ; 
elle  parle  de  Futilité  de  la  presse  provinciale  en  général  et  de 
l'action  bienfaisante  d'un  journal  berruyer  en  particulier,  et 
enfin  elle  définit  très  catégoriquement  la  part  qu'elle  prendrait 
dans  cette  publication.  Bref,  c'est  évidemment  un  de  ces  pro- 
grammes, auxquels  Mme  Sand  fait  allusion  dans  ses  lettres  à 
Maurice. 

Ses  autres  lettres  inédites  et  imprimées  de  la  fin  de  1843  et 
du  commencement  de  1844  et  les  lettres  de  Leroux  prouvent 
que  les  délibérations  sur  le  choix  du  rédacteur  et  le  lieu  d'im- 
pression du  journal  durèrent  longtemps. 

On  commença  par  vouloir  imprimer  le  journal  à  Paris,  puis 
à  Orléans  ;  enfin,  sur  la  demande  de  Leroux  qui  avait  installé 
une  imprimerie  à  Boussac  où  travaillait  toute  sa  famille,  tandis 
que  lui  s'acharnait  à  construire  sa  célèbre  machine,  le  journal 
fut  confié  à  cette  typographie.  George  Sand  voulait  faire  deux 
choses  à  la  fois  :  unir  une  affaire  de  principes  à  l'aide  maté- 
rielle prêtée  à  des   amis  indigents. 

Ce   fut   la  même    chose   pour  le    choix  du    rédacteur.   On 


jeudi.  »  En  1843,  le  26  novembre  tombait  un  dimanche  /le  27  (Jwndi),Mme  Sand 
écrit  :  Je  pars  après-demain  (le  29),  comme  elle  l'avait  déjà  annoncé  dans  sa 
lettre  du  18.  Elle  comptait  arriver  à  Paris  îe  30  (jeudi).  Chopin  écrivit  aussi 
le  26  novembre  :  0  Encore  quatre  jours.  1  (Voir  plus  loin,  chap.  v.) 

m.  25 


386  GEORGE    SAND 

parla  de  M.  Lahautière,  puis,  de  M.  Guillon,  mais  on  le  trouva 
«  trop  éclectique  ».  Alors  on  proposa  Planet,  puis  Victor  Borie, 
jeune  républicain  de  Tulle.  Puis  on  songea  à  de  Latouche,  avec 
lequel  George  Sand  venait  de  renouer  amitié.  Un  peu  plus  tard, 
George  Sand  se  proposa  elle-même  comme  rédacteur,  «  faute 
de  mieux  »,  disait-elle,  avec  un  secrétaire  sérieux  pour  l'aider 
dans  ses  fonctions  (1). 

Finalement  ce  fut,  paraît-il.  Alexandre  Lambert,  de  la  Châtre, 
qui  dirigea  le  journal.  C'est  le  14  septembre  1844  que  parut  le 
premier  numéro  de  V Eclair eur  de  VIndre,  presque  un  an  après  le 
projet  de  sa  fondation. 

Il  faut  noter  que  des  lettres  de  George  Sand  à  Maurice,  à 
Mme  Marliani,  à  d'autres  amis  intimes,  et  de  sa  correspondance 
inédite  avec  Duvernet,  Guillon,  de  Latouche,  etc.,  il  ressort  que 
c'est  Mme  Sand  qui,  la  première,  eut  l'idée  de  fonder  ce  journal  ; 
elle  n'épargna  rien  pour  la  mettre  en  œuvre  ;  pendant  tout  une 
année,  elle  sacrifia  à  cette  entreprise  beaucoup  de  temps  et 
d'efforts,  consacra  des  dizaines  de  lettres  en  pourparlers,  soit 
avec  les  rédacteurs  présomptifs,  soit  pour  aplanir  des  malen- 
tendus entre  Leroux  et  les  fondateurs  du  journal,  soit  encore 
afin  de  gagner  le  concours  de  certains  écrivains  de  talent. 
Mme  Sand  ne  se  méprenait  pas  sur  la  puissance  attractive  de  son 
nom  et  de  son  individualité,  elle  parlait  de  son  journal,  de  sa  prière 
d'y  prendre  part,  etc.  Tout  au  contraire,  dans  la  lettre  officielle 
du  29  novembre  à  Duvernet,  dans  la  Circulaire  pour  la  fondation 
de  VEclaireur  de  VIndre;  dans  la  Lettre  à  Lamartine,  publiée  dans 
le  numéro  du  10  décembre  1843  de  la  Revue  indépendante  (par 
laquelle  George  Sand  promettait  au  poète  sa  collaboration  au 
Bien  de  Mâcon  et  lui  demandait  en  échange  la  sienne  pour  VEclai- 
reur), et  surtout  dans  sa  Lettre  aux  rédacteurs,  imprimée  dans 
le  premier  numéro  de  VEclaireur  (2),  George  Sand  dit  modes- 

(1)  a)  Lettres  inédites  de  George  Sand  à  Duvernet  de  janvier  1844  ; 
l)  Correspondance,  t.  II,  p.  280-310  ; 

c)  Lettres  inédites  à  George  Sand  de  Leroux  et  de  de  Latouche. 

(2)  Ces  trois  articles,  comme  en  général  tous  les  articles  qui  parurent 
dans  VEclaireur,  sont  réimprimés  dans  les  Œuvres  complètes  de  Georgt 

et  font  partie  du  volume  Questions  politiques  et  sociales. 


GEORGE   s.\. NU  387 

temenl  :  ■  votre  journal  ,  leur  journal  »,  1  Le  journal  de  mes 
amis  »,  »  je  consens  de  toute  mon  lime  &  vous  seconder     ou 

de  les  seconder  »,  «  ma  collaborai  ion  à  leur  journal  se  bor- 
nera...  »,  etc.  Bref,  Mme Sand  ne  iroulail  point  faire*  la  mouche 
du  coche  »,  mais  humblement  taire  croire  qu'elle  u'étail  que«  la 
cinquième  roue  du  carrosse  »,  que  ses  amis  n'étaient  aucunement 
responsables  de  ses  rêves»  d'une  meilleure  société»  dans  L'avenir 
ou  deses opinions  personnelles, mais  qu'elle,  non  pins,  n'était  point 
solidaire  de  leurs  doctrines  politiques,  parce  qu'elle  n'était  d'aucun 
parti,  tandis  qu'eux  croyaient  que  la  lutte  des  partis  était  indispen- 
sable. Enfin,  elle  déclare  la  même  chose  dans  sa  Lettre  du  24  no- 
vembre IS44  à  M.  Leroy  préfet  de  l'Indre  (lettre  écrite  avec  une 
maestria  incomparable),  ayant  trait  aux  attaques  dirigées  contre 
elle  parle  journal  officiel  de  l'Indre.  Cette  lettre  est  un  vrai  chef- 
d'œuvre  de  dignité  dans  la  défense  personnelle,  d'adresse  judi- 
ciaire, de  raillerie  élégante,  de  correction  mordante,  d'esprit  et  de 
grâce.  «  Je  n'exerce  aucune  influence  sur  VEclaireur  de  V Indre  », 
—  c'est  là  le  thème  varié  sur  tous  les  tons,  —  «  je  n"y  suis  qu'un 
modeste  collaborateur  »,  et  soudain  elle  termine  sa  lettre  par 
ce  tour  d'adresse  charmant  : 

Agréez  mes  explications,  monsieur  le  préfet,  avec  le  bon  goût  d'un 
homme  d'esprit,  car  lorsque  je  me  permets  de  vous  écrire  ainsi,  c'est 
à  M.  Leroy  que  je  m'adresse,  et  le  collaborateur  de  VEélaireur  n'y  est 
pour  rien,  vous  Le  voyez,  non  plus  que  M.  le  préfet  de  l'Indre:  nous 
[tarions  de  ces  personnes-là,  mais  celle  qui  a  l'honneur  de  vous  pré- 
senter ses  sentiments  les  plus  distingués,  c'est 

George  Sand  (1). 

Il  paraît  que  cette  humilité,  qui  peut  sembler  tant  soit  peu 
hypocrite,  ne  fut  dictée,  ni  par  la  prudence,  ni  par 'la  diplomatie 
à  l'égard  des  quatre  rédacteurs,  ses  amis,  dont  George  Sand 
épargnait  l' amour-propre  masculin,  ni  enfin  par  sa  modestie  habi- 
tuelle. Après  avoir  énergiquement  organisé  la  revue  et  l'avoir 
mise  sur  pied,  George  Sand  se  mit  simplement  au  second  plan 
et  laissa  le  champ  libre  à  ses  amis. 

(1)  Conesp.,  t.  II,  p.  317-322. 


388  GEORGE    SAND 

Comme  cela  arrive  presque  généralement  dans  les  entreprises 
dirigées  par  plusieurs,  prétendant  à  des  droits  égaux,  dès  le  dé- 
but il  s'éleva  entre  les  rédacteurs  des  querelles  et  des  disputes 
soi-disant  «  de  principes  ».  Ceux  qui  réclamaient  instamment 
la  collaboration  de  George  Sand,  lui  imputèrent  le  désir  de  leur 
«  imposer  »  quelque  chose,  lorsque  d'un  côté,  elle  essaya  de 
gagner  Borie  à  leur  propre  cause  et  de  lui  faire  accepter  la 
direction  de  leur  Revue  et  que  de  l'autre  elle  recommanda  à  ses 
amis  de  l'agréer.  Ils  l'accusèrent  de  faire  l'autocrate,  —  elle 
qui  avait  consenti  à  leur  sacrifier  son  temps  précieux,  en  pre- 
nant sur  elle  le  fardeau  de  la  rédaction.  Et  brusquement  ils  la 
trouvèrent  «  sublime  »,  quand  elle  renonça  avec  joie  à  cette 
corvée.  Bref,  ils  se  montrèrent  si  ingrats  qu'elle  en  fut  juste- 
ment étonnée  et  leur  écrivit  la  lettre  indignée  qu'on  peut  lire  à  la 
page  306  du  deuxième  volume  de  la  Correspondance,  lettre  adressée 
à  Planet.  George  Sand  s'y  montre  stupéfaite  de  voir  ses  amis  appré- 
cier bien  plus  les  avantages  de  sa  collaboration  littéraire,  que 
son  adhésion  morale,  son  entière  solidarité  d'idées  avec  eux. 

George  Sand  donna  à  VEclaireur  de  VIndre  environ  neuf 
articles  et  lettres  signés.  De  plus  plusieurs  de  ses  écrits  publiés 
ailleurs  y  furent  réimprimés.  Il  y  parut  encore  bon  nombre 
d'articles  ou  d'entrefilets  anonymes  écrits  par  elle  et  qu'il  serait 
difficile  de  retrouver  de  nos  jours  (1).  En  fait  d'œuvres  signées, 
nous  y  trouvons  :  la  Lettre  d'introduction  aux  fondateurs  de«  VEclai- 
reur de  VIndre  »;  l'article  sur  les  Ouvriers  boulangers  de  Paris;  la 
Lettre  d'un  paysan  de  la  Vallée  Noire  écrite  sous  la  dictée  de  Biaise 
Bonnin;  la  Lettre  aux  rédacteurs  à  propos  de  la  pétition  pour 
l'organisation  du  travail;  trois  articles  sur  la  Politique  et  le  Socia- 
lisme; la  Réponse  à  diverses  objections  (suite  des  articles  précé- 
dents) ;  un  compte  rendu  de  V Histoire  des  dix  ans  de  Louis  Blanc; 
la  Préface  du  livre  de  Jules  Néraud  :  la  Botanique  de  l 'enfance, 
et  l'étude  d'ethnographie  locale  sur  le  Cercle  hippique  de  Mé- 
zières-en-Brenne. 

(1)  Nous  espérons  pourtant  que  notre  ami  M.  Ageorges  fera  un  jour  cet 
intéressant  travail,  auquel  il  est  si  bien  préparé  par  ses  recherches  anté- 
rieures et  sa  vénération  pour  le  grand  poète  du  Berry. 


GEORGE   SAND  389 

Tous  ces  articles  ;'i  L'exception  <lrs  deux  derniers  naturel- 
lement        sont  des  (''ciits    |>olili(|iics  ou   plutôt   sociaux   cl    pré- 

Bentent  Le  plus  grand  intérêt,  ils  prouvent  combien  il  est  injuste 
de  croire  qu'en  L848  George  Sand  s'engoua  •  subitement  de  la 
politique,  et  se  mit  soudain  0  ;'i  écrire  les  bulletins  de  La  répu- 
blique et  autres  articles  politiques,  puis,  après  les  journées  de 
juin,  abandonna  tout  aussi  soudainement  ses  coreligionnaires 
politiques  et  •   s'enfuil  avec  effroi  ».  Le  t'ait  est  (nous  L'avons 

déjà    dit    dans    Le   chapitre    iv    de    notre    premier  volume)   que 

George  Sand  fut  toujours  non  un  politique,  mais  un  socialiste,  elle 

ne  voyait  dans  la  lutte  et  la  victoire  des  républicains  de  toutes  les 
nuances  que  L'unique  moyen  défaire  avancer  le  triomphe  de  son 
idéal  démocratique  et  chrétien.  Lorsqu'elle  vit  les  intérêts  de  partis 
l'emporter  chez  les  politiciens  sur  ceux  du  peuple,  elle  s'éloigna 
de  ceux  qu'elle  croyait  ses  coreligionnaires  et  qui  se  trouvaient 
en  désaccord  avec  ses  idées. 

Le  premier  article  (la  Lettre  aux  fondateurs)  est  comme  la 
démarcation  formelle  entre  les  rédacteurs  de  VEclaireur  et 
Mme  Sand. 

Quant  au  second  article  sur  la  situation  des  boulangers  en 
France  sous  Louis-Philippe,  il  a  gardé  tout  son  intérêt  de  nos 
jours.  Disons  plus,  tout  dernièrement  encore,  un  jeune  auteur 
publia  en  Russie  une  œuvre  d'imagination  contenant  des  faits 
absolument  analogues,  il  y  fit  entrer,  pour  plus  d'effet,  un 
épisode  romanesque,  fort  brutal  et  fort  cynique,  —  l'exposition 
de  l'horrible  état  social  de  la  classe  ouvrière  n'y  gagne  rien. 
C'est  pour  cela  que  nous  préférons  au  récit  trop  prôné  de 
Gorki,  la  modeste  Lettre  d'un  ouvrier  boulanger,  écrite  avec 
une  simplicité  si  tragique,  avec  une  véracité  de  détails  et  de 
ton  si  poignante  que  l'on  ne  peut  pas  croire  que  la  main  qui 
tint  la  plume  pour  décrire  cet  enfer,  plus  atroce  que  celui  du 
Dante,  fut  la  petite  main  délicate  de  l'ex-baronne  Dudevant. 
et  non  la  main  décharnée  de  l'apprenti  boulanger,  exténué  par 
la  chaleur  fétide  et  la  malpropreté  immonde  d'une  cave  de  bou- 
langerie. Ces  lignes  brûlent  et  crient  :  celui  qui  les  a  lues  une 
fois  pourra  difficilement  les  oublier  jamais.  On  ne  veut  y  glo- 


390  GEORGE    SAND  » 

rifior  ni  les  rebuts  grossiers  et  abjects  de  la  société,  ni  trouver 
l'explication  d'un  lâche  crime  commis  par  vingt-six  canailles; 
c'est  un  simple  appel  à  la  justice  publique  au  nom  d'un  corps 
de  métier,  au  nom  d'hommes  qui  ont  le  droit  de  ne  point 
être  des  rebuts,  mais  de  modestes  et  utiles  agents  du  travail, 
fabriquant  le  produit  le  plus  pur,  le  plus  indispensable  pour 
tous,  ce  pain  quotidien  qu'on  demande  dans  la  plus  sublime  des 
prières  ! 

On  dit  par  chez  nous,  messieurs,  que  vous  faites  paraître  un  journal 
qui  a  nom  l'Eclaireur,  pour  éclairer  le  monde  du  pays  sur  bien  de.s 
affaires  qui.  jusqu'à  présent,  n'ont  pas  été  claires  du  tout,  surtout 
pour  nous,  bonnes  gens,  qui  savons  tout  au  plus  lire  et  écrire,  et  pour 
bien  d'autres  qui  n'en  savent  même  pas  si  long.  Je  me  suis  laissé  dire 
que  vous  permettriez  bien  au  dernier  villageois  de  vous  donner  avis 
de  ses  peines  et  de  ses  idées  (c'est  tout  un  par  le  temps  qui  court)  et 
que  si  nous  avions  quelque  chose  à  réclamer,  vous  nous  aideriez  bra- 
vement à  le  faire  assavoir  à  au  moins  dix  lieues  à  la  ronde.  C'est  pour 
ça.  messieurs,  que  je  mets  la  main  à  la  plume,  vous  priant  de  m'excuser. 
si  je  ne  sais  pas  bien  tourner  un  écrit,  et  si  je  dis,  faute  de  savoir, 
quelque  chose  que  la  loi  défend  de  penser. 

Vous  voyez,  messieurs,  d'après  ce  commencement,  que  j'ai  l'agré- 
ment de  savoir  lire  et  écrire,  quoique  je  ne  suis  pas  né  dans  le  temps 
où  l'on  allait  à  l'école.  Mais  l'ancien  curé  de  ma  paroisse  s'était  amusé  à 
m'instruire  un  peu,  et  j'ai  appris  le  reste  en  essayant  de  lire  dans  les 
gazettes  que  notre  ancien  seianeur  lui  prêtait.  Ce  qui  fait  qu'au  jour 
d'aujourd'hui,  quand  j'en  trouve  l'occasion,  je  fourre  encore  un  peu 
le  nez  par-ci,  par-là  dans  les  nouvelles.  Eh  bien,  je  n'en  suis  pas  plus 
avancé,  car  tantôt  je  trouve  dans  les  uns  que  tout  va  mal  au  pays  de 
France,  et  tantôt  que  tout  va  si  bien  qu'on  chante  et  qu'on  banquette 
pour  remercier  le  roi  et  le  bon  Dieu  de  la  prospérité  publique. 

On  ne  peut  pas  se  gausser  du  bon  Dieu,  mais  tant  qu'au  roi,  c'est 
bien  certain  qu'on  se  permet  de  1" affiner,  si  on  lui  dit  que  nous  sommes 
contents,  et,  quoi  qu'en  dise  M.  le  préfet  de  l'Indre,  qui  bien  sûr  l'a 
dit  pourtant  à  bonne  intention,  nous  répétons  tous  les  matins  et  tous 
les  soirs  et  souvent  sur  le  midi  :  Ah,  si  Je  roi  le  savait! 

Tout  en  me  creusant  la  tête  pour  savoir  moi-même  d'où  nous  vient 
tant  de  misère,  que  personne  ne  plaint  et  que  personne  ne  dit  au  roi, 
je  crois  bien  que  je  l'ai  trouvé  et  je  ne  serai  pas  si  câlin  de  ne  pas  oser 
le  dire. 

Oui,  messieurs,  j'ai  trouvé  le  fin  mot  en  y  pensant,  et  si  ce  n'est  pas 
la  vérité,  je  veux  perdre  mon  baptême.  Voilà  ce  que  c'est. 


GEORGE   S  AND 

c'est  ;iinsi  que  commence  Ba  «  Lettre  ,  Biaise  Bonnvn,  paysan 
de  la  Vallée  Nowe,  ce  même  brave  bonhomme  qui  menait  de 
raconter  l'histoire  de  Fanchette. 

Après  cette  naïve  entrée  en  matière  ce  campagnard  bien  fin 
se  inci  à  peindre  le  misérable  étal  du  paysan  français,  écrasé 

d'impôts,    opprimé    par   les    petits    fonctionnaires    locaux    et    les 

petits  bourgeois,  ruiné  par  les  gros  propriétaires,  se  débattant 
an  milieu  de  sa  misère  el  de  son  ignorance,  ne  pouvanl  son- 
ger à  rien  de  mieux  que  de  pouvoir  joindre  les  deux  bouts  el 
ne  pas  crever  de  faim  avec  toute  sa  marmaille.  De  sorte  que 
lorsque  ayant  exposé  toutes  ses  tristesses  et  tous  ses  doutes. 
Biaise  lîonnin  termine  ses  plaintes  en  s'adressaut  non  plus 
aux  rédacteurs  de  VEclaireur,  mais  à  tous  ceux  qui  lui  sont 
supérieurs,  mieux  partagés  que  lui  par  leur  instruction,  leur 
position,  ou  leur  fortune,  et  les  prie  de  résoudre  pour  lui  ces 
brillantes  questions  et  s'écrie  :  Nous  attendons  !  —  alors  le  lec- 
t cuir  ressent  comme  un  sentiment  vague  de  responsabilité, 
et  le  biographe  de  George  Sand  trouve  parfaitement  clair  et 
naturel  que  la  plume  qui  traça  cette  lettre  en  1844,  se  dévouât, 
en  1848  à  écrire  les  Bulletins  du  gouvernement  provisoire  qui 
promettait  à  la  population  indigente  son  égalisation  en  droits 
avec  les  riches  et  les  puissants,  l'amélioration  de  sa  position 
matérielle  et  sa  libération  des  chaînes  de  l'ignorance  et  de  l'in- 
justice. 

Il  est  clan-  aussi  que  l'auteur  de  la  Lettre  du  paysan  de  la 
Vallée  Noire  devait  saluer  avec  la  plus  vive  sympathie,  dans  le 
numéro  du  4  novembre  de  son  Eclaireur,  la  publication  de  la 
Pétition  pour  l'organisation  du  travail  (dans  la  Réforme  fondée 
par  Louis  Blanc).  Ce  journal  et  ce  parti  (le  parti  démocra- 
tique dont  les  chefs  étaient  à  ce  moment  Louis  Blanc  et  Leclru- 
Rollin  et  qui  proclamait  l'axiome  que  «  la  politique  devait 
s'inspirer  de  tendances  sociales  »)  parurent  si  sympathiques  à 
George  Sand  et  marchant  dans  une  si  bonne  voie,  que  malgré 
toute  son  antipathie  pour  la  politique,  elle  consentit,  comme  elle 
dit,  à  passer  par  leur  pont  du  côté  de  cette  politique.  C'est 
pour  cela  qu'elle  s'empressa  de  prêcher  dans  son  journal  le 


392  GEORGE    SAXD 

mot  d'ordre  proclamé  par  Ledru-Rollin  :  Travailleurs,  faites  des 
pétitions! 

Louis  Blanc,  en  novembre  1844,  pria  George  Sand  de  collaborer 
à  la  Réforme  (comme  un  peu  auparavant  elle  avait  prié  Louis 
Blanc  de  collaborer  à  ÏEclaireur). 

Voici  sa  lettre  qui  est  inédite  : 

Confidentielle. 

Je  suis  chargé  par  MM.  Arago,  Cavaignac,  Ledru-Rollin,  Flocon, 
Etienne  Arago.  Joly  et  tous  ceux  qui  nous  aident  dans  l'accomplisse- 
ment d'une  tâche  difficile  et  sainte  de  vous  exprimer  combien  votre 
adhésion  les  a  touchés.  M.  Ledru-Rollin,  particulièrement,  vous  re- 
mercie et  tous  nous  vous  crions  du  fond  de  l'âme  de  venir  avec  nous. 
Votre  cause  et  celle  du  peuple  n'est-elle  pas  la  nôtre?  Ne  devez-vous 
pas  à  notre  but  qui  est  le  triomphe  de  l'égalité  ce  que  Dieu  a  mis  en 
vous  de  force,  de  courage,  d'éloquence?  Mais  vous  le  savez  bien  :  votre 
renommée  ne  vous  appartient  pas  ;  elle  appartient  à  la  vérité.  C'est 
pourquoi  nous  invoquons  votre  concours.  Nos  ennemis  sont  puissants, 
et  leur  puissance  consiste  en  partie  dans  leur  union  ;  pourquoi  ne  nous 
unirions-nous  pas?  L'amour  de  l'humanité,  la  haine  de  l'oppression, 
le  devoir  de  protéger  les  faibles,  les  ignorants  et  les  pauvres,  la  noble 
satisfaction  de  l'avoir  fait,  seraient-ils  par  hasard  des  Mens  plus  difficiles 
à  nouer  que  cet  affreux  lien  :  l'égoïsme.  Que  ne  tentons-nous  l'effet 
d'un  fraternel  concert?  Que  n'opposons-nous  à  l'action  brutale  de 
l'argent  celle  du  talent  désintéressé?  Voilà  ce  que  nous  nous  sommes 
dit  en  nous  déterminant  à  faire  appel,  de  par  le  peuple  et  en  vue  de  son 
affranchissement,  à  quiconque  est  grand  par  l'intelligence  et  par  le 
cœur.  La  politique  vous  fait  peur,  je  le  sais,  et  c'est  tout  simple,  hélas  ! 
Vous  lavez  vue  jusqu'ici  confinée  dans  d'ignobles  et  obscures  intrigues  ; 
vous  l'avez  vue  réduite  à  n'être  entre  des  ambitieux  sans  entrailles 
qu'une  sorte  de  pugilat  honteux  et  brutal.  Vous  avez  détourné  la  tête 
avec  dégoût. 

Mais  parce  qu'on  a  fait  de  la  politique  un  rôle,  est-ce  à  dire  qu'elle 
ne  soit  pas  une  mission?  Parce  qu'on  l'a  hideusement  détournée  de  son 
but,  est-ce  à  dire  que  les  honnêtes  gens  ne  doivent  plus  s'occuper  de 
l'y  ramener?  Laisserons-nous  aux  mains  des  adversaires  de  notre 
cause  une  force  dont  notre  cause  peut  et  doit  profiter,  force  immense, 
force  incontestable  dont  l'abus  s'appelle  tyrannie  et  dont  l'usage  s'ap- 
pellerait affranchissement  du  prolétariat?  En  vous  associant  à  nous, 
ne  craignez  pas  de  ne  vous  associer  qu'à  des  hommes  politiques.  Car 
la  politique  n'est  pour  nous  que  la  force  mise  courageusement  au  ser- 


G]  ORGE   SA  NI)  393 

vice  du  bon  droit  La  politique  pour  nous,  o'esl  la  richesse  employée 
,-'i  la  rédemption  «lu  pauvre*  o'esl  la  puissance  employée  à  la  défense 
«lu  Faible;  c'est  l'éducation  donnée  gratuitement  S  tous  les  citoyens; 
c'est,  la  destruction  du  monopole  qui  les  comprend  tous,  celui  de  in  - 
truments  du  travail  ;  o'esl  la  réalisation  de  la  Bublime  devi  e  de  nos 
pères  :  «  Liberté,  égalité,  fraternité.  » 

N'eue/,  donc  avec  nous.  Notre  journal  est  pauvre,  il  n'a  pas  de  lit- 
térature, faute  de  pouvoir  la  payer  :  il  n'a  donc  pas  seulement  des 
droits  à  votre  sympathie,  il  en  a  sur  votre  talent,  sur  votre  renommée, 

sur  ce  que  les  convenances  de  votre  position  personnelle  VOUÉ  laisse- 
raient (le  loisirs.  Vous  le  dire,  c'est  assez  prouver  que  ce  qu'on  honore 
en  vous  c'est  quelque  chose  qui  est,  bien  plus  rare  encore  et  bien  plus 

noble  que  le  génie. 

Louis  Blanc. 


Malgré  ses  sympathies,  George  Sand  répondit  à  Louis  Blanc 
ce  qu'elle  avait  déjà  répondu  à  ses  amis  lorsqu'ils  furent  sur  le 
point  d'inviter  un  rédacteur  dont  les  opinions  ne  lui  étaient  pas 
assez  claires  et  sûres  :  Ma  collaboration  littéraire,  je  vous  la 
donne  volontiers,  mais  je  ne  sais  pas  si  je  suis  absolument  soli- 
daire de  vos  idées  ;  faites  votre  profession  de  foi,  notamment 
votre  profession  de  foi  sociale  et  philosophique  à  laquelle  la  poli- 
tique ne  sert  que  d'arme  et  d'instrument,  et  alors  nous  verrons  ; 
et  si  vous  voulez  connaître  mes  idées  à  ce  sujet,  lisez  les  articles 
qui  paraîtront  bientôt  dans  YEclaireur  (1). 

A  partir  de  cette  époque  des  relations  amicales  s'établirent 
entre  George  Sand  et  Louis  Blanc,  Mme  Sand  songea  même 
un  jour  à  lui  faire  épouser  sa  fille  Solange  dont  il  s'était, 
paraît-il,  épris,  mais  ce  projet  échoua,  sans  toutefois  empêcher 
Louis  Blanc  de  rester  l'ami  de  George  Sand  et  de  toute  sa 
famille  (2).  Un  mois  après  l'article  de  VEclaireur  sur  VOrgani- 


(1)  Cette  réponse  de  Mme  Sand  à  Louis  Blanc,  dont  nous  donnons  ici  le 
résumé,  est  imprimée  dans  le  tome  II  de  la  Correspondance  (p.  324).  Les 
articles  auxquels  fait  ici  allusion  Mme  Sand  sont  ceux  qui  parurent  sous  le 
titre  de  Politiques  et  socialistes  dans  VEclaireur  (réimprimés  sous  le  titre  de 
«  la  Politique  et  le  Socialisme  »,  dans  le  volume  des  Questions  politiques  et 
sociales). 

(2)  Nous  avons  devant  nous  les  lettres  inédites  de  Louis  Blanc  à  George 
Sand,  à  commencer  par  cette  première  réponse  du  jeune  républicain,  datée 


394  GEORGE    SAND 

sation  du  travail,  George  Sand  publia  dans  la  Réforme  (numéro 
du  10  décembre),  une  Lettre  au  rédacteur  qui  contenait  de  nou- 
veau une  prétendue  «  Lettre  de  son  village  »,  par  laquelle  les 
paysans  se  déclaraient  tout  prêts  à  signer  la  pétition. 

Ce  fut  dans  la  Réforme  encore  que  parut  en  1845  le  Meunier 
d'Angibault  et  l'article  sur  la  Réception  de  Sainte-Beuve  à  V Aca- 
démie, et  en  1848  l'article  sur  VElection  de  Louis-Napoléon  à  la 
présidence  de  la  République.  De  plus,  Mme  Sand  écrivit  trois 
articles  sur  les  œuvres  historiques  de  Louis  Blanc  :  elle  rendit 
compte  de  l'Histoire  de  dix  ans  dans  VEclaireur  de  1844  et 
écrivit  deux  articles  sur  l'Histoire  de  la  Révolution,  dont  le  pre- 
mier parut,  en  1847,  dans  le  Siècle  et  le  second,  en  1865,  dans 
V Avenir  national  (1).  C'est  ainsi  qu'en  dehors  des  lignes  con- 
sacrées au  rôle  et  à  l'action  de  Louis  Blanc  en  1848,  dans  la  Cor- 
respondance (volume  III),  et  dans  une  quantité  de  petits  articles 
de  Mme  Sand  parus  en  cette  année,  nous  voyons  déjà  par 
cette  brève  énumération  que  les  relations  avec  le  jeune  répu- 
blicain jouèrent  un  rôle  fort  considérable  dans  l'activité  litté- 
raire de  l'illustre  femme. 

Les  trois  articles  sur  les  Politiques  et  Socialistes,  auxquels 
George  Sand  fait  allusion  dans  sa  lettre  de  novembre  1844  à 
Louis  Blanc,  disant  qu'ils  ne  sont  au  fond  qu'une  réponse  aux 
théories  récemment  entendues  de  la  bouche  de  Garnier- 
Pagès  (2),  et  que  ces  articles,  et  le  troisième  surtout,  pourront 
aider  Louis  Blanc  à  se  rendre  compte  de  «  l'état  de  son  esprit  . 
de  ses  croyances,  —  sont  un  peu  vagues  et  prolixes,  ils  prouvent 
que  George  Sand  ne  s'expliquait  pas  assez  les  raisons  de  la  que- 
relle entre  ceux  qu'on  appelait  alors  «  les  politiques  »  et  ceux 
qu'on  désignait  du  nom  de  «  socialistes  ». 

du  8  janvier  1844,  à  la  prière  de  Mme  Sand,  de  donner  son  adhésion  et  sa 
collaboration  à  VEclaireur,  et  à  finir  par  une  lettre  du  30  avril  1876,  répon- 
dant à  quelques  lignes  émues  que  Mme  Sand  lui  avait  écrites  au  sujet  de  la 
mort  de  son  fils  ;  cette  correspondance  est  du  plus  haut  intérêt  philosophique 
et  biographique. 

(1)  Voir  le  volume  :  Questions  politiques  et  sociales. 

(2)  Homme  politique  célèbre,  plus  tard  membre  du  gouvernement  provi- 
soire de  1848  ;  né  en  1801  (ou,  d'après  d'autres  sources,  en  1803)  à  Marseille 
mort  en  1878  à  Paris. 


GEORGE   SAM) 

Noua  disons  alors,  parce  que  ;'i  présent  ces  mois  oui  un  tout 
autre  Bens;  mais  ces  articles  el  leur  Buite  intitulée  /.'</<">'  i  à 
dwersea  objections  présentent  un  intérêt  toujours  actuel  :  au- 
jourd'hui comme  hier  les  hommes  se  divisent  en  deul  clans  : 
ceux  qui  croient  qu'il  suffit  d'établir  telles  ou  telles  insti- 
tutions politiques  ou  de  proclamer  une  constitution  n  pour 
que  l'humanité  soil  subitement  libérée  de  ions  ses  maux,  et 
ceux  qui  conseillent  d'enseigner  le  bien  à  celle  même  humanité, 
de  la  réformer,  de  l'éclairer  d'abord  :  c'est  alors  qu'elle  n'aura 
besoin  d'aucune  constitution  ou  institution  politique,  ni  ancienne, 
ni  nouvelle.  George  Sand  appelle  les  hommes  de  la  première 
catégorie  les  politiques,  et  ceux  de  la  seconde,  les  socialistes. 

Ailleurs  elle  les  définit  à  peu  près  comme  elle  avait  défini  les 
grands  hommes  et  les  hommes  forts  dans  son  article  sur  Jean- 
Jacques  (1),  —  les  socialistes  sont  les  hommes  d'idées,  les  poli- 
tiques les  hommes  d'action. 

Il  faut  que  ce  divorce  entre  la  pensée  et  l'action,  entre  la 
synthèse  et  l'analyse  cesse.  Seule  l'union  et  la  réconciliation  des 
hommes  des  deux  catégories  peut  avoir  de  bons  résultats  pour 
le  peuple  qui  souffre.  Les  uns  ont  tort  de  dire  :  agissons  et  tout 
s'arrangera  de  soi-même.  Les  autres  également  ont  tort  de 
créer  des  systèmes  sans  se  soucier  de  mettre  en  pratique  ces 
rêves  de  l'âge  d'or.  Ceux  qui  veulent  réformer  la  société  doivent 
se  laisser  guider  par  un  dogme,  un  idéal  religieux  et  philoso- 
phique arrêté. 

Cette  affirmation  provoqua  des  railleries  et  des  attaques  contre 
George  Sand  dans  plusieurs  journaux  de  province  ;  les  uns 
demandaient  «  s'il  fallait  prendre  un  bâton  blanc  et  aller  prê- 
cher dans  les  villages  »  ;  d'autres  s'il  ne  fallait  pas  attendre  un 
nouveau  messie  ;  les  troisièmes  disaient  carrément  que  l'auteur 
—  ce  «  discoureur  solitaire  »  —  ne  faisait  que  répéter  les  idées 
d'un  philosophe,  dont  il  était  le  disciple.  Dans  la  Réponse  à 
diverses  objections,  George  Sand  répète  sa  définition  et  sa  con- 
damnation des  hommes  des  deux  catégories  ;  puis  elle  déclare 

(1)  Voir  plus  haut,  chap.  n,  p.  196,  et  le  présent  chapitre,  p.  371. 


396  GEORGE    SAND 

franchement  son  entière  adhésion  aux  idées  de  Leroux  ;  dit  qu'elle 
«  se  ferait  gloire  d'être  son  disciple,  s'il  ne  fallait  pas  pour  cela 
beaucoup  plus  de  science  et  d'aptitude  »  qu'elle  n'en  possédait  ; 
enfin  elle  cite  un  passage  du  Discours  aux  politiques  de  Leroux, 
affirmant  qu'il  ne  faut  attendre  le  salut  social  que  de  la  souverai- 
neté nationale  et  du  suffrage  universel  —  expression  des  désirs  et 
des  volontés  des  masses.  C'est  la  presse,  les  journalistes  qui 
doivent  être  les  précurseurs  de  ce  grand  avenir  politique,  et  leur 
mission  actuelle  «  consiste  dans  la  préparation  des  idées  reli- 
gieuses que  reconnaîtra  l'avenir  ».  George  Sand  termine  son 
article  par  un  appel  aux  politiques,  — les  représentants  de  l'ana- 
lyse, et  aux  socialistes,  —  ceux  de  la  synthèse,  de  se  réunir 
sous  la  «  bannière  glorieuse  et  militante  »,  qui  «  déploie  à  tous  les 
regards  et  porte  dans  tous  ses  plis  un  mot  sacré  :  démocratie!...  » 
c'est-à-dire  de  s'inspirer  par  ce  même  sentiment  qui  est,  comme 
elle  le  dit  dans  son  article  sur  V  Organisation  du  travail,  «  le 
génie  du  génie  de  Louis  Blanc  »  et  «  la  sève  de  son  talent  ». 

On  doit  noter  avec  le  plus  grand  intérêt  que  tous  ces  arti- 
cles sociaux  et  politiques,  publiés  par  George  Sand  de  décem- 
bre 1843  à  décembre  1844,  présentent  :  1°  une  profession  de 
foi  des  plus  explicites  et  le  credo,  auquel  elle  resta  invaria- 
blement fidèle  en  1843  et  en  1848,  tout  comme  en  1851  et 
en  1870-71  ;  2°  ils  nous  montrent  clairement  ce  que  l'écrivain 
pensait  du  rôle  de  la  presse  et  des  hommes  de  lettres  dans  des 
périodes  précédant  les  grands  changements  politiques  et  so- 
ciaux. Enfin  ces  articles  de  V Eclair eur  et  de  la  Réforme  prouvent 
que  ce  ne  fut  pas  après,  lorsque  la  révolution  de  février  est 
devenue  un  fait  accompli,  que  George  Sand  se  rallia  au  parti 
de  Ledru-Rollin  et  de  Louis  Blanc,  mais  bien  au  contraire  que 
ce  fut  quatre  ans  au  moins  avant  cet  événement  qu'elle  se  dé- 
clara solidaire  de  leurs  aspirations,  basées  sur  des  croyances  phi- 
losophiques et  sociales  que  Louis  Blanc  avait  précitées  avant  le 
cataclysme,  auxquelles  il  resta  fidèle  de  fait  pendant  cette  révo- 
lution, mais  que  Ledru-Rollin  avait  reniées  en  vue  de  buts 
purement  politiques  ou  des  considérations  de  «  tactique  »  (comme 
on  dit  de  nos  jours). 


GEORGE    SA  NI)  397 

Bref,  ces  pages  de  George  Sand  Boni  de  la  plus  haute 
importance  el  ce  qui  est  éminemment  curieux,  c'est  que  ces 
articles,  •■  t i 1 1  s i  que  plusieurs  de  ceux  qui  parurent  en  isls. 
semblent  avoir  été  écrits...  en  Russie,  entre  L904  el  L907,  tant 
1rs  idées,  les  exemples  et  Les  expressions  mêmes  que  Le  grand 
écrivain  y  déploie  B'adaptenl   à  notre  histoire  contemporaine! 

\)r*  deux  autres  petits  articles  |tnl)li(''s  par  George  Sand  dans 
VEclavreur,  consacres  l'un  ;'i  la  lioht  nique  <!<•  l'enfance  de  Jules 
Néraud,  L'autre  au  Cercle  hippique  de  Mézières  (sujet  assez 
curieux  pour  la  plume  de  George  Sand!)  nous  dirons  seulement 
que  ce  tut  un  tribut  payé  à  L'amitié.  Dans  le  premier,  George 
Sand  parle  de  botanique,  sujet  favori,  dès  1828,  de  ses  entretiens 
maux  et  épistolaires  avec  son  cher  Malgache.  Le  second  est 
connue  un  écho  de  cet  engouement  pour  le  sport  équestre  qui, 
sous  l'influence  du  comte  d'Aure,  régna  tant  à  Paris  qu'à 
Nohant  chez  Mme  Sand  vers  1844-46,  et  sembla  évoquer  le 
souvenir  des  jours  déjà  lointains  où  la  jeune  Aurore  Dupin 
galopait  à  travers  champs  sur  sa  Colette.  Déjà  en  1845,  George 
Sand  avait  écrit  la  préface  du  livre  du  comte  d'Aure  : 
Utilité  d'une  école  normale  d'équitation  (1),  et  à  Nohant  on 
s'adonnait  alors  avec  tant  d'ardeur  à  l'exercice  de  cet  art, 
que  George  Sand  fit  arranger,  dans  le  parc,  un  vrai  manège 
découvert,  où  elle,  Mme  Viardot,  Solange  et  la  nièce  de  Mme  Sand, 
Augustine  Brault,  s'exerçaient  à  ce  sport  pendant  des  heures 
entières.  A  Paris  on  allait  aussi  presque  journellement  faire  un 
temps  de  galop  au  manège;  on  le  voit  par  les  lettres  médites 
de  cette  époque  de  et  à  Mme  Sand.  George  Sand  fut  très  liée 
avec  le  comte  d'Aure,  elle  encouragea  les  premiers  pas  litté- 
raires de  sa  fille  qui  est  devenue  bientôt  l'écrivain  si  juste- 
ment célèbre.  Mme  Th.  Bentzon  (2).  A  la  mort  du  comte  d'Aure. 


(1)  Cette  préface  est  réimprimée  dans  le  volume  des  S  ourdir*  Lettres  d'un 
voyageur,  tandis  que  le  Cercle  hippique  se  trouve  dans  le  volume  d'Isidora. 
(Œuvres  complètes,  éd.  C.  Lévy.) 

(2)  Mme  Bentzon  a  consacré  à  George  Sand  deux  articles  extrêmement 
intéressants  et  contenant  des  lettres  inédites  très  précieuses  ;  le  premier, 
en  anglais,  parut  dans  le  Century,  January  1894,  sous  le  titre  de  Notable 
Women  :  George  Sand,  with  letlers  and  personal  recollections;  le  second,  écrit 


398  GEORGE    SAND 

George  Sand  lui  consacra  un  article  nécrologique  fort  ému  (1). 

La  publication  de  VEclaireur  de  VIndre  réveillant  l'intérêt  de 
George  Sand  pour  les  questions  politiques,  lui  fit  reprendre 
aussi  des  relations  avec  plusieurs  de  ses  amis  de  1835,  et  la  mit 
en  rapport  avec  des  hommes  politiques  du  département  et  de 
Paris,  de  jeunes  écrivains  et  orateurs.  C'est  ainsi  que  vers 
cette  époque  Mme  Sand  noua  ou  renoua  des  relations,  soit 
épistolaires,  soit  personnelles,  avec  Anselme  Pététin,  Henry 
Martin,  Barbes,  Mazzini,  Bakounine,  Louis  Bonaparte,  Etienne 
et  François  Arago,  les  époux  Koland,  la  famille  Beaune,  avec 
Fulbert  Martin,  Patureau  Francœur,  Lumet,  Alexandre  Lambert, 
Ernest  Périgois,  Luc  Desages,  Emile  Aucante,  Marc  Dufraisse, 
Victor  Borie,  Edmond  Plauchut,  Frédéric  Degeorges,  etc.,  auxquels 
nous  reviendrons  souvent  encore  au  cours  de  notre  récit. 

H  est  certain  que  George  Sand  ne  reçut  aucune  rétribution 
pour  ses  articles  de  VEclaireur,  et  qu'elle  prêta  à  ce  journal, 
tout  comme  à  la  Revue  indépendante,  un  secours  pécuniaire 
très  considérable.  Des  raisons  diverses  lui  firent  sacrifier  à  ses 
croyances  politiques  et  morales  son  travail,  son  temps,  ses 
articles,  des  milliers  de  francs,  fruit  de  son  labeur  incessant. 
Ce  fut  d'abord  le  désir  de  contribuer  au  progrès  et  à  la  per- 
fectibilité de  l'humanité  en  général  et  à  la  propagation  des 
idées  avancées,  politiques  et  sociales,  au  milieu  de  la  popu- 
lation berrichonne  en  particulier.  Puis,  le  désir  de  créer  en  pro- 
vince un  journal  qui  fût  l'organe  de  la  doctrine  de  Leroux. 
Enfin  et  toujours  le  désir  de  secouru'  matériellement  le  malheu- 
reux philosophe,  dont  les  affaires  étaient  plus  embrouillées  que 
jamais  et  auquel  elle  voulait  procurer  de  l'ouvrage.  Pour  cette 
dernière  raison  elle  s'évertua  à  accélérer  la  création  de  ce  journal, 
h  en  confier  l'impression  à  la  typographie  phalanstérienne  de 
Boussac,  et  encore  elle  réussit  à  persuader  à  M.  Veyret  d'avancer 
à  Leroux  un  petit  capital  pour  fonder  cette  typographie  et 
construire  son  célèbre  pianotype.  Un  peu  plus  tard,  elle  donna 

à  propos  du  centenaire  de  George  Sand.  parut  dans  le  Supplément  du  Jour- 
nal des  Débats,  en  juillet  1904,  sous  le  titre  d'Une  correspondance  inédite. 
(1   II  est  aussi  réimprimé  dans  le  volume  des  Nouvelles  lettres  d'un  voyageur. 


GEORGE   s  AND  399 

elle-même  à  Leroux  une  somme  assez  considérable  e1  lui  confia 
<lc  nouvelles  transactions  avec  ses  éditeurs  pour  lui  faire  gagner 
quelques  courtages.  Puis  elle  B'adressa  de  nouveau  ;'i  Veyrel  le 
prianl  d'avancer  encore  de  l'argent  ;'i  Leroux.  Grâce  à  toutes 
ces  générosités  George  Sand  se  trouva  gênée  elle-même,  i 
pour  pourvoir  à  tant  de  dépenses  extraordinaires  qu'elle  dut, 
en  IS4.">,  vérifier  e1  refaire  tous  ses  I taux  avec  ses  fermiers.  Cela 
L'obligea  aussi  à  rester  en  1S44  jusqu'au  mois  de  décembre  à 
Nouant  :  ell<'  profitail  de  celle  solitude  pour  abattre  le  plus  de 
besogne  possible. 

Des  amis  de  Mme  Sand  et  des  personnes  pratiques,  assez 
clairvoyantes  pour  comprendre  dans  quel  gouffre  elle  jetait 
son  argent,  essayèrent  de  lui  ouvrir  les  yeux,  afin  d'empêcher 
ces  sacrifices  inutiles,  qui  devaient,  semblait-il,  la  conduire  à  la 
ruine.  M.  Veyret  lui  écrivit  : 

Paris,  27  septembre  1844. 
Madame, 

-le  regrette  de  ne  pouvoir  remettre  en  ce  moment  à  Leroux  les 
mille  lianes  que  vous  me  demandez  pour  lui,  mais,  par  suite  de  diverses 
dépenses  imprévues  et  d'une  acquisition  que  j'ai  faite,  je  me  trouve 
en  ee  moment  assez  gêné  pour  n'avoir  pas  à  ma  disposition  la  somme 
que  vous  me  priez  de  lui  compter.  Et  cette  somme  serait  en  mon  pou- 
voir, madame,  qu'avant  de  la  lui  donner,  je  croirais  devoir  vous  sou- 
mettre quelques  observations  qui  me  sont  dictées  par  l'intérêt  et 
l'amitié  que  je  porte  à  Leroux  et  le  regret  que  j'éprouve  de  le  voir  s'en- 
foncer chaque  jour  davantage  dans  la  malheureuse  voie  où  il  est  entré 
depuis  bientôt  deux  ans.  Il  ne  faut  plus  se  dissimuler,  à  la  suite  des 
nombreuses  expériences  qu'il  a  faites  et  renouvelées  tant  de  fois  sans 
résultats  positifs,  que  Pierre  poursuit  une  chimère  qui  n'aboutira  jamais 
qu'à  des  dépenses  inutiles,  sans  arriver  jamais  à  l'état  de  réalisation. 
Et  ce  qui  n'est  pas  moins  triste,  c'est  de  voir  qu'il  est  l'objet  d'une 
véritable  exploitation  de  la  part  de  ses  frères,  qui  n'ont  pas  honte,  eux 
et  leur  nombreuse  famille,  de  rester  sans  rien  faire  en  vivant  de  l'ar- 
gent que  vous  lui  donnez. 

Une  telle  situation  doit  être  rompue  forcément,  et  dans  l'intérêt  de 
Leroux,  pour  sa  dignité  autant  que  pour  son  avenir,  il  faut  y  mettre 
un  terme,  car  tous  ceux  qui  l'aiment  ne  peuvent  voir  sans  regret 
qu'une  aussi  noble  intelligence  reste  dans  une  inaction  complète, 
et  qu'au   lieu   d'utiliser  les   trésors  qui  lui  ont  été  départis  pour 


4oo  GEORGE    SAND 

éclairer  L'humanité,  elle  s'abaisse  à  une  oisiveté  coupable  et  sans  fin. 

Pour  en  venir  là,  madame,  il  faut,  de  toute  nécessité,  que  Pierre 
n'ait  plus  à  compter  sur  vous,  comme  il  l'a  fait  jusqu'à  présent,  car 
tant  qu'il  vous  sentira,  par  suite  de  votre  trop  grande  bonté,disposée 
à  continuer  le  passé,  il  ne  fera  aucun  effort  pour  secouer  cette  inertie 
dont  il  s'est  fait  une  habitude  de  tous  les  jours,  et  qui  est  un  véritable 
poison  qui  s'infiltre  chaque  jour  davantage  en  lui.  Et  croyez  bien  que 
je  ne  veux  altérer  en  rien  les  sentiments  d'affection  que  vous  lui  portez, 
mais  je  crois  que  vous  lui  témoignerez  d'une  amitié  plus  sincère  en 
mettant  fin  au  plus  tôt  aux  avances  pécuniaires  que  vous  lui  faites 
sans  cesse,  et  en  vous  bornant  à  lui  assurer  chaque  mois  une  somme 
suffisante  pour  pourvoir  à  ses  besoins  les  plus  pressants,  jusqu'à  ce 
qu'il  ait  repris  ses  travaux  et  abandonné  à  tout  jamais  ses  utopies 
d'inventeur,  restées  jusqu'ici  à  l'état  de  rêve  et  de  théorie.  Mais,  de 
grâce,  rompez  cette  situation;  surtout  n'alimentez  plus  la  paresse  de 
ses  frères,  orgueilleux  et  lâches  fainéants  qui  vivent  sans  rien  faire  et  se 
sont  habitués  à  cette  existence  de  mendiants,  plutôt  que  de  travailler 
comme  nous  le  faisons  tous.  Ce  sera  un  service  que  vous  lui  aurez  rendu 
et  dont  plus  tard  Pierre  lui-même  vous  sera  reconnaissant,  car  il  doit 
souvent  rougir  en  lui-même  d'avoir  aussi  fréquemment  recouru  à  vous, 
et  de  voir  dissiper  par  les  siens  le  fruit  de  vos  veilles  et  de  vos  travaux. 

Pardonnez-moi,  madame,  de  vous  parler  ainsi  avec  autant  de  liberté 
et  d'abandon,  mais  vous  ne  m'en  voudrez  pas  de  répondre  à  la  con- 
fiance que  vous  me  témoignez,  en  vous  faisant  part  de  tout  ce  qui  se 
passe  en  moi  quand  je  pense  à  ce  malheureux  Leroux  qui  mérite  qu'on 
s'intéresse  à  lui,  et  qu'on  ne  le  laisse  pas  ainsi  se  suicider,  et  devenir 
pour  tous  un  objet  de  commisération  et  de  pitié.  Je  suis  bien  aise 
d'apprendre  que  notre  bon  ami  Chopin  se  porte  bien  et  qu'il  veuille 
bien,  ainsi  que  vous,  garder  un  souvenir  de  vos  amis  de  Paris. 

Croyez  bien,  madame,  que  je  serai  vraiment  heureux  toutes  les  fuis 
que  vous  me  permettrez  de  justifier  ce  titre,  et  en  attendant  que 
l'occasion  s'en  présente,  permettez-moi  de  vous  serrer  affectueusement 
la  main. 

Ch.  Veyret. 

M.  Veyret  semble  s'être  un  peu  abusé  en  s'imaginant  que 
Leroux  serait  un  jour  «  lui-même  reconnaissant  »  en  voyant 
Mme  Sand  «  mettre  fin  à  ses  avances,  ayant  dû  souvent  rougir 
en  lui-même  d'avoir  si  fréquemment  recouru  à  elle  »  ;  mais  M.  Vey- 
ret eut  parfaitement  raison  en  disant  que  cette  manière  d'agir 
peu  correcte  était  devenue  habituelle  à  Leroux.  A  peine  le  refus 
de  Veyret  reçu,  voici  ce  que  Leroux  écrivit  à  sa  protectrice. 


GEORGE   SAND  401 

Cette  lettre  esl  plus  que  curieuse,  nous  la  citons  intégralement, 
malgré  sa  Longueur  : 

L«  octobre  L844. 

Chère. amie,  comme  j'espère  que  votre  Banté  esl  toujours  excellente, 
et  qu'il  en  esl  de  même  de  ions  les  habitants  de  Nohant,  voua  me  per- 
mettrez de  vous  parler  tout,  de  suite  d'affaires,  après  VOUS  avoir  (lit 
néanmoins  par  forme  de  préambule  qu'il  faul  être  calme,  si  l'on  n'esl 
pas  invulnérable,  à  l'endroit  des  affaires,  à  cause  i\<><  contrariétés, 
dégoûts,  et  autres  Inconvénients  qu'elles  entraînent.  Peut-être  est-ce 
pour  moi  que  je  (lis  cela,  afin  de  faire  contre  fortune  bon  coeur.  Mai 
aussi  à  votre  intention,  et  pour  que  l'intérêt  que  vous  me  portez  dans 
mes  présentes  traverses,  comme  dans  toutes  mes  afflictions,  ne  vous 
occasionne  pas  plus  de  chagrin  qu'il  n'est  convenable.  Les  poètes  ont  sou- 
vent dit  qu'il  suffit  aux  braves  de  montrer  bonne  contenance  pour  faire 
fuir  la  mauvaise  fortune  et  surmonter  tous  les  embarras.  Au  fond,  je 
suis  persuadé  que  bien  des  accidents  où  nous  succombons  ne  viennent 
que  de  nos  faiblesses.  Vous  m'aviez  donné  trois  commissions  qui  me 
concernaient,  ou  plutôt  vous  m'aviez  ouvert  trois  portes  pour  m'abriter. 

1°  Je  me  suis  adressé  à  Veyret,  en  joignant  à  votre  épître  une  lettre 
où  je  lui  exprimais  véritablement  mes  sentiments  de  gratitude  et  d'af- 
fection, tout  en  lui  marquant  pourquoi  je  n'allais  pas  le  voir,  et  l'es- 
pèce de  mur  de  séparation  que  le  capital,  en  apparence  mal  employé 
qu'il  a  mis  dans  mon  invention,  établit  entre  nous,  jusqu'à  plus  ample 
réussite,  à  cause  de  la  différence  de  nos  opinions  sur  le  capital  et  sur 
beaucoup  d'autres  choses.  J'ai  reçu  une  réponse  qui  est  un  refus,  et 
vous  devez  avoir,  de  votre  côté,  une  réponse  en  harmonie  avec  celle 
qu'il  m'a  faite,  si  celle  qu'il  m'a  faite  est  bien  sincère.  Il  me  dit  qu'il 
m'est  fort  affectionné,  qu'il  voudrait  m'aider  dans  mes  efforts,  mais 
que  cela  lui  est  impossible.  Il  m'est  venu  à  ce  sujet  un  scrupule  depuis 
hier.  François,  comme  vous  savez,  est  l'ami  intime  de  Veyret.  J'ai  vu 
hier  François  et  me  suis  ouvert  à  lui  sur  cette  démarche.  François  m'a 
dit  que  le  refus  de  Veyret  pouvait  provenir  du  sentiment  qu'il  avait 
que  vous  dépensiez  un  argent  inutile  en  m' aidant  dans  mes  projets 
typographiques.  Vous  pouvez  mieux  juger  que  moi,  par  la  lettre  que 
vous  avez  reçue  de  Veyret,  si  tel  est  son  motif.  A  ce  proposée  vous  dirai, 
chère  amie,  qu'il  ne  manque  pas  en  effet  de  gens  qui  s'apitoient  en  ce 
moment  sur  vous,  ou  font  semblant  de  s'apitoyer,  à  mon  occasion, 
me  jetant  non  seulement  le  blâme,  mais  plus  que  le  blâme.  Je  vous 
dirai  quand  je  vous  reverrai  (j'espère  que  ce  sera  bientôt)  ce  que  cer- 
taines personnes  ont  pris  soin  de  me  dire  à  ce  sujet,  pour  me  percer  le 
cœur  apparemment.  Je  me  réfugie  dans  ma  conscience  et  dans  la  vôtre. 

m.  26 


402  GEORGE    SAND 

2"  Je  devais  m'adressai;  à  François  pour  obtenir  de  lui  la  solde  de 
votre  compte  avec  la  h'mic  Vous  recevrez,  si  vous  ne  l'avez  déjà,  une 
Lettre  de  François,  Une  société  nouvelle  s'est  formée  ou  est  en  train 
de  se  former,  pour  continuer  la  Revue.  Pernet  (1)  s'en  va  à  Nice  et 
abandonné  à  tout  jamais  cette  galère  où  il  s'était  fourré,  je  ne  ;ii- 
pourquoi,  puisqu'il  n'y  a  rien  fait  de  bon  et  qui  ait  répondu  à  sa  jac- 
tance, .le  crois  n'être  pas  cruel  en  jugeant  ainsi.  François  lui-même  sera 
remplacé  comme  rédacteur  en  chef  par  un  de  ses  amis.  .M.  Guillol  (2). 
.le  suis  charmé  (pie  François  trouve  enfin  du  repos.  L'existence  modeste 
de  la  Revue  est.  dit-on,  assurée  par  cette  combinaison.  En  outre,  il 
s'agit,  pour  la  même  société  qui  continue  la  Renie,  de  publier  un 
journal  prolétaire,  une  feuille  hebdomadaire  socialiste.  Probablement 
François  vous  parlera  de  tous  ces  projets.  Quant  à  ce  qui  vous  est  dû 
à  la  Revue,  François  m'a  dit  qu'il  ne  croyait  pas  que  cette  solde  s'éle- 
vât à  plus  de  sept  à  hait  cents  francs,  et  comme  il  m'avait  autrefois 
remis  de  lui-même  un  effet  de  sept  cent  cinquante  francs,  effet  (pi" au 
besoin  je  m'étais  engagé  à  payer  ou  à  renouveler,  il  est  convenu  de 
prendre  à  sa  charge  le  payement  de  cet  effet.  Il  s'arrangera  pour 
autant  avec  la  liquidation  de  la  société  Pernet  et  François.  Prenez 
donc  note  que  moyennant  le  payement  que  François  fera  de  son  effet, 
vous  avez  reçu  par  mes  mains,  à  valoir  sur  ce  que  la  Revue  vous  doit, 
la  somme  de  sept  cent  cinquante  francs.  Du  reste,  François  est  loin 
d'affirmer  que  votre  compte  ne  s'élève  précisément  qu'à  cette  somme. 
Il  demandera  un  décompte  en  règle  à  Pernet  et  il  vous  l'enverra. 

3°  Je  devais  m' occuper  d'un  traité  avec  un  libraire  pour  la  suite  de 
l'édition  in-18  de  vos  œuvres.  Je  pense  qu'il  est  préférable  pour  vous 
de  traiter  seulement  pour  Consuelo.  Car  si  je  fais  un  mauvais  traité 
(meilleur  toutefois  que  le  traité  avec  Perrotin,  dont  je  vous  remercie 
de  m'avoir  envoyé  copie),  vous  serez  à  même  ultérieurement  pour 
Jeanne,  An  jour  ^aujourd'hui  (3)  et  les  autres  œuvres  (puissent-ils 
être  innombrable?)  qui  doivent  sortir  de  votre  cœur  et  de  votre  tête, 
de  modifier  avec  avantage  les  conditions  de  ce  traité.  Me  bornant  donc 
à  traiter  pour  Consuelo,  je  me  suis  adressé,  comme  je  vous  en  avais 
manifesté  l'intention,  à  M.  Mazgana.  qui  est  un  fort  honnête  homme 
et  dont  le  genre  de  librairie  est  parfaitement  recommandé  h  cette 
opération.  Je  lui  ai  remis  votre  lettre  où  vous  me  donniez  pouvoir 
de  traiter  avec  lui,  et  lui  ai  demandé  pour  votre  droit  d'auteur 
30  pour  100  de  plus  que  ne  paie  M.  Perrotin.  Votre  droit  serait  ainsi 


(1)  Entre  1843  et  1844,  co-éditeur  de  François  pour  la  Revue  indépendante. 

(2)  Dans  la  Correspondance  de  George  Sand,  on  lit  Guiïïon.  Nous  ne  saurions 
dire  quelle  est  l'orthographe  exacte. 

(3)  Voir  plus  loin,  chap.  vu. 


GBÔRCjE   SAND  4.03 

de  cinquante-deux  centimes,  au  lieu  de  gttarowte.  •! 'ai  restreint  à  deux 
in  La  durée  de  l'exploitation,  de  manière  à  ce  qu'à  L'expiration  pré- 
cise de  votre  traité  avec  Perrotin,  \ entriez  dans  La  propriété  de 

votre  œuvre  toul  entière,  aussi  1  »i « 'i  1  pour  Consuelo  que  poui  les  ou- 
vrages concédés  actuellemenl  à  Perrotin.  J'attends  La  réponse  de  Maz- 
gana,  Laquelle  Be  Fait  bien  attendre.  La  principale  difficulté  qui  L'ar- 
rête h  l'empêche  d'adopter  ces  conditions,  c'esl  L'étendue  de  l'ouvrage. 
S'il  B'agissait,  me  dit-il,  de  trois  ou  quatre  ouvrages  différents  pour  la 
même  étendue,  il  se  déciderai  sur-le-champ.  Vous  Voyez,  chère  amie, 
(jue  justiu'ici  rien  ae  m'a  réussi,  e1  que  les  trois  planches  de  salut  que 
vous  aviez  concertées  pour  que  l'une  me  servît,  tout  d'abord,  puis  une 
autre,  puis  une  autre  encore,  me  laissent  uniformément  naufragé. 
Je  suis,  je  l'avoue,  au  milieu  de  bien  <\v<  embarras,  par  le  refus  de 
Veyret  J'avais  fait  continuer  pendant  mon  absence  mon  nouveau 
moule  ;  il  est  bientôt  fini,  mais  les  ouvriers  me  pressent  de  les  payer 
ou  île  leur  donner  un  fort  acompte  ;  j'ai  un  billet  à  paver,  puis...  que 
vous  dirairje?  tout  l'attirail  d'un  malheureux  inventeur  qui  a  entre- 
pris ce  qu'il  n'est  permis  qu'awa:  seigneurs  d'entreprendre,  aux  sei- 
gneurs du  capital.  11  faut  que  ces  embarras  soient  bien  grands  et  bien 
pressants  pour  que  je  vous  propose  ce  que  je  vais  vous  demander. 
François  m'a  dit  cpie  si  le  motif  qu'il  suppose  à  Veyret  n'est  pas  fondé, 
ou  même  en  le  supposant  fondé,  il  est  toujours  facile  d'avoir  par  lui 
(et  dans  tous  les  cas  par  un  autre)  l'argent  que  vous  aviez  demandé 
pour  moi  comme  un  emprunt  à  vous  personnel.  Il  suffirait  de  présenter 
notre  billet,  et  ce  ne  serait  plus  qu'une  affaire  de  négociation.  Il  me 
répugnait  d'employer  ainsi  votre  signature  comme  garantie  de  la 
mienne,  parce  qu'on  n'aime  à  voir  votre  signature  qu'au  bas  de  vos 
écrits,  et  non  pas  au  dos  d'effets  mercantiles.  Mais  j'ai  réfléchi  qu'il 
vous  est  arrivé  déjà  plusieurs  fois  de  faire  escompter  le  papier  que  vous 
donnent  vos  libraires,  ce  qui  a  nécessité  votre  signature  sur  des  effets 
à  ordre.  Foulant  donc  aux  pieds  ma  faiblesse,  ou  ce  cpie  je  considère 
comme  telle  en  cette  occurrence,  je  vous  envoie  deux  effets  que  j'ai 
souscrits  à  votre  ordre,  faisant  ensemble  la  somme  que  vous  demandiez 
à  Veyret.  Si  j'ai  tort,  déchirez-les,  et  qu'il  n'en  soit  pas  même  question 
dans  votre  réponse.  Si  vous  êtes  d'avis  que  j'aie  de  nouveau  recours 
à  Veyret,  «ainsi  garanti,  dites-le-moi,  et  jugez-en  par  sa  lettre.  Dans 
tous  les  cas,  je  pourrais  m' adresser  ailleurs.  Si  je  ne  réussis  pas,  je 
déchirerai  ces  effets,  et  ce  sera  une  quatrième  planche  pourrie 

Amie,  je  suis  fort  fatigué  des  choses,  et  je  dirais  aussi  volontiers 
des  hommes.  Est-ce  ma  faute,  à  moi?  Oui,  assurément,  parce  que  je 
participe  de  la  nature  humaine,  mais  c'est  encore  plus,  je  crois,  la  faute 
des  hommes  que  je  trouve  pleins  d'égarements,  d'obscurité  et  dïgno- 
rance.  Vous  le  voyez,  me  voilà  prêt  encore  à  vous  parler  de  ma  manière 


4<M  GEORGE    SAND 

de  voir  la  nature  humaine  et  ce  que  j'appelle  son  impuissance  radicale 
ou  son  péché  originel.  Que  voulez-vous?  C'est  aujourd'hui  ma  marotte 
que  de  voir  de  ce  côté-là.  Je  deviens  vieux  et  partant  radoteur.  Me 
direz-vous  que  c'est  le  calcul  que  fai  dans  la  vessie,  comme  disait  Vol- 
taire, qui  me  fait  voir  ainsi  :  à  la  bonne  heure;  mais  il  Faudra  toujours 
revenir  à  la  cause.  La  cause  de  tant  de  maux  qui  nous  frappent  indi- 
viduellement, c'est  FégoïBme  et  l'aveuglement  de  notre  malheureuse 
nature.  Quand  on  veut  faire  quelque  chose  qui  s'éloigne  de  la  route 
battue  où  marche  l'égoïsme,  vite  voilà  la  calomnie  qui  vous  mord 
et  vous  déchire.  Vous  savez,  chère  amie,  quels  motifs  m'ont  mis  dans 
les  embarras  d'où  vous  essayez  de  me  tirer.  Je  vous  assure,  et  j'en  sais 
quelque  chose,  qu'il  y  a  des  hommes  d'esprit  et  de  cœur,  dit-on,  qui 
se  réjouiraient  fort  si  je  venais  à  y  succomber. 

Adieu.  Répondez-moi  (ai-je  besoin  de  vous  le  dire,  à  vous  si  active 
que  je  suis  honteux  quand  je  pense  à  mon  inertie).  Dites-moi  ce  que  je 
dois  faire  pour  votre  affaire  avec  Véron  (1).  Je  vous  avoue  que  je  n'ai 
pas  osé  me  présenter  chez  lui,  de  crainte  d'être  mis  à  la  porte  ou  non 
reçu,  avant  de  savoir  le  résultat  de  votre  assignation  (2).  J'ai  passé 
chez  Falempin  (3),  mais  il  était  sorti.  Donnez-moi  l'adresse  de  Dela- 
touche,  si  vous  voulez  que  je  le  voie.  Dites-moi  ce  que  j'ai  à  faire.  Je 
suis  un  peu  malade  physiquement,  mais  j'espère  que  ce  ne  sera  rien. 

Leroux  avait  joint  à  cette  lettre  deux  effets,  à  cinq  cents  francs 
chacun,  ainsi  conçus  : 

Fin  février  prochain  je  paierai  à  l'ordre  de  Mme  Aurore  Dupin 
(George  Sand)  la  somme  de  cinq  cents  francs,  valeur  reçue. 

Paris,  le  1er  octobre  1844. 

P.  Leroux. 

Boulevard  Montparnasse,  n°  39. 

et  une  petite  feuille  portant  ces  mots  : 
Si  vous  n'avez  pas  horreur  de  ma  quatrième  planche  pourrie,  il  fau- 

(1)  George  Sand  venait  de  publier  dans  le  Constitutionnel  reconstitué  par 
Véron  son  roman  de  Jeanne  et  avait  traité  avec  lui  pour  y  faire  paraître 
son  prochain  roman  (le  Meunier  cFAngibault),  mais  elle  ne  put  pas  accepter 
et  remplir  à  temps  les  clauses  de  ce  traité,  qui  fut  rompu,  et  le  roman  parut 
dans  le  journal  de  Louis  Blanc. 

(2)  Chopin  écrit  à  sa  sœur,  le  31  octobre  1844  :  «  Le  manuscrit  que  j'ai 
apporté  n'est  pas  encore  imprimé  ;  il  y  aura  probablement  des  procès.  Si 
on  en  arrive  là,  ce  sera  tout  profit  pour  nous,  mais  nous  en  aurons  des  désa- 
gréments momentanés...  » 

(3)  Homme  d'affaires  de  George  Sand. 


GEORGE   s.\ NI)  (...s 

drait  mettre  au  dos  dos  deux  effet!  ta  date:  Nohant,le  octobre  L844, 
et  votre  Bignature,  sans  rien  de  plu  ,  J'ai  [ail  un  trait  de  crayon  à 
l'endroit  où  voua  amie/,  à  émettre  la  date,  en  laissant  un  peu  d'espace 

I r  passer  à  l'ordre  de  Veyret  ou  d'une  autre  personne  sûre  «| n i  gai 

derail  ces  effets  sans  circulation. 

Mme  Sand  garda  simplement  ces  deux  billets,  envoya  immé- 
diatement ;'i  Leroux  cinq  cents  francs  de  Nohanl  el  s'adressa 
de  plus  à  M.  François  et  à  Mine  Marliani  en  prianl  le  premier 
de  payer  à  Leroux  cinq  cents  francs  sur  ses  honoraires  à  elle, 
et  la  seconde  :  de  lui  prêter  celte  même,  somme  pour  quelque 
temps  et  de  la  donner  encore  à  Leroux,  au  cas  où  cette  somme 
ne  lui  suffirait  pas.  ou  si  François  n'était  pas  en  mesure  de  l'avan- 
cer. Cette  lettre  à  Mme  Marliani,  écrite  en  octobre  1844,  est  impri- 
mée, dans  la  Correspondance,  à  la  fausse  date  de  «  14  novembre 
1S4H  »;  elle  est  profondément  touchante  par  l'infinie  miséri- 
corde et  la  pitié  émue  qui  s'y  font  voir,  et  par  le  désir  ardent 
qui  s'y  manifeste  non  seulement  de  prêter  secours  à  Leroux,  de 
ne  pas  permettre  «  que  la  lumière  de  son  âme  s'éteigne  dans  ce 
combat,  que  l'effroi  et  le  découragement  l'envahissent,  faute  de 
quelques  billets  de  banque  »,  mais  encore  de  le  faire  de  manière 
que  personne  ne  le  sache,  parce  que  «  son  malheur  et  notre 
dévouement  sont  notre  secret  à  nous  »,  dit-elle. 

Il  y  eut  pourtant  des  personnes  qui,  sans  se  rendre  compte  du 
caractère  purement  idéaliste  du  dévouement  de  Mme  Sand  poul- 
ie philosophe,  incriminèrent  son  excès  de  zèle  à  secouru-  maté- 
riellement Leroux.  Le  père  de  Luc  Desages  fut  de  ce  nombre, 
Mme  Sand  ne  prêta  aucune  attention  aux  efforts  de  ses  amis  pour 
préserver  sa  bourse,  mais  elle  trouva  nécessaire  de  couper  court 
à  ces  cancans  ;  elle  s'en  expliqua  de  vive  voix  avec  Luc  Desages 
et  l'ami  de  ce  dernier,  M.  Emile  Aucante,  écrivit  une  longue 
lettre  à  M.  Desages  père,  lui  expliquant  les  raisons  qui  lui  fai- 
saient considérer  l'œuvre  philosophique  et  sociale  de  Leroux 
comme  une  action  de  la  plus  grande  importance,  à  laquelle  tous 
les  amis  de  la  vérité  devraient  prêter  secours,  et  elle  rejetait  avec 
indignation  toute  autre  raison  de  son  aide  dévouée  au  philosophe 
malheureux. 


4o6  GEORGE    SAND 

Les  deux  braves  jeunes  gens,  auxquels  Mme  Sand  dit  fran- 
chement son  opinion  sur  Leroux  qu'elle  considérait  comme 
penseur  de  génie,  mais  d'une  incapacité  enfantine  en  affaires  pra- 
tiques, lurent  si  touchés  de  sa  confiance  qu'ils  lui  écrivirent 
d'emblée  les  deux  lettres  inédites  que  voici  : 

.Madame. 

Vous  me  recommandez  le  secret  sur  l'objet  de  notre  entretien 
d' avant-hier.  J'étais  déjà  disposé  à  le  garder  avant  même  votre  recom- 
mandation, et,  à  plus  forte  raison  maintenant.  Quant  aux  calomnies 
qui  ont  été  faites  contre  notre  ami  commun,  il  vaut  mieux,  je  crois, 
n'en  point  rechercher  les  premiers  auteurs;  il  me  serait  impossible, 
du  reste,  quant  à  moi,  de  vous  les  faire  connaître,  attendu  que  la  per- 
sonne de  qui  mon  père  tient  toutes  ces  choses  lui  a  fait  promettre  de 
ne  la  nommer  à  qui  que  ce  soit.  Peu  doit  importer,  en  somme,  à  nous 
et  à  l'homme  que  nous  vénérons,  les  calomnies  répandues  sur  son 
compte,  si  nous  sommes  convaincus,  et  nous  le  sommes,  que  ce  sont 
dc^  calomnies.  Si  je  suis  allé  vous  voir,  madame,  pour  vous  demander 
des  éclaircissements,  ce  n'est  point  pour  moi,  dont  la  conviction  n'a 
jamais  été  ébranlée  un  seul  instant,  mais  pour  mes  parents,  sur  l'esprit 
desquels  ces  calomnies  n'avaient  point  laissé  que  de  faire  impression. 
Je  tenais  d'autant  plus  à  détruire  ces  fâcheuses  impressions  que  mon 
père,  sans  partager  précisément  toutes  nos  idées,  professe  pour  Pierre 
Leroux  une  grande  admiration,  et  qu'il  était  peiné  de  ne  pouvoir  lui 
continuer  son  estime.  Mes  parents  sont  pleinement  satisfaits  des 
explications  que  vous  m'avez  données  et  aussi  des  bons  conseils  que 
j'ai  reçus  de  vous.  Je  vous  prie  donc,  madame,  d'oublier  tout  ce  qui 
s'est  passé  et  de  recevoir  mes  remerciements  pour  vos  bons  avis. 

Veuillez  agréer  l'hommage  de  mes  respects  et  la  nouvelle  assurance 
de  mon  entier  dévouement. 

Luc  Desages. 
Ce  dimanche,  1er  décembre. 

Madame, 

Je  n'ai  pas  de  secret  pour  Lue  :  de  son  côté  il  n'en  a  pas  pour  moi  : 
il  m'a  donc  montré  votre  lettre.  Vous  réclamez  son  silence  et  le  mien 
sur  vos  paroles  d'hier;  vous  pouvez  compter,  madame,  sur  ce  silence 
de  la  manière  la  plus  absolue  et  nous  l'eussions  gardé  religieusement 
lors  même  que  vous  n'en  auriez  point  manifesté  le  désir. 

Permettez-moi,  madame,  de  vous  remercier  vivement  de  la  confiance 
que  vous  nous  avez  témoignée  et  surtout  de  la  manière  dont  vous 


GEORGE   SA \D 

avez  repoussé  les  accusations  que  de  personnel  onl  dirigées,  non  pas 
déloyaleraent,  je  le crois,  mais  ;i\ euglémenl  contre  M.  Leroux.  De  même 
que  Luc,  j'aime  M.  Leroux  de  toute  mon  âme  el  je  le  respecte  sainte- 
ment Chaque  fois  que  M.  Leroux  a  été  attaqué  en  ma  présence,  je 
l'ai  défendu  avec  énergie,  parce  que  j'étais  profondément  convaincu 
que  ces  attaques  étaient  toutes  gratuites;  cependant,  je  I  avoue  et  je 
m'en  repens,  lorsqu'on  m'a  dit  m1"'  M-  Leroux  vous  avail  trompée  el 
que  \ous  étiez  désormais  en  garde  contre  lui,  je  me  suis  senti  ébranlé 
cl.  le  doute  a  déchiré  mon  cœur  affreusement.  A  mon  âge,  I'1-  décep- 
tions peuvent  être  mortelles  au  moral,  elles  sont  toujours  extrêmement 
douloureuses.  Si  vous  eussiez  confirmé  les  faits  que  l'on  ose  imputer 
à  M.  Leroux,  je  n'eusse  certainement  point  abandonné  ses  idées,  car 
elles  mit  pris  racine  en  moi  puni'  toujours,  mais  j'aurais  perdu  l'en- 
thousiasme  qui  élève  l'âme  et  produit  les  grandes  choses,  l'eut-être 
même  serais- je  resté  méfiant  envers  tous  ceux  qui  me  sont  chers,  et 
j'ai  besoin  de  croire  à  la  sincérité  et  à  l'amitié,  car  je  ne  saurais  vivre 
sans  aimer  et  estimer  quelqu'un.  Vous  voyez,  madame,  quel  bien  m'ont 
fait  vos  paroles  et  combien  je  dois  vous  en  savoir  gré.  Je  suis  sûr  main- 
tenant d'être  invulnérable  aux  traits  dirigés  contre  M.  Leroux  et 
contre  les  autres  personnes  qui  possèdent  ma  sympathie. 

Les  conseils  que  vous  avez  donnés  à  Luc  m'étaient  nécessaires 
aussi,  car  j'étais  résolu,  comme  lui,  à  partir  pour  Boussac,  et  je  cher- 
chais les  moyens  de  le  faire  sans  que  ma  famille  eût  à  en  souffrir.  J'ai 
donc  à  vous  remercier  encore  de  ces  conseils,  puisque  j'en  prends  ma 
part  et  que  je  veux  les  suivre.  J'attendrai,  en  effet,  le  moment  où  je 
pourrai  être  de  quelque  utilité  véritable  à  M.  Leroux  pour  lui  offrir 
mes  faibles  services.  En  attendant,  je  lui  ferai  de  la  propagande 
autant  que  possible  et  je  m'associerai  avec  Luc  pour  réaliser  en- 
semble le  projet  qu'il  devait  exécuter  à  Limoges  avec  un  autre  de  ses 
amis. 

Soyez  assez  bonne,  madame,  pour  me  pardonner  de  vous  avoir 
entretenue  de  moi.  Je  n'ai  eu  d'autre  intention  que  de  vous  mettre  à 
même  d'apprécier  le  double  service  que  vous  m'avez  rendu. 

J'ai  l'honneur  d'être,  madame,  avec  une  haute  considération,  votre 
humble  et  tout  dévoué  serviteur. 

Emile  Aucaxte. 
La  Châtre,  le  30  novembre  1844. 


On  voit  que  tout  en  s'exécutant  bravement,  ne  reculant  devant 
aucun  sacrifice  personnel  pour  la  bonne  cause,  Mme  Sand  se 
rendait  déjà  compte  des  misères  et  des  dangers  qu'on  pou- 
vait encourir  à  lier  son  sort  à  celui  de  Leroux  :  elle  savait  à  Toc- 


4o8  GEORGE    SAND 

casion  conseiller  la  prudence  à  son  égard,  tout  en  professant  la 
plus  grande  admiration  pour  ses  idées. 

Toutefois,  Mme  Sand  commençait  elle-même  à  voir  clair  dans 
les  grands  projets  «  pratiques  »  de  Leroux,  elle  trouvait,  de  plus, 
que  le  philosophe  avait  tort  de  se  plaindre  continuellement.  Elle 
écril  en  juillet  1845  à  Mme  Marliani  : 

•l'ai  vu  Leroux  hier  soir.  Il  imprime  l'Echireur;  il  aurait  voulu  des 
avances  plus  considérables  (pic  celles  qu'on  a  pu  lui  faire.  Il  se  plaint 
un  peu  de  tout  le  monde  et  ne  veut  pas  comprendre  que  sa  prétendue 
persévérance  n'inspire  de  confiance  à  personne.  Il  dit  qu'on  le  regarde 
apparemment  comme  un  malhonnête  homme  en  pensant  qu'il  peut 
manquer  à  sa  parole.  Que  lui  répondre?  A  qui  a-t-on  plus  donné,  plus 
confié,  plus  pardonné?  Tout  cela  déchire  le  cœur  quand  on  a  fait  son 
possible  pour  lui  et  souvent  plus  que  le  possible.  Sa  position  est  tou- 
jours précaire  et  difficile.  Cependant  voilà  le  pain  assuré,  mais  vou- 
drait-il s" en  nourrir?  On  lui  assure  de  quatre  à  cinq  mille  francs  par 
an...  (1). 

A  Maurice  à  Courtavenel.  Mme  Sand  écrit  aussi  à  propos  de 
Leroux  (à  la  fin  d'une  lettre,  où  elle  raconte  à  son  fils  l'excur- 

(1)  Cette  lettre  est  encore  erronément  datée  de  «  juin  1844  »,  dans  la  Corres- 
pondance. Mme  Sand  y  fait  allusion,  entre  autres,  aux  pluies  et  aux  inonda- 
tions qui  désolèrent  les  enviions  de  Nohant  en  l'été  de  1845,  qui  y  occasion- 
nèrent de  vrais  désastres  et  par  suite  du  débordement  des  rivières  empê- 
chèrent les  Viardot  de  partir  pour  Paris  à  la  date  fixée  pour  leur  départ.  On  a 
de  plus  omis  les  dernières  lignes  de  cette  lettre  :  Ma  lettre  est  retardée  de 
quelques  heures,  Viardot  s'en  charge.  Or,  les  Viardot  ne  purent  pas  faire 
leur  séjour  habituel  à  Nohant  en  1*44  :  en  1845,  ils  quittèrent  le  château  en 
juillet,  plus  tard  ce  fut  Maurice  qui  fit  un  séjour  chez  eux,  à  Courtavenel, 
Mme  Viardot  se  rendit  après  aux  fêtes  en  l'honneur  de  Beethoven  à  Bonn. 
Tous  ces  faits  sont  relatés  dans  les  lettres  de  Chopin  à  sa  sœur,  datées  du 
20  juillet  et  d'octobre  1845.  Dans  cette  seconde  lettre,  il  parle  encore  d'une 
excursion  à  Boussac,  de  l'imprimerie  et  de  la  machine  de  Leroux,  qui  impri- 
mait «  un  nouveau  journal  intitulé  TEclaireur  »  et  de  ses  engouements  éternels 
pour  de  nouvelles  idées  et  de  nouveaux  projets,  qu'«il  commençait  toujours 
et  n'achevait  jamais  entièrement  »,  et  aussi  de  ce  que  cette  machine  «  a  déjà 
coûté  à  Leroux,  ainsi  qu'au  propriétaire  de  M.  Coco  (le  chien  de  Mme  Sand), 
et  à  ses  autres  amis  plus  de  dix  mille  francs  •>.  ou  même  «  plusieurs  dizaines 
de  mille  francs  ». 

On  retrouve  de  même  une  allusion  au  déluge  »  de  1845  dans  la  lettre 
de  Mme  Sand  à  Poney,  du  12  septembre  1845.  H  faut  aussi  remarquer  que 
le  numéro  1  de  TEclaireur  ne  parut  que  le  14  septembre  1844,  et  que  ce  journal 
s'imprimait  d'abord  à  Orléans,  plus  tard  à  Boussac  chez  Leroux,  qui  ne  put 
donc  s'en  occuper  qu'en  l'été  de  1845  et  non  pas  en  1844. 


GEORGE   SAND 

sion  Faite  à  Boussae,  el  que  noua  donnons  plus  loin  dans  l<; 
chapitre  v)  : 

Nouant,  septembre  L8 16  1 1 1. 

■  ...  Leroux  est  très  bien  établi  ;'i  Boussae.  Enfin  tout  son  monde  tra- 
vaille «m  imprime,  même  les  petits  enfants  :  une  petite  fille  <le  quatre 
ans  à  Jules,  qui  ne  sail  ni  lire  ni  écrire,  et  qui  compose  el  assemble 
avec  une  promptitude  et  une  adresse  extraordinaires.  Qu'il  leur  vienne 
«le  L'ouvrage  en  quantité  et  qu'ils  persévèrent,  leur  vie  de  famille  peut, 

être  très  belle,  très  bonne,  très  utile,  très  respectable.  «  Je  ne  crains  que 
l'imagination  et  les  projets  enthousiastes  de  Pierre...  » 

Leroux  semble  avoir  deviné  ou  avoir  été  prévenu  de  cette 
méfiance  de  Mme  Sand  à  l'égard  de  ses  chimériques  entreprises 
ci  s'en  être  plaint  h  des  amis  communs,  qui  l'ont  rapporté  à 
Mme  Sand.  Dans  une  lettre  datée  du  17  octobre  1845  de  Boussae 
et  adressée  à  Mme  Sand,  Leroux  lui  avoue  de  ne  pas  toujours  avoir 
parlé  d'elle  à  des  tiers  comme  il  l'aurait  dû,  ce  qu'il  explique 
par  son  état  d'abattement  et  le  surcroît  de  malheurs  qui  l'oppri- 
maient, et  aussi  par  le  fait  que  François  lui  avait  dit  une  fois  que 
Mme  Sand  «  ne  serait  jamais  une  sainte,  mais  resterait  toujours 
artiste  »,  et  lui,  Leroux,  l'aurait,  «  dans  ses  moments  de  sainteté, 
déploré  »,  comme  on  déplore  ses  propres  faiblesses  et  toutes  les 
faiblesses  humaines,  parce  qu'il  aurait  voulu  juger  Mme  Sand 
selon  «  l'idéal,  qu'elle  lui  avait  fait  entrevoir  »,  mais  qu'en  ne  la 
jugeant  même  Qu'humainement  il  la  trouvait  encore  «  supérieure 
à  tout  ce  qui  existe,  plus  généreuse,  plus  sincère,  plus  coura- 
geuse que  les  plus  généreux  et  les  plus  sincères  »,  et  enfin  que 
«  les  misérables  »,  «  les  intrigants  »  qui  ont  redit  ces  plaintes  à 
Mme  Sand  auraient  dû  lui  dire  aussi  comment  il  s'était  plaint 
d'eUe. 

Mme  Sand  n'en  fut  nullement  fâchée  et  jugea  tout  cet 
incident  comme  une  petitesse  de  caractère  regrettable  chez  un 
homme  et  un  penseur  qu'elle  vénérait  et  dont  les  doctrines  lui 
semblaient  contenir  tant  de  vérité,  mais  quoiqu'elle  ait  enfin 
compris  sa  parfaite  inaptitude  pratique  et  ses  procédés  absolu- 

(1)  Inédite, 


4io  GEORGE   SAND 

ment  fantasques  et  quoique  ses  amis  l'eussent  mise  sur  ses  gardes, 
elle  n'en  continua  pas  moins  à  aider  Leroux  en  1845  et  1846,  tout 
comme  auparavant.  Elle  le  chargeait  de  transactions  avec  ses 
éditeurs,  lui  cédait  une  part  sur  les  sommes  que  ces  derniers  lui 
versaient,  et  enfin,  empruntait  de  l'argent  pour  lui,  soit  par  Planet, 
soit  par  d'autres  personnes  ;  elle  secourait  également  ses  frères, 
tantôt  en  les  aidant  à  affermer  une  terre,  tantôt  en  leur  prêtant 
de  l'argent.  En  1845,  Leroux  fonda  une  nouvelle  publication, 
la  Revue  sociale;  il  supplia  George  Sand  d'y  collaborer  :  elle  lui 
donna  immédiatement  sa  Préface  de  la  Mare  au  diable,  si  incom- 
parablement charmante  et  pas  moins  célèbre,  que  la  fameuse 
et  emphatique  Préface  de  Cromwell.  Plus  tard  ce  fut  la  même 
chose  encore.  Nous  voyons,  il  est  vrai,  par  les  lettres  de  Mme  Sand 
de  184s.  et  celles  qu'on  a  imprimées  à  la  fausse  date  de  1851  (1), 
que  les  événements  de  1848  lui  montrèrent  clairement  le  côté 
illusoire  des  doctrines  de  Leroux  et  dissipèrent  aux  yeux  de  la 
romancière  le  brouillard  poétique  et  métaphysique  qui  lui  avait 
voilé  les  défauts  de  cette  doctrine  (2).  Ce  n'est  pas  sans  raillerie 
qu'elle  parle  de  lui.  Bien  plus,  elle  déclare  ne  plus  pouvoir  suivre 
les  théories  du  maître,  qui  côtoient  la  folie. 

C'est  ainsi  qu'elle  écrit,  le  22  janvier  1848,  à  Giuseppe  Maz- 
zini  (3)  : 

J'ai  vu  aujourd'hui  Leroux,  à  qui  j'ai  remis  un  exemplaire  de  votre 
texte  italien  et  qui  va  s'en  occuper  sérieusement  dans  la  Revue  social* . 
Il  ne  sera  pas  autant  que  moi  de  votre  avis.  Il  rendra  justice  à  la  pureté 
et  à  l'élévation  de  vos  idées  et  de  vos  sentiments  ;  mais  il  est  possédé 
aujourd'hui  d'une  rage  de  pacification,  d'une  horreur  pour  la  guerre, 
qui  va  jusqu'à  l'excès  et  que  je  ne  saurais  partager. 

Blâmer  la  guerre  dans  la  théorie  de  l'idéal,  c'est  tout  simple  :  mais  il 
oublie  que  l'idéal  est  une  conquête,  et  qu'au  point  où  en  est  l'humanité, 
toute  conquête  demande  notre  sang. 

Il  vous  envoie  probablement  ses  travaux  quotidiens.  Le  voilà  qui 
croit  tenir  la  science  religieuse,  politique  et  sociale,  et  qui  s'avance 
avec  beaucoup  d'audace  comme  possédant  un  dogme,  une  organisa- 
il)  Y.  plus  loin  chap.  vin. 

(2)  Ci  Correspond.,  t.  III,  p.  33,  57,  107,  235-236,  339. 

(3)  La  lettre  est  datée  du  22  janvier  1851  dans  la  Corresp.  imprimée. 


GEORGE   SAND  41  1 

lion,  un  principe  de  subsistance,  o'esl  beaucoup  dire  1  Cette  admirable 
cervelle  a  touché,  je  le  crains,  la  Limite  que  l'humanité  peul  atteindre. 
Entre  le  génie  et  Vàberration,  il  n'y  a  souvent  que  V épaisseur  d'un  cht  vt  u. 
Pour  moi,  après  un  examen  bien  sérieux,  bien  consciencieux,  avec  un 
grand  respect,  une  grande  admiration  e1  une  Bympathie  presque 
complète  pour  tous  ses  travaux,  j'avoue  que  je  suis  forcée  de  m'ar- 
rêter,  et  que  je  ne  puis  le  suivre  dans  l'exposé  de  Bon  Bystème.  Je  ne 
crois  pas  (railleurs  aux  systèmes  d'application  a  priori.  Il  y  faut  Le 
concours  de  L'humanité  el  l'inspiration  de  L'action  générale.  Enfin, 

lisez  et  dites-moi  si  j'ai  tort  et  si  VOUS  le  croyez  dans  le  vrai.  Je  liens 

beaucoup  à  votre  jugement.  J'en  ai  même  besoin  pour  sonder  encore 
le  mien  propre.  Je  vous  demande  donc  de  donner  deux  ou  trois  heures 
à  cette  lecture,  et  d'en  consacrer  encore  une  ou  deux,  s'il  le  faut,  à 
résumer  pour  moi  votre  opinion.  Ne  craignez  pas  de  me  l'aire  paye: 
un  gros  port  de  lettre.  Je  n'ai  pas  encore  discuté  avec  Leroux;  j'étais 
tout  occupée  de  l'écouter  et  de  le  faire  expliquer.  Et  puis  il  était  au- 
jourd'hui dans  une  sorte  d'ivresse  métaphysique  et  il  n'eût  rien  en- 
tendu. 

Malgré  cela,  lorsque  Leroux  dut,  après  le  coup  d'État  de 
1851,  fuir  avec  ses  frères  à  Londres,  puis  se  fixer  à  Jer- 
sey, il  continua  à  adresser  des  demandes  d'argent  à  Mme  S  and, 
toujours  avec  sa  confiance  et  son  laisser  aller  enfantins,  et 
George  Sand,  comme  par  le  passé,  témoigna  envers  son  maître 
le  même  sentiment  d'attachement  filial  que  les  femmes  pieuses,  à 
L'aube  du  christianisme,  professaient  pour  les  apôtres.  Mme  Sand 
semble  s'être  crue  obligée  d'aider  Leroux  à  porter  le  fardeau  de  la 
vie  matérielle  ;  toutes  les  lettres  de  Leroux  et  de  sa  famille 
datées  de  cette  époque  ne  présentent  que  des  variations  sur  le 
thème  «  :  Aidez-nous,  sauvez-nous  »,  ou  sont  remplies  par  des 
expressions  de  gratitude  pour  ce  secours  prêté.  C'est  ainsi  que 
nous  apprenons  qu'en  1852,  George  Sand,  ayant  appris  par  un 
ami  commun  (1)  que  Leroux  se  trouvait  à  Londres  dans  une 
position  difficile,  lui  fit  immédiatement  passer  de  l'argent  :  il 
répondit  ainsi  (la  lettre  est  écrite  déjà  de  Jersey)  : 


(1)  Ce  fut  probablement  Gustave  Sandre,  avec  lequel  Pierre  Leroux  avait, 
en  1843-44,  débattu,  comme  avec  le  représentant  de  la  maison  Potter,  les 
points  du  traité  à  propos  d'une  édition  de  Mme  Sand,  et  qui,  plus  tard,  fut 
son  ami  et  son  adepte. 


4i2  GEORGE    SAND 

(Sans  date  ni  adresse.) 
Chère  amie, 

Je  ne  vous  écris  pas  une  lettre,  je  vous  salue  et  vous  remercie,  en 
faisant  ce  que  vous  m'indiquez,  c'est-à-dire  en  vous  accusant  récep- 
tion de  votre  second  envoi,  qui  m'est  arrivé  aussi  exactement  que  le 
premier.  L'ami  qui  vous  remettra  ce  mot  vous  dira  dans  quelle  situa- 
tion je  me  trouve  aujourd'hui,  cent  fois  heureuse  et  favorable,  en  com- 
paraison de  celle  où  je  me  trouvais  à  Londres,  quand  il  eut  Vvnspi- 
ration  d'aller  vous  voir  et  quand  vous  m'écrivîtes.  Je  vous  répète  que 
je  vois  là  un  secours  très  réel  de  la  Providence,  gui  m'est  ou  plutôt  gui 
nous  est  venu  par  vous  (1).  Adieu,  chère  amie,  je  vous  écrirai  bientôt. 

Dans  le  livre  si  éminemment  intéressant  de  M.  Félix  Thomas. 
Pierre  Leroux,  sa  vie,  son  œuvre,  sa  doctrine,  auquel  nous  avons 
déjà  tant  de  fois  renvoyé  notre  lecteur,  nous  trouvons  la  lettre 
suivante  de  George  Sand,  qui  ne  fait  point  partie  de  sa  Corres- 
pondance imprimée  et  qui  nous  renseigne  sur  ce  premier  envoi, 
dont  parle  Leroux.  : 

...  Mon  ami,  je  viens  de  recevoir  pour  vous  six  cents  francs  dune 
personne  amie,  que  je  ne  vous  nomme  pas  ;  vous  ne  la  connaissez  pas. 
mais  elle  ira  vous  voir  à  Londres  bientôt,  avec  un  mot  de  moi.  A  vous 
de  cœur. 

G.  Sand. 
Nohant,  22  août  1852  (2). 

Au  mois  de  septembre  1866,  c'est  Jules  Leroux,  qui  écrit  à 
son  tour  à  Mme  Sand,  qu'il  veut  émigrer  en  Amérique  avec  sa 
famille,  mais  que  les  moyens  nécessaires  lui  manquent  :  sa 
lettre  du  9  octobre  1866  nous  prouve  qu'il  a  bien  reçu  «  ces 
moyens  »,  et  qu'il  quitte  Jersey  le  soir  même,  en  bénissant 
Mme  Sand  :  «  Merci,  mille  fois  merci,  écrit-il,  et  gloire  à  Dieu, 
qui  relie  toutes  choses  et  surtout  les  âmes...  »  et  il  la  prie  encore 

(1)  C'est  Leroux  qui  souligne.  Dans  une  lettre  précédente,  il  la  remercie 
pour  son  aide  morale  et  le  grand  bien  qu'elle  lui  fit  en  lisant  attentivement 
ses  «  élueubrations  sur  l'Évangile  et  la  Fable  »,  ce  qui  l'encourage  à  persé- 
vérer dans  son  travail,  malgré  les  tempêtes  politiques  qui  mugissent  autour 
de  lui. 

(2)  Félix  Thomas,  Pierre  Leroux,  p.  131.  Nous  soupçonnons  fort  que  ce 
ii"  fut  pas  la  «  personne  amie  »  qui  remit  à  George  Sand  les  600  francs,  mais 
bien  Mme  Sand  elle-même,  qui  chargea  la  «  personne  amie  »  de  les  lui  remettre, 


GEORGE   SAND  41g 

de  lui  envoyer  la  somme  que  les  gens  comme  <n<  rassembleronl 
entre  eus  »  pour  lui  el  les  siens. 

Mais  la  plus  étonnante  el  la  plus  caractéristique  <li-s  lettrée 
de  Leroux  à  Mme  Sand,  c'esl  peut-être  celle  <|u'il  lui  écrivit 
en  L864,  car  elle  prouve  que  ni  les  cataclysmes  politiques,  ni  les 
épreuves  de  Bon  existence  personnelle  n'avaient  rien  enseigné 
à  ce  grand  enfanl  de  génie  :  après  toutes  les  corrections  que 

!e  sort  lui  avait  infligées,  il  continuait  à  planer  dans  le  monde  des 
rêves  et  des  projets  irréalisables,  et...  à  traiter  la  questoin  du 
secours  matériel,  prêté  par  do  fidèles  amis,  avec  L'insouciance  d'un 
vrai  apôtre  de  la  non-propriété  : 

Jersey,  dimanche  24  septembre  1854  (1). 
Chère  amie. 

Ce  que  c'est  qu'un  degré  du  méridien,  surtout  lorsqu'il  sépare  ce 
qu'on  appelle  des  empires  et  des  Etats  !  rs'ous  sommes  depuis  deux  ans 
aussi  loin  l'un  de  l'autre  que  le  sont  de  nous  nos  amis  qui  sont  morts. 
Sans  doute,  c'est  ma  faute,  j'aurais  dû  vous  écrire.  Mais  j'ai  peut-être 
voulu  vous  épargner  le  chagrin  de  connaître  toutes  mes  péripéties.  J'ai 
un  fils  en  Algérie,  avec  qui  j'en  ai  usé  comme  avec  vous.  Je  L'aime 
assurément,  et  même  de  cet  amour  quelquefois  aveugle  que  nous  avons 
pour  nos  enfants.  Voilà  pourtant  trois  ans  que  je  ne  lui  ai  écrit.  Je 
romps  aujourd'hui  le  silence.  Pourquoi?  par  un  motif  que  j'ai  la  dou- 
leur de  dire  n'être  pas  désintéressé,  et  que  vous  allez  juger.  Je  reçus 
hier  (je  ne  sais  qui  me  l'envoyait)  un  numéro  de  la  Presse.  Il  était 
question  de  vous,  on  annonçait  la  prochaine  publication  de  vos 
Mémoires,  achetés  (disait-on  en  lettres  majuscules)  cent  trente 
mille  francs.  Dans  le  même  numéro  se  trouvait  l'histoire  d'un  certain 
comte  de  Raousset,  qui  vient,  ces  mois  derniers,  d'entreprendre,  avec 
une  poignée  d'hommes,  et  sans  avoir  même  un  canon,  la  conquête  du 
Mexique,  comme  Fernand  Cortez,  et  qui  a  succombé  dans  son  entre- 
prise. Enfin,  plus  loin,  je  lus  une  lettre  de  M.  Lamartine,  envoyant 
cinq  cents  francs  a  la  veuve  du  libraire  Ladvocat.  Il  se  fit  dans  ma  tête 
une  association,  peut-être  étrange,  de  ces  trois  faits.  Je  ne  veux  pas 
conquérir  le  Mexique,  comme  le  comte  de  Raousset,  mais  je  veux, 
comme  Colomb,  conquérir  un  monde  nouveau.  Ce  monde  nouveau  a 
trois  aspects  ;  mais  en  me  bofnant  à  un  seul,  la  possibilité  pour  tous 
les  hommes  de  se  procurer  leur  subsistance  oui  ce  qu'on  appelle  la 

(1)  Leroux  avait  mis  par  erreur  :  «  1844  ». 


414  GEORGE    SAND 

richesse.  J'affirme  que  ce  monde  existe  et  que  je  lai  trouvé. 
Depuis  que  je  vis  en  Angleterre,  je  m'occupe  des  sciences,  et  j'y  ai 
fait  des  découvertes  importantes,  surtout  dans  la  physiologie  végé- 
tale; tout  ce  que  disent  les  savants  sur  la  nutrition  ôc<  végétaux  est 
absurde  comme  tant  d'autres  choses  qu'ils  débitent.  Je  serais  en 
mesure  de  faire  là-dessus  un  bon  livre.  Mais  laissons  les  livres.  J'ai 
tourné  mes  idées  vers  la  pratique.  J'ai  travaillé  sur  les  matières  que 
l'on  regarde  comme  les  plus  immondes  et  dont  la  nature  a  pourtant 
fait  la  condition  de  la  reproduction  :  j'ai  découvert  le  moyen  de  trans- 
former ces  matières  en  guano  semblable  à  celui  du  Pérou.  En  nf  oc- 
cupant de  ce  sujet,  je  suis  tombé  sur  deux  autres  inventions  indus- 
trielles qui  pourraient  rapporter  d'immenses  bénéfices.  Vous  le  voyez, 
je  suis  très  riche,  et  à  quelques  égards  le  plus  riche  de  tous  les  hommes, 
quoique  je  suis  un  des  plus  pauvres. 

Vous  savez  que  j'ai  ici  avec  moi  une  famille  de  plus  de  trente  per- 
sonnes,  grandes  ou  petites.  La  Providence  par  vous  m'envoya,  il  y  a 
deux  ans,  le  moyen  de  sortir  d'Angleterre  (cette  terre  d'Egypte)  où 
nous  allions  infailliblement  mourir  de  l'inanition.  Mais  ici  même,  sous 
un  ciel  meilleur,  que  de  combats  pour  éloigner  la  faim  !  Hugo,  qui  n'a 
qu'une  petite  famille  et  qui  se  vit  réduit  à  sept  mille  cinq  cents  livres 
de  rente  (sans  parler  de  ce  qu'il  tire  de  ses  livres)  me  disait  un  jour 
qu'il  ne  comptait  pour  vrais  chagrins  que  les  chagrins  du  cœur.  C'est 
vrai  et  faux.  Je  le  voudrais  bien  voir  aux  prises,  comme  moi,  avec  la 
misère. 

Nous  pouvons  nous  rendre  cette  justice  qu'au  milieu  des  Français 
désœuvrés  de  la  proscription,  nous  avons  donné  l'exemple  du  travail. 
Trois  fois  j'ai  ouvert  des  cours,  malheureusement,  pour  les  idées  un 
peu  élevées,  il  n'y  a  ni  intelligences,  ni  oreilles,  clans  un  monde  pure- 
ment mercantile,  comme  le  monde  métis,  moitié  anglais,  moitié  fran- 
çais, qui  habite  cette  petite  île. 

J'avais  commencé  à  imprimer  un  grand  ouvrage,  où  de  la  théologie 
je  serais  arrivé  à  la  philosophie  et  aux  sciences  ;  il  m'a  fallu  interrompre 
à  la  quinzième  feuille.  J'ai  fait  ensuite  un  petit  livre,  dont  vous  avez, 
je  crois,  entendu  parler,  et  dont  j'ai  essayé  vainement  de  vous  envoyer 
un  exemplaire.  Ce  petit  livre  traite  du  sujet  dont  je  vous  entretenais 
tout  à  l'heure,  de  cette  loi  de  la  vie  que  j'appelle  circulus  de  la  nutri- 
tion des  végétaux  et  de  la  régénération  de  l'agriculture.  J'ai  reçu  des 
remerciements  des  Etats  de  ce  pays  et  il  a  été  fait  une  petite  souscrip- 
tion, qui  a  couvert  les  frais  de  la  publication.  Il  fallait  ou  abandonner 
cette  grande  question,  ou  me  mettre  moi-même  à  l'œuvre.  Mon  frère 
Jules,  qui  n'avait  plus  de  travail  dans  l'imprimerie,  a  entrepris  de 
cultiver  un  champ  avec  un  de  mes  gendres,  Freizière,  et  avec  l'aide 
encore  d'un  autre  de  mes  frères,  Charles,  qui  avait  déjà  une  certaine 


GEORGE   SAN!)  .  ni 

pratique  de  la  culture  el  du  jardinage.  Nous  avons  ï.'iit  ainsi  une  foule 
d'expériences  déci  ives.  Mes  deux  autres  gendres,  Dosages  el  Auguste 
Desmoulins,  onl  ouverl  en  ville  une  école  pour  des  enfants,  laquelle 
est  en  voie  de  prospérité.  Enfin  tous  onl  fait  ce  qu'ils  onl  pu. 

Voici  Noël  qui  vienl  :  c'esl  aujourd'hui  le  tnomenl  il  affermer  un 
peu  de  terre,  car  ce  que  mon  frère  Jules  en  occupe  esl  trop  exigu  pour 
nourrir  s;i  seule  famille.  J'ai  résolu  de  louer  une  douzaine  d'hectares 
de  terrain  à  bon  marché  au  bord  de  la  mer  el  à  proximité  de  la  ville 
pour  y  faire  à  la  lois  de  l'agriculture  et  une  fabrique  de  cirage,  <i'<  ncre  el 
il,  guano,  .lui  tous  les  travailleurs  qu'il  me  faul  pour  cela,  des  pro- 
cédés certains  el  éprouvés,  un  commencement  d'exécution  :  car  dès 
à  présent  je  fabrique  et  vends  ces  produits.  Le  succès  me  paraîl  assuré 
Ici  l'agriculture  consiste  presque  uniquement  â  nourrir  (h'<  vaches, 
donl  le  lait  se  vend  à  la  ville  :  le  débouché  est  donc  sûr.  Il  l'e-t  aussi 
pour  le  cirage,  (pie  jusqu'ici  l'on  faisait  venir  d'Angleterre,  et  que  je 
fabrique  par  un  procédé  nouveau  et  à  un  prix  incomparablement 
moindre  que  tous  ceux  qui  en  ont  fait,  soit  en  France,  soit  en  Angle- 
terre, .le  dirai  la  même  chose  de  l'encre;  quant  au  guano,  la  Société 
d'Agriculture  de  Londres  a  proposé  un  prix  de  vingt-cinq  mille  francs 
pour  celui  qui  découvrirait  ce  (pie  précisément  j'ai  trouvé.  Mais  cette 
société  a  mis  pour  condition  l'établissement  d'une  fabrique  capable 
de  livrer  ce  produit  à  un  prix  déterminé.  Dans  tous  les  cas.  il  n'est  pas 
un  produit  plus  recherché  en  ce  moment,  soit  en  Angleterre,  soit  en 
France  que  le  guano  du  Pérou,  et  je  trouverai  facilement  à  vendre 
l'imitation  que  j'en  fais. 

Mais  ce  projet,  qui  m'occupe  depuis  bien  des  mois,  et  pour  lequel 
j'ai  tour  préparé,  est  comme  la  statue  de  Prométhée,  il  est  d'argile. 
Que  faut-il  pour  y  mettre  ou  lui  mettre  le  feu?  LTn  peu  d'argent.  Si  le 
comte  de  Raousset  avait  eu  un  canon,  peut-être  aurait-il  conquis  le 
Mexique. 

Je  ne  viens  pas  vous  demander  d'emprunter  mon  artillerie  à  l'ar- 
senal que  la  Presse  vous  suppose.  Je  ne  crois  pas  à  ces  annonces  d'édi- 
teurs. Je  crois  que  vos  Mémoires  seront  lus  sur  le  globe  tout  entier, 
mais  vous  serez  longtemps  avant  d'en  retirer  le  profit  qu'on  vous  prête. 

D'ailleurs,  je  sais  combien  vous  avez  de  devoirs  et  de  charges  et 
vous  en  avez  peut-être  plus  que  je  n'en  soupçonne.  Mais  je  viens  vous 
soumettre  une  question. 

Vous  savez  que  Desages  aura  quelque  fortune  ;  il  a  plus  de  trente 
ans  et  il  a  deux  enfants  :  le  droit  ultérieur  à  cet  héritage  est  donc  bien 
assuré.  Depuis  dix  ans  que  Luc  s'est  attaché  à  moi,  son  père  en  a  usé 
avec  lui  fort  peu  libéralement.  J'ai  assurément  beaucoup  plus  fait 
pour  lui,  même  matériellement,  que  sa  famille.  Enfin,  en  ce  moment, 
il  reçoit  de  cette  famille  une  petite  pension  de  deux  à  trois  cents  francs 


4i6  GEORGE   SAND 

par  an,  qui  l'aide  bien  ohétivemenl  à  vivre.  Il  a  essayé  plusieurs  fois, 
et,  je  crois,  par  l'intermédaiaire  de  notre  ami  Emile  Aucante,  d'em- 
prunter  dans  sou  pays  une  somme  de  mille  ou  douze  cents  francs,  mais 
sans  succès. 

Desages  me  donnerait  sa  signature.  Avec  cette  signature,  par  votre 
aide  et  crédit,  me  serait-il  impossible  d'emprunter,  pour  trois  ou  quatre 
ans,  quelques  milliers  de  francs?  Ce  que  je  sais,  c'est  que  je  mériterais 
cette  bonne  fortune  par  mes  intentions  et  mon  courage. 

Je  ne  veux  pas  refaire  Boussae,  qui,  d'ailleurs,  a  été  une  bonne  chose  ; 
je  ne  voudrais  pas  laisser  souffrir  plus  longtemps  tant  de  personnes. 
Si  mon  projet  ne  réussit  pas,  une  chose  est  inévitable  :  nous  serons 
forcés  d'émigrer  en  Amérique.  Les  jeunes,  parmi  nous,  m'y  poussent, 
mais  je  résiste.  Je  ne  voudrais  pas  aller  mourir  dans  un  pays  qui  n'esl 
que  l'Angleterre  en  décomposition.  J'aime  mieux  rester  plus  près  d'un 
monde  où,  avec  quelques  ennemis,  nous  avons  trouvé  tant  d'amis 
sympathiques,  où  nous  avons  vécu  et  pensé  ensemble. 

Avisez  donc,  chère  amie.  Si  vous  pouvez  nraider  encore,  vous  le 
ferez,  et  je  ne  puis  m'empêcher  d'ajouter  que  vous  ferez  bien.  Si  vous 
ne  le  pouvez  pas,  que  cette  lettre  ne  vous  donne  pas  de  chagrin  et  ne 
trouble  pas  votre  solitude.  Vous  écrire  ceci  aura  satisfait  mon  cœur, 
toujours  plein  de  reconnaissance  pour  vous,  et  votre  réponse,  quelle 
qu'elle  soit,  sera  pour  moi  un  heureux  événement. 

Votre  ami, 

Pierre  Leroux. 

Voici  mon  adresse  :  Par  voie  de  Londres.  M.  Arnold,  HigM  Knoll- 
cottage,  Claremoni-hûl,  Suint-Hélier.  {Ile  de  Jersey.) 

George  Sand  resta  jusqu'à  la  fin  fidèle  à  son  «  maître  ». 
Lorsqu'il  mourut  au  milieu  des  horreurs  de  la  guerre  civile,  le 
12  avril  1871,  et  que  la  Commune,  ayant  majestueusement 
repoussé  la  proposition  du  citoyen  Jules  Vallès  de  lui  acheter 
une  fosse  à  perpétuité  «  comme  contraire  aux  principes  démo- 
cratiques et  révolutionnaires  »,  ne  daigna  qu'envoyer  deux  de 
ses  représentants  aux  funérailles,  «  non  du  philosophe  parti- 
san de  l'école  mystique,  dont  nous  portons  la  peine  aujourd'hui, 
mais  de  l'homme  politique,  qui  le  lendemain  des  journées 
de  juin,  a  pris  courageusement  la  défense  des  vaincus  (1)  », 

(1)  Nous  citons  cet  extrait  de  l'Opinion  nationale  du  16  avril  1871,  d'après 
le  livre  de  M.  F.  Thomas.  (V.  Pierre  Leroux,  p.  165.) 


GEORGE   SA  NI)  4,  7 

George  Sand,  elle,  suivit,  dit-on,  le  oercueil  à  pied  jusqu'au  cime- 
tière. Si  le  fail  est  exact,  oe  dernier  tribut  <lr  vénération,  silen- 
cieusement rendu  à  l'homme  éminenl  el  au  grand  penseur  p;ir 
la  plus  grande  des  femmes-écrivains  du  dix-neuvième  siècle,  son 
amie  el  sou  adepte,  témoigne  l>i<'u  plus  de  8a  signification  impé- 
rissable pour  cette  Humanité  »  qu'il  avait  tant  aimée,  que  si 
tnnt  le gouvernemenl  communard  eût  suivi  ce  modeste  cercueil 
en  une  procession  pompeuse. 


m. 


27 


CHAPITRE  V 

(1842-1846) 

Le  phalanstère  du  square  d'Orléans.  —  Le  livre  de  W.  von  Lenz.  — 
Désaccords.  —  Mlle  de  Rozières.  —  Maurice  et  Solange.  —  Isidora.  — 
Les  Mères  de  famille  dans  le  beau  monde.  —  Lettres  inédites  de  Chopin. 

De  1841  à  1846,  George  Sand  passait  régulièrement  ses  hivers 
à  Paris  et  ses  étés  à  Nohant.  Puis  elle  prolongea  ses  séjours  à 
la  campagne  jusqu'au  commencement  de  l'hiver,  ne  revenant 
qu'à  la  fin  de  novembre  ou  dans  la  première  dizaine  de  dé- 
cembre à  Paris,  auprès  de  son  malade  ordinaire,  qui,  de  son  côté, 
passait  à  Nohant  tout  l'été  et  une  partie  de  l'automne.  En  l'au- 
tomne de  1842,  Mme  Sand  et  Chopin  quittèrent  la  rue  Pigalle 
et  vinrent  s'installer  rue  Saint-Lazare,  où  ils  louèrent  dans  le 
square  d'Orléans  (ou  cité  d'Orléans  ou  cour  d'Orléam),  les  appar- 
tements numéros  5  et  9.  L'appartement  de  leur  amie  Mme  Mar- 
liani était  au  7. 

Mme  Sand  s'exprime  ainsi  dans  V Histoire  de  ma  Vie  : 

Nous  avions  quitté  les  pavillons  de  la  rue  Pigalle,  qui  lui  déplai- 
saient, pour  nous  établir  au  square  d'Orléans,  où  la  bonne  et  active 
Marliani  nous  avait  arrangé  une  vie  de  famille.  Elle  occupait  un  bel 
appartement  entre  les  deux  nôtres.  Nous  n'avions  qu'une  grande  cour, 
plantée  et  sablée,  toujours  propre,  à  traverser  pour  nous  réunir  tantôt 
chez  elle,  tantôt  chez  moi,  tantôt  chez  Chopin,  quand  il  était  disposé 
à  nous  faire  de  la  musique.  Nous  dînions  chez  elle  tous  ensemble,  à 
frais  communs.  C'était  une  très  bonne  association,  économique,  comme 
toutes  les  associations,  et  qui  me  permettait  de  voir  du  monde  chez 
Mme  Marliani,  mes  amis  plus  intimement  chez  moi,  et  de  prendre 
mon  travail  à  l'heure  où  il  me  convenait  de  me  retirer.  Chopin  se 
réjouissait  aussi  d'avoir  un  beau  salon  isolé,  où  il  pouvait  aller  com- 


GEORGE   SAM)  41g 

po  im  wu.  M.11    il  .lim.iit  le  monde  el  ne  profitait  guère  di 

Banotuaire  que  pour  y  donner  des  leçons.  Ce  n'est  qu'à  Nohant  qu  il 
créait  et  écrivait  (1).  Maurice  avait  son  appartement  et  son  atelier 
au-dessus  de  moi.  Solange  avail  prèa  de  moi  une  jolie  chantbrette  où 
elle  aimai I  à  faire  la  dame  vis-à-vis  d'Augustine  tes  jours  de  sortie; 
et  d'où  elle  chassait  sou  frère  et  Oscar  impérieusement,  prétendant 
que  les  gamins  avaient  mauvais  ton  et  sentaient  le  cigare;  ce  qui  ne 
l'empêchait  pas  de  grimper  à  l'atelier  un  moment  après  pour  les  faire 
enrager,  si  bien  qu'ils  passaient  leur  temps  à  se  renvoyer  outrageuse- 
ment de  leurs  domiciles  respectifs  et  à  revenir  frapper  â  la  porte  pour 
recommencer,  l'n  autre  enfant,  d'abord  timide  et  raillé,  bientôt  ta- 
quin et  railleur,  venait  ajouter  aux  allées  et  venues,  aux  algarades  et 
aux  relais  de  lire  qui  désespéraient  le  voisinage.  C'était  Eugène  Lam- 
bert, camarade  de  Maurice  à  l'atelier  de  peinture  de  Delacroix,  un 
garçon  plein  d'esprit,  de  cœur  et  de  dispositions,  qui  devint  mon  enfant 
presque  autant  que  les  miens  propres,  et  qui,  appelé  à  Nohant  pour 
un  mois,  y  a  passé  jusqu'à  présent  une  douzaine  d'étés,  sans  compter 
plusieurs  hivers  ('_).  Plus  tard,  je  pris  Augustine  tout  à  fait  avec  nous, 
la  vie  de  famille  et  d'intérieur  me  devenant  chaque  jour  plus  chère  et 
plus  nécessaire. 

On  trouve  encore  des  détails  sur  l'existence  de  cette  nom- 
breuse et  amicale  «  communauté  »  de  la  cour  d'Orléans,  dans  la 
lettre  de  Mme  Sand  à  Charles  Duvernet,  du  12  novembre  1842. 

...  Je  te  dirai  que  nous  sommes  occupés  de  cette  grande  et  bonne 
Pauline  avec  redoublement,  depuis  son  redébut  aux  Italiens...  son 
succès...  a  été  dans  la  Cenerentola  aussi  brillant  et  aussi  complet  que 
possible...  On  remonte  maintenant  le  Tancrède  pour  elle,  et,  les  jours 
où  elle  ne  chante  pas,  nous  montons  à  cheval  ensemble. 

Nous  cultivons  aussi  le  billard  ;  j'en  ai  un  joli  petit,  que  je  loue 
vingt  francs  par  mois,  dans  mon  salon,  et,  grâce  à  la  bonne  amitié, 
nous  nous  rapprochons,  autant  que  faire  se  peut,  dans  ce  triste  Paris, 
de  la  vie  de  Nohant.  Ce  qui  nous  donne  un  air  campagne,  aussi,  c'est 
que  je  demeure  dans  le  même  square  que  la  famille  Marliani,  Chopin 
dans  le  pavillon  suivant,  de  sorte  que  sans  sortir  de  cette  grande  cour 
d'Orléans,  bien  éclairée  et  bien  sablée,  nous  courons  le  soir  les  uns 


(1)  Cette  assertion  est  bien  confirmée  par  les  lettres  de  Chopin  publiées 
par  M.  Mieczislas  Karlowicz  dans  les  Pcuniafki  po  Chopinie. 

(2)  Eugène-Louis  Lambert,  plus  tard  peintre  de  chats  fort  célèbre,  naquit 
à  Paris  le  25  septembre  1825. 


420  GEORGE    SAND 

chez  les  autres,  comme  de  bons  voisins  de  province.  Nous  avons  même 
invente  de  ne  faire  qu'une  marmite,  et  de  manger  tous  ensemble, 
chez  Mine  Marliani,  ce  qui  est  plus  économique  et  plus  enjoué  de 
beaucoup  que  le  chacun  chez  soi.  C'est  une  espèce  de  phalanstère  qui 
nous  divertit  et  où  la  liberté  mutuelle  est  beaucoup  plus  garantie 
que  dans  celui  des  fouriéristes. 

Voilà  comme  nous  vivons  cette  année,  et  si  tu  viens  nous  voir,  tu 
nous  trouveras,  j'espère,  très  gentils.  Solange  est  en  pension  et  sort 
tous  les  samedis  jusqu'au  lundi  matin.  Maurice  a  repris  L'atelier  con 
furia,  et  moi  j'ai  repris  Consuelo,  comme  un  chien  qu'on  fouette;  car 
j'avais  tant  flâné  pour  mon  déménagement  et  mon  installation,  que  je 
m'étais  habituée  délicieusement  à  ne  rien  faire. 

J'espère  que  je  te  donne  sur  nous  tous  les  détails  que  tu  peux  désirer... 

Il  est  très  curieux  de  noter  que  le  père  de  Chopin,  en  appre- 
nant que  son  fils  avait  pris  un  nouvel  appartement,  mais  igno- 
rant que  George  Sand  l'y  avait  suivi,  craignit  qu'il  ne  se 
trouvât  «  trop  solitaire  »  et  écrivit  ce  qui  suit  à  ce  propos  : 

Nous  avons  vu  avec  plaisir  par  ta  dernière  lettre  que  l'air  de  la 
campagne  a  fortifié  ta  santé  et  que  tu  espère  s  passer  un  bon  hiver, 
que  tu  as  changé  de  logement,  vu  que  le  tien  était  trop  froid.  Mais  ne 
seras-tu  pas  isolé,  si  d'autres  personnes  n'en  changent  pas?  Tu  n'en 
fais  pas  mention...  (1). 

Xous  avons  donné,  dans  le  chapitre  n  de  ce  volume,  des 
esquisses  de  l'intérieur  de  la  rue  Pigalle  et  de  l'existence  qu'on 
y  menait,  tracées  par  Balzac,  Gutzkow,  Loménie  et  Laube. 
Quant  à  la  vie  intime  de  la  cour  d'Orléans,  nous  citerons  le 
récit  de  notre  compatriote,  W.  de  Lenz.  musicien  fort  connu 
et  auteur  des  livres  sur  Beethoven  (2),  qui  raconte  dans  sa  bro- 
chure les  Grands  virtuoses  de  notre  temps  (3)  comment  il  fit  la 
connaissance  de  Chopin  et  de  George  Sand,  et  sa  visite  à  la 
petite  communauté  du  square  d'Orléans. 


(1)  Lettre  du  16  octobre  1842.  (Pamiatki  po  Chopinie,  p.  174.) 

(2)  Wilhelm  von  Lenz  naquit  en  1804,  mourut  le  31  janvier  1883  à  Saint- 
Pétersbourg.  Ses  œuvres  d'histoire  et  de  critique  musicale  :  Beethoven  et 
ses  trois  styles  et  Beethoven  eine  Kunststudie.  jouissent  d'une  célébrité  fort 
méritée. 

(3)  Die  grossen  Pianofortevirtuosen  miserer  Zeit  aus  persimlicher  Bekannt- 
sehaft.  Berlin,  1872.  E.  Bock,  in-8°,  111  pages. 


GEORGE   s  A  Ni) 

Lenz  nous  peint  dans  les  quatre  chapitres  de  ce  petit  opus- 
cule ses  relations  avec  Liszt,  Chopin,  Tausig  el  Hènselt,  les 
études  qu'il  lit  sons  leur  direction,  il  raconte  en  passant  ses 
entrevues  avec  Berlioz,  Meyerbeer,  Cramer  el  d'autres  célébrités, 
e1  il  esquisse  en  quelques  traits  les  individualités  morales  el 
musicales  de*  quatre  grands  pianistes.  I>e  toutes  les  parties 
du  livre  la  première,  consacrée  à  Liszt,  es1  la  plus  sympathique, 
celle  qui  est  contée  ;ivec  le  plus  d'entrain  ei  de  pénétration: 
Lenz  a  su  apprécier  la  valeur,  la  profondeur  morale  de  cette 
nature,  l'universalité  de  cette  intelligence.  Ce  fui  Liszt  aussi  qui, 
en  1842,  donna  à  Lenz  un  mot  de  recommandation  pour  Cho- 
pin, chez  lequel  il  était  absolument  impossible  de  pénétrer 
sans  une  protection  de  ce  genre.  Lenz  prit  des  leçons  de  Cho- 
pin et  fit  connaissance  avec  plusieurs  de  ses  élèves.  Après  un 
certain  temps,  Chopin  le  mena  un  soir  dans  le  salon  de 
Mme  Marliani... 

Nous  omettons  les  détails  se  rapportant  à  Chopin  lui-même  ; 
à  son  jeu  poétique,  merveilleux  et  capricieux  ;  à  ses  sympathies 
et  antipathies  musicales,  ou  plutôt  à  son  exclusivisme  musical, 
contraire  à  la  pénétration  musicale  universelle  de  Liszt.  Nous 
omettons  aussi  les  détails  concernant  la  politesse  raffinée  et 
tant  soit  peu  ironique  de  Chopin,  son  élégance  recherchée, 
son  amour  du  brillant,  son  engouement  pour  les  jolis  bibelots, 
les  jolies  élèves  et  les  équipages  luxueux  que  ses  admiratrices 
titrées  envoyaient  pour  le  conduire  chez  elles.  Glissons  encore  sur 
les  petits  traits  empoisonnés  que  Lenz  décoche,  relatifs  à  la 
longueur  du  temps  passé  à  attendre  l'arrivée  de  Chopin,  qui 
par  snobisme,  prétend-il,  remettait  de  jour  en  jour  sa  rentrée 
du  «  château  de  George  Sand,  situé  en  Touraine  (sic),  parce 
que  c'aurait  été  contre  toutes  les  bienséances  mondaines  de 
retourner  à  Paris  avant  novembre...  ».  En  général,  malgré  son 
enthousiaste  admiration  pour  le  génie  musical  du  grand  Polo- 
nais, Lenz  laisse  trop  souvent  percer  son  animosité  contre  la 
personnalité  de  l'artiste  pour  qu'on  puisse  accepter,  sans  res- 
trictions, tout  ce  qu'il  débite  sur  Chopin,  et  surtout  sur 
George  Sand.  C'est  ainsi  qu'ayant  raconté  que  Liszt  n'a  point 


422  GEORGE    SAND 

craint  de  se  montrer  sur  les  boulevards  avec  lui,  alors  qu'il  était 
affublé  d'un  pardessus  inimaginable  en  «  velours  tigré  »,  il 
ajoute  :  «  Chopin  ne  l'aurait  point  osé,  cela  aurait  pu  déplaire  à 
la  Sand...  » 

...  On  était  en  octobre,  dit  Lenz  un  peu  plus  loin,  et  Chopin  était 
toujours  encore  si  distingué  qu'il  n'était  pas  à  Paris.  Alors  un  beau 
matin  Liszt  me  dit  avec  une  aimable  sollicitude  :  «  Eli  bien,  il  arrive, 
je  l'ai  appris,  si  seulement  la  Sand  le  laisse  partir.  »  Je  répliquai  :  «  S'il 
pouvait  la  laisser  partir,  YIndiana.  »  «  C'est  ce  qu'il  ne  fera  jamais, 
reprit  Liszt  ;  je  le  connais.  Mais  dés  qu'il  arrivera  je  ramènerai  chez 
vous.  Vous  avez  un  Erard,  nous  jouerons  la  sonate  à  quatre  mains 
d'Onslow...  »  Octobre  passa  et  Chopin  n'y  était  pas  encore.  A  grand- 
peine  et  à  force  de  sacrifices,  je  parvins  à  me  faire  prolonger  mon 
congé  (1)  et  m'exerçais  sur  mon  Erard  avec  une  application  extrême. 
Liszt  me  donna  une  carte  pour  Chopin,  portant  ces  mots  :  «  Laissez 
passer.  Franz  Liszt  »,  et  me  dit  :  «  Allez  vers  deux  heures  dans  la  cité 
d'Orléans,  où  il  loge,  ainsi  que  la  Sand,  Mme  Viardot,  Dantan,  etc.  ; 
le  soir  tout  le  monde  se  rassemble  chez  une  comtesse  espagnole.  Peut- 
être  Chopin  vous  prendra-t-il  avec  lui,  mais  ne  lui  demandez  pas  de 
vous  présenter  à  la  Sand.  H  est  ombrageux.  »  —  «  Il  n'a  pas  votre 
courage.  »  —  «  Non,  il  ne  la  pas,  le  pauvre  Frédéric...  » 

Chopin,  au  dire  de  Lenz,  le  reçut  très  froidement,  sans  même 
lui  offrir  un  siège,  mais,  après  l'avoir  entendu,  il  consentit  à 
lui  donner  des  leçons  ;  il  semblait  toutefois  pressé  de  le  quitter, 
regardait  à  tout  moment  sa  montre  et  finit  par  lui  demander  cà 
bout  portant  : 

«  Que  lisez-vous?  De  quoi  vous  occupez-vous  en  général?  »  C'était 
une  question  à  laquelle  je  m'étais  bien  préparé  :  «  Je  préfère  George 
Sand  et  Jean- Jacques  à  tous  les  auteurs  !  »  dis-je  trop  précipitamment. 
Il  sourit,  il  fut  adorablement  beau  en  ce  moment,  «  C'est  Liszt  qui  vous 
l'a  soufflé,  je  le  vois,  vous  êtes  initié,  tant  mieux  »,  répondit 
Chopin. 

Ce  dialogue,  incroyable  par  son  manque  de  tact,  est  en 
désaccord  complet  avec  le  conseil  de  Liszt  de  ne  point  faire 
allusion  à  Mme  Sand  (ce  qui  pouvait  sembler  peu  délicat   à 

(1)  Cf.  avec  ce  que  dit  Balzac  dans  ses  lettres  de  1842.  (Lettres  à  TEtran- 
gère,  t.  II,  p.  72-73.) 


GEORGE   SAND  mi 

Chopin).  Il  manque,  de  plus,  de  probabilité,  jurant  complète- 
ment avec  la  retenueel  La  réserve  habituelles  de  Chopin,  inca- 
pable d'y  renoncer  toul  à  coup  devant  un  inconnu.  Il  est  de 
même  tout  ;'i  fait  improbable  qu'en  donnant  plus  tard  à  Lenz 
un  autographe,  tracé  sur  la  première  feuille  de  La  Valse  mélan- 
colique, Chopin  si  peu  prodigue  de  lettres  et  même  de  billets, 
;iit  dit  qu'il  ne  B'abstenait  d'écrire,  que  »  parce  que  Mme  Sand 
écrivait  si  bien,  qu'on  n'avait  pas  le  droit  d'écrire...  d. 

Si  on  imitait  Le  style  de  Lenz,  on  déclarerait  que  tout  cela, 
a  pour  être  ben  trovato,  n'est  nullement  vero  et  pas  même 
véridique  ».  De  plus,  autant  Lenz  est  sérieux  et  mérite  toute 
confiance  quand  il  traite  la  musique  pure  (quoiqu'il  tombe 
parfois  dans  la  métaphysique  musicale  et  dans  un  certain  mysti- 
cisme), autant  il  est  insipide  quand  il  veut  être  un  «  aimable 
conteur  »,  à  la  manière  des  feuilletonistes  de  1840-1850,  chose 
absolument  insupportable  pour  un  lecteur  contemporain.  Grâce 
à  cette  constante  préoccupation  de  faire  de  l'esprit  et  des 
mots,  Lenz  se  rend  parfois  ridicule  à  son  insu.  C'est  ce  qui  lui 
arriva  avec  George  Sand.  L'incident  rapporté  par  Lenz  n'en 
est  pas  moins  très  précieux  pour  le  biographe,  parce  qu'il  reflète 
(quoique  ce  soit  dans  un  miroir  concave)  des  faits  et  des  états 
d'âme  très  réels.  Ceci  passé,  laissons  la  parole  à  l'auteur  de 
Beethoven  et  ses  trois  styles  : 

Enfin  je  pus  me  rendre  chez  Chopin.  La  cité  d'Orléans  est  une  nou- 
velle bâtisse  de  grandes  dimensions,  avec  une  vaste  cour,  première 
entreprise  de  ce  genre,  un  composé  d'appartements  numérotés,  et 
quant  au  nom  (cité)  les  Parisiens  en  ont  toujours  un  de  prêt  !  La  cité 
était  située  derrière  la  rue  de  Provence,  dans  le  beau  quartier  de  Paris. 
Cela  avait  l'air  si  distingué  et  c'est  cela  qui  était  et  qui  est  encore  l'im- 
portant à  Paris...  Dans  la  cité  d'Orléans,  où  demeurait  Chopin,  habi- 
taient aussi  Dantan,  George  Sand,  Pauline  Viardot.  Le  soir  ils  se  réunis- 
saient dans  la  même  maison,  chez  une  vieille  comtesse  espagnole,  une 
émigrée  politique.  Le  tout  comme  Liszt  me  l'avait  raconté.  Une  fois 
Chopin  me  prit  avec  lui.  Dans  l'escalier  il  me  dit  :  «  Vous  devez  jouer 
quelque  chose,  mais  rien  de  moi  ;  jouez  votre  chose  de  Weber.  »  (L'In- 
vitation à  la  valse.) 

George  Sand  ne  dit  pas  un  mot  lorsque  Chopin  me  présenta.  C'était 
peu  aimable.  C'est  justement  pour  cela  que  je  m'assis  à  côté  d'elle. 


434  GEORGE    SAND 

Chopin  voltigeait  tout  autour  comme  un  petit  oiseau  effrayé  dans  sa 
cage,  il  voyait  venir  quelque  chose.  Que  n'avait-il  toujours  à  craindre 
sur  ce  terrain-là?...  A  la  première  pause  de  la  causerie  dont  les  frais 
étaient  faits  par  l'amie  de  la  Sand,  Mme  Viardot,  la  grande  cantatrice 
que  je  devais  plus  tard  connaître  à  Saint-Pétersbourg,  Chopin  me  prit 
sous  le  bras  et  me  conduisit  auprès  du  piano.  Ami  lecteur,  si  tu  joues 
du  piano,  tu  te  représenteras  aisément  ce  que  j'éprouvais  alors  !  C'était 
un  pianino  ou  un  petit  piano  vertical  qu'ils  tiennent  pour  un  piano- 
forte  à  Paris.  Je  jouai  V Invitation  par  fragments;  Chopin  me  tendit 
la  main  très  aimablement.  George  Sand  ne  dit  pas  un  mot  Je  m'assis 
encore  une  fois  à  côté  d'elle.  Je  poursuivais  visiblement  une  intention 
quelconque.  Chopin  me  regardait  avec  préoccupation  par-dessus  la 
table  sur  laquelle  bridait  le  cartel  inévitable. 

«  Est-ce  que  vous  ne  viendrez  pas  un  jour  à  Saint-Pétersbourg? 
dis-je  à  George  Sand  du  ton  le  plus  aimable  du  monde,  où  l'on  vous  lit 
tant  et  où  vous  êtes  tant  admirée.  » 

«  Je  ne  rrC  abaisserai  jamais  à  un  pays  d'esclaves  (1)  !  » 

C'était  se  montrer  impolie  après  s'être  montrée  peu  aimable. 

«  Vous  avez  raison  de  ne  pas  venir,  repris-je  sur  le  même  ton,  vous 
auriez  pu  trouver  la  porte  fermée  !  »  (Je  venais  de  penser  à  l'empereur 
Nicolas  !  )  George  Sand  me  regarda  avec  étonnement  ;  je  plongeai  sans 
broncher  dans  ses  beaux  grands  yeux  bruns  de  génisse.  Chopin  ne 
paraissait  point  mécontent,  je  connaissais  ses  hochements  de  tête. 

