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WLADIMIB KARÉNINE
GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
* * *
1838-1848
Deuxième édition
PARIS
LIBRAIRIE PLOX
PLON-NOURRIT et Gu, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e
1912
Tous droits réservés
GEORGE SAND
SA VIE ET SES OEUVRES
• * *
1838-1848
GEORGE SAND, PAR ISABEY
(ANCIENNE COLLECTION EDMOND PICARD)
WLADIMIR KARÉNINE
GEORGE SAM)
SA VIE ET SES ŒUVRES
* • *
1838-1848
Deuxième édition
PARIS
LIBRAIRIE PLOK
PLON-NOURRIT et G1-, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, AVE GARAXCIÈRE — 6e
1912
Tous droits réservés
"UniversTT^
B'BLIOTHECA
Droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.
AVANT-PROPOS
Cette seconde partie de notre travail a été terminée depuis
quelques années déjà (1), mais des circonstances douloureuses, dos
deuils de famille nous empêchèrent de la publier immédiatement.
Au moment où nous prenons la plume pour remercier tous ceux
qui nous avaient été secourables au cours de notre travail, qui
nous aidèrent de leur savoir, de leurs souvenirs personnels, qui
nous ouvrirent leurs archives ou nous donnèrent des documents
importants, nous voyons avec douleur que les meilleurs amis
de notre livre, ceux qui se faisaient le plus de joie de voir achevée
la biographie de George Sand, n'y sont plus. Notre gracieuse
amie, Mme Aurore Lauth, sera la seule de la famille Sand qui
lira ce livre sur sa grande aïeule. Elles n'y sont plus, nos chères
amies : Lina Sand et Gabrielle Sand ! Ils sont tous partis aussi
pour un monde meilleur, nos plus fidèles amis en George Sand :
le vicomte de Spoelberch, MM. Aucante, Plauchut, Albert
Lacroix! Nous ne pouvons, non plus, remercier Mme Pauline
(1) Plusieurs chapitres de ces deux volumes parurent dans des revues et
des recueils russes : « George Sand et Napoléon III » (cliap. ix ), dans le Mes-
sager de V Europe (1904) ; « George Sand et Mickiemcz » (tiré du cliap. n), ibid.,
en 1907 ; ce même chapitre parut en polonais dans le Kraj (1907) ; « George
Sand et les poètes populaires » (chap. ni), dans le Mir Bojiy (1904) ; « Horace
et la Revue indépendante » (du même chapitre), dans le recueil « Vers la Lumière
(1904) ; « le Centenaire et Claudie » dans la Rousskaya Mysl (1904) ; « George
Sand et Herzen » (du chap. vin), ibid. (1910) ; « George Sand et Heine » (du
chap. il), ibid. (1911).
n GEORGE SAND
Viardot et M. Gustave Karpélès qui nous communiquèrent des
documents et des souvenirs personnels et nous permirent de
publier des lettres précieuses pour notre travail. Et combien
d'autres amis de George Sand encore qui ne verront pas sa bio-
graphie achevée.
C'est avec d'autant plus de reconnaissance que nous traçons
ici le nom de M. Henri Amie qui nous prêta aide pour cette
seconde partie de notre travail, tout comme *pour la première,
qui nous sacrifia son temps, qui oublia ses propres œuvres, son
travail et ses loisirs pour revoir notre ouvrage, manuscrit et
épreuves. Nous n'avons pas la présomption d'attribuer une aide
aussi généreuse aux mérites de notre livre, nous savons que la
piété seule pour la mémoire de George Sand et de Mme Mau-
rice Sand inspira M. Amie lorsqu'il nous prêta ce secours confra-
ternel, mais nous lui en sommes quand même profondément
reconnaissant et nous l'en remercions du meilleur de notre
cœur. Nous remercions également et bien chaudement M. Ladislas
Mickiewicz qui nous permit de publier les lettres inédites de
son illustre père, M. Maurice Tourneux qui nous sacrifia des
heures et des jours de son temps si précieux, et Mme Marie
Ozenne pour tout ce qu'elle a fait pour notre livre. Nous renou-
velons enfin nos remerciements à toutes les personnes que nous
avions déjà nommées dans notre premier volume.
Nous reprenons le fil de notre récit juste au point où nous
l'avons laissé à la fin de notre deuxième volume, et nous abor-
dons dans la vie de George Sand une période éminemment inté-
ressante.
Les dix années, 1838-1848, passées en un commerce ininter-
rompu avec une individualité aussi exceptionnelle, aussi géniale
que Chopin et dans l'intimité de Pierre Leroux, dix années de
plus en plus remplies de rencontres et de relations avec les
AVANT-PROPOS Hl
hommes les plus divers el Les plus ôminents dans le domaine de
la politique, < 1 * * la pensée sociale, dans les sciences et les arts
s<m i en même temps l'époque où le talent de la grande femme
était à son épanouissement el sa gloire à son apogée.
Cette période est si abondante en faits que nous serons
obligé de l'aire continuellement alterner les pages décrivant
l'existence intime de George Sand, de sa famille et de
Chopin avec celles où nous noterons les impressions, les évé-
nements, les états d'âme, les œuvres, les actes de George Sand
(pii se rai tachent à l'influence de Pierre Leroux, à différentes
autres personnalités, à différentes questions de la vie politique
et sociale de la France.
Pourtanl celte période de la vie de George Sand n'avait
presque pas été explorée par la critique et l'histoire. Jamais
encore on n'a tenté de faire un récit détaillé et suivi de ces
années.
Nous pouvons même, avec un sentiment de vanité bien excu-
sable, constater que dans tous les travaux sur George Sand,
soit dans des revues, soit en volumes, soit même dans des ency-
clopédies, parus depuis la publication de nos deux premiers
volumes, la plupart des auteurs font montre d'une connaissance
extrêmement exacte et approfondie de la biographie de l'au-
teur de Consuelo, jusqu'en... 1838, mais après cette date, ils en
parlent avec le même à peu près et passent avec la même rapi-
dité sur des séries d'années de la vie de George Sand, comme,
avant 1899, date de la publication de ces deux premiers volumes.
Disons plus, il a paru, depuis cette année-là, plusieurs livres,
tant en français qu'en anglais, consacrés à George Sand dans
lesquels les auteurs nous rirent l'extrême honneur de suivre
notre récit de point en point et pas à pas, sans nous faire cepen-
dant celui de nous citer, ne fût-ce qu'une seule fois, au bas de
leurs pages documentées... jusqu'en 1838. Ou plutôt tous ces
auteurs se sont, comme d'un commun accord, donné le plaisir
iv GEORGE SAND
de nous citer une seule et unique fois... pour nous accuser
de quelque chose que nous n'avions pas dit personnellement,
parce que nous avions simplement rapporté les paroles de
quelque autre écrivain ; ou encore pour nous taxer de légèreté.
C'est ainsi qu'un critique très connu nous accuse de mauvais
goût pour avoir, selon lui, prétendu que YUscoque était un
des meilleurs romans de Mme Sand, tandis que nous n'avions
que cité à ce propos les propres paroles de Dostoïewski dont
c'était le roman préféré, parce qu'il lui fit connaître George Sand.
Or, l'opinion de Dostoïewski a quelque valeur, nous semble-t-il,
et si le critique en question la trouve dénotant « un mauvais
goût parfait », c'est affaire de goût aussi, mais ce n'est pas une
raison pour nous rendre responsable de l'opinion du très grand
écrivain que fut Dostoïewski.
Un autre critique, non moins connu, fort obligeamment nous
rendit responsable d'une « légende » quasiment inventée par
nous sur une prétendue somme de dix mille francs payée par
George Sand pour Musset, tandis qu'une lettre de George Sand
à Buloz prouvait qu'elle, n'avait payé que trois cents francs.
Or, la «légende)) qu'on nous prête est une citation des propres
paroles de Buloz dites un jour à M. Plauchut, paroles que notre
regretté ami avait citées à la page 36 de son livre Autour de
Nohant, et que nous avions copiées avec indication de ce livre
et du nom de l'auteur du récit, M. Buloz, à la page 61 de notre
volume IL
Un troisième auteur, dont le livre peut être et fut réellement
appelé un plagiat en forme par tous ceux qui se donnèrent la
peine de comparer son petit volume à nos deux volumes, nous
imputa comme un crime et nous accusa d'un mensonge
gratuit : d'avoir dit que la maladie de Musset fut le delirium
tremens, « tandis que les docteurs italiens ne parlaient que de
fièvre typhoïde. » Or, nous ne nous sommes permis de pro-
noncer franchement le nom de cette maladie qu'après avoir
\\ A ni PROPOS \
soumis à 1 1 1 1 très grand médecin boh histoire, rénumération
de tous ses Byraptômes, ci di'* remèdes prescrits par le docteur
Pagello ci ses collègues italiens; il nous dit ce qui du reste esl
connu même des oon-spécialistes, mais d'un très grand aombre de
personnes qui se donnent l;i peine de lire un peu — qu'à une
personne avant précédemment absorbé beaucoup d';dcool, il
suffisait parfois d'une bronchite avec une température de
quelque trente-huit degrés, — sans parler déjà d'une maladie telle
(pic le typhus ou quelque congestion plus ou moins sérieuse, —
pour avoir immédiatement un violent accès de delirium tre-
mens. Il nous semble qu'après s'être aussi complètement servi de
notre travail, l'auteur en question aurait au moins pu en tirer
la conclusion que nous n'aimions pas avancer des faits sans les
avoir préalablement vérifiés.
Un auteur anglais a suivi l'exemple de son confrère français,
tant pour le soin avec lequel il nous a suivi dans notre étude
que pour nous imputer comme un crime de lèse-délicatesse ce
même fait.
Tous ces amis de notre travail, ainsi que quelques autres, plus
aimables et plus corrects, ne semblent nous considérer que comme
un bon manœuvre leur apportant des briques, afin qu'ils puissent
— architectes émérites — construire leur bel édifice : une bio-
graphie digne de George Sand. Eh bien, nous acceptons avec
modestie et reconnaissance ce rôle, car les briques que nous
apportons sont bonnes ; on peut en toute confiance les employer
à élever un monument solide et qui ne croulera pas. Ce fut là
notre but et notre espérance.
Feci quod potui, faciant meliora potentes.
GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
CHAPITRE PREMIER
(1838)
Date importante dans la vie spirituelle de George Sand. — Pierre Leroux
et ses doctrines. — Frédéric Chopin ; l'homme et l'artiste. — Les débuts
du roman. — Le printemps de 1838. — Voyage à Majorque. — Les Préludes
et la Sonate en si hémol mineur. — Un Hiver à Majorque. — Marseille. —
L9 juin 1839.
Les amis de George Sand, dans les vingt-cinq dernières années
de sa vie, ceux de la dernière heure surtout, auxquels la« bonne
Dame de Nohant » n'apparut que sous les traits de cette aïeule
si philosophiquement sereine, si maternellement bienveillante, si
impersonnellement bonne envers tout ce qui l'entourait, on dirait
même si bourgeoisement ver aeuse, ont de la peine à croire
que cette même aïeule écrivit jadis à Musset des lettres folle-
ment brûlantes, qu'elle avait traversé des périodes de doutes
cuisants, de désespoir, de révolte passionnée dont Lélia et le
Journal de Piffoël gardent la trace. Il leur semble que ce George
et cette Mme Sand (comme on la nommait dans sa vieillesse)
sont deux êtres différents.
Les contemporains de la « gloire militante » de la grande roman-
cière, les admirateurs de ses premières œuvres fougueuses sont
par contre tout ébahis en lisant ses romans ultérieurs tout im-
prégnés de douceur et de clémence.
On aurait grand tort pourtant de chercher la cause de ce
changement dans l'âge seul de l'auteur, voire, dans ce quiétisme
inévitable et n? .urel qui s'y rattache. Non, eût-on même quelque
2 GEORGE SAXD
raison de répéter ici le dicton si peu respectueux : « H n'y a
pas de cheval ombrageux dont le temps ne se rende maître »,
on aurait tort jusqu'à un certain point, En effet, nous pou-
vons observer déjà des indices graduels d'équilibre sentimental
et intellectuel, d'un tour d'esprit plus calme et plus harmo-
nieux à une époque où la vie spirituelle de George Sand était
dans tout son éclat, alors qu'elle prenait la part h plus
active à la vie sociale, où, la plume à la main, elle combattait
contre les préjugés, les injustices, les jougs sociaux et les
imperfections de l'ordre politique, en un mot à une époque où
non seulement l'on ne peut remarquer en elle l'ombre d'une
diminution de l'énergie, d'un affaiblissement de la volonté ou
de la pensée, mais où ces qualités se manifestaient, au con-
traire, avec le plus d'éclat. Donc ses doutes d'antan, ses désen-
chantements, ses protestations passionnées s'étaient calmés non
sous l'influence des années, mais grâce à une nouvelle doctrine
qu'elle s'était formulée et qui vint tout apaisr, tout éclairer
d'une nouvelle lumière.
« Mon enfant, lis les œuvres de Pierre Leroux, tu y trou-
veras le calme et la solution de tous tes doutes », disait-elle
dans sa vieillesse à une jeune femme qui la suppliait de l'ai-
der à trouver la solution des problèmes de notre existence,
« c'est Pierre Leroux qui me sauva. » Et vraiment, si les théo-
ries de Michel, de Liszt et de Lamennais furent les premières
étapes de cette évolution qui se fit graduellement dans l'esprit
de la grande romancière entre 1835 et 1838, c'est Pierre Leroux
qui contribua à l'achèvement final de cette évolution, et il fut
facile à George Sand de passer de la doctrine de Pierre Leroux
à celles de Reynaud et de Leibniz qui, à son propre dire, fer-
mèrent le cercle de son évolution spirituelle.
C'est à cause de cela que nous considérons 1838 comme un
point de démarcation entre deux périodes de la vie de George
Sand : le moment de son passage définitif du pessimisme à
l'optimisme.
En dehors de ceux qui prennent un intérêt spécial à la
philosophie ou de ceux qui étudient l'histoire du mouvement
GEORGE s A XI) 3
social du dix-neuvième Biôole il esl fort douteux que quel-
qu'un lise de nos jours les écrits de Pierre Leroux. Il esl néan-
moins certain que ses doctrines donnèrent naissance ;'i force
romans de George Sand el furenl pour une grande part la
source première de ce <pii enchante el attire le plus dans ses
idées même forl ultérieures.
Pierre Leroux peut donc être considéré connue un de ces
arbustes sur lequel on aurait greffé une branche d'un rosier
rare ou d'un noble pommier. La plante nouvelle, nourrie des
sucs de l'églantier, ou du pommier sauvage, devint un arbre
magnifique et porta i\r> fleurs splendides ou des fruits succu-
lents, et personne ne se souvient plus de l'arbuste inconnu.
Mais « à chacun selon ses œuvres », et c'est à nous qui étu-
dions la genèse des idées de George Sand qu'incombe aussi le
devoir de signaler tout ce qu'avait en elle de précieux, de durable
et de vivifiant cette doctrine de Pierre Leroux, quelque peu
vague et pas toujours originale, trop prônée par ses contempo-
rains, en llussie tout comme en France, trop oubliée par la
postérité.
("est ainsi, par exemple, que Julien Schmidt refuse de recon-
naître à Leroux toute valeur intrinsèque comme penseur pri-
mordial, il assure que ses contemporains l'ont bien gratui-
tement porté aux nues, que non seulement ses écrits ne se dis-
tinguent ni par leur profondeur, ni par l'originalité de la pensée
philosophique, mais qu'ils sont nébuleux, diffus, pleins de mys-
ticisme, enfin empreints de tous les défauts qui caractérisent
les penseurs de second ordre, toujours enclins à « redécouvrir
les Amériques ».
Admettons que Leroux fut réellement un penseur de second
ordre, qu'en mainte occasion cette discipline scolaire qui dis-
tingue les philosophes de profession lui fit défaut, et qu'il ne
put se vouer à de vraies spéculations philosophiques qu'après
avoir essayé toutes sortes de professions et traversé toutes
sortes d'épreuves. Mais nous allons tenter de donner un abrégé
des doctrines de Leroux, et le lecteur jugera s'ils ont raison ou
tort ceux qui refusent toute valeur à ces idées (qui semblent,
4 GEORGE SAXD
disons-le entre parenthèses, en ces tout derniers temps, éveiller de
nouveau un intérêt assez vif en France). Et d'abord racontons
en peu de mots la vie de Leroux aussi peu connue de nos-
jours que ses théories.
Né à Paris en 1798 de parents pauvres, Pierre Leroux fit ses
études d'abord au lycée Charlemagne, puis au lycée de Rennes;
enfin il entra à l'École polytechnique, il paraît n'y pas avoir ter-
miné ses études, sa pauvreté l'ayant forcé à trouver quelque
gagne-pain. Il essaya tour à tour plusieurs métiers, il fut même
tailleur de pierres, puis ouvrier typographe, plus tard prote,
enfin gérant d'une typographie II ne devint, et ceci encore
dans un but spécial, propriétaire d'une typographie que sur le
tard de sa vie. Il se maria très jeune, perdit sa femme, se
remaria, et devint ainsi père d'une double famille (il eut neuf
enfants), se chargea en outre de ses frères, — qui eux aussi
étaient toujours menacés par la misère et nombreux; — (il fut
un temps où Leroux dut subvenir à nourrir trente personnes) (1).
Et en même temps il s'adonnait constamment à différentes
inventions compliquées. C'est ainsi par exemple qu'il travailla
vers 1843-1844 à fabriquer un clavier à caractères d'imprimerie,
surnommé le pianotype, qui devait faciliter le travail de prote.
Il n'est que trop clair qu'il gaspillait son argent et son temps
à ces inventions, car, à défaut de fortune, n'étant pas en état
de louer un forgeron ou un serrurier, très souvent, au lieu d'écrire
ses livres ou d'imprimer ceux d' autrui, il se faisait serrurier lui-
même et maniait et martelait les parties métalliques de sa « ma-
chine ». Bien souvent aussi il devait avoir recours à l'aide pécu-
niaire de ses amis. Il y eut, dans sa vie, mainte invention pareille,
mainte entreprise fantastique dont il s'engouait pour des mois
et des mois ; toutes se terminaient par l'insuccès, par la faillite
et la misère. Pourtant à cette époque il n'était déjà plus un
obscur ouvrier, mais bien un écrivain conscient de sa valeur
et de sa vocation. Dès 1824 un de ses condisciples du lycée
l'invita à participer à la rédaction du Globe; ce journal, fondé
(1) Lettre inédite à George Sand du 24 septembre 1854, datée de Jersey..
Voir plus loin.
GEORGE s\ NI) S
depuis peu, devinl plus tard le porte-voix officiel des saint-
Bimonieni. Les chefs de ces derniers étant, comme on le
sait, presque tous des polytechniciens, Leroux fui bientôt
très li«'' avec Jean Reynaud et Armand Bazard, qu'il n'aban-
donna point, alors même que la secte se divisa e1 que Bazard
se retira avec ses prosélytes dans une réclusion volontaire.
Après le procès dv^ saint-siim miens (1832) et la dispersion
île la société. Leroux et Kevnaud rédigèrenl pendant quelque
temps la Revue encyclopédique, qui expira prématurément...
faute d'abonnés; puis ils éditèrent, toujours ensemble, YE»-
cyclopédie nouvelle, dictionnaire philosophique e1 encyclopé-
dique (1), dans lequel, comme dans celui de Diderot, tous les
articles étaient subordonnés à une seule et même idée foncière
et à l'exposition suivie d'une doctrine précise.
L'Encyclopédie rendit Leroux célèbre et cette célébrité ne fit
que s'accroître à mesure qu'il publia toute une série de traités
philosophiques et sociaux. Sans nous attarder aux détails de
la biographie de Leroux (2), signalons seulement qu'après l'En-
cyclopédie nouvelle, il fonda ou dirigea la Revue indépendante
(1841), la Revue sociale (1845), YEclaireur de VIndre. YEspé-
rance, et en 1844, à Boussac, une imprimerie, autour de laquelle
se groupa une espèce de communauté socialisto-chrétienne où
l'on acceptait comme membres hommes et femmes indifférem-
ment. Leroux ne se contentait pas d'adopter les idées saint-
simoniennes sur l'égalité des sexes, il prédisait aux femmes
un grand rôle dans l'avenir.
En 1848, Leroux fut député à la Constituante et à la Légis-
lative, il y prononça plusieurs discours qui n'éveillèrent point
l'intérêt qu'ils méritaient. Les plus connus furent celui contre
l'adultère des députés et celui en faveur de F affranchissement
des femmes, que Leroux prêchait ardemment, ce qui lui attira
la sympathie de J.-S. Mill. Après le coup d'État, Leroux dut
(1) Il parut en tout huit volumes (petit in-80), chez Gosselin, 1841.
(2) Depuis que ces pages ont été terminées, il a paru sur la vie et la doc-
trine de Leroux un excellent ouvrage cme nous regrettons de n'avoir pas
connu plus tôt, le beau livre de M. F. Thomas : Pierre Leroux, sa vie, sa
doctrine, ses idées. (1904, Paris, Alcan.)
6 GEORGE SAND
émigrer en Angleterre, avec toute sa famille et ses frères, il y
passa plusieurs années, d'abord à Londres, puis à l'île de
Jersey, souffrant de la misère la plus cruelle, mais ne perdant
jamais courage, gardant toujours le même optimisme, malgré
une série nouvelle de désillusions. (C'est ainsi, par exemple, que
ce même J.-S. Mill, qui lui écrivait de loin des lettres louan-
geuses, fit, de près, montre de grande insensibilité et de la plus
parfaite sécheresse britannique.) Leroux envisageait toutes ces
misères avec un mépris tout philosophique; il nrn^it tou-
jours rie front ses travaux philosophiques et littéraires et ses
inventions ; il faisait des conférences, il édita même pendant
quelque temps le journal V Espérance, grâce à l'aide généreuse
de l'émigré russe Engelson qui fit sa connaissance à Jersey, se
lia d'amitié avec lui et lui légua, en 1858, une certaine somme
d'argent (1). Enfin il y écrivit une brochure politico-économique,
le Circulus, sur l'avantage à retirer des excréments humains, —
théorie fort connue en Chine, que Leroux crut mettre en pra-
tique en fondant à Jersey une fabrique de guano humain, d'encre
et de cirage ! ! ! Vers 1859, Leroux, au cours d'un petit voyage en
France et en Suisse, fit à Genève une série de conférences et, en
1860, grâce à l'aide matérielle de ses ex-amis [les saint simoniens
qui devinrent pour la plupart d'influents financiers ou de grands
politiques, il put liquider ses affaires à Jersey et revenir en
France. Il séjourna pendant quelque temps dans le Midi, à Grasse,
puis revint à Paris, qu'il quitta de nouveau pendant le siège de
1870, et y étant définitivement revenu pendant la Commune,
il y mourut en avril 1871.
Ayant fait connaissance, grâce à Sainte-Beuve et à Liszt,
(1) Engelson et sa femme, Mme Alexandra Engelson, furent d'abord des
amis de Herzen, puis se brouillèrent complètement avec lui, grâce au carac-
tère étrange et peu loyal d'Engelson, et surtout grâce à sa femme, être
détraqué et étrange. Engelson avait assisté Herzen au moment de la mort
tragique de sa mère et de son fils Nicolas ; il collabora au journal de Herzen
à Londres, donna des leçons à ses deux enfants aînés, fut mainte fois secouru
par le grand exilé russe, puis devint son ennemi et le calomnia d'une ma-
nière inimaginable. (Voir, à ce propos, les Œuvres complètes de Herzen,
vol. IX, les chapitres Ombres russes et Oceano nox.) Leroux publia après la.
mort d'Engelson un article de lui traduit par sa femme.
GEORGE SAND 7
d'abord avec Les écrits de Leroux, puis avec Leroux Lui-même,
George Sand B'enthousiasma pour Lesdits écril entil
pénétrée d'une entière et absolue confiance pour la personne
du philosophe. Elle crul voir dans son oeuvre La prédication
d'un nouvel Évangile : elle y trouva, quoique formulées d'une
manière confuse, mystique el quelque peu sentimentale, mais
pourtant réduites en un système pins on moins bien réglé, Les
doctrines qui Lui étaient apparues jusqu'alors comme des idées
e1 des dogmes épars, point reliés entre eux et empruntés soit
au christianisme, soit à La doctrine de Platon, soit au saint-
simonisme, soit aux (ouvres de Lamennais, aux prédications de
Michel et de son parti, comme à Rousseau et au Bonhomme
Richard de Franklin.
1) « Qu'est-ce que 1 homme, quelle est sa destination et par
conséquent quel est son droit, quel est son devoir, quelle est
sa loi?... » demande Leroux (1), et il répond : « L'état permanent
de notre être est Yaspiration, c'est cet état d'aspiration qui cons-
titue proprement l'homme..., qui constitue le moi, la person-
nalité des êtres... » — L'homme n'est heureux, ni lorsqu'il
courl après les sensations et s'abandonne à ses passions, ni
Lorsqu'il s'abstient des joies de la vie, mais seulement lors-
qu'il vit conformément à sa nature d'homme. Le spiritualisme
et le matérialisme sont également « deux erreurs et deux
sources de maux pour l'humanité (2) ». — « L'homme n'est ni
une âme, ni un animal. L'homme est un animal transformé par
la raison et uni à l'humanité (3). ««L'homme n'est pas seulement
sensation, ou sentiment, ou connaissance, mais il est une trinité
indivisible de ces trois choses (4). L'homme n'est pas seulement un
animal sociable, comme disaient les anciens, l'homme est encore un
animal perfectible. L'homme vit en société, ne vit qu'en société,
et de plus cette société est perfectible, et l'homme se perfectionne
dans cette société perfectionnée (5). L'homme est perfectible, la
(1) De F Humanité. Introduction, p. 3-4, 78.
(2) Ibid. Tradition, p. 357.
(3) llid., p. 91.
(4) Ibid., p. 111.
(5) Ibid., p. 115.
8 GEORGE SAND
société humaine est perfectible, le genre humain est perfec-
tible... »
Platon dit vrai : Nous gravitons vers Dieu, attirés à lui, qui
est la souveraine beauté, par l'instinct de notre nature aimante
et raisonnable. Mais de même que les corps placés à la surface
de la terre ne gravitent vers le soleil que tous ensemble, et que
l'attraction de la terre n'est pour ainsi dire que le centre de
leur mutuelle attraction, de même nous gravitons spirituelle-
ment vers Dieu par l'intermédiaire de l'humanité (1). L'homme
est indissolublement uni à l'humanité. Il est en soi-même l'hu-
manité. On ne peut concevoir un homme hors de l'humanité.
Quoique nous soyons plusieurs, nous ne sommes tous néan-
moins qu'un seul corps... comme dit saint Paul, et nous sommes
tous réciproquement membres les uns des autres (2).
2) Nous sommes immortels. Lorsque nous mourons, nous ne
faisons que nous plonger temporairement dans Y oubli; nous
rentrons en Dieu, qui contient notre être latent, la personnalité
comme virtuelle et substantielle et non comme phénoménale,
c'est-à-dire qui ne se manifeste ni dans l'espace, ni dans le temps.
La mort n'est que le seuil qui nous sépare d'une nouvelle mani-
festation phénoménale, d'une nouvelle renaissance de l'homme
dans l'humanité. Leroux" rejette la conception sphïtualiste de
l'immortalité de l'âme, ainsi que la métempsycose des anciens,
voire la renaissance de l'âme en des organismes inférieurs. Il
croit donc (et il croit prouver que telle était aussi la doctrine
de Socrate, de Platon, de Pythagore, d'Ovide, de Virgile, d'Apol-
lonius de Thy?ne) que l'âme ne fait que se retremper en Dieu,
se plonge dans l'oubli, avant chaque nouvelle renaissance dans
T Humanité. « L'immortalité des âmes humaines est indissolu-
blement attachée au développement de notre espèce ; nous qui
vivons, sommes non seulement les fils et la postérité de ceux
qui ont déjà vécu, mais au fond et réellement ces géné-
rations elles-mêmes, et c'est ainsi et uniquement ainsi que
(1) De l 'Humanité, p. 95.
(2) Ad Romanos, XII, 4-5. Ce même verset de Saint Paul est placé comme
épigraphe en tête du livre De V Humanité.
GEORGE S AND 9
noua vivrons toujours et que doua sommes immortels d). »
Dans le deuxième volume de son HumanUé, Leroux analyse
minutieusement la Bible, non en qualité d'œuvre historique,
exposant la vie du peuple Israélite, mais en qualité d'œuvre
symbolique qui renferme la plus profonde conception religieuse
et philosophique de la substance même de la vie humaine, et
l'expression la plus sublime du développement progressif de
l'humanité; il prouve que .Moïse n'avait rien dit sur l'immorta-
lité personnelle telle qu'on la comprenait et qu'on la comprend
encore, seulement parce qu'il croyait et enseignait lu ' rrair iiiniior-
ttililr, c'est-àrdire la renaissance périodique et éternelle d'un seul
et même individu sur la terre. En passant, Leroux affirme que
telle était aussi la conception que Lessing se faisait de la doctrine
de Moïse, ainsi qu'il l'expose dans son Educationdu genre humain.
Chaque nouvelle existence de l'homme est d'autant supé-
rieure (pie l'homme était supérieur durant son premier séjour
sur la terre. Et avec chaque nouvelle incarnation l'homme se
perfectionne, il gravite vers la lumière, mais ce n'est ni pour
disparaître dans le néant, le Nirwhana, ni pour se dissoudre en
Dieu, car, au dire de Leroux.» le panthéisme est aussi une erreur ».
Les âmes humaines passent par une série de changements et de
métamorphoses, tout comme les corps sidéraux dans l'espace
doivent traverser une série semblable de transformations, et il
est à présumer que tons ces changements sont assujettis à des
lois psychicpies aussi immuables que les lois astronomiques.
3) Durant son incarnation sur la terre chaque être humain
doit progresser indéfiniment. Chaque homme doit, pour cela,
être en communion complète et illimitée avec la nature et avec
ses semblables. Le mythe du « péché originel » et toute l'histoire
symbolique de l'humanité telle qu'on la trouve dans la Bible
n'est au fond que l'histoire de la séparation égoïste de l'homme
d'avec ses semblables, de la rupture criminelle de son unité.
Tout ce qui empêche notre pleine et entière communion avec
la nature ou avec nos semblables est le mal. L'homme doit être
(1) De V Humanité, t. Ier, p. 212-215; t. II, p. 19. lJ
io GEORGE SAND
en rapport illimité et continu avec l'univers. Tout ce qui tend
à l'assujettir, à l'asservir à des limites bornées est le mal. L'homme
ne peut pas vivre sans société, sans famille, sans propriété ;
mais la société — lorsqu'elle l'enchaîne par des préjugés de caste,
la famille, — lorsqu'elle usurpe toute son activité à son seul pro-
fit, la propriété, — lorsqu'elle l'empêche de remplir librement
sa vraie destination qui est de progresser infiniment, engendrent
le mal, et c'est ce qu'il faut combattre. Tout le mal sur la terre
ne provient que des obligations mal comprises que nous imposent
ces trois institutions qui doivent par leur nature ne servir qu'au
bonheur de l'humanité. Il faut donc combattre les abus de ces
institutions et non les institutions mêmes, et il ne faut com-
battre que ces abus, alors seulement l'humanité progressera.
4) Le progrès de l'humanité est infini et continu. Le pro-
grès de l'humanité est le résultat des efforts, des victoires et des
labeurs réunis de tous les éléments qui la composent, donc
chaque homme doit travailler dans la mesure de ses forces et
de ses capacités et développer chacune de ses capacités jus-
qu'au terme du possible. C'est ainsi qu'il sera non seulement un
membre digne et utile de la société, non seulement ses enfants
de par la loi des affinités seront aussi des hommes excellents,
développés, d'une grande élévation morale, mais encore lorsque
cet homme renaîtra dans l'humanité pour recommencer une nou-
velle existence, il sera meilleur, supérieur d'un degré à sa pre-
mière existence, donc il sera un membre encore plus utile d'une
nouvelle société, meilleure aussi que la première. C'est ainsi
qu'en s'élevant lui-même, il élève en lui l'humanité. C'est pour cela
que chaque homme, en progressant, en tendant vers la perfection,
remplit son devoir envers lui-même et envers l'humanité entière.
Il faut convenir que Leroux sut, avec une déduction admi-
rable, avec une profondeur et une ampleur de jugement histo-
rique souvent géniales, poursuivre dans ses articles et dans ses
essais cette doctrine du progrès continu, dont le vrai auteur
fut au fond Leibniz. Il sut, par une argumentation probante et
remarquable, suivre et exposer le développement des grandes
idées, il montra comment, tout en changeant parfois d'aspect,
GEORGE S AND h
elles se lii.'iinl I liaient el traversaient les é|)(i(|lies (|lli nous
apparaissent à présenl comme des temps de barbarie, de
ténèbres absolues; il sut prouver que oea niées vivaient alors,
qu'elles se faisaient jour à l'ai le des hommes, el des institutions
qui, par leur nature même, semblaient vouées à La mort et au
ealme stagnant, mais <|iii, aux jours des cataclysmes universels
ou du règne aveugle el inepte de la force brutale, devenaient
de vrais sanctuaires, de vrais loyers de vie spirituelle de l'hu-
manité. Très intéressants et très captivants, sous ce rapport,
les articles de Leroux tels que : Saint Athanas.\ Saint Aaynstin,
Saint Hennit, '1rs ilvgqanls, sans parler déjà des articles : Chris-
tianisme. Contemplation, Baptême, Aristote, Arianisme, Arminia-
nisme, et la brochure sur ['Egalité.
Toutes les doctrines religieuses d'autrefois ont été incomplètes,
elles séparaient le corps et l'âme, l'esprit et la matière; elles
voyaient le mal dans le monde matériel. Mais Dieu est partout
et en tout, dans le spirituel comme dans le matériel. C'est pour
cela (pie chaque homme et l'humanité entière trouveront leur
salut lorsqu'ils comprendront qu'il ne faut pas combattre la vie
corporelle, ni attendre le royaume de Dieu en dehors de ce
monde, ni le voir dans la négation de la vie, mais lorsqu'on
tâchera d'élever et de sanctifier toute vie charnelle, comme tout
la heur terrestre. Si l'on ne considère la matière que comme
l'objet du mal, qu'il faut incessamment combattre et si l'on
croit que le bien ne consiste que dans la victoire de l'esprit sur
cette matière, alors il faut ou admettre l'existence de deux prin-
cipes, d'Ormuzde et d'Arimane, ou bien admettre que le Tout-
Puissant peut être la source du mal. Si nous ne pouvons
admettre la coexistence de ces deux principes, si tout provient
de Dieu, donc tout doit être bien et bon, ce que nous appelons
le mal naît seulement de notre ignorance ou du mauvais usage
que nous faisons du bien (1).
Il n'y a donc rien d'étonnant que Leroux place dans le
(1) Longtemps avant Leroux, Leibniz avait émis cette idée que te bien
est libre et le mal ne l'est point, car le mal provient de l'ignorance et de l'er-
reur : peccatum ab errore.
12 GEORGE SAND
Panthéon de l'avenir, à côté des statues de Socrate, de Platon,
de Pythagore et de Jésus, celle de Saint-Simon qui décréta en
notre ère la sainteté de la matière et son égalité avec l'esprit
devant Dieu. On ne doit pas s'étonner, non plus, qu'ayant
emprunté cette partie de sa doctrine à Saint-Simon, Leroux
se tourna avec un intérêt tout particulier vers les sectes antiques
et médiévales qui professaient plus ou moins clairement la divi-
nité du monde physique, la divinité des choses reconnues de
par l'ascétisme chrétien comme assujetties au mal, au diable,
ce qui amenait ces sectes, en guise de protestation symbolique
contre les doctrines dualistes, à professer le « culte du diable »
sous telle ou telle autre forme. C'est surtout les wiclefistes, les
lollards et les anabaptistes qui attirèrent l'attention de Leroux, et
plus que tous les autres, les taborites, — ces socialistes du moyen
âge : parfaits chrétiens qui, d'une part, aspiraient à faire revivre
le christianisme sous sa forme la plus pure, et qui, d'autre part,
n'acquiescèrent point à la damnation spiritualiste contre toute
la matière, mais voyaient au contraire la présence de Dieu par-
tout, dans le matériel comme dans le spirituel. Ils refusaient
de rendre le « pauvre Satan », injustement calomnié, responsable
des péchés de la nature humaine. C'est ce qui fit que dans plu-
sieurs groupes des taborites on se saluait non par le « Griïss
Gott » habituel, mais bien par la formule devenue célèbre grâce
au Consueh de George Sand : « Que celui à qui on a fait tort
te salue. » « Celui à qui on a fait tort » ou Satan sera salué et
pardonné le jour où tout le mal de l'univers sera détruit, le
règne de Dieu inauguré sur la terre et où tous les hommes,
devenus frères, ne seront plus capables de se faire réciproque-
ment du mal, — autrement dit, cette salutation équivaudrait à
« que le règne de Dieu advienne ». Les taborites n'hésitaient pas à
accélérer l'avènement prochain de ce règne par le feu et le glaive.
Le roman de George Sand que nous venons de nommer est
aussi celui qui est le plus empreint des idées de Pierre Leroux.
Nous tâcherons de le prouver lorsque nous en aborderons l'ana-
lyse, et celle de Spiridion, roman dont une partie fut même écrite
par Leroux lui-même, — fait resté inconnu jusqu'à nos jours.
GBORGE SAM) 13
La grande romancière lii la connaissance <ln philosophe socia
liste Oïl L835, sur Le conseil de Saillle-lîeiive qui lui désigna
Pierre Leroux ei Jean Reynaud comme les deux hommes Les
plus aptes à L'éclairer dans Ba fiévreuse recherche de La vérité (1).
I >e son propre aveu, George Sand el ses amis, mais Burtoul
rianel. ne pouvaienl se rencontrer lors du laineux procès d'avril,
sans se mettre immédiatement à 0 résoudre Le problème social .
lue l'ois (pie ce même IManel pressait plus (pie jamais sou amie
de l'aider à « résoudre » ce problème, elle se souvint du conseil
de Sainte-Beuve et écrivit à Leroux, le priant de venir dîner
avec elle et de lui exposer « en deux-trois heures de conversa-
tion le catéchisme républicain » à L'usage d'un prétendu meu-
nier ou paysan de ses amis. Leroux ne fut point dupe de cette
petite ruse, mais il accepta l'invitation. Mais il fut lui-même
si gêné et si confus durant cette première entrevue, qu'il ne put
s'emparer de « l'impression » de ses auditeurs attentifs (2). Du
reste George Sand ne se soumit pas d'emblée à l' influence de
ses idées. Quelques années plus tard elle en parla en ces termes
à son ami Charles Duvernet (3) :
-l'ai la certitude qu'un jour on lira Leroux comme on lit le Con-
trai social. C'est le mot de Lamartine. Ainsi, si cela t'ennuie au jour
d'hui, suis sur que les plus grandes œuvres de l'esprit humain en
ont bien ennuyé d'autres qui n'étaient pas disposés à recevoir ces
vérités dans Le moment où elles ont retenti. Quelques années plus
lard, les uns rougissaient de n'avoir pas compris et goûté la chose
les premiers. D'autres, plus sincères, disaient : « Ma foi, je n'y com-
prenais goutte d'abord, et puis j'ai été saisi, entraîné et pénétré. »
Moi. je pourrais dire cela de Leroux précisément Au temps de mon
scepticisme, quand j'écrivais Lélia, la tête perdue de douleurs et de
doutes sur toute chose, j'adorais la bonté, la simplicité, la science,
la profondeur de Leroux, mais je n'étais pas convaincue. Je le regar-
dais comme un homme dupe de sa vertu. J'en ai bien rappelé ; car si
j'ai une goutte de vertu dans les veines, c'est à lui que je la dois,
depuis cinq ans que je l'étudié, lui et ses œuvres...
(1) Histoire de ma vie, t. IV, p. 363-366.
(2) Dans une de ses lettres inédites à George Sand, que nous donnons plus
tard, il le raconte lui-même.
(3) Correspondance, fc II, p. 197.
i4 GEORGE SAND
Nous apprenons donc de la bouche même de George Sand
que ce n'est qu'en l'espace de cinq années que s'accomplit sa
pleine et entière adhésion aux idées philosophiques de Leroux,
mais aussi que dès leur première entrevue elle se sentit pénétrée
par un respect illimité pour la personnalité morale du maître.
D arriva donc pour Leroux presque la même chose que pour
Michel : l'individualité du nouvel apôtre la fit s'incliner d'abord
devant l'apôtre lui-même, et plus tard devant sa doctrine.
Nous croyons même que George Sand lui octroyait dans son
imagination des qualités qu'il ne possédait peut-être point et
qu'elle ne s'apercevait pas de beaucoup de choses assez peu
attrayantes qu'il y avait en lui : il manquait de délicatesse dans
les questions matérielles, avait une certaine tendance assez
mesquine à rattacher toutes ses malchances personnelles aux
« grandes questions sociales », à quémander assez prétentieu-
sement et toujours « de par ses principes », au lieu de simple-
ment confesser ses misères et de demander aide, enfin il avait
un certain faible pour les potins. Nous croyons pouvoir affirmer
que c'est Leroux qui fut la cause finale de la rupture entre
George Sand et Mme d'Agoult et du refroidissement survenu
entre elle et Lamennais. Il paraît avoir tant soit peu jalousé
l'influence de Lamennais sur George Sand et ne perdait aucune
occasion de médire de lui, soit directement, soit indirectement.
Il colportait sur son compte des racontars propres à envenimer
les relations entre le grand réfractaire religieux, leur ami com-
mun et leur co-éditeur, et son admiratrice, George Sand. Et
malheureusement il y réussit assez ! Nous donnons plus bas deux
lettres à ce sujet. Plus tard Leroux se plaignit, à George Sand
encore, de Louis Viardot, un peu plus tard encore il se plaignit
d'elle-même à quelqu'un de leurs amis communs et dut s'en
excuser auprès d'elle !... Mais George Sand semble réellement ne
s'être point aperçue de ces défauts de Leroux, ou elle les lui
pardonnait au nom de ses qualités, rares et grandes. Elle admi-
rait surtout, comme il paraît, sa foi ardente au progrès, qui
allait parfois jusqu' à une exaltation prophétique, la pureté de
cette âme touchante et quasi enfantine, sa naïveté tout enfan-
GEORGE SAND 15
tine aussi, qu'il poussait jusqu'à un «'•«j-oYsiuc ingénu, son igno-
rance de la vie pratique à côté d'aspirations grandioses de réfor-
mer lemonde. Hâtons noua de dire que Leroux ne joua jamais
dans la vie personnelle de George Sand le rôle de Michel .Mais
il ue put se défendre d'encourir le sort de tous ceux qui appro-
chaient celte femme supérieure, il BUGCOmba si bien à 900 eliarmo
qu'une explication décisive eut lieu entre eux. ( reorge Sand con-
seilla à Leroux de ne pas oublier son rôle d'ami Celui-ci s'y sou-
mit Bagemenl : il B'empressa même d'exalter sa, grande amie
en des termes les plus mystiquement ampoulés, alors qu'il reçut
d'elle une bonne leçon, une semonce des mieux conditionnées.
Voici la réponse inédite de Leroux :
J'ai reçu deux lettres et j'attends la troisième. C'est vous qui êtes
l'oracle. Vous n'êtes pas seulement mon étoile polaire. De nous deux,
vous éles l'oracle. Moi, je ne fais que consulter Dieu, c'est vous qui
répondez.
Votre inspiration a été ce qu'elle devait être. Je le reconnais aujour-
d'hui, après avoir bien lutté le jour et la nuit, pour comprendre. Je
m'égarais dès le déliât, et je vous égarais : vous 110 vous êtes pas laissé
égarer, ci vous ne m'avez pas laissé m'égarer.
L'amour n'est bon, vrai, saint, qu'autant qu'il donne et laisse à cha-
cun l'unité de sou être. Si vous m'eussiez écouté, l'être en nous restait
divisé, morcelé. De vous, cela est évident, et de moi aussi. Car j'ai
réfléchi depuis sur ma vie, et je comprends maintenant votre vie par
la mienne, et ma vie par la vôtre.
Vous m'avez fait faire en moi-même une confession qui m'a donné
une grande lumière et m'explique bien des choses. Je ne suis pas un
saint, comme vous dites. Mais j'ai foi que je reviendrai par vous à
la sainteté, et que je reprendrai l'uiîité de mon être. Soyez-en sûre,
vous me sauverez, parce que nous nous sauverons.
Je ne puis pas vous dire ce que j'ai senti et pensé et souffert depuis
ces trois ou quatre jours. Mais je veux vous dire encore que non seule-
ment vous êtes pour moi la vie, mais que vos oracles sont pour moi
des oracles ; car mon cœur y consent.
C'est un supplice que de vivre loin de vous, mais je nie répète ces
vers du Dante, quand il quitte l'enfer pour le purgatoire :
Per correr miglior acqua alza le vêle
Ornai la navicella del mio ingegno,
Che lascia dietro a se mar si cru de! e ;
i6 GEORGE SAND
ayez, je vous en supplie, ayez, toujours pitié de moi ; car cette mer
de ma vie passée était bien cruelle.
J'écrivais cela, attendant la troisième lettre, ma manne céleste.
Le facteur vient de m'apporter mes journaux, et je n'ai pas de lettre.
Oh ! ne craignez pas que je me plaigne. Que de bénédictions je vous
dois pour les deux premières ! 0 bonne, bonne, bonne ! Que vous
êtes bonne, et que votre amitié est bienfaisante! Il n'y a pas un mot
qui ne m'ait pénétré au fond de l'âme, pas une phrase que je n'aie
repassée cent fois dans ma jnémoire et méditée le jour et la nuit. Que
je vous remercie de votre confiance! Oh! non, il ne faut pas que les
chiens vous suivent à la piste de votre sang. Vos douleurs sont sacrées.
Il faut vivre et triompher. Reine, Reine, Reine !
Quant à moi, misérable, il n'y a que Yadieu de vos lettres que je
déteste, quoique je l'embrasse et en sois ravi ; car je l'aime mieux
que rien, et ainsi je l'adore. A vous de cœur et d'esprit, dites-vous ;
j'aurais mieux aimé à vous de la façon la plus vague. Ces faces, je
vous l'ai dit, sont fausses, ces faces : sentiment, intelligence, acte. H
n'y a de réel que Y être, et l'être a ces trois aspects, et toujours il les
a, dans l'amitié comme dans l'amour. Seulement, ces trois aspects
de l'être sont autres dans l'amitié et dans l'amour. Que veut donc
dire votre adieu? Hélas ! je le sais. Il aurait mieux valu pour moi l'in-
défini à vous, à vous peut-être, à vous faiblement, à vous dans cette vie
ou dans l'autre... Moi, je vous dis de toute la force de mon âme : A vous.
Ce petit incident n'obscurcit aucunement l'amitié naissante,
et peu à peu Leroux devint le confident de George Sand dans
toutes les questions graves ou embrouillées de sa vie (1), un
intime de sa maison et de celles de ses amies d'alors, Mmes Mar-
liani et d'Agoult, l'ami de Maurice et de Chopin (2), le collabo-
rateur et le compagnon de travail de George Sand, pendant de
longues années et de toutes ses entreprises littéraires. De
plus, comme nous l'avons déjà dit dans le volume précédent,
lorsque George Sand s'aperçut de l'indigence matérielle dans
laquelle la famille de Leroux se trouva vers 1838, elle eut
même l'idée de se charger de ses enfants et de les adopter (3).
(1) V. t. II, p. 442-445 de notre travail.
(2) Leroux, dans ses lettres, l'appelle constamment « notre ami Chopin »
et lui envoie ses saluts et même ses baisers. Dans une lettre, il dit : « J'em-
brasse Chopin... », dans une autre : « Je serre la main de Chopin avec toute
l'ardeur de ma vieille amitié pour lui... »
(3) Cf. notre tome II, p. 440. et la Corresp. de George San:1, t. II, p. 94.
GEORGE S AND 17
Mais voici ce qui est curieux. Tous les ciïti<|iies cl biographe
évertuent habituellement a dire que George Sand ne tut qu'une
émule (Incite dans les mains (lu philosophe mystique ( I ). I. Mi-
llième, pendant de longues années et à différentes reprises, ne
se nomme |tas autrement que a disciple docile ou l'écho de
Pierre Leroux, et nous voyons réellement que, d'une part, elle
a pour lui une admiration sans bornes, elle L'admire comme pen-
seur, elle accepte ses leçons, orales ou écrites, comme de vraies
a révélations ». Ses idées deviennent les siennes, ne l'uni qu'un
avec ses propres croyances, ses propres sentiments et aspirations,
ci se manifestent dans une série de romans et d'écrits : Spi-
Héiïon (sous certains rapports aussi les Sept Cordes de la Lyre),
Comuelo, la Comtesse de Rudolstadt, Ziska, Procope le Grand, le
Coup d'œiJ général sur Paris, le Meunier a" Angibault, le Péché
ilt M. Antoine, Horace, le Compagnon du Tour de France et
même Jeanne. Tous ces romans apparaissent comme la mise en
œuvre du programme de Leroux : lutte contre les triples abus :
abus do caste, de famille et de propriété; prédication de la doc-
trine du progrès continu et de « la vie de l'homme dans l'huma-
nité ».
Il faut pourtant noter, une fois de plus, que si George Sand
se pénétra si bien de cette doctrine et se fit un « écho » aussi
docile de Leroux, c'est que ces idées répondaient parfaitement
à ses propres goûts, à ses aspirations, à ses croyances. Aucun
critique, par exemple, n'avait jamais douté que Spiridion ne fût
écrit par une seule main, et pourtant il fut écrit par George
Sand et Leroux ; mais une collaboration pareille aurait tout gâté,
elle aurait détruit l'homogénéité de l'œuvre, si le ton, la ma-
nière, le diapason général des deux auteurs ne fussent absolument
pareils, si la romancière n'avait pas traversé auparavant des
(1) Encore dernièrement, M. Fidao, dans son très intéressant article
Pierre Leroux et son œuvre (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1906), y faisait
allusion et disait en se basant sur les œuvres de Sainte-Beuve et de Dupont-
White et sur une lettre de Mme Sand elle-même (que nous donnons plus bas)
que Leroux étant destiné à être « pillé » et « dé vaUsé » par les autres, que Mme Sand
elle-même « sut l'exploiter royalement ». Mme Sand reconnaissant elle-même
la source de ses idées, il nous semble qu'il ne faudrait pas lui appliquer ces
termes.
18 GEORGE SAND
sentiments de cette catégorie, si elle-même n'avait pas vécu, en
son âme, le développement progressif de lïdée religieuse, passé par
cette série d'évolutions progressives de la conscience humaine
(ou, d'après Leroux, de la conscience de toute V humanité) qui
constituent la donnée principale de Spiridion.
Malgré cela, Leroux apparaît quant à la doctrine sous l'as-
pect du maître, du guide, du sage.
Mais si nous envisageons le côté moral et pratique, alors la
correspondance entre Leroux et George Sand (nous avons eu
la chance de lire et de copier plus de soixante lettres de Pierre
Leroux, plusieurs lettres de ses frères et gendres, et des lettres
à eux adressées par George Sand), cette correspondance, disons-
nous, témoigne que, dans leurs rapports personnels et privés,
le premier rôle, le rôle du fort, de l'aîné, du conseiller, du con-
solateur et du protecteur, le rôle du bienfaiteur dans le sens
vrai et exact du mot, revient à George Sand. Leroux, dans ses
lettres se plaint : du sort, des hommes, des circonstances, du
travail au-dessus de ses forces, du manque d'argent et du gui-
gnon en toutes choses (ce qui est très compréhensible, vu sa
misère éternelle et ses dettes presque inextricables). Il demande
perpétuellement tantôt un conseil, tantôt une consolation ou
l'éclaircissement de ses doutes, tantôt il s'excuse, et il demande,
et il prie, il prie et il demande... Et ce qu'il faut noter dans les
lettres de Leroux, écrites pour la plupart en un langage extra-
nébuleux, ampoulé, fourmillant de comparaisons embrouillées et
d'explications vagues, c'est qu'à côté de ce ton général de fai-
blesse, de plaintes, de gémissements perpétuels, on y trouve, à la
parfaite consternation des admirateurs et disciples de Leroux,
une constante reconnaissance de la supériorité morale et intel-
lectuelle de sa correspondante. George Sand tantôt le console et
le calme, tantôt elle le conseille, lui arrange quelque affaire.
C'est ainsi par exemple que, lors de la fondation de la Revue
indépendante, elle ne se fit l'un des éditeurs actionnaires et des
co-rédacteurs que dans le but de donner à Leroux la possibilité
de propager ses idées, ainsi que celle de gagner sa vie, et elle
n'y publiait ses romans que pour « attirer les badauds ». Tantôt
GEORGE S AND >>,
elle le charge de B'entendre .'ivre quelque éditeur pou r la réini
pression de l'un de ses romans parus, afin de lui donner ta pos-
sibilité de gagner un modeste courtage à cette opération (1); el
tantôl elle lui expédie BÎmplemenl une certaine somme d'argenl ;
ou lui permel de toucher pour elle les honoraires qui lui
ir\ iennenl : ou bien elle mel sa signature but une lettre de change
de Leroux; ou elle aide ses frères à affermer un petil terrain;
ou elle lui avance une somme d'argenl pour fonder sa typogra-
phie à Boussao. E31e lui donne gratis un <le ses nouveaux
romans pour une nouvelle revue qu'il Fonde, après l'insuccès de
la première, OU encore elle achète et répand ses petites brochures
et s'évertue à lui trouver des abonnés, et elle l'aide, elle l'aide...
Du commencement jusqu'à la fin, George Sand reste pour
Leroux et pour sa famille vraiment maternelle, pleine de bien-
veillance, de cette bonté infinie et intarissable dont parlent
tant tous ses biographes, une bonté allant jusqu'à la faiblesse, de
sorte (pie non seulement Leroux avait vraiment droit de l'ap-
peler Consuelo de mi' aima, mais encore les amis de George Sand
avaient quelquefois des raisons parfaitement légitimes de pro-
tester contre l'abus de cette bonté, dans certaines occasions de
(1) Nous devons citer ici une anecdote 'racontée, sur la foi de M. Jules
Claivtie, par le biographe de Leroux, M. Félix Thomas : George Sand
avait chargé Leroux de discuter avec son éditeur, M. Delavigne, qui raconta
lui-même ce fait, le prix d'achat d'un nouveau livre de Mme Sand. Dela-
vigne trouva Leroux dans une petite chambre ayant pour tous meubles une
table de bois blanc, une chaise et, en guise de canapé, une malle sur laquelle
le chargé d'affaires de Mme Sand invita l'éditeur à s'asseoir. Alors Pierre
Leroux : « Voyons, monsieur, George Sand a achevé un ouvrage nouveau en
quatre volumes. J'ai pleins pouvoirs pour traiter avec vous en son nom;
Qu'est-ce que vous lui offrez par volume? — Mais ce que je donne d'ha-
bitude. Cinq cents francs par volume. » Pierre Leroux paraissait étonné.
« Je vous ai dit qu'il y avait quatre volumes. — Parfaitement. — Ce serait
donc deux mille francs que vous offririez pour un roman? — Deux mille
francs tout juste, oui, monsieur. » Alors, Pierre Leroux, levant, les bras au
ciel : « Deux mille francs ! Deux mille francs pour une œuvre d'imagination,
pour un roman ! Je vous l'ai dit, un ro-man i mais cela n'a pas de bon sens !
— Ce sont mes prix, je vous l'ai déclaré, faisait Delavigne, se méprenant
sur la pensée du philosophe. Mais Pierre Leroux ajoutait bien vite : « Cela
n'a pas de bon sens. Je le disais à George Sand, c'est beaucoup trop cher.
Un roman ne vaut pas cela. » L'éditeur était stupéfait, mais le plus char-
mant, c'est que l'homme d'affaires était sincère et que Mme Sand lui donnait
raison. (J. Claretie, le Temps, 21 février 1895; P. Félix Thomas, Pierre
Leroux, p. 68-69.)
20 GEORGE SAND
la vie pratique. Le lecteur trouvera plus bas toute une série
de documents prouvant ce que nous venons d'avancer, et main-
tenant nous nous permettrons de citer quelques lettres impri-
mées et inédites de Pierre Leroux, de George Sand et divers
autres, lettres qui se rapportent aux premières années des rela-
tions entre George Sand et Pierre Leroux.
Madame Dudevant, rue Laffitte
Hôtel de France, au coin de la rue de Provence.
1836. Décembre.
J'ai lu ce matin la lettre que vous m'aviez écrite et que je n'avais
pas reçue hier. En vérité je suis heureux de ne l'avoir lue qu'aujour-
d'hui : je n'aurais pas osé vous regarder ni vous parler. Vous êtes trop
bonne et trop élogieuse. Je suis toujours embarrassé et gêné pour dire
une parole devant vous (ce qui, par parenthèse, me fait souvent bavar-
der beaucoup trop). J'ai senti cela le premier jour que je vous ai vue ;
je ne pus pas vous dire un mot. Si hier j'avais eu votre lettre, j'aurais
été plus troublé que le premier jour de notre connaissance! Voilà ce
que c'est que de vous avoir lue dans vos livres. J'ai l'âme pleine d'ad-
miration, et je n'ai pas de parole pour la dire ; puis c'est de mauvais
goût que de vous louer en face ; puis encore, ce n'est pas vous louer
que je veux, c'est plutôt vous faire sentir combien je vous estime et
combien je vous suis reconnaissant. Il arrive alors que vous aimez
l'humilité et à louer les autres tout faibles qu'ils sont. Il en résulte,
pour ceux envers qui vous vous montrez si bonne, un trouble intérieur
inexprimable.
Vous me demandez mon amitié. Ne savez-vous pas que je vous suis
tout dévoué? J'étais votre ami avant de vous connaître ; je le fus le
jour où je vous vis pour la première fois : je le suis aujourd'hui, je le
serai demain, je le serai toute ma vie.
C'est le propre de l'amitié que d'être utile ou du moins de chercher
à l'être à ceux que nous aimons. Je demande donc qu'il y ait en moi
quelque force qui puisse vous aider quelquefois dans vos souffrances.
Mais vous vous trompez bien sur vous-même quand vous dites que
j e servirais à vous rendre bonne. Vous êtes née pour le beau et le bon,
et vous avez toujours été au fond ce que vous voudriez devenir. Seule-
ment la vie est une épreuve et une expérience que nous faisons tous
deux dans la mesure de nos forces pour nous et pour l'humanité.
Aspirons donc à devenir meilleurs et à nous éclairer de plus en plus
dans nos ténèbres.
GEORGE S AND 21
Je pense avec chagrin que vous allez bientôt partir, et « | u«- je ne
vous verrai plus. Mais si à Noan (ne) voua prenez quelque instanl
de vos nuits aux étoiles (1) pour m'écrire, vous me fortifierez â votre
tour dans mes allaitements et dans nies tristesses.
P. Leroux.
Le libraire de V Encyclopédie «luit voue envoyer aujourd'hui ou
demain, de ma part, tout ce qui en a paru. Si vous n'en voulez pas,
donnez-la à Maurice, ('"est en effet pour uns enfants que qous travail-
lons. VOUS qui ave/, Maurice et Solange, vous l'ère/, pour eux l'article
E8péranee, et non pas l'article Spleen, Comme nous (lisions l'autre
jour.
Tours. (Sans date.)
Ce n'est pas le moment, madame et chère amie, de vous dire ce
que j'ai pu souffrir et ce que je souffre encore. Quand nous nous rever-
rons comme deux amis je vous le dirai peut-être. «Je vous écris un mot
seulement, pour que vous n'ayez pas d'inquiétude sur mon état de
santé. Je me rappelle qu'en partant je vous ai promis de vous donner
de mes nouvelles quand je serais à Tours. Je lutte avec courage contre
la tristesse et rabattement. Je compte rester encore trois ou quatre
jours ici. puis nf acheminer vers Paris. J'ai besoin de mes enfants.
.I*anrais tant à vous écrire, qu'il me faille des efforts inouïs pour me
décider à vous écrire seulement ces quelques mots. Un jour je vous
demanderai peut-être à vous écrire une longue lettre, afin que mon
amitié vous soit utile et bonne à quelque chose. Adieu. J'espère que
votre santé est meilleure. Embrassez pour moi, je vous prie, Maurice
et Solange. Je voudrais écrire à Mme Marliani ; mais j'ai laissé passer
trois jours, et elle doit être partie. C'est un grand regret pour moi
de ne pas lui avoir donné de mes nouvelles à temps. Si vous lui écrivez,
parlez-lui de moi.
Votre ami,
P. Leroux.
A Madame ffAgoult, à Bellagio, Milan.
Nohant, 16 octobre 1837.
Chère Princesse,
... Je tombe dans le Pierre Leroux, et pour cause. H était ici ces
jours derniers. Charlotte et moi nous faisions le projet romanesque de
(1) Cf. George Sand, sa vie et ses oeuvres, t. II, p. 310, et t. Ier, p. 444, où
nous parlons de l'engouement de George Sand pour les contemplations astro-
nomiques.
«2 GEORGE SAND
lui élever ses enfants et de le tirer de la misère à son insu. C'est plus
difficile que nous ne pensions. H a une fierté d'autant plus invincible
qu'il ne l'avoue pas et donne à ses résistances toutes sortes de prétextes.
Je ne sais pas si nous viendrons à bout de lui. Il est toujours le meilleur
des hommes, et l'un des plus grands. Il a été voir Béranger à Tours
et va revenir ensuite je ne sais pour combien de temps.
Il est très drôle, quand il raconte son apparition dans votre salon
de la rue Lafh'tte. H dit :
— J'étais tout crotté, tout honteux. Je me cachais dans un coin.
Cette dame est venue à moi et m'a parlé avec une bonté incroyable.
Elle était bien belle!
Alors je lui demande comment vous étiez vêtue, si vous êtes blonde
ou brune, grande ou petite, etc. Il répond :
— Je ne sais rien. Je suis très timide ; je ne l'ai pas vue.
— Mais comment savez-vous si elle est belle?
— Je ne sais pas ; elle avait un beau bouquet, et j'en ai conclu
qu'elle devait être belle et aimable.
Voilà bien une raison philosophique! qu'en dites-vous?...
George.
A Madame d'Agouti, à Gênes.
Nohant. Mars 1838.
... Il est bien possible que j'aille vous rejoindre quelque jour en
Italie. Cependant ce voyage, que j'avais arrangé pour le printemps
prochain, me paraît moins certain maintenant quant à la date. Mon
procès avec mes éditeurs, que je voudrais terminer auparavant, est
porté au rôle pour le mois de juillet ou d'août. Si je suis forcée de m'en
occuper, je ne pourrai passer les monts qu'en automne. Une fois en
Italie, j'y veux rester au moins deux ans pour les études de Maurice,
qui s'adonne définitivement à la peinture et qui aura besoin de séjour-
ner^ Rome...
Madame George Sand, chez Madame Marliani,
au Consulat d'Espagne, rue Grange-Batelière.
Votre lettre m'afété bien douce, chère amie (puisque vous pros-
crivez le nom de madame, et vous avez raison). Je l'ai reçue au milieu
d'une grande affliction. Reynaud vient de perdre sa femme. J'écris
à Mme Marliani et je lui donne quelques détails sur le malheur de
mon pauvre ami. Il a été vraiment beau et fort dans cette rude atteinte.
Sa croyance, fondée sur la raison qui nous éclaire, est bonne à quelque
GEORGE S AND 23
chose. J'étais -uïr de lui d'avance, el je n'ai pas été trompé. J'ai
déjà p.is mal souffert, j'ai [ail aussi de pertes cruelles, ans compter
d'autres afflictions bien profondes : mais avec lui j'apprenais à souffrii
el à Bavoir mourir. Jean esl un fameux homme, un brave el grand
esprit .le veux qu'il vous connaisse un jour et qu'il voua aime comme
je \mis admire.
J'ai été forcé de rester auprès de lui jusqu'au moment où je l ai
conduit a Chantilly chez sa mère. Voilà pourquoi je n'ai pas été vous
voir déjà. Je suis encore retenu aujourd'hui el peut-être demain. Biais
j'espère que vous ne sciez pas partie d'ici à deux jours. .Maurice va
donc bien; il esl avec vous et Solange aussi. Alors, puisque nul coeur
ne vous manque, pourquoi ne resterez-vous pas quelques jours de
plus, (tour le bonheur de la Madona. J'ai vu sur votre cachet Italiam.
Vous irez donc! J'ai renoncé à mon voyage d'Allemagne à cause de
Kevnaud. Il a besoin des montagnes pour se retremper, et nous irons
taire un petit voyage dans les Alpes.
A vous pour toujours.
P. Leroux.
Au Major Adolphe Piclet, à Genève.
Paris. Printemps 1838.
Cher Major,
... Vous seriez bien aimable de me donner de vos nouvelles ici, rue
Grange-Batelière, 7. J'y serai encore une quinzaine, et il est possible,
probable même, que nous allions passer l'été en Suisse. La santé de
mon tils est meilleure ; mais les médecins lui ordonnent un climat
frais en été et chaud en hiver. Nous serons donc bientôt à Genève et
ensuite à Xaples. Dites-moi dans quelle partie bien sauvage et bien
pittoresque de vos montagnes je pourrais aller travailler ; je voudrais
un climat modéré pour Maurice, et pour moi des paysans parlant
français. Les environs de Genève ne me paraissent pas assez énergiques
comme paysage, et je voudrais fuir les Anglais, ies buveurs d'eaux,
les touristes, etc. Je voudrais encore vivre à bon marché, car j'ai
gagné deux procès et je suis ruinée...
Le lecteur sait déjà que ce n'est ni en Italie, ni en Suisse
que se rendit George Sand en l'automne de 1838, mais bien à
Majorque, et on sait aussi qu'outre ses deux enfants, son troi-
sième compagnon de voyage fut Chopin.
(est avec une profonde émotion, avec un frisson de véflé-
24 GEORGE SAND
ration* et de crainte, que nous commençons le récit des relations
entre Chopin et George Sand. Notre sympathie se divise en-
tièrement ; nous sommes incapable de déclarer lequel des deux
grands amis nous est plus cher, plus proche de notre cœur,
auquel des deux nous sommes plus intimement, plus fidèlement
attaché. Puis, comment raconter une âme, une âme sensitive
jusqu'à la morbidesse, âme incomprise, se dérobant à tous, ne
se révélant point et point révélée, âme profonde, exclusive et
ne se manifestant que par les sons, ne vivant et ne parlant
qu"en musique et par la musique ! Comment rendre les états de
cette âme capricieuse, toute en teintes et en nuances fugitives,
de cette âme mimose, si personnelle, si intolérante envers tout
ce qui est collectif et troupeau, envers tout ce qui est cher à la
foule et aimé d'elle ; âme instinctivement ennemie du banal, de
l'universel, du vulgaire, du criard; âme également fuyant la
prose de la vie, le bruit de la vie et les combats de la vie, à
dix coudées au-dessus de tous les partis, de tous les meneurs,
tous les crieurs, tous les orateurs, de tous les héros, de toutes
les divinités du jour, de tous ceux qui disparaissent des
tréteaux, après avoir mené grand bruit pendant des années,
comme les marionnettes, e't qu'on oublie aussi comme les marion-
nettes?... Comment faire comprendre au lecteur, surtout à celui
qui n'est pas musicien, une âme qui ne parlait que par la mu-
sique, qui même en musique parlait une langue extraordinaire
et inusitée, une langue à elle, toute nouvelle, sans l'ombre
même de l' universellement populaire, sans trace de trivialité,
de vulgarité, de lieux communs, de phrases faites, d'expressions
reçues? Comment expliquer un compositeur qui ne craint pas
toutes ces modulations, ces positions d'accords prétendues « im-
possibles » ou inconnues avant lui? Celui qui commence sa pre-
mière Ballade en Sol mineur par ce récitatif interrogatif pariant
sans paroles et s' arrêtant sur cette dissonance audacieuse; celui
dont le courroux et le désespoir se révèlent par des œuvres telles
que l'Étude en Ut mineur, le Prélude en Si bémol mineur (n° 16),
la Polonaise en Fa dièze mineur; celui dont la douleur s'exhale
dans les larmes de cet incomparable Nocturne en Ut mi-
GEORGE s AND 25
new (op. 48), ou dans oe Prélude de deux lignes d'une simpli-
cité, d'une beauté inénarrables, comment faire comprendre que
parmi les grandes âmes, celle-ci es1 l'une des plus grandes, des
plus profondes, la |>l us raffinée entre toutes les plus délicates?
Dans sa vie ce fut l'homme le plus retenu, ne permettant à
personne de pénétrer dans le sanctuaire de son C03UT. Il existe
hou QOmbre de lettres de Chopin, mais elles ne le révèlent pas.
surtout dans la seconde partie de s;i vie. Il ne se révélait pas plus
dans ses paroles. Il tachait ton joins de passer pour un homme
du monde, très correct, et rien de plus.
Mais on s'y méprendrait pourtant. La volonté du musicien
n'était pour rien dans la douceur recherchée de son abord, l'élé-
gance de ses manières, tous ses soucis du fashionable. ses engoue-
ments pour les o tailleurs chic », pour les salons de grand monde,
pour des « papiers tourterelle » ou « gris perle » des murs, pour les
jardinières garnies de fleurs et un ameublement élégant. Il ne
recherchait pas ces belles formes de l'existence, ce n'était
que l'empreinte extérieure, involontaire de cette âme d'élite qui
régnait en souveraine sur son enveloppe frêle, délicate et élé-
gante. Tout cela était presque inconscient, il lui était impos-
sible de faire, d'agir, de parler autrement, d'être moins exclusif,
moins recherché, moins délicat, Et si, comme tout auteur,
nous devons souhaiter à notre livre le plus grand nombre de
lecteurs, nous désirerions que ces pages-là n'en aient que le
plus petit, nous voudrions presque qu'elles ne fussent lues que
par les musiciens seuls, ou par les exclusifs, les sensitifs, par les
personnes qui trouvent que « l'universellement populaire » est
tout aussi fade et dégoûtant que les enluminures des boîtes à
bonbons, les « primes artistiques » d'un journal de cinq sous, le
« patriotisme » ou le « libéralisme » des faiseurs d'articles, les
pardessus d'un magasin de confections seyant à des milliers de
personnes, ou comme le livre d'une célébrité populaire fraîche-
ment éclose, seyant aussi à une foule innombrable de lecteurs,
à la « sainte majorité », à tout le monde.
Nous nous permettrons de donner ici une esquisse abrégée
de la vie de Chopin, parce que ses biographies françaises, même
26 GEORGE SAND
les plus récentes, fourmillent d'erreurs. Frédéric Chopin naquit
le 22 février 1810 (et non pas 1809) à Zelazowa-Wola, domaine
des comtes Skarbek, situé dans le diocèse de Suchaczew. Son
père était un émigré français naturalisé en Pologne, Nicolas
Chopin ou Szopén, selon l'orthographe polonaise. Sa mère, —
une Polonaise, — Justine Krzyzanowska. Frédéric Chopin se
considéra toujours comme Polonais et tint le polonais pour sa
langue maternelle. Ses parents étaient tous les deux attachés
à la maison de Skarbek, Nicolas Chopin en qualité de précep-
teur, sa femme comme intendante de la maison de campagne.
Le jeune comte Skarbek, devenu plus tard un savant fort dis-
tingué, fut le parrain de Frédéric (1) et l'ami de la famille, mais
jamais Chopin ne fut élevé à ses frais, ni aux frais de sa mère,
ou du prince de Radziwill. Frédéric reçut une éducation fort
soignée dans la maison paternelle, parce que ses parents
étaient des gens d'une grande culture intellectuelle, et lorsque
Nicolas Chopin s'installa à Varsovie et y ouvrit un pensionnat
pour les jeunes gens faisant leurs études au lycée, sa maison
fut un lieu de réunion pour les hommes s'intéressant aux choses
de l'esprit ou adonnés à la culture des sciences et des arts. Fré-
déric était le second des enfants de Nicolas Chopin, venant
après Louise et précédant ses deux sœurs Isabelle et Emilie.
Celle-ci devait à l'âge de quatorze ans mourir phtisique,
comme mourut plus tard Frédéric, Tous ces enfants se dis-
tinguaient par des capacités littéraires et artistiques : les
deux aînées s'occupèrent plus tard de traductions, Emilie com-
posa des vers. Frédéric avait une grande facilité pour le dessin et
s'amusait, encore élève du lycée, pendant une villégiature
chez des amis, à écrire un prétendu « Courrier » où il notait
toutes ses impressions de campagne sous la forme la plus drôle et
la plus humoristique, témoignant d'un esprit railleur et éveillé.
Son talent musical se manifesta de très bonne heure et d'une
manière toute spontanée. Il étudia le piano avec Ziwny et dé-
fi) Lorsqu'on publia, dans la Revue musicale, le travail de M. Karlowicz
en français, on traduisit le mot de hiostny (parrain) par le mot de « filleul »,
ce qui donna occasion à des contresens et des non-sens en plusieurs endroits.
GEORGE SAND 27
buta oomme pianiste à l'âge de <li\ mis. Il fui dès lors remarqué
de la oélèbre Catalani qui lui lit oadeau d'une montre avec
une Inscription gravée pour la circonstance. Tout adolescent, il
(in! part à des concerts de bienfaisance ou joua avec un grand
Buccès dans 1rs salons de l'aristocratie varsovienne, à commencer
par celui de la comtesse Lowioz, épouse du grand-duc
Constantin. Cela ne l'empêcha pas de faire des études très
sérieuses au lycée de Varsovie, où il remporta plusieurs
mentions honorables, prix e1 couronnes. Ses études une fois
terminées, en 1826, il entra au Conservatoire ou Ecole supé-
rieure de musique de Varsovie où il étudia son art sous la direc-
tion de Joseph Elsner. Durant cette période et plus tard il fit
quelques séjours à Berlin, en Silésie, c^f Poznan chez le mécène
prince de Radziwill, à la campagne chez ses amis les comtes
Wodzinski, se créant partout des admirateurs enthousiastes et
dénotant dès ses toutes premières œuvres un talent original, sûr
de lui-même, hors ligne.
Il eut pour camarades, au lycée, et plus tard pour amis l'élite
intellectuelle de Varsovie, et fréquentait l'élite artistique ou
aristocratique de cette ville.
11 était en train de se créer un public européen en commen-
çant une tournée artistique par des concerts à Munich et à
Vienne, lorsque éclata la révolution polonaise de 1831. Il s'ar-
rêta à. Paris « pour se rendre à Londres », comme il était dit sur
son passeport : ce fut pour ne plus jamais revenir dans sa patrie
et pour mourir place Vendôme en 1849. Les dix-huit années
qu'il passa à Paris, à l'exception de quelques séjours aux eaux
de Bohême, à Majorque, à Nouant et en Angleterre, furent
consacrées à la musique : c'est là qu'il créa la plupart de ses
chefs-d'œuvre et gagna sa vie en enseignant son art à une foule
d'élèves des deux sexes.
Nous avons déjà raconté dans notre deuxième volume la pre-
mière entrevue de Chopin et de George Sand et prouvé qu'elle
n'eut pas lieu en 1837, comme on le prétend toujours, et dans
des circonstances tout à fait autres et nullement aussi poétiques
que pc la content MM. de Custine, Karasowski, Wodzinski et
28 GEORGE SAND
tutti quanti. Nous avons, en faisant analyse de ces légendes,
dit que cette rencontre eut lieu dans les derniers mois de 1836, à
l'époque où Mme d'Agoult et George Sand habitaient Y Hôtel de
France, rue Laf fitte, et que pendant les mois d'hiver de 1836 passés
par George Sand à Paris, entre son voyage en Suisse et sa réclu-
sion à Nohant (en janvier-avril 1837), elle et Chopin se virent non
pas « une fois », mais bien plusieurs fois, soit dans le salon de
la comtesse, soit chez Chopin lui-même, à ses soirées musicales
intimes que Henri Heine nous décrit incomparablement dans ses
lettres à Lewald (1) dont Liszt nous parle dans son livre sur
Chopin (2) et auxquelles George Sand elle-même fait allusion
dans son Histoire de ma vie (3).
Nous avons dit à cet endroit même de notre travail comment
Chopin avait d'abord été récalcitrant à l'idée de faire la connais-
sance de George Sand, par haine des bas bleus en général. La
première impression que lui fit la grande romancière fut aussi
assez défavorable. C'est ainsi que ce' même KarasowsM qui
raconte d'une manière aussi... poétique leur première rencontre
et qui assure que d'emblée Chopin se sentit « compris comme il ne
l'avait jamais été auparavant et par personne », ce même Kara-
sowski déclare avoir lu- dans une des lettres de Chopin à sa
famille, détruites lors des événements de 1863 (4) : « Hier j'ai
rencontré George Sand, elle me produisit une impression fort
désagréable... » Dans la lettre ouverte de Hiller à Franz Liszt,
que Mecks cite dans sa biographie de Chopin, on peut lire ce
qui suit : « Un soir tu rassemblas chez toi l'élite de la littérature
française. Certes George Sand ne pouvait y manquer. En reve-
nant à la maison, Chopin me dit : « Quelle femme antipathique
« que cette Sand. Est-ce vraiment bien une femme? Je suis prêt
(1) Henri Heine, Lutetia. « Ueber die franzôsisehe Bûhne. Vertraute
Briefe an August Lewald. » N° X.
(2) F. Chopin, par Liszt. Paris, Escudier, 1852.
(3) Histoire de ma vie, t. IV, p. 405.
(4) MM. Meczislas Karlowicz (Pamiatki po Chopinie, Warszawa, 1904) et
Ferdinand Hœsick ont dernièrement fait justice de cette légende encore.
La plus grande partie des lettres de Chopin et à Chopin n'a heureusement
point été perdue lors du désastre de 1863, et ces messieurs en ont déjà publié
un grand nombre.
GEORGE SAND
« ;i en douter... « Au oUre de ce même Niecks, lorsqu'il questionna
là dessus Lis/,t, oe dernier ne Bouligna qu'une certaine retemu
que Chopin laissa remarquer au commencement de ses rela-
tions avec George Sand, i'i il ne dit rien parrapporl à sont aver-
sion ». Bien au contraire, Liszt dit qu'au bout de liés peu <l<' temps
la romancière remporta victoire sur cette rricnitc, grâce à ses
merveilleux dons intellectuels el au charme de sa parole. Il <'n
avait été de même avec Musset. NieckB remarque avec raison
qu'il y eut beaucoup de points de ressemblance dans ces deux
liaisons, en général. C'est ainsi que Chopin et Musset étaient tous
les deux de quelques années plus jeunes que George Sand, tous
les deux ils jouèrent le rôle du plus faible, etc., etc. Mais la dif-
férence fut grande entre le poète et le musicien sous le rapport
moral, et quoique Musset appartînt par sa naissance à une famille
presque aristocratique, et que Chopin naquit etse développa dans
l'humble famille d'un directeur de pensionnat auprès du lycée de
Varsovie, c'est bien lui, plutôt que Musset, qu'il faut appeler aris-
tocrate dans le vrai et le grand sens du mot. C'était un homme
d'une culture morale exceptionnelle et par sa nature, par toutes
ses habitudes de famille et d'éducation, absolument incapable de
passer son temps dans quelque société grossière ou dans les bas
plaisirs où s'abaissa si souvent Musset,
Une taille moyenne et élancée, des mains longues et effilées,
de très petits pieds, des cheveux très fins d'un blond cendré
tirant sur le châtain, des yeux bruns plutôt vifs que mélanco-
liques, un nez busqué, un sourire très doux, une voix un peu
sourde, et dans toute sa personne quelque chose de si noble, de
si indéfinissablement aristocratique, que tous ceux qui ne le
connaissaient pas le prenaient pour quelque magnat. Voici le
portrait de Chopin. La recherche, le raffinement même, dans
les manières, dans les paroles, dans l'habillement, comme dans
l'ameublement de ses chambres, l'aversion innée pour toute
discussion bruyante, pour les politiciens et les clubs, pour tout
laisser aller des bohèmes, pour tout train de vie désordonné,
pour les sans-façons des abords, pour tout manque de goût, le
débraillé, le bariolé dans la mise ; l'engouement pour tout ce qui
3o GEORGE SAXD
dénote la haute société, allant jusqu'au snobisme, amour de
tout ce qui est élégant, poussé jusqu'à des extases devant quelque
toilette bien faite et « bien portée » et jusqu'à la connaissance
approfondie du cachet de chaque grand faiseur ; la passion des
fleurs, des parfums, des porcelaines de Chine ou de Sèvres, des
meubles de Boulle, des tentures claires, des soirées intimes et
pimpantes dans quelque petit salon de grand monde, doucement
éclairé, plutôt noyé dans la pénombre, où, en « petit comité »,
une élite de femmes adorables et d'hommes grandement titrés
ou portant un grand nom historique écoute, religieusement
attentive, le poète-musicien qui lui révèle, au piano, le secret
de ses pensées ! Voilà les dehors, l'atmosphère où se plaisait
Chopin.
Une délicatesse raffinée d'esprit et de sentiments, une dou-
ceur d'âme, la hauteur générale de tout F être moral; une cer-
taine tendance à l'idéalisme, à la rêverie, et une fine moque-
rie pleine d'humour ; une tendre fidélité à ses amis, à sa famille,
liée à un amour ardent et douloureux pour sa pauvre patrie
perdue, aux amers regrets de son brillant passé ; le culte che-
valeresque pour toute femme, et une passion illimitée de son
art, de cette langue de son cœur, la musique, qui réunissait en
elle et servait seule d'expression à tous ces divers éléments spi-
rituels ; l'originalité et la personnalité incisive et exclusive d'un
génie — dans ses œuvres à lui, et le goût marqué de tout ce
qui est bien pondéré, adouci, jamais brutal, toujours noble
et retenu, et même de tout ce qui est conventionnellement for-
mel — dans les œuvres d'autrui, en peinture, en littérature
et en musique. Voilà enfin Chopin moral, le Chopin intime
et caché.
Si nous nous rappelons maintenant qu'au moment de la pre-
mière rencontre de George Sand et de Chopin les idées socia-
listo-démocratiques avaient pris possession de l'esprit de la
grande femme; que dans ses paroles comme dans ses actions
elle faisait constamment montre de ses sympathies pour les masses
incultes, souffrantes et malheureuses, et de son adhésion à tout
ce qui devait accélérer l'affranchissement du peuple, la procla-
GEORGE SAND 31
million du pouvoii suprême de la majorité; * j 1 1 ~ * * 1 1 < * avait rompu
avec presque ions les ; i m i s de Ba jeunesse, avec ses anûec de
couvent, «• i u ^ s i bien qu'avec la Bociété à laquelle elle appartenait
par sa naissance el les relations de son aïeule el de son père, et
qu'elle vivail alors presque exclusivement au milieu de tribuns,
de meneurs de partis, de philosophes, d'artistes, d'acteurs, de
journalistes, d'utopistes, de bohèmes et de prolétaires; qu'elle
était portée à un sans-façon absolu dans son train de vie, De
faisant aucune attention ni à ses oost unies, ni à ceux de BOB
entourage (1); que bien peu de semaines auparavant elle por-
tait une blouse d'homme, un gilet et de* bottes; qu'elle Fumait
à outrance, tutoyait ses nouveaux amis, presque de prime abord,
-ils étaient à son gré; qu'elle souffrait qu'on s'exprimât eu sa
présence en des termes familiers, et qu'elle se permettait elle-
même dans ses lettres et ses causeries intimes des locutions
d'atelier ou de tréteaux; si nous nous rappelons tout cela, nous
ne trouverons pas étonnant que la première impression qu'elle
produisit sur Chopin lui fut défavorable.
Mais il est moins étonnant encore qu'il suffît du commerce
le plus court entre la femme de génie et le grand musicien, pour
qu'il fût charmé. Sous son extérieur raffiné, comme sous les
manières presque bohèmes de l'amie des humbles palpitait
une grande, une géniale âme d'artiste. Chopin était plus ca-
pable de le sentir qu'aucun de ceux qui entouraient alors
George Sand. Il venait d'éprouver, de plus, que les dehors les
plus recherchés, les plus élégants, les relations les plus amicales,
la douceur des manières la plus parfaite se marient parfois avec
des préjugés aristocratiques, avec une sécheresse ou une lâche
soumission à sa destinée et à la volonté d'une caste. Wodzinski
un ami (!) à lui, ne s'en efforça pas moins de faire étouffer
(1) Cf. la lettre de George Sand à M. de Mirecourt, réfutant tout ce qu'il
débitait dans sa biographie de George Sand sur ses habitudes d'élégance.
Nous croyons devoir aussi déclarer à ce propos que les lignes si connues de
M. de Lamennais à M. de Vitrolles sur la prétendue « élégance » et les « che-
mises de foulard de Mme Sand » doivent être mises sur le compte du mépris
inné de prêtre pour la femme, et ne peuvent nullement être considérées
comme véridiques.
32 GEORGE SAND
l'amour commençant de sa sœur Marie pour le jeune musicien
modeste, pas riche et point titré, et cette même Marie Wod-
zinska (après laquelle soupirait aussi le poète Slowacki), mal-
gré tous ses serments et ses sentiments, se plia à la volonté
paternelle et, tout en aimant Chopin ( !), épousa un homme titré.
Quoique Chopin n'eût ni les courroux de Liszt ni ses révoltes
contre les préjugés aristocratiques qui lui volèrent aussi la jeune
fille de son choix (1), quoique Chopin fût porté à s'incliner de-
vant ces préjugés de caste consacrés par les siècles, pourtant la
blessure que ces gens à cœurs secs lui portèrent saignait et
brûlait douloureusement au fond de ses entrailles. La sympa-
thie d'une grande âme, libre, ardente, prête à l'aimer, venant
à lui, dut d'emblée inonder de lumière, de chaleur et de passion
inextinguible ce cœur qui n'avait encore rencontré ni un vrai
amour, ni un cœur égal au sien (2).
George Sand possédait un véritable et profond sens musical,
nous l'avons déjà noté, en passant, dans le chapitre sur Liszt.
Revenons sur ce point, d'autant plus que nous sommes là-dessus
en parfait désaccord avec Niecks, dont les arguments et les asser-
tions nous paraissent très peu probants.
En parlant du conte .fantastique le Contrebandier que George
Sand écrivit « sur la fantaisie musicale de Liszt », nous avons
cité le biographe de Liszt, Mme Lina Ramann, qui trouvait
extrêmement « étonnant que, malgré son sens musical profond,
George Sand n'ait pas inspiré Liszt », c'est-à-dire qu'il n'ait rien
composé sur l'un de ses textes (3). Nous avons dit alors même
que cette assertion nous était très précieuse, venant de la
part de Liszt et redite seulement par Mme Ramann, elle
(1) Caroline de Saint-Criq. Cf. notre volume II, p. 217.
(2) Si on lit attentivement tout ce que M. Ferdinand Hœsick raconte dans
son excellent premier volume de la biographie de Chopin sur les relations
entre Chopin et sa première « passion », la cantatrice Constance Glad-
kowska, on ne se rend que trop bien compte que ce fut le grand musicien
qui aima avec toute la prodigalité d'un cœur novice, et que la jolie chan-
teuse de l'opéra de Varsovie ne le lui rendit que fort incomplètement, lui
donnant ample matière à jalousies et à souffrances.
(3) Nous avons fait allusion au projet de Liszt de composer un opéra
sur Consuelo, projet qui ne fut jamais réalisé. (Cf. notre volume II, p. 344.)
On voit par les lettres inédites de Mme Pauline Viardot à Mme Sand que
GEORGE SAND 33
renferme une constatation irrévocable de oe que George Sand
était vraiment très musicienne (musikalisch). <b-, Niecks met en
doute la présence de ce don chez George Sand II dit : J'ai
appris |>;ir Liszt que George Sand n'était pas musicienne (nickt
musikalisch), mais qu'elle avait du goûl el du jugement. Parle
mot nie/il mu8ikalisch il faut, je crois, entendre qu'elle n'avait
pas l'habitude de faire usage de Bes capacités musicales, ou bien
qu'elle ne les .-ivait pas développées à un degré digne d'atten-
tion. A mon propre avis elle donne trop d'importance
capacités, à ses occupations et à ses connaissances musicales,
du moins ses écrits prouvent que quel que lût son don mu-
sical, sou goût riait néanmoins très incertain el ses connais-
sances très minimes... »
Il nous semble que Niecks réfute par ses propres paroles c<
qu'il avance, en disant que l'expression innuusikalisch veut dire
surtout que George Sand n"était point une exécutante, une mu-
sicienne active. Mais ceci encore n"est point exact, car. sans
être une virtuose, George Sand se distingua toujours par une
ouïe musicale parfaite, une mémoire excellente et même une
certaine vélocité au piano, qui lui permirent, jusque dan- -a
vieillesse, d" exécuter de mémoire quantité d'airs berrichons,
espagnols et majorquins, des danses, des morceaux d'opéras, de
Don' Juan surtout, son opéra favori (ainsi que celui de Chopin
et de Mme Pauline Viardot). Xous savons aussi que dans sa jeu-
nesse elle jouait assez souvent à quatre mains, qu'elle chantait
agréablement et qu'elle fut une des premières à apprécier le
génie de Berlioz, peu connu encore à ce moment, mais dont elle
chantait déjà ou accompagnait les romances (1). Elle chantait
aussi des airs d'opéras italiens (2).
D'ailleurs tout ce que Niecks avance par rapport à son
« goût incertain », etc.. nous paraît très problématique, d'au-
Bfeyerbeer s'était aussi enthousiasmé pour Consuelo, et voulait faire un opéra
dont l'action se passerait en Bohême, c'est-à-dire qu'il voulait prendre pour
sujet les aventures de Consuelo au château des Rudolstadt.
(1) Cf. notre premier volume, p. 220.
(2) Elle écrit dans son Journal pendant le voyage aux Pvrénées : « On
34 GEORGE SAND
tant qu'il entre là-dessus en dispute ouverte avec Liszt, meil-
leur juge que lui, semble-t-il, en matières musicales ! C'est
ainsi par exemple que Niecks ajoute en note à la page où il
parle du « goût incertain » de Mme Sand : « Il y a dans les
œuvres de George Sand bon nombre de passages poétiques
à propos de musique, comme aussi par-ci, par-là des juge-
ments très incisifs sur des matières d'esthétique générale,
mais il n'y manque pas non plus de morceaux où son manque
de savoir et son incapacité critique se voient manifestement.
Témoin ce passage de Y Histoire de ma vie :
« Le génie de Chopin est le plus profond et le plus plein de sentiments
et d'émotions qui ait existé. H a fait parler à un seul instrument la
langue de l'infini ; il a pu souvent résumer, en dix lignes qu'un enfant
pourrait jouer, des poèmes d'une élévation immense, des drames
d'une énergie sans égale. Il n"a jamais eu besoin de grands moyens
matériels pour donner le mot de son génie. Il ne lui a fallu ni saxo-
phones, ni ophieléides pour remplir l'âme de terreur ; ni orgues d'église,
ni voix humaine pour la remplir de foi et d'enthousiasme. Il n'a pas
été connu et il ne l'est pas encore de la foule. H faut de grands pro-
grès dans le goût et l'intelligence de Fart pour que ses œuvres devien-
nent populaires. Un jour viendra où l'on orchestrera sa musique sans
rien changer à sa partition 'de piano, et où tout le monde saura que
ce génie aussi vaste, aussi complet, aussi savant que celui des plus
grands maîtres qu'il s'était assimilés, a gardé une individualité encore
plus exquise que celle de Sébastien Bach, encore plus puissante que
celle de Beethoven, encore plus dramatique que celle de Weber. Il
est tous les trois ensemble, et il est encore lui-même, c'est-à-dire
plus délié dans le goût, plus austère dans le grand, plus déchirant
dans la douleur. Mozart seul lui est supérieur, parce que Mozart a
en plus le calme de la santé, par conséquent la plénitude de la
vie... (1). »
Niecks prétend que ce passage suffit à faire reconnaître le
manque d'entendement musical chez George Sand. Certes, chacun
a son goût, et de nos jours on trouvera quantité de musiciens
veut que je chante ce soir : Elben, per mia memoria. — Ebbene, ça m'ennuie
de chanter. Est-ce que je sais chanter, moi?... »
(1) Histoire de ma vie, t. IV, p. 440-441.
i . E <»i.'( i B s a N l )
.15
el de dUeUanti qui jetteront de hauts cria devant cette supré-
matie de Mozart au-dessus de Beethoven el < I « * Chopin. Va pour-
tant, de dos jours aussi, Tohalkowski mettait tout pareillement
Mozart au-dessus de tous Les compositeurs; M. Saint-Saëns,
el les critiques MM. Hanslick el Laroche (1) professaienl Le
môme culte, el dous doutons fort que ces quatre hommes
puissent être soupçonnés de 9 manque d'entendement musical .
Mais ce qu'il ïaut surtout coter, c'est que Chopin lui-même pla-
çail l'auteur de Don ■hum à cette même hauteur inaccessible, que
la partition de cette œuvre était son Évangile musical et qu'il
ne s'en séparait jamais, même dans ses voyages.
Faut-il eu conclure que Chopin, aussi, o manquai! de sens et
de goût musical ». qu'il était mmusikalish? Il est trop évident
que l'assertion de Niecks n'est que l'expression de son goût
personnel et non un jugement bien fondé. Ajoutons que la pro-
phétie de George Sand relative à L'instrumentation des œuvres
de Chopin s'est accomplie de nos jours. En dehors de la Marche
funèbre ou la Polonaise en la majeur, tant de fois instru-
mentées et exécutées à grand orchestre un peu partout, notre
jeune et déjà si célèbre compositeur ML Al. Glasounotv, il y a
peu d'années, instrumenta et fit paraître sous le titre de
Chopewiana une suite de morceaux de Chopin, a sans rien
changer à la partition de piano ». Au moment où nous corrigeons
ces pages, nous croyons encore entendre une autre suite, égale-
ment intitulée la Chopewiana, que notre vénéré et si regretté
maître Mili Balakirew avait instrumentée peu de mois avant
sa mort. On peut donc affirmer que George Sand devait se
connaître tant soit peu en fait de musique et que « l'exemple »
cité par Niecks est au moins... mal choisi. Xe serait-il pas
plus raisonnable de nous fier au jugement de Franz Liszt qui,
semble-t-il, a voix au chapitre, et de redire, d'après ses mots
(1) Edouard Hanslick, célèbre ciitique viennois (n. 1825, m. 1904). La-
roche, critique et compositeur russe (d'origine française), né à Saint-Péters-
bourg en 1845, mort en 1904, ami de Tehaïkowski. auteur de Carmosine
(sur le texte de Musset) et de quelques autres œuvres. Malheureusement
il a trop tôt abandonné sa carrière de compositeur. Ses QjjPtiques sont connues
par leur verve et leur esprit tout gaulois et très mordant*
36 GEORGE SAND
cités par son biographe, que George Sand était très musicienne,
qu'elle entendait profondément la musique et que c'est pour
cela que Liszt, tout comme Chopin, aimait à jouer devant
elle ses compositions fraîchement écloses ou celles des génies
d'antan.
Nous donnerons plus bas des preuves de ce profond enten-
dement musical et du fin sens artistique que George Sand
manifesta souvent à la première audition de telle ou telle
autre œuvre nouvelle de Chopin. Nous signalerons aussi bon
nombre de ses pages écrites durant les années passées dans
l'atmosphère spirituelle de Chopin et qui reflètent les idées,
les goûts et les théories esthétiques du grand musicien. Cela
se rapporte surtout à Consuelo, ainsi qu'au Château des Désertes,
où nous trouvons mainte page consacrée au Don Juan de
Mozart.
Revenons maintenant à la rencontre des deux grands artistes,
mais avant tout rétablissons la chronologie des événements
pour ne pas suivre les biographes de Chopin dans les sables
mouvants des légendes. Donc, ayant fait la connaissance de
Chopin dans les tout derniers mois de 1836 (1), George Sand
se retira en janvier 1837 à Nouant, où elle resta jusqu'au
21-22 juillet (2), moment où elle fut précipitamment appelée
à Paris auprès de sa mère mourante. Elle passa les mois d'août
et de septembre à Paris et à Fontainebleau, courut à bride
abattue à Nérac, où M. Dudevant avait conduit Solange après
l'avoir enlevée à Nohant, fit une alerte promenade de quelques
jours dans les Pyrénées, puis revint à Nohant, où elle resta
de nouveau sans bouger jusqu'au mois d'avril 1838 (3). Au com-
mencement de l'hiver 1837, au printemps et en été de cette
année Mme d' Agonit et Liszt firent deux ou même trois sé-
jours à Nohant qu'ils quittèrent après le départ précipité de
leur hôtesse, le 22 juillet, et ils n'y revinrent plus jamais. Pen-
dant le séjour de Mme d'Agoult à Nohant, George Sand avait
(1) Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 348-350.
(2) Ibid., p. 427-428.
(3) Ibid., p. 430-433.
GEORGE SAND <7
plusieurs fois réitéré des invitations ;'i Chopin, et Chopin faillit
les accepter encore en L'été de Ik.">7, lorsqu'il écrivit à Bon ami
W'inl/iiiski : « J'irai, peut-être, pour quelques jours chez George
Sand (I). •■ Mais cette bonne intention eu1 le Bort « ! < • celles qui
pavent l'enfer, et Chopin ne \int à Nohant qu'en L838. En
1837 il partit le II juillet avec Pleyel el Cozmian à Londres,
y lit la connaissance de Broadwood, joua chez lui, charma
tout un cercle de belles dames et de connaisseurs et y resta
' juste jusqu'à ce même 22 juillet, c'est-à-dire qu'il revint en
France au moment où George Sand et Liszt n'étaient plus à
Nohant. Vers la fin de cet été, s'il faul on croiro la Xrnr
Zeitechrifi fur Musik de septembre L837, Chopin lit mie euro
d'eau en Bohême. Cette assertion, pour n'être point irréfutable.
est pourtant tort probable, car dans cette mémo lettre à Wod-
zinski, Chopin lui annonçait qu'il « se sentait mal depuis l'in-
fluenza de l'hiver passé » et que les médecins renvoyaient à
Ems (2). Moscheles et Mendelssohn, à leur tour, parlent dans
leurs lettres de Londres (datées de l'automne de cette année)
du séjour estival de Chopin à Londres et de sa maladie de poi-
trine. En tout cas Chopin n'aurait pu être à ^Nohant que si
George Sand (donc Liszt aussi) y était restée : or nous savons
que Liszt n'a jamais été à Nohant en même temps que Chopin.
Ce prétendu séjour de Chopin, en l'été de 1837 « en même
temps que Liszt et Mme Viardot (!!!) », est un conte bleu. Tout
ce qui se débite sur le séjour simultané à Nohant des trois
génies musicaux doit être une fois pour toutes rapporté au
domaine des légendes. 1° Après 1837 Liszt ne revint plus jamais
à Nohant et il déclara catégoriquement n'y avoir jamais été
en même temps que Chopin. 2" Chopin n'avait pas encore
visité Nohant en 1837. 3° Mme Viardot n'avait jamais été à
Nohant avant son mariage (1840), elle y vint pour la première
fois en 1841, quand elle y séjourna simultanément avec Chopin,
mais point avec Liszt. Elle déclara à j^iecks, tout aussi catégo-
(1) V. Szulc, Fryderick Szopen i iego utwory muzyczne. Poznan, 1873.
(F ii' di rie Chopin et ses œuvres musicales.)
(2) Cf. Niecks, Fred. Chopin, t. ?r, p. 324-325.
38 GEORGE SAND
riquement que Liszt, qu'elle n'avait jamais séjourné à Nohant
en même temps que Liszt, ce qui est absolument conforme à la
vérité. C'est pour toutes ces raisons que nous n'hésiterons
pas à appeler les Souvenirs de Charles Rollinat (1) un conte très
intéressant, mais rien de plus. Au lecteur qui aime « les contes
poétiques » nous conseillons bien de lire dans cette chronique,
d'une fantaisie exubérante et ne manquant pas de talent,
comment en l'été de 1837 ou de 1841 (on ne sait pas trop)
toute une pléiade de célébrités et d'amis de George Sand
séjourna simultanément à Nohant, goûtant les plaisirs de l'esprit
et les divertissements les plus raffinés. Il y est conté comment
on y travaillait, comment on y lisait et comment le soir tout
le monde se réunissait soit au salon, soit sur la terrasse; c'est
alors que se passaient les choses les plus incroyables et les
événements les plus fabuleux. Malheureusement pour la plu-
part ils sont déjà réfutés par Niecks, mais il nous sera encore
possible d'en nier toute véracité, grâce à un seul argument,
que nous gardons en réserve, d'une telle portée que tous
les autres deviennent presque inutiles. Le lecteur des Souve-
nirs de Charles Rollinat apprendra donc par exemple que
Liszt et Chopin rivalisaient au piano, qu'une fois, on trans-
porta ce piano sur la terrasse, et le jardin de Nohant inondé
de clair de lune et parfumé de fleurs retentit, tour à tour,
des trilles du rossignol, du chant de Pauline Viardot et du
jeu puissant de Liszt, auquel répondait l'écho. Le lecteur
de Eollinat apprendra encore qu'une autre fois Liszt se serait
vengé du conseil de Chopin, donné la veille, de ne point
changer à sa guise, en les jouant, les œuvres chopiniennes, et
(1) Ces Souvenirs parurent dans le Temps, en 1874. Charles Rollinat fut
le frère du Pylade de George Sand, François Rollinat, et aussi un grand ami
à elle, il chantait admirablement et fut surnommé par elle, pour sa voix agile
et souple, le Bengali. Plus tard, il se voua à la carrière pédagogique, séjourna
quelque temps, comme précepteur, en Russie, apprit le russe, se fit une petite
fortune, alla en Italie, se ruina, revint en France et, grâce à l'aide de George
Sand, put gagner sa vie en faisant pour la Revue des Deux Mondes des tra-
ductions du russe (c'est ainsi qu'il traduisit plusieurs œuvres de Tourgué-
niew) et en écrivant de u tits articles dans le Temps. Nous y reviendrons
plus loin.
GEORGE SAM) 39
de D'exécuter plutôt que ses propres compositions; Liszt s'en
serait vengé en ayant, entre chien el loup, si parfaitement imité
le jeu de Chopin, que ce n'est que lorsqu'on alluma les bou-
gies qu'on vit que ce n'était pas Chopin, comme l'avaienl
cm les auditeurs ensorcelés, niais bien Liszt en personne,
assis au piano; il aurait narquoisement dit alors : ■< Vous voyez.
Liszt peut imiter Chopin, mais Chopin peut-il jouer à la Liszt? >•
Mais, encore et toujours, lorsque plus tard on questionna
là-dessus le grand pianiste hongrois, il déclara Catégoriquement
ne s'être jamais permis rien de pareil et (pie cette histoire
était inventée. Le lecteur apprendra encore par ces Souvenirs
comme dès lors — on ne sait pas trop si c'était en 1837 ou
en 1841 - Pauline Viardot aurait étudié le rôle de Fidès (1),
c'est-à-dire tantôt huit et tantôt douze ans avant la première
représentation du Prophète, qui n'eut lieu que le 12 avril 1849,
et il y lira enfin comment ces soirées musicales finissaient par
de i^ais soupers, pendant lesquels on faisait le punch dans une
grande coupe d'argent, etc., etc.
Eh bien, c'est justement cette « grande coupe d'argent » qui
nous rendit le grand service d'apprendre la vérité et de dissiper
définitivement tous les points des Souvenirs de Rollinat, Donc,
voici ce que nous savons pertinemment. Lorsque Mme Maurice
Sand, qui gouvernait en 1874 tout le ménage de Nohant, voire
toute l'argenterie de la maison, demanda après la lecture de
ces Souvenirs à Mme Sand : « Et où donc est-elle à présent,
cette coupe d'argent? » Mme Sand lui répondit en souriant :
« Ma mignonne, elle n'a existé que dans l'imagination de Charles,
il n'y en a pas, comme du reste il n'y a presque rien de
vrai dans tout ce qu'il a écrit là. — Mais, bonne mère,
(1) Dans une lettre inédite de Mme Viardot à George Sand, datée du
6 décembre 1848, nous lisons : « En attendant je suis déjà en train de travailler
au Prophète que le grand maître me fait connaître bouchée par bouchée.
Toutes ces bouchées finiront par former un grand plat et un bon. C'est très
simple, très noble, très dramatique et par conséquent très beau. Je suis très
heureuse d'avoir une perspective aussi intéressante pour mon hiver. Il me
faut du travail, beaucoup de travail..., etc. » Il est évident qu'au moment
où elle écrivait cette lettre — en hiver 1848-1849 — Mme Viardot ne faisait
que commencer l'étude de son rôle et de la partition du Prophète,
40 GEORGE SAND
pourquoi avez-vous donc permis de publier tout cela, puisque
c'est un tas de bêtises? — Ah ! ma chérie, peu m'importe. Et lui,
il avait tant besoin d'argent, il était si au dépourvu, lorsqu'il
écrivit tout cela (1)... »
Nous conseillons à tous ceux qui lisent les petits livres et les
articles sur Chopin — exception faite du livre de Niecks, et
surtout de l'excellent travail de Ferdinand Hœsick — de se
rappeler très ferme que dans toutes les biographies de Chopin
on trouve des dizaines de ces « coupes d'argent ». Il en foisonne,
il en pullule à chaque page, à commencer par la description
de la première rencontre de Chopin et de George Sand, avec-
tous ces « pressentiments de Chopin », ces « escaliers éclairés
a giorno et recouverts de tapis », ce « léger parfum de violettes »,
ce « frou-frou d'une robe de soie », cette « grande Lélia »
s'appuyant au piano et « dévorant de ses yeux noirs le virtuose »,
ce « mystérieux chiffre 7 », qui termine... l'année 1836 ! (car la
première rencontre eut bien lieu en 1836 et non en 1837), et à
finir par la description des derniers moments de Chopin, le piano
roulé presque au pied du lit et Delphine Potocka chantant,
non seulement au dernier jour, mais à la dernière heure, au
moment même où Chopin expirait, et chaque chroniqueur
nomme catégoriquement un air différent : l'un du Mozart,
(1) On voit par les lettres médites à George Sand de Charles Rollinat
lui-même ; par celles de Charles-Edmond (Choyecki). alors rédacteur du
Temps, et par celle de George Sand à M. Edmond Plauchut (Corresp.,
t. VI, p. 307) de quelle chaleureuse et énergique aide, témoignant de son
amitié inaltérable, fit preuve George Sand, lorsque Charles Rollinat s'adressa
à elle au commencement de 1874, de Côme, lui contant ses misères. Les mots
suivants de Tourguéniew dans sa lettre à Mme Sand, datée du 15 avril 1874
(E. Halpérine Kaminsky, Ivan Tourguéniew, d'après sa correspondance
avec ses amis français. Paris, Charpentier, 1901) : « Chère madame Sand,
Aussitôt après avoir reçu votre lettre, j'ai écrit à l'ami Plauchut pour le
prier de me faire faire la connaissance de Rollinat. Je serai heureux de me
mettre à sa disposition pour tout ce qu'il voudra. J'ai parcouru sa traduction
qui est très bonne. Plauchut l'amènera probablement demain soir...', etc »,
se rapportent justement à Charles Rollinat et à ses traductions du russe,
et nullement à Maurice Rollinat, le fils de François, et plus tard poète connu,
comme le prétend en note M. Halpérine Kaminsky. C'est à Charles Rollinat,
encore, que se rapportent les lignes d'une autre lettre de Tourguéniew à
Mme Sand, datée du 9 avril 1875 : « Ce bon Rollinat s'est débulo2é... », c'est-
à-dire que Charles Rollinat abandonna son travail chez Buloz, le directeur
de la Revue des Deux Mondes.
GEORGE S AND 41
l'autre du Stradella, un autre encore «lu Bellini, an quatrième
une prière d'église !
I,;i déclaration formelle de la nièce de Chopin qui assista
avec sa mère au dernier moment du grand musicien doua
apprend la vérité sur tout cela (1). Le sceptique Niecks eu!
bien raison «le critiquer à outrance toutes ces légende
aimées du public el des biographes. Hâtons-nous Beulemenl de
répéter que Niecks mel souvent en doute ou conteste ironi-
quemenl telle expression ou telle ligne des lettres de George
Sand, qui ae méritent aucunement d'être traitées de la sorte (2).
Tour répondre à un mitre reproche si souvent prodigué à
George Sand par Niecks comme par tant d'autres — voire :
que le t'ait qu'entre L837 et 1847 le nom de Chopin se trouve
trop rarement sous sa plume servait peu à son avantage et
qu'il prouverait à lui seul quelle place minime occupait Chopin
dans sa vie morale. — pour répondre à ce reproche, nous
devons, dès à présent, dire et redire (3), que presque toutes
les lettres du volume II de la Correspondance sont tronquées
et changées, et avant tout sont tronquées et omises des
lignes et des pages entières consacrées à Chopin, des lignes
et di'< pages témoignant du profond attachement de George
Sand pour son ami, de sa tendre sollicitude pour lui, pour
son train de vie, pour son confort, témoignant aussi de son
admiration exaltée pour son âme, sa bonté, et de lïntimité
morale tonte familiale de leur vie durant ces dix années.
Maurice Sand, en biffant ainsi tous ces passages de la Cor-
respondance de George Sand, — par antipathie personnelle
pour Chopin, — rendit mauvais service à la mémoire de sa
mère : il permit à beaucoup de ses ennemis de profiter de cette
absence presque complète du nom même de Chopin dans la
Correspondance de George Sand comme d'une preuve du manque
de toute tendresse, de tout attachement sérieux de sa part
pour le grand musicien. Nous noterons, au cours de notre récit,
(1) Voir Ferd. Hœsick, Chopin, zycie i tworzosc, p. xix-xxiii.
Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. Ier, chap. Ier, p. 56-58.
(3) Cf. George Sand, etc., t. I« p. 264.
42 GEORGE SAND
tous ces passages tronqués, et le lecteur verra combien ils sont
importants pour prononcer un jugement équitable sur les
relations qui unissaient George Sand et Chopin.
Et maintenant nous pouvons tranquillement et définitivement
aborder la période la plus heureuse des relations de George Sand
et de Chopin, — leurs « commencements » en l'année 1838.
Au printemps de cette année, George Sand fit d'assez fréquents
séjours à Paris, causés par son dernier procès avec M. Dude-
vant (1). C'est précisément à cette époque que se rapportent
les premiers chapitres de son roman avec Chopin, ces cha-
pitres toujours si captivants pour les lecteurs et les acteurs,
où tout est encore incertain, inconnu, im werden, comme disent
les Allemands, où tout marche en avant, tout promet, tout
effraye, tout agite, mais où rien encore ne chagrine ni ne
désillusionne et, surtout où rien... n'ennuie par sa monotonie
assommante.
C'est à cette époque que se rapporte aussi l'énigmatique épître
inédite de George Sand à Mme Marliani, que voici :
Nohant, 23 mai 1838.
Chère belle, j'ai reçu "vos bonnes lettres et je tarde à vous répondre
à fond, parce que vous savez que le temps est variable dans la saison
des amours.
On dit beaucoup de oui, de non, de si, de mais dans une semaine,
et souvent on dit le matin : décidément ceci est intolérable, pour dire
le soir : en vérité, c'est le bonheur suprême.
J'attends donc pour vous écrire tout de bon que mon baromètre
marque quelque chose sinon de stable, du moins de certain pour un
temps quelconque. Je n'ai pas le plus petit reproche à faire, mais ce
n'est pas une raison pour être contente. Aujourd'hui, je ne vous écris
qu'un billet pour vous dire que je vous aime et que j'ai besoin que
vous m'écriviez, que vous pensiez à moi, que vous vous occupiez de
moi. Cette idée me donne de la force et m'empêche de retomber dans
mes exagérations de désespoir sombre, bête et spleenétique...
Mais il est à croire que cette incertitude ne dura pas long-
temps. George Sand était trop experte en matière de sentiment
(1) Cf. George Sand, etc., t. II, p. 322, 457.
GEORGE S AND 43
pour ne |>;is savoir < 1 1 1 « ^ sur un minime prétexte Les cordée trop
tendues se cassent. Elle pénétrail trop bien ;nissi la personna-
lité tin jeune musicien <|ni avail six ans de moins qu'elle pour
ne pas comprendre quelle importance pouvait, avoir pour lui
sou amour. Elle connaissait la douloureuse épreuve qu'il venait
de traverser paee^aHa rupture de ses fiançailles avec Marie
Wodzinska, mais elle ne savait pas si sa blessure était par-
faitement guérie ou si Chopin ne cherchait <pùm oubli momen-
tané à sa douleur; elle ne savait pas même si c'avait été
une blessure sérieuse, s'il fallait aider à sa guérison. Elle était
toute prête à lui donner l'oubli et le bonheur, mais elle crai-
gnait de n'être aimée que « par dépit ». Bref, elle semble s'être
effrayée à l'idée de prendre une responsabilité vis-à-vis de celui
qu'elle s'était déjà mise à aimer. C'est alors qu'elle écrivit la
très intéressante, disons plus, la cu^ie^sissime lettre que
voici, à l'ami de Chopin, Albert Grzymala, lettre dans
laquelle elle raconte brièvement à cet ami, avec une sincérité
cl une honnêteté indicibles et nullement féminines, toutes ses
amours précédentes, ainsi que son roman point encore clos
avec Malle fille. Elle semble dire : « Voilà ce que je suis, je
ne suis plus une ingénue, je sais et je vois quelle tournure
prennent les choses ; nous sommes avec Chopin au milieu d'un
carrefour, je l'aime, mais, si vous croyez que je lui ferai par
là du bien, j'ai encore la force de le quitter, c'est à moi de
prendre cette décision sur moi ; vous êtes son ami, vous connais-
sez sa vie précédente et vous pouvez juger ce qui lui serait meil-
leur. Si vous dites oui, je viendrai à Paris. Si non, je l'éviterai
et tout sera fini. »
Cette lettre écrite avec une puissance étonnante et respirant
la franchise, c'est de la vraie George Sand, cette seule lettre
suffirait à lui octroyer ce nom de parfait honnête homme, que
lui donna un jour un écrivain d'esprit. Les femmes ne sont
pas capables d'une pareille franchise sans merci pour elles-
mêmes.
Cette seule lettre suffirait aussi pour réfuter à tout jamais
l'assertion de tous ses ennemis : qu'elle fut « hypocrite ».
44 GEORGE SAND
Au comte Albert Grzymala, à Paris.
Jamais il ne peut m'arriver de douter de la loyauté de vos conseils,
cher ami ; qu'une pareille crainte ne vous vienne jamais. Je crois à
votre évangile sans le bien connaître et sans l'examiner, parce que
du moment qu'il a un adepte comme vous, il doit être le plus sublime
de tous les évangiles. Soyez béni pour vos avis et soyez en paix sur
mes pensées. Posons nettement la question une dernière fois, parce
que de votre dernière réponse sur ce sujet dépendra toute ma conduite
à venir, et puisqu'il fallait en arriver là, je suis fâchée de ne pas avoir
surmonté la répugnance que j'éprouvais à vous interroger à Paris.
H me semblait que ce que j'allais apprendre °âterait mon poème. Et,
en effet, le voilà qui a rembruni, ou plutôt qui pâlit beaucoup. Mais
qu'importe! Votre évangile est le mien quand il prescrit de songer
à soi en dernier lieu, et de n'y pas songer du tout quand le bonheur
de ceux que nous aimons réclame toutes nos puissances. Écoutez-moi
bien et répondez clairement, catégoriquement, nettement. Cette
personne qu'il veut, ou doit, ou croit devoir aimer, est-elle propre
à faire son bonheur, ou bien doit-elle augmenter ses souffrances et
ses tristesses? Je ne demande pas s'il l'aime, s'il en est aimé, si c'est
plus ou moins que moi. Je sais à peu près, par ce qui se passe en moi,
ce qui doit se passer en lui. Je demande à savoir laquelle de nous deux
il faut qu'il oublie ou abandonne pour son repos, pour son bonheur,
pour sa vie enfin, qui me' paraît trop chancelante et trop frêle pour
résister à de grandes douleurs. Je ne veux point faire le rôle de mau-
vais ange. Je ne suis pas le Bertram de Meyerbeer et je ne lutterai
point contre l'amie d'enfance, si c'est une belle et pure Alice ; si j'avais
su qu'il y eût un lien dans la vie de notre enfant, un sentiment dans
son âme, je ne me serais jamais penchée pour respirer un parfum
réservé à un autre autel. De même, lui sans doute se fût éloigné de
mon premier baiser s'il eût su que j'étais comme mariée. Nous ne
nous sommes point trompés l'un l'autre, nous nous sommes livrés au
vent qui passait et qui nous a emportés tous deux dans une autre
région pour quelques instants. Mais il n'en faut pas moins que nous
redescendions ici-bas, après cet embrasement céleste et ce voyage à
travers l'empyrée. Pauvres oiseaux, nous avons des ailes, mais notre
nid est sur la terre et quand le chant des anges nous appelle en haut,
le cri de notre famille nous ramène en bas. Moi, je ne veux point m'aban-
donner à la passion, bien qu'il y ait au fond de mon coeur un foyer
encore bien menaçant parfois. Mes enfants me donneront la force
de briser tout ce qui m' éloignerait d'eux ou de la manière d'être qui
est la meilleure pour leur éducation, leur santé, leur bien-être, etc.
GEO W'I) 15
Ain i. je ne pui pa me fixer à Pari S cause de la maladie de Mau
née, etc., etc... Puis il y a un être excellent, parfait, tous le rapport
,1m ooBur el de l'honneur, que je ne quitterai jamais, parce qui
le eu) homme qui, étant avec i depui prèî 'l un an, ne m .'iii pas
une Beule fois, une seule minute, l'ait souffrir pai sa faute. Ce I
le seul homme qui se soi! donné entièrement el ab olumenl à moi,
-.•m- regrel pour Le passé, sans réserve pour l'avenir. Puis, c'est une
si bonne el Bi sage nature, < i u < - je ne puisse avec le tempe L'amener S toul
comprendre, à toul savoir; c'esl une cire malléable Bur laquelle j'ai
mon Bceau el quand je voudrai <'ii changer L'empreinte, avec
quelque précaution el quelque patience j'y réussirai. Mais aujourd'hui
cela ne Be pourrait pas, el boit bonheur m'est sacré.
Voilà donc pour moi : engagée comme je Le suis, enchaînée d'assez
près pour «les années, je ne puis désirer que nuire petit rompe de Son
côté les chaînes qui Le lient. S'il venait mettre Bon existence entre mes
mains, je serais bien effrayée, car en ayant accepté nue autre, je ne
pourrais lui tenir lieu de ce qu'il aurait quitté pour moi. .le crois
(pie notre amour ne peut durer que dans les conditions où il esl né,
c'est-à-dire que de temps en temps, quand un bon vent nous ramènera
L'un vers L'autre, nous irons encore faire une course dans les étoiles
et puis nous nous quitterons pour marcher à terre, car nous sommes
le- enfant- de la terre et Dieu n'a pas permis que nous y accomplis-
sions notre pèlerinage cote à côte. C'est dans le ciel que nous devons
nous rencontrer, et les instants rapides (pie nous y passerons seront
si beaux, qu'ils vaudront toute une vie passée ici-bas.
Mon devoir est donc tout tracé. Mais je puis, sans jamais l'abjurer,
l'accomplir de deux manières différentes; Tune serait de me tenir le
plus éloignée que possible de C[hopin], de ne point chercher à occuper
sa pensée, de ne jamais me retrouver seule avec lui; l'autre serait
au contraire de m'en rapprocher autant que possible, sans compro-
mettre la sécurité de M allefille], de me rappeler doucement à lui dans
ses heures de repos et de béatitude, de le serrer chastement dans mes
bras quelquefois, quand le vent céleste voudra bien nous enlever et
nous promener dans les airs. La première manière sera celje que j'adop-
terai si vous nie dites que la personne est faite pour lui donner un
bonheur pur et vrai, pour l'entourer de soins, pour arranger, régula-
riser et calmer sa vie, si enfin il s'agit pour lui d'être heureux par elle
et que j'y sois un empêchement; si son âme excessivement, peut-être
follement, peut -être sagement scrupuleuse, se refuse à aimer deux êtres
différents, de deux manières différentes, si les huit jours que je passe-
rais avec lui dans une saison doivent l'empêcher d'être heureux dans
son intérieur, le reste de Tannée; alors, oui, alors, je vous jure que
je travaillerai à me faire oublier de lui. La seconde manière, je la
46 GEORGE SAND
prendrai si vous me dites de deux choses l'une : ou que son bonheur
domestique peut et doit s'arranger avec quelques heures de passion
chaste et de douce poésie, ou que le bonheur domestique lui est impos-
sible, et que le mariage ou quelque union qui y ressemblât serait le
tombeau de cette âme d'artiste : qu'il faut donc l'en éloigner à tout
prix et l'aider même à vaincre ses scrupules religieux. C'est un peu
là — je dirai où — que mes conjectures aboutissent. Vous me direz
si je me trompe ; je' crois la personne charmante, digne de tout
amour, et de tout respect, parce qu'un être comme lui ne peut aimer
que le pur et le beau. Mais je crois que vous redoutez pour lui le ma-
riage, le lien de tous les jours, la vie réelle, les affaires, les soins domes-
tiques, tout ce qui, en un mot, semble éloigné de sa nature et contraire
aux inspirations de sa muse. Je le craindrais aussi pour lui ; mais à
cet égard, je ne puis rien affirmer et rien prononcer, parce qu'il y a
bien des rapports sous lesquels il m'est absolument inconnu. Je n'ai
vu que la face de son être qui est éclairée par le soleil. Vous fixerez
donc mes idées sur ce point. Il est de la plus haute importance que
je sache bien sa position, afin d'établir la mienne. Pour mon goût,
j'avais arrangé notre poème dans ce sens, que je ne saurais rien, abso-
lument rien de sa vie positive, ni lui de la mienne, qu'il suivrait toutes
ses idées religieuses, mondaines, poétiques, artistiques, sans que j'eusse
jamais à lui en demander compte, et réciproquement, mais que par-
tout, en quelque lieu et à quelque moment de notre vie que nous
vinssions à nous rencontrer, notre âme serait à son apogée de bonheur
et d'excellence. Car, je n'en doute pas, on est meilleur quand on aime
d'un amour sublime, et loin de commettre un crime, on s'approche
de Dieu, source et foyer de cet amour. C'est peut-être là, en dernier
ressort, ce que vous devriez tâcher de lui faire bien comprendre, mon
ami, et en ne contrariant pas ses idées de devoir, de dévouement et
de sacrifice religieux vous mettriez peut-être son cœur plus à l'aise.
Ce que je craindrais le plus au inonde, ce qui me ferait le plus de peine,
ce qui me déciderait même à me faire morte pour lui, ce serait de me
voir devenir une épouvante et un remords dans son âme; non, je ne
puis (à moins qu'elle ne soit funeste pour lui en dehors de moi), me
mettre à combattre l'image et le souvenir d'une autre. Je respecte trop
la propriété pour cela, ou plutôt, c'est la seule propriété que je respecte.
Je ne veux voler personne à personne, excepté les captifs aux geô-
liers et les victimes aux bourreaux, et la Pologne à la Russie, par
conséquent. Dites-moi si c'est une Russie dont l'image poursuit notre
enfant ; alors, je demanderai au ciel de me prêter toutes les séductions
d'Armide pour l'empêcher de s'y jeter; mais si c'est une Pologne,
laissez-le faire. Il n'y a rien de tel qu'une patrie, et quand on en a
une, il ne faut pas s'en faire une autre. Dans ce cas, je serai pour lui
GBORGE s A NI) 4 7
somme une Italie, qu'on va voir, où l'on se plaît aux jours du prin-
tempB, mais où l'on in- reste pas, parce qu il s t plui da Boleil que de
lits ci de tables, el que le confortable de la w'< eal ailleurs. I'nu\ re Italie I
Tout l«' monde y Bonge, la désire mi la regrette; personne n'y peul
demeurer, parce qu'elle est malheureuse el ne saurait donnai I»- bon-
saur qu'elle n'a pas. Il y ;i une dernière supposition <|ii'il est bon que
je vous dise. Il sérail possible qu'il n'aimât plus du tout Vomie <F en-
fance e\ qu'il eûl une répugnance réelle pour un lien à contracter, mais
que li' sentiment du devoir, l'honneur d'une Famille, que Bais-je? lui
eommandaasenl un rigoureux sacrifice de lui-même. Dans ce cas-là,
mon ami, soyez pon bon ange; moi, je ne puis guère m'en mêler:
mais vous le devez: sauvez-le des arrêts trop sévères de sa conscience,
sauvez-le de sa propre vertu, empêchez-le à tout prix de s'immoler,
car dans ces sortes de choses (s'il s'agit d'un mariage ou de ees unions
qui, sans avoir la même publicité, ont la même force d'engagement et
la même durée), dans ces sortes de choses, dis-je, le sacrifice de celui
qui donne son avenir n'est pas en raison de ce qu'il a reçu dans le passé.
Le passé est une chose appréciable et limitée ; l'avenir, c'est l'infini,
parce (pie c'est l'inconnu. L'être qui, en retour d'une certaine somme
connue de dévouement, exige le dévouement de toute une vie future,
demande une chose inique, et si celui à qui on le demande est bien
embarrassé pour défendre ses droits en satisfaisant à la générosité
et à l'équité, c'est à l'amitié qu'il appartient de le sauver et d'être
juge absolu de ses droits et de ses devoirs. Soyez ferme à cet égard,
et soyez sûr que moi qui déteste les séducteurs, moi qui prends toujours
parti pour les femmes outragées ou trompées, moi qu'on croit l'avocat
de mon sexe et qui me pique de l'être, quand il faut, j'ai cependant
rompu de mon autorité de sœur et de mère et d'amie plus d'un engage-
ment île ce genre. J'ai toujours condamné la femme quand elle vou-
lait être heureuse au prix du bonheur de l'homme ; j'ai toujours absous
l'homme quand on lui demandait plus qu'il n'est donné à la liberté
et à la dignité humaine d'engager. Un serment d'amour et de fidélité
est un crime ou une lâcheté, quand la bouche prononce ce que le
cœur désavoue, et on peut tout exiger d'un homme, excepté une
lâcheté et un crime. Hors ce cas-là, mon ami, c'est-à-dire hors le
cas où il voudrait accomplir un sacrifice trop rude, je pense qu'il
faut ne pas combattre ses idées, et ne pas violenter ses instincts.
Si son cœur peut, comme le mien, contenir deux amours bien
différents, l'un qui est pour ainsi dire le corps de la vie, l'autre
qui en sera Vâme, ce sera le mieux, parce que notre situation sera
à l'avenant de nos sentiments et de nos pensées. De même qu'on
n'est pas tous les jours sublime, on n'est pas tous les jours heureux.
Nous ne nous verrons pas tous les jours, nous ne posséderons pas tous les
48 GEORGE SAND
jours le feu sacré, mais il y aura de beaux jours et de saintes flammes.
Il faudrait peut-être aussi songer à lui dire ma position à l'égard
de M[allefille]. Il est à craindre que, ne la connaissant pas, il ne se
crée à mon égard une sorte de devoir qui le gêne et vienne à com-
battre Vautre douloureusement. Je vous laisse absolument le maître
et l'arbitre de cette confidence ; vous la ferez si vous jugez le moment
opportun, vous la retarderez si vous croyez qu'elle ajouterait à des
souffrances trop fraîches. Peut-être l'avez-vous déjà faite. Tout ce
cpie vous avez fait ou ferez, je l'approuve et le confirme.
Quant à ia question de possession ou de non-possession, cela me
paraît une question secondaire à celle qui nous occupe maintenant.
C'est pourtant une question importante par elle-même, c'est toute
la vie d'une femme, c'est son secret le plus cher, sa théorie la plus
étudiée, sa coquetterie la plus mystérieuse. Moi, je vous dirai tout
simplement, à vous mon frère et mon ami, ce grand mystère, sur
lequel tous ceux qui prononcent mon nom font de si étranges com-
mentaires. C'est que je n'ai là-dessus ni secret, ni théorie, ni doctrines,
ni opinion arrêtée, ni parti pris, ni prétention de puissance, ni singerie
de spiritualisme, rien enfin d'arrangé d'avance et pas d'habitude prise,
et je crois, pas de faux principes, soit de licence, soit de retenue. Je
me suis beaucoup fiée à mes instincts qui ont toujours été nobles ;
je me suis quelquefois trompée sur les personnes, mais jamais sur moi-
même. J'ai beaucoup de bêtises à me reprocher, pas de platitudes
ni de méchancetés. J'entends dire beaucoup de choses sur les questions
de morale humaine, de- pudeur et de vertu sociale. Tout cela n'est
pas encore clair pour moi. Aussi n"ai-je jamais conclu à rien. Je ne
suis pourtant pas insouciante là-dessus ; je vous confesse que le désir
d'accorder une théorie quelconque avec mes sentiments a été la grande
affaire et la grande douleur de ma vie. Les sentiments ont toujours
été plus forts que les raisonnements, et les bornes que j'ai voulu me
poser ne m'ont jamais servi à rien. J"ai changé vingt fois d'idée. J'ai
cru par-dessus tout à la fidélité. Je l'ai prêchée, je l'ai pratiquée,
je l'ai exigée. On y a manqué et moi aussi. Et pourtant je n'ai pas
senti le remords, parce que j'avais toujours subi dans mes infidélités
une sorte de fatalité, un instinct de l'idéal, qui me poussait à quitter
l'imparfait pour ce qui me semblait se rapprocher du parfait. J'ai
connu plusieurs sortes d'amour. Amour d'artiste, amour de femme,
amour de sœur, amour de mère, amour de religieuse, amour de poète,
que sais-je? H y en a qui sont nés et morts en moi le même jour, sans
s'être révélés à l'objet qui les inspirait. H y en a qui ont martyrisé
ma vie et qui m'ont poussée au désespoir, presque à la folie. Il y en
a qui m'ont tenue cloîtrée durant des -années dans un spiritualisme
excessif./Iout cela a été parfaitement sincère. Mon être entrait dans
GEORGE S AND
c, phases diverses, comme le soleil, disait Sainte-Beuve, entre dam
ornes du Zodiaque. A qui m'aurai I suivie en voyant la superficie,
i aurais Bemblé folle ou hypocrite; à qui m'a suivie, en lisant au fond
,1, moi, j'ai semblé ce que je suis en effet, enthousiaste du beau, affamée
du vrai, très sensible de cœur, liés faible de jugement, Bouvenl absurde,
toujours de bonne foi, jamais petite ni vindicative, assez colère et,
n&ce à Mien, parfaitemenl oublieuse dr< mauvaises choses ei des
mauvaises gens.
Voilà ma: vie. cher ami, vous voyez qu'elle n'est pas fameuse.
Il n'y a rien à admirer, beaucoup à plaindre, rien à condamner pai
les bons COBUTS. .l'en suis sûre, ceux qui m'accusent d'avoir été mau-
vaise en ont menti, et il me serait bien facile de le prouver, si je vou-
lais me donner la peine de me souvenir et de raconter : mais cela, m'ei-
nuie et je n'ai [pas] plus de mémoire que de rancune.
Jusqu'ici, j'ai été fidèle à ce que j'ai aimé, parfaitement fidèle, ci;
ce sens (pie je n'ai jamais trompé personne, et (pie je n'ai jamais cessé
d'être fidèle sans de très fortes raisons, qui avaient tué l'amour en
moi par la faute d'autrui. de ne suis pas d'une nature inconstante.
,le suis au contraire si habituée à aimer exclusivement (pli m'aime
bien, si peu facile à m'enllammer, si habituée à vivre avec des hommes
sans soutier que je snis femme, (pie vraiment j'ai été un peu confuse
et un peu consternée de l'effet que m'a produit ce petit être. Je ne
suis pas encore revenue de mon étonnement et si j'avais beaucoup
d'orgueil, je serais très humiliée d'être tombée eu plein dans l'infidé-
lité de cœur, au moment de ma vie où je me croyais à tout jamais
calme et fixée. Je crois que ce serait mal, si j'avais pu prévoir, rai-
sonner et combattre cette irruption; mais j'ai été envahie tout à
coup, et il n'est pas dans ma nature de gouverner mon être par la raison
quand l'amour s'en empare. Je ne me fais donc pas de reproche, mais
je constate (pie je suis encore très impressionnable et plus faible que
je ne croyais. Peu m'importe, je n'ai guère de vanité ; ceci me prouve
(pie je dois n'en avoir pas du tout et ne jamais me vanter de rien,
en fait de vaillance et de force. Cela ne m'attriste que parce que voilà
ma belle sincérité, que j'avais pratiquée si longtemps et dont j'étais
un peu hère, entamée et compromise. Je vais être forcée de mentir
comme les autres. Je vous assure que ceci est plus mortifiant pour
mon amour-propre qu'un mauvais roman ou une pièce sifflée ; j'en
souffre un peu ; cette souffrance est un reste d'orgueil peut-être ;
peut-être est-ce une voix d'en haut qui me crie qu'il fallait veiller
davantage à la garde de mes yeux et de mes oreilles, et de mon cœur
surtout. Mais si le ciel nous veut fidèles aux affections terrestres, pour-
quoi laisse-t-il quelquefois les anges s'égarer parmi nous et se présenter
sur notre chemin?
50 GEORGE SAND
La grande question sur l'amour est donc encore soulevée en moi !
Pas d'amour sans fidélité, disais-je, il y a deux mois, et il est bien
certain, hélas ! que je n'ai plus senti la même tendresse pour ce pauvre
M[allefille] en le retrouvant. Il est certain que depuis qu'il est retourné
à Paris (vous devez l'avoir vu), au lieu d'attendre son retour avec
impatience et d'être triste loin de lui, je souffre moins et respire plus
à l'aise. Si je croyais que la vue fréquente de Cfhopin] dût augmenter
ce refroidissement, je sens qu'il y aurait pour moi devoir à m'en abs-
tenir.
Voilà où je voulais [en] venir, c'est à vous de parler de cette ques-
tion de possession, qui constitue dans certains esprits toute la ques-
tion de fidélité. Ceci est, je crois, une idée fausse ; on peut-être plus
ou moins infidèle, mais quand on a laissé envahir son âme et accordé
la plus simple caresse, avec le sentiment de l'amour, l'infidélité est
déjà consommée, et le reste est moins grave ; car qui a perdu le cœur
a tout perdu. Il vaudrait mieux perdre le corps et garder l'âme tout
entière. Ainsi, en principe, je crois qu'une consécration complète du
nouveau lien n'aggrave pas beaucoup la faute ; mais, en fait, il est
possibleque l'attachement devienne plus humain, plus violent, plus
dominant, après la possession. C'est même probable, c'est même cer-
tain. Voilà pourquoi, quand on veut vivre ensemble, il ne faut pas
faire outrage à la nature et à la vérité, en reculant devant une union
complète ; mais quand on est forcé de vivre séparés, sans doute il est
de la prudence, par conséquent il est du devoir et de la vraie vertu
(qui est le sacrifice) de s'abstenir. Je n'avais pas encore réfléchi à cela
sérieusement et, s'il l'eût demandé à Paris, j'aurais cédé, par suite de
cette droiture naturelle qui me fait haïr les précautions, les restric-
. tions, les distinctions fausses et les subtilités, de quelque genre qu'elles
soient. Mais votre lettre me fait penser à couler à fond cette résolu-
tion-là. Puis, ce que j'ai éprouvé de trouble et de tristesse en retrou-
vant les caresses de M[allefille], ce qu'il m'a fallu de courage pour le
cacher, m'est aussi un avertissement. Je suivrai donc votre conseil,
cher ami. Puisse ce sacrifice être une sorte d'expiation de l'espèce
de parjure que j'ai commis.
Je dis sacrifice, parce qu'il me sera peut-être pénible de voir souf-
frir cet ange. Il a eu jusqu'ici beaucoup de force ; mais je ne suis pas
un enfant. Je voyais bien que la passion humaine faisait en lui des
progrès rapides et qu'il était temps de nous séparer. Voilà pourquoi,
la nuit qui a précédé mon départ, je n'ai pas voulu rester avec lui et
je vous ai presque renvoyés.
Et puisque je vous dis tout, je veux vous dire qu'une seule chose
en lui m'a déplu ; c'est qu'il avait eu lui-même de mauvaises raisons
pour s'abstenir. Jusque-là, je trouvais beau qu'il s'abstînt par respect
( i B 0R< | B S AND 51
pour moi, par timidité, même par fidélité pour une autre. Toul cela
était «lu Bacrifice, el par conséquent de la force e1 de la chasteté bien
entendues. C'était la ce qui mecharmail el me séduisait le plut en lui.
Mais chez vous, ••m moment de mou- quitter, el comme il voulait sur-
monter une dernière tentation, il m'a <lii deux ou trois parole qui
n'ont pas répondu à mes idées. Il -einUait l'aire /1. à la manière «les
dévots, tle- grossièretés humâmes, el rougir des tentations qu'fl avait
eues et craindre de souiller noire amour par un transport de plus.
Ceiie manière d'envisager le dernier embrassement de l'amour m'a
toujours répugné. Si ce dernier embrassement n'est pas une chose
aussi sainte, aussi pure, aussi dévouée que le reste, il n'y a pac de
vertu à s'en abstenir. Ce mot d'amour physique dont on 8e seri pour
exprimer ce qui n'a de nom que dans le ciel, me déplaît el nie choque,
comme une impiété e1 comme une idée fausse en même temps. Est-ce
qu'il peut y avoir, pour les natures élevées, un amour purement phy-
sique et pour les natures sincères un amour purement intellectuel?
Est-ce qu'il y << jamais d'amour sans un seul baiser et un baiser d'amour
sans volupté? Mépriser lu chair ne peut être sage et utile qu'avec les
êtres qui ne sont (pie chair; niai- avec ce qu'on aime, ce n'est pas du
mol mépriser, mais du mot respecter, qu'il faut se servir quand on
s'abstient. Au reste, ce ne sont pas là les mots dont il s'est servi, .le
ne me les rappelle pas bien. Il a dit, je crois, (pie certains faits pou-
vaient gâter le souvenir. N'est-ce pas. c'est une bêtise qu'il a dite, et
il ne le pense pas? Quelle est donc la malheureuse femme qui lui a
laissé de l'amour physique de pareilles impressions? Il a donc eu une
maîtresse indigne de lui? Pauvre ange! Il faudrait pendre toutes les
femmes qui avilissent aux yeux des hommes la chose la plus respec-
table et la plus sainte de la création, le mystère divin, l'acte de la vie
le plus sérieux et le plus sublime dans la vie universelle. L'aimant
embrasse le fer, les animaux s'attachent les uns aux autres par la
différence des -exes. Les végétaux obéissent à l'amour, et l'homme
(pii seul sur ce monde terrestre a reçu de Dieu le don de sentir divine-
ment ce que les animaux, les plantes et les métaux sentent matérielle-
ment, l'homme chez qui l'attraction électrique se transforme en une
attraction sentie, comprise, intelligente, l'homme seul regarde ce
miracle qui s'accomplit simultanément dans son âme et dans son corps,
comme une misérable nécessité, et il en parle avec mépris, avec ironie
ou avec honte ! Cela est bien étrange. H est résulté de cette manière ,
de séparer l'esprit de la chair qu'il a fallu des couvents et des mauvais '
lieux.
Voici une lettre effrayante. Il vous faudra six semaines pour la dé-
chiffrer. C'est mon ultimatum. S'il est heureux ou doit être heureux
par elle, laissez-le faire. S'il doit être malheureux, empêchez-le. S'il
52 GEORGE SAND
peut être heureux par moi, sans cesser de l'être par elle, moi, je puis
faire de même de mon côté. S'il ne peut être heureux par moi sans être
malheureux avec elle, il faut que nous nous évitions et qu'il m'oublie.
Il n'y a pas à sortir de ces quatre points. Je serai forte pour cela, je
vous le promets, car il s'agit de lui, et si je n'ai pas grande vertu pour
moi-même, j'ai grand dévouement pour ce que j'aime. Vous me direz
nettement la vérité ; j'y compte et je l'attends.
Il est absolument inutile que vous m'écriviez une lettre ostensible.
Nous n'en sommes pas là, M[allefille] et moi. Nous nous respectons
trop pour nous demander compte, même par la pensée, des détails de
notre vie.
H est impossible que Mme Dorval ait les raisons que vous lui sup-
posez. Elle est plutôt légitimiste (si elle a une opinion) que républi-
caine. Son mari est carliste. Vous aurez été chez elle aux heures de
ses répétitions ou de son travail. Une actrice est difficile à joindre.
Laissez faire ; je lui écrirai et elle vous écrira. H a été question pour
moi d'aller à Paris, et il n'est pas encore impossible que mes affaires,
dont Mallenlle s'occupe maintenant, venant à se prolonger, j'aille
le rejoindre. N'en dites rien au petit. Si j'y vais, je vous avertirai et
nous lui ferons une surprise. Dans tous les cas, comme il vous faut du
temps pour obtenir la liberté de vous déplacer, commencez vos dé-
marches, car je vous veux à Nohant cet été, le plus tôt et le plus long-
temps possible. Vous verrez que vous vous y plairez ; il n'y a pas un
mot de ce que vous craignez. Il n'y a pas d'espionnage, pas de propos,
il n'y a pas de province ; .c'est une oasis dans le désert. Il n'y a pas
une âme dans le département qui sache ce que c'est qu'un Chopin
ou un Grzymala. Nul ne sait ce qui se passe chez moi. Je ne vois que
des amis intimes, des anges comme vous, qui n'ont jamais eu une
mauvaise pensée sur ce qu'ils aiment. Vous viendrez, mon cher bon,
nous causerons à l'aise et votre âme abattue se régénérera à la cam-
pagne. Quant au petit, il viendra s'il veut ; mais, dans ce cas-là, je
voudrais être avertie d'avance, parce que j'enverrai M[allefilleJ soit
à Paris, soit à Genève. Les prétextes ne manqueront pas et les soup-
çons ne lui viendront jamais. Si le petit ne veut pas venir, laissez-le
à ses idées ; il craint le monde, il craint je ne sais quoi. Je respecte
chez les êtres que je chéris tout ce que je ne comprends pas. Moi,
j'irai à Paris en septembre avant le grand départ. Je me conduirai
avec lui suivant ce que vous allez me répondre. Si vous n'avez pas
la solution des problèmes que je vous pose, tâchez de la tirer de lui,
fouillez dans son âme, il faut que je sache ce qui s'y passe.
Mais maintenant vous me connaissez à fond. Voici une lettre comme
je n'en écris pas deux en dix ans. Je suis si paresseuse et je déteste
tant à parler de moi. Mais ceci m'évitera d'en parler davantage. Vous
GEORGE SAND 53
me Bavez par cœur maintenait el vaut pouvez tiret à mu sur m»"
quand vous réglerez Les comptes de La Trinité.
\ vous, cher bon, ;'i \ons de toute mon ame, je ne vous ai pas parlé
de vous en apparenoe dans toute cette longue causerie, c'etl qu'il
m'a Bemblé que je parlais de moi à un autre moi, le meilleur el le plus
cher des deux, à coup sûr.
George Sand.
Nous ne connaissons pas la réponse de Grzymala, mais nous
pouvons imaginer ce qu'elle l'ut par le billel Laconique que
voici, à lui adresse.
.Mes affaires me rappellent Je serai à Paris jeudi. Venez me voir
et tâchez que Le petit (1 ) ne le sache pas. Nous lui ferons une surprise.
A vous. cher.
G. S.
Toujours chez Mme Marliani
On peut dire de l'été de 1838 ce qui se dit des peuples heu-
reux : « il n'eut pas d'histoire ». Il semble avoir passé douce-
ment, béatement. Nous savons seulement qu'au mois d'août,
George Sand lit encore un séjour... solitaire à Paris, — ayant
expédié au Havre Maurice accompagné de Mallefille. — comme
elle le dit dans l'une de ses lettres à l'abbé Rochet. Mais, en
somme, nous ne possédons que fort peu de documents intéres-
sants se rapportant à cette période. Et cela se comprend. Cho-
pin, qui fut, toute sa vie durant, d'une correction méticuleuse
et d'une retenue extrême, qui ne se permit jamais de divul-
guer non seulement par quelque aveu cynique, mais même par
quelque mot indiscret ou imprudent son intimité avec une femme,
et qui poussait cette correction à l'extrême, ne laissa pas
même soupçonner son bonheur. Sa correspondance avec ses
amis n'avait jamais été trop fréquente, ses lettres en ces années
avaient généralement trait à quelque affaire urgente ou quelque
(1) George Sand donna à Chopin le sobriquet caressant du « petit » ; elle
le nomme encore dans ses lettres à Mme Marliani « Votre petit » ou « Cho-
pinet ». Plus tard, il porta dans l'intimité de Nohant les surnoms de « Chip »,
< Chip-Chip », « Chip-Chop » ou de « Chopinsky ».
54 GEORGE SAND
commission dont il les chargeait. Il n'est pas étonnant que
cet été il écrivit moins que jamais à qui que ce fût. Il est déjà
prouvé que les lettres que Karasowski prétendit datées de
cette année — 1838 — se rapportent à 1841, on n'apprend donc
rien par ces lettres sur l'été de 1838 (1). George Sand fut
aussi, contrairement à son habitude, très avare de ses missives,
et dans celles qui existent elle parle très peu d'elle-même. Les
peuples heureux n'ont pas d'histoire.
Mais l'automne arriva et le spectre d'une séparation se dressa
à l'horizon jusqu'alors sans nuages. Chopin devait rester à Paris
où le réclamaient ses leçons. George Sand devait rentrer à Nohant
pour tout l'hiver. Rester à Paris tous les deux, c'était afficher
leur liaison, ce qui semblait inadmissible à Chopin. D'autre
part, Mme Sand ne pouvait faire que de courtes échappées à
Paris, où elle n'avait pas même de pied- à-terre fixe à ce mo-
ment. Et puis la santé de Chopin, fort éprouvée par l'influenza
qu'il avait supportée l'hiver précédent (1837-1838), n'était nul-
lement bonne. Il toussait beaucoup et tous ses amis, à l'excep-
tion de Grzymala qui savait combien lui était pénible et presque
insupportable chaque infraction à son règlement de vie et de
confort accoutumé, lui conseillaient d'aller faire un séjour dans
le Midi. On ne sait s'il se fût décidé ou non à quitter ses chères
habitudes parisiennes et à hasarder un voyage avec tous ses dé-
sordres tant abhorrés, ou plutôt s'il eût même jamais eu l'idée
de consulter là-dessus les médecins, si... si George Sand, en ce
même moment, ne se fût aussi décidée à aller en Italie, parce
que Maurice souffrait de rhumatismes et que les médecins
lui avaient ordonné de passer l'hiver dans un climat doux et
l'été dans un climat frais (comme nous l'avons déjà dit) (2).
H est très probable que la raison principale de ce départ
(1) Ferd. Hœsick dans son article « Chopin et Fontana » (Biblwth. War-
szawska de juillet 1899) ne se borne pas à restituer le texte des lettres de
Chopin à Fontana arbitrairement 'changées et tronquées par Karasowski.
mais encore il réussit par des raisonnements irrécusables à constater que
toutes ces lettres sont postérieures à 1838. Voir à ce sujet plus loin.
(2) Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 457-458, et le présent
volume, p. 23.
GEORGE SAND 53
n'est point à chercher dans ces maladies, dont G<
Sand parle dans VHistovre de ma vie, écrite et publiée bien
des années plus tard, mais dans Le désir de vivre pendant
(|ll('l(|ll(, tt'in|>s dans une solitude absolue, comme l<' laissent
voir les Lignes suivantes de ses Bouvenirs de voyage parus peu
de temps après le retour en France sous le titre de : Un hwer
nu midi de V Europe; Majorque ri les Majorguvns (1) :
... Mais puisque vous n'entendez rien à la peinture, me dira-t-on,
que diable alliez-vous faire sur cette maudite galère?... .le dirai donc
sans façon à mon lecteur pourquoi j'allai dans cette galère, et le voici
en deux mots : c'est que j'avais envie de voyager U)...
Mais outre cette simple raison de «voyager pour voyager .
nous pouvons trouver dans ces Souvenirs autre chose encore.
Après avoir déclaré que, comme nous sommes tous adonnés à
la poursuite de quelque idéal, de l'inconnu, du non éprouvé,
ilu mieux, dans ce monde qui marche si mal, comme nous cher-
chons tous, en dehors de notre vie ordinaire, des oasis où nous
réfugier de temps à autre, ces oasis étant les sciences, l'art,
mais surtout et avant tout les voyages,
... nous tous, dit George Sand, heureux et malheureux, oisifs et nou-
veaux mariés, amants et hypocondriaques, nous rêvons tous de
quelque asile poétique, tous nous nous en allons chercher quelque
nid pour aimer ou quelque gîte pour mourir...
Au fond, si l'humanité était parvenue au bonheur, — elle
aurait deux vies, — Tune sédentaire, vie d'étude, de travail,
l'autre active et errante, vie de commerce avec le plus grand
(1) Ces souvenirs de voyage parurent dans la Revue des Deux Mondes
de 1841, puis en volume. Dans l'édition de Lévy, ils sont simplement inti
talés : Un hi/oer ù Majorque. Ils furent dédiés à François Rollinat. et cette dé-
dicace est écrite sous forme d'une Lettre d'un ex-voyageur à son ami sédentaire.
La seconde préface, intitulée Xotice, fut écrite pour l'édition de 1855. 1 1
George Sand y répond encore à la question : 1 Pourquoi voyager quand on
n'y est [ias forcé?.., par les mots suivants : C'est qu'il ne s'agit pas tant
de voyager que de partir : quel est celui de nous qui n'a pas quelque douleur
à distraire ou quelque joug à secouer ?... »
(2) Vogage à Majorque, p. 26.
56 GEORGE SAND
nombre d'hommes possible. Ceci serait l'idéal de l'existence.
Mais, ajoute-t-elle :
... il me semble qu'au contraire la plupart d'entre nous, aujour-
d'hui, voyagent en vue du mystère, de V isolement, et par une sorte
d'ombrage que la société de nos semblables porte à nos impressions
personnelles, soit douces, soit pénibles.
Quant à moi, je me mis en route pour satisfaire un besoin de repos
que f éprouvais à cette époque là particulièrement. Comme le temps
manque pour toutes choses dans ce monde, que nous nous sommes
fait, je m'imaginai encore une fois qu'en cherchant bien, je trouverais
quelque retraite silencieuse, isolée, où je n'aurais ni billets à écrire,
ni journaux à parcourir, ni visites à recevoir, où je pourrais ne jamais
quitter ma robe de chambre, où les jours auraient douze heures, où
je pourrais m'affranchir de tous les devoirs de savoir-vivre, me déta-
cher du mouvement d'esprit qui nous travaille tous en France, et
consacrer un ou deux ans à étudier un peu l'histoire et à apprendre ma
langue par principes avec mes enfants (1).
Il ebt clair qu'au bout de très peu de temps « ce voyage
au Midi prescrit par les médecins » à Chopin et cette recherche
d'une « retraite silencieuse » par George Sand furent réunis et
il fut décidé qu'on ferait le pèlerinage ensemble. Au commen-
cement d'octobre encore George Sand écrivait au major Pictet
qu'elle projetait de passer quelques mois en Italie, mais bien-
tôt le but du voyage fut changé et les îles Baléares élues pour
lieu de séjour, parce que les deux frères Marliani, Manuel et
Enrico, leur ami M. Valdemosa, dont les parents habitaient
Majorque, et un autre ami des Marliani encore, Mendizabal,
homme politique espagnol très connu, exaltaient tous le
climat, les beaux sites de la Balearis Major et l'hospitalité des
insulaires.
A M. Jules Boucoiran, rue de V Aspic, Nîmes.
Paris, 15 octobre 1838.
Cher enfant, nous partons de Paris le 18, nous serons à Lyon le 23,
nous en repartirons le 25, et nous serons le 26 à Avignon ou à Arles,
(1) Un hiver à Majorque, p. 28-29.
GEORGE SAND 57
lelon que l'heure non favori era pour aller plu ou moins loin par
eau... < 1 )•
Effectivement, en octobre L838, George Sand quitta Paris,
accompagnée de bcs deux enfanta e1 d'une bonne, et munie de
nombreuses lettres de recommandation venant de personnages
officiels, de permis * I * * douane el force autres paperasses, car,
dit-elle :
... il faut faire mousser mon importance, quî est, du reste, bien établie
par les papiers dont je suis munie. En province, les protections siéent
bien aux pauvres diables de voyageurs. Elles aplanissenl les obs-
tacles ft donnent zèle el confiance aux administrations... (2).
Mme Sand s'arrêta d'abord au Plessy pour faire une visite
au « papa James » el à la « maman Angèlc » avec- leur progéni-
ture, puis elle se dirigea sur Lyon et Avignon, où elle arriva
au jour fixé. De là elle fit une petite échappée à Vaueluse —
hommage à la mémoire de Pétrarque — et enfin elle partit
à Nîmes, où elle fut reçue à bras ouverts par le fidèle Jules
Boucoiran. Dès Lyon elle avait prévenu ce vieil ami de
s'occuper surtout de la « faire immédiatement repartir », afin
de ne pas manquer au rendez-vous avec Mendizabal à la fron-
tière d'Espagne :
Ne vous occupez pas de me faire arriver (je ne sais si je quitterai
le bateau à Beaucaire ou à Avignon, cela dépendra des heures), mais
occupez-vous, dès à présent, de me faire repartir. Il faut que je sois
à Perpignan le 29 au soir ou le 30 au mutin... J'ai pris rendez- vous à
Perpignan avec Mendizabal, ministre d'Espagne... (3).
Il ne s'agissait toutefois nullement de Mendizabal. mais bien
de Chopin, avec lequel il était convenu qu'on se rencontrerait
à Perpignan; George Sand lui promit même de l'y attendre
pendant quelques jours, et de n'en repartir que s'il n'arrivait
(1) Inédite.
(2) Lettre à Jules Boucoiran, datée du 23 octobre 1838, de Lyon. (Corr.,
fc. II.)
(3) Même lettre à Boucoiran du 23 octobre 1838,
58 GEORGE SAND
point. Voici ce que George Sand dit elle-même dans YHistoire
de ma vie (1) :
... Je partis avec mes enfants en lui disant que je passerais quelques
jours à Perpignan, si je ne l'y trouvais pas, et que s'il n'y venait pas
au bout d'un certain délai, je passerais en Espagne...
Il est évident que ce départ de Paris, séparément et non
ensemble, fut ainsi arrangé gxâcaai^version de Chopin pour
tout ce qui semblait une infraction aux convenances, une négli-
gence des apparences, un laisser aller moral (2).
Ce ne furent que ses amis les plus intimes — Grzymala, Fon-
tana et Matuszinski — qui surent où il allait. Il désirait
qu'on parlât de lui le moins possible à ses autres amis et
connaissances. Ce n'est pas une fois, mais plusieurs fois, qu'il
exprima ce désir ; il envoyait ses lettres à ses parents et à ses
éditeurs par l'intermédiaire de Fontana, et c'est par lui qu'il
recevait leurs réponses ; il est certain qu'il voulait cacher le
plus possible son adresse exacte (3). Enfin le départ pour Ma-
jorque fut aussi mystérieux que le départ pour Venise en 1834
avait été ostensible et quasi public.
De Perpignan, Mme Sand adressa à Mme Marliani la lettre
suivante :
Perpignan, novembre 1838.
Chère bonne,
Je quitte la France dans deux heures. Je vous écris du bord de la
mer lu plus bleue, la plus pure, la plus unie, on dirait d'une mer de
Grèce ou d'un lac de Suisse par le plus beau jour. Nous nous portons
bien tous.
Chopin est arrivé hier à Perpignan, frais comme une rose et rose
comme un navet; bien portant d'ailleurs, ayant supporté héroïque-
ment ses quatre nuits de malle-poste. Quant à nous, nous avons voyagé
(1) Histoire de ma vie, t. IV, p. 436.
(2) C'est ainsi, par exemple, au dire de Xiecks, que Chopin contribua
avec intention à répandre la fausse nouvelle de son départ pour une cure
d'eau en Bohême, afin de cacher son premier vovage à Xohant.(Cf. Fr. Niecks,
Chopin, t. I". p. 325.)
• (3, Cf. Xiecks, Chopin, t. II, p. 22, 23, 26,
GEORGE :< \NI) 59
lentement, paisiblement el entouré . à toutes les stations, de noi ami .
qui 1 1 < mis uni comblés de Boins ( 1 1.
Ces m amis », outre les Du Plessy, déjà mentionnés, furenl :
Mme Mongol fier el M. Théodore de Seynes à Lyon, el à Nîmes,
sauf Boucoiran, encore une certaine Mme Oribeau ou d'Oribeau
(aveo laquelle Mine Sand garda des relations plus tard). De
Perpignan, nos voyageurs, réunis, se rcndirenl à bord du Phé-
nicien par Port-Vendres à Barcelone, ou ils passèrent quelques
jours à parcourir la ville et les environs et; où George Sand
visita, entre autres, le palais de l'Inquisition en ruines, qui
lui lit une impression foudroyante. Nous en retrouverons
l'écho dans le chapitre m du Voyage à Majorque qui renferme
un morceau séparé intitulé : le Couvent de V Inquisition, et dans
celui de la Comtesse de Rudolstadt où parmi maintes épreuves
imposées par les a Invisibles » à Consuelo pendant le noviciat
qui précède son entrée à la loge de ces supra-maçons, il lui est
enjoint de contempler, dans un souterrain du château, les ves-
tiges des horreurs et des crimes jadis commis au nom de la reli-
gion du Christ par des hommes qui avaient négligé et déna-
turé le suprême commandement du Sauveur.
A Barcelone, nos voyageurs s'embarquèrent sur YEl-Mal-
lorquin qui les transporta à Majorque. La traversée* fut des plus
heureuses et des plus poétiques.
Lorsque nous allions de Barcelone à Palma, par une nuit tiède,
sombre, éclairée seulement par une phosphorescence extraordinaire
dans le sillage du navire, tout le monde dormait à bord, excepté le
timonier, qui, pour résister au danger d'en faire autant, chanta toute
la nuit, mais d'une voix si douce et si ménagée qu'on eût dit qu'il
craignait d'éveiller les hommes de quart, ou qu'il était à demi endormi
lui-même. Nous ne nous lassâmes point de l'écouter, car son chant
était des plus étranges. Il suivait un rythme et des modulations en
dehors de toutes nos habitudes, et semblait laisser aller sa voix au
hasard, comme la fumée du bâtiment, emportée et balancée par la
brise. C'était une rêverie plutôt qu'un chant, une sorte de divagation
nonchalante de la voix, où la pensée avait peu de part, mais qui sui-
(1) Correspondance, t. II, p. 110,
6o GEORGE SAND
vait le balancement du navire, le faible bruit du remous, et ressem-
blait à une improvisation vague, renfermée pourtant dans des formes
douces et monotones. Cette voix de la contemplation avait un grand
charme... (1).
... Le temps était calme, dit-elle dans Y Histoire de ma vie, la mer
excellente ; nous sentions la chaleur augmenter d'heure en heure.
Maurice supportait la mer presque aussi bien que moi ; Solange, moins
bien ; mais à la vue des côtes escarpées de l'île, dentelées au soleil du
matin par les aloès et les palmiers, elle se mit à courir sur le pont,
joyeuse et fraîche comme le matin même...
Arrivés à Palma de Mallorca, capitale de « toutes les Ba-
léares » les voyageurs durent bientôt se convaincre que MM. Val-
demosa et Marliani s'étaient assez abusés sur la possibilité de
s'installer facilement et confortablement à Majorque : il n'y
avait à Palma ni hôtels, ni chambres meublées à louer, et sans
le consul de France et des parents de Valdemosa, gens fort
aimables, qui se mirent en quatre pour installer provisoire-
ment nos pèlerins dans une famille hospitalière quelconque,
les malheureux voyageurs n'eussent pas su où trouver un abri.
Il fallut chercher un appartement. Mais à Palma il n'y avait
rien à trouver. Ce n'est qu'au bout de quelques jours de recherches
que George Sand trouva une maison de campagne appartenant
à un certain senor Gomez qui loua à nos voyageurs son habi-
tation avec tout ce qui s'y trouvait, pour la modique somme
de cinquante francs par mois (2). Mais il paraît qu'il « se trou-
vait » à la villa du noble Gomez si peu de chose en fait de
meubles et d'ustensiles, que George Sand dut se mettre en
quatre pour se procurer les objets de première nécessité (3).
A Palma, il était impossible de trouver des meubles tout faits
soit à louer, soit à acheter ; il fallait tout commander et attendre
la commande pendant un temps indéfini. Il fallut dans les
commencements se contenter de n'importe quoi, mettre à con-
(1) Un hiver à Majorque, p. 12'2.
(2) C'est le chiffre que George Sand donne dans sa lettre à Mme Marliani
du 14 novembre 1838. (Corr., t. II, p. 112.) Dans VHiver à Majorque, elle
dit que c'est cent francs par mois que leur réclamait leur hôte.
3) Corresp., t. II, p. 113.
Gl 0RG1 SAND 61
tribution son esprit d'invention et s'arranger un peu à la Ro*
bini 'm t Irusoé.
An début tons ces contretemps e1 toutes ces tracasserie
insipides n'effrayèrent poinl les voyageurs. La maison, connue
dans le pays sous le nom de Son Vent (maison du vent), était
située dans une vallée ravissante, au pied <\<-> montagnes, la
vue s'oiiviant sur une pente douce, boiser d'orangers, d'aman-
diers, e1 de grenadiers, sur la pittoresque ville de l'aima, an loin,
avec ses murs jaunes, sa cathédrale, son hôtel de ville et sa
Bourse, et enfin, à l'horizon, comme une bande étincelante, — la
mer. Le temps était merveilleux, tout estival, en novembre; le
ciel éclatant de couleur et sans nuages ; les fleurs et les arbres em-
baumaient. Une empreinte de l'inaccoutumé, de singulier sem-
blait répandue partout : l'architecture demi-mauresque, les
costumes pleins de caractère des habitants, les sons des gui-
tares, les chansons demi -espagnoles, demi-arabes résonnant
de tous cotés. — tout ravissait les deux artistes. Les premières
lettres de George Sand et de Chopin, datées de Majorque, res-
pirent une belle humeur allègre, une joie exultante. C'est ainsi
que Chopin écrit à Jules Fontana (1), le 15 novembre 1838 :
Mon cher ami, je me trouve à Palma, sous des palmes, des cèdres,
des cactus, îles aloès, des orangers, des citronniers, des figuiers et des
grenadiers, que le Jardin des Plantes ne possède que grâce à ses poêles.
Le ciel est eu turquoise, la mer en lapis-lazuli, les montagnes en éme-
raudes. L'air? — L'air est juste comme au ciel. Le jour, il y a du soleil,
tout le monde s'habille comme en été, et il fait chaud ; la nuit, des
chants et des guitares pendant des heures entières. D'énormes balcons
d'où les pampres retombent, des murs datant des Arabes... La ville,
(1) Jules Fontana, l'un des plus intimes amis du grand musicien polonais,
naquit en 1810, fit ses études musicales sous la direction de Josqdi Elsner
au Conservatoire de Varsovie en même temps que Chopin, prit part à la
révolution de Varsovie, à la suite de laquelle il dut émigrer ; puis il vécut
à Paris et à Londres, gagnant sa vie à donner des leçons de musique, il se
laissa aussi entendre comme virtuose dans quelques concerts. En 1841, U
passa en Amérique, séjourna d'abord à la Havane, où il épousa une riche créole,
puis à New-York. Il revint en Europe vers la fin de sa vie, perdit sa femme,
se ruina, devint tout à fait sourd, et mourut à Paris, en 1870, dans la misère
la plus complète. On dit qu'il se tua dans un accès de désespoir.
62 GEORGE SAND
comme tout ici, rappelle l'Afrique... Bref, une vie délicieuse (1) !
Mon cher Jules, va chez Pleyel, car le piano n'est pas encore arrivé.
Par quelle voie l'a-t-on expédié? Tu recevras bientôt les Préludes.
Je vivrai probablement dans une ravissante chartreuse, dans le pays
le plus beau du monde ; la mer, des montagnes, des palmiers, un cime-
tière, une église des Croisés, une ruine de mosquée, des oliviers
millénaires !... A présent, cher ami, je jouis un peu plus de la vie ;
je suis tout près de ce qui est le plus beau du monde, je suis un homme
meilleur. Donne les lettres de mes parents à Grzymala, ainsi que tout
ce que tu as à m' envoyer ; il connaît l'adresse la plus exacte. Embrasse
Jeannot (2). Comme il aurait guéri ici ! Fais savoir à Pleyel qu'il
aura bientôt le manuscrit. Parle peu de moi aux connaissances. Je
t'écrirai bientôt beaucoup... Dis que je reviendrai à la fin d'hiver.
Le courrier ne part d'ici qu'une fois par semaine. Je t'écris par le
consul français. Envoie la lettre ci-incluse, telle que, à mes parents.
Porte-la toi-même à la poste. — Ton Chopin.
George Sand de son côté écrivait la veille, le 14 novembre,
à Boucoiran (3) :
A M. Jules Boucoiran, rue de V Aspic, Nîmes.
Palma de Mallorca, 14 novembre 1838.
Bonjour, cher enfant, nous allons bien, nous sommes installés ici,
enchantés du pays et très bien portants. Ecrivez-nous et aimez-nous.
Nous vous avons écrit de Port-Vendres, j'espère que vous avez reçu
la lettre... Nous sommes sens dessus dessous, aujourd'hui nous faisons
des emplettes et le courrier va partir...
Elle écrit à Mme Marliani, à la même date :
Palma de Mallorca, 14 novembre 1838.
Chère amie,
Je vous écris en courant ; je quitte la ville et vais m'installer à la
campagne : j'ai une jolie maison meublée, avec jardin et site magni-
(1) Nous restituons le texte de cette lettre d'après Hœsick. Karasowski
l'avait complètement dénaturée et changée dans son livre.
(2) Jean Matuszmski, l'un des trois amis les plus intimes de Chopin,
médecin de profession. Chopin et lui occupèrent, pendant un certain temps,
un appartement commun à Paris. Il mourut le 20 avril 1842.
(3) Inédite.
GBORGE S AND
floue, pour cinquante francs par mois. De plus, j'ai à deux lieue de
là une cellule, c'est-à-dire trois pièces el un jardin plein d'orani
de citrons, pour trente-cinq francs pai an, dan la grande chartreuse
de Valdemosa,
Valdemosa bipède vous expliquera ce que c'esl que Valdemosa
chartreuse; ce serait trop long ;'i vous décrire.
C'esl la poésie, c fst la Bolitude, c'esl toul ce qu il y a de plus artiste,
de plus chiqué .-cuis le ciel : et quel ciel ! quel pays ! nous Bomraee dans
le ravissement...
Puis Mine Sand ne dil que quelques mots en passant sur 1rs
ennuis d'installation, pour revenir tout aussitôt aux délices de
sa \ ie nouvelle :
Valdemosa, en nous parlant des facilités et du bien-être de son
pays, DOUS a horriblement blagués. Mais la nature, les arbres, le ciel,
la nier, les monuments déliassent tous mes rêves : c'est la terre pro-
mise, et, comme nous avons réussi à nous caser assez bien, nous sommes
enchantés (1).
Cette page est tronquée dans la Correspondance, elle continue
ainsi dans la lettre autographe :
Noms nous portons très bien, Chopip a fait hier trois lieues à pied
avec Maurice et nous sur des cailloux tranchants. Tous deux ne se portent
que mieux aujourd'hui. Solange el moi engraissons à faire peur, mais
non pitié.
Puis viennent les lignes imprimées à la page 113 du volume II
de la Correspondance :
Enfin, notre voyage a été le plus heureux et le plus agréable du
inonde ; et, comme je l'avais calculé avec Manoël, je n'ai pas dépensé
quinze cents francs depuis mon départ de Paris jusqu'ici. Les gens de
ce pays sont excellents et très ennuyeux. Cependant le beau-frère et
la sœur de Valdemosa sont charmants et le consul de France est un
excellent garçon qui s'est mis en quatre pour nous...
Mais bientôt cette humeur allègre changea. D'abord ce fut
la santé de Chopin qui prit de nouveau une mauvaise tournure.
(1) Corresp., t. II, p. 112.
64 GEORGE SAND
Il paraît que c'est cette même promenade, mentionnée dans le
morceau tronqué de la lettre du 14 novembre, que nous avons
cité, qui lui fit du mal. Du moins, voici ce que l'on peut lire
dans Un hiver à Majorque :
... Nous finies surtout deux promenades remarquables. Je ne me
rappelle pas la première avec plaisir, quoiqu'elle fût magnifique d'as-
pects. Mais notre malade, alors bien portant (c'était au commence-
ment de notre séjour à Majorque), voulut nous accompagner et en
ressentit une fatigue qui détermina l'invasion de sa maladie. Notre
but était un ermitage au bord de la mer, à trois milles de la char-
treuse. Nous suivîmes le bras droit de la chaîne et montâmes de col-
line en colline, par un chemin pierreux qui nous hachait les pieds,
jusqu'à la côte nord de l'île.
... En revenant à la chartreuse, nous fûmes assaillis par un vent
violent qui nous renversa plusieurs fois et qui rendit notre marche
si fatigante que notre malade en fut brisé (1).
Chopin de son côté écrit à Fontana, le 3 décembre 1838 :
Palma.
Je ne puis pas encore t'envoyer les manuscrits, car ils ne sont pas
encore prêts. Pendant les trois dernières semaines, j'avais été malade
comme un chien, malgré' une chaleur de dix-huit degrés, malgré les
roses, les orangers, les palmiers et les figuiers en fleurs. J'avais pris
très froid. Les trois médecins les plus célèbres de l'île se sont rassemblés
pour une consultation ; l'un flairait ce que j'avais expectoré ; l'autre
martelait là, d'où j'avais expectoré, le troisième auscultait pendant
que j'expectorais. Le premier dit que je mourrai, le deuxième que
je mourrais, le troisième que j'étais déjà mort. Et cependant je vis
comme je vivais par le passé. Je ne puis pardonner à Jeannot (2) de
ne m'àvoir donné aucun conseil par rapport à cet état de bronchite
aiguë qu'il pouvait constamment observer chez moi. C'est à grand'-
peine que je pus échapper à leurs saignées, leurs vésicatoires et autres
opérations semblables. Grâce à Dieu, je suis redevenu moi-même.
Mais ma maladie fit du tort à mes Préludes que tu ne recevras que
Dieu sait quand...
... Dans quelques jours j'habiterai le plus bel endroit du monde :
la mer, des montagnes... tout ce qu'on peut souhaiter. Nous irons vivre
(1) Un hiver à Majorque, p. 165-168.
(2) Jean Matuszinski, déjà mentionné.
GEORGE SAM) ds
dan un énorme vieux couvent en ruines et délai é de chartreux
que BIend[izabal semble avon expulsé expressément pour moi il).
G'esl tout près de Palma, el rien ne peul être plus charmant : des
cellules, un cimotiôre des plus poétiques!... Enfin je sens que je m'y
sentirai bien. Ce n'est que mon piano qui me manque encore, .J'ai
écrit à Pleyel. Demande-le-lui el <lis-lni que je suis tombé malade
le lendemain de mon arrivée, mais que je vais mieux. Parle peu en
général de moi el de mes manuscrits. Écris-moi. Jusqu'à présent je
n'eUS pas Une seule lettre de lui.
Dis à Léo que je n'ai pas encore envoyé les Préludes à Albrecht,
mais que je les aime bien (2) et leur écrirai prochainement
Porte toi-même celle lettre à mes parenls ;'i la poste et écris-moi
le plus vite possible. Salue Jeannot. Ne dis à personne que j'avais
été malade, on ne ferait que patiner là-dessus (3).
Un peu plus tard, le 14 décembre 1838, Chopin écrit encore
à Fontana :
Toujours pas un mot de. toi, et c'est déjà ma troisième ou ma qua-
trième lettre. Avais-tu affranchi tes lettres? Mes parents n'ont peut-
être point écrit? Est-ce qu'il leur serait arrivé quelque chose? Ou bien
as-tu été paresseux? Non, tu n'es pas paresseux, tu es si serviable. Tu
as sûrement envoyé mes deux lettres de Palma à mes parents. Et
sûrement tu m'as écrit, mais la poste d'ici, la plus inexacte du monde,
ne m'a pas donné tes lettres. Ce n'est qu'aujourd'hui que j'ai reçu l'avis
que mon piano partit le 1er décembre de Marseille, à bord d'un bâti-
ment de commerce. La lettre mit quatorze jours à venir de Marseille !
(1) C'est en 1836, sous le ministère de Mendizabal, que fut publiée la loi
prescrivant la démolition de tous les couvents renfermant moins de douze
frères et la confiscation des biens monacaux au profit du gouvernement.
La cliait reuse contenait treize mornes, elle ne fut donc pas démolie, mais
fermée.
(2) Les Léo étaient apparentés à Moscheles ; c'était une famille de ban-
quiers et de mécènes qui protégeaient nombre d'artistes et de musiciens
vivant à Paris.
(3) Il est très curieux de comparer les lignes que nous avons soulignées
avec la recommandation de George Sand à Boucoiran qui se trouve dans
aa lettre de Venise, datée du 4 février 1834 (cf. t. II de notre ouvrage, p. 64) :
.le viens encore d'être malade cinq jours d'une dysenterie affreuse. Mon
compagnon de voyage est très malade aussi. Nous ne nous en vantons pas,
parce que nous avons à Paris une foule d'ennemis qui se réjouiraient en
disant : « Us ont été en Italie pour s'amuser et ils ont le choléra ! Quel plaisir
pour nous, ils sont malades !... » Elle répétait la même chose dans sa lettre
du 5 février : « Gardez un silence absolu sur la maladie d'Alfred... recommandez
à Buloz de n'en pas parler et à Dupuy aussi. »
66 GEORGE SAND
Il y a donc quelque espoir que le piano passera l'hiver dans le port,
car en hiver personne ici ne bougera. L'idée de le recevoir juste au
moment de mon départ est très divertissante, car, outre les cinq cents
francs à payer pour le transport et la douane, j'aurai encore le plaisir
de le réemballer et le faire repartir. Et en attendant, mes manuscrits
sommeillent, tandis que moi, je ne puis dormir et que, couvert de
cataplasmes et toussant, j'attends avec impatience le printemps ou
autre chose. Demain, je me transporte dans le ravissant couvent de
Valdemosa. Je pourrai vivre, songer et écrire dans la cellule de quelque
vieux moine qui avait peut-être plus de feu dans l'âme, mais qui,
faute d'en user, dut le cacher et l'étouffer. J'espère te faire bientôt
expédier mes Préludes et la Ballade. Va chez Léo, mais ne lui dis pas
que je suis malade, car il aurait peur pour lui-même et pour ses mille
francs. Salue affectueusement Pleyel et Jeannot...
A cette même date du 14 décembre George Sand décrit ainsi
à Mme Marliani l'état de santé de Chopin, dans un passage
omis de la lettre imprimée dans la Correspondance à la page 114.
(Nous donnons d'abord les quelques lignes imprimées qui pré-
cèdent) :
... Le paquebot est censé partir toutes les semaines, mais il ne part
en réalité que quand le temps est parfaitement serein et la mer unie
comme une glace. Le plus léger coup de vent le fait rentrer au port,
même lorsqu'on est à moitié route. Pourquoi? Ce n'est pas que le
bateau ne soit bon et la navigation sûre. C'est que le cochon a l'es-
tomac délicat, il craint le mal de mer. Or, si un cochon meurt en route,
l'équipage est en deuil et donne au diable journaux, passagers, lettres,
paquets et le reste (1).
Voilà donc plus de quinze jours que le bateau est dans le port;
peut-être partira-t-il demain! Voilà vingt-cinq jours et plus que
Spiridion voyage ; mais j'ignore si Buloz l'a reçu. J'ignore s'il le re-
cevra.
Il y a encore d'autres raisons de retard que je ne vous dis pas
parce que toute réflexion sur la poste et les affaires du pays sont au
moins inutiles. Vous pouvez les pressentir et les dire à Buloz. Je vous
prie même de lui faire parler à ce sujet ; car il doit être dans les transes,
dans la fureur, dans le désespoir. Spiridion doit être interrompu depuis
un siècle, à cela je ne puis rien (2). J'ai pesté contre le pays, contre
(1) Le commerce des cochons est la source principale de la fortune des
Majorquins.
(2) Spiridion parut dans une livraison d'octobre et les deux livraisons
GEORGE SAND '.7
le inn|i-, contre la coutume, contre Les cochons. J'ai un peu pe V
nnitrc oe cher Manoël, « ( u i m'a dépeint ce pays comme si libre, ri
abordable, si hospitalier. .M.iis à quoi bon les plaintes et les murmure
oontre les ennemis naturels et Inévitables de la vie? Ici, e'esl une eho e :
l.i une antre ; partout il Y a à souffrir.
t v qu'il y a de \ raimenl beau loi, c'esl le pays, le ciel, les montagne -
la bonne santé de Maurice, et le radofU/CMsemerA de Solange. Le bon
Chopin n'est pas aussi lirillant de >anlé.
C'est à ces derniers mots que se rattachent les lignes tronquées
dans la Correspondance :
... Après avait Me hien, trop bien peut-être supporté les grandes
fatigues du voyage, au bout de quelques jours la force nerveuse qui le
soutenait est tombée, et il a été extrêmement «battu et souffreteux. Mut-
il revient sur Veau de jour en jour et j'espère qu'il sera mieux qu'aupa-
ravant. -le le soigne comme mon enfant. C'est un ange de douceur et de
bonté !
Puis viennent les lignes imprimées :
Son piano lui manque beaucoup. Nous en avons enfin reçu des
nouvelles aujourd'hui. Il est parti de Marseille, et nous l'aurons peut-
être dans une quinzaine de jours. Mon Dieu, que la vie physique est
cude, difficile et misérable ici! C'est au delà de ce qu'on peut ima-
giner.
Puis encore des lignes omises :
... On manque de tout, on ne trouve rien à louer, rien à acheter. Il faut
commander des matelas, acheter des draps, serviettes, casseroles, etc.,
tout absolument.
J'ai par un coup du sort trouvé à acheter un mobilier propre,
charmant pour le pays, mais dont un paysan de chez nous ne voudrait
pas. Il a fallu se donner des peines inouïes pour avoir un poêle, du
bois, du linge, que sais-je? Depuis un mois que je me crois installée,
je suis toujours à la veille de l'être. Ici, une charrette met cinq heures
pour faire trois lieues ; jugez du reste ! Il faut deux mois pour confec-
tionner une paire de pincettes. Il n'y a pas d'exagération dans tout ce
que je vous dis. Devinez, sur ce pays, tout ce que je ne vous dis pas.
Moi, je m'en moque ; mais j'en ai un peu souffert, dans la crainte de
de novembre de la Revue des Deux Mondes de 1838, puis dans les deux livrai-
sons de janvier de 1839.
68 GEORGE SAND
voir mes enfants en souffrir beaucoup. Heureusement mon ambulance
va bien. Demain, nous partons pour la chartreuse de Valdemosa, la
plus poétique résidence de la terre. Nous y passerons l'hiver qui com-
mence à peine et qui va bientôt finir. Voilà le seul bonheur de cette
contrée. Je n'ai de ma vie rencontré une nature aussi délicieuse que
celle de Majorque.