En  guise  de  réponse  George  Sand  se  leva  d'une  manière  théâtrale 
et  se  dirigea  d'une  allure  toute  masculine  à  travers  le  salon,  vers  la 
cheminée  flamboyante. 

Je  la  suivis  du  même  pas  et  m'assis  une  troisième  fois  à  ses  côtés, 
tout  prêt  à  l'escarmouche. 

Elle  devait  enfin  me  dire  quelque  chose  !  George  Sand  tira  un  énorme 
cigare  trabucco  de  la  poche  de  son  tablier  et  cria  à  travers  le  salon  : 

«  Frédéric,   un   fidibus  !  » 

Cela  m'outragea  pour  lui,  mon  grand  seigneur  et  maître  ;  je  com- 
pris le  mot  de  Liszt  :  pauvre  Frédéric!  dans  toute  sa  valeur. 

Chopin  oscilla  docilement  vers  elle  avec  un  fidibus.  Ce  n'est  qu'au 
premier  horrible  nuage  de  fumée  que  George  Sand  daigna  m'adresser 
la  parole  :  «  A  Saint-Pétersbourg,  commença-t-elle,  je  ne  pourrais 
probablement  pas  même  fumer  un  cigare  dans  un  salon?  » 

«  Dans  aucun  salon,  madame,  je  n'ai  jamais  vu  fumer  un  cigare  », 
dis-je  non  sans  appuyer  et  avec  un  salut  profond. 

George  Sand  me  dévisagea  :  le  coup  avait  porté.  Je  regardai  tran- 
quillement les  beaux  tableaux  du  salon,  qui  étaient  éclairés  chacun 

(1)  En  français  dans  le  texte  allemand. 


GEORGE  SAND  425 

par  une  lampe  spéciale.  Chopin  devait  oe  rien  avoii  entendu;  il  était 
retourné  auprès  de  la  table  de  la  maître  e  de  la  maison. 

Pauvre  Frédéric!  Combien  il  me  faisail  pitié,  le  grand  artiste! 

Le  lendemain  le  portier  de  mon  hôtel,  M.  Irmand,  me  dit  :  «  Un 
monsieur  el  une  dame  sont  venus:  je  leur  ;ii  dit  que  voua  n'y  étiez 
pas,  vous  ne  m'aviez  pas  «lit  de  recevoir.  Le  monsieur  ;i  laissé  son 
nom,  il  avail  oublié  Bes  cartes...  Je  lus  :  Chopin  et  Mm'  Oeorç/i  Sand. 

Deux  mois  duranl  j'ai  gardé  rancune  à  M.  Armand 

Chopin  me  dit  pendanl  la  leçon  :  ■  George  Sand  (c'esl  ainsi  qu'on 
avail  donc  l'habitude  d'appeler  .Mme  Dudevant)  avait  été  avec  moi 
chez  vous  ;  quel  dommage  que  vous  c'y  étiez  pas!  je  l'ai  bien  regretté! 
George  Sand  croil  avoir  été  impolie  envers  vous.  Vous  auriez  vu  com- 
bien elle  peut  être  aimable,  vous  lui  avez  plu  !  > 

Cette  visite  dépendait  assurément  de  la  comtesse  espagnole;  c'était 
une  grande  dame,  elle  avait  bien  sûr  désapprouvé  l'impolitesse,  pen- 
sai-je.  dallai  clic/.  George  Sand.  Elle  n'y  était  pas.  de  demandai  :  0  Com- 
ment s'appelle-t-elle  donc  cette  dame  effectivement,  Mme  Diidevantl"  » 

Ah.  monsieur,  elle  a  tant  de  noms  !  »  telle  fut  la  réponse  de  la  brave 
vieille  concierge. 

\h'>*  lors  je  jouis  d'une  attention  toute  particulière  de  la  part  de 
Chopin.  «  J'avais  plu  à  George  Sand!  »  c'était  un  diplôme!  George 
Sand  me  fit  l'honneur  d'une  visite  !  c'était  un  avancement. 

Liszt  ou  Chopin,  l'homme  reste  le  même. 
Vous  avez  plu  »,  m'avait  dit  Liszt  un  mois  plus  tôt  en  parlant 
d'une  dame  du  grand  monde  parisien  à  laquelle  il  avait  toujours  voulu 
plaire  et  avait  toujours  plu  !  Quant  à  moi,  je  n'avais  que  redit  à  la 
dame  les  triomphes  de  Liszt  à  Saint-Pétersbourg,  ce  qu'il  ne  lui  était 
pas  commode  de  faire  à  lui-même. 

("est  là  que  gît  notre  point  d'attraction  à  nous  tous,  hic  jacet 
honw... 

Ce  qu'il  y  a  d'intéressant  dans  ee  récit,  ce  n'est  certes  point 
V autoportrait  de  l'auteur,  qu'il  esquisse  là,  sans  s'en  douter  le 
moins  du  monde,  mais  bien  les  sentiments  hostiles  dont  George 
Sand  fit  preuve  à  l'égard  de  la  Russie  (1).  Et  cela  est  absolu- 
ment naturel  et  compréhensible  non  seulement  de  la  part  de 
l'amie  de  Chopin  et  de  Mickievvicz.  mais  encore  de  la  part  du 

(1)  Lenz  prétend  même  qu'un  beau  jour  Chopin  lui  aurait  dit  qu'il  n'avait 
qu'une  chose  à  désapprouver  en  lui  :  sa  qualité  de  russe.  «  Liszt  ne  l'aurait 
pas  dit,  ajoute  Lenz,  c'était  borné,  exclusif,  mais  cela  donnait  la  clef  de  son 
être  (à  Chopin)...  «  Nous  sommes  loin  de  partager  cet  étonnement  naïf  de 
M.  le  conseiller  d'État  von  Lenz  ! 


426  GEORGE    SAND 

rédacteur  de  la  Revue  indépendante,  de  l'amie  des  poètes  prolé- 
taires, de  l'auteur  des  articles  socialistes  et  de  l'adoratrice  de 
la  liberté  politique  des  peuples.  Dans  une  lettre  de  Balzac  à 
YEtrangère,  écrite  treize  ou  quatorze  mois  plus  tard,  le  31  jan- 
vier 1844,  nous  trouvons  le  reflet  de  cette  même  indignation 
républicaine,  de  cette  même  animosité  de  George  Sand  à  l'égard 
de  la  Russie  et  des  Russes.  Balzac,  à  peine  revenu  de  Péters- 
bourg,  très  sympathique  à  la  Russie  (patrie  de  son  Eve  chérie), 
et  admirant,  en  artiste,  maintes  choses  russes,  —  la  beauté  et  le 
caractère  privé  de  l'empereur  Nicolas  Ier,  en  première  ligne,  — 
dépeint  les  sentiments  russophobes  de  George  Sand  fort  humo- 
ristiquement,  et  avec  une  pointe  de  sarcasme  bien  marquée  : 

H  est  impossible  de  dire  plus  de  sottises  qu'il  ne  s'en  dit  sur  mon 
tour  en  Russie,  et  il  faut  laisser  dire.  Ce  qui  me  cause  le  plus  de  con- 
trariétés, c'est  le  sot  rôle  qu'on  me  donne,  ainsi  qu'aux  plus  grands 
personnages...  Je  ne  peux  même  pas  parvenir  à  établir  que  je  n'ai  pas 
eu  l'honneur  de  voir  l'empereur  autrement  que,  comme  dit  Rabelais, 
un  chien  regarde  un  évêque,  c'est-à-dire  à  la  revue  de  Krasnoë-Sélo. 
Avant-hier,  dînant  avec  G.  Sand,  je  lui  disais  :  «  Si  vous  le  voyiez,  vous 
en  tomberiez  folle  et  vous  passeriez  d'un  bond  de  votre  bousingotisme 
à  l'autocratie.  »  Elle  était  furieuse.  On  me  questionne  beaucoup  par- 
tout; mais  je  dis  à  tout  le  monde  que  je  n'ai  point  ri' impressions  de 
voyage,  étant  excessivement  ennuyé  des  impressions  quand  je  pars.  Et 
comme  on  ne  me  croirait  pas  si  je  ne  faisais  pas  quelques  épigrammes, 
je  dis  que,  comme  tous  les  gens  très  corrompus,  les  Russes  sont  extrê- 
mement aimables  et  faciles  à  vivre,  qu'ils  sont  excessivement  litté- 
raires, puisque  tout  se  fait  avec  du  papier  et  que  c'est  le  seul  pays  du 
monde  où  Ton  sache  obéir.  Oh  !  si  là-dessus  vous  aviez  entendu  ce  qu'a 
fulminé  George  Sand,  vous  auriez  bien  ri  !  Je  l'ai  tuée  en  pleine  table 
par  ceci  :  «  Aimeriez- vous  que  dans  un  grand  danger  vos  domestiques 
délibérassent  sur  ce  que  vous  leur  commandez  de  faire,  sous  prétexte 
que  vous  êtes  frères  et  compatriotes  du  Tour  de  la  Vie?...  »  Vous  savez 
l'effet  de  la  goutte  d'eau  dans  les  raisonnements  de  la  bouilloire  ;  le 
train  philosophico-républico-communico-Pierrc-Lerouxico-germanico- 
Deisto-Sandique  s'est  arrêté  net.  Alors  Marliani  a  dit  qu'on  ne  pou- 
vait pas  raisonner  avec  les  poètes.  «  Vous  l'entendez?  »  ai-je  dit  à 
George  Sand  en  m'inclinant  avec  grâce.  <  Vous  êtes  un  affreux  sati- 
rique, a-t-elle  dit,  faites  la  Comédie  humaine.  » 

«Moi,  leur  ai-je  dit,  je  suis  bon  enfant  :  j'admire  tout  ce  qui  est  beau: 
Danton  à  l'échafaud,   Socrate  buvant  la  cisruë.  d'Assas   mourant. 


GEORGE   s  A  Ni) 

Marceau,  d'Orthez,  Catherine  «i<>  Médici  et,  il  b  de  la  grandeur 
el  de  la  poésie  en  Russie,  je  ne  superpose  pas  la-dessus  les  idées  de  nus 
nus, iin-  démocratiques.  Restez  dans  \>>-  journaux  el  laissez-moi 
croire  qu'un  Russe,  dans  bs  peau  de  mouton  el  devant  un  samovar, 
est  heureux  au  moins  autant  que  notre  portier. 

a  Voilà,  belle  dame,  un  échantillon  de  la  belle  France.  <»n  m'a  dit 
éclectique,  Batirique,  car  on  m'a  Bupposé  le  cœur  trop  uoble  pour  ne 
pas  avoir  été  profondément  affligé  de  la  servitude  de  tout  un  peuple. 
Notez  que  le  portier-libre  de  la  place  d'Orléans  fera  couper  le  cou  à 
tout  ce  inonde  s  il  devient  président  de  Bection  de  la  République. 

t  Oh  1  tenez,  il  Faut  vivre  chez  soi,  aussi  loin  des  théories  que  des 
grands  fleuves  (  1 1  !...  » 

Ces  lignes  moqueuses  de  Balzac  relèvent  le  récit  passablement 
plat  de  Lenz  et  lui  donnent  du  relief.  Mais  si  on  relit  attenti- 
vement ce  même  récit  et  les  pages  traitant  de  Chopin,  qui  le 
précèdent  dans  le  livre  de  Lenz,  alors,  en  outre  de  ces  senti- 
ments hostiles  à  l'égard  de  la  Russie  si  caractéristiques  chez 
George  Sand,  une  autre  impression  s'impose.  C'est  la  diffé- 
rence,  l'opposition  des  deux  natures  :  douceur  presque  fémi- 
nine et  retenue  aristocratique,  dans  les  manières  de  Chopin, 
—  simplicité  toute  démocratique,  absence  de  toute  contrainte, 
droiture  et  même  une  certaine  brusquerie  presque  masculine  dans 
les  allures  de  George  Sand.  Le  livre  de  Lenz  reflète  inconsciem- 
ment ces  divergences  de  nature,  comme  sur  une  plaque  photo- 
graphique apparaissent,  à  l'.nsu  du  photographe,  non  les  lettres 
du  document  qu'il  est  en  train  de  reproduire,  mais  les  lignes 
et  les  caractères  du  texte  p  imitif,  tra  es  précédemment  sur  la 
même  feuille  et  soigneusement  grattés.  A  travers  le  récit  si 
franchement  pauvre  de  Lenz,  sous  son  agaçante  préoccupation 
de  faire  de  l'esprit,  apparaissent  les  traits  des  caractères,  très 
importants  pour  le  biographe,  et  nous  trouvons  fortuitement 
la  clef  de  certains  désaccords  entre  Chopin  et  Mme  Sand. 

On  a  maintes  fois  signalé  que  les  rôles  étaient  intervertis  : 
George  Sand  était  un  caractère  tout  masculin,  Chopin,  une 
nature  toute  féminine.  De  plus,  Chopin,  avait  reçu  une  édu- 
cation  extrêmement   soignée,   suivie,  régulière.   Aurore  Dupin 

(1)  H.  de  Balzac,  Lettres  à  V Etrangère,  t.  II,  p.  285-286. 


428  GEORGE    SAND 

fut  élevée  au  contraire  à  l'aventure,  ballottée  entre  deux  extrêmes 
contradictoires,  sans  aucune  suite  ou  système  (on  peut  dire  que  ce 
fut  un  manque  de  toute  vraie  éducation }.  Biais  sans  parler  dupasse, 
les  milieux  où  se  mouvaient  depuis  leur  liaison  le  grand  musi- 
cien et  la  romancière  étaient  parfaitement  dissemblables.  Chopin 
vivait  presque  exclusivement  entouré  d'artistes  de  grand  talent, 
d'hommes  d'un  esprit  et  d'un  goût  raffinés,  ou  dans  les  cercles 
de  l'aristocratie  polonaise,  française  et  étrangère.  La  première 
nourrissait  des  rêves  de  liberté,  mais  de  liberté  nationale  et 
nullement  sociale  ;  la  seconde  se  composait  de  purs  légitimistes. 
Quant  à  Mme  Sand,  elle  était  alors  presque  exclusivement  entou- 
rée de  révolutionnaires,  de  démocrates  d'opinions  et  de  naissance  : 
tout  les  dénonçait  :  leurs  habitudes,  leurs  manières  et  leur  lan- 
gage. Musset  avait  déjà  été  choqué  par  le  laisser  aller  et  les 
manières  passablement  grossières  des  amis  berrichons  de  la  grande 
femme.  Il  fallait  à  présent  leur  ajouter  Leroux  :  Chopin  admirait 
sa  doctrine,  mais  sa  malpropreté  et  sa  chevelure  mal  peignée 
l'horripilaient  (1).  Il  n'était  pas  le  seul  !  La  maison  de  George 
Sand  était  encore  fréquentée  par  une  foule  de  «  prolétaires  », 
poètes  ou  non  ;  de  camarades  d'atelier  de  Maurice,  rappelant  très 
peu  par  leurs  manières  et  leurs  allures  leur  professeur  Delacroix, 
ce  dandy  accompli.  On  y  voyait  aussi  des  membres  de  l'allègre 
confrérie  des  tréteaux,  qui  n'étaient  souvent  que  des  bohèmes 
fort  débraillés.  On  y  rencontrait  aussi  certains  parents  de  la  mère 
et  du  demi-frère  de  George  Sand,  dont  nous  aurons  à  parler  plus 
loin.  Dans  une  lettre  de  Mrs  Elisabeth  Browning-Barrett  (2)  qui 
visita  George  Sand  en  1852,  nous  trouvons  la  page  que  voici, 
qui,  selon  nous,  peint  parfaitement  le  milieu  dans  lequel  se  mou- 
vait George  Sand,  aussi  bien  en  1842-1847  qu'en  1852  : 

Je  n'ai  pu  aller  chez  elle  avec  Robert  (3)  que  trois  fois,  et  un  jour 
elle  n'y  était  pas.  Il  a  été  vraiment  bon  et  aimable  de  m'y  laisser 

(1)  On  peut  lire  dans  les  souvenirs  de  Thoré  (Notes  et  souvenirs  de  Théo- 
phile Thoré,  1807-1869,  Nouvelle  revue  rétrospective,  1898)  combien  Leroux 
était  malpropre  et  désagréable  à  voir  lorsqu'il  mangeait. 

(2)  Femme  poète  anglaise  fort  connue  (1805-1865). 

(3)  Robert  Browning,  mari  de  Mrs  Barrett,  poète  et  écrivain  lui-même 
(1812-1889). 


GEORGE    SAND  43g 

revenir  après  avoir  vu  la  société  qui  rampi  autour  d'elle.  Il  n'en  avail 
guère  envie,  mais  comme  il  est  le  prince  des  maris,  il  a  cédé  à  mon 
désir  sur  ce  point. 

Elle  paraît  vivre,  comme  entourage,  dans  l'abomination  de  la  déso- 
lation :  des  toutes  d'hommes  mal  élevés  l'adorenl  à  genoua  bas  entre 
des  bouffées  de  tabac  el  en  lançant  leur  salive,  mélange  de  loqueteux 
groupés  autour  du  bâillon  rouge  el  de  cabotins  du  dernier  ordre.  Elle 
est  si  différente,  si  loin  de  tous,  si  seule  dans  son  dédain  mélancolique. 
.l'ai  été  profondément  intéressée  par  cette  pauvre  femme.  -I  ai  Benti 
une  compassion  Immense  pour  elle.  Je  ne  m'occupais  guère  du  I  îrec  eu 
costume  grec  qui  la  tutoyait  et  l'embrassait,  je  crois  (à  ce  que  dit 
Robert  1.  ou  «le  cet  autre  homme  de  théâtre  si  vulgaire  qui  se  jetait  à 

ses  pieds  en  l'appelant      sublime    .  Caprice  d'amitié,  disait-elle  avec 

son  mépris  tranquille  el  doux.  C'est  une  noble  femme  qui  marche  ainsi 
dans  la  boue  bien  sûrement  !  .Je  voudrais  aus-i  m'agenouiller  devant 
elle,  si  elle  consentait  à  laisser  tout  cela,  à  rejeter  loin  d'elle  ce  qui  est, 
indigne  et  rester  seulement  elle-même,  telle  que  Dieu  l'a  faite. 

Quoiqu'il  no  faille  aucunement  se  souvenir  à  ce  propos  du 
proverbe  :  «  Dis-moi  qui  tu  hantes,  je  te  dirai  qui  tu  es  »,  il  n'en 
est  pas  moins  sûr,  qu'en  vivant  continuellement  en  telle  compa- 
gnie. Mme  Sand  s'habituait  à  son  insu  à  ne  pas  faire  attention 
aux  apparences;  ne  voulant  voir  que  le  fond,  généralement 
bon  et  estimable,  elle  tâchait  de  passer  sur  certains  détails  exté- 
rieurs, fût-ce  une  mise  peu  élégante  ou  même  malpropre,  un  lan- 
gage peu  choisi,  des  allures  débraillées,  des  éclats  de  rire  trop 
retentissants  ou  trop  grossiers,  des  vociférations,  des  disputes. 
Nous  soulignons  ici,  une  fois  de  plus,  le  côté  bohème  de  son  en- 
tourage, dont  nous  avons  déjà  parlé  au  début  de  ses  relations 
avec  Chopin.  Le  lecteur  a  dû  voir  dans  les  chapitres  précédents 
combien  les  idées  émancipatrices  et  leurs  adeptes  —  gens  de 
conditions  les  plus  diverses  et  surtout  politiques  de  profession 
—  entouraient  alors  Mme  Sand  et  jouaient  le  premier  rôle  dans 
son  existence  et  dans  ses  aspirations. 

Dans  les  premières  années  de  leur  vie  commune,  1838-1842, 
l'influence  de  Chopin,  les  intérêts  purement  artistiques  et  phi- 
losophiques auxquels  George  Sand  était  elle-même  portée 
par  sa  nature,  l'emportèrent  sur  les  tendances  politiques  ou 
sociales,  puis  ce  fut  le  tour  de  ces  dernières.  Chopin  partageait 


43» 


GEORGE    SAND 


la  plupart  de  ses  croyances  et  de  ses  espérances;  fils  de  la  Po- 
logne opprimée,  il  sympathisait  avec  tout  ce  qui  était  libre,  cou- 
rageux et  sublime,  mais  la  forme  sous  laquelle  lui  apparaissaient 
parfois  ces  croyances  et  ces  doctrines,  les  politiques  et  les  poli- 
ticiens  lui  inspiraient  du  dégoût.  Il  les  vit  d'abord  d'un  œil  in- 
différent, mais  après  plusieurs  années  d'existence  commune,  il 
commença  à  protester.  Il  attachait  une  valeur  exagérée  à  des 
faits  sans  importance,  mais  il  en  remarquait  parfois  d'autres  qui 
importent  plus  que  les  grands  et  qu'on  ne  peut  ne  pas  prendre  à 
cœur.  Nature  nerveuse  et  impressionnable  il  s'affligeait  profon- 
dément d'une  contradiction  ou  d'un  manque  de  compréhension  ; 
ne  pas  remarquer  ses  révoltes  lui  semblait  une  preuve  d'absence 
de  délicatesse  morale.  De  son  côté,  George  Sand,  nature  moins 
fine,  moins  complexe,  plus  robuste  et  plus  saine,  s'étonnait  fort 
candidement  de  ce  qu'on  pouvait  ainsi  «  prendre  une  mouche  pour 
un  éléphant  »,  taxait  toutes  ces  afflictions  de  «  maladives  et  d'in- 
compréhensibles »  et  les  traitait  comme  les  caprices  d'un  enfant 
de  génie  malade,  qu'il  était  inutile  de  combattre  par  des  remon- 
trances logiques  ou  par  la  discussion  et  dont  il  ne  fallait  qu'éloi- 
gner les  prétextes,  comme  on  éloigne  des  enfants  tout  ce  qui 
éveille  leurs  caprices. 

Déjà,  en  l'été  de  1841,  il  y  eut  un  petit  malentendu,  au 
sujet  de  Mlle  de  Rozières,  une  protégée  de  Chopin  et  son  admi- 
ratrice dévouée  :  il  l'avait  d'abord  beaucoup  estimée,  mais  elle 
avait  alors  (George  Sand  croyait  sans  aucune  raison)  excité 
l'animosité  de  son  grand  maître.  Chopin  semblait  si  exaspéré 
contre  elle  que  Mme  Sand,  qui  avait  pris  son  parti,  dnt  la  prier 
de  ne  pas  venir,  cet  été-là,  à  Nohant. 

Voici  deux  lettres  inédites  de  George  Sand  se  rapportant  à 
cet  épisode  : 

A  mademoiselle  de  Rozières. 

Nohant,  20  juin  1841. 

Merci,  chère  enfant,  de  vos  aimables  lettres  et  de  tout  ce  que  vous 
me  dites  de  Solange.  Mme  Marliani  et  Mlle  Crombach  me  disent  qu'elle 


GEORGE    s.\ Ni)  43i 

se  plaint  de  trop  travailler,  el  même  qu'elle  a  les  yeux  fatigués,  mai 
je  n'y  oroia  pas  beaucoup.  Je  la  Baie  trop  paresseuse  pour  qu'il  soit 
po    ible  de  l'amener  à  un  excès  de  travail,  el  je  pense  que  Mme  Bascang 
sait  ce  que  peul  porter  sa  tête  Bans  danger  el  Bans  altération. 

Maintenant,  que  je  vous  cjise  encore  de  nos  secrets.  Il  y  a  ici  une  irri- 
tation contre  vous  que  je  ne  sais  plus  à  quoi  attribuer,  qui  ne  rime  à 
rien,  el  qui  ressemble  à  une  maladie.  Je  croyais  que  l'autre  motif 
d'humeur  détourné,  celui-là  B'en  irait  comme  il  était  venu.  Mais  en 

vérité,  je  nt'  B8JS  pas  eu  quoi  VOU8  avez  pu  le  blesser  si  fort   II  est  très 

iiieeliant  à  \nire  égard,  mm  qu'il  (lise  ii ii  seul  mot  contre  voua  que 
vous  m'  puissiez  entendre,  vous  Bavez  qu'il  n'a  réellement  aucune 
amertume  dans  le  cœur  et  il  n'en  a  pas  non  plus  de  sujet,  réel  avec 

VOUS.  Mais  il  vous  l'ait  un  crime  de  mon  amitié  pour  vous  et  de  la 
manière  dont  j'ai  défendu  vos  droits  à  riiiilr/H  iiihii/rr.  Il  en  est  malheu- 
reusement ainsi  toutes  les  fois  que  je  prends  parti  contre  son  jugement 
et  son  opinion  pour  une  personne  quelconque  et  son  dépit  est  d'au- 
tant plus  grand  (pic  je  tiens  plus  à  la  personne  et  (pie  je  la  soutiens 
plus  chaudement.  Si  je  n'étais  témoin  de  ces  engouements  et  de  ces 
désengouements  maladifs  depuis  trois  ans,  je  n'y  comprendrais  rien, 
mais  j'y  suis  malheureusement  trop  habituée  pour  en  douter.  Je  me 
suis  donc  bien  gardée  de  lui  parler  du  nécessaire  et  de  lui  lire  les  phrases 
de  votre  lettre  qui  le  concernent.  Il  y  en  aurait  eu  pour  tout  un  jour 
tic  silence,  de  tristesse,  de  souffrance  et  de  bizarrerie.  J'ai  essayé  de 
lui  remettre  l'esprit  en  lui  disant  que  Wz...  ne  viendrait  pas,  qu'il  pour- 
rait y  compter.  11  a  sauté  au  plafond  en  disant  que  si  j'en  avais  la 
certitude,  apparemment  c'est  parce  que  je  lui  avais  fait  savoir  la 
vérité.  Là-dessus  j'ai  dit  oui,  j'ai  cru  qu'il  deviendrait  fou.  Il  voulait 
s'en  aller,  il  disait  que  je  le  faisais  passer  pour  fou,  pour  jaloux,  pour 
ridicule,  que  je  le  brouillais  avec  ses  meilleurs  anus,  que  tout  cela 
venait  des  caquets  que  nous  avions  faits  ensemble,  vous  et  moi,  etc. 
Jusque-là  j'avais  parlé  en  riant,  mais  en  voyant  que  cela  lui  faisait 
tant  de  mal  et  que  la  leçon  était  trop  forte,  je  me  suis  rétractée,  j'ai 
dit  que  je  venais  de  l'attraper  pour  le  punir,  mais  que  ni  vous  ni  Wz... 
ne  vous  doutiez  de  rien.  Il  l'a  cru  et  il  s'est  remis  tout  de  suite,  mais 
il  était  de  toutes  les  couleurs  toute  la  journée.  Engagez  donc  Wz... 
à  ne  jamais  lui  faire  entendre  rien  qui  le  mette  en  souci  de  mon  indis- 
crétion, car  je  crois  qu'il  en  ferait  une  maladie.  H  dit  que  Wz...  lui  bat 
froid,  qu'il  voit  bien  qu'il  y  a  quelque  chose  entre  eux.  Enfin,  comme 
de  coutume,  il  veut  que  personne  ne  souffre  de  sa  jalousie,  excepté  moi, 
et  qu'elle  ne  soit  punie  en  aucune  façon  par  le  blâme  de  ses  amis.  Tout 
cela  est  fort  injuste,  et  doit  être  pardonné,  seulement  à  cause  de  l'état 
de  santé  qui  est  aussi  bizarre,  aussi  peu  égal  que  le  caractère.  J'étais 
forcée  de  vous  dire  tout  cela,  car  j'ai  beaucoup  désiré  que  vous  vins- 


432  GEORGE    SAND 

siez  ici.  J'ai  fait  mon  possible  pour  que  vous  y  consentissiez  et  je  ne 
peux  pourtant  pas  vous  attirer  chez  moi  comme  dans  un  guêpier  où 
vous  recevriez  tous  les  jours  quelques  piqûres.  Je  vous  ai  vue  pleurer 
pour  tout  cela,  je  vous  ai  vue  plusieurs  fois  gênée,  triste,  au  supplice, 
quand  vous  aviez  quelque  chose  comme  cela  sur  le  cœur.  Vos  yeux 
étaient  pleins  de  larmes  parce  qu'il  vous  arrachait  un  couteau  des 
mains.  Toutes  ces  petites  souffrances  vous  seraient  peut-être  intolé- 
rables à  la  campagne,  et  moi  je  ne  les  supporterais  pas,  je  ne  pourrais 
pas  m1  empêcher  de  prendre  votre  parti  et  de  me  fâcher  tout  haut  et 
très  fort.  Je  crains  donc  des  orages,  parce  que  je  vois  qu'il  y  est  dis- 
posé et  je  n'ose  plus  vous  engager  à  venir.  Vous  ne  pensez  pas,  j'es- 
père, que  ce  soit  dans  la  crainte  de  voir  mon  repos  troublé,  je  n'ai 
jamais  eu  de  repos  et  je  n'en  aurai  jamais  avec  lui.  D'ailleurs  j'ai  du 
courage  et  pour  mon  compte  je  ne  sais  reculer  devant  aucun  devoir 
d'amitié,  mais  je  ne  voudrais  pas  vous  tromper  sur  les  petits  cha- 
grins que  vous  pourriez  éprouver  ici  ;  ce  serait,  je  le  crois,  un  égoïsme 
que  vous  auriez  le  droit  de  me  reprocher.  J'aime  mieux  avoir  le  cou- 
rage de  vous  dire  :  Ne  venez  pas  encore.  Je  vous  écrivais,  il  y  a  huit 
jours,  le  contraire.  Je  croyais  que  la  piqûre  était  fermée.  Mais  quand 
j'ai  annoncé  avec  beaucoup  de  joie  en  recevant  votre  dernière  lettre 
que  vous  paraissiez  consentir  à  venir,  j'ai  bien  vu  qu'on  faisait  une 
drôle  de  grimace  et  que  cela  ne  se  raccommoderait  pas  si  vite.  Vous 
me  demanderez  :  pourquoi  piqué,  pourquoi  indisposé  contre  vous? 
Si  je  le  savais,  je  saurais  où  est  la  maladie  et  je  pourrais  la  guérir  ; 
mais  avec  cette  organisation  désespérante,  on  ne  peut  jamais  rien 
savoir.  Avant-hier,  il  a  passé  la  journée  entière  sans  dire  une  syllabe 
à  qui  que  ce  soit.  Etait-il  malade?  Quelqu'un  l'avait-il  fâché?  Avais-je 
dit  un  mot  qui  l'eût  troublé?  J'ai  eu  beau  chercher,  moi  qui  connais 
aussi  bien  que  possible  maintenant  ses  points  vulnérables,  il  m'a  été 
impossible  de  rien  trouver  et  je  ne  le  saurai  jamais,  non  plus  qu'un 
milliard  d'autres  choses  pareilles  dont  il  ne  sait  peut-être  rien  lui- 
même.  Cependant  comme  un  effet  sans  cause  ne  peut  pas  durer,  je 
persiste  à  croire  qu'il  oubliera  son  humeur  contre  vous  et  qu'il  rede- 
viendra ce  qu'il  était  auparavant,  vous  aimant  et  disant  du  bien  de 
vous  à  toute  heure.  Quant  à  moi,  je  ne  passerai  jamais  condamnation 
là-dessus  et  je  ne  cesserai  pas  de  lui  dire  qu'il  est  injuste  et  fou  en  cela. 

Bonsoir,  bien  chère  petite.  Ne  me  répondez  pas  à  tout  cela,  les 
lettres  arrivent  le  matin,  moi  je  vous  écris  la  nuit,  c'est  différent  ! 

A  vous  de  cœur,  amitiés  bien  tendres  à  Wz...  Je  charge  son  amitié 
de  vous  consoler  de  cette  blessure  que  je  suis  obligée  de  vous  rouvrir  ; 
que  la  mienne  vous  fasse  aussi  un  peu  de  bien;  comme  je  veux  tou- 
jours vous  laisser  l'honneur  du  camp,  je  persiste  à  dire  que  je  vous 
invite  et  que  je  vous  espère.  Je  ne  veux  pas  qu'il  se  croie  le  maître.  Il 


1 1 1  ORGE   SAM)  433 

en  sérail  d'autant  plus  ombrageux  à  I  avenir  et,  tout  en  gagnanl  cette 
\  iotoire,  H  en  Berail  désespéré,  oar  il  ne  Bail  ni  ce  qu'il  veut,  ni  ce  qu'il 
qg  \ciii  pas. 

.1  mademoiselle  <i<  Ro  ù 

Nohant,  29  aoûl  1841. 

Merci,  chère  bonne,  «le  toutes  les  peines  que  vous  avez  prises  pour 
m'expédier  ma  Bile.  Elle  m'esl  arrivée  fraîche  comme  une  rose  el 

enchantée,  comme  vous  pouvez  croire.  Depuis  ces  trois  jouis  elle  est 

charmante  11  esl  vrai  qu'elle  n'a  pas  grand'peine  .  elle  est  toujours 

en  course  et  eu  promenades  et  en  embrassades.  Elle  a  été  voir  aujour- 
d'hui sou  père  qui  est  venu  passer  quelques  jours  chez  mon  frère  et 
qui  l'a  trouvée  superbe.  Hier  nous  avions  été  voir  des  amis  assez  loin 
de  clic/,  noi's.  1  >e  sorte  que  nous  rfavons  encore  parlé  ni  de  piano,  ni 
d'aucun  autre  sujet  sérieux.  Je  vous  remercie  de  regretter  un  peu  de 
n'être  pas  venue.  Moi  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  j'ai  une 
bonne  blessure  dans  le  coeur  à  propos  de  vous  et  non  par  votre  faute 
certainement,  vous  en  chercheriez  vainement  la  cause,  puisque  vous 
n'avez  jamais  été  que  parfaite  pour  nous  tous  et  que  vous  avez  été 
Longtemps  appréciée  :  jusqu'à  un  certain  moment  inexplicable  où  par 
suite  d'.un  cancan  mystéri' ux,  ou  d'un  caprice  d'esprit  plus  mysté- 
rieux encore,  vous  êtes  devenue  un  sujet  de  discussion  assez  amère 
de  part  et  d'autre,  car  je  n'aime  ni  les  préjugés,  ni  les  injustices.  Cela 
m'étonne  d'autant  plus  que  la  santé  est  infiniment  améliorée  et  l'hu- 
meur, par  conséquent,  plus  égale  et  plus  enjouée.  Il  est  si  aimable 
quand  il  veut,  qu'il  s'est  fait  chérir  de  la  plupart  de  mes  amis.  Mais 
il  y  en  a  encore  deux  ou  trois  contre  lesquels  il  nourrit  des  préventions 
très  mal  fondées.  Cela  passera-t-il  avec  le  temps?  Je  l'espère  toujours, 
parce  que  le  fond  de  son  cœur  donne  un  continuel  démenti  aux  souf- 
frances un  peu  folles  de  son  caractère.  Ne  revenons  plus  sur  ce  sujet 
maintenant,  je  craindrais  qu'en  trouvant  une  de  vos  lettres,  il  ne  me 
fît  un  grand  tort  de  vous  avoir  dit  tout  cela  et  que  les  choses  ne  vins- 
sent à  s'envenime^-  au  lieu  de  se  calmer,  comme  elles  doivent  le  faire 
avec  le  temps  et  le  silence.  Pourquoi  l'absence  de  W...  doit-elle  être 
si  longue?  cela  m'afflige  et  m'effraye  pour  vous.  Je  ne  doute  pas  de  sa 
bonté  et  de  son  affection  réelle  pour  vous  ;  mais  je  crains  sa  noncha- 
lance et  sa  faiblesse.  Je  crois  qu'avec  l'énergie  et  la  décision  de  votre 
caractère  vous  aurez  à  souffrir  de  cette  amitié,  mais  si  vous  ne  souffriez 
pas  de  cela,  il  vous  faudrait  souffrir  d'autre  chose.  Toute  affection  est 
une  source  de  douleurs.  Et  il  faut  se  consoler  en  se  disant  que  si  la  vie 
du  cœur  est  très  amère,  la  vie  de  ceux  qui  n'aiment  rien  est  horrible- 


434  GEORGE    SAND 

ment  laide  et  méprisable.  On  le  sent  si  bien  qu'on  accepte  tous  les 
maux  plutôt  que  ce  néant  et  on  a  invente  l'enfer  plutôt  que  de  sup- 
poser Dieu  indifférent  pour  les  morts.  Notre  vie  ressemble  bien  un 
peu  à  un  supplice,  mais  nous  avons  la  faculté  de  l'ennoblir  à  nos  pro- 
pres yeux  par  le  courage  (pie  nous  y  portons,  je  crois  que  tout  est  là 
et  que  s'il  est  une  satisfaction  durable,  toujours  possible,  toujours 
pure,  c'est  celle  que  nous  donne  la  conscience  de  notre  dévouement 
et  de  notre  justice.  Je  vois  bien  que  c'est  par  là  que  vous  vous  con- 
solez et  qu'en  vous  sacrifiant  vous  vous  calmez  un  peu.  Je  ne  déses- 
père donc  pas  de  votre  force,  parce  que  vous  êtes  une  belle  âme. 

Bonsoir,  chère  amie.  Vous  me  direz  quand  il  faudra  renvoyer  ma 
pauvre  fille.  Je  ne  crois  pas  que  je  l'amène  moi-même.  Je  resterai  ici 
le  plus  tard  possible  pour  remettre  un  peu  mes  affaires  par  le  travail 
et  l'économie  ;  j'ai  eu  sous  ce  rapport  de  grands  revers,  j'en  sors  peu 
à  peu,  mais  ce  n'est  pas  sans  peine  et  sans  fatigue. 

A  vous  de  cœur.  Je  vous  embrasse  tendrement.  Solange  ronfle. 
Elle  vous  écrira  elle-même.  Je  ne  sais  où  Maurice  a  pris  que  mon  frère 
était  scandalisé  de  vos  plaisanteries.  H  me  charge  de  vous  dire  tout  le 
contraire.  Maurice  a  dit  l'autre  jour  à  quelqu'un  d'un  ton  très  ferme 
et  très  sec  que  vous  étiez  charmante  et  excellente  ;  cela  m'a  fait  grand 
plaisir... 

Dans  les  Lettres  de  Fr.  Chopin  à  son  ami  Jules  Fontana,  pu- 
bliées par  Ferdinand  Hœsick  (1),  nous  trouvons  des  pages  — 
se  rapportant  à  Mlle  de  Rozières  et  expliquant  les  causes  de 
l'hostilité  de  Chopin  à  son  égard,  qui  paraissait  si  incompréhen- 
sible à  Mme  Sand.  Pour  les  mieux  apprécier  citons  les  quelques 
lignes  dont  M.  Ferd.  Hœsick  fait  précéder  ces  deux  lettres  de 
Chopin.  Jules  Fontana  qui  avait  fait  à  Paris,  en  l'été  1841,  plu- 
sieurs commissions  pour  Chopin  alors  à  Kohant,  lui  en  rendit 
compte  dans  une  lettre. 

«  Dans  cette  lettre,  —  dit  M.  Hœsick,  —  au  milieu  d'une  série 
d'autres  nouvelles  familières,  il  annonçait  à  son  ami  qu'il  avait 
fait  cadeau  de  l'un  des  petits  bustes  de  Chopin  sculptés  par 
Dantan,  à  Antoine  Wodzinski  qui  était  en  train  de  se  rendre 
auprès  de  ses  parents  à  Poznan.  Croyant  que  Chopin  n'aurait  rien 
à  objecter,  il  semble  ne  s'être  pas  même  douté  qu'il  le  mettait 
par  là  dans  une  position  équivoque,  parce  que  Antoine  Wodzinski 

(1)  Bïblioteka  Warszaicska,  1899,  en  polonais. 


GEORGE   SA  NI)  435 

■était  le  propre  frère  de  Marie  Wbdzinska...  C'étail  déjà  une  hi  - 
toire  ancienne,  mais  elle  était  encore  trop  fraîche.  El  ponrtanl  Fon- 
tana  Bavait  foii  bien  que  si  cela  n'avait  dépendu  que  de  Chopin, 
Ma  tir  Wbdzinska  aurail  »  I  «'•  j  à  été  sa  femme,  à  ce  moment  ;  que 
si  ce  mariage  n'avait  pas  eu  lieu,  ce  n'était  pas  parce  que  Cho- 
pin avait  rompu  avec  les  Wodzmski,  mais  bien  parce  que  les 
Wbdzinski  avaient  rompu  avec  Chopin,  quoiqu'il  tût  déjà  fiancé 
avec*  Mademoiselle  Marion  aux  noirs  sourcils  »...  Qui  sait  quelle 
orientation  aurail  pris  sa  vie,  s'ils  n'eussent  pas  rencontré  la 
résistance  inébranlable  de  la  part  du  père  de  Marie,  et  s'ils 
s'étaient  mariés?  Quoi  qu'il  en  soit,  Fontana,  qui  était  initié  dans 
les  affaires  de  cœur  de  Frédéric,  manqua  de  tact  en  donnant 
le  buste  à  Antoine  Wodzinski.  La  famille  de  Marie,  sans  en 
excepter  la  jeune  fille  elle-même,  aurait  pu  faire  là-dessus  des 
commentaires  très  fallacieux,  soupçonner  de  la  part  de  Frédéric 
le  désir  de  renouer  les  relations  rompues,  alors  qu'il  n'y  son- 
geait pas  !  En  lisant  la  lettre  de  Jules  Fontana,  il  eut  un  accès 
d'humeur  contre  lui,  parce  qu'il  savait  combien  peu  de  chose 
suffit  pour  créer  un  potin.  C'est  dans  cette  disposition  d'esprit 
qu'il  écrivit  à  Fontana  la  lettre  que  voici;  malgré  son  air  calme 
et  tranquille,  on  devine  combien  Chopin  était  exaspéré  contre 
lui  à  propos  du  petit  buste  : 

Mardi  (1). 

Mon  cher,  je  reçois  ta  lettre  dans  laquelle  tu  me  parles  de  M.  Troupenas. .. 
Jusqu'ici  tu  as  tout  parfaitement  bien  fait.  Il  n'y  a  qu'une  chose  que  j'aie 
lue  dans  ta  lettre  de  ce  matin  qui  me  fût  sérieusement  désagréable  (mais 
lu  ne  pouvais  le  deviner),  c'est  que  tu  aies  donné  mon  buste  à  Antoine. 
Ce  n'est  pas  qu'il  l'ait,  ni  que  j'en  aie  besoin  ou  que  j'en  fisse  cas  (il 
ne  faut  pas  même  en  commander  un  autre  à  Dantan),  mais  bien  parce 
que  si  Antoine  l'a  pris  avec  lui  à  Poznan,  il  y  aura  de  nouveaux  can- 
cans, et  moi  j'en  ai  déjà  bien  assez  !  Si  je  n'ai  donné  à  Antoine  aucune 
commission,  c'est  justement  à  cause  de  cela,  parce  que  quelle  meilleure 
occasion  aurais-je  pu  avoir?  Mais,  tu  vois,  Antoine  n'a  pas  compris! 
Et  s'il  allait  le  raconter  encore  à  son  amie?  Tu  saisis  peut-être?  Et 
aux  parents,  combien  cela  leur  paraîtra  étrange  que  ce  ne  soient  pas 

(1)  24  août  1841.  Le  timbre  porte  :  La  Châtre,  25  août.  Or,  le  25  août  tom- 
bait en  1841  sur  un  mercredi.  W.  K. 


436  GEORGE    SAND 

eux,  les  premiers,  qui  aient  reçu  cette  argile!  Ils  ne  croiront  jamais 
que  ce  n'est  pas  moi  qui  le  lui  ai  donné!  Je  suN  considéré  dans  la 
maison  d'Antoine  bien  autrement  qu'en  qualité  de  pianiste.  A  certaines 
personnes  cela  paraîtra  tout  autrement  aussi.  Tu  ne  les  connais  pas. 
Tout  cela  me  reviendra  ici  dans  une  tout  autre  lumière.  Ce  sont  des 
choses  très  délicates  auxquelles  il  ne  faudrait  pas  toucher.  Assez  là- 
dessus  !  Je  te  prie,  mon  chéri,  de  ne  rien  dire  à  personne  de  ce  que  je 
viens  de  t'écrire  là,  que  cela  reste  entre  nous  !  Si  je  ne  l'ai  point  biffé, 
c'est  afin  (pie  tu  me  comprennes.  Ne  te  fais  point  de  reproches.  Aime- 
moi  et  écris-moi.  Si  Antoine  n'était  pas  encore  parti,  laisse  tout  tel 
que,  parce  que  cela  serait  pire,  il  raconterait  tout  cela  à  Mlle  de  Ro- 
zières,  parce  qu'il  est  un  honnête  homme,  mais  faible,  et  elle  est  indis- 
crète, aime  à  faire  montre  de  son  intimité,  se  mêle  volontiers  des 
affaires  d'autrui  ;  embellira,  exagérera  tout  cela  et  fera  un  taureau 
d'une  grenouille,  ce  qui  ne  lui  arrivera  pas  pour  la  première  fois.  C'est 
(entre  nous)  un  cochon  insipide  qui  d'une  manière  étonnante  sut  se 
creuser  un  passage  dans  mon  enclos,  y  remue  la  terre  et  y  cherche  des 
truffes  même  parmi  les  roses  !  C'est  une  personne  à  laquelle  il  ne  faut 
point  toucher,  parce  que  dès  qu'on  y  touche  il  en  résulte  une  indis- 
crétion inénarrable  !  Enfin  une  vieille  fille  !  Nous  autres,  vieux  cava- 
liers, nous  valons  bien  mieux  !... 

...  Le  13  septembre  Chopin  écrit  à  ce  même  propos  : 

En  ce  qui  concerne  Antoine,  je  suis  sûr  que  sa  maladie  est  exagérée. 
Mais  quant  à  ce  que  je  t'avais  écrit,  il  fut  trop  tard,  parce  que  sa  cou- 
veuse, immédiatement  alarmée,  écrivit  une  lettre  désespérée  à  la  maî- 
tresse de  céans  [George  Sand]  avec  l'aveu  qu'elle  allait  le  rejoindre, 
qu'elle  méprisait  les  convenances,  ces  horribles  convenances  ;  que  sa 
famille  c'étaient  des  misérables,  des  sauvages,  des  barbares  atroces, 
la  Nakwaska  exceptée,  dans  laquelle  elle  avait  trouvé  une  amie  et  qui 
lui  donnait  le  passeport  de  sa  gouvernante  pour  qu'elle  puisse  au 
plus  vite  aller  le  sauver  ;  qu'elle  écrivait  si  brièvement  (trois  feuilles 
entières  !)  parce  qu'elle  ne  savait  pas  s'il  était  vivant,  qu'elle  s'y  atten- 
dait, après  les  terribles  adieux,  les  nuits  passées  en  larmes,  etc.  La 
verge,  la  verge  à  la  vieille  sotte  !  Et  ce  qui  me  fâche  le  plus,  c'est  que 
tu  sais  combien  j'aime  Antoine,  et  non  seulement  je  ne  puis  lui  porter 
secours,  mais  encore  j'ai  tout  l'air  de  protéger  et  de  prêter  la  main  à 
tout  cela.  J'y  fis  trop  tard  attention  et  ne  sachant  ce  qui  se  passait 
et  ne  sachant  point  de  quel  genre  était  cette  personne,  je  présentai 
cet  épouvantail  (uiechec)  en  qualité  de  maîtresse  de  piano  à  la  fille 
de  Mme  S[and],  qu'elle  prit  au  collet  et,  se  donnant  pour  une  victime 
de  Vamour  et  pour  quelqu'un  qui  connaissait  mon  passé,  grâce  à  mon 


GEORGE  S  AND  4.<7 

Polonius  qu'elle  vit  dans  toute  i  pèce  de  positions,  elle  s'insinua  de 
force  dans  l'intimité  de  Mme  S...  (el  tu  ne  peux  t'imaginer  avec  com- 
bien d'habileté  el  avec  combien  de  ruse  et  commenl  elle  -ni  profiter 
de  mes  relations  avec  Antoine!)  Tu  peux  juger  combien  cela  m'es! 
agréable,  d'autanl  plus  que  (comme  tu  as  pu  le  remarquer)  Antoine 
ne  l'aime  qu'autant  qu'elle  B'esl  accrochée  à  lui  el  ne  lui  coûte  rien. 
Antoine  est,  malgré  toute  sa  bonté,  apathique  et  B'esl  laissé  enfour- 
cher par  cet ic  étrange  ci  habile  intrigante  accomplie,  tu  peux  te  l'ima- 
giner de  quels  appétits  clic  l'ait  preuve!  Elle  le  poursuit  partout,  et, 
par  ricochet,  clic  me  poursuit;  ceci  ne  serait  encore  rien,  mai-  ce 
(pli  est  pis,  i'lle  poursuit  Mme  S  ami  !  Il  lui  semble  ipf  une  l'ois  que  je 
lus  lié  dans  mou  enfance  avec  Antoine  doue...  (plusieurs  mots  biffes 
e1  illisibles i.  Assez  là-dessus,  n'est-ce  pas?  Passons  à  quelque  chose 
de  plus  ragoûtant. 

Il  est  très  intéressant  de  mettre  ces  lignes  en  regard  de  la  lettre 
de  George  Sand  imprimée  dans  la  Correspondance  et  qui  reste- 
rait assez  énigmatique,  sans  ces  deux  lettres  de  Chopin  à  Fon- 
tana,  mais  avec  elles  éclaire  parfaitement  et  définitivement  la 
mystérieuse  raison  du-  mécontentement  de  Chopin  et  de  son 
malentendu  avec  George  Sand  en  Tété  de  1841. 


.1  mademoiselle  de  Rozières,  à  Paris. 

Xohant,  22  septembre  1841. 
Chère  amie, 

Je  ne  comprends  pas  que  vous  m'accusiez  de  vous  accuser,  quand 
je  vous  approuve  et  vous  plains  de  toute  mon  âme.  Si  je  ne  vous  ai 
pas  écrit,  c'est  que  je  ne  savais  pas  où  vous  adresser  ma  lettre  et, 
comme  le  motif  de  votre  absence  était  une  chose  fort  secrète,  comme 
on  ne  sait  jamais  ce  que  peut  devenir  une  lettre  qui  ne  va  pas  direc- 
tement à  la  personne  absente,  je  voulais  attendre  votre  retour  à  Paris 
pour  vous  écrire.  Je  vous  réponds  ce  soir  à  la  hâte,  ne  voulant  pas 
attendre  la  lettre  de  Solange,  qui  mettra  bien  deux  ou  trois  jours  à 
tailler  et  retailler  sa  plume,  et  ne  voulant  pas  vous  laisser  dans  le  mau- 
vais sentiment  de  doute  que  vous  avfz  sur  moi. 

J'ai  passé  la  nuit  à  corriger  des  épreuves,  la  tête  m'en  craque  ; 
je  ne  vous  dirai  donc  que  deux  mots.  Parlez-moi  à  cœur  ouvert  si  cela 
vous  soulage,  je  ne  me  fais  pas  fort  de  vous  consoler  ;  je  crois  que  vos 
douleurs  sont  grandes  et  qu'il  n"est  au  pouvoir  de  personne  de  les 


438  GEORGE    SAND 

guérir.  Mais,  si  vous  sentez  le  besoin  de  les  dire,  aucune  affection  ne 
recevra  vos  épanchements  avec  plus  de  sollicitude  que  la  mienne. 

Où  avez-vous  pris  que  je  pouvais  vous  blâmer?  et  par  où  êtes-vous 
blâmable?  Je  ne  suis  pas  catholique,  je  ne  suis  pas  du  monde.  Je  ne 
comprends  pas  une  femme  sans  amour  et  sans  dévouement  à  ce  qu'elle 
aime.  Soyez  aussi  prudente  que  possible,  pour  que  ce  monde  hypo- 
crite et  méchant  ne  vous  fasse  pas  perdre  l'extérieur  et  le  nécessaire 
de  l'existence  matérielle. 

Mais  notre  vie  intérieure,  nul  n'a  droit  de  vous  en  demander  compte. 
Si  je  puis  quelque  chose  pour  vous  aider  à  lutter  contre  les  méchants, 
vous  me  le  direz  dans  l'occasion  et  vous  me  trouverez  toujours.  Bonsoir, 
amie  ;  parlez-moi  de  vous,  de  lui,  de  votre  santé  à  tous  deux.  Ce  que 
vous  me  faites  pressentir  me  laisse  dans  un  grand  effroi.  Est-il  plus 
malade?  Est-ce  vous  qui  le  seriez? 

Personne  ici  n'a  su  que  vous  étiez  absente,  je  n'en  ai  rien  dit.  Je 
crois  que,  s'il  y  a  eu  et  s'il  y  a  encore  des  cancans,  ils  viennent 
de  M.  F...  (1)  qui  écrit  toutes  les  semaines  et  qui  cause  toujours 
par  ses  lettres  (je  ne  sais  si  elles  contiennent  des  nouvelles  ou  des 
ragots)  un  notable  changement  dans  l'humeur.  Je  ne  connais  ce  mon- 
sieur que  de  vue  ;  mais  je  le  crois  écorché  vif  et  toujours  prêt  à  en 
vouloir  à  tout  le  monde  de  ses  propres  disgrâces.  Ce  caractère  est 
peut-être  plus  digne  de  pitié  que  de  blâme,  mais  il  fait  bien  du  mal  à 
Vautre  qui  a  la  peau  si  délicate  qu'une  piqûre  de  cousin  y  fait  une 
plaie  profonde. 

Mon  Dieu,  n'y  a-t-il  pas  assez  de  maux  véritables  sans  en  créer 
d'imaginaires? 

A  vous  de  cœur  et  à  toujours. 

On  se  représente  la  pauvre  «  sensitive  »  qu'était  Chopin  au 
milieu  de  toutes  ces  pénibles,  grossières,  banales  et  brutales 
impressions,  qui  le  froissaient,  le  faisaient  souffrir  ou  appréhen- 
der toutes  sortes  de  complications  !  Il  y  avait  d'abord  la  crainte 
d'être  soupçonné  de  manquer  de  délicatesse  vis-à-vis  de  la  fa- 
mille de  Marie  Wodzinska,—  son  ancien  amour;  la  peur  que  toute 
cette  histoire  à  propos  de  la  statuette  ne  revînt  de  Poznan 
«  exagérée  et  embellie  »,  par  l'intermédiaire  d'Antoine  et  de  la 
demoiselle  de  Rozières,  via  Paris  à  Nohant,  auprès  de  Mme  Sand,  — 
son  amour  nouveau  (il  croyait,  en  jugeant  par  lui-même,  que 
cet  incident  devait  la  blesser  et  l'affliger).  Il  y  avait  aussi  l'in- 

(1)  Fontana« 


GEORGE   SAND  439 

dignation  contre  cette  «  intrigante  accomplie  .  cette  indiscrète 
demoiselle  de   Rozières  caquetant,  profitant  grossièrement  et 

sournoisement  de  ses  relations  actuelles  avec     l'ami  Antoine  » 

et   des  relations  d  an t an  du   même  Antoine  avec  Chopin,   pour 

s'insinuer  dans  l'intimité  de  George  Sand.  Il  éprouvait  encore 
du  dépit  contre  lui-même,  d'avoir  présenté  cette  femme  à 
Mme  Sand.  Puis  il  avait  du  dégoût  pour  toutes  ces  grandes 
phrases,  ces  grandes  inconvenances,    tous   ces  manques  à  la 

bienséance,   cette   ostentation  de  Mlle  de   Rozières  de  partir  à 

grand  fracas  à  la  suite  d'Antoine;  et  du  mépris  pour  l'achar- 
nement de  cette  vieille  fille  amoureuse  à  poursuivre  son  cher 
ami  d'enfance,  à  se  cramponner  «  à  cet  honnête,  mais  apathique 
et  faillie  Antek  ».  Il  y  avait  surtout  l'indignation  d'un  homme 
de  goût  pour  toutes  ces  déclamations  contre  «  le  monde  hypo- 
crite »  et  les  «  horribles  convenances  ».  Il  y  avait  enfin  du  chagrin 
à  constater  que  Mme  Sand  prêtait  la  main  à  toute  cette  histoire, 
croyant,  dans  son  idéalisme,  que  c'était  là  la  preuve  d'un 
«  grand  amour  »,  d'une  abnégation,  et  «  d'un  sacrifice  »  dignes 
de  toute  sympathie. 

Comment  s'étonner  que  le  pauvre  Frédéric  souffrît  et  boudât 
silencieusement  pendant  des  journées  entières,  qu'il  cachât  les 
causes  de  son  mécontentement  et  qu'il  redoutât  l'arrivée  de 
Mlle  de  Rozières  à  Xohant. 

George  Sand,  elle,  s'étonnait  que,  sans  aucune  raison  appa- 
rente, subitement,  Chopin  se  mît  à  détester  son  ex-élève,  sans 
qu'il  lui  fût  possible  d'expliquer  pourquoi.  Et  au  lieu  d'arrangé: 
les  choses  en  parlant  de  tout  cela  délicatement,  en*re  quatre  yeux, 
George  Sand  écrivit  et  raconta  le  fait  à  cette  même  Mlle  de 
Rozières,  et  Maurice  porta  la  mesure  au  comble  en  déclarant 
«  d'un  ton  très  sec,  »  que  cette  demoiselle  était  «  excellente  ». 
Quant  à  cette  dernière,  il  est  bien  certain  qu'elle  était  inca- 
pable d'apprécier  l'excessive  confiance  et  l'amitié  de  Mme  Sand. 
Chopin  par  contre  avait  bien  raison  de  se  défier  d'elle  et  de  l'ap- 
peler «  indiscrète  ».  Voici  ce  que  cette  demoiselle  racontait  à  ce 
même  Antek,  l'objet  de  son  adoration,  dans  les  deux  lettres  que 
le  comte  Wodzinski  publia  dans  son  livre  :  Les  trois  romans  de 


44o  GEORGE    S  AND 

Chopin.  Elles  serviront  de  conclusion  à  l'histoire  de  ce  petit 
malentendu  : 

...  D'ailleurs,  l'harmonie  est  rentrée  au  logis.  Chopin  n'a  plus  sa 
figure  de  bonnet  de  nuit.  H  essaye  de  composer  et  nous  sommes  tous 
bons  amis.  Pourtant  ce  que  j'ai  dit  l'autre  jour  est  vrai.  L'amour 
n'est  plus  ici,  au  moins  d'un  côté,  mais  bien  la  tendresse  et  le  dévoue- 
ment, mêlés,  selon  les  jours,  de  regrets,  de  tristesse,  d'ennui,  par  toute 
sorte  de  causes,  et  surtout  par  le  choc  de  leurs  caractères,  par  la  diver- 
gence de  leurs  goûts,  par  leurs  opinions  opposées.  Je  ne  puis  que  lui 
dire  :  «  Prenez  garde,  vous  ne  changerez  pas  ses  idées  »,  et  d'autres 
choses  analogues.  Elle  lui  parle  quelquefois  trop  nettement,  et  cela 
lui  va  droit  au  cœur.  De  son  côté,  il  a  ses  manies,  ses  vivacités,  ses 
antipathies,  ses  exigences,  et  il  doit  évidemment  plier,  parce  qu'elle 
est  elle  et  qu'il  n'est  pas  de  force  à  lutter.  D'où  je  conclus  que  la  vie 
à  deux  doit  être  un  échange  d'indulgences  ineffables  et  d'affection 
profonde.  Pour  moi,  je  dois  dire  avec  reconnaissance  qu'elle  a  été 
adorablement  bonne  ;  elle  m'a  écrit  de  longues  lettres,  la  nuit,  quand 
elle  tombait  de  sommeil  ;  elle  m'a  prêchée,  consolée,  défendue  ;  il  y 
a  si  longtemps  qu'elle  a  écrit  de  moi  :  «  Cette  fille  est  douce  à  voir, 
j'en  fais  grand  cas.  »  Elle  a  fait  mon  portrait  et  parlé  de  mon  amour, 
quand  elle  nous  connaissait  à  peine...  Oui,  je  l'ai  vu  écrit  de  sa  main, 
tel  qu'elle  Ta  pensé,  ce  portrait  physique  et  moral.  J'ai  vu  mes  petites 
mains  «  de  chatte  »,  ma  bouche  «  fine  et  close  »  et  mes  longs  regards 
qui  le  suivaient  sans  cesse  comme  pour  l'envelopper  d'amour.  Il  y  a 
bien  deux  grandes  pages  sur  toute  ma  personne... 

La  seconde  lettre  semble  devoir  être  rapportée  à  une  époque 
un  peu  antérieure  : 

Hier  Mme  Sand  a  gardé  le  ht  jusqu'au  dîner.  C'est  alors  qu'il  faut 
voir  Chopin  dans  l'exercice  de  ses  fonctions  de  garde-malade,  zélé, 
ingénieux,  fidèle.  Malgré  son  caractère,  elle  ne  retrouverait  pas  une 
autre  Chvpette  et  ce  serait  alors  qu'elle  l'apprécierait,  non  pas  peut- 
être  plus  justement,  mais  qu'elle  se  sentirait  moins  Sand  pour  tolérer 
ses  manies  et  bien  des  petites  choses  qui  prennent  leur  source 
dans  une  appréciation  assez  rigoureuse  de  certains  faits...  Chip  est 
revenu  chez  moi,  puis  nous  sommes  remontés  auprès  d'elle  et  comme 
elle  nous  défendait  d'entrer,  nous  avons  joué,  en  attendant,  l'Invita- 
tion à  la  Valse.  Elle  a  fini  par  nous  admettre  ;  nous  sommes  tous 
descendus,  et  le  soir  son  frère  est  venu  tapager  !  mais  quel  tapage  ! 
On  en  a  la  tête  cassée.  C'est  à  croire  qu'il  va  démolir  le  billard  ;  il  lance 
les  billes  en  l'air,  il  crie,  il  saute  sur  ses  bottes  ferrées  et,  ainsi  que  le 


GEORGE  S  AND  441 

dii  Mme  Sand,  mi  le  supporte  paire  qu'on  n'j  e  1  pai  obligé;  i  on  y 
était  obligé,  ce  serait  un  Bupplioe.  M  esl  Loin  d'être  propre;  il  est  vul- 
gaire dans  ses  propos.  Quel  échantillon  de  gospodan  (1)  berrichon... 
Avec  cela,  il  est  presque  toujours  >^ris.  On  dû  que  la  maison  était  peu- 
plée de  gens  de  lu  sorte  avant  le  règne  de  Chopin...  L<  voyez-vous  là  et 
comprenez-vous  maintenant  les  Hzanies,  les  tiraillements,  ses  antipa- 
thies àlui  et  notamment  celle  pour  H..., que  je  conçois  (2).  Elle  esl  lionne, 

déVOUée,  désintéressée,  donc  elle  6S1    dupée!  oui...  elle  68t  l>leu   lionne. 

Il  l'appelle  son  ange,  mais  L'ange  a  de  grandes  ailes  qui  vous  heurtent 
parfois. 

Si  cette  lois  «  l'harmonie  étail  revenue  au  logis  »,  il  y  eut 
dans  La  suite  encore  maint  incident  —  et  partant  maint  sujet 
de  discorde  —  du  genre  de  L'escapade  romantique  de  Mlle  de 
Rozières,  paraissant  «  incompréhensible  »  à  George  Sand,  ou 
«  incompréhension  »  de  sa  part  à  Chopin.  Il  serait  plus  exact 
de  dire  que  ces  sujets  de  malentendus  devenaient  toujours  plus 
fréquents,  surtout  à  mesure  que  les  enfants  de  Mme  Sand  gran- 
dissaient et  s'imposaient  comme  des  individualités.  Et  pour- 
quoi,  nous  allons  le  dire. 

Ils  sont  toutefois  injustes  ceux  qui  (comme  la  plupart  des 
biographes  de  Chopin)  n'accusent  que  George  Sand,  l'accablent 
d'mijues,  et  se  lamentent  sur  le  «  malheureux  »  Chopin.  Cela 
provient  d'une  erreur  de  logique,  d'une  certaine  inaptitude  à 
rejeter  les  idées  toutes  faites,  les  adages  consacrés.  Une  seule 
fois,  nous  rencontrâmes  clans  la  presse  l'exposé  d'une  opinion  ou 
d'un  jugement  libre  de  toute  routine  et  versant  sur  cette  ques- 
tion la  lumière  d'un  entendement  réel.  C'est  le  jugement  porté 
par  M.  Pierre  Mille,  qui  mérite  selon  nous  toute  attention, 
nous  le  citerons  donc  en  entier.  Notons  seulement  que  M.  Mille 
l'émet  à  propos  de  la  rupture  de  Chopin  et  de  Mme  Sand,  donnant 
foi  à  la  déclaration  de  Liszt,  qui  prétend  que  ce  fut  Mme  Sand 
qui  «  quitta  »  Chopin  :  il  cite  la  phrase  assez  emphatique  de 
Liszt  :  «  Elle  se  réservait  toujours  le  droit  de  propriété  sur  sa 
personne,  lorsqu'elle  s'exposait  aux  corruptions  de  la  mort  ou 
de  la  volupté.  » 

.   (1)  Petit  propriétaire  polonais,  hobereau. 
(2)  C'est  nous  qui  soulignons. 


442  GEORGE    SAND 

Mais  c'est  au  fond  un  droit  que  toit  le  monde  possède,  commence 
par  répondre  M.  Mille,  cette  femme  extraordinaire  avait  tout  simple- 
ment une  probité  masculine,  une  santé  superbe  et  le  bon  sens  le  plus 
clairvoyant.  Le  plus  sage,  c'est  de  la  juger  comme  Chopin,  qui  souf- 
frit certes,  comme  une  femme  abandonnée,  mais  garda  de  ses  six 
mois  de  Majorque  «  une  reconnaissance  toujours  émue  ». 

Puis  voici  ce  que  dit  M.  Mille,  et  que  nous  trouvons  parfai- 
tement vrai  et  bien  pensé  : 

Je  voudrais  bien  savoir,  après  tout,  pourquoi  nous  trouvons  tout 
naturel  qu'un  homme  quitte  une  femme,  alors  que  nous  affectons 
d'être  si  fort  scandalisés  quand  les  rôles  se  renversent.  On  connaît  la 
célèbre  anecdote  de  Majorque.  George  Sand  partant  un  jour  d'orage 
à  travers  la  pluie  et  le  vent  déchaînés,  par  pure  joie  de  vivre,  pour 
marcher,  pour  lutter  contre  les  éléments  ;  Chopin,  fou  d'inquiétudes 
nerveuses,  se  disant  :  «  Elle  va  mourir  »,  composant  l'admirable  pré- 
lude en  fiss  moll  et  quand  Lélia  revint,  tombant  évanoui  à  ses  pieds. 
Elle  en  fut  peu  touchée,  fort  agacée  même,  dit  la  Biographie  (écrite 
par  Liszt).  Mais  enfin,  si  vous  êtes  homme,  imaginez  que  vous  êtes 
monté  à  cheval,  que  vous  reveniez  ivre  de  grand  air,  le  sang  fouetté 
par  la  bonne  pluie  tiède  et  qu'une  personne  d'un  sexe  différent  du 
vôtre  vous  fasse  cette  scène.  Vous  penserez  :  «  Mon  Dieu,  que  les  femmes 
sont  donc  ennuyeuses  !  »  C'est  ce  qui  arriva  à  George  Sand.  Et  elle 
resta  encore  longtemps  fidèle  à  sa  passion  morte,  par  indulgence,  par 
charité  peut-être,  et  surtout  par  instinct  maternel,  pour  ne  pas  rendre 
malheureux  «  cet  éternel  malade...  » 

Il  faudrait  en  effet  se  représenter,  à  la  place  de  Chopin,  une 
femme  éternellement  gémissante  de  l'incompréhension  de  son 
amant,  et  à  !a  place  de  George  Sand  un  homme  s'étonnant  de  ces 
incompréhensibles  caprices,  chagrins  et  exigences  de  la  pa  t  de  sa 
maîtresse,  ce  ces  étemelles  explications,  d'smlpations  et  conso- 
lations, pour  que  tous  ces  malentendus  entre  Chopin  et  George 
S?nd,  éveillant  tant  de  pitié  pou-  Chopin  et  tant  de  condamna- 
tion p:ur  George  Sand,  prissent  une  tout  autre  signification  aux 
yeux  de  ces  juTjes  sévères.  Et  nous  les  entendons  d'ici,  ces  juges, 
s'exclamant  :  «Ah!  et  s  femmes  à  nerfs  et  à  scènes  !  Ah!  combien 
nous  compren  ns  qu'i7  l'ait  lâchée...  » 

Quant  à  nous  qui  ne  sommes  ni  les  défenseurs,  ni  les  détrac- 


I      SAM) 

leurs  jurés  de  femmes,  nous  dirons  que    i  généralement  dam 
des  oai  pareils  c'est  celui  des  demi  qui  est  mpérieur  à  l'autre 
qui  pâtit,       fût-il  le  plus  sensible  ou  le  plue  raisonnable, 
dans  le  cas  présent,  tous  les  deua  étant  supérieurs       fou    les 

deux   souffrirent,    chacun    selon    sa    nature,    ("est    que   chacun 
portait   en  lui  une  raison   particulière  île  souffrance  profonde  : 

son  génie. 

Il  y  eut  toutefois  une  autre  cause  encore  de  Fréquents  cha- 
grins et  malentendus  :  les  enfants  de  .Mine  Sand.  .Maurice  et 
Solange.  Maurice,  qui  d'après  sa  mère  eut  d'abord  beaucoup 

de  sympathie  pour  Chopin,  se  mit   peu  à  peu  à  nourrir  contre 
lui  une  animosité,  qui  devint  avec  le  temps  de  l'hostilité. 

Entre  1842  et  1846  cotte  hostilité  ne  paraissait  point  encore, 
mais  des  querelles  assez  déplaisantes  survenaient  déjà,  et  Mau- 
rice Dudevant,  en  sa  qualité  de  favori  de  sa  mère  et  assez  égoïste 
de  nature,  se  souciait  fort  peu  d'éviter  ces  conflits,  il  joui-air 
tranquillement  de  l'existence  avec  l'insouciance  d'un  artiste  et 
l'aplomb  juvénile  d'un  enfant  gâté.  Dès  son  plus  jeune  âge, 
"il  n'avait  presque  jamais  été  soumis  à  aucune  discipline,  soit 
scolaire,  soit  sociale,  et  depuis  la  séparation  de  ses  parents,  il 
vivait  auprès  de  sa  mère  qui  l'adorait,  en  pleine  liberté,  à  Xohant 
ou  dans  le  milieu  tant  soit  peu  bohème  de  la  rue  Pigalle.  de  la 
cour  d'Orléans  ou  de  l'atelier  de  Delacroix.  A  l'exception  d'un 
assez  court  séjour  au  collège  Henri  IV,  d'où  il  sortit  dès  1837, 
ayant  à  peine  terminé  trois  ou  quatre  années  d'études,  il  n'eut 
que  des  leçons  privées,  assez  peu  régulières,  sans  système  arrêté  ; 
en  1841  cette  espèce  d'éducation  à  domicile  prit  fin,  et  le  jeune 
homme  s'adonna  à  la  peinture,  n'ayant  donc  jamais  reçu  aucune 
instruction  sérieuse.  George  Sand  déclare  dans  l'Histoire  de  ma  vie 
que  les  lectures  qu'il  fit  avec  elle  «  pouvaient  suffire  à  remplacer 
par  des  notions  d'histoire,  de  philosophie  et  de  littérature  le  grec 
et  le  latin  du  collège  »  (elle  semble  ne  pas  se  douter  qu'il  y  eût  autre 
chose  à  étudier  dans  les  écoles).  Elle  dit  un  peu  plus  loin  que 
Maurice  «  n'avait  jamais  mordu  aux  études  classiques  »,  mais 
qu'il  «  prit  avec  M.  Eugène  Pelletan,  Loyson  et  Zirardini  le 
goût  de  lire  et  de  comprendre  et  fut  bientôt  en  état  de  s'ins- 


444  GEORGE    SAND 

traire  lui-même  et  de  découvrir  tout  seul  les  horizons  vers 
lesquels  Ba  nature  d'esprit  le  poussait.  Il  put  aussi  commencer 

à  recevoir  des  notions  de  dessin  qu'il  n'avait  reçues  jusque-là 
que  de  son  instinct...  »  (Xotons  qu'il  avait  déjà  dix-huit  ans  au 
moment  auquel  se  rapportent  ces  lignes.)  Dans  ses  lettres.  (  leorge 
Sand  revient  souvent  sur  «  l'acharnement  »  et  la  furia  que 
Maurice  apportait  dans  l'exercice  de  cet  art,  mais  on  sait,  par 
les  mêmes  lettres,  que  même  quand  il  s'agissait  de  ces  études 
de  peinture,  il  ne  travaillait  qu'à  bâtons  rompus,  en  dilettante. 
que  sa  mère  devait  continuellement  le  pousser  à  étud  er  sérieu- 
sement, à  ne  pas  manquer  ses  leçons  d'atelier  ou  d'amphi- 
théâtre anatomique,  en  s'attardant  à  chasser  en  Gascogne  ou 
en  se  divertissant  auprès  de  son  oncle  à  Montgivray.  El'e 
l'exhortait  à  ne  pas  perdre  de  temps,  à  piocher  consciencieu- 
sement, parce  qu'autrement  il  n'acquerra:t  jamais  de  vrai 
savoir,  ne  se  rendrait  point  maître  de  la  forme,  «  ne  ferait  que 
de  la  drogue  »  et  resterait  toujours  un  amateur  (1). 

C'était  une  nature  diversement,  extraordinairement  bien 
douée,  vraie  nature  d'artiste;  malheureusement  sa  mère  eut 
raison,  il  resta  toujours  un  amateur  de  talent.  Il  ne  travailla 
que  par  élans,  s'engouant  tantôt  de  peinture,  tantôt  d'his- 
toire, tantôt  d'entomologie,  de  minéralogie,  de  théâtre  (soit 
de  la  commedia  cleW  arte,  soit  du  théâtre  de  marionnettes  et 
aussi  de  l'histoire  du  théâtre).  Tous  ces  engouements  l'amenaient 
à  des  résultats  fort  respectables,  sans  lui  faire  remporter  de 
vraies  victoires,  sans  le  faire  arriver  à  la  maîtrise  dans  aucune 
branche  donnée.  Ses  dessins  et  ses  peintures,  quoiqu'ils  lui  aient 
acquis  plus  tard  une  certaine  notoriété,  une  médaille  au  Salon 
et  une  décoration,  paraissent  de  nos  jours  fort  naïfs  et  même 
d'un  dilettantisme  assez  maladroit.  Ses  croquis,  ses  portraits  au 
crayon  et  ses  caricatures  sont  très  ressemblants  ;  ses  illustra- 
tions des  légendes  berrichonnes  et  des  types  de  la  Comédie  ita- 


(1)  Lettres  de  Mme  Sand  à  son  fils  du  4  septembre  1840  et  des  3  et 
6  juin  1843  (tronquées,  changées  et  refaites  dans  la  Correspondance),  et  surtout 
la  lettre  à  Hippolyte  Chatiron  du  27  février  1843,  qu'on  a  imprimée  dans  la 
Correspondance  à  la  fausse  date  du  21  févrù  r. 


GEORGE   SAND 

tienne  sont  pleines  de  verve  ci  de  fantaisie,  mais  pourtant  ce 
ne  son i  pas  là  des  œuvres  d'un  véritable  artiste;  on  n'y  trouve 
m  l,i  possession  de  la  forme,  ni  h  perfection  du  métier,  sans 
Lesquelles  il  n'y  a  point  d'artiste. 

Ses  collections  de  Lépidoptères  el  de  minéraux  sonl  extraor- 
dinaires par  leur  richesse,  par  La  Bcience  et  L'amour  avec  Lesquels 

elles  ont   été   rassemblées,   mais  elles   lie   lirent    point   de   .M;iniice 

Sand  un  de  ces  hommes  qui  font  avancer  La  science.  Se» 
recherches  el  ses  travaux  d'histoire  n'ont  pas  laissé  de  traces, 
quoiqu'ils  témoignent  encore  de  connaissances  très  considérables 
et  présentent  une  quantité  d'hypothèses  spirituelles.  Enfin  ses 
romans  démontrent  beaucoup  d'imagination,  de  facilité  à  faire 
revivre  une  époque  lointaine,  une  capacité  littéraire  héréditaire 
hors  de  doute,  mais  à  côté  des  romans  de  sa  mère,  ils  pâlissent 
et  n'ont  pas  de  valeur. 

Mais  comme  nature,  comme  personnalité,  Maurice  Sand  était 
bien  le  fils  de  sa  mère  il  lui  ressemblait  par  sa  figure,  ses  goûts, 
ses  inclinations.  Il  l'adorait  passionnément.  Dès  son  enfance, 
il  sut  être  son  ami  et  sa  consolation  ;  depuis  l'hiver  de  1836-37, 
il  était  son  inséparable,  et  peu  à  peu,  il  se  mit  à  l'aider  faisant 
pour  elle  des  recherches  dans  les  livres  historiques  et  en  copiant 
des  citations  (1).  Avec  les  années,  cette  intimité  de  la  mère  et 


(1)  C'est  ainsi,  par  exemple,  que  lorsque  Mme  Sand  était  en  train  de  tra- 
vailler à  la  Comtesse  de  Rudolstadt,  elle  écrivait  le  3  juin  1843  à  Maurice, 
qui  était  à  ce  moment  chez  son  père  à  Guillery  ("cette  lettre  est  arbitraire- 
ment jointe  à  la  première  moitié  de  la  lettre  du  6  juin,  dont  la  fin  est  tron- 
quée, et  ainsi  refondues,  ces  deux  lettres  sont  imprimées  dans  la  Correspon- 
dance, à  la  date  du  6  juin  1843)  :  « ...  Je  suis  dans  la  franc-inaçonnerie  jusqu'aux 
oreilles  ;  je  ne  sors  pas  du  Kadosh,  du  Rose-Croix  et  du  Sublime  Ecossais.  Il 
va  en  résulter  un  roman  des  plus  mystérieux.  Je  t'attends  pour  retrouver 
les  origines  de  tout  cela  dans  l'histoire  d'Henri  Martin,  les  Templiers,  etc. 
Je  reçois  une  lettre  anonyme  d'un  Slave  de  la  Moravie  qui  me  remercie  des 
réflexions  que  ma  plume  gracieuse  sème  par-ci  par-là  sur  l'histoire  de  la  Bohême, 
et  (pli  me  promet  la  reconnaissance  de  la  race  slave  depuis  la  mer  Egée  jus- 
qu'à sa  sœur  glaciale.  Tu  pourras  donner  ce  nom  à  Solange  quand  eUe  ne  sera 
pas  sage...  » 

Nous  avons  retrouvé  dans  les  papiers  de  George  Sand  cette  touchante  et 
enthousiaste  lettre  (datée  de  Paris,  30  mars  1843),  dont  la  grande  romancière 
semble  se  moquer,  mais  qui,  certes,  lui  fut  agréable  à  lire  et  qu'elle  garda 
pour  cette  raison  comme  une  expression  sincère  de  sympathie  et  de  gratitude 
de  la  part  de  la  nation  bohème  à  l'auteur  des  articles  sur  Ziska  et  Pro- 


446  GEORGE    SAND 

du  fils  devint  de  plus  en  plus  profonde  et  intense.  On  ne  doit 
pas  s'étonner  que  lorsque  Maurice  devint  adulte,  —  il  eut  en 
JS44  ses  vingt  et  un  ans  révolus,  —  il  comprît  ce  qu'il  y  avait 
d'anormal  dans  la  vie  de  famille  de  Nohant,  et,  d'autre  part,  il 
prît  à  cœur  tous  les  désaccords  entre  sa  mère  et  Chopin.  Tous 
les  petits  faits  qu'elle,  en  sa  qualité  de  grande  psychologue, 
savait  comprendre,  expliquer  par  le  déséquilibre  de  cet  homme 
de  génie,  sa  nervosité  ou  l'excès  de  sa  sensibilité,  et  que  son 
cœur  de  femme  aimante  Bavait  pardonner,  ces  faits  exaspéraient 
Maurice  et  le  mettaient  hors  de  lui.  Il  protestait  contre  ce 
qui  chagrinait  sa  mère,  et  souvent  ses  protestations  étaient 
âpres,  cassantes.  Le  temps  envenima  tout  :  il  y  eut  des  disputes, 
des  heurts,  des  discordes  ;  d'un  côté,  des  sorties  véhémentes; 
de  l'autre,  des  mécontentements  et  de  sourdes  fâcheries. 
George  Sand  parle  de  tout  cela  dans  les  termes  suivants  : 

...  De  toutes  les  amertumes  que  j'avais  non  plus  à  subir,  mais  à  com- 
battre, les  souffrances  de  mon  malade  ordinaire  n'étaient  pas  la  moindre. 
Chopin  voulait  toujours  Nohant  et  ne  supportait  jamais  Nohant.. 

Chopin  n'était  pas  né  exclusif  dans  ses  affections  ;  il  ne  Tétait  que 
par  rapport  à  celle  qu'il  exigeait  ;  son  âme,  impressionnable  à  toute 
beauté,  à  toute  grâce,  à  tout  sourire,  se  livrait  avec  une  facilité  et  une 
spontanéité  inouïes.  H  est  vrai  qu'elle  se  reprenait  de  même  :  un  mot 
maladroit,  un  sourire  équivoque  le  désenchantant  avec  excès.  Il 
aimait  passionnément  trois  femmes  dans  la  même  soirée  de  fête  et 
s'en  allait  tout  seul  ne  songeant  h  aucune  d'elles,  les  laissant  toutes 
trois  convaincues  de  l'avoir  exclusivement  charmé... 

H  était  de  même  en  amitié,  s'enthousiasmant  à  première  vue,  se 
dégoûtant,  se  reprenant  sans  cesse,  vivant  d'engouements  pleins  de 
charmes  pour  ceux  qui  en  étaient  l'objet,  et  de  mécontentements 
secrets,  qui  empoisonnaient  ses  plus  chères  affections...  Ce  n'est  pas 
que  son  âme  fût  impuissante  ou  froide.  Loin  de  là,  elle  était  ardente 
et  dévouée,  mais  non  pas  seulement  et  continuellement  envers  telle 
ou  telle  personne.  Elle  se  livrait  alternativement  à  cinq  ou  six  affec- 
tions qui  se  combattaient  en  lui  et  dont  une  primait  tour  à  tour  toutes 
les  autres. 

cope.  Lors  du  centenaire  de  George  Sand,  les  Tchèques  témoignèrent  publique- 
ment de  leur  profonde  reconnaissance  à  la  grande  femme  en  envoyant  une 
députation  pour  déposer  une  couronne  de  roses  au  pied  de  son  monument. 
(Y.  là-dessus,  à  la  fin  de  notre  travail  :  Je  Centenaire.) 


GEORGE   SAM)  .,.t7 

Il  n'était  certainement  pae  fait  pour  vivre  longtemps  en  oe  monde, 
oe  type  extrême  de  l'artiste.  Il  vêtait  dévoré  par  un  rêva  d'idéal  que 
ne  oombàttail  aucune  tolérance  de  philosophie  ou  de  miséricorde  à 
l'usage  de  ce  monde.  Il  ne  voulut  jamais  transiger  ■■m-r  la  nature 
humaine.  Il  n'acceptait  rien  de  la  réalité.  C'était  là  son  née  <'t  sa 
vertu,  sa  grandeur  el  sa  misère.  Implacable  envers  la  moindre  tache, 
il  avait  im  enthousiasme  immense  pour  la  moindre  lumière,  son  ima- 
gination exaltée  faisant  tous  les  frais  possibles  pour  y  voir  un  soleil. 

Il  était  donc  à  la  luis  doux  et  cruel  d'être  l'objet  de  sa  préférence, 

car  il  vous  tenait  compte  avec  usure  «le  la  moindre  clarté  et  VOUS  acca- 
blait, de  son  désenchantement  au  passage  de  la  plus  petite  ombre... 
J'acceptai  toute  la  vie  de  Chopin  telle  qu'elle  se  continuait  en  dehors 
de  la  mienne.  N'ayant  ni  ses  goûts,  ni  ses  idées  en  dehors  de  l'art,  ni 
ses  principes  politiques,  ni  son  appréciation  des  choses  de  fait,  je 
n'entreprenais  aucune  modification  de  son  être.  Je  respectais  son  indi- 
vidualité, comme  je  respectais  celle  de  Delacroix  et  de  mes  autres 
amis  engagés  dans  un  chemin  différent  du  mien. 

D'un  autre  côté,  Chopin  m'accordait,  et  je  peux  dire  m'honorait 
d'un  genre  d'amitié  qui  faisait  exception  dans  sa  vie.  Il  était  toujours 
le  même  pour  moi.  Il  avait  sans  doute  peu  d'illusions  sur  mon  compte, 
puisqu'il  ne  me  faisait  jamais  redescendre  dans  son  estime.  C'est  ce 
qui  fit  durer  longtemps  notre  bonne  harmonie. 

Etranger  à  mes  études,  à  mes  recherches  et  par  suite  à  mes  con- 
victions, enfermé  qu'il  était  dans  le  dogme  catholique,  il  disait  de  moi, 
comme  la  mère  Alicia  dans  les  derniers  jours  de  sa  vie  :  Bah!  bah!  je 
suis  bien  sûre  qu'elle  «une  Dieu. 

Nous  ne  nous  sommes  donc  jamais  adressé  un  reproche  mutuel, 
sinon  une  seule  fois,  qui  fut,  hélas  !  la  première  et  la  dernière.  Une 
affection  si  élevée  devait  se  briser  et  non  s'user  dans  des  combats 
indignes  d'elle... 

Mais  si  Chopin  était  avec  moi  le  dévouement,  la  prévenance,  la 
grâce,  l'obligeance  et  la  déférence  en  personne,  il  n'avait  pas,  pour 
cela,  abjuré  les  aspérités  de  son  caractère  envers  ceux  qui  m'entou- 
raient. Avec  eux  l'inégalité  de  son  âme,  tour  à  tour  généreuse  et  fan- 
tasque, se  donnait  carrière,  passant  toujours  de  l'engouement  à  l'aver- 
sion et  réciproquement.  Rien  ne  paraissant,  rien  n'a  jamais  paru  de 
sa  vie  intérieure,  dont  ses  chefs-d'œuvre  d'art  étaient  l'expression 
mystérieuse  et  vague,  mais  dont  ses  lèvres  ne  trahissaient  jamais  la 
souffrance.  Du  moins  telle  fut  sa  réserve  pendant  sept  ans  que  moi  seule 
pus  les  deviner,  les  adoucir  et  en  retarder  l'explosion. 

Fort  souvent,  Chopin  eut  à  souffrir  du  laisser  aller,  du  sans- 
gêne  de  langage  et  de  manières  des  camarades  d'atelier  de 


448  GEORGE    SAND 

Maurice  et  des  habitués  de  Nohant.  Ses  accès  d'humeur  se 
prolongeaient  d'autant  plus  que  Chopin  trouva  une  alliée  et 
un  soutien  dans  la  personne  de  Solange. 

Solange  Dudevant  présente  un  assemblage  de  traits  héré- 
ditaires encore  plus  étonnant  et  plus  étrange  que  George 
Sand,  elle  est  aussi  le  produit  d'une  éducation  malheu- 
reuse. 

Blonde,  fraîche,  admirablement  bien  faite  comme  sa  bisaïeule, 
Marie-Aurore  de  Saxe,  douée  de  son  esprit  froid,  vif  et  brillant, 
Solange  hérita  en  même  temps  du  caractère  indomptable,  du 
tempérament  facilement  excitable,  de  la  vanité,  de  la  passion 
du  brillant,  de  l'inquiète  recherche  de  distractions  de  son  aïeule, 
Sophie  Dupin.  De  son  «  papa  »,  M.  Dudevant,  elle  tint  l'amour 
de  l'argent  et  des  «  épargnes  »,  une  grande  dose  de  prosaïsme. 
De  sa  mère,  elle  reçut  une  imagination  éveillée,  de  grandes  capa- 
cités littéraires,  une  nature  assez  artiste,  la  faculté  de  comprendre 
le  beau  et  les  grandes  idées,  —  sans  pourtant  avoir  ni  son 
génie,  ni  son  grand  cœur,  ni  sa  grande  âme. 

Les  premières  années  de  Solange  correspondirent  aux  années 
les  plus  orageuses  de  la  vie  de  George  Sand.  Tout  en  aimant 
passionnément  ses  enfants,  Mme  Dudevant  les  laissait  à  la 
garde  de  son  époux,  de  différentes  bonnes,  de  Jules  Bou- 
coiran  ou  de  ses  amis  berrichons  :  elle  habitait  Paris  (d'abord 
sans  ses  enfants),  et  ne  revenait  à  Nohant  que  tous  les  trois 
ou  tous  les  six  mois.  Puis  elle  prit  Solange  avec  elle  dans 
la  petite  mansarde  du  Quartier  Latin  ;  il  n'y  avait  point  de 
nursery,  la  petite  jouait  sur  le  parquet  du  salon,  au  bruit 
des  conversations  des  visiteurs  les  plus  divers,  des  écrivains, 
des  politiciens  en  herbe,  des  cabotins,  des  rapins  et  des 
carabins.  Lorsque  George  Sand  partit  pour  Venise,  Solange 
resta  d'abord  à  Paris  sous  la  tutelle  de  ses  deux  aïeules. 
Mmes  Dupin  et  la  baronne  Dudevant  (qui  se  ressemblaient 
comme  le  feu  et  la  glace  !),  puis  elle  fut  reprise  par*  son  «  cher 
père  »,  ramenée  à  Nohant  et  remise  entre  les  mains  de  la 
femme  de  chambre  Julie  (qui  joua  un  rôle  abject  dans  le 
procès  des  époux),  elle  traitait  l'enfant  fort  rudement,  et  lui 


GEORGE  S  AND  149 

infligeait   des  correction    (1).   Loi    de    dernières  rentrée 
Mme  Sand  sons  le  toit  conjugal  le  désaccord  entre  elle  et  Bon 
m, ni  s'accentua,  il  j  eut  en  septembre  et  octobre   L835  de? 
scènes  brutales  el  révoltantes,  donl  Les  enfants  lurent  malheu- 
iiiciii  témoins  :  nous  en  avons  parlé  dans  le  chapitre  xi 
de  notre  deuxième  volume.  George  Sand  dil  dans  VHistoire 
flf  ma   vie  que  Solange  <''t;iii   trop   petite  pour   comprendre. 
Nous  croyons  qu'un  enfanl  de  Bept  ans  ("'II»'  les  eut  en  sep- 
tembre   1835),    aussi    intelligenl    et    éveillé   qu'éta:1    Solange, 
voyait  el  comprenait  bien  des  choses.  Lors  du  procès  en  sépar 
ration,  ]a  fillette  fut  placée  dans  le  pensionnat  de  .Mlles  Martin 
ou  Martins.  Le  procès  terminé,  Maurice  et  Solange  Eurent  remis 
à  leur  mère  et  fi  ent  avec  elle,  comme  nous  le  savons,  le  voyage 
de  Genève  et  de  Chamounix,  pendant  lequel  la  blonde  Solange, 
équipée  en  garçon,  à  l'instar  de  sa  mère  (2),  charmait  tout  le 
monde  par  sa  fraîcheur  éblouissante,  sa  beauté  enfantine,  sa 
bravoure  infatigable  et    intrépide.   Mme  Sand  passa  la  fin  de 
l'automne  et  le  commencement  de  l'hiver  en  compagnie  de  Liszt 
et  de  Mme  d'Agoult  à  V Hôtel  de  France,  rue  Laffitte  :  Maurice 
et  Solange  rentrèrent  dans  leurs  écoles  respectives.  Mais  Maurice 
tomba  malade,  et  au  mois  de  janvier  1837  il  fut,  pour  cause  de 
maladie  (réelle  ou  un  peu  exagérée  par  sa  mère),  retiré  du  collège 
et  emmené  à  Nohant,  avec  le  consentement  de  M.  Dudevant. 
Quant  à  Solange,  sa  mère  la  laissa  en  pension,  ce  fut  la  pre- 
mière goutte  ds  fi  '1,  d'envie  et  de  jalousie  versée  dans  ce  petit 
cœur,  nullement  doux  par  nature.  Elle  faisait  peu  de  progrès 
dans  l'institution  des  demoiselles  Martins  ;  George  Sand  l'en 
retira,  après   la  variole  dont  les   enfants   furent   atteints   au 
printemps    de    cette   année.   Elle    songea   alors   à  faire  faire 
à  ses  enfants  des  études  sérieuses  à  domicile  et  leur  donna 
d'abord  des  leçons,  puis  remit  ce  soin  à  Pelletan,  à  Rey,  à 
Mallefil'e  et  de  nouveau  à  Rey,  confiant  Solange  plus  spécia- 

(1)  Cf.  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p.  200-201. 

(2)  Ultérieurement  aussi,  Solange  porta  souvent  le  costume  masculin 
à  Nohant,  par  exemple,  en  l'hiver  de  1838,  ce  dont  Balzac  parle  avec  désap- 
probation dans  sa  Lettre  à  l'Etrangère  du  2  mars  1838.  (V.  aussi  notre  tome  II. 
p.  448-451.) 

m.  29 


450  GEORGE    SAND 

lemont  à  la  sœur  de  son  ami  Rollinat.  Marie-Louise,  surnommée 
Mademoiselle  Tempête.  Cette  existence  régulière  ne  dura  pas 
longtemps,  si  Ton  peut  donner  l'épithète  de  régulière  à  ce  per- 
pétuel changement  de  précepteurs,  de  systèmes  d'enseignem  nt 
et  même  de  règlement  des  heures  d'études.  Au  mois  de  juillet, 
la  mère  de  Mme  Sand  tomba  mortellement  malade.  Mme  Sand 
accourut  à  Paris,  laissant  Maurice,  à  la  garde  de  Gustave  Papet, 
au  château  d'Ars,  ensuite  Mallcfille  l'amena  à  Fontainebleau, 
où  elle  s'installa  après  la  mo:t  de  Mme  Dupin.  Quant  à 
Solange,  on  la  laisse  avec  Mlle  Temp'te  à  Nohant  :  c'est 
alors  que  son  «  papa  chéri  »  l'enleva  et  l'emmena  à  Guillery. 
George  Sand  dut  aller  délivrer  sa  fille  de  la  maison  pater- 
nelle, comme  une  princesse  captive,  avec  l'aimable  concours 
des  préfet,  sous-préfet  et  maire,  et  l'aide  des  gendarmes  ! 
(On  imagine  quelle  impression  fit  tout  cela  su  ■"  l'enfant.)  La 
fillette,  remise  à  sa  mère,  voyarea  huit  jours  dans  les  Pyré- 
nées, puis  tout  le  monde  rentra  à  Nohant  où  l'on  passa 
presque  sans  bouger  (1).  toute  l'année,  jusqu'en  l'automne 
de  1838,  époque  du  voyage  à  Majorque.  Eh  bien,  quelque 
romantiques  que  furent  ce  lieu  de  séjour,  les  motifs  qui 
réunirent  sous  le  toit  de  la  vieille  chartreuse  une  famille  consti- 
tuée si  étrangement,  —  ce  dont  l'intelligente  enfant  de  dix  ans 
devait  se  rendre  parfaitement  bien  compte,  —  cet  hiver-là, 
Maurice  et  Solange  le  passèrent  dans  une  vraie  atmosphère  de 
famille.  Ils  jouaient  et  couraient,  comme  il  sied  aux  enfants, 
sous  la  surveillance  constante  de  leur  mère,  ils  prenaient  leurs 
leçons  à  des  heures  fixes,  on  leur  faisait  la  lecture  à  voix 
haute,  etc.  Lors  du  retour  en  France,  cette  vie  de  famille  entra 
définitivement  dans  une  voie  régulière.  A  Nohant  et  à  Paris  elle 
coula  calme  et  paisible  dans  un  cadre  d'occupations  réglées  et 
de  temps  bien  divisé.  On  confia  Solange,  sur  la  recomman- 
dation de  Mlle  de  Rozières,  à  une  institutrice  d'origine  suisse, 
Mlle  Suez.  Aux  heures  libres  la  jeunesse  s'ébattait  au  jardin  en 

(1)  Nous  avons  parlé  du  séjour  que  Mme  Sand  fit  à  Paris  au  printemps, 
en  été  et  pendant  l'automne  de  1838,  dans  le  chapitre  xm  du  tome  II  de 
notre  ouvrage  (p.  457-458),  et  dans  le  chapitre  Ier  du  présent  volume. 


GE0RG1    SAND 

compagnie  d'amis  des  deux  sexes.  Enfin,  c'était  une  vie  comme 
il  an  faut  une  au\  enfants. 

Mais  il  était  trop  tard;  Solange,  cette  fillette  si  bien  douée, 
si  intelligente,  ue  pouvait  plus  supporter  aucune  discipline 
domestique;  nature  entêtée,  capricieuse,  indomptable,  elle  ne 
voulait  ni  apprendre,  ni  se  soumettre  à  la  volonté  d' autrui; 
elle  faisait  le  désespoir  de  ses  précepteurs  et  «le  sa  mère.  On 

essaya   de   tout   avec  elle,  mais  il  fallut  se  résigner  à  la  replacer 
dans  une  pension  ;  ce  l'ut  d'abord  chez  Mine  iléreau,  puis  chez 

Mme  Bascans.  George  Sand  dit  à  ce  propos  : 

Son  esprit  impatient  ne  pouvait  se  fixer  à  rien,  et  cela  était  déses- 
pérant, car  l'intelligence,  la  mémoire  et  la  compréhension  étaient 
magnifiques  chez  elle.  11  fallut  en  revenir  à  l'éducation  en  commun, 
qui  la  stimulait  davantage,  et  à  la  vie  de  pension  qui,  restreignant  les 
sujets  de  distraction,  les  rend  plus  faciles  à  vaincre.  Elle  ne  se  plut 
pourtant  pas  dans  la  première  pension  où  je  la  mis.  Je  l'en  retirai 
aussitôt  pour  la  conduire  à  Chaillot,  chez  Mme  Bascans  où  elle  convint 
qu'elle  était  réellement  mieux  que  chez  moi.  Installée  dans  une  maison 
charmante  et  dans  un  lieu  magnifique,  objet  des  plus  doux  soins  et 
favorisée  des  leçons  particulières  de  M.  Bascans,  un  homme  de  vrai 
mérite,  elle  daigna  enfin  s'apercevoir  que  la  culture  de  l'intelligence 
pouvait  bien  être  autre  chose  qu'une  vexation  gratuite.  Car  tel  était 
le  thème  de  cette  raisonneuse  ;  elle  avait  prétendu  jusque-là  qu'on  avait 
inventé  les  connaissances  humaines  dans  l'unique  but  de  contrarier 
les  petites  filles.... 

Nous  renvoyons  ceux  de  nos  lecteurs  qui  désireraient  savoir  com- 
ment s'opéra  ce  taming  of  the  shrew,  c'est-à-dire  de  quelle  manière 
on  parvint  à  dompter  Solange,  à  lui  suggérer  le  désir  de  tra- 
vailler, et  qui,  plus  est,  à  la  plier  à  un  régime  et  à  une  discipline 
pédagogique  quelconque,  au  livre  curieux  de  M.  d'Heylli  que  nous 
avons  déjà  mentionné  plusieurs  fois  (1).  On  peut  lire  dans  cet 

(1)  La  Fille  de  George  Sand.  Lettres  inédites,  publiées  et  commentées  par 
Georges  d'Heylli  (Edmond  Poinsot).  Paris,  1900.  Ce  livre  qui,  selon  la  petite 
notice  placée  en  tête  du  volume,  était  «  destiné  à  la  famille  et  aux  amis  de 
Mme  Bascans  et  de  sa  fille,  Mme  Edmond  Poinsot  (dont  on  trouve  les  deux 
portraits  gravés  par  Lalauze,  aux  pages  20  et  100),  n'a  et  3  tiré  qu'à  deux  cents 
exemplaires  qui  ne  sont  pas  mis  dans  le  commerce...  ».  Nous  profitons  de 
cette  occasion  pour  exprimer  notre  plus  vive  reconnaissance  à  l'auteur, 
M.  Poinsot,  qui,  sans  nous  connaître  personnellement,  nous  fit  l'honneur  de 


452  >RGE    SA  NU 

ouvrage  que  Le  miracle  se  fit  par  an  moyen  toujours  efficace,  par 
le  sentiment.  M.  et  Mme  Bascans  surent  trouver  le  chemin  du 
oœur  de  Solange,  elle  s'attacha  à  eux.  et  cet  attachement  dura 
toujours.  On  eut  pour  elle  des  procédés  paternels  et  maternels, 
elle  répondit  par  une  confiance  filiale;  sans  le  remarquer  elle- 
même,  elle  se  plia  à  l'autorité  morale  de  ces  deux  personnes  de 
mérite  et  bientôt  à  leur  autorité  intellectuelle.  Les  études  mar- 
chèrent alors. 

Néanmoins,  il  était  trop  tard  :  le  caractère  était  déjà  tonné. 
l'hérédité  de  Solange  était  des  plus  complexes,  sa  nature  n'était 
ni  douce,  ni  équilibrée.  Ces  tendances  commencèrent  à  se  faire 
jour  de-plus  en  plus  puissamment,  chaque  fois  qu'il  fallait  agir  non 
dans  le  cadre  du  régime  scolaire  si  soigneusement  réglé.mais  bien 
en  toute  liberté,  aux  vacances,  vis-à-vis  des  habitués  de  la  maison 
ou  des  étrangers.  Solange  avait  énormément  d'esprit  ;  comme  on 
le  sait,  sa  mère  en  manquait  complètement  (1),  mais  cet  esprit 
frisait  souvent  la  raillerie  froide  et  blessante.  Elle  avait  une  vaste 
et  brillante  intelligence,  mais  très  peu  de  cœur (2).  Elle  avait  des 
capacités  éminentes,  une  imagination  vibrante,  un  intérêt  éveillé 
pour  l'art,  la  littérature,  la  politique,  pour  beaucoup  de  choses  qui 
préoccupaient  sa  mère.  Ce  n'est  pas  sans  raison  que  George  Sand 
lui  dédia  le  Meunier  cTAngibault,  en  inscrivant  en  tête  :  Mon 
enfant,  cherchons  ensemble.  Elle  hérita  même,  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  du  talent  de  sa  mère  (sans  hériter  de  son  génie).  Elle 
avait  le  don  de  plaire,  de  charmer,  elle  savait  être  adorable,  et  fort 


nous  faire  présent  d'un  exemplaire  de  ce  rare  petit  volume  si  élégamment 
et  si  soigneusement  imprimé. 

(1)  Voir  dans  le  tome  Ier  de  notre  ouvrage  le  jugement  de  Heine  à  ce 
propos. 

(2)  Le  vieux  Delatouche  qui  revit  George  Sand  et  sa  fille  après  onze  ans  de 
séparation  et  qui  revit  cette  dernière  non  plus  comme  »  un  gros  enfant  man- 
geur de  groseilles  »  mais  comme  une  belle  jeune  fille  de  seize  ans.  écrit  à  George 
Sand  dans  l'une  de  ses  lettres  inédites  (mardi.  12  mars  1846)  : 

«  Je  suis,  mon  cher  et  gracieux  camarade,  dans  la  joie  de  mes  souvenirs 
de  dimanche.  Je  trouve  à  Solange  bien  de  la  grâce  avec  un  défaut  que  le 
temps  ne  tardera  pas  à  corriger.  Vous  l'avez  dotée  d'une  capacité  cér 
qui  fait  sa  tête  à  l'heure  qu'il  est  trop  forte  pour  sa  taille,  mais  demain  la 
nature  établira  l'équilibre  et  un  de  vos  plus  jolis  ouvrages  aura  la  perfection 
des  autres...  » 


GEORGE    SAND 

souvent  nous  trouvons  sons  la  plume  de  <  reorge Sand  des  expre 
Biona  enthousiastes  dcvanl  L'esprit,  la  grâce,  La  beauté,  La  bravoure 
de  sa  blonde  enfant.  M;iis  elle  avait  un  naturel  froid  :  L'abandon, 
le  sacrifice  désintéressé  lui  étaienl  inconnus;  ce  manque  de 
désintéressement  s'accentua  avec  Les  années,  fil  de  Solange 
une  intéressée,  même  dans  ses  aventures  amoureuses;  h  la  fin 
de  sa  vie  il  se  changea  en  une  avarice  el  un  amour  du  Lucre 
el  des  spéculations  financières,  qui  trahissaienl  bien  la  fille  de 
Casimir  Dudevant.  George  Sand  apportait  dans  ses  passions 
la  Boif  de  L'idéal,  elle  s'engouait  presque  exclusivement  des 
hommes  personnifiai  quelque  grande  idée.  Solange  concilia 
ses  amours  avec...  l'amour  du  luxe.  George  Sand  lui  bonne 
à  l'excès.  Solange  l'ut  souvent  simplement  méchante,  méchante 
pour  ht  méchanceté,  connue  on  fait  de  Vart  pour  Vart,  selon  l'ex- 
pression  d'une  grande  et  célèbre  artiste  qui  nous  conta  à  ce 
propos  l'anecdote  suivante  : 

Oui.  Solange  avait  été  méchante  dès  son  plus  jeune  âge...  Un  jour 
la  famille  Sand  vint  sur  mon  invitation  passer  quelque  temps  avec 
nous  à  notre  campagne  en  B...  Moi,  comme  toutes  les  châtelaines, 
je  tue  mis  à  leur  l'aire  les  honneurs  du  domaine,  à  les  mener  un  peu 
partout  :  dans  la  cour,  dans  les  étables,  dans  le  jardin.  Il  y  avait  dans 
ce  jardin  une  grande  allée  qui  descendait  tout  droit  de  la  maison, 
bordée  de  lis,  d'iris,  de  glaïeuls,  de  narcisses.  Je  marchais  avec 
Mme  Sand  en  avant,  la  jeunesse  suivait.  Mais,  tout  en  causant  avec 
Mme  Sand,  j'entends  tout  le  temps  un  sifflement  de  fouet  derrière 
moi  :  je  me  retourne  et  je  vois  que  Solange,  en  marchant,  allonge  des 
coups  de  cravache  aux  têtes  des  fleurs,  et  immédiatement  leur  tige 
se  casse  et  les  fleurs  se  penchent,  brisées.  «  Mais,  ma  chère  enfant, 
que  faites-vous  donc  là  ?  »  Je  me  fâchai  franchement  et  ce  qui  me 
révolta  surtout,  ce  fut  cette  grossière  et  vilaine  méchanceté,  odieuse 
parce  qu'elle  n'avait  aucun  but  ou  plutôt  n'avait  d'autre  que  celui 
de  causer  un  déplaisir  à  autrui.  Et  ce  fut  toujours  ainsi  :  Solange 
faisait  du  mal  comme  on  fait  de  l'art  pour  l'art,  par  amour  de 
Vart...  i 

C'est  ainsi  que  termina  son  récit  la  grande  cantatrice  (1). 


(1)  Il  est  à  noter  que  cette  artiste  acquit  son  domaine  à  un  moment  où 
Solange  n'était  déjà  plus  une  enfant,  mais  une  grande  fillette,  presque  une 


454  GEORGE    SAND 

Et  avec  cela,  Solange  faisait  beaucoup  de  cas  de  sa  noblesse, 
de  son  titre  de  baronne,  de  sa  descendance  de  Maurice  de  Saxe 
et  de  son  alliance  avec  la  maison  royale  de  France  ;  dès  son  en- 
fance, elle  aima  à  «  faire  la  grande  dame  ».  C'est  probablement 
pour  cela  que  dans  son  journal  George  Sand  la  nomme  continuelle- 
ment «  baronne  »,  «  princesse  »,  «  sublime  »,  «  marquise  (1)».  Même  dans 
un  naïf  petit  morceau  de  poésie,  sorte  de  gracieuse  aubade,  com- 
posée en  l'honneur  de  Solange,  lorsqu'elle  eut  huit  ans,  en  1836, 
que  nous  avons  retrouvée  transcrite  sur  une  petite  feuille  rose 
collée  dans  le  Journal  de  Piffoël,  George  Sand  lui  donne  ce 
titre  de  «  baronne  »  : 

Pour  toi,  Solange, 

Mes  amours, 

Je  chanterai  toujours  ; 

Moi,  la  mésange 

Des  beaux  jours 

Au  chapeau  de  velours, 

Je  rêve  à  toi,  petit  ange, 

Et  vers  toi  j'accours, 

Solange,  mes  amours. 

Pour  ma  baronne, 

Ce  matin, 

Fleurit  mon  beau  jardin. 

Pour  ma  baronne 

Mon  doux  refrain  ; 

Pour  elle  un  jour  serein, 

Maurice,  pour  ma  mignonne, 

Se  lève  au  matin 

Et  cueille  le  jasmin. 

Allons,  Solange, 
Le  soleil  est  aux  cieux, 
Allons,  mon  ange 
Aux  blonds  cheveux, 
Levez- vous,  je  le  veux, 


grande  jeune  fille  et  que  cet  incident  doit  avoir  eu  heu  vers  1844-45,  donc 
lorsqu'elle  était  âgée  de  seize  à  dix-sept  ans. 

(1)  C'est  ainsi  que  l'appellent  aussi  les  amis  de  la  maison  :  De  Latouche, 
dans  ses  lettres,  parle  de  notre  princesse,  Anselme  Pététin  de  la  marquise, 
Emmanuel  Arago  de  la  reine. 


GEORGE   SAND  455 

Écoutes  de  la  méuiqp 
Le  refrain  joyeux, 

Le  soleil  est  ,iu\  oieoi  1 1 1, 

Tani  que  Solange  fui  enfant,  ce  vain  désir  de  paraître,  de 
passer  pour  une  aristocrate,  sa  passion  de  la  parure,  ses  railleries, 
ses  méchancetés  malignes  <»u  ses  excès  de  vraie  fureur  ne  se  mani- 
festèrent qu'assez  innocemment,  en  de  petits  faits  Insignifiants. 
(  )iis'en  moquait  en  famille,  c'est  ainsi  par  exemple  que  MmeSand 
écrit  à  ce  propos  : 

Solange  est  si  gen tille  que  vous  ne  l'aimeriez  peut-être  plus,  puis- 
que vous  l'aimiez  tant,  quand  elle  avait  le  diable  au  corps.  Il  y  a  de 
grandes  vérités  qui  bravent  le  temps  et  semblent  éternelles  comme 
Dieu,  quoique  tout  change  autour  d'elles,  même  Gévaudan  en  artiste 
vétérinaire,  même  moi  en  Sophie,  même  Solange  en  agneau  (2). 

Ce  qu'il  y  a  de  vraiment  beau  ici,  écrit-elle  de  Majorque,  c'est  le 
pays,  le  ciel,  les  montagnes,  la  bonne  santé  de  Maurice,  et  le  radou- 
cissemerU  de  Solange  (3). 

Solange  est  presque  toujours  charmante,  depuis  qu'elle  a  eu  le  mal 
de  mer  ;  Maurice  prétend  qu'elle  a  rendu  tout  son  venin  (4). 

Solange  prend  force  leçons  et  perd  beaucoup  de  temps  à  sa  toilette. 
Elle  tombe  dans  une  coquetterie  dont  je  te  prierai  de  te  moquer  beau- 
coup quand  tu  la  verras,  pour  la  corriger  (5). 

Solange  a  été  sage  pendant  deux  ou  trois  jours  ;  mais  hier  elle  a  eu 
un  nouvel  accès  de  fureur.  Ce  sont  les  Reboul,  des  voisins  anglais,  gens 
et  chiens,  qui  l'hébètent.  Je  les  vois  partir  avec  joie.  Mais  je  crois  bien 
que  je  serai  forcée  de  la  mettre  en  pension  si  elle  ne  veut  pas  travailler. 
Elle  me  ruine  en  maîtres  qui  ne  servent  à  rien  (6). 

La  grosse  est  fort  sage  à  la  pension,  à  ce  qu'on  dit.  Je  ne  m'en  aper- 
çois guère  à  la  maison.  Elle  se  porte  toujours  bien.  Dieu  veuille  qu'elle 
devienne  un  peu  moins  hérisson  en  grandissant.  Quand  je  vois  Léon- 
tine,  qui  n'était  pas  commode,  douce  et  bonne  comme  elle  Test  à 


(1)  Ces  paroles  candides  semblent  avoir  été  écrites  pour  être  adaptées  à 
Y  Aubade  de  Schubert  (Morgenstàndchen). 

(2)  Corresp.,  t.  II,  p.  71. 

(3)  Ibid.,  p.  115.  Lettre  à  Mme  Marliani  de  1838. 

(4)  Ibid.,  p.  118. 

(3)  Lettre  à  Hippolyte  Châtiron,  du  27  février  1840,  p.  151. 

(6)  Lettre  du  4  septembre  1840  à  Maurice.  (Corresp.,  t.  II,  p.  158.)  Le 
mot  nouvel  est  omis  dans  le  texte  imprimé.  Nous  le  copions  sur  la  lettre  auto- 
graphe. 


456  GEORGE    SAXI) 

présent,  j'espère  que  Solange  tournera  de  même  quelque  jour  (h. 
Lu  sublime  Solange  va  reprendre  ><is  leçons  (2). 

E1  ainsi  de  suite  ! 

Mais  avec  le  temps,  toul  cela  pril  un  caractère  de  plus  en  plus 
sérieux  et  commença  à  inquiéter  .Mme  Sand.  Dans  l'intéressante 
étude  de  M.  Rocheblave,  ('•<'<>r<jr  Sand  et  sa  (Hic  (3),  écrite  d'après 
la  correspondance,  pour  la  plupart  inédite.  dv<  deux  femmes, 
aussi  bien  (pu'  dans  le  livre  de  M.  d'ilevlli.  nous  trouvons  toute 
une  série  de  lettres  de  George  Sand  à  Solange,  à  M.  et  Mme  Bas- 
cans,  (pli  montrent  combien  d'attention  Mme  Sand  prêtait  à 
chaque  pas.  à  chaque  acte  de  sa  Bile,  combien  elle  se  donnait 
de  peine  pour  combattre  ses  défauts,  diriger  sa  volonté,  développer 
son  application,  lui  apprendre  à  savoir  se  maîtriser,  à  penser 
aux  autres:  combien  elle  tenait  à  lui  insuffler  de  saines  idées 
sur  toutes  choses,  combien  elle  craignait  de  lui  voir  perdre  son 
temps  en  ne  s'appliquant  pas  assez  aux  leçons.  Elle  s'inquiétait 
des  institutrices  trop  passives,  qui  ne  la  faisaient  pas  assez  tra- 
vailler et  de  la  faiblesse  desquelles  Solange  abusait.  Elle  crai- 
gnait surtout  de  lui  voir  attacher  trop  d'importance  aux  pra- 
tiques du  culte.  A  ce  propos,  George  Sand  eut  le  tort  d'agir 
vis-à-vis  de  sa  fille  comme  son  aïeule  avait  agi  à  son  égard. 
Arrivée,  après  une  longue  série  de  doutes,  de  combats  intérieurs 
et  de  désespoirs,  à  la  dernière  étape  de  ses  croyances.  —  un  déisme 
libre,  dans  le  goût  de  Leibniz  et  de  Leroux,  —  Mme  Sand  crut 
devoir  préserver  sa  fille  des  aspérités  de  cette  longue  route,  elle 
voulut  la  sauvegarder  des  pratiques  superstitieuses,  de  la  foi  aux 
sacrements,  etc.  Solange,  déjà  matérialiste  et  sceptique  par 
nature,  niant  tout  idéal,  devint,  "race  à  ces  soins  dangereux, 
d'abord  simplement  athée  et  plus  tard  n'accepta  de  la  religion 
que  ce  qui  convenait  aux  usages  de  la  «  bonne  compagnie  » 
(dont  elle  fut  toujours  esclave),  c'est-à-dire  la  pratique  la  plus 
formaliste,  la  plus  extérieure  des  rites,  dépourvue  de  tout  senti- 

(1)  Cormn.  t.  IL  p.  16.3. 

(2)  îhd.,'t  II,  p.  344. 

(&  George  Sand  et  sa  fille,  d'après  leur  correspondance  inédite,  par  M.  Samuel 
Rocheblave.  (Revue  des  Deux  Mondes,  février,  mars,  mai  1?05.) 


GEORGE    SAM)  457 

ini'iii  intérieur,  de  toute  foi  intime,  quelque  cho  e  comme  l'accom- 
plissement d'un  paragraphe  du  Manuel  de  la  bienséance  honnête 
•  i  i  ivUe. 

Mme  Sand  était  très  occupée  de  bien  élever  sa  fille,  maie  voici 
ce  qui  ('sl  étrange  :  presque  boutés  ses  lettres  à  Solange,  ulté- 
rieures à  L838,  seml  lenl  froides,  <»n  y  senl  une  mère  très 
soucieuse,  mais  parfois  trop  sensée,  raisonnant  trop  rationnellement. 

George  Sand  prétend  dans  V  Histoire  de  ma  vie  qu'en  L841, 
par  exemple,  elle  s'appliqua  à  cacher  à  Solange  le  regrel  el  l'ef- 
forl  de  se  séparer  d'elle  quand  elle  la  lil  entrer  chez  .Mine  lias- 
cans  (h.  afin  que  Solange  ne  profitai  pas  de  ce  moment  de 
faiblesse.  On  constate  la  même  chose  dans  une  lettre  du  com- 
mencement de  cette  année,  citée  par  M.  Rocheblave,  qui  remarque 
Tort  judicieusement  que  e  le  ton  de  rudesse  affectée  de  cette 
lettre  B'explique  par  la  crainte  de  paraître  trop  sensible  à  certaines 
plaintes.  Solange  en  eût  abusé  (2)...  ».  Mais  toul  cela  est  vraiment 
trop  raisonnable,  cela  ressemble  trop  peu  à  la  George  Sand  des 
lettres  à  son  fils.  Solange  devait  certes  s'en  apercevoir  et  s'en 
affliger.  Il  semble  toutefois  que  même  dans  l'amour  qu'elle 
avait  pour  sa  mère,  la  jalousie  et  l'envie  l'emportèrent  sur  la 
tendresse  filiale  :  elle  souffrait  non  pas  d'être  moins  aimée,  mais 
de  ce  que  ce  fût  Maurice 'qu'on  aimait  le  plus. 

Autre  chose  d'étrange  à  signaler  encore  :  on  remarque  dans 
les  lettres  de  Solange  un  constant  et  malin  désir  d'attraper  sa 
mère,  de  la  prendre  au  mot,  agrémenté  de  pointes  et  de  coups 
d'épingle  nullement  enfantins.  On  y  rencontre  à  chaque  pas 
dr>  réfutations  et  des  reparties  ingénieuses  et  spirituelles  :  cette 
correspondance  a  tout  l'air  d'un  duel  entre  la  mère  et  la  fille. 

Solange  fut  toujours  profondément  malheureuse,  quoiqu'elle 
ne  le  fût  pas  autant  qu'elle  le  prétendit  plus  tard,  restant 
fidèle  à  cette  constante  préoccupation  de  toute  sa  vie  de  «  pa- 
raître »  et  de  «  poser  »  pour  quelque  chose.  Tant  que  sa  mère 
vécut,  elle  ne  cessa  d'être  pour  elle  la  cause  d'une  série  ininter- 
rompue   d'afflictions,  de    chagrins,  d'offenses  et  de  blessures  ; 

(1)  Histoire  de  ma  lie,  t.  IV,  p.  457. 

(2)  George  Sand  el  sa  fille.  (Bévue  des  Deux  Mondes,  février  1905,  p.  821.) 


458  GEORGE    SAND 

la  maltraitant  dans  ses  propos,  parfois  d'une  manière  inqua- 
lifiable, prétendant  même  qu'elle  n'était  pas  fille  de  son  père  l 
Elle  poussait  si  loin  la  malignité  et  la  rancune,  qu'elle  força 
George  Sand  à  se  tenir  toujours  sur  ses  gardes,  à  se  défendre 
et  à  protéger  Maurice  contre  elle,  et  cela  très  sérieusement.  Mais 
après  la  mort  de  sa  mère  et  surtout  dans  les  années  qui  pré- 
cédèrent sa  propre  mort,  Solange  s'efforça  de  se  poser  en  enfant 
malheureuse  et  incomprise,  en  fille  qui  aurait  passionnément 
aimé  sa  mère,  mais  qui  n'en  aurait  point  été  appréciée  et  qui 
aurait  souffert  de  sa  «  froideur  ».  Nous  verrons  combien  cela 
est  faux.  Durant  toute  sa  vie,  à  l'exception  de  sa  toute  première 
enfance,  elle  n'abreuva  sa  mère  que  de  craintes,  de  chagrins,  de 
grandes  et  de  petites  avanies,  d'ingratitude,  d'amertumes  et 
de  douleurs  qui,  maintes  fois,  poussèrent  Mme  Sand  à  un  vrai 
désespoir  devant  l'abîme  de  méchanceté  qu'était  ce  cœur  «  dont 
elle  aurait  voulu  faire  le  sanctuaire  et  le  foyer  du  bon  et  du 
bien  (1)  ».  Solange  fut  néanmoins  toujours  malheureuse  à  la  façon 
des  égoïstes,  incapables  d'abandon  et  d'amour,  n'exigeant  que 
la  tendresse  des  autres,  mais  assez  intelligents  pour  s'affliger  en 
voyant  que  cette  teriHresse  leur  échappe  toujours  et  qu'ils 
restent  seuls,  éternellement  seuls. 

Dans  l'étude  de  M.  Rocheblave,  nous  trouvons  une  pein- 
ture impartiale  du  sort  tragique  de  cette  nature  si  grande- 
ment douée,  nullement  ordinaire,  forte,  volontaire  et  indomptable, 
mais  d'une  âme  incomplète,  qui  ne  fut  réchauffée  ni  par  le  feu 
du  génie,  ni  par  une  étincelle  de  simple  tendresse  féminine. 

On  ne  doit  pas  toujours  la  juger  sévèrement,  c'est  la  nature 
et  une  éducation  irrégulière  qui  la  firent  telle.  Elle  vit  autour 
d'elle  beaucoup  de  choses  qu'une  jeune  fille  aurait  dû  ne 
jamais  voir.  Son  intelligence  innée  reçut  un  large  développe- 
ment, mais  quant  à  ses  instincts,  ils  ne  furent  contre-balancés 
par  aucun  code  moral,  et  tandis  que  son  esprit  se  nourrissait 
des  doctrines  et  des  théories  sociales  et  humanitaires  les  plus 
diverses,  elle   n'apprit  jamais  à  se  plier  ni  à  un  principe,  ni 

(1)  Corresp.,  t.  II,  p.  372. 


G  EOR  G  !•:  s  and 

même  à  nne  simple  exigence  de  convenance,  de  dignité.  Oui, 
on  ne  peut  pas  toujours  la  juger  sévèrement.  Mais  on  j mmi  t  la  ren- 
dre responsable  <le  toul  ce  qu'elle  Faisait  sciemment,  nullement 

retenue  par  s,-i  rare  intelligence,  mais  en  en  usant  encore  comme 

(l'une  arme.    Nous   nous   rappelons    à    ce   propos    la    phrase  de 

notre  grand  et  vénéré  ami,  A. -Th.  Koni  :  V intelligence  privée 
île  cœur  )i<>  vaut  rien.  V intelligence^  c'est  une  urine,  c'est  un 
cordeau,'  <m  peut,  avec  crin,  couper  un  morceau  de  pain  pour 
un  malheureux,  on  peut  aussi  assassiner  quelqu'un  sur  la  grand1- 
routc...  Il  est  clair  que  tous  ces  traits  de  caractère,  toutes  ces 
singularités  et  ces  vices  de  Solange  ne  se  firent  jour  que  plus 
tard.  Mais  dés  L842-46,  certains  de  ces  défauts  inquiétèrent  sérieu- 
sement Mme  Sand,  lui  faisant  faire  de  douloureuses  réflexions, 
la  blessant  profondément  et  lui  donnant  de  grandes  appréhensions 
pour  l'avenir  de  la  jeune  fille  et  le  bonheur  de  ceux  qu'elle  rencon- 
trerait sur  son  chemin.  Elle  tâchait  de  combattre  ces  tendances 
inquiétantes  ou  de  les  atténuer.  Et  ce  fut  souvent  en  pareille  occur- 
rence que  le  doux,  le  délicat,  le  bien  élevé  Chopin  non  seulement 
n'aida  pas  Mme  Sand,  mais  lui  tint  tête.  Cela  provenait  en  partie 
de  ce  que  Solange  savait  parfaitement  profiter  des  faiblesses  de 
Chopin,  des  goûts  qui  leur  étaient  communs  à  tous  les  deux,  ainsi 
que  de  beaucoup  de  ses  sympathies  et  de  ses  antipathies. 
(Nous  citerons  comme  exemples  leur  commune  aversion  pour 
Augustine  Brault,  la  jeune  parente  que  Mme  Sand  prit  auprès 
d'elle,  et  leur  engouement  pour  toutes  les  apparences,  les  élégances, 
les  bienséances  de  la  bonne  compagnie.)  Cela  provenait  aussi 
de  ce  que  Solange  devina  trop  précocement  les  rapports  de  sa 
mère  et  de  Chopin.  Sa  nature  perverse  s'essaya  à  enlever  Chopin 
à  George  Sand,  et  tout  enfant  (de  quatorze  à  seize  ans),  elle 
fit  la  coquette  avec  lui,  lui  fit  des  avances  fort  peu  innocentes. 
Cela  constituait  un  ordre  de  choses  absolument  anormal,  odieux, 
compliquant  les  malentendus  dé'à  survenus  à  propos  de  Solange 
chaque  fois  que  Mme  Sand  avait  désiré,  en  toute  confiance  et 
en  toute  sincérité,  consulter  Chopin  et  lui  parler  du  caractère 
difficile  de  sa  fille,  de  ses  sorties,  de  ses  défauts.  Elle  continuait 
toutefois  à  le  faire,  et  cela  amenait  souvent  de  fâcheux  résultats. 


46o  GEORGE    SA  NI) 

Malheureusement,  les  lettres  de  George  Sand  à  Chopin  traitant 
de  ne  sujet  furent  détruites  par  elle.  Nous  en  parlerons  en 
son  lieu.  Dans  la  lettre  imprimée  de  George  Sand  qui  se  rapporte 
à  cette  correspon  lance,  nous  lisons  les  lignes  suivanl 

...  Certes,  il  n'y  a  pas  là  de  secret  et  j'aurai-  plutôt  à  me  glorifier 
qu'à  rougir  d'avoir  soigné  et  consolé  comme  mou  enfant  ce  noble 
et  inguérissable  cœur,  Hais  le  coté  secret  de  cette  correspondance, 
vous  le  savez  maintenant  Jl  n'est  pas  bien  grave,  niais  il  m'eût  été 
douloureux  de  le  voir  commenter  et  exagérer.  On  dit  tout  à  ses  enfants 
quand  ils  ont  âge  d'homme.  -le  disais  donc  alors  à  mon  pauvre  ami  ce 
que  je  dis  maintenant  à  mon  (ils.  Quand  ma  fille  me  faisait  souffrir 
par  les  hauteurs  et  les  aspérités  de  son  caractère  d'enfant  gâté,  je 
m'en  plaignais  à  celui  qui  était  mon  autre  moi-même.  Ce  caractère. 
qui  m'a  bien  souvent  navrée  et  effrayée,  s'est  modifié,  grâce  à  Dieu 
et  à  un  peu  d'expérience.  D'ailleurs  l'esprit  inquiet  d'une  mère  s'exa- 
gère ces  premières  manifestations  de  la  force,  ces  défauts  qui  sont 
souvent  son  propre  ouvrage,  quand  elle  a  trop  aimé  ou  gâté.  De  tout 
cela,  au  bout  de  quelques  années,  il  n'est  plus  sérieusement  question. 
Hais  ces  révélations  familières  peuvent  prendre  de  l'importance  à 
certains  yeux  malveillants  :  et  j'aurais  bien  souffert  d'ouvrir  à  tout 
le  monde  ce  livre  mystérieux  de  ma  vie  intime  à  la  page  où  est  écrit 
tant  de  fois,  avec  des  sourires  mêlés  de  larmes,  le  nom  de  ma  fille (  1  »... 

Il  n'y  eut  certes  aucune  jalousie  dans  le  sens  exact  du 
mot,  mais  des  comparaisons  involontaires  devaient  surgir  aux 
yeux  d'une  femme  ayant  déjà  derrière  elle  sa  première  et... 
sa  seconde  jeunesse,  et  sa  fille  éblouissante  de  fraîcheur  juvé- 
nile. 11  semble  aussi  que  des  réflexions  sur  la  possibilité  dans 
Vavenir  d'un  sentiment  entre  Chopin  et  Solange  n'étaient  point 
étrangères  à  Mme  Sand.  Solange,  elle,  s'évertua  à  faire  en- 
tendre ultérieurement  et  même  à  dire  que  Chopin  fut  réelle- 
ment amoureux  d'elle.  Les  femmes  du  naturel  de  Solange,  qui 
ne  peuvent  comprendre  la  pureté  des  rapports  entre  homme 
et  femme,  s'imaginent  fort  souvent  et  se  répandent  encore  plus 
volontiers  sur  les  tendres  sentiments  qu'elles  ont  inspirés  à  des 
gens  qui,  en  réalité,  ne  furent  qu'aimables  et  courtois  envers 

(1)  Lettre  à  M.  Dumas  fils  citée  par  M.  Rocheblave. 


ORGE    s  A  N  l  > 
elles.     <''es|,     île     leur     part,     Mlle     e-péce     «le    thilhnnsiitr    moral. 

Maupassant  ;i  peinl  le  son  tragique  d'une  femme  donl  la 
beauté  vieillit  avanl  le  cœur  et  qui  ne  peut  pas  bg  résoudre  â 
perdre  son  amour.  George  Sand  semble  avoir  su  vieillir.  .Nous 
avons  une  œuvre  d'elle  dans  laquelle  nous  trouvons  comme  un 
écho  de  réflexions  amères  qui  se  rattachent  ;ï  ce  moment  de 
sa  vie.  C'est  Isidora,  écrite  en  L844-45. 

ïsidora  est  une  œuvre  assez  faible.  Elle  manque  d'homogé- 
néité, et  La  charpente  en  est  imparfaite,  surtout  au  début 
du  roman  où,  sous  forme  d'extraits  de  deux  cahiers  de  Jacques 
Laurent,  son  journal  intime  et  son  travail  littéraire.  non- 
sont  présentées  les  propres  doctrines  et  les  propres  pensées  de 
l'auteur  sur  les  femmes, leur  rôle  dans  la  société  contemporaine, 
leur  éducation  en  particulier,  l'éducation  dr>  entants  en  géné- 
ral, etc.  (1).  L'auteur  semble  croire  que  cette  exposition  de  ses 
idées  générales  sert  à  nouer  l'intrigue.  .Mais  le  lecteur  reste  inter- 
dit et  se  demande  ce  qu'il  doit  conclure  de  toutes  ces  théories. 
Doit-il  les  prendre  au  pied  de  la  lettre,  les  considérer  comme  des 
idées  que  l'auteur  expose  catégoriquement  comme  absolues, 
ou  bien  n'est-ce  qu'un  moyen  de  peindre  Jacques  Laurent, 
de  pénétrer  au  plus  profond  de  son  être?  Ces  idées  nous 
frappent  pourtant  par  leur  profondeur,  leur  droiture,  leur  force 
de  protestation  contre  l'ordre  de  choses  actuel.  Dès  la  seconde 
partie,  changement  de  manière,  et  l'action  du  roman  se  déve- 
loppe en  lignes  brèves  et  concises  :  l'amour  silencieux  de  la 
jeune  veuve  Alice  S...,  femme  du  plus  grand  monde,  pour 
le  précepteur  de  son  fils,  et  l'amour  caché  de  ce  dernier  pour 
elle;  la  rencontre  de  Jacques  Laurent  avec  son  ex-maîtresse 
de  quelques  jours,  la  courtisane  Isidora,  devenue,  par  son  mariage 
avec  le  frère  d'Alice,  sa  belle-sœur,  et  fraîchement  débarquée  à 

(1)  Ces  pensées,  prises  indépendamment  du  roman,  rappellent  beaucoup 
la  lettre  de  Mme  Sand  à  M.  ***  (Rollinatj,  datée  de  juin  1835  et  imprimée 
dans  le  tome  t r  de  la  Correspondance,  ainsi  que  certaines  pages  du  Journal 
de  Pif  joël,  consacrées  aux  questions  de  l'éducation  privée  et  publique.  C'est, 
en  même  temps,  la  partie  du  roman  qui  fut  surtout  goûtée  des  contempo- 
rains, voire  (if  certains  contemporaines  de  l'auteur.  Mme  Hortense  Allait 
de  Méritens  s'extasiait  à  propos  de  ces  pages  tout  particulièrement...  et 
:ausei 


462  GEORGE    SAND 

Paris  pour  y  prendre  dans  le  monde  la  place  qui  lui  apparte- 
nait comme  veuve  du  comte  de  T...  En  retrouvant  son  premier 
et  unique  amour  pur,  —  ce  jeune  homme  qui  fut  aussi  le  seul 
homme  qui  l'ait  aimée,  —  Isidora,  par  trop  experte  en  matière 
d'intrigues  amoureuses,  ne  peut  se  défendre  de  la  tentation  d'es- 
sayer encore  une  fois  sa  puissance  sur  cet  homme.  Elle  réussit  : 
bien  que,  sincèrement  et  profondément  amoureux  d'une  autre 
femme,  Jacques  Laurent  devient  son  amant.  Mais  l'ivresse 
sensuelle  une  fois  dissipée,  il  ne  peut  se  pardonner  sa  trahison 
envers  la  femme  aimée  ;  Isidora  se  convainc  une  fois  de  plus  que 
son  âme  blasée  est  incapable  de  ressentir  la  vraie  tendresse,  et 
qu'elle  n'a  fait  que  gâter  son  roman,  resté  inachevé,  en  voulant 
lui  donner  une  conclusion.  Leur  faute  a  fait  le  malheur  d'une 
troisième  personne  :  Alice.  Sans  se  l'avouer  à  elle-même,  ne  se 
trahissant  ni  par  un  geste  ni  par  un  mot,  ce  fier  et  grand  cœur 
aime  passionnément  Jacques  Laurent.  Lorsqu'elle  le  prie  de  re- 
conduire Isidora,  elle  ne  songe  nullement  à  lui  imposer  une 
épreuve  :  rien  encore  ne  fut  prononcé  entre  Jacques  et  Alice,  ni 
l'un  ni  l'autre  ne  savent  pas  s'ils  s'aiment.  Alice  sent  néan- 
moins que  toute  son  existence  future  dépend  du  retour 
de  Jacques.  S'il  revient  immédiatement,  il  a  dit  la  vérité  : 
son  passé  (c'est-à-dire  Isidora)  est  mort  pour  lui,  et  Alice  p^ut... 
l'aimer.  Si  non,  tout  est  fini.  Jacques  ne  revient  pas  avant 
minuit.  Il  se  passe  alors  une  scène  émouvante  par  sa  tra- 
gique simplicité  :  Jacques,  revenu  à  la  maison,  torturé  par  le 
remords,  ne  peut  dormir,  il  s'approche  de  la  fenêtre  et  voit 
dans  le  crépuscule  d'une  nuit  d'été  une  silhouette  de  femme 
aller  et  venir  lentement  sur  la  terrasse  au  fond  du  jardin. 
Il  se  passe  une  heure,  deux  heures,  la  silhouette  va  et  vient 
toujours  sans  accélérer  ni  ralentir  ses  pas,  avec  la  régula- 
rité méthodique  d'un  automate.  Jacques  s'endort  ;  il  se  réveille 
à  l'aube,  il  regarde  par  la  fenêtre  :  la  femme  silencieuse  est 
toujours  là.  Enfin,  le  soleil  dore  de  ses  premiers  rayons  la 
cime  des  arbres,  et  la  femme  mystérieuse  qui  avait  marché 
sans  trêve  pendant  toute  la  nuit,  interrompt  enfin  sa  marche 
machinale  et  se  dirige  vers  la  maison.  Jacques  reconnaît  Alice, 


GEORGE   SAM) 

pâle,  calme,  ne  trahissant  bob  souffrances  par  aucun  geste,  tou- 
jours  parfaitemenl  maîtresse  d'elle-même.  Aine  vient  de  tra- 
verser quelque  horrible  combat  intérieur,  elle  doit  avoir  pris 
quelque  résolution  suprême,  mais  personne  n'en  Baura  jamais  rien. 
Il  esl  difficile  de  lire  cette  page  Bans  émotion;  <>n  y  Ben1  une 
souffrance  vécue,  une  vraie  douleur,  il  n'y  ;i  pas  un  mol  qui  ne 
soii  sorti  lout  Baignanl  <lu  cœur  de  l'auteur.  Nous  ne  Bavons  ni 
comment,  ni  quand,  ni  pourquoi  George  Sand  a  dû  traverser 
une  heure  aussi  terrible,  mais  qu'elle  l'ail  traversée,  cela  n'est 

point   douteux.  Cette  page  est   palpitante  de  vie  et  de  passion. 

Le  dénouement  ne  tarde  pas.  Alice,  brisée  par  cet  excès  de 
souffrance,  tombe  malade.  Cette  fois  encore,  elle  est  telle- 
ment maîtresse  d'elle-même,  que  la  catastrophe  et  sa  maladie 
sont  ignorées  de  Jacques  Laurent  ;  il  ne  les  devine  même  pas. 
Sur  tout  ce  drame  plane  un  mystère  profond.  Deux  jeunes  exis- 
tences, deux  grandes  amours  sont  à  jamais  brisées  ;  deux  cœurs 
humains  s'adorant  à  la  folie,  vivant  sous  le  même  toit,  ne  trahi- 
ront leur  secret  par  nul  regard,  par  nulle  parole,  et  aucun  d'eux 
ne  saura  jamais  rien  de  l'autre. 

Si  le  roman  finissait  Là,  il  serait  excellent.  Mais  George  Sand 
trouva  nécessaire,  on  ne  sait  pas  trop  pourquoi,  d'atténuer  ce 
douloureux  dénouement.  D'abord,  elle  tenta  de  faire  croire  au 
lecteur,  par  quelques  lignes  hâtives  ajoutées  à  la  fin  du  roman, 
qu'Isidora,  guérie  de  son  impuissance  morale,  se  met  à  aimer 
Jacques  Laurent  d'un  vrai  amour  et  que  lui  aussi  retrouve  sa 
tendresse  d'autrefois. 

Mais  il  restait  encore  une  note  triste  dans  ce  dénouement  : 
Alice.  Et  l'auteur,  qui  avait  commencé  par  la  faire  dépérir  de 
chagrin,  ce  qui  était  assez  conforme  à  la  vérité,  passa  définiti- 
vement l'éponge  sur  toute  cette  conclusion  en  écrivant  une 
troisième  partie  qui  gâte  l'impression  si  vive  des  deux  premières 
parties. 

Jacques,  auprès  d'Isidora,  ne  peut  oublier  Alice.  Isidora  l'ap- 
prend et  se  sacrifie  :  elle  rend  Jacques  à  Alice.  Dix  ans  plus 
tard,  aux  dernières  pages  du  roman,  devenue  vieille,  elle 
renonce  à  toute  satisfaction  personnelle,  et  trouve  sa  joie  dans 


464  G  EORGE   SAND 

la  tendresse  maternelle  qu'elle  porte  à  sa  fille  adoptive  ël  le 
désir  qu'elle  a  de  la  rendre  heureuse.  Le  roman  se  termine  par 
Ja  perspective  du  mariage  de  cette  jeune  personne  avec  le  fils 
d'Alice.  Est-ce  afin  de  faire  plaisir  aux  lecteurs  vertueux  cho- 
qués de  ce  qu'Isidora  avait  dnu^  le  temps  épousé  son  comte 
de  T...«  pour  de  l'argenl  »?  Cet  «  argent  »  revient  ainsi  à  l'hé- 
ritier légitime  du  comte  de  T...,  son  neveu  Félix  de  S....  le  fils 
d'Alice,  Cette  restitution  des  richesses  héréditaires  ne  jus- 
tifie vraiment  pas  cette  troisième  partie.  On  y  trouve  certai- 
nement de  belles  pages,  surtout  les  réflexions  d'Isidora  sur 
la  manière  de  vieillir  et  la  nécessité  de  savoir  vieillir  pour  les 
femmes.  Mais  ces  réflexions  ne  sont  nullement  indispensables 
au  roman,  et  elles  ne  conviennent  aucunement  au  caractère 
d'Isidora.  Ce  sont  les  observations  et  les  conclusions  person- 
nelles d'Aurore  Dudevant.  Le  roman,  ainsi  complété,  produit 
une  impression  vague,  mal  définie  ;  sa  pensée  générale  nous  reste 
inconnue.  Si  George  Sand  avait  voulu  écrire  l'histoire  de  la  renais- 
sance et  de  la  réhabilitation  d'une  courtisane,  c'est  justement  la 
peinture  de  cette  évolution,  de  ce  changement  moral  qui  y  manque. 
Nous  y  voyons  au  commencement  une  pâle  silhouette  de  femme 
galante,  rappelant  tantôt  Manon  Lescaut,  tantôt  la  Marion 
Delorme,  ou  Thisbé  de  Hugo.  Dans  la  deuxième  partie,  nous 
voyons  une  femme  ayant  traversé  maintes  aventures  dans  sa 
jeunesse,  fatiguée  par  la  vie  et...  raisonnant  avec  beaucoup  de 
finesse  et  d'esprit.  Toutefois,  entre  ces  deux  femmes-là,  il  n'y  a 
aucun  trait  d'union.  Nous  le  répétons,  Isidora  n'est  pas  l'histoire 
de  la  courtisane  régénérée  par  l'amour.  C'est  Alice  qui  est  le  per- 
sonnage le  plus  réussi,  le  plus  en  relief  de  tout  le  roman  :  cette 
femme  impose  par  son  calme  extérieur,  sa  froideur,  sa  retenue, 
et  elle  est  en  même  temps  toute  vibrante  de  passion  réprimée,  de 
feu  intérieur  ;  elle  vit  d'une  existence  pleine  de  douleurs,  de  joies 
profondes  et  cachées.  Le  portrait  d'Alice  et  certains  traits  de 
sa  biographie,  son  mariage  forcé,  à  seize  ans,  avec  un  grand 
seigneur,  et  les  horribles  amertumes  de  son  union  conjugale, 
ont  été  probablement  décrits  d'après  nature  par  Mme  Sand  : 
une  amie  à  elle,  Mme  de  Rochemur,  en  premières  noces  du- 


GEORGE   SAND 

clicssc  de  ( 'avilis,  lui  servit  de  modèle.  Nous  avons  déjà 
raconté  dans  le  chapitre  \i  du  deuxième  volume  de  cel  ouvrage 
emiimeiii  George  Sand  lit,  en  L836,  la  connaissance  de  cette 
dame,  d'abord  par  L'intermédiaire  de  Mme  d'Agoult,  puis  parce 
que  Mme  de  Rochemur  s'installa  dans  ce  même  appartement 

situé  au   rez-de-chaussée  du   quai  Mala(|iiais,  qui,  en    L836,  ht- 

vit  de  oabinet  de  travail  à  George  Sand  :  elle  y  pénétra  par  le 
jardin  envahi  d'herbes  folles  et  s'en  empara  par  droit  du  primo 

OCCUpanti,  les  portes  et  les  l'enèt res  ét;int  alors  enlevées  et  l;i 
demeure  réduite  à  l'état  de  -  maison  déserte  (1)  ». 

Le  roman  d'iswfcmi  porte  en  tête,  en  guise  de  dédicace,  la  mys- 
térieuse notice  que  voici  : 

.1  Paris,  1845.  —  C'était  une  très  belle  personne,  esdraordinairemeni 
iiili-lliijt  ni*  ri  qui  riul  plusieurs  fois  «  verser  son  cœur  à  mes  pieds  », 
disait-elle.  Je  vis  parfaitement  qu'elle  posait  devant  moi  et  ne  pensait 
pas  un  mot  de  ce  qu'elle  disait  la  plupart  du  temps.  Elle  eût  pu  être  ce 
qu'elle  n'était  pas.  Aussi  n'est-ce  pas  elle  que  fai  dépeinte  dans  Isi- 
dora. 

Il  est  difficile  de  dire  à  qui  font  allusion  ces  lignes  mystérieuses. 
Nous  sommes  très  porté  à  reconnaître  dans  beaucoup  d'épan- 
chements  d'Isidora  l'écho  des  confessions  faites  à  George  Sand 
par  Mme  Hortense  Allait. 

Le  roman  nous  intéresse  surtout  par  le  reflet  de  Yétat  d'âme 
et  des  réflexions  tirées  par  l'auteur  de  sa  propre  expérience  à 
cette  époque  de  sa  vie,  telles  les  pensées  d'Isidora  sur  Vart  de 
vieillir  et  les  comparaisons  qu'elle  fait  entre  elle  et  la  jeune... 
Agathe. 

Une  autre  œuvre  datant  de  cette  même  année  :  Les  Mères 
de  famille  dans  le  grand  monde,  porte  également  ce  caractère 
personnel,  nous  dirions  trop,  personnel,  Cet  écrit  n'a  aucun 
rapport  ni  avec  Solange,  ni  avec  Mme  Sand  :  il  se  rapporte  à 
Chopin. 

Nous  avons  cité  plus  haut  une  page  des  Souvenirs  d'EcL  Gre- 

(1)  Cf.  à)  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  t.  II,  ch.  xi,  p.  249-250. 

b)  Histoire  de  ma  vie,  IVe  partie,  t.  III,  chap.  ra,  p.  271,  et  t.  IV, 
p.  354-355. 

m.  30 


466  GEORGE    SAND 

nier  nous  peignant  une  soirée  chez  Mme  Marliani  :  la  porte  s'ouvre, 
une  vieille  femme  entre  décolletée,  parée,  empanachée,  fardée, 
et  George  Sand,  qui  se  promène  de  long  en  large  par  le  salon, 
s'écrie  avec  une  expression  indéfinissable  :  Oh!  la  femme!  puis 
elle  ne  sort  de  son  indifférence  que  lorsqu'elle  remarque  que 
Chopin  s'excite  trop  échauffé  en  parlant  littérature  avec  Grenier, 
ce  qui  peut  lui  faire  du  mal,  alors  elle  s'approche  de  lui  et  pose 
maternellement  sa  douce  main  sur  sa  tête.  Eh  bien,  les  Mères 
de  famille  n'est  qu'une  variation  sur  ce  thème  :  Oh!  la  femme! 
George  Sand  y  parle  avec  indignation,  mépris  et  fiel,  de  ces 
femmes  —  qu'elle  eut  souvent  l'occasion  de  rencontrer  à  cette 
époque  —  vieilles  mondaines  qui  veulent  rester  jeunes  ;  peintes, 
teintes  et  parées  malgré  leur  âge  ou  à  cause  de  leur  âge,  elles  ne 
peuvent  se  résoudre  à  quitter  le  monde,  ni  leurs  habitudes  de 
jolies  femmes,  elles  ne  veulent  pas  céder  la  place  à  leurs  filles, 
et  ne  comprennent  pas  que  chaque  âge  peut  avoir  sa  beauté, 
son  genre  de  parure,  plein  de  goût  et  non  pas  ridicule  ou  pi- 
toyable. Ce  petit  article,  fort  judicieux  et  plein  de  précieuses 
observations,  dénote  chez  l'auteur  un  goût  et  un  sens  très  artistes, 
mais  trahit  une  irritation,  hors  de  propos  à  l'égard  d'une  chose 
qui  n'a,  au  fond,  aucune  importance,  aucune  valeur.  Cette  énig- 
matique  irritation  est  l'écho  des  disputes  et  des  discordes  qui 
avaient  souvent  lieu  au  square  d'Orléans  entre  Mme  Sand  et 
Chopin,  à  propos  de  toutes  ses  relations  aristocratiques,  de  toutes 
ces  coutumes  mondaines,  de  tout  ce  fatras  de  petites  vanités. 
de  sottises  et  de  prétentions  à  la  mode.  En  lisant  les  Mères  de 
famille  (1),  on  sent  que  l'auteur  vise  quelqu'un,  il  attaque  un  état 
de  choses  qui  lui  est  particulièrement  odieux.  Le  sujet  de  tant 
d'animosité  —  et  de  discordes  continuelles  —  fut  justement  ce  high 
life  cosmopolite,  cette  bonne  compagnie  que  fréquentait  Chopin 
et  que  détestait  George  Sand.  C'étaient  aussi  les  habitudes  et 
les  exigences  de  l'un  qui  déplaisaient  à  l'autre.  Mme  Sand, 
accoutumée  à  une  vie  bien  plus  simple,  était  également  horripilée 
à  l'idée  que  le  valet  de  Chopin  «  recevait  les  gages  d'un  rédacteur  de 

(1)  Cet  article  parut  dans  le  deuxième  volume  du  Diable  à  Paris. 


GEORGE   SAND  467 

journal  provincial  •<  et  ;ï  la  pensée  < 1 1 1«-  tous  les  amis  mondains 
de  Chopin  étanl  très  arriérés  <'ii  matière  de  politique,  leurs  opi- 
nions influençaient  le  grand  musicien.  Toul  cela  la  peinait,  d'au- 
tant plus  que  si  elle  el  Chopin  étaient  peu  d'accord  sur  les  ques- 
iis  pratiques,  ils  appréciaient  leur  mutuel  génie  :  il-  avaient  la 
même  compréhension  générale  de  l'art,  la  même  sensibilité;  leurs 
natures  artistiques  aspiraient  de  façon  constante  vers  les  choses 

les  plus  sublimes.  Et  si  Mme  Sand  écrivil  à  propos  de  la  \  i-ite  de 
la  sieur  de  Chopin  à  Xohant  en  L844  :  «  Chopin,  grâce  à  3S  303U1 
qui  est  bien  plus  avancée  que  lui,  est  maintenant  revenu  de  tous 
ses  préjugés.  C'est  une  conversion  notable  dont  il  ne  s'est  pas 
aperçu  lui-même...  (1)  »,  d'autre  part,  dans  une  quantité  d'autres 
lettres,  elle  parle  avec  enthousiasme  des  «  chef s-d?  oeuvre  que 
Chopin  emporte  avec  lui  à  Paris  »,  de  ce  que  de  nouveau  il 
compose  des  merveilles  »,  elle  parle  de  sa  «  bonté  angélique  »,  de 
la  «  pureté  tout  enfantine  de  son  âme  »,  etc.  Et  Chopin,  de  son 
côté,  lui  écrit  que«  tout  ce  qu'elle  fait  est  grand  et  beau  ».  La  lettre 
où  se  trouvent  ces  mots  étant  inédite,  nous  sommes  heureux  de 
pouvoir  citer  ici  ces  lignes  de  l'immortel  artiste,  absolument 
inconnues  : 

Sans  date.  Vendredi  (1). 

Voici  ee  que  Maurice  vous  écrit.  Nous  avons  reçu  de  vos  bonnes 
nouvelles  et  nous  sommes  heureux  que  vous  soyez  contente.  Tout  ce 
que  vous  faites  doit  être  grand  et  beau,  et  si  on  ne  vous  écrit  pas  sur 
ce  que  vous  faites,  ce  n'est  pas  parce  que  cela  nous  intéresse  peu. 
Maurice  vous  a  envoyé  sa  boîte  hier  soir.  Ecrivez-nous,  écrivez-nous  ! 
A  demain.  Pensez  à  vos  vieux. 

Ch... 
A  Sol 

Maurice  va  bien  et  moi  aussi. 


(1)  Lettre  inédite  à  Mme  Marliani,  de  septembre  1844. 

(2)  Cette  lettre  est  non  datée,  mais  elle  doit  avoir  été  écrite  en  l'automne 
de  1843,  lorsque  Mme  Sand  dut  rester  à  Xohant  jusqu'à  la  fin  de  novembre 
pour  régler  des  questions  matérielles  et  financières  (v.  plus  haut,  cliap.  ivj, 
tandis  que  Chopin  et  Maurice  se  trouvaient  déjà  à  Paris  ;  ce  fut  le  moment 
où  se  jouait  le  dernier  acte  de  l'histoire  de  Fanchette.  U  se  peut  toutefois 
que  la  lettre  ait  été  écrite  en  l'automne  de  1844.  ou  même  de  1845. 


468  .         GEORGE    SAND 

Citons  aussi  la  page  suivante  du  livre  de  Xiecks  sur  Chopin, 
dans  laquelle  cet  auteur  exprime  d'abord  sa  propre  opinion  sur 
le  bonheur  profond  que  Chopin  et  George  Sand  puisaient  dans 
leur  commerce  spirituel  et  intellectuel,  puis  raconte,  sur  la  foi 
d'autrui,  deux  petits  épisodes  fort  caractéristiques  de  leur  vie 
commune  : 

...  Dès  qu'il  est  question  de  la  liaison  de  Chopin  avec  George  Sand 
on  n'entend  parler  que  de  ses  malheurs  et  très  peu  ou  presque  rien 
de  félicités  qui  lui  échurent  en  partage.  On  ne  fait  que  glisser  sur 
les  années  de  tendre  amour,  d'abnégation  et  de  sacrifice  (de  la  part 
de  G.  S...),  mais  au  contraire  on  relève  outre  mesure  son  infidélité, 
son  indifférence  croissante  et  son  abandon  définitif.  Mais  quoi  qu'en 
disent  les  amis  de  Chopin,  qui  n'étaient  pas  toujours  en  même  temps 
ceux  de  George  Sand,  nous  pouvons  être  sûrs  que  les  joies  qu'il  goûta 
prévalaient  sur  ses  souffrances.  La  décision  qu'elle  montrait  en  toutes 
choses  devait  être  un  soutien  inestimable  pour  un  caractère  aussi 
vacillant  que  celui  de  Chopin,  et  si  leurs  natures  divergeaient  sous  bien 
des  rapports,  l'élément  poétique  qui  lui  était  propre,  à  elle,  devait 
néanmoins  trouver  chez  lui  un  écho  sympathique.  Chaque  caractère 
a  ses  côtés  différents,  mais  le  monde  est  peu  porté  à  prendre  en  consi- 
dération plus  d'un  côté  du  caractère  de  George  Sand,  et  surtout  ne 
semble  remarquer  que  sa  tendance  d'être  en  opposition  contre  les 
mœurs  et  les  lois,  qui  s'exhale  dans  ses  plaintes  et  ses  récriminations. 

Pour  apprendre  à  la  connaître  d'un  côté  plus  aimable,  il  nous  fau- 
drait nous  transporter  du  salon  de  Chopin  dans  le  sien  propre.  Louis 
Enault  raconte  qu'un  soir  George  Sand  qui  avait  l'habitude  de  penser 
tout  haut  devant  Chopin  —  c'était  sa  manière  de  causer  —  se 
mit  à  parler  de  la  vie  paisible  à  la  campagne.  Et  comme  si  elle  avait 
transporté  dans  le  square  d'Orléans  un  coin  de  son  Berry,  elle  traça 
un  tableau  aussi  plein  de  charme  et  de  grâce  rustique  qu'une  idylle 
champêtre.  «  Comme  c'est  beau,  ce  que  vous  nous  avez  raconté  là,  dit 
Chopin  naïvement.  —  Le  trouvez-vous?  dit-elle.  Eh  bien,  mettez- 
le-moi  en  musique  !...  »  Et  là-dessus  Chopin  improvisa  une  véritable 
symphonie  pastorale  ;  quant  à  eUe,  elle  se  plaça  auprès  de  lui,  lui  mit 
doucement  sa  main  sur  l'épaule,  disant  :  «  Courage,  doigts  de 
velours!  » 

Et  voici  une  autre  anecdote  de  son  intimité.  Elle  avait  un  petit 
chien  (1),  qui  avait  l'habitude  de  tourner  en  rond,  voulant  attraper  le 


(1)  Mme  Sand,  toujours  entourée  de  bêtes,  aimant  à  apprivoiser  tantôt 


GEORGE   SAND  [6g 

lion!  de  sa  queue.  Un  Boir  qu'il  B'adonnail  à  cette  occupation,  Gi 
Sand  dit  à  Chopin  :  «  Si  j'avaia  trotre  talent,  je  composerais  un  mor- 
ceau de  musique  pour  ce  chien.  »  Chopin  se  mil  immédiatemenl  au 
piano  et  Improvisa  l'adorable  valse  en  r<  dû  •  majeur  (op.  '»!),  qui 
reçut  le  Burnom  de  la  Valse  au  petit  chien  (1).  Cette  histoire  était 
bien  connue  des  amis  et  des  élèves  du  maître,  mais  parfois  on  la 
raconte  un  peu  autrement.  D'après  L'une  des  versions,  Chopin  aurait 

improvisé    Cette    valse    pendant,   que    le   petit    chien    jouait    avec    une 
pelote    de    laine,    quoique    Cette    Variante    ue    lasse    vraiment    rien    à 

l'affaire...  (2). 

Ces  lignes  nous  sont  d'autant  plus  précieuses  que  Niecks. 
qui  considère  George  Sand  connue  «  peu  musicienne  »  et  lui 
témoigne  peu  de  sympathie,  donne  ici  la  preuve  de  l'action 
bienfaisante  qu'ont  exercée  Tune  sur  l'autre  ces  deux  natures 
artistes. 

D'autre  part,  nous  avons  déjà  noté  combien  Consuelo  reflète 
les  idées  de  Chopin  sur  la  musique  nationale.  Nous  avons  aussi 
donné  les  pages  de  George  Sand  sur  la  musique  à  programme 
et  lliannonie  imitative  dans  les  Impressions  et  Souvenirs,  à  l'occa- 
sion de  la  soirée  qui  réunit,  rue  Pigalle,  Chopin,  Mickiewicz  et 
Delacroix.  Ces  pages  furent  certainement  écrites  sous  l'influence 
directe  des  doctrines  que  Chopin,  généralement  très  avare  de 
paroles,  se  mettait  parfois  à  professer. 

Enfin  nous  avons  cité  (3)  la  note  de  V Histoire  de  ma  vie 
(toujours  à  propos  de  cette  même  «  harmonie  imitative  »)  : 
«  J'ai  donné  dans  Consuelo  une  définition  de  cette  distinction 
musicale  qui  l'a  pleinement  satisfait,  et  qui,  par  conséquent, 
doit  être  claire...  (4).  » 


des  oiseaux,  tantôt  de  petits  animaux  sauvages,  avait  la  passion  des  chiens, 
et  on  lui  en  donnait  de  tous  les  côtés.  Entre  1838  et  1848,  elle  avait  auprès 
d'elle  à  Nohant  et  à  Paris  les  petits  chiens  des  noms  de  :  Coco,  Marquis  et 
Pistolet  et  les  grands  chiens  Simon,  Jacques  et  Pyram.  Nous  aurons  le  plaisir 
de  les  rencontrer  presque  tous  dans  une  de  ses  œuvres  ultérieures.  Il  en  est 
aussi  constamment  question  dans  les  lettres  de  Chopin  à  sa  famille  et  dans 
celles  de  Mme  Viardot  à  Mme  Sand. 

(1)  Elle  est  dédiée  à  la  comtesse  Potocka. 

(2)  Fr.  Niecks,  Chopin,  t.  II,  p.  154-155. 

(3)  V.  plus  haut.  p.  88. 

(4)  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p.  440. 


470  GEORGE    SAND 

H  faut  noter,  à  cette  occasion,  que  George  Sand  faisait  géné- 
ralemenl  lire  à  Chopin  tous  ses  romans,  avant  de  les  donner 
à  l'impression,  et  qu'elle  écoutait  et  acceptait  souvent  ses  cri- 
tiques el  ses  conseils.  C'est  ainsi  que  nous  apprenons  de  sa  bouche 
qu'il  avait  lu  Luerezia  Floriani  «  chaque  jour  sur  son  bureau  », 
à  mesure  que  le  roman  avançait.  Et  dans  une  lettre  de  Leroux 
;i  .Mme  Sand,  datée  du  2  novembre  1843  et  répondant  aux  objec- 
tions de  Chopin  —  transmises  à  Leroux  par  Mme  Sand  —  contre 
la  manière  d'agir  de  Consuelo  vis-à-vis  de  Frédéric  II,  nous 
lisons  : 

...  Il  est  inutile  que  je  réponde  que  je  ferai  ce  que  vous  me  com- 
mandez relativement  à  Consuelo.  Je  lirai,  mais  je  crois  d'avance  qu'il 
n'y  aura  rien  à  retrancher.  Je  suis  rarement  de  l'avis  de  Chopin  contre 
vous,  et  quant  aux  rois,  ils  ont  trompé  tant  de  fois  les  peuples,  que 
je  ne  trouverais  pas  plus  mauvais  que  vous  que  Consuelo  (elle-même) 
les  trompe  un  peu...  (1). 

Bien  certainement  qu'ayant  pris  connaissance  du  manuscrit 
de  la  Comtesse  de  Ritdoïstadt,  Chopin  avait  trouvé  l'image  de 
l'héroïne  amoindrie  ou  ternie  par  les  mensonges  qu'elle  faisait 
au  roi  de  Prusse. 

Nous  ne  reviendrons  plus  sur  les  sympathies  slaves  et 
polonaises,  qui  se  reflétèrent  si  manifestement  dans  les  œuvres 
de  George  Sand  de  cette  époque,  ni  sur  l'influence  purement 
artistique  exercée  par  l'individualité  de  Chopin;  nous  souligne- 
rons seulement  encore  la  profonde  satisfaction  que  Chopin 
et  George  Sand  devaient  trouver  dans  leur  commerce  intel- 
lectuel et  moral. 

Malgré  toutes  leurs  petites  disputes  et  tous  les  malentendus 
douloureux,  leur  attachement  mutuel  était  profond  comme  par 
le  passé.  Cet  attachement  soutint  Chopin  aux  moments  de  deux 
cruelles  épreuves  :  il  perdit,  coup  sur  coup,  son  ami  Jean  Ma- 
tuszynski  en  1842.  et  son  père  en  1844. 

La  mort  du  père  de  Chopin  fut  pour  Mme  Sand  une  douleur 
presque  personnelle,  elle  ne  savait  vraiment  pas  ce  qu'elle  n'au- 

(1)  Inédite. 


GEORGE   SAND  471 

rail  pas  fait  pour  consoler  snn  pauvre  cher  Fritz,  pour  pré  ei 
s;i  frêle  santé  contre  la  trop  dure  épreuve.  Son  cœur  aimanl 
comprenait  combien  la  mère  e1  les  sœurs  de  son  .-uni  devaient 
B'inquiéterà  son  sujet,  elle  écrivil  à  la  mère  de  Frédéric  la  lettre 
que  voici  (1)  : 

Paris,  le  39  mai  1844 

Madame. 

Je  ae  crois  pas  pouvoir  offrir  d'autre  consolation  à  L'excellente  mère 
de  mini  cher  Frédéric,  que  l'assurance  du  courage  el  de  la  résignation 
de  cet  admirable  enfant.  Vous  savez  si  sa  douleur  est  profonde  el  si 

BOD  âme  est  accablée;  mais, grâce  à  Dieu,  il  D.'es1  pas  malade,  el  qoub 
partons  dans  quelques  heures  pour  la  campagne,  où  il  se  reposera  d'une 
si  terrible  crise. 

Il  ne  pense  qu'à  vous,  à  ses  sœurs,  à  tous  les  siens,  qu'il  chérit  si 
ardemment  et  dont  l'affliction  l'inquiète  et  le  préoccupe  autant  que 
la  sienne  propre. 

Du  moins,  ne  soyez  pas  de  votre  côté  inquiète  de  sa  situation  exté- 
rieure. Je  ne  peux  pas  lui  ôter  cette  peine  si  profonde,  si  légitime  et 
si  durable,  mais  je  puis  du  moins  soigner  sa  santé  et  l'entourer  d'au- 
tant d'affection  et  de  précaution  que  vous  le  feriez  vous-même. 

C'est  un  devoir  bien  doux  que  je  me  suis  imposé  avec  bonheur  et 
auquel  je  ne  manquerai  jamais. 

Je  vous  le  promets,  madame,  et  j'espère  que  vous  avez  confiance 
en  mon  dévouement  pour  lui.  Je  ne  vous  dis  pas  que  votre  malheur 
m'a  frappée  autant  que  si  j'avais  connu  l'homme  admirable  que  vous 
pleurez.  Ma  sympathie,  quelque  vraie  qu'elle  soit,  ne  peut  adoucir  ce 
coup  terrible,  mais  en  vous  disant  que  je  consacrerai  mes  jours  à  son 
fils  et  que  je  le  regarde  comme  le  mien  propre,  je  sais  que  je  puis 
vous  donner  de  ce  côté-là  quelque  tranquillité  d'esprit.  C'est  pourquoi 
j'ai  pris  la  liberté  de  vous  écrire,  pour  vous  dire  que  je  vous  suis 
profondément  dévouée,  comme  à  la  mère  adorée  de  mon  plus  cher 
ami. 

George  Saxd. 

Cette  lettre  dut  tranquilliser  la  famille  de  Chopin.  Sa  mère 
lui  écrivit  qu'elle  voudrait  bien  être  auprès  de  lui  et  le  soigner, 

(1)  Nous  empruntons  cette  lettre  (déjà  publiée  précédemment  dans  le 
livre  de  M.  Karasowski  (Fryâerik  Chopin  zycie,  listy,  diela,  t.  II,  p.  158-159) 
au  livre  de  Fr.  Nièces,  Fr.  Chopin,  t.  II,  p.  365.  Appendice  I. 


472  GEORGE    SAND 

que  malheureusemenl  cela  ne  se  pouvait  pas,  mais  que  «  le 
Tout-Puissaut  dans  sa  miséricorde  lui  enverrait  des  amis  qui  la 
rem  placeraient  auprès  de  lui  ».  Et  sa  sœur  Isabelle,  tout  en  le 
priant  d'exprimer  «  son  entière  reconnaissance  à  8a  protectrice 
pour  les  soins  si  tendres  dont  elle  l'entourait  et  pour  le  cœur 
qu'elle  leur  a  témoigné  »,  ajoutait  : 

Les  quelques  mots  qu'elle  a  écrits  ont  tranquillisé  maman  et  nous 
tous  sur  ta  santé.  Quel  trésor  qu'un  cœur  pareil  !  Sans  connaître  les 
personnes  on  peut  toucher  leur  cœur  et  verser  la  consolation  dans  leur 
âme  affligée.  Remercie-la,  mon  chéri,  le  plus  affectueusement  que  tu 
pourras  et  ne  t'adonne  pas  trop  aux  regrets  justement  dus  à  la  mémoire 
de  notre  père  (1). 

A  la  fin  de  cette  lettre,  Isabelle  priait  son  frère  de  lui  dire 
au  juste  «  où  Nohant  était  situé  »,  prétendant  que  tout  le 
monde  la  questionnait  là-dessus  et  qu'elle  ne  savait  que 
répondre. 

Or,  il  se  trouva  que  ce  renseignement  était  réclamé  par  la  sœur 
aînée  de  Chopin,  Louise  Jedrzeiewicz,  qui  se  mit,  avec  sou 
mari,  en  route  pour  la  France,  afin  de  voir  son  frère.  Mme  Sand, 
dès  qu'elle  eut  pris  connaissance  de  ce  projet,  écrivit  immédia- 
tement à  Mme  Jedrzeiewicz,  en  l'invitant  gracieusement  à 
venir  passer  quelques  jours  à  Nohant  et  en  la  priant  de 
s'arrêter  provisoirement  dans  son  appartement  du  square 
d"  Orléans. 

Nohant,  1844. 

Chère  madame,  je  vous  attends  chez  moi  avec  une  vive  impatience. 
Je  pense  que  Fritz  arrivera  avant  vous  à  Paris,  mais  si  vous  ne  l'y 
trouviez  pas,  je  charge  une  de  mes  amies  de  vous  remettre  les  clefs 
de  mon  appartement,  dont  je  vous  prie  de  disposer  comme  du  vôtre. 
Vous  me  feriez  beaucoup  de  peine,  si  vous  ne  l'acceptiez  pas.  Vous 
allez  trouver  mon  cher  enfant  bien  cliétif  et  bien  changé  depuis  le 
temps  que  vous  ne  l'avez  vu,  mais  ne  soyez  pourtant  pas  trop  effrayée 
de  sa  santé.  Elle  se  soutient  sans  altération  générale  depuis  plus  de 

(1)  Karlowkz.  Pamiatki  po  Chopmie,  p.  199-200  et  207. 


GEORGE   SAND  173 

six  ans  que  je  le  vois  toua  les  jours.  Une  quinte  de  toui  assez  forte, 
ions  les  matins,  deux  ou  txoi  crises  plut  considérables  el  durant  cha- 
cune deux  ou  trois  juins  seulement,  tous  le  \à\  en,  quelques  souffrances 
névralgiques,  de  tempe  à  autre,  voilà  son  état  régulier.  Du  re 

poitri isl  Baine  et  son  organisation  délicate  n'offre  aucune  lésion. 

J'espère  toujours  qu'avec  le  temps  elle  se  fortifiera,  mais  je  -ni-  sûre 
du  moins  qu'elle  durera  autant  qu'une  autre,  avec  une  rie  réglée  et 
des  soins.  Le  bonheur  de  vous  voir,  quoique  mêlé  de  profondes  et 
douloureuses  émotions  qui  le  briseront  peut-être  un  peu  le  premier 
jour,  lui  fera  pourtanl  un  grand  bien,  et  j'en  Buis  bï  heureuse  pour  lui 

que  je  bénis  la  résolution  que  vous  avez  prise.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
vous  recommander  de  soutenir  son  courage  qu'une  si  Longue  séparation 
de  tout  ce  qu'il  aime  a  éprouvé  continuellement.  Vous  saurez  mêler 
à  l'amertume  de  vos  regrets  mutuels  tout  ce  qui  pourra  lui  donner 
l'espérance  de  votre  bonheur  et  de  la  résignation  de  sa  mère  chérie. 
Il  y  a  longtemps  qu'il  ne  s'occupe  que  du  bonheur  de  ceux  qu'il  aime, 
a  la  place  de  celui  qu'il  ne  peut  partager  avec  eux.  Pour  ma  part,  j'ai 
l'ait  tout  ce  qui  dépendait  de  moi  pour  lui  adoucir  cette  cruelle  absence, 
et  bien  que  je  ne  la  lui  aie  pas  fait  oublier,  j'ai  du  moins  la  consolation 
de  lui  avoir  donné  et  inspiré  autant  d'affection  que  possible  après 
vous  autres.  Venez  donc  me  voir  avec  lui  et  crojez  que  je  vous  aime 
d'avance  comme  ma  sœur.  Votre  mari  sera  aussi  un  ami  que  je  recevrai 
comme  si  nous  nous  connaissions  depuis  longtemps.  Je  vous  recom- 
mande seulement  de  faire  bien  reposer  le  petit  Chopin,  c'est  comme 
cela  que  nous  appelons  le  grand  Chopin  votre  frère,  avant  de  lui  per- 
mettre de  se  remettre  en  route  avec  vous  pour  le  Ben  y,  car  il  y  a  quatre- 
vingts  lieues,  et  c'est  un  peu  fatigant  pour  lui. 

Au  revoir,  donc,  chers  amis,  croyez  que  votre  visite  me  rendra  bien 
heureuse  et  que  je  vous  retiendrai  jusqu'au  dernier  jour  de  votre 
liberté. 

A  bientôt  et  à  vous  de  cœur. 

George  Saxd. 


Mme  Sand  reçut  et  traita  la  sœur  et  le  beau-frère  de  Chopin 
comme  de  vrais  parents.  Les  Jedrzeiewïcz  firent  un  assez  long 
séjour  à  Nohant;  une  amitié  sincère,  une  sympathie  réelle  et 
cordiale  s'établit  d'emblée  entre  Mme  Sand  et  Mme  Louise 
Jedrzeiewicz  et,  après  le  départ  de  cette  dernière,  il  en  résulta 
une  correspondance  des  plus  amicales,  témoignant  que  la  sœur 
de  Chopin  fut  vraiment  pour  Mme  Sand  une  véritable  «  sœur  ». 
Nous  ne  pouvons  nous  priver  du  plaisir  de  donner  ici  les  deux 


474  GEORGE    SAND 

lettres  que  .Mine  Sand  écrivit  à  Louise  immédiatement   après 
son  départ  de  Nohant,  en  septembre  1844  (1)  : 

(  Itère  Louise.  Je  vous  aime.  J'ai  le  cœur  gros  de  vous  avoir  perdue 
et  tout  plein  de  tendresse  et  de  besoin  de  vous  revoir.  Laissez-moi 
espérer  que  vous  reviendrez  et  que  vous  retrouverez  un  moyen  pour 
que  nous  allions  tous  vous  voir  à  quelque  frontière.  Ne  nous  dites  pas 
adieu,  mais  au  revoir  !  Souvenez-vous  que  je  vous  aime  de  toute  mon 
âme,  que  je  vous  comprends  bien,  que  je  vous  mets  à  côté  de  Frédéric 
dans  mon  cœur.  C'est  tout  vous  dire.  Embrassez-le  mille  fois  pour 
moi  et  donnez-lui  du  courage.  Ayez-en  aussi,  ma  chérie,  que  Dieu  vous 
parle,  vous  soutienne  et  vous  bénisse  comme  je  vous  aime. 

Mille  tendresses  au  bon  Kalasante  (2). 

George  Sand. 


La  seconde  lettre  est  écrite  sur  la  même  feuille  que  la  lettre 
de  Chopin  à  Louise,  elle  est  datée  du  18  septembre  1844  dans  le 
livre  de  Karlowicz,  mais  en  réalité  doit  avoir  été  écrite  le  28  sep- 
tembre, parce  que  Chopin  n'était  rentré  à  Xohant  que  le  26  sep- 
tembre, comme  on  peut  le  voir  par  une  lettre  inédite  de  lui  que 
nous  donnons  plus  loin. 

Ma  Louise  chérie,  nous  ne  vivons  que  de  vous  depuis  votre  départ. 
Frédéric  a  souffert  de  la  séparation,  comme  vous  pouvez  bien  le  croire, 
mais  le  physique  a  assez  bien  supporté  cette  épreuve.  En  somme  votre 
bonne  et  sainte  résolution  de  venir  le  voir  a  porté  ses  fruits.  Elle  a  ôté 
toute  l'amertume  de  son  âme  et  l'a  rendu  fort  et  courageux.  On  n'a 
pas  goûté  tant  de  bonheur  pendant  un  mois,  sans  en  conserver  quelque 
chose,  sans  que  bien  des  plaies  Be  soient  fermées  et  sans  avoir  fait  une 
nouvelle  provision  d'espérance  et  de  confiance  en  Dieu.  Je  vous  assure 


(1)  Les  lettres  de  Mme  Sand  à  Mme  Jedrzeiewiez  publiées  dans  le  livre 
de  M.  Karlowicz  n'avaient  point  été  imprimées  lors  de  la  première  publica- 
tion de  son  ouvrage  dans  la  Bévue  musicale,  en  français.  Nous  le  regrettons 
beaucoup,  puisque  ces  lettres  peignent  sous  le  jour  le  plus  sympathique  les 
relations  de  Mme  Sand  avec  la  famille  de  Chopin.  Nous  avons  déjà  dû  et  nous 
devrons  encore  dans  la  suite  revenir  souvent  au  livre  de  M.  Karlowicz  et 
puiser  maint  détail  précieux  tant  dans  les  lettres  de  Chopin  à  ses  parents 
que  dans  celles  que  lui  adressent  ces  derniers,  ses  sœurs  et  diverses  autres 
personnes.  Nous  remarquerons  seulement  que  la  plupart  de  ces  lettres  ne  sont 
peint  datées  et  que  c'est  nous  qui  les  datons  en  nous  basant  sur  des  faits 
et  dates  qui  nous  sont  connus. 

foseph  Kalasante  Jedrzeiewiez.  mari  de  Louise. 


i.l  ORGE    SAN'H  475 

qu6  vous  étefl  le  meilleur  médecin  qu'il  ;iii  jamais  en,  puisqu'il  suffil 

de  lui  parler  de  vous,  | r  lui  rendre  L'amour  de  la  vie.  Et  von  .  ma 

ohérie  bonne,  comment  e  I  pa  lé  ce  long  voyage?  Malgré  toute 
les  distractions  que  votre  mari  s'imaginait  de  voua  y  faire  trouver, 
je  suis  suie  que  vous  n'aurez  eu  de  consolation  véritable  qu'ex  retrou- 
v;tui  vos  enfants,  votre  mère  el  votre  sœur.  Goûtez  donc  ce  bonheur 
profond  de  presser  dans  vos  bras  les  objets  Bacrée  de  votre  tendresse 
ei  consolez-les  d'avoir  été  privés  de  vous,  en  leur  disant  tout  le  bien 
que  vous  avez  l'ait  à  Frédéric.  Dites-leur  à  tous  que  je  les  aime  aussi 
et  donnerais  ma  vie  pour  les  réunir  tous  avec  lui  un  jour  sous  mon 
toit.  Dites-leur  comme  je  vous  aime,  ils  le  comprendront  mieux  que 
voua  qui  ne  savez  peut-être  pas  tout  ce  que  vous  valez.  Je  vous  embrasse 
de  toute  mou  âme,  ainsi  que  le  mari  et  les  enfants. 

La  lettre  inédite  suivante  à  Mme  Marliani  est  comme  un  com- 
mentaire  et  un  complément  à  la  première  de  ces  deux  lettres 
de  Mme  Sand  à  Louise  Jedrzeiewicz ;  nous  en  avons  déjà  cité 
plus  haut  quelques  lignes  se  rapportant  à  l'influence  bienfai- 
sante de  cette  dernière  sur  son  frère. 


Nohant,  fin  septembre  1844. 

Chère  amie,  je  ne  vous  dirai  pas  tous  mes  regrets  d'avoir  été  si  long- 
temps privée  de  vous  écrire,  j'aurai  plutôt  fait  de  vous  raconter  tous 
mes  empêchements.  Tout  le  mois  dernier,  j'ai  été  à  la  tâche  depuis 
dix  heures  du  soir  jusqu'à  six  et  sept  heures  du  matin  pour  faire  mon 
nouveau  roman  qui  a  été  enfin  terminé  vers  le  28.  Aussitôt  après, 
Chopin  ayant  été  encore  à  Paris  reconduire  sa  sœur  et  son  beau-frère, 
je  suis  allée  courir,  pour  me  remettre  le  corps  et  l'esprit,  dans  nos  petites 
montagnes  de  la  Marche  avec  Leroux,  qui  venait  d'arriver  de  Boussac 
à  l'instant  même,  Solange  et  mon  frère.  Nous  avons  couru  par  des 
chemins  perdus  et  des  hameaux  aussi  sauvages  qu'on  pourrait  les 
désirer  dans  un  voyage  autour  du  monde.  Nous  avions  montré  au 
gros  Manuel  les  roses  de  notre  pays  et  encore  il  n'était  pas  trop 
enchanté. 

Et  Chopin,  grâce  à  sa  sœur,  qui  est  bien  plus  avancée  que  lui,  est 
maintenant  revenu  de  tous  ses  préjugés.  C'est  une  conversion  notable 
dont  il  ne  s'est  pas  aperçu  lui-même.  Ainsi  au  milieu  des  fatigues  et  des 
soucis,  il  arrive  toujours  quelque  chose  d'heureux  et  de  réconfortant.. 

De  semblables  excursions  avaient  été  faites  également  par 
Mme  Sand  dans  les  années  précédentes  et  suivantes  ;  Chopin. 


476  GEORGE    SAND 

absent  on  1844,  y  prenait  part  aussi.  On  peut  même  dire  que 
Mme  Sand  les  organisait  surtout  et  avant  tout  pour  le  distraire 
de  sou  méticuleux  et  douloureux  labeur.  Ses  créations  qui  naissa  ici  1 1 
avec  la  facilité  merveilleuse  et  la  spontanéité  inconsciente  du 
génie,  étaient  soumises  ensuite  à  mille  changements,  à  une  critique 
sans  merci;  des  doutes  lui  venaient,  torturants  et  cuisants,  il 
refaisait  son  œuvre  de  fond  en  comble;  bref,  toujours  nié- 
content  de  lui-même,  il  travaillait  jusqu'à  se  rendre  complè- 
tement malade.  C'est  alors  que  Mme  Sand  qui,  par  la  nature 
même  de  sa  propre  production  spontanée  et  facile,  était  inca- 
pable de  comprendre  ce  travail  opiniâtre  d'un  artiste  avide 
de  perfection  et  ne  pouvait  que  plaindre  Vhomme,  s'empressait 
de  l'entraîner  à  quelque  excursion.  On  côtoyait  les  bords  de 
la  Creuse,  de  la  Vauvre  ou  de  la  Sédelle,  on  visitait  les  dol- 
mens dans  les  environs  de  Tulle  (décrits  dans  Jeanne),  la 
forteresse  de  Crozant  ou  le  village  de  Fresselines.  au  confluent 
des  deux  Creuses  (théâtre  de  quelques  scènes  du  Péché  de 
M.  Antoine)  ;  on  allait  dans  les  environs  de  Saint-Sévère  pour 
voir  les  champs  de  bataille  des  Anglais  du  temps  de.  Jeanne 
d'Arc,  ou  bien  au  château  de  Boussac  pour  admirer  les  tapisse- 
ries historiques,  datant  du  quinzième  siècle  (1).  Xous  trouvons, 
tant  dans  YHistoire  de  ma  vie  que  dans  les  lettres  imprimées 
et  inédites  de  Mme  Sand,  le  compte  rendu  de  ces  courses. 
Elles  lui  donnèrent,  de  plus,  la  matière  de  plusieurs  de  ses 
articles  (2). 

J'avais  eu  longtemps  l'influence  de  le  faire  consentir  à  se  fier  à  ce 
premier  jet  de  l'inspiration.  Mais  quand  il  n'était  plus  disposé  à  nie 
croire,  il  me  reprochait  doucement  de  l'avoir  gâté  et  de  n'être  pas 


(1)  L'article  de  Mme  Sand  consacré  à  ses  tapisseries  (dont  la  confection 
est  attribuée  à  l'esclave  de  Zizime,  fils  de  Mahomet  II,  qui  fut  fait  prisonnier 
et  amené  en  France  par  Pierre  d'Aubusson,  grand  maître  de  l'ordre  de  Saint- 
Jean  et  châtelain  de  Boussac),  cet  article  parut  en  1847  dans  T Illustration 
et  fut  réimprimé  dans  le  volume  Promenades  autour  d'un  village.  Ces  tapis- 
series sont  aujourd'hui  au  Musée  de  Cluny. 

(2)  Tels  sont  :  la  Vallée  noire;  le  Cercle  hippique  de  Mézières  en  lin  uni  :  /<  s 
Tapisseries  du  château  de  Boussac;  la  Berthenoud;  les  Bords  de  la  Creuse; 
V>i  coin  de  la  Marche  et  du  Berry,  etc. 


GEORGE  SAND  .177 

sévère  pour  lui.  J'e*  avait  de  le  distraire,  de  le  promener.  Quel- 
quefois,  emmenant  toute  ma  couvée  dans  ou  char  à  bancc  de  cam- 
pagne, je  l'arrachais  malgré  lui  à  cette  agonie;  je  le  menait  aux  bords 
de  la  Creuse,  el  pendant  deux  on  trois  jours,  perdus  au  îoleil  e1  à  la 
|ilnit'  dans  des  chemins  affreux,  nous  arrivions,  riants  el  affamés,  à 
quelque  Bite  magnifique  où  il  semblait  renaître.  '  les  latigues  !<•  brisaienl 
le  premier  jour,  mais  il  dormait!  Le  dernier  jour,  il  trouvait  la  solu- 
tion de  Bon  travail  sans  trop  d'efforts  <  1  ►. 

Le  <)  juin,  elle  écrit  à  son  fils,  cette  seconde  moitié  de 
lettre  es1  inédite,  elle  manque  (2)  dans  la  Correspondance  : 

...  En  l'attendant,  nous  Faisons,  Chopin  et  moi,  de  grandes  prome- 
nades, lui  monté  sur  son  âne,  et  moi  sur  mes  jambes,  car  j'éprouve  le 
besoin  de  marcher  et  de  respirer.  Nous  avons  été  hier  à  Montgivray, 
où  nous  avons  trouvé  toute  la  famille  réunie,  sauf  le  pauvre  Polite, 
et  très  gaie  malgré  son  absence,  et  on  dirait  même  à  cause  de  son 
absence... 

...  Le  père  Gatiar.  (3)  se  porte  bien.  Que  je  te  dise  un  de  ses  scrupules 
qui  te  fera  rire.  Il  ne  voulait  pas  se  servir  pour  équiper  son  âne  de  ta 
petite  selle  de  velours  à  la  française.  J'avais  beau  lui  dire  que  tu  ne 
pouvais  plus  t'en  servir.  11  veut  te  l'acheter.  J'espère  que  tu  L'enverras 
promener,  mais  tu  ne  pourras  peut-être  pas  l'empêcher  de  te  faire  un 
cadeau  en  échange... 

Dans  la  lettre  du  13  juin  18-43,  à  Mme  Marliani,  on  a  égale- 
ment omis  en  l'imprimant  les  lignes  suivantes  (venant  après 
les  mots  :  «  Cet  affreux  temps  ne  contribue  pas  peu  à  m'acca- 
bler.  Nous  aussi  nous  faisons  du  feu  tous  les  jours  (4)  »)  : 

Et  Chopin  qui  avait  commencé  de  belles  promenandes  sur  son  âne, 
est  forcé  d'en  revenir  à  son  piano.  Malgré  ce  triste  printemps,  je 
ne  peux  pas  dire  qu'excepté  vous  et  mes  amis,  je  regrette 
Paris... 

A  la  fin  de  cette  lettre  il  manque  encore  la  phrase  suivante 
que  nous  transcrivons  sur  l'autographe  : 

(1)  Histoire  de  ma  rie,  t.  IV,  p.  471. 

(2)  Voir  plus  haut  note  à  la  p.  445. 

(3)  Sobriquet  de  Chopin,  «  gâteux  »  en  berrichon. 

(4)  Correspondance,  volume  II,  p.  267. 


478  GEORGE    SAXD 

Bonsoir,  chère  Loto,  Chopin  vous  dit  mule  tendresses,  il  va  assez  bien 
il  ht  tranquillité  lui  réussit  ceth  année  mieux  que  les  autres.  .J'attends 
Maurice  et  mon  frère  dans  quinze  jours,  etc.  (1). 

Le  2  octobre  1843,  Mme  Sand  écrit  toujours  à  Mme  Marliani 
(la  lettre  est  tronquée  dans  la  Correspondance  et  nous  donnons, 
en  les  soulignant,  les  lignes  omises  )  : 

Chère  bonne  amie,  j'arrive  d'un  petit  voyage  aux  bords  de  la  Creuse, 
à  travers  de  fort  petites  montagnes,  mais  très  pittoresques  et  beau- 
coup plus  impraticables  que  les  Alpes,  vu  qu'il  n'y  a  guère  ni  chemins, 
ni  auberges.  Chopin  a  grimpé  partout  sur  son  âne,  il  a  couché  sur  la 
paille  et  ne  s'est  jamais  mieux  porté  que  pendant  ces  hasards  et  ces  fatigues. 
2Ies  enfants  se  sont  amusés  à  courir  comme  des  chevaux  en  liberté.  Enfin 
nous  avons  fait  une  bonne  partie  pour  nous  reposer  de  trois  jours  et 
trois  nuits  de  bals  et  fêtes  rustiques,  à  l'occasion  du  mariage  de  Fran- 
çoise (2). 

En  septembre  1845,  dans  une  lettre  adressée  à  Maurice,  qui 
séjournait  alors  à  Courtavenel  chez  Mme  Viardot,  un  peu  avant 
le  départ  de  cette  dernière  pour  Bonn,  pour  les  fêtes  données 
en  l'honneur  de  Beethoven  (3),  Mme  Sand  parle  d'une  autre  pro- 
menade de  ce  genre  : 

Cher  Bouli,  nous  voici  revenus  de  Boussac  et  des  Pierres-Jomâtres, 
où  nous  avons  été  faire  un  déjeuner  monstre  avec  toute  la  famille 
Leroux,  ton  oncle  Polyte,  Tortillard  (4)  ;  tous  à  pied,  excepté  Solange 
à  cheval  et  Chopin  à  âne... 

Nous  te  raconterons  tout  notre  voyage  en  détail,  à  présent  ce  serait 
trop  long.  Leroux  est  très  bien  établi  à  Boussac...  (5). 


(1)  Correspondance,  t.  II,  p.  269. 

(2)  Françoise  Meillant,  femme  de  chambre  de  Mme  Sand,  s'était  remariée 
en  1843.  On  voit  par  la  lettre  de  Mme  Sand  à  Mlle  de  Rozières  de  mai  1842 
que  Chopin  appréciait  beaucoup  cette  simple  femme  et  lui  faisait  de  beaux 
cadeaux,  voyant  combien  elle  était  attachée  à  sa  maîtresse.  George  Sand 
(qui  lui  dédia  Jeanne),  dans  une  autre  lettre  médite,  adressée  à  Charles  Poney 
et  datée  du  1er  août  1844,  dit  d'elle  que  c'est  un  «  ange  »,  que  c'est  «  sa 
véritable  amie  »,  «  une  amie  de  cœur  .  qu'elle  est  depuis  dix-huit  ans 
dans  la  maison  et  que  Solange  avait  tenu  sur  les  fonts  de  baptême  l'enfant 
de  son  second  mariage,  né  en  1844. 

(3)  V.  plus  haut  note  à  la  p.  408. 

(4)  Sobriquet  d'Eugène  Lambert. 

(5)  Inédite.  Nous  avons  donné  la  fin  de  cette  lettre  p.  409. 


GEORGE   SAND  4  79 

A  Charles  Poney,  Mme  Sand  décril  aussi  ces  petits  voyag< 
la  vie  à  Nohanl  en  l'été  de  cette  même  année  L846 

J'ai  été  à  Paris  jusqu'au  mois  de  juin,  et  depuis  ce  temps,  je  suis 
à  Nohant  jusqu'à  l'hiver,  comme  tous  les  ans,  comme  toujours;  car 
ma  ri,-  isi  réglée  désormais  connue  un  papier  de  musique  -h.  J'ai  Fait 
doux  ou  trois  romans,  'lent  nu  qui  va  paraître.  Il  ;i  fah  un  été  affreux  : 
je  suis  peu  sortie  de  mon  jardin,  j'ai  peu  mollir  ,'i  cheval  ci  en  cabriolet, 

comme  j'ai  coiituiiic  de  l'aire  aux  environs  tous  les  ans  (2).  Tous  le-  che- 
mins de  traverse  qui  conduisent  à  nos  beaux  sites  étaient  imprati- 
cables et  ma  tille  n'est  pas  du  tout  marcheuse,  de  lui  ai  acheté  un  petit 
cheval  noir  qu'elle  gouverne  dans  la  perfection  et  sur  lequel  elle  parait 
belle  comme  le  jour. 

Mon  lils  est  toujours  mince  et  délicat,  mais  bien  portant  d'ailleurs. 
(est  le  meilleur  être,  le  plus  doux,  le  plus  égal,  le  plus  laborieux, 
le  plus  simple  et  le  plus  adroit  qu'on  puisse  voir.  Nos  caractères,  outre 
nos  cœurs,  s'accordent  si  bien,  que  nous  ne  pouvons  guère  vivre  un 
jour  l'un  sans  l'autre.  Le  voilà  qui  entre  dans  sa  vingt-troisième  année 
et  moi  dans  ma  quarante-deuxième,  et  Solange  dans  sa  dix-huitième! 
Nous  avons  des  habitudes  de  gaieté  peu  bruyante,  mais  assez  soutenue, 
qui  rapprochent  nos  âges,  et  quand  nous  avons  bien  travaillé  toute  la 
semaine,  nous  nous  donnons  pour  grande  récréation  d'aller  manger 
une  galette  sur  l'herbe  à  quelque  distance  de  chez  nous,  dans  un  bois 
ou  dans  quelque  ruine,  avec  mon  frère,  qui  est  un  gros  paysan,  plein 
d'esprit  et  de  bonté,  et  qui  dîne  tous  les  jours  de  la  vie  avec  nous, 
vu  qu'il  demeure  à  un  quart  de  lieue.  Voilà  donc  nos  grandes  fre- 
daines. 

Maurice  dessine  le  site,  mon  frère  fait  un  somme  sur  l'herbe.  Les 
chevaux  paissent  en  liberté.  Les  filleuls  ou  filleules  sont  aussi  de  la 
partie  et  nous  réjouissent  de  leurs  naïvetés.  Les  chiens  gambadent 
et  le  gros  cheval  qui  traîne  toute  la  famille  dans  une  espèce  de  grande 
brouette,  vient  manger  dans  nos  assiettes.  Malheureusement,  nous 
avons  peu  joui  de  la  campagne  de  cette  façon  cet  été.  Il  a  toujours 
plu,  et  les  rivières  ont  effroyablement  débordé.  Mais  l'automne  s'an- 
nonce plus  beau  et  j'espère  que  nous  reprendrons  bientôt  nos  excur- 


(1)  C'est  nous  qui  soulignons.  Cette  phrase  est  à  retenir,  a  comparaison 
provenant  de  la  même  source  que  le  fait  même  que  la  phrase  constate. 

(2)  Dans  la  lettre  de  Mme  Sand  à  Mme  Marliani  de  juillet  1845,  imprimée 
dans  la  Correspondance  à  la  fausse  date  de  «  juin  1844  »  (t.  II,  p.  311),  que 
nous  avons  déjà  citée  au  chapitre  iv,  à  propos  des  inondations  de  1845, 
George  Sand  dit  au  contraire  :  «  Quelque  temps  qu'il  fasse,  nous  courons, 
nous  montons  à  cheval  ;  Solange  s'en  trouve  bien.  » 


480  GEORGE    SAND 

sions.  Puis  nous  allons  marier  une  filleule  de  .Maurice  et  faire  la  noce 
à  la  maison  (1). 

A  partir  de  1841,  presque  tous  les  étés  ou  aux  vacances  venaient 
à  Nohant  les  Yiardot,  Eugène  Delacroix  ou  l'un  des  amis  polo- 
nais de  Chopin,  tous  gens  au  milieu  desquels  Chopin  se  sen- 
tait dans  sa  sphère  favorite,  avec  lesquels  il  pouvait  parler 
à  cœur  ouvert,  faire  de  la  musique,  leur  confier  ses  idées  sur  l'art. 
Leur  seule  présence  avait  une  action  bienfaisante  sur  sa  nature 
nerveuse  et  impressionnable  et  lui  rendait  sa  bonne  humeur,  parce 
qu'ils  apportaient  un  changement  et  une  animation  inaccoutumée 
dans  la  vie  calme  de  Nohant.  Il  retrouvait  sa  verve  et  son 
esprit,  il  exécutait  ces  incomparables  scènes  mimiques,  que 
Balzac  mentionne  dans  son  Homme  d'affaire  et  dont  George 
Sand  parle,  outre  Y  Histoire  de  ma  vie  (2),  dans  plusieurs  de  ses 
lettres.  C'était  ainsi  qu'en  racontant  à  Mme  Marliani  l'arrivée  du 
vieux  Mendizabal  à  Nohant,  en  1843,  Mme  Sand  écrit  à  cette 
amie  : 

J'ai  eu  la  visite  de  Mendizabal  (3)  un  beau  soir,  au  moment  où  je 
ne  l'attendais  guère,  comme  bien  vous  pensez.  Il  a  passé  ici  trois 
heures,  une  à  dîner  et  à  bavarder,  deux  à  entendre  chanter  Pauline 
et  à  faire  faire  à  Chopin  toutes  les  charges  de  son  répertoire.  Il  est 
parti  à  minuit,  toujours  actif,  brave,  jovial  et  entreprenant... 

On  voit  par  tout  ce  qui  précède,  que  si  même  Chopin 
n'aimait  pas  beaucoup  la  campagne,  il  y  menait  néanmoins  une 
vie  assez  douce  et  agréable.  H  faut  en  général  tenu  pour  certain 
que  si  les  années  passées  au  square  d'Orléans  et  à  Nohant, 
de  1842  à  1846,  n'étaient  plus  aussi  intimement  heureuses  que 
celles  qui  coulèrent  rue  Pigalle,  que  si  même  il  y  existait 
un  certain  désaccord  intime,   cela  n'empêchait  point   Chopin 

(1)  Cf.  avec  la  lettre  de  Mme  Sand  à  Louise  Jedrzeiewicz  imprimée  dans 
le  livre  de  M.  Karlowicz  sous  le  numéro  10  (p.  223)  et  se  rapportant  sans 
aucun  doute  à  ce  même  «  été  déplorable  »  de  1845,  —  ce  qui  est  évident  pour 
tous  ceux  qui  se  donneront  la  peine  de  comparer  cette  lettre  avec  la  lettre 
à  Mme  Marliani  citée  dans  la  note  précédente  et  avec  les  lettres  de  Chopin 
à  sa  famille  du  20  juillet  et  du  1er  octobre  1845. 

(2)  T.  IV,  p.  465. 

(3)  Voir  plus  haut,  chap.  Ier,  p.  56. 


GEORGE  SAND  48  ! 

d'adorer  passionnément  boh  àwore...  aux  yeua  nous,  et  d'en 
être  aimé  bien  tendrement,  bien  doucement.  Ce  qui  équi- 
vaul  a  dire,  pour  parler  simplement,  que  ////,  il  était  tou- 
jours amoureux  comme  par  le  passé,  el  elle,  L'aimait  de  cet 
amour  doucement  condescendant  que  Les  femmes  un  peu 
âgées  portent  souvent  aux  jeunes  hommes  amoureux  d'elles.  Il 
ne  Faut  pas  oublier  que  le  cas  échéant  ce  jeune  adorateur  était 
charmant,  frêle,  Bensitif  et  de  plus,  marqué  au  coin  du  génie! 
C'est  à  tort,  encore  une  fois,  qu'on  s'est  efforcé  do  faire 
croire  «pie  George  Sand  «  se  refroidit  bien  vile  à  l'égard  de 
Chopin  »,  et  que  lui  ne  faisait  que  «  souffrir  et  supporter  son 
malheur  ».  Les  lettres  publiées  et  inédites,  les  journaux  intimes 
et  les  mémoires  nous  peignent  ces  relations  tout  autrement. 
Nous  le  répétons  :  si  les  habitudes  et  le  train  extérieur  de  l'exis- 
tence étaient  différents  chez  ces  deux  grands  artistes,  s'ils  s'ai- 
maient aussi  de  manières  conformes  à  la  nature  de  chacun, 
ils  n'en  étaient  pas  moins  intimement  liés  par  les  côtés  les 
plus  sublimes  et  les  plus  poétiques  de  l'âme,  par  la  compréhen- 
sion de  la  part  de  Mme  Sand  des  œuvres  de  son  ami,  par  la  sym- 
pathie et  la  compréhension  de  Chopin  pour  ses  croyances  et  ses 
aspirations  humanitaires  à  elle.  Ajoutons  encore  :  par  l'apprécia- 
tion réciproque  de  leurs  individualités  artistiques  qui  se  faisaient 
sentir  en  toutes  choses  ;  ils  voyaient  bien  cette  empreinte  de 
génie  que  des  amis  communs  étaient  assez  peu  aptes  à  remar- 
quer. Et  enfin,  par  un  attachement  mutuel,  tel  qu'il  ne  s'en 
rencontre  pas  souvent  dans  des  mariages  légitimes.  Il  suffisait  à 
Chopin  de  s'absenter,  pour  que  Mme  Sand  se  prît  immédiatement 
à  s'inquiéter,  elle  se  donnait  toutes  les  peines  du-  monde  pour  le 
préserver  du  froid,  pour  faire  déjeuner  et  dîner  à  temps  ce  «  petit 
Chopin  »,  si  distrait,  si  oublieux  de  sa  personne,  pour  l'entourer 
de  tout  le  confort  possible.  Nous  lisons  dans  une  lettre  inédite, 
datée  du  12  août  1843  à  Mme  Marliani  : 

Nohant,  12  août  1843. 

Chère  bonne  amie,  Chopin  se  décide  tout  d'un  coup  à  aller  passer 
deux  ou  trois  jours  à  Paris  pour  voir  son  éditeur  de  musique  et  s'en- 
in.  3I 


48a  GEORGE    SAND 

tendre  avec  lui  sur  quelques  affaires.  Il  me  ramènera  Solange  que  je 
comptais  me  faire  amener  par  Mme  Viardot,  mais  il  paraît  que  l'arrivée 
de  celle-ci  à  Paris  sera  encore  retardée  de  quelques  jours.  Chopin 
part  dimanche  et  arrivera  cour  d'Orléans  lundi  de  neuf  à  dix  ou  onze 
heures  du  matin.  Aurez-vous  la  bonté  de  prier  Enrico  d'avertir  le 
portier  du  numéro  5,  pour  que  Chopin  trouve  sa  chambre  ouverte, 
aérée  et  de  l'eau  chaude  pour  sa  toilette.  Si  le  portier  du  numéro  9 
n'est  pas  changé,  ce  que  Dieu  veuille,  Chopin  en  aura  sans  doute 
besoin  pour  faire  ses  commissions,  et  Enrico  ferait  bien  de  l'avertir 
aussi.  Je  suis  bien  aise  que  Chopin  me  rapporte  des  nouvelles  de  votre 
santé  après  vous  avoir  vue  par  ses  yeux.  Je  voudrais  bien  aussi  qu'il 
pût  voir  Leroux  et  me  rapporter  de  lui  une  réponse  soit  écrite,  soit 
verbale  sur  les  questions  que  je  lui  ai  faites  à  propos  de  Consuelo  dans 
ma  dernière  lettre.  Chopin  me  promet  bien  d'aller  le  voir,  mais  il  aura 
si  peu  de  temps  et  tant  de  courses,  et  Leroux  demeure  si  loin,  que  vous 
seriez  bien  gentille  de  les  faire  dîner  ensemble  un  jour,  où  l'on  ne 
jouera  pas  Œdipe,  la  seple  chose  que  Chopin  veuille  entendre  au 
théâtre. 

Si  vous  êtes  libre  et  tranquille,  ce  serait  une  bonne  occasion  pour 
venir  nous  voir  avec  Chopin  pour  chevalier.  Mais  je  conçois  que  dans 
ce  moment-ci  vous  pensiez  à  tout  autre  chose.  Enfin  Manuel  est  en 
route,  je  suppose,  et  qui  sait  si  Chopin  ne  le  trouvera  pas  à  Paris? 
Dans  ce  cas,  qui  vous  empêcherait  de  venir  tous  ensemble?  Ce  serait 
un  repos  nécessaire  pour  vous  et  pour  Manuel.  Tâchez,  bonne  amie, 
si  cela  se  peut. 


A  vous  de  cœur. 


G. 


Chopin,  de  son  côté,  sachant  combien  Mme  Sand  s'inquiète 
à  son  sujet  et  voulant  aussi  lui  donner  au  plus  tôt  des  nou- 
velles de  Solange,  lui  écrit,  à  peine  arrivé  à  Paris,  la  lettre  que 
voici  : 

Lundi  (1). 

Me  voilà  arrivé  à  onze  heures  et  me  voilà  aussitôt  chez  Mme  Mar- 
liani,  vous  écrivant  tous  deux.  Vous  verrez  Solange  jeudi  à  minuit, 
il  n'y  avait  pas  de  place  ni  vendredi,  ni  samedi,  jusqu'au  mercredi 
prochain  et  cela  aurait  été  trop  tard  pour  tous.  Je  voudrais  déjà  être 
de  retour,  vous  n'en  doutez  pas,  et  je  suis  bien  aise  que  le  sort  a  voulu 

(1)  Ce  lundi  était  le  14  août  1843,  comme  on  voit  bien  par  la  lettre  précé- 
dente de  Mme  Sand. 


(ÎKORC.K    SANI)  483 

que  nous  partions  jeudi;  donc  à  jeudi,  et  domain,  je  vous  écrirai  de 
nouveau,  si  vous  permettee. 
Votre  1res  humble. 

C11... 

Bouli,  je  l'embrasse  de  oœur. 

(H    faut,    que    je    choisisse     les     mots    doul     je    connais     l'ortho- 

graphe.)  (1). 

Lorsque  deux  mois  plus  tard,  en  octobre,  Chopin  revint  ;ï 
Paris  avec  Maurice,  Mme  Santl  restant  encore  à  Nohant, 
elle  le  recommande  une  fois  de  plus  aux  soins  de  Mme  .Mar- 
liani  : 

Nohant  (fin  octobre)  1843. 

(  hère  bonne  amie,  voilà  mon  petit  Chopin,  je  vous  le  confie,  ayez-en 
soin  malgré  lui.  Il  se  gouverne  mal,  quand  je  ne  suis  pas  là,  et  il  a  un 
domestique  bon,  mais  bête.  Je  ne  suis  pas  en  peine  de  ses  dîners,  parce 
qu'il  sera  invité  de  tous  les  côtés  et  qu'à  cette  heure-là,  d'ailleurs, 
il  n'y  a  pas  de  mal  qu'il  soit  forcé  de  se  secouer  un  peu.  Mais  le  matin, 
dans  la  hâte  de  ses  leçons,  je  crains  qu'il  n'oublie  d'avaler  une  tasse 
de  chocolat  ou  de  bouillon,  que  je  lui  entonne  malgré  lui  quand  j'y 
suis.  Enrico  et  Marie  seraient  bien  gentils  d'y  penser.  Rien  n'est  plus 
facile  à  son  Polonais  que  de  lui  faire  un  petit  pot-au-feu  et  une  côte- 
lette. Mais  il  ne  le  lui  dira  pas  et  peut-être  même  le  lui  défendra-t-iL 
Il  faut  donc  que  vous  sermonniez  Chopin  et  que  vous  le  menaciez  du 
gendarme  Enrico. 

Chopin  est  bien  portant  maintenant,  il  n'a  besoin  que  de  manger 
et  de  dormir  comme  tout  le  monde.  Je  suis  forcée  de  rester  encore  une 
quinzaine  pour  faire  des  travaux  de  jardinage  :  un  renouvellement 
total  d'arbres  fruitiers  et  de  plus  l'assainissement  de  la  maison  qu'une 
certaine  fosse  non  inodore  mal  construite  infecte  d'un  côté.  Ces  travaux 
que  je  commande  tous  les  ans  depuis  quatre  ans  sont  toujours  oubliés 
ou  mal  faits  en  mon  absence.  En  outre,  j'ai  quelques  affaires  d'argent 
à  régler,  je  vais  me  débarrasser  de  tout  cela,  afin  de  vous  rejoindre 
vite,  je  compte  sur  vous  pourtant  pour  m'avertir  au  cas  où  Chopin 
serait  malade  tant  soit  peu  gravement,  car  je  laisserais  tout  pour 
aller  le  soigner.  Gardez-moi  ma  place  au  coin  de  votre  feu,  empêchez 
Enrico  d'user  ma  petite  chaise  de  tapisserie  avec  son  gros  postérieur. 
Donnez-moi  de  vos  nouvelles  en  attendant.   Embrassez  mon  gros 

(1)    Inédite. 


484  GEORGE    SAND 

Manuel,  et  vous,  portez-vous  aussi  bien  que  je  vous  aime  tendre- 
ment... (1). 

Mais  cela  ne  suffit  pas  à  Mme  Sand,  après  avoir  recommandé 
Chopin  aux  soins  maternels  de  la  bonne  Charlotte,  elle  écrit 
encore  à  Mlle  de  Rozières  : 

Je  reste  quelques  jours  encore  à  Nohant,  ma  bonne  petite  amie,  pour 
des  travaux  de  maison  et  des  affaires  qui  ne  sont  pas  terminées  tout 
à  fait.  Jai  forcé  Chopin  à  aller  reprendre  ses  leçons  et  à  fuir  la  cam- 
pagne qui  lui  deviendrait  malfaisante  avec  la  mauvaise  saison,  car 
il  fait  un  froid  du  diable  dans  nos  grandes  chambres.  Maurice  aussi  a 
besoin  de  reprendre  le  travail  de  l'atelier.  H  aurait  bien  fallu  renvoyer 
aussi  Solange  à  sa  besogne,  mais  Chopin  m'a  supplié  de  la  garder  pour 
le  rassurer  sur  ma  solitude.  Elle  ne  s'en  plaint  pas,  comme  vous  pouvez 
le  croire.  Voyez  mon  petit  Chopin  souvent,  je  vous  prie,  et  forcez-le 
à  se  soigner.  Vous  pouvez  bien,  sans  scandale,  aller  chez  ces  deux 
garçons,  personne  dans  la  maison  n'y  trouvera  à  redire.  Allez-y  donc 
flâner  sous  un  prétexte  ou  sous  un  autre,  pour  surveiller  mon  dit  Cho- 
pin, pour  voir  s'il  déjeune,  s'il  ne  l'oublie  pas,  et  pour  me  le  dénoncer 
au  cas  où  il  se  conduirait  comme  un  ustuberlu,  sous  le  rapport  de  la 
santé.  Il  est  bien  portant  maintenant,  parce  qu'il  a  une  vie  bien  réglée. 
Dieu  veuille  qu'il  ne  fasse  pas  tout  le  contraire  à  Paris,  mais  je  compte 
sur  vous  pour  le  gronder  et  pour  m'avertir  s'il  était  malade,  car  je 
laisserais  tout  là  et  j'irais  le  trouver.  Ne  lui  dites  pas  que  je  vous  mets 
ainsi  à  ses  trousses. 

A  revoir  bientôt,  ma  bonne  petite.  Prenez  pour  vous-même  un  peu 
du  sermon,  et  soignez-vous,  comme  je  vous  recommande  de  soigner 
Chopin.  Je  vous  embrasse  tendrement,  et  Solange  en  fait  autant. 

G.  S... 

Je  vais  recommander  au  domestique  polonais  d'aller  vous  avertir 
à  Vinsu  de  son  maître,  au  cas  où  il  serait  indisposé.  Vous  verriez  ce  que 
c'est  et  vous  feriez  venir  tout  de  suite  M.  Mollin,  l'homéopathe,  qui  le 
soigne  mieux  que  personne.  Vous  voulez  bien,  n'est-ce  pas?  Vous  savez 
que  j'en  ferais  autant  pour  vous  en  pareil  cas  (2). 

A  son  fils  elle  écrit  le  30  octobre  1843,  —  dans  une  lettre- 
qui  devait  lui  parvenir  à  son  arrivée  à  Paris,  —  qu'elle  se  fait 

(1)  Inédite. 

(2)  Inédite. 


GEORGE  SAND  485 

des  soucis  ;'i  leur  prop08,  Chopin  avant   du  souffrir  du  froid  et 

de  fatigue  en  route,  el  elle  termine  sa  lettre  par  ces  mots  : 

Chopinel  doit  avoir  ma  broche  de  malachite  dans  Bes  affaires,  qu'il 

n'oublie  pas  de  me  la  l'aire  raccommoder...  Adieu,  adieu,  écrivez-moi 
et  portez-vous  bien  tous  les  deux  (1). 

Apprenant  par  Chopin  et  par  Mme  Marliani  elle-même 
combien  tontes  ses  recommandations  el  tous  ses  désirs  avaient 
été  respectés,  Mme  Sand  s'empresse  de  remercier  tonte  la  t'a- 
mille  Marliani  pour  sa  sollicitude  à  l'égard  de  Chopin  : 

Il  est  si  bon  et  si  excellent,  notre  pauvre  cher  enfant,  qu'il  mérite 
bien  qu'on  le  dorlote  un  peu.  Et  il  a  besoin  surtout  de  l'amitié  dont 
les  soins  sont  le  témoignage  extérieur.  Souvent  il  s'impatiente  contre 
ces  soins,  mais  l'amitié  le  touche  toujours;  malgré  cela  avec  vous  il 
sera  sage,  j'espère... 

Elle  termine  sa  lettre  en  priant  son  amie  d'embrasser  Enrico, 
parce  qu'il  est  bien  gentil  pour  Chopin. 

Je  vous  assure  que  mes  deux  enfants  mâles  me  manquent  beau- 
coup... (2). 

Le  7  novembre  elle  termine  sa  lettre,  dans  laquelle  elle  disait 
à  son  fils  de  prier  Chopin  de  ne  point  lui  envoyer  l'argent  qu'il 
recevrait  de  Falempin  (3),  parce  qu'elle  espérait  que  l'argent 
reçu  de  l'éditeur  de  Potter  lui  suffirait  (4),  par  cette  locution 
campagnarde  :  Nous  te  bigeons,  nous  bigeons  Chopin. 

Le  26  novembre  (cette  lettre  est  datée  du  «  16  novembre  » 
dans  le  volume  II  de  la  Correspondance,  mais  nous  avons  déjà 

(1)  Inédite. 

(2)  Lettre  inédite  du  3  novembre  1843. 

(3)  Voir  plus  haut,  chap.  iv. 

(4)  Ceci  paraît  être  en  désaccord  complet  avec  l'assertion  de  la  lettre  de 
Mme  Sand  a  M.  de  Potter  du  15  mai  1845,  imprimée  dans  le  tome  II  de  la 
Correspondance  (p.  355)  où  Mme  Sand,  ayant  appris  de  source  certaine  qu'il 
se  vantait  d'être  en  possession  d'uii  ouvrage  d'elle,  appelle  ceci  un  «  men- 
songe étrange  »  et  déclare  que  M.  de  Potter  savait  «  mieux  que  personne  qu'il 
n'avait  pas  une  ligne  d'elle  à  publier  »,  et  que  lorsqu'  «  il  y  a  un  an,  il  avait 
publié  un  ouvrage  qui  n'était  pas  d'elle  »  ce  fut  une  «  tentative  ou  ime  inten- 
tion déloyale  »  et  qu'elle  n'avait  gardé  le  silence  que  parce  qu'il  avait  renoncé 
à  cette  entreprise  frauduleuse  ». 


486  GEORGE   SAND 

donné  dans  le  chapitre  iv  les  raisons  qui  nous  font  croire  qu'elle 
fut  écrite  le  26  novembre  1843)  (1),  elle  écrit  : 

Non,  mon  pauvre  Mauricaud,  je  ne  veux  plus  rester  plus  longtemps. 
La  campagne  est  bella  invan.  J'ai  plus  soif  de  toi  et  de  Chopinet  (2)  que 
de  tout  le  reste,  et  je  ne  pourrais  tenir  une  seconde  fois  à  L'inquiétude 
de  vous  savoir  tous  deux  malades  en  même  temps. 

George  Sand  avait  raison  de  s'inquiéter  de  Chopin  :  infiniment 
préoccupé  de  son  repos  moral  à  elle,  il  ne  voulait  point  lui 
donner  de  soucis  et  tâchait  toujours  de  lui  cacher  ses  maladies. 
Mme  Sand  dut  à  plusieurs  reprises  écrire  à  Mlle  de  Rozières,  à 
Mme  Marliani,  ou  à  Maurice,  afin  de  les  prier  de  lui  dire  la 
vérité,  parce  qu'elle  était  tourmentée  par  des  pressentiments. 
Dans  la  lettre  imprimée  du  17  novembre  (que  nous  avons  déjà 
citée  à  propos  de  Fanchette)  où  Mme  Sand  parle  des  travaux 
faits  au  jardin  et  dans  la  maison,  et  où  elle  déclare  ne  plus 
songer  qu'à  partir  au  plus  vite,  nous  lisons  les  mots  (3)  : 

Dis-moi  si  Chopin  n'est  pas  malade  ;  ses  lettres  sont  courtes  et  tristes. 
Soigne-le,  s'il  est  plus  souffrant.  Kemplace-moi  un  peu.  Lui  me  rem- 
placerait avec  tant  de  zèle  auprès  de  toi,  si  tu  étais  malade  (4). 

Mme  Sand  n'avait  pas  été  trompée  par  ses  pressentiments. 
Chopin  était  tombé  malade  dès  son  arrivée  à  Paris.  Elle  écrit 
à  son  fils  en  novembre  1843  : 

J'étais  bien  sûre  que  Chopin  était  malade,  je  l'avais  si  bien  deviné 
que  j'étais  au  moment  d'aller  à  Paris,  profitant  de  l'occasion  du  retour 
de  François,  sauf  à  revenir  ici  pour  faire  mon  bail.  Ainsi  voilà  mon 
pauvre  petit  toussant,  crachant,  dormant  mal  ou  ne  dormant  pas, 
et  tout  cela  sans  que  je  sois  là  pour  le  consoler  et  le  dorloter,  je  vois 

(1)  Voir  plus  haut,  p.  382-85. 

(2)  Mots  omis  dans  la  Correspondance  imprimée. 

(3)  Corresp..  t.  II,  p.  280. 

(4)  Dans  une  lettre  à  sa  sœur,  écrite  l'aimée  suivante,  Chopin  dit  en  passant 
que  «  l'amabilité  n'étant  pas  dans  la  nature  de  Maurice  »,  il  n'y  a  donc  pas  à 
s'étonner  qu'il  ne  dise  rien  à  M.  Jedrzeiewicz  à  propos  de  «  sa  machine  à 
cigares  »  (que  M.  Jedrzeiewicz  doit  lui  avoir  donnée),  et  dans  les  lettres  de 
Mme  Sand  à  son  fils,  datées  de  cette  époque  et  aussi  des  années  ultérieures 
(surtout  dans  une  lettre  de  1851),  on  sent  que  Mme  Sand  se  rendait  parfaite- 
ment bien  compte  de  l'égoïsme  de  Maurice  et  de  son  incapacité  de  penser 
aux  autres,  malgré  sa  grande  bonté  et  toutes  ses  autres  qualités. 


GEORGE  SAND  4*7 

bien  que  nos  .'unis  le  Boignent,  mais  oe  n'eel  pat  la  môme  chose.  Mea 
soins  le  aoulagent,  ceux  des  autres  l'impatientent  (  I  ). 

Chopin  de  son  côté  s'empresse  de  tranquilliser  son  amie, 
on  le  voit  pail&lettre  inédite,  *;\\\>  date,  mais  qui  fui  sflremenl 
écrite  ;'i  la  fin  de  novembre  L843  e1  aotammenl  :  dimanche,  le 
26  novembre  : 

Ainsi  vous  avez  Fait  vos  expertises  et  vos  étables  vous  onl  fatiguée  (2). 
Mon  Dieu,  ménagez-vous  pour  votre  dépari  et  amenez-nous  votre 
beau  temps  de  Nohan1  (3),  car  nous  sommes  dans  la  pluie.  Malgré 

cela,  comme  j'ai  fait  venir  un  eoupé  hier  après  avoir  al  tendu 
le  beau  temps  jusqu'à  trois  heures,  je  suis  allé  chez  Rothschild  et 
Stockhausen  (4),  et  je  n'en  suis  pas  plus  mal.  Aujourd'hui  dimanche 
je  me  repose  et  ne  sors  pas,  mais  par  goût,  non  par  nécessité.  Croyez 
(pie  nous  sommes  bien  portants  tous  les  deux.  Que  la  maladie  est  loin 
de  moi,  (pie  je  n'ai  (pie  du  bonheur  devant  moi.  Que  jamais  je  n'ai  eu 
plus  d'espoir  (pie  pour  la  semaine  qui  vient,  et  que  tout  ira  à  votre 
gré.  Vous  nous  dites  encore  que  votre  palais  est  écorché,  de  grâce,  ne 
prenez  pas  cette  drogue.  Nous  avons  bien  dîné  hier  chez  Mme  Marliani. 
Après  quoi  les  uns  sont  allés  en  soirée,  les  autres  aux  crayons  et  les  autres 
encore  au  lit.  J'ai  dormi  dans  mon  ht,  comme  vous  sur  votre  fauteuil, 
fatigué  comme  si  j'avais  fait  quelque  chose  pour  cela,  je  crois  que  ma 
drogue  me  calme  trop,  et  je  vais  en  demander  à  Molin  une  autre. 
A  demain,  nous  vous  écrirons  toujours  jusqu'cà  mercredi  (5).  Pensez 
à  vos  vieux,  toujours  bien  vieux  qui  ne  font  que  penser  à  vous  autres 
comme  de  raison.  Maurice  est  sorti.  Encore  quatre  jours. 

Chopin. 

Ce  fut  la  même  chose  en  1844.  Au  mois  de  septembre  Chopin 
avait  été  à  Paris,  pour  reconduire  sa  sœur  et  son  beau-frère  et 

(1)  Inédite. 

(2)  Cf.  avec  les  lettres  de  Mme  Sand  des  17,  26  et  27  novembre  1843  (voir 
plus  haut,  chap.  iv)  imprimées  dans  la  Correspondance  aux  dates  des  17  oc- 
tobre, 16  et  28  novembre  (p.  278,  283,  287). 

(3)  Dans  sa  lettre  du  27  novembre,  Mme  Sand  disait  entre  autres  choses 
qu'il  faisait  chaud  à  Nohant  «  comme  au  mois  de  mai  »  et  que  lorsqu'elle  avait 
été  dans  les  champs  avec  les  Meillant,  ses  fermiers,  elle  avait  dû  prendre  son 
ombrelle  et  que,  malgré  cela,  elle  était  «  en  nage  ». 

(4)  Le  baron  de  Stockhausen  était  ambassadeur  du  Hanovre  et  grand  ami 
de  Chopin,  qui  lui  dédia  sa  première  Ballade  (en  sol,  op.  23),  et  plus  tard  à 
la  baronne  de  Stockhausen,  femme  du  précédent  sa  Barcarolle  (op.  60). 

(5)  Cf.  avec  ce  qui  était  dit  plus  haut,  chap.  iv,  surtout  dans  les  notes 
aux  pages  382,  384,  385. 


488  GEORGE    SAND 

s'était  empressé  de  donner  de  ses  nouvelles  à  Xohant,  dès  son 
arrivée  à  Paris,  car  il  savait  combien  on  s'inquiétait. 
Au  verso  : 

Madame  George  Sand,  à  La  Châtre. 
Château  de  Nohant.  Indre. 
L'estampille  porte  23  septembre  1844  (1). 

Lundi,  4  h.  1/2. 

Comment  vous  trouvez-vous?  Me  voilà  à  Paris.  J'ai  rendu  votre 
paquet  à  M.  Joly  (2).  Il  a  été  charmant.  J'ai  vu  Mlle  de  Rozières  qui 
m'a  fait  déjeuner.  J'ai  vu  Franchomme  (3)  et  mon  éditeur.  J'ai  vu 
Delacroix  qui  garde  sa  chambre.  Nous  avons  causé  pendant  deux  heures 
et  demie  musique,  peinture  et  surtout  vous.  Jai  arrêté  ma  place  pour 
jeudi  ;  je  serai  vendredi  chez  vous.  Je  vais  à  la  poste,  puis  chezGrzym., 
puis  chez  Léo  (4).  Demain,  j'essaye  des  sonates  avec  Franchomme. 
Voici  une  feuille  de  votre  jardinet.  Grzymala  vien  d'entrer,  il  vous  dit 
bonjours  (sic)  et  vous  écrit  deux  mots.  Je  ne  dis  plus  rien,  seulement 
que  je  me  porte  bien  et  suis  votre  fossile  le  plus  fossile. 

Chopin. 


Je  n'oublierai  aucune  commission.  Je  vais  chez  la  princesse  (5). 
Embrassez  vos  chers  fanfi  de  ma  part.  Czart[oryski]  avec  Grzym[alaj. 

Grzymala  avait  écrit  au  haut  de  la  feuille  : 

Je  me  mets  à  vos  pieds.  Hier  j'ai  écrit  une  lettre  longue  que  Chopin 
aurait  pu  lire  et  traduire  de  notre  français  sarmate  en  français  aca- 
démical  (mot  illisible).  Ecrivez-moi  un  mot,  je  vous  prie.  La  princesse 
est  malade.  Il  fait  bien  beau,  j'espère  que  votre  promenade  a  réussi...  (6)* 


[5  (1)  En  1844,  le  23  septembre  tombait  effectivement  un  lundi.  Inédite. 

(2)  Anténor  Joly,  rédacteur  et  éditeur  du  Courrier  français  et  de  l'Epoque. 
C'est  lui  qui  publia  en  1846  la  Mare  au  diable  ;  pendant  l'hiver  de  1844-45 
Mme  Sand  avait  fait  faire  des  démarches  auprès  de  lui  pour  faire  paraître 
en  volumes  Jeanne  (qui  venait  d'être  publiée  dans  le  Constitutionnel)  et  le 
Meunier  d'Angioault  (point  encore  terminé).  Voir  là-dessus  plus  loin  chap.  vn. 

(3)  Le  célèbre  violoncelliste.  Chopin  lui  dédia  sa  Sonate  pour  violoncelle 
(op.   66). 

(4)  Auguste  Léo,  banquier  et  mécène.  (Voir  plus  haut,  chap.  Ier  de  ce  livre.) 

(5)  Princesse  Anna  Czartoryska. 

(6)  Voir  plus  haut,  p.  475  de  ce  chapitre. 


GEORGE   SAND  489 

Chopin  revinl  à  Nohanl  cl  y  passa  Les  deux  mois  qui  suivirent, 
—  octobre  et  novembre,  puis  vers  la  lin  de  novembre,  il 
prit  ses  quartiers  d'hiver  à  Paris,  où  ses  leçons  l'attendaient. 
Maurice  qui  avait  passé  la  première  partie  «le  ses  vacances  chez 
les  Viardot  à  Courtavenel,  étail  ;illé  les  terminei  en  Gascogne, 
chez,  son  père;  son  onde  I  lippolyle  l 'liatiron  l'y  avait  suivi(l); 
mais  une  épidémie  s'était  déclarée  dans  les  environs  de  Xoliant, 
(il   paraît  (pie  c'était   la  diphtérie,   mal  connue   à  cette  époque), 

la  nièce  de  Mme  Sand,   Léontine  Chatiron,  manqua  mourir 

de  cette  maladie,  .Maurice  et  M.  Chatiron  revinrent  en  toute 
lia  te  à  Nohant  (2).  A  ce  moment  même  mourut  subitement 
à  Paris  Pierret,  l'ami  des  parents  de  Mme  Sand,  qu'elle 
avait  connu  dès  son  enfance  (3).  Tout  cela  fit  que  Chopin  et 
Mme  Sand  se  tourmentaient  l'un  à  cause  de  l'autre,  et  s'effor- 
çaient de  se  tranquilliser  réciproquement.  Voici  encore  quelques 
lettres  inédites  de  Chopin  et  de  George  Sand  se  rapportant 
à  ces  derniers  mois  de  1844.  C'est  par  elles  que  nous  croyons 
pouvoir  le  mieux  clore  ce  chapitre. 

A  madame  Marliani,  rue  de  la  Ville-VEvêque,  18. 

Nohant,  21  novembre  1844. 

Chère  amie,  je  me  dispose  à  aller  vous  rejoindre  dans  une  quinzaine. 
Je  crois  que  Chopin  vous  arrivera  quelques  jours  avant  moi.  J'ai 
arrangé  mes  affaires  avec  Véron,  je  vous  raconterai  cela.  Nous  sortons 

(1)  Cf.  avec  les  lettres  de  Chopin  à  sa  sœur  du  28  (18)  septembre  et  du 
31  octobre  1844. 

(2)  On  a  omis  dans  la  Correspondance  de  George  Sand  à  la  fin  de  sa  lettre 
de  novembre  1844  à  Louis  Blanc  les  lignes  suivantes  :  «  J'ai  été  lien  longue  à 
vous  répondre.  Je  relève  de  maladie.  Nous  avons  ici  une  épidémie.  J'ai  failli 
perdre  ma  nièce,  et  je  ne  pouvais  songer  à  rien...  »  Ces  lignes  doivent  être 
placées  après  les  derniers  mots  de  la  lettre  à  la  page  327. 

(3)  Chopin  écrit  dans  sa  lettre  du  31  octobre  à  sa  sœur  Louise  :  «  Te  sou- 
viens-tu qu'une  fois  à  Paris  étant  descendu  de  voiture,  sur  la  place  non  loin 
de  la  Colonne,  j'allai  pour  une  affaire  au  ministère  des  finances,  chez  un 
très  ancien  ami  d'ici?  Le  lendemain,  il  vint  chez  moi.  C'était  un  excellent 
homme  et  un  ancien  ami  du  père  et  de  la  mère  de  notre  hôtesse.  Il  a  assisté 
à  sa  naissance  et  avait  élevé  sa  mère,  en  un  mot,  il  était  réellement  de  la 
famille.  Eh  bien,  ce  vieillard,  en  revenant  l'autre  jour  de  chez  un  député  de 
ses  amis,  où  il  avait  dîné,  est  tombé  des  escaliers  et  en  est  mort  quelques 
heures  après.  C'a  été  un  grand  coup  ici,  car  on  l'aimait  extrêmement.  En 
un  mot,  depuis  que  je  ne  t'ai  vue,  nous  avons  eu  plus  de  tristesse  que  de  joie...  » 


490  GEORGE    SAND 

ici  d'une  crise  affreuse.  Une  fièvre  muqueuse  accompagnée  de  typhus 
faisait  des  ravages  épidémiques.  J'en  ai  été  atteinte  assez  pour  me 
rendre  fort  malade,  mais  très  légèrement  en  comparaison  des  autres. 
Ma  nièce  a  été  tenue  pour  morte.  La  voilà  sauvée.  Mon  pauvre  frère, 
qui  était  avec  Maurice  chez  M.  Dudevant,  est  arrivé  plein  de  terreur 
et  l'a  trouvée,  Dieu  merci,  en  voie  de  guérison.  Mais  toutes  ces  anxiétés 
m'ont  bien  fait  souffrir.  Solange  n'a  rien  eu,  le  beau  temps  enlève  la 
mauvaise  influence  et  nous  rassure.  Chopin,  pour  lequel  je  ne  craignais 
rien  à  cause  de  sa  faiblesse  même,  est  souffrant  d'une  névralgie,  niais 
ce  n'est  rien  de  grave,  et  sa  santé  s'est  assez  bien  soutenue  cette  année. 

Maurice  me  revient  dans  quelques  jours  pour  m'aider  à  faire  mes 
paquets.  Chère  amie,  je  serais  bien  heureuse  de  passer  tous  mes  soirs 
avec  Vous  en  dînant  chez  vous,  ou  en  vous  engageant  à  dîner  avec 
moi.  Mais  chez  moi,  cela  irait  à  la  diable,  et  je  ne  sais  rien  ordonner. 
Chez  vous,  ce  serait  impossible  à  cause  de  la  santé  de  Chopin  qui  souf- 
frirait de  ces  allées  et  venues  par  le  froid.  Vous  êtes  mille  fois  bonne 
et  aimable  de  songer  à  continuer  notre  phalanstère,  mais  le  phalans- 
tère n'est  guère  commode  sous  des  toits  différents.  Et  puis  il  m'est 
resté  comme  un  remords  et  une  crainte  que  cet  arrangement  n'ait  été 
économique  et  commode  que  pour  moi.  Vous  faites  trop  bien  les  choses 
pour  que  cela  n'ait  pas  été  plus  dispendieux  pour  vous  que  vous  ne 
vouliez  me  le  dire.  Mais  nous  nous  verrons  souvent  et  je  vous  saurai 
près  de  moi.  Si  vous  êtes  bien  là  où  vous  êtes  maintenant,  je  serai 
un  peu  consolée  que  ce  ne  soit  plus  tout  à  fait  près. 

Je  ne  veux  pas  dire  à  Chopin  que  vous  êtes  revenue  un  peu  exprès 
pour  lui.  Il  s'en  désolerait  !  Vous  le  lui  direz  vous-même,  et  il  pourra 
vous  en  remercier  tout  son  soûl,  comme  on  dit  en  Berry  pour  dire  beau- 
coup. Embrassez  pour  nous  le  gros  Manuel.  Certainement  il  rentrera 
en  Espagne  autrement  qu'il  n'en  est  sorti.  Mais  qu'il  ne  se  presse  pas 
trop,  le  terrain  est  encore  trop  ébranlé.  Salut  à  Enrico  et  amitiés  à 
Pététin.  Ne  dites  qu'à  nos  intimes  l'époque  de  mon  retour,  afin  que 
je  puisse  être  tranquille  les  premiers  jours.  Bonsoir,  amie,  à  bientôt. 
Je  vous  aime.  J'ai  dit  qu'on  vous  envoie  VEclaireur,  et  j'ai  payé.  Le 
rédacteur  était  absent,  mais  le  voilà  revenu  et  vous  serez  servie  (1). 

A  mademoiselle  de  Rozières. 

Nohant,  28  novembre  1844. 

Chère  petite,  je  vous  annonce  l'arrivée  de  Chopin  pour  vendredi 
soir.  Je  suis  sûre  que  vous  serez  assez  mignonne  pour  songer  à  lui  faire 
du  feu  et  tenir  sa  clef  à  sa  disposition. 

(1)  Inédite, 


GEORGE   SAND  ih 

Nous,  nous  le  suivons  de  près<  nous  serons  A  Paria  le  I  ou  le  5  dé- 
cembre. Mes  affairée  se  Boni  arrangées  ans  ôtre  brillantes,  elles  me 
rendent  ma  liberté,  c'esl  tout  ce  que  je  désirais.  Léontine  est  toujours 
sauvée,  mais  ne  se  rétabli!  pas,  ce  scia  long  ed  pénibla 

Bouli  est  revenu,  nous  allons  tous  bien  in.  Chopin  pas  mal,  mais 
je  n'aime  pas  ce  froid  pour  son  voyage.  Soignez-le  bien,  ma  obère  mi- 
gnonne, je  m'en  rapporte  à  vous  (1). 

G.  s. 

Madame  George  Sand  (2), 
à  la  Châtre, 

<  'InUeau  de  Nohant  (Indre). 

Lundi,  3  heures  (3). 

Comment  chez  vous?  Je  viens  de  recevoir  votre  excellente  lettre. 
IJ  neige  ici  tant  que  je  suis  bien  aise  que  vous  ne  soyez  pas  en  route 
et  je  nie  reproche  de  vous  avoir  pu  susciter  peut-être  l'idée  du  voyage 
en  poste  par  ce  temps-là.  La  Sologne  doit  être  déjà  mauvaise,  car  il 
neige  depuis  hier  matin.  Votre  décision  d'attendre  quelques  jours  me 
paraît  la  meilleure  et  j'aurai  plus  de  temps  à  vous  faire  chauffer  vos 
appartements.  L'essentiel,  c'est  de  ne  pas  vous  mettre  en  route  par 
ce  temps  avec  des  perspectives  de  souffrances.  Jean  a  mis  vos  rieurs 
dans  la  cuisine.  Votre  jardinet  est  tout  en  boules  de  neige,  en  sucre, 
en  cygne,  en  hermine,  en  fromage  à  la  crème,  en  mains  de  Solange  et 
dents  de  Maurice.  Les  fumistes  viennent  de  venir,  car  je  n'osais  pas 
hier  faire  beaucoup  de  feu  sans  eux. 

Votre  robe  est  en  levantine  noire,  tout  ce  qu'il  y  a  de  meilleur.  Je 
Vai  choisie  selon  vos  ordres.  La  couturière  l'a  emportée  avec  toutes 
vos  instructions.  Elle  a  trouvé  l'étoffe  bien  belle,  simple,  mais  bien 
portée.  Je  crois  que  vous  en  serez  contente.  La  couturière  m'a  paru 
bien  intelligente.  L'étoffe  a  été  choisie  parmi  dix  autres,  elle  est  de 
neuf  francs  le  mètre,  ainsi  tout  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  en  qualité,  elle 
sera,  à  ce  qu'il  paraît,  excellente  ;  tout  a  été  prévu  du  côté  de  la  cou- 
turière, qui  veut  bien  faire. 

Il  y  a  ici  beaucoup  de  lettres  pour  vous.  Je  vous  envoie  une  qui 
me  paraît  être  de  la  mère  Garcia.  Il  y  a  une  des  Colonies,  une  de  la 
Prusse  à  Mme  Dudevant,  née  Franeueïl,  que  je  vous  enverrais  aujour- 
d'hui si  elles  étaient  moins  grandes.  Je  vous  les  enverrai,  si  vous  les 
voulez.  H  y  a  tout  plein  de  journaux  (l'Atelier,  le  Bien  public,  le  Diable), 
quelques  livres,  quelques  cartes,  entre  autres  celle  de  M.  Martins. 

(1)  Inédite. 

(2)  Inédite. 

(3)  Lundi,  2  décembre  1844. 


492  GEORGE    SAND 

J'ai  dîné  hier  chez  Franchomme,  je  ne  suis  sorti  qu'à  quatre  heures 
à  cause  du  mauvais  temps  et  j'ai  été  le  soir  chez  .Mme  Marliani.  Je 
dînerai  aujourd'hui  chez  elle  avec  Leroux,  mVt-elle  dit,  si  la  séance 
du  procès  de  son  frère  qui  doit  être  plaidé  aujourd'hui  finit  de  bonne 
heure  (1).  J'ai  trouvé  les  Marliani  assez  bien  portants,  sauf  le  rhume. 
Je  n'ai  vu  ni  Grzym.  ni  Pleyel,  c'était  dimanche.  Je  compte  aller  au- 
jourd'hui les  voir,  si  la  neige  cesse  un  peu.  Soignez-vous,  ne  vous 
fatiguez  pas  trop  avec  vos  paquets.  A  demain  une  nouvelle  lettre,  si 
vous  permettez.  Votre  toujours  plus  vieux  que  jamais,  et  beaucoup, 
extrêmement,  incroyablement  vieux. 

Ch... 

Et  puis  voilà  ! 

A  vos  enfants. 

Franchomme  a  passé  la  matinée  avec  moi.  Il  est  bien  bon  pour 
moi.  H  se  met  à  vos  pieds.  Je  reçois  à  l'instant  une  lettre  qui  me  paraît 
de  Delatouche,  et  je  la  joins. 

Madame  George  Sand  (2), 

à  la  Châtre, 

Château  de  Nohant  (Indre). 

Jeudi,  3  heures  (3). 

Je  viens  de  recevoir  votre  excellentissime  lettre,  et  je  vous  vois 
toute  tracassée  par  vos  retards.  Mais  par  pitié  pour  vos  amis,  prenez 
patience,  car  vraiment,  nous  serions  tous  peines  de  vous  savoir  en 
chemin  par  ce  temps-là  et  pas  en  parfaite  santé.  Je  voudrais  que  vous 
n'ayez  des  places  que  le  plus  tard  possible,  afin  qu'il  fasse  moins  froid, 
ici  c'est  fabuleux,  tout  le  monde  prétend  que  l'hiver  s'annonce  beau- 
coup trop  brusquement.  Tout  le  monde,  c'est  M.  Durand  et  Fran- 
chomme, que  j'ai  vu  déjà  ce  matin,  et  chez  lequel  j'ai  dîné  hier  au  coin 
du  feu  dans  ma  grosse  redingote  et  à  côté  de  son  gros  garçon.  H  était 
rose,  frais,  chaud  et  jambes  nues.  J'étais  jaune,  fané,  froid  et  trois 
flanelles  sous  le  pantalon.  Je  lui  ai  promis  du  chocolat  de  votre  part. 
Vous  et  le  chocolat,  c'est  synonyme  maintenant  pour  lui.  Je  crois 
que  vos  cheveux  qu'il  racontait  être  si  noirs  sont  devenus  dans  son 
souvenir  couleur  chocolat.  Il  est  drôle  tout  plein,  et  je  l'aime  tout  par- 
ticulièrement. Je  me  suis  couché  à  dix  heures  et  demie.  Mais  j'ai  dormi 
moins  fort  que  la  nuit  après  le  chemin  de  fer. 

(1)  Cf.  avec  ce  qui  a  été  dit  dans  le  chapitre  m.  Le  procès  d'Achille  Leroux 
avait  été  plaidé  au  commencement  de  décembre  1844. 

(2)  Inédite. 

(3)  5  décembre  1844  (W.  K.) 


GEORGE    SAM)  493 

Que  je  suis  fâché  que  vos  plantations  soient  finies;  j'aurai  voulu 
que  \oiis  ayez  quelque  chose  à  taire  en  sabote  el  dehors,  car  malgré 
le  froid  et  le  glissant  ici  il  fait  beau.  Le  oie!  est  pur  el  me  s'embrume  que 

l»oiir  laisser  tomber  un  peu  de  neige.  J'ai  écrit  à  Grzym.   Il  m'a  écrit, 

mais  nous  ne  nous  sommes  pas  encore  vus.  J'étais  cependant  chez 

lui,  mais  il  esi  introuvable.  Je  sortirai  comme  toujours  porter  cette 

Ici  Ire  à  la  Bourse,  el  avant  d'aller  chez  Mlle  de  Uozicres,  qui  mal  tend 
à  dîner,  j'irai  voir  Mme  Marliani  que  je  n  ai  vue  m  hier,  ni  avant-hier. 
Je  ne  suis  pas  allé  non  plus  chez  Mme  Doribeaux,  car  je  suis  sans  beaux 

habits,  ce  qui  fait  que  je  ne  ferai  pas  iU^  visites  inutiles.  Mes  leçons 
ne  sont  pris  encore  en  train.  Primo,  je  viens  de  recevoir  seulement 
un  piano.  Secondo,  on  ne  sait  pas  encore  trop  que  je  suis  arrivé,  et 
je  n'ai  eu  qu'aujourd'hui  seulement  quelques  visites  intéressées.  Cela 
viendra  peu  à  peu,  je  ne  m'en  inquiète  pas.  Mais  je  m1  inquiète  de  vous 
savoir  quelquefois  impatientée,  et  je  mets  mon  nez  à  vos  pieds  pour 
vous  prier  de  vous  armer  d'un  peu  d'indulgence  pour  les  voituriers 
qui  ne  vous  rapportent  pas  de  réponse  de  Châteauroux,  et  pour  des 
dioses  semblables.  A  demain.  Je  vous  envoie  une  lettre  pour  vous 
éveiller  mieux  encore.  Je  pense  qu'il  fait  matin  et  que  vous  êtes  dans 
votre  robe  de  chambre,  entourée  de  vos  chers  fanfi  que  je  vous  prie 
de  vouloir  bien  embrasser  de  ma  part,  ainsi  que  de  me  mettre  à  vos 
pieds.  Pour  les  fautes  d'orthographe,  je  suis  trop  paresseux  pour  voir 
dans  Boiste.  Votre  momiquement  (de  momie)  vieux. 

Ch... 

Jean  nettoie  dans  ce  moment  le  salon.  H  est  fort  occupé  des  glaces 
et  il  y  met  du  temps... 

Au-dessus  de  la  première  page  : 

Ne  souffrez  pas,  ne  souffrez  pas. 

Disons,  pour  terminer  le  récit  de  ces  années  1842-1846,  que 
toutes  les  autres  lettres  inédites  de  Mme  Sand,  adressées  à  son 
frère,  à  son  fils,  à  Mmes  Marliani  et  de  Rozières,  que  nous  ne 
citons  pas,  sont  également  remplies  de  tendres  soucis,  de  préoc- 
cupations maternelles  à  l'égard  de  Chopin.  Elle  est  toujours 
en  peine  de  son  confort,  de  son  repos,  de  ses  déjeuners,  de  son 
appartement  bien  chauffé,  et  en  même  temps,  elle  a  toujours 
bien  soin  d'ajouter  :  il  ne  faut  pas  qu'il  sache  que  je  m'occupe  de 
lui.  Et  tantôt  elle  déclare  qu'elle  ne  peut  se  passer  de  ces  préoc- 


494  GEORGE    SAND 

cupations,  parce  qu'elles  font  son  bonheur  et  sa  vie  (1),  tantôt 
elle  confesse  qu'elle  n'avait  pas  pu  donner  cours  à  son  projet 
de  quitter  Paris  dès  le  mois  d'avril,  parce  que  «  les  occupations 
de  Chopin  et  de  Maurice  les  retenant  jusqu'aux  premiers  jours 
de  mai,  elle  n'avait  pas  eu  le  courage  de  les  laisser  seuls,  leurs 
figures  s'allongeaient  à  cette  proposition  et  elle-même,  elle  ne  sait 
plus  se  passer  de  Vun  ni  de  Vautre  (2)  »,  ou  tantôt  enfin,  elle  répète 
la  même  chose  à  Maurice  lui-même  :  «  Décidément,  je  ne  pourrais 
pas  vivre  sans  toi  et  sans  mon  petit  souffreteux  (3)...  ». 

(1)  Lettre  inédite  à  Mme  Marliani  de  la  fin  de  1844. 

(2)  Lettre  inédite  à  Hippolyte  Châtiron  du  8  avril  1843. 

(3)  Lettre  inédite  à  Maurice  du  18  novembre  1843. 


CHAPITRE  VI 

(1846-1847) 

Le  rôle  des  enfants  dans  les  romans  des  parents.  —  Solange,  Maurice  et 
Augustine  Brault.  —  L'été  de  1846.  —  Lucrezia  Floriani.  —  Le  29  juin 
Excursions  dans  la  Creuse.  —  Victor  de  Laprade  et  Louis  Blanc 
à  Nohant.  —  L'automne  de  1846.  —  La  eommedia  delV  arle  à  Nohant.  — 
Fernand  des  Préaulx.  —  L'hiver  de  1846-47.  —  Encore  quelques  lettres 
de  Chopin.  —  Le  printemps  de  1847  à  Paris.  —  Clésinger.  —  Mlle  Mer- 
quem.  —  Mariage  de  Solange.  —  Rupture  avec  Chopin.  —  Événements 
tragiques  de  1847  à  Xohant.  —  L'hiver  de  1847-48.  —  Mort  d'Hippolyte 
Chatiron.  —  Mort  de  Chopin  en  1849.  —  La  correspondance  entre  Chopin 
et  George  Sand.  —  Dumas  père  et  Dumas  fils . 


Dans  une  union  légitime  et  vraie,  c'est-à-dire  unique,  les  enfants 
sont  une  bénédiction  et  une  joie,  c'est  un  lien  de  plus  entre  les 
deux  époux.  Les  enfants  illégitimes  lors  d'une  liaison  nouvelle 
ou  les  enfants  du  mariage  légitime  lors  d'une  liaison  illégitime 
deviennent  presque  toujours  ou  victimes,  ou  un  sujet  de  dis- 
corde ou  même  une  cause  de  rupture.  Et  si  cette  règle  générale 
s'applique  souvent  lorsque  les  enfants  sont  petits  et  irrespon- 
sables, elle  devient  presque  infaillible  quand  les  enfants  sont 
adultes,  quand  ils  deviennent  des  individualités  et  ont  le  droit 
de  parler  haut. 

La  vie  d'Anna  Karénine  aurait  été  moins  tragique,  si  le 
petit  Serge  n'avait  pas  existé.  Ce  furent  les  enfants  de  George 
Sand  :  Maurice,  Solange  et  sa  fille  adoptive,  Augustine  Brault, 
qui  jouèrent  le  rôle  d'un  semblable  réactif  chimique  dans  la 
liaison  de  Chopin  et  de  George  Sand.  De  quelque  point  qu'on 
envisage  ce  conflit  psychologique,  il  apparaît  profondément  tra- 
gique. Ceux  même  qui  ne  croient  point  à  la  morale  sociale, 
peuvent  voir  par  cet  exemple  avec  quelle  néfaste  irrévocabilité 


496  GEORGE    SAND 

le  sort  sévit  contre  ceux  qui  l'enfreignent,  contre  leurs  proches 
et  leurs  descendants,  si  ce  n'est  jusqu'au  septième  degré,  du 
moins  jusqu'au  second  !  Quant  à  nous,  nous  ne  pouvons  que 
plaindre  ce  fils  et  cette  fille,  dont  le  premier  était  arrivé  à  haïr 
l'ami  de  sa  mère,  à  le  traiter  en  ennemi,  et  la  seconde,  à  juger 
sa  mère.  Nous  plaignons  aussi  cette  fille  adoptive,  détestée 
par  l'ami  de  sa  mère  adoptive.  Et  nous  plaignons  encore  ce 
malheureux  Chopin,  détestant  le  fils  de  la  femme  aimée,  haïssant 
la  fille  adoptive  de  cette  dernière  et  traitant  avec  une  ten- 
dresse et  una  partialité  exagérée  la  vraie  fille.  Voici  une  occasion 
parfaitement  cho'^ie  pour  se  souvenir  du  verset  de  saint  Paul 
que  Tolstoï  mit  en  tête  son  de  chef-d'œuvre  :  «  A  Moi  appar- 
tient la  vengeance,  c'est  Moi  qui  lflu-endrai  »,  en  prenant  certes 
ce  verset  non  dans  son  sens  religieux,  mais  bien  comme  l'expres- 
sion de  l'infaillibilité  irrévocable  des  lois  morales,  de  la  fatalité 
toute-puissante,  qui  gît  à  l'état  latent,  mais  inévitable,  dans 
chaque  fait,  dans  chacun  de  nos  actes. 

Au  square  d'Orléans  le  bonheur  n'était  plus  sans  nuage,  l'har- 
monie intime  était  moins  parfaite  que  rue  Pigalle.  Il  surgissait 
parfois  à  l'horizon  de  légères  brumes,  de  petits  nuages  gris, 
puis  de  lourdes  nuées  couleur  de  plomb,  qui  voi'aknt  la  lu- 
mière; elles  venaient  et  passaient.  Mais  au  commenc  ment  du 
print:  mps  de  1846,  l'horizon  se  rembrunit  soudain  très  visible- 
ment et  les  premiers  indices  de  l'orage  encore  lointain,  mais 
imminent  se  laissèrent  sentir.  Cependant,  quoiqu'il  y  ait  bien 
des  choses  qui  ne  soient  plus  ail  right  dans  le  petit  ménage,  les 
impressions  gaies,  joyeuses  dominent. 

Il  faut  noter  que  dès  1844,  à  la  mort  de  son  père,  la  santé 
de  Chopin  reçut  une  rude  atteinte  et  il  se  mit  visiblement 
à  descendre  la  pente  fatale.  Son  irritation  nerveuse  augmenta 
extrêmement  :  l'état  général  de  son  organisme,  déjà  si  faible 
et  si  frêle,  empira. 

Mon  attachement,  dit  George  Sand,  n'avait  pu  faire  ce  miracle  de 
le  rendre  un  peu  calme  et  heureux  que  parce  que  Dieu  y  avait  con- 
senti en  lui  conservant  un  peu  de  santé.  Cependant  il  déclinait  visi- 
blement, et  je  ne  savais  plus  quels  remèdes  employer  pour  combattre 


GEORGE   SAND  497 

l'irritation  croissante  des  nerfs.  La  mort  de  son  ami  le  docteur  Ma- 

lliusinski  cl  ensuite  celle  de  su n  propre  père  lui  porteieiii  deux  coup-. 
Lcrrililcs...  (  I  ) 

Le  séjour  de  sa  sœur  à  Nohanl  lui  un  bienfail  pour  le 
pauvre  grand  artiste  et  lui  apporta  un  certain  calme,  ses 
n  ris  semblèrent  se  détendre,  la  présence  de  .Mme  [edrzeiewicz 
aplanii  même  certains  sujets  de  discorde  entre  lui  el  Mme  Sand. 
Biais  l'hiver  rigoureux  de  L844-45  aggrava  la  phtisie  d'une 
manière  induire,  et  dès  cette  époque,  Chopin  eut  à  lutter  chaque 
hiver  contre  un  catarrhe  aigu,  parfois  deux,  coup  sur  coup  :  cette 
saison  lui  devint  une  rude  épreuve.  Mme  Sand  écrit  à 
Mme  [edrzeiewicz  au  printemps  de  1845  (2)  : 

(  hère  et  bien-aimée  Louise,  vous  êtes  bonne  de  m'aimer  et  moi, 
je  vous  aime  de  toute  mon  âme.  J'aime  mieux  ma  chambre  de  Paris 
depuis  que  vous  l'avez  habitée  et  je  ne  peux  pas  renoncer  au  rêve  de 
vous  voir  l'habiter  encore.  Notre  cher  petit  a  été  bien  fatigué  par  l'hiver 
rigoureux  qui  s'est  tant  prolonge  ici,  mais  depuis  qu'il  fait  beau,  il 
est  tout  rajeuni  et  tout  ressuscité.  Quinze  jours  de  belle  chaleur  lui 
ont  mieux  valu  que  tous  les  remèdes.  Sa  santé  est  liée  à  l'état  de  l'at- 
mosphère, aussi  je  songe  sérieusement,  si  je  peux  réussir  à  gagner  cet 
été  assez  tV  argent  pour  voyager  avec  ma  famille,  à  l'enlever  pendant 
les  trois  mois  les  plus  rigoureux  de  l'hiver  prochain  et  à  le  conduire 
dans  le  Midi.  Si  l'on  pouvait,  pendant  une  année  entière,  le  tenir  pré- 
servé du  froid,  l'été  venant  ensuite,  il  aurait  dix-huit  mois  de  répit 
pour  se  guérir  de  sa  toux.  H  faudra  que  je  le  tourmente,  parce  qu'il 
aime  Paris,  quoi  qu'il  en  dise.  Mais  pour  ne  pas  le  trop  priver  et  ne  pas 
l'enlever  trop  longtemps  à  sa  clientèle,  on  peut  lui  laisser  passer  ici 
septembre,  octobre  et  novembre,  puis  revenir  au  mois  de  mars  et  lui 
donner  encore  jusqu'à  la  fin  de  mai  avant  de  retourner  à  Nohant. 
Voilà  mes  projets  pour  l'année  présente  et  l'année  prochaine.  Les 
approuvez- vous? 

\Jn  autre  remède  bien  nécessaire,  c'est  que  vous  lui  écriviez  sou- 
vent et  qu'il  n'ait  jamais  d'inquiétude  sur  votre  compte  à  tous,  car 


(1)  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p.  470. 

(2)  Cette  lettre  sans  date  fut  bien  certainement  écrite  au  printemps  de 
1845,  c'est-à-dire  à  la  fin  de  cet  «  hiver  rigoureux  »  qui  suivit  le  séjour  de 
Mme  Jedrzeiewicz  à  Paris  et  à  Nohant.  Cette  lettre  est  imprimée  sous  le 
numéro  9,  dans  le  livre  de  M.  Karlowicz,  mais  devrait  être  placée  avant  les 
numéros  3,  4,  5,  7  et  8. 


498  (iKORGE    SAND 

son  cœur  est  toujours  avec  vous  et  à  toute  heure  il  se  tourmente  et 
s'élance  vers  sa  chère  famille... 

Presque  à  la  même  date,  Mme  Sand  disait  à  M.   Alexandre 
Thies,  dans  sa  lettre  du  25  mars  1845  : 


Monsieur, 

Nous  sommes  bien  coupables  envers  vous,  moi  surtout  ;  car  lui 
(Chopin)  écrit  si  peu  et  il  a  tant  d'excuses  dans  son  état  continuel  de 
fatigue  et  de  souffrance,  que  vous  devez  lui  pardonner.  J'espérais 
toujours  l'amener  à  vous  écrire,  mais  je  n'ai  eu  que  des  résolutions 
et  des  promesses,  et  je  prends  le  parti  de  commencer,  sauf  à  ne  pas 
obtenir,  entre  sa  toux  et  ses  leçons,  un  instant  de  repos  et  de  calme. 
C'est  vous  dire  que  sa  santé  est  toujours  aussi  chancelante.  Depuis 
les  grands  froids  qu'il  a  fait  ici,  il  a  été  surtout  accablé  ;  j'en  suis 
presque  toujours  malade  aussi  et  aujourd'hui  je  vous  écris  avec  un 
reste  de  fièvre  (1). 

Quoique  la  plus  grande  partie  de  l'été  de  1845  ait  été,  comme 
nous  savons,  horriblement  pluvieuse,  Chopin  se  sentit  bien 
mieux,  tellement  mieux,  que  George  Sand  put  écrire,  en  no- 
vembre de  cette  année,  à  Mme  Marliani  : 

...  Chopin  est  assez  bien  portant,  dormant,  mangeant,  et  n'ayant 
pas  eu  d'indisposition  de  tout  l'été,  mais  s'affectant  toujours,  comme 
font  tous  les  hommes  maladifs,  et  s'enterrant  d'avance  à  tout  instant, 
avec  un  certain  plaisir.  H  lui  faudrait  aussi  des  distractions,  à  lui, 
mais  il  ne  sait  pas  être  seul  et  je  ne  peux  pas  toujours  vivre  à  Paris. 
Papet  Ta  examiné,  palpé,  ausculté,  encore  cette  année,  avec  la  plus 
giande  attention.  Il  a  trouvé  tous  ses  organes  parfaitement  sains, 
mais  il  le  croit  porté  à  l'hypocondrie  et  destiné  à  s'alarmer  toujours, 
jusqu'à  ce  qu'il  ait  pris  quarante  ans  et  que  ses  nerfs  aient  perdu  leur 
sensibilité  excessive...  (2). 

Et  à  1  a  sœur  de  Chopin  elle  écrit  : 

Notre  cher  Frédéric  ne  va  pas  mal,  et  l'automne  est  superbe,  après 
ce  déplorable  été,  qu'il  a  portant  supporté  assez  bien  (3). 

(1)  Cette  lettre  est  imprimée  par  ?siecks  dans  Y  Appendice,  au  tome  II 
de  son  livre.  Elle  manque  dans  la  Correspondance  de  George  Sand 

(2)  Inédite. 

(3)  Pamiatki  po  Chopinie,  p.  223.  Cette  lettre,  imprimée  sous  le  numéro  10, 


GEORGE   SAND  499 

Chopin  lui-même  écrivail  à  sa  sœur,  le  2 1  juillet  L845  : 

Je  ne  suis  pas  créé  pour  la  oampagne,  cependant  je  jouie  de  l'air 
[rai  a... 

Se  liant  à  cette  amélioration  de  santé,  Mme  Sand  remit  à 
plus  lard  son  projet  d'emmener  Chopin  passer  les  mois  d'hiver 
dans  le  Midi  e1  resta  ave  lui  à  Paris.  Biais  l'hiver  de  L845-1846 
Be  trouva  être  encore  plus  mauvais  :  point  froid,  mais  humide 
à  l'excès;  l'influenza  Bévil  "'  Paris;  Chopin  attrapa  une  grippe 
qui  dura  presque  tout  l'hiver  el  qui  l<'  lit  surtout  souffrir  an 

printemps.    A   cette  époque.   Chopin    parle  déjà   dans  868   lettres 

de  sa  «  toux  habituelle  »,  mais  assure  que  cela  n'a  pas  d'impor- 
tance, qu'il  a  survécu  déjà  à  tant  de  gens  plus  jeunes  et  plus 
forts,  qu'il  se  croit  éternel  (1)  »,  et  il  e  plaint  au  contraire  de  ce 
que  Mme  Sand  ne  se  laisse  pas  traiter  ,  ar  un  médecin,  tout  en 
étant  très  malade  d'un  mal  de  gorge,  il  se  plaint  de  ce  qu'elle  se 
fâche  contre  l'hiver  à  Paris  et  ne  sache  point  supporter  patiem- 
ment sa  maladie,  tandis  cpie  lui,  Chopin,  trouve  que  «  l'hiver  est 
partout  l'hiver,  et  qu'à  la  campagne  c'est  bien  pis  encore  ».  Il 
ajoute  toutefois  «  qu'il  aurait  volontiers  donné  plusieurs  années 
de  sa  vie  pour  une  heure  ou  deux  de  soleil  »,  et  convient  que 

cette  couple  de  mois  est  difficile  à  passer  (2)  ». 

Au  printemps  de  cette  année  de  1846,  il  fut  tout  particuliè- 
rement souffrant,  Mme  Marliani  aussi  :  Mme  .Sand,  en  soi- 
gnant ses  deux  amis,  se  fatigua  à  outrance  :  elle  voulait  au 
plus  vite  soustraire  Chopin  à  la  poussière,  à  la  chaleur  pari- 
siennes et  l'emmener  à  «  l'air  frais  de  la  campagne  »,  qu'il  n'ai- 
mait pas,  mais  qui  lui  avait  fait  tant  de  bien.  Elle  avait  hâte 


devrait  être  placée  avant  les  numéros  3,  4  et  5.  (Voir  plus  haut  au  chapitre  v 
la  lettre  du  20  juillet  1845,  dans  laquelle  George  Sand  dit  que  «  la  chaleur  qui 
fit  suite  au  déluge  lui  réussit  cette  année  mieux  que  les  autres  ».) 

(1)  Voir,  par  exemple,  sa  lettre  du  1er  octobre  1845,  dans  laquelle  il  dit  : 
«  Le  violoniste  Artôt  est  mort.  Ce  garçon  si  fort  et  si  robuste,  si  large 

d'épaules  et  tout  en  os,  est  mort  de  la  phtisie  à  Ville-d'Avray,  il  y  a  quelques 
semaines...  Personne  n'aurait  deviné  en  nous  voyant  tous  les  deux  que  ce 
serait  lui  qui  mourrait  le  premier  et  de  la  phtisie  encore!...  » 

(2)  Cette  lettre  fut  écrite  à  quatre  reprises,  les  12,  21,  24  et  26  décembre. 
(Karlowicz,  p.  27-34.) 


500  GEORGE    SAND 

aussi  d'aller  se  reposer;  on  avait  donc  décidé  de  quitter  Paris 
dès  les  premiers  jours  de  mai. 

Or,  Maurice  était  allé  au  mois  d'avril  faire  un  séjour  à  Guil- 
lery,  chez  son  père,  auquel  il  ne  faisait  généralement  sa  visite 
annuelle  qu'aux  vacances  d'automne.  Nous  avons  dit  (au 
chapitre  xi  du  deuxième  volume)  que  les  malentendus  d'autre- 
fois étaient  si  bien  oubliés,  à  cette  époque,  que  les  deux  époux 
s'invitaient  l'un  et  l'autre,  par  l'intermédiaire  de  Maurice,  à 
venir  passer  quelques  jours  dans  leurs  domaines  respectifs. 

Mme  Sand  annonce  à  son  fils,  dans  l'une  de  ses  lettres  iné- 
dites, que  Chopin  est  allé  faire  une  petite  course  à  Tours. 
Elle  accompagne  cette  nouvelle  de  quelques  lignes  humoris- 
tiques, où  résonne  l'écho  de  cette  gaieté  un  peu  bruyante  et  de 
drôleries  sans  nombre  dont  la  «  jeunesse  »  faisait  retentir  les  murs 
du  logement  parisien  de  Mme  Sand  : 

...  Chopin  est  allé  à  Tours  avec  un  rhume,  et  en  est  revenu  guéri. 
Seulement  un  peu  plus  taquin  et  cherchant  des  poux  dans  la  tête  des 
gens  plus  que  de  coutume.  J'en  ris,  Mlle  de  Rozières  en  pleure.  Solange 
lui  rend  coup  de  dents  pour  coup  de  griffes,  Bignat  (1)  fait  :  «  Aïe  ! 
aïe  !  »  Titine  se  jette  dans  le  sein  de  Briquet,  Briquet  serre  la  queue 
et  prend  son  galop  à  travers  la  chambre.  Pierre  (2)  rit  d'un  rire  agréa- 
ble et  met  ses  pieds  en  dehors,  la  Luce  (3)  relève  ses  sourcils  jusqu'aux 
cheveux  par  un  bout  et  Suzanne  (4)  souffle  comme  un  cachalot.  D'Ar- 
pentigny  (5)  est  pour  le  moment  la  bête  noire,  mais  le  capitaine  ne  s'en 
aperçoit  point  et  va  son  train  avec  une  gravité  sublime...  (6). 

Les  leçons  de  Chopin  l'empêchèrent  toutefois  d'aller  à  Nouant 
en  même  temps  que  toute  la  famille,  il  partit  quelques  joins 


(1)  Emmanuel  Arago. 

(2)  Le  domestique  français  de  Chopin  qui  succéda  en  1845  au  Polonais 
Jean. 

(3)  Jeune  Berrichonne,  compagne  de  Solange  et  domestique  dans  la  mai- 
son de  Mme  Sand,  qui  l'a  vue  naître  et  l'éleva  avec  sa  fille. 

(4)  Cuisinière. 

(5)  Le  capitaine  d'Arpentigny,  adepte  de  Lavater  et  de  Spurzheim  et 
auteur  d'un  ouvrage  sur  la  devination  du  caractère  d'après  les  lignes  de  la 
main.  Cet  ouvrage,  qui  parut  en  1843  sous  le  titre  de  Chirognomonie,  est 
mentionné  par  George  Sand  dans  une  note  de  son  roman  d'isidora.  Le 
capitaine  était  alors  l'un  des  habitués  du  salon  de  Mme  Sand. 

(6)  Inédite. 


GEORGE   SA  Ni»  501 

plus  tard.  I<;i  veille  même  du  dépari  de  Mme  Sand  il  arrangea 
chez  lui  une  petite  soirée  d'adieu,  donnée  comme  toujours  dans 
l'intimité  la  plus  restreinte.  George  Sand  la  décrit  ainsi  dans 

une  Lettre  inédite  à  son  lils,  adressée  encore  à  (iuilleiy  : 
Hier  Chopin  tutus  a  donné  «le  la  musique,  «les  Heurs  et  des  bousti- 

lailles  clic/,  lui.  Il  y  avait  l«'  prince  et,  la  princesse  ( 'zarlorvski,  la  prin- 
cesse  Sapieha,    Delacroix,    Louis   Blanc,   qui   a    l'ait    des    déclarations 

Buperbes  à  Titane,  dont  Bignat  s'est  beaucoup  moqué.  Il  y  avait  aussi 
d'Arpentigny,  Duvernel  el  sa  femme,  d'Aure,  etc..  enfin  Pauline  et 
Vianlol...  (1). 

Le  !•  mai.  déjà  à  Nohant,  Mme  Sand  écrit  à  Mme  Marliani  : 

Je  ne  vous  demande  pas  de  vos  nouvelles,  fen  ai  tous  les  jours  par 
un  mol  de  Chopin...  (2). 

A  Nohant,  George  Sand  travailla  comme  toujours  assidû- 
ment, elle  terminait  alors  sa  Lucrezia  Floriani.  Quant  à  la 
jeunesse,  elle  s'amusait  et  s'adonnait  au  sport.  Mme  Sand  dit 
dans  une  de  ses  lettres  inédites  à  Mme  Marliani  que,  «  debout 
au  milieu  du  manège  comme  un  vrai  maître  d'équitation,  elle 
fait  galoper  Solange  et  Augustine...  ». 

(  Jette  année,  Nohant  fut  visité  par  la  comtesse  Laure  Czos- 
uowska  (3),  —  amie  de  Chopin  et  de  sa  famille,  —  par  Dela- 
touche,  par  le  comte  Savary  de  Lancosme-Brèves  (4),  par  Eugène 
Delacroix,  professeur  de  Maurice,  par  Eugène  Lambert,  par 
Victor  de  Laprade  et  Emmanuel  Arago,  et  enfin  par  Louis  Blanc. 
"Comme  toujours,  on  arrangea  des  parties  de  plaisir,  et  on  entre- 
prit des  excursions  dans  les  environs  ;  c'est  ainsi  qu'on  alla,  au 


(1)  Inédite. 

(2)  C'est  nous  qui  soulignons.  (Inédite.) 

(3)  Chopin  lui  dédia  ses  trois  Mazurkas  (op.  63). 

(4)  Le  comte  de  Lancosme-Brèves,  un  propriétaire  breimois,  homme  très 
éclairé  et  se  distinguant  par  ses  opinions  généreuses  sur  les  devoirs  de  la 
noblesse  rurale.  C'est  lui  qui  fonda  le  Cercle  hippique  de  Mézières,  afin  de 
développer  dans  la  Brenne  infertile  et  pauvre  l'élevage  de  la  race  chevaline 
et  de  relever  par  là  les  ressources  de  la  population.  George  Sand  suivait 
avec  beaucoup  de  sympathie  son  activité,  aussi  bien  que  les  essais  du  comte 
d'Aure  dans  la  même  direction. 


502  GEORGE    SAND 

mois  de  juin,  on  nombreuse  compagnie  aux  courses  de  Mézières- 
en-Brenne,  fondées  par  le  Cercle  hippique  de  .Mézières.  L'un  des 
compagnons  de  cette  partie  de  plaisir,  qui  Laissa  les  plus  joyeux 
souvenirs  chez  tous  ceux  qui  y  prirent  part,  fut  Victor  de  La- 
prade.  Il  avait  gagné  tous  les  cœurs  à  Nohant,  et  surtout  celui  de 
Solange  qui  se  querellait  à  tout  propos  avec  lui,  lui  faisait  mille 
agaceries  et  ne  semblait  pas  insensible  à  ses  prévenances.  C'esl 
à  cet  épisode  que  se  rapporte  une  très  longue  et  très  intéressante 
lettre  de  George  Sand  à  M.  de  Laprade  dont  nous  devons  citer 
la  plus  grande  partie  (1)  : 

Maintenant,  causons  d'autre  chose,  de  vous,  par  exemple.  Vous 
avez  dû  profiter  de  ces  deux  ou  trois  jours  de  chaleur  qui  viennent 
de  passer  et  qui  nous  ont  fait  plaisir,  parce  qu'ils  nous  rappelaient 
la  Brenne  et  ce  joyeux  épisode  dont  notre  vie  casanière  et  uniforme 
a  été  si  gracieusement  traversée.  Vous  avez  dû  barboter  dans  toutes 
les  eaux  dont  vous  êtes  susceptible  ;  vous  ne  trouverez  à  Xohant  ni 
fleuve,  ni  cours  d'eau  digne  du  çom  de  rivière,  mais  un  ruisselet,  un 
rio,  comme  disent  nos  paysans,  l'Indre,  que  l'on  enjambe  pendant 
l'été,  et  qui,  l'hiver,  devient  parfois  large  et  impétueux  comme  le 
Rhône  à  Lyon.  On  ne  croirait  jamais  cela  à  le  voir  dans  son  habit 
d'été.  Il  n'y  a  rien  de  si  tranquille,  de  si  humble,  de  si  caché  sous  le 
feuillage,  de  si  bon  enfant  quand  il  se  promène,  la  canne  à  la  main, 
à  travers  nos  prés.  C'est  une  baignoire  de  poche,  mais  elle  est  bien  jolie, 
bien  claire,  courante,  ombragée,  avec  des  monticules  de  sable  pour 
s'asseoir  et  fumer  son  cigare  en  voyant  courir  les  goujons,  des  iris, 
des  joncs  et  des  demoiselles.  Ah  !  quelles  demoiselles  !  Vous  en  seriez 
fou  et  il  y  en  a  par  milliers.  Je  ne  parle  pas  des  miennes.  Celles  qui 
voltigent  sur  l'Indre  ont  le  corsage  encore  plus  fin,  des  ailes  d'or, 
d'azur,  d'émeraude.  Elles  ne  pincent  ni  n'égratignent,  elles  ne  font 
aucun  tort  aux  cravates,  elles  ne  volent  pas  les  lorgnons,  elles  ne  cassent 
point  les  cannes.  Elles  fuient  et  reviennent  sans  cesse  ;  en  cela  elles 
sont  femmes,  mais  elles  ne  mettent  pas  deux  heures  et  demie  à  leur 
toilette  (2).  Elles  naissent  et  meurent,  parées  et  splendides  comme  les 
lys  des  champs.  Pour  les  approcher  et  les  admirer  sur  les  herbes  du 
rivage,  je  me  flanque  souvent  dans  des  trous,  car  l'Indre  vous  en  a 
d'assez  perfides,  mais  cela  ne  me  corrige  pas,  je  fais  ce  que  vous  ferez 

(1)  Cette  lettre  ne  fait  pas  partie  de  la  Correspondance  et  fut  imprimée 
sans  date  ni  indication  de  destinataire  dans  la  Vie  parisienne  de  1er  juil- 
let 1876. 

(2)  Allusions  très  transparentes  à  Solange. 