Après avoir entretenu sa correspondante de ses difficultés
d'argent et de la nécessité d'emprunter trois mille francs à des
conditions fort dures, par l'intermédiaire d'un certain Nunez,
Mme Sand lui dit encore que Buloz, non plus, ne lui envoie rien,
car, dit-elle :
... Je voulais envoyer à Buloz beaucoup de manuscrits, mais, d'une
part, accablée de tant d'ennuis matériels, je n'ai pu faire grand'chose ;
et de l'autre, la lenteur et le peu de sûreté des communications font
que Buloz n'est peut-être pas encore nanti. Vous connaissez Buloz :
« Pas de manuscrit, pas de suisse. »
Elle prie donc Mme Marliani de lui arranger le payement de
la lettre de Nunez, soit par M. Kemisa, soit par son homme
d'affaires, puis elle ajoute à la fin de sa lettre :
J'écrirai à Leroux, de la chartreuse, à tête reposée. Si vous saviez
ce que j'ai à faire ! Je fais presque la cuisine. Ici, autre agrément,
on ne peut se faire servir. Le domestique est une brute : dévot, pares-
seux et gourmand ; un véritable fils de moine (je crois qu'ils le sont
tous). Il en faudrait dix pour faire l'ouvrage que vous fait votre brave
Marie. Heureusement la femme de chambre, que j'avais amenée de
Paris, est très dévouée et se résigne à faire de gros ouvrages ; mais
elle n'est pas forte, et il faut que je l'aide. En outre, tout coûte très
cher, et la nourriture est difficile, quand l'estomac ne supporte ni
l'huile rance, ni la graisse de porc. Je commence à m'y faire, mais
Chopin est malade toutes les fois que nous ne lui préparons pas nous-
mêmes ses aliments. Enfin, notre voyage ici est, sous beaucoup de
rapports, un fiasco épouvantable.
Mais nous y sommes. Nous ne pourrions en sortir sans nous exposer
à la mauvaise saison et sans faire coup sur coup de nouvelles dépenses.
Et puis j'ai mis beaucoup de courage et de persévérance à me caser
ici. Si la Providence ne me maltraite pas trop, il est à croire que le
plus difficile est fait et que nous allons recueillir le fruit de nos peines.
Le printemps sera délicieux, Maurice recouvrera sa belle santé, il se
GEORGE s A N \)
flatte d'avoir un jour i\f> mollets; moi, je travaillerai el j'instruirai
mes enfants, donl heureusement le leçon . jusqu'ici, n'onl pai trop
souffert. Ils sont très studieux avec moi. Solange esl presque toujours
charmante depuis qu'elle a eu le mal de mut: Maurice prétend qu'elle
.1 rendu tout son venin.
Tous ces ennuis, sérieux et inininirs. auraient donc été sup-
portables, mais l'arrivée de l'hiver indigène e1 des pluies tro-
picales rendirent le séjour de Son Vent absolument impos-
sible et ruinèrent complètement la santé déjà chancelante
de Chopin. One belle nuit creva une averse dans le genre de
celles qui obligèrenl Nbé à construire son arche, et le lende-
main tout à l'entour était inondé et méconnaissable, les pauvres
voyageurs n'habitant point une arche sûre, eurent aussi leur
part du déluge.
... T. a maison du Vent (Son Vent en patois), e'esl le uom de la villa
que le senor Gomez avait louée, devint inhabitable. Les murs en
étaient si initiées que la chaux dont nos chambres étaient crépies se
gonflail comme une éponge. Jamais, pour mon compte, je n'ai tant
souffert du froid, quoiqu'il ne fît pas très Eroid, en réalité : mais, pour
dous, qui sommes habitués à nous chauffer eu hiver, cette maison sans
cheminée était sur nos épaules comme un manteau de glace, et je me
sentais paralysée.
Nous ne pouvions nous habituer à l'odeur asphyxiante des bra-
seros, et notre malade commença à souffrir et à tousser. De ce
moment, nous devînmes un objet d'horreur et d'épouvante pour la
population...
C'est nue les Majorquins, devançant de plus d'un demi-siècle
Koch et son « bâtonnet », considéraient fort judicieusement la
phtisie comme contagieuse, ce qui semblait à George Sand le
comble de l'ignorance, des préjugés et de l'égoïsme, le manque
absolu de cette « vertu sociale », que les adeptes de Leroux pla-
çaient à la base de toute morale. Dès qu'on apprit que Chopin
était atteint de la poitrine, tout le monde évita nos voyageurs,
et le propriétaire de la villa, le senor Gomez, exigea qu'ils quit-
tassent immédiatement sa demeure après avoir préalablement
payé pour le replâtrage et le reblanchissage de ladite et acquis
70 GEORGE SAND
tout le linge de la maison employé par eux, comme infecté. La
situation était critique. Heureusement, le consul de France
voulut bien héberger et réchauffer chez lui nos pauvres colons.
Puis ils se décidèrent à se transférer à la Valdemosa, après avoir
acheté à des émigrés espagnols, qui la quittaient au bout d'un
long séjour, tout leur mobilier pour mille francs. Il ne fallait
que choisir un temps moins horrible pour se hasarder en
route.
C'est le 15 décembre, par une journée fraîche et ensoleillée,
chose rare en cette saison à Majorque, que George Sand avec
sa famille put prendre le chemin de la chartreuse. Quoique
Valdemosa ne se trouve qu'à trois lieues de la ville, il n'était
pas facile d'y arriver. A cette époque il n'y avait que peu de
routes praticables à Majorque, le cocher allait droit devant lui,
sans se soucier des pierres, des torrents et des précipices, et
ce n'est que les parois fortement capitonnés du véhicule major-
quin qui préservèrent nos voyageurs des « bleus » et des coups.
La dernière partie de la route dut même être faite à pied, car
aucun birloco (équipage indigène) ne peut gravir le sentier pavé
qui mène à la chartreuse.
Toutefois les sites qui se déroulaient de la route étaient si
merveilleux qu'ils s'imposaient à tout jamais à la mémoire.
George Sand s'extasie surtout à propos d'un détour de ce che-
min pierreux, serpentant au bord des précipices où les tor-
rents invisibles mugissent sous des rideaux splendides de ver-
dure, et côtoyant des rochers boisés de chênes, de cyprès et
d'oliviers :
... Je n'oublierai jamais un certain détour de la gorge où, en se
retournant, on distingue, au sommet d'un mont, une de ces jolies mai-
sonnettes arabes que j'ai décrites, à demi cachée dans les raquettes
de ses nopals, et un grand palmier qui se penche sur l'abîme en dessi-
nant sa silhouette dans les airs. Quand la vue des boues et des brouil-
lards de Paris me jette dans le spleen, je ferme les yeux, et je revois
comme dans un rêve cette montagne verdoyante, ces rochers fauves
et ce palmier solitaire perdu dans un ciel rose... (1).
(1) Un hiver à Majorque, p. 105.
GEORGE S AND 71
on arriva enfin à la chartreuse bâtie presque sur la crête de
la chaîne de Valdemosa, de Borte que le magnifique panorama,
qui s'ouvrait sur les deux versants, se terminai! <l<'s deux côtés
de l'horizon par la » bande d'argent de la mer. Cette char-
treuse, abandonnée par les moines après l'édil de L886 et
appartenant au gouvernement, était pour le moment à la
disposition de tous ceux qui avaient le désir de la louer
pour y vivre au milieu de l'air montagnard. C'était un
curieux amas de constructions pittoresques (''levées à diverses
époques et qui charmèrent Chopin, tout connue George Sand,
par leur parfait romantisme fantaisiste. Cet assemblage
de bâtiments », dit Mme Sand, « suffirait à louer un corps
d'armée ». Outre l'habitation du supérieur, les cellules des frères
OOnvers, celle des visiteurs ou des personnes faisant dr^ retraites,
les étables et autres constructions de ce genre, la chartreuse
se composait de trois cloîtres proprement dits, entourés d'une
galerie sur laquelle donnaient les cellules des frères ; ces trois
cloîtres dataient de trois époques différentes. Le plus vieux
et le plus petit était aussi le plus intéressant sous le rapport
artistique. Au milieu de ce cloître du quinzième siècle, entouré
d'une galerie aux fenêtres gothiques garnies de plantes grim-
pantes, se trouvait l'antique cimetière des chartreux. Les tombes
creusées par chaque chartreux se distinguaient à peine sous
l'herbe épaisse. Ni monuments, ni inscriptions. Quelques sombres
cyprès entourant une grande croix en bois blanc ; un petit puits
à galbe ogival, un vieux laurier et un palmier nain, poussés
au milieu de l'aire, — tout cela donnait à ce heu de repos éter-
nel, surtout au clair de lune, un caractère éminemment poé-
tique. Les petites cellules sombres, qui entouraient le cloître,
étaient toujours hermétiquement fermées : le sacristain resté à
la chartreuse ne permettait jamais d'y pénétrer, et ce n'est que
par les fentes des portes qu'on pouvait se convaincre que ces
pièces étaient bourrées de vieux meubles et d'objets en bois
sculpté.
Le cloître nouveau, symétriquement planté de buis taillés,
était fermé d'un côté par les cellules, des deux côtés parallèles
72 GEORGE SAND
par douze chapelles, et du quatrième par une jolie petite église
aux parois garnies de boiseries sculptées et pavée d'élégantes
faïences hispano-arabes. Les chapelles étaient aussi pavées de
faïences arabes, chacune possédait une fontaine en marbre ;
elles produisaient toutes une impression de fraîcheur, quoique
les boiseries, les dorures et les statues peinturlurées fussent
grossières et banales. Le seul objet d'art de ce nouveau cloître
était une statue de saint Bruno en bois peint, placée dans l'église.
... Le dessin et la couleur en étaient remarquables ; les mains, admi-
rablement étudiées, avaient un mouvement dïnvocatiou pieuse et
déchirante; l'expression de la tête était vraiment sublime de foi et
de douleur. Et pourtant c'était l'œuvre d'un ignorant ; car la statue
placée en regard et exécutée par le même manœuvre était pitoyable
sous tous les rapports ; mais il avait eu, en créant saint Bruno, un éclair
d'inspiration, un élan d'exaltation religieuse peut-être, qui l'avait
élevé au-dessus de lui-même. Je doute que jamais le saint fanatique
de Grenoble ait été compris et rendu avec un sentiment aussi profond
et aussi ardent C'était la personnification de l'ascétisme chrétien (1).
Mme Sand occupa avec sa famille l'une des cellules du nou-
veau cloître.
... Les trois pièces qui la composaient étaient spacieuses, voûtées
avec élégance et aérées au fond par des rosaces à jour, toutes diverses
et d'un très joli dessin. Ces trois pièces étaient séparées du cloître
par un corridor sombre et fermé d'un fort battant de chêne. Le mur
avait trois pieds d'épaisseur. La pièce du milieu était destinée à la
lecture, à la prière, à la méditation, elle avait pour tout meuble un
large siège à prie-Dieu et à dossier de six ou huit pieds de haut, enfoncé
et fixé dans la muraille. La pièce à droite de celle-ci était la chambre
à coucher du chartreux ; au fond était située l'alcôve, très basse et
dallée en dessus comme un sépulcre. La pièce de gauche était l'atelier
de travail, le réfectoire, le magasin du solitaire. Au midi, les trois
pièces s'ouvraient sur un parterre dont l'étendue répétait exactement
celle de la totalité de la cellule, qui était séparée des jardins voisins
par des murailles de dix pieds, et s'appuyait sur une terrasse forte-
(1) Un hiver à Majorque, p. 115. Cette description évoque le souvenir
d'un autre chef-d'œuvre de la sculpture espagnole du moyeu âge, la Mater
Dolorosa du Musée de Berlin, en bois peint, admirable de beauté spiritua-
lité et de force d'expression.
Gï ORGE SAND 73
niriii construite, au-dessus d'un petit boit d'orangers, qui occupait
mImi de la 1 tagne. Le gradin inférieui était rempli d'un beau
berceau de vignes, le troisième il amandiers et de palmiei . et ain 1
de Buite jusqu'au fond du vallon, qui, ainsi que je l'ai «lit, était un im-
mense jardin. Chaque parterre de cellule avah sur toute sa longueur
à droite un réservoir en pierre < i « • taille de tn>i> à quatre pied- de large
sur autant de profondeur, recevant, par des canaux pratiqués dans la
balustrade de la torrasse, les eaux de la montagne el les déversant dans
le parterre par une croix de pierre qui le coupait en quatre carrés égaux.
... Ce parterre, planté de grenadiers, «le citronniers et d'orangers,
entouré d'allées exhaussées en brique h ombragées, ainsi que le
réservoir, de berceaux embaumés, c'était comme un joli salon de
fleurs el de verdure 1 1 ).
Chopin écrit dans une lettre à Fontana, datée du 28 dé-
cembre L838:
Peux-tu m'imaginer ainsi : entre la nier et des montagnes dans une
grande chartreuse délaissée, dans une cellule aux portes plus grandes
que celles de Paris... point frisé ("2), point ganté de blanc, niais pâle
comme à L'ordinaire. La cellule ressemble à une bière, elle est haute,
au plafond poussiéreux Les fenêtres sont petites; devant elles des
orangers, des palmiers et des cyprès; mon lit est placé en face des
fenêtres, sous une rosace mauresque iiligranée. A côté du lit, quelque
chose de carié ressemblant à un bureau, mais l'usage en est fort pro-
blématique; dessus un lourd chandelier (c'est un grand luxe) avec
une toute petite chandelle. Les œuvres de Bach, mes esquisses et des
manuscrits qui ne sont pas de moi, — voilà tout mon mobilier. Un
calme absolu... on peut crier bien fort, sans que personne vous entende ;
bref, je t'écris d'un lieu bien étrange...
L1 Hiver à Majorque donne d'amples détails sur ce mobilier.
Nous avions un mobilier splendide : des lits de sangle irréprochables,
des matelas peu mollets, plus chers qu'à Paris, mais neufs et propres,
et de ces grands et excellents couvre-pieds en indienne ouatée et
piquée que les juifs vendent assez bon marché à Palma. Une dame
(1) Un hiver à Majorque, p. 129.
(2) Ces mots nous expliquent parfaitement pourquoi nous voyons sur
le dessin de George Sand Chopin représenté comme ayant de longs cheveux
flasques retombant des deux côtés des joues et peignés en arrière, tandis
que tous ses autres portraits le représentent la tête bouclée et une grande
» coque » au-dessus du front.
74 GEORGE SAND
française, établie dans le pays, avait eu la bonté de nous céder quelques
livres de plumes qu'elle avait fait venir pour elle de Marseille et dont
nous avions fait deux oreillers à notre malade. Nous possédions plu-
sieurs tables, plusieurs chaises de paille comme celles qu'on voit dans
nos chaumières de paysans, et un sopha voluptueux en bois blanc
avec des coussins de toile à matelas rembourrés de laine. Le sol très
inégal et très poudreux de la cellule était couvert de ces nattes valen-
ciennes à longues pailles qui ressemblent à un gazon jauni par le soleil,
et de ces belles peaux de moutons à longs poils d'une finesse et d'une
blancheur admirables, qu'on prépare fort bien dans le pays. Nos
malles de cuir jaune pouvaient passer là pour des meubles très élé-
gants. Un grand châle tartan bariolé, qui nous avait servi de tapis
de pied en voyage, devint une portière somptueuse devant l'alcôve
et mon fils orna le poêle d'une de ces charmantes urnes d'argile de
Félanitz, dont la forme et les ornements sont de pur goût arabe...
... Le pianino de Pleyel, arraché aux mains des douaniers après
trois semaines de pourparlers et quatre cents francs de contribution,
remplissait la voûte élevée et retentissante de la cellule d'un son
magnifique. Enfin le sacristain avait consenti à transporter chez nous
une belle grande chaise gothique sculptée en chêne, que les rats et les
vers rongeaient dans l'ancienne chapelle des chartreux, et dont le
coffre nous servait de bibliothèque, en même temps que ses découpures
légères et ses aiguilles effilées, projetant sur la muraille, au reflet de
la lampe du soir, l'ombre de sa riche dentelle noire et de ses clochetons
agrandis, rendaient à la cellule tout son caractèfe antique et monacal...
Ce qu'il y avait de plus difficile à arranger, c'étaient le service'
et la nourriture. La chartreuse ne renfermant d'autres habi-
tants que le sacristain qui demeurait dans une maisonnette à
proximité du couvent, et le pharmacien, qui, échappé à la rigueur
de l'édit, caché dans sa cellule, ne se montrait que rarement
aux voyageurs. Ses relations avec eux se bornaient à leur vendre
de temps à autre quelques parfums ou quelques simples drogues.
H y avait en outre à la chartreuse une certaine Maria-Antonia,
Espagnole d'origine, une sorte de femme de ménage dilettante,
qui se mettait au service de tous les voyageurs habitant la char-
treuse. Elle était aimable, serviable et pieuse, ce qui ne l'empê-
chait pas d'être horriblement pillarde, surtout en fait de provi-
sions ménagères. Lorsqu'elle fut secondée dans cette agréable
occupation par deux indigènes servant nos voyageurs, la Nina
GEORGE s A Ni» 75
cl la Catalina, et que par la faute des pluies torrentielles les
provisions n'arrivèrent pas quotidiennement et régulièreraenl de
l'aima, alors Mme Sand et ses cillant cnrcni à sérieusemenl dé-
fendre leurs dîners, d'autant plus que l'achat des provisions était
devenu en général fort difficile.
Tant que le cuisinier dn consul français s'appro\ isionn.i
pour eux à l'aima, i on t alla^j bien, mais Lorsque Le mauvais
temps coupa tonte communication entre Valdemosa et
Palma, les choses allèrent fort mal. Il n'y avait de bon. en l'ait
de produits indigènes, que les fruits et Le vin. En fait de viandes
et de volailles on ne pouvait se procurer, et cela encore avec
force difficultés, que du porc, que l'estomac de Chopin ne sup-
portait point, ou bien de vieilles poules. Le poisson était
mauvais, le beurre introuvable. Le pain arrivait de Palma
tout trempé d'eau. Mais la raison principale de toutes les
difficultés consistait dans l'ignorance et la superstition des
insulaires. Lorsqu'on sut que nos voyageurs n'allaient pas à la
messe, ils eurent le sort des hérétiques : personne ne voulut
avoir affaire à eux, ou si même quelqu'un consentait à leur
vendre quelque chose, il se croyait en droit d'exiger des prix
triples et quadruples ; à la moindre observation il remettait
sa marchandise au panier et s'éloignait avec dignité. Pour comble
d'ennui les cuisinières indigènes étaient horriblement malpropres
et assaisonnaient chaque plat d'une telle quantité de poivre, de
tomates, d'ail, de tant de choses aigres, piquantes ou pimentées,
que même les bons estomacs s'accommodaient mal de ce régime,
et le pauvre Chopin, malade, ne pouvait rien manger de toute
cette cuisine. Il fallait se mettre soi-même à la besogne et
parfois se contenter de repas tout ascétiques.
C'eût été une contrariété fort mince, si nous eussions tous été bien
portants. Je suis fort sobre et même stoïque par nature à l'endroit
du repas. Le splendide appétit de mes enfants faisait flèche de tout
bois et régal de tout citron vert. Mon fils, que j'avais emmené frêle et
malade, reprenait à la vie comme par miracle et guérissait une affec-
tion rhumatismale des plus graves, en courant dès le matin, comme
un lièvre échappé, dans les grandes plantes de la montagne, mouillé
76 GEORGE SAND
jusqu'à la ceinture. La Providence permettait à la bonne nature de
faire pour lui de ces prodiges ; c'était bien assez d'un malade. Mais
l'autre, loin de prospérer avec l'air humide et les privations, dépé-
rissait d'une manière effrayante. Quoiqu'il fût condamné par toute
la faculté de Palma, il n'avait aucune affection chronique ; mais l'ab-
sence de régime fortifiant l'avait jeté, à la suite d'un catarrhe, dans
un état de langueur dont il ne pouvait se relever. H se résignait,
comme on sait se résigner pour soi-même ; nous, nous ne pouvions
pas nous résigner pour lui ; et je connus pour la première fois de grands
chagrins pour de petites contrariétés, la colère pour un bouillon man-
qué ou cMpc par les servantes, l'anxiété pour un pain frais qui n'arri-
vait pas, ou qui s'était changé en éponge en traversant le torrent sur
les flancs d'un mulet. Je ne me souviens certainement pas de ce que
j'ai mangé à Pise ou à Trieste ; mais je vivrais cent ans, que je n'ou-
blierais pas l'arrivée du panier aux provisions à la chartreuse. Que
n'eussé-je pas donné pour avoir un consommé et un verre de bordeaux
à offrir tous les jours à notre malade?
Il fallut surtout se nourrir de fruits, en les arrosant d'une excellente
eau de source ou de vin musqué ; puis de pain, de légumes, parfois
d'un peu de poisson ou de viandes maigres rôties sans aucun beurre.
... Si les conditions de cette vie frugale n'eussent été, je le répète,
contraires et même funestes à l'un de nous, les autres l'eussent trouvée
fort acceptable en elle-même (1).
Mais justement la santé de Chopin était aussi mauvaise que
possible. Il toussait, avait la fièvre, crachait le sang, bref,
malgré toutes les assertions ultérieures des médecins français,
c'est à ce moment que se manifestèrent chez lui les premiers
indices de cette phtisie qui le mina plus tard et l'emporta.
Kemarquons à ce propos — les ennemis de George Sancl
attribuent cette phtisie de Chopin à sa rupture avec George
Sand — que sa sœur Emilie succomba aussi à la tuberculose
pulmonaire. Donc, d'une part, l'organisme du grand musi-
cien portait en lui, dès l'origine, les germes de ce mal, et.
d'autre part, les médecins majorquins avaient bien raison de
traiter la maladie du jeune voyageur, comme portant atteinte ou
préjudice à la santé publique. Mais les médecins majorquins
faillirent combattre cette maladie par des mesures si draco-
(1) Un hiver à Majorque, p. 152,
GBORGE SAM) 77
nionnea que Mme Sand, qui croyait <|n'il tu ùt pa de
phtisie, eu1 à son tour raison lorsqu'elle protesta contre l'appli-
cation de leur système. Ce système qui, de nos jours, semble
contraire à toul bon sens, étail alors pratiqué avec le même /'l'-
en cas de congestion, de phtisie pulmonaire, du typhus ou de
n'importe quoi! Nous parlons de saigné)
L'état physique de Chopin à part, son étal moral alarmail
ci attristail beaucoup .Mme Sand Toul le milieu ambianl -i
attrayant ci bienfaisant quil Eût pour Chopin artiste n'était
nullement propice et devint même pernicieux pour l'homme.
La solitude complète, le mauvais temps qui privait Yal-
demosa de toute communication avec le monde dv* vivants,
I 'absence de tout confort si habituel et si indispensable à
Chopin et enfin ce même romantisme lugubre de la chartreuse
en décombres, qui inspira à Chopin ses oeuvres les plus
exquises, tout cela produisit sur les nerfs du malade l'effet
le plus déprimant. Les lettres de Chopin et de George Sand,
Yllinr a Majorque et YHistoire de ma vie nous renseignent
sur les conditions pénibles de leur existence physique et morale
et sur le caractère éminemment particulier de l'être intime de
Chopin. Le 2K décembre déjà, dans cette même lettre dont
nous avons cite le commencement, Chopin traçait en ces
termes le désaccord existant entre la « divine nature » de
Majorque et les conditions peu sympathiques du séjour en cette
fle:
La divine nature, c'est certainement bien beau, mais il faudrait
ne pas avoir affaire aux hommes, ni à la poste, ni aux chemins. Bien
souvent j'ai fait le trajet de Palma ici, chaque fois avec le même
rucher, mais chaque fois par une autre route. L'eau tombant des mon-
tagnes trace une route, une averse la détruit ; aujourd'hui, il est impos-
sible de passer là où toujours il y avait un chemin, car à présent il
y a un champ cultivé, et là où un équipage passait parfaitement hier,
on ne pourrait passer ce matin qu'à dos de mulet. Et quels véhicules
que ces équipages! Voilà la raison, cher Jules, pourquoi il n'y a ici
pas un seul Anglais, pas un consul... La lune est merveilleuse ce soir.
Jamais je ne l'ai vue plus belle...
La nature ici est bienfaisante, mais les hommes pillards. Ils ne
78 GEORGE SAND
voient jamais d'étrangers, c'est pour cela qu'ils ne savent pas ce qu'ils
peuvent leur réclamer. C'est ainsi qu'ils donneront gratis une dizaine
d'oranges, mais pour un bouton de culotte, ils demanderont une
somme exorbitante (1).
Sous ce ciel, on se sent pénétré par un sentiment poétique qui semble
émaner de tous les objets environnants. Des aigles planent chaque
jour sur nos têtes, sans que personne les dérange.
Je joins une lettre pour mes parents ; il me semble que c'est déjà
la troisième ou la quatrième que je leur adresse par toi...
Le 15 janvir 1839, George Sand écrit aussi de Valdemosa à
Mme Marliani :
Nous habitons la chartreuse de Valdemosa, endroit vraiment su-
blime, et que j'ai à peine le temps d'admirer, tant j'ai d'occupations
avec mes enfants, leurs leçons et mon travail.
Notre pauvre Chopin est toujours très faible et très souffreteux (2).
Il fait ici des pluies dont on n'a pas l'idée ailleurs ; c'est un déluge
effroyable ! l'air est si relâché, si mou, qu'on ne peut se traîner ; on
est réellement malade. Heureusement Maurice se porte à ravir ; son
tempérament ne craint que la gelée, chose inconnue ici. Mais le petit
Chopin est bien accablé et tousse toujours beaucoup. J'attends pour
lui avec impatience le retour du beau temps, qui ne peut tarder. Son
piano est enfin arrivé à Palma ; mais il est dans les griffes de la douane
qui demande cinq à six cents francs de droit d'entrée et qui se montre
intraitable...
Je suis plongée avec Maurice dans Thucydide et compagnie ; avec
Solange, dans le régime indirect et l'accord du participe. Chopin joue
d'un pauvre piano majorquin qui me rappelle celui de Bouffé dans
Pauvre Jacques. Ma nuit se passe comme toujours à gribouiller. Quand
je lève le nez, c'est pour apercevoir, à travers la lucarne de ma cellule,
la lune qui brille au milieu de la pluie sur les oranges, et je n'en pense
pas plus long qu'elle...
La fin de cette lettre est de nouveau tronquée (page 12î)
dans la Correspondance. La lettre autographe se termine ainsi :
(1) Karasowski, qui avait mis tant de zèle à corriger les lettres de Chopin,
avait changé ce bouton de culotte en un « bouton de redingote » ; tandis que
Chopin, tout comme Pouchkine, employait dans ses lettres intimes des expres-
sions non seulement familières, mais souvent même assez fortes.
(2) Cette phrase est omise dans la lettre imprimée à la page 120 du tome II
de la Correspondance.
GEORGE SAN!)
Adieu, chère bonne, je mie heureuse, quand nu' m, la pluie, quand
même VEepagne, quand même le travail, maie non pas quand même votre
absence...
J'embrasse votre Manoël et mon Kgnal 1 1 >. Amitié » M. de Bonne-
chose (2), que j'aime, comme vous savee, à\ tout mon cœur, et rniUt
bénédictions au cher Enrico; ne le battez pas trop.
Parle-moi de tous nos nmis ; je n'ai pas de nouvelles de personne,
sauf de Oreymala. Chopin vous supplie d'envoyer toul de suite par
votre domestique sa lettre ci-jointe à M. Fontana...
Le 22 janvier, — cette lettre est faussement datée de 22 février
dans la Correspondance et toujours aussi changée et tronquée, —
George Sand se plaint de nouveau de l'absence des lettres de
Mme Marliani. et elle redit encore une fois qu'ils sont toujours
à Valdemosa, que le jour elle enseigne ses enfants et la nuit
elle écrit.
... Au milieu de tout cela le ramage de Chopin qui va son train et
que les murs de la cellule sont bien étonnés d'entendre. Le seul événe-
ment remarquable depuis cette dernière lettre, c'est l'arrivée du piano
attendu. Enfin, il a débarqué sans accident, et les voûtes de la char-
treuse s'en réjouissent. Et tout cela n'est pas profané par l'admira-
tion des sots : nous ne voyons pas un chat. Notre retraite dans la mon-
tagne, à trois lieues de la ville, nous a délivrés de la politesse des oisifs.
Pourtant nous avons eu une visite et une visite de Paris ! C'est M. Dem-
bovski, Italiano-Polonais que Chopin connaît et qui se dit cousin de
Marliani, à je ne sais quel degré... Il a été très étonné de mon éta-
blissement dans les ruines, de mon mobilier de paysan et surtout de
notre isolement, qui lui semblait effrayant.
Le fait est que nous sommes très contents de la liberté que cela
nous donne, parce que nous avons à travailler, mais nous compre-
nons très bien que ces intervalles poétiques qu'on met dans sa vie ne
sont que des temps de transition, un repos permis de l'esprit avant
qu'il reprenne l'exercice des émotions.
... Je suis bien embarrassée de vous dire combien de temps encore je
resterai ici...
(1) Emmanuel Arago.
(2) Un ami fidèle et un intime de Mme Marliani pendant de longues années,
entre les bras mêmes duquel elle expira, comme on le voit par les lettres
inédites datées de 1850 à Mme Sand de ce même M. de Bonnecliose et par
celles d'Anselme Pététin.
80 GEORGE SAND
Après ces mots viennent les lignes omises dans le volume de
la Correspondance :
... Cela dépendra un peu de la santé de Chopin qui est meilleure depuis
ma dernière lettre, mais qui a encore besoin de Vinfluence d'un climat
doux. Cette influence ne se fait pas sentir vite à une santé aussi délabrée.
Maurice, Solange, tous deux travaillent avec moi six heures par jour.
La nuit, j'écris Lélia, qui sera un ouvrage à peu près transformé.
Etes-vous contente de la fin de Spiridion?
Dans ses Souvenirs de Majorque, tout comme dans ses lettres
privées, Mme Sand se plaint amèrement (et souvent avec quelque
exagération et en noircissant le tableau) (1) de l'animosité des
insulaires pour les étrangers, de l'ignorance crasse et du bar-
bare égoïsme de cette population parmi laquelle il lui fallut
vivre toute seule, avec deux enfants et un malade, sans l'assis-
tance ou l'aide sympathique de qui que ce fût (2).
Nous y trouvons à ce propos des lignes indignées qui ne
sont qu'une paraphrase de la doctrine de Leroux sur la solida-
rité des humains. Puis Mme Sand revient à l'exposition des faits
réels de leur séjour à Valdemosa :
... Nous étions donc seuls à Majorque, aussi seuls que dans un désert ;
et quand la subsistance de chaque jour était conquise, moyennant
la guerre aux singes, nous nous asseyions en famille, pour en rire,
autour du poêle. Mais, à mesure que l'hiver avançait, la tristesse para-
lysait dans mon sein les efforts de gaieté et de sérénité. L'état de notre
malade empirait toujours, le vent pleurait dans le ravin, la pluie bat-
tait nos vitres, la voix du tonnerre perçait nos épaisses murailles et
venait jeter sa note lugubre au milieu des rires et des jeux des enfants.
Les aigles et les vautours, enhardis parle brouillard, venaient dévorer
nos pauvres passereaux jusque sur le grenadier qui remplissait ma
fenêtre. La mer furieuse retenait les embarcations dans les ports ;
nous nous sentions prisonniers, loin de tout secours éclairé et de toute
sympathie efficace. La mort semblait planer sur nos têtes pour s'em-
parer de l'un de nous, et nous étions seuls à lui disputer sa proie. Il
(1) Cela a été assez judicieusement remarqué par M. H. Bidou dans son
article la Chartreuse de Valdemosa », paru dans le Supplément du Journal
des Débats du 1er juillet 1904. Mais l'auteur est toutefois trop sévère et fort
peu aimable pour la grande romancière.
K (2) Un hiver à Majorque, p. 157-159-161.
GEORGE SA NI)
n'y avait pat une seule créature humaine à nuire portée qui n'eût
voulu, au contraire, le pousser vers la tombe pour en finir plus vite
avec le prétendu danger de son voisinage. Cette pensée d'hostilité
étail affreusemenl triste.
Dans s,i lettre du il décembre, déjà citée en partie, George
Sand disait à Mme Marliani :
... Nous sommes si différents de la plupart 'les gens el <l<-+ choses
qui nous entourent, que nous nous faisons l'effet d'une pauvre colonie
émigrée, qui dispute sou existence à une race malveillante ou stupide.
Nus liens de famille en sont plus étroitement ^vn-r>, el nous nous
pressons les uns contre les antres avec plus d'affection et de bonheur
intime. De quoi peut-on se plaindre, quand le cœur vit?
Donc, au milieu de toutes ces angoisses, de ces éléments
déchaînés, de cette populace inhospitalière, la petite colonie
sut mener une existence active et paisible. Ces jours d'isole-
ment, loin de toutes relations, dans un site romantique, furent
même les jours les plus heureux de leur vie commune.
Le matin. .Mme Sand vaquait à son ménage et donnait des
leçons à ses enfants, pendant sept heures consécutives. Puis
on faisait de grandes promenades. Par le mauvais temps et le
soir tout le monde se rassemblait au coin du feu, on causait,
ou bien on lisait, à haute voix ou séparément, les écrits les plus
récents de Leroux ou de Reynaud, de Micjkiewicz ou de Lamen-
nais. Enfin, Chopin jouait ou composait à son piano, et George
Sand travaillait au remaniement de sa Lélia, à la fin de Spirir
(lion et à l'article sur les Dziacly de Mickiewicz, et souvent son
travail se prolongeait bien avant dans la nuit.
... Cette demeure était d'une poésie incomparable, écrit-elle, le
8 mars 1839, à Rollinat, nous ne voyions âme qui vive ; rien ne troublait
notre travail ; après deux mois d'attente et trois cents francs de contri-
bution, Chopin avait enfin reçu son piano, et les voûtes de sa cellule
s'enchantaient de ses mélodies... Moi, je faisais le précepteur sept
heures par jour, un peu plus consciencieusement que Tempête (1)
(la bonne fille que j'embrasse tout de même de bien grand cœur) ; je
(1) Sobriquet de Marie-Louise Rollinat, sœur de François, qui fut la
préceptrice de Solange en 1837 et au commencement de 1838.
82 GEORGE SAND
travaillais pour mon compte la moitié de la nuit. Chopin composait
des chefs-d'œuvre, et nous espérions avaler le reste de nos contrariétés
à l'aide de ces compensations... (1).
... De quelle poésie sa musique remplissait ce sanctuaire, — dit
George Sand dans l'Histoire de ma vie, — même au milieu de ses plus
douloureuses agitations ! Et la chartreuse était si belle sous ses festons
de lierre, la floraison si splendide dans la vallée, l'air si pur sur notre
montagne, la mer si bleue à l'horizon ! C'est le plus bel endroit que
j'aie jamais habité, et un des plus beaux que j'aie jamais vus (2).
Mme Sand exprime, après ces mots, le regret d'avoir peu
profité de cette belle nature, car, à son dire, ce n'est que
rarement et pour fort peu de temps qu'elle pouvait abandonner
son malade. Mais cela n'est pas très exact : dans cette même
Histoire de ma vie, dans Un hiver à Majorque et dans ses lettres
nous trouvons le récit de plusieurs excursions faites dans
l'enceinte de la vaste chartreuse et dehors. Quelquefois ce fut
même le soir, « au clair de la lune », que George Sand errait avec
ses enfants au milieu des ruines du couvent. Des trois cloîtres
construits à diverses époques, c'était le second, par ordre d'an-
cienneté, qui avait le plus souffert du pouvoir destructeur du
temps et il semble que c'est lui qui charmait surtout George
Sand par son romantisme d'opéra.
Jamais je n'ai entendu le vent promener des voix lamentables et
pousser des hurlements ' désespérés comme dans ces galeries creuses
et sonores. Le bruit des torrents, la course précipitée des nuages, la
grande clameur monotone de la mer interrompue par le sifflement
de l'orage, et les plaintes des oiseaux de mer qui passaient tout effarés
et tout déroutés dans les rafales ; puis, de grands brouillards qui tom-
baient tout à coup comme un linceul et qui, pénétrant dans les cloîtres
par les arcades brisées, nous rendaient invisibles et faisaient paraître
la petite lampe que nous portions pour nous diriger, comme un esprit
follet errant sous les galeries, et mille autres détails de cette vie céno-
bitique qui se pressent à la fois dans mon souvenir, tout cela faisait
de cette chartreuse le séjour le plus romantique de la terre. Je n'étais
pas fâchée de voir en plein et en réalité une bonne fois ce que je n'avais
vu qu'en rêve ou dans les ballades à la mode, et dans l'acte des nonnes
(1) Corresp., t. II, p. 131.
(2) Histoire de ma vie, t. IV, p. 444.
Cl [I IRGE SA NU 83
de Robert le Diable à l'Opéra, Les apparitions fantastiques ne aoui
manquèrent même pas, comme je le dirai toul à l'heure,..
... Quand le temps étail trop mauvai pour nous empêcher de gravir
la montagne, nous faisions notre promenade à couverl dan- le couvent,
et m mis en avions pour plusieurs heures à explorer l'immense manoir.
Je ne sais quel attirail de curiosité me poussail S surprendre dans ces
murs abandonnés le secret de la vie monastique.
Quanl à mes enfante, l'amour du merveilleux les portail bien
plus vivement encore à ces explorations enjouées et passionnée-...
J'étais souvent, effrayée de les voir grimper comme des chat- sur
dv^ planches déjetées et sur des terrasses tremblantes; et quand,
me devançant de quelques pas, ils disparaissaient dans un tournant
d'escalier en spirale, je m'imaginais qu'ils étaient perdus pour moi
et je doublais le pas avec une sorte de terreur où la superstition entrait
bien pour quelque chose. Car, on s'en défendrait en vain, ces demeures
sinistres, consacrées à un culte plus sinistre encore, agissent quelque
peu sur l'imagination, et je défierais le cerveau le plus calme et le plus
froid de s'y conserver longtemps dans un état de parfaite santé. Ces
petites peurs fantastiques, si je puis les appeler ainsi, ne sont pas sans
attrait; elles sont pourtant assez réelles pour qu'il soit nécessaire de
les combattre en soi-même. J'avoue que je n'ai guère traversé le cloître
le soir sans une certaine émotion mêlée d'angoisse et de plaisir, que
je n'aurais pas voulu laisser paraître devant mes enfants, dans la
crainte de la leur l'aire partager.
... Un soir, nous eûmes une alerte et une apparition, que je n'ou-
blierai jamais. Ce Eut d'abord un bruit inexplicable et que je ne pour-
rais comparer qu'à des milliers de sacs de noix roulant avec conti-
nuité sur un parquet. Nous nous hâtâmes de sortir dans le cloître pour
voir ce que ce pouvait être. Le cloître était désert et sombre comme
à L'ordinaire : mais le bruit se rapprochait toujours sans interruption,
et bientôt une faible clarté blanchit la vaste profondeur des voûtes.
Peu à peu elles s'éclairèrent du feu de plusieurs torches, et nous vîmes
apparaître, dans la vapeur rouge qu'elles répandaient, un bataillon
d'êtres abominables à Dieu et aux hommes. Ce n'était rien moins que
* V 1
Lucifer en personne, accompagné de toute sa cour, un maître diable
tout noir, cornu, avec la face couleur de sang, et autour de lui un essaim
de diablotins avec des têtes d'oiseaux, des queues de cheval, des ori-
peaux de toutes couleurs, et des diablesses ou des bergères, en habits
blancs et roses, qui avaient l'air d'être enlevées par ces vilains gnomes.
Après les confessions que je viens de faire, je puis avouer que, pendant
une ou deux minutes et même encore un peu de temps après avoir
compris ce que c'était, il me fallut un certain effort de volonté pour
tenir ma lampe élevée au niveau de cette laide mascarade, à laquelle
84 GEORGE SAND
l'heure, le lieu et la clarté des torches donnaient une apparence vrai-
ment surnaturelle. C'étaient des gens du village, riches fermiers et
petits bourgeois, qui fêtaient le mardi gras et venaient établir leur
bal rustique dans la cellule de Maria-Antonia. Le bruit étrange qui
accompagnait leur marche était celui des castagnettes, dont plu-
sieurs gamins, couverts de masques sales et hideux, jouaient en même
temps, et non sur un rythme coupé et mesuré, comme en Espagne,
mais avec un roulement continu semblable à celui du tambour bat-
tant aux champs. Ce bruit dont ils accompagnent leurs danses est si
sec et si âpre, qu'il faut du courage pour le supporter un quart d'heure.
Quand ils sont en marche de fête, ils l'interrompent tout d'un coup,
pour chanter à l'unisson une coplita sur une phrase musicale qui recom-
mence toujours et semble ne finir jamais ; puis les castagnettes re-
prennent leur roulement qui dure trois ou quatre minutes. Rien de
plus sauvage que cette manière de se réjouir en brisant le tympan
avec le claquement du bois. La phrase musicale, qui n'est rien par
elle-même, prend un grand caractère jetée ainsi à de longs intervalles,
et par ces voix qui ont aussi un caractère très particulier. Elles sont
voilées dans leur plus grand éclat et traînantes dans leur plus grande
animation. Je mïmagine que les Arabes chantaient ainsi, et M. Tastu,
qui a fait des recherches à cet égard, s'est convaincu que les princi-
paux rythmes majorquins, leurs fioritures favorites, que leur manière
en un mot est de type et de tradition arabes... (1).
Cette enchanteresse nature, le romantique lugubre de la char-
treuse, et, en plus, toutes ces rencontres, ces types, ces images
et ces harmonies, tout pleins de caractère et de coloris, comme
tout cela avait dû inspirer les deux artistes installés, de part la
volonté du sort, l'hiver de 1839, dans cette solitaire Valdemosa,
« entre ciel et terre » ! Et ce qui nous prouve que c'était réelle-
ment ainsi, ce sont les œuvres de la romancière et du musi-
cien, écrites à Majorque, où nous retrouverons tantôt toutes
ces visions, soit lugubres, soit ensoleillées, éclatantes de cou-
leur, et toutes ces impressions romantiques.
«... Si j'eusse écrit là la partie de Lélia qui se passe au monas-
tère, je l'eusse faite plus belle et plus vraie », — dit Mme Sand dans
sa lettre à François Rollinat (2). Mais elle profita réellement de
l'occasion, et comme on préparait en ce moment me seconde
(1) Un hiver à Majorque, p. 120-122.
(2) Corresp., t. II, p, 131.
GEORGE SAM) 85
édition il»' /.'/"', George Sand refit et augmenta de morceaux
inédits même cotte Lêîia déjà remaniée en l'été de L836 1 1 1.
... J'ai dit plus liaui que je cherchais à surprendre le secrei de la
vie monastique dans ces lieux, où sa trace étah encore si récente. Je
n'entends point dire par là que je m'attendisse à découvrir des faits
mystérieux, relatifs à la chartreuse en particulier; mais je demandais
à ces murs abandonnés de me révéler la pensée intime des reclus silen-
cieux qu'ils axaient, durant des siècles, séparés de la vie humaine.
.l'aurais voulu suivre le fil amoindri ou rompu de la foi chrétienne
dans ces âmes jetées là par chaque génération comme un holocauste
à ce Dieu jaloux, auquel il avait fallu (U'< victimes humaines aussi
bien qu'aux dieux barbares. Enfin, j'aurais voulu ranimer un char-
treux du quinzième siècle et un du dix-neuvième, pour comparer
entre eux dvu\ catholiques séparés dans leur foi, sans le savoir, pai-
des abîmes, et demande!' à chacun ce qu'il pensait de l'autre. Jl me
semblait que la vie du premier était assez facile à reconstruire avec
ressemblance dans ma pensée. Je voyais ce chrétien du moyen âge
tout d'une pièce, fervent, sincère, brisé au cœur par le spectacle des
guerres, des discordes et des souffrances de ses contemporains, fuyant
cet abîme de maux et cherchant dans la contemplation ascétique à
s'abstraire e1 à sedétacher autant (pie possible d'une vie où la notion
de la perfectibilité des masses n'était point accessible aux individus,
^lais le chartreux du dix-neuvième siècle fermant les yeux à la marche
devenue sensible et claire de l'humanité, indifférent à la vie des autres
hommes, ne comprenant plus ni la religion, ni le pape, ni l'Église, ni
la société, ni lui-même, et ne voyant plus clans sa chartreuse qu'une
habitation spacieuse, agréable et sûre, dans sa vocation qu'une exis-
tence assurée, l'impunité accordée à ses instincts, et un moyen d'ob-
tenir, sans mérite individuel, la déférence et la considération des
dévots, des paysans et des femmes, celui-là, je ne pouvais me le repré-
senter assez aisément. Je ne pouvais faire aucune appréciation exacte
de ce qu'il devait avoir eu de remords, d'aveuglement, d'hypocrisie
ou de sincérité. Il était impossible qu'il y eût une foi réelle à l'Église,
romaine dans cet homme, à moins qu'il ne fût absolument dépourvu
d'intelligence. Il était impossible aussi qu'il y eût un athéisme pro-
noncé, car sa vie entière eût été un odieux mensonge, et je ne saurais
croire à un homme complètement stupide ou complètement vil. C'est
(1) Cf. les chapitres vu et xi de notre travail (t. Ier, p. 433-445, et fc II
o. 309-312.
Les morceaux inédits parurent dans la Revue de Paris de septembre 1839
et dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre de cette année.
86 GEORGE SAND
l'image de ses combats intérieurs, de ses alternatives de révolte et
de soumission, de doute philosophique et de terreur superstitieuse,
que j'avais devant les yeux comme un enfer ; et plus je m'identifiais
avec ce dérider chartreux qui avait habité ma cellule avant moi, plus
je sentais peser sur mon imagination frappée ces angoisses et ces agi-
tations que je lui attribuais... (1).
La différence entre les cellules de l'ancien et du nouveau
cloître, étroites, malpropres et lugubres dans le premier, vastes,
confortables et bien aérées dans celui-ci, et la visite à un ermi-
tage dans les montagnes dominant la chartreuse, où George
Sand vit les représentants des deux types monacaux : le supé-
rieur, bon enfant, presque mondain, et un ascète de quatre-
vingts ans, abruti jusqu'à l'idiotisme, hébété par les macéra-
tions et l'indigence, ces deux impressions ne firent que préciser
encore plus, dans l'âme de George Sand, l'image de la terrible
lutte intime à laquelle est infailliblement livrée toute âme vivante
qui, de nos jours, tombe dans les tenailles du régime monacal
catholique. Toutes ces pensées, ces impressions, ces peintures
trouvèrent place dans Spiridion commencé non pas à Nohant,
comme George Sand le dit dans la préface de l'édition de 1852-
1855, mais bien, comme nous le savons, à Paris, en l'automne de
1838, en collaboration avec Leroux, et terminé à Majorque.
Cet isolement romantique, ce coloris lugubre et cet excès
de « caractère » répandus sur toutes choses produisirent une
action bien autrement forte sur Chopin, impressionnable jusqu'à
la morbidesse et mal à l'aise hors de son train de vie habi-
tuel. Ils l'influencèrent de deux manières très contradictoires :
Chopin artiste y trouva l'inspiration pour ses œuvres les
plus profondes et les plus poétiques ; le pauvre homme faillit y
gagner une maladie nerveuse, il arriva à un abattement profond,
presque au désespoir !
... Le pauvre grand artiste, dit Mme Sand, était un malade détes-
table. Ce que j'avais redouté, pas assez malheureusement, arriva.
H se démoralisa d'une manière complète. Supportant la souffrance
(1) Un hiver à Majorque, p, 127-128,
GEORGE and 87
;ivir mmi de courage, il ne pouvait vaincu L'inquiétude de bob
rination. Le cloître étail pour lui plein de terreurs el de fantôme .
même quand il Be portail bien. Il ne le <ii ait pas, el il me fallut le
deviner, Au retour de mes explorations nocturne* dam Les ruines avec
me enfants, je le trouvais, à dix heures «lu Boir, pâle, (levant. Bon
piano, les yeux hagards ci les cheveux comme dressés but bb tête. Il
lui [allait quelques instants pour nous reconnaître.
Il faisait ensuite un effort puni- rire, el il nous jouait < 1 < ■ s choses
sublimes qu'il venait de composer, mi. pour mieux dire, des idées
terribles ou déchirantes qui venaient de s'emparer de lui. comme à
son insu, dans cette heure de solitude, de tristesse et d'effroi. C'c-t
là qu'il a composé les plus belles de ces courtes pages qu'il intitulait
modestement dv< préludes. Ce sont des chefs-d'œuvre. Plusieurs
présentent à la pensée des visions de moines trépassés et l'audition
dos citants funèbres qui l'assiégeaient : d'autres sont mélancoliques
et suaves; ils lui venaient aux heures de soleil et de santé, au bruit
du rire des entants sous la fenêtre, au son lointain des guitares, au
chant des oiseaux sous la feuillée humide, à la vue des petites roses
pâles, épanouies sur la neige. D'autres encore sont d'une tristesse
morne et, en nous charmant les oreilles, nous navrent le cœur. Il y
en a un qui lui vint par une soirée de pluie lugubre et qui jette dans
l'âme un abattement effroyable. Nous l'avions laissé bien portant
ce jour-là, Maurice et moi, pour aller à Palma acheter des objets né-
cessaires à notre campement (1). La pluie était venue, les torrents
avaient débordé: nous avions fait trois lieues en six heures pour
revenir au milieu de l'inondation, et nous arrivions en pleine nuit
sans chaussures, abandonnés par notre voiturierà travers des dangers
inouïs {2). Nous nous hâtions en vue de l'inquiétude de notre malade.
Elle avait été vive en effet ; mais elle s'était connue figée en une sorte
de désespérance tranquille, et il jouait son admirable prélude en pleu-
rant. En nous voyant entrer, il se leva en jetant un grand cri, puis il
nous dit d'un air égaré et d'un ton étrange : « Ah ! je le savais bien,
que vous étiez morts ! »
Quand il eut repris ses esprits et qu'il vit l'état où nous étions, il
fut malade du spectacle rétrospectif de nos dangers ; mais il m'avoua
(1) Dans Un hirer à Majorque, Mme Sand dit que le but du voyage fut
le piano de Chopin qu'il fallait tirer des mains des douaniers. Cet incident
est aussi narré dans la lettre à Duteil datée du 20 janvier 1839. (Corresp.,
t. II, p. 122.)
(2) Dans Un hiver à Majorque, Mme Sand dit que ce sont eux qui durent
abandonner à son sort le pauvre cocher du birlocho avec son véhicule et sa
bête, épuisée de fatigue, après des dizaines de noyades dans les trous et les
crevasses de la route envahie par le torrent, et après des heures d'efforts
héroïques du brave mulet pour en retirer l'équipage.
88 GEORGE SAND
ensuite qu'en nous attendant il avait vu tout cela dans un rêve, et
que, ne distinguant plus ce rêve de la réalité, il s'était calmé et comme
assoupi en jouant du piano, persuadé qu'il était mort lui-même. Il
se voyait noyé dans un lac ; des gouttes d'eau pesantes et glacées lui
tombaient en mesure sur la poitrine, et quand je lui fis écouter le bruit
de ces gouttes d'eau qui tombaient en effet en mesure sur le toit, il
nia les avoir entendues. H se fâcha même de ce que je traduisais par
le mot d'harmonie imitative. Il protestait de toutes ses forces, et il
avait raison, contre la puérilité de ces imitations pour l'oreille. Son
génie était plein de mystérieuses harmonies de la nature, traduites
par des équivalents sublimes dans sa pensée musicale et non par une
répétition servile de sons extérieurs (1). Sa composition de ce soir-là
était bien pleine de gouttes de pluie qui résonnaient sur les tuiles
sonores de la chartreuse, mais elles s'étaient traduites dans son ima-
gination et dans son chant par des larmes tombant du ciel sur scn
cœur... (2).
(1) En note à cette page, Mme Sand ajoute : « J'ai donné dans Consuelo
une définition de cette distinction musicale qui l'a pleinement satisfait et
qui, par conséquent, doit être claire... > Quoique nous dussions y revenir dans
le chapitre iv, nous citerons, dès à présent, ces lignes de Consuelo : « On a
dit avec raison que le but de la musique, c'était l'émotion. Aucun art ne
réveillera d'une manière aussi sublime le sent ment humain dans les entrailles
de l'homme ; aucun autre art ne peindra, aux v ux de l'âme, et les splendeurs
de la nature, et les délices de la contemplation, et le caractère des peuples, et
le tumulte de leurs passions, et les langueurs de leurs souffrances. Le regret,
l'espoir, la terreur, le recue'illement, la consternation, l'enthousiasme, la
foi, le doute, la gloire, le calme, tout cela et plus encore, la musique nous le
donne et nous le reprend, au gré de son génie et selon toute la portée du
nôtre. Elle crée même l'aspect des choses, et sans tomber dans les puérilités
des effets de sonorité, ni dans l'étroite imitation des bruits réels, elle nous
fait voir, à travers un voile vaporeux, qui les agrandit et les divinise, les
objets'extérieurs où elle transporte notre imagination. Certains cantiques
feront apparaître devant nous les fantômes gigantesques des antiques cathé-
drales, en même temps qu'ils nous feront pénétrer dans la pensée des peuples
qui les ont bâties, et qui s'y sont prosternés pour chanter leurs hymnes reli-
gieux. Pour qui saurait exprimer puissamment et naïvement la musique des
peuples divers, et pour qui saurait l'écouter comme il convient, il ne serait
pas nécessabe de faire le tour du monde, de voir les différentes nations,
d'entrer dans leurs monuments, de lire leurs livres, et de parcourir leurs
steppes, leurs montagnes, leurs jardins ou leurs déserts. Un chant juif bien
rendu nous fait pénétrer dans la synagogue ; toute l'Ecosse est dans un véri-
table air écossais, comme toute l'Espagne est dans un véritable ah espagnol.
J'ai été souvent ainsi en Pologne, en Allemagne, à Naples, en Irlande, dans
l'Inde, et je connais mieux ces hommes et ces contrées que si je les avais
examinés durant des années. Il ne fallait qu'un instant pour m'y transporter
t t m'y faire vivre de toute la vie qui les anime. C'était l'essence de cette vie
eue je m'assimilais sous le prestige de la musique... »
' (2) Histoire de ma vie, t. IV, p. 438-440.
G E0RG1 S AND
Cette Boirée pluvieuse el la composition du prélude en
(|iicsii(ni épisode (|iii. i'i notre gré, se ressent trop de oe
parfait romanesque si aimé <\rs biographes donnêrenl ample
matière ;'i i<»us les auteurs ayant écrit sur Chopin; chacun
en parle différemment e1 même chacun désigne un autre pré-
lude : les uns assurenl que c'était le u° 6 en Si mineur (1),
les mitres que c'était celui en Fa dièze minewr (2). Niecks,
se basant sur le uuméro assez Inférieur de Mopus de tous les
préludes (28) et sur la foi de l'élève de Chopin, Gutmann,
croit pouvoir assurer que Chopin ne composa aucun prélude
à Majorque, et n'y lit que corriger et parachever ceux qu'il
avait composés antérieurement Après les lettres de Chopin
à Fontana que nous avons citées, cette assertion nous semble
téméraire. Nous sommes tout porté à admettre qu'une certaine
partie des préludes, déjà composés, fut bien emportée par
Chopin dans sa malle; que peut-être, comme il le faisait
souvent, il voulut les mettre dans un certain ordre de tonalités.
qu'enfin, si on se souvient de sa manière de travailler et de
son labeur obstiné à parfaire chacune de ses nouvelles œuvres,
on est forcé d'admettre avec beaucoup de certitude que plusieurs
de ses préludes ne furent que définitivement rédigés et recopiés
à Valdemosa, mais tout aussi certainement plusieurs autres
furent créés à Majorque. C'est ainsi, par exemple, que nous
croyons ne pas nous tromper en disant que les Préludes n° 15
en Ré bémol majeur avec la partie en Do dièze mineur, et n° 17
sont bien les préludes dont l'un évoque le cortège funèbre des
moines et l'autre est tout plein « de soleil, de chants d'oiseaux »
et du parfum des « petites roses pâles ».
Outre les Préludes, Chopin composa ou termina à Majorque
la 2me Ballade (en Fa majeur, op. 38, dédiée à Schumann), les
Deux Polonaises (op. 40, en La majeur et Do mineur, dédiées
à Fontana), le 3e Scherzo (op. 39, en Do dièze mineur, dédié à
Gutmann), la Mazurka (en Mi mineur, op. 41), et il semble
(1) Telle est l'opinion de Wodzinski et de la plupart des critiques
musicaux.
(2) Telle est l'opinion de Liszt.
9o GEORGE SAKD
que c'est là aussi que fut esquissée la Sonate (op. 35, en Si bémol
mineur), dont la marche funèbre avait été composée antérieu-
rement. H est certes malaisé de se hasarder en de pareilles sup-
positions, et il est très difficile de dire ce qui parmi les œuvres
ultérieures de Chopin germa à Majorque. Toutefois le presto
final de la Sonate — cette sublime évocation du vent qui en ondes
infinies s'élance par delà les tombes et des héros et des guer-
riers inconnus, péris sans éclat dans la bataille (1) — nous
semble avoir dû naître justement à Valdemosa, lorsque, se
sentant arraché à tout ce qui lui était cher, jeté par le sort si
loin de sa patrie, attendant dans ce pays étranger, presque
d'un moment à l'autre, sa mort prochaine, Chopin prêtait
l'oreille aux lugubres mugissements du vent sifflant au-dessus
des sépultures d'obscurs chartreux, et s'imaginait avec une tris-
tesse morbide que ce même vent soufflerait avec indifférence
au-dessus de sa tombe à lui !
Chopin disait plus tard que dans la dernière partie de sa Sonate
« après la marche, la main gauche babille unisono avec la main
droite ». Alecks et d'autres en tirèrent arbitrairement la conclu-
sion que ce presto doit représenter « le babillage des parents ou
d'indifférents revenant d'un enterrement ». Le finale de la Sonate
n'évoque nullement cette impression-là, ce n'est pas le bavar-
dage prosaïque des hommes qu'on y entend, c'est bien la voix
désespérément indifférente des éléments dédaigneux de nos
maux, de nos malheurs ! C'est bien là l'idée qui. à Majorque,
dominait Chopin, d'autant plus qu'en raison de son état
maladif les impressions lugubres, tristes et cruelles trouvaient
plus facilement écho dans son cœur.
... Le cri de l'aigle plaintif et affamé sur les rochers de Majorque,
le sifflement amer de la bise et la morne désolation des ifs couverts
de neige l'attristaient bien plus longtemps et bien plus vivement que
(1) C'est ainsi que le concevait aussi Antoine Rubinstein. Nous l'avons
entendu le commenter ainsi dans son langage pittoresque et imagé, pen-
dant les inoubliables soirées où il jouait « en petit comité » dans la maison
de nos parents. On peut trouver cette même explication du finale de la Sonate
dans le petit livret des programmes de ses Concerts historiques.
GBORGE SAND 91
ne le réjouissaient Le parfum des orange] . la grâce dei pampre el ta
i-;» 1 1 1 i 1 <"• 1 1 « * mauresque des Laboureurs... (1).
Nous noua permettons de citer ici en entier Le jugement
de Mme Sand but le caractère du grand musicien, quoique
Mme Sand u'ail pu juger complôtemenl ce caractère, apré
quelques mois de vie en commun, mais bien au boul de plusieurs
années :
Il en était ainsi de son caractère en tontes choses. Sensible un in>-
t;nn aux douceurs de l'affection e1 aux sourires de La destinée, il était
froissé des jours, des semaines entières par La maladresse d'un indif-
férent ou par les menues contrariétés de la vie réelle. Et, chose étrange,
une véritable douleur ne Le brisait pas autant (prime petite^ Il Bem-
blail qu'il n'eût pas la force de la comprendre d'abord et de la ressentir
ensuite. I,a profondeur de ses émotions n'était donc nullement en rap-
port avec Leurs causes (2). Quant à sa déplorable santé, il L'acceptait
héroïquement dans les dangers réels, et il s'en tourmentait misérable-
ment dans les altérations insignifiantes. Ceci est l'histoire et le destin
de tous les êtres en qui le système nerveux est développé avec excès.
Avec le sentiment des détails, l'horreur de la misère et les besoins d'un
bien-être raffiné, il prit naturellement Majorque en horreur au bout de
peu île jours de maladie. Il n'y avait pas moyen de se remettre en route,
il était trop faible. Quand il fut mieux, les vents contraires régnèrent sur
la côte, et pendant trois semaines le bateau à vapeur ne put sortir du
port. ( 'était : l'unique embarcation possible, et encore ne Tétait-elle guère.
Notre séjour à la chartreuse de Valdemosa fut donc un supplice
pour lui et un tourment pour moi. Doux, enjoué, charmant dans le
monde, Chopin malade était désespérant dans l'intimité exclusive.
Nulle âme n'était plus noble, plus délicate, plus désintéressée ; nul
commerce plus fidèle et plus loyal, nul esprit plus brillant daus la
gaieté, nulle intelligence plus sérieuse et plus complète dans ce qui
était de son domaine ; mais en revanche, hélas ! nulle humeur n'était
plus inégale, nulle imagination plus ombrageuse et plus délirante,
nulle susceptibilité plus impossible à ne pas irriter, nulle exigence
(1) Histoire de ma vie, t. IV, p. 442.
(2) Une grande artiste, qui avait beaucoup connu Chopin, s'est exprimée
sur ce côté maladif de son caractère d'une manière plus résolue et qui
correspond à la définition scientifique de ces phénomènes nerveux : « Il
était hystérique, oui. je soutiens le mot, hystérique, sujet à des emportements
et des crises capricieuses insupportables. » Or, la science nous enseigne que
l'hystérie se manifeste justement par le désaccord entre la gravité des phé-
nomènes nerveux et les causes souvent minimes qui les produisent.
92 GEORGE SAND
de cœur plus impossible à satisfaire. Et rien de tout cela n'était sa
faute à lui. C'était celle de son mal. Son esprit était écorché vif ; le
pli d'une feuille de rose, l'ombre d'une mouche le faisaient saigner.
Excepté moi et mes enfants, tout lui était antipathique et révoltant
sous le ciel de l'Espagne. Il mourait de l'impatience du départ, bien
plus que des inconvénients du séjour... (1).
Pour comble d'ennui, la bonne que Mme Sand avait
amenée de France et qui consentait d'abord, « moyennant un
gros salaire, à faire la cuisine et le ménage », était sur le point
de refuser son service, de sorte que Mme Sand pouvait d'un
jour à l'autre s'attendre à devoir faire la cuisine, balayer
l'appartement et à voir ses forces lui manquer, car, outre
son préceptorat, son travail littéraire, les « soucis continuels
exigés par l'état du malade et l'inquiétude mortelle à son
sujet », elle-même fut, grâce à l'atroce humidité, prise de rhu-
matismes (2).
Enfin le beau temps revint. Après avoir encore attendu
quinze jours un vent propice pour la traversée confortable
des « passagers de distinction » majorquins, — les cochons, —
nos voyageurs excédés d'ennuis s'embarquèrent pour Barcelone,
à bord de ce même El-Mallorquin qui les avait en novembre
transportés à Majorque.
Je quittai la chartreuse avec un mélange de joie et de douleur, dit
George Sand. J'y aurais bien passé deux ou trois ans seule avec mes
enfants... (3).
La traversée fut un tourment pour Chopin et une angoisse
pour Mme Sand qui souffrait de le voir souffrir. Le trajet de
Valdemosa à la mer effectué par des routes horribles dans un
véhicule incroyable fatigua le malade; arrivé à Palma, il eut
un crachement de sang. Et voilà qu'il lui fallait respirer pendant
toute une nuit un air infecté par une centaine de cochons,
entendre leurs abjects grognements et les jurons et coups que
(1) Histoire de ma vie, t. IV, p. 442-443,
(2) Corresp., t. II, p. 131-132. Lettre à Rollina ,
(3) Histoire de ma vie, t. IV, p. 443.
\ N I )
leur distribuaient le capitaine el Bon aide. La babine était incon-
fortable; le capitaine, par surcroîl «le cruauté, exigea que le
malade occupai la plus mauvaise couchette, prétendant <i" il
faudrait la brûler aprÔB.
En arrivanl à Barcelone, Chopin crachai! le sang' à pleines
cuvettes ». A peine entrée en rade de Barcelone, George Sand
écrivit mi billet au commandant de la station maritime fran-
çaise, lui narrant l'étal alarmanl de Bon compagnon de voyage.
Le commandant du Mèlêagre Be rendit immédiatement à bord
du Mattorquin, témoigna, ainsi que le consul français, la plus
vive sollicitude pour Le malade et ses compagnons et les emmena
dans BOH canot sur Le vaisse;ui français où tout le monde les
Combla de soins et de prévenances.
Le 15 février, George Sand écrit à Mme Marliani :
Barcelone, 15 février 1839.
Ma bonne chérie,
Me voici à Barcelone. Dieu fasse que j'en sorte bientôt et que je
ne remette jamais Le pied en Espagne! C'est un pays qui ne me con-
vient sous aucun rapport et dont je vous dirai ma façon de penser
quand nous en serons hors, comme dit La Fontaine... Lisez à Grzymala
ee qui concerne Chopin et qu'il n'en parle pas, car avec les bonnes
espérances que Le médecin me donne, il est inutile d'alarmer sa
famille. Dites que le temps me manque pour lui écrire une seule
ligne... (1).
Le médecin du Méléagre sut au bout de peu de temps arrêter
l'hémorragie, et dès que le malade se sentit un peu plus fort,
on le transporta dans la voiture du consul à l'hôtel où nos voya-
geurs passèrent huit jours, et puis, à bord de ce même Phéni-
cien qui les avait transportés en Espagne, ils prirent la route
de Marseille. Arrivée à Marseille, Mme Sand s'adressa à son
vieil ami le docteur Cauvières, qui prit immédiatement Chopin
sous sa docte garde. Il trouva sa santé sérieusement compro-
mise, mais, en le voyant reprendre des forces rapidement, il
(1) Inédite,
94 GEORGE SAND
répondit de sa guérison et dit qu'avec de grands soins il pour-
rait vivre longtemps. Il exigea toutefois la prolongation du
séjour dans le Midi et conseilla de ne point reprendre la route
de Paris avant le commencement de l'été. Mme Sand se fixa
donc avec sa famille pour tout le printemps à Marseille.
A Madame Marliani.
Marseille, 26 février 1839.
Enfin ! chère, me voici en France !
... Un mois de plus et nous mourions en Espagne, Chopin et
moi ; lui de mélancolie et de dégoût, moi de colère et dïndignation.
Us m'ont blessée dans l'endroit le plus sensible de mon cœur, ils ont
percé à coup d" épingles un être souffrant sous mes yeux, jamais je ne
leur pardonnerai et si j'écris sur eux, ce sera avec du fiel. Mais [il
faut] que je vous donne des nouvelles de mon. malade, car je sais,
bonne sœur, que vous vous y intéressez autant que moi. H est beau-
coup, beaucoup mieux, il a supporté très bien trente-six heures de
roulis et la traversée du golfe de Lion qui, du reste, a été, sauf quelques
coups de vent, très heureuse. H ne crache plus du sang, il dort bien,
tousse peu et surtout il est en France ! Il peut dormir dans un ht que
l'on ne brûlera pas pour cela. H ne voit personne se reculer quand il
étend la main. Il aura de bons soins et toutes les ressources de la méde-
cine.
Xous avons résolu de passer le mois de mars à Marseille, vu que
ce mois est variable et fantasque en tout pays, et que le repos est
maintenant la chose la plus désirable pour notre malade. J'espère
qu'en avril il sera rétabli et capable d'aller où bon lui semblera, alors
je consulterai sa fantaisie et le reconduirai à Paris s'il le désire. Je
crois qu'au fond c'est le séjour qu'il aime le mieux. Mais je ne l'y
laisserai retourner que bien guéri... (1).
Mme Sand voulut d'abord s'installer avec sa petite famille
dans quelque maison de campagne aux environs de Marseille,
mais après plusieurs recherches infructueuses et divers démé-
nagements, ils firent choix de Y Hôtel de Beauvau, où Chopin
prie ses amis de lui adresser ses lettres, tandis que Mme Sand
donne à tous les siens l'adresse du docteur Cauvière : 70, rue
(1) Inédite.
GEORi >\ii 95
</< Rome. La ville, grâce à son air ultra-épicier, lui plaisait peu,
ainsi qu'à < îhopin.
Pour peu que je mette le nez à la fenêtre but la rue ou but le port,
je me sens devenir pain de BU0T6, eaisse de avim OU paquet île elian-
delles, dit Mme Sand, àla fin de sa lettre du 22 avril â Mme Marliani (1).
Heureusement Chopin avec son piano conjure Vennui et ramène la \
un logis. Adieu encore, mignonne, je vous embrasse mille foi . /< vous
aime. Chopin aussi...
(\>± lignes sont, comme de rigueur, omises dans la Correê-
pondance Imprimée, comme aussi le passade précédent (qui vient
à la page L38 après les mots : « roman dans le goût de Buloz...
la Forme lui fera avaler le fond ») :
... ./« ne sais pas le numéro du docteur Gobert (2) et vous envoie une
lettre pour lui. Répondez-moi ce que je dois faire avec Mme ffAgouU.
Si je ne lui écris pas, elle vous accusera à\ m'avoir brouittée avec elle.
Il m faut pus ijii'rllr nuis crnii nirrlni ni r. Xnus ne le sommes pas, nous
autres (3).
L'appartement occupé par les voyageurs n'était point con-
fortable, non plus : les jours de mistral, il fallait s'entourer de
paravents au milieu des chambres. Malgré tout cela le séjour de
Marseille leur fut agréable. Il n'eut qu'un côté ennuyeux :
il fut trop vite connu des habitants de Marseille, surtout des
musiciens et des poètes de second ordre, et Chopin et Mme Sand
furent assaillis de visiteurs. Ils durent bientôt faire tous leurs
efforts pour se barricader contre les importuns, afin de pou-
voir travailler. Le 15 mars, Mme Sand écrit à Mme Marliani
dans une lettre inédite :
(1) Corresp., t. II, p. 138. "
(2) Le docteur Gaubert aîné, grand penseur, ami de George Sand, de Leroux
et de Mme Marliani. Il s'occupait beaucoup de phrénologie et d'études sur
les phénomènes psycho-physiologiques, tels que les rêves, etc. George Sand
lui consacra des pages émues dans V Histoire de ma vie. Il est souvent ques-
tion de lui dans les lettres de cette époque.
(3) Ces lignes se rapportent aux propos des personnes qui réussirent à
complètement désunir les deux amies d'antan : George Sand et Mme d'Agoult,
racontars et potins dans lesquels Mme Marliani elle-même paraît avoir joué
un triste rôle, tout comme Leroux, l'abbé de Lamennais et autres. (Cf. le t. II
de cet ouvrage, p. 370-371, et le tome présent, p-, 14, et plus loin, p. 236-237.)
96 GEORGE SAND
Marseille, 15 mars 1839.
... Je m'occupe aussi de mes enfants plusieurs heures par jour, ils
sont paressçux, mais intelligents. J'ai retrouvé Rey, que vous con-
naissez peut-être, qui était lié avec Liszt et qui est venu à Nohant.
C'est un bon garçon, passablement instruit et intelligent, qui me
seconde en leur donnant des leçons. La nuit, je gribouille comme de
coutume, je suis assaillie ici comme à Paris.
Du matin au soir, oisifs, curieux et mendiants littéraires assiègent
ma porte de leurs lettres et de leurs personnes. Je me tiens sur la dé-
fensive, inflexible, ne réponds, ni ne reçois, et me fais passer pour
malade. Ne soyez pas effrayée s'il vous vient de ce pays la nouvelle
que je suis mourante ; quand ils sauront que je me porte bien, je crois
qu'ils seront furieux, car moins que partout ailleurs on comprend ici
l'horreur que peut inspirer la populacerie littéraire et le charlata-
nisme de la réputation. H y a cohue à ma porte, toute la racaille litté-
raire me persécute et toute la racaille musicale est aux trousses de
Chopin. Pour le coup, lui, je le fais passer pour mort, et si cela con-
tinue, nous enverrons partout des lettres de faire part de notre trépas
à nous tous les deux, afin qu'on nous pleure et qu'on nous laisse en
repos. Nous pensons nous tenir cachés dans les auberges tout ce mois
de mars, à l'abri du mistral qui souffle de temps en temps assez vive-
ment. Au mois d'avril nous louerons dans la campagne quelque bas-
tide meublée. Au mois de mai, nous irons à Nohant... (1).
Le doux climat et le soleil guérirent bientôt Chopin presque
complètement. Le docteur Cauvières était un interlocuteur des
plus agréables et un ami dévoué et paternel; bientôt il devint
aussi un fervent de Pierre Leroux, ce qui le lia encore plus avec
Mme Sand. Au mois d'avril, Chopin se sentit si bien, qu'il put
accompagner Aime Sand et ses enfants dans une petite échappée
à Gênes. Nous avons déjà dit clans notre chapitre ix (vol. II)
que ce court séjour à Gênes, qui évoqua dans l'âme de la roman-
cière les souvenirs de son premier voyage en Italie, donna nais-
sance à Gabriel, l'une de ses œuvres les plus sympathiques, que
Balzac, comme nous l'avons dit à la même page, considérait
comme le meilleur drame de George Sand, et qui, en même
temps, par sa forme et sa manière, rappelle beaucoup certaines
œuvres dramatiques de Musset.
(1) Inédite.
GE0RG1 S AND
La lin d'avril fut marquée par un accident triste et touchant
Peu auparavant, Nourrit, h> grand chanteur, se tua à Naples
on tombant de la fenêtre d'un étage supérieur; d'aucuns disenl
que ce fui un Buicide, commis dans un accès de désespoir causé
par La perte de sa voix; d'autres que ce fui à la suite d'un ver-
tige ou d'une distraction qui lui aurait fait prendre la fenêtre
ouverte pour la porte d'un balcon. La malheureuse veuve,
mère de six enfants el en attente d'un septième, revenail avec
la dépouille de son mari en France. Le jour où dans une des
églises marseillaises, - malgré La protestation de l'évcquc, —
on célébra une messe pour le mort, Chopin voulut, en souvenir
de son ami disparu, tenir l'orgue pendant le service funèbre. La
nouvelle s'en répandit dans la ville et la curiosité amena une
foule d'auditeurs dans la petite église.
Mais cet auditoire qui,— au dire de George Sand, — s'était porté
là en niasse et avait poussé la curiosité jusqu'à payer cinquante cen-
times la chaise (prix inouï pour Marseille), a été fort désappointé,
car ou s'attendait à ce que Chopin fît un vacarme à tout renverser et
brisât pour le moins deux ou trois jeux d'orgue. On s'attendait aussi
à nie voir eu grande tenue, au beau milieu du chœur, que sais-je?
Or, tout se passa bien autrement. Je ne sais pas si les chantres l'ont
fait exprès, mais je n'ai jamais entendu chanter plus faux; Chopin
s'est dévoué à jouer de l'orgue à l'élévation ; quel orgue! un instrument
faux, criard, n'ayant de souffle que pour détonner. Pourtant votre
petit en a tiré tout le parti possible ! Il a pris les jeux les moins aigres
et il a joué les Astres, non pas d'un ton exalte et glorieux comme fai-
sait Nourrit, mais d'un ton plaintif et doux, comme l'écho lointain
d'un autre monde. Nous étions là deux ou trois tout au plus qui avons
vivement senti cela et dont les yeux se sont remplis de larmes. On ne
m'a point vue du tout; j'étais cachée dans l'orgue, et j'apercevais,
à travers la balustrade, le cercueil de ce pauvre Nourrit. Vous sou-
venez-vous comme je l'embrassais de grand cœur chez Viardot, la
dernière fois que nous le vîmes? Qui pouvait s'attendre à le trouver
sous un drap noir entre des cierges?
J'ai passé cette journée bien tristement, je vous assure. La vue de
sa femme et de ses enfants m'a fait encore plus de mal. J'avais le cœur
si gros et je craignais tant de pleurer devant elle, que je ne pouvais
lui dire un mot... (1).
(1) Corresp., t. IL p. 140,
ni, 7
98 GEORGE SAND
Ici il manque toute une page dans la lettre imprimée, page
des plus précieuses comme sous le rapport de la compréhension
profonde de la nature de Chopin de la part de George Sand et
aussi comme peinture de leurs relations à ce moment. Nous
y voyons que Chopin n'était pas toujours « un malade détes-
table ». Voici cette page inédite :
Bonsoir, chère amie ; Chopin serait à vos pieds s'il n'était dans les
bras de Morphée. Il est accablé depuis quelques jours d'une somno-
lence que je crois très bonne, mais contre laquelle son esprit inquiet
et actif se révolte. C'est en vain, il faut qu'il dorme toute la nuit et
une bonne partie du jour. H dort comme un enfant, j'espère beau-
coup de cette disposition, et le docteur assure que le voyage lui sera
excellent. Ce Chopin est un ange, sa bonté, sa tendresse et sa patience
m'inquiètent quelquefois, je m'imagine que c'est une organisation
trop fine, trop exquise et trop parfaite pour vivre longtemps de notre
grosse et lourde vie terrestre. Il a fait à Majorque, étant malade à
mourir, de la musique qui sentait le paradis à plein nez, mais je me
suis tellement habituée à le voir dans le ciel qu'il ne me semble pas que
sa vie ou sa mort prouve quelque chose pour lui. Il ne sait pas bien
lui-même dans quelle planète il existe, il ne se rend aucun compte
de la vie comme nous la concevons et comme nous la sentons... (1).
Le dernier passage de cette lettre est aussi changé dans la
Correspondance (2), nous le donnons donc ici en entier :
J'espère que cette lettre se croisera avec une de vous. Je pense que
vous avez reçu Gabriel, et que vous ferez payer le Buloz. Je compte
sur l'argent que je lui ai demandé et que je vous prie de me faire
passer, pour quitter Marseille, car tout y est plus cher qu'à Paris,
et mon voyage très lent et très précautionneux me coûtera gros,
comme on dit. Adieu, ma chérie, je vous embrasse tendrement...
Le 22 mai, dans la matinée, George Sand et Chopin quittèrent
Marseille et se dirigèrent vers le nord, en voyageant « tout tran-
quillement, couchant dans les auberges comme de bons bour-
geois (3) ». La voiture de Mme Sand arrivée par le bateau de Châ-
lons les attendait à Arles, et dans les derniers jours du mois
(1) Inédite.
(2) Corresp., t. II, p. 141.
(3) Ilid., p. 142.
GEORGE SANI)
nos voyageurs arrivôrenl à Nohant, où ils n'installèrent paisi
blement pour toul l'été.
Mais, de retour de Majorque, George Sand B'aperoul en gêné
rai qu'il lui fallait désormais mie vie plus assise, ainsi qu'elle le
déclarait déjà dans sa lettre à Mme Marliani du 20 mai, datée de
Marseille (1) :
•le n'aime plus les voyages, «mi plutôt je ne suis plus dans les condi-
tions nii je pouvais les aimer, .le ne suis plus garçOD ; une famille B8t
singulièrement peu concevable avec les déplacements fréquents...
El encore deux mois plus tôt elle disait à cette même Mme Mar-
liani dans la lettre inédite du 15 mars :
Au mois de niai, nous irons à Nohant, et en juin, vraisemblablement,
à Paris, car je crois que c'est encore le pays où Ton peut vivre plus
libre et plus caché. Plus je vais, et plus la vie retirée m'est nécessaire,
l' éducation de mes enfants me tient clouée, mes travaux deviennent
plus sérieux, ou au moins moins frivoles. Je voudrais m'établir à
Paris...
A partir donc de cette année de 1839 et jusqu'en 1847,
Mme Sand décida de passer régulièrement l'été à Nohant et
l'hiver à Paris (sauf 1840, où elle n'alla point du tout à
Nohant, ce qui sera dit plus loin) ; ses Wanderjahre, ses années
de pèlerinage, prirent fin, et dorénavant elle mena une vie plus
régulière et plus « assise ».
Il est probable que l'influence de Chopin fut pour beaucoup
dans cette décision de Mme Sand, leur vie commune ayant pris
à ce moment une tournure toute familiale, pleine de douce inti-
mité et presque patriarcale.'^
« 19 juin 1839 » est tracé au crayon sur la paroi gauche de la croi-
sée de la chambre de Mme Sand à Nohant.
La paroi droite porte aussi au crayon, l'élégie en prose an-
glaise The fading sun que nous avons donnée en Appendice
au chapitre iv de l'édition russe de notre ouvrage. Cette
« élégie en prose », que la jeune Aurore Dupin avait d'abord
(1) Corresp., p. 143.
ioo GEORGE S AND
écrite au crayon sur le rebord de sa fenêtre, se retrouve dans un
petit calepin, relié en maroquin noir avec fermetures d'acier,
sur lequel la jeune fille, puis la jeune femme, écrivait ses im-
pressions, des idées détachées, des poésies françaises et ita-
liennes, des mots qui l'avaient frappée, les adresses de ses
amies de couvent, des titres de romances et d'airs d'opéras, etc.
La première feuille porte : Ce calepin appartient à son maître,
autrement dit il marchese Lucie, et la page dont il est question
est ainsi conçue :
Written at Nohant upon my window al (the) setting (of the) sun. 1820.
Go, fading sun ! Hide thy pale beams belùnd the distant trees. Nitghly
Vesperus is comming to announce the close of the day. Evening
descends to bring melancholy on the landscape. With thy return,
beautiful light, nature will fincl again niirth and beauty, but joy will
never comfort my soûl. Thy absence, radiant orb, may not increase
the sorrows of my heart : they cannot be softened by thy return !
Notre excellent et regretté ami M. Plauchut a cité ce morceau
écrit sur la fenêtre dans son intéressant petit volume Autour de
Nohant (1), et ayant cru déchiffrer sur la paroi gauche « 1829 »,
il le rapporta à la vingt-cinquième année d'Aurore Dudevant,
mais le petit calepin prouve bien que c'est déjà en 1820 que l'élégie
fut écrite et copiée. Or, ce n'est pas « 1829 » mais « 1839 » qu'il faut
lire sur la paroi gauche, et cette date ne se rapporte pas à l'élégie
anglaise, mais bien aux premiers jours de l'installation de George
Sand et de Chopin à Nohant, au retour de Majorque. Nous ne
pouvons pas dire ce que cette date de « 19 juin 1839 » signifie,
nous nous permettons donc, pour la seule et unique fois au cours
de notre travail, de nous hasarder sur le terrain des supposi-
tions et d'imaginer que ce jour-là George Sand signa mentale-
ment le commencement d'une douce et paisible intimité fami-
liale, sinon légale, sous le même toit que l'être aimé.
(1) Autour de Nohant. Paris, Calmann-Lévy, 1898, p. 14.
CHAPITRE 11
(1889-1842)
L'été 1839 à Nohant. — L'appartement de l;i nie Pigalle, L6. - Récits
de Gutzkow, Louis de Loméme, Balzac, G utmann, etc. • Mme Marliani
Delacroix Henri Urine et Joseph I )ess;iner. — Cari —Mme Dor-
val et Bocage. Cosima. — L'été de 1840 à Paris. — Visite de Gutzkow.
Voyage à Cambrai — Difficultés financières. — L'hiver de 1840-41. —
Les amis polonais. — Lettres inédites de Mickiewicz. — Une page du
Journal de Piffo'èl et des Impressions et Souvenirs. — Un petit incendie.
Loménie en fumiste. - Concert de Chopin. — L'été de 1841. — M. et
Mme Viardot.
Arrivée à Noliant, la première chose que lit Mme Sand fut
d'inviter son ami, le docteur Gustave Papet,pour lui faire minu-
tieusemenl ausculter Chopin et le placer sous son observation
permanente. Papet ne découvrit chez Chopin aucun indice de
phtisie, mais bien une maladie chronique du pharynx qu'il ne
pouvait promettre de guérir, sans que, — selon lui, — elle pré-
sentât rien d'alarmant. Il conseilla le repos à la campagne et
un traitement quelconque fort prudent. Le projet de se fixer
à Paris fut donc abandonné jusqu'en automne et on décida de
passer l'été à Nohant. Le vieux château vécut alors d'une vie
monotone, tranquille et douce, comme George Sand le déclare
dans sa lettre inédite du 15 juin 1839 à Mme Marliani :
Bienchère^Lolo,
... Du reste même vie de Nohant, monotone, tranquille et douce.
Mon préceptorat avec Maurice et Solange dure tous les jours, même
le dimanche, depuis midi jusqu'à cinq heures. On dîne en plein air,
les amis viennent tantôt l'un, tantôt l'autre, on fume, on jase, et le
soir, quand ils sont partis, Chopin me joue du piano entre chien et
loup, après quoi il s'endort comme un enfant en même temps que
102 GEORGE SAND
Maurice et Solange. Moi, je lis Y Encyclopédie et je prépare ma leçon
du lendemain. Vous voyez, qu'après cela, à moins que je ne vous
parle du progrès social et religieux depuis V établissement du christia-
nisme, de la vie de Cassiodore ou de Clément d'Alexandrie (1) et autres
drôleries que vous connaissez beaucoup mieux que moi, je n'ai rien
à vous dire qui vaille la peine d'être écrit...
Tous les amis berrichons de Mme Sand saluèrent avec enthou-
siasme la rentrée au bercail de leur amie : les Duvernet, les
Fleury, Néraud, Papet, Planet, la famille Rollinat qui venait
de perdre leur vieux père, et surtout François Rollinat en per-
sonne, qui réclamait, en ce moment, spécialement aide et sou-
tien de la part de son amie Aurore (dite « Oreste »), grâce à une
insipide accusation de quasi-filouterie portée contre lui par des
gens qui voulaient le fane chanter (2). La plupart de ces
amis surent bientôt apprécier Chopin et lui vouèrent un attache-
ment des plus respectueux. Notons, entre autres, que dès cette
époque chacun des correspondants de Mme Sand : les membres
de sa famille, comme ses amis intimes (les frères Rollinat, Hip-
polyte Chatiron, Fleury, Papet et Planet) ; les artistes (par
exemple, Mme Pauline Viardot), comme les amis prolétaires
(Gilland, Magu et Perdiguier) ; les philosophes, comme les poli-
tiques (Leroux, Louis Blanc, de Latouche) ; enfin tous les intimes
de Nohant, comme aussi de simples connaissances, ne terminent
jamais leurs lettres à Mme Sand autrement que par la phrase
sacramentale : « J'embrasse Chopin, Maurice et Solange », ou
bien : « Je salue Solange, Chopin et Maurice », ou encore : « Un
baiser à Maurice, Solange et Chopin », etc. Il nous semble qu'il
ne faut point de commentaires à ces simples et naïves fins de
lettres, elles disent plus que tous les longs raisonnements de
YHistoire de ma vie que nous allons citer, et elles nous peignent
avec des couleurs bien plus chaudes, vivantes et sympathiques
(1) Nous soulignons avec intention ces mots, qui se rapportent à un volume
de V Encyclopédie, fort significatifs et utiles à retenir pour la suite de notre
travail.
(2) C'est à cet épisode tragi-comique et qui, certes, n'aboutit à rien, que
se rapportent la lettre de George Sand du 23 mars (Corresp., t. II, p. 135) et
les trois lettres inédites de Rollinat, l'une sans date, l'autre datée du 19 mars
(le timbre postal porte le 17) et une troisième du 2 avril 1839.
< , i ORGE san h
oe qui apparaît bous la plume de l'auteui de I Histoire bien froi
dément raisonnable, bien artificiellement intentionné et... peu
attrayant. Cos petites fins de Lettrée noua disent qu'à Majorque,
tout comme à Nohanl et à Paris, pendant plus de neuf an ,
c'était une vraie famille qui vivait, famille unie el honnête,
acceptée par tout le monde comme telle, quoique illégitime.
Chopin sut se poser si dignement que jamais personne n'eul
ridée de le traiter eu « héros de roman », ni, encore moins, de
faire des ;illiisioiis à son intimité avec la maîtresse de la mai-
son, ou de feindre de h no rien remarquer». C'était, répétons-
le, nue vraie famille, honorée de tout le inonde, et il eut semblé
un manque d'attention de la part de quelque correspondant,
>'il lie se souvenait point également de tous les membres de celte
famille en écrivant à l'un d'eux. Mais entre tous, ce fut surtout
le frère de Mme Sand, Hippolyte Chatiron, — vers cette époque
définitivement fixé à proximité de Nohant, dans son domaine
de Montgivray, — qui voua une vraie adoration à Chopin. Par
son lin esprit artiste, qui le faisait en tant de points ressembler
à son illustre sœur (ses lettres témoignent d'une vraie nature
d'artiste), par sa verve inépuisable, par son entrain et sa droi-
ture, il gagna aussi le cœur de Chopin qui lui pardonnait volon-
tiers ses petits manques de savoir-vivre et parfois même de
graves forfaits contre toute règle, ce qui arrivait assez souvent
à Hippolyte, lorsqu'il avait sacrifié à Bacchus. Mais pour Chopin
il avait un vrai culte, un sincère attachement, jusqu'à sa mort
il ne le traita qu'avec la plus délicate attention, une vénération
sans bornes, et il sut, avec lui seul, rester toujours dans les limites
du plus parfait respect.
Outre les amis berrichons, Nohant eut cet été la visite de
quelques amis parisiens : Mme Dorval, Grzymala, Emmanuel
Arago, et quelques autres.
Le 15 août, à la fin d'une lettre inédite consacrée à des ques-
tions d'affaires, George Sand ajoute :
... Pressez ce vieux Grzymala; son arrivée est nécessaire à la cure
complète de son petit. Celui-là, du reste, fait des progrès merveilleux
à Nohant, cette vie lui réussit enfin. H a un beau piano et il nous en-
104 GEORGE SAND
chante du matin au soir. Il a fait des choses ravissantes depuis qu'il
est ici... (1).
... Donnez à Tablé, en plus de mes 40 francs, 10 francs pour Chopin
et 5 francs pour Rollinat, total 55 francs, en attendant mieux.
Le 24 août, Mme Sand écrit encore à Mme Marliani :
Chère amie, Chopin est toujours tantôt mieux, tantôt moins bien,
amais mal, ni bien précisément. Je crois bien que le pauvre enfant
est destiné à une petite langueur perpétuelle; son moral, heureuse-
ment, n'en est point altéré. Il est gai dès qu'il se sent un peu de force,
et quand il est mélancolique, il se rejette sur son piano et compose
de belles pages. Il donne des leçons à Solange, qui, sous tous les rap-
ports, montre un grand développement d'intelligence...
... S'il me reste encore cent francs chez vous, veuillez les remettre
à M. de Lamennais pour notre petite affaire (2).
Dans l'une des lettres de cet été, Chopin prie Fontana de lui
envoyer un « Weber à quatre mains », il est fort probable que
ce fut pour l'exécuter avec Solange, ou avec Mme Sand elle-
même. Mais, en tout cas, si même elle ne s'occupa point de
musique avec lui pratiquement, Chopin trouva en elle une
auditrice si sensitive, si pleine de compréhensoin profonde, qu'il
joua pour elle comme pour son aller ego; à dater de cette époque,
il soumit à son jugement toutes ses nouvelles compositions, lui
demandant son opinion, et il se livra volontiers devant elle à
des expansions sur tous les événements musicaux, les œuvres
et même les- procédés techniques particuliers de tel ou tel auteur.
Or, nous savons comment George Sand, pendant toute sa vie,
savait écouter.
« Sie ist eine feine Horclierin, elle est une fine écouteuse »,
avait dit d'elle Heine (3). Et effectivement, nous trouvons dans
Consuelo, comme dans Cari, dans le Château des Désertes comme
(1) Nous savons par les lettres de Chopin à Fontana, qu'en cet été de
1839 le grand musicien termina sa Sonate en si bémol mineur, le second
Nocturne de Top. 37 (Sol majeur), les trois Mazurkas de l'op. 41 (sauf le
première, composée à Valdemosa) en si majeur, la bémol majeur et do dièze
mineur, et enfin qu'il s'occupa à corriger l'édition des Œuvres complètes de
J.-S. Bach.
(2) Inédite.
(3) Lulèce. premier volume de l'édition allemande, p. 300.
GEO \M»
dans les Impressions et Souvenirs le écho de paroles el des
impressions <l<i Chopin. El voici maintenant le jugement <l».
Mme Sand sur le génie musioal "le son ami, que noua avions déjà
cité <'H partie :
Le génie de Chopin est le plus profond el le plus plein de sentiment
el d'émotions qui ;iii existé. Il a fail parler à un seul instrument la
langue de l'infini; il a pu souvent résumer en dix lignes, qu'un enfant
pourrait jouer, des poèmes d'une élévation Immense, des drames
d'une énergie sans égale. Il u'a jamais eu besoin de grands mo
matériels pour donner Le mot çle Bon génie. Il ne lui ;i fallu ni
phones, ni ophicléides (1) pour remplir L'âme de terreur; ni orgues
d'église, ni voix humaine pour la remplir de foi et d'enthousiasme.
11 faut di1 grands progrès dans le goûl e1 l'intelligence de l'art pour
que ses œuvres deviennent populaires. Un jour viendra où l'on orches-
trera sa musique sans rien changer à Ba partition de piano, et où tout
le monde saura que ce génie aussi vaste, aussi complet, aussi savant
que celui des plus grands maîtres qu'il s'était assimilés, a gardé une
individualité encore plus exquise que celle de Sébastien Bach, encore
plus puissante que celle de Beethoven, encore plus dramatique que
(•elle de Weber. 11 est tous les trois ensemble, et il est encore lui-même,
c'est-à-dire plus délié dans le goût, plus austère dans le grand, plus
déchirant dans la douleur. Mozart seul lui est supérieur, parce que
Mozart a en plus le calme de la santé, par conséquent la plénitude
de la vie.
Chopin sentait sa puissance et sa faiblesse. Sa faiblesse était dans
L'excès même de cette puissance qu'il ne pouvait régler. Il ne pouvait
pas faire, comme Mozart (au reste Mozart seul a pu le faire), un chef-
d'œuvre avec une teinte plate. Sa musique était pleine de nuances et
d'imprévu. Quelquefois, rarement, elle était bizarre, mystérieuse et
tourmentée. Quoiqu'il eût horreur de ce que l'on ne comprend pas,
des émotions excessives l'emportaient à son insu dans des régions
connues à lui seul. J'étais peut-être pour lui un mauvais arbitre (car
il me consultait comme Molière sa servante), parce qu'à force de le
connaître, j'en étais venue à pouvoir m'identifier à toutes les fibres
de son organisation. Pendant huit ans, en m'initiant chaque jour au
secret de son inspiration ou de sa méditation, son piano me révélait
(1) Allusion à Berlioz. W. Stassow dit dans son Art au dix-neuvième
siècle : « En 1837, Berlioz fit exécuter au dôme des Invalides son Requiem...
il y employa des moyens orchestraux jamais encore vus ni entendus, pour
peindre les tableaux de la vie transsépulcrale, du reste, nullement mons-
trueux eux-mêmes (16 trombones, 16 trompes, 5 ophicléides, 12 cors, 8 panes
de timbales, etc.). »
io6 GEORGE SAND
les entraînements, les victoires ou les tortures de sa pensée. Je le
comprenais donc comme il se comprenait lui-même, et un juge plus
étranger à lui-même l'eût forcé à être plus intelligible pour tous... (1).
Un peu plus loin, George Sand ajoute encore :
Rien ne paraissait, rien n'a jamais paru de sa vie intérieure dont
ses chefs-d'œuvre d'art étaient l'expression mystérieuse et vague, mais
dont ses lèvres ne trahissaient jamais la souffrance... (2).
Mine Sand nous donne, de plus, des détails extrêmement pré-
cieux sur la manière de travailler de Chopin :
... Sa création était spontanée, miraculeuse. Il la trouvait sans la
chercher, sans la prévoir. Elle venait sur son piano, soudaine, complète,
sublime, ou elle se chantait dans sa tête pendant une promenade,
et il avait hâte de se la faire entendre à lui-même en la jetant sur l'ins-
trument. Mais alors commençait le labeur le plus navrant auquel
j'aie jamais assisté. C'était une suite d'efforts, d'irrésolutions et d'im-
patience pour ressaisir certains détails du thème de son audition : ce
qu'il avait conçu tout d'une pièce, il l'analysait trop en voulant l'écrire,
et son regret de ne pas le retrouver net, selon lui, le jetait dans une
sorte de désespoir. Il s'enfermait dans sa chambre des journées entières,
pleurant, marchant, brisant ses plumes, répétant ou changeant cent
fois une mesure, l'écrivant et l'effaçant autant de fois, et recommen-
çant le lendemain avec .une persévérance minutieuse et désespérée.
Il passait six semaines sur une page pour en revenir à l'écrire telle
qu'il l'avait tracée du premier jet... (3).
Comme ces lignes nous peignent merveilleusement le procès
de création chez un « artiste exigeant envers lui-même (4) »,
qui, comme un joaillier, taille et polit sans relâche, minutieuse-
ment et avec la plus grande tension de toutes ses forces, les
diamants trouvés quasi spontanément dans les trésors de son
âme ! Combien cette facilité, cette spontanéité d'inspiration pre-
mière et ces essais toujours renouvelés, ces tourments, ces indé-
cisions, ces doutes et enfin cette sévère critique de son œuvre
et cette méticuleuse persévéranpe à donner une forme finale et
(1) Histoire de ma vie, t. IV, p. 440.
(2) lUd., p. 46 9.
(3) Ibid., p. 470-471.
(4) Mot de Pouchkine.
GEO '• M >
Irréprochable à oette inspiration, combien tout cela noua peint
aussi le caractère * I « * Chopin !
On travailla donc beaucoup à Nohant, cet été de L839, les
adultes el Les enfants, mais Mme Sand dul bientôt Be convaincre,
comme du reste cela lui étail déjà arrivé L'année précédente,
qu'à elle Beule elle ue viendrait pas à bout de L'éducation el
de L'instruction de bob enfants. Ceci, d'autant plus que Solange,
oomme nous L'avons déjà dit, toul en Be distinguanl par une
rare intelligence et de grandes capacités, désespérait sa mère
par sa paresse el son entêtement Cela fatiguait et chagrinait
tellement Mme Sand qu'elle se sentait incapable de travailler,
et pourtant il Le fallait bien, surtout vu les dépenses toujours
croissantes et Les difficultés survenues dans la gestion de son
domaine et de ses affaires pécuniaires. Elle écrit par exemple
le 20 août à Mme Marliani (1) :
Nohant, 20 août 1839.
Chère amie, voici un mot de Chopin pour M. Pleyel, il est écrit depuis
trois jours, et je n'ai pas eu la force de vous écrire trois lignes tant
je suis accablée de travail et de souffrance. Mon ancien mal de foie
ou du moins des douleurs dans le flanc (que j'appelle ainsi) sont reve-
nues avec intensité. Si vous venez me voir, je vous conterai aussi
tous mes désastres d'argent et vous verrez quelle vie de cheval je suis
forcée de mener au grand détriment de ma santé...
C'est alors que Mme Sand se décida à s'installer quand même
à Paris, pour l'hiver, et à prendre des précepteurs pour ses enfants.
Chopin devait aussi rentrer à Paris en automne parce que ses
ressources consistaient surtout en leçons de musique qu'il don-
nait à une quantité d'élèves, tous plus ou moins bien nés. Or,
il avait rompu le bail de son appartement précédent ; Mine Sand
aussi n'avait pas de domicile constant à Paris, et lorsqu'elle
y arrivait, en ces dernières années, elle descendait tantôt à l'hôtel,
tantôt chez Mme Marliani (2), tantôt enfin chez Didier. C'est
(1) Inédite.
(2) V. par exemple la lettre inédite du 20 septembre 1839 à Mme Caza-
majou.
io8 GEORGE SAND
pour cela que toutes les lettres de Chopin à Fontana, datées
de l'été de 1839, sont pleines de prières de chercher deux appar-
tements : l'un pour lui-même, l'autre pour« Mme Sand»" ou pour
« George », et des plus précises indications sur le nombre néces-
saire de chambres pour elle, sur leur distribution respective,
sur la condition obligatoire qu'il « n'y ait à proximité ni forge,
ni aucun atelier d'artisan avec bruit ou fumée », et sur la pré-
férence à donner à un petit hôtel ou une petite dépendance
au fond d'une cour. Chopin donne même des indications sur
la couleur du papier de chaque chambre, sur l'expresse condi-
tion que les planchers soit recouverts de parquets, etc., etc. Et dans
l'une de ces lettres il ajoute qu'il avait déjà écrit à Grzymala
par rapport à cette affaire « qui me regarde, car c'est tout comme
si cela me regardait personnellement ». Une autre fois Chopin écrit
encore à Fontana qu'il avait si heureusement trouvé un loge-
ment pour lui, Chopin, que c'est chez lui qu'on allait diriger
le « portier de la maison de George » (c'est-à-dire de l'hôtel
de Narbonne, rue de la Harpe) (1), pour qu'ils s'entendent
ensemble à chercher quelque chose pour elle. Enfin par les
efforts réunis de Fontana, de Gzrymala et d'Emmanuel Arago on
trouva deux appartements : un, rue Tronchet, 5, pour Chopin,
l'autre, rue Pigalle, 16, pour George Sand ; ce dernier composé
de deux pavillons, séparés de la rue par un assez vaste et
joli jardin, et Chopin écrit à Fontana, visiblement convaincu
que ses paroles seront pour lui <* le comble de l'agrément » :
... Nous te prions de prendre immédiatement ce logement. Elle
te considère connue le meilleur et le plus logique de nos amis...
On serait tenté de croire, d'après la Correspondance imprimée
de George Sand, qu'elle ne s'était logée rue Pigalle qu'en janvier
1840, car nous y trouvons à la date du « 1er janvier 1840 » une
lettre à Gustave Papet, où elle lui annonce qu'elle est depuis
« quelques jours seulement » installée, après de longs ennuis
avec les tapissiers, les serruriers, etc., etc.. mais c'est une simple
(1) Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 292, 322.
GEORGE SAND 10g
erreur, car d'abord 'a lettre elle-même n'est poinl de janvier I
mais du lrr novembre L839, e1 puis o'est effeotivemenl en oc-
tobre, que George Sand el Chopin quittèrenl Nohant, ol quoi-
qu'elle dûl passer plusieurs jours dans uu Logement point
arrangé ou les passer dans L'appartement de Chopin, c'est pour-
tant bien en octobre qu'elle prit possession de sou nouveau Logi .
Chopin écrit à Fontana dans Los premiers jour-; d'octobre :
Lundi
Cher ami, je serai à Taris dans cinq OU six jours; fais hâter toul
ce « | ni est possible, ou que je trouve au moins une seule chambre
tendue de papier et un lit préparé, .l'ai pressé mon départ, car la pré-
sence de George Sand à Paris esl indispensable à cause de sa pièce (1).
Mais (pie cela reste entre nous. Nous avons décidé notre départ pour
après-demain... de sorte que je te verrai mercredi ou jeudi... Tu es
vraiment inappréciable. Loue rue Pi^allc les deux maisons, sans plus
rien demander à personne. Hâte-toi. Si à cause de la location des deux
maisons à la fois tu parviens à faire baisser le prix, c'est bon, sinon,
loue-les quand même pour deux mille cinq cents francs. Je t'écrirai
encore avant mon départ...
Mardi le 8 octobre, Chopin lui écrit encore :
Après-demain, jeudi, à cinq heures du matin, nous partons, et
vendredi, à trois ou quatre, et sûrement déjà à cinq heures, je serai
rue Tronche!.. .
Dans une lettre inédite à Mme Marliani, écrite ce même 8 oc-
tobre 1839, George Sand écrit de son côté :
Chère bonne, je pars après-demain matin jeudi, et je serai à Paris
(nous irons après-demain coucher à Orléans), si nous n'avons pas d'en-
combre, vendredi de 4 à 5, 6, 7, 8, 9, 10, selon que la poste ira bien, mais
à coup sûr le plus tôt possible...
H est évident que non seulement ces deux lettres furent
écrites et envoyées simultanément, mais encore il est fort pro-
bable que les deux correspondants les avaient écrites à la même
table et qu'ils se communiquaient à haute voix leur rédaction.
(1) Le drame de Cosima, qui ne fut joué qu'au printemps de~1840.
no GEORGE SAND
Il est aussi évident que George Sand arriva à Paris simultané-
ment avec Chopin le 11 octobre. Quant à son appartement,
elle y passa sinon ce même jour, du moins en octobre encore.
Elle écrit à Girerd (1) :
Paris, octobre 1839.
Mon bon frère, il y a des siècles que je veux t'écrire et je vis dans
un tourbillon d'affaires et de travail si assommant, que j'attends
toujours une heure de calme pour causer avec toi. C'est un bonheur
que je ne voudrais pas empoisonner par mille sottes interruptions et
mille tristes préoccupations. Mais qu'une lettre est peu de chose et
dit mal ce qu'on se dirait dans le bon laisser aller du coin du feu ! Tu
devrais, bien maintenant que je suis enfin installée chez moi à Paris,
venir y faire une promenade et passer quelques bonnes Journées avec
moi.
Dans une lettre inédite à sa sœur Caroline Cazamajou, elle
écrit le 1er novembre 1839 :
Ma bonne sœur, je suis installée à Paris pour tout l'hiver. Écris-
moi rue Pigalle, 16. Je t'embrasse ainsi que ton mari.
Dans les lignes de sa lettre à Papet que nous avons mention-
née plus haut :
Cher vieux, je suis enfin installée rue Pigalle, 16, depuis deux jours
seulement, après avoir bisqué, ragé, pesté, juré contre les tapissiers,
serruriers, etc.. Quelle longue, horrible, insupportable affaire que de
se loger ici !
Ces lignes, si même elles dataient de janvier 1840, ne se rap-
porteraient qu'à V arrangement intérieur de l'appartement.
Chopin s'installa donc en octobre rue Tronchet, Mme Sand,
rue Pigalle ; mais, comme on peut bien se l'imaginer, cet ordre
ne dura pas bien longtemps. Us se convainquirent bientôt
qu'il était impossible de vivre séparément après un an d'exis
tence commune en Espagne, à Marseille et à Nohant. Sous le
prétexte du danger auquel serait exposé la santé de Chopin
(1) Corresp., t. II, p. 147.
IRGE S AND iii
par des allées et venues continuelles, après des leçons fatigantes,
et par les rentrées dans un fiacre glacé <l;ms son appartement
non moins humide et glacé, Chopin se transporta rue Pigalle
ol s'installa à l'étage inférieur du pavillon occupé par Maurice,
tandis que Mme Sand et sa fille occupaient le pavillon vis-à-vis :
tout le inonde se rassemblait pour dîner soit chez elle, BOil chez
( Ihopin.
Son appartement, Chopin I»1 céda à son and le docteur Jean
Matns/A'nski. Toutefois, Lorsque Chopin rentrait à Taris seul,
et que Mme Sand restait encore à Nohant, il descendait quel-
quefois chez son ami, comme on le voit par cette lettre inédite,
la première des seize que nous publions ici :
Le paj ier est aux initiales de Jean Matuszynski : ./. .1/.; sur
le timbre : 25 sept 1841.
Madame George Sand
château de Nohant, près Lachâtre (Indre).
Me voilà rue Tronchct, arrivé sans fatigue. H est 11 heures du
matin. Je m'en vais rue Pigale (sic). Je vous écrirai demain, ne m'ou-
bliez pas.
Ch.
J'embrasse vos enfants.
Samedi.
Tout ce que nous trouvons dans YHistoire de ma vie se rap-
portant à cette installation en commun, voire : les motifs qui
forcèrent George Sand à « accepter » Chopin parmi les membres
de sa famille, lorsqu'il « s'était fait l'idée de fixer son existence
auprès de la sienne », et lorsqu'elle eut à « débattre dans sa
conscience » cette question sérieuse ; « l'effroi » qu'elle éprouva
« en présence d'un nouveau devoir à contracter », d'une nouvelle
fatigue « dans sa vie déjà si remplie et si accablée de fatigue »,
de la nécessité de soigner un malade de plus, ayant déjà un
malade sur les bras (Maurice); puis l'assertion qu'elle « n'était
pas illusionnée par une passion », qu'au contraire, elle était
très effrayée à l'idée qu'une grande passion (« cette éventualité
de son âge, de sa situation et de la destinée des femmes
ii2 GEORGE SAND
artistes, surtout lorsqu'elles ont horreur des distractions passa-
gères ») pût « la distraire de ses enfants », mais que « la tendre
amitié que lui inspirait Chopin » lui semblait un « moindre
danger et même un préservatif contre des émotions qu'elle ne
voulait plus connaître »; qu'enfin elle et Chopin furent ainsi
« poussés par la destinée dans les liens d'une longue association »,
— tout cela nous paraît un essai absolument manqué et fort inu-
tile de donner l'explication d'un fait, qui n'avait pas besoin d'être
expliqué, et de lui donner une apparence qui ne pouvait tromper
personne.
Ces pages de YHistoire de ma vie nous sont déplaisantes au
plus haut point, car il n'en existe peut-être point d'autres aussi
aptes à donner raison aux épithètes favorites de « raisonneuse »
et même d' « hypocrite » que les ennemis de George Sand
aiment tant à lui octroyer et qu'elle ne mérite nullement, en
général. Nous nous permettons quand même de la disculper
en cette occasion, en répétant d'abord ce que nous avons dit
dans le tout premier chapitre de ce travail : les tours de phrases
« diplomatiques » et les réticences étaient imposés à l'auteur
de YHistoire de ma vie comme à l'auteur des Mémoires de Cathe-
rine II par la modestie inhérente et obligatoire à leur sexe.
Secondo : la fin de YHistoire de ma vie s'imprimait à une époque
où Maurice Sand était non seulement un adulte, mais frisait
la trentaine déjà; il haïssait Chopin, il était choqué par tout
ce qui rappelait les rapports de sa mère et du grand musicien
polonais, on peut donc croire que c'était pour être agréable à
son fils que Mme Sand émit dans les dernières pages de son
œuvre ces considérations inutiles et qui ne peuvent qu'em-
brouiller le lecteur. Nous ne les critiquerons ni ne les réfu-
terons point, nous nous bornerons à conseiller à tout lecteur
de YHistoire de ne lire les pages 452-474 qu'armé de ce «lor-
gnon de critique » — dont parle Pouchkine — et nous nous tour-
nerons maintenant vers la description de la vie et du logement
de Mme Sand dans la rue Pigalle, d'autant plus que nous
avons sous la main plusieurs lettres et mémoires des personnes
qui visitèrent Mme Sand et Chopin pendant les trois années
GEORGE SAND "3
qu'ils y habitèrent le n" L6, d'ootobre L839 à l'hiver I
citons d'abord le passage des Lettres parisiennes de Gutz-
kow (h, où il raconte son premier pèlerinage manqué chez
Mme Sand, grâce auquel pourtant nous pouvons nous faire
une idée tirs iicl le de cette petite oasis abritée, au beau milieu de
la grande ville bruyante, que les amis de Chopin surent trouver
pour la grande romancière avide de silence et d'espace libre,
de quelque chose lui rappelant sa chère campagne.
Je suis venu à Paris, dit Gutzkow (2),pour voir les hommes célèbres
de la France, pour me réjouir de la joie de son peuple, pour m'éprou-
\ei à sa douleur... .l"ai déjà vu certaines choses, j'en verrai encore
beaucoup, mais je dois avouer (pie, di'< le premier pas que j'ai fait
dans les rues, je tus hanté par la nostalgie de voir George Sand. Il est
inutile qu'on observe (pie George Sand est le plus cclèbre_des poètes
i'iançais vivants. 11 est inutile qu'on admire ce qui serait intéressant
pour tout le monde. La vue d'une femme qui surpasse par la profon-
deur de ses idées, par la poésie dé ses tendances, par l'éclat de ses
images tout ce qui pourrait rivaliser avec elle en France, la vue de
cette femme doit charmer tout le monde, même les ennemis. Elle
a écrit i\v> œuvres qui ne sont qu'un repos après des œuvres sérieuses,
mais ce n'est pas uniquement la perfection de ces créations qui nous
attire vers elle. C'est le dévouement libre à une idée, c'est le sacrifice
de tout égoïsme, même celui de tout préjugé et de toute tradition, ce
sont les élans les plus nobles du sentiment. Elle vit retirée. Elle se
dévoue à soigner le musicien Chopin qui est souffrant depuis plusieurs
années. Elle craint la curiosité des importuns, qui admiraient en elle
non la loi de la belle Nature, mais une exception à la règle. Et elle est
parfaitement défiante envers les touristes. On l'a peinte et exposée en
caricatures grotesques. On n'a pas respecté ses secrets, ses confidences.
On lui avait demandé des audiences et puis attiré dans des sphères
où nous sommes tous rien que des humains, on l'a trahie et livrée à la
médisance des « Souvenirs de voyages ». Et pourtant je suis attiré
vers elle. Je ne voudrais voir que le milieu où elle règne, connaître
ce que regardent ses yeux lorsque, fatiguée par son travail, elle ouvre
sa fenêtre pour rafraîchir sa poitrine par une bouffée d'air.
(1) Charles-Frédéric Gutzkow, poète dramatique et publiciste allemand
célèbre, l'un des représentants de la \ Jeune Allemagne », auteur de Uriel
Acosta. etc. Né en 1811, il est mort en 1878.
(2) Dans sa Lettre de Paris du 29 mars 1842. Œuvres complètes de Charles
Gutzkow. t. XII. Lettres parisiennes, 1842. Impressions parisiennes, 1846.
H4 GEORGE SAND
Le désir de voir ne fût-ce que son appartement m'emporta. C'est
rue Pigalle, 16, tout près de chez moi, non loin de la Notre-Dame de
Lorette. Je marche. Paris prend un air nouveau aux abords de la rue
Pigalle. Je vois ici que, même à Paris, on peut avoir des maisons de
campagne avec jardins. Je passe devant la rue des Martyrs, par la
rue Fontaine, où une gaie petite place est entourée de villas dans le
plus beau style italien et où demeure Thiers ; je prends à gauche la
rue Pigalle n° 20, n° 18, n° 16. — Numéro 16! Le cœur me bat. Une
grande maison nouvelle. H y a un jardin derrière, je le vois bien, mais
la maison est fermée. H y a un verrou devant le mystère, un mur de
forteresse qui ne me permet pas même d'apercevoir les jalousies de
ses chambres. C'est alors que je lis sur la porte un écriteau ainsi conçu :
Petit appartement à louer pour un garçon. Je vais jouer une petite
farce.
— Il y a une chambre à louer?
— Pour deux cents francs, dit la concierge.
— Où se trouve-t-elle?
— A l'entresol.
— Elle donne de l'autre côté?
— Non, monsieur, ici.
C'était malheureux. Je vis par la porte cochère uu petit jardin et
au fond le pavillon habité par George Sand.
— Monsieur veut-il voir la chambre?
— Montrez-la-moi. C'est ainsi que je pus rester plus longtemps à
contempler l'endroit où furent écrits : Spiridion, le Compagnon du tour
de France et peut-être Mauprat.
La concierge monta.
— Voici la chambre, monsieur !
Elle était spacieuse, peinte à neuf, sans meubles, basse, assez bon
marché pour les deux cents francs, mais ses fenêtres donnaient de ce
côté, sur la rue, au soleil, et non sur l'ombre du jardin. Lorsque des
bonshommes louent quelque chose, et veulent dire le froid non en
une forme donnant quelque espoir aux pauvres gens qui attendent
qu'ils aient trouvé ce qui leur convient, ils disent : « Je reviendrai. »
— Je reviendrai, madame.
Déjà tourné vers la porte, je demandai :
— N'est-ce pas ici que demeure George Sand?
— Dans le pavillon, monsieur.
Habiter près de George Sand ! cela vaut bien le prix de deux cents
francs !
— Permettez-moi de jeter un crïup d'œil sur le jardin.
Je descendis et regardai le petit jardin. Quelques ormes, quelques
tilleuls, trois ou quatre plates-bandes, mi-préparées pour le printemps.
GEORGE s A NI) 115
L'endos qui Be revêtira bientôt de verdure n'e I pas grand, mai il
v ;i ,'i oôté plusieurs petits enclos pareils, ce qui forme une vui large
sur L'espace. Les oiseaux de là-bas viennent se poser sur les arbres
ici. Les lilas d'ici embaument l'air de Là bas. La chenille qui vit le
jour dans le troisième jardinet là-bas, peut devenir chrysalide dans
le jardin voisin h papillon ici dans !•' jardin de George Sand,
comme un petit coin de oature en mosaïque, formé de tous Les enclo .
un paysage fait à La Fourier, un phalanstère naturel. El je voit qu'il
\ a à Paris des endroits où l'on peut, sinon devenir poète, au moins
en rester un, si on l'est déjà. La concierge comprit parfaitement l'in-
térêt qu'éveillait en moi cet endroit et ne m'empêcha pas de rester
un peu Longuement au jardin. Les jalousies riaient baissées. I e I
là qu'habitait un cœur malade Au milieu de la cohue parisienne, un
petit enclos paisible pour y aimer, y écrire et y mépriser le inonde !
Oui, c'est une grande chose que la puissance morale d'un homme, lors-
qu'elle est secondée par la nature. A la face des monts, à la face de
la mer, même à L'ombre bruissante des quelques tilleuls à travers les-
quels brille la lune, — on a plus d'audace que dans un salon où règne la
médisance. Je me représentai cet enclos idyllique par une nuit étoilée
et tout couvert de fleurs printanières, et je compris l'esprit qui pénètre
les écrits de cette tenime célèbre. Je compris son courage à lutter contre
les verdicts du monde. Je compris que parfois le voisinage de la Divi-
nité nous fait oublier l'absence des hommes. Je regardais tout autour
de moi, profondément ému dans rame: je sentais que même ceux qui
n'aiment pas, qui attaquent George Sand, que même eux, ils auraient
vénéré le triomphal silence qui l'entoure. Mais ce qui n'aurait été
pour eux qu'affaire de curiosité était pour moi un acte de piété...
M. Louis de Loménie, le critique connu qui faisait alors pa-
raître une série de biographies d'hommes célèbres sous le mo-
deste titre : « Les contemporains illustres, par un homme de rien »,
et dont Yinterview avec Mme Sand sera cité plus loin, visita la
rue Pigalle quelques mois avant Gutzkow, probablement dans
l'hiver de 1840-1841 ou à l'automne de cette dernière année et
c'est ainsi qu'il décrit la maison même de George Sand.
... J'arrive du fond de la Chaussée d'Antin dans une rue silencieuse
et solitaire que je ne vous nommerai pas par la raison que je ne suis
pas le « Dictionnaire des vingt-cinq mille adresses »; j'entre dans une
maison de belle apparence ; on me conduit dans un jardin ; au fond de
•ce jardin, à droite, on m'indique un petit pavillon isolé; je frappe h
la petite porte de ce petit pavillon, on m'ouvre, on me fait monter
n6 GEORGE SAND
par un tout petit escalier et je me trouve dans une petite antichambre
qui ressemblait à l'antichambre de tout le monde... (1).
Pourtant si l'antichambre du petit pavillon « ressemblait à
l'antichambre de tout le monde », l'arrangement et l'ameuble-
ment du logis portaient, au dire de Balzac, en toutes lettres la
signature de ses propriétaires. Le frère de Mme Hanska lui ayant
faussement raconté qu'il était allé chez George Sand, et qu'il n'y
avait rien pu apprendre sur Balzac, vu la « brouille » qui serait
survenue entre ce dernier et la grande romancière, et autres bille-
vesées pareilles, l'auteur du Père Goriot écrit à son « Étrangère »
en mars 1841 (2) :
On me dit qu'il y a ici un de vos cousins, mais il ne me cherche pas
plus que ne l'a fait votre frère. George Sand, chez qui je vais assez sou-
vent, lui aurait bien dit où me trouver. Ce cousin me paraît très gobe-
mouche, il gobe une foule de sottises sur moi, à en juger par ce qu'on
m'a dit de lui. Avouez, chère, que votre frère a joué, de bonne volonté,
de malheur, car George Sand et moi sommes restés assez amis et je
la vois toujours une fois environ par mois. Je mène une vie très retirée
à cause de mes travaux, mais je ne suis pas introuvable pour mes
amis...
15 mars.
Je reviens de chez George Sand, qui n'a jamais vu ni connu Adam
Rzewuski. Je l'ai remuée et interrogée avec la plus grande ténacité,
et comme elle a depuis trois ans Chopin, le pianiste, pour ami, vous
comprenez que l'illustre Polonais, qui se souvient de Léonce et de
son frère (Vitold), aurait su ce que c'était que votre cher Adam. D'ail-
leurs Grzymala, l'amoureux de la Z..., et Gurowski, et tous les Polo-
nais dont elle est farcie sauraient qu'Adam est Adam Rzewuski.
N'ayez pas l'air de savoir ceci, car vous savez que les hommes sont
terribles sur l'affaire d'amour-propre, et vous m'en feriez un ennemi.
George Sarid n'est pas sortie l'année dernière de Paris. Elle demeure
rue Pigalle, 16, au fond d'un jardin au-dessus des remises et des écuries
d'une maison qui est sur la rue. Elle a une salle à manger où les meubles
sont en bois de chêne sculpté. Son petit salon est couleur café au lait
(1) Nous avons déjà cité M. de Loménie dans notre premier volume, à
propos de Dudevant, et signalé dans le cours de notre ouvrage quelques erreurs
biographiques de son récit sur la jeunesse de George Sand. (Cf. George Sand,
sa vie et ses œuvres, t. I, p. 245-49.)
(2) Lettres à V Etrangère.
GEORGE S \ND
"7
Bl Le salon où "'Ile reçoil est plein de rases chinois superbes, pleins de
fleurs, il j .1 toujours une jardinière pleine de fleura; le meuble eel
ver! ; il y ;i un dressoir plein de oui le tableaux de Delacroix,
snii portrait par Calamatta. Interrogez votre frère el sachez s'il :i
vu ces choses-là, qui Boni Frappantes el qu'il esl impossible de ne pas
voir. Le piano esl magnifique el droit, carré, en palissandre. D'ailleurs
Chopin y eel toujours. Elle ne fume que des cigarettes el pas autre
chose. Elle ne se lève qu'à quatre heures : à quatre heures, Chopin a
fini <lc donner ses leçons. <>u monte chez elle par un escalier dit de
meunier, droit et raide. Sa chambre ;'i coucher est brune, Bon lit est
deux matelas par terre à la turque. Eeco contesml Elle a de jolies
petites, petites mains d'enfant Enfin le portrait de l'amoureux de
la /... en oastellan de Pologne est dans la Balle à manger, fait jusqu'au
genou, et rien ne frappe davantage un étranger. Si votre frère se tire
de là, vous saurez la vérité. Mais laissez-vous attraper. — Oh! les
voyageurs !...
Guttman, l'un des élèves favoris de Chopin, dans ses Sou-
venirs cités par Bernard Stavenow (1), parle aussi, quoiqu'en
des termes moins artistement précis et moins pittoresques, des
meubles anciens qui se trouvaient dans le petit salon fort ori-
ginal ; il dit encore que dans la chambre de Mme Sand, un tapis
marron recouvrait tout le plancher, qu'il y avait de beaux ta-
bleaux, des meubles en chêne sculpté, que les murs étaient ten-
dus de reps brun et les fauteuils de velours marron et qu'un
grand lit carré et bas était recouvert d'un tapis de Perse.
Dans une des lettres inédites de Mme Pauline Viardot, datant
de son voyage de noce en Italie, la grande artiste se souvient
aussi du « boudoir sombre et romantique » de Mme Sand.
C'est dans cet élégant petit appartement que Mme Sand vécut
sans en sortir, d'octobre 1839 au printemps de 1841, et c'est
là qu'elle revint par deux fois, après les mois d'été passés à
Nohant, jusqu'à ce qu'elle le quitta définitivement en no-
vembre 1842.
La vie et le travail allaient à toute vapeur dans les murs de
ce petit home. De nombreux précepteurs des deux sexes venaient
chez Maurice et Solange ; aux heures libres la jeunesse s'ébattait
(1) Bernard Stvvexow, les Belles âmss (Schône Geister). Bremen. 1879.
N° 3. U Elève favori dz Chopin (Der Lieblingsschiiler Chopin's).
n8 GEORGE SAND
au jardin, accrue par la présence d'Augustine Brault, — jeune-
cousine que Mme Sand adopta plus tard presque comme uno
fille, — d'Oscar Cazamajou, fils de sa sœur Caroline, et des
enfants de Mme d'Oribeau, une nouvelle amie de Mme Sand.
Maurice commença à s'occuper sérieusement de peinture et
entra bientôt à l'atelier d'Eugène Delacroix, grand ami de
Chopin ; la petite belle Solange prenait des leçons de piano chez
Chopin lui-même. Mais entre temps, embarrassée de ses loisirs et
de ses forces exubérantes, elle faisait ses mille volontés et obéissait
à tous ses caprices, commandait à son frère et à ses compagnons
de jeu et passait des heures entières devant son miroir. Chaque
jour elle devenait plus entêtée, plus raisonneuse, plus pares-
seuse, sachant si bien tenir tête à toutes les exigences des
précepteurs, qu'au bout d'un an Mme Sand dut abandonner
l'idée de faire son éducation à domicile et plaça sa fille d'abord
chez les demoiselles Martin, et plus tard, s' apercevant que ce
n'était pas encore ce qu'il lui fallait, dans le pensionnat de
M. Bascans. M. Bascans se trouva être un excellent pédagogue,
et un homme de beaucoup d'esprit, qui sut intéresser la petite
capricieuse aux sciences qu'on lui enseignait, — elle qui ne
voulait rien apprendre'! — lui donner une nourriture qui con-
venait à son esprit curieux et chercheur et développer ses
capacités le plus susceptibles de quelque culture ; il lui ins-
pira de plus un sentiment tout filial et une confiance qui dura
autant que sa vie. L'historique des relations de Solange et de
Mme Sand avec la famille de M. Bascans est raconté d'une
manière exacte, véridique et précise dans le très intéressant et
très curieux petit livre de M. Georges d'Heilli (Edmond Poin-
sot) la Fille de George Sand (1), qui contient une foule de lettres
de Solange et de Mme Sand à M. et Mme Bascans point parues
dans la Correspondance, mais d'abord publiées par M. d'Heilli
dans la Gazette anecdotique (de 1876, 1881 et 1888) et la Revue
des Revues (de 1899). Ce n'est qu'en l'hiver de 1840-41 toutefois
(1) Nous nous permettrons de noter dans le cours de notre travail les
quelques erreurs de peu d'importance qui se trouvent dans cet élégant petit
volume, édité à 200 exemplaires seulement et très soigné.
GEORGE S AND 1 19
que Solange entra dans l'établissement de M. Bascans; en
L839-40 elle étudia el folâtra encore dans la maison maternelle.
Pendant que 1rs enfanta s'occupaient ainsi. Chopin, de Bon
oôté, donnail des Leçons dans Le pavillon de gauche, et George
Sand se reposait de son travail nocturne; elle se levait tard.
Le soir on se rassemblait clic/. .Mme Sand, «ni dînait ensemble,
puis on causait an coin du l'en, on faisait de la musique, de la
peinture. Presque chaque soir on recevait la visite de quelque
ami parisien, polonais on berrichon, voire même de quelque
admirateur étranger on simplement de quelque curieux. Et tout
comme an temps où Mme Sand habitait sa « mansarde bleue »
du quai Malaquais ou Y Hôtel de France en 1836 (1), combien
de noms célèbres nous trouvons de nouveau parmi les visi-
teurs de son salon ! Mais grâce à Chopin le cercle de ses connais-
sances et de ses amis s" élargit encore, et cela dans deux direc-
tions très différentes : le monde des vrais artistes, et le grand
monde. De retour à Paris après un an d'absence, Chopin devint .
L'attrait de tout ce qui était alors finement artiste, musicien,
poète. Dans son. petit salon se rencontraient constamment,
ensemble ou solo, Mickiewicz et Niemeewicz, Henri Heine et
Delacroix, Le musicien polonais Novakowski, Soliva, Alcan,
Meyerbecr et Dessauer, Franchomme, Moscheles et le nouvel
astre éclatant qui venait de se lever à l'horizon musical :
Mlle Pauline Garcia, la future Mme Viardot. De vieux amis
fréquentaient aussi le maître, tels que : Fontana, Grzymala,
Wodzinski, Matuszynski, et Pleyel avec sa fille; de jeunes
élèves des deux sexes : le petit Hongrois Fieltsch, doué d'un
talent extraordinaire et mort tout jeune ; les Allemands :
Mlles Millier et Guttman, une Irlandaise : Mlle 0' Meara, une
Française : Mlle de Rozières, une Polonaise : la princesse Marce-
line Chartoryska, et une Russe : Véra de Kologrivoff (plus tard
Mme Rubio).
Il voyait aussi fréquemment la foule de ses amis dilettanti
de la haute finance, de la diplomatie et de l'aristocratie :
(1) Cf. le tome II de cet ouvrage, p. 315-51.
120 GEORGK SAND
les Rothschild, le baron de Stockhausen, le secrétaire de l'ambas-
sade autrichienne Leô, la comtesse Komar avec ses deux filles,
la comtesse Delphine Potocka et la princesse de Beauvau, la
comtesse Plater, Mlle de Noailles, la comtesse Ctzerniszeff avec
sa fille, la comtesse Anna Chérémetef, la princesse Sapieha et tous
les Czartoryski, — le prince Adam et la princesse Anna en tête,
qui étaient alors comme les doyens de l'émigration polonaise,
— série de noms qui nous sont devenus presque familiers à
nous autres, pianistes et dilletanti, car c'est à eux que sont
dédiées les plus sublimes œuvres de la muse de Chopin. Et
certes il n'y a pas à s'étonner quç la plupart d'entre eux pas-
sèrent bientôt du pavillon gauche dans celui de droite et y
devinrent familiers. La famille Marliani avec M. de Bonnechose,
Marie Dorval. Bocage, Mme Allart de Méritens (1), les Leroux,
Lamennais, Louis Viardot, Balzac, les Arago, to.us les Berri-
chons et toute une série d'écrivains et de politiques, dont nous
aurons encore à parler plus loin, reportèrent sur Chopin leur
amitié pour George Sand. Il arrivait bien souvent que toute
la colonie de la rue Pigalle se transportait, pour y passer la soi-
rée, chez Mme Marliani qui était comme par le passé la protec-
trice, l'amie, la conseillère et la confidente de toutes les célébrités
qui la fréquentaient. George Sand lui dédia sa Dernière Aldini
en rédigeant sa dédicace en des termes qui font allusion tant
à cette protection exercée par elle envers tous ses amis plus ou
moins illustres, qu'au surnom de Madonna qu'on lui donnait
dans l'intimité :
Alla Signora Carlotla Marliani, consulessa di Spagna.
Les mariniers de l'Adriatique ne mettent point en mer une barque
neuve sans la décorer de l'image de la Madone. Que votre nom écrit
sur cette page, soit, ô ma belle et bonne amie, comme l'effigie de la
céleste patronne, qui protège un frêle esquif livré aux flots capri-
cieux.
(1) Nous parlons plus loin de Mme Hortense Allart de Méritens, célèbre
romancière et écrivain politique,
GEORGE SAND 121
Edouard Grenier raconte, dans ses très curieux Souvenirs (1)
que c'est à l'une de ces soirées chez Mme tfarliani qu'il lif la
connaissance de M Sand el de Chopin, el combien il fut
trappe au premier abord en la voyant si peu loquace, si jeune
encore malgré sa célébrité, moins belle qu'il ne l'avait crue,
mais étrangemenl belle quand même.
.le la trouvais à la fois moins belle et plus jeune que je ne m'y atten-
dais. N'était-elle pas déjà célèbre quand j'étais encore but les bancs
île l'école à Fontenay, et il me semblait en être sorti depuis 31 long-
temps ! Le Fail est qu'elle avait trente-six ans à peine. Courte el replète
de taille. veMir simplement d'une robe noire montante, la tête atti-
rail toute l'attention, et dans la tête les yeux. Ils étaient magnifiques,
peut-être un peu rapprochés, grands, à Larges paupières et noirs, mais
nullement brillant : on eût dit du marbre dépoli ou plutôt du velours;
ce <(iii donnait au regard quelque chose d'étrange, de terne et même
de froid. Ce ton mal de la prunelle était-il naturel ou devait-on l'at-
tribuer à son habitude d'écrire longtemps la nuit, à la lumière? Je
l'ignore, mais ce fut ce qui me frappa tout d'abord. Le front haut,
encadré de cheveux noirs qui se divisaient en deux simples bandeaux,
ces beaux yeux calmes surmontes de fins sourcils, donnaient à sa
physionomie un grand caractère de force et de noblesse que le bas
de la figure ne soutenait pas assez. En effet, le nez était un peu charnu,
ie dessin en était mou, sans belle ligne, vu de face surtout; la bouche
manquait de finesse aussi ; le menton petit, mais appuyé déjà sur un
sous-menton trop apparent, ce qui donne de la lourdeur au bas du
visage. Du reste, une extrême simplicité de paroles, d'attitude et de
geste. Telle m' apparut Mme Sand ce soir-là...
Rien de plus simple que toute sa manière d*être. Xulle coquetterie,
nulle prétention, nulle pose ; elle était le naturel et la modestie mêmes.
En pensant à son amour du théâtre, à ses amitiés d'artistes et d'ac-
teurs, on eût pu s'attendre chez elle à un peu d'attitude et de manières
étudiées. 11 n'y en avait pas trace. En outre, rien dans toute sa per-
sonne ne trahissait la fièvre et l'exaltation poétique de Lclia et des
Lettres d'un voyageur. Tout se passait à l'intérieur, le feu couvait sous
ce front si calme et ces beaux yeux froids si tranquilles, qui n'en lais-
saient rien paraître. Elle causait peu, sans éclat, sans esprit même,
et elle le savait. D'ordinaire, elle était silencieuse et parfois au point
de gêner ses hôtes ou ses visiteurs...
(1) Edouard Grenier,. Souvenirs littéraires : George Sand. {Bévue lieue,
15 octobre 1892, t. L, p. 488-496.)
122 GEORGE SAND
Grenier raconte encore que parmi les nombreux invités il y
avait ce soir, entre autres, Emmanuel Arago, Calamatta, Bo-
cage, et une belle blonde très décolletée qui lui parut fort jeune
et qui se trouva être l'archi-célèbre comtesse Guiccioli, « la
Guiccioli » dont son second mari, M. de Boissy, grand farceur et
grand blagueur, lorsqu'on lui demandait si ce n'était pas une
parente de Mme Guiccioli célébrée par... répondait, paraît-il,
sans broncher : « C'est elle-même, monsieur, elle-même! la
maîtresse de Byron. »
Grenier revint plusieurs fois encore dans le salon de la rue
Pigalle et raconte plus loin qu'on mystifia une fois M. de Bon-
nechose en affublant Maurice — joli adolescent avec de longs
cheveux lui retombant à la Raphaël des deux côtés de la figure
et très ressemblant à sa mère — d'une robe noire, d'une résille,
une rose piquée dans les cheveux, bref en en faisant une jeune
Espagnole à laquelle M. de Bonnechose s'évertua à parler en
mauvais castillan.
Grenier raconte aussi qu'il causait un soir musique avec
Chopin, dans un coin, tandis que Mme Sand qui fumait, selon
son habitude, se promenait en diagonale par le salon, en s'in-
quiétant à peine des nouveaux venus, si ce n'est pour pro-
noncer d'un ton de dédain inimitable lors de l'entrée à grand
frou-frou d'une vieille pimbêche quelconque : « Oh ! la femme ! »
et que tout à coup cette même Mme Sand remarquant que
Chopin s'échauffait trop dans son débat sur la musique alle-
mande avec Grenier, et craignant qu'il ne se fît du mal, lui si
frêle, sortit de son indifférence, s'approcha d'eux et tout mater-
nellement posa sa main blanche et fine sur les cheveux de son
ami, comme pour le calmer... Ces quelques pages de Grenier nous
peignent, mieux que de longs mémoires, le monde intime où se
mouvait Mme Sand à cette époque.
Le mariage de Mlle Pauline Garcia avec Louis Viardot, célébré
au printemps de 1840, apparaît comme le symbole de la fusion
des deux cercles différents qui se côtoyaient soit dans le salon
café au lait de Mme Sand, soit sur le terrain neutre du salon de
l'hospitalière Charlotte, soit enfin autour du « piano carré en
GEORGE S AND 1*3
palissandre dam le petit Baloa de Chopin, kou1 rempli de bibe-
lots élégants. Parmi les nouvelles connaissances, os fut justement
avec Pauline Viardol e1 avec Dessatter que George Sand Be lia
surtout. Cette amitié dura autant que sa rie, devenant toujours
plus grande el plus profonde avec les années.
Quant ;hi\ vieux amis de Mme Sand ce Furent, outre La-
mennais el Leroux, Hein»' et Eugène Delacroix, qu'elle
voyait alors le plus souvent ; elle les connaissait déjà depuis
L838-35, mais à présent elle Be lia plus amicalement avec eux,
(Vaillant que tous les deux adoraient Chopin.
Il existe, parmi les racontars des journaux et les prétendues
« anecdotes historiques », si recherchées par les feuilletonistes
en quête de matières amusantes, une légende qui consiste en
ce qu'après la rupture avec Musset, George Sand aurait voulu
s'emparer du cœur de Delacroix et qu'un beau matin elle se
serait répandue devant lui en plaintes et en récriminations,
espérant attendrir sur ses malheurs le grand peintre, qui jus-
qu'alors était resté indifférent, quoique absolument cordial
envers die. Mais toutes ces manœuvres et ruses n'auraient
abouti à rien : Delacroix, tout à l'achèvement de son nouveau
tableau, maniait ses brosses sans discontinuer, répondant par-
fois par quelque calembour, se taisant le plus souvent, jusqu'à
ce que George Sand s' apercevant que son flirt n'avait aucune
prise sur lui, partit avec un dépit rentré, se disant qu'une fois
en sa vie elle avait perdu bataille et que tous ses charmes étaient
restés inefficaces vis-à-vis de ce nouveau Romain invincible.
Cette anecdote est fausse historiquement et manque de
vérité psychologique. Delacroix ne peignait pas vers la fin
de 1834 en présence de Mme Sand « quelque nouveau tableau »,
mais bien le propre portrait de George Sand, commandé par le
directeur de la Revue des Deux Mondes, portrait qui fut repro-
duit en gravure par Calamatta pour le numéro d'octobre de 1836
de ladite revue et qui jusqu'à nos jours pare le salon de la
rédaction (1).
(1) Cf. notre deuxième volume, p. 398.
124 GEORGE SAND
Voici par parenthèse un billet inédit de George Sand à Dela-
croix, qui se rapporte à cette époque ; il se trouve à la Biblio-
theca Civia de Turin, la copie nous en a été gracieusement
communiquée par M. L.-G. Pélissier.
Monsieur Delacroix
Quai Voltaire, 15.
Je suis encore malade. Si vous ne l'êtes pas demain à votre tour,
voulez-vous remettre la séance jusque-là? Si vous aviez une heure à
perdre de 5 à 6, vous seriez bien aimable de venir la passer chez moi.
Toute à vous,
George.
Vendredi. '
Delacroix fut réellement le confident des doléances de George
Sand lors de l'orageux épilogue de son roman avec Musset,
mais ces lamentations furent bien sincères, parce qu'elle était
alors vraiment désespérée d'avoir perdu le cœur d'Alfred, qui à
ce moment de leur drame ne voulait même pas la revoir (1).
Quant à Delacroix lui-même, non seulement il ne posait pas pour
« un Romain » vis-à-vis de Mme Sand, mais encore c'était lui qui
lui conseillait de chercher un adoucissement à son chagrin extrême
en faisant comme lui, selon sa propre expression, «de pleurer sim-
plement et sincèrement», afin d'épuiser sa douleur et de la réduire
ainsi à sa fin naturelle. Voilà, au moins, ce qu'on peut lire à la
date du 25 novembre 1834 dans le Journal de George Sand
qu'elle envoya à Musset :
... Ce matin j'ai passé chez Delacroix... Je racontais mon chagrin
à Delacroix, car de quoi puis-je parler, sinon de cela? et il me don-
nait un bon conseil. C'est de n'avoir pas de courage. « Laissez-vous
aller, disait-il. Quand je suis ainsi, je ne fais pas le fier : je ne suis
pas né Romain. Je m'abandonne à mon désespoir. Il me ronge, il
m'abat, il me tue. Quand il en a assez, il se lasse à son tour, et il
ne quitte... »
(1) Cf. ce que nous en avons dit dans notre deuxième volume, p. 99,108-118.
Cf. aussi : Véritable Histoire d'Elle et Lui, par le vicomte de Spœlberch
de Lovenjoul, et le volume de Mme Arvède Barine, Alfred de Musset.
GEORGE SAND 125
Pendant les années suivantes de L836 A L889, George Sand
\ rcut bien moins à Paris qu'à Nohant, ;'i la Châtre, en Suisse,
à Majorque, el quand elle se trouvait ;'i Paris elle y était plus
entourée de philosophes et de politiques que d'artistes. Mais
lorsqu'on is;5i) elle y vint s'installer, avec Chopin, non seule-
ment elle ue se souvint pas de quelque prétendu dépit rentré
contre Delacroix, mais bien au contraire, lui gardant une pro-
fonde sympathie comme au confident de ses anciennes douleurs
et comme à on vrai artiste qui la charmait par le culte sévère,
passionné et désintéressé de son art, — elle renoua ses relations
amicales avec le grand peintre — et elles restèrent toujours.
11 Amitié sans nuages», dit-elle à son propos dans YHistoire de ma
vie. Dans ses lettres, dans son journal, dans Y Hiver à Majorque
George Sand parle de Delacroix constamment avec une pro-
fonde et inébranlable sympathie, en des termes qui témoignent
de son admiration pour son talent, pour son dévouement à son
œuvre, pour son exigence sévère envers lui-même et pour la
haute idée qu'il se faisait de Fart. Nous citerons plus loin plu-
sieurs passages de son journal et de sa Correspondance à ce
propos ; nous nous bornerons à dire, dès à présent, que lorsqu'il
s'agit de trouver un professeur qui dirigeât les études artistiques
de Maurice. Mme Sand pensa d'emblée à Delacroix, que même
dans ses œuvres de fiction, par exemple dans Horace (1), elle
chanta sur tous les tons les louanges de l'atelier de Delacroix,
de son école, de sa méthode et de sa personnalité, qu'elle se
souvint de lui dans ses Souvenirs de Majorque (2) et que dans
YHistoire de ma vie, où elle parle souvent en deux ou trois
lignes d'années entières de sa propre vie, elle consacra dix pages
à Delacroix (3). Enfin Mme Sand écrivit sous forme d'une Lettre
à Théophile Silvestre, auteur d'une biographie de Delacroix, un
chaleureux éloge du grand peintre (4). Bref, du commencement
(1) Horace, chap. m et iv, où [l'auteur raconte l'histore de Paul Arsène,
dit le Masaccio.
(2) Hiver à Majorque, chap. iv.
(3) Histoire de ma vie, t. IV, p. 242-252.
(4) Parut dans la collection : Histoire des artistes vivants, études d'après na-
ture, par Théophile Silvestre, 2e livraison : Delacroix. Paris, Blanchard, 1856.
126 GEORGE SAND
jusqu'à la fin de ses relations avec Delacroix, Mme Sand eut
toujours la plus grande vénération pour le célèbre artiste, et sans
partager toutes ses opinions politiques ou certaines idées sur
l'art et la vie, elle ne l'en admirait pas moins complètement
comme peintre et arbitre d'art plastique, et comme un fin con-
naisseur dans les autres branches de l'art, par exemple en mu-
sique. Elle disait toutefois qu'étant un novateur en peinture,
il comprenait parfaitement les innovations musicales ; par contre,
il n'aimait en littérature que le strictement classique, le formel
et le conventionnel. Chopin de son côté ne comprenait que le
conventionnel en peinture. Au fond Chopin et Delacroix, avec
leur culte de l'art, exempt de toute tendance et de tout but
utilitaire, avec leur caractère très renfermé, tous les deux ma-
ladivement sensitifs et impressionnables, s'éloignant également de
la foule, de la politique, de tous les intérêts des partis, de tout
bruit, portés à admirer tout ce qui orne la vie, tout ce qui est
finement élégant, intime et recherché, — ces deux natures se
convenaient bien mieux que celles de George Sand et de Delacroix.
Si on lit la Correspondance et le Journal de Delacroix, on
peut en tirer la conclusion que le grand peintre romantique,
malgré toute son amitié pour Mme Sand, la jugeait parfois
avec beaucoup de sévérité et de pénétration, comme femme et
comme écrivain, et que son amitié pour George Sand et pour
Maurice Sand ne l'empêchait pas de garder au dedans de lui-
même des « jugements réservés », de ne pas se livrer, tandis que
les opinions de Mme Sand sur son compte sont franches, vraies,
entières et respirent un parfait enthousiasme pour le peintre et
une sincère estime pour l'homme.
Heine connut Mme Sand en 1835, dans sa mansarde du quai
Malaquais et même, à son dire, il s'y rencontra avec M. Dudevant
dont nous avons donné plus haut le portrait fort piquant tracé
par lui (1). Dans le Journal intime qui se rapporte à l'automne
de 1834 et fut envoyé par George Sand à Musset, nous trouvons
entre autres la mention « d'avoir rencontré Heine dans la ma-
(1) George Sand, sa vie et ses œuvres, t. Ier, p. 246.
G EORGB S AND '27
tinée (h. Lorsque Mine Sand, retour de Suisse, habita avec la
oomtesse d'Agoull l'hôtel de France, nie Laffitte, duranl l'hiver
de L836-37, elle \ oyail Heine assez fréquemment. Heine étadl alors
déjà un habitué du salon d^ deux femmes illustres, il visitait
non moins souvent celui de Chopin, qu'il admirait franche-
ment, il lui consacra, au printemps de L837, ces pages d'une
poésie si exquise «le la V' Lettre à Auguste Lewald que nous
avons mentionnées plusieurs fois (2).
Presque d'emblée, une vraie et sincère amitié lia les deux
grands écrivains. Et comme Heine dans ses Lettres parisiennes
parle avec la pins grande sympathie de George Sand (ce qui
certes ne l'empêche pas de décocher ses mots, tantôt drôles.
tantôt mordants, an beau milieu de ses phrases les plus cor-
diales), de mémo George Sand consacre au célèbre poète
dans son Journal tir Piffoel une page très précieuse pour tout
curieux d'histoire littéraire, mais aussi pour tout admirateur
■de Heine, une page témoignant d'une profonde pénétration de
la part de George Sand du caractère intime du poète allemand.
Nous ne citerons point ici les passages de Heine sur George
Sand. d'autant plus que nous en avons cité maint extrait (3) et
que nous y reviendrons encore, et surtout parce que ces
pages sont trop connues en Allemagne comme en France (4).
Nous ne voulons point, par contre, nous priver du plaisir de
citer la page inédite du Journal de Piffoel, consacrée au grand
lyrique allemand :
7 janvier 1841. Heine a des mots diablement plaisants. Il disait ce
soir en parlant d'Alfred de Musset : « C'est un jeune homme de beau-
coup de passé. » Heine dit des choses très mordantes et ses saillies
emportent le morceau. On le croit foncièrement méchant, mais rien
n'est plus faux ; son cœur est aussi bon que sa langue est mauvaise.
Il est tendre, affectueux, dévoué, romanesque en amour, faible même
(1) George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 99, 101-102, 108, et enfin
213-214.
(2) IbùL, t. II, p. 345, 350, et le présent tome, p. 28.
(3) V. t. I, p. 4, 11-12, 246; t II, p. 34, 213, 441.
(4) Heines Sàmmtliche Werke; II Band : Lutezia, Franzasische Zustdnde,
S. 282-307, George Sand (1840) und Spâtere Notiz (Notice ultérieure) (1854).
128 GEORGE SAND
et capable de subir la domination illimitée d'une femme. Avec cela, il
est cynique, railleur, sceptique, positif, matérialiste en paroles, à
effrayer et à scandaliser quiconque ne sait pas sa vie intérieure et les
secrets de son ménage. Il est comme ses poésies, un mélange de sen-
timentalité des plus élevées et de moquerie la plus bouffonne. C'est
un humoriste comme Sterne et comme mon Malgache (1). Je n'aime
pas les gens moqueurs, et pourtant j'ai toujours aimé ces deux
hommes-là. Je ne les ai jamais craints et jamais je n'ai eu à m'en
plaindre. C'est qu'ils ont la langue et la main promptes à la satire
pour les méchants travers qu'ils rencontrent, ils ont cet autre côté poé-
tique et généreux qui rend leur âme sensible à l'amitié et à la droiture.
Il y a des gens fort bêtes dont je crains beaucoup la langue, mais je
crois que le véritable esprit n'est jamais méchant qu'avec les
méchants.
Vraiment, j'ai bien plus peur de cette maigre et pointue mijaurée
que... a prise pour femme (2).
Et après ces mots viennent dans le Journal de Piffoel des
esquisses à la plume de trois « amies » — Mmes Didier, Del-
phine de Girardin et d'Agoult — presque féroces et traîtreuse-
ment amicales comme les dames seules_sojii_capables d'en faire,
et un portrait non moins piquant, quoique au fond sympa-
thique, de Mme Hortense Allart, que nous ne donnons pas ici
non plus ; nous reparlerons de tous les quatre à l'occasion d'Ho-
race.
Il est fort curieux à noter que Heine répète presque textuel-
lement ce « je ne l'ai jamais craint » à l'adresse de George Sand,
dans son livre De V Allemagne, lorsque en s'étendant sur le
« danger que présentent les femmes, et surtout les femmes
auteurs et enfin, en particulier, les femmes auteurs qui ne sont
pas jolies », il dit d'abord et comme toujours avec une gouail-
lerie assez équivoque : « Je dois toutefois remarquer immédia-
tement que les femmes auteurs françaises contemporaines les
(1) Jules Néraud.
(2) Sainte-Beuve annonçait à ses amis M. et Mme Olivier, au printemps
de 1839, que « Didier se mariait... avec une amie de Mme Sand», une demoi-
selle belge, « bien posée dans le monde et ayant quelque fortune et encore
plus d'espérances ». (Cf. Correspondance inédite de Sainte-Beuve avec M. et
Mme Juste Olivier, p. 153.)
GEORGE S AND 139
plufl cm vue son! tOUtefl l'oit jolies. Ainsi (ieorge, S;unl, I )<|
phine de Girardin et l'auteur <!<• ['Essai sur le développement du
dogme religieux (1), Mme Merlin, Louise Colet, sont toutes
des dames qui met lent ,'i néant Ions les bons motl sur la dis-
gracieuseté des bas bleus, et auxquelles, en lisant leurs ouvres
Le soir au lit, nous aurions volontiers présenté les témoignages
de noire respect ... n Puis il ajoute, et cette fois redevenant
sérieux : i Comme George Saml est belle et comme elle est peu
dangereuse, même pour les méchants chats qui la caressaient
(rime patte et L'égratignaienl de l'autre, même pour ces chiens
qui aboient le plus férocement contre elle; comme la lune elle
les regarde d'en haut et avec douceur... (2). »
Heine ne put se préserver du sort de tous les hommes émi-
nents qu'Aurore Dudevant avait rencontrés sur son chemin ; il
commença par lui vouer des sentiments plus ardents qui se trans-
formèrent pourtant en simple amitié. Dans les Souvenirs de
Frédéric Pecht, célèbre critique d'art, qui fut d'abord peintre,
nous ne trouvons qu'une allusion passagère à ce sujet. Pecht
raconte ceci : Lorsqu'il peignait le portrait de Heine (entre
1839 et 1841), il leur arrivait souvent de causer littérature, et
à cette occasion, Pecht remarqua bientôt que les écrivains et
les artistes français intéressaient Heine bien plus que les Alle-
mands, et ce n'est pas sans une certaine suffisance qu'il dit à
propos de George Sand, alors à l'apogée de sa gloire : « Nous nous
sommes beaucoup aimés jadis et maintenant encore nous nous
aimons l'un l'autre. » Bientôt après, dit Pecht, Heine mena chez
Mme Sand Laube et ils y rencontrèrent Lamennais. C'est alors
que Laube soutint que toute grande idée ne peut se faire voie
que par des martyres, mais Heine confessa en riant qu'il n'avait
aucune idée de se faire martyr, tout en habitant la rue des Mar-
(1) Heine commet une petite erreur dans le titre de l'œuvre de l'une de
ses amies : la princesse Christine de Belgiojoso fit paraître, en 1846, sous le
voile de l'anonyme, un ouvrage en quatre volumes, intitulé Essai sur la
formation du dogme catholique. (Paris, Renouard.) Balzac, de son côté, appelle
ce livre dans une de ses Lettres à F Etrangère : Essai sur l'établissement du
dogme catholique. (Lettres à V Etrangère, t. II, p. 164.)
(2) Heines Werke, V Band : Ueber Deutschland, p. 2, 4.
i3o GEORGE SAND
tyrfs. « C'était bien là sa vraie manière, comme aussi jadis celle di
Voltaire... (1). »
Ces mots de Heine sur ses sentiments pour George Sand sont-
ils à prendre au pied de la lettre, ne faut-il pas plutôt y voir
sa manière habituelle de se gausser de son monde et de lui-
même? Xous ne sommes pas capables de le décider ; nous croyons
toutefois qu'il aurait dû, pour plus d'exactitude, employer le
pronom à la première personne du singulier, car voici ce que
nous lisons dans une lettre inédite d'Emmanuel Arago à George
Sand, ne portant aucune date, mais écrite, comme on le verra
tout à Fheure, au moment où commençait le procès en sépa-
ration des Dudevant, en 1836 :
... Gustave Papet me dit qu'il est obligé de partir en toute hâte
pour déposer dans ton procès... Mais j'ai mille choses à te dire de la
part de Heine qui est de retour à Paris (2) et que j'ai rencontré avant-
hier aussi gai. aussi gras, aussi réjoui qu'il a jamais été. C'est un brave
garçon qui t'aime beaucoup et que j'aime bien aussi. Il m'a parlé
pendant deux heures de sa cousine et des admirables livres de sa
chère cousine; il se prétend radicalement guéri de la folle passion qui
l'a si cruellement tourmenté l'an dernier... Quant aux épreuves de
Simon, voici ce que j'ai fait. Je suis allé au bureau pour corriger les
dernières, comme tu m'en avais prié. Buloz m'a dit te les avoir envoyées.
En attendant la fin, j'ai revu le commencement qui m'a paru déli-
cieux... je n'ai changé que deux virgules et un accent.
Adieu, sœur chérie.
Ton frère,
Emmanuel Arago.
Comme la déposition des témoins du procès en séparation
des Dudevant eut lieu, ainsi que nous le savons (3), le 14 jan-
vier 1836, et que, d'autre part, Simon parut dans la Revue des
Deux Mondes du 15 janvier au 15 février 1836, nous pouvons en
toute conscience rapporter cette lettre à la première moitié de
(1) Fr. Pecht. Aus meiner Zeit, Lebenserinnerungen. (2 Bande Miinchen,
1894, Friedrich Bruckmann. I Band, S. 187-188.)
(2) Heine passa quelques mois, de la fin d'août et presque jusqu'à la fin
de décembre 1835, à Boulogne-sur-Mer. (Cf. Heines Werke, 20 '" Band,
Briefe, Zweiter Theil.)
(3) George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 296-297.
GEORGE SAND 131
janvier. Depuis le procès monstre de L886, George Sand n'ap-
pelait jamais Emmanuel Arago que son frère, comme lui aussi
l'appelait sa soeur. Quant à Heine, il la nommait toujoui
i'isii, comme dans ses lettres, sa chère cousine. Il avait même
inscrit : « .1 ma jolie et grande cousine Georges (sic) Sandf comme
témoignage d'admiration. Henry Heine » sur le volume des Rev-
sebUder qu'il lui offrit, et elle le lui rendait en l'appelant son
cousin. (Il est ;'i croire que c'était Heine qui .-tvail été l'auteur
de ce titre de parenté et que cela avait trait à leur commune
descendance d'Apollon, tout comme ses mots si émus dan
mêmes Lettres à Lewaltl, <\\v sa provenance commune de la même
(latrie — « le pays des lèves » — avec Chopin, Mozart et Ra-
phaël.)
Voici, par exemple, une lettre inédite de Heine a George Sand
qui se rapporte à 1839-42, époque où Mme Sand habitait la nie
Pigalle et dont nous devons la communication à l'amabilité
du possesseur de l'autographe, M. le vicomte de Spoelberch :
Madame
Madame Georg (sic) Sand,
16, rue Pigal (sic).
Ma chère cousine,
Je vous envoie le numéro de la Revue que vous demandez ; en même
temps, je vous rends aussi votre roman qui vous ressemble beaucoup :
il est beau.
Un tas de tracasseries m'a empêché de venir vous voir ; peut-être
je viens aujourd'hui.
Mon cœur embrasse le vôtre.
Henri Heine.
Mercredi matin.
Madame Sand de son côté lui écrit, et justement à propos des
Reisebilder.
(Le papier porte e:i tête les lettres G. S.)
Cher cousin, vous m'avez promis la traduction de quelques lignes
de vous sur Potzdam (sic) ou sur Sans-Souci. Voici le moment
où j'en ai besoin. Permettez-moi de les citer textuellement en vous
i32 GEORGE SAND
nommant ; c'est par cette citation que je veux commencer la seconde
série des aventures de Consuelo, laquelle vient d'arriver à la cour de
Frédéric. Dépêchez-vous donc et venez me voir, car je pars dans
quelques jours.
Votre cousine,
George Sand.
Au verso :
Monsieur Henry Heine
Rue du Faubourg-Poissonnière, 46.
Cette lettre se rapporte à la fin de mai 1843, parce que : 1° la
Comtesse de Rudolstadt, seconde partie de Consuelo, commença
à paraître le 25 juin 1843 ; 2° parce que cette année-ci, Mme Sand
partit pour Nohant entre le 18 mai et le 6 juin, comme on le
voit par sa Correspondance imprimée. Donc, M. Eugène Wolff
qui imprima le premier cette intéressante lettre dans sa petite
brochure : Lettres de Henri Heine à Henri Laube (1), se trompe
en la rapportant « à la limite entre 1842 et 1843 ».
D'autre part, M. Eugène Wolff a bien raison de dire, en citant
les lignes sarcastiques des Reisebilder sur Potsdam, que nous
ne les trouvons nulle part dans la Comtesse de Rudolstadt. Mais il
est à croire toutefois que Heine répondit à Mme Sand et lui
donna les renseignements qu'elle désirait, sinon sur Potsdam, du
moins sur Berlin. Dans l'un des carnets de Mme Sand remplis
des noms de héros de ses romans futurs, d'extraits de diffé-
rents dictionnaires et d'ouvrages d'histoire sur toutes sortes
de personnages historiques, de dates, d'anecdotes ou de mots
célèbres, nous trouvons plusieurs passages, sans indication de
provenance, sur le musée des curiosités du roi de Prusse, sur
son gardien, un certain M. Stock (il est nommé Stoss dans le
roman) et d'autres détails concernant Berlin et Potsdam. Nous
pouvons présumer que c'était le cher cousin qui !es avait fournis
à George Sand.
Nous pouvons, grâce à l'amabilité de M. le docteur Gustave
(1) Urkunden sur Geschichte der neueren deuischen Literaiur : Briefe von
Heinrich Heine an Heinrich Laube herausgegeben von Eug. Wolff, Breslau,
SchotUànder, 1893.
GEORGE SAND 133
Karpelès, le biographe de Heine, donner ici encore une lettre
presque înoonnue de George Sand ;'i Heine el ce faisant pas
partie de sa Correspondance, mais parue dans la New freie
Presse du 29 septembre 1899, n" L3326, retrouvée par le doc-
teur Karpelès dans les papiers de Varnhagen el munie d'une
note autographe suivante de Heine lui-même :
I >e la main de I leine : Autographe d'une lettre de George Sand à
Henry Heine.
/'mis, 10 février 1846. //. Urine.
De la main de George Sand :
Cher cousin, merci mille fois de la charmante coupe que vous
m'avez envoyée au jour de Tan, mais pourquoi ne vous ai-je pas vu?
Est-il vrai que votre vue soit de plus en plus affectée? Je suis inquiète
de vous et j'aurais été vous voir si je n'avais été moi-môme malade
d'une coqueluche depuis ces jours. Faites-moi écrire un met par votre
aimable femme et dites-moi (si vous ne pouvez sortir), si vous
voulez que j'aille vous voir et à quelle heure on ne vous ennuie pas.
A vous de cœur,
George Sand.
Dans les quatre volumes de la Correspondance de Heine,
nous ne rencontrons pas une seule fois le nom de sa cousine,
mais dans les mêmes Lettres à Henri Laube, publiées par Eugène
Wolff, nous trouvons à la date du 12 octobre 1850 quelques
lignes ayant trait à Mme Sand et qui paraissent assez peu ami-
cales. La maladie du poète empirant cette année-ci, il écrit
notamment à Laube :
J'ai perdu et pleuré mon ami Balzac (1). George Sand, cette...
ne s'est plus inquiétée de moi depuis ma maladie ; cette éman-
cipatrice ou plutôt cette émanci matrice des femmes a outrageuse-
ment maltraité mon ami Chopin dans un détestable roman divi-
nement écrit. Je perds un ami après l'autre, et à ceux qui me
restent, peut s'adapter le vieux proverbe : « Les amis dans la
misère ne valent qu'une once la soixantaine. » Mais le proverbe est
à double tranchant, il critique non seulement les accusés, mais aussi
l'accusateur : le reproche me touche en tout cas d'avoir été très myope
(1) Balzac mourut le 17 août 1850.
134 GEORGE SAND
en choisissant mes amis et d'en avoir choisi d'aussi légers. Quelle
quantité d'amis devrais-je donc avoir maintenant pour en avoir pour
une livre?...
Mais l'éditeur des Lettres à Laube a trouvé nécessaire d'ac-
compagner ces lignes de quelques commentaires qui en atté-
nuent l'impression pénible. Il dit fort judicieusement, 'primo :
que « la maladie avait la faculté néfaste d'acérer l'esprit critique
et satirique du malheureux poète et de tamiser le doux rayon-
nement de son inspiration poétique ». H remarque, secmclo, que
vers cette même époque Heine avait, en parlant à son frère,
appelé George Sand « sa meilleure amie »... Et tertio il rappelle
au souvenir du lecteur que Mme Sand avait toujours protesté
d'avoir voulu peindre Chopin dans le prince Carol de Lucrezia
Floriani.
De notre côté empressons-nous de remarquer que Heine igno-
rait sans doute qu'après le naufrage de toutes ses illusions en
1848, George Sand passa les trois années qui suivirent presque
exclusivement à Nohant, ce qui suffit pour expliquer son absence
auprès du poète. Notre opinion se voit parfaitement confirmée
par le fait que dès 1851, lorsque George Sand se remit à venir
périodiquement à Paris, leur amitié se renoua, comme le prouvent
aussi les lignes suivantes de Maximilien Heine, venu auprès de
son frère malade en 1852, lignes auxquelles M. Eugène Wolff
fait justement allusion :
«... Une fois lorsque je vins chez lui, — dit Maximilien Heine,
— il se sentait très faible. Néanmoins il me cria vivement :
« Quel dommage que tu ne sois pas venu plus tôt ! N'as-tu pas
« rencontré une dame en noir dans l'escalier? — Mais évidem-
« ment, dis-je. » C'était Mme Dudevant, ma meilleure amie,
George Sand, et j'aurais bien voulu que tu fisses sa connaissance.
Elle est restée chez moi au moins une heure, elle a beaucoup
jasé, mais tout mortellement fatigué que je sois, j'aurais voulu
qu'elle restât encore plus longtemps (1) ! »
Dans les toutes dernières années de la vie de Heine, néan-
(1) Erinnerungen an Heinrich Heine und seine Familie von seinem Brader
Maximilian Heine. (Berlin, 1868, Ferdinand Diimmler.)
GEORGI iAND 135
iiiuins une certaine froideur bo manifesta entre les deys cou m
et leurs relations n'eurent plus la franchise cordiale d'autrefois.
Du moins de pari el d'autre nous entendons quelques plaintes
qui témoignent d'un certain mécontentement e1 de certaines
vexations. La faute en est, nous semble-t-il, toujours à cette
« méchante langue » de Heine, que George Sand oe craignait
pas ' jadis, in;iis dont le porte aurait pu dire jus enuiii : ma
langue est mon ennemie. » Dans cette occasion-ci, cette langue
lui joua mi mauvais tour. E1 la victime de cette calomnie fut le
compositeur jadis connu, Joseph Dessauer.
Heine voua à Dessauer et à Meyerbeer une rancune incom-
préhensible; il 1rs poursuivit pendant de longues années, en
prose et en vers; ces poursuites se terminèrent par un procès
judiciaire, intente par Dessauer et ses amis. Cette histoire fut
plusieurs fois effleurée par la presse et toujours on s'efforça
d'expliquer cette rancune par des motifs matériels assez vi-
lains. Les uns assuraient que Heine aurait voulu un beau jour
emprunter de l'argent à Dessauer qui était dans l'aisance, et
que celui-ci aurait refusé. Heine aurait caché son dépit, mais
se serait dès lors vengé. D'autres prétendent que Dessauer
aurait cherché protection auprès du frère de Heine, Gustave,
journaliste à Vienne, pour l'un de ses opéras manques, et ne
l'ayant point obtenue, se serait vengé après coup, pour toutes les
méchantes sorties d'antan de Heine, en l'attaquant, avec l'aide
de plusieurs amis, dans les journaux en 1855, et en lui intentant
un procès pour calomnie et outrage.
Enfin tout dernièrement encore, — probablement à l'occa-
sion du centenaire alors prochain de George Sand, — un certain
M. Y. Y. émit dans une brève, mais fort sérieuse Notice,
parue dans la Gazette de Francfort en 1904 (1), la conjec-
ture que Heine aurait peut-être été jaloux de Dessauer. Un
autre journaliste, M. Sack, répondit à cet article dans les colonnes
de cette même Gazette de Francfort (2). Il reprocha à M. Y. Y.
sa conjecture qui lui parut toute gratuite et audacieuse. Il
(1) Frankfurter Zeitung den 26 Juni 1904, Na 134.
(2) lUd., Freitag den 12 August. 1904, Nu 223.
i36 GEORGE SA ND
assura qu'aucun des biographes de Heine n'avait encore touché
à cet épisode ; il cita beaucoup de vieux journaux et d'édi-
tions plus récentes ; à l'instar de Heine, il afficha pour Dessauer
une animosité méprisante et déjà absolument malséante de sa
part. Mais il tint pour non avenue la correspondance d'Anas-
tasius Griin — qu'il a pourtant citée — et il n'éclaircit point les
sources de rancune.
H est à croire qu'il sera en général impossible de retrouver
à présent cette source première. Mais quant au finale de l'his-
toire, à ce potin calomnieux de Heine, qui fournit en 1855 matière
à une polémique de journaux, au procès entre Dessauer, Saphir
et Heine et força George Sand à défendre Dessauer, il nous
semble que d'une part, grâce à ces mêmes documents dont usa
partiellement et partialement M. Sack (mais sans cette fois
omettre certains passages très importants pour l'histoire et très
intéressants) et d'autre part grâce aux documents inédits que
nous sommes en état de lui soumettre, le lecteur jugera lui-
même, et ce jugement, nous semble-t-il, ne sera pas en faveur
de Heine. Du reste, les questions de ce genre se jugent selon
l'éducation et les habitudes de chacun. Et voici maintenant les
attendu de ce procès moral :
Toujours dans cette même notice ultérieure sur George Sand,
ajoutée en 1854 à l'article de 1840 sur Cosima, Heine écrivit
les lignes imprudentes que voici :
... Avec ses tendances point canoniques, elle n'a certes point de
directeur de conscience, mais comme les femmes, même les plus en-
gouées d'émancipation, ont toujours besoin d'un guide masculin, de
l'autorité masculine, George Sand aussi a quelque chose dans le genre
d'un directeur de conscience littéraire dans la personne du capucin
philosophique Pierre Leroux. Ce dernier a une influence pernicieuse
sur son talent, parce qu'il l'induit à se lancer dans des divagations
obscures et dans des idées à moitié couvées, au heu de s'adonner aux
délices des créations concrètes et pleines de couleur, en faisant de l'art
pour Fart. Des fonctions bien plus laïques furent confiées à notre bien-
aimé Frédéric Chopin. Ce grand musicien et pianiste fut pendant long-
temps son cavalier servant ; elle lui donna le congé peu avant sa mort,
mais effectivement son poste devint dans le dernier temps une sinécure.
GEORGE SAND 137
Je no comprends pas comment mon Ami Henri Laube a pu, un jour,
<l;ins l;i Gazette universelle augsbou/rgeoise, me mettre dans la bouche
L'assertion comme bî L'adorateur de George Sand avait alore été Le
génial Franz Liszt (1). L'erreur de Laube l'ut causée par l'association
des idées, parce qu'il conîondil les aoms des deux pianistes égale-
ment remarquables. Je profite de l'occasion pour rendre service,
sinon au nom honorable, du moins à La réputation esthétique de
(il Ces mots de Heine se rapportent au petit article de Laube Une visite
chez Oeorgi Sand, dans lequel il raconte leur visite avec Heine chez la célèbre
femme, en L839, Cel article parut en cette même année dans les colonnes
de la Gazette d'Augsbowg et fut réimprimé plus tard dans les Souvenirs de
Laube, qui forment les volumes [et II de ses œuvres complètes. Voici ce
que Laube raconte : Dès son arrivée à Taris, il tâcha de pénétrer chez diffé-
rentes célébrités du jour... Un jour, il demanda à Heine : « Connaissez-vous
Mme Dudevant? Ohl OUi, répondit Heine, seulement voici deux ans que
J6 ne l'ai vue. mais je la fréquentais souvent. — .Mais est-ce que cette dame
ne prendra pas mal votre oubli et ne vous recevra-t-elle pas mal aussi?
(Laube ne savait pas sans doute (pie depuis l'hiver de 1836-1837, — lorsque
Heine, comme nous le savons, la voyait souvent à l'hôtel de France, —
Mme Sand passa tout le temps soit à Nohant, soit dans le Midi.) « Je ne le
crois pas, dit Heine, elle demeure à Paris comme moi, et je Ils toutes ses
œuvres. — Et qui est donc son cavalier actuel? » Heine répondit : « C'est
Chopin, un virtuose-pianiste, un homme charmant, maigre, svelte, éthéré
comme un fantôme, dans le genre d'un poète allemand, chantant la
divine solitude (aus der Trosteinsamkeit). — Les virtuoses paraissent être
dans son goût, remarqua Laube. Est-ce que Liszt n'a pas été longtemps son
favori? Heine dit : « Elle cherche Dieu, or il n'est nulle part chez soi autant
qu'en musique; c'est quelque chose d'universel, cela ne tire pas à contradic-
tions, ce n'est jamais bête, parce que cela n'a pas besoin d'être spirituel, il y
a tout ce (pie l'on veut et ce que l'on peut, cela nous libère de l'âme qui nous
tourmente, sans toutefois nous rendre inanimés (geistlos),... etc., etc. »
Laube raconte plus loin comment il alla, quelques jours plus tard, en com-
pagnie de Heine, faire une visite à Mme Sand, qui était encore au lit à deux
heures, mais qui se leva bientôt et les reçut avec beaucoup de simplicité et
de bonne grâce. Chopin lui prépara tout familièrement son chocoiat dans la
chemmée du salon, et pendant qu'elle l'avalait, arrivèrent Bocage, Sosthène
de La Rochefoucauld et Lamennais, et une conversation fort animée s'en-
gagea. Laube s'attendait à voir une virago, une « hoiïime-femme » ; il vit une
simple et charmante femme d'esprit et il garda un souvenir enthousiaste
d'elle, de son accueil, et surtout de la dispute plus qu'intéressante entre
Heine et Lamennais sur le spiritualisme et le sensualisme et sur les questions
religieuses qui n'étaient pas seulement à l'ordre du jour en cette année où
parut Spirid on, mais qui avaient de tous les temps été les plus chères et les
plus importantes pour George Sand, — parce qu'elle « cherchait Dieu avi-
dement », comme le remarque judicieusement Laube, et comme ell? le con-
fessa elle-même maintes fois...
Tout récemment, le docteur Gustave Karpelès redit et cita dms le cha-
pitre xxi de son intéressant et beau livre : Heinrich Heine. Aus teinem Leben
and aus seiner Zeit (Leipzir, Adolf Titze, 1899), ce petit article de Laube en
l'accompagnant de Notes que Laube lui communiqua par écrit et de vive
voix.
138 GEORGE SAND
cette dame, en assurant tous mes compatriotes à Vienne et à Prague
que si l'un des plus misérables compositeurs de chansons en un idiome
de charabia (im munâfaulstem dialelrt), un insecte rampant et sans
nom, se vante là-bas d'avoir été en relations intimes avec George
Sand, — c'est l'une des plus misérables calomnies. Les femmes
ont toutes sortes d'idiosyncrasies ; il y en a qui avalent même des
araignées, mais je n'ai jamais encore rencontré de femme qui avalât
des punaises. Non, cette punaise vantarde (vrahlerische Wanze) n'avait
jamais plu à Lélia, et elle ne faisait que la souffrir parfois dans son
intimité (Umgang) parce que celle-ci était déjà par trop importune.
Pendant longtemps, comme je l'ai dit déjà, c'est Alfred de Musset
qui avait été l'ami de cœur de George Sand. Par un étrange hasard, le
plus grand poète en prose qu'ait eu la France et le plus grand auteur
en vers parmi les contemporains (au moins le plus grand après
Béranger), en brûlant d'un amour passionné réciproque, présentèrent
un jour un couple couronné de lauriers..., etc. (1).
Cette notice ultérieure fut en 1854 intercalée par Heine dans
sa Lutèce, pour l'édition de ses Œuvres complètes qui paraissaient
alors chez Jules Kampe et dont quelques-unes, entre autres
les Lettres parisiennes, parurent simultanément chez l'éditeur
parisien de Heine, Renduel. H est certain que même dans le cas
où George Sand eût elle-même pris connaissance de ce passage,
ou que l'un de ses amis le lui eût signalé (2), il l'aurait désagréa-
blement surprise. Tout devait l'y toucher au vif : l'allusion peu
respectueuse à sa liaison avec Musset ; la critique irrévérencieu-
sement dénigrante à l'égard de Leroux; les moqueries gros-
sières à propos du rôle de Chopin, et la manière gouailleuse-
ment équivoque à réfuter le potin médisant, répandu un peu
partout, grâce au bavardage de Laube et de Heine lui-même,
sur les prétendues « amours » de George Sand avec Liszt. Nous
disons « équivoque » parce que vers la moitié du dix-neuvième
siècle les caricatures représentant Franz Liszt sous les traits
d'une araignée qui attrape de ses pattes de virtuose démesuré-
(1) Heine dit en note à cette page que dans le manuscrit original il avait
même mis : « Béranger vient après eux deux », et qu'il ne donnait à Victor
Hugo que la troisième place.
(2) Heine parle lui-même dans sa lettre du 30 mai 1855 à Jules Kampe
du succès extraordinaire et du bruit que fit sa Lutèce à Paris. (Heines Werker
22 1er Band, Briefe, vierter Theil. Hamburg, Hoffmann et Kampe, 1876.)
GEORGE SA NI)
iiiciii longues quantité de «Lunes ci de demoiselles, étaient répan-
dues el célèbres, de sorte que la phrase de Heine sur les dames
qui ■ avalent <lrs araignées o pouvait être comprise dans un
double sens, l'uis Heine avait tant de fois parlé dans la presse
et dans ces mcincs Lrlfrcx piirisirinirx de l'amour de la réclame,
de la vanité e1 de la vantardise de Liszt que tout lecteur, peu
au courant de L'époque, pouvait aisément être induit en erreur
et croire que toutes les épithètes peu flatteuses adressées au
« compositeur en un idiome de charabia » et à T « insecte vantard
se rapportaient au Hongrois Liszt. (On sait qu'il existe chez les
Allemands autant d'anecdotes sur la prononciation et le parler
allemand des Hongrois qu'il y en a en France sur les Auvergnats
ou les Allemands parlant français.) D'autre part, le lecteur plus
renseigné des Lettres parisiennes et des Esquisses musicales de
J'iiris peut deviner que toutes ces jolies choses ne se rapportent pas
à T « araignée Liszt », mais bien au compositeur viennois Joseph
Dessauer, outrageusement éreinté et haï par Heine depuis bon
nombre d'années, et auquel il consacra dans ses Esquisses des
lignes vraiment horribles, indécemment grossières et offen-
santes pour l'auteur bien plus que pour sa victime.
Eh bien, cette nouvelle sortie calomnieuse de Heine contre
Dessauer, traîtreusement jointe, on ne sait trop clans quel
but, à la réparation quasi sérieuse d'un propos tenu sur Liszt,
devait blesser George Sand. Elle ne pouvait pas en croire
capable son vieil ami Heine.
Certes, comme valeur musicale, Dessauer ne peut pas être
mis à côté de Chopin, et de Liszt ; ses opéras sont oubliés. Par
contre ses romances jadis chantées par Mmes Malibran, Viar-
dot, Unger-Sabatier et autres cantatrices célèbres et restées
jusqu'à nos jours, dans le répertoire des concerts, en sont
parfaitement dignes par leurs qualités poétiques et musicales
et ne justifiant nullement l'épithète de miserabelst (1). Quant à
(1) Ces Lieds avaient mérité les plus grands éloges de la part de Schubert
et du poète Nicolas Lenau qui les trouvait même trop délicats pour la foule
« qui a de si grandes oreilles », disait-il après la représentation du premier
opéra de Dessauer, en 1839.
140 GEORGE SAXD
Dessauer il ne méritait ni le mépris, ni la haine, ni les allusions bles-
santes et venimeuses que Heine lui prodiguait en prose et en vers.
L'animosité de Heine serait absolument incompréhensible,
même si Dessauer eût réellement été une parfaite « nullité ».
Mais il n'en était rien. L'amitié et l'affection de Chopin, — qui le
tutoyait (1), — les lettres et souvenirs de George Sand, de M. et
Mme Viardot et l'article de Bauernfeld (2), nous le présentent
sous les traits d'un musicien adorant son art, d'un compagnon
charmant, enfin d'une nature d'artiste extrêmement sympa-
thique et attrayante, diversement douée. Il faisait des vers, il
dessinait fort bien, étant surtout passé maître dans les croquis
des chats (3); il était un pianiste excellent, mais avant tout,
c'était un vrai et sérieux musicien, pénétrant profondément les
grandes œuvres des vieux et des nouveaux maîtres et jouant de
mémoire et à la perfection des partitions entières. En présence
et sur la prière de Chopin, c'est surtout des actes entiers de
Don Juan de Mozart, son Requiem et les opéras de Weber et
de Meyerbeer qu'il exécutait souvent ainsi.
Bauernfeld donna de Dessauer un portrait très sympathique
dans un article intitulé : Maître Favilla. Il raconte que ce fut
Chopin qui présenta Dessauer à George Sand. Cette présenta-
tion eut lieu immédiatement après l'installation à Paris de Chopin
et de Mme Sand, avant que Chopin ait quitté la rue Tron-
che! La lettre suivante retrouvée dans les papiers de Mme Sand
le prouve :
Monsieur Frédéric Cltopin,
5, rue Tronchet.