GEORGE    SAM) 

souvent  dans  votre  vie,  je  m'enfonce  et  je  risque  de  me  noyer,  ou  je 
barbote  dans  la  vase,  le  tout  pour  attraper  des  demoiselle  oui  e 
moquent  de  moi.  Les  naturalistes  appellent  ces  beaux  êtres  agrillom. 
Quel  vilain  nom  !  et  comme  le  nom  populaire  esl  plus  joli  et  plus  poé- 
tique. Ce  sun i  de  vraies  demoiselles  du  temps  «le  Charles  VU,  avec 
leurs  coiffures  larges  en  bourrelet  et  leurs  corsages  longs  et  carrés. 
Biais  j'ai  remarqué,  en  les  pourchassant,  qu'elles  avaienl  une  grande 
prédilection  pour  les  innées  et  les  orties.  Encore  un  trait  de  caractère 
qui  les  rapproche  de  la  jeune  race  féminine.  Il  Faut  Be  piquer  et  s'écor- 
oher  pour  en  approcher.  Je  parle  de  cela  avec  beaucoup  de  détache- 
ment, parée  que  je  11  ai  jamais  été  demoiselle  ;  j'ai  toujours  été  garçon, 
c'est-à-dire  bête,  crédule  et  mystifié,  ('"est,  ce  qui  a  l'ait  le  malheur  de 

ma  jeunesse  et  le  bonheur  de  mon  âge  mûr.  Mais  comme  il  est  insensé 
de  sacrilier  le  plu-  beau  temps  de  la  vie,  je  ne  pousse  pas  mes  filles  dans 
la  même  voie,  .le  les  laisse  se  féminiser  tant  qu'elles  veulent.  Il  y 
eu  a  une  que  son  intelligence  conduira  bien  dans  la  vie  et  une  autre 
que  son  cœur  mènera  droit  en  paradis... 

Vous  me  faites  bien  grand  plaisir  en  m'annoncant  aussi  votre 
hôte  (1).  J'ai  mille  choses  à  lui  dire  et  à  lui  demander  sur  la 
Un  nue  (2).  Savez-vous  que  dans  la  Vie  à  cheval  (3)  il  y  a  deux  ou  trois 
chapitres  sur  les  chasses  qui  sont  charmants  et  qui  ont  l'air  d'épisodes 
de  Walter  Scott.  Quant  aux  faits,  je  vais  lui  demander  la  permission 
de  lui  en  voler  pour  un  roman,  et  j'ai  quelque  idée  de  faire  le  parfait 
gentilhomme  dont  je  vous  ai  parlé.  Mais  n'en  parlez  à  personne,  on 
me  le  volerait  et  mon  idée  gàVhée  ne  me  plairait  plus.  J'allais  faire 
un  roman  sur  l' Mande,  l'hiver  dernier,  quand  j'ai  commencé  à  lire 
la  Mulh/  M n ijn  1res  de  P.  Féval.  Moi  qui  ne  lis  jamais  de  romans, 
c'était  bien  touché  !  L'admiration  m'a  coupé  la  parole  au  bout  de  la 
plume. 

J'ai  pourtant  commencé  le  Martin  d'Eugène  Sue.  Jusqu'à  présent, 
il  y  a  de  l'intérêt,  des  caractères  tracés  brutalement,  comme  toujours, 
mais  avec  une  couleur  forte  et  vraie.  Scipion  est  très  bien  et  ses  paysans 
hideux  sont  d'une  réalité  désolante.  Malheureusement  le  besoin  d'évé- 
nements et  de  drames  grossiers,  auxquels  il  sacrifia  toujours,  va  le 

(1)  Le  comte  Savary  de  Lancosme-Brèves  que  nous  venons  de  men- 
tionner. 

(2)  C'est-à-dire  sur  les  conditions  sociales  et  économiques  de  ce  pays  maré- 
cageux et  malsain,  qui  faillirent  amener  le  dépérissement  de  la  population, 
et  que  le  comte  de  Brèves  et  quelques  autres  hommes  de  bien  tâchaient  de 
combattre.  Tout  ce  qu'elle  apprit  là-dessus,  Mme  Sand  le  raconta  dans  son 
article  sur  le  Cercle  hippique,  mentionné  plus  haut. 

(3)  Le  livre  du  comte  de  Brèves  est  en  réalité  intitulé  :  la  Vérité  à  cheval. 
Il  parut  en  1843  avec  des  dessins  de  Giraud  et  F.  Ledieux  gravés  par  Gagnou, 
L'auteur  l'offrit  à  George  Sand  avec  un  aimable  envoi. 


504  GEORGE    SAND 

forcer  bientôt  à  sortir  de  cette  vérité  de  tons.  Il  voit  les  paysans  avec 
une  autre  lorgnette  que  moi.  Peut-être  ceux  qu'il  a  vus  sont-ils  laids 
comme  ça.  Je  veux  que  vous  examiniez  ceux  de  la  Vallée  Noire,  et 
vous  reconnaîtrez  que  je  n'ai  pas  été  poète,  mais  tout  bonnement  juste 
dans  la  Mare  au  Diable.  A  propos  de  la  Mare  au  Diable,  je  vous  con- 
fesse notre  ignorance.  Personne  ne  peut  me  dire  ce  que  c'est  que  Picciola 
et  ce  qu'on  lui  a  fait  à  l'Académie.  Est-ce  qu'ils  vont  consigner  dans 
les  dictionnaires  pour  faire  plaisir  à  Solange  et  à  moi  qu'on  peut  se 
priver  dans  les  dialogues  de  l'imparfait  du  subjonctif? 

J'espère  que  c'est  assez  causé  et  j'ai  honte  de  vous  envoyer  une 
lettre  qui  eoîitera  plus  de  port  qu'elle  ne  vaut.  Si  j'osais,  je  l'affran- 
chirais, comme  j'aurais  payé  cette  voiture  que  nous  avons  fait  attendre 
quatre  heures  à  Nohant,  à  vos  frais.  Mais  vous  vous  seriez  fâché  et 
je  n'ai  pas  osé. 

Bonsoir  à  vous  et  bonjour  à  votre  jeune  sœur  qui  est  charmante, 
j'en  suis  sûre,  à  condition,  disent  mes  petites  pestes,  que  vous  ne  vous 
mêliez  pas  de  son  éducation.  Il  ne  faudrait  point,  ajoute  Solange,  que 
vous  vous  en  mêlassiez,  que  vous  la  taquinassiez,  ni  que  vous  l'embê- 
tassiez. On  vous  attaque.  Répondez.  Vous  avez  bec  et  ongles. 

Toute  à  vous  de  cœur. 

George  Sand. 


Si  vous  lisez  Lucrezia  Floriani,  comme  vous  en  avez  l'intention, 
soyez  averti  d'avance  que  c'est  très  ennuyeux,  surtout  à  lire  par 
feuilletons.  Je  vous  demande  seulement  une  chose  ;  c'est  de  me  dire 
si  vous  méprisez  et  détestez  Lucrezia.  C'est  une  étude  pour  moi,  et 
je  tiens  à  connaître  l'impression  du  lecteur,  de  certains  lecteurs,  sans 
ménagements  ...  (1). 

On  voit  que  la  gaieté  et  l'animation  régnaient  cet  été  à  Xohant 
plus  que  jamais.  Mais  entre  temps,  les  rapports  entre  Chopin 
et  Maurice  devinrent  tout  à  fait  hostiles,  et  enfin  on  en  vint  à 
des  disputes  ouvertes,  il  paraît  que  ce  fut  à  cause  d'Augustine. 

Xous  n'avons  pas  dit  encore  les  raisons  qui  amenèrent 
Mme  Sand  à  prendre  chez  elle  cette  jeune  parente  et  à  l'adopter 

Le  lecteur  se  souvient  sans  doute  que  Sophie  Delaborde, 
la  mère  de  George  Sand.  était  d'extraction  fort  basse,  et  sur- 

(1)  Cette  lettre  fut  imprimée,  comme  nous  l'avons  dit,  dans  un  article 
de  la  Vie  parisienne  du  1er  juillet  1876,  consacré  à  George  Sand,  et  dont 
l'auteur  se  cache  sous  les  initiales  de  L.  V.,  c'est-à-dire  :  Z(aprade)  y(ictor). 


GEORGE   SA  NI)  505 

lout  qu'elle  appartenait  par  son  éducation,  ses  relations  e1  Bon 
entourage  aux  couches  sociales  les  moins  cultivées.  L'une  de 
ses  cousines,  Adèle  Brault,  une  fille  entretenue,  s'étail  mariée 
avec  un  artisan.  Sophie  l'avail  toujours  secourue,  mais  il  était 
défendu  à  la  petite  Amore  Dupin,  par  son  aïeule,  de  jamais 
frayer  avec  elle  même  chez  sa  mère;  elle  ne  la  revil  qu'au 
clievei  de  mort  de  cette  dernière.  Adèle  Braull  avail  une  fille, 
Augustine.  Cette  jeune  fille  fréquenta  souvent  la  maison  de 
Mme  Saml,  dès  son  installation  rue  Pigalle  :  elle  prenait  part 
aux  ébats  de  la  jeunesse  et  se  trouva  être  une  charmante 
personne,  attirant  tous  les  cœurs  par  son  caractère  doux  et  égal, 
sou  enjouement  et  sa  simplicité.  Elle  devint  bientôt  la  favorite 
de  toute  la  jeunesse  et  de  Mme  Sand.  Cette  dernière  la  prit 
souvent  chez  elle,  à  Paris,  aussi  bien  qu'à  Nohant  (1),  parce 
qu'Âugustine  avait  ce  qui  manquait  tant  à  Solange  :  une  âme 
candide  et  aimante,  et  parce  que  son  existence  dans  sa  famille 
était  par  trop  pénible.  Sa  mère,  une  femme  grossière  et  inculte,  ne 
pensait  qu'à  placer  sa  fille  plus  ou  moins  lucrativement,  ou  bien 
à  tirer  bénéfice  de  ses  dons  naturels,  elle  arrivait  ainsi  à  com- 
mettre des  actes  sinon  criminels,  du  moins  parfaitement  préjudi- 
ciables (2).  Augustine  aimait  la  musique  et  travaillait  sérieuse- 
ment et  consciencieusement,  espérant  plus  tard  gagner  sa  vie,  soit 
en  donnant  des  leçons,  soit  en  se  vouant  à  la  carrière  artistique. 
George  Sand  vit  bientôt  qu'Augustine  n'avait  ni  le  talent  ni  la 
santé  nécessaires  pour  aborder  le  théâtre,  mais  elle  lui  donna  de 
bons  maîtres  de  musique  pour  la  préparer  à  donner  des  leçons  de 
piano.  Puis  voyant  la  triste  existence  d' Augustine  et  voulant  la 
soustraire  aux  manèges  indignes  de  sa  mère,  Mme  Sand  offrit  de 
la  prendre  tout  à  fait  chez  elle  comme  fille  adoptive.  Mme  Brault 
n'accepta  pas  tout  de  suite  :  comme  toutes  les  personnes  de  son 


(1)  C'est  ainsi,  par  exemple,  que  dans  l'une  de  ses  lettres  de  1844  à  Louise 
Jedrzeiewicz  Chopin  lui  fait  part  qu'immédiatement  après  son  départ  de 
Nohant  son  appartement  fut  occupé  par  la  «  cousine  »  et  par  sa  mère,  ce 
qui  lui  déplut  fort  évidemment.  (V.  le  livre  de  Karlowicz,  p.  9.) 

(2)  Nous  empruntons  tous  les  détails  concernant  Augustine  et  son  histoire 
à  la  lettre  inédite  de  Mme  Sand,  adressée  par  elle  en  juillet  1848  à  M.  Chaix 
d'Estange,  et  nous  les  atténuons  autant  que  possible. 


506  GEORGE    SAND 

espèce,  elle  prétendit  que  cet  arrangement  s'accomplirait  à  son 
détriment,  qu'elle  y  perdrait,  mais  lorsque  Mme  Sand  promit  de 
lui  verser  une  certaine  somme,  soit  annuelle,  soit  mensuelle,  à 
titre  de  dédommagement,  elle  consentit,  et  une  espèce  de  traité 
fut  passé  entre  les  Brault  et  Mme  Sand.  L'affaire  ne  se  termina 
pas  sans  quelques  nouvelles  sorties  grossières  de  la  mère  Brault. 
Néanmoins,  au  printemps  de  1846,  Augustine  s'installa  chez 
Mme  Sand  et,  à  sa  grande  joie  et  à  celle  de  toute  la  famille,  la 
suivit  à  Xohant.  George  Sand  écrit  à  ce  propos  à  son  fils  à 
Guillery  : 

...  La  mère  Brault  laisse  Augustine  parfaitement  tranquille  mainte- 
nant. Quand  elle  a  vu  que  je  lui  tenais  tête,  elle  en  a  pris  son  parti  et 
lui  a  demandé  pardon.  Mais  moi,  je  fais  semblant  d'être  irritée...  (1). 

Mais  à  peine  d'accord,  les  Brault,  comme  il  est  encore  naturel 
aux  individus  de  leur  espèce,  regrettèrent  d'avoir  cédé  à  «  trop 
bon  marché  »  et  se  mirent  à  soutirer  à  George  Sand,  sous  dif- 
férents prétextes,  des  sommes  tantôt  minimes,  tantôt  assez 
rondes.  A  peine  quelques  semaines  après  la  lettre  précitée,  George 
Sand  écrit,  le  18  juin,  à  Mlle  de  Rozières  que  «  les  Brault  lui 
tirent  encore  de  l'argent  ».  Mais  fort  heureusement,  après  quelques 
nouveaux  pourparlers  et  quelques  nouvelles  admonestations  de 
Mme  Sand,  ils  la  laissèrent  en  repos  ainsi  que  leur  fille. 

Malheureusement,  il  y  avait  des  personnes  dans  la  famille 
même  de  Mme  Sand,  qui  n'étaient  pas  bien  disposées  en  faveur 
d' Augustine.  Solange,  qui  dès  son  enfance  traitait  sa  cousine  du 
haut  de  sa  grandeur,  et,  en  sa  qualité  d'enfant  gâtée,  la  tyranni- 
sait un  peu.  la  considérant  comme  une  plébéienne,  à  côté  de 
son  aristocratique  petite  personne,  se  mit  dès  lors  à  la  détester 
pour  de  bon,  à  la  tirailler,  à  lui  faire  expier  sa  propre  mauvaise 
humeur,  enfin  à  la  traiter  avec  une  hostilité  ouverte.  Mme  Sand 
s'efforça  en  vain  de  faire  cesser  ces  discordes.  Hélas  !  cela  ne  servit 
qu'à  amener  des  conflits  entre  elle  et  Chopin.  Celui-ci  avait  rien 
moins  que  de  la  sympathie  pour  Augustine,  il  la  haïssait  franche- 

(1;  Inédite. 


GEORGE    SAND  507 

inciii  et  prenait  toujours  le  parti  de  Solange,  eût-elle  abso 
liiiiiciii  tort,  contre  elle  et  Mme  Sand.  Quant  à  Maurice,  autant 
par  sympathie  puni-  sa  cousine  que  par  inimitié  pour  Chopin, 
ilsemettail  immédiatemenl  en  guerre  pow  Augustine  e1  contre 
Chopin.  Ces  dissensions  de  famille  déplorables  e1  compliquées 
ne  Faisaient  que  s'envenimer  de  jour  en  jour;  elles  prirent  enfin 
un  caractère  tragique  et  rendirent  la  vie  intime  intolérable.  Les 

Braull   osèrent,  plus  tard,  incriminer  la  pureté  ^U',<  relations  de 

Maurice  e1  d' Augustine;  ils  dirent  et  imprimèrent  qu'il  v  eul 
entre  eux  un  roman  protégé  par  Mme  Sand.  Mais  George  Sand 
le  nia  catégoriquement  déclarant  qu'elle  avait  «  effectivement 
rêvé,  en  voyant  l'amitié  de  Maurice  pour  Augustine,  de  les 
marier  un  jour,  mais  que,  malheureusement,  ces  deux  enfants, 
tout  en  s'aimant  fraternellement,  n'étaient  nullement  amoureux 
l'un  de  l'autre  :  se  connaissant  depuis  leur  enfance,  ils  ne  voyaient 
l'un  dans  l'autre  que  des  compagnons  de  jeux  »,  d'autant  plus 
que  Maurice  nourrissait  alors  un  amour  sans  espoir  pour  une 
grande  artiste  (1).  Malheureusement  encore  il  y  eut  des  personnes 
bien  plus  proches  que  les  Brault  qui  s'efforcèrent  de  calomnier 
ces  relations  fraternelles  :  elles  portèrent  un  coup  mortel  non  à 
la  réputation  irréprochable  d' Augustine,  mais  au  cœur  maternel 
de  Mme  Sand  (2).  Ceci  arriva  plus  tard.  Durant  l'été  de  1846, 
des  disputes,  des  querelles,  des  explications,  des  réconciliations 
se  succédèrent  sans  trêve.  Chacun  avait  les  nerfs  surexcités.  C'est 
ainsi  que  Mme  Sand  se  décida  brusquement  à  se  séparer  de  sa 
vieille  femme  de  chambre  Françoise,  dont  elle  avait  fêté  la 
noce  avec  pompe  trois  ans  plus  tôt.  Cette  rupture  soudaine 
parut  inexplicable  à  Chopin  :  tout  changement  dans  le  per- 
sonnel de  la  maison  lui  semblait,  grâce  à  sa  sensibilité  aiguisée. 

(1)  Mme  Sand  raconte  tout  cela  fort  explicitement  dans  la  lettre  inédite 
à  M.  Chaix  d'Estange  déjà  mentionnée  et  dans  une  lettre  à  Mme  Brault  elle- 
même,  —  lettre  que  le  mari  de  cette  dernière  ne  se  fit  pas  scrupule  d'im- 
primer, dans  un  but  de  chantage.  La  lettre  est  authentique  et  confirmée  de 
tous  points  par  plusieurs  autres  lettres  inédites  de  Mme  Sand,  quoique 
publiée  clans  un  libelle  immonde.  (V.  plus  loin.) 

(2)  Cf.  les  lettres  de  Mme  Sand  de  l'été  et  de  l'automne  de  1847  à  Charles 
Poney,  Mines  Viardot  et  Marliani,  Grzymala,  Emmanuel  Arago,  et  d'autres 
et  les  extraits  de  leurs  réponses  que  nous  donnons  plus  loin. 


5o8  GEORGE   SAND 

une  vraie  calamité  (1).  Dans  le  cas  présent,  la  disgrâce  qui  frap- 
pait ainsi  «  l'honnête  Françoise  »  et  le  vieux  jardinier  Pierre 
parut  à  Chopin  une  chose  inqualifiable,  exorbitante,  Françoise 
servant  dans  la  maison  depuis  vingt  et  un  ans,  Pierre  vivant 
au  château  depuis  quarante  ans,  depuis  la  grand'mère  de 
Mme  Sand.  Chopin  crut  qu'ils  étaient  les  victimes  d'Augus- 
tine  et  de  Maurice.  11  fait  part  à  sa  sœur  qui  avait  connu  à 
Nohant  les  deux  vieux  serviteurs  de  leur  renvoi  et  il  ajoute 
ironiquement  :  «  Fasse  le  ciel,  que  les  nouveaux  plaisent  davan- 
tage au  jeune  maître  et  à  la  cousine...  (2).  » 

Quant  à  Mme  Sand,  elle  s'étonnait  de  l 'étonnement  de  Chopin. 
Dans  sa  lettre  à  Mlle  de  Rozières,  datée  du  18  juin,  en  décla- 
rant de  son  côté  qu'elle  avait  renvoyé  sa  vieille  servante,  elle 
ajoute  : 

Françoise  m'a  fait  des  scènes  de  poissarde.  Chopin  est  effaré  de  ces 
actes  tardifs  de  rigueur.  Il  ne  conçoit  pas  qu'on  ne  supporte  pas  toute 
la  vie  ce  qu'on  a  supporté  vingt  ans.  Je  dis,  moi,  que  c'est  parce  qu'on 
l'a  supporté  vingt  ans  qu'on  a  besoin  de  s'en  reposer... 

Il  nous  semble  que  ces  «  actes  de  rigueur  »  contre  une  femme  à 
laquelle,  il  y  avait  deux  ans  à  peine,  Mme  Sand  avait  dédié,  dans 


(1)  Dans  la  lettre  à  sa  sœur  du  20  juillet  1845,  en  lui  racontant  les  petits 
faits  de  la  vie  à  Nohant,  Chopin  dit  entre  autres  : 

«  ...  Il  y  a  en  ce  moment  un  grand  orage  au  dehors  et  un  second  dans  la 
cuisine.  On  peut  voir  ce  qui  se  passe  au  dehors,  mais  dans  la  cuisine,  je  ne 
le  saurais  pas,  si  Suzamie  n'était  venue  se  plaindre  de  Jean,  qui  l'a  mal- 
traitée en  français  parce  qu'elle  lui  a  enlevé  son  couteau  de  table.  Les 
Jedrzeiewicz  connaissent  le  français  de  Jean,  ils  peuvent  donc  s'imaginer 
comme  il  a  gentiment  injurié  la  femme  de  chambre. 

«  ...  Pourtant  ils  se  disputent  souvent,  et  comme  la  servante  de  Mme  Sand 
est  très  adroite  et  nécessaire,  il  est  probable  que  pour  avoir  la  paix,  je  serai 
obligé  de  renvoyer  le  mien,  ce  que  je  déteste,  car  on  ne  gagne  rien  à  ces  change- 
ments de  figures.  Par  malheur,  il  ne  plaît  pas  non  plus  aux  enfants,  parce 
qu"il  est  propre  et  fait  régulièrement  sa  besogne...  » 

Dans  sa  lettre  de  l'automne  de  cette  année,  Chopin  dit  qu'effectivement 
il  se  sépare  de  son  Jean  parce  qu'il  ennuie  certaines  personnes  et  que  les  enfant* 
se  moquent  de  lui,  mais  il  le  fait  à  grand  regret,  parce  que  Jean  lui  est  très 
attaché,  et  quoiqu'il  ait  maintes  fois  déclaré  qu'il  s'en  allait,  à  cause  de 
Suzanne,  il  espérait  toujours  être  pardonné,  et  restait. 

1 2)  V.  la  lettre  de  Chopin  à  sa  sœur  du  11  octobre  1846,  dont  nous  donnons 
un  grand  extrait  plus  loin,  et  une  lettre  ultérieure,  d'avril  1847. 


GEORGE    SAND 

des  tenues  les  plus  louchants,  le  roman  de  JeWMie  el  qu'elle 
appelait  son  o  ange  »,  ne  lurent  que  l'expression  d'une  tension 
de  nerfs  et  d'une  irritation,  qui  s'étaient  aeernes  après  une  longue 

suite  de  désagréments  et  de  chagrina  d'un  tout  antre  ordre. 

En  automne,  on  entreprit  de  nouveau  une  série  d'excur- 
sions.  On  alla  à  ( 'liàteauroux  reconduire  |)elaeroi\  et  rencon- 
trer Emmanuel  Arago;  on  visita  les  bords  de  la  Creuse.  Puis 
on  s'amusa  à  arranger  à  Nohant  des  tableaux  vivants,  à  se  cos- 
tumer, à  jouer  dv^  charades  et  de  petits  ballets  improvisés 
Ceux-là  prirent  peu  à  peu  le  caractère  de  vraies  pièces  de  théâtre 
improvisées,  dans  le  genre  do  la  commedia  clelV  arte  et  furent  l'ori- 
gine de  ce  I  lira  Ire  de  Nohant,  qui  tint  une  si  grande  place  dans 
l'œuvre  de  George  Sand.  Elle-même  raconte  ainsi  comment  ces 
petits  ballets  prirent  naissance,  dans  son  article  sur  les  Marion- 
nettes de  Nohant,  qui  fait  partie  de  ses  Dernières  Pages  : 

...  Le  tout  avait  commencé  par  la  pantomime,  et  ceci  avait  été  de 
l'invention  de  Chopin  ;  il  tenait  le  piano  et  improvisait,  tandis  que  les 
jeunes  gens  mimaient  des  scènes  et  dansaient  des  ballets  comiques. 

Je  vous  laisse  à  penser  si  ces  improvisations  admirables  ou  char- 
mantes montaient  la  tête  et  déliaient  les  jambes  de  nos  exécutants. 
Il  les  conduisait  à  sa  guise  et  les  faisait  passer,  selon  sa  fantaisie,  du 
plaisant  au  sévère,  du  burlesque  au  solennel,  du  gracieux  au  passionné. 
On  improvisait  des  costumes,  afin  de  jouer  successivement  plusieurs 
rôles.  Dès  que  l'artiste  les  voyait  paraître,  il  adaptait  merveilleuse- 
ment son  thème  et  son  accent  à  leur  caractère.  Ceci  se  renouvela 
durant  trois  soirées  et  puis  le  maître  partant  pour  Paris,  nous  laissa 
tout  excités,  tout  exaltés  et  décidés  de  ne  pas  laisser  perdre  l'étincelle 
qui  nous  avait  électrisés... 

On  faisait  prendre  part  à  ces  pantomimes,  généralement  exé- 
cutées par  Solange,  Augustine,  Maurice  et  Lambert,  les  hôtes 
séjournant  à  Nohant,  tels  que  Louis  Blanc  et  Emmanuel  Arago. 
Ce  dernier  fut  tellement  entraîné  par  ce  courant  de  gaieté  que 
toutes  ses  lettres  écrites  après  son  départ  de  Nohant  sont 
pleines  d'allègres  souvenirs  et  d'allusions  drolatiques,  adressées  à 
la  reine  et  la  saltimbanque,  ainsi  qu'aux  autres  personnages  de 
ces  charades  en  actions.  Ce  séjour  d' Arago  à  Nohant,  en  1846, 
trouva  son  écho  dans  la  dédicace  du  roman  de  Piccinnino,  que 


5io  GEORGE    SAND 

George  Sand  écrivait  alors,  et  qui  parut  l'année  suivante  portant 
en  tête  : 

A  mon  ami  Emmanuel  Arago, 
Souvenir   d'une  veillée   de   jamille. 

Louis  Blanc,  à  son  tour,  garda  longtemps  le  souvenir  de  ces 
soirées  de  Nohant,  et  nous  retrouvons  dans  ses  lettres  de  1847-48, 
au  beau  milieu  de  la  tourmente  révolutionnaire,  des  allusions 
à  Mlle  Galley  et  Mlle  de  Graffenried!  —  c'étaient  les  noms  que 
portait  Solange  et  Augustine  dans  l'une  de  ces  pantomimes  et 
qu'il  continua  à  leur  donner  dans  ses  lettres  et  ses  causeries  (1). 

D'autre  part,  ces  relations  plus  suivies  et  plus  amicales  avec 
l'auteur  de  YHistoire  de  la  Révolution,  dont  le  premier  volume 
parut  l'automne  suivant,  eurent  pour  résultat  l'article  de  George 
Sand  sur  cet  ouvrage,  publié  dans  le  Siècle  le  7  novembre  1847. 
Nous  avons  dit  plus  haut  que  l'article  sur  YHistoire  de  dix  ans 
fut  écrit  en  1845.  Les  causeries  avec  Louis  Blanc  et  la  lec- 
ture de  son  ouvrage  sur  la  Révolution  de  1789  suggérèrent, 
de  plus,  à  Mme  Sand  le  projet  de  faire  un  roman  se  passant  à 
cette  époque.  Mais  la  Révolution  de  février  1848  arrêta  ce  projet 
et  ce  ne  fut  qu'en  1868  que  Mme  Sand  le  mit  à  exécution  en 
écrivant  Nanon.  Or,  le  roman  commencé  en  1847  (2)  n'eut 
qu'un  chapitre  paru  en  1851  dans  la  Politique  nouvelle  sous  le 
titre  de  Monsieur  Rousset;  dans  les  Œuvres  complètes  il  fait 
partie  du  volume  de  Simon. 

Donc  l'été  et  l'automne  de  1846  semblent  avoir  été  un  temps 
de  ris  et  de  jeux.  Ils  furent  en  même  temps  pleins  d'amertumes, 
de  discordes  et  de  disputes  domestiques.  Et  au  commencement 
de  cet  été  survinrent  des  incidents  qui  changèrent  de  fond  en 
comble  l'état  de  choses  durant  depuis  des  années  et  préparèrent 
le  terrain  pour  l'épilogue  tragique  de  l'année  suivante. 

George  Sand  le  dit  elle-même   dans  YHistoire  de  ma  vie, 

(1)  Lettres  inédites  de  Louis  Blanc  de  1847-48  et  lettre  inédite  de  Mme  Sand 
à  Mlle  Augustine  Brault  de  mars  1848. 

(2)  Louis  Blanc  fait  allusion  à  ce  projet  de  Mme  Sand  dans  une  lettre 
datée  d'Enghien  (sans  millésime)  et  qui  dut  être  remise  à  George  Sand  par 
M.  Lesseps,  se  rendant  alors  à  Nohant. 


'.I  ORGE  SAND  .su 

s.ius  dater  son  récit,  racontanl  comme  toujours  les  faite  selon 
leur  lieu  intérieur  el  logique,  Bans  aucune  allusion  chronolo- 
gique. Mais  il  nous  est  possible  de  rattacher  ces  remarques  géné- 
rales, ces  vagues  développements  el  ces  morceaux  d'histoire 
Intime,  qui  se  suivent  <l;ms  sa  biographie,  à  des  faits  exacts,  des 
(laies  ci  des  personnes,  en  1rs  confrontanl  avec  les  lettres  préci- 
tées de  Chopin  à  ses  parents,  les  lettres  <lr  George  Sand  à 
.Mme  [edrzeiewicz  e1  ses  lettres  inédites  à  d'autres  personnes, 
ainsi  qu'avec  tout  ce  que  nous  savons  par  ce  qui  précède  et 
enfin  avec  une  œuvre  de  George  Sand,  ayant  une  valeur  biogra- 
phique. En  confrontant  tous  ces  documents  le  lecteur  acquerra 
la  certitude  que  la  page  de  YHistoire,  que  nous  citons  plus  loin, 
se  rapporte  à  des  accidents  arrivés  en  l'été  de  1846.  (Empressons- 
nous  de  dire  que  pour  des  raisons  de  narration  nous  sommes 
obligé  d'intervertir  l'ordre  des  trois  passages  de  George  Sand 
que  nous  donnons  ici.) 

Nohant  lui  était  devenu  antipathique,  son  retour,  au  printemps, 
l'enivrait  encore  quelques  instants.  Mais  dès  qu'il  se  mettait  au  travail, 
tout  s'assombrissait  autour  de  lui... 

(Viennent  les  lignes  se  rapportant  à  la  manière  de  travailler 
de  Chopin  que  nous  avons  citées  dans  le  chap.  n.) 

J'avais  eu  longtemps  l'influence  de  le  faire  consentir  à  se  fier  à  ce 
premier  jet  de  l'inspiration.  Mais  quand  il  n'était  plus  disposé  à  me 
croire,  il  me  reprochait  doucement  de  l'avoir  gâté  et  de  n'être  pas 
assez  sévère  pour  lui.  J'essayais  de  le  distraire,  de  le  promener... 

(Puis  viennent  les  lignes  qui  se  rapportent  aux  courses  aux 
bords  de  la  Creuse,  citées  dans  le  chapitre  v.) 

Mais  il  n'était  pas  toujours  possible  de  le  déterminer  à  quitter  ce 
piano  qui  était  bien  plus  souvent  son  tourment  que  sa  joie,  et  peu  à 
peu  il  témoigna  de  l'humeur  quand  je  le  dérangeais.  Je  n'osais  pas 
insister.  Chopin  fâché  était  effrayant,  et  comme  avec  moi  il  se  conte- 
nait toujours,  il  semblait  près  de  suffoquer  et  de  mourir. 

Ma  vie,  toujours  active  et  rieuse  à  la  surface,  était  devenue  intérieu- 
rement plus  douloureuse  que  jamais.  Je  me  désespérais  de  ne  pouvoir 
donner  aux  autres  ce  bonheur  auquel  j'avais  renoncé  pour  mon  compte, 


5i2  GEORGE   SAND 

car  j'avais  plus  d'un  sujet  de  profond  chagrin  contre  lequel  je  m'effor- 
çais de  réagir. 

L'amitié  de  Chopin  n'avait  jamais  été  un  refuge  pour  moi  dans  la 
tristesse.  H  avait  bien  assez  de  ses  propres  maux  à  supporter.  Les 
miens  l'eussent  écrasé,  aussi  n£  les  connaissait-il  (pie  vaguement  et 
ne  les  comprenait-il  pas  du  tout.  Il  eût  apprécié  toutes  choses  à  un 
point  de  vue  très  différent  du  mien.  Ma  véritable  force  me  venait  de 
mon  fils,  qui  était  en  âge  de  partager  avec  moi  les  intérêts  les  plus 
sérieux  de  la  vie  et  qui  me  soutenait  par  son  égalité  d'âme,  sa  raison 
précoce  et  son  inaltérable  enjouement.  Nous  n'avons  pas,  lui  et  moi, 
les  mêmes  idées  sur  toutes  choses,  mais  nous  avons  ensemble  de  grandes 
ressemblances  d'organisation,  beaucoup  de  mêmes  goûts  et  de  mêmes 
besoins,  en  outre  un  lien  d'affection  naturelle  si  étroit  qu'un  désaccord 
quelconque  entre  nous  ne  peut  durer  un  jour  et  ne  peut  tenir  à  un  mo- 
ment d'explication  tête  à  tête.  Si  nous  n'habitons  pas  le  même  enclos 
d'idées  et  de  sentiments,  il  y  a  du  moins  une  grande  porte  toujours 
ouverte  au  mur  mitoyen,  celle  d'une  affection  immense  et  d'une  con- 
fiance absolue. 

A  la  suite  des  dernières  rechutes  du  malade,  son  esprit  s'était  assom- 
bri extrêmement  et  Maurice,  qui  l'avait  tendrement  aimé  jusque-là  (1), 
fut  blessé  tout  à  coup  par  lui  d'une  manière  imprévue  pour  un  sujet 
futile.  Us  s'embrassèrent  un  moment  après,  mais  le  grain  de  sable 
était  tombé  dans  le  lac  tranquille,  et  peu  à  peu  les  cailloux  y  tom- 
bèrent un  à  un.  Chopin  fut  irrité  souvent  sans  aucun  motif  et  quelque- 
fois irrité  injustement  contre  de  bonnes  intentions.  Je  vis  le  mal 
s'aggraver  et  s'étendre  à  mes  autres  enfants,  rarement  à  Solange,  que 
Chopin  préférait,  par  la  raison  qu'elle  seule  ne  l'avait  pas  gâté  ;  niais 
à  Augustine  avec  une  amertume  effrayante  et  à  Lambert  même  qui 
n'a  jamais  pu  deviner  pourquoi.  Augustine,  la  plus  douce,  la  plus 
inoffensive  de  nous,  à  coup  sûr,  en  était  consternée.  H  avait  été  d'abord 
si  bon  pour  elle  !  Tout  cela  fut  supporté  ;  mais  enfin,  un  jour,  Maurice, 
lassé  de  coups  d'épingles,  parla  de  quitter  la  partie.  Cela  ne  pouvait 
pas  et  ne  devait  pas  être.  Chopin  ne  supporta  pas  mon  intervention 
légitime  et  nécessaire.  H  baissa  la  tête  et  prononça  que  je  ne  l'aimais 
plus. 

Quel  blasphème,  après  ces  huit  années  de  dévouement  maternel! 
Mais  le  pauvre  cœur  froissé  n'avait  pas  conscience  de  son  délire.  Je 

(1)  A  en  juger  par  les  lettres  de  George  Sand  à  son  fils,  dont  nous  avons 
cité  quelques  passages,  et  par  les  lettres  de  Chopin  à  sa  sœur,  il  nous  semble 
au  contraire  qu'une  antipathie  réciproque  avait  depuis  longtemps  existé 
entre  eux,  du  moins  dès  1841  on  peut  en  voir  tous  les  indices  (il  n'y  a  qu'à 
se  rappeler  l'incident  de  Rozières)  sans  parler  déjà  de  ce  qui  ressort  en 
toute  évidence  des  lettres  de  1844  et  1845. 


GEORGE   s.WD  513 

pensais  que  quelques  mois  passée  dans  l'éloignemenl  el  le  rilence 
guériraient  cette  plaie  el  rendraient  l'amitié  calme,  la  mémoire  équi- 
table... 

Immédiatement  après  ces  lignes,  George  Sand  dit  :  Biais 
la  Révolution  de  février  arriva  et...  0  el  ainsi  de  suite,  comme  si 

l'incident  à  propos  de  Maurice  s'était  produit  juste  avant  les 
journées  de  février.  Ce    n'est    qu'une    rencontre    toute    fortuite 

dans  un  même  passage,  dans  une  même  ligne,  de  deux  faits 
séparés  par  presque  deux  années  de  distance,  car  nous  savons 
que  la  querelle  entre  Chopin  et  Maurice  n'eut  pas  lieu  à  la 
veille  de  la  Révolution  de  lévrier,  ou  même  dans  l'été  de  1847, 
mais  bien  réellement  au  commencement  de  Vété  1846.  Relisons 
un  autre  passage  de  YHistoire  (précédant  celui-là,  venant  immé- 
diatement après  les  lignes  citées  dans  le  chapitre  v  et  pei- 
gnant les  exigences  outrées  de  Chopin  par  rapport  à  la  «  nature 
humaine  »,  les  «  engouements  et  désillusions  »  qui  en  résultaient, 
sa  sensibilité  extrême  par  rapport  à  toute  chose  grossière  ou 
inélégante,  à  toute  ombre,  toute  tache  chez  les  personnes  qu'il 
fréquentait). 

On  a  prétendu  que  dans  un  de  mes  romans  j'avais  peint  son  carac- 
tère avec  une  grande  exactitude-  d'analyse.  On  s'est  trompé,  parce 
que  l'on  a  cru  reconnaître  quelques-uns  de  ses  traits,  et  procédant  par 
ce  système,  trop  commode  pour  être  sûr,  Liszt  lui-même  dans  une 
Vie  de  Chopin  un  peu  exubérante  de  style,  mais  remplie  cependant 
de  très  bonnes  choses  et  de  très  belles  pages,  s'est  fourvoyé  de  bonne 
foi. 

J'ai  tracé  dans  le  Prince  Karol  le  caractère  d'un  homme  déterminé 
dans  sa  nature,  exclusif  dans  ses  sentiments,  exclusif  dans  ses  exigences. 

Tel  n'était  pas  Chopin.  La  nature  ne  dessine  pas  comme  l'art,  quelque 
réaliste  qu'il  se'  fasse.  Elle  a  des  caprices,  des  inconséquences,  non  pas 
réeHes  probablement,  mais  très  mystérieuses.  L'art  ne  rectifie  ces 
inconséquences  que  parce  quïl  est  trop  borné  pour  les  rendre. 

Chopin  était  un  résumé  de  ces  inconséquences  magnifiques  que 
Dieu  seul  peut  se  permettre  de  créer  et  qui  ont  leur  logique  particu- 
lière. H  était  modeste  par  principe  et  doux  par  habitude,  mais  il  était 
impérieux  par  instinct  et  plein  d'un  orgueil  légitime  qui  s'ignorait 
lui-même.  De  là  des  souffrances  qu'il  ne  raisonnait  pas  et  qui  ne  se 
fixaient  pas  sur  un  objet  déterminé. 

*"•  33 


£>4  GEORGE   SAND 

D'ailleurs,  le  prince  Karol  n'est  pas  artiste.  C'est  un  rêveur  et  rien 
de  plus  :  n'ayant  pas  de  ironie,  il  n'a  pas  les  droits  du  génie.  C'est 
donc  un  personnage  plus  vrai  qu'aimable,  et  c'est  si  peu  le  portrait 
d'un  grand  artiste  que  Chopin,  en  lisant  le  manuscrit  chaque  jour 
sur  mon  bureau,  n'avait  pas  eu  la  moindre  velléité  de  s'y  tromper,  lui 
si  soupçonneux  pourtant  ! 

Et  cependant,  plus  tard,  par  réaction,  il  se  l'imagina,  m'a-t-on  dit. 
Des  ennemis  (j'en  avais  auprès  de  lui  qui  se  disaient  ses  amis,  comme 
si  aigrir  un  cœur  souffrant  n'était  pas  un  meurtre),  des  ennemis  lui 
firent  croire  que  ce  roman  était  une  révélation  de  son  caractère.  Sans 
doute,  en  ce  moment-là,  sa  mémoire  était  affaiblie  :  il  avait  oublié  le 
livre,  que  ne  l'a-t-il  relu  ! 

Cette  histoire  était  si  peu  la  nôtre  !  Elle  en  était  tout  l'inverse.  11 
n'y  avait  entre  nous  ni  les  mêmes  enivrements,  ni  les  mêmes  souffrances. 
Notre  histoire,  à  nous,  n'avait  rien  d'un  roman  ;  le  fond  en  était  trop 
simple  et  trop  sérieux  pour  que  nous  eussions  jamais  eu  l'occasion 
d'une  querelle  L'un  contre  l'autre,  à  propos  l'un  de  l'autre!... 

Puis  viennent  les  lignes  citées  au  chapitre  v  et  que  nous  devons 
reprendre  ici  : 

...  Nous  ne  nous  sommes  donc  jamais  adressé  un  reproche  mutuel, 
sinon  une  seule  fois,  qui  fut,  hélas  !  la  première  et  la  dernière.  Une 
affection  si  élevée  devait  se  briser  et  non  s'user  dans  ces  combats, 
indignes  d'elle.  Mais  si  Chopin  était  avec  moi  le  dévouement,  la  pré- 
venance, la  grâce,  l'obligeance  et  la  déférence  en  personne,  il  n'avait 
pas  pour  cela  abjuré  les  aspérités  de  son  caractère  envers  ceux  qui 
m'entouraient.  Avec  eux  l'inégalité  de  son  âme  tour  à  tour  généreuse 
et  fantasque  se  donnait  carrière,  passant  toujours  de  l'engouement  à 
l'aversion  et  réciproquement. 

Rien  ne  paraissait,  rien  n'a  jamais  paru  de  sa  vie  intérieure  dont 
ses  chefs-d'œuvre  d'art  étaient  l'expression  mystérieuse  et  vague, 
mais  dont  ses  lèvres  ne  trahissaient  jamais  la  souffrance.  Du  moins 
telle  fut  sa  réserve  pendant  sept  ans,  que  moi  seule  put  les  deviner, 
les  adoucir  et  en  retarder  l'explosion. 

Pourquoi  une  combinaison  d'événements  en  dehors  de  nous  ne 
nous  éloigna-t-elle  pas  l'un  de  l'autre  avant  la  huitième  année... 

Cette  huitième  année  de  leur  vie  commune  ce  fut  bien  l'année 
1846. 

Pour  bien  comprendre  et  pour  apprécier  à  sa  juste  valeur  le 
troisième  passage  cb  l'Histoire  de  ma  vie,  précédant  ces  deux 


G  EOR  G  E  S  AND  51  5 

extraits,  il  esl  indispensable  de  le  confronter  avec  l'exposition  du 
moment  décisif  de  la  lutte  entre  le  héros  el  l'héroïne  de  la  Ira- 
cre  m  Floriani.  Nous  devons  noter  que  ce  roman  commença  à 
paraître  dans  le  Courrier  français  le  26  juin  L846  et  lui  terminé 
la  même  année.  Donc  l'épisode  réel  déoril  dans  le  chapitre  xxrx 
du  roman  el  dans  ['Histoire  de  ma  vie,  avait  du  .mm-  lieu  avant 
'/ne  la  fin  du  manuscrit  fût  envoyée  à  l'impression,  c'est-à-dire 
au  commencement  «le  l'été.  Nous  avons  même  tout  lieu  de  croire 
que  le  l'ait  réel  se  rapporte  à  la  veille  de  V anniversaire  de  Mnu- 
rice,  c'est-à-dire  le  L'ii  juin 

Nous  osons  réfuter  absolument  et  catégoriquement  l'assertion 
de  George  Sand  de  n'avoir  nullement  tracé  le  caractère  de  Cho- 
pin dans  la  personne  du  prince  Karol  et  que  ceux  qui  le  croient 

se  fourvoient  de  bonne  foi  ».  Ce  sont  les  auteurs,  souvent  de 
très  bonne  foi,  qui  se  fourvoient  par  rapport  à  leurs  œuvres,  à 
leur  signification,  leur  valeur,  leurs  défauts  et  leurs  qualités. 
Et  puis  «  qui  s'excuse,  s'accuse  ». 

Il  est  certain  que  George  Sand  n'avait  point  décrit  dans  la 
Lucrezia  Floriani  son  roman  vécu  avec  Chopin,  ni  ses  propres 
actes,  ni  les  raisons  qui,  en  réalité,  amenèrent  la  discorde,  le 
refroidissement  et  la  rupture.  Ils  se  «  fourvoient  »  donc  effec- 
tivement ceux  qui  cherchaient  et  qui  cherchent  dans  ce  roman 
des  fa.it  3  réellement  arrivés.  Ceux  qui  croient  et  écrivent  que 
ca  roman  fut  l'une  des  causes  de  la  rupture  entre  George  Sand 
et  Chopin,  s'abusent  plus  encore  :  Lucrezia  Floriani  c'est  la 
conclusion,  c'est  la  réflexion  qui  suit  tout  conflit  sentimental, 
tout  roman  vécu,  lorsque  tout  devient  clair,  lorsqu'il  n'y  a  plus 
rien  de  cette  brume  rosée  ou  bleuâtre  qui  enveloppe  tout  de 
son  voile  enchanteur,  et  que  les  rêves  poétiques  cèdent  la 
place  à  la  critique  sobre,  prosaïque  et  pleine  de  raison.  Est-ce 
sciemment  ou  inconsciemment  que  George  Sand  prit  pour  objet 
de  son  analyse  le  caractère  de  Chopin  ou  plutôt  un  caractère  sem- 
blable à  celui  de  Chopin?  H  importe  peu,  le  fait  est  là.  Le  nier, 
c'est  nier  l'impression  du  lecteur  qui  n'a  point  à  juger  les 
intentions  de  Fauteur,  mais  son  œuvre.  Celui  qui  a  attentive- 
ment suivi  notre  récit  de  la  vie  de  George  Sand,  pourra  moins 


5  i6  GEORGE    SAXD 

qu'un  autre  se  défendre  contre  lea  analogies,  il  sera  Frappé  de- 
traits  de  ressemblance  qui  s'imposeroni  à  son  esprit  et  à  sa 
mémoire. 

George  Sand  a  certainement  raison   de   dire  que  l'art  n'est 
pas  la  vie,  que  ses  moyens  de  créer  les  êtres,  d'établir  les  carac- 
tères  sont   très   différents,   moins   complexes,   plus  rectilignes. 
Mais  on  peut  dire  d'une  œuvre  d'art  ce  que  Tolstoï  dit  des 
rêves  :  «  Comme  dans  tous  les  rêves,  tout  fut  faux  dans  ce  rêve, 
hormis  le  sentiment  qui  l'avait  évoqué.  »  Dans  une  œuvre  d'art 
tout  peut  être  fantastique  et   autre  que  dans   la  réalité.  Les 
actes  des  personnages  et  les  lieux  où  ces  actes  se  passent  ;  les 
noms  et  l'ordre  chronologique  des  faits  ;  le  degré  d'intensité 
du  coloris  général  et  des  sentiments  particuliers  des  héros  ;  la 
proportion  gardée  entre  leurs  grands  défauts  et  leurs  faibles 
vertus,  tout  cela  n'est  certes  pas  servilement  copié  sur  nature. 
Mais  la  source  ou  le  noyau,  dont  découle  ou  se   forme  toute 
l'œuvre,  est  vrai.  Dans  Lucrezia.  ce  noyau  vrai,  c'est  la  diffé- 
rence des  natures  de  George  Sand  et  de  Chopin,  et  notamment 
(George  Sand  a  beau  le  nier),  Y  exclusivisme  du  prince  KaroL 
Lucrezia  Floriani  n'est  certes  pas  l'histoire  vraie  de  la  roman- 
cière et  du  grand  musicien,  pourtant  ce  n'est  pas   parce  que 
«  Karol,  n'ayant  pas  de  génie,  n'aurait  pas  les  droits  du  génie  ». 
ou  parce  qu'il  n'aurait  point  ressemblé  à  Chopin,  mais  bien  parce 
que  Lucrezia  elle-même  est  bien  moins   une  femme  de  génie 
dans  le  roman  écrit  qu'elle  ne  le  fut  dans  le  roman  vécu.  Grâce 
à  cela  il  y  a  dans  le  roman  bien  moins  de  raisons  et  de  causes 
qui  doivent  amener  des  discordes  et  des  conflits  qu'il  n'y  en  eut 
dans  la  vie  réelle.  Elles  sont  toutes  simplifiées  et  ramenées  à 
cette  unique  synthèse  :  un  amour  exclusif,  une  jalousie  rétros- 
pective de  Karol  pour  le  passé  de  Lucrezia,  qui  a  quatre  enfants 
de  quatre  pères  différents   et  maint  autre  «  souvenir  ».  Dans 
l'histoire  réelle  le  nombre  de  ces  causes  et  de  ces  raisons  était 
légion,  elles  provenaient   toutes  d'une  façon  de  vivre  et  d'une 
éducation  différentes.  C'est  là  le  thème  caché  et  vrai  du  roman, 
un  thème    développé  magistralement,   mais    c'est  justement  à 
cause  de  cette  maestria,  qu'en  dépit  des  efforts  de  l'auteur  à 


G  EORGE  S  AND  517 

déguiser  la  réalité,  ce  thème  Be  laisse  deviner.  C'esl  comme  une 
géniale  o  Bonate  en  forme  de  variations  »,  ou  une  Bymphonie  où 
le  compositeur  «  varie  le  thème»,  avec  un  .ni  inimitable,  nous 
le  présente  sons  différents  aspects,  mais  chaque  amateur  de  mu- 
sique, sans  même  être  très  \cv^  dans  le  contrepoint,  le  reeon- 
11,111  néanmoins  immédiatement. 
Or,  en  dehors  de  cette  analogie  «les  données  générales  dans 

les  deux  romans,  vécu  et  écrit,  il  exi  te  entre  Chopin  et 
h1  héros  de  George  Sand  tant  de  ressemblance  que  la  compa- 
raison s'impose. 

1°  Karol  ne  compose  ni  nocturnes,  ni  mazurkas,  mais  ce 
n'est  certes  pas  un  homme  ordinaire,  et  Lucrezia  (qui  ne  pou- 
vait savoir  qu'elle  écrirait  plus  tard  son  Histoire  où  elle  assu- 
rerait que  «  le  prince  Karol  n'est  pas  artiste  »),  dit  carrément 
à  son  ami  Salvator  Albani  :  C'est  une  nature  d'artiste. 

2°  Il  est  très  curieux  aussi  qu'aucun  des  défenseurs  et  des  amis 
de  George  Sand  qui  la  crurent  sur  parole,  et  qu'aucun  de  ses 
ennemis,  qui  l'attaquèrent  à  cause  de  Chopin,  ne  remarqua 
que  Karol  est  un  nom  polonais,  c'est  Charles  en  polonais.  Le 
prince  Karol,  quoiqu'il  porte  le  nom  allemand  de  Roswald, 
est  un  Polonais,  un  Slave.  On  peut  arguer  que  «  cela  ne  veut 
rien  dire  »,  —  c'est  un  petit  trait  qu'il  faut  noter  ! 

3°  Karol  n'est  ni  un  génie,  ni,  dit-on,  un  artiste,  et  surtout 
il  n'est  pas  musicien,  oh  !  que  non.  Mais  voici  qui  est  étrange  : 
lorsqu'il  tombe  malade  au  bord  d'un  lac  (ne  faudrait-il  pas  lire  : 
au  bord  de  la  Méditerranée?),  qu'il  divague,  que  tout  ce  qui  l'en- 
toure apparaît  à  son  imagination  morbide  sous  un  aspect  fan- 
tastique et  que  tous  les  sons  et  toutes  les  images  arrivent  trans- 
formés à  son  cerveau,  —  il  lui  semble  alors  que  l'une  des  fillettes 
de  Lucrezia,  au  lieu  de  parler,  ne  fait  que  chanter  du  Mozart  et 
l'autre  du  Beethoven!  Il  est  tout  à  fait  musicien  ce  prince 
polonais-là  ! 

4°  Karol  n'est  point  Chopin,  mais  lorsqu'il  fait  connaissance 
de  Lucrezia,  il  a  juste  six  ans  de  moins  qu'elle. 

5°  Lucrezia  n'est  point  une  romancière,c'est  une  actrice  (néan- 
moins elle  écrit  aussi,  tantôt  un  drame,  tantôt  une  comédie  !). 


518  GEORGE    SAND 

Elle  n'écrit  point  de  lettre  à  l'ami  du  prince  Karol,  et  cet  ami 
ne  s'appelle  pas  le  comte  Albert  (Grzymala),  mais  bien  le  comte 
(Sahalor)  Albani,  mais...  mais  elle  s'empresse  de  lui  raconter 
l'histoire  de  ses  entraînements  passés,  avec  la  même  loyauté 
que  Mme  Sand.  Elle  sait  que  Karol  en  outre  a  eu  un  premier 
amour,  une  fiancée,  qu'il  fut  «  inconsolable  »  en  la  perdant, 
c'est  pour  cela  qu'elle  croit  —  tout  comme  Mme  Sand  dans  sa 
Lettre  à  Grzymala  —  que  Karol  peut  n'éprouver  pour  elle 
qu'un  entraînement  passager. 

Lucrezia  s'aperçoit  qu'elle  et  le  prince  sont  aussi  dissem- 
blables que  le  feu  et  l'eau.  Lui  est  un  aristocrate,  par  sa  nais- 
sance, ses  instincts,  elle  une  plébéienne  ;  c'est  un  juste,  elle  une 
pécheresse  ;  elle  est  pleine  de  condescendance  pour  les  faiblesses 
humaines,  lui  exige  la  perfection  absolue  et  ne  peut  pardonner 
une  seule  tache,  une  seule  ombre  ;  lorsque  Karol  apprendra 
son  histoire,  il  sera  épouvanté,  elle  en  est  sûre.  Mais  elle  ne 
veut  pas  qu'il  s'abuse  sur  son  compte,  et  elle  raconte  sa  vie 
à  l'ami  de  Karol,  Albani,  un  autre  Grzymala,  qui  connaît  à  fond 
son  ami  et  le  surveille  avec  une  tendresse  paternelle. 

Écoute,  dit  Lucrezia  à  Salvator,  j'ai  eu  des  entraînements  violents, 
aveugles,  coupables,  je  ne  le  nie  pas,  mais  ce  n'étaient  pas  des  ca- 
prices. On  appelle  ainsi  une  intrigue  de  plaisir  qui  dure  huit  jours.  Mais 
il  y  a  aussi  des  passions  de  huit  jours  !...  Peut-être  aurais-je  mieux 
fait  d'être  galante  que  d'être  passionnée.  Je  n'aurais  nui  qu'à  moi- 
même,  au  lieu  que  ma  passion  a  brisé  d'autres  cœurs  que  le  mien. 

Mais  on  n'échappe  pas  à  la  destinée  :  au  bout  de  quelques 
semaines,  pendant  lesquelles  Lucrezia  se  dévoue  à  soigner  le 
prince  malade  (cela  ne  se  passe  certainement  pas  à  Majorque, 
mais  aux  bords  du  lac  Iséo),  elle  devient  sa  maîtresse. 

6°  Pourquoi,  dit  l'auteur  du  roman  (croyant  fermement  qu'il  ne  parle 
ni  de  Chopin  ni  de  Mme  Sand),  pourquoi  cette  femme  qui  n'était  plus 
très  jeune,  ni  très  belle,  dont  le  caractère  était  précisément  l'opposé 
du  sien,  dont  les  mœurs  imprudentes,  les  dévouements  effrénés,  la 
faiblesse  du  cœur  et  l'audace  d'esprit  semblaient  une  violente  pro- 
testation contre  tous  les  principes  du  monde  et  de  la  religion  officielle, 
pourquoi  enfin  la  comédienne  Floriani  avait-elle,  sans  le  vouloir  et 


GEORGE   sam» 

sans  môme  y  Bonger,  exercé  un  tel  prestige  sur  le  prince  de  Roswald? 
Comment  oel  homme  Bi  beau,  si  ohaste,  ii  pieux,  h  poétique,  si  fei 
vciii  ci  si  recherché  dans  toutes  ses  pensées,  dans  toutes  ses  affections, 
dans  toute  sa  conduite,  tomba-t-il  inopinément  et  presque  sans  combat 
bous  l'empire  d'une  femme  usée  par  tant  «  1  <  -  passions,  désabusée  de 
t;iiit  de  choses,  sceptique  el  rebelle  à  l'égard  de  celles  <pi  il  respectait 
le  plus,  crédule  jusqu'au  fanatisme,  à  l'égard  de  celles  qu'il  avait  tou- 
jours  niées  ci  qu'il  devail  nier  toujours?... 

Aucun  des  biographes  de  George  Sand  n'a  jamais  exprimé 
avec  autanl  de  force  l'antithèse  d^  deux  natures'.  En  lisant 
ces  lignes  le  lecteur  n'a  qu'à  faire  un  bien  Faible  efforl  de 
mémoire  pour  repasser  mentalement  les  années  \résues  rue 
Pigalle,  au  square  d'Orléans  et  à  Nohant. 

7°  Le  plus  rayonnant  bonheur  règne  d'abord  entre  les  deux 
amants,  bonheur  d'autant  plus  sublime  et  plus  exalté  que  le 
prince  Karol  apparaît  an  commencement  du  roman  comme  un 
être  pur.  idéal,  angélique,  enthousiaste,  vivant  dans  le  monde 
des  rêves,  se  refusant  à  voir  tout  ce  qui  est  bas  et  obscur. 

...  C'était  une  adorable  nature  d'esprit  que  la  sienne,  dit  l'auteur. 
Doux,  sensible,  exquis  en  toutes  choses,  il  avait  à  quinze  ans  toutes 
les  grâces  de  l'adolescence  réunies  à  la  gravité  de  l'âge  mûr.  Il  resta 
délicat  de  corps  comme  d'esprit  Mais  cette  absence  de  développe- 
ment musculaire  lui  valut  de  conserver  une  beauté  charmante,  une 
physionomie  exceptionnelle  qui  n'avait,  pour  ainsi  dire,  ni  âge  ni 
sexe.  Ce  n'était  point  l'air  mâle  et  hardi  d'un  descendant  de  cette 
race  d'antiques  magnats,  qui  ne  savaient  que  boire,  chasser  et  guer- 
royé]- :  ce  n'était  point  non  plus  la  gentillesse  efféminée  d'un  ché- 
rubin couleur  de  rose.  C'était  quelque  chose  comme  ces  créatures 
idéales,  que  la  poésie  du  moyen  âge  faisait  servir  à  l'ornement  des 
temples  chrétiens;  un  ange,  beau  de  visage,  comme  une  grande 
femme  triste,  pur  et  svelte  de  forme,  comme  un  jeune  dieu  de 
l'Olympe,  et  pour  couronner  cet  assemblage,  une  expression  à  la 
fois  tendre  et  sévère,  chaste  et  passionnée.  C'était  là  le  fond  de  son 
être.  Rien  n'était  plus  pur  et  plus  exalté  en  même  temps  que  ses 
pensées  ;  rien  n'était  plus  tenace,  plus  exclusif  et  plus  minutieusement 
dévoué  que  ses  affections...  (1). 

(1)  Il  est  à  remarquer  que  les  amis  de  Chopin  doutaient  si  peu  de  ce  que 
le  portrait  de  Karol  était  celui  de  Chopin  qu'ils  copiaient  souvent  dans 
l'œuvre  de  Mme  Sand  ce  portrait  de  Y  ange  et  se  le  passaient  les  uns  aux  autres, 


320  GEORGE    SAND 

8°  Par  sa  nature  et  par  son  éducation,  le  prince  Karol  était 
porté  à  mener  une  existence  exclusive,  renfermée,  «'abstenant  de 
toute  sociabilité.  Dans  ses  croyances  religieuses,  morales  et  poli- 
tiques il  tenait  fermement  à  la  division  de  l'humanité  en  deux 
parties  inégales  :  une  minorité  d'élus.  —  les  justes  dans  le  ciel, 
les  gens  nobles,  instruits,  honnêtes,  recherchés  dans  leur  mise 
et  dans  leurs  mœurs  sur  la  terre,  et  la  vile  multitude.  —  la  foule 
des  pécheurs  aux  enfers,  la  foule  des  hommes  malpropres, 
grossiers,  vicieux  et  ignorants,  sur  la  terre.  Il  ne  pouvait  vivre 
qu'avec  les  premiers  et  se  détournait  avec  dégoût  des  seconds. 

Les  âmes  naturellement  bonnes  et  généreuses  qui  tombent  dans 
cette  erreur  en  sont  punies  par  une  éternelle  tristesse.:. 

Donc  Karol  était,  dès  son  enfance,  incliné  à  la  mélancolie. 

Karol  n'avait  point  de  petits  défauts.  Il  en  avait  un  seul,  grand, 
involontaire  et  funeste,  l'intolérance  de  l'esprit.  Il  ne  dépendait  pas 
de  lui  d'ouvrir  ses  entrailles  à  un  sentiment  de  charité  générale  pour 
élargir  son  jugement  à  l'endroit  des  choses  humaines.  Il  était  de  ceux 
qui  croient  que  la  vertu  est  de  s'abstenir  du  mal,  et  qui  ne  comprennent 
pas  ce  que  l'Evangile,  qu'ils  professent  strictement  d'ailleurs,  a  de 
plus  sublime,  cet  amour  du  pécheur  repentant  qui  fait  éclater  plus 
de  joie  au  ciel  que  la  persévérance  de  cent  justes,  cette  confiance  au 
retour  de  la  brebis  égarée  ;  en  un  mot,  cet  esprit  même  de  Jésus,  qui 
ressort  de  toute  sa  doctrine  et  qui  plane  sur  toutes  ses  paroles  :  à 
savoir  que  celui  qui  aime  est  plus  grand,  lors  même  qu'il  s'égare,  que 
celui  qui  va  droit  par  un  chemin  solitaire  et  froid... 

Tous  ces  détails  qui  servent  à  nous  peindre  la  personne  du 
prince  Karol,  toute  cette  exposition  de  ses  croyances  et  de  ses 
idées,  peuvent  paraître  une  superfétation  dans  le  roman  écrit. 
Mais  dans  le  roman  vécu  c'est  justement  ces  idées,  ces  croyances, 

le  prenant  pour  un  «  portrait  d'après  nature  »  :  que  Liszt  le  recopia  à  ce  titre 
dans  sa  Biographie  de  Chopin,  et  que  tout  récemment  encore  ces  lignes  réap- 
parurent, toujours  en  qualité  de  «  portrait  de  Chopin  »,  dans  la  nouvelle  bio- 
graphie écrite  par  M.  Ferdinand  Hœsick,  oii  elles  sont  attribuées  à  la  plume 
d'une  «  dame  du  grand  monde  ».  Mais  il  suffit  de  confronter  les  pages  248-250 
du  premier  volume  de  M.  Hœsick  pour  voir  que  cette  *  dame  »,  qui  croit 
avoir  décrit  Chopin,  ne  fit  que  copier  dans  le  roman  de  George  Sand  le  por- 
trait de...  Karol. 


GEORGE  S  AND  n 

cette  manière  de  Chopin  «le  traiter  les  faits  de  la  vie  réelle  qui 
creusèrent,  peu  à  peu.  un  gouffre  entre  lui  et  Mme  Sand. 
9*  Luorezia,  à  l'instar  de  l'auteur  de  V Histoire  de  ma  vie,  dit 

au  comte  Alltani  : 
Je  oonnaifl  ses  principes  et  ses  idées  d'après  ce  que  tu  m'en  dis  tou 

les  jours;  car,  quanl  à  lui,  je  dois  avouer  qu'il  ne  m'a  jamais  lait  de 

morale. 

Mais  tout  comme  Mme  Sand,  elle  sait  parfaitement  combien 
leurs  principes  et  leurs  idées  étaient  dissemblables,  combien 
cette  dissemblance  créait  à  tout  moment  une  différence  dans  leur 
manière  de  juger  les  choses. 

Dans  le  roman,  voici  le  fait  qui  éveille  le  plus  grand  mécon- 
tentement du  prince  Karol  : 

«  Lucrezia  s'inquiéta  en  entendant  dire  que  Boccaferri,  un 
pauvre  artiste  qu'elle  avait  sauvé  plusieurs  fois  des  désastres 
de  la  misère,  quoiqu'elle  n'eût  jamais  eu  pour  lui  le  moindre 
amour,  ni  la  plus  légère  velléité  d'engouement,  était  retombé 
dans  un  état  de  gêne  et  de  privation.  »  Elle  s'empresse  de  venir 
au  secours  de  son  ex-camarade,  ce  qui  pousse  Karol  à  un  accès 
de  mécontentement  profond,  presque  de  jalousie.  N'est-ce  pas 
une  irritation  toute  semblable  qui  perce  dans  la  lettre  de 
Chopin  à  ses  parents,  écrite  en  l'automne  de  1845,  citée  en 
partie  plus  haut  (1)?  Il  critiquait  ces  continuels  secours  pécu- 
niaires de  Mme  Sand  à  Leroux.  Il  ne  voyait  pas  d'un  œil  plus 
favorable  l'aide  pécuniaire  qu'elle  prêtait  à  Bocage,  dont  le  nom 
même  ressemble  à  Boccaferi. 

10°  Autre  trait  de  ressemblance  entre  Chopin  et  le  prince 
Karol.  On  sait  qu'à  part  ses  parents  et  ses  sœurs  Chopin  n'aima 
jamais  que  trois  ou  quatre  de  ses  camarades  d'école  et  de  jeu- 
nesse. En  présence  de  tous  les  autres,  des  nombreux  amis  mon- 
dains ou  artistes,  il  se  dérobait,  cachait  son  moi  intime  derrière 
un  mur  infranchissable  d'amabilité,  de  politesse  et  d'agréable 
causerie  mondaine.  Mme  Sand  raconte  dans  Y  Histoire  de  ma  vie 

(1)  P.  408,  chap.  iv. 


522  GEORGE    SAND 

comment,  après  une  soirée  passée  dans  quoique  salon  à  charmer 
tout  le  monde  par  son  jeu  enchanteur,  ses  pantomimes  el  ses 
allègres  disputes  avec  les  jeunes  filles,  à  peine  revenu  à  la  mai- 
son, Chopin  semblait  ôter  avec  son  frac  toute  cette  gaieté  super- 
ficielle et  p.-issait  des  nuits  blanches,  en  proie  à  mille  tristo 

Lenz,  Liszt,  MarmonteL.  Schulhof,  Hiller  e1  d'autres  après 
eux,  soulignent  dans  leurs  souvenirs  combien  l'être  intime  de 
Chopin  était  inaccessible,  sous  des  dehors  de  l'amabilité  la  plus 
charmante.  Xiecks  assure  catégoriquement  que  Chopin  se  l 'lis- 
sait bien  plus  aimer  qu'il  n'aimait  lui-même  ses  amis  (1)  ;  que 
fort  souvent  il  avait  pour  les  absents  de  tout  autres  paroles 
que  pour  les  présents,  et  que  son  cœur  était  fermé  même  pour 
les  plus  intimes  amis  à  l'exception  de  trois  ou  quatre  (2).  L'au- 
teur de  Liicrezia  Floriani  écrit  à  propos  du  prince  Karol  : 

Mais  cet  être  n'avait  pas  assez  de  relations  avec  ses  semblables. 
H  ne  comprenait  que  ce  qui  était  identique  à  lui-même,  sa  mère  dont 
il  était  un  reflet  pur  et  brillant  ;  Dieu,  dont  il  se  faisait  une  idée  étrange 
appropriée  à  sa  nature  d'esprit,  et  enfin  une  chimère  de  femme  qu'il 
créait  à  son  image  et  qu'il  aimait  dans  l'avenir  sans  la  connaître.  Le 
reste  n'existait  pour  lui  que  comme  une  sorte  de  rêve  fâcheux  auquel 
il  essayait  de  se  soustraire  en  vivant  seul  au  milieu  du  monde.  Tou- 
jours perdu  dans  ses  rêveries,  il  n'avait  point  le  sens  de  la  réalité. 
Enfant,  il  ne  pouvait  toucher  à  un  instrument  tranchant  sans  se 
blesser  ;  homme,  il  ne  pouvait  se  trouver  en  face  d'un  homme  diffé- 
rent de  lui  sans  se  heurter  douloureusement  contre  cette  contradic- 
tion vivante.  Ce  qui  le  préservait  d'un  antagonisme  perpétuel,  c'était 
l'habitude  volontaire  et  bientôt  invétérée  de  ne  point  voir  et  de  ne 
pas  entendre  ce  qui  lui  déplaisait  en  général,  sans  toucher  à  ses  affec- 
tions personnelles.  Les  êtres  qui  ne  pensaient  pas  comme  lui  devenaient 

(1)  Il  en  était  de  même  dans  ses  rapports  avec  ses  contemporains  musi- 
ciens. Schumann,  qui  avait  pour  lui  une  admiration  enthousiaste  depuis  le 
premier  jour  qu'il  connut  ses  œuvres,  Meyerbeer,  et  Mendelssohn,  tous 
firent  preuve  de  bien  plus  de  chaleur,  de  franchise  et  d'amitié  à  son  égard 
que  lui  envers  eux.  Nous  ne  parlons  pas  de  gens  de  moindre  valeur,  surtout 
des  compositeurs  polonais.  Il  les  traitait  simplement  avec  froideur,  à  l'excep- 
tion du  seul  Fontana.  (V.  par  exemple  dans  le  livre  de  Karlowicz  ses  juge- 
ments sur  les  musiciens,  ses  compatriotes  qui  le  visitaient.) 

(2)  Le  chapitre  xxvir  du  deuxième  volume  de  Niecks,  où  celui-ci  a  ras- 
semblé les  opinions  et  les  témoignages  des  amis  sur  le  caractère,  les  habi- 
tudes et  la  manière  d'être  de  Chopin  envers  ses  amis  et  ses  connaissances, 
mérite  la  plus  grande  attention.  (V.  Niecks,  Frédéric  Chopin,  t.  II,  p.  164.) 


GEORGE   SAN!) 

à  ses  yeux  connue  Ar<  espèces  de  lan t omis  cl,  comme  il  était  d'une  poli- 
tesse cliiiriii.inic.  mi  | \;iii  prendre  pour  mie  bienveillance  cour- 
toise ce  qui  n'était  chez  lui  qu'un  froid  dédain,  voire  une  aversion 
insurmontable  '.  Il  est  forl  étrange  qn  avec  un  semblable  caractère 
le  jeune  prince  i»ût  avoir  des  amis.  Il  en  avait  pourtant  qui  l'aimaient 
ardemment  ci  qui  se  croyaient  aime-  <lc  lui.  Lui-même  pensait  les 
aimer  beaucoup,  mais  c'étail  avec  l'imagination  plutôt  qu'avec  le  cœur. 
Il  se  faisait  nue  haute  idée  de  l'amitié  et,  dans  lâge  des  premières 
illusions,  il  croyait  volontiers  que  ses  amis  et  lui,  élevés  ;'i  peu  près  de 
La  même  manière  el  dans  les  mêmes  principes,  ne  changeraient  jamais 
d'opinion  et  ce  viendraient  pointa  se  trouver  en  désaccord  formel... 

Il  était  extérieurement  si  affectueux,  par  suite  de  sa  bonne  éduca- 
tion et  de  sa  grâce  naturelle,  qu'il  avait  le  don  de  plaire,  même  à  ceux 
qui  ne  le  connaissaient  pas.  Sa  ravissante  figure  prévenait  en  sa  fa- 
veur; la  faiblesse  de  sa  constitution  le  rendait  intéressant  aux  yeux 
des  femmes;  la  culture  abondante  et  facile  de  son  esprit,  l'originalité 
douce  et  flatteuse  de  sa  constitution  lui  gagnaient  l'attention  des 
hommes  éclairés.  Quant  à  ceux  qui  étaient  d'une  trempe  moins  fine, 
ils  aimaient  son  exquise  politesse,  et  ils  y  étaient  d'autant  plus  sen- 
sibles qu'ils  ue  concevaient  pas,  dans  leur  franche  bonhomie,  que  ce 
fût  l'exercice  d'un  devoir  et  que  la  sympathie  y  entrât  pour  rien. 
Ceux-là,  s'ils  eussent  pu  le  pénétrer,  auraient  dit  qu'il  était  plus  aima- 
ble qu'aimant  ;  et  en  ce  qui  les  concernait,  c'eût  été  vrai.  Mais  com- 
ment eussent -ils  deviné  cela,  lorsque  ses  rares  attachements  étaient  si 
vifs,  si  profonds  et  si  peu  récusables? 

Ainsi  donc,  on  l'aimait  toujours,  sinon  avec  la  certitude,  du  moins 
avec  l'espoir  d'être  payé  de  quelque  retour... 

Dans  le  détail  de  la  vie,  Karol  était  d'un  commerce  plein  de  charmes. 
Toutes  les  formes  de  la  bienveillance  prenaient  chez  lui  une  grâce 
inusitée,  et  quand  il  exprimait  sa  gratitude,  c'était  avec  une  émotion 
profonde  qui  payait  l'amitié  avec  usure  (1).  Même  dans  sa  douleur,  qui 
semblait  éternelle,  et  dont  il  ne  voulait  pas  prévoir  la  fin,  il  portait  un 
semblant  de  résignation,  comme  s'il  eût  cédé  au  désir  que  Salvator 
éprouvait  de  le  conserver  à  la  vie... 

11"  Outre  le  trait  commun  à  Chopin  et  au  prince  Karol,  — 
l'intolérance  morale,  —  tous  deux  cherchent  la  perfection  absolue 

(1)  Tous  ces  passages  jusqu'à  cette  ligne  inclusivement  sont  transcrits 
par  la  «  clame  du  grand  monde  »,  l'un  après  l'autre,  sans  indication  d'être 
séparés  par  des  lignes  omises,  et  ils  passent  dans  le  livre  de  M.  Hœsick 
pour  une  esquisse  d'après  nature  du  caractère  et  du  naturel  de  Chopin.  La 
grande  dame  a  de  plus  intercalé  après  les  mots  suivis  d'un  *  quelques  lignes 
empruntées  à  un  autre  chapitre  de  L.  F.  que  nous  donnons  à  la  p.  526. 


524  GEORGE    SAND 

ou  plutôt  Y  absolu  ici-bas  et  sont  incapables  d'accepter  la  réalité. 
Il  est  curieux  de  comparer  le  passage  de  YHistoire  cité  p.  447 
avec  ce  passage  de  Lucrezia  : 

Elle  avait  beaucoup  parlé  à  Karolde  choses  réelles  pour  la  première 
fois...  Mais  il  est  des  thèses  que  l'esprit  accepte  sans  qu'elles  s'em- 
parent du  cœur.  Karol  sentait  que  la  Floriani  venait  de  faire  un  sage 
plaidoyer  en  faveur  de  la  tolérance  et  en  vue  de  la  réhabilitation  de 
la  nature  humaine.  Il  n'en  était  pas  moins  révolté  de  la  réalité  et  inca- 
pable d'accepter  les  travers  humains  avec  un  autre  sentiment  que 
celui  de  la  politesse,  cette  générosité  perfide  qui  laisse  le  cœur  froid 
et  les  répugnances  victorieuses.  11  eût  fallu  à  la  Floriani,  selon  lui, 
un  milieu  plus  digne  d'elle,  c'est-à-dire  un  milieu  tel  qu'il  n'en  existe 
pour  personne...  une  gloire  moins  chèrement  acquise,  sans  cesser 
d'être  aussi  brillante,  et  surtout  un  père  (lisons  :  une  mère)  plus  dis- 
tingué, plus  poétique  (1),  sans  cesser  d'être  un  pêcheur  de  truites.  Il 
n'avait  point  le  sens  aristocratique  étroit  et  aimait  cette  origine  rus- 
tique, cette  chaumière  natale...  mais  un  paysan  de  poème  ou  de 
théâtre,  un  montagnard  de  Schiller  ou  de  Byron  lui  eût  été  nécessaire 
pour  mettre  à  cet  égard  son  esprit  à  l'aise.  Il  ri  aimait  pas  Shakespeare 
sans  de  fortes  restrictions  :  il  trouvait  ses  caractères  trop  étudiés  sur  le 
vif  et  parlant  un  langage  trop  vrai  (2).  E  aimait  mieux  les  synthèses 
épiques  et  lyriques  qui  laissent  dans  l'ombre  les  pauvres  détails  de 
l'humanité  ;  c'est  pourquoi  il  parlait  peu  et  n'écoutait  guère,  ne  vou- 
lant formuler  ses  pensées  ou  recueillir  celles  des  autres  que  quand 
elles  étaient  arrivées  à  une  certaine  élévation  (3).  Et  puis  la  Floriani 
parlant  d'elle-même  lui  avait  fait  encore  beaucoup  de  mal.  Elle  avait 
prononcé  des  mots  qui  l'avaient  brûlé  comme  un  fer  rouge...  elle 
avait  peint  les  mœurs  de  ses  pareilles  avec  une  terrible  vérité.  Elle  avait 
raconté  ses  premiers  amours  et  nommé  elle-même  son  premier  amant. 
Karol  aurait  voulu  qu'elle  n'en  eût  pas  seulement  l'idée,  qu'elle  igno- 
rât que  le  mal  existe  ici-bas,  ou  qu'elle  ne  s'en  souvînt  pas  en  lui  par- 

(1)  On  sait  qu'Alfred  de  Musset  était  aussi  horripilé  d'entendre  Mme  Sand 
parler  de  sa  mère,  comme  elle  le  faisait,  en  toute  sincérité.  ' 

(2)  L'auteur  de  la  Lucrezia  aurait  pu,  en  toute  confiance,  ajouter  à  ces 
mots  les  lignes  des  Impressions  et  Souvenirs  écrites  en  1841  (et  citées  par 
nous  au  chapitre  n)  :  «  Rubens  l'horripile,  Micliel-Ange  lui  fait  peur...  »  Liszt, 
de  son  côté,  dit  dans  sa  Biographie  de  Chopin  que  ce  dernier  «  estimait 
Beethoven,  mais  que  son  cœur  lui  restait  fermé,  parce  que  ses  courroux  lui  sem- 
blaient trop  rugissants.  » 

(3)  Ces  lignes  nous  rappellent  le  passage  des  Impressions  et  Souvenirs, 
où  George  Sand  dit  combien  Chopin  parlait  peu,  semblait  toujours  absent 
du  monde  de  la  réabté,  et  ne  s'intéressait  qu'aux  questions  générales  de 
l'art. 


GEORGE   S  A  NU  535 

lant  Enfin  il  aurait  voulu,  pour  oorapléter  la  somme  de  ses  exigences 
fantastiques,  que  sans  cesser  d'être  la  bonne,  la  tendre,  la  dévouée,  la 
voluptueuse  el  la  maternelle  Luorezia,  elle  fui  la  pâle,  l'innocente,  la 
Bévère  ei  la  virginale  Lucie.  Il  n'eût  demandé  que  cela,  n  pauvre 
amant  de  l'impossible... 

12"  Il  ne  faul  poinl  voie  Chopin  dans  la  personne  du  prince 
karol,  nous  dit-On,  mais  nous  lisons  dans  la  lettre  de  Mme  Sand 
à  Maurice,  datée  du  3  mai  L846,  «  qu'à  06  moment,  c'est  le  capi- 
taine d'Ajpentigny  qui  est  sa  bête  noire...  »  tout  comme  anté- 
rieurement nous  avons  constaté  maintes  fois  sa  répulsion  pour 
tels  autres  amis  de  Mme  Sand.  Rappelons-nous  la  lettre  de 
Mlle  de  Rozièrès  à  propos  des  personnes  qui  «  peuplaient  la 
maison  avant  le  règne  de  Chopin  »  et  de  son  courroux  contre 
ces  personnes.  Voici  maintenant  ce  que  nous  lisons  dans  la 
Lucrezia  Florin  ni  : 

Les  anciens  amis  accoururent  ;  il  y  en  eut  de  toutes  sortes...  Aucun 
ne  causa  le  plus  léger  motif  de  jalousie  à  Karol  ;  tous  furent  l'objet 
de  sa  mortelle  jalousie  et  de  son  irréconciliable  aversion.  La  Floriani 
combattit  avec  bravoure,  pour  préserver  la  dignité  de  ceux  qui  méri- 
taient des  égards.  Elle  en  abandonna,  en  riant,  quelques-uns  à  la 
férule  de  Karol  et  se  préserva  du  plus  grand  nombre.  Elle  ne  voulut 
pourtant  pas  être  lâche  et  chasser  pour  lui  complaire  des  êtres  mal- 
heureux et  dignes  d'intérêt  et  de  pitié.  H  lui  en  fit  des  crimes  irrémis- 
sibles... 

13°  Dans  Tune  de  ses  lettres,  la  demoiselle  de  Rozièrès  ra- 
conte, comme  nous  l'avons  vu,  de  quels  soins  Chopin  entourait 
Mme  Sand  lorsqu'elle  était  malade. 

Nous  avons  vu  aussi  Chopin  écrire  à  Mme  Sand  :  «  Ne  souffrez 
pas,  ne  souffrez  pas.  »  Il  s'efforce  de  la  préserver  d'un  voyage 
par  un  temps  froid,  craint  qu'elle  ne  reste  toute  seule  à  Nohant, 
privée  des  soins  de  sa  fille,  enfin  il  se  tourmente  de  mille  ma- 
nières à  propos  de  sa  santé,  de  son  bien-être,  de  son  confort,  de 
son  repos.  Et  dans  Lucrezia  nous  lisons  : 

Si  par  hasard  la  Floriani,  accablée  de  fatigue  et  de  chagrin,  ne  parve- 
nait point  à  cacher  ce  qu'elle  souffrait,  Karol,  rendu  tout  à  coup  à  sa 
tendresse  pour  elle,  oubliait  sa  mauvaise  humeur  et  s'inquiétait  avec 


526  GEORGE   SAND 

excès.  Il  la  servait  a  genoux,  il  l'adorait  dans  ces  moments-là  plus 
encore  qu'il  ne  l'avait  adorée  dans  leur  lune  de  miel.  Que  ne  pouvait- 
elle  dissimuler!...  Il  se  fût  oublié  pour  elle,  car  ce  féroce  égoïste  était 
le  plus  dévoué,  le  plus  tendre  des  amis  lorsqu'il  voyait  souffrir... 

14°  H  nous  est  défendu  de  reconnaître  Chopin  dans  le  prince 
Karol  d'après  «  certains  traits  de  ressemblance  »,  et  nous  devons 
toujours  ne  pas  oublier  que  «  procéder  ainsi  serait  un  système 
trop  commode  pour  être  sûr  »,  mais  il  n'y  a  qu'à  comparer  la 
page  466  de  YHistoire  de  ma  vie  citée  plus  haut  (1)  et  la  lettre 
de  Mme  Sand  à  Mlle  de  Rozières  (2),  où  nous  avons  trouvé  les 
passages  : 

...  Si  je  n'étais  témoin  de  ces  engouements  et  de  ces  désengouements 
maladifs  depuis  trois  ans,  je  n'y  comprendrais  rien,  mais  j'y  suis 
malheureusement  trop  habituée  pour  en  douter. 

...  Avec  cette  organisation  désespérante,  on  ne  peut  jamais  rien 
savoir.  Avant-hier,  il  a  passé  la  journée  entière  sans  dire  une  syllabe 
à  qui  que  ce  soit.  Etait-il  malade?  quelqu'un  l'avait-il  fâché?  avais-je 
dit  un  mot  qui  l'eût  troublé?  J'ai  eu  beau  chercher,  moi,  qui  connais 
aussi  bien  que  possible  maintenant  ses  points  vulnérables,  il  m'a  été 
impossible  de  rien  trouver,  et  je  ne  le  saurai  jamais. 

—  avec  ce  que  Lucrezia  dit  des  perpétuels  et  énigmatiques 
changements  d'humeur  de  son  amant  : 

...  Moi,  qui  le  connais,  je  ne  puis  rien  te  dire,  sinon  qu'il  était  gai 
hier  soir,  ce  qui  était  un  signe  certain  qu'il  serait  triste  ce  matin.  [Il 
n'a  jamais  eu  une  heure  d'expansion  dans  sa  vie,  sans  la  racheter  par 
plusieurs  heures  de  réserve  et  de  taciturnité.  H  y  a  certainement  à 
cela  des  causes  morales,  mais  trop  légères  ou  trop  subtiles  pour  être 
appréciables  à  l'œil  nu.  Il  faudrait  un  microscope  pour  lire  dans  une 
âme  où  pénètre  si  peu  de  la  lumière  que  consomment  les  vivants  (3).] 
Je  m'interroge  en  vain,  je  ne  vois  pas  en  quoi  j'ai  pu  conrrister  le  cœur 
de  mon  bien-aimé.  Mais  la  froideur  de  son  regard  me  glace  jusqu'à  la 
moelle  des  os,  et  quand  je  le  vois  ainsi,  il  me  semble  que  je  vais  mourir. 

L'auteur  de  Lucrezia  ajoute  : 

(1)  P.  446. 

(2)  P.  431-32. 

(3)  Les  lignes  entre  crochets  [  ]  sont  celles  que  la  «  grande  dame  »  a  in- 
tercalées dans  le     portrait  de  Chopin  »  cité  plus  haut,  p. 


GEORGE    SAND  527 

Il  (Salvator)  ne  se  rendail  (lune,  pas  bien  compte  de  toul  ce  qu'il 
\  .i\,ii!  de  fort  et  de  faible,  d'immense  et  d'incomplet,  <!•'  terrible  et 
d'exquis,  de  tenace  et  <lc  mobile  dans  cette  organisation  exception- 
nelle. Si,  pour  L'aimer,  il  lui  eût  fallu  le  connaître  à  fond,  il  y  eût  re- 
ooncé  bien  vite,  car  il  Eaul  toute  le  vie  pour  comprendre  de  tek  §tr< 
ci  encore  n  a t ri \r-t -on  qu'à  constater,  à  force  d'examen,  il»'  patience, 
le  mécanisme  <lc  leur  vie  intime;  La  cause  de  leurs  contradictions  nous 
échappe  toujours... 

Ces  derniers  mots  répètent  presque  les  lignes  mêmes  del'flM- 

toirr  de  ma  rie,  par  lesquelles  George  Sand  nie  que  le  prince 
karol  soit  le  portrait  de  Chopin  : 

Chopin  (''tait  un  résumé  de  ces  inconséquences  magnifique-...  1 1  1. 

L'accroissement  graduel  de  ces  changements  d'humeur, 
l'animosité  grandissante  de  Karol  envers  l'entourage,  le  train 
de  vie  de  la  Lucrezia,  enfin  la  source  principale  du  conflit 
entre  les  deux  héros  du  roman,  —  les  enfants,  —  tout  cela  est 
raconté  dans  le  roman  presque  identiquement  que  dans  Y  His- 
toire de  ma  vie  : 

Salvator  Albani  avait  toujours  connu  son  ami  inégal  et  fantasque, 
exigeant  à  l'excès,  ou  désintéressé  à  l'excès  (2).  Mais  les  bons  moments, 
jadis,  avaient  été  les  plus  habituels,  les  plus  durables  ;  et  chaque  jour, 
au  contraire,  depuis  qu'il  était  revenu  à  la  villa  Floriani,  Salvator 
voyait  le  prince  perdre  ses  heures  de  sérénité  et  tomber  dans  une 
habitude  de  maussaderie  étrange  ;  son  caractère  s'aigrissait  sensible- 
ment (3).  D'abord  ce  fut  une  heure  mauvaise  par  semaine,  puis  une 
mauvaise  heure  par  jour  et  enfin  une  bonne  heure  par  semaine.  Elle 
essaya  de  le  distraire,  de  le  faire  voyager,  île  le  quitter  même  pendant 
quelques  moments  de  Vannée...  (4).  Quand  il  était  séparé  de  Lucrezia 
'pendant  quelques  semaines,  dévoré  des  mêmes  inquiétudes,  il  tom- 
bait malade,  parce  quïl  ne  voulait  les  confier  à  personne  et  ne  pou- 


(1)  V.  plus  haut,  p.  513.) 

(2)  Cf.  avec  le  passage  de  YHistoire  cité  plus  haut  (p.  447)  :  «  Il  n'avait  pas 
abjuré  les  aspérités  de  son  caractère  envers  ceux  qui  m'entouraient,  avec 
eux  l'inégalité  de  son  âme  tour  à  tour  généreuse  et  fantasque  se  donnait  car- 
rière, passait  toujours  de  l'engouement  à  l'aversion  et  réciproquement.  » 

(3)  «  A  la  suite  des  dernières  rechutes  de  sa  maladie,  son  esprit  s'était 
assombri  extrêmement...  »  (Histoire  de  ma  vie,  p.  472.) 

(4)  «  J'essayai  de  le  distraire,  de  le  promener.  »  (Ibid.,  p.  471.) 


538  GEORGE    SAND 

^vait  en  faire  retomber  l'amertume  sur  celle  qui  les  causait  innocem- 
ment. Elle  était  forcée  de  le  rappeler.  Il  reprenait  la  santé  et  la  vie 
(1rs  qu'il  pouvait  la  faire  souffrir.  Il  l'aimait  tant,  il  était  si  fidèle,  si 
absorbé,  si  enchaîné,  il  parlait  d'elle  avec  tant  de  respect  que  c'eût 
été  une  gloire  pour  une  femme  vaine...  (1).  Mais  la  Lucrezia  ne  haïs- 
sait personne  assez  pour  lui  désirer  un  bonheur  pareil... 

Son  supplice  fut  lent,  mais  sans  relâche.  11  faut  des  années  pour 
détruire  à  coups  d'épingles  un  être  robuste  au  moral  et  au  physique. 
Elle  s'habituait  à  tout  ;  personne  ne  savait  renoncer  comme  elle  aux 
satisfactions  de  la  vie.  Elle  céda  toujours,  tout  en  ayant  l'air  de  se 
défendre  ;  elle  n'eût  résisté  qu'à  des  caprices  qui  eussent  fait  le  malheur 
de  ses  enfants.  Mais  Karol,  malgré  ce  qu'il  souffrait  de  ce  partage, 
n'essaya  jamais  de  les  éloigner  un  seul  instant  de  leur  mère.  H  employa 
tout  ce  qu'il  possédait  d'empire  sur  lui-même  à  ne  leur  jamais  laisser 
voir  qu'elle  était  sa  victime,  qu'il  s'arrogeait  sur  elle  un  droit  de  pro- 
priété absolue. 

La  comédie  fut  si  bien  jouée  et  Lucrezia  fut  si  calme  et  si  résignée 
que  personne  ne  se  douta  de  son  malheur... 

Les  enfants  de  la  Lucrezia  avaient  commencé  par  ne  pas 
aimer  le  prince,  quoiqu'il  les  admirât.  A  présent,  ces  enfants 
étaient  arrivés  à  l'aimer,  excepté  Celio  qui  était  poli  avec  lui 
et  ne  lui  parlait  jamais.  (Ce  Celio  signait  Celio  Floriani,  du 
nom  de  guerre  de  sa  mère,  soit  dit  par  parenthèse,  il  fut  le 
fondateur  de  la  troupe  improvisée  jouant  la  commedia  delV 
arte  au  château  de  Nohant,  pardon  !...  au  Château  des  Désertes, 
—  une  suite  de  Lucrezia  Floriani.) 

Mais  les  autres  enfants  de  Lucrezia  furent  aussi  une  cause 
constante  de  discorde  entre  leur  mère  et  le  prince  Karol, 
maladivement  jaloux  de  tous  et  de  tout  ce  qui  approchait  de 
la  femme  aimée.  Quoique  Fauteur  de  Y  Histoire  aborde  d'emblée 
la  première  querelle  entre  Chopin  et  Maurice,  arrivée,  dit-elle,' 
«  tout  d'un  coup  et  pour  un  sujet  futile  »,  car  Chopin  a  fut 
souvent  irrité  sans  aucun  motif  et  quelquefois  injustement 
contre  de  bonnes  intentions  »,  elle  constate  en  passant  que  «  le 
mal  s'aggrava  et  s'étendit  à  ses  autres  enfants  ».  Elle  raconte 
enfin  qu'un  jour  Maurice,  lassé  des  coups  d'épingles,  parla  de 

(1)  «  ...  Il  était  avec  moi  le  dévouement,  la  prévenance,  la  grâce,  l'obli- 
geance et  la  déférence  en  personne...  »  (Histoire  de  ma  vie,  p.  469.) 


GEORGE   sani) 

quitter  la  partie.  Alors  elle  dul  intervenir.  Le  poinl  > u i  lequel 
m  Minr  Sand  ni  Lucrezia  ne  pouvaienl  céder  esl  I»-  même  :  le 
bonheur  des  enfants. 
Dana  V Histoire  de  ma  we,  George  Sand  assure  qu'entre  elle 

e1  Chopin  il  n'y  eul  o  ni  ks  mêmes  enivrements  ni  les  mêmes 
souffrances  qu'entre  Lucrezia  e1  le  prince  Kami.  Sur  ce  point 
l'auteur  de  ['Histoire  de  ma  vie  semble  en  contradiction  avec 
l'auteur  du  roman.  Mais  nu  troisième  auteur,  celui  des  Lettres 
médites  à  Mme  Marliani.  répète  carrément  toutes  les  dépositions 
du  second  e1  réfute  cette  assertion  du  //rentier.  Il  existe  une 
lettre  datée  du  2  novembre  1847,  écrite  après  la  rupture  défi* 
nitive  et  que  nous  donnerons  à  sa  place  :  cette  lettre  sert  d'appen- 
dice à  Y  Histoire  de  ma  vie,  en  racontant  ce  qui  ne  s'y  trouve 
pas,  et  relie  les  pages  de  Lucrezia  peignant  ces  «  souffrances  » 
aux  lignes  si  brèves  de  VHistoire.  Voici  ce  que  Mme  Sand  y  dit 
entre  autres  : 

...  Son  caractère  s'aigrissait  de  jour  en  jour,  il  en  était  venu  à  me 
faire  des  algarades  de  dépit,  d'humeur  et  de  jalousie,  en  présence  de 
tous  mes  amis  et  de  mes  enfants  :  Solange  s'en  était  servie  avec  l'as- 
tuce (pu  lui  est  propre.  Maurice  commençait  à  s'en  indigner  contre 
lui.  Connaissant  et  voyant  la  chasteté  de  mes  rapports,  il  voyait  aussi 
que  ce  pauvre  esprit  malade  se  posait  sans  Je  vouloir  et  sans  pouvoir 
s'en  empêcher  peut-être,  en  amant,  en  mari,  en  propriétaire  de  mes 
pensées  et  de  mes  actions.  H  était  sur  le  point  d'éclater  et  de  lui  dire 
en  face  qu'il  me  faisait  jouer  à  quarante-trois  ans  un  rôle  ridicule  et 
qu'il  abusait  de  ma  bonté,  de  ma  patience  et  de  ma  pitié  pour  son  état 
nerveux  et  maladif.  Quelques  mois,  quelques  jours  peut-être  de  plus 
dans  cette  situation  et  une  lutte  impossible,  affreuse  éclatait  entre 
eux... 

...  Je  ne  puis  plus,  je  ne  dois,  ni  ne  veux  retomber  sous  cette  tyran- 
nie occulte  qui  voulait  par  des  coups  d'épingles  continuels  et  souvent 
très  profonds  m'ôter  jusqu'au  droit  de  respirer.  Je  pouvais  faire  tous 
les  sacrifices  incroyables,  jusqu'à  celui  de  ma  dignité,  exclusivement. 
Mais  le  pauvre  enfant  ne  savait  plus  même  garder  ce  décorum  exté- 
rieur dont  il  était  pourtant  l'esclave  dans  ses  principes  et  dans  ses 
habitudes.  Hommes,  femmes,  vieillards,  enfants,  tout  lui  était  un  objet 
d'horreur  et  de  jalousie  furieuse,  insensée  :  s'il  s'était  borné  à  me  le 
montrer  à  moi,  je  l'aurais  supporté,  mais  les  accès  se  produisant  devant 
mes  enfants,  devant  mes  domestiques,  devant  des  hommes  qui,  en 
III.  34 


53°  GEORGE    SAN'D 

voyant  cola,  eussent  pu  perdre  le  respect  auquel  mon  âge  ci  ma  con- 
duite depuis  dix  ans  me  donnent  droit,  je  ne  pouvais  plus  l'en- 
durer... 

Voici  maintenant  comment  ces  mêmes  accès  de  jalousie  à 
propos  de  n'importe  qui  et  de  n'importe  quoi  sont  deuils 
dans  le  roman.  Karol  en  était  arrivé  à  faire  des  scènes  tantôt 
à  propos  d'un  commis  voyageur  manquant  un  peu  de  savoir- 
vivre  et  qui  avait  vendu  à  Lucrezia  un  fusil  de  chasse  'pour  V<m- 
niversaire  de  Celio  et  tantôt  à  propos  de  la  visite  de  Lucrezia 
à  un  vieillard  mourant  qui,  une  vingtaine  d'années  auparavant, 
l'avait  demandée  en  mariage. 

Un  autre  jour  Karol  fut  jaloux  du  curé  qui  venait  faire  une  quête. 
Un  autre  jour  il  fut  jaloux  d'un  mendiant  qu*il  prit  pour  un  galant 
déguisé.  Un  autre  jour  il  fut  jaloux  d'un  domestique  qui,  étant  fort 
gâté,  comme  tous  les  serviteurs  de  la  maison,  répondit  avec  une 
hardiesse  qui  ne  lui  sembla  pas  naturelle.  Et  puis,  ce  fut  un  col- 
porteur, et  puis  un  médecin,  et  puis  un  grand  benêt  de  cousin,  demi- 
bourgeois,  demi-manant,  qui  vint  apporter  du  gibier  à  la  Lucrezia,  et 
que  bien  naturellement  elle  traita  en  bonne  parente,  au  lieu  de 
l'envoyer  à  l'office.  Les  choses  en  arrivèrent  à  ce  point  qu'il  n'était 
plus  permis  à  la  malheureuse  de  remarquer  la  figure  d'un  passant, 
l'adresse  d'un  braconnier,  l'encolure  d'un  cheval,  Karol  était  même 
jaloux  des  enfants.  Que  dis-je  même?  il  faudrait  dire  surtout.  C'était 
bien  là,  en  effet,  les  seuls  rivaux  qu'il  eût,  les  seuls  êtres  auxquels 
Lucrezia  pensât  autant  qu'à  lui...  il  prit  bientôt  les  enfants  en  grippe, 
pour  ne  pas  dire  en  exécration.  H  remarqua  enfin  qu'ils  étaient  gâtés, 
bruyants,  entiers,  fantasques,  et  il  s'imagina  que  tous  les  enfants 
n'étaient  pas  de  même.  Il  s'ennuya  de  les  voir  presque  toujours  entre 
leur  mère  et  lui.  Il  trouvait  qu'elle  leur  cédait  trop,  qu'elle  se  faisait 
leur  esclave.  En  d'autres  moments  aussi  il  se  scandalisa  quand  elle  les 
mettait  en  pénitence... 

L'excès  de  familiarité  de  Lucrezia  envers  les  enfants, 
les  bruyantes  réprimandes  qui  suivaient  parfois  des  caresses 
non  moins  bruyantes,  le  laisser  aller  des  enfants,  leurs  manières 
trop  libres,  le  manque  de  système  dans  leurs  études  et  aussi 
leur  manque  de  tenue  exaspéraient  le  prince  tout  comme  ils 
exaspéraient  Chopin  :  cette  espèce  d'éducation  h  l'avenant,  appli- 
quée à  la  petite  Aurore  Dupin  avait  jadis  horripilé  sa  grand'- 


'.I   ORGE    S  AND  531 

mère,  Marie-Aurore  Dupio  de  Franoueil  (1).  Karol  aurail  voulu 
faire  toul  l'opposé  de  ce  que  faisail  el  sroulail  faire  Floriani  . 
De  même  que  dans  V  Histoire  de  ma  rie,  après  avoir  parlé  de 
ces  changements  d'humeur,  Çeorge  Sand  dous  dit  <  1  ik*  i  rien  ne 
paraissait,  rien  n'a  jamais  paru  de  sa  vie  intérieure  dont  m 
chefs-d'œuvre  d'arl  étaienl  L'expression  mystérieuse  et  vague, 
mais  don!  ses  lèvres  ne  fcrahissaiènl  jamais  la  souffrance  »,  «le 
même  dans  Lucrezia  nous  lisons  : 

Mais  connue  il  était  souverainement  poli  et  réservé,  jamais  per- 
sonne ne  pouvait  seulement  suupennner  06  qui  se  passait  en  lui.  Plus 
il  était  exaspéré,  plus  il  se  montrait  froid,  et  l'on  ne  pouvait  juger  du 
degré  de  s.-i  fureur  qu'à  celui  de  sa  courtoisie  glacée.  C'est  alors  qu'il 
était  véritablement  insupportable,  parce  qu'il  voulait  raisonner  et 
soumettre  la  vie  réelle,  à  laquelle  il  n'avait  jamais  rien  compris,  à  des 
principes  qu'il  ne  pouvait  définir.  Alors  il  trouvait  de  l'esprit,  un  esprit 
faux  et  brillant,  pour  torturer  ceux  qu'il  aimait.  Il  é,tait  persifleur, 
guindé,  précieux,  dégoûté  de  tout.  Il  avait  l'air  de  mordre  tout  dou- 
cement pour  s'amuser  et  la  blessure  qu'il  faisait  pénétrait  jusqu'aux 
entrailles.  Ou  bien,  s'il  n'avait  pas  le  courage  de  contredire  et  de  railler, 
il  se  renfermait  dans  un  silence  dédaigneux,  dans  une  bouderie  na- 
vrante (2).  Tout  lui  paraissait  étranger  et  indifférent.  Il  se  mettait  à 
part  de  toutes  choses,  de  toutes  gens,  de  toute  opinion  et  de  toute 
idée.  Il  ne  comprenait  pas  cela.  Quand  il  avait  dit  cette  réponse  aux 
caressantes  investigations  d'une  causerie  qui  s'efforçait  en  vain  de 
le  distraire,  on  pouvait  être  certain  qu'il  méprisait  profondément 
tout  ce  qu'on  avait  dit  et  tout  ce  qu'on  pouvait  dire... 

Dans  YHistoire  de  ma  vie,  nous  lisons  :  «  Chopin  fâché 
était  effrayant  et  comme  avec  moi  il  se  contenait  toujours,  il 
semblait  près  de  suffoquer  et  de  mourir.  »  De  même  Karol 
n'accable  jamais  son  amie  de  reproches.  Même  en  proie  à  un 
accès  de  jalousie,  il  la  quitte  sur  une  phrase  absolument  polie 
et  glacée.  H  s'enferme  chez  lui.  Elle  force  sa  porte  et  le 
trouve  dans  un  état  indescriptible. 


(1)  Cf.  George  Sand,  sa  vie  et  ses  oeuvres,  t.  Ier,  p.  107,  avec  YHistoire  de 
ma  vie,  t.  III;  p.  252-282-286,  et  la  Lucrezia  Floriani,  chap.  ix  et  xxvin. 

(2)  On  se  rappelle  :  George  Sand  écrivait  à  Mlle  de  Rozières  :  «  Avant- 
hier,  il  a  passé  la  journée  entière  sans  dire  une  syllabe  à  qui  que  ce  soit.  » 


532  GEORGE    SAND 

Karol  était,  assis  sur  le  bord  de  son  lit,  la  figure  tournée  et  enfoncée 
dans  les  coussins  en  lambeaux,  ses  manchettes,  son  mouchoir  avaient 
été  mis  en  pièces  par  ses  ongles  crispés  et  frémissants  comme  ceux 
d'un  tigre  :  sa  figure  était  effrayante  de  pâleur,  ses  yeux  injectés  de 
sang.  Sa  beauté  avait  disparu  comme  par  un  prestige  infernal.  La  souf- 
france extrême  tournait  chez  lui  à  une  rage  d'autant  plus  difficile  à 
contenir  qu'il  ne  se  connaissait  pas  cette  faculté  déplorable  et  que, 
n'ayant  jamais  été  contrarié,  il  ne  savait  point  lutter  contre  lui 
même... 

Enfin,  dans  les  dernières  pages  du  roman,  nous  voyons  reflétés 
cette  même  rupture  morale  et  ce  même  esprit  de  jugement  dont 
les  indices  se  laissent  sentir  dans  la  lettre  de  Chopin  à  ses  parents 
du  11  octobre  1846  (1)  et  dans  plusieurs  autres  lettres  de  la 
même  époque. 

Karol...  trouva  enfin  moyen  de  lutter  contre  les  idées,  les  études  et 
les  opinions  de  la  Floriani.  Il  la  persécutait  poliment  et  gracieusement 
sur  toutes  choses,  il  n'était  de  son  goût  et  de  son  avis  sur  aucune... 
La  pauvre  Floriani  vit  sa  dernière  consolation  empoisonnée,  lorsque 
l'esprit  de  contradiction  et  l'âpreté  d'une  controverse  puérile  et  irri- 
tante la  poursuivirent  jusque  dans  le  sanctuaire  de  sa  vie  le  plus  res- 
pectable et  le  plus  pur...  Elle  avait  tort  de  consentir  à  ce  que  Celio 
fût  comédien,  c'était  un  métier  infâme.  Elle  avait  tort  d'enseigner  le 
chant  à  Béatrice  et  la  peinture  à  Stella  :  des  femmes  ne  doivent  point 
être  trop  artistes.  Elle  avait  tort  de  laisser  le  père  Ménapace  amasser 
de  l'argent  ;  enfin  elle  avait  tort  de  ne  pas  contrarier  la  vocation  et  les 
instincts  de  tous  les  siens,  outre  qu'elle  avait  tort  d'aimer  les  animaux, 
de  faire  cas  des  scabieuses,  de  préférer  le  bleu  au  blanc,  que  sais-je  ! 
elle  avait  toujours  tort... 

L'auteur  de  Lucrezia  et  l'auteur  de  Y  Histoire  arrivent  à  la 
même  conclusion  :  ils  prononcent  l'arrêt  sur  toute  cette  longue 
période  d'années  passées  avec  Chopin  :  rien  n'y  fera  plus,  on 
ne  peut  rien  changer,  tout  est  désormais  inutile,  irréparable. 
Il  n'y  a  plus  d'espoir,  plus  d'illusion,  plus  de  rêves  de  bonheur. 

Elle  essaya  de  tout,  de  la  douceur,  de  l'emportement,  des  prières, 
du  silence,  des  reproches.  Tout  échoua.  Si  elle  était  calme  et  gaie  en 
apparence,  pour  empêcher  les  autres  de  voir  clair  dans  son  malheur, 

(1)  Nous  la  citons  plus  loin. 


GBORGE    SAN!)  533 

le  prince  n<'  comprenant  rien  a  cette  lune  de  volonté  qui  n'était  pu  en 
lui,  s'irritait  de  la  trouver  vaillante  el  généreuse.  Il  haïssait  alors  en 
elle  ce  qu'il  appelait  dans  -a  pensée  un  fond  d'insouciance  bohémienne, 
une  certaine  dureté  d'organisation  populaire.  Loin  de  -alarmer  du 
mal  qu'il  lui  taisait,  il  se  disait  qu'elle  ne  sentait  rien,  qu'elle  avait, 
par  bonté,  certains  moments  de  Bollicitude,  mais  qu'en  général,  rien  ce 
pouvait  entamer  une  nature  si  résistante,  si  robuste  el  si  facile  à  dis- 
traire et  à  consoler.  On  eûl  dit  qu'alors  il  était  jaloux  même  de  la  Banté, 
si  forte  en  apparence,  de  sa  maîtresse  et  qu'il  reprochait  à  Dieu  le 

calme  dont  il  l'avait  douée.  Si  elle  respirait  une  Heur,  si  elle  ramassait, 
un  caillou,  si  elle  prenait  mi  papillon  /»"//•  lu  collection  <i<  Celio  (1), 
si  elle  apprenait  une  faille  à  Béatrice,  si  elle  caressait  le  chien,  si  elle 
cueillait  un  fruit  pour  le  petit  Salvator  :  «Quelle  nature  étonnante!... 
se  disait-il  tout  lias,  tout  lui  plaît,  tout  l'amuse,  tout  l'enivre.  Elle 
trouve  de  la  beauté,  du  parfum,  de  la  grâce,  de  l'utilité,  du  plaisir 
dans  les  moindres  détails  de  la  création.  Elle  admire  tout,  elle  aime 
tout  !  Donc,  elle  ne  m'aime  pas,  moi,  qui  ne  vois,  qui  n'admire,  qui 
ne  chéris,  qui  ne  comprends  qu'elle  au  monde  !  Un  abîme  nous  sépare.  » 
C'était  vrai,  au  fond  :  une  nature  riche  par  exubérance  et  une  nature 
riche  par  exclusivité  ne  peuvent  se  fondre  l'une  dans  l'autre.  L'une 
des  deux  doit  dévorer  l'autre  et  n'en  laisser  que  des  cendres.  C'est  ce 
qui  arriva... 

Oui,  c'est  ce  qui  arriva,  seulement,  ce  ne  fut  pas  Lucrezia  qui 
fut  la  victime. 

Dans  le  roman,  Lucrezia  meurt  subitement,  ne  pouvant  sup- 
porter plus  longtemps  une  existence  remplie  de  mesquines  dis- 
cordes, de  méfiance,  de  soupçons,  de  «  coups  d'épingles  »,  de  récri- 
minations continuelles  ;  elle  meurt  torturée  par  cette  éternelle 
impossibilité  de  se  pénétrer  mutuellement.  «  Cette  simple,  brave 
et  forte  nature  ne  pouvait  qu'aimer  ou  mourir,  elle  mourut  quand 
elle  n'aima  plus  Karol.  » 

Un  beau  jour  la  Floriani  eut  quarante  ans...  Elle  se  sentit  tout  à 
coup  lasse  d'arriver  aux  souffrances  et  aux  infirmités  d'une  vieillesse 
prématurée  sans  en  recueillir  les  fruits,  sans  inspirer  de  confiance 
à  son  amant,  sans  avoir  conquis  son  estime,  sans  avoir  cessé  d'être 
aimée  de  lui  comme  une  maîtresse  et  non  comme  une  amie.  Elle 

(1)  On  sait  que  Celio  publia  quelque  quinze  ans  plus  tard  un  ouvrage 
sur  l'entomologie,  dont  il  avait  toujours  été  passionné  et  que  sa  mère  écrivit 
une  préface  à  ce  livre  sur  les  papillons. 


534  GEORGE    SAN'D 

soupira  on  se  disant  qu'elle  avait  travaillé  en  vain  dans  sa  jeunesse 
pour  inspirer  l'amour  et  dans  l'âge  mûr  pour  inspirer  le  respect  Elle 
sentait  pourtant  qu'à  ces  différents  âges  elle  avait  mérité  ce  qu'elle 
cherchait... 

Il  est  impossible  de  dire  si,  à  ce  moment  de  sa  vie. 
Mme  Sand  n'aimait  plus  d'amour.  D'après  certaines  lettres 
(surtout  d'après  celles  du  printemps  de  1847,  écrites  après  sa  rup- 
ture avec  Chopin,  au  moment  où  le  sachant  malade,  elle  était 
dévorée  d'inquiétude,  de  tristesse,  désespérée  à  l'idée  d'avoir  à 
tout  jamais  perdu  son  amitié),  l'amour  subsistait  encore.  Ce- 
pendant durant  l'été  de  1846,  Mme  Sand  avait  déjà  senti  qu'elle 
n'avait  plus  rien  à  attendre  du  bonheur,  que  ce  bonheur  n'exis- 
tait plus.  Mme  Sand  arriva  à  cette  conclusion  après  cette  «  seule 
et  unique  querelle  »  entre  Maurice  et  Chopin,  dans  laquelle  elle 
dut  intervenir  et  se  prononcer  ouvertement  contre  Chopin. 
Nous  trouvons  dans  YHistoire  de  ma  vie  le  récit  de  cette  heure 
suprême,  où  révoltée  par  des  injustices  sans  nombre,  Mme  Sand 
alla  pleurer  «  dans  le  petit  bois  du  jardin  de  Nohant  »  ;  là,  assise 
sur  une  pierre,  elle  «  épuisa  son  chagrin  dans  des  flots  de  larmes  », 
puis  «  après  deux  heures  d'anéantissement,  passa  deux  autres 
heures  en  méditations  »  ;  elle  jugea  le  passé,  pesa  le  présent, 
supputa  l'avenir  et  prit  une  résolution  inébranlable  :  de  ne  plus 
faire  de  rêve  de  bonheur  personnel,  mais  de  s'abandonner  à  son 
instinct  de  tendresse  en  se  dévouant  au  bonheur  des  autres.  Or, 
ce  que  l'auteur  de  YHistoire  semble  avoir  si  parfaitement  oublié 
au  moment  où  il  affirmait  qu'il  n'y  avait  eu  entre  elle  et  Cho- 
pin «  ni  ces  enivrements,  ni  ces  souffrances  »,  et  ce  que  ceux 
qui  ont  cru  et  affirmé  que  la  rupture  n'eut  lieu  qu'en  1847 
n'ont  pas  remarqué  non  plus,  c'est  que  le  chapitre  xxix  de 
la  Lucrezia  Floriani  n'est  rien  qu'une  paraphrase  développée 
de  ce  troisième  passage  de  YHistoire  de  ma  vie  (pp.  462-64). 
Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  placer  les  deux  textes  en  regard 
pour  mieux  faire  voir  leur  identité  presque  absolue. 

Cela  se  passe  au  moment  où  la  Floriani  eut  quarante  ans,  et 
où  Mme  Sand  avait,  comme  elle  dit,  environ  quarante  ans.  ou 
plutôt,  pour  parler  exactement,  quarante-deux  ans  : 


< .  i  (  IRGE    S  » 


535 


Km  face  de  la  villa  il  y  avail  un  petil  boiv  d'oliviers  qui  rappe 
Lait  à  la  Floriani  des  souvenirs  d'amour  et  de  jeum  '  là  qu'elle 

avait,  quinze  ans  auparavant,  donné  il,  fréquente  rende  von  à  on 
premier  amant.  C'esl  là  qu'elle  lui  avait  «lit  pour  la  première  fois 
qu'elle  L'aimait,  c'est  là  qu'elle  avait  plus  tard  concerté  avec  lu\ 
fuite..,  (1).  Depuis  son  retour  an  paya,  elle  n'avail  pas  voulu  retour- 
ner diins  ce  bosquet  que  smi  premier  amanl  avail  nommé,  dans  son 
jeune  enthousiasme,  le  bois  sacré.  On  le  voyait  des  fenêtres  de  la 
villa  (2).  Elle  s'enfonça  dans  L'épaisseur  mystérieuse  du  bois. 

Elle  chercha  bien  Longtemps  nn  gros  arbre  sous  Lequel  son  amant 
avail  coutume  de  L'attendre  e1  qui  portait  encore  ses  initiales,  creu- 
ser- par  lui  avec  un  couteau.  Ces  caractères  étaient  désormais  bien 
difficiles  à  reconnaître,  elle  les  devina  plutôt  qu'elle  ne  les  vit.  Enfin 
elle  s'assit  sur  L'herbe,  au  pied  de  cet  arbre,  et  se  plongea  dan-  -< 
réflexions. 

Mlle  repassa  dans  sa  mémoire  les  détails  et  l'ensemble  de  sa 
première  passion  et  les  compara  avec  ceux  de  la  dernière,  non 
pour  établir  un  parallèle  entre  deux  hommes  qu'elle  ne  songea  pas  à 
juger  froidement,  mais  pour  interroger  son  propre  cœur  sur  ce  qu'il 
pouvait  encore  ressentir  de  passion  et  supporter  de  souffrances. 
insensiblement,  elle  se  représenta  avec  suite  et  lucidité  toute  l'his- 
toire de  sa  vie,  tous  ses  essais  de  dévouement,  tous  ses  rêves  de 
bonheur,  toutes  ses  déceptions  et  toutes  ses  amertumes.  Elle  fut 
effrayée  du  récit  qu'elle  se  faisait  de  sa  propre  existence,  et  se 
demanda  si  c'était  bien  elle  qui  avait  pu  se  tromper  tant  de  fois 
et  sans  s'apercevoir  sans  mourir  ou  sans  devenir  folle.  Il  n'était 
peut-être  pas  arrivé  à  la  Floriani  de  s'examiner  et  de  se  définir 
trois  fois  en  sa  vie. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'elle  ne  l'avait  encore  jamais 
fait  aussi  complètement  et  avec  une  si  entière  certitude.  Ce  fut 
aussi  la  dernière  fois  qu'elle  le  fit,  tout  le  reste  de  sa  vie  étant  la 
conséquence  prévue  et  acceptée  de  ce  qu'elle  put  constater  en  ce 
moment  solennel. 

Suis-je  encore  capable  d'aimer?  Oui,  plus  que  jamais,  puisque 
c'est  l'essence  de  ma  vie  et  que  je  me  sens  vivre  avec  intensité  par 
la  douleur  ;  si  je  ne  pouvais  plus  aimer,  je  ne  pourrais  plus  souf- 
frir. Je   souffre,  donc   j'aime  et  j'existe.  Alors,  à  quoi    faut-il   re- 

(1)  Nous  nous  permettons  de  rappeler  au  souvenu.-  du  lecteur  que  c'est 
dans  ce  petit  bois  qu'Aurore  Dudevant  et  Jules  Sandeau,  son  «  premier  amant 
se  voyaient  clandestinement,  et  c'est  là  qu'Aurore  Dudevant  avait  con- 
certé avec  Sandeau  «  sa  fuite  »  de  la  maison  conjugale  en  1831,  donc  juste 
«  quinze  ans  »  avant  1846.  (Cf.  George  Sand,  sa  vie  et  ses  œuvres,  1. 1,  p.  315-316.  ) 

(2)  Ce  détail  est  encore  absolument  exact. 


536  GEORGE    SAM) 

noncer?  A  l'espérance  du  bonheur?  Sans  doute;  il  me  semble  que 
je  ne  peux  plus  espérer:  et  pourtant  l'espérance,  c'est  le  désir,  et 
ne  pas  désirer  le  bonheur,  c'est  contraire  aux  instincts  et  aux 
droits  de  l'humanité.  La  raison  ne  peut  rien  prescrire  qui  soit  en 
dehors  des  lois  de  la  nature...  Mon  bonheur,  je  ne  le  puiserai 
plus  dans  les  satisfactions  qui  eurent  mon  moi  pour  objet.  Est- 
ce  que  j'aime  mes  enfants  à  cause  du  plaisir  que  j'ai  à  les  voir 
et  à  les  caresser?  Est-ce  que  mon  amour  pour  eux  diminue  quand 
ils  me  font  souffrir?  Cest  quand  je  les  vois  heureux  que  je  le 
suis  moi-même.  Non,  vraiment,  à  un  certain  âge,  il  n'y  a  plus  de 
bonheur  que  celui  qu'on  donne.  En  chercher  un  autre  est  insensé... 
J'essayerai  donc  plus  que  jamais  de  rendre  heureux  ceux  que  j'aime 
sans  m'inquiéter,  sans  seulement  m'occuper  de  ce  qu'ils  me  feront 
souffrir.  Par  cette  résolution,  j'obéirai  au  besoin  d'aimer,  que 
j'éprouve  encore,  et  aux  instincts  de  bonheur  que  je  puis  satisfaire. 
Je  ne  demanderai  plus  l'idéal  sur  la  terre,  la  confiance  et  l'enthou- 
siasme à  l'amour,  la  justice  et  la  raison  à  la  nature  humaine.  .J'ac- 
cepterai les  erreurs  et  les  fautes,  non  plus  avec  l'espoir  de  les  corriger 
et  de  jouir  de  ma  conquête,  mais  avec  le  désir  de  les  atténuer  et 
de  compenser,  par  ma  tendresse,  le  mal  qu'elles  font  à  ceux  qui  s'y 
abandonnent.  Ce  sera  la  conclusion  logique  de  toute  ma  vie.  J'aurai 
enfin  dégagé  cette  solution  bien  nette  des  usages  où  je  la  cherchais... 

Alors  la  Floriani  fut  saisie  d'une  immense  douleur  en  disant  un 
éternel  adieu  à  ses  chères  illusions.  Elle  se  roula  par  terre,  noyée 
de  larmes.  Elle  exhala  les  sanglots  qui  se  pressaient  dans  sa 
poitrine  en  cris  étouffés.  Elle  voulut  donner  cours  à  une  faiblesse 
qu'elle  sentait  devoir  être  la  dernière,  et  à  des  pleurs  qui  ne  devaient 
plus  couler. 

Quand  elle  fut  apaisée  par  une  fatigue  accablante,  elle  dit 
adieu  au  vieil  olivier,  témoin  de  ses  premières  joies  et  de  ses  derniers 
combats.  Elle  sortit  du  bois  et  elle  n'y  revint  jamais  :  mais  elle 
souhaita  toujours  d'exhaler  son  dernier  soupir  sous  cet  ombrage 
tutélaire,  et  chaque  fois  qu'elle  se  sentait  faiblir,  des  fenêtres 
de  sa  villa  elle  regarda  le  bois  sacré,  songeant  au  calice  d'amer- 
tume quelle  y  avait  épuisé  et  cherchant  dans  le  souvenir  de  cette 
dernière  crise  un  instinct  de  force  pour  se  défendre  et  de  l'espé- 
rance  et   du   désespoir. 

c'est  avec  intention  que  nous  avons  pas  à  pas  suivi  L'auteur 
du  roman  dans  son  analyse  du  caractère  de  Karol  et  du  tra- 
gique conflit  psychologique  entre  lui  et  Lucrezia.  Nous  n'avons 
omis  aucun  trait  de  cette  nature  complexe.  En  procédant  ainsi. 


GEORGE   sa  ND  537 

et  m-  g  jugeant  pas  par  quelques  traits  de  ressemblance  .  nous 
croyons  avoir  prouvé  que  ceux  qui  reconnaissent  Chopin  dans 
Karol  ne  se  «  fourvoient  point,  et  « j u«*  l'auteur  Lui-même  Bavait 
parfaitement  qui  il  peignait,  quoiqu'il  le  niât  catégoriquement 
plus  tard. 

L'été  de  L846  fui  donc  un  moment  décisif  dans  ce  drame  in- 
time. 

Notons  que  dans  La  Correspondance  imprimée  de  George  Sand, 
on  ne  trouve  de  mai  à  septembre  L846,  qu'une  seule  Lettre, 
à  Mme  IMarliani,  et  aucune  lettre  de  septembre  L846  jusqu'au 
6  mai  1847.  Le  biographe  doit  donc  s'appuyer  exclusivement  sur 
des  documents  inédits  ou  imprimés  ailleurs.  Heureusement 
ils  sont  assez  nombreux  et  plus  qu'intéressants.  Avant  de  les 
aborder,  arrêtons-nous  sur  quelques  incidents  de  cet  automne. 

Dès  son  enfance  et  pendant  toute  sa  vie  Solange  se  laissait 
souvent  aller  à  des  accès  de  spleen,  d'ennui,  de  caprices  envers 
tout  ce  qui  L'entourait.  Elle  eut  un  de  ces  accès  vers  la  fin  de 
l'été  de  1846.  Bien  que  les  invités  fussent  nombreux,  elle  s'en- 
nuyait à  Nohant,  elle  devint  capricieuse,  tracassière,  elle  avait 
mal  aux  nerfs,  elle  perdit  l'appétit  et  le  sommeil,  elle  était  fati- 
guée sans  aucune  raison  ;  bref,  elle  souffrit  de  chlorose  et  tomba 
malade.  Mme  Sand  s'alarma,  consulta  les  médecins.  On  prescrivit 
le  grand  air,  des  promenades  point  fatigantes,  des  excursions,  la 
distraction  ;  on  conseilla  de  ne  revenir  à  Paris  que  le  plus  tard 
possible. 

En  voyant  Solange  toujours  maussade  ou  nerveuse,  les  amis 
de  Mme  Sand  lui  conseillèrent  de  la  marier  et  discutèrent  avec 
elle  les  mérites  de  plusieurs  prétendants.  Une  lettre  de  de  Latouche 
retrouvée  dans  les  papiers  de  Mme  Sand  nous  prouve  que  ce 
vieil  ami  était  au  courant  de  son  projet  de  marier  Solange  avec 
Louis  Blanc  (1)  : 

Il  a  une  âme  noble  et  un  beau  talent.  De  combien  d'hommes  en 
pourrait-on  dire  autant  dans  le  monde?  Mais  je  lui  crois  peu  de  facultés 

(1)  Nous  avons  retrouvé  les  traces  de  ce  projet  dans  plusieurs  autres 
lettres  inédites  :  nous  tenons  en  outre  des  détails  fort  intéressants  sur  cet 
épisode  de  la  bouche  de  Mme  Maurice  Sand. 


538  GEORGE    SAND 

aimantes,  et  dans  la  carrière  d'ambition  qu'il  suivra  constamment, 
ardemment,  quelquefois  imprudemment,  verrai-je  des  conditions 
toutes  rassurantes  pour  le  bonheur  de  notre  princesse?  il  sera  toute 

sa  vie  estimable  et  digne,  mais  préoccupé  de  parvenir  bien  plus  que  de 
faire  des  heureux  et  de  l'être  lui-même.  Esprit  du  dehors,  amoureux 
d'éclat,  plutôt  que  résigné  à  se  vouer  aux  intérêts  de  la  famille,  je 
lui  crois  l'esprit  plus  riche  que  le  cœur;  mais  je  n'entends  parler  que 
de  l'avenir  de  ses  affections,  car  il  a  été  admirable  de  dévouement 
pour  son  père  et  son  frère.  Il  n'a  point  subi  quelques  faiblesses  qui 
honorent.  Il  n'a  jamais  été  dupé  de  sa  vie  :  est-il  destiné  à  être  auprès 
d'une  femme  bien  sensible  aux  exceptions  de  la  vertu?  Il  est  à  cent 
mille  lieues  de  penser  à  rien  qui  ressemble  à  la  stabilité  dans  un  avenir. 
S'il  est  un  être  qui  lui  inspire  de  l'enthousiasme,  c'est  vous.  Et  vous 
n'avez  point  à  rougir  de  cet  hommage.  La  femme  est  là  pour  un  tiers, 
le  reste  s'adresse  à  un  talent  hors  de  ligne.  Je  sais  qui  l'a  élevé,  je  Bais 
à  quelle  digne  école  il  a  puisé  le  culte  du  bien  et  de  la  probité  exclu- 
sive. S'il  aime,  et  s'il  est  jamais  aimé,  vous  ne  ferez  pas  un  meilleur 
choix,  mais  ces  conditions  il  faut  les  attendre  et  en  les  attendant 
nous  causerons  beaucoup  de  ce  qui  vous  intéresse.  A  bientôt. 

Votre  vieux  ami. 


Mais  bientôt  ce  projet  fut  abandonné  et  un  autre  prétendant 
à  la  main  de  la  belle  femme,  c'est  ainsi  que  Mme  Viardot  appe- 
lait alors  Solange  (1),  apparut  en  scène.  C'était  Victor  de  Laprade. 
jeune  poète  que  Pierre  Leroux  avait,  dès  1841,  recommandé  à 
George  Sand;  il  s'était  lié  avec  tous  les  Sand,  lors  de  son 
séjour  à  Xohant  en  1846.  Mais  la  famille  très  catholique  de  ce 
jeune  homme  semble  avoir,  dès  le  début,  envisagé  d'un  œil 
malveillant  les  rapports  de  Victor  avec  l'écrivain  libre  penseur 
et  la  possibilité  de  s'apparenter  à  une  famille  si  étrangement 
constituée  aux  yeux  de  la  société  bourgeoise.  Nous  supposons 
que  la  venue  de  Victor  de  Laprade  à  Nphant,  en  qualité  de 

(1)  C'est  ainsi  que  dans  sa  lettre  datée  de  Berlin,  du  27  février  1847, 
elle  dit  à  Mme  Sand  qu'elle  espère  la  revoir  à  Paris  «  après  la  noce  de  la 
belle  femme  »,  et  dans  sa  lettre  datée  de  Fratufort-sur-le-Mein,d\i  20  juin  1847, 
elle  écrit  à  George  Sand  :  «  ...  L'histoire  du  mariage  de  la  belle  femme  m'a 
été  racontée  en  gros  à  Dresde  par  Mme  Czosnowska,  dame  polonaise  qui 
s'est  trouvée  à  Noharit  au  début  du  roman.  Son  récit  coïncide  avec  le  vôtre. 
Elle  nva  tout  appris,  excepté  le  nom  du  second  prétendant...  »  (Ce  fut  le 
quatrième.)  Nous  reviendrons  encore  à  cette  lettre  de  la  grande  artiste. 


fiancé  présomptif,  Buivanl  de  près  la  querelle  entre  Chopin  el 
Maurice,  décida  Mme  Sand  .ï  y  rester  avec  sa  famille,  en  laissanl 
partir  Chopin  seul  pour  Paris;on  montrail  ainsi  qu'il  ue  pas- 
s;iii  l'été  ;ni  château  que  comme  un  simple  .-uni  de  la  maison. 
Toutes  les  familles  tiennenl  ans  apparences  d'une  irréprochable 

collection  ;m  llioiiieut  (le  marier  leurs  filles.  Que  Mme  Sand  se  soit 
soumise  à,  ces  traditions,  cela  nous  étonne  certes,  mais  Ce  qui  nous 
étonne  bien  plus,  c*est  qu'après  avoir  souffert  cruellement  d'avoir 
contracté  un  mariage  non  d'amour,  mais  de  raison*  poussée  par 
des  considérations  pratiques  et  prosaïques  de  son  entourage,  vou- 
lant lui  «  faire  faire  un  bon  parti  »,  George  Sand,  l'apôtre  de 
l'amour  et  du  mariage  idéal,  ait  agi,  en  cette  occurrence,  comme 
la  pins  ordinaire  de  ces  ((mamans»  bourgeoises  qui  veulent  faire 
un  «  sort  »  à  leur  progéniture.  Bref,  on  fit  cas  de  Victor  de  La- 
prade,  mais  les  fiançailles  n'eurent  pas  lieu  :  la  famille  s'empressa 
de  rappeler  le  jeune  homme  à  Lyon. 

Alors  apparut  un  troisième  prétendant.  Cette  fois,  ce  fut  un 
hobereau  berrichon,  ayant  quartiers  et  blason,  M.  Fernand  des 
Préaulx.  Non  seulement  Solange  accepta  ses  prévenances  avec 
bonne  grâce,  mais  elle  fit  montre  de  sentiments  bien  plus 
tendres. 

Ayant  exposé  ces  faits,  citons  à  présent  les  lettres  inédites  de 
ces  été,  automne  et  hiver  1846,  que  nous  avons  mentionnées  : 

A  madame  Louise  Jedrzeiewicz. 

Nohant,  1846  (probablement  juillet). 
Chère  bonne  amie, 

Nous  attendons  et  nous  espérons  que  Laure  (1)  viendra  passer  quel- 
ques jours  avec  nous.  J'en  suis  heureuse  pour  Frédéric,  qui  a  tant 
d'amitié  pour  elle  et  qui  parlera  tant  de  vous  !  Le  temps  est  superbe, 
la  campagne  magnifique  et  notre  cher  enfant  va  se  porter,  j'espère, 
aussi  bien  que  les  miens  sous  l'influence  de  la  vie  paisible  et  du  beau 
soleil.  Nous  pensons  à  vous  à  chaque  pas  que  nous  faisons  dans  toutes 

(1)  V.  plus  haut,  p.  501  et  538. 


540  GEORGE    SAXD 

les  allées,  dans  tous  les  chemins  où  vous  avez  posé  1<'  pied.  Nous  vous 
aimons  autant  que  vous  l'aimez.  Dites  à  votre  mère  tous  mes  respecta  e1 
toute-;  mes  tendresses.  Je  suis  à  vous  et  avec  vous  de  cœur  et  d'âme  (1). 


A  lu  même. 

(hère  bonne  Louise, 

Aimez-moi  toujours  et  moi  je  vous  chéris  de  toute  mon  âme,  comme 
toujours.  J'ai  eu  bien  du  bonheur  à  parler  de  vous  avec  Mme  Laure. 
Elle  vous  adore,  elle  a  bien  raison.  Frédéric  est  assez  bien  portant, 
ma  fille  assez  souffrante.  Soyez  heureuse  et  bénie  entre  toutes,  ainsi 
que  vos  chers  enfants,  votre  bonne  mère,  votre  mari  et  tout  ce  qui 
nous  touche.  C'est  le  vœu  de  mon  cœur  (2). 

.4  lu    même. 

Chère  bonne  amie, 

Je  vous  aime,  c'est  mon  refrain  éternel  et  je  n'en  connais  pas  d'autre 
avec  vous.  Aimez-moi  aussi.  Soyez  heureuse.  Elevez  vos  chers  enfants 
avec  votre  âme,  ils  seront  parfaits.  Pensez  à  votre  bon  Fritz.  Vous 
n'y  penserez  jamais  plus  qu'il  ne  pense  à  vous.  Il  ^e  porte  bien.  Il  a 
encore  passé  cet  été  sans  être  alité  un  seul  jour.  Ma  fille  a  été  fort  souf- 
frante des  pâles  couleurs,  la  voilà  guérie  et  triomphante.  Mon  fils 
vous  baise  les  mains.  Nous  vous  aimons  tous,  mais  moi,  je  vous  adore. 

Bon,  bon  bonjour  à  Kalasant  (3). 

Et  Chopin  écrit  à  ses  parents,  le  11  octobre  1846  : 

...  Ici  l'été  a  été  si  beau  qu'on  ne  se  souvient  pas  d'en  avoir  eu  un 
pareil  et  quoi  qu'il  ne  soit  pas  très  fructueux,  et  que  dans  beaucoup  de 
contrées  on  craigne  l'hiver,  ici  on  ne  se  plaint  pas  car  la  vendange  est 
admirable... 

Sol,  qui  a  été  fortement  indisposée,  est  tout  à  fait  bien  portante, 
et  (pii  sait  si,  dans  quelques  mois,  je  ne  vous  écrirai  pas  qu'elle  épouse 
le  jeune  et  beau  garçon  dont  je  vous  ai  parlé  dans  ma  dernière  lettre  ! 
Tout  l'été  s'est  passé  en  différentes  promenades  et  excursions  dans 

(1  )  Pamiatki  po  Chopinie,  p.  220,  n°  7. 

(2)  Pamiatki,  p.  221,  n°8.  Mme  Sand  parle  aussi  du  séjour  de  la  comtesse 
Czosnowska  à  Xohant  dans  plusieurs  lettres  inédites  d'août  1846  à  Mlle  de 
Rozières. 

(3)  Ihul,  p.  215-216,  n°  3, 


GEORGE    S  A  N  D 

les  contrées  inconnues  de  1b  Vallée  Noire.  Je  n  étala  jaraai  de  la 
partie,  parce  fin»1  ces  choses  me  fatiguenl  plus  quelles  ne  raient. 
Quand  j<'  suis  fatigué,  je  ne  Buis  pas  gai,  cela  déteinl  sur  l'humeur  de 
chaoun  e1  les  jeunes  n'onl  aucun  plaisir  avec  moi.  Je  ne  Buis  non  plu- 

allé  à  Taris,  com je  croyais  le  faire,  mais  j'ai  eu  une  trèfl  bonne 

occasion  et  très  sûre  pour  envoyer  mes  manuscrits  de  musique;  j'en 
ai  profité  el  n'ai  plus  besoin  de  me  déranger  (1).  1  >ans  un  mois  je  pense 
être  de  retour  au  Bquare,  où  j'espère  trouver  encore  Nowak  owski  ; 
je  sais  par  Mlle  de  Rozières  qu'il  a  déposé  sa  carte  chez  moi  (2).  Je 
voudrais  bien  le  voir;  malheureusement,  ici,  on  m-  l>  mit  pus.  11  va 
me  rappeler  bien  <lcs  choses.  Avec  lui  au  moins  je  parle  notre  langue, 
car  ici  je  n'ai  plus  Jean,  et  depuis  le  départ  de  Laure,  je  n'ai  pas  dit 
un  mol  de  polonais.  Je  vous  ai  parlé  aussi  de  Laure.  Quoi  qu'on  lui 
nii  témoigné  de  Vaffiabilité,  on  n'a  pas  gardé  d'elle  un  bon  souvenir. 
Elle  n'a  pas  plu  à  la  cousi/ne  et  par  conséquent  au  fils;  de  là  des  plai- 
santeries, (Pou  on  passe  aux  grossirrcfi's  ci  v<»inn<>  cela  ne  m<  plaisait 
pas,  il  n'est  plus  question  d'elle  du  tout.  Il  faut  avoir  une  bonne  âme 
comme  Louise  pour  avoir  laissé  ici  un  hou  souvenir  à  chacun.  Mon 
hôtesse  m'a  dit  souvent  devant  Laure  :  o  Votre  sœur  vaut  cent  fois 
mieux  que  vous.  »  A  quoi  je  répondais  :  «  Je  crois  bien...  » 

...  Le  soleil  aujourd'hui  est  admirable  :  on  est  allé  à  la  promenade 
en  voiture  :  je  n'ai  pas  voulu  accompagner,  et  je  profite  de  ce  moment 
pour  être  avec  vous.  Le  petit  chien  «  Marquis  »  me  tient  compagnie,  il 
est  couché  sur  le  sofa...  Je  voudrais  remplir  ma  lettre  des  meilleures 
nouvelles,  mais  je  ne  sais  rien,  sinon  que  je  vous  aime  et  encore  que 
je  vous  aime.  Je  joue  un  peu,  j'écris  un  peu  aussi. 

De  ma  sonate  avec  violoncelle  je  suis  parfois  content,  parfois  mé- 
content ;  je  la  jette  dans  un  coin,  puis  je  la  reprends.  J'ai  trois  mazurkas 
nouvelles  :  je  ne  crois  pas  qu'elles  puissent  être  comparées  aux  an- 
ciennes... mais  il  faut  du  temps  pour  bien  juger.  Quand  on  les  compose, 
il  semble  que  ce  soit  bien  ;  s'il  en  était  autrement,  on  n'écrirait  jamais. 
Plus  tard  vient  la  réflexion  et  on  rejette  ou  on  accepte.  Le  temps  est 
le  meilleur  juge,  et  la  patience  le  meilleur  maître... 

Je  ne  me  porte  pas  mal,  parce  qu'il  fait  beau.  L'hiver  ne  s'annonce 
pas  mauvais,  et,  en  se  soignant  quelque  peu,  il  passera  comme  le  pré- 
cédent et,  grâce  à  Dieu,  pas  plus  mal.  Combien  de  personnes  vont 
plus  mal  que  moi!  Il  est  vrai  que  beaucoup  vont  mieux,  mais  à  celles- 
là  je  ne  pense  pas. 


(1)  Dans  sa  lettre  inédite  à  Poney  du  21  août  Mme  Sand  écrit  que  «  Chopin 
compose  des  chefs-d'œuvre,  tout  en  niant  qu'ils  le  sont...  ». 

(2)  Joseph  Novakowski,  compositeur  et  pianiste  polonais,  passa  à  Paris 
l'hiver  de  1846-47. 


542  GEORGE    SAND 

J'ai  écril  à  Mlle  de  Rozières  qu'elle  Casse  poser  par  mon  tapissier 
les  tapis,  les  rideaux  et  les  portières.  Bientôt  il  faudra  penser  à  mon 
moulin,  c'est-à-dire  aux  leçons.  Probablement  je  partirai  d'ici  avec 
Arago  et  je  laisserai  pour  un  certain  temps  encore  mon  hôtesse  à  la 
maison;  son  fils  et  sa  fille  ne  sont  pas  pressés  de  rentrer  en  ville.  Il 
a  été  question  cette  année  d'aller  passer  l'hiver  en  Italie,  mais  la  jeu- 
nesse préfère  la  campagne.  Malgré  cela,  au  printemps,  si  Sol  ou  Mau- 
rice se  marient  (les  deux  affaires  sont  sur  le  métier),  ils  changeronl 
probablement  d'avis.  Entre  nous,  je  crois  que  cela  finira  par  là  cette 
année.  Le  garçon  a  vingt-quatre  ans  et  la  jeune  fille  dix-huit.  Mais 
que  tout  ceci  reste  encore  entre  nous. 

Cinq  heures  !  et  il  fait  déjà  si  sombre  que  je  n'y  vois  presque  plus. 
Je  termine  cette  lettre.  Dans  un  mois,  quand  je  serai  à  Paris,  je  vous 
en  écrirai  davantage... 


Nous  avons  omis  dans  cette  lettre  les  passages  où  Chopin  fait 
part  à  ses  parents  de  toutes  les  nouvelles  scientifiques,  artis- 
tiques et  mondaines  du  moment.  Eh  bien,  c'est  justement  par  ces 
nombreuses  nouvelles  indifférentes  et  par  des  récits  de  choses 
qui  n'avaient  aucune  importance  pour  lui  que  Chopin  voulait 
masquer  ce  qui  le  préoccupait  véritablement  et  ce  qui  se  laisse 
pourtant  si  bien  lire  dans  les  passages  que  nous  avons  copiés. 
Tout  y  arrête  notre  attention  :  le  blâme  évident  de  tout  le  train 
de  Nohant,  qui  ne  se  laissait  jamais  voir  auparavant  dans  les 
lettres  de  Chopin  à  sa  famille,  l'inimitié  marquée  pour  Maurice 
et  pour  cette  «  cousine  »,  le  désir  de  cacher  sous  un  babillage 
sans  importance  sa  vraie  tristesse  actuelle,  l'attente  de  «  chan- 
gements »  à  l'occasion  des  mariages  des  enfants  de  Mme  Sand, 
l'éloignement  conscient  et  voulu  de  Chopin  de  la  bruyante  jeu- 
nesse, —  il  semble  qu'il  y  avait  des  choses  ou  des  gens  qui  lui 
déplaisaient,  —  la  morne  solitude  en  compagnie  du  petit  Mar- 
quis, la  critique  sévère  de  ses  oeuvres,  le  mécontentement  de  soi- 
même,  rendant  le  travail  lent,  et  enfin  le  ton  général  de  tristesse  et 
d'abattement  jamais  sensible  auparavant. 

Il  n'y  a  pas  à  en  douter,  cette  lettre  fut  écrite  après  l'événe- 
ment qui  se  passa  cet  été,  la  rupture  morale  avec  George  Sand 
déjà  consommée,  et  lorsqu'il  n'existait  entre  eux  que  de  bons 
rapports  d'habitude,  amicaux,  mais  tout  extérieurs.  Ces  rapports- 


GEORGE   s.\ NI)  S43 

là  durèrenl  encore  prèa  d'un  an.  Mais  c'esf  au  commencement 
de  l'été  de  L846  qu'il  fui  décidé  que  Chopin  ne  Be  mêlerail  plus 
des  affaires  de  la  Famille,  qu'il  partirail  seul  pour  Parie,  tandis  que 
Mme  Saïul  et  ses  enfants  passeraient  l'hiver  à  Nohant,  Bref, 
l'existence  commencée  en  L838  pril  lin  en  L846,  /"  kwUiènu 
année  de  leur  liaison,  comme  George  Sand  le  dit  en  toute  jus- 
tesse. C'esl  cf  changemenl  brusque  du  statu  i/im  qui  explique 
le  refus  de  Chopin  d'accompagner  la  jeunesse  dans  ses  exclu- 
sions, sa  claustrât  ion  volontaire  de  plus  en  pins  fréquente  et  le 
changemenl  du  ton  dans  ses  lettres  à  scs  parents,  cette  liberté  de 
jugement  et  de  blâme  sur  les  affaires  et  les  personnes  de  Xohant 
ipii  s'y  laisse  subitement  voir.  Nous  donnons  plus  loin  les  lettres 
de  Chopin  à  Mme  Sand  écrites  en  l'hiver  de  1846-47;  elles  sont 
amicales  comme  par  le  passé,  pleines  de  gentillesse  et  de  solli- 
citude pour  toute  la  famille  de  Nohant,  parfois  elles  sont  même 
gaies.  Mais  le  bonheur,  l'harmonie  intime  ont  disparu;  la  mé- 
fiance réciproque,  la  condamnation  mutuelle  à  propos  de  beau- 
coup de  choses,  l'amertume  respective  les  remplacent  ;  mais  surtout 
et  avant  tout  Chopin  et  George  Sand  se  jugent  l'un  l'autre  avec 
ccitc  liberté  qui  ne  peut  jamais  exister  quand  on  s'aime  d'amour 
et  qui  se  fait  si  clairement  voir  dans  Lucrezia  Floricmi,  George 
Sand  a  beau  le  nier  !  Un  prétexte  plus  ou  moins  sérieux  suffisait 
pour  amener  une  rupture  définitive.  Ceci  arriva  quelques  mois 
plus  tard,  au  printemps  de  1847. 

Durant  l'automne  1846,  Chopin  partit  pour  Paris,  prétex- 
tant ses  leçons;  la  famille  Sand  resta  à  Xohant,  mais  il  riq 
revint  jamais  plus,  et  il  faut  noter  ceci,  vu  les  nombreuses  lé- 
gendes, les  récits  et  les  prétendus  extraits  du  journal  intime, 
d'après  lesquels  il  aurait  été  à  Xohant  en  juin  ou  mai  1847.  Noue 
avons  et  nous  donnons  plus  loin  des  preuves  qui  ne  laissent  pas 
même  l'ombre  d'un  doute  sur  ce  fait  irrécusable  :  Chopin  quitta 
Nohant  en  novembre  1846  et  n'y  revint  plus.  D'autre  part  en 
lisant  attentivement  les  lettres  de  Mme  Sand  écrites  pendant 
l'été,  l'automne  et  l'hiver  de  1846-1847  et  en  les  confrontant 
aussi  avec  le  passage  de  YHistoire  de  ma  vie  qui  n'est  rattaché  à 
aucune  date  précise,  nous  éprouverons  l'impression  que  George 


544  GEORGE    SAND 

Sand  avait  de  longue  date  préparé  ses  amis  à  voir  Chopin  rentrer 
seul  à  Paris.  Nous  sentirons  qu'il  y  eut  d'autres  raisons  que  la 
maladie  de  Solange  ou  les  leçons  de  Chopin,  des  raisons  cachées. 
non  officielles,  qui  empêchèrent  Mme  Sand  de  suivre  son  ami 
en  ville,  que  la  «  décision  des  enfants  à  passer  l'hiver  à  la  cam- 
pagne »  annoncée  le  7  janvier  par  Mme  Sand  à  Charles  Poney 
comme  quelque  chose  de  soudain  et  de  subit,  avait  été  prise 
par  elle  depuis  bien  longtemps,  quoiqu'elle  se  soit  tue  là-dessus, 
et  enfin  qu'un  changement  s'était  opéré  dans  son  esprit  juste- 
ment durant  cet  été  de  1846. 

Le  21  août,  Mme  Sand  écrit  à  Poney  que  Chopin  «  compose 
des  chefs-d'œuvre  »,  elle  ajoute  que,  pour  sa  part,  elle  se  repose 
parce  qu'il  est  impossible  de  travailler  quand  V anxiété  vous  suce 
V esprit  (1). 

Le  24  août,  elle  lui  dit  que  Solange  est  malade,  que  les  méde- 
cins conseillent  le  déplacement  et  que  bientôt  on  va  partir  pour 
un  petit  voyage  aux  bords  de  la  Creuse  (2). 

Le  1er  septembre,  elle  écrit  à  Mme  Marliani  qu'elle  ne  profitera 
point  de  son  aimable  hospitalité  et  ne  viendra  pas  consulter  pour 
Solange  les  médecins  de  Paris,  parce  qu'elle  n'a  pas  plus  de  con- 
fiance en  eux  qu'en  Papet,  et  parce  que  Solange  n'est  pas  en  état 
de  supporter  un  long  voyage  et  ne  peut  aller  qu'à  petites  étapes. 

A  la  fin  de  cette  lettre,  Mme  Sand  ajoute  : 

...  Moi,  je  n'ose  pas  vous  répondre  de  l'emploi  de  mon  mois  de 
septembre.  Je  suis  tourmentée  et  je  suis  décidée  à  tout  essayer  pour 
que  ce  triste  état  de  Solange  ne  s'installe  pas  chez  elle  pour  tout  l'hiver. 
Vous  êtes  mille  fois  bonne  de  m' offrir  un  gîte.  Nous  avons  toujours 
notre  appartement  du  square  Saint-Lazare  et  rien  ne  nous  empêche- 
rait d'y  aller.  Mais  Papet  ne  me  conseille  pas  du  tout  les  longues  étapes 
pour  Solange  ;  au  contraire,  elles  irritent  beaucoup  notre  malade. 
Nous  la  promenons  une  lieue  à  cheval,  une  lieue  en  voiture  ;  puis  on 
se  repose,  on  reprend  et  toujours  ainsi.  Je  tâche  de  l'égayer  ;  mais 
je  ne  suis  pas  gaie  au  fond  (3). 


(1)  Inédite. 

(2)  Inédite. 

(3)  C'est  la  seule  lettre  imprimée  dans  la  Correspondance,  entre  mai  1846 
et  mai  1847. 


GEORGE    SA  NI)  545 

Le  20  septembre,  Mme  Sand  annonce  à  la  même  correspon- 
dante qu'elle  ci  sa  famille  Boni  rentrés,  il  y  a  deux  jours,  de  ce 
petit  voyage,  mais  on  repari  pour  on  autre,  ce  qui  fail  qu'elle 
ne  termine  cette  lettre  que  douze  jours  plus  tard.  El  c'eel  alors 
qu'elle  parle  pour  la  première  fois  d'un  projel  de  mariage  pour 
Solange,  i  quanl  à  Chopin,  dit-elle,  sa  santé  est  bien  meilleure, 
cette  année-ci,  ses  nerfs  se  sont  calmés,  bien  sûr  qu'û  a  doublé 
le  cap,  ce  gui  fait  que  son  caractère  est  aussi  devenu  meilleur  et 
plus  égal  . 

Quelques  jours  plus  tard,  au  commencement  d'octobre, 
.Mme  Sand  communique  à  son  frère,  M.  (hatiron,  le  nom  du 
fiancé  présomptif  de  Solange  :  c'est  M.  Fernand  des  Préaulx. 

Le  3  novembre,  elle  écrit  à  Mlle  de  Rozières  que  le  mariage 
esl  sur  le  tapis  <  1  ).  el  elle  ajoute  que,  quant  à  Chopin,  «il  tousse, 
comme  de  rigueur,  un  peu  plus  en  automne,  mais  que  surtout 
c'est  la  campagne  qui  V ennuie  comme  toujours  au  bout  d'un  cer- 
tain temps...  (2)». 

Le  11  novembre  Chopin  est  déjà  à  Paris,  et,  presque  immé- 
diatement. Mme  Sand  annonce  à  Mme  Marliani  que  le  ma- 
riage s'arrange  définitivement,  qu'il  n'y  a  que  quelques  diffi- 
cultés pécuniaires  à  aplanir,  et  aussitôt  après  elle  lui  apprend 
que  Chopin  a  été  malade  à  son  arrivée  à  Paris,  mais  le  lui  avait 
cache,  que  néanmoins  elle  croit  qu'il  lui  survivra,  parce  quelle 
ne  veut  pas  traîner  longtemps.  Et  elle  donne  les  raisons  de  sa 
lassitude  de  vivre  : 

Vous  savez  bien  que  dans  mon  intérieur  aussi  il  y  a  des  couleuvres 
de  longueur  à  avaler.  Je  me  suis  habituée  à  aimer  les  sens  quand  même. 
sans  espoir  et  sans  tentative  de  les  changer.  Il  faut  bien  se  faire  un 
caractère  de  toile  cirée  sur  laquelle  le  monde  extérieur  coule  tant  qu'il 

(1)  Les  détails  que  Mine  Sand  donne  dans  cette  lettre  sur  la  manière  dont 
Solange  traite  son  adorateur,  sur  son  caractère  altier,  capricieux,  porté  à 
l'esprit  de  contradiction,  mi-fantasque,  mi-pratique  et  sachant  escompter 
tous  les  bénéfices  de  sa  position,  se  retrouvent  presque  textuellement  trans- 
crits dans  l'exposition  du  caractère  de  Mlle  Enieste  du  Blossay,  la  petite 
cousine  du  héros  du  roman  de  Mlle  Merquem,  ainsi  que  dans  le  récit  de  ses 
premières  fiançailles  avec  le  jeune  hobereau  de  la  Thoronay  (quoique  ce 
roman  ait  été  écrit  par  Mme  Sand  vingt-deux  ans  plus  tard). 

(2)  Ces  trois  lettres  sont  inédites. 

ni-  35 


546  GEORGE   SAND 

veut.  Il  n'y  a  qu'une  chose  vraie,  certaine,  consolante,  éternelle  :  c'est 

l'accomplissement  du  devoir.  Avec  cela  on  arrive  au  bout  et  on  -'en- 
dort tranquille.  Je  crois  à  une  récompense  après...  (1  ). 

Puis  elle  ajoute,  tout  d'u  coup,  que  «  Chopin  n'aime  pas 
Augustine  »,  et  elle  revient  à  sa  maladie,  en  disant  qu'elle  se 
fait  donner  des  nouvelles  de  sa  santé  par  Mlle  de  Rozières,  ne 
pouvant  se  fier  à  ses  assertions  à  lui. 

Il  nous  semble  que  cette  lettre  par  ses  réticences  mêmes,  et 
son  vague  voulu  n'a  point  besoin  de  commentaires.  D'autre 
part  on  y  trouve,  bien  notées,  toutes  les  causes  de  la  rupture 
intime  accomplie  et  celles  des  chagrins  qui  amenèrent  la  ca- 
tastrophe finale  l'été  suivant. 

Enfin  le  7  janvier  1847,  Mme  Sand  annonce  à  Charles 
Poney  que  «  les  enfants  ont  décidé  de  passer  l'hiver  à  la  cam- 
pagne (2)». 

Lorsque  tous  les  invités  de  Xohant  durant  les  vacances  de 
1846  eurent  quitté  le  château  et  qu'il  ne  resta  dans  la  vaste 
vieille  maison  que  la  famille  qui  se  composait  cette  année  de 
Solange.  Augustine,  Maurice  et  Lambert,  Mme  Sand  pour  abréger 
les  longues  soirées  d'automne  reprit  ces  représentations  impro- 
visées dans  le  genre  de  la  commedia  clelV  arte,  inaugurées  pen- 
dant le  séjour  de  Chopin  et  dont  il  avait  été  le  promoteur.  Lui 
présent,  la  jeunesse  avait  dansé,  excitée  par  ses  improvisations 
musicales,  des  ballets  fantastiques.  Cet  orchestre  incomparable 
manquant,  on  se  mit  à  jouer  des  comédies  où  tous  les  acteurs 
devaient  improviser  un  texte,  d'après  un  plan  arrêté  d'avance. 

...  Cela  ressemblait  aux  charades  que  l'on  joue  en  société,  —  dit 
George  Sand  dans  son  article  déjà  cité  sur  les  Marionnettes  de  Nohant, 
—  et  qui  sont  plus  ou  moins  développées,  selon  l'ensemble  et  le  talent 
qu'on  y  apporte.  Xous  avions  débuté  par  là.  Peu  à  peu  le  mot  de  la 
charade  disparut  et  l'on  joua  d'abord  des  saynètes  folles,  puis  des 
comédies  d'intrigues  et  d'aventures,  puis  enfin  des  drames  à  évé- 
nements et  émotions. 


(1)  Inédite. 

(2)  Inédite. 


GEORGE    s.\  ND  547 

(  )n  douve  sur  ces  représentations  «les  détails  d'un  pittoresque 
exquis  dans  la  préface  du  Château  des  Désertes  ci  (L-ms  les  pages 
intitulées  Y  Acteur,  récemment  insérées  dans  le  volume  des  Sou- 
venirs et  Idées. 

Duranl  plusieurs  hivers  consécutifs,  raconte  George  Sand  dans  cette 
Préface,  étanl  retirée  à  la  campagne  avec  mes  enfants  et  quelques 
amis  de  leur  âge,  nous  avions  imaginé  de  jouer  la  comédie  siu  scénario 
et  sans  spectateurs,  non  peur  nous  instruire  en  quoi  que  ce  soit,  mais 

pour  nous  amuser.  Cet  amusement  devint,  une  passion  pour  les  enfants 
et  à  peu  près  une  sorte  d'exercice  littéraire  qui  ne  l'ut  point  inutile 
au  développement  intellectuel  de  plusieurs  d'entre  eux.  Une  sorte  de 
mystère  que  nous  ne  cherchions  pas,  mais  qui  résultait  naturellement 
de  ce  petit  vacarme  prolongé  assez  avant  dans  les  nuits,  au  milieu 
d'une  campagne  déserte,  lorsque  la  neige  ou  le  brouillard  nous  enve- 
loppaient au  dehors  et  que  nos  serviteurs  mêmes, n'aidant  ni  à  nos 
changements  de  décor,  ni  à  nos  soupers,  quittaient  de  bonne  heure 
la  maison  où  nous  restions  seuls  ;  le  tonnerre,  les  coups  de  pistolet,  les 
roulements  du  tambour,  les  cris  du  drame  et  la  musique  du  ballet, 
tout  cela  avait  quelque  chose  de  fantastique  et  les  rares  passants  qui 
en  saisirent  de  loin  quelque  chose  n'hésitèrent  pas  à  nous  croire  fous 
ou  ensorcelés... 

11  y  a  une  douzaine  d'années  (1),  —  écrit  Mme  Sand  en  1857,  en 
i-éponse  à  un  ami  qui  lui  demandait  des  renseignements  sur  Nouant, 
—  que,  nous  trouvant  ici  en  famille  durant  l'hiver,  nous  imaginâmes 
de  jouer  une  charade,  sans  mot  à  deviner,  laquelle  charade  devint  une 
saynète,  et,  rencontrant  au  hasard  de  l'inspiration  une  sorte  de  sujet, 
finit  par  ne  pouvoir  pas  finir,  tant  elle  nous  semblait  avertissante. 
Elle  ne  l'était  peut-être  pas  du  tout,  nous  n'en  savons  plus  rien,  il  nous 
serait  impossible  de  nous  la  rappeler;  nous  n'avions  d'autre  public 
qu'une  grande  glace  qui  nous  renvoyait  nos  propres  images  confuses 
dans  une  faible  lumière  et  un  petit  chien,  à  qui  nos  costumes  étranges 
faisaient  pousser  des  cris  lamentables  ;  tandis  que  la  brise  gémissait  au 
dehors  et  que  la  neige  entassée  sur  le  toit  tombait  devant  les  fenêtres 
en  bruyantes  avalanches. 

C'était  une  de  ces  nuits  fantastiques  comme  il  y  en  a  à  la  campagne, 
une  nuit  de  dégel  assez  douce,  avec  une  lune  effarouchée  dans  des 
nuages  fous. 

(1)  On  a  indiqué  après  ces  mots  lors  de  l'impression  du  volume  des 
Souvenirs  e'  Idées  la  date  de  «  1845  »,  c'est  une  erreur  :  Mme  Sand  passa 
l'hiver  de  1845-46  à  Paris;  ce  n'est  qu'en  1846 que  commencèrent  les  repré- 
sentations théâtrales  à  Nohant. 


548  GEORGE    SAN'D 

Nous  n'étions  que  six  :  mon  frère  et  moi,  mon  fils  et  ma  fille,  une 
jeune  et  jolie  parente  et  un  jeune  peintre  ami  de  mon  fils.  Excepté 
ma  tille,  qui  était  la  plus  jeune  et  qui  s'amusait  fort  tranquillement  de 
ce  jeu,  nous  nous  étions  tous  peu  a  peu  montés:  il  est  vrai  qu"il  y 
avait  là  un  délicieux  piano  dont  je  ne  sais  pas  jouer,  mais  qui  se 
mit  à  improviser  tout  seul  sous  mes  doigts  je  ne  sais  quoi  de  fan- 
tasque. 

Un  grillon  chanta  dans  la  cheminée,  on  ouvrit  la  persienne  pour 
faire  entrer  le  clair  de  lune.  A  deux  heures  du  matin,  mon  frère,  crai- 
gnant d'inquiéter  sa  famille,  alla  lui-même  atteler  sa  carriole  pour 
rejoindre  ses  pénates,  à  une  demi-lieue  de  chez  nous.  Dans  la  confu- 
sion des  changements  de  costumes,  il  ne  put  retrouver  son  paletot. 
<  A  quoi  bon?  dit-il,  me  voilà  très  chaudement  vêtu.  » 

En  effet  il  était  couvert  d'une  longue  et  lourde  casaque  de  laine 
rouge,  provenant  de  je  ne  sais  plus  quel  costume  de  l'atelier  de  mon 
fils,  et  d'un  de  ces  bonnets  également  en  laine  rouge  dont  se  coiffent 
les  pêcheurs  de  la  Méditerranée.  Il  partit  ainsi  en  chantant,  au  galop 
de  son  petit  cheval  blanc,  à  travers  le  vent  et  la  neige.  Sïl  eût  été 
rencontré,  il  eût  été  pris  pour  le  diable,  mais  on  ne  rencontre  personne 
à  pareille  heure  dans  nos  chemins.  Le  lendemain,  la  pièce  recommença, 
c'est-à-dire  qu'elle  suivit  son  cours  fantastique  et  déréglé  avec  autant 
d'entrain  que  la  veille.  J'étais  vivement  frappée  de  la  facilité  avec 
laquelle  nos  enfants  (l'aîné  avait  alors  une  vingtaine  d'années)  dia- 
loguaient entre  eux,  tantôt  avec  une  emphase  comique,  tantôt  avec 
l'aisance  de  la  réalité.  Là  ce  n'était  pas  de  l'art,  puisque  la  convention 
disparaissait.  Il  n'y  avait  pas  ce  qu'en  langage  d'art  théâtral  on  appel- 
lerait du  naturel.  Le  naturel  est  une  imitation  de  la  nature.  Nos  jeunes 
improvisateurs  étaient  plus  que  naturels,  ils  étaient  la  nature  même. 
Cela  me  donna  beaucoup  à  penser  sur  l'ancien  théâtre  italien  appelé 
comme  l'on  sait  :  commedia  ddVarte.  Ce  devait  être  un  art  tout  diffé- 
rent du  nôtre  et  où  l'acteur  était  réellement  créateur,  puisqu'il  tirait 
son  rôle  de  sa  propre  intelligence  et  créait  à  lui  seul  son  type,  ses  dis- 
cours, les  nuances  de  son  caractère  et  l'audace  heureuse  de  ses  re- 
parties... 

On  verra  par  les  lettres  inédites  de  Chopin  de  novembre  1846 
à  janvier  1847,  qu'il  n'y  avait  point  un  seul,  mais  bien  deux 
spectateurs  naïfs  et  bénévoles  à  ces  représentations  fantastiques  : 
les  petits  chiens  Dib  et  Marquis.  On  verra  encore  que  l'orchestre 
représenté  par  les  dix  doigts  miraculeux  de  Chopin  manquant 
alors  à  Xohant,  ce  fut  Mme  Sand  elle-même  qui  dut  tant  bien 
que  mal  prendre  sur  elle  ces  fonctions  et  jouer  «  sur  le  piano 


GEORGE    S  AND  540 

délicieux  o  des  airs  de  danse  lorsqu'il  y  avait  dans  la  pièce  un 
pas  ou  h  h  ensemble  dansé  à  exécuter. 

La  première  lettre  porte,  écrite  au  crayon,  la  date  :  «  25  ... 
L846  ».  C'est  mercraW  25  novembre  1846  qu'il  l';uit  lire,  le  25  no- 
vembre tombant  cet  te  année  un  mn-a-i'ili. 


Mercredi,  3  heures. 

Je  compte  que  votre  migraine  es!  passée  e1  que  vous  voilà  mieux 

disposée  que  jamais.  Je  suis  bien  aise  du  retour  de  tout  votre  monde 
61  je  VOUS  souhaite  du  beau  temps.  11  l'ait  ici  noir  et  humide,  on  ue 
peut  vivre  qu'enrhumé,  Grzym.  est  mieux.  Il  a  dormi  hier  une  petite 
heure  pour  la  première  fois  depuis  dix-sept  jours  (1).  J'ai  vu  Dela- 
croix, qui  vous  dit  mille  tendresses  à  tous.  Il  souffre,  mais  va  cependant 
à  son  travail  au  Luxembourg.  Je  suis  aile  hier  soir  chez  Mme  Marliani. 
Elle  sortait  avec  Mme  Scheppard  (2),  M.  Aubertin  (qui  a  eu  l'audace 
de  lire  votre  Mare  au  diable  en  plein  collège  comme  exemple  du  style) 
et  M.  d'Arpentigny.  Ils  "allaient  entendre  un  nouveau  prophète  que  le 
capitaine  protège.  Je  ne  sais  pas  le  nom  du  prophète  (ce  n'est  pas  un 
apôtre).  Sa  nouvelle  religion  est  celle  des  Fusionistes,  le  prophète  en  a 
eu  la  révélation  au  bois  de  Meudon  où  il  a  vu  Dieu.  Il  promet  pour 
comble  de  bonheur,  dans  une  certaine  éternité,  qu'il  n'y  aura  plus  de 
sexe.  Cette  idée  ne  plaît  pas  beaucoup  à  Mme  de  M[arliani],  mais  le 
capitaine  est  pow  et  déclare  la  baronne  en  ribote,  chaque  fois  qu'elle 
se  moque  de  son  fusionième.  Je  vous  enverrai  demain  la  fourrure  et 
vos  autres  commissions.  Le  prix  de  votre  pianino  est  de  neuf  cents 
francs.  Je  n'ai  pas  vu  Arago,  mais  il  doit  se  porter  bien,  car  il  était 
sorti,  quand  Pierre  lui  a  porté  votre  billet.  Remerciez,  je  vous  prie, 
Marquis  de  ses  /luirais/jus  à  ma  porte.  Soyez  heureuse  et  bien  por- 
tante, décrivez  quand  vous  aurez  besoin  de  quelque  chose. 

Votre  dévoué.  Ch... 

A  vos  chers  enfants. 

Je  recois  votre  lettre,  qui  est  en  retard  de  six  heures.  Elle  est  bonne, 
lionne  et  parfaite  !  Ainsi  je  n'enverrai  pas  demain  vos  commissions. 

(1)  Grzymala  avait  été  effectivement  très  malade  en  l'hiver  de  1846-47. 
Dans  la  lettre  de  Chopin  à  ses  parents  d'avril  1847,  que  nous  donnons  plus 
loin,  nous  lisons  que  «  la  garde-malade  de  Grzymala,  quand  il  était  indisposé, 
disait  :  la  cerise  de  Monsieur  »  pour  dire  «  crise  ».  Par  les  lettres  de  Chopin  de 
janvier  1847,  nous  verrons  qu'alors  Grzymala  était  déjà  en  convalescence. 

(2)  Une  amie  de  Mmes  Sand  et  Viardot,  la  femme  du  journaliste  améri- 
cain. (V.  plus  loin,  chap.  ix.) 


550  GEORGE    SAND 

J'attendrai.  Ne  m' enverrez- vous  pas  votre  camaiï  pour  le  faire  arranger 
ici?  Avez-vous  des  ouvrières  capables?  Ainsi  j'attendrai  vos  ordres. 
Je  suis  bien  aise  que  les  bonbons  ont  eu  du  succès.  Je  suis  fautif  du 
briquet,  mais  je  ne  sais  pas  s'il  y  a  suffisamment  d'amadou.  Je  vais 
à  la  grande  poste  avec  cette  lettre,  avant  d'aller  chez  Grzym.  1 1  ). 

Votre  Ch... 

Samedi,  2  heures  et  demie  (2). 

Comme  c'est  bien  à  votre  salon  d'être  chaud,  à  votre  neige  de  Nohant 
d'être  charmante,  et  à  la  jeunesse  de  faire  le  carnaval!  Avez-vou.  un 
répertoire  suffisant  de  contredanses  pour  faire  l'orchestre?  Borie  (3) 
est  venu  me  voir  et  je  lui  enverrai  le  morceau  de  drap  dont  vous  me 
parlez.  Grzym.  est  presque  rétabli  ;  mais  voilà  Pleyel  avec  une  réci- 
dive de  fièvre.  H  est  devenu  invisible.  Je  suis  bien  aise  que  le  mauvais 
temps  d'ici  ne  se  fait  pas  sentir  chez  vous.  Soyez  heureuse  et  bien 
portante,  ainsi  que  les  vôtres. 

Votre  tout  dévoué.  Ch... 

A  vos  chers  enfants.  Je  vais  bien  (4). 

Mardi,  2  heures  et  demie  (5). 

Mlle  de  Rozières  a  trouvé  le  morceau  de  drap  en  question  (il  était 
dins  le  carton  à  camail  de  Mlle  Aug...)  et  je  l'ai  envoyé  de  suite  hier 
soir  à  Borie,  qui,  à  ce  que  l'on  a  dit  à  Pierre,  ne  part  pas  encore  aujour- 
d'hui. Ici  il  fait  un  petit  soleil  et  de  la  neige  de  Russie.  Je  suis  bien 
aise  de  ce  temps  pour  vous  et  je  me  figure  que  vous  marchez  beau- 
Ci)  Inédite. 

(2)  Comme  on  le  voit  par  la  lettre  qui  suit,  ce  samedi  était  le  samedi  12  dé- 
cembre 1846. 

(3)  Victor  Borie  (né  en  1818,  à  Tulle,  mort  en  1880).  républicain  et  homme 
de  lettres,  plus  tard  corédacteur  de  Mme  Sand  à  la  Cause  du  Peuple,  rédac- 
teur du  Travailleur  —  journal  qui  fut  publié  à  Châteauroux  —  et  auteur  du 
livre  sur  les  Travailleurs  et  Propriétaires  paru  en  1849,  pour  lequel 
Mme  Sand  écrivit  une  préface  ;  il  séjourna  à  Nohant  pendant  les  deux  hivers 
consécutifs  de  1846-47  et  1847-48. 

(4)  Inédite. 

(5)  L'enveloppe  porte,  écrit  de  la  main  de  Mme  Sand,  à  l'encre  bleue  . 
Chopin,  et  de  la  main  de  Chopin  : 

Madame, 

Madame  George  Sand, 
à  la  Châtre, 
(Indre.)  Château  de  Nohant. 

Les  estampilles  sont  :  15  décembre  1846  et  17  décembre  1846. 
Le  15  décembre  1846  tombait  effectivement  sur  un  mardi. 


GEORGE   SAND  551 

coup.  La  pantomime  d'hier  a-t-elle  l'ait  danser  I * i l > ?  Soyez  bien  por* 
tante,  ainsi  que  les  vôtres. 

Votre  tout  dévoué. 

A  vos  chers  enfants. 

Je  \iiis  bien,  mais  je  n'ai  pas  le  courage  de  quitter  ma  cheminée 
lin   instant  (I  ). 

Mercredi,  8  heures  el  demie  (2). 

Vos  lettrée  m'onl  rendu  fort  heureux  hier.  Celle-ci  doil  vous  arriver 
Le  jour  de  L'an  même,  avec  les  bonbons  d'usage,  Le  stracchino  el  Le 
eoald-cream  de  Mme  de  Bonne  Chose  (3). 

.l'ai  dîné  hier  chez  Mme  Marliani  el  je  L'ai  menée  à  L'Odéon  voir 
Agnès  (4).  Delacroix  m'a  envoyé  une  bonne  loge  et  j'en  ai  fait  hom- 

(1)  L'autographe  de  cette  lettre  se  trouve  parmi  les  manuscrits  de  la  Biblio- 
thèque Impériale  à  Saint-Pétersbourg  et  y  prit  place  dans  les  circonstances 
que  voici  :  En  1859,  Mme  Nathalie  Sobolstchikoff,  la  femme  du  directeur 
de  la  section  d'art  de  ladite  Bibliothèque,  se  rendant  à  Paris,  feu  M.  Wla- 
dimir  Stassow,  alors  attaché  au  service  de  cette  section  qu'il  dirigea  lui-même 
plus  tard,  lui  donna  la  commission  de  faire,  si  cela  se  pouvait,  la  connais- 
sance de  Mme  Sand  et  de  lui  demander  un  autographe  de  Chopin  pour  la 
Bibliothèque  Impériale.  Mme  Sobolstchikoff  s'y  prêta  gracieusement,  mais, 
arrivée  à  Paris,  elle  n'y  trouva  point  Mme  Sand.  Alors  Mme  Sobolstchikoff 
écrivit  à  George  Sand  et  reçut  d'elle  la  réponse  que  voici,  accompagnant  la 
lettre  de  Chopin  et  faisant  aussi  partie  de  la  collection  des  autographes  de 
la  Bibliothèque.  La  lettre  de  Chopin  avait  déjà  paru  dans  le  livre  de  Frédéric 
Niecks,  mais  nous  la  recopions  d'après  l'original,  ainsi  que  la  lettre  de 
Mme  Sand,  inédite. 

.1   Madame  Nathalie  Sobolstchikoff, 

rue  de  Provence,  32,  Paris  (biffé). 
à  la  Bibliothèque  Impériale, 

Saint-Pétersbourg  (Russie). 

L'estampille  porte  :  La  Châtre,  28  mars  1859. 
Le  papier  est  aux  initiales  de  Mme  Sand  :  G.  S.  en  blanc. 
«  Je  regrette  beaucoup,  Madame,  de  vous  remercier  d'aussi  loin.  Je  vous 
envoie  un  petit  billet  de  Chopin,  je  n'en  ai  aucun  qui  soit  mieux  signé,  mais 
vous  pouvez  être  bien  sûre  qu'il  est  authentique. 

«  Agrée?.,  madame,  l'expression  de  mes  sentiments  bien  distingués  et  de 
ma  gratitude  pour  ceux  que  vous  me  témoignez. 

«  George  Sand.  » 
Nouant,  27  mars  1859.' 

(2)  C'était,  sans  aucun  doute,  mercredi  30  décembre  1846,  parce  que  le 
30  décembre  tombait  cette  année  justement  im  mercredi  et  le  1er  janvier 
1847  un  vendredi. 

(3)  La  femme  de  l'ami  de  Mme  Marliani,  M.  de  Boimechose,  celui  qui 
reçut  son  dernier  soupir  en  1850.  (V.  plus  haut,  chap.  m.) 

(4)  La  tragédie  de  Ponsard,  Agnès  de  Méranie,  écrite  en  1846,  fut  repré- 
sentée au  théâtre  de  l'Odéon  le  22  décembre  1846. 


552  GEORGE    SAN'D 

mage  à  Mme  Marliani.  A  vous  dire  vrai,  je  n'ai  pas  eu  un  bien  grand 
plaisir  et  j'aime  mieux  l/ucrèce  (1).  mais  je  ne  suis  p;is  juge  de  ces 
choses-là,  Arago  est  venu  me  voir  un  peu  maigri  et  enroué,  toujours 
bon  et  charmant.  Il  fait  un  temps  froid,  mais  agréable  pour  ceux 
qui  peuvent  marcher,  et  j'espère  que  votre  migraine  est  chassée  et 
que  vous  vous  promenez  comme  avant  dans  votre  jardin.  Soyez  heu- 
reuse et  tous  heureux  dans  l'année  qui  vient  et  quand  vous  pouvez, 
écrivez-moi,  je  vous  prie,  que  vous  allez  bien. 

Votre  tout  dévoué.  Ch... 

A  vos  chers  enfants. 

Je  me  porte  bien.  Grzvm.  est  toujours  mieux:  j'irai  aujourd'hui 
avec  lui  à  l'hôtel  Lambert  (2),  avec  tous  les  manteaux  possibles  (3). 


Mutin  me  George  Sand,  à  La  Châtre. 
Château  de  Nohani  (Indre). 

(Sur  le  timbre  :  13  janvier  1847.  L<t  Chaire.) 


Mardi,  3  heures  (4). 

Votre  lettre  m'a  amusé.  Je  connais  beaucoup  de  mauvais  jours, 
mais  en  fait  des  Bonjours,  je  n'ai  jamais  rencontré  que  l'éternel  can- 
didat de  l'Académie,  M.  Casimir  Bonjour.  Mon  ami  improvisé  m'a 
rappelé  le  monsieur  mélomane  de  Châteauroux,  dont  je  ne  sais  pas  le 
nom  et  qui  disait  à  M.  de  Préaux  de  me  connaître  beaucoup.  Si  cela 
continue,  je  finirai  par  me  croire  un  personnage  important.  Vous  êtes 
donc  maintenant  tout  entière  à  l'art  dramatique.  Je  suis  sur  que  votre 
prologue  sera  un  chef-d'œuvre  et  que  les  répétitions  vous  amuseront 
beaucoup,  seulement  n'oubliez  jamais  votre  wïlchura  ou  votre  muse. 
Ici  il  refait  froid.  J'ai  vu  les  Veyret,  qui  vous  présentent  leurs  hom- 
mages. Je  n'oublierai  pas  (vos  fleurs)  votre  note  du  jardinier.  Soi- 
gnez-vous, amusez-vous,  soyez  bien  portants  tous. 

Votre  dévoué.  Ch...  (5). 
A  vos  "chers  enfants. 


(1)  Aussi  une  tragédie  de  Ponsard,  écrite  trois  ans  plus  tôt,  en  1843. 

(2)  L'hôtel  Lambert,  l'une  des  maisons  historiques  du  vieux  Paris,  était 
la  résidence  magnifique  de  la  famille  princière  d'Adam  Czartoryski. 

(3)  Inédite. 

(4)  C'était  mardi  12  janvier  1847. 

(5)  Inédite. 


GEORGE    SAM)  553 


Dimanche,  1  heure  e\  demie  1 1  ). 

J'ai  t fin  hier  votre  bonne  lettre  de  jeudi.  Vous  faitet  donc  aussi  de 
la  Porte-Saint-Martin?  La  <  av\  me  au  cri/nu  (2)!  maie  c'esl  intéressant 
au  possible.  Vos  Funambules,  devenus  les  Elançais  ou  même  l'Opéra 
avec  l'on  i/uan,deviennen1  maintenant  toul  ce  qu'il  y  a  de  plus  roman- 
tique. Je  me  figure  1rs  émotions  de  Marquis  el  de  Dib.  Heureux  spec- 
tateurs, naïfs  e1  peu  instruits!  Je  suis  bût  que  les  portraits  qui  sonl 
au  salon  vous  regardenl  .-nissi  avec  les  yeux  de  circonstance.  Amusez- 
vous  aussi  bien  que  possible.  Ici  il  n'y  a,  comme  je  vous  ai  écril  la 

luis   passée,   que   maladie  BUT  maladie.    Portez-VOUS   tOUfi   bien,   -oyez 

heureux. 

Votre  tuut  dévoué,  ('h... 

A  \  os  ehers  enfants. 
Je  vais  comme  je  peux. 

Chopin  fait  allusion,  dans  cette  lettre,  à  Don  Juan.  Les  acteurs 
de  Nohant  composèrent  leur  pièce  en  partie  d'après  Molière  et 
en  partie  d'après  Mozart,  c'est-à-dire  qu'ils  introduisirent  dans 
le  scénario  de  Molière  des  scènes  tirées  du  livret  de  Da  Ponte 
et  exécutèrent  même  quelques  morceaux  de  l'opéra  de  Mozart. 
(11  paraît  que  ce  fut  Augustine  qui  les  chanta.)  Tout  cela  est 
compté  au  long  dans  le  roman  de  George  Sand,  le  Château  des 
Désertes;  l'auteur  nous  dit  carrément  dans  la  préface,  que  nous 
avons  citée  en  partie,  que  c'est  bien  la  vieille  maison  de  Nohant 
qu'il  faut  sous-entendre  par  le  mystérieux  Château  où  une 
compagnie  de  jeunes  gens  plus  ou  moins  artistes,  allègres 
dilettanti  dramatiques,  s'évertuent  à  mettre  en  scène  un  Don 
Juan  de  leur  composition. 

Dans  la  même  préface  George  Sand  signale  à  l'attention  du 


(1)  On  a  mis  au  crayon  en  haut  de  cette  lettre  «  14  janvier  1847  ».  Toute- 
fois, cela  ne  peut  être  ainsi,  parce  qu'en  1847  le  dimanche  tombait  le 
17  janvier  et  le  14  février,  mais  à  cette  dernière  date,  Mme  Sand  n'était 
plus  à  Nohant,  mais  bien  à  Paris.  C'est  donc  dimanche  17  janvier  qu"il  faut 
lire. 

(2)  Chopin  intitule  la  pièce  d'après  son  premier  titre  la  Caverne  du  crime. 
Elle  s'appela  plus  tard  la  Taverne  du  crime  et  même  V Auberge  du  crime, 
comme  nous  le  verrons  à  l'instant. 


554  GEORGE    SAND 

lecteur  que  «  ce  roman  renferme  plutôt  l'analyse  de  certaines 
questions  d'art  que  celles  de  sentiments  ».  Il  est  en  effet  prin- 
cipalement consacré  à  une  fine  et  spirituelle  critique  et  à  l'expli- 
cation des  types  et  des  épisodes  du  Don  Juan  de  Molière  et  de 
Mozart.  L'auteur  fait  cette  analyse  tout  en  racontant  avec  verve 
comment  on  avait  improvisé  une  représentation  de  cette  comédie 
dans  le  Château  des  Désertes.  Cela  rappelle  beaucoup  la  célèbre 
analyse  de  Hamlet  donnée  par  Goethe  dans  Wilhelm  Meister  à 
propos  de  la  représentation  de  l'immortelle  tragédie  de  Sha- 
kespeare par  la  troupe  ambulante  de  Philine  et  de  Jarno. 

Le  personnage  principal  et  le  chef  de  la  bande  joyeuse  des 
acteurs  au  Château  des  Désertes,  c'est...  le  fils  de  Lucrezia 
Floriani,  ce  même  Celio  Floriani,  dont  nous  avons  déjà  fait  la 
connaissance  et  qui  certes  n'est  autre  que  Maurice  Sand.  On 
peut  reconnaître  Augustine  sous  les  traits  de  Cécile  qui  impro- 
vise et  chante  le  rôle  de  la  Donna  Elvira.  On  retrouve  au 
Château  des  Désertes  les  autres  enfants  de  la  Lucrezia,  devenus 
adultes,  ainsi  que  maint  personnage  du  roman  précédent  :  Béa- 
trice, le  petit  Salvator,  Boccaferri,  etc. 

Comme  de  coutume,  George  Sand  s'empresse  de  prévenir  le 
lecteur,  toujours  dans  la  même  préface,  de  ne  pas  voir  dans  ce 
roman  la  reproduction  exacte  de  faits  réellement  arrivés.  Elle 
dit  (à   propos  des   représentations   improvisées    à   Nohant)  : 

Lorsque  j'introduisis  un  épisode  de  ce  genre  dans  le  roman  qu'on 
va  lire,  il  y  devint  une  étude  sérieuse,  et  y  prit  des  proportions  si 
différentes  de  l'original  que  mes  pauvres  enfants,  après  l'avoir  lu,  ne 
regardaient  plus  qu'avec  chagrin  le  paravent  bleu  et  les  costumes  de 
papier  découpé  qui  avaient  fait  leurs  délices.  Mais  à  quelque  chose 
sert  toujours  l'exagération  de  la  fantaisie,  car  ils  firent  eux-mêmes 
un  théâtre  aussi  grand  que  le  permettait  l'exiguïté  du  local,  et  arri- 
vèrent à  y  jouer  des  pièces  qu'ils  firent,  eux-mêmes  aussi,  les  années 
suivantes... 

Et  ceci  donne  à  Mme  Sand  l'occasion  de  s'étendre  avec  com- 
plaisance sur  «  l'effet  détourné  »  que  «  la  fantaisie,  le  roman, 
l'œuvre  d'imagination,  en  un  mot,  a  sur  l'emploi  de  la  vie  :  la 
fiction   commence   par    jansformer   la   réalité,   mais    elle   est 


GEORGE   SAND  555 

transformée  à  son  tour  e1   lait  entrer  un  peu  d'idéal  non  pat 

seulement  <l;uis  les  petits  laits.  m;iis  dans  les  grands  sent iinent  - 
(le   la    \  ie  réelle   ». 

Nous  confessons  que  les  brèves  Indications  précises  sur  la 

naissance  et  révolution  du  e  théâtre  de  .\(»liant  »  que  renferme 

eetle  préface,  nous  intéressent  bien  pins  que  les  réflexions 
abstraites  de  George  Sand  sur  L'influence  respective  de  la  fan- 
taisie sur  la  vie  réelle.  On  peut  aussi  suivre  pas  à  pas  cette 
évolution  de  l'art  dramatique  au  châtnm  Smul.  se  rendre  compte 
du  répertoire  successif  de  cette  scène,  et  en  lin  admirer  les 
portraits  îles  acteurs  dans  leurs  costumes  divers,  en  feuilletant 
les  deux  albums  d'aquarelles  de  Maurice  Sand  conservés  à 
Nohant.  Nous  y  découvrons  entre  autres  que  dans  les  commen- 
cements .Mme  Sand  prenait  souvent  part  aux  représentations; 
c'était  elle  qui  remplissait  les  rôles  que  les  jeunes  acteurs  appréhen- 
daient d'aborder,  généralement  des  rôles  masculins  très  drama- 
tiques, c'est  ainsi  qu'elle  joua  Don  Juan.  Elle  prit  aussi  part 
aux  représentations  du  mélodrame  émouvant  auquel  Chopin 
fait  allusion  dans  sa  lettre  :  la  Caverne  ou  la  Taverne  du  cri  m  p. 
lorsqu'il  fut  joué  aux  fêtes  de  Xoël  de  1846-1847  et  redonné 
au  réveillon  de  1848,  le  31  décembre  1847.  Plus  tard,  pour 
mettre  en  scène  des  pièces  de  cape  et  d'épée  dans  le  genre  de 
la  Taverne,  la  petite  troupe  de  Nohant  se  trouva  souvent  ne 
pas  être  assez  nombreuse  :  on  imita  alors  des  amis  de  la 
Châtre  à  venu-  s'essayer  dans  certains  emplois.  Ce  furent 
d'abord  les  familles  Dutheil  et  Duvernet  qui  partagèrent  les 
lauriers  dramatiques  des  Sand.  Lorsqu'une  pareille  «  tournée 
artistique  »  des  Coquelin  lachâtrois  était  réclamée  à  Xohant, 
on  leur  expédiait  l'affiche  avec  la  recommandation  expresse 
d'apporter  avec  eux  tels  objets  ou  costumes  qui  étaient  néces- 
saires au  vestiaire  théâtral.  Il  n'y  a,  pour  s'en  convaincre, 
qu'à  jeter  les  yeux  sur  la  deuxième  page  de  l'affiche  annonçant 
la  «  Rereprésentation  de  VOberge  du  Querime  »  pour  le  31  dé- 
cembre 1847,  affiche  rédigée  en  une  orthographe  fantaisiste  des 
plus  drôles. 
Le  Château  des  Désertes  qui  nous  raconte  les  tout  premiers 


556  GEORGE    SAND 

débuts  de  la  troupe  de  Nouant,  fut  dédié  à  W.  (i.  Macreariy,  le 
célèbre  tragédien  et  écrivain  anglais  (1).  La  dédicace  est  datée 
du  30  avril  1847.  Mais  en  ce  mois  printanier  les  questions  d'art 
théâtral  et  les  allègres  passe-temps  avaient  été  depuis  Longtemps 
relégués  au  second  plan,  à  Nouant,  et  Mme  Sand,  tout  comme 
les  jeunes  émules  de  Melpomène.  était  à  ce  moment  occupée 
par  des  questions  bien  autrement  sérieuses. 

Pour  les  apprécier,  revenons  un  peu  en  arrière,  aux  premiers 
mois  de  l'hiver  de  cette  année.  Cet  hiver-là,  par  suite  d'une 
mauvaise  récolte,  une  horrible  misère  régnait  dans  les  provinces 
du  Centre  :  Mme  Sand,  toujours  prête  à  secourir  largement, 
travailla  avec  une  ardeur  redoublée  pour  venir  au  secours 
des  indigents  de  la  campagne.  Mais  la  brave  et  intrépide  tra- 
vailleuse ne  se  laissait  pas  intimider  par  ce  surcroît  de  besogne. 
«  Enfin  Dieu  m'aidera,  et  un  nouveau  roman  comblera  le 
déficit  »,  voici  la  conclusion  qui  termine  le  récit,  fait  par  elle, 
de  maux  innombrables,  dans  sa  lettre  inédite  à  Poney,  du  7  jan- 
vier 1847. 

Dans  cette  même  lettre,  elle  parle  des  représentations  impro- 
visées à  Xohant  et  aussi  du  mariage  projeté  de  Solange  avec 
M.  des  Préaulx,  «  le  grand  et  beau  cavalier  »,  dont  la  jeune  fille 
parait  «  très  éprise  »,  et  qui  de  son  côté  «  ne  respire  que  par 
elle  ». 

Il  fallut  donc  songer  au  trousseau,  au  règlement  de  certaines 
affaires  pécuniaires  ainsi  qu'au  contrat,  et  dans  ce  but  aller  à 
Paris.  Chopin  les  attendait  dès  les  derniers  jours  de  janvier, 
mais  on  voit  par  les  lettres  inédites  de  Mme  Sand  que,  le  3  fé- 
vrier, il  y  eut  encore  une  «  représentation  grandiose  »  au  théâtre 
de  Nohant  :  on  ne  partit  que  le  4  ou  le  5.  La  famille  Sand 
passa  à  Paris  deux  mois,  du  commencement  de  février  au 
commencement  d'avril.  Mais  ce  séjour  eut  des  résultats  abso- 
lument inattendus  et  contraires  à  la  conclusion  du  mariage 
avec  M.  des  Préaulx.  On  présenta  à  Mme  Sand  et  à  sa  fille  le 
sculpteur  Clésinger  (2),  qui  un  an  plus  tôt  avait  adressé  à  la 

(1)  Naquit  à  Londres  en  1793.  mourut  en  1873, 

(2)  Auguste-Jean-Baptiste  Clésinger,  né  en  1814,  mort  en  1883,  commença 


GBORGE    S  A  NI)  557 

grande  romancière  une  lettre  pleine  d'enthousiasme^  d'emphase... 
et  de  fautes  d'orthographe,  lui  demandant  la  permission  de 
lui  dédier  sa  statue  de  La  Mélancolie,  lui  exprimant  sa  gratitude 
pour  le  »  bonheur  qu'elle  lui  avail  procuré  •■  par  ses  chefs- 
d'œuvre  littéraires  (1).  En  février  L847,  Clésinger  exécuta  les 
bustes  de  Mme  Sand  el  de  sa  fille  :  il  paraît  qu'il  fe'éprit  suinte- 
ment de  cette  jeune  personne,  e1  qu'elle  aussi  -  recul  le  coup  de 
foudre  (2)  ».  De  sorte  que  lorsqu'il  fallut  signer  le  contrat  avec 
M.  Fernand  des  Préaulx,  Solange  refusa.  On  annonça  que 
le  mariage  «  était  remis  ;'i  un  peu  plus  tard  »,  et  dès  les  pre- 
miers jours  de  Pâques  toute  la  partie  féminine  de  la  famille 
Sand  revint  précipitamment  à  Nohant.  Chopin,  resté  à  Paris. 
parle  de  tous  ces  événements  dans  une  longue  lettre  à  ses  parents. 
(Il  faut  remarquer  que  cette  lettre  fut  commencée  un  jour 
de  la  semaine  sainte,  —  le  dimanche  de  Pâques  tombant  cette 
année  le  4  avril.  —  que  Chopin  la  continua  une  semaine  après, 
puis  la  reprit  encore  trois  jours  plus  tard,  qu'il  récrivit  le  15, 
le  18  avril  et  qu'il  ne  la  termina  enfin  que  h  19  avril  1847. 
Ceci  montre  assez  clairement  que  lorsque  Chopin  écrivait  cette 
lettre  et  lorsqu'il  avait  tant  à  communiquer  à  sa  famille,  il  était 
tourmenté,  agacé.  ) 

Depuis  deux  mois  Mme  S[and]  est  ici,  mais  aussitôt  après  les  fêtes, 
elle  retournera  à  Nohant.  Sol.  ne  se  marie  pas  encore,  et  quand  ils  sont 
tous  arrivés  à  Paris  pour  faire  le  contrat,  elle  n'en  a  plus  voulu.  Je 
le  regrette  et  je  plains  le  jeune  homme,  qui  est  très  honnête  et  très 
épris  ;  mais  il  vaut  mieux  que  cela  soit  arrivé  avant  le  mariage  qu'après. 
Soi-disant,  c'est  remis  à  plus  tard,  mais  je  sais  ce  qui  en  est.  Vous  me 
demandez  ce  que  je  pense  faire  pour  l'été  :  rien  d'autre  que  toujours. 
J'irai  à  Nohant  dès  qu'il  commencera  à  faire  chaud;  en  attendant,  je 
reste  ici  pour  donner,  chez  moi  comme  toujours,  une  quantité  de 
leçons  peu   fatigantes...  Cette  année,  mes  crises  (pour  ne  pas   dire 


par  être  «  fourrier  »  dans  un  régiment  de  cuirassiers,  puis  prit  sa  retraite,  se 
fit  sculpteur  et  acquit  une  grande  célébrité  dans  cette  carrière.  Ses  œuvres 
les  plus  connues  sont  :  la  Femme  piquée  du  serpent,  le  monument  de  Chopin 
et  les  statues  de  Marceau  et  de  George  Sand. 

(1)  Cette  lettre  de  Clésinger  fut  publiée  par  M.  Rocheblave  dans  la  Revue 
des  Deux  Mondes  (mars  1905,  George  Sand  et  sa  fille). 

(2)  Selon  l'expression  du  même  auteur. 


558  GEORGE    SAND 

comme  la  garde-malade  d'Albert,  quand  il  était  indisposé  :  la  cerise 
de  Monsieur),  cette  année  donc  mes  crises  sont  rares,  malgré  le  dur 
hiver.  Je  n'ai  pas  encore  vu  Mme  Ryszczewska.  Mme  Delphine  Po- 
tocka,  que  j'aime  énormément,  vous  le  savez,  devait  venir  avec  elle, 
niais  elle  est  partie  pour  Nice,  il  y  a  quelques  jours.  Avant  son  départ 
j'ai  joué  chez  moi,  pour  elle,  ma  sonate  avec  Franchomme.  .J'avais 
aussi  le  même  soir  le  prince  et  la  princesse  Chartoryski  et  la  princesse 
de  Wurtemberg,  ainsi  que  Mme  S[and]  ;  il  faisait  une  agréable  chaleur 
ce  soir-là  chez  moi... 

Je  vous  ai  raconté  un  tas  de  choses  inutiles,  mais  il  y  a  Irait  jours  de 
cela.  Aujourd'hui  me  voilà  de  nouveau  seul  à  Paris.  Hier  Mme  S[and] 
est  partie  avec  Solange,  cette  cousine,  vous  savez,  et  Luce  :  puis  trois 
jours  encore  se  sont  écoulés.  J'ai  déjà  reçu  hier  une  lettre  de  la  cam- 
pagne ;  ils  sont  tous  bien  portants  et  gais  ;  mais  ils  ont  de  la  pluie, 
comme  nous  ici.  L'exposition  annuelle  des  tableaux  et  de  la  sculpture 
est  ouverte  depuis  quelques  semaines,  mais  il  n'y  a  rien  de  très  impor- 
tant fait  par  les  maîtres  connus  ;  cependant  de  nouveaux  talents  très 
réels  se  sont  révélés,  ce  sont  :  d'abord  un  sculpteur  qui  expose  depuis 
deux  ans  à  peine  ;  il  s'appelle  Clésinger  ;  puis  le  peintre  Couture,  dont 
l'immense  tableau,  représentant  un  festin  à  Rome,  à  l'époque  de  la 
décadence,  attire  l'attention  universelle.  Retenez  bien  le  nom  du 
sculpteur  :  je  vous  en  parlerai,  je  crois,  souvent,  car  il  a  été  présenté 
à  Mme  S[and]  avant  son  départ  et  a  fait  son  buste,  ainsi  que  celui  de 
Solange  ;  tout  le  monde  les  admire  énormément  ;  ils  seront  sans  doute 
exposés  l'année  prochaine.  Voici  la  quatrième  fois  aujourd'hui  que  je 
reprends  ma  lettre  ;  nous  sommes  le  15  avril  et  je  ne  sais  pas  si  je  la 
terminerai,  parce  que  je  dois  aller  tantôt  chez  Scheffer,  où  je  pose 
pour  mon  portrait  et  donner  cinq  leçons...  J'envoie  à  Louise  une 
petite  lettre  de  Mlle  de  Rozières,  mais  aucune  de  Mme  S[and],  elle 
se  pressait  trop  à  partir.  Je  viens  encore  de  recevoir  des  nouvelles 
de  Nohant  :  on  se  porte  bien  et  on  change  de  nouveau  l'arrangement 
de  la  maison  ;  on  aime  à  changer,  à  arranger  (1).  Luc?,  qui  était  partie 
d'ici  avec  eux.  a  été  renvoyée  dès  son  arrivée,  d'après  ce  qu'on  m'écrit, 
de  sorte  qu'il  ne  reste  plus  un  seul  des  anciens  serviteurs  que  les 

(1)  Cette  indication  de  Chopin  est  parfaitement  exacte  :  à  commencer 
de  1841,  on  faisait  annuellement  exécuter  à  Nohant  des  constructions,  des 
arrangements  et  des  changements  ;  on  construisait  tantôt  une  serre,  tantôt 
un  manège,  tantôt  un  atelier  pour  Maurice,  on  arrangeait  un  théâtre,  une 
bibliothèque  ou  la  chambre  de  Chopin,  on  changeait  la  destination  des 
chambres,  les  tentures,  les  rideaux,  les  arbres  fruitiers,  les  chevaux  et...  le 
personnel  de  la  maison.  Toutes  les  lettres  inédites  de  Mme  Sand  d'au- 
tomne et  d'hiver  sont  remplies  de  détails  sur  ces  arrangements  et  ces 
reconstructions.  Il  en  fut  de  même  en  1850,  1851,  1857,  1858.  etc.,  etc.,  jus- 
qu'à 1862. 


GEORGE     .AND  55g 

Jedrzeïewicz  onl  ws.  Le  vieux  jardinier  qui,  pendant  quarante  ans, 
;i  Bervi  la  famille,  puis  Françoise,  qui  y  et  1  re  tée  dix-huil  ans,  et  tnain- 
tenanl  Luoe,  qui  y  est  née  e1  qui  a  été  portée  au  baptême  avec  Solange, 
dans  le  même  berceau  :  tous  sont  restés  jusqu'au  raomenl  où  est 
entrée  dans  la  maison  cette  cousine  qui  compte  sur  Maurice,  tandis 
que  celui-ci  profite  d'elle.  Que  ceci  reste  cuire  nous...   Nous  avons 

encore  eu  ce  malin  une  petite  gelée,  par  bonheur  très  petite  e|  pro- 
bablement peu  nuisible  pour  les  récoltes,  dont,  on  espère  beaucoup 
cette  année.  Le  !>lé  est  extrêmement  cher,  comme  voir-  savez,  et  il 
y  a  une  grande  misère,  malgré  l'inépuisable  charité.  Mme  S  and  . 
comme  vous  avez  pu  le  remarquer,  t'ait  beaucoup  de  bien  dans  le  vil- 
lage et  dans  les  environs,  et  c'est  une  dv^  deux  causes  pour  lesquelles, 
sans  compter  le  mariage  rompu  de  sa  fille,  elle  a,  cet  hiver,  quitté 
sitôt  la  ville.  Son  dernier  ouvrage  publié  est  Lucrc:io  Florimi.  Dans 
quatre  mois  la  Presse  publiera  son  nouveau  roman  intitulé  (jusqu'à 
présent  1  Piccmni/not  ce  qui  signifie  «  petit  ».  L'action  se  passe  en  Sicile. 
Il  y  a  là  beaucoup  de  belles  choses.  Je  ne  doute  pas  qu'il  plaise  mieux 
à  Louise  que  Lucrèce,  qui  a  excité  ici  moins  d'enthousiasme  que  les 
autres.  Piccinnino  est  un  sobriquet  donné  à  un  bandit  de  Sicile,  à 
cause  de  sa  taille.  Ce  roman  renferme  de  beaux  caractères  de  femmes 
et  d'hommes,  beaucoup  de  naturel  et  de  poésie;  je  me  rappelle  avec 
quel  plaisir  j'en  ai  écouté  la  lecture.  Maintenant  encore  mon  hôtesse 
écrit  quelque  chose  de  nouveau,  mais  à  Paris  elle  n'a  pas  un  moment 
de  tranquillité...  Trois  jours  encore  viennent  de  s'écouler,  nous  voilà 
au  18.  Hier  j'ai  dû  donner  sept  leçons,  quelques-unes  à  des  personnes 
sur  le  point  de  partir... 

...  Nous  voici  au  19.  Hier  j'ai  été  interrompu  par  une  lettre  de 
Nohant  Mme  S[and]  m'écrivait  qu'elle  arrivera  à  la  fin  du  mois  pro- 
chain et  qu'il  faudra  l'attendre.  Probablement  l'affaire  du  mariage 
de  Sol.  avance,  mais  non  plus  avec  celui  dont  je  vous  ai  parlé.  Que 
Dieu  leur  accorde  tous  ses  dons  !  Dans  cette  dernière  lettre,  ils  étaient 
tous  d'excellente  humeur,  j'ai  donc  bon  espoir.  Si  quelqu'un  est  digne 
de  bonheur,  c'est  bien  Mme  S[and]... 

H  paraît  qu'en  quittant  Paris,  Mme  Sand  espérait  gagner  du 
temps,  prendre  des  renseignements  sur  Clésinger,  enfin  savoir 
qu'est-ce  que  c'était  que  cet  homme  qui  avait  ainsi  subitement 
gagné  le  cœur  de  Solange  et  dont  on  lui  disait,  d'autre  part, 
les  choses  les  plus  déplorables.  A  peine  arrivée  à  Nohant, 
Mme  Sand  s'empresse,  comme  de  coutume,de  tranquilliser  Chopin 
sur  leur  voyage,  et  le  8  avril  elle  écrit  à  Maurice,  resté  à  Paris  : 


56o  GEORGE    SAND 

Nous  somme-  arrivés...  Dis  à  Chopin  que  nous  nous  portons  bien, 
que  nous  avons  t'ait  bon  voyage,  que  je  l'embrasse...  (  I  ). 

Le  lendemain  elle  envoie  également  son  bulletin  à  Chopin 
qui  l'en  remercie  comme  toujours  par  un  de  ses  billets  fami- 
liers, brefs,  mais  pleins  de  sollicitude  pour  toute  la  mai- 
sonnée. 

Samedi  (2). 

Merci  pour  vos  bonnes  nouvelles.  Je  les  ai  communiquées  à  Maurice. 
qui  doit  vous  écrire.  Il  va  bien,  moi  aussi.  Tout  est  ici  comme  vous 
l'avez  quitté.  Pas  de  violettes,  pas  de  jonquilles,  pas  de  narcisses  dans 
le  petit  jardin.  On  a  emporté  vos  fleurs,  on  a  descendu  vos  rideaux, 
voilà  tout.  Soyez  heureuse,  bien  disposée,  soignez-vous  et  un  petit 
mot  de  tout  cela  quand  vous  pourrez. 

Votre  dévoué. 

Ch...  (3). 

A  la  jeunesse. 

Mais  voici  que  moins  d'une  semaine  plus  tard,  le  16  avril, 
Mme  Sand  écrit  tout  d'un  coup  à  son  fils  que  comme  un  deus 
ex  machina  Clésinger  est  apparu  à  la  Châtre,  qu'il  a  exigé  une  ré- 
ponse catégorique  et  que  Solange  a  dit  oui...  Mme  Sand  ajoute 
que  le  sculpteur  est  «  un  vrai  forcené  »,  qu'il  ne  mange,  ni  ne  dort, 
tant  qu'il  ne  parvient  pas  à  ses  fins  et  que  son  énergie  vient  à 
bout  de  tous  les  obstacles.  A  la  fin  de  cette  lettre  nous  lisons 
toutefois  une  phrase  absolument  en  désaccord  avec  la  franchise 
accoutumée  de  George  Sand,  une  phrase  qui  nous  rend  tout 
perplexe  et  qui,  selon  nous  est,  à  elle  seule,  plus  néfaste  dans  la 
question  de  la  rupture  avec  Chopin  que  tous  les  accidents 
réellement  arrivés  ou  simplement  inventés  par  messieurs  les 
biographes  : 

Pas  un  mot  de  tout  cela  à  Chopin,  cela  ne  le  regarde  pas  et  quand  le 
Bubieon  est  passé,  lee  si  et  les  mais  ne  font  que  du  mat 

(1)  Inédite. 

(2)  10  avril  1847. 

(3)  Inédite, 


GEORGE   SAND  561 

Mini'  Sand  ajoute  que  le  8  mai,  elle  partira  pour  Guillery, 
pour  conclure  l<'  mariage  de  Solange  chez  M.  Dudevanl  (maire 
de  la  commune  de  Nérac),  mais  qu'on  reviendra  ;'i  Nohant  pour 
célébrer  le  mariage  religieux  1 1 1. 

Le  18  avril,  .Mme  Sand  annonce  le  fait  à  Charles  Poney,  tout 
en  assurant  nous  ne  savons  pas  trop  pourquoi  que  «c'est  un 
secrel  grave  que  Maurice  lui-même  ne  sait  pas  ».  Elle  ne  parle 
pas  à  Poney  du  voyage  à  Nérac,  mais  au  contraire  d'un  dépari 
pour  Paris. 

...  En  six  semaines  elle  a  rompu  un  amour  qu'elle  éprouvail  à  peine, 
elle  en  a  accepté  un  autre  qu'elle  subit  ardemment.  Elle  8e  mariait, 
avec  celui-ci,  cllf  le  chasse  et  épouse  celui-là.  ("est  bizarre,  c'est  hardi 
surtout,  mais  enfin  c'est  son  droit  et  le  destin  lui  sourit  A  un  m 
modeste  el  doux  elle  substitue  un  mariage  brillant  et  brûlai. 
Elle  domine  tout  e1  m'emmène  à  Paris  à  la  fin  d'avril..  Le  travail  et 
l'émotion  prennent  tous  mes  jours  et  toute-  mes  nuits...  11  faut  que 
ce  mai  tueusement,  comme  par  surprise.  Aussi  est-ce 

un  sec  que  je  vous  confie  et  que  Maurice  lui-même  a 

pas  (il  esl  en  Hollande)  (3). 

Ne  o  disant  pas  un  mot  »  sur  ce  qui  se  passait  à  Chopin, 
Mme  Sand  le  prévient  toutefois  de  son  prochain  retour  à  Paris. 
peut-être  ne  fût-ce  que  pour  prévenir  son  arrivée  à  Nohant. 
D'une  manière  ou  d'une  autre.  Chopin  les  attendait  à  Paris, 
comme  on  le  voit  par  sa  lettre  précitée  du  19  avril  et  les  deux 
billets  inédits  et  non  datés  que  voici  : 

Maurice  est  parti  hier  matin  bien  portant  et  par  une  belle  journée. 
Votre  lettre  m'est  arrivée  après  son  départ.  J'espère  encore  de  vous  une 
lettre  qui  fixera  le  jour  de  votre  arrivée,  afin  de  faire  du  feu  clans  vos 


(1)  Inédite. 

(2)  Dans  la  lettre  du  20  juin  1847.  de  Mme  Viardot,  déjà  mentionnée 
nous  lisons  :  «  Je  félicite  Solange  d'avoir  choisi  le  beau  diable  que  vous  dé- 
peignez si  bien,  plutôt  que  l'ange  dont  la  bonne  nullité  vous  aurait  bientôt 
tous  ennuyés  et  endormis  moralement.  Solange  surtout,  et  alors,  gaie  au 
réveil  !  Tout  pour  le  mieux...  »  Le  réveil  arriva  quand  même,  tout  diable  que 
fût  Clésinger!  Mais  n'anticipons  pas. 

(3)  Ce  passage  fat  déjà  publié  par  M.  Rocheblave  dans  son  article  cité 
dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  (mars  1905.  p.  181  j. 

m.  36 


562  GEORGE    SAM) 

chambres.   Ainsi   donc,   ayez   beau   temps,   belles   idées   et   tout    le 
bonheur  du  monde. 

Votre  tout  dévoué. 
A  la  jeunesse. 

Mercredi. 


Vous  faites  des  prodiges  de  travail  et  cela  ne  m'étonne  pas.  Dieu 
vous  aide!  Vous  allez  bien  et  vous  irez  bien.  Vos  rideaux  sont  encore 
ici.  Le  30,  c'est  demain.  Mais  je  ne  vous  attends  pas,  n'ayant  encore 
reçu  de  mot  définitif.  Il  fait  beau,  les  feuilles  commencent  à  vouloir 
pousser.  Vous  aurez  belle  route,  sans  prendre  sur  votre  sommeil,  un 
mot  la  veille  de  votre  départ,  s'il  vous  plaît,  car  il  faut  encore  du  feu 
dans  vos  chambres.  Soignez-vous.  Soyez  tranquille  et  heureuse. 

Votre  tout  dévoué. 
A  la  jeunesse. 

Jeudi,  le  29 (1). 

Presque  simultanément  avec  sa  lettre  à  Poney  Mme  Sand 
écrivait  à  M.  Bascans  : 

...  Notre  enragé  sculpteur  est  ici.  L'idylle  fleurit  à  la  Châtre  :  la 
«  grande  princesse  »  s'est  humanisée  jusqu'à  dire  oui.  Vous  aviez  été 
plus  clairvoyant  que  moi,  elle  avait  ce  oui  dans  le  coeur  depuis  long- 
temps et  ne  voulait  pas  le  dire  sitôt,  voilà  tout.  Ils  paraissent  en- 
chantés tous  les  deux  ;  je  lé  suis  aussi  par  conséquent. 

Et  à  la  princesse  Galitzine,  née  comtesse  de  la  Roehc-Aymon, 
sa  petite-cousine  et  petite-fille  de  son  cousin  René  de  Ville- 
neuve (2),  Mme  Sand  se  hasarde  même  à  émettre  des  prophé- 
ties tant  soit  peu  orgueilleuses  : 


(1)  En  1847,  le  30  avril  tombait  un  vendredi,  donc  ce  jeudi-lh  était  le 
29  avril. 

(2)  Sur  la  parenté  de  George  Sand  avec  les  de  Villeneuve,  les  de  la  Roche- 
Aymon,  les  Galitzine,  etc.,  et  sur  son  amitié  avec  son  cousin,  René  de  Ville- 
neuve, voir  notre  tome  Ier  (chap.  n  et  iv).  Nous  y  avons  dit  qu'après  1822 
les  rapports  entre  Aurore  Dupin  et  les  Villeneuve  avaient  complètement 
cessé,  on  ne  se  vit  point  jusqu'en  1845.  Une  réconciliation  eut  lieu  l'au- 
tomne de  cette  année,  et  George  Sand  séjourna  même  avec  son  fils,  au  châ- 
teau historique  de  Chenonceau,  appartenant  aux  Villeneuve.  (Cf.  Correspon- 
dance, t.  II,  et  Lettres  de  Chopin  à  sa  jamille  dans  les  Pamiaiki,  etc.) 


Gl  ORG  E   SAN  I) 

Clésinger  fera  la  gloire  de  sa  Femme  el  la  mienne;  il  gravei 
titrée  sur  du  marbre  el  sur  «lu  bronzo,  e1  cela  dure  autanl  que  les  plus 
vieux  parchemins...  (  I  ). 

Le  (>  mai  .Mme  Sand  écril  à  Mme  Marliani  dans  la  Beule 
lettre  imprimée  dans  lu  Correspondance  après  septembre  1846  : 

...  Solange  se  marie  dans  quinze  jours  avec  Clésinger,  Bculpteur, 
homme  d'un  grand  talent,  gagnant  beaucoup  d'argent,  et  pouvanl  lui 
donner  L'existence  brillante  qui  est,  je  crois,  dans  ses  goûts.  Il  en  es1 

très  violemment  épris  ei  il  lui  plaîl  beaucoup.  Elle  a  été  aussi  prompte 
et  aussi  terme,  cette  fois,  dans  sa  détermination  qu'elle  étail  jusqu'à 
présent  capricieuse  et  irrésolue.  Apparemment  elle  a  rencontré  ce 
qu'elle  rêvait  Dieu  le  veuille!  Pour  mon  compte,  ce  garçon  me  plaît 
beaucoup  aussi,  de  même  qu'à  Maurice.  Il  est  peu  civilisé  au  premier 
abord,  mais  il  est  plein  de  feu  sacré  et.  il  y  a  déjà  quelque  temps,  que 
le  voyant  venir  je  l'étudié  sans  en  avoir  l'air.  Je  le  connais  donc  autant 
qu'on  peut  connaître  quelqu'un  qui  veut  plaire.  Vous  me  direz  que 
ce  n'est  pas  toujours  suffisant,  c'est  vrai.  Mais  ce  qui  me  donne  con- 
fiance, c'est  que  la  principale  face  de  son  caractère,  c'est  une  sincérité 
qui  va  jusqu'à  la  brusquerie.  Il  pécherait  donc  par  excès  de  naïveté 
plus  que  par  toute  autre  chose,  et  il  a  encore  d'autres  qualités  qui 
rachèteront  tous  les  défauts  qu'il  peut  et  doit  avoir.  H  est  laborieux, 
courageux,  actif,  décidé,  persévérant.  C'est  quelque  chose  que  la  force 
et  il  en  a  beaucoup,  au  physique  comme  au  moral.  Je  me  suis  trouvée 
amenée  par  une  circonstance  fortuite  à  faire  sur  son  compte  une  véri- 
table enquête,  telle  qu'un  procureur  du  roi  l'eût  faite  pour  un  accusé 
de  Cour  d'assises. 

Quelqu'un  m'avait  dit  de  lui  tout  le  mal  qu'on  peut  dire  d'un 
homme.  Je  ne  savais  pas  encore  alors  qu'il  songeât  à  ma  fille  ;  mais  il 
faisait  nos  bustes.  Il  voulait  les  faire  en  marbre,  gratis,  et  il  ne  me  con- 
venait pas  d'être  comblée  de  pareils  présents  par  un  homme  dont  on 
me  disait  pis  que  pendre.  Et  puis  je  voulais  savoir  si  la  personne  qui 
le  traitait  de  la  sorte  était  une  bonne  ou  mauvaise  langue.  Quelques 
explications,  auxquelles  je  n'attachais  pas  d'abord  toute  l'impor- 
tance qu'elles  eurent  ensuite,  amenèrent  une  foule  de  renseignements 
particuliers,  et  j'arrivai  à  pouvoir  juger  sur  preuves;  car  vous  savez 
que,  dans  ces  sortes  de  choses,  il  se  fait  un  enchaînement  imprévu  de 
découvertes.  J'acquis  donc  la  certitude  que  Clésinger  était  un  homme 

(1)  Nous  empruntons  ces  deux  extraits  de  lettres  inédites  (à  M.  Bascans 
et  à  la  princesse  Galitzine)  au  livre  de  M.  Georges  d'Heylli  :  la  Fille  de 
George  Sand,  p.  53-54. 


564  GEORGE    SAM) 

irréprochable  dans  toute  La  force  du  mot,  et  son  accusateur  un  homme 

d'esprit  un  peu  léger.  De  sorte  que  je  connaissais  Ions  les  faits  de  3a 
vie  la  plus  intime,  le  jour  où  il  ni»'  demanda  nia  fille.  Le  hasard  avait, 
amené  à  cet  égard  plus  de  lumières  que  je  n'en  aurais  eu  en  l'exami- 
nant par  mes  yeux  pendant,  (U^  années.  Néanmoins  je  n'avais  rien 
conclu  eu  quittant  Paris  e1  c'est  depuis  un  mois  que  son  activité 
a  levé  tous  les  obstacles  et  réduit  à  néant  toutes  les  objections 
possibles.  M.  Dudevant,  qu'il  a  été  voir,  cotisent.  > 
pas  encore  où  se  fera  le  mariage.  Peut-être  à  Nérac,  pour  empêcher 
M.  Dudevant  de  s'endormir  dans  les  éternels  lendemains  de  la  pro- 
vince. 

Je  vous  écrirai  dans  quelques  jours,  car  jusqu'ici  nous  n'avons  rien 
fixé  et  j'attends  Qésinger  demain  ou  après,  pour  déterminer  avec  lui 
le  jour  et  le  lieu.  Mais  ce  sera  clans  le  courant  de  mai.  ans  8e 

publient  et  on  coud  la  robe  blanche.  Pourtant  on  ne  sait  encore  rien 
dans  ce  pays-ci,  et  nous  nous  préservons  (\<><  grandes  annonces.  Il  a 
fallu  ménager  un  chagrin  encore  assez  vif,  qui  n'est  pas  loin  de  nous. 
Il  y  a  eu  un  échange  de  lettres  sincères  très  satisfaisant.  Le  pauvre 
abandonné  est  un  noble  enfant  qui  se  montre,  comme  dit,  avec 
raison,  son  oncle,  M.  de  Grandeffe,  un  vrai  chevalier  français,  .le  re- 
grette bien  ce  cœur-là  ;  mais  nous  mettons  dans  la  famille  une  meilleure 
tête,  et  il  faut  bien  (pie  la  fatalité  apparente  soit  une  volonté  d'en- 
haut.  Je  n'aurais  pas  voulu  d'abord  qu'on  fît  si  vite  un  autre  choix. 
Mais,  le  choix  étant  fait  (et  vous  savez  que  les  parents  n'empêchent 
rien  de  ce  côté-là),  je  crois  qu'il  faut  le  ratifier  bien  vite. 

A  la  fin  de  cette  lettre,  à  propos  de  la  misère  qui  augmente 
à  Nohanl  tous  les  jours  »  et  de  la  nécessité,  afin  d'y  pourvoir 
et  «  de  gagner  quelques  billets  de  banque  »,  de  faire  un  roman  1 J  1. 
au  milieu  de  toutes  ces  préoccupations  de  mariage.  Mme  Sand 
ne  parvient  plus  à  soutenu-  le  ton  joyeux  un  peu  factice  des  pre- 
mières pages,  elle  déclare  qu'elle  ne  peut  rien  dire  d'elle-même 
«  sinon  qu'elle  est  fatiguée  à  mourir  »  et  termine  par  le  conseil 
inattendu  que  voici  : 

Gouvernez  votre  volonté,  à  l'effet  de  conserver  votre  santé.  Créez- 
vous  des  devoirs  qui  vous  ôtent  le  temps  de  penser  à  vous-même. 
Je  crois  que  c"est  le  seul  moyen  de  supporter  le  terrible  poids  de  la 
vie.  Plus  il  est  lourd,  mieux  on  marche  peut-être... 

(1)  C'était  justement  le  Château  des  Déserks,  terminé  le  30  avrils 


G  El  >RGE    SA  NI) 

Voilà  des  mots  qui  Bonnent  bien  étrangcmenl  au  milieu  de 
gais  préparatifs  du  mariage,  dans  une  lettre  annonçant  à  une 
amie  l'avenir  brillanl  et  bienheureux  des  fiancés.  Il  est  évident 
que  Mme  Sand  parlait,  plus  qu'elle  n'y  croyait  réellement,  de 
Yvrrépfochabïlité  de Clésinger  el  du  bonheur  de  sa  fille.  Il  esl  pro- 
bable qu'elle  eût  déjà  l'oooasion  «le  douter  de  la  véracité  de  Bon 
enquête  sur  son  futur  gendre,  ou  qu'elle  dûl  au  contraire  voir 
que  «  l'accusateur  >  de  Clésinger  n'était  pas  aussi  léger  u  qu'il 
parut  dans  un  moment  d'espérances  optimistes. 

Dans  toute  une  série  de  le!  1res  inédites  encore,  datant,  du  prin- 
temps de  L847,  comme  dans  cette  seule  lettre  imprimée  el  La 
lettre  à  la  princesse  (ialitzine,  Mme  Sand  s'efforce  d'affirmer 
((d'elle  est  contente  de  ce  mariage,  que  les  jeunes  fiancés  sont 
heureux  et  qu'un  brillant  avenir  les  attend.  Mais  on  sent  à  travers 
toutes  ces  phrases  une  inquiétude cach fie,  —  disons  plus,  on  sent 
le  chagrin,  le  désespoir.  Et  cela  n'est  pas  étonnant.  Mme  Sand 
se  rendait  parfaitement  compte  que  ses  cachotteries  à  l'égard  de 
Chopin  lors  des  brusques  fiançailles  de  Solange  étaient  indignes  de 
leur  amitié  et  de  leur  longue  liaison,  indignes  d'elle  et  de  lui;  cette 
manière  d'agir  devait  justement  sembler  impardonnable  à  Chopin. 

La  conduite  de  Clésinger  commençait  aussi  à  suggérer  à  George 
Sand  des  craintes,  des  appréhensions,  et  même  de  l'effroi. 

La  personne  ou  les  personnes  qui  s'étaient  efforcées  de  la  pré- 
venir contre  Clésinger  avaient  raison. 

C'était,  dit  M.  Edmond  Poinsot,  un  artiste  de  grand  talent,  mais  il 
était  dissipateur,  brutal,  grossier  de  gestes  et  de  langage  et  d'exis- 
tence par  trop  bohème,  nullement  fait  pour  le  mariage. 

Et  il  ajoute  en  note  à  cette  page  : 

Arsène  Houssaye,  qui  l'a  beaucoup  connu,  nous  donne  en  trois  lignes 
au  troisième  volume  de  ses  intéressantes  Confessions,  page  241,  le  por- 
trait suivant  de  Clésinger  :  «  Un  monsieur  bruyant  et  désordonné, 
un  ci-devant  cuirassier  devenu  un  grand  sculpteur,  se  conduisant 
partout  comme  au  café  du  régiment  et  à  l'atelier...  -» 

Il  faut  s'étonner  que  Solange,  toujours  entichée  du  bon  ton 
et  du  grand  monde,  ait  pu  condescendre  à  accepter  les  pré- 


566  C.KORGE    SAND 

vcnanccs  de  ce  «  cuirassier-sculpteur  ».  Une  très  célèbre  artiste 
assurait  même  que  ce  dernier  nom  lui  allait  bien  moins  que 
celui  de  marbrier,  c'est  ainsi  que  l'appela  plus  tard  George  Sand, 
tandis  que  son  mari,  M.  Dudevant,  le  qualifiait  de  tailleur  de 
pierres.  Mais  il  arriva,  comme  toujours,  ce  à  quoi  on  pouvait  le 
moins  s'attendre.  Solange  rompit  avec  l'élégant  et  charmant 
M.  Fernand  des  Préaulx,  ce  «  parfait  gentilhomme  »,  qui  con- 
venait tant  à  ses  goûts  aristocratiques,  et  prit  pour  mari  le 
«  sculpteur  enragé  »  et  désordonné,  qui  ne  pouvait  écrire  correc- 
tement deux  lignes.  Bien  plus,  elle  faillit  commettre  une  sottise 
irrémédiable  ! 

Nous  avons  déjà  fait  allusion  à  un  roman  ultérieur  de  George 
Sand,  Mademoiselle  Merquem,  où  l'auteur  peint  la  manière  de 
Solange  de  traiter  son  premier  fiancé,  en  racontant  l'histoire 
des  relations  entre  Erneste  du  Blossay  et  le  gentillâtre  campa- 
gnard de  La  Thoronay.  Nous  avons  dit  également  que  George 
Sand  y  esquissa  le  naturel  froid  et  bizarre  de  Solange,  toujours 
portée  à  faire  n'importe  quoi  par  esprit  de  contradiction,  pour 
vexer  les  autres,  fantasque,  prosaïque  et  pratique  fille  du  siècle,  — ■ 
c'est  ainsi  que  la  mère  d'Erneste,  navrée  de  la  sécheresse  de  son 
cœur,  appelle  son  indomptable  enfant  dans  le  roman  de  Ma- 
demoiselle Merquem.  Nous  devons,  à  présent,  citer  une  page  de 
ce  roman  qui  nous  montrera  les  craintes  de  Mme  Sand  en  avril 
et  mai  1847  : 

«  ...  Erneste...  nous  cache  quelque  chose  :  tâche  clone  de  l'obser- 
ver... »,  me  dit  Mme  du  Blossay.  C'était  mon  devoir,  j'observai.  La  petite 
rusée  semblait  se  plaire  beaucoup  à  la  Canielle  (lisez  :  à  Nohani), 
malgré  le  calme  et  le  silence.. .Elle  s'y  montrait  charmante,  attentive, 
doucement  enjouée,  studieuse  même, ^contrairement  à  ses  habitudes, 
et  particulièrement  éprise  du  vieux  parc,  où  elle  passait  des  heures 
à  lire  dans  le  chalet.  Le  soir,  dans  les  brumes  tièdes  d'octobre,  elle 
s'enveloppait  de  sa  mantille  et  se  plaisait  à  courir  comme  une  ombre 
légère,  du  parterre  qui  environnait  la  maison  au  donjon  qui  dominait 
la  falaise.  (Lisez  :  au  pavillon  qui  se  trouve  dans  le  pare  à  Nohant  et 
domine  la  route.)  Elle  revenait  vite  sur  ses  pas,  nous  parlait  en  riant 
par  la  fenêtre  du  salon  (le  salon  de  Nohant  est  au  rez-de-chaussée  et 
ses  fenêtres  donnent  sur  la  terrasse),  et  retournait  faire  ce  qu'elle  appe- 


GEORGE   s  AND  567 

lait  son  ascension;  elle  répétait  plusieurs  fuis  cette  gymnastique... 
Moi,  je  remarquais  que  chaque  disparition  du  j"li  fantôme  Be  prolon 
-«■ai t  plus  que  de  raison,  el  < | m-  chaque  réapparition  sur  la  terra   e 

ressemblait  à  une  précaution  de  plus  eu  plus  rapide  et.  agitée.  Je  feignis 
devant  elle  d'avoir  à  écrire  el  de  quitter  le  salon  sans  méfiance,  Je 
me  glissai  dans  le  pare  el  je  la  suivis.  Elle  ne  monta  pas  jusqu'au  don- 
jon et  s'arrêta  dans  le  chalet  (il  favi  entendu  par  chalet  ce  un' un  pa- 
villon), OÙ  elle  resta  quelques  instants  seule.   Elle  ressortit,  se  dirigea 

vers  un  gros  arbre  qui  se  penchait  en  dehors  de  La  clôture  (</</</// 1  tact) 
et  y  cacha  quelque  chose  dont  je  m'emparai  ilès  qu'elle  se  tut  éloi- 
gnée, ("était  une  lettre  «pie  vint  chercher  au  liiiui  de  cinq  minutes  un 

paysan  (pie  j'observai  sans  me  montrer,  mais  qu'il  me  fut  impossible 
de  reconnaître,  bien  que  son  pas  un  peu  lourd  et  sa  respiration  un 
peu  forte  me  lissent  penser  à  Montroger...  (Lisez  :  Clésinger.) 

Dans  le  roman  de  Mademoiselle  Merquem,  tous  ces  rendez-vous 
clandestins  se  terminent  fort  heureusement,  Erneste  n'avait  pas 
le  tempérament  de  Solange,  elle  ne  voulait  que  faire  ses  quatre 
volontés,  réduire  à  l'obéissance  son  adorateur,  le  propriétaire 
bon  vivant  Montroger,  le  rendre  fou  d'amour  et  l'amener  à 
lui  faire  une  déclaration  en  règle,  afin  de  satisfaire  son 
amour-propre,  Montroger  ayant  commencé  par  adorer  Mlle  Cé- 
lie  Merquem.  (Ce  détail  ne  manque  pas  de  valeur  biographique  ! 
Remarquons  que  cette  Mlle  Célie  Merquem,  nom  consonant 
avec  celui  du  fils  de  la  Lucrezia  Floriani,  Celio,  —  cette 
Mlle  Célie,  disons-nous,  qui  mène  une  vie  excentrique,  est 
adorée  des  paysans  de  la  Canielle  et  décriée  par  les  habitants 
de  la  petite  ville  voisine,  n'est  personne  d'autre  que  Mme  Sand 
elle-même.)  Quant  à  Solange  Dudevant,  elle  faillit  commettre 
des  choses  irréparables  :  elle  avait  consenti  à  se  laisser  enlever  ! 
Sa  mère  découvrit  ce  projet  et  la  sauva.  Clésinger  fut-il  guidé 
dans  ce  plan  insensé  par  son  tempérament  sans  frein,  ou  bien, 
ce  qui  semble  plus  probable,  par  un  infâme  calcul  de  chan- 
tage (il  était  horriblement  endetté),  on  ne  peut  le  dire.  Le  fait 
est  que  l'enlèvement  ne  manqua  que  grâce  à  un  pur  hasard. 
Mais  il  fallut  précipiter  le  mariage. 

Le  7  mai,  alors  que  Mme  Marliani  lisait  peut-être  la  lettre 
de  Mme  Sand  en  apparence  si  joyeuse,  envoyée  la  veille,  George 


;6S 


GEORGE    SAN1J 


Sand  écrivail  en  toute  hâte  à  Maurice,  qui  était  chez  M.  Dude- 
vant  : 


Reviens  vite  avec  ton  père  ou  -ans  lui 
tenable...  (1). 


Notre  position  rCesi  pas 


Et  à  Mlle  de  Rozières,  en  lui  annonçant  que  tous  Les  projets 
sont  subitement  changés  et  le  voyage  à  Nérac  suspendu. 
Mme  Sand  écrit  à  la  même  date  une  lettre  non  moins  désespé- 
rée. Mais  cette  lettre-là  se  rapporte  à  un  autre,  au  second  sujet 
d'inquiétudes  de  Mme  Sand  en  ce  néfaste  printemps,  —  à  Chopin. 
Elle  apprit  qu'il  était  tombé  malade,  et  l'effroi  la  rendit  malade 
à  son  tour.  «  Encore  ce  chagrin-là  à  ajouter  à  tout  le  reste.  Est- 
il  vraiment  sérieusement  malade?  Ecrivez-moi,  je  compte  sur 
vous  pour  me  dire  la  vérité  et  pour  le  soigner  (2)...  » 

A  partir  de  ce  7  mai,  ces  deux  leitmotive  —  qu'on  aurait  pu 
appeler  en  langue  wagnérienne  les  leitmotive  du  chagrin  et  du 
désespoir  :  Chopin,  Solange  —  résonnent  tantôt  en  se  fondant, 
tantôt  en  s'entrelaçant,  tantôt  parallèlement,  dans  toutes  les 
lettres  inédites  de  Mme  Sand  et  dans  les  peu  nombreuses  lettres 
publiées.  Un  peu  plus  tard  il  s'y  joint  un  troisième,  —  Augus- 
tine  Brault,  motif  tragiquement  et  étroitement  lié  au  basso 
oUigato  de  Solange. 

...  Chère  amie,  écrit  Mme  Sand  à  Mlle  de  Rozières,  le  8  mai,  je  suis 
bien  effrayée.  Il  est  donc  vrai  que  Chopin  a  été  très  mal?  La  princes 
me  l'a  écrit  hier,  en  me  disant  qu"il  était  hors  d'affaire,  mais  d'où  vient 
que  vous  ne  m'écrivez  pas?  Je  suis  malade  d'inquiétude  et  en  vous 
écrivant  j'ai  un  vertige.  Je  ne  puis  quitter  ma  famille  dans  un  pareil 
moment,  lorsque  je  n'ai  même  pas  Maurice  pour  sauver  les  convenances 
et  garder  sa  sœur  de  toute  supposition  malhonnête.  Je  souffre  bien,  je 
vous  assure.  Ecrivez-moi,  je  vous  en  supplie.  Dites  à  Chopin  ce  que 
vous  jugerez  à  propos  sur  moi.  Je  n'ose  pourtant  pas  lui  écrire,  je  crains 
de  l'émouvoir,  je  crains  que  le  mariage  de  Solange  ne  lui  déplaise 
beaucoup  et  que  chaque  fois  que  je  lui  en  parle  il  n'ait  une  secousse 
désagréable.  Pourtant  je  n'ai  pas  pu  lui  en  faire  mystère  et  j'ai  dû 

(t)  Inédite. 

(2)  Inédite. 

(3)  La  princesse  Anna  Czartoryska. 


GEORGE   SA  NI) 

agi]  comme  je  l'ai  fait.  Je  ne  peux  pas  faire  de  Chopin  un  chef  h  un 
conseil  de  famille,  mes  enfants  ne  l'accepteraienl  pas  h  la  dignité  de 
ma  vie  Berah  perdue...  (  I  ». 

A  cette  même  date  du  8  mai,  George  Sand  éeril  encore  une 
lettre  pressée  à  Maurice  en  ajoutant  quelques  mots  à  Clésinger, 
puis  elle  écril  à  Clésinger  seul.  On  voil  que  ses  inquiétudes  et 
ses  alarmes  sont  arrivées  à  leur  suprême  degré. 

Puis  il  se  fail  une  petite  accalmie  :  Chopin  va  mieux,  Mme  Sand 
se  tranquillise  un  peu.  Elle  écril  à  Mlle  de  ROzières  pour  la 
remercier  chaudement  de  son  aide  et  do  ses  soins  : 

...  Votre  lettre  me  rend  la  vie,  il  en  était  temps.  Ma  tête  se  fend  d'être 
aux  prises  avec  tant  de  choses  à  la  fois.  11  m'écrit  aussi  un  petit  mot 
comme  si  de  rien  n'était,  et  je  lui  réponds  de  même.  Grzym.  m'a  écrit 
aussi  et  me  dit  que  vous  êtes  un  auge  pour  Chopin.  J'irai  a  Paris  avec 
Sol.  et  sou  mari...  (2). 

Voici  ce  «  petit  mot  »  de  Chopin  : 

Vous  dirai- je  combien  votre  bonne  lettre  que  je  viens  de  recevoir 
m'a  fait  plaisir  et  combien  les  excellents  détails  touchant  tout  ce  qui 
vous  occupe  maintenant  m'ont  intéressé.  Personne-  plus  que  moi 
parmi  vos  amis,  vous  le  savez  bien,  ne  fait  de  vœux  plus  sincères  pour 
le  bonheur  de  votre  enfant.  Aussi,  dites-le-lui  de  ma  part,  je  vous  prie. 
Je  suis  déjà  bien.  Dieu  vous  soutienne  toujours  dans  votre  force  et 
votre  activité.  Soyez  tranquille  et  heureuse. 

Votre  tout  dévoué.  Ch... 
Samedi  (3). 


Toutefois  dans  la  lettre  à  Grzymala  datée  du  12  mai,  c'est-à- 
dire  écrite  trois  ou  quatre  jours  avant  la  dernière  lettre  à  Mlle  de 
Rozières,  nous  entendons  d'autres  sons,  et  si  Mme  Sand  semble 
un  peu  calmée  sur  le  compte  de  la  santé  de  Chopin,  elle  paraît 
être  parfaitement  consciente  de  la  rupture  morale  accomplie 
entre  eux  et  de  la  nécessité  de  recourir  à  un  tiers  pour  expliquer  à 


(1)  Inédite. 

(2)  Inédite. 

(3)  Ce  devait  être  samedi  le  15  mai  1847.  (Inédite.) 


57o  GEORGE    SAND 

Chopin   ses   agissements,  de  justifier    ses  cachotteries  lors   des 
fiançailles  de  Solange  : 

.1//   comte   Albert   Grzymala. 

12  mai  1847  (1). 

Merci,  cher  ami,  pour  tes  bonnes  lettres.  Je  savais  d'une  manière 
incertaine  et  vague  qu'il  était  malade,  vingt-quatre  heures  avant  la 
lettre  de  la  bonne  princesse.  Remercie  aussi  pour  moi  cet  ange.  Ce 
que  j'ai  souffert  durant  ces  vingt-quatre  heures  est  impossible  à  te 
dire  et  quelque  chose  qu'il  arrivât  j'étais  dans  ces  circonstances  à  ne 
pouvoir  bouger. 

Enfin,  pour  cette  fois  encore,  il  est  sauvé,  mais  que  l'avenir  est 
sombre  pour  moi  de  ce  côté  ! 

Je  ne  sais  pas  encore  si  ma  fille  se  marie  ici  dans  huit  jours  ou  à  Paris 
dans  quinze.  Dans  tous  les  cas,  je  serai  à  Paris  pour  quelques  jours 
à  la  fin  du  mois,  et  si  Chopin  est  transportable,  je  le  ramènerai  ici. 
Mon  ami,  je  suis  aussi  contente  que  possible  du  mariage  de  ma  fille, 
puisqu'elle  est  transportée  d'amour  et  de  joie  et  que  Clésinger  me  paraît 
le  mériter,  l'aimer  passionnément  et  lui  créer  l'existence  qu'elle  désire. 
Mais  cest  égal,  on  souffre  bien  en  prenant  une  pareille  décision  (2). 

Je  crois  que  Chopin  a  dû  souffrir  aussi  dans  son  coin  de  ne  pas  savoir, 
de  ne  pas  connaître  et  de  ne  pouvoir  rien  conseiller.  Mais  son  conseil 
dans  les  affaires  réelles  de  la  vie  est  impossible  à  prendre  en  considé- 
ration. Il  n'a  jamais  vu  juste  les  faits,  ni  compris  la  nature  humaine 
sur  aucun  point  ;  son  âme  est  toute  poésie  et  toute  musique  et  il  ne 
peut  souffrir  ce  qui  est  autrement  que  lui  (3).  D'ailleurs  son  influence 
dans  les  choses  de  ma  famille  serait  pour  moi  la  perte  de  toute  dignité 
et  de  tout  amour  vis-à-vis  et  de  la  part  de  mes  enfants. 

Cause  avec  lui  et  tâche  de  lui  faire  comprendre  d'une  manière  géné- 
rale qu'il  doit  s'abstenir  de  se  préoccuper  d'eux.  Si  je  lui  dis  que  I  lé- 
singer  (qu'il  n'aime  pas)  mérite  notre  affection,  il  ne  le  haïra  que  da- 

(1)  Nous  imprimons  cette  lettre  intégralement  d'après  une  copie  commu- 
niquée par  M.  de  Spœlberch.  Des  extraits  en  furent  publiés  par  M.  Roche- 
blave.  Nous  entourons  de  crochets  les  passages  inédits  et  nous  soulignons  la 
date  précise  de  cette  lettre  qui  manquait  à  la  copie  de  Mme  Maurice  Sand. 

(2)  C'est  nous  qui  soulignons.  Il  est  clair  que  Mme  Sand  fait  allusion  à  sa 
décision  de  cacher  à  Chopin  le  vrai  état  des  choses,  les  causes  du  mariage 
précipité  de  Solange  avec  Clésinger,  en  général  désapprouvé  par  Chopin, 
ce  qui  devait  infailliblement  l'amener  à  se  sentir  pour  ainsi  dire  mis  en  dehors 
de  la  famille  et  provoquer  une  rupture  morale  définitive. 

(3)  Cf.  avec  ce  que  l'auteur  de  Lucrezia  Floriani  dit  de  Y  exclusivisme  du 
prince  Karol.  (V.  plus  haut,  p.  522-523.) 


GEORGE    SAND  571 

vantage  et  Be  fera  haïr  de  Solange.  Tou1  cela  esl  difficile  et  délicat 
ci  je  m'  s.iis  aucun  moyen  de  calmer  e1  de  ramener  une  âme  malade 
qui  s'irrite  des  efforts  qu'on  fait  pour  La  guérir.,  Le  mal  (|iii  ronge  ce 
pauvre  être  au  moral  el  au  physique  me  tue  depuis  Longtemps,  et  je 
le  vois  s'en  aller  sans  avoir  jamais  pu  lui  faire  du  bien,  | *  1 1  i - f 1 1 1  * •  c  esl 
l'affection  inquiète,  jalouse  el  ombrageuse  qu'il  me  porte,  qui  esl  la 
cause  principale  de  sa  tristesse.  Il  y  a  sepl  ans  que  je  vis  comme  une 
vierge  avec  lui  d  les  autres,  je  me  suis  vieillie  avant  l'âge  el  même 
sans  effort  ni  sacrifice,  tant  j'étais  lasse  de  liassions  el  désillusionnée, 
et  sans  remède.  Si  une  femme  sur  la  terre  devait  lui  inspirer  la  con- 
fiance La  pins  absolue,  c'était  moi,  el  il  ne  l'a  jamais  compris  :  el  je 
sais  que  bien  des  gens  m'accusent,  les  uns  de  L'avoir  épuisé  par  la  vio- 
lence de  nies  sens,  les  autres  de  l'avoir  désespéré  par  mes  incartades. 
Je  crois  que  tu  sais  ce  qui  en  est.  Lui,  il  se  plaint  à  moi  de  ce  que  je 
l'ai  tué  par  la  privation,  tandis  (pie  j'avais  la  certitude  de  le  tuer 
si  j'agissais  autrement.  Vois  quelle  situation  est  la  mienne  dans  cette 
amitié  funeste,  où  je  me  suis  laite  son  esclave,  dans  toutes  les  circons- 
tances où  je  le  pouvais  sans  lui  montrer  une  préférence  impossible  et 
coupable  sur  mes  enfants  [où  ce  respect  (pie  je  devais  inspirer  à  mes 
enfants  et  à  mes  amis  a  été  si  délicat  et  si  sérieux  à  conserver.  .J'ai 
fait,  de  ce  côté-là,  des  prodiges  de  patience  dont  je  ne  me  croyais  pas 
capable,  moi  qui  n'avais  pas  une  nature  de  sainte  comme  la  princesse. 
,1e  suis  arrivée  an  martyre:  mais  le  ciel  est  inexorable  contre  moi, 
comme  si  j'avais  de  grands  crimes  à  expier,  car  an  milieu  de  tous  ces 
efforts  et  de  ces  sacrifices,  celui  que  j'aime  d'un  amour  absolument 
chaste  et  maternel,  se  meurt  victime  de  l'attachement  insensé  quïl 
me  porte. 

Dieu  veuille,  dans  sa  bonté,  que,  du  moins,  mes  enfants  soient 
heureux,  c'est-à-dire  bons,  généreux  et  en  paix  avec  la  conscience; 
car  pour  le  bonheur,  je  n'y  crois  pas  en  ce  monde,  et  la  loi  d"en-haut 
est  si  rigide  à  cet  égard  que  c'est  presque  une  révolte  impie  que  de 
songer  à  ne  pas  souffrir  de  toutes  les  choses  extérieures.  La  seule  force 
où  nous  puissions  nous  réfugier,  c'est  dans  la  volonté  d'accomplir 
notre  devoir... 

Parle  de  moi  à  notre  Anna  et  dis-lui  le  fond  de  mon  cœur,  et  puis 
brûle  ma  lettre.  Je  t'en  envoie  une  pour  ce  brave  Guttmann,  dont  je 
ne  sais  pas  l'adresse.  Ne  la  lui  remets  pas  en  présence  de  Chopin, 
qui  ne  sait  pas  encore  qu'on  m'a  appris  sa  maladie  et  qui  veut  que  je 
l'ignore.  Ce  digne  et  généreux  cœur  a  toujours  mille  délicatesses  exquises 
à  côté  des  cruelles  aberrations  qui  le  tuent.  Ah  !  si  un  jour  Anna 
pouvait  lui  parler  et  creuser  dans  son  cœur  pour  le  guérir.  Mais  il  se 
ferme  hermétiquement  à  ses  meilleurs  amis.  Adieu,  cher,  je  t'aime. 
Compte  que  j'aurai  toujours  du  courage  et  de  la  persévérance  et  du 


572  GEORGE    S  AND 

dévouement  malgré  mes  souffrances,  el  que  je  ne  me  plaindrai  pas. 
Solange  t'embrasse. 

George. 

Nous  sommes  convaincu  que  la  rupture  entre  les  deux  amis 
qui  s'était  déjà  déclarée  en  l'été  de  1846  et  se  signala  par  cette 
ligne  de  démarcation  nettement  tracée  alors  par  .Mme  Sand 
entre  la  vie  de  Chopin  et  celle  de  sa  propre  famille,  s'accomplit 
à  ce  moment  précis  :  en  avril  et  mai  1847.  Et  cela  parce  que 
Mme  Sand  n'avait  plus  pour  Chopin  de  vrai  amour  de  femme, 
mais  une  tendresse  amicale  et  de  la  pitié.  Tout  ce  qui  survint 
plus  tard,  c'est-à-dire  la  transformation  de  leurs  relations  inté- 
rieurement étrangères,  mais  amicales  en  apparence,  en  une 
querelle  ouverte,  fut  causé  par  des  événements  dans  lesquels 
Solange  joua  le  rôle  principal  du  personnage  actif  :  celui  des 
victimes  échut  à  Mme  Sand  et  à  Augustine.  Si  Chopin  prit  le 
parti  de  Solange  contre  sa  mère,  c'est  justement  parce  qu'il  n'y 
avait  plus  entre  lui  et  Mme  Sand  cette  fusion  intime,  cet  amour 
vrai  qui  nous  oblige  même  de  loin  à  prendre  par  sentiment  le 
parti  de  nos  amis  lointains,  alors  même  que  notre  raison  ne  sait 
rien  encore  des  circonstances.  Il  ne  restait  plus  aussi  dans  le 
cœur  de  Chopin  qu'une  passion  jalouse,  soupçonneuse  et 
maladive,  et  les  douloureux  souvenirs  d'un  bonheur  passé  ! 

Le  20  mai,  Solange  fut  mariée  en  toute  hâte,  et  sous  ce  rapport- 
là  du  moins,  Mme  Sand  se  sentit  soulagée  d'un  grand  poids, 
quoique  la  noce  ne  fût  nullement  gaie.  M.  Poinsot  a  bien  raison 
aussi  de  citer  «  pour  la  bizarrerie  de  leur  rédaction  »  les  deux 
lettres  de  faire  part  de  ce  mariage,  dans  lesqu elles  «  le  nom  du 
père  de  Mlle  Solange  ne  figurait  point,  quoiqu'il  fut  vivant  et 
qu'il  assistât  à  la  cérémonie  et  où  Solange  elle-même  n'était 
pas  désignée  sous  son  nom  véritable  et  légal,  mais  seulement 
sous  le  pseudonyme  littéraire  de  sa  mère  (1)  ». 

Le  lendemain  21  mai,  dans  deux  lettres  absolument  curieuses, 
peignant   presque  identiquement   les   étranges   et   déplaisants 

(1)  M.  Poinsot  s'abuse  seulement  en  croyant  que  M.  Dudevant  mourut 
on  1873  ;  il  mourut  en  1871. 


GEORGE    SA  NI)  573 

événements,  Mme  Sand  raconte  les  faits  comme  suit  aux  époux 
Poney  et  ;'i  Mlle  de  Rozières  : 

Mrs  enfants,  ma  fille  Solange  est  mariée  d'hier,  bien  mariée  avec 
mi  galant  bomme  el  un  grand  artiste,  Jean-Baptiste  Clé  inger.  Elle 
csi  heureuse.  Nous  le  sommes  tous.  Mais  nous  sommes  sur  le3  dents, 
car  jamais  mariage  n'a  été  mené  avec  tant  de  volonté  ci  de  prompti- 
tude... M.  Dudevanl  a  passé  trois  jours  chez  moi  et  i<'  voilà  reparti. 
Il  nous  fallait  le  saisir  an  vol  dans  un  lion  moment  ci  nous  n'avons 
pas  même  eu  le  lemps  d'avertir  nos  amis  à  uw  lieue  à  la  ronde.  Nous 
avons  fait  venir  le  maire  et  le  curé,  au  moment  où  ils  y  pensaienl  le 
moins  el  nous  avoir  marié  comme  par  surprise.  C'est  donc  fini,  ci. 
respirons  1 1 i. 

En  annonçant  à  MUe  do  Rozières  que  le  grand  événement  a 
enfin  eu  lion  la  veille,  Mme  Sam!  s'empresse  de  lui  dire  que 
«  Chopin  lui  écrit  qu'il  est  lui-même  sur  le  point  de  partir  pour 
la  campagne,  et  puisqu'il  va  tout  près,  il  sera  bien  facile  qu'il 

revienne  quand  je  serai  arrivée...  »  (Il  est  difficile  de  dire 
si  ces  mois  répondent  à  une  question  de  Mlle  de  Rozières 
ou  s'ils  recèlent  une  intention  précise).  Immédiatement  après 
Sand  ri  vient  à  la  description  de  la  noce,  parle  de  l'arrivée 
du  «  baron  et  de  sa  suite  »,  et  dit  que  «  jamais  mariage  ne  fut 
moins  gai,  en  apparence  du  moins,  grâce  à  la  présence  de  cet 
aimable  personnage  dont  les  rancunes  et  les  aversions  sont 
aussi  vives  que  le  premier  jour.  Heureusement  qu'il  est  parti 
à  quatre  heures  du  matin  le  lendemain  du  mariage  (2)...  ».  Pour 
comble  d'agrément,  dit-elle,  elle-même  s'était  démis  le  pied  et 
on  dut  la  porter  à  l'église  (3). 


(1)  Extrait  publié  par  M.  Rocheblave  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes. 

(2)  Nous  avens  déjà  cité  les  lignes  de  cette  lettre  inédite  dans  le  deuxième 
volume  de  notre  ouvrage,  au  chapitre  xi. 

(3)  A  la  fin  de  la  lettre  à  Mazzini,  datée  du  22  mai  1847  et  imprimée  dans 
le  tome  II  de  la  Correspondance  (p.  364-366),  on  a  omis  les  lignes  suivantes 
(venant  après  les  mots  :  f  espère  la  durée  de  cet  amour  et  de  cet  hyménée)  :  «  J'ai 
eu  la  gaucherie  de  me  casser  un  muscle  à  la  jamoe  et  de  me  le  recasser  pour 
avoir  voulu  marcher  trop  rite.  Voilà  pourquoi,  ne  pouvant  faire  un  mouvement 
et  vous  écrivant  au  milieu  de  la  nuit,  je  me  sers  de  ce  mauvais  tout  de  papier 
qui  finit  et  ne  me  laisse  plus  de  place  que  pour  vous  dire  que  je  vous  respecte  et 
vous  aime.  « 


574  GEORGE    SAND 

Il  semble  que  ce  mariage  du  moins  aurait  dû  tranquilliser 
Mme  Sand.  Loin  de  là  !  Il  ne  fut  que  le  prologue  d'une  série 
d'événements,  tragiques,  repoussants  par  leur  brutalité,  leur 
insigne  trivialité  :  ils  creusèrent  pour  toujours  un  abîme  entre 
la  mère  et  la  fille. 

Nous  raconterons  à  présent  des  faits  et  des  événements  abso- 
lument ignorés  des  biographes  et  comblerons  la  lacune  qui,  après 
le  récit  du  mariage  de  Solange,  existe  chez  les  narrateurs  les 
mieux  renseignés  des  relations  entre  Chopin  et  George  Sand. 
George  Sand  et  Solange.  Grâce  à  cette  lacune,  on  ne  comprenait 
pas  pourquoi  les  rapports  de  Mme  Sand  et  de  sa  fille  s'en- 
venimèrent soudain  au  point  de  se  changer  en  animosité  com- 
plète, presque  en  haine,  au  point  d'amener  une  rupture  irrévo- 
cable entre  Mme  Sand,  Solange  et  Clésinger,  au  point  que 
Mme  Sand  chassa  ce  dernier  de  Nohant,  déclarant  à  sa  fille,  à 
peine  mariée,  qu'elle  ne  pouvait  y  retourner  que  «  séparée  de  son 
mari  »,  au  point  enfin  d'exiger  de  Chopin,  s'il  voulait  jamais 
revenir  chez  elle,  la  promesse  formelle  de  ne  recevoir  chez  lui  ni 
Solange,  ni  Clésinger,  etc.,  etc.  L'ignorance  des  faits  réels  fut  une 
pierre  d'achoppement  pour  tous  ceux  qui  écrivirent  sur  la 
liaison  de  Chopin  et  de  George  Sand.  Le  peu  qui  avait  transpiré 
et  se  colportait  dans  la  presse,  on  le  rattachait  à  la  rupture 
entre  eux.  De  là  une  série  interminable  de  légendes,  de  supposi- 
tions fantastiques,  de  calomnies  contre  George  Sand  d'une 
part,  ou  de  vagues  essais  d'expliquer  sa  conduite  par  différentes 
considérations  abstraites,  ou  encore  de  sincères  aveux  que 
«  toute  cette  histoire  était  obscure  et  incompréhensible  ». 

Cette  ignorance  des  faits  réels  fit  déclarer  à  certains  biographes 
de  Chopii  que  George  Sand  «  avait  depuis  longtemps  voulu 
se  défaire  de  son  malade  ordinaire,  qu'elle  se  servit  pour  cela  du 
premier  prétexte  venu,  et  que  ce  prétexte  fut  une  dispute  à  propos 
du  mariage  de  Solange  ».  D'autres  assurèrent  qu'afin  de  «  se 
défaire  »  de  Chopin,  Mme  Sand  aurait  «  avec  une  astuce  dia- 
bolique envoyé  à  Chopin  Lucrezia  Floriani,  parce  qu'il  n'arri- 
vait pas  à  comprendre  qu'elle  en  avait  assez  de  lui  ».  D'autres 
encore  parlent  de  «  l'inexplicable  »  froideur  et  de  l'animosité 


GEORGE    S. WD  575 

que  George  Sand  aurail  on  ne  Bail  trop  pourquoi  témoi- 
gnées à  Solange,  après  son  mariage,  el  que  Chopin  pril  jus- 
tement ;'i  cœur  la  triste  position  de  la  jeune  femme  abandonnée 
par  sa  mère.  Certains  supposent  encore  que  la  raison  principale 
des  différends  entre  Solange  el  Ba  mère  lui  le  désordre  pécu- 
niaire de  ClésÛlger,  ses  dettes,  la  prompte  dilapidation  de  la 
fortune  de  sa  femme,  les  craintes  de  la  mère  pour  l'avenir  de 

sa  tille  et  aussi  la  crainte  de  dettes  ignorées  :  bref  ils  mirent 
en  avant  la  question  d'argent.  Cette  dernière  opinion  parut  con- 
firmée par  la  publication  dv>  lettres  de  Solange  à  Chopin,  lettres 
dans  lesquelles  Mme  Clésinger  présentait  les  choses  de  manière 
à  faire  croire  que  sa  mère  les  avait  abandonnés,  elle  et  son  mari, 
au  milieu  drs  plus  horribles  difficultés,  les  laissa  en  proie  à  ses 
propres  créanciers,  ne  se  souciant  nullement  de  leur  position 
pécuniaire.  Toutes  ces  plaintes,  en  désaccord  complet  avec  la 
réalité,  ont  déjà  été  réfutées  d'une  manière  fort  probante  par 
M.  Rocheblave,  d'après  des  lettres  et  des  données  que  lui  com- 
muniqua M.  Henry  Harrisse;  ce  dernier  ayant  participé  comme 
avocat  à  la  liquidation  de  l'héritage  de  -Mme  Sand.  sut  le 
ohiffre  de  la  dot  de  Solange,  lors  de  son  mariage  (1).  Enfin 
d'autres  encore,  et  Chopin  lui-même,  qui  ne  sut  que  par  Solange 
<r  qui  se  passa  à  Ndhant,  en  l'été  1847,  donc  qui  ne  sut  jamais 
li  vérité,  soupçonnèrent  George  Sand  du  désir  «  d'éloigner  »  sa 
fille,  de  se  défaire  d'elle,  afin  de  cacher  une  nouvelle  histoire 
amoureuse  ;  Chopin  crut  que  c'était  cette  raison  qui  avait  fait 
éloigner  Solange  et  lui  de  Xohant.  Or,  nous  savons  que  Cho- 
pin partit  dès  l'automne  de  1846  et  qu'en  1847,  il  n'y  revint 
pas.  Quant  au  pourquoi  de  l'éloignement  de   Solange,  c'est-à- 


(1)  Solange  avait  reçu  par  contrat  de  mariage  ce  même  hôtel  de  Naroonne 
représentant  une  partie  de  la  dot  maternelle,  qui  avait  été  d'abord,  pendant 
le  procès  avec  M.  Dudevant,  cédé  à  ce  dernier  par  Mme  Sand,  puis  racheté, 
et  dont  le  prix  s'élevait  à  100  000  francs.  Il  rapportait  jusqu'à  8  500  francs 
de  loyer,  mais  Solange  devait  payer  l'intérêt  des  hypothèques,  de  sorte 
que  la  maison  lui  rapportait  à  peu  près  5  500  francs  de  rente.  Mais  d'emblée, 
les  époux  Clésinger  avaient  négligé  de  payer  lesdits  intérêts  et  dix-huit 
mois  plus  tard  l'hôtel,  tombé  entre  les  mains  des  créanciers,  fut  vendu  aux 
-enchères  malgré  toutes  les  démarches  de  George  Sand,  dont  nous  donnerons 
les  preuves. 


576  IRGE    SAND 

dire  aux  causes  de  la  catastrophe  qui  éclata  à  Nohanl  en 
juin  L847,  ladite  Solange  s'efforça  de  les  cacher,  ou  de  les  tra- 
vestir aux  yeux  de  Chopin. 

Voici  ce  qui  arriva.  Nous  avons  dit  que  Maurice  était  allé 
en  Hollande  Il  y  alla  avec  un  camarade,  Théodore  Rousseau. 
Au  moment  où  Solange  oageail  en  pleine  lune  de  miel  et  que 
Mme  Sand  soignait  son  pied  meurtri,  Rousseau  vint  passer 
quelques  jours  à  Nohant.  A  Paris  déjà,  il  avait  l'ait  la  cour  à 
la  jolie  Augustine.  Il  paraît  qu'à  Nohant,  son  inclination  pour 
cette  jeune  personne  se  précisa  définitivement  et  il  la  demanda 
en  mariage. 

Le  7  juin,  moins  de  trois  semaines  après  la.  noce  de  Solange, 
Mme  Sand  annonce  à  sa  sœur  Mme  Caroline  Cazamajou  que  ce 
mariage-là  est  encore  décidé  el  qu'Augustine  est  la  fiancée 
de  Rousseau.  Elle  confesse  qu'elle  avait  espéré  marier  un  jour 
Augustine  à  Maurice,  mais  que  ces  deux  enfants  qui  se  connais- 
saient dès  leur  plus  jeune  âge,  n'avaient  l'un  pour  l'autre  (pie 
d  s  sentiments  fraternels. 

(  !e  fut  en  ces  jours  d'accalmie  à  Nohant,  -Après  la  noce  de 
Solange,  la  guérison  de  Chopin  et  à  la  veille  du  mariage  d' Au- 
gustine que  Mme  Sand  écrivit  à  Mme  Louise  Jedrzeiewicz  la 
lettre  que  voici,  publiée  par  31.  Karlowicz,  sans  indication  de 
date,  mais  qui  se  rapporte  sûrement  aux  derniers  jours  de  mai 
ou  aux  premiers  jours  de  juin  1847,  lorsque  le  premier  mariage 
avait  déjà  eu  lieu,  où  le  second  était  décidé  et  où  Solange  était 
encore  à  Nohant  : 

Je  n'ai  ni  i  plume,  ni  temps.  Je  ne  sais  où  donner  de  la 

tant  j'ai  de  choses  à  faire,  car  je  marie  une  fille  adop  naine 

prochaine,  et  je  suis  à  peine  ho  mires  et  des  embarras  du  der- 

nier mariage.  Mais  je  vous  aime  et  je  veux  \  ■  rcier  de  tout  ce 

que  vous  nie  dites  de  bon.  de  tendre  et  d'excellent.  Chère  amie,  j'es- 
père que  tout  sera  bien.  J'y  i'.:i>  de  mon  mieux.  Chop[in]  va  assez 
bien.  11  a  appris  le.  douloureuse  nouvelle  (pie  je  savais  déjà  de  la  mort 
de  W...  (1 1.  Adieu,  ma  bien-aimée  >ix  vôtres. 

Mon  cœur  à  vous.  Solange  vous  embrasse  et  vous  aime... 

(1)  Celle  du  poète  Etienne  Witwicki,  ami  d'adolescence  et  de  jeunesse 
de  Chopin,  mort  en  1847. 


GEORGE   SAND  577 

Mais  il  paraîl  que  les  projets  de  mariage  avaient  du  guignon 
à  Nohant  :  déjà  le  22  juin,  Mme  Sand  annonce  à  Mme  Caroline 
Cazamajou  < | m*   le   mariage  d'Augustine   esl    rompu.  Comme 
raison  de  la  rupture,  elle  prétexte  les  dettes  et   la  m&u 
santé  du  jeune  peintre.  Mais  elle  ne  dil  cela  que  pour  sauver 

1rs    apparences    :    les  vraies   causes   qui    lirenl    si    brusquement 
casser  les  fiançailles  à  peine  annoncées  éf aient  tout  autres. 

Même  au  beau  milieu  de  sa  jeune  félicité,  Solange  était  restée 
fidèle  à  sou  caractère  :  elle  était  méchante  par  méchanceté,  comme 
on  aime  Vari  par  amour  de  Vart,  sans  aucune  autre  raison  et 
sans  aucune  autre  cause.  Mariée,  elle  lit  un  double  emploi  de  sa 
méchanceté.  Elle  avait  toujours  haï  Augustine  ;  elle  voulut,  on 
ne  sait  trop  pourquoi,  rompre  son  mariage,  et,  par  ses  calomnies 
et  ses  insinuations,  elle  y  parvint.  Puis,  fâchée  avec  sa  mère, 
elle  se  vengea  immédiatement  d'elle  aussi,  en  faisant  circuler  des 
calomnies  !  il  se  passa  alors  à  Nohant  des  événements  tels. 
que,  tout  en  ayant  en  main  d'amples  documents  et  un  récit 
détaillé  fait  par  une  personne  très  proche  de  George  Sand,  qui 
l'entendit  de  sa  propre  bouche  et  de  celle  de  Maurice  Sand, 
nous  préférons  néanmoins  ne  pas  narrer  nous-mêmes  tout  ce 
qui  se  passa  :  nous  nous  bornerons  à  donner  soit  intégrale- 
ment, soit  en  extraits  six  lettres  médites  de  Mme  Sand  et  deux 
lettres  publiées,  toutes  les  huit  écrites  de  juin  à  décembre  1847. 

.4  mademoiselle  de  Rozières. 

Nohant,  juillet  1847. 

...  Ce  que  j'ai  souffert  de  Solange  depuis  son  mariage  est  impossible 
à  raconter  et  ce  que  j'y  ai  mis  de  patience,  de  miséricorde  intérieure 
et  de  souffrance  cachée,  vous  seule  pouvez  l'apprécier,  car  vous  savez 
ce  que  je  souffre  d'elle  depuis  qu'elle  existe.  Cette  froide,  ingrate  et 
amère  enfant  a  joué  fort  bien  la  comédie  jusqu'au  jour  de  son  mariage 
et  son  mari  avec  elle,  encore  mieux  qu'elle.  Mais  à  peine  en  possession 
de  l'indépendance  et  de  l'argent,  ils  ont  levé  le  masque  et  se  soin 
imaginé  qu'ils  allaient  me  dominer,  me  ruiner  et  me  torturer  à  leur 
aise.  Ma  résistance  les  a  exaspérés  et  pendant  les  quinze  jours  qu'ils 
ont  passés  ici,  leur  conduite  est  devenue  d'une  insolence  scandaleuse, 
m.  37 


578  GEORGE   SAND 

inouï?.  Les  scènes  qui  m'ont  forcée,  non  pas  à  les  mettre,  mais  à  les 
jeter  à  la  porte,  ne  sont  pas  croyables,  pas  racontables.  Elles  se  résu- 
ment en  peu  de  mots  :  c'est  qu'on  a  failli  s'égorger  ici.  (pic  mon  cendre 
a  Levé  un  marteau  sur  .Maurice,  m   l'aurail    t'ié   peut-être,  -i  je  ne 
m'étais  mise  entre  eux.  frappant  mon  gendre  à  la  figure  et  recevant 
de  lui  ru  coup  de  poing  dans  la  poitrine.  Si  1"  curé  qui  se  trouvait  là, 
des  amis  et  un  domestique  c'étaient  intervenus  par  la  force  des  bras, 
Maurice,  armé  d'un  pistolet,  le  tuait  sur  place,  Solange  attisant  le 
feu  avec  une  froideur  féroce  et  ayant  fait  naître  ces  déplorables  fureurs 
par  dts  ragots,  dis  mensonges,  dc<  noirceurs  inimaginables,  -ans  qu'il 
y  ait  eu  ici  de  la  part  de  Maurice  et  de  qui  que  ce  *<iil  l'ombre  d'une  taqui- 
nerie, l'apparence  d'un  tort.  Ce  couple  diabolique  est  parti  1  ier  soir, 
criblé  de  dettes,  triomphant  dans  l'impudence  et  laissant  dans  le  pays 
un  scandale  dont  ils  ne  pourront  jamais  se  relever.  Enfin,  pendant 
trois  jours,  j'ai  éié  dans  ma  maison  sous  le  coup  de  quelque  meurtre. 
Je  ne  veux  jamais  les  revoir,  jamais  ils  ne  remettront  les  pieds  chez 
moi.  Ils  ont  comblé  la  mesure.  Mon  Dieu,  je  n'avais  rien  fait  pour 
mériter  d'avoir  une  telle  fille. 

Il  a  bien  fallu  que  j'écrive  une  partie  de  cela  à  Chopin  :  je  craignais 
qu'il  n'arrivât  au  milieu  d'une  catastrophe  et  qu'il  n'en  mourût  de 
douleur  et  de  saisissement.  Ne  lui  dites  pas  jusqu'où  ont  été  les  choses, 
on  le  lui  cachera  s'il  est  possible.  Ne  lui  dites  pas  que  je  vous  écris, 
et  si  .Al.  et  Mme  Clésinger  ne  se  vantent  pas  de  leur  conduite,  gardez- 
m'en  le  secret.  Mais  il  est  probable,  d'après  leur  manière  d'agir  insensée 
et  impudente,  qu'ils  me  forceront  à  défendre  Maurice.  Augustine  et 
moi  des  atroces  calomnies  qu'ils  débitent. 

J'ai  un  service  à  vous  demander  maintenant,  mon  enfant.  C'est  de 
prendre  très  positivement  les  clefs  de  mon  appartement,  dès  que  Cho- 
pin en  sera  sorti  (s'il  ne  l'est  déjà)  et  de  ne  pas  laisser  Clésinger,  ou 
sa  femme,  ou  qui  que  ce  soit  de  leur  part  y  mettre  les  pieds.  Ils  sont 
dévaliseurs  par  excellence,  et  avec  un  aplomb  mirobolant  ils  me  la 
raient  sar.s  un  lit.  Ils  ont  emporté  d'ici  jusqu'aux  courtepointes  et  aux 
flambeau::...  Au  besoin  il  faudra  voir  en  sccret  M.  Laroc  et  lui  dire  que 
je  ne  veux  pas  que  ma  fill"  aille  avec  ou  sans  son  mari  (car  je  prévois 
qu'ils  seront  brouillés  à  mort  dans  peu  de  temps)  s'installer  dans  mon 
appartement.  Ils  feraient  quelque  scandale  dans  le  square  et  je  n'y  pour- 
rais jamais  retourner... 

A  ht  même. 

Nohaat,  25  juillet  1847. 

Mon  amie,  je  suis  inquiète,  effrayée;  je  ne  reçois  pas  de  nouvelles  de 
Chopin  depuis  plusieurs  jours,  je  ne  sais  pas  combien  de  jours,  car 


GEORGE  S  AND  579 

le  ohagrin  qui  m'accable  je  ne  oie  rend    pa    compte  du  temps. 
Mais  il  y  a  trop  longtemps,  à  ce  qu'il  me  semble,  il  allait  partir  et  toul 
à  coup  il  ne  \  ient  pas,  il  n'écrit  pa  ,  S  est  H  mis  en  route?  E  1  il  arrêti 
malade  quelque  pari'  S'il  était  sérieusement  malade,  ne  me  l'écri- 

ous  pas  en  voyant  son  <''iai  de  souffrance  -  ■  prolonger?  .1" 
déjà  partie  sans  la  crainte  de  me  croiser  avec  lui  el  sans  l'hoireur  que 
j'ai  d'aller  à  Paris  m'exposer  à  la  haine  de  celle  que  vous  jugez  1 
bonne,  si  tendre  pour  moi.  J'ai  été  Inquiète  d'elle  aussi.  La  rage  peu! 
l'aire  autant  ilf  ma]  que  le  désespoir  e1  j'ai  «''té  ce  Boir  à  la  chaire  pour 
savoir  si  ses  amis  avaient  de  ses  nouvelles.  Ils  en  oui  reçuel  médisent 
qu'elle  va  beaucoup  mieux.  C'est  «loue  Chopin  qui  m'inquiète  et  1 
je  ne  reçois  pas  demain  quelque  nouvelle  rassurante,  je  crois  que  je 
partirai. 

("est  souffrir  trop  de  maux  à  la  l'ois,  et  je  vous  assure  que  sans 
Maurice...  je  sais  bien  que  je  me  débarrasserais  de  ma  pauvre  vie... 

Par  moments  je  pense,  pour  me  rassurer,  que  Chopin  Faillie  beau- 
coup plus  que  moi,  me  boude  et  prend  parti  [tour  elle. 

J'aimerais  cela  cent  fois  plus  que  de  le  savoir  malade.  Dites-moi 
tout  franchement  ce  qui  en  est,  et  si  les  affreuses  méchancetés,  si  les 
incroyables  mensonges  de  Solange  le  gouvernent,  soit!  Tout  me  de- 
vient indifférent  pourvu  qu'il  guérisse. 

.-1  la  même. 

(Sans  date.) 

Chère  amie,  j'allais  partir  par  cet  affreux  temps,  un  véritable  dé- 
luge ici,  et  pas  d'autre  moyen  de  transport  jusqu'à  Vierzon  qu'un 
cabriolet  de  poste.  Mes  chevaux  étaient  commandés,  et,  malade  à 
mourir,  j'allais  voir  pourquoi  l'on  ne  m'écrivait  pas.  Enfin  je  reçois 
par  le  courrier  du  matin  une  lettre  de  Chopin.  Je  vois  que,  comme  à 
l'ordinaire,  j'ai  été  dupe  de  mon  coeur  stupide  et  que  pendant  que  je 
passais  six  nuits  blanches  à  me  tourmenter  de  sa  santé,  il  était  occupé 
à  dire  et  à  penser  du  mal  de  moi  avec  les  Clésinger.  C'est  fort  bien. 
Sa  lettre  est  d'une  dignité  lisible  et  les  sermons  de  ce  bon  père  de  famille 
me  serviront  en  effet  de  leçon.  Un  homme  averti  en  vaut  deux,  je 
me  tiendrai  fort  tranquille  désormais  à  cet  égard. 

Il  y  a  là-dessous  beaucoup  de  choses  que  je  devine,  et  je  sais  de  quoi 
ma  fille  est  capable  en  fait  de  calomnie,  je  sais  de  quoi  la  pauvre  cer- 
velle de  Chopin  est  capable  en  fait  de  prévention  et  de  crédulité... 
mais  j'ai  vu  clair  enfin  !  et  je  me  conduirai  en  conséquence  ;  je  ne  don- 
nerai plus  ma  chair  et  mon  sang  en  pâture  à  l'ingratitude  et  à  la  per- 
versité. Me  voici  désormais  paisible  et  retranchée  à  Nohant,  loin  des 
ennemis  acharnés  après  moi.  Je  saurai  garder  la  porte  de  ma  forteresse 


580  GEORGE    SAND 

contre  les  méchants  et  les  fous.  Je  sais  que  pendant  ce  temps  ils  vont 
me  tailler  en  pièces.  C'est  bien  !  Quand  leur  haine  Bera  assouvie  de  ce 
côté,  ils  se  dévoreront  les  uns  les  autres. 

...  Je  trouve  Chopin  magnifique  de  voir,  fréquenter  e1  approuver 
Clésinger  qui  m'a  frappée,  parce  que  je  lui  arrachais  des  mains  un 
marteau  levé  sur  Maurice.  Chopin,  que  tout  le  monde  me  disait  être 
mon  plus  fidèle  et  plus  dévoué  ami!  ("est  admirable!  Mon  enfant, 
la  vie  est  une  ironie  amère,  et  ceux  qui  ont  la  niaiserie  d'aimer  et  de 
croire  doivent  clore  leur  carrière  par  un  rire  lugubre  et  un  Banglot 
désespéré,  comme  j'espère  que  cela  m'arrivera  bientôt.  Je  crois  à 
Dieu  et  à  l'immortalité  de  mon  âme.  Plus  je  souffre  en  ce  monde,  plus 
j'y  crois.  J'abandonnerai  cette  vie  passagère  avec  un  profond  dégoût, 
pour  renter  dans  la  vie  éternelle  avec  une  grande  confiance... 

Enfin  le  14  août,  ayant  bien  certainement  reçu  une  réponse 
de  Mlle  de  Rozières,  elle  lui  écrit  le  billet  que  voici,  dont  le  ton 
assez  sec  prouve  que  Mme  Sand  ira  pas  dû  trouver  en  cette 
demoiselle  un  cœur  sympathique  et  que  cette  amitié  fut  encore 
l'objet  d'une  désillusion.  D'autre  part,  la  note  du  désespoir  s'y 
laisse  entendre  encore  plus  distinctement  : 

14  août  1847. 