Mon cher ami, je viens de recevoir une invitation à dîner pour
aujourd'hui de Mme Sand, que, malheureusement, il m'est impossible
fl) Il lui dédia ses deux admirables Polonaises, op. 26.
(2) Bauernfeld, l'un des plus célèbres poètes de la « Jeune Allemagne »,
naquit le 13 janvier 1802 à Vienne, mourut le 9 août 1890 dans cette même ville.
(3) Déjà sur le tard de sa vie, il composa une fois tout un roman humoris-
tique en vers, ayant pour sujet la vie des chats, qu'il accompagna de dessins
autographes. Ces illustrations méritèrent, au dire de Bauernfeld, une entière
approbation et les éloges du célèbre peintre et dessinateur Moritz Schwindt.
GEORGE SAND 141
d'accepter, .l'ai passé une nui 1 terrible, dans des souffrances <l<- co-
liques, etc. #
Aussi je m»1 sens maintenant d'une faiblesse désolante. Fais mes
excuses auprès de Mme Sand, dis lui que je suis désolé et eu même
leiups un (U^ |)lus pauvres diables qui aient jamais existé.
\ lui de (nui mon cœur.
DE88AUER,
De graves maladies, exagérées par ses nerfs, des désenchante-
ments, (les ennuis de toutes sortes, enfin la perte progressive
de la vue développèrent chez Dessauer une méfiance maladive
et lui donnèrent une tendance au pessimisme et à la misan-
thropie. Bauernfed remarque à ce propos, avec beaucoup de
finesse, que ce manque de santé et des plaintes mélancoliques
continuelles contre le sort ne faisaient que lui attirer plus faci-
lement les cœurs féminins, toujours généreux et compatissants.
Nous ne pouvons pas comprendre comment un artiste sen-
sitif et une came profonde tel que Heine ait pu se moquer, dans
les Esquisses musicales, même de cette mélancolie et de ce désen-
chantement.
Mais tous ces chagrins n'empêchaient pas Dessauer d'être bon
enfant, naïf, sincère et gai compagnon dans un milieu sympa-
thique et entre gens qui lui étaient proches par l'esprit, tels que
Chopin, les époux Viardot et la famille de Mme Sand.
Il n'est donc pas étonnant que le passage de Lutèce relatif à
Dessauer ait révolté George Sand.
Mais c'est en outre Dessauer lui-même qui, usant des droits
de son ancienne amitié, s'adressa à elle, lui demandant simple-
ment et franchement si elle croyait qu'il pût parler d'elle comme
le prétendait Heine. Voici la lettre inédite qu'il lui écrivit à ce
propos, que nous avons retrouvée dans les papiers de George
Sand :
Gratz (en Styrie), 10 novembre 1854.
Il y a un petit siècle, madame, que le musicien allemand, honoré
par vous d'un accueil amical et du nom flatteur de Crishni (1), a
{ 1 ) Bauernfeld assure dans ses Souvenirs que ce sobriquet resta à Dessauer,
depuis le jour où il chanta devant Mme Sand une chanson hindoue. Nous
142
GEORGE SAND
disparu de votre horizon et Dieu sait si votre mémoire en a conservé
la moindre trace ! #
Il me tarde cependant de faire revivre en vous ce souvenir fané,
ne serait-ce que pour un quart d'heure. Ce quart d'heure, je Y usurpe
de votre temps précieux et encore pour vous faire lire des choses bien
ennuyeuses, bien triviales et, par-dessus le marché, écrites dans le
style d'un Crishni !
Ad rem!
M. H. Heine, ce reptile venimeux, qui paraît vouloir s'amuser,
pendant sa longue agonie, par des infamies qu'il adresse à des per-
sonnes qu'il honore de sa haine, m'en voue un sac tout plein dans son
dernier ouvrage en trois volumes. H n'est pas moins vrai que je me
trouve en bonne compagnie, car ce livre, écrit par pure spéculation,
repose à moitié sur le scandale.
Deux ou trois feuilles qu'il me dédie sont d'une trivialité qui ferait
honneur à la poissarde la plus formidable. Pauvre Crishni ! il s'acharne
même contre ton physique, en le trouvant tellement dégoûtant, qu'une
punaise passerait pour la Vénus de Médicis vis-à-vis de toi ! Tout ce
tas de louanges ne me fait aucune impression, quoiqu'elles soient
parsemées de mensonges impudents. Mais un second passage anonyme
paraît aussi s'adresser à moi, et ce passage est par trop perfide pour
que je n'en fasse pas mention envers vous, madame, qui, malheureu-
sement, s'y trouve[z] engagée.
Je vous le donne tel qu'il est en original, ainsi qu'en traduction lit-
térale. Le suis-je, moi, cet insecte rampant qui s'est accroché à vous,
se vantant d'une liaison intime? En veut-il désigner un autre? Je
'ignore — et qui serait capable de commenter les méchancetés d'un
serpent, qui, dans sa position exceptionnelle, peut dire impu/nêment
tout le mal possible.
Mais s'il avait l'intention de me calomnier, moi, auprès de vous,
madame, faut-il vous dire que je ne me suis jamais vanté d'un sien-
songe? D'ailleurs, ma réputation d'honnête homme est tellement
consolidée, que le public rejetterait avec indignation toute insinuation
infâme, ainsi qu'il ne croirait jamais qu'un homme de mon caractère
n'avons pas encore pu éclaircir la question. Qu'était-ce que cette chanson?
une vraie mélodie hindoue, une romance de Dessauer lui-même, sur quelque
poésie traitant de l'Inde, ou bien simplement quelque farce musicale très en
vogue à Nohant et dont en trouve des spécimens dans la correspondance
Sand-Dessauer? De ce même nom de Cns/mt l'appellent toujours dans leurs
lettres les époux Viardot. Dans une lettre datée de 1843 de Vienne, où Mme
Viardot et son mari revirent leur ami, ils écrivirent tous les trois quelques
pages fort plaisantes à Mme Sand, qui se terminaient par une série de jeux
de mots de Louis Viardot et de Crishni,
GEORGE s A. M»
ail l'ail des bassesses pour fitXC toli n an | »i «• d'il ne personne, cel te per-
sonne fût-elle même George Sandl Donnez-moi un mol de répon e,
chère madame, rassurez-moi sur toua mes doutes, et ce signe de votre
bonté m'honorera plus que le double des horreurs débitées par un
polisson comme Même ne saurait jamais m avilir. Il a probablement
pour but de m'engager dans une polémique scandaleuse, qui i
rail le public et (Ton il sortirait en vaimpienr, usant de sa plume spi-
rituelle, calomnieuse, mensongère et cynique. Mais c'est un plaisir
que je vomirais lui refuser, ainsi qu'au publie.
Il parait que mes confrères en insultes : Meverbeer, Liszt, etc.,
pensent comme moi ils se taisent II). Je connais bien une réponse
digne du méchant pamphlétaire, quoique indigne d'un dieu, lût-il
même des Indes, mais malheureusement, cette réponse ne s'écrit pas.
et la donnerait-on à un agonisant?
J'ai réfléchi quelque temps sur le motif de la haine d'un homme que
je n'ai jamais offensé, et voilà ce que j'ai trouvé dans ma mémoire.
Il manquait d'argent pour entreprendre un voyage aux bains des
Pyrénées, c'était, je crois, au printemps 1842, il venait m'en demander,
mais de sa manière ironique, peu obligeante. Je lui refusai et j'ai eu
doublement tort, d'abord parce qu'il me soupçonna de la méfiance
en sa probité à restituer la somme, — cette idée m'était tout à fait
étrangère, — ensuite, par manque de politique. « Voyez-vous, disait-il,
vous avez eu grandement tort, car ma plume valait bien une petite
obligeance de cette sorte. »
Mais assez, assez de ce misérable, j'abuse de votre patienceetde votre
temps précieux. Auriez-vous l'extrême bonté de m' adresser quelques
mots, à Gratt, Autriche (Styrie), poste restante?
Ne tardez pas à le faire, madame, vous donnerez une grande conso-
lation à un homme dont l'attachement sincère et la reconnaissance
la plus profonde vous sont voués pour toujours.
Votre très humble serviteur,
Joseph Dessauer.
Les journaux nous annoncent un nouveau succès de George Sand.
Mille félicitations ! J'aurai peut-être l'honneur de me présenter à vous
dans le courant de l'hiver.
La lettre était accompagnée de la copie de la page de Heine
(p. 47 du volume allemand) que nous avons donnée plus haut
(1) M. Sack semble ne pas approuver ce silence. A son dire, pendant que
tout le public viennois riait et applaudissait aux sorties comiques du livre
de Heine, Dessauer... se taisait. Grave erreur aux veux de M. Sack.
i44 GEORGE SAND
et de sa traduction textuelle au verso, avec l'explication de
quelques termes allemands qui ne peuvent être qu'imparfai-
tement rendus en français, comme mundfaulst, prahlerisch,
Umgang, etc..
George Sand répondit immédiatement par la lettre suivante :
Nohant, près La Châtre (dép. de l'Indre).
23 novembre 1854.
Non, non, mon cher Dessauer, je n'ai jamais cru, je ne croirai jamais
que vous avez raconté ou donné à entendre une fausseté quelconque
sur la nature de mes sentiments pour vous. Je vous sais honnête homme,
cœur généreux et ami fidèle. Je sais comme notre pauvre et cher ami
Chopin vous aimait et vous estimait. C'est par lui que j'ai été frater-
nelle avec vous dès le premier jour, en toute confiance, appréciant
ensuite jour par jour votre beau talent, votre intelligence d'élite et
votre honorable caractère. Est-ce là un certificat en bonne forme?
Je vous le donne avec empressement, avec joie, et je vous autorise
à vous en servir d'un bout du monde à l'autre, quand cela devrait
me brouiller avec mon ancien ami Henri Heine et m' attirer à moi-
même les tristes injures qu'exhale cette âme souffrante, digne pour-
tant dune meilleure fin!
Oui, venez me voir à Paris, si j'y suis, car j'y vais rarement et j'y
reste peu. Mais si je n'y "suis pas, venez me voir à Nohant, je le veux.
Prenez le chemin de fer d'Orléans et Châteauroux. Vous serez à Châ-
teauroux en huit heures au plus, et à Nohant par la diligence deux
heures après.
Je demeure à Paris, rue Racine, n° 3. Informez-vous de moi. Mais
j'aimerais mieux ne pas y être et vous avoir quelques jours ici. J'ai
un bon piano et j'entendrais avec tant de plaisir, non pas seulement
notre fameux Crishna, mais ces beaux lieds dont le souvenir m'est resté
si bon ! Mon pauvre frère qui vous aimait tant est mort aussi !
Mon fils Maurice est près de moi et me charge de vous embrasser.
C'est à présent un homme de trente ans et toujours un excellent
enfant.
A vous de cœur.
George Sand.
Profondément touché, par ces simples, franches et cordiales
paroles, venant d'une grande âme, Dessauer répondit immédia-
tement à son tour par la lettre que voici :
GEORGE S A N D
Merci, mille fois merci pour chaque parole de votre lettre, chère
amie. Ali! que oela fait «lu bion à retrouver an cœur ami que l'on a
cru perdu par le temps. <mi, voua ête toujours la bonne, la sincère,
l'excellente femme que j'ai connue, et Les années n'ont tien pu sur
vous, je doute même qu'elles aient semé quelques plis but ce beau
front, digne écrin d'une intelligente luisante (rie) comme la vôtrel
Votre certificat m'honore autanl qu'il me réjouit, maie je n'en pro-
fiterai p;is vis-à-vis du public. Est-ce qu'il vaul jamais la peine qu'on
s'excuse auprès de lui? .Ne croirait-il pas avec beaucoup pin ' d'empres-
semenl à de nouvelles (rie) mensonges, pourvu qu'il s'amuse, el Heine
n'en inventerait-il pas d'autres, pour avoir les rieurs de son côté? Non,
je ne suis ni poltron, ni insolent, mais je me sens impuissant vis-à-vis
de la trivialité! Qu'un homme comme Heine dise de moi que j'ai volé,
ne pouvanl le châtier, je me tairai. El qui est-ce qui croit à la critique
morale d'un auteur comme lui? Je puis vous assurer que tout ce qu'il
a débité sur ma pauvre personne a excité comme un cri d'indignation,
mais tout le monde me priait en même temps de ne pas répondre par
un seul mot.
Votre invitation franche et sincère me comble de plaisir. Je la lis
et la relis, comme si l'exécution en gagnerait de probabilité. Mais,
hélas! ma santé qui, depuis quelques mois, va joliment decrescendo,
paraît b'v oppose!' formellement.
Nous verrons. En attendant, je fais les plus beaux châteaux
en Espagne, — je me vois à côté de vous et du bon Maurice. Hélas !
votre excellent frère n'v est plus, quelle triste nouvelle !... Nous causons
des temps passés, de ce délicieux petit salon, rue Pigalle, qui réunissait
tant de charmes ! J'entends de nouveau mon bon Chopin, glissant sur
les touches du piano comme un beau rêve sur le front d'une vierge,
je vois la figure mâle de Delacroix, qui se penche sur Maurice, l'intré-
pide dessinateur de mille croquis comiques ; j'admire la paix classique
dans les traits réguliers de Solange, qui ne s'anime qu'après avoir
échangé un doux regard avec Pistolet, l'enfant chéri à quatre pattes,
qui fait sa sieste au-dessous de la table. Rarement cette douce intimité,
dont il me fut permis de savourer le parfum, était-elle interrompue
par quelque visite. Elle servait de prélude au grand auteur, qui, après
minuit, quittait son fauteuil de velours pour se retirer dans sa chambre
d'études, où il travaillait jusqu'au lendemain.
Tout cela s'est évanoui ! Où retrouver un bonheur aussi doux,
aussi pur? L'avez-vous trouvé, femme chérie? Dites oui. Vous me
rendrez bien heureux.
Il faut finir ; j'écris trop, beaucoup trop, ne m'en voulez pas. Gardez-
moi toujours un bon souvenir et si vous voulez chasser cette affreuse
hypocondrie qui m'assomme, écrivez-moi, ne serait-ce que bien rare-
III. io
146 GEORGE SAND
ment, rien qu'un petit mot. Je m'en réjouirais comme d'une belle rose
au milieu de l'hiver. Mille amitiés pour Maurice !
A vous de toute mon âme.
Joseph Dessauer.
Gratz, 30 novembre 1854.
Ces lettres n'étaient toutefois connues, pour le moment, que
de leurs deux auteurs respectifs et dans son Histoire qui parais-
sait justement alors dans la Presse (du 5 octobre 1854 au 14 août
1855). George Sand se borna à dire en note aux pages où elle
parlait de son amitié pour Dessauer, en le nommant un artiste
éminent, un caractère pur et digne :
« Henri Heine m'a prêté contre lui des sentiments inouïs. Le
génie a ses rêves de malade (1). »
UHistoire de ma vie se traduisait et s'imprimait en Alle-
magne (2), au fur et à mesure de sa publication dans la Presse,
de sorte que dès l'été de 1855 Dessauer pouvait lire ces lignes
et se calmer définitivement par rapport à la manière dont
Mme Sand prit cette calomnie. Toutefois, son ami le comte
Auersperg (3), qui le rencontra à Gratz un peu auparavant, à
l'époque du choléra viennois de 1854, dit dans une lettre à son
ami intime, le poète Frankl, qu'il fut très heureux de retrouver
Dessauer, mais que ce dernier, « malade et se plaignant comme à
l'ordinaire, fut cette fois plus que jamais énervé par les animo-
sités enfiélées de Heine. Je fis tous mes efforts pour calmer
à ce propos son âme inquiète et alarmée. Les nouvelles œuvres
de Heine, quoiqu'on admirât cette force d'esprit méprisant
toutes les tortures mortelles, produisent néanmoins sur moi
une impression fort pénible. Au moment qui, d'après nos
(1) Histoire de ma lie, t. IV, p. 460.
(2) Mme Charlotte Gliïmmer fit paraître une traduction complète de cette
oeuvre, en douze volumes, en 1854-1856.
(3) Le comte Alexandre- Antoine Auersperg, l'un des poètes les plus connus
de l'Allemagne du dix-neuvième siècle, sous le pseudonyme à'Anasfasius
Griin, fut en même temps l'un des plus nobles champions du mouvement
libéral autrichien ; il prit Une part active à la révolution viennoise de 1848,
et servit sa patrie jusqu'à sa mort, en sa triple qualité d'homme d'État,
de poète et de publiciste. Il naquit le 11 avril 1806 à Laibach et mourut le
12 septembre 1876 à Gratz.
GEORGE S AND 147
croyances, nous précipitera soh dans le néant, soi 1 dans l'éter-
nité, oe soni des paroles Bublimes, pures h saintes qui convien-
nent, ou bien Le Bilence... 1 1). »
Les ohoses en Beraienl probablement restées la, i des personnes
bénévoles <vi des bâcleurs d'articles spirituels ne B'étaient mêlés
de l'histoire. Dans les numéros des I el 5 aoûl L866 de La feuille
viennoise l'Humoriste, dirigée par un certain journaliste de Eorl
mauvais goût, M. G. Saphir (2), assez connu de son temps et
complètement oublié de nos jours, parurent deux feuilletons de
ce même Saphir sur les visites qu'il fit à, Heine el au tombeau
de Bœrne, Intitulés : Une tombe et unlit à Paris; visite chez Bœr m
cl clic: Heine.
Lorsque Saphir interviewait Heine, la conversation tomba
entre autres sur les offenses que Heine prodiguait même à ses
amis.
... Ah ! dit-il, sur qui ferai-je clone des mots, si ce n'est sur mes
amis? Les ennemis s'offensent immédiatement et les amis doivent
donc nous rendre au moins le service amical de ne pas prendre en
mauvaise part nos calembredaines ! ! ! Je dus avouer que cela ne man-
quait pas d'une certaine méthode. Mais entre temps, je lui fis des
reproches sur la correction infligée à notre bon D r. « Oh ! dit Heine,
en ce cas, je vais vous raconter comment il mérita cette peine capi-
tale. » Il me raconta l'histoire que je ne vais pas redire. Peut-être
avait-il raison, mais qui lui donna le droit d'endosser les fonctions
de justicier public?
Quoique le feuilleton de Saphir ne parlât que fort obscuré-
ment de la « correction » que Dessauer aurait méritée de la part
de Heine, et quoiqu'il n'y fût point nommé de son nom entier,
la Notice de la Lutèce, sur George Sand, que nous avons citée,
et les attaques précédentes de Heine contre Dessauer, dans les
Esquisses musicales, étaient trop connues du public pour que
(1) Briefwechsel swischen Anastasius Griin und Ludioig August Frank
(1845-1876). Herausgegeben von Dr Bruno von Frankl-Hochwart. Neue
Ausgabe. Berlin, 1905. Herm. Ehbock, p. 52. Brief vom 9 déc. 1854.
(2) Naquit à Lovas-Bereny (en Hongrie), en 1795, mourut à Vienne,
«n 1858.
i48 GEORGE SAND
cette nouvelle allusion à la conduite prétendue « incorrecte » de
Dessauer passât inaperçue.
« Plusieurs amis de D r » furent profondément indignés
par cette nouvelle calomnie et firent paraître à la date du 12 août
dans la Presse de Vienne une Lettre, dans laquelle ils disaient
que Heine ne pouvait parler d'une peine capitale « que parce
que le crime de D r avait trait au capital » ; ils narraient
l'épisode du refus des cinq cents francs (que Dessauer raconte
dans sa lettre à George Sand), et signalaient que les injures
venant de la part de Heine ne l'avaient toutefois point offensé,
mais que le feuilleton de M. Saphir contenait de mystérieuses
allusions à une dame et à un prétendu forfait qui méritait le
châtiment de la part de tous les honnêtes gens, — et c'est là une
diffamation et une calomnie. La loi autrichienne donne heureu-
sement la possibilité de poursuivre contre de pareilles attaques à
la vie privée. D r ne se trouvait point en ce moment à
Vienne. Il lui incombait le droit d'appeler la loi à sa défense,
mais en attendant, ses amis considéraient comme un devoir moral
de notifier à M. Saphir que si la communication que lui fit Heine
avait trait à l'épisode cité, alors sa remarque : « qui lui donna
le droit d'endosser les fonctions de justicier public » était pour le
moins naïve.
En réponse à cette lettre, Saphir écrivit un article d'une vio-
lence et d'une indécence extrêmes.
Au milieu des sottises les plus abjectes M. Saphir se posait
très noble champion défendant le grand poète contre tous
ceux qui osaient l'attaquer. Saphir y déchaînait aussi des tor-
rents d'injures les plus dégoûtantes contre Dessauer, qu'il trou-
vait nécessaire de nommer ici en toutes lettres, ainsi que
George Sand, — accusant Dessauer de s'être vanté d'avoir
été son ami intime, et déclarant que c'était pour cela que
Heine l'avait châtié.
Ceci était agrémenté d'expressions les plus cyniques, de
sottises et de grossièretés de maraîchers. En dernier lieu,
Saphir déclarait avoir prévenu Gustave Heine et que
celui-ci avait dû tenir au courant Henri Heine lui-même.
GEORGE SAM) 149
Effectivement, dans le numéro <ln l".> août du Fremdenblatt,
dirigé par Gustave Heine, parut une Lettre de Heine à son frère
Gustave, précédée d'une petite préface dans laquelle Gustave
Heine disait avec insistance que la position pécuniaire de Heine
avait été brillante dans les années en question, que lui, Gus-
tave, pouvait réfuter tout cet épisode d'emprunt d'argent, mais
qu'il préférai! donner la parole à Henri
Quoique les questions d'argenl et les esqùusations d1
mauvais goûl qui jouent un trop grand rôle dans toute cette
polémique, nous soient grandemenl antipathiques et doivent
également ennuyer le lecteur, nous nous permettons néanmoins
de citer la lettre de Heine en entier. Il s'y trouve d'abord
quelques passades assez vagues, visiblement introduits avec
intention par l'auteur (et non moins expressément omis par
M. Sack dans son article cité). Mais quant au fait principal,
cette prétendue indiscrétion de Dessauer, à laquelle Saphir et
Heine attribuaient uniquement le courroux quasi légitime du
poète contre le musicien, Heine ne put rien dire de précis.
Très cher frère,
Je viens de recevoir ta lettre. La tête malade après une mauvaise
nuit, je ne puis te répondre que fort brièvement et le strict nécessaire.
L'assertion que je me serais adressé en 1842 au musicien et rentier
Dessauer, afin de lui emprunter de l'argent, que je l'aurais fait avec
l'intention de ne jamais le rendre, comme cela serait dans mes habi-
tudes, et qu'enfin j'aurais, sur la voie publique et comme de raison
sans témoins, menacé de ma plume ledit musicien et rentier et lui
aurais déclaré qu'il se repentirait un jour de ne pas m'avoir prêté
cinq cents francs est fausse.
[Tu te trompes en croyant qu'une misère pareille, qui porte au front
l'empreinte de l'invention rancunière, eût besoin d'être démentie de
ma part, mais je t'autorise volontiers à la réfuter pour la tienne.
Je possédais, en 1842, certainement le triple dudit M. Dessauer,
prétendu si riche. Mais je pouvais néanmoins me trouver parfois
momentanément dans un embarras d'argent et mitre adressé à un capi-
taliste musical qui faisait, entre autres et par vieille liabitude commer-
ciale, une petite affaire, certes rien qu'en qualité d'un secret « bailleur
de fonds», de serviteur musical de quelque éditeur philanthropique qui, en
i5o GEORGE SAND
servant dans un magasin de musique, espionnait les misères pécuniaires du
monde artiste et escomptait des lettres de change au moyen de douze pour
cent de profit. Pourtant cela ne m'est jamais arrivé, ni directement, 'ni
indirectement,je n'ai jamais réclamé les capitaux de Dessauer (1).
La menace de ma plume sur la voie publique est si peu dans mes
manières, que chacun ici reconnaît l'invention et l'expression de gens
qui ne connaissent que deux choses : l'argent et la rage de la vengeance.
C'est si sale, si grossièrement inventé, si collant, si puant, comme
l'imagination d'une punaise, c'est par là que je reconnais mes « vieux
camarades de Papenheim (2) ». Leur premier mot est toujours que l'on
écrit contre eux, parce qu'ils n'avaient pas voulu prêter de l'argent.
Allez, rendez suspects les motifs qui nous font parler de votre misère,
calomniez le bâton qui touche votre dos, les cicatrices qu'il y laisse
n'en seront pas moins cuisantes et visibles, comme tout fait réel.
En ce qui concerne M. Saphir, je lui ai bien confessé, lorsqu'il me
fit sa visite, le vrai motif, mais il a eu tort de lui donner la publicité.
Je vois par tes allusions que sa mémoire n'a pas été très fidèle dans ses
récits et que des erreurs ont dû lui échapper.
De toute ma famille, je ne lui ai parlé que de toi.
Je ne lui ai pas donné de détails sur mes revenus, je ne lui ai sûre-
ment dit que ce que je ne cache à personne et ce que j'ai bien dit aux
autres Viennois qui me visitèrent ces derniers jours ; je lui ai dit notam-
ment qu'ici, et grâce à ma maladie, il me fallait vingt-quatre mille
francs par an, tandis que mes revenus annuels de la patrie ne mon-
taient pas au delà de douze mille, de sorte que sans les honoraires pour
mes publications allemandes et françaises je ne pourrais pas exister.
Les dernières, mon cher frère, ont un succès miraculeux, et avec
Kampe, j'ai ouvert des pourparlers qui auront un meilleur résultat
que tu ne le crois.
(1) Nous attirons l'attention sur ce passage de la lettre de Heine que nous
soulignons et qui semble contenir une très vague allusion soit à Léo (ami
de Chopin, mécène et en même temps commerçant de vins en gros) et à
ses relations avec Dessauer, soit à Schlesinger, l'éditeur musical connu. Si,
comme Heine l'assure, rien de semblable à un emprunt « n'était jamais
arrivé », pourquoi alors tout ce racontar soudain sur « un capitaliste
musical », et son « sénateur musical », et même l'indication du chiffre
précis de 12 pour 100, moyennant lesquels ce « bailleur de fonds » escomptait
ses lettres de change? Nous devons confesser que les assertions : « Je n'ai
pas emprunté d'argent à Dessauer », « je ne me suis pas adressé à Dessauer »,
même les plus catégoriques qui se répétaient à satiété durant cette polé-
mique, nous semblent contenir une allusion tacite à quelqu'un à qui Heine
avait emprunté de l'argent par l'intermédiaire de Dessauer. Mais ni Heine
ni Dessauer ne crurent possible de nommer le mécène car c'était pour
ainsi dire un secret professionnel.
(2) Expression de Wallenstein de Schiller.
GEORGE s.\ \D 151
Il csi encore question, pour le moment, de la réimpression de me
œuvres en Amérique, qui, pourtant, y propagenl i bien ma réputation
qu'un littérateur américain a [ait cette année-ci des conférence ur
moi à New-York el à Ubany, an honneur qui n'est jamais arrivé a
aucun poète vivant Suis donc toul aussi tranquille pour ma réputa-
tion que pour mes finances. Je te remercie de toul mon oœni ému
pour ta généreuse proposition, mais je dois la refuser.
Premièrement, la Bomme est trop grande pour que je puisse l'ac-
cepter, secondement, je n'ai pas de dettes, parce que, depuis 1840,
toutes son i consciencieusement payées ; les accusations de dettes com-
mises dans l'article injurieux de la PreS8e sont donc menteuses. De-
mande publiquement à mes créanciers de te faire parvenir leurs récla-
mations, comme si tu avais l'ordre de les payer pour moi, et tu seras
surpris de n'en voir réclamer pas mémo cent francs. Sois donc tran-
quille.]
Tu me dis, cher frère, n'avoir pas lu le passage en question. Je m'en
aperçois bien, car tu aurais su autrement à quel motif M. Saphir attri-
bue le châtiment que j'infligeai au capitaliste Dessauer.
A la page 47 de mon livre, ce motif est suffisamment expliqué et
c'est une méchante ruse de la part de l'auteur anonyme de se donner
l'air de ne pas comprendre de quoi parle Saphir. Il y est question d'un
fait qui est notoire. Saphir aussi me dit que le personnage châtié se
vantait partout de l'intimité, que je déclarais impossible. Le premier
qui m'ait parlé de ce que l'insecte vaniteux se glorifiât d'un pareil
bon) îeur galant était un homme dont la seule parole vaut plus d'une
centaine de capitalistes musicaux ; je n'ai donc pas raconté un racon-
tage futile. Pour mettre d'emblée fin à toute espèce de doutes, cet
homme n'est pas moindre que le comte d'Auersperg, mon très vénéré
collègue couronné de lauriers, Anastasius Griïn. Il ne reprendra certes
pas ce qu'il a dit.
Cette communication m'indigna tellement, qu'elle me fit sursauter,
et comme je composais alors ma Lutèce, de matériaux imprimés et
inédits, je livrai à la publicité le tableau du châtiment du personnage,
qui, certes, serait resté inédit sans cette vexation momentanée.
Oui, ce n'est que l'indignation qui causa la publication de cette
esquisse. Ce tableau, cette correction écrite ne provient sûrement que
d'un mouvement désintéressé de poète qui cherche à étudier et à por-
traiturer les grimaces et les platitudes de son époque dans ses plus
nobles exemplaires.
Mais finalement les motifs de nos écrits n'importent pas, et le prin-
cipal, c'est la vérité des faits que nous présentons. Je suis conscient
de n'avoir communiqué dans mon livre de Lutèce, qui ne se compose
rien que de choses réelles, aucun fait qui ne soit basé sur témoignages
i52 GEORGE SAND
ou preuves avérées ; il n'y règne point d'incertitude anonyme, les per-
sonnes ne sont point désignées par des initiales ou de vagues para-
phrases, je nomme chacune par son nom et son prénom, à faire enrager
tous les poltrons et tous les hypocrites qui crient haro contre un pareil
manque d'égards. Mais le grand public comprend très bien cette exé-
cution publique, et chacun dit : « C'est le parler de la vérité, âpre,
souvent fatal, mais toujours vrai. » [Et enfin, très cher frère, porte-toi
bien, salue de ma part ta femme, embrasse cent fois tes enfants et
aime
Ton frère dévoué.]
Henri Heine (1).
Paris, août 1855.
Nous oserons commettre un crime de lèse-majesté et com-
menter cette lettre.
H nous semble d'abord que les expressions de la page 47 des
Yermischte Schriften : « un insecte sans nom et rampant » ou
« l'un des plus misérables compositeurs de chansons dans le
plus parfait charabia, etc.. » méritent bien plutôt le nom « de
vagues paraphrases » que de « vrais noms et prénoms ».
Secondo : Les « motifs » des écrits tels que les lignes venimeuses
sur la « punaise et l'araignée » ne sont en aucune façon « peu
importants ». Quant aux « témoignages » et aux « preuves
avérées », ils se trouvèrent pour une grande part non vérifiés,
et d'autre part prouvant contre Heine.
Tertio : H est clair pour tous ceux qui connaissent la biogra-
phie d'Henri Heine pourquoi Gustave Heine s'émut non de ce
que son frère ait pu propager un cancan ou manquer de dignité
de conduite, mais bien de ce qu'il ait pu dire que jadis il s'était
trouvé dans la gêne, — ce qui touchait à son tour la question de
ses rapports avec sa famille. Or, il est notoire que la question
d'argent fut toujours une cause de graves difficultés pour le
(1) Nous avons copié cette lettre sur les colonnes mêmes du Fremdenblatt.
Depuis sa publication dans cette feuille, elle n'a jamais été réimprimée com-
plètement, sauf le livre du docteur Frankl, et ne fait point partie de la Corres-
potidance de Heine. M. Sack la cite avec l'omission de tous les passages (pie
nous donnons entre crochets. C'est aussi nous qui soulignons toutes les lignes
données en italique.
W. K.
GEORGE SAND 153
poète ol de ses plaintes continuelles contre sa famille 1 1 1. Effrayé
à l'idée qu'Henri ail pu en avoir parlé à Saphir ou qu'il ail pu
lui être échappé quelque allusion ;'i sa mauvaise position pécu-
niaire lo s de si's relations avec Dessauer, Gustave Heine, dans
sa lettre à son frère, le questionnait surtout sm- ce qu'il avait
dit à Saphir sur sa famille. De là les protestations d'Henri de
n'avoir parlé en ï;iii de sa famille «que de toi . el aussi les asser-
tions sur sa. brillante position financière.
Remarquons enfin que Henri Heine semble avoir oublié qu'en
dehors du passage ajouté en L854, toutes les autres pages sur
Dessauer, humiliantes, venimeuses et rancunières, - - qui se
trouvent dans les Ksi/iiisses musicales, furent écrites onze ans
avant la conversation que Heine eut avec le comte d'Auersperg
et la publication de la Lutèce. Donc, sa haine ne fut point causée
par cette nouvelle « communication » qui « l'indigna » : elle
existait bien avant cela.
Les auteurs qui ont écrit sur cet épisode semblent ne pas
avoir remarqué qu'il suffit de la simple chronologie pour s'aper-
cevoir que la « haine » et « l'indignation » de Henri Heine contre
Dessauer dataient de loin ; leur vraie raison reste de nos jours
tout aussi problématique qu'en 1855.
Mais continuons notre récit et suivons les étapes de cette
désagréable polémique.
M. Saphir, dès son premier article contre Dessauer, déclara
que ce n'était là qu'un premier thème et que « ses variations
sur Dessauer » ne se feraient pas attendre.
C'est alors que Dessauer publia la lettre de George Sand dans
le numéro du 4 septembre de la Presse viennoise; il écrivit d'autre
part au comte d'Auersperg, et enfin porta plainte contre Saphir
et Gustave Heine devant les tribunaux.
La déclaration de Dessauer est ainsi conçue :
L'Humoriste, de M. M.-G. Saphir, et le FrcmdcnNati, de M. Gustave
Heine, m'ont élu pour but d'attaques et d'insinuations déshonorantes.
(1) Voir à ce propos rien que la brochure d'Eug. Wolff, qui cite les lettres
de Heine à Laube à ce sujet, sans parler des autres biographes du poète.
154 GEORGE SAND
Comme je ne puis obtenir d'eux aucune satisfaction par une autre
voie que par la voie de la justice, à mon retour à Vienne je
porte plainte contre ces deux messieurs. Le public qui fut témoin des
insultes qu'on me fit, apprendra en son temps le jugement du tri-
bunal.
Je déclare, en outre, que jamais je ne me suis vanté d'aucune aven-
ture galante avec George Sand, ni devant M. Saphir, ni devant le comte
Auersperg, ni devant qui que ce soit, et je suis fermement convaincu
que le noble comte, mon ami vénéré, ne l'a jamais dit à Henri
Heine.
Toute cette fable parut d'abord dans la Lutèce, de Heine. Tant
qu'il ne s'est agi que de moi, j'ai trouvé inutile de parler. J'ai méprisé
alors les attaques de Heine et je les méprise encore aujourd'hui. Mais
ce passage de son livre ne me touchait pas seul, il touchait à la répu-
tation d'une dame à l'estime de laquelle je tenais trop pour pouvoir
me laisser soupçonner sans protester. Je lui écrivis et je reçus la réponse
que je transcris ici, avec l'autorisation qui m'a été donnée, afin de
me défendre des dernières attaques.
(Venait la lettre de Mme Sand : Non, non, mon cher Des-
sauer, etc., que nous avons citée à la page 144, puis, Dessauer,
continuait) :
Je trouve inutile tout autre commentaire à ce sujet, et en toute
confiance j'abandonne au lecteur de prononcer son jugement. Je
remercie enfin les amis qui, en mon absence et à mon insu, ont pris la
parole pour moi, et je confirme la vérité de leur communication quant
à une demande d'argent que me fit Henri Heine et que je refusai.
Joseph Dessauer.
Vienne, 3 septembre 1855.
Quant à « l'homme irréprochable » invoqué par Heine, le
comte d' Auersperg, il réfuta catégoriquement l'allégation de
Heine. Le comte d' Auersperg était en ce moment à Paris et ce
n'est qu'à son retour qu'il reçut la lettre de Dessauer et lui
répondit. Dessauer publia encore cette lettre (1) dans la Presse.
(1) Les lettres précédentes furent toutes copiées par nous sur les auto-
graphes ou sur les vieux journaux où elles parurent. Nous empruntons par
contre la lettre du comte Auersperg au livre du docteur Bruno de Frank}
(p. 73).
GEORGE SAN!) 155
ThiiiM sur-] [art, 20 septembre 1866.
Tirs honoré ami,
Sans me prévenir, et t mon grand regret, on lit publiquement
emploi, comme d'une arme contre vous, d'une expression que je pro-
nonçai sans aucune intention et sain penser à mal, au milieu d'une
causerie privée, la moins contrainte possible. Ce qui me tranquillise,
que maintenant encore je n'ai pas de raison pour contester
aucune de mes paroles daims, paroles donl je me souviens parfaite-
ment du reste.
Je trouve toutefois que, dans la lettre publiée dans le Fremden-
blatt (\), mes termes no sont pas fidèlement rendus, ni comme
fond, ni comme forme. Ma question toute simple et accidentelle sur
le genre de vos relations avec cette dame (dont je vous ai entendu
parler si souvent et si volontiers) y apparaît changée en une accusation
de fait que je n'avais jamais prononcée, ni pu prononcer. C'est ce que
le déclarai en toute franchise et conscience dernièrement à M. Heine
à Paris (où je pris d'abord connaissance de cette lettre), et je ne puis
avoir aucun scrupule de vous le répéter ici selon toute justice et en
réponse à votre lettre datée du 24 septembre de Gratz.
Votre tout dévoué,
Comte A. d'Auersperg.
A Monsieur Joseph Dessauer,
à Gratz, hôtel de V Archiduc-Jean.
M. Sack assure que le comte n'avait « pas du tout été chez
Heine » durant ce séjour à Paris et qu'il ne fit que « passer devant
sa porte ».
Le docteur Frankl ne dit que ceci : « Griin qui vécut à Paris
durant la première moitié de septembre, était très fâché (ver-
stimmt) par la lettre de Heine dans le FremdenUatt et ne le revit
plus avant son départ... (2). » Nous laissons donc sur la respon-
sabilité de M. Sack la réfutation de l'assertion très claire et
précise du comte d'Auersperg lui-même. Il est vrai que le comte
d'Auersperg ne dit pas précisément si c'est par écrit ou de vive
voix qu'il fit sa déclaration à Heine à propos du « changement »
de sa simple question en une « accusation de fait » contre Des-
I Lettre de Heine à son frère.
(2) Briefwechsel zwischen A. Griin und L. A, Frankl (p. 74).
156 GEORGE SAND
sauer. Au poète Louis jFrankl il écrivit à cette occasion les lignes
que voici, que nous empruntons encore au livre publié par le
fils de Frankl :
1er novembre 1855.
... La nigauderie (Biibcrei) de Heine m'a rempli de dégoût. Quoique
le respect personnel me défendît de descendre sur ce terrain sali, et
quoique le découragement à propos de Fessai de me faire porteur
d'une calomnie fabriquée pût me commander silence, néanmoins,
provoqué de cette manière, je ne pouvais me taire ni vis-à-vis de lui,
ni vis-à-vis du pauvre Dessauer, froissé jusqu'à en être réellement
malade, que jamais je ne pouvais, ni ne voulais donner un certificat de
vérité à un mensonge. Je crois avoir ainsi agi envers les deux selon
l'honneur et le devoir, sans me laisser entraîner par force sur un ter-
rain qui m'est étranger et me répugne.
Du reste, c'est un triste spectacle au plus haut point que de voir
la flamme d'un si magnifique talent se consumer si piteusement dans
la fange, ■ — le torse d'un Apollon enfoncé dans un marécage ! Com-
bien cela serait plus noble, plus conciliant et plus élevé, si Heine eût
rassemblé toutes ses grandes qualités d'esprit, qui ne connaissent
pas de repos, même sur son lit de douleur, pour une œuvre digne de
son talent, s'il eût fini par un chant de cygne saintement sublime,
au lieu d'un croassement hargneux d'oiseau moqueur ! L'admiration
pour son merveilleux talent me fit jadis rechercher sa connaissance ;
une compassion sincère pour ses souffrances me fit rester (ausharren)
à son chevet de douleur, lorsque d'autres, effrayés par la décomposi-
tion et la pourriture morales, étaient déjà depuis longtemps éloignés.
Je ne veux point me plaindre de ma persévérance, mais j'aurais dû me
rappeler que lorsqu'une telle image divine s'écroule dans la boue, cela
n'arrive pas sans que les assistants en soient éclaboussés...
Le procès que Dessauer intenta à Saphir et à Gustave Heine
fut plaidé après la mort de Heine, au printemps de 1856. Gus-
tave Heine ne fut pas reconnu coupable, parce que le tribunal
ne trouva point « injurieuse » la lettre de son frère, et il ne fut
point appelé devant les juges.
Quant à Saphir, il dut comparaître devant le tribunal. L'épi-
sode de l'emprunt ne fut pas prouvé, au contraire, Gustave
Heine déposa d'abord sous serment que, peu avant sa mort,
en novembre 1855, son frère lui avait de nouveau juré ete-n'avoir
jamais demandé d'argent à Dessauer ; puis il déclara que deux
GE0RG1 SAND 157
-m auparavant Dossauer était venu le voir et, en se recom
mandant du nom d'ami de son frère, lui aurait demandé
quelques lignes favorables pour son nouvel opéra Paguita. Mai-
en oe qui touchait à la Lettre d'Auersperg, Henri Urine, au
dire de Gustave lui-même, avait refusé de répondre el n'avait
A toutes ses questions répété que ceci : <■ Je Buis un mourant,
je ne veux et ne puis aujourd'hui faire aucune polémique...
Ainsi, le procès même ne servi! pas à éclaircir la question, ni
à faire connaître pour quelle raison Heine avail ainsi insulté
Dessauer, el la prétendue diffamation attribuée à Dessauer doit
être tenue pour une invention gratuite du poète.
Nous empruntons ces détails au livre du docteur Frankl-
Hocliwarl qui dit encore, — on se basant sur les communica-
tions orales que son père lit trente ans plus tard au romancier
Dharles-Émile Franzos, et visiblement préoccupé de ne pas se
prononcer contre Heine, — que l'opinion publique fut d'abord
défavorable au poète, surtout après la publication des lettres de
jGreorge Sand et d'Auersperg; que la lettre de Mme Sand souleva
comme une onde de respectueuse sympathie pour la grande ro-
mancière; qu'on reprochait à Heine d'avoir fait cause commune
avec un individu du genre de Saphir. Puis, après la mort du
poète, comme cela arrive toujours, les regrets unanimes firent
virer l'opinion en sa faveur. Ce même respect pour sa mémoire
et le désir d'atténuer l'impression pénible produite par une action
si basse du grand méchant malade animèrent sans doute
le docteur Frankl lui-même ; malgré son amour inné de la vérité,
il s'efforce de concilier l'inconciliable.
Nous nous sommes, comme toujours, tenu aux documents.
lis confirment qu'en toute cette histoire, Heine fit preuve d'une
incompréhensible rancune contre Dessauer. Il ne voulut pas
avouer franchement que, par amour pour les bons mots et fort
légèrement, il fut Fauteur du potin, et finalement il se fâcha
lui-même, lorsque son bavardage fut réfuté. H attaqua Meyer-
beer et Dessauer dans un nouveau pamphlet très indécent (le
Wanzerich) et en même temps il se plaignait d'être leur victime
dans ses lettres à Rampe (28 août 1855).
i58 GEORGE SAND
Mais Heine fut surtout fâché parce que George Sand prit la
défense de Dessauer, comme on peut le voir par sa lettre à M. de
Mars, datée du 8 septembre 1855 :
Mon cher monsieur de Mars,
Si vous pouvez me donner quelques minutes demain ou après-
demain vous me feriez grand plaisir. J'ai à vous consulter, vous ou
Buloz, sur une lettre de George Sand qu'on vient d'imprimer en
Allemagne où elle me traite de la manière la plus indigne. Vous
devriez me conseiller ce que j'ai à faire en cette occurrence où ma
bonnacité (sic) est réellement mise à une rude épreuve. Je n'y com-
prends rien ; il paraît réellement que c'est un parti pris de cette mal-
heureuse femme d'injurier tous ceux qui lui ont montré un intérêt
sincère. H faut beaucoup pardonner aux femmes, je le sais bien, ce que
je viens de vous dire est confidentiel, et je vous prie de n'en parler à
personne.
Tout à vous.
Signé : Henri Heine (1).
P.-S. — Je viens de finir mon travail pour Taillandier que je lui
envoie en même temps ; il m'a promis de venir demain matin chez
moi (2).
Nous avons vu toutefois que dans sa réponse à Dessauer
Mme Sand ne traitait Heine pas « d'une manière indigne »,
elle se disait simplement prête à encourir le mécontentement
de vieux amis, si cela était nécessaire, pour défendre Dessauer
contre une calomnie.
C'est ainsi que Heine transporta une partie de sa rancune
contre le musicien sur sa « chère et aimable cousine » d'autre-
fois, il semble l'avoir gardée jusqu'à sa mort, survenue moins
d'un an après.
Il est clair, d'autre part, que Dessauer fut vivement touché
de ce que George Sand fit pour lui, ainsi que le prouve sa
lettre du 33 novembre. Cette lettre, outre son importance pour
l'histoire des relations entre George Sand et Heine, nous
offre comme un petit instantané des soirées de la rue Figalle
(1) Cette signature seule est de la main d'Henri Heine.
(2) Inédite.
GE0RG1 S AND
où Mme Sanil ci Chopin passèrent Leurs plus heureux jours.
Elle marque aussi les sentiments d'amitié que Dessauer el
Mine Sand gardèrent L'un pour l'autre à travers une longue
Bérie d'années. Cette amitié reprit de plus belle après la risite
que Dessauer lit à Mme Sand el à sa, famille à Noliant.
eu L863. Il redevint un intime de la maison, se prit d'une grande
Sympathie pour la jeune bru de Mme Sand, Mme Lina. cl à
partir de ce momenl jusqu'à sa mort, il envoya Ions les ans
pour l'anniversaire de la grande romancière, fcantôl un petit
paysage crayonné d'après nature à Isclil ou à, (imundeii, tantôt
un bouquet de fleurs des Alpes, sachant (pie rien ne serait si
doux au cœur du poète et botaniste, ex-Voyageur, que ces
fleurs venues do son cher Tyrol.
Dessauer signait toutes ses lettres soit du nom de Crishni,
soit de celui du vieux Favilla, car Mme Sand ne cachait point
qu'il lui avait servi de modèle pour son Maître Favilla, vieux
musicien amant de l'idéal, un peu fou, un peu hypocondriaque,
héros de la pièce de ce nom, écrite vers 1851, dédiée à Dessauer,
et d'abord intitulée Nello le violoniste, mais plus tard entière-
ment remaniée, jouée à l'Odéon, en 1855, sous son vrai nom
de Maître Favilla et en dernier lieu dédiée à Rouvière(l).
Il nous semble pourtant qu'elle s'était inspirée déjà sinon
de la personnalité, du moins des récits et des souvenirs du com-
positeur autrichien sur ses toutes premières impressions demi-
enfantines, au milieu des montagnes de sa patrie et sur le
premier éveil du talent dans son âme. Nous n'avons jamais pu
relire la jolie bluette de George Sand, Cari, publiée dans la
Gazette musicale en 1843, sans y sentir vaguement la réminis-
cence de vrais souvenirs, et sans penser que lorsque George
Sand l'écrivait, elle devait indubitablement se trouver sous
l'impression des récits de quelque musicien allemand ou autri-
chien, qui, ayant grandi dans les montagnes, avait réellement
entendu dans la nature ce qu'un compositeur élevé dans une
ville ne pourrait jamais entendre.
(1) V. plus loin ehap. xi.
i6o GEORGE SAND
Dans Cari, l'auteur touche au problème de la vraie voca-
tion artistique qui se manifestera toujours, même si elle est
persécutée ; alors elle prend parfois la forme d'hallucinations
artistiques, ou même de somnambulisme. C'est ce qui arrive au
petit malade Cari, le fils d'un aubergiste tyrolien. Une fois,
tout petit enfant, Cari entendit le jeu d'un maestro qui,
pendant un voyage, s'était arrêté dans leur auberge. Cela
éveilla d'emblée son talent endormi. H aurait volontiers
appris la musique, si son père, avare et ignare, n'eût de toutes
ses forces arrêté ses élans artistiques. Mais le garçon com-
mença à dépérir, à languir ; le jour, il paraissait oppressé et
presque imbécile, inapte à toute besogne, et la nuit, pendant
ses promenades somnambulesques, il chantait tout ce qu'il avait
entendu beaucoup d'années auparavant. Un ami du feu maestro
prit le petit Cari à son service et par hasard fut témoin de ses
nocturnes et fantastiques promenades par monts et par vaux,
pendant lesquelles Cari chantait et rechantait une phrase musi-
cale de son ami le compositeur. (George Sand fait, à cette occa-
sion, réapparaître chaque fois, au milieu de son texte, une ligne
de musique, écrite pour elle par Halévy.) Grâce à cette phrase
musicale, l'ami du compositeur mort se prend d'intérêt et de
pitié pour le pauvre garçon, s'aperçoit de son talent, le sauve
de quelque maladie finale et de l'imbécillité qui le menace, s'il
reste dans un milieu qui l'opprime, et Cari devient un musi-
cien.
George Sand touchait souvent au problème de la naissance
et du développement du talent ; elle peignait 1' ambiar.ee indis-
pensable à sa croissance et montrait combien dans un milieu
bourgeois il lui était facile de périr. C'est ainsi que, tout au com-
mencement de sa carrière, elle écrivit la Fille d'Albano, et à
son déclin, le Château de Pictordu. Ici comme là, nous assistons
au réveil inconscient du talent, qui, inconsciemment encore,
lutte contre son entourage et ne s'échappe que grâce à d'heu-
reuses circonstances ou parce qu'il devient conscient du vrai
but de son existence.
]NTous anticipons un peu sur les événements en parlant de Cari
GEORGE SAND 161
qui parut Lorsque Mme Sand avail déjà quitté la rue Pigalle.
C'est que Cari u'esl pas Beulemenl une réminiscence de la
personnalité de Dessauer : c'est l'atmosphère intensément mu-
sicale el ariistc de l'appartemenl de la rue Pigalle qui a l'ait
liai t rr 06 conte minuscule comme le grandiose nunan de CûVh
siiclo.
En général, les années 1838-1842 dans la vie de George Sand
furent surtout consacrées aux intérêts artistiques et philoso-
phiques; ce n'est que vers la lin de cette période que l'élément
artiste semble céder le pas à l'élément social et politique,
et que l'intérêt pour les questions purement philosophiques
l'ail place au désir de les mettre en pratique aussi bien dans ses
œuvres que dans sa vie.
lue t'ois installée rue Pigalle, George Sand renouvela et cul-
tiva ses relations amicales avec les artistes : Bocage et Marie
Dorval, d'autant plus qu'elle voulut s'essayer dans la littérature
proprement dramatique et écrivit d'abord un petit proverbe, les
Mississipiens, qui ne vit jamais la rampe et n'y prétendait point,
puis un drame, Cosima, qui fut reçu à la Comédie-Française et
mis à l'étude en l'hiver de 1839-40. George Sand désirait expres-
sément que le rôle principal fût confié à son amie Mme Dorval,
mais il fallait pour cela qu'elle fît partie de la troupe du premier
théâtre de France, or, elle n'en était point. George Sand mit
tout en œuvre, agit auprès de Buloz qui était directeur de la Co-
médie, et réussit enfin à y faire entrer Mme Dorval. Mais le
début des répétitions se fit longtemps attendre et même quand
elles étaient déjà commencées, la représentation fut remise d'un
jour à l'autre, — on ne sait pas trop pourquoi. George Sand
écrivait que les répétitions allaient commencer, déjà dans la
lettre à Papet du 1er novembre 1839, — et le 15 janvier 1840, à
la fin d'une lettre (traitant d'affaires et surtout de Y Hôtel de Xar-
bonne) adressée à son frère, George Sand écrit de nouveau :
Mon drame n'est pas encore en répétition, je ne crois pas qu'il soit
joué avant le commencement de mars, quoique Buloz se flatte de le
produire aux premiers jours de février. Il y a une grande comédie de
Scribe, qui, de droit, passe avant la mienne, car j'ai laissé passer mon
ï62 GEORGE SAND
tour. Mais je ne me repens pas. J'ai Mme Dorval et tout ce qu'il y
a de mieux en acteurs. Mlle Mars n'en est pas moins charmante avec
moi. Elle désire que je lui fasse une pièce, et je tâcherai, si j'ai un
succès pour la première. Je compte toujours sur toi pour claquer, et
Pierret (1) ne se lave plus les mains, afin de les avoir plus épaisses ce
jour-là. Bonsoir, mon vieux, ne rêve pas trop à la Divine (2), tu as
le temps de te renflammer... (3).
Le 27 février, elle lui annonce pourtant que la pièce est tou-
jours « à la veille d'entrer en répétitions » et qu'à son avis
cette « veille » sera celle du jugement dernier, que le comité du
théâtre « se prend aux cheveux avec le ministère », qu'on parle
même de la dissolution de toute la société de la Comédie, que
« le ministre veut donner sa démission prétendant qu'il aimerait
mieux gouverner une bande d'anthropophages que les comé-
diens du Théâtre-Français », que « Buloz perd l'esprit qui lui
reste », et qu'elle, « tâche d'attendre avec patience la fin de la
bataille ».
... Pour couronner tous mes ennuis, j'aurai peut-être une sifflade
de première classe et force pommes plus ou moins cuites. Enfin, vogue
la galère ! Que j'aie un succès ou une chute, j'irai me reposer à Nohant
de la vie de Paris, à laquelle je ne me fais pas et ne me ferai, je crois,
jamais... (4).
Le 25 mars, elle invite son ami Gustave Papet à venir à Paris,
espérant que la pièce va être jouée dans les premiers jours
d'avril.
Cher Papiche, ma pièce sera jouée pour sûr dans les huit premiers
jours d'avril. Viens, car tu me l'as promis. La pièce ne vaut pas le
diable. Mais l'envie que nous avons de te voir vaut bien que tu fasses
le voyage. J'ai pour toi la table, le logement, la chandelle, le tabac,
le domino, le vin, le thé et tout ce qui s'ensuit. Tu descendras rue
Pigalle, n° 16, n'importe à quelle heure de jour ou de nuit. Ainsi, viens !
(1) Si le lecteur se rappelle, c'étaitj[un ami intime de Sophie-Antoinette
Dupin, mère de Mme Sand.
(2) C'est-à-dire Mme Dorval.
(3) Inédite.
(4) Corresp., t, II, p. 150-151.
GEORGE SAND 163
Cela me rendra un peu de gaieté, car cette pièce i taire répéter, la
grippe i'i l'air de Paria m'ont donné un idiotisme spleenétique. Mon
foie eel assez malade, ,-i oe que dit Gaubert (I). Toi seul connaîtras
mon mal et le guériras. Que 068 raisons te la ml donc arriver au plus
vite. S'il faut même que je suis à L'agonie, j'avalerai de la mort-aux*
ratS, pOUrVU que tu viennes. Adieu, mille tendre.— e- a !"i: père. Tâche
d'amener Boutarin (2), Fleuiy, Charles, Etollinat, tous nos deux
Mais je ni' les espère guère. Us sont si paresseux! Il- -mit dan la va-e.
berrichonne comme <U-> anus perdues (3).
La première de Co&i/ma mil enfin lieu le 2(J avril. La pièce
n'eut pas de succès, on plutôt elle n'eut qu'un succès d'estime,
c'est-à-dire qu'elle ne tomba pas grâce au nom de l'auteur,
niais elle souleva par quelques phrases audacieuses des pro-
testations d'une certaine partie du public et fut froidement
reçue en général.
Henri Heine qui consacra à George Sand justement à propos
de cette première de Cosima toute une Lettre parisienne (nous
l'avons déjà citée à plusieurs reprises), dit dans la première
partie de cette Lettre, datée du 30 avril 1840, que le renom de
l'auteur, certaines passions haineuses et différentes autres causes
amenèrent ce jour-là une foule au théâtre ; qu'il se préparait
d'avance force intrigues contre la pièce ; que cabale et rancunes
s'unirent à la plus basse jalousie de métier ; que l'audacieux
auteur devait payer pour toutes ses « idées anti-religieuses et
subversives », mais que lui, Heine, ne saurait dire « en toute
conscience si ce fut un fiasco décisif ou bien un succès douteux ».
... Le respect devant le grand nom avait peut-être paralysé certaines
mauvaises intentions. Je m'attendais au pire. Tous les antagonistes
de l'auteur s'étaient donné rendez-vous dans l'immense salle du
Théâtre-Français, qui contient plus de deux mille personnes. L'ad-
ministration avait donné à peu près cent quarante billets au service
de l'auteur, pour les distribuer à ses amis, je crois toutefois qu'étiquettes
(1) Le docteur Gaubert jeune. Son père (ou oncle), grand ami de Chopin
et de George Sand, mourut au printemps de 1839, pendant le séjour de
Mme Sand à Marseille. (Cf. Corresp., t. II, p. 144, et la lettre inédite à
Mme Marliani du 22 avril 1839 donnée plus haut.)
(2) Sobriquet de Duteil.
(3) Inédite.
i64 GEORGE SAND
par le caprice féminin, ils ne parvinrent que rarement dans de bonnes
mains, celles qui applaudissent. Il n'était pas même question d'une
claque organisée, son chef habituel avait bien offert ses services, mais
trouva sourde oreille chez le fier auteur de Lélia. Les soi-disant Romains
qui ont l'habitude de si bravement applaudir au milieu du parterre,
sous le grand lustre, lorsqu'on donne une pièce de Scribe ou d'Ancelot,
n'étaient pas visibles hier. Les applaudissements qui se firent souvent
entendre quand même, et assez longuement, firent d'autant plus d'hon-
neur. Pendant le cinquième acte, on put ouïr quelques sons hostiles,
et pourtant cet acte contient plus de beautés poétiques et drama-
tiques que les précédents, dans lesquels la tendance à éviter tout ce
qui pourrait choquer tourne au timoré fort déplaisant...
Ne s'expliquant point définitivement sur les défauts ou les
qualités du drame, Heine ajoute encore que tous les acteurs,,
sauf Mme Dorval, furent très médiocres. 11 assure que l'au-
teur lui avait dit un jour que quoique effectivement tous ses
compatriotes fussent acteurs de naissance, c'étaient les plus
mal doués qui entraient au théâtre. Heine terminait cette pre-
mière Lettre en déclarant que personnellement il ne partageait
point toutes les idées de George Sand, mais qu'il serait malséant
de l'affirmer à un moment où tous les ennemis s'étaient ligués
contre elle.
... Mais que diable allait-elle faire sur cette galère? Ne savait-elle
pas qu'un sifflet s'achetait pour un sou et que la plus misérable médio-
crité pouvait jouer de cet instrument en virtuose? Nous avons vu
des gens qui savaient siffler comme s'ils étaient des Paganini... (1).
Dans la Notice ultérieure (1854), Heine nomme sans ambages
Cosima « un essai parfaitement manqué, de sorte que le front
habitué aux lauriers fut, cette fois, couronné d'épines très
cruelles... »
Comme nous le savons déjà, George Sand assista à cette pre-
mière dans une loge en compagnie de Liszt et de Mme d'A-
goult (2). Elle accepta sa défaite avec beaucoup de calme, elle
ne l'attribua toutefois ni aux défauts de la pièce, ni à celui de son
(1) Framôsùehe Zustânde, IV Theil, p. 294.
(2) V. notre tome II, p. 371.
GEORGE sAND 165
talent dramatique, mais bien à cette même animosité pour les
idées générales de l'auteur, que rencontraient t<»u< ses romans;
elle expliquait donc son fiasco par Les mêmei causes que Heine.
Seulement, à ['encontre de Heine, elle décril la contenance du
public ;ui théâtre comme plus bruyante «* < moins retenue.
Paris, !" mai L840 (1).
Cher Carabiacai (2),
J'ai été huée e1 dfflée comme je m'y ai tendais. Chaque mol approuvé
e1 aimé de toi el de mes amis a soulevé des relais de rire ei <\c< tem-
pêtes d'indignation. On criait but tous Les lianes que la pièce étail
immorale; il n'est pas sûr que le gouvernemenl ne la défende pas.
Les acteurs, déconcertés par ce mauvais accueil, avaient perdu la boule
et jouaient tout de travers. Enfin la pièce a été toul jusqu'au bout
très attaquée et très défendue, très applaudie el très sifflée. Je suis
contente du résultat et je ne changerai pas un mot aux représenta-
tions suivantes, .l'étais là, fort tranquille et même fort gaie, car on
a beau dire et beau croire que l'auteur doit être accablé, tremblant
et agité : je n'ai rien éprouvé de tout cela, et l'incident me paraît
burlesque. S'il y a un côté triste, c'est de voir la grossièreté et la pro-
fonde corruption du goût. Je n'ai jamais pensé que ma pièce fût belle ;
mais je croirai toujours qu'elle est foncièrement honnête et que le
sentiment en est pur et délicat. Je supporte philosophiquement la
contradiction; ce n'est pas d'aujourd'hui que je sais dans quel temps
nous vivons et à quels gens nous avons affaire. Laissons-les crier !
nous n'aurions plus rien à faire, s'ils n'étaient ce qu'ils sont. Console-
toi de mon accident. Je l'avais prévu, tu le sais, et j'étais aussi calme
et aussi résolue la veille que je le suis le lendemain. Si la pièce n'est
pas défendue, je crois qu'elle ira son train et qu'on finira par l'écouter.
Sinon, j'aurai fait ce que je devais et je recommencerai à dire ce que
je veux dire toute ma vie, n'importe sous quelle forme (3). Reviens-
(1) Correspondance, t. II, p. 152.
(2) C'était le sobriquet du graveur Luigi Calamatta, qu'on surnommait
encore dans la maison de George Sand le Calamajo (ce qui est plus adapté
à un graveur).
(3) George Sand dit dans une lettre à Sainte-Beuve, datant de la même
époque et dans laquelle elle se plaint assez amèrement des changements et
des coupures que l'on fait subir à Cosima aux répétitions, qu'elle n'avait
jamais pensé d'abord à ce que sa pièce fût jouée et qu'elle avait simplement
revêtu ses idées de la forme dramatique, comme déjà précédemment elle
avait écrit quelques < romans dialogues ». (Cette lettre est imprimée dans le
très intéressant volume de M. Clément Janin, Dédicaces et lettres autographes.
Dijon, 1884, Darantière. ^
i66 GEORGE SAND
nous bientôt. Tu me manques comme une partie essentielle de ma
vie. A toi de cœur.
George.
Il est très curieux que ce soit de ce même point de vue que
Cosima fût jugée par... l'ultra-rétrograde critique russe Sen-
kowski : il déclara que par ses tendances, par ses idées
générales, par ses sentiments, enfin par le fond Cosima ne se
distinguait en rien des œuvres les plus célèbres de la grande
romancière. Nous trouvons les mirifiques lignes suivantes dans
le volume 41 de la Bibliothèque de la lecture de 1840 :
La grande Georgius Sand enfanta le grand drame de Cosima, lequel
grand drame, ennuyeux de par nature et dévergondé par le sujet,
tomba la tête en bas, quoiqu'on y voie exhibée toute la collection des
élucubrations qui firent la gloire des romans de ladite Georgius Sand.
Je ne veux rien dire de Cosima, non plus ; c'est Indiana, c'est Lélia,
c'est Jacques et André, c'est Mme Dudevant elle-même, donc cela
ne vaut pas la peine d'en parler...
Dans la lettre inédite à son frère Hippolyte Chatiron, datée
du 4 mai, George Sand lui dit que :
Buloz a manqué périr de chagrin des cabales qui ont culbuté ma
pièce. Je t'ai envoyé ladite pièce ; à propos, l'as-tu reçue ? Elle n'est
pas si mauvaise que les journaux l'ont prétendu, mais le Théâtre-
Français est livré à toute sorte de divisions, de cabales, d'abus et de
canailleries. Quoi qu'il fasse, il périra par là. Sans Rachel, ce serait fait
déjà. Celle-là est toujours sublime. Ta divine Dorval a bien joué
Cosima aux répétitions, mais elle a perdu la tête aux sifflets. J'ai été
plus philosophe et j'ai pris ma défaite comme quelqu'un qui s'y atten-
dait, connaissant le terrain...
L'insuccès de Cosima, qui ne se maintint pas dans le répertoire,
se refléta surtout sur la position pécuniaire de George Sand,
qui, déjà, n'était point brillante à ce moment. Hippolyte Cha-
tiron avait à sa demande entrepris la vérification de toute la
comptabilité et de la gestion de Nohant, et en général de toute
la fortune de sa sœur : l'examen fut concluant. Les personnes
qui affermaient le domaine, le géraient et le dirigeaient en
Gl ORGE SAND
l'absence de Mme Sand, si elles ae la volaient pas ouvertement,
n'en portaient |>as moins un grand préjudice à ses intérêts.
Toute une série de lettres d'Ilippolyte à sa BOBUI 68l remplie
de la plus minutieuse révision de toutes ses affaires h de son
budget. Cliatiron y invitait sa B03UI à s'installer définitivement
à Noliant, mais les essais faits précédemment el peut-être
aussi L'impossibilité pour Chopin de quitter Paria cette année —
forcèrent Mme Sand d'abandonner l'idée de passer avec sa famille
l'été de L840 à Noliant. Le 22 janvier L839 déjà, à propos de
la vente d'un petit bois, Mme Sand écrivait à son frère :
Cher ami, je viens d'écrire à Duteil et de le charger expressément
de vendre « ( 'otc-Noire » ou du moins d'y aider de tout son pouvoir...
... Vends des arbres aussi, le plus que tu pourras, et ne t'inquiète
pas de mes enfants, les arbres ont le temps de repousser avant qu'ils
aient à voir en affaires, je ne suis pas tutrice pour eux, mais proprié-
taire pour moi, et comme ce n'est pas pour mes plaisirs, mais pour
leur santé et leur éducation que j'ai besoin d'argent, s'ils avaient le
malheur de compter avec moi, je n'aurais à me reprocher que de leur
avoir donné apparemment des sentiments vils. Ce n'est pas sur cette
pente-là, Dieu merci, que je leur apprends à marcher, et je n'ai pas
d'inquiétude sur mes rapports avec eux à l'avenir. Si Duteil s'obsti-
nait à te contrecarrer, ce serait par bonne intention et il n'y aurait
pas à discuter ; mais il faudrait passer outre, comme tu dis, car l'état
de vie que je mène ne peut durer. Jusqu'ici je n'ai vécu que de mon
travail et je suis fatiguée. J'ai fait des tours de force dans ce genre,
mais il y a six ans et plus que cela dure, et je n'y pourrais plus tenir,
surtout donnant à mes enfants six heures de leçons au moins par
jour. Le grand profit pour eux, c'est que je les instruise et que je ne
meure pas à la peine. Il faut donc absolument libérer mes revenus.
Je t'en charge ; c'est presque ma vie qui est en question, je t'assure
qu'il faut que je sois de fer pour résister à ce que je fais... (1).
Après avoir passé l'été de 1839 à Nohant, George Sand dut
se convaincre que si les revenus n'augmentaient pas, ses dépenses,
tant par rapport à l'éducation de ses enfants que par rapport
à la gestion de sa maison de campagne, toujours pleine d'invités,
ne faisaient que s'accroître de jour en jour, et qu'au bout du
(1) Inédite, \
168 GEORGE SAND
compte, il était moins coûteux de vivre à Paris, où tout son
petit ménage était facile à surveiller et où il n'y avait pas d'obli-
gations imposées par la large hospitalité campagnarde. Voilà
ce qu'elle dit à ce propos dans deux lettres à ce même Chatiron
dont l'une est inédite, l'autre, imprimée avec force coupures
dans la Correspondance, doit être postérieure, mais nous trou-
vons utile de la donner ici, car elle nous peint la position
matérielle de Mme Sand qui l'obligeait de rester à Paris en 1840.
Cher vieux... si tu me réponds de me faire passer l'été à Nohant
moyennant quatre mille francs, j'irai. Mais je n'y ai jamais été sans
dépenser quinze cents francs par mois, et comme ici je n'en dépense
pas la moitié, ce n'est ni l'amour du travail, ni celui de la dépense, ni
celui de la gloire qui me fait rester. J'ignore si j'ai été pillée, mais je
ne sais guère le moyen de ne pas l'être avec mon caractère et ma non-
chalance, dans une maison aussi vaste et avec un genre de vie aussi
large que celui de Nohant. Ici, je puis voir clair, tout se passe sous
mes yeux, comme je l'entends et comme je le veux. A Nohant, entre
nous soit dit, tu sais qu'avant que je sois levée, il y a souvent douze
personnes installées à la maison. Que puis-je faire? Me poser en éco-
nome, on m'accusera de crasse ; laisser les choses aller, je n'y puis
suffire. Vois si tu trouves à cela un remède. A Paris, il y a une indépen-
dance admirable, on invite qui l'on veut, et quand on ne veut pas
recevoir, on fait dire par son portier qu'on est sorti. Pourtant, je dé-
teste Paris sous tous les autres rapports, j'y engraisse de corps et j'y
maigris d'esprit, Toi qui sais comme je vis tranquille et retirée, je ne
comprends pas que tu me dises, comme tous nos provinciaux, que j'y
suis pour la gloire. Je n'ai point de gloire, je n'en ai jamais cherché, et
je m'en soucie comme d'une cigarette. Je voudrais humer l'air et vivre
en repos. J'y parviens, mais tu vois et tu sais à quelle condition...
Et dans la lettre inédite, datée du 1er juillet 1840, Mme Sand
lui disait déjà :
... Je suis toujours enchaînée ici par mon travail. J'ai entrepris
une affaire qu'on m'a conseillée qui est de faire traduire un roman
en anglais à mesure que je le compose. En faisant paraître en Angle-
terre quinze jours avant Paris, je peux gagner à Londres autant qu'à
Paris, c'est-à-dire mille francs par volume. Je ne suis pas sûre que
cela réussisse aussi bien qu'on me le fait espérer. Mais enfin c'est une
affaire importante à tenter et qui, en doublant le prix de mon travail,
diminuerait de moitié la quantité de travail que je suis obligée de
GEORGE SAM)
iroduire pour vivre avec quelque aisance. Le malheur esf « [in* je ue
peux guère avancer ma besogne, je n'ai plue la facilité que j'avais autre-
fois, tant de contrariétés de toul genre, el d'affaires tnanquée . de
tracas, de dilapidations inévitables m'onl mis dans la tête un fond de
déoouragemenl que j'ai bien de la peine â Boulever, quand il faut prendre
la plume, non pour donner cours à une inspiration poétique, comme
les lionnes gens se l'imaginent, niais pour gagner Le pain de la semaine,
paver le lailleur de Maurice, les maîtres de Solange, le pol-au-l'eii, les
nippes... Tout cela est de la vile prose, et pour en sortir littérairement,
pour monter à ce beau Parnasse dont nous parle Boileau, il faudrait
d'autres ailes que le cri de tous les vulgaires besoins de la vie Je ue
sais si tu comprends ma souffrance, mais elle est plus grande qu'on
ne pense, et j'y succomberai avant peu d'années, si cela continue.
Que j'aille à Nonant m'établir pour toute l'année, qu'y gagnerai-je?
Avec le train de maison qu'on y fait, je ne dépense pas moins de mille
franes par mois. C'est comme à Paris, exactement. Ajoutez à cela
l'habillement de trois personnes, car mes enfants sont des personnes
tout à fait, les leçons (que je prenne des maîtres au cachet ici ou des
précepteurs à l'année à la campagne) et tous les imprévus de la dépense
courante, il me faut, soit à la campagne, soit à la ville, tirer de mon
cerveau vingt mille francs par an. C'est bien dur. Il faut bien des pages,
bien des mots pour cela, aucun art ne demanderait autant de liberté
d'esprit et surtout d'indépendance d'idées et de temps. Mais à quoi
bon ces plaintes? il faut marcher. Je ne te dis pas cela pour t' attrister
sur mon sort, mais pour que tu comprennes que ma vie n'est pas une
partie de plaisir et que je n'ai pas envie de contrecarrer tes idées d'ordre
et d'arrangement à mon égard. Aussitôt que je pourrai m' envoler de
ce triste Paris, où j'ai le spleen, j'irai me reposer chez nous. Mais il
faut que j'y porte quelques mille francs, car les revenus ne m'y sou-
tiendront guère, à ce que je vois. Il faut donc que je les gagne et je
ne vis ici qu'au jour le jour depuis un an, sans pouvoir regarder en
face plus de cinq minutes un pauvre billet de cinq cents francs... Cho-
pin t'embrasse. Il est toujours bon comme un ange. Sans son amitié
parfaite et délicate, je perdrais souvent courage...
George Sand revient souvent dans ses lettres à Chatiron à
cette amitié de Chopin, qui la réconfortait et lui réchauffait
l'existence. Par exemple, déjà le 2 février 1840 elle écrit à son frère :
Chopin toussaille... son petit train. C'est toujours le plus gentil, le
plus modeste et le plus caché des hommes de génie... (1).
(1) Inédite.
170 GEORGE SAND
C'est ainsi qu'en restant cet été à Paris, Mme Sand espérait
y dépenser moins et y gagner davantage, d'autant plus qu'outre
le contract avec l'éditeur anglais il se présentait encore une
autre affaire assez lucrative : l'éditeur célèbre Perrotin lui offrit
à des conditions fort belles de faire l'édition complète de toutes
ses œuvres parues. Il résulte d'une lettre inédite à Papet, datée
du 28 août 1840, que cette édition assurait à Mme Sand la
rente annuelle de 12 000 francs, pendant un nombre indéfini
d'années, ce qui lui garantissait une indépendance indispensable
à son travail. Mais cette affaire avec Perrotin était entravée
par le contrat que Mme Sand avait conclu avec Buloz, pour
trois ans et six mois, et qui donnait à Buloz le droit de faire
paraître en volumes tous les romans de George Sand publiés
dans sa Revue ; ce contrat n'était pas échu. Or, Buloz assurait
qu'il avait le droit d'en faire reculer le terme. Il prétendait
qu'en 1836 ou 1837, George Sand ne lui avait pas fourni sa copie
à date fixe, qu'elle avait été payée durant ce temps, etc.. H
fallut alors rechercher à Nohant toutes les vieilles lettres de
Buloz et lui prouver, documents en mains, que toutes les feuilles
d'épreuves lui avaient toujours été expédiées bien régulière-
ment et à dates fixes (1-), et c'est alors seulement qu'il consentit,
moyennant un certain dédommagement, à permettre à Perrotin
d'entreprendre l'édition, à la date de 1842. Il devait en outre
acheter à Buloz tous les exemplaires non vendus de son édition
des œuvres de George Sand.
Nous ne savons pas s'il y eut, en dehors de ces questions d'af-
faires, d'autres causes qui ne permirent pas à Mme Sand d'aller
cet été à la campagne. Le fait est que durant cet été et l'hiver
suivant elle ne quitta Paris que pour accompagner à Cambrai
Mme Pauline Viardot, qui devait donner des concerts dans cette
ville (2). Cette petite escapade est racontée dans deux lettres
(1) Lettres inédites à Hippolyte du 28 août, et à Papet de cette même date
et du 2 septembre 1840.
(2) Nous avons déjà vu par la lettre de Balzac de 1841 (v. plus haut)
qu'il déclare catégoriquement que Mme Sand n'était « pas sortie de Paris
l'année dernière ». Mais, outre cette déclaration, nous voyons encore par
toutes les lettres "et les adresses des lettres de George Sand et à George Sand
GEORGE S AND «7'
publiées cl deux Ici lies inédites de George Sand, cl conmic tou-
jours on a retranché des deux lettres imprimées dans la Com
pondemee (les lettres du L8 août à Chopin el du L5 aoûl à
Maurice) plusieurs lignes el certaines locutions très pré-
cieuses pour le biographe, C'esl ainsi que Mme Sand raconte à Cho-
pin ses Impressions oambrésiennes :
Cambrai, 13 août 1840.
Cher enfant,
Je suis arrivée à midi bien fatiguée; car il y a quarante-cinq lieues
et non trente-cinq de Paris jusqu'ici. Nous vous raconterons de belles
choses îles bourgeois de Cambrai. Ils sont beaux, ils sont bêtes, ils
sont épiciers ; c'est le sublime du genre. Si la Marche historique ne
nous console pas, nous sommes capables de mourir d'ennui des poli-
tesses qu'on nous fait. Nous sommes logés comme des princes ; mais
quels hôtes, quelles conversations, quels dîners ! nous en rions quand
nous sommes ensemble ; mais quand nous sommes devant l'ennemi,
quelle piteuse figure nous faisons ! Je ne désire plus vous voir arriver ;
mais j'aspire à m'en aller bien vite, et je commence à comprendre
pourquoi mon Chop ne veut pas donner de concerts. Il serait possible
que Pauline Viardot ne chantât pas après-demain, faute d'une salle.
Nous repartirons peut-être un jour plus tôt. Je voudrais être déjà loin
des Cambrésiens et des Cambrésiennes.
pendant cette année de 1840 qu'elle ne quitta pas la rue Pigalle d'octobre
1839 à juin 1841.
M. Ferdinand Hœsick qui publia dans la Biblioteka Warszawska de 1899
un très intéressant article sur les relations entre Chopin et Fontana et qui
prouva clairement par la confrontation des lettres autographes de Chopin
avec les lettres tronquées, changées et fantaisistement datées par Kara-
sowski, combien peu il fallait se fier au texte et aux dates de ce dernier, recons-
titua la chronologie de presque toutes les lettres de Chopin à Fontana. Il
ne s'abuse qu'en disant (p. 17 de la Bibliothèque W. de juillet 1899) qu'à» l'ar-
rivée de l'été il s'y rendit de nouveau » (à Nohant). Cette assertion n'est
basée sur rien, car, comme nous venons de le dire, on voit par le contenu,
les adresses et les dates de toutes les lettres tant imprimées qu'inédites de
George Sand et à George Sand, que pendant une année et demie elle ne
quitta Paris que pour deux jours et n'alla point du tout à Nohant. Il
serait ridicule alors de croire que Chopin y alla seul. Donc la lettre de Chopin
écrite de Nohant et datée de mercredi, dans laquelle Chopin prie Fontana
d'aérer l'appartement et d'y faire faire du feu avant « leur arrivée à Paris »,
ne doit pas être rapportée à 1840, mais bien à 1842 ou même 1843. Cette
lettre commence par les mots : « Mo je koehanie. Przyjezdamy z pewnoscia w;
poniedzialek, to jest 2-go o godzinie 2-giei z poludnia... » et on y trouve
l'allusion à « V accompagnement de Vhonoré M. Lenz », or, Lenz (voir plus
loin) ne fit la connaissance de Chopin qu'en 1842, — donc cette lettre ne peut
pas avoir été écrite plus tôt.
i72 GEORGE SAND
Bonsoir, Chip-Chip ; bonsoir, Solange ; bonsoir, Bouli. Je vais me cou-
cher, je tombe de fatigue. Aimez votre vieille comme elle vous aime...
Dans la lettre à Maurice; datée du 15 août, nous trouvons un
peu plus de détails sur le train provincial et épicier de la « so-
ciété cambrésienne » en général, et de leurs hôtes en particulier,
avec la remarque qu'il y « aurait de bonnes scènes de mœurs
de province à faire sur l'intérieur de nos hôtes, bonnes gens,
excellents, mais gendarmes ! un gendarme, deux gendarmes !
trois quatre, six, huit, quarante gendarmes ! C'est curieux dans son
genre ». Puis Mme Sand dit que « le concert étant demain à onze
heures du matin, ce qui caractérise la vie cambrésienne, il faut
que je me lève de bonne heure pour habiller Pauline (1) », et elle ajoute :
Ma présence en cette bonne ville est une des moins désagréables
apparitions que j'aie faites en province. Je crois que personne n'y
avait jamais entendu prononcer mon nom, ce qui me met fort à l'aise...
Après avoir passé en revue toutes les curiosités locales, voire
l'une des célèbres manufactures, la cathédrale, un tableau pré-
tendu de Rubens dans l'une des églises et la Marche historique
qui parut à George Sand « assez sale et déguenillée vue de près
et manquant d'exactitude », — nos deux voyageuses voulurent
repartir le soir même du second concert, fixé pour le 17, parce que
Mme Sand avait déjà la nostalgie de sa chère couvée. Et sa lettre
du 15 se termine par le conseil à Solange <c d'être sage », afin
que sa mère puisse la prendre avec elle si elle fait un autre
voyage, et celui « d'être bonne », car « si Mme Marliani se plaint
d'elle », sa mère aurait « moins de plaisir à l'embrasser ». Puis
viennent les lignes omises :
Bonsoir, bonsoir, bonsoir. Mille baisers et donnez-en un bon gros pour
moi à Chip-Chip.
Ta vieilie.
Samedi soir. — Dimanche. — Je reçois ta lettre bien gentille et je te
rebige. A mardi midi.
(1) Nous soulignons daus ces deux lettres les phrases omises dans la Cor-
resp., t. II, p. 155.
GEORGE SAND 173
En automne Maurice alla sur la demande de M. Dudevanl
passer quelques Bemainea à Guillery, ee qui '"' uur grande
privation pour sa mère. Elle eul une certaine consolation dans
l'arrivée à Paris de ses deux vieux ami-, Boucoiran ei Rollinat,
qui Béjournèrenl chez elle. Elle se délassait de son Labeur
nocturne ooutumier, en causant avec eux au coin du feu, le bout,
tout en enseignant la couture à Solange. Dans la journée elle
montait à cheval et taisait aussi prendre dm leçons d'équita-
tion à sa fille au manège, comme ou Le voit par les lettres
imprimées et inédites à Maurice des 4, 15, 20 et 27 septembre,
S et 12 octobre. Voici par exemple ce qu'elle écrit à son fils
à la date du L5 septembre :
.1 Maurice, à Guillery.
Paris, 15 septembre (1).
Nous menons toujours la même vie ; j'écris la nuit. Mon roman est
presque fini, je dors le matin, je flâne le jour avec Solange qui est tou-
jours censée en vacances en attendant la demi-pension, et le soir,
nous travaillons à l'aiguille, pendant que Chopin dort dans un coin et
que Rollinat rabâche dans l'autre...
Dans sa lettre du 20 septembre (tronquée et changée complète-
ment dans la Correspondance) George Sand donne à son fils des
conseils comment il faut monter à cheval, sans courir aucun
risque, et lui donne aussi des détails sur les chevaux qu'elle et
Solange montent au manège. Elle lui raconte les projets extraor-
dinaires de Balzac pour s'enrichir, il prétend avoir découvert
la rose bleue. Elle lui narre aussi la soirée passée au théâtre
avec Delacroix pour voir le mélodrame du Naufrage de la Mé-
duse; elle met Maurice au courant des mots burlesques de Rey et
de Rollinat. Puis viennent les lignes omises suivantes :
... Je passe toutes mes nuits sur le Tour de France, qui touche à sa
fin; et toutes mes soirées à faire des rôles ou à raccommoder des
(1) Inédite
174 GEORGE SAND
nippes avec Solange. Elle a fait de grands progrès dans le filet et
elle te fait une bourse de trente-six couleurs qui sera vraiment
gentille...
Au même.
25 septembre 1840.
... J'ai eu des contrariétés (1) et des rhumatismes qui m'ont donné
le spleen... Je suis encore bien souffrante. Mon travail se ressentait de
mes tracasseries et je l'ai interrompu forcément, la disposition étant
trop noire pour faire parler le Berrichon et pour faire casser le cou à
Isidore Lerebours (2). Comme le travail nous fait vivre au jour le jour,
la situation a été un peu dure, ou, pour mieux dire, un peu triste, car
les amis sont là, et on ne manque pas, mais c'est une souffrance pour
moi que de me faire aider...
Au même.
8 octobre.
Cher Mauricot, il y a bien, bien des jours que je n'ai écrit, c'est que
j'ai été extrêmement souffrante et spleenétique.
... J'ai travaillé beaucoup à l'aiguille et fort peu à mon manuscrit
qui n'est pas terminé, quoique le commencement soit livré à l'impri-
merie...
Au même.
12 octobre.
... Je suis toujours prise par le genou et tout à fait boiteuse... Nos
amis se portent bien... Delacroix est revenu. Chopin donne cinq leçons
par jour, et moi j'écris huit ou dix pages par nuit... (3).
Dans la seconde partie de la Lettre parisienne de Gutzkow
que nous avons citée, nous trouvons la description d'une soirée
qu'il passa dans le petit appartement de la rue Pigalle, en tout
(1) La contrariété principale consistait dans sa querelle avec Buloz, à
propos de Perrotin et du refus de Buloz de publier le Compagnon du tour
de France dans la Revue des Deux Mondes, si l'auteur n'y faisait des change-
ments considérables.
(2) Un des personnages secondaires du Compagnon, fat impudent du
genre épicier, toujours abhorré par la grande romancière,
(3) Ces trois passages sont inédits.
GB< IRGE s AND 175
(•(informe ;m paisible tableau Bérénal évoqué par les extraits
des lettres de Mme S;ui(l à son lils.
Après s;i première visite manquée, Gutzkow réussit pourtant
à s'introduire chez George Sand, grâce à un I » ï 1 1 < * t de recomman-
dation de Mine d' Agonit, el quoique bs Lettre parisienne soit datée
du LO avril L842, il est parfaitemenl utile de la citer à cet endroit
de notre récit, parce que non seulement elle nous peint l'inté-
rieur de George Sand, tel qu'il était réellement en l'hiver de L840-
1841 et de IS41-1842, mais encore il contient des allusions à la
querelle avec Buloz dont il vient d'être question.
Donc, en réponse à sa demande d'audience, Gutzkow recul
le billet suivant de George Sand :
Vous nie trouverez tous les soirs chez moi. Mais s'il arrivait que
vous nie trouviez en conférence avec un avocat ou si je suis obligée
de sortir précipitamment, ne le prenez pas pour une impolitesse de
ma part. .Je suis à toute minute exposée aux vicissitudes d'un procès
que je soutiens en ce moment contre mon éditeur. Vous pouvez y voir
l'un des traits de nos mœurs françaises dont mon patriotisme devrait
rougir. J'ai porté plainte contre mon éditeur qui veut me forcer cor-
porellement à lui écrire un roman selon son goût ou ses opinions. Notre
existence se passe dans les plus tristes nécessités et s'alimente de dou-
leurs et de sacrifices. Du reste, vous verrez les traits d'une femme de
quarante ans qui passe sa vie non point à plaire par son charme, mais
bien à effaroucher par sa franchise. Si vos yeux ne me trouvent pas
à leur gré, il se trouvera quand même un petit coin dans votre cœur
que vous me céderez. Je l'ai mérité par mon amour passionné de la
vérité que vous avez senti dans mes essais littéraires...
Après avoir reçu cette lettre, Gutzkow se rendit un soir, chez
Mme Sand.
... Dans une petite chambre que nous eussions appelée chambrette et
que les Français nomment « la petite chapelle », grande à peine comme
dix pieds carrés, George Sand brodait au coin du feu. Sa fille était
assise en face d'elle. Le petit espace était faiblement éclairé par une
lampe à abat-jour sombre. Il n'y avait de lumière que juste assez
pour éclairer les ouvrages de la mère et de la fille. Il y avait deux
hommes assis sur un divan placé dans un coin.
On ne me les présenta point selon la coutume française. Us se tai-
saient, ce qui augmentait encore la tension solennelle et intimidante
i76 GEORGE SAND
du moment. Je respirais à peine ; j'étouffais, mon cœur était serré
par la peur. La flamme de la pâle lampe tremblait, les charbons dans
la cheminée se réduisaient en une cendre blanchâtre et pétillante ; le tic
tac chimérique (geisterliaft) de la pendule était le seul bruit de vie.
Quelque chose battait aussi dans la poche de mon gilet. Ce n'était
point mon cœur, mais bien ma montre. J'étais assis dans un fauteuil.
— Excusez mon mauvais français. J'ai trop lu vos romans, j'ai
très peu lu les œuvres de Scribe. On apprend, en vous Usant, le lan-
gage muet de la poésie, chez Scribe, la langue parlée.
— Comment vous plaît Paris?
— Je le trouve tel que je m'y attendais. Mais un procès comme le
vôtre, c'est, en tout cas, quelque chose de nouveau. Comment avance-
t-il?
Un sourire amer pour toute réponse.
— Qu'est-ce que cela veut signifier en France : forcer corporeïlement ?
— La prison.
— On ne mettra donc point en prison une femme pour la forcer à
écrire un roman. Qu'entend votre éditeur par ses opinions?
— Celles qui ne ressemblent pas aux miennes. Je suis devenue trop
démocrate à son gré.
Et les ouvriers n'achètent pas de romans, pensai-je.
— La Revue indépendante est-elle bien répandue?
— Très suffisamment, pour une si jeune revue. C'est justement
Buloz, de la Bévue des Deux Mondes, qui veut me forcer à écrire un
roman pour lui.
Ici j'aurais pu dire beaucoup contre la tendance des nouveaux
romans de George Sand, mais cela eût été indiscret.
— Êtes-vous auteur dramatique?
— J'ai essayé de trouver pour la littérature contemporaine un pas-
sage, ou comment faut-il dire? une rentrée sur le théâtre. C'est
un excellent moyen pour voir jusqu'à quelles limites peut s'avancer
la littérature. Le roman s'avance plus que ne le peut suivre la foule.
Pour rattraper le roman, il faut avoir recours au drame. Face à face
avec le public, on apprend à apprécier ce qu'il faut donner pour être
compris de la multitude.
— Avez-vous de bons acteurs en Allemagne?
— D'aussi grands talents que chez vous en France, mais les emplois
sont moins développés. Notre troupe d'opéra, si elle eût chanté ici
avant son départ pour Londres, eût donné à penser aux Italiens.
— La Malibran et la Pasta y étaient venues. Avez-vous été au
Théâtre-Français ?
— Pour n'y jamais retourner, du moins pour la tragédie.
— Notre tragédie a vraiment beaucoup vieilli, dit George Sand.
GEORGE SAND 177
Ce ne son! que <lfs passions exagérées, de sentimentt défigurés. Le
cachet de politesse chevaleresque el de courtoisie doui paraîl mainte-
nant toul aussi ridicule «pi il avail semblé ravissant jadis. Le Théâtre-
Français a beaucoup baissé. Il n'y a que les médiocrités qui '"
occupent Parmi ces pièces innombrables pas une seule création qui
soii durable. Scribe est celles un grand talent. Sun invention, L'enche-
\ êtremenl de l'intrigue Boni Buperbes, mais ils sonl basés sur une im-
pression passagère. Il lui manque nu»' action plus profonde. De tous
ces ailleurs dramatiques pas un seul ne lend à donner une signification
plus profonde à ses œuvres.
— Peut-être Souvestre? Mais il est sec et raidc.
— Souvestre? Oui, vous avez raison.
Bien contre mon gré, nous nous avançâmes BUT le terrain de la lit-
térature dramatique, plus qu'il n'était séant en parlant à l'auteur de
Cosima si complètement échouée. George Sand avait voulu dans cette
pièce intéresser notre banal public théâtral par une dialectique de sen-
timent plus subtil, mais elle se borna à l'intention, sans parvenir à
donner corps à son idée, sans parvenir à se rendre maître du sujet,
avec cette parfaite liberté dans l'exposition anecdotique qui doit,
quel que soit le drame, y dominer la tendance. Sa Cosima s'écroula
complètement parce qu'elle manqua de crochets et de crampons.
J'aurais bien voulu abandonner ce thème incommode, mais nous y
revenions toujours. Nous parlâmes de Schiller, de Shakespeare, du
changement de décors, de l'ancien théâtre anglais, de Balzac. Elle se
mit, par caprice, à louer Balzac.
— Le traduit-on beaucoup en Allemagne? H le mérite. Balzac est
un homme d'esprit, il a énormément vécu et observé !
La tension dangereuse de la conversation diminua. George Sand mit
son ouvrage de côté, remua les charbons et alluma une de ces ciga-
rettes innocentes où il y a plus de papier que de tabac, plus de coquet-
terie que d'émancipation
— Vous êtes plus jeune que je ne le croyais, me dit-elle.
Ce qui me permit, pour la première fois, de laisser mes regards aller
furtivement se poser sur elle, à la lumière de la lampe, et de mieux me
rendre compte de ses traits. Le portrait connu lui ressemble, mais
l'original est bien moins fort, bien moins arrondi. Aurore Dudevant
est un petit être animé, plus maladif et plus ressemblant à une gazelle
que ne le laisse soupçonner cette gravure faite d'après une statue (1).
Elle ressemble un tout petit peu à Bettina (2).
(1) Nous ne saurions dire à quel portrait de George Sand fait ici allusion
Gutzkow.
(2) Elisabeth Brentano, connue sous le prénom de Bettina, sœur du ce-
178 GEORGE SAND
— Qui me traduit en Allemagne?
— Fanny Tarnow; mais elle appelle ses traductions des adapta-
tions.
— Elle omet certainement les passages dits « immoraux »?
Elle le dit avec beaucoup d'ironie. Je ne répondis pas et je regardai
sa fille, qui baissa les yeux. La pause qui suivit ne dura qu'une seconde,
mais elle eut plus de signification que toute une période oratoire.
George Sand ne connaît point l'Allemagne, mais c'est pour cela
qu'elle peut la comprendre mieux que tous ceux qui se font de cette
connaissance une espèce de profession. Les savants français qui étu-
dient nos affaires ne connaissent généralement de nous qu'un côté
quelconque. Il vaut mieux ne pas nous connaître que de prononcer
des jugements faux et de nous endoctriner. Ceux qui, comme George
Sand, ne savent rien de l'Allemagne, peuvent, malgré cela, avoir beau-
coup d'estime pour l'esprit allemand. Ceux qui ne connaissent pas
notre langue peuvent nous connaître par notre musique. George Sand
aurait visité l'Allemagne si elle n'entreprenait ses voyages dans le
but de l'isolement. Elle avait entendu parler de Bettina et me ques-
tionna sur Chezy. De tous nos poètes, philosophes et savants, elle
n'avait retenu qu'un nom : Mme de Chezy ! Elle sembla étonnée
que Mme de Chezy ne gardât sa place que dans des mémoires litté-
raires. Elle la prenait pour une grande poétesse (1).
lèbre poète Clément Brentano et épouse du poète romantique comte Louis
Achim de Arnim, amie de Gcethe et de la plupart des artistes et poètes de
1848, fut elle-même une célèbre poétesse, un écrivain politique très connu.
Elle prit part au mouvement de 1848, ce qui lui nuisit beaucoup dans le « grand
monde », fonda des œuvres de bienfaisance, s'intéressa aux questions sociales.
Sa passion enfantine pour Gœthe fut cause d'une correspondance avec le
poète, qu'elle publia sous le titre de Gœthe'' s Briefwechsel mit einem Kinde
(1835. Berlin, 3 vol.). Cette œuvre fut, en 1843, traduite en français en deux
volumes par Mme Hortense Cornu qui écrivait sous le pseudonyme de
Sébastien Albin.
Bettina naquit à Francfort-sur-le-Mein le 4 avril 1788, mourut à Berlin
le 20 janvier 1859.
(1) George Sand, qui, dès son adolescence, s'était enthousiasmée pour
Schiller et Leibniz; qui, vers 1840, non seulement étudiait les œuvres de
Gœthe, mais qui écrivit encore deux articles, l'un sur Faust, l'autre sur la
traduction de Werther; qui adorait Hoffmann ; qui était l'amie de Heine et de
Dessauer, qui connut plus tard le docteur MuÛer-Strubing, Herweg et toute
une série de jeunes politiques allemands ; qui lisait beaucoup les œuvres de
Heine, eût sans doute été fort étonnée d'entendre cette opinion de Gutzkow,
si elle l'eût connue. Mais il est à croire que Gutzkow n'aurait pas du tout
écrit ce passage sur Mme de Chezy, s'il avait su que Mme Sand avait per-
sonnellement connu Mme Chezy et entretenait une correspondance avec elle
et que sa demande était simplement dictée par l'intérêt porté à une per-
sonne amie.
GEORGE SA ND
— J'avais dernièrement été à la Chambre des députés, continuai je.
Je vis la lutte de ces passions bruyantes. Demain, une centaine de
journaux donneront le compte rendu d'une scène plus digne d'une
salle de récréation Boolaire que de l'asile «1rs droits nationaux. Des
oolonnes entières des journaux seront remplies de dissertations à ce
propos. Comment un peuple d'espril peut-il espérer qu'il sera doré-
navant considéré pour une nation d'esprit, si on continue ô lui présenter
tous les jours cette pâture l'iule. : Thiers ou Guizot? GuiZOt ou Thiers?
Ektt-oo que ce Boni des discussions dignes de notre époque? Vraiment
les volumes de colonnes qu'on dépense à cela seraient mieux employées
si la France s'intéressait aux acquisitions morales et intellectuelles
îles autres peuples et si elle avait ainsi appris quelque chose sur la
nation voisine qui aurait pu lui enseigner plus (pie les désolantes tra-
casseries des partis (pli sont à Tordre du jour en France.
('"est à ce moment (pie les yeux de George Sand étincelèrent pour la
première l'ois, ("est alors que j'en vis tout l'éclat C'était la sphère
où se développaient ses nouvelles tendances. Elle dit :
— C'est bien vrai, bien vrai !...
Je touchai le point de contact pins intime entre elle et moi, le point
magnétique de la similitude des pensées et de l'entente. Pourquoi
ne profitai-je pas de cette minute d'impression plus cordiale? Pour-
quoi est-ce qu'une sensation pénible et vague entrava le développe-
ment plus libre de la causerie?
Lorsque je quittai George Sand et descendis dans les ténèbres,
tout cela me sembla un rêve. Cette petite chambrette, faiblement
éclairée, la fille muette, ces deux hommes, fantômes adossés au
mur. ce silence, ces pauses, cette causerie par aphorismes, il me
semble que le hasard avait voulu créer quelque chose de pur hasard
aussi ; que Yintcniion avait voulu donner quelque chose de parfaite-
ment intentionné, la réticence, quelque chose d'absolument retenu,
— et pourtant le tout fut un poème ! Je reçus plus que cette sublime
et divine femme ne voulut donner. Elle ne voulait rien donner. Elle
ne voulait accomplir que le devoir de la politesse et me rendre impos-
sible d'abuser de son amabilité. Elle voulait paraître froide, méfiante
et même fâchée. Elle me trahit sa peur de la trahison. Elle craignait
que je ne fusse désenchanté et elle voulut me désabuser elle-même.
Avec une spontanéité jouée elle me suggéra ce que j'aurais pu oublier
moi-même. Elle retrancha toute possibilité de la soumettre à un examen
en enlevant à l'étranger toutes les données pour un pareil examen.
Ce ton froid et âpre de sa voix n'était pas la voix naturelle de son cœur.
Ce sourire paisible et mystérieux qui eût semblé trahir l'insensibilité
à tout le monde, ces brèves questions, ces réponses plus brèves encore,
ce visage détourné — tout cela me remplit d'une pitié profonde pour
180 GEORGE SAND
l'âme qui arriva par une série de cruelles désillusions à ne vouloir
paraître aux étrangers que sous cet aspect-là, qui se retranchait der-
rière un mur pour éviter la calomnie, la substitution de la vérité et
les mauvaises intentions. Combien volontiers j'aurais dit à la femme
de génie : « Ne craignez donc rien ! On peut craindre ceux qui nous
haïssent, parfois même ceux qui nous aiment. Jamais ceux qui nous
vénèrent et nous admirent. »
Mes amis attendaient avec grande impatience la nouvelle de l'im-
pression que me fit George Sand.
— Eh bien, vous êtes désabusé comme tous ceux qui l'ont vue?
me demandait-on de tous côtés.
— Je ne suis pas désabusé, répondis-je. Je la trouvai toutefois
autre que je me la représentais. Mais d'une manière ou d'une autre,
elle me laissa une fois de plus pénétrer au fond de l'âme humaine...
Gutzkow sut très finement noter l'état d'âme de George Sand,
sa retenue vis-à-vis des inconnus, son désir de se cacher, de se
voiler, et il comprit que ce désir ne pût être que le résultat de
profonds désenchantements. Voici ce que dans une lettre qui
ne fait point partie de la Correspondance de George Sand, mais qui
parut autographiée dans le livre de M. Alexis Rousset : la Société
en robe de chambre (Lyon, 1881), la grande romancière écrit à
Mme Caroline Valchère (1) encore à la date de 1838, Mme Val-
chère s'étant adressée à elle, afin d'être éclairée sur les doutes
qui la tourmentaient :
A Madame Caroline Valchère.
Paris, lundi soir.
Je ne puis qu'être très flattée, madame, de la sympathie que vous
m'exprimez. Malheureusement, je suis peu capable de vous rendre
les illusions que vous dites avoir perdues. On ne souffre pas impuné-
ment ce que j'ai souffert et il en reste toujours une grande sauvagerie,
une grande crainte des autres et de soi-même...
L'hiver de 1840-41 se passa comme le précédent dans le même
cadre et dans les mêmes occupations, mais le cercle des con-
naissances et d'amis allait toujours s'élargissant dans toutes les
(1) Mme veuve Valchère, de Nevers, était propriétaire à Épinay-sur-Orge
(Seine-et-Oise).
GEORGE S AND 181
BphôreB de la Booiété. .Nous parlerons de quelques-unet di
sphères dans le prochain chapitre. Considérons d'abord les rela-
tions que Chopin apporta ;ï George Sand.
Grâce .'1 lui. à s;i nationalité, elle connut le monde slave,
Miçkiewicz, Nieracewicz (3 1, Slowacki(2), Witwicki, Kraainsjri (3),
les Frères Chodzko, les deux Grzymala, ses deux amis intimes :
M;ii us/.viiski e1 Fontana, el tous les émigrés du grand monde
el du monde artiste polonais. Toute une sphère d'idées, de
sentiments et de caractères nouveaux apparut à l'écrivain.
N'oublions pas que Miçkiewicz était alors à L'apogée de Ba
gloire, (pie la croyance à sa vocation presque surnaturelle
l'entourait comme (rime auréole ; (pie dans les cercles de ses anÛ8
on parlait uniquement de la mission messianique du peuple
(1) Julien-Ursyn Niemcewies, écrivain très connu et homme politique
bolonais, naquit en 1754 et mourut en 1841; il fit les campagnes aux côtés
de Kosciuzko, dont il fut l'aide de camp et dont il partagea la captivité;
il fut plus tard secrétaire du Sénat polonais et finit sa vie comme émigré
à Paris.
(2) Jules Slowacki, contemporain, cadet et rival de Miçkiewicz, ami de
Krasinski, auteur du Cordian, de Beniowski, d'Angelli, de la Balladyne,
du Songe d'argent de Salomée, du poème En Suisse et de plusieurs volumes
de poésies lyriques, naquit à Krzemeniec en 1809, vivait depuis 1831 comme
émigré à Paris ; il voyagea en Suisse, en Italie, en Grèce, en Palestine et en
Egypte, fut d'abord un romantique exalté et byronisant, devint, sur la fin
de sa vie, un mystique et un towianiste, et dans ses dernières œuvres (la
Genèse de l'Esprit, le Roi Esprit) prêcha la renaissance des esprits sur la
terre, la métempsycose dans le goût de Leroux et l'incarnation des idées
dans des personnes et des peuples (après une suite d'existences successives dans
les organismes inférieurs, à commencer par les minéraux et jusqu'à l'homme).
(3) Sigismond Krasinski, le troisième grand poète polonais après Miç-
kiewicz et Slowacki, une personnalité sympathique et une âme lumineuse,
naquit en 1812. Il appartenait à une grande maison af fidée au gouvernement
russe ; après l'émeute de 1830, emmené par son père à Saint-Pétersbourg,
il dut entrer au service russe, mais heureusement, à la suite d'une maladie
d'yeux, il put partir à l'étranger et vécut à Rome, à Vienne, à Paris, à Nice,
en Allemagne. Pendant sa vie, ses œuvres, où il exprimait de profondes
pensées en une forme exquise, paraissaient, par considérations de famille,
sans nom d'auteur, et il fut longtemps connu sous le nom du Poète ano-
nyme de la Pologne. Parmi ses œuvres les plus célèbres, nommons : la Comé-
die infernale, Iridion, la Nuit d'été, V Aurore, Béatrix, et les célèbres Psaume
de tonne volonté et Psaume de la pitié, sans parler d'une série de poèmes
et de poésies lyriques. Vers la fin de sa vie, il se brouilla avec son ami
Slowacki à cause de leurs opinions politiques et religieuses respectives. On
trouve la trace de cette querelle d'opinions dans les œuvres des deux
poètes, qui y firent entendre leur désenchantement réciproque. Il mourut
en 1859.
182 GEORGE SAND
polonais et du rôle spécial réservé au monde slave en général ;
que ces idées trouvaient un adepte enflammé dans la personne
de Pierre Leroux, le prédicateur de la Vérité éternelle « dans
son progrès continu ». Selon lui elle passait, en une succession
mystérieuse, d'un peuple dans un autre, en s'incarnant alter-
nativement tantôt dans l'un, tantôt dans l'autre. Pierre Leroux
crut donc facilement et s'empressa de faire croire aux autres à
la future mission du peuple polonais et des nations slaves. Il
les considérait comme les propagateurs sur terre de l'amour
chrétien, de l'égalité et de la fraternité. Il est évident que
George Sand se prit aussi d'une sympathie profonde pour
Mickiewicz, pour tous les Polonais en général et crut à cette
mission des Slaves.
Ayant fait la connaissance de Mickiewicz dans les derniers
mois de 1836, lorsqu'elle demeurait à VHôtel de France, rue Laf-
fitte, Mme Sand se mit en quatre dès 1837, pour faire recevoir
à la Porte-Saint-Martin le drame assez manqué de Mickiewicz,
les Confédérés de Bar. Ce drame fut lu par plusieurs écrivains.
Tous, lui prodiguèrent soit sincèrement, soit par amabilité, les
plus grands éloges, mais déclarèrent, presque unanimement, qu'il
ne pouvait être joué sur un théâtre français (1).
C'est ainsi que, durant ce même hiver de 1836-1837, la comtesse
d'Agoult remit ce drame à Félicien Mallefille, jeune auteur dra-
matique, commençant alors sa carrière et, comme nous l'avons déjà
dit dans notre deuxième volume, ami intime de Nohant en 1837-
1838 (2). Au mois de mars ce fut Alfred de Vigny qui le lut (3).
(1) M. Wlad. Spasowicz, dans son Histoire des littératures slaves (p. 668),
appelle ce drame simplement « faible », et M. Belcikowski déclare « qu'il
manque absolument de mouvement dramatique ». (Cf. la Vie de Mickiewicz
écrite par son fils, M. Ladislas Mickiewicz, t. II, p. 392.) Mais ce même
M. Ladislas Mickiewicz donne en Appendice, à la deuxième série des Œuvres
posthumes de son père, plusieurs articles de journaux polonais de 1872, d'où
il appert que lorsque, au centenaire de la confédération de Bar, on fit jouer
à Cracovie les deux premiers actes de ce drame, ils eurent un grand succès.
Nous croyons toutefois que ce fut plutôt un succès patriotique qu'artistique.
(2) Cf. Mélanges posthumes d'Adam Mickiewicz, publiés avec Introduc-
tions, préfaces et notes, par Lad. Mickiewicz. Paris, 1872-1879, lre série :
Drames polotiais, Préface, p. 15-16. Lettre de Félicieo Mallefille à M. Ladislas
Mickiewicz du 2 août 1867.
(3) IUd., p, 12. Lettre d'Alfred de Vigny à Adam Mickiewicz du 1er avril 1837.
GEORGK SAND |8 |
l'uis .Mine d'Agoull l'emporta avec elle à Nohant, on même,
oomme «'II»' le dit, elle le » vola » pour le faire lire à < reorge Sand,
el cette dernière, après l'avoir lu, mil ses observations sur Lee
marges du manuscrit, comme toutes les deux rapprennent à
Mickiewiez dans les lettres suivantes, publiées par ML Ladislas
Mickiewiez dans les MHantji's posthumes (1).
Monsieur,
Je me suis permis tic tracer quelques mots à La plume, à côté des
mots au ciayon que j'ai trouvés sur les marges de votre manuscrit.
Je ne sais pas de qui sont ces corrections, mais je ne puis pas m'em-
pêcher de les trouver mauvaises pour la plupart, el de penser que
vous connaissez beaucoup mieux la force et l'énergie de notre langue
que la personne chargée par vous de ces rectifications. Je ne me per-
mettrai pas de porter un jugement sur l'ensemble de votre ouvrage :
en fait de drame, je ne suis pas un juge compétent. D'ailleurs, j'ai
une telle admiration et une telle sympathie pour tout ce qui est de
vous, que, s'il y avait à reprendre dans ce nouvel œuvre, je ne pour-
rais pas m'en apercevoir. Je ne vous parlerai donc que du style. Dans
les endroits où le style domine l'action, il m'a semblé aussi beau que
celui d'aucun écrivain supérieur de notre langue ; dans les endroits
où nécessairement l'action domine le style (sauf quelques incorrec-
tions qu'il est même puéril de mentionner, tant elles vous sont faciles
à faire disparaître), le style m'a paru ce qu'il devait être seulement
un peu trop brisé, surtout à cause du caractère particulier du rôle
du palatin, dont l'énergie d'expression est précisément dans l'omission
(1) Il les munit, comme on le sait, d'innombrables commentaires, intro-
ductions, avant-propos, préfaces, postfaces, appendices, au milieu desquels
Jes œuvres mêmes de son père n'occupent que fort peu de place. Au dire de
la critique française, les œuvres d'Adam Mickiewiez sont quasi noyées dans
cette masse de suppléments. Mais si l'on considère tous ces suppléments
comme une œuvre littéraire elle-même, 0 faut les apprécier comme des
documents littéraires du plus haut prix, contenant des données biogra-
phiques très précises et très complètes sur Adam Mickiewiez, la critique de
toutes ses biographies parues jusqu'alors (la Biographie, en quatre volumes,
écrite en polonais par M. Ladislas Mickiewicz lui-même, ne parut qu'entre
1892 et 1896), des notes extrêmement intéressantes sur la plupart de ses
œuvres, des détails sur une foule d'écrivains, d'hommes politiques et d'oeuvres
d'art polonais, des renseignements, des indications, des parallèles histo-
riques les plus divers, et enfin des séries de pages, consacrées à la question
russo-polonaise. N'était la crainte d'avancer un paradoxe, nous dirions même
qu'au fond ces deux volumes, c'est l'histoire de la question russo-polonaise
expliquée par les deux Mickiewiez, le père et le fils.
184 GEORGE SAND
de l'expression. Peut-être tous les autres personnages, par cela même,
devraient-ils se montrer plus sobres de suspensions et de réticences.
L'esprit de notre langue n'en comporte pas autant et quoique nos
modernes écrivains dramatiques les prodiguent, nos vieux et illustres
maîtres, qui sont les aïeux par alliance de votre génie, s'en montrent
très avares. Je suis honteuse, monsieur, de me permettre ces obser-
vations envers une supériorité telle que la vôtre. Je ne les aurais pas
risquées si vous n'eussiez eu la bonté de me les faire demander, à
moi, indigne, mais sincère admirateur de votre puissance. Quant au
succès du drame, il m'est impossible d'avoir aucune prévision à cet
égard. Le public français est si ignoblement stupide aujourd'hui, il
applaudit à de si ridicules triomphes, que je le crois capable de tout,
même de siffler une pièce de Shakespeare, si on la lui présentait sous
un nom nouveau. Je puis dire seulement que si le beau, le grand et
le fort doivent être couronnés, votre œuvre le sera.
Agréez, monsieur, l'assurance de mon sincère et entier dévouement.
George.
Citons aussi la lettre de la comtesse d'Agoult qui fut envoyée,
paraît-il, sous le même pli que la précédente.
Nohant, près La Châtre (sans date).
Voici, monsieur, le précieux manuscrit que je vous avais volé.
Mme Sand a dû vous écrire ce qu'elle en pensait. Je n'ai rien à ajouter,
si ce n'est que c'est la personne la plus sincère que j'aie jamais ren-
contrée. Mallefille sera toujours à vos ordres pour l'arrangement des
scènes et la lecture au théâtre, si vous jugez bon de recourir à lui.
Je voudrais bien espérer de vous voir ici avant mon départ (i). Que
mon bon génie vous inspire la pensée de venir! Adieu, monsieur.
Personne au monde ne vous admire plus que moi. J'emporte avec
moi (2) le souvenir ineffaçable de la bienveillance que vous avez bien
voulu me témoigner.
Marie.
(1) Si le lecteur s'en souvient, George Sand avait écrit à la comtesse
d'Agoult, déjà à la date du 5 avril 1837 : < ... Dites à Mick... (manière non
compromettante d'écrire les noms polonais) que ma plume et ma maison
sont à son service et trop heureuses d'y être ; à Grrr... que je l'adore ; à Chopin
que je l'idolâtre; à tous ceux que vous aimez que je les aime et qu'ils seront
les bienvenus amenés par vous... » (Corresp., t. II, p. 60. Voir aussi notre
t. II, p. 355.)
(2) La comtesse d'Agoult était alors sur le point de commencer en com-
pagnie de Liszt un long voyage en Italie.
GEORGE SAM) ,85
Mickii'wic/ répondit à George Sand par la lettre médite lui-
sante <|ii<' nous copions sur L'autographe qui est devant nom :
L'idée de vous avoir l'ait lira te drame ne cesse de m'être pénible.
Je ne vous dirai pas d'où vient cette peine, car il me faudrait parler
longuement de mon ouvragl et de met sentiments pour sous. Or,
en parlanl de tout cela, Je pourrais bien tomber du mélodrame dans
les méloeompliments. l 'ailleurs, voire aimable et trop aimable lettre
m'a oté le courage de lutter avec vous de politesse poétique. Je me
bornerai à vous remercier prosaïquement, mais très cordialement
pour votre bonne action. Le peu de remarques que vous me commu-
niquez me paraissent justes, je les pressentais, je crois même avoir
lu vos longues réticences. L'inspection générale de vos notes m'a fait
l'effet d'une revue i\^ gardes nationaux parmi lesquels on remarque
beaucoup d'absents. Quaffl aux certains délits du style que vous m'ac-
cusez d'avoir commis à l'instigation ût^ auteurs français, j'en dois,
malheureusement, accepter seul la responsabilité entière. .Je ne con-
nais aucun théâtre de Paris, excepté celui de l'Opéra ; je n'ai lu
dv< pièces nouvelles qu'après avoir composé la mienne, mais comme
dans la chaleur de la composition je me promenais souvent sur les
boulevards, en invoquant le Génie du lieu, il paraît que l'auguste
divinité m'a favorisé de ses inspirations. Je sais que vous n'êtes pas
faite pour apprécier ce genre des (sic) beautés. Quoi qu'il en soit, mon
ouvrage, ou, pour mieux dire, mon manuscrit, m'est devenu mainte-
nant précieux, grâce à vos quelques notes. Tout le monde dit qu'il
faut mettre ces notes sous les yeux du directeur de la Porte-Saint-
Martin. D faut qu'il voie, qu'il touche au doigt, sur ma figure d'au-
teur, ces marques autographes, qu'un classique appellerait en style
d'Ovide les empreintes honorifiques des ongles adorables! Vous ne m'avez
pas autorisé à commettre de telles indiscrétions, mais j'espère que
vous ne m'en voudrez pas. Les faveurs de la sublime Porte-Saint-
Martin sont à ce prix. Ma femme me charge de vous dire mille choses (1).
Ou plutôt une seule chose, laquelle est : qu'elle n'oublira jamais votre
bonté pour nous. Grzymala se rappelle à votre souvenir ; il a lu vingt
fois votre lettre, il en a commenté toutes les phrases, toujours dans
le sens le plus favorable à l'auteur du drame. H est fier de cette lettre,
il en est heureux presque autant que moi (2). Vous voyez que vous
avez fait chez nous plus d'un heureux.
(1) Adam MicWewicz était marié avec Mlle Céline Szimanowska, la fille
de la célèbre pianiste Mme Marie Szimanowska.
(2) Le comte Albert (ou plutôt Woyciech) Grzymala, ami de Chopin et de
Mickiewicz, naquit à Dunajowcy, en Podolie, embrassa d'abord la carrière
i86 GEORGE SAND
Si Mme d'Agoult est encore avec vous, je vous prie de lui remettre
le billet ci-joint. Elle a eu la bonté de m'inviter chez vous. Dieu sait
comment je voudrais y aller. Mais ce n'est [pas] facile pour le moment.
Toutefois, je prends acte de l'invitation et je me permettrai d'en pro-
fiter dès qu'il me sera possible de le faire. Veuillez bien, madame,
croire à la sincère reconnaissance de votre dévoué
Adam Mickiewicz.
Paris, rue du Val-de-Grâce, n0' 1 et 3.
Paris, 3 juin (1837).
Bientôt après Mickiewicz partit pour la Suisse; George Sand
ne fit les années suivantes que de courts séjours à Paris
et la question de mettre en scène les Confédérés de Bar resta
pendante. Mais se trouvant à Majorque, George Sand écrivit un
article sur les Dziady de Mickiewicz ou plutôt sur ce qu'on est
convenu d'appeler la 3e partie des Dziady. Cet article parut
sous le titre de Essais sur le drame fantastique : Gœthe, Byron
et Mickiewicz, après son retour à Paris, dans la livraison de
décembre 1839 de la Revue des deux Mondes (1). George Sand y
analysait les Dziady, Faust et Manfred et donnait la palme
militaiie, fut successivement aide de camp de Zajaczek et de Joseph Ponia-
towski, prit part à la campagne de 1812, fut fait prisonnier, passa trois ans
à Pultawa, toujours avec Zajaczek (les relations avec la famille duquel lui
nuisirent beaucoup dans l'opinion publique). Plus tard, il fut député et
remplit les fonctions de référendaire du Conseil d'Etat. Grâce à sa partici-
pation à la Société dite « Patriotique », il dut comparaître avec les autres
membres de la Société devant la justice, où il fit triste contenance ; il fut
condamné d'abord à trois mois de prison, puis, sur un ordre express de
Nicolas Ier, tous les condamnés furent transférés à Saint-Pétersbourg et
enfermés dans les casemates de Saint-Pierre-et-Paul, d'où Grzyniala ne sortit
qu'en 1829. Ses malheurs lui ramenèrent la faveur de l'opinion publique.
Il fut plus tard directeur de la Banque, débuta aussi dans la carrière litté-
raire (il écrivit les Mysli Polaka konstitucyjnego), et sa maison devint le point
de réunion des artistes et des écrivains, grâce à sa femme, une beauté « divine,
sublime, mythologique ». Grzymala dut émigrer comme tant d'autres et
mourut à Paris en 1855. Comme caractère, ce ne fut pas quelqu'un., — au due
de beaucoup de personnes, — mais un homme agréable et très serviable.
(V. à ce sujet la biographie de Chopin, par F. Hoesick, p. 451 et 454, où l'on
trouve aussi des détails sur lui, thés du livre de Szimon Askenazy, Zobiegi
dyplomatyczne polski et les Souvenirs d'André Kozmian, assez malveillants
tous les deux.)
(1) Dans les Œuvres complètes de George Sand. cet article fait partie du
volume Autour de la table.
GEORGE SAM) 187
au premier poème, autant pour La profondeur de Bon idée prin-
cipale, que pour'1'ardeur du sentimenl qui L'anime et La viva-
oité des images. Entre autres, Mme Sand reprochait ;'i Goethe
ce <|iu' les critiques du inonde entier considèrent comme II plus
sublime preuve de t;dent artistique : le vraisemblable, la vérité
réaliste des caractères humains.
Ainsi Grcçthe, esclave du vraisemblable, dit-elle, — et c'est elle qui
souligne, — c'est-à-dire de la vérité vulgaire, ennemi juré d'un
héroïsme romanesque comme d'une perversité absolue, n'a pu se dé-
cider à l'aire L'homme tout à fait bon, ni le diable tout à fait méchant.
Enchaîné au présent, il a peint les choses telles qu'elles sont, et non
pas telles qu'elles doivent être. Toute la moralité de ses œuvres a
consisté à ne jamais donner tout à fait raison ni tout à fait tort à aucune
des vertus ou des vices que personnifient ses acteurs. Il vaudrait mieux
dire encore que ses acteurs ne personnifient jamais complètement ni
la vertu, ni le vice. Les plus grands ont des faiblesses, les plus cou-
pables ont des vertus. Le plus loyal de ses héros, le noble Berlichingen,
se laisse entraîner à une trahison qui ternit la fin de sa carrière, et
le misérable Weislingen expire dans les remords qui l'absolvent. Il
semble que Gœthe ait eu horreur d'une conclusion morale, d'une cer-
titude quelconque... (1).
Ces lignes sont plus propres à faire critiquer cette critique que
le grand auteur de Gœtz. En général quoique l'article de George
Sand sur les Dziacly fît alors beaucoup de bruit, quoiqu'il rendît
un immense service à Mickiewicz en le faisant connaître au
grand public européen et en le mettant au rang des plus
grands poètes du monde, et quoiqu'il soit cité, aujourd'hui
encore, par les auteurs polonais et français, nous avons l'au-
dace de considérer cet article de Mme Sand comme assez
médiocre. Il est vague et prolixe, écrit en un style rappelant les
écrits de Leroux, et point concluant. Ce qu'il a de plus clair,
c'est l'enthousiasme et l'admiration sans bornes de l'auteur de
Spiridion pour l'auteur de Wallenrod, admiration qui, certes,
fut surtout soufflée par Chopin. C'est Chopin qui se lit envoyer
(1) Autour de la table, p. 136,
j88 GEORGE SAND
à Majorque l'édition française des Dziady (1) pour la lecture
commune, comme aussi les Poésies de Witwicki pour les tra-
duire à livre ouvert, car tantôt il traduisait ainsi pour Mme Sand
différents auteurs polonais, et tantôt il les lui faisait connaître
dans des traductions déjà existantes. C'est ainsi que Mme Sand,
en écrivant les Sept cordes de la Lyre, parues au printemps
de 1839, prit pour épigraphe, — comme nous l'avons déjà dit
ailleurs, — un chant slave, les Cœurs résignés, traduit par Fran-
çois Grzymala (2).
Lorsqu'en 1840 Mickiewicz revint à Paris, il trouva George
Sand et Chopin déjà installés rue Pigalle; de nouveau on se
vit souvent. George Sand renouvela les relations avec beaucoup
d'amis communs, elle en noua de nouvelles, Mickiewicz lui pré-
senta alors bon nombre de ses amis. Voici un petit billet inédit,
de Mickiewicz, daté seulement de mardi, 8 mars, sans indica-
tion d'année, mais comme il est adressé rue Pigalle, 16, où
Mme Sand habita jusqu'à l'automne de 1842, et qu'en 1842 le
8 mars tombait justement un mardi, nous le datons catégori-
quement de cette année :
Au verso :
Madame
Madame George Sand,
rue Pigal (sic), 16.
Si vous avez quelques moments libres aujourd'hui après quatre
heures, vous me permettrez de me présenter chez vous et de vous
présenter Mme Olivier.
Votre dévoué Mickiewicz.
Ce mardi, 8 mars.
(1) Dziady ou la Fête des Morts, poème traduit du polonais d'Adam Mickie-
wicz, IIe et IIIe parties. Un vol. in-16. Paris, détienne, 1834. Cette tra-
duction est faite par M. Burgaud des Marets et revue par l'auteur lui-
même.
(2) Cf. George Sand, sa vie et ses oeuvres, t. II, p. 387. François Grzy-
mala, qu'il ne faut point confondre avec Albert Grzymala, était poète
et critique, éditeur de YAstrce et de Sibylle deux publications polonaises
fort répandues en leur temps. C'était un émigré et un grand ami de
Chopin.
GEORGE SAND [89
Cette .•unit' <l<' Mickiewicz el de Sainte-Beuve, la poéto
suisse .Mine Juste Olivier, écrivit dans sou journal intime .'1 la
date du 5 mars IH42 :
Mickiewicz m'apporte une lettre de George Sand, fort aimable el
croil que Chopin est bod mauvais génie, Bon vampire moral, sa croix,
qu'il la tourmente et finira peut-être par la tuer...
Et à la date du 8 mars elle écrit ainsi :
Visite eluv. Mme Saiul. Mlle est jolie, plus femme que dame ; cepen-
dant, par instants, plus ceci (pie je n'imaginais. Simple et bonne enfant
au fond. Forte de eorps et d'esprit, les doigt8 mignons et fort bien
posés autour d'une cigarette, avec une grâce sans affectation. La
mise unie, les yeux superbes et beaucoup d'individualité même dans
l'arrangemenl si simple de ses cheveux noirs. Au fond d'une grande
cour, un équipage armorié devant une petite porte et un escalier
mesquin. Une servante dérangée, un peu souillon; de petites pièces,
(U^ Heurs, des choses rares ; un air général de sans-façon dans la ri-
chesse. Elle déteste Paris et se croit pauvre-
Dans une lettre à son mari, à propos de cette même visite,
Mme Olivier dit :
J'avais vu mardi Mme Sand, qui m'a fort bien reçue et que j'ai
trouvée beaucoup pins jolie femme que je ne m'y attendais, mais
aussi d'apparence plus forte et plus géniale que je n'aurais cru : le tout
assaisonné d'une cigarette et d'un bout d'oreille qui montre à la fois
du Pierre Leroux et du Rabelais. Elle est très bonne, simple, accueil-
lante, et nous y dînons aujourd'hui, Mickiewicz et moi, pour entendre
Chopin. N'ai-je pas du courage (1)?
En racontant ce dîner du 11 mars, Mme Olivier émet, dans
son journal intime, la pensée bien sûrement inspirée par Mickie-
wicz, qu'il est douteux que Chopin puisse faire le bonheur de
George Sand, car, dit-elle, « c'est un homme d'esprit et de talent,
charmant, mais de cœur, je. ne crois pas ».
Il n'est pas probable que Chopin ait connu cette opinion de
Mickiewicz sur son compte. Il avait pour le poète la même
(1) Léon Séché, Sainte-Beuve, t. II ; Ses Mœurs, chap. m, Madame Juste
Olivier, p. 109-111.
i9o GEORGE SAND
vénération, la même sympathie qu'autrefois. George Sand aussi
avait pour lui les mêmes sentiments enthousiastes, et comme
elle tâchait toujours et en toutes choses de faire du bien à ses
amis, de les aider, de leur rendre quelque service, elle resongea
encore à faire jouer ou publier les Confédérés de Bar. Nous en
trouvons la preuve écrite dans le petit billet suivant, daté aussi
rien que d'un mardi, mais comme la réponse d'Adam Mickiewicz
est adressée à la Cour d'Orléans, 5 (où Chopin et George Sand
n'allèrent habiter que dans les derniers mois de 1842) et grâce à
quelques autres considérations, nous croyons pouvoir dater ce
billet avec beaucoup de certitude de 1843 (1) :
Voulez-vous, pendant le peu de jours que j'ai encore à passer ici,
que je relise votre drame? Et s'il n'est pas de nature à être mis en
scène, pourquoi ne le feriez-vous pas imprimer? Je me souviens que
c'est beau. Confiez-le-moi. Pourquoi faut-il le laisser dormir? Rien de
ce que vous avez fait ne peut être inutile ou indifférent.
Tout à vous de cœur.
G. Sand.
Mardi.
Mickiewicz répondit sur-le-champ par la petite lettre inédite
dont nous avons encore l'autographe sous les yeux :
Au verso :
Madame
Madame George Sand,
cours d'Orléans, 5.
Je vous porterai mon drame. Faites-le lire à Bocage. Mais j'ai à
vous parler d'une chose plus importante. Je pense qu'on pourrait
arranger pour la scène la Comédie infernale, et que Bocage, aidé seule-
ment de deux acteurs, serait en état de la jouer. Ceci demande des
explications. Je ne sais ce qui en sera, mais comme vous êtes une per-
sonne de bon augure pour moi, je pressens qu'il en sortira quelque
chose, puisque c'est vous qui en avez parlé la première.
Votre fidèle
Mickiewicz.
(1) M. Ladislas Mickiewicz (qui le publia dans le volume des Mélanges
posthumes) a eu bien raison de le dater de 1843. Dans la Vie d'Adam
Mickiewicz, M. Ladislas Mickiewicz rapporte ce même billet à 1840,
GEORGE SA Ni)
Mme Sand s'empressa défaire selon sou désir el elle l'en Informa
par le petit mol que voici, que le fils d'Adam Mickiewicz a
publié (1):
J'ai remis le drame à Booage. J'attends sa réponse.
A von* de cœur.
< reorge Sand.
Malgré tous les lions offices de George Sand, les Confédérés de
Bar ue furenl jamais jours en Elance, e1 le manuscrit même, en
passant de mains eu mains, s'égara; On n'en retrouva plus tard
que les deux premiers actes que M. Ladislas Mickiewicz publia
dans les Mélanges posthumes en les accompagnant, en guise de
pièces explicatives, de lettres adressées à son père et à lui-même
par Mmes d1 Agonit et Sand (le manuscrit ne revint jamais chez
Mme Sand, elle ne lit que le remettre à Bocage), et par MM. Al-
fred di1 Vigny, Bocage, Grzymala et Mallefille, c'est-à-dire par
tous ceux qui, entre 1837 et 1843, s'efforcèrent de le faire
accepter par un théâtre en France.
Dans la dernière lettre inédite d'Adam Mickiewicz que nous
venons de citer, il fait allusion à la Comédie infernale de Kra-
sinski (c'est ainsi qu'il traduit ici, comme au cours de ses leçons
au Collège de France, le titre de Nieooska Comedya qu'il fau-
drait plus exactement appeler : Comédie non divine). Eh bien,
c'est à ces mêmes leçons de Mickiewicz d'une part, et d'autre
part à son désir de contribuer de tout son pouvoir à la renom-
mée de Krasinski en général et à la gloire de la Comédie infer-
nale en particulier, et enfin à l'aide chaleureuse de voix et de fait,
que lui prodigua Mme Sand que se rapportent : 1° toute une
série de lettres inédites, adressées à Mme Sand par Mickiewicz
et par des amis communs, et 2° une œuvre de George Sand,
(1) C'est en note à ce billet que M. Ladislas Mickiewicz dit avec justice :
« Ce billet de Mme Sand, ainsi que le précédent, est sans date. Mais ils sont
adressés rue d'Amsterdam, n° 1, où M. Adam Mickiewicz demeura à son
retour de Suisse, fin 1840, jusqu'à l'année 1845. Ls sont probablement du
printemps 1843, époque à laquelle Mme Sand écrivit également à M. Mickie-
wicz à propos de ses leçons sur la Comédie infernale de Krasinski, professées
au Collège de France en février 1843. »
192 GEORGE SAND
qu'aucun de ses critiques ni de ses biographes n'a jamais nommée
(quoique M. Ladislas Mickiewicz l'ait déjà citée dans les Mélanges)
et qui reste de nos jours inconnue même aux sandistes les plus
fervents. Nous la nommerons tout à l'heure, après avoir précisé
les faits. •
Mickiewicz avait, dès le 22 décembre 1840, ouvert son cours
de littératures slaves au Collège de France. La gloire s'en répan-
dit bientôt en dehors des cercles purement universitaires et amena
dans son auditoire une foule de jeunes gens et toute une série
d'hommes les plus éminents de l'époque : savants, artistes et
auteurs. Déjà, M. Christian Ostrowski, traducteur en français
de Mickiewicz, avait cité dans la préface de la seconde édi-
tion de cette traduction, parue en 1844, un article de M. Hip-
polyte Lucas qui, en parlant des leçons de Mickiewicz en 1842,
disait :
... MM. Ampère, de Montalembert, de Salvandy, Michelet, Sainte-
Beuve, George Sand, telles sont les personnes qui viennent s'emparer,
au nom de la civilisation, de ce nouvel hémisphère de la pensée que
le savant Polonais est chargé de lui découvrir... (1).
M. Ladislas Mickiewicz de son côté cite dans la Vie de son
père plusieurs passages de lettres de M. Dumesnil (2) à ses pa-
rents, qui leur écrivait en 1841 qu'il fréquentait beaucoup les
leçons de Mickiewicz et que lorsque, fatigué d'écrire, il levait
sa tête, il ne savait pas trop qui regarder surtout : le profes-
seur ou Mme Sand (3).
Enfin, tout dernièrement, nous avons pu lire dans la Corres-
pondance inédite de Sainte-Beuve, parue en 1904, la lettre de
Sainte-Beuve à Mme Juste Olivier, datée du 23 janvier 1841, où
il dit à sa correspondante :
(1) Cité par M. Ladislas Mickiewicz dans les Mélanges posthumes, 2e série,
Au lecteur lénévole, p. lxxx.
(2) M. Ali Dumesnil fut plus tard gendre de Michelet et son successeur
à la Sorbonne.
(3) V. Zyuot Adama Mickiemcza... prses Wladislawa Mickiewicza, 4 voL
Posnan, 1890-96, t. III.
GEORGE SAND 193
Depuis que je vuii ai écrit, j 'ai ontendu Mickiewicz (sans puni tant
lui dira bonjour encore, nous continuons de non- chercher), je I ai
entendu à distance el j'ai été très Batisfait II j a de l'éloquence ou
empêchements mêmes, et l'accent profond marque mieux
les efforts. Mme Sand y est très assidue, et l'autre jour, 00 l'y a ap
plaudie... é
On voit que cette disciple enthousiaste étail très remarquée
dans L'auditoire et excitait L'attention générale, Comme nous
L'avons déjà dit plus haut, le point de départ même de Miekie-
wiCB, sa prédication de la divine mission de la Pologne et (U^
Slaves en général, répondaient entièrement aux croyances de
George Sand. Elle s'empressa donc avant tout dv ^' procurer le
texte même des leçons de Mickiewicz, pour le publier dans la
Revue indépendante. Pour cela elle s'adressa à l'ami, adepte et
traducteur français de Mickiewicz. le slaviste et orientaliste
Alexandre Chodzko (1).
Mme Sand était déjà alors en relations amicales avec Chodzko :
elle s'était intéressée à son livre anglais sur le poème persan de
Kowroglou (2), elle inséra dans cette même Revue indépendante
quelques pages flatteuses sur l'auteur de cette étude, suivies
(1) Tous les Chodzko se distinguèrent plus ou moins dans tes let-
tres. Ignace Ch. (né en 1794, mort en 1861) publia plusieurs nouvelles et
contes di' mœurs lithuaniennes (ci Spasowicz, Littérature polonaise, p. 742) ;
La mu n! Ch. (v. Mélanges posthumes d'Adam Mickiewicz, 2e série : Au lecteur
bénévole, p. x-xv) fut le premier biographe de Mickiewicz. ayant publié un
article sur lui clans la Biographie universelle et portative des contemporains,
éditée par Ali. Rabbe. Enfin Alexandre Chodzko, ami de Mickiewicz et de
Chopin, né en 1804 dans le gouvernement de Minsk, fit ses études à l'Uni-
versité de Yihia, témoigna dès cette époque d'un vif intérêt pour la poésie
populaire, puis, entré à l'Institut des langues orientales à Saint-Pétersbourg,
il débuta dans les lettres par un poème dans le goût oriental, Dérar. En 1829
il publia ;Y Saint-Pétersbourg un recueil de ballades, de légendes, de chansons
néo-grecques, de traductions de Pouchkine et de Byron. En 1830 il fit un
voyage en Perse et y étudia la poésie persane. Après 1831, il se fixa à Paris,
publia en français et en anglais beaucoup d'études sur la poésie orientale et
les œuvres de la littérature populaire slave, sur les chants des Lithuaniens,
Tchèques, Petits- Russiens, Latyches, etc. ; il fut un des orientalistes les plus
célèbres, occupa la chaire des langues orientales au Collège de France, après
Mickiewicz et Cyprien Robert. Il mourut en 1891.
(2) Alexander Chodzko, Spécimens of the popular poelry of Persia as
found in the adventures and improvisations of Kurroglu the bandit minstrel
of Northern Persia. Un vol. grand in-8°, 1842.
111. ,3
i94 GEORGE SAND
d'un compte rendu du poème (1). Quoique les journaux anglais
tels que YAziatic Journal et YAtheneum aient déjà favorable-
ment parlé de son livre, Chodzko sut parfaitement apprécier
lïmmense service que Mme Sand lui rendait par son article...
« Etre introduit à la connaissance de l'Europe littéraire moyen-
nant l'organe aussi puissant que celui de votre plume d'or et
de soie », — lui écrivait-il dans son style assez exotique, le
17 décembre 1842, en réponse à sa lettre du 15 décembre dans
laquelle elle le priait de lui communiquer des extraits de son
livre, — « est un avantage, une illustration, vous le savez vous-
même, que tout amour-propre ne saurait assez ni briguer, ni
mériter... »
Eh bien, lorsqu'en suivant le cours de Mickiewicz en l'hiver
de 1842-43, Mme Sand eut idée de faire encore une fois servir
cette « plume d'or et de soie », ad majorent gloriam du grand
poète polonais, elle s'adressa avant tout à ce même ami de Mic-
kiewicz, Alexandre Chodzko, en le priant de lui fournir non
plus ses propres œuvres, mais bien le texte sténographié des
leçons de Mickiewicz. C'est à ce nouveau projet littéraire que
se rapportent les lignes suivantes de Chodzko :
Madame,
Les cahiers que j'ai l'honneur de vous transmettre, avec ceux qui
se trouvent déjà en votre possession, font tout ce qui a paru jus-
qu'aujourd'hui en fait de leçons de M. Mickiewicz de l'année actuelle.
Aussitôt que de nouvelles sténographies seront imprimées, je ne man-
querai pas de vous en envoyer. H m'en voudrait, s'il savait que vous
en ayez pris connaissance, avant qu'il n'eût revu et rectifié les erreurs
du copiste. Aussi vous prié-je de ne pas dire que vous le tenez de moi.
Un ouvrage imprimé devient la propriété de tout le monde et par
conséquent pourrait aussi tomber sous vos mains. Nous faisons trop
grand cas de votre opinion, madame, et nous considérons l'idée d'où
notre professeur puise ses plus belles inspirations non seulement comme
une question littéraire, mais bien comme un fait, une vérité incontes-
table, sur laquelle se base le salut de notre pauvre patrie et celui de
(1) Dand l'édition Lévy des Œuvres complètes de George Sand fait partie,
du volume de Piccinino.
GEORGE SAND 195
qoi .uni'-. Je m- saurai donc prendre assez de précaution . quand il
agii (1rs intérêts aussi vitaux d'un côté et d'une parole ai -1 puig-
samiiicni influente qui peut en devenir l'organe, comme la vôtre,
de l'autre.
Agréez fii même temps, j»' vous supplie. L'assurance de la plu- in-
oère estime, avec laquelle j'ai L'honneur d'être, madame,
Votre bien dévoué
Al. Chodzko.
(V 25 mars 1843.
l'iins, ruedWnjou-Saiut-lIonoré, //"()().
('"est donc grâce à ces cahiers de sténographies, remis par
Chodzko, que purent paraître dans la Revue indépendante d'abord
tout une série d'extraits du cours de Mickiewicz. et puis l'ar-
ticle de Mme Sand elle-même, intitulé : De la littérature slave,
signé de dvu\ initiales seulement : 0. S., et, nous le répétons, de
nos jours inconnu même aux sandistes.
En fait de leçons de Mickiewicz on y voit publiés : l'analyse de
la Comédie non divine de Krasinski, parue dans le numéro du
10 mai 1843 ; l'étude sur les poètes de l'Oukraine et de la
Bohême : Zaleski, Garczynski et Jan Kollar, et l'exposé du mes-
sianisme.
("est justement à propos de ce dernier que Mme Sand écrivit
son article. Tout en professant la plus grande admiration et
le respect le plus enthousiaste pour les idées de Mickiewicz et
même pour le towianisme (1), Mme Sand se permettait pour-
tant quelques réserves quant à sa croyance à la possibilité du
salut de la Pologne par quelque messie futur, dont le nom serait
44, qui symboliserait « l'idée polonaise » (de même que « l'idée
russe était symbolisée par un seul homme »), — mystère, que
Mme Sand se déclarait incapable de comprendre et d'expliquer.
(1) Doctrine mystique d'André Towianski, gentilhomme polonais exalté,
qui prêchait la rédemption et la résurrection de la Pologne par un sauveur
providentiel dont toute la nation devait attendre et accélérer la venue par
des actes de foi et de repentir. Mickiewicz, Slowacki et beaucoup d'autres
illustres Polonais devinrent adeptes de cette doctrine et c'est même grâce à
son adhésion trop fervente aux idées de Towianski que Mickiewicz dut sus-
pendre son cours et abandonner la chaire du Collège de France en 1844.
196 GEORGE SAND
Mais surtout elle ne partageait pas son culte pour Napoléon et
les napoléonides. George Sand était déjà bien loin des sympathies
bonapartistes de son enfance. Dans le dernier article, qui parut
d'elle dans la Revue des Deux Mondes, et qui fut intitulé
Quelques réflexions sur Jean-Jacques Rousseau (1), elle exposait
ses idées sur les grands hommes et les hommes qui ne sont que
forts, et ce n'est que cette épithète qu'elle adjugeait à Napoléon
« contre tous les usages de la grammaire », disait-elle. La glo-
rification de Napoléon par Mickiewicz, et ses espérances que
quelque belligérant providentiel semblable sauverait « les
âmes et la patrie » des Polonais, ne lui paraissaient donc point
fondées, ni conformes à la réalité. Car, outre le mysticisme nébu-
leux et apocalyptique de ce Credo de Towianski et de Mickie-
wicz, — que Mme Sand semblait pourtant avoir sincèrement
considérés comme deux révélateurs inspirés de la vérité divine,
— elle ne pouvait, de plus, en sa qualité d'adepte de Rous-
seau, attendre le salut et la « nouvelle parole » de quelque
individualité particulière. Elle l'attendait plutôt d'un peuple
entier, du peuple dans le vaste sens du mot, comme classe et
comme l'une des nations, agissant en qualité d'agent « du
progrès continu de l'humanité » — cette doctrine fondamentale
de Leroux. Malgré ces réserves et ces désaccords, l'article De la
littérature slave, comme celui sur le Dziady, est plein de véné-
ration pour Mickiewicz. Mme Sand désire propager la gloire
et la doctrine du maître en France. Mickiewicz était surtout
reconnaissant à l'auteur d'avoir saisi. Y esprit de ses leçons,
et il donna à Mme Sand plein pouvoir de choisir et de publier
à son gré dans la Revue indépendante tous les extraits, tirés
des auteurs slaves qu'il citait en chaire, et tous les passages
de ses leçons qu'elle voudrait. Nous en trouvons la confir-
mation dans les trois lettres inédites que voici, qui se rapportent
toutes à 1843.
(ï) Revue des Deux Mondes du 1er juin 1841.
GKORGE SA NI)
197
Madame, il m'est impossible dans ce moment d'aller vjpue porter
ma réponse. Je répète ce que j'ai dit à M. François, que vous pouvez
en toute conscience imprimer sur [a Comédie infernale ce qui tous
paraîtra convenable, avec plein pouvoir d'y ajouter el d'en retrancher
ce que vous jugerez nécessaire. Je lirai Les épreuves pour corriger l'or-
thographe des noms propres. Faites enfin dec anuscril ce que vous
voudrez.
Votre dévoué
Adam MlCKIEWICZ.
P. -S. — J'ai annoncé déjà à l'ami (1) qui écrit un article sur mon
livre qu'il n'aura pas à s'occuper de la Comédie infernale.
A. Mie.
II
Madame. J'irai après-demain relire chez vous le manuscrit de la
( 'omédie infernale, si vous avez le projet de l'imprimer dans la revue.
Vous indiquerez les endroits de votre choix, et vous me laisserez les
revoir. Cela vous épargnera la peine de relire. Chodzko m'a dit que
vous partez pour la campagne. Si vous n'avez pas le temps de vous
occuper du manuscrit, laissons-le pour le moment. J'irai cependant
après-demain vous faire mes adieux.
Votre attaché
MlCKIEWICZ.
III
Vos observations sont parfaitement justes et je vous autorise à
faire tous les changements que vous jugerez utiles. Je vous dispense
de la peine de les motiver. Le passage de Garczynski est beau en polo-
nais, mais il [est] méconnaissable en français et je ne me sens pas
la force de le traduire. Vaut mieux l'omettre. Je ne tiens pas aux
anecdotes, ni aux citations, ni à aucun détail. Vous avez saisi l'esprit
(1) M. Lèbre.
198 GEORGE SAND
de ce fragment, vous l'appréciez, puisque vous le faites imprimer,
cela suffit. Vous êtes maîtresse de la forme ; tant qu'il n'y a pas d'hos-
tilité entre les esprits, il n'y a pas de querelle sur la lettre ; la lettre
est alors une propriété commune et on n'a qu'à remercier celui qui
sait l'exploiter pour le profit commun. Faites donc avec cet article
ce qui vous conviendra, et soyez sûre que ce que [vous] ferez me con-
viendra.
Votre fidèle
A. Mickiewicz.
* M. Ladislas Mickiewicz raconte, sur la foi de M. Alexandre
Biergel, qu'Adam Mickiewicz aurait à un moment donné sus-
pendu ses visites chez George Sand, craignant qu'elle ne consi-
dérât ses explications sur le towianisme que comme matière à
roman, ce qui aurait paru un « sacrilège » à Mickiewicz. Cela eût
ressemblé, suivant son expression, à ce que « la bien-aimée, après
une déclaration d'amour, aurait demandé de l'argent ».
Mais si nous voyons George Sand, dans Consuelo et la Comtesse
de Rudolstadt, trahir un intérêt et une sympathie extrêmes pour
les sectes slaves, les guerres de religion hussites d'une part, et
les sectes mystiques du dix-huitième siècle, les phénomènes
d'extase religieuse et les. visionnaires d'autre part, elle n'usa
pourtant jamais directement des récits de Mickiewicz. Si elle
parla de messianisme et de towianisme, ce ne fut qu'une seule fois,
dans son article De la littérature slave, écrit dans le but de
défendre Mickiewicz contre les attaques que lui attirèrent ses
sympathies towianistes de la part de certains cercles puissants,
français et polonais.
Si Mme Sand montra aussi une sympathie particulière à Chodzko
et lui rendit littérairement un service amical, simplement parce
qu'il était un ami de Mickiewicz, c'est avec une sympathie et une
amitié toutes personnelles qu'elle traitait l'ami commun de
Chopin et de Mickiewicz, le comte Albert Grzymala. Nous avons
déjà parlé, et nous reparlerons du rôle de confident qui échut
à Grzymala dans les relations entre Chopin et George Sand :
nous prouverons que George Sand recourait à lui dans les
moments les plus décisifs et les plus tragiques de leur commune
GEORGE SAND 199
histoire. Le nom de Grzymala revienl constamment dam toutes
ses lettres entre L838 el L848. < loilSl I tOUfl inainteiwnt qu
mouvanl perpétuellement, grâce à Mickiewicz et à Chopin, au
milieu d'intérêts polonais el liée d'amitié avec bon nombre de
Polonais, amis du poète et du musicien. George Sand s'intéressa
à beaucoup d'autres personnages politiques, écrivains el artistes
polonais.
c'est ainsi qu'en 1839 «'Ile consacra un petit article fort
sympathique à la princesse Anna Czartoryska, en invitiint
toutes les personnes de bonne volonté à prêter leur attention,
leur concours et leur aide à la vente, que la princesse arrangeai!
annuellement au profit de malheureux compatriotes indigents,
et qui se composait de broderies et de dentelles extrêmement
originales et fabriquées de ses propres mains. C'était de vrais
chefs-d'œuvre d'art, ressuscitant le genre ancien : a Jamais,
avant d'avoir vu ces merveilleux ouvrages, dit Mme Sand,
nous n'eussions pensé qu'une broderie pût être une œuvre
d'art, une création poétique... » et après avoir en passant con-
sacré des lignes émues aux nobles et héroïques figures des Polo-
naises émigrées, telles que Claudine Potocka, Emilie Plater, etc.,
Mme Sand nous trace la silhouette touchante et la vie laborieuse
de cette jeune princesse, Anna Czartoryska, autrefois immensé-
ment riche, habituée à un luxe royal, et maintenant vivant avec
sa famille à Paris plus que modestement, presque pauvrement,
mais toujours prête à donner l'hospitalité, à secourir les malheu-
reux (1).
Dans une lettre inédite, datée de janvier 1843 et adressée à
Théophile Thoré, plus tard communiste, mais alors critique et
directeur de l'Alliance des Arts (2), Mme Sand lui recommande
un protégé du vieux comte Czartoryski, et cela dans des termes
qui ne laissent aucun doute sur les relations exquises existant
entre elle et la famille de ce noble émigré polonais :
(1) Cet article parut dans le numéro du Siècle du 26 décembre 1839 et
fait partie dans les Œuvres complètes du volume des Nouvelles Lettres d'un
voyageur.
(2) Théophile Thoré naquit le 23 juin 1807, mourut le 30 avril 1869. .■
GEORGE SAND
A Monsieur Thoré.
Est-ce que vous me permettez, monsieur, de vous demander une
petite faveur? Le vieux et respectable prince Czartoryski m'écrit une
lettre que je vous prie de lire, vous verrez, mieux que je ne saurais
vous le dire, de quoi il est question, et comme quoi un peu de bien-
veillance de votre part pour M. Statler (1) serait une bonne action.
Quelques lignes d'encouragement dans votre feuilleton lui feraient
grand bien, le prince Czartoryski et moi vous en aurions une grande
reconnaissance.
Dites-nous si cela est possible, et pardonnez-moi si je suis indis-
crète.
George Sand.
Bref, le monde polonais, les intérêts polonais étaient bien
proches du cœur de George Sand, et quant à Mickiewicz, hôte
fréquent de Chopin et de Mme Sand entre 1840 et 1844, il
la charmait par son individualité et lui inspira beaucoup de pages
publiées et inédites.
Voici par exemple un passage inédit du Journal de Piffoël
ayant trait à la célèbre dispute entre Mickiewicz et Slowacki,
qui eut lieu le jour de Noël de 1840 et dont on a tant de fois
parlé dans la presse (2) :
(1) Adalbert Statler, peintre polonais, passa plusieurs années en Italie,
où il fit la connaissance d'Adam Mickiewicz, dont il peignit plus tard un mer-
veilleux portrait. Son tableau le plus connu représente Mickiewicz lisant
sur le parvis de l'église de Notre-Dame de Cracovie son Livre de la nation
polonaise à la face d'une foule immense.
(2) Rappelons pourtant encore une fois cet incident au souvenir du lec-
teur : lorsque le 24 décembre 1840 les émigrés polonais se réunirent à une
soirée chez JanuszMewicz, pour célébrer la fête de Mickiewicz et pour accom-
plir l'usage touchant de la patrie en mangeant en commun le gruau tradi-
tionnel, le jeune Slowacki, que Mickiewicz traitait toujours avec froideur
et négligence et auquel il avait voué des sentiments non moins hostiles,
quoiqu'il l'admirât comme poète, surtout comme l'auteur du Sieur Thadée,
Slowacki, disons-nous, adressa à Mickiewicz un discours en vers. En ren-
dant toute justice au grand poète, mais conscient de lui-même et dans un
sentiment de fière dignité, il y déclarait que lui aussi, pour ses souffrances
et pour ses œuvres, il avait bien mérité l'amour de la patrie et une place au
royaume de la poésie. Mickiewicz lui répondit par une improvisation magni-
fique ; tous les assistants pleurèrent, emportés dans un élan d'enthousiasme,
et les deux poètes s'embrassèrent et causèrent longtemps très amicalement
en marchant de long en large par le salon. Mais malgré tous ces toasts et
GEORG1 s.\ NI)
Décembre L840.
il 1*661 passé ces jours-ci un [ail assez étrange au torirps où nous
sommes. Dans une réunion de Polonais émigrés, un certain poète
assez médiocre, dit-on (1), e1 quelque peu jaloux, ;i récité une pièce
de vers adressée à Mickiewicz, dans laquelle, au milieu des éloges
qu'il lui prodiguait, il se plaignail avec un dépil sincère, mais qui
n'était pas de mauvais goût, de la supériorité de ce grand poète.
C'était, comme on Le voit, un reproche et un hommage à la fois. Mais
le sombre Mickiewicz, insensible à l'un enmmc à L'autre, Be lève et
lui Improvise en vers une réponse, ou plutôt un discours dont l'effet
a été prodigieux. Personne ne peut, dire exactement ce qui s'est passé :
de tous ceux (pli étaient là, chacun en a gardé un souvenir différent :
les uns disent qu'il a parlé cinq minutes, les autres disent une heure.
11 est certain qu'il leur a si bien parlé, et qu'il a dit de si belles choses,
qu'ils sont tous tombés dans une sorte de délire. On n'entendait que
cris et sanglots, plusieurs ont eu des attaques de nerfs, d'autres n'ont
pu dormir de la nuit. Le comte Plater, en rentrant chez lui, était dans
un état d'exaltation si étrange que sa femme l'a cru fou et s'est fort
épouvantée. Mais pendant qu'il lui racontait comme il pouvait non
pas l'improvisation de Mickiewicz (personne n'a pu en redire un mot),
mais l'effet de sa parole sur ses auditeurs, la comtesse Plater est
tombée dans le même état que son mari et s'est mise à pleurer, à
prier et à divaguer. Les voilà tous convaincus qu'il y a dans ce grand
homme quelque chose de surhumain, qu'il est inspiré h la manière
des prophètes, et leur superstition est si grande qu'un de ces matins
ils pourraient bien en faire un dieu. J'ai réussi à savoir quel était
le thème sur lequel Mickiewicz a improvisé. C'était celui-ci : vous
toutes ces démonstrations, il ne s'ensuivit pas de réconciliation durable.
Grâce au caractère ombrageux et fier de Slowacki, à la négligence froide-
ment méprisante de Mickiewicz et surtout grâce aux « amis » dont les uns
appréciaient réellement Slowacki et d'autres se donnaient le cruel plaisir
d'exciter traîtreusement son humeur offensée, les choses en revinrent bientôt
à une querelle ouverte. (V. Slowtacki, Lettres à sa mère, p. 97 ; Mickiewticz,
Correspondance, t. Ier, p. 175, et surtout la Vie de Mickiewicz par son fils,
t- II.)
(1) « Dit-on » veut certainement dire « dit Chopin ». On sait que Slowacki
aussi, en rendant justice au génie poétique du célèbre musicien, son com-
patriote, et en s'extasiant sur son jeu (par exemple dans les Lettres à
sa Mère, 1830-1848, Lwow., 1875), faisait parfois des remarques assez mor-
dantes sur son compte. Cette petite ombre de malveillance de part et d'autre
s'explique, il nous semble, par leur rivalité en amour pour Marie Wodzinska.
Dans ces mêmes Lettres à sa mère, Slowacki parle avec enthousiasme de
George Sand. (V. surtout les pages 134, 155, 161, 165, 167.)
2t>2 GEORGE SAND
vous plaignez de ne point être un grand poète, c'est votre faute. Nul
ne peut être poète s'il n'a en lui l'amour et la foi. Sur cette idée qui
est assez belle, Mickiewicz a pu et a dû parler admirablement. Il ne
se souvient pas lui-même d'un seul mot de son improvisation, et
ses amis disent qu'il est plus effrayé que flatté de l'effet qu'il a pro-
duit sur eux. H leur avoue aussi qu'il s'est passé en lui quelque chose
de mystérieux, d'imprévu, que, de fort calme qu'il était en commen-
çant à parler, il s'est senti tout à coup élevé par l'enthousiasme
au-dessus de lui-même, et l'un d'eux qui l'a vu le lendemain, l'a
trouvé dans une sorte d'abattement, comme il arrive après une forte
crise.
En écoutant ceci et en recueillant de tous côtés les mêmes témoi-
gnages, il me semble entendre le récit d'une scène des temps passés,
car il n'arrive plus rien de semblable aujourd'hui, et quoi qu'en disent
Liszt et Mme d'Agoult, il n'y a plus que le dilettantisme des arts qui
manifeste de pareils transports. Je ne crois pas aux improvisations
de nos charlatans philosophes et littéraires. Poètes et professeurs
sont tous des comédiens. En les applaudissant, le public n'est pas
leur dupe, et quant à nos orateurs politiques, ils ont si peu d'élévation
et de poésie dans l'âme, que leurs discours ne sont jamais que des
déclamations plus ou moins bien débitées.
Ce qui s'est passé pour Mickiewicz rentre dans la série de ces faits
qu'on appelait autrefois miracles et qu'on pourrait appeler aujour-
d'hui extases. Leroux donne de toute cette partie merveilleuse de
l'histoire philosophique et religieuse du genre humain la meilleure
et peut-être la seule explication pieuse et poétique que la raison puisse
accepter. Il définit l'extase et la classe dans les hautes facultés de
l'esprit humain. C'est une grande théorie et il l'écrira. En attendant,
voici ce qu'il m'a semblé à moi, d'après ce qu'il en a indiqué dans ses
écrits jusqu'à présent et ce que j'ai cru pressentir dans nos conver-
sations. L'extase est une puissance insolite qui se manifeste chez les
hommes livrés aux idées abstraites et qui marque peut-être la borne
où l'âme peut toucher aux régions les plus sublimes, mais au delà
de laquelle un pas de plus la jetterait dans la confusion et la démence.
Entre la raison et la folie, il y a un état de l'esprit qui n'a jamais été
ni observé ni bien qualifié et où les croyances religieuses de tous les
temps et de tous les peuples ont supposé l'homme en contact direct
avec l'esprit de Dieu. Cela s'est appelé esprit divinatoire, prophétie,
oracle, révélation, vision, descente de l'esprit saint, conjuration,
illuminisme, convulsionnisme. Je crois du moins que tous ces faits
rentrent dans le même fait, — celui de l'extase ; et Leroux pense que
le magnétisme est la manifestation que notre siècle athée et maté-
rialiste a donnée à la faculté extatique. Ce miracle éternel, qui est dans
GEORGE s A Ni)
1rs tradition! de l'humanité ne pouvait se perdre avec la religion.
Il lui ;i lurvécu, mais au lieu de 'opérer de Dieu ,ï l'homme dam
l'ordre métaphysique, il b'obI passé d'homme à homme pal l'opéra-
tion des fluides nerveux, explication beaucoup plus merveilleu e 1 1
moins acceptable en philosophie que toutes celles «lu passé.
L'extase est contagieuse, cela s'esl bien prouvé par l'histoire dans
l'ordre psychologique et par l'observation dans l'ordre physiologique.
Depuis la, sublime descente du l'araclet sur les apnliv- jusqu'aux
phénomènes d'épilepsie du tombeau de saint Bfédard, depuis Lee
fakirs de l'Orienl jusqu'aux passionnistes du siècle dernier, depuis
le divin .lésus et le poétique Apollonius de Tvane, jusqu'aux |ilns
misérables sujets des expériences du somnambulisme, depuis les
Pythonisses de l'antiquité jusqu'aux religieuses de Lourdes, depuis
Moïse jusqu'à Swedenborg, on peut suivre les différentes laces de
l'extase et voir comme elle se communique spontanément, même à
des individus qui n'y semblaient pas prédisposés. Mais ici se présente
une difficulté. D'où vient que cet état de ravissement qui s'est mani-
festé chez les esprits les plus sublimes et qui fait partie intégrante de
l'organisation de tous les grands hommes, philosophes et poètes, se
manifeste d'une autre manière, il est vrai, mais avec autant d'intensité
chez les hommes les plus ineptes et sous l'influence du plus grossier
matérialisme? L'extase est donc une maladie? A coup sûr, chez le
vulgaire, ce n'est pas autre chose. Mais, de même que la fièvre ou
l'ivresse produisent chez des natures viles l'abrutissement ou la fureur
et chez les esprits supérieurs l'enthousiasme religieux, l'inspiration
poétique, de même l'extase développe dans chaque individu les qua-
lités qui lui sont propres et produit les miracles de la grâce, les pro-
diges de la superstition ou les phénomènes de l'animalité surexcitée,
suivant les êtres qui en subissent les atteintes. Dans tous les cas,
c'est une faculté à la fois intellectuelle et divine, susceptible de pro-
duire les plus nobles effets, dès qu'une grande cause métaphysique
et morale les provoque.
Mickiewicz est le seul grand extatique que je connaisse. J'en ai vu
beaucoup de petits, et quant à lui, je ne voudrais pas dire tout haut
qu'il est atteint, selon moi, de ce haut mal intellectuel qui le met en
parenté avec tant d'illustres ascétiques, avec Socrate, avec Jésus,
avec saint Jean, Dante et Jeanne d'Arc. On ne comprendrait pas
l'idée que j'y attache et on en prendrait une très fausse. Ses amis
seraient révoltés. Cependant qui ne se fait pas une juste idée de l'ex-
tase, certains passages des Dziady doivent faire regarder Mickiewicz
comme fou, et à qui l'entendra professer avec logique et clarté, au
Collège de France, la lecture de ces passages des Dziady le fera passer
pour charlatan. H n'est ni l'un ni l'autre. Il est un fort grand homme,
2o4 GEORGE SAND
plein de eœur, de génie et d'enthousiasme, parfaitement maître de lui-
même, dans la vie ordinaire, et raisonnant à son 'point de vue avec
beaucoup de supériorité. Mais porté à l'exaltation par la nature même
de ses croyances, par la violence de ses instincts un peu sauvages,
le sentiment des malheurs de sa patrie et cet élan prodigieux d'une
âme poétique qui ne connaît pas d'entrave à ses forces et se précipite
parfois à cette limite du fini et de l'infini, où commence l'extase.
Jamais le drame terrible qui se passe alors dans l'âme du poète n'a
été décrit par aucun d'eux avec la puissance et la vérité qui font de
Konrad une œuvre capitale. Personne, après l'avoir lu, ne peut nier
que Miekiewicz soit extatique...
Nous trouvons des pages non moins intéressantes dans les
Impressions et Souvenirs, publiées en 1873, comme les autres
morceaux de cette série, mais écrites encore en janvier 1841.
Nous y voyons reflétées les individualités de Miekiewicz, de Cho-
pin et de Delacroix, leurs relations réciproques, l'atmosphère
si artistique au milieu de laquelle vivaient entre 1840 et 1846
George Sand et Chopin ; l'auréole mystérieuse qui entourait la
personne de Miekiewicz aux yeux de Chopin, comme à ceux de
George Sand, enfin nous y voyons surtout l'influence directe des
opinions et des doctrines musicales de Chopin sur la roman-
cière, opinions qui sont en beaucoup de points diamétralement
opposées à celles, inspirées alors par Liszt, qu'elle exprimait
dans les feuillets de ce même Journal de Piffoëî en l'été de
1837 (1).
« J'ai passé la moitié de la journée avec Eugène Delacroix »,
dit George Sand, et raconte plus loin comment elle trouva un
jour Delacroix tout malade; il avait son mal de gorge habituel,
(1) Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. IL p. 358-360. Des discussions
sur la musique descriptive que George Sand rapporte dans ses Impressions
et Souvenirs, il ressort d'une manière absolument claire pour tout- lecteur
contemporain, que Chopin — comme un grand subjectiviste qu'il était —
niait complètement et ne comprenait point que la musique puisse rendre
les tableaux de la nature tout objectifs, trouvant leur expression dans les
compositions dites à programme, les « poèmes symphoniques » descriptifs.
Qui comprenait d'une manière exquise la différence entre la musique à pro-
gramme et la musique absolue ou abstraite, ce fut Tchaikowski. (V. la Vie
de Pierre Iliytch Tchaikowski, par Modeste Tchaikowski, t. IT, p. 237 ;
Lettre à Mme N. de Meck, datée du 5 décembre 1878, où il donne une défi-
nition profonde des deux genres.)
PORTRAIT DE CHOPIN, PAU GEORGE S AND
(REPRODUIT AVEC AUTORISATION SPECIALE DU MUSEE CZARTORYSKI, A ÇRACOVIE.)
GEORGE s.\ \D 205
mata quand même il s'est mis d'emblée à développer avec ardeur
ses doctrines d'art, à propos d'Ingres el de Ba Stratonice; il atta-
quail la théorie d'Ingres qui divisait dans ses tableaux le dessin
de la oouleur el croyait que l'important dans l'art c'était la
ligne : qu'on pouvait faire des chefs-d'œuvre avec la tei/nie plate.
Puis, emporté par le feu de la discussion, oubliant boh mal.
Delacroix se décida à accompagner Mme Sand el à dîner chez
» If. El toute la scène (le cette discussion ait ist i(|iie. tantôt illler-
rompue par les conseils (le George Sand à Delacroix île se taire et
de ne pas fatiguer son larynx, et tantôt par ses propres résolu-
tions de garder le silence, ce qui ne l'empêchail pas de crier ses
démonstrations à tue-tête, même à travers la porte de .-a
chambre, lorsqu'il 7 disparut pour s'habiller, — tout cela est brillant
de verve et rendu sur le vif. Enfin Delacroix est prêt, et il s'en
va avec Mme Sand dîner rue Pigalle, tout en continuant ses
vociférations contre Ingres, malgré le froid et les beaux projets
de se taire en route. Chopin les rejoint à la porte du pavillon.
... Et les voilà qui montent l'escalier en discutant sur la Stratonice.
Chopin ne L'aime pas, parce que les personnages sont maniérés et sans
émotion vraie ; mais le fini de la peinture lui plaît, et quant à la cou-
leur, il dit par politesse qu'il n'y entend rien du tout, et il ne croit pas
dire la vérité !
Chopin et Delacroix s'aiment, on peut dire, tendrement Ils ont de
grands rapports de caractère et les mêmes grandes qualités de cœur
et d'esprit. Mais, en fait d'art, Delacroix comprend Chopin et l'adore,
Chopin ne comprend pas Delacroix. Il estime, chérit et respecte
l'homme : il déteste le peintre. Delacroix, plus varié dans ses facultés,
apprécie la musique, il la sait et il la comprend : il a le goût sûr et
exquis. Il ne se lasse pas d'écouter Chopin ; il le savoure, il le sait par
cœur. Cette adoration, Chopin l'accepte et il en est touché ; mais
quand il regarde un tableau de son ami, il souffre et ne peut trouver
un mot à lui dire. Il est musicien, rien que musicien. Sa pensée ne peut
se traduire qu'en musique. Il a infiniment d'esprit, de finesse et de
malice, mais il ne peut rien comprendre à la peinture et à la statuaire.
Michel-Ange lui fait peur. Rubens l'horripile. Tout ce qui lui paraît
excentrique le scandalise. Il s'enferme dans tout ce qu'il y a de plus
étroit dans le convenu. Étrange anomalie ! Son génie est le plus ori-
ginal et le plus individuel qui existe. Mais il ne veut pas qu'on le
206 GEORGE SAND
lui dise. Il est vrai qu'en littérature Delacroix a le goût de ce qu'il y
a de plus classique et de plus formaliste...
... Maurice casse les vitres au dessert. H veut que Delacroix lui
explique le mystère des reflets, et Chopin écoute les yeux arrondis
par la surprise. Le maître établit une comparaison entre les tons de
la peinture et les sons de la musique. L'harmonie en musique ne con-
siste pas seulement dans la construction des accords, mais encore
dans leurs relations, dans leur succession logique, dans leur entraîne-
ment, dans ce que j'appellerais au besoin leurs reflets auditifs. Eh
bien, la peinture ne peut pas procéder autrement. « Le reflet du reflet »
nous lance dans l'infini, et Delacroix le sait bien, mais il ne pourra
jamais le démontrer...
Je me permets de communiquer comme je peux mon appréciation.
Chopin s'agite sur son siège.
— Permettez-moi de respirer, dit-il, avant de passer au relief. Le
reflet, c'est bien assez pour le moment. C'est ingénieux, c'est nouveau
pour moi ; mais c'est un peu de l'alchimie.
— Non, dit Delacroix, c'est de la chimie toute pure. Les tons se
décomposent et se recomposent..., etc., etc. (1).
... Chopin ne l'écoute plus. Il est au piano et il ne s'aperçoit pas
qu'on l'écoute. Il improvise comme au hasard. Il s'arrête.
— Eh bien, eh bien ! s'écrie Delacroix, ce n'est pas fini !
— Ce n'est pas commencé. Rien ne me vient... rien que des reflets,
des ombres, des reliefs qui ne veulent pas se fixer. Je cherche la cou-
leur, je ne trouve même pas le dessin.
— Vous ne trouverez pas l'un sans l'autre, reprend Delacroix, et
vous allez les trouver tous les deux.
— Mais si je ne trouve que le clair de lune?
— Vous aurez trouvé le reflet d'un reflet, répond Maurice.
L'idée plaît au divin artiste. Il reprend sans avoir l'air de recom-
mencer, tant son dessin est vague et comme incertain. Nos yeux se
remplissent peu à peu des teintes douces qui correspondent aux suaves
modulations saisies par le sens auditif. Et puis la note bleue résonne
et nous voilà dans l'azur de la nuit transparente. Des nuages légers
prennent toutes les formes de la fantaisie ; ils remplissent le ciel ; ils
viennent se presser autour de la lune qui leur jette de grands disques
d'opale et réveille la couleur endormie. Nous rêvons à la nuit d'été ;
nous attendons le rossignol.
(1) Nous omettons les explications trop professionnellement spéciales de
Delacroix qui précèdent et suivent, elles pourraient pourtant être considérées
comme une première ébauche des doctrines des pleinairistes et des impres-
sionnistes, et nous conseillons à ceux de nos lecteurs qui s'intéressent à ces
questions de relire tout ce chapitre des Impressions.
GEORGE s an ii
I ii i li.nii sublime s'élève I
Le mailic sait bien ci' »|ii il l'ail. Il rit tic ceux qui mit la prétention
di' (aire parler les êtres ci les choses au moyeu de L'harmonie imitative.
Il ne cmmail pas celle puérilité. Il sait que la musique est, une i m | n . -
ûod humaine et une manifestation humaine. C'esl une âme humaine,
qui pense, o'est mie voix liumaine qui sY\|>riiiie. C'est riimnme en
présence des émotions qu'il éprouve, les traduisant pai le Bentimenl
qu'il en a sans cherclier à en produire les causes par la sonorité. Ces
causes, la iuusi(|ue ne saurait les préciser ; elle ne doit pas y prétendre.
Là est sa grandeur, elle ne saurait parler en prose.
Quand le rossignol citante à la nuit étoilée, le maître ne vous fera
deviner ni pressentir par une ridicule notation le ramage de l'oiseau.
11 fera chanter la voix humaine dans son sentiment particulier, qui
sera celui qu'on éprouve en écoutant le rossignol, et si vous ne songez
pas au rossignol, vous n'en aurez pas moins une impression de
ravissement qui mettra votre âme dans la disposition où elle
serait, si vous tombiez dans une douce extase par une belle nuit
d'été, bercé par toutes les harmonies de la nature heureuse et
recueillie.
II en sera ainsi de toutes les pensées musicales dont le dessin se
détache sur les effets d'harmonie. H faut la parole chantée pour en
préciser l'intention. Là où les instruments seuls se chargent de la
traduire, le drame musical vole de ses propres ailes et ne prétend pas
être traduit par l'auditeur. Il s'exprime par un état de l'âme où il
vous amène par la force ou la douceur. Quand Beethoven déchaîne
la tempête, il ne tend pas à peindre la lueur livide de l'éclair et à
faire entendre le fracas de la foudre. H rend le frisson, l'éblouissement,
l'épouvante de la nature dont l'homme a conscience et que l'homme
fait partager en l'éprouvant. Les symphonies de Mozart sont des
chefs-d'œuvre de sentiment que toute âme émue interprète à sa guise
sans risquer de s'égarer dans une opposition formelle avec la nature
du sujet. La beauté du langage musical consiste à s'emparer du cœur
ou de l'imagination sans être condamné au terre à terre du raisonne-
ment. Il se tient dans une sphère idéale où l'auditeur illettré en mu-
sique se complaît encore dans le vague, tandis que le musicien savoure
cette grande logique qui préside chez les maîtres à l'émission magni-
fique de la pensée.
Chopin parle peu et rarement de son art ; mais quand il en parle,
c'est avec une netteté admirable et une sûreté de jugement et d'in-
tention qui réduiraient à néant bien des hérésies s'il voulait professer
à cœur ouvert.
Mais jusque dans l'intimité il se réserve et n'a de véritable épanche-
ment qu'avec son piano. Il nous promet pourtant d'écrire une mé-
2o8 GEORGE SAXD
thode où il traitera non seulement du métier, mais de la doctrine.
Tiendra-t-il parole?
Delacroix promet aussi dans ses moments d'expansion d'écrire un
traité de dessin et de la couleur. Mais il ne le fera pas, quoiqu'il sache
magnifiquement écrire. Ces artistes inspirés sont condamnés à cher-
cher toujours en avant et à ne pas s'arrêter un jour pour regarder en
arrière.
On sonne. Chopin tressaille et s'interrompt. Je crie au domestique
que je n'y suis pour personne. « Si fait, dit Chopin, vous y êtes pour
lui. — Qui donc est-ce? — Mickiewicz. — Oh ! oui, par exemple !
Mais comment savez-vous que c'est lui? — Je ne le sais pas, mais
j'en suis sûr, je pensais à lui. »
C'est lui, en effet. Il serre affectueusement les mains et s'assied vite
dans un coin, priant de continuer. Chopin continue; il est sublime.
Mais le petit domestique accourt tout effaré ; la maison brûle ! Nous
allons voir. Le feu a pris, en effet, dans ma chambre à coucher ; mais
il est temps encore. Nous l'éteignons lestement. Pourtant cela nous
tient occupés une grande heure, après quoi nous disons : « Et Mic-
kiewicz, où peut-il être? » On l'appelle, il ne répond pas ; on rentre au
salon, il n'y est pas. Ah ! si fait, le voilà, dans le petit coin où nous
l'avons laissé. La lampe s'est éteinte, il ne s'en est pas aperçu ; nous
avons fait beaucoup de bruit et de mouvement à deux pas de lui,
il n'a rien entendu, il ne s'est pas demandé pourquoi nous le laissions
seul ; il n'a pas su qu'il était seul. H écoutait Chopin ; il a continué de
l'entendre.
De la part d'un autre, cela ressemblerait à de l'affectation, mais le
doux et humble grand poète est naïf comme un enfant et, me voyant
rire, il nie demande ce que j'ai. « Je n'ai rien, mais la première fois
que le feu prendra dans une maison où je serai avec vous, je commen-
cerai par vous mettre en sûreté, car vous brûleriez sans vous en douter,
comme un simple copeau. — Vraiment? dit-il, je ne savais pas. » Et
il s'en va sans avoir dit un mot. Chopin reconduit Delacroix qui,
retombant dans le monde réel, lui parle de son tailleur anglais et ne
semble plus connaître d'autre préoccupation dans l'univers que celle
d'avoir des habits très chauds qui ne soient pas lourds.
Le petit incendie, cité dans le morceau qui précède, servit
à Louis de Loménie de raison plausible ou de prétexte tout
expressément envoyé par le sort, pour pénétrer chez la grande
romancière. Du moins voici ce qu'il raconte dans son article
« George Sand » daté justement de 1841 et paru dans ses Contem-
porains illustres par un homme de rien. Il ne sait pas trop com-
GEORGE SAM)
nirni m pourquoi, gr&oe à une erreur d'adresse ou à la di>
traction d'un domestique, il recul un jour un billet de Gi
Sand adressé à un Fumiste (dans le sens exact du mot), avec
1,1 prière « 1 * - se rendre chez ellejpour une réparation quelconque
,'i faire. Loménie déoida sur-le-champ de profiter de ce quvproqu
el di' passer pour un fumiste, afin de pénétrer dans Le sanctuaire.
Nous avons déjà donné plus haul le passage ou il raconte com-
ment on le dirigea à travers un petil jardin vers un petit
pavillon, comment il sonna à la porte de ce petit pavillon.
comme on lui ouvrit, le fit monter un tout petil escalier et entrer
dans une petite antichambre, « ressemblant à l'antichambre
de tout le monde... »
... Là, on nie demande mon nom; j'hésite un instant; mais bientôt
appelant à mon aide tout mon fanatisme de biographe, je consomme
intrépidement mon forfait en volant le nom de l'honnête fumiste qui,
très probablement, ne se doutait guère en ce moment de ma concur-
rence. On me prie d'attendre. En vérité je ne demandais pas mieux,
car j'avais à peine eu le temps d'apprendre mon rôle et je n'étais pas
fâché de le répéter un peu avant la représentation. Cependant l'at-
tente se prolongeait indéfiniment ; mon ardeur première s'en allait peu
à peu et ce rôle improvisé, dont je n'avais jusqu'ici envisagé que les
avantages, commençait à se présenter à moi avec tous ses inconvé-
nients. Je voyais passer et repasser autour de moi une charmante
enfant aux cheveux bouclés, dont le regard inquisiteur me mettait
assez mal à mon aise ; c'était Mlle Solange, la jolie fille de l'illustre
écrivain. De plus, tout homme de rien que je suis, je croyais entendre
à travers les portes une voix d'artiste qui m'était bien connue et je
me disais que si mon larcin allait être découvert, je ferais certainement
une triste figure ; au total, la perspective d'une cheminée à ramoner
me paraissait un peu inquiétante, vu mon inexpérience. D'autre part,
au point de vue où j'en étais, c'eût été une honte de reculer. Dans cette
perplexité, je me décidai tout à coup à m'adresser à la duègne qui
m" avait introduit ; je pensais que c'était sans doute cette digne Ursule
des Lettres d'un voyageur qui prend la Suisse pour la Martinique ; et
cette pensée m'enhardit un peu, je lui contai le quiproquo qui m'avait
inspiré l'audace de ma visite ; j'ajoutai d'un ton doucereux que j'étais
un simple amateur de choses étranges ; qu'à ce titre je ne serais pas
fâché de voir sa maîtresse, et que si elle voulait bien m'en faciliter les
moyens, je lui ferais hommage de la collection complète de mes œuvres.
m. i4
210 GEORGE SAND
Cette offre parut la flatter sensiblement ; elle me sourit d'un air agréable,
se glissa mystérieusement dans le sanctuaire en me faisant un signe,
qui voulait dire : « Attendez » ; et moi, tremblant, j'attendis la venue
de la grande, de la terrible Lélia en recommandant mon âme à tous
les saints du paradis et récitant mentalement sous forme d'invocation
le flamboyant dithyrambe d'un éloquent professeur : « Voici venir la
vraie prêtresse, la véritable proie de Dieu ; le sol a tremblé sous le
pied impétueux de Lélia..., etc., etc. (1). » J'entendis en effet un grand
tremblement de chaises ; une interjection énergique de la prêtresse
sur la maladresse de ses serviteurs arriva jusqu'à moi ; la porte s'ou-
vrit brusquement, et je fermai les yeux dans un accès d'épouvante.