Je  suis  plus  gravement  malade  qu'on  ne  pense.  Dieu  merci  !  car  j'ai 
assez  de  la  vie  et  je  fais  mon  paquet  avec  beaucoup  de  plaisir.  .Je  ne 
vous  demande  pas  de  nouvelles  de  Solange,  j'en  ai  indirectement. 
Quant  à  Chopin,  je  n'en  entends  plus  parler  du  tout,  et  je  vous  prie 
de  me  dire  au  vrai  comment  il  se  porte  :  rien  de  plus.  Le  reste  ne  m'in- 
téresse nullement  et  je  n'ai  pas  lieu  de  regretter  son  affection. 

Il  paraît  que  cette  lettre  fut  la  dernière  que  George  Sand 
ait  écrit  à  Mlle  de  Rozières.  Il  aurait  peut-être  mieux  valu 
qu'elle  ne  lui  écrivît  pas  du  tout  en  cette  occasion,  car  la  vieille 
fille  indiscrète,  comme  l'appelait  jadis  Chopin,  n'était  certes  pas 
capable  d'apprécier  la  confiance  et  la  franchise  de  Mme  Sand  ; 
elle  ne  pouvait  faire  rien  d'autre  que  d'agrandir  encore  par  ses 
caquets  l'énorme  avalanche  de  potins  cpii  roulait  déjà  et  augmen- 
tait d'heure  en  heure  autour  du  désaccord  entre  Mme  Sand  et 
Chopin  (1).  Ces  quatre  lettres-là  sont  de  toute  importance  pour 

(1)  Ce  n'est  pas  en  vain  que  Solange,  dans  sa  lettre  à  Chopin,  après  lui 


GEORGE    sa  NI)  58] 

le  biographe.  Elles  prouvent  que  ce  n'esl  pas  en  mai  ou  juin  L847, 
au  momenl  du  mariage  de  Solange,  que  Chopin  dut  s'exiler  de 
Nohant,  que  ce  ne  l'ni  pas  ■•  Mme  Sand  qui  L'exila  »  ou  «  lui  dé- 
fendil  d'y  revenir  »,  ce  ne  fui  pas  elle  non  plus  qui  prononça  le 
dernier  mot.  Bien  au  contraire,  elle  attendait  de  lui  une  parole  de 
compassion  :  il  mil  Solange  et  pril  parti  pour  elle;  .Mme  Sand 
étail  prête  à  aller  le  rejoindre  à  Paris,  inquiète  de  Ba  santé,  elle 
l'attendait  à  Xolianl.  et  lui  no  vint  pas  de  son  propre  gré.  Ces 
Ici  lies  prouvent  également  que  Mme  Sand  savait  parfaitement 
de  quelles  méchantes  calomnies  était  capable  Solange  et  prévoyait 
que  Chopin  avec  sa  méfiance  maladive  ajouterait  foi  à  tous  les 
racontars.  C'est  ce  qui  arriva  bientôt.  Dans  les  lettres  de  Cho- 
pin (qui  détestait  Augustine,  —  ce  qu'il  ne  faut  pas  oublier), 
lettres  imprimées  par  M.  Karlowicz,  dont  nous  avons  cité  des 
extraits,  on  trouve  l'écho  de  ces  racontars.  Chopin  fait  part 
à  sa  famille  des  ruses  et  subterfuges  auxquels  on  avait,  selon 
lui.  eu  recours  à  Nohant,  pour  cacher  de  prétendues  intrigues 
et  aventures  de  Maurice,  de  Mme  Sand  elle-même,  et 
d'autres  personnes  encore.  George  Sand  recueillait  les  tristes 
fruits  de  sa  cachotterie.  Si  elle  avait  franchement  et  carré- 
ment raconté  à  Chopin  la  brusque  apparition  de  Clésinger  à 
la  Châtre,  les  accordailles  et  le  projet  d'enlever  Solange,  si, 
même  le  mariage  accompli,  elle  était  allée  à  Paris,  eût  tout 
conté  à  Chopin,  lui  eût  parlé  seul  à  seul,  il  est  peu  probable 
que  les  insinuations  haineuses  de  Solange  eussent  atteint  leur 
but.  Le  mal  était  maintenant  irréparable,  la  rupture  défini- 
tive. 

Nous  raconterons  tout  à  l'heure  la  dernière  entrevue  de 
Mme  Sand  et  de  Chopin,  les  derniers  échos  de  leurs  relations  bri- 
sées :  des  nouvelles  réciproques  reçues  par  des  tiers,  par  des 
lettres  d'amis.  A  présent,  citons,  encore  des  fragments  de  deux 
lettres  inédites  et  de  deux  lettres  imprimées   de  Mme  Sand 


avoir  narré  quelque  histoire  concernant  sa  mère  ou  après  s'être  plainte  d'elle, 
s'empressait  d'ajouter  :  «  J'embrasse  Mlle  de  Rozières  ;  dites-lui  tout  cela... 
Solange  savait  fort  bien  à  quel  télégraphe  perfectionné  elle  avait  affaire  en 
la  personne  de  son  ex-maîtresse  de  musique. 


582  GliORGE    SAND 

datées  de  cet  automne,  elles  renferment  des  détails  importants. 
Dans  la  lettre  du  9  août  (1),  après  quelques  lignes  consacrées 
au  voyage  manqué  de  la  famille  Poney  à  Nohant,  —  voyage 
que  Mme  Sand  semble  elle-même  avoir  retardé,  —  elle  écrit  à 
Charles  Poney,  devenu  alors  l'ami  de  toute  la  famille  de  Nohant, 
«  qu'elle  n'avait  jamais  été  superstitieuse,  mais  qu'elle  Tétait 
devenue  à  force  de  malheur,  depuis  deux  ans  ».  Puis  elle  s'exprime 
en  ces  termes  sur  les  événements  de  cet  été  : 

Tous  les  chagrins  m'ont  accablée  par  un  enchaînement  fatal  (2)  ; 
mes  plus  pures  intentions  ont  eu  des  résultats  funestes  pour  moi  et 
pour  ceux  que  j'aime;  mes  meilleures  actions  ont  été  blâmées  par  les 
hommes  et  châtiées  par  le  ciel  comme  des  crimes.  Ht  croyez-vous  que 
je  sois  au  bout?  Non!  Tout  ce  que  je  vous  ai  raconté  jusqu'ici  n'est 
rien,  et  depuis  ma  dernière  lettre,  j'ai  épuisé  tout  ce  que  le  calice  de 
la  vie  a  de  désespérant.  C'est  même  si  amer  et  si  inouï  que  je  ne  puis 
en  parler,  'du  moins  je  ne  puis  récrire.  Cela  même  me  ferait  trop  de 
mal.  Je  vous  en  dirai  quelques  mots  quand  je  vous  verrai.  Mais  si  je 
ne  reprends  courage  et  santé  jusque-là,  vous  me  trouverez  bien  vieillie, 
malade,  triste  et  comme  abrutie.  Voilà  aussi,  mon  enfant,  pourquoi  je 
n'ose  pas  appeler  Désirée  avec  l'ardeur  que  j'y  avais  mise  avant 
tous  mes  chagrins.  Je  crains  que  cette  chère  enfant  ne  me  trouve  tou.te 
différente  de  ce  que  vous  lui  avez  dit  de  moi,  et  que  le  spectacle  de 
mon  abattement  ne  la  froisse  et  ne  la  consterne.  J'étais,  quand  vous 
m'avez  vue,  dans  un  état  de  sérénité  à  la  suite  de  grandes  lassitudes. 
J'espérais  du  moins,  pour  la  vieillesse  où  j'entrais,  la  récompense  de 
grands  sacrifices,  de  beaucoup  de  travaux,  de  fatigues  et  de  vie  entière 
de  dévouement  et  d'abnégation.  Je  ne  demandais  qu'à  rendre  heu- 
reux les  objets  de  mon  affection  (3).  Eh  bien  !  j'ai  été  payée  d'ingra- 
titude, et  le  mal  l'a  emporté  dans  une  âme  dont  j'aurais  voulu  faire 
le  sanctuaire  et  le  foyer  du  beau  et  du  bien.  A  présent  je  lutte  contre 
moi-même  pour  ne  pas  me  laisser  mourir.  Je  veux  accomplir  ma  tâche 
jusqu'au  bout.  Que  Dieu  m'assiste  !  je  crois  en  lui  et  j'espère  !... 

Mais  n'ayant  pas  rencontré  la  moindre  sympathie  chez  Mie  de 
Rozières,  souffrant  cruellement  dans  son  isolement  moral,  avide 

(1)  Corresp.,  t.  II,  p.  371. 

(2)  Allusion  très  transparente  au  lien  existant  entre  la  rupture  avec  sa 
fille  et  celle  avec  Chopin,  et  finalement  entre  elles  et  la  malheureuse  histoire 
du  mariage  manqué  d'Augustine. 

(3)  Cf.  avec  la  page  4b6  de  VHistoire  de  ma  vie  et  les  lignes  précitées 
de  la  Lucrezia  Floriani. 


GEORGE   SAM) 

de  trouver  ne  fût-ce  qu'une  étincelle  < !<•  condoléance,  et  malgré 
son  assertion  de  tout  à  l'heure  qu'elle  -  ne  pouvait  parlez  « > 1 1  du 
moins  ne  pouvait  pas  écrire  »,  le  27  août  Mine  Sand  récrit  ;i 
Poney  et  lui  conte  franchement  sa  rupture  avec  sa  fille: 

Je  suis  brouillée  avec  ma  fille...  .Ius<|u';'i  la  veille  de  Bon  mari 
elle  a  porté  pendant  deux  mois  le  masque  de  tendresse,  d'abandon, 
de  sincérité  (1)  qui  me  rendait  trop  heureuse,  el  je  ne  suis  pas  née 
pour  être  heureuse.  A  peine  mariée  elle  a  tout  foulé  aux  pieds,  elle  a 
jeté  le  masque.  Elle  a  aigri  son  mari,  qui  i  st  une  tête  ardente  el  faible, 
contre  moi,  contre  Maurice,  contre  Augustine,  qu'elle  hait  mortelle- 
ment et  qui  n'a  eu  d'autre  tort  que  d'être  trop  bonne  et  trop  dévouée 
pour  elle,  ("est  elle  qui  a  fait  manquer  le  mariage  de  cette  pauvre  Augus- 
tine et  qui  a  rendu   Rousseau  iiiomeutanéiiient  l'on  en  lui  disant   une 

calomnie  atroce  sur  Maurice  et  sur  elle...  Elle  a  dix-neuf  ans.  el] 
belle,  elle  a  une  intelligence  remarquable,  cil;'  a  é,é  élevée  avec  amour 
dans  des  conditions  de  bonheur,  de  développement,  de  moralité  qui 
auraient  dû  en  faire  une  sainte  ou  une  héroïne.  Alais  ce  siècl  est 
maudit  et  elle  est  l'enfant  de  ee  siècle  (2).  Il  n'y  a  pas  de  religion  dans 
son  âme  ;  et  à  mesure  que  ses  moyens  de  séduction  lui  ont  procuré 
les  joies  funestes  de  l'orgueil  et  de  vanité,  elle  a  tout  sacrifié  à  cet  eni- 
vrement. Depuis  deux  ans  surtout  clic  était  sur  une  pente  déplorable 
et  m'imputait  à  crime  de  vouloir  la  retenir.  Vous  serez  effrayé  de  la 
puissance  de  cette  organisation  terrible  qui  pouvait  être  magnifique, 
qui  le  deviendra  peut-être  un  jour,  si  Dieu  lui  envoie  une  étincelle 
d'amour  véritable,  une  goutte  de  la  rosée  du  ciel,  la  tendresse  ! 

Mais  jusqu'ici  tour  est  jiiissiini  chez  elle  et  passion  glacée,  ce  qui  est 
bien  profond,  bien  inexplicable,  et  bien  effrayant!... 

Puis  Mme  Sand  parle  des  cancans,  des  abominables  potins 
qui  l'envahissent  de  toutes  parts,  de  la  trahison  des  amis.  Mais 
tout  cela  serait  supportable  ;  la  haine  de  sa  fille,  voici  ce  qui  Fa 
terrassée,  ce  qui  la  torture.  Cette  malheureuse  enfant  a  découvert, 
on  ne  sait  trop  où  ni  comment,  «  qu'en  ce  monde  tous  sont  ou 
bourreaux  ou  victimes  et  s'est  décidée  à  être  bourreau;  c'est 
horrible  »  ! 

Mme  Sand  conte,  en  plus,  un  petit  fait  à  propos  de  la  vente 


(1)  Cf.  avec  Mlle  Merquem,  p.  292. 

(2)  Cf.  avec  Mlle  Merquem,  p.  301,  et  avec  ce  que  nous  avons  dit  plus 
haut,  p.  566. 


584  GEORGE   SAND 

d'un  cheval  par  Solange,  un  petit  fait  prouvant  grandement 
combien  cet  être  si  jeune  était  pratique  et  incroyablement  avide 
en  matière  d'argent.  (Or,  c'était  la  même  Solange  qui  décrivait 
en  ce  même  moment  (1)  et  sous  les  couleurs  les  plus  poétiques 
combien  elle  était  peu  faite  pour  la  vie  prosaïque,  elle  «  qui 
comptait  vivre  dans  les  espaces  imaginaires  avec  des  rêves  de 
poésie,  au  milieu  des  nuages  et  des  fleurs»  et  qu'elle  «  était  sûre 
que  grâce  à  l'impitoyable  réalité  elle  «  deviendrait  avare  ».)  A  la 
fin  de  cette  lettre  George  Sand  laisse  voir  un  désespoir  sans 
bornes  :  on  la  sent  écrasée  par  son  chagrin. 

Sur  ces  entrefaites,  après  avoir  passé  quelques  semaines  à 
Paris  et  après  y  avoir  fort  lestement  mangé  presque  tout  leur 
argent,  les  époux  Clésinger  se  rendirent  à  Nérac,  chez  le  papa 
Dudevant,  et  à  Besançon  chez  les  parents  de  Clésinger.  Solange 
s'arrêta  quelques  jours  à  la  Châtre,  où  elle  descendit  chez  sa 
cousine  Léontine  Chatiron,  devenue  depuis  1843  Mme  Henri 
Simonnet.  Ayant  appris  son  arrivée,  Mme  Sand  désira  la  voir 
et  l'envoya  chercher  :  Solange  fit  une  visite  à  sa  mère  en  com- 
pagnie de  Charles  Duvernet  et  de  sa  femme,  mais  sans  son 
mari.  En  décrivant  cette  visite  et  la  second? jjui  la  suivit  de  près, 
Solange  se  plaint  amèrement  :  sa  mère  s'est  montrée  très  froide, 
dit-elle,  et  ne  lui  parla  qu'affaires  ;  Maurice,  venu  au-devant  d'elle 
«avec  sa  bouche  égoïste  et  vexée»,  joua  avec  son  chien  et  «  fit  le 
prévenant  avec  elle  »,  mais  lui  demanda  seulement  :  «  Veux-tu 
manger  quelque  chose?  »  Enfin  elle  se  plaint  de  ce  que  «  sa 
chambre  nuptiale  est  entièrement  démeublée,  qu'on  y  a  enlevé 
les  rideaux,  le  lit,  qu'on  a  séparé  la  chambre  en  deux  parties  : 
l'une  est  la  salle,  l'autre  la  scène  et  on  y  joue  la  comédie  », 
qu'on  a  fait  de  son  cabinet,  la  garde-robe  des  costumes,  et  de 
son  boudoir,  le  foyer  des  acteurs.  Chopin,  de  son  côté,  redit  tout 
cela  dans  sa  lettre  à  sa  famille  (2).  Évidemment,  ou  Solange  ne 
comprenait  pas  combien  elle  avait  été  coupable  ou  elle  tâchait 

(1)  V.  M.  Karlowicz,  Pamiatki  po  Chopinie,  p.  233-236.  Lettres  de  Solange 
à  Chopin. 

(2)  V.  M.  Karlowkz,  p.  230-233.  lettre  de  Solange  à  Chopin  du  9  no- 
vembre 1847,  et  p.  50-52,  lettre  de  Chopin  à  sa  famille,  commencée  le  jour 
de  Noël  de  1847  et  terminée  le  G  janvier  1848. 


GEORGE    s.\  ND  585 

Bciemmenl  de  déguiser  la  vérité  aux  yeux  de  Chopin,  car  elle 
faisait  l'innocente  el  rie  se  Lassait  pas  de  Be  plaindre  de  I1  ac- 
cueil glacé  de  sa  mère  .  de  Bon  manque  de  tendresse,  de  son 
isolemenl  à  elle,  entre  cette  mère  cruelle  ue  pensant  qu'à  s'amuser 
dans  son  théâtre  el  ce  père  inerte  el  égoïste;  elle  ajoutait  que 
seul  11  son  petit  <  'liopin  »  avait  sympathisé  à  ses  malheurs.  Solange 
no  se  tail  Bagemenl  que  sur  mi  point  :  Chopin  110  prit  à 
cœur  la  position  précaire  do  cette  jeune  personne  malheureuse, 
do  cette  martyre  innocente,  que  parce  qu'elle  But,  avec  une 
astuce  infernale,  retourner  le  fer  dans  sa  blessure  à  lui.  toujours 
Baignante,  qu'elle  calomnia  sa  mère  et  se  garda  l>i  n  de  dire  à 
Chopin  ce  qu'elle-même e1  son  mari  firent  à  Nohant. 

Les  lettres  citées  et  celles  (pie  nous  citerons  encore  expliquent 
clairement  la  conduite  de  Mme  Sand  à  l'égard  de  sa  fille.  Le  lec- 
teur verra  que  Solange  seule  inventa  la  calomnie  inénarrable  à 
laquelle  crut  Chopin.  Et  au  moment  même  où  elle  se  plaignait 
à  Chopin  de  l'insensibilité  de  sa  mère,  Mme  Sand  écrivait  le 
2  novembre  à  Mme  Marliani,  —  cette  ancienne  confidente  de  ses 
relations  avec  Chopin,  —  que  Solange  «  ne  témoignait  pas  le 
moindre  repentir  »  :  dans  ces  mots  on  devine  qu'au  fond  du 
cœur  ulcéré  de  la  mère  qui  disait  qu'elle  ne  s'attendait  à  rien  de 
consolant,  il  testait  pourtant  une  vague  espérance  (1).  Immé- 
diatement après  ces  mots.  Mme  Sand  dit  : 


(1)  Il  est  à  croire  que  Mme  Sand  avait  écrit  aussi  à  Emmanuel  Arago  au 
sujet  de  cette  espérance  déçue,  car  voici  ce  qu'Emmanuel  Arago  lui  répond  : 

«  Sa  visite  m'étonne  un  peu,  mais  cette  visite  ayant  eu  lieu,  les  choses 
devaient  être  ce  qu'elles  ont  été.  J'ai  cependant  beaucoup  souffert  en  son- 
geant aux  angoisses  qui  torturaient  ton  cœur  alors  que  ta  fille  était  là  près 
de  toi,  solennelle  et  glacée,  attendant  de  toi  des  prières  qu'elle  aurait  dû 
t'adresser  à  genoux.  Tu  as  fait,  mon  amie,  ce  que  te  commandait  et  ta  posi- 
tion et  l'intérêt  même  de  Solange.  Un  instant  de  faiblesse  t'aurait  asservie 
de  nouveau  et  préparé  de  nouvelles  catastrophes.  Ce  que  t'a  dit  Solange  sur 
Chopin  et  sur  moi  >res(  pas  vrai.  Je  n'ai  point,  dans  la  rue,  tourné  le  dos  à 
Chopin:  j'étais  à  pied,  rue  Richelieu,  je  l'ai  vu  passer  en  voiture,  et  il  m'a 
vu  aussi,  je  l'ai  salué  et  d  m'a  salué,  je  ne  pouvais  pas,  pour  le  joindre,  courir 
après  son  fiacre,  U  pouvait  l'arrêter  et  il  ne  l'a  point  fait  ;  voilà  la  scène...  » 

Le  dernier  passage,  à  commencer  par  la  phrase  soulignée  par  nous,  laisse 
voir  en  toute  évidence  que  fâcher  les  gens  entre  eux,  les  brouiller,  médire  des 
uns  aux  autres,  inventer  des  fables  rien  que  pour  désobliger  quelqu'un,  était 
la  spécialité  de  Solange,  et  qu'à  peine  une  grande  querelle,  une  grande  ca- 


586  GEORGE    S  AND 

...  Chopin  a  pris  ouvertement  parti  pour  elle,  contre  moi,  et  sans 
rien  savoir  de  la  vérité,  ce  qui  prouve  envers  moi  un  grand  besoin 
d'ingratitude  et  envers  elle  un  engouement  bizarre.  (Faites  comme  -i 
vous  n'en  saviez  rien.)  Je  présume  que  pour  le  retourner  ainsi,  elle 
aura  exploité  son  caractère  jaloux  et  soupçonneux  et  que  c'esl  d'elle 
et  de  son  mari  qu'est  venue  cette  absurde  calomnie  d'un  amour  de  ma 
part  ou  d'une  amitié  exclusive  pour  le  jeune  homme  dont  on  vous 
parle.  Je  ne  puis  m' expliquer  autrement  une  histoire  si  ridicule  et  à 
laquelle  personne  au  monde  n'aurait  jamais  pu  songer.  Je  n'ai  pas 
voulu  savoir  le  fond  de  cette  petite  turpitude.  C'est  une  entre  mille, 
et  cette  défection  de  Chopin  n'est  qu'un  accessoire  dans  le  malheur 
de  la  situation.  Je  vous  avoue  que  je  ne  suis  pas  fâchée  qu'il  m'ait 
retiré  le  gouvernement  de  sa  vie,  dont  ses  amis  et  lui  voulaient  me 
rendre  responsable  d'une  manière  beaucoup  trop  absolue.  Son  carac- 
tère s'aigrissait  de  jour  en  jour:  il  en  était  venu  à  me  faire  des  alga- 
rades de  dépit,  d'humeur  et  de  jalousie,  en  présence  de  tous  mes  amis 
et  de  mes  enfants.  Solange  s'en  est  servie  avec  l'astuce  qui  lui  est  pro- 
pre; Maurice  commençait  à  s'en  indigner  contre  lui.  Connaissant  et 
voyant  la  chasteté  de  nos  rapports,  il  voyait  aussi  que  ce  pauvre 
esprit  malade  se  posait,  sans  le  vouloir  et  sans  pouvoir  s'en  empêcher 
peut-être,  en  amant,  en  mari,  en  propriétaire  de  mes  pensées  et  de 
mes  actions.  Il  était  sur  le  point  d'éclater  et  de  lui  dire  en  face  qu'il 
me  faisait  jouer,  à  quarante-trois  ans,  un  rôle  ridicule,  et  qu'il  abusait 
de  ma  bonté,  de  ma  patience,  et  de  ma  pitié  pour  son  état  nerveux 
et  maladif.  Quelques  mois,  quelques  jours  peut-être  de  plus  dans  cette 
situation  et  une  lutte  impossible,  affreuse,  éclatait  entre  eux.  Voyant 
venir  l'orage,  j'ai  saisi  l'occasion  des  préférences  de  Chemin  pour 
Solange  et  je  l'ai  laissé  bouder  sans  rien  faire  pour  le  ramener.  Il  y  a 
trois  mois  que  nous  ne  nous  sommes  pas  écrit  un  mot,  je  ne  sais  pas 
quelle  sera  l'issue  de  ce  refroidissement.  Je  ne  ferai  rien  ni  pour  l'em- 
pirer ni  pour  le  faire  cesser,  car  je  n'ai  aucun  tort,  et  ceux  qu'on  a  ne 
m'inspirent  aucun  ressentiment,  mais  je  ne  puis  plus,  je  ne  dois,  ni  ne 
veux  retomber  sous  cette  tyrannie  occulte,  qui  voulait  par  des  coups 
d'épingles  continuels  et  souvent  très  profonds  m'ôter  jusqu'au  droit 
de  respirer.  Je  pouvais  faire  tous  les  sacrifices  imaginables  jusqu'à 
celui  de  ma  dignité  exclusivement.  Mais  le  pauvre  enfant  ne  savait 
plus  même  garder  ce  décorum  extérieur  dont  il  était  pourtant  l'es- 
clave dans  ses  principes  et  dans  ses  habitudes.  Hommes,  femmes, 
vieillards,  enfants,  tout  lui  était  un  objet  d'horreur  et  de  jalousie 


lomnie  vidée,  elle  ne  dédaignait  point  de  l'orner  encore  de  quelque 
petite  médisance  secondaire.  C'est  ainsi  qu'elle  calomnia  Arago  auprès  de 
sa  mère. 


GEORi  ■!•:  sani) 

turieu  tail  borné  ;'i  me  le  montrer  à  moi,  je  l'aurais 

supporté,  mais  les  acoè  s  produisaient  devanl  me  enfant  .  devant 
mes  domestiques,  devanl  des  bommes  qui,  en  voyant  cela,  eussent  pu 
perdre  le  respect  auquel  mon  âge  el  ma  conduite  depuis  dix  an  me 
donnent  droit,  je  ue  pouvais  plus  l'endurer.  Je  suis  persuadée  que  h>e 
entourage,  à  lui,  en  jugera  autrement  <m  en  fera  une  victime,  et  on 
trouver;!  plus  joli  que  la  vérité  de  supposer  qu 'à  mon  âge  je  l'aie 
é  pour  prendre  un  amant  Je  me  moque  de  tout  cela  Ce  qui 
m'affecte  profondément,  c'est  la  méchanceté  de  ma  fille,  qui  est  le 

(•entre  de  toutes  ces  méchanceté-.  Klle  nie  reviendra  quand  elle  aura 

besoin  de  moi,  je  le  sais  bien.  .Mais  ce  retour  ue  sera  ni  tendre,  ai 
consolant 

.Mme  Sand  termine  cette  lettre  en  disant  qu'elle  a  parlé  de 
tout  cela  aux  autres,  mais  qu'elle  n'a  rien  dit  de  Chopin,  parce 
(pie  ce  n'est  qu'un  détail  et  un  contre-coup  de  quelque  chose 
de  plus  grave. 

Enfin  nous  citerons  des  fragments  de  la  longue  lettre  à  Charles 
Poney,  datée  du  14  décembre  1847,  qui  termine  le  tome  II  de  la 
Correspondance;  c'est  comme  le  dernier  chapitre  de  la  triste 
histoire  qui  se  déjoua  en  Tété  de  cette  année  : 

...  Vous  me  pardonnez  ce  silence...  Vous  avez  compris,  Désirée 
et  vous,  vous  autres  dont  l'ami1  est  délicate  parce  qu'elle  est  ardente, 
que  je  traversais  la  plus  grave  et  la  plus  douloureuse  phase  de  nia  vie. 
J'ai  bien  manqué  y  succomber,  quoique  je  l'eusse  prévue  longtemps 
d'avance.  Mais  vous  savez  qu'on  n'est  pas  toujours  sous  le  coup  d'une 
prévision  sinistre,  quelque  évidente  qu'elle  soit.  Il  y  a  des  jours,  des 
semaines,  des  mois  entiers,  même,  où  l'on  vit  d'illusions  et  où  l'on  se 
flatte  de  détourner  le  coup  qui  vous  menace.  Enfin,  le  malheur  le  plus 
probable  nous  surprend  toujours  désarmés  et  imprévoyants.  A  cette 
éclosion  de  malheureux  germes  qui  couvaient,  sont  venus  se  joindre 
diverses  circonstances  accessoires,  fort  amères  et  tout  à  fait  inatten- 
dues. Si  bien  que  j'ai  eu  l'âme  et  le  corps  brisés  par  le  chagrin.  Je  crois 
ce  chagrin  incurable  :  car,  plus  je  réussis  à  m'en  distraire  pendant 
certaines  heures,  plus  il  rentre  en  moi  sombre  et  poignant  aux  heures 
suivantes.  Pourtant  je  le  combats  sans  relâche,  et  si  je  n'espète  pas 
une  victoire  qui  consisterait  à  ne  plus  sentir,  du  moins  j'arrive  à  celle 
qui  consiste  à  supporter  la  vie,  à  n'être  presque  plus  malade,  à  reprendre, 
le  goût  du  travail  et  à  ne  point  paraître  troublée.  J'ai  retrouvé  le  calme 
et  la  gaieté  extérieurs,  si  nécessaires  pour  les  autres,  et  tout  paraît 


588  GEORGE    SAND 

l)ici)  marcher  clans  ma  vie.  Maurice  a  retrouvé  Bon  enjouemenl  e1  son 

calme,  el  le  voilà  occupé  avecBorie(l)  d'un  travail  attrayant..  (2). 

J'attacherai  mon  nom  en  tiers  h  cette  publication  pour  aider  au  succès 

de  mes  jeunes  gens,  et  je  ferai  précéder  l'ouvrage  d'un  travail  préli- 
minaire, (lardez-nous  le  secret,  car  c'en  est  un  encore  jusqu'au  jour 

des  annonces,  vu  qu'on  peut  être  devance  dans  ces  sortes  de  choses 
par  des  faiseurs  habiles  qui  gâchenl  tout  Voilà  donc  l'hiver  de  .Maurice 
et  de  Borie  bien  occupé  auprès  de  moi.  Quant  à  ma  chère  Augustine, 
elle  a  donné  dans  le  cœur  d'un  beau  garçon,  qui  e-t  toul  h  t'ait  digne 
d'elle  et  qui  a  de  quoi  vivre.  Cela,  joint  à  un  peu  d'aide  de  ma  part. 
lui  fera  une  existence  indépendante,  et,  quant  aux  qualités  i 
tielles  de  l'intelligence  et  du  caractère,  elle  ne  pouvait  mieux  rencon- 
trer. Elle  ne  pourra  se  marier  que  dans  trois  mois.  Alors  elle  ira  habiter 
le  Limousin  avec  son  mari  et  viendra  passer  les  vacances  avec  moi. 
Nous  nous  regretterons  donc  l'une  l'autre,  les  trois  quarts  de  l'année, 
mais  enfin  j'espère  qu'elle  aura  du  bonheur,  et  que  je  pourrai  mourir 
tranquille  sur  son  compte. 

Moi,  j'ai  entrepris  un  ouvrage  de  longue  haleine,  intitulé  Histoire 

i  vie.i.  Ce  sera  en  outre  une  assez  belle  affaire  qui  me  remettra 

sur  mes  pieds  et  m'ôtera  une  partie  de  mes  anxiétés  sur  l'avenir  de 

Solange,  qui  est  assez  compromis  par  son   manque   d'ordre   et    l<  s 

dettes  de  son  mari... 

Solange  est  venue  me  voir  en  passant  «pour  aller  chez  son  père,  à 
Nérac.  Elle  a  été  roide  et  froide  et  sans  repentir  aucun  (3)  Elle  i  si 
enceinte,  et  je  n'ai  pas  voulu  dire  un  mot  qui  pût  l'émouvoir  pénible- 
ment. Du  reste  elle  est  bien  portante,  plus  belle  que  jamais,  et  pre- 
nant la  vie  comme  un  assemblage  d'êtres  et  de  choses  qu'il  faut  dédai- 
gner et  braver... 

C'est  ainsi  que  se  termina  tristement  1847  et  que  commença 
une  nouvelle  année  qui  devait  amener  de  nouveaux  chagrins 
sans  guérir  les  anciens,  toute  calme  et  toute  gaie  que  voulût 

(1)  C'était  là  le  «  jeune  homme  »  sur  le  compte  duquel  Solange  avait 
raconté  l'histoire  incroyable  dont  Chopin  avait  été  malheureusement  dupe. 
George  Sand  fait  allusion  à  ce  racontar  dans  sa  lettre  précitée  du  2  novembre 
1847.  (V.  aussi  les  lettres  de  Chopin  à  sa  famille  du  10  février  et  du  19  août 
1848.) 

(2)  Ils  préparaient  une  édition  populaire  de  Rabelais,  «  expurgée  de  toutes 
ses  obscénités,  de  toutes  ses  saletés  »  et  rendue  en  orthographe  moderne,  — 
travail  qui  était  facilité  par  la  presque  totale  identité  du  magnifique  vieux- 
français  rabelaisien  et  du  patois  berrichon  que  Maurice  Sand  connaissait 
parfaitement.  Ce  travail  ne  fut  pas  terminé  en  raison  des  événements  de 
1848. 

(3)  C'est  nous  qui  soulignons. 


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<.l  ORGE    SA  NI)  589 

paraître  George  Sand,  à  la  surface  du  moins.  Peu  après  là  gran 
diose  Rereprésentation  de  VOberge  du  Querùmme,  par  laquelle  ou 
avail  fêté  à  Nohanl  l'année  naissante  de  L848  el  donl  noua 
avons  donné  l'affiche,  Maurice  partit  avec  Lamberl  pour  Paris, 
un  peu  pour  arranger  certaines  affaires  pécuniaires  de  sa  mère, 
un  peu  pour  assister  à  la  distribution  des  prix  au  Salon,  mais 
Burtoul  pour  s'amuser;  .Mme  Sand  resta  à  Nohant,  occupée  à 
écrire  son  Histoire.  La  révolution  de  Février  était  déjà  prête  â 
éclater,  mais,  comme  nous  le  venons  bientôt,  George  Sand  ue 
l'attendait  aucunement,  et  toutes  ses  lettres  (les  premières  se- 
maines de  février  L848  sont  surtout  consacrées  à  ses  affaires  per- 
sonnelles. El  voici  ce  qu'elle  écrit  entre  autres  à  son  fils  le  5  fé- 
vrier   ISIS  (1)   : 

...  Tu  dois  avoir  reçu  une  lettre  chargée  de  ton  père.  Sfolange]  a 
repris  la  jaunisse,  à  ce  qu'elle  écrit.  Est-ce  vrai?  On  ne  sait  jamais 
rien.  Et  quel  sujet  de  colère  a-t-elle  eu?  Je  ne  suis  pus  gaie  au  fond 
du  cœur,  mon  pauvre  entant  !  Dis-moi  si  ton  père  te  parle  d'elle...  (2). 

Le  7  lévrier,  ne  voulant  évidemment  plus  revenir  dans  son 
appartement  du  square  d'Orléans  et  voulant  y  liquider  tout  son 
ménage,  elle  écrit  encore  au  même  : 

11  faut  que  tu  te  décides  à  pousser  une  visite  à  la  Rozières,  si  tu  ne 
retrouves  pas  le  linge  et  l'argenterie.  Pour  l'argenterie,  je  ne  sais  pas 
s'il  en  est  resté,  je  ne  sais  au  juste  ce  que  nous  avions  en  tout.  Ce  serait 
peu  de  chose  dans  tous  les  cas,  et  tu  te  borneras  à  une  simple  question 
sur  ce  fait.  Quant  au  linge,  il  y  en  avait,  à  coup  sûr,  et  en  voici  la  note 
ci-incluse...  Mais  il  est  important  de  retrouver  ce  linge,  nous  en  man- 
quons ici,  et  si  par  hasard  Mlle  de  Rozières  ou  Chopin  l'avaient  fait 

(1)  Notons  que  de  toutes  les  lettres  de  Mme  Sand  à  son  fils  des  5,  7, 12,  16. 
18,  19,  23  et  21  février,  il  n'y  a  d'imprimées  que  trois  qu'on  prétend  être 
datées  des  18,  23  et  24  février.  Mais  la  lettre  du  18  est  tout  arbitrairement 
composée  de  fragments  des  lettres  des  5,  7  et  18  février,  disposés  de  la  manière 
la  plus  fantaisiste  du  monde  et  tronqués.  Elle  commence  par  un  passage  de 
la  lettre  du  5,  puis  vient  un  fragment  de  la  lettre  du  18,  puis  de  nouveau 
un  passage  de  la  lettre  du  5,  puis  de  nouveau  un  fragment  de  la  lettre  du  18, 
puis  un  fragment  de  la  lettre  du  7,  avec  deux  passages  tronqués  et  des  expres- 
sions changées. 

Les  lettres  du  23  et  du  24  février  sont  également  imprimées  avec  omissions 
de  pages  entières  et  avec  le  transfert  de  passages  d'une  lettre  dans  l'autre. 

(2)  Inédite. 


59o  GEORGE    SAND 

porter  chez  Solange,  je  Baume  ce  que  j'ai  S  faire.  Je  retiendrai  sur  la 
somme  que  je  destine  à  son  mobilier.  Il  y  avait  à  coup  bût  de  la  bat- 
terie de  cuisine,  casseroles,  etc.  :  Mlle  de  Rozières  te  dira  ou  elle  l'a 
fait  met trc  Si  tu  ne  veux  pas  y  aller,  cnvoies-y  Lambrouche  (  1 1, 
qui  uc  parlera  pas  de  ton  séjour  à  Paria  et  qui  ne  se  laissera  pas 
embêter.  Les  journaux  disent  que  Chopin  va  donner  un  concert  avant 
son  départ.  Sais-tu  où  il  va?  Est-ce  à  Varsovie,  ou  simplement  à  Né- 
rac?  Tu  sauras  cela  au  square.  Je  ne  m'inquiète  pas  des  chicanes  de 
Clésinger.  Ne  parle  pas  du  tout  de  la  dette  Moulin,  et  dis  à  Falempin 
de  n'en  pas  parler.  Il  ne  faut  pas  lever  ce  lièvre.  Je  ne  l'ai  pas  payée, 
mais  je  n'ai  pas  envie  de  la  payer,  parce  que  je  vois  Moulin  disposé  ;'< 
la  réclamer  à  Clésinger  et  j'aime  mieux  donner  de  l'argent  à  Madame 
que  payer  les  dettes  de  Monsieur.  Mais  si  Monsieur  et  Madame  réclament 
ce  que  j'ai  touché  sur  les  baux  de  l'hôtel,  chose  à  laquelle  ils  ont  con- 
senti, puisque,  devant  témoins,  ils  n'ont  voulu  entrer  en  jouissance 
qu'à  un  moment  fixé  (je  ne  sais  plus  la  date,  mais  c'est  écrit  i.  si.  dis- je, 
ils  font  des  cochonneries,  je  rabattrai  cela  sur  la  pension  (pie  je  fais. 
Dis  à  Falempin  de  ne  pas  me  laisser  faire  de  procès,  je  n'en  veux  pas 
pour  si  peu  de  chose,  j'en  aurai  peut-être  assez  tôt  (2).  Il  n'a  qu'à 
répondre  qu'il  ne  se  mêle  pas  de  cela,  qu'il  n'a  pas  reçu  de  moi  d'ins- 
tructions. Que  seulement  il  connaît  la  convention  faite  chez  lui  en 
présence  de  Borie,  et  qu'il  renvoie  cette  réclamation  à  moi  directe- 
ment pour  que  j'en  agisse  comme  je  l'entendrai.  Maintenant,  entre 
nous...  mais  non,  je  te  mettrai  cela  sur  un  feuillet  à  part.  Vas-tu  occuper 
tout  de  suite  ton  appartement,  puisque  tu  te  fends  d'un  apparte- 
ment?... (3). 

Le  «  phalanstère  »  de  la  cour  d'Orléans  allait  donc  être  liquide, 
et  avec  lui,  toute  la  période  de  l'existence  qui  avait  coulé  entre 
ses  murs  paisibles  ! 

A  la  fin  de  la  lettre  du  12  février  à  son  fils.  Mme  Sand  lui 
écrit  encore,  et  cette  fois  il  ne  s'agit  plus  de  meubles  ou  de 
l'immeuble,  mais  de  la  liquidation  de  quelque  chose  de  bien 
autrement  grave,  des  relations  de  toute  la  famille  avec  Chopin  •' 

...  Je  suis  contente  d'apprendre  que  Solange  va  bien.  Évite  toute 
rencontre,  toute  explication,  toute  parole  échangée  avec  Clésinger. 
îsTe  retourne  pas  chez  la  Rozières,  et  si  tu  as  des  objets  à  laisser  à 


(1)  Sobriquet  d'Eugène  Lambert. 

(2)  Avec  la  Société  des  Gens  de  Lettres.  (V.  plus  loin,  chap.  vin.) 

(3)  Inédite. 


GEORGE  SAND  591 

Chopin,  dis-le  Bimplemonl  ;'i  sa  portière,  sans  rien  écrire,  cela  vaudra 
mieux.  Si  tu  le  rencontres,  dis-lui  bonjour,  comme  1  de  rien  n'était  : 
Vous  allet  bien,  allons,  tant  mieux,  rien  de  plus,  el  passe  ton  chemin. 
A  moins  qu'il  ne  t'évil  1,  alors,  fais-en  autant  S'il  te  demande  dé  mes 
nouvelles,  dis-lui  que  j'ai  été  très  malade  par  raite  de  mes  chagrins. 
Ne  lui  mâche  pas  cola,  el  dis-lui  d'un  ton  un  peu  Bec,  pour  ne  pa 
L'encouragor  à  te  parler  de  S  ilange;  B'il  t'en  parlait, ce  que  je  ne  crois 
pourtant  pas,  dis-lui  que  tu  n'as  pas  à  l'expliquer  là-dessus  avec 
lui.  Voilà,  il  faul  toul  prévoir,  el  comme  le  moindre  mol  sera  répété 
el  commenté,  les  voilà  toul  préparés...  (1). 

Le  L6  février,  Mme  Sand  dit  toujours  au  même  : 

...  Mme  Mailiaiii  jette  les  hauts  dis  de  ce  que  tu  ue  vas  pas  la  voir, 
Tu  sais  comme  elle  est  avide  de  détails  et  curieuse.  Tu  lui  diras  toul 
ce  qu'elle  voudra  savoir.  Puisque  M.  Clésinger  et  Chopin  ont  embou- 
ché la  trompette  contre  nous,  souffle  la  vérité  dans  la  trompette  de 
Mme  Marliani...  (2). 

Puis  elle  revient  aux  recommandations  pratiques  et  dit  de 
reprendre  les  clefs  chez  Mlle  de  Rozières,  parce  que  si  l'apparte- 
ment est  loué,  on  aura  besoin  des  clefs,  et  si  on  en  commande 
de  nouvelles,  il  faudra  payer  le  serrurier. 

L'appartement  fut  loué,  les  meubles  et  les  hardes  bbn  séparés 
les  uns  des  autres,  repris  par  leurs  propriétaires  respectifs  et  em- 
portés. Toutes  les  portes  fermées  à  clef,  — les  cœurs  aussi  !  Fini! 

Le  28  février,  il  naquit  (3)  une  fille  à  Solange,  alors  à  Guillery 


(1)  Inédite. 

(2)  Inédite. 

(3)  V.  la  lettre  de  Clésinger  à  Mme  Bascans,  datée  de  Guillery  du  29  fé- 
vrier 1848,  où  il  dit  :  «  Bien  chère  madame,  je  m'empresse  de  vous 
donner  des  nouvelles  de  ma  tant  aimée  Solange  ;  à  mon  arrivée,  elle  allait 
vous  écrire,  lorsque  hier,  dans  la  nuit,  les  premières  douleurs  de  l'enfantement 
l'ont  surprise.  Enfin,  à  cinq  heures  moins  un  quart  de  l'après-midi,  j'étais 
père  d'une  ravissante  petite  fille,  toute  l'image  de  sa  mère...  »  Et  à  cette 
lettre  Solange  ajoute  quelques  mots  au  crayon,  ce  qu'elle  fit  certainement 
•le  lendemain  et  non  le  jour  même  de  la  naissance  de  son  enfant.  Solange  dit 
que  sa  fillette  est  venue  0  avant  le  terme,  six  semaines  trop  tôt  ».  C'est  une 
indication  qui  n'est  pas  dénuée  de  valeur,  sinon  judiciaire,  du  moins  morale 
et...  biographique. 

Il  est  aussi  très  curieux  de  confronter  les  lignes  ultérieures  de  cette  lettre 
de  Clésinger  disant  combien  il  était  heureux  que  «  sa  fille  était  née  républi- 
caine »  avec  celles  d'une  lettre  du  comte  d'Orsay  à  Mme  Sand,  écrites  après 
le  coup  d'État  de  1851  :  «  Clésinger  va  bien,  il  transforme  ses  productions 


592  GEORGE    SAND 

chez  son  père.  Par  un  enchaînemenl  de  circonstances  bien  sin- 
gulier <•<>  ne  fut  personne  d'ciutre  que  Chopin  qui  communiqua 
cette  nouvelle  à  Mme  Sand,  arrivée  à  Paris  après  les  journées 
de  Février.  Or,  Chopin,  désireux  de  voir  Solange  réconciliée  avec 
sa  mère,  se  réjouissait  en  apprenant  qu'elles  avaient  échangé  des 
lettres,  etc.,  etc.  Il  s'empressa  donc  de  conter  immédiatement  la 
circonstance  à  Solange: 

Paris,  5  mars  1848. 

Je  suis  allé  hier  chez  Mme  Marliani  (1),  et  en  sortant,  je  me  suis  trouvé 
dans  la  porte  de  l'antichambre  avec  Madame  votre  mère,  qui  entrait 
avec  Lambert.  J'ai  dit  un  bonjour  à  Madame  votre  mère  et  ma  seconde 
parole  était  s'il  y  avait  longtemps  qu'elle  a  reçu  de  vos  nouvelles.  «  Il 
y  a  une  semaine,  m'a-t-elle  répondu.  —  Vous  n'en  aviez  pas  hier, 
avant-hier?  —  Non.  —  Alors,  je  vous  apprends  cpie  vous  êtes  grand'- 
jnère.  Solange  a  une  fillette,  et  je  suis  bien  aise  de  pouvoir  vous  donner 
cette  nouvelle  le  premier.  »  J'ai  salué,  et  je  suis  descendu  l'escalier. 
Combes,  l'Abyssinien  (qui,  du  Maroc,  est  tombé  droit  dans  la  révolu- 
tion), m'accompagnait  ;  et  comme  j'avais  oublié  de  dire  que  vous 
vous  portiez  bien,  chose  importante  pour  une  mère  surtout  (mainte- 
nant, vous  le  comprendrez  facilement,  mère  Solange),  j'ai  prié  Combes 
de  remonter,  ne  pouvant  pas  grimper  moi-même,  et  dire  que  vous 
alliez  bien  et  l'enfant  aussi.  J'attendais  l'Abyssinien  en  bas,  quand 
Madame  votre  mère  est  descendue  en  même  temps  que  lui  et  m'a  fait 
avec  beaucoup  d'intérêt  des  questions  sur  votre  santé.  Je  lui  ai  ré- 
pondu que  vous  m'avez  écrit  vous-même  an  crayon  deux  mots  le  len- 
demain de  la  naissance  de  votre  enfant,  que  vous  avez  beaucoup 
souffert,  mais  que  la  vue  de  votre  fillett?  vous  a  fait  tout  oublier. 
Elle  m'a  demandé  comment  je  me  portais,  j'ai  répondu  que  j'allais 
bien,  et  j'ai  demandé  la  porte  au  concierge.  J'ai  salué  et  je  me  suis 
trouvé  square  d'Orléans  à  pied,  reconduit  par  l'Abyssinien... 

Mme  Sand  de  son  côté  décrit  sa  rencontre  avec  Chopin  à  Augus- 
tine  qu'elle  avait  laissée,  durant  son  absence  de  Xohant,  à  la 
Châtre,  sous  la  garde  de  Mme  Eugénie  Duvernet  (2). 

démocratiques  en  saintetés,  avec  la  même  dextérité  que  le  ferait  Ilerr  Dohler. 
Geoffroy  est  devenu  sainte  Geneviève.  Il  vient  de  recevoir  une  commande 
de  4000  francs  de  la  ville  pour  un  bas-relief;  cela  le  remonte  moralement  ; 
il  en  a  besoin,  car  il  ne  sait  sur  quel  pied  danser  et  ceci  influe  sur  sa  tête....  etc. 

(1)  Mme  Marliani  avait  aussi  quitté  le  square  d'Orléans  et  habitait  depuis 
quelques  années  rue  Ville-l'Évêqne,  n'  18. 

(2)  Fait  confirmé  par  les  lettres  inédites  de  Mme  Sand  à  Mlle  Augustine, 


>RGB   S  AND 

Sa  lettre  inédite  es1  aussi  datée  du  5  mais  e1  doil  avoir  été 
écrite  dans  la  nuit  du  I  au  ;')  mars  :  elle  y  raconte  son  entre- 
vue avec  (  !hopin  comme  arrh  ée  a  ce  Boir  . 


Paria,  6  mais  1848. 

...  Solange  esl  heureusemenl  accouchée  d'une  fille.  La  mère 
se  portenl  bien.  C'esl  Chopin  que  j'ai  rencontré  ce  soi!-  chez  Mme  Mar- 
lianî  qui  m'a  annoncé  cette  nouvelle.  Il  La  tenait  de  la  pro  ire  main 
de  Solange.  Il  ne  sait  pas  si  Clésinger  est  auprès  d'elle,  mai    il  croit 
que  c'esl  liii  qui  a  mis  l'adresse  de  la  lettre. 

Prends  toutes  les  lettres  qui  ont  dû  arriver  à  la  poste  et  apporte-les 
à  Nohant  Probablement  il  y  en  aura  une  de  Solange.  Rassemble 
les  journaux,  j'en  aurai  besoin,  car  je  n'ai  rien  pu  lire  avec  suit"  depuis 
(pie  je  suis  ici...  (  1  ). 

George  Sand  conte  sa  dernière  rencontre  avec  Chopin  très 
brièvement,  mais  très  exactement  dans  son  Histoire  (après  les 
lignes  que  nous  avons  citées)  (2)  : 

.le  pensais  que  quelques  mois  passés  dans  Péloignemeut  guériraient 
cette  plaie  et  rendrait  l'amitié  calme,  la  mémoire  équitable. 

,1e  le  revis  un  instant  en  mars  1848.  Je  serrai  sa  main  tremblante 
et  glacée.  Je  voulus  lui  parler,  il  s'échappa.  C'était  à  mon  tour  de  dire 
qu'il  ne  m'aimait  plus.  Je  lui  épargnai  cette  souffrance,  et  je  remis 
tout  aux  mains  de  la  Providence  et  de  l'avenir. 

Je  ne  devais  plus  le  revoir.  Il  y  avait  de  mauvais  cœurs  entre  nous. 
11  y  en  eut  de  bons  aussi  qui  ne  surent  pas  s'y  prendre.  Il  y  en  eut  de 
frivoles  qui  aimèrent  mieux  ne  pas  se  mêler  d'affaires  délicates  ; 
Gutmann  n'était  pas  là... 

Nous  ne  sommes  pas  assez  compétent  pour  décider  si 
Mme  Sand  avait  tort  ou  raison  de  croire  que  tout  se  serait  arrangé 
si  Gutmann  y  était.  (Elle  s'abuse  en  tout  cas  croyant  que 
cet  élève  dévoué  de  Chopin  était  aussi  le  «  plus  parfait 
et   qu'il   était   devenu,   un  véritable  maître  lui-même  ».   Elle 


à  M.  et  Mme  Duvernet  et  à  Maurice  du  27  février  au  12  avril  inclusivement. 

(1)  Mme  Sand  avait  l'intention  de  revenir  le  7  mars  à  Nohant  et  d'y  rester 
quelque  temps.  (V.  plus  loin,  chap.  vin.) 

(2)  V.  plus  haut,  p.  514. 

m.  38 


594  GEORGE    SAND 

est  aussi  dans  l'erreur  en  indiquant  par  une  note  en  marge 
de  ces  lignes  que  «  forcé  de  s'absenter  durant  la  dernière  mala- 
die de  Chopin  il  ne  revint  que  pour  recevoir  son  dernier  sou- 
pir ».  Ce  fait  est  inexact  :  d'après  la  déclaration  catégorique 
de  Mme  Ciechomska,  née  Jedrzeiewicz  (1),  Gutmann  ne  vit  sa 
mère,  Mme  Louise  Jedrzeiewicz,  que  lors  de  sa  visite  de  con- 
doléance après  la  mort  de  Chopin,  il  n'assista  donc  pas  à 
l'agonie  du  grand  maître,  durant  laquelle  Mme  Jedrzeiewicz 
et  sa  fille  ne  quittèrent  pas  leur  frère  et  oncle.) 

Notons  au  contraire  dans  ce  passage  de  YHistoire  de  ma  rie 
la  constatation  du  fait  (indubitable  et  ayant  sa  valeur  biogra- 
phique) que  pendant  cette  dernière  et  unique  entrevue  de 
George  Sand  et  de  Chopin,  après  une  séparation  d'une  année,  ou 
peu  s'en  faut,  il  n'y  eut  aucune  explication,  que  le  grand  musi- 
cien et  l'illustre  femme  se  séparèrent  comme  de  simples  connais- 
sances qui  se  seraient  rencontrées  par  hasard  dans  l'escalier,  chez  des 
amis.  Tous  les  racontars  de  Karasowski  et  compagnie  assurant  que 
George  Sand  se  serait  approchée  de  Chopin,  pendant  une  soirée, 
dans  un  salon,  en  sortant  subitement  de  derrière  un  treillage, 
qu'elle  lui  aurait  chuchoté  quelques  paroles  et  aurait  versé  des 
larmes,  sont  tout  aussi  légendes  que  les  légendes  composées  sur 
leur  première  entrevue.  L'accord  final,  comme  le  premier,  fut 
simple  et  ne  sortit  pas  des  limites  du  bon  ton  (qu'on  nous 
pardonne  ce  calembour  involontaire  dans  un  pareil  moment). 

Si  dans  ce  passage  de  YHistoire  de  ma  vie,  on  peut  facilement 
reconnaître  sous  le  nom  des  «  bons  cœurs  qui  ne  surent  pas  s'y 
prendre»  la  princesse  Anna  Czartoryska  et  Grzymah  :  sous  celui 
de  ceux  qui  «  aimèrent  mieux  ne  pas  se  mêler  d'affaires  déli- 
cates »  deviner  peut-être  Mme  Marliani,  malade  alors  et  qui 
mourut  peu  après,  on  doit  certainement  entendre  Solange  et 
Mlle  de  Kozières  par  les  «  mauvais  cœurs  ».  Il  est  curieux  que 
George  Sand  en  écrivant  son  Histoire  et  en  faisant  comme  le 
bilan  de  ses  relations  avec  Chopin,  semble  avoir  tiré  cette 
expression  même  :  «  Il  y  eut  de  mauvais  cœurs  entre  nous  », 

(1)  Voir  le  Kuryer  Warszaivski  du  9  août  1882,  n°  177. 


GEORGE   S  AND 

d'une  lettre  de  Louis  el  de  Pauline  Viardot,  malheureusemenl 
absents  alors  el  qui  n'apprirent  tous  les  événements  que  par 
lettres,  ou  à  leur  rontrée  ;'i  Paris.  Cette  lettre  est  très  intéres- 
sante el  très  importante.  Elle  témoigne  qu'il  y  eut  encore  des 
cœurs  gui  eussent  aimé  raccommoder  les  deux  amis  iïantan,  el 
qui  essayèrent  de  ne  «lin-  à  l'un  que  du  bien  de  l'autre.  Elle 
prouve  aussi  que  tanl  que  Chopin  fut  assez  bien  portant  et 
tant  que  de  prétendus  amis  n'envenimèrenl  poinl  sa  plaie,  il 
parla  de  Mme  Sand  avec  calme,  avec  une  nuance  de  blâme  à 
peine  perceptible. 

Dresde,  19  novembre  1847. 

...  Et  maintenant,  il  faut  que  je  réponde,  à  la  première  phrase  de 
voire  lettre,  dans  Laquelle  vous  me  croyez  fâchée  de  votre  long  silence. 
D'abord  je  ne  suis  pas  fâchée,  et  je  ne  pourrais  pas  avoir  pour  motif 
l'histoire  du  mariage  de  Solange,  puisque  vous  m'avez  écrit  deux  lettres 
sur  ce  sujet,  l'une  qui  m'annonçait  ses  engagements  avec  le  jeum 
i  doux,  l'autre  qui  me  faisait  part  de  son  mariage  comme  fait 
accompli  depuis  quelques  jours.  Je  me  suis  empressée  de  répondre 
à  toutes  les  deux,  et  c'est  depuis  ce  temps  cpie  je  n'ai  plus  eu  aucune 
nouvelle  de  vous.  Sinon  par  les  différents  ou  plutôt  indifférents  au- 
dit, (pii  sont  la  monnaie  courante  de  la  conversation  à  Paris.  J'en  ai 
extrait  l'essence,  qui  m'a  semblé  être  une  situation  pénible  pour  vous 
pendant  laquelle  vous  ne  jugiez  pas  devoir  écrire  à  vos  amis.  Et  il 
m'a  semblé,  toute  réflexion  faite,  que  je  ne  devais  pas  provoquer, 
par  une  deuxième  lettre,  une  deuxième  explication,  ni  une  confidence 
de  votre  part.  J'ai  respecté  votre  silence  et  j'ai  attendu.  Que  j'en  aie 
éprouvé  du  chagrin,  ceci  je  ne  puis  le  nier,  et  je  dirais  le  contraire  que 
vous  ne  me  croiriez  pas.  Merci  donc  nulle  fois  d'avoir  vous-même 
rompu  cette  triste  glace.  Je  ne  sais,  chère  mignonne,  ce  que  l'inimitié 
a  pu  inventer  contre  moi,  mais,  à  coup  sûr,  vous  n'avez  jamais  pu 
penser  que  je  cesserai  un  instant  de  vous  aimer  en  fille  dévouée  à 
tout  jamais.  Il  y  a  dans  votre  lettre  un  autre  passage  qu'il  m'est  impos- 
sible de  laisser  passer  sous  silence.  C'est  celui  où  vous  dites  que  Cho- 
pin frit  partie  d'une  faction  de  Solange,  qui  la  pose  en  victime  et  vous 
dénigre.  Ceci  est  absolument  faux.  Je  vous  le  jure,  du  moins  quant 
à  lui.  Au  contraire,  ce  cher  et  excellent  ami  n'est  préoccupé,  affligé 
que  d'une  seule  pensée,  c'est  le  mal  que  toute  cette  malheureuse 
affaire  a  dû  vous  faire  et  vous  fait  encore.  Je  n'ai  pas  trouvé  le  moindre 
changement  chez  lui.  Aussi  bon,  aussi  dévoué,  vous  adorant  comme 


596  GEORGE    SAND 

toujours,  ne  se  réjouissant  que  de  votre  joie,  rie  B'affligeant  qUe  de 
vos  chagrins.  Au  nom  du  ciel,  chère  mignonne,  ne  croyez  jamais  les 
amis  officieux,  qui  viennenl  vous  raconter  les  ragots.  Puisque  vous 
avez  appris  par  une  triste  expérience  qu'il  ne  fallait  pas  toujours  y 
croire,  même  quand  ils  viennent  dv<  personnes  qui  vous  touchent  de 
près,  à  plus  forte  raison  faut-il  s'en  méfier  de  la  part  d'autres  per- 
sonnes... 

Pauline. 

Oui,  chère  madame  Sand,  il  faut  que  j'ajoute  une  petite  page  à 
la  lettre  de  Pauline,  pour  vous  parler,  une  seule  fois  et  par  écrit,  d'une 
chose  dont  nous  n'avons  plus  rien  à  dire  de  vive  voix,  car  c'ésl  nu  sujet 
trop  pénible  à  traiter.  En  lisant  votre  dernière  lettre,  j'ai  pleuré 
comme  un  enfant,  parce  que  je  me  rappelais  le  temps  où  vous  alliez 
avec  moi  chez  M.  Berthé  réclamer  le  soutien  du  ministre  de  la  justice 
pour  poursuivre  et  reprendre  votre  fille  qu'on  vous  avait  enlevée. 
Quel  changement  de  situation,  et  qui  eût  pu  deviner  alors  comment 
vous  seriez  payée  de  votre  dévouement  maternel  !  Je  vous  dis  cela 
pour  que  vous  connaissiez  mes  vrais  sentiments  et  non  ceux  qu'on 
m"a  faussement  prêtés,  je  ne  sais  sur  quel  fondement  et  dans  quelle 
intention.  Pendant  notre  court  séjour  ou  plutôt  notre  passade  à  Paris 
je  ne  me  suis  entretenu  de  vous  et  de  Mme  Clésinger  qu'avec  deux 
personnes  :  Hetzel  et  Chopin.  Vous  savez  ce  que  pense  et  ce  que  dit 
le  premier;  nous  étions  d'accord.  Quant  au  second,  je  dois,  par  esprit 
de  justice  et  de  vérité,  vous  affirmer  que  l'inimitié  dont  vous  croyez 
qu'il  vous  poursuit  avec  ingratitude  ne  s'est  pas  montrée,  du  moins 
avec  nous,  dans  une  seule  parole,  dans  un  seid  geste.  Voici  en  toute 
franchise  le  sens  et  le  résumé  de  tout  ce  qu'il  nous  a  dit  :  «  Le  mariage 
de  Solange  est  un  grand  malheur  pour  elle,  pour  sa  famille,  pour  ses 
amis.  La  fille  et  la  mère  ont  été  trompées,  et  l'erreur  a  été  reconnue 
trop  tard.  Mais  cette  erreur  partagée  par  toutes  deux,  pourquoi  n'en 
accuser  qu'une  seule?  La  fille  a  voulu,  a  exigé  un  mariage  mal  assorti. 
mais  la  mère,  en  consentant,  n'a-t-elle  pas  une  part  de  la  faute?  Avec 
son  grand  esprit  et  sa  grande  expérience,  ne  devait-elle  pas  éclairer 
une  jeune  fille  que  poussait  le  dépit  plus  encore  que  l'amour?  Si  elle 
s'est  fait  illusion,  il  ne  faut  pas  être  impitoyable  pour  une  erreur 
qu'on  a  partagée.  Et  moi,  ajoutait-il,  les  plaignant  toutes  deux  du 
fond  de  mon  âme,  j'essaie  de  porter  quelque  consolation  à  la  seule 
d'entre  elles  qu'il  me  soit  permis  de  voir.  » 

Rien  de  plus,  je  vous  jure,  chère  madame  Sand,  et  cela  sans  reproche, 
sans  aigreur,  avec  une  profonde  tristesse.  Pauline  s'offrait,  en  bonne 
fille  et  ne  sachant  qu'en  gros  cette  triste  affaire,  à  voir  avec  lui  Mme  Clé- 
singer. Chopin  l'a  dissuadée  très  net  de  cette  pensée  :  «  Non,  a-t-il 


GEORGE   S  AND 


s<n 


répondu,  on  ne  manquerait  pas  de  dire  «jm-  roua  prenez  le  parti  de 
la  fille  contre  la  mère.  •■  Voua  voyez  que  oe  n'e  i  ni  la  conduite,  ni  le 

d'un  ennemi.  Je  crains  qu'û  rCy  aii  eu  erdn  souffle 

il,  méchantes  bouches,  que  Dieu  voua  en  garde!  J'achève  en  voua 
témoignanl  l'espoir  el  le  désir  de  voua  voir  à  Paris  dans  Le  cours  d'avril. 
Si  voua  y  étiez  à  cette  époque,  ne  pourrons-nous  prendre  tous  ensemble 
une  semaine  ou  la  moitié  d'une  pour  aller  cueillir  le  lilas  de  Courta- 
venel?  Ce  erail  pour  Pauline  une  charmante  vacance  entre  Ba  saison 
d'hiver  el  sa  saison  d'été.  A  voua  de  cœur  et  d'âme. 

Louis. 

Kt  à  présent,  avant  de  conter  Vépilôgue,  disons  quelques  mots 
des  rapports  ultérieurs  de  .Mm»'  Sand  avec  les  deux  autres  per- 
sonnages de  celle  lamentable  histoire  :  Solange  et  Augustine. 

L'enfanl  de  Solange  ne  vécut  qu'une  semaine;  le  7  mars,  on 
l'enterra  (1).  Le  chagrin  de  Solange  réconcilia  Mme  Sand  avec 
sa  fille.  Elle  écrit  à  Mme  Viardot  le  17  mars  1848  de  Nohant  : 

Mes  chagrins  personnels,  qui  étaient  arrivés  au  dernier  degré  d'amer- 
tume. sie.it  comme  oubliés  et  suspendus.  Ma  pauvre  fille  a  pourtant 
perdu  son  enfant  !  Elle  est  malade,  éloignée,  et  je  ne  sais  si  elle  n'est 
pas  malheureuse  de  tous  points.  Je  lui  pardonnerai  autant  que  possible, 
si  c'est  en  moi  qu'elle  cherche  sa  consolation...  (2). 

Mais  quoique  des  relations  d'abord  épistolaires,  puis  person- 
nelles se  renouèrent,  extérieurement  pacifiques,  et  plus  tard 
même  extérieurement  tendres,  entre  la  mère  et  la  fille,  Mme  Sand 
n'oublia  jamais  les  événements  de  1847,  elle  n'eut  jamais  plus 
de  confiance  en  Solange,  elle  se  méfia  d'elle  sous  tous  les  rapports, 
surtout  elle  ne  put  jamais  rester  indifférente  devant  l'éton- 
nante froideur  de  cette  nature. 

Au  printemps  de  1848,  lorsque  Solange  revint  à  Paris  et  que 
George  Sand  y  séjourna,  participant  à  l'activité  du  gouverne- 
ment provisoire,  elles  se  revirent  :  c'est  justement  à  propos 
de  ces  entrevues  et  de  ces  visites  que  Mme  Sand  exprime  sur 


(1)  V.  la  lettre  de  Solange  à  Mme  Bascans  du  7  mars  18t8.  «  Ce  soir,  on 
enterre  ma  pauvre  petite  fille.  »  (Georges  d'Heyi.i.i,  la  Fille  de  George  Sand, 
p.  63.) 

(2)  Inédite. 


598  GEORGE    SAM) 

tous  les  tons  son  entier  étonnement  devant  cette  nature  «  de 
glace  ».  Elle  écrit  à  son  fils  le  8  avril  : 

Tai-je  écrit,  depuis  que  j'ai  revu  Solange?  Je  n'en  sais  plus  rien. 
Elle  est  ici  et  il  faut  bien  qu'elle  se  soumette  à  vivre  de  peu.  Elle  vou- 
drait toujours  m'entortiller,  ça  ne  prend  pas.  Elle  est  grasse,  rouge, 
bouffie,  et  je  ne  suis  pas  très  contente  de  sa  sauté,  j)ourtant  elle  est 
forte  et  s'en  tirera.  Et  puis  elle  est  froide,  plus  sèche,  plus  malveillante 
que  jamais,  le  cœur  n'usera  pas  le  corps...  (1). 

On  a  omis  dans  la  Correspondance  les  lignes  suivantes  de  la 
lettre  du  19  avril  1848,  se  rapportant  également  à  Solange  : 

.l'ai  vu  Solange  aujourd'hui.  Elle  se  porte  bien  et  enlaidit  à  vue 
d'œiL  L'embonpoint  et  le  coloris  ne  lui  vont  pas.  Elle  est  toujours 
dans  le  sarcasme  et  le  reproche  indirect  à  tout  propos.  Je  fais  comme 
si  je  ne  comprenais  pas  et  rien  d'elle  ne  m'émeut  plus.  Le  mari  n'essaie 
pas  de  me  voir.  Je  me  suis  prononcée  nettement  là-dessus  dès  le  pre- 
mier moment.  La  statue  est  superbe,  et  lui,  il  est  toujours  absurde. 
Il  doit  quarante-cinq  mille  francs.  Ils  s'en  tireront  comme  ils  pour- 
ront, ils  feront  comme  nous.  Chopin  part  toujours  demain...  (2). 

Le  5  mai.  Mme  Sand  écrit  à  Charles  Poney  : 

Solange  est  ici  très  bien  portante,  son  mari  travaille,  mais  comme  il 
leur  faut  du  luxe,  ils  seront  toujours  misérables  ou  tourmentés  du 
lendemain  (3). 

Le  21  mai.  elle  écrit  au  vieil  ami  de  la  famille,  Jules  Boucoi- 
ran  et  lui  parle  de  Chopin  et  de  sa  fille  avec  une  certaine  retenue  et 
à  mots  couverts,  mais  on  sent,  même  dans  ces  lignes,  la  convic- 
tion do  l'absence  totale  chez  sa  fille  de  tout  sentiment  pro- 
fond : 

Nouant,  21  mai  1848. 

...  Solange  et  son  mari  sont  à  Paris.  Elle  a  eu  1?  malheur  de  perdre 
une  petite  fille  huit  jours  après  l'avoir  mise  au  monde.  Mais  elle  a 
repris  sa  santé,  et  son  caractère  insouciant  l'a  sauvée  d'une  longue 


(1  i   Inédite. 

1 2 1  Inédite.  —  A  placer  à  la  page  44  du  tome  III  de  la  Correspondance,  entre 
les  phrases  :  «  Elle  se  porte  bien  »  et  :  «  Rien  de  nouveau  pour  mes  affaires.  » 
(3)  Inédite. 


GEORGE    SAN!) 


S99 


douleur.  Sun  mari  travaille  pour  la  République.  Il  a  un  immense  talent, 
mais  un  grand  désordre  el  une  tête  assez  folle.  Je  ne  suie  pae    an 
chagrin  de  ce  côté  là.  Heureusement  Solange  esl  un  Roger  Bontemps. 
Chopin  csi  en  Angleterre,  les  Leçons  Lui  avant  manqué  a  Pins  depuis 
ki  révolution  (  I  ). 

\  Mme  Pauline  Viardot  «'Ile  écrit  sans  smbages  Le  10  juin  L848  : 

...  Voyez-vous  Chopin?  Parlez-moi  de  Ba  santé.  Je  n'ai  pas  pu  payer 
sa  fureur  el  sa  haine  par  de  la  haine  el  de  la  fureur.  Je  pense  à  lui 
souvenl  comme  à  un  enfanl  malade,  aigri  e1  égaré.  J'ai  beaucoup 
revu  Solange  à  Taris,  el  je  me  suis  beaucoup  occupée  d'elle,  mais  je 
n'ai  jamais  trouvé  qu'une  pierre  à  La  place  du  cœur.  J'ai  repris  mon 
travail,  en  attendant  que  Le  flot  n.c  porte  ailleurs...  (2). 

A  ce  moment  mémo  Clésinger  se  vit  finalement  criblé  de 
dettes;  pour  sauver  les  derniers  débris  de  la  fortune  de  Solange 
on  lui  conseilla  d'avoir  recours  à  la  justice.  Mme  Sand  écrit  à 
ce  propos  le  6  septembre  1848  de  Nohant  à  son  vieil  ami  Luigi 
Calamatta  : 

...  Ma  fille  n'est  pas  séparée  du  tout  de  son  mari.  C'est  une  simple 
séparation  de  biens  accordée  par  les  tribunaux  à  la  demande  de  Solange 
et  avec  l'assentiment  de  Clésinger,  afin  de  soustraire  la  dot  de  sa  femme 
aux  exigences  dos  créanciers  du  mari.  Ils  sont  à  Besançon,  et  je  crois 
qu'ils  y  vivent  en  bon  accord,  du  moins  Solange  dit  qu'elle  l'aime  et 
qu'elle  en  est  aimée.  Je  ne  peux  jamais  rien  savoir  d'elle  que  ce  qu'elle 
veut  bien  nrCen  dire,  et  elle  ne  dit  que  ce  qu'elle  croit  utile  à  ses  intérêts  (3). 
Elle  est  bien  portante  et  s'amuse  à  Besançon.  Ils  veulent  aller  en  Russie. 
Leurs  affaires  sont  toujours  dans  un  grand  désordre,  et  je  crains  que 
tous  les  sacrifices  qu'il  me  faut  faire  pour  eux  ne  soient  de  l'eau  dans 
le  tonneau  des  Danaïdes...  J'ai  été  malade  en  effet  C'était  trop  de 
chagrins  à  la  fois,  mais  j'ai  repris  le  dessus,  et,  forcée  de  travailler 

(1)  Inédite.  —  George  Sand  dit  à  ce  môme  propos  dans  son  Histoire  de  ma 
vie  :  «  Mais  la  révolution  de  février  arriva  et  Paris  devint  momentanément 
odieux  à  cet  esprit  incapable  de  se  plier  à  un  ébranlement  quelconque  dans 
les  formes  sociales.  Libre  de  retourner  en  Pologne  ou  certain  d'y  être  toléré, 
il  avait  préféré  languir  dix  ans  loin  de  sa  famille  qu'il  adorait,  à  la  douleur 
de  voir  son  pays  transformé  et  dénaturé.  Il  avait  fui  la  tyrannie,  comme  main- 
tenant il  fuyait  la  liberté...  » 

Nous  ne  partageons  aucunement  l'étonnement  que  semblent  révéler  ces 
lignes  de  George  Sand. 

(2)  Inédite. 

(3)  C'est  nous  qui  soulignons. 


6oo  GEORGE    SAND 

pour  gagner  ma  vie,  j'ai  repris  le  cours  de  mes  habitudes  tranquilles 
et  retirées...  1 1  ). 

Mine  Sand  revient  à  ce  projet  des  Clésinger  d'aller  en  Russie, 
dans  sa  lettre  du  15  septembre  adressée  à  .Mme  Marliani,  en 
ajoutant  quelques  mots  très  significatifs  sur  le  compte  de  So- 
lange. 

Nohant,  15  septembre  1848. 

...  Solange  m'écrit  qu'elle  part  le  16  (demain)  pour  la  Russie,  -ans 
plus  d'explications.  Je  ne  sais  s'ils  ont  des  commandes  ou  la  certitude 
d'en  avoir.  Ils  devaient  aller  avec  Horace  Yernet,  mais  elle  daigne 
si  peu  m'écrsrc,  que  je  n'ai  point  de  détails,  je  n'ai  guère  de  ses  nou- 
velles que  qua  ul  elle  à  besoin  d'argent.  Je  crois  que  jamais  son  cœur 
ne  fondra  et  que  la  Russie  convient  à  cette  nature  de  glace...  (2). 

Au  mois  d'avril  1848  Augustine  épousa  M.  de  Bcrtholdi,  un 
homme  parfait,  Polonais  de  naissance,  et  le  bonheur  de  ce  ménage 
fut  toujours  une  source  de  vraie  joie  pour  Mme  Sand. 
Mme  Augustine  de  Bertholdi  séjourna  souvent  à  Nohant  avec 
son  mari  et  plus  tard  avec  son  enfant,  Sa  correspondance  avec 
George  Sand,  et  les  lettres  de  cette  dernière  à  des  tiers  prou- 
vent qu'elle  resta  toujours  sa  seconde  fille,  aimante  et 
aimée. 

M.  Charles  Duvernet  et  sa  femme  aidèrent  à  verser  le  cau- 
tionnement nécessaire  à  M.  de  Bertholdi  pour  la  place  de  rece- 
veur particulier  à  Ribérac  (3).  Un  peu  auparavant  M.  Duver- 
net lui-même  y  avait  été  nommé  receveur  des  finances,  tous  les 
deux,  grâce  à  l'aide  de  M.  Marc  Dufraisse,  républicain  intran- 
sigeant dont  Mme  Sand  avait  fait  la  connaissance  par  Ledru- 
Rollin,  et  surtout  grâce  à  l'influence  de  son  ancien  ami  de  1835, 
M.  Charles  d'Aragon.  Lorsque  les  Duvernet  aidèrent  Mme  Sand 
à  verser  ce  cautionnement  de  Bertholdi,  elle  les  remercia  i  n 
ces  termes  : 


(1)  Inédite. 

(2)  Inédite. 

(3)  Lettres  inédites  de  George  Sand  aux  Duvernet  des  15  août,  7  sep- 
tembre, 9,  14  et  26  octobre,  12  novembre,  11,  25,  27  et  29  décembre  1848. 


Mon   ami. 


GEORGE   SAM) 

Nohant,  26  octobre  I 


Je  te  demande  une  l  d'être  le  guide  moral  de  Bertholdi  dans 

le  commencement  de  Bon  exercice.  Qesl  forl  intelligent  et  laborieux.  Il 
sera  vite  au  couranl  des  choses  matérielle!  :  mais  dan-  l'appréciation 
des  personnes  et  des  actes  qui  tiennenl  à  la  politique,  il  aura,  peut- 
ôtre,  besoin  du  consi  il  el  du  secours  de  ton  expérience... 

...  Quant  à  Titane,  je  la  connais  d'assez  longue  date  pour  .-avoir 
que  vous  en  sciez  toujours  plus  contents,  à  mesure  que  vous  apprêt 
cierez  sou  cœur  el  sa  raison.  ()w'  n'est-elle  ma  fille!  L'autre  me  donne 
du  chagrin  et  toujours  du  chagrin.  A  présenl  que  non-  ne  sommes 
plus  sens  dessus  dessous  pour  nos  affaires  d'argent,  parle-moi  de  Ribé- 

rae,  c'est-à-dire  de  votre  vie  dans  ce  pays.  Titiiie  me  parait  enchantée 
de  son  pciit   nid  et  de  votre  porte  à  porte. 

...  Je  te  répéterai  sans  cesse  que  tu  m'as  donné  un  grand  bonheur 
en  m'aidant  pour  cette  enfant-!:'1,  et  que  je  m'en  souviendrai  tous  les 
jours  et  à  tous  les  instants.  Embrasse  Eugénie  mignonne  pour  moi 
et  tes  enfants,  er.  ta  mère,  et  mes  enfants,  à  moi. 

George. 

A  madame  Eugénie  Duvernet. 

Nohant,  octobre  1848. 

(  hère  mignonne,  combien  je  suis  heureuse  du  bonheur  que  ton  amitié 
a  réussi  à  procurer  à  mon  Augustine  et  à  son  mari!  J'en  ai  remercié 
déjà  Charles,  et  c'était  te  remercier  en  même  temps  ;  mais  j'ai  besoin 
de  te  le  dire  à  toi-même,  et  je  te  le  dirai  en  deux  mots  :  c'est  que  je 
t'aime  davantage  si  c'est  possible  depuis  que  tu  t'es  montrée  si  bonne 
et  si  dévouée  à  ma  chère  fillette.  J'ai  besoin  qu'elle  soit  heureuse, 
car  Vautre,  par  sa  faute,  ne  le  sera  jamais,  et  par  suite,  je  ne  le  serai 
jamais  non  plus  sans  qu'une  épine  me  déchire  le  cœur.  Mais  n'en  par- 
lons plus,  c'est  inutile,  j'ai  réussi  à  sauver  son  existence  matérielle 
pour  quelque  temps.  Je  ne  puis  rien  sur  le  moral. 

Que  le  bonheur  de  ceux  que  j'aime  remplace  le  mien,  c'est  tout 
ce  que  je  demande  au  bon  Dieu.  Votre  petite  colonie  berrichonne  à 
Ribérac  me  donne  envie  d'aller  vous  voir.  Vienne  le  printemps  et  un 
peu  de  sous  et  d'heures  h  dépenser,  et  je  courrai  vous  embrasser.  J'ai 
reçu  de  Marc  une  lettre  toute  pleine  d'éloges  affectueux  de  vous  tous  ; 
je  vais  lui  répondre.  Bonsoir,  chérie.  Embrasse  pour  moi  Mme  Du- 
vernet (mère),  Charles  et  les  enfants.  ^ 

George. 


602  GEORGE    SAM) 

Tout  on  se  plaignant  de  la  froideur  de  sa  fille,  George  Sand 
s'efforçait  de  tout  son  pouvoir  de  la  sauver  de  la  faillite,  elle 
obtint  que  le  gouvernement  de  la  République  fit  des  commandes 
à  Clésinger,  elle  tâchait  de  payer  les  dettes  de  Solange,  et  pour 
cela,  elle  emprunta  elle-même,  malgré  sa  position  financière 
extrêmement  précaire,  ce  qui  n'empêcha  pas  Solange  de  prétendre 
dans  ses  lettres  à  Chopin  et  à  Mme  Bascans  que  sa  mère  ne  s'in- 
quiète nullement  d'elle,  qu'elle  est  «  à  la  merci  des  créanciers 
de  sa  mère  »,  etc.  Tout  cela  est  faux;  les  deux  lettres  inédites 
que  voici,  l'une  adressée  à  Solange,  l'autre  à  Charles  Duvernet 
le  prouvent  : 

A  Solange. 

Nohant,  3  novembre  1848. 

Si  tu  m'accuses  de  ton  désordre,  tu  as  grand  tort,  car  tout  ce  qu'il 
est  possible  de  faire  je  l'ai  fait  et  je  le  fais  encore.  Je  viens  d'envoyer 
quelqu'un  à  Paris  pour  voir  ce  qui  est  encore  possible  d'obtenir  en 
fait  de  délais.  Mais  c'est  un  temps  exceptionnel  où  le  crédit, 
source  de  tous  les  arrangements  et  sans  lequel  aucune  affaire  n'esl 
arrangeable,  a  entièrement  disparu.  On  veut  du  numéraire,  et  nulle 
part  on  ne  trouve  à  emprunter.  J'ai  des  cautions  excellentes,  j'ai  une 
propriété,  on  a  confiance  en  moi,  et  pourtant,  non  seulement  on  ne 
peut  me  prêter,  mais  encore  on  me  menace  pour  une  misérable  dette 
de  dix  mille  francs,  la  seule  que  j'aie  et  que  je  n'ai  pu  payer  cette  année, 
parce  que  j'ai  payé  sept  mille  francs  et  plus  pour  liquider  la  possession 
de  l'hôtel  de  Narbonne.  Je  te  l'ai  déjà  dit.  Les  révolutions  ne  sont  pas 
des  lits  de  roses.  Ce  sont,  au  contraire,  des  lits  d'épines.  Toutes  les 
plaintes  et  tous  les  soucis  n'y  font  rien.  Tu  as  la  vie  matérielle  chez 
ton  père,  et  il  est  content  de  te  recevoir,  restes-y  le  plus  possible.  Pen- 
dant ce  temps,  j'agirai  de  tout  mon  pouvoir  pour  sauver  la  maison.  Si 
j'échoue,  ce  ne  sera  certainement  pas  ma  faute.  J'avais  déjà  reçu 
la  note  de  M.  Beauvais.  J'espère  qu'il  me  donnera  un  peu  de  temps 
pour  le  payer.  Ta  propriétaire  se  plaint  de  n'avoir  absolument  rien 
reçu,  pas  même  un  acompte  depuis  que  tu  occupes  son  appartement. 
A  cela  il  y  aurait  de  ta  faute.  Je  t'avais  donné  cinq  cents  francs  à  Paris 
pour  lui  faire  prendre  patience,  et  tu  m'avais  dit  que  tu  lui  avais  donné 
cet  acompte.  Est-il  vrai  qu'elle  n'ait  rien  reçu  du  tout?  11  y  aurait 
aussi  de  la  faute  de  ton  mari,  car  il  a  eu  quelque  argent  de  sa  statue 
du  Champ  de  Mars,  et  la  première  chose  à  faire,  c'est  de  payer  son 


(  i  F.  ORG  E   S  AND 

propriétaire.  Enfin,  Bi  l'impatience  dea  créanciers  hypothécaù 
l'hôtel  n'esl  réellemenl  fondée  «  g  u«>  but  I»'  non-payemeni  de  leurs  inté- 
rêts, il  y  a  de  votre  faute  à  toua  les  deux,  je  t'ai  montré  la  note  de 
l'argenl  que  voua  ;\\  ez  emprunté,  gagné  el  Umcké  depuis  votre  mai 
note  fournie  par  M.  Bouzemont  (1)  lui-même  et  dont  tu  n'as  contesté 
l'exactitude  qu'à  très  peu  de  chose  près.  C'étail  énorme,  et  il  y  avait 
vingl  foia  de  quoi  parer  aux  premières  nécessités  de  votre  position. 
Cea  premièrea  nécessités,  c'étail  de  payer  lea  intérêts  de  l'hypothèque 
et  votre  logement 

.l'ai  dit  à  Perrichel  de  reprendre  ses  meubles.  Si  votre  propriétaire 
veul  1rs  faire  vendre.ils  Beronl  vendua  très  au-dessous  do  leur  valeur, 
et  c'esl  à  faire  de  ces  marchés-là  qu'on  se  ruine.  Perrichel  n'étanl  payé 
que  d'une  faible  partie,  a  un  droit  qui  prime  celui  du  propriéi 
Je  lui  ai  écrit  qu'on  s'arrangerail  avec  lui.  Si  vos  affaires  peuvenl  B'ar- 
ranger  d'ici  à  peu  de  temps,  voua  retrouverez  vos  meubles  chez  lui. 
Mais  il  faut  lui  écrire  officiellement,  comme  s'il  devait  les  reprendre 
d'une  manière  absolue,  autrement,  il  aurait  l'air  de  se  faire  complice 
d'une  fraude  envers  votre  propriétaire,  et  il  ne  le  pourrait  pas  sans 
s'exposer  à  une  affaire  désagréable.  Tu  comprends  cela,  je  lui  ai  donc 
écrit  tle  les  retirer,  et  je  lui  ferai  parler  pour  qu'il  les  garde  jusqu'à 
nouvel  ordre. 

Rollinat  et  Fleury  vont  aller  chez  M.  Bouzemont,  il  s'agit  de  savoir 
si.  en  payant  les  intérêts  aux  créanciers  hypothécaires  et  en  assurant 
le  remboursement  de  M.  Bouzemont,  les  poursuites  cesseront.  Si  ML  Bou- 
zemont est  de  bonne  foi  et  homme  d'honneur,  comme  je  me  plais  à  le 
croire,  il  patientera  et  fera  patiente'-  lea  créanciers.  Mais  si  entre  les 
créanciers  et  lui  il  y  a  accord  et  volonté  d'acquérir  à  bon  marché  une 
propriété  dépréciée  par  les  circonstances,  personne  ne  pourra  com- 
battre ce  mauvais  vouloir  et  déjouer  ce  calcul,  à  moins  de  rembourser 
de  suite  capital  et  intérêts. 

Voilà  ce  que  j'ai  espéré  que  M.  Beauvais  pourrait  faire,  en  renou- 
velant votre  hypothèque  sur  d'autres  préteurs  et  en  donnant  des  ga- 
ranties à  M.  Bouzemont,  je  crois  que  M.  Beauvais  l'aurait  pu.  du  moins, 
il  Ta  espéré  jusqu'à  ce  jour  et  il  a  tenté  sérieusement  de  le  faire.  Mais 
la  meilleure  garantie  à  lui  donner,  c'était  de  mettre  clans  ses  mains  la 
gestion  de  la  maison.  En  connaissant  par  lui-même  la  valeur  et  les 
produits  de  cet  immeuble,  il  aurait  pris  confiance.  Mais  vous  n'avez 
pas  voulu  agir  ainsi,  ou  vous  ne  l'avez  pas  pu,  et  sa  bonne  volonté  s'est 
trouvée  paralysée  naturellement. 

Dans  huit  jours,  je  te  dirai  le  résultat  de  m  ss  démarches,  mais  je 
n'espère  pas  beaucoup.  Je  crains  aussi  qu'en  dessous  main,  Clésinger 

(1)  L'orthographe  de  ce  nom  nous  paraît  douteuse. 


604  GEORGE    SAND 

ne  déjoue  tous  mes  efforts,  en  poussant  à  la  vente  de  la  maison,  dans 
l'espérance  d'un  petit  excédent,  après  Les  dettes  payées,  et  que  tu  n'aies 
la  folie  de  te  prêter  à  cela,  aimant  mieux  10()(»)  ou  15  000  francs 
comptant  à  dépenser  qu'un  immeuble  frappé  de  stérilité  aujourd'hui, 
mais  t' offrant  une  existence  plus  tard.  S'il  en  est  ainsi,  je  fais  un  rôle 
de  Cassandre  et  je  jetterai  de  l'argent  dans  le  tonneau  des  Danaïdes, 
sans  (pie  cela  profite  à  personne.  N'importe,  je  ferai  mon  devoir  dans 
toutes  les  limites  du  possible,  et  si  je  ne  peux  rien,  ou  bien  si  ce  (pie 
j'aurai  pu  ne  sert  à  rien,  je  prendrai  mou  parti  sur  lis  récriminations 
et  les  injustices. 

George  Sand. 

Si  les  créanciers  ne  sont  pas  satisfaits  par  la  vente  de  l'hôtel,  je  ne 
crois  pas  qu'ils  aient  aucun  droit  sur  les  terres  de  Côte-Noire.  Dans 
tous  les  cas,  ces  terres  sont  destinées  par  moi  pour  payer  vos  dettes, 
car  vous  avez  chez  Moulin  les  frais  d'enregistrement  de  votre  contrat 
de  mariage,  à  rembourser  et  chez  Simonnet  2  noo  francs  empruntés  et 
non  soldés.  Ainsi  il  m'est  indifférent  que  ces  terres  soient  vendues 
pour  tel  ou  tel  emploi,  bien  que  je  ne  croie  pas  que  vous  ayez  aucun 
droit.  Depuis  qu'elles  sont  en  vente,  un  seul  acquéreur  s'est  présenté 
et  il  s'est  retiré.  Si  on  était  à  Paris  dans  la  même  situation  qu'ici, 
l'hôtel  de  Karbonne  ne  trouverait  pas  un  seul  acquéreur,  car  ici  il 
ne  se  fait  aucune  espèce  d'affaires. 

Nous  demandons  excuse  au  lecteur  de  l'ennuyer  par  cette 
lettre  d'affaires  si  sèche,  mais  elle  est  précieuse,  parce  qu'elle 
réfute  catégoriquement  toutes  les  plaintes  et  les  assertions  de 
Solange  contre  sa  mère  qui  l'aurait  «  abandonnée  »  à  la  merci  de 
«  ses  (?  !)  créanciers  »  sans  la  secourir  au  milieu  des  difficultés 
de  sa  position  matérielle  (1). 

La  lettre  de  Solange  à  Chopin  datée  'la  30  (sans  millésime), 
dans  laquelle  elle  le  remercie  des  cinq  cents  francs  qu'elle  lui 
avait  empruntés  et  lui  parle  de  M.  de  Bouzemont,  semble  être 

(1)  Ce  fut  la  même  chose  plus  tard,  Solange  prétendait  toujours  être 
abandonnée,  alors  que  sa  mère  lui  versait  des  sommes  considérables.  C'est 
ainsi,  par  exemple,  que  dans  une  lettre  inédite  de  George  Sand  k 
Dumas  fils,  datée  du  4  janvier  1862,  gracieusement  communiquée  par 
M.  Rocheblave,  nous  lisons  que  Solange,  alors  malade,  «  crie  misère  on  ayant 
40  000  francs  à  placer,  déposés  chez  les  notaires  de  la  Châtre  »  et  tandis  que 
George  Sand  «  se  charge  des  frais  de  sa  maladie  et  lui  sert  régulièrement 
sa  pension,  Solange  prétend  ne  rien  recevoir  ni  de  sa  mère  ni  de  son  père  ; 
et  en  outre  «  elle  a  une  autre  rente  d'un  prince  étranger...  ». 


GEORGE    S  AND 

la  suite  directe  de  La  lettre  qu'on  vient  de  lire  et  noue  montre 
combien  cette  jeune  dame  traitait  cavalièrement...  la  vérité! 
Tous  sont  fautifs  vis-à-vis  d'elle,  elle  seule  souffre  innocemment  ! 
Ce  fui  encore  son  vieil  el  fidèle  ami  Charles  Duvernel  el  sa 
femme  qui,  cette  année-là  <•(  la  suivante,  aidèrent  Mme  Sand 
dans  L'arrangement  de  ses  affaires  pécuniaires.  Duvernel  le 
tint  par  son  crédit.  Lorsque  enfin,  après  d'innombrables  démar- 
ches auprès  d'une  série  d'usuriers,  elle  reçut  une  avance  sur 
sou  travail,  .Mme  Sand  s'adressa  à  Charles  Duvernel  pour  qu'il 
l'autorisât  de  dépenser  cette  somme  afin  de  sauver  Solange.  Voici 
une  seconde  lettre  inédite,  1res  importante  pour  nous  éclairer 
sur  ce  rôle  de  «  mère  indifférente  e1  Légère  »  que  Solange  el 
Chopin,  après  elle,  attribuent  à  George  Sand  : 


Amonsieur  Duverri*  i. 
receveur  des  financés  à  Ribérac,  Dordogne. 

Nohant,  12  novembre  1848. 

Voici  ma  situation.  L'Angleterre  n'a  rien  pu  me  fournir.  Aucante  me 
cherche  de  l'argent  et  espère  me  trouver  5  000  francs..  Je  vais  vendre, 
si  on  ne  me  l'ait  pas  encore  faux  bond,  cinq  à  six  volumes  pour 
ô  000  francs,  c'est-à-dire  ce  que  j'aurais  vendu  12  000  ou  15  000  francs 
l'année  dernière.  Je  fais  en  outre  demander  à  l'éditeur  de  mes  mémoires 
de  me  payer  deux  volumes  de  manuscrits  que  j'ai  tout  prêts,  en  lui 
offrant  un  rabais  de  50  pour  100  sur  la  totalité  de  l'affaire.  Je  ne  sais 
pas  ce  que  je  ne  ferais  pas,  j'irais  jusqu'à  100  pour  100  pour  empêcher 
les  tracasseries  de  Mme  Reignier  de  venir  s'ajouter  aux  embarras  que 
t'a  créés  le  cautionnement  de  Bertholdi.  J'écris  à  Papet  de  me  chercher 
de  l'argent.  Une  autre  personne  de  Paris  m'en  promet.  Enfin,  j'écris 
à  M.  Collin  de  tenter  une  dernière  démarche  auprès  de  Mme  Reignier 
pour  l'engager  à  ne  tourmenter  que  moi  et  à  accepter  son  rembourse- 
ment par  versements  successifs,  si  je  me  trouvais  dans  l'impossibilité 
de  lui  verser  au  jour  dit  la  somme  entière.  Mais  il  faut  tout  prévoir. 
Tout  ce  que  j'essaie  et  espère  peut  échouer,  surtout  si  l'élection  du 
président  nous  amène  une  nouvelle  crise  au  10  décembre.  Mme  Rei- 
gnier peut  se  montrer  intraitable.  Ce  que  je  vois  de  plus  certain,  c'est 
de  tirer  5  000  francs  de  mon  travail  courant  en  fournissant  même 
encore  le  fruit  de  beaucoup  de  veilles  pour  décider  les  acheteurs. 

Or,  voici  ce  qui  me  chagrine  le  plus.  Si  d'ici  à  quinze  jours  je  puis 


6o6  GEORGE    SAND 

donner  ces  5  000  francs  aux  créanciers  de  Solange,  sa  maison  ne  Bera 
pas  vendue.  Nous  pourrons  gagner  le  moment  où  cette  propriété 
recouvrera  en  partie  sa  valeur  e1  ne  sera  pas  vendue  par  expropriation 

de  justice.  Sinon  dans  un  mois  elle  le  sera  sans  que  rien  puisse  la  sauver. 
Elle  atteindra  au  plus  le  chiffre  de  (30  000  francs  que  Solange  doit. 
Donc  elle  sera  ruiné:'  absolument,  i!  ne  lui  restera  pas  une  obole. 

Je  dois  sauver  ma  fille,  mais,  avant  tout,  je  dois  satisfaire  des  engage- 
ments d"honneur  et  ne  pas  te  laisser  courir  le  risque  de  poursuites  que 
je  voudrais  assumer  sur  moi  seule. 

Je  ne  disposerai  donc  pour  Solange  de  ces  5  000  francs  que  si  tu 
m'y  autorises,  et  je  ne  dormirais  pas  tranquille  si  je  le  faisais  san- 
ton approbation. 

Après  cela,  je  ne  m'arrêterai  pas  de  travailler  et  de  chercher,  et  si 
je  ne  trouve  pas  ce  qu'il  faut,  je  vendrai  le  mobilier  de  [Sortant  à  quelque 
prix  que  ce  soit.  Cela  me  sera  pénible,  à  cause  de  Maurice,  qui  y  tient, 
c'est  un  monde  de  souvenirs  pour  lui.  Je  te  prierai  alors  de  passer 
la  créance  sur  moi  à  un  tiers  qui  ferait  vendre  par  force  majeure  et 
mes  enfants  n'auraient  ni  l'un  ni  l'autre  de  reproches  à  me  faire.  Bon 
soir,  ami,  la  poste  part,  j'espère  que  nous  n'en  viendrons  pas  là,  mais 
enfin,  il  faut  mettre  tout  au  pire,  pour  savoir  où  l'on  va,  et  je  suis 
sûre  que  tu  es  horriblement  gêné  aussi,  et  surtout  par  ma  faute.  Cela 
me  cause  un  chagrin  profond,  comme  tu  peux  le  croire. 

Je  t'embrasse  tendrement,  ainsi  que  ta  famille. 

G.  Saxd. 


Tl  fait  ici  un  froid  extraordinaire.  La  terre  est  couverte  de  neige 
depuis  deux  jours. 

Les  efforts  de  George  Sand  n'aboutirent  à  rien.  L'Intel  de 
Narbonne  fut  vendu,  mais  ni  Solange  ni  Clésinger  ne  changèrent 
leur  genre  de  vie,  grâce  à  quoi  le  mari  dut  constamment  voyager 
d'une  ville  dans  une  autre,  en  quête  de  commandes;  Solange 
restait  seule  plus  qu'il  ne  fallait.  En  1849  elle  eut  un  second 
enfant,  encore  une  fille,  Jeanne,  et  qui,  elle  aussi,  ne  vécut  que 
peu  d'années.  Les  époux  prirent  alors  définitivement  des  routes 
différentes.  Le  mari  mena  une  vie  bruyante  et  déréglée,  la  femme 
une  existence  galante.  Tantôt  ils  se  brouillaient  avec  esclandre, 
tantôt  ils  se  réconciliaient.  Cela  finit  par  un  procès  judiciaire 
et  une  séparation  de   corps.  Mme  Sand  s'efforça  de   soutenir 


GEORGE   S  AND 

Solange  moralemenl  el  matériellement,  lui  paya  une  rente 
annuelle,  mais  cela  n'empêcha  ni  son  cours  d'existence  désor- 
donné"1, ni  sa  constante  poursuite  du  lu xc  et  «lu  numéraire (1). 
Ses  relations  avec  s;i  mère  furenl  tantôt  assez  paisibles,  tantôl 
interrompues  pour  quelques  mois,  parfois  pour  quelques  années, 
et  cela  jusqu'à  la  mort  de  George  Sand  (2).  Disons,  dès  à  pré- 
sent, que  celle-ci  se  méfia  toujours  de  sa  fille,  elle  avait 
de  L'aimer,  s'attendanl  toujours  à  tout  de  sa  pari,  jusq n'a  des 
noirceurs  et  des  actes  les  plus  criminels.  C'est  ainsi  qu'en  cette 
même  année  de  L851,  Lorsque  d'après  un  autre  biographe  de 
Solange»  le  rapproch  ment  entre  I"  mère  et  la  fille  était  complet^)  , 
Mme  Sand  écrivit  à  Maurice  la  Lettre  que  voici,  ne  Laissant  pas 
L'ombre  d'un  doute  sur  la  nature  de  ce  rapprochement  : 


Nohant,  2  janvier  1851. 

•  Eh  bien,  mon  enfant,  tu  as  eu  raison  de  voir  par  tes  yeux,  puisque 
c'était  la  seule  manière  de  savoir  à  quoi  nous  en  >  mir.  1  l'abord  et  avant 
tout,  tu  me  donnes  en  résumé  une  bonne  nouvelle,  puisque  tu  me  dis 
que  Solange  est  dans  une  bonne  situation  pécuniaire.  Il  te  restera  à 
l'assurer  si  cette  situation  est  apparente  avec  un  nouvel  abîme  au- 
dessous,  ou  si  elle  est  réelle,  assurée  du  moins  pour  un  certain  courant 
de  travaux  et  d'affaires.  Que  Clésinger  soit  capable  de  faire  de  belles 
choses  et  d'en  faire  beaucoup,  c'est  certain.  Mais  je  crains  que  l'on  ne 
mange  d'avance  ce  qu'on  gagne  et  qu'on  n'ait  un  luxe  absurde  au  dé- 
triment du  lendemain.  Clésinger  a  toujours  établi  son  budget  ainsi, 
et  il  ne  fera  jamais  autrement,  Solange,  qui  avait  commencé  par  là 
avec  lui  et  qui  en  a  senti  les  inconvénients,  a-t-elle  profité  de  l'expé- 
rience?  a-t-elle  pris  de  Tordre  et  de  la  prévoyance?  C'est  ce  que  tu  verras 
on  examinant  Mais  n'y  va  que  modérément  et  très  prudemment.  Veux- 
tu  que  je  t3  dise  une  chose  bien  bête,  mais  en  tout  cas  bien  entre  nous? 
Jr  yCaime  pas  que  tu  manges  clir:  nu:  N'y  mange  pas.  Clésinger  esi 


(1)  V.  Georges  d'HEYLLi,  la  Fille  de  George  Sand,  p.  77,  78,  87,  88  et  110-11-4 

(2)  On  trouve,  à  ce  sujet,  des  lettres  de  Mme  Sand  extrêmement  impor- 
tantes, ainsi  que  des  détails  très  curieux  dans  le  troisième  volume  des  Mé- 
moires de  Mme  Juliette  Adam,  Mes  Sentiments  et  nos  idées  avant  1870, 
p.  193-198  (Paris,  1905,  Hachette). 

(3)  M.  S.  Kocheblave,  George  Sand  et  sa  fille.  (Renie  des  Deux  Mondes, 
mars  1905,  p.  190.) 


6o8  GEORGE    SAND 

fou.  Solange  esl  Bans  entrailles.  Tous  les  deux  ont  une  absence  de  mo- 
ralité dans  les  principes  qui  les  rend  capables  de  tout,  dan-  certains 
moments.  Tu  as  vu,  il  s'en  est  fallu  de  peu  que  Clésinger  ne  te  casse 
la  tête  d'un  coup  de  marteau  ici.  Solange  souriait  et  n'a  pas  versé  une 
larme,  quand  cet  homme  en  démenée  m'a  frappée.  \U  ont  tout  intérêt 
;";  ce  que  m  n'existes  pas.  et  pour  eux.  l'intérêt  avant  tout.  Tue  atroce 
jalousie  a  toujours  dévoré  le  cœur  de  Solange.  Ils  te  recherchent. 
Clésinger  s'attache  à  tes  pas.  Un  de  ces  matins  qu'il  aura  bu  du  rhum 
et  qu'il  >:■  verra  sans  argent,  il  aura  un  accès  de  fureur,  il  te  cherchera 
querelle.  <  ra  bien  il  leur  passera  par  la  tête  je  ne  sais  quelle  idée  bizarre, 
monstrueuse,  et  il  ne  faut  qu'un  moment  pour  la  mettre  à  exécution. 
Vas-y  avec  une  extrême  prudence,  et  encore  une  fois  n'y  mange  pas, 
a' Il  bois  pas.  Tu  ne  sais  pas  tout  ce  qu'ils  ont  dit  et  quelles  menaces 
Clésinger  a  laissé  follement  et  sottement  entendre  ;">  propos  de  toi,  je 
les  sais,  je  n'ai  jamais  voulu  te  les  dire,  mais  il  y  faut  pourtant  faire 
attention  et  ne  pas  tenter  le  diable.  Tu  dis  que  Clésinger  a  plus  de 
cœur  qu'il'. -.  malgré  tout.  Eh  bien,  c'est  vrai,  il  a  du  cœur  et  il  est 
capable  d'affection.  Le  fond  n'était  pas  méchant,  à  l'origine,  mais 
il  est  fou,  il  est  sans  principe  aucun,  et,  à  ses  heures,  il  est  capable  de 
tout,  de  ce  qu'il  y  a  de  pis.  comme  en  d'autres  moments  il  est  peut- 
être  capable  aussi  de  très  bonnes  choses.  C'est  un  être  trop  déraison- 
nable pour  qu'on  le  juge  comme  un  autre.  Il  ne  mérite  pas  d'être 
haï,  on  ne  peut  pas  l'estimer,  mais  il  faut  s'en  garer  comme  d'un 
aliéné  et  n'avoir  aucune  relation  suivie  avec  lui.  Quant  à  ta  sœur, 
maintenant  son  caractère  est  fait  et  ne  changera  plus.  mon.  parti  en 
est  pris.  Le  temps  de  la  douleur  et  de  la  consternation  est  passé.  J'ai 
souffert  au  dedans  de  moi-même  tout  ce  qu'on  peut  souffrir,  et  j'ai 
fini  par  accepter  l'arrêt  du  destin  qui,  en  me  donnant  deux  enfant-;, 
ne  m'en  a  réellement  donné  qu'un  pour  moi.  L'autre  est  né  parce  qu'il 
avait  à  naître.  Il  a  vécu  et  il  vivra  pour  lui-même  sans  la  moindre 
idée  d'un  devoir  quelconque  envers  personne.  Mes  enseignements, 
loin  de  modifier  ce  caractère,  l'ont  roidi  et  poussé  à  l'extrême.  Nous 
avons  essayé  de  tout  :  rudesse,  sérieux,  moquerie,  faiblesse,  amour 
et  gâterie  le  plus  souvent.  Rien  n'y  a  fait,  je  crois  que  nous  n'avons 
pas  à  nous  reprocher  d'avoir  rien  négligé.  En  définitive,  elle  n'a  jamais 
fait  que  ce  qu'elle  a  voulu,  et  il  en  sera  toujours  ainsi.  Je  ne  l'aime 
plus,  du  moins  je  le  crois,  c'est  pour  moi  une  barre  de  fer  froid,  un 
être  inconnu,  étranger  à  la  sphère  d'idées  et  de  sentiments  où  j'existe, 
incompréhensible,  comme  tu  dis,  car  il  est  évident  que  ceux  qui  vivent 
pour  aimer  ne  peuvent  se  rendre  compte  du  mécanisme  intérieur  de 
ceux  qui  n'aiment  pas  ;  j'aime  le  souvenir  de  la  petite  fille  si  belle  et 
si  drôle  que  nous  avons  trop  gâtée  tous  les  deux,  qui  nous  battait 
et  nous  rendait  malheureux  déjà,  mais  que  nous  nous  imaginions 


i ,  i  ORGE   s.\  xi)  609 

pouvoir  changer  et  qui,  dam  m><  rêves  de  tendresse  devait  devenu 
une  jeune  Rlle  parfaite.  La  jeune  Bile  a  fait  notre  intérieur  cruel,  la 
jeune  femme  noua  a  brisé  le  cœur,  pardonnons-lui,  mais  n'espéron 

rien.  Mais,  \m--lti,  la  raison  se  l'ail  dans  les  esprits  qui  la,  cherchent, 

et  la  vraie  raison,  ce  n'esl  autre  chose  que  le  sentimenl  ferme  de  la 
justice.  La  raison  el  la  justice  m'onl  donc  amenée  à  ce  point  qu'il  ne 
dépend  plus  de  ma  fille  de  me  faire  beaucoup  de  peine,  c'est  pour  toi 
que  jf  via  désormais,  el  je  ne  laisserai  pais  détruire  ma  santé  el  ma  vie 
dont  tu  as  besoin.  N'espérant  plus  changer  Solange,  je  ne  la  gronderai 
plus,  je  ne  discuterai  rien  avec  elle.  Je  ne  lui  permettrai  ni  justification, 
ni  récriminations,  je  n'irai  pas  chez  elle.  Je  ne  veux  pas  me  trouver 

en  présence  de  tiens  à  tpii  elle  a  l'ait  de  moi  1111  portrait  odieux  et.  (pic, 
du  momenl  qu'ils  la  voient,  sont  mes  ennemis.  Ça  m'est  égal  d'avoir 
des  ennemis,  niais  je  ne  vis  qu'avec  mes  amis.  .le  la  recevrai  chez  moi, 
à  Paris,  à  uni1  seule  condition  que  je  lui  ai  posée  Tannée  dernière  à 
pareille  époque  et  dont  je  ne  me  départirai  pas,  elle  le  sait,  inutile  de 
la  lui  rappeler,  c'est  d'ailleurs  moi  que  ça  regarde,  et  tu  n'as  pas  à 
faire  le  docteur  avec  elle.  Tout  ton  rôle  est  de  juger  et  de  pardonner 
ce  qui  te  concerne,  mais  de  te  tenir  sur  tes  gardes  sous  tous  les  rapports 
possibles.  Nous  en  reparlerons,  c'est  assez  pour  aujourd'hui.  Brûle 
cette  lettre,  mais  ne  l'oublie  pas.  Le  crime  n'est  pas  toujours  ce  qu'on 
croit.  Ce  n'est  pas  un  parti  pris,  une  tendance  fatale  qui  germe  lente- 
ment chez  des  monstres.  C'est  un  acte  de  délire  le  plus  souvent,  un 
mouvement  de  rage.  Les  catholiques  attribuent  cela  au  souffle  du 
diable,  c'était  une  métaphore  fantastique  qui  caractérisait  assez  bien 
les  mouvements  terribles  et  imprévus  de  l'être  humain.  Avec  des  cer- 
veaux mal  organisés,  et  celui  de  Solange  a  un  côté  absent,  tandis  que 
celui  de  Clésinger  est  parfois  complètement  détraqué,  on  n'est  jamais 
sûr  de  se  trouver  dans  les  conditions  normales  de  la  vie.  Tout  cela 
est  triste  à  dire,  mais  il  faut  se  l'être  dit  une  fois  pour  n'y  plus  penser  (1). 

Ta  Mère. 

Nous  trouvons  indispensable  aussi  de  citer  les  deux  lettres 
suivantes  :  l'une  de  Solange  à  sa  mère  et  la  réponse  de 
George  Sand,  inédites  et  inconnues;  lorsque  cette  réponse 
retomba  entre  les  mains  de  Mme  Sand,  elle  ne  permit  jamais 
qu'on  la  rendît  à  Solange,  elle  la  confia  plus  tard  à  Mme  Mau- 
rice Sand  (des  mains  de  laquelle  nous  la  tenons),  avec  l'ordre 

(1)  Nous  omettons  la  dernière  page  de  cette  lettre  consacrée  en  partie  à 
des  constructions  exécutées  alors  au  château,  et  nous  peignant  la  solitude  de 
Mme  Sand  à  Nohant. 

m.  39 


6io  GEORGE    SAND 

formel  de  ne  jamais  la  donner  à  Solange,  de  la  garder  séparé- 
ment du  reste  de  sa  correspondance  avec  Solange,  mais  de  ne  jamais 
la  détruire.  Voici  pourquoi  :  ayant  reçu  la  lettre  de  Solange  datée 
du  23  avril  1852,  Mme  Sand  lui  répondit  le  25.  On  peut  lire  au 
haut  de  la  première  page  de  cette  lettre  les  lignes  que  Mme  Sand 
y  traça  plus  tard  :  «  Réponse  à  Solange  faite  le  25  avril  1852 
à  sa  lettre  du  23  et  qui  ne  V aurait  plus  trouvée  à  Paris  le  mardi 
suivant,  elle  Va  lue  ici  à  Nohant  et  oubliée  dans  les  balayures  de 
sa  chambre.  » 

On  verra  tn  la  lisant  pourquoi  dame  Solange  la  jeta  par  t  are 
et  pourquoi  aussi  sa  mère  tint  à  préserver  de  la  destruction  c? 
douloureux  dialogue. 

Lettre  de  Solange  à  sa  mère  : 

Vendredi,  23  avril  1852. 

Je  suis  en  pension  depuis  hier.  Il  me  semble  qu'il  y  a  déjà  Long- 
temps. Est-ce  ainsi  qu'elles  vont  passer  les  plus  belles  années  de  ma 
vie?  Sans  parent,  sans  ami,  sans  enfant,  sans  même  un  chien  pour  inter- 
rompre le  vide?  Passe  la  solitude  des  champs,  où  l'on  a  pour  compa- 
gnie les  rivières  et  les  bois,  les  oiseaux  et  les  nuages.  Mais  à  Paris 
l'isolement  entre  quatre  murs  sales,  en  compagnie  d'une  bougie  qui 
s'ennuie  et  d'une  fleur  étiolée  qui  semble  vous  dire:  «Et  moi  aussi  j'au- 
rais été  belle,  aimée,  recherchée,  sans  l'abandon  et  le  manque  d'espace.  » 

L'isolement  au  milieu  du  mouvement  et  du  bruit,  à  côté  des  gens 
qui  s'amusent,  de  chevaux  qui  galopent,  de  femmes  qui  chantent, 
d'enfants  qui  jouent  au  soleil,  d'êtres  qui  s'aiment  et  qui  sont  heu- 
reux, ce  n'est  pas  de  l'ennui,  c'est  du  désespoir. 

Et  l'on  s'étonne  que  de  pauvres  filles  sans  esprit  et  sans  éducation 
se  laissent  entraîner  au  plaisir  et  au  vice  !  Les  femmes  de  jugement 
et  de  cœur  savent-elles  toujours  s'en  préserver?  Ah  !  qu'il  me  faut  de 
courage  pour  être  encore  debout  ! 

Ecris-moi  encore  à  Paris,  car  je  ne  partirai  que  mardi  avec  mon 
jugement  pour  reprendre  ma  petite  fille.  Malheureusement  ce  juge- 
ment a  été  rendu  par  défaut  et  il  est  probable  que  les  conseils  de  mon 
mari  l'ont  fait  pour  en  appeler  et  prolonger  les  choses.  Us  espèrent 
me  lasser  par  les  lenteurs  qu'ils  apporteront,  mais  ils  comptent  sans 
ma  volonté  et  surtout  sans  mon  aversion  pour  mon  mari. 
-  Adieu,  ma  chérie,  à  bientôt,  j'espère.  Je  t'embrasse  de  cœur. 

S... 


G.E<  IRGE   SAM)  6s i 

A  cette  lettre,  pleine  d'allusions  ci  d'insinuations  aiguisée  à 
L'adresse  d<'  sa  mère  el  prouvanl  plus  que  parfaitement  l'absence 
de  moralité  de  Solange,  George  Sand  répondit  par  les  belles  et 

fortes  pages  que  voici  : 

Nohant,  25  avril  1852. 
Je  vois,  ma  grosse,  que  tu  es  dans  nu  accès  de  Bpleen.  Bah!  cela 

passera  vite,  comme  tout   06  < 1 1 1 i  te  passe  par  la  tête.    11  me  semble 

que,  puisque  tu  as  eu  une  première  victoire,  assez  inespérée,  quanl  à 
moi,  je  L'avoue;  puisque  dans  quelques  jours  tu  va»  ravoir  ta  Bile 

et  l'ainener  ici,  OÙ  tu  resteras  si  tu  veux  jusqu'à  de  nouvelles  néces- 
sités de  ton  procès,  il  n'y  a  pas  à  se  désespérer  pour  quelques  jours 
[tassés  dans  une  chambre  triste;  car  je  vois  que  c'est  là  le  grand  mal- 
heur du  moment  Celui-là  n'est  pas  mortel,  j'ai  beaucoup  vécu,  beau- 
coup travaillé  seule,  entre  quatre  mwrs  sales,  dans  les  plus  belles  années 
,U  nia  jeunesse,  comme  tu  dis,  et  ce  n'est  pas  ce  que  je  regrette  d'avoir 
connu  et  accepté. 

L'isolement  dont  tu  te  plains,  c'est  autre  chose.  Il  est  inévitable 
dans  le  moment  où  tu  es,  il  est  la  conséquence  du  parti  que  tu  as  pris. 
Ce  mari  (insupportable  de  caractère,  c'est  possible)  n'est  peut-être  pas 
digne  de  tant  d'aversion  et  d'une  si  fougueuse  rupture.  Je  crois  qu'on 
aurait  pu  se  séparer  autrement,  avec  plus  de  dignité,  de  patience 
et  de  prudence.  Tu  l'as  voulu,  c'est  fait,  je  n'y  reviens  pas  pour  te  dire 
qu'il  ne  fallait  pas  le  faire,  puisque  la  chose  est  accomplie.  Mais  je 
trouve  que  tu  n'as  pas  bonne  grâce  à  te  plaindre  des  résultats  immé- 
diats d'une  résolution  que  tu  as  prise  seule  et  malgré  ces  parents,  amis 
et  enfant  dont  tu  sens  l'absence  aujourd'hui.  U enfant  aurait  dû  te 
faire  patienter,  les  amis  l'auraient  voulu,  et  les  parents,  car  c'est  moi 
dont  tu  parles,  demandaient  instamment  que  le  moment  fût  mieux 
choisi,  les  motifs  mieux  prouvés,  la  manière  plus  douce  et  plus  géné- 
reuse. Tu  veux  avaler  des  barres  de  fer  et  tu  t'étonnes  qu'elles  te  res- 
tent en  travers  de  l'estomac.  Moi,  je  trouve  que  tu  es  bien  heureuse 
de  les  digérer  sans  être  plus  malade.  Je  ne  vois  pas  que  tu  aies  tant  à 
te  plaindre  de  tout  le  monde  et  que  les  amis  que  tu  as  été  à  même 
de  te  faire,  en  vivant  loin  de  moi  volontairement  dans  le  monde,  te 
soient  restés  plus  fidèles  que  ceux  qui  te  venaient  de  moi  :  que  Clo- 
tilde,  la  seule  parente  qui  me  reste,  eût  beaucoup  à  se  louer  de  tes  fa- 
veurs ;  et  pourtant  elle  t'a  ouvert  un  asile  dans  des  circonstances  où 
tout  le  monde  eût  reculé  devant  des  scènes  fâcheuses  dont  le  hasard 
seul  l'a  préservée  de  la  part  de  ton  mari.  Je  ne  vois  pas  que  Lambert, 
que  tu  voulais  jadis  faire  battre  et  tuer  par  ce  même  mari,  ne  t'ait 
pas  montré,  dans  sa  petite  sphère  d'assistance,  beaucoup  d'intérêt 


6i2  GEORGE    SAND 

et  de  dévouement.  H  n'est  pas  un  de  mes  vieux  amis  qui  n'eût  été 
prêt  à  te  pardonner  tes  aberrations  envers  moi,  et  à  t'accueillir 
comme  par  le  passé,  si  toi-même  n'eusses  dédaigné  et  repoussé  l'idée 
de  leur  devoir  quelque  chose.  Le  nombre  n'en  est  pas  grand,  il  est 
vrai,  et  ce  ne  sont  pas  gens  d'importance  et  de  haute  volée.  Cela 
n'est  pas  ma  faute.  Je  ne  suis  pas  née  princesse,  comme  toi,  et  j'ai 
établi  mes  relations  suivant  mes  goûts  simples  et  mes  instincts  de 
retraite  et  de  tranquillité.  Alors  le  grand  malheur  de  ta  position, 
c'est  d'être  ma  fille,  mais  je  n'y  peux  rien  changer  et  il  faut  bien 
que  tu  en  prennes  ton  parti  une  fois  pour  toutes. 

Quant  aux  autres  amis  que  tu  as  pu  faire  depuis  ton  mariage  et 
notre  séparation,  je  ne  peux  pas  croire  que  tous  soient  détestables 
et  qu'il  y  ait  de  leur  faute  dans  votre  rupture. 

Bourdet  a  été  sévère  pour  toi,  mais  il  avait  quelque  raison  pour 
l'être  ;  je  ne  vois  pas  que  j'y  sois  pour  quelque  chose,  et  je  ne  suis  pas 
certaine  non  plus  qu'il  n'eût  pas  été  facile  de  te  le  conserver  pour 
appui.  Sa  famille  t'aimait  tendrement,  j'ai  vu  sa  femme  te  pleurer, 
et  sa  belle-mère  parlait  de  toi  avec  une  grande  sollicitude.  Le  comte 
d'Orsay,  en  dépit  de  tout  le  mécontentement  que  lui  causait  le  détail 
de  ta  conduite,  est  resté  paternel  pour  toi  au  milieu  de  sarcasmes 
que  je  souffre  de  te  voir  mériter  souvent.  Sa  sœur  a  été  aimable  et 
bien  disposée  pour  toi,  tu  la  détestes.  Tu  as  vu  beaucoup  de  personnes 
dans  une  position  brillante,  telles  que  tu  les  cherches  de  préférence, 
Mme  de  Girardin  et  d'autres  encore. 

Pourquoi  ne  trouves-tu  pas  appui  et  sympathie  dans  le  monde  où 
tu  t'es  lancée  et  auquel,  moi,  je  suis  forcément  étrangère?  Le  genre 
humain  tout  entier  est-il  détestable  et  n'y  a-t-il  que  toi  de  parfaite? 
Es-tu  la  victime  de  l'injustice  générale  ou  de  ton  propre  caractère, 
qui  est  dédaigneux,  changeant,  et  qui  exige  tout  des  autres  sans  se 
croire  obligé  à  rien  envers  les  autres? 

Penses-y  et  si  c'est  là  le  mal,  comme  il  est  en  toi-même,  personne 
autre  que  toi  n'y  peut  porter  remède  dans  l'avenir.  Tu  auras  beau  te 
plaindre  à  moi  de  ton  ennui  et  de  ton  abandon,  je  ne  pourrai  forcer 
personne  à  t'aimer  si  tu  n'es  pas  aimable. 

Si  ton  frère  n'est  pas  ton  meilleur  ami,  ton  compagnon  assidu, 
comme  il  l'aurait  fallu  pour  notre  bonheur  à  tous  trois,  est-ce  parce 
qu'il  est,  selon  toi,  un  monstre  d'égoïsme?  Je  ne  le  pense  pas,  moi 
qui  vis  avec  lui  depuis  bientôt  trente  ans,  sans  un  nuage  sérieux 
entre  nous.  Pas  plus  que  toi  il  n'est  sans  défaut,  mais  je  l'ai  vu  verser 
bien  des  larmes  sur  tes  injustices,  donc  il  a  quelque  chose  pour  toi 
dans  le  ventre,  tout  en  te  rudoyant  ;  et  toi,  tu  lui  as  dit  bien  des  fois 
que  tu  le  haïssais.  C'était  dans  la  colère,  mais  dans  le  calme  tu  n'as 
jamais  dit,  ni  à  lui,  ni  à  moi,  ni  à  personne  que  tu  l'aimais,  et  il  est 


GEO  RGE  SAND  613 

1 1rs  Facile  de  voir  que  tu  ne  Tas  jamais  aimé;  o'esl  triste.  Il  tant  que 
tout  ce  <|iii  faiinc  se  résigne  à  être  à  peine  toléré.  Tu  n'aimes  pas! 
Tu  ne  sens  pas  iiin  vrai  malheur,  mais  il  se  traduit  par  L'ennui  <!<■ 
lame  et  par  L'isolement,  el  tu  te  plains  de  ceux  (pli  t'abandonnent, 
sans  comprendre  que  tu  as  repoussé  ou  blessé  tout  Le  monde. 

Il  te  faudrait,  pour  te  consoler,  de  L'argent,  beaucoup  d'argent 
Dans  Le  luxe,  dans  la  paresse,  dans  L'étourdissemenl  tu  oublierais 
Le  vide  de  ton  cœur.  .Mais  pour  te  donner  ee  qu'il  te  faudrait,  il 
me  Faudrait  moi   travailler  Le  double,  c'est-à-dire  mourir  dans  six 

mois,  car  le  travail  que  je  l'ai  s  excède  déjà  mes  forces.  Si  je  mourais 
dans  six  mois,  tu  ne  serais  pas  longtemps  riche,  donc  cela  ne  servirait 
à  rien,  car  mon  héritage  ne  vous  fera  pas  riches  du  tout,  ton  frère  el 
toi.  D'ailleurs,  si  je  pouvais  travailler  le  double  et  durer  quelques 
années  encore,  est-il  bien  prouvé  que  mon  devoir  envers  toi  soit  de 
me  créer  cette  vie  de  galérien,  de  me  faire  cheval  de  pressoir  pour  te 
procurer  du  luxe  et  du  plaisir?  Non,  cela  ne  m'est  pas  démontré,  et 
tu  me  permettras  de  croire  que  ce  n'est  pas  seulement  la  crainte  de 
déranger  mes  petites  aises,  comme  tu  dis  si  bien,  qui  m'empêche  de 
consommer  ce  suicide  stupide  et  monstrueux  à  envisager,  ne  fût-ce 
qu'aux  yeux  de  Maurice,  c'est  ce  sentiment  de  devoir  plus  sérieux  et 
plus  vrai,  car  ayant  échoué  dans  celui  de  te  rendre  heureuse  et  raison- 
nable, celui  de  t'amuser  devient  tout  à  fait  contraire  à  mes  autres 
devoirs  en  ce  monde. 

Donc,  résume  ma  situation  financière  et  la  tienne.  Nous  avons 
pom  Irais  sept  mille  francs  de  rente.  Le  reste  sort  de  mon  cerveau, 
de  mes  veilles,  de  mon  sang  brûlé  et  de  mes  nerfs  tendus  et  malades. 
Je  te  donnerai  le  plus  que  je  pourrai.  La  maison  sera  tienne  tant  que 
tu  n'y  mettras  pas  le  trouble  par  des  folies  ou  le  désespoir  par  des 
méchancetés.  Je  garderai,  j'élèverai  ta  fille  tant  que  tu  voudras, 
mais  je  ne  m'affecterai  pas  des  plaintes  inutiles  sur  la  gêne  et  les  pri- 
vations qu'il  te  faudra  subir  à  Paris.  Je  ne  m'en  fâcherai  pas,  tout  en 
les  comprenant  fort  bien  ;  mais  j'ai  pris  mon  parti  sur  des  choses  sans 
remède,  on  ne  rudoie  que  tant  qu'on  espère  amender,  je  sais  très  bien 
qu'à  tes  yeux  je  serai  toujours  la  cause  de  tes  maux.  Je  ne  serai  pas 
assez  riche,  je  ne  serai  pas  assez  grande  dame,  ou  bien  je  me  permettrai 
trop  de  charités,  je  ne  priverai  pas  assez  Maurice,  V enfant  chéri,  pour 
orner  ta  vie  de  chevaux  et  de  toilettes.  J'aurai  peut-être  l'infamie 
d'aimer  et  d'estimer  Augustine  et  de  l'avoir  chez  moi  aux  vacances. 
Tous  ces  torts-là  je  les  aurai,  n'en  doute  pas.  Tu  me  les  reprocheras 
directement  ou  indirectement,  j'y  compte.  Tu  trouveras  toujours 
quelques  confidentes  plus  ou  moins  Rosières  pour  faire  circuler,  dans 
un  certain  monde  de  cancans  où  j'ai  des  ennemis,  parce  que  ma  droi- 
ture y  écrase  bien  des  pécores,  que  tu  es  une  victime  de  mon  abandon, 


614  GEORGE    SAND 

do  ma  préférence  pour  mon  fils  et  pour  cette  coquine  d'Attgustine 
qui  a  l'impudeur  d'être  fort  pauvre  sans  se  plaindre  jamais,  de  travailler 
comme  un  nègre,  à  cinquante  sous  le  cachet,  dans  une  petite  ville  de 
province,  de  se  trouver  heureuse  avec  son  mari  et  son  enfant,  et  de  me 
bénir  comme  si  je  l'avais  faite  millionnaire.  Que  veux-tu?  La  vie  a 
ses  mauvais  côtés,  je  les  connais,  je  les  subis,  je  laisserai  dire  et  tu 
n'en  seras  ni  plus  riche  ni  mieux  entourée. 

Ouvre  donc  les  yeux,  tu  n'es  pas  idiote,  et  tu  auras  beau  enfler  ta 
personnalité,  ta  conscience  te  criera  toujours  que  quiconque  ne  se 
sacrifie  jamais  ne  forcera  jamais  personne  à  se  sacrifier  pour  lui. 
L'avenir  est  à  toi,  ce  n'est  plus  un  avenir  de  cavalcades,  de  beaux 
appartements,  de  loisirs,  de  causeries,  d'indolence  et  de  grands  airs. 
C'est  la  retraite,  les  soins  du  ménage,  l'éducation  et  la  surveillance 
assidue  de  ta  fille,  le  travail  si  tu  peux,  sinon  la  plus  stricte  économie, 
la  plus  austère  simplicité  dans  un  intérieur  presque  pauvre  à  Paris. 
tout  à  fait  pauvre  et  misérable  en  comparaison  de  ce  que  tu  as  rêvé. 
Sinon  la  vie  de  campagne  chez  les  parents,  mais  un  peu  en  tutelle. 
car  tes  parents  voudront  rester  maîtres  chez  eux  et  ne  souffriront  pas 
de  cortège  auquel  on  les  accuserait  de  prêter  la  main  et  de  tenir  la 
bougie. 

Voilà  l'avenir  d'une  femme  qui  a  été  malheureuse  dans  le  mariage, 
autant  par  sa  faute  que  par  celle  d' autrui  ;  qui  a  voulu  rompre  violem- 
ment et  dès  les  premières  souffrances,  sans  s'assurer  l'appui  et  sans 
écouter  le  conseil  de  personne.  Mais  cet  avenir  peut  tout  réparer. 
Ce  peut  être  celui  d'une  femme  de  bien  qui  a  réfléchi  après  coup  et 
qui  a  fait  un  grand  effort  de  cœur,  de  conscience  et  de  courage  pour 
ramener  à  elle  les  affections  gaspillées,  l'approbation  discutée.  Dans 
cette  austérité,  dans  cette  simplicité  de  mœurs  et  d'habitudes,  elle 
peut  sentir  son  âme  s'élargir,  son  esprit  s'élever,  elle  peut  être  artiste, 
elle  peut  créer  ou  sentir,  ce  qui  est  aussi  agréable,  aussi  fortifiant  l'un 
que  l'autre,  aussi  en  dehors  des  jouissances  matérielles,  aussi  indépen- 
dant du  monde  de  la  richesse  et  des  excitations  vides  qu'elle  procure. 
L'âme  purifiée  peut  et  doit  arriver  aux  seules  vraies  jouissances  de  la 
vie.  Dans  cette  situation  un  enfant  aimable,  intelligent  et  beau  comme 
Nini,  est  un  trésor  dont  on  sent  le  prix  et  qui  vous  tient  lieu  de  tout. 
On  a  de  bons  et  solides  amis  qui  ne  vous  admirent  pas  pour  vos  rubans 
et  vos  parfums,  mais  qui  vous  estiment,  vous  chérissent  et  vous  pro- 
tègent pour  votre  vraie  beauté,  celle  de  l'âme  et  de  la  conduite. 

Mais  il  y  a  un  autre  avenir,  et  les  réflexions  de  ta  lettre  sur  les 
femmes  de  jugement  et  de  cœur,  qui  succombent  quelquefois  comme  les 
filles  sans  éducation  au  plaisir  et  au  vice  me  font  penser  que  ton  mari 
ne  mentait  pas  toujours  quand  il  prétendait  que  tu  lui  avais  fait  cer 
taines  menaces.  Si  ton  mari  est  fou,  tu  es  diablement  folle  aussi,  ma 


GEORGE   SAM) 

pauvre  fille,  en  de  certains  moments  et  tu  ne  sais  alors  ni  ce  que  tu 
penses,  ni  oe  fine  tu  <lk  Tu  étais  dans  un  de  ces  moments-là  an  m'écri- 
vani  Le  paradoxe  étrange  qui  esl  dans  ta  lettre.  Non,  des  femme  de 
cœur  ft  de  jugemenl  ne  Buccombenl  jamais  à  l'attrail  du  vice.  Car  Le 
vice  n'a  d'attraits  e1  de  séductions  que  pour  celles  qui  sont  sans  juge- 
menl ft  sans  cœur.  Voilà  la  question  jugée  par  elle-même,  pas  les  pro- 
prea  trimes  où  tu  la  (Mises,  si  tu  dis  souvenl  de  pareilles  Btupidités, 
je  ne  m'étonne  pas  que  tu  aies  fait  péter  la  cervelle  de  désinger. 

Une  mère  les  lit  avec  pitié,  mais  un  mari  ne  duit  pas  les  entendre  sans 

fureur  ou  sans  désespoir. 

Vraiment  tu  trouves  difficile  d'être  pauvre,  isolée  et  de  ne  pas 
tomber  dans  h  via  ?  Tu  as  bien  de  la  peine  à  te  tenir  debout,  parce  que 
tu  es  depuis  vingt-quatre  lianes  entre  quatre  murs  el  que  tu  entends 
rire  les  femmes  ei  galoper  les  chevaux  au  dehors?  Que  malheur!  comme 
dit  Maurice.  Le  vrai  malheur,  c'est  d'avoir  une  cervelle  où  peut  entrer 
le  raisonnement  (pie  tu  fais  :  //  un  /mil  /lu  bonheur  ou  du  vice.  Depuis 
quand  dune  le  manque  du  bonheur  est-il  un  prétexte  au  manque  de 
dignité?  Dans  quel  code  de  morale  et  de  religion  chinoise  ou  sauvage 
as-tu  donc  lu  que  l'être  humain  n'avait  pas  de  choix  entre  la  souffrance 
et  la  honte,  et  qu'il  n'y  avait  aucune  consolation  à  souffrir  sans  s'abais- 
ser? Hxiste-t-il  sur  la  terre  une  créature  si  précieuse,  si  différente  des 
autres,  si  excellente  à  ses  propres  yeux  qu'elle  puisse  dire  :  «  Mon  droit 
au  bonheur  est  tel  que  si  on  ne  le  satisfait  pas,  je  le  satisferai  par  tous 
les  moyens?  >  Xe  dis  donc  plus  de  pareilles  bêtises,  je  ne  veux  pas,  moi, 
les  prendre  au  sérieux,  comme  ton  fou  de  mari  que  tu  as  plus  souvent 
regardé  comme  un  mais  que  redouté  comme  un  tyran.  Je  ne  donne 
pas  dans  ces  bourdes-là.  Essaies-en  donc  un  peu  du  vice  et  de  la  pros- 
titution, je  t'en  défie  bien,  moi  !  Tu  ne  passeras  pas  seulement  le  seui 
de  la  porte  pour  aller  chercher  du  luxe  dans  l'oubli  de  ta  fierté  natu- 
relle. Or,  le  suicide  moral  est  comme  le  suicide  physique.  Quand  on 
n'en  a  pas  la  moindre  envie,  il  ne  faut  en  faire  la  menace  à  personne, 
pas  plus  à  sa  mère  qu'à  son  mari.  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  si  facile  que 
tu  crois  de  se  déshonorer.  Il  faut  être  plus  extraordinairement  belle  et 
spirituelle  que  tu  ne  l'es  pour  être  poursuivie  ou  seulement  recherchée 
par  les  acheteurs.  Ou  bien  il  faut  être  plus  rouée,  se  faire  désirer, 
feindre  la  passion  ou  le  libertinage  et  toutes  sortes  de  belles  choses 
dont,  Dieu  merci,  tu  ne  sais  pas  le  premier  mot  !  Les  hommes  qui  ont 
de  l'argent  veulent  des  femmes  qui  sachent  le  gagner,  et  cette  science 
te  soulèverait  le  cœur  d'un  tel  dégoût  que  les  pourparlers  ne  seraient 
pas  longs.  Abstiens-toi  donc  à  jamais  de  ces  bravades,  de  ces  aspira- 
tions et  de  ces  regrets.  Tu  en  parles  connue  une  aveugle  des  couleurs. 
Tu  seras  fière  et  honnête  malgré  toi,  il  faut  en  prendre  ton  parti  et  ne 
pas  croire  qu'il  y  ait  même  grand  mérite  à  cela.  Tu  as  de  véritables 


6i6  GEORGE    SAND 

accès  de  folie,  prends-y  garde.  Tâche  que  je  sois  seule  à  le  savoir.  J'ai 
vu  des  jeunes  femmes  lutter  contre  des  passions  de  cœur  ou  des  sens 
et  s'effrayer  de  leurs  malheurs  domestiques,  dans  la  crainte  de  succom- 
ber à  des  entraînements  involontaires.  Mais  je  n'en  ai  jamais  vu  une 
seule  élevée  comme  tu  l'as  été,  ayant  vécu  dans  une  atmosphère 
de  dignité  et  de  liberté  morale,  qui  se  soit  alarmée  des  privations  du 
bien-être  et  de  l'isolement,  à  cause  des  dangers  que  tu  signales.  Une 
femme  de  cœur  et  de  jugement  ne  sait  pas  seulement  si  de  tels  dangers 
existent.  Elle  peut  craindre,  si  forte  qu'elle  soit,  d'être  entraînée  par 
L'amour,  jamais  par  la  cupidité.  Sais-tu  que  si  j'étais  juge  dans  ton 
procès  et  que  je  lusse  tes  aphorismes  d'aujourd'hui,  je  ne  te  donnerais 
certes  pas  ta  fille?  Et  pourtant  tu  me  dis  de  la  redemander  pour  toi  ; 
ma  foi,  si  tu  veux  que  je  continue,  parle-moi  autrement,  je  t'en  prie, 
autrement  je  croirais  qu'elle  est  mieux  où  elle  est. 

Bonsoir,  ma  fille.  Lis  cette  lettre  plutôt  trois  fois  qu'une.  Elle  te 
fâchera  à  la  première,  mais  à  la  troisième  tu  diras  comme  moi  et  tu  ne 
recommenceras  plus  ce  mauvais  rêve. 

Je  t'embrasse  quand  même  et  tendrement. 

Ta  mère. 


Je  t'ai  écrit  une  longue  lettre.  Lis-la  dans  un  moment  de  calme  et 
de  raison.  Elle  résume  tout  ce  que  je  t'ai  dit,  tout  ce  que  j'ai  à  te  dire. 
Je  n'y  reviendrai  pas  et  t'engage  seulement  à  la  garder  comme  l'in- 
variable réponse  que  j'aurai  à  faire  à  de  certaines  plaintes. 

Et  puis,  prends  ton  courage  à  deux  mains.  Va  chercher  ta  fille  et 
amène-la  ici.  Evite-moi  de  te  dire  des  choses  qui  font  toujours  mal  à 
dire  et  à  entendre.  Evite  aussi  d'en  dire  aux  autres  qui  me  reviennent 
toujours  et  qui  ne  me  feront  pas  varier. 

Marche  droit;  c'est  ennuyeux,  selon  toi.  Selon  moi,  c'est  agréable 
et  sain.  Efforce-toi  de  comprendre  pourquoi  j'en  juge  ainsi  et  essaie 
de  trouver  le  bonheur  où  il  est,  dans  ta  conscience.  Tu  auras  beau 
chercher,  tu  ne  le  trouveras  pas  ailleurs. 

Hélas  !  cette  lettre  de  Mme  Sand  n'eut  aucun  résultat.  Répé- 
tons à  son  sujet  les  paroles  de  l'Évangile  :  Margaritas  anie 
porcos. 

La  fière  conviction  que  Solange  serait  incapable  de  devenir 
vicieuse  ou  vénale,  était  plus  feinte  que  réelle  :  Mme  Sand  vou- 
lait la  lui  suggérer  comme  la  meilleure  défense  de  son  honneur 
Ce  fut  inutilement  aussi  qu'elle  fit  appel  aux  sentiments  maternels 
de  Solange  pour  la  petite  Jeanne.  Ni  avant,  ni  pendant,  ni  après 


GEORGB  SAND  6x; 

le  procès,  la  malheureuse  ne  devint  plus  raisonnable.  El  oe 
procès  entre  les  époux  Clésinger  dura  longtemps;  ils  Faisaient 
la  paix,  puis  se  querellaienl  de  nouveau  el  en  menaient  aux  pro- 
cédés les  plus  impossibles.  Toul  cela  rejaillissait  sur  L'enfant 
Le  père  enlevait  sa  fille.  La  mère  retenait  tantôt  l'enfant 
auprès  d'elle,  tantôt  L'amenait,  subitement,  chez  Mme  Sand,  l'y 
laissait  sans  prévenir  la  grand'môre,  et  filait  elle-même  vers 
Paris;  alors  Clésinger  revenait  reprendre  Nini  pour  la  placer 
dans  quelque  pensionnat.  C'est  dans  un  de  ces  pensionnats  que 
la  pauvre  fillette,  âgée  de  six  ans,  mourut  en  1855,  des  suites 
d'une  scarlatine  mal  soignée.  Le  désespoir  de  Mme  Sand  et  de 
Mme  (  Jlésinger  fut  sans  bornes  (1).  Solange  ne  se  consola,  ni  n'ou- 
blia jamais.  Ayant  perdu  sa  fille,  elle  descendit  la  pente  fatale 
sans  être  retenue  par  quoi  que  ce  soit  et  presque  avec  ostenta- 
tion. Ce  fut  Tunique  vrai  chagrin  de  toute  sa  vie. 

Lorsqiren  1899,  après  une  existence  solitaire,  remplie  d'aven- 
tures passagères  et  de  liaisons  intéressées,  d'essais  littéraires 
ratés  et  des  spéculations  financières  les  plus  prosaïques,  cette 
étrange  femme  mourut,  elle  recommanda  de  ne  graver  sur  la 
pierre  de  son  tombeau  que  les  mots  :  «  Solange  Sand-Clésinger, 
mère  de  Jeanne.  » 

Quiconque  a  perdu  un  enfant  est  réconcilié  par  cette  inscrip- 
tion avec  la  fille  de  George  Sand,  cette  malheureuse  ayant  si 
follement  et  si  volontairement  manqué  sa  vie,  une  vie  qui  com- 
mençait aussi  brillante  ! 

Revenons  au  drame  qui  se  joua  en  l'été  de  1847  :  il  eut  un 
épilogue   et   des  suites   doublement  tristes   pour  Mme  Sand. 

(1)  Nous  raconterons  plus  loin  comment  George  Sand,  malgré  tout  son 
immense  chagrin,  sut,  grâc  •  à  la  flexibilité  de  sa  nature,  se  rendre  maîtresse 
de  son  désespoir,  le  combattit  consciemment,  voyagea,  revint  à  son  travail, 
donna  même  une  forme  littéraire  —  nous  devons  l'avouer  carrément  :  très 
déplaisante  et  sonnant  faux  —  à  ses  idées  sur  la  mort  et  l'immortalité. 
(V.  Souvenirs  et  Idées,  p.  137.  Après  la  mort  de  Jeanne  Clésinger.)  Ce  qui 
plus  est,  elle  ne  put  jamais  comprendre  la  valeur  et  la  signification  des  tristes 
anniversaires  pour  Solange  et  ne  lui  permit  pas  de  venir  à  Nohant  au  jour 
anniversaire  de  la  mort  de  la  petite  Nini,  ne  voulant  pas,  disait-elle,  de  ces 
«  crises  à  heure  fixe  ».  Hélas  !  George  Sand  n'était,  malgré  tout,  que  l'aïeule 
de  Jeanne,  elle  n'avait  jamais  perdu  son  enfant  à  elle  !  La  désolation  de 
Solange  fut  plus  simple  et  plus  profonde. 


6i8  GEORGE    SAND 

Hippolyte  Chatiron  prit  le  parti  de  Solange,  cessa  de  voir  sa 
sœur  et  mourut  le  26  décembre  1848,  sans  s'êtr.;  réconcilié 
avec  elle  (1). 

(1)  Dans  l'un  des  carnets  de  George  Sand  de  1854,  parmi  plusieurs  autres 
dates  et  anniversaires  de  mort  d'amis  et  de  parents,  inscrits  à  l'époque  de 
la  rédaction  de  Y  Histoire  de  ma  lie,  Mme  Sand  écrivit  :  Mort  d'Hippolyte. 
2  janvier  1849  »,  mais  évidemment  elle  avait  mis  là,  par  une  association 
d'idées  facile  à  comprendre,  le  deuxième  jour  après  le  jour  de  l'an  au  lieu 
du  second  joui  après  Noël.  Hippolyte  Chatiron  mourut  le  20  décembre 
1848,  comme  on  peut  le  voir  d'après  les  lettres  de  Mme  Sand  elle-même  : 
l'une  à  Charles  Duvernet,  datée  du  27  décembre,  et  l'autre  à  M.  Henri  Simonnet, 
gendre  de  M.  Chatiron,  du  28  décembre  1848. 

Dans  la  première  elle  écrit  : 

Pour  toi  seul. 

Nohant,  27  décembre  1848. 

«  Cher  ami,  d'abord  une  triste  nouvelle  en  ce  qui  me  concerne.  Mon  pauvre 
Hippolyte  est  mort.  Annonce  ceci  à  Augustine  avec  quelque  précaution, 
car,  bien  que  les  liens  d'affection  fussent  comme  brisés  de  fait  entre  lui  et 
nous,  la  mort  est  quelque  chose  de  si  solennel  et  de  si  triste,  que  je  crain- 
drais, dans  la  position  où  est  notre  fillette,  de  lui  causer  un  moment  d'émo- 
tion pénible. 

«  Ce  pauvre  ami  de  mon  enfance  était  fini  pour  moi  depuis  longtemps, 
depuis  le  mariage  de  ma  fille  je  ne  l'avais  pas  vu.  Il  s'était  retiré  de  nous 
sans  savoir  pourquoi  et  sans  qu'il  y  ait  eu  de  ma  part  avant,  pendant,  ni 
après,  un  mot  de  reproche  pour  des  torts  dont  il  ne  pouvait  plus  sentir  la 
gravité.  Tu  sais  que  chaque  jour  il  augmentait  ses  torts  sans  en  avoir  cons- 
cience. Sa  raison  et  sa  vie  s'en  allaient  en  même  temps.  Il  y  a  quinze  jours, 
il  a  eu  un  accès  d'aliénation  véritable,  furieuse,  et  nous  avons  eu  à  craindre 
pour  lui  une  situation  pire  que  la  mort,  il  faut  bien  le  dire.  Les  soins  assidus 
de  Papet  n'ont  pu  le  sauver.  Une  fièvre  compliquée  s'est  déclarée  ;  tous  les 
organes  étaient  tellement  usés,  qu'aucun  remède  n'a  produit  le  moindre 
effet.  Il  a  recouvre  sa  tête,  un  instant,  pour  dire  bonjour  à  sa  famille  et  à. 
Maurice,  mais  il  ne  sentait  pas  son  mal  et  il  est  mort  dans  une  divagation 
tranquille.  C'est  un  suicide  !  il  avait  cinquante  ans,  une  organisation  phy- 
sique magnifique,  de  l'intelligence  et  un  bon  cœur.  Mais  rien  ne  résiste  à  cette 
passion  du  vin.  et  en  la  combattant  pendant  quelques  années,  je  n'ai  fait  que 
retarder  l'inévitable  résultat.  Ce  triste  événement  me  fait  rentrer  dans  un 
coupon  de  rentes  sur  l'État  qui  me  mettra  à  même  de  payer  une  partie  de 
mes  dettes...  » 

Mme  Sand  le  communique  à  Duvernet  comme  à  son  premier  et  principal 
créancier.  (V.  ce  qu'il  en  a  été  dit  plus  haut.) 

Le  28  décembre,  elle  écrit  à  M   Simonnet  : 

«  Mon  cher  Simonnet, 

«  J  ignore  si  l'usage  de  notre  pays  comporte  les  billets  de  faire  part  pour 

les  décès.  Mais  dans  le  cas  où  vous  croiriez  devoir  en  envoyer,  je  dois  vous 

prier  de  me  faire  figurer,  ainsi  que  Maurice,  après  les  autres  parents  plus 

rapprochés  et  de  nous  désigner  comme  faisant  part  de  la  mort  d'un  frère 


GEORGE   SAM)  i.i.i 

Cette  histoire  causa  encore  des  désagréments  à  la  pauvre 
Augustine.  La  calomnie  lancée  par  Solange  ne  s'éteignit  pas. 
Le  grain  d'ivraie  Fut  cultivé  par  les  parents  d' Augustine.  Tou- 
jours affamés  d'argent,  ils  ne  pouvaienl  se  consoler  de  ce  que 
leur  fille,  devenue  majeure  et  mariée,  leur  ait  échappé,  mai 
surtout    de  ce  qu'elle   ait    épousé   nu   pauvre  maître   de   dessin 

et  non  le  riche  Maurice  Dudevant,  un  gendre  à  exploiter.  Le 
père  Braull  confectionna  donc,  au  commencement  de  1848, 

ave-  l'aide  d'un  certain  Anaxagore  Guilberf,  un  pamphlet 
d'un  cynisme  incroyable,  écrit  dans  un  style  plus  incroyable 
encore,  plein  des  plus  atroces  calomnies  contre  Mme  Sand,  et 
même  contre  sa  propre  fille.  Ce  pamphlet  parut  soin  le  titre  : 
Uvu  contemporaine.  Biographie  et  intrigues  de  George  Sand, 
avec  une  lettre  d'elle  et  une  de  M.  Dudevant,  par  Brault  (Paris, 
m  vente  rue  des  Marais-Sainî-Germain,  6,  1848),  méchante 
petite  plaquette  in-8\  imprimée  sur  vilain  papier  gris,  avec  la 
mention  :  première  livraison.  La  suite  ne  parut  jamais.  Mme  Sand 
s'adressa  d'abord  au  célèbre  avocat  Chaix  d'Est-Ange,  voulant 
intenter  un  procès  à  l'auteur  de  cette  odieuse  brochure  ;  elle 
demanda  aussi  à  M.  Charles  d'Arragon  d'empêcher  la  circulation 
de  ce  libelle.  Nous  ne  transcrivons  point  ici  la  longue  lettre  de 
George  Sand  à  Me  Chaix  d'Est-Ange  dans  laquelle  Mme  Sand 
conte  et  l'histoire  d' Augustine  et  les  rapports  de  sa  famille 
avec  les  Brault.  Nous  renvoyons  le  lecteur  au  chapitre  v  et  au 
présent  chapitre.  Quant  à  M.  Charles  d'Arragon  il  répondit  à 
Mme  Sand  par  la  lettre  que  voici  (1)  : 

Chère  amie, 

Je  n'ai  pas  voulu  vous  écrire  avant  d'avoir  agi  pour  M.  Bertholdi  ; 
je  l'ai  fait  et  bien  qu'encore  le  poste  de  Ribérac  ne  soit  pas  vacant, 
j'espère  que  vous  aurez  bientôt  ce  que  vous  souhaitez.  Je  vous  remercie 
de  m' avoir  donné  une  occasion  de  m'occuper  de  vous  ou  de  ceux  que 

et  d'un  oncle.  J'irai  voir  Mme  Chatiron  aussitôt  que  le  temps  et  ma  santé 
me  le  permettront.  Veuillez,  en  attendant,  lui  exprimer  mes  douloureux 
sentiments  d'intérêt  et  de  condoléance   ainsi  qu'à  Léontine  que  j'embrasse 
tendrement...  » 
(1)  Inédite. 


620  GEORGE    SAND 

vous  aimez.  Comment  auriez-vous  compris  que  je  ne  fusse  pas  sen- 
sible aux  injures  qu'un  manant  vous  a  adressées?  Mon  attachement 
pour  vous  dictait  ma  conduite.  J'espère  que  justice  sera  faite  du  misé- 
rable dont  vous  avez  tant  à  vous  plaindre  ;  quant  à  moi,  je  n'ai  pas 
cru  devoir  vous  laisser  un  seul  jour  sous  le  coup  de  ses  infamies  sans 
appeler  sur  lui  la  sévérité  du  gouvernement.  Ce  serait  ne  pas  vouloir 
de  la  liberté  de  la  presse  qu'accepter  sans  protestations  de  pareils 
abus...  (1). 

...  J'ai  de  bien  mauvaises  nouvelles  de  cette  pauvre  Italie.  Nous 
la  laissons  périr,  j'en  ai  la  crainte  et  c'est  une  pensée  amère  pour  moi. 
Les  Piémontais  ont  été  obligés  de  repasser  le  Mincio  ;  ils  ont  perdu 
leurs  positions  au  delà  de  cette  rivière  et  Radetzki  peut  tourner  le 
Milanais  par  la  droite  du  Pô  (2). 

Vous  qui  connaissez  et  aimez  l'Italie,  vous  apprendrez  cette  nou- 
velle avec  regret.  J'en  suis  profondément  attristé. 

Adieu,  ma  chère  amie,  parlez  de  moi  à  Maurice  et  conservez-moi 
votre  précieuse  et  chère  affection.  Autrefois  vous  me  répétiez  les  paroles 
du  Christ  à  saint  Pierre  :  «  M'aimez-vous?  »  Je  ne  vous  ai  jamais  reniée, 
quelles  qu'aient  été  les  diversités  de  nos  sentiments  politiques,  el 
chaque  fois  que  j'en  ai  eu  l'occasion,  je  vous  ai  pu  répondre  :  «  Vous 
savez  si  je  vous  aime.  C'est  du  plus  profond  de  mon  cœur.  » 

Charles  d'Arragox. 

Grâce  aux  démarches  de  Charles  d'Arragon  et  de  Chaix  d'Est- 
Ange,  on  prit  des  mesures  contre  les  auteurs  du  pamphlet  et 
quoique,  selon  le  vœu  exprimé  par  George  Sand,  on  ne  sévît 
pas  contre  eux,  le  libelle  fut  confisqué  par  la  police  et  retiré  de 
la  circulation.. 

Cette  triste  histoire  éclaire  le  passage  assez  obscur  de  l'/fts- 
toire  de  ma  vie  (en  note  à  la  page  459),  qui  se  rapporte  à  Augus- 
tine  et  dans  lequel  Mine  Sand  dit  : 

Cette  enfant,  belle  et  douce,  fut  toujours  un  ange  de  consolation 
pour  moi.  Mais,  en  dépit  de  ses  vertus  et  de  sa  tendresse,  elle  fut  pour 

(1)  Nous  omettons  le  milieu  de  cette  lettre  et  le  dernier  paragraphe  après 
la  signature,  parce  qu'ils  se  rapportent  aux  événements  politiques  de  1848, 
que  nous  traitons  dans  le  chapitre  vra. 

(2)  Cette  indication  nous  permet  de  fixer  l'époque  à  laquelle  M.  d'Aragon 
écrivit  sa  lettre  :  c'est  le  25  juillet  que  Radetzki  battit  les  Piémontais  com- 
mandés par  Charles  Albert  et  les  obligea  à  repasser  le  Mincio.  Donc  cette 
lettre  fut  écrite  dans  les  derniers  jours  de  juillet  1848. 


GEORGE   S  AND 

moi  la  cause  <le  bien  grandi  chagrins.  Sec  tuteurs  me  la  disputaient, 
ii  i  aval  de  fortes  raisons  pour  accepter  le  devoir  de  la  protéger  exclu- 
sivement Devenue  majeure,  efle  ne  voulait  pas  s'éloigner  de  moi. 
Ce  lui  la  cause  d'une  lutte  ignoble  e1  d'un  chantage  infâme  de  la  pari 
de  gens  que  je  ce  nommerai  pas.  On  me  menaça  de  libellée  atroces 
si  je  ne  donnais  pas  quarante  mille  francs.  Je  laissai  paraître  les  libelles, 
immonde  ramassis  de  mensonges  ridicules  que  la  police  se  cl  ■ 
d'interdire.  Ce  ne  fui  point  là  le  point  douloureux  du  martyre  que  je 

subissais  pour  cette  iiohle  et  pure  enfant  :  la  calomnie  .-'.•icliarua  après 
elle  par  contre-coup  et,  pour  la  protéger  envers  et  contre  ton-,  je  dus 

plus  d'une  fois  briser  mon  propre  cœur  et  mes  plus  chères  affec- 
tions... 

.Mai-  voici  ce  (pii  reste  incompréhensible,  ce  qui  est  étroite- 
ment lié  aux  dernières  phrases  de  ce  passage  nous  chagrine 
profondément,  montre  combien  les  «  méchants  cœurs  w  avaient 
eu  d'influence,  et  ce  qui  ne  peut  être  expliqué  que  par  la 
passion  malheureuse  et  maladive,  dénaturée  par  la  maladie, 
par  cet  amour  changé  en  haine.  —  C'est  que  Chopin,  qui,  douze 
mois  plus  tôt,  déjà  séparé  de  Mme  Sand,  savait  si  délicate- 
ment et  avec  une  retenue  de  si  bon  coût  faire  comprendre 
aux  époux  Viardot  son  rôle  entre  ia  mère  et  la  fille,  également 
malheureuses  toutes  les  deux,  que  ce  tendre,  ce  sensitif,  ce  raffiné 
Chopin,  tout  en  appelant  «  une  indignité  »  l'acte  de  Brault  à 
l'égard  de  sa  fille,  ne  fut.  nullement  indigné  par  ce  que  ce  même 
Brault  écrivit  sur  Mme  Sand  !  Bien  plus,  il  appela  vérité  la 
calomnie  propagée  par  Solange  sur  sa  mère,  sur  son  frère  et 
sa  cousine  ;  il  dit  «  qu'il  y  avait  depuis  longtemps  vu  clair  »  ; 
que  «  Solange  l'avait  vu  aussi  et  que  c'est  pour  cela  qu'elle 
avait  gêné  tout  le  monde  à  Nohant  »,  etc.  (1). 

Il  est  évident  que  le  silence  de  George  Sand  lors  des  fian- 
çailles de  Solange,  silence  injustifiable,  avait  détruit  la  con- 
fiance de  Chopin  :  sa  jalouse  susceptibilité  l'entraîna  aux  plus 
fantastiques  suppositions.  Un  amour  malheureux,  le  chagrin 
d'avoir  perdu  une  amie  de  si  longue  date,  les  souffrances  d'une 
maladie  mortelle,  obscurcirent  l'esprit  éclairé  et  l'âme  sensi- 

(1)  V.  Karlowicz,  Pamiatki  po  Chopinie,  p.  67-69. 


6*2  GEORGE    SAND 

tive  de  nioj)in,  lorsqu'il  écrivit  à  ses  parents  sur  George  Sand, 
Maurice  e1  Aimustine  les  lignes  fâcheuses  que  nous  lisons  dans 
la  lettre  du  19  août  1848. 

Xous  ne  pouvons  lire,  au  contraire,  saus  une  émotion  pro- 
fonde ses  lettres  d'Ecosse,  si  désolées,  si  pleines  d'une 
amertume  toute  naturelle  :  «  Je  n'ai  jamais  encore  damné  per- 
sonne, mais  à  présent  ce  que  je  sens  est  si  intolérable  que 
je  me  sentirais  allégé  si  je  pouvais  damner  Lucrezia  (1).  »  Ou 
bien  une  autre  lettre  au  même  Grzymala  empreinte  d'une 
si.  profonde  tristesse  :  «  Ni  poste,  ni  chemin  de  fer,  ni  voi- 
ture pour  se  promener,  ni  bateau,  pas  même  un  chien  à  voir, 
tout  est  désolant,  désolant...,  si  je  ne  t'écris  pas  de  jérémiades, 
ce  n'est  pas  parce  que  tu  serais  incapable  de  me  consoler, 
mais  parce  que  tu  es  le  seul  qui  saches  tout,  et  si  je  commen- 
çais à  me  plaindre,  cela  n'aurait  pas  de  fin,  et  puis  c'est 
toujours  la  même  chose.  Mais  cela  n'est  pas  exact,  si  je  dis 
que  c'est  toujours  la  même  chose,  car  chaque  jour  je  vais 
plus  mal.  Je  me  sens  toujours  plus  faible,  je  suis  incapable 
de  composer,  non  pas  parce  que  je  ne  l'aurais  pas  désiré, 
mais  pour  des  causes  toutes  physiques  et  parce  que  tous  les 
huit  jours  je  me  transporte  d'un  lieu  dans  un  autre  (2).  » 

Quelle  sombre  ironie  et  quelle  résignation  d'un  cœur  brisé 
transparaissent  aussi  dans  chaque  ligne  de  sa  lettre  quasi  bouf- 
fonne à  Fontana,  datée  du  18  août  1848  : 

(1)  Lettre  à  Grzymala  du  17-18  octobre  1848,  de  Londres.  V.  Ferdinand 
Hœsick,  Pamiatki  po  Clwpinie  w  Muséum  Czartoryskich  w  Krakouie  (Biblio- 
theka  Warszawska,  1898,  novembre).  Mais  M.  Hœsick  est  dans  l'erreur,  lors- 
qu'il dit,  à  ce  propos,  ailleurs,  dans  sa  Biographie  de  Chopin,  que  M.  Niecks 
ne  connaît  pas  cette  lettre  et  que  c'est  pour  cela  qu'il  ne  peut  pas  bien  juger 
des  relations  amicales  entre  Chopin  et  la  princesse  Marceline  Czartorvska 
et  de  la  bonté  de  cette  dame  et  de  son  mari,  le  prince  Alexandre,  dont 
ils  firent  preuve  envers  Chopin.  Niecks  a  bien  imprimé  cette  lettre  dans 
son  livre  sur  Chopin,  quoiqu'elle  n'y  soit  pas  traduite  de  l'autographe, 
mais  citée  d'après  le  texte  publié  par  M.  Karasowski.  Niecks  a  également 
imprimé  la  lettre  de  Chopin  de  mars  1849  (en  la  datant,  toujours  d'après 
Karasowski,  de  janvier),  et  là,  nous  lisons  les  phrases  sur  la  bonté  de  la 
princesse  Marceline,  bonté  dont  Hœsick  bien  à  tort  accuse  Niecks  d'avoir 
ignoré  l'étendue. 

(2)  Lettre  à  Grzymala,  datée  du  1er  octobre  de  Keire, 


GEORGE   s.\  \D 


Calder  Eouse,  Mid  Calder.  Hjcosse 
(12  milles  d'Edimbourg,  si  cela  peut  ù  fai/rt  plaisir). 

L8  aoftl  1848. 

Ma  chère  vie!  Si  je  me  Bentaia  mieux,  je  Berais  allé  demain  à  Lon- 
dres pour  t'embrasser.  Peut-être  <pi  il  ne  noua  arrivera  pas  de  long- 
temps de  nous  revoir.  Nous  sommes,  toi  et  moi,  comme  deux  vieilles 
vielles  sur  lesquelles  le  temps  et  les  circonstances  ont  joué  leurs  mal- 
heureux petits  trilles.  Oui,  deux  vieilles  vielles,  quoique  tu  voulusses 
refuser  d'être  compris  dans  ce  nombre,  c'est-à-dire  parmi  les  vieilles. 
Mais  ni  la  beauté  ni  la  vertu  n'eu  auraient,  point  souffert  La  table 
d'harmonie  est  excellente,  ce  ne  sont  que  les  cordes  qui  ont  sauté 
et  quelques  chevilles  n'y  sont  plus.  Le  seul  malheur  consiste  en  ce  que 
nous  sortons  de  l'atelier  d'un  maître  célèbre,  quelque  Stradivarius 
sud  generis,  qui  n'est  plus  là  pour  nous  raccommoder;  des  mains  inha- 
biles ne  savent  pas  tirer  de  nous  de  sons  nouveaux  et  nous  refoulons 
au  fond  de  nous-mêmes  tout  ce  que  personne  ne  peut  en  tirer,  faute 
d'un  luthier.  Je  suis  tout  prêt  à  crever  (1)  et  toi,  tu  dois  devenir  tou- 
jours plus  chauve  et  vas  te  pencher  sur  ma  pierre  tumulaire  comme  les 
saules,  —  te  souviens-tu?  —  qui  montrent  leur  front  chauve.  Je  ne 
sais  pourquoi  feu  Jean  et  Antoine  sont  toujours  présents  à  ma  pensée, 
et  Witwicki,  et  Sobanski...  ceux  dont  l'harmonie  était  la  plus  rappro- 
chée de  la  mienne,  sont  aussi  morts  pour  moi  (2).  Même  Ennicke,  notre 
meilleur  accordeur,  s'est  noyé,  et  c'est  pour  cela  que  je  n'ai  dans  tout 
l'univers  point  de  piano  qui  soit  accordé  à  mon  gré.  Moos  est  aussi 
mort  et  personne  ne  me  confectionne  plus  d'aussi  commode  chaussure. 
Si  encore  cinq  ou  six  s'en  vont  vers  les  portes  de  saint  Pierre,  alors 
adieu,  ma  vie  si  confortable  !  Ma  bonne  mère  et  mes  sœurs  sont, 
grâce  à  Dieu,  vivantes,  mais  le  choléra  !...  Le  bon  Titus  aussi  !  Toi  je 
te  compte,  comme  tu  vois,  parmi  mes  plus  anciens  souvenirs,  et  moi 
parmi  les  tiens,  parce  que  tu  dois  être  plus  jeune  que  moi.  (Comme 
cela  importe  beaucoup  à  présent,  qui  de  nous  deux  est  plus  âgé  de 
deux  heures  que  l'autre?)  Je  te  jure  que  j'aurais  même  consenti  à 
être  bien  plus  jeune  que  toi,  afin  de  pouvoir  t' embrasser  au  passage. 
Que  la  fièvre  jaune  ne  se  soit  point  emparée  de  toi  et  la  jaunisse  de  moi, 
c'est  une  chose  incompréhensible,  parce  que  tous  les  deux  nous  avons 
eu  affaire  à  ces  deux  jaunes  (d'oeuf).  Je  t'écris  des  bêtises,  parce  qu'il 
n'y  a  rien  de  spirituel  dans  ma  cervelle.  Je  végète,  j'attends  l'hiver 

(1)  Phrase  écrite  en  français  par  Chopin  ;  toute  la  lettre  est  en  polonais* 

(2)  C'est  nous  qui  soulignons. 


624  GEORGE    SAND 

avec  patience.  Je  rêve  tantôt  de  la  maison,  tantôt  de  Rome,  tantôt 
du  bonheur,  tantôt  du  malheur,  et  je  suis  devenu  si  condescendant 
que  j'aurais  même  pu  entendre  un  oratorio  de  Sowinski  et  n'en  point 
mourir  !  Je  me  souviens  de  Norblin,  le  peintre,  qui  disait  qu'un  cer- 
tain aniste,  à  Rome,  vit  l'œuvre  d'un  autre  artiste  et  cela  lui  fut  si 
désagréable  qu'il...  mourut. 

Ce  qui  me  reste,  c'est  un  grand  nez  et  le  quatrième  doigt  mal  exercé. 
Tu  seras  un  vaurien  si  tu  ne  réponds  pas,  ne  fût-ce  que  par  un  mot, 
à  la  présente  missive.  Tu  as  choisi  une  mauvaise  saison  pour  ton  voyage. 
Néanmoins  que  le  Dieu  des  ancêtres  te  conduise!  Sois  heureux,  je 
crois  que  tu  fais  bien  de  t'installer  à  New- York,  et  non  à  la  Havane. 
Si  tu  vois  Emmerson,  notre  célèbre  philosophe,  rappelle-moi  à  si  m 
souvenir.  Embrasse  Herbet  et  donne-toi  un  baiser  à  toi-même  sans 
faire  la  grimace. 

Ton  vieux  Chopin. 


Quatorze  mois  plus  tard,  le  17  octobre  1849,  Chopin  mourut. 

On  m'a  dit  qu'il  m'avait  appelée,  regrettée,  aimée  finalement  jus- 
qu'à la  fin,  écrit  George  Sand  dans  son  Histoire.  On  a  cru  devoir  me  le 
cacher  jusque-là.  On  a  cru  devoir  lui  cacher  aussi  que  j'étais  prête 
à  courir  vers  lui.  On  a  bien  fait,  si  cette  émotion  de  me  revoir  eût  dû 
abréger  sa  vie  d'un  jour  ou  seulement  d'une  heure.  Je  ne  suis  pas  de 
ceux  qui  croient  que  les  choses  se  résolvent  en  ce  monde.  Elles  ne  font 
peut-être  qu'y  commencer,  et,  à  coup  sûr,  elles  n'y  finissent  point 
Cette  vie  d'ici-bas  est  un  voile  que  la  souffrance  et  la  maladie  rendent 
plus  épais  à  certaines  âmes,  qui  ne  se  soulève  que  par  moments,  poul- 
ies organisations  les  plus  solides  et  que  la  mort  déchire  pour  tous. 

Franchomme  assure  dans  ses  Souvenirs  que  Chopin  lui  avait 
dit  deux  jours  avant  sa  mort  :  «  Mais  elle  avait  donc  dit  que  je  ne 
mourrais  que  dans  ses  Iras!  »  Pierre  Leroux  écrit  à  Mme  Sand  elle- 
même  dans  une  lettre  non  datée,  mais  qui  doit  avoir  été  écrite  en 
1850: 

...  Je  pense  à  cette  parole  qui  a  été  dite  par  un  moribond  :  Si  je  ne 
m'étais  pas  éloigné  d'elle  (c'était  de  vous)  je  ne  commencerais  pas  mon 
agonie... 

Il  est  difficile  de  dire  si  tout  cela  est  digne  de  foi.  On  a 
jusqu'ici  tant  raconté,  publié  et  dessiné  de  légendes  sur  les 
derniers  jours,  les   dernières  heures,,  les  dernières  paroles  de 


Gl  ORGE    SAND  6aj 

Chopin,  même  sur  les  personnes  qui  étaient  présentes  dans 
la  chambre  mortuaire,  qu'il  esl  irraimenl  difficile  de  voir  clair 
dans  ce  fatras  de  contradictions.  Parmi  les  témoins  ooulain  . 
plusieurs  a'étaienl  pas  à  Paris,  ce  qui  ne  les  empêcha  pas  de 

raconter  plus  tard  ce  qu'ils  virent  de  lews  propres  unir,  h 
ce  qu'ils  entendirent  <!<■  leurs  propres  oreilles.  Il  esl  tort  heu- 
reux que  la  uièce  de  Chopin,  Mme  Ciechomska,  ait  publié  dans 
le  Kwyer  WarseawsH  la  lettre  mentionnée  plus  haut,  dans 
laquelle  elle  réfute  toutes  ces  fables  sur  Mme  Delphine  Potooka 
chantant  un  cantique  de  Marcello  au  pied  du  lit  de  Chopin 
expirant  ;  sur  Gutmann  soulevant  dans  ses  bras  robustes  le 
moribond  qui  porta  à  ses  lèvres  l'une  des  mains  de  cet  élève  ; 
sur  Mme  M  arliani],  —  d'autres  disent  que  ce  fut  Solange,  — 
venue  de  la  part  de  Mme  Sand  pour  demander  des  nouvelles  du 
malade  et  qu'on  n'aurait  point  laissée  entrer,  enfin  sur  «l'insen- 
sible »  Mme  Sand  qui  ne  vint  pas,  étant  alors  occupée  à  monter 
une  de  ses  pièces.  Tout  cela  Mme  Ciechomska  l'a  nié  catégori- 
quement. Quant  aux  deux  derniers  points  nous  pouvons  par  des 
faits  et  des  dates  renforcer  ses  réfutations. 

Mme  Sand  ne  sut  pas  qu'à  son  retour  d'Angleterre,  la  ma- 
ladie de  Chopin  avait  fait  d'immenses  progrès  et  que  son  état 
était  désespéré.  Lorsqu'elle  apprit  en  l'été  de  cette  année  l'arrivée 
de  Mme  Louise  Jedrzeiewicz  auprès  de  son  frère  malade,  elle  lui 
écrivit  immédiatement  lui  demandant  comment  elle  l'avait 
trouvé  :  il  paraît  que  sa  lettre  ne  reçut  pas  de  réponse  (1). 
Mme  Sand  passa  à  Nohant  tout  l'automne  de  1849.  Elle  ne  vint 
à  Paris  qu'au  mois  de  décembre.  Elle  n'assista  ni  aux  répétitions, 
ni  à  la  première  de  François  le  Champi,  qui  eut  lieu  le  2  no- 
vembre. Personne  ne  l'informa  qu'il  s'était  produit  dans  l'état 
du  malade  un  brusque  changement.  Donc,  elle  ne  put  ni  venir 
elle-même  demander  de  ses  nouvelles,  ni  assister  à  sa  mort. 
Mais  tous  ses  amis  intimes  savaient  quelle  atteinte  doulou- 
reuse cette  mort  portait  à  son  cœur,  quoi  qu'elle  fît  pour  ne 
pas  trahir  sa  douleur.  C'est  pour  cela  que  dans  toutes  les  lettres 

(1)  C'est  la  dernière  des  lettres  de  Mme  Sand  à  Mme  Jedrzeiewicz,  pu- 
bliées dans  le  livre  de  M.  Karlowicz. 

m.  4o 


626  GEORGE    SAXD 

inédite?  qui  lui  sont  adressées  à  cette  époque  par  ses  amis  :  les 
Viardot,  Leroux.  Pététin,  nous  trouvons  des  paroles  de  condo- 
léance sur  la  mort  si  prématurée  du  grand  artiste.  Tandis  qu'on 
accusait  George  Sand  d'être  «  accaparée  »  à  Paris  par  ses  succès 
dramatiques,  ou  de  se  divertir  à  Nohant  par  son  théâtre  et 
ses  marionnettes,  voici  ce  qu'elle  écrit  dans  sa  lettre  du  2  jan- 
vier 1850  à  Augustine  qui  venait  de  passer  le  commencement 
de  l'hiver  à  Nohant  et  y  avait  participé  aux  représentations 
arrangées  par  Maurice  et  ses  amis.  Ces  jeunes  gens,  attristés 
par  son  départ,  avaient  à  présent  «  repris  leur  gaieté  et  leurs 
passe-temps  habituels  »,  dit  Mme  Sand,  et  elle  ajoute  : 

...  Bref,  on  s'amuse  énormément.  Mais  tu  sais,  chère  enfant,  quelle 
est  ma  manière  de  m'amuser.  J'y  encourage  les  autres,  je  fais  mon 
rôle  éCamoun  ux,  quand  on  ne  peut  se  passer  de  moi,  je  suis  contente 
de  voir  cette  gaieté.  Mais  il  me  vient  à  chaque  instant  un  gros  soupir 
qui  m'étouffe,  car  ce  contraste  du  plaisir  extérieur  avec  les  chagrins 
que  je  porte  au  fond  du  cœur  rouvre  bien  des  blessures  cachées.  C'est 
égal,  il  faut  garder  sa  peine  pour  soi  et  faire  oublier  aux  autres  qu'on  a 
l'âme  brisée.  C'est  surtout  un  devoir  de  mère  de  famille,  et  tu  dois  le 
comprendre,  à  présent  que  tu  es  mère.  Quand  ton  George  sera  grand, 
tu  lui  cacheras  tous  tes  soucis  de  situation  pour  lui  en  épargner  le 
contre-coup...  (1). 

Ainsi  en  l'espace  de  ces  deux  années  1847-49,  George  Sand 
perdit  trois  de  ses  proches,  bien  chers  à  son  cœur.  Elle  vit  mourir 
Chopin  et  Hippolyte,  cet  ami  d'enfance  et  de  jeunesse.  Quant  à 
Solange,  ce  fut  tout  comme  si  elle  était  morte  aussi  !  Il  n'y  a  pas  à 
s" étonner  que  les  lettres  datées  de  cette  époque,  à  l'exception  de 
celles  qui  traitent  de  questions  politiques  ou  matérielles,  soient 
pleines  d'un  sombre  désespoir,  d'une  désolation  sans  bornes. 
George  Sand  n'eût  probablement  pas  résisté  à  tant  de  pertes  et  de 
désenchantements,  si  les  événements  de  1848  n'étaient  arrivés. 

Parlons  à  présent  du  sort  de  la  correspondance  de  George 
Sand  à  Chopin,  d'autant  qu'il  courut  sur  elle  aussi  des  légendes 
ou  des  récits  plus  ou  moins  inexacts,  et  que  nous  pouvons  citer 
quelques  lettres  inédites  fort  intéressantes. 

(1)  Inédite. 


ci  ORGE  s.\  Ni)  (.27 

En  L851,  George  Sand  écrivil  une  pièce,  Molière,  dédiée 
à  Alexandre  Dumas  père,  jouée  au  théâtre  de  la  Gaîté,  le 
LO  mai  de  cette  année.  Dumas  père  répondit  à  la  Dédicace 
de  Mme  Sand,  datée  du  10  mai  ei  écrite  quelques  heures 
avant  la  représentation,  par  le  billel  que  voici. 

Madame, 

D'abord,  mille  merde  pour  votre  bonne  dédicace,  permettez-moi 
de  vous  envoyer  an  fragment  de  lettre  d'Alexandre  qui  à  Mystowitz 

vient  de  trouver  une  occasion  de  nie  parler  de  vous.  Tâchez  de  déchif- 
frer son   écriture. 

Peut-être  tiendriez-vous  à  rentrer  dans  les  lettres  dont  il  parle, 
d'après  ce  qu'il  dit  ce  ne  serait  probablement  pas  très  difficile.  Aimez- 
moi  un  peu,  je  vous  aime  beaucoup. 
Tous  les  respects  du  cœur. 

A.  Dumas  père. 
23  mai  1851,  Paris. 

Dumas  avait  joint  à  ce  billet  une  page  arrachée  à  la  lettre 
de  son  fils  qu'il  mentionnait  : 

Mystowitz,  mai  1851. 

Tandis  que  tu  dînais  avec  Mme  Sand,  cher  père,  je  m'occupais  d'elle. 
Qu'on  nie  encore  les  affinités  !  Figure-toi  que  j'ai  ici  entre  les  mains 
toute  sa  correspondance  de  dix  années  avec  Chopin.  Je  te  laisse  à 
penser  si  j'en  ai  copié  de  ces  lettres,  bien  autrement  charmantes  que 
les  lettres  proverbiales  de  Mme  de  Sévigné  !  Je  t'en  rapporte  un  cahier 
tout  plein,  car  malheureusement  ces  lettres  ne  m'étaient  que  prêtées. 
Comment  se  fait-il  qu'au  fond  de  la  Silésie,  à  Mystowitz,  j'aie  trouvé 
une  pareille  correspondance  éclose  en  plein  Berry?  C'est  bien  simple. 
Chopin  était  Polonais,  comme  tu  sais  ou  ne  sais  pas.  Sa  sœur  a  trouvé 
dans  ses  papiers  quand  il  est  mort  toutes  ses  lettres  conservées,  étique- 
tées, enveloppées  avec  le  respect  de  l'amour  le  plus  pieux.  Elle  les  a 
emportées,  et  au  moment  d'entrer  en  Pologne,  où  la  police  eût  impi- 
toyablement lu  tout  ce  qu'elle  apportait,  elle  les  a  confiées  à  un  de 
ses  amis  habitant  Mystovitz.  La  profanation  a  eu  heu  tout  de  même 
puisque  j'ai  été  initié,  mais  au  moins  elle  a  eu  heu  au  nom  de  l'admi- 

rain  et  non  au  nom  de  la  police.  Rien  n'est  plus  triste  et  plus  tou- 
chant, je  t'assure,  que  toutes  ces  lettres  dont  l'encre  a  jauni  et  qui 
•ont  toutes  été  touchées  et  reçues  avec  joie  par  un  être  mort  à  l'heure 


628  GEORGE   SAND 

qu'il  est.  Cette  mort,  au  bout  de  tous  les  détails  les  plus  intimes,  les  plus 
gais,  les  plus  vivants  de  la  vie,  est  une  impression  impossible  à  rendre. 
Un  moment,  j'ai  souhaité  que  le  dépositaire,  qui  est  mon  ami,  mourût 
subitement,  afin  d'hériter  de  son  dépôt  et  d'en  pouvoir  faire  hommage 
à  Mme  Sand  qui  serait  peut-être  bien  heureuse  de  revivre  un  peu  de 
ce  passé  mort.  Le  misérable,  mon  ami,  se  porte  comme  un  charme,  et 
croyant  partir  le  15,  je  lui  ai  rendu  tous  ces  papiers  qu'il  n'a  pas 
même  la  curiosité  de  lire.  Il  est  bon,  pour  comprendre  cette  indiffé- 
rence, que  tu  saches  qifil  est  second  associé  d'une  maison  d'exportation. 

Alexandre  Dumas  fils. 


Déjà  ces  deux  lettres  montrent  combien  tous  les  détails  de 
cette  trouvaille  des  lettres  sont  peu  exactement  relatés  dans  le 
livre  de  Fr.  Mecks,  qui  en  parle  sur  la  foi  du  correspondant 
parisien  du  World,  aussi  bien  que  dans  l'étude  de  M.  Rocheblave 
où  nous  lisons  ceci  : 

Ces  lettres,  que  la  sœur  de  Chopin  rapportait  en  Pologne  à  la  mort 
de  son  frère,  furent  arrêtées  à  la  frontière  pour  être  examinées.  Dumas, 
arrêté  lui-même  au  même  point,  faute  de  passeport,  trouva  chez 
le  chef  du  poste  de  police  de  la  station  le  précieux  dépôt.  Sa  curiosité 
fut  éveillée;  le  chef  lui  permit  de  la  satisfaire.  Il  dévora  la  corres- 
pondance en  une  nuit  ;  le  lendemain,  il  essaya  de  persuader  au  dépo- 
sitaire de  lui  confier  cette  correspondance  pour  la  rendre  à  son  vrai 
propriétaire,  savoir  l'auteur.  Le  chef  n'entendit  pas  de  cette  oreille 
et,  mis  en  défiance,  pria  Dumas  de  lui  rendre  le  paquet.  Celui-ci  demanda 
encore  vingt-quatre  heures  qui  lui  furent  accordées.  H  en  profita  pour 
échapper  audacieusement  avec  les  lettres  et  courut  d'une  traite  jusqu'à 
Paris,  d'où  il  écrivit  à  George  Sand. 

Les  mots  et  les  lignes  soulignés  par  nous  sont,  comme  on  le 
voit,  en  parfaite  contradiction  avec  les  données  réelles  que  ren- 
ferment les  deux  premières  lettres  des  Dumas.  Elles  ne  s'ac- 
cordent pas  plus  avec  les  indications  des  lettres  ultérieures. 

A  George  Sand. 

30  mai  1851. 
Chère  et  illustre, 

Votre  lettre  m'a  profondément  attristé.  Pourquoi  donc  voulez-vous 
que  votre  cœur  ait  vieilli  et  quelle  est  cette  affectation  de  vouloir  que 


GEORGE    S  AND  i,., 

je  le  voie  plein  de  rides?  Non  dm,  votre  cœur  esl  le  oœur  d'Indiana, 
de  Valentine,  Claudie.et  non  celui  de  Lélia.  Votre  cœur  est  jeune, 
votre  oœur  esl  bon,  votre  oœur  esl  grand,  et  la  preuve,  vous  le  voyez 
dieu,  c'est  qu'A  Baigne  ;'i  la  moindre  blessure. 

J'ai  presque  un  regret  de  vous  avoir  écrit  Mais  que  voulez-vous, 
il  Paul  me  prendre  pour  ce  que  je  suis,  c'est-à-dire  pour  un  homme 
tout  ilf  première  impression. 

.l'ai  reçu  cciic  lettre  d'Alexandre,  j'en  ai  déchiré  la  première  page, 
je  vous  l'ai  envoyée,  comme  j'aurais  fait  à  un  homme,  à  un  camarade, 
à  un  ami. 

Maintenant  tout  est  parti  pour  Mystowitz,  où  Alexandre  restera 
encore  quinze  jours,  et  j'ai  tout  espoir  qu'il  vous  rapportera  ces  pré- 
cieux morceaux  de  votre  cneur. 

Je  quitte  Paul,  avec  lequel  j'ai  parlé  des  heures  de  vous. 

Si  Alexandre  renvoie  ou  rapporte  les  lettres,  je  pars  à  l'instant  pour 
Nohant 

Je  vous  embrasse  et  je  reviens. 

Soyez  forte  et  courageuse  comme  le  génie  qui  est  en  vous. 

Tous  les  respects  du  cœur. 

A.  Dumas  père. 


Madame, 


A  George  Sand. 

Mystowitz,  3  juin  1851. 


Je  suis  encore  en  Silésie,  et  bien  heureux  d'y  être,  puisque  je  vais 
pouvoir  vous  être  bon  à  quelque  chose. 

Dans  quelques  jours,  je  serai  en  France  et  vous  rapporterai  moi- 
même,  que  Mme  Jedrzeiewicz  m'y  autorise  ou  non,  les  lettres  que  vous 
désirez  ravoir.  H  y  a  des  choses  tellement  justes,  qu'elles  n'ont  besoin 
de  l'autorisation  de  personne  pour  se  faire.  Il  est  bien  entendu  que  la 
copie  de  cette  correspondance  vous  sera  remise  en  même  temps,  et 
de  toutes  les  indiscrétions,  il  ne  restera  rien  que  le  résultat  heureux 
qu'en  somme  elles  auront  eu. 

Mais  croyez-le  bien,  madame,  il  n'y  a  pas  eu  profanation. Le  cœur 
qui  s'est  trouvé  de  si  loin  et  si  indiscrètement  le  confident  du  vôtre 
vous  était  acquis  depuis  longtemps  et  son  admiration  avait  déjà  la 
taille  et  l'âge  des  plus  grands  et  des  plus  vieux  dévouements. 

Veuillez  le  croire  et  pardonnez. 

Recevez,  madame  l'assurance  de  ma  parfaite  considération. 

A.  Dumas  fils. 


630  GEORGE    SAND 

H  se  passa  néanmoins  plusieurs  mois  encore  avant  que  les 
lettres  revinssent  chez  Mme  Sand.  On  le  voit  par  les  lettres  sui- 
\ Miiics  des  deux  Dumas,  une  lettre  de  George  Sand,  imprimée 
dans  sa  Correspondance,  et  enfin  par  celle  que  M.  Rocheblave 
a  publiée  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes. 

A  George  Sand. 

Paris,  5  août  1851. 
Bien  chère  et  très  illustre  amie, 

Je  ne  vous  ai  pas  répondu  :  «  Cent  fois  merci  »  à  votre  beau  portrait (1), 
je  ne  vous  ai  pas  répondu  à  votre  gracieuse  lettre  d'avant-hier,  parce 
que  j'espérais  toujours  aller  vous  crier  moi-même  :  «  Me  voilà  !  »  Et 
puis,  que  voulez-vous,  pièces  sur  pièces,  romans  sur  romans,  Pélion 
sur  Ossa,  tout  Encelade  que  j'ai  la  prétention  d'être,  il  m'a  été  impos- 
sible de  secouer  tout  ce  chaos. 

Si  d'ici  au  15,  et  je  l'espère  bien,  je  vois  à  mon  travail  une 
brèche  par  laquelle  je  puisse  passer,  je  saute  en  chemin  de  fer 
et  je  vous  arrive,  mais  il  faudra  me  faire  de  bien  grands  bras,  car 
il  y  a  vingt  ans  que  j'ai  envie  de  vous  embrasser,  et  à  la  première 
fois  que  je  vous  verrai,  je  vous  préviens  que  je  suis  résolu  à  ne  plus 
attendre. 

Alexandre  allait  partir  en  effet  quand  il  a  été  arrêté  par  Solange  ; 
j'aime  tant  ce  nom  que  je  vous  le  lance  bravement  tout  court.  Ou 
il  ira  vous  voir,  ou  il  vous  enverra  son  paquet. 

De  nous  deux,  au  reste,  je  ne  sais  qui  vous  admire  le  plus,  mais  qui 
vous  aime  le  plus,  je  suis  bien  sûr  que  c'est  moi. 

Tous  les  respects  du  cœur. 

A.  Dumas  père. 


La  lettre  à  Dumas  fils,  imprimée  dans  le  volume  III  de  la 
Correspondance  de  George  Sand  à  la  date  du  «  14  août  1850  », 
fut  réellement  écrite  le  14  août  1851,  elle  contient  mainte  allu- 
sion à  la  précédente. 


(1)  Gravé  par  A.  Manceau  d'après  le  portrait  dessiné  par  Couture,  qui  se 
trouve  maintenant  au  musée  Carnavalet.  La  gravure  de  Manceau  avait  été 
exposée  au  Salon  de  1851. 


(,  EORGE   SAM)  631 

N  >li.mt,  il  août  L86L 

Je  ne  vous  ai  pas  remercié  en  personne,  monsieur,  el  vous  me  eha- 
grinerez  beaucoup,  si  vous  tn'ôtez  le  plaisir  de  le  faire  dé  vive  voix  ,i 
Nohant,  c'est-à-dire  à  la  campagne,  où  l'on  se  parle  mieux  en  un  jour 
qu'a  Paris  en  un  an. 

Je  n»1  suis  plus  sûre  d'y  aller  avanl  la  fin  du  mois.  J'ai  été 
malade,  retardée,  par  conséquent,  dans  un  petit  travail  que  je  tiens 
à  achever  (  1  ). 

Si  vous  pouviez  venir  d'ici  au  -•">.  j'en  sciai  bien  contente  el  recon- 
naissante. Si  vous  ne  le  pouvez  pas,  ayez  l'obligeance  fie  l'aire  porter 
le  paquet  bien  cacheté  chez  M.  Kalempin  (pardon  pour  le  nom,  ce  n'eaj 
pas  moi  qui  lai  donné  au  baptême  à  ce  brave  homme),  rue  Louis 
le-Grand,  33. 

.le  ne  veux  pas  encore  perdre  l'espérance  de  vous  voir  ici  avec 
votre  père.  11  me  disait  ces  jours-ci  qu'il  y  ferait  son  possible, 
à  condition  d'être  embrassé  de  bon  cœur.  Dites-lui  que  je  ne 
suis  plus  d'âge  à  le  priver  et  à  me  priver  moi-même  d'une  si  sin 
cère  marque  d'amitié,  et  que  je  compte  bien  le  recevoir  à  bras 
ouverts.  Si  tous  deux  vous  me  privez  de  ce  plaisir,  au  revoir  donc, 
à  Paris  le  mois  prochain,  si  vous  n'êtes  pas  reparti  pour  quelque 
Silésie  ou  autres  environs.  Avant  de  vous  serrer  ici  la  main  en 
remerciement  de  votre  bonté  pour  moi,  je  veux  vous  la  serrer 
d'une  manière  toute  désintéressée  pour  le  joli  livre  que  je  suis 
en  train  de  lire  (2).  C'est  charmant  de  retrouver  Charlotte,  et  Manon , 
et  Virginie,  et  tous  ces  être?  qu'on  aime  tant  et  qu'on  a  tant  pleures. 
L'idée  est  neuve,  singulière  et  paraît  cependant  toute  naturelle  à 
mesure  qu'on  lit.  Il  est  impossible  de  s'en  tirer  plus  adroitement  et 
plus  simplement.  Si  vous  me  gardez  Paul  et  Virginie  purs  et  fidèles 
comme  je  l'espère,  je  vous  remercierai  doublement  du  plaisir  de  cette 
lecture.  Vous  avez  réussi  à  faire  parler  Goethe  sans  qu'on  s'en 
offusque.  Au  fait,  il  n'était  pas  meilleur  que  cela,  et  vous  ne 
lui  donnez  pas  moins  de  grandeur  et  d'esprit  qu'il  n'en  devait 
avoir.  J'entends  crier  un  peu  contre  la  hardiesse  de  votre  sujet, 
mais  jusqu'à  présent,  je  n'y  trouve  rien  qui  profane,  rabaisse 
ou  vulgarise  ces  types  aimés  ou  admirés.  J'attends  la  fin  aveu 
impatience.  Adieu  encore,  et  de  toute  façon,  à  bientôt,  et  à  vous  de 
cœur. 

Georçre  Sand. 


(1)  Cette  phrase  est  changée  dans  le  vol.  III  delà  Correspond.  (V.  p.  19.1^ 

(2)  Le  Régent  Mustel,  par  Al.  Dumas  fils. 


632  GEORGE    SAND 

A  George  Sand. 
Madame, 


20  août  1851. 


Voici  tout. 

J'ai  retardé  à  vous  faire  cet  envoi,  espérant  encore  aller  à  Nohant. 
Impossible.  J'ai  des  répétitions  à  faire.  J'en  suis  aussi  triste  qu'étonné. 

Merci  de  la  lettre  bienveillante  que  vous  m'avez  écrite.  Ai-je  besoin 
de  vous  dire,  madame,  combien  je  suis  heureux  et  fier  que  mon  livre 
ait  eu  quelquo  intérêt  pour  vous.  Vous  voyez  que  je  vous  ai  laissé 
Paul  et  Virginie  intacts.  Malheureusement,  les  étranges  pruderies 
du  journal  ont  coupé  bien  des  nuances  nécessaires  et  dont  cependant 
aucune  pudeur  ne  devait  s'offusquer.  Me  permettrez-vous  de  vous 
offrir  le  livre  tel  qu'il  a  été  fait,  quand  il  paraîtra  dans  Yin-octavo 
prétentieux? 

Mon  pauvre  père  qui  continue  à  être  condamné  aux  travaux  forcés 
demande  son  pardon  de  n'avoir  pas  été  à  Nohant.  Je  le  lui  ai  promis, 
vous  voyant  déjà  si  bonne  pour  moi.  Dès  votre  retour,  nous  nous 
mènerons  à  vous  lui  et  moi,  bien  dévoués  d'esprit  et  de  cœur. 

Recevez,  madame,  l'assurance  de  nos  sentiments  réunis. 

A.  Dumas  fils. 


Madame, 


27  septembre  1851. 


H  y  a  cinq  semaines  passées  que  M.  Falempin  a  ce  que  j'avais  à 
\ous  remettre.  Vous  ne  deviez  rien  comprendre  à  mon  silence,  de 
même  que  moi  je  m'alarmais  du  vôtre.  Je  craignais  d'avoir  involon- 
tairement mal  rempli  ma  mission.  La  lettre  que  vous  avez  écrite  à 
Mine  Clésinger  m'apprend  que  Falempin  seul  est  coupable.  Comment, 
après  cette  première  faute  de  s'appeler  Falempin  devant  tout  le  monde, 
peut-on  en  commettre  une  autre  plus  grande  encore? 

Au  petit  paquet,  que  j'avais  mis  dans  une  boîte,  laquelle  est  enve- 
loppée de  papier,  puis  de  toile  cirée  cousue,  une  boîte  que  Pandore 
n" ouvrirait  pas,  j'avais  joint  une  lettre  où  je  vous  remerciais  de  votre 
bienveillance  pour  moi  et  de  la  peine  que  vous  aviez  prise  de  lire  mon 
livre.  Je  vous  remercie  de  nouveau,  madame,  car  vous  devez  com- 
prendre combien  votre  sympathie  m'a  été  et  me  reste  chère  et  pré- 
cieuse. 

Recevez,  madame,  l'assurance  de  mes  sentiments  bien  dévoués. 

A.  Dumas  fils. 


GEORGE   SAND  633 

C'eal  à  cette  lettre  que  répond  la  lettre  de  George  Sand  datée 
du  7  octobre  IHôl,  publiée  par  M.  Rocheblave  et  que  nous  avons 
citée  en  partie  dans  notre  chapitre  v.  Unie  Sand  y  dit  que  la 

plupaii    de  ses  lettres  à  Chopin   sont    remplies   de   ses    plaintes 

sur  Solange  et  1rs  aspérités  du  caractère  de  cette  enfant  : 
ayant  oublié  tout  cela,  elle  prie  Dumas  d'oublier  de  même 
tout  ce  qu'il  a  appris  par  008  plaintes  de  mère,  adressées  à 
Chopin  —  «  son  autre  elle-même». 

Après  avoir  revu  «t  relu  toutes  ces  lettres,  George  Sand  les 
brûla,  elle  brûla  de  même  toutes  les  lettres  de  Chopin  à 
l'exception  de  celles  que  nous  avons  données  dans  ce  volume. 
C'est  ainsi  que  cet  épisode  de  lettres  retrouvées  en  Silésie,  qu'on 
dirait  imaginé  par  un  romancier,  devint  la  base  sur  laquelle 
s'éleva  l'édifice  fort  réel  et  très  solide  de  la  longue  amitié  de 
George  Sand  et  de  Dumas  fils.  Mais  tous  les  biographes  de 
George  Sand  et  de  Chopin  furent  ainsi  privés  d'une  partie  con- 
sidérable de  documents  authentiques  et  précieux  pour  l'histoire 
des  relations  de  la  grande  romancière  et  du  musicien  de  génie  ! 


CHAPITRE  VII 

Un  petit  aperçu  d'histoire  littéraire.  —  Les  œuvres  de  George  Sand  de  1843- 
1847.  —  Romans  champêtres  et  romans  socialistes.  —  Jeanne.  —  De 
Latouche.  —  Le  Meunier  d"1  Angibault,  le  Péché  de  M.  Antoine,  la  Mare  au 
Diable,  les  Noces  de  Campagne,  Mœurs  et  coutumes  du  Berrij.  les  Visions  de 
la  Nuit,  Monsieur  Rousset,  François  le  Champi,  la  Petite  Fadetle,  les  Maîtres 
Sonneurs,  Teverino,  le  Piccinino. 


Qu'on  nous  permette  maintenant  une  petite  excursion  en 
pleine  histoire  littéraire.  Le  romantisme  qui  envahit  depuis  la 
fin  du  dix-huitième  siècle  et  surtout  depuis  le  commencement 
du  dix-neuvième  siècle  toutes  les  manifestations  de  l'art  en 
Europe  (et  qui  fut  selon  quelques  penseurs  une  suite  naturelle 
de  la  grande  Révolution),  eut  pour  résultat  direct  de  pousser 
tous  les  poètes  et  romanciers,  les  musiciens  et  les  peintres  à 
étudier  d'abord  les  monuments  du  moyen  âge,  les  légendes,  les 
contes,  les  chansons  et  les  croyances  populaires,  —  puis  peu  à 
peu,  à  observer  les  mœurs  populaires  contemporaines,  les  usages, 
es  croyances,  les  coutumes  locales,  et  enfin,  la  vie  populai  e 
telle  qu'elle  est. 

La  recherche  du  fantastique,  du  moyenâgeux,  du  pittoresque 
mena  au  national  et  au  populaire,  puis,  bien  conformément  en 
cela  à  l'évolution  radicale  dans  les  idées  politiques  et  sociales, 
aux  romans  socialistes  et  aux  paysans  (idéalisés  ou  zolaïsés, 
cela  n'importe  pas). 

H  est  donc  très  compréhensible  :  primo  que  dans  le  second  et 
le  troisième  quart  du  dix-neuvième  siècle,  dans  tous  les  pays 
européens,  surgissent  en  musique,  en  peinture,  en  architec- 
ture, des  courants  nationaux,  des  écoles  nationales,  et  secundo 
qu'en  littérature,  après  une  période  de  créations  toutes  roman- 


GEORGE   s.WD  c>.i.s 

tiques  c!  de  nouvelles  historiques,  apparaissenl  partout  et 
simultanément  :  des  œuvres  peignant  La  vie  quotidienne  de 
La  classe  moyenne,  puis  d<>*  romans  sociaux,  soulevant  toutes 
sortes  de  problèmes  sur  les  institutions  humaines;  et  enfin  des 
romans  champêtres. 

Bref,  nous  avons  devant  nous,  non  (les  faits  personnels  ou 
privés,  niais  généraux,  universels,  communs  à  l'art  et  à  la  lit- 
térature de  tous  les  pays   de   l'Kurope.    Nous    pouvons  observer 

dans  L'œuvre  de  George  Sand  cette  même  évolution  littéraire, 
tracée  par  nous  aussi  sommairement  que  possible. 

Nous  avons  démontré  combien  la  geiusc  de  Consuelo.  roman 
romantico-historique,  était  étroitement  liée  à  un  roman  pure- 
ment socialiste  (le  Compagnon  du  tour  de  France).  D'autre 
part  les  romans  «  socialistes  »  :  Horace,  le  Meunier  d'Angibault,  le 
Péché  de  M.  Antoine,  sont  une  prédication  de  presque  tous  les 
dogmes  qui  attiraient  l'attention  de  la  romancière  dans  les  doc- 
trines des  taborites  (la  négation  communiste  de  la  propriété,  de 
l'héritage  ;  la  négation  de  toutes  les  divisions  sociales,  des  pri- 
vilèges de  castes  et  de  classes).  En  même  temps,  l'intérêt  suggéré 
par  les  tendances  de  l'école  romantique  pour  toutes  les  lé- 
gendes locales,  les  croyances  et  les  usages  ;  l'attention  toute 
spéciale  éveillée  par  Jean  Reynaud  et  Henri  Martin  sur  les  mo- 
numents celtiques,  les  dolmens,  les  cromlechs  et  les  légendes  de 
l'antique  Gaule  d'une  part,  et  de  l'autre  pour  la  personne  de 
Jeanne  d'Arc,  suggérèrent  à  George  Sand  le  désir  de  lire  dans 
l'âme  d'une  paysanne  inconsciente,  vivant  non  par  le  raisonne- 
ment, mais  par  le  sentiment,  ayant  autant  de  croyances  que  de 
superstitions.  Elle  écrivit  Jeanne. 

Ce  roman  garde  jusqu'à  nos  jours  un  charme  et  une  fraî- 
cheur extrêmes  grâce  à  sa  poétique  peinture  des  croyances 
païennes  existant  encore  dans  le  centre  même  de  la  France  du 
temps  de  Mme  Sand  et  curieusement  mêlées  avec  les  croyances 
catholiques  et  des  bribes  de  traditions  préhistoriques  et  histori- 
ques ;  grâce  aussi  à  la  ravissante  et  originale  figure  de  l'héroïne. 
C'est  en  même  temps  un  essai  génial  à  pénétrer  la  psychologie 
de  Jeanne  d'Arc,  ce  personnage   historique  si  mystérieux,  et 


636  GEORGE    SAND 

de  peindre  la  plus  naïve  fille  des  champs,  illettrée  et  sim- 
plette (1).  Mais  à  son  tour,  ce  roman  fut  le  précurseur  de  tous 
les  autres  romans  champêtres  de  George  Sand.  C'est  de  la  même 
racine  que  surgit  aussi  toute  une  série  d'études  ethnographi- 
ques et  d'esquisses  locales  nous  peignant  les  usages,  les  cou- 
tumes, les  croyances  et  la  vie  des  paysans  berrichons.  George 
Sand  écrivit  un  grand  nombre  de  ces  études  en  même  temps 
que  ses  œuvres  plus  considérables.  Tels  sont  :  Mouny  Robin, 
la  Noce  de  campagne  (épilogue  de  la  Mare  an  Diable),  les  Visions 
de  la  nuit  à  la  campagne  (une  série  d'études  servant  de  texte  aux 
dessins  fantastiques  de  Maurice  Sand),  le  Père  Va-tout-seul,  la 
Vallée  noire,  la  Berthenoux,  le  Cercle  hippique  de  Mézières-en- 
Brenne,  les  Tapisseries  du  Château  de  Boussac,  les  Bords  de  la 
Creuse  et  plus  tard,  Pierre  Bonnin  (dédié  à  Tourguéniew  après 
la  lecture  des  ses  Récits  d'un  chasseur),  sans  parler  des  innom- 
brables paysans  disséminés  dans  tous  les  romans  et  nouvelles  de 
George  Sand,  avant  et  après  les  romans  paysans  dans  le  sens 
exact  du  mot. 

L'auteur  lui-même,  dans  la  préface  de  Jeanne,  dit  en  toute 
justesse  : 

...  Jeanne  est  une  première  tentative  qui  m'a  conduit  à  faire  plus 
tard  la  Mare  au  Diable,  le  Cliamvi  et  la  Petite  Fadette... 

Il  juge  cette  tentative  manquée,  parce  qu'il  a  fait  mouvoir 
l'héroïne  dans  un  cadre  qui  lui  était  impropre  ;  ce  qui  a  été  évité 
dans  les  romans  champêtres  ultérieurs,  dit-il.  L'auteur  nous 
semble  injuste  envers  lui-même  en  déclarant  le  roman  «  mal 
réussi  »  et  en  taxant  son  héroïne  de  peu  naturelle,  par  la  seule 
raison  qu'elle  se  meut  au  milieu  de  gens  appartenant  à  une 
autre  classe.  Dans  ce  roman,  tout  comme  dans  la  vie  réelle, 
des   gentilshommes,  des  petits  bourgeois,  des   paysans  et  des 


(1)  Notre  grand  écrivain  D.-V.  Grigorowitch  nous  a  dit  un  jour  qu'il 
considérait  Jeanne  comme  un  vrai  chef-d'œuvre,  un  vrai  tour  de  force 
artistique,  parce  que  Mme  Sand  sut  dans  la  personne  de  l'héroïne  donner 
l'explication  d'un  grand  type  historique  et  la  psychologie  de  la  plus  naïve 
sauvageonne  campagnarde. 


GEORGE   s.\  NU 

rôdeurs  de  grand  ohemin  se  rencontrent,  se  coudoient,  agissent 
les  mis  sur  les  autres,  ci  o'esl  justemenl  ce  heurl  de  diffé- 
rentes idéeB,  habitudes  el  croyances,  el  même  il»'  différentes 
manières  de  comprendre  les  mots  qui  permet  à  chacun  des  person- 
nages de  dévoiler  son  caractère,  Ba  nature,  de  façon  bien  plus 
aisée,  plus  éclatante  que  si  chacun  d'eux  étail  peint  entouré 
seulemenl  de  ses  pareils. 

Ainsi  donc  Jeanne  est  un  roman  aussi  «  champêtre  que  la 
Mare  au  Diable,  et  un  roman  aussi  «socialiste  »  que  le  Meunier 
ou  le  Péché  de  M.  Antoine. 

Enfin  rappelons  encore  une  fois  au  lecteur  que  Mouny-Robin, 
esquisse  d'après  nature  d'un  paysan  braconnier,  parut  dans  la 
Remèdes  Deux  Mondes  dès  1841  ;  que  la  Mare  au  Diable  fut  pu- 
bliée en  1846,  sa  célèbre  préface  parut  dans  la  Revue  sociale  de 
Pierre  Leroux  en  décembre  1845  et  le  roman  fut  écrit  et  lu  à  la 
sceur  de  Chopin  déjà  en  septembre  1844  (1)  ;  que  le  roman  ina- 
chevé Monsieur  Rousset,  dont  Faction  devait  se  passer  pendant  la 
grande  Révolution  et  peindre  les  mœurs  et  les  croyances  des 
campagnards  berrichons,  fut  commencé  dès  1847;  que  Fran- 
çois le  Champi  avait  commencé  à  paraître  dans  le  Journal  des 
Débats  le  31  décembre  de  cette  même  année  de  1847  :  son  dernier 
chapitre  y  parut  le  14  mars  1848  (2),  que  la  Petite  Fadette  même 

(1)  Chopin  écrivait  à  ses  parents  le  20  juillet  1845  :  «  Dites-lui  (à  sa  sœur 
Louise)  que  le  manuscrit  autographe  du  roman  dont  elle  a  entendu  ici  la 
lecture,  m'a  été  donné  pour  elle...  »  Et  Mme  Sand  elle-même,  dans  le  petit 
billet  à  Louise,  envoyé  sous  le  même  pli  que  la  lettre  de  Chopin,  disait  à 
cette  Louise  :  «  J'ai  donné  à  Frédéric  un  gros  autographe  pour  vous,  comme 
souvenir  d'un  des  meilleurs  temps  de  notre  vie.  S'il  fallait  barbouiller  cent 
fois  plus  de  papier  pour  vous  faire  revenir,  je  me  mettrais  bien  vite  à  l'œuvre...  » 
La  sœur  de  Chopin  avait  séjourné  à  Nohant  en  septembre  1844,  comme  nous 
savons.  En  note  à  cette  lettre  de  George  Sand,  M.  Karlowicz  dit  que  le  ma- 
nuscrit de  la  Mare  au  Diable  est  gardé  jusqu'à  nos  jours  dans  la  famille  de 
Chopin. 

(2)  George  Sand  elle-même  dit  dans  la  Notice  écrite  pour  l'édition  de  1852 
ceci  : 

«  François  le  Champi  a  paru  pour  la  première  fois  dans  le  feuilleton  du 
Journal  des  Débats.  Au  moment  où  le  roman  arrivait  à  son  dénouement,  un 
autre  dénouement  plus  sérieux  trouvait  sa  place  dans  le  premier-Paris  dudit 
journal.  C'était  la  catastrophe  finale  de  la  monarchie  de  Juillet,  aux  derniers 
jours  de  février  1848.  Ce  dénouement  fit  naturellement  beaucoup  de  tort 


638  GEORGE    SAND 

parut  déjà  le  leF  décembre  1848!  Donc,  indépendamment  des 
causes  historico-littéraires  universelles,  nous  devons  reconnaître 
que  les  événements  de  1848-49,  l'effroi  qu'ils  produisirent  et  le 
désir  d'oublier  la  sanglante  actualité  dans  l'idylle  champêtre, 
ne  sont  aucunement  les  vraies  causes  de  la  genèse  de  ces  romans. 
S'il  faut  prendre  au  pied  de  la  lettre  les  mots  de  la  seconde  pré- 
face de  la  Petite  Fadette  (que  les  horribles  journées  de  juin  1848 
et  toute  l'atmosphère  de  la  guerre  civile,  avec  ses  haines  univer- 
selles, éveillèrent  chez  l'auteur  le  désir  de  se  plonger  dans  la 
vie  douce,  confiante  et  innocente  des  âmes  simples  et  de  n'être 
pour  le  lecteur  rien  qu'aimable,  c'est-à-dire  de  ne  lui  conter 
que  de  douces  et  aimables  histoires),  il  ne  le.  faut  que  par 
rapport  à  ce  roman  même,  et  encore  en  ne  donnant  à  cette 
influence  des  faits  politiques  non  la  valeur  d'une  cause,  mais 
bien  celle  d'une  occasion  qui  détermina  la  création  de  ce  roman, 
rs' oublions  pas,  non  plus,  que  dans  la  première  préface  de  la 
Petite  Fadette,  parue  en  décembre  1848,  écrite  en  septembre  de 
cette  année  et  jamais  réimprimée  depuis  en  tête  du  roman  (1), 
Mme  Sand  disait  à  son  ami  Rollinat  qu'elle  voulait,  pour 
échapper  à  l'horrible  réalité,  «  revenir  à  ses  moutons,  c'est-à-dire 
à  ses  bergeries  »,  et  écrire  une  histoire  «  pour  faire  suite  avec 
la  Mare  au  Diable  et  François  Champi  à  une  série  de  contes 
villageois  que  nous  intitulerons  classiquement  les  Veillées  du 
chanvreur...  ».  Donc,  trois  de  ces  romans  champêtres  et  toute 
une  série  d'études  de  mœurs  berrichonnes  furent  écrits  avant 
1848  et  sont  organiquement  liés,  dans  le  passé,  avec  les  soi- 
disant  romans  socialistes,  et  dans  le  prochain  avenir,  avec  cette 
même  Fadette. 

Il  y  a  plus,  dans  la  préface  du  Champi  ( —  le  lecteur  le  verra 
tout  à  l'heure  - — )  George  Sand  nous  dévoile  un  autre  motif, 
d'un  ordre  purement  littéraire  et  philosophique,  qui  la  guida 
dans  le  choix  du  sujet  et  de  la  forme  de  ses  romans  champêtres. 

au  mien,  dont  la  publication  interrompue  et  retardée  ne  se  compléta,  s'il 
m'en  souvient,  qu'au  bout  d'un  mois...  » 

(1)  Elle  ne  fut  publiée  que  dans  l'édition  in-18,  parue  en  1850.  et  puis 
réimprimée  dans  le  volume  des  Questions  d'art  et  de  littérature  sous  le  titre 
de  «  A  propos  de  la  Petite  Fadette  ». 


GEORGE    sa  NI» 

Voilà  pourquoi  nous  ne  parlerons  pas  d'eux  après  L848,  comme 
cela  se  fait  toujours,  mais  nom  Lee  analyserons  immédiatement 
après  Jeanne  el  après  deux  romans  ultérieurs  par  leur  date  de 
publication,  mais  qui,  par  des  raisons  intimes,  devraient  être 
ses  devanciers  :  le  Meunier  cFAngibauM  el  le  Péché  de  M.  An- 
toine, 

La  pubhcation  de  VEclai/reur  de  Vlnàte  el  la  recherche  d'un 
rédacteur  furent  la  cause  de  la  réconciliation  de  George  Sand 
avee  un  vieil  ami  à  elle.  Lorsqu'elle  travailla  à  créer  ce  journal, 
Duvernet,  Fleury  el  Planel  se  mirent  à  recruter  des  collabora- 
teurs et  des  eu-rédacteurs,  ils  s'adressèrent  entre  antres,  comme 
nous  l'avons  dit  plus  haut,  à  cet  homme  de  lettres  berri- 
chon, qui  fut  le  premier  mentor  littéraire  et  le  conseiller  de 
George  Sand  aux  débuts  de  sa  carrière,  à  Henri  de  Latouchc. 
Il  est  évident  que  ce  vieux  misanthrope  et  hypocondriaque, 
qui  fut  au  fond  le  cœur  le  plus  tendre  et  le  plus  aimant,  n'at- 
tendait qu'un  prétexte  pour  revoir  son  «  cher  George  »  dont  il 
était  séparé  depuis  plusieurs  années.  C'est  ainsi  que  le  5  jan- 
vier 1844,  il  lui  écrivit  une  lettre  très  sincère  et  très  simple  qui 
toucha  Mme  Sand  énormément  :  il  lui  disait  franchement  que 
ses  amis  à  elle  le  priaient  de  prêter  secours  au  journal  VEclaireur, 
très  heureux  de  lui  tendre  la  main,  il  lui  demandait  seulement 
d'en  faire  autant,  c'est-à-dire  de  donner  une  petite  satisfaction 
à  son  amour-propre  en  consacrant  dans  la  Revue  indépendante 
«  une  demi-page  à  son  recueil  de  poésies,  intitulé  les  Adieux, 
où  elle  trouvera  peu  de  talent,  mais  quelques  pensées  généreuses  et 
sincères  »,  disait-il.  George  Sand,  pour  sa  part,  fut  bien  contente 
de  faire  la  paix  avec  son  vieux  grognon  d'ami  qui  avait  jadis 
rompu  avec  elle  sous  un  prétexte  imaginaire,  la  soupçonnant 
du  «  désir  de  blesser  son  amour-propre  (1)  ».  George  Sand 
s'empressa  donc  de  satisfaire  à  son  désir.  Le  10  janvier,  l'ar- 
ticle de  George  Sand  sur  les  Adieux  de  de  Latouche  parut 
dans  la  Revue  indépendante,  puis  on  imprima  des  vers  inédits  du 
poète  Berruyer  dans  la  même  revue,  et  la  paix  fut  signée.  Pen- 

(1)  V.  Autour  de  la  table,  p.  242. 


640  GEORGE    SAXD 

dant  cinq  jours,  du  5  au  10  janvier,  comme  au  bon  vieux 
temps,  Latouche  bombarda  Mme  Sand  de  lettres  et  de  billets 
dans  lesquels  tantôt  il  se  réjouissait  de  leur  réconciliation,  tan- 
tôt son  amour-propre  et  sa  dignité  se  défendaient  contre  de 
prétendues  injustices  arrivées  autrefois,  assurait-il,  mais  enfin  la 
glace  fut  rompue.  Latouche  fit  son  apparition  dans  le  petit 
logis  du  square  d'Orléans,  revit  son  adorée  Solange,  non  plus 
le  «  gros  enfant  mangeur  de  groseilles  »  de  jadis,  mais  une 
belle  jeune  fille  de  quinze  ans  (1),  il  fit  la  connaissance  de 
Chopin  et  de  Maurice,  et  surtout,  surtout  il  revit  son  «  cher 
George  »  !  Et  immédiatement,  oubliant  onze  longues  années,  il 
se  mit  à  admirer  son  talent,  à  analyser,  à  critiquer  ses  œuvres, 
à  lui  donner  des  conseils,  à  se  mettre  en  quatre  pour  sa  plus 
grande  gloire  et  son  plus  grand  profit  littéraire,  comme  il  le 
faisait  autrefois. 

Or,  George  Sand,  qui  n'avait  plus,  depuis  sa  rupture  avec 
la  Revue  des  Deux  Mondes,  un  revenu  mensuel  assuré  et  fixe, 
ne  gagnant  rien  à  la  Revue  indépendante,  soutenant  l'en- 
treprise (le  pianotype)  de  Leroux  et  ayant  besoin  de  grandes 
sommes  d'argent  pour  la  publication  de  son  propre  Eclaireur 
de  V Indre,  avait  justement  commencé  à  écrire  Jeanne  et  son- 
geait à  la  vendre  ou  à  la  placer  le  plus  lucrativement  possible, 
afin  de  pourvoir  à  toutes  ces  dépenses.  De  Latouche  se  mit 
aussitôt  à  faire  des  démarches  pour  faire  accepter  Jeanne  dans 
quelque  journal  ou  revue,  ou  pour  la  faire  éditer  avantageu- 
sement. Après  de  longs  pourparlers  avec  divers  «  hommes 
d'affaires  »  et  plusieurs  éditeurs  :  Falempin,  Durmont,  Boullé, 
La  Chapelle,  Anténor  Joly,  (qui  publiait  alors  le  Courrier  fran- 
çais et  était  en  même  temps  le  directeur  du  théâtre  de  la  Renais- 
sance), et  d'autres  encore,  Jeanne  fut  prise  enfin  par  le  célèbre 
docteur  Véron  qui  avait  alors  l'intention  de  «  reconstituer  le 
Constitutionnel  »  sur  de  vastes  bases.  Il  désirait  un  début  écla- 
tant, aussi  se  montrait-il  prodigue,  proposant  les  plus  ten- 
tantes   conditions    aux   écrivains    les    plus   célèbres  :    Balzac, 

(1)  Lettre  inédite  de  de  Latouche  à  Mme  Sand. 


GEORGE  S  AND  641 

Alexandre  humas  père,  Eugène  Sue,  George  Sand,  eta  Dan 
ses  Souvenirs  parus  sous  le  titre  de  Mémoires  >i  i"i  bourgeoi 
de  Paris,  Véron  B'exprime  ainsi  : 

...  La  publication  du  Juif  errant  Fui  précédée  d'un  roman  de 
George  Sand,  ayanl  pour  titre  Jeanne.  Ce  petit  chef-d'œuvre  servit, 
pour  ainsi  dire,  de  ligne  de  démarcation  bien  tranchée  entre  Le  vieux 
Constitutionnel,  qui  venait  de  finir,  el  le  nouveau  Constitutionnel, 
que  je  m'efforçais  de  mettre  en  crédit  auprès  du  public 

La    reuiise    de    la    copie    aux    époques    convenues,    le    choix    d"< 

titres,  l'intérêt  du  sujet,  tout  cela  était  si  important  pour  ramener 
au  Constitutionnel  une  clientèle  nombreuse,  (pie  je  n'en  dormais 
pas. 

.le  publie  ici  trois  lettres  de  George  Sand,  qui  mettent  en  relief 
toutes  mes  impatientes  anxiétés  et  sa  consciencieuse  obligeance  a  les 
calmer...  (1). 

Or,  ee  n'est  pas  trois,  mais  bien  quatre  lettres  de  George  Sand 
que  nous  y  trouvons,  et  ces  lettres  ne  se  rapportent  pas  toutes 
à  Jeanne;  elles  ont  trait  à  un  autre  roman  :  nous  le  verrons 
tout  à  l'heure. 

Avant  que  la  publication  de  Jeanne  dans  le  journal 
de  Véron  fût  définitivement  décidée,  de  longs  jours  s'écou- 
lèrent. Toute  une  série  de  lettres  de  Latouche  à  Mme  Sand 
est  consacrée  à  ces  pourparlers,  ces  calculs  et  enfin  à 
Fheureuse  clôture  de  ces  conférences  par  la  signature  du  con- 
trat. 

Ces  mêmes  lettres  nous  apprennent  que  le  roman  et  son 
"héroïne  principale  ne  s'appelaient  pas  d'emblée  Jeanne,  mais 
Claudie,  ce  n'est  que  plus  tard  qu'elle  fut  rebaptisée,  et  le  nom 
primitif,  Claudie,  fut  donné  à  l'un  des  personnages  secondaires 
du  roman,  la  jolie  chambrière  campagnarde,  amie  de  la  jeune 
châtelaine  Marie  de  Boussac  (portrait  de  la  petite  femme  de 
chambre  de  Solange,  la  jolie  Luce).  De  Latouche  écrit  à 
George  Sand  à  propos  de  ce  changement  de  nom,  la  veille  de  la 
signature  du  contrat  avec  Véron  : 

(1)  V.  Vérox.  Mémoires  d'un  bourgeois  de  Paris,  t.  II,  p.  306. 

m.  41 


642  GEORGE    SAND 


Mardi. 


J'arrive  d'Aulnay,  mon  cher  et  intrépide  travailleur  ;  je  trouve  avec 
votre  traité  une  lettre  de  Véron,  qui  ne  l'a  point  lu  encore,  mais  qui  a 
toujours  le  démon  de  l'activité  dans  l'esprit  et  le  diable  au  corps. 
comme  on  dit.  J'ai  répondu  que  rien  n'était  changé  dans  nos  dispo- 
sitions, hormis  le  nom  de  l'héroïne.  Il  adopte  Jeanne  Soyez  à  votre 
aise  et  ne  regrettez  point  le  goût  dont  je  m'étais  ('[iris  pour  Claudie. 
Je  lui  ferai  une  infidélité  pour  Jeanne,  puisque  vous  l'ordonnez... 

...  Demain  vous  pourriez  signer.  A  quelle  heure  vous  pourrai-je 
conduire  M.  Véron? 

Je  vous  rends...  Mais  voilà  que  M.  Véron  entre  en  personne... 

...  Demain,  si  vous  n'élevez  point  d'objection,  le  petit  traité  vous 
sera  porté  entre  quatre  et  six  heures  du  soir,  par  votre  heureux  chargé 
d'affaires,  et  il  aura  M.  Véron  pour  acolyte.  Qu'en  dites-vous?  Ecrivez, 
s'il  se  peut,  un  mot  ce  soir... 

Les  lignes  de  cette  lettre  inédite,  omises  par  nous,  sont  consa- 
crées à  fixer  les  dates  auxquelles  George  Sand  s'engageait  à 
livrer  la  copie  à  Véron  «  pour  la  publication  ininterrompue  du 
roman,  à  dater  du  25  avril  ».  George  Sand,  paraît-il,  avait  rédigé 
cette  clause  du  contrat  de  manière  à  promettre  de  fournir  «  un 
feuilleton  par  semaine  »,  tandis  que  Véron,  en  versant  d'avance 
la  somme  de  dix  mille  francs,  désirait  avoir  aussi  tout  le  ma- 
nuscrit à  la  fois.  Ce  n'est  qu'en  se  fiant  à  la  promesse  d'une 
si  ponctuelle  et  si  continuelle  livraison  du  manuscrit  qu'elle 
rendrait  possible  l'impression  ininterrompue  du  roman,  «  comme 
si  tout  le  manuscrit  était  entre  ses  mains  »,  qu'il  consentait  à 
le  recevoir  par  grandes  tranches  ;  le  contrat  fixait  en  ont  e  les 
conditions  de  la  livraison  d'un  autre  roman,  non  écrit  mais 
promis  à  Véron.  Ce  dernier  ne  demandait  pas  un  seul  feuil- 
leton par  semaine,  mais  bien  cinq.  De  Latouche  conseillait 
donc  de  mentionner  simplement  l'engagement  «  délivrer  la  copie 
pour  la  publication  ininterrompue  du  roman  »,  afin  d'éviter 
tout  malentendu.  Ces  malentendus  surgirent  toutefois,  George 
Sand  n'étant  pas  habituée  à  livrer  du  travail  à  terme  fixe  :  elle 
se  vit  dans  l'impossibilité  de  faire  honneur  à  son  engagement 
envers  Véron  et  Jeanne  seule  parut  dans  le  Constitutionnel. 
Le  24  avril  Latouche  annonça  à  Mme  Sand  que  le  prologue  de 


i.i  ORGE   SAND  643 

Jeanne  paraîtra  «  demain  ».  E1  effectivement,  les  lecteurs  du 
Constitutionnel  purenl  lire  le  lendemain  les  adorables  page  de 
cette  introduction,  où  il  es1  narré  oommenl  trois  allègres  voya- 
geurs :  le  jeune  gentillâtre  Guillaume  de  Boussac,  le  futur"  robin  « 
Léon  Marsillat,  el  un  riche  Anglais,  sir  Harley,  découvrenl  par 
hasard  an  milieu  de  Bauvages  e1  mornes  dolmens,  aux  environs 
de  Tulle,  une  jeune  bergère  dormanl  du  sommeil  îles  innocents; 
ils  lui  prédisent  en  badinant  la  bonne  aventure  et  se  trouvent; 
être  des  prophètes  inconscients,  car  toutes  leurs  plaisantes  pré- 
dictions s'accomplissent  plus  tard,  non  pour  le  bonheur  de  la 
pauvre  Jeanne  ! 

Guillaume,  frère  de  lait  de  Jeanne,  la  rencontre  quatre  ans 
après,  c'est  ainsi  que  commence  le  roman,  au  moment  où 
meurt  la  mère  de  Jeanne,  une  espèce  de  vieille  voyante  campa- 
gnarde que  tous  les  paysans  prenaient  pour  une  sorcière.  Gar- 
dienne de  vagues  traditions  de  l'antique  Gaule,  elle  les  trans- 
met à  sa  fille,  ainsi  que  la  connaissance  des  herbes,  des  for- 
mules mystérieuses  pour  guérir  le  bétail  malade  et  quelques 
dogmes  socialistes  innés,  tels  que  la  négation  du  droit  de  pro- 
priété des  hommes  sur  la  terre  (qui  est  au  bon  Dieu),  de  toute 
propriété  en  général,  et  la  vénération  pour  l'antique  communauté. 
(George  Sand  parla  dans  ce  roman  pour  la  première  fois  avec 
une  sympathie  non  déguisée  de  ces  communaux  et  pâturaux, 
auxquels  elle  revint  avec  enthousiasme  plus  tard,  dans  les  Lettres 
d'un  paysan  de  la  Vallée  Noire  et  dans  Y  Histoire  de  ma  vie,  et  qui 
existaient  dans  le  Berry  depuis  une  antiquité  immémoriale.  Ceci 
n'échappa  point  à  l'attention  de  nos  slavophiles  et  fut  acclamé 
par  eux  comme  un  argument  très  important  en  faveur  de  la 
communauté  russe  qu'ils  défendaient)  (1). 

La  mère  et  la  sœur  de  Guillaume  prennent  Jeanne  dans  la 
maison  comme  laitière  ou  lingère.  Là  elle  est  exposée  aux 
poursuites  amoureuses  de  Guillaume,  romanesquement  épris 
d'elle,  et  de  Marsillat  brutalement  sensuel,  tandis  que  sic  Har- 
ley, l'un  des  innombrables  Anglais  noblement  comiques  qu'on 

(1)  V.  Annenkow  et  ses  amis,  p.  612.  (Saint-Pétersbourg.  Souvorine,  1892.) 


644  GEORGE   SAND 

rencontre  dans  les  romans  de  George  Sand,  l'aime  en  secret  et 
demande  ouvertement  sa  main,  pour  la  soustraire  à  Marsillat. 
Guillaume  revient  à  la  raison,  d'autant  plus  que  .Mme  de  Char- 
mois,  la  sous-préfète,  qui  lui  destine  sa  propre  fille,  lui  dit  que 
Jeanne  est  la  fille  de  son  père,  et  partant  sa  sœur  (ce  qui  est 
un  mensonge).  Mais  Marsillat,  lui,  ne  baisse  pas  pavillon,  malgré 
toutes  les  protestations  de  Jeanne;  il  tente  de  s'emparer  d'elle 
par  ruse.  Jeanne  saute  par  la  fenêtre,  et  meurt  des  suites  de 
sa  chute,  en  bénissant  l'union  de  sa  «  chère  demoiselle  »  avec  sir 
Harley.  Comme  la  Jeanne  d'Arc  de  Schiller,  elle  meurt  au  mo- 
ment où  son  cœur  pur  est  ému  de  tendresse  pour  l'ennemi  de 
sa  patrie,  l'Anglais  ! 

Ce  n'est  pas  l'intrigue  de  ce  roman  qui  en  fait  le  charme, 
mais  son  caractère  berrichon,  campagnard.  Bien  qu'il  n'appa- 
raisse pas  pour  la  première  fois  dans  les  romans  de  George  Sand, 
il  y  est  rendu  avec  plus  d'éclat  que  jamais,  n'y  formant  plus 
le  fond  du  tableau,  l'accessoire,  mais  étant  le  but  même  de  l'au- 
teur. La  scène  se  passe  dans  une  petite  bourgade,  Toull-Sainte- 
Croix,  située  dans  un  pays  sauvage,  plein  de  souvenirs  drui- 
diques et  romains  et  de  réminiscences  des  batailles  avec  les 
Anglais.  Tout  y  est  rempli  de  croyances,  de  légendes,  empreint 
d'un  coloris  mystérieux  et  particulier.  Et  tous  les  personnages, 
sans  parler  de  l'héroïne,  sont  empreints  de  cette  même  couleur 
locale,  surtout  les  personnages  secondaires,  presque  toujours  les 
mieux  réussis  chez  George  Sand  (1). 

Jeanne,  poétique  tout  instinctivement,  sauvage  et  candide, 
ne  sachant  ni  débrouiller  ses  croyances,  ni  formuler  ses  rêve- 
ries ;  sa  mère,  la  mystérieuse  Tula  ;  sa  tante,  la  Grand1  Gothe, 
une  mégère  criarde,  bavarde  et  rapace  ;  le  sacristain,  —  voire 
le  fossoyeur,  —  le  père  Léonard,  qui  par  sa  profession  même 
est  un  almanach  vivant  de  toutes  les  superstitions  locales,  et 
en  même  temps  le[plus  parfait  sceptique  ;  son  petit  aide,  Jean- 
ine, plongé  dans  une  sorte  de  frayeur  chronique  à  force  d'écouter 
les  récits  de  son  patron  ;  le  curé  de  campagne,  archéologue  et 

(1)  Cf.  ce  qui  était  dit  cà  ce  sujet  dans  notre  tome  Ier,  p.  373-374. 


GEORGE   s  A  XI) 

folkloriste  acharné;  L'amie  de  Jeanne,  la  rusée  et  naïve  Claudie, 
el  toute  une  oohue  de  commères,  de  jeunet  e  et  de  gai  cam- 
pagnards, sont   ttuis  peints  avec  une  vivacité  h    une  vitalité 

intenses.  El  mm  seulement  ils  parlent  la  langue  <ln  pays,  aux 
tours  et  aux  expressions   locales,  mais  pensent  berrichon.   Os 

croient    aux        lavandières   »,   rinçant    et    tordant,  à  imitée,   les 
cadavres  des  enfants  morts  non  baptisés;  ils  croient  an     grand 
veau  o  apparaissant  à  ceux  qui  cherchent  le  secret;  celui  qui  a 
trouvé  le  secret  sait  mi  est  le  trésor,  enfoui  sous  les  pierres  drui- 
diques depuis  les  temps  immémoriaux;  Ce  «  trésor  »  est  gardé 
parles  fées  ou  fades;  or.  la  reine  des  fades  ou  la  Grand'Fade  c'est 
la  Reine  iU^  cieux  ;  il  faut  vivre  en  bonne  entente  avec  les  fades 
ou  du  moins  leur  apporter  de  temps  en  temps  quelque  petite 
offrande.   La  mère  de  .Jeanne  a  connu  le  secret,  selon  les  voi- 
sins, et   l'a  transmis  à  -Jeanne.  Mais  celui  qui   veut  avoir  «  la 
connaissance  »  doit  rester  pur  et  observer  de  mystérieuses  pra- 
tiques. Jeanne,   elle,   croit   aussi   à  tout  cela,  mais  elle  croit 
encore  à  l'archange  Michel,  chef  de  la  milice   céleste,  qu'elle 
identifie  dans  ses  rêveries  avec    Xapoléon,  dont  elle  place  le 
portrait  parmi  les  images  saintes  à  côté  de  celle  de  la  sainte 
Jeanne  d'Arc  (remarquons  qu'alors  la  Pucelle  d'Orléans  n'avait 
pas   encore   été  béatifiée)  ;    et   cela    parce  que  tous    deux   ils 
avaient  combattu  contre  l' ennemi  juré  de  la  France  —  «  l'Anglais  ». 
Tout  cela  est  si  vivant,  si  poétique  que  même  les  dernières 
paroles  de  Jeanne  mourante,  qui  ne  sont  rien  d'autre  que  la 
profession  de  foi  la  plus  parfaite  des  doctrines  sociales  de  Pierre 
Leroux  et  de  Louis  Blanc  (avançant  que  le  bonheur  et  la  richesse 
universelle  «  seront   trouvés  »  dans  la  solidarité  de  tous  les 
hommes,  etc..  etc.).  que   même  cette  singulière  profession  de 
foi,  si  mal  placée  dans  la  bouche  de  Jeanne  expirante,  ne  gâte 
pas  l'impression  de  ce  charmant  roman,  l'une  des  plus  belles 
œuvres  de  George  SancT(l). 


(1)  Nous  avons  été  bien  heureux  de  constater,  lors  d'une  causerie  avec 
notre  célèbre  critique  M.  C.  Arseniew,  qu'il  partageait  notre  jugement  sur 
Jeanne  et  la  considérait  comme  l'un  des  plus  beaux  romans  de  George  Sand 
et  l'un  des  plus  beaux  romans  en  général. 


646  GEORGE    SAND 

...  Jeanne  est  le  premier  roman  que  j'aie  composé  pour  le  mode  de 
publication  en  feuilletons,  dit  George  Sand  dans  la  Notice  écrite 
pour  l'édition  de  1852.  Ce  mode  exige  un  art  particulier  que  je  n'ai 
pas  essayé  d'acquérir,  ne  m'y  sentant  pas  propre.  C'était  en  1844, 
lorsque  le  vieux  Constitutionnel  se  rajeunit  en  passant  au  grand  for- 
mat. Alexandre  Dumas  et  Eugène  Sue  possédaient  dès  lors,  au  plus 
haut  point,  l'art  de  finir  un  chapitre  sur  une  péripétie  intéressante, 
qui  devait  tenir  sans  cesse  le  lecteur  en  haleine,  dans  l'attente  de  la 
curiosité  ou  de  l'inquiétude.  Tel  n'était  pas  le  talent  de  Balzac,  tel 
est  encore  moins  le  mien. 

Quoi  qu'il  en  soit,  George  Sand  parvint  tant  bien  que  mal  à 
livrer  à  Véron  à  temps  le  manuscrit  de  Jeanne  (1),  mais  lorsque 
l'auteur  du  Juif  errant  interrompit  momentanément  ses  feuil- 
letons, après  la  première  série  d'aventures  de  son  héros,  et  que 
Veron  se  mit  à  presser  George  Sand  pour  la  remise  du  manus- 
crit d'un  autre  roman,  alors  Mme  Sand  s'effraya,  puis  cria  misé- 
ricorde et  enfin  refusa  de  remplir  son  contrat,  offrant  à  Véron 
de  lui  rendre  les  dix  mille  francs  avancés  par  lui.  Cela  arriva  non 
seulement  à  cause  de  l'impossibilité  de  livrer  sa  copie  à  temps, 
mais  pour  des  raisons  bien  plus  intimes  et  profondes.  Et  ce  nou- 
veau roman,  intitulé  d'abord  Au  jour  d'aujourd'hui,  échappa 
aux  mains  de  l'entreprenant  rédacteur  du  Constitutionnel. 

p  Monsieur,  écrit-elle  à  Véron  (2),  vous  me  chagrinez  extrêmement 
en  me  demandant  un  roman  un  mois  plus  tôt  que  ne  comportent  nos 
engagements  réciproques.  Il  y  a  un  grand  inconvénient  pour  ma  santé 
et  un  grand  danger  pour  le  mérite  du  livre  à  travailler  ainsi  à  la  hâte, 
sans  avoir  eu  le  temps  de  mûrir  son  sujet  et  de  faire  les  recherches 
nécessaires,  car  il  n'est  si  petit  sujet  qui  n'exige  beaucoup  de  lecture 
et  de  réflexions.  Je  trouve  que  vous  me  traitez  un  peu  trop  comme  un 
bouche-trou;  mon  amour-propre  n'en  souffre  pas  et  j'ai  trop  d'estime 
et  d'amitié  pour  Eugène  Sue  pour  être  jalouse  de  toutes  vos  préfé- 
rences (3).  Mais  si  vous  lui  donnez  le  temps  nécessaire  pour  développer 


(1)  Le  dernier  chapitre  de  Jeanne  parut  clans  le  Constitutionnel  du  2  juin 
1844. 

(2)  Cette  lettre  est  placée  par  Véron  en  quatrième,  mais,  d'après  son  con- 
tenu elle  est  indubitablement  la  première  de  la  série. 

(3)  Le  vicomte  de  Spoelberch  a  publié,  dans  le  numéro  de  février  1903 
de  Y  Art,  une  lettre  de  George  Sand  à  Eugène  Sue,  écrite  en  1842  ou  au  com- 
mencement de  1843  ;  on  voit  qu'à  cette  époque  les  deux  écrivains  ne  se  con- 


GEORGE   s.\ NI)  647 

Bes  beaux  et  grands  ouvrages,  il  me  faul  aussi  le  temps  de  "ruer  mes 
petites  études  el  je  ne  peux  pas  m'engager  à  me  trouver  prête,  quand 
les  coupures  du  Juif  errant  l'exigeront,  non  plus  qu'à  avoir  terminé, 
quand  le  ./ut/  errant  sera  prêl  à  Be  remettre  ru  route  autour  du  monde. 
Tout  iv  ((iic  je  puis  vous  promettre,  c'esl  de  taire  toul  mon  possible, 
parce  que  j'ai  le  désir  Bincère  de  vous  obliger.  Je  passe  bous  Bilence  la 
oontrariété  de  me  remettre  au  travail,  quand  je  comptais  encore  sur 
un  mois  de  repos  bien  nécessaire.  J'y  ai  déjà  renoncé,  je  travaille  déjà 
depuis  que  j'ai  reçu  votre  lettre,  mais  pourrai-je  vous  envoyer  dans 

six   semaines    un   ouvrage  dont    je  sois   satisfaite   et    dont    vous   soyez 

vous-même  content?  .le  ne  pense  pas  que  l'intérêt  de  votre  journal  soit 
de  me  presser  ainsi.  Je  suis  donc  un  peu  en  colère  contre  vous  et.  pour- 
tant, je  ne  refuse  pas  de  l'aire  ce  qui  me  sera  humainement  possible. 

Mille  compliments  empressés,  accompagnés  de  quelques  reproches. 

George  Saxd. 

Yéron,  toujours  pour  allécher  le  public,  annonça  d'avance  un 
«  roman  nouveau  de  George  Sand  à  paraître  prochainement  », 
et  la  pria  de  lui  en  donner  le  titre,  comme  on  peut  le  voir  par 
cette  seconde  lettre  de  Mme  Sand,  imprimée  dans  les  Mémoires 
d'un  bourgeois  de  Paris,  sous  le  numéro  1. 

6  juillet. 

Ma  lettre  d'hier  ou  d'avant-hier,  car  je  ne  sais  pas  si  celle-ci  pourra 
partir  aujourd'hui,  vous  a  déjà  dit  que  je  ne  voulais  plus  vous  en  vou 
loir.  N'en  parlons  plus,  je  travaille.  S'il  n'y  avait  pas  nécessité  urgente 
à  annoncer  mon  titre,  je  vous  demanderais  en  grâce  de  me  laisser 
encore  quelques  jours  pour  en  trouver  un  qui  me  plaise  davantage. 
Ne  suffit-il  pas  pour  le  présent  d'annoncer  un  nouveau  roman  de  moi? 
Quand  je  serai  un  peu  plus  avancée  dans  mon  sujet,  je  serai  plus 
sûre  de  ce  malheureux  titre.  Considérez  que  vous  m'avez  éveillée  dans 
mon  rêve  au  moment  où  je  croyais  avoir  encore  au  moins  une  quin- 
zaine pour  le  mûrir  en  sommeillant... 

La  suite  de  cette  lettre  traite  de  l'édition  de  Jeanne  ainsi  que  de 
l'édition  du  roman  suivant,  tous  les  deux  cédés  à  l'éditeur  La 

naissaient  pas  encore  personnellement.  La  lettre  est  très  intéressante,  car 
elle  contient  la  «  profession  de  foi  d'écrivain  »>  de  George  Sand. 
(  1)  Ces  points  sont  imprimés  tels  que  dans  le  livre  de  Véron. 


648 


GEORGE    SAND 


Chapelle,  mort  subitement  et  avec  lequel  Véron  avait  préala- 
blement passé  un  traité  ;  à  présent  George  Sand  était  obligée 
de  rendre  à  Véron  la  somme  avancée  par  lui,  si  ses  nouveaux 
éditeurs  ne  consentaient  pas  à  endosser  le  traité  de  La  Chapelle 
avec  Buloz.  A  la  fin  de  la  lettre  George  Sand  revient  encore 
à  son  travail  forcé  : 

...  J'ai  barbouillé  du  papier  toute  la  nuit.  Je  vous  tromperais  si  je 
vous  disais  que  je  suis  bien  contente.  Mais  dans  deux  ou  trois  jours 
j'espère  être  au  courant  et  vous  donner  de  meilleures  nouvelles  de  mon 
cerveau... 


Monsieur, 

Je  commence  à  être  récompensée  de  mon  effort  de  courage  par  un 
peu  de  plaisir  et  mon  roman  m'amuse.  Reste  à  savoir  s'il  amusera  les 
lecteurs  ;  mais  il  ne  sera  pas  plus  mauvais  que  les  autres,  ce  n"est  pas 
beaucoup  dire  encore.  Enfin  je  fais  de  mon  mieux  et  je  travaille  avec 
entrain.  J'espère  vous  envoyer  le  tout  complet  le  15  août,  ainsi  que  vous 
le  désirez. 

S'il  en  est  temps  encore,  voici  mon  titre  :  Au  jour  d'aujourd'hui. 
Ce  titre  est  le  refrain  significatif  d'un  de  mes  personnages.  Voyez  s'il 
ne  vous  paraît  pas  trop  trivial.  Moi,  il  ne  me  semble  pas  mauvais  et  il 
me  semble  original  à  force  d'être  commun.  Cependant,  si  vous  me 
donnez  le  temps,  je  ne  suis  pas  entêtée  et  je  le  changerai,  s'il  ne  vous 
plaît  pas.  Mais  j'ai  quatre  personnages  en  première  ligne  :  c'est  une 
partie  carrée  d'amoureux  très  honnêtes  (1)  et  je  ne  peux  prendre  cette 
fois  un  nom  propre  pour  titre. 

Mille  compliments. 

George  S.\xn. 

Le  Juif  errant  m'amuse  toujours.  Mais  il  y  a  un  peu  trop  de  bêtes  ; 
j'espère  que  nous  sortirons  de  cette  ménagerie.  Le  personnage  mysté- 
rieux est  très  bien  annoncé. 


Monsieur, 

Vous  pouvez  dormir  tranquille.  Le  roman  avance.  Tl  est  à  la  moitié, 
au  moins.  Je  suis  toujours  très  en  train  ;  je  travaille  toutes  les  nuits 

(1)  Il  y  a  en  effet  dans  le  Meunier  d'Angibault  un  quadrille  d'amoureux  : 
le  meunier  avec  Rose  Bricolin  et  Marcelle  de  Blanchemont  avec  Henri  Lemor. 


GEORGE  SAND 

Bans  interruption  el  je  me  porte  très  bien,  grâce  aux  promenades 
de  la  journée.  Je  Berai    mis  doute  fatiguée  après,  mai  al.  Ce 

qne  je  vous  ai  promis,  je  le  tiendrai.  Le  roman    era  beaucoup  plus 
long  que  nos  conventions  ne  le  portent,  mail  c'esl  encore  égal.  .1  e 
père  que  mon  bon  vouloir  compensera  à  vus  yeux  l'imperfection  du 
travail.  J'y  fais  de  mon  mieux  pourtant;  mais  oe  n'esl  pas  dire  que 
mon  mieux  Boil  bien. 

Je  ne  Bais  trop  oommenl  couper  mes  séries,  ne  sachanl  pas  ce  que 
vous  oe  savez  peut-être  pas  encore  vous-même,  c'est-à-dire  l'urgence 
de  donner  unis,  quatre  ou  cinq  feuilletons  par  Bemaine.  Vous  pour- 
riez peut-être  ra'indiquer,  du  moins,  à  cel  égard,  un  minimum  ou  un 
maximum.  J'aimerais  mieux  ue  vous  envoyer  le  roman  que  complet 
Sans  cela  ,  je  me  répéterai,  grâce  à  ma  belle  mémoire.  Si  le  Juif  errant 
dur»'  un  peu  plus  que  vous  ue  le  prévoyez,  j'en  serai  fort  aise  el  j'es- 
père que  vous  me  donnerez  quelques  jours  de  plus  que  le  15  août 
J'aurai  certainement  fini,  mais  je  voudrais  avoir  quatre  ou  cinq  jouis 
pour  revoir  el  corriger,  supprimer  des  longueurs  donl  on  ue  s'aperçoil 
pas  en  écrivant  si  vite,  enfin  tout  ce  que  vous  savez  être  bien  nécessaire. 

Je  ne  sais  que  l'aire  pour  ce  double,  que  vous  dés'rez  que  je  garde, 
du  manuscrit  Je  suis  incapable  de  recopier  une  page.  Je  la  changerais  : 
ce  serait  un  nouveau  roman,  peut-être  moins  mauvais,  mais  le  temps 
manque.  Je  n'ai  personne  auprès  de  moi  qui  ait  le  temps  de  faire  cette 
copie  et  l'industrie  de  l'écrivain  public  est  très  ignorée  dans  la  Vallée 
Noir;1.  Je  ne  pense  pas  qu'il  y  ait  de  danger  à  mettre  le  manuscrit  à  la 
poste  ou  à  la  diligence.  J'ai  envoyé  ainsi  et  même  de  bien  plus  loin  la 
plupart  de  mes  romans  :  jamais  il  ne  s'en  est  égaré  un  chapitre. 

Je  ne  retournerai  à  Paris  que  cet  hiver  et  le  plus  tard  possible,  je 
vous  le  confesse.  J'ai  la  passion  de  la  campagne.  Pour  mes  affaires, 
M.  Leroux  aura  la  bonté  de  s'en  charger.  Il  vous  verra  et  ne  fera  rien 
sans  vous  consulter. 

Je  me  rappelle  bien  qu'en  effet  je  vous  dois  deux  mille  cinq  cents 
francs.  Est-ce  que  je  vous  aurais  écrit  deux  mille?  C'est  une  distraction. 

Bonsoir,  monsieur,  je  vous  prie  de  ne  pas  être  inquiet.  Je  ne  perds 
pas  de  vue  un  instant  l'affaire  qui  nous  occupe  ;  et  si  vous  aviez  le 
malheur  de  faire  des  romans,  vous  sauriez  bien  qu'on  ne  peut  guère 
s'en  distraire  quand  on  a  disposé  ces  petits  mondes  dans  sa  pauvre 
cervelle. 

Mille  compliments  empressés. 

George  Saxd. 


Cette  lettre  porte  au  bas,  dans  le  livre  de  Véron,  la  date  du 
«  21  août  1844  »,  c'est  une  erreur  ou  de  la  part  de  George  Sand, 


650  GEORGE    SAND 

ou  de  Véron,  car  il  appert  de  la  lettre  même  qu'elle  fut 
écrite  avant  le  15  août  et  non  après  ;  cela  doit  être  probablement 
le  21  juillet. 

Ces  quatre  lettres  nous  renseignent  sur  la  manière  de  travailler 
de  George  Sand  :  elle  n'a  aucun  plan  fixé  d'avance;  elle  ignore 
même  le  titre  de  son  roman  ;  elle  n'a  qu'une  idée  vague  ou 
plutôt  une  rêverie  conçue  en  sommeillant  ;  elle  voudrait  la  faire 
mûrir  à  son  aise,  mais  le  temps  presse  ;  elle  se  met  au  travail 
presqu  i  à  contre-cœur,  mais  le  sujet  se  développe  à  son  insu,  il 
commence  à  «  l'amuser  »  et  elle  mène  le  roman  à  bout,  aussi 
facilement  et  spontanément  que  si  ce  n'était  pas  elle  qui  tra- 
vaillait à  son  œuvre,  comme  si  elle  ne  faisait  que  transcrire  un 
roman  tout  prêt  que  quelqu'un  lui  aurait  dicté. 

C'est  ce  que  Zola  disait  de  George  Sand  : 

Quand  elle  commençait  un  roman,  elle  partait  d'une  idée  générale 
assez  obscure,  confiante  en  son  imagination.  Les  personnages  se 
créaient  sous  sa  plume,  les  événements  se  déroulaient  ;  elle  allait  ainsi, 
tranquillement,  jusqu'au  bout  de  sa  pensée.  Il  n'y  a  peut-être  pas  en 
littérature  un  second  exemple  d'un  travail  aussi  sain,  aussi  exempt 
de  fièvre.  On  aurait  dit  une  source  d'eau  qui  coulait  toujours  avec 
un  égal  murmure.  La  main  gardait  un  mouvement  rythmé,  l'écriture 
était  grosse,  calme,  d'une  régularité  parfaite,  le  manuscrit  souvent 
ne  portait  pas  la  trace  de  la  moindre  rature.  Il  semblait  que  quelqu'un 
dictait  et  que  George  Sand  écrivait. 

Malgré  tous  les  efforts  laborieux  de  l'auteur,  le  roman  à' Au 
jour  d'aujourd'hui  ne  parut  pas  chez  Véron  :  il  semble  qu'outre 
l'incapacité  de  Mme  Sand  de  travailler  à  terme  fixe,  ce  furent 
les  tendances  socialistes  du  roman  qui  en  furent  cause.  On  peut 
du  moins  le  conclure  d'une  série  de  lettres  de  de  Latouche,  et 
entre  autres  de  la  lettre  non  datée  que  voici.  Elle  renferme, 
de  plus,  quelques  observations  critiques  dont  tint  compte  George 
Sand  lors  des  éditions  ultérieures  de  son  roman  : 

Mercredi. 

Vous  avez  raison  de  croire,  amie,  que  je  ne  donnerais  à  personne, 
à  vous  moins  qu'à  tout  autre,  un  conseil  que  je  ne  suivrais  pas  pour 


GEORG  E   SAM) 

moi  même,  Mai  oe  n'eût  point  été  manquer  i  l'honneur  «jut-  de  cou 
Bentir  à  faire  un  roman  comme  vous  en  avez  fait  quelqui 
De  peintres  d'histoire  onl  esquissé  des  tableaux  de  genre,  ans  pré- 
judice de  leur  dignité  d'artistes  ;  B'abstenir  n'est  point  forfaire.  Jamais 
il  ne  vous  a  été  proposé,  que  je  sache,  d'écrire  contre  vitre  conscience  ; 
et  vous  permettrez  bien  à  vos  amis  de  voir  avec  quelque  regret  B'éva- 
Qouir  une  occasion  d'acquérir  un  peu  plus  de  ce  bien-être  et  de  cette 

liberté  qui  pouvait  vous  venir  en  jouant.  Ne  pas  écrire  dan-  une  autre 
feuille  (pie  celle  de  M.  Véruii  me  paraissait,  à  moi,  une  condition  plus 
onéreuse  (pie  d'ajourner  le  développement  de  nos  idées  sociales  dans 

un  cadre  plus  propre  (pic  le  Constitutionnel.  Vous  dites  (pie  Jeanne 
était  plus  avancée  que  Marcelle;  souffrez  que  je  ne  sois  paa  de  votre 

avis.  Les  vieux  de  pauvreté  laits  par  la  bergère  sur  les  recomman- 
dations de  sa  mère  pouvaient  passer  pour  une  superstition  qui  ne  blés 
sait  personne  :  permis  à  chacun  de  gouverner  comme  il  l'entend  sa 
destinée  toute  privée  :  mais  quand  vous  dites  aux  propriétaires  que 
leur  fortune  «  est  un  vol  »,  vous  inquiétez  bien  autrement  les  odieux 
bourgeois  que  représente  M  Véron.  Maintenant,  si  votre  parti  est 
irrévocable,  si  vous  avez  brûlé  vos  vaisseaux,  comme  la  clame  de  Blan- 
chemoni  (  1  },nous  vous  suivrons  dans  la  contrée  sauvage,  non  seulement 
pour  vous  bâtir  des  tentes  et  les  abriter  de  feuillages,  mais  pour  harceler 
l'ennemi.  Votre  cause  est  superbe  contre  l'égoïsme  des  conservateurs 
fossiles,  et  vous  couvrirez  Véron  de  trente  pieds  cubes  de  honte  et  de 
couardise.  Quelle  recrudescence  de  gloire,  quelle  noble  auréole  vous  don- 
nera votre  procès  (2),  la  publication  delà  lettre  déjà  écrite  à  l'autocrate  ! 
Vous  allez  mettre  à  nu  la  turpitude  de  la  classe  moyenne,  —  encore 
une  chose  qui  me  faisait  hésiter  à  vous  voir  suivre  une  voie  où  votre 
intérêt  personnel,  votre  réputation  peut  gagner  encore,  c'est  le  secret 
où  j'étais  de  l'usage  que  vous  vouliez  faire  du  produit  de  votre  travail. 
Deux  observations  (à  bâtons  rompus)  sur  mes  souvenirs  d'Au  jour 
d'aujourd'hui  :  ce  ne  sont  point  des  critiques  de  docteur...  mais  des 
impressions  de  grand  enfant  qui  se  laisse  aller  à  un  récit  comme  s'il 
ne  s'en  était  jamais  fait  à  lui-même.  Le  meunier  qui  est  destiné  à  être 
votre  héros,  l'amoureux  du  drame,  le  noble  cœur,  entre  en  scène  d'une 
manière  un  peu  grotesque.  Il  me  semble  que  lorsqu'il  descend  de 
Y  abat-foin,  il  a  les  jambes  bien  longues,  il  est  bien  osseux,  un  peu  dégin- 
gandé, ceci  me  le  gâte.  Otez  une  ligne  et  demie,  deux  épithètes,  non  pas 

(1)  L'héroïne  du  Meunier  d'Angilault,  la  riche  et  noble  Marcelle  de  Blan- 
chemont,  se  dépouille  de  sa  fortune,  afin  d'être  l'égale  de  son  amoureux 
Henri  Lémor. 

(2)  On  pouvait  effectivement  s'attendre  à  un  procès  avec  Véron  en  l'au- 
tomne de  1844.  Nous  y  avons  déjà  fait  allusion  dans  le  chapitre  v,  2e  note,  à 
la  p.  404. 


652  GEORGE    SAND 

alochon  (1)  :  ceci  est  d'une  gaminerie  charmante  et  revient  toujours 
à  propos.  J'aime  Edouard  !  Je  ne  voudrais  pas  non  plus  que  l'amoureux 
de  l'aristocratique  Marcelle  fût  tombé  dans  une  marre  {sic)  poursuivi 
par  la  folle,  avant  d'aller  au  rendez-vous  parfumé  du  bois.  Je  ne  veux 
pas  le  voir  boueux,  assis  sur  le  serpolet  au  clair  de  la  lune  :  c'est  bien 
assez  qu'il  soit,  si  vous  voulez,  déchiré  par  les  épines  et  un  peu  ensan- 
glanté. J'attends  dimanche  prochain  un  article  de  vous,  arrivé  trop 
tard  au  dernier  numéro  de  VEclairmr.  Je  vous  sais  bien  bon  gré  de 
m' avoir  servi  de  commentateur  auprès  de  M.  Chopin.  Du  reste  il  n'y 
aura  point  d'équivoque  dans  le  mince  volume  qui  s'imprime  ici  sous 
le  titre  des  Agrestes.  Le  nom  du  Polonais  est  en  toutes  lettres  dans  une 
note  au  bas  de  la  page.  Personne  ne  m'a  initié  au  charme  de  la  musique 
autant  que  ce  grand  élégiaque  (2)  ! 

Que  vous  m'avez  fait  de  bien  en  m'écrivant  que  Véron  pouvait 
chauffer  les  pieds  de  ses  abonnés  et  la  tête  de  Sue,  mais  que  pour  vous, 
il  ne  vous  chauffera  rien  du  tout  !  C'est  la  première  lois  que  j'ai  ri  de  bon 
cœur  depuis  ma  catastrophe  (3).  Le  rire  est  bon,  allez,  et  l'amitié  aussi. 
et  l'enthousiasme  que  donne  un  beau  livre  à  lire.  Je  vous  dois  tous 
ces  trésors. 

Latouche. 

...  J'ai  -lu  les  réclamations  de  Biaise  Bonnin,  aussi  amusant  que 
VHomme  aux  quarante  écus,  et  qui  se  place  comme  écrivain  entre 
Rousseau  et  Rabelais. 

Dans  une  autre  lettre  (écrite  un  peu  précédemment,  mais 
aussi  un  mercredi,  le  2  octobre  1844),  de  Latouche  annonçait 
à  George  Sand  : 

Le  superbe  Véron...  vous  octroie  la  liberté  de  publier  votre  roman 
ailleurs  que  chez  lui,  à  condition  que,  dorénavant,  vous  serez  sage  et 

(1)  Alochon,  mot  berrichon  signifiant  les  petits  morceaux  de  bois  qui  gar- 
nissent la  roue  du  moulin.  Le  petit  Edouard  de  Blanchemont,  grandi  à  Paris, 
trouve  ce  mot  tellement  plaisant,  lors  de  sa  première  rencontre  avec  le  meu- 
nier Grand-Louis,  que,  dès  ce  moment,  il  ne  l'appelle  plus  qu' Alochon. 

(2)  Dans  le  volume  des  Agrestes  se  trouve  effectivement  une  pièce  de  vers 
dédiée  à  Chopin,  où  l'on  peut  lire  entre  autres  la  ligne  que  voici  : 

Ce  pâle  polonais  a_ui  tient  le  ciel  ouvert. 

«  L'équivoque  »  que  Chopin  voulait  voir  éviter  à  l'auteur  et  que  George  Sand 
avait  dû  commenter  auprès  du  pianiste  était  la  possibilité  d'être  confondu 
avec  le  poète  Chopin,  dont  nous  avons  parlé  à  propos  de  Magu  (V.  plus  haut, 
p.  314-315),  qui  venait  justement  d'imprimer  dans  la  Revue  indépendante  une 
pièce  de  vers  dédiée  à  ce  Chopin-poète. 

(3)  La  femme  de  de  Latouche  mourut  en  janvier  1845. 


IRGE    SAM) 

lui  Boumettrez  un  Bcénario  de  oe  que  vous  voudrez  faire.  L'imperti- 
nence in'si  plus  offensante,  elle  esl  risible,  Avec  cette  dictature  à 
la  place  d'un  contract  (sic),  cette  partie  qui  devienl  juge,  juge  arbitral, 
juge  ''il  dernier  ressort,  l'ordre  règne  au  Constitutionnel!  D'ailleurs, 
-un  comité  ne  veul  pas  !  ((  >ù  esl  le  comité  dans  votre  acte?)  El  le  gé- 
rant refuse  de  signer.  L'homme  «le  paille  prend  la  parole.  Ces!  lui 
qui   force  l'innocent   autocrate 

Merruau  ne  mène-t-il  pas  Véron?  Tous  les  nommes  d  argent  onl  fait 
de  ces  avanies  aux  hommes  d'esprit,  qui  manquaient  de  cœur.  Buloz 
à  Balzac,  Bertin  à  Soulié,  eie.  .Mais  ici,  nous  avons  affaire  à  George, 
nous  verrons  bien  !... 

Donc  l'affaire  avec  Véron  se  termina  par  un  échec.  On  entama 
des  pourparlers  avec  d'autres  éditeurs  de  journaux.  On  faillit 
s'entendre  avec  le  directeur  du  Courrier  français,  Anténor  Joly, 
niais  il  ne  publia  pas  ce  roman  :  plus  tard  George  Sand  lui  donna 
sa  Lucreeia  Floriani.  Quant  à. iu  jour  d'aujourd'hui,  il  parut  sous 
son  titre  actuel  de  Meunier  d' Angibavlt  (l),  dans  la  Réforme  que 
Louis  Blanc  venait  de  fonder.  Oeorge  Sand  oublia  complètement 
ce  titre  Au  jour  d'aujourd'hui,  si  bien  qu'en  1863  M.  Jules  Cla- 
retie voulant  faire  paraître  les  Victimes  de  Paris  (2)  et  intituler 
l'un  de  ses  récits  «  Au  jour  d'aujourd'hui  »  et  se  souvenant  que 
«  jadis  le  Constitutionnel  avait  annoncé  un  roman  de  George 
Sand  de  ce  nom,  roman  qui  n'avait  pas  paru  »  (3),  s'adressa  à 
Mme  Sand  pour  lui  demander  s'il  pouvait  profiter  de  ce  titre  qui 
lui  plaisait,  Mme  Sand  lui  répondit  : 

Monsieur, 

Je  crois  me  rappeler  qu'en  effet  ira  de  mes  romans,  je  ne  sais  plus 
lequel,  a  été  annoncé  sous  ce  titre  :  mais  le  titre  n'ayant  pas  été  main- 
tenu, je  crois  que  cela  est  fort  oublié  aujourd'hui.  Vous  êtes  donc  par- 

(1)  Le  bibliophile  Isaac  (notre  inoubliable  ami  de  Spoelberch)  s'abuse 
donc  en  disant  dans  son  Essai  bibliographique  sur  les  œuvres  de  George  Sand 
(Bruxelles,  1868)  que  ce  roman  «  devait  s'intituler  d'abord  le  Prolétaire  ».  Il 
y  avait  bien  changement  de  nom,  mais  pas  de  celui-ci. 

(2)  Les  Victimes  de  Paris,  par  Jules  Claretie.  Paris,  Dentu,  1864. 

(3)  M.  Claretie,  en  se  fiant  à  l'assertion  de  Véron  que  les  quatre  lettres 
de  George  Sand  publiées  dans  les  Mémoires  d'un  bourgeois  de  Paris  avaient 
trait  à  Jeanne,  crut  que  c'était  Jeanne  qui  s'intitulait  d'abord  Au  jour  d'au- 
jourd'hui,  tandis  que.  comme  nous  l'avons  prouvé,  elle  s'intitulait  Claudie. 


654  GEORGE    SAND 

faitemenl  libre  de  le  prendre,  et  quand  même  j'y  tiendrais,  je  vous  le 
céderais  avec  plaisir. 
Agréez,  etc. 

G.  Sand. 
Nohant,  30  janvier  1863. 

Le  Meunier  d'Angibault  commença  à  paraître  le  21  janvier 
1845,  et  le  pauvre  misanthrope  de  Latouche  qui  venait  de  perdre 
sa  femme  et  s'était  cloîtré,  seul  avec  son  grand  chagrin,  dans 
son  solitaire  logis,  écrit  à  George  Sand  que  «  sans  se  raser,  sans 
quitter  ses  pantoufles,  ne  descendant  pas  son  escalier  depuis 
trois  semaines  »,  il  a  quand  même  «  le  Meunier  pour  compa- 
gnon ». 

...  Il  est  la  première  visite  que  je  reçois  chaque  matin,  et  je  suis 
d'assez  mauvaise  humeur,  quand  sa  place  est  prise  par  les  théâtres 
et  les  revues  scientifiques.  Ce  cher  Grand-Louis,  je  l'aime  comme  un 
compatriote  et  un  bon  enfant  !  Je  lui  passe  de  tout  mon  cœur  la  licence 
prosaïque  de  mettre  la  Vallée  Noire  à  la  place  de  la  Forêt  Noire,  mais 
je  voudrais  que  l'auteur  se  montrât  un  peu  plus  averti  de  la  liberté 
grande  et  dît  dans  la  phrase  qui  suit  la  chanson  :  «  Mais  Grand-Louis, 
qui  se  moquait  de  la  prosodie  comme  des  voleurs  et  des  revenants,  etc.  » 
Ayez  dans  l'édition  in-8°  cette  condescendance  pour  les  rimeurs. 
Adrien/ne  m'est  venue  sur  papier  à  sucre  ;  de  Potter  n'est  plus  que 
l'avant-dernier  des  éditeurs  !  Je  n'ai  pas  osé  vous  envoyer  ce  volume 
de  pacotille.  Cependant,  depuis  que  Mme  Duvernet  l'a  reçu  et  paraît 
heureuse  de  quelques  lignes  de  dédicace  où  votre  nom  est  placé,  je  veux 
prendre  à  deux  mains  mon  courage  et  demander  un  exemplaire  à 
M.  Boulé.  Du  reste,  le  volume,  serin  par  la  couverture,  et  bis  à  lin  té- 
rieur,  comme  le  pain  de  marsèche,  n'est  pas  encore  en  circulation  (1). 
Ecrivez-moi  que  vous  et  vos  trois  enfants  (2)  allez  bien... 

George  Sand  se  fit  un  plaisir  de  suivre  exactement  toutes  les 
indications  de  son  vieux  mentor,  et  dans  toutes  les  éditions 
ultérieures  du  Meunier,  Grand- Louis,  «  lorsqu'il  descend  de 
l' abat-foin  »,  n'est  plus  ni  dégingandé,  ni  osseux,  mais  bien  un 

(1)  La  dédicace  d'Adrienne,  roman  de  de  Latouche,  paru  en  février  1845. 
est  ainsi  libellée  :  A  ma  cousine  Ursule,  et  on  y  trouve  effectivement  quelques 
lignes  enthousiastes  sur  George  Sand,  dont  le  talent,  selon  l'auteur,  «  se 
tiendra  debout  bien  plus  longtemps  que  tous  les  monuments  du  Berry   . 

(2)  Maurice,  Solange  et  Chopin. 


GEORGE  sa \i)  '..s 5 

bel  hercule  rustique;  Lemor,  poursuivi  par  la  folle  Louise,  ne 
tombe  plus  dans  l<'  fossé,  il  lui  sullii  de  o  déchirer  ses  vêtements 
aux  épines  el  d'être  un  peu  ensanglanté  ■  en  arrivant  an  rendez- 
vous;  alochon  esl  bien  maintenu  partoul  el  enfin  Lorsque  Grand- 
Louis  chante  «  un  couplet  de  vieil  opéra-comique  que  Rose  lui 

avait  appris  dans  son  eiil'auce  »  : 

Notre  meunier  chargé  d'argent 

Revenait  au  village. 
Quand  fcoul  à  coup  v'ià  qu'il  entend 

Un  grand  bruit  dans  le  feuillage. 
Notre  meunier  est  homme  de  cœur, 
On  dit  pourtant  qu'il  eut  grand'peur... 
Or,  écoutez,  mes  chers  amis, 

Si  vous  voulez  m'en  croire, 
N'allez  pas,  n'allez  pas  dans  la  Vallée  Noire. 

l'auteur  s\nnr.ess3  d'aj  ut er  : 

Je  crois  que  la  chanson  dit  :  da»$  la  Forêt  Noire;  mais  Grand-Louis 
qui  se  moquait  de  la  césure  comme  des  voleurs  et  des  revenants,  s'amusait 
à  adapter  les  paroles  à  sa  situation...,  etc. 

Bref,  l'auteur  du  Meunier  se  plia  à  toutes  les  exigences  de 
son  ami,  critique  méticuleux  et  attentif,  tandis  qu'il  n'avait  pas 
écouté  les  observations  relatives  à  Jeanne,  bien  qu'elles  fussent 
très  justes  et  souvent  fines  (1),  de  sorte  que  toutes  les  bévues  et 
erreurs  commises  par  l'auteur,  selon  de  Latouche,  lors  de  l'im- 
pression de  Jeanne  dans  le  Constitutionnel,  réapparurent  dans 
les  éditions  suivantes. 

(1)  C'est  ainsi,  par  exemple,  qu'il  lui  écrivait  en  mai  1844  :  «  ...  Voulez- 
vous  en  croire  une  impression,  non  de  docteur,  mais  de  vieux  enfant  qui  vous 
écoute  avec  ivresse?  Supprimez  la  comparaison  et  le  nom  de  Cauova  de 
votre  tableau  de  Jeanne,  à  genoux  devant  le  cadavre  de  sa  mère.  Nous  sommes 
mieux  que  dans  un  atelier  romain  ;  nous  sommes  en  un  de  ces  intérieurs  qui 
ont  fait  la  gloire  de  l'école  flamande.  Voyez  ce  que  vous  êtes  ici  !  Point  de 
distraction,  point  de  papillotage  ailleurs.  Qu'avez-vous  affaire  à  l'art,  vous 
êtes  la  nature...  » 

Il  signalait  encore  que  l'appellation  la  Charmoise,  «  rappelant  trop  le 
théâtre  et  le  dix-huitième  siècle  »,  était  à  éviter  comme  vulgaire  et  déplai- 
sante. George  Sand  crut  remédier  à  l'affaire  en  appelant  parfois  la 
sous-préfète  «  la  grosse  Charmoise  »,  mais  dans  vingt  autres  endroits  elle 
la  nomme  quand  même  «  la  Charmoise  »,  et  le  lecteur  est  de  l'avis  de 
■de  Latouche. 


656  GEORGE    SAND 

.Mais  qu'était-ce  donc  qui  inquiétait  «  les  odieux  bourgeois  », 
dont  Véron  était  le  représentant,  au  dire  de  ce  même  de  Latouche, 
et  qui  avait  effrayé  «  l'autocrate  du  Constitutionnel  »,  au  point 
de  lui  faire  refuser  de  publier  le  roman  dans  son  journal?  Le 
fait  est  que  sa  donnée  générale,  peut  effectivement  paraître  une 
négation  absolue  de  la  propriété.  «  Tout  le  mal  vient  de  la 
richesse  »,  semble  dire  Fauteur  {de  la  richesse  mal  employée,  mal 
comprise  et  mal  adorée,  dirons-nous).  Voici  comment  cette  thèse 
est  développée. 

Au  temps  de  la  grande  Révolution,  la  richesse  du  vieux  pay- 
san avare  Bricolin,  auquel  le  seigneur  de  Blanchemont,  son 
maître,  avait  confié  en  son  absence  la  garde  de  son  argent, 
éveilla  la  cupidité  des  paysans  environnants  ;  un  beau  jour  une 
bande  d'hommes  masqués  envahit  sa  demeure,  le  soumit  à  la 
torture  et,  sans  pouvoir  lui  extorquer  son  secret,  le  laissa  à 
demi  mort  de  peur  et  de  douleur  ;  il  devint  fou,  tomba  en  en- 
fance et  finit  sa  misérable  existence  dans  la  demeure  de  son  fils, 
un  tire-sou  de  la  nouvelle  trempe,  ne  voulant  pas  seulement  amasser 
un  magot,  mais  faire  des  affaires,  parce  qu'au  jour  d'aujourd'hui 
il  est  permis  à  chacun  de  s'enrichir.  La  richesse  fait  la  malé- 
diction de  toute  sa  famille  ;  ayant  défendu  à  sa  fille  aînée, 
Louise,  d'épouser  celui  qu'elle  aimait,  Bricolin  fils  la  rendit 
folle  aussi  ;  depuis  une  dizaine  d'années,  déguenillée,  effrayante, 
objet  d'horreur  pour  ceux  qui  la  rencontrent,  elle  rôde  nuit  et 
jour  et,  comme  ce  misérable  fou,  entrevu  jadis  par  Aurore  Dupin 
dans  son  enfance,  elle  cherche  partout  la  tendresse  (1). 

Accusant  vaguement  la  richesse  d'être  la  cause  de  son 
malheur,  elle  finit  par  mettre  le  feu  au  château  de  Blanche- 
mont  acquis  frauduleusement  par  Bricolin.  Celui-ci  —  type  de 
paysan  parvenu  moderne  —  prétend  qu'au  jour  d'aujourd'hui, 
tous  les  châteaux  des  nobles  passent  dans  les  mains  des  rotu- 
riers :  il  veut  faire  comme  les  autres  !  L'infortune  de  sa  fille 
aînée  ne  le  rend  ni  moins  âpre  au  gain,  ni  moins  orgueilleux, 
et  il  prépare  le  même  sort  à  sa  fille  cadette,  la  jolie   Rose. 

(1)  Ce  pauvre  fou,  dont  George  Sand  a  tracé  la  touchante  figure  dans  le 
tome  II  (p.  376-378]  de  V Histoire  de  ma  vie,  s'appelait  M.  Demai. 