Quand je les ouvris, je vis devant moi une femme de petite taille,
d'un embonpoint confortable, et pas du tout dantesque. Elle portait
une robe de chambre assez semblable par la forme à la houppelande
dont je fais usage, moi, simple mortel ; de beaux cheveux encore par-
faitement noirs, quoi qu'en disent les mauvaises langues, séparés
sur un front large et uni comme un miroir, retombaient librement sur
les joues, à la manière de Raphaël ; un foulard se jouait négligemment
autour de son cou; son regard, que quelques peintres s'obstinent à
charger en force, avait, au contraire, une remarquable expression de
douceur mélancolique ; le timbre de sa voix était moelleux et un
peu voilé ; sa bouche surtout était singulièrement gracieuse et il y
avait dans toute son attitude un frappant caractère de simplicité,
de noblesse et de calme. A l'ampleur des tempes, au riche développe-
ment du front, Gall eût deviné le génie ; dans la direction franche du
regard, sur le galbe arrondi et les traits purs, mais fatigués du visage,
Lavater eût lu, ce me semble, un passé douloureux, un présent un peu
vide, une propension extrême à l'enthousiasme et par suite au découra-
gement... Lavater eût pu lire encore bien des choses, mais à coup sûr il
n'eût aperçu ni détour, ni amertume, ni haine, car il n'y en avait pas
trace sur cette physionomie triste et sereine à la fois ; la Lélia de mon
imagination disparaissait devant la réalité, et c'était tout simplement
une bonne, douce, mélancolique, intelligente et belle figure que j'avais
devant les yeux.
En continuant mon examen, je remarquai avec plaisir que la
grande désolée n'avait pas encore complètement renoncé aux vanités
humaines, car sous les manches flottantes de la robe, à la jonction
du poignet, à une main fine et blanche je vis briller deux petits
bracelets en or d'un travail exquis. Cette parure féminine, qui fai-
sait très bon effet, me rassura beaucoup touchant la teinte sombre
et l'exaltation politico-philosophique de quelques récents travaux de
(1) Lerminier, Au delà du Rhin.
GEORGE AND 211
e Sanil. Une des mains que j examinai cachait un cigarito mal
caché, <ln reste, car la fumée 'élevail derrière la prophétef e en petits
flocons révélateurs. Il est bien entendu que durant ce minutieux in-
ventaire, ma langue m- chômait pas. Pleinement rassuré sur l'abord
gracieux de Lélia, el désireux (railleurs tic profiter «le L'occasion pour
oompléter en tous points ma perfidie biographique, j'entortillai .1
dessein l'histoire du Fumiste de périphrasea et de parenthèses, qu'elle
éooutail avec tme bienveillante <'t. courtoise indulgence. Enfin, quand
il me parul que l'image' étail nettement tracée dans mon cerveau, je
coupai court à mon imbroglio et je m'empressai de m'esquiver, en-
chanté de pouvoir vous déclarer que la Oaeette ii Savnt-Pétersbowg
ne aail ce qu'elle di1 : que les trois quarts de ceux qui jasent sur ( reorge
Sand s'amusent à vos dépens, qu'il est bien vrai (pie la prophétesse
fume volontiers un ou plusieurs cigaritos, qu'elle daigne même par-
foi, endosser notre absurde redingote (pic dans son cercle intime on
l'appelle George tout court, mais que tout, cela n'est pas défendu par
la Charte, et qu'il y a loin de là aux puériles monstruosités qui se
débitent en tous lieux, .rajouterai même, si j'en crois des gens bien
informés, qu'il est quelques salons de Paris où Ton voit l'illustre écri-
vain allier au prestige du génie la simplicité, la modestie et les grâces
décentes de la femme...
La fin du printemps de 1841 se signala par un concert que
donna Chopin, un concert brillant tant sous le rapport du suc-
cès artistique que du succès matériel, et aussi par rapport à la
société quintessenciée qui remplit la salle Pleyel, jusqu'à y faire
foule, quoique les billets fussent distribués avec le plus grand
choix. Au mois de juin, toute la famille se transporta à douant.
Cette circonstance, et la quantité d'invités venus de Paris et
des environs, et de la Châtre, reçus cet été au château, nous font
croire que, d'une part, George Sand ne put plus longtemps lutter
contre son antipathie pour la vie parisienne et que, d'autre part,
sa position pécuniaire, grâce aux efforts d'Hippolyte Chatiron et
au contrat avec les éditeurs, dut s'être améliorée, puisque la
large hospitalité campagnarde n'excédait plus le budget de l'au-
teur de Cosîma.
Vers la fin de l'été les Viardot arrivèrent à Xohant. George
Sand annonce à Mme Marliani dans sa lettre du 13 août qu'elle
passe ses journées avec Pauline Viardot en promenades dans
2i2 GEORGE SAND
les bois et les champs, en causeries et en jouant au billard, tan-
dis que Louis Viardot avec Hippolyte et Gustave Papet s'amusent
à « braconner », c'est-à-dire qu'ils chassaient à un moment où
la chasse est encore défendue. Et le soir Pauline Viardot passait
des heures entières au piano, à lire avec Chopin les parti-
tions des vieux auteurs. Souvent elle repassait ainsi avec lui des
opéras entiers, des oratorios ou des cantates, et ressuscitait,
avec son incomparable et merveilleuse intuition de génie, le
style et la manière des grandes œuvres depuis longtemps oubliées
ou méconnues de la foule. Palestrina, le Porpora, Paisiello
Marcello, Jomelli et Carissimi, Hamdel, Gluck et Haydn, et
même Orlando Lasso, Martini, Josquin de Pré et Durante,
mais surtout Bach et Mozart ne quittaient point le pupitre,
le Don Juan de Mozart étant, comme nous l'avons déjà dit,
l'Evangile musical de Chopin, qu'il ne se lassait jamais de repas-
ser, de relire et d'étudier (1). Quant à George Sand, elle garda toute
sa vie une adoration enthousiaste pour cette œuvre et ce n'est
pas pour rien qu'elle fit servir la pièce de Molière et l'opéra de
Mozart de pierre d'achoppement aux jeunes talents des héros
de son Château des Désertes. C'était alors à Nohant un culte
de l'art divin, un sacerdoce désintéressé, sans aucun but
ni considération étrangers à l'art même, sans pose, ni souci de
succès, d'effet produit, ou d'applaudissements.^ Et Chopin et
Mme Viardot étaient, chacun dans son domaine, en même temps
des génies novateurs et des prêtres de la Musique dans le plus
haut sens de ce mot, des prêtres inspirés, exigeants envers eux-
mêmes, ayant voué toute leur existence à cette seule grande idée,
le sacerdoce de l'art ! Un génie artistique comme Chopin ne pou-
vait pas ne pas apprécier et admirer une nature d'artiste aussi
rare, aussi sublime que celle de la jeune Pauline Viardot, mariée
depuis quelques mois à peine. George Sand, elle aussi, ne pou-
vait pas ne pas être charmée par cette incomparable artiste à
(1) Lorsque Chopin se préparait à donner un concert, il ne s'adonnait
jamais à l'étude de ses œuvres à lui, qu'il allait exécuter, mais jouait quoti-
diennement le Clavecin bien tempéré et autres œuvres du grand maître de
chapelle de Leipzig.
GEORGE SAND 213
la voix merveilleuse, douée d'un talenl musical rare, se mani-
festant dans tOUteS les blanches de musique, et d'un talent dra-
matique non moins extraordinaire; d'un extérieur si original,
point belle, mais captivante, éclairée par le reflel de ce feu
divin qui se trahissait dans eli;ieun de ses regards, dans chacun
de ses mouvements ; une àme de llanune son.- des manières
presque Froides; un esprit hors ligne, d'une culture profonde,
d'une instruction solide, qui s'intéressait à tout, à la philosophie,
à la politique, à la littérature, à tous les autres arts. Elle
lit vibrer toutes les cordes sympathiques de l'âme artiste de
George Sand, et malgré la différence d'âge, une amitié étroite
lia pour de Longues années ces deux grandes femmes. Leur pre-
mière rencontre date des débuts de Mlle Pauline Garcia en 1838,
débuts qui, comme on le sait, lui attirèrent l'article enthou-
siaste d'Alfred de Musset. En cette même année de 1838 débuta
Rachel à laquelle Musset consacra aussi des lignes sympathiques,
ayant d'emblée senti en elle un talent hors ligne. Eh bien,
Mme Viardot raconta à un de nos amis que, présenté à elle et
à sa mère, Musset la voyait souvent dans le monde : il se mit à
lui faire la cour, tout en courtisant en même temps et sa
mère et Mlle Rachel. 11 remporta la victoire sur Rachel, comme
on le sait, La très jeune Pauline Garcia n'en savait rien, mais
cette cour assidue l'intimidait beaucoup, quoique Musset lui dé-
plût fort, surtout par le « regard arrogant et presque insolent
quand il regardait les femmes (1) ». Et voilà qu'un beau soir
elle entend Musset dire à quelqu'un : « Je ne sais laquelle
des deux : Pauline ou Rachel... » Cela la révolta jusqu'au plus
profond de son cœur, lui fit prendre Musset en horreur, et
entre temps Mme Sand attira l'attention de Mme veuve Gar-
cia sur ce que Musset, avec ses habitudes et ses défauts, n'était
nullement désirable comme prétendant au cœur de sa jeune fil-
lette, génie musical précoce, apte dans son art à tenir tête aux
artistes les plus experts, mais parfaitement dépourvue de toute
connaissance de la vie réelle, innocente et confiante à l'excès,
(1) Cf. notre premier volume, p, 435, et t. II, la note à }a page 17.
2i4 GEORGE SAND
Cette même Mme Sand, en voyant la sympathie naissante entre
Pauline et M. Louis Viardot, conseilla chaudement à Mme Garcia
de protéger ces sentiments à peine éclos, car elle connaissait le
mérite de cet ami de Leroux; elle était sûre qu'il ferait le
bonheur de la géniale enfant. Elle ne se trompa point : le mariage
de Pauline Viardot, qui eut lieu au commencement de l'été de
1840, fut des plus heureux, et les deux jeunes époux gardèrent
à tout jamais une reconnaissance chaleureuse à Mme Sand
pour ses conseils maternels et l'aide qu'elle leur prodigua au
temps de fiançailles. Mme Viardot y revint souvent dans ses
lettres, comme de vive voix, et dès son voyage de noce elle
se répandait en bénédictions à leur « bon ange », comme elle
appelait Mme Sand.
Elle écrivit de Rome, le 22 juillet (1840) :
Chère et bonne madame Sand,
A Paris, nous vous nommions notre bon ange, n'est-ce pas? Eh bien,
il ne se passe pas de jour que nous ne vous adressions une prière de
remerciement. C'est que si notre bonheur est complet, pur, parfait,
c'est que vous aviez bien deviné et que vos prédictions se sont bien
réalisées.
Pardonnez-moi, bon ange, de vous entretenir si longuement de moi,
de mon bonheur, mais comme il est en grande partie votre ouvrage,
j'espère que le reçu ne vous sera pas totalement indifférent. Puissiez-
vous être mille fois bénie...
Et Louis Viardot de son côté l'appelle « notre bon génie », parce
qu'elle avait contribué à faire deux heureux. . •
A dater de ce jour et jusqu'à la mort de Mme Sand la corres-
pondance ne chôma point. Et l'officiel « Madame » ou « chère
Madame » en tête des lettres, — dans lesquelles Mme Viardot
raconte avec les plus grands détails ses voyages, ses représen-
tations, ses concerts, ses brillants succès à Londres, en Espagne,
à Vienne, à Leipzig, à Berlin et à Saint-Pétersbourg, lettres
dans lesquelles elle parle de ses enfants, de son labeur intense
et de ses efforts à toujours progresser, de tous les faits impor-
tants ou minimes de sa vie privée et artistique, — cet en-tête
GEORGE S AND 215
officiel, disons-nous, lii bientôt place au aomoaressanl de Chère
mignonne qui fui vite*ohangé en amical mvnnonne, puis en wvn*
im, me Ki I.-i signature n'en es1 non plus Pauline », maiî tsntôl
ManteUe Paulme, tantôt] Vo^re fïïlé\ei enfin Vofri fifitte, pour
rester telle jusqu'en L876 ! Vraiment celle correspondance té-
moigne d'un attachemenl tout filial de la pari de la grande
cantatrice, d'un amour tout maternel de la pari de .Mme Sand,
\)£* les (léhiils de cette amitié .Mine Sand consacra ;'i s;i jeune
amie un article louangeux, paru le 1;") lévrier 1 S4<) dans la Revue
des Deux M ondes sous le titre de « Pauline Garcia et le théâtre
italien u, comme aussi vers le terme de sa carrière littéraire le
n 14 de ses Impressions et Souvenirs, — écrit pendant les jour-
nées les plus néfastes de 1870, — nous peint une soirée musi-
cale chez Pauline Yiardot, soirée à laquelle elle-même et ses
filles Jehan tèrent du Gluck et d'autres vieux maîtres. L'inter-
prétation géniale de la grande artiste de cette divine musique,
toute l'atmosphère ambiante quasi « imprégnée d'art » eurent.
— au dire de Mme Sand, qui se sentait écrasée par les angoisses
pour le présent et l'avenir de la France. — le pouvoir magique
de la transporter pour quelques heures de la sphère sombre des
malheurs de la patrie, de la lutte des partis et des petites pas-
sions politiques, dans la sphère pure et lumineuse de la Beauté
éternelle. « Le soleil de Gluck et de Pauline Yiardot avait dissipé
le rêve affreux (1). »
Entre ces deux articles la plume de George Sand traça mainte
fois des pages et des lignes consacrées à la rare artiste. Com-
bien de fois aussi rencontrons-nous dans la Correspondance
des exclamations enthousiastes à propos de ses triomphes,
des expressions d'admiration émue devant ce labeur artistique
incessant, devant ce caractère vif et franc. Dans le Journal de
Piffoèl nous trouvons aussi une page qui nous trace l'image
de la jeune commençante, à peine entrée dans la vie et
clans sa carrière de cantatrice, et la sympathie chaleureuse
de Mme Sand pour elle. Mais mille fois mieux, plus vivement,
(1) Impressions et Souvenirs, p. 243.
2l6 GEORGE SAND
plus puissamment George Sand nous en traça le portrait
dans Consmlo. Et c'est pour cela qu'interrompant pour le
moment notre récit de la vie personnelle de'JVIme Sand en ces
années, nous nous tournerons maintenant vers son activité
littéraire.
CHAPITRE III
Spiridion. -- Influence croissante il*' Leroux. Querelle avec Buloz. —
Agiïcol lYnliguicr. I.i ■ ('<>i>ti>(i<iw>it iln Inur il, France, — Horace. —
Emmanuel Aiago. La Revue indépendante. - Les poètes populaires :
Charles Poney, Bfagu, (îillund. Lettres de et à Béranger.
Examinons maintenant les œuvres de George Sand écrites
• ii ces années; revenons d'abord aux mois d'hiver de 1838-39
passés à Majorque, où Mme Sand, d'après sa coutume constante,
malgré toutes les besognes de la journée, consacrait les heures
de la nuit à son labeur sans trêve. Elle y acheva Spiridion, refit
et ajouta plusieurs épisodes à la Nouvelle Lélia, et écrivit enfin son
article sur le Drame fantastique. Les lettres de Majorque, publiées
et inédites, nous apprennent la marche de ses travaux,, empreints
de plus en plus des idées de Leroux.
Le 14 décembre elle écrit à Mme Marliani :
... Voilà vingt-cinq jours et plus que Spiridion voyage : mais j'ignore
si Buloz l'a reçu. J'ignore s'il le recevra. H y a encore d'autres raisons
de retard que je ne vous dis pas, parce que toute réflexion sur la poste
et les affaires du pays sont au moins inutiles. Vous pouvez les pres-
sentir et les dire à Buloz. Je vous prie même de lui parler à ce sujet ;
car il doit être dans les transes, dans la fureur (1), dans le désespoir !
Spiridion doit être interrompu depuis un siècle ; à cela, je ne puis
rien... Je voulais envoyer à Buloz beaucoup de manuscrit : mais,
d'une part, accablée de tant d'ennuis matériels, je n"ai pu faire grand'-
ehose ; et, de l'autre, la lenteur et le peu de sûreté des communications
font que Buloz n'est pas encore nanti. Vous connaissez Buloz : « Pas
de manuscrit, pas de Suisse... (2).
(1) Mot changé dans la Corresp. imprimée. (Cf. t. II. p. 115.)
(2) Nous avons déjà cité une partie de ces lignes p. 66,
2i8 GEORGE SAND
Le 15 janvier elle écrit à la même :
Je vous adresse la dernière partie de Spiridion par la famille
Flavner, qui est, je crois, la voie la plus sûre. Ayez la bonté de le faire
passer tout de suite à Buloz et de vous faire rembourser le port, qui
ne sera pas mince et qui regarde le cher éditeur... (1).
George Sand termina à Majorque le remaniement de Lélia,
entrepris déjà durant l'été de 1836, à la Châtre. Sous l'influence
de Leroux, sa conclusion devint moins désespérante, Leroux
avait répondu aux questions qui, en 1833, lui avaient semblé
fatales et insolubles.
Citons encore les lignes de sa lettre du 22 janvier, tronquée
dans la Correspondance :
La nuit, j'écris Lélia, qui sera un ouvrage à peu près transformé.
Etes-vous contente de la fin de Spiridion? Je crains que cela ne vous
fasse l'effet de tourner un peu court au dénouement. Mais comment
faire quand on est pressé par une maudite revue...
Dans la lettre inédite du 15 février, Mme Sand écrit :
Maintenant, chère, parlons affaires, je vous envoie dïci par Mar-
seille et le docteur Cauvière le manuscrit de Lélia, sur lequel vous
jetterez les yeux, si cela vous amuse, plus une lettre pour Buloz que
je vous prie de lire et de lui remettre vous-même, avec le manuscrit.
Dites-lui de passer chez vous et ne lui remettez Lélia que sur argent
comptant, car ma position est telle que je la lui dis : j'arriverai à Mar-
seille avec fort peu de chose. En examinant un peu l' ouvrage, vous
verrez qu'on ne peut pas le considérer comme une réimpression.
J'écrirai à Leroux de Marseille. En attendant, demandez-lui s'il
veut bien corriger les épreuves de Lélia, non pas typographiqutement,
les points et les virgules regardent Buloz, mais philosophiquement .
H doit y avoir bien des mots impropres et bien des arguments san^
clarté. Je lui donne plein pouvoir. Il fera cette corvée, et par amitié
pour moi, et par dévouement pour les idées que je soulève dans Lélia,
ne serait-ce que d'oser interroger le siècle sur ces choses ; c'est, je crois,
une chose utile...
Le 15 mars elle écrit à Mme Marliani de Marseille en reve-
nant encore une fois à la correction de Lélia par Leroux :
(1) Nous avons omis ces lignes en citant cette lettre du 15 janvier à la p. 78s
GEORGE S AND 919
.le ne sais pas si je n'ai pa fail une indiacrétion en voua chargeant
de demande! à Leroux de corriger Lélia, C'esl un»- longue tâche el
ennuyeuse, el lui qui esl occupé à de si importante h si admirablee
travaux I Je voua supplie, chère, de L'encourager ;'i un refus, pour peu
qu'il «mi montre la moindre envie. Puia-je jamais en vouloir à un être que
je vénère comme un nouveau Platon, comme un nouveau Christ... (1).
Ce n'est pas avec un moindre enthousiasme que George Sand
parle de Jean Reynaud, l'ami et collaborateur de Leroux :
Comme ['Economie politique de Keyiiaud est, une magnifique prédi-
cation] Aussi, je l'ai lue la veille de mon départ de la chartreuse, tout
haut, à Chopin et à Maurice, qui n'eu ont pas perdu un mot. Voilà
la morale el la philosaphie (pie j'entende, celle que tout esprit candide
peut aborder d'emblée, sans y être préparé par de longues études et
sans être rompu ù un long usage de convention. Il est vrai que tous
les sujets ne peuvent se traiter aussi clairement, mais quel beau parti
il a su tirer de celui-là ! Décidément ce sont les deux hommes de
l'avenir, et L'humanité, qui ne les connaît pas aujourd'hui, leur élèvera
un jour des autels... (2).
Dans la fin imprimée de la lettre tronquée du 22 janvier,
que nous avons déjà citée à deux reprises, nous lisons aussi les
lignes suivantes :
Dites à Leroux que j'élève Maurice dans son évangile. 11 faudra
qu'il le perfectionne lui-même quand le disciple sera sorti de page.
En attendant, c'est un grand bonheur pour moi, je vous jure, que de
pouvoir lui formuler mes sentiments et mes idées. C'est à Leroux que
je dois cette formule, outre que je lui dois aussi quelques sentiments
et beaucoup d'idées de plus. Quand vous verrez l'abbé de Lamennais,
serrez-lui bien la main pour moi.
Ce n'est pas sans raison que Mme Sand réunit ainsi, presque
dans une même phrase, les noms de Leroux et de Lamennais. Elle
commença Spiridion durant l'automne de 1838, en collabora-
tion avec Leroux. Elle traça dans ce roman le portrait de l'illustre
abbé et elle y peignit les rapports qui existaient entre elle et
lui en racontant les relations du jeune moine Alexis et de son
(1) Inédite.
(2) Même lettre inédite.
220 GEORGE SAND
guide spirituel, son ami d'outre-tombe, l'abbé Spiridion, cher-
cheur intransigeant de la vérité.
Déjà au mois de février et de mars de 1838, George Sand rom-
pit bravement des lances pour Lamennais dans ses deux articles
contre Lerminier, intitulés : Lettre à M. Lerminier sur son examen
du livre du Peuple et Deuxième lettre a M. Lerminier répondant
à son second article de critique. Spiridion est une nouvelle
expression de l'admiration de Mme Sand pour les idées et la
personne du grand réformateur religieux.
H semble que depuis lors le surnom de « Spiridion » fut défi-
nitivement attaché à l'abbé. Mme Sand et Leroux le nommaient
ainsi dans leurs lettres.
On ne comprend pas comment la plupart des critiques —
aussi bien contemporains de la première publication de Spiri-
dion que les autres — classèrent ce roman sans broncher parmi
les « contes fantastiques », « les rêves impossibles », etc. (1).
H nous semble que c'est se montrer trop naïf ou se laisser
volontairement leurrer par les apparences, que ne pas comprendre
tout de suite que le « fantastique » de Spiridion n'est qu'une
simple forme, la sauce sous laquelle l'auteur servit aux lecteurs
de romans de la Revue des Deux Mondes des idées religieuses
et philosophiques fort profondes et n'ayant rien de commun
avec des romans proprement dits. C'est là tout un système de
croyances, une profession de foi. Nous n'oublierons jamais l'im-
pression que nous fit la lecture de Spiridion, l'une des premières
œuvres, si ce n'est la première œuvre de George Sand que nous
ayons lue. Ce fut bien une impression d'ordre purement reli-
gieux ou philosophico-religieux, qui ne peut être comparée qu'à
l'action produite par la lecture de vraies œuvres religieuses, ou
par celle que quelques pages de Consuelo consacrées aux tabo-
rites produisirent sur l'un de nos jeunes amis, lequel, en rejetant
le livre, tomba à genoux et se mit à prier du plus profond de son
(1) C'est ainsi, par exemple, que Julien Schmidt dit que Spiridion n'est
qu'une imitation du Seraphitus (Seraphita) de Balzac, et M. Skabitchevski
déclare que Spiridion est « une œuvre fantasque, ou plutôt une divagation
de délire... », etc., etc.
GEORGE SAND 221
cœur. <viui qui, fil lisant mie œuvre d'un auteur quelconque,
tend ;i\,ini tout à la pénétrer, celui-là sera très vivement impres-
sionné par Spiridion, par la loi profonde el forte, par les doctrines
ipii l'imprègnent. Celui que ['expression effraye, celui qui prend
au pied de la lettre La l'orme, les images (pii La revêtent, sans eu
pénétrer le fond, ferait mieux de ne pas lire Spiridion.
Les admirateurs de George Sand oonsidéreronl toujours ce
livre comme un des plus importants de son œuvre : I" il Leur
apparaît comme le rellei fidèle de la doctrine de Leroux sur le
« progrès continu ; 2° un commentaire symbolique de ['Educa-
tion du genre humain de LeBsing; 8° un résumé des croyances de
George Sand, du catholicisme de son adolescence jusqu'à la
foi tout individuelle et libre de son âge mûr; 4° enfin une
peinture très vraie des luttes, des souffrances et des avatars
successifs par lesquels passa Lamennais dans ses recherches de la
vérité et de la, vraie religion. Sous ce rapport Spiridion est plein
de détails biographiques les plus réels. Ce n'est pas là le récit pho-
tographié de faits réellement arrivés, mais bien l'exactitude
psychologique et l'enchaînement historique des étapes de son
émancipation spirituelle. L'histoire de l'abbé Spiridion est celle
de tous les ecclésiastiques catholiques, émancipés par la recherche
de la vérité. On peut considérer cette œuvre comme typique.
Nous avons lu et recueilli avec un intérêt extrême les lignes
suivantes dans la correspondance de Renan. On reconnaîtra en
les lisant combien peu George Sand s'écarta de la réalité en
écrivant cette œuvre, prétendue si « fantastique ».
Mont-Cassin, 20 janvier 1850(1).
... [C'est] ce qui fait en ce moment le Mont-Cassin un des lieux les
plus curieux du monde et sans doute celui où l'on peut le mieux con-
naître l'esprit italien dans ce qu'il y a d'élevé et de poétique. Grâce
à l'influence de quelques hommes distingués, grâce surtout aux sé-
rieuses études qui ont toujours caractérisé les Bénédictins, le Mont-
Cassin est devenu, dans ces dernières années, le centre le plus actif
et le plus brillant de l'esprit moderne en ce pays. Les doctrines qui
(1) Ernest Renan, Lettres à Berthelot. (Revue de Paris, 1er août 1897, p. 492.)
222 GEORGE SAND
ont dernièrement été condamnées... avaient un de leurs plus brillants
organes dans le Père Tosti, l'auteur de la Ligue lombarde, du PsavMer
du Pèlerin, du Voyant du dix-neuvième siècle, espèce de Lamennais
italien, ayant toutes les allures du nôtre, avec la différence toutefois
de l'esprit italien et l'esprit français...
Après avoir raconté en quelques lignes les persécutions que
subirent tous ces mystiques, tous ces hommes avancés, prétendus
« révolutionnaires » et « socialistes », Renan continue ainsi :
... C'était au fond des Apennins, loin de tous les chemins battus,
que je devais retrouver l'esprit moderne de la France, dont rien depuis
si longtemps ne m'avait offert l'image. Le premier livre que je ren-
contrai dans la cellule du Père Sebastiano, le bibliothécaire, fut la Vie
de Jésus, de Strauss ! On ne parle ici que de Hegel, de Kant, de George
Sand, de Lamennais. Entre nous soit dit, mon ami, les Pères sont aussi
philosophes que vous et moi : l'étude les a menés là où aboutit forcé-
ment l'esprit moderne, au ration alisme, au culte en esprit et en vérité.
Aussi quelles colères contre la superstition, l'hypocrisie, les prêtres
(c'est le mot ici), le roi de Naples surtout !... En politique, ces moines
sont du rouge le plus foncé ; ils y portent cette naïve confiance, cette
absence de nuance et de tempérament qui caractérise les premiers
pas dans la politique. Garibaldi est le héros du couvent : j'ai entendu
de mes oreilles faire l'apologie de l'assassinat du roi par ce principe
que quand l'ennemi est entré sur le territoire, tout droit est supprimé,
l'état de guerre est permanent, tout moyen est permis. Imaginez
la plus parfaite réalisation de Spiridion, vous aurez Vidée exacte du
Mont-Cassin. Ah ! quels beaux types de résignation morale, d'éléva-
tion religieuse, de culture intellectuelle désintéressée, j'ai trouvés dans
ces moines ! Des jeunes gens surtout, j'en ai trouvé un ou deux, vraies
natures d'élite, une finesse, une délicatesse admirables... Ils me lisent
et me font admirer les Inni de Manzoni, admirables expressions de
ce christianisme moral qui a captivé toutes les nobles intelligences
de l'Italie contemporaine, abstraction de toute idée dogmatique.
Ils sont moines pourtant, oh ! oui, bien moines italiens frénétiques,
vrais énergumènes rêvant encore, Dieu me pardonne, l'Italie reine
du inonde ; croyant bien sérieusement qu'avec les Italiens de mai
1848 on pourrait conquérir le monde. Nous nous regardions les uns
les autres quand le sous-prienr nous déclarait que si on les chassait
de leur abbaye, ils y mettraient le feu en emportant leurs archives,
comme les moines du moyen âge les os de leurs saints...
Il nous semble qu'il suffit de ces lignes pour établir que l'épi-
GEORGE S AND
thèto <l sonte fantastique ne convienl p;is ;'i ce roman de
( reorge Sand. M;iis cette épithète perd toute signification, si nous
nous souvenons comment, peu après, Lorsque Mme Sand
écrivil son Histoire de ma vie, elle s'exprima par deux fois
d'une manière absolumenl claire sur le fond même de sa vie
spirituelle. Racontanl son émancipation morale, Mme Sand
dit ceci :
M.i religion, elle, était restée la même, elle n'a jamais varié quant
au l'end. Les tenues du passé se sent évanouies peur moi, enmme p0UI
mon siècle, à la lumière de L'étude et de La réflexion ; mais La doctrine
éternelle des croyants, Le Dieu bon, L'âme immortelle et les espérances
de l'autre vie, voilà. 06 qui, en moi, a résisté à tout examen, à toute
discussion et même à des intervalles de doutes désespérés (1). Des
oagots m'ont jugée autrement et m'ont déclarée sans principes, dès le
commencement de ma carrière littéraire, parce que je me suis permis
de regarder en face des institutions purement humaines dans lesquelles
il leur plaisait de faire intervenir la Divinité...
Entrer dans la discussion des formes religieuses est une question de
culte extérieur dont cet ouvrage-ci n'est pas le cadre. Je n'ai donc pas
à dire pourquoi et comment je m'en détachai jour par jour, comment
j'essayai de les admettre encore pour satisfaire ma logique naturelle et
comment je les abandonnai franchement et définitivement le jour où je
crus reconnaître que la logique même m'ordonnait de m'en dégager. Là
n'est pas le point religieux important de ma vie. Là je ne trouve ni
angoisses, ni incertitudes dans mes souvenirs. La vraie question reli-
gieuse, je l'avais prise de plus haut dès mes jeunes années. Dieu,
son existence éternelle, sa perfection infinie, n'étaient guère révo-
qués en doute que dans des heures de spleen maladif, et l'exception
de la vie intellectuelle ne doit pas compter dans un résumé de la vie
entière de l'âme. Ce qui m'absorbait, à Nohant, comme au couvent,
(1) Rappelons-nous que Lessing dit dans la préface de son Education du
genre humain : « Pourquoi ne pas préférer voir dans toutes les religions posi-
tives la voie par laquelle l'esprit humain pouvait avancer partout et exclu-
sivement, et dans laquelle il devra se développer à l'avenir aussi, au heu
de nous moquer ou de nous fâcher contre l'une de ces religions?...» (Œu mes
complètes de Lessing, en un vol. Leipsick 1841, 939 pages.)
Leroux lui-même, en revenant encore une fois dans la conclusion de son
Humanité (p. 391) sur ce qu'il avait déjà exposé dans son Encyclopédie,
s'explique ainsi sur la nature de la religion : « Le fond de la religion est
étemel, car c'est la connaissance subjective que nous avons de la vie qui
est ce fond. Mais la manifestation objective qui en résulte est variable et
changeante suivant les progrès de notre connaissance... »
224 GEORGE SAND
c'était la recherche ardente ou mélancolique, mais assidue, des rap-
ports qui peuvent, qui doivent exister entre l'âme individuelle et
cette âme universelle que nous appelons Dieu. Comme je n'apparte-
nais au monde ni de fait ni d'intentions, comme ma nature contem-
plative se dérobait absolument à ses influences ; comme, en un mot,
je ne pouvais et ne voulais agir qu'en vertu d'une loi supérieure à la
coutume et à l'opinion, il m'importait fort de chercher en Dieu le mot
de l'énigme de ma vie, la notion de mes vrais devoirs, la sanction de
mes sentiments les plus intimes. Pour ceux qui ne voient dans la
Divinité qu'une loi fatale, aveugle et sourde aux larmes et aux
prières de la créature intelligente, ce perpétuel entretien de l'esprit
avec un problème insoluble rentre probablement dans ce qu'on a
appelé le mysticisme. Mystique? soit! Il me fallait trouver, non pas
en dehors, mais au-dessus des conceptions passagères de l'humanité,
au-dessus de moi-même, un idéal de force, de vérité, un type de per-
fection immuable à embrasser, à contempler, à consulter et à im-
plorer sans cesse. Longtemps je fus gênée par les habitudes de prière
que j'avais contractées, non quant à la lettre, ■ — on a vu que je n'avais
jamais pu m'y astreindre, — mais quant à l'esprit. Quand l'idée de
Dieu se fut agrandie en même temps que mon âme s'était complétée,
quand je crus Comprendre ce que j'avais à dire à Dieu, de quoi le
remercier, quoi lui demander, je retrouvai mes effusions, mes larmes,
mon enthousiasme et ma confiance d'autrefois. Alors, j'enfermai en
moi la croyance comme un mystère et, ne voulant pas la discuter,
je la laissai discuter et .railler aux autres, sans écouter, sans entendre,
sans être entamée ni troublée un seul instant... Cette foi sereine fut
encore ébranlée plus tard ; mais elle ne le fut que par ma propre fièvre,
sans que l'action des autres y fût pour rien. Je n'eus jamais le pédan-
tisme de ma préoccupation ; personne ne s'en douta jamais, et quand,
peu d'années après, j'ai écrit Lélia et Spiridion, deux ouvrages qui
résument pour moi beaucoup d'agitations morales, mes plus intimes
amis se demandaient avec stupeur en quels jours, à quelles heures de
ma vie, j'avais passé par ces âpres chemins, entre les cimes de la foi
et les abîmes de l'épouvante... (1).
Et un peu plus loin, dans cette même Histoire, en expliquant
combien il est difficile pour un écrivain de se peindre, même
en beau, et en assurant le lecteur qu'elle ne se peignit jamais
dans aucune de ses héroïnes (ce dont il est permis de douter),
Mme Sand dit finalement :
(1) Histoire de ma vie, t. IV, p, 52-55,
GEORGE SAN!) 335
si l'avait voulu montrei le tond sérieux, j'aurais raconté une vie
qui jusqu'alors avail plus ressemblé à celle du moine Alexi (dans
le roman peu récréatif de Spvridion) qu'à celle d'Indiana, la créole
passionnée... i. h.
En une dizaine d'autres passages de ['Histoire de ma pie le
Lecteur trouve <\<'< allusions à cette perpétuelle e1 constante
recherche de La vraie religion, durant de Longues années, et il
est à lutter que toute une partie de ces .Mémoires (la quatrième,
les chapitres de 1 à xv), est intitulée : /;// Mysticisme à l'Indé-
pendance, et que ('"est dans le sens purement philosophique
qu'il Faut comprendre ce dernier mot.
Abordons maintenant Spmdion et ses idées directrices, elles
résument les croyances de l'auteur à cette époque de sa vie. Or,
voici la dédicace de ce roman :
A M. Pierre Leroux.
Ami et frère par les années, père et maître par la vertu et la science,
agréez l'envoi d'un de mes contes, non comme un travail digne de
vous être dédié, mais comme un témoignage d'amitié et de vénération.
George Sand.
Un jeune fervent du nom d"Angel entre dans un couvent de
bénédictins. 11 croit candidement que tous les habitants du cou-
vent sont remplis du désir de connaître le vrai Dieu, que chacun
de leurs pas est guidé par leur amour de Dieu et des hommes,
et qu'ils passent leur vie en prières et en labeurs. Il est bientôt
désabusé ; à son très grand étonnement, sa ferveur est injuste-
ment persécutée. Il se lie d'amitié avec le vieux moine Alexis,
qui lui conseille de feindre, au plus vite, une lassitude, de
négliger ses pratiques religieuses, de faire semblant d'être léger,
brutal, sans amour-propre, stupide et fainéant ; alors on le
laissera en repos. Il l'attire à lui et lui donne la possibilité de
s'adonner ta l'étude, car Alexis remplit dans le monastère les
fonctions du bibliothécaire, d'astronome et de savant et mène
(1) Histoire de ma vie, t. IV, p. 134.
m. iS
226 GEORGE SAND
une existence isolée de celle des autres frères. Toutes les pré-
dictions d'Alexis s'accomplissent, mais Angel découvre bientôt
que son ami est atteint de bizarreries : la nuit il parle à un
interlocuteur invisible, le jour il lit un livre dont les pages sont
blanches. Angel lui-même devient le témoin de choses non moins
étranges : tantôt, en plein midi, il entend distinctement les pas
d'un homme invisible se promenant dans la salle du Conseil;
tantôt, au contraire, il voit se glisser, sans bruit, le long des
cloîtres ou dans l'église, un homme aux cheveux dorés, vêtu
comme un grand seigneur ou un savant des temps anciens, qui
le regarde en souriant avec bienveillance ; un jour enfin Angel
entend, prononcées par on ne sait qui, les paroles mystérieuses :
« Victime, victime de l'imposture et de l'ignorance. » Angel,
encore en proie aux préjugés catholiques, est tout prêt à con-
damner le vieux Alexis, il commence à le soupçonner d'être
en rapport avec le prince des ténèbres. Repentant, il s'adresse
au confesseur du couvent ; celui-ci, agissant toujours selon la
politique du couvent, qui tend par tous les moyens à dresser un
troupeau de moines brutaux et opprimés, le repousse. Angel,
désespéré, rompt définitivement avec ses persécuteurs, méchants
et hypocrites. Il livre son âme à son vieux protecteur. Il le sup-
plie de lui expliquer les phénomènes qui l'ont affolé, de lui parler
du mystérieux fondateur du monastère, l'abbé Spiridion, et
d'éclaircir enfin tous ses doutes, de révéler la vraie religion à son
âme torturée par la conduite inconcevable de toute la commu-
nauté. Alors le moine Alexis lui raconte sa vie, étroitement liée
à celle de l'abbé Spiridion, longue histoire qui forme, au fond,
toute la vraie fable du roman. C'est, comme nous l'avons dit, la
peinture symbolique de toutes les conceptions religieuses tra-
versées par l'humanité, depuis le monothéisme primitif, exprimé
dans le judaïsme, jusqu'à la conception philosophique de la Divi-
nité, comprise seulement par une élite; c'est aussi le tableau
fidèle des doutes, des luttes et du progrès spirituel de l'auteur,
depuis le catholicisme de sa jeunesse jusqu'à la foi libre à laquelle
elle arriva grâce et à travers les doctrines de Leroux et de Lamen-
nais. Ce sont donc des « variations sur le thème » de Lessing.
GBORG i S A N I )
L'abbé Spiridion, ou Hébroniut (1), passa dn judaïsme au
christianisme, d'abord dans sa forme première, - le catholi-
cisme; puis il traversa le protostantisme, pour arriver à une
espèce de déisme chrétien, à la conception individuelle el libre
des dogmes el de la morale. En mourant il confia son secret
à son disciple préféré, Fulgence. Celui-ci, cœur aimant, mais
esprit timide, ne fut point capable de poursuivre l'œuvre spiri-
tuelle de Spiridion, il ue lit que pieusement garder son secret
et le légua fidèlement à son tour à Alexis. Alexis entra jadis
au couvent comme Angel, — le cœur ouvert et l'esprit avide
de vérité. Il rêvait d'y trouver la paix de l'âme et une doc-
trine inébranlable. Il u'y, trouva que d^ doutes, des aspirations
vers la lumière, des désillusions. Du croyant orthodoxe, du
novice timoré, étouffé par les tenailles du dogme et du culte, du
moine soumis, ne raisonnant point, acceptant tout, n'osant point
vérifier ses croyances par la réflexion, désespéré de les voir
s'ébranler, se dégage d'abord un homme qui veut plier toute
son existence à des croyances raisonnables, mais qui ne peut
encore, comme les autres protestants, se défaire de certains
dogmes arriérés (la croyance au pouvoir du diable et aux tortures
de l'enfer). Puis, progressivement, son esprit se libère de ces
entraves, il conçoit le fond essentiel de la religion, — en dehors de
telle ou telle doctrine, — et il arrive enfin à la conclusion qu'au-
cune des religions existantes ou ayant existé ne possède la vérité,
mais que chacune en possède une partie, que toutes mènent
l'humanité à la connaissance progressive de cette vérité et de
nos vrais rapports avec Dieu, la nature et nos semblables. Les
hommes empêchèrent eux-mêmes la vérité de se révéler avec
toujours plus de clarté et de force. Us ont craint, poursuivi, per-
sécuté de tout temps ceux qui la cherchent, ils les jettent en
prison, et les tuent. Mais la vraie religion triomphera peu à peu.
La vraie doctrine du christianisme, obscurcie par toutes sortes
de dogmes, de pratiques et de fausses interprétations, demeure la
(1) Il est h noter que dans le manuscrit primitif Hébronius ou Spiridion
portait le nom de Pierre d'Engelwald, le même que portait le héros du roman
écrit en 1836 et détruit plus tard par George Sand.
228 GEORGE SAXD
même ; elle a pour base l'amour actif du prochain, l'égalité, la
fraternité de tous les hommes, la liberté, — morale et matérielle.
Le moine Alexis a vainement tenté toute sa vie de concilier
la contradiction entre ses propres croyances et les dogmes
religieux précis ; il a ardemment cherché la doctrine générale
qui résoudra ses doutes philosophiques et religieux, mais il
n'osa dévoiler à personne le secret confié par Spiridion. Il
se console à sa dernière heure en pensant que son jeune ami,
Angel, continuera l'œuvre de sa vie, la recherche de la vérité. Son
bonheur est comblé lorsqu'il trouve la solution de tous ses
doutes dans les trois manuscrits qu' Angel découvre dans le tom-
beau de Spiridion : 1° V Evangile de Saint Jean écrit de la propre
main de son célèbre adepte du treizième siècle, Joachim de Flore,
et minutieusement enluminé aux endroits les plus importants ;
2° une rarissime copie de la Préface de V Evangile éternel, brûlée
comme une œuvre hérétique et dont l'auteur fut le disciple de
Joachim, Jean de Parme, qui prêchait l'échéance des temps
de l' Ancien et du Nouveau Testament et l'avènement de la
troisième époque, — celle du Saint-Esprit; 3° un manuscrit
de Spiridion lui-même, qui est le commentaire des deux précé-
dents, l'exposition de sa propre doctrine but le progrès continu
des croyances humaines, une exhortation prophétique et paci-
fiante adressée aux continuateurs de ses recherches de supporter
leurs connaissances incomplètes, leurs doutes torturants, et de
marcher en avant, sans trêve ni repos. « Car, dit-il, nous tous,
nous servons la Providence dans ses fins, chaque recherche
sincère de la vérité est fertile pour l'humanité, elle la fait avancer,
et pas un grain de vérité acquis ne se perdra, mais renaîtra tôt
ou tard, il croîtra et se multipliera. Le progrès toutefois ne se
produit que lentement. »
L'auteur de Spiridion croyait alors que non seulement le
progrès s'obtient lentement, mais que chaque pas fait en avant
s'achète chèrement, parfois au prix d'horribles cataclysmes so-
ciaux, des jours du zèle et de la fureur. H pensait que ceux qui
ont laissé dans l'histoire les plus horribles souvenirs, les Jean
Ziska, les Procope et les Robespierre deviennent les protago-
GEO VND
nÎ8tes des idées 1rs plus pures. Mais, en 1838, l'adepte de Pierre
Leroux et de Ba doctrine «lu progrès n'avait pas i< I«'*<* Ai'* hor-
reurs auxquelles elle assista dix ans plus tard, qui la refroi-
dirent souverainement sur le chapitre de cet remèdes àRopathiques
du progrès. En L838, disons-nous, cette idée ne l'effarouchait
point, elle oroyait naïvement que c était là la marche nécessaire
de l'histoire, que ridée chrétienne elle-même ne peut triompher
s;ms victimes expiatoires. C'esl pour cela qu'au moment même
OÙ le moine Alexis lit joyeusement à son jeune ami les lignes
de l'Évangile de saint -Jean, magnifiquement enluminées d'azur.
d'or et de pourpre, les premiers pelotons des troupes républi-
caines françaises, marchant pour défendre la liberté, l'égalité et
la fraternité, apparaissent soudainement à proximité du cou-
vent. A ces champions de la liberté les serviteurs du Christ
semblent les représentants des forfaits, de la stagnation et de
l'imposture sur la terre. Envahissant l'église, ils la dévastent
et la pillent ; ils commettent le sacrilège de jeter par terre et de
fouler aux pieds la statue du Crucifié, et ils tuent le vieil Alexis.
Celui-ci tombe à côté de la statue renversée du Dieu d'amour,
mais il meurt sans perdre ni sa foi ni son espérance en un avenir
meilleur pour l'humanité ; il pressent même que ses propres assas-
sins, ces profanateurs du sanctuaire, deviendront les représen
tants, les défenseurs de ses plus chères croyances.
Ceci est l'œuvre de la Providence, et la mission de nos bourreaux
est sacrée, bien qu'ils ne le comprennent pas encore ! Cependant ils
l'ont dit, tu l'as entendu : c'est au nom du sans-culotte Jésus qu'ils
profanent le sanctuaire de l'église. Ceci est le commencement du
règne de l'Évangile éternel, prophétisé par nos pères.
<( Puis il tomba la face contre terre, et un autre soldat lui ayant
porté un coup sur la tête, la pierre du Hic est fut inondée de son sang :
« 0 Spiridion ! dit-il d'une voix mourante, ta tombe est purifiée !
« 0 ! Angel ! fais que cette trace de sang soit fécondée. 0 Dieu ! je t'aime,
« fais que les hommes te connaissent !... »
« Et il expira. Alors une figure rayonnante apparut auprès de lui,
je tombai évanoui... »
C'est ainsi qu' Angel termine son récit — et ces mots sont les
derniers du roman.
230 GEORGE SAND
Notons aussi que dans l'un de ses chapitres survient d'une
manière tout épisodique un « jeune corsicain » qui aborde dans
l'île tout fortuitement, en se dirigeant vers la France, et que
ce jeune homme apparaît aux yeux du père Alexis comme la
personnification symbolique et providentielle de la force et de
la volonté, indispensables dans la marche de l'histoire. L'auteur
qui, dans le dernier chapitre, considère des soldats maraudeurs
comme des agents de la Providence, trace en quelques traits
magistraux, entraîné sûrement par les souvenirs inoubliables
de son enfance, et sans nommer nulle part le personnage, le
portrait matériel et moral du grand empereur.
Notons encore que dans la première version du roman, parue
dans la Revue des Deux Mondes de 1839, Angel ne trouve point
trois manucsrits, mais bien un seul, — le manuscrit de Spiridion,
— c'est ainsi imprimé en grandes lettres dans le texte, et ce
morceau produit par son contenu, son intégrité spontanée et
son enthousiasme pathétique une impression infiniment plus
grande que les pages tant soit peu froides et trahissant par
trop leur « Leroux » de la version ultérieure, qui se publie depuis
1842 dans toutes les éditions du roman (1).
Spiridion parut dans les livraisons des 15 octobre, 1er et 15 no-
vembre de 1838 de la Revue des Deux Mondes et dans les deux
numéros de janvier 1839. Le directeur de la revue, Buloz, était
déjà assez vexé qu'à l'encontre de tous ses usages de régularité,
la fin de cette œuvre parût avec un si grand retard. Mais il fut
encore plus mécontent du roman même. Le mysticisme de la
fable l'effrayait; la rectitude trop prononcée des opinions reli-
gieuses le choquait. Mme Sand ne fut toutefois point intimidée
par cette pusillanimité de son directeur et quoiqu'elle lui pro-
mît de faire immédiatement suivre ce roman d'un autre qui
serait « dans son goût » et point mystique, elle lui fournit néan-
moins d'abord son article sur Mickiewicz, — passablement mys-
tique aussi, — et puis elle le pressa de publier les Sept cordes
de la lyre. Elle écrivit à ce propos à Mme Marliani :
(1) Ce morceau est extrêmement remarquable et nous regrettons de ne
pouvoir le réimprimer ici.
GEORGE S AND
Dites à Buloz de se consoler. Je lui (ait tme e pèoe de roman danc
Bon soûl : il le reoevra en même temps « |ii«* le Mickiewict et pourra
l'imprimer auparavant Mais il faudra qu'H paye l'un el l'autre Domp-
tant, b1 qu'avanl toul il lasse paraître la Lyre. Au reste, ne voue
effrayez pas du roman ou goût de Buloz, j'y mettrai plus de phi-
losophie qu'il n'eu pourra comprendre, il u'y verra que du feu, la
(orme lui fera avaler le fond 1 1 ).
Buloz fui réellement un peu consolé par les fragments de la
nouvelle Lvlin (2), par VUscoque, VOrco et Gabriel et surtout
par Pœulvne, publiée dans les derniers mois de 1839 et les pre-
miers de 1840. Néanmoins, il y eut dès lors un froid entre l'au-
teur et le directeur. La romancière sou lirait de la dépendance
où elle se trouvait, par son contrat, à l'égard de son éditeur
inflexible, et le directeur commençait à voir en elle un collabo-
rateur dangereux, enclin aux idées subversives et incommode
pour sa revue si hautement modérée. Nous lisons donc d'une
part, dans le Journal de Piffoël, une page qui nous peint de façon
comique cette dépendance matérielle. D'autre part, dans ses
lettres à Mme Marliani, George Sand déclare ouvertement ne
pas craindre le courroux de Buloz, elle considère comme un
devoir d'exprimer dans ses œuvres ses opinions actuelles, opi-
nions que Leroux lui avait inculquées, mais elle présume que
Buloz, craignant de perdre un collaborateur de sa taille, lui
passera ses audaces nouvelles.
Voici donc une page du Journal de Piffoël, écrite à la date
de juin 1839 :
— Mais, s'il vous plaît, pourquoi n'avez-vous pas continué votre
journal ?
(Je suppose que c'est M. Trois Etoiles, ou Mme Une Telle, ou
Mlles X..., Y... ou Z... qui m'adressent cette question.)
Réponse :
— Mon cher, madame ou ma belle, pour bien des raisons : mais, pour
ne vous dire que la plus importante, c'est que j'avais égaré mon
cahier.
— Comment ! Un cahier si rare, si précieux, si important ?
(1) Corresp., t. II, p. 138.
(2) Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. Ier chap. vn.
232 GEORGE SAND
— Sans doute, un cahier aussi bien relié que bien rédigé, un cahier
dont le contenu est aussi précieux que le contenant, l'esprit aussi
remarquable que la couverture.
— Vous plaisantez ! C'est un petit chef-d'œuvre.
— A qui le dites-vous !
— Que ne l'eussé-je trouvé ! Je ne vous l'aurais pas rendu !
— Que diable en auriez- vous fait?
— Des autographes pour mon album et celui de mes amis (ou amies).
— Qu'est-ce que c'est que ça, des autographes?
— - Ce sont des fragments d'écriture manuscrite de différents auteurs,
artistes, gens de lettres, hommes politiques, philosophes ou assassins
marquants.
— Très bien. J'en ai aussi, mais à quoi cela vous sert-il?
— Cela sert à montrer qu'on en a.
— Ah ! très bien, très bien !
— Mais vous, à quoi cela vous sert-il?
— Cela me sert à juger le caractère des personnes d'après leur
écriture.
— Et vous y réussissez?
— D'autant mieux que je sais d'avance ce que l'écriture me con-
firme.
— Vous plaisantez?
— Jamais !
— Que diriez- vous de la vôtre propre?
— Qu'elle n'est pas propre.
— C'est un mauvais calembour. Voyons, sérieusement?
— Je dirais sérieusement : « Voilà une écriture fatiguée. »
— Par conséquent?...
— Par conséquent, c'est celle d'une personne fatiguée.
— Voilà tout?
— N'est-ce pas beaucoup?
— Mais fatiguée de quoi?
— Ne peut-on être fatigué de beaucoup de choses : fatigué de se
lever tous les matins et de se coucher tous les soirs? d'avoir chaud
tout l'été et froid tout l'hiver? de recevoir toujours des questions et
jamais aucune qui vaille la peine qu'on y réponde?...
Solange. — Tiens, vois donc, ma mignonne, qu'est-ce que c'est
que ce livre-là? Je l'ai trouvé dans les épluchures, au grenier.
— Ah ! mon Dieu ! mes pensées d'il y a deux ans, aux épluchures !
Solange. — Ah! ben, mignonne. Donne-moi-le pour faire des
bonshommes.
— Des bonshommes ! malheureuse enfant ! des bonshommes avec
mes pensées de l'année 1837 !
GEORGE SAND ->33
Solange. ■ Ah ! o'esl donc l'uii comme cadet penséi
Q\ i hii i \, ii'im ton judicieux. Ni plus, ni moii
Solange. Ah! ben, mignonne, donne-moi-le, pour écrire mes
pensées. J'ai des pensées, moi, y vais les écrire.
— Ce n'est pas vrai, tu n'en as pas.
Solange. Si fait
— Dis-en donc une
Solange. Je t'aime.
Et puis encore?
Solange. — J'aime pas l'histoire grecque.
— Et encore?
Solange. — J'ai faim.
— Encore.
Solange. — Veux-tu que j'aille jouer au jardin?
— Val Voilà assez de pensées pour un jour.
Piffoel, seul. (Il est dans sa chambre dans la même robe de chambre
que Tannée 1837, couché sur le même sopha, vis-à-vis la même table,
et sa plume continue à n'être pas taillée.)
Monologue. — Puisque mon cahier est retrouvé, je vais reprendre
mon journal. A la vue de ce journal, il me vient un tas de pensées.
(Le spectre de Buloz se dessine dans un rayon de soleil qui pénètre
par la jalousie. Piffoel est en proie à la plus affreuse agitation.)
Piffoel. — Dieu! quelle horrible vision. Retire-toi, fantôme
épouvantable !
Le Spectre. — Quatre mille...
Piffoel. — Ah ! je connais ton motif ! toujours la même sentence !
Voix du sépulcre, retourne au royaume du silence. Ne peux-tu me
laisser respirer un instant?...
Le Spectre. — Quatre mille cinq...
Piffoel. — N'achève pas ! Je sais le reste ! Tu veux donc boire
jusqu'à la dernière goutte de mon encre, insatiable lamie?
Le Spectre. — Quatre mille cinq cents...
Piffoel. — Quatre mille cinq cents malédictions ! Quatre mille
cinq cents paires de soufflets...
Le Spectre. — Quatre mille cinq cents francs...
Piffoel. — Plutôt quatre mille cinq cents messes pour le repos
de ton âme!... Mais as-tu une âme? Qu'est-ce que l'âme d'un édi-
teur?...
Or, voici ce que Mme Sand écrivait à Mme Marliani, à pro-
pos de ce même « éditeur » quelques mois auparavant, — le
17 mars 1839 de Marseille, — et fort sérieusement, cette fois.
234 GEORGE SAND
(Cette fin de lettre est changée et tronquée dans la Correspon-
dance imprimée) :
Puisque Buloz vous remet l'argent de Simon, envoyez-le-moi, car
celui que Chopin attend de son éditeur souffre quelque retard et je touche
avec mon hôtesse au quart d'heure de Rabelais... Vous aurez dans peu
de jours mon article sur Mickiewicz, qui sera, je crois, plus long que je
ne l'annonçais. Quant aux Cordes de la lyre, tenez ferme, chère amie,
pour qu'elles soient insérées dans la revue. La forme convient aussi
bien que toute autre chose à la revue, mais ne voyez-vous pas que
notre Buloz hésite et recule parce qu'il y a cinq ou six phrases assez
hardies et que le cher homme craint de se brouiller avec son cher
gouvernement...
... Je sais aussi bien que lui ce qui serait hors de place dans la revue,
à preuve que je me suis résignée à perdre moitié sur Lélia plutôt que
de faire fragmenter cette longue tartine. Il faut vous dire aussi que
tout ce qui est un peu profond dans l'intention effarouche et le Bon-
naire et le Buloz, parce que leurs abonnés aiment mieux les petits
romans comme André et compagnie, qui vont également aux belles
dames et à leurs femmes de chambre. Ces messieurs espèrent que je
vais bientôt leur donner quelque nouvelle à la Balzac. Je ne voudrais
pas, pour tout au monde, me condamner à travailler dans ce genre
éternellement, j'espère que j'en suis sortie pour toujours. Ne le dites
pas à notre butor, mais à. moins qu'il ne me vienne un sujet où ces
petites formes communes puissent envelopper une grande idée, je
n'en ferai plus, j'en ai trop fait. D'ailleurs, je crois qu'on en a assez
fait et que ce genre s'épuise. Il tombe dans le commun le plus commun.
Laissez gémir Buloz, qui pleure à chaudes larmes quand je fais ce qu'il
appelle du mysticisme et poussez à l'insertion. Il faut bien que les
lecteurs de la revue se fassent un peu moins bêtes, puisque moi je
me fais moins bête de mon côté...
Le 4 juillet Mme Sand avait écrit encore à la même :
Je vous écris souvent à propos de bottes. Cette fois, pourtant, je
crois devoir me hâter pour votre petite quête. J'ai recueilli cent francs,
que je vous prie de prendre sur mes fonds et de remettre à M. Lamen-
nais. Je recueillerai encore quelque chose, j'espère, mais en tout, ce
sera peu de chose, car je n'ai pu faire contribuer que mes amis intimes,
et comme ils sont fort honnêtes gens, il leur arrive ce qui n'est que
trop fréquent en pareille occasion, ils sont pauvres (1).
(1) Inédite,
GEORGE SAND 235
El ces lignes expliquent la fin d'une autre lettre médite (colle
du L5 août L839, toujours ;'i la même) dani laquelle la roman-
oière prie sou amie de prendre sur ses tonds qui étaienl ;'i la garde
de Mme Marliani, et de verser pour elle mie certaine somme dans
nue collecte quelconque, — il est à croire que c'est encore au
profil de Lamennais, Mme Sand y dit qu'elle-même avait
déjà depuis peu envoyé plus de '2 500 francs de la Châtie pour
la bonne cause », ce qui l'ait qu'il lui est quasiment impossible
do donner encore, et elle ajoute :
Nous étions tous très gueux, nous le sommes plus que jamais, vous
Bavez dans quel état sont mes finances. Buloz est jurieux contre mu
métaphysique et se rebelle fièrement. Il s'en repentira et reviendra
l'oreille basse me demander pardon. Mais, en attendant, je suis sans
argent, je serais sans pain, si je n'avais du crédit à Nohant... Donnez
à Vabbé, en plus de mes quarante francs, dix francs pour Chopin et
cinq francs pour Rollinat. Total cinquante-cinq francs, en attendant
mieux...
Le 24 août de cette même année Mme Sand écrit encore :
S'il me reste encore cent francs chez vous, veuillez les remettre à
M. de Lammenais pour notre petite affaire...
Mme Sand continuait donc, en 1839, à prendre une vive part
à tout ce qui concernait l'abbé. Lammenais avait aussi de
l'amitié pour elle, mais nous avons déjà dit qu'il y avait en lui
un grand fonds de méfiance et de mépris tout clérical pour les
femmes, qu'il faisait parfois percer autant dans ses lettres (par
exemple, celles à M. de Vitrolles) que dans ses causeries. Or,
Leroux commit la mauvaise action de profiter de ces causeries
pour éveiller la méfiance de George Sand envers l'abbé. Voici
un passage d'une lettre de Leroux, qui peut répandre une
certaine lumière sur la réponse assez énigmatique de George
Sand écrite à l'abbé, alors à Sainte-Pélagie (publiée dans la
Correspondance à la date de « février 1841 », mais qui, à
notre avis, doit avoir été écrite en l'automne de cette année).
Quoique la lettre de l'abbé semble avoir été écrite à propos
de sa sortie véhémente contre les femmes, dans l'un de
236 GEORGE SAND
ses articles, la vraie raison qui poussa l'abbé à écrire à
Mme Sand fut sans doute la crainte que d'aimables bavards
et rapporteurs ne « transmettent » certaines de ses causeries et
de ses mots, de manière à fâcher Mme Sand et à lui faire
retirer son amitié.
Nous donnerons plus loin la première moitié de cette lettre
de Leroux, qui a trait à toutes sortes d'affaires littéraires et
pécuniaires, citons d'abord la seconde :
... J'ai aujourd'hui le cœur un peu plus ulcéré que d'habitude. Dois-je
vous dire pourquoi? Oui, il faut que je vous le dise ; car il faut bien que
vous sachiez comme moi où sont vos anus, où sont vos ennemis. J'ai
été hier à Sainte-Pélagie. J'avais envoyé la veille mon petit livre à
M. de Lamennais. Vous savez qu'il m'a refusé itérativement une
permission pour le voir. Je ne l'ai donc pas vu, mais j'ai su ce qu'il
disait, et du petit livre, et de moi, et de vous, et de nos amis. Il dit
que le petit livre (c'est par là qu'il faut commencer, puisque c'a été
l'occasion) est profondément immoral, que c'est du Rétif la Bre-
tonne, qu'au surplus, c'est dans Rétif que j'ai trouvé ce que j'ai écrit ;
il paraît confus et désolé des rapports qu'il a pu avoir avec moi. Quant
à vous, il dit qu'il vous connaît à peine, qu'il a été une seule fois chez
vous ; qu'à une certaine époque, comme vous étiez fort triste et agitée,
vous lui écrites que vous désiriez vous retirer dans quelque village
auprès de la Chesnaye, et qu'il vous a offert sa maison, mais que bien
heureusement vous ne vîntes pas. Il dit qu'à l'exception de sa visite
chez vous, il vous a vue chez Mme Marliani. Mais c'est notre aime
Charlotte qu'il drape par-dessus tout. Il reconnaît qu'elle s'est
empressée à faire toutes les œuvres de charité qu'il lui a indiquées ;
mais c'est, dit-il, qu'eue a besoin de mouvement. Sa maison est une
maison de corruption. H s'est aperçu, à la fin, qu'on Y exploitait
dans ce monde-là, et il s'en est retiré. Il ajoute ensuite une multitude
de choses à propos de Mme d'Agoult. Puis il revient de fulminer contre
les docteurs de corruption...
Chère amie, j'ai pensé beaucoup cette nuit à l'aveuglement de ce
grand enfant qu'on appelle Lamennais. Le voilà donc encore qui
subit une métamorphose ! Que va-t-il devenir? Il y a longtemps que
j'ai dit : C'est le dernier prêtre chrétien. Je suis maintenant prêt à
ajouter : et ce n'est rien autre chose.
Je ne vous aurais pas écrit ces détails, si je ne savais pas votre force.
C'est Thoré et les autres prisonniers pohtiques qui voient M. de La-
mennais, qui me les ont racontés. Ils l'ont fait dans la confiance que
M. de Lamennais ignorait leurs indiscrétions relativement à ses épan-
i . I ORGE SA NI) 237
chômante. Laissons-le donc ignorer que nom savons ce «ju il p
An luiphiB, voua le connaissez, o'e 1 1 toul Le monde, laui oertainea
réticences, qu'il va Bans doute manifester ses hostilités. Ainsi hier,
un républicain, Landolphe (dont, par parenthèse, Mme Marliani a soigné
la mère el la Bceur, sur la reoommandatioo de M. de Lamennais),
étant allé le voir, il a commencé à le chapitrer -m- mon livre, avec
mu' sorte de colère et toul plein d'ironie. Biais sachons cela el soyons
généreux !
Elevons-nous, Hevons-nousl Au milieu de tous les chagrins de tout
genre qui m'arrivent, voilà ce que je me répète et me dis à moi-même,
heureux de Bavoir qu'il y a vous aussi à qui je puis le dire.
Votre ami,
P. Lerofx.
Le lecteur voit que malgré tous les efforts de Leroux d'atté-
nuer et île passer l'éponge sur l'indiscrétion qu'il commettait,
il est obligé de présenter, assez sophistiquement, tout cet
incident comme un nouveau prétexte à s'élever. Il eût été
certes plus élevé de ne point s'abaisser à ces potins. Heureu-
sement que cet épisode, assez peu joli, n'eut aucune action
sur L'amitié et la vénération de Mme Sand pour son vieil ami :
nous savons qu'en 1843 elle rompit encore des lances pour
lui à propos de ses Amsehaspanàs et Darvands, en le défendant
contre les attaques de Lerminier dans la Revue des Deux
Mondes (1). C'est probablement à cet article de Mme Sand
que se rapporte la lettre inédite suivante de Leroux (qui peut
toutefois se rapporter aussi à l'article de 1838 contre Lerminier).
Madame George Sand. Paris.
(Sans date.)
Chère aime,
J'ai lu et envoyé à l'imprimerie vos pages. Je ne les ai pas jetées
au feu. Pourquoi m' écrivez-vous de pareilles choses? Est-ce que vos
soins pieux pour Spiridion ne me sont pas sacrés? En effet, je suis un
peu trop du camp des philosophes, et il y a en moi un vieux levain
contre les contradictions et irrésolutions de l'abbé. Croyez, toutefois, que
(li George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, chap..x, p. 229, chap. xm,
p. 395.
238 GEORGE SAND
je lui pardonne les injures. Je corrigerai les épreuves et soignera
ainsi la boîte où sera présenté votre baume consolateur.
Adieu et à bientôt.
Votre ami,
P. Leroux.
Plus tard, lorsque après la mort de Lamennais parut l'ab-
surde biographie d'Eugène de Mirecourt, George Sand se fit
encore une fois le champion de l'abbé en publiant dans le Mous-
quetaire une lettre pour défendre sa mémoire, réfutant en même
temps diverses racontars de Mirecourt sur le compte de La-
mennais et de Musset. Nous y avons déjà fait allusion (dans nos
volumes Ier, p. 28, et II, p. 276).
Nous voyons par tout ce qui précède que la période du plus
grand enthousiasme de George Sand pour les doctrines prêchées
par Lamennais correspond en même temps à l'époque de sa
plus grande ferveur pour les œuvres de Leroux, surtout depuis
le séjour à Valdemosa. Revenue de Majorque, elle continue à les
étudier avec zèle, pénétrant de plus en plus ses idées, les expo-
sant souvent dans ses lettres et les formulant d'année en année
plus nettement. Au mois de juin 1839 elle écrit à Mme Marliani :
Que me dites-vous donc, chère amie, d'efforts à tenter et d'éten-
dard à lever? Mon Dieu, j'ai la conviction que ni les hommes ni les
femmes n'ont la maturité convenable pour proclamer une loi nou-
velle. La seule expression complète du progrès de notre siècle est
dans V Encyclopédie, n'en doutez pas. M. de Lamennais est un vail-
lant champion qui combat en attendant, pour ouvrir la route, par de
grands sentiments et de généreuses idées, à ce corps d'idées qui ne
peut pas encore se répandre, vu qu'il n'est pas encore complètement
formulé. Avant que les disciples se mettent à prêcher, il faut que les
maîtres aient achevé d'enseigner. Autrement, ces efforts disséminés
et indisciplinés ne feraient que retarder le bon effet de la doctrine.
Moi, je ne puis aller plus vite que ceux de qui j'attends la lumière.
Ma conscience ne peut même embrasser leur croyance qu'avec une
certaine lenteur ; car, je l'avoue à ma honte, je n'ai guère été jusqu'ici
qu'un artiste et je suis encore à bien des égards et malgré moi un
grand enfant... (1).
(1) Corresp., t. II, p. 143,
GEORGE SAND 239
Deux .lus |)lus i.ini, dans une longue lettre à Duvernel (1),
George Sand revient but ce Bujel avec plus de force encore
Elle dit à son ami, au commencement de sa lettre, que tout
son temps est pris par le travail et la correction «les épreuves,
de sorte qu'il ne lui en reste presque point pour autre chose,
pas même assez pour réfléchir à ce qu'elle va écrire dans le pro-
chain numéro de la Revue.
Heureusement, B'écrie-t-elle, que je n'ai plus à chercher mes idées:
elles sont éclaircics dans mon cerveau: je n'ai plus à combattre mes
doutes : ils se sont dissipés comme de vains nuages devant la lumière
île la conviction; je n'ai plus à interroger mes sentiments : ils parlent
chaudement au tond de nies entrailles et imposent silence à toute
hésitation, à tout amour-propre littéraire, à toute crainte du ridicule.
Voilà à quoi m'a servi à moi l'étude de la philosophie, et d'une cer-
taine philosophie, la seule claire pour moi, parce qu'elle est la seule
qui soit aussi complète que l'est l'âme humaine aux temps où nous
sommes arrivés. Je ne dis pas que ce soit le dernier mot de l'huma-
nité; mais, quant à présent, c'en est l'expression la plus avancée. Tu
demandes pourtant à quoi sert la philosophie et tu traites de subti-
lités inutiles et dangereuses la connaissance de la vérité cherchée,
depuis que l'humanité existe, par tous les hommes, et arrachée brin
à brin, filon par filon, du fond de la mine obscure, par les hommes les
plus intelligents, les meilleurs dans tous les siècles. Tu traites un peu
cavalièrement l'œuvre de Moïse, de Jésus-Christ, de Platon, d'Aris-
tote, de Zoroastre, de Pythagore, de Bossuet, de Montesquieu, de
Luther, de Voltaire, de Pascal, de Jean-Jacques Rousseau, etc., etc..
Tu sabres à travers tout cela,* peu habitué que tu es aux formules
philosophiques. Tu trouves dans ton bon cœur et dans ton âme géné-
reuse des fibres qui répondent à toutes ces formules et tu t'étonnes
beaucoup qu'il faille prendre la peine de lire, dans un langage assez
profond, la doctrine qui légitime, explique, consacre, sanctifie et
résume tout ce que tu as en toi de bonté et de vérité acquise et natu-
relle. L'œuvre de la philosophie n'a pourtant jamais été et ne sera
jamais autre chose que le résumé le plus pur et le plus élevé de ce
qu'il y a de bonté, de vérité et de force répandu dans les hommes à
l'époque où chaque philosophe l'examine.
(1) Corresp., t. II, p. 180. Cette lettre est erronément datée du « 27 sep-
tembre 1841 », dans la Corresp.; elle fut écrite en novembre 1841. Nous en
avons donné quelques lignes plus haut. p. 13.
240 GEORGE SAND
S'il y a partout, comme tu le remarques fort bien, l'instinct du
vrai et du juste, nulle part cet instinct n'est arrivé à l'état de connais-
sance et de certitude. Et comment cela serait-il possible quand l'his-
toire offre un chaos où tous les hommes, jusqu'ici, se sont perdus
avant d'y trouver la notion profondément politique, philosophique et
religieuse du progrès indéfini?
...Tout ceci est pour te dire que tu me fais écrire là une lettre bien
inutile pour ton instruction, puisquen lisant plus attentivement et
plutôt deux fois qu'une les excellents et admirables articles de Leroux
dans notre Revue, tu aurais trouvé la réponse même aux pourquoi
que tu m'adresses...
C'est dans les toutes dernières lignes de cette lettre que se
trouve aussi le passage que nous avons cité dans le premier cha-
pitre du présent volume :
J'ai la certitude qu'un jour on lira Leroux comme on lit le Contrat
social. C'est le mot de M. de Lamartine.
Le 28 août 1842, dans sa réponse à Mlle Leroyer de Chan-
tepie qui la suppliait de lui indiquer comment concilier la vie
de femme avec les hautes exigences de son individualité morale,
sans avoir trop à en pâtir, Mme Sand dit d'abord, après avoir
affirmé son incapacité- à lui donner un conseil pratique et bien
établi, que « les détails de l'existence ne se présentent à elle que
comme des romans plus ou moins malheureux et dont la con-
clusion ne se rapporte qu'à une maxime générale : « changez la
société de fond en comble», elle ajoute que c'est pour cela que
« les rapports présents de l'homme et de la femme » lui semblent
« établis d'une manière injuste et absurde » et que toutes les
amours, légitimes ou non, doivent être malheureuses.
Puis elle continue :
Mais si vous me demandez dans quelles conditions autres je place
le bonheur de la femme, je vous répondrai que, ne pouvant refaire
la société et sachant bien qu'elle durera plus que notre courte appa-
rition actuelle en ce monde, je la place dans un avenir auquel je
crois fermement et où nous reviendrons à la vie humaine dans des
conditions meilleures, au sein d'une société plus avancée, où nos
intentions seront mieux comprises et notre dignité mieux établie. Je
GE0RG1 SAND
oroi ■■' la vie éternelle, à l'humanité éternelle, au progrès éternel et,
comme j'ai embra é à cet égard les croyances de M. Pierre Leroux,
je voue renvoie h ses démonstrations philosophiques. J'ignore si elles
voui satisferont, mais je ne puis voua en donner de meilleures : quanl
à moi, elles on1 entièrement résolu mes doute et fondé ma foi reli-
gieuse...
Six mois plus tard, le 26 février L843, George Sand écril à
Charles Poney dans le même sens :
Dites-moi, mon cher enfant, si vous connaissez tous les écrits pni-
losophiques de Pierre Leroux. Sinon, dites-moi si vous vous sentez la
luire d'attention pour les lire. Vous êtes jeune et poète. Je les ai lus
et compris Bans Eatigue, moi, qui suis femme et romancier, ("est dire
(pie je n'ai pas une bien forte tête pour ces matières. Pourtant, comme
c'est la seule philosophie qui soit claire comme le jour et qui parle au
cœur comme l'Evangile, je m'y suis plongée e1 je m'y Buis transfor-
mée: j'y ai trouvé le calme, la force, la foi, l'espérance et l'amour
patient et persévérant de l'humanité : trésors de mon enfance, que
j'avais rêvés dans le catholicisme, mais qui avaient été détruits par
l'examen du catholicisme, par l'insuffisance d'un culte vieilli, par le
doute et le chagrin qui dévorent, dans notre temps, ceux que l'égoïsme
et le bien-être n'ont pas abrutis ou faussés. H vous faudrait peut-
être un an, peut-être deux, pour vous pénétrer de cette philosophie
qui n'est pas bizarre et algébrique comme les travaux de Fonder, et
qui adopte et reconnaît tout ce qui est vrai, bon et beau dans toutes
les morales et sciences du passé et du présent. Ces travaux de Leroux
ne sont pas volumineux ; quand on les a lus, on a besoin de les porter
en soi, d'interroger son propre cœur sur l'adhésion qu'il y donne ;
en lin c'est toute une religion, à la fois ancienne et nouvelle, dont on
a besoin de se pénétrer et qu'il faut couver avec tendresse. Bien peu
de cœurs s'y sont rendus complètement ; il faut être foncièrement bon
et sincère pour que la vérité ne vous offense pas.
Enfin, en 1844, George Sand s'exprime d'une manière abso-
lument catégorique dans sa lettre à M. Guillon, qui se présentait
alors comme directeur présomptif de YEclaireur de Vlndre,
journal que devaient fonder Mme Sand et ses amis. Voulant
expliquer à M. Guillon ses opinions et ses croyances, avant de
l'associer à cette œuvre, Mme Sand semble avoir prié Leroux
de lui exposer personnellement sa doctrine.
m. 16
242 GEORGE SAND
M'en voulez-vous, mon cher monsieur Guillon, de vous avoir montré
la crinière d'un vieux lion? C'est qu'il faut bien que je vous le dise,
George kSand n'est qu'un pâle reflet de Pierre Leroux, un disciple fana-
tique du même idéal, mais un disciple muet et ravi devant sa parole,
toujouis prêt à jeter au feu toutes ses œuvres pour écrire, parler,
penser, prier et agir sous son inspiration. Je ne suis que le vulgarisa-
teur à la plume diligente et au cœur impressionnable, qui cherche à
traduire dans des romans la philosophie du maître. Otez-vous donc
de l'esprit que je suis un grand talent. Je ne suis rien du tout, qu'un
croyant docile et pénétré...
En réfutant en passant les potins sur son prétendu amour
romantique pour Leroux, elle ajoute :
Je vous dis cela pour que vous sentiez bien que c'est un acte de foi
sérieux, le plus sérieux de ma vie et non l'engouement équivoque
d'une petite dame pour son médecin ou son confesseur. Il y a donc
encore de la religion et de la foi en ce monde. Je le sens en mon cœur,
comme vous le sentez dans le vôtre...
Puis elle dit enfin :
J'ai voulu que vous vissiez ma loi vivante — et je l'avais prié d'être
bien net avec vous, parce qu'une heure de cette parole claire et pleine
vous montre mieux mon être que ce que je ne saurais dire moi-même.
Très remarquable aussi, une autre lettre de cette même année
1844 adressée à un ecclésiastique, le père X..., qui est comme
la profession du credo de Leroux et de Lamennais. On dirait
un épilogue de Spiridion :
Nohant, 13 novembre 1844.
Monsieur le desservant,
Malgré tout ce que votre circulaire a d'éloquent et d'habile, malgré
tout ce que la lettre dont vous m'honorez a de flatteur dans l'expres-
sion, je vous répondrai franchement, ainsi qu'on peut répondre à un
homme d'esprit. Je ne refuserais pas de m'associer à une œuvre de
charité, me fût-elle indiquée par le ministère ecclésiastique. Je puis
avoir beaucoup d'estime et d'affection personnelle pour des membres
du clergé, et je ne fais point de guerre systématique au corps dont
vous faites partie. Mais tout ce qui tendra à la réédification du culte
catholique trouvera en moi un adversaire, fort paisible à la vérité
GEORGE S AND
là cause du |ifu de vigueur de mon oaraotère el du peu de poids <!<•
mon opinion), mais inébranlable dans ta conduite personnelle, Depuis
que l'espril de Liberté a été étouffé dan- L'Eglise, depuis qu'il n'y ;i
plus, dans la doctrine catholique, ni discussions, ni conciles, ni pro-
grès, ni Lumières, je regarde La doctrine catholique comme une Lettre
morte, qui s'esl placée comme un frein politique au-dessous des trônes
el au-dessus des peuples. C'est a mes yeux un voile mensongeui
la parole du Christ, une Causse interprétation dv> sublimes Evangiles,
et un obstacle insurmontable à La sainte égalité que Dieu promet,
que Dieu accordera aux hommes sur la terre comme au ciel. Je n'en
dirai p;is davantage; je n'ai pas L'orgueil de vouloir engager une con-
troverse avec unis, et, par eela même, j»' crains peu d'embarrasser et de
troubler votre lui. -le vous dois compte du motif de mon relu- et je
désire (pie vous ne l'imputiez à aucun autre sentiment (pie ma con-
viction. Le jour où vous prêcherez purement et simplement L'Evangile
de saint Jean et la doctrine de saint Jean Cbrysostome, sans faux
commentaires et sans concession aux puissances de ce monde, j'irai
à vos sermons, monsieur le curé, et je mettrai mon offrande dans le
tronc de votre église, mais je ne le désire pas pour vous : ce jour-là,
vous serez interdit par votre évêque et les portes de votre temple
seront fermées.
Agréez, monsieur le curé, toutes mes excuses pour ma franchise
que vous avez provoquée, et l'expression particulière de ma haute
considération.
George Sa.tmd.
H est très curieux de confronter cette lettre avec le passage
d'une lettre de Leroux à Mme Sand, datée du 26 mai 1842,
dans laquelle il lui mande avec une ironique indignation que
« le philosophe Jean Reynaud » qui assistait avec Mme Marliani
à la célébration catholique du mariage de Fabas, — collabo-
rateur de Reynaud à Y Encyclopédie, — avait trouvé « étrange »
de ne pas le voir, lui Leroux, à cette cérémonie... Au dire de
Leroux cet étonnement n'était point cligne d'un philosophe et
présentait une concession honteuse de Reynaud; finalement
Leroux prédisait « que tous finiront par aller à confesse » et qu'il
ne voyait de solide que George Sand dans tout ce monde qui
jouit des trésors de l'intelligence refusés au peuple, — « vous et
quelques rêveurs comme moi, mais dont le nombre diminue
tous les jours... ». On voit par la lettre de Mme Sand au père
244 GEORGE SAND
X... qu'elle se montrait en effet plus conséquente avec ses
idées que Jean Reynaud.
Elle ne se borna pas à se déclarer adepte de Leroux, elle
mit tout en œuvre pour prêcher sa doctrine et lui recruter des
prosélytes. Nous avons vu qu'étant à Majorque, elle avait entre-
pris d'endoctriner Maurice et Chopin. Durant son séjour à Mar-
seille, elle semble avoir effectué la conversion du docteur Cau-
vière qui traitait Chopin. Elle écrit à ce propos à Mme Marliani :
Le docteur Cauvière lit l'Encyclopédie et se passionne pour Leroux
et Reynaud avec une ardeur libérale et philosophique qui le rajeunit
de quarante ans. Il va dans toute la ville prônant cette doctrine et il
me remercie de l'avoir initié. Il rêve de venir à Paris rien que pour
voir Leroux qu'il se reproche de n'avoir pas connu plus tôt...
Peu après, le docteur Cauvière devint lui-même un adepte
fervent et actif de Leroux; Leroux lui expédiait soit directe-
ment, soit par l'intermédiaire de Mme Sand, des dizaines d'exem-
plaires de ses brochures ou de ses « petits livres », afin qu'il
les propageât, et il le priait même souvent de le payer d'avance.
Il semble que Mme Sand ait aussi emprunté pour Leroux une
forte somme au docteur Cauvière, laquelle somme le philosophe
voulait rembourser encore par ses « petits livres », comme nous
le verrons tout à l'heure par ses propres lettres.
Mme Sand devait prouver d'une manière bien plus éclatante
encore son dévouement, son empressement à sacrifier son repos,
ses intérêts privés aux idées prêchées par Leroux et au désir
de lui venir- en aide à lui-même. Revenons donc encore une fois
sur ses rapports avec le directeur de la Revue des Deux Mondes.
Depuis Spwidion les relations avec Buloz s'étaient gâtées.
Durant les années suivantes, — 1840 et 1841, — elles ne s'amé-
liorèrent pas, il y eut des deux côtés des raisons de méconten-
tement, ]\Tous avons vu que lorsque Mme Sand voulut vendre à
Perrotin toutes ses œuvres parues, Buloz lui fit un procès qu'il ne
gagna point. Puis ce fut le tour de Mme Sand de s'indigner contre
le directeur de la Revue, à propos du Compagnon du tour de
France, écrit dès 1840.
GEORGE S A NI)
Uexandre Rey, ami de Leroux el de Bocage, fui un des hôtes
de Nohanl pendant l'été de L887. Il remplil un peu plus tard
les fonctions de précepteur <!•' Maurice, passa quelques mois
à Nohant, eut, à ce qu'il paraît, une querelle avec son succes-
seur pédagogique. Mallefille se battit en duel avec lui et fut
même blessé (I). l'uis la famille Sand le rencontra au prin-
temps de 1839 à Marseille, l'amitié fui renouée el Rey donna
de nouveau ûv* leçons à, .Maurice (2). Quant à .Mme Sand, comme
elle avait jadis par l'intermédiaire de Michel fait la connaissance
de plusieurs hommes politiques du Berry ot de Paris, elle entra,
grâce à l'intermédiaire de Rey e1 de Leroux, en relations avec
toute une série d'hommes du peuple ou plutôt de prolétaires
éminents, types caractéristiques de leur temps et de notre époque
en général. Il y eut en tout temps des Villon et des Hans
Sachs, mais les poètes artisans que Mme Sand connut vers
1840 portent une empreinte toute spéciale de leur siècle ; ces
individualités commandent l'attention, leur nature morale, leur
intelligence imposent la sympathie.
Le premier prolétaire lettré que Mme Sand rencontra fut le
célèbre Agricol Perdiguier, poète et publiciste, auteur d'œuvres
connues sur le compagnonnage. Né en 1805 près d'Avignon, il
était menuisier de profession, connaissait le dessin, un peu d'ar-
chitecture et l'histoire de l'art, ce qui lui permit d'augmenter
sou modeste salaire de menuisier en ouvrant à Paris un cours de
trait et de style pour les artisans : à cette époque-là, il n'y avait
pas encore d'écoles d' « art appliqué ». Sa femme, Lise Perdi-
guier, une personne simple et peu instruite, mais fort éveillée et
de beaucoup de sens (à en juger par ses lettres), était couturière
et tenait en même temps une espèce de pension pour les artisans
et les commis voyageurs. Perdiguier était membre de l'un de
ces compagnonnages qui dataient encore du moyen âge, se divi-
saient en plusieurs devoirs, nommés d'après certaines idées abs-
traites (comme par exemple le Devoir de la liberté, celui de la
(1) Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, chap. xiii.
(2) V. plus haut chap. Ier, lettre inédite à Mme Marliani de Mar-
seille.
246 GEORGE SAND
vérité), ou d'après la profession de leurs membres (comme
par exemple le Devoir du trait) et présentaient le milieu entre
les corps de métiers du moyen âge et les loges maçonniques,
avec leurs mystérieux statuts et pratiques et leurs non
moins mystérieuses épreuves des postulants. Chaque devoir
avait une mère, quelque femme vénérée qui tenait une
espèce d'hospice ou de logement communal et qui jouissait
d'une immense estime parmi les compagnons de son devoir.
Chacun des compagnons portait dans son devoir un sobri-
quet ou un surnom; c'est ainsi par exemple que Perdiguier
lui-même, compagnon du Devoir de la liberté, s'appelait
Avignonnais la Vertu. Très jeune encore, il se montra avide
d'apprendre, il lut beaucoup, fit des vers et enfin appliqua
son esprit à la question ouvrière. Tous les problèmes qui
agitèrent les meilleurs esprits européens de 1825 à 1850 le
passionnèrent. Il croyait avec raison que la constitution com-
muniste des compagnonnages était une institution absolu-
ment démocratique et chrétienne, très adaptée sous certains
rapports aux besoins de notre époque, apte à embrasser toutes
les idées libératrices et christiano-socialistes contemporaines.
Il résolut donc de contribuer de toutes ses forces à l'union
et au perfectionnement possible de tous les devoirs et compa-
gnonnages dispersés de France. Il profita pour cela de l'un
des paragraphes du statut de son devoir, qui obligeait ses com-
pagnons à faire périodiquement des tours de France, et se mit
à en faire en s'arrêtant dans les villes et villages. Il rassemblait
autour de lui les ouvriers — « ferrandiniers, corroyeurs, tan-
neurs, menuisiers, tailleurs de pierre », etc., qui appartenaient
à des devoirs, et les exhortait à abandonner leurs petites que-
relles, leurs anciennes cérémonies mi-maçonniques qui ont
perdu toute raison d'être, les luttes sanglantes entre devons.
Il leur conseillait au contraire de s'instruire, d'étudier. Il les
exhortait à la concorde, à l'union entre tous les artisans et
ouvriers, à l'association qui pourrait présenter une force dans
la lutte contre la pauvreté, l'ignorance et l'exploitation. Outre
ses voyages et sa prédication orale, Perdiguier s'évertuait à
GEORGE sa \D 247
prêcher la môme chose dans Bes livret (1). Ses discours ne ren-
oontrèrenl d'abord que des esprits perplexes, Be neurtèrenl
oontre la moquerie, le doute e1 parfois même une résistance
ennemie. Mais peu à peu ses idées pénétrèrenl dans la m
endormie, elles se propagèrent, les compagnons des devoirs sai-
sirent son but, ('I lorsquen L863 il lit son troisième l'tur de
France, son voyage l'ut un triomphe ininterrompu. Partout on
le. recevait aux sons de la musique, d^ chansons fraternelles
et « démocratiques », on donnait des dîners et iU^ banquets en
son honneur, on lui offrait des cadeaux symboliques (une
bague d'or, symbole de l'union, une coupe d'argent), on lui
montra clairement, au déclin de ses jours, que l'œuvre de
toute sa vie avait porté des fruits, l'association générale des
ouvriers était fondée et les principes christiano-socialistes avaient
pris racine, assez fortement pour assurer la récolte. L'histoire a
prouvé que les espérances de Perdignier ne furent point vaines.
Mais il eut à supporter beaucoup d'adversités, à lutter contre
les intrigues, la calomnie et la stupidité. Certains, intimidés
par la police et les cléricaux, voyaient dans tout individu
propageant une idée un conspirateur dangereux et un révolu-
tionnaire ; d'autres accusaient Perdignier de poursuivre quelque
but personnel. Pour le discréditer on s'évertuait à lancer avant
son arrivée dans quelque bourgade des épîtres anonymes prove-
nant soi-disant d'un devoir et avertissant les camarades de
l'endroit de se méfier de Perdignier. D'autres enfin répétaient
obstinément : « Cela était ainsi du temps de nos pères, il
n'y a donc rien à y changer. »
Les lettres de Perdiguier à George Sand sont remplies de
détails sur la manière dont il sermonna, confondit ou « tira au
clair » beaucoup de ses ennemis, calomniateurs ou camarades
pusillanimes; souvent ses ennemis devenaient ses amis, ses
(1) Parmi ses œuvres, les plus connues sont : le Compagnonnage (1839) ;
le Livre du Compagnonnage (1839) ; Histoire d'une scission (1843) ; Mémoires
d'un Compagnon (1854) ; Histoire démocratique des peuples anciens et mo-
dernes (1849-51) qui resta inachevée ; la Question vitale du Compagnonnage
et de la classe ouvrière (1861); les Gavots et les Dévorants, pièce en cinq
actes, etc.
248 GEORGE SAND
admirateurs fervents. C'est ce qui arriva à un certain Parisien,
ami des arts, ou Bayonnais.
Dans ses lettres à Mme Sand, Perdiguier décrit ses im-
pressions de voyage à Vaucluse et à Avignon ; un abject
combat de taureaux contre un homme, un ours et des chiens
dans une petite ville du Midi ; l'inertie des habitants des cam-
pagnes ; l'obscurantisme du clergé dans la petite commune de
Morières où habitait son père, etc. Ces lettres, rédigées en un
style excellent, témoignent encore d'un esprit profond, de
connaissances multiples et d'une compréhension complète des
idées, de la pensée de son temps.
Perdiguier s'avança deux fois sur le terrain politique propre-
ment dit. En 1848, il fut élu par une énorme majorité à
l'Assemblée nationale, plus tard membre de la Législative ; après
le coup d'Etat du 2 Décembre, il fut incarcéré, puis exilé. Il passa
plusieurs années en Belgique et en Suisse. Lorsqu'on lui permit
de rentrer en France, il se fixa de nouveau à Paris où il fonda
une petite librairie. Sous la troisième République il remplit les
fonctions d'adjoint au maire dans l'un des arrondissements
parisiens, et y édita de petites brochures, simplement rédigées,
où il exhortait tous les" partis républicains à l'union, à la con-
corde, à la fraternité. Il mourut en 1875.
En lisant ce qui précède, le lecteur a dû reconnaître dans
Perdiguier le héros du Compagnon du tour de France, — Pierre
Huguenin, — et en conclure que ce héros est décrit d'après
nature. Cela est exact. De nos jours il n"est point rare de
rencontrer un « ouvrier conscient », lisant beaucoup et s'inté-
ressant non seulement aux questions vitales de sa caste, con-
tribuant dans la mesure de ses forces à l'instruction de ses
confrères, au bien-être général de sa classe, mais encore prenant
une vive part à la vie et aux affaires du monde entier. Il n'en
était point ainsi, en France, avant la révolution de Février.
Des hommes comme Perdiguier étaient si rares, que bien que
George Sand ait peint son héros presque sur nature, elle ne con-
naissait pourtant ce type de l'ouvrier moderne que par intuition,
et tous les critiques et tout le public crièrent qu'elle dessinait
GEORGE S AND 14g
très impossibles, qu'il n'existait pas d'artisans aussi éveillés
e1 que ces inventions ci les descriptions des us ei coutumes
des compagnonnages gâtaienl ce roman. Fort peu de critiques
ci de biographes «le Mme Sand remarquèrent en passant « êjue
George Sand aVait profité plus ou moins du livre de Perdi-
guier (1) ", ou b qu'il paraît que les récits de Perdiguier ser-
virent de point de départ à la création de ce roman...». .Mu-
les critiques ei les biographes <|ui le remarquaient s'empres-
saient immédiatement de se reprendre à propos de ce même
Pierre Huguenin ei disaient qu'il étail par trop idéalisé et
qifil n'existait pas au monde de menuisier pareil. Il est très
curieux que .Mme Sand elle-même ne se rendait pas bien
compte des éléments qui lui avaient servi. Cinq ans après
avoir écrit ce roman, déjà liée d'amitié avec un autre travail-
leur poète. Charles Poney, elle crut trouver en lui la person-
nification vivante de Pierre. Elle lui écrivit dans une lettre
médite datée du 24 novembre 1845 :
... Quand j'ai tracé le caractère de Pierre Huguenin, je savais bien
aussi que Pierre Huguenin ne s'était pas manifesté encore. Mais j'étais
sûre qu'il était né. qu'il existait quelque part: et quand on me disait
qu'il fallait l'attendre encore deux ou trois cents ans, je ne m'in-
quiétais nullement, .le savais que c'était l'affaire de quelques années
Seulement, et qu'un prolétaire ne tarderait pas à être un homme com-
plet, en dépit de tout ce que les lois, les préjugés et les coutumes
apporteraient d'obstacles à son développement. Maintenant je ne dis
pas (jue vous soyez un personnage de roman, nommé Pierre Huguenin.
Vous êtes beaucoup plus que cela, et je ne cherche pas à vous embellir
en vous appliquant la forme d'une de mes fictions. Je n'y songe pas.
Vous savez que je ne me souviens plus de la forme et du détail de mes
compositions. Mais ce que je me rappelle, c'est la conviction qui les a
fait naître, c'est que j'ai regardé comme certaine la possibilité d'un
prolétaire égal par l'intelligence aux hommes des classes privilégiées
apportant, au milieu d'eux les antiques vertus et la force virtuelle de
sa race. Jusqu'ici j'avais vu des éclairs traverser l'horizon et s'obs-
(1) Chose d'autant plus facile à remarquer que George Sand le dit elle-
même dans la Préface du Compagnon, écrite en 1852 pour l'édition des Œuvres
complètes, qui parut entre 1852 et 1856, avec des dessins de Tony Johannot
et île Maurice Sand.
250 GEORGE SAND
curcir sous de gros nuages, parfois fort vilains, comme notre ami S...,
par exemple. Mais ce qui consternait l'âme délicate et exquise de
Chopin ne m' ébranlait nullement. Depuis longtemps j'ai appris à
attendre et je n'ai pas attendu en vain. Pierre Huguenin est resté
parmi les fictions, mais l'idée qui m'a fait rencontrer le type de Pierre
Huguenin n"en était pas moins une conception de la vérité. Vous êtes
autre et vous êtes mieux. Vous êtes poète, donc vous êtes plus riche-
ment doué et vous êtes plus homme que lui. Vous n'avez pas cherché
l'idéal de l'amour dans une caste ennemie. Tout jeune vous avez aimé
votre égale, votre sœur, et vous n'avez pas eu besoin du prestige des
faux biens et de la fausse supériorité, pour vous éprendre de la sim-
plicité, de la candeur, de la beauté vraie. Enfin, vous voyez aussi loin
que lui et vous puisez vos joies, vos émotions, votre force dans un
milieu plus réel et plus sain...
Les susdits critiques de courte vue avaient donc inutilement
crié haro sur l'irréalité du héros principal de ce roman.
D'autres, analysant le roman plus attentivement, mais presque
exclusivement au point de vue de l'intrigue amoureuse, trou-
vaient en toute justesse qu'il était « gâté par les divagations
philosophiques de Huguenin » ; mais ils se trompaient en
ajoutant : « et par la peinture des usages des compagnon-
nages... ». Enfin, un- de nos compatriotes est tombé dans une
autre extrémité, il pèche par excès de tendances en déclarant
que les relations entre les deux héros principaux présentent un
intérêt tout particulier par leur mépris de la richesse et par
leur discours contre elle (1). Vidée qui inspirait l'auteur força
le critique à fermer les yeux sur tous les défauts de V exécution.
Cette donnée générale du roman — le rapprochement des classes.
la tendance à se faire « simple », à devenir « peuple » — était
très répandue dans certains milieux russes, contemporains * du
critique nommé, elle y créa toute une série d'existences très
originales. C'est pour cela que M. Skabitckewslri porta aux nues
l'aristocratique demoiselle Iseult de Villepreux, éprise du menui-
sier prolétaire Huguenin. M. Caro déclare bien plus judicieuse-
ment que la figure d' Iseult est mal réussie, pâle et même, histo-
(1) M. Skabitchewski dans ses articles sur George Sand, dans les Annales
de la Patrie de 1881.
GEORGE SAND 251
riquemenl pariant, invraisemblable, par rapport ;'i la France
de L840, il ajoute que oe type ne parait possible, de nos jours,
que grftoe 0 au roman russe, qui nous a montré une [seuil
nihiliste (1) ».
Mais en étudiant ce roman, les circonstances de sou éclosion
et 1rs personnes qui entouraient George Sand, nous devons
reconnaître que si utopique que l'idée principale puisse paraître,
il contient une quantité de détails absolument réalistes, pris
sur nature, une foule de choses que Fauteur a vues ou notées
d'après les récits de Perdiguier. Pour nous le roman, très vieilli
et très naïf dans ses lignes principales, nous intéresse juste-
ment par la réalité de ses détails de mœurs. Donc, toutes
les pages consacrées aux lattes et aux rires entre devoirs
(George Sand avait elle-même été témoin, dans sa jeunesse,
d'une rixe pareille) (2), aux causeries et aux discussions chez
la x mère Savinienne », au mode d'existence de Huguenin et
de son camarade Je Corinthien ami des arts (NB!) sont rem-
plies d'intérêt et respirent la vie, de nos jours, comme jadis.
Mais la fable du roman, qui se réduit aux deux histoires d'amour
parallèles des deux « fins menuisiers du devoir des Gavots », arri-
vés au château de Villepreux pour y restaurer les antiques boi-
series de la chapelle, et tombant amoureux, l'un de la rêveuse
châtelaine, imbue des idées humanitaires et libératrices, et
l'autre d'une coquette petite veuve bien délurée, cette fable
manque absolument d'intérêt.
L'adorateur de la veuve, l'ardent, faible et vaniteux Corin-
thien, une nature tout artiste (et peinte, ajoutons-le, avec
beaucoup de verve, de précision et d'éclat), devient bientôt
son amant, subjugué autant par ses charmes que par l'idée vani-
teuse de la difficulté de triompher de cette beauté aristocratique
quasi inaccessible. Pierre Huguenin, sombre et rêveur, rigide dans
(1) Y. Ed. Caro. George Sand, clans la série des Grands écrivains français.
Paris, Hachette, 1887, p. 49.
(2) V. les feuilletons de M. Plauchut parus dans le Temps en 1891, sous
le titre de Autour de Nohant. Ds furent réimprimés en volume sous le même
titre, où ils parurent un peu modifiés et augmentés de plusieurs nouveaux
chapitres*
252 GEORGE SAND
l'accomplissement de ce qu'il considère comme son devoir, c'est-
à-dire le dévouement au suprême idéal de la liberté, égalité et
fraternité en général, et au plus sévère accomplissement de son
devoir professionnel en particulier, apprend aussi que son amour
est partagé. Mais fier, plein d'amour-propre, incapable d" es-
suyer un outrage de la part du vieux de Villepreux, rempli
du noble désir de relever dans sa personne toute sa classe,
Huguenin refuse la main d'Iseult. Celle-ci forme le vœu
vertueux de... devenir pauvre, afin de pouvoir, dans un avenir
incertain, s'unir à Pierre. Cette trop simple histoire se joue,
comme nous venons de le dire, sur le fond chatoyant des
coutumes et des traditions des « devoirs » rivaux. Et ce fond
est plein de couleur locale, et pour cela vivant et réaliste.
Mais le finale pèche par cet excès de « nobles sentiments » qui
a déjà gâté et rendu ennuyeux tant de beaux romans, drames
et comédies, et nous croyons que Pierre Huguenin n'aurait
aucunement perdu aux yeux du lecteur, mais aurait gagné en
vraisemblance et en vitalité, s'il avait consenti à partager la
fortune d'Iseult. L'homme d'une honnêteté et d'une noblesse
de cœur à toute épreuve, qui servit de modèle à George Sand
n'avait pas craint, dans des moments difficiles, de s'adresser à
elle pour une aide pécuniaire. Il n'avait aucun mépris don-
quichottesque pour le « vil métal ». Bien plus, il résulte de ses
lettres qu'en 1840 George Sand lui avait même fourni des
subsides pour faire un « tour de France » : il vante la géné-
rosité de Mme Sand, dans chacune de ses lettres, envoyées de
toutes les étapes de ce voyage. En remarquant, dans sa lettre
du 7 juin 1840 (1), qu'il n'avait pas même été maître de répondre
de suite à sa « belle et noble lettre comme il en avait eu le désir »,
parce que, « quoi qu'en dise la Charte, il n'était pas libre, le besoin
le rendait esclave et l'attachait sans pitié à son établi », il déclare
apprécier d'autant plus l'aide amicale de Mme Sand, qui lui
donne la possibilité de travailler pour le bien général, et de con-
tribuer à une œuvre importante pour tous les ouvriers.
(1) Elle est adressée : A Monsieur Alexandre Rey, rue Pigal (sic), u" <>,
(Chaussée cVAntin), pour remettre à Mme George Sand, à Paris.
GEORGE S AND
Je ne pense pai vous blesser, madame, lui éoril il !<■ L6 aoûl 1840,
pe Toulon (I), en voua disant la vérité; je parle aouvenl de
fous, j'ai dii a des amis comment j'ai pu entreprendre un ri Long
voyage; votre action généreuse ;i exalté des transports d'enthou-
siasme el l'ail couler «les larmes de joie. Chacun bénit Mme George
Sand et sent qu'il lui devra une bonne partie du bien que j'aurai
f;iii...
11 revient encore sur La bonté et la générosité de Rime Sand
sans sa lettre du L9 septembre, etc., etc. S'a femme, en L'absence
de son mari, écrit aussi à propos d'une « offre qui peut la rendre
heureuse » et dit qu'elle n'hésite plus à l'accepter. (Il paraît
que Mme Sand Lui donna la possibilité de reprendre auprès d'elle
sa petite enfant que la pauvre femme, vivant de son travail.
avait dû placer en nourrice. George Sand lui procura du tra-
vail et une petite pension.) A ce même moment Agricol Perdi-
guier, à court d'argent, adresse à Mme Sand la lettre suivante,
franche et simple, que Pierre Huguenin aurait probablement dû
réprouver :
Bordeaux, 2 septembre 1840.
Madame,
Je ne vous écris aujourd'hui que deux mots, pour vous faire savoir
que je suis arrivé à Bordeaux bien portant et épuisé d'argent. D'après
la recommandation que vous m'avez faites (sic) tant de fois, je ne
me gêne point et vous avoue sans détours ma situation. Je n'attends
pas votre réponse ici, mais à Nantes. Un ami me prêtera pour aller
jusqu'à cette dernière ville et je m'acquitterai envers lui le plus tôt
possible. Je suis encore loin de Paris, j'ai à passer à la Kochelle, à
Nantes, à Tours, à Orléans, à Chartres, et dans d'autres villes ; j'ai
besoin, ce me semble, d'au moins cent francs, car j'ai un long espace
à parcourir. Vous m'adresserez votre lettre chez M. Darnand, rue
Saint-Léonard, 2u, à Nantes. Je vous remercie de celle que j'ai trouvée
à mon arrivée à Bordeaux . vous pouvez compter sur moi et sur tout
ce qui en dépend.
(1) Le timbre porte : Toulon, 15 août, mais la lettre est datée à l'intérieur
du 16 août. Ce fut une erreur que Perdiguier constata lui-même en disant,
dans une de ses lettres suivantes, qu'il s'était trompé, « ayant pris le jour
de l'Assomption pour un dimanche... ».
254 GEORGE SAND
-Te vous écrirai de Nantes ou de Tours une lettre plus détaillée que
celle-ci. Adieu, madame.
Celui qui ne vous oubliera jamais.
l'ERDIGUIER.
Kemarquons que dans sa lettre au directeur de YEntr'ade
de janvier 1841 (1) George Sand nie avoir de quelque façon
secouru Perdiguier ou sa famille et assure (assez vaguement du
reste) que si « quelques ressources ont été mises par elle à sa dis-
position, afin de lui permettre de suspendre son travail de me-
nuiserie pendant une saison, cette petite collecte a été l'offrande
de quelques personnes pénétrées de la sainteté de l'œuvre qu'il
allait entreprendre et nullement l'aumône d'une charité inté-
ressée... ». (Ces derniers mots sont une réponse. On prétendait
que Perdiguier avait été envoyée « en tournée » par elle dans le
but de lui procurer des matériaux pour son roman.) Cette lettre
de Mme Sand fut écrite par elle à la prière de Perdiguier, qui
lui avait adressé le 5 janvier 1841 la lettre suivante :
A madame George Sand, rue Pigalle, w° 10, Pans.
Paris, 5 janvier 1841.
Madame,
Je suis allé hier au soir chez vous avec ma femme pour vous porter
notre souhait de bonne année, souhait que je vous prie de recevoir
par la présente lettre.
Guère après avoir sorti de votre maison (sic), je suis rentré (sic) chez
un de mes amis ; j'ai vu là dans le journal V Entr' acte (numéro du
lei janvier) un article qui nous concerne vous et moi (2), article fort
étonnant et dans lequel je joue un rôle qui me froisse singulièrement.
Je vous prie, madame, d'avoir la bonté d'en prendre connaissance et
de me dire ce que vous en pensez et ce que j'ai à faire. Je crois devoir
une protestation à tant de mensonges et d'inconvenances. Mais j'ai
besoin de vos avis pour agir convenablement et je pense que vous
(1) Dans la Corresp. (t. IL p. 346), cette lettre est faussement datée de
« 1846 ». Elle ne fut point imprimée dans YEntfacte.
(2) Cet article intitulé : « le Compagnon du tour de France » parut effective-
ment dans YEntfacte du l?r janvier 1841. George Sand s'abuse dans sa lettre
au directeur en prétendant que le feuilleton était intitulé « George Sand et
Agricol Perdiguier », et qu'il avait paru « le 24 décembre dernier ».
GEORGE SAM) 255
bonne pour me répondre avec !<■ moins de retard po ible.
Recevez, madame, l'a urance de ma considération distinguée,
Agricol l'i .1: ,'k.i 11 a,
Bien des choses de ma pari à MM. Chopin el Pierre Leroux.
NOUS venons de voir que (ieorgc Sand avait bien réellemenl
donné à Perdiguier les moyens de l'aire son tour de France; sa
négation m' présente doue qu'un « pieux mensonge », stipulé
par le verset de l'Kvangile : « que votre main droite ignore Ce
que l'ait votre main gauche (1) ». Bien souvent Mme Sand aidait
généreusement de la main gauche et écrivait de la droite qu'il
n'en était rien ! Souvenons-nous du voyage de Sandeau en Italie
et des moyens pour l'accomplir que lui fournit alors Mme Sand,
oe qu'elle nia plus tard dans sa lettre à Eugène de Mirecourt (2),
— et pourtant cela était vrai. Souvenons-nous des dettes de
Musset, payées par elle à Venise, et pourtant elle écrivit à ce
même M. de Mirecourt ne l'avoir jamais fait.
Perdiguier appréciait comme il le devait cette amitié de
George Sand. Mme Sand lui garda cette amitié tant que dura
sa vie, elle entretint une correspondance avec le menuisier
écrivain jusqu'à sa mort et le secourut souvent, lui et sa
femme. Après le coup d'État de 1852, Perdiguier, exilé et se trou-
vant avec sa famille dans la détresse, s'adressa à Mme Sand
au nom d'un éditeur suisse. Il s'agissait d'écrire une série
d' œuvres mi-historiques, mi-romanesques sous le titre général :
les Amants illustres, George Sand écrivit Evenor et Leucippe,
(1855), roman qui fut le seul de la série, et commencé surtout
dans le but de donner à Perdiguier la possibilité de toucher
quelque argent de l'éditeur, M. Collier.
Revenons au Compagnon du tour de France qui joua un rôle
(1) Notre assertion se trouve de tous points confirmée, outre les lettre
inédites de Perdiguier, par tout ce que dit cà ce propos le biographe de Per-
diguier, M. Achille Rey, qui fit paraître, en 1904, une très intéressante pla-
quette : Agricol Perdiguier, pacificateur du compagnonnage, sa vie, son œuvre.
(Avignon, J. Chapelle, 22 pages.)
(2) Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. Ier, chap. vu, p. 390.
256 GEORGE SAND
important clans la querelle de Buloz et Mme Sand. Inspiré par
les relations avec Perdiguier et le mouvement ouvrier de
son époque, ce roman prêche en même temps sans contredit
l'un des dogmes de la doctrine de Leroux : la guerre aux pré-
jugés de caste et l'abolition des différends entre divers groupes
sociaux. H est clair que Leroux devait être très content de son
disciple. Ce n'est point de cette oreille que l'entendait Buloz.
Il fut si effrayé par les tendances du roman, il proposa tant
de changements et de coupures, que l'auteur ne put les accepter.
George Sand finit par reprendre son manuscrit, — ce qui ne
lui était jamais arrivé depuis qu'elle collaborait à la Revue, —
et par l'imprimer en volume. Cela la refroidit encore à l'égard
de Buloz.
Un an plus tard, elle écrivit un nouveau roman, Horace, qui
fut comme une nouvelle profession du credo Leroux. Elle pré-
sentait de nouveau au public un prolétaire idéaliste, Paul Arsène,
nature simple, honnête, aimante et active, l'opposant au
blagueur et égoïste Horace ; l'action se passait en 1832 avec
l'horrible massacre de la rue Saint-Merry ; le récit était fait au
nom d'un étudiant, vivant ouvertement avec une vertueuse
grisette. Alors Buloz se. refusa nettement à faire paraître cette
œuvre dans sa revue, si de graves modifications n'y étaient
pas apportées. George Sand demanda conseil à Leroux, qui
lui répondit par une longue et intéressante lettre que nous
donnons ici entière pour ne pas redire l'odyssée qui précéda la
publication de ce roman.
Je ferai, chère amie, avec zèle et de mon mieux toutes les démar-
ches nécessaires pour l'affaire de votre Horace. Je pataugerai avec les
éditeurs, j'affronterai le Buloz et me moquerai de lui. J'aborderai le
susceptible et cauteleux Perrotiu. Mais dites-moi avant tout quelle
somme wus a avancée Buloz sur ce livre. De quelle somme faudrait-il
l'indemniser? Voilà un renseignement préliminaire que, si vous êtes
sage, vous me transmettrez le plus tôt possible. Sous le rapport com-
mercial toute la question, selon moi, est dans cette somme, dans sa
quotité. Arrachez provisoirement à Buloz jusqu'au dernier feuillet
de votre manuscrit, et écrivez-moi de quelle somme ce manuscrit
répond à Buloz. En outre, si vous le pouvez, envoyez-moi, comme
GEORGE SAND 257
vous me le proposez, ce manuscrit Je pourrai faire dei calcule <l im-
pression ci de librairie, but les deux format don! von- me pu lez, et
sur les chances de pente. Et alon je vrous répondrai en connaissance
de cause.
Mon ;nis moral est qu'il est absurde et déplorable que le Journal
ou Revue de Buloz soit l'arbitre de vos publications. Avez-vous lu,
dans le dernier numéro de cetteift vue, une dénonciation en forme contre
les idées qui se répandent aujourd'hui son- le nom de communisme^
idées dont vous et moi sommes regardés coinnc t\r- tailleurs, et
avec raison ; car, chère amie, sans le savoir, vous êtes commum
je suis communiste. (Il n'y ;i que .M. de Lamennais qui ne rait pas
l'être, en quoi il a tort, et montre qu'il est arrivé au boul de son rou-
leau.)
C'est le peuple OU quelques écrivains du peuple, qui ont trouvé ce
nom de communiste. Ce mot l'ait fortune. Le communisme en Krance
est l'analogue du ehartisme en Angleterre, .l'aimerais mieux cmmnunio-
nisme qui exprime une doctrine sociale fondée sur la fraternité, mais le
peuple qui va toujours au but pratique a préféré communisme pour
exprimer nue république où l'égalité régnerait. Ce mot, qui prend
partout, à Lyon comme à Paris, à Rouen comme à Careassonne, n'est
pourtant qu'un mot, une tendance, faute d'une véritable doctrine
capable de réaliser le problème Liberté, égalité, fraternité. Aussi les
communistes se divisent-ils en trois ou quatre doctrines plus ou moins
absurdes et de leur sein sortent des écrits, dont quelques-uns sont
vraiment insensés. Je ne vois donc aucune nécessité à prendre pour
notre compte le nom dont Buloz vous fait si grand'peur, mais il n'y
a non plus aucune raison pour le rejeter. Pour revenir à la Revue,
avez-vous lu ce monsieur de Carné dénonçant les écrivains aux par-
quets? Il y a un mot pour vous,; vos romans sont signalés dans son
réquisitoire. Voyez donc l'intrigue de ce Buloz et le rôle qu'il se permet
de vouloir vous imposer. Il fait dénoncer vos romans (le Compagnon
du tour de France surtout, bien évidemment) et il vous amènerait,
par des corrections et des mutilations, à pouvoir entrer dans son cadre
moral et politique, dans sa Revue vendue, à passer sous ses fourches
patibulaires et par conséquent à appuyer vous-même indirectement
la dénonciation de M. de Carné... contre nous, contre le peuple, contre
vous-même !
Chère amie, tout cela mérite grande attention. Il y a longtemps
que vous sentez comme moi votre position dans cette misérable bou-
tique où se sont conclus tant de marchés ignobles et où la littérature
s'est prostituée comme Buloz l'a voulu. Vous échappez à tous les
soupçons par votre grandeur. Mais votre réputation de caractère y
perd beaucoup. Cent fois j'ai entendu vos partisans de cœur déplorer
m. i7
258 GEORGE SAND
votre participation à cette revue. C'est une question générale dans le
public : comment George Sand écrit-elle dans la Revue des Deux Mondes?
En ce moment même où l'article dont je vous parle, article violent
d'un esprit grossier, malgré son air de fatuité aristocratique, attire
beaucoup d'attention et occupe toute la presse, il y a plus de danger
et je dirai, en conscience-, de mal à ce que vos écrits paraissent là.
C'est donc un bien, suivant moi, que Buloz vous ait fait tant d'ob-
jections. Il s'agit maintenant de chercher le remède commercial.
Envoyez-moi le renseignement que je vous demande, et, si cela est
possible, votre manuscrit. Je vous soumettrai, courrier par courrier,
mes idées.
Je suis bien content que vous ayez dès à présent la preuve que je
ne suis pas coupable de vous avoir oubliée pour mon petit livre. Vrai-
ment, après tout, j'aurais bien pu ne pas vous l'envoyer sans être
coupable. J'ai de vous une pensée tout à fait à part. H me semble
que vous savez tout par intuition et que rien ne doit vous être envoyé
à lire. Ensuite tout ce qu'il y a dans ce petit avorton de livre, vous le
savez mieux que moi, vous l'avez dit cent fois, puisque c'est la tris-
tesse de l'époque. Quant à mon mutisme, en général, il a une autre
cause. J'aurais trop de choses à vous dire. « Je n'écris point de lettres,
dit Rousseau, sur les moindres sujets, qui ne nie coûtent des heures de
fatigue, ou, si je veux écrire de suite ce qui me vient, je ne sais ni com-
mencer ni finir; ma lettre est un long et confus verbiage : à peine
m'entend-on quand on me ht... » C'est absolument ma peinture; et
je suis content de vous avoir.transcrit cette citation, afin que vous me
pardonniez toujours mon silence qui vient de cette faiblesse de ne pas
pouvoir écrire des lettres.
Je vous avais pourtant écrit une longue lettre en réponse à la vôtre
si belle et si bonne d'il y a quelques mois ; et c'était Viardot qui devait
vous la porter. Mais il m'a pris un remords ; j'ai craint que cette lettre
ne fût, comme on dit, bellérophontine, c'est-à-dire, comme disent les
pédants, d'après ce qui advint à Bellérophon (histoire fort ancienne).
Vous savez que dans votre lettre vous me parliez de ma sublime indif-
férence pour la fortune, et que vous trouviez que, devant l'obligation
de recevoir aide et appui de quelques amis, je faiblissais, de quoi vous
me remontriez. Hélas ! oui, je faibhs, et je vous en disais les raisons.
Je trouve mes amis infiniment trop bourgeois pour que je puisse rece-
voir leurs services. H s'est élevé sur ce point dans mon âme, depuis un
an, des orages terribles. J'ai vu toute la profondeur de cette question
de l'indépendance personnelle ; et j'ai souffert, profondément souffert,
en moi et pour mes amis. Mes généralités pouvaient s'appliquer à ce
bon, mais faible Viardot, qui n'a pas les ailes que je lui voudrais ;
et voilà pourquoi j'ai supprimé ma lettre. Je me sens fanatique, chère
GEORGE sa NI)
nmic, el je voudrais des amis < j u i compri sent comme moi l importance
de idées el la gravité du moment Je en que les ervices que m'onl
rendus mes amis leur fonl de la peine : je sens qu'ils ne me comprennent
pa ils mit une lumière toute différente de la mienne, une apprécia-
tion tout autre! Aussi, depuis un an, mon âme est tombée désolée.
Je ii ai trouvé que vous pour comprendre l'avenir.
Adieu.
P. Leroux.
Entre temps, il faul le dire, Mme Sand étail venue à bout de
vaincre cette « fierté invincible » de Leroux. (|tii l'empêchail
d'accepter des services de sa pari et de celle de ses autres amis,
à Laquelle Aline Sand faisait allusion dans sa lettre de 1838 à
Mme d' Agonit (1). Il s'adressait donc à elle en toute occasion et
sans aucune hésitation. Voici par exemple quelques passages
d'une lettre non datée qui doit probablement se rapporter au
printemps de 1841, Mme Sand se trouvant alors encore à Paris :
(hère amie, j'aurais voulu causer un peu avec vous, l'autre jour,
de ma situation et de mes embarras... Mme Marliani vous avait com-
muniqué certaines idées qui lui étaient venues en voyant que l'affaire
du Napoléon me manquait, ou que j'avais manqué à cette affaire.
Le fait est que je me trouve dans un grand embarras. J'avais compté
que la patience de Béranger ne se lasserait pas si vite et me permettrait
de terminer mes élucubrations philosophiques, surtout ce livre sur
Vhumanvté, qui s'imprime en ce moment. Je regardais la bonté qui lui
avait fait penser à cette œuvre pour moi comme toute paternelle. Je
puis dire un peu : 11 padre m'abandonna! comme on chante au théâtre
italien (2).
(1) Corr&sp., t. II. p. 94.
(2) On sait combien Béranger avait été magnanime et généreux envers
Leroux : il avait signé un contrat avec l'éditeur Giraldon, par lequel il s'en-
gageait à écrire une Histoire de Napoléon. Or, il n'y donnait que son nom :
le travail devait être fait par Leroux, qui devait, grâce à cela, recevoir de
l'éditeur de 44 000 à 50 000 francs. Leroux, toutefois, avait tellement laissé
traîner ce travail (de 1838 à 1841), que l'affaire fut manquée. On lit à la
page 318 (Appendice) de la biographie de Pierre Leroux, par M. F. Thomas,
la très importante lettre de Béranger se rapportant à cet épisode et qu'il
est de tout intérêt de confronter avec la Correspondance de Béranger (t. III,
p. 135, 138 (NB), 145, 166 (NB), 172, 184, 186, 193, 195, 196, 199, 200).
M. Thomas s'abuse en croyant que Leroux avait « écarté l'offre de Bé-
ranger, craignant de n'avoir pas toute sa liberté d'appréciation des hommes
et des faits ». On voit par les lettres de Béranger que Leroux avait même
26o GEORGE SAND
Me voilà à la fois hors de l'Encyclopédie, à cause de ma division
d'idées avec Revnaud, et hors du Napoléon. Mon frère Jules partage
mon sort. Or, nous avons tout un monde, une douzaine au moins de
personnes à nourrir. Je sais que l'on ne fait pas impunément de la
philosophie et de l'économie politique prolétaires sans souffrir comme
tant de millions de pauvres travailleurs. Mais quelque hahitué que je
sois à cet exercice de la pauvreté, je suis plus rudement traité cette
fois que d'habitude. Le poids d'une grande famille devient plus lourd
à mesure que les enfants s'élèvent. En outre j'ai aujourd'hui un extrême
chagrin de voir que je ne puis m'acquitter de dettes que j'ai contactées
envers quelques amis...
H faut que je passe encore un an à Paris, et que je me prépare
cette possibilité.
Les libraires de Napoléon sont revenus me trouver, et me demander
de faire cet ouvrage d'une façon tout à fait indépendante. Ils me pro-
mettent des avances à mesure que je travaillerais. C'était votre avis
aussi, chère, que je devais ainsi me relever de ma défaite. Je le veux
bien, mais je ne puis me mettre à cette besogne avant trois mois. Il
faut passer ces trois mois. C'est-à-dire qu'il me faudrait un capital de
douze à quinze cents francs pour moi et mon frère, qui est absolument
dans le même cas que moi. J'ai besoin par mois d'environ trois cents
francs et lui d'environ cent francs.
Dans trois mois j'aurai achevé trois ouvrages déjà fort avancés.
Mon frère aurait aussi fini un livre d'économie politique.
Mais où trouver quatre cents francs par mois?....
Depuis sept ou huit ans je n'aurais pu vivre avec toutes mes charges
en travaillant à Y Encyclopédie à huit francs par colonne, si quatre
amis : M. Fabas, que vous ne connaissez pas. Mme Marliani, Béran-
ger et Viardot ne m'avaient aidé.
Le résultat de leur intervention en ma faveur est fort triste, à un
certain point de vue.
Je dois à M. Fabas cinq ou six mille francs. Heureusement il est
riche, et je lui ai été utile.
Béranger se trouve garant de quatre mille francs dans l'affaire du
Napoléon.
Viardot est à découvert pour des sommes qu'il m'a avancées de
cinq à six mille francs. H rentrera dans cette somme si les livres se
vendent, comme il y a lieu de le croire, et si je reprends le Napoléon.
reçu des avances, « des sommes sur lesquelles il vit déjà « avec sa nom-
breuse famille et que ce n'est que faute de travail livré à temps qu'il laissa
échapper cette occasion de voir sa position améliorée. Cette générosité
amicale de Béranger envers Leroux fut la cause de ce qu'il lui dédia son
Eumandi.
GEORGE S AND i
Mai •! présenl il es1 en avance de cette somme. Mme Bfarliani m'a
prêté avec une amitié bien admirable environ trois mille franc .
Voilà (sauf quelques petites dettes), mon bilan, chère .•unie. Voua
voyez que je vous infinis pour on homme d'affain . Je voui expose
en chiffres ma situation.
Je vous L'expose pour que vous me donniez un conseiL Ne puis-je
p;i^ accepter, avec les modifications que nous jugerons ;'i propos,
la proposition que son amitié el son zèle pour «les travaux qu'elle
croil utiles ont inspirée à .Mme Marliani? Elle pense qu'il Berail possible
(le trouver cinq <>u six amis sûrs et d'un caractère élevé, qui, en 36
réunissant, me prêteraient cette somme, qui m'est si nécessaire.
Celtes je ne veux pas tomber dans le discrédit et l'espèce de ridicule
(prune trop grande facilité à emprunter me donnerait. Vous avez bien
senti cela, et vous ave/., je crois, insisté de ce coté avec notre amie.
.le vous en remercie. Mais que dois-je faire? .Je ne puis d'un jour à
l'autre changer ma situation... Il y a donc à espérer, avec la grâce
de Dieu, que dans quelques mois je reprendrai le Napoléon ou toute
autre besogne (pli me sera plus avantageuse que la philosophie pure.
Mais il Tant franchir ce passage et c'est ici (pie le courage ne me sert à
rien.
Aux yeux de bien des gens, je suis un insensé d'avoir fait obstiné-
ment de la philosophie quand la misère me talonne si rudement tous
les jours ; et je suis coupable d'avoir eu recours, dans le besoin, à mes
amis. Que Dieu bénisse ces braves jugeurs ! Moi, je crois que le monde
étant fort mal organisé sons le rapport du travail, comme sous tous les
rapports possibles, je ne puis être irréprochable. Je sens que je ne vis
pas bien de cette façon, et que cet état où l'individu dépend maté-
riellement des autres hommes n'est pas normal. Mais je l'accepte connue
un malheur, tout en tâchant de m'y soustraire.
Vous, chère amie, qui ne jugez pas comme le vulgaire, mais qui
avez autant de goût que d'indépendance et de force d'âme, conseillez-
moi. Vous êtes hors de la question que je vous pose, tandis que moi je
suis dedans et aveuglé par conséquent. Parlez de nouveau de cela
avec notre excellente amie. J'irai vous voir dans deux ou trois jours.
Vous me direz ce que vous pensez. Ne me répondez pas, parce que votre
lettre pourrait venir à la maison quand je n'y serais pas, et être ouverte.
Votre ami,
P. Leroux.
Il écrit un peu ultérieurement, le 11 juin 1841, de la Châtre :
J'ai été hier voir Nohant, chère amie, et je vous écris de la Châtre.
Je pars ce soir, quand vous arriverez dans trois jours. Ainsi veut le
262 GEORGE SAND
Destin, qui a réglé les rapports et conjonctions des astres errants dans
le ciel et des âmes, qui se cherchent sur la terre...
... Nous arrivions ici avec l'espoir que vous y seriez depuis le com-
mencement du mois, suivant ce que vous m'aviez dit à Paris. Nous
n"avons trouvé à Nohant que vos oiseaux et vos fleurs.
... Or, j'étais fort embarrassé hier. J'avais compté sur votre pré-
sence ici et sur votre aide. Nous avions emporté de Paris une très
faible somme, et il nous a fallu bien de l'économie pour aller si long-
temps et si loin. Dès Montpellier, les fonds commençant à nous man-
quer, j'avais décidé en moi-même que tout ce que je pouvais faire
avec mes ressources, c'était d'arriver jusqu'à vous. En votre absence
qu'ai-je fait? Je me suis dit que vous ne me blâmeriez pas. Je me
suis adressé en votre nom à M. Dutheil. J'ai dit que vous paieriez
ma dette. Vos anus ont été fort empressés à me servir, et je puis
partir. Je sais bien dans mon cœur que je n'ai' pas été téméraire
en agissant ainsi : tvous êtes le seul dont je ne doute pas. Oui,
je doute de tous et j'ai pitié de tous, excepté de vous. Mais cette
situation où je suis souvent me cause de grandes douleurs et je
voudrais en finir avec elle. J'ai tant de soin de ce côté de la pau-
vreté que mon esprit finit par être hébété, même alors que mon
âme résiste. Je suis aujourd'hui dans cet état. L'effort qu'il m'a
fallu faire pour m'adresser à d'autres que vous, quoique ce fût en
votre nom et indirectement à vous, m'a ôté tout calme et toute
énergie. J'ai un brouillard qui m'empêche de vous voir comme vous
êtes ; j'ai des remords de vous avoir créé une dette, et puis il me
semble que je ne suis pas digne..., à cause de ces misères, de votre
amitié... Oh ! si, si, si. Je suis digne de votre amitié, qui est le bien
qui me reste et me restera toujours.
Votre ami pour toujour.-.
P. Leroux.
Je salue Chopin et Maurice et je les embrasse. Je pense que vous
avez laissé Mlle Solange à Paris. J'irai voir Mme Marliani aussitôt
que je serai à Paris. J'ai eu indirectement de ses nouvelles et. des vôtres
pendant notre voyage.
Au verso :
Madame Georges (sic) Sand à Nohant.
A la fin d'une lettre sans date ni adresse — (elle fut aussi
adressée à Nohant et écrite en septembre de cette même année
1841, pour recommander à Mme Sand M. Victor de Laprade,
GEORGE S AND
qui oommençail alora s;i carrière de poôte <'t voulait vi itei
la grande romancière dans sa propriété berrichonne) Leroux
s'exprime encore ainsi :
Que vous dirai-je maintenant, moi muel avec vous conune Bi je
n'existais |tas'r Vïardol a pu vous dire que je vous avais écrit el que
je n'ai pas voulu lui remettre la lettre. Maurice es1 venu el j'- ne l'ai
chargé d'aucune missive pour vous. I >'où vient cela? Par la même raison
qui m'a rendu muet jusqu'ici, je ne puis vous expliquer mon mutisme.
Il me faudrait trop de pages pour cela Je meurs accable de difficultés
misérables... (1). J'ai l'ait encore un efforl : je ne sais s'il réussira -le
me i;ii* éditeur de petits livres, .le vous envoie le premier. Puisse-t-il
VOUS plaire! .le vous envoie aussi une lettre du jeune Désaxes.
(La lettre se termine par la prière d'aider ce jeune homme
ou plutôt de l'encourager à l'aire son droit, par l'annonce du
départ de Mme Marliani pour la Normandie et par des saluts
habituels à Chopin et à Maurice.)
Trois jours plus tard, le 8 septembre 1841, Leroux écrit encore
à Mme Sand :
J'ai remis il y a trois jours à un voyageur, qui va dans vos régions
visiter un de ses amis et qui doit vous être présenté par cet ami, une
lettre et un petit volume pour vous. Ce voyageur est un poète, dont
vous avez déjà lu des vers, M. de Laprade...
Craignant que M. de Laprade n'eût pas été faire sa visite à
Nohant dès son arrivée et que par conséquent Mme Sand ne
reçût pas le petit livre, dont les journaux parlaient déjà, Leroux
le lui envoya par la poste afin que ce retard ne la fâchât point
après un si long silence :
Ma peur vous coûtera le port de ce paquet. Ayez donc la bonté de le
faire retirer au bureau de la Châtre, s'il ne vous est pas envoyé. Quant
aux livres, vous en ferez ce que vous voudrez ou ce que vous pourrez.
J'imagine pourtant qu'il pourrait être bon de les faire lire aux femmes.
Je commence parfois à être de l'avis de notre amie, Mme Marliani,
que le salut du monde ne peut se faire que par les femmes. Vous verrez
(1) Des points... dans la lettre autographe.
264 GEORGE SAND
dans le petit livre, si vous daignez le lire, que je fais grand cas de sainte
Thérèse.
Adieu, amie, amie pour toujours. Je vous écris au milieu de l'en-
nui de faire vendre moi-même cet avorton de livre et aussi ennuyé
du métier d'éditeur que de celui de l'auteur. Je présente mes amitiés
à Chopin, à Maurice et à 3111e Solange.
P. Leroux.
Au verso :
Madame George Sand,
à Nouant près La Châtre (Indre).
Enfin il lui écrit, toujours à propos du « petit livre », les lignes
que voici :
Chère aime, encore une lettre ! Vous allez dire que je deviens subi-
tement bien épistolier. J'ai envoyé au docteur Cauvière à Marseille
vingt-cinq exemplaires de mon petit livre. Pouvez-vous vous charger
de lui écrire à ma place? Votre recommandation serait plus puissante
que la mienne. Il s'agirait de lui dire de faire un peu de propagande, de
parler à ses amis, et, au besoin, de placer ces exemplaires chez un
libraire. Je joins une petite note de librairie que vous lui transmet-
triez. Vous m'avez dit dans le temps, chère amie, que vous aviez rem-
pli ma dette envers M. Cauvière. Vous coûterait-il de lui dire que s'il
regarde le placement par lui- de ces vingt-cinq exemplaires, tant pour
le premier Discours que pour les autres, comme certain, il me rendrait
service en m'avaneant dès à présent deux cents francs, qui ne lui ren-
treront que successivement par la vente de ces exemplaires.
J'ai entrepris cette publication étant dans une grande détresse et
puisque vous avez, vous, amie, payé ma dette antérieure, j'ai le droit
de demander au docteur, qui est riche et qui approuve mes efforts,
un petit sacrifice de ce genre. Voilà, du moins, ce que me dit, et du
docteur et de bien d'autres, ma conscience. Mais l'esprit des hommes
est aujourd'hui tellement aveuglé sur l'échange, et la valeur maté-
rielle a tellement pris l'empire sur eux, que déjà bien des fois je suis
rentré avec effroi en moi-même, et craignant de m' avilir à leurs yeux
et de perdre mon indépendance, j'ai résolu de vivre comme eux par
l'échange matériel, par la propriété comme ils l'entendent.
Vous jugerez, amie, de la convenance de ce que je vous demande
aujourd'hui pour le docteur. Je vous ai déjà dit qu'il n'y a que vous
à qui faire des aveux comme celui que je viens de faire ne me coûte
pas. Vraiment tous les autres, même les plus avancés en apparence,
ne comprennent rien à la question du siècle. Ils voient tout comme des
GEORGE S AND
bourgeois ; ils mettent l'honneur à être riohes; il- ne oonçoivenl rien
.-m delà!... 0 chère amie! oette question «le la pauvreté qui t'ait que
tant de gens sont pleins de dédain el presque de mépris pour moi,
est bien plus grave que vous ne le pensez. Vous m'avez écrit avec
votre cœur de belles choses là-dessus: maie voua regardez comme
futiles mes préoccupations à oe1 égard, et vous avez tort. Le pro-
blème tOUt entier est là, dans la richesse, dans l'échange matériel,
dans la vah W dvs choses !
J'ai aujourd'hui le cœur un peu plus ulcéré que d'habitude. Dois-
je vous dire pourquoi?..*.
La fin de cette lettre, citée plus haut, se rapporte à L'abbé
de Lamennais et à son jugement prétendu OU réel sur le a petit
livre », sur tous les écrits de Leroux en général, et sur
Mines Sand, Marliani et d' Agonit, en un mot à ce potin (pie
Leroux trouva nécessaire de redire à George Sand. Cette
première moitié de lettre confirme notre assertion que la lettre
de George Sand, imprimée dans la Correspondance à la date de
« février 1841 » en réponse à une lettre de l'abbé sur ce même
potin, se rapporte bien réellement à l'automne de cette année.
Donc, au moment où Mme Sand se trouvait embarrassée de
placer son Horace, Leroux était dans une gêne pécuniaire
inextricable ; il courait le risque de rester sans gagne-pain, dans
l'impossibilité de poursuivre sa prédication sociale. Mme Sand
lui vint alors en aide doublement. Déjà à Nohant, aux vacances
d'automne, Louis Viardot avait communiqué à Mme Sand le
projet qu'ils avaient formé, lui et Leroux, de fonder une revue.
Les amis se décidèrent à entreprendre cette affaire sans plus
tarder, et George Sand s'associa à eux, leur promettant de les
soutenir, et leur proposa le titre de la Revue indépendante. Elle
fut donc la véritable marraine de la jeune revue, — les lettres
suivantes de Leroux et de Viardot Louis le prouvent :
Madame George Sand.
A Nohant, près la Châtre (Indre).
Vendredi, 15 octobre 1841.
Chère amie, je vous écris un mot à la hâte. Je viens d'achever la
lecture d'Horace et j'en suis ravi, très ravi. S'il y a des corrections
266 GEORGE SAND
à faire, je n'en sais rien. Quand on vient de lire, on ne saurait penser
à cela. Vous me direz que Buloz y pensait bien. Je crois qu'il y pen-
sait avant d'avoir lu, par pressentiment et magnétisme. A propos
de lui, votre titre : la Revue indépendante, est admirable. Tous ceux
à qui nous en avons parlé font chorus avec nous. Je savais bien que
c'était vous qui seriez la marraine. Maintenant il faut vaincre ou
mourir. J'ai donné à composer la première section du premier volume
cY Horace, telle que vous l'aviez déterminée. Nous vous enverrons de
nouveau les épreuves, si vous voulez vous donner encore la peine de
les relire, ou de nous les faire lire, si vos yeux sont toujours un peu
malades. Pourquoi donc des maladies : il faut les exorciser toutes.
Ce que vous m'écrivez de vos ennuis et chagrins m'afflige, mais ne
m'étonne pas. Les hommes ne sont pas méchants naturellement,
mais ils frisent la méchanceté, et leur pauvreté, fruit de leur mau-
vaise organisation, résultat elle-même de leur ignorance et de leur
imperfection, les rend décidément méchants. Faites ce que vous
dites pour vous venger de tous ces tracas. Vengez-vous sur M. de
Montesquieu. Il est encore peu connu ; j'entends sa vie, sa personne,
son vrai caractère. Mais est-ce que vous n" allez pas bientôt revenir?
Vous nous avez dit à la fin du mois. Il me semble que la fin du mois
ne viendra jamais. Venez cimenter, affermir, perfectionner ce que
nous avons ébauché, Viardot et moi : la Revue indépendante.
J'avais oublié de vous dire que j'ai reçu le bon sur la poste que
vous m'avez envoyé et un bon de la somme que vous aviez demandée
à notre excellent docteur Cauvière pour l'envoi de mes petits livres.
Adieu, je vous écris au bureau de la Revue indépendante, au milieu
des causeries de dix bavards.
Louis Viardot s'exprime en des termes presque identiques :
Samedi, 16 octobre 1841.
Chère madame Sand,
Vous êtes décidément la marraine de notre revue, qui s'appelle
Indépendante: l'imprimeur a fait sa déclaration aujourd'hui pour
qu'on ne vienne pas encore nous voler ce nom. Combien je m'ap-
plaudis de vous avoir consultée sur ce point. Leroux a dû vous écrire
toutes les raisons qui nous faisaient revue mensuelle, mais cette forme
n'est que provisoire et seulement pour la fin de Tannée, pour les
numéros des 1er novembre et 1er décembre. A dater de janvier, nous
paraîtrons par quinzaine comme les autres, c'est ce que nous annon-
çons dès aujourd'hui dans nos conditions d'abonnement. Au reste,
ces questions seront traitées et résolues avec vous, parce que vous
GEORGE SAND 367
mm revenez bientôt Nous serons prêt* le l". Tâchez, oh I tâchez
(relie ici.
\ \ «m de cœur.
\ 1 ibdot.
Amitiés el compliments à Chopin : Maurice doil être en route.
|);ms s,-i lettre de sameâ 23 (octobre L841) Le même corres-
pondanl écril à Mme Sand :
Chère madame Sand. j'ai bien tardé cette fois à vous écrire... Mais
voilà qu'à onze heures et demie je reçois avec un mot de M. Falempiri
la petite dédicace à Charles Duvemet, je puis donc vous annoncer que
Falempin a réussi dans cette petite négociation dont lui seul aujour-
d'hui pourrai 1 être chargé. Il me dit aussi qu'il viendra me montrer
le rapporl dans l'affaire Buloz, dont il fait tirer copie,-— rien de plus...
... La Revue marche. On imprime à force el nous paraîtrons du
l01 au 5. Les annonces vont commencer demain dans les journaux
et les abonnements commencent. Ne gardez plus le secret mainte-
nant et faites au contraire l'article, vous et vos amis, de manière à
nous assurer la matière abonnable du Bercy et des environs. Soyez
tranquille pour vos épreuves. Je ne dis plus adieu, mais au revoir.
Tout à vous,
VlARDOT.
Amitiés au bon Chopin, à Maurice, etc.
La Revue nouvellement éclose attira d'emblée l'attention géné-
rale autant par l'éclat des noms brillants de ses collaborateurs
et de ses rédacteurs que par Vair de nouveauté qui y souffla dès
les premiers numéros (1).
Dans les premières livraisons de la Revue indépendante nous
trouvons immédiatement toute une série d' œuvres de George
Sand, qui certes n'auraient pas été à leur place dans la revue
de Buloz, confite en bienséances. C'est ainsi que dans le nu-
méro 1 parut l'article Sur les poètes populaires et Horace, dans
jes numéros 2 et 3, la suite d'Horace et l'article sur Lamartine
(1) Telle fut l'impression et l'expression du critique russe Annenkow, qui
séjournait alors à Paris et envoyait des Lettres parisiennes à une revue russe.
(V. Annenkow et ses amis. Saint-Pétersbourg, 1892. Souvorine, in-8°, p. 186 ;
lettre du 29 novembre 1841.)
266 GEORGE SAND
utopiste, dans le numéro 3, les Dialogues sur la poésie des pro-
létaires. Puis, en l'espace d'un peu plus de deux ans, — de no-
vembre 1841 à mars 1844, — y parurent : au printemps de 1842,
simultanément, avec la fin d'Horace, le commencement de Con-
suélo qui dura jusqu'au mois de mars de 1843, puis la Préface
des Œuvres complètes de George S and (écrite pour l'édition de
Perrotin; cette préface est comme une profession de foi); puis
les articles sur Kourroglon, sur la Dernière publication de
M. de Lamennais; Jean ZisJca, Procope le Grand, la Comtesse
de Rudolstadt, l'article à propos de Fanchette, la Lettre à
Lamartine, les articles sur les Adieux de de Latouche, Sur la
littérature slave (à propos des leçons de Mickiewicz au Collège
de France) et le roman d'Isidora.
On voit par les lettres de Leroux à Mme Sand que Viardot
avait encore demandé à George Sand de faire pour le premier
numéro de la revue un article de critique d'art et attendait
d'elle quelques pages sur le Salon, mais cet article paraît ne
point avoir été écrit (1).
Ni George Sand ni Leroux ne ménageaient rien, afin de donner
de l'éclat à leur jeune revue. Leroux écrit à ce propos à Mme Sand :
Madame George Sand, rue Pigaïïe, n° 16.
Chère amie, ayez la complaisance de lire vos épreuves de Cmt-
suelo. Nous avons pensé, Viardot et moi, qu'il fallait frapper un grand
coup. Nous prodiguons toutes nos richesses : Horace, Consuelo: je
crois que vous n'avez pas fait encore la suite du Dialogue. Ce serait
donc pour l'autre livraison, avec la fin d'Horace; et dans la suivante
la suite de Consuelo. Tout cela nous paraît bien ; si vous n'êtes pas
d'un autre avis, lisez vos épreuves que je vous envoie.
Votre ami,
P. Leroux.
(1) A la fin de deux lettres inédites, Leroux y revient par deux fois :
« Viardot me dit que vous allez écrire quelques pages sur le Salon. Nous
aurons donc un numéro magnifique », lui écrit-il sur une feuille aux blancs
de la Revue, en lui envoyant les épreuves des vers de Savinien Lapointe,
qui devaient paraître dans le n°l. Quelques jours plus tard, il lui écrit encore :
« Quant à l'article du Salon, si vous pouvez chercher encore et mettre
la main dessus, ce sera bien ; sinon, remettez au mois prochain... »
GEORG I S AND
Ksi-il nécessaire que je di e de amitiés à mon iew Chopin, à Mau-
rice, ;'i 1 1 » 1 1 s ?
Mine Sand, de son côté, ne négligeait rien poux faire,
selon Le désir de Bes corédacteurs, la réclame de la revue
parmi ses amis el ses connaissances; elle se donnail toutes les
peines du monde pour répandre les doctrines «le Leroux, ne re-
gardait, en sa suprême modestie, ses propres (envies que comme
1111 appftl vain et inutile, ne servant qu'à attirer la Foule.
Elle s'exprime en ces termes dans sa lettre médite à Boucoiran
du 6 novembre L841 :
cher Boucoiran, voilà une nouvelle revue qui va vous tomber comme
une bombe. Prenez-en connaissance et vous ne direz plus, en lisant
les admirables déductions de Leroux, que vous ne partagez pas toutes
ses idées sur l'avenir des sociétés. Vous les partagez, mon ami. je le
sais, moi qui vous connais tous les deux. Si vous croyez le contraire,
c'est que vous ne l'avez pas encore lu assez ; je crois que désormais
il s'explique très clairement et que votre cœur ne résistera plus à ce
qui est pour vous comme pour moi l'expression de nos désirs et de
nos aspirations incessantes.
Je vous fais envoyer le premier numéro de la Revue indépendante.
Aidez-nous, faites-nous venir des abonnés. Répandez-nous le plus
possible. Nous comptons sur vous. Leroux vous remercie de votre
zèle pour son petit livre que vous trouverez reproduit avec le deuxième
Discours dans notre Revue. Je lui ai payé vos douze exemplaires.
Un peu plus tard Mme Sand écrit à un vieil ami, M. Théo-
dore de Seynes, dont Liszt et Mme d' Agonit lui avaient fait
faire la connaissance à Lyon, en 1836, et qu'elle avait revu dans
cette même ville en revenant de Majorque en 1839. (Cette lettre
est aussi inédite) :
Paris, 23 décembre 1841.
Cher gentilhomme, d'abord dites à Mme Montgolfier que je ne
comprends pas bien sa lettre, elle n'est pas assez explicite...
... Je vous remercie d'avoir pris un abonnement ; aidez-nous à en
avoir tant que vous pourrez. Je vous dis cela, sans façon et sans
embarras, car je ne suis pour rien dans l'administration pécuniaire
de cette revue et ma bourse n'a rien à y gagner ni à y perdre. J'y
27o GEORGE SAND
suis rédacteur, voilà tout. Ma part de direction, ainsi que celle de
Leroux, porte sur le côté intellectuel et moral, mais comme c'est enfin
une revue créée par notre sentiment et notre jugement des choses,
nous désirons son succès comme nous désirons celui de nos idées.
Notre troisième associé, bien qu'intéressé matériellement à l'affaire,
est aussi désintéressé par noblesse de cœur que nous le sommes par
position. Je vous assure que nous sommes trois braves gens, nous
entendant sur tous les points comme si nous ne faisions qu'un et je
ne sais pas si dans toute la presse on peut citer un pareil phénomène.
Je crois donc que nous ferons quelque chose de consciencieux et de
sérieux qui ne sera pas sans fruit. Mes romans n'y seront que l'en-
seigne pour attirer les badauds, je les ferai de mon mieux pour attirer
le plus de badauds que nous pourrons, ces badauds feront aller la
machine, et le fond de l'œuvre, qui est de parler sans entraves et sans
voile aux âmes sympathiques, s'accomplira, si Dieu le permet. Jus-
qu'ici la machine fonctionne bien et les abonnés viennent en foule.
11 faut le dire, parce que la rivière attire toutes les eaux. Ainsi faites
V article pour nous et résignez-vous à donner l'élan à ces badauds par
votre exemple. Je sens que vous aimerez de plus en plus les travaux
de Leroux. Us m'ont pris le cœur et l'esprit depuis bien des années
et je souhaite à mes meilleurs amis tout le bien qu'ils m'ont fait, tout
le calme qu'ils m'ont donné, toute l'ardeur et toute l'espérance dont
ils m'ont rempli après une jeunesse de doutes, de souffrances sans
but et sans clarté, que je ne voudrais pas recommencer pour tout au
monde.
Soyez heureux de toutes façons, cher ami, et bénie soit la femme
qui vous empêchera, vous aussi, de regretter les années écoulées. Ne
nous verrons-nous pas un peu à Paris cet hiver? Tâchez-y et, en atten-
dant, ne nous oubliez pas. Chopin vous serre la main. Lui et moi sommes
occupés à n'avoir presque pas le temps de nous voir, bien que nous
demeurions sinon sous le même toit, du moins à mur mitoyen. H
donne des leçons tout le jour, moi je barbouille du papier toute la
nuit. Mais si vous venez, nous mangerons notre soupe avec vous et
vous verrez un intérieur tout à fait stoïque à présent...
Nous ne reviendrons plus à l'interminable lettre à Duvernet
que nous avons déjà citée à deux reprises et qui eut pour but
direct de gagner à la cause de Leroux cet ami d'enfance, quoique
George Sand déclarât à la fin de cette lettre :
Si la Revue t'embête, en fin de compte, ne va pas croire que je trouve
mauvais que tu la lâches. Nous avons des abonnés et nous n'impo-
sons rien, même à nos meilleurs amis.
GEORGE s A NI)
l>;uis les toutes (Innirrcs lignes de oette lettre, nom trou
une nouvelle preuve il»' m parfaite modestie littéraire :
Tu ut1 m";is |i;i> dit mi mol d'Horace. Pour cela, je te permets de
h Cn penser de bien ni aujourd'hui, ni jamai . Tu sait que je ue tiens
mon génù littéraire. Si tu n'aimes pas os roman, il faul ne pas
te gêner de me le dire. Je voudrais te dédier quelque chose qui te
plut el je reporterais la dédicace au produil d'une meilleure inspira-
tion.
On voit que Duvernel avail tardé à écrire à George Sand
son opinion but ce roman, mais un autre de ses amis, Emma-
nuel Ârago, B'empressa de lui écrire la très curieuse lettre que
voici :
(Sans date ni adresse.)
Ma chère amie,
Tu as bien fait de penser que je n"ai pas pu me reconnaître, dans
ton dernier roman, dans le personnage d'Horace. Je n'ai pas eu, tu
dois le croire, la moindre idée de cette nature en lisant la Revue indé-
I" ridante; et si l'on a répandu à ce sujet quelques méchants propos,
j'y suis, pour ce qui nie concerne, tout à fait étranger.
Plusieurs personnes, il est vrai, m'ont dit, avant que j'aie ouvert
ton livre : « Horace, c'est vous ; et cet Horace est un homme dont on
se moque. » A celles-là j'ai répondu : « Je n'ai pas lu le roman, mais
j'affirme que vous vous trompez ; vous avez cru me reconnaître là
où l'auteur n'a pas voulu me peindre ; si donc j'étais assez petit pour
trouver dans cette affaire matière à se fâcher, ce serait contre vous,
non contre lui. » A ceux qui m'ont tenu le même langage depuis que,
pai\la lecture de ton œuvre, j'ai ajouté la certitude matérielle à la
conviction morale, je n'ai pas répondu du tout; je leur ai ri au nez,
je me suis amusé de leur badauderie et de leur béotisme.
Et tu me connais assez bien, n'est-ce pas, pour avoir été persuadée,
avant cette explication, qu'on ne t'avait pas rapporté autre chose
que de misérables cancans ; et je te connais assez, moi, pour ne jamais
te croire capable dune action peu digne, — non, ce n'est pas vaine-
ment qu'on a vécu ensemble et dans l'intimité la plus vraie pendant
de longues années, ce n'est pas vainement, lorsqu'on a du cœur et de
l'intelligence, qu'on s'est voué réciproquement et pour toute la vie
une affection fraternelle.
Rappelle-toi ce que nous nous sommes dit un soir dans la mansarde
2J2
GEORGE SAN'D
bleue : « Quoi qu'il arrive maintenant, et quelque événement qui
vienne nous séparer, nous serons sacrés l'un pour l'autre. »
Je n'ai pas oublié cette parole, et je suis assuré que tu t'en souviens
comme moi.
Répondrai-je à présent aux reproches que tu m'adresses sur notre
séparation? Non, j'aime mieux me taire ; il est des choses qui se com-
prennent et ne s'expliquent pas, des faiblesses, des torts, dont on
s'absout soi-même si l'on interroge son cœur et dont l'on ne peut pas
se défendre.
Embrasse pour moi tes enfants, serre la main à mes amis.
Emmanuel.
Cette lettre, outre qu'elle témoigne du caractère sympathique
et franc de son auteur, est d'autant plus intéressante qu'il
appert de la correspondance de Mme Sand avec Etienne
Arago, oncle d'Emmanuel, avec différentes autres personnes et
même avec Emmanuel lui-même, qu'effectivement on semble
avoir reconnu en lui certains traits peu sympathiques dont
George Sand avait doté son Horace : futilité, légèreté, égoïsme,
vanité, amour de la pose et indifférence intime pour les graves
intérêts sociaux, déguisée sous de grandes phrases libérales.
Parlons à présent du roman même.
Horace est un homme très bien doué ; il peut devenu' un écri-
vain hors ligne, un excellent homme de loi, un brillant orateur
politique ; il a beaucoup d'esprit, il est sensible à tout ce qui
est bon, comprend tout ce qui est grand et beau, il a de l'ima-
gination, de l'éloquence, il est capable d'enthousiasme et d'en-
thousiasmer ses auditeurs, mais... mais... il y a en lui tant de
ces mais, qu'ils forment un seul mais énorme, appelé la 'per-
sonnalité; toutes ses capacités et toutes ses qualités sont pa-
ralysées par l'égoïsme, la vanité, l' amour-propre, l'adoration
même de sa propre personne. Aussi Horace ne devient qu'un
beau parleur, un enthousiaste à froid, un de ces hommes de rien
si fréquents parmi les intrus de l'élite intellectuelle. La société
européenne fourmille de cette espèce, depuis la grande Révolu-
tion qui a tout bouleversé, tout embrouillé. Horace est le fils
d'un petit bourgeois de province. C'est grâce à de suprêmes
GEORG l'. s A N l »
orifices, aux économies dé sa femme, une ancienne paysanne,
que li- père fournil à son tii- le moyens d'aller terminer son
éducation el de faire son droit à Paris. Ses pauvres parents
se privent de tout, espérant que dans peu d'années leur cher
fils sim.i un homme arrivé; et le <hcr lils laisse filer les
années, toujours sur le point de devenir quelque chose, de
choisir une carrière qui lui convienne, en oritiquanl tontes
celles (|iii se présentent, et... ne Eaisanl rien! Il ;i de si
sublimes aspirations et des rêves si grandioses que ni le
barreau ni la médecine m' peuvent le satisfaire. La carrière
politique lui semble également indigne d'un être tel que lui.
Jl aurait peut-être consenti à devenir homme de lettre- e1
il » ébauche » une dizaine de romans, de drames et de nou-
velles, mais quand il s'agit de les écrire, il se borne à ins-
crire au haut de Feuillets tout blancs : « Chapitre premier » ou
« acte premier » (1). Le labeur, le dévouement entier à, n'im-
porte quelle œuvre - à Fart, à la science — lui sont choses
impossibles. Il passe son temps en débats interminables, en péro-
rant dans tous les calés du Quartier où il charme et subjugue
par le feu de son éloquence, par sa critique acerbe du régime
actuel et même par sa figure originale et attrayante tous les
rapins, ses camarades, qui l'écoutent avec componction.
A son âge les simples, mortels, habitants du Quartier Latin,
s'éprennent non seulement de sciences, mais aussi de Lisettes
et de Musettes et se mettent en d'honnêtes et illégitimes
ménages avec ces modestes grisettes, modistes et fleuristes. C'est
ainsi que l'étudiant en médecine, Théophile — au nom duquel
nous parle l'auteur — vit en une union vertueusement illégale,
avec une grisette archi-vertueuse, du nom d'Eugénie. Mais Horace
méprise de si vulgaires amours et rêve de rencontrer quelque
beauté idéale, avec laquelle il filerait le parfait amour, — amour
grrrandiose, cela s'entend.
(1) C'est comme une légère réminiscence de l'auteur qui se souvient que
lorsque Aurore Dudevant arriva de Nohant avec Indiana parfaitement prête
pour l'impression, elle vit, à son grand étonnement, que Jules Sandeau
n'avait tracé, en son absence, qu'une seule ligne : Chapitre premier...
274 GEORGE SAND
H ne rencontre qu'une certaine Mme Poisson, la femme d'un
restaurateur, qu'il se met à courtiser, pour la belle raison
qu'elle ne fait aucune attention aux autres étudiants.
Mme Poisson, qui s'appelle Marthe, n'est point la femme de
Poisson, mais bien une pauvre jeune villageoise, qu'il a sé-
duite. Elle est aimée en silence par un autre ami de Théophile,
Paul Arsène, surnommé le Mazzacio, son « pays », apprenti
bijoutier et présentement élève de l'atelier Delacroix. Pour
pouvoir soustraire Marthe à son avilissement, Paul Arsène, la
mort dans l'âme, mais avec une abnégation suprême et iné-
branlable, abandonne ses rêves d'art et devient d'abord simple
ouvrier, puis garçon de restaurant chez Poisson ; il fait venir
de la campagne ses deux sœurs, prépare la fuite de Marthe, la
place avec ses sœurs chez Eugénie, puis l'assiste et la secourt
à son insu, grâce à cette même Eugénie.
Horace ignore tout cela et éprouve un mépris profond pour
cet homme vil qui a préféré à « l'art divin » le « honteux mé-
tier de laquais ». En même temps, jaloux des bons rapports qui
existent entre lui et Marthe, aiguillonné par l'amour-propre et la
vanité, il se met à courtiser assidûment cette dernière et s'ef-
force de la séduire, de l'éblouir par ses discours.
Marthe, sous son extérieur modeste, cache une âme sensible,
des aspirations vagues vers tout ce qui est beau, une nature
artiste qui n'a pas encore eu l'occasion de se manifester ; n'ayant
rien vu dans sa vie de vraiment subbme, en étant instinctive-
ment avide, elle prend toutes les belles phrases d'Horace
pour de l'or pur, s'éprend de cet égoïste éloquent et devient
sa maîtresse, son esclave soumise; elle se plie docilement à
toutes les exigences, tous les caprices et toutes les bizarreries de
son amour-propre illimité. Par vanité et par jalousie, il l'oblige
même à rompre avec ses meilleurs amis, à tout quitter et à
vivre avec lui ouvertement et même à ne point travailler :
son orgueil s'offusque à l'idée que Marthe gagne sa vie l'ai-
guille à la main comme la première modiste venue ; il lui dé-
fend même de raccommoder leurs vêtements, trouvant que
c'est trivial, peu poétique. Mais, ne faisant rien, il mange
GEORGE SAND 275
tout ce qu'il possédait et tomba dans la misère. Cela amène
des querelles ci des disputes entre les <l«-ux amants. Lotu
position Leur pèse d'autant plus, que ae faisant rien <lu matin
nu soir, ils ne peuvent ni espérer un avenir meilleur ni B'aider
d'aucune façon. Marthe reprend toutefois son ancien métier,
car bientôt on n'aura plus de pain. Horace ne peut tolérer la
vue de Marthe travaillant II en était ainsi pour Musset. : il
ne pouvait s'habituer à voir Mme Sand gagner s;i vie en écri-
vant. L'ennui el le désœuvrement poussenl Horace à chercher
des distractions au dehors. Marthe pleure et se désole, elle l'attend
des journées entières, son air malheureux le met hors de lui;
le tait seul qu'elle Tait attendu lui semble — tout comme à
Musset encore — « du despotisme et une atteinte à sa liberté... ».
El sur ces entrefaites Marthe devient enceinte. Horace éclate
de colère, alors la pauvre femme s'empresse de l'assurer qu'elle
s'est trompée, puis un beau jour elle disparaît. Tout le monde
croit qu'elle s'est suicidée. Horace se désespère, mais comme
il entre dans son cœur plus de vanité et d'amour-propre que
de véritable amour, il se console bientôt... par sa propre élo-
quence. Son chagrin s'épanche en paroles, en larmes, en excla-
mations, en tirades, mais il se borne à rechercher Marthe à la
Morgue, où ce n'est pas même lui, mais des amis fidèles de
Marthe qui entrent. Puis, très vite, il oublie aussi bien Marthe
que ses remords : il se calme.
Sur ces entrefaites, le choléra se déclare à Paris, puis l'émeute
de 1832 se prépare, dont l'un des chefs fut un certain Jean
Laravinière, « le président des bousingots » — c'est ainsi qu'on
appelait alors la partie tumultueuse des étudiants ; « émeutiers
et bambocheurs », ils passaient leur temps dans les théâtres,
les cafés et les places publiques plus que dans les salles d'études.
Ce Jean Laravinière — un vrai type inoubliable, esquissé par
George Sand avec un humour plein de sympathie — est un
bonhomme magnifique. Il est pauvre, laid comme les sept pé-
chés capitaux, timide avec les femmes, parce qu'il adore l'idéal
et que son cœur est facile ; mais, craignant la moquerie, il pré-
fère tout blaguer, rire des autres et de lui-même, tout en pour-
276 GEORGE SAND
suivant tout doucement « sa ligne » (qui est la révolution), en
conspirant, et même en s'approvisionnant d'armes pour l'insur-
rection. Horace tombe chez lui au moment où il passe en revue
son magasin d'armes, — ce qui sert de prétexte plausible à Ho-
race pour se répandre en sympathies républicaines. Laravinière
qui adore secrètement Marthe et qui, vivant dans sa maison,
fut témoin de toutes ses souffrances, déteste Horace, mais, naïf,
il croit à toute parole ardente et, sans hésiter, il inscrit Horace
au nombre de ses futurs compagnons d'armes. Cependant dès
que l'odeur de la poudre se fait vraiment sentir et que l'ombre
noire des événements futurs se projette dans l'air, subitement...
Horace prétend que sa mère est malade en province, et
après avoir éloquemment débattu devant Théophile la ques-
tion de l'opportunité ou de la non-opportunité de prendre part
à des actions dont la suprême justice lui semble douteuse,
Horace va rejoindre... sa maman et écrit à Laravinière une
lettre où il lui annonce l'impossibilité de prendre part à son entre-
prise. Surviennent le 5 et le 6 juin 1832. L'émeute se termine par
les répressions sanglantes ; une poignée d'insurgés résiste jusqu'à
la dernière extrémité et se barricade près de l'église de Saint-
Morry, mais les troupes les entourent, et tous ceux qui ne sont
point tués ou blessés à mort tombent entre les mains du pou-
voir. Laravinière est atteint par plusieurs balles et tombe fou-
droyé. Paul Arsène, auquel rien ne sourit plus depuis la dispa-
rition de Marthe, combat à ses côtés et voudrait mourir, mais
Laravinière, en voyant que tout est perdu, ne lui permet plus de
rester parmi les combattants et lui rappelle que peut-être Marthe
vivante peut avoir besoin de son aide. Alors Paul Arsène se
jette dans la première porte venue, s'élance au grenier, se glisse
d'un toit à un autre, et, tantôt sautant, tantôt rampant sur les
pentes vermoulues, parvient ainsi à s'échapper du quartier cerné
par les troupes. Enfin, épuisé par la fatigue et la perte de son
sang, à bout d'espoir, il roule contre la fenêtre d'une mansarde
et tombe en brisant le carreau au beau milieu d'une petite
chambre.
Cette page du roman, concise et puissamment écrite, est, mal-
GEORGE SA NI)
m
on air fantastique, si pleine de réalité, respire tellemenl la
véracité, qu'il est fort probable que George Sand ne l'inventa
pas, mais la transcrivit, telle qu'elle lui lut contée par l'un des
étudiants qui la Fréquentaient, lorsqu'elle vivait avec Bandeau
dans la petite mansarde «lu quai Saint-Michel, ou |>;ir quelque
ouvrier <|iii avait réellement accompli un semblable steeple-
chose terrible, dans ces journées non moins horribles < l ).
Cet épisode se termine toutefois (rime manière déjà parfai-
tement » littéraire », voire romantique. Grâce au sort et à l'au-
teur, Paul Arsène casse les vitres de la mansarde mémo où
Marthe vient de mettre au monde son enfant. Elle reconnaît
cet and bien véritablement o tombé du ciel » et qu'elle avait
impitoyablement oublié à cause d'Horace; elle le soigne comme
elle peut, n'osant pas appeler un médecin (ceux-ci dénonçaient
alors assez souvent leurs clients à la police), elle le dérobe
aux recherches de cette police et le sauve d'une mort certaine.
Marthe ne s'abuse plus sur le compte d'Horace, elle sait appré-
cier le modeste Arsène, si plein de tendresse et d'abnégation. Lui,
par amour pour elle et par un sentiment de suprême pitié, se
décide à adopter l'enfant d'Horace. Pendant quelque temps, les
pauvres jeunes gens souffrent de la plus noire misère, Paul
Arsène s'essaye aux métiers les plus durs : il tombe enfin par
hasard dans un petit théâtre de banlieue. Il se risque sur les
planches et s'expose à un échec complet, mais il utilise son
talent de dessinateur, devient costumier, décorateur, puis reçoit
une place de caissier. Marthe entre aussi à ce théâtre en qualité
de couturière, mais elle est réellement douée d'un grand talent
artistique ; elle y débute avec succès, puis on l'engage au Gym-
nase. Elle a trouvé sa vocation. C'est alors qu'Horace réapparaît
sur son chemin.
Il n'a point perdu son temps en province auprès de sa
maman, qui se porte à merveille. Ayant fait un peu aupara-
(1) Beaucoup de ceux qui avaient eu le malheur de se trouver à Moscou
en décembre 1905, et dans d'autres villes de la Russie en octobre de cette
année, peuvent raconter des « courses au clocher » tout aussi tragique-
ment fantastiques et des cas de sauvetage par les toits et par-dessus les murs
aussi fabuleux que réels !
278 GEORGE SAN'D
vant, — toujours par l'intermédiaire de Théophile, qui appar-
tient à l'aristocratie rurale, — la connaissance d'une certaine
vicomtesse de Chailly, il a renoué des relations avec elle et, en
profitant de la liberté des mœurs campagnardes, est devenu
un assidu de sa maison et bientôt son cavalière servente.
Cette vicomtesse, il faut en convenir, rappelle singulièrement
une certaine comtesse que l'ami Piffoël admirait, naguère encore,
et pour laquelle George Sand écrivit la dédicace si éloquente
de Simon. Son portrait rappelle celui de la « blanche Arabella »
du Journal de Piffoël (1) ou de la « Péri à la robe bleue » des
Lettres d'un voyageur, vu dans un miroir concave.
Elle est svelte jusqu'à la maigreur, gracieuse dans ses mou-
vements jusqu'à l'affectation, habillée de robes artistiquement
taillées, coiffée inimitablement, — qu'on se souvienne « des robes
de mille francs » dont parlait Liszt, des coiffures irréprochables
d' « Arabella » décrites par le major Pictet (2), et de ce que même
à Nohant, la comtesse amenait sa femme de chambre, Mme Che-
vreuil, connue par son adresse à coiffer les beaux cheveux blonds
de sa maîtresse. Or, la vicomtesse de Chailly n'a de beau que
sa chevelure. Mais laissons parler l'auteur d'Horace :
La vicomtesse Léonie de Chailly n'avait jamais été belle, mais elle
voulait absolument le paraître, et à force d'art elle se faisait passer
pour jolie femme. Du moins, elle en avait tous les airs, tout l'aplomb,
toutes les allures et tous les privilèges. Elle avait de beaux yeux verts
d'une expression changeante qui pouvaient non charmer, mais in-
quiéter et intimider. Sa maigreur était effrayante et ses dents pro-
blématiques, mais elle avait des cheveux superbes, toujours arrangés
avec un soin et un goût remarquables ; sa main était longue et sèche,
mais blanche connue l'albâtre et chargée de bagues de tous les pays
du monde. Elle possédait une certaine grâce qui imposait à beau-
coup de gens. Enfin elle avait ce qu'on peut appeler beauté artifi-
cielle.
La vicomtesse de Chailly n'avait jamais eu d'esprit, mais elle vou-
lait absolument en avoir, et elle faisait croire qu'elle en avait. Elle
(1) Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 357. 358, 360-362.
(2) Cf. Une course à Chamounix, par Adolphe Pictet, et George Sand,
sa vie et ses œuvres .t. II, p. 246, 327, 333, 334.
GEORGE S AND
disait le dernier de lieux commun avec une distinction parfaite et
le plus absurde tics paradoxes avec un calme stupéfiant Et puis
elle avail un procédé infaillible pour s'emparer de l'admiration el
des hommages : elle étail d une flagornerie impudente avec ton .
qu'elle voulait s'attacher, d 'une causticité impitoyable pour tons ceux
qu'elle voulait leur sacrifier. Froide et moqueu e, eue jouait l'en-
thousiasme el la sympathie avec assez d'arl pour captiver de bon
esprits accessibles à un peu de vanité. Elle se piquait de savoir, d'éru-
dition et d'excentricité. Elle avait In un peu de tout, même de la
politique el de la philosophie; et vraiment criait curieux de l'enten-
dre répéter, comme venant d'elle, à des ignorants, ce qu'elle avait
appris Le matin dans un livre, on entendu la veille à quelque homme
grave. Enfin, elle avait ce qu'on peut appeler nue intelligence arti-
ficielle.
La vicomtesse de Chailly était issue d'une famille de financiers (l),
ipti avait acheté ses titres sous la Régence, mais elle voulait passer
pour bien née, et portait des couronnes et des écussons jusque sur
le manche de ses éventails. Elle était d'une morgue insupportable
avec Les jeunes femmes et ne pardonnait pas à ses amis de faire des
mariages d'argent. Du reste, elle accueillait assez bien les jeunes gens
de lettres et les artistes. Elle tranchait avec eux de la patricienne tout
à son aise, affectant, devant eux seulement, de ne faire cas que du
mérite. Enfin, elle avait une noblesse artificielle comme tout le reste,
comme ses dents, comme son sein et comme son cœur...
L'auteur d'Horace' qui munit sa vicomtesse de ce signale-
ment peu flatteur n'oublia point d'y ajouter certains « signes
spéciaux » qui font définitivement reconnaître dans ce portrait,
fait par une main féminine hostile, la copie un peu dénaturée
d'un original jadis très cher au cœur amical du Voyageur. Pour
les bien apprécier il faut lire d'abord dans ce même Journal
de Piffoël, où nous avions trouvé la page si poétique consacrée
en 1837 à la blonde et éthérée « princesse » (2) les pages
datées des 7 et 19 janvier 1841 (le moment où s'écrivait
Horace) tracées par une plume assez irrévérencieuse et fort
envenimée, et consacrées cette fois à trois « amies >%, dont les
noms sont soigneusement coupés aux ciseaux, pas assez soigneuse-
(1) Marie de Flavigny, comtesse d'Agoult, était, comme nous l'avons dit,
issue par sa mère de la famille des Bethmaim, banquiers de Francfort.
(2) George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 360, 362.
280 GEORGE SAXD
ment pourtant pour ne pas être retrouvés aux pages sui-
vantes :
« Je ne les ai jamais craints », — y avons-nous lu à propos de
Heine et du Malgache, — « le véritable esprit n'est jamais méchant
qu'avec les méchants ... » Et voici ce que le « docteur Piffoël »
ajoute immédiatement après :
Vraiment j'ai bien plus peur de cette maigre et pointue mijaurée
que (coupure) (1) a prise pour femme (coupure) que des plus terribles
satiriques. C'est qu'elle est bornée, envieuse, malveillante ; c'est
que son esprit est aussi petit que son nez et son cœur aussi étriqué
que son... C'est qu'elle ne comprend rien et ne peut rien comprendre.
Tout lui paraît crime, animosité, danger, tout porte atteinte à sa
personnalité. Alors, pour se défendre et se venger, elle essaye de dif-
famer, mais comme elle voit tout faux et comprend tout de travers,
sa médisance se transforme en calomnie, à son insu peut-être. De
telles femmes (il y en a beaucoup), il faut se préserver comme de la
peste et ne jamais leur permettre de jeter un coup d'oeil dans votre
intérieur. On n'y gagne rien, car elles rêvent et composent des romans
d'iniquité contre vous. Mais du moins on -n'a pas à se reprocher de
leur avoir fourni des armes, et tout est faux dans leurs discours, jus-
qu'à l'apparence.
(Coupure) en est une autre, avec plus de gaieté et d'effronterie.
(Coupure) une autre avec, plus d'esprit, de perfidie et de véri-
table méchanceté. Toutes trois sont dévorées par l'envie et rongées
par le désespoir de ne pas être aimées.
De Latouche répondait un jour à (coupure) qui lui confiait modes-
tement qu'on l'avait surnommée la « muse de la patrie » : — La muse
mevd (l'amusement).
Mme Dorval, à qui Mme d'Agoult venait de faire mille gracieusetés,
se retourne vers moi et me dit : Comment appelles-tu ce coquillage?
Quant à la Didier, Delacroix lui a donné un si drôle de surnom
que je n'oserais l'écrire. Je crois bien que si elle le savait, elle en mour-
rait de rage. — Trois pauvres femmes !...
Immédiatement après ces lignes vient le portrait non moins
piquant, mais sympathique au fond, de Mme Hortense Allart,
qui se termine par une comparaison entre elle et la comtesse
d'Agoult, toute en faveur de Mme Allart.
(1) Voir plus haut, chap. n, p. 128.
i E O R G 1 i A N D
Mme (eoupwe) m'a été longtemp antipathique. M.» i - j'ai tou-
|OUl '' Inné en elle de •- 1 . 1 1 n 1 OÔtég de caractci c. Nie tu ; i ble 6e
par drs petitesses et les a grandement réparées. Elle est petite, maigre,
mal 1 1 1 i si* ci mal faite : jolie pourtant Elle n'a de grâce que dgni le
Fossettes tics joncs, ci son Bourire rachète toute sa personne. Latou-
ohe ilis.-iii que c'était un job' petil pédant, couleur de ro e 1 1 ». Chopin
dit que c'est un écolier en jupons. Elle avait de superbes cheveux
blond cendré il y ;i six ans. En ttalie, ils sont devenus bruns, ce
qui ne lui va pas plus mal. Elle ne les teint pas, car elle n'a pai l'ap-
parence de coquetterie. Elle n'en a pas même assez, car elle manque
absolument de charme, et Bauf Bulwer qui l'a aimée mal e1 Longtemps,
je n'ai jamais \ n un liuiniiic à qui elle plût. Il nie semble que si j'étais
homme, elle me plairait pourtant, car j'adore les femmes sans affec-
tation, et elle est admirablement naturelle (2).
(1) Dana ['Histoire de ma vie, en parlant des amis qu'elle n'avait « pas
perdus de vue », Mme Sand nomme Mme Allait et lui voue les lignas sui-
vantes : u Mme Hortense Allait, écrivain d'un sentiment très élevé et d'une
forme très poétique, femme sunnite, toute jolie et toute rose, disait Latouche,
esprit courageux, indépendant, femme brillante et sérieuse, vivant à l'ombre
avec autant de recueillement et de sérénité qu'elle saurait porter de grâce
et d'éclat dans le monde, mère tendre et forte, entrailles de femme, fermeté
d'homme... »
(2) Mme Hortense Allait de Méritons, romancière et auteur d'études histo-
riques et philosophiques, amie de Sainte-Beuve, de Bulwer, de Chateaubriand
et de (iino Capponi, appartenait à la famille des autorésses Gay, étant la
fille de Mme Mary ( !ay. cousine de Mlle Delphine Gay et nièce de Mme Sophie
Gay, — toutes femmes de lettres connues. Elle naquit à Milan en 1801, eut
une vie très orageuse, épousa assez tard M. Louis de Méritens, publia plu-
sieurs romans, puis une série d' œuvres historiques très sérieuses, des œuvres
de philosophie : Nouvelle Concorde des quatre Evangélistes, Novum Organum
ou Sainteté philosophique, et enfin trois volumes de Mémoires, absolument
remarquables par leur franchise et leur audace, publiés sous le titre d'En-
chantements de Prudence Saman UEsbatx, dont le premier volume parut
en 1872, le second, intitulé Nouveaux Enchantements, en 1873, et le dernier,
appelé Derniers Enchantements, en 1874. Nous reparlerons de ces ouvrages
et de leur auteur. Notons, dès à présent, qu'on y trouve, à côté de révéla-
tions autobiographiques tout à fait surprenantes, des pensées très pro-
fondes, très fines et les détails les plus curieux sur ses amis intimes, litté-
raires et politiques. Ce fut une femme extrêmement bien douée, originale
et remarquable. Ses Lettres inédites à George Sand méritent bien d'être
publiées tant par leur verve, leur style élégant, spirituellement enjoué, leur
sincérité émue que par les jugements pleins d'originalité, de profondeur
rare et la modestie sympathique, la conscience de sa valeur secondaire à
côté du « grand George », et par la sincère admiration pour ce dernier.
George Sand écrivit, outre les lignes de YHistoire de ma vie, deux fois sur
son aimable et spirituel confrère. En 1857, elle publia dans le Courrier
de Paris un article sur le Novum Organum, et en 1873 un autre dans le
Temps sur les Enchantements de Prudence Saman, qui fait maintenant partie
du volume des Impressions et Souvenirs.
282 GEORGE SAND
C'est un être très singulier, doué de grandes vertus à coup sûr, et
rempli de contrastes et d'inconséquences. Perfide sans méchanceté,
pédante sans vanité, érudite sans vrai savoir, sérieuse sans profon-
deur et restant superficielle en voulant toujours aller au fond de tout.
Elle a rempli ses devoirs de mère comme bien peu de femmes eussent
été capables de le faire et il ne semble pourtant pas qu'elle ait dans
le cœur la plus légère tendresse pour quoi que ce soit. Sa vie est pleine
de romans et elle ne vous parle que de ses amours et de ses passions.
Elle vous conte ses douleurs du ton le plus tranquille et le plus résolu.
Elle vous confie ses faiblesses de la façon la plus cynique. Elle pose
un système et met en pratique un amour principal dans la vie, et des
infidélités à discrétion pour tuer le temps et soulager les nerfs. Vrai-
ment elle n'est pas belle à entendre sur ce chapitre, quoiqu'elle y
porte un esprit dégagé et une franchise très originale. Mais avec tout
cela elle me fit l'effet de n'avoir ni sens, ni enthousiasme, ni tendresse.
Et puis elle parle histoire, philosophie, religion, politique avec une
abondance froide et une érudition frivole, et tout d'un coup elle vous
quitte pour aller donner à téter à son enfant. Un enfant qui, dit-elle,
est laid, gros, fort et méchant comme la passion brutale qui Va pro-
créé.
Mme ... (1) écrivait d'Italie l'an dernier à Mme ... (2) en post-scrip-
tum d'une longue lettre consacrée à demander des robes et des cha-
peaux : « A propos ! J'oubliais de vous dire que je suis accouchée à
Rome le mois dernier d'un garçon que j'y ai laissé. Mme ... en a
fait autant de son côté. ».
H y a pourtant cette différence que Mme ... emporte ses enfants,
les nourrit, les élève ; elle leur donne son nom, son temps et sa vie.
Tandis que l'autre les abandonne, les oublie, les fait élever dans un
taudis, tout en vivant dans le velours et l'hermine, ni plus ni moins
qu'une femme entretenue, et ne s'occupe de sa progéniture pas plus
que d'une portée de chats...
On sait qu'effectivement la comtesse d'Agoult avait aban-
donné les enfants de son mariage à sa mère, Mme de Flavigny ;
que c'est la mère de Liszt qui élevait les enfants de Liszt et qu'en-
fin un enfant fut temporairement laissé par la comtesse à Rome,
chez des étrangers.
Abandonner ses enfants, voilà ce que George Sand ne pouvait
pardonner à la comtesse, elle qui fut toujours si véritablement
fl) D'Agoult,
(2) Marliani.
GEl IRI rE SAND
maternelle. Voilà ce que l'auteur d'Horace ne pardonne égal
menl pas à Ba vicomtesse, qui oublie complètemenl ses enfante
ci Lee abandonne aux boùis de Ba belle-mère. C'esl là an de
ces « signalements spéciaux » mentionnés plus haut. .Nous en
trouvons un autre encore. Après un gai Bouper, copieusement
arrosé, une certaine personne assez peu respectable, Burnommée
» la Proserpine », adresse à Horace à propos «le la vicomtesse
de Chailly la phrase qu'elle semble avoir lue dans le Journal
de Piffo'ét : « Votre vicomtesse est sèche, reluisante et angu-
leuse comme wn coquillage ( !). »
Il est 1res curieux de noter que Balzac et Heine s'expriment
sur le compte de Mme d'Agoull en des termes qu'on dirait copiés
tantôt sur le Journal de Piffoï'l et tantôt sur le texte d'Horace.
Ainsi par exemple Balzac écrit à Mme Hanska ((1) que lors de
l'impression de Bêat/rix il avait dû enlever quelques bons mots
» de Camille Maupin sur les os de Béatrix... ». Or Balzac avait
peint George Sand sous les traits de « Camille Maupin » ou
«. Mlle de Touches », et Béatrix, l'héroïne du roman de ce
nom, est la comtesse d' Agonit (2).
Balzac écrit encore à la même (3) :
Marie d'A... est un effroyable animal du désert (tel est le mot des
rats île L'Opéra pour désigner ces espèces de femmes). Liszt est très
heureux d'en être quitte. Elle est devenue journaliste avec G... Elle
se donne, comme la princesse Belgiojoso, le genre d'abandonner ses
enfants. Elle m'a fait des coquetteries, m'a invité à dîner, j'y ai dîné
deux fois, une avec Ingres, l'autre avec Hugo. Elle est prétentieuse à
ne pas enfin être supportée deux heures. J'ai fui pour toujours...
Le lendemain, Balzac écrit encore à la même :
Elle écrit énormément dans la Presse sous le nom de Daniel Stem.
C'est la petite-fille des Bethmann de Hambourg ou de Francfort, et
elle fait la grande dame comme son frère, M. de Flavigny, fait le diplo-
mate. Elle est Tourangelle. J'ai trouvé assez fat à elle de se recon-
naître dans Béatrix... (4).
(1) Lettres à V Etrangère, t. Ier, p. 514.
(2) Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 369-370.
(3) Lettres à V Etrangère, t. II, p. 160 ; lettre du 15 mai 1843.
(4) Lettre du 16 ruai 1843. Lettre à V Etrangère, t. II, p. 164.
284 GEORGE SAND
Heine, de son côté, dans ce même passage de son livre De
V Allemagne où il déclarait « ne point craindre George Sand et
les jolies femmes autoresses » (nous l'avons cité déjà) (1), dit, à
l'instar du docteur Piffoël, qu'il en existe pourtant de bien dan-
gereuses, par exemple une certaine comtesse mystérieuse ; et il
raconte ce qui suit :
Hier encore un mien ami me raconta à ce propos une histoire ef-
frayante. H avait parlé à l'église de Saint-Merry à un jeune peintre
allemand qui lui dit mystérieusement : « Vous avez attaqué dans un
article allemand Mme la comtesse de ***. Elle Fa appris et vous êtes
un homme mort si cela se répète. Elle a quatre hommes qui ne deman-
dent pas mieux que d'obéir à ses ordres... » N'est-ce pas vraiment
effrayant? Est-ce que cela n'a pas tout l'air d'un roman d'horreurs
et de revenants, de Mme Anna Radcliffe? Est-ce que cette femme n'est
pas une espèce de Tour de Nesle? Elle n'a qu'à faire un petit signe de
la tête, et quatre spadassins se ruent sur vous et c'en est fait de vous,
sinon physiquement, du moins moralement. Mais comment cette
dame arrive-t-elle à avoir une si sinistre puissance? Est-elle si belle,
si riche, si noble, si vertueuse, si pleine de talents, qu'elle exerce un
pouvoir si illimité sur ses séides, et que ceux-là lui obéissent si aveu-
glément? Non, elle ne possède point ces dons de la nature à un trop
haut degré. Je ne veux pas dire qu'elle soit laide, nulle femme n'est
laide. Mais je puis assurer avec insistance que si la belle Hélène avait
ressemblé à cette dame, alors la guerre de Troie n'aurait point éclaté,
le château de Priam n'aurait point été consumé et Homère n'aurait
jamais chanté le courroux d'Achille, fils de Pelée. Elle n'est pas aussi
riche non plus ; et l'œuf, dont elle brisa la coque en naissant, ne fut
point l'œuvre d'un dieu, ni pondu par une fille de roi, de sorte que,
même par rapport à sa naissance, elle ne peut pas être comparée à
Hélène ; elle provient d'une maison bourgeoise de commerçants de
Francfort. Ses trésors ne sont également pas aussi grands que ceux
que la reine de Sparte emporta avec elle lorsque Paris, qui jouait
si bien de la cithare (le piano n'ayant pas encore été inventé), l'en-
leva de là ; au contraire, les fournisseurs de la dame soupirent qu'elle
ne leur aurait point encore payé son dernier râtelier. Ce n'est que
sous le rapport de la vertu qu'elle peut être considérée comme l'égale
de Mme Ménélas...
H nous semble que ces deux passages de Heine — sur la
bonté de George Sand et celui sur la dangereuse comtesse — sont
(1) V. plus haut, p. 129,
Gl ORGE SAND a8j
mu' vraie contre-partie «1rs deux du Journal de Piffoel :
l" Je ne Vax jamais craint (Heine) e1 2° Vraiment fai bien plus
peur de.., (Mmes 1rs amies). E1 les lignes de Heine, commençant
par les mois : Non, elle ne possède poini ces dons de la nature à
un trop haut il* gré, etc., produisent L'impression d'une paraphrase
fcoul à l'ait i heinesque » du passage à'Horace . La vicon
de Chailly n'avait jamais été belle... la vicomtesse de Chailly n'avait
jamais eu d'esprit... la vicomtesse de Chailly était issue tPum
famille de financiers... clic araii une noblcssr <nti /iridié comrm
tout h1 reste... comme ses dents..., etc.
Bref, railleur d'Horace, oubliant son pseudonyme masculin,
n'a pas pu se priver du plaisir tout féminin d'égratigner tant
suit peu cette amie, ancien objet de ses e litanies ». (V. Si/non.)
De son côté Mme d'Agoult ne pouvait pardonner à a George
la victoire remportée sur Chopin et ne trouvait rien de mieux
à faire qu'à se moquer de lui et même de son état maladif. De
même La vicomtesse de Chailly ne souffre pas que ceux qui fré-
quentent son salon ne deviennent immédiatement ses adora-
teurs. Elle entreprend donc sans tarder la conquête d'Horace.
Mais lui aussi veut « primer » et vaincre ses rivaux. Et voici
que des deux côtés commence un assaut en forme, qui se
termine, certes, par une double défaite. Malheureusement
c'est L'histoire de la faux et de la pierre! La vicomtesse et
Horace sont tous deux dominés par la personnalité, tous deux
sont vaniteux et en proie à ce que Spurzheim aurait, au dire
de Fauteur, nommé Yapprobatiuité : la soif de l'approbation
universelle et de la reconnaissance générale de leurs qualités.
La vicomtesse cherchait dans l'amour d'Horace une nouveauté
piquante, une admiration romantique et absolue, qui ne ressem-
blerait pas aux flirts mondains et l'aurait encore rehaussée aux
yeux de tout le inonde. Horace, comme elle, est incapable d'un
attachement. Au contraire, sa vanité désire afficher sa victoire
sur cette lionne aristocratique, prétendue inaccessible. Ceci est
contraire à toute correction. Et puis la vicomtesse n'est point
une Marthe. Elle n'entend pas afficher sa liaison, mais l'enve-
lopper de mystère.
286 GEORGE SAND
Horace est pourtant d'une autre caste, il n'est policé qu'à la
surface. H commet donc une série de bévues et de fautes impar-
donnables ; il les commet toujours à cause de sa vanité irré-
frénée, de son incapacité à oublier sa chère personne pour autrui,
et il compromet la vicomtesse. Il en est outrageusement puni par
elle (la comtesse d'Agoult railla jadis de même le pauvre Pelle-
tan) ; il est à jamais banni de ce clan mondain, et la vicomtesse
se venge en l'empêchant d'épouser une riche héritière ou une
veuve non moins riche et de satisfaire par là sa passion de briller.
Lors de son flirt avec la vicomtesse, et toujours poussé par son
désir vaniteux de parvenir n'importe comment, Horace avait
débuté dans la carrière littéraire en écrivant un roman sur
ses amours avec Marthe et sur son prétendu suicide. Le roman
eut du succès. Mais quand, après la débâcle de toutes ses vani-
teuses espérances, Horace reprend la plume, il échoue complè-
tement ; il manque de sincérité et d'idées générales auxquelles il
se serait dévoué et qui, en l'enthousiasmant, eussent enthou-
siasmé ses lecteurs. Le roman ne vaut rien, sa carrière litté-
raire semble à jamais finie. Il n'a plus d'argent, tout est perdu
au jeu, vendu, engagé. Sa position est désespéré. Il se décide
alors à dompter sa fierté et à reparaître sous un prétexte plau-
sible chez Eugénie et Théophile qu'il avait si ingratement
quittés à cause de son amour-propre et de sa superbe.
C'est à ce moment qu'il rencontre de nouveau Marthe et
Paul Arsène. Horace arrive chez Théophile juste le jour où
on y apporte son enfant ; il apprend le rôle honteux et égoïste
qu'il a joué et la magnanimité de Paul Arsène. L'amour-
propre d'Horace ne lui permet point cependant de se recon-
naître vaincu, il préfère exprimer sur le compte de Marthe
les suppositions les plus outrageantes, plutôt que de recon-
naître l'indignité de sa propre conduite.
Alors recommence l'éternelle histoire : à peine a-t-il vu Marthe
sur le théâtre dans tout l'éclat de ses succès et de sa beauté
épanouie, qu'il s'imagine en être encore amoureux ; il se met
à la courtiser de nouveau et n'admet pas que Marthe puisse
ne plus l'aimer — lui! H se remet donc à « divaguer », à se
GEORGE 8AND 2K7
répandre en paroles el en protestations, mais il doil enfin
avouer bs défaite. Cependant, toujours désireux «l(> jouer un
« rôle remarquable -, il commence soudainemenl à s'exta-
Bier sur I" « héroïsme » <lr Pau] Arsène, sur La beauté «le bob
Bacrifice, à s'attendrir sur Marthe e1 sur son marmot et à s'aban-
donner à un repentir fort Iteau et très émouvant, C6 qui lui
allire les sympathies générales et lui fournit l'occasion de... Bfl
répandre encore en de nouveaux torrents d'éloquence. Comme
toujours encore, le sentinient vrai parle en lui simultanément
avec le désir de paraître quelque chose d'extraordinaire. Cette
fois c'est sa « grandeur d'âme » qui doit le faire admirer à tout
le inonde .Mais cet élan se refroidit très vite. 11 ne dure qu'un
jour. Horace se met à souffrir en pensant à son rôle peu bril-
lant dans l'avenir, il se met à « penser à Marthe un peu plus
qu'à Arsène et à lui-même plus qu'à son fils ». Il poursuit même
Marthe de ses protestations passionnées et de ses subites appa-
ritions chez elle ; un beau jour il la menace même de la tuer
et de se tuer, — crime dont le sauve Laravinière (soudaine-
ment ressuscité), qui lui fait descendre l'escalier quatre à quatre.
Après cela il ne reste à Horace plus rien à faire qu'à partir
immédiatement pour l'Italie, — grâce au seul ami mondain qui
lui reste et lui en procure les moyens, — tout comme George
Sand les procura jadis à Sandeau, auquel Horace ressemble
en plus d'un point. En outre, Horace part pour l'Italie presque
à la même date que Sandeau, — le 25 mai 1833 ! Nous appre-
nons aussi son odyssée ultérieure :
H a vu l'Italie, il a envoyé aux journaux et aux revues des descrip-
tions assez remarquables et très poétiques auxquelles personne n'a
fait attention : aujourd'hui le talent est partout. Il a été précep-
teur chez un riche seigneur napolitain et je le soupçonne d'en être
sorti avant d'avoir mené ses élèves en quatrième pour avoir fait la
cour à leur mère ! (Nous soupçonnons l'auteur de s'être encore sou-
venu ici de l'été de 1837 et d'Eugène Pelletan !...) H a composé en-
suite (comme Malle fille !) un drame flamboyant qui a été sifflé à l'Am-
bigu. Il a refait trois romans sur ses amours avec Marthe, et deux sur
ses amours avec la vicomtesse. Il a écrit des premiers-Paris d'une poli-
tique assez sage dans plusieurs journaux de l'opposition. Enfin, ayant
288 GEORGE SAND
moins de succès en littérature que de talent et de besoins, il a pris le
parti d'achever courageusement son droit ; et maintenant il travaille
à se faire une clientèle dans sa province, dont il sera bientôt, j'espère,
l'orateur le plus brillant... (tout comme Emmanuel Arago).
Au cours de notre récit nous avons maintes fois signalé
certains traits du caractère et de l'existence d'Horace qui
rappelaient tantôt l'un, tantôt l'autre des commensaux de
George Sand, petits bourgeois et intellectuels faisant leur che-
min soit dans la littérature, soit au barreau, soit à la tribune.
Nous avons cité la lettre d'Emmanuel Arago qui prouve que
plusieurs contemporains avaient cru le reconnaître dans le
héros de ce roman. Dans sa Dédicace à Charles Duvernet et
dans la préface, écrite pour l'édition de 1855, George Sand dit
que ce roman lui fit beaucoup d'ennemis, un grand nombre de
gens ayant cru se reconnaître dans le personnage d'Horace ;
elle assure qu'elle et Duvernet l'avaient « certainement connu,
mais disséminé entre dix ou douze exemplaires », parce que
les traits typiques d'Horace se rencontrent chez beaucoup de
personnes, et que le trait qui leur est commun à toutes est
la personnalité. Donc, tout en niant avoir peint un portrait
spécial, George Sand convenait que ce portrait ressemblait à
beaucoup d'individus qu'elle avait connus. Cette ressemblance
frappa les lecteurs contemporains et surtout les amis berrichons
de la romancière.
Rappelons que deux ans auparavant avait paru un recueil
de nouvelles, les Revenants, par Sandeau et Houssaye ; parmi
elles il y en avait une intitulée aussi Horace. C'était un épisode
détaché de Rose et Blanche, ce premier roman fait par George
Sand en collaboration avec Jules Sandeau. Le héros était le
prototype de tous les héros négatifs des futurs romans de
Mme Sand : un hâbleur égoïste, imposant aux autres son froid
enthousiasme, mais aussi incapable d'un sentiment absolu
que d'une activité décidée. Rappelons aussi que c'est en 1839
que parut le roman de Sandeau, Marianna, — une sorte d'iw-
diana refaite par Sandeau, c'est-à-dire la peinture des premiers
orages romanesques de la vie de George Sand. Nous présumons
GEORGE SA NI) 289
que ce double Bouvenir de Bon premier ami passionnel et lit t «'- -
raire influença la genèse «lu roman de Mme Sand : il n'y a
donc rien d'étonnanl si dans Horace Dumontel on trouve tanl
de ressemblance e1 avec Sandeau Lui-même e1 avec L'Horace
de Leur premier roman. Il qoub Bemble très naturel aussi que
Mme Sand ait situé Le lieu el ['action de son roman justemenl
à L'époque el dans Le milieu où vécurent les jeunes auteurs
de Rose et Blanche : modestes mansardes sur un quai du
Quartier Latin, d'où se découvrait une vue magnifique sur les
tours Saint-Jacques et Notre-Dame; petit groupe d'écrivains
eu herbe e1 d'étudiants en médecine el en droit, — comme Emile
Regnault et Jules Sandeau Lui-même, — et enfin les années brû-
lantes de 1830-31-32. Tout cela donne à Horace une empreinte
de vie réelle el vraiment « vécue » ; ce roman, comme les mé-
moires ou autres documents authentiques, n'a pas vieilli, il
semble écrit d'hier et se distingue, par son ton simple et réaliste,
par son dialogue vrai, par l'absence de toute rhétorique roman-
tique, autant des romans précédents que de la plupart des œuvres
ultérieures de Mme Sand.
Il est très difficile de rendre, même dans une analyse détail-
lée, les changements infiniment menus de l'humeur et du carac-
tère d'Horace, qui, surtout dans la dernière partie du roman,
sont décrits avec une rare perfection. Sa ressemblance avec « dix
ou douze exemplaires » d'individus, connus de Fauteur, fait
qu'Horace restera à tout jamais un type, type d'un enthou-
siaste à froid qui entraîne les autres parce quïl s'éprend lui-
même de son éloquence ; d'égoïste naïf, assoiffé du désir de
briller, de primer, d'exciter l'admiration générale et faisant aux
autres un mal irréparable pour la simple raison qu'il n'aime et
ne se préoccupe que de lui-même. Ce typ? est éternel, comme
le type de son antipode moral, — Paul Arsène, — cet ami
dévoué se sacrifiant pour les autres, cet amoureux permettant
à sa bien-aimée d'en aimer un autre, pourvu qu'elle soit heu-
reuse !
Ces deux personnages — Horace et Arsène — personnifient
réellement les deux types éternels qu'un ami de George Sand
ni. 19
290 GEORGE SAN'D
avait surnommés les farceurs et les jobards et en qui, à son dire,
se partageait le inonde.
Outre les héros principaux, tous les autres personnages du
roman : la vicomtesse, son vieil ami et ex-amant, le marquis
de Vergnes, élégamment cynique et froidement dévergondé, la
stupide, avare et méchante sœur de Paul Arsène, Louison,
une nitouche campagnarde mesquinement prosaïque et ver-
tueuse, et Laravinière, autant de portraits éminemment vivaces,
vivants et cobrés ! Il n'y a que deux personnages qui sont
absolument de trop et qui alourdissent même l'action : c'est
Théophile, au nom duquel nous parle l'auteur, et son amie archi-
vertueuse, la grisette à l'eau de rose, Eugénie. Us sont de trop,
parce qu'ils rendent, par la part qu'ils prennent à toutes les con-
versations des héros et même par leur seule présence, cer-
taines scènes très déplaisantes, on dirait même : scabreuses, parce
qu'il y a certaines choses dont on ne peut parler ni par des tiers,
ni devant des tiers, sans risquer de devenir indécemment ridi-
cule ou brutalement cynique. Ce couple lui-même, vivant
maritalement au vu et au su de tout le monde, avait dû
justement choquer la rédaction de la Revue des Deux Mondes;
et le lecteur éprouve le désir de dire à ce M. Théophile : « Mon-
sieur, puisque votre Eugénie est si véritablement vertueuse,
fidèle et charmante, pourquoi ne l' épousez-vous pas, vous qui
avez les sentiments d'un vrai démocrate et qui proclamez l'éga-
lité? Vous qui êtes absolument libre, riche et ne dépendez que
de vous-même, parce que votre papa aristocrate fut aussi un
libre penseur, que votre maman est déjà morte et que vous
avez une très considérable clientèle de médecin? »
Mais c'est peu de chose encore ! Grâce à ce récit fait par
Théophile, Marthe et Arsène, Arsène et Horace disent et ana-
lysent devant l'auteur des choses qu'il vaudrait mieux leur voir
dire entre eux. C'est pour cela que tous les préliminaires avant
l'installation de Marthe dans l'appartement d'Horace, et sa
rentrée sous le toit d'Eugénie, après une nuit pertinemment
passée chez lui, ainsi que tous les débats entre Eugénie, Théo-
phile, Marthe et Horace sur l'opportunité ou la non-opportu-
Gl ORGE SA ND
nité pour Marthe de devenir la maîtresse d'Horace nous
paraissent déplaisants, indécents même. Tous ces débats
semblent indélicats; cela vient Bimplemenl de ce que !<•
récil es! Fait à la première personne. I ) ; m s la Buite «lu roman,
Lorsque L'auteur parle à La troisième personne, cette pénible
impression, produite par certaines scènes du commencement,
sY!ï;iee. (V n'est que toul à fatl vers l;i lin qu'on ('prouve de nou-
veau un certain malaise. Lorsque les quatre ou cinq personnages
commencent à discuter la parenté de reniant de .Marthe : est-i]
à Horace, à Pau] Arsène ou peut-être même à tous Les deux à la
l'ois? Admet tons que ( reorge Sand ait voulu expressément peindre
par là L'égofeme et la sophistique d'Horace qui réapparaissent
chaque fois que la vie réelle le réclame. Mais grâce à Théophile
et Eugénie, on a de nouveau l'impression d'élucubrations pédan-
tesquement indécentes sur un thème scabreux.
Si on fait abstraction de cette erreur de forme commise par
l'auteur, on est frappé par la manière magistrale avec laquelle
il domine son sujet, par la finesse de ses observations, par la
vérité de ses caractères. Horace seul y parle indéfiniment
et avec emphase, comme il lui sied : les autres personnages sont
bien moins loquaces ; leurs reparties sont plus simples, plus
brèves, plus réalistes qu'elles ne le sont dans beaucoup de
romans de George Sand.
Quant à l'épisode des amours manques d'Horace avec la
vicomtesse, ils sont peints avec un si grand réalisme de détails,
les caractères de tous les personnages y sont si incisifs, res-
pirent une satire si mordante et tout le récit est assaisonné de
si intéressants apartés de l'auteur et de si fines digressions, que
les romanciers de nos jours les plus en vogue n'auraient pas
refusé de le signer. N'ayant pas osé peindre elle-même la liaison
si douloureusement tragique, et faussée dans son principe, de
Liszt avec la comtesse d'Agoult, et ayant cédé le sujet à Balzac,
Mme Sand fut tentée de peindre quand même son ex-amie,
et quoiqu'elle la représentât non avec le véritable héros de son
roman, mais avec un personnage imaginaire, le portrait est
assez cruel. Malgré cela, ces héros agissent dans leur diffé-
292 GEORGE SAND
rend d'une manière toujours conforme à leurs caractères ; or ceci
est une condition pour que l'œuvre littéraire soit une vraie œuvre
d'art. Et si tout un roman de Balzac est entièrement consacré
à la belle comtesse prétentieuse, tandis que chez Mme Sand ce
n'est qu'un épisode, cet épisode est vraiment écrit à la Balzac.
En même temps qu'Horace parut dans la Revue indépendante
une série d'articles de Mme Sand sur les poètes populaires. Il
est tout naturel que Leroux et ses adeptes trouvant qu'il fallait
en finir au plus vite avec tous les préjugés, toutes les divisions
de caste et de propriété, croyant que « la voix du peuple » est
bien vraiment « la voix de Dieu », puisque c'est aux hommes
simples, aux consciences droites, aux volontés franches, aux
cœurs spontanés, aux masses encore intactes et vierges, à la
majorité enfin, que la vérité sera plutôt accessible, il est tout
naturel, disons-nous, qu'ils aient accordé une attention toute par-
ticulière à tous ces poètes, écrivains et politiques sortis du peu-
ple, qui semblaient être les représentants directs de ses aspira-
tions, de ses opinions, de son esprit.
Dans le n° 1 de la Revue indépendante on trouvait déjà les
vers de deux jeunes poètes populaires : Charles Poney, le
maçon de Toulon (1), et Savinien Lapointe, le cordonnier
parisien. C'est Arago qui envoya les premiers à la rédaction de
la Revue en les accompagnant d'une lettre dans laquelle il
donnait quelques détails biographiques. Un peu auparavant,
Mme Amable Tastu — poétesse fort connue en son temps
— avait aussi écrit une préface au petit livre de poésies,
publiées par une modeste ouvrière, Marie Carpentier, et l'un
des disciples de Saint-Simon, Olinde Rodrigues, édita tout
un recueil de vers des poètes populaires sous le titre géné-
ral de Poésies sociales (2). Il est clair que toute la critique
(1) Selon une autre version (v. George Sand, Questions d'art et de litté-
rature, p. 77), Poney ne fut pas même maçon, mais bien « un ouvrier en
vidanges », c'est-à-dire qu'il s'occupait d'une profession devenue célèbre
grâce à Akime, de Tolstoï. « Il n'y a rien de nouveau dans ce bas monde »,
tout se répète, même les représentants de la pureté d'âme et de la sagesse
populaire, qui se trouvent être en même temps des fonctionnaires de l'assai-
nissement public !
(2) Olinde Rodrigue.?, Poésies sociales des ouvriers, 1841.
GEORGE SAM) 293
conservatrice, Lenninier <'ii tête, fil un accueil des plus défa-
vorables à ce livre. Lenninier admonestait, entre autres, (nus Les
amis du peuple de ue poinl trop chanter les lonanges de ces
portes, de ne poinl les encourager ;'i aspirer à une vie intellec-
tuelle, el il tâchail de les intimider par le fantôme du suicide;
d'après lui, ils y Beraienl tous poussés par les désenchantements,
cela était déjà arrivé à un certain Boyer.
Mme Àmable Tastu ainsi qu'Arago Bignalaienl dan- leurs
articles qu'en dehors de cette jeune ouvrière et du maçon de
Toulon, il existait encore toute une pléiade de poètes populaires,
voire : Hégésippe Moreau qui venait de mourir. Lebreton, cali-
cot ier de Rouen, Jasmin, le célèbre coiffeur gascon, Durand,
menuisier de Fontainebleau, Rouget, tailleur de Nevers, Magu,
tisserand de Lizy-SUT-Ourcq, Beuzeville, ]>oticr d'étain de Kouen,
Vinçard, Ponty, Roly, Reboul, boulanger de Nîmes, Eliza
Moreau, Élise Mercœur si prématurément morte, Louise Crom-
bach, Marie Carpentier, Antoinette Quarré, etc., etc., sans parler
du patriarche de tous les chansonniers issus du peuple, du célèbre
et grand Béranger qui, non seulement n'avait plus besoin de
recommandations ou de louanges quelconques, mais qui dis-
tribuait lui-même des brevets d'immortalité!
Mme Sand qui connaissait déjà Poney par les récits d'Arago,
et qui, par l'intermédiaire de Perdiguier, avait fait la connais-
sance personnelle de Magu, puis de son futur gendre, le serru-
rier. Gilland, fut charmée de leurs poésies, et s'intéressa à
ces individualités remarquables : aucun de ces hommes ne
se ressemblant. Elle crut découvrir un sens profond dans le fait
même de l'éclosion et de l'épanouissement de cette poésie po-
pulaire, disparue depuis tantôt deux cents ans, depuis le célèbre
menuisier de Xevers, maître Adam Billaut.
Mme Sand consacra donc quatre articles entiers, dans la
Revue indépendante, à cette nouvelle veine de poésie, — dite
poésie sociale. Elle tenait autant à propager la célébrité des
poètes prolétaires qu'à attirer l'attention des lecteurs sur la
signification sociale de leur avènement. Il apparaissait comme
une preuve visible de la théorie de Leroux sur le progrès continu.
294 GEORGE SAND
Dans le premier article intitulé : Sur les poètes populaires (1)T
George Sand ne fait que signaler en passant « Charles Poney, dont
le talent mérite bien d'être remarqué du public », pour analyser
tout aussitôt fort longuement et avec grande sympathie la pré-
face de Mme Amable Tastu au volume de Marie Carpentier.
Cette préface, renferme l'idée suivante : c'est aux prolétaires,
au peuple dans le vrai sens de mot qu'appartient maintenant
le rôle créateur et primant dans la poésie; jusqu'au dix-sep-
tième siècle la poésie et la littérature furent l'apanage exclusif
de la noblesse ; puis ce fut la magistrature et la haute bourgeoisie
qui entrèrent en scène, ensuite les classes moyennes ; à présent,
c'est le tour du peuple. « Comme dans quelque œuvre de Beetho-
ven la phrase harmonieuse parcourt l'orchestre, répétée tour à
tour par chaque instrument •>, ainsi le don de la poésie passe
par toutes les classes de la société ; c'est grâce à cela que la poésie
ne meurt jamais, mais se renouvelle éternellement fraîche.
« Ce sont là, disait dans son article Arago, des signes précur-
seurs et infaillibles d'une émancipation politique prochaine,
contre laquelle de prétendus hommes d'Etat raidiront vainement
leurs petits bras... »
Cette éclosion de tant de talents créateurs au milieu des masses
populaires, — dit à son tour Mme Sand dans ses quatre articles,
— témoigne que la vie de sensation et la vie de sentiment une
fois éveillées dans le peuple, il arrivera à sa maturité intellec-
tuelle ; elle témoigne de la possibilité pour lui d'apporter actuel-
lement son denier au trésor des acquisitions humaines, de tra-
vailler côte à côte avec les autres au salut public, au salut de
Yhumanité; elle témoigne de la solidarité de tous les hommes dans
l'humanité, elle confirme la perfectibilité de l'humanité...
(1) Cet article est signé Gustave Bonnin. George Sand eut plus tard souvent
recours à ce pseudonyme de Bonnin, en n'y changeant que le prénom de
« Gustave » pour celui de « Biaise ». C'est ainsi qu'elle signa du nom de
Biaise Bonnin YHistoire de Fanchette, en 1843, la Lettre d'un paysan de
la Vallée Noire, qui parut dans V Eclair eur de V Indre en 1844 ; V Histoire-
de France écrite sous la dictée de Biaise Bonnin, qui fut publiée à la Châtre,
en brochure, en mars 1848, et enfin les Paroles de Biaise Bonnin aux Ions
citoyens, cinq brochures également parues en 1848 et réimprimées sous le
vrai nom de l'auteur dans différents almanachs du temps.
GEORGE s A ND
Le suprême but actuel de l'humanité étant la solution de
grands problèmes sociaux, de la grande question de l'égalité, de la
fraternité el de la solidarité générale, et sa solution pratique se
présentait sous la forme «le l'enseignemenl universel, de l'orga-
nisation du travail e1 de lagarantie à tous des moyens d'existence,
il est naturel que ce soient ceux qui y Boni le plus intéressai qui
vous en parlenl : les ouvriers prolétaires.
La poésie, dit .Mme Sand dans son article sur Lamartine wtfd-
piste, reflète les idées et les sentiments les plus vivaces de l'huma-
nité. Si Lamartine lui-même, considéré par, les uns comme un
barde insouciant, accordant son luth sur n'importe quel mode.
par les autres comme un froid égoïste el par les troisièmes comme
un vaniteux politique, si lui aussi vient d'écrire des vers commu-
nistes, intitulés Utopie, où il déclare qu'aucune souffrance de
l'humanité ne peut lui être étrangère, qu'il souffre et se tour-
mente pour tous et voit sa vocation dans cette union avec l'hu-
manité, — qu'y a-t-il alors de surprenant que les poètes popu-
laires élèvent à présent leur voix:' Le sentiment de la vie, de
l'avenir, de la perfectibilité, de l'égalité est à cette heure dans
toutes les nobles âmes, poètes célèbres ou rimeurs prolétaires, et
la parole de la vérité sur toutes les lèvres, depuis M. de Lamar-
tine jusqu'à Savinien Lapointe...
Il est injuste d'exiger, dit Mme Sand dans ses Dialogues fami-
liers sur la poésie des prolétaires, que récemment entré dans la
carrière littéraire, le prolétaire dise d'emblée une «nouvelle pa-
role » tout originale et irréprochable, ne copiant personne. On ne
peut pas exiger de lui ce qu'on n'exige point des poètes
des autres classes. Nommez donc quelque poète mondain
contemporain qui n'eût jamais contrefait tantôt Othello, tantôt
les héros espagnols de Caldéron et tantôt quelque « sombre et
féroce pacha ». Or, si les hommes, depuis longtemps habitués à
manier la langue, copient les idées d'autrui, qu'y a-t-il d'éton-
nant que le jeune « quatrième ou cinquième état », commençant
sa carrière, imite aussi de beaux originaux, tels que Lamartine
(comme Beuzeville), ou Béranger (comme Poney). Mais si parmi
les poètes populaires il y en a qui chantent sur des airs qui leur
296 GEORGE SAND
sont siffles ou soufflés, il y en a aussi d'originaux. Tel est Magu.
C'est à tort que l'on croit qu'il a abandonné pour la plume sa
navette et son métier, que sa gloire lui a tourné la tête. Non,
c'est un vrai ouvrier, un vrai travailleur ; il est toutefois pour
cela même un vrai poète, qui a trouvé son propre verbe, une
langue originale, franche et naïve, sans façon et sans préten-
tions, ayant sa source dans son cœur. C'est à tort aussi que mes-
sieurs les critiques conservateurs voulaient effrayer les poètes
prolétaires par les aspérités de la carrière littéraire ; c'est à tort
qu'ils craignaient que ces travailleurs n'abandonnassent pour
elle leur métier et qu'ils ne perdissent comme qui dirait (te
parfum de chevalet,
La carrière littéraire est si peu lucrative et si peu attrayante
qu'il est fort douteux que quelqu'un se résigne à abandonner sa
profession et à se dévouer à la seule littérature. Il n'y a pas non
plus à redouter pour eux les désenchantements poussant au
suicide, comme ce fut le cas de Boyer. Il se rencontre des âmes
faibles dans toutes les professions, dans toutes les classes. Si
même Boyer n'avait été ni poète, ni prolétaire, il aurait pu se
suicider, pour des chagrins et des désillusions ; ceci n'est nulle-
ment une conséquence de son état de poète prolétaire.
La seconde partie des Dialogues familiers fut écrite par
Mme Sand neuf mois plus tard, en septembre 1842, et elle n'y
parle plus spécialement des poètes populaires, apparus sur la
scène littéraire vers 1840, elle consacre ce second dialogue à maî-
tre Adam Billaut, poète menuisier du dix-septième siècle (1).
Elle s'efforce d'y prouver que si on considère toutes les cir-
constances défavorables de son temps, — la dépendance des
princes mécènes, l'obligation de les « chanter » pour chaque
manteau et chaque paire de souliers qu'ils lui accordaient, —
et si on analyse attentivement l'ensemble de l'œuvre d'Adam
Billaut, il présente le type d'un vrai poète populaire, d'un véri-
(1) Il avait paru en cette armée de 1842 une nouvelle édition des œuvres
de Billault : Poésies de maître Adam BiUauli, menuisier de Nevers, précédées
d'une notice biographique et littéraire, par M. Ferdinand Denis, accompagnées
de notes par Ferdinand Wagnien, édition ornée de huit portraits et de deux
vues du Nivernais. Nevers, 1842. 1 vol. in-8°.
GRORGB SAM)
table démocrate. Il «lit aux puissants <!<• ce monde : • Si oe □ e I
ici, du moins là-bas, lorsque le vieillard Caron nous prendra toul
nus dans sa barque, nous serons tous égaux : tâchez donc que les
poètes \ «mis chantenl tant que vous «''tes encore i«-i, el qu'ils vous
donnent quelque immortalité, quelque gloire el la réputation
d'avoir été bien réellement «!«■ hauts protecteurs de la poésie, de
généreux et magnanimes protecteurs des poêti
Bref, maître Adam Billaul était, au dix-septième siècle, un
«digne précurseur i\^ poètes populaires contemporains. Il dépen-
dait matériellemenl des puissants de la terre, mais il était dans
son l'or intérieur absolument indépendant, reconnaissant la fra-
ternité et l'égalité de tous les hommes, et on cet âge de fer,
appréciait hautement sa vocation de poète et en était tout
fier.
Mme Sand ne se borna pas à écrire ces quatre aperçus plus ou
moins généraux sur la « poésie sociale ». Avec la générosité
d'un vrai « grand homme. » elle tâcha, à plusieurs reprises.
de soutenir ses confrères débutant dans leur carrière, et de
travailler à leur gloire. C'est ainsi qu'elle consentit k corriger
les premières épreuves des vers de Savinien Lapointe et à lui
indiquer les changements qu'il fallait y faire (1). Elle ne fut
jamais avare ni de son temps, ni de sa peine chaque fois qu'il
était nécessaire de recommander au public quelque nouveau
recueil de vers de l'un ou de l'autre de ses modestes con-
frères. C'est ainsi qu'elle écrivit des préfaces aux volumes de
Poney : le Chantier, les Chamons de chaque métier, le Bouquet de
marguerites, aux Poésies de Magu et aux Conteurs ouvriers de
Gilland. Sa bonté infinie et sa hâte à aider toujours la firent,
pendant de longues années, l'amie et le soutien de tous ces poètes.
(1) On lit dans une lettre inédite de Leroux, sans date ni adresse, écrite
sur un papier portant l'en-tête de la Revue indépendante :
Paris, 1S41.
« Voici, chère amie, la suite de vos épreuves et l'épreuve des vers de Savi-
nien Lapointe, que vous aurez la complaisance de lui faire corriger. Je suis
de votre avis, je trouve cette pièce fort remarquable. Ce que vous aviez
souligné comme défectueux a été imprimé en caractères italiques. Il verra
donc facilement où portent vos très justes critiques. »
2y8 GEORGE SAND
Les lettres inédites de Gilland, de Poney et de Magu, comme
celles de Perdiguier, témoignent que, dès leurs premières entre-
vues avec elle et jusqu'au jour de leur mort, tous ces hommes
eurent en Mme Sand la plus dévouée, la plus parfaite amie et
protectrice. Elle les aidait dans toutes leurs affaires, minimes
ou sérieuses, elle avait pour eux des attentions et des soins
maternels. Il n'est pas étonnant que tous ces poètes et leurs
familles lui aient voué, en échange, une amitié et un dévoue-
ment exaltés. Les heures que nous avons passées à lire la
correspondance de Mme Sand avec ces poètes prolétaires nous
ont laissé une impression inoubliable. Nous nous sentîmes dans
une atmosphère de dévouement, d'adoration, d'admiration
absolus pour le grand écrivain : ces cœurs simples et sin-
cères surent apprécier sa grande âme; nous eûmes l'occasion
de faire à distance la connaissance de plusieurs individualités
extrêmement sympathiques ; nous comprîmes parfaitement que
George Sand n'avait pas pu fane autrement que de porter à
chacun d'eux un vif intérêt et une sincère sympathie.
Voici par exemple Charles Poney de Toulon (1) qui devint
plus tard un ami de toute la famille Sand — de Maurice et de
Solange — et qui vint les visiter à Nohant avec sa femme,
Désirée, et sa fille, appelée aussi Solange. Les rapports de George
Sand avec lui furent si amicaux que Poney était au courant
de telles circonstances de sa vie intime, dont elle ne parlait à
personne. Ces relations restèrent les mêmes jusqu'au dernier
jour. Charles Poney semble avoir été le plus instruit et le
plus cultivé des poètes prolétaires, amis de Mme Sand. Dans
sa poésie il y avait des nuances et des sentiments complexes,
mais par cela même il se distinguait moins des poètes des
classes supérieures, que le père Magu ou Gilland « le serru-
rier ».
Poney inspira néanmoins tant d'intérêt à Mme Sand, elle
vit en lui un talent si remarquable et des opinions qui lui étaient
si chères, que ce fut son succès même qu'elle redouta pour
(1) Charles Poney naquit en 1821 et mourut le 30 janvier 1891.
GEORGE s.\ NI)
lui; c'rsi pour cela qu'immédiatement après la publication
de ses Marines (1) elle lui écrivil une Lettre, dans laquelle elle
Le mettait en garde contre les séductions de ce Buccès, contre les
tentations de La richesse, de la protection des puissants de la
terre el en même temps cl l«' lui disait que L'auteur de La préface
de son volume (.M. Ortolan) n'avait pas assez apprécié Poney,
et qu'elle voulait pour cette raison écrire elle-même aur lui.
Lorsqu'il ferait quelque nouvelle édition.
.1 monsiew Charles Poney, à Toulon.
Taris, 27 avril 1842.
Mon enfant.
Vous eies un grand poète, le plus inspiré et le mieux doué parmi
tous les beaux poètes prolétaires (pic nous avons vus surgir avec joie
lia us ces derniers temps. Vous pouvez être le plus grand poète de la
France un jour, si la vanité, qui tue tous nos poètes bourgeois, n'ap-
proche pas de votre noble cœur, si vous gardez ce précieux trésor
d'amour, de fierté et de limité qui vous donne le génie. On s'efforcera
de vous corrompre, n'en doutez pas; on vous fera des présents, on
voudra vous pensionner, vous décorer peut-être, comme on l'a offert
à un ouvrier écrivain de mes amis, qui a eu la prudence de deviner et
de refuser...
Prenez doue garde, noble enfant du peuple ! Vous avez une mission
plus grande peut-être que vous ne croyez. Résistez, souffrez, subissez
la misère, l'obscurité, s'il le faut, plutôt que d'abandonner la cause
sacrée de vos frères. C'est la cause de l'humanité, c'est le salut de
l'avenir, auquel Dieu vous a ordonné de travailler, en vous donnant
une si forte et si brûlante intelligence...
... Souvenez-vous, cher Poney, du mouvement qui vous fit crier :
Pourquoi me brûles-tu, ma couronne d'épines?
C'était un mouvement divin.
Eh bien ! beaucoup ont crié de même dans ce siècle de corruption
(1) On voit par la Correspondance de Béranqer et par le fort intéressant
volume de M. Jules Canonge : Lettres choisies dans une correspondance de
poète, communiquées à ses lecteurs par celui qui les a reçues, 1831-1866 (Paris,
Tardieu, 1867), que George Sand n'épargna rien pour répandre le premier
petit volume du jeune poète toulonnais et qu'elle l'avait envoyé elle-même
à Béranger et à Canonge en accompagnant cet envoi de lettres auto-
graphes.
300 GEORGE SAND
et de faiblesse. On leur a donné de l'or et des honneurs ; leur cou-
ronne d"épines a cessé de les brûler...
... .Je ne veux pas altérer en vous la sainte reconnaissance que vous
portez sans doute à Fauteur de votre préface ; mais ce bon homme ne
vous a pas compris. H a eu peur de vous. Il vous a donné de mauvais
conseils et de pauvres louanges. Quand je parlerai de vous au public,
j'espère en parler un peu mieux. Quand vous ferez un nouveau recueil,
je vous prie de me prendre pour votre éditeur et de me confier le soin
de faire votre préface...
Si vous voulez m' écrire, bien que je sois ennemie par nature et par
habitude du commerce épistolaire (1), je sens que j'aurais du bon-
heur à recevoir vos lettres et à y répondre. Je pars pour la campagne
dans huit jours. Mon adresse sera La Châtre, département de l Indre,
jusqu'à la fin d'août.
Votre morceau sur le Forçai m'a fait pleurer. Quelle société ! point
d'expiation, point de réhabilitation ! rien que le châtiment bar-
bare !...
On voit par la correspondance ultérieure entre George Sand
et Poney qu'elle s'efforça d'aider matériellement son pauvre
ami, qu'elle lui rendit de nombreux et divers services amicaux,
et qu'elle tâcha de lui donner de bons conseils tout litté-
raires. Ces lettres apparaissent aussi comme le résumé de
ses doctrines sociales et artistiques et arrêtent par cela même
notre attention. Mais elles sont encore éminemment intéres-
santes au point de vue littéraire et même purement technique.
Des dizaines de pages sont remplies de l'analyse de phrases ou
d'expressions de ses vers, de conseils pour mieux dire, de la cri-
tique des termes impropres ou mal venus. Elle ne se borne pas
à ces petites indications sur la forme, elle lui donne souvent des
conseils très importants et très précieux quant au fond. Ainsi
par exemple dans sa lettre du 23 juin 1842, après lui avoir
appris qu'elle souffre d'une forte ophtalmie, mais qu'elle sera
fort heureuse de recevoir son ami, M. Gaymard, qui doit lui
apporter les nouvelles poésies de Poney, elle ajoute :
(1) Assertion pour le moins étonnante dans la bouche de George Sand,
qui, en ces dernières années, écrivait journellement aux correspondants les
plus divers de très longues lettres, si remarquables et si admirablement
écrites qu'à elles seules elles auraient pu lui créer la réputation de grand
écrivain, si même elle n'avait écrit rien d"autre !
GEORGE SA NI)
... Votre FiU de t Ascen ion s I tuie promesse bien sainte et bien
solennelle de ne jamais briser la coupe fraternelle où vous buvez avec
le hommes de la foi te race le courage et La douleur. Faites beaucoup
de poésies de ce genre, afin qu'elles aillent au cœur du peuple el que
la grande voix que le ciel vous a donnée pour chanter au bord de la
nier ne meure pas SUr 1rs rncliei B, comme celle de la Harpe dt U WJ
Prenez dans \n> robustes mains la harpe de l'humanité el qu'elle vibre
comme on n'a pas encore su la faire vibrer. Vous avez un grand pas à
faire (littérairement parlant) pour associer vos grandes peintures a\ la
nature sauvage avec la pensés et le sentiment h muni h. Réfléchissez à ce
que je souligne ici. Tout L'avenir, toute la mission de votre génie Bont
dans ces deux lignes...
... An reste la difficulté que je vous propose S'associer, en d'autres
termes, le sentiment artistique et pittoresque avec te sentiment humain
et moral, nous l'avez instinctivement résolue d'une manière admi-
rable en plusieurs endroits de vos poésies. Dans toutes celles où vous
parlez de vous et de votre métier, vous sentez profondément que si
l'on a du plaisir à voir en vous l'individu parce qu'il est particulière-
ment doué, on en a encore plus à le voir maçon, prolétaire, travail-
leur. Kt pourquoi? C'est parce qu'un individu qui se pose en poète,
eu artiste pur. en Olympio, comme la plupart de nos grands hommes
bourgeois et aristocrates, nous fatigue bien vite de sa personnalité.
Les délires, les joies et les souffrances de son orgueil, la jalousie de ses
rivaux, les calomnies de ses ennemis, les insultes de la critique, que
nous importent toutes ces choses dont ils nous entretiennent?...
Les hommes ne s'intéressent réellement à un homme qu'autant
que cet homme s'intéresse à l'humanité. Ses souffrances ne trouvent
d'intérêt et de sympathie qu'autant qu'elles sont subies pour l'huma-
nité. Son martyre n'a de grandeur que lorsqu'il ressemble à celui
du Christ; vous le savez, vous le sentez, vous l'avez dit. Voilà pour-
quoi votre couronne d'épines vous a été posée sur le front. C'est afin
que chacune de ces épines brûlantes fît entrer dans votre front puis-
sant une souffrance et le sentiment d'une des injustices que subit
l'humanité. Et l'humanité qui souffre, ce n'est pas nous, les hommes de
lettres ; ce n'est pas moi, qui ne connais (malheureusement pour moi,
peut-être) ni la faim, ni la misère, ce n'e"s"t pas même vous, mon cher
poète, qui trouverez dans votre gloire et dans la reconnaissance de
vos frères une haute récompense de vos maux personnels ; c'est le
peuple, le peuple ignorant, le peuple abandonné, plein de fougueuses
passions qu'on excite dans un mauvais sens, ou qu'on refoule, sans
respect de cette force que Dieu ne lui a pourtant pas donnée pour
rien. C'est le peuple livré à tous les maux du corps et de l'âme, sans
prêtres d'une vraie religion ; sans compassion et sans respect de la
302
GEORGE SAND
part de ces classes" éclairées (jusqu'à ce jour), qui mériteraient de
retomber dans l'abrutissement, si Dieu n'était pas tout pitié, toute
patience et tout pardon...
... Je vous disais donc que vous aviez résolu la difficulté toutes les
fois que vous avez parlé du travail. Maintenant il faut marier partout
la grande peinture extérieure à ridée mère de votre poésie. Il faut
faire des marines; elles sont trop belles pour que je veuille vous en
empêcher ; mais il faut, sans sacrifier la peinture, féconder par la
comparaison ces belles pièces de poésie si fortes et si colorées. Vous
avez rencontré parfois l'idée, mais je ne trouve pas que vous en ayez
tiré tout le parti suffisant. Ainsi la plupart de vos marines sont trop
de Vart pour Vart, comme disent nos artistes sans cœur. Je voudrais
que cette impitoyable mer que vous connaissez et que vous montrez
si bien fût plus personnifiée, plus significative, et que par un de ces
miracles de la poésie que je ne puis vous indiquer, mais qu'il vous a été
donné de trouver, les émotions' qu'elle vous inspire, la terreur et l'ad-
miration, fussent liées à des sentiments toujours humains et pro-
fonds. Enfin il faut ne parler aux yeux de l'imagination que pour
pénétrer dans l'âme plus avant que par le raisonnement...
... Quant aux vers que vous m'adressez, je les garde pour moi
jusqu'à nouvel ordre. J'y suis sensible et j'en suis fière. Mais il ne faut
pas les publier dans le prochain recueil ; cela me gênerait pour le pous-
ser comme je veux le faire. J'aurais l'air de vous goûter parce que vous
me louez...
... Si je suis sévère pour le fond, il faudra que vous soyez courageux
et patient. Il ne s'agit pas de faire un second volume aussi bon que le
premier. En poésie, qui n'avance pas recule. Il faut faire beaucoup
mieux. Je ne vous ai pas parlé des taches et des négligences de votre
premier volume. Il y avait tant à admirer et tant à s'étonner que je
n'ai pas trouvé de place dans mon esprit pour la critique. Mais il faut
que le second volume n'ait pas ces incorrections. H faut passer maître
avant peu...
... N'écrivez que quand l'inspiration vous possède et vous presse.
Nous trouvons aussi des pensées et des conseils extrêmement
remarquables dans la lettre de Mme Sand, datée du 21 janvier
1843. Mme Sand explique à Poney qu'il a tort de lui en vouloir
de son silence. D'abord elle a souffert de son ophtalmie, puis
elle a peu de loisirs et n'a jamais aimé la correspondance sans
but ou plutôt elle n'aime à écrire que lorsque sa lettre peut
faire quelque bien, en général elle a « fermé à clef son expansion
comme un trésor contenant ce qu'on a de plus précieux et
Gl ORG E S AND 30 (
qu'on ne doit ouvrir que quand <>n en peut tirer le bonheur
d'autrui . Ensuite elle demande avec enjouement et une (louer
ironie :
... Que pourrais je donc tirer d utile pour voua de mon tiroir (puisque
[a métaphore y est, laissons-la)? Serait-ce de la louange? Vous n'en
manquez |>;is, et je crains même que vous u'en ayez un peu trop
autour de vous. Je trouve, dans la manière donl vous me parlez de
vous-même, une confiance un peu exaltée, dont je voudrais vous voir
rabattre pour travailler vos vers plus consciencieusement et â tête
refroidie le lendemain de l'inspiration. Voyons ce qu'il y aurait dam
U> tiroir encore : de l'amitié, de la sympathie? un véritable intérêt?
Sans doute vous savez que le coffre en est plein, et si vous étiez comme
moi, VOUS ne devriez pas aimer à abuser dans les nuits des plus saintes
choses du inonde en faisant trop prendre l'air aux reliques de L'âme.
Troisièmes reliques du tiroir : des avis, des avertissements, des ser-
mons affectueux dans l'occasion?...
... Je vous ai envoyé, pour commencer, l'amitié, l'intérêt, la sym-
pathie, l'approbation, la louange sincère et méritée; et puis ensuite
les sermons affectueux et les avis pleins de sollicitude. Si je le rou-
vrais toutes les semaines pour vous approuver, je vous donnerais de
la vanité et je vous ferais du mal. Si je le rouvrais de même pour vous
raisonner, je vous causerais du découragement, et vous ferais encore
du mal...
Mais puisqu'il se plaint de son silence, voici la question des
sermons sur le tapis ; elle lui en fera encore un cette fois :
... Je vois que vous êtes dans une période d'expansion excessive.
Vous êtes tout jeune, vous êtes Méridional, vous êtes poète, cela
s'explique. Eh bien ! mon enfant, faites des vers, de beaux vers. Jetez
votre cœur à pleines mains à votre compagne, à votre mère, à vos
anus et à vos camarades. Mais, avec moi, si vous voulez que votre
attachement vous profite, soyez plus calme, plus sérieux et plus pa-
tient, car j'ai une nature très concentrée, très froide extérieurement,
très réfléchie et très silencieuse. Si vous ne comprenez pas, je ne vous
serai bonne à rien. Mon amitié tranquille et rarement expansive vous
blessera sans vous convaincre et je serais pour votre vie une agitation,
au heu d'être un bienfait. Puisque nous voilà sur ce sujet, j'ai deux
reproches à vous faire d'une nature assez délicate et je veux que vous
preniez Désirée pour seule confidente et pour juge, avec votre mère,
si vous voulez : je suis sûre qu'elles ont plus de droiture et de sens
304 GEORGE SAND
qu'aucune dame de nos salons. Voici mes reproches : lisez-les en riant,
mais aussi en prenant la résolution de vous observer. C'est une que-
relle de pure littérature que je vous fais, une guerre de mots, une
chicane sur les expressions. Vous ne vous apercevez pas qu'en m'expri-
mait une effusion filiale, qui me touche et qui m'honore, vous vous
servez de mots qui, mal interprétés, seraient le langage de la passion
la plus exaltée. J'ai quarante ans ; j'ai toute la raison qu'on doit avoir
à mon âge. Loin de moi donc la sotte pruderie de croire que j'ai à me
défendre d'une idée folle de la part de qui que ce soit. Ma vie est
sérieuse, mes affections sont sérieuses, et mon jugement l'est aussi.
Mais je vis parmi des gens calmes qui, ne connaissant pas l'enthou-
siasme méridional, ou ne se rappelant pas celui de leur propre jeunesse,
ne comprendraient rien à vos lettres si je les leur montrais. Je brûle
donc vos lettres aussitôt que je les ai lues, en riant de cette précau-
tion que vous me forcez de prendre, mais aussi en m'étonnant un peu
que, vous qui êtes poète, c'est-à-dire artiste dans le choix des mots,
ouvrier en fait de langage, comme on dit aujourd'hui, vous fassiez
sans vous en apercevoir de tels contresens...
Puis elle continue sa « querelle de pure littérature », mais en
la déclarant cette fois aux vers fantaisistement erotiques et ultra-
romantiques de Poney, bons pour quelque banal poète bour-
geois. Il ne sied pas à un poète populaire d'écrire toutes ces bil-
levesées :
... Je trouve là une infraction à la dignité de votre rôle. Le poète
du peuple a des leçons de vertu à donner à nos classes corrompues,
et, s'il n'est pas plus austère, plus pur et plus aimant le bien que nos
poètes, il est leur copiste, leur singe et leur inférieur. Car ce n'est
pas seulement l'art d'arranger les mots qui fait un grand poète : c'est
là l'accessoire, c'est là l'effet d'une cause. La cause doit être un grand
sentiment, un amour immense et sérieux de la vertu, de toutes les
vertus ; une moralité à toute épreuve, enfin une supériorité d'âme et de
principes qui s'exhale dans ses vers à chaque trait et qui fasse par-
donner à l'inexpérience de l'artiste, en faveur de la vraie grandeur de
l'individu...
Enfin, voulez-vous être un vrai poète, soyez un saint! et quand
votre cœur sera sanctifié, vous verrez comme votre cerveau vous ins-
pirera...
Après lui avoir parlé du choix et des changements à faire
dans le nouveau volume qu'il veut publier et de l'opinion de
GBORGE sa ND 305
Béranger qui estime queoe Becond volume doit être supérieur
au premier, ce qu'elle pense aussi, elle termine Ba lettre par ce
conseil précieux :
Je vous demande pour mon compte «le faire iouven1 des vers sur
votre métier,ce sonl les plus originaux de votre plume. Vous j mettez
un mélange de gaieté forte et de tristesse poétique que personne ne
I irai ( trouver, à moins d'être vous. Les trois ou quatre strophes
de VEpilre à Béranger, où vous parlez de votre truelle avec tant de
naïveté el <le philosophie, oui un tour robuste et frais qui vous cons-
titue une individualité véritable. Ce sont aussi les strophes qu'on B
remarquées el goûtées ici, où il y a tant de poètes, où l'on public tant
de milliards de vers par semaine; où l'on est si blasé, si ennuyé do poé-
sie, -i difficile ei si moqueur; ici où l'on a tout chanté, le ciel, la mer,
l'amour, l'orage, la solitude, la, rêverie, en lin tout ce (pie chantent les
poètes, on ne connaît pas la poésie du peuple, et c'est la, Revue indépen-
dante (pli a osé la découvrir un beau matin. Si vous voulez n'être pas
perdu dans la foule des écrivains, ne mettez clone pas l'habit de tout
le monde, mais paraissez dans la littérature avec ce plâtre aux mains
qui vous distingue et qui nous intéresse, parce que vous savez le rendre
plus noir (pie notre encre. Ceci est une pure question littéraire. Mais,
je le répète, soyez homme du peuple jusqu'au fond du cœur et, si
vous vous préservez de la vanité et de la corruption des classes moyen-
nes nu supérieures, comme on les appelle, tout ira bien. Autrement
votre force ne s'étendra pas au delà d'un certain point et ne passera
pas les limites de clocher...
Il est fort probable que George Sand avait parlé de même à
Magu, mais Magu, grâce à son bon sens naturel et à son bon
goût, se rendait parfaitement compte que la naïveté de ses
vers constituait sa vraie puissance et son originalité, aussi ne
consentait-il pas même à les polir. Quant à Poney, les bons
conseils de Mme Sand ne furent point perdus ; son second volume
fut vraiment supérieur au premier : Béranger et George Sand en
témoignent, Lorsqu'en 1844 ce nouveau recueil parut sous le
titre du Chantier, Mme Sand mit à exécution son projet d'antan :
elle en écrivit la préface. Elle y parlait avec grande sympathie
de Béranger; né poète, disait-elle, par la grâce de Dieu, il avait
créé un genre nouveau, enthousiasmé par son exemple et par
ses chansons beaucoup de jeunes poètes populaires. Elle ajou-
306 GEORGE SAND
tait que ce « roi des chansonniers » avait fort sympathiquement
accueilli les premiers essais de Poney et elle citait la lettre qu'il
avait écrite à ce dernier deux ans auparavant, à propos de son
Ode à Béranger, imprimée dans la Revue indépendante.
Béranger, qui avait toujours hautement apprécié George
Sand (1), écrivit à la grande romancière, à propos de ces lignes
flatteuses, la lettre que voici :
A madame George Sand.
lrr mars 1844.
Ah ! madame, que de belles choses vous avez la bonté de dire sur
mon compte dans votre excellente préface. N'allez pas croire que je
veuille faire la petite bouche ; de votre part, un semblable éloge me fait
trop de plaisir pour que j'en rabatte d'un mot. Quelques-uns (des
flatteurs, peut-être) m'accusent de modestie. Mais aujourd'hui j'ac-
cepte toutes vos louanges, et ma vanité s'en donne à cœur joie. En
rira qui voudra : toujours suis-je sûre d'avoir bon nombre d'envieux,
chose rare dans un temps où la satisfaction de soi rend l'envie un
acte d'humilité qui ne doit convenir qu'à peu de monde. Sans cela,
madame, combien d'envieux n'auriez-vous pas vous-même par une
foule de raisons que je vous dirais bien, s'il n'était ridicule de vous
louer, lorsque je viens vous témoigner ma reconnaissance du bien
que vous pensez de moi. Il est plus convenable, madame, de vous parler
de Poney. Je suis complètement de votre avis : ce second volume
est supérieur au premier. La correction du style est plus grande ; il
y a plus de force et de pensée ; enfin l'enfant s'est fait homme, et
homme des plus distingués. Une bonne fée a passé par là, bonne fée
qui n'est pas moins secourable aux idiots qu'aux hommes de talent,
et qui pourtant semble ignorer tout son pouvoir. C'est le seul reproche
que je lui fasse, car je suis si malheureusement né, qu'il faut toujours
que je trouve quelque chose à reprendre aux objets de ma plus pro-
fonde admiration.
Adieu, madame, avec mes sincères remerciements, agréez l'hom-
mage de mon respectueux dévouement.
BÉRAXGER.
(1) On trouve entre autres une opinion très intéressante et éminemment
sympathique de Béranger sur George Sand dans le volume de Napoléon
Peyrat, Béranger et Lamennais (Paris, Meyrueis, 1861). et surtout dans la
lettre de Béranger à Peyrat, datée du 20 mars 1834, dans laquelle il appelle
Mme Sand : « la reine de notre nouvelle génération littéraire ».
GEORGE s A N 1 1
/'. 8. Encore une critique : page L2, 70us parlez de la coutu-
rière de Dijon, el en unir vou dite Wwrù Carpenlier, déjà ni»'»'
au oommencement - La couturière de Dijon w nomme Antoinette
Quarré el me Bemble mériter de figurer dam cette nomenclature.
Marie Carpentier es! du .Mans ou d'Angers 1 1 1.
Malheureusement ce post-scripturn de Béranger resta inconnu
aux éditeurs des œuvres de George Sand, et dans la dernière
édition encore on peul lire à la page L64, dans une noie de l'ar-
tiole t Préface du Chantier par Poney a se rapportanl aux mots
. couturière de Dijon a : Marie Carpentier (2) au lieu d1 An-
toinette Quarré ».
Dans ce même volume de la Correspondance de Bérmger, on
peul lire ;*i la page 267 la lettre suivante de George Sand, qui
ne t'ait point partie de sa Correspondance, el que nous donnons
ici pour cette raison. Les éditeurs des œuvres de Béranger la
rapportent à 1842, croyant que c'est elle qui accompagnait
l'envoi du premier recueil de Poney, les Marines. D'après nous,
elle répond à la lettre précédente. Nous notons aussi un certain
ton de méfiance envers la sincérité de Béranger, signalée déjà
dans plusieurs écrits critiques et biographiques sur le grand
chansonnier.
Monsieur, si je ne savais pas que vous êtes le plus aimable railleur
du monde, je vous remercierais bien sérieusement de ce que vous
(1) Correspondance de Béranger, recueillie par Paul Boiteau. (Paris, Per-
■ rotin, 4 vol. in-8°, 1860), t. III, p. 300.
(2) Mlle Marie Carpentier devint plus tard Mme Pape-Carpentier et fut
la fondatrice et la directrice des célèbres écoles maternelles et salles d'asile
et l'éditrice de toute une série de publications pédagogiques ou ayant trait
à l'enseignement primaire, telles que : Conseils sur les salles d'asile, l'Ensei-
gnement pratique dans les salles d'asile, Cours d'instruction et d'éducation,
Jeux gymnastiques et chants, l'Histoire du blé, Zoologie des écoles des salles
d'asile et des familles, Histoire et Leçons de choses, les Grains de salle ou le
Dessin expliqué par la "nature, etc., etc. Ces deux dernières publications
méritèrent l'attention particulière de Mme Sand, et la méthode de
Mme Carpentier fut trouvée absolument remarquable par la grande femme
qui s'intéressait toujours, comme on le sait, aux questions de l'enseigne-
ment primaire. On en trouve les preuves dans les lettres de Mme Sand
à Mme Marie Pape-Carpentier, publiées dans le très intéressant livre de
M. Emile Gossot : Madame Marie Pape-Carpentier, sa vie et son œuvre.
(Paris, Hachette, 1890.) Marie Carpentier naquit en 1815 à la Flèche,
mourut à Yilliers-le-Bel, près Paris, le 31 juillet 1878.
308 GEORGE SAND
daignez me remercier. Mais je crois que vous devez trouver bien natu-
relle et bien simple mon admiration pour vous, et que vous ne pouvez
pas me savoir un gré infini de ce que j'ai des yeux pour voir la lumière
et une langue pour dire qu'il n'y a rien de plus beau dans la nature
que la lumière. Je sais bien qu'il y a dans ce temps-ci des esprits bi-
zarres qui, pour faire du neuf, ont dit que le règne du beau devait
faire place au règne du laid ; mais les plus excentriques même n'ont
pas, que je sache, trouvé dans leur fanatisme de nouveautés le courage
d'oser vous nier et vous méconnaître. Ainsi, ne me sachez, je vous
prie, aucun gré de n'être pas absurde ; je le suis peut-être assez sous
d'autres rapports. J'ai reçu ce matin une lettre de Poney qui me
charge d'accompagner l'offrande de son volume d'un billet pour vous.
J'ai devancé son inutile recommandation en vous envoyant le livre.
Mais voici après coup la lettre que je sais bien sincère et partie du
meilleur de son âme.
Croyez bien, monsieur, que Poney n'est pas le seul à vous appeler
son maître bien-aimé, et, si je ne craignais pas de paraître moins
naïve que lui, je vous dirais aussi ce que je pense sur la place que vous
avez dans les plus grandes admirations de ma vie.
George Sand.
Outre la préface du Chantier, Mme Sand écrivit, comme nous
l'avons dit, encore la préface du troisième recueil de Poney, la
Chanson de chaque métier, paru en 1850, et enfin celle de son qua-
trième recueil, Bouquet de marguerites, publié en 1852. Elle con-
tribua ainsi à la célébrité de son jeune protégé.
Voici, maintenant, à côté de Poney, un autre poète prolé-
taire, le vieux père Magu : âme naïve et pure, esprit sain, vif
et aimable. C'est un simple tisserand de village, il sait à peine
lire, mais c'est un poète de par la grâce de Dieu, un poète
qui se mit à faire ses vers comme les oiseaux se mettent à
chanter. 11 chanta dans ses premières poésies son amour, simple
et frais comme une idylle, pour sa cousine (plus tard <c la mère
Magu » avec quatorze enfants) une modeste et charmante vil-
lageoise, naïve comme lui, qui
... Distinguait bien un œillet d'une rose
Mais ne démêlait point les vers d'avec la prose.
et qui devint toutefois un fidèle camarade, et même littéraire-
ment une bonne conseillère de son mari. Épouse et mère excel-
GE01 \ M) 309
Lente, elle fui, autanl que dura sa ne, L'aide BÛre du poète, et
dans un âge très avancé, lorsque La vue et La mémoire de Magu
lui firenl défaut, alors qu'il ae pouvait presque plus rien
ier, celle \ aillante vieille femme Be remit, pour Boutenir
son mari, à travailler à la journée, gagnant Boixante centimes
par jour. Elle sucoomba à oel effort et mourut, en Laissant son
vieux inconsolable. Et lorsqu'on L'enterra, il B'agenouillait, —
disait-il, devant sou lit. à la place même OÙ sa main lui était
tendue pour lui l'aire ses adieux, c'est à cette place qu'il priait
non pas Dieu, niais illi'. c'était sa sainte à lui, et chaque chose
qu'elle avait touchée était pour lui une relique; sa tabatière en
bois de dix centimes ne le quittait pas, elle était sur son cœur
et il la baisait quand il était sans témoins... (1)». — Voilà comme
il vénérait les qualités morales de cette simple et excellente
femme.
Depuis la maladie de sa compagne, tombé presque dans la
misère, malade lui-même, à demi aveugle, perdant parfois com-
plètement la mémoire, reconnaissant avec une touchante sincé-
rité qu'il était menacé du pire des maux, la perte de la raison,
et, pour éviter ce malheur, s'abstenant, sur le conseil de son
médecin, de tout travail intellectuel, Magu passa ses dernières
années dans la plus grande indigence auprès de sa fille Félicie.
Il survécut à son gendre Gilland, et mourut à Paris, à la Cha-
rité, des suites d'une chute. Mais, malgré les mauvais coups
du sort (il avait deux fils, qui essayèrent — de son vivant —
d'accaparer les malheureux sous qui lui restaient de ses publica-
tions littéraires), ayant d'abord, grâce à la révolution de 1848,
perdu la pension royale de deux cents francs, et puis, sa der-
nière ressource, la subvention de cent francs qu'il recevait du
ministre de l'instruction publique ; ayant réduit ses besoins au
strict nécessaire et ne s'accordant que « le luxe du tabac », dont
Mme Sand lui envoyait de temps en temps une petite provisior,
parce que c'était là la seule consolation du pauvre bonhomme,
obligé quelquefois de bourrer sa pipe de l'herbe des prés, — il
(1) Lettre inédite de Magu à Mme Sand, du 29 octobre 1859.
3io GEORGE SAXD
garda néanmoins jusqu'à son dernier jour une pureté d'âme
et une candeur d'enfant. Sans la moindre amertume et avec
un enjouement plein de bonhomie il raconte, dans ses lettres
à Mme' Sand, sa vie misérable, ses privations, ses maladies.
Devenu végétarien, il est presque honteux d'avouer qu'il ne
peut suivre les prescriptions de son médecin que quant au vin,
mais il ne peut point se forcer à manger de la viande, et il
craint tellement qu'on ne voie en ceci un signe de son « imbécil-
lité » qu'il s'empresse de se défendre par l'exemple de Byron
et de Lamartine. Bien rarement il se permet une plainte
doucement ironique comme celle-ci :
Malgré toute ma modestie, je dois reconnaître que j'ai fait quel-
que chose de bien, puisque j'ai été admis comme membre correspon-
dant par sept sociétés de gens de lettres et académies, tant de Paris
que de la province ; mon fils aîné, qui est peintre et vitrier, m'a enca-
dré mes sept diplômes, qui tapissent les murailles de ma petite mai-
son ; j'ai aussi quatre médailles, argent et bronze. Si tous les membres
de ces académies me faisaient chacun cinq centimes de rente par
jour, je vivrais très à l'aise, sans avoir besoin de déranger personne
peut-être, mais si quelqu'un voulait écrire aux présidents de ces
différentes sociétés, on pourrait en tirer quelque chose ; je dis cela,
mais ne le voudrais pas. Je dois faire taire mon ambition en pen-
sant au peu de temps qui me reste à passer sur la terre, et bien tris-
tement... (1).
Mais, en économisant sur toutes choses, le brave vieux qui
était resté fidèle à toutes les croyances et à toutes les opinions
de son jeune âge, s'ingéniait à rassembler ses derniers pauvres
sous pour s'acheter quelque bon petit journal, s'intéressait à
toutes les choses publiques et faisait ses délices de la lecture
de YHistoire du Consulat et de V Empire, de Thiers, qui voulut
bien, « pour remercier Magu de l'envoi de ses deux petits vo-
lumes, lui en envoyer seize, plus un carton, contenant les plans
et cartes ». — « Je n'ai pas perdu au change, s'écrie le bonhomme
gaiement, c'est un présent de cent dix francs (2) ! »
(1) Lettre inédite à Mine Sand, probablement d'octobre ou novembre 1859,.
(2) Lettre inédite, datée de février 1859.
GEORGE S AND il
Magu ne manquait pas non plue de se procurer chaque aou-
velle œuvre de Mme Sand, qu'il lisail les larmes aux yeux »,
cl il continua à lui éorire jusqu'au jour de bs mort, en lui con-
fiant Bes joies et Bes douleurs el en ne cessant de L'aimer comme
les simples cii'ius Bavenl seuls aimer. En dehors de cette sensibi-
lité si touchante, on voit par ses lettres que c'étail un esprit gai,
\i! et enjoué, Baohanl voir Le côté comique des chose
moquant de tout avec une verve toute gauloise el raillant
(finie manière naïvement maligne Lui et les autres, ses propres
malheurs OU ses propres succès !
Magu mourut le L3 mars L860, el déjà au mois d'avril de cette
même année, George Sand écrivit la Ville noire. Ce roman se
passe parmi les ouvriers d'une usine, mais au milieu de ces
ouvriers George Sand plaça, la très intéressante figure d'Aude-
bert, naïf vieux poète populaire. C'est le portrait fidèle de Magu,
avec cette seule différence que le poète de la Ville noire tombe,
vers la fin de sa vie, dans une vraie démence, ce qui ne fut pas
le cas de Magu. Mais, d'autre part, dans les derniers chapitres du
roman où il est conté que le vieux poète prend part à la fête
donnée en l'honneur de la bienfaitrice du Trou d'Enfer, —
Tonine, en lisant au banquet de noces des vers de sa façon,
— on y voit presque textuellement copiées les avant- dernières
lettres de Magu à Mme Sand. Il y décrit avec une bonhomie
humoristique sa participation aux fêtes en l'honneur de La Fon-
taine, pour lesquelles on lui fit composer des vers, qui furent
unanimement trouvés « très bien », parce que « ces bons Cham-
penois ne sont pas difficiles (1) », comme il le déclare avec un
enjouement modeste. Et il cite à l'appui de son assertion la
fin de sa chanson sur son grand prédécesseur.
Xous aurions vivement désiré que toutes les lettres de Magu
à Mme Sand fussent publiées, et nous nous permettons d'en
citer quelques-unes :
(1) Lettres inédites de Magu des 5 et 18 septembre 185-4, de Château-
Thierry.
3i2 GEORGE SAND
Madame,
On vient de me prêter le numéro de la Revue des Deux Mondes,
qui contient l'article intitulé « De la littérature des ouvriers »; si cet
article eût paru il y a quatre ans, et qu'on me l'ait mis sous les yeux,
il m'aurait découragé, et je me serais bien gardé de publier mon vo-
lume ; qu'en serait-il résulté? tout le contraire de ce que dit M. Ler-
minier, car alors la misère m'accablait, j'avais des dettes, deux enfants
encore incapables de gagner leur vie, mes yeux foudroyés par l'ophtal-
mie ne me permettaient déjà plus de travailler comme autrefois, je
ne sais où le chagrin et le désespoir auraient pu me conduire, quand
on me conseilla de rassembler mes poésies, et d'en publier un volume ;
je lançai le prospectus, et bientôt plus de six cents souscripteurs
m'adressèrent des demandes d'un ou plusieurs exemplaires ; beau-
coup voulurent le payer cinq francs au lieu de quatre, plusieurs me
le payèrent dix, quinze et jusqu'à vingt francs. Mes deux nulle exem-
plaires s'écoulèrent en moins d'un an ; alors je pus payer mes dettes,
donner un état à ma fille, à mon plus jeune fils, et la joie rentra dans
mon cœur. Une seconde édition de ce volume s'écoula en partie ; des
deux mille, il me reste environ six cents. Mon second volume se vend
bien aussi, mais si un éditeur intelligent se chargeait de répandre
mon ouvrage en en envoyant dans les départements, chez ses libraires
correspondants et même à Paris, car aucun libraire n'en a, si ce n'est
Dilloye, qui garde le peu qu'il en a chez lui, mon reste des deux vo-
lumes serait bientôt placé. Pour en revenir à ce que dit M. Lerminier,
qui dit que la poésie ne rapporte rien, le bonhomme se trompe ou
nous abuse ; Durand de Fontainebleau est beaucoup plus à son aise
depuis qu'il a publié des poésies, l'ouvrage (en menuiserie) lui abonde,
il peut occuper maintenant plusieurs ouvriers, il sera bientôt biblio-
thécaire. Lebreton, à Rouen, l'est déjà ; il a quatre cents francs de
rente sur les fonds littéraires, moi deux cents.
Moi j'ai acheté une petite maison qui n'est pas encore entièrement
payée, mais que je pourrais payer si je vendais le reste de mes exem-
plaires. Aussi je ne renonce pas plus à la poésie qu'à ma navette, et,
quoi qu'en dise M. Lerminier, je ne me suiciderai pas, ni mes cama-
rades non plus ; je ne suis pas fâché à lui donner ce démenti.
« C'est l'ambition qui nous pousse à écrire », dit-il encore. Mensonge
en ce qui me regarde, et mes amis déjà cités ; nous n'avons écrit que
parce que nous le pouvions et non à cause que nous le voulions ; je
ne montrais mes poésies à personne, si ce n'est quelques pièces adres-
sées à des anus qui les ont, à mon insu, envoyées au journal de Meaux,
ce qui mit le collège en émoi. On dépêcha des professeurs pour s'en-
quérir de la vérité, si j'étais un véritable tisserand, et tout alla tout
GEORGE SAND 313
seul; Durand caohail Boigneusemenl lee siennes dam une boîte, parmi
ses outils; M. Michaux, procureur «lu roi i Fontainebleau, en fil la
découverte par hasard ; il en e 1 à peu pré de même en ce qui regarde
Lebreton,
1 selon M. Lerminier, Le lot de la clai e moyenne «pii o'esl oi
la proie de la misère ni de l'ignorance qui entravent dans les classe!
ouvrières l'essor «le la pensée, de toul voir el de toul dire, etc. Cela
est très flatteur pour cette classe, mais ne nous empêchera pas de lui
disputer ce monopole, h peut-être le ferons-nous avec avantage, sur-
tout avec des Boutiena tels que vous et vos collaborateu] î.
J'ai encore un peu de votre excellent tabac, mais, pour le conserver,
il m'a fallu prendre des précautions; imaginez-vous, madame, que
dans plusieurs sociétés dont je faisais partir à Paris, je disais, en
bourrant ma pipe : « Voilà du tabac de Mme George Sand », alors
chacun de me demander de mon tabac pour faire une cigarette, et
les bras de s'allonger pour saisir ma boite; quoique surpris que tant
de gens manquassent de tabac à la fois, je vis, aux grimaces de plu-
sieurs, qu'ils fumaient pour la première fois; je leur demandai pour-
quoi ils choisissaient ce jour pour commencer, tous me répondirent
que c'était parce que ce tabac venait de vous. Depuis, je suis sur mes
gardes. Avez-vous vu M. Perrotin? L'avez-vous décidé à m'acheter
mon reste d'exemplaires? ce qui serait bien à désirer pour moi. Je lui
céderais le tout à un prix très avantageux ; comme je vous l'ai dit,
madame, mes livres n'ont pas encore paru dans le commerce de la
librairie. Lyon, Bordeaux, Nantes, Lille, Marseille, etc., où je suis
connu comme à Paris, n'ont pas vu mon ouvrage. Un éditeur intel-
ligent ne manquerait pas de tout placer en moins d'une année, et je
donnerais à un honnête homme comme M. Perrotin tout le temps
qu'il me demanderait pour payer.
Une dame de charité de la paroisse de Saint-Roch m'avait prié de
lui faire (l'an passé) un cantique pour le mois de Marie ; cette dame
montra ce cantique à la reine, qui le garda et me recommanda au
ministre de l'instruction publique ; pour remercier cette princesse, je
lui envoyai mon (déchirure) volume ; elle vient, pour me remercier
à son tour, de m' envoyer cent francs, et moi, pour la remercier de
nouveau, je viens de lui adresser trois cantiques en l'honneur de
Mme la Vierge ; j'ai joint à cet envoi une douzaine d'alexandrins en
forme de dédicace. Nous verrons qui se lassera de remercier.
Pardonnez-moi, madame, ce long bavardage, mais c'est aujour-
d'hui dimanche et je me repose agréablement en vous écrivant.
J'ai l'honneur d'être tout simplement votre admirateur et serviteur
dévoué.
Magu, tisserand.
314 GEORGE SAND
La cousine et sa fille me prient de vous faire agréer leurs salutations,
ou plutôt leurs révérences empressées.
Lizy-sur-Ourcq. Dimanche, avril 1842.
Madame,
Je viens troubler un moment vos sublimes rêveries pour vous dire
que le 1er août prochain la fille du tisserand Magu épouse Gilland le
serrurier ; vous les connaissez tous deux, puisque j'ai eu l'honneur
de vous présenter un jour ma fille, et que Gilland vous a fait plusieurs
visites ; et puis j'ai reçu de vous, madame, trop de marques d'amitié
pour penser que cette nouvelle vous sera indifférente ; je suis sûr,
au contraire, que vous souhaiterez du bonheur à ces pauvres enfants
qui en auront grand besoin pour réussir, car l'une n'apporte en mariage
à son époux que son aiguille, comme lui n'a que son étau ; mais il est
intelligent et sobre, et ma fille sera bonne ménagère. C'est donc dans
leurs bras que repose leur avenir. Sitôt marié, Gilland espère travailler
chez lui ; son patron lui fournira de l'ouvrage, et plus tard, quand à
force d'économie il aura pu s'acheter assez d'outils pour travailler à
son compte, il le fera. Comme il ne faut pas débuter par faire des dettes,
on ne fera pas de noces, mais un repas, qui servira de déjeuner et de
dîner. Le lendemain les jeunes époux reprendront le chemin de la
capitale pour aller habiter le faubourg Saint-Antoine, non loin du
bon M. Perdiguier, qui veut bien venir ainsi que sa femme à Lizy,
pour être des nôtres.
Je vous aurais écrit tout cela plus tôt, madame, mais les journaux
vous disaient à Constantinople et c'est Gilland qui m'a assuré que
vous étiez à la Châtre. Puisse cette lettre vous y trouver en bonne
santé et bien disposée à lire ce qu'elle contient, car rien n'est si peu
intéressant, mais j'ai confiance en votre amitié et vous lirez jusqu'au
bout.
M'y voilà pour vous prier, madame, d'agréer, avec ma profonde
estime, mon entier dévouement.
Magu, tisserand.
A Lizy-sur-Ourcq, le 25 juillet 1843.
Nous apprenons par les lettres de Magu et par celles de
Béranger à Magu et à Mme Sand, que les deux grands écrivains
furent nommés, en 1844, exécuteurs testamentaires d'un certain
Chopin (qu'il ne faut point confondre avec son grand homo-
nyme polonais), écrivain d'ordre inférieur, vieil ami et protec-
GEORGE SAN!)
315
leur de Magu, qui lii un legs au vieux tisserand afin de faire
une nouvelle édition de ses poésies 1 1 1.
Mon cher Magu, écrit Béranger au tisserand de Lizy-siu Ourcq,
avanl «le répondre à votre lettre, j'ai voulu voir Mme Sand; je l'ai
trouvée on ue peut mieux disposée peur la nouvelle édition de vos
poésies, et lui ai donné connaissance du legs i|iii doil faciliter cette
publication.
VOUS sente/, que je lui ai déclaré (pie je ne croyais pas à la néces-
sité de joindre mou nom au sien, que je vous remerciais de la pro-
position que vous me faisiez à ces égards, mais qu'il serait inconvenant
qu'une autre qu'elle, spécialement désignée par M. Chopin, se mêlât
de recommander VOS "'livres au public.
Cela, mou cher Magu, ne m'a pas empêché de parler à Perrotin
pour eette édition. Malheureusement il s'entête à ne pas éditer d'au-
tres poésies (pie celles de Poney, dont Mme Sand l'a déjà prié de se
charger, voilà près de six mois, et qu'elle a eu bien de la peine à lui
faire accepter. Perrotin prétend que les poésies n'ont plus cours, et
quand même les auteurs veulent faire les frais d'impression, il refuse
de s'en charger ; il faut dire, pour l'excuser, qu'il a des affaires qui
l'absorbent, mais avec la somme qui vous est léguée vous trouverez
facilement un autre éditeur, c'est ce qui m'empêche de trop insister.
Pour n'en être pas pour votre argent, je pense que vous feriez bien
d'imiter Poney, qui a recueilli plus de six cents souscriptions à Toulon,
ce qui couvrira tous ses frais et au delà. Faites aussi courir des listes
et mettez-moi en tête pour six exemplaires, sauf à en prendre davan-
tage, si nous le jugions de bon exemple. Quant aux suppressions à
faire dans vos poésies, vous sentez que vous seul pouvez en décider ;
faites ce travail et je vous engage à ne pas hésiter et à corriger et à
retrancher largement. Ce sont de ces sacrifices dont nous autres,
poètes, ne faisons jamais assez ; cependant le public nous en récom-
pense toujours.
Adieu, mon cher Magu, pardonnez-moi d'avoir tardé à vous ré-
pondre et recevez la nouvelle assurance de mes sentiments d'estime
et de confraternité.
BÉRAXGER.
Passy, 9 février 1844.
Je n'ai pas vu Gilland depuis qu'il m'est venu inviter à sa noce (2).
(1) Le poète Charles-Auguste Chopin naquit en 1811 et mourut en 1844.
(2) La copie de cette lettre de Béranger se trouve dans les lettres inédites-
de Magu à Mme Sand,
316 GEORGE SAND
Madame,
Béranger vous a donné connaissance du legs de M. Chopin en ma
faveur et aussi sa destination. Béranger s'est trompé, s'il a pensé que
je lui demandais une préface. C'était seulement quelques pages de sa
main et son nom au bas que je désirais, sachant bien que vous seule
me deviez donner cette marque d'amitié. J'en ai parlé souvent à Cho-
pin dans mes lettres ; il en était si content, vu l'estime qu'il vous por-
tait, qu'il n'a pu quitter ce monde sans avoir assuré la réussite de
la réimpression de mes poésies avec une préface de vous, et je vous
remercie, madame, de persévérer dans le dessein de me la faire, car
Béranger et MM. Egger et Robert, qui vous ont été voir à ce sujet,
m'ont tous assuré que vous étiez dans les meilleures dispositions
pour moi, et vous en suis bien reconnaissant, car nous autres, pauvres
petits, petits, on ne nous verrait jamais si ceux qui, comme vous,
madame, sont si grands et si forts, ne prenaient la peine de nous sou-
lever un peu pour nous faire remarquer.
Béranger a vu M. Perrotin, mais il ne veut éditer, et encore à votre
prière, que Poney. J'osais compter sur lui, surtout en payant les frais
d'impression, et j'avais tort.
Où maintenant en trouver un éditeur qui soit... honnête? il doit
y en avoir encore ; le tout, c'est de bien tomber, et c'est encore à vous
à qui je demande ce renseignement. Gilland vous montrera la lettre
de Béranger et vous verrez son avis sur le sujet d'une nouvelle sous-
cription. Gilland m'écrira ce que vous pensez sur tout cela ; il serait
à souhaiter pour moi et aussi pour Gilland qu'un peu de réussite nous
vienne en aide, et cette réussite je l'espère, puisque vous-même vous
voudrez bien y contribuer par votre talent. Ma femme vous fait
mille compliments et moi je suis votre bien reconnaissant serviteur.
Magu.
Ma chère dame,
J'aurais bien voulu pouvoir vous voir avant votre départ de Paris,
pour vous remercier de vive voix de l'envoi du volume de poésie de
Poney, qui m'a vivement intéressé et qui mérite les éloges qui se lisent
dans la préface si intéressante dont vous avez bien voulu enrichir son
œuvre.
Combien je vous suis reconnaissant, ma chère dame, de vouloir
bien aussi vous occuper encore de moi ; je sais combien le temps vous
est précieux et que c'est un grand sacrifice que vous vous imposez
de vous occuper de choses aussi futiles que mes poésies, mais vous
GEORGB SAND 317
ii'rii tiendrez pas moins votre prome e, parce que von êt< bonne
cl dé intére 6e pour notre eau e.
Veuillez dire à La cuisine si je puis e pérer cette préface pour I»;
courant de l'été, ce «pii Berait à désirer pour moi. Perrotin ne voudra
BÛremenl pas se oharger <ir L'édition et je ne suis pas peu embarra é
sur le ohoix d'un éditeur. J'ai peur de tomber en mauvaises mains
etde voir s'évanouir ea fumée les mille francs légués par mon pauvre
ami Chopin. Commenl faire?
Je v;iis m'occuper du choix des pièces pour la nouvelle édition et
des corrections à faire ;'i quelques-unes; mais ces corrections Beront
peu nombreuses, je ne veux pas l'aire disparaître ce caractère d'ori-
ginalité qui m'a valu ma réputation.
Portez-vous bien et Immi voyage; pensez un peu à moi ci veuillez
me croire votre bien sincère et dévoué serviteur e1 ami.
Magu, tisserand.
a Lizy-sur-Ourcq, le 17 avril 1844.
Mme Sand écrivit effectivement la préface de l'édition nou-
velles desPùésies de Magu qui parut dans les tout derniers jours
de L844, mais fut datée de 1845.
Le plus naïf et le plus aimable de ces poètes nouvellement éclos au
sein du peuple, dont nous avons déjà plus d'une fois signalé l'avène-
ment, dit Mme Sand dans cette préface, c'est le bonhomme Magu...
Il précéda de beaucoup d'années Beuzeville et Lebreton, Poney,
Savinien Lapointe et même, je crois, Durand...
Il s'inspirait de La Fontaine ; il avait deviné Béranger et, sans
atteindre ni l'un ni l'autre, il ne restait en arrière de personne dans la
sphère de ses idées et dans la nature de son talent. Moins habile à
manier la langue nouvelle que Poney et Lapointe, brillants produits
de l'école romantique, il chantait dans la vieille bonne langue fran-
çaise, dont il a conservé le tour naïf et clair, l'heureuse concision et la
grâce enjouée. On a reproché quelquefois ave?, raison à nos jeunes
poètes prolétaires de manquer de cette originalité qu'on devait atten-
dre de la race nouvellement imtiée aux mystères de la poésie. On
exigeait de ceux-là, à la vérité, plus que le progrès des idées ne pou-
vait leur inspirer encore. On voulait des miracles, un langage à la fois
énergique et grandiose, des formes toutes nouvelles, un élément in-
connu jusqu'ici, apporté d'emblée par eux dans la poésie dès le pre-
mier essai...
Mais ce n'est pas ici le lieu de soulever de si chaudes questions :
318 GEORGE SAND
elles seraient hors de place. Magu est un esprit calme, qui se venge
de l'inégalité sociale par une malice si charmante, que nul ne peut
s'en offenser, et qui se résigne à son sort avec une patience, une
modestie et une douceur pleines de grâces touchantes et fines... Per-
sonne n'a pu adresser à Magu les reproches dont nous voudrions
excuser comme il convient ses confrères, les nobles poètes ouvriers.
Tout le monde a remarqué, au contraire, que Magu était, dans
ses vers comme dans sa vie, un véritable ouvrier; qu'il ne faisait
aucun effort pour parler la langue des hommes savants et que celle
des muses naïves lui arrivait toute naturelle, tout appropriée à sa
condition, à ses habitudes, à son mode d'existence. La poésie s'est
révélée à lui sous la véritable forme qu'elle devait prendre au village,
au foyer rustique, au métier du tisserand...
Depuis quelques années seulement il est devenu célèbre, sans savoir
comment, et en s'étonnant beaucoup que ses pauvres rimes, comme
il les appelait, eussent trouvé de nombreux admirateurs et conquis
un public. Fêté et choyé dans plusieurs salons de Paris, visité dans
sa maisonnette par de beaux esprits et de belles dames, il n'en fut
pas plus fier. Plein de goût, de gaieté, de naturel et de droiture, le
bonhomme frappe tout le monde par l'entrain spirituel de sa con-
versation et par le charme de ses lettres affectueuses et remplies de
le divination des véritables convenances. Il ne faut pas voir plus de
dix minutes le tisserand de Lizy pour être convaincu de la supériorité
de son intelligence, non seulement comme poète, mais comme homme
de vie pratique. H n'a dépouillé ni les habits, ni les manières de l'ar-
tisan; mais il sait donner tant de distinction à son naturel qu'on
s'imagine voir un de ces personnages qu'on n'avait rencontrés que
dans les romans ou sur le théâtre, parlant à la fois comme un paysan
et comme un homme du monde et raisonnant presque toujours mieux
que l'un et que l'autre.
Peu de poètes ont inspiré autant de bienveillance et de sympa-
thie. C'est que ses vers respirent l'un et l'autre sentiment. Us sont si
coulants, si bonnement malins, si affectueux et si convaincants qu'on
est forcé de les aimer, et qu'on ne s'aperçoit pas de quelques défauts
d'élégance ou de correction. H y en a de si vraiment adorables qu'on
est attendri et qu'on n'a pas le courage de rien critiquer...
Magu fut certes très heureux de cette préface, dont nous ne
donnons que quelques passages, il s'empressa de remercier
Mme Sand par la lettre suivante datée du 3 janvier 1845 (1) :
(1) Il faut noter que la préface de Mme Sand, qui fait maintenant partie
du volume des Questions d'art et de littérature, est datée du 4 janvier 1845.
GEORGE S AND ig
M.-i brave madame Sand,
Voua Bâchant de retour ;'i Paris, je m'empre se de voua écrire pour
vous souhaiter La bonne année et aussi de vous remercier poui la gen-
tille notice qu'on peul lire maintenant en tête il!' la nouvelle édition
de mes poésies. Je ne sais vraiment comment vous avez l'ait pour
trouver tanl de jolies choses à < l ï i« * en ma faveur et le Lecteur Le plus
blasé en l'ail de vers ne pourra se défendre <le Lire Les miens s'il Lit les
quelques panes que je «luis à votre bienveillante amitié : La cousine
est aussi bien contente de voir qu'elle va avoir une réputation et
qu'elle vous le devra,
J'ai vendu l'édition entière à l'éditeur Charpentier, Gilland vous
dira nos conditions. Ce pauvre Gilland, sa santé se perd, il a été malade
une partie de l'été. Le médecin n'a pas hésité pour lui dire que l'excès
du travail en était la seule cause; qu'il devrait s'abstenir décrire et
prendre plus de repos. Du repos!... quand chaque semaine on vient
lui diminuer le prix de main-d'œuvre, et ne pas savoir où cela s'arrê-
tera ! Lui, qui a de l'intelligence, de la conduite, c'est une petite place,
un petit emploi qu'il lui faudrait. La personne qui lui confierait ses
intérêts n'aurait qu'à se louer de lui avoir donné sa confiance. J'ose
donc vous le recommander, puisque vous le connaissez déjà et qu'il
est assez heureux d'être estimé de vous.
Recevez, madame, avec nos vœux bien sincères pour votre bon-
heur, l'assurance de ma profonde estime et de ma vive reconnaissance.
Magu, tisserand.
A Lizy-sur-Ourcq, le 3 janvier 1845.
Talions maintenant de ce gendre de Magu, non moins inté-
ressaut que le vieux tisserand et le maçon de Toulon, — parlons
du jeune serrurier Gilland.
Jérôme-Pierre Gilland naquit en 1815 d'une famille de ber-
gers, dans la petite commune de Sainte- Aulde (Seine-et-Marne).
Pauvre, il ne put fréquenter l'école que pendant trois hivers ;
dès l'âge de huit ans, avant de savoir écrire, il dut travailler de
ses mains. Son père, ayant failli perdre son bras, vint s'installer
à Paris, pour se faire opérer. On plaça Pierre-Jérôme comme
apprenti chez un bijoutier, parce qu'il était doué pour le dessin ;
il rêvait de devenir peintre ; en faisant des commissions, il
s'arrêtait devant les devantures des magasins de gravures
320 GEORGE SAND
et s'extasiait devant les tableaux de Gros et d'Horace Vernet,
ce qui lui valut force coups. De très bonne heure, il aima pas-
sionnément la lecture et se mit à lire tout ce qui lui tombait
sous la main, surtout « les petits livres à six sous, que l'on voit
sur les parapets des ponts ». 11 fit de bien mauvaises lectures qui
faillirent le corrompre, mais les grandes œuvres, « de Marc-
Aurèle à Fénelon et de Socrate à saint Vincent de Paul, et
surtout Rousseau, le sauvèrent et l'aidèrent à toujours ramener
sa vie au bien et au vrai ».
En voyant la misère ambiante, la dignité humaine humiliée,
tous les droits de l'homme rabaissés, les plaisirs grossiers, le
malheur et le dur labeur ininterrompu, sans espoir d'assurer
aux plus honnêtes, aux plus laborieux une vieillesse paisible,
il conçut l'idée de relever la classe ouvrière, si déchue, et il voua
toute sa vie à cette œuvre. Il tâcha d'éclairer ses compagnons,
de leur prêcher par l'exemple, par la parole et par ses écrits, la
rénovation morale. Toute sa vie il resta simple ouvrier par prin-
cipe, bien qu'il pût devenir maître. Il fonda diverses associations
et compagnonnages, puis un journal, V Atelier, où il rédigea
des articles sur la question qui le préoccupait constamment :
le relèvement moral et matériel de la classe ouvrière. Après
la révolution de Février, il fut envoyé par le gouvernement
provisoire dans le Berry et le Busançais avec la commission
délicate d'y « pacifier les esprits », parce que le souvenir des
épisodes trop récents de la Révolution et de sa fin sanglante
mettait la population en émoi.
Lors des élections à l'Assemblée nationale il eut jusqu'à
vingt mille voix, mais avant les élections définitives les réac-
tionnaires ne lui épargnèrent ni les insinuations, ni les calomnies.
On le persécuta plus encore, après les journées de juin, auxquelles
il ne prit aucune part. Alors qu'il se rendait avec ses enfants
chez le vieux père Magu, il fut subitement arrêté et incarcéré
pendant plus de cinq mois, cela sans aucune instruction judi-
ciaire préliminaire; il comparut enfin devant un tribunal
militaire, accusé d'anarchisme et d'instigation à l'émeute.
Heureusement la fausseté de ces accusations étant aisément
GEORGE s AND
prouvée, il Fui acquitté. En prison il B'occupa de la publication de
sou second recueil, les Conteurs ouvriers, «pii parut en rnan L849.
l'nis il lui élu à L'Assemblée Législative, mais L'année suivante
il |>;iss;i, de nouveau devant Les tribunaux. Certains mu
d'une nouvelle œuvre, parue sous Le titre Contrastes sociaux,
L'avaienl l'ait accuser par Le procureur.
A La fin de sa vie, i iranl de phtisie, il continua à prêcher
parmi les ouvrière di' province la nécessité de s'instruire, de se
relever, de se purifier moralement et de s'entr'aider par des
associations pacifiques. Il pensait «pie par cette voie seulement
les travailleurs arriveraient au bien-être, à L'égalité et à une posi-
tion plus digne vis-à-vis des autres classes de la société. Gilland
mourut après une cruelle agonie, à peine âgé de trente-neuf ans,
le 12 mars L854.
Quoiqu'il se soit instruit lui-même, on voit par ses lettres
et par ses écrits (pu1 ce fut un homme extrêmement éveillé
et développé. Ses malheurs et ceux de ses confrères l'aigrirent
un peu, mais il possédait un cœur ardent, un esprit profond,
quoique un peu fruste et assez pessimiste. Bref, c'est un
ouvrier d'une ère nouvelle, un républicain socialiste convaincu
et en même temps un poète profondément humain et com-
patissant à tous les maux.
Ses lettres à George Sand nous font connaître sa femme
Félicie, qui fut, comme Lise Perdiguier ou la maman Magu,
la fidèle compagne de son mari. Ces lettres nous révèlent éga-
lement des épisodes très romantiques et très curieux de la
jeunesse de Gilland avant sa rencontre avec la famille Magu.
Dans sa préface des Conteurs ouvriers, George Sand cite beau-
coup de détails empruntés à la très ample Notice autobiogra-
phique que Gilland lui envoya dans sa lettre du 18 janvier 1849.
Nous Tavons retrouvée, mais nous ne la répéterons point ici;
nous noterons toutefois que beaucoup d'épisodes de la bio-
graphie de Gilland. racontés à Mme Sand par des amis com-
muns, lui servirent pour écrire l'histoire de Paul Arsène dans
Horace : son apprentissage chez le bijoutier, sa passion pour la
peinture et pour les chefs-d'œuvre des grands maîtres, son amour
332 GEORGE SAND
romanesque pour une femme perdue qu'il rêva de sauver par
l'amour et l'éducation de son enfant. Cet épisode qui précéda
son mariage avec Félicie Magu et que Mme Sand avait dû con-
naître dès 1841, semble avoir inspiré les pages d'Horace où l'au-
teur raconte la passion profonde de Paul Arsène pour Marthe
et ses efforts pour réhabiliter cette fille déchue et élever son
enfant par amour pour elle.
Il faut toutefois remarquer que les exemples de générosité
chevaleresque de ce genre n'étaient point rares dans le modeste
milieu des ouvriers intellectuels qui entouraient alors Mme Sand.
C'est ainsi qu'Achille Leroux, frère de Pierre, avait pendant de
longues années aidé à élever les enfants d'une jeune femme,
abandonnée par un bourgeois, comme Marthe, ou comme la pre-
mière bien-aimée de Gilland. Il dut même plus tard, en 1843-45,
soutenir un procès contre ce monsieur ; celui-ci, après de longues
années d'oubli et d'indifférence, alléguant ses sentiments pater-
nels, réclamait par voie de justice les enfants de sa maîtresse.
Les lettres de Pierre et d'Achille Leroux nous apprennent la
part que Mme Sand prit à cette affaire ; elle les aida de sa parole,
de sa plume et de sa bourse. Exposons les faits.
L' ex-amant d'une certaine Aimée Térage, devenue Mme Achille
Leroux, intenta en 1843 un procès à son ex-maîtresse ainsi
qu'à son mari, afin de leur reprendre les deux enfants
qu'Achille Leroux avait déjà reconnus légalement et qu'il con-
sidérait comme étant les siens. Ce monsieur prétendait faire
casser la légalisation. Il promettait d'assurer à la mère des
secours matériels. Il consentait en fait à lui laisser l'éducation
de ses enfants, mais il lui refusait le droit de les élever. Elle,
au contraire, ne voulait rien accepter de cet homme, qui l'avait
séduite, alors qu'elle avait quinze ans, et qui plus tard, quoi-
qu'elle eût plusieurs enfants de lui, n'avait vu en elle qu'un
instrument de plaisirs. Elle prouvait que cet individu n'avait
pris aucun soin de ses enfants en bas âge, alors qu'il lui
était le plus difficile de les nourrir, que même l'un d'eux mou-
rut de misère. C'est alors qu'un homme généreux se mit à l'aimer.
Ce fut lui qui pendant de longues années les secourut, elle et ses
GEORGE S AND
derniers enfants, l'uis il avait [ail plus, il les avail reconnus.
L'autre n'agissait que par simple désir de vengeance; d'une
pari il s'efforçait de diffamer la jeune Bile qu'il avail séduite: il
laissait entendre que ces deux enfants pouvaient ne pas être
de lui, el d'autre pari il ne voulait poinl permettre à un autre
homme de les reconnaître, prétendant que c'était là une Infrac-
tion au Code (pii déclare q la recherche de la paternité est
interdite ».
Au commencement du procès, ce monsieur du nom de sieur
Devieur, «lit Robelin, tâcha d'intéresser à sa cause .Mme Sand
par l'intermédiaire de Girerd, avocat à Nevers, leur demandant
d'agir sur Pierre Leroux, e1 par lui sur Achille Leroux, afin
d'éviter les délibérations publiques et de terminer l'affaire par
une transaction à l'amiable. .Mais George Sand ne répondit
ni à M. Robelin, ni à Girerd. D'abord, elle envoya de Xohant
ces deux lettres à Leroux en lui demandant ce qu'elle devait
faire, puis, lorsqu'elle rentra elle-même à Paris, elle pria
Leroux de lui expliquer de vive voix toute l'affaire. Alors
elle écrivit à Leroux une longue lettre dans laquelle elle
s'exprimait franchement en faveur de la malheureuse Aimée
Leroux. Enfin elle semble avoir recommandé cà Achille de con-
fier sa cause à Me Marie, le célèbre avocat, et fournit aux
frères Leroux une certaine somme d'argent pour les frais du
procès.
AchiDe Leroux et sa femme perdirent le procès en première
instance. Les frères Leroux en appelèrent, perdirent encore cette
fois à la Cour royale et formèrent un pourvoi de cassation.
En attendant le jugement en suprême instance, ils publièrent
tous les documents principaux, les « réfutations, plaidoyers et
résumés» de leurs avocats, Mes Marie. Henri Celliez, David, etc.,
— leurs propres « lettres à l'appui des demandes », les conclu-
sions et jugements, et différents autres documents encore, et
eurent soin de répandre ce recueil de pièces justificatives et
explicatives parmi les amis, les magistrats et les avocats des
barreaux de France, afin de fane connaître le vrai fond de ce
procès, parce qu'ils trouvaient que cette cause avait une impor-
324 GEORGE SAÎsD
tance sociale, un intérêt général. C'est lors du procès à la
Cour royale, que Pierre Leroux eut recours à la lettre que
Mme Sand lui avait écrite un an plus tôt et dont elle lui permit
de faire usage maintenant. 11 l'inséra dans sa deuxième lettre
à M. le Président et à MM. les Présidents et Conseillers de la
Cour royale. M1 Marie disait en toute justice dans sa conclusion
que « des enfants naturels peuvent bien devenir légitimes, mais
jamais des légitimes devenu bâtards ». Et Mme Sand de son
côté émettait principalement l'idée qu'il était absurde de recon-
naître des sentiments « paternels » à un homme qui avait
jadis séduit une enfant, qui ne s'était nullement préoccupé
ni d'elle, ni de sa progéniture, et qui s'efforçait de la salir
maintenant, parce qu'un autre l'avait réhabilitée ; que
surtout, s'il pouvait encore y avoir quelque débat à propos
du « père », il était tout à fait impossible d'enlever les
enfants à une mère; ce serait agir contre toutes les lois divines
et humaines. Nous avons retrouvé cette lettre, absolument
inconnue des biographes de George Sand, dans le gros vo-
lume publié par les frères Leroux en 1845, sous le titre de
Vérité sur un procès où Ton examine des théories qui outra-
gent la nature et renversent les prescriptions fondamentales du
Code sur le droit maternel et sur le mariage, à V appui du pour-
voi formé devant la Cour de cassation le 24 mars 1845, adressé à
ses juges et à tous les barreaux de France pour obtenir leur avis
et leur appui, par Achille Leroux. Quoique signé ainsi par Achille,
ce livre fut en plus grande partie écrit par Pierre Leroux (1).
La lettre de George Sand datée du 10 décembre 1843 fut incluse
comme nous l'avons dit, dans la seconde lettre au Président par
Pierre Leroux.
Les lettres des frères Leroux qui se rapportent à ce procès sont
extrêmement intéressantes et importantes. Nous avons déjà donné
trop de place à cet épisode pour pouvoir en citer plus d'une,
nous citerons donc celle que Pierre Leroux écrivit à George Sand
pour la remercier de la permission de faire usage de sa lettre.
(1) Nous en possédons un exemplaire d*épreuve, ayant appartenu à Fin,
des avocats et portant un envoi de la main de Leroux.
GEORGE SA NI)
6 décembre L844.
Merci, amie; merci, bonne; merci, grande, noble, courageuse.
Quand je voua ;ii envoyé ma lettre l'autre jour, je me mis à peaaer ce
que voub avez pensé sur VEclavrewr. Ma demande étail absurde, que
voulez-vous? I^iih La peine extrême, on devient absurde. J'avais
envie de vous écrire : mais j'avais le seiilimeiii que VOUS sauriez mien*
que moi ce qu'il y aurait à l'aire mi à ne pas taire. Voua l'avez su bien
mieux que moi en effet Maintenant il s'agit pour moi de faire le nui,-, .
Malheureusement j'ai mille choses qui me privent de mon temps.
Pourtant je le ferai, je vais le faire. Votre envoi me décide: j'étais un
peu incertain à cause île la rapidité avec laquelle on va juger; mai-
quand je devrais me tuer, il faut que ce cadre soit fait, .l'y "passerai la
nuit, s'il le faut, moi qui ne sais pas écrire la nuit. J'écris si difficile-
ment que c'est pitié. 0 grand fleuve de bons sentiment- et de grandes
pensées, que je voudrais vous ressemble!- pour défendre cette pauvre
femme, et en elle la cause île toutes les femmes! Est-ce que ces juges
qui forcent une femme à se confesser <lt vont eux et cet homme qui
vient lui enlever les enfants qu'il n'a pas reconnus et qui ne sont pas
à lui ne vous font pas l'effet de sauvages ivres? Encore les juges peu-
vent s'excuser par la loi qui, dans son silence, leur permet cette licence
en laissant tout à leur arbitraire, mais lui et les avocats payés par lui?
Marie a plaidé admirablement hindi dernier ; il doit continuer lundi
prochain. 11 a pris cetU cause avec un parfait désintéressement. On le
sait, et cela lui fait honneur, en même temps que la considération dont
il jouit est bien utile à la défense. Celliez fait aussi un mémoire de faits
et de points de droit qui sera très bien rédigé.
Notre amie, Mme Charlotte, s'est occupée de voir la femme d'un
conseiller qu'elle connaît. On peut dire en effet de cette cause: Oh! si
les finîmes savaient !
J'ai appris avant-hier par elle que Chopin est arrivé et que vous
allez bientôt arriver avec Maurice et Solange. Je voudrais déjà que vous
fussiez à Paris.
Adieu, amie, à bientôt donc. Quand vous serez ici, si le procès n'est
pas jugé (et il ne le sera pas avant quinze jours ou trois semaines),
vous me conseillerez, vous m'aiderez, ô bonne, grande, noble, coura-
geuse. Je ne sais que répéter ma kyrielle d'épithètes, et chacune est
sentie dans mon cœur.
Mme Sand fut donc, en cette occasion, d'une grande aide
pour Achille Leroux qui souffrit, grâce à sa générosité cheva-
leresque, tout comme « Paul Arsène » à qui Gilland aussi
326 GEORGE SAND
servit de modèle. Ceci nous ramène à notre jeune serrurier poète.
La correspondance entre Mme Sand et Gilland diffère beau-
coup de celle avec Poney, où, à côté des choses publiques,
Mme Sand traite surtout les questions purement littéraires ; elle
ne ressemble également point aux naïves, railleuses et tou-
chantes lettres du père Magu. Gilland fut un républicain intran-
sigeant, un révolutionnaire, c'est pour cela que ses lettres et
celles de George Sand touchent surtout aux questions d'ordre
politique. Le ton sérieux y domine, l'accent de Gilland est
même plutôt sombre. Son recueil des Conteurs ouvriers, pour
lequel Mme Sand écrivit une préface et qui parut en mars 1849,
est empreint de la même note. Mais en même temps les let-
tres de Gilland et de sa femme montrent qu'ils regardaient
Mme Sand comme leur plus grande et intime amie, qu'ils
lui faisaient part de chaque joie, de chaque malheur survenus
dans leur petit ménage, qu'ils la' tenaient au courant des moin-
dres détails de leur existence, sans clouter que cela puisse ne pas
lui être agréable et important à savoir. Ils savaient qu'elle
prendrait tout à cœur, qu'ils trouveraient chez elle un écho à
leurs peines et à leurs joies, qu'elle les aiderait toujours en tout,
On en trouve la preuve dans les lettres que Gilland écrivit à
George Sand, en l'été de 1848, de la prison de Meaux.
Cette sympathie de Mme Sand pour les poètes prolétaires
égara le public : on lui attribuait une part exagérée dans
leurs œuvres ; on disait simplement qu'elle les écrivait à leur
place. C'est du moins ce qui arriva en 1850, pendant le procès
qui fut intenté à Gilland à propos des extraits de ses Contrastes
sociaux, publiés par le Vote universel. Le procureur Suin, tout
en condamnant cette œuvre, s'empressa de remarquer qu'elle
était du reste écrite par « une femme célèbre » et seulement
signée par Gilland. Gilland fut révolté et écrivit à Mme Sand,
trouvant qu'on les insultait tous les deux : elle, en prenant les
mauvais écrits de Gilland pour son style, lui, en admettant
qu'il pût profiter du travail d' autrui. George Sand changea
quelques expressions par trop énergiques et familières de cette
lettre, et elle parut, ainsi corrigée, dans le Vote universel, accom-
Gl ORG E S AND 327
pagnée de quelques lignes de .Mme Sand (1). <>n la réimprima
(l;ms la Presse du :;i décembre 1860.
Nous devons encore à diverses reprises el en diverses occa-
sions revenir à la correspondance entre George Sand el Gilland.
Disons (lès à présent que, dans ses dernières lettres, Gilland t'ait
pari à Mme Sand de ses travaux pour la Fondation de diffé-
rentes associations el compagnonnages ouvriers; il revienl en
souvenir au séjour que lui et sa famille lirent à Xohaut.
où ils habitèrent le pavillon du jardin, comme aux plus
heureux jours de sa vie: il parle souvent de sa faiblesse
et de sa maladie qui vont croissant : il analyse très minutieu-
sement, très linemeiit toutes les nouvelles œuvres de George
Sand. qui paraissaient (2), et enfin il y parle avec enthou-
siasme d'une nouvelle édition illustrée (U~< (ouvres de George
Sand (qu'il nomme toujours son <lnr maître), édition qui
sera à la portée de tout le monde et lui attirera même ceux
qui ne lisaient jamais. Voici sa lettre à ce propos :
Paris, 18 octobre 1851.
Chère dame et amie.
Au retour des longues courses que je suis obligé de faire dans Seine-
et-Marne, j'ai trouvé chez nous les permières livraisons de votre
publication nouvelle. Cela m'est sans doute envoyé de votre part et
je ne sais vous en témoigner ma reconnaissance qu'en vous disant
mille fois merci du fond de mon cœur pour les bonnes intentions que
vous avez toujours pour moi. Vos livres, si l'exécution en continue
ainsi, seront ce qui a été fait de mieux en ce genre, et j'en suis bien
content pour vous et pour ceux à qui vous les destiniez en les écri-
vant. La modicité du prix en fera beaucoup acheter et les images
(1) Nous avons confronté les deux versions : celle qui fut imprimée et
la lettre autographe de Gilland.
(2) Nous y trouvons, par exemple, une critique très sérieuse de Claudie
et notamment de la scène où le vieux Rémy non seulement réhabilite Claudie,
mais la place « au-dessus ■> de tout le monde. Cela paraît « exagéré » à Gilland,
et il cite à son appui la scène bien connue de l'Évangile où Jésus ne fait que
'pardonner à la femme adultère. Or, au dire de Gilland, l'Évangile est son livre
préféré, qui ne le quitte jamais et où il puise sans cesse ses règles de conduite.
Il a remarqué en outre que le public avait été froissé par les paroles exagé-
rées du vieux Rémy, et cela avait nui au succès de la pièce.
328 GEORGE SAND
feront lire bien des bonnes gens qui n'avaient encore jamais lu. Rien
n'a d'attrait et n'excite la curiosité chez les gens simples comme ces
figures, qui parlent sur le papier et qui semblent dire : « Lisez, si vous
voidez m' entendre. » C'est surtout dans nos villages que vos œuvres
vont maintenant se répandre, et quel bien on en ressentira ! Que de
femmes vous allez attendrir, relever, encourager au bien et à la vertu !
Que d'hommes vont se modifier à votre parole, se réformer, sentir
germer en eux les sentiments qui élèvent et les convictions qui for-
tifient ! Je crois les voir, le soir, à leurs foyers, bien tranquilles auprès
de leurs petits enfants et de leur femme, qu'ils respecteront au heu de
l'outrager et qui les bénira à son tour, pour leur douceur, au heu
d'avoir épouvante de leur brutahté. Je vous en dis merci pour moi,
madame, je vous le dis aussi pour nos pauvres frères, que vous allez
initier avec les beautés de l'art et de la poésie et qui vont vous glo-
rifier dans le secret de leur âme, sans vous avoir vue et sans vous con-
naître. Il n'y avait guère, jusqu'à présent, que les bourgeois qui lisaient
vos livres, et puis nous autres, les ouvriers studieux, mais aujourd'hui
la lumière va descendre aux masses tout entières et les réchauffer
comme les rayons du soleil...
Où Mme Sand prenait-elle des forces et le temps nécessaire
pour trouver au milieu de son labeur sans trêve, à l'apogée
de son activité littéraire, publiant chaque mois des romans,
des préfaces et des articles, la possibilité de mener de front
cette énorme correspondance avec tous ces poètes, de vivre
de leur vie et de leurs intérêts, de suivre chacun d'eux dans
les moindres détails de son existence, de faire presque quoti-
diennement la connaissance de nouveaux représentants du pro-
létariat intellectuel, des partis républicains, des hommes de
lettres et d'une quantité de jeunes gens de Paris et de la
province, devenus plus tard célèbres ou illustres et qui fai-
saient alors leurs premiers pas dans la carrière politique, pu-
blique ou littéraire? C'est ainsi qu'elle fit en ces mêmes
années la connaissance ou se lia d'amitié avec Henri Martin,
Louis Blanc, Lediai-Rollin, Fulbert Martin, Nadaud, Alexandre
Lambert, Emile Aucante, Luc Desages, Ernest Perigois, Pa-
tureau-Francœur, Marc Dufraisse, Lumet et sa famille, Anselme
Pététin, Théophile Thoré, etc., sans parler des frères Leroux,
des Arago et de tous les vieux amis. Quand on a parcouru le
GEORGE SAM) 329
t,-is de lettres de George Sand el à George Sand, si aombn
dans la période de 1838 à L862, on a la sensation que rien <|m'
relie coiTes|>oiulnnee, si e\l laordinairement animée, remplirait
toute une de, sans y ajouter le labeur littéraire. 0r$ l'énu-
niération des travaux de (ieorge Sand paru- dans la seule
Revue indépendante, dirigée par Leroux e1 Bea successeurs,
nous a montré quel travail George Sand accomplit en ces
années-là !
Nous ne pouvons mieux elore notre réeit des relalions entre
George Sand et les poètes populaires, qu'en citant une lettre
que Gilland lui écrivit de la prison de Meaux en août 1848.
Prison de Meaux, août 1848.
Bonne chère madame,
Vous êtes toujours la même pour nous, attentive et bienveillante
comme une sœur, dévouée et sympathique comme une mère. Ma femme
a revu les cinquante francs que vous nous avez envoyés, si je ne vous
en ai pas accusé réception plus tôt, c'est que j'espérais toujours vous
donner une bonne nouvelle, mais rien de changé dans ma position.
J'attends l'heure de la justice, bien lente à venir ; je l'attends sans
inquiétude et sans impatience. Merci mille fois, madame, pour les deux
secours : la lettre et l'argent ; j'avais besoin de l'un et de l'autre.
Vous ne vous jugez jamais assez bien pour comprendre le bonheur
que j'ai à vous lire. L'aumônier de la prison m'a prêté les Pères de
V Eglise; je lis saint Bernard; il y a des pages sublimes dans ce livre.
Eh bien ! je prends alternativement saint Bernard et vos lettres et
mon cœur éprouve plus d' allégement^, vec vous qu'avec lui. Il nous
charme, il nous domine, il nous attire, mais tout à coup le voilà qui
devient impérieux et sévère au point de nous atterrer, de nous con-
fondre et de nous faire trembler ; il est trop saint ! Vous, vous avez sa
grandeur, ses lumières, sa puissance pour convaincre, son humilité
devant Dieu, et vous ne faites pas peur; on vous suivrait partout.
Mais vous êtes si triste ! Le deuil de votre âme est immense, comme les
malheurs que vous déplorez. Courage, ma sœur. Vous qui avez tant de
pouvoir ; vous, qui êtes si forte, si grande, si complète, si féconde,
que deviendrons-nous si vous faiblissez? Il faut encore croire aux
hommes, au dévouement, à l'abnégation, aux vertus, à la bonté qui
s'éteint peut-être dans les âmes qui doutent, mais qui renaît toujours
dans celles qui espèrent. Oh! que je voudrais être auprès de vous et
33° GEORGE SAND
que vous soyez un homme ! Je me figure toujours que vous êtes Jean-
Jacques Rousseau, revenu sur la terre, et je vous aime encore mieux
que je ne l'aurais aimé, parce qu'il a commis une faute horrible, lui,
il a abandonné ses enfants !
Que fait votre cher Maurice? Je ne veux pas qu'il s'afflige, je veux
qu'il travaille, qu'il devienne un grand artiste, et qu'il me prenne à
son service un jour pour broyer ses couleurs et faire ses messages.
La république sera peut-être un jour la régénératrice des arts, que la
monarchie abrutissait, avilissait comme tout ce qui approchait d'elle...
Rouget de Lisle a donné à son époque une œuvre immortelle ; la nôtre
attend la sienne ; un tableau vaut un poème : les peintres nous doivent
leur Marseillaise.
Quand je dis que je voudrais être le serviteur de Maurice, je le dis
de bon cœur et comme je le pense. Il n'y aura point de condition humi-
liante dans l'avenir ; quiconque sera utile à son frère en sera respecté
et aura droit à sa reconnaissance. Vous allez dire que nous sommes
encore loin de ce temps-là. Mais je puis vous répondre avec l'Evangile :
En vérité, je vous le dis, ce règne est déjà parmi nous. En effet, ne me
traitez-vous pas d'égal à l'égal? C'est moi qui mange votre pain et
c'est vous qui me rendez grâce. Voyez bien qu'il n'y a ici que des
frères, et que le premier d'entre nous est notre serviteur. C'est pour
cela que je voudrais que vous fussiez un homme et je voudrais vivre
auprès de vous, parce que je vous embrasserais toute la journée, dans
la maison, sur les chemins, à chaque bonne parole que vous me diriez ;
le matin en vous éveillant, le soir en vous disant adieu. J'ai des amis,
mais ils ne sont pas comme vous, parce que personne ne peut vous
ressembler. Le papa Magu vient me voir de temps en temps, il prétend
que je dois être fier d'être en prison et qu'un jour je serai récompensé.
Il voit toujours les choses avec sa lunette et sous le plus beau côté,
l'heureux homme! Sa femme tombe dans l'exagération contraire :
voyez le beau ménage. Heureusement que c'est comme cela entre
eux depuis bientôt cinquante ans.
Ma petite Félicie vous embrasse et vous aime comme sa seconde
mère. Elle n'a pas osé vous répondre parce qu'elle croit n'avoir pas
assez d'esprit. C'est un petit défaut qu'il faut lui pardonner, il n'est
pas commun à tout le monde. Si je suis plus hardi qu'elle, c'est parce
que je vous connais mieux. Je sais que pour vous bien parler, quand
on est honnête, on n'a besoin que d'ouvrir son cœur.
Je n'ai rien de nouveau à vous apprendre touchant ma situation.
Les gens de mon pays ont toujours pour moi les mêmes procédés
aimables et la même touchante aménité ; il y en a qui ont été dire à
mon patron que mon seul regret était de ne pas l'avoir fusillé avant
de partir de Paris. Je crois déjà vous avoir parlé de cet homme avec
GEORGE s A NI) 331
lequel je Buis dan les meilleurs rapporta et qui m'a wuvenl rendu
Bervioe, Il a dignemenl répondu à oette infamie, sa femme el lui ont
fait exprèf le voyage de Bleaux pour venir me voirel ils pleuraient en
m'embrasBant. Cette démarche leur donne mon cœur à jamais, je
n'aurais pas fail mieux dans mes jours de meilleures inspirations.
N'est-ce pas, madame, que c'est beau ! Je voudrais n'avoir que des
choses comme oelle-ci à vous conter, et pourtant il me reste encore
une confidence pénible ;'i voua faire. Mon frère a été aussi arrêté a
Paris, ohez mes père et mère. J'ignore s'il est cov/pable, mais je sais
qu'il est d'une simplicité telle que si L'instruction n'esl pas faite de
bonne foi, on tirera de lui tout ce que l'on voudra II esl détenu au fort
de Romainville, privé d'air et de soleil Bans doute, couché sur une paille
immonde, dans L'infection et L'humidité, sans un ami pour Le conseiller
ci lui donner espérance; on ne peut ni le voir ni lui parler. Jugez
quelle est la position de mes pauvres vieux parents : sur unis frères
que nous sommes, deux qui sont en prison, et qui sait ce qui peut leur
advenir! L'autre fait depuis sept ans la guerre en Afrique, et qui sait
s'il en reviendra ! Vous avez été mère malheureuse, je le sais, com-
parez-vous à la mienne aujourd'hui. Quand verrons-nous la fin de ces
tortures? Ne vous tourmentez plus, je vous prie, pour nous envoyer
de l'argent. Je recuis des secours de différents côtés et j'aurai de l'ou-
vrage dès que je serai libre. Du reste, je vous promets de ne jamais
rester dans le besoin sans vous le faire savoir. Adieu, madame, mes
bonnes amitiés à tous ceux qui vous entourent et bonne espérance
pour l'avenir. Vive la République !
GlLLAXD.
CHAPITRE IV
Consuelo. — La Comtesse de Rudolstadt. — Jean Ziska et Procope le Grand.
— Une secte mystique russe. — Les Sauvages de Paris. — Réflexions sur
J.-J. Rousseau. — Fanchette. — V Eclair eur de VIndre. — Louis Blanc
et la Réforme. — Lettres de Pierre Leroux.
A l'époque même où George Sand s'évertuait à faire con-
naître et à rendre célèbres les poètes populaires et à contribuer
à la propagation des idées de Leroux, elle écrivit une œuvre
remarquable sous tous les rapports et qui l' illustra plus peut-
être que tous ses romans antérieurs. Nous parlons de Consuelo.
Il existe entre Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt et le Compa-
gnon du tour de 'France le même lien de continuité et de cau-
salité qu'entre la Guerre et la Paix et les Décembristes de Tols-
toï. Tolstoï s'apprêtait à écrire les Décembristes et, en préparant
les matériaux de ce roman, en recherchant les racines et les
origines du mouvement de 1825, il se laissa entraîner par l'épo-
pée de la guerre patriotique de 1812 et écrivit son chef-d'œuvre.
Quant aux Décembristes, ils restèrent à l'état d'ébauche. Il
arriva la même chose à George Sand, mais elle termina les deux
œuvres qui s'enchaînaient intimement. Avant d'écrire le Com-
pagnon, elle voulut étudier les statuts, l'histoire et les origines
des compagnonnages contemporains, elle se prit alors d'un si
grand intérêt pour les différentes sociétés secrètes, confréries
et loges maçonniques du moyen âge, à la fois socialistes et mys-
tiques, et fit là de si heureuses découvertes que, le Compagnon
et Horace une fois terminés, elle écrivit Consuelo et la Com-
tesse, en se servant pour les écrire des nombreux matériaux
accumulés. Les années mêmes de la création et de la publication
GEORGE SAM)
de Cotwuelo (1841-1843), remplies de faits el d'éléments les
plus intéressants, les plus divers, contribuèrent beaucoup à la
richesse el à l;i Variété (les épisodes de Cette grandiose épopée.
D'une pari George Sand B'assimila complètement les doc-
trines métaphysiques, religieuses el Bociales de Lamennais e1
de Leroux : d'autre part, comme nous l'avons vu, grâce à
Chopin et à Mickiewioz, les intérêts polonais, les idée-
Blaves eurent leur libre cours dans sa vie. Ces idées la re-
nnièrent profondément, surtoul celles qui, conformémenl aux
théories de Leroux, préconisaient le rôle échéant à chaque
peuple dans l;i marche triomphale du a progrès continu de l'Hu-
manité ». Grâce à Chopin encore, Mme Sand vivait alors dans
une atmosphère éminemment artiste. Elle subissait de plus le
charme souverain de l'individualité artistique de Pauline Viar-
dot (pii lui semblait une vivante incarnation des doctrines
des saint-simoniens, de Liszt et de Lamennais sur la voca-
tion suprême des artistes. Et quoiqu'il soit vrai que certains
traits et faits de la biographie de la célèbre Mara (1) aient servi
pour écrire quelques épisodes et quelques détails de la vie de
Consuelo, il n'en est pas moins irréfutable que George Sand
lit cette fois ce qu'elle ne faisait que rarement : c'est en toute
conscience qu'elle copia sa bohémienne hispano-vénitienne sur
son amie Pauline Viardot (2). Il nous semble aussi que si l'au-
(1) Elisabeth-Gertrude Mara, célèbre cantatrice dramatique (1749-1833).
(2) Il est très intéressant de noter que Mme Viardot le savait déjà au
moment où s'écrivait et se publiait le roman. C'est ainsi que dans sa lettre
du 29 juillet 1842 de Grenade, en racontant à Mme Sand comment les époux
Viardot y furent fêtés par les membres du Lycée, société musicale et litté-
raire grenadine, et comment, pour les en remercier, la célèbre cantatrice
avait pris part au grand concert-gala, arrangé en son honneur dans la Salle
des Ambassadeurs de V Alhambra, Mme Viardot dit plus loin qu'elle y avait
• parlé avec un fils d'Arabe, dont Ralph était l'idéal », que l'auteur àUnàuma
avait en général parmi les membres de ladite Société « une foule d'apasio-
nados » et que son portrait ornait la grande salle du Lycée « comme une ma-
done ». Et enfin, elle ajoute (à propos du « fils d'Arabe » toujours) : « Vous
voyez qu'il ne coimaît pas Consuelo, Consuelo qui nous fait frémir, rire,
pleurer, réfléchir. Oh ! ma chère ninonne, que vous êtes admirable et que
vous êtes heureuse de pouvoir procurer de semblables jouissances à ceux
qui lisent vos œuvres. Je ne puis pas vous dire ce qui se passe en moi depuis
Consuelo, seulement, je sais que je vous en aune dix mille fois davantage et
que je suis toute fière d'avoir été un des fragments qui vous ont servi à créer
334 GEORGE SAND
teiir situa son roman à la moitié du dix-huitième siècle, ce
ne fut pas seulement pour la raison donnée dans la préface
de l'édition de 1852, c'est-à-dire que cette époque offrait
« un intérêt particulier sous le rapport de Yart, de la philoso-
phie et du merveilleux, trois éléments produits par ce siècle,
d'une façon hétérogène en apparence et dont le lien était cepen-
dant curieux et piquant à établir sans trop de fantaisie... ». Ce
fut aussi — nous dirions surtout — parce que ce fut à cette époque
que vécurent les grands chanteurs et les grands compositeurs
dont Chopin et Pauline Viardot ressuscitaient les œuvres dans
le vaste salon de Nohant ou dans le petit appartement de la
rue Pigalle. George Sand eut toujours pour elles une prédilec-
tion. Elle leur était restée fidèlement attachée depuis ses pre-
mières années d'enfance, alors que son aïeule, cette charmante
Marie- Aurore de Saxe, en s' accompagnant sur un clavecin tant
soit peu grêle, exécutait de sa petite voix chevrotante, mais
avec beaucoup de style et une pureté de goût sûr, des airs d'ora-
torios du dix-septième siècle, ou des morceaux d'opéras et des
pastorales du dix-huitième siècle sur des textes élégamment
maniérés du Métastase. Dans un petit carnet d'Aurore Dupin,
datant de l'époque de sa sortie du couvent, on peut lire les
paroles d'un de ses airs favoris de Haydn, composées par ce
poète de la cour de Vienne :
Gia riede la prirnavera
Col suo fioritto aspetto,
Gia il grato zefiretto
Scherza fra l'erbe e i fior.
Tornan le frondi agli alberi,
L'erbette al prato tornano,
Sol non ritorna a me
La pace del mio cor.
Mais en faisant, dans un des chapitres du roman, chanter
à sa Consuelo devant le Porpora cette pastorale que Haydn
aurait fraîchement composée dans la matinée même, George
Sand ne manqua pas non plus, dans un autre chapitre, de lui
cette admirable figure. Ce sera sans doute ce que j'aurai fait de mieux dans
ce monde... »
GBORGB SAND | 15
faire chanter, en présence de hauteur, le célèbre psaume de
Marcello :
I irieli immensi narraho
Del grande l < 1 < 1 î • » la gloria.
si connu de tous les admirateurs de Pauline Viardot, <|iii le lui
ont entendu chanter avec cette grandeur, cel enthousiasme,
cette majesté Incomparables. Bref, ayanl choisi L'époque qui
lui riaii si chère par les réminiscences du Métastase, du liasse
et de .Marcello et ayant situé ses premiers chapitres dans
cette même Venise. <|iii l'inspirait toujours et à laquelle elle
consacra ses pages les plus charmantes, les plus colorées, les
plus poétiques, George Sand copia son héroïne d'après nature.
Tous les traits de caractère, toutes les particularités du
talent, de la manière et des aspirations artistiques de Consuelo
appartiennent à sa jeune amie. L'auteur embellit son récit des
rayons de sa pénétration poétique aussi bien que de son
attachement sincère pour son modèle, c'est pour cela, sans doute,
que Consuelo, cette incarnation de. l'artiste, nous apparaît comme
un être vivant, enchanteur, d'une réalité parfaite. Et quant à
ces premiers chapitres, où sont décrits le petit monde des dilet-
tanti vénitiens, l'école du vieux Porpora près de l'église dei
Mendicanti et la simple vie de la pauvre bohémienne Consuelo
et de son ami Anzoletto, dans cette même Corte Minelli, près
de laquelle Mme Sand vécut en 1834, ils sont écrits avec une
maestria incomparable, et nous ne sommes nullement étonnés
que notre grand romancier, Grigorowitch, nous ait dit que ja-
mais aucun roman n'avait produit sur lui autant d'impression
que ces premiers « chapitres vénitiens » de Consuelo. Tout aussi
adorables sont les pages qui nous peignent la première rencontre
de Consuelo avec l'adolescent Joseph Haydn, leur voyage pé-
destre, l'amitié de ces deux fidèles serviteurs de dame Har-
monie, les débuts de Consuelo à l'Opéra viennois et ses rencontres
avec divers chanteurs et compositeurs célèbres de l'époque.
Enfin, répétons-le encore, tout ce qui a trait à la carrière
proprement artistique de Consuelo et au inonde musical du dix-
336 GEORGE SAND
huitième siècle est extrêmement réussi, on peut même dire
que l'exécution a surpassé les intentions de Fauteur. Quant
aux deux autres thèmes qu'il s'était proposé, il faut convenir
qu'ils cèdent de beaucoup aux quatre courants ou éléments
génésiaques dont se compose le roman. Ces quatre courants
sont : 1° le courant purement musical, qui soufflait alors rue
Pigalle, c'est-à-dire l'action exercée sur l'auteur par les indivi-
dualités artistiques de Chopin et de Mme Viardot ; 2" le souffle
des idées mystiques polonaises qui flottaient alors dans l'air
ambiant, et des réminiscences de Vhistoire slave, commentée
au point de vue du « messianisme » ; 3" l'écho des doctrines
de Leroux, à commencer par « l'immortalité de l'homme dans
l'Humanité » (ce qui correspond aux réincarnations successives
sur terre de chaque homme particulier), en continuant par
les théories démocratiques sur la provenance populaire de
la plupart des plus grands artistes, sur l'art populaire et
inconscient (1), sur la nécessité d'abolir tous les préjugés de
(1) Le commencement du chapitre lv mérite surtout notre attention
sous ce rapport. A propos des cantiques et chants bohèmes populaires exé-
cutés devant Consuelo par Albert, George Sand s'y étend sur les inépuisables
trésors de beauté et de poésie, renfermés dans la musique populaire, dans
les airs nationaux et dans les improvisations inconscientes des chanteurs et
musiciens champêtres. Le biographe de Chopin, M. Ferdinand Hœsick,
raconte que tout jeune encore, élève du lycée de Varsovie, Chopin ne pouvait
passer devant une auberge ou une chaumière, s'il y entendait jouer ou chanter
quelque mélodie populaire ; il s'arrêtait sous la fenêtre et écoutait, émer-
veillé, et le biographe a bien raison de voir dans cet amour de l'enfant de
génie pour les chants nationaux la source du caractère profondément et
véritablement national de la musique du grand maître. Mme Sand, elle, dit
qu'Albert « s'était tellement nourri l'esprit de ces compositions barbares au
premier abord, mais profondément touchantes et vraiment belles pour un
goût sérieux et éclairé, qu'il se les était assimilées au point de pouvoir impro-
viser longtemps sur l'idée de ces motifs, y mêler ses propres idées, reprendre
et développer le sentiment primitif de la composition, et s'abandonner à son
inspiration personnelle sans que le caractère original, austère et impression-
nant de ces chants antiques fût altéré par son interprétation ingénieuse et
savante... ». Il est trop clair que c'est « Chopin » qu'il faut lire au lieu d' « Al-
bert », et « la Pologne », les « Chants polonais », au heu de « la Bohême » et de
ses « Cantiques » dans tout ce morceau, ainsi que dans les pages qui suivent.
Mme Sand y émet encore cette pensée très remarquable, que comme toute
musique nous dit plus qu'aucune parole humaine et aucun autre art ne sont
capables de nous révéler, ainsi la musique nationale nous dévoile le vrai fond
de l'âme et de la pensée d'un peuple ; elle nous dépeint son esprit et son carac-
tère historique, elle nous rend son essence même. Il est évident que George
GEORGE SAM)
caste, que l'auteur de Cowuélo trancha carrément par l'amour
du noble comte Albert pour la pauvre fille d'une chanteus<
ambulante bohémienne, Bans famille, Bans nom. sans patrie,
e1 à terminer par la doctrine du progrès continu . Ce der-
nier point trouve son expression dans la glorification de la secte
slave des tahoriles qui, selon l'auteur, auraient été ;iu moyen
âge les représentants du progrès, les gardiens du plu8 pur idéal
chrétien, social et démocratique (il- symbolisaient, dit-on, leur
constantes union et communion avec l'humanité ■ par de con-
tinuelles « agapes Fraternelles » avec le premier venu : ilfi com-
muniaient sous toutes les espèces », comme l'assure ironique-
ment l'un des personnages secondaires du roman, la jeune
baronne Amélie, chargée par l'auteur de renseigner ('onsuelo,
et le lecteur, sur les sectes religieuses de sa patrie).
Enfin le quatrième et dernier, et peut-être le plus important,
élément du roman, ce sont les théories de Lamermais et des
sawt-simoniens sur le rôle sacerdotal '/es arti.<tp$, — ce dont nous
avons déjà parlé dans notre volume IL
< 'es quatre courants peuvent être suivis avec autant de clarté
à travers ce merveilleux roman, que les eaux douces des
grands fleuves peuvent facilement être distinguées même loin
du rivage, au milieu des vertes ondes salines de l'Océan.
Le vieux compositeur Porpora, austère idéaliste, adonné k
son art, mais malheureux, toujours bougonnant, aigri et maladi-
vement soupçonneux, a parmi la foule de ses élèves, pares-
seuses et frivoles demoiselles plus ou moins riches, une pauvre
petite orpheline, l'Espagnole Consuelo. Sans aucune tournure,
laide, mal mise, hâlée et timide, elle seule, parmi ses gaies com-
Sand pénétrait profondément les divines créations si nationales de Chopin
et que c'est bien vers elles que se portait sa pensée lorsqu'elle disait plus loin
qu'en écoutant certains motifs nationaux, bien rendus, elle s'était sentie
transportée en Pologne, en Espagne, dans les steppes, dans les montagnes,
dans le passé historique d'un peuple, bien mieux que lorsqu'elle lisait des
œuvres d'histoire, ou des voyages où ces contrées étaient décrites. D'autre
part cette digression sur l'art populaire était on ne peut plus conforme aux
idées de Leroux, et c'est pour cette raison — comme nous le verrons à l'ins-
tant par ses propres lettres — qu'U apprécia particulièrement ce morceau
sur Y art et en complimenta l'auteur.
338 GEORGE SAND
pagnes de l'école dei Mendicanti, travaille avec conscience et per-
sévérance, parce qu'elle a une voix magnifique et la passion delà
musique, et parce qu'à son insu elle possède un admirable talent
d'artiste à l'état latent. C'est le« vilain caneton » d'Andersen, qui
va se transformer en un beau cygne. Tout le monde est stupéfié,
sauf Porpora, qui l'a depuis longtemps devinée. Pendant quatre
ans, silencieusement, avec amour il a taillé ce diamant brut. Le
jeune camarade de Consuelo, son ami idyllique et son compagnon
inséparable, Anzoleto, comme elle, enfant des lagunes, et autrefois
aussi élève de Porpora, mais expulsé de l'école pour son indo-
lence et son manque d'application, est stupéfait comme les
autres. Anzoleto possède aussi une voix charmante, comme
tous les Italiens; il a une facilité musicale, sans être un vrai
artiste : il est insouciant, égoïste, se préoccupe du succès plus
que de l'art; il est guidé non par l'idéal, mais par ses pas-
sions, ses instincts. Grâce au comte Zustiniani, jeune mécène,
qui s'éprend de la voix de Consuelo, les deux amis débutent au
théâtre ; malgré leur grande jeunesse, ils ont un grand succès
et sont reçus chanteurs à l'Opéra. Jusqu'alors ces pauvres
enfants des lagunes, inséparables depuis la mort de la mère de
Consuelo, chanteuse ambulante, qui les avait bénis à son heure
suprême, vivaient, abandonnés à leur propre destin, sans aucune
espèce de tutelle, de la vie libre, misérable et insouciante des
indigents vénitiens. Consuelo gagnait sa vie, en passant les
heures où elle ne travaillait pas avec Porpora, à coudre, à enfiler
des perles de verre et des coquilles ou à quelque autre pauvre
métier du même genre, qui lui procurait quelques sous, mais
cette vie était parfaitement innocente. Sensuel et jouissant de
la vie , comme un vrai fils du Midi, Anzoleto se livrait parfois
à de faciles amours, mais il respectait instinctivement et entou-
rait de sollicitude sa jeune amie. Entré au théâtre et de là par-
venu dans la société des riches dilettanti, complètement sé-
duit par ce milieu luxueux et dépravé, ayant subitement vu
dans Consuelo une brillante artiste à laquelle était assuré un
splendide avenir, et une femme plus séduisante que les plus
belles, il s'opère vite un changement dans les sentiments d'An-
GEORGE SAM)
zoleto; tantôt il esl jaloux du comte Zustiniani qui l'ait la
oour à Consuelo, el tantôt il courtise lui-même la tnaît
du comte, la coquette el froide Corilla, un soprano, —
parce qu'il espère en la séduisanl Be créer une position au
théâtre (1). Un jour, il vénère Consuelo, il admire son talent,
le Lendemain, il envie ses succès, el sciait capable de trahir
la promesse qu'il lit à sa mère mourante. Bref, c'est une
nature d'artiste impressionnable, vaniteuse, avide BUTtOUl de
clinquant. Quelques fiascos, très mérités dus à boii arrogance, à
sa fatuité et à sa paresse, l'aigrissent contre Consuelo. Corilla,
devenue sa maitresse. attise le l'eu en lui insinuant qu'il restera
toujours dans l'ombre, éclipsé par les rayons d'un astre tel que
Consuelo. Tous ses mauvais instincts se réveillent et ses rap-
ports envers Consuelo deviennent impossibles. Coupable envers
son irréprochable amie, il 1' offense par des soupçons, prétendant
qu'elle encourage les assiduités de Zustiniani ; Porpora la convainc
de l'infidélité d'Anzoleto. Blessée dans ses sentiments et dans
ses croyances les plus pures, profondément malheureuse, Consuelo
fuit Venise au moment de ses plus brillants succès au théâtre,
laissant à Anzoleto le loisir de se tirer comme il l'entend de
ses multiples intrigues. Porpora favorise la fuite de son élève
et l'envoie d'abord à Vienne, chez l'ambassadeur vénitien
(1) Il est à remarquer que Consuelo a une voix de mezzo- soprano d'un dia-
pason extraordinaire, également propre aux fioritures les plus surprenantes
et au chant large et dramatique, tout comme Mme Viardot qui chantait avec-
un égal succès les rôles lyriques, comiques, tragiques et dits de soprano-leg-
giere, les parties de contralto, de mezzo-soprano et de soprano aigu : Rosine,
Aminé, Desdémone, la Lucia, la Fidès, la Norma — et le rôle travesti de Vania
dans la Vie pour le tsar. Il est curieux également de noter qu'ayant pour la
première fois abordé le rôle de la Norma en Espagne, la grande artiste écrivait
à Mme Sand : « Ce son-, troisième de la Norma. Vous voyez que j'ai fait une
conquête en plein domaine de la Corilla, et je puis bien dire à vous, tout
bas, à l'oreille, que c'a n'a pas été de ma part trop téméraire. Dans tous les
cas, cela m'a été fort utile comme progrès et comme préparation pour paraître
dans ce rôle devant un public plus important. D'ailleurs, ce public, s'il n'est
pas connaisseur, n'est ni flatteur, ni blasé et se laisse aller à ses impressions
tout naïvement. C'est celui que j'aime et celui qui me fait faire des progrès.
C'est aussi celui que l'admirable Nourrit aimait et devant lequel il était heu-
reux de chanter gratis le jour de la fête du roi. Public ignorant, mais intelli-
gent, mais sympathique, en un mot, le peuple!... »
Ne dirait-on pas une lettre de Consuelo elle-même?
34Q GEORGE SAND
Corner, puis la fait entrer dans la famille de ses anciens amisr
les comtes de Rudolstadt, en Bohême, en qualité de maîtresse
de chant de la jeune comtesse Amélie (1).
Consuelo arrive dans le morne manoir des Rudolstadt, — la
Riesenlourg ou château des Géants, — au moment où toute la
famille est plongée dans son habituel désespoir, causé par les
crises périodiques de son unique héritier, Albert. Ces crises com-
mencent par une apathie mélancolique, qui se transforme en
une étrange excitation, accompagnée de délire. En proie à ce
délire, Albert effraye tous ses proches par ses paroles mysté-
rieuses : il prétend avoir plusieurs fois déjà habité la terre, il
croit être la réincarnation de Jean Ziska lui-même, puis d'un de
ses propres ancêtres. Il raconte alors avec des détails les plus
précis des faits arrivés jadis, comme s'il en avait été témoin,
et prédit les événements futurs, comme s'il possédait le don
de seconde vue. Après cette crise, Albert disparaît ordinairement
plusieurs semaines, on ne sait où; à son retour, il tombe en
léthargie ; il se réveille faible, mais bien portant, pour retomber
à la première occasion dans l'apathie, le délire et le somnam-
bulisme. Albert est le fils unique du vieux comte Christian : sa
mère, la comtesse Wanda, issue de l'antique famille bohème
des Prachalitz, mourut jeune, tuée par la douleur, très malheu-
reuse en mariage. Les Rudolstadt descendent de la maison royale
tchèque des Podiebrad, mais l'ambitieuse comtesse Ulrique, lors
des guerres hussites, renia la religion protestante et son nom
slave, afin de sauver ses enfants au prix de cette trahison. Les
Rudolstadt s'efforcèrent d'oublier cet épisode, mais Wanda s'en
souvenait parfaitement. Née tchèque, adepte des hussites et des
taborites, rêveuse et exaltée, Wanda ne rencontra de la part
des Rudolstadt qu'incompréhension, désapprobation et résis-
(1) Il est encore curieux de noter qu'à peine avait commencé à paraître
la quatrième partie du roman, le chapitre xxir, qui s'ouvre par l'arrivée de
Consuelo chez les Rudolstadt, que Pauline Viardot s'empressa d'écrire à
l'auteur, à la date du 17 juin 1842, de Madrid : « Chère ninonne, je n'ai pas
encore reçu la Revue de ce mois, mais dans le numéro dernier, vous m'avez
introduite dans la famille curieuse et étrange, dont je désire beaucoup conti-
nuer la connaissance. »
GEORGE s.WD
tance; elle Bouffrit, languil el mourut. Albert i\<'* son enfance
se distingua par un caractère bizarre, sombre el rêveur; il vit
apparaître le fantôme de sa mère; toul adolescent il voulut ré-
soudre différents problèmes Bociaux, il mil inconsciemment en
pratique toutes 1rs doctrines démocratiques el chrétiennes des
taborites ; le souvenir des forfaits commis par ses nobles ancê-
tres el l'apostasie intéressée d'Ulrique le désespéraient, il avait
des crises de démenée, s'il Voyait triompher le m;il. l'injustice
et la violence. Il étudia avec une persévérance passionnée,
s'adonna avec acharnemenl à *\^ recherches; El voyagea beau-
coup ci tomba enfin dans l'étal de maladie nerveuse décrit
plus haut, annoncanl qu'une consolation » lui sérail envoyée
du ciel vers sa trentième année; au dire des voisins, il devint
simplement fou. Ses parents, toutefois, espérant sa guérison,
voulaient lui faire épouser sa jeune et pimpante cousine
Amélie. .Mais Albert n'y songeait point. Et voilà que juste la
veille du trentième anniversaire d'Albert, une tempête se dé-
chaîne autour du morne château, et alors que la famille des Ru-
dolstadt se morfond dans le grand salon triste, Albert s'écrie
qu'une « âme, poussée par l'orage, s'approche d'eux, que les
temps du courroux de Dieu sont écoulés, que T 'expiation touche
à sa fin . et que menu1 le vieux chêne, appelé le Hussite, témoin
des anciens crimes des Rudolstadt. est brisé par la tempête...
Et immédiatement Consuelo paraît.
En peu de jours la jeune fille charme tous les habitants du
château par sa franchise, sa douceur et son chant sublime ;
Albert lui-même, insensible à tout ce qui l'entoure, semble
renaître à la vie aux sons de sa voix. Mais la pauvre Con-
suelo, petit oiseau du rayonnant Midi, habituée à la vie d'artiste,
libre, pleine d'émotion, se sent comme enterrée vive au milieu
des sombres habitants du château des Géants. Lorsqu'elle
apprend l'histoire de la maladie d'Albert, elle se prend cepen-
dant de sympathie nour cette âme troublée et chercheuse; elle
s'aperçoit que son chant est bienfaisant à ce nouveau Saiil, et
quand Albert disparaît de nouveau, au désespoir indicible de sa
famille, et qu'il reste absent plus longtemps que de coutume,
342 GEORGE SAXD
alors l'artiste généreuse se résoud à tout entreprendre pour le
retrouver et le guérir de sa mélancolie et de cet amour sauvage
de l'humanité. Consuelo remarque, rôdant autour du château,
un fou, du nom de Zdenko, seul confident d'Albert. Elle découvre
une citerne sur la terrasse du château qui se dessèche et se
remplit d'eau périodiquement, grâce à un système d'écluses
compliqué. Lorsque l'eau s'écoule dans les profondeurs de la
terre, un escalier paraît, menant à une galerie cachée; c'est
par cet escalier que Zdenko, qui gouverne le jeu des écluses,
s'introduit du fond de la citerne au château ou s'en revient.
L'intrépide Consuelo, profitant d'un moment où Zdenko entre
dans la chambre d'Albert, descend sans hésiter dans la citerne
et s'achemine par un labyrinthe de galeries souterraines à
la recherche d'Albert. Ayant pris non la galerie qui mène à
cette retraite, — une grotte qui se trouve juste au-dessous
de la pierre d'épouvante, où se dressait jadis le Hussite, — mais
celle où s'écoulent les eaux du puits, Consuelo manque d'être
noyée par le torrent, l'écluse ayant été rouverte par Zdenko.
Elle se sauve dans une galerie latérale, et manque d'y être
murée par ce même Zdenko, qui avait commencé par éprouver
une sympathie instinctive pour elle et qui la hait à présent, ins-
tinctivement aussi, sentant dans son âme d'innocent que les jours
où son adoré Albert vivait avec lui, approchent de leur fin, et que
maintenant c'est elle, Consuelo, qui régnera sur sa vie. Heureu-
sement Consuelo se souvient de 1* ancienne formule des lollards
que Zdenko prononçait souvent : Que celui à qui on a fait tort te
salue. En entendant ces paroles sacramentales, Zdenko se sou-
met et mène Consuelo vers la demeure souterraine d'Albert.
Elle le trouve presque fou : tantôt il croit être Jean Ziska et tantôt
Wratislas de Rudolstadt, puis dans un état de somnambulisme il
appelle Consuelo sa libératrice et sa consolation, il prononce des
paroles mystiques sur la bonne nouvelle et la joie qu'elle lui ap-
porte, puis il la reconnaît réellement et lui déclare son amour.
Consuelo lui témoigne tant de pitié émue, tant de sympathie
qu'elle le calme et le ramène à la raison : elle exerce une action
si bienfaisante sur son pauvre cœur, malade de tous les maux
GEORGE S A N D
de l'humanité, qu'Albert puéril complètement, reconnaît com-
bien il ;iv;iii été coupable envers bob parents malheureux qui
L'adorent, se décide à nvre d'une vie normale, < j u î 1 1 < - A la suite
de Consuelo son Bouterrain ei lui promel de n'y pins jamais
revenir seul. En Bortanl Albert chasse Zdenko de sa présence,
il sait que ce misérable a voulu tuer Consuelo. Zdenko dis-
paraît. Consuelo se demande avec angoisse si l'un îles deux
tous n'a point tué l'autre.
En revoyant Albert toute la famille bénit Consuelo. A son
tour, elle tombe malade, terrassée par les émotions qu'elle
vient de traverser ; elle n'est sauvée que grâce aux soins infa-
tigables et aux connaissances médicales d'Albert (il avait jadis
étudié la médecine comme toutes les autres sciences). Alors, à
l'exception du comte Christian, bonhomme doux et candide,
tous les autres Rudolstadt changent de manières envers Con-
suelo. Seule la délurée petite comtesse Amélie s'aperçoit avec un
vrai plaisir que son sombre fiancé aime Consuelo, elle quitte
joyeusement l'ennuyeux château des Géants, emmenant avec
elle à Prague son père, le baron Frédéric, grand chasseur, espèce
de Nemrod campagnard (1). La tante Wenceslawa, vieille cha-
noinesse bossue, mais d'une bonté angélique et d'une vertu
invraisemblable, malgré sa morgue aristocratique, se révolte et
se désole à l'idée qu'Albert ait pu donner son cœur à une chan-
teuse. Le comte Christian lui-même ne regarde avec condescen-
dance l'amour de son fils pour Consuelo. et ne la prie de deve-
nir la femme de son fils, que parce qu'il craint de le voir
redevenir fou, et parce qu'il se souvient du sort malheureux de
Wanda, qui l'avait épousé, lui, Christian, sans amour. Ce ma-
riage paraît un vrai malheur à toute la famille. Consuelo elle-
même a pour Albert un immense respect, elle admire ses qua-
lités intellectuelles et morales, elle est pleine d'enthousiasme
pour ses aspirations, ses croyances démocratiques et chré-
(1) Notons que dans toutes les lettres de Mme Sand aux époux Viardot
et dans celles qu'ils lui écrivaient, la passion de Louis Viardot pour la chasse
était une constante matière à calembours et à moqueries et que, d'autre part,
le chien d'Albert portait le même nom que le chien favori de Louis Viardot, —
C y mire.
344 GEORGE SAXD
tiennes, mais elle ne l'aime pas d'amour. Et surtout, elle se
sent trop la vraie fille de sa mère, bohémienne vagabonde,
insouciante comme la cigale de la fable, artiste libre comme un
oiseau, ne se construisant nulle part de nid durable, toujours
en marche vers le lointain inconnu, toujours en route, toujours
sur les chemins.
0 ma pauvre mère ! pensa la jeune Zingarella ; me voici ramenée,
par d'incompréhensibles destinées, aux lieux cpie tu traversas pour
n'en garder qu'un vague souvenir et le gage d'une touchante hospi-
talité. Tu fus jeune et belle, et, sans doute, tu rencontras bien des
gîtes où l'amour t'eût reçue, où la société eût pu t' absoudre et te trans-
former, où enfin ta vie dure et vagabonde eût pu se fixer et s'abjurer
dans le sein du bien-être et du repos. Mais tu sentais et tu disais tou-
jours que ce bien-être c'était la contrainte, et ce repos, l'ennui, mortel
aux âmes d'artistes. Tu avais raison, je le sens bien ; car me voici dans
ce château où tu n'as voulu passer qu'une nuit comme dans tous les
autres ; m'y voici à l'abri du besoin et de la fatigue, bien traitée, bien
choyée, avec un riche seigneur à mes pieds... Et pourtant la contrainte
m'y étouffe, et l'ennui m'y consume.
Consuelo, saisie d'un accablement extraordinaire, s'était assise
sur le rocher. Elle regardait le sable du sentier, comme si elle eût cru
y retrouver la trace des pieds nus de sa mère. Les brebis, en passant,
avaient laissé aux épines quelques brins de leur toison. Cette laine
d'un brun roux rappelait précisément à Consuelo la couleur naturelle
du drap grossier dont était, fait le manteau de sa mère, ce manteau
qui l'avait si longtemps protégée contre le froid et le soleil, contre la
poussière et la pluie. Elle l'avait vu tomber de leurs épaules pièce par
pièce. Et nous aussi, se disait-elle, nous étions de pauvres brebis
errantes, et nous laissions les lambeaux de notre dépouille aux ronces
des chemins, mais nous emportions toujours le fier amour et la pleine
jouissance de notre chère liberté !
En rêvant ainsi, Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce
sentier de sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline,
et qui, s'élargissant au bas du vallon, se dirigeait vers le nord en
traçant une grande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des
noires bruyères. Qu'y a-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait-elle ;
c'est le symbole et l'image d'une vie active et variée. Que d'idées
riantes s'attachent pour moi aux capricieux détours de celui-ci ! Je
ne me souviens pas des lieux qu'il traverse, et que pourtant j'ai tra-
versés jadis. Mais qu'ils doivent être beaux, au prix de cette noire
forteresse, qui dort là éternellement sur ses immobiles rochers ! Comme
GEORGE S AND
aviei aux pâles nuancei d'oi mal qui le rayenl mollement, et
ces genêts d'or brûlanl qui le coupent de leurs ombre . sont plus
doux à la vue que les allées droites 1 1 le raide charmillef de ce parc
orgueilleux el froid! Rien qu'à regarde] les grande lignes -relie- d'un
jardin, la lassitude me prend : pourquoi mes pieds chercheraient-ils
à atteindre ce que mes yeux el ma pensée embrassent tout d'abord?
au lieu que le libre chemin qui s'enfuit el se cache à demi dans Lee boi
m'invite et m'appelle à suivre ses détours et à pénétrer ses mj itères.
El puis, c<' chemin, c'est Le passage «le l'humanité, c'e I la route de
l'univers. Il n'appartient pas ;'i un maître, qui puisse le fermer ou
rouvrir à Bon gré. Ce n'est pas seulement le puissant el le riche qfui
ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages
parfums. Tout oiseau peul suspendre son nid ;'i ses branches; tout
vagabond peut reposer s;i tête sur ses pierres. Devant lui un mur ou
une palissade ne ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas devant lui ;
et tant que la vue peut s'étendre, le chemin est une terre de liberté.
A droite, à gauche, les champs et les bois appartiennent à des m; itres :
le chemin appartient à celui qui ne possède pas autre chose: aussi
connue il l'aime ! Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invin-
cible. Qu'on lui bâtisse des hôpitaux aussi riches (pie Ai^ palais, ce
seront toujours des [irisons : sa poésie, son rêve, sa passion, ce sera
toujours le grand chemin !...
A cette même heure arrive soudainement au château Anzo-
leto qui a découvert le séjour de Consuelo ; il se fait passer
pour son frère. Consuelo s'aperçoit avec effroi qu'elle aime
cet ami de son enfance, amour inconscient, élémentaire, dé-
pourvu de tout sentiment de respect et presque sensuel, mais
enraciné dans son âme. Elle s'efforce de penser à Albert, elle
veut être digne de lui, et elle se sent éprise d'Anzoleto et manque
de succomber. (Nous devons confesser que ces pages produisent
un effet assez déplaisant, malgré tout leur réalisme et toute
leur vraisemblance ; l'auteur s'arrête plus qu'il ne faut sur des
détails qu'il ne faudrait qu' effleurer. L'image virginale de Con-
suelo perd à nos yeux quelque chose de son charme, elle ana-
lyse ses sensations avec la précision d'une femme fort experte.)
Heureusement, Anzoleto se conduit avec tant de désinvol-
ture et d'arrogance envers les maîtres de la maison, il se pose
si cyniquement en Don Juan, sûr de sa conquête, vis-à-vis de
Consuelo, que malgré sa passion elle se décide à rompre pour
346 GEORGE SAND
toujours avec lui, d'autant plus qu'elle remarque qu'Albert
ayant deviné le vrai caractère de ses relations avec Anzoleto
est visiblement prêt à la défendre contre ses attaques. Consuelo,
estimant qu'il ne serait pas honnête d'épouser Albert, alors
qu'elle ne se sent pas sûre d'elle, se décide à fuir, en laissant
un billet à Albert, dans lequel elle le prie de croire en elle et
d'espérer.
Elle se dirige à pied sur la route de Vienne et rencontre un
jeune violoniste, Joseph Haydn, qui s'achemine vers le châ-
teau des Géants, pour y réclamer la protection de la célèbre « Por-
porina », — (nom adopté par Consuelo à Vienne et à la Riesen-
burg), — afin de devenir l'élève de Porpora. Les jeunes gens se
lient d'amitié, voyagent ensemble et chantent sous les fenêtres
pour vivre. Consuelo se déguise en garçon et prend un troisième
nom, celui de Bertoni, — diminutif d'Albert. Les deux voyageurs
manquent de devenir la proie des recruteurs de Frédéric de
Prusse, qui parcourent la Bohême. Ils fuient et, grâce à l'aide
du comte Hoditz et du baron de Trenk (célèbre et malheureux
page de Frédéric II, amoureux de la princesse Amélie), ils échap-
pent heureusement, et sauvent avec eux un pauvre Tchèque,
appelé Cari, que les racoleurs emmenaient de force à Berlin.
Le comte Hoditz veut prendre Consuelo et Haydn dans son
carrosse, les emmener dans son château morave de Roswald,
où, à l'instar de beaucoup de seigneurs du dix-huitième siècle, il
a un théâtre, un orchestre à lui, et toute une cohue de chan-
teurs et de cantatrices, qui, par parenthèse, sont obligées de
remplir des fonctions n'ayant rien de commun avec la musique.
Le comte Hoditz devine que Bertoni n'est point un garçon, il
nourrit le projet de faire de Consuelo la prima donna de son
théâtre et sa maîtresse, ce qui force celle-ci à fuir pour la
quatrième fois ; elle continue avec Haydn son voyage pé-
destre. Ils tombent dans un petit village au beau milieu d'une
fête paroissiale, et sont obligés très inopinément de chanter
en qualité de solistes, à la grand'messe; ils font ainsi la con-
naissance et gagnent le cœur d'un certain chanoine, bon vivant
et mélomane renforcé. Mais Consuelo malencontreusement froisse
GEORGE S AND 347
l'amour-propre de Holzbauer, compositeur médiocre, foii prôné
;m dix-huitième siècle, donl «-lit' el Haydn exécutent la piètre
messe. Ces paroles imprudentes nuiront un jour à s;i carrière.
Holzbauer devine également le sexe de Consuelo e1 ladénonci
;m ouré (lu village. Les deux jeunes .unis quittent précipitamment
la bourgade, avanl que Leur secret aesoil dévoilé. Ils arrivent ù
la nuii tombée au prieuré de ce même prélat, qu'ils avaient cru
devoir l'uir le matin. Pendant < |u" ils remercient le bon cha-
noine pour son hospitalité en le délectant de musique, un car-
rosse de poste s'arrête à la grille du prieuré, lue Femme sur
le point d'accoucher demande asile. Le chanoine, qui vit
BOUS la complète dépendance de sa gouvernante, refuse d'hé-
berger la malheureuse accouchée, tremblant pour son repos
et craignant un scandale s'accorda nt mal avec sa dignité ecclé-
siastique. On emmène la pauvre voyageuse à L'auberge du
village, Consuelo y accourt pour l'assister au moins morale-
ment. Cette malheureuse est sa rivale d'autrefois, la Corilla. La
Corilla allait aussi à Vienne, elle rêvait un brillant engagement
au théâtre ; son accouchement lui paraît un insipide contre-
temps, c'est en la maudissant qu'elle met au monde une fille,
— la fille d'Anzoleto. Elle trahit ce secret au milieu de ses cris
et de ses gémissements, et c'est la pure et innocente Consuelo,
toujours habillée en garçon, qui reçoit dans ses bras ce fruit des
amours d'une coquette dévergondée et de son ex-fiancé, menteur
et volage. A peine remise, la Corilla prend la clef des champs et
laisse son enfant à la porte du chanoine. Celui-ci chasse sa gou-
vernante égoïste et consent, sur les conseils de Consuelo, à adopter
l'enfant abandonnée. Cette petite affaire arrangée, Consuelo n'ose
rester plus longtemps sous le toit de ce bon prélat, craignant
de voir son incognito dévoilé : elle part encore avec Haydn,
c'est sa sixième fuite. Elle parvient enfin à Vienne, au logis
de son sévère et tendrement aimé maestro, Porpora. Grâce à une
petite ruse innocente, Joseph Haydn entre chez lui en qualité de
valet, pour devenir plus tard son élève, et Consuelo pénètre dans
le monde si séduisant des musiciens, ce milieu artistique si cher
à son cœur, et se prépare à débuter à l'Opéra viennois. Mais en
348 GEORGE SAND
ce temps-là. comme en tous les temps, à Vienne et partout, le
succès dépend moins du talent, que de l'adresse et du savoir-
faire. La vertu aussi est bien plus souvent récompensée sur la
scène des théâtres que dans la vie réelle. C'est ainsi que la Co-
rilla passe aux yeux de la prude Marie-Thérèse pour une noble
veuve et obtient, grâce à la protection du comte Kaunitz, —
le favori omnipotent. — un engagement à l'Opéra, tandis que
Consuelo est jugée indigne de faire partie de la troupe impé-
riale : son amitié avec Haydn et même ses soins pieux pour l'en-
fant, baptisé par le prélat mélomane, sont déclarés suspects et
criminels.
Nous voyons défiler toute une galerie de portraits historiques
et mi-historiques des hommes du dix-huitième siècle, du
théâtre de Vienne et de la cour, à commencer par la signora
Tési et le sopraniste Caffariello. les compositeurs et poètes :
Buononcini. Holzbauer et Metastasio, et les mélomanes, tels
que l'ambassadeur vénitien Corner et sa maîtresse en titre, —
la Wilhelmine, et à finir par les plus grands personnages de
l'Empire autrichien, comme notre vieil ami le comte Hoditz.
le premier ministre comte Kaunitz, la margrave de Bayreuth.
la princesse de Culmbach sa fille, les deux barons de Trenk, —
Trenk le Prussien que nous connaissons déjà, et Trenk le terrible
pandour hongrois, — et jusqu'à l'hypocrite et majestueuse
Marie-Thérèse elle-même. L'auteur nous fait assister tantôt à
une petite soirée musicale intime chez la Wilhelmine (1), tantôt à
l'exécution solennelle de l'oratoire la Béthulie libérée à la chapelle
de la cour. Il nous mène derrière les frises de l'Opéra pendant une
répétition de Zénobie ou à'Antigone, et dans le salon doré de
l'épouse férocement froide et pleine de morgue du comte Hoditz,
— la margrave de Bayreuth ; il fait, de plus, alterner les pages
où sont narrées les luttes, les émotions, les défaites et les
victoires artistiques de Consuelo, — avec les pages reflétant
la vie intime de Haydn et de Consuelo chez le Porpora, sa
(1) Cette dame est encore un portrait : celui de la femme d'un secrétaire
d'ambassade, rencontrée par Pauline Viardot à une matinée musicale, que
Mme Viardot décrit avec beaucoup d'humour.
GEORGE SAND
piété filiale et sa vénération d'artiste pour ce vieux mentor
bourru,
Mais autant les choses artistiques et la Liberté de mouvemi m-
avaient manqué à Consuelo au château dea Géants, autant ici,
au beau milieu de La vie artistique, avec ses relations si divi
elle soupire après l'existence passée jadifl auprès d'Albert, exis-
tence toute pénétrée d'idées et d "intérêts d'un ordre supérieur.
De plus eu plus souvent elle se met à BOnger à la promené don-
née à Albert. Mai--, avec le despotisme d'un vrai artiste fana-
tique, Porpora, auquel elle a confessé son amour romanesque,
ne lin permet pas de quitter la scène pour se marier avec
le comte de Rudolstadt, il intercepte et détruit Les Lettres
qu'elle écrit à Albert, espérant rompre ainsi tout lien entre Les
liâmes. Il se permet d'écrire lui-même, au nom de Consuelo.
au vieux comte Christian, dans un sens tout opposé à sa propre
pensée, s'imaginant sauver ainsi Albert d'une démarche géné-
reuse, mais insensée, et Consuelo de sa perte. Consuelo ne
recevant de lettres ni d'Albert ni de son père, s'imagine qu'ils
ont renoncé à leur romanesque projet d'alliance. Aussi, lorsque
par suite d'une maladie de la signora Tési et du repentir sou-
dain de la Corilla, elle débute avec le plus grand succès, dans
Zénobie, elle se jette avec délices dans le remous de la vie de
théâtre qui l'effrayait et l'attirait toujours, avec ses sensa-
tions de triomphe, ses intenses émotions artistiques, ses labeurs
et ses joies ; elle voit qu'elle a trouvé sa vraie vocation : l'art sera
l'unique passion de toute sa vie ! Elle est, cependant, un peu
intimidée par certains phénomènes mystérieux qui se produisent
autour d'elle. Tantôt c'est une branche de cyprès funèbre qu'on
lui jette sur la scène, tantôt elle voit l'ombre d'Albert passer
devant elle alors qu'elle déclare à Haydn, avec lequel elle s'en-
tretient derrière les coulisses, qu'elle ne peut pas vivre hors du
théâtre. Sur ces entrefaites, malgré son succès, elle n'est pas
engagée à Vienne; le Porpora signe en leur nom un con-
trat avec l'Opéra de Berlin. Tous deux s'y rendent, elle, pour
chanter, lui, pour diriger l'orchestre. En route, ils acceptent
l'invitation du comte Hoditz. Ils font un court séjour à Rosswald,
350 GEORGE SAND
et prennent part à une fête musicale fantaisiste, préparée par-
le comte en l'honneur de son illustre épouse. Consuelo y fait
la connaissance de Frédéric le Grand, qui voyage sous le nom du
baron de Kreutz, elle lui sauve même la vie, en faisant avorter
un fol attentat de Cari, le déserteur tchèque, jadis sauvé des
recruteurs prussiens par les efforts réunis de Trenk et de Con-
suelo, devenu depuis un heiduque du comte Hoditz, et voulant
à présent venger la mort de sa femme et de son enfant sur la
personne du roi de Prusse. (Il faut dire, entre parenthèses, que
Consuelo avait renoué à Vienne ses relations amicales avec
le baron de Trenk et lui avait donné un cahier de musique
en y inscrivant à chaque feuille le nom de Bertoni, pour que
ces feuilles détachées puissent un jour servir de signe de recon-
naissance entre elle et Trenk.) Le -baron de Kreutz, — c'est-à-
dire Frédéric II, — plem de reconnaissance envers la cantatrice,
qui Ta sauvé, quitte le château de Rosswald sans dévoiler
son incognito. Il arrive un accident fâcheux à la margrave ; la
fête préparée n'a pas lieu, Consuelo et le Porpora peuvent con-
tinuer leur route vers Berlin. Mais à Prague, ils sont soudai-
nement arrêtés, sur le pont de Saint-Népomuk, par le baron
Frédéric de Rudolstadt, envoyé par Albert, qui, au milieu d'une
transe somnambulique, les a vus là, et qui meurt de douleur
d'avoir perdu Consuelo. Consuelo s'achemine en toute hâte vers
le Riesenbourg. Albert n'a que quelques heures à vivre; n'espé-
rant pas le sauver, mais désireuse de le voir mourir heureux,
Consuelo l'épouse in extremis. Albert meurt, et Consuelo, devenue
la comtesse de Rudolstadt, renonce généreusement à tous ses
droits en faveur de la vieille chanoinesse Wenceslawa. Elle lui
jure de ne se considérer comme la femme d'Albert que devant
Dieu et non devant les hommes, puis, recommandant le mal-
heureux comte Christian aux soins de cette sœur dévouée, liée
elle-même par son contrat de théâtre, elle reprend le même soir
la route de Berlin, sous le nom modeste de Consuelo-Porporina.
C'est par cet épisode que se termine la première partie de Con-
suelo.
Dans la seconde partie, la Comtesse de Rudolstadt, nous retrou-
GEORGE SA ND j.51
vous L'héroïne à Berlin. Frédéric II lui l'ait la cour. La mal-
heureuse princesse Amélie, à laquelle Conauelo passe une lettre,
reçue par elle d'une manière mystérieuse, enveloppai d'un
feuillet de musique Bigné Bertoni el que Trenk emploie main*
tenant pour faire part de son évasion de la prison, voue
,'1 la Porporina une amitié e1 une oonfiance Bans bornes. Les
courtisans oommenoenl à la flatter. .Mais Consuelo plongée dans
ses douloureux souvenirs garde saintemenl le secret de bou
mariage avec Albert : elle croit avoir causé sa mort. Ce secret
est connu de la princesse Amélie, du célèbre comte de Saint-
liermain et du non moins célèbre CagliostXO. Ces deux ma-
giciens ont un libre accès chez la princesse sous le prétexte
de séances de magie et d'expériences, magnétiques et lui servent
d'intermédiaires dans ses relations avec Trenk et dans ses intri-
gues eontre son royal et despotique frère, qu'elle et son autre
frère, le prince Henri, haïssent. Afin de mieux cacher leurs agisse-
ments, la princesse et ses fidèles exploitent la célèbre légende
de Berlin, celle de la balayeuse, un fantôme, qui est censé appa-
raît re dans les corridors du château chaque fois qu'un membre
de la maison de Brandebourg doit mourir. Mais Consuelo se con-
vainc bientôt avec effroi qu'il se passe au château des phé-
nomènes autres que les trucs de la princesse, et qu'elle-même
vit entourée d'un mystère continuel. Tantôt elle voit au théâ-
tre, dans la loge de l'ambassadeur russe, Golovine, le spectre
d" Albert, et elle s'évanouit au beau milieu d'un air qu'elle chan-
tait. Une autre fois Consuelo et Amélie entendent les pas et le
bruit du balai de la vraie balayeuse. Une autre fois encore, Con-
suelo trouve sur le mur de sa chambre, à la place de la branche
de cyprès desséchée, une couronne de roses blanches avec un
énigmatique billet venant on ne sait d'où. Un jour Cagliostro
lui montre le spectre d'Albert au milieu d'une assemblée de
personnages mystérieux accomplissant des rites non moins mys-
térieux. Puis une autre fois, au musée du château, lorsqu'elle
examine un tambour, qu'on prétend fait avec la peau de Jean
Ziska, Consuelo voit soudain le ménechme d'Albert, que l'on
appelle « Trismégiste » et qui se trouve être le troisième magi-
352 GEORGE SAND
cien attaché à la personne de la princesse. Bref, ce n'est que mi-
racle sur miracle! Enfin Consuelo s'aperçoit qu'on l'espionne,
nuit et jour, au théâtre comme dans sa chambre ; chacune de
ses paroles, chacune de ses démarches est connue de quelqu'un ou
même de plusieurs êtres quelconques. Mais tout cela prend fin.
Frédéric apprend ou soupçonne que c'est la princesse et ses amis
qui facilitèrent l'évasion de Trenk. Il s'évertue en vain à forcer
Consuelo à lui confesser sa participation à ce complot, n'y
étant point parvenu, il l'emprisonne dans l'un des horribles
cachots de Spandau. Là encore, Consuelo se sent entourée de
mystère, sous une surveillance invisible. Elle entend le violon
d'Albert, elle reçoit des billets mystérieux. Enfin ses amis invi-
sibles parviennent avec l'aide du fils du geôlier, le pauvre
imbécile innocent Gottlieb, à faire évader ou plutôt à fane
enlever Consuelo. Un inconnu mystérieux et masqué, cheva-
lier Livérani, dirige cet enlèvement, l'emmène au grand trot
des chevaux, elle ne sait pas trop si c'est en qualité de prison-
nière ou de libérée. Ils voyagent ainsi plusieurs jours et plu-
sieurs nuits, pour arriver enfin dans un castel mystérieux. C'est
le château des Invisibles; ni francs-maçons, ni rose-croix, ni illu-
minés, ceux-ci appartiennent à une certaine confrérie d'un ordre
supérieur, qui avait renouvelé au dix-huitième siècle le culte
du Saint-Graal ou de la Sainte-Coupe, la maçonnerie et la
secte des rose-croix ne leur avaient servi que d'étapes préli-
minaires. Les chevaliers du Saint-Graal étaient régénérés en
adorant la Sainte-Coupe mystique : les Invisibles veulent régé-
nérer le monde. Ils rêvent de créer une « république évangé-
lique », dont les bases seraient : liberté, égalité, fraternité et
justice, le vrai christianisme et la vraie sagesse. A l'instar de
Pierre Leroux, ils ont accepté dans leur doctrine tout ce
qu'ils ont trouvé de bon dans toutes les religions, chez tous
les peuples, chez tous les sages de l'antiquité et des siècles nou-
veaux. Ils sont omnipotents et tout-puissants, parce que leurs
adeptes sont dispersés dans toute l'Europe et sont en perpé-
tuelle communication les uns avec les autres ; une chaîne de
mains invisibles tient le sort des peuples et des personnes pri-
GEORGE S AND
véea; un réseau imperceptible entoure les palais des princes et
les chaumières des pauvres; la bienfaisance privée comme les
événements historiques Futurs, toul dépend des Invisibles (1).
Consuelo est Boumise à un long noviciat et ;'i «le nombreuses
épreuves avant de recevoir l'initiation. Remarquons que parmi
les pages de George Sand, les plus surprenantes par leur puis-
sance ci leur force de sentiment sont celles où est narrée la
dernière épreuve, à laquelle les Invisibles soumettent Con-
suelo pour lui inculquer une aversion éternelle, une haine
implacable pour tout ce qui est érigé sur la violence. Eli par-
courant les souterrains élu castel, pleins d'instruments d'horri-
bles supplices, où tous les murs étaient éclaboussés de sang et
où même le sol friable n'était que de la poussière des os de mil-
liers de victimes, Consuelo peut étudier sur nature tous les for-
faits, tous les crimes par lesquels les puissants de ce monde
assuraient leur pouvoir. Ce chapitre évoque le souvenir de
cette page des Pictures from Italy, où Dickens déclare que le
jour où il visita les cachots, glaçants d'horreur, du Castel Sainte-
Ange, où furent suppliciées tant de victimes et où restaient
encore tant d'instruments d'une cruauté bestiale, il comprit
parfaitement la rancune haineuse du peuple lors de la révolu-
tion vénéto-napolitaine. (Nous avons noté clans le chapitre pre-
mier de ce volume l'impression que Mme Sand rapporta de sa
visite au Palais de l'Inquisition, lors de son voyage en Espagne
en 1838, et qui lui inspira cette page de Consuelo.)
Au milieu de toutes ces émotions et de tous les rites de
l'initiation maçonnique, le cœur de Consuelo est soumis à
une plus dure épreuve. Quoique ayant été deux fois fiancée
(à Anzoletto d'abord, puis à Albert), elle n'a pas connu
le vrai amour. Or, elle tombe éperdument amoureuse de Livé-
rani ; elle éprouve la vraie passion, qui ne gît ni dans l'imagi-
nation ni dans le raisonnement, mais dans le cœur. Elle voit
qu'elle est aimée, et en même temps, elle apprend qu'Albert
(1) On dirait que Mme Sand apparaît dans ce qu'elle dit des Invisibles,
comme le prédécesseur ou l'inspiratrice du livre de Tallmayer sur le rôle joué
par les francs-maçons dans tout le mouvement du dix-huitième siècle.
III. 23
354 GEORGE SAND
n'est point mort, qu'il s'est endormi d'un sommeil léthar-
gique et a été sauvé de la sépulture par sa mère, cette même
Wanda de Rudolstadt, qui, vingt-sept ans auparavant, faillit
être enterrée vive e'ie aussi. Dès l'enfance d'Albert, invisible-
ment et incessamment, elle avait veillé sur lui. A présent,
quoique femme, elle est un des chefs supérieurs des Invisibles.
Consuelo apprend encore qu'Albert est complètement guéri
de sa maladie nerveuse, qu'il l'aime toujours, mais ne veut
point d'un amour forcé de sa part. C'est bien lui, et non son
fantôme, qui apparut à Consuelo à l'Opéra de Vienne et au
théâtre de Berlin ; le mystérieux Trismégiste c'était aussi lui ;
c'est lui encore qui a présidé la séance d'une loge de Rose-Croix,
lorsque Cagliostro l'a laissé entrevoir à Consuelo à travers la fente
d'un rideau; c'est toujours lui qui se trouvait dans un des
cachots de Spandau, voisin de celui où elle était enfermée, et
y jouait du violon. Il se livre dans l'âme de Consuelo une lutte
terrible entre le désir de rester fidèle à cet époux mystique et son
amour réeî pour Livérani. Heureusement Livérani et Albert ne
font qu'un !
Consuelo sort donc victorieuse de cette dernière lutte, comme
de toutes les épreuves maçonniques; elle est simultanément
reçue dans la loge des Invisibles et promue épouse d'Albert
de Rudolstadt. Wanda, sage comme une sibylle, riche d'expé-
rience du cœur féminin et pour cela même chargée par les
Invisibles du suprême jugement en matière sinon de législa-
tion matrimoniale, du moins de conseils matrimoniaux, pro-
clame maintenant, lors du nouveau mariage d'Albert et de Con-
suelo, une doctrine qui doit devenir la loi de l'humanité. C'est
l'amour dans le mariage qui constitue la base et la sainteté du
mariage. Cette doctrine est très remarquable, d'abord parce
qu'elle marque la longueur du chemin parcouru par l'auteur
depuis Indiana; puis parce que c'est le résumé des théories de
Leroux sur les problèmes du mariage et sur la « question féminine».
... Savez-vous bien ce que c'est que l'amour? ajouta la sibylle après
s'être recueillie un instant et d'une voix qui devenait à chaque instant
plus claire et plus pénétrante. Si vous le saviez, ô vous, chefs véné-
Gl ORGB SAM) 355
râbles de notre ordre et ministre! de notre culte, vous ne feriez jamais
prononcer devant rou i ce1 te tormule d'un engagement éternel que I Heu
seul peut ratifier, et < m i , ooniacré par dee hommes, es1 une rorte
de profanation du plus divin de tous Les mystères. Quelle force pouvez-
votis donner à un engagement qui, par Lui-même, est an miracle? Oui,
l'abandon de deux \ olontés qui se eonfondenl en une Beule est un mira-
ole; car toute âme est éternellement libre en vertu d'un droit divin.