GEORGE   SAND  657 

Celle-ci  aime  en  seoret  le  pauvre  meunier  Grand- Louis  ;  son 
prie  ne  vrni  pas  qu'elle  l'épouse  et  lui  cherche  un  riche  parti.  Le 
malheur  plane  déjà  sur  la  tête  de  Rose,  elle  esl  menacée  d'une 
grave  maladie  nerveuse.  Ce  sonl  les  maudits  Bacs  à  or,  la  pro- 
priété rurale  qui  causenl  1  on t  ce  mal  !  Cette  même  richesse  mau- 
dite sépare  la  jeune  \  euve  Marcelle  de  Blanchemonl  de  son  amou- 
reux, Henri  Lemor,  qui  la  fuit,  quitte  Paris  e1  vient  se  réfugier 
cliez  le  meunier  d'Angibaull  dont  il  devienl  garçon  de  moulin  : 
il  saii  que  les  préjugés  de  caste  s'élèvent  contre  son  amour. 
Il  y   a   encore   un   être  dont    l'argent  l'ait  le  malheur.  Le 

fameux   trésor  que   les  «   chauffeurs   »   avaient    jadis   vainement 

cherché  chez  Bricolin  père,  et  à  cause  duquel  ils  L'avaient  si 

horriblement  torturé,  a  été  trouvé  dès  lors  par  l'un  des  com- 
pilées, le  vieux  Cadoche  ;  mais  les  pièees  de  monnaie,  étant 
toutes  marquées  d'une  barre  et  d'une  croix,  n'ont  pu  être  mises 
en  circulation.  Cadoche  dut  quitter  son  village  et  de  pauvre 
paysan  devint  un  vagabond  ;  il  garde  le  trésor  volé  sous  terre, 
dans  une  cabane,  il  sort  parfois  les  belles  pièces  d'or,  il  les 
admire  comme  un  avare,  et  doit  vivre  comme  le  dernier  des 
mendiants.  Peu  à  peu  il  devient  voleur,  il  dérobe  des  chevaux 
mal  gardés,  et  tombe  dans  la  dernière  abjection.  Mais  sa  cons- 
cience ne  le  laisse  pas  en  repos.  L'image  du  malheureux  Bri- 
colin torturé  par  les  «  chauffeurs  »  le  hante,  il  parle  toujours 
du  trésor;  on  prend  cela  pour  une  hâblerie  d'ivrogne,  mais  quand 
vient  son  heure  suprême,  Cadoche  révèle  la  vérité.  Le  t  ésor 
appartient  par  moitié  à  l'héritière  de  Blanchemont,  la  com- 
tesse Marcelle,  et  au  vieux  Bricolin.  Au  moment  où  meurt 
Cadoche,  Louise  met  le  feu  à  l'acquisition  nouvelle  de  son 
père  et  périt  dans  les  flammes.  C'est  ainsi  que  le  crime  est 
puni  :  Némésis  a  sévi  dans  la  personne  de  la  misérable  Brico- 
line  contre  la  cupidité  de  tous  les  Bricolin.  Finalement  tout 
s'arrange  pour  le  mieux.  Cadoche,  pour  récompenser  le  meunier 
de  ses  bontés,  l'institue  son  héritier,  mais  le  meunier  d'Angi- 
bault  refuse  cet  héritage  et  remet  à  Marcelle  les  cinquante 
mille  francs.  Quoique  la  dame  de  Blanchemont  ait  écrit  à 
Lemor  :  Quel  bonheur,  Henri,  je  suis  ruinée,  elle  accepte.  Elle 
m.  42 


658  GEORGE    SAND 

achètera  un  arpent  de  terre  de  son  ex-propriété  et  s'y  installera 
en  simple  villageoise,  sous  un  toit  de  chaume,  avec  son  petit 
Edouard,  dont  elle  fera,  avec  l'aide  de  Lemor,  «  un  honnête 
travailleur  et  un  homme  nouveau...  ».  La  vieille  Bricoline 
donne  les  cinquante  mille  francs  qui  constituent  sa  part  en  dot 
à  Rose,  mais  elle  veut  que  les  Bricolin  la  marient  au  meunier. 
Quant  à  ce  dernier,  il  accepte  les  trois  mille  francs  ramassés 
par  le  vieux  Cadoche  durant  sa  vie  de  mendiant  ;  il  les  donne 
à  trois  pauvres  familles,  pour  acquérir  une  demeure  et  un 
morceau  de  terre,  et  il  s'entend  avec  elles  pour  travailler  en- 
semble et  partager  les  profits  (  !  !). 

On  comprend  que  les  lecteurs  bourgeois  du  journal  de  Véron 
et  «  l'autocrate  »  lui-même  n'aient  pas  trouvé  à  leur  goût  cette 
histo're-là!  Elle  devait,  par  contre,  plaire  à  Louis  Blanc  et  à  ses 
collaborateurs  de  la  Réforme.  D'autant  que  le  roman  est  admira- 
blement bien  écrit,  surtout  les  pages  poétiques  consacrées  aux 
rendez-vous  et  aux  promenades  de  Lemor  et  de  Marcelle  avec 
le  petit  Edouard  au  milieu  des  bois  et  des  prés  entourant  ce 
moulin  sur  la  Vauvre,  les  chapitres  peignant  ave  un  réalisme 
vigoureux  maître  Bricolin  avec  son  dicton  perpétuel  de  au  jour 
d'aujourd'hui  :  homme  pratique,  sournois,  enflé  comme  un  vrai 
sac  à  or,  rusé,  mais  assez  borné  et  aimant  la  boisson,  ou  encore 
les  pages  esquissant  les  trois  générations  féminines  des  Bri- 
colin. 

L'été  pluvieux  de  1845,  avec  ses  digues  et  ses  chaussées 
détruites,  ses  inondations,  ses  rivières  débordées,  les  vignes, 
les  potagers  et  les  parterres  dévastés,  envahis  par  le  sable  et 
le  limon  ;  les  visites  que  Mme  Sand  avec  sa  fille  faisaient  aux 
typhiques,  dans  les  cabanes,  et  l'aide  qu'elles  leur  apportaient  ; 
les  excursions  aux  bords  de  la  Creuse,  à  Fresselines,  à  Gargi- 
lesse,  à  l'abbaye  de  Fontgombault,  aux  pittoresques  ruines 
de  la  forteresse  de  Crozan  ;  les  parties  et  les  déjeuners 
sur  l'herbe  ;  les  rencontres  fortuites  avec  quelque  paysanne 
originale,  dans  le  genre  de  la  vieille  Jenny,  gardeuse  des 
ruines  de  Châteaubrun,  ou  avec  quelque  vagabond,  comme 
Jean  Jappeloup  ;  un  bon  et  brave  hobereau,  très  honnête  d'opi- 


GEORGE   SAN!) 

nions,  mais  misérable  h  B'éteignant  toul  doucement  en  cho- 
pinanl  chaque  soir  en  compagnie  de  quelque  ami  campagnard 
on  de  quelque  clerc  de  passage;  sa  femme,  douce,  molle,  trem- 
blante devanl  son  mari,  entourée  d'aisance,  mais  ne  se  permet- 
tant pas  le  luxe  d'avoir  mie  opinion  à  elle,  (mis  deux  rivant 
à,  Montgivray  et  que  Le  lecteur  reconnaît  à  l'instant  (dans  Le 
roman,  celte  dame  n'est  |>oiiriant  point  l;i  Femme  du  gentil- 
homme, !\l.  Antoine  de  l 'liàteaiilniin,  mais  bien  celle  du  bour- 
geois, M.  Victor  Cardonnet),  et  enfin  le  petit  jokev  rustique 
Sylvain  CharaSBOn  (|iii  Eut  |>lns  tard  le  cocher  de  .Mme  Sand 
jusqu'à  sa  mort  (1)--  voilà  les  éléments  fraîchement  notés  sur 
nature  en  l'été  de  1 845,  qui  formèrent  le  fond,  la  mise  en  scène 
et  les  personnages  secondaires  du  Péché  de  M.  Antoine,  roman 
paiu  en  l'automne  de  cette  année  dans  VEpoque. 

Et  comme  cela  arrive  presque  toujours,  tous  ces  détails  locaux, 
empruntés  à  la  réalité,  et  ces  personnages  bien  vivants  sont  ce 
qu'il  y  a  de  plus  intéressant  pour  nous.  Quant  aux  personnages 
principaux,  ils  sont  assez  pâles  ;  ce  sont  :  le  jeune  rêveur  «  sur 
des  thèmes  socialistes  »,  Emile  Cardonnet  ;  la  fille  de  M.  Antoine 
de  Châteaubrun,  Gilberte  aux  cheveux  d'or,  et  le  grand  sei- 
gneur communiste,  le  marquis  de  Boisguibault.  Celui-ci  joue 
dans  ce  roman  le  rôle  de  Providence  bienfaisante,  parce  qu'en 
léguant  ses  quatre  millions  et  demi  à  Emile  et  à  Gilberte  (qui 
se  trouve  être  le  «  péché  »  de  M.  Antoine  et  de  la  marquise  de 
Boisguibault)  il  donne  la  pâture  aux  loups  et  sauve  les  brebis. 
C'est-à-dire  qu'Emile  peut  épouser  Gilberte  sans  devenir  infi- 
dèle à  ses  rêves  socialistes.  H  fondera  avec  l'argent  du  marquis 
une  grandiose  commune  rurale,  où  il  n'y  aura  ni  misère  ni 
ignorance,  «  où  ce  travail  forcé  à  perpétuité  qu'est  le  labeur  de 
l'agriculteur  isolé  »  n'existera  plus,  au  contraire  l'agriculture  y 
fleurira,  parce  que  «  les  instruments  du  travail  seront  à  tous  » 
et  «  le  capital  ne  sera  plus  l'oppresseur  du  travail,  mais  son 
aide  »,  où,  enfin,  après  les  travaux  fatigants,  chaque  membre 

(1)  Nous  avons  eu  le  plaisir  de  faire  la  connaissance  de  ce  personnage  — 
presque  un  nonagénaire  —  lors  des  fêtes  du  centenaire  de  George  Sand  à 
Ponant,  en  1904.  Il  est  mort  en  1907. 


66o  GEORGE    SAND 

de  la  communauté  trouvera  sous  la  main  un  lieu  de  repos  et 
de  distraction,  —  le  luxueux  parc  préalablement  planté  par  le 
marquis  prévoyant  ;  ce  parc  ne  sera  donc  plus  l'amusement  et 
le  luxe  d'un  seul  gentilhomme  propriétaire,  mais  bien  un  lieu  de 
délices  et  de  repos  commun  (1).  Et  le  loup,  c'est-à-dire  M.  Car- 
donnet  père,  voyant  que  son  fils  n'épouse  point  une  pauvre 
demoiselle,  fille  illégitime  d'un  gentillâtre  ayant  renié  tous  les 
privilèges  et  tous  les  apanages  de  sa  caste,  mais  bien  la  riche 
héritière  d'un  seigneur  titré,  consent  à  ce  mariage.  Au  fond, 
tout  le  roman  se  réduit  à  cette  lutte  entre  le  père  pratique, 
voulant  que  son  héritier  augmente  son  capital,  et  le  fils  idéa- 
liste, ne  rêvant  qu'égalité  sociale  et  blonde  Gilberte.  Grâce  à 
ces  rêves  d'une  part,  il  conquiert  l'amitié  du  marquis  excen- 
trique, et,  de  l'autre,  il  contribue  involontairement  à  la  récon- 
ciliation du  vieil  original  avec  le  comte  de  Châteaubrun  qui  lui 
avait  ravi  sa  femme,  ainsi  qu'avec  sa  fille  Gilberte,  et  enfin 
avec  l'ami  de  M.  Antoine,  le  braconnier,  vagabond  et  char- 
pentier Jean  Jappeloup.  Le  marquis  avait  jadis  subitement 
privé  ce  dernier  de  son  amitié  et  de  sa  clientèle,  le  croyant, 
complice  de  l'intrigue  amoureuse  qui  brisa  sa  vie. 

La  fable  du  roman  est  donc  passablement  naïve  et  se  res- 
sent du  bon  vieux  temps,  où  les  auteurs  aimaient  tant  à  tou- 
cher les  lecteurs  sensibles,  en  leur  C3ntant  les  amours  de  deux 
jeunes  gens  opprimés  par  de  méchants  tuteurs,  ou  les  souf- 
frances de  quelque  jeune  fille  noble  et  pauvre,  retrouvant  enfin 
ses  vrais    parents  ou   un    oncle  bienfaisant,    qui  l'adopte   au 


(1)  De  Latouche  écrivait  à  l'auteur,  à  propos  de  la  fin  de  ce  roman  :  «  Je 
vous  dois  donc  de  dire  que  la  fin  de  ce  roman  me  semble  un  peu  précipitée, 
que  la  mère  d'Emile  disparaît  d'une  manière  un  peu  trop  absolue,  qu'il 
manque  dans  le  passage  de  l'amitié  conservée  par  le  comte  pour  le  marquis 
un  petit  lampion  qui  l'éclairé,  qu'on  voudrait  savoir  quel  genre  d'usine  met 
en  mouvement  la  Gargilesse  et  qu'enfin  le  communisme  non  défini  de  M.  de 
Boiguilbaut  laisse  bien  froids  les  lecteurs  qui  ne  sont  pas  d'avance  initiés 
dans  le  but  du  progrès  social.  Votre  mission  eût  été  là  de  faire  com- 
prendre, de  vulgariser  par  l'éloquence  les  futurs  résultats  de  la  doctrine. 
Le  mot  communisme  n'a  encore  aucun  sens  pour  la  moitié  des  bourgeois 
qui  sont  de  bonne  foi.  Expliquez-leur  donc  ce  que  vous  voulez.  Concluez, 
comme  vous  disait  autrefois  un  homme  que  vous  estimiez  sous  le  nom 
d'Everard...  » 


GEORGE   sa \D  661 

dernier  chapitre.  Mais,  chose  étrange,  lorsqu'on  lit  ce  roman, 
il  s'exhale  de  ses  pages  an  Bouffie  d'actualité,  comme  i 
vous  lisiez,  un  journal  d'hier  ou  du  moins  un  journal  que 
nous  autres  Russes  nous  lisions  avant  les  bouleversements 
de  L906.  Nous  trouvons  en  comparanl  les  types  el  les  doctrines 
de  ce  roman   aux    types  el   aux   idées   répandus  chez  nous 

vers    l'.'Ol    une   ressemblance    frappante    outre  les   phénomènes 

historiques  français  e1  russes,  aux  époques  qui  précédèrent  et 
accompagnèrent  les  catastrophes  politico-sociales,  telles  que  la 
révolution  de  L848  en  France  et  celle  do  1005  en  Russie.  Ces 
traits  de  ressemblance,  et  ces  échos  des  évolutions  sociales  et 
politiques  t'ont  que  s'il  fut  un  temps  où  ce  roman  de  George 
Sand  sembla  à  la  plupart  de  ses  lecteurs  bourgeois,  français 
ou  étrangers,  «  utopiste  »,  il  nous  semble  plus  intéressant  aujour- 
d'hui que  force  romans  naturalistes,  acclamés  il  y  a  vingt  ou 
trente  ans  !  Car  malgré  toutes  ses  «  fadaises  »  dans  le  goût 
de  1840,  malgré  d'interminables  discours  de  ses  héros  (simple- 
ment insipides  pour  un  lecteur  contemporain),  nous  sentons 
là  le  souffle  de  la  réalité  la  plus  vivace  à  travers  une  forme 
littéraire  vieillie.  La  forme  passe,  les  idées  restent,  et,  de  plus, 
les  idées  qui  sont  le  reflet  de  grands  faits  sociaux  ont  le  don 
de  renaître! 

George  Sand  travaillait  avec  une  rapidité  incroyable.  A  peine 
un  roman  terminé  elle  en  commençait  un  autre.  Certains  ont 
prétendu  que  lorsqu'elle  avait  fini  les  dernières  pages  d'un  ro- 
man et  que  l'heure  de  se  coucher,  c'est-à-dire  quatre  heures  du 
matin,  n'avait  pas  encore  sonné,  elle  prenait  une  nouvelle  feuille 
de  papier,  écrivait  en  haut  le  titre  de  son  nouveau  roman,  et 
se  mettait  tranquillement  à  l'écrire.  Nous  ne  savons  pas  si 
tel  fut  le  cas  avec  Jeanne  et  le  Meunier  cTAngibault,  mais 
il  est  certain  qu'elle  écrivit  trois  romans  en  1814  :  Jeanne 
au  printemps  ;  Je  Meunier  en  été,  et  Ja  Mare  au  Diable  en 
automne. 

Les  démarches  à  propos  de  la  publication  en  volumes  du  Meu- 
nier retardèrent  la  publication  de  la  Mare  au  Diable,  et  sa  pré- 
face parut  séparément  dans  la  Revue  sociale  de  Pierre  Leroux, 


662  GEORGE    SAND 

en  décembre  1845,  comme  nous  l'avons  dit.  Quant  au  roman 
même,  il  parut  dans  Y  Epoque  de  1846. 

...  «  Quand  j'ai  commencé  par  la  Mare  au  Diable,  une  série 
de  romans  champêtres,  que  je  me  proposais  de  réunir  sous  le 
titre  de  Veillées  du  chanweur,  je  n'ai  eu  aucun  système,  aucune 
prétention  révolutionnaire  en  littérature  »,  dit  George  Sand,  et 
dans  cette  préface,  comme  dans  celle  de  François  le  Champi, 
elle  nous  révèle,  avec  la  plus  grande  simplicité  et  une  entière 
franchise,  les  éléments  qui  servirent  à  former  ce  petit  chef- 
d'œuvre  :  elle  était  mécontente  de  Jeanne  :  en  transportant  cette 
paysanne  vivant  d'une  vie  presque  élémentaire,  incapable  de 
réflexion,  capable  seulement  de  sentir,  dans  un  milieu  de  gens 
cultivés,  en  lui  faisant  prendre  part  aux  péripéties  de  leurs 
sentiments  et  de  leurs  conflits,  elle  l'avait  privée  de  son  plus 
grand  charme,  de  sa  parfaite  simplicité.  Rollinat,  l'ami  de 
George  Sand,  était  aussi  mécontent  de  Jeanne,  elle  lui  parais- 
sait trop  idéalisée  et  ressemblant  à  Velléda  la  druidesse  ou  à 
Jeanne  d'Arc.  Puis,  George  Sand  jeta  les  yeux  par  pur  hasard 
sur  une  gravure  d'une  ancienne  édition  des  Simulachres  de  la 
Mort,  de  Holbein,  représentant  la  Mort  qui  court,  le  fouet  à  la 
main,  derrière  l'attelage  d'un  vieux  laboureur,  et  la  légende  au- 
dessous,  disait  en  vieux  français  : 

A  la  sueur  de  ton  visaige 
Tu  gagneras  ta  pauvre  vie. 
Après  long  travail  et  usaige 
Voicy  la  Mort  qui  te  convie. 

Le  même  jour,  en  se  promenant  dans  les  champs,  George 
Sand  vit  un  tableau  de  labourage,  non  plus  fantastique,  mais 
réel  :  un  vieux  paysan  qui  travaillait  avec  une  paire  de  beaux 
animaux  énormes  et  dociles,  habitués  l'un  à  l'autre,  comme 
des  jumeaux,  et  tirant  patiemment,  opiniâtrement,  lentement 
et  mesurément  la  charrue  de  la  terre  grasse  et  brune  ;  son  fils, 
marchant  derrière  un  attelage  de  quatre  bœufs;  à  l'autre 
bout  du  champ,  «  Germain,  le  fin  laboureur  »,  accomplissant 
avec  une  suprême  beauté  primitive  le  plus  grand  et  le  plus 
saint    de   tous    les    labeurs    humains;    son    petit    garçonnet 


GEORGE   SA  NI)  663 

excitant    les  bêtes,  conscient   de  l'importance  de  ce  travail,   et 
enfin  ses  huit  bêtes,  jeunes    encore,  impatientes,  lâchées   contre 

chaque  empêchement..  El  ce  l'ut  assez! 

|)u  désir  de  peindre  la  beauté  de  cette  vie  simple  et  les  senti- 
ments d^  simples  hommes  de  campagne,  tels  qu'ils  sont  ;  de  lu 

pitié  ardente  pour  ceux  qui  travaillent,  éveiller  par  ses  réllexions 
sur  la  gravure  de  Holbein,  pitié  pour  tous  ces  laboureurs  inconnus 
qui  nous  nourrissent,  qui  ne  connaissent  durant   toute  leur  vie 
que  «  travail  et   usaige  0  et   n'en  sont   libérés  que  par  la  Mort, 
enfin  dv>  impr  ssions  d'une  douce  sriréc  dans  les  champs  et  de 
la  ligure  de  ce  «  fin  laboureur  »,  faisant  silencieusement  l'œuvre 
de  la  vie,  naquit  ce  charmant  petit  conte,  —  la  Mare  au  Diable. 
Ce  n'est  pas  en  vain  que  son  prologue  est  considéré  comme 
uw   perle   dans  la   couronne  de   George    Sand.   Les    adeptes 
les    plus    acharnés    du    naturalisme    admirèrent    ce    morceau 
d'une  admiration  sans  bornes;  Pierre  Leroux  et  de  Latouche 
furent  tous  les  deux  enchantés  et  par  la  pureté  de  la  forme, 
et  par  la  profondeur  des  pensées.  Quant  à  nous,  nous  croyons 
que  c'est  un  des  joyaux  de  la  littérature   universelle.    Si   les 
réflexions  attristées  sur  le  sort  de  ceux  qui  peinent,  éveillées 
par  le  quatrain  en  vieux  français,  ont  arrêté  l'attention  des 
contemporains   de   George   Sand,    elles   doivent   nous   frapper 
bien  plus  encore,  parce  qu'on  peut  y  voir  comme  le  prototype 
des   «  quatre    attelages   »    de   Tolstoï.   George  Sand  dit   que 
l'existence  humaine  idéale  serait  celle  où  l'homme  exercerait 
tour  à  tour  et  journellement,  la  force  de  ses  bras,   sa  force 
physique,  en  travaillant  à  la  sueur  de  son  visage  ;  en  dévelop- 
pant ses  dons  spirituels,  la  force  de  son  intelligence,  en  acqué- 
rant des  connaissances  et  la  possibilité  de  réfléchir  sur  ce  qui 
l'entoure  et  sur  la  beauté  de  la  nature,  enfin  en  ne  permettant 
pas   à    son    cœur    de   s'étioler.    De   là,    le    travail   physique, 
intellectuel  et  la  fréquentation  de  ses  semblables,  comme  con- 
ditions indispensables  de  bonheur  et  d'une  existence  vraiment 
humaine . 

A  la  vue  du  jeune  laboureur  et  de  son  enfant,  l'auteur  s'était 
demandé  «  pourquoi  son  histoire  ne  serait  pas  écrite,  quoique 


664  GEORGE    SAND 

ce  fût  une  histoire  aussi  simple,  aussi  droite  et  aussi  peu  ornée 
que  le  sillon  qu'il  traçait  avec  sa  charrue  ». 

L'année  prochaine,  ee  sillon  sera  comblé  et  couvert  par  un  sillon 
nouveau.  Ainsi  s'imprime  e1  disparaît  La  trace  de  la  pluparl  des  hommes 
dans  les  champs  de  L'humanité,  l'n  peu  de  terre  L'efface,  et  Les  sillons 
que  nous  avons  creusés  se  succèdent  les  uns  aux  autres  comme  les 
tombes  dans  le  cimetière.  Le  sillon  du  laboureur  ne  vaut-il  pas  celui 
de  l'oiaif,  qui  a  pourtant  un  nom,  un  nom  qui  restera,  si,  par  une  sin- 
gularité ou  une  absurdité  quelconques, il  l'ait  un  peu  de  bruit  dans  le 
monde?... 

Eh  bien,  arrachons,  s'il  se  peut,  au  néant  de  l'oubli,  le  sillon  de 
Germain,  le  fin  laboureur.  Il  n'eu  saura  rien  et  ne  s'en  inquiétera  guère; 
mais  j'aurai  eu  quelque  plaisir  à  le  tenter.... 

Et  George  Sand  nous  raconte  cette  histoire  qu'elle  prétend  lui 
avoir  été  contée  par  Germain  lui-même.  Nous  ne  la  redisons  pas  î 
elle  est  trop  connue. 

Comme  épilogue,  l'auteur  a  ajouté  à  ce  roman  une  étude 
mi-ethnographique,  mi-romanesque,  sous  le  titre  de  :  les  Noces  de 
campagne.  Il  y  décrit  non  seulement  le  mariage  de  Marie  et  de 
Germain,  mais  toutes  les  coutumes  matrimoniales  du  Berry, 
présentant  (ainsi  que  tous  les  vieux  usages  de  tous  les  pays 
d'Europe,  et  surtout  de  coins  aussi  oubliés  qu'était  le  Berry 
vers  1830-1840)  un  mélange  extraordinaire  de  cérémonies 
de  l'antique  paganisme  et  des  rites  chrétiens.  En  Berry  ce 
mélange  était  encore  compliqué,  parce  que  les  différentes 
nations  ayant  autrefois  peuplé  le  centre  de  la  France,  les  Celtes. 
les  Gaulois,  les  Romains,  y  avaient  tous  laissé  leurs  us  et  cou- 
tumes. Ces  us  et  coutumes  se  fondirent  avec  les  rites  nuptiaux 
archaïques,  communs  à  toute  l'Europe  et  témoignant  clai- 
rement qu'ils  remontent  à  l'époque  où  les  anciens  d'une 
tribu  exigeaient  le  payement  d'une  amende  pour  le  rapt  d'une 
fiancée.  (Les  réminiscences  de  ces  rites  peuvent  être  décou- 
verts non  seulement  dans  les  noces  de  campagne,  mais  jusque 
dans  les  cérémonies  nuptiales  du  monde  le  plus  snob!)  George 
Sand  note  bien  finement  tous  ces  rites,  toutes  ces  coutumes. 
chansons,  mots  d'usage  et  dictons,  qu'on  pratique,  chante  et 


GE0RG1     SAND 

M- lit  durant  les  trois  journées  de  réjouissances  obligatoires,  pré- 
cédant h  suivant  le  mariage  ô  L'église.  (Une  coutume  rappelle 
de  point  en  poinl  les  intermèdes  des  saturnales  romaines  e1  les 
personnages  mêmes  portenl  les  noms  de  payen  et  de  payetvne.) 

Tous  ceux  qui  s" in t (''tcsscn t  ;mx  études  d'ethnographie  com- 
parée, au  folklore  el  à  l'histoire  de  la  culture,  liront  et  relironl 
avec  le  plus  grand  intérêt  ces  pages  alertes  et  spirituelles.  Car 
celte  étude  (rumine  tout  ce  que  George  Sand  a  écrit  sur  la  vie 
du  peuple)  arrête  notre  attention  par  sa  compréhension  remar- 
quable et  son  entente  à  saisir  et  à  fixer  pour  les  générations  à 
venir  les  mœurs,  les  chansons,  les  coutumes,  tons  les  détails 
curieux  et  caractéristiques,  qui  se  perdent  chaque  jour. 

Les  deux  séries  d'esquisses  intitulées  Mœurs  et  coutumes  du 
Berry  et  Visions  de  la  nuit  dans  les  campagnes  (1)  offrent  le  même 
intérêt,  elles  font  revivre  les  légendes  et  les  histoires  des  bonnes 
vieilles  femmes,  les  superstitions  du  Berry  et  les  traditions  locales, 
contées  avec  la  candeur  ('es  narrateurs  rustiques.  Nous  y  trou- 
vons encore  des  pages  consacrées  à  la  comparaison  des  chan- 
sons bretonnes  et  berrichonnes,  qui  feraient  honneur  à  un 
ethnographe  de  profession,  soucieux  d'étudier  la  transmission 
des  légendes  et  des  chansons  d'une  peuplade  h  une  autre. 

George  Sand  se  rendait  compte  de  l'intérêt  qu'il  y  avait  à 
préserver  de  la  disparition  les  monuments  de  la  poésie  populaire, 
aussi  appelait-elle  dans  cette  étude  l'attention  des  lecteurs 
sur  l'ouvrage  de  M.  de  La  Villemarqué  consacré  à  la  poésie 
bretonne  et  intitulé  :  les  Barza  Breiz.  Et  ceci  à  une  époque  où 
l'intérêt  pour  les  études  et  les  recherches  des  œuvres  créées  par 
le  peuple  ou  sur  la  vie  du  peuple  s'éveillait  à  peine  (2)  ! 

Revenons  aux  pages  des  Noces  de  campagne.  H  en  est  une 
que  relira  chaque  amateur  d'ethnographie,  et  chaque  adniira- 

(1)  Ces  deux  séries  d'articles  parurent  d'abord  dans  V Illustration  de 
1851-52  comme  texte  aux  dessins  de  Maurice  Sand,  représentant  les  visions 
et  les  superstitions  du  Berry.  Plus  tard,  elles  furent  réimprimées  dans  les 
volumes  des  Œuvres  complètes.  (Les  légendes  rustiques,  La  dernière  Aldmi 
et  les  Promenades  autour  d'un  village.) 

(2)  En  1875,  Mme  Sand  fit  preuve  d'un  intérêt  toujours  vivaee  pour  ces 
questions  en  consacrant  un  article  (dans  le  Temps)  au  livre  de  M.  Ladsnel 
de  la  Salle  :  Croyances  et  Légendes  du  centre  de  la  France. 


666  GEORGE    SAN'D 

tour  du  beau  ;  et  non  seulement  il  la  lira,  mais  il  en  gardera 
pour  toujours  le  souvenir,  comme  de  l'une  des  plus  poétiques 
inspirations  de  George  Sand. 

En  commençant  la  Mare  au  Diable,  par  l'indication-  que  ce 
petit  roman  devait  faire  partie  de  la  série  des  Veillées  du  chan- 
vreur,  George  Sand  revient  dans  cet  épilogue  à  la  personne  de 
ce  narrateur  rustique  qui  joue,  —  avec  le  fossoyeur,  cet  esprit 
fort  du  village,  —  le  rôle  principal  dans  toutes  les  cérémonies 
matrimoniales  et  dans  toutes  les  réjouissances  champêtres.  Invo- 
lontairement, l'auteur  se  sent  transporté  au  temps  de  son  enfance, 
lorsque  la  petite  Aurore  Dupin  écoutait  durant  les  longues 
soirées  d'automne  les  récits  du  vieil  Etienne  Depardieu  (1).  Et 
voici  que  de  la  plume  de  George  Sand  s'échappe  l'adorable 
digression  que  voici  : 

...  C'est  particulièrement  la  nuit  que  tous,  fossoyeurs,  chanvreurs  et 
revenants,  exercent  leur  industrie.  C'est  aussi  la  nuit  que  lechanvreur 
raconte  ses  lamentables  légendes.  Qu'on  me  permette  une  digression. 

Quand  le  chanvre  est  arrivé  à  point,  c'est-à-dire  suffisamment 
trempé  dans  les  eaux  courantes  et  à  demi  séché  à  la  rive,  on  le  rapporte 
dans  la  cour  des  habitations  ;  on  le  place  debout  par  petites  gerbes  qui, 
avec  leurs  tiges  écartées  du  bas  et  leurs  têtes  liées  en  boule,  ressem- 
blent déjà  passablement  le  soir  à  une  longue  procession  de  petits 
fantômes  blancs,  plantés  sur  leurs  jambes  grêles  et  marchant  sans 
bruit  le  long  des  murs.  C'est  à  la  fin  de  septembre,  quand  les  nuits 
sont  encore  tièdes,  qu'à  la  pâle  clarté  de  la  lune  on  commence  à  broyer. 
Dans  la  journée,  le  chanvre  a  été  chauffé  au  four  ;  on  l'en  retire,  le 
soir,  pour  le  broyer  chaud.  On  se  sert  pour  cela  d'une  sorte  de  chevalet 
surmonté  d'un  levier  en  bois,  qui,  retombant  sur  des  rainures,  hache 
la  plante  sans  la  couper.  C'est  alors  qu'on  entend  la  nuit,  dans  les 
campagnes,  ce  bruit  sec  et  saccadé  de  trois  coups  frappés  rapidement. 
Puis  un  silence  se  fait;  c'est  le  mouvement  du  bras  qui  retire  la  poi- 
gnée de  chanvre  pour  la  broyer  sur  une  autre  partie  de  sa  longueur. 
Et  les  trois  coups  recommencent  ;  c'est  l'autre  bras  qui  agit  sur  le 
levier  ;  et  toujours  ainsi,  jusqu'à  ce  que  la  lune  soit  voilée  par  les  pre- 
mières lueurs  de  l'aube.  Comme  ce  travail  ne  dure  que  quelques  jours 
dans  l'année,  les  chiens  ne  s'y  habituent  pas  et  poussent  des  hurle- 
ments plaintifs  sur  tous  les  points  de  l'horizon. 


(1)  Voir  notre  premier  volume,  chap.  ni,  p.  137. 


GEORGE   S  AND  667 

c'est  le  temps  des  bruits  in  olitos  ci  iiiysiciiciix  dans  la  campagne. 
Les  grues  émigrantes  passent  dan   dea  régions  où,  en  plein  jour,  l'œil 

les  distingue  à   peine.    La   nuit,  un   le-  entend    - •  •  1 1 1 1  ■  1 1 1« •  11 1 ,  et   ces   voix 

rauquea  et  gémissantes,  perdue-  dans  let   un, cm-  ,  semblent  L'appel 

et    L'adieu    daines    tourmentées    (pli    s'elïoreenl    de    trouver    le   elieniill 

du  ciel,  ci  qu'une  invincible  fatalité  force  à  planer  non  loin  de  ta  terre, 
autour  de  la  demeure  dv^  hommes;  car  ces  oiseaux  voyageurs  ont 
d'étranges  incertitudes  et  de  mystérieuses  anxiétés  dans  Le  cours  de 
leur  traversée  aérienne.  Il  Leur  arrive  parfois  de  perdre  Le  vent,  Lorsque 

des  luises  capricieuses  se  combattent  OU  se  succèdent  dans  les  hautes 

régions.  Alors  on  voit,  Lorsque  ces  déroute--  arrivent  durant  le  jour, 
le  chef  de  Ole  flotter  à  L'aventure  dans  Les  airs,  puis  l'aire  volte-face, 
revenir  se  placer  à  la  queue  de  la,  phalange  triangulaire,  tandis  (prune 
savante  manœuvre  de  ses  compagnons  les  ramène  bientôt  an  bon  ordre 
derrière  lui.  Souvent,  après  de  vains  efforts,  le  guide  épuisé  renonce 
à  conduire  la  caravane  ;  un  autre  se  présente,  essaie  à  son  tour  et  cède 
la  place  à  un  troisième,  qui  retrouve  le  courant  et  engage  victorieuse- 
ment la  marche.  Mais  que  de  cris,  que  de  reproches,  que  de  remon- 
trances, que  de  malédictions  sauvages  ou  de  questions  inquiètes  sont 
échangés,  dans  une  langue  inconnue,  entre  ces  pèlerins  ailés  ! 

Dans  la  nuit  sonore,  on  entend  ces  clameurs  sinistres  tournoyer 
parfois  assez  longtemps  autour  des  maisons,  et  comme  on  ne  peut 
rien  voir,  on  ressent  malgré  soi  une  sorte  de  crainte  et  de  malaise 
sympathique  jusqu'à  ce  que  cette  nuée  sanglotante  se  soit  perdue 
dans  l'immensité. 

H  y  a  d'autres  bruits  encore  qui  sont  propres  à  ce  moment  de  l'année 
et  qui  se  passent  principalement  dans  les  vergers.  La  cueille  des  fruits 
n'est  pas  encore  faite,  et  mille  crépitations  inusitées  font  ressembler 
les  arbres  à  des  êtres  animés.  Une  branche  grince,  en  se  courbant, 
sous  un  poids  arrivé  tout  à  coup  à  son  dernier  degré  de  développement  ; 
ou  bien  une  pomme  se  détache  et  tombe  à  vos  pieds  avec  un  son  mat 
sur  la  terre  humide.  Alors  vous  entendez  fuir,  en  frôlant  les  branches 
et  les  herbes,  un  être  que  vous  ne  voyez  pas  :  c'est  le  chien  du  paysan, 
ce  rôdeur  curieux,  inquiet,  à  la  fois  insolent  et  poltron,  qui  se  glisse 
partout,  qui  ne  dort  jamais,  qui  cherche  toujours  on  ne  sait  quoi,  qui 
vous  épie,  caché  dans  les  broussailles,  et  prend  la  fuite  au  bruit  de  la 
pomme  tombée,  croyant  que  vous  lui  lancez  une  pierre. 

C'est  durant  ces  nuits-là,  nuits  voilées  et  grisâtres,  que  le  chanvreur 
raconte  ses  étranges  aventures  de  follets  et  de  lièvres  blancs,  d'âmes 
en  peine  et  de  sorciers  transformés  en  loups,  de  sabbat  au  carrefour 
et  de  chouettes  prophétesses  au  cimetière.  Je  me  souviens  d'avoir 
{tassé  ainsi  les  premières  heures  de  la  nuit  autour  des  Irayes  en  mouve- 
ment, dont  la  percussion  impitoyable,  interrompant  le  récit  du  chan- 


668  GEORGE   SAXD 

vreur  à  l'endroil  le  plus  terrible,  Qoua  faisait  passer  un  frisson  glacé 

dans  les  veines.  El  souvent  aussi  le  bonhomme  continuait  à  parler 
en  broyant;  et  il  y  avait  quatre  à  cinq  mots  perdus;  mots  effrayants, 
sans  doute,  que  nous  n'osions  pas  lui  faire  répéter,  et  dont  l'omis- 
sion ajoutait  un  mystère  plus  affreux  aux  mystères  déjà  si  sombres  de 
son  histoire.  C'est  en  vain  (pie  les  servantes  nous  avertissaient  qu'il 
était  bien  tard  pour  rester  dehors,  et  (pie  l'heure  de  dormir  était  depuis 
longtemps  sonnée  pour  nous  :  elles-mêmes  mouraient  d'envie  d'écouter 
encore  ;  et  avec  cpielle  terreur  ensuite  nous  traversions  le  hameau  pour 
rentrer  chez  nous!  Comme  le  porche  de  l'église  nous  paraissait  pro- 
fond, et  l'ombre  des  vieux  arbres  épaisse  et  noire  !  Quant  au  cimetière, 
on  ne  le  voyait  point  ;  on  fermait  les  yeux  en  le  côtoyant. 

Y  Nous  ne  pouvons  pas  nous  refuser  le  plaisir  de  citer  ici  encore 
une  lettre  de  de  Latouche,  se  rapportant  à  cette  digression  de 
l'auteur  de  la  Mare  au  Diable,  d'autant  plus  que  les  extraits 
de  ses  lettres  inclus  par  George  Sand  dans  son  article  sur  De 
Latouche,  présentent  un  tel  désordre  chronologique  qu'il  rend 
absolument  perplexe  non  seulement  celui  qui  aurait  pu  con- 
sulter les  autographes  des  lettres  de  de  Latouche,  mais  aussi 
chaque  lecteur  attentif.  Nous  avons  essayé  de  noter  en  marges  du 
volume  &  Autour  de  la  table  (1),  où  l'article  sur  de  Latouche 
est  réimprimé,  les  dates  des  lettres,  auxquelles  ses  extraits 
sont  empruntés,  mais  nous  avons  remarqué  bientôt  que  les 
millésimes  que  nous  mettions  en  regard  des  lignes  :  1847,  1844, 
1843,  1846,  1845  et  de  nouveau  1847,  1843,  etc.,  parsemaient 
tellement  les  pages  du  livre  qu'il  ne  restait  absolument  plus  de 
papier  blanc,  bien  que  nous  ne  fussions  pas  au  bout  de  nos  cor- 
rections. Nous  disons  cela  à  titre  de  renseignement.  Revenons  à 
la  lettre  de  de  Latouche.  Le  vieux  critique  qui,  malgré  toute  son 
admiration  pour  la  Mare  au  Diable,  avait  pourtant  fait  certaines 
observations  un  peu  tracassières  sur  quelques  détails  du  roman, 
baissa  pavillon  devant  cette  description  crime  soirée  d'automne, 
dans  les  Noces  de  campagne  et  écrivit  à  l'auteur  : 


(1)  George  Sand,  Œuvres  complètes  :  Autour  de  la  table  :  H.  Delatouche 
p.  245-253. 


GEORGE    SAM) 


6  avril  L84& 

Voua  êtof  digne  de  tous  vo  ucci  ,  J'offrirai  le  peu  de  jours  qui 
me  restent  à  languir  (si  cela  pouvait  tenter  le  diable)  pour  avoir  peint 
une  de  ces  mais  de  septembre  dans  un  i  •  i  <v  r,  quand  Le  chien  du  pu 
rôdeur  el  curieux,  insolenl  el  poltron,  prend  la  fuite  au  bruil  de  la 
pomme  tombée,  croyanl  que  vous  lui  lance/,  une  pierre  :  ou  bien  encore 
ces  évolutions  des  grues,  alors  que,  le  guide  épuisé  renonce  à  conduire 
el  qu'un  autre  retrouve  le  veni  el  commande  la  caravane.  J'ai  rêvé 
cette  nuit  que  j'étais  en  pleine  mut  :  j'entendais  au-dessus  du  navire 
planer,  sans  les  voir,  les  voyageurs;  j'écoutais  c«  âmes  en  peine  :  les 
grues  ont  l'ait  naufrage. 

Je  vous  aime  et    les   bouleaux  sont    verts,   voilà   les    nouvelle-   du 

village. 

H.    DE    LATOUCHE. 

La  même  note  qui  termine  L'épilogue  de  la  Mare  au  Diable, 
la  description,  ou  plutôt  l'impression  d'une  soirée  d'automne, 
résonne  aussi  à  la  première  page  de  François  leChampi: 

Nous  revenions  de  la  promenade,  11...  et  moi,  au  clair  de  la  lune, 
qui  argentail  faiblement  les  sentiers  dans  la  campagne  assombrie, 
("était  nue  soirée  d'automne,  tiède  et  doucement  voilée;  nous  remar- 
quions la  sonorité  de  l'air  dans  cette  saison  et  ce  je  ne  sais  quoi  de 
mystérieux  qui  règne  alors  dans  la  nature.  On  dirait  qu'à  l'approche 
du  lourd  sommeil  de  l'hiver,  chaque  être  et  chaque  chose  s'arrangent 
fuit i veinent  pour  jouir  d'un  reste  de  vie  et  d'animation  avant  l'en- 
irourdissement  fatal  de  la  gelée  :  et,  comme  s'ils  voulaient  tromper  la 
marche  du  temps,  comme  s"ils  craignaient  d'être  surpris  et  interrompus 
dans  les  derniers  ébats  de  leur  fête,  les  êtres  et  les  choses  de  la  nature 
procèdent  sans  bruit  et  sans  activité  apparente  à  leurs  ivresses  noc- 
turnes. Les  oiseaux  font  entendre  des  cris  étouffés  au  lieu  des  joyeuses- 
fanfares  de  l'été.  L'insecte  des  sillons  laisse  échapper  parfois  une  excla- 
mation indiscrète  :  mais  tout  aussitôt  il  s'interrompt  et  va  rapidement 
porter  son  chant  ou  sa  plainte  à  un  autre  point  de  rappel.  Les  plantes 
se  hâtent  d'exhaler  un  dernier  parfum,  d'autant  pins  suave  qu'il  est 
plus  subtil  et  comme  contenu.  Les  feuilles  jaunissantes  n'osent  frémir 
au  souffle  de  l'air,  et  les  troupeaux  paissent  en  silence  sans  cris  d'amour 
ou  de  combat. 

Xous-mêmes,  mon  ami  et  moi,  nous  marchions  avec  une  certaine 
précaution,  et  un  recueillement  instinctif  nous  rendait  muets  et  comme 
attentifs  à  la  beauté  adoucie  de  la  nature,  à  l'harmonie  enchanteresse 


670  GEORGE    SAND 

de  ses  derniers  accords,  qui  s'éteignaient  dans  un  pianissimo  insaisis- 
sable. L'automne  est  un  andante  mélancolique  et  gracieux  qui  pré- 
pare admirablement  le  solennel  adagio  de  l'hiver... 

Et  tout  comme  nous  avons  trouvé  dans  les  lettres  de  de  La- 
touche  une  mention  enthousiaste  sur  «  la  nuit  de  septembre  dans 
un  verger  »  d;  ns  les  Noces  de  campagne,  de  même  nous  trouvons 
dans  les  lettres  de  Tourguéniew  à  Mme  Viardot  des  lignes  en- 
thousiastes sur  cette  page  de  la  préface  de  François  le  Champi 
et  sur  le  roman  même.  Ces  lignes  nous  serviront  à  leur  tour  de 
préface  à  l'analyse  de  ce  second  chef-d'œuvre  des  romans 
champêtres  de  George  Sand. 

...  Votre  mari  vous  a  certainement  parlé  du  nouveau  roman  de 
Mme  Sand,  que  le  Journal  des  Déhais  publie  dans  son  feuilleton  : 
François  le  Champi.  C'est  fait  dans  la  meilleure  manière  :  simple, 
vrai,  poignant...  Il  y  a  entre  autres,  tout  au  commencement  de  la 
préface,  une  description  en  quelques  lignes  d'une  journée  d'automne... 
C'est  merveilleux.  Cette  femme  a  le  talent  de  rendre  les  impressions 
les  plus  subtiles,  les  plus  fugitives,  d'une  manière  ferme,  claire  et  com- 
préhensible ;  elle  sait  dessiner  jusqu'aux  parfums,  jusqu'aux  moindres 
bruits...  Je  m'exprime  mal,  mais  vous  me  comprenez.  La  description 
dont  je  vous  parle  m'a  fait  penser  au  chemin  bordé  de  peupliers  qui 
conduit  au  Jarriel  le  long  du  parc;  je  revois  les  feuilles  dorées  sur  le 
ciel  d'un  bleu  pâle,  les  fruits  rouges  de  l'églantier  dans  les  haies,  le 
troupeau  de  moutons,  le  berger  avec  ses  chiens  et  une  foule  d'autres 
choses  (1)  !... 

Voici  ce  qui  peut  s'appeler  la  «  force  contagieuse»  de  l'art! 
George  Sand  fit  vibrer  dans  l'âme  d'un  autre  artiste  une  corde 
analogue  et  sa  plume  traça  cette  charmante  petite  aquarelle, 
«  faite  d'après  un  tableau  de  George  Sand  ». 

La  même  lettre  de  Tourguéniew  nous  révèle  que  notre 
grand  compatriote,  tout  en  admirant  François  le  Champi,  écrit, 
selon  lui,  «  dans  la  meilleure  manière  »,  reprochait  toutefois  à 
l'auteur  l'emploi  des  mots  et  des  tours  de  phrases  paysans  : 

...  Elle  y  entremêle  peut-être  un  peu  trop  d'expressions  des  paysans  : 
ça  donne  de  temps  en  temps  un  air  affecté  à  son  récit.  L'art  n'est  pas 

(1)  Lettres  de  Tourguéniew  à  Mme  Viardot.  (Revue  hebdomadaire,  n°  44, 
1er  octobre  1898,  p.  37-39.) 


GEORGE   s.\ NI) 

<lu  daguerréotype,  el  an  au  i  grand  maître  que  lime  Sand  pourrait 
e  passer  de  ces  caprices  d'artiste  un  peu  blasé  1 1.  Mais  on  voil  clai- 
remenl  qu'elle  en  ;i  eu  jusque  par-de  ut  la  tête  de  socialistes,  des  com- 
munistes, ilf  Pierre  Leroux  el  autres  philosophe!  :  qu'elle  en  esl  excédée 
el  qu'elle  se  plonge  avec  délice  dan  la  fontaine  de  Jouvence  de  l'arl 
nali  el  terre  à  terre... 

Combien  Tourguéniew  était  encore  loin  de  nos  exigences  con- 
temporaines <|ni  réclamenl  L'absolue  individualité  du  langage  de 
chaque  personnage  h  l'absolue  conformité  de  ee  langage  avec 
sa  caste,  sa  profession,  son  train  de  vie,  son  éducation]  Re- 
remarquons encore  qu'autant  Tourguéniew  di1  vrai,  lorsqu'il 
constate  le  désir  de  George  Sand  de  faire  une  œuvre  OÙ  les 
hommes  ne  fassent  qu'un  avec  la  nature,  autant  il  est  curieux 
que  Tourguéniew  ait  signalé  chez  elle  la  fatigue,  le  désir  de 
revenir  à  la  jeunesse  de  l'art  et  à  la  terre  bien  avant  les  jour- 
nées de  juin  (la  lettre  est  du  17  janvier  1848).  D'ailleurs  Tour- 
guéniew ne  prévoyait  nullement  qu'à  peine  deux  mois  plus 
tard,  dans  sa  Lettre  aux  riches,  George  Sand  déclarerait,  urbi  et 
orbi,  être  justement  communiste  et  que  maintes  fois  encore,  dans 
toute  une  série  d'articles,  elle  se  déclarerait  l'adepte  de  cette 
doctrine. 

Revenons  encore  à  ce  prétendu  excès  d'expressions  berri- 
chonnes incriminé  par  Touguéniew.  Rollinat  avait  au  contraire 
reproché  à  George  Sand  d'avoir  fait  parler  Jeanne  «  comme  tout 
le  monde  »  ;  en  l'associant  à  la  vie  des  «  maîtres  »,  elle  l'avait 
forcée  à  s'exprimer  d'une  manière  inusitée,  et  encore  à  penser 
autrement  qu'elle  ne  le  pouvait  réellement.  Donc  Rollinat,  à 
rencontre  des  autres,  ne  trouvait  pas  le  langage  d1  Jeanne  assez 
typique,  et  l'auteur,  selon  lui,  avait  ainsi  péché  contre  la  vérité 
artistique.  Ce  même  ami  était  aussi  mécontent  de  la  Mare  au 
Diable;  d'après  lui  on  y  «  voyait  enecre  trop  l'auteur»,  ce  qui 
nuisait  à  l'homogénéité  de  l'œuvre. 

George  Sand  s'efforça  donc  d'écrire  son  Champi  de  manière 

(1)  Il  est  curieux  de  constater  que  Tourguéniew  désapprouve  la  langue 
<ïe  ce  roman  pour  les  mêmes  raisons  que  donnait  plus  tard  Gustave  Planche 
il  sa  désapprobation  du  style  de  Claudie.  (Voir  plus  loin,  p.  679.) 


672  GEORGE    SAND 

à  «  ne  laisser  voir  Tailleur  nulle  part  »,  ne  regrettant  que  de 
traduire  en  français  usité  certaines  locutions  et  certains  mots 
tout  berrichons.  Mais  elle  voulait  raconter  son  histoire  de  ma- 
nière à  être  également  comprise  par  un  Parisien  blasé  et  par 
un  Berrichon  parlant  encore  le  bon  vieux  français  de  Rabelais. 
Elle  voulait,  au  lieu  d'œuvres  quintessenciées,  à  la  portée  de  la 
minorité  des  lecteurs,  faire  une  œuvre  qui  aurait  pu  répondre 
au  nom  de  Vart  pour  tous,  pour  les  riches  et  les  pauvres,  pour 
l'élite  intellectuelle  et  les  illettrés.  Bref,  ayant  bien  avant 
Tolstoï  (1)  prêché  dans  le  prologue  de  la  Mare  au  Diable  la 
théorie  des  «  quatre  attelages  »,  George  Sand  exprime  dans 
la  préface  d  s  François  le  Champi  le  même  souhait  que  Tolstoï 
dans  son  étude  sûr  VArt. 

Selon  George  Sand,  les  vraies  œuvres  d'art  ou  de  littérature 
doivent  être  compréhensibles  et  plaire  à  tous  les  hommes.  Les 
romans  champêtres  de  George  Sand  sont  effectivement  à  la 
portée  d'un  immense  cercle  de  lecteurs.  Elle  a  donc  brillamment 
résolu  le  problème  qu'elle  s'était  proposé.  Un  intellectuel  com- 
prend ces  contes  villageois  aussi  bien  qu'un  homme  du  peuple, 
un  prolétaire  aussi  bien  qu'un  bourgeois  français,  un  Allemand 
ou  un  Italien.  Traduisez-les,  lisez-les  à  des  paysans  de  n'im- 
porte quel  pays,  ils  seront  à  leur  portée,  ils  exciteront  une  série 
de  pensées  et  de  sentiments  les  plus  élevés.  Nous  conseillons  à 
tous  ceux  qui  s'occupent  des  bibliothèques  et  des  conférences 
populaires  de  mettre  en  première  ligne  dans  leurs  catalogues  : 
la  Mare  au  Diable,  François  le  Champi  et  la  Petite  Fadette. 

M.  d'Haussonville  trouve  que  le  prétendu  chanvreur,  au  nom 
duquel  George  Sand  raconte  le  Champi,  la  Petite  Fadette  et  les 
Maîtres  sonneurs,  ressemble  peu  à  un  véritable  chanvreur.  Nous 
dirons  au  contraire  que  ce  bon  vieux  Depardieu  qui  nous  raconte 
si  adorablement  comment  le  pauvre  petit  Champi  fut  recueilli 
par  la  jeune  meunière  Mme  Blanchet,  comment  il  grandit  et 
devint   d'abord  son  meilleur  ami,  puis  la  sauva  de  la  ruine, 

(1)  Signalons  cependant  à  ceux  de  nos  confrères  fiançais  qui  aiment  à 
déclarer  que  tout  nous  vient  toujours  de  France,  que  Tolstoï  a  très  peu  lu 
George  Sand  et  ne  l'aimait  guère. 


GEORG  E   SAM)  673 

alors  que  son  mari  ayanl  dissipé  toute  sa  fortune,  la  pauvre 
meunière  étail  sur  le  poinl  de  tomber  .'1  la  merci  de  sa  rivale  el 
sa  créancière,  la  coquette  Sévère,  el  comment  il  ne  s'aperçut 
point,  au  milieu  de  toutes  ces  affaires  pratiques,  qu'il  aimait 
d'amour  sa    mère   adoptive  el  étail   aimé  d'elle,        se  cher 

vieux  routeur,  disons-nous,  est   bien  un  véritable  villageois,  très 

typique.  Il  est  même  tors  de  doute  que  c'est  un  véritable  pay- 
san  berrichon  par  sou  tour  d'esprit,  quoiqu'il  ne  parle  poinl 
patois  et  ne  nous  lance  pas  de  jurons  indécents  à  la  figure 
(ainsi  que  c'est  maintenant  reçu  en  littérature).  Car,  s'il  doit, 
comme  le  voulait  George  Sand,  être  compris  du  Parisien  civi- 
lisé, cela  ne  veut  pas  dire  (pie  ses  idées  ne  soient  pas  celles  d'un 
vrai  paysan.  M.  d'Haussonville  croit  que  ce  sont  les  idées  de 
George  Sand:  cela  n'est  pas  tout  à  fait  exact  :  nous  y  décou- 
vrons quelque  chose  de  très  local,  de  très  paysan  en  général,  et 
en  particulier  ce  sont  les  idées  d'un  philosophe  rustique,  un 
peu  bavard,  un  peu  libre  penseur. 

Nous  trouvons  dans  le  Champi  un  tout  autre  défaut  :  quelque 
chose  de  faux:  et  de  déplaisant  dans  la  donnée  même  du  ro- 
man, dans  cet  amour  non  pas  filial,  mais  amoureux,  de  l'en- 
fant trouvé  pour  sa  mère  adoptive.  Afin  de  préciser  notre  pensée, 
racontons  ici  deux  souvenirs  personnels.  Vue  très  jeune  fille 
de  nos  amies  reçut  la  permission  de  lire  le  Champi  avec  sa  gou- 
vernante ;  c'était  le  premier  roman  de  George  Sand  qu'on  lui 
permît  de  lire.  Toute  fière  et  enchantée  elle  commença.  Quelques 
jours  plus  tard,  nous  lui  demandâmes  :«  Eh  bien?  avez- vous  fini 
le  Champi?  Cela  vous  a-t-il  plu?  »  —  «  Ah  !  ne  m'en  parlez  pas, 
s'écria  notre  jeune  amie,  c'est  une  horreur  !  Et  puis,  c'est  bête 
comme  tout  !  »  —  «  Comment,  une  horreur?  Pourquoi,  bête 
comme  tout?  »  —  «  Mais  songez  donc  que  ce  François...  il  est 
si  brave,  si  gentil...  et  tout  d'un  coup  il...  (ici  la  voix  flûtée 
baissa  mystérieusement)...  «  tout  d'un  coup  il  devient  amou- 
reux de  cette  vieille  et  l'épouse,  c'était  sa  mère  ou  tout  comme, 
et  lui,  il,  il...  non  !  cette  fin  est  d'une  bêtise,  d'une  bêtise  !  »  Et 
notre  interlocutrice  fut  prise  d'un  fou  rue,  comme  on  ne  rit 
qu'à  seize  ans.  Et  plusieurs  années  plus  tard,  au  milieu  d'une 
m.  43 


674  GEORGE    SAXD 

spirituelle  causerie  après  dîner,  dans  un  salon  littéraire,  Ionique 
La  conversation  tomba  sur  les  romans  champêtres  de  George 
Sand.  notre  inoubliable  vieil  ami,  le  prince  A.  I.  Ourousof,  ce 
connaisseur  si  fin,  ce  critique  excellent,  s'écria,  es  donnant 
à  sa  voix  une  intonation  et  à  sa  figure  une  expression  d'effroi 
du  plus  haut  comique  :  «  Et  le  Champi?  Mais  c'est  horrible  cette 
histoire-là  !  C'est  incestueux  !  Mais  oui,  cela  frise  le  parfait 
inceste  !...  ».  C'est  ainsi  que  le  brillant  critique,  l'esthète  blasé 
par  toutes  les  choses  de  la  vie  et  de  l'art,  exprima  par  sa  spiri- 
tuelle boutade  la  même  pensée,  la  même  révolte  du  sentiment 
moral  intime  qui  se  devinait  dans  les  paroles  inconscientes  de 
la  naïve  et  innocente  lectrice  à  la  robe  demi-courte. 

Nous  autres  gens  adultes  et  lecteurs  moyens,  nous  savons  très 
bien  calculer  que  Madeleine  Blanchet  n'avait  que  dix-huit  ans 
au  moment  où  elle  ramassait  le  petit  François  qui  en  avait  six, 
qu'il  est  donc  parfaitement  probable  et  même  naturel  que  lors- 
qu'il eut  vingt-deux  ans  et  elle  trente-quatre,  un  amour  passionné 
s'alluma,  dans  leurs  cœurs.  Et  puis,  disons-nous,  qu'est-ce  que 
cela  fait  qu'il  l'épouse,  une  fois  que  son  mari  est  mort?...  Mais 
quand  même,  cet  épilogue  où  François  qui  avait  tout  le  long 
du  roman  dit  «  ma  mère  »  à  Madeleine,  devient  son  fiancé  et  puis 
son  mari,  produit  sur  le  lecteur  l'impression  d'un  vague  malaise. 

Xous  eussions  préféré  que  François  le  Champi  se  passât  de 
l'amour  de  François  ou  tout  au  moins  qu'il  ne  se  terminât  pas 
par  son  mariage  avec  Madeleine,  mais  alors  il  n'y  aurait  point 
eu  de  roman,  car  le  roman  est  l'histoire  de  la  passion  incons- 
ciente de  François.  Xous  aurions  préféré  en  tout  cas  que  la 
douce  et  modeste  Madeleine  repoussât  cette  passion  :  son 
amour  pour  le  garçon  qu'elle  avait  élevé  en  même  temps  que 
son  petit  Jeannie  nous  choque  et  nous  paraît  presque  cri- 
minel. Xous  avons  déjà  dit  que  nous  ne  concevons  pas  pour- 
quoi à  propos  des  amours  de  George  Sand  on  prononce  si 
souvent  le  mot  de  «  tendresse  maternelle  »,  de  «  sentiments 
maternels  ».  Mais  si  cette  confusion  de  sentiments  d'ordres  si 
différents  nous  étonne,  lorsque  nous  la  rencontrons  chez  les  bio- 
graphes ou  les  critiques,  elle  nous  rend  absolument  perplexes, 


GEORGE   s.wi) 

venant  de  la  pari  de  George  Sand  elle-même,  mère  idéale. 
Il  i'si  parfaitement  incompréhensible  qu'elle  ail  pu  si  sou- 
vent el  si  facilement  profaner  L'idée  et  le  nom  d'  i  amour 
maternel  »  en  L'employant  el  dans  sa  vie  privée  el  dan 
romane  écrits,  quand  ils  n'y  avaient  que  faire  I  Nous  ne  savon 
pas  si  la  faute  en  esl  à  L'époque  ou  si  c'est  une  question  de 
manque  de  goût  et  «le  tact  personnel,  mais  ces  éternels  <  senti- 
ments maternels  ,  ne  se  rapportant  pas  à  des  orphelins,  à  des 
pupilles,  mais  bien  à  iU'*  amoureux,  à  des  amants  dans  Le  sens 
Le  plus  précis  du  terme,  nous  choquent. 

Lorsque  La  plume  de  George  Sand  trace  avec  tanl  de  faci- 
lité les  nuits  de  «   tendresse  maternelle  »,  à  l'adresse  des   LlérOS 

de   ses   c ans  vécus  ou   écrits,  nous   regrettons  qu'elle   ne   se 

souvint  à  ce  même  moment  de  son  cher  .Maurice  et  ne  se  SOi1 
pas  dit  :  »  Mais  je  dis  là  une  absurdité  :  on  ne  peut,  on  ne  doit 
pas  tracer  ce  mot.  Lorsqu'il  s'agit  de  la  passion  amoureuse,  fût-elle 
pleine  de  pitié  ou  de  tendresse  protectrice,  c'est  un  sacrilège!  » 

Au  contraire,  Madeleine  Blanehet  qui  avait  vraiment  traité 
Le  pauvre  enfant  abandonné  avec  une  tendresse  toute  mater- 
nelle, aurait  dû  se  dire,  après  avoir  entendu  la  déclaration  de 
François  :  «  Mais  c'est  absurde,  c'est  une  folie,  il  est  mon  fils 
ou  tout  comme.  Est-ce  qu'une  mère  peut  aimer  son  fils  ainsi 
qu'un  mari  ou  un  amant?  » 

C'est  cette  infraction  à  la  loi  morale  et  à  celle  du  bon  goût 
qui  fait  que  ce  roman,  si  adorablement  écrit,  tout  en  nuances 
et  en  traits  fins,  laisse  après  lui  un  souvenir  vaguement  déplai- 
sant. Nous  nous  empressons  de  dire  que  nous  ne  parlons  que 
pour  nous-mêmes  et  que  notre  opinion  semblera  sûrement  mons- 
trueuse, François  le  Champi  étant  compté  parmi  les  chefs* 
d'oeuvre  de  George  Sand.  Mais  nous  sommes  sûr  que  les 
mères,  les  vraies  mères,  seront  de  notre  avis,  et  diront  comme 
la  liseuse  de  seize  ans  :  «  la  fin  gâte  le  roman  »,  tandis  que  ses 
débuts,  ces  simples  pages  touchantes  nous  parlant  du  sort  des 
pauvres  petits  cham/pis,  enfants  abandonnés  dans  les  champs 
au  sens  précis  du  mot,  n'échappant  souvent  à  leur  perte  que 
grâce  à  de  bonnes  âmes  comme  Madeleine,  ces  pages-là  sont 


676  GEORGE    SAND 

réchauffées  par  le  souffle  d'une  vraie  pitié.  E1  cela  est  tout 
naturel.  Durant  toute  sa  vie  à  Nohant,  George  Sand  sauva 
et  éleva  mm  pas  un  seul,  mais  beaucoup,  beaucoup  de  champis  ! 
M.  Maurice  Cristal  (Germa),  dans  son  article  (1),  raconte  que 
Mme  Sand  avait  toute  sa  vie  ramassé,  sauvé,  élevé,  soigné, 
enseigné  et  mis  sur  pieds  une  quantité  de  champis.  Il  ajoute 
que  si,  tout  comme  ses  héroïnes,  la  Petite  Fadette  ou  la  Louise 
dans  Valentine,  elle  avait  été  souvent  offensée  ou  poursuivie 
pour  n'avoir  pas  assez  respecte  la  morale  bourgeoise,  elle 
reçut,  en  récompense  de  sa  bonté  maternelle  pour  les  malheu- 
reux enfants  abandonnés,  une  expression  toute  originale  de 
leur  gratitude.  Lorsqu'en  l'été  de  1848,  au  moment  du  réveil 
de  la  réaction  à  outrance,  la  vie  et  le  repos  de  Mme  Sand 
étaient  menacés  (2),  tous  les  champis  des  alentours,  jadis  secou- 
rus par  elle,  formèrent  autour  de  Nohanl  une  «aide  invisible  et 
veillèrent  nuit  et  jour  pour  préserver  leur  bienfaitrice  d'une 
attaque  soudaine,  de  pièges  quelconques,  d'une  arrestation  sour- 
noisement préparée,  etc.  Elle  ne  le  sut  même  pas  (3)!  C'est 
ainsi  que  les  champis  la  remercièrent.  En  vérité,  cette  histoire 
vraie  n'est  ni  moins  romantique,  ni  moins  intéressante  que 
l'histoire  de  François  le  Champi.  Qu'il  y  manque  ce  que  l'on 
appelle  Yamour,  quïl  n'y  ait  d'une  part  que  bonté  et  pitié 
humaine,  de  l'autre,  que  dévouement  et  gratitude,  elle  n'en  est 
que  plus  belle  ! 

La  Petite  Fadette  est  dans  son  genre  un  Taming  of  the  shrew  : 
c'est  l'histoire  du  domptage  d'une  petite  bête  fauve,  taquine, 
traquée,  montrant  les  dents,  de  Fadette  le  Grillon,  que  tout  le 
village  prenait  pour  une  sorcière,  ou  même  pour  un  méchant 
farfadet,  et  de  sa  transformation  en  une  douce,  aimante  et  la- 
borieuse jeune  fille.  Il  est  évident  que  cette  transformation  s'ac- 

(  1  )  Xous  en  parlons  dans  notre  tome  Ier,  p.  144. 

(2)  Voir  plus  loin,  chap.  vin. 

(3)  M.  Cristal  dit  par  contre  que  George  Sand  fut  extrêmement  touchée 
d'apprendre  que  Tackeray  fut  si  enchanté  de  François  le  Champi  que  sous 
cette  impression  il  écrivit  à  son  tour  L'histoire  d'un  être  abandonné  (Henry 
Esmond),  en  transportant,  cela  s'entend,  l'action  d'un  village  du  Berry  dans 
uu  château  de  la  Old  Emjland. 


GEORGE   S  AND 

oomplil  grâce  à  la  toute-puissance  de  l';n ir.  Amour  de  Fadette 

pour  l'un  des  «  bessons  du  père  Barbeau  .  le  beau  Landry  : 
amour  de  ce  dernier  réchauffant  e1  illuminant  la  malheureuse 
existence  du  petit  diable  persécuté,  remplissant  d'une  grati- 
tude ardente  son  pauvre  cœur,  assoiffé  de  tendresse  et  de  soleil. 
Cette  simple  histoire,  compliquée  par  l'attachement    jaloux  el 

maladif  de  l'autre  beeson,  Sylvain,  pour  son  frère,  est  narrée 
par    l'auteur   avec    une    incomparable    linesse,    il    s'en    échappe 

comme  un  parfum  de  premier  amour.  El   les  tableaux  <le  la 

vie  rustique,  avec  ses  jours  de  travail  et  ses  jours  de  fêtes, 
enveloppent  l'action  d'une  fraîcheur  extrême  de  réalité  et  de 
réalisme,  oui.  de  réalisme,  c'est  le  mot,  en  dépit  de  ceux  qui  pré- 
tendent <pie  tous  les  romans  champêtres  de  George  Sand  ne 
sont  o  qu'une  parfaite  idylle  et  ne  reproduisent  nullement  la 
vie  réelle  ».  Nous  avons  dans  notre  premier  volume  raconté 
que  jusqu'à  quinze  ans  George  Sand  vécut  au  milieu  des 
champs,  en  compagnie  des  enfants  du  village  :  sa  participation 
à  leurs  jeux,  leurs  joies  et  leurs  peines,  ainsi  qu'à  celles  des 
gens  de  la  campagne  en  général,  lui  donna  cette  grande  entente 
de  la  vie  rurale  qui  ne  s'acquiert  ni  par  des  excursions  sur 
le  lieu  d'action  d'un  roman  quelconque,  ni  par  des  collections 
de  «  documents  humains  »  coupés  dans  les  journaux.  Cette 
intimité  avec  le  peuple,  ce  lien  avec  le  terroir,  durant  l'en- 
fance avec  ses  impressions  inconscientes,  ainsi  que  durant 
les  années  conscientes  passées  au  village,  firent  que  dès  que 
George  Sand  touchait  à  des  types  de  paysans,  ils  apparais- 
saient sous  sa  plume  tout  palpitants  de  vie,  surtout  les  per- 
sonnages secondaires.  Le  père  Lhéry  et  sa  femme  dans  Valen- 
tine,  les  Bricolin  dans  le  Meunier,  la  mère  Gothe  dans  Jeanne, 
le  père  Maurice,  le  père  Léonard  et  la  mère  Guillette  dans  la 
Mare  au  Diable,  le  vagabond  Cadoche  dans  Jeanne,  le  demi- 
vagabond  Jean  Jappeloup  dans  le  Péché  de  M.  Antoine,  les 
coquettes  villageoises  :  la  Sévère  et  Catherine  Guérin,  les 
ingénues  du  village  :  l'espiègle  Claudie,  amie  de  Jeanne,  et 
la  jolie  Rose  Bricolin  dans  le  Meunier,  le  meunier  lui-même,  à 
la  langue  si  bien  pendue,  Sylvain  Charasson,  l'écuyer  rustique 


678  GEORGE    SAN'D 

dans  le  /Vv7//'  <fe  M.  Antoine,  tous  wwf  d'une  vie  réelle,  parce 
que  George  Sand  les  avait  connus  depuis  son  enfance  :  ils  ont 
su iui  spontanément  dans  son  imagination  lorsqu'elle  voulut  leur 
donner  la  vie. 

Ses  écrits  sociaux  et  politiques,  ceux  qui  parurent  vers  1S4<>- 
1843,  ainsi  que  ceux  de  1848,  respirent  la  même  entente  de  la 
vie  du  peuple.  Le  Père  V  a-tout-seul,  les  Lettres  d'un  paysan  de  la 
Vallée  Noire,  Fanchette,  la  Lettre  d'un  boulanger  à  sa  femme, 
Y  Histoire  de  France  écrite  sous  la  dictée  de  Biaise  Bonnin.  les 
Paroles  de  Biaise  Bonnin  aux  ions  citoyens  et  enfin  l'esquisse 
dédiée  à  Toùrguéniéw,  Pierre  Bonnin,  que  nous  avons  men- 
tionnée plus  haut,  tous  sont  écrits  dans  une  langue  popu- 
laire admirable;  ils  traduisent  si  parfaitement  les  pensées  et 
les  aspirations  du  peuple  que  tous  ceux  qui  prétendent  être 
experts  dans  les  questions  populaires  pourraient  les  envier. 
George  Sand  puisait  à  la  source  même  ;  cette  source  rejaillit 
dans  toutes  les  œuvres  où  apparaissent  en  scène  les  hommes 
du  peuple  et  les  tableaux  de  la  vie  rustique,  fût-ce  dans  un 
roman,  dans  une  œuvre  autobiographique  (comme  l'Histoire  de 
ma  vie),  dans  une  pièce  de  théâtre  (comme  Claudie  ou  le 
Pressoir),  dans  des  études  ethnographiques  (comme  les  Visions 
de  la  nuit  ou  les  Mœurs  et  coutumes  du  Berry,  mentionnées 
plus  haut)  ou  bien  dans  des  œuvres  aussi  fantastiques  que  les 
Contes  à  ses  petites-filles.  (C'est  ainsi  que  dans  le  Nuage  rose, 
elle  décrit  avec  un  charme  incomparable  comment  une  petite 
fille  garde  des  moutons  dans  une  prairie  alpestre  et  file  sa  que- 
nouille tout  en  marchant;  dans  le  Géant  Jéous  elle  peint  la 
lutte  des  montagnards  des  Pyrénées  contre  les  forces  de  la 
nature.)  Nous  devons  répéter  ici  une  comparaison  assez 
rebattue  et  nous  souvenir  du  mythe  d'Antée  qui  redevenait 
plus  fort  chaque  fois  qu'il  touchait  à  la  Terre-Mère.  Chaque  fois 
que  George  Sand  touche  à  la  campagne,  aux  mœurs  rustiques. 
ses  pages  exhalent  la  fraîcheur  des  prés,  l'air  de  la  vraie  poésie. 
La  Petite  Fadette  fut  trois  fois  mise  au  théâtre.  En  1850, 
Anicet  Bourgeois  en  tira  une  comédie  médiocre,  et  en  1860, 
l'artiste  allemande  Birch-Pfeiffer,  une  excellente.  Cette  dernière 


GEORGE   SAND 

pièce  intitulée  le  Grillon  (dû  Cnii,  i,  jouée  sur  toutes  Les  Bcènes 
allemandes,  lit  remporter  des  triomphes  à  une  quantité  d'in- 
génues allemandes,  la  célèbre  Raabe  en  tête.  Enfin  en  L869, 
MM.  Semet  el  Bazille  en  firent  un  opéra-comique (1).  Quant  à 
François  h  Champi,  George  Sand  en  lit  elle-même  une  pièce, 
jouée  avec  grand  succès  vers  la  lin  de  L849  à  l'Odéon  :  ce  Buccès 
encouragea  L'auteur  à  revenir  à  L'art  dramatique,  abandonné 
après  If  liasco  de  Cosima  en  L840.  Nous  parlerons  plus  loin  de 
François  le  Champi  comédie,  ainsi  que  des  deux  autres  pièces 
rustiques  de  George  Sand  où  apparaissent  aussi  ses  ehers  ber- 
richons,      Claudie  et  le  Pressoir. 

Disons  seulement  dès  à  présent  que  si  Tourguéniew  avait 
blâmé  chez  George  Sand  romancière  l'emploi  du  patois,  Gustave 
Planche,  Lorsque  parut  Claudie,  désapprouva  George  Sand  dra- 
maturge de  vouloir  faire  parler  ses  personnages  «  un  langage  qui 
ne  Eût  point  en  désaccord  avec  leurs  idées  »,  c'est-à-dire  qu'il 
lui  reprocha  un  excès  de  réalisme  : 

...  Le  style  de  ('hindi,'  est  pareil  au  style  de  champi  ;  c'est  la  même 
naïveté  et.  parfois  aussi,  je  dois  le  dire,  le  même  enfantillage.  Les  locu- 
tions berrichonnes  que  le  public  parisien  admirait,  dans  le  Champi, 
se  retrouvent  à  chaque  scène  de  Claudie.  Quel  que  soit  l'engouement 
de  la  foule  pour  ces  locutions,  je  n'hésite  pas  à  les  condamner,  car  elles 
impriment  au  langage  un  singulier  cachet  de  monotonie.  Ces  locutions, 
d'ailleurs,  n'ont  rien  qui  appartienne  en  propre  au  Berry,  à  quelques 
lieues  de  Paris,  en  parcourant  les  fermes  et  les  villages,  on  peut  retrou- 
ver, ou  peut  s'en  faut,  toutes  les  formes  de  langage  que  l'auteur  de 
Claudie  nous  donne  comme  berrichonnes.  Cette  fantaisie,  qui  a  excité 
rébahissement  de  la  foule,  n'est  pour  moi  qu'une  fantaisie  puérile. 
Je  comprends  très  bien  que  Molière,  ayant  cà  mettre  en  scène  des 
paysans,  leur  prête  le  langage  de  leur  condition,  et  pourtant,  malgré 
toute  son  habileté,  il  lui  arrive  parfois  de  lasser  l'attention  du  specta- 
teur ;  je  n'en  citerai  qu'un  exemple,  que  chacun  a  déjà  nommé  d'avance, 
le  dialogue  de  Mathurine  et  de  Pierrot  dans  Don  Juan.  Ce  que  Molière 
avait  fait  pendant  quelques  minutes  avec  un  succès  très  douteux, 
l'auteur  de  Claudie  a  voulu  le  faire  pendant  trois  heures,  et  malgré 

(1)  Mme  Viardot  avait  aussi  eu  l'intention  d'écrire  un  opéra  sur  un 
livret  tiré  par  M.  Louis  Viardot  de  la  Petite  Fadette,  mais  ce  projet  ne 
fut  pas  mené  à  bout. 


680  GEORGE    SAND 

ma  vive  sympathie  pour  le  talent  qu'il  a. montré  dans  le  développe- 
ment des  caractères,  dans  l'expression  de*  sentiments,  je  suis  bien 
obligé  d'avouer  que  les  personnages  nus  en  Bcène  auraient  à  mes 
yeux  une  tout  autre  valeur,  si,  au  lieu  de  parler  la  langue  de  Jeu- 
les-Bois,  ils  parlaient  la 'langue  de  tous.  A  quoi  servent,  en  effet,  ces 
locutions  que  le  public  applaudil  comme  naïves?  Donnent-elles  vrai- 
ment à  la  pensée  plus  de  relief  et  d'évidence?  Serait-il  impossible 
d'exprimer,  dans  la  langue  qui  se  parle  autour  de  nous,  les  idées  et  les 
passions  dont  se  compose  le  drame  nouveau?  Une  pareille  tlièse  me 
semble  difficile  à  soutenir;  c'est  pourquoi  je  regrette  que  Fauteur  de 
Claudie,  habitué  à  traiter  la  poésie  d'une  manière  simple  et  sévère, 
ait  eu  recours  à  ce  prestige  enfantin  ;  il  faut  laisser  aux  imaginations 
de  second  ordre  l'emploi  de  ce  moyen  vulgaire.  Les  admirateurs  en- 
thousiastes qui  ne  veulent  prêter  l'oreille  à  aucune   objection  me 
répondent  sans  doute  que  le  langage  villageois  était  une   nécessité 
dans  Claudie,  aussi  bien  que  clans  le  Champi,  puisque  tous  les  person- 
nages sont  de  condition  rustique.  Cette  réponse,  à  mon  avis,  ne  détruit 
pas  la  valeur  de  mes  reproches.  Est-ce  en  effet  au  nom  de  la  vérité 
absolue  qu'on  prétend  louer  comme  souverainement   belle,  connue 
souverainement  utile,  cette  langue  que  les  badauds  prennent  pour  le 
patois  berrichon?  Le  principe  une  fois  posé,  que  Ton  prenne  la  peine 
d'en  déduire  les  conséquences  au  nom  de  la  vérité  absolue  ;   nous 
pouvons  demain  voir  inaugurer  sur  la  scène  le  patois  de  l'Auvergne, 
le  patois  de  la  Picardie,  et  bientôt,  pour  comprendre  les  œuvres  conçues 
dans  ce  nouveau  système,  il  faudra  consulter  des  glossaires  spéciaux. 
Vainement  prétendrait-on  que  ces  .locutions  provinciales  ajoutent  à 
la  naïveté  de  la  pensée  ;  c'est  une  pure  illusion,  qui  ne  résiste  pas  à 
cinq  minutes  d'examen  ;  il  n'y  a  pas  une  idée,  pas  un  sentiment  dans 
Claudie  qui  ne  trouve  dans  la  langue  écrite  une  expression  docile  et 
fidèle  ;  il  est  donc  parfaitement  inutile  de  recourir,  pour  les  traduire, 
au  patois  berrichon...  (1). 

Mais  George  Sand  ne  se  laissa  point  intimider  par  ces  reproches  : 
ne  changea  point  sa  manière,  elle  ne  fit  que  la  renforcer  en 
toute  conscience.  En  1853,  parut  encore  un  roman  champêtre, 
les  Maîtres  sonneurs;  si  ce  roman  est  imparfait  sous  le  rapport 
de  la  charpente  et  de  la  donnée  générale,  si  une  certaine  pro- 
lixité le  rend  inférieur  au  Champi,  à  la  Fadette,  et  surtout  à  la 
Mare  au  Diable,  l'auteur  a  atteint  la  perfection  en  ce  sens  qu'il 

(1)  Gustave  Planche,  Nouveaux  portraits  littéraires,  t.  II.  (Paris,  Amyot, 
1854.) 


GEORGE   SAND  681 

s'est  parfaitemenl  identifié  avec  le  personnage  du  gara  campa- 
gnard, le  Futur  chanvreur  Etienne  Depardieu,  au  nom  duquel  il 
l>;iH<\  el  ceci  constitue  la  vérité  artistique.  Il  es1  donc  incom- 
préhensible, comme  le  remarque  si  judicieusement  un  homme 

de  science,  dont  nous  parlerons  ton!  à  l'heure,  <|iic  ce  roman 
ne  soit  jamais  mentionné,  ou  bien  qu'il  ne  le  soit  que  fort 
légèrement,  en  passant,  dans  presque  tontes  les  biographies  et 

histoires  de  littérature    . 

Or,  dans  la  dédicace  de  ce  roman  à  Eugène  Lambert,  George 
Sand  déchire  qu'en  contanl  cette  fois  la  propre  histoire  d'Etienne 

Depardieu,  entendue  de  sa  bouche  an  temps  de  sa  jeunesse  à 
elle,  elle«  imitera  autant  que  possible  la  manière  du  chanvreur)'. 

Tu  ne  me  reprocheras  pas,  dit-elle  à  Lambert,  d'y  mettre  de  l'obsti- 
nation, toi  qui  sais,  par  expérience  de  les  oreilles,  que  les  pensées  et 
les  émotions  d'un  paysan  ne  peuvent  être  traduites  dans  notre  style, 
sans  s'y  dénaturer  entièrement  et  sans  y  prendre  un  air  d'affectation 
choquante.  Tu  sais  aussi,  par  expérience  de  ton  esprit,  (pie  les  paysans 
devinent  ou  comprennent  beaucoup  plus  qu'on  ne  les  en  croit  capa- 
bles, et  lu  as  été  souvent  frappé  de  leurs  aperçus  soudains  qui,  même 
dans  les  choses  d'art,  ressemblaient  à  des  révélations.  Si  je  fusse  venu 
te  dire,  dans  ma  langue  et  clans  la  tienne,  certaines  choses  que  tu  as 
entendues  et  comprises  dans  la  leur,  tu  les  aurais  trouvées  si  invrai- 
semblables de  leur  part,  que  tu  m'aurais  accusée  d'y  mettre  du  mien 
à  mon  insu,  et  de  leur  prêter  des  réflexions  et  des  sentiments  qu'ils 
ne  pouvaient  avoir.  En  effet,  il  suffit  d'introduire,  dans  l'expression 
de  leurs  idées,  un  mot  qui  ne  soit  pas  de  leur  vocabulaire  pour  qu'on 
se  sente  porté  à  révoquer  en  doute  l'idée  même  émise  par  eux  ;  mais, 
si  on  les  écoute  parler,  on  reconnaît  que  s'ils  n'ont  pas,  comme  nous, 
un  choix  de  mots  appropriés  à  toutes  les  nuances  de  la  pensée,  ils  en 
ont  encore  assez  pour  formuler  ce  qu'ils  pensent  et  décrire  ce  qui 
frappe  leurs  sens.  Ce  n'est  donc  pas,  comme  on  me  l'a  reproché,  pour 
le  plaisir  puéril  de  chercher  une  forme  inusitée  en  littérature,  encore 
moins  pour  ressusciter  d'anciens  tours  de  langage  et  des  expressions 
vieillies  que  tout  le  monde  entend  et  connaît  du  reste,  que  je  vais 
m'astreindre  au  petit  travail  de  conserver  au  récit  d'Etienne  Depar- 
dieu la  couleur  qui  lui  est  propre.  C'est  parce  qu'il  m'est  impossible 
de  le  faire  parler  comme  nous,  sans  dénaturer  les  opérations  auxquelles 
se  livrait  son  esprit,  en  s'expliquant  sur  des  points  qui  ne  lui  étaient 
pas  familiers,  mais  où  il  portait  évidemment  un  grand  désir  de  com- 
prendre et  d'être  compris. 


682  GEORGE    SAND 

Si,  malgré  l'attention  et  la  conscience  que  j'y  mettrai,  tu  trouves 
encore  quelquefois  que  mon  narrateur  voit  trop  clair  ou  trop  trouble 
dans  les  sujets  qu'il  aborde,  ue  t'en  prends  qu'à  l'impuissance  de  ma 
traduction.  Forcée  de  choisir  dans  les  termes  usités  de  chez  oous, 
ceux  qui  peuvent  être  entendus  de  tout  le  monde,  je  me  prive  volon- 
tairement des  plus  originaux  et  (\v<  plus  expressifs:  mais,  au  moins, 
j'essayerai  de  n'en  point  introduire  qui  eussent  été  inconnus  au  paysan 
que  je  fais  parler,  lequel,  bien  supérieur  à  ceux  d'aujourd'hui,  ne  8e 
piquait  pas  d'employer  des  mots  inintelligibles  pour  se>  auditeurs  et 
pour  lui-même. 

<  Vt  te  explication  aussi  laborieuse  et  détaillée  de  la  raison  d'être 
et  de  la  légitimité  d'un  procédé  littéraire  serait  inutile  de  nos 
jours.  Ce  procédé  est  reconnu  par  tout  le  monde  comme,  obli- 
gatoire pour  chaque  auteur  désireux  que  ses  personnages  soient 
en  accord  avec  leur  naturel.  Au  contraire  on  reproche  souvent 
à  George  Sand  d'y  avoir  manqué,  «  en  faisant  parler  à  tous  ses 
personnages  le  même  langage  idéalisé  et  littéraire,  sans  couleur 
locale  ni  caractère  individuel  ».  George  Sand  était  donc  en 
avance  sur  son  temps  et  le  goût  de  ses  contemporains  :  sa  ma- 
nière, qui  semble  idéalisée  de  nos  jours,  était  réaliste  alors. 

C'est  justement  parce  que  George  Sand  sut  garder  durant 
tout  le  roman  la  plus  parfaite  homogénéité  du  langage  et  du 
ton  populaire  qu'elle  atteignit  ce  qu'on  appelle  dans  les  règles 
de  l'art  poétique  «  la  fidélité  du  type  artistique  »  :  ce  que 
Rollinat  exigeait  d'elle.  L'auteur  n'apparaît  point  derrière  cet 
Etienne  ou  Tiennet,  parfait  Berrichon  et  individu  très  particu- 
lier en  même  temps.  C'est  un  brave  gars  simple,  pas  trop  éveillé, 
mais  un  peu  rusé  et  nullement  sot  ;  bien  qu'il  n'ait  pas  la  langue 
trop  déliée,  il  ne  manque  pas  d'esprit  et  sait  être  railleur  ;  il 
est  retenu,  posé,  un  peu  superstitieux  et  pourtant  prêt  à  se 
battre  avec  le  diable  en  personne  quand  il  s'agit  d'obliger  ses 
amis  ;  il  est  pratique,  laborieux,  mais  il  ne  se  refuse  point  une 
réjouissance  «  honnête  »  au  cabaret  du  village.  Mais  surtout 
c'est  un  cœur  pur  et  généreux,  sachant  aimer  simplement  et 
patiemment,  ne  faisant  point  souffrir  de  sa  jalousie  ni  son 
premier  amour,  sa  jolie  cousine  Brulette  (lorsqu'elle  donne 
toutes   ses   préférences  à  l'ami  de  son  enfance  Joseph),  ni  sa 


GEORGE   SA  NI) 

seconde  préférée,  la  courageuse  el  Bore  enfant  «lu  vieux  bûche* 
luii.  •  la  fille  des  bois  .  Thérence;  il  porte  Bilencieusemenl  el 
patiemment  son  chagrin,  quand  elle  aussi  s'éprend  de  Joseph. 
Thérence  ne  débrouille  que  plus  tard  < | ne!  nomme  au  tond  est  ce 
Joseph.  Ce  qu'il  est.  c'est  oe  que  nous  raconte  justemenl  Tiennel 
par  I  intermédiaire  de  l'auteur;  ou  plutôt  il  nous  raconte  com- 
ment le  gamin  campagnard  Joseph,  surnommé  Joset  Vébervigé, 
exposé  aux  risées  de  toul    te  village  pour  son  air  Btupide  et 

sa  maladresse,  ne  trouvant  protection  qUe  de  la  part  de  sa 
camarade  de  catéchisme,  l'alerte  et  pimpante  Brulette,  élevée 
par  sa  mère  à  lui.  se  découvre  un  talent  musical,  talent  d'exé- 
cution et  de  créateur,  et  devient  à  la  fin  un  «  maître  sonneur  . 
Mais  si  l'enfant  imbécile,  ton  jours  plongé  dans  une  vague  rêverie, 
s'élève  par  son  intelligence  bien  au-dessus  de  son  simple  entou- 
rage, il  reste  toujours  un  égoïste,  préoccupé  de  sa  personne,  d'un 
amour-propre  excessif,  jaloux,  envieux,  et  son  arrogance,  son 
éternel  désir  de  primer  sur  ses  rivaux  amènent  sa  fin  préma- 
turée. On  le  trouve  un  beau  jour  noyé  ou  tué  dans  un  fossé.  La 
rumeur  attribue  sa  mort  à  ses  camarades  de-  métier,  les  méné- 
triers ambulants,  jouissant  d'une  mauvaise  réputation  parmi  la 
pacifique  population  sédentaire  et  formant  un  compagnonnage 
mi-maçonnique,  mi-industriel  dont  les  membres  ne  sont  admis 
qu'après  force  épreuves  mystérieuses  et  pénibles  et  dont  les 
lois  et  les  usages  sont  jalousement  cachés  aux  yeux  des  pro- 
fanes. 

Tiennet  nous  conte  également  comment,  à  rencontre  de 
Joseph,  la  coquette  et  légère  Brulette,  d'abord  si  préoccupée 
de  sa  personne,  devint  une  modeste,  laborieuse  et  sérieuse 
jeune  fille,  se  sacrifiant  pour  les  autres  et  supportant  bra- 
vement la  calomnie  pour  avoir  maternellement  gardé  et  soigné 
l'enfant  de  la  Mariton,  mère  de  Joseph.  C'est  son  amour  pour 
l'ami  de  Joseph,  l'intrépide  muletier  Huriel,  sonneur  de  talent 
et  amant  de  la  liberté,  et  son  attachement  filial  pour  la 
Mariton  qui  l'ont  transformée. 

L'idée  générale  du  roman  est  donc  l'un  des  thèmes  favoris 
de  George  Sand  :  le  sacrifice  de  sa  personnalité,  la  victoire  de 


684  GEORGE    SAXD 

l'altruisme  sur  l'égoïsme  et  l'égotisme,  la  victoire,  comme  elle 

le  <lisait,  du  jobard  sur  le  farceur,  l'action  ennoblissante  e1  trans" 
Formatrice  d'un  grand  et  parfait  amour. 

Dans  les  Maîtres  sonneurs,  ce  thème  se  développe  sur  l'airière- 
fond  d'un  intéressant  contraste  entre  deux  mondes,  deux  types 
d'habitants  du  centre  de  la  France  :  les  habitants  de  la  plaine, 
pacifiques  et  lents  Berrichons,  n"aimant  ni  l'esprit  de  nouveauté. 
ni  le  déplacement,  fidèles  aux  vieilles  coutumes,  agriculteurs 
honnêtes  et  gens  d'un  commerce  sûr,  et  les  habitants  montagnards 
de  la  Marche  et  du  Bourbonnais,  bûcherons  et  muletiers,  toujours 
sur  les  chemins,  habitués  à  la  vie  à  la  belle  étoile,  indépendants, 
téméraires,  plus  ingénieux  et  plus  énergiques,  plus  éveillés  et 
moins  arriérés,  point  rivés  à  la  terre,  mais  souvent  fort  peu 
soucieux  de  la  propriété  et  de  la  vie  d'autrui.  enclins  aux  rixes 
et  aux  querelles,  et,  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  —  le  temps 
de  la  jeunesse  de  Tiennet  où  se  joue  l'action  du  roman,  — 
souvent  criminels  et  passant  aux  yeux  de  la  pacifique  popu- 
lation du  Berry  pour  des  brigands  ou  même  des  gens  voués  à 
l'esprit  du  mal. 

Au  fond,  ce  sont  les  deux  types  si  souvent  rencontrés  de  nos 
jours  dans  les  œuvres  de  Gorki  :  agriculteurs  attachés  à  la  terre, 
tranquilles,  mais  avides  et  inertes,  —  vagabonds  libres  et  intré- 
pides. 

Notons  surtout  le  dithyrambe  de  la  rude  vie  vagabonde,  la  vie 
des  chemineaux,  que  débite  Huriel  en  réponse  aux  doléances 
de  Tiennet.  effrayé  de  la  perspective  de  passer  la  nuit  dans  la 
forêt,  à  la  belle  étoile.  C'est  une  variation  sur  un  autre  thème 
favori  de  George  Sand,  trouvé  déjà  dans  Consuelo,  l'hymne  au 
«  grand  chemin  sablé  d'or  ». 

Le  roman  nous  initie  aux  rudes  et  mystérieux  us  et  cou- 
tumes des  maîtres  sonneurs,  ces  francs-maçons  ménétriers,  et 
les  pages  qui  leur  sont  consacrées  sont  des  plus  intéressantes. 
M.  Tiersot  dit,  dans  son  Histoire  dfla  chanson  populaire  en 
France  (1)  : 

(1)  Tiersot,  Histoire  de  la  chanson  populaire  en  France,  p.  351.  Paris, 
1889,  in-8°.) 


GEORGE    SA  NI)  085 

Li  Maîtres  sonneurs...  parai  îenl  être  Faits  mr  det  donnée  | n«'-- 
oises  ci  une  observation  exacte...  m  le  pratique  el  le  traditions 
de    ménétriers  bourbonnais  el  berrichons... 

Cette  impression  d'un  juge  aussi  autorisé  en  cette  matière 
sera  BÛremenl  partagée  par  chaque  lecteur  :  il  esl  hors  de  doute 
que  George  Sand  avait  en  main  force  renseignements  el  don- 
nées  Lorsqu'elle  écrivail  ce  roman  (I). 

El  dans  ses  lettres  entre  L860-1853,  nous  trouvons  effectivement 
maint  écho  de  son  intérêt  intense  d'alors  pour  ton!  ce  <|iii  se 
rapporte  à  la  musique  populaire  et  aux  musiciens  ambulants. 

("est  ainsi  qu'elle  raconte  à  son  lils  (occupé  à  mettre  en 
scène  Claudw  à  la  Porte-Saint-Martin)  que,  parmi  les  maçons 
travaillant  à  Xohant,  elle  a  trouvé  une  «  mine  de  musique  » 
populaire,  cela  en  écoutant  un  certain  Jean  Chauvet.  qui,  tout 
en  perçant  un  mur  pour  un  calorifère,  «  chantait  pour  charmer 
ses  ennuis  »;  elle  raconte  le  fait  ainsi  qu'il  suit  : 

Il  chante  juste  et  avec  le  vrai  chic  berrichon;  je  l'ai  emmené  au 
salon  et  j'ai  noté  trois  airs,  dont  un  fort  joli;  après  quoi  je  l'ai  fait 
bien  boire  et  manger  /'/,  tm/t  son  saoul  II  a  été  retrouver  ses  camarades 
et,  leur  faisant  tâter  sa  chemise  toute  trempée  de  sueur,  il  leur  a  dit  : 
J'ai  jamais  tant  peiné  de  ma  vie!  de  dame  et  ce  monsieur  (c'était 
Millier)  (2)  m'ont  fait  asseoir  sur  une  chaise  ;  et  puis  les  v'ià  de  causer 
et  tic  se  disputer  à  chaque  air  que  je  leur  disais  ;  et  v'ià  qu'ils  disaient 
que  je  faisais  du  bémol,  du  si,  du  sol,  du  diable,  que  je  n'y  comprenais 
rien,  et  j'avais  tant  d'honte  que  je  pouvais  pus  chanter.  Mais  tout  de 
même,  je  suis  bien  content,  parce  que,  puisque  je  sais  du  bémol,  du  si, 
du  sol!  et  du  diable,  j'ai  pus  besoin  d'être  maçon.  Je  m'en  vas  aller  à 
Paris,  où  on  me  fera  bin  boire,  bin  manger  pour  écouter  mes 
chansons.  » 

(1)  Il  fut  terminé  et  publié  au  commencement  de  1853.  George  Sand  écrit 
à  son  fils  le  16  janvier  1853  :  «  J'ai  repris  mon  travail  après  deux  jours  de 
souffrances  atroces.  M'en  voilà  encore  ime  fois  revenue  et  j'arrive  à  la  fin 
de  mes  deux  gros  volumes  de  berrichon...  »  (Les  Maîtres  sonneurs  commen- 
cèrent à  paraître  dans  le  Constitutionnel,  à  partir  du  1er  juin  de  cette 
aimée.) 

(2)  Le  docteur  Hermaim  Muller  Strubing,  musicien  et  philologue  allemand, 
réfugié  politique  entre  1849  et  1852,  d'abord  l'hôte  de  Mme  Sand  à  Noliant, 
puis  celui  de  ses  amis  les  Duvernet  à  la  Châtre.  C'est  lui  qui  aida  George 
Sand  à  transcrire  et  à  adapter  les  chansons  populaires  berrichonnes  pour  le 
drame  de  Claudie. 


686  GEORGE    SAND 

Là-dessus,  tous  les  autres  maçons  B6  >(»m  mis  à  gueuler  dans  les 
corridors,  pour  me  faire  entendre  qu'ils  savaient  tous  chanter,  depuis 
le  maître  maçon,  qui  chante  du  Donizetti  comme  un  savetier,  jusqu'au 
goujat,  qui  imite  assez  bien  le  chant  du  cochon.  Mais  ça  ne  me  touche 
pas,  et  chacun  envie  le  sort  de  Jean  Chauvet... 

Le  25  septembre  1853,  George  Sand  écrit  à  son  fils  : 

Cher  vieux,  tu  dois  avoir  reçu  un  mot  de  moi  et  de  Manceau  où 
nous  te  disions  notre  arrivée  à  bon  port.  Le  jour  de  notre  arri- 
vée (l)il  a  passé  sur  la  route  un  pifferaro  napolitain,  que  j'ai  happé 
bien  vite;  ce  n'était  pas  un  fameux  maître  sonneur;  mais  sa  musette 
est  bien  autrement  belle  de  sons  que  les  nôtres,  et  il  jouait  des  airs  qui 
avaient  beaucoup  de  caractère.  Il  y  avait  avec  lui  deux  musiciens  de 
Venise,  sans  aucune  couleur  locale,  et  un  jeune  homme  qui  dansait 
très  joliment,  très  sérieusement,  et  1rs  yeux  baissés  des  cachuchitas 
et  des  jotas,  d'une  manière  si  pareille  aux  paysans  maïorquins,  et  il 
en  avait  si  bien  les  airs  et  le  type,  que  j'aurais  juré  que  c'en  était  un. 
U  m'a  dit  qu'il  était  de  Tolède  et  qu'il  dansait  à  la  manière  des  gens  de 
son  pays.  Alors  c'est  absolument  la  même  chose  qu'à  Blaïbrque... 

Le  13  décembre  de  la  même  année  elle  lui  écrit  encore  : 

J'ai  été  avant-hier  au  spectacle  de  la  Châtre,  entendre  des  chanteurs 

montagnards  fort  intéressants... 

Ce  qui  avait  été  le  sujet  des  reproches  de  Tourguéniew  et  de 
Gustave  Planche,  l'effort  de  George  Sand  d'écrire  ses  romans 
champêtres  en  langue  populaire,  en  ne  choisissant  de  l'idiome 
berrichon  que  les  tours  et  les  expressions  qui  puissent  être  com- 
pris sans  traduction,  ce  tour  de  force  que  la  romancière  s'était 
imposé,  en  se  privant  de  la  richesse  habituelle  de  son  vocabu- 
laire pour  entrer  dans  ce  cadre,  fut  autant  apprécié  par  les 
philologues  et  les  linguistes,  que  les  renseignements  sur  la 
musique  populaire  par  les  musiciens  de  profession. 

Et  de  même  que  M.  Tiersot  parlait  de  ce  roman  dans  son 
livre,  plusieurs  doctes  auteurs  de  glossaires  d'idiomes  :  MM.  Go- 
defroy,  Darmstetter  et  Hatzfeld,  le  comte  Jaubert,  Sachs  (2) 

(1)  Ces  deux  lignes  sont  omises  dans  le  vol.  III  de  la  Corr. 

(2)  V.Godefroy,  Dictionnaire  de  F  ancienne  langue  française;  Dabmstetteb 
et  Hatzfeld,  Dictionnaire  général  de  la  langue  française;  Jaubert,  Glossaire 


GEORGE   SAM)  687 

et  d'autres  <>nt  fait  entrer  dans  leurs  dictionnaires  les  uns 
quelques  mots,  el  les  autres  de  liste  entières  d'expressions 
employées  par  George  Sand  danc  e  romani  champêtres.  Une 
attention  toute  particulière  lui  fui  vouée  sons  ce  rapporl  par 
.MM.  Jaubeii  el  Sachs  (1),  el  de  dos  jours  par  le  jeune  érudil 
allemand  .M.  Max  Born,  qui  consacra  une  dissertation  an  Lotir 
ijmji  de  George  Sand  dam  le  roman  les  Maîtres  sonneurt  (2), 
—  une  étude  extrêmement  approfondie  e1  sérieuse  du  matériel 
lexique  el  Byntaxique  »  contenu  dans  cette  oeuvre,  qu'on  ne 
mentionne,  selon  M.  Born,  0  que  trop  peu  e1  en  passant  dans 
Les  biographies  de  George  Sand  el  les  histoires  de  littérature». 
Il  prouve  que  même  les  deux  connaisseurs  les  plus  expert-  en 
cette  matière,  le  comte  Jauberf  e1  .M.  Sachs,  n'avaient  nulle» 
nient  épuisé  à  fond  toute  la  richesse  des  mots  et  ôrs  parti- 
cularités de  l'idiome  donné  par  George  Sand  dans  les  Maîtres 
sonneurs. 

Les  Maîtres  sonneurs,  le  moins  connu  des  romans  champêtres 
de  George  Sand.  est  donc  l'œuvre  qui  a  le  plus  attiré  l'atten- 
tion dv^  professionnels,  musiciens  et  philologues. 

Nous  l'analysons  ici,  dans  ce  chapitre,  quoiqu'il  ait  paru  en 
1853  :  il  fait  partie  des  Veillées  du  ehanvreur, 

Parlons  à  présent  de  deux  œuvres  de  George  Sand  publiées 
en  L846  el  1847,  aimées  où  parurent  la  Mare  au  Diable  et  Fran- 
çois le  Champi,  mais  qui  ne  leur  ressemblent  en  rien  :  Tévérvno 
et  le  Piccinino. 

Déjà  Julien  Sehmidt  avait  signalé  que  tous  les  écrivains  et 
poètes  romantiques,  George  Sand  plus  que  tous  les  autres, 
ont  toujours  aimé  à  exalter  les  natures  soi-disant  «  artistiques», 

du  centre  de  la  France;  Sachs,  Enci/clopddisches  Wijrterbuch  der  jranziisischen 
und  deutschen  Sprache.  1899.  (nebst  Anchang  1900). 

(1)  George  Sand  pour  sa  part  accorda  une  attention  spéciale  à  la 
langue  du  Berrv  après  avoir  pris  connaissance  du  premier  ouvrage  de 
M.  Jaubert,  Vocabulaire  du  Bernj  par  un  amateur  de  vieux  langage  (1842). 
On  peut  lire  son  opinion  sur  ce  livre  et  les  observations  critiques  dénotant 
une  connaissance  parfaite  des  matières  dont  il  traite,  dans  la  lettre  de  George 
Sand  au  comte  de  Jaubert,  de  juillet  1843.  (Corresp.,  t.  II,  p.  269.) 

(2)  Max  Borx.  Die  Sprache  George  Sands  in  dem  Romane  «  les  Maîtres 
sonneurs  »,  Berlin,  Verlag  von  E.  Ebering,  1901.  (Berliner  Beitràge  zur  germa- 
nischen  und  romanischen  Philologie,  XXI.) 


688  GEORGE    S  AND 

les  vagabonds  et  les  bohémiens  de  toutes  sortes,  aux  dépens 
des  «  vils  bourgeois  »  ou  des  aristocrates  froidement  raffinés, 
menant  une  vie  laborieuse  ou  fainéante,  mais  calme  et  réglée. 
De  là  toutes  les  variantes  des  Carmen,  des  Esmeralda,  des 
Consuelo  et  des  Petites  Fadettes.  Tévérino  présente  au  lecteur 
le  contraste  des  deux  natures  :  celle  d'un  fils  du  peuple,  nature 
spontanée,  douée  de  tous  les  talents  et  de  tous  les  dons  de 
l'esprit,  mais  mal  élevée,  mal  équilibrée,  ne  s'élançant  vers  le 
beau  qu'instinctivement  et  menant  une  vie  désordonnée  de 
vagabond,  de  vrai  bohème,  et  celle  de  deux  représentants  de 
l'aristocratie,  instruits,  d'une  éducation  parachevée,  mais  tou- 
jours froidement  réfléchissants,  incapables  de  jouir  librement 
de  la  vie,  empoisonnés  par  l' amour-propre  et  le  scepticisme. 

Nous  venons  de  faire  connaissance  avec  l'amoureux  de  la  vie 
en  plein  air,  le  généreux,  insoucieux  et  ingénieux  Huriel. 

Tévérino,  c'est  encore  Huriel,  mais  apprêté  d'une  autre  ma- 
nière, c'est  Huriel  sans  sa  cornemuse,  sans  ses  mulets,  ni 
poussière  de  charbons,  ni  bûchage  dans  les  montagnes  du 
Bourbonnais,  ni  usages  marchois,  bref,  un  Huriel  sans  couleur 
locale.  Mais  il  est  évident  que  cet  Huriel,  nouvelle  édition, 
est  un  spécimen  d'autant  plus  brillant  de  la  tribu  des  ado- 
rables vagabonds-artistes. 

Le  jeune  aristocrate  Léonce  voulant  distraire  la  capricieuse 
dame  de  ses  rêves,  lady  Sabina  G....  qui  se  meurt  d'ennui, 
arrange  une  fantastique  excursion  où  tout  doit  être  imprévu, 
donc  intéressant  pour  la  belle  blasée.  Chemin  faisant,  Léonce 
enlève  un  curé  de  village,  amateur  de  la  bonne  chère,  la  jeune 
sœur  d'un  contrebandier,  Madeleine,  qui  possède  le  don  d'ap- 
privoiser les  oiseaux  et  passe,  comme  la  petite  Fadette,  pour 
sorcière,  et  enfin  le  beau  chemineau  Tévérino.  Ce  Tévérino, 
grâce  à  sa  belle  stature  et  à  sa  figure  plus  belle  encore,  avait 
été  modèle,  et  avait  acquis  chez  les  peintres  des  notions  sur 
les  arts.  Il  sait  prendre  des  poses  plastiques,  dans  le  style  du 
Michel- Ange,  dans  le  genre  antique,  ou  encore  à  la  Raphaël,  à 
la  Giulio  Romano,  etc.,  et  il  disserte  sur  l'art  pas  plus  mal 
qu'un  professeur  d'esthétique.  Il  a  encore  été  chanteur  d'opéra 


GEORGE   SAND 

ci  ohante  presque  aussi  bien  que  Rabin!  II  nage  comme  un 
poisson.  Il  fail  de  I  escrime  comme  on  maître  d'armes.  N'ayanl 
jamais  pris  brides  en  mains,  il  se  trouve  être  d'inspiration  un 

cocher  ;i(lmir;il)lc,  fail  accomplir  ;'i  une  paire  de  chevaui  fou- 
gueux des  tours  (l'adresse  dans  les  chemins  alpestres  les  pins 
vertigineux,  au  milieu  de  descentes  el  de  montées,  de  torrents  et 

de  ponts  croulants.  Il  est    né  acteur  comique  et  sait  en  un  clin 

d'œi]  improviser  des  scènes  burlesques.  Il  soutient  avec  le  curé 
des  controverses  théologiques  et  lui  confectionne  d*'^  plats  gas- 
tronomiques, mais  il  sait  aussi  marivauder  de  la  manière  la  plus 
exquise  avec  La  magnifique  Sabina.  Il  La  rend  amoureuse  de 
lui,  lui  l'ait  perdre  la  tète  et  se  fait  accorder  un  baiser.  Puis,  gé- 
néreusement, il  la  ramène,  après  une  si  rude  leçon  pour  sa  fierté; 
et  son  amour-propre,  dans  les  bras  de  son  adorateur.  Lui  s'en  va 
ave  sa  petite  fiancée,  la  contrebandiste,  qu'il  sait,  parfait  cheva- 
lier qu'il  est,  respecter  et  garder  envers  et  contre  tous,  et  envers 
lui-même  ! 

Bref,  ce  Tévérino  est  la  réunion  de  toutes  les  vertus,  de  tous 
les  charmes  et  de  tous  les  talents.  Tout  cela  serait  ridicule 
(el  Les  interminables  élucubrations  de  Léonce  et  de  Sabina  sur 
l'amour  simplement  ennuyeuses),  si  toutes  ces  aventures  — 
qui  se  passent  de  l'aube  d'un  jour  jusqu'à  deux  heures  après 
midi  du  lendemain  —  n'étaient  narrées  avec  une  verve  et  un 
brio  qui  font  pardonner  à  l'auteur  son  invraisemblable  héros. 

George  Sand  dit,  dans  la  préface  de  Tévérino,  qu'elfe  a  peint 
un  type  invraisemblable  pour  les  personnes  de  la  haute 
société,  mais  connu  de  tous  ceux  qui  ont  fréquenté  les  artistes, 
un  type  d'artiste  à  l'état  latent,  apte  à  toute  chose  et  ne  se 
vouant  exclusivement  à  aucune  spécialité.  Elle  voulait  encore 
prouver  que  ces  natures  bien  douées  gardent  souvent,  au 
milieu  de  la  plus  dégradante  misère  et  au  milieu  d'expédients 
et  d'aventures,  une  exquise  délicatesse  de  sentiments,  un  cœur 
pur  et  simple.  Elle  voulait  surtout  prouver  que  toujours,  dans 
toutes  les  positions,  au  milieu  de  toutes  les  misères  et  en 
dépit  du  passé  le  plus  abject,  un  être  humain  peut  se  relever 
et  s'élever.  Idée  toute  chrétienne.  On  ne  peut  pas  dire  pourtant 
m.  44 


6qo  GEORGE    SAM) 

que  Tévéï'no  donne  au  lecteur  l'assurance  qu'il  en  soit  ainsi. 
Lorsque  dans  la  dernière  scène  du  roman  il  apparaîl  en  robe 
blanche  de  dominicain  et  prononce  des  discours  fort  édifiants 
sur  son  avenir  et  celui  de  la  petite  oiselière  dont  il  veut  devenir 
digne,  nous  devons  avouer  que  tout  cela  ne  nous  paraîl  qu'une 
de  ses  improvisations  brillantes  et  nous  nous  attendons  à  lui  voir 
jeter  son  froc  aux  orties,  s'adonner  au  sport  athlétique  ou  faire 
métier  de  baladin,  ne  songeant  nullement  à  son  relèvement  moral 

George  Sand  tira  plus  tard  une  pièce  de  ce  roman,  c'est-à-dire 
qu'elle  en  fit  le  prologue  d'une  pièce  jouée  en  1854,  sous  le  nom 
de  Flaminio.  Les  personnages  sont  les  mêmes  que  dans  le  roman, 
à  de  petites  exceptions  près  (c'est  ainsi  par  exemple  que,  pour 
faire  une  concession  à  l'esprit  clérical  du  moment,  le  cher  curé 
ridicule  est  remplacé  par  une  Anglaise  caricaturée,  miss  Barbara, 
cousine  de  lady  Sabina).  Mais  la  pièce  n'a  pas  le  charme  de  ce 
spirituel  et  alerte  récit  de  voyage  si  plein  d'imprévu.  Le  mys- 
tère de  la  liberté  des  relations  rustiquement  pures  et  vrai- 
ment fraternelles  entre  Té  .érino  et  Madeleine,  incompréhensible 
pour  Sabina  et  intraduisible  par  des  moyens  de  théâtre,  mais 
très  bien  compris  du  lecteur,  n'y  est  plus.  Dans  la  pièce  Tévé- 
rino  déclare  au  contraire,  dès  le  début,  que  Madeleine  est  sa 
fiancée.  L'action  est  privée  de  cet  arrière-fond,  si  plein  de  cou- 
leur, de  routes  alpestres,  de  défilés  de  montagne  et  de  petits 
bourgs  italiens,  qui  donne  un  charme  tout  particulier  à  cette 
narration  gracieuse.  Le  côté  pittoresque  disparut,  le  côté  mo- 
ralisateur domine,  et,  somme  toute,  il  ne  reste  rien  ou  presque 
rien  de  cette  petite  nouvelle  si  gaie,  et  il  existe  une  pièce 
ennuyeuse  de  plus!  Nous  ne  l'avons  pas  vu  jouer,  mais  nous 
croyons  que  sur  les  planches  elle  doit  ennuyer  encore  plus  que 
dans  les  pages  dujleuxième  volume  du  Théâtre  de  George  Sand. 

Tévérino  et  Piccinino  parurent  tous  les  deux  dans  la  Presre, 
le  premier  en  1845  et  l'autre  en  1847. 

...  Ce  que  je  pense  de  la  noblesse  de  race,  dit  George  Sand  dans 
l'Histoire  de  ma  vie,  je  l'ai  écrit  dans  le  Piccinino,  et  je  n'ai  peut-être 
fait  ce  roman  que  pour  faire  les  trois  chapitres  où  j'ai  développé  mon 
sentiment  sur  la  noblesse.  Telle  qu'on  l'a  entendue  jusqu'ici,  elle  est 


GEI  >RGE   SAM) 

un  préjugé  monstrueux,  en  tant  qu'elle  accapare  mi  profil  d'une 
.1.1  e  de  riches  e1  de  puissants  la  religion  de  la  famille,  principe  qui 
de\  rail  être  oher  el  sacré  à  tous  les  hommes.  Par  lui-même  oe  principe 
c.;i  inaliénable  el  je  ne  trouve  pas  complète  cette  Bentence  espagnole  : 
Coda  inm  es  hijo  de  sua  obras.  C'esl  une  idée  généreuse  el  grande  que 
d'être  le  fils  de  ses  œuvres  e1  de  valoir  autanl  par  ses  vertus  que  le 
patricien  par  Bes  titres. C'esl  une  idée  qui  a  l'ait  notre  grande  Révolu- 
tion, mais  c'est  une  idée  de  réaction,  el  les  réactions  n'envisagenl 
jamais  qu'un  côté  des  questions,  le  côté  que  l'on  avail  trop  méconnu 
el  sacrifié.  Ainsi,  il  esl  très  vrai  que  chacun  est  le  fils  de  se-  œuvres; 
mais  il  est  égalemenl  vrai  que  chacun  esl  le  fils  de  Bes  pères,  de  ses 
ancêtres,  patres  e1  maires.  Nous  apportons  en  naissanl  des  instincts 
qui  ne  sont  qu'un  résultai  du  Bang  qui  nous  a  été  transmis,  et  qui 
nous  gouverneraient  comme  une  fatalité  terrible,  si  nous  n'avions  pa- 
nne certaine  somme  de  volonté  qui  est  un  don  tout  personnel  accordé, 
à  chacun  de  nous  par  la  justice  divine... 

Dans  la  Notice  précédant  le  roman  même  de  Piccinino,  elle 
dit  : 

.l'avais  toujours  envie  de  faire,  tout  comme  un  autre,  mon  petit 
chef  tic  brigands.  Le  chef  de  brigands,  qui  a  défrayé  tant  de  romans  et 
de  mélodrames  sous  l'Empire,  sous  la  Restauration,  et  jusque  clans  la 
littérature  romantique,  a  toujours  amusé  tout  le  monde,  et  l'intérêt 
principal  s'est  toujours  attaché  à  ce  personnage  terrible  et  mystérieux. 
C'est  naïf,  mais  c'est  comme  cela.  Que  le  type  soit  effrayant  comme  ceux 
de  Byron  ou,  comme  ceux  de  Cooper,  digne  du  prix  Montyon,  il 
suffit  que  ces  héros  du  désespoir  aient  mérité  légalement  la  corde  ou 
les  galères  pour  que  tout  bon  et  honnête  lecteur  les  chérisse  dès  les 
premières  pages,  et  fasse  des  vœux  pour  le  succès  de  leurs  entreprises. 
Pourquoi  donc,  sous  prétexte  d'être  une  personne  raisonnable,  me 
serais- je  privée  d'en  créer  un  à  ma  fantaisie... 

Or,  cette  fantaisie  consistait,  selon  son  aveu,  à  rendre  vrai- 
semblable, naturel  et  compréhensible,  un  personnage  qui  l'était 
par  le  principe  aussi  peu.  Nous  ne  saurions  dire  si  George  Sand 
a  réussi  dans  son  projet.  Selon  nous,  ce  n'est  pas  par  le  naturel 
que  le  Piccinino  pèche.  Mais  nous  y  voyons  effectivement  le 
désir  de  l'auteur  de  résoudre  les  deux  problèmes  qu'il  s'était 
posés  :  dans  les  trois  chapitres  intitulés  :  le  Blason,  les  Portraits 
de  famille  et  Bianca,  George  Sand  développe  largement  les  idées 


'm, 2  GEORGE    SAND 

sur  la  noblesse  qu'elle  avait  effleurées  dans  les  lignes  précitées 
de  YHistoire  de  ma  vie.  D'autr 4  part  le  héros  en  titre  est  en  effel 
un  mystérieux  et  insaisissable  brigand  sicilien,  surnommé  le  Justi- 
cier d'aventure,  ennemi  juré  de  tous  les  oppresseurs,  fils  illégitime 
du  prince  de  Castro  Reale  (également  devenu  dans  sa  vieillesse 
chef  de  brigands  et  surnommé  il  Destatore  ou  Celui  qui  éveille). 
Ces  deux  thèmes  s'enchaînent  grâce  à  la  circonstance  que  le 
duc  de  Castro  a  encore  un  fils  légitime  de  son  mariage  secret 
avec  la  princesse  Agathe  de  Palmarosa  qu'il  avait  séduite  par 
violence  jadis.  Ce  jeune  prince  Michel  a  été  sauvé  des  mains  des 
parents  d'Agathe,  orgueilleux  et  méchants,  et  élevé  en  qualité  c'e 
fils  par  un  généreux  plébéien,  le  décorateur  Pier  Angelo  Lavora- 
tori,  qu'il  vénère  comme  son  père.  Emmené  par  ce  dernier  à 
Rome,  toujours  dans  le  but  de  le  soustraire  à  la  vengeance  de  sa 
parenté  haut  placée,  mais  bassement  pensante.  Michel  Lavora- 
tori  ou  Michel  de  Castro  Reale  y  est  devenu  un  peintre  de  talent. 
Il  revient  soudain  en  Sicile,  pour  y  vivre  auprès  de  son  père  et  de 
sa  sœur  présomptifs,  A  peine  débarqué,  il  tombe  par  hasard  sur 
son  pire  ennemi,  son  oncle,  le  prince  cardinal  Jeronimo  de  Palma- 
rosa, et  n'échappe  que  par  miracle  à  une  perte  certaine.  Il 
tombe  dans  quantité  d'autres  mésaventures  encore,  à  cause  d'un 
entraînement  irrésistible  qu'il  éprouve  pour  la  princesse  Agathe. 
dont  il  ignore  l'âge  et  vers  laquelle  il  se  sent  attiré  par  un 
attrait  mystérieux.  Tout  se  débrouille  fort  heureusement  et  le 
héros  doublement  noble  retrouve  sa  noble  mère,  grâce  aux  efforts 
réunis  :  du  noble  plébéien  décorateur  Pier  Angelo  ;  de  son  frère 
non  moins  noble,  le  moine  Fra  Angelo,  ex-bandit  et  partisan 
de  Castro  Reale;  d'un  troisième  plébéien  noble,  le  peintre  Ma- 
gnani;  de  la  courageuse  et  archinoble  sœur  adoptive  de  Michel, 
la  jeunette  Mila;  du  triplement  noble  brigand  Piccinino,  fils  na- 
turel d'un  duc  et  d'une  plébéienne,  —  donc  aussi  mi-plébéien, 
—  et  enfin  par  ceux  d'un  seul  noble  de  race,  l'ami  généreux  de 
la  princesse  Agathe,  le  marquis  de  la  Serra,  —  bref,  par  les 
généreux  efforts  de  toute  une  série  de  personnes  de  basse 
extraction,  mais  d'une  noblesse  de  sentiments  extrême,  qui 
forment  autour  d'Agathe  et  de  son  fils  une  petite  garde  de  corps. 


GEORGB   SAND 

Il  faut  dire  sans  ambages  < j m ',  malgré  toul  l'imbroglio  du 
récit,  malgré  toul  l'attrait  que  présente  le  héros  principal, 
ce  bandit  aussi  rusé  qu'UlyBse,  aussi  agile  qu'un  lézard, 
aussi  brave  qu'un  bravo  «1rs  Abruzzes,  cel  excès  de  paroles  el 
d'actions  nobles  esl  toul  bonnemenl  insupportable  el  aotre 
estomac  du  vingtième  sièole  esl  incapable  de  digérer  autant 
de  fadaises.  (  )u  uc  comprend  pas  que  la  même  plume  qui  avait 
dessiné  la  petite  .Marie  de  la  Mare  au  Diable,  si  adorable  dans  sa 
simplicité,  ait  pu  écrire  toutes  ces  causeries  invraisemblables, 

tant  elles   sont  <|uintesseneiées  et  «  sublimes»,        entre  la  petite 

Mila  Lavoratori,  son  frère  et  Magnant  La  petite  Mila  finit  par 

formuler  dv^.  opinions  et  ûv^  aperçus  esthétiques  qui  feraient 
honneur  au  plus  docte  historien  de  l'art.  Et  sur  quoi,  s'il  vous 
plaît?  Sur  la  Motionna  délia  Sedia  de  Raphaël, dont  la  copie  sus- 
pendue dans  sa  chambrette,  oblige  cette  petite  Sicilienne,  por- 
tant des  cruches  d'eau  sur  sa  tête  comme  toutes  les  rustiques 
tilles  d'Italie  et  lavant  son  linge  comme  Nausikaa,  à  se  ré- 
pandre en  réflexions  surfines  sur  les  rapports  entre  le  beau  réel 
dans  la  vie  et  le  beau  idéal  dans  l'art  !  C'est  absolument  invrai- 
semblable !  Ce  roman  n'aurait  pas  arrêté  notre  attention,  s'il  ne 
s'y  trouvait  pas,  çà  et  là,  des  phrases  et  des  idées  qui  portent 
bien  la  date  de  1846.  L'auteur  a  beau  transporter  l'action  de 
son  roman  loin  de  France  et  nous  assurer  que  c'est  un  «  conte 
fantastique  sans  lieu  ni  époque  précis  »,  ce  roman,  comme  celui 
de  Tourguéniew,  devrait  s'intituler  la  Veille.  Oui,  ce  sont  bien 
là  les  idées  planant  dans  l'air  la  veille  des  événements  qui 
allaient  se  jouer  en  France.  Tous  ces  sentiments  contre  les 
oppresseurs  siciliens,  cherchant  une  issue  et  dégénérant  en  bri- 
gandage, ce  sont  des  sentiments  qui  se  développent  aux  époques 
mortes  où  l'apathie  est  générale,  où  l'oppression  est  arrivée  à 
son  comble.  Chacun  "pour  soi,  cet  adage  favori  de  Louis-Philippe, 
formulant  tout  l'esprit  bourgeois  de  son  règne,  exaspère  le  moine 
Fra  Angelo. 

Ah  !  dit-il,  chacun  pour  soi  !...  Nous  ne  sommes  donc  pas  au  bout 
de  nos  malheurs,  et  nous  pouvons  bien  encore  égrener  nos  chapelets 


6Q4  GEORGE    SAND 

en  silence.  Hélas  !  hélas  !  voilà  de  belles  choses  !  Les  enfants  de  notre 
peuple  ne  voudront  point  remuer,  de  peur  de  sauver  leurs  anciens 
maîtres  avec  eux;  et  les  patriciens  n'oseront  pas  bouger  non  plus, 
dans  la  crainte  d'être  dévorés  par  leurs  anciens  esclaves.  A  la  bonne 
heure!  Pendant  ce  temps, la  tyrannie  étrangère  s'engraisse  et  rit  but 
nos  dépouilles  ;  nos  thères  et  nos  sœurs  demandent  l'aumône  ou  se 
prostituent;  nos  frères  et  nos  amis  meurent  sur  un  fumier  ou  sur  la 
potence  !... 

Nous  retrouverons  bientôt  les  mêmes  pensées  dans  les  articles 
de  George  Sand  de  l'année  1848,  prêchant  l'union  du  peuple 
et  de  la  bourgeoisie  intellectuelle  ;  les  mêmes  exclamations  re- 
tentiront dans  les  Bulletins  de  la  République,  écrits  de  la  main 
de  l'auteur  du  Pkcininol 

Ailleurs,  en  parlant  du  changement  qui  s'était  opéré  dans 
les  mœurs  et  les  coutumes  de  son  pays  pendant  les  quelques 
années  qu'il  a  passé  loin  de  sa  ville  natale,  ce  même  Fra 
Angelo  peint  ainsi  l'état  général  de  la  France...  non  :  de  la 
Sicile  ! 


...  Lorsque  le  Destatore  m'envoya  dans  les  villes  avec  ses  députés, 
pour  tâcher  d'établir  des  intelligences  avec  les  seigneurs  qu'il  avait 
connus  bons  patriotes,  et  les  bourgeois  riches  et  instruits  qu'il  avait 
vus  ardents  libéraux,  je  fus  bien  forcé  de  constater  que  ces  gens-là 
n'étaient  pas  les  mêmes,  qu'ils  avaient  élevé  leurs  enfants  dans  d'autres 
idées,  qu'ils  ne  voulaient  plus  risquer  leur  fortune  et  leur  vie  dans  ces 
entreprises  hasardeuses  où  la  foi  et  l'enthousiasme  peuvent  seuls 
accomplir  des  miracles. 

Oui,  oui,  le  monde  avait  bien  marché...  en  arrière,  selon  moi.  On  ne 
parlait  plus  que  d'entreprises  d'argent,  de  monopole  à  combattre,  de 
concurrence  à  établir,  dïndustries  à  créer.  Tous  se  croyaient  déjà 
riches,  tant  ils  avaient  lui  te  de  le  devenir,  et,  pour  le  moindre  privi- 
lège à  garantir,  le  gouvernement  achetait  qui  bon  lui  semblait.  H 
suffisait  de  promettre,  de  faire  espérer  des  moyens  de  fortune,  et  les 
plus  ardents  patriotes  se  jetaient  sur  cette  espérance,  disant  :  «  L'in- 
dustrie nous  rendra  la  liberté  !  » 

Le  peuple  aussi  croyait  à  cela  et  chaque  patron  pouvait  amener  ses 
clients  aux  pieds  des  nouveaux  maîtres,  ces  pauvres  gens  s'imaginant 
que  leurs  bras  allaient  leur  rapporter  des  millions.  Cétait  une  fièvre, 
une  démence  générale.  Je  cherchais  des  hommes,  je  ne  trouvai  que  des 


(.1  ORGE   S  AND 

machines.  Je  parlai  il  honneur  el  de  patrie,  on  me  répondil  Boufre  el 
filature  de  suie. 

...  Mais  depuis,  mon  I  >i<-n  !  j  .u  vu  le  résultat  de  ces  belles  pron  • 
pour  le  peuple!  J'ai  m  quelques  praticiens  relever  leur  fortune  en 

ruinant   leurs  amis  el   ïai-aul   la  COUT  au    pou\  oir.' .1  ai    vu    plusieuif 

familles  de  minces  bourgeois  arriver  à  l'opulence;  mai-  j'ai  vu  les 
honnêtes  gens  de  plus  en  plus  vexés  el  persécutes;  j'ai  vu  Burtout,  el 
je  vois  i ous  les  jours  plus  de  mendiants  et  plus  de  misérable*   au-  pain. 

Bans  aveu,  sans  éducation,  sans  avenir.  Kl  je  me  demande  ce  que  vous 

avez  l'ait  de  bon  avec  vus  idées  nouvelles,  votre  progrès,  vos  théories 
d'égalité!  Vous  méprise/,  le  passé,  vous  crachez  sur  les  vieux  abus,  et 

vous  avez  tué  l'avenir  eu  créant  des  abus  nouveaux  plu-  monstrueux 

«pie  les  anciens... 

Vraiment  on  dirait  que  ce  n'est  pas  un  compagnon  du  bandit 
sicilien  appelé  YEveilleur,  mais  bien  le  rédacteur  de  YEclaireur... 
de  l'Indre  qui  parle  ainsi,  celui  qui,  vers  1843,  s'efforçait  d'atti- 
rer à  son  œuvre  littéraire  et  sociale,  à  l'œuvre  de  la  liberté, 
tous  les  «  bons  patriotes  »  de  l'endroit  et  ses  anciens  amis  qu'il 
avait  connus  jadis  (vers  la  fin  du  règne  de  Charles  X,  les  Du- 
devant  formaient  le  centre  de  l'opposition  bonapartiste  et  libé- 
rale berruyère)  pour  «  bien  pensants  »  et  «  ardents  libéraux  ». 
D'autres  discours  de  Fra  Angelo  adressés  à  son  neveu,  le  peintre, 
rappellent  les  remontrances  de  George  Sand  à  son  fils,  peintre 
aussi,  qui  était  alors  assez  indifférent  pour  tout  ce  qui  n'avait 
pas  rapport  direct  avec  la  peinture  ou  le  plaisir  :  elle  tâchait  à 
cette  époque  de  réveiller  chez  lui  l'intérêt  pour  les  affaires  pu- 
bliques. Nous  pouvons  présumer  que  les  deux  hôtes  de  Nohant, 
en  1846,  Louis  Blanc  et  Emmanuel  Arago,  prêtaient  en  cette 
occasion  aide  à  leur  hôtesse.  Dans  ce  roman,  dédié  à  Emma- 
nuel Arago  et  qui  a  pour  sous-titre  :  Souvenir  d'une  veillée  de 
famille,  nous  trouvons  aussi  un  souvenu-  indéniable  de  la  per- 
sonnalité de  Louis  Blanc,  cet  ami  commun  d' Arago  et  de  l'auteur. 
Le  vengeur  implacable  de  tous  les  péchés  des  riches  et  des 
puissants,  le  Piccinino  est  tout  comme  l'auteur  de  YHistoire  de 
dix  ans,  d'une  taille  si  minuscule,  qu'il  paraît  un  enfant;  sa 
figure  est  d'une  fraîcheur  juvénile  ;  il  parle  d'une  voix  insi- 
nuante et  douce,  mais  sous  cet  extérieur  de  jouvenceau,  se  cache 


696  GEORGE    SAND 

une  ambition  gigantesque,  une  volonté  de  fer,  un  esprit  d'une 
vivacité  e1  d'une  acuité  extraordinaires  (1). 

Résumons  :  ce  qu'il  y  a  d'intéressanl  dans  ce  roman,  c'est 
d'abord  l'idée  que  les  traditions  de  race  sont  à  désirer  chez  les 
plébé  eus,  tout  comme  chez  les  patriciens.  Tous  d  ivent  s'efforcer 
d'être  les  continuateurs  des  œuvres  de  leurs  pères  en  tout  ce  qui 
est  grand,  noble  et  bon.  Puis,  ce  qui  arrête  encore  notre  atten- 
tion, ce  sont  les  échos  des  questions  sociales  et  politiques 
qu'on  débattait  en  1846  à  Nouant,  pendant  «  les  veillées  de 
famille  »,  en  feuilletant  un  «  recueil  de  belles  gravures  de  paysages 
siciliens  (2)  »  ou  en  discutant  avec  Chopin  et  Solange  sur  les 
bonnes  traditions  et  les  absurdes  prétentions  de  la  noblesse. 
Enfin,  ce  sont  les  nombreuses  réminiscences  personnelles,  les 
allusions  et  les  traits  autobiographiques  que  chaque  lecteur 
découvre,  dès  qu'il  y  accorde  la  moindre  attention. 

(1)  En  1848,  George  Sand  dit  un  jour,  en  parlant  de  Louis  Blanc  :  «  Une 
grande  ambition  dans  un  petit  corps.  » 

(2)  Piccinino.  Notice  de  1853. 


FIN    DU    TOME    TROISIEME 


T  Mil  Ai  DES  MATIERES 


AVANT-PKOPOS 


CHAPITRE  PREMIER 

(1838) 

Date  importante  dans  la  vie  spirituelle  de  George  Sand.  —  Pierre  Leroux 
et  ses  doctrines.  —  Frédéric  Chopin  ;  l'homme  et  l'artiste.  —  Les  débuts 
du  roman.  —  Le  printemps  de  1838.  —  Voyage  à  Majorque.  —  Les  Préludes 
et  la  Sonate  en  si  bémol  mineur.  —  Un  Hiver  à  Majorque.  —  Marseille.  — 
19  juin  1839 1 

CHAPITRE  II 

(1839-1842) 

L'été  1839  à  Nohant.  —  L'appartement  de  la  rue  Pigalle,  16.  —  Récits  de 
Gutzkow,  Louis  de  Loménie,  Balzac,  Gutmann,  etc.  —  Mme  Marliani.  — 
Delacroix.  —  Henri  Heine  et  Joseph  Dessauer.  —  Cari.  —  Mme  Dorval 
et  Bocage.  —  Cosima.  — ■  L'été  de  1840  à  Paris.  —  Voyage  à  Cambrai.  — 
Difficultés  financières.  —  Visite  de  Gutzkow.  —  L'hiver  de  1840-41.  — 
Les  amis  polonais.  —  Lettres  inédites  de  Mickiewicz.  —  Une  page  du 
Journal  de  Piffoël  et  des  Impressions  et  Souvenirs.  —  Un  petit  incendie.  — 
Loménie  en  fumiste.  —  Concert  de  Chopin.  — ■  L'été  de  1841.  —  M.  et 
Mme  Viardot 101 

CHAPITRE  III 

Spiridion.  —  Influence  croissante  de  Leroux.  —  Querelle  avec  Buloz.  — 
Agricol  Perdiguier.  —  Le  Compagnon  du  tour  de  France.  —  Horace.  — 
Emmanuel  Arago.  —  Les  poètes  populaires  :  Magu,  Gilland,  Charles 
Poney.  —  Lettres  de  et  à  Béranger.  La  Revue  indépendante 217 

CHAPITRE  IV 

Consueb.  —  La  Comtesse  de  Rudolstadt.  —  Jean  Ziska  et  Procope  le  Grand. 
—  Une  secte  mystique  russe.  —  Les  Sauvages  de  Paris.  —  Réflexions  sur 


698  GEORGE    SAND 

J.-J.  Rousseau.  —  Fanchette.  —  UEclaireur  de  Vlndre.  —  Louis  Blanc 
et  la  Réforme.  —  Lettres  de  Pierre  Leroux 332 

CHAPITRE     V 
(1842-1846) 

Le   phalanstère  du  square  d'Orléans.   —  Le   livre  de  \V.  von  Lenz. 
Désaccords.  —  Mlle  de  Rozières.  —  Maurice  et  Solange.  —  Isidora.  — 
Les   Mères    de    famille    dans    le    beau  monde.   —   Lettres    inédites  de 
Chopin '. 418 

CHAPITRE  VI 

(1846-1847) 

Le  rôle  des  enfants  dans  les  romans  des  parents.  —  Solange,  Maurice  et 
Augustine  Brault.  —  L'été  de  1846.  —  Lucrezia  Floriani.  —  Le  29  juin 
1846.  —  Excursions  dans  la  Creus  —  Victor  de  Laprade  et  Louis  Blanc 
à  Nohant.  —  L'automne  de  1846.  —  La  commedia  deW  arte  à  Nohant.  — 
Fernand  des  Préaulx.  —  L'hiver  de  1846-47.  —  Encore  quelques  lettres 
de  Chopin.  —  Le  printemps  de  1847  à  Paris.  —  Clésinger.  —  Mlle  Mer- 
quem.  —  Mariage  de  Solange.  —  Rupture  avec  Chopin.  —  Événements 
tragiques  de  1847  à  Nohant.  —  L'hiver  de  1847-48.  —  Mort  d'Hippolyte 
Chatiron.  —  Mort  de  Chopin  en  1849.  —  La  correspondance  entre  Chopin 
et  George  Sand.  —  Dumas  père  et  Dumas  fils 495 


CHAPITRE  VII 

Un  petit  aperçu  d'histoire  littéraire.  —  Les  œuvres  de  George  Sand  de  1843- 
1847.  —  Romans  champêtres  et  romans  socialistes.  —  Jeanne.  —  De 
Latouche.  —  Le  Meunier  d' Angibault.  —  Le  Péché  de  M.  Antoine.  —  La 
Mare  au  Diable,  les  Noces  de  Campagne,  Mœurs  et  coutumes  du  Berry,  les 
Visions  de  la  Nuit,  Monsieur  Roussel  —  François  le  Champi,  la  Petite 
Fadette,  les  Maîtres  Sonneurs.  —  Teveww,  le  Piccinino 634 


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University  of  Ottawa 

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MARS  15  1979 

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199t.' 

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