Et pourtant, Lorsque deux âmes se donnent et s'enchaînenl L'une à
l'autre par L'amour, leur mutuelle possession devient aussi sacrée,
aussi de droit divin que la liberté individuelle. Vous voyez bien qu'il
y a là un miracle et que Dieu s'en réserve à jamais le mystère, comme
celui de La vie et de la mort...
Arrière donc les serments sacrilèges et les lois grossières! Laissez-
leur L'idéal, et ne les attachez pas à la réalité par les chaînes de la loi.
Laissez à Dieu le soin de continuer le miracle. Préparez les âmes à ce
que ce miracle s'accomplisse en elles, formez-les à l'idéal de l'amour;
exhortez, instruisez, vantez et démontrez la gloire de la fidélité,
sans laquelle il n'est point de force morale, ni d'amour sublime. Mais
n'intervenez pas, comme, des prêtres catholiques, comme des ma-
gistrats du vieux monde, dans l'exécution du serment Ah ! ne touchez
pas à l'amour par la profanation du mariage, vous ne réussiriez
qu'à l'éteindre dans les cœurs purs ! Consacrez l'union conjugale
par des exhortations, par des prières, par une publicité qui la rende
respectable, par de touchantes cérémonies ; vous le devez si vous êtes
nos prêtres, c'est-à-dire nos amis, nos guides, nos conseils, nos con-
solateurs, nos lumières. Préparez les âmes à la sainteté d'un sacre-
ment, et comme le père de famille cherche à établir ses enfants
dans des conditions de bien-être, de dignité et de sécurité, occupez-
vous assidûment, vous, nos pères spirituels, d'établir vos fils et vos
filles dans des conditions favorables au développement de l'amour
vrai, de la vertu, de la fidélité sublime Mais faites bien attention
à mes paroles, que le sacrement soit une permission religieuse, une
autorisation paternelle et sociale, un encouragement et une exhorta-
tion à la perpétuité de l'engagement ; que ce ne soit jamais un com-
mandement, une obligation, une loi avec des menaces et des châtiments,
un esclavage imposé avec du scandale, des prisons et des chaînes en cas
d'infraction. Autrement vous ne verrez jamais s'accomplir sur la terre
le miracle dans son entier et dans sa durée... L'abjuration de la liberté
individuelle est en effet contraire au vœu de la nature et au cri de la
conscience, quand les hommes s'en mêlent, parce qu'ils y apportent le
joug de l'ignorance et de la brutalité ; elle est conforme au vœu des
nobles cœurs et nécessaire aux instincts religieux des fortes volontés,
quand c'est Dieu qui nous donne les moyens de lutter contre toutes
356 GEORGE SAND
les embûches que les hommes ont tendues autour du mariage pour
en faire le tombeau de l'amour, du bonheur et de la vertu, pour en
faire une prostitution jurée, comme disaient nos pères, les Lolhards,
que vous connaissez bien et que vous invoquez souvent !
Rendez donc à Dieu ce qui est de Dieu, et ôtez à César ce qui n'est
point à César...
C'est ainsi que le roman entre Albert et Consuelo se termine,
comme tous les romans du bon vieux temps, par un heureux
mariage.
Cet heureux finale est encore suivi d'un épilogue, qui est
divisé en deux parties. Dans la première l'auteur raconte d'un
ton assez sec, qu'après un court bonheur, commencé ainsi sous les
auspices du Saint-Graal et qui fut comme une oasis entre deux
séries d'épreuves, Albert et Consuelo durent traverser beau-
coup de revers et de malheurs. Albert, emporté par le zèle
de la nouvelle doctrine, la prêcha par toute l'Europe, et comme
tous les prédicateurs de la vérité, il fut persécuté ; rentré dans sa
patrie pour fermer les yeux à sa tante Wenceslawa, il fut arrêté,
accusé d'imposture, du désir de « se faire passer pour Albert de
Rudolstadt ressuscité » et d'accaparer l'héritage des Rudolstadt.
Il fut incarcéré, ruiné par les juges cupides, puis expulsé des do-
maines d'Autriche comme fou dangereux. Tombé en effet dans
un état d'imbécillité béate, il devint un artiste ambulant et par-
courut l'Europe, charmant les peuples par son violon, instruisant
et enthousiasmant les humbles par ses récits du passé et ses
prophéties sur Y avenu*, et prêchant la future égalité et fraternité
universelle. Sa femme le suivit partout. Après de longues années
de luttes, de labeurs obstinés et de profession désintéressée de
son art, qu'elle considérait comme un sacerdoce, n'ayant obtenu
pour toute récompense de ce culte de l'art que la calomnie de
ses adorateurs évincés, la froideur du parterre aristocratique et
de rares succès auprès du vrai public, ayant subitement perdu
la voix à la nouvelle de l'arrestation de son mari, Consuelo*
trouva enfin sa vraie vocation, celle de l'artiste telle qu'elle doit
être dans la société de Vavenir. Libre comme un oiseau du ciel,
toujours errante sur ces « chemins sablés d'or, qui n'appartiennent
GEORGE S AND 7
à personne . elle promena son inspiration musicale de hameau
en hameau, aooompagnée de bod mari et de son fils Zdenko,
<|iii chantait, tandis qu'Albert jouail du violon et Consuelo de
la guitare. De acceptaient en échange de leurs chanta el de leur
musique non pas de l'argent, mais l'hospitalité religieuse du
pauvre . (« Tout ce « pi i n'est pas échange, doit disparaître dans
la société Future. a) Consuelo éveille l'idéal dans les cœurs purs
(les prolétaires, elle recrute de nouveaux adeptes et di' nOUVeaUX
serviteurs à la musique, elle apporte la consolation et l'enthou-
siasme, aux pauvres gens par son don divin (1), et elle n'a besoin
ni d'argent, ni de propriété, ni de gîte : elle passe la nuit chez
les uns, elle reçoit des habits et sa nourriture chez d'autres.
Quant aux riches, elle ne permet point à ses enfants d'accepter
leur aumône, ils « ne peuvent rien échanger » avec elle et sa
Famille, e'est elle au contraire qui « leur fait l'aumône » en chan-
tant gratis sous leurs fenêtres, parce qu' « ils sont aussi ses fn res,
comme le pâtre, le laboureur et l'artisan ».
Le dernier chapitre du roman est une lettre de l'illuminé
Philon (ou Kniggc) à l'illuminé Martinowicz. Le susdit Philon y
raconte comment le célèbre Adam Weishaupt, le chef de l'illumi-
nisme, vint au fond de la Bohême rechercher Albert, afin d'être
initié par lui à la suprême vérité. L'ayant trouvé, il s'émut à
la vue de son existence d'artiste, libre et idillyquement simple.
Weishaupt (ou Spartacus) est à même d'écouter d'abord son jeu
de violon inspiré, tout un « poème symphonique », sans pro-
gramme, mais tout aussi explicite pour les auditeurs, que s'il
leur avait prêché en langue parlée sur les souffrances passées,
présentes, et sur la félicité future de « l'Humanité, une et éter-
nelle ». Puis Spartacus entend une ballade, composée par Con-
suelo, chantée par son fils adolescent, Zdenko (l'une des plus
charmantes pages de George Sand, intitulée : la Bonne déesse de
la pauvreté, si souvent réimprimée dans différents recueils). Enfin
il entend tout un petit traité de philosophie, emprunté à Pierre
Leroux, sur la Sainte Tétrade; sur la triple nature de chaque
(1) Ne pouvant plus chanter, elle compose les morceaux inspirés pour
son fils. On voit que Consuelo possède tous les talents de Mme Viardot,
35» GEORGE SAND
homme (sensation, sentiment, connaissance) ; sur l1 unité et la
succession consécutive des religions ; sur le progrès continu, la
doctrine de Leibniz et même sur la future révolution française,
qui devra régénérer le monde et le recréer sur de nouvelles bases.
Weishaupt et Philon, inspirés par la doctrine et la foi d'Albert,
iront accomplir leur œuvre, collaborer au progrès futur par la
destruction du vieux régime, et Albert et Consuelo s'en vont
de nouveau sur « les chemins sablés d'or et qui n'appartiennent
à personne ».
... Et nous aussi, dit Philon (porte-parole de l'auteur), nous sommes
en route, nous marchons ! La vie est un voyage qui a la vie pour
but, et non la mort, comme on le dit dans un sens matériel et gros-
sier... Et vous aussi, ami ! tenez-vous prêt au voyage sans repos, à
l'action sans défaillance : nous allons au triomphe ou au martyre !
Ce sont là les dernières lignes du dernier chapitre de la Com-
tesse de Rudolstadt.
Nous avons dit déjà combien George Sand reconnaissait vo-
lontiers être Yadepte, Y écho de Pierre Leroux. Mais cela n'est
peut-être nulle part aussi clair que dans les pages de Consuelo et
de la Comtesse où Albert est en scène. Cet Albert — nous en de-
mandons pardon à Pierre Leroux — est horriblement ennuyeux,
extraordinairement prolixe, nébuleux et... parle dans le style des
lettres intimes et des articles de Leroux. On pourrait parfois
bravement intercaler des lignes du roman dans les lettres ou les
œuvres de Leroux et vice versa, sans que ce changement pût être
remarqué. C'est ainsi par exemple que le dialogue entre Consuelo
et Albert dans la grotte du Schreckenstein parait être tiré de la
correspondance entre Mme Sand et Leroux.
Et encore ce ne sont là que des effusions amoureuses, mais
lorsque Albert commence à exposer quelques idées abstraites ou
quelques faits historiques, il se met définitivement à citer presque
textuellement l'auteur de V Humanité. Ceci se rapporte surtout
aux derniers chapitres de la Comtesse de Rudolstadt et tout spé-
cialement aux passages consacrées aux explications données par
Albert aux deux frères illuminés.
GEORGE SAN!) 359
Il est difficile également de donner une meilleure application
des idées de Leroux sur cotre union avec toute L'humanité que
la page inédite du Journal de Piffoèl, que voici C'esl en même
temps mi document des plus précieux pour nous éclairer sur la
genèse el les procédés du travail chez L'auteur de Consuelo.
Nous y suivons avec une netteté merveilleuse le t r;iv;iil mer
el inconscient de l;i pensée, l;i fixotioti de |,i vie. des c;ir;ictères, qui
S'accomplissait Chez L'écrivain sans discontinuer, tonnant peu à
peu en lui \U^ types arrêtés: George Sand pouvait se mettre à sa
table et écrire spontanément des (ouvres quasi prêtes dans sa tête,
comme si elle ne faisait (pie transcrire dv^ créations littéraires
dont la forme et tous les détails étaient déjà parfaitement pré-
cisés.
... Parmi les mille grandes et excellentes raisons qu'on peut allé-
guer contre la doctrine d'individualisme absolu, si fort à la mode en
ces tristes jours, il y a une toute petite raison fondée sur un fait d'ob-
servation que je veux consigner ici.
Avez-vous jamais vu une personne qui vous parût entièrement
nouvelle et inconnue? Quant à moi, cela ne m'est jamais arrivé. Tout
au contraire, au premier abord d'un individu que je n'ai jamais vu,
je crois le reconnaître, et je me demande ce qu'il y a de changé en lui
à ce point de m' empêcher de trouver son nom. Si je sais son nom, je
ne {mis me défendre de chercher dans quel lieu et dans quelle occasion
je l'ai vu déjà, et quand je me suis assuré autant que possible que cela
n'a jamais eu lieu, je cherche à quel autre individu de ma connais-
sance il doit ressembler pour m'avoir causé cette impression. Je la
trouve parfois très vite, car il n'est pas d'homme qui n'ait une sorte
de ménechme et à coup sûr plusieurs dans le monde. Car ce méneclime
a le sien, qui a le sien aussi. Mais la plupart du temps, ils ne se connais-
sent pas entre eux. Voilà pourquoi il m' arrive aussi de ne pas trouver
facilement à qui ressemble cet inconnu qu'un instinct puissant me
force à vouloir reconnaître. Cette ressemblance vague, éloignée, mys-
térieuse, me tourmente, quand même je ne me soucie ni du ressemblant
ni du ressemblé. Il faut que je la trouve et je la trouve enfin. Mais elle
est si imparfaite que je me demande encore comment j'ai pu la chercher
et la pressentir. Alors, par la même liaison d'idées, je cherche et re-
trouve l'intermédaire qui établit ce rapport si positif et pourtant si
éloigné. Alors ma mémoire me présente un individu à moi connu, qui
tient des deux autres, du ressemblant et du ressemblé, comme je me
suis permis de dire tout à l'heure. Cet intermédiaire n'est pas toujours
360 GEORGE SAND
direct. Il est souvent rattaché à ses deux extrêmes par d'autres inter-
médiaires qui tiennent de lui et de l'un ou l'autre de ces extrêmes. Si
bien qu'une chaîne de types plus ou moins divers, mais rentrant bien
dans un même type principal, se rétablit dans mon souvenir et m'expli-
que comment l'étranger ne m'a point paru étranger. Cette ressem-
blance porte tantôt sur les traits, tantôt sur la voix, tantôt sur les habi-
tudes du corps et de l'expression, tantôt sur toutes ces choses réunies,
tantôt sur quelques-unes, mais jamais sur moins de deux. Autrement
la ressemblance serait trop lointaine pour me frapper. Car je déclare
que ceci n'est point chez moi affaire d'imagination, mais affaire d'expé-
rience et opération puérile peut-être de l'esprit, mais involontaire,
impérieuse, et faite en conscience, car je n'y résiste plus. Je souffre
trop quand je veux m'y soustraire et accepter l'individu qui se pré-
sente à mes regards comme un individu détaché de la chaîne de ceux
qui remplissent mon passé. Jusqu'à ce que je l'aie rattaché à cette
chaîne, cet être-là m'est suspect, gênant, antipathique. C'est pour
moi-même un secret (car la chose reste mystérieuse et bizarre à mes
propres yeux, tant elle est peu systématique). Mais c'est la pierre de
touche de mes sympathies spontanées et durables, ou de mes anti-
pathies subites et invincibles. 0 Dieu ! quel effroi, quelle répugnance
m'inspire l'individu dont je ne puis retrouver l'analogie qu'après de
longs efforts de mémoire! Ma mémoire est si heureusement organisée
qu'elle ensevelit dans de lourdes ténèbres le nom et la figure des mé-
chants dont les actes ont offensé mon cœur ou ma raison. A la moindre
occasion elle les plante là. et se détache d'eux avec une admirable
légèreté. Je vous remercie, chère mère nature, de m'avoir fait ce pré-
sent d'une profonde apathie pour les ressentiments particuliers. Les
impressions spontanées me molestent bien plus que les souvenirs.
/Voilà pourquoi je crains tant les personnes dont je ne puis dire bien
vite : « Oh, toi, je te tiens, je te sais, tu es de la famille XXX... » Com-
bien de fois, dans un salon, dans une boutique, dans la rue, j'ai ren-
contré de ces figures qui m'ont donné le frisson et la douleur au foie,
sans s'en douter le moins du monde. Ce sont pour moi de méchants
esprits échappés d'un monde antérieur où, peut-être, j'ai été leur
victime et ils allaient me reconnaître et s'acharner encore après moi
dans cette vie. Mais quand j'ai trouvé leur ressemblant, je ne suis plus
en peine. Je ne leur en veux plus. Presque toujours ce ressemblant est
un mauvais garnement, puisqu'il est venu tard à mon appel, mais que
m'importe ce nouveau venu, qui porte sur ses traits l'empreinte de
leur malice? Le voilà démasqué. Je ne saurais le craindre. Un mur est
entre nous pour toujours, car je sais que ma confiance serait là mal
placée. Mais je puis être bienveillant et bon pour lui. Je le plains. Je
connais la plaie de son âme, l'écueil de son avenir, l'abîme de son
GEORGE 8 AND 361
passé. Etre infortuné, tu n'es point beureux, parce que tu n'e pa
bon.
Mais au contraire, quelle vénération m'inspirent certaines 6g
quel charme il y a pour moi dan- certain! Boni de la voix humaine,
quelle confiance entière el subite provoquent chez moi certain re-
gardai certains Bourires qui me rappellent an ami morl ou ab
Vous me direz, peut-être, que la ressemblance extérieure n'entraîne
pas la ressemblance morale, < >h ! ofc ' ceci est une autre affaire. I !e n'est
pas parce qu'un liait dans le visage d'un honnête homme me rappellera
le visage d'un Eripon que je croirai à L'analogie complète de caractère.
Biais, à coup bût, ce trait rappelle quelque chose du caractère <lu Fripon.
Ce ne sera pas sans doute le vice principal, si le trait n'est pas principal,
.Mais ce sera un y\v> défauts accessoires, la vanité, l'amour des richesses,
une tendance de nature vers le même vice, plus ou moins vaincu par
l'éducation et par le contrepoids de meilleurs instincts qui ont manqué
au Eripon. Tenez-en bien compte, mais ne vous fiez point trop pour-
tant à cet honnête homme et ne le tentez jamais.
t'est donc pour vous dire qu'il n'y a pas d'individu isolé dans l'hu-
manité. 11 y a des types qui sont tons frères les uns des autres et
enfants du souverain type. Ces types se relient les uns aux autres par
mille chaînons et la race humaine tout entière n'est qu'un vaste réseau,
où chaque homme n'est qu'une inaille. A quoi servirait cette maille
séparée du filet? Et qne pourrait-on faire d'un filet où tous les fils se
rompraient un à un? Cette consanguinité des membres de la famille
universelle est écrite en traits indélébiles sur nos faces, et c'est en vain
que nous chercherions à la répudier. Elle se rit de nos efforts depuis le
berceau de la race humaine jusqu'à nos jours...
Il n'y a pas à s'étonner, après tout ce que nous avons dit,
que George Sand ait pu écrire à Mme Marliani, le 26 mai 1842,
à propos de Consuelo : « Je pense que le vieux doit être content
de moi. »
Il n'y a pas à s'étonner non plus que ce dernier fût vraiment
enchanté du roman et qu'il l'exprimât avec son emphase habi-
tuelle.
En accusant réception de la quatrième partie du manuscrit
de Consuelo et en annonçant que la « composition » à l'impri-
merie en était déjà presque finie, il écrit plus loin :
J'aurais dû aussi vous remercier instantanément de votre lettre,
qui m'a apporté toutes sortes de consolations. C'est vous qui êtes
362 GEORGE SAND
Consuelo. Savez-vous qu'il y a toute vérité dans ce que je viens d'écrire
là fort naturellement ; oui, vous êtes Consuelo, vous qui écrivez son
histoire. Vous êtes Consuelo pour les philosophes passés, présents et
à venir. Je ne veux pas approfondir cette vérité que je viens de décou-
vrir, mais que je pressentais depuis longtemps. Mais sachez que pour
moi ce n'est pas celle que vous savez qui est Consuelo, mais une autre...
Ah ! chère amie, je ne vois de solide que vous dans tout ce monde qui
jouit des trésors de l'intelligence refusés au peuple, vous et quelques
rêveurs comme moi, mais dont le nombre diminue tous les jour?. Les
autres n'avaient que la fièvre, qui est une chaleur passagère. Les voilà
à zéro, et froids comme marbre.
Le 27 juillet il lui écrit encore :
Je vais lire les épreuves de votre Consuelo, sixième partie. Voilà
ce qui me rappelle encore ma négligence à vous écrire et me fait revenir
la rougeur sur le front. Est-il possible que je ne vous aie pas parlé de vos
pages sur Vart et de celles sur le chemin? Il est vrai que je n'ai jamais
su vous parler de rien. Je suis un butor, un animal. Ce que vous m'avez
écrit en deux mots sur votre conception finale de Consuelo et sur la
non-propriété a fait vibrer toute mon âme. Mais je n'ai rien su vous
en écrire. Ainsi donc Consuelo marchera sur le chemin; sur ce chemin
où je sais beaucoup qui ne marchent pas. Consuelo, Consuelo! Notre
brave ami qui est en Espagne m'écrit beaucoup de bien de votre
Consuelo, mais combien peu il la comprend! Ce qui l'enchante, c'est
que la mère en permettra la lecture à sa fille...
H nous semble que Leroux commet, en le disant, un petit
péché contre la vérité, et que ce n'est pas précisément cela qui
« enchantait » Viardot. Du moins voici ce que nous lisons dans
un post-scrvptum de Louis Viardot à la lettre de sa femme, écrite
deux jours après celle de Leroux, le 29 juillet 1842, de Grenade :
Petite Pauline voudrait, chère madame Sand, que je vous parlasse
de l'Alhambra...
Nous nous disions à chaque salle, à chaque pas : « Que n'est-elle
ici, et quel beau roman arabe elle nous ferait ensuite ! » La cinquième
partie de votre Consuelo est venue nous consoler... Je n'ai jamais pu
lire plus de deux ou trois petits chapitres de suite ; l'attendrissement
et l'admiration m'étouffent, je sanglote, je suffoque, je pleure, et,
faute d'y voir, je suis forcé de fermer le livre. Savez-vous que cette
petite Pauline, au milieu de toutes nos causeries sur vous, a trouvé
< i S ORG E s AND
le 1 1 1 » > \ «- 1 1 de faire en deux mots votre portrait plui ressemblant el
plus oharmanl que ceux de Charpentier e1 de Calamatta. Ce t, dit-
elle, une bonne femme de génie, o Le mol n'est -il paa aussi heureux que
vrai? Je suis sûr que le bon Chopin et tous vus iimis acceptent cette
définition...
Entre les deux parties du roman, George Sand publia l'article
sur Jeton Ziska, que nous avons déjà mentionné plusieurs fois,
et après la Comtesse de Rudolstadt, un article sur Procope le
Grand.
En y racontant, pour l'édification du lecteur point versé dans
l'histoire de la Bohême et de ses sectes, les guerres nussites,
l'auteur y fait ressortir le rôle des « propagateurs de l'idéal
chrétien », échu au moyen âge aux compagnons intrépides du
redoutable Aveugle et de l'impitoyable Procope, qui croyaient
être appelés à faire descendre sur terre, par des temps du zèle et de
ht fureur, la liberté, l'égalité et la fraternité.
C'est ainsi que dans l'article sur Procope (dont l'épigraphe,
tirée d'une lettre du pape Martin Y au roi de Pologne, est ainsi
conçue : Ils troublent et confondent tous les droits humains en
disant qu'il ne faut point obéir aux rois, que tous les biens doivent
être communs et que tous les lioynmes sont égaux), Mme Sand parle
elle-même en ces termes :
On lit peu aujourd'hui l'histoire des sectes qui ont précédé la Ré-
forme de Luther. Nous croyons pourtant cette étude fort curieuse,
fort utile et intimement liée à la solution des problèmes qui agitent
les peuples d'aujourd'hui. Nous nous promettons de l'approfondir et
de la développer ailleurs. L'esquisse rapide que nous allons tracer
ne doit être considérée que comme un fragment d'une œuvre plus
complète.
Après avoir raconté en abrégé l'histoire de Procope, d'après
un ouvrage qu'elle trouve « pénible pour la lecture et un peu
pâle comme opinions et sentiment », défaut auquel elle « n'avait
pas craint de remédier selon son inspiration et selon sa cons-
cience » (ce qui s'accorde assez peu avec les exigences de la
science historique), George Sand termine l'article par des ré-
364 GEORGE SAND
flexions qui caractérisent on ne peut mieux ses conceptions
générales d'alors.
Qu'on ne dise donc plus que les hommes du passé Be Bont émus et
ont lutté pour de vaines subtilités. Jean Huss et .Jérôme de Prague
ne sont pas les victimes volontaires d'un fol orgueil de rhéteurs, comme
les écrivains orthodoxes ont osé le dire : ils sont les martyrs de la
Liberté, de la Fraternité et de l'Egalité. Oui, nos pères, qui eux aussi
avaient cette devise, portaient la sainte doctrine éternelle dans leur
sein; et la guerre des hussites est non seulement dans ses détails,
mais dans son essence, très semblable à la Révolution française. Oui,
comme nous l'avons déjà dit bien des fois, ce cri de révolte : la coupe
<m peuple! était un grand et impérissable symbole. Oui, les saintes
hérésies du moyen âge, malgré tout le sang qu'elles ont fait couler,
comme notre glorieuse Révolution malgré tout le sang qu'elle a versé,
sont les hautes révélations de l'Esprit de Dieu, répandues sur tout un
peuple. Il faut avoir le courage de le dire et de le proclamer. Ce saiiL'
fatalement sacrifié, ces excès, ces délires, ces vertiges, ces crimes d'une
nécessité mal comprise, tout ce mal qui vient ternir la gloire de ces
révolutions et en souiller les triomphes, ce mal n'est point dans leur
principe : c'est un effet déplorable d'une cause à jamais sacrée. Mais
d'où vient-il ce mal dont on accuse sans distinction et ceux qui le pro-
voquent et ceux qui le rendent? Il vient de la lutte obstinée des hos-
tilités, des provocations iniques des ennemis de la lumière et de la
vérité divine. Plus profondément, sans doute, il vient de l'épouvan-
table antagonisme de deux principes, le bien et le mal. C'est peut-être
ainsi que l'entendaient, dans leur origine, ces religions qui admettaient
une lutte formidable entre le bon et le mauvais Esprit. Moins diabo-
liques que le christianisme perverti, elles annonçaient la conversion
et la réhabilitation de l'Esprit du mal ; elles le réconciliaient à la fin
des siècles avec le Dieu bon, elles prophétisaient peut-être ainsi, sans
le savoir, la réconciliation de l'Humanité universelle, le triomphe
miséricordieux de l'Egalité, la conversion et la réhabilitation des
individus aujourd'hui rois, princes, pontifes, riches et nobles, esclaves
de Satan, avec les peuples émancipés... (1).
(1) Nous donnons en Appendice à l'édition russe de ce volume le récit du
savant biologue et ethnographe fort connu. M. W. Maïnov (1844-1887), élève
de Broca, qui avait narré en 1881 dans le Messager d'histoire (Istoritcheski
Westnik) un épisode extrêmement curieux de l'un de ses nombreux voyages.
Il lui arriva notamment un jour de tomber au beau milieu des forêts septen-
trionales du gouvernement d'Olonetz, dans une secrète bourgade de sectaires,
surnommés les négateurs, ou les reposants, ou encore les morts vivants. Cette
secte prétend que depuis l'achèvement de la création en six jours, Dieu se
GEORGE SAM)
... Nous n'avons donc pas vaincu ! El dire que tons les nommes Boni
. que tous les biens doivent clic (•(iiiiiiiniis a Ions ni 01
<|ifils doivent profiter à La communion universelle, et par cette commu-
nion à chacun individuellement, est encore une hérésie condamnable
ci punissable, au nom iU^ papes h du roi. La doctrine de II
comme la dootrine du trône, es1 encore ce qu'elle était au temps de
Martin V et de Sigismond : el il y a encore des croisades toutes prêtes
à se Former contre nous, quand nous voudrons donner La coupe ■> toul
le inonde. Hâtons donc le triomphe de la vérité, et faisons avancer lu
lui ,1,- Dieu par Les moyens conformes à la Lumière de notre sied:' ci
an respect de L'Humanité, telle qu'il nous est enfin accordé de la com-
prendre et de la connaître, après tant de siècles d'erreur et de misère.
Admirons dans le passé la foi de nos pères les hérétiques, jointe à tant,
d'audace et de Eorce, mais enseignons à nos fils, avec la foi, le courage
et la force, la douceur et la mansuétude...
Quoique la Comtesse de Rudolstadt fût aussi imprimée dans la
repose, et tant qu'il se reposera, et que durera le « septième jour » et la non-
intervention de Dieu dans les destinées de ce monde, c'est le règne du mal,
le règne du diable qui durera sur la terre. Afin d'accélérer l'avènement de la
« huitième journée », il faut suivre l'exemple de Jésus et des saints martyrs
qui avaient méprisé la mort et la chair. Or, c'est la chair qui est le vrai diable,
ennemi de L'âme divine, et non pas Satan, qu'on a tort de considérer comme
le tentateur. Satan ne fait le mal que parce qu'il ne peut pas faire autre-
ment, de même que Dieu ne peut faire que le bien. Inutile de les prier l'un
et l'autre. Ceux qui sont parvenus à un mépris complet de la chair peuvent
faire « avancer la loi de Dieu » par la propagation de la vertu et par une mort
volontaire, en se consumant ou en se donnant quelque autre mort ; alors
« celui qui fut calomnié sera aussi pardonné ». C'est pour cela qu'au lieu de
s'aborder par un bonjour, les sectaires se saluent en disant : « Que celui qui
fut condamné de toute éternité so'd far donné. » En le disant, ils ne font
que se souhaiter l'arrivée prochaine du « huitième jour», jour de l'éternelle
félicité universelle. Or, le chef ou maître spirituel de la secte, un certain
« Père Ambroise », type extraordinaire., paysan ayant lu les livres de
Humboldt, de M. de Cotta, et autres, connaissant la Bible comme un pasteur,
fort en dialectique et poète en son âme farouche, dit à M. Maïnow que ce
salut n'était en usage parmi les sectaires que depuis qu'il avait lu le livre
d'une certaine dame « agréable à Dieu », lequel livre s'intitulait la Consuela
ou « la bonne conseillère », et dans lequel ladite dame « agréable à Dieu »
avait décrit tous les usages des Taborites. Ce livre, qui avait arraché des
larmes au sévère vieillard, lui avait été domié par un commerçant, « homme
de sainte vie ». George Sand n'aurait certes jamais imaginé que le guide
spirituel d'une secte religieuse farouche et intransigeante, se dérobant aux
yeux du monde dans la forêt vierge septentrionale, pût s'inspirer de la
lecture de son œuvre au point d'ajouter un dogme à sa doctrine qui est
l'expression d'une recherche ardente et fanatique de la vérité sur cette « terre
de misères... ». Mais il est certain que cela l'aurait touchée plus que tous les
hommages des lettrés.
366 GEORGE SAND
Revue iruU/» nduitte, la direction de cette publication avait déjà
changé. Malgré tout l'éclat que les romans et les articles de
Mme Sand avaient répandu sur la revue, les éditeurs durent
dès le commencement lutter contre de graves difficultés maté-
rielles. S'étaient-ils trompés dans leurs espérances, ignorant les
difficultés et les grandes dépenses que toute nouvelle revue doit
prévoir? Les grands sacrifices pécuniaires effrayèrent-ils les di-
recteurs associés de la Revue indépendante? Les « vivres néces-
saires » leur manquèrent-ils? Pierre Leroux se trouva-t-il tout à
fait inapte au rôle d'éditeur rédacteur? Nous ne le savons pas,
mais ce qui est certain, c'est que dès la première année de la
revue, au moment même où paraissait Consuelo, le deuxième
rédacteur. M. Louis Viardot, qui accompagnait alors sa femme
dans sa tournée en Espagne, s'effraya de nouvelles pertes d'ar-
gent et, justement mécontent, il refusa de prolonger sa partici-
pation à la publication. On en trouve la preuve dans la cor-
respondance de lime Sand, les lettres de Viardot et plusieurs
lettres de Leroux, Louis Viardot écrit à Mme Sand, le 14 mai
1842, de Madrid, qu'au mois de mai, Leroux avait fait prendre
chez lui mille francs.
Lorsque je croyais, d'après ses propres paroles, qu'il n'aurait besoin
de rien ce mois-là. Voyez où en sont réduits les trois malheureux mille
francs qui nous restaient ! Cela n'est pas rassurant et M. Aguado
n'est plus là pour m' aider de ses trésors, et je vais peut-être me trouver
dans une position fort difficile avec la succession. Enfin, que la volonté
de Dieu soit faite, mais je vous conjure, employez votre crédit près de
Leroux pour que notre reste ne soit pas dévoré avant mon retour et
que nous cherchions les moyens de vivre...
A la fin de cette lettre, Viardot se plaignait à Mme Sand
de ce que Leroux ne répondait pas même à ses lettres, ce
qui certes ne faisait qu'augmenter ses appréhensions. Leroux,
de son côté, se plaint dans sa lettre du 27 juillet (dont nous
avons déjà cité quelques lignes), que Viardot lui envoie des
lettres fort attristantes et qu'en général la Revue devient pour
lui « un sujet de constante préoccupation sous tous les rap-
ports... ».
GEORGE san'I) 367
...Je me suis tourmenté tout seul el j'ai cherché tout leul une solu-
tion, <|iii, sans augmenter loi sacrifices de Viardot, n'imposai pas de
sacri lices à vous, qui n'en (levé/, [tas faire de M gflUItl Apres toul, me
suis-je dit, quel est le résultai el quel mal avons-nous l'ait? Vingt mille
trams mit été employés, donl dix mille ne sauraient vous toucher eu
aucune façon. ( N'est-il pas vrai que VOUS n'êtes pas (dus tendre que
i pour ces éctis-là. dont la perte ou l'emploi n'a fait de mal ;'i per-
sonne, et n'a coulé aucun sacrifice?) Sur les autres dix mille, avancés
par notre ami, il est rentré, par ses articles, dans le tiers environ. I 1 1
donc sept mille francs de perle ! Que ne puis-je les lui restituer au cen-
tuple! Mais Dieu m'est témoin que depuis tant d'années que je via
et souffre, je ne me suis pas mis en demeure pour cela.
Alors j'ai pensé (pie nous ne pouvons rien faire de mieux que de
chercher, parmi ceux qui approchent le plus de nos opinions, quelqu'un
qui vînt au secours de Viardot et qui continuât cette Revue que nous
ne pouvons pas soutenir jusqu'à un succès complet...
Leroux s'étant adressé à Pététin (1), ce dernier accepta cette
offre avec beaucoup de bonne volonté et espérait rassembler la
somme nécessaire, mais Leroux s'adressa encore à Jules Pernet,
qui était apte à continuer la Revue. Leroux n'avait rien dit de
décisif ni à l'un ni à l'autre, les priant tous les deux de lui
garder le secret, jusqu'à l'arrivée à Paris, au mois d'août, de
Mme Sand et de Viardot, qui décideraient de l'affaire.
Je vois dans cet arrangement, continue Leroux, plusieurs avantages.
1° La Revue se continuerait. 2° Elle continuerait à être rédigée hon-
nêtement, ce qui est indispensable : autrement il vaudrait nulle fois
mieux la détruire. 3° Elle réussirait, je crois, car la seule condition
pour la faire réussir, c'est de la faire paraître, comme la Revue des
Deux Mondes, tous les quinze jours, en y ajoutant une revue biblio-
graphique plus étendue et plus soignée, mais cela exige une mise de
fonds et un cautionnement. 4° Vous auriez donc à votre disposition
Tinstrument de publicité qui vous est nécessaire, en même temps que
vous feriez vivre une publication utile. Croyez, chère amie, que c'est
surtout ce dernier motif qui m'a fait penser à cette continuation de la
Revue. J'ai vaincu la véritable jalousie que m'inspire l'idée de notre
association rompue dans la forme actuelle. Je savais bien d'avance et
(1) Anselme Pététin, homme politique et administrateur fort connu (né
en 1807, mort en 1873), d'abord républicain, il se rallia ensuite S l'empire
et remplit diverses fonctions sous le régime napoléonien.
368 GEORGE SAND
j'avais dit à Yiardot que le succès ne pouvait être plus grand qu'il n'a
été qu'à deux conditions, savoir que la Revue paraîtrait tous les quinze
jour-, et que quelque autre que moi la dirigerait. Mais je croyais bon de
la faire pendant un an ce qu'elle a été...
On peut conclure de cette lettre que la part que George Sand
prenait à la rédaction de la Revue fut absolument désintéressée,
parce que ces dix mille francs, dont parle Leroux, étaient sûre-
ment ou versés par elle argent comptant, ou bien — et cela
est le plus probable — ils représentent les honoraires de ses
romans et articles ; il en fut ainsi pour les articles de Leroux,
publiés dans la Revue. Cela réfuterait donc l'opinion, émise par
l'abbé de Lamennais dans une de ses lettres à de Vitrolles, dans
laquelle il parle, entre autres, de la grosse somme que Mme Sand
a touchée pour Horace (1). George Sand agit donc une fois de
plus d'après la prescription du Christ : « Que la main gauche ne
sache pas ce que fait la main droite », lorsqu'elle écrit à Duver-
net en novembre 1842, à propos du passage de la Revue en
d'autres mains : « n'ayant pas d'argent, je n'en avais pas mis
dans l'affaire, et Leroux et moi n'y sommes que pour notre
travail. Cette direction, jointe au travail de la rédaction et à
la direction matérielle de l'imprimerie, était une charge effroya-
ble, pesant tout entière sur la tête et les bras de Leroux. Yiar-
dot, occupé des voyages, des engagements et des représentations
de sa femme, n'y pouvait apporter une coopération ni active, ni
suivie... »
Donc, depuis l'automne de 1842, George Sand. Yiardot et
Leroux avaient sagement cessé de diriger la Revue indépendante,
qui passa dans les mains de gens s'entendant mieux aux affaires,
(1) Pélagie, 7 novembre 1841.
« Avez-vous lu la Revue indépendante? Aguado n'y a mis que vingt mille
francs. Trente autres ont été fournis ou recueillis par ce pauvre Yiardot, qui
en verra bientôt la fin. Pour la première livraison seule, Leroux s'est alloué
quinze cents francs. On est convenu de cinq mille francs pour le roman de
Mme Sand, touchante narration, m'a-t-on dit, des amours d'une grisette et
d'un étudiant.Elle s'y fait la rivale, et pas du tout la rivale heureuse de Paul
de Kock. Cette défaite me fâche extrêmement ; c'est le Waterloo du commu-
nisme. A quoi tiennent les choses !... »
GE( >RGE s.\ Nl>
MM. Ferdinand François el Emile Pernet. Dans cette Revue
indépendante* reconstituée . George Sand "publia, noua l'avons
dit plus haut : la Comtesse de Rudolstadt, Jean Ziska el Procope
le Grand. Elle y lit, de plus, paraître, de L'automne de L842 à
juin 1846, Les articles sur Lamennais, Lamartine, De Latouche,
sur Fanchette, sur la Poésie slave, but Kourraglou et enfin le
roman tflsidora.
Quanl à Leroux, il étail à ce momenl sans ressources, il rêvait,
de plus, à la construction de son pianotype. Mme Sand, pour lui
faire gagner quelques centaines de francs, le chargea de traiter
avec nu éditeur pour la publication de Consuelo en volumes et
la seconde édition de ses Œuvres complètes. Ce fut celle de
I.Yrrotin. qui parut entre 1842-1845 en seize volumes : La pre-
mière avait paru de 1836 à 1810 chez Bonnaire. Une série de
lettres de Mme Sand et de Leroux de cette période a trait à ces
affaires. Dans les lettres de Leroux, au milieu de ses plaintes
habituelles contre le sort, l'imperfection humaine générale et son
dénûment d'argent personnel, nous voyons revenir à tout
moment des comptes, des appréciations sur les avantages ou
les désavantages de conclure un traité avec tel ou tel éditeur :
Mazgana, Potter, Perrotin, Charpentier. Véron, etc., des rensei-
gnements purement techniques et des questions du métier. Nous
ne citerons donc pas ces lettres. Ces pourparlers avec différents
éditeurs mirent Mme Sand en relations avec Hetzel, Véron,
et d'autres encore, ce qui lui permit de publier bientôt dans
le journal de Véron Jeanne. Cela se fit grâce à l'aide spéciale
de de Latouche. Sa réapparition dans la voie littéraire de
Mme Sand. en qualité d'ami et de conseiller, sera traitée plus
loin. Quant h Hetzel, Mme Sand écrivit à sa prière trois articles
pour son Diable à Paris : le Coup à' œil général sur Paris, les
Mères de famille dans le grand monde et les Sauvages de Paris,
ainsi que la Préface de la traduction de Werther, par Leroux.
C'est chez lui encore qu'elle publia plus tard (en 1850) son
Histoire du véritable Gribouille. Dès le commencement de ses
relations avec Hetzel, George Sand vit en lui, non seulement
un éditeur correct et sympathique, mais un coreligionnaire
m. 24
370 GEORGE SAND
politique, un confrère littéraire ; aussi dès cette époque il s'établit
entre eux nue amitié à laquelle Mme Sand resta toujours fidèle.
Lorsque après le coup d"Etat de 1851, Hetzel dut s*exiler et
résider hors de France, Mme Sand lui vint eu aide. Mettant
en jeu ses relations dans les hautes sphères politiques (1) elle
fit des démarches à son profit, et le tira de difficultés maté-
rielles.
Quant à ses œuvres publiées par Hetzel, nous avons déjà
parlé du Coup d'œil sur Paris, dans le premier chapitre de cet
ouvrage. Nous parlerons des Mères de famille, dans le chapitre
suivant. L'article sur les Sauvages à Paris, écrit tout à fait
dans le même ordre d'idées que le Coup d'œil, est surtout inté-
ressant par le culte de Jean-Jacques, qui s'y laisse si grande-
ment sentir ; ce culte auquel George Sand ne fut jamais infi-
dèle, semble avoir redoublé de ferveur vers 1840, alors qu'elle
relisait ses œuvres. C'est ainsi que nous trouvons dans Con-
suelo des allusions aux Confessions et à d'autres œuvres du
philosophe genevois ; dans la correspondance de Mme Sand
avec Leroux le nom de Rousseau revient aussi à chaque moment,
mais deux de ses articles sont surtout remarquables sous ce
rapport : les Sauvages de Paris (plein de réminiscences du
célèbre « Discours sur celte question : le Rétablissement des sciences
et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs »)et Quelques réflexions
sur Jean-Jacques Rousseau, dernière œuvre de Mme Sand,
imprimée dans la Revue des Deux Mondes, avant sa rupture
en 1841. Ce dernier article, écrit sous forme de causerie épis-
tolaire avec un ami (Jules Xéraud), se compose d'un Fragment
de lettre et d'un Fragment de réponse. Mme Sand y déclare son
amour incessant pour le philosophe de Genève, qu'il faudrait,
d'après elle, appeler philosophe tout court, pour le distin-
guer de Voltaire et de tous les autres penseurs, ses contem-
porains ou ses prédécesseurs, parce qu'il est le philosophe par
excellence, le philosophe de tous les temps et de tous les peu-
ples; c'est la sagesse et l'esprit religieux qui forment la base
(1) Voir plus loin, chap. ix.
G] ORGE SA NI) !7i
de ses idées el de ses écrits h non Les nécessités pratiques du
moment. Mme Sand explique les erreurs et les crimes de Rous-
seau ; elle le disculpe en beaucoup d'occasions; elle reconnaît
avec douleur sa culpabilité en d'autres. Malgré cela ce petit
article esl un ardent panégyrique de Rousseau, qui lut. selon
l'auteur, l'homme le plus avancé de son époque el donl les dé-
fauts dépendaient presque entièrement des imperfections, des
erreurs de la société contemporaine et (les institutions humaines
arriérées.
Madame Sand expose là sa remarquable Théorie des grands
hommes (t).
... De tout temps, dit-elle, le progrès s'est accompli, n'est-ce pas, par
le concours de deux races d'hommes opposées en apparence et même
en fait l'une à l'autre, mais destinées à se réunir et à se confondre dans
l'œuvre commune aux yeux de la postérité? La première de ces races
se compose des hommes attachés au temps présent. Habiles à gou-
verner la marche des événements et à en recueillir les avantages, ils
sont pleins de passions de leur époque et ils réagissent sur ces passions
avec plus ou moins d'éclat. On les appelle communément hommes
d'action, et parmi ces hommes-là, ceux qui réussissent à se mettre en
évidence sont appelés grands hommes. Je te demanderai la permission,
pour te faire mieux entendre ma définition, de les appeler hommes forts.
('eux de la seconde race sont inhabiles à la science des faits présents,
incapables de gouverner les hommes d'une façon directe et matérielle,
par conséquent de diriger avec éclat et bonheur leur propre destinée
et d'élever à leur profit l'édifice de la fortune. Les yeux toujours fixés
sur le passé ou sur l'avenir, qu'ils soient conservateurs ou novateurs,
ils sont également remplis de la pensée d'un idéal qui les rend impropres
au rôle rempli avec succès par les premiers. On les nomme ordinaire-
ment hommes de méditation et leurs principaux maîtres, appelés
aussi grands hommes dans l'histoire, je les appellerai grands par exclu-
sion, bien que, dans ma pensée, les autres soient aussi revêtus d'une
grandeur incontestable, mais parce que le mot de grandeur s'applique
mieux, selon moi, à l'homme détaché de toute ambition personnelle
et celui de force à l'homme exalté et inspiré par le sentiment de son
individualité ! Ainsi donc, deux sortes d'hommes illustres : les forts
et les grands. Dans la première, les guerriers, les industriels, les admi-
(1) Nous avons déjà mentionné cette opinion de George Sand en parlant
de son article à propos du messianisme de Mickiewicz.
372 GEORGE SAXD
oistrateurs, tous les hommes à succès immédiat, brillants météores
jetés sur la route de l'humanité pour éclairer et marquer chacun de ses
pas. Dans la seconde, les poètes, les vrais artistes, tous les hommes à
vues profondes, flambeaux divins envoyés ici-bas pour nous éclairer
au delà de l'étroit horizon qui enferme notre existence passagère. Les
forts déblaient le chemin, brisent les rochers, percent les forêts ; ce
sont les sapeurs de l'ambulante phalange humaine. Les autres tracent
des plans, projettent des lignes au loin et lancent des ponts sur l'abîme
de l'inconnu. Ce sont les ingénieurs et les guides. Aux uns la force de
l'esprit et de la volonté, aux autres la grandeur et l'élévation du
génie.
Selon cette définition, Napoléon ne serait qu'un homme fort, et je sais
parfaitementTqu'il serait contraire à tous les usages de la langue fran-
çaise de lui refuser l'épithète de grand. Je la lui donnerais d'ailleurs
d'autant plus volontiers qu'à bien des égards sa vie privée me semble
empreinte d'une véritable grandeur de caractère, qui me le fait admirer
au milieu de ses fautes, plus qu'au sein de ses victoires. Mais, philo-
sophiquement parlant, son œuvre personnelle n'est pas grande et la
postérité en jugera ainsi. Ce que je dis de lui s'applique à tous les
hommes de sa trempe que nous voyons dans l'histoire.
Ainsi, je divise les hommes éminents de deux parts, l'une qui arrange
le présent, et l'autre qui prépare l'avenir. L'une succède toujours à
l'autre. Après les penseurs souvent méconnus et la plupart du temps
persécutés, viennent des hommes forts, qui réalisent le rêve des grands
hommes et l'appliquent à leur époque. Pourquoi ceux-là, me diras-tu,
ne sont-ils pas grands eux-mêmes, puisqu'ils joignent à la force de
l'exécution l'amour et l'intelligence des grandes idées? C'est qu'ils
ne sont point créateurs, c'est qu'ils arrivent au moment où la vérité,
annoncée par les penseurs, est devenue évidente pour tous à tel point
que les masses consentent, que tous les esprits avancés appellent
et qu'il ne faut plus qu'une tête active et un bras vigoureux (ce qu'on
appelle aujourd'hui une grande capacité) pour organiser. L'obstacle
au succès immédiat des penseurs et à la gloire durable des applicateurs,
c'est Vabsence de foi au progrès et à la perfectibilité. Faute de cette
notion, les institutions ont toujours été incomplètes, défectueuses
et forcément de peu de durée. L'homme fort a voulu toujours se bâtir
des demeures pour l'éternité, au heu de comprendre qu'il n'avait à
dresser que des tentes pour sa génération. A peine avait-il fait un pas,
grâce aux grands hommes du passé, que méconnaissant les grands
hommes du présent, les traitant de rêveurs ou de factieux, il asseyait
sa constitution nouvelle sur des bases, prétendues inamovibles, et
croyait avoir construit une barrière infranchissable. Mais le flot des
idées montant toujours a toujours emporté toutes les digues, et il
GEORGE SAND 373
n'y ;i plus sur les bancc un Beul professeur, ni un seul écolier qui croienl
à l;i perfeotioD de la république de Lyourgue...
George Sand nous peint ensuite sous des couleurs étincelantei
L'avènemenl du jour où l'humanité arrivera à La notion du vrai
progrès el où les hommes de* deux catégories Be fondronl en un
seul type de grandeur; il n'y aura plus alors ai de ces vaniteux
corrompus qui perdent La loi en poursuivant La gloire el Le
pouvoir, ni de ces sombres el maladifs rêveurs désespérés, aigris
par la souffrance, s'égaranl parfois jusqu'à la misanthropie ou
la folie, dont Rousseau est le triste exemple.
Le petit article, écrit soit pour obliger les personnes qui avaienl
amené ;ï Paris une tribu d'Indiens de l'Amérique du Nord,
exposée dans la salle Valentino, soit pour exprimer simplement
les impressions ressenties par l'auteur lors de ses visites à
ces Peaux-Rouges et les réflexions qu'elles lui suggérèrent, fut
intitulé par George Sand : Une visite chez les sauvages de Paris,
un voyage à travers quarante-huit tribus indiennes (1). Mais on
aurait pu l'intituler : « Réflexions sur les plaies et les maux
sociaux européens à propos de l'arrivée à Paris d'un chef indien
avec son clan », parce que George Sand s'y occupe moins
du chef des Joways, Miou-lm-shi-Kaou ou 'Nuage Blanc et de
sa famille, que de dénigrer la civilisation européenne tant
prônée ; elle la compare à l'existence prétendue sauvage, mais
au fond indépendante, heureuse et libre des enfants des Prairies.
... Nous quittâmes ces beaux Indiens — c'est ainsi que l'auteur
termine son article — tout émus et attristés, car en reprenant le voyage
de la vie à travers la civilisation moderne, nous vîmes dans la rue des
misérables qui n'avaient plus la force de vivre, des élégants avec des
habits d'une hideuse laideur, des figures maniérées, grimaçantes, les
unes hébétées par l'amour d'elle-même, les autres ravagées par l'hor-
reur de la destinée. Nous rentrâmes dans nos appartements si bons et
si chauds où nous attendaient la goutte, les rhumatismes et toutes
ces infirmités de la vieillesse, que le sauvage nu brave et ignore sous
sa tente si mal close ; et ce mot naïvement profond que m* avait dit
(1) Le sous-titre en est encore Lettre à un ami, et c'est encore à Jules Néraud
■qu'elle est adressée.
374 GEORGE SAND
l'orateur indien me revint à la mémoire': « Ils nous promettent la ri-
chesse, et ils ont chez eux des hommes qui meurent de faim ! »
Pauvres sauvages, vous avez vu l'Angleterre, ne regardez pas la
France !...
Ce morceau, publié en juin 1845 (1), est bien évidemment
écrit par un adepte, un digne successeur de Rousseau. Deux ans
auparavant, en 1843, George Sand accomplit un acte d'huma-
nité, qui, bien qu'il n'eût point un retentissement aussi grand
que la défense de Calas et de Sirven, est un fait du même
ordre et que le philosophe de Ferney aurait grandement
approuvé. Nous parlons de l'histoire de Fanchette. Or, l'histoire
de Fanchette fut simple et... horrible !
Au mois de mars de 1843 « une jeunesse d'une quinzaine d'an-
nées, assez jolie », mais complètement idiote, « s'est trouvée
comme tombée d'en haut » sur la route de la Châtre, à deux
pas de la ville, « au droit du pré Burat ». Elle ne put expliquer
ni d'où elle venait, ni à qui elle était, elle ne pouvait rien dire
en général. La malheureuse erra pendant trois jours dans les
champs et aux alentours de la ville, jusqu'au moment où le
jeune médecin de l'hospice, le docteur Boursault, l'aperçut au
milieu d'une bande d'enfants, qui la taquinaient. Immédiate-
ment il la prit, l'emmena à l'hospice, dirigé par des religieuses,
et exigea qu'on l'y reçût. Les sœurs commencèrent par regim-
ber, mais le docteur lui délivra un certificat de maladie et
insista jusqu'à ce qu'elle fût reçue. La pauvre enfant, fort
douce et fort tranquille, était enchantée — à en juger par
ses sourires béats et ses exclamations inarticulées — d'être au
chaud, bien nourrie et proprement vêtue. Bientôt elle s'attacha
aux enfants de l'hospice, qui 1" aimaient à leur tour, et à l'hospice
lui-même, si bien, que lorsque les sœurs, à qui elle était à charge,
ne pouvant la chasser, parce que le préfet avait ordonné
de la garder, la confièrent à une femme, la mère Thomas, qui
(1) Cf. avec la lettre de Chopin à ses parents, datée du 20 juillet 1845, où
il raconte la mort de la pauvre femme du Nuage blanc et le départ de la tribu
des Iowaya pour l'Amérique, et où il annonce qu'on est en train d'élever, à
Paris un monument funèbre à la mémoire de la pauvre Indienne morte.
GEORGE sa NI)
élevait des enfante trouvés. Fanchette o'esl !<• nom qu'on
lui avait donné se sauva par troifi l'ois cl revint trois l'ois,
l»lus peut-être, à l'hospice Alors La supérieure, inspirée par nu
membre iiillueiit du conseil de la congrégation, se décida à
a perdre » L'innocente. <>n lit venir les dames Chauve! et
Gazonneau, maîtresses des postes, et on les pria d'ordonner au
cocher de la diligence, faisant le service entre la Châtre et
Aubusson, de prendre au sortir de la ville Fanchette, conduite
là par une servante île l'hospice, et ci pas inscrite sur la feuille
de la diligence ». de la mener vers Aubusson, puis de la faire
descendre et de la « perdre » sur la route. Aussitôt dit, aussi-
tôt l'ait. Les dames Chauvet et Gazonneau éprouvèrent une
certaine répugnance à ci accepter une pareille mission », mais
n'osèrent point désobéir à la supérieure, « vu son caractère ».
Le cocher Desroys n'osa pas désobéir aux ordres reçus. Donc,
la servante prit un jour Fanchette par la main, lui dit qu'elle
la mènerait à ht messe, — ce que la pauvrette adorait, parce
qu'on lui mettait un béguin plissé et qu'elle « se plaisait à l'é-
glise », — et la conduisit sur la route. Le cocher Desroys la
mena jusqu'à une lieue environ d' Aubusson, la fit descendre
et l'abandonna. Mais comme ces écuyers honnêtes et ces bour-
reaux charitables des contes de fées et des légendes, chargés
par quelque méchante marâtre d'égorger ou d'abandonner au
milieu de bêtes sauvages une belle et douce princesse ou un
pauvre petit prince, le cocher Desroys avait aussi un cœur
plus sensible que celui de la fiancée du Christ, qui dirigeait
l'œuvre de charité. Il dit avoir « le cœur gros », il lui sembla
pendant longtemps entendre les sanglots de la petite ; il avait
« lancé ses chevaux à toute bride », fuyant ainsi les remords de
sa conscience, puis soudain les avait arrêtés, pour regarder, —
comme il le dit plus tard, — « si en courant après lui, Venfant
ne s'exposait pas à prendre du mal », mais il ne vit plus rien, et
« ne pouvant se débarrasser de son souvenir, pendant cinq ou
six jours, il allait demandant sursoit passage à toutes les laitières
qu'il rencontrait, si elles n'avaient pas trouvé par là un enfant ».
Non, personne n'avait rien vu. Fanchette était bien perdue.
376 GEORGE SAND
Mais il se trouva des grues (Vlhjcus, témoins de la malen-
contreuse affaire. Ce furent les enfants de la Châtre, les petites
filles qui se tenaient sur le seuil de leurs portes au moment où
la servante emmenait Fanchette ; elles lui avaient crié adieu,
en la voyant passer, et maintenant elles se mirent à jaser et à
demander : « Où est donc Fanchette? » Ces voix enfantines arri-
vèrent jusqu'à Charles Delaveau, député et maire de la Châtre,
et tout d'un coup, ce ne furent plus les fillettes « qui causaient »,
mais bien leurs parents, la « mère Cruchon », chez laquelle la
servante avait attendu le passage de la diligence, et la « mère
Thomas » et beaucoup d'autres. Delaveau, horripilé, se mit à
questionner, à chercher et ordonna une enquête. Alors tout le
monde eut peur : le cocher Desroys, les dames Chauvet et Gazon-
neau, et les sœurs, et les autorités locales ! Le naïf Desroys
raconta tout naïvement comment il avait « ponctuellement rempli
les ordres qu'il avait reçus » ; les maîtresses de la diligence, un
peu moins naïvement, dirent ce que la supérieure leur avait
enjoint de faire, quoiqu'elles s'efforcèrent de se décharger
sur le « caractère » de cette supérieure. Quant aux sœurs
et aux autorités, elles s'empressèrent de faire passer l'éponge
sur l'affaire. Elles expliquèrent que Fanchette « avait cessé
de faire partie de l'hôpital », qu'on l'avait fait transférer dans la
direction d' Aubusson dans V 'espoir qu'elle y trouverait ses parents
(quoique personne ne pût dire si elle avait des parents et où ils
se trouvaient). Puis on assura qu'on l'avait fait déposer dans une
maison voisine d' Aubusson ; puis qu'elle avait été « recueillie dans
une maison voisine de cette ville » — deux assertions parfaitement
contradictoires ; enfin qu'elle parvint à se soustraire pendant
quelque temps à toutes les recherches des autorités locales !... etc.
Le parquet resta inactif du commencement de juillet à la mi-
août, six semaines environ. Ce ne fut que grâce à l'initiative et
sur les instances de Delaveau, que le sous-préfet (qui jusqu'alors
s'était contenté d'adresser une lettre au conseil de l'adminis-
tration locale et, n'ayant pas reçu de réponse, s'était tranquil-
lisé) intervint maintenant dans l'affaire qui prit le chemin
du tribunal. Mais le tribunal... trouva qu'il « n'y avait pas de
GEORGE S AND 377
coupables . el le L3 septembre,» rendil une ordonnance de non-
lieu ».
Cependant, toujours grâce aus recherches de Delaveau,
Fanchette se retrouva, le L8 août, dans la petite ville de Riom
(Puy-de-Dôme), <»ù on l'arrêta comn se livranl ;'i la men-
dicité . parmi des bateleurs <>u <U^ bohémiens. Pour étouffer
l'affaire, <m s'empressa de ramener à la Châtre la malheu-
reuse entant privée de raison et incapable de dire un mot ; on la
ramena à pied, de brigade en brigade, en compagnie de vaga-
bonds, de voleurs e1 d'assassins. Lorsqu'elle fut enfin « réin-
tégrée provisoirement à l'hospice », il se trouva qu'elle était
déshonorée, malade et enceinte. Le procureur s'obstinait pour-
tant à se tenir coi el les autorités espéraient voir bientôt tomber
dans l'oubli cette désagréable histoire », lorsque tout d'un coup
retentit la voix du grand écrivain du Berry. Le 25 octobre
1843, George Sand raconta cette criminelle histoire dans les
colonnes de la Revue indépendante, en y publiant une prétendue
Lettre de Biaise Bonnin (1) à Claude Germain, écrite en langue
populaire, mais suivie d'une Communication au rédacteur en chef
de l'i Revue indépendante, signée de son nom en toutes lettres.
L'impression que l'article produisit fut foudroyante. Les cou-
pables, et surtout le procureur du roi à la Châtre, M. Rochoux,
crièrent haro et s'empressèrent de dire que tout cela était faux
ou plutôt que c'était d'un bout à l'autre un « roman » écrit par
un auteur habitué cà créer des œuvres d'imagination. M. Ro-
choux le déclarait carrément dans sa Lettre au directeur de la
Revue indépendante, datée du 9 novembre 1843 (2).
Ah ! dit alors George Sand, c'est donc un « roman », une
œuvre « d'imagination » ! Eh bien, veuillez lire 1' « œuvre roma-
nesque » du commissaire de police, intitulée « l'enquête » ! et
«■ ne vous faites pas l'éditeur responsable du roman invraisem-
(1) Nous avons vu que c'est de ce même nom, mais précédé du prénom
de Gustave, que George Sand avait signé ses Dialogues familiers sur la poésie
des prolétaires et sur les poètes populaires.
(2) C'est une simple erreur d'impression que la date de « 9 novembre 1845 »
qu'on lit dans l'édition des Œuvres complètes de George Sand. (V. le volume
des Légendes rustiques, p. 214.)
378 GEORGE SAND
blable, intitulé l'Espoir <l<> Mme lu supérieure ». Ah! vous dites
que « les faits incriminés n'étaient pas entourés des circonstances
odieuses dont on s'est plu à les revêtir »? Mais a votre apologie
des coupables est la confirmation même de mon accusation »
et prouve que vous comprenez parfaitement le crime qui a
été commis. C'est un crime semblable à celui que commet une
mère lorsque, sciemment ou par imprudence, elle expose son
enfant innocent au danger de mort, ce crime est considéré et
puni comme l'infanticide. Est-ce qu'un innocent iei de resterait
impuni et même inqualifié?
Ah ! on n'avait pas voulu « perdre » Fanchette, on avait pré-
sumé qu'elle « retrouverait sa famille », et c'est à cette fin qu'on
l'avait menée sur la route d'Aubusson, qu'on l'y avait « dépo-
sée » dans une maison, ou bien, non, on l'avait « recueillie » dans
cette maison mystérieuse. Mais quelle est donc cette maison?
M. Delaveau avait fait des démarches auprès du maire de Saint-
Maixent, dont dépend le hameau de Chaussidant près duquel
Desroys abandonna l'enfant, et la maison n'avait pu être décou-
verte. Fanchette, dites-vous, « parvint à s'en évader » et « à
se soustraire aux recherches ». Elle, se soustraire! Elle qui ne
peut pas distinguer le matin du soir et la main droite de la main
gauche ! C'est grâce aux recherches incessantes du parquet de
la Châtre que Fanchette aurait été retrouvée, dites-vous, re-
cherches si « incessantes » que si M. Delaveau ne s'était pas mêlé
de la chose, on n'aurait rien su de Fanchette jusqu'en septembre !
Ali ! elle fut « réintégrée dans l'hospice », et pour cette raison
on crut pouvoir ordonner que cette malheureuse enfant sans
défense fût ramenée de brigade en brigade et fût exposée à de
telles atrocités, que d'idiote elle aurait pu devenir complète-
ment folle. Et il n'y a personne de coupable, et celle qui donna
les ordres de faire perdre cette enfant porte le nom de « chré-
tienne » et de « sœur » ! Et le conseiller qui lui souffla la manière
dont il fallait se débarrasser de la jeune idiote n'est point cou-
pable non plus et le tribunal a rendu une ordonnance de non-
lieu? Et tout cela n'est qu' « un fait déplorable »?
Et enfin le procureur du roi, auquel, dans notre premier article,
GEORGE SAM) .179
nous n'avions « Bupposé que des torts Binon pardonnables, du
moins réparables : oubli, nonchalance, légèreté de jeunesse »,
se mit à défendre ceux donl il étail appelé à éclaircir les forfaits,
à condamner les crimes el que nous aurions plaints alors les
premiers. Mais on nous dit (pie nous sommes les éditeun res-
ponsables d'un roman ». Ah! ah! ('"est ainsi! Boni Alors nous
nous appliquerons à prouver chacune de nos paroles et toutes
nos assertions !
La preuve de toutes les assertions du premier article et la réfu-
tation (le la lettre du procureur, tel fut le but que Mme Sand se
proposa dans le second article, écrit aussi en forme de lettre, mais
adressé directement au procureur du roi à la Châtre, M. Rochoux,
et publié dans le numéro du 25 novembre de la Revue indépendante.
Dès la publication du premier article George Sand avait décidé
de le faire réimprimer en brochure, de faire vendre la moitié
des exemplaires au profit de Fanchette et de faire distribuer
l'autre moitié gratis aux artisans et aux ouvriers de la Châtre.
Arnault l'imprimeur a consenti à imprimer cinq cents exemplaires
de Fanchette pour une somme fort minime à répartir entre les gens
de bonne volonté, — écrit Mme Sand à Duvernet le 8 novembre
(1843) (1), — mais dont je me chargerais au besoin, pourvu que ce ne
fût pas trop ostensiblement. On m'accuserait de vanité littéraire, de
haine politique ou de scandale si j'avais l'air de pousser à une publi-
cité particulière dans la localité. Cela m'est parfaitement égal, quant à
moi, mais diminuerait peut-être dans quelques esprits la bonne impres-
sion que la lecture du fait a produite.
L'indignation est bonne aux humains et c'est ce qui leur manque le
plus dans ce temps-ci. Si on pouvait susciter un peu de ces sentiments
chez les ouvriers et les artisans de la Châtre, cela les rendrait meil-
leurs ; ne fût-ce qu'un quart d'heure, ce serait toujours cela ! Je serais
donc flattée d'émouvoir ce public-là un instant ; et je sais que qui-
conque sait épeler peut comprendre le style trivial de Biaise Bonnin. <
Que ne pouvons-nous faire un journal ! Je vous fournirais une série
de lettres du même genre, où les moindres sujets, traités avec bonne
(1) Cette lettre porte dans la Correspondance la date du « 8 octobre », mais
c'est une erreur, parce que, comme nous l'avons vu, Fanchette avait déjà paru
le 25 octobre dans la Revue indépendante, et il s'agissait justement de faire
réimprimer à la Châtre cet article.
380 GEORGE SAND
foi, avec moquerie ou avec colère, feraient quelque impression sur les
gens du petit étal, et tu sais que ce sont ceux-là qui m'occupent Les
plus bêtes d'entre eux sont plus éducables, selon moi, que les plus
laineux d'entre nous, par la même raison qu'un enfant inculte peut
tout apprendre, et qu'un vieillard .-avant et habile ne peut plus ré-
former en lui aucun vice, aucune erreur. Ceci oe s'applique qu'à notre
génération; ce serait nier l'avenir, et Dieu m'en préserve! Tout le
monde se corrigera, grands et petits. Mais si nous donnons aujourd'hui
quelques leçons aux petits, je suis persuadée qu'ils nous le rendront
bien un jour.
Laissons la discussion et parlons de Fanchette, de la vraie Fanchette :
rien ne nous empêche, que je sache, d'ouvrir une petite souscription
pour elle. Cela lui ferait du bien, et cela augmenterait le scandale,
chose qui n'est pas mauvaise non plus...
Mme Sand voulait créer, un petit fonds pour Fanchette, mais
elle craignait « qu'une des bonnes œuvres ne paralysât l'autre »,
et elle priait Duvernet de consulter ses autres amis berrichons :
Papet et Fleury, «le Gaulois », pour décider, à qui confier la ges-
tion de cette petite somme. Elle désirait savoir en quelles mains
serait placée Fanchette, elle craignait aussi qu'on ne la rendît
aux religieuses, qui se vengeraient peut-être sur elle du reten-
tissement de cette affaire. Elle préférait la confier à quelque
honnête femme de son village, elle offrait de prendre tous les
frais à sa charge, mais elle désirait « que ce ne fût pas en appa-
rence un acte particulier de sa seule compassion, mais le con-
cours de plusieurs, du plus grand nombre possible, d'indigna-
tions généreuses ». Et elle ajoutait :
Réponds, qu'en penses-tu? et si mon idée est bonne, comment
faut-il la réaliser? Faut-il demander l'autorisation de sauver Fanchette
à ceux qui Font perdue?...
H ne fut cependant pas si aisé que cela de faire paraître Fan-
chette en province : tous les typographes intimidés par les
autorités refusèrent l'un après l'autre d'éditer la brochure. Ce
fut ce même Arnault qui consentit à imprimer en qualité
d' « extraits tirés à part » les. articles de la Revue indépen-
dante, et Fanchette parut, modeste brochure de trente et une
pages, tirée à cinq cents exemplaires grand in-8°, d'assez piteux
GEORGE S AND
effet, portant sur la couverture jaune les mots : « se vend au
profit de Fanchette. » La plus grande partie des exemplaires
fut néanmoins distribuée gratis, comme le désirait George Band.
Nous voyons donc que Mme S.iikI rendit notoire cette déplora-
ble histoire et porta Becoursala malheureuse fille. Elle s'avisa,
de plus, de profiter de cet épisode, comme d'une l'usée d'alarme,
pour éveiller la conscience social»; dans l'obscure et Inerte popu-
lation de la Châtre.
l'v* trois entreprises que George Sand s'était ainsi proposé
d'accomplir eurent, chacune séparément, des résultats flagrants.
quoique pas toujours désirables et agréables pour Mme Sand.
Tout d'abord, la publication de la brochure provoqua une
seconde enquête judiciaire sur L'affaire de Fanchette et mécon-
tenta toutes les autorités locales : on intenta un procès officiel
a Mme Sand, elle fut même menacée d'arrestation, mais George
Sand prouva qu'elle n'avait rien avancé qui ne fût vrai. Elle
parvint à réellement sauver Fanchette et à lui faire un meilleur
sort. Et l'exclamation spontanée : « Que ne pouvons-nous faire
un journal ! » devint l'étincelle qui éclaira la conscience locale :
VEclaireur de VIndre fut fondé.
Le 3 novembre 1843 George Sand écrit à Mme Marliani :
La pauvre Fanchette a été ramenée de brigade en brigade à l'hospice,
souillée, comme je le prévoyais, enceinte, dit-on. Et elle n'a pas quinze
ans ! Nous allons nous remuer, mes amis et moi (1), pour la retirer des
mains de ces religieuses qui lui feraient expier la honte de leur con-
duite, et pour adoucir la misère. Toute notre population est émue jus-
qu'au fond de Pâme de cette affreuse histoire, qu'elle savait et qu'elle
commençait à oublier. A chaque ligne de mon article, tout le monde
s'écrie : « C'est à ne pas le croire, mais nous en avons été témoins ! »
L'esprit est ainsi fait. On voit sans voir, et il faut être poussé pour
comprendre ce qu'on voit... (2).
(1) Les amis qui furent les aides et les collaborateurs de Mme Sand dans
l'affaire de Fanchette, étaient ces mêmes compagnons berrichons de sa jeu-
nesse, qui avaient jadis été « hugolâtres » comme elle (cf. t. Ier, p. 284-312.),
auxquels elle avait adressé ses épîtres collectives drolatiques, et qui, plus
tard, s'acharnaient avec elle à la « solution de la question sociale » (cf. t. II,
p. 184-85), c'est-à-dire : Duvernet, Fleury, Dutheil, Papet, Planet, Néraud
et Rollinat.
(2) Inédite.
382 GEORGE SAND
Le procureur voulant poursuivre l'auteur de cette affreuse his-
toire. George Sand dut avant tout être en mesure de se défen-
dre et de prouver la véracité de tout ce qu'elle avait avancé, sans
pour cela oublier sa sollicitude pour la misérable Fanchette. Elle
écrit à son fils à Paris le 17 novembre 1843 (1) :
Mon enfant,
Sois donc tranquille, je n'irai pas en prison, je n'aurai pas de procès.
H n'y a pas de danger, je n'y ai pas donné matière, je n'ai nommé per-
sonne et d'ailleurs cela mettrait trop au jour la vérité. On ne s'y frot-
tera pas. Je n'ai pas envie de chercher le danger; s'il m'atteignait,
je le prendrais comme il faut, mais nous sommes si sûrs de l'impossi-
bilité de ce procès que nous avons ri de tes craintes.
Voilà trois jours qui se sont passée depuis deux heures de l'après-
midi jusqu'au soir en conciliabules, en brouillons de lettres, en déli-
bérations, toujours pour constater et prouver de plus en plus l'histoire
de Fanchette, que chaque renseignement rend plus certaine, plus évi-
dente, et nous n'avons pas laissé passer une parole de ma réponse sans
la peser dix fois, afin de ne laisser aucune prise ni à la contradiction, ni
au procès. Delaveau et Boursault sont venus me donner renseignements
et attestations ; nous publions l'enquête (2) ; enfin nous sommes tran-
(1) La lettre du procureur, M. Rochoux, imprimée dins la Revxe indépen-
dante, fut datée du 9 novembre 184.3. Il est clair que la réponse à cette lettre
que Mme Sand écrivit, après avoir reçu le numéro de la Revue contenant la
lettre de M. Rochoux et après en avoir délibéré avec ses amis, sur chaque
point, ne put pas être écrite « le 17 octobre », comme il est imprimé
dans la Correspondance, mais bien le 17 novembre. Cette lettre se termine par
les mots : « Je décachette ma lettre pour te dire qu'elle n'est pas partie ce
soir... Tu en recevras deux à la fois. » Effectivement, parmi les lettres inédites,
nous en trouvons une qui est datée du 18 novembre et dont nous citerons quel-
ques lignes un peu plus loin. Les lettres imprimées dans la Correspondance
aux dates de 16 et 28 novembre doivent être datées des 26 et 27 novembre,
comme chacun peut s'en convaincre en les Usant attentivement et en les
confrontant avec celles des 17, 18 et 29 novembre.
(2) Cette Copie de l'enquête faite à la diligence de M. le maire de la Châtre
par le commissaire de police de cette ville (et signée par ce commissaire nommé
Bouyer) fut imprimée dans la Réponse à M. le procureur du roi de la Châtre,
de George Sand, ainsi que les deux lettres par lesquelles MM. Boursault et
Delaveau attestaient l'exactitude des faits consignés dans son récit sur
Fanchette. Cette attestation de la part de Boursault que « tout ce qui le
concernait (dans la réponse de George Sand au procureur) était d'une par-
faite exactitude », était surtout importante, parce que si Fanchette eût légale-
ment « cessé de faire partie de l'hospice » comme les coupables avaient essayé
de le faire croire, elle n'aurait pu en sortir que munie d'un exeat du médecin.
Or, cela n'était pas. et George Sand le prouvait victorieusement.
GEORGE SAM) ,tKj
quilles et in peux dormir biu le deux oreille . Moi, j'ai la tête ce »ée de
cet ic Fanchette.
Maintenant noua sommes en train d'organi ei un journal pour la
Châtre. La seule difficulté était d'avoir un imprimeur qui voulût, taire
de l'opposition. M. François a levé l'obstacle en Be chargeant <le faire
imprimer à Paris. Fleury en est comme un fou. Il l'ait des chiffres,
des Comptes, des listes, des projets, et l'Yanenis part demain malin,
s'il trouve de la place dans la voiture d'Issoudun ou dans le jour,
par celle de l 'liateauroiix. .le ne lui remets pas de lettre pour toi, tu
auras celle-ci plus lot par la poste...
Elle lui ('ciit encore le IS novembre (1) :
... Je suis dans la politique jusqu'aux oreilles; nous dressons des
listes, nous faisons i\v< comptes, des aperçus. Nous réussirions à faire,
un journal de localité; c'est là le résultat de Fanchettc. Le journal
ministériel de l'Indre attaque et insulte. On n'a pas d'organe pour lui
répondre. « Donc, s'écrie tout le monde, il en faut un, il faut un journal
d'opposition. » Et tout le monde se réveille, et tout le monde est prêt
à souscrire.
Je pars le 29, pas de place auparavant...
Quelques jours plus tard (nous présumons que ce fut le 26),
elle dit encore dans une lettre à son fils dans laquelle elle lui
décrit avec verve et entrain la scène du règlement d'un nouveau
bail avec ses fermiers, les Meillant :
Nous travaillons toujours à organiser le journal la Conscience popu-
laire ou quelque chose comme ça. Je viens d'écrire à M. Barbançois
de venir dîner avec moi bien vite avant mon départ...
Et dans la nuit du 27 au 28, elle s'empresse d'annoncer allè-
grement la naissance et le baptême du nouveau journal (après
quelques lignes consacrées encore aux pourparlers avec le fer-
mier).
Cher mignon,
Encore une journée en sabots et une soirée de chiffres. Je m'abrutis,
mais je me porte bien... Ce soir j'ai eu à dîner Planet, Duteil, Fleury,
Néraud et Duvernet. C'était la réunion décisive pour la fondation et le
(1) Inédite.
384 GEORGE SAXD
baptême de V Eclair eur de VIndre. C'était le comité du salut public.
On parlait à tour de rôle. Planet a demandé plus de deux cents fois la
parole. Il a fait plus de cinq cents motions. Fleury s'est mis en fureur,
rouge comme un coq, plus de dix fois. Duteil était calme comme le
Destin. Jules Néraud très ergoteur. Enfin nous avons fini par nous
entendre et tous comptes faits, recettes et dépenses, chaque patriote
taxé au tarif de sa dose d'enthousiasme, le comité de salut public a
décrété la création de V Eclair eur, dont seront bien décrétés MM. Ro-
choux et Compagnie, qui n'ont guère été acrétés à ce matin en recevant
la Revue indépendante (1).
Au milieu de tout cela, comme c'est moi qui fais toutes les écritures,
programmes, professions de foi et circulaires, je n'ai pas pu travailler
et je voudrais bien que tu fisses assavoir à maître Pernet ou François
(décidément lequel est parti) que je ne leur donnerai probablement
pas de Comtesse de Rudolstadt pour le 10 décembre. C'est un peu leur
faute. Il était convenu avec M. François que, vu la longue tartine
dédiée à Rochoux, on garderait la moitié de ce numéro de la Comtesse
pour la prochaine fois. Enfin ils se passeront bien de moi pour un nu-
méro, je ne peux pas faire l'impossible ; mais il faut les prévenir, afin
qu'ils se précautionnent. Dis-leur aussi que nous ferons imprimer
notre journal à Orléans. C'est meilleur marché et nous y avons un
correcteur d'épreuves tout trouvé et très zélé, Alfred Laisné. 11 faut
seulement, mais plus que jamais, que Pernet ou François, François ou
Pernet, nous trouve un rédacteur en chef à deux mille francs d'appoin-
tements. Ce n'est guère plus que les gages du domestique de Chopin
et dire que pour cela on peut trouver un homme de talent ! Première
mesure du comité de salut public : nous mettrons M. de Chopin hors
la loi s'il se permet d'avoir des laquais salariés comme des publicistes.
Je suis toute gaie d'aller te revoir, mon enfant chéri, malgré le beau
temps que je quitte, et les émotions de ht politique berrichonne,
qui m'ont coûté jusqu'ici plus de cigarettes que de dépense d'esprit.
Nous avons taxé T enthousiasme de Chip-Chip à 50 francs. Celui de
Bouli à 50 centimes. Il faudra payer, Ion gré, mal gré. On enverra un
.abonnement en Russie à Mme Viardot (2). Je pars toujours après-
demain (3), et comme cette lettre ne partira que demain soir, je n'aurai
plus à t'écrire ; j'arriverai le même jour que ma lettre...
(1) Ces derniers mots confirment que la lettre de Mme Sand à son fils n'a
pas dû être écrite plus tard que le 27 au son-, car la Revue indépendante du
25 novembre arriva à la Châtre le 27 novembre au matin.
(2) Nous soulignons le passage tronqué dans la Correspondance. Bouli fut
le sobriquet de Maurice. Mme Viardot chanta pendant deux hivers succes-
sifs de 1843-44 et 1844-45 à l'Opéra de Saint-Pétersbourg et elle y eut un
succès dont le souvenir subsiste jusqu'à nos jours.
(3) C'est-à-dire le 29 novembre. Dans la lettre précédente, elle écrit : « A
GEORGE S AND .185
Cette Lettre pétillante d'esprit el de gaîté,e1 assez Bceptique-
nii'iii malicieuse, rappelle les épîtrea drolatiques de sa jeune ■<■
auxquelles nous venons de faire allusion, tandis que la lettre se
rapportanl au même sujet, imprimée dans la Correspondu \ui
et adressée à Duvernet, le 29 novembre, a une tournure sinon
officielle, du moins ostensible : elle tut probablement écrite pour
être lue par des tiers. Elle commence ainsi : Certainement,
mes amis, vous devez, créer nu journal o, continue par Rémuné-
ration dv^ raisons qui les y obligent, — chose déjà décidée dès
l'avant-veille, puis Mme Sand expose la nécessité de décentra-
liser Paris moralement, politiquement et socialement et de fonder
un organe d'opposition locale ; elle explique les causes qui provo-
quèrent dans plusieurs départements de la France la création de
feuilles locales, comme le Bien de Mâcon, fondé par Lamartine ;
elle parle de Futilité de la presse provinciale en général et de
l'action bienfaisante d'un journal berruyer en particulier, et
enfin elle définit très catégoriquement la part qu'elle prendrait
dans cette publication. Bref, c'est évidemment un de ces pro-
grammes, auxquels Mme Sand fait allusion dans ses lettres à
Maurice.
Ses autres lettres inédites et imprimées de la fin de 1843 et
du commencement de 1844 et les lettres de Leroux prouvent
que les délibérations sur le choix du rédacteur et le lieu d'im-
pression du journal durèrent longtemps.
On commença par vouloir imprimer le journal à Paris, puis
à Orléans ; enfin, sur la demande de Leroux qui avait installé
une imprimerie à Boussac où travaillait toute sa famille, tandis
que lui s'acharnait à construire sa célèbre machine, le journal
fut confié à cette typographie. George Sand voulait faire deux
choses à la fois : unir une affaire de principes à l'aide maté-
rielle prêtée à des amis indigents.
Ce fut la même chose pour le choix du rédacteur. On
jeudi. » En 1843, le 26 novembre tombait un dimanche /le 27 (Jwndi),Mme Sand
écrit : Je pars après-demain (le 29), comme elle l'avait déjà annoncé dans sa
lettre du 18. Elle comptait arriver à Paris îe 30 (jeudi). Chopin écrivit aussi
le 26 novembre : 0 Encore quatre jours. 1 (Voir plus loin, chap. v.)
m. 25
386 GEORGE SAND
parla de M. Lahautière, puis, de M. Guillon, mais on le trouva
« trop éclectique ». Alors on proposa Planet, puis Victor Borie,
jeune républicain de Tulle. Puis on songea à de Latouche, avec
lequel George Sand venait de renouer amitié. Un peu plus tard,
George Sand se proposa elle-même comme rédacteur, « faute
de mieux », disait-elle, avec un secrétaire sérieux pour l'aider
dans ses fonctions (1).
Finalement ce fut, paraît-il. Alexandre Lambert, de la Châtre,
qui dirigea le journal. C'est le 14 septembre 1844 que parut le
premier numéro de V Eclair eur de VIndre, presque un an après le
projet de sa fondation.
Il faut noter que des lettres de George Sand à Maurice, à
Mme Marliani, à d'autres amis intimes, et de sa correspondance
inédite avec Duvernet, Guillon, de Latouche, etc., il ressort que
c'est Mme Sand qui, la première, eut l'idée de fonder ce journal ;
elle n'épargna rien pour la mettre en œuvre ; pendant tout une
année, elle sacrifia à cette entreprise beaucoup de temps et
d'efforts, consacra des dizaines de lettres en pourparlers, soit
avec les rédacteurs présomptifs, soit pour aplanir des malen-
tendus entre Leroux et les fondateurs du journal, soit encore
afin de gagner le concours de certains écrivains de talent.
Mme Sand ne se méprenait pas sur la puissance attractive de son
nom et de son individualité, elle parlait de son journal, de sa prière
d'y prendre part, etc. Tout au contraire, dans la lettre officielle
du 29 novembre à Duvernet, dans la Circulaire pour la fondation
de VEclaireur de VIndre; dans la Lettre à Lamartine, publiée dans
le numéro du 10 décembre 1843 de la Revue indépendante (par
laquelle George Sand promettait au poète sa collaboration au
Bien de Mâcon et lui demandait en échange la sienne pour VEclai-
reur), et surtout dans sa Lettre aux rédacteurs, imprimée dans
le premier numéro de VEclaireur (2), George Sand dit modes-
(1) a) Lettres inédites de George Sand à Duvernet de janvier 1844 ;
l) Correspondance, t. II, p. 280-310 ;
c) Lettres inédites à George Sand de Leroux et de de Latouche.
(2) Ces trois articles, comme en général tous les articles qui parurent
dans VEclaireur, sont réimprimés dans les Œuvres complètes de Georgt
et font partie du volume Questions politiques et sociales.
GEORGE s.\. NU 387
temenl : ■ votre journal , leur journal », 1 Le journal de mes
amis », » je consens de toute mon lime & vous seconder ou
de les seconder », « ma collaborai ion à leur journal se bor-
nera... », etc. Bref, Mme Sand ne iroulail point faire* la mouche
du coche », mais humblement taire croire qu'elle u'étail que« la
cinquième roue du carrosse », que ses amis n'étaient aucunement
responsables de ses rêves» d'une meilleure société» dans L'avenir
ou deses opinions personnelles, mais qu'elle, non pins, n'était point
solidaire de leurs doctrines politiques, parce qu'elle n'était d'aucun
parti, tandis qu'eux croyaient que la lutte des partis était indispen-
sable. Enfin, elle déclare la même chose dans sa Lettre du 24 no-
vembre IS44 à M. Leroy préfet de l'Indre (lettre écrite avec une
maestria incomparable), ayant trait aux attaques dirigées contre
elle parle journal officiel de l'Indre. Cette lettre est un vrai chef-
d'œuvre de dignité dans la défense personnelle, d'adresse judi-
ciaire, de raillerie élégante, de correction mordante, d'esprit et de
grâce. « Je n'exerce aucune influence sur VEclaireur de V Indre »,
— c'est là le thème varié sur tous les tons, — « je n"y suis qu'un
modeste collaborateur », et soudain elle termine sa lettre par
ce tour d'adresse charmant :
Agréez mes explications, monsieur le préfet, avec le bon goût d'un
homme d'esprit, car lorsque je me permets de vous écrire ainsi, c'est
à M. Leroy que je m'adresse, et le collaborateur de VEélaireur n'y est
pour rien, vous Le voyez, non plus que M. le préfet de l'Indre: nous
[tarions de ces personnes-là, mais celle qui a l'honneur de vous pré-
senter ses sentiments les plus distingués, c'est
George Sand (1).
Il paraît que cette humilité, qui peut sembler tant soit peu
hypocrite, ne fut dictée, ni par la prudence, ni par 'la diplomatie
à l'égard des quatre rédacteurs, ses amis, dont George Sand
épargnait l' amour-propre masculin, ni enfin par sa modestie habi-
tuelle. Après avoir énergiquement organisé la revue et l'avoir
mise sur pied, George Sand se mit simplement au second plan
et laissa le champ libre à ses amis.
(1) Conesp., t. II, p. 317-322.
388 GEORGE SAND
Comme cela arrive presque généralement dans les entreprises
dirigées par plusieurs, prétendant à des droits égaux, dès le dé-
but il s'éleva entre les rédacteurs des querelles et des disputes
soi-disant « de principes ». Ceux qui réclamaient instamment
la collaboration de George Sand, lui imputèrent le désir de leur
« imposer » quelque chose, lorsque d'un côté, elle essaya de
gagner Borie à leur propre cause et de lui faire accepter la
direction de leur Revue et que de l'autre elle recommanda à ses
amis de l'agréer. Ils l'accusèrent de faire l'autocrate, — elle
qui avait consenti à leur sacrifier son temps précieux, en pre-
nant sur elle le fardeau de la rédaction. Et brusquement ils la
trouvèrent « sublime », quand elle renonça avec joie à cette
corvée. Bref, ils se montrèrent si ingrats qu'elle en fut juste-
ment étonnée et leur écrivit la lettre indignée qu'on peut lire à la
page 306 du deuxième volume de la Correspondance, lettre adressée
à Planet. George Sand s'y montre stupéfaite de voir ses amis appré-
cier bien plus les avantages de sa collaboration littéraire, que
son adhésion morale, son entière solidarité d'idées avec eux.
George Sand donna à VEclaireur de VIndre environ neuf
articles et lettres signés. De plus plusieurs de ses écrits publiés
ailleurs y furent réimprimés. Il y parut encore bon nombre
d'articles ou d'entrefilets anonymes écrits par elle et qu'il serait
difficile de retrouver de nos jours (1). En fait d'œuvres signées,
nous y trouvons : la Lettre d'introduction aux fondateurs de« VEclai-
reur de VIndre »; l'article sur les Ouvriers boulangers de Paris; la
Lettre d'un paysan de la Vallée Noire écrite sous la dictée de Biaise
Bonnin; la Lettre aux rédacteurs à propos de la pétition pour
l'organisation du travail; trois articles sur la Politique et le Socia-
lisme; la Réponse à diverses objections (suite des articles précé-
dents) ; un compte rendu de V Histoire des dix ans de Louis Blanc;
la Préface du livre de Jules Néraud : la Botanique de l 'enfance,
et l'étude d'ethnographie locale sur le Cercle hippique de Mé-
zières-en-Brenne.
(1) Nous espérons pourtant que notre ami M. Ageorges fera un jour cet
intéressant travail, auquel il est si bien préparé par ses recherches anté-
rieures et sa vénération pour le grand poète du Berry.
GEORGE SAND 389
Tous ces articles ;'i L'exception <lrs deux derniers naturel-
lement sont des (''ciits |>olili(|iics ou plutôt sociaux cl pré-
Bentent Le plus grand intérêt, ils prouvent combien il est injuste
de croire qu'en L848 George Sand s'engoua • subitement de la
politique, et se mit soudain 0 ;'i écrire les bulletins de La répu-
blique et autres articles politiques, puis, après les journées de
juin, abandonna tout aussi soudainement ses coreligionnaires
politiques et • s'enfuil avec effroi ». Le t'ait est (nous L'avons
déjà dit dans Le chapitre iv de notre premier volume) que
George Sand fut toujours non un politique, mais un socialiste, elle
ne voyait dans la lutte et la victoire des républicains de toutes les
nuances que L'unique moyen défaire avancer le triomphe de son
idéal démocratique et chrétien. Lorsqu'elle vit les intérêts de partis
l'emporter chez les politiciens sur ceux du peuple, elle s'éloigna
de ceux qu'elle croyait ses coreligionnaires et qui se trouvaient
en désaccord avec ses idées.
Le premier article (la Lettre aux fondateurs) est comme la
démarcation formelle entre les rédacteurs de VEclaireur et
Mme Sand.
Quant au second article sur la situation des boulangers en
France sous Louis-Philippe, il a gardé tout son intérêt de nos
jours. Disons plus, tout dernièrement encore, un jeune auteur
publia en Russie une œuvre d'imagination contenant des faits
absolument analogues, il y fit entrer, pour plus d'effet, un
épisode romanesque, fort brutal et fort cynique, — l'exposition
de l'horrible état social de la classe ouvrière n'y gagne rien.
C'est pour cela que nous préférons au récit trop prôné de
Gorki, la modeste Lettre d'un ouvrier boulanger, écrite avec
une simplicité si tragique, avec une véracité de détails et de
ton si poignante que l'on ne peut pas croire que la main qui
tint la plume pour décrire cet enfer, plus atroce que celui du
Dante, fut la petite main délicate de l'ex-baronne Dudevant.
et non la main décharnée de l'apprenti boulanger, exténué par
la chaleur fétide et la malpropreté immonde d'une cave de bou-
langerie. Ces lignes brûlent et crient : celui qui les a lues une
fois pourra difficilement les oublier jamais. On ne veut y glo-
390 GEORGE SAND »
rifior ni les rebuts grossiers et abjects de la société, ni trouver
l'explication d'un lâche crime commis par vingt-six canailles;
c'est un simple appel à la justice publique au nom d'un corps
de métier, au nom d'hommes qui ont le droit de ne point
être des rebuts, mais de modestes et utiles agents du travail,
fabriquant le produit le plus pur, le plus indispensable pour
tous, ce pain quotidien qu'on demande dans la plus sublime des
prières !
On dit par chez nous, messieurs, que vous faites paraître un journal
qui a nom l'Eclaireur, pour éclairer le monde du pays sur bien de.s
affaires qui. jusqu'à présent, n'ont pas été claires du tout, surtout
pour nous, bonnes gens, qui savons tout au plus lire et écrire, et pour
bien d'autres qui n'en savent même pas si long. Je me suis laissé dire
que vous permettriez bien au dernier villageois de vous donner avis
de ses peines et de ses idées (c'est tout un par le temps qui court) et
que si nous avions quelque chose à réclamer, vous nous aideriez bra-
vement à le faire assavoir à au moins dix lieues à la ronde. C'est pour
ça. messieurs, que je mets la main à la plume, vous priant de m'excuser.
si je ne sais pas bien tourner un écrit, et si je dis, faute de savoir,
quelque chose que la loi défend de penser.
Vous voyez, messieurs, d'après ce commencement, que j'ai l'agré-
ment de savoir lire et écrire, quoique je ne suis pas né dans le temps
où l'on allait à l'école. Mais l'ancien curé de ma paroisse s'était amusé à
m'instruire un peu, et j'ai appris le reste en essayant de lire dans les
gazettes que notre ancien seianeur lui prêtait. Ce qui fait qu'au jour
d'aujourd'hui, quand j'en trouve l'occasion, je fourre encore un peu
le nez par-ci, par-là dans les nouvelles. Eh bien, je n'en suis pas plus
avancé, car tantôt je trouve dans les uns que tout va mal au pays de
France, et tantôt que tout va si bien qu'on chante et qu'on banquette
pour remercier le roi et le bon Dieu de la prospérité publique.
On ne peut pas se gausser du bon Dieu, mais tant qu'au roi, c'est
bien certain qu'on se permet de 1" affiner, si on lui dit que nous sommes
contents, et, quoi qu'en dise M. le préfet de l'Indre, qui bien sûr l'a
dit pourtant à bonne intention, nous répétons tous les matins et tous
les soirs et souvent sur le midi : Ah, si Je roi le savait!
Tout en me creusant la tête pour savoir moi-même d'où nous vient
tant de misère, que personne ne plaint et que personne ne dit au roi,
je crois bien que je l'ai trouvé et je ne serai pas si câlin de ne pas oser
le dire.
Oui, messieurs, j'ai trouvé le fin mot en y pensant, et si ce n'est pas
la vérité, je veux perdre mon baptême. Voilà ce que c'est.
GEORGE S AND
c'est ;iinsi que commence Ba « Lettre , Biaise Bonnvn, paysan
de la Vallée Nowe, ce même brave bonhomme qui menait de
raconter l'histoire de Fanchette.
Après cette naïve entrée en matière ce campagnard bien fin
se inci à peindre le misérable étal du paysan français, écrasé
d'impôts, opprimé par les petits fonctionnaires locaux et les
petits bourgeois, ruiné par les gros propriétaires, se débattant
an milieu de sa misère el de son ignorance, ne pouvanl son-
ger à rien de mieux que de pouvoir joindre les deux bouts el
ne pas crever de faim avec toute sa marmaille. De sorte que
lorsque ayant exposé toutes ses tristesses et tous ses doutes.
Biaise lîonnin termine ses plaintes en s'adressaut non plus
aux rédacteurs de VEclaireur, mais à tous ceux qui lui sont
supérieurs, mieux partagés que lui par leur instruction, leur
position, ou leur fortune, et les prie de résoudre pour lui ces
brillantes questions et s'écrie : Nous attendons ! — alors le lec-
t cuir ressent comme un sentiment vague de responsabilité,
et le biographe de George Sand trouve parfaitement clair et
naturel que la plume qui traça cette lettre en 1844, se dévouât,
en 1848 à écrire les Bulletins du gouvernement provisoire qui
promettait à la population indigente son égalisation en droits
avec les riches et les puissants, l'amélioration de sa position
matérielle et sa libération des chaînes de l'ignorance et de l'in-
justice.
Il est clan- aussi que l'auteur de la Lettre du paysan de la
Vallée Noire devait saluer avec la plus vive sympathie, dans le
numéro du 4 novembre de son Eclaireur, la publication de la
Pétition pour l'organisation du travail (dans la Réforme fondée
par Louis Blanc). Ce journal et ce parti (le parti démocra-
tique dont les chefs étaient à ce moment Louis Blanc et Leclru-
Rollin et qui proclamait l'axiome que « la politique devait
s'inspirer de tendances sociales ») parurent si sympathiques à
George Sand et marchant dans une si bonne voie, que malgré
toute son antipathie pour la politique, elle consentit, comme elle
dit, à passer par leur pont du côté de cette politique. C'est
pour cela qu'elle s'empressa de prêcher dans son journal le
392 GEORGE SAXD
mot d'ordre proclamé par Ledru-Rollin : Travailleurs, faites des
pétitions!
Louis Blanc, en novembre 1844, pria George Sand de collaborer
à la Réforme (comme un peu auparavant elle avait prié Louis
Blanc de collaborer à ÏEclaireur).
Voici sa lettre qui est inédite :
Confidentielle.
Je suis chargé par MM. Arago, Cavaignac, Ledru-Rollin, Flocon,
Etienne Arago. Joly et tous ceux qui nous aident dans l'accomplisse-
ment d'une tâche difficile et sainte de vous exprimer combien votre
adhésion les a touchés. M. Ledru-Rollin, particulièrement, vous re-
mercie et tous nous vous crions du fond de l'âme de venir avec nous.
Votre cause et celle du peuple n'est-elle pas la nôtre? Ne devez-vous
pas à notre but qui est le triomphe de l'égalité ce que Dieu a mis en
vous de force, de courage, d'éloquence? Mais vous le savez bien : votre
renommée ne vous appartient pas ; elle appartient à la vérité. C'est
pourquoi nous invoquons votre concours. Nos ennemis sont puissants,
et leur puissance consiste en partie dans leur union ; pourquoi ne nous
unirions-nous pas? L'amour de l'humanité, la haine de l'oppression,
le devoir de protéger les faibles, les ignorants et les pauvres, la noble
satisfaction de l'avoir fait, seraient-ils par hasard des Mens plus difficiles
à nouer que cet affreux lien : l'égoïsme. Que ne tentons-nous l'effet
d'un fraternel concert? Que n'opposons-nous à l'action brutale de
l'argent celle du talent désintéressé? Voilà ce que nous nous sommes
dit en nous déterminant à faire appel, de par le peuple et en vue de son
affranchissement, à quiconque est grand par l'intelligence et par le
cœur. La politique vous fait peur, je le sais, et c'est tout simple, hélas !
Vous lavez vue jusqu'ici confinée dans d'ignobles et obscures intrigues ;
vous l'avez vue réduite à n'être entre des ambitieux sans entrailles
qu'une sorte de pugilat honteux et brutal. Vous avez détourné la tête
avec dégoût.
Mais parce qu'on a fait de la politique un rôle, est-ce à dire qu'elle
ne soit pas une mission? Parce qu'on l'a hideusement détournée de son
but, est-ce à dire que les honnêtes gens ne doivent plus s'occuper de
l'y ramener? Laisserons-nous aux mains des adversaires de notre
cause une force dont notre cause peut et doit profiter, force immense,
force incontestable dont l'abus s'appelle tyrannie et dont l'usage s'ap-
pellerait affranchissement du prolétariat? En vous associant à nous,
ne craignez pas de ne vous associer qu'à des hommes politiques. Car
la politique n'est pour nous que la force mise courageusement au ser-
G] ORGE SA NI) 393
vice du bon droit La politique pour nous, o'esl la richesse employée
,-'i la rédemption «lu pauvre* o'esl la puissance employée à la défense
«lu Faible; c'est l'éducation donnée gratuitement S tous les citoyens;
c'est, la destruction du monopole qui les comprend tous, celui de in -
truments du travail ; o'esl la réalisation de la Bublime devi e de nos
pères : « Liberté, égalité, fraternité. »
N'eue/, donc avec nous. Notre journal est pauvre, il n'a pas de lit-
térature, faute de pouvoir la payer : il n'a donc pas seulement des
droits à votre sympathie, il en a sur votre talent, sur votre renommée,
sur ce que les convenances de votre position personnelle VOUÉ laisse-
raient (le loisirs. Vous le dire, c'est assez prouver que ce qu'on honore
en vous c'est quelque chose qui est, bien plus rare encore et bien plus
noble que le génie.
Louis Blanc.
Malgré ses sympathies, George Sand répondit à Louis Blanc
ce qu'elle avait déjà répondu à ses amis lorsqu'ils furent sur le
point d'inviter un rédacteur dont les opinions ne lui étaient pas
assez claires et sûres : Ma collaboration littéraire, je vous la
donne volontiers, mais je ne sais pas si je suis absolument soli-
daire de vos idées ; faites votre profession de foi, notamment
votre profession de foi sociale et philosophique à laquelle la poli-
tique ne sert que d'arme et d'instrument, et alors nous verrons ;
et si vous voulez connaître mes idées à ce sujet, lisez les articles
qui paraîtront bientôt dans YEclaireur (1).
A partir de cette époque des relations amicales s'établirent
entre George Sand et Louis Blanc, Mme Sand songea même
un jour à lui faire épouser sa fille Solange dont il s'était,
paraît-il, épris, mais ce projet échoua, sans toutefois empêcher
Louis Blanc de rester l'ami de George Sand et de toute sa
famille (2). Un mois après l'article de VEclaireur sur VOrgani-
(1) Cette réponse de Mme Sand à Louis Blanc, dont nous donnons ici le
résumé, est imprimée dans le tome II de la Correspondance (p. 324). Les
articles auxquels fait ici allusion Mme Sand sont ceux qui parurent sous le
titre de Politiques et socialistes dans VEclaireur (réimprimés sous le titre de
« la Politique et le Socialisme », dans le volume des Questions politiques et
sociales).
(2) Nous avons devant nous les lettres inédites de Louis Blanc à George
Sand, à commencer par cette première réponse du jeune républicain, datée
394 GEORGE SAND
sation du travail, George Sand publia dans la Réforme (numéro
du 10 décembre), une Lettre au rédacteur qui contenait de nou-
veau une prétendue « Lettre de son village », par laquelle les
paysans se déclaraient tout prêts à signer la pétition.
Ce fut dans la Réforme encore que parut en 1845 le Meunier
d'Angibault et l'article sur la Réception de Sainte-Beuve à V Aca-
démie, et en 1848 l'article sur VElection de Louis-Napoléon à la
présidence de la République. De plus, Mme Sand écrivit trois
articles sur les œuvres historiques de Louis Blanc : elle rendit
compte de l'Histoire de dix ans dans VEclaireur de 1844 et
écrivit deux articles sur l'Histoire de la Révolution, dont le pre-
mier parut, en 1847, dans le Siècle et le second, en 1865, dans
V Avenir national (1). C'est ainsi qu'en dehors des lignes con-
sacrées au rôle et à l'action de Louis Blanc en 1848, dans la Cor-
respondance (volume III), et dans une quantité de petits articles
de Mme Sand parus en cette année, nous voyons déjà par
cette brève énumération que les relations avec le jeune répu-
blicain jouèrent un rôle fort considérable dans l'activité litté-
raire de l'illustre femme.
Les trois articles sur les Politiques et Socialistes, auxquels
George Sand fait allusion dans sa lettre de novembre 1844 à
Louis Blanc, disant qu'ils ne sont au fond qu'une réponse aux
théories récemment entendues de la bouche de Garnier-
Pagès (2), et que ces articles, et le troisième surtout, pourront
aider Louis Blanc à se rendre compte de « l'état de son esprit .
de ses croyances, — sont un peu vagues et prolixes, ils prouvent
que George Sand ne s'expliquait pas assez les raisons de la que-
relle entre ceux qu'on appelait alors « les politiques » et ceux
qu'on désignait du nom de « socialistes ».
du 8 janvier 1844, à la prière de Mme Sand, de donner son adhésion et sa
collaboration à VEclaireur, et à finir par une lettre du 30 avril 1876, répon-
dant à quelques lignes émues que Mme Sand lui avait écrites au sujet de la
mort de son fils ; cette correspondance est du plus haut intérêt philosophique
et biographique.
(1) Voir le volume : Questions politiques et sociales.
(2) Homme politique célèbre, plus tard membre du gouvernement provi-
soire de 1848 ; né en 1801 (ou, d'après d'autres sources, en 1803) à Marseille
mort en 1878 à Paris.
GEORGE SAM)
Noua disons alors, parce que ;'i présent ces mois oui un tout
autre Bens; mais ces articles el leur Buite intitulée /.'</<">' i à
dwersea objections présentent un intérêt toujours actuel : au-
jourd'hui comme hier les hommes se divisent en deul clans :
ceux qui croient qu'il suffit d'établir telles ou telles insti-
tutions politiques ou de proclamer une constitution n pour
que l'humanité soil subitement libérée de ions ses maux, et
ceux qui conseillent d'enseigner le bien à celle même humanité,
de la réformer, de l'éclairer d'abord : c'est alors qu'elle n'aura
besoin d'aucune constitution ou institution politique, ni ancienne,
ni nouvelle. George Sand appelle les hommes de la première
catégorie les politiques, et ceux de la seconde, les socialistes.
Ailleurs elle les définit à peu près comme elle avait défini les
grands hommes et les hommes forts dans son article sur Jean-
Jacques (1), — les socialistes sont les hommes d'idées, les poli-
tiques les hommes d'action.
Il faut que ce divorce entre la pensée et l'action, entre la
synthèse et l'analyse cesse. Seule l'union et la réconciliation des
hommes des deux catégories peut avoir de bons résultats pour
le peuple qui souffre. Les uns ont tort de dire : agissons et tout
s'arrangera de soi-même. Les autres également ont tort de
créer des systèmes sans se soucier de mettre en pratique ces
rêves de l'âge d'or. Ceux qui veulent réformer la société doivent
se laisser guider par un dogme, un idéal religieux et philoso-
phique arrêté.
Cette affirmation provoqua des railleries et des attaques contre
George Sand dans plusieurs journaux de province ; les uns
demandaient « s'il fallait prendre un bâton blanc et aller prê-
cher dans les villages » ; d'autres s'il ne fallait pas attendre un
nouveau messie ; les troisièmes disaient carrément que l'auteur
— ce « discoureur solitaire » — ne faisait que répéter les idées
d'un philosophe, dont il était le disciple. Dans la Réponse à
diverses objections, George Sand répète sa définition et sa con-
damnation des hommes des deux catégories ; puis elle déclare
(1) Voir plus haut, chap. n, p. 196, et le présent chapitre, p. 371.
396 GEORGE SAND
franchement son entière adhésion aux idées de Leroux ; dit qu'elle
« se ferait gloire d'être son disciple, s'il ne fallait pas pour cela
beaucoup plus de science et d'aptitude » qu'elle n'en possédait ;
enfin elle cite un passage du Discours aux politiques de Leroux,
affirmant qu'il ne faut attendre le salut social que de la souverai-
neté nationale et du suffrage universel — expression des désirs et
des volontés des masses. C'est la presse, les journalistes qui
doivent être les précurseurs de ce grand avenir politique, et leur
mission actuelle « consiste dans la préparation des idées reli-
gieuses que reconnaîtra l'avenir ». George Sand termine son
article par un appel aux politiques, — les représentants de l'ana-
lyse, et aux socialistes, — ceux de la synthèse, de se réunir
sous la « bannière glorieuse et militante », qui « déploie à tous les
regards et porte dans tous ses plis un mot sacré : démocratie!... »
c'est-à-dire de s'inspirer par ce même sentiment qui est, comme
elle le dit dans son article sur V Organisation du travail, « le
génie du génie de Louis Blanc » et « la sève de son talent ».
On doit noter avec le plus grand intérêt que tous ces arti-
cles sociaux et politiques, publiés par George Sand de décem-
bre 1843 à décembre 1844, présentent : 1° une profession de
foi des plus explicites et le credo, auquel elle resta invaria-
blement fidèle en 1843 et en 1848, tout comme en 1851 et
en 1870-71 ; 2° ils nous montrent clairement ce que l'écrivain
pensait du rôle de la presse et des hommes de lettres dans des
périodes précédant les grands changements politiques et so-
ciaux. Enfin ces articles de V Eclair eur et de la Réforme prouvent
que ce ne fut pas après, lorsque la révolution de février est
devenue un fait accompli, que George Sand se rallia au parti
de Ledru-Rollin et de Louis Blanc, mais bien au contraire que
ce fut quatre ans au moins avant cet événement qu'elle se dé-
clara solidaire de leurs aspirations, basées sur des croyances phi-
losophiques et sociales que Louis Blanc avait précitées avant le
cataclysme, auxquelles il resta fidèle de fait pendant cette révo-
lution, mais que Ledru-Rollin avait reniées en vue de buts
purement politiques ou des considérations de « tactique » (comme
on dit de nos jours).
GEORGE SA NI) 397
Bref, ces pages de George Sand Boni de la plus haute
importance el ce qui est éminemment curieux, c'est que ces
articles, •■ t i 1 1 s i que plusieurs de ceux qui parurent en isls.
semblent avoir été écrits... en Russie, entre L904 el L907, tant
1rs idées, les exemples et Les expressions mêmes que Le grand
écrivain y déploie B'adaptenl à notre histoire contemporaine!
\)r* deux autres petits articles |tnl)li(''s par George Sand dans
VEclavreur, consacres l'un ;'i la lioht nique <!<• l'enfance de Jules
Néraud, L'autre au Cercle hippique de Mézières (sujet assez
curieux pour la plume de George Sand!) nous dirons seulement
que ce tut un tribut payé à L'amitié. Dans le premier, George
Sand parle de botanique, sujet favori, dès 1828, de ses entretiens
maux et épistolaires avec son cher Malgache. Le second est
connue un écho de cet engouement pour le sport équestre qui,
sous l'influence du comte d'Aure, régna tant à Paris qu'à
Nohant chez Mme Sand vers 1844-46, et sembla évoquer le
souvenir des jours déjà lointains où la jeune Aurore Dupin
galopait à travers champs sur sa Colette. Déjà en 1845, George
Sand avait écrit la préface du livre du comte d'Aure :
Utilité d'une école normale d'équitation (1), et à Nohant on
s'adonnait alors avec tant d'ardeur à l'exercice de cet art,
que George Sand fit arranger, dans le parc, un vrai manège
découvert, où elle, Mme Viardot, Solange et la nièce de Mme Sand,
Augustine Brault, s'exerçaient à ce sport pendant des heures
entières. A Paris on allait aussi presque journellement faire un
temps de galop au manège; on le voit par les lettres médites
de cette époque de et à Mme Sand. George Sand fut très liée
avec le comte d'Aure, elle encouragea les premiers pas litté-
raires de sa fille qui est devenue bientôt l'écrivain si juste-
ment célèbre. Mme Th. Bentzon (2). A la mort du comte d'Aure.
(1) Cette préface est réimprimée dans le volume des S ourdir* Lettres d'un
voyageur, tandis que le Cercle hippique se trouve dans le volume d'Isidora.
(Œuvres complètes, éd. C. Lévy.)
(2) Mme Bentzon a consacré à George Sand deux articles extrêmement
intéressants et contenant des lettres inédites très précieuses ; le premier,
en anglais, parut dans le Century, January 1894, sous le titre de Notable
Women : George Sand, with letlers and personal recollections; le second, écrit
398 GEORGE SAND
George Sand lui consacra un article nécrologique fort ému (1).
La publication de VEclaireur de VIndre réveillant l'intérêt de
George Sand pour les questions politiques, lui fit reprendre
aussi des relations avec plusieurs de ses amis de 1835, et la mit
en rapport avec des hommes politiques du département et de
Paris, de jeunes écrivains et orateurs. C'est ainsi que vers
cette époque Mme Sand noua ou renoua des relations, soit
épistolaires, soit personnelles, avec Anselme Pététin, Henry
Martin, Barbes, Mazzini, Bakounine, Louis Bonaparte, Etienne
et François Arago, les époux Koland, la famille Beaune, avec
Fulbert Martin, Patureau Francœur, Lumet, Alexandre Lambert,
Ernest Périgois, Luc Desages, Emile Aucante, Marc Dufraisse,
Victor Borie, Edmond Plauchut, Frédéric Degeorges, etc., auxquels
nous reviendrons souvent encore au cours de notre récit.
H est certain que George Sand ne reçut aucune rétribution
pour ses articles de VEclaireur, et qu'elle prêta à ce journal,
tout comme à la Revue indépendante, un secours pécuniaire
très considérable. Des raisons diverses lui firent sacrifier à ses
croyances politiques et morales son travail, son temps, ses
articles, des milliers de francs, fruit de son labeur incessant.
Ce fut d'abord le désir de contribuer au progrès et à la per-
fectibilité de l'humanité en général et à la propagation des
idées avancées, politiques et sociales, au milieu de la popu-
lation berrichonne en particulier. Puis, le désir de créer en pro-
vince un journal qui fût l'organe de la doctrine de Leroux.
Enfin et toujours le désir de secouru' matériellement le malheu-
reux philosophe, dont les affaires étaient plus embrouillées que
jamais et auquel elle voulait procurer de l'ouvrage. Pour cette
dernière raison elle s'évertua à accélérer la création de ce journal,
h en confier l'impression à la typographie phalanstérienne de
Boussac, et encore elle réussit à persuader à M. Veyret d'avancer
à Leroux un petit capital pour fonder cette typographie et
construire son célèbre pianotype. Un peu plus tard, elle donna
à propos du centenaire de George Sand. parut dans le Supplément du Jour-
nal des Débats, en juillet 1904, sous le titre d'Une correspondance inédite.
(1 II est aussi réimprimé dans le volume des Nouvelles lettres d'un voyageur.
GEORGE s AND 399
elle-même à Leroux une somme assez considérable e1 lui confia
<lc nouvelles transactions avec ses éditeurs pour lui faire gagner
quelques courtages. Puis elle B'adressa de nouveau ;'i Veyrel le
prianl d'avancer encore de l'argent ;'i Leroux. Grâce à toutes
ces générosités George Sand se trouva gênée elle-même, i
pour pourvoir à tant de dépenses extraordinaires qu'elle dut,
en IS4.">, vérifier e1 refaire tous ses I taux avec ses fermiers. Cela
L'obligea aussi à rester en 1S44 jusqu'au mois de décembre à
Nouant : ell<' profitail de celle solitude pour abattre le plus de
besogne possible.
Des amis de Mme Sand et des personnes pratiques, assez
clairvoyantes pour comprendre dans quel gouffre elle jetait
son argent, essayèrent de lui ouvrir les yeux, afin d'empêcher
ces sacrifices inutiles, qui devaient, semblait-il, la conduire à la
ruine. M. Veyret lui écrivit :
Paris, 27 septembre 1844.
Madame,
-le regrette de ne pouvoir remettre en ce moment à Leroux les
mille lianes que vous me demandez pour lui, mais, par suite de diverses
dépenses imprévues et d'une acquisition que j'ai faite, je me trouve
en ee moment assez gêné pour n'avoir pas à ma disposition la somme
que vous me priez de lui compter. Et cette somme serait en mon pou-
voir, madame, qu'avant de la lui donner, je croirais devoir vous sou-
mettre quelques observations qui me sont dictées par l'intérêt et
l'amitié que je porte à Leroux et le regret que j'éprouve de le voir s'en-
foncer chaque jour davantage dans la malheureuse voie où il est entré
depuis bientôt deux ans. Il ne faut plus se dissimuler, à la suite des
nombreuses expériences qu'il a faites et renouvelées tant de fois sans
résultats positifs, que Pierre poursuit une chimère qui n'aboutira jamais
qu'à des dépenses inutiles, sans arriver jamais à l'état de réalisation.
Et ce qui n'est pas moins triste, c'est de voir qu'il est l'objet d'une
véritable exploitation de la part de ses frères, qui n'ont pas honte, eux
et leur nombreuse famille, de rester sans rien faire en vivant de l'ar-
gent que vous lui donnez.
Une telle situation doit être rompue forcément, et dans l'intérêt de
Leroux, pour sa dignité autant que pour son avenir, il faut y mettre
un terme, car tous ceux qui l'aiment ne peuvent voir sans regret
qu'une aussi noble intelligence reste dans une inaction complète,
et qu'au lieu d'utiliser les trésors qui lui ont été départis pour
4oo GEORGE SAND
éclairer L'humanité, elle s'abaisse à une oisiveté coupable et sans fin.
Pour en venir là, madame, il faut, de toute nécessité, que Pierre
n'ait plus à compter sur vous, comme il l'a fait jusqu'à présent, car
tant qu'il vous sentira, par suite de votre trop grande bonté,disposée
à continuer le passé, il ne fera aucun effort pour secouer cette inertie
dont il s'est fait une habitude de tous les jours, et qui est un véritable
poison qui s'infiltre chaque jour davantage en lui. Et croyez bien que
je ne veux altérer en rien les sentiments d'affection que vous lui portez,
mais je crois que vous lui témoignerez d'une amitié plus sincère en
mettant fin au plus tôt aux avances pécuniaires que vous lui faites
sans cesse, et en vous bornant à lui assurer chaque mois une somme
suffisante pour pourvoir à ses besoins les plus pressants, jusqu'à ce
qu'il ait repris ses travaux et abandonné à tout jamais ses utopies
d'inventeur, restées jusqu'ici à l'état de rêve et de théorie. Mais, de
grâce, rompez cette situation; surtout n'alimentez plus la paresse de
ses frères, orgueilleux et lâches fainéants qui vivent sans rien faire et se
sont habitués à cette existence de mendiants, plutôt que de travailler
comme nous le faisons tous. Ce sera un service que vous lui aurez rendu
et dont plus tard Pierre lui-même vous sera reconnaissant, car il doit
souvent rougir en lui-même d'avoir aussi fréquemment recouru à vous,
et de voir dissiper par les siens le fruit de vos veilles et de vos travaux.
Pardonnez-moi, madame, de vous parler ainsi avec autant de liberté
et d'abandon, mais vous ne m'en voudrez pas de répondre à la con-
fiance que vous me témoignez, en vous faisant part de tout ce qui se
passe en moi quand je pense à ce malheureux Leroux qui mérite qu'on
s'intéresse à lui, et qu'on ne le laisse pas ainsi se suicider, et devenir
pour tous un objet de commisération et de pitié. Je suis bien aise
d'apprendre que notre bon ami Chopin se porte bien et qu'il veuille
bien, ainsi que vous, garder un souvenir de vos amis de Paris.
Croyez bien, madame, que je serai vraiment heureux toutes les fuis
que vous me permettrez de justifier ce titre, et en attendant que
l'occasion s'en présente, permettez-moi de vous serrer affectueusement
la main.
Ch. Veyret.
M. Veyret semble s'être un peu abusé en s'imaginant que
Leroux serait un jour « lui-même reconnaissant » en voyant
Mme Sand « mettre fin à ses avances, ayant dû souvent rougir
en lui-même d'avoir si fréquemment recouru à elle » ; mais M. Vey-
ret eut parfaitement raison en disant que cette manière d'agir
peu correcte était devenue habituelle à Leroux. A peine le refus
de Veyret reçu, voici ce que Leroux écrivit à sa protectrice.
GEORGE SAND 401
Cette lettre esl plus que curieuse, nous la citons intégralement,
malgré sa Longueur :
L« octobre L844.
Chère. amie, comme j'espère que votre Banté esl toujours excellente,
et qu'il en esl de même de ions les habitants de Nohant, voua me per-
mettrez de vous parler tout, de suite d'affaires, après VOUS avoir (lit
néanmoins par forme de préambule qu'il faul être calme, si l'on n'esl
pas invulnérable, à l'endroit des affaires, à cause i\<>< contrariétés,
dégoûts, et autres Inconvénients qu'elles entraînent. Peut-être est-ce
pour moi que je (lis cela, afin de faire contre fortune bon coeur. Mai
aussi à votre intention, et pour que l'intérêt que vous me portez dans
mes présentes traverses, comme dans toutes mes afflictions, ne vous
occasionne pas plus de chagrin qu'il n'est convenable. Les poètes ont sou-
vent dit qu'il suffit aux braves de montrer bonne contenance pour faire
fuir la mauvaise fortune et surmonter tous les embarras. Au fond, je
suis persuadé que bien des accidents où nous succombons ne viennent
que de nos faiblesses. Vous m'aviez donné trois commissions qui me
concernaient, ou plutôt vous m'aviez ouvert trois portes pour m'abriter.
1° Je me suis adressé à Veyret, en joignant à votre épître une lettre
où je lui exprimais véritablement mes sentiments de gratitude et d'af-
fection, tout en lui marquant pourquoi je n'allais pas le voir, et l'es-
pèce de mur de séparation que le capital, en apparence mal employé
qu'il a mis dans mon invention, établit entre nous, jusqu'à plus ample
réussite, à cause de la différence de nos opinions sur le capital et sur
beaucoup d'autres choses. J'ai reçu une réponse qui est un refus, et
vous devez avoir, de votre côté, une réponse en harmonie avec celle
qu'il m'a faite, si celle qu'il m'a faite est bien sincère. Il me dit qu'il
m'est fort affectionné, qu'il voudrait m'aider dans mes efforts, mais
que cela lui est impossible. Il m'est venu à ce sujet un scrupule depuis
hier. François, comme vous savez, est l'ami intime de Veyret. J'ai vu
hier François et me suis ouvert à lui sur cette démarche. François m'a
dit que le refus de Veyret pouvait provenir du sentiment qu'il avait
que vous dépensiez un argent inutile en m' aidant dans mes projets
typographiques. Vous pouvez mieux juger que moi, par la lettre que
vous avez reçue de Veyret, si tel est son motif. A ce proposée vous dirai,
chère amie, qu'il ne manque pas en effet de gens qui s'apitoient en ce
moment sur vous, ou font semblant de s'apitoyer, à mon occasion,
me jetant non seulement le blâme, mais plus que le blâme. Je vous
dirai quand je vous reverrai (j'espère que ce sera bientôt) ce que cer-
taines personnes ont pris soin de me dire à ce sujet, pour me percer le
cœur apparemment. Je me réfugie dans ma conscience et dans la vôtre.
m. 26
402 GEORGE SAND
2" Je devais m'adressai; à François pour obtenir de lui la solde de
votre compte avec la h'mic Vous recevrez, si vous ne l'avez déjà, une
Lettre de François, Une société nouvelle s'est formée ou est en train
de se former, pour continuer la Revue. Pernet (1) s'en va à Nice et
abandonné à tout jamais cette galère où il s'était fourré, je ne ;ii-
pourquoi, puisqu'il n'y a rien fait de bon et qui ait répondu à sa jac-
tance, .le crois n'être pas cruel en jugeant ainsi. François lui-même sera
remplacé comme rédacteur en chef par un de ses amis. .M. Guillol (2).
.le suis charmé (pie François trouve enfin du repos. L'existence modeste
de la Revue est. dit-on, assurée par cette combinaison. En outre, il
s'agit, pour la même société qui continue la Renie, de publier un
journal prolétaire, une feuille hebdomadaire socialiste. Probablement
François vous parlera de tous ces projets. Quant à ce qui vous est dû
à la Revue, François m'a dit qu'il ne croyait pas que cette solde s'éle-
vât à plus de sept à hait cents francs, et comme il m'avait autrefois
remis de lui-même un effet de sept cent cinquante francs, effet (pi" au
besoin je m'étais engagé à payer ou à renouveler, il est convenu de
prendre à sa charge le payement de cet effet. Il s'arrangera pour
autant avec la liquidation de la société Pernet et François. Prenez
donc note que moyennant le payement que François fera de son effet,
vous avez reçu par mes mains, à valoir sur ce que la Revue vous doit,
la somme de sept cent cinquante francs. Du reste, François est loin
d'affirmer que votre compte ne s'élève précisément qu'à cette somme.
Il demandera un décompte en règle à Pernet et il vous l'enverra.
3° Je devais m' occuper d'un traité avec un libraire pour la suite de
l'édition in-18 de vos œuvres. Je pense qu'il est préférable pour vous
de traiter seulement pour Consuelo. Car si je fais un mauvais traité
(meilleur toutefois que le traité avec Perrotin, dont je vous remercie
de m'avoir envoyé copie), vous serez à même ultérieurement pour
Jeanne, An jour ^aujourd'hui (3) et les autres œuvres (puissent-ils
être innombrable?) qui doivent sortir de votre cœur et de votre tête,
de modifier avec avantage les conditions de ce traité. Me bornant donc
à traiter pour Consuelo, je me suis adressé, comme je vous en avais
manifesté l'intention, à M. Mazgana. qui est un fort honnête homme
et dont le genre de librairie est parfaitement recommandé h cette
opération. Je lui ai remis votre lettre où vous me donniez pouvoir
de traiter avec lui, et lui ai demandé pour votre droit d'auteur
30 pour 100 de plus que ne paie M. Perrotin. Votre droit serait ainsi
(1) Entre 1843 et 1844, co-éditeur de François pour la Revue indépendante.
(2) Dans la Correspondance de George Sand, on lit Guiïïon. Nous ne saurions
dire quelle est l'orthographe exacte.
(3) Voir plus loin, chap. vu.
GBÔRCjE SAND 4.03
de cinquante-deux centimes, au lieu de gttarowte. •! 'ai restreint à deux
in La durée de l'exploitation, de manière à ce qu'à L'expiration pré-
cise de votre traité avec Perrotin, \ entriez dans La propriété de
votre œuvre toul entière, aussi 1 »i « 'i 1 pour Consuelo que poui les ou-
vrages concédés actuellemenl à Perrotin. J'attends La réponse de Maz-
gana, Laquelle Be Fait bien attendre. La principale difficulté qui L'ar-
rête h l'empêche d'adopter ces conditions, c'esl L'étendue de l'ouvrage.
S'il B'agissait, me dit-il, de trois ou quatre ouvrages différents pour la
même étendue, il se déciderai sur-le-champ. Vous Voyez, chère amie,
(jue justiu'ici rien ae m'a réussi, e1 que les trois planches de salut que
vous aviez concertées pour que l'une me servît, tout d'abord, puis une
autre, puis une autre encore, me laissent uniformément naufragé.
Je suis, je l'avoue, au milieu de bien <\v< embarras, par le refus de
Veyret J'avais fait continuer pendant mon absence mon nouveau
moule ; il est bientôt fini, mais les ouvriers me pressent de les payer
ou île leur donner un fort acompte ; j'ai un billet à paver, puis... que
vous dirairje? tout l'attirail d'un malheureux inventeur qui a entre-
pris ce qu'il n'est permis qu'awa: seigneurs d'entreprendre, aux sei-
gneurs du capital. 11 faut que ces embarras soient bien grands et bien
pressants pour que je vous propose ce que je vais vous demander.
François m'a dit cpie si le motif qu'il suppose à Veyret n'est pas fondé,
ou même en le supposant fondé, il est toujours facile d'avoir par lui
(et dans tous les cas par un autre) l'argent que vous aviez demandé
pour moi comme un emprunt à vous personnel. Il suffirait de présenter
notre billet, et ce ne serait plus qu'une affaire de négociation. Il me
répugnait d'employer ainsi votre signature comme garantie de la
mienne, parce qu'on n'aime à voir votre signature qu'au bas de vos
écrits, et non pas au dos d'effets mercantiles. Mais j'ai réfléchi qu'il
vous est arrivé déjà plusieurs fois de faire escompter le papier que vous
donnent vos libraires, ce qui a nécessité votre signature sur des effets
à ordre. Foulant donc aux pieds ma faiblesse, ou ce cpie je considère
comme telle en cette occurrence, je vous envoie deux effets que j'ai
souscrits à votre ordre, faisant ensemble la somme que vous demandiez
à Veyret. Si j'ai tort, déchirez-les, et qu'il n'en soit pas même question
dans votre réponse. Si vous êtes d'avis que j'aie de nouveau recours
à Veyret, «ainsi garanti, dites-le-moi, et jugez-en par sa lettre. Dans
tous les cas, je pourrais m' adresser ailleurs. Si je ne réussis pas, je
déchirerai ces effets, et ce sera une quatrième planche pourrie
Amie, je suis fort fatigué des choses, et je dirais aussi volontiers
des hommes. Est-ce ma faute, à moi? Oui, assurément, parce que je
participe de la nature humaine, mais c'est encore plus, je crois, la faute
des hommes que je trouve pleins d'égarements, d'obscurité et dïgno-
rance. Vous le voyez, me voilà prêt encore à vous parler de ma manière
4<M GEORGE SAND
de voir la nature humaine et ce que j'appelle son impuissance radicale
ou son péché originel. Que voulez-vous? C'est aujourd'hui ma marotte
que de voir de ce côté-là. Je deviens vieux et partant radoteur. Me
direz-vous que c'est le calcul que fai dans la vessie, comme disait Vol-
taire, qui me fait voir ainsi : à la bonne heure; mais il Faudra toujours
revenir à la cause. La cause de tant de maux qui nous frappent indi-
viduellement, c'est FégoïBme et l'aveuglement de notre malheureuse
nature. Quand on veut faire quelque chose qui s'éloigne de la route
battue où marche l'égoïsme, vite voilà la calomnie qui vous mord
et vous déchire. Vous savez, chère amie, quels motifs m'ont mis dans
les embarras d'où vous essayez de me tirer. Je vous assure, et j'en sais
quelque chose, qu'il y a des hommes d'esprit et de cœur, dit-on, qui
se réjouiraient fort si je venais à y succomber.
Adieu. Répondez-moi (ai-je besoin de vous le dire, à vous si active
que je suis honteux quand je pense à mon inertie). Dites-moi ce que je
dois faire pour votre affaire avec Véron (1). Je vous avoue que je n'ai
pas osé me présenter chez lui, de crainte d'être mis à la porte ou non
reçu, avant de savoir le résultat de votre assignation (2). J'ai passé
chez Falempin (3), mais il était sorti. Donnez-moi l'adresse de Dela-
touche, si vous voulez que je le voie. Dites-moi ce que j'ai à faire. Je
suis un peu malade physiquement, mais j'espère que ce ne sera rien.
Leroux avait joint à cette lettre deux effets, à cinq cents francs
chacun, ainsi conçus :
Fin février prochain je paierai à l'ordre de Mme Aurore Dupin
(George Sand) la somme de cinq cents francs, valeur reçue.
Paris, le 1er octobre 1844.
P. Leroux.
Boulevard Montparnasse, n° 39.
et une petite feuille portant ces mots :
Si vous n'avez pas horreur de ma quatrième planche pourrie, il fau-
(1) George Sand venait de publier dans le Constitutionnel reconstitué par
Véron son roman de Jeanne et avait traité avec lui pour y faire paraître
son prochain roman (le Meunier cFAngibault), mais elle ne put pas accepter
et remplir à temps les clauses de ce traité, qui fut rompu, et le roman parut
dans le journal de Louis Blanc.
(2) Chopin écrit à sa sœur, le 31 octobre 1844 : « Le manuscrit que j'ai
apporté n'est pas encore imprimé ; il y aura probablement des procès. Si
on en arrive là, ce sera tout profit pour nous, mais nous en aurons des désa-
gréments momentanés... »
(3) Homme d'affaires de George Sand.
GEORGE s.\ NI) (...s
drait mettre au dos dos deux effet! ta date: Nohant,le octobre L844,
et votre Bignature, sans rien de plu , J'ai [ail un trait de crayon à
l'endroit où voua amie/, à émettre la date, en laissant un peu d'espace
I r passer à l'ordre de Veyret ou d'une autre personne sûre «| n i gai
derail ces effets sans circulation.
Mme Sand garda simplement ces deux billets, envoya immé-
diatement ;'i Leroux cinq cents francs de Nohanl el s'adressa
de plus à M. François et à Mine Marliani en prianl le premier
de payer à Leroux cinq cents francs sur ses honoraires à elle,
et la seconde : de lui prêter celte même, somme pour quelque
temps et de la donner encore à Leroux, au cas où cette somme
ne lui suffirait pas. ou si François n'était pas en mesure de l'avan-
cer. Cette lettre à Mme Marliani, écrite en octobre 1844, est impri-
mée, dans la Correspondance, à la fausse date de « 14 novembre
1S4H »; elle est profondément touchante par l'infinie miséri-
corde et la pitié émue qui s'y font voir, et par le désir ardent
qui s'y manifeste non seulement de prêter secours à Leroux, de
ne pas permettre « que la lumière de son âme s'éteigne dans ce
combat, que l'effroi et le découragement l'envahissent, faute de
quelques billets de banque », mais encore de le faire de manière
que personne ne le sache, parce que « son malheur et notre
dévouement sont notre secret à nous », dit-elle.
Il y eut pourtant des personnes qui, sans se rendre compte du
caractère purement idéaliste du dévouement de Mme Sand poul-
ie philosophe, incriminèrent son excès de zèle à secouru- maté-
riellement Leroux. Le père de Luc Desages fut de ce nombre,
Mme Sand ne prêta aucune attention aux efforts de ses amis pour
préserver sa bourse, mais elle trouva nécessaire de couper court
à ces cancans ; elle s'en expliqua de vive voix avec Luc Desages
et l'ami de ce dernier, M. Emile Aucante, écrivit une longue
lettre à M. Desages père, lui expliquant les raisons qui lui fai-
saient considérer l'œuvre philosophique et sociale de Leroux
comme une action de la plus grande importance, à laquelle tous
les amis de la vérité devraient prêter secours, et elle rejetait avec
indignation toute autre raison de son aide dévouée au philosophe
malheureux.
4o6 GEORGE SAND
Les deux braves jeunes gens, auxquels Mme Sand dit fran-
chement son opinion sur Leroux qu'elle considérait comme
penseur de génie, mais d'une incapacité enfantine en affaires pra-
tiques, lurent si touchés de sa confiance qu'ils lui écrivirent
d'emblée les deux lettres inédites que voici :
.Madame.
Vous me recommandez le secret sur l'objet de notre entretien
d' avant-hier. J'étais déjà disposé à le garder avant même votre recom-
mandation, et, à plus forte raison maintenant. Quant aux calomnies
qui ont été faites contre notre ami commun, il vaut mieux, je crois,
n'en point rechercher les premiers auteurs; il me serait impossible,
du reste, quant à moi, de vous les faire connaître, attendu que la per-
sonne de qui mon père tient toutes ces choses lui a fait promettre de
ne la nommer à qui que ce soit. Peu doit importer, en somme, à nous
et à l'homme que nous vénérons, les calomnies répandues sur son
compte, si nous sommes convaincus, et nous le sommes, que ce sont
dc^ calomnies. Si je suis allé vous voir, madame, pour vous demander
des éclaircissements, ce n'est point pour moi, dont la conviction n'a
jamais été ébranlée un seul instant, mais pour mes parents, sur l'esprit
desquels ces calomnies n'avaient point laissé que de faire impression.
Je tenais d'autant plus à détruire ces fâcheuses impressions que mon
père, sans partager précisément toutes nos idées, professe pour Pierre
Leroux une grande admiration, et qu'il était peiné de ne pouvoir lui
continuer son estime. Mes parents sont pleinement satisfaits des
explications que vous m'avez données et aussi des bons conseils que
j'ai reçus de vous. Je vous prie donc, madame, d'oublier tout ce qui
s'est passé et de recevoir mes remerciements pour vos bons avis.
Veuillez agréer l'hommage de mes respects et la nouvelle assurance
de mon entier dévouement.
Luc Desages.
Ce dimanche, 1er décembre.
Madame,
Je n'ai pas de secret pour Lue : de son côté il n'en a pas pour moi :
il m'a donc montré votre lettre. Vous réclamez son silence et le mien
sur vos paroles d'hier; vous pouvez compter, madame, sur ce silence
de la manière la plus absolue et nous l'eussions gardé religieusement
lors même que vous n'en auriez point manifesté le désir.
Permettez-moi, madame, de vous remercier vivement de la confiance
que vous nous avez témoignée et surtout de la manière dont vous
GEORGE SA \D
avez repoussé les accusations que de personnel onl dirigées, non pas
déloyaleraent, je le crois, mais ;i\ euglémenl contre M. Leroux. De même
que Luc, j'aime M. Leroux de toute mon âme el je le respecte sainte-
ment Chaque fois que M. Leroux a été attaqué en ma présence, je
l'ai défendu avec énergie, parce que j'étais profondément convaincu
que ces attaques étaient toutes gratuites; cependant, je I avoue et je
m'en repens, lorsqu'on m'a dit m1"' M- Leroux vous avail trompée el
que \ous étiez désormais en garde contre lui, je me suis senti ébranlé
cl. le doute a déchiré mon cœur affreusement. A mon âge, I'1- décep-
tions peuvent être mortelles au moral, elles sont toujours extrêmement
douloureuses. Si vous eussiez confirmé les faits que l'on ose imputer
à M. Leroux, je n'eusse certainement point abandonné ses idées, car
elles mit pris racine en moi puni' toujours, mais j'aurais perdu l'en-
thousiasme qui élève l'âme et produit les grandes choses, l'eut-être
même serais- je resté méfiant envers tous ceux qui me sont chers, et
j'ai besoin de croire à la sincérité et à l'amitié, car je ne saurais vivre
sans aimer et estimer quelqu'un. Vous voyez, madame, quel bien m'ont
fait vos paroles et combien je dois vous en savoir gré. Je suis sûr main-
tenant d'être invulnérable aux traits dirigés contre M. Leroux et
contre les autres personnes qui possèdent ma sympathie.
Les conseils que vous avez donnés à Luc m'étaient nécessaires
aussi, car j'étais résolu, comme lui, à partir pour Boussac, et je cher-
chais les moyens de le faire sans que ma famille eût à en souffrir. J'ai
donc à vous remercier encore de ces conseils, puisque j'en prends ma
part et que je veux les suivre. J'attendrai, en effet, le moment où je
pourrai être de quelque utilité véritable à M. Leroux pour lui offrir
mes faibles services. En attendant, je lui ferai de la propagande
autant que possible et je m'associerai avec Luc pour réaliser en-
semble le projet qu'il devait exécuter à Limoges avec un autre de ses
amis.
Soyez assez bonne, madame, pour me pardonner de vous avoir
entretenue de moi. Je n'ai eu d'autre intention que de vous mettre à
même d'apprécier le double service que vous m'avez rendu.
J'ai l'honneur d'être, madame, avec une haute considération, votre
humble et tout dévoué serviteur.
Emile Aucaxte.
La Châtre, le 30 novembre 1844.
On voit que tout en s'exécutant bravement, ne reculant devant
aucun sacrifice personnel pour la bonne cause, Mme Sand se
rendait déjà compte des misères et des dangers qu'on pou-
vait encourir à lier son sort à celui de Leroux : elle savait à Toc-
4o8 GEORGE SAND
casion conseiller la prudence à son égard, tout en professant la
plus grande admiration pour ses idées.
Toutefois, Mme Sand commençait elle-même à voir clair dans
les grands projets « pratiques » de Leroux, elle trouvait, de plus,
que le philosophe avait tort de se plaindre continuellement. Elle
écril en juillet 1845 à Mme Marliani :
•l'ai vu Leroux hier soir. Il imprime l'Echireur; il aurait voulu des
avances plus considérables (pic celles qu'on a pu lui faire. Il se plaint
un peu de tout le monde et ne veut pas comprendre que sa prétendue
persévérance n'inspire de confiance à personne. Il dit qu'on le regarde
apparemment comme un malhonnête homme en pensant qu'il peut
manquer à sa parole. Que lui répondre? A qui a-t-on plus donné, plus
confié, plus pardonné? Tout cela déchire le cœur quand on a fait son
possible pour lui et souvent plus que le possible. Sa position est tou-
jours précaire et difficile. Cependant voilà le pain assuré, mais vou-
drait-il s" en nourrir? On lui assure de quatre à cinq mille francs par
an... (1).
A Maurice à Courtavenel. Mme Sand écrit aussi à propos de
Leroux (à la fin d'une lettre, où elle raconte à son fils l'excur-
(1) Cette lettre est encore erronément datée de « juin 1844 », dans la Corres-
pondance. Mme Sand y fait allusion, entre autres, aux pluies et aux inonda-
tions qui désolèrent les enviions de Nohant en l'été de 1845, qui y occasion-
nèrent de vrais désastres et par suite du débordement des rivières empê-
chèrent les Viardot de partir pour Paris à la date fixée pour leur départ. On a
de plus omis les dernières lignes de cette lettre : Ma lettre est retardée de
quelques heures, Viardot s'en charge. Or, les Viardot ne purent pas faire
leur séjour habituel à Nohant en 1*44 : en 1845, ils quittèrent le château en
juillet, plus tard ce fut Maurice qui fit un séjour chez eux, à Courtavenel,
Mme Viardot se rendit après aux fêtes en l'honneur de Beethoven à Bonn.
Tous ces faits sont relatés dans les lettres de Chopin à sa sœur, datées du
20 juillet et d'octobre 1845. Dans cette seconde lettre, il parle encore d'une
excursion à Boussac, de l'imprimerie et de la machine de Leroux, qui impri-
mait « un nouveau journal intitulé TEclaireur » et de ses engouements éternels
pour de nouvelles idées et de nouveaux projets, qu'«il commençait toujours
et n'achevait jamais entièrement », et aussi de ce que cette machine « a déjà
coûté à Leroux, ainsi qu'au propriétaire de M. Coco (le chien de Mme Sand),
et à ses autres amis plus de dix mille francs •>. ou même « plusieurs dizaines
de mille francs ».
On retrouve de même une allusion au déluge » de 1845 dans la lettre
de Mme Sand à Poney, du 12 septembre 1845. H faut aussi remarquer que
le numéro 1 de TEclaireur ne parut que le 14 septembre 1844, et que ce journal
s'imprimait d'abord à Orléans, plus tard à Boussac chez Leroux, qui ne put
donc s'en occuper qu'en l'été de 1845 et non pas en 1844.
GEORGE SAND
sion Faite à Boussae, el que noua donnons plus loin dans l<;
chapitre v) :
Nouant, septembre L8 16 1 1 1.
■ ... Leroux est très bien établi ;'i Boussae. Enfin tout son monde tra-
vaille «m imprime, même les petits enfants : une petite fille <le quatre
ans à Jules, qui ne sail ni lire ni écrire, et qui compose el assemble
avec une promptitude et une adresse extraordinaires. Qu'il leur vienne
«le L'ouvrage en quantité et qu'ils persévèrent, leur vie de famille peut,
être très belle, très bonne, très utile, très respectable. « Je ne crains que
l'imagination et les projets enthousiastes de Pierre... »
Leroux semble avoir deviné ou avoir été prévenu de cette
méfiance de Mme Sand à l'égard de ses chimériques entreprises
ci s'en être plaint h des amis communs, qui l'ont rapporté à
Mme Sand. Dans une lettre datée du 17 octobre 1845 de Boussae
et adressée à Mme Sand, Leroux lui avoue de ne pas toujours avoir
parlé d'elle à des tiers comme il l'aurait dû, ce qu'il explique
par son état d'abattement et le surcroît de malheurs qui l'oppri-
maient, et aussi par le fait que François lui avait dit une fois que
Mme Sand « ne serait jamais une sainte, mais resterait toujours
artiste », et lui, Leroux, l'aurait, « dans ses moments de sainteté,
déploré », comme on déplore ses propres faiblesses et toutes les
faiblesses humaines, parce qu'il aurait voulu juger Mme Sand
selon « l'idéal, qu'elle lui avait fait entrevoir », mais qu'en ne la
jugeant même Qu'humainement il la trouvait encore « supérieure
à tout ce qui existe, plus généreuse, plus sincère, plus coura-
geuse que les plus généreux et les plus sincères », et enfin que
« les misérables », « les intrigants » qui ont redit ces plaintes à
Mme Sand auraient dû lui dire aussi comment il s'était plaint
d'eUe.
Mme Sand n'en fut nullement fâchée et jugea tout cet
incident comme une petitesse de caractère regrettable chez un
homme et un penseur qu'elle vénérait et dont les doctrines lui
semblaient contenir tant de vérité, mais quoiqu'elle ait enfin
compris sa parfaite inaptitude pratique et ses procédés absolu-
(1) Inédite,
4io GEORGE SAND
ment fantasques et quoique ses amis l'eussent mise sur ses gardes,
elle n'en continua pas moins à aider Leroux en 1845 et 1846, tout
comme auparavant. Elle le chargeait de transactions avec ses
éditeurs, lui cédait une part sur les sommes que ces derniers lui
versaient, et enfin, empruntait de l'argent pour lui, soit par Planet,
soit par d'autres personnes ; elle secourait également ses frères,
tantôt en les aidant à affermer une terre, tantôt en leur prêtant
de l'argent. En 1845, Leroux fonda une nouvelle publication,
la Revue sociale; il supplia George Sand d'y collaborer : elle lui
donna immédiatement sa Préface de la Mare au diable, si incom-
parablement charmante et pas moins célèbre, que la fameuse
et emphatique Préface de Cromwell. Plus tard ce fut la même
chose encore. Nous voyons, il est vrai, par les lettres de Mme Sand
de 184s. et celles qu'on a imprimées à la fausse date de 1851 (1),
que les événements de 1848 lui montrèrent clairement le côté
illusoire des doctrines de Leroux et dissipèrent aux yeux de la
romancière le brouillard poétique et métaphysique qui lui avait
voilé les défauts de cette doctrine (2). Ce n'est pas sans raillerie
qu'elle parle de lui. Bien plus, elle déclare ne plus pouvoir suivre
les théories du maître, qui côtoient la folie.
C'est ainsi qu'elle écrit, le 22 janvier 1848, à Giuseppe Maz-
zini (3) :
J'ai vu aujourd'hui Leroux, à qui j'ai remis un exemplaire de votre
texte italien et qui va s'en occuper sérieusement dans la Revue social* .
Il ne sera pas autant que moi de votre avis. Il rendra justice à la pureté
et à l'élévation de vos idées et de vos sentiments ; mais il est possédé
aujourd'hui d'une rage de pacification, d'une horreur pour la guerre,
qui va jusqu'à l'excès et que je ne saurais partager.
Blâmer la guerre dans la théorie de l'idéal, c'est tout simple : mais il
oublie que l'idéal est une conquête, et qu'au point où en est l'humanité,
toute conquête demande notre sang.
Il vous envoie probablement ses travaux quotidiens. Le voilà qui
croit tenir la science religieuse, politique et sociale, et qui s'avance
avec beaucoup d'audace comme possédant un dogme, une organisa-
il) Y. plus loin chap. vin.
(2) Ci Correspond., t. III, p. 33, 57, 107, 235-236, 339.
(3) La lettre est datée du 22 janvier 1851 dans la Corresp. imprimée.
GEORGE SAND 41 1
lion, un principe de subsistance, o'esl beaucoup dire 1 Cette admirable
cervelle a touché, je le crains, la Limite que l'humanité peul atteindre.
Entre le génie et Vàberration, il n'y a souvent que V épaisseur d'un cht vt u.
Pour moi, après un examen bien sérieux, bien consciencieux, avec un
grand respect, une grande admiration e1 une Bympathie presque
complète pour tous ses travaux, j'avoue que je suis forcée de m'ar-
rêter, et que je ne puis le suivre dans l'exposé de Bon Bystème. Je ne
crois pas (railleurs aux systèmes d'application a priori. Il y faut Le
concours de L'humanité el l'inspiration de L'action générale. Enfin,
lisez et dites-moi si j'ai tort et si VOUS le croyez dans le vrai. Je liens
beaucoup à votre jugement. J'en ai même besoin pour sonder encore
le mien propre. Je vous demande donc de donner deux ou trois heures
à cette lecture, et d'en consacrer encore une ou deux, s'il le faut, à
résumer pour moi votre opinion. Ne craignez pas de me l'aire paye:
un gros port de lettre. Je n'ai pas encore discuté avec Leroux; j'étais
tout occupée de l'écouter et de le faire expliquer. Et puis il était au-
jourd'hui dans une sorte d'ivresse métaphysique et il n'eût rien en-
tendu.
Malgré cela, lorsque Leroux dut, après le coup d'État de
1851, fuir avec ses frères à Londres, puis se fixer à Jer-
sey, il continua à adresser des demandes d'argent à Mme S and,
toujours avec sa confiance et son laisser aller enfantins, et
George Sand, comme par le passé, témoigna envers son maître
le même sentiment d'attachement filial que les femmes pieuses, à
L'aube du christianisme, professaient pour les apôtres. Mme Sand
semble s'être crue obligée d'aider Leroux à porter le fardeau de la
vie matérielle ; toutes les lettres de Leroux et de sa famille
datées de cette époque ne présentent que des variations sur le
thème « : Aidez-nous, sauvez-nous », ou sont remplies par des
expressions de gratitude pour ce secours prêté. C'est ainsi que
nous apprenons qu'en 1852, George Sand, ayant appris par un
ami commun (1) que Leroux se trouvait à Londres dans une
position difficile, lui fit immédiatement passer de l'argent : il
répondit ainsi (la lettre est écrite déjà de Jersey) :
(1) Ce fut probablement Gustave Sandre, avec lequel Pierre Leroux avait,
en 1843-44, débattu, comme avec le représentant de la maison Potter, les
points du traité à propos d'une édition de Mme Sand, et qui, plus tard, fut
son ami et son adepte.
4i2 GEORGE SAND
(Sans date ni adresse.)
Chère amie,
Je ne vous écris pas une lettre, je vous salue et vous remercie, en
faisant ce que vous m'indiquez, c'est-à-dire en vous accusant récep-
tion de votre second envoi, qui m'est arrivé aussi exactement que le
premier. L'ami qui vous remettra ce mot vous dira dans quelle situa-
tion je me trouve aujourd'hui, cent fois heureuse et favorable, en com-
paraison de celle où je me trouvais à Londres, quand il eut Vvnspi-
ration d'aller vous voir et quand vous m'écrivîtes. Je vous répète que
je vois là un secours très réel de la Providence, gui m'est ou plutôt gui
nous est venu par vous (1). Adieu, chère amie, je vous écrirai bientôt.
Dans le livre si éminemment intéressant de M. Félix Thomas.
Pierre Leroux, sa vie, son œuvre, sa doctrine, auquel nous avons
déjà tant de fois renvoyé notre lecteur, nous trouvons la lettre
suivante de George Sand, qui ne fait point partie de sa Corres-
pondance imprimée et qui nous renseigne sur ce premier envoi,
dont parle Leroux. :
... Mon ami, je viens de recevoir pour vous six cents francs dune
personne amie, que je ne vous nomme pas ; vous ne la connaissez pas.
mais elle ira vous voir à Londres bientôt, avec un mot de moi. A vous
de cœur.
G. Sand.
Nohant, 22 août 1852 (2).
Au mois de septembre 1866, c'est Jules Leroux, qui écrit à
son tour à Mme Sand, qu'il veut émigrer en Amérique avec sa
famille, mais que les moyens nécessaires lui manquent : sa
lettre du 9 octobre 1866 nous prouve qu'il a bien reçu « ces
moyens », et qu'il quitte Jersey le soir même, en bénissant
Mme Sand : « Merci, mille fois merci, écrit-il, et gloire à Dieu,
qui relie toutes choses et surtout les âmes... » et il la prie encore
(1) C'est Leroux qui souligne. Dans une lettre précédente, il la remercie
pour son aide morale et le grand bien qu'elle lui fit en lisant attentivement
ses « élueubrations sur l'Évangile et la Fable », ce qui l'encourage à persé-
vérer dans son travail, malgré les tempêtes politiques qui mugissent autour
de lui.
(2) Félix Thomas, Pierre Leroux, p. 131. Nous soupçonnons fort que ce
ii" fut pas la « personne amie » qui remit à George Sand les 600 francs, mais
bien Mme Sand elle-même, qui chargea la « personne amie » de les lui remettre,
GEORGE SAND 41g
de lui envoyer la somme que les gens comme <n< rassembleronl
entre eus » pour lui el les siens.
Mais la plus étonnante el la plus caractéristique <li-s lettrée
de Leroux à Mme Sand, c'esl peut-être celle <|u'il lui écrivit
en L864, car elle prouve que ni les cataclysmes politiques, ni les
épreuves de Bon existence personnelle n'avaient rien enseigné
à ce grand enfanl de génie : après toutes les corrections que
!e sort lui avait infligées, il continuait à planer dans le monde des
rêves et des projets irréalisables, et... à traiter la questoin du
secours matériel, prêté par do fidèles amis, avec L'insouciance d'un
vrai apôtre de la non-propriété :
Jersey, dimanche 24 septembre 1854 (1).
Chère amie.
Ce que c'est qu'un degré du méridien, surtout lorsqu'il sépare ce
qu'on appelle des empires et des Etats ! rs'ous sommes depuis deux ans
aussi loin l'un de l'autre que le sont de nous nos amis qui sont morts.
Sans doute, c'est ma faute, j'aurais dû vous écrire. Mais j'ai peut-être
voulu vous épargner le chagrin de connaître toutes mes péripéties. J'ai
un fils en Algérie, avec qui j'en ai usé comme avec vous. Je L'aime
assurément, et même de cet amour quelquefois aveugle que nous avons
pour nos enfants. Voilà pourtant trois ans que je ne lui ai écrit. Je
romps aujourd'hui le silence. Pourquoi? par un motif que j'ai la dou-
leur de dire n'être pas désintéressé, et que vous allez juger. Je reçus
hier (je ne sais qui me l'envoyait) un numéro de la Presse. Il était
question de vous, on annonçait la prochaine publication de vos
Mémoires, achetés (disait-on en lettres majuscules) cent trente
mille francs. Dans le même numéro se trouvait l'histoire d'un certain
comte de Raousset, qui vient, ces mois derniers, d'entreprendre, avec
une poignée d'hommes, et sans avoir même un canon, la conquête du
Mexique, comme Fernand Cortez, et qui a succombé dans son entre-
prise. Enfin, plus loin, je lus une lettre de M. Lamartine, envoyant
cinq cents francs a la veuve du libraire Ladvocat. Il se fit dans ma tête
une association, peut-être étrange, de ces trois faits. Je ne veux pas
conquérir le Mexique, comme le comte de Raousset, mais je veux,
comme Colomb, conquérir un monde nouveau. Ce monde nouveau a
trois aspects ; mais en me bofnant à un seul, la possibilité pour tous
les hommes de se procurer leur subsistance oui ce qu'on appelle la
(1) Leroux avait mis par erreur : « 1844 ».
414 GEORGE SAND
richesse. J'affirme que ce monde existe et que je lai trouvé.
Depuis que je vis en Angleterre, je m'occupe des sciences, et j'y ai
fait des découvertes importantes, surtout dans la physiologie végé-
tale; tout ce que disent les savants sur la nutrition ôc< végétaux est
absurde comme tant d'autres choses qu'ils débitent. Je serais en
mesure de faire là-dessus un bon livre. Mais laissons les livres. J'ai
tourné mes idées vers la pratique. J'ai travaillé sur les matières que
l'on regarde comme les plus immondes et dont la nature a pourtant
fait la condition de la reproduction : j'ai découvert le moyen de trans-
former ces matières en guano semblable à celui du Pérou. En nf oc-
cupant de ce sujet, je suis tombé sur deux autres inventions indus-
trielles qui pourraient rapporter d'immenses bénéfices. Vous le voyez,
je suis très riche, et à quelques égards le plus riche de tous les hommes,
quoique je suis un des plus pauvres.
Vous savez que j'ai ici avec moi une famille de plus de trente per-
sonnes, grandes ou petites. La Providence par vous m'envoya, il y a
deux ans, le moyen de sortir d'Angleterre (cette terre d'Egypte) où
nous allions infailliblement mourir de l'inanition. Mais ici même, sous
un ciel meilleur, que de combats pour éloigner la faim ! Hugo, qui n'a
qu'une petite famille et qui se vit réduit à sept mille cinq cents livres
de rente (sans parler de ce qu'il tire de ses livres) me disait un jour
qu'il ne comptait pour vrais chagrins que les chagrins du cœur. C'est
vrai et faux. Je le voudrais bien voir aux prises, comme moi, avec la
misère.
Nous pouvons nous rendre cette justice qu'au milieu des Français
désœuvrés de la proscription, nous avons donné l'exemple du travail.
Trois fois j'ai ouvert des cours, malheureusement, pour les idées un
peu élevées, il n'y a ni intelligences, ni oreilles, clans un monde pure-
ment mercantile, comme le monde métis, moitié anglais, moitié fran-
çais, qui habite cette petite île.
J'avais commencé à imprimer un grand ouvrage, où de la théologie
je serais arrivé à la philosophie et aux sciences ; il m'a fallu interrompre
à la quinzième feuille. J'ai fait ensuite un petit livre, dont vous avez,
je crois, entendu parler, et dont j'ai essayé vainement de vous envoyer
un exemplaire. Ce petit livre traite du sujet dont je vous entretenais
tout à l'heure, de cette loi de la vie que j'appelle circulus de la nutri-
tion des végétaux et de la régénération de l'agriculture. J'ai reçu des
remerciements des Etats de ce pays et il a été fait une petite souscrip-
tion, qui a couvert les frais de la publication. Il fallait ou abandonner
cette grande question, ou me mettre moi-même à l'œuvre. Mon frère
Jules, qui n'avait plus de travail dans l'imprimerie, a entrepris de
cultiver un champ avec un de mes gendres, Freizière, et avec l'aide
encore d'un autre de mes frères, Charles, qui avait déjà une certaine
GEORGE SAN!) . ni
pratique de la culture el du jardinage. Nous avons ï.'iit ainsi une foule
d'expériences déci ives. Mes deux autres gendres, Dosages el Auguste
Desmoulins, onl ouverl en ville une école pour des enfants, laquelle
est en voie de prospérité. Enfin tous onl fait ce qu'ils onl pu.
Voici Noël qui vienl : c'esl aujourd'hui le tnomenl il affermer un
peu de terre, car ce que mon frère Jules en occupe esl trop exigu pour
nourrir s;i seule famille. J'ai résolu de louer une douzaine d'hectares
de terrain à bon marché au bord de la mer el à proximité de la ville
pour y faire à la lois de l'agriculture et une fabrique de cirage, <i'< ncre el
il, guano, .lui tous les travailleurs qu'il me faul pour cela, des pro-
cédés certains el éprouvés, un commencement d'exécution : car dès
à présent je fabrique et vends ces produits. Le succès me paraîl assuré
Ici l'agriculture consiste presque uniquement â nourrir (h'< vaches,
donl le lait se vend à la ville : le débouché est donc sûr. Il l'e-t aussi
pour le cirage, (pie jusqu'ici l'on faisait venir d'Angleterre, et que je
fabrique par un procédé nouveau et à un prix incomparablement
moindre que tous ceux qui en ont fait, soit en France, soit en Angle-
terre, .le dirai la même chose de l'encre; quant au guano, la Société
d'Agriculture de Londres a proposé un prix de vingt-cinq mille francs
pour celui qui découvrirait ce (pie précisément j'ai trouvé. Mais cette
société a mis pour condition l'établissement d'une fabrique capable
de livrer ce produit à un prix déterminé. Dans tous les cas. il n'est pas
un produit plus recherché en ce moment, soit en Angleterre, soit en
France que le guano du Pérou, et je trouverai facilement à vendre
l'imitation que j'en fais.
Mais ce projet, qui m'occupe depuis bien des mois, et pour lequel
j'ai tour préparé, est comme la statue de Prométhée, il est d'argile.
Que faut-il pour y mettre ou lui mettre le feu? LTn peu d'argent. Si le
comte de Raousset avait eu un canon, peut-être aurait-il conquis le
Mexique.
Je ne viens pas vous demander d'emprunter mon artillerie à l'ar-
senal que la Presse vous suppose. Je ne crois pas à ces annonces d'édi-
teurs. Je crois que vos Mémoires seront lus sur le globe tout entier,
mais vous serez longtemps avant d'en retirer le profit qu'on vous prête.
D'ailleurs, je sais combien vous avez de devoirs et de charges et
vous en avez peut-être plus que je n'en soupçonne. Mais je viens vous
soumettre une question.
Vous savez que Desages aura quelque fortune ; il a plus de trente
ans et il a deux enfants : le droit ultérieur à cet héritage est donc bien
assuré. Depuis dix ans que Luc s'est attaché à moi, son père en a usé
avec lui fort peu libéralement. J'ai assurément beaucoup plus fait
pour lui, même matériellement, que sa famille. Enfin, en ce moment,
il reçoit de cette famille une petite pension de deux à trois cents francs
4i6 GEORGE SAND
par an, qui l'aide bien ohétivemenl à vivre. Il a essayé plusieurs fois,
et, je crois, par l'intermédaiaire de notre ami Emile Aucante, d'em-
prunter dans sou pays une somme de mille ou douze cents francs, mais
sans succès.
Desages me donnerait sa signature. Avec cette signature, par votre
aide et crédit, me serait-il impossible d'emprunter, pour trois ou quatre
ans, quelques milliers de francs? Ce que je sais, c'est que je mériterais
cette bonne fortune par mes intentions et mon courage.
Je ne veux pas refaire Boussae, qui, d'ailleurs, a été une bonne chose ;
je ne voudrais pas laisser souffrir plus longtemps tant de personnes.
Si mon projet ne réussit pas, une chose est inévitable : nous serons
forcés d'émigrer en Amérique. Les jeunes, parmi nous, m'y poussent,
mais je résiste. Je ne voudrais pas aller mourir dans un pays qui n'esl
que l'Angleterre en décomposition. J'aime mieux rester plus près d'un
monde où, avec quelques ennemis, nous avons trouvé tant d'amis
sympathiques, où nous avons vécu et pensé ensemble.
Avisez donc, chère amie. Si vous pouvez nraider encore, vous le
ferez, et je ne puis m'empêcher d'ajouter que vous ferez bien. Si vous
ne le pouvez pas, que cette lettre ne vous donne pas de chagrin et ne
trouble pas votre solitude. Vous écrire ceci aura satisfait mon cœur,
toujours plein de reconnaissance pour vous, et votre réponse, quelle
qu'elle soit, sera pour moi un heureux événement.
Votre ami,
Pierre Leroux.
Voici mon adresse : Par voie de Londres. M. Arnold, HigM Knoll-
cottage, Claremoni-hûl, Suint-Hélier. {Ile de Jersey.)
George Sand resta jusqu'à la fin fidèle à son « maître ».
Lorsqu'il mourut au milieu des horreurs de la guerre civile, le
12 avril 1871, et que la Commune, ayant majestueusement
repoussé la proposition du citoyen Jules Vallès de lui acheter
une fosse à perpétuité « comme contraire aux principes démo-
cratiques et révolutionnaires », ne daigna qu'envoyer deux de
ses représentants aux funérailles, « non du philosophe parti-
san de l'école mystique, dont nous portons la peine aujourd'hui,
mais de l'homme politique, qui le lendemain des journées
de juin, a pris courageusement la défense des vaincus (1) »,
(1) Nous citons cet extrait de l'Opinion nationale du 16 avril 1871, d'après
le livre de M. F. Thomas. (V. Pierre Leroux, p. 165.)
GEORGE SA NI) 4, 7
George Sand, elle, suivit, dit-on, le oercueil à pied jusqu'au cime-
tière. Si le fail est exact, oe dernier tribut <lr vénération, silen-
cieusement rendu à l'homme éminenl el au grand penseur p;ir
la plus grande des femmes-écrivains du dix-neuvième siècle, son
amie el sou adepte, témoigne l>i<'u plus de 8a signification impé-
rissable pour cette Humanité » qu'il avait tant aimée, que si
tnnt le gouvernemenl communard eût suivi ce modeste cercueil
en une procession pompeuse.
m.
27
CHAPITRE V
(1842-1846)
Le phalanstère du square d'Orléans. — Le livre de W. von Lenz. —
Désaccords. — Mlle de Rozières. — Maurice et Solange. — Isidora. —
Les Mères de famille dans le beau monde. — Lettres inédites de Chopin.
De 1841 à 1846, George Sand passait régulièrement ses hivers
à Paris et ses étés à Nohant. Puis elle prolongea ses séjours à
la campagne jusqu'au commencement de l'hiver, ne revenant
qu'à la fin de novembre ou dans la première dizaine de dé-
cembre à Paris, auprès de son malade ordinaire, qui, de son côté,
passait à Nohant tout l'été et une partie de l'automne. En l'au-
tomne de 1842, Mme Sand et Chopin quittèrent la rue Pigalle
et vinrent s'installer rue Saint-Lazare, où ils louèrent dans le
square d'Orléans (ou cité d'Orléans ou cour d'Orléam), les appar-
tements numéros 5 et 9. L'appartement de leur amie Mme Mar-
liani était au 7.
Mme Sand s'exprime ainsi dans V Histoire de ma Vie :
Nous avions quitté les pavillons de la rue Pigalle, qui lui déplai-
saient, pour nous établir au square d'Orléans, où la bonne et active
Marliani nous avait arrangé une vie de famille. Elle occupait un bel
appartement entre les deux nôtres. Nous n'avions qu'une grande cour,
plantée et sablée, toujours propre, à traverser pour nous réunir tantôt
chez elle, tantôt chez moi, tantôt chez Chopin, quand il était disposé
à nous faire de la musique. Nous dînions chez elle tous ensemble, à
frais communs. C'était une très bonne association, économique, comme
toutes les associations, et qui me permettait de voir du monde chez
Mme Marliani, mes amis plus intimement chez moi, et de prendre
mon travail à l'heure où il me convenait de me retirer. Chopin se
réjouissait aussi d'avoir un beau salon isolé, où il pouvait aller com-
GEORGE SAM) 41g
po im wu. M.11 il .lim.iit le monde el ne profitait guère di
Banotuaire que pour y donner des leçons. Ce n'est qu'à Nohant qu il
créait et écrivait (1). Maurice avait son appartement et son atelier
au-dessus de moi. Solange avail prèa de moi une jolie chantbrette où
elle aimai I à faire la dame vis-à-vis d'Augustine tes jours de sortie;
et d'où elle chassait sou frère et Oscar impérieusement, prétendant
que les gamins avaient mauvais ton et sentaient le cigare; ce qui ne
l'empêchait pas de grimper à l'atelier un moment après pour les faire
enrager, si bien qu'ils passaient leur temps à se renvoyer outrageuse-
ment de leurs domiciles respectifs et à revenir frapper â la porte pour
recommencer, l'n autre enfant, d'abord timide et raillé, bientôt ta-
quin et railleur, venait ajouter aux allées et venues, aux algarades et
aux relais de lire qui désespéraient le voisinage. C'était Eugène Lam-
bert, camarade de Maurice à l'atelier de peinture de Delacroix, un
garçon plein d'esprit, de cœur et de dispositions, qui devint mon enfant
presque autant que les miens propres, et qui, appelé à Nohant pour
un mois, y a passé jusqu'à présent une douzaine d'étés, sans compter
plusieurs hivers ('_). Plus tard, je pris Augustine tout à fait avec nous,
la vie de famille et d'intérieur me devenant chaque jour plus chère et
plus nécessaire.
On trouve encore des détails sur l'existence de cette nom-
breuse et amicale « communauté » de la cour d'Orléans, dans la
lettre de Mme Sand à Charles Duvernet, du 12 novembre 1842.
... Je te dirai que nous sommes occupés de cette grande et bonne
Pauline avec redoublement, depuis son redébut aux Italiens... son
succès... a été dans la Cenerentola aussi brillant et aussi complet que
possible... On remonte maintenant le Tancrède pour elle, et, les jours
où elle ne chante pas, nous montons à cheval ensemble.
Nous cultivons aussi le billard ; j'en ai un joli petit, que je loue
vingt francs par mois, dans mon salon, et, grâce à la bonne amitié,
nous nous rapprochons, autant que faire se peut, dans ce triste Paris,
de la vie de Nohant. Ce qui nous donne un air campagne, aussi, c'est
que je demeure dans le même square que la famille Marliani, Chopin
dans le pavillon suivant, de sorte que sans sortir de cette grande cour
d'Orléans, bien éclairée et bien sablée, nous courons le soir les uns
(1) Cette assertion est bien confirmée par les lettres de Chopin publiées
par M. Mieczislas Karlowicz dans les Pcuniafki po Chopinie.
(2) Eugène-Louis Lambert, plus tard peintre de chats fort célèbre, naquit
à Paris le 25 septembre 1825.
420 GEORGE SAND
chez les autres, comme de bons voisins de province. Nous avons même
invente de ne faire qu'une marmite, et de manger tous ensemble,
chez Mine Marliani, ce qui est plus économique et plus enjoué de
beaucoup que le chacun chez soi. C'est une espèce de phalanstère qui
nous divertit et où la liberté mutuelle est beaucoup plus garantie
que dans celui des fouriéristes.
Voilà comme nous vivons cette année, et si tu viens nous voir, tu
nous trouveras, j'espère, très gentils. Solange est en pension et sort
tous les samedis jusqu'au lundi matin. Maurice a repris L'atelier con
furia, et moi j'ai repris Consuelo, comme un chien qu'on fouette; car
j'avais tant flâné pour mon déménagement et mon installation, que je
m'étais habituée délicieusement à ne rien faire.
J'espère que je te donne sur nous tous les détails que tu peux désirer...
Il est très curieux de noter que le père de Chopin, en appre-
nant que son fils avait pris un nouvel appartement, mais igno-
rant que George Sand l'y avait suivi, craignit qu'il ne se
trouvât « trop solitaire » et écrivit ce qui suit à ce propos :
Nous avons vu avec plaisir par ta dernière lettre que l'air de la
campagne a fortifié ta santé et que tu espère s passer un bon hiver,
que tu as changé de logement, vu que le tien était trop froid. Mais ne
seras-tu pas isolé, si d'autres personnes n'en changent pas? Tu n'en
fais pas mention... (1).
Xous avons donné, dans le chapitre n de ce volume, des
esquisses de l'intérieur de la rue Pigalle et de l'existence qu'on
y menait, tracées par Balzac, Gutzkow, Loménie et Laube.
Quant à la vie intime de la cour d'Orléans, nous citerons le
récit de notre compatriote, W. de Lenz. musicien fort connu
et auteur des livres sur Beethoven (2), qui raconte dans sa bro-
chure les Grands virtuoses de notre temps (3) comment il fit la
connaissance de Chopin et de George Sand, et sa visite à la
petite communauté du square d'Orléans.
(1) Lettre du 16 octobre 1842. (Pamiatki po Chopinie, p. 174.)
(2) Wilhelm von Lenz naquit en 1804, mourut le 31 janvier 1883 à Saint-
Pétersbourg. Ses œuvres d'histoire et de critique musicale : Beethoven et
ses trois styles et Beethoven eine Kunststudie. jouissent d'une célébrité fort
méritée.
(3) Die grossen Pianofortevirtuosen miserer Zeit aus persimlicher Bekannt-
sehaft. Berlin, 1872. E. Bock, in-8°, 111 pages.
GEORGE s A Ni)
Lenz nous peint dans les quatre chapitres de ce petit opus-
cule ses relations avec Liszt, Chopin, Tausig el Hènselt, les
études qu'il lit sons leur direction, il raconte en passant ses
entrevues avec Berlioz, Meyerbeer, Cramer el d'autres célébrités,
e1 il esquisse en quelques traits les individualités morales el
musicales de* quatre grands pianistes. I>e toutes les parties
du livre la première, consacrée à Liszt, es1 la plus sympathique,
celle qui est contée ;ivec le plus d'entrain ei de pénétration:
Lenz a su apprécier la valeur, la profondeur morale de cette
nature, l'universalité de cette intelligence. Ce fui Liszt aussi qui,
en 1842, donna à Lenz un mot de recommandation pour Cho-
pin, chez lequel il était absolument impossible de pénétrer
sans une protection de ce genre. Lenz prit des leçons de Cho-
pin et fit connaissance avec plusieurs de ses élèves. Après un
certain temps, Chopin le mena un soir dans le salon de
Mme Marliani...
Nous omettons les détails se rapportant à Chopin lui-même ;
à son jeu poétique, merveilleux et capricieux ; à ses sympathies
et antipathies musicales, ou plutôt à son exclusivisme musical,
contraire à la pénétration musicale universelle de Liszt. Nous
omettons aussi les détails concernant la politesse raffinée et
tant soit peu ironique de Chopin, son élégance recherchée,
son amour du brillant, son engouement pour les jolis bibelots,
les jolies élèves et les équipages luxueux que ses admiratrices
titrées envoyaient pour le conduire chez elles. Glissons encore sur
les petits traits empoisonnés que Lenz décoche, relatifs à la
longueur du temps passé à attendre l'arrivée de Chopin, qui
par snobisme, prétend-il, remettait de jour en jour sa rentrée
du « château de George Sand, situé en Touraine (sic), parce
que c'aurait été contre toutes les bienséances mondaines de
retourner à Paris avant novembre... ». En général, malgré son
enthousiaste admiration pour le génie musical du grand Polo-
nais, Lenz laisse trop souvent percer son animosité contre la
personnalité de l'artiste pour qu'on puisse accepter, sans res-
trictions, tout ce qu'il débite sur Chopin, et surtout sur
George Sand. C'est ainsi qu'ayant raconté que Liszt n'a point
422 GEORGE SAND
craint de se montrer sur les boulevards avec lui, alors qu'il était
affublé d'un pardessus inimaginable en « velours tigré », il
ajoute : « Chopin ne l'aurait point osé, cela aurait pu déplaire à
la Sand... »
... On était en octobre, dit Lenz un peu plus loin, et Chopin était
toujours encore si distingué qu'il n'était pas à Paris. Alors un beau
matin Liszt me dit avec une aimable sollicitude : « Eli bien, il arrive,
je l'ai appris, si seulement la Sand le laisse partir. » Je répliquai : « S'il
pouvait la laisser partir, YIndiana. » « C'est ce qu'il ne fera jamais,
reprit Liszt ; je le connais. Mais dés qu'il arrivera je ramènerai chez
vous. Vous avez un Erard, nous jouerons la sonate à quatre mains
d'Onslow... » Octobre passa et Chopin n'y était pas encore. A grand-
peine et à force de sacrifices, je parvins à me faire prolonger mon
congé (1) et m'exerçais sur mon Erard avec une application extrême.
Liszt me donna une carte pour Chopin, portant ces mots : « Laissez
passer. Franz Liszt », et me dit : « Allez vers deux heures dans la cité
d'Orléans, où il loge, ainsi que la Sand, Mme Viardot, Dantan, etc. ;
le soir tout le monde se rassemble chez une comtesse espagnole. Peut-
être Chopin vous prendra-t-il avec lui, mais ne lui demandez pas de
vous présenter à la Sand. H est ombrageux. » — « Il n'a pas votre
courage. » — « Non, il ne la pas, le pauvre Frédéric... »
Chopin, au dire de Lenz, le reçut très froidement, sans même
lui offrir un siège, mais, après l'avoir entendu, il consentit à
lui donner des leçons ; il semblait toutefois pressé de le quitter,
regardait à tout moment sa montre et finit par lui demander cà
bout portant :
« Que lisez-vous? De quoi vous occupez-vous en général? » C'était
une question à laquelle je m'étais bien préparé : « Je préfère George
Sand et Jean- Jacques à tous les auteurs ! » dis-je trop précipitamment.
Il sourit, il fut adorablement beau en ce moment, « C'est Liszt qui vous
l'a soufflé, je le vois, vous êtes initié, tant mieux », répondit
Chopin.
Ce dialogue, incroyable par son manque de tact, est en
désaccord complet avec le conseil de Liszt de ne point faire
allusion à Mme Sand (ce qui pouvait sembler peu délicat à
(1) Cf. avec ce que dit Balzac dans ses lettres de 1842. (Lettres à TEtran-
gère, t. II, p. 72-73.)
GEORGE SAND mi
Chopin). Il manque, de plus, de probabilité, jurant complète-
ment avec la retenueel La réserve habituelles de Chopin, inca-
pable d'y renoncer toul à coup devant un inconnu. Il est de
même tout ;'i fait improbable qu'en donnant plus tard à Lenz
un autographe, tracé sur la première feuille de La Valse mélan-
colique, Chopin si peu prodigue de lettres et même de billets,
;iit dit qu'il ne B'abstenait d'écrire, que » parce que Mme Sand
écrivait si bien, qu'on n'avait pas le droit d'écrire... d.
Si on imitait Le style de Lenz, on déclarerait que tout cela,
a pour être ben trovato, n'est nullement vero et pas même
véridique ». De plus, autant Lenz est sérieux et mérite toute
confiance quand il traite la musique pure (quoiqu'il tombe
parfois dans la métaphysique musicale et dans un certain mysti-
cisme), autant il est insipide quand il veut être un « aimable
conteur », à la manière des feuilletonistes de 1840-1850, chose
absolument insupportable pour un lecteur contemporain. Grâce
à cette constante préoccupation de faire de l'esprit et des
mots, Lenz se rend parfois ridicule à son insu. C'est ce qui lui
arriva avec George Sand. L'incident rapporté par Lenz n'en
est pas moins très précieux pour le biographe, parce qu'il reflète
(quoique ce soit dans un miroir concave) des faits et des états
d'âme très réels. Ceci passé, laissons la parole à l'auteur de
Beethoven et ses trois styles :
Enfin je pus me rendre chez Chopin. La cité d'Orléans est une nou-
velle bâtisse de grandes dimensions, avec une vaste cour, première
entreprise de ce genre, un composé d'appartements numérotés, et
quant au nom (cité) les Parisiens en ont toujours un de prêt ! La cité
était située derrière la rue de Provence, dans le beau quartier de Paris.
Cela avait l'air si distingué et c'est cela qui était et qui est encore l'im-
portant à Paris... Dans la cité d'Orléans, où demeurait Chopin, habi-
taient aussi Dantan, George Sand, Pauline Viardot. Le soir ils se réunis-
saient dans la même maison, chez une vieille comtesse espagnole, une
émigrée politique. Le tout comme Liszt me l'avait raconté. Une fois
Chopin me prit avec lui. Dans l'escalier il me dit : « Vous devez jouer
quelque chose, mais rien de moi ; jouez votre chose de Weber. » (L'In-
vitation à la valse.)
George Sand ne dit pas un mot lorsque Chopin me présenta. C'était
peu aimable. C'est justement pour cela que je m'assis à côté d'elle.
434 GEORGE SAND
Chopin voltigeait tout autour comme un petit oiseau effrayé dans sa
cage, il voyait venir quelque chose. Que n'avait-il toujours à craindre
sur ce terrain-là?... A la première pause de la causerie dont les frais
étaient faits par l'amie de la Sand, Mme Viardot, la grande cantatrice
que je devais plus tard connaître à Saint-Pétersbourg, Chopin me prit
sous le bras et me conduisit auprès du piano. Ami lecteur, si tu joues
du piano, tu te représenteras aisément ce que j'éprouvais alors ! C'était
un pianino ou un petit piano vertical qu'ils tiennent pour un piano-
forte à Paris. Je jouai V Invitation par fragments; Chopin me tendit
la main très aimablement. George Sand ne dit pas un mot Je m'assis
encore une fois à côté d'elle. Je poursuivais visiblement une intention
quelconque. Chopin me regardait avec préoccupation par-dessus la
table sur laquelle bridait le cartel inévitable.
« Est-ce que vous ne viendrez pas un jour à Saint-Pétersbourg?
dis-je à George Sand du ton le plus aimable du monde, où l'on vous lit
tant et où vous êtes tant admirée. »
« Je ne rrC abaisserai jamais à un pays d'esclaves (1) ! »
C'était se montrer impolie après s'être montrée peu aimable.
« Vous avez raison de ne pas venir, repris-je sur le même ton, vous
auriez pu trouver la porte fermée ! » (Je venais de penser à l'empereur
Nicolas ! ) George Sand me regarda avec étonnement ; je plongeai sans
broncher dans ses beaux grands yeux bruns de génisse. Chopin ne
paraissait point mécontent, je connaissais ses hochements de tête.
En guise de réponse George Sand se leva d'une manière théâtrale
et se dirigea d'une allure toute masculine à travers le salon, vers la
cheminée flamboyante.
Je la suivis du même pas et m'assis une troisième fois à ses côtés,
tout prêt à l'escarmouche.
Elle devait enfin me dire quelque chose ! George Sand tira un énorme
cigare trabucco de la poche de son tablier et cria à travers le salon :
« Frédéric, un fidibus ! »
Cela m'outragea pour lui, mon grand seigneur et maître ; je com-
pris le mot de Liszt : pauvre Frédéric! dans toute sa valeur.
Chopin oscilla docilement vers elle avec un fidibus. Ce n'est qu'au
premier horrible nuage de fumée que George Sand daigna m'adresser
la parole : « A Saint-Pétersbourg, commença-t-elle, je ne pourrais
probablement pas même fumer un cigare dans un salon? »
« Dans aucun salon, madame, je n'ai jamais vu fumer un cigare »,
dis-je non sans appuyer et avec un salut profond.
George Sand me dévisagea : le coup avait porté. Je regardai tran-
quillement les beaux tableaux du salon, qui étaient éclairés chacun
(1) En français dans le texte allemand.
GEORGE SAND 425
par une lampe spéciale. Chopin devait oe rien avoii entendu; il était
retourné auprès de la table de la maître e de la maison.
Pauvre Frédéric! Combien il me faisail pitié, le grand artiste!
Le lendemain le portier de mon hôtel, M. Irmand, me dit : « Un
monsieur el une dame sont venus: je leur ;ii dit que voua n'y étiez
pas, vous ne m'aviez pas «lit de recevoir. Le monsieur ;i laissé son
nom, il avail oublié Bes cartes... Je lus : Chopin et Mm' Oeorç/i Sand.
Deux mois duranl j'ai gardé rancune à M. Armand
Chopin me dit pendanl la leçon : ■ George Sand (c'esl ainsi qu'on
avail donc l'habitude d'appeler .Mme Dudevant) avait été avec moi
chez vous ; quel dommage que vous c'y étiez pas! je l'ai bien regretté!
George Sand croil avoir été impolie envers vous. Vous auriez vu com-
bien elle peut être aimable, vous lui avez plu ! >
Cette visite dépendait assurément de la comtesse espagnole; c'était
une grande dame, elle avait bien sûr désapprouvé l'impolitesse, pen-
sai-je. dallai clic/. George Sand. Elle n'y était pas. de demandai : 0 Com-
ment s'appelle-t-elle donc cette dame effectivement, Mme Diidevantl" »
Ah. monsieur, elle a tant de noms ! » telle fut la réponse de la brave
vieille concierge.
\h'>* lors je jouis d'une attention toute particulière de la part de
Chopin. « J'avais plu à George Sand! » c'était un diplôme! George
Sand me fit l'honneur d'une visite ! c'était un avancement.
Liszt ou Chopin, l'homme reste le même.
Vous avez plu », m'avait dit Liszt un mois plus tôt en parlant
d'une dame du grand monde parisien à laquelle il avait toujours voulu
plaire et avait toujours plu ! Quant à moi, je n'avais que redit à la
dame les triomphes de Liszt à Saint-Pétersbourg, ce qu'il ne lui était
pas commode de faire à lui-même.
("est là que gît notre point d'attraction à nous tous, hic jacet
honw...
Ce qu'il y a d'intéressant dans ee récit, ce n'est certes point
V autoportrait de l'auteur, qu'il esquisse là, sans s'en douter le
moins du monde, mais bien les sentiments hostiles dont George
Sand fit preuve à l'égard de la Russie (1). Et cela est absolu-
ment naturel et compréhensible non seulement de la part de
l'amie de Chopin et de Mickievvicz. mais encore de la part du
(1) Lenz prétend même qu'un beau jour Chopin lui aurait dit qu'il n'avait
qu'une chose à désapprouver en lui : sa qualité de russe. « Liszt ne l'aurait
pas dit, ajoute Lenz, c'était borné, exclusif, mais cela donnait la clef de son
être (à Chopin)... « Nous sommes loin de partager cet étonnement naïf de
M. le conseiller d'État von Lenz !
426 GEORGE SAND
rédacteur de la Revue indépendante, de l'amie des poètes prolé-
taires, de l'auteur des articles socialistes et de l'adoratrice de
la liberté politique des peuples. Dans une lettre de Balzac à
YEtrangère, écrite treize ou quatorze mois plus tard, le 31 jan-
vier 1844, nous trouvons le reflet de cette même indignation
républicaine, de cette même animosité de George Sand à l'égard
de la Russie et des Russes. Balzac, à peine revenu de Péters-
bourg, très sympathique à la Russie (patrie de son Eve chérie),
et admirant, en artiste, maintes choses russes, — la beauté et le
caractère privé de l'empereur Nicolas Ier, en première ligne, —
dépeint les sentiments russophobes de George Sand fort humo-
ristiquement, et avec une pointe de sarcasme bien marquée :
H est impossible de dire plus de sottises qu'il ne s'en dit sur mon
tour en Russie, et il faut laisser dire. Ce qui me cause le plus de con-
trariétés, c'est le sot rôle qu'on me donne, ainsi qu'aux plus grands
personnages... Je ne peux même pas parvenir à établir que je n'ai pas
eu l'honneur de voir l'empereur autrement que, comme dit Rabelais,
un chien regarde un évêque, c'est-à-dire à la revue de Krasnoë-Sélo.
Avant-hier, dînant avec G. Sand, je lui disais : « Si vous le voyiez, vous
en tomberiez folle et vous passeriez d'un bond de votre bousingotisme
à l'autocratie. » Elle était furieuse. On me questionne beaucoup par-
tout; mais je dis à tout le monde que je n'ai point ri' impressions de
voyage, étant excessivement ennuyé des impressions quand je pars. Et
comme on ne me croirait pas si je ne faisais pas quelques épigrammes,
je dis que, comme tous les gens très corrompus, les Russes sont extrê-
mement aimables et faciles à vivre, qu'ils sont excessivement litté-
raires, puisque tout se fait avec du papier et que c'est le seul pays du
monde où Ton sache obéir. Oh ! si là-dessus vous aviez entendu ce qu'a
fulminé George Sand, vous auriez bien ri ! Je l'ai tuée en pleine table
par ceci : « Aimeriez- vous que dans un grand danger vos domestiques
délibérassent sur ce que vous leur commandez de faire, sous prétexte
que vous êtes frères et compatriotes du Tour de la Vie?... » Vous savez
l'effet de la goutte d'eau dans les raisonnements de la bouilloire ; le
train philosophico-républico-communico-Pierrc-Lerouxico-germanico-
Deisto-Sandique s'est arrêté net. Alors Marliani a dit qu'on ne pou-
vait pas raisonner avec les poètes. « Vous l'entendez? » ai-je dit à
George Sand en m'inclinant avec grâce. < Vous êtes un affreux sati-
rique, a-t-elle dit, faites la Comédie humaine. »
«Moi, leur ai-je dit, je suis bon enfant : j'admire tout ce qui est beau:
Danton à l'échafaud, Socrate buvant la cisruë. d'Assas mourant.
GEORGE s A Ni)
Marceau, d'Orthez, Catherine «i<> Médici et, il b de la grandeur
el de la poésie en Russie, je ne superpose pas la-dessus les idées de nus
nus, iin- démocratiques. Restez dans \>>- journaux el laissez-moi
croire qu'un Russe, dans bs peau de mouton el devant un samovar,
est heureux au moins autant que notre portier.
a Voilà, belle dame, un échantillon de la belle France. <»n m'a dit
éclectique, Batirique, car on m'a Bupposé le cœur trop uoble pour ne
pas avoir été profondément affligé de la servitude de tout un peuple.
Notez que le portier-libre de la place d'Orléans fera couper le cou à
tout ce inonde s il devient président de Bection de la République.
t Oh 1 tenez, il Faut vivre chez soi, aussi loin des théories que des
grands fleuves ( 1 1 !... »
Ces lignes moqueuses de Balzac relèvent le récit passablement
plat de Lenz et lui donnent du relief. Mais si on relit attenti-
vement ce même récit et les pages traitant de Chopin, qui le
précèdent dans le livre de Lenz, alors, en outre de ces senti-
ments hostiles à l'égard de la Russie si caractéristiques chez
George Sand, une autre impression s'impose. C'est la diffé-
rence, l'opposition des deux natures : douceur presque fémi-
nine et retenue aristocratique, dans les manières de Chopin,
— simplicité toute démocratique, absence de toute contrainte,
droiture et même une certaine brusquerie presque masculine dans
les allures de George Sand. Le livre de Lenz reflète inconsciem-
ment ces divergences de nature, comme sur une plaque photo-
graphique apparaissent, à l'.nsu du photographe, non les lettres
du document qu'il est en train de reproduire, mais les lignes
et les caractères du texte p imitif, tra es précédemment sur la
même feuille et soigneusement grattés. A travers le récit si
franchement pauvre de Lenz, sous son agaçante préoccupation
de faire de l'esprit, apparaissent les traits des caractères, très
importants pour le biographe, et nous trouvons fortuitement
la clef de certains désaccords entre Chopin et Mme Sand.
On a maintes fois signalé que les rôles étaient intervertis :
George Sand était un caractère tout masculin, Chopin, une
nature toute féminine. De plus, Chopin, avait reçu une édu-
cation extrêmement soignée, suivie, régulière. Aurore Dupin
(1) H. de Balzac, Lettres à V Etrangère, t. II, p. 285-286.
428 GEORGE SAND
fut élevée au contraire à l'aventure, ballottée entre deux extrêmes
contradictoires, sans aucune suite ou système (on peut dire que ce
fut un manque de toute vraie éducation }. Biais sans parler dupasse,
les milieux où se mouvaient depuis leur liaison le grand musi-
cien et la romancière étaient parfaitement dissemblables. Chopin
vivait presque exclusivement entouré d'artistes de grand talent,
d'hommes d'un esprit et d'un goût raffinés, ou dans les cercles
de l'aristocratie polonaise, française et étrangère. La première
nourrissait des rêves de liberté, mais de liberté nationale et
nullement sociale ; la seconde se composait de purs légitimistes.
Quant à Mme Sand, elle était alors presque exclusivement entou-
rée de révolutionnaires, de démocrates d'opinions et de naissance :
tout les dénonçait : leurs habitudes, leurs manières et leur lan-
gage. Musset avait déjà été choqué par le laisser aller et les
manières passablement grossières des amis berrichons de la grande
femme. Il fallait à présent leur ajouter Leroux : Chopin admirait
sa doctrine, mais sa malpropreté et sa chevelure mal peignée
l'horripilaient (1). Il n'était pas le seul ! La maison de George
Sand était encore fréquentée par une foule de « prolétaires »,
poètes ou non ; de camarades d'atelier de Maurice, rappelant très
peu par leurs manières et leurs allures leur professeur Delacroix,
ce dandy accompli. On y voyait aussi des membres de l'allègre
confrérie des tréteaux, qui n'étaient souvent que des bohèmes
fort débraillés. On y rencontrait aussi certains parents de la mère
et du demi-frère de George Sand, dont nous aurons à parler plus
loin. Dans une lettre de Mrs Elisabeth Browning-Barrett (2) qui
visita George Sand en 1852, nous trouvons la page que voici,
qui, selon nous, peint parfaitement le milieu dans lequel se mou-
vait George Sand, aussi bien en 1842-1847 qu'en 1852 :
Je n'ai pu aller chez elle avec Robert (3) que trois fois, et un jour
elle n'y était pas. Il a été vraiment bon et aimable de m'y laisser
(1) On peut lire dans les souvenirs de Thoré (Notes et souvenirs de Théo-
phile Thoré, 1807-1869, Nouvelle revue rétrospective, 1898) combien Leroux
était malpropre et désagréable à voir lorsqu'il mangeait.
(2) Femme poète anglaise fort connue (1805-1865).
(3) Robert Browning, mari de Mrs Barrett, poète et écrivain lui-même
(1812-1889).
GEORGE SAND 43g
revenir après avoir vu la société qui rampi autour d'elle. Il n'en avail
guère envie, mais comme il est le prince des maris, il a cédé à mon
désir sur ce point.
Elle paraît vivre, comme entourage, dans l'abomination de la déso-
lation : des toutes d'hommes mal élevés l'adorenl à genoua bas entre
des bouffées de tabac el en lançant leur salive, mélange de loqueteux
groupés autour du bâillon rouge el de cabotins du dernier ordre. Elle
est si différente, si loin de tous, si seule dans son dédain mélancolique.
.l'ai été profondément intéressée par cette pauvre femme. -I ai Benti
une compassion Immense pour elle. Je ne m'occupais guère du I îrec eu
costume grec qui la tutoyait et l'embrassait, je crois (à ce que dit
Robert 1. ou «le cet autre homme de théâtre si vulgaire qui se jetait à
ses pieds en l'appelant sublime . Caprice d'amitié, disait-elle avec
son mépris tranquille el doux. C'est une noble femme qui marche ainsi
dans la boue bien sûrement ! .Je voudrais aus-i m'agenouiller devant
elle, si elle consentait à laisser tout cela, à rejeter loin d'elle ce qui est,
indigne et rester seulement elle-même, telle que Dieu l'a faite.
Quoiqu'il no faille aucunement se souvenir à ce propos du
proverbe : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es », il n'en
est pas moins sûr, qu'en vivant continuellement en telle compa-
gnie. Mme Sand s'habituait à son insu à ne pas faire attention
aux apparences; ne voulant voir que le fond, généralement
bon et estimable, elle tâchait de passer sur certains détails exté-
rieurs, fût-ce une mise peu élégante ou même malpropre, un lan-
gage peu choisi, des allures débraillées, des éclats de rire trop
retentissants ou trop grossiers, des vociférations, des disputes.
Nous soulignons ici, une fois de plus, le côté bohème de son en-
tourage, dont nous avons déjà parlé au début de ses relations
avec Chopin. Le lecteur a dû voir dans les chapitres précédents
combien les idées émancipatrices et leurs adeptes — gens de
conditions les plus diverses et surtout politiques de profession
— entouraient alors Mme Sand et jouaient le premier rôle dans
son existence et dans ses aspirations.
Dans les premières années de leur vie commune, 1838-1842,
l'influence de Chopin, les intérêts purement artistiques et phi-
losophiques auxquels George Sand était elle-même portée
par sa nature, l'emportèrent sur les tendances politiques ou
sociales, puis ce fut le tour de ces dernières. Chopin partageait
43»
GEORGE SAND
la plupart de ses croyances et de ses espérances; fils de la Po-
logne opprimée, il sympathisait avec tout ce qui était libre, cou-
rageux et sublime, mais la forme sous laquelle lui apparaissaient
parfois ces croyances et ces doctrines, les politiques et les poli-
ticiens lui inspiraient du dégoût. Il les vit d'abord d'un œil in-
différent, mais après plusieurs années d'existence commune, il
commença à protester. Il attachait une valeur exagérée à des
faits sans importance, mais il en remarquait parfois d'autres qui
importent plus que les grands et qu'on ne peut ne pas prendre à
cœur. Nature nerveuse et impressionnable il s'affligeait profon-
dément d'une contradiction ou d'un manque de compréhension ;
ne pas remarquer ses révoltes lui semblait une preuve d'absence
de délicatesse morale. De son côté, George Sand, nature moins
fine, moins complexe, plus robuste et plus saine, s'étonnait fort
candidement de ce qu'on pouvait ainsi « prendre une mouche pour
un éléphant », taxait toutes ces afflictions de « maladives et d'in-
compréhensibles » et les traitait comme les caprices d'un enfant
de génie malade, qu'il était inutile de combattre par des remon-
trances logiques ou par la discussion et dont il ne fallait qu'éloi-
gner les prétextes, comme on éloigne des enfants tout ce qui
éveille leurs caprices.
Déjà, en l'été de 1841, il y eut un petit malentendu, au
sujet de Mlle de Rozières, une protégée de Chopin et son admi-
ratrice dévouée : il l'avait d'abord beaucoup estimée, mais elle
avait alors (George Sand croyait sans aucune raison) excité
l'animosité de son grand maître. Chopin semblait si exaspéré
contre elle que Mme Sand, qui avait pris son parti, dnt la prier
de ne pas venir, cet été-là, à Nohant.
Voici deux lettres inédites de George Sand se rapportant à
cet épisode :
A mademoiselle de Rozières.
Nohant, 20 juin 1841.
Merci, chère enfant, de vos aimables lettres et de tout ce que vous
me dites de Solange. Mme Marliani et Mlle Crombach me disent qu'elle
GEORGE s.\ Ni) 43i
se plaint de trop travailler, el même qu'elle a les yeux fatigués, mai
je n'y oroia pas beaucoup. Je la Baie trop paresseuse pour qu'il soit
po ible de l'amener à un excès de travail, el je pense que Mme Bascang
sait ce que peul porter sa tête Bans danger el Bans altération.
Maintenant, que je vous cjise encore de nos secrets. Il y a ici une irri-
tation contre vous que je ne sais plus à quoi attribuer, qui ne rime à
rien, el qui ressemble à une maladie. Je croyais que l'autre motif
d'humeur détourné, celui-là B'en irait comme il était venu. Mais en
vérité, je nt' B8JS pas eu quoi VOU8 avez pu le blesser si fort II est très
iiieeliant à \nire égard, mm qu'il (lise ii ii seul mot contre voua que
vous m' puissiez entendre, vous Bavez qu'il n'a réellement aucune
amertume dans le cœur et il n'en a pas non plus de sujet, réel avec
VOUS. Mais il vous l'ait un crime de mon amitié pour vous et de la
manière dont j'ai défendu vos droits à riiiilr/H iiihii/rr. Il en est malheu-
reusement ainsi toutes les fois que je prends parti contre son jugement
et son opinion pour une personne quelconque et son dépit est d'au-
tant plus grand (pic je tiens plus à la personne et (pie je la soutiens
plus chaudement. Si je n'étais témoin de ces engouements et de ces
désengouements maladifs depuis trois ans, je n'y comprendrais rien,
mais j'y suis malheureusement trop habituée pour en douter. Je me
suis donc bien gardée de lui parler du nécessaire et de lui lire les phrases
de votre lettre qui le concernent. Il y en aurait eu pour tout un jour
tic silence, de tristesse, de souffrance et de bizarrerie. J'ai essayé de
lui remettre l'esprit en lui disant que Wz... ne viendrait pas, qu'il pour-
rait y compter. 11 a sauté au plafond en disant que si j'en avais la
certitude, apparemment c'est parce que je lui avais fait savoir la
vérité. Là-dessus j'ai dit oui, j'ai cru qu'il deviendrait fou. Il voulait
s'en aller, il disait que je le faisais passer pour fou, pour jaloux, pour
ridicule, que je le brouillais avec ses meilleurs anus, que tout cela
venait des caquets que nous avions faits ensemble, vous et moi, etc.
Jusque-là j'avais parlé en riant, mais en voyant que cela lui faisait
tant de mal et que la leçon était trop forte, je me suis rétractée, j'ai
dit que je venais de l'attraper pour le punir, mais que ni vous ni Wz...
ne vous doutiez de rien. Il l'a cru et il s'est remis tout de suite, mais
il était de toutes les couleurs toute la journée. Engagez donc Wz...
à ne jamais lui faire entendre rien qui le mette en souci de mon indis-
crétion, car je crois qu'il en ferait une maladie. H dit que Wz... lui bat
froid, qu'il voit bien qu'il y a quelque chose entre eux. Enfin, comme
de coutume, il veut que personne ne souffre de sa jalousie, excepté moi,
et qu'elle ne soit punie en aucune façon par le blâme de ses amis. Tout
cela est fort injuste, et doit être pardonné, seulement à cause de l'état
de santé qui est aussi bizarre, aussi peu égal que le caractère. J'étais
forcée de vous dire tout cela, car j'ai beaucoup désiré que vous vins-
432 GEORGE SAND
siez ici. J'ai fait mon possible pour que vous y consentissiez et je ne
peux pourtant pas vous attirer chez moi comme dans un guêpier où
vous recevriez tous les jours quelques piqûres. Je vous ai vue pleurer
pour tout cela, je vous ai vue plusieurs fois gênée, triste, au supplice,
quand vous aviez quelque chose comme cela sur le cœur. Vos yeux
étaient pleins de larmes parce qu'il vous arrachait un couteau des
mains. Toutes ces petites souffrances vous seraient peut-être intolé-
rables à la campagne, et moi je ne les supporterais pas, je ne pourrais
pas m1 empêcher de prendre votre parti et de me fâcher tout haut et
très fort. Je crains donc des orages, parce que je vois qu'il y est dis-
posé et je n'ose plus vous engager à venir. Vous ne pensez pas, j'es-
père, que ce soit dans la crainte de voir mon repos troublé, je n'ai
jamais eu de repos et je n'en aurai jamais avec lui. D'ailleurs j'ai du
courage et pour mon compte je ne sais reculer devant aucun devoir
d'amitié, mais je ne voudrais pas vous tromper sur les petits cha-
grins que vous pourriez éprouver ici ; ce serait, je le crois, un égoïsme
que vous auriez le droit de me reprocher. J'aime mieux avoir le cou-
rage de vous dire : Ne venez pas encore. Je vous écrivais, il y a huit
jours, le contraire. Je croyais que la piqûre était fermée. Mais quand
j'ai annoncé avec beaucoup de joie en recevant votre dernière lettre
que vous paraissiez consentir à venir, j'ai bien vu qu'on faisait une
drôle de grimace et que cela ne se raccommoderait pas si vite. Vous
me demanderez : pourquoi piqué, pourquoi indisposé contre vous?
Si je le savais, je saurais où est la maladie et je pourrais la guérir ;
mais avec cette organisation désespérante, on ne peut jamais rien
savoir. Avant-hier, il a passé la journée entière sans dire une syllabe
à qui que ce soit. Etait-il malade? Quelqu'un l'avait-il fâché? Avais-je
dit un mot qui l'eût troublé? J'ai eu beau chercher, moi qui connais
aussi bien que possible maintenant ses points vulnérables, il m'a été
impossible de rien trouver et je ne le saurai jamais, non plus qu'un
milliard d'autres choses pareilles dont il ne sait peut-être rien lui-
même. Cependant comme un effet sans cause ne peut pas durer, je
persiste à croire qu'il oubliera son humeur contre vous et qu'il rede-
viendra ce qu'il était auparavant, vous aimant et disant du bien de
vous à toute heure. Quant à moi, je ne passerai jamais condamnation
là-dessus et je ne cesserai pas de lui dire qu'il est injuste et fou en cela.
Bonsoir, bien chère petite. Ne me répondez pas à tout cela, les
lettres arrivent le matin, moi je vous écris la nuit, c'est différent !
A vous de cœur, amitiés bien tendres à Wz... Je charge son amitié
de vous consoler de cette blessure que je suis obligée de vous rouvrir ;
que la mienne vous fasse aussi un peu de bien; comme je veux tou-
jours vous laisser l'honneur du camp, je persiste à dire que je vous
invite et que je vous espère. Je ne veux pas qu'il se croie le maître. Il
1 1 1 ORGE SAM) 433
en sérail d'autant plus ombrageux à I avenir et, tout en gagnanl cette
\ iotoire, H en Berail désespéré, oar il ne Bail ni ce qu'il veut, ni ce qu'il
qg \ciii pas.
.1 mademoiselle <i< Ro ù
Nohant, 29 aoûl 1841.
Merci, chère bonne, «le toutes les peines que vous avez prises pour
m'expédier ma Bile. Elle m'esl arrivée fraîche comme une rose el
enchantée, comme vous pouvez croire. Depuis ces trois jouis elle est
charmante 11 esl vrai qu'elle n'a pas grand'peine . elle est toujours
en course et eu promenades et en embrassades. Elle a été voir aujour-
d'hui sou père qui est venu passer quelques jours chez mon frère et
qui l'a trouvée superbe. Hier nous avions été voir des amis assez loin
de clic/, noi's. 1 >e sorte que nous rfavons encore parlé ni de piano, ni
d'aucun autre sujet sérieux. Je vous remercie de regretter un peu de
n'être pas venue. Moi je n'ai pas besoin de vous dire que j'ai une
bonne blessure dans le coeur à propos de vous et non par votre faute
certainement, vous en chercheriez vainement la cause, puisque vous
n'avez jamais été que parfaite pour nous tous et que vous avez été
Longtemps appréciée : jusqu'à un certain moment inexplicable où par
suite d'.un cancan mystéri' ux, ou d'un caprice d'esprit plus mysté-
rieux encore, vous êtes devenue un sujet de discussion assez amère
de part et d'autre, car je n'aime ni les préjugés, ni les injustices. Cela
m'étonne d'autant plus que la santé est infiniment améliorée et l'hu-
meur, par conséquent, plus égale et plus enjouée. Il est si aimable
quand il veut, qu'il s'est fait chérir de la plupart de mes amis. Mais
il y en a encore deux ou trois contre lesquels il nourrit des préventions
très mal fondées. Cela passera-t-il avec le temps? Je l'espère toujours,
parce que le fond de son cœur donne un continuel démenti aux souf-
frances un peu folles de son caractère. Ne revenons plus sur ce sujet
maintenant, je craindrais qu'en trouvant une de vos lettres, il ne me
fît un grand tort de vous avoir dit tout cela et que les choses ne vins-
sent à s'envenime^- au lieu de se calmer, comme elles doivent le faire
avec le temps et le silence. Pourquoi l'absence de W... doit-elle être
si longue? cela m'afflige et m'effraye pour vous. Je ne doute pas de sa
bonté et de son affection réelle pour vous ; mais je crains sa noncha-
lance et sa faiblesse. Je crois qu'avec l'énergie et la décision de votre
caractère vous aurez à souffrir de cette amitié, mais si vous ne souffriez
pas de cela, il vous faudrait souffrir d'autre chose. Toute affection est
une source de douleurs. Et il faut se consoler en se disant que si la vie
du cœur est très amère, la vie de ceux qui n'aiment rien est horrible-
434 GEORGE SAND
ment laide et méprisable. On le sent si bien qu'on accepte tous les
maux plutôt que ce néant et on a invente l'enfer plutôt que de sup-
poser Dieu indifférent pour les morts. Notre vie ressemble bien un
peu à un supplice, mais nous avons la faculté de l'ennoblir à nos pro-
pres yeux par le courage (pie nous y portons, je crois que tout est là
et que s'il est une satisfaction durable, toujours possible, toujours
pure, c'est celle que nous donne la conscience de notre dévouement
et de notre justice. Je vois bien que c'est par là que vous vous con-
solez et qu'en vous sacrifiant vous vous calmez un peu. Je ne déses-
père donc pas de votre force, parce que vous êtes une belle âme.
Bonsoir, chère amie. Vous me direz quand il faudra renvoyer ma
pauvre fille. Je ne crois pas que je l'amène moi-même. Je resterai ici
le plus tard possible pour remettre un peu mes affaires par le travail
et l'économie ; j'ai eu sous ce rapport de grands revers, j'en sors peu
à peu, mais ce n'est pas sans peine et sans fatigue.
A vous de cœur. Je vous embrasse tendrement. Solange ronfle.
Elle vous écrira elle-même. Je ne sais où Maurice a pris que mon frère
était scandalisé de vos plaisanteries. H me charge de vous dire tout le
contraire. Maurice a dit l'autre jour à quelqu'un d'un ton très ferme
et très sec que vous étiez charmante et excellente ; cela m'a fait grand
plaisir...
Dans les Lettres de Fr. Chopin à son ami Jules Fontana, pu-
bliées par Ferdinand Hœsick (1), nous trouvons des pages —
se rapportant à Mlle de Rozières et expliquant les causes de
l'hostilité de Chopin à son égard, qui paraissait si incompréhen-
sible à Mme Sand. Pour les mieux apprécier citons les quelques
lignes dont M. Ferd. Hœsick fait précéder ces deux lettres de
Chopin. Jules Fontana qui avait fait à Paris, en l'été 1841, plu-
sieurs commissions pour Chopin alors à Kohant, lui en rendit
compte dans une lettre.
« Dans cette lettre, — dit M. Hœsick, — au milieu d'une série
d'autres nouvelles familières, il annonçait à son ami qu'il avait
fait cadeau de l'un des petits bustes de Chopin sculptés par
Dantan, à Antoine Wodzinski qui était en train de se rendre
auprès de ses parents à Poznan. Croyant que Chopin n'aurait rien
à objecter, il semble ne s'être pas même douté qu'il le mettait
par là dans une position équivoque, parce que Antoine Wodzinski
(1) Bïblioteka Warszaicska, 1899, en polonais.
GEORGE SA NI) 435
■était le propre frère de Marie Wbdzinska... C'étail déjà une hi -
toire ancienne, mais elle était encore trop fraîche. El ponrtanl Fon-
tana Bavait foii bien que si cela n'avait dépendu que de Chopin,
Ma tir Wbdzinska aurail » I «'• j à été sa femme, à ce moment ; que
si ce mariage n'avait pas eu lieu, ce n'était pas parce que Cho-
pin avait rompu avec les Wodzmski, mais bien parce que les
Wbdzinski avaient rompu avec Chopin, quoiqu'il tût déjà fiancé
avec* Mademoiselle Marion aux noirs sourcils »... Qui sait quelle
orientation aurail pris sa vie, s'ils n'eussent pas rencontré la
résistance inébranlable de la part du père de Marie, et s'ils
s'étaient mariés? Quoi qu'il en soit, Fontana, qui était initié dans
les affaires de cœur de Frédéric, manqua de tact en donnant
le buste à Antoine Wodzinski. La famille de Marie, sans en
excepter la jeune fille elle-même, aurait pu faire là-dessus des
commentaires très fallacieux, soupçonner de la part de Frédéric
le désir de renouer les relations rompues, alors qu'il n'y son-
geait pas ! En lisant la lettre de Jules Fontana, il eut un accès
d'humeur contre lui, parce qu'il savait combien peu de chose
suffit pour créer un potin. C'est dans cette disposition d'esprit
qu'il écrivit à Fontana la lettre que voici; malgré son air calme
et tranquille, on devine combien Chopin était exaspéré contre
lui à propos du petit buste :
Mardi (1).
Mon cher, je reçois ta lettre dans laquelle tu me parles de M. Troupenas. ..
Jusqu'ici tu as tout parfaitement bien fait. Il n'y a qu'une chose que j'aie
lue dans ta lettre de ce matin qui me fût sérieusement désagréable (mais
lu ne pouvais le deviner), c'est que tu aies donné mon buste à Antoine.
Ce n'est pas qu'il l'ait, ni que j'en aie besoin ou que j'en fisse cas (il
ne faut pas même en commander un autre à Dantan), mais bien parce
que si Antoine l'a pris avec lui à Poznan, il y aura de nouveaux can-
cans, et moi j'en ai déjà bien assez ! Si je n'ai donné à Antoine aucune
commission, c'est justement à cause de cela, parce que quelle meilleure
occasion aurais-je pu avoir? Mais, tu vois, Antoine n'a pas compris!
Et s'il allait le raconter encore à son amie? Tu saisis peut-être? Et
aux parents, combien cela leur paraîtra étrange que ce ne soient pas
(1) 24 août 1841. Le timbre porte : La Châtre, 25 août. Or, le 25 août tom-
bait en 1841 sur un mercredi. W. K.
436 GEORGE SAND
eux, les premiers, qui aient reçu cette argile! Ils ne croiront jamais
que ce n'est pas moi qui le lui ai donné! Je suN considéré dans la
maison d'Antoine bien autrement qu'en qualité de pianiste. A certaines
personnes cela paraîtra tout autrement aussi. Tu ne les connais pas.
Tout cela me reviendra ici dans une tout autre lumière. Ce sont des
choses très délicates auxquelles il ne faudrait pas toucher. Assez là-
dessus ! Je te prie, mon chéri, de ne rien dire à personne de ce que je
viens de t'écrire là, que cela reste entre nous ! Si je ne l'ai point biffé,
c'est afin (pie tu me comprennes. Ne te fais point de reproches. Aime-
moi et écris-moi. Si Antoine n'était pas encore parti, laisse tout tel
que, parce que cela serait pire, il raconterait tout cela à Mlle de Ro-
zières, parce qu'il est un honnête homme, mais faible, et elle est indis-
crète, aime à faire montre de son intimité, se mêle volontiers des
affaires d'autrui ; embellira, exagérera tout cela et fera un taureau
d'une grenouille, ce qui ne lui arrivera pas pour la première fois. C'est
(entre nous) un cochon insipide qui d'une manière étonnante sut se
creuser un passage dans mon enclos, y remue la terre et y cherche des
truffes même parmi les roses ! C'est une personne à laquelle il ne faut
point toucher, parce que dès qu'on y touche il en résulte une indis-
crétion inénarrable ! Enfin une vieille fille ! Nous autres, vieux cava-
liers, nous valons bien mieux !...
... Le 13 septembre Chopin écrit à ce même propos :
En ce qui concerne Antoine, je suis sûr que sa maladie est exagérée.
Mais quant à ce que je t'avais écrit, il fut trop tard, parce que sa cou-
veuse, immédiatement alarmée, écrivit une lettre désespérée à la maî-
tresse de céans [George Sand] avec l'aveu qu'elle allait le rejoindre,
qu'elle méprisait les convenances, ces horribles convenances ; que sa
famille c'étaient des misérables, des sauvages, des barbares atroces,
la Nakwaska exceptée, dans laquelle elle avait trouvé une amie et qui
lui donnait le passeport de sa gouvernante pour qu'elle puisse au
plus vite aller le sauver ; qu'elle écrivait si brièvement (trois feuilles
entières !) parce qu'elle ne savait pas s'il était vivant, qu'elle s'y atten-
dait, après les terribles adieux, les nuits passées en larmes, etc. La
verge, la verge à la vieille sotte ! Et ce qui me fâche le plus, c'est que
tu sais combien j'aime Antoine, et non seulement je ne puis lui porter
secours, mais encore j'ai tout l'air de protéger et de prêter la main à
tout cela. J'y fis trop tard attention et ne sachant ce qui se passait
et ne sachant point de quel genre était cette personne, je présentai
cet épouvantail (uiechec) en qualité de maîtresse de piano à la fille
de Mme S[and], qu'elle prit au collet et, se donnant pour une victime
de Vamour et pour quelqu'un qui connaissait mon passé, grâce à mon
GEORGE S AND 4.<7
Polonius qu'elle vit dans toute i pèce de positions, elle s'insinua de
force dans l'intimité de Mme S... (el tu ne peux t'imaginer avec com-
bien d'habileté el avec combien de ruse et commenl elle -ni profiter
de mes relations avec Antoine!) Tu peux juger combien cela m'es!
agréable, d'autanl plus que (comme tu as pu le remarquer) Antoine
ne l'aime qu'autant qu'elle B'esl accrochée à lui el ne lui coûte rien.
Antoine est, malgré toute sa bonté, apathique et B'esl laissé enfour-
cher par cet ic étrange ci habile intrigante accomplie, tu peux te l'ima-
giner de quels appétits clic l'ait preuve! Elle le poursuit partout, et,
par ricochet, clic me poursuit; ceci ne serait encore rien, mai- ce
(pli est pis, i'lle poursuit Mme S ami ! Il lui semble ipf une l'ois que je
lus lié dans mou enfance avec Antoine doue... (plusieurs mots biffes
e1 illisibles i. Assez là-dessus, n'est-ce pas? Passons à quelque chose
de plus ragoûtant.
Il est très intéressant de mettre ces lignes en regard de la lettre
de George Sand imprimée dans la Correspondance et qui reste-
rait assez énigmatique, sans ces deux lettres de Chopin à Fon-
tana, mais avec elles éclaire parfaitement et définitivement la
mystérieuse raison du- mécontentement de Chopin et de son
malentendu avec George Sand en Tété de 1841.
.1 mademoiselle de Rozières, à Paris.
Xohant, 22 septembre 1841.
Chère amie,
Je ne comprends pas que vous m'accusiez de vous accuser, quand
je vous approuve et vous plains de toute mon âme. Si je ne vous ai
pas écrit, c'est que je ne savais pas où vous adresser ma lettre et,
comme le motif de votre absence était une chose fort secrète, comme
on ne sait jamais ce que peut devenir une lettre qui ne va pas direc-
tement à la personne absente, je voulais attendre votre retour à Paris
pour vous écrire. Je vous réponds ce soir à la hâte, ne voulant pas
attendre la lettre de Solange, qui mettra bien deux ou trois jours à
tailler et retailler sa plume, et ne voulant pas vous laisser dans le mau-
vais sentiment de doute que vous avfz sur moi.
J'ai passé la nuit à corriger des épreuves, la tête m'en craque ;
je ne vous dirai donc que deux mots. Parlez-moi à cœur ouvert si cela
vous soulage, je ne me fais pas fort de vous consoler ; je crois que vos
douleurs sont grandes et qu'il n"est au pouvoir de personne de les
438 GEORGE SAND
guérir. Mais, si vous sentez le besoin de les dire, aucune affection ne
recevra vos épanchements avec plus de sollicitude que la mienne.
Où avez-vous pris que je pouvais vous blâmer? et par où êtes-vous
blâmable? Je ne suis pas catholique, je ne suis pas du monde. Je ne
comprends pas une femme sans amour et sans dévouement à ce qu'elle
aime. Soyez aussi prudente que possible, pour que ce monde hypo-
crite et méchant ne vous fasse pas perdre l'extérieur et le nécessaire
de l'existence matérielle.
Mais notre vie intérieure, nul n'a droit de vous en demander compte.
Si je puis quelque chose pour vous aider à lutter contre les méchants,
vous me le direz dans l'occasion et vous me trouverez toujours. Bonsoir,
amie ; parlez-moi de vous, de lui, de votre santé à tous deux. Ce que
vous me faites pressentir me laisse dans un grand effroi. Est-il plus
malade? Est-ce vous qui le seriez?
Personne ici n'a su que vous étiez absente, je n'en ai rien dit. Je
crois que, s'il y a eu et s'il y a encore des cancans, ils viennent
de M. F... (1) qui écrit toutes les semaines et qui cause toujours
par ses lettres (je ne sais si elles contiennent des nouvelles ou des
ragots) un notable changement dans l'humeur. Je ne connais ce mon-
sieur que de vue ; mais je le crois écorché vif et toujours prêt à en
vouloir à tout le monde de ses propres disgrâces. Ce caractère est
peut-être plus digne de pitié que de blâme, mais il fait bien du mal à
Vautre qui a la peau si délicate qu'une piqûre de cousin y fait une
plaie profonde.
Mon Dieu, n'y a-t-il pas assez de maux véritables sans en créer
d'imaginaires?
A vous de cœur et à toujours.
On se représente la pauvre « sensitive » qu'était Chopin au
milieu de toutes ces pénibles, grossières, banales et brutales
impressions, qui le froissaient, le faisaient souffrir ou appréhen-
der toutes sortes de complications ! Il y avait d'abord la crainte
d'être soupçonné de manquer de délicatesse vis-à-vis de la fa-
mille de Marie Wodzinska,— son ancien amour; la peur que toute
cette histoire à propos de la statuette ne revînt de Poznan
« exagérée et embellie », par l'intermédiaire d'Antoine et de la
demoiselle de Rozières, via Paris à Nohant, auprès de Mme Sand, —
son amour nouveau (il croyait, en jugeant par lui-même, que
cet incident devait la blesser et l'affliger). Il y avait aussi l'in-
(1) Fontana«
GEORGE SAND 439
dignation contre cette « intrigante accomplie . cette indiscrète
demoiselle de Rozières caquetant, profitant grossièrement et
sournoisement de ses relations actuelles avec l'ami Antoine »
et des relations d an t an du même Antoine avec Chopin, pour
s'insinuer dans l'intimité de George Sand. Il éprouvait encore
du dépit contre lui-même, d'avoir présenté cette femme à
Mme Sand. Puis il avait du dégoût pour toutes ces grandes
phrases, ces grandes inconvenances, tous ces manques à la
bienséance, cette ostentation de Mlle de Rozières de partir à
grand fracas à la suite d'Antoine; et du mépris pour l'achar-
nement de cette vieille fille amoureuse à poursuivre son cher
ami d'enfance, à se cramponner « à cet honnête, mais apathique
et faillie Antek ». Il y avait surtout l'indignation d'un homme
de goût pour toutes ces déclamations contre « le monde hypo-
crite » et les « horribles convenances ». Il y avait enfin du chagrin
à constater que Mme Sand prêtait la main à toute cette histoire,
croyant, dans son idéalisme, que c'était là la preuve d'un
« grand amour », d'une abnégation, et « d'un sacrifice » dignes
de toute sympathie.
Comment s'étonner que le pauvre Frédéric souffrît et boudât
silencieusement pendant des journées entières, qu'il cachât les
causes de son mécontentement et qu'il redoutât l'arrivée de
Mlle de Rozières à Xohant.
George Sand, elle, s'étonnait que, sans aucune raison appa-
rente, subitement, Chopin se mît à détester son ex-élève, sans
qu'il lui fût possible d'expliquer pourquoi. Et au lieu d'arrangé:
les choses en parlant de tout cela délicatement, en*re quatre yeux,
George Sand écrivit et raconta le fait à cette même Mlle de
Rozières, et Maurice porta la mesure au comble en déclarant
« d'un ton très sec, » que cette demoiselle était « excellente ».
Quant à cette dernière, il est bien certain qu'elle était inca-
pable d'apprécier l'excessive confiance et l'amitié de Mme Sand.
Chopin par contre avait bien raison de se défier d'elle et de l'ap-
peler « indiscrète ». Voici ce que cette demoiselle racontait à ce
même Antek, l'objet de son adoration, dans les deux lettres que
le comte Wodzinski publia dans son livre : Les trois romans de
44o GEORGE S AND
Chopin. Elles serviront de conclusion à l'histoire de ce petit
malentendu :
... D'ailleurs, l'harmonie est rentrée au logis. Chopin n'a plus sa
figure de bonnet de nuit. H essaye de composer et nous sommes tous
bons amis. Pourtant ce que j'ai dit l'autre jour est vrai. L'amour
n'est plus ici, au moins d'un côté, mais bien la tendresse et le dévoue-
ment, mêlés, selon les jours, de regrets, de tristesse, d'ennui, par toute
sorte de causes, et surtout par le choc de leurs caractères, par la diver-
gence de leurs goûts, par leurs opinions opposées. Je ne puis que lui
dire : « Prenez garde, vous ne changerez pas ses idées », et d'autres
choses analogues. Elle lui parle quelquefois trop nettement, et cela
lui va droit au cœur. De son côté, il a ses manies, ses vivacités, ses
antipathies, ses exigences, et il doit évidemment plier, parce qu'elle
est elle et qu'il n'est pas de force à lutter. D'où je conclus que la vie
à deux doit être un échange d'indulgences ineffables et d'affection
profonde. Pour moi, je dois dire avec reconnaissance qu'elle a été
adorablement bonne ; elle m'a écrit de longues lettres, la nuit, quand
elle tombait de sommeil ; elle m'a prêchée, consolée, défendue ; il y
a si longtemps qu'elle a écrit de moi : « Cette fille est douce à voir,
j'en fais grand cas. » Elle a fait mon portrait et parlé de mon amour,
quand elle nous connaissait à peine... Oui, je l'ai vu écrit de sa main,
tel qu'elle Ta pensé, ce portrait physique et moral. J'ai vu mes petites
mains « de chatte », ma bouche « fine et close » et mes longs regards
qui le suivaient sans cesse comme pour l'envelopper d'amour. Il y a
bien deux grandes pages sur toute ma personne...
La seconde lettre semble devoir être rapportée à une époque
un peu antérieure :
Hier Mme Sand a gardé le ht jusqu'au dîner. C'est alors qu'il faut
voir Chopin dans l'exercice de ses fonctions de garde-malade, zélé,
ingénieux, fidèle. Malgré son caractère, elle ne retrouverait pas une
autre Chvpette et ce serait alors qu'elle l'apprécierait, non pas peut-
être plus justement, mais qu'elle se sentirait moins Sand pour tolérer
ses manies et bien des petites choses qui prennent leur source
dans une appréciation assez rigoureuse de certains faits... Chip est
revenu chez moi, puis nous sommes remontés auprès d'elle et comme
elle nous défendait d'entrer, nous avons joué, en attendant, l'Invita-
tion à la Valse. Elle a fini par nous admettre ; nous sommes tous
descendus, et le soir son frère est venu tapager ! mais quel tapage !
On en a la tête cassée. C'est à croire qu'il va démolir le billard ; il lance
les billes en l'air, il crie, il saute sur ses bottes ferrées et, ainsi que le
GEORGE S AND 441
dii Mme Sand, mi le supporte paire qu'on n'j e 1 pai obligé; i on y
était obligé, ce serait un Bupplioe. M esl Loin d'être propre; il est vul-
gaire dans ses propos. Quel échantillon de gospodan (1) berrichon...
Avec cela, il est presque toujours >^ris. On dû que la maison était peu-
plée de gens de lu sorte avant le règne de Chopin... L< voyez-vous là et
comprenez-vous maintenant les Hzanies, les tiraillements, ses antipa-
thies àlui et notamment celle pour H..., que je conçois (2). Elle esl lionne,
déVOUée, désintéressée, donc elle 6S1 dupée! oui... elle 68t l>leu lionne.
Il l'appelle son ange, mais L'ange a de grandes ailes qui vous heurtent
parfois.
Si cette lois « l'harmonie étail revenue au logis », il y eut
dans La suite encore maint incident — et partant maint sujet
de discorde — du genre de L'escapade romantique de Mlle de
Rozières, paraissant « incompréhensible » à George Sand, ou
« incompréhension » de sa part à Chopin. Il serait plus exact
de dire que ces sujets de malentendus devenaient toujours plus
fréquents, surtout à mesure que les enfants de Mme Sand gran-
dissaient et s'imposaient comme des individualités. Et pour-
quoi, nous allons le dire.
Ils sont toutefois injustes ceux qui (comme la plupart des
biographes de Chopin) n'accusent que George Sand, l'accablent
d'mijues, et se lamentent sur le « malheureux » Chopin. Cela
provient d'une erreur de logique, d'une certaine inaptitude à
rejeter les idées toutes faites, les adages consacrés. Une seule
fois, nous rencontrâmes clans la presse l'exposé d'une opinion ou
d'un jugement libre de toute routine et versant sur cette ques-
tion la lumière d'un entendement réel. C'est le jugement porté
par M. Pierre Mille, qui mérite selon nous toute attention,
nous le citerons donc en entier. Notons seulement que M. Mille
l'émet à propos de la rupture de Chopin et de Mme Sand, donnant
foi à la déclaration de Liszt, qui prétend que ce fut Mme Sand
qui « quitta » Chopin : il cite la phrase assez emphatique de
Liszt : « Elle se réservait toujours le droit de propriété sur sa
personne, lorsqu'elle s'exposait aux corruptions de la mort ou
de la volupté. »
. (1) Petit propriétaire polonais, hobereau.
(2) C'est nous qui soulignons.
442 GEORGE SAND
Mais c'est au fond un droit que toit le monde possède, commence
par répondre M. Mille, cette femme extraordinaire avait tout simple-
ment une probité masculine, une santé superbe et le bon sens le plus
clairvoyant. Le plus sage, c'est de la juger comme Chopin, qui souf-
frit certes, comme une femme abandonnée, mais garda de ses six
mois de Majorque « une reconnaissance toujours émue ».
Puis voici ce que dit M. Mille, et que nous trouvons parfai-
tement vrai et bien pensé :
Je voudrais bien savoir, après tout, pourquoi nous trouvons tout
naturel qu'un homme quitte une femme, alors que nous affectons
d'être si fort scandalisés quand les rôles se renversent. On connaît la
célèbre anecdote de Majorque. George Sand partant un jour d'orage
à travers la pluie et le vent déchaînés, par pure joie de vivre, pour
marcher, pour lutter contre les éléments ; Chopin, fou d'inquiétudes
nerveuses, se disant : « Elle va mourir », composant l'admirable pré-
lude en fiss moll et quand Lélia revint, tombant évanoui à ses pieds.
Elle en fut peu touchée, fort agacée même, dit la Biographie (écrite
par Liszt). Mais enfin, si vous êtes homme, imaginez que vous êtes
monté à cheval, que vous reveniez ivre de grand air, le sang fouetté
par la bonne pluie tiède et qu'une personne d'un sexe différent du
vôtre vous fasse cette scène. Vous penserez : « Mon Dieu, que les femmes
sont donc ennuyeuses ! » C'est ce qui arriva à George Sand. Et elle
resta encore longtemps fidèle à sa passion morte, par indulgence, par
charité peut-être, et surtout par instinct maternel, pour ne pas rendre
malheureux « cet éternel malade... »
Il faudrait en effet se représenter, à la place de Chopin, une
femme éternellement gémissante de l'incompréhension de son
amant, et à !a place de George Sand un homme s'étonnant de ces
incompréhensibles caprices, chagrins et exigences de la pa t de sa
maîtresse, ce ces étemelles explications, d'smlpations et conso-
lations, pour que tous ces malentendus entre Chopin et George
S?nd, éveillant tant de pitié pou- Chopin et tant de condamna-
tion p:ur George Sand, prissent une tout autre signification aux
yeux de ces juTjes sévères. Et nous les entendons d'ici, ces juges,
s'exclamant : «Ah! et s femmes à nerfs et à scènes ! Ah! combien
nous compren ns qu'i7 l'ait lâchée... »
Quant à nous qui ne sommes ni les défenseurs, ni les détrac-
I SAM)
leurs jurés de femmes, nous dirons que i généralement dam
des oai pareils c'est celui des demi qui est mpérieur à l'autre
qui pâtit, fût-il le plus sensible ou le plue raisonnable,
dans le cas présent, tous les deua étant supérieurs fou les
deux souffrirent, chacun selon sa nature, ("est que chacun
portait en lui une raison particulière île souffrance profonde :
son génie.
Il y eut toutefois une autre cause encore de Fréquents cha-
grins et malentendus : les enfants de .Mine Sand. .Maurice et
Solange. Maurice, qui d'après sa mère eut d'abord beaucoup
de sympathie pour Chopin, se mit peu à peu à nourrir contre
lui une animosité, qui devint avec le temps de l'hostilité.
Entre 1842 et 1846 cotte hostilité ne paraissait point encore,
mais des querelles assez déplaisantes survenaient déjà, et Mau-
rice Dudevant, en sa qualité de favori de sa mère et assez égoïste
de nature, se souciait fort peu d'éviter ces conflits, il joui-air
tranquillement de l'existence avec l'insouciance d'un artiste et
l'aplomb juvénile d'un enfant gâté. Dès son plus jeune âge,
"il n'avait presque jamais été soumis à aucune discipline, soit
scolaire, soit sociale, et depuis la séparation de ses parents, il
vivait auprès de sa mère qui l'adorait, en pleine liberté, à Xohant
ou dans le milieu tant soit peu bohème de la rue Pigalle. de la
cour d'Orléans ou de l'atelier de Delacroix. A l'exception d'un
assez court séjour au collège Henri IV, d'où il sortit dès 1837,
ayant à peine terminé trois ou quatre années d'études, il n'eut
que des leçons privées, assez peu régulières, sans système arrêté ;
en 1841 cette espèce d'éducation à domicile prit fin, et le jeune
homme s'adonna à la peinture, n'ayant donc jamais reçu aucune
instruction sérieuse. George Sand déclare dans l'Histoire de ma vie
que les lectures qu'il fit avec elle « pouvaient suffire à remplacer
par des notions d'histoire, de philosophie et de littérature le grec
et le latin du collège » (elle semble ne pas se douter qu'il y eût autre
chose à étudier dans les écoles). Elle dit un peu plus loin que
Maurice « n'avait jamais mordu aux études classiques », mais
qu'il « prit avec M. Eugène Pelletan, Loyson et Zirardini le
goût de lire et de comprendre et fut bientôt en état de s'ins-
444 GEORGE SAND
traire lui-même et de découvrir tout seul les horizons vers
lesquels Ba nature d'esprit le poussait. Il put aussi commencer
à recevoir des notions de dessin qu'il n'avait reçues jusque-là
que de son instinct... » (Xotons qu'il avait déjà dix-huit ans au
moment auquel se rapportent ces lignes.) Dans ses lettres. ( leorge
Sand revient souvent sur « l'acharnement » et la furia que
Maurice apportait dans l'exercice de cet art, mais on sait, par
les mêmes lettres, que même quand il s'agissait de ces études
de peinture, il ne travaillait qu'à bâtons rompus, en dilettante.
que sa mère devait continuellement le pousser à étud er sérieu-
sement, à ne pas manquer ses leçons d'atelier ou d'amphi-
théâtre anatomique, en s'attardant à chasser en Gascogne ou
en se divertissant auprès de son oncle à Montgivray. El'e
l'exhortait à ne pas perdre de temps, à piocher consciencieu-
sement, parce qu'autrement il n'acquerra:t jamais de vrai
savoir, ne se rendrait point maître de la forme, « ne ferait que
de la drogue » et resterait toujours un amateur (1).
C'était une nature diversement, extraordinairement bien
douée, vraie nature d'artiste; malheureusement sa mère eut
raison, il resta toujours un amateur de talent. Il ne travailla
que par élans, s'engouant tantôt de peinture, tantôt d'his-
toire, tantôt d'entomologie, de minéralogie, de théâtre (soit
de la commedia cleW arte, soit du théâtre de marionnettes et
aussi de l'histoire du théâtre). Tous ces engouements l'amenaient
à des résultats fort respectables, sans lui faire remporter de
vraies victoires, sans le faire arriver à la maîtrise dans aucune
branche donnée. Ses dessins et ses peintures, quoiqu'ils lui aient
acquis plus tard une certaine notoriété, une médaille au Salon
et une décoration, paraissent de nos jours fort naïfs et même
d'un dilettantisme assez maladroit. Ses croquis, ses portraits au
crayon et ses caricatures sont très ressemblants ; ses illustra-
tions des légendes berrichonnes et des types de la Comédie ita-
(1) Lettres de Mme Sand à son fils du 4 septembre 1840 et des 3 et
6 juin 1843 (tronquées, changées et refaites dans la Correspondance), et surtout
la lettre à Hippolyte Chatiron du 27 février 1843, qu'on a imprimée dans la
Correspondance à la fausse date du 21 févrù r.
GEORGE SAND
tienne sont pleines de verve ci de fantaisie, mais pourtant ce
ne son i pas là des œuvres d'un véritable artiste; on n'y trouve
m l,i possession de la forme, ni h perfection du métier, sans
Lesquelles il n'y a point d'artiste.
Ses collections de Lépidoptères el de minéraux sonl extraor-
dinaires par leur richesse, par La Bcience et L'amour avec Lesquels
elles ont été rassemblées, mais elles lie lirent point de .M;iniice
Sand un de ces hommes qui font avancer La science. Se»
recherches el ses travaux d'histoire n'ont pas laissé de traces,
quoiqu'ils témoignent encore de connaissances très considérables
et présentent une quantité d'hypothèses spirituelles. Enfin ses
romans démontrent beaucoup d'imagination, de facilité à faire
revivre une époque lointaine, une capacité littéraire héréditaire
hors de doute, mais à côté des romans de sa mère, ils pâlissent
et n'ont pas de valeur.
Mais comme nature, comme personnalité, Maurice Sand était
bien le fils de sa mère il lui ressemblait par sa figure, ses goûts,
ses inclinations. Il l'adorait passionnément. Dès son enfance,
il sut être son ami et sa consolation ; depuis l'hiver de 1836-37,
il était son inséparable, et peu à peu, il se mit à l'aider faisant
pour elle des recherches dans les livres historiques et en copiant
des citations (1). Avec les années, cette intimité de la mère et
(1) C'est ainsi, par exemple, que lorsque Mme Sand était en train de tra-
vailler à la Comtesse de Rudolstadt, elle écrivait le 3 juin 1843 à Maurice,
qui était à ce moment chez son père à Guillery ("cette lettre est arbitraire-
ment jointe à la première moitié de la lettre du 6 juin, dont la fin est tron-
quée, et ainsi refondues, ces deux lettres sont imprimées dans la Correspon-
dance, à la date du 6 juin 1843) : « ... Je suis dans la franc-inaçonnerie jusqu'aux
oreilles ; je ne sors pas du Kadosh, du Rose-Croix et du Sublime Ecossais. Il
va en résulter un roman des plus mystérieux. Je t'attends pour retrouver
les origines de tout cela dans l'histoire d'Henri Martin, les Templiers, etc.
Je reçois une lettre anonyme d'un Slave de la Moravie qui me remercie des
réflexions que ma plume gracieuse sème par-ci par-là sur l'histoire de la Bohême,
et (pli me promet la reconnaissance de la race slave depuis la mer Egée jus-
qu'à sa sœur glaciale. Tu pourras donner ce nom à Solange quand eUe ne sera
pas sage... »
Nous avons retrouvé dans les papiers de George Sand cette touchante et
enthousiaste lettre (datée de Paris, 30 mars 1843), dont la grande romancière
semble se moquer, mais qui, certes, lui fut agréable à lire et qu'elle garda
pour cette raison comme une expression sincère de sympathie et de gratitude
de la part de la nation bohème à l'auteur des articles sur Ziska et Pro-
446 GEORGE SAND
du fils devint de plus en plus profonde et intense. On ne doit
pas s'étonner que lorsque Maurice devint adulte, — il eut en
JS44 ses vingt et un ans révolus, — il comprît ce qu'il y avait
d'anormal dans la vie de famille de Nohant, et, d'autre part, il
prît à cœur tous les désaccords entre sa mère et Chopin. Tous
les petits faits qu'elle, en sa qualité de grande psychologue,
savait comprendre, expliquer par le déséquilibre de cet homme
de génie, sa nervosité ou l'excès de sa sensibilité, et que son
cœur de femme aimante Bavait pardonner, ces faits exaspéraient
Maurice et le mettaient hors de lui. Il protestait contre ce
qui chagrinait sa mère, et souvent ses protestations étaient
âpres, cassantes. Le temps envenima tout : il y eut des disputes,
des heurts, des discordes ; d'un côté, des sorties véhémentes;
de l'autre, des mécontentements et de sourdes fâcheries.
George Sand parle de tout cela dans les termes suivants :
... De toutes les amertumes que j'avais non plus à subir, mais à com-
battre, les souffrances de mon malade ordinaire n'étaient pas la moindre.
Chopin voulait toujours Nohant et ne supportait jamais Nohant..
Chopin n'était pas né exclusif dans ses affections ; il ne Tétait que
par rapport à celle qu'il exigeait ; son âme, impressionnable à toute
beauté, à toute grâce, à tout sourire, se livrait avec une facilité et une
spontanéité inouïes. H est vrai qu'elle se reprenait de même : un mot
maladroit, un sourire équivoque le désenchantant avec excès. Il
aimait passionnément trois femmes dans la même soirée de fête et
s'en allait tout seul ne songeant h aucune d'elles, les laissant toutes
trois convaincues de l'avoir exclusivement charmé...
H était de même en amitié, s'enthousiasmant à première vue, se
dégoûtant, se reprenant sans cesse, vivant d'engouements pleins de
charmes pour ceux qui en étaient l'objet, et de mécontentements
secrets, qui empoisonnaient ses plus chères affections... Ce n'est pas
que son âme fût impuissante ou froide. Loin de là, elle était ardente
et dévouée, mais non pas seulement et continuellement envers telle
ou telle personne. Elle se livrait alternativement à cinq ou six affec-
tions qui se combattaient en lui et dont une primait tour à tour toutes
les autres.
cope. Lors du centenaire de George Sand, les Tchèques témoignèrent publique-
ment de leur profonde reconnaissance à la grande femme en envoyant une
députation pour déposer une couronne de roses au pied de son monument.
(Y. là-dessus, à la fin de notre travail : Je Centenaire.)
GEORGE SAM) .,.t7
Il n'était certainement pae fait pour vivre longtemps en oe monde,
oe type extrême de l'artiste. Il vêtait dévoré par un rêva d'idéal que
ne oombàttail aucune tolérance de philosophie ou de miséricorde à
l'usage de ce monde. Il ne voulut jamais transiger ■■m-r la nature
humaine. Il n'acceptait rien de la réalité. C'était là son née <'t sa
vertu, sa grandeur el sa misère. Implacable envers la moindre tache,
il avait im enthousiasme immense pour la moindre lumière, son ima-
gination exaltée faisant tous les frais possibles pour y voir un soleil.
Il était donc à la luis doux et cruel d'être l'objet de sa préférence,
car il vous tenait compte avec usure «le la moindre clarté et VOUS acca-
blait, de son désenchantement au passage de la plus petite ombre...
J'acceptai toute la vie de Chopin telle qu'elle se continuait en dehors
de la mienne. N'ayant ni ses goûts, ni ses idées en dehors de l'art, ni
ses principes politiques, ni son appréciation des choses de fait, je
n'entreprenais aucune modification de son être. Je respectais son indi-
vidualité, comme je respectais celle de Delacroix et de mes autres
amis engagés dans un chemin différent du mien.
D'un autre côté, Chopin m'accordait, et je peux dire m'honorait
d'un genre d'amitié qui faisait exception dans sa vie. Il était toujours
le même pour moi. Il avait sans doute peu d'illusions sur mon compte,
puisqu'il ne me faisait jamais redescendre dans son estime. C'est ce
qui fit durer longtemps notre bonne harmonie.
Etranger à mes études, à mes recherches et par suite à mes con-
victions, enfermé qu'il était dans le dogme catholique, il disait de moi,
comme la mère Alicia dans les derniers jours de sa vie : Bah! bah! je
suis bien sûre qu'elle «une Dieu.
Nous ne nous sommes donc jamais adressé un reproche mutuel,
sinon une seule fois, qui fut, hélas ! la première et la dernière. Une
affection si élevée devait se briser et non s'user dans des combats
indignes d'elle...
Mais si Chopin était avec moi le dévouement, la prévenance, la
grâce, l'obligeance et la déférence en personne, il n'avait pas, pour
cela, abjuré les aspérités de son caractère envers ceux qui m'entou-
raient. Avec eux l'inégalité de son âme, tour à tour généreuse et fan-
tasque, se donnait carrière, passant toujours de l'engouement à l'aver-
sion et réciproquement. Rien ne paraissant, rien n'a jamais paru de
sa vie intérieure, dont ses chefs-d'œuvre d'art étaient l'expression
mystérieuse et vague, mais dont ses lèvres ne trahissaient jamais la
souffrance. Du moins telle fut sa réserve pendant sept ans que moi seule
pus les deviner, les adoucir et en retarder l'explosion.
Fort souvent, Chopin eut à souffrir du laisser aller, du sans-
gêne de langage et de manières des camarades d'atelier de
448 GEORGE SAND
Maurice et des habitués de Nohant. Ses accès d'humeur se
prolongeaient d'autant plus que Chopin trouva une alliée et
un soutien dans la personne de Solange.
Solange Dudevant présente un assemblage de traits héré-
ditaires encore plus étonnant et plus étrange que George
Sand, elle est aussi le produit d'une éducation malheu-
reuse.
Blonde, fraîche, admirablement bien faite comme sa bisaïeule,
Marie-Aurore de Saxe, douée de son esprit froid, vif et brillant,
Solange hérita en même temps du caractère indomptable, du
tempérament facilement excitable, de la vanité, de la passion
du brillant, de l'inquiète recherche de distractions de son aïeule,
Sophie Dupin. De son « papa », M. Dudevant, elle tint l'amour
de l'argent et des « épargnes », une grande dose de prosaïsme.
De sa mère, elle reçut une imagination éveillée, de grandes capa-
cités littéraires, une nature assez artiste, la faculté de comprendre
le beau et les grandes idées, — sans pourtant avoir ni son
génie, ni son grand cœur, ni sa grande âme.
Les premières années de Solange correspondirent aux années
les plus orageuses de la vie de George Sand. Tout en aimant
passionnément ses enfants, Mme Dudevant les laissait à la
garde de son époux, de différentes bonnes, de Jules Bou-
coiran ou de ses amis berrichons : elle habitait Paris (d'abord
sans ses enfants), et ne revenait à Nohant que tous les trois
ou tous les six mois. Puis elle prit Solange avec elle dans
la petite mansarde du Quartier Latin ; il n'y avait point de
nursery, la petite jouait sur le parquet du salon, au bruit
des conversations des visiteurs les plus divers, des écrivains,
des politiciens en herbe, des cabotins, des rapins et des
carabins. Lorsque George Sand partit pour Venise, Solange
resta d'abord à Paris sous la tutelle de ses deux aïeules.
Mmes Dupin et la baronne Dudevant (qui se ressemblaient
comme le feu et la glace !), puis elle fut reprise par* son « cher
père », ramenée à Nohant et remise entre les mains de la
femme de chambre Julie (qui joua un rôle abject dans le
procès des époux), elle traitait l'enfant fort rudement, et lui
GEORGE S AND 149
infligeait des correction (1). Loi de dernières rentrée
Mme Sand sons le toit conjugal le désaccord entre elle et Bon
m, ni s'accentua, il j eut en septembre et octobre L835 de?
scènes brutales el révoltantes, donl Les enfants lurent malheu-
iiiciii témoins : nous en avons parlé dans le chapitre xi
de notre deuxième volume. George Sand dil dans VHistoire
flf ma vie que Solange <''t;iii trop petite pour comprendre.
Nous croyons qu'un enfanl de Bept ans ("'II»' les eut en sep-
tembre 1835), aussi intelligenl et éveillé qu'éta:1 Solange,
voyait el comprenait bien des choses. Lors du procès en sépar
ration, ]a fillette fut placée dans le pensionnat de .Mlles Martin
ou Martins. Le procès terminé, Maurice et Solange Eurent remis
à leur mère et fi ent avec elle, comme nous le savons, le voyage
de Genève et de Chamounix, pendant lequel la blonde Solange,
équipée en garçon, à l'instar de sa mère (2), charmait tout le
monde par sa fraîcheur éblouissante, sa beauté enfantine, sa
bravoure infatigable et intrépide. Mme Sand passa la fin de
l'automne et le commencement de l'hiver en compagnie de Liszt
et de Mme d'Agoult à V Hôtel de France, rue Laffitte : Maurice
et Solange rentrèrent dans leurs écoles respectives. Mais Maurice
tomba malade, et au mois de janvier 1837 il fut, pour cause de
maladie (réelle ou un peu exagérée par sa mère), retiré du collège
et emmené à Nohant, avec le consentement de M. Dudevant.
Quant à Solange, sa mère la laissa en pension, ce fut la pre-
mière goutte ds fi '1, d'envie et de jalousie versée dans ce petit
cœur, nullement doux par nature. Elle faisait peu de progrès
dans l'institution des demoiselles Martins ; George Sand l'en
retira, après la variole dont les enfants furent atteints au
printemps de cette année. Elle songea alors à faire faire
à ses enfants des études sérieuses à domicile et leur donna
d'abord des leçons, puis remit ce soin à Pelletan, à Rey, à
Mallefil'e et de nouveau à Rey, confiant Solange plus spécia-
(1) Cf. Histoire de ma vie, t. IV, p. 200-201.
(2) Ultérieurement aussi, Solange porta souvent le costume masculin
à Nohant, par exemple, en l'hiver de 1838, ce dont Balzac parle avec désap-
probation dans sa Lettre à l'Etrangère du 2 mars 1838. (V. aussi notre tome II.
p. 448-451.)
m. 29
450 GEORGE SAND
lemont à la sœur de son ami Rollinat. Marie-Louise, surnommée
Mademoiselle Tempête. Cette existence régulière ne dura pas
longtemps, si Ton peut donner l'épithète de régulière à ce per-
pétuel changement de précepteurs, de systèmes d'enseignem nt
et même de règlement des heures d'études. Au mois de juillet,
la mère de Mme Sand tomba mortellement malade. Mme Sand
accourut à Paris, laissant Maurice, à la garde de Gustave Papet,
au château d'Ars, ensuite Mallcfille l'amena à Fontainebleau,
où elle s'installa après la mo:t de Mme Dupin. Quant à
Solange, on la laisse avec Mlle Temp'te à Nohant : c'est
alors que son « papa chéri » l'enleva et l'emmena à Guillery.
George Sand dut aller délivrer sa fille de la maison pater-
nelle, comme une princesse captive, avec l'aimable concours
des préfet, sous-préfet et maire, et l'aide des gendarmes !
(On imagine quelle impression fit tout cela su ■" l'enfant.) La
fillette, remise à sa mère, voyarea huit jours dans les Pyré-
nées, puis tout le monde rentra à Nohant où l'on passa
presque sans bouger (1). toute l'année, jusqu'en l'automne
de 1838, époque du voyage à Majorque. Eh bien, quelque
romantiques que furent ce lieu de séjour, les motifs qui
réunirent sous le toit de la vieille chartreuse une famille consti-
tuée si étrangement, — ce dont l'intelligente enfant de dix ans
devait se rendre parfaitement bien compte, — cet hiver-là,
Maurice et Solange le passèrent dans une vraie atmosphère de
famille. Ils jouaient et couraient, comme il sied aux enfants,
sous la surveillance constante de leur mère, ils prenaient leurs
leçons à des heures fixes, on leur faisait la lecture à voix
haute, etc. Lors du retour en France, cette vie de famille entra
définitivement dans une voie régulière. A Nohant et à Paris elle
coula calme et paisible dans un cadre d'occupations réglées et
de temps bien divisé. On confia Solange, sur la recomman-
dation de Mlle de Rozières, à une institutrice d'origine suisse,
Mlle Suez. Aux heures libres la jeunesse s'ébattait au jardin en
(1) Nous avons parlé du séjour que Mme Sand fit à Paris au printemps,
en été et pendant l'automne de 1838, dans le chapitre xm du tome II de
notre ouvrage (p. 457-458), et dans le chapitre Ier du présent volume.
GE0RG1 SAND
compagnie d'amis des deux sexes. Enfin, c'était une vie comme
il an faut une au\ enfants.
Mais il était trop tard; Solange, cette fillette si bien douée,
si intelligente, ue pouvait plus supporter aucune discipline
domestique; nature entêtée, capricieuse, indomptable, elle ne
voulait ni apprendre, ni se soumettre à la volonté d' autrui;
elle faisait le désespoir de ses précepteurs et «le sa mère. On
essaya de tout avec elle, mais il fallut se résigner à la replacer
dans une pension ; ce l'ut d'abord chez Mine iléreau, puis chez
Mme Bascans. George Sand dit à ce propos :
Son esprit impatient ne pouvait se fixer à rien, et cela était déses-
pérant, car l'intelligence, la mémoire et la compréhension étaient
magnifiques chez elle. 11 fallut en revenir à l'éducation en commun,
qui la stimulait davantage, et à la vie de pension qui, restreignant les
sujets de distraction, les rend plus faciles à vaincre. Elle ne se plut
pourtant pas dans la première pension où je la mis. Je l'en retirai
aussitôt pour la conduire à Chaillot, chez Mme Bascans où elle convint
qu'elle était réellement mieux que chez moi. Installée dans une maison
charmante et dans un lieu magnifique, objet des plus doux soins et
favorisée des leçons particulières de M. Bascans, un homme de vrai
mérite, elle daigna enfin s'apercevoir que la culture de l'intelligence
pouvait bien être autre chose qu'une vexation gratuite. Car tel était
le thème de cette raisonneuse ; elle avait prétendu jusque-là qu'on avait
inventé les connaissances humaines dans l'unique but de contrarier
les petites filles....
Nous renvoyons ceux de nos lecteurs qui désireraient savoir com-
ment s'opéra ce taming of the shrew, c'est-à-dire de quelle manière
on parvint à dompter Solange, à lui suggérer le désir de tra-
vailler, et qui, plus est, à la plier à un régime et à une discipline
pédagogique quelconque, au livre curieux de M. d'Heylli que nous
avons déjà mentionné plusieurs fois (1). On peut lire dans cet
(1) La Fille de George Sand. Lettres inédites, publiées et commentées par
Georges d'Heylli (Edmond Poinsot). Paris, 1900. Ce livre qui, selon la petite
notice placée en tête du volume, était « destiné à la famille et aux amis de
Mme Bascans et de sa fille, Mme Edmond Poinsot (dont on trouve les deux
portraits gravés par Lalauze, aux pages 20 et 100), n'a et 3 tiré qu'à deux cents
exemplaires qui ne sont pas mis dans le commerce... ». Nous profitons de
cette occasion pour exprimer notre plus vive reconnaissance à l'auteur,
M. Poinsot, qui, sans nous connaître personnellement, nous fit l'honneur de
452 >RGE SA NU
ouvrage que Le miracle se fit par an moyen toujours efficace, par
le sentiment. M. et Mme Bascans surent trouver le chemin du
oœur de Solange, elle s'attacha à eux. et cet attachement dura
toujours. On eut pour elle des procédés paternels et maternels,
elle répondit par une confiance filiale; sans le remarquer elle-
même, elle se plia à l'autorité morale de ces deux personnes de
mérite et bientôt à leur autorité intellectuelle. Les études mar-
chèrent alors.
Néanmoins, il était trop tard : le caractère était déjà tonné.
l'hérédité de Solange était des plus complexes, sa nature n'était
ni douce, ni équilibrée. Ces tendances commencèrent à se faire
jour de-plus en plus puissamment, chaque fois qu'il fallait agir non
dans le cadre du régime scolaire si soigneusement réglé.mais bien
en toute liberté, aux vacances, vis-à-vis des habitués de la maison
ou des étrangers. Solange avait énormément d'esprit ; comme on
le sait, sa mère en manquait complètement (1), mais cet esprit
frisait souvent la raillerie froide et blessante. Elle avait une vaste
et brillante intelligence, mais très peu de cœur (2). Elle avait des
capacités éminentes, une imagination vibrante, un intérêt éveillé
pour l'art, la littérature, la politique, pour beaucoup de choses qui
préoccupaient sa mère. Ce n'est pas sans raison que George Sand
lui dédia le Meunier cTAngibault, en inscrivant en tête : Mon
enfant, cherchons ensemble. Elle hérita même, jusqu'à un cer-
tain point, du talent de sa mère (sans hériter de son génie). Elle
avait le don de plaire, de charmer, elle savait être adorable, et fort
nous faire présent d'un exemplaire de ce rare petit volume si élégamment
et si soigneusement imprimé.
(1) Voir dans le tome Ier de notre ouvrage le jugement de Heine à ce
propos.
(2) Le vieux Delatouche qui revit George Sand et sa fille après onze ans de
séparation et qui revit cette dernière non plus comme » un gros enfant man-
geur de groseilles » mais comme une belle jeune fille de seize ans. écrit à George
Sand dans l'une de ses lettres inédites (mardi. 12 mars 1846) :
« Je suis, mon cher et gracieux camarade, dans la joie de mes souvenirs
de dimanche. Je trouve à Solange bien de la grâce avec un défaut que le
temps ne tardera pas à corriger. Vous l'avez dotée d'une capacité cér
qui fait sa tête à l'heure qu'il est trop forte pour sa taille, mais demain la
nature établira l'équilibre et un de vos plus jolis ouvrages aura la perfection
des autres... »
GEORGE SAND
souvent nous trouvons sons la plume de < reorge Sand des expre
Biona enthousiastes dcvanl L'esprit, la grâce, La beauté, La bravoure
de sa blonde enfant. M;iis elle avait un naturel froid : L'abandon,
le sacrifice désintéressé lui étaienl inconnus; ce manque de
désintéressement s'accentua avec Les années, fil de Solange
une intéressée, même dans ses aventures amoureuses; h la fin
de sa vie il se changea en une avarice el un amour du Lucre
el des spéculations financières, qui trahissaienl bien la fille de
Casimir Dudevant. George Sand apportait dans ses passions
la Boif de L'idéal, elle s'engouait presque exclusivement des
hommes personnifiai quelque grande idée. Solange concilia
ses amours avec... l'amour du luxe. George Sand lui bonne
à l'excès. Solange l'ut souvent simplement méchante, méchante
pour ht méchanceté, connue on fait de Vart pour Vart, selon l'ex-
pression d'une grande et célèbre artiste qui nous conta à ce
propos l'anecdote suivante :
Oui. Solange avait été méchante dès son plus jeune âge... Un jour
la famille Sand vint sur mon invitation passer quelque temps avec
nous à notre campagne en B... Moi, comme toutes les châtelaines,
je tue mis à leur l'aire les honneurs du domaine, à les mener un peu
partout : dans la cour, dans les étables, dans le jardin. Il y avait dans
ce jardin une grande allée qui descendait tout droit de la maison,
bordée de lis, d'iris, de glaïeuls, de narcisses. Je marchais avec
Mme Sand en avant, la jeunesse suivait. Mais, tout en causant avec
Mme Sand, j'entends tout le temps un sifflement de fouet derrière
moi : je me retourne et je vois que Solange, en marchant, allonge des
coups de cravache aux têtes des fleurs, et immédiatement leur tige
se casse et les fleurs se penchent, brisées. « Mais, ma chère enfant,
que faites-vous donc là ? » Je me fâchai franchement et ce qui me
révolta surtout, ce fut cette grossière et vilaine méchanceté, odieuse
parce qu'elle n'avait aucun but ou plutôt n'avait d'autre que celui
de causer un déplaisir à autrui. Et ce fut toujours ainsi : Solange
faisait du mal comme on fait de l'art pour l'art, par amour de
Vart... i
C'est ainsi que termina son récit la grande cantatrice (1).
(1) Il est à noter que cette artiste acquit son domaine à un moment où
Solange n'était déjà plus une enfant, mais une grande fillette, presque une
454 GEORGE SAND
Et avec cela, Solange faisait beaucoup de cas de sa noblesse,
de son titre de baronne, de sa descendance de Maurice de Saxe
et de son alliance avec la maison royale de France ; dès son en-
fance, elle aima à « faire la grande dame ». C'est probablement
pour cela que dans son journal George Sand la nomme continuelle-
ment « baronne », « princesse », « sublime », « marquise (1)». Même dans
un naïf petit morceau de poésie, sorte de gracieuse aubade, com-
posée en l'honneur de Solange, lorsqu'elle eut huit ans, en 1836,
que nous avons retrouvée transcrite sur une petite feuille rose
collée dans le Journal de Piffoël, George Sand lui donne ce
titre de « baronne » :
Pour toi, Solange,
Mes amours,
Je chanterai toujours ;
Moi, la mésange
Des beaux jours
Au chapeau de velours,
Je rêve à toi, petit ange,
Et vers toi j'accours,
Solange, mes amours.
Pour ma baronne,
Ce matin,
Fleurit mon beau jardin.
Pour ma baronne
Mon doux refrain ;
Pour elle un jour serein,
Maurice, pour ma mignonne,
Se lève au matin
Et cueille le jasmin.
Allons, Solange,
Le soleil est aux cieux,
Allons, mon ange
Aux blonds cheveux,
Levez- vous, je le veux,
grande jeune fille et que cet incident doit avoir eu heu vers 1844-45, donc
lorsqu'elle était âgée de seize à dix-sept ans.
(1) C'est ainsi que l'appellent aussi les amis de la maison : De Latouche,
dans ses lettres, parle de notre princesse, Anselme Pététin de la marquise,
Emmanuel Arago de la reine.
GEORGE SAND 455
Écoutes de la méuiqp
Le refrain joyeux,
Le soleil est ,iu\ oieoi 1 1 1,
Tani que Solange fui enfant, ce vain désir de paraître, de
passer pour une aristocrate, sa passion de la parure, ses railleries,
ses méchancetés malignes <»u ses excès de vraie fureur ne se mani-
festèrent qu'assez innocemment, en de petits faits Insignifiants.
( )iis'en moquait en famille, c'est ainsi par exemple que MmeSand
écrit à ce propos :
Solange est si gen tille que vous ne l'aimeriez peut-être plus, puis-
que vous l'aimiez tant, quand elle avait le diable au corps. Il y a de
grandes vérités qui bravent le temps et semblent éternelles comme
Dieu, quoique tout change autour d'elles, même Gévaudan en artiste
vétérinaire, même moi en Sophie, même Solange en agneau (2).
Ce qu'il y a de vraiment beau ici, écrit-elle de Majorque, c'est le
pays, le ciel, les montagnes, la bonne santé de Maurice, et le radou-
cissemerU de Solange (3).
Solange est presque toujours charmante, depuis qu'elle a eu le mal
de mer ; Maurice prétend qu'elle a rendu tout son venin (4).
Solange prend force leçons et perd beaucoup de temps à sa toilette.
Elle tombe dans une coquetterie dont je te prierai de te moquer beau-
coup quand tu la verras, pour la corriger (5).
Solange a été sage pendant deux ou trois jours ; mais hier elle a eu
un nouvel accès de fureur. Ce sont les Reboul, des voisins anglais, gens
et chiens, qui l'hébètent. Je les vois partir avec joie. Mais je crois bien
que je serai forcée de la mettre en pension si elle ne veut pas travailler.
Elle me ruine en maîtres qui ne servent à rien (6).
La grosse est fort sage à la pension, à ce qu'on dit. Je ne m'en aper-
çois guère à la maison. Elle se porte toujours bien. Dieu veuille qu'elle
devienne un peu moins hérisson en grandissant. Quand je vois Léon-
tine, qui n'était pas commode, douce et bonne comme elle Test à
(1) Ces paroles candides semblent avoir été écrites pour être adaptées à
Y Aubade de Schubert (Morgenstàndchen).
(2) Corresp., t. II, p. 71.
(3) Ibid., p. 115. Lettre à Mme Marliani de 1838.
(4) Ibid., p. 118.
(3) Lettre à Hippolyte Châtiron, du 27 février 1840, p. 151.
(6) Lettre du 4 septembre 1840 à Maurice. (Corresp., t. II, p. 158.) Le
mot nouvel est omis dans le texte imprimé. Nous le copions sur la lettre auto-
graphe.
456 GEORGE SAXI)
présent, j'espère que Solange tournera de même quelque jour (h.
Lu sublime Solange va reprendre ><is leçons (2).
E1 ainsi de suite !
Mais avec le temps, toul cela pril un caractère de plus en plus
sérieux et commença à inquiéter .Mme Sand. Dans l'intéressante
étude de M. Rocheblave, ('•<'<>r<jr Sand et sa (Hic (3), écrite d'après
la correspondance, pour la plupart inédite. dv< deux femmes,
aussi bien (pu' dans le livre de M. d'ilevlli. nous trouvons toute
une série de lettres de George Sand à Solange, à M. et Mme Bas-
cans, (pli montrent combien d'attention Mme Sand prêtait à
chaque pas. à chaque acte de sa Bile, combien elle se donnait
de peine pour combattre ses défauts, diriger sa volonté, développer
son application, lui apprendre à savoir se maîtriser, à penser
aux autres: combien elle tenait à lui insuffler de saines idées
sur toutes choses, combien elle craignait de lui voir perdre son
temps en ne s'appliquant pas assez aux leçons. Elle s'inquiétait
des institutrices trop passives, qui ne la faisaient pas assez tra-
vailler et de la faiblesse desquelles Solange abusait. Elle crai-
gnait surtout de lui voir attacher trop d'importance aux pra-
tiques du culte. A ce propos, George Sand eut le tort d'agir
vis-à-vis de sa fille comme son aïeule avait agi à son égard.
Arrivée, après une longue série de doutes, de combats intérieurs
et de désespoirs, à la dernière étape de ses croyances. — un déisme
libre, dans le goût de Leibniz et de Leroux, — Mme Sand crut
devoir préserver sa fille des aspérités de cette longue route, elle
voulut la sauvegarder des pratiques superstitieuses, de la foi aux
sacrements, etc. Solange, déjà matérialiste et sceptique par
nature, niant tout idéal, devint, "race à ces soins dangereux,
d'abord simplement athée et plus tard n'accepta de la religion
que ce qui convenait aux usages de la « bonne compagnie »
(dont elle fut toujours esclave), c'est-à-dire la pratique la plus
formaliste, la plus extérieure des rites, dépourvue de tout senti-
(1) Cormn. t. IL p. 16.3.
(2) îhd.,'t II, p. 344.
(& George Sand et sa fille, d'après leur correspondance inédite, par M. Samuel
Rocheblave. (Revue des Deux Mondes, février, mars, mai 1?05.)
GEORGE SAM) 457
ini'iii intérieur, de toute foi intime, quelque cho e comme l'accom-
plissement d'un paragraphe du Manuel de la bienséance honnête
• i i ivUe.
Mme Sand était très occupée de bien élever sa fille, maie voici
ce qui ('sl étrange : presque boutés ses lettres à Solange, ulté-
rieures à L838, seml lenl froides, <»n y senl une mère très
soucieuse, mais parfois trop sensée, raisonnant trop rationnellement.
George Sand prétend dans V Histoire de ma vie qu'en L841,
par exemple, elle s'appliqua à cacher à Solange le regrel el l'ef-
forl de se séparer d'elle quand elle la lil entrer chez .Mine lias-
cans (h. afin que Solange ne profitai pas de ce moment de
faiblesse. On constate la même chose dans une lettre du com-
mencement de cette année, citée par M. Rocheblave, qui remarque
Tort judicieusement que e le ton de rudesse affectée de cette
lettre B'explique par la crainte de paraître trop sensible à certaines
plaintes. Solange en eût abusé (2)... ». Mais toul cela est vraiment
trop raisonnable, cela ressemble trop peu à la George Sand des
lettres à son fils. Solange devait certes s'en apercevoir et s'en
affliger. Il semble toutefois que même dans l'amour qu'elle
avait pour sa mère, la jalousie et l'envie l'emportèrent sur la
tendresse filiale : elle souffrait non pas d'être moins aimée, mais
de ce que ce fût Maurice 'qu'on aimait le plus.
Autre chose d'étrange à signaler encore : on remarque dans
les lettres de Solange un constant et malin désir d'attraper sa
mère, de la prendre au mot, agrémenté de pointes et de coups
d'épingle nullement enfantins. On y rencontre à chaque pas
dr> réfutations et des reparties ingénieuses et spirituelles : cette
correspondance a tout l'air d'un duel entre la mère et la fille.
Solange fut toujours profondément malheureuse, quoiqu'elle
ne le fût pas autant qu'elle le prétendit plus tard, restant
fidèle à cette constante préoccupation de toute sa vie de « pa-
raître » et de « poser » pour quelque chose. Tant que sa mère
vécut, elle ne cessa d'être pour elle la cause d'une série ininter-
rompue d'afflictions, de chagrins, d'offenses et de blessures ;
(1) Histoire de ma lie, t. IV, p. 457.
(2) George Sand el sa fille. (Bévue des Deux Mondes, février 1905, p. 821.)
458 GEORGE SAND
la maltraitant dans ses propos, parfois d'une manière inqua-
lifiable, prétendant même qu'elle n'était pas fille de son père l
Elle poussait si loin la malignité et la rancune, qu'elle força
George Sand à se tenir toujours sur ses gardes, à se défendre
et à protéger Maurice contre elle, et cela très sérieusement. Mais
après la mort de sa mère et surtout dans les années qui pré-
cédèrent sa propre mort, Solange s'efforça de se poser en enfant
malheureuse et incomprise, en fille qui aurait passionnément
aimé sa mère, mais qui n'en aurait point été appréciée et qui
aurait souffert de sa « froideur ». Nous verrons combien cela
est faux. Durant toute sa vie, à l'exception de sa toute première
enfance, elle n'abreuva sa mère que de craintes, de chagrins, de
grandes et de petites avanies, d'ingratitude, d'amertumes et
de douleurs qui, maintes fois, poussèrent Mme Sand à un vrai
désespoir devant l'abîme de méchanceté qu'était ce cœur « dont
elle aurait voulu faire le sanctuaire et le foyer du bon et du
bien (1) ». Solange fut néanmoins toujours malheureuse à la façon
des égoïstes, incapables d'abandon et d'amour, n'exigeant que
la tendresse des autres, mais assez intelligents pour s'affliger en
voyant que cette teriHresse leur échappe toujours et qu'ils
restent seuls, éternellement seuls.
Dans l'étude de M. Rocheblave, nous trouvons une pein-
ture impartiale du sort tragique de cette nature si grande-
ment douée, nullement ordinaire, forte, volontaire et indomptable,
mais d'une âme incomplète, qui ne fut réchauffée ni par le feu
du génie, ni par une étincelle de simple tendresse féminine.
On ne doit pas toujours la juger sévèrement, c'est la nature
et une éducation irrégulière qui la firent telle. Elle vit autour
d'elle beaucoup de choses qu'une jeune fille aurait dû ne
jamais voir. Son intelligence innée reçut un large développe-
ment, mais quant à ses instincts, ils ne furent contre-balancés
par aucun code moral, et tandis que son esprit se nourrissait
des doctrines et des théories sociales et humanitaires les plus
diverses, elle n'apprit jamais à se plier ni à un principe, ni
(1) Corresp., t. II, p. 372.
G EOR G !•: s and
même à nne simple exigence de convenance, de dignité. Oui,
on ne peut pas toujours la juger sévèrement. Mais on j mmi t la ren-
dre responsable <le toul ce qu'elle Faisait sciemment, nullement
retenue par s,-i rare intelligence, mais en en usant encore comme
(l'une arme. Nous nous rappelons à ce propos la phrase de
notre grand et vénéré ami, A. -Th. Koni : V intelligence privée
île cœur )i<> vaut rien. V intelligence^ c'est une urine, c'est un
cordeau,' <m peut, avec crin, couper un morceau de pain pour
un malheureux, on peut aussi assassiner quelqu'un sur la grand1-
routc... Il est clair que tous ces traits de caractère, toutes ces
singularités et ces vices de Solange ne se firent jour que plus
tard. Mais dés L842-46, certains de ces défauts inquiétèrent sérieu-
sement Mme Sand, lui faisant faire de douloureuses réflexions,
la blessant profondément et lui donnant de grandes appréhensions
pour l'avenir de la jeune fille et le bonheur de ceux qu'elle rencon-
trerait sur son chemin. Elle tâchait de combattre ces tendances
inquiétantes ou de les atténuer. Et ce fut souvent en pareille occur-
rence que le doux, le délicat, le bien élevé Chopin non seulement
n'aida pas Mme Sand, mais lui tint tête. Cela provenait en partie
de ce que Solange savait parfaitement profiter des faiblesses de
Chopin, des goûts qui leur étaient communs à tous les deux, ainsi
que de beaucoup de ses sympathies et de ses antipathies.
(Nous citerons comme exemples leur commune aversion pour
Augustine Brault, la jeune parente que Mme Sand prit auprès
d'elle, et leur engouement pour toutes les apparences, les élégances,
les bienséances de la bonne compagnie.) Cela provenait aussi
de ce que Solange devina trop précocement les rapports de sa
mère et de Chopin. Sa nature perverse s'essaya à enlever Chopin
à George Sand, et tout enfant (de quatorze à seize ans), elle
fit la coquette avec lui, lui fit des avances fort peu innocentes.
Cela constituait un ordre de choses absolument anormal, odieux,
compliquant les malentendus dé'à survenus à propos de Solange
chaque fois que Mme Sand avait désiré, en toute confiance et
en toute sincérité, consulter Chopin et lui parler du caractère
difficile de sa fille, de ses sorties, de ses défauts. Elle continuait
toutefois à le faire, et cela amenait souvent de fâcheux résultats.
46o GEORGE SA NI)
Malheureusement, les lettres de George Sand à Chopin traitant
de ne sujet furent détruites par elle. Nous en parlerons en
son lieu. Dans la lettre imprimée de George Sand qui se rapporte
à cette correspon lance, nous lisons les lignes suivanl
... Certes, il n'y a pas là de secret et j'aurai- plutôt à me glorifier
qu'à rougir d'avoir soigné et consolé comme mou enfant ce noble
et inguérissable cœur, Hais le coté secret de cette correspondance,
vous le savez maintenant Jl n'est pas bien grave, niais il m'eût été
douloureux de le voir commenter et exagérer. On dit tout à ses enfants
quand ils ont âge d'homme. -le disais donc alors à mon pauvre ami ce
que je dis maintenant à mon (ils. Quand ma fille me faisait souffrir
par les hauteurs et les aspérités de son caractère d'enfant gâté, je
m'en plaignais à celui qui était mon autre moi-même. Ce caractère.
qui m'a bien souvent navrée et effrayée, s'est modifié, grâce à Dieu
et à un peu d'expérience. D'ailleurs l'esprit inquiet d'une mère s'exa-
gère ces premières manifestations de la force, ces défauts qui sont
souvent son propre ouvrage, quand elle a trop aimé ou gâté. De tout
cela, au bout de quelques années, il n'est plus sérieusement question.
Hais ces révélations familières peuvent prendre de l'importance à
certains yeux malveillants : et j'aurais bien souffert d'ouvrir à tout
le monde ce livre mystérieux de ma vie intime à la page où est écrit
tant de fois, avec des sourires mêlés de larmes, le nom de ma fille ( 1 »...
Il n'y eut certes aucune jalousie dans le sens exact du
mot, mais des comparaisons involontaires devaient surgir aux
yeux d'une femme ayant déjà derrière elle sa première et...
sa seconde jeunesse, et sa fille éblouissante de fraîcheur juvé-
nile. 11 semble aussi que des réflexions sur la possibilité dans
Vavenir d'un sentiment entre Chopin et Solange n'étaient point
étrangères à Mme Sand. Solange, elle, s'évertua à faire en-
tendre ultérieurement et même à dire que Chopin fut réelle-
ment amoureux d'elle. Les femmes du naturel de Solange, qui
ne peuvent comprendre la pureté des rapports entre homme
et femme, s'imaginent fort souvent et se répandent encore plus
volontiers sur les tendres sentiments qu'elles ont inspirés à des
gens qui, en réalité, ne furent qu'aimables et courtois envers
(1) Lettre à M. Dumas fils citée par M. Rocheblave.
ORGE s A N l >
elles. <''es|, île leur part, Mlle e-péce «le thilhnnsiitr moral.
Maupassant ;i peinl le son tragique d'une femme donl la
beauté vieillit avanl le cœur et qui ne peut pas bg résoudre â
perdre son amour. George Sand semble avoir su vieillir. .Nous
avons une œuvre d'elle dans laquelle nous trouvons comme un
écho de réflexions amères qui se rattachent ;ï ce moment de
sa vie. C'est Isidora, écrite en L844-45.
ïsidora est une œuvre assez faible. Elle manque d'homogé-
néité, et La charpente en est imparfaite, surtout au début
du roman où, sous forme d'extraits de deux cahiers de Jacques
Laurent, son journal intime et son travail littéraire. non-
sont présentées les propres doctrines et les propres pensées de
l'auteur sur les femmes, leur rôle dans la société contemporaine,
leur éducation en particulier, l'éducation dr> entants en géné-
ral, etc. (1). L'auteur semble croire que cette exposition de ses
idées générales sert à nouer l'intrigue. .Mais le lecteur reste inter-
dit et se demande ce qu'il doit conclure de toutes ces théories.
Doit-il les prendre au pied de la lettre, les considérer comme des
idées que l'auteur expose catégoriquement comme absolues,
ou bien n'est-ce qu'un moyen de peindre Jacques Laurent,
de pénétrer au plus profond de son être? Ces idées nous
frappent pourtant par leur profondeur, leur droiture, leur force
de protestation contre l'ordre de choses actuel. Dès la seconde
partie, changement de manière, et l'action du roman se déve-
loppe en lignes brèves et concises : l'amour silencieux de la
jeune veuve Alice S..., femme du plus grand monde, pour
le précepteur de son fils, et l'amour caché de ce dernier pour
elle; la rencontre de Jacques Laurent avec son ex-maîtresse
de quelques jours, la courtisane Isidora, devenue, par son mariage
avec le frère d'Alice, sa belle-sœur, et fraîchement débarquée à
(1) Ces pensées, prises indépendamment du roman, rappellent beaucoup
la lettre de Mme Sand à M. *** (Rollinatj, datée de juin 1835 et imprimée
dans le tome t r de la Correspondance, ainsi que certaines pages du Journal
de Pif joël, consacrées aux questions de l'éducation privée et publique. C'est,
en même temps, la partie du roman qui fut surtout goûtée des contempo-
rains, voire (if certains contemporaines de l'auteur. Mme Hortense Allait
de Méritens s'extasiait à propos de ces pages tout particulièrement... et
:ausei
462 GEORGE SAND
Paris pour y prendre dans le monde la place qui lui apparte-
nait comme veuve du comte de T... En retrouvant son premier
et unique amour pur, — ce jeune homme qui fut aussi le seul
homme qui l'ait aimée, — Isidora, par trop experte en matière
d'intrigues amoureuses, ne peut se défendre de la tentation d'es-
sayer encore une fois sa puissance sur cet homme. Elle réussit :
bien que, sincèrement et profondément amoureux d'une autre
femme, Jacques Laurent devient son amant. Mais l'ivresse
sensuelle une fois dissipée, il ne peut se pardonner sa trahison
envers la femme aimée ; Isidora se convainc une fois de plus que
son âme blasée est incapable de ressentir la vraie tendresse, et
qu'elle n'a fait que gâter son roman, resté inachevé, en voulant
lui donner une conclusion. Leur faute a fait le malheur d'une
troisième personne : Alice. Sans se l'avouer à elle-même, ne se
trahissant ni par un geste ni par un mot, ce fier et grand cœur
aime passionnément Jacques Laurent. Lorsqu'elle le prie de re-
conduire Isidora, elle ne songe nullement à lui imposer une
épreuve : rien encore ne fut prononcé entre Jacques et Alice, ni
l'un ni l'autre ne savent pas s'ils s'aiment. Alice sent néan-
moins que toute son existence future dépend du retour
de Jacques. S'il revient immédiatement, il a dit la vérité :
son passé (c'est-à-dire Isidora) est mort pour lui, et Alice p^ut...
l'aimer. Si non, tout est fini. Jacques ne revient pas avant
minuit. Il se passe alors une scène émouvante par sa tra-
gique simplicité : Jacques, revenu à la maison, torturé par le
remords, ne peut dormir, il s'approche de la fenêtre et voit
dans le crépuscule d'une nuit d'été une silhouette de femme
aller et venir lentement sur la terrasse au fond du jardin.
Il se passe une heure, deux heures, la silhouette va et vient
toujours sans accélérer ni ralentir ses pas, avec la régula-
rité méthodique d'un automate. Jacques s'endort ; il se réveille
à l'aube, il regarde par la fenêtre : la femme silencieuse est
toujours là. Enfin, le soleil dore de ses premiers rayons la
cime des arbres, et la femme mystérieuse qui avait marché
sans trêve pendant toute la nuit, interrompt enfin sa marche
machinale et se dirige vers la maison. Jacques reconnaît Alice,
GEORGE SAM)
pâle, calme, ne trahissant bob souffrances par aucun geste, tou-
jours parfaitemenl maîtresse d'elle-même. Aine vient de tra-
verser quelque horrible combat intérieur, elle doit avoir pris
quelque résolution suprême, mais personne n'en Baura jamais rien.
Il esl difficile de lire cette page Bans émotion; <>n y Ben1 une
souffrance vécue, une vraie douleur, il n'y ;i pas un mol qui ne
soii sorti lout Baignanl <lu cœur de l'auteur. Nous ne Bavons ni
comment, ni quand, ni pourquoi George Sand a dû traverser
une heure aussi terrible, mais qu'elle l'ail traversée, cela n'est
point douteux. Cette page est palpitante de vie et de passion.
Le dénouement ne tarde pas. Alice, brisée par cet excès de
souffrance, tombe malade. Cette fois encore, elle est telle-
ment maîtresse d'elle-même, que la catastrophe et sa maladie
sont ignorées de Jacques Laurent ; il ne les devine même pas.
Sur tout ce drame plane un mystère profond. Deux jeunes exis-
tences, deux grandes amours sont à jamais brisées ; deux cœurs
humains s'adorant à la folie, vivant sous le même toit, ne trahi-
ront leur secret par nul regard, par nulle parole, et aucun d'eux
ne saura jamais rien de l'autre.
Si le roman finissait Là, il serait excellent. Mais George Sand
trouva nécessaire, on ne sait pas trop pourquoi, d'atténuer ce
douloureux dénouement. D'abord, elle tenta de faire croire au
lecteur, par quelques lignes hâtives ajoutées à la fin du roman,
qu'Isidora, guérie de son impuissance morale, se met à aimer
Jacques Laurent d'un vrai amour et que lui aussi retrouve sa
tendresse d'autrefois.
Mais il restait encore une note triste dans ce dénouement :
Alice. Et l'auteur, qui avait commencé par la faire dépérir de
chagrin, ce qui était assez conforme à la vérité, passa définiti-
vement l'éponge sur toute cette conclusion en écrivant une
troisième partie qui gâte l'impression si vive des deux premières
parties.
Jacques, auprès d'Isidora, ne peut oublier Alice. Isidora l'ap-
prend et se sacrifie : elle rend Jacques à Alice. Dix ans plus
tard, aux dernières pages du roman, devenue vieille, elle
renonce à toute satisfaction personnelle, et trouve sa joie dans
464 G EORGE SAND
la tendresse maternelle qu'elle porte à sa fille adoptive ël le
désir qu'elle a de la rendre heureuse. Le roman se termine par
Ja perspective du mariage de cette jeune personne avec le fils
d'Alice. Est-ce afin de faire plaisir aux lecteurs vertueux cho-
qués de ce qu'Isidora avait dnu^ le temps épousé son comte
de T...« pour de l'argenl »? Cet « argent » revient ainsi à l'hé-
ritier légitime du comte de T..., son neveu Félix de S.... le fils
d'Alice, Cette restitution des richesses héréditaires ne jus-
tifie vraiment pas cette troisième partie. On y trouve certai-
nement de belles pages, surtout les réflexions d'Isidora sur
la manière de vieillir et la nécessité de savoir vieillir pour les
femmes. Mais ces réflexions ne sont nullement indispensables
au roman, et elles ne conviennent aucunement au caractère
d'Isidora. Ce sont les observations et les conclusions person-
nelles d'Aurore Dudevant. Le roman, ainsi complété, produit
une impression vague, mal définie ; sa pensée générale nous reste
inconnue. Si George Sand avait voulu écrire l'histoire de la renais-
sance et de la réhabilitation d'une courtisane, c'est justement la
peinture de cette évolution, de ce changement moral qui y manque.
Nous y voyons au commencement une pâle silhouette de femme
galante, rappelant tantôt Manon Lescaut, tantôt la Marion
Delorme, ou Thisbé de Hugo. Dans la deuxième partie, nous
voyons une femme ayant traversé maintes aventures dans sa
jeunesse, fatiguée par la vie et... raisonnant avec beaucoup de
finesse et d'esprit. Toutefois, entre ces deux femmes-là, il n'y a
aucun trait d'union. Nous le répétons, Isidora n'est pas l'histoire
de la courtisane régénérée par l'amour. C'est Alice qui est le per-
sonnage le plus réussi, le plus en relief de tout le roman : cette
femme impose par son calme extérieur, sa froideur, sa retenue,
et elle est en même temps toute vibrante de passion réprimée, de
feu intérieur ; elle vit d'une existence pleine de douleurs, de joies
profondes et cachées. Le portrait d'Alice et certains traits de
sa biographie, son mariage forcé, à seize ans, avec un grand
seigneur, et les horribles amertumes de son union conjugale,
ont été probablement décrits d'après nature par Mme Sand :
une amie à elle, Mme de Rochemur, en premières noces du-
GEORGE SAND
clicssc de ( 'avilis, lui servit de modèle. Nous avons déjà
raconté dans le chapitre \i du deuxième volume de cel ouvrage
emiimeiii George Sand lit, en L836, la connaissance de cette
dame, d'abord par L'intermédiaire de Mme d'Agoult, puis parce
que Mme de Rochemur s'installa dans ce même appartement
situé au rez-de-chaussée du quai Mala(|iiais, qui, en L836, ht-
vit de oabinet de travail à George Sand : elle y pénétra par le
jardin envahi d'herbes folles et s'en empara par droit du primo
OCCUpanti, les portes et les l'enèt res ét;int alors enlevées et l;i
demeure réduite à l'état de - maison déserte (1) ».
Le roman d'iswfcmi porte en tête, en guise de dédicace, la mys-
térieuse notice que voici :
.1 Paris, 1845. — C'était une très belle personne, esdraordinairemeni
iiili-lliijt ni* ri qui riul plusieurs fois « verser son cœur à mes pieds »,
disait-elle. Je vis parfaitement qu'elle posait devant moi et ne pensait
pas un mot de ce qu'elle disait la plupart du temps. Elle eût pu être ce
qu'elle n'était pas. Aussi n'est-ce pas elle que fai dépeinte dans Isi-
dora.
Il est difficile de dire à qui font allusion ces lignes mystérieuses.
Nous sommes très porté à reconnaître dans beaucoup d'épan-
chements d'Isidora l'écho des confessions faites à George Sand
par Mme Hortense Allait.
Le roman nous intéresse surtout par le reflet de Yétat d'âme
et des réflexions tirées par l'auteur de sa propre expérience à
cette époque de sa vie, telles les pensées d'Isidora sur Vart de
vieillir et les comparaisons qu'elle fait entre elle et la jeune...
Agathe.
Une autre œuvre datant de cette même année : Les Mères
de famille dans le grand monde, porte également ce caractère
personnel, nous dirions trop, personnel, Cet écrit n'a aucun
rapport ni avec Solange, ni avec Mme Sand : il se rapporte à
Chopin.
Nous avons cité plus haut une page des Souvenirs d'EcL Gre-
(1) Cf. à) George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, ch. xi, p. 249-250.
b) Histoire de ma vie, IVe partie, t. III, chap. ra, p. 271, et t. IV,
p. 354-355.
m. 30
466 GEORGE SAND
nier nous peignant une soirée chez Mme Marliani : la porte s'ouvre,
une vieille femme entre décolletée, parée, empanachée, fardée,
et George Sand, qui se promène de long en large par le salon,
s'écrie avec une expression indéfinissable : Oh! la femme! puis
elle ne sort de son indifférence que lorsqu'elle remarque que
Chopin s'excite trop échauffé en parlant littérature avec Grenier,
ce qui peut lui faire du mal, alors elle s'approche de lui et pose
maternellement sa douce main sur sa tête. Eh bien, les Mères
de famille n'est qu'une variation sur ce thème : Oh! la femme!
George Sand y parle avec indignation, mépris et fiel, de ces
femmes — qu'elle eut souvent l'occasion de rencontrer à cette
époque — vieilles mondaines qui veulent rester jeunes ; peintes,
teintes et parées malgré leur âge ou à cause de leur âge, elles ne
peuvent se résoudre à quitter le monde, ni leurs habitudes de
jolies femmes, elles ne veulent pas céder la place à leurs filles,
et ne comprennent pas que chaque âge peut avoir sa beauté,
son genre de parure, plein de goût et non pas ridicule ou pi-
toyable. Ce petit article, fort judicieux et plein de précieuses
observations, dénote chez l'auteur un goût et un sens très artistes,
mais trahit une irritation, hors de propos à l'égard d'une chose
qui n'a, au fond, aucune importance, aucune valeur. Cette énig-
matique irritation est l'écho des disputes et des discordes qui
avaient souvent lieu au square d'Orléans entre Mme Sand et
Chopin, à propos de toutes ses relations aristocratiques, de toutes
ces coutumes mondaines, de tout ce fatras de petites vanités.
de sottises et de prétentions à la mode. En lisant les Mères de
famille (1), on sent que l'auteur vise quelqu'un, il attaque un état
de choses qui lui est particulièrement odieux. Le sujet de tant
d'animosité — et de discordes continuelles — fut justement ce high
life cosmopolite, cette bonne compagnie que fréquentait Chopin
et que détestait George Sand. C'étaient aussi les habitudes et
les exigences de l'un qui déplaisaient à l'autre. Mme Sand,
accoutumée à une vie bien plus simple, était également horripilée
à l'idée que le valet de Chopin « recevait les gages d'un rédacteur de
(1) Cet article parut dans le deuxième volume du Diable à Paris.
GEORGE SAND 467
journal provincial •< et ;ï la pensée < 1 1 1«- tous les amis mondains
de Chopin étanl très arriérés <'ii matière de politique, leurs opi-
nions influençaient le grand musicien. Toul cela la peinait, d'au-
tant plus que si elle el Chopin étaient peu d'accord sur les ques-
iis pratiques, ils appréciaient leur mutuel génie : il- avaient la
même compréhension générale de l'art, la même sensibilité; leurs
natures artistiques aspiraient de façon constante vers les choses
les plus sublimes. Et si Mme Sand écrivil à propos de la \ i-ite de
la sieur de Chopin à Xohant en L844 : « Chopin, grâce à 3S 303U1
qui est bien plus avancée que lui, est maintenant revenu de tous
ses préjugés. C'est une conversion notable dont il ne s'est pas
aperçu lui-même... (1) », d'autre part, dans une quantité d'autres
lettres, elle parle avec enthousiasme des « chef s-d? oeuvre que
Chopin emporte avec lui à Paris », de ce que de nouveau il
compose des merveilles », elle parle de sa « bonté angélique », de
la « pureté tout enfantine de son âme », etc. Et Chopin, de son
côté, lui écrit que« tout ce qu'elle fait est grand et beau ». La lettre
où se trouvent ces mots étant inédite, nous sommes heureux de
pouvoir citer ici ces lignes de l'immortel artiste, absolument
inconnues :
Sans date. Vendredi (1).
Voici ee que Maurice vous écrit. Nous avons reçu de vos bonnes
nouvelles et nous sommes heureux que vous soyez contente. Tout ce
que vous faites doit être grand et beau, et si on ne vous écrit pas sur
ce que vous faites, ce n'est pas parce que cela nous intéresse peu.
Maurice vous a envoyé sa boîte hier soir. Ecrivez-nous, écrivez-nous !
A demain. Pensez à vos vieux.
Ch...
A Sol
Maurice va bien et moi aussi.
(1) Lettre inédite à Mme Marliani, de septembre 1844.
(2) Cette lettre est non datée, mais elle doit avoir été écrite en l'automne
de 1843, lorsque Mme Sand dut rester à Xohant jusqu'à la fin de novembre
pour régler des questions matérielles et financières (v. plus haut, cliap. ivj,
tandis que Chopin et Maurice se trouvaient déjà à Paris ; ce fut le moment
où se jouait le dernier acte de l'histoire de Fanchette. U se peut toutefois
que la lettre ait été écrite en l'automne de 1844. ou même de 1845.
468 . GEORGE SAND
Citons aussi la page suivante du livre de Xiecks sur Chopin,
dans laquelle cet auteur exprime d'abord sa propre opinion sur
le bonheur profond que Chopin et George Sand puisaient dans
leur commerce spirituel et intellectuel, puis raconte, sur la foi
d'autrui, deux petits épisodes fort caractéristiques de leur vie
commune :
... Dès qu'il est question de la liaison de Chopin avec George Sand
on n'entend parler que de ses malheurs et très peu ou presque rien
de félicités qui lui échurent en partage. On ne fait que glisser sur
les années de tendre amour, d'abnégation et de sacrifice (de la part
de G. S...), mais au contraire on relève outre mesure son infidélité,
son indifférence croissante et son abandon définitif. Mais quoi qu'en
disent les amis de Chopin, qui n'étaient pas toujours en même temps
ceux de George Sand, nous pouvons être sûrs que les joies qu'il goûta
prévalaient sur ses souffrances. La décision qu'elle montrait en toutes
choses devait être un soutien inestimable pour un caractère aussi
vacillant que celui de Chopin, et si leurs natures divergeaient sous bien
des rapports, l'élément poétique qui lui était propre, à elle, devait
néanmoins trouver chez lui un écho sympathique. Chaque caractère
a ses côtés différents, mais le monde est peu porté à prendre en consi-
dération plus d'un côté du caractère de George Sand, et surtout ne
semble remarquer que sa tendance d'être en opposition contre les
mœurs et les lois, qui s'exhale dans ses plaintes et ses récriminations.
Pour apprendre à la connaître d'un côté plus aimable, il nous fau-
drait nous transporter du salon de Chopin dans le sien propre. Louis
Enault raconte qu'un soir George Sand qui avait l'habitude de penser
tout haut devant Chopin — c'était sa manière de causer — se
mit à parler de la vie paisible à la campagne. Et comme si elle avait
transporté dans le square d'Orléans un coin de son Berry, elle traça
un tableau aussi plein de charme et de grâce rustique qu'une idylle
champêtre. « Comme c'est beau, ce que vous nous avez raconté là, dit
Chopin naïvement. — Le trouvez-vous? dit-elle. Eh bien, mettez-
le-moi en musique !... » Et là-dessus Chopin improvisa une véritable
symphonie pastorale ; quant à eUe, elle se plaça auprès de lui, lui mit
doucement sa main sur l'épaule, disant : « Courage, doigts de
velours! »
Et voici une autre anecdote de son intimité. Elle avait un petit
chien (1), qui avait l'habitude de tourner en rond, voulant attraper le
(1) Mme Sand, toujours entourée de bêtes, aimant à apprivoiser tantôt
GEORGE SAND [6g
lion! de sa queue. Un Boir qu'il B'adonnail à cette occupation, Gi
Sand dit à Chopin : « Si j'avaia trotre talent, je composerais un mor-
ceau de musique pour ce chien. » Chopin se mil immédiatemenl au
piano et Improvisa l'adorable valse en r< dû • majeur (op. '»!), qui
reçut le Burnom de la Valse au petit chien (1). Cette histoire était
bien connue des amis et des élèves du maître, mais parfois on la
raconte un peu autrement. D'après L'une des versions, Chopin aurait
improvisé Cette valse pendant, que le petit chien jouait avec une
pelote de laine, quoique Cette Variante ue lasse vraiment rien à
l'affaire... (2).
Ces lignes nous sont d'autant plus précieuses que Niecks.
qui considère George Sand connue « peu musicienne » et lui
témoigne peu de sympathie, donne ici la preuve de l'action
bienfaisante qu'ont exercée Tune sur l'autre ces deux natures
artistes.
D'autre part, nous avons déjà noté combien Consuelo reflète
les idées de Chopin sur la musique nationale. Nous avons aussi
donné les pages de George Sand sur la musique à programme
et lliannonie imitative dans les Impressions et Souvenirs, à l'occa-
sion de la soirée qui réunit, rue Pigalle, Chopin, Mickiewicz et
Delacroix. Ces pages furent certainement écrites sous l'influence
directe des doctrines que Chopin, généralement très avare de
paroles, se mettait parfois à professer.
Enfin nous avons cité (3) la note de V Histoire de ma vie
(toujours à propos de cette même « harmonie imitative ») :
« J'ai donné dans Consuelo une définition de cette distinction
musicale qui l'a pleinement satisfait, et qui, par conséquent,
doit être claire... (4). »
des oiseaux, tantôt de petits animaux sauvages, avait la passion des chiens,
et on lui en donnait de tous les côtés. Entre 1838 et 1848, elle avait auprès
d'elle à Nohant et à Paris les petits chiens des noms de : Coco, Marquis et
Pistolet et les grands chiens Simon, Jacques et Pyram. Nous aurons le plaisir
de les rencontrer presque tous dans une de ses œuvres ultérieures. Il en est
aussi constamment question dans les lettres de Chopin à sa famille et dans
celles de Mme Viardot à Mme Sand.
(1) Elle est dédiée à la comtesse Potocka.
(2) Fr. Niecks, Chopin, t. II, p. 154-155.
(3) V. plus haut. p. 88.
(4) Histoire de ma vie, t. IV, p. 440.
470 GEORGE SAND
H faut noter, à cette occasion, que George Sand faisait géné-
ralemenl lire à Chopin tous ses romans, avant de les donner
à l'impression, et qu'elle écoutait et acceptait souvent ses cri-
tiques el ses conseils. C'est ainsi que nous apprenons de sa bouche
qu'il avait lu Luerezia Floriani « chaque jour sur son bureau »,
à mesure que le roman avançait. Et dans une lettre de Leroux
;i .Mme Sand, datée du 2 novembre 1843 et répondant aux objec-
tions de Chopin — transmises à Leroux par Mme Sand — contre
la manière d'agir de Consuelo vis-à-vis de Frédéric II, nous
lisons :
... Il est inutile que je réponde que je ferai ce que vous me com-
mandez relativement à Consuelo. Je lirai, mais je crois d'avance qu'il
n'y aura rien à retrancher. Je suis rarement de l'avis de Chopin contre
vous, et quant aux rois, ils ont trompé tant de fois les peuples, que
je ne trouverais pas plus mauvais que vous que Consuelo (elle-même)
les trompe un peu... (1).
Bien certainement qu'ayant pris connaissance du manuscrit
de la Comtesse de Ritdoïstadt, Chopin avait trouvé l'image de
l'héroïne amoindrie ou ternie par les mensonges qu'elle faisait
au roi de Prusse.
Nous ne reviendrons plus sur les sympathies slaves et
polonaises, qui se reflétèrent si manifestement dans les œuvres
de George Sand de cette époque, ni sur l'influence purement
artistique exercée par l'individualité de Chopin; nous souligne-
rons seulement encore la profonde satisfaction que Chopin
et George Sand devaient trouver dans leur commerce intel-
lectuel et moral.
Malgré toutes leurs petites disputes et tous les malentendus
douloureux, leur attachement mutuel était profond comme par
le passé. Cet attachement soutint Chopin aux moments de deux
cruelles épreuves : il perdit, coup sur coup, son ami Jean Ma-
tuszynski en 1842. et son père en 1844.
La mort du père de Chopin fut pour Mme Sand une douleur
presque personnelle, elle ne savait vraiment pas ce qu'elle n'au-
(1) Inédite.
GEORGE SAND 471
rail pas fait pour consoler snn pauvre cher Fritz, pour pré ei
s;i frêle santé contre la trop dure épreuve. Son cœur aimanl
comprenait combien la mère e1 les sœurs de son .-uni devaient
B'inquiéterà son sujet, elle écrivil à la mère de Frédéric la lettre
que voici (1) :
Paris, le 39 mai 1844
Madame.
Je ae crois pas pouvoir offrir d'autre consolation à L'excellente mère
de mini cher Frédéric, que l'assurance du courage el de la résignation
de cet admirable enfant. Vous savez si sa douleur est profonde el si
BOD âme est accablée; mais, grâce à Dieu, il D.'es1 pas malade, el qoub
partons dans quelques heures pour la campagne, où il se reposera d'une
si terrible crise.
Il ne pense qu'à vous, à ses sœurs, à tous les siens, qu'il chérit si
ardemment et dont l'affliction l'inquiète et le préoccupe autant que
la sienne propre.
Du moins, ne soyez pas de votre côté inquiète de sa situation exté-
rieure. Je ne peux pas lui ôter cette peine si profonde, si légitime et
si durable, mais je puis du moins soigner sa santé et l'entourer d'au-
tant d'affection et de précaution que vous le feriez vous-même.
C'est un devoir bien doux que je me suis imposé avec bonheur et
auquel je ne manquerai jamais.
Je vous le promets, madame, et j'espère que vous avez confiance
en mon dévouement pour lui. Je ne vous dis pas que votre malheur
m'a frappée autant que si j'avais connu l'homme admirable que vous
pleurez. Ma sympathie, quelque vraie qu'elle soit, ne peut adoucir ce
coup terrible, mais en vous disant que je consacrerai mes jours à son
fils et que je le regarde comme le mien propre, je sais que je puis
vous donner de ce côté-là quelque tranquillité d'esprit. C'est pourquoi
j'ai pris la liberté de vous écrire, pour vous dire que je vous suis
profondément dévouée, comme à la mère adorée de mon plus cher
ami.
George Saxd.
Cette lettre dut tranquilliser la famille de Chopin. Sa mère
lui écrivit qu'elle voudrait bien être auprès de lui et le soigner,
(1) Nous empruntons cette lettre (déjà publiée précédemment dans le
livre de M. Karasowski (Fryâerik Chopin zycie, listy, diela, t. II, p. 158-159)
au livre de Fr. Nièces, Fr. Chopin, t. II, p. 365. Appendice I.
472 GEORGE SAND
que malheureusemenl cela ne se pouvait pas, mais que « le
Tout-Puissaut dans sa miséricorde lui enverrait des amis qui la
rem placeraient auprès de lui ». Et sa sœur Isabelle, tout en le
priant d'exprimer « son entière reconnaissance à 8a protectrice
pour les soins si tendres dont elle l'entourait et pour le cœur
qu'elle leur a témoigné », ajoutait :
Les quelques mots qu'elle a écrits ont tranquillisé maman et nous
tous sur ta santé. Quel trésor qu'un cœur pareil ! Sans connaître les
personnes on peut toucher leur cœur et verser la consolation dans leur
âme affligée. Remercie-la, mon chéri, le plus affectueusement que tu
pourras et ne t'adonne pas trop aux regrets justement dus à la mémoire
de notre père (1).
A la fin de cette lettre, Isabelle priait son frère de lui dire
au juste « où Nohant était situé », prétendant que tout le
monde la questionnait là-dessus et qu'elle ne savait que
répondre.
Or, il se trouva que ce renseignement était réclamé par la sœur
aînée de Chopin, Louise Jedrzeiewicz, qui se mit, avec sou
mari, en route pour la France, afin de voir son frère. Mme Sand,
dès qu'elle eut pris connaissance de ce projet, écrivit immédia-
tement à Mme Jedrzeiewicz, en l'invitant gracieusement à
venir passer quelques jours à Nohant et en la priant de
s'arrêter provisoirement dans son appartement du square
d" Orléans.
Nohant, 1844.
Chère madame, je vous attends chez moi avec une vive impatience.
Je pense que Fritz arrivera avant vous à Paris, mais si vous ne l'y
trouviez pas, je charge une de mes amies de vous remettre les clefs
de mon appartement, dont je vous prie de disposer comme du vôtre.
Vous me feriez beaucoup de peine, si vous ne l'acceptiez pas. Vous
allez trouver mon cher enfant bien cliétif et bien changé depuis le
temps que vous ne l'avez vu, mais ne soyez pourtant pas trop effrayée
de sa santé. Elle se soutient sans altération générale depuis plus de
(1) Karlowkz. Pamiatki po Chopmie, p. 199-200 et 207.
GEORGE SAND 173
six ans que je le vois toua les jours. Une quinte de toui assez forte,
ions les matins, deux ou txoi crises plut considérables el durant cha-
cune deux ou trois juins seulement, tous le \à\ en, quelques souffrances
névralgiques, de tempe à autre, voilà son état régulier. Du re
poitri isl Baine et son organisation délicate n'offre aucune lésion.
J'espère toujours qu'avec le temps elle se fortifiera, mais je -ni- sûre
du moins qu'elle durera autant qu'une autre, avec une rie réglée et
des soins. Le bonheur de vous voir, quoique mêlé de profondes et
douloureuses émotions qui le briseront peut-être un peu le premier
jour, lui fera pourtanl un grand bien, et j'en Buis bï heureuse pour lui
que je bénis la résolution que vous avez prise. Je n'ai pas besoin de
vous recommander de soutenir son courage qu'une si Longue séparation
de tout ce qu'il aime a éprouvé continuellement. Vous saurez mêler
à l'amertume de vos regrets mutuels tout ce qui pourra lui donner
l'espérance de votre bonheur et de la résignation de sa mère chérie.
Il y a longtemps qu'il ne s'occupe que du bonheur de ceux qu'il aime,
a la place de celui qu'il ne peut partager avec eux. Pour ma part, j'ai
l'ait tout ce qui dépendait de moi pour lui adoucir cette cruelle absence,
et bien que je ne la lui aie pas fait oublier, j'ai du moins la consolation
de lui avoir donné et inspiré autant d'affection que possible après
vous autres. Venez donc me voir avec lui et crojez que je vous aime
d'avance comme ma sœur. Votre mari sera aussi un ami que je recevrai
comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Je vous recom-
mande seulement de faire bien reposer le petit Chopin, c'est comme
cela que nous appelons le grand Chopin votre frère, avant de lui per-
mettre de se remettre en route avec vous pour le Ben y, car il y a quatre-
vingts lieues, et c'est un peu fatigant pour lui.
Au revoir, donc, chers amis, croyez que votre visite me rendra bien
heureuse et que je vous retiendrai jusqu'au dernier jour de votre
liberté.
A bientôt et à vous de cœur.
George Saxd.
Mme Sand reçut et traita la sœur et le beau-frère de Chopin
comme de vrais parents. Les Jedrzeiewïcz firent un assez long
séjour à Nohant; une amitié sincère, une sympathie réelle et
cordiale s'établit d'emblée entre Mme Sand et Mme Louise
Jedrzeiewicz et, après le départ de cette dernière, il en résulta
une correspondance des plus amicales, témoignant que la sœur
de Chopin fut vraiment pour Mme Sand une véritable « sœur ».
Nous ne pouvons nous priver du plaisir de donner ici les deux
474 GEORGE SAND
lettres que .Mine Sand écrivit à Louise immédiatement après
son départ de Nohant, en septembre 1844 (1) :
( Itère Louise. Je vous aime. J'ai le cœur gros de vous avoir perdue
et tout plein de tendresse et de besoin de vous revoir. Laissez-moi
espérer que vous reviendrez et que vous retrouverez un moyen pour
que nous allions tous vous voir à quelque frontière. Ne nous dites pas
adieu, mais au revoir ! Souvenez-vous que je vous aime de toute mon
âme, que je vous comprends bien, que je vous mets à côté de Frédéric
dans mon cœur. C'est tout vous dire. Embrassez-le mille fois pour
moi et donnez-lui du courage. Ayez-en aussi, ma chérie, que Dieu vous
parle, vous soutienne et vous bénisse comme je vous aime.
Mille tendresses au bon Kalasante (2).
George Sand.
La seconde lettre est écrite sur la même feuille que la lettre
de Chopin à Louise, elle est datée du 18 septembre 1844 dans le
livre de Karlowicz, mais en réalité doit avoir été écrite le 28 sep-
tembre, parce que Chopin n'était rentré à Xohant que le 26 sep-
tembre, comme on peut le voir par une lettre inédite de lui que
nous donnons plus loin.
Ma Louise chérie, nous ne vivons que de vous depuis votre départ.
Frédéric a souffert de la séparation, comme vous pouvez bien le croire,
mais le physique a assez bien supporté cette épreuve. En somme votre
bonne et sainte résolution de venir le voir a porté ses fruits. Elle a ôté
toute l'amertume de son âme et l'a rendu fort et courageux. On n'a
pas goûté tant de bonheur pendant un mois, sans en conserver quelque
chose, sans que bien des plaies Be soient fermées et sans avoir fait une
nouvelle provision d'espérance et de confiance en Dieu. Je vous assure
(1) Les lettres de Mme Sand à Mme Jedrzeiewiez publiées dans le livre
de M. Karlowicz n'avaient point été imprimées lors de la première publica-
tion de son ouvrage dans la Bévue musicale, en français. Nous le regrettons
beaucoup, puisque ces lettres peignent sous le jour le plus sympathique les
relations de Mme Sand avec la famille de Chopin. Nous avons déjà dû et nous
devrons encore dans la suite revenir souvent au livre de M. Karlowicz et
puiser maint détail précieux tant dans les lettres de Chopin à ses parents
que dans celles que lui adressent ces derniers, ses sœurs et diverses autres
personnes. Nous remarquerons seulement que la plupart de ces lettres ne sont
peint datées et que c'est nous qui les datons en nous basant sur des faits
et dates qui nous sont connus.
foseph Kalasante Jedrzeiewiez. mari de Louise.
i.l ORGE SAN'H 475
qu6 vous étefl le meilleur médecin qu'il ;iii jamais en, puisqu'il suffil
de lui parler de vous, | r lui rendre L'amour de la vie. Et von . ma
ohérie bonne, comment e I pa lé ce long voyage? Malgré toute
les distractions que votre mari s'imaginait de voua y faire trouver,
je suis suie que vous n'aurez eu de consolation véritable qu'ex retrou-
v;tui vos enfants, votre mère el votre sœur. Goûtez donc ce bonheur
profond de presser dans vos bras les objets Bacrée de votre tendresse
ei consolez-les d'avoir été privés de vous, en leur disant tout le bien
que vous avez l'ait à Frédéric. Dites-leur à tous que je les aime aussi
et donnerais ma vie pour les réunir tous avec lui un jour sous mon
toit. Dites-leur comme je vous aime, ils le comprendront mieux que
voua qui ne savez peut-être pas tout ce que vous valez. Je vous embrasse
de toute mou âme, ainsi que le mari et les enfants.
La lettre inédite suivante à Mme Marliani est comme un com-
mentaire et un complément à la première de ces deux lettres
de Mme Sand à Louise Jedrzeiewicz ; nous en avons déjà cité
plus haut quelques lignes se rapportant à l'influence bienfai-
sante de cette dernière sur son frère.
Nohant, fin septembre 1844.
Chère amie, je ne vous dirai pas tous mes regrets d'avoir été si long-
temps privée de vous écrire, j'aurai plutôt fait de vous raconter tous
mes empêchements. Tout le mois dernier, j'ai été à la tâche depuis
dix heures du soir jusqu'à six et sept heures du matin pour faire mon
nouveau roman qui a été enfin terminé vers le 28. Aussitôt après,
Chopin ayant été encore à Paris reconduire sa sœur et son beau-frère,
je suis allée courir, pour me remettre le corps et l'esprit, dans nos petites
montagnes de la Marche avec Leroux, qui venait d'arriver de Boussac
à l'instant même, Solange et mon frère. Nous avons couru par des
chemins perdus et des hameaux aussi sauvages qu'on pourrait les
désirer dans un voyage autour du monde. Nous avions montré au
gros Manuel les roses de notre pays et encore il n'était pas trop
enchanté.
Et Chopin, grâce à sa sœur, qui est bien plus avancée que lui, est
maintenant revenu de tous ses préjugés. C'est une conversion notable
dont il ne s'est pas aperçu lui-même. Ainsi au milieu des fatigues et des
soucis, il arrive toujours quelque chose d'heureux et de réconfortant..
De semblables excursions avaient été faites également par
Mme Sand dans les années précédentes et suivantes ; Chopin.
476 GEORGE SAND
absent on 1844, y prenait part aussi. On peut même dire que
Mme Sand les organisait surtout et avant tout pour le distraire
de sou méticuleux et douloureux labeur. Ses créations qui naissa ici 1 1
avec la facilité merveilleuse et la spontanéité inconsciente du
génie, étaient soumises ensuite à mille changements, à une critique
sans merci; des doutes lui venaient, torturants et cuisants, il
refaisait son œuvre de fond en comble; bref, toujours nié-
content de lui-même, il travaillait jusqu'à se rendre complè-
tement malade. C'est alors que Mme Sand qui, par la nature
même de sa propre production spontanée et facile, était inca-
pable de comprendre ce travail opiniâtre d'un artiste avide
de perfection et ne pouvait que plaindre Vhomme, s'empressait
de l'entraîner à quelque excursion. On côtoyait les bords de
la Creuse, de la Vauvre ou de la Sédelle, on visitait les dol-
mens dans les environs de Tulle (décrits dans Jeanne), la
forteresse de Crozant ou le village de Fresselines. au confluent
des deux Creuses (théâtre de quelques scènes du Péché de
M. Antoine) ; on allait dans les environs de Saint-Sévère pour
voir les champs de bataille des Anglais du temps de. Jeanne
d'Arc, ou bien au château de Boussac pour admirer les tapisse-
ries historiques, datant du quinzième siècle (1). Xous trouvons,
tant dans YHistoire de ma vie que dans les lettres imprimées
et inédites de Mme Sand, le compte rendu de ces courses.
Elles lui donnèrent, de plus, la matière de plusieurs de ses
articles (2).
J'avais eu longtemps l'influence de le faire consentir à se fier à ce
premier jet de l'inspiration. Mais quand il n'était plus disposé à nie
croire, il me reprochait doucement de l'avoir gâté et de n'être pas
(1) L'article de Mme Sand consacré à ses tapisseries (dont la confection
est attribuée à l'esclave de Zizime, fils de Mahomet II, qui fut fait prisonnier
et amené en France par Pierre d'Aubusson, grand maître de l'ordre de Saint-
Jean et châtelain de Boussac), cet article parut en 1847 dans T Illustration
et fut réimprimé dans le volume Promenades autour d'un village. Ces tapis-
series sont aujourd'hui au Musée de Cluny.
(2) Tels sont : la Vallée noire; le Cercle hippique de Mézières en lin uni : /< s
Tapisseries du château de Boussac; la Berthenoud; les Bords de la Creuse;
V>i coin de la Marche et du Berry, etc.
GEORGE SAND .177
sévère pour lui. J'e* avait de le distraire, de le promener. Quel-
quefois, emmenant toute ma couvée dans ou char à bancc de cam-
pagne, je l'arrachais malgré lui à cette agonie; je le menait aux bords
de la Creuse, el pendant deux on trois jours, perdus au îoleil e1 à la
|ilnit' dans des chemins affreux, nous arrivions, riants el affamés, à
quelque Bite magnifique où il semblait renaître. ' les latigues !<• brisaienl
le premier jour, mais il dormait! Le dernier jour, il trouvait la solu-
tion de Bon travail sans trop d'efforts < 1 ►.
Le <) juin, elle écrit à son fils, cette seconde moitié de
lettre es1 inédite, elle manque (2) dans la Correspondance :
... En l'attendant, nous Faisons, Chopin et moi, de grandes prome-
nades, lui monté sur son âne, et moi sur mes jambes, car j'éprouve le
besoin de marcher et de respirer. Nous avons été hier à Montgivray,
où nous avons trouvé toute la famille réunie, sauf le pauvre Polite,
et très gaie malgré son absence, et on dirait même à cause de son
absence...
... Le père Gatiar. (3) se porte bien. Que je te dise un de ses scrupules
qui te fera rire. Il ne voulait pas se servir pour équiper son âne de ta
petite selle de velours à la française. J'avais beau lui dire que tu ne
pouvais plus t'en servir. 11 veut te l'acheter. J'espère que tu L'enverras
promener, mais tu ne pourras peut-être pas l'empêcher de te faire un
cadeau en échange...
Dans la lettre du 13 juin 18-43, à Mme Marliani, on a égale-
ment omis en l'imprimant les lignes suivantes (venant après
les mots : « Cet affreux temps ne contribue pas peu à m'acca-
bler. Nous aussi nous faisons du feu tous les jours (4) ») :
Et Chopin qui avait commencé de belles promenandes sur son âne,
est forcé d'en revenir à son piano. Malgré ce triste printemps, je
ne peux pas dire qu'excepté vous et mes amis, je regrette
Paris...
A la fin de cette lettre il manque encore la phrase suivante
que nous transcrivons sur l'autographe :
(1) Histoire de ma rie, t. IV, p. 471.
(2) Voir plus haut note à la p. 445.
(3) Sobriquet de Chopin, « gâteux » en berrichon.
(4) Correspondance, volume II, p. 267.
478 GEORGE SAXD
Bonsoir, chère Loto, Chopin vous dit mule tendresses, il va assez bien
il ht tranquillité lui réussit ceth année mieux que les autres. .J'attends
Maurice et mon frère dans quinze jours, etc. (1).
Le 2 octobre 1843, Mme Sand écrit toujours à Mme Marliani
(la lettre est tronquée dans la Correspondance et nous donnons,
en les soulignant, les lignes omises ) :
Chère bonne amie, j'arrive d'un petit voyage aux bords de la Creuse,
à travers de fort petites montagnes, mais très pittoresques et beau-
coup plus impraticables que les Alpes, vu qu'il n'y a guère ni chemins,
ni auberges. Chopin a grimpé partout sur son âne, il a couché sur la
paille et ne s'est jamais mieux porté que pendant ces hasards et ces fatigues.
2Ies enfants se sont amusés à courir comme des chevaux en liberté. Enfin
nous avons fait une bonne partie pour nous reposer de trois jours et
trois nuits de bals et fêtes rustiques, à l'occasion du mariage de Fran-
çoise (2).
En septembre 1845, dans une lettre adressée à Maurice, qui
séjournait alors à Courtavenel chez Mme Viardot, un peu avant
le départ de cette dernière pour Bonn, pour les fêtes données
en l'honneur de Beethoven (3), Mme Sand parle d'une autre pro-
menade de ce genre :
Cher Bouli, nous voici revenus de Boussac et des Pierres-Jomâtres,
où nous avons été faire un déjeuner monstre avec toute la famille
Leroux, ton oncle Polyte, Tortillard (4) ; tous à pied, excepté Solange
à cheval et Chopin à âne...
Nous te raconterons tout notre voyage en détail, à présent ce serait
trop long. Leroux est très bien établi à Boussac... (5).
(1) Correspondance, t. II, p. 269.
(2) Françoise Meillant, femme de chambre de Mme Sand, s'était remariée
en 1843. On voit par la lettre de Mme Sand à Mlle de Rozières de mai 1842
que Chopin appréciait beaucoup cette simple femme et lui faisait de beaux
cadeaux, voyant combien elle était attachée à sa maîtresse. George Sand
(qui lui dédia Jeanne), dans une autre lettre médite, adressée à Charles Poney
et datée du 1er août 1844, dit d'elle que c'est un « ange », que c'est « sa
véritable amie », « une amie de cœur . qu'elle est depuis dix-huit ans
dans la maison et que Solange avait tenu sur les fonts de baptême l'enfant
de son second mariage, né en 1844.
(3) V. plus haut note à la p. 408.
(4) Sobriquet d'Eugène Lambert.
(5) Inédite. Nous avons donné la fin de cette lettre p. 409.
GEORGE SAND 4 79
A Charles Poney, Mme Sand décril aussi ces petits voyag<
la vie à Nohanl en l'été de cette même année L846
J'ai été à Paris jusqu'au mois de juin, et depuis ce temps, je suis
à Nohant jusqu'à l'hiver, comme tous les ans, comme toujours; car
ma ri,- isi réglée désormais connue un papier de musique -h. J'ai Fait
doux ou trois romans, 'lent nu qui va paraître. Il ;i fah un été affreux :
je suis peu sortie de mon jardin, j'ai peu mollir ,'i cheval ci en cabriolet,
comme j'ai coiituiiic de l'aire aux environs tous les ans (2). Tous le- che-
mins de traverse qui conduisent à nos beaux sites étaient imprati-
cables et ma tille n'est pas du tout marcheuse, de lui ai acheté un petit
cheval noir qu'elle gouverne dans la perfection et sur lequel elle parait
belle comme le jour.
Mon lils est toujours mince et délicat, mais bien portant d'ailleurs.
(est le meilleur être, le plus doux, le plus égal, le plus laborieux,
le plus simple et le plus adroit qu'on puisse voir. Nos caractères, outre
nos cœurs, s'accordent si bien, que nous ne pouvons guère vivre un
jour l'un sans l'autre. Le voilà qui entre dans sa vingt-troisième année
et moi dans ma quarante-deuxième, et Solange dans sa dix-huitième!
Nous avons des habitudes de gaieté peu bruyante, mais assez soutenue,
qui rapprochent nos âges, et quand nous avons bien travaillé toute la
semaine, nous nous donnons pour grande récréation d'aller manger
une galette sur l'herbe à quelque distance de chez nous, dans un bois
ou dans quelque ruine, avec mon frère, qui est un gros paysan, plein
d'esprit et de bonté, et qui dîne tous les jours de la vie avec nous,
vu qu'il demeure à un quart de lieue. Voilà donc nos grandes fre-
daines.
Maurice dessine le site, mon frère fait un somme sur l'herbe. Les
chevaux paissent en liberté. Les filleuls ou filleules sont aussi de la
partie et nous réjouissent de leurs naïvetés. Les chiens gambadent
et le gros cheval qui traîne toute la famille dans une espèce de grande
brouette, vient manger dans nos assiettes. Malheureusement, nous
avons peu joui de la campagne de cette façon cet été. Il a toujours
plu, et les rivières ont effroyablement débordé. Mais l'automne s'an-
nonce plus beau et j'espère que nous reprendrons bientôt nos excur-
(1) C'est nous qui soulignons. Cette phrase est à retenir, a comparaison
provenant de la même source que le fait même que la phrase constate.
(2) Dans la lettre de Mme Sand à Mme Marliani de juillet 1845, imprimée
dans la Correspondance à la fausse date de « juin 1844 » (t. II, p. 311), que
nous avons déjà citée au chapitre iv, à propos des inondations de 1845,
George Sand dit au contraire : « Quelque temps qu'il fasse, nous courons,
nous montons à cheval ; Solange s'en trouve bien. »
480 GEORGE SAND
sions. Puis nous allons marier une filleule de .Maurice et faire la noce
à la maison (1).
A partir de 1841, presque tous les étés ou aux vacances venaient
à Nohant les Yiardot, Eugène Delacroix ou l'un des amis polo-
nais de Chopin, tous gens au milieu desquels Chopin se sen-
tait dans sa sphère favorite, avec lesquels il pouvait parler
à cœur ouvert, faire de la musique, leur confier ses idées sur l'art.
Leur seule présence avait une action bienfaisante sur sa nature
nerveuse et impressionnable et lui rendait sa bonne humeur, parce
qu'ils apportaient un changement et une animation inaccoutumée
dans la vie calme de Nohant. Il retrouvait sa verve et son
esprit, il exécutait ces incomparables scènes mimiques, que
Balzac mentionne dans son Homme d'affaire et dont George
Sand parle, outre Y Histoire de ma vie (2), dans plusieurs de ses
lettres. C'était ainsi qu'en racontant à Mme Marliani l'arrivée du
vieux Mendizabal à Nohant, en 1843, Mme Sand écrit à cette
amie :
J'ai eu la visite de Mendizabal (3) un beau soir, au moment où je
ne l'attendais guère, comme bien vous pensez. Il a passé ici trois
heures, une à dîner et à bavarder, deux à entendre chanter Pauline
et à faire faire à Chopin toutes les charges de son répertoire. Il est
parti à minuit, toujours actif, brave, jovial et entreprenant...
On voit par tout ce qui précède, que si même Chopin
n'aimait pas beaucoup la campagne, il y menait néanmoins une
vie assez douce et agréable. H faut en général tenu pour certain
que si les années passées au square d'Orléans et à Nohant,
de 1842 à 1846, n'étaient plus aussi intimement heureuses que
celles qui coulèrent rue Pigalle, que si même il y existait
un certain désaccord intime, cela n'empêchait point Chopin
(1) Cf. avec la lettre de Mme Sand à Louise Jedrzeiewicz imprimée dans
le livre de M. Karlowicz sous le numéro 10 (p. 223) et se rapportant sans
aucun doute à ce même « été déplorable » de 1845, — ce qui est évident pour
tous ceux qui se donneront la peine de comparer cette lettre avec la lettre
à Mme Marliani citée dans la note précédente et avec les lettres de Chopin
à sa famille du 20 juillet et du 1er octobre 1845.
(2) T. IV, p. 465.
(3) Voir plus haut, chap. Ier, p. 56.
GEORGE SAND 48 !
d'adorer passionnément boh àwore... aux yeua nous, et d'en
être aimé bien tendrement, bien doucement. Ce qui équi-
vaul a dire, pour parler simplement, que ////, il était tou-
jours amoureux comme par le passé, el elle, L'aimait de cet
amour doucement condescendant que Les femmes un peu
âgées portent souvent aux jeunes hommes amoureux d'elles. Il
ne Faut pas oublier que le cas échéant ce jeune adorateur était
charmant, frêle, Bensitif et de plus, marqué au coin du génie!
C'est à tort, encore une fois, qu'on s'est efforcé do faire
croire «pie George Sand « se refroidit bien vile à l'égard de
Chopin », et que lui ne faisait que « souffrir et supporter son
malheur ». Les lettres publiées et inédites, les journaux intimes
et les mémoires nous peignent ces relations tout autrement.
Nous le répétons : si les habitudes et le train extérieur de l'exis-
tence étaient différents chez ces deux grands artistes, s'ils s'ai-
maient aussi de manières conformes à la nature de chacun,
ils n'en étaient pas moins intimement liés par les côtés les
plus sublimes et les plus poétiques de l'âme, par la compréhen-
sion de la part de Mme Sand des œuvres de son ami, par la sym-
pathie et la compréhension de Chopin pour ses croyances et ses
aspirations humanitaires à elle. Ajoutons encore : par l'apprécia-
tion réciproque de leurs individualités artistiques qui se faisaient
sentir en toutes choses ; ils voyaient bien cette empreinte de
génie que des amis communs étaient assez peu aptes à remar-
quer. Et enfin, par un attachement mutuel, tel qu'il ne s'en
rencontre pas souvent dans des mariages légitimes. Il suffisait à
Chopin de s'absenter, pour que Mme Sand se prît immédiatement
à s'inquiéter, elle se donnait toutes les peines du- monde pour le
préserver du froid, pour faire déjeuner et dîner à temps ce « petit
Chopin », si distrait, si oublieux de sa personne, pour l'entourer
de tout le confort possible. Nous lisons dans une lettre inédite,
datée du 12 août 1843 à Mme Marliani :
Nohant, 12 août 1843.
Chère bonne amie, Chopin se décide tout d'un coup à aller passer
deux ou trois jours à Paris pour voir son éditeur de musique et s'en-
in. 3I
48a GEORGE SAND
tendre avec lui sur quelques affaires. Il me ramènera Solange que je
comptais me faire amener par Mme Viardot, mais il paraît que l'arrivée
de celle-ci à Paris sera encore retardée de quelques jours. Chopin
part dimanche et arrivera cour d'Orléans lundi de neuf à dix ou onze
heures du matin. Aurez-vous la bonté de prier Enrico d'avertir le
portier du numéro 5, pour que Chopin trouve sa chambre ouverte,
aérée et de l'eau chaude pour sa toilette. Si le portier du numéro 9
n'est pas changé, ce que Dieu veuille, Chopin en aura sans doute
besoin pour faire ses commissions, et Enrico ferait bien de l'avertir
aussi. Je suis bien aise que Chopin me rapporte des nouvelles de votre
santé après vous avoir vue par ses yeux. Je voudrais bien aussi qu'il
pût voir Leroux et me rapporter de lui une réponse soit écrite, soit
verbale sur les questions que je lui ai faites à propos de Consuelo dans
ma dernière lettre. Chopin me promet bien d'aller le voir, mais il aura
si peu de temps et tant de courses, et Leroux demeure si loin, que vous
seriez bien gentille de les faire dîner ensemble un jour, où l'on ne
jouera pas Œdipe, la seple chose que Chopin veuille entendre au
théâtre.
Si vous êtes libre et tranquille, ce serait une bonne occasion pour
venir nous voir avec Chopin pour chevalier. Mais je conçois que dans
ce moment-ci vous pensiez à tout autre chose. Enfin Manuel est en
route, je suppose, et qui sait si Chopin ne le trouvera pas à Paris?
Dans ce cas, qui vous empêcherait de venir tous ensemble? Ce serait
un repos nécessaire pour vous et pour Manuel. Tâchez, bonne amie,
si cela se peut.
A vous de cœur.
G.
Chopin, de son côté, sachant combien Mme Sand s'inquiète
à son sujet et voulant aussi lui donner au plus tôt des nou-
velles de Solange, lui écrit, à peine arrivé à Paris, la lettre que
voici :
Lundi (1).
Me voilà arrivé à onze heures et me voilà aussitôt chez Mme Mar-
liani, vous écrivant tous deux. Vous verrez Solange jeudi à minuit,
il n'y avait pas de place ni vendredi, ni samedi, jusqu'au mercredi
prochain et cela aurait été trop tard pour tous. Je voudrais déjà être
de retour, vous n'en doutez pas, et je suis bien aise que le sort a voulu
(1) Ce lundi était le 14 août 1843, comme on voit bien par la lettre précé-
dente de Mme Sand.
(ÎKORC.K SANI) 483
que nous partions jeudi; donc à jeudi, et domain, je vous écrirai de
nouveau, si vous permettee.
Votre 1res humble.
C11...
Bouli, je l'embrasse de oœur.
(H faut, que je choisisse les mots doul je connais l'ortho-
graphe.) (1).
Lorsque deux mois plus tard, en octobre, Chopin revint ;ï
Paris avec Maurice, Mme Santl restant encore à Nohant,
elle le recommande une fois de plus aux soins de Mme .Mar-
liani :
Nohant (fin octobre) 1843.
( hère bonne amie, voilà mon petit Chopin, je vous le confie, ayez-en
soin malgré lui. Il se gouverne mal, quand je ne suis pas là, et il a un
domestique bon, mais bête. Je ne suis pas en peine de ses dîners, parce
qu'il sera invité de tous les côtés et qu'à cette heure-là, d'ailleurs,
il n'y a pas de mal qu'il soit forcé de se secouer un peu. Mais le matin,
dans la hâte de ses leçons, je crains qu'il n'oublie d'avaler une tasse
de chocolat ou de bouillon, que je lui entonne malgré lui quand j'y
suis. Enrico et Marie seraient bien gentils d'y penser. Rien n'est plus
facile à son Polonais que de lui faire un petit pot-au-feu et une côte-
lette. Mais il ne le lui dira pas et peut-être même le lui défendra-t-iL
Il faut donc que vous sermonniez Chopin et que vous le menaciez du
gendarme Enrico.
Chopin est bien portant maintenant, il n'a besoin que de manger
et de dormir comme tout le monde. Je suis forcée de rester encore une
quinzaine pour faire des travaux de jardinage : un renouvellement
total d'arbres fruitiers et de plus l'assainissement de la maison qu'une
certaine fosse non inodore mal construite infecte d'un côté. Ces travaux
que je commande tous les ans depuis quatre ans sont toujours oubliés
ou mal faits en mon absence. En outre, j'ai quelques affaires d'argent
à régler, je vais me débarrasser de tout cela, afin de vous rejoindre
vite, je compte sur vous pourtant pour m'avertir au cas où Chopin
serait malade tant soit peu gravement, car je laisserais tout pour
aller le soigner. Gardez-moi ma place au coin de votre feu, empêchez
Enrico d'user ma petite chaise de tapisserie avec son gros postérieur.
Donnez-moi de vos nouvelles en attendant. Embrassez mon gros
(1) Inédite.
484 GEORGE SAND
Manuel, et vous, portez-vous aussi bien que je vous aime tendre-
ment... (1).
Mais cela ne suffit pas à Mme Sand, après avoir recommandé
Chopin aux soins maternels de la bonne Charlotte, elle écrit
encore à Mlle de Rozières :
Je reste quelques jours encore à Nohant, ma bonne petite amie, pour
des travaux de maison et des affaires qui ne sont pas terminées tout
à fait. Jai forcé Chopin à aller reprendre ses leçons et à fuir la cam-
pagne qui lui deviendrait malfaisante avec la mauvaise saison, car
il fait un froid du diable dans nos grandes chambres. Maurice aussi a
besoin de reprendre le travail de l'atelier. H aurait bien fallu renvoyer
aussi Solange à sa besogne, mais Chopin m'a supplié de la garder pour
le rassurer sur ma solitude. Elle ne s'en plaint pas, comme vous pouvez
le croire. Voyez mon petit Chopin souvent, je vous prie, et forcez-le
à se soigner. Vous pouvez bien, sans scandale, aller chez ces deux
garçons, personne dans la maison n'y trouvera à redire. Allez-y donc
flâner sous un prétexte ou sous un autre, pour surveiller mon dit Cho-
pin, pour voir s'il déjeune, s'il ne l'oublie pas, et pour me le dénoncer
au cas où il se conduirait comme un ustuberlu, sous le rapport de la
santé. Il est bien portant maintenant, parce qu'il a une vie bien réglée.
Dieu veuille qu'il ne fasse pas tout le contraire à Paris, mais je compte
sur vous pour le gronder et pour m'avertir s'il était malade, car je
laisserais tout là et j'irais le trouver. Ne lui dites pas que je vous mets
ainsi à ses trousses.
A revoir bientôt, ma bonne petite. Prenez pour vous-même un peu
du sermon, et soignez-vous, comme je vous recommande de soigner
Chopin. Je vous embrasse tendrement, et Solange en fait autant.
G. S...
Je vais recommander au domestique polonais d'aller vous avertir
à Vinsu de son maître, au cas où il serait indisposé. Vous verriez ce que
c'est et vous feriez venir tout de suite M. Mollin, l'homéopathe, qui le
soigne mieux que personne. Vous voulez bien, n'est-ce pas? Vous savez
que j'en ferais autant pour vous en pareil cas (2).
A son fils elle écrit le 30 octobre 1843, — dans une lettre-
qui devait lui parvenir à son arrivée à Paris, — qu'elle se fait
(1) Inédite.
(2) Inédite.
GEORGE SAND 485
des soucis ;'i leur prop08, Chopin avant du souffrir du froid et
de fatigue en route, el elle termine sa lettre par ces mots :
Chopinel doit avoir ma broche de malachite dans Bes affaires, qu'il
n'oublie pas de me la l'aire raccommoder... Adieu, adieu, écrivez-moi
et portez-vous bien tous les deux (1).
Apprenant par Chopin et par Mme Marliani elle-même
combien tontes ses recommandations el tous ses désirs avaient
été respectés, Mme Sand s'empresse de remercier tonte la t'a-
mille Marliani pour sa sollicitude à l'égard de Chopin :
Il est si bon et si excellent, notre pauvre cher enfant, qu'il mérite
bien qu'on le dorlote un peu. Et il a besoin surtout de l'amitié dont
les soins sont le témoignage extérieur. Souvent il s'impatiente contre
ces soins, mais l'amitié le touche toujours; malgré cela avec vous il
sera sage, j'espère...
Elle termine sa lettre en priant son amie d'embrasser Enrico,
parce qu'il est bien gentil pour Chopin.
Je vous assure que mes deux enfants mâles me manquent beau-
coup... (2).
Le 7 novembre elle termine sa lettre, dans laquelle elle disait
à son fils de prier Chopin de ne point lui envoyer l'argent qu'il
recevrait de Falempin (3), parce qu'elle espérait que l'argent
reçu de l'éditeur de Potter lui suffirait (4), par cette locution
campagnarde : Nous te bigeons, nous bigeons Chopin.
Le 26 novembre (cette lettre est datée du « 16 novembre »
dans le volume II de la Correspondance, mais nous avons déjà
(1) Inédite.
(2) Lettre inédite du 3 novembre 1843.
(3) Voir plus haut, chap. iv.
(4) Ceci paraît être en désaccord complet avec l'assertion de la lettre de
Mme Sand a M. de Potter du 15 mai 1845, imprimée dans le tome II de la
Correspondance (p. 355) où Mme Sand, ayant appris de source certaine qu'il
se vantait d'être en possession d'uii ouvrage d'elle, appelle ceci un « men-
songe étrange » et déclare que M. de Potter savait « mieux que personne qu'il
n'avait pas une ligne d'elle à publier », et que lorsqu' « il y a un an, il avait
publié un ouvrage qui n'était pas d'elle » ce fut une « tentative ou ime inten-
tion déloyale » et qu'elle n'avait gardé le silence que parce qu'il avait renoncé
à cette entreprise frauduleuse ».
486 GEORGE SAND
donné dans le chapitre iv les raisons qui nous font croire qu'elle
fut écrite le 26 novembre 1843) (1), elle écrit :
Non, mon pauvre Mauricaud, je ne veux plus rester plus longtemps.
La campagne est bella invan. J'ai plus soif de toi et de Chopinet (2) que
de tout le reste, et je ne pourrais tenir une seconde fois à L'inquiétude
de vous savoir tous deux malades en même temps.
George Sand avait raison de s'inquiéter de Chopin : infiniment
préoccupé de son repos moral à elle, il ne voulait point lui
donner de soucis et tâchait toujours de lui cacher ses maladies.
Mme Sand dut à plusieurs reprises écrire à Mlle de Rozières, à
Mme Marliani, ou à Maurice, afin de les prier de lui dire la
vérité, parce qu'elle était tourmentée par des pressentiments.
Dans la lettre imprimée du 17 novembre (que nous avons déjà
citée à propos de Fanchette) où Mme Sand parle des travaux
faits au jardin et dans la maison, et où elle déclare ne plus
songer qu'à partir au plus vite, nous lisons les mots (3) :
Dis-moi si Chopin n'est pas malade ; ses lettres sont courtes et tristes.
Soigne-le, s'il est plus souffrant. Kemplace-moi un peu. Lui me rem-
placerait avec tant de zèle auprès de toi, si tu étais malade (4).
Mme Sand n'avait pas été trompée par ses pressentiments.
Chopin était tombé malade dès son arrivée à Paris. Elle écrit
à son fils en novembre 1843 :
J'étais bien sûre que Chopin était malade, je l'avais si bien deviné
que j'étais au moment d'aller à Paris, profitant de l'occasion du retour
de François, sauf à revenir ici pour faire mon bail. Ainsi voilà mon
pauvre petit toussant, crachant, dormant mal ou ne dormant pas,
et tout cela sans que je sois là pour le consoler et le dorloter, je vois
(1) Voir plus haut, p. 382-85.
(2) Mots omis dans la Correspondance imprimée.
(3) Corresp.. t. II, p. 280.
(4) Dans une lettre à sa sœur, écrite l'aimée suivante, Chopin dit en passant
que « l'amabilité n'étant pas dans la nature de Maurice », il n'y a donc pas à
s'étonner qu'il ne dise rien à M. Jedrzeiewicz à propos de « sa machine à
cigares » (que M. Jedrzeiewicz doit lui avoir donnée), et dans les lettres de
Mme Sand à son fils, datées de cette époque et aussi des années ultérieures
(surtout dans une lettre de 1851), on sent que Mme Sand se rendait parfaite-
ment bien compte de l'égoïsme de Maurice et de son incapacité de penser
aux autres, malgré sa grande bonté et toutes ses autres qualités.
GEORGE SAND 4*7
bien que nos .'unis le Boignent, mais oe n'eel pat la môme chose. Mea
soins le aoulagent, ceux des autres l'impatientent ( I ).
Chopin de son côté s'empresse de tranquilliser son amie,
on le voit pail&lettre inédite, *;\\\> date, mais qui fui sflremenl
écrite ;'i la fin de novembre L843 e1 aotammenl : dimanche, le
26 novembre :
Ainsi vous avez Fait vos expertises et vos étables vous onl fatiguée (2).
Mon Dieu, ménagez-vous pour votre dépari et amenez-nous votre
beau temps de Nohan1 (3), car nous sommes dans la pluie. Malgré
cela, comme j'ai fait venir un eoupé hier après avoir al tendu
le beau temps jusqu'à trois heures, je suis allé chez Rothschild et
Stockhausen (4), et je n'en suis pas plus mal. Aujourd'hui dimanche
je me repose et ne sors pas, mais par goût, non par nécessité. Croyez
(pie nous sommes bien portants tous les deux. Que la maladie est loin
de moi, (pie je n'ai (pie du bonheur devant moi. Que jamais je n'ai eu
plus d'espoir (pie pour la semaine qui vient, et que tout ira à votre
gré. Vous nous dites encore que votre palais est écorché, de grâce, ne
prenez pas cette drogue. Nous avons bien dîné hier chez Mme Marliani.
Après quoi les uns sont allés en soirée, les autres aux crayons et les autres
encore au lit. J'ai dormi dans mon ht, comme vous sur votre fauteuil,
fatigué comme si j'avais fait quelque chose pour cela, je crois que ma
drogue me calme trop, et je vais en demander à Molin une autre.
A demain, nous vous écrirons toujours jusqu'cà mercredi (5). Pensez
à vos vieux, toujours bien vieux qui ne font que penser à vous autres
comme de raison. Maurice est sorti. Encore quatre jours.
Chopin.
Ce fut la même chose en 1844. Au mois de septembre Chopin
avait été à Paris, pour reconduire sa sœur et son beau-frère et
(1) Inédite.
(2) Cf. avec les lettres de Mme Sand des 17, 26 et 27 novembre 1843 (voir
plus haut, chap. iv) imprimées dans la Correspondance aux dates des 17 oc-
tobre, 16 et 28 novembre (p. 278, 283, 287).
(3) Dans sa lettre du 27 novembre, Mme Sand disait entre autres choses
qu'il faisait chaud à Nohant « comme au mois de mai » et que lorsqu'elle avait
été dans les champs avec les Meillant, ses fermiers, elle avait dû prendre son
ombrelle et que, malgré cela, elle était « en nage ».
(4) Le baron de Stockhausen était ambassadeur du Hanovre et grand ami
de Chopin, qui lui dédia sa première Ballade (en sol, op. 23), et plus tard à
la baronne de Stockhausen, femme du précédent sa Barcarolle (op. 60).
(5) Cf. avec ce qui était dit plus haut, chap. iv, surtout dans les notes
aux pages 382, 384, 385.
488 GEORGE SAND
s'était empressé de donner de ses nouvelles à Xohant, dès son
arrivée à Paris, car il savait combien on s'inquiétait.
Au verso :
Madame George Sand, à La Châtre.
Château de Nohant. Indre.
L'estampille porte 23 septembre 1844 (1).
Lundi, 4 h. 1/2.
Comment vous trouvez-vous? Me voilà à Paris. J'ai rendu votre
paquet à M. Joly (2). Il a été charmant. J'ai vu Mlle de Rozières qui
m'a fait déjeuner. J'ai vu Franchomme (3) et mon éditeur. J'ai vu
Delacroix qui garde sa chambre. Nous avons causé pendant deux heures
et demie musique, peinture et surtout vous. Jai arrêté ma place pour
jeudi ; je serai vendredi chez vous. Je vais à la poste, puis chezGrzym.,
puis chez Léo (4). Demain, j'essaye des sonates avec Franchomme.
Voici une feuille de votre jardinet. Grzymala vien d'entrer, il vous dit
bonjours (sic) et vous écrit deux mots. Je ne dis plus rien, seulement
que je me porte bien et suis votre fossile le plus fossile.
Chopin.
Je n'oublierai aucune commission. Je vais chez la princesse (5).
Embrassez vos chers fanfi de ma part. Czart[oryski] avec Grzym[alaj.
Grzymala avait écrit au haut de la feuille :
Je me mets à vos pieds. Hier j'ai écrit une lettre longue que Chopin
aurait pu lire et traduire de notre français sarmate en français aca-
démical (mot illisible). Ecrivez-moi un mot, je vous prie. La princesse
est malade. Il fait bien beau, j'espère que votre promenade a réussi... (6)*
[5 (1) En 1844, le 23 septembre tombait effectivement un lundi. Inédite.
(2) Anténor Joly, rédacteur et éditeur du Courrier français et de l'Epoque.
C'est lui qui publia en 1846 la Mare au diable ; pendant l'hiver de 1844-45
Mme Sand avait fait faire des démarches auprès de lui pour faire paraître
en volumes Jeanne (qui venait d'être publiée dans le Constitutionnel) et le
Meunier d'Angioault (point encore terminé). Voir là-dessus plus loin chap. vn.
(3) Le célèbre violoncelliste. Chopin lui dédia sa Sonate pour violoncelle
(op. 66).
(4) Auguste Léo, banquier et mécène. (Voir plus haut, chap. Ier de ce livre.)
(5) Princesse Anna Czartoryska.
(6) Voir plus haut, p. 475 de ce chapitre.
GEORGE SAND 489
Chopin revinl à Nohanl cl y passa Les deux mois qui suivirent,
— octobre et novembre, puis vers la lin de novembre, il
prit ses quartiers d'hiver à Paris, où ses leçons l'attendaient.
Maurice qui avait passé la première partie «le ses vacances chez
les Viardot à Courtavenel, étail ;illé les terminei en Gascogne,
chez, son père; son onde I lippolyle l 'liatiron l'y avait suivi(l);
mais une épidémie s'était déclarée dans les environs de Xoliant,
(il paraît (pie c'était la diphtérie, mal connue à cette époque),
la nièce de Mme Sand, Léontine Chatiron, manqua mourir
de cette maladie, .Maurice et M. Chatiron revinrent en toute
lia te à Nohant (2). A ce moment même mourut subitement
à Paris Pierret, l'ami des parents de Mme Sand, qu'elle
avait connu dès son enfance (3). Tout cela fit que Chopin et
Mme Sand se tourmentaient l'un à cause de l'autre, et s'effor-
çaient de se tranquilliser réciproquement. Voici encore quelques
lettres inédites de Chopin et de George Sand se rapportant
à ces derniers mois de 1844. C'est par elles que nous croyons
pouvoir le mieux clore ce chapitre.
A madame Marliani, rue de la Ville-VEvêque, 18.
Nohant, 21 novembre 1844.
Chère amie, je me dispose à aller vous rejoindre dans une quinzaine.
Je crois que Chopin vous arrivera quelques jours avant moi. J'ai
arrangé mes affaires avec Véron, je vous raconterai cela. Nous sortons
(1) Cf. avec les lettres de Chopin à sa sœur du 28 (18) septembre et du
31 octobre 1844.
(2) On a omis dans la Correspondance de George Sand à la fin de sa lettre
de novembre 1844 à Louis Blanc les lignes suivantes : « J'ai été lien longue à
vous répondre. Je relève de maladie. Nous avons ici une épidémie. J'ai failli
perdre ma nièce, et je ne pouvais songer à rien... » Ces lignes doivent être
placées après les derniers mots de la lettre à la page 327.
(3) Chopin écrit dans sa lettre du 31 octobre à sa sœur Louise : « Te sou-
viens-tu qu'une fois à Paris étant descendu de voiture, sur la place non loin
de la Colonne, j'allai pour une affaire au ministère des finances, chez un
très ancien ami d'ici? Le lendemain, il vint chez moi. C'était un excellent
homme et un ancien ami du père et de la mère de notre hôtesse. Il a assisté
à sa naissance et avait élevé sa mère, en un mot, il était réellement de la
famille. Eh bien, ce vieillard, en revenant l'autre jour de chez un député de
ses amis, où il avait dîné, est tombé des escaliers et en est mort quelques
heures après. C'a été un grand coup ici, car on l'aimait extrêmement. En
un mot, depuis que je ne t'ai vue, nous avons eu plus de tristesse que de joie... »
490 GEORGE SAND
ici d'une crise affreuse. Une fièvre muqueuse accompagnée de typhus
faisait des ravages épidémiques. J'en ai été atteinte assez pour me
rendre fort malade, mais très légèrement en comparaison des autres.
Ma nièce a été tenue pour morte. La voilà sauvée. Mon pauvre frère,
qui était avec Maurice chez M. Dudevant, est arrivé plein de terreur
et l'a trouvée, Dieu merci, en voie de guérison. Mais toutes ces anxiétés
m'ont bien fait souffrir. Solange n'a rien eu, le beau temps enlève la
mauvaise influence et nous rassure. Chopin, pour lequel je ne craignais
rien à cause de sa faiblesse même, est souffrant d'une névralgie, niais
ce n'est rien de grave, et sa santé s'est assez bien soutenue cette année.
Maurice me revient dans quelques jours pour m'aider à faire mes
paquets. Chère amie, je serais bien heureuse de passer tous mes soirs
avec Vous en dînant chez vous, ou en vous engageant à dîner avec
moi. Mais chez moi, cela irait à la diable, et je ne sais rien ordonner.
Chez vous, ce serait impossible à cause de la santé de Chopin qui souf-
frirait de ces allées et venues par le froid. Vous êtes mille fois bonne
et aimable de songer à continuer notre phalanstère, mais le phalans-
tère n'est guère commode sous des toits différents. Et puis il m'est
resté comme un remords et une crainte que cet arrangement n'ait été
économique et commode que pour moi. Vous faites trop bien les choses
pour que cela n'ait pas été plus dispendieux pour vous que vous ne
vouliez me le dire. Mais nous nous verrons souvent et je vous saurai
près de moi. Si vous êtes bien là où vous êtes maintenant, je serai
un peu consolée que ce ne soit plus tout à fait près.
Je ne veux pas dire à Chopin que vous êtes revenue un peu exprès
pour lui. Il s'en désolerait ! Vous le lui direz vous-même, et il pourra
vous en remercier tout son soûl, comme on dit en Berry pour dire beau-
coup. Embrassez pour nous le gros Manuel. Certainement il rentrera
en Espagne autrement qu'il n'en est sorti. Mais qu'il ne se presse pas
trop, le terrain est encore trop ébranlé. Salut à Enrico et amitiés à
Pététin. Ne dites qu'à nos intimes l'époque de mon retour, afin que
je puisse être tranquille les premiers jours. Bonsoir, amie, à bientôt.
Je vous aime. J'ai dit qu'on vous envoie VEclaireur, et j'ai payé. Le
rédacteur était absent, mais le voilà revenu et vous serez servie (1).
A mademoiselle de Rozières.
Nohant, 28 novembre 1844.
Chère petite, je vous annonce l'arrivée de Chopin pour vendredi
soir. Je suis sûre que vous serez assez mignonne pour songer à lui faire
du feu et tenir sa clef à sa disposition.
(1) Inédite,
GEORGE SAND ih
Nous, nous le suivons de près< nous serons A Paria le I ou le 5 dé-
cembre. Mes affairée se Boni arrangées ans ôtre brillantes, elles me
rendent ma liberté, c'esl tout ce que je désirais. Léontine est toujours
sauvée, mais ne se rétabli! pas, ce scia long ed pénibla
Bouli est revenu, nous allons tous bien in. Chopin pas mal, mais
je n'aime pas ce froid pour son voyage. Soignez-le bien, ma obère mi-
gnonne, je m'en rapporte à vous (1).
G. s.
Madame George Sand (2),
à la Châtre,
< 'InUeau de Nohant (Indre).
Lundi, 3 heures (3).
Comment chez vous? Je viens de recevoir votre excellente lettre.
IJ neige ici tant que je suis bien aise que vous ne soyez pas en route
et je nie reproche de vous avoir pu susciter peut-être l'idée du voyage
en poste par ce temps-là. La Sologne doit être déjà mauvaise, car il
neige depuis hier matin. Votre décision d'attendre quelques jours me
paraît la meilleure et j'aurai plus de temps à vous faire chauffer vos
appartements. L'essentiel, c'est de ne pas vous mettre en route par
ce temps avec des perspectives de souffrances. Jean a mis vos rieurs
dans la cuisine. Votre jardinet est tout en boules de neige, en sucre,
en cygne, en hermine, en fromage à la crème, en mains de Solange et
dents de Maurice. Les fumistes viennent de venir, car je n'osais pas
hier faire beaucoup de feu sans eux.
Votre robe est en levantine noire, tout ce qu'il y a de meilleur. Je
Vai choisie selon vos ordres. La couturière l'a emportée avec toutes
vos instructions. Elle a trouvé l'étoffe bien belle, simple, mais bien
portée. Je crois que vous en serez contente. La couturière m'a paru
bien intelligente. L'étoffe a été choisie parmi dix autres, elle est de
neuf francs le mètre, ainsi tout ce qu'il y a de meilleur en qualité, elle
sera, à ce qu'il paraît, excellente ; tout a été prévu du côté de la cou-
turière, qui veut bien faire.
Il y a ici beaucoup de lettres pour vous. Je vous envoie une qui
me paraît être de la mère Garcia. Il y a une des Colonies, une de la
Prusse à Mme Dudevant, née Franeueïl, que je vous enverrais aujour-
d'hui si elles étaient moins grandes. Je vous les enverrai, si vous les
voulez. H y a tout plein de journaux (l'Atelier, le Bien public, le Diable),
quelques livres, quelques cartes, entre autres celle de M. Martins.
(1) Inédite.
(2) Inédite.
(3) Lundi, 2 décembre 1844.
492 GEORGE SAND
J'ai dîné hier chez Franchomme, je ne suis sorti qu'à quatre heures
à cause du mauvais temps et j'ai été le soir chez .Mme Marliani. Je
dînerai aujourd'hui chez elle avec Leroux, mVt-elle dit, si la séance
du procès de son frère qui doit être plaidé aujourd'hui finit de bonne
heure (1). J'ai trouvé les Marliani assez bien portants, sauf le rhume.
Je n'ai vu ni Grzym. ni Pleyel, c'était dimanche. Je compte aller au-
jourd'hui les voir, si la neige cesse un peu. Soignez-vous, ne vous
fatiguez pas trop avec vos paquets. A demain une nouvelle lettre, si
vous permettez. Votre toujours plus vieux que jamais, et beaucoup,
extrêmement, incroyablement vieux.
Ch...
Et puis voilà !
A vos enfants.
Franchomme a passé la matinée avec moi. Il est bien bon pour
moi. H se met à vos pieds. Je reçois à l'instant une lettre qui me paraît
de Delatouche, et je la joins.
Madame George Sand (2),
à la Châtre,
Château de Nohant (Indre).
Jeudi, 3 heures (3).
Je viens de recevoir votre excellentissime lettre, et je vous vois
toute tracassée par vos retards. Mais par pitié pour vos amis, prenez
patience, car vraiment, nous serions tous peines de vous savoir en
chemin par ce temps-là et pas en parfaite santé. Je voudrais que vous
n'ayez des places que le plus tard possible, afin qu'il fasse moins froid,
ici c'est fabuleux, tout le monde prétend que l'hiver s'annonce beau-
coup trop brusquement. Tout le monde, c'est M. Durand et Fran-
chomme, que j'ai vu déjà ce matin, et chez lequel j'ai dîné hier au coin
du feu dans ma grosse redingote et à côté de son gros garçon. H était
rose, frais, chaud et jambes nues. J'étais jaune, fané, froid et trois
flanelles sous le pantalon. Je lui ai promis du chocolat de votre part.
Vous et le chocolat, c'est synonyme maintenant pour lui. Je crois
que vos cheveux qu'il racontait être si noirs sont devenus dans son
souvenir couleur chocolat. Il est drôle tout plein, et je l'aime tout par-
ticulièrement. Je me suis couché à dix heures et demie. Mais j'ai dormi
moins fort que la nuit après le chemin de fer.
(1) Cf. avec ce qui a été dit dans le chapitre m. Le procès d'Achille Leroux
avait été plaidé au commencement de décembre 1844.
(2) Inédite.
(3) 5 décembre 1844 (W. K.)
GEORGE SAM) 493
Que je suis fâché que vos plantations soient finies; j'aurai voulu
que \oiis ayez quelque chose à taire en sabote el dehors, car malgré
le froid et le glissant ici il fait beau. Le oie! est pur el me s'embrume que
l»oiir laisser tomber un peu de neige. J'ai écrit à Grzym. Il m'a écrit,
mais nous ne nous sommes pas encore vus. J'étais cependant chez
lui, mais il esi introuvable. Je sortirai comme toujours porter cette
Ici Ire à la Bourse, el avant d'aller chez Mlle de Uozicres, qui mal tend
à dîner, j'irai voir Mme Marliani que je n ai vue m hier, ni avant-hier.
Je ne suis pas allé non plus chez Mme Doribeaux, car je suis sans beaux
habits, ce qui fait que je ne ferai pas iU^ visites inutiles. Mes leçons
ne sont pris encore en train. Primo, je viens de recevoir seulement
un piano. Secondo, on ne sait pas encore trop que je suis arrivé, et
je n'ai eu qu'aujourd'hui seulement quelques visites intéressées. Cela
viendra peu à peu, je ne m'en inquiète pas. Mais je m1 inquiète de vous
savoir quelquefois impatientée, et je mets mon nez à vos pieds pour
vous prier de vous armer d'un peu d'indulgence pour les voituriers
qui ne vous rapportent pas de réponse de Châteauroux, et pour des
dioses semblables. A demain. Je vous envoie une lettre pour vous
éveiller mieux encore. Je pense qu'il fait matin et que vous êtes dans
votre robe de chambre, entourée de vos chers fanfi que je vous prie
de vouloir bien embrasser de ma part, ainsi que de me mettre à vos
pieds. Pour les fautes d'orthographe, je suis trop paresseux pour voir
dans Boiste. Votre momiquement (de momie) vieux.
Ch...
Jean nettoie dans ce moment le salon. H est fort occupé des glaces
et il y met du temps...
Au-dessus de la première page :
Ne souffrez pas, ne souffrez pas.
Disons, pour terminer le récit de ces années 1842-1846, que
toutes les autres lettres inédites de Mme Sand, adressées à son
frère, à son fils, à Mmes Marliani et de Rozières, que nous ne
citons pas, sont également remplies de tendres soucis, de préoc-
cupations maternelles à l'égard de Chopin. Elle est toujours
en peine de son confort, de son repos, de ses déjeuners, de son
appartement bien chauffé, et en même temps, elle a toujours
bien soin d'ajouter : il ne faut pas qu'il sache que je m'occupe de
lui. Et tantôt elle déclare qu'elle ne peut se passer de ces préoc-
494 GEORGE SAND
cupations, parce qu'elles font son bonheur et sa vie (1), tantôt
elle confesse qu'elle n'avait pas pu donner cours à son projet
de quitter Paris dès le mois d'avril, parce que « les occupations
de Chopin et de Maurice les retenant jusqu'aux premiers jours
de mai, elle n'avait pas eu le courage de les laisser seuls, leurs
figures s'allongeaient à cette proposition et elle-même, elle ne sait
plus se passer de Vun ni de Vautre (2) », ou tantôt enfin, elle répète
la même chose à Maurice lui-même : « Décidément, je ne pourrais
pas vivre sans toi et sans mon petit souffreteux (3)... ».
(1) Lettre inédite à Mme Marliani de la fin de 1844.
(2) Lettre inédite à Hippolyte Châtiron du 8 avril 1843.
(3) Lettre inédite à Maurice du 18 novembre 1843.
CHAPITRE VI
(1846-1847)
Le rôle des enfants dans les romans des parents. — Solange, Maurice et
Augustine Brault. — L'été de 1846. — Lucrezia Floriani. — Le 29 juin
Excursions dans la Creuse. — Victor de Laprade et Louis Blanc
à Nohant. — L'automne de 1846. — La eommedia delV arle à Nohant. —
Fernand des Préaulx. — L'hiver de 1846-47. — Encore quelques lettres
de Chopin. — Le printemps de 1847 à Paris. — Clésinger. — Mlle Mer-
quem. — Mariage de Solange. — Rupture avec Chopin. — Événements
tragiques de 1847 à Xohant. — L'hiver de 1847-48. — Mort d'Hippolyte
Chatiron. — Mort de Chopin en 1849. — La correspondance entre Chopin
et George Sand. — Dumas père et Dumas fils .
Dans une union légitime et vraie, c'est-à-dire unique, les enfants
sont une bénédiction et une joie, c'est un lien de plus entre les
deux époux. Les enfants illégitimes lors d'une liaison nouvelle
ou les enfants du mariage légitime lors d'une liaison illégitime
deviennent presque toujours ou victimes, ou un sujet de dis-
corde ou même une cause de rupture. Et si cette règle générale
s'applique souvent lorsque les enfants sont petits et irrespon-
sables, elle devient presque infaillible quand les enfants sont
adultes, quand ils deviennent des individualités et ont le droit
de parler haut.
La vie d'Anna Karénine aurait été moins tragique, si le
petit Serge n'avait pas existé. Ce furent les enfants de George
Sand : Maurice, Solange et sa fille adoptive, Augustine Brault,
qui jouèrent le rôle d'un semblable réactif chimique dans la
liaison de Chopin et de George Sand. De quelque point qu'on
envisage ce conflit psychologique, il apparaît profondément tra-
gique. Ceux même qui ne croient point à la morale sociale,
peuvent voir par cet exemple avec quelle néfaste irrévocabilité
496 GEORGE SAND
le sort sévit contre ceux qui l'enfreignent, contre leurs proches
et leurs descendants, si ce n'est jusqu'au septième degré, du
moins jusqu'au second ! Quant à nous, nous ne pouvons que
plaindre ce fils et cette fille, dont le premier était arrivé à haïr
l'ami de sa mère, à le traiter en ennemi, et la seconde, à juger
sa mère. Nous plaignons aussi cette fille adoptive, détestée
par l'ami de sa mère adoptive. Et nous plaignons encore ce
malheureux Chopin, détestant le fils de la femme aimée, haïssant
la fille adoptive de cette dernière et traitant avec une ten-
dresse et una partialité exagérée la vraie fille. Voici une occasion
parfaitement cho'^ie pour se souvenir du verset de saint Paul
que Tolstoï mit en tête son de chef-d'œuvre : « A Moi appar-
tient la vengeance, c'est Moi qui lflu-endrai », en prenant certes
ce verset non dans son sens religieux, mais bien comme l'expres-
sion de l'infaillibilité irrévocable des lois morales, de la fatalité
toute-puissante, qui gît à l'état latent, mais inévitable, dans
chaque fait, dans chacun de nos actes.
Au square d'Orléans le bonheur n'était plus sans nuage, l'har-
monie intime était moins parfaite que rue Pigalle. Il surgissait
parfois à l'horizon de légères brumes, de petits nuages gris,
puis de lourdes nuées couleur de plomb, qui voi'aknt la lu-
mière; elles venaient et passaient. Mais au commenc ment du
print: mps de 1846, l'horizon se rembrunit soudain très visible-
ment et les premiers indices de l'orage encore lointain, mais
imminent se laissèrent sentir. Cependant, quoiqu'il y ait bien
des choses qui ne soient plus ail right dans le petit ménage, les
impressions gaies, joyeuses dominent.
Il faut noter que dès 1844, à la mort de son père, la santé
de Chopin reçut une rude atteinte et il se mit visiblement
à descendre la pente fatale. Son irritation nerveuse augmenta
extrêmement : l'état général de son organisme, déjà si faible
et si frêle, empira.
Mon attachement, dit George Sand, n'avait pu faire ce miracle de
le rendre un peu calme et heureux que parce que Dieu y avait con-
senti en lui conservant un peu de santé. Cependant il déclinait visi-
blement, et je ne savais plus quels remèdes employer pour combattre
GEORGE SAND 497
l'irritation croissante des nerfs. La mort de son ami le docteur Ma-
lliusinski cl ensuite celle de su n propre père lui porteieiii deux coup-.
Lcrrililcs... ( I )
Le séjour de sa sœur à Nohanl lui un bienfail pour le
pauvre grand artiste et lui apporta un certain calme, ses
n ris semblèrent se détendre, la présence de .Mme [edrzeiewicz
aplanii même certains sujets de discorde entre lui el Mme Sand.
Biais l'hiver rigoureux de L844-45 aggrava la phtisie d'une
manière induire, et dès cette époque, Chopin eut à lutter chaque
hiver contre un catarrhe aigu, parfois deux, coup sur coup : cette
saison lui devint une rude épreuve. Mme Sand écrit à
Mme [edrzeiewicz au printemps de 1845 (2) :
( hère et bien-aimée Louise, vous êtes bonne de m'aimer et moi,
je vous aime de toute mon âme. J'aime mieux ma chambre de Paris
depuis que vous l'avez habitée et je ne peux pas renoncer au rêve de
vous voir l'habiter encore. Notre cher petit a été bien fatigué par l'hiver
rigoureux qui s'est tant prolonge ici, mais depuis qu'il fait beau, il
est tout rajeuni et tout ressuscité. Quinze jours de belle chaleur lui
ont mieux valu que tous les remèdes. Sa santé est liée à l'état de l'at-
mosphère, aussi je songe sérieusement, si je peux réussir à gagner cet
été assez tV argent pour voyager avec ma famille, à l'enlever pendant
les trois mois les plus rigoureux de l'hiver prochain et à le conduire
dans le Midi. Si l'on pouvait, pendant une année entière, le tenir pré-
servé du froid, l'été venant ensuite, il aurait dix-huit mois de répit
pour se guérir de sa toux. H faudra que je le tourmente, parce qu'il
aime Paris, quoi qu'il en dise. Mais pour ne pas le trop priver et ne pas
l'enlever trop longtemps à sa clientèle, on peut lui laisser passer ici
septembre, octobre et novembre, puis revenir au mois de mars et lui
donner encore jusqu'à la fin de mai avant de retourner à Nohant.
Voilà mes projets pour l'année présente et l'année prochaine. Les
approuvez- vous?
\Jn autre remède bien nécessaire, c'est que vous lui écriviez sou-
vent et qu'il n'ait jamais d'inquiétude sur votre compte à tous, car
(1) Histoire de ma vie, t. IV, p. 470.
(2) Cette lettre sans date fut bien certainement écrite au printemps de
1845, c'est-à-dire à la fin de cet « hiver rigoureux » qui suivit le séjour de
Mme Jedrzeiewicz à Paris et à Nohant. Cette lettre est imprimée sous le
numéro 9, dans le livre de M. Karlowicz, mais devrait être placée avant les
numéros 3, 4, 5, 7 et 8.
498 (iKORGE SAND
son cœur est toujours avec vous et à toute heure il se tourmente et
s'élance vers sa chère famille...
Presque à la même date, Mme Sand disait à M. Alexandre
Thies, dans sa lettre du 25 mars 1845 :
Monsieur,
Nous sommes bien coupables envers vous, moi surtout ; car lui
(Chopin) écrit si peu et il a tant d'excuses dans son état continuel de
fatigue et de souffrance, que vous devez lui pardonner. J'espérais
toujours l'amener à vous écrire, mais je n'ai eu que des résolutions
et des promesses, et je prends le parti de commencer, sauf à ne pas
obtenir, entre sa toux et ses leçons, un instant de repos et de calme.
C'est vous dire que sa santé est toujours aussi chancelante. Depuis
les grands froids qu'il a fait ici, il a été surtout accablé ; j'en suis
presque toujours malade aussi et aujourd'hui je vous écris avec un
reste de fièvre (1).
Quoique la plus grande partie de l'été de 1845 ait été, comme
nous savons, horriblement pluvieuse, Chopin se sentit bien
mieux, tellement mieux, que George Sand put écrire, en no-
vembre de cette année, à Mme Marliani :
... Chopin est assez bien portant, dormant, mangeant, et n'ayant
pas eu d'indisposition de tout l'été, mais s'affectant toujours, comme
font tous les hommes maladifs, et s'enterrant d'avance à tout instant,
avec un certain plaisir. H lui faudrait aussi des distractions, à lui,
mais il ne sait pas être seul et je ne peux pas toujours vivre à Paris.
Papet Ta examiné, palpé, ausculté, encore cette année, avec la plus
giande attention. Il a trouvé tous ses organes parfaitement sains,
mais il le croit porté à l'hypocondrie et destiné à s'alarmer toujours,
jusqu'à ce qu'il ait pris quarante ans et que ses nerfs aient perdu leur
sensibilité excessive... (2).
Et à 1 a sœur de Chopin elle écrit :
Notre cher Frédéric ne va pas mal, et l'automne est superbe, après
ce déplorable été, qu'il a portant supporté assez bien (3).
(1) Cette lettre est imprimée par ?siecks dans Y Appendice, au tome II
de son livre. Elle manque dans la Correspondance de George Sand
(2) Inédite.
(3) Pamiatki po Chopinie, p. 223. Cette lettre, imprimée sous le numéro 10,
GEORGE SAND 499
Chopin lui-même écrivail à sa sœur, le 2 1 juillet L845 :
Je ne suis pas créé pour la oampagne, cependant je jouie de l'air
[rai a...
Se liant à cette amélioration de santé, Mme Sand remit à
plus lard son projet d'emmener Chopin passer les mois d'hiver
dans le Midi e1 resta ave lui à Paris. Biais l'hiver de L845-1846
Be trouva être encore plus mauvais : point froid, mais humide
à l'excès; l'influenza Bévil "' Paris; Chopin attrapa une grippe
qui dura presque tout l'hiver el qui l<' lit surtout souffrir an
printemps. A cette époque. Chopin parle déjà dans 868 lettres
de sa « toux habituelle », mais assure que cela n'a pas d'impor-
tance, qu'il a survécu déjà à tant de gens plus jeunes et plus
forts, qu'il se croit éternel (1) », et il e plaint au contraire de ce
que Mme Sand ne se laisse pas traiter , ar un médecin, tout en
étant très malade d'un mal de gorge, il se plaint de ce qu'elle se
fâche contre l'hiver à Paris et ne sache point supporter patiem-
ment sa maladie, tandis cpie lui, Chopin, trouve que « l'hiver est
partout l'hiver, et qu'à la campagne c'est bien pis encore ». Il
ajoute toutefois « qu'il aurait volontiers donné plusieurs années
de sa vie pour une heure ou deux de soleil », et convient que
cette couple de mois est difficile à passer (2) ».
Au printemps de cette année de 1846, il fut tout particuliè-
rement souffrant, Mme Marliani aussi : Mme .Sand, en soi-
gnant ses deux amis, se fatigua à outrance : elle voulait au
plus vite soustraire Chopin à la poussière, à la chaleur pari-
siennes et l'emmener à « l'air frais de la campagne », qu'il n'ai-
mait pas, mais qui lui avait fait tant de bien. Elle avait hâte
devrait être placée avant les numéros 3, 4 et 5. (Voir plus haut au chapitre v
la lettre du 20 juillet 1845, dans laquelle George Sand dit que « la chaleur qui
fit suite au déluge lui réussit cette année mieux que les autres ».)
(1) Voir, par exemple, sa lettre du 1er octobre 1845, dans laquelle il dit :
« Le violoniste Artôt est mort. Ce garçon si fort et si robuste, si large
d'épaules et tout en os, est mort de la phtisie à Ville-d'Avray, il y a quelques
semaines... Personne n'aurait deviné en nous voyant tous les deux que ce
serait lui qui mourrait le premier et de la phtisie encore!... »
(2) Cette lettre fut écrite à quatre reprises, les 12, 21, 24 et 26 décembre.
(Karlowicz, p. 27-34.)
500 GEORGE SAND
aussi d'aller se reposer; on avait donc décidé de quitter Paris
dès les premiers jours de mai.
Or, Maurice était allé au mois d'avril faire un séjour à Guil-
lery, chez son père, auquel il ne faisait généralement sa visite
annuelle qu'aux vacances d'automne. Nous avons dit (au
chapitre xi du deuxième volume) que les malentendus d'autre-
fois étaient si bien oubliés, à cette époque, que les deux époux
s'invitaient l'un et l'autre, par l'intermédiaire de Maurice, à
venir passer quelques jours dans leurs domaines respectifs.
Mme Sand annonce à son fils, dans l'une de ses lettres iné-
dites, que Chopin est allé faire une petite course à Tours.
Elle accompagne cette nouvelle de quelques lignes humoris-
tiques, où résonne l'écho de cette gaieté un peu bruyante et de
drôleries sans nombre dont la « jeunesse » faisait retentir les murs
du logement parisien de Mme Sand :
... Chopin est allé à Tours avec un rhume, et en est revenu guéri.
Seulement un peu plus taquin et cherchant des poux dans la tête des
gens plus que de coutume. J'en ris, Mlle de Rozières en pleure. Solange
lui rend coup de dents pour coup de griffes, Bignat (1) fait : « Aïe !
aïe ! » Titine se jette dans le sein de Briquet, Briquet serre la queue
et prend son galop à travers la chambre. Pierre (2) rit d'un rire agréa-
ble et met ses pieds en dehors, la Luce (3) relève ses sourcils jusqu'aux
cheveux par un bout et Suzanne (4) souffle comme un cachalot. D'Ar-
pentigny (5) est pour le moment la bête noire, mais le capitaine ne s'en
aperçoit point et va son train avec une gravité sublime... (6).
Les leçons de Chopin l'empêchèrent toutefois d'aller à Nouant
en même temps que toute la famille, il partit quelques joins
(1) Emmanuel Arago.
(2) Le domestique français de Chopin qui succéda en 1845 au Polonais
Jean.
(3) Jeune Berrichonne, compagne de Solange et domestique dans la mai-
son de Mme Sand, qui l'a vue naître et l'éleva avec sa fille.
(4) Cuisinière.
(5) Le capitaine d'Arpentigny, adepte de Lavater et de Spurzheim et
auteur d'un ouvrage sur la devination du caractère d'après les lignes de la
main. Cet ouvrage, qui parut en 1843 sous le titre de Chirognomonie, est
mentionné par George Sand dans une note de son roman d'isidora. Le
capitaine était alors l'un des habitués du salon de Mme Sand.
(6) Inédite.
GEORGE SA Ni» 501
plus tard. I<;i veille même du dépari de Mme Sand il arrangea
chez lui une petite soirée d'adieu, donnée comme toujours dans
l'intimité la plus restreinte. George Sand la décrit ainsi dans
une Lettre inédite à son lils, adressée encore à (iuilleiy :
Hier Chopin tutus a donné «le la musique, «les Heurs et des bousti-
lailles clic/, lui. Il y avait l«' prince et, la princesse ( 'zarlorvski, la prin-
cesse Sapieha, Delacroix, Louis Blanc, qui a l'ait des déclarations
Buperbes à Titane, dont Bignat s'est beaucoup moqué. Il y avait aussi
d'Arpentigny, Duvernel el sa femme, d'Aure, etc.. enfin Pauline et
Vianlol... (1).
Le !• mai. déjà à Nohant, Mme Sand écrit à Mme Marliani :
Je ne vous demande pas de vos nouvelles, fen ai tous les jours par
un mol de Chopin... (2).
A Nohant, George Sand travailla comme toujours assidû-
ment, elle terminait alors sa Lucrezia Floriani. Quant à la
jeunesse, elle s'amusait et s'adonnait au sport. Mme Sand dit
dans une de ses lettres inédites à Mme Marliani que, « debout
au milieu du manège comme un vrai maître d'équitation, elle
fait galoper Solange et Augustine... ».
( Jette année, Nohant fut visité par la comtesse Laure Czos-
uowska (3), — amie de Chopin et de sa famille, — par Dela-
touche, par le comte Savary de Lancosme-Brèves (4), par Eugène
Delacroix, professeur de Maurice, par Eugène Lambert, par
Victor de Laprade et Emmanuel Arago, et enfin par Louis Blanc.
"Comme toujours, on arrangea des parties de plaisir, et on entre-
prit des excursions dans les environs ; c'est ainsi qu'on alla, au
(1) Inédite.
(2) C'est nous qui soulignons. (Inédite.)
(3) Chopin lui dédia ses trois Mazurkas (op. 63).
(4) Le comte de Lancosme-Brèves, un propriétaire breimois, homme très
éclairé et se distinguant par ses opinions généreuses sur les devoirs de la
noblesse rurale. C'est lui qui fonda le Cercle hippique de Mézières, afin de
développer dans la Brenne infertile et pauvre l'élevage de la race chevaline
et de relever par là les ressources de la population. George Sand suivait
avec beaucoup de sympathie son activité, aussi bien que les essais du comte
d'Aure dans la même direction.
502 GEORGE SAND
mois de juin, on nombreuse compagnie aux courses de Mézières-
en-Brenne, fondées par le Cercle hippique de .Mézières. L'un des
compagnons de cette partie de plaisir, qui Laissa les plus joyeux
souvenirs chez tous ceux qui y prirent part, fut Victor de La-
prade. Il avait gagné tous les cœurs à Nohant, et surtout celui de
Solange qui se querellait à tout propos avec lui, lui faisait mille
agaceries et ne semblait pas insensible à ses prévenances. C'esl
à cet épisode que se rapporte une très longue et très intéressante
lettre de George Sand à M. de Laprade dont nous devons citer
la plus grande partie (1) :
Maintenant, causons d'autre chose, de vous, par exemple. Vous
avez dû profiter de ces deux ou trois jours de chaleur qui viennent
de passer et qui nous ont fait plaisir, parce qu'ils nous rappelaient
la Brenne et ce joyeux épisode dont notre vie casanière et uniforme
a été si gracieusement traversée. Vous avez dû barboter dans toutes
les eaux dont vous êtes susceptible ; vous ne trouverez à Xohant ni
fleuve, ni cours d'eau digne du çom de rivière, mais un ruisselet, un
rio, comme disent nos paysans, l'Indre, que l'on enjambe pendant
l'été, et qui, l'hiver, devient parfois large et impétueux comme le
Rhône à Lyon. On ne croirait jamais cela à le voir dans son habit
d'été. Il n'y a rien de si tranquille, de si humble, de si caché sous le
feuillage, de si bon enfant quand il se promène, la canne à la main,
à travers nos prés. C'est une baignoire de poche, mais elle est bien jolie,
bien claire, courante, ombragée, avec des monticules de sable pour
s'asseoir et fumer son cigare en voyant courir les goujons, des iris,
des joncs et des demoiselles. Ah ! quelles demoiselles ! Vous en seriez
fou et il y en a par milliers. Je ne parle pas des miennes. Celles qui
voltigent sur l'Indre ont le corsage encore plus fin, des ailes d'or,
d'azur, d'émeraude. Elles ne pincent ni n'égratignent, elles ne font
aucun tort aux cravates, elles ne volent pas les lorgnons, elles ne cassent
point les cannes. Elles fuient et reviennent sans cesse ; en cela elles
sont femmes, mais elles ne mettent pas deux heures et demie à leur
toilette (2). Elles naissent et meurent, parées et splendides comme les
lys des champs. Pour les approcher et les admirer sur les herbes du
rivage, je me flanque souvent dans des trous, car l'Indre vous en a
d'assez perfides, mais cela ne me corrige pas, je fais ce que vous ferez
(1) Cette lettre ne fait pas partie de la Correspondance et fut imprimée
sans date ni indication de destinataire dans la Vie parisienne de 1er juil-
let 1876.
(2) Allusions très transparentes à Solange.
GEORGE SAM)
souvent dans votre vie, je m'enfonce et je risque de me noyer, ou je
barbote dans la vase, le tout pour attraper des demoiselle oui e
moquent de moi. Les naturalistes appellent ces beaux êtres agrillom.
Quel vilain nom ! et comme le nom populaire esl plus joli et plus poé-
tique. Ce sun i de vraies demoiselles du temps «le Charles VU, avec
leurs coiffures larges en bourrelet et leurs corsages longs et carrés.
Biais j'ai remarqué, en les pourchassant, qu'elles avaienl une grande
prédilection pour les innées et les orties. Encore un trait de caractère
qui les rapproche de la jeune race féminine. Il Faut Be piquer et s'écor-
oher pour en approcher. Je parle de cela avec beaucoup de détache-
ment, parée que je 11 ai jamais été demoiselle ; j'ai toujours été garçon,
c'est-à-dire bête, crédule et mystifié, ('"est, ce qui a l'ait le malheur de
ma jeunesse et le bonheur de mon âge mûr. Mais comme il est insensé
de sacrilier le plu- beau temps de la vie, je ne pousse pas mes filles dans
la même voie, .le les laisse se féminiser tant qu'elles veulent. Il y
eu a une que son intelligence conduira bien dans la vie et une autre
que son cœur mènera droit en paradis...
Vous me faites bien grand plaisir en m'annoncant aussi votre
hôte (1). J'ai mille choses à lui dire et à lui demander sur la
Un nue (2). Savez-vous que dans la Vie à cheval (3) il y a deux ou trois
chapitres sur les chasses qui sont charmants et qui ont l'air d'épisodes
de Walter Scott. Quant aux faits, je vais lui demander la permission
de lui en voler pour un roman, et j'ai quelque idée de faire le parfait
gentilhomme dont je vous ai parlé. Mais n'en parlez à personne, on
me le volerait et mon idée gàVhée ne me plairait plus. J'allais faire
un roman sur l' Mande, l'hiver dernier, quand j'ai commencé à lire
la Mulh/ M n ijn 1res de P. Féval. Moi qui ne lis jamais de romans,
c'était bien touché ! L'admiration m'a coupé la parole au bout de la
plume.
J'ai pourtant commencé le Martin d'Eugène Sue. Jusqu'à présent,
il y a de l'intérêt, des caractères tracés brutalement, comme toujours,
mais avec une couleur forte et vraie. Scipion est très bien et ses paysans
hideux sont d'une réalité désolante. Malheureusement le besoin d'évé-
nements et de drames grossiers, auxquels il sacrifia toujours, va le
(1) Le comte Savary de Lancosme-Brèves que nous venons de men-
tionner.
(2) C'est-à-dire sur les conditions sociales et économiques de ce pays maré-
cageux et malsain, qui faillirent amener le dépérissement de la population,
et que le comte de Brèves et quelques autres hommes de bien tâchaient de
combattre. Tout ce qu'elle apprit là-dessus, Mme Sand le raconta dans son
article sur le Cercle hippique, mentionné plus haut.
(3) Le livre du comte de Brèves est en réalité intitulé : la Vérité à cheval.
Il parut en 1843 avec des dessins de Giraud et F. Ledieux gravés par Gagnou,
L'auteur l'offrit à George Sand avec un aimable envoi.
504 GEORGE SAND
forcer bientôt à sortir de cette vérité de tons. Il voit les paysans avec
une autre lorgnette que moi. Peut-être ceux qu'il a vus sont-ils laids
comme ça. Je veux que vous examiniez ceux de la Vallée Noire, et
vous reconnaîtrez que je n'ai pas été poète, mais tout bonnement juste
dans la Mare au Diable. A propos de la Mare au Diable, je vous con-
fesse notre ignorance. Personne ne peut me dire ce que c'est que Picciola
et ce qu'on lui a fait à l'Académie. Est-ce qu'ils vont consigner dans
les dictionnaires pour faire plaisir à Solange et à moi qu'on peut se
priver dans les dialogues de l'imparfait du subjonctif?
J'espère que c'est assez causé et j'ai honte de vous envoyer une
lettre qui eoîitera plus de port qu'elle ne vaut. Si j'osais, je l'affran-
chirais, comme j'aurais payé cette voiture que nous avons fait attendre
quatre heures à Nohant, à vos frais. Mais vous vous seriez fâché et
je n'ai pas osé.
Bonsoir à vous et bonjour à votre jeune sœur qui est charmante,
j'en suis sûre, à condition, disent mes petites pestes, que vous ne vous
mêliez pas de son éducation. Il ne faudrait point, ajoute Solange, que
vous vous en mêlassiez, que vous la taquinassiez, ni que vous l'embê-
tassiez. On vous attaque. Répondez. Vous avez bec et ongles.
Toute à vous de cœur.
George Sand.
Si vous lisez Lucrezia Floriani, comme vous en avez l'intention,
soyez averti d'avance que c'est très ennuyeux, surtout à lire par
feuilletons. Je vous demande seulement une chose ; c'est de me dire
si vous méprisez et détestez Lucrezia. C'est une étude pour moi, et
je tiens à connaître l'impression du lecteur, de certains lecteurs, sans
ménagements ... (1).
On voit que la gaieté et l'animation régnaient cet été à Xohant
plus que jamais. Mais entre temps, les rapports entre Chopin
et Maurice devinrent tout à fait hostiles, et enfin on en vint à
des disputes ouvertes, il paraît que ce fut à cause d'Augustine.
Xous n'avons pas dit encore les raisons qui amenèrent
Mme Sand à prendre chez elle cette jeune parente et à l'adopter
Le lecteur se souvient sans doute que Sophie Delaborde,
la mère de George Sand. était d'extraction fort basse, et sur-
(1) Cette lettre fut imprimée, comme nous l'avons dit, dans un article
de la Vie parisienne du 1er juillet 1876, consacré à George Sand, et dont
l'auteur se cache sous les initiales de L. V., c'est-à-dire : Z(aprade) y(ictor).
GEORGE SA NI) 505
lout qu'elle appartenait par son éducation, ses relations e1 Bon
entourage aux couches sociales les moins cultivées. L'une de
ses cousines, Adèle Brault, une fille entretenue, s'étail mariée
avec un artisan. Sophie l'avail toujours secourue, mais il était
défendu à la petite Amore Dupin, par son aïeule, de jamais
frayer avec elle même chez sa mère; elle ne la revil qu'au
clievei de mort de cette dernière. Adèle Braull avail une fille,
Augustine. Cette jeune fille fréquenta souvent la maison de
Mme Saml, dès son installation rue Pigalle : elle prenait part
aux ébats de la jeunesse et se trouva être une charmante
personne, attirant tous les cœurs par son caractère doux et égal,
sou enjouement et sa simplicité. Elle devint bientôt la favorite
de toute la jeunesse et de Mme Sand. Cette dernière la prit
souvent chez elle, à Paris, aussi bien qu'à Nohant (1), parce
qu'Âugustine avait ce qui manquait tant à Solange : une âme
candide et aimante, et parce que son existence dans sa famille
était par trop pénible. Sa mère, une femme grossière et inculte, ne
pensait qu'à placer sa fille plus ou moins lucrativement, ou bien
à tirer bénéfice de ses dons naturels, elle arrivait ainsi à com-
mettre des actes sinon criminels, du moins parfaitement préjudi-
ciables (2). Augustine aimait la musique et travaillait sérieuse-
ment et consciencieusement, espérant plus tard gagner sa vie, soit
en donnant des leçons, soit en se vouant à la carrière artistique.
George Sand vit bientôt qu'Augustine n'avait ni le talent ni la
santé nécessaires pour aborder le théâtre, mais elle lui donna de
bons maîtres de musique pour la préparer à donner des leçons de
piano. Puis voyant la triste existence d' Augustine et voulant la
soustraire aux manèges indignes de sa mère, Mme Sand offrit de
la prendre tout à fait chez elle comme fille adoptive. Mme Brault
n'accepta pas tout de suite : comme toutes les personnes de son
(1) C'est ainsi, par exemple, que dans l'une de ses lettres de 1844 à Louise
Jedrzeiewicz Chopin lui fait part qu'immédiatement après son départ de
Nohant son appartement fut occupé par la « cousine » et par sa mère, ce
qui lui déplut fort évidemment. (V. le livre de Karlowicz, p. 9.)
(2) Nous empruntons tous les détails concernant Augustine et son histoire
à la lettre inédite de Mme Sand, adressée par elle en juillet 1848 à M. Chaix
d'Estange, et nous les atténuons autant que possible.
506 GEORGE SAND
espèce, elle prétendit que cet arrangement s'accomplirait à son
détriment, qu'elle y perdrait, mais lorsque Mme Sand promit de
lui verser une certaine somme, soit annuelle, soit mensuelle, à
titre de dédommagement, elle consentit, et une espèce de traité
fut passé entre les Brault et Mme Sand. L'affaire ne se termina
pas sans quelques nouvelles sorties grossières de la mère Brault.
Néanmoins, au printemps de 1846, Augustine s'installa chez
Mme Sand et, à sa grande joie et à celle de toute la famille, la
suivit à Xohant. George Sand écrit à ce propos à son fils à
Guillery :
... La mère Brault laisse Augustine parfaitement tranquille mainte-
nant. Quand elle a vu que je lui tenais tête, elle en a pris son parti et
lui a demandé pardon. Mais moi, je fais semblant d'être irritée... (1).
Mais à peine d'accord, les Brault, comme il est encore naturel
aux individus de leur espèce, regrettèrent d'avoir cédé à « trop
bon marché » et se mirent à soutirer à George Sand, sous dif-
férents prétextes, des sommes tantôt minimes, tantôt assez
rondes. A peine quelques semaines après la lettre précitée, George
Sand écrit, le 18 juin, à Mlle de Rozières que « les Brault lui
tirent encore de l'argent ». Mais fort heureusement, après quelques
nouveaux pourparlers et quelques nouvelles admonestations de
Mme Sand, ils la laissèrent en repos ainsi que leur fille.
Malheureusement, il y avait des personnes dans la famille
même de Mme Sand, qui n'étaient pas bien disposées en faveur
d' Augustine. Solange, qui dès son enfance traitait sa cousine du
haut de sa grandeur, et, en sa qualité d'enfant gâtée, la tyranni-
sait un peu. la considérant comme une plébéienne, à côté de
son aristocratique petite personne, se mit dès lors à la détester
pour de bon, à la tirailler, à lui faire expier sa propre mauvaise
humeur, enfin à la traiter avec une hostilité ouverte. Mme Sand
s'efforça en vain de faire cesser ces discordes. Hélas ! cela ne servit
qu'à amener des conflits entre elle et Chopin. Celui-ci avait rien
moins que de la sympathie pour Augustine, il la haïssait franche-
(1; Inédite.
GEORGE SAND 507
inciii et prenait toujours le parti de Solange, eût-elle abso
liiiiiciii tort, contre elle et Mme Sand. Quant à Maurice, autant
par sympathie puni- sa cousine que par inimitié pour Chopin,
ilsemettail immédiatemenl en guerre pow Augustine e1 contre
Chopin. Ces dissensions de famille déplorables e1 compliquées
ne Faisaient que s'envenimer de jour en jour; elles prirent enfin
un caractère tragique et rendirent la vie intime intolérable. Les
Braull osèrent, plus tard, incriminer la pureté ^U',< relations de
Maurice e1 d' Augustine; ils dirent et imprimèrent qu'il v eul
entre eux un roman protégé par Mme Sand. Mais George Sand
le nia catégoriquement déclarant qu'elle avait « effectivement
rêvé, en voyant l'amitié de Maurice pour Augustine, de les
marier un jour, mais que, malheureusement, ces deux enfants,
tout en s'aimant fraternellement, n'étaient nullement amoureux
l'un de l'autre : se connaissant depuis leur enfance, ils ne voyaient
l'un dans l'autre que des compagnons de jeux », d'autant plus
que Maurice nourrissait alors un amour sans espoir pour une
grande artiste (1). Malheureusement encore il y eut des personnes
bien plus proches que les Brault qui s'efforcèrent de calomnier
ces relations fraternelles : elles portèrent un coup mortel non à
la réputation irréprochable d' Augustine, mais au cœur maternel
de Mme Sand (2). Ceci arriva plus tard. Durant l'été de 1846,
des disputes, des querelles, des explications, des réconciliations
se succédèrent sans trêve. Chacun avait les nerfs surexcités. C'est
ainsi que Mme Sand se décida brusquement à se séparer de sa
vieille femme de chambre Françoise, dont elle avait fêté la
noce avec pompe trois ans plus tôt. Cette rupture soudaine
parut inexplicable à Chopin : tout changement dans le per-
sonnel de la maison lui semblait, grâce à sa sensibilité aiguisée.
(1) Mme Sand raconte tout cela fort explicitement dans la lettre inédite
à M. Chaix d'Estange déjà mentionnée et dans une lettre à Mme Brault elle-
même, — lettre que le mari de cette dernière ne se fit pas scrupule d'im-
primer, dans un but de chantage. La lettre est authentique et confirmée de
tous points par plusieurs autres lettres inédites de Mme Sand, quoique
publiée clans un libelle immonde. (V. plus loin.)
(2) Cf. les lettres de Mme Sand de l'été et de l'automne de 1847 à Charles
Poney, Mines Viardot et Marliani, Grzymala, Emmanuel Arago, et d'autres
et les extraits de leurs réponses que nous donnons plus loin.
5o8 GEORGE SAND
une vraie calamité (1). Dans le cas présent, la disgrâce qui frap-
pait ainsi « l'honnête Françoise » et le vieux jardinier Pierre
parut à Chopin une chose inqualifiable, exorbitante, Françoise
servant dans la maison depuis vingt et un ans, Pierre vivant
au château depuis quarante ans, depuis la grand'mère de
Mme Sand. Chopin crut qu'ils étaient les victimes d'Augus-
tine et de Maurice. 11 fait part à sa sœur qui avait connu à
Nohant les deux vieux serviteurs de leur renvoi et il ajoute
ironiquement : « Fasse le ciel, que les nouveaux plaisent davan-
tage au jeune maître et à la cousine... (2). »
Quant à Mme Sand, elle s'étonnait de l 'étonnement de Chopin.
Dans sa lettre à Mlle de Rozières, datée du 18 juin, en décla-
rant de son côté qu'elle avait renvoyé sa vieille servante, elle
ajoute :
Françoise m'a fait des scènes de poissarde. Chopin est effaré de ces
actes tardifs de rigueur. Il ne conçoit pas qu'on ne supporte pas toute
la vie ce qu'on a supporté vingt ans. Je dis, moi, que c'est parce qu'on
l'a supporté vingt ans qu'on a besoin de s'en reposer...
Il nous semble que ces « actes de rigueur » contre une femme à
laquelle, il y avait deux ans à peine, Mme Sand avait dédié, dans
(1) Dans la lettre à sa sœur du 20 juillet 1845, en lui racontant les petits
faits de la vie à Nohant, Chopin dit entre autres :
« ... Il y a en ce moment un grand orage au dehors et un second dans la
cuisine. On peut voir ce qui se passe au dehors, mais dans la cuisine, je ne
le saurais pas, si Suzamie n'était venue se plaindre de Jean, qui l'a mal-
traitée en français parce qu'elle lui a enlevé son couteau de table. Les
Jedrzeiewicz connaissent le français de Jean, ils peuvent donc s'imaginer
comme il a gentiment injurié la femme de chambre.
« ... Pourtant ils se disputent souvent, et comme la servante de Mme Sand
est très adroite et nécessaire, il est probable que pour avoir la paix, je serai
obligé de renvoyer le mien, ce que je déteste, car on ne gagne rien à ces change-
ments de figures. Par malheur, il ne plaît pas non plus aux enfants, parce
qu"il est propre et fait régulièrement sa besogne... »
Dans sa lettre de l'automne de cette année, Chopin dit qu'effectivement
il se sépare de son Jean parce qu'il ennuie certaines personnes et que les enfant*
se moquent de lui, mais il le fait à grand regret, parce que Jean lui est très
attaché, et quoiqu'il ait maintes fois déclaré qu'il s'en allait, à cause de
Suzanne, il espérait toujours être pardonné, et restait.
1 2) V. la lettre de Chopin à sa sœur du 11 octobre 1846, dont nous donnons
un grand extrait plus loin, et une lettre ultérieure, d'avril 1847.
GEORGE SAND
des tenues les plus louchants, le roman de JeWMie el qu'elle
appelait son o ange », ne lurent que l'expression d'une tension
de nerfs et d'une irritation, qui s'étaient aeernes après une longue
suite de désagréments et de chagrina d'un tout antre ordre.
En automne, on entreprit de nouveau une série d'excur-
sions. On alla à ( 'liàteauroux reconduire |)elaeroi\ et rencon-
trer Emmanuel Arago; on visita les bords de la Creuse. Puis
on s'amusa à arranger à Nohant des tableaux vivants, à se cos-
tumer, à jouer dv^ charades et de petits ballets improvisés
Ceux-là prirent peu à peu le caractère de vraies pièces de théâtre
improvisées, dans le genre do la commedia clelV arte et furent l'ori-
gine de ce I lira Ire de Nohant, qui tint une si grande place dans
l'œuvre de George Sand. Elle-même raconte ainsi comment ces
petits ballets prirent naissance, dans son article sur les Marion-
nettes de Nohant, qui fait partie de ses Dernières Pages :
... Le tout avait commencé par la pantomime, et ceci avait été de
l'invention de Chopin ; il tenait le piano et improvisait, tandis que les
jeunes gens mimaient des scènes et dansaient des ballets comiques.
Je vous laisse à penser si ces improvisations admirables ou char-
mantes montaient la tête et déliaient les jambes de nos exécutants.
Il les conduisait à sa guise et les faisait passer, selon sa fantaisie, du
plaisant au sévère, du burlesque au solennel, du gracieux au passionné.
On improvisait des costumes, afin de jouer successivement plusieurs
rôles. Dès que l'artiste les voyait paraître, il adaptait merveilleuse-
ment son thème et son accent à leur caractère. Ceci se renouvela
durant trois soirées et puis le maître partant pour Paris, nous laissa
tout excités, tout exaltés et décidés de ne pas laisser perdre l'étincelle
qui nous avait électrisés...
On faisait prendre part à ces pantomimes, généralement exé-
cutées par Solange, Augustine, Maurice et Lambert, les hôtes
séjournant à Nohant, tels que Louis Blanc et Emmanuel Arago.
Ce dernier fut tellement entraîné par ce courant de gaieté que
toutes ses lettres écrites après son départ de Nohant sont
pleines d'allègres souvenirs et d'allusions drolatiques, adressées à
la reine et la saltimbanque, ainsi qu'aux autres personnages de
ces charades en actions. Ce séjour d' Arago à Nohant, en 1846,
trouva son écho dans la dédicace du roman de Piccinnino, que
5io GEORGE SAND
George Sand écrivait alors, et qui parut l'année suivante portant
en tête :
A mon ami Emmanuel Arago,
Souvenir d'une veillée de jamille.
Louis Blanc, à son tour, garda longtemps le souvenir de ces
soirées de Nohant, et nous retrouvons dans ses lettres de 1847-48,
au beau milieu de la tourmente révolutionnaire, des allusions
à Mlle Galley et Mlle de Graffenried! — c'étaient les noms que
portait Solange et Augustine dans l'une de ces pantomimes et
qu'il continua à leur donner dans ses lettres et ses causeries (1).
D'autre part, ces relations plus suivies et plus amicales avec
l'auteur de YHistoire de la Révolution, dont le premier volume
parut l'automne suivant, eurent pour résultat l'article de George
Sand sur cet ouvrage, publié dans le Siècle le 7 novembre 1847.
Nous avons dit plus haut que l'article sur YHistoire de dix ans
fut écrit en 1845. Les causeries avec Louis Blanc et la lec-
ture de son ouvrage sur la Révolution de 1789 suggérèrent,
de plus, à Mme Sand le projet de faire un roman se passant à
cette époque. Mais la Révolution de février 1848 arrêta ce projet
et ce ne fut qu'en 1868 que Mme Sand le mit à exécution en
écrivant Nanon. Or, le roman commencé en 1847 (2) n'eut
qu'un chapitre paru en 1851 dans la Politique nouvelle sous le
titre de Monsieur Rousset; dans les Œuvres complètes il fait
partie du volume de Simon.
Donc l'été et l'automne de 1846 semblent avoir été un temps
de ris et de jeux. Ils furent en même temps pleins d'amertumes,
de discordes et de disputes domestiques. Et au commencement
de cet été survinrent des incidents qui changèrent de fond en
comble l'état de choses durant depuis des années et préparèrent
le terrain pour l'épilogue tragique de l'année suivante.
George Sand le dit elle-même dans YHistoire de ma vie,
(1) Lettres inédites de Louis Blanc de 1847-48 et lettre inédite de Mme Sand
à Mlle Augustine Brault de mars 1848.
(2) Louis Blanc fait allusion à ce projet de Mme Sand dans une lettre
datée d'Enghien (sans millésime) et qui dut être remise à George Sand par
M. Lesseps, se rendant alors à Nohant.
'.I ORGE SAND .su
s.ius dater son récit, racontanl comme toujours les faite selon
leur lieu intérieur el logique, Bans aucune allusion chronolo-
gique. Mais il nous est possible de rattacher ces remarques géné-
rales, ces vagues développements el ces morceaux d'histoire
Intime, qui se suivent <l;ms sa biographie, à des faits exacts, des
(laies ci des personnes, en 1rs confrontanl avec les lettres préci-
tées de Chopin à ses parents, les lettres <lr George Sand à
.Mme [edrzeiewicz e1 ses lettres inédites à d'autres personnes,
ainsi qu'avec tout ce que nous savons par ce qui précède et
enfin avec une œuvre de George Sand, ayant une valeur biogra-
phique. En confrontant tous ces documents le lecteur acquerra
la certitude que la page de YHistoire, que nous citons plus loin,
se rapporte à des accidents arrivés en l'été de 1846. (Empressons-
nous de dire que pour des raisons de narration nous sommes
obligé d'intervertir l'ordre des trois passages de George Sand
que nous donnons ici.)
Nohant lui était devenu antipathique, son retour, au printemps,
l'enivrait encore quelques instants. Mais dès qu'il se mettait au travail,
tout s'assombrissait autour de lui...
(Viennent les lignes se rapportant à la manière de travailler
de Chopin que nous avons citées dans le chap. n.)
J'avais eu longtemps l'influence de le faire consentir à se fier à ce
premier jet de l'inspiration. Mais quand il n'était plus disposé à me
croire, il me reprochait doucement de l'avoir gâté et de n'être pas
assez sévère pour lui. J'essayais de le distraire, de le promener...
(Puis viennent les lignes qui se rapportent aux courses aux
bords de la Creuse, citées dans le chapitre v.)
Mais il n'était pas toujours possible de le déterminer à quitter ce
piano qui était bien plus souvent son tourment que sa joie, et peu à
peu il témoigna de l'humeur quand je le dérangeais. Je n'osais pas
insister. Chopin fâché était effrayant, et comme avec moi il se conte-
nait toujours, il semblait près de suffoquer et de mourir.
Ma vie, toujours active et rieuse à la surface, était devenue intérieu-
rement plus douloureuse que jamais. Je me désespérais de ne pouvoir
donner aux autres ce bonheur auquel j'avais renoncé pour mon compte,
5i2 GEORGE SAND
car j'avais plus d'un sujet de profond chagrin contre lequel je m'effor-
çais de réagir.
L'amitié de Chopin n'avait jamais été un refuge pour moi dans la
tristesse. H avait bien assez de ses propres maux à supporter. Les
miens l'eussent écrasé, aussi n£ les connaissait-il (pie vaguement et
ne les comprenait-il pas du tout. Il eût apprécié toutes choses à un
point de vue très différent du mien. Ma véritable force me venait de
mon fils, qui était en âge de partager avec moi les intérêts les plus
sérieux de la vie et qui me soutenait par son égalité d'âme, sa raison
précoce et son inaltérable enjouement. Nous n'avons pas, lui et moi,
les mêmes idées sur toutes choses, mais nous avons ensemble de grandes
ressemblances d'organisation, beaucoup de mêmes goûts et de mêmes
besoins, en outre un lien d'affection naturelle si étroit qu'un désaccord
quelconque entre nous ne peut durer un jour et ne peut tenir à un mo-
ment d'explication tête à tête. Si nous n'habitons pas le même enclos
d'idées et de sentiments, il y a du moins une grande porte toujours
ouverte au mur mitoyen, celle d'une affection immense et d'une con-
fiance absolue.
A la suite des dernières rechutes du malade, son esprit s'était assom-
bri extrêmement et Maurice, qui l'avait tendrement aimé jusque-là (1),
fut blessé tout à coup par lui d'une manière imprévue pour un sujet
futile. Us s'embrassèrent un moment après, mais le grain de sable
était tombé dans le lac tranquille, et peu à peu les cailloux y tom-
bèrent un à un. Chopin fut irrité souvent sans aucun motif et quelque-
fois irrité injustement contre de bonnes intentions. Je vis le mal
s'aggraver et s'étendre à mes autres enfants, rarement à Solange, que
Chopin préférait, par la raison qu'elle seule ne l'avait pas gâté ; niais
à Augustine avec une amertume effrayante et à Lambert même qui
n'a jamais pu deviner pourquoi. Augustine, la plus douce, la plus
inoffensive de nous, à coup sûr, en était consternée. H avait été d'abord
si bon pour elle ! Tout cela fut supporté ; mais enfin, un jour, Maurice,
lassé de coups d'épingles, parla de quitter la partie. Cela ne pouvait
pas et ne devait pas être. Chopin ne supporta pas mon intervention
légitime et nécessaire. H baissa la tête et prononça que je ne l'aimais
plus.
Quel blasphème, après ces huit années de dévouement maternel!
Mais le pauvre cœur froissé n'avait pas conscience de son délire. Je
(1) A en juger par les lettres de George Sand à son fils, dont nous avons
cité quelques passages, et par les lettres de Chopin à sa sœur, il nous semble
au contraire qu'une antipathie réciproque avait depuis longtemps existé
entre eux, du moins dès 1841 on peut en voir tous les indices (il n'y a qu'à
se rappeler l'incident de Rozières) sans parler déjà de ce qui ressort en
toute évidence des lettres de 1844 et 1845.
GEORGE s.WD 513
pensais que quelques mois passée dans l'éloignemenl el le rilence
guériraient cette plaie el rendraient l'amitié calme, la mémoire équi-
table...
Immédiatement après ces lignes, George Sand dit : Biais
la Révolution de février arriva et... 0 el ainsi de suite, comme si
l'incident à propos de Maurice s'était produit juste avant les
journées de février. Ce n'est qu'une rencontre toute fortuite
dans un même passage, dans une même ligne, de deux faits
séparés par presque deux années de distance, car nous savons
que la querelle entre Chopin et Maurice n'eut pas lieu à la
veille de la Révolution de lévrier, ou même dans l'été de 1847,
mais bien réellement au commencement de Vété 1846. Relisons
un autre passage de YHistoire (précédant celui-là, venant immé-
diatement après les lignes citées dans le chapitre v et pei-
gnant les exigences outrées de Chopin par rapport à la « nature
humaine », les « engouements et désillusions » qui en résultaient,
sa sensibilité extrême par rapport à toute chose grossière ou
inélégante, à toute ombre, toute tache chez les personnes qu'il
fréquentait).
On a prétendu que dans un de mes romans j'avais peint son carac-
tère avec une grande exactitude- d'analyse. On s'est trompé, parce
que l'on a cru reconnaître quelques-uns de ses traits, et procédant par
ce système, trop commode pour être sûr, Liszt lui-même dans une
Vie de Chopin un peu exubérante de style, mais remplie cependant
de très bonnes choses et de très belles pages, s'est fourvoyé de bonne
foi.
J'ai tracé dans le Prince Karol le caractère d'un homme déterminé
dans sa nature, exclusif dans ses sentiments, exclusif dans ses exigences.
Tel n'était pas Chopin. La nature ne dessine pas comme l'art, quelque
réaliste qu'il se' fasse. Elle a des caprices, des inconséquences, non pas
réeHes probablement, mais très mystérieuses. L'art ne rectifie ces
inconséquences que parce quïl est trop borné pour les rendre.
Chopin était un résumé de ces inconséquences magnifiques que
Dieu seul peut se permettre de créer et qui ont leur logique particu-
lière. H était modeste par principe et doux par habitude, mais il était
impérieux par instinct et plein d'un orgueil légitime qui s'ignorait
lui-même. De là des souffrances qu'il ne raisonnait pas et qui ne se
fixaient pas sur un objet déterminé.
*"• 33
£>4 GEORGE SAND
D'ailleurs, le prince Karol n'est pas artiste. C'est un rêveur et rien
de plus : n'ayant pas de ironie, il n'a pas les droits du génie. C'est
donc un personnage plus vrai qu'aimable, et c'est si peu le portrait
d'un grand artiste que Chopin, en lisant le manuscrit chaque jour
sur mon bureau, n'avait pas eu la moindre velléité de s'y tromper, lui
si soupçonneux pourtant !
Et cependant, plus tard, par réaction, il se l'imagina, m'a-t-on dit.
Des ennemis (j'en avais auprès de lui qui se disaient ses amis, comme
si aigrir un cœur souffrant n'était pas un meurtre), des ennemis lui
firent croire que ce roman était une révélation de son caractère. Sans
doute, en ce moment-là, sa mémoire était affaiblie : il avait oublié le
livre, que ne l'a-t-il relu !
Cette histoire était si peu la nôtre ! Elle en était tout l'inverse. 11
n'y avait entre nous ni les mêmes enivrements, ni les mêmes souffrances.
Notre histoire, à nous, n'avait rien d'un roman ; le fond en était trop
simple et trop sérieux pour que nous eussions jamais eu l'occasion
d'une querelle L'un contre l'autre, à propos l'un de l'autre!...
Puis viennent les lignes citées au chapitre v et que nous devons
reprendre ici :
... Nous ne nous sommes donc jamais adressé un reproche mutuel,
sinon une seule fois, qui fut, hélas ! la première et la dernière. Une
affection si élevée devait se briser et non s'user dans ces combats,
indignes d'elle. Mais si Chopin était avec moi le dévouement, la pré-
venance, la grâce, l'obligeance et la déférence en personne, il n'avait
pas pour cela abjuré les aspérités de son caractère envers ceux qui
m'entouraient. Avec eux l'inégalité de son âme tour à tour généreuse
et fantasque se donnait carrière, passant toujours de l'engouement à
l'aversion et réciproquement.
Rien ne paraissait, rien n'a jamais paru de sa vie intérieure dont
ses chefs-d'œuvre d'art étaient l'expression mystérieuse et vague,
mais dont ses lèvres ne trahissaient jamais la souffrance. Du moins
telle fut sa réserve pendant sept ans, que moi seule put les deviner,
les adoucir et en retarder l'explosion.
Pourquoi une combinaison d'événements en dehors de nous ne
nous éloigna-t-elle pas l'un de l'autre avant la huitième année...
Cette huitième année de leur vie commune ce fut bien l'année
1846.
Pour bien comprendre et pour apprécier à sa juste valeur le
troisième passage cb l'Histoire de ma vie, précédant ces deux
G EOR G E S AND 51 5
extraits, il esl indispensable de le confronter avec l'exposition du
moment décisif de la lutte entre le héros el l'héroïne de la Ira-
cre m Floriani. Nous devons noter que ce roman commença à
paraître dans le Courrier français le 26 juin L846 et lui terminé
la même année. Donc l'épisode réel déoril dans le chapitre xxrx
du roman el dans ['Histoire de ma vie, avait du .mm- lieu avant
'/ne la fin du manuscrit fût envoyée à l'impression, c'est-à-dire
au commencement «le l'été. Nous avons même tout lieu de croire
que le l'ait réel se rapporte à la veille de V anniversaire de Mnu-
rice, c'est-à-dire le L'ii juin
Nous osons réfuter absolument et catégoriquement l'assertion
de George Sand de n'avoir nullement tracé le caractère de Cho-
pin dans la personne du prince Karol et que ceux qui le croient
se fourvoient de bonne foi ». Ce sont les auteurs, souvent de
très bonne foi, qui se fourvoient par rapport à leurs œuvres, à
leur signification, leur valeur, leurs défauts et leurs qualités.
Et puis « qui s'excuse, s'accuse ».
Il est certain que George Sand n'avait point décrit dans la
Lucrezia Floriani son roman vécu avec Chopin, ni ses propres
actes, ni les raisons qui, en réalité, amenèrent la discorde, le
refroidissement et la rupture. Ils se « fourvoient » donc effec-
tivement ceux qui cherchaient et qui cherchent dans ce roman
des fa.it 3 réellement arrivés. Ceux qui croient et écrivent que
ca roman fut l'une des causes de la rupture entre George Sand
et Chopin, s'abusent plus encore : Lucrezia Floriani c'est la
conclusion, c'est la réflexion qui suit tout conflit sentimental,
tout roman vécu, lorsque tout devient clair, lorsqu'il n'y a plus
rien de cette brume rosée ou bleuâtre qui enveloppe tout de
son voile enchanteur, et que les rêves poétiques cèdent la
place à la critique sobre, prosaïque et pleine de raison. Est-ce
sciemment ou inconsciemment que George Sand prit pour objet
de son analyse le caractère de Chopin ou plutôt un caractère sem-
blable à celui de Chopin? H importe peu, le fait est là. Le nier,
c'est nier l'impression du lecteur qui n'a point à juger les
intentions de Fauteur, mais son œuvre. Celui qui a attentive-
ment suivi notre récit de la vie de George Sand, pourra moins
5 i6 GEORGE SAXD
qu'un autre se défendre contre lea analogies, il sera Frappé de-
traits de ressemblance qui s'imposeroni à son esprit et à sa
mémoire.
George Sand a certainement raison de dire que l'art n'est
pas la vie, que ses moyens de créer les êtres, d'établir les carac-
tères sont très différents, moins complexes, plus rectilignes.
Mais on peut dire d'une œuvre d'art ce que Tolstoï dit des
rêves : « Comme dans tous les rêves, tout fut faux dans ce rêve,
hormis le sentiment qui l'avait évoqué. » Dans une œuvre d'art
tout peut être fantastique et autre que dans la réalité. Les
actes des personnages et les lieux où ces actes se passent ; les
noms et l'ordre chronologique des faits ; le degré d'intensité
du coloris général et des sentiments particuliers des héros ; la
proportion gardée entre leurs grands défauts et leurs faibles
vertus, tout cela n'est certes pas servilement copié sur nature.
Mais la source ou le noyau, dont découle ou se forme toute
l'œuvre, est vrai. Dans Lucrezia. ce noyau vrai, c'est la diffé-
rence des natures de George Sand et de Chopin, et notamment
(George Sand a beau le nier), Y exclusivisme du prince KaroL
Lucrezia Floriani n'est certes pas l'histoire vraie de la roman-
cière et du grand musicien, pourtant ce n'est pas parce que
« Karol, n'ayant pas de génie, n'aurait pas les droits du génie ».
ou parce qu'il n'aurait point ressemblé à Chopin, mais bien parce
que Lucrezia elle-même est bien moins une femme de génie
dans le roman écrit qu'elle ne le fut dans le roman vécu. Grâce
à cela il y a dans le roman bien moins de raisons et de causes
qui doivent amener des discordes et des conflits qu'il n'y en eut
dans la vie réelle. Elles sont toutes simplifiées et ramenées à
cette unique synthèse : un amour exclusif, une jalousie rétros-
pective de Karol pour le passé de Lucrezia, qui a quatre enfants
de quatre pères différents et maint autre « souvenir ». Dans
l'histoire réelle le nombre de ces causes et de ces raisons était
légion, elles provenaient toutes d'une façon de vivre et d'une
éducation différentes. C'est là le thème caché et vrai du roman,
un thème développé magistralement, mais c'est justement à
cause de cette maestria, qu'en dépit des efforts de l'auteur à
G EORGE S AND 517
déguiser la réalité, ce thème Be laisse deviner. C'esl comme une
géniale o Bonate en forme de variations », ou une Bymphonie où
le compositeur « varie le thème», avec un .ni inimitable, nous
le présente sons différents aspects, mais chaque amateur de mu-
sique, sans même être très \cv^ dans le contrepoint, le reeon-
11,111 néanmoins immédiatement.
Or, en dehors de cette analogie «les données générales dans
les deux romans, vécu et écrit, il exi te entre Chopin et
h1 héros de George Sand tant de ressemblance que la compa-
raison s'impose.
1° Karol ne compose ni nocturnes, ni mazurkas, mais ce
n'est certes pas un homme ordinaire, et Lucrezia (qui ne pou-
vait savoir qu'elle écrirait plus tard son Histoire où elle assu-
rerait que « le prince Karol n'est pas artiste »), dit carrément
à son ami Salvator Albani : C'est une nature d'artiste.
2° Il est très curieux aussi qu'aucun des défenseurs et des amis
de George Sand qui la crurent sur parole, et qu'aucun de ses
ennemis, qui l'attaquèrent à cause de Chopin, ne remarqua
que Karol est un nom polonais, c'est Charles en polonais. Le
prince Karol, quoiqu'il porte le nom allemand de Roswald,
est un Polonais, un Slave. On peut arguer que « cela ne veut
rien dire », — c'est un petit trait qu'il faut noter !
3° Karol n'est ni un génie, ni, dit-on, un artiste, et surtout
il n'est pas musicien, oh ! que non. Mais voici qui est étrange :
lorsqu'il tombe malade au bord d'un lac (ne faudrait-il pas lire :
au bord de la Méditerranée?), qu'il divague, que tout ce qui l'en-
toure apparaît à son imagination morbide sous un aspect fan-
tastique et que tous les sons et toutes les images arrivent trans-
formés à son cerveau, — il lui semble alors que l'une des fillettes
de Lucrezia, au lieu de parler, ne fait que chanter du Mozart et
l'autre du Beethoven! Il est tout à fait musicien ce prince
polonais-là !
4° Karol n'est point Chopin, mais lorsqu'il fait connaissance
de Lucrezia, il a juste six ans de moins qu'elle.
5° Lucrezia n'est point une romancière,c'est une actrice (néan-
moins elle écrit aussi, tantôt un drame, tantôt une comédie !).
518 GEORGE SAND
Elle n'écrit point de lettre à l'ami du prince Karol, et cet ami
ne s'appelle pas le comte Albert (Grzymala), mais bien le comte
(Sahalor) Albani, mais... mais elle s'empresse de lui raconter
l'histoire de ses entraînements passés, avec la même loyauté
que Mme Sand. Elle sait que Karol en outre a eu un premier
amour, une fiancée, qu'il fut « inconsolable » en la perdant,
c'est pour cela qu'elle croit — tout comme Mme Sand dans sa
Lettre à Grzymala — que Karol peut n'éprouver pour elle
qu'un entraînement passager.
Lucrezia s'aperçoit qu'elle et le prince sont aussi dissem-
blables que le feu et l'eau. Lui est un aristocrate, par sa nais-
sance, ses instincts, elle une plébéienne ; c'est un juste, elle une
pécheresse ; elle est pleine de condescendance pour les faiblesses
humaines, lui exige la perfection absolue et ne peut pardonner
une seule tache, une seule ombre ; lorsque Karol apprendra
son histoire, il sera épouvanté, elle en est sûre. Mais elle ne
veut pas qu'il s'abuse sur son compte, et elle raconte sa vie
à l'ami de Karol, Albani, un autre Grzymala, qui connaît à fond
son ami et le surveille avec une tendresse paternelle.
Écoute, dit Lucrezia à Salvator, j'ai eu des entraînements violents,
aveugles, coupables, je ne le nie pas, mais ce n'étaient pas des ca-
prices. On appelle ainsi une intrigue de plaisir qui dure huit jours. Mais
il y a aussi des passions de huit jours !... Peut-être aurais-je mieux
fait d'être galante que d'être passionnée. Je n'aurais nui qu'à moi-
même, au lieu que ma passion a brisé d'autres cœurs que le mien.
Mais on n'échappe pas à la destinée : au bout de quelques
semaines, pendant lesquelles Lucrezia se dévoue à soigner le
prince malade (cela ne se passe certainement pas à Majorque,
mais aux bords du lac Iséo), elle devient sa maîtresse.
6° Pourquoi, dit l'auteur du roman (croyant fermement qu'il ne parle
ni de Chopin ni de Mme Sand), pourquoi cette femme qui n'était plus
très jeune, ni très belle, dont le caractère était précisément l'opposé
du sien, dont les mœurs imprudentes, les dévouements effrénés, la
faiblesse du cœur et l'audace d'esprit semblaient une violente pro-
testation contre tous les principes du monde et de la religion officielle,
pourquoi enfin la comédienne Floriani avait-elle, sans le vouloir et
GEORGE sam»
sans môme y Bonger, exercé un tel prestige sur le prince de Roswald?
Comment oel homme Bi beau, si ohaste, ii pieux, h poétique, si fei
vciii ci si recherché dans toutes ses pensées, dans toutes ses affections,
dans toute sa conduite, tomba-t-il inopinément et presque sans combat
bous l'empire d'une femme usée par tant « 1 < - passions, désabusée de
t;iiit de choses, sceptique el rebelle à l'égard de celles <pi il respectait
le plus, crédule jusqu'au fanatisme, à l'égard de celles qu'il avait tou-
jours niées ci qu'il devail nier toujours?...
Aucun des biographes de George Sand n'a jamais exprimé
avec autanl de force l'antithèse d^ deux natures'. En lisant
ces lignes le lecteur n'a qu'à faire un bien Faible efforl de
mémoire pour repasser mentalement les années \résues rue
Pigalle, au square d'Orléans et à Nohant.
7° Le plus rayonnant bonheur règne d'abord entre les deux
amants, bonheur d'autant plus sublime et plus exalté que le
prince Karol apparaît an commencement du roman comme un
être pur. idéal, angélique, enthousiaste, vivant dans le monde
des rêves, se refusant à voir tout ce qui est bas et obscur.
... C'était une adorable nature d'esprit que la sienne, dit l'auteur.
Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait à quinze ans toutes
les grâces de l'adolescence réunies à la gravité de l'âge mûr. Il resta
délicat de corps comme d'esprit Mais cette absence de développe-
ment musculaire lui valut de conserver une beauté charmante, une
physionomie exceptionnelle qui n'avait, pour ainsi dire, ni âge ni
sexe. Ce n'était point l'air mâle et hardi d'un descendant de cette
race d'antiques magnats, qui ne savaient que boire, chasser et guer-
royé]- : ce n'était point non plus la gentillesse efféminée d'un ché-
rubin couleur de rose. C'était quelque chose comme ces créatures
idéales, que la poésie du moyen âge faisait servir à l'ornement des
temples chrétiens; un ange, beau de visage, comme une grande
femme triste, pur et svelte de forme, comme un jeune dieu de
l'Olympe, et pour couronner cet assemblage, une expression à la
fois tendre et sévère, chaste et passionnée. C'était là le fond de son
être. Rien n'était plus pur et plus exalté en même temps que ses
pensées ; rien n'était plus tenace, plus exclusif et plus minutieusement
dévoué que ses affections... (1).
(1) Il est à remarquer que les amis de Chopin doutaient si peu de ce que
le portrait de Karol était celui de Chopin qu'ils copiaient souvent dans
l'œuvre de Mme Sand ce portrait de Y ange et se le passaient les uns aux autres,
320 GEORGE SAND
8° Par sa nature et par son éducation, le prince Karol était
porté à mener une existence exclusive, renfermée, «'abstenant de
toute sociabilité. Dans ses croyances religieuses, morales et poli-
tiques il tenait fermement à la division de l'humanité en deux
parties inégales : une minorité d'élus. — les justes dans le ciel,
les gens nobles, instruits, honnêtes, recherchés dans leur mise
et dans leurs mœurs sur la terre, et la vile multitude. — la foule
des pécheurs aux enfers, la foule des hommes malpropres,
grossiers, vicieux et ignorants, sur la terre. Il ne pouvait vivre
qu'avec les premiers et se détournait avec dégoût des seconds.
Les âmes naturellement bonnes et généreuses qui tombent dans
cette erreur en sont punies par une éternelle tristesse.:.
Donc Karol était, dès son enfance, incliné à la mélancolie.
Karol n'avait point de petits défauts. Il en avait un seul, grand,
involontaire et funeste, l'intolérance de l'esprit. Il ne dépendait pas
de lui d'ouvrir ses entrailles à un sentiment de charité générale pour
élargir son jugement à l'endroit des choses humaines. Il était de ceux
qui croient que la vertu est de s'abstenir du mal, et qui ne comprennent
pas ce que l'Evangile, qu'ils professent strictement d'ailleurs, a de
plus sublime, cet amour du pécheur repentant qui fait éclater plus
de joie au ciel que la persévérance de cent justes, cette confiance au
retour de la brebis égarée ; en un mot, cet esprit même de Jésus, qui
ressort de toute sa doctrine et qui plane sur toutes ses paroles : à
savoir que celui qui aime est plus grand, lors même qu'il s'égare, que
celui qui va droit par un chemin solitaire et froid...
Tous ces détails qui servent à nous peindre la personne du
prince Karol, toute cette exposition de ses croyances et de ses
idées, peuvent paraître une superfétation dans le roman écrit.
Mais dans le roman vécu c'est justement ces idées, ces croyances,
le prenant pour un « portrait d'après nature » : que Liszt le recopia à ce titre
dans sa Biographie de Chopin, et que tout récemment encore ces lignes réap-
parurent, toujours en qualité de « portrait de Chopin », dans la nouvelle bio-
graphie écrite par M. Ferdinand Hœsick, oii elles sont attribuées à la plume
d'une « dame du grand monde ». Mais il suffit de confronter les pages 248-250
du premier volume de M. Hœsick pour voir que cette * dame », qui croit
avoir décrit Chopin, ne fit que copier dans le roman de George Sand le por-
trait de... Karol.
GEORGE S AND n
cette manière de Chopin «le traiter les faits de la vie réelle qui
creusèrent, peu à peu. un gouffre entre lui et Mme Sand.
9* Luorezia, à l'instar de l'auteur de V Histoire de ma vie, dit
au comte Alltani :
Je oonnaifl ses principes et ses idées d'après ce que tu m'en dis tou
les jours; car, quanl à lui, je dois avouer qu'il ne m'a jamais lait de
morale.
Mais tout comme Mme Sand, elle sait parfaitement combien
leurs principes et leurs idées étaient dissemblables, combien
cette dissemblance créait à tout moment une différence dans leur
manière de juger les choses.
Dans le roman, voici le fait qui éveille le plus grand mécon-
tentement du prince Karol :
« Lucrezia s'inquiéta en entendant dire que Boccaferri, un
pauvre artiste qu'elle avait sauvé plusieurs fois des désastres
de la misère, quoiqu'elle n'eût jamais eu pour lui le moindre
amour, ni la plus légère velléité d'engouement, était retombé
dans un état de gêne et de privation. » Elle s'empresse de venir
au secours de son ex-camarade, ce qui pousse Karol à un accès
de mécontentement profond, presque de jalousie. N'est-ce pas
une irritation toute semblable qui perce dans la lettre de
Chopin à ses parents, écrite en l'automne de 1845, citée en
partie plus haut (1)? Il critiquait ces continuels secours pécu-
niaires de Mme Sand à Leroux. Il ne voyait pas d'un œil plus
favorable l'aide pécuniaire qu'elle prêtait à Bocage, dont le nom
même ressemble à Boccaferi.
10° Autre trait de ressemblance entre Chopin et le prince
Karol. On sait qu'à part ses parents et ses sœurs Chopin n'aima
jamais que trois ou quatre de ses camarades d'école et de jeu-
nesse. En présence de tous les autres, des nombreux amis mon-
dains ou artistes, il se dérobait, cachait son moi intime derrière
un mur infranchissable d'amabilité, de politesse et d'agréable
causerie mondaine. Mme Sand raconte dans Y Histoire de ma vie
(1) P. 408, chap. iv.
522 GEORGE SAND
comment, après une soirée passée dans quoique salon à charmer
tout le monde par son jeu enchanteur, ses pantomimes el ses
allègres disputes avec les jeunes filles, à peine revenu à la mai-
son, Chopin semblait ôter avec son frac toute cette gaieté super-
ficielle et p.-issait des nuits blanches, en proie à mille tristo
Lenz, Liszt, MarmonteL. Schulhof, Hiller e1 d'autres après
eux, soulignent dans leurs souvenirs combien l'être intime de
Chopin était inaccessible, sous des dehors de l'amabilité la plus
charmante. Xiecks assure catégoriquement que Chopin se l 'lis-
sait bien plus aimer qu'il n'aimait lui-même ses amis (1) ; que
fort souvent il avait pour les absents de tout autres paroles
que pour les présents, et que son cœur était fermé même pour
les plus intimes amis à l'exception de trois ou quatre (2). L'au-
teur de Liicrezia Floriani écrit à propos du prince Karol :
Mais cet être n'avait pas assez de relations avec ses semblables.
H ne comprenait que ce qui était identique à lui-même, sa mère dont
il était un reflet pur et brillant ; Dieu, dont il se faisait une idée étrange
appropriée à sa nature d'esprit, et enfin une chimère de femme qu'il
créait à son image et qu'il aimait dans l'avenir sans la connaître. Le
reste n'existait pour lui que comme une sorte de rêve fâcheux auquel
il essayait de se soustraire en vivant seul au milieu du monde. Tou-
jours perdu dans ses rêveries, il n'avait point le sens de la réalité.
Enfant, il ne pouvait toucher à un instrument tranchant sans se
blesser ; homme, il ne pouvait se trouver en face d'un homme diffé-
rent de lui sans se heurter douloureusement contre cette contradic-
tion vivante. Ce qui le préservait d'un antagonisme perpétuel, c'était
l'habitude volontaire et bientôt invétérée de ne point voir et de ne
pas entendre ce qui lui déplaisait en général, sans toucher à ses affec-
tions personnelles. Les êtres qui ne pensaient pas comme lui devenaient
(1) Il en était de même dans ses rapports avec ses contemporains musi-
ciens. Schumann, qui avait pour lui une admiration enthousiaste depuis le
premier jour qu'il connut ses œuvres, Meyerbeer, et Mendelssohn, tous
firent preuve de bien plus de chaleur, de franchise et d'amitié à son égard
que lui envers eux. Nous ne parlons pas de gens de moindre valeur, surtout
des compositeurs polonais. Il les traitait simplement avec froideur, à l'excep-
tion du seul Fontana. (V. par exemple dans le livre de Karlowicz ses juge-
ments sur les musiciens, ses compatriotes qui le visitaient.)
(2) Le chapitre xxvir du deuxième volume de Niecks, où celui-ci a ras-
semblé les opinions et les témoignages des amis sur le caractère, les habi-
tudes et la manière d'être de Chopin envers ses amis et ses connaissances,
mérite la plus grande attention. (V. Niecks, Frédéric Chopin, t. II, p. 164.)
GEORGE SAN!)
à ses yeux connue Ar< espèces de lan t omis cl, comme il était d'une poli-
tesse cliiiriii.inic. mi | \;iii prendre pour mie bienveillance cour-
toise ce qui n'était chez lui qu'un froid dédain, voire une aversion
insurmontable '. Il est forl étrange qn avec un semblable caractère
le jeune prince i»ût avoir des amis. Il en avait pourtant qui l'aimaient
ardemment ci qui se croyaient aime- <lc lui. Lui-même pensait les
aimer beaucoup, mais c'étail avec l'imagination plutôt qu'avec le cœur.
Il se faisait nue haute idée de l'amitié et, dans lâge des premières
illusions, il croyait volontiers que ses amis et lui, élevés ;'i peu près de
La même manière el dans les mêmes principes, ne changeraient jamais
d'opinion et ce viendraient pointa se trouver en désaccord formel...
Il était extérieurement si affectueux, par suite de sa bonne éduca-
tion et de sa grâce naturelle, qu'il avait le don de plaire, même à ceux
qui ne le connaissaient pas. Sa ravissante figure prévenait en sa fa-
veur; la faiblesse de sa constitution le rendait intéressant aux yeux
des femmes; la culture abondante et facile de son esprit, l'originalité
douce et flatteuse de sa constitution lui gagnaient l'attention des
hommes éclairés. Quant à ceux qui étaient d'une trempe moins fine,
ils aimaient son exquise politesse, et ils y étaient d'autant plus sen-
sibles qu'ils ue concevaient pas, dans leur franche bonhomie, que ce
fût l'exercice d'un devoir et que la sympathie y entrât pour rien.
Ceux-là, s'ils eussent pu le pénétrer, auraient dit qu'il était plus aima-
ble qu'aimant ; et en ce qui les concernait, c'eût été vrai. Mais com-
ment eussent -ils deviné cela, lorsque ses rares attachements étaient si
vifs, si profonds et si peu récusables?
Ainsi donc, on l'aimait toujours, sinon avec la certitude, du moins
avec l'espoir d'être payé de quelque retour...
Dans le détail de la vie, Karol était d'un commerce plein de charmes.
Toutes les formes de la bienveillance prenaient chez lui une grâce
inusitée, et quand il exprimait sa gratitude, c'était avec une émotion
profonde qui payait l'amitié avec usure (1). Même dans sa douleur, qui
semblait éternelle, et dont il ne voulait pas prévoir la fin, il portait un
semblant de résignation, comme s'il eût cédé au désir que Salvator
éprouvait de le conserver à la vie...
11" Outre le trait commun à Chopin et au prince Karol, —
l'intolérance morale, — tous deux cherchent la perfection absolue
(1) Tous ces passages jusqu'à cette ligne inclusivement sont transcrits
par la « clame du grand monde », l'un après l'autre, sans indication d'être
séparés par des lignes omises, et ils passent dans le livre de M. Hœsick
pour une esquisse d'après nature du caractère et du naturel de Chopin. La
grande dame a de plus intercalé après les mots suivis d'un * quelques lignes
empruntées à un autre chapitre de L. F. que nous donnons à la p. 526.
524 GEORGE SAND
ou plutôt Y absolu ici-bas et sont incapables d'accepter la réalité.
Il est curieux de comparer le passage de YHistoire cité p. 447
avec ce passage de Lucrezia :
Elle avait beaucoup parlé à Karolde choses réelles pour la première
fois... Mais il est des thèses que l'esprit accepte sans qu'elles s'em-
parent du cœur. Karol sentait que la Floriani venait de faire un sage
plaidoyer en faveur de la tolérance et en vue de la réhabilitation de
la nature humaine. Il n'en était pas moins révolté de la réalité et inca-
pable d'accepter les travers humains avec un autre sentiment que
celui de la politesse, cette générosité perfide qui laisse le cœur froid
et les répugnances victorieuses. 11 eût fallu à la Floriani, selon lui,
un milieu plus digne d'elle, c'est-à-dire un milieu tel qu'il n'en existe
pour personne... une gloire moins chèrement acquise, sans cesser
d'être aussi brillante, et surtout un père (lisons : une mère) plus dis-
tingué, plus poétique (1), sans cesser d'être un pêcheur de truites. Il
n'avait point le sens aristocratique étroit et aimait cette origine rus-
tique, cette chaumière natale... mais un paysan de poème ou de
théâtre, un montagnard de Schiller ou de Byron lui eût été nécessaire
pour mettre à cet égard son esprit à l'aise. Il ri aimait pas Shakespeare
sans de fortes restrictions : il trouvait ses caractères trop étudiés sur le
vif et parlant un langage trop vrai (2). E aimait mieux les synthèses
épiques et lyriques qui laissent dans l'ombre les pauvres détails de
l'humanité ; c'est pourquoi il parlait peu et n'écoutait guère, ne vou-
lant formuler ses pensées ou recueillir celles des autres que quand
elles étaient arrivées à une certaine élévation (3). Et puis la Floriani
parlant d'elle-même lui avait fait encore beaucoup de mal. Elle avait
prononcé des mots qui l'avaient brûlé comme un fer rouge... elle
avait peint les mœurs de ses pareilles avec une terrible vérité. Elle avait
raconté ses premiers amours et nommé elle-même son premier amant.
Karol aurait voulu qu'elle n'en eût pas seulement l'idée, qu'elle igno-
rât que le mal existe ici-bas, ou qu'elle ne s'en souvînt pas en lui par-
(1) On sait qu'Alfred de Musset était aussi horripilé d'entendre Mme Sand
parler de sa mère, comme elle le faisait, en toute sincérité. '
(2) L'auteur de la Lucrezia aurait pu, en toute confiance, ajouter à ces
mots les lignes des Impressions et Souvenirs écrites en 1841 (et citées par
nous au chapitre n) : « Rubens l'horripile, Micliel-Ange lui fait peur... » Liszt,
de son côté, dit dans sa Biographie de Chopin que ce dernier « estimait
Beethoven, mais que son cœur lui restait fermé, parce que ses courroux lui sem-
blaient trop rugissants. »
(3) Ces lignes nous rappellent le passage des Impressions et Souvenirs,
où George Sand dit combien Chopin parlait peu, semblait toujours absent
du monde de la réabté, et ne s'intéressait qu'aux questions générales de
l'art.
GEORGE S A NU 535
lant Enfin il aurait voulu, pour oorapléter la somme de ses exigences
fantastiques, que sans cesser d'être la bonne, la tendre, la dévouée, la
voluptueuse el la maternelle Luorezia, elle fui la pâle, l'innocente, la
Bévère ei la virginale Lucie. Il n'eût demandé que cela, n pauvre
amant de l'impossible...
12" Il ne faul poinl voie Chopin dans la personne du prince
karol, nous dit-On, mais nous lisons dans la lettre de Mme Sand
à Maurice, datée du 3 mai L846, « qu'à 06 moment, c'est le capi-
taine d'Ajpentigny qui est sa bête noire... » tout comme anté-
rieurement nous avons constaté maintes fois sa répulsion pour
tels autres amis de Mme Sand. Rappelons-nous la lettre de
Mlle de Rozièrès à propos des personnes qui « peuplaient la
maison avant le règne de Chopin » et de son courroux contre
ces personnes. Voici maintenant ce que nous lisons dans la
Lucrezia Florin ni :
Les anciens amis accoururent ; il y en eut de toutes sortes... Aucun
ne causa le plus léger motif de jalousie à Karol ; tous furent l'objet
de sa mortelle jalousie et de son irréconciliable aversion. La Floriani
combattit avec bravoure, pour préserver la dignité de ceux qui méri-
taient des égards. Elle en abandonna, en riant, quelques-uns à la
férule de Karol et se préserva du plus grand nombre. Elle ne voulut
pourtant pas être lâche et chasser pour lui complaire des êtres mal-
heureux et dignes d'intérêt et de pitié. H lui en fit des crimes irrémis-
sibles...
13° Dans Tune de ses lettres, la demoiselle de Rozièrès ra-
conte, comme nous l'avons vu, de quels soins Chopin entourait
Mme Sand lorsqu'elle était malade.
Nous avons vu aussi Chopin écrire à Mme Sand : « Ne souffrez
pas, ne souffrez pas. » Il s'efforce de la préserver d'un voyage
par un temps froid, craint qu'elle ne reste toute seule à Nohant,
privée des soins de sa fille, enfin il se tourmente de mille ma-
nières à propos de sa santé, de son bien-être, de son confort, de
son repos. Et dans Lucrezia nous lisons :
Si par hasard la Floriani, accablée de fatigue et de chagrin, ne parve-
nait point à cacher ce qu'elle souffrait, Karol, rendu tout à coup à sa
tendresse pour elle, oubliait sa mauvaise humeur et s'inquiétait avec
526 GEORGE SAND
excès. Il la servait a genoux, il l'adorait dans ces moments-là plus
encore qu'il ne l'avait adorée dans leur lune de miel. Que ne pouvait-
elle dissimuler!... Il se fût oublié pour elle, car ce féroce égoïste était
le plus dévoué, le plus tendre des amis lorsqu'il voyait souffrir...
14° H nous est défendu de reconnaître Chopin dans le prince
Karol d'après « certains traits de ressemblance », et nous devons
toujours ne pas oublier que « procéder ainsi serait un système
trop commode pour être sûr », mais il n'y a qu'à comparer la
page 466 de YHistoire de ma vie citée plus haut (1) et la lettre
de Mme Sand à Mlle de Rozières (2), où nous avons trouvé les
passages :
... Si je n'étais témoin de ces engouements et de ces désengouements
maladifs depuis trois ans, je n'y comprendrais rien, mais j'y suis
malheureusement trop habituée pour en douter.
... Avec cette organisation désespérante, on ne peut jamais rien
savoir. Avant-hier, il a passé la journée entière sans dire une syllabe
à qui que ce soit. Etait-il malade? quelqu'un l'avait-il fâché? avais-je
dit un mot qui l'eût troublé? J'ai eu beau chercher, moi, qui connais
aussi bien que possible maintenant ses points vulnérables, il m'a été
impossible de rien trouver, et je ne le saurai jamais.
— avec ce que Lucrezia dit des perpétuels et énigmatiques
changements d'humeur de son amant :
... Moi, qui le connais, je ne puis rien te dire, sinon qu'il était gai
hier soir, ce qui était un signe certain qu'il serait triste ce matin. [Il
n'a jamais eu une heure d'expansion dans sa vie, sans la racheter par
plusieurs heures de réserve et de taciturnité. H y a certainement à
cela des causes morales, mais trop légères ou trop subtiles pour être
appréciables à l'œil nu. Il faudrait un microscope pour lire dans une
âme où pénètre si peu de la lumière que consomment les vivants (3).]
Je m'interroge en vain, je ne vois pas en quoi j'ai pu conrrister le cœur
de mon bien-aimé. Mais la froideur de son regard me glace jusqu'à la
moelle des os, et quand je le vois ainsi, il me semble que je vais mourir.
L'auteur de Lucrezia ajoute :
(1) P. 446.
(2) P. 431-32.
(3) Les lignes entre crochets [ ] sont celles que la « grande dame » a in-
tercalées dans le portrait de Chopin » cité plus haut, p.
GEORGE SAND 527
Il (Salvator) ne se rendail (lune, pas bien compte de toul ce qu'il
\ .i\,ii! de fort et de faible, d'immense et d'incomplet, <!•' terrible et
d'exquis, de tenace et <lc mobile dans cette organisation exception-
nelle. Si, pour L'aimer, il lui eût fallu le connaître à fond, il y eût re-
ooncé bien vite, car il Eaul toute le vie pour comprendre de tek §tr<
ci encore n a t ri \r-t -on qu'à constater, à force d'examen, il»' patience,
le mécanisme <lc leur vie intime; La cause de leurs contradictions nous
échappe toujours...
Ces derniers mots répètent presque les lignes mêmes del'flM-
toirr de ma rie, par lesquelles George Sand nie que le prince
karol soit le portrait de Chopin :
Chopin (''tait un résumé de ces inconséquences magnifique-... 1 1 1.
L'accroissement graduel de ces changements d'humeur,
l'animosité grandissante de Karol envers l'entourage, le train
de vie de la Lucrezia, enfin la source principale du conflit
entre les deux héros du roman, — les enfants, — tout cela est
raconté dans le roman presque identiquement que dans Y His-
toire de ma vie :
Salvator Albani avait toujours connu son ami inégal et fantasque,
exigeant à l'excès, ou désintéressé à l'excès (2). Mais les bons moments,
jadis, avaient été les plus habituels, les plus durables ; et chaque jour,
au contraire, depuis qu'il était revenu à la villa Floriani, Salvator
voyait le prince perdre ses heures de sérénité et tomber dans une
habitude de maussaderie étrange ; son caractère s'aigrissait sensible-
ment (3). D'abord ce fut une heure mauvaise par semaine, puis une
mauvaise heure par jour et enfin une bonne heure par semaine. Elle
essaya de le distraire, de le faire voyager, île le quitter même pendant
quelques moments de Vannée... (4). Quand il était séparé de Lucrezia
'pendant quelques semaines, dévoré des mêmes inquiétudes, il tom-
bait malade, parce quïl ne voulait les confier à personne et ne pou-
(1) V. plus haut, p. 513.)
(2) Cf. avec le passage de YHistoire cité plus haut (p. 447) : « Il n'avait pas
abjuré les aspérités de son caractère envers ceux qui m'entouraient, avec
eux l'inégalité de son âme tour à tour généreuse et fantasque se donnait car-
rière, passait toujours de l'engouement à l'aversion et réciproquement. »
(3) « A la suite des dernières rechutes de sa maladie, son esprit s'était
assombri extrêmement... » (Histoire de ma vie, p. 472.)
(4) « J'essayai de le distraire, de le promener. » (Ibid., p. 471.)
538 GEORGE SAND
^vait en faire retomber l'amertume sur celle qui les causait innocem-
ment. Elle était forcée de le rappeler. Il reprenait la santé et la vie
(1rs qu'il pouvait la faire souffrir. Il l'aimait tant, il était si fidèle, si
absorbé, si enchaîné, il parlait d'elle avec tant de respect que c'eût
été une gloire pour une femme vaine... (1). Mais la Lucrezia ne haïs-
sait personne assez pour lui désirer un bonheur pareil...
Son supplice fut lent, mais sans relâche. 11 faut des années pour
détruire à coups d'épingles un être robuste au moral et au physique.
Elle s'habituait à tout ; personne ne savait renoncer comme elle aux
satisfactions de la vie. Elle céda toujours, tout en ayant l'air de se
défendre ; elle n'eût résisté qu'à des caprices qui eussent fait le malheur
de ses enfants. Mais Karol, malgré ce qu'il souffrait de ce partage,
n'essaya jamais de les éloigner un seul instant de leur mère. H employa
tout ce qu'il possédait d'empire sur lui-même à ne leur jamais laisser
voir qu'elle était sa victime, qu'il s'arrogeait sur elle un droit de pro-
priété absolue.
La comédie fut si bien jouée et Lucrezia fut si calme et si résignée
que personne ne se douta de son malheur...
Les enfants de la Lucrezia avaient commencé par ne pas
aimer le prince, quoiqu'il les admirât. A présent, ces enfants
étaient arrivés à l'aimer, excepté Celio qui était poli avec lui
et ne lui parlait jamais. (Ce Celio signait Celio Floriani, du
nom de guerre de sa mère, soit dit par parenthèse, il fut le
fondateur de la troupe improvisée jouant la commedia delV
arte au château de Nohant, pardon !... au Château des Désertes,
— une suite de Lucrezia Floriani.)
Mais les autres enfants de Lucrezia furent aussi une cause
constante de discorde entre leur mère et le prince Karol,
maladivement jaloux de tous et de tout ce qui approchait de
la femme aimée. Quoique Fauteur de Y Histoire aborde d'emblée
la première querelle entre Chopin et Maurice, arrivée, dit-elle,'
« tout d'un coup et pour un sujet futile », car Chopin a fut
souvent irrité sans aucun motif et quelquefois injustement
contre de bonnes intentions », elle constate en passant que « le
mal s'aggrava et s'étendit à ses autres enfants ». Elle raconte
enfin qu'un jour Maurice, lassé des coups d'épingles, parla de
(1) « ... Il était avec moi le dévouement, la prévenance, la grâce, l'obli-
geance et la déférence en personne... » (Histoire de ma vie, p. 469.)
GEORGE sani)
quitter la partie. Alors elle dul intervenir. Le poinl > u i lequel
m Minr Sand ni Lucrezia ne pouvaienl céder esl I»- même : le
bonheur des enfants.
Dana V Histoire de ma we, George Sand assure qu'entre elle
e1 Chopin il n'y eul o ni ks mêmes enivrements ni les mêmes
souffrances qu'entre Lucrezia e1 le prince Kami. Sur ce point
l'auteur de ['Histoire de ma vie semble en contradiction avec
l'auteur du roman. Mais nu troisième auteur, celui des Lettres
médites à Mme Marliani. répète carrément toutes les dépositions
du second e1 réfute cette assertion du //rentier. Il existe une
lettre datée du 2 novembre 1847, écrite après la rupture défi*
nitive et que nous donnerons à sa place : cette lettre sert d'appen-
dice à Y Histoire de ma vie, en racontant ce qui ne s'y trouve
pas, et relie les pages de Lucrezia peignant ces « souffrances »
aux lignes si brèves de VHistoire. Voici ce que Mme Sand y dit
entre autres :
... Son caractère s'aigrissait de jour en jour, il en était venu à me
faire des algarades de dépit, d'humeur et de jalousie, en présence de
tous mes amis et de mes enfants : Solange s'en était servie avec l'as-
tuce (pu lui est propre. Maurice commençait à s'en indigner contre
lui. Connaissant et voyant la chasteté de mes rapports, il voyait aussi
que ce pauvre esprit malade se posait sans Je vouloir et sans pouvoir
s'en empêcher peut-être, en amant, en mari, en propriétaire de mes
pensées et de mes actions. H était sur le point d'éclater et de lui dire
en face qu'il me faisait jouer à quarante-trois ans un rôle ridicule et
qu'il abusait de ma bonté, de ma patience et de ma pitié pour son état
nerveux et maladif. Quelques mois, quelques jours peut-être de plus
dans cette situation et une lutte impossible, affreuse éclatait entre
eux...
... Je ne puis plus, je ne dois, ni ne veux retomber sous cette tyran-
nie occulte qui voulait par des coups d'épingles continuels et souvent
très profonds m'ôter jusqu'au droit de respirer. Je pouvais faire tous
les sacrifices incroyables, jusqu'à celui de ma dignité, exclusivement.
Mais le pauvre enfant ne savait plus même garder ce décorum exté-
rieur dont il était pourtant l'esclave dans ses principes et dans ses
habitudes. Hommes, femmes, vieillards, enfants, tout lui était un objet
d'horreur et de jalousie furieuse, insensée : s'il s'était borné à me le
montrer à moi, je l'aurais supporté, mais les accès se produisant devant
mes enfants, devant mes domestiques, devant des hommes qui, en
III. 34
53° GEORGE SAN'D
voyant cola, eussent pu perdre le respect auquel mon âge ci ma con-
duite depuis dix ans me donnent droit, je ne pouvais plus l'en-
durer...
Voici maintenant comment ces mêmes accès de jalousie à
propos de n'importe qui et de n'importe quoi sont deuils
dans le roman. Karol en était arrivé à faire des scènes tantôt
à propos d'un commis voyageur manquant un peu de savoir-
vivre et qui avait vendu à Lucrezia un fusil de chasse 'pour V<m-
niversaire de Celio et tantôt à propos de la visite de Lucrezia
à un vieillard mourant qui, une vingtaine d'années auparavant,
l'avait demandée en mariage.
Un autre jour Karol fut jaloux du curé qui venait faire une quête.
Un autre jour il fut jaloux d'un mendiant qu*il prit pour un galant
déguisé. Un autre jour il fut jaloux d'un domestique qui, étant fort
gâté, comme tous les serviteurs de la maison, répondit avec une
hardiesse qui ne lui sembla pas naturelle. Et puis, ce fut un col-
porteur, et puis un médecin, et puis un grand benêt de cousin, demi-
bourgeois, demi-manant, qui vint apporter du gibier à la Lucrezia, et
que bien naturellement elle traita en bonne parente, au lieu de
l'envoyer à l'office. Les choses en arrivèrent à ce point qu'il n'était
plus permis à la malheureuse de remarquer la figure d'un passant,
l'adresse d'un braconnier, l'encolure d'un cheval, Karol était même
jaloux des enfants. Que dis-je même? il faudrait dire surtout. C'était
bien là, en effet, les seuls rivaux qu'il eût, les seuls êtres auxquels
Lucrezia pensât autant qu'à lui... il prit bientôt les enfants en grippe,
pour ne pas dire en exécration. H remarqua enfin qu'ils étaient gâtés,
bruyants, entiers, fantasques, et il s'imagina que tous les enfants
n'étaient pas de même. Il s'ennuya de les voir presque toujours entre
leur mère et lui. Il trouvait qu'elle leur cédait trop, qu'elle se faisait
leur esclave. En d'autres moments aussi il se scandalisa quand elle les
mettait en pénitence...
L'excès de familiarité de Lucrezia envers les enfants,
les bruyantes réprimandes qui suivaient parfois des caresses
non moins bruyantes, le laisser aller des enfants, leurs manières
trop libres, le manque de système dans leurs études et aussi
leur manque de tenue exaspéraient le prince tout comme ils
exaspéraient Chopin : cette espèce d'éducation h l'avenant, appli-
quée à la petite Aurore Dupin avait jadis horripilé sa grand'-
'.I ORGE S AND 531
mère, Marie-Aurore Dupio de Franoueil (1). Karol aurail voulu
faire toul l'opposé de ce que faisail el sroulail faire Floriani .
De même que dans V Histoire de ma rie, après avoir parlé de
ces changements d'humeur, Çeorge Sand dous dit < 1 ik* i rien ne
paraissait, rien n'a jamais paru de sa vie intérieure dont m
chefs-d'œuvre d'arl étaienl L'expression mystérieuse et vague,
mais don! ses lèvres ne fcrahissaiènl jamais la souffrance », «le
même dans Lucrezia nous lisons :
Mais connue il était souverainement poli et réservé, jamais per-
sonne ne pouvait seulement suupennner 06 qui se passait en lui. Plus
il était exaspéré, plus il se montrait froid, et l'on ne pouvait juger du
degré de s.-i fureur qu'à celui de sa courtoisie glacée. C'est alors qu'il
était véritablement insupportable, parce qu'il voulait raisonner et
soumettre la vie réelle, à laquelle il n'avait jamais rien compris, à des
principes qu'il ne pouvait définir. Alors il trouvait de l'esprit, un esprit
faux et brillant, pour torturer ceux qu'il aimait. Il é,tait persifleur,
guindé, précieux, dégoûté de tout. Il avait l'air de mordre tout dou-
cement pour s'amuser et la blessure qu'il faisait pénétrait jusqu'aux
entrailles. Ou bien, s'il n'avait pas le courage de contredire et de railler,
il se renfermait dans un silence dédaigneux, dans une bouderie na-
vrante (2). Tout lui paraissait étranger et indifférent. Il se mettait à
part de toutes choses, de toutes gens, de toute opinion et de toute
idée. Il ne comprenait pas cela. Quand il avait dit cette réponse aux
caressantes investigations d'une causerie qui s'efforçait en vain de
le distraire, on pouvait être certain qu'il méprisait profondément
tout ce qu'on avait dit et tout ce qu'on pouvait dire...
Dans YHistoire de ma vie, nous lisons : « Chopin fâché
était effrayant et comme avec moi il se contenait toujours, il
semblait près de suffoquer et de mourir. » De même Karol
n'accable jamais son amie de reproches. Même en proie à un
accès de jalousie, il la quitte sur une phrase absolument polie
et glacée. H s'enferme chez lui. Elle force sa porte et le
trouve dans un état indescriptible.
(1) Cf. George Sand, sa vie et ses oeuvres, t. Ier, p. 107, avec YHistoire de
ma vie, t. III; p. 252-282-286, et la Lucrezia Floriani, chap. ix et xxvin.
(2) On se rappelle : George Sand écrivait à Mlle de Rozières : « Avant-
hier, il a passé la journée entière sans dire une syllabe à qui que ce soit. »
532 GEORGE SAND
Karol était, assis sur le bord de son lit, la figure tournée et enfoncée
dans les coussins en lambeaux, ses manchettes, son mouchoir avaient
été mis en pièces par ses ongles crispés et frémissants comme ceux
d'un tigre : sa figure était effrayante de pâleur, ses yeux injectés de
sang. Sa beauté avait disparu comme par un prestige infernal. La souf-
france extrême tournait chez lui à une rage d'autant plus difficile à
contenir qu'il ne se connaissait pas cette faculté déplorable et que,
n'ayant jamais été contrarié, il ne savait point lutter contre lui
même...
Enfin, dans les dernières pages du roman, nous voyons reflétés
cette même rupture morale et ce même esprit de jugement dont
les indices se laissent sentir dans la lettre de Chopin à ses parents
du 11 octobre 1846 (1) et dans plusieurs autres lettres de la
même époque.
Karol... trouva enfin moyen de lutter contre les idées, les études et
les opinions de la Floriani. Il la persécutait poliment et gracieusement
sur toutes choses, il n'était de son goût et de son avis sur aucune...
La pauvre Floriani vit sa dernière consolation empoisonnée, lorsque
l'esprit de contradiction et l'âpreté d'une controverse puérile et irri-
tante la poursuivirent jusque dans le sanctuaire de sa vie le plus res-
pectable et le plus pur... Elle avait tort de consentir à ce que Celio
fût comédien, c'était un métier infâme. Elle avait tort d'enseigner le
chant à Béatrice et la peinture à Stella : des femmes ne doivent point
être trop artistes. Elle avait tort de laisser le père Ménapace amasser
de l'argent ; enfin elle avait tort de ne pas contrarier la vocation et les
instincts de tous les siens, outre qu'elle avait tort d'aimer les animaux,
de faire cas des scabieuses, de préférer le bleu au blanc, que sais-je !
elle avait toujours tort...
L'auteur de Lucrezia et l'auteur de Y Histoire arrivent à la
même conclusion : ils prononcent l'arrêt sur toute cette longue
période d'années passées avec Chopin : rien n'y fera plus, on
ne peut rien changer, tout est désormais inutile, irréparable.
Il n'y a plus d'espoir, plus d'illusion, plus de rêves de bonheur.
Elle essaya de tout, de la douceur, de l'emportement, des prières,
du silence, des reproches. Tout échoua. Si elle était calme et gaie en
apparence, pour empêcher les autres de voir clair dans son malheur,
(1) Nous la citons plus loin.
GBORGE SAN!) 533
le prince n<' comprenant rien a cette lune de volonté qui n'était pu en
lui, s'irritait de la trouver vaillante el généreuse. Il haïssait alors en
elle ce qu'il appelait dans -a pensée un fond d'insouciance bohémienne,
une certaine dureté d'organisation populaire. Loin de -alarmer du
mal qu'il lui taisait, il se disait qu'elle ne sentait rien, qu'elle avait,
par bonté, certains moments de Bollicitude, mais qu'en général, rien ce
pouvait entamer une nature si résistante, si robuste el si facile à dis-
traire et à consoler. On eûl dit qu'alors il était jaloux même de la Banté,
si forte en apparence, de sa maîtresse et qu'il reprochait à Dieu le
calme dont il l'avait douée. Si elle respirait une Heur, si elle ramassait,
un caillou, si elle prenait mi papillon /»"//• lu collection <i< Celio (1),
si elle apprenait une faille à Béatrice, si elle caressait le chien, si elle
cueillait un fruit pour le petit Salvator : «Quelle nature étonnante!...
se disait-il tout lias, tout lui plaît, tout l'amuse, tout l'enivre. Elle
trouve de la beauté, du parfum, de la grâce, de l'utilité, du plaisir
dans les moindres détails de la création. Elle admire tout, elle aime
tout ! Donc, elle ne m'aime pas, moi, qui ne vois, qui n'admire, qui
ne chéris, qui ne comprends qu'elle au monde ! Un abîme nous sépare. »
C'était vrai, au fond : une nature riche par exubérance et une nature
riche par exclusivité ne peuvent se fondre l'une dans l'autre. L'une
des deux doit dévorer l'autre et n'en laisser que des cendres. C'est ce
qui arriva...
Oui, c'est ce qui arriva, seulement, ce ne fut pas Lucrezia qui
fut la victime.
Dans le roman, Lucrezia meurt subitement, ne pouvant sup-
porter plus longtemps une existence remplie de mesquines dis-
cordes, de méfiance, de soupçons, de « coups d'épingles », de récri-
minations continuelles ; elle meurt torturée par cette éternelle
impossibilité de se pénétrer mutuellement. « Cette simple, brave
et forte nature ne pouvait qu'aimer ou mourir, elle mourut quand
elle n'aima plus Karol. »
Un beau jour la Floriani eut quarante ans... Elle se sentit tout à
coup lasse d'arriver aux souffrances et aux infirmités d'une vieillesse
prématurée sans en recueillir les fruits, sans inspirer de confiance
à son amant, sans avoir conquis son estime, sans avoir cessé d'être
aimée de lui comme une maîtresse et non comme une amie. Elle
(1) On sait que Celio publia quelque quinze ans plus tard un ouvrage
sur l'entomologie, dont il avait toujours été passionné et que sa mère écrivit
une préface à ce livre sur les papillons.
534 GEORGE SAN'D
soupira on se disant qu'elle avait travaillé en vain dans sa jeunesse
pour inspirer l'amour et dans l'âge mûr pour inspirer le respect Elle
sentait pourtant qu'à ces différents âges elle avait mérité ce qu'elle
cherchait...
Il est impossible de dire si, à ce moment de sa vie.
Mme Sand n'aimait plus d'amour. D'après certaines lettres
(surtout d'après celles du printemps de 1847, écrites après sa rup-
ture avec Chopin, au moment où le sachant malade, elle était
dévorée d'inquiétude, de tristesse, désespérée à l'idée d'avoir à
tout jamais perdu son amitié), l'amour subsistait encore. Ce-
pendant durant l'été de 1846, Mme Sand avait déjà senti qu'elle
n'avait plus rien à attendre du bonheur, que ce bonheur n'exis-
tait plus. Mme Sand arriva à cette conclusion après cette « seule
et unique querelle » entre Maurice et Chopin, dans laquelle elle
dut intervenir et se prononcer ouvertement contre Chopin.
Nous trouvons dans YHistoire de ma vie le récit de cette heure
suprême, où révoltée par des injustices sans nombre, Mme Sand
alla pleurer « dans le petit bois du jardin de Nohant » ; là, assise
sur une pierre, elle « épuisa son chagrin dans des flots de larmes »,
puis « après deux heures d'anéantissement, passa deux autres
heures en méditations » ; elle jugea le passé, pesa le présent,
supputa l'avenir et prit une résolution inébranlable : de ne plus
faire de rêve de bonheur personnel, mais de s'abandonner à son
instinct de tendresse en se dévouant au bonheur des autres. Or,
ce que l'auteur de YHistoire semble avoir si parfaitement oublié
au moment où il affirmait qu'il n'y avait eu entre elle et Cho-
pin « ni ces enivrements, ni ces souffrances », et ce que ceux
qui ont cru et affirmé que la rupture n'eut lieu qu'en 1847
n'ont pas remarqué non plus, c'est que le chapitre xxix de
la Lucrezia Floriani n'est rien qu'une paraphrase développée
de ce troisième passage de YHistoire de ma vie (pp. 462-64).
Nous regrettons de ne pouvoir placer les deux textes en regard
pour mieux faire voir leur identité presque absolue.
Cela se passe au moment où la Floriani eut quarante ans, et
où Mme Sand avait, comme elle dit, environ quarante ans. ou
plutôt, pour parler exactement, quarante-deux ans :
< . i ( IRGE S »
535
Km face de la villa il y avail un petil boiv d'oliviers qui rappe
Lait à la Floriani des souvenirs d'amour et de jeum ' là qu'elle
avait, quinze ans auparavant, donné il, fréquente rende von à on
premier amant. C'esl là qu'elle lui avait «lit pour la première fois
qu'elle L'aimait, c'est là qu'elle avait plus tard concerté avec lu\
fuite.., (1). Depuis son retour an paya, elle n'avail pas voulu retour-
ner diins ce bosquet que smi premier amanl avail nommé, dans son
jeune enthousiasme, le bois sacré. On le voyait des fenêtres de la
villa (2). Elle s'enfonça dans L'épaisseur mystérieuse du bois.
Elle chercha bien Longtemps nn gros arbre sous Lequel son amant
avail coutume de L'attendre e1 qui portait encore ses initiales, creu-
ser- par lui avec un couteau. Ces caractères étaient désormais bien
difficiles à reconnaître, elle les devina plutôt qu'elle ne les vit. Enfin
elle s'assit sur L'herbe, au pied de cet arbre, et se plongea dan- -<
réflexions.
Mlle repassa dans sa mémoire les détails et l'ensemble de sa
première passion et les compara avec ceux de la dernière, non
pour établir un parallèle entre deux hommes qu'elle ne songea pas à
juger froidement, mais pour interroger son propre cœur sur ce qu'il
pouvait encore ressentir de passion et supporter de souffrances.
insensiblement, elle se représenta avec suite et lucidité toute l'his-
toire de sa vie, tous ses essais de dévouement, tous ses rêves de
bonheur, toutes ses déceptions et toutes ses amertumes. Elle fut
effrayée du récit qu'elle se faisait de sa propre existence, et se
demanda si c'était bien elle qui avait pu se tromper tant de fois
et sans s'apercevoir sans mourir ou sans devenir folle. Il n'était
peut-être pas arrivé à la Floriani de s'examiner et de se définir
trois fois en sa vie.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle ne l'avait encore jamais
fait aussi complètement et avec une si entière certitude. Ce fut
aussi la dernière fois qu'elle le fit, tout le reste de sa vie étant la
conséquence prévue et acceptée de ce qu'elle put constater en ce
moment solennel.
Suis-je encore capable d'aimer? Oui, plus que jamais, puisque
c'est l'essence de ma vie et que je me sens vivre avec intensité par
la douleur ; si je ne pouvais plus aimer, je ne pourrais plus souf-
frir. Je souffre, donc j'aime et j'existe. Alors, à quoi faut-il re-
(1) Nous nous permettons de rappeler au souvenu.- du lecteur que c'est
dans ce petit bois qu'Aurore Dudevant et Jules Sandeau, son « premier amant
se voyaient clandestinement, et c'est là qu'Aurore Dudevant avait con-
certé avec Sandeau « sa fuite » de la maison conjugale en 1831, donc juste
« quinze ans » avant 1846. (Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, 1. 1, p. 315-316. )
(2) Ce détail est encore absolument exact.
536 GEORGE SAM)
noncer? A l'espérance du bonheur? Sans doute; il me semble que
je ne peux plus espérer: et pourtant l'espérance, c'est le désir, et
ne pas désirer le bonheur, c'est contraire aux instincts et aux
droits de l'humanité. La raison ne peut rien prescrire qui soit en
dehors des lois de la nature... Mon bonheur, je ne le puiserai
plus dans les satisfactions qui eurent mon moi pour objet. Est-
ce que j'aime mes enfants à cause du plaisir que j'ai à les voir
et à les caresser? Est-ce que mon amour pour eux diminue quand
ils me font souffrir? Cest quand je les vois heureux que je le
suis moi-même. Non, vraiment, à un certain âge, il n'y a plus de
bonheur que celui qu'on donne. En chercher un autre est insensé...
J'essayerai donc plus que jamais de rendre heureux ceux que j'aime
sans m'inquiéter, sans seulement m'occuper de ce qu'ils me feront
souffrir. Par cette résolution, j'obéirai au besoin d'aimer, que
j'éprouve encore, et aux instincts de bonheur que je puis satisfaire.
Je ne demanderai plus l'idéal sur la terre, la confiance et l'enthou-
siasme à l'amour, la justice et la raison à la nature humaine. .J'ac-
cepterai les erreurs et les fautes, non plus avec l'espoir de les corriger
et de jouir de ma conquête, mais avec le désir de les atténuer et
de compenser, par ma tendresse, le mal qu'elles font à ceux qui s'y
abandonnent. Ce sera la conclusion logique de toute ma vie. J'aurai
enfin dégagé cette solution bien nette des usages où je la cherchais...
Alors la Floriani fut saisie d'une immense douleur en disant un
éternel adieu à ses chères illusions. Elle se roula par terre, noyée
de larmes. Elle exhala les sanglots qui se pressaient dans sa
poitrine en cris étouffés. Elle voulut donner cours à une faiblesse
qu'elle sentait devoir être la dernière, et à des pleurs qui ne devaient
plus couler.
Quand elle fut apaisée par une fatigue accablante, elle dit
adieu au vieil olivier, témoin de ses premières joies et de ses derniers
combats. Elle sortit du bois et elle n'y revint jamais : mais elle
souhaita toujours d'exhaler son dernier soupir sous cet ombrage
tutélaire, et chaque fois qu'elle se sentait faiblir, des fenêtres
de sa villa elle regarda le bois sacré, songeant au calice d'amer-
tume quelle y avait épuisé et cherchant dans le souvenir de cette
dernière crise un instinct de force pour se défendre et de l'espé-
rance et du désespoir.
c'est avec intention que nous avons pas à pas suivi L'auteur
du roman dans son analyse du caractère de Karol et du tra-
gique conflit psychologique entre lui et Lucrezia. Nous n'avons
omis aucun trait de cette nature complexe. En procédant ainsi.
GEORGE sa ND 537
et m- g jugeant pas par quelques traits de ressemblance . nous
croyons avoir prouvé que ceux qui reconnaissent Chopin dans
Karol ne se « fourvoient point, et « j u«* l'auteur Lui-même Bavait
parfaitement qui il peignait, quoiqu'il le niât catégoriquement
plus tard.
L'été de L846 fui donc un moment décisif dans ce drame in-
time.
Notons que dans La Correspondance imprimée de George Sand,
on ne trouve de mai à septembre L846, qu'une seule Lettre,
à Mme IMarliani, et aucune lettre de septembre L846 jusqu'au
6 mai 1847. Le biographe doit donc s'appuyer exclusivement sur
des documents inédits ou imprimés ailleurs. Heureusement
ils sont assez nombreux et plus qu'intéressants. Avant de les
aborder, arrêtons-nous sur quelques incidents de cet automne.
Dès son enfance et pendant toute sa vie Solange se laissait
souvent aller à des accès de spleen, d'ennui, de caprices envers
tout ce qui L'entourait. Elle eut un de ces accès vers la fin de
l'été de 1846. Bien que les invités fussent nombreux, elle s'en-
nuyait à Nohant, elle devint capricieuse, tracassière, elle avait
mal aux nerfs, elle perdit l'appétit et le sommeil, elle était fati-
guée sans aucune raison ; bref, elle souffrit de chlorose et tomba
malade. Mme Sand s'alarma, consulta les médecins. On prescrivit
le grand air, des promenades point fatigantes, des excursions, la
distraction ; on conseilla de ne revenir à Paris que le plus tard
possible.
En voyant Solange toujours maussade ou nerveuse, les amis
de Mme Sand lui conseillèrent de la marier et discutèrent avec
elle les mérites de plusieurs prétendants. Une lettre de de Latouche
retrouvée dans les papiers de Mme Sand nous prouve que ce
vieil ami était au courant de son projet de marier Solange avec
Louis Blanc (1) :
Il a une âme noble et un beau talent. De combien d'hommes en
pourrait-on dire autant dans le monde? Mais je lui crois peu de facultés
(1) Nous avons retrouvé les traces de ce projet dans plusieurs autres
lettres inédites : nous tenons en outre des détails fort intéressants sur cet
épisode de la bouche de Mme Maurice Sand.
538 GEORGE SAND
aimantes, et dans la carrière d'ambition qu'il suivra constamment,
ardemment, quelquefois imprudemment, verrai-je des conditions
toutes rassurantes pour le bonheur de notre princesse? il sera toute
sa vie estimable et digne, mais préoccupé de parvenir bien plus que de
faire des heureux et de l'être lui-même. Esprit du dehors, amoureux
d'éclat, plutôt que résigné à se vouer aux intérêts de la famille, je
lui crois l'esprit plus riche que le cœur; mais je n'entends parler que
de l'avenir de ses affections, car il a été admirable de dévouement
pour son père et son frère. Il n'a point subi quelques faiblesses qui
honorent. Il n'a jamais été dupé de sa vie : est-il destiné à être auprès
d'une femme bien sensible aux exceptions de la vertu? Il est à cent
mille lieues de penser à rien qui ressemble à la stabilité dans un avenir.
S'il est un être qui lui inspire de l'enthousiasme, c'est vous. Et vous
n'avez point à rougir de cet hommage. La femme est là pour un tiers,
le reste s'adresse à un talent hors de ligne. Je sais qui l'a élevé, je Bais
à quelle digne école il a puisé le culte du bien et de la probité exclu-
sive. S'il aime, et s'il est jamais aimé, vous ne ferez pas un meilleur
choix, mais ces conditions il faut les attendre et en les attendant
nous causerons beaucoup de ce qui vous intéresse. A bientôt.
Votre vieux ami.
Mais bientôt ce projet fut abandonné et un autre prétendant
à la main de la belle femme, c'est ainsi que Mme Viardot appe-
lait alors Solange (1), apparut en scène. C'était Victor de Laprade.
jeune poète que Pierre Leroux avait, dès 1841, recommandé à
George Sand; il s'était lié avec tous les Sand, lors de son
séjour à Xohant en 1846. Mais la famille très catholique de ce
jeune homme semble avoir, dès le début, envisagé d'un œil
malveillant les rapports de Victor avec l'écrivain libre penseur
et la possibilité de s'apparenter à une famille si étrangement
constituée aux yeux de la société bourgeoise. Nous supposons
que la venue de Victor de Laprade à Nphant, en qualité de
(1) C'est ainsi que dans sa lettre datée de Berlin, du 27 février 1847,
elle dit à Mme Sand qu'elle espère la revoir à Paris « après la noce de la
belle femme », et dans sa lettre datée de Fratufort-sur-le-Mein,d\i 20 juin 1847,
elle écrit à George Sand : « ... L'histoire du mariage de la belle femme m'a
été racontée en gros à Dresde par Mme Czosnowska, dame polonaise qui
s'est trouvée à Noharit au début du roman. Son récit coïncide avec le vôtre.
Elle nva tout appris, excepté le nom du second prétendant... » (Ce fut le
quatrième.) Nous reviendrons encore à cette lettre de la grande artiste.
fiancé présomptif, Buivanl de près la querelle entre Chopin el
Maurice, décida Mme Sand .ï y rester avec sa famille, en laissanl
partir Chopin seul pour Paris;on montrail ainsi qu'il ue pas-
s;iii l'été ;ni château que comme un simple .-uni de la maison.
Toutes les familles tiennenl ans apparences d'une irréprochable
collection ;m llioiiieut (le marier leurs filles. Que Mme Sand se soit
soumise à, ces traditions, cela nous étonne certes, mais Ce qui nous
étonne bien plus, c*est qu'après avoir souffert cruellement d'avoir
contracté un mariage non d'amour, mais de raison* poussée par
des considérations pratiques et prosaïques de son entourage, vou-
lant lui « faire faire un bon parti », George Sand, l'apôtre de
l'amour et du mariage idéal, ait agi, en cette occurrence, comme
la pins ordinaire de ces ((mamans» bourgeoises qui veulent faire
un « sort » à leur progéniture. Bref, on fit cas de Victor de La-
prade, mais les fiançailles n'eurent pas lieu : la famille s'empressa
de rappeler le jeune homme à Lyon.
Alors apparut un troisième prétendant. Cette fois, ce fut un
hobereau berrichon, ayant quartiers et blason, M. Fernand des
Préaulx. Non seulement Solange accepta ses prévenances avec
bonne grâce, mais elle fit montre de sentiments bien plus
tendres.
Ayant exposé ces faits, citons à présent les lettres inédites de
ces été, automne et hiver 1846, que nous avons mentionnées :
A madame Louise Jedrzeiewicz.
Nohant, 1846 (probablement juillet).
Chère bonne amie,
Nous attendons et nous espérons que Laure (1) viendra passer quel-
ques jours avec nous. J'en suis heureuse pour Frédéric, qui a tant
d'amitié pour elle et qui parlera tant de vous ! Le temps est superbe,
la campagne magnifique et notre cher enfant va se porter, j'espère,
aussi bien que les miens sous l'influence de la vie paisible et du beau
soleil. Nous pensons à vous à chaque pas que nous faisons dans toutes
(1) V. plus haut, p. 501 et 538.
540 GEORGE SAXD
les allées, dans tous les chemins où vous avez posé 1<' pied. Nous vous
aimons autant que vous l'aimez. Dites à votre mère tous mes respecta e1
toute-; mes tendresses. Je suis à vous et avec vous de cœur et d'âme (1).
A lu même.
(hère bonne Louise,
Aimez-moi toujours et moi je vous chéris de toute mon âme, comme
toujours. J'ai eu bien du bonheur à parler de vous avec Mme Laure.
Elle vous adore, elle a bien raison. Frédéric est assez bien portant,
ma fille assez souffrante. Soyez heureuse et bénie entre toutes, ainsi
que vos chers enfants, votre bonne mère, votre mari et tout ce qui
nous touche. C'est le vœu de mon cœur (2).
.4 lu même.
Chère bonne amie,
Je vous aime, c'est mon refrain éternel et je n'en connais pas d'autre
avec vous. Aimez-moi aussi. Soyez heureuse. Elevez vos chers enfants
avec votre âme, ils seront parfaits. Pensez à votre bon Fritz. Vous
n'y penserez jamais plus qu'il ne pense à vous. Il ^e porte bien. Il a
encore passé cet été sans être alité un seul jour. Ma fille a été fort souf-
frante des pâles couleurs, la voilà guérie et triomphante. Mon fils
vous baise les mains. Nous vous aimons tous, mais moi, je vous adore.
Bon, bon bonjour à Kalasant (3).
Et Chopin écrit à ses parents, le 11 octobre 1846 :
... Ici l'été a été si beau qu'on ne se souvient pas d'en avoir eu un
pareil et quoi qu'il ne soit pas très fructueux, et que dans beaucoup de
contrées on craigne l'hiver, ici on ne se plaint pas car la vendange est
admirable...
Sol, qui a été fortement indisposée, est tout à fait bien portante,
et (pii sait si, dans quelques mois, je ne vous écrirai pas qu'elle épouse
le jeune et beau garçon dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre !
Tout l'été s'est passé en différentes promenades et excursions dans
(1 ) Pamiatki po Chopinie, p. 220, n° 7.
(2) Pamiatki, p. 221, n°8. Mme Sand parle aussi du séjour de la comtesse
Czosnowska à Xohant dans plusieurs lettres inédites d'août 1846 à Mlle de
Rozières.
(3) Ihul, p. 215-216, n° 3,
GEORGE S A N D
les contrées inconnues de 1b Vallée Noire. Je n étala jaraai de la
partie, parce fin»1 ces choses me fatiguenl plus quelles ne raient.
Quand j<' suis fatigué, je ne Buis pas gai, cela déteinl sur l'humeur de
chaoun e1 les jeunes n'onl aucun plaisir avec moi. Je ne Buis non plu-
allé à Taris, com je croyais le faire, mais j'ai eu une trèfl bonne
occasion et très sûre pour envoyer mes manuscrits de musique; j'en
ai profité el n'ai plus besoin de me déranger (1). 1 >ans un mois je pense
être de retour au Bquare, où j'espère trouver encore Nowak owski ;
je sais par Mlle de Rozières qu'il a déposé sa carte chez moi (2). Je
voudrais bien le voir; malheureusement, ici, on m- l> mit pus. 11 va
me rappeler bien <lcs choses. Avec lui au moins je parle notre langue,
car ici je n'ai plus Jean, et depuis le départ de Laure, je n'ai pas dit
un mol de polonais. Je vous ai parlé aussi de Laure. Quoi qu'on lui
nii témoigné de Vaffiabilité, on n'a pas gardé d'elle un bon souvenir.
Elle n'a pas plu à la cousi/ne et par conséquent au fils; de là des plai-
santeries, (Pou on passe aux grossirrcfi's ci v<»inn<> cela ne m< plaisait
pas, il n'est plus question d'elle du tout. Il faut avoir une bonne âme
comme Louise pour avoir laissé ici un hou souvenir à chacun. Mon
hôtesse m'a dit souvent devant Laure : o Votre sœur vaut cent fois
mieux que vous. » A quoi je répondais : « Je crois bien... »
... Le soleil aujourd'hui est admirable : on est allé à la promenade
en voiture : je n'ai pas voulu accompagner, et je profite de ce moment
pour être avec vous. Le petit chien « Marquis » me tient compagnie, il
est couché sur le sofa... Je voudrais remplir ma lettre des meilleures
nouvelles, mais je ne sais rien, sinon que je vous aime et encore que
je vous aime. Je joue un peu, j'écris un peu aussi.
De ma sonate avec violoncelle je suis parfois content, parfois mé-
content ; je la jette dans un coin, puis je la reprends. J'ai trois mazurkas
nouvelles : je ne crois pas qu'elles puissent être comparées aux an-
ciennes... mais il faut du temps pour bien juger. Quand on les compose,
il semble que ce soit bien ; s'il en était autrement, on n'écrirait jamais.
Plus tard vient la réflexion et on rejette ou on accepte. Le temps est
le meilleur juge, et la patience le meilleur maître...
Je ne me porte pas mal, parce qu'il fait beau. L'hiver ne s'annonce
pas mauvais, et, en se soignant quelque peu, il passera comme le pré-
cédent et, grâce à Dieu, pas plus mal. Combien de personnes vont
plus mal que moi! Il est vrai que beaucoup vont mieux, mais à celles-
là je ne pense pas.
(1) Dans sa lettre inédite à Poney du 21 août Mme Sand écrit que « Chopin
compose des chefs-d'œuvre, tout en niant qu'ils le sont... ».
(2) Joseph Novakowski, compositeur et pianiste polonais, passa à Paris
l'hiver de 1846-47.
542 GEORGE SAND
J'ai écril à Mlle de Rozières qu'elle Casse poser par mon tapissier
les tapis, les rideaux et les portières. Bientôt il faudra penser à mon
moulin, c'est-à-dire aux leçons. Probablement je partirai d'ici avec
Arago et je laisserai pour un certain temps encore mon hôtesse à la
maison; son fils et sa fille ne sont pas pressés de rentrer en ville. Il
a été question cette année d'aller passer l'hiver en Italie, mais la jeu-
nesse préfère la campagne. Malgré cela, au printemps, si Sol ou Mau-
rice se marient (les deux affaires sont sur le métier), ils changeronl
probablement d'avis. Entre nous, je crois que cela finira par là cette
année. Le garçon a vingt-quatre ans et la jeune fille dix-huit. Mais
que tout ceci reste encore entre nous.
Cinq heures ! et il fait déjà si sombre que je n'y vois presque plus.
Je termine cette lettre. Dans un mois, quand je serai à Paris, je vous
en écrirai davantage...
Nous avons omis dans cette lettre les passages où Chopin fait
part à ses parents de toutes les nouvelles scientifiques, artis-
tiques et mondaines du moment. Eh bien, c'est justement par ces
nombreuses nouvelles indifférentes et par des récits de choses
qui n'avaient aucune importance pour lui que Chopin voulait
masquer ce qui le préoccupait véritablement et ce qui se laisse
pourtant si bien lire dans les passages que nous avons copiés.
Tout y arrête notre attention : le blâme évident de tout le train
de Nohant, qui ne se laissait jamais voir auparavant dans les
lettres de Chopin à sa famille, l'inimitié marquée pour Maurice
et pour cette « cousine », le désir de cacher sous un babillage
sans importance sa vraie tristesse actuelle, l'attente de « chan-
gements » à l'occasion des mariages des enfants de Mme Sand,
l'éloignement conscient et voulu de Chopin de la bruyante jeu-
nesse, — il semble qu'il y avait des choses ou des gens qui lui
déplaisaient, — la morne solitude en compagnie du petit Mar-
quis, la critique sévère de ses oeuvres, le mécontentement de soi-
même, rendant le travail lent, et enfin le ton général de tristesse et
d'abattement jamais sensible auparavant.
Il n'y a pas à en douter, cette lettre fut écrite après l'événe-
ment qui se passa cet été, la rupture morale avec George Sand
déjà consommée, et lorsqu'il n'existait entre eux que de bons
rapports d'habitude, amicaux, mais tout extérieurs. Ces rapports-
GEORGE s.\ NI) S43
là durèrenl encore prèa d'un an. Mais c'esf au commencement
de l'été de L846 qu'il fui décidé que Chopin ne Be mêlerail plus
des affaires de la Famille, qu'il partirail seul pour Parie, tandis que
Mme Saïul et ses enfants passeraient l'hiver à Nohant, Bref,
l'existence commencée en L838 pril lin en L846, /" kwUiènu
année de leur liaison, comme George Sand le dit en toute jus-
tesse. C'esl cf changemenl brusque du statu i/im qui explique
le refus de Chopin d'accompagner la jeunesse dans ses exclu-
sions, sa claustrât ion volontaire de plus en pins fréquente et le
changemenl du ton dans ses lettres à scs parents, cette liberté de
jugement et de blâme sur les affaires et les personnes de Xohant
ipii s'y laisse subitement voir. Nous donnons plus loin les lettres
de Chopin à Mme Sand écrites en l'hiver de 1846-47; elles sont
amicales comme par le passé, pleines de gentillesse et de solli-
citude pour toute la famille de Nohant, parfois elles sont même
gaies. Mais le bonheur, l'harmonie intime ont disparu; la mé-
fiance réciproque, la condamnation mutuelle à propos de beau-
coup de choses, l'amertume respective les remplacent ; mais surtout
et avant tout Chopin et George Sand se jugent l'un l'autre avec
ccitc liberté qui ne peut jamais exister quand on s'aime d'amour
et qui se fait si clairement voir dans Lucrezia Floricmi, George
Sand a beau le nier ! Un prétexte plus ou moins sérieux suffisait
pour amener une rupture définitive. Ceci arriva quelques mois
plus tard, au printemps de 1847.
Durant l'automne 1846, Chopin partit pour Paris, prétex-
tant ses leçons; la famille Sand resta à Xohant, mais il riq
revint jamais plus, et il faut noter ceci, vu les nombreuses lé-
gendes, les récits et les prétendus extraits du journal intime,
d'après lesquels il aurait été à Xohant en juin ou mai 1847. Noue
avons et nous donnons plus loin des preuves qui ne laissent pas
même l'ombre d'un doute sur ce fait irrécusable : Chopin quitta
Nohant en novembre 1846 et n'y revint plus. D'autre part en
lisant attentivement les lettres de Mme Sand écrites pendant
l'été, l'automne et l'hiver de 1846-1847 et en les confrontant
aussi avec le passage de YHistoire de ma vie qui n'est rattaché à
aucune date précise, nous éprouverons l'impression que George
544 GEORGE SAND
Sand avait de longue date préparé ses amis à voir Chopin rentrer
seul à Paris. Nous sentirons qu'il y eut d'autres raisons que la
maladie de Solange ou les leçons de Chopin, des raisons cachées.
non officielles, qui empêchèrent Mme Sand de suivre son ami
en ville, que la « décision des enfants à passer l'hiver à la cam-
pagne » annoncée le 7 janvier par Mme Sand à Charles Poney
comme quelque chose de soudain et de subit, avait été prise
par elle depuis bien longtemps, quoiqu'elle se soit tue là-dessus,
et enfin qu'un changement s'était opéré dans son esprit juste-
ment durant cet été de 1846.
Le 21 août, Mme Sand écrit à Poney que Chopin « compose
des chefs-d'œuvre », elle ajoute que, pour sa part, elle se repose
parce qu'il est impossible de travailler quand V anxiété vous suce
V esprit (1).
Le 24 août, elle lui dit que Solange est malade, que les méde-
cins conseillent le déplacement et que bientôt on va partir pour
un petit voyage aux bords de la Creuse (2).
Le 1er septembre, elle écrit à Mme Marliani qu'elle ne profitera
point de son aimable hospitalité et ne viendra pas consulter pour
Solange les médecins de Paris, parce qu'elle n'a pas plus de con-
fiance en eux qu'en Papet, et parce que Solange n'est pas en état
de supporter un long voyage et ne peut aller qu'à petites étapes.
A la fin de cette lettre, Mme Sand ajoute :
... Moi, je n'ose pas vous répondre de l'emploi de mon mois de
septembre. Je suis tourmentée et je suis décidée à tout essayer pour
que ce triste état de Solange ne s'installe pas chez elle pour tout l'hiver.
Vous êtes mille fois bonne de m' offrir un gîte. Nous avons toujours
notre appartement du square Saint-Lazare et rien ne nous empêche-
rait d'y aller. Mais Papet ne me conseille pas du tout les longues étapes
pour Solange ; au contraire, elles irritent beaucoup notre malade.
Nous la promenons une lieue à cheval, une lieue en voiture ; puis on
se repose, on reprend et toujours ainsi. Je tâche de l'égayer ; mais
je ne suis pas gaie au fond (3).
(1) Inédite.
(2) Inédite.
(3) C'est la seule lettre imprimée dans la Correspondance, entre mai 1846
et mai 1847.
GEORGE SA NI) 545
Le 20 septembre, Mme Sand annonce à la même correspon-
dante qu'elle ci sa famille Boni rentrés, il y a deux jours, de ce
petit voyage, mais on repari pour on autre, ce qui fail qu'elle
ne termine cette lettre que douze jours plus tard. El c'eel alors
qu'elle parle pour la première fois d'un projel de mariage pour
Solange, i quanl à Chopin, dit-elle, sa santé est bien meilleure,
cette année-ci, ses nerfs se sont calmés, bien sûr qu'û a doublé
le cap, ce gui fait que son caractère est aussi devenu meilleur et
plus égal .
Quelques jours plus tard, au commencement d'octobre,
.Mme Sand communique à son frère, M. (hatiron, le nom du
fiancé présomptif de Solange : c'est M. Fernand des Préaulx.
Le 3 novembre, elle écrit à Mlle de Rozières que le mariage
esl sur le tapis < 1 ). el elle ajoute que, quant à Chopin, «il tousse,
comme de rigueur, un peu plus en automne, mais que surtout
c'est la campagne qui V ennuie comme toujours au bout d'un cer-
tain temps... (2)».
Le 11 novembre Chopin est déjà à Paris, et, presque immé-
diatement. Mme Sand annonce à Mme Marliani que le ma-
riage s'arrange définitivement, qu'il n'y a que quelques diffi-
cultés pécuniaires à aplanir, et aussitôt après elle lui apprend
que Chopin a été malade à son arrivée à Paris, mais le lui avait
cache, que néanmoins elle croit qu'il lui survivra, parce quelle
ne veut pas traîner longtemps. Et elle donne les raisons de sa
lassitude de vivre :
Vous savez bien que dans mon intérieur aussi il y a des couleuvres
de longueur à avaler. Je me suis habituée à aimer les sens quand même.
sans espoir et sans tentative de les changer. Il faut bien se faire un
caractère de toile cirée sur laquelle le monde extérieur coule tant qu'il
(1) Les détails que Mine Sand donne dans cette lettre sur la manière dont
Solange traite son adorateur, sur son caractère altier, capricieux, porté à
l'esprit de contradiction, mi-fantasque, mi-pratique et sachant escompter
tous les bénéfices de sa position, se retrouvent presque textuellement trans-
crits dans l'exposition du caractère de Mlle Enieste du Blossay, la petite
cousine du héros du roman de Mlle Merquem, ainsi que dans le récit de ses
premières fiançailles avec le jeune hobereau de la Thoronay (quoique ce
roman ait été écrit par Mme Sand vingt-deux ans plus tard).
(2) Ces trois lettres sont inédites.
ni- 35
546 GEORGE SAND
veut. Il n'y a qu'une chose vraie, certaine, consolante, éternelle : c'est
l'accomplissement du devoir. Avec cela on arrive au bout et on -'en-
dort tranquille. Je crois à une récompense après... (1 ).
Puis elle ajoute, tout d'u coup, que « Chopin n'aime pas
Augustine », et elle revient à sa maladie, en disant qu'elle se
fait donner des nouvelles de sa santé par Mlle de Rozières, ne
pouvant se fier à ses assertions à lui.
Il nous semble que cette lettre par ses réticences mêmes, et
son vague voulu n'a point besoin de commentaires. D'autre
part on y trouve, bien notées, toutes les causes de la rupture
intime accomplie et celles des chagrins qui amenèrent la ca-
tastrophe finale l'été suivant.
Enfin le 7 janvier 1847, Mme Sand annonce à Charles
Poney que « les enfants ont décidé de passer l'hiver à la cam-
pagne (2)».
Lorsque tous les invités de Xohant durant les vacances de
1846 eurent quitté le château et qu'il ne resta dans la vaste
vieille maison que la famille qui se composait cette année de
Solange. Augustine, Maurice et Lambert, Mme Sand pour abréger
les longues soirées d'automne reprit ces représentations impro-
visées dans le genre de la commedia clelV arte, inaugurées pen-
dant le séjour de Chopin et dont il avait été le promoteur. Lui
présent, la jeunesse avait dansé, excitée par ses improvisations
musicales, des ballets fantastiques. Cet orchestre incomparable
manquant, on se mit à jouer des comédies où tous les acteurs
devaient improviser un texte, d'après un plan arrêté d'avance.
... Cela ressemblait aux charades que l'on joue en société, — dit
George Sand dans son article déjà cité sur les Marionnettes de Nohant,
— et qui sont plus ou moins développées, selon l'ensemble et le talent
qu'on y apporte. Xous avions débuté par là. Peu à peu le mot de la
charade disparut et l'on joua d'abord des saynètes folles, puis des
comédies d'intrigues et d'aventures, puis enfin des drames à évé-
nements et émotions.
(1) Inédite.
(2) Inédite.
GEORGE s.\ ND 547
( )n douve sur ces représentations «les détails d'un pittoresque
exquis dans la préface du Château des Désertes ci (L-ms les pages
intitulées Y Acteur, récemment insérées dans le volume des Sou-
venirs et Idées.
Duranl plusieurs hivers consécutifs, raconte George Sand dans cette
Préface, étanl retirée à la campagne avec mes enfants et quelques
amis de leur âge, nous avions imaginé de jouer la comédie siu scénario
et sans spectateurs, non peur nous instruire en quoi que ce soit, mais
pour nous amuser. Cet amusement devint, une passion pour les enfants
et à peu près une sorte d'exercice littéraire qui ne l'ut point inutile
au développement intellectuel de plusieurs d'entre eux. Une sorte de
mystère que nous ne cherchions pas, mais qui résultait naturellement
de ce petit vacarme prolongé assez avant dans les nuits, au milieu
d'une campagne déserte, lorsque la neige ou le brouillard nous enve-
loppaient au dehors et que nos serviteurs mêmes, n'aidant ni à nos
changements de décor, ni à nos soupers, quittaient de bonne heure
la maison où nous restions seuls ; le tonnerre, les coups de pistolet, les
roulements du tambour, les cris du drame et la musique du ballet,
tout cela avait quelque chose de fantastique et les rares passants qui
en saisirent de loin quelque chose n'hésitèrent pas à nous croire fous
ou ensorcelés...
11 y a une douzaine d'années (1), — écrit Mme Sand en 1857, en
i-éponse à un ami qui lui demandait des renseignements sur Nouant,
— que, nous trouvant ici en famille durant l'hiver, nous imaginâmes
de jouer une charade, sans mot à deviner, laquelle charade devint une
saynète, et, rencontrant au hasard de l'inspiration une sorte de sujet,
finit par ne pouvoir pas finir, tant elle nous semblait avertissante.
Elle ne l'était peut-être pas du tout, nous n'en savons plus rien, il nous
serait impossible de nous la rappeler; nous n'avions d'autre public
qu'une grande glace qui nous renvoyait nos propres images confuses
dans une faible lumière et un petit chien, à qui nos costumes étranges
faisaient pousser des cris lamentables ; tandis que la brise gémissait au
dehors et que la neige entassée sur le toit tombait devant les fenêtres
en bruyantes avalanches.
C'était une de ces nuits fantastiques comme il y en a à la campagne,
une nuit de dégel assez douce, avec une lune effarouchée dans des
nuages fous.
(1) On a indiqué après ces mots lors de l'impression du volume des
Souvenirs e' Idées la date de « 1845 », c'est une erreur : Mme Sand passa
l'hiver de 1845-46 à Paris; ce n'est qu'en 1846 que commencèrent les repré-
sentations théâtrales à Nohant.
548 GEORGE SAN'D
Nous n'étions que six : mon frère et moi, mon fils et ma fille, une
jeune et jolie parente et un jeune peintre ami de mon fils. Excepté
ma tille, qui était la plus jeune et qui s'amusait fort tranquillement de
ce jeu, nous nous étions tous peu a peu montés: il est vrai qu"il y
avait là un délicieux piano dont je ne sais pas jouer, mais qui se
mit à improviser tout seul sous mes doigts je ne sais quoi de fan-
tasque.
Un grillon chanta dans la cheminée, on ouvrit la persienne pour
faire entrer le clair de lune. A deux heures du matin, mon frère, crai-
gnant d'inquiéter sa famille, alla lui-même atteler sa carriole pour
rejoindre ses pénates, à une demi-lieue de chez nous. Dans la confu-
sion des changements de costumes, il ne put retrouver son paletot.
< A quoi bon? dit-il, me voilà très chaudement vêtu. »
En effet il était couvert d'une longue et lourde casaque de laine
rouge, provenant de je ne sais plus quel costume de l'atelier de mon
fils, et d'un de ces bonnets également en laine rouge dont se coiffent
les pêcheurs de la Méditerranée. Il partit ainsi en chantant, au galop
de son petit cheval blanc, à travers le vent et la neige. Sïl eût été
rencontré, il eût été pris pour le diable, mais on ne rencontre personne
à pareille heure dans nos chemins. Le lendemain, la pièce recommença,
c'est-à-dire qu'elle suivit son cours fantastique et déréglé avec autant
d'entrain que la veille. J'étais vivement frappée de la facilité avec
laquelle nos enfants (l'aîné avait alors une vingtaine d'années) dia-
loguaient entre eux, tantôt avec une emphase comique, tantôt avec
l'aisance de la réalité. Là ce n'était pas de l'art, puisque la convention
disparaissait. Il n'y avait pas ce qu'en langage d'art théâtral on appel-
lerait du naturel. Le naturel est une imitation de la nature. Nos jeunes
improvisateurs étaient plus que naturels, ils étaient la nature même.
Cela me donna beaucoup à penser sur l'ancien théâtre italien appelé
comme l'on sait : commedia ddVarte. Ce devait être un art tout diffé-
rent du nôtre et où l'acteur était réellement créateur, puisqu'il tirait
son rôle de sa propre intelligence et créait à lui seul son type, ses dis-
cours, les nuances de son caractère et l'audace heureuse de ses re-
parties...
On verra par les lettres inédites de Chopin de novembre 1846
à janvier 1847, qu'il n'y avait point un seul, mais bien deux
spectateurs naïfs et bénévoles à ces représentations fantastiques :
les petits chiens Dib et Marquis. On verra encore que l'orchestre
représenté par les dix doigts miraculeux de Chopin manquant
alors à Xohant, ce fut Mme Sand elle-même qui dut tant bien
que mal prendre sur elle ces fonctions et jouer « sur le piano
GEORGE S AND 540
délicieux o des airs de danse lorsqu'il y avait dans la pièce un
pas ou h h ensemble dansé à exécuter.
La première lettre porte, écrite au crayon, la date : « 25 ...
L846 ». C'est mercraW 25 novembre 1846 qu'il l';uit lire, le 25 no-
vembre tombant cet te année un mn-a-i'ili.
Mercredi, 3 heures.
Je compte que votre migraine es! passée e1 que vous voilà mieux
disposée que jamais. Je suis bien aise du retour de tout votre monde
61 je VOUS souhaite du beau temps. 11 l'ait ici noir et humide, on ue
peut vivre qu'enrhumé, Grzym. est mieux. Il a dormi hier une petite
heure pour la première fois depuis dix-sept jours (1). J'ai vu Dela-
croix, qui vous dit mille tendresses à tous. Il souffre, mais va cependant
à son travail au Luxembourg. Je suis aile hier soir chez Mme Marliani.
Elle sortait avec Mme Scheppard (2), M. Aubertin (qui a eu l'audace
de lire votre Mare au diable en plein collège comme exemple du style)
et M. d'Arpentigny. Ils "allaient entendre un nouveau prophète que le
capitaine protège. Je ne sais pas le nom du prophète (ce n'est pas un
apôtre). Sa nouvelle religion est celle des Fusionistes, le prophète en a
eu la révélation au bois de Meudon où il a vu Dieu. Il promet pour
comble de bonheur, dans une certaine éternité, qu'il n'y aura plus de
sexe. Cette idée ne plaît pas beaucoup à Mme de M[arliani], mais le
capitaine est pow et déclare la baronne en ribote, chaque fois qu'elle
se moque de son fusionième. Je vous enverrai demain la fourrure et
vos autres commissions. Le prix de votre pianino est de neuf cents
francs. Je n'ai pas vu Arago, mais il doit se porter bien, car il était
sorti, quand Pierre lui a porté votre billet. Remerciez, je vous prie,
Marquis de ses /luirais/jus à ma porte. Soyez heureuse et bien por-
tante, décrivez quand vous aurez besoin de quelque chose.
Votre dévoué. Ch...
A vos chers enfants.
Je recois votre lettre, qui est en retard de six heures. Elle est bonne,
lionne et parfaite ! Ainsi je n'enverrai pas demain vos commissions.
(1) Grzymala avait été effectivement très malade en l'hiver de 1846-47.
Dans la lettre de Chopin à ses parents d'avril 1847, que nous donnons plus
loin, nous lisons que « la garde-malade de Grzymala, quand il était indisposé,
disait : la cerise de Monsieur » pour dire « crise ». Par les lettres de Chopin de
janvier 1847, nous verrons qu'alors Grzymala était déjà en convalescence.
(2) Une amie de Mmes Sand et Viardot, la femme du journaliste améri-
cain. (V. plus loin, chap. ix.)
550 GEORGE SAND
J'attendrai. Ne m' enverrez- vous pas votre camaiï pour le faire arranger
ici? Avez-vous des ouvrières capables? Ainsi j'attendrai vos ordres.
Je suis bien aise que les bonbons ont eu du succès. Je suis fautif du
briquet, mais je ne sais pas s'il y a suffisamment d'amadou. Je vais
à la grande poste avec cette lettre, avant d'aller chez Grzym. 1 1 ).
Votre Ch...
Samedi, 2 heures et demie (2).
Comme c'est bien à votre salon d'être chaud, à votre neige de Nohant
d'être charmante, et à la jeunesse de faire le carnaval! Avez-vou. un
répertoire suffisant de contredanses pour faire l'orchestre? Borie (3)
est venu me voir et je lui enverrai le morceau de drap dont vous me
parlez. Grzym. est presque rétabli ; mais voilà Pleyel avec une réci-
dive de fièvre. H est devenu invisible. Je suis bien aise que le mauvais
temps d'ici ne se fait pas sentir chez vous. Soyez heureuse et bien
portante, ainsi que les vôtres.
Votre tout dévoué. Ch...
A vos chers enfants. Je vais bien (4).
Mardi, 2 heures et demie (5).
Mlle de Rozières a trouvé le morceau de drap en question (il était
dins le carton à camail de Mlle Aug...) et je l'ai envoyé de suite hier
soir à Borie, qui, à ce que l'on a dit à Pierre, ne part pas encore aujour-
d'hui. Ici il fait un petit soleil et de la neige de Russie. Je suis bien
aise de ce temps pour vous et je me figure que vous marchez beau-
Ci) Inédite.
(2) Comme on le voit par la lettre qui suit, ce samedi était le samedi 12 dé-
cembre 1846.
(3) Victor Borie (né en 1818, à Tulle, mort en 1880). républicain et homme
de lettres, plus tard corédacteur de Mme Sand à la Cause du Peuple, rédac-
teur du Travailleur — journal qui fut publié à Châteauroux — et auteur du
livre sur les Travailleurs et Propriétaires paru en 1849, pour lequel
Mme Sand écrivit une préface ; il séjourna à Nohant pendant les deux hivers
consécutifs de 1846-47 et 1847-48.
(4) Inédite.
(5) L'enveloppe porte, écrit de la main de Mme Sand, à l'encre bleue .
Chopin, et de la main de Chopin :
Madame,
Madame George Sand,
à la Châtre,
(Indre.) Château de Nohant.
Les estampilles sont : 15 décembre 1846 et 17 décembre 1846.
Le 15 décembre 1846 tombait effectivement sur un mardi.
GEORGE SAND 551
coup. La pantomime d'hier a-t-elle l'ait danser I * i l > ? Soyez bien por*
tante, ainsi que les vôtres.
Votre tout dévoué.
A vos chers enfants.
Je \iiis bien, mais je n'ai pas le courage de quitter ma cheminée
lin instant (I ).
Mercredi, 8 heures el demie (2).
Vos lettrée m'onl rendu fort heureux hier. Celle-ci doil vous arriver
Le jour de L'an même, avec les bonbons d'usage, Le stracchino el Le
eoald-cream de Mme de Bonne Chose (3).
.l'ai dîné hier chez Mme Marliani el je L'ai menée à L'Odéon voir
Agnès (4). Delacroix m'a envoyé une bonne loge et j'en ai fait hom-
(1) L'autographe de cette lettre se trouve parmi les manuscrits de la Biblio-
thèque Impériale à Saint-Pétersbourg et y prit place dans les circonstances
que voici : En 1859, Mme Nathalie Sobolstchikoff, la femme du directeur
de la section d'art de ladite Bibliothèque, se rendant à Paris, feu M. Wla-
dimir Stassow, alors attaché au service de cette section qu'il dirigea lui-même
plus tard, lui donna la commission de faire, si cela se pouvait, la connais-
sance de Mme Sand et de lui demander un autographe de Chopin pour la
Bibliothèque Impériale. Mme Sobolstchikoff s'y prêta gracieusement, mais,
arrivée à Paris, elle n'y trouva point Mme Sand. Alors Mme Sobolstchikoff
écrivit à George Sand et reçut d'elle la réponse que voici, accompagnant la
lettre de Chopin et faisant aussi partie de la collection des autographes de
la Bibliothèque. La lettre de Chopin avait déjà paru dans le livre de Frédéric
Niecks, mais nous la recopions d'après l'original, ainsi que la lettre de
Mme Sand, inédite.
.1 Madame Nathalie Sobolstchikoff,
rue de Provence, 32, Paris (biffé).
à la Bibliothèque Impériale,
Saint-Pétersbourg (Russie).
L'estampille porte : La Châtre, 28 mars 1859.
Le papier est aux initiales de Mme Sand : G. S. en blanc.
« Je regrette beaucoup, Madame, de vous remercier d'aussi loin. Je vous
envoie un petit billet de Chopin, je n'en ai aucun qui soit mieux signé, mais
vous pouvez être bien sûre qu'il est authentique.
« Agrée?., madame, l'expression de mes sentiments bien distingués et de
ma gratitude pour ceux que vous me témoignez.
« George Sand. »
Nouant, 27 mars 1859.'
(2) C'était, sans aucun doute, mercredi 30 décembre 1846, parce que le
30 décembre tombait cette année justement im mercredi et le 1er janvier
1847 un vendredi.
(3) La femme de l'ami de Mme Marliani, M. de Boimechose, celui qui
reçut son dernier soupir en 1850. (V. plus haut, chap. m.)
(4) La tragédie de Ponsard, Agnès de Méranie, écrite en 1846, fut repré-
sentée au théâtre de l'Odéon le 22 décembre 1846.
552 GEORGE SAN'D
mage à Mme Marliani. A vous dire vrai, je n'ai pas eu un bien grand
plaisir et j'aime mieux l/ucrèce (1). mais je ne suis p;is juge de ces
choses-là, Arago est venu me voir un peu maigri et enroué, toujours
bon et charmant. Il fait un temps froid, mais agréable pour ceux
qui peuvent marcher, et j'espère que votre migraine est chassée et
que vous vous promenez comme avant dans votre jardin. Soyez heu-
reuse et tous heureux dans l'année qui vient et quand vous pouvez,
écrivez-moi, je vous prie, que vous allez bien.
Votre tout dévoué. Ch...
A vos chers enfants.
Je me porte bien. Grzvm. est toujours mieux: j'irai aujourd'hui
avec lui à l'hôtel Lambert (2), avec tous les manteaux possibles (3).
Mutin me George Sand, à La Châtre.
Château de Nohani (Indre).
(Sur le timbre : 13 janvier 1847. L<t Chaire.)
Mardi, 3 heures (4).
Votre lettre m'a amusé. Je connais beaucoup de mauvais jours,
mais en fait des Bonjours, je n'ai jamais rencontré que l'éternel can-
didat de l'Académie, M. Casimir Bonjour. Mon ami improvisé m'a
rappelé le monsieur mélomane de Châteauroux, dont je ne sais pas le
nom et qui disait à M. de Préaux de me connaître beaucoup. Si cela
continue, je finirai par me croire un personnage important. Vous êtes
donc maintenant tout entière à l'art dramatique. Je suis sur que votre
prologue sera un chef-d'œuvre et que les répétitions vous amuseront
beaucoup, seulement n'oubliez jamais votre wïlchura ou votre muse.
Ici il refait froid. J'ai vu les Veyret, qui vous présentent leurs hom-
mages. Je n'oublierai pas (vos fleurs) votre note du jardinier. Soi-
gnez-vous, amusez-vous, soyez bien portants tous.
Votre dévoué. Ch... (5).
A vos "chers enfants.
(1) Aussi une tragédie de Ponsard, écrite trois ans plus tôt, en 1843.
(2) L'hôtel Lambert, l'une des maisons historiques du vieux Paris, était
la résidence magnifique de la famille princière d'Adam Czartoryski.
(3) Inédite.
(4) C'était mardi 12 janvier 1847.
(5) Inédite.
GEORGE SAM) 553
Dimanche, 1 heure e\ demie 1 1 ).
J'ai t fin hier votre bonne lettre de jeudi. Vous faitet donc aussi de
la Porte-Saint-Martin? La < av\ me au cri/nu (2)! maie c'esl intéressant
au possible. Vos Funambules, devenus les Elançais ou même l'Opéra
avec l'on i/uan,deviennen1 maintenant toul ce qu'il y a de plus roman-
tique. Je me figure 1rs émotions de Marquis el de Dib. Heureux spec-
tateurs, naïfs e1 peu instruits! Je suis bût que les portraits qui sonl
au salon vous regardenl .-nissi avec les yeux de circonstance. Amusez-
vous aussi bien que possible. Ici il n'y a, comme je vous ai écril la
luis passée, que maladie BUT maladie. Portez-VOUS tOUfi bien, -oyez
heureux.
Votre tuut dévoué, ('h...
A \ os ehers enfants.
Je vais comme je peux.
Chopin fait allusion, dans cette lettre, à Don Juan. Les acteurs
de Nohant composèrent leur pièce en partie d'après Molière et
en partie d'après Mozart, c'est-à-dire qu'ils introduisirent dans
le scénario de Molière des scènes tirées du livret de Da Ponte
et exécutèrent même quelques morceaux de l'opéra de Mozart.
(11 paraît que ce fut Augustine qui les chanta.) Tout cela est
compté au long dans le roman de George Sand, le Château des
Désertes; l'auteur nous dit carrément dans la préface, que nous
avons citée en partie, que c'est bien la vieille maison de Nohant
qu'il faut sous-entendre par le mystérieux Château où une
compagnie de jeunes gens plus ou moins artistes, allègres
dilettanti dramatiques, s'évertuent à mettre en scène un Don
Juan de leur composition.
Dans la même préface George Sand signale à l'attention du
(1) On a mis au crayon en haut de cette lettre « 14 janvier 1847 ». Toute-
fois, cela ne peut être ainsi, parce qu'en 1847 le dimanche tombait le
17 janvier et le 14 février, mais à cette dernière date, Mme Sand n'était
plus à Nohant, mais bien à Paris. C'est donc dimanche 17 janvier qu"il faut
lire.
(2) Chopin intitule la pièce d'après son premier titre la Caverne du crime.
Elle s'appela plus tard la Taverne du crime et même V Auberge du crime,
comme nous le verrons à l'instant.
554 GEORGE SAND
lecteur que « ce roman renferme plutôt l'analyse de certaines
questions d'art que celles de sentiments ». Il est en effet prin-
cipalement consacré à une fine et spirituelle critique et à l'expli-
cation des types et des épisodes du Don Juan de Molière et de
Mozart. L'auteur fait cette analyse tout en racontant avec verve
comment on avait improvisé une représentation de cette comédie
dans le Château des Désertes. Cela rappelle beaucoup la célèbre
analyse de Hamlet donnée par Goethe dans Wilhelm Meister à
propos de la représentation de l'immortelle tragédie de Sha-
kespeare par la troupe ambulante de Philine et de Jarno.
Le personnage principal et le chef de la bande joyeuse des
acteurs au Château des Désertes, c'est... le fils de Lucrezia
Floriani, ce même Celio Floriani, dont nous avons déjà fait la
connaissance et qui certes n'est autre que Maurice Sand. On
peut reconnaître Augustine sous les traits de Cécile qui impro-
vise et chante le rôle de la Donna Elvira. On retrouve au
Château des Désertes les autres enfants de la Lucrezia, devenus
adultes, ainsi que maint personnage du roman précédent : Béa-
trice, le petit Salvator, Boccaferri, etc.
Comme de coutume, George Sand s'empresse de prévenir le
lecteur, toujours dans la même préface, de ne pas voir dans ce
roman la reproduction exacte de faits réellement arrivés. Elle
dit (à propos des représentations improvisées à Nohant) :
Lorsque j'introduisis un épisode de ce genre dans le roman qu'on
va lire, il y devint une étude sérieuse, et y prit des proportions si
différentes de l'original que mes pauvres enfants, après l'avoir lu, ne
regardaient plus qu'avec chagrin le paravent bleu et les costumes de
papier découpé qui avaient fait leurs délices. Mais à quelque chose
sert toujours l'exagération de la fantaisie, car ils firent eux-mêmes
un théâtre aussi grand que le permettait l'exiguïté du local, et arri-
vèrent à y jouer des pièces qu'ils firent, eux-mêmes aussi, les années
suivantes...
Et ceci donne à Mme Sand l'occasion de s'étendre avec com-
plaisance sur « l'effet détourné » que « la fantaisie, le roman,
l'œuvre d'imagination, en un mot, a sur l'emploi de la vie : la
fiction commence par jansformer la réalité, mais elle est
GEORGE SAND 555
transformée à son tour e1 lait entrer un peu d'idéal non pat
seulement <l;uis les petits laits. m;iis dans les grands sent iinent -
(le la \ ie réelle ».
Nous confessons que les brèves Indications précises sur la
naissance et révolution du e théâtre de .\(»liant » que renferme
eetle préface, nous intéressent bien pins que les réflexions
abstraites de George Sand sur L'influence respective de la fan-
taisie sur la vie réelle. On peut aussi suivre pas à pas cette
évolution de l'art dramatique au châtnm Smul. se rendre compte
du répertoire successif de cette scène, et en lin admirer les
portraits îles acteurs dans leurs costumes divers, en feuilletant
les deux albums d'aquarelles de Maurice Sand conservés à
Nohant. Nous y découvrons entre autres que dans les commen-
cements .Mme Sand prenait souvent part aux représentations;
c'était elle qui remplissait les rôles que les jeunes acteurs appréhen-
daient d'aborder, généralement des rôles masculins très drama-
tiques, c'est ainsi qu'elle joua Don Juan. Elle prit aussi part
aux représentations du mélodrame émouvant auquel Chopin
fait allusion dans sa lettre : la Caverne ou la Taverne du cri m p.
lorsqu'il fut joué aux fêtes de Xoël de 1846-1847 et redonné
au réveillon de 1848, le 31 décembre 1847. Plus tard, pour
mettre en scène des pièces de cape et d'épée dans le genre de
la Taverne, la petite troupe de Nohant se trouva souvent ne
pas être assez nombreuse : on imita alors des amis de la
Châtre à venu- s'essayer dans certains emplois. Ce furent
d'abord les familles Dutheil et Duvernet qui partagèrent les
lauriers dramatiques des Sand. Lorsqu'une pareille « tournée
artistique » des Coquelin lachâtrois était réclamée à Xohant,
on leur expédiait l'affiche avec la recommandation expresse
d'apporter avec eux tels objets ou costumes qui étaient néces-
saires au vestiaire théâtral. Il n'y a, pour s'en convaincre,
qu'à jeter les yeux sur la deuxième page de l'affiche annonçant
la « Rereprésentation de VOberge du Querime » pour le 31 dé-
cembre 1847, affiche rédigée en une orthographe fantaisiste des
plus drôles.
Le Château des Désertes qui nous raconte les tout premiers
556 GEORGE SAND
débuts de la troupe de Nouant, fut dédié à W. (i. Macreariy, le
célèbre tragédien et écrivain anglais (1). La dédicace est datée
du 30 avril 1847. Mais en ce mois printanier les questions d'art
théâtral et les allègres passe-temps avaient été depuis Longtemps
relégués au second plan, à Nouant, et Mme Sand, tout comme
les jeunes émules de Melpomène. était à ce moment occupée
par des questions bien autrement sérieuses.
Pour les apprécier, revenons un peu en arrière, aux premiers
mois de l'hiver de cette année. Cet hiver-là, par suite d'une
mauvaise récolte, une horrible misère régnait dans les provinces
du Centre : Mme Sand, toujours prête à secourir largement,
travailla avec une ardeur redoublée pour venir au secours
des indigents de la campagne. Mais la brave et intrépide tra-
vailleuse ne se laissait pas intimider par ce surcroît de besogne.
« Enfin Dieu m'aidera, et un nouveau roman comblera le
déficit », voici la conclusion qui termine le récit, fait par elle,
de maux innombrables, dans sa lettre inédite à Poney, du 7 jan-
vier 1847.
Dans cette même lettre, elle parle des représentations impro-
visées à Xohant et aussi du mariage projeté de Solange avec
M. des Préaulx, « le grand et beau cavalier », dont la jeune fille
parait « très éprise », et qui de son côté « ne respire que par
elle ».
Il fallut donc songer au trousseau, au règlement de certaines
affaires pécuniaires ainsi qu'au contrat, et dans ce but aller à
Paris. Chopin les attendait dès les derniers jours de janvier,
mais on voit par les lettres inédites de Mme Sand que, le 3 fé-
vrier, il y eut encore une « représentation grandiose » au théâtre
de Nohant : on ne partit que le 4 ou le 5. La famille Sand
passa à Paris deux mois, du commencement de février au
commencement d'avril. Mais ce séjour eut des résultats abso-
lument inattendus et contraires à la conclusion du mariage
avec M. des Préaulx. On présenta à Mme Sand et à sa fille le
sculpteur Clésinger (2), qui un an plus tôt avait adressé à la
(1) Naquit à Londres en 1793. mourut en 1873,
(2) Auguste-Jean-Baptiste Clésinger, né en 1814, mort en 1883, commença
GBORGE S A NI) 557
grande romancière une lettre pleine d'enthousiasme^ d'emphase...
et de fautes d'orthographe, lui demandant la permission de
lui dédier sa statue de La Mélancolie, lui exprimant sa gratitude
pour le » bonheur qu'elle lui avail procuré •■ par ses chefs-
d'œuvre littéraires (1). En février L847, Clésinger exécuta les
bustes de Mme Sand el de sa fille : il paraît qu'il fe'éprit suinte-
ment de cette jeune personne, e1 qu'elle aussi - recul le coup de
foudre (2) ». De sorte que lorsqu'il fallut signer le contrat avec
M. Fernand des Préaulx, Solange refusa. On annonça que
le mariage « était remis ;'i un peu plus tard », et dès les pre-
miers jours de Pâques toute la partie féminine de la famille
Sand revint précipitamment à Nohant. Chopin, resté à Paris.
parle de tous ces événements dans une longue lettre à ses parents.
(Il faut remarquer que cette lettre fut commencée un jour
de la semaine sainte, — le dimanche de Pâques tombant cette
année le 4 avril. — que Chopin la continua une semaine après,
puis la reprit encore trois jours plus tard, qu'il récrivit le 15,
le 18 avril et qu'il ne la termina enfin que h 19 avril 1847.
Ceci montre assez clairement que lorsque Chopin écrivait cette
lettre et lorsqu'il avait tant à communiquer à sa famille, il était
tourmenté, agacé. )
Depuis deux mois Mme S[and] est ici, mais aussitôt après les fêtes,
elle retournera à Nohant. Sol. ne se marie pas encore, et quand ils sont
tous arrivés à Paris pour faire le contrat, elle n'en a plus voulu. Je
le regrette et je plains le jeune homme, qui est très honnête et très
épris ; mais il vaut mieux que cela soit arrivé avant le mariage qu'après.
Soi-disant, c'est remis à plus tard, mais je sais ce qui en est. Vous me
demandez ce que je pense faire pour l'été : rien d'autre que toujours.
J'irai à Nohant dès qu'il commencera à faire chaud; en attendant, je
reste ici pour donner, chez moi comme toujours, une quantité de
leçons peu fatigantes... Cette année, mes crises (pour ne pas dire
par être « fourrier » dans un régiment de cuirassiers, puis prit sa retraite, se
fit sculpteur et acquit une grande célébrité dans cette carrière. Ses œuvres
les plus connues sont : la Femme piquée du serpent, le monument de Chopin
et les statues de Marceau et de George Sand.
(1) Cette lettre de Clésinger fut publiée par M. Rocheblave dans la Revue
des Deux Mondes (mars 1905, George Sand et sa fille).
(2) Selon l'expression du même auteur.
558 GEORGE SAND
comme la garde-malade d'Albert, quand il était indisposé : la cerise
de Monsieur), cette année donc mes crises sont rares, malgré le dur
hiver. Je n'ai pas encore vu Mme Ryszczewska. Mme Delphine Po-
tocka, que j'aime énormément, vous le savez, devait venir avec elle,
niais elle est partie pour Nice, il y a quelques jours. Avant son départ
j'ai joué chez moi, pour elle, ma sonate avec Franchomme. .J'avais
aussi le même soir le prince et la princesse Chartoryski et la princesse
de Wurtemberg, ainsi que Mme S[and] ; il faisait une agréable chaleur
ce soir-là chez moi...
Je vous ai raconté un tas de choses inutiles, mais il y a Irait jours de
cela. Aujourd'hui me voilà de nouveau seul à Paris. Hier Mme S[and]
est partie avec Solange, cette cousine, vous savez, et Luce : puis trois
jours encore se sont écoulés. J'ai déjà reçu hier une lettre de la cam-
pagne ; ils sont tous bien portants et gais ; mais ils ont de la pluie,
comme nous ici. L'exposition annuelle des tableaux et de la sculpture
est ouverte depuis quelques semaines, mais il n'y a rien de très impor-
tant fait par les maîtres connus ; cependant de nouveaux talents très
réels se sont révélés, ce sont : d'abord un sculpteur qui expose depuis
deux ans à peine ; il s'appelle Clésinger ; puis le peintre Couture, dont
l'immense tableau, représentant un festin à Rome, à l'époque de la
décadence, attire l'attention universelle. Retenez bien le nom du
sculpteur : je vous en parlerai, je crois, souvent, car il a été présenté
à Mme S[and] avant son départ et a fait son buste, ainsi que celui de
Solange ; tout le monde les admire énormément ; ils seront sans doute
exposés l'année prochaine. Voici la quatrième fois aujourd'hui que je
reprends ma lettre ; nous sommes le 15 avril et je ne sais pas si je la
terminerai, parce que je dois aller tantôt chez Scheffer, où je pose
pour mon portrait et donner cinq leçons... J'envoie à Louise une
petite lettre de Mlle de Rozières, mais aucune de Mme S[and], elle
se pressait trop à partir. Je viens encore de recevoir des nouvelles
de Nohant : on se porte bien et on change de nouveau l'arrangement
de la maison ; on aime à changer, à arranger (1). Luc?, qui était partie
d'ici avec eux. a été renvoyée dès son arrivée, d'après ce qu'on m'écrit,
de sorte qu'il ne reste plus un seul des anciens serviteurs que les
(1) Cette indication de Chopin est parfaitement exacte : à commencer
de 1841, on faisait annuellement exécuter à Nohant des constructions, des
arrangements et des changements ; on construisait tantôt une serre, tantôt
un manège, tantôt un atelier pour Maurice, on arrangeait un théâtre, une
bibliothèque ou la chambre de Chopin, on changeait la destination des
chambres, les tentures, les rideaux, les arbres fruitiers, les chevaux et... le
personnel de la maison. Toutes les lettres inédites de Mme Sand d'au-
tomne et d'hiver sont remplies de détails sur ces arrangements et ces
reconstructions. Il en fut de même en 1850, 1851, 1857, 1858. etc., etc., jus-
qu'à 1862.
GEORGE .AND 55g
Jedrzeïewicz onl ws. Le vieux jardinier qui, pendant quarante ans,
;i Bervi la famille, puis Françoise, qui y et 1 re tée dix-huil ans, et tnain-
tenanl Luoe, qui y est née e1 qui a été portée au baptême avec Solange,
dans le même berceau : tous sont restés jusqu'au raomenl où est
entrée dans la maison cette cousine qui compte sur Maurice, tandis
que celui-ci profite d'elle. Que ceci reste cuire nous... Nous avons
encore eu ce malin une petite gelée, par bonheur très petite e| pro-
bablement peu nuisible pour les récoltes, dont, on espère beaucoup
cette année. Le !>lé est extrêmement cher, comme voir- savez, et il
y a une grande misère, malgré l'inépuisable charité. Mme S and .
comme vous avez pu le remarquer, t'ait beaucoup de bien dans le vil-
lage et dans les environs, et c'est une dv^ deux causes pour lesquelles,
sans compter le mariage rompu de sa fille, elle a, cet hiver, quitté
sitôt la ville. Son dernier ouvrage publié est Lucrc:io Florimi. Dans
quatre mois la Presse publiera son nouveau roman intitulé (jusqu'à
présent 1 Piccmni/not ce qui signifie « petit ». L'action se passe en Sicile.
Il y a là beaucoup de belles choses. Je ne doute pas qu'il plaise mieux
à Louise que Lucrèce, qui a excité ici moins d'enthousiasme que les
autres. Piccinnino est un sobriquet donné à un bandit de Sicile, à
cause de sa taille. Ce roman renferme de beaux caractères de femmes
et d'hommes, beaucoup de naturel et de poésie; je me rappelle avec
quel plaisir j'en ai écouté la lecture. Maintenant encore mon hôtesse
écrit quelque chose de nouveau, mais à Paris elle n'a pas un moment
de tranquillité... Trois jours encore viennent de s'écouler, nous voilà
au 18. Hier j'ai dû donner sept leçons, quelques-unes à des personnes
sur le point de partir...
... Nous voici au 19. Hier j'ai été interrompu par une lettre de
Nohant Mme S[and] m'écrivait qu'elle arrivera à la fin du mois pro-
chain et qu'il faudra l'attendre. Probablement l'affaire du mariage
de Sol. avance, mais non plus avec celui dont je vous ai parlé. Que
Dieu leur accorde tous ses dons ! Dans cette dernière lettre, ils étaient
tous d'excellente humeur, j'ai donc bon espoir. Si quelqu'un est digne
de bonheur, c'est bien Mme S[and]...
H paraît qu'en quittant Paris, Mme Sand espérait gagner du
temps, prendre des renseignements sur Clésinger, enfin savoir
qu'est-ce que c'était que cet homme qui avait ainsi subitement
gagné le cœur de Solange et dont on lui disait, d'autre part,
les choses les plus déplorables. A peine arrivée à Nohant,
Mme Sand s'empresse, comme de coutume,de tranquilliser Chopin
sur leur voyage, et le 8 avril elle écrit à Maurice, resté à Paris :
56o GEORGE SAND
Nous somme- arrivés... Dis à Chopin que nous nous portons bien,
que nous avons t'ait bon voyage, que je l'embrasse... ( I ).
Le lendemain elle envoie également son bulletin à Chopin
qui l'en remercie comme toujours par un de ses billets fami-
liers, brefs, mais pleins de sollicitude pour toute la mai-
sonnée.
Samedi (2).
Merci pour vos bonnes nouvelles. Je les ai communiquées à Maurice.
qui doit vous écrire. Il va bien, moi aussi. Tout est ici comme vous
l'avez quitté. Pas de violettes, pas de jonquilles, pas de narcisses dans
le petit jardin. On a emporté vos fleurs, on a descendu vos rideaux,
voilà tout. Soyez heureuse, bien disposée, soignez-vous et un petit
mot de tout cela quand vous pourrez.
Votre dévoué.
Ch... (3).
A la jeunesse.
Mais voici que moins d'une semaine plus tard, le 16 avril,
Mme Sand écrit tout d'un coup à son fils que comme un deus
ex machina Clésinger est apparu à la Châtre, qu'il a exigé une ré-
ponse catégorique et que Solange a dit oui... Mme Sand ajoute
que le sculpteur est « un vrai forcené », qu'il ne mange, ni ne dort,
tant qu'il ne parvient pas à ses fins et que son énergie vient à
bout de tous les obstacles. A la fin de cette lettre nous lisons
toutefois une phrase absolument en désaccord avec la franchise
accoutumée de George Sand, une phrase qui nous rend tout
perplexe et qui, selon nous est, à elle seule, plus néfaste dans la
question de la rupture avec Chopin que tous les accidents
réellement arrivés ou simplement inventés par messieurs les
biographes :
Pas un mot de tout cela à Chopin, cela ne le regarde pas et quand le
Bubieon est passé, lee si et les mais ne font que du mat
(1) Inédite.
(2) 10 avril 1847.
(3) Inédite,
GEORGE SAND 561
Mini' Sand ajoute que le 8 mai, elle partira pour Guillery,
pour conclure l<' mariage de Solange chez M. Dudevanl (maire
de la commune de Nérac), mais qu'on reviendra ;'i Nohant pour
célébrer le mariage religieux 1 1 1.
Le 18 avril, .Mme Sand annonce le fait à Charles Poney, tout
en assurant nous ne savons pas trop pourquoi que «c'est un
secrel grave que Maurice lui-même ne sait pas ». Elle ne parle
pas à Poney du voyage à Nérac, mais au contraire d'un dépari
pour Paris.
... En six semaines elle a rompu un amour qu'elle éprouvail à peine,
elle en a accepté un autre qu'elle subit ardemment. Elle 8e mariait,
avec celui-ci, cllf le chasse et épouse celui-là. ("est bizarre, c'est hardi
surtout, mais enfin c'est son droit et le destin lui sourit A un m
modeste el doux elle substitue un mariage brillant et brûlai.
Elle domine tout e1 m'emmène à Paris à la fin d'avril.. Le travail et
l'émotion prennent tous mes jours et toute- mes nuits... 11 faut que
ce mai tueusement, comme par surprise. Aussi est-ce
un sec que je vous confie et que Maurice lui-même a
pas (il esl en Hollande) (3).
Ne o disant pas un mot » sur ce qui se passait à Chopin,
Mme Sand le prévient toutefois de son prochain retour à Paris.
peut-être ne fût-ce que pour prévenir son arrivée à Nohant.
D'une manière ou d'une autre. Chopin les attendait à Paris,
comme on le voit par sa lettre précitée du 19 avril et les deux
billets inédits et non datés que voici :
Maurice est parti hier matin bien portant et par une belle journée.
Votre lettre m'est arrivée après son départ. J'espère encore de vous une
lettre qui fixera le jour de votre arrivée, afin de faire du feu clans vos
(1) Inédite.
(2) Dans la lettre du 20 juin 1847. de Mme Viardot, déjà mentionnée
nous lisons : « Je félicite Solange d'avoir choisi le beau diable que vous dé-
peignez si bien, plutôt que l'ange dont la bonne nullité vous aurait bientôt
tous ennuyés et endormis moralement. Solange surtout, et alors, gaie au
réveil ! Tout pour le mieux... » Le réveil arriva quand même, tout diable que
fût Clésinger! Mais n'anticipons pas.
(3) Ce passage fat déjà publié par M. Rocheblave dans son article cité
dans la Revue des Deux Mondes (mars 1905. p. 181 j.
m. 36
562 GEORGE SAM)
chambres. Ainsi donc, ayez beau temps, belles idées et tout le
bonheur du monde.
Votre tout dévoué.
A la jeunesse.
Mercredi.
Vous faites des prodiges de travail et cela ne m'étonne pas. Dieu
vous aide! Vous allez bien et vous irez bien. Vos rideaux sont encore
ici. Le 30, c'est demain. Mais je ne vous attends pas, n'ayant encore
reçu de mot définitif. Il fait beau, les feuilles commencent à vouloir
pousser. Vous aurez belle route, sans prendre sur votre sommeil, un
mot la veille de votre départ, s'il vous plaît, car il faut encore du feu
dans vos chambres. Soignez-vous. Soyez tranquille et heureuse.
Votre tout dévoué.
A la jeunesse.
Jeudi, le 29 (1).
Presque simultanément avec sa lettre à Poney Mme Sand
écrivait à M. Bascans :
... Notre enragé sculpteur est ici. L'idylle fleurit à la Châtre : la
« grande princesse » s'est humanisée jusqu'à dire oui. Vous aviez été
plus clairvoyant que moi, elle avait ce oui dans le coeur depuis long-
temps et ne voulait pas le dire sitôt, voilà tout. Ils paraissent en-
chantés tous les deux ; je lé suis aussi par conséquent.
Et à la princesse Galitzine, née comtesse de la Roehc-Aymon,
sa petite-cousine et petite-fille de son cousin René de Ville-
neuve (2), Mme Sand se hasarde même à émettre des prophé-
ties tant soit peu orgueilleuses :
(1) En 1847, le 30 avril tombait un vendredi, donc ce jeudi-lh était le
29 avril.
(2) Sur la parenté de George Sand avec les de Villeneuve, les de la Roche-
Aymon, les Galitzine, etc., et sur son amitié avec son cousin, René de Ville-
neuve, voir notre tome Ier (chap. n et iv). Nous y avons dit qu'après 1822
les rapports entre Aurore Dupin et les Villeneuve avaient complètement
cessé, on ne se vit point jusqu'en 1845. Une réconciliation eut lieu l'au-
tomne de cette année, et George Sand séjourna même avec son fils, au châ-
teau historique de Chenonceau, appartenant aux Villeneuve. (Cf. Correspon-
dance, t. II, et Lettres de Chopin à sa jamille dans les Pamiaiki, etc.)
Gl ORG E SAN I)
Clésinger fera la gloire de sa Femme el la mienne; il gravei
titrée sur du marbre el sur «lu bronzo, e1 cela dure autanl que les plus
vieux parchemins... ( I ).
Le (> mai .Mme Sand écril à Mme Marliani dans la Beule
lettre imprimée dans lu Correspondance après septembre 1846 :
... Solange se marie dans quinze jours avec Clésinger, Bculpteur,
homme d'un grand talent, gagnant beaucoup d'argent, et pouvanl lui
donner L'existence brillante qui est, je crois, dans ses goûts. Il en es1
très violemment épris ei il lui plaîl beaucoup. Elle a été aussi prompte
et aussi terme, cette fois, dans sa détermination qu'elle étail jusqu'à
présent capricieuse et irrésolue. Apparemment elle a rencontré ce
qu'elle rêvait Dieu le veuille! Pour mon compte, ce garçon me plaît
beaucoup aussi, de même qu'à Maurice. Il est peu civilisé au premier
abord, mais il est plein de feu sacré et. il y a déjà quelque temps, que
le voyant venir je l'étudié sans en avoir l'air. Je le connais donc autant
qu'on peut connaître quelqu'un qui veut plaire. Vous me direz que
ce n'est pas toujours suffisant, c'est vrai. Mais ce qui me donne con-
fiance, c'est que la principale face de son caractère, c'est une sincérité
qui va jusqu'à la brusquerie. Il pécherait donc par excès de naïveté
plus que par toute autre chose, et il a encore d'autres qualités qui
rachèteront tous les défauts qu'il peut et doit avoir. H est laborieux,
courageux, actif, décidé, persévérant. C'est quelque chose que la force
et il en a beaucoup, au physique comme au moral. Je me suis trouvée
amenée par une circonstance fortuite à faire sur son compte une véri-
table enquête, telle qu'un procureur du roi l'eût faite pour un accusé
de Cour d'assises.
Quelqu'un m'avait dit de lui tout le mal qu'on peut dire d'un
homme. Je ne savais pas encore alors qu'il songeât à ma fille ; mais il
faisait nos bustes. Il voulait les faire en marbre, gratis, et il ne me con-
venait pas d'être comblée de pareils présents par un homme dont on
me disait pis que pendre. Et puis je voulais savoir si la personne qui
le traitait de la sorte était une bonne ou mauvaise langue. Quelques
explications, auxquelles je n'attachais pas d'abord toute l'impor-
tance qu'elles eurent ensuite, amenèrent une foule de renseignements
particuliers, et j'arrivai à pouvoir juger sur preuves; car vous savez
que, dans ces sortes de choses, il se fait un enchaînement imprévu de
découvertes. J'acquis donc la certitude que Clésinger était un homme
(1) Nous empruntons ces deux extraits de lettres inédites (à M. Bascans
et à la princesse Galitzine) au livre de M. Georges d'Heylli : la Fille de
George Sand, p. 53-54.
564 GEORGE SAM)
irréprochable dans toute La force du mot, et son accusateur un homme
d'esprit un peu léger. De sorte que je connaissais Ions les faits de 3a
vie la plus intime, le jour où il ni»' demanda nia fille. Le hasard avait,
amené à cet égard plus de lumières que je n'en aurais eu en l'exami-
nant par mes yeux pendant, (U^ années. Néanmoins je n'avais rien
conclu eu quittant Paris e1 c'est depuis un mois que son activité
a levé tous les obstacles et réduit à néant toutes les objections
possibles. M. Dudevant, qu'il a été voir, cotisent. >
pas encore où se fera le mariage. Peut-être à Nérac, pour empêcher
M. Dudevant de s'endormir dans les éternels lendemains de la pro-
vince.
Je vous écrirai dans quelques jours, car jusqu'ici nous n'avons rien
fixé et j'attends Qésinger demain ou après, pour déterminer avec lui
le jour et le lieu. Mais ce sera clans le courant de mai. ans 8e
publient et on coud la robe blanche. Pourtant on ne sait encore rien
dans ce pays-ci, et nous nous préservons (\<>< grandes annonces. Il a
fallu ménager un chagrin encore assez vif, qui n'est pas loin de nous.
Il y a eu un échange de lettres sincères très satisfaisant. Le pauvre
abandonné est un noble enfant qui se montre, comme dit, avec
raison, son oncle, M. de Grandeffe, un vrai chevalier français, .le re-
grette bien ce cœur-là ; mais nous mettons dans la famille une meilleure
tête, et il faut bien (pie la fatalité apparente soit une volonté d'en-
haut. Je n'aurais pas voulu d'abord qu'on fît si vite un autre choix.
Mais, le choix étant fait (et vous savez que les parents n'empêchent
rien de ce côté-là), je crois qu'il faut le ratifier bien vite.
A la fin de cette lettre, à propos de la misère qui augmente
à Nohanl tous les jours » et de la nécessité, afin d'y pourvoir
et « de gagner quelques billets de banque », de faire un roman 1 J 1.
au milieu de toutes ces préoccupations de mariage. Mme Sand
ne parvient plus à soutenu- le ton joyeux un peu factice des pre-
mières pages, elle déclare qu'elle ne peut rien dire d'elle-même
« sinon qu'elle est fatiguée à mourir » et termine par le conseil
inattendu que voici :
Gouvernez votre volonté, à l'effet de conserver votre santé. Créez-
vous des devoirs qui vous ôtent le temps de penser à vous-même.
Je crois que c"est le seul moyen de supporter le terrible poids de la
vie. Plus il est lourd, mieux on marche peut-être...
(1) C'était justement le Château des Déserks, terminé le 30 avrils
G El >RGE SA NI)
Voilà des mots qui Bonnent bien étrangcmenl au milieu de
gais préparatifs du mariage, dans une lettre annonçant à une
amie l'avenir brillanl et bienheureux des fiancés. Il est évident
que Mme Sand parlait, plus qu'elle n'y croyait réellement, de
Yvrrépfochabïlité de Clésinger el du bonheur de sa fille. Il esl pro-
bable qu'elle eût déjà l'oooasion «le douter de la véracité de Bon
enquête sur son futur gendre, ou qu'elle dûl au contraire voir
que « l'accusateur > de Clésinger n'était pas aussi léger u qu'il
parut dans un moment d'espérances optimistes.
Dans toute une série de le! 1res inédites encore, datant, du prin-
temps de L847, comme dans cette seule lettre imprimée el La
lettre à la princesse (ialitzine, Mme Sand s'efforce d'affirmer
((d'elle est contente de ce mariage, que les jeunes fiancés sont
heureux et qu'un brillant avenir les attend. Mais on sent à travers
toutes ces phrases une inquiétude cach fie, — disons plus, on sent
le chagrin, le désespoir. Et cela n'est pas étonnant. Mme Sand
se rendait parfaitement compte que ses cachotteries à l'égard de
Chopin lors des brusques fiançailles de Solange étaient indignes de
leur amitié et de leur longue liaison, indignes d'elle et de lui; cette
manière d'agir devait justement sembler impardonnable à Chopin.
La conduite de Clésinger commençait aussi à suggérer à George
Sand des craintes, des appréhensions, et même de l'effroi.
La personne ou les personnes qui s'étaient efforcées de la pré-
venir contre Clésinger avaient raison.
C'était, dit M. Edmond Poinsot, un artiste de grand talent, mais il
était dissipateur, brutal, grossier de gestes et de langage et d'exis-
tence par trop bohème, nullement fait pour le mariage.
Et il ajoute en note à cette page :
Arsène Houssaye, qui l'a beaucoup connu, nous donne en trois lignes
au troisième volume de ses intéressantes Confessions, page 241, le por-
trait suivant de Clésinger : « Un monsieur bruyant et désordonné,
un ci-devant cuirassier devenu un grand sculpteur, se conduisant
partout comme au café du régiment et à l'atelier... -»
Il faut s'étonner que Solange, toujours entichée du bon ton
et du grand monde, ait pu condescendre à accepter les pré-
566 C.KORGE SAND
vcnanccs de ce « cuirassier-sculpteur ». Une très célèbre artiste
assurait même que ce dernier nom lui allait bien moins que
celui de marbrier, c'est ainsi que l'appela plus tard George Sand,
tandis que son mari, M. Dudevant, le qualifiait de tailleur de
pierres. Mais il arriva, comme toujours, ce à quoi on pouvait le
moins s'attendre. Solange rompit avec l'élégant et charmant
M. Fernand des Préaulx, ce « parfait gentilhomme », qui con-
venait tant à ses goûts aristocratiques, et prit pour mari le
« sculpteur enragé » et désordonné, qui ne pouvait écrire correc-
tement deux lignes. Bien plus, elle faillit commettre une sottise
irrémédiable !
Nous avons déjà fait allusion à un roman ultérieur de George
Sand, Mademoiselle Merquem, où l'auteur peint la manière de
Solange de traiter son premier fiancé, en racontant l'histoire
des relations entre Erneste du Blossay et le gentillâtre campa-
gnard de La Thoronay. Nous avons dit également que George
Sand y esquissa le naturel froid et bizarre de Solange, toujours
portée à faire n'importe quoi par esprit de contradiction, pour
vexer les autres, fantasque, prosaïque et pratique fille du siècle, — ■
c'est ainsi que la mère d'Erneste, navrée de la sécheresse de son
cœur, appelle son indomptable enfant dans le roman de Ma-
demoiselle Merquem. Nous devons, à présent, citer une page de
ce roman qui nous montrera les craintes de Mme Sand en avril
et mai 1847 :
« ... Erneste... nous cache quelque chose : tâche clone de l'obser-
ver... », me dit Mme du Blossay. C'était mon devoir, j'observai. La petite
rusée semblait se plaire beaucoup à la Canielle (lisez : à Nohani),
malgré le calme et le silence.. .Elle s'y montrait charmante, attentive,
doucement enjouée, studieuse même, ^contrairement à ses habitudes,
et particulièrement éprise du vieux parc, où elle passait des heures
à lire dans le chalet. Le soir, dans les brumes tièdes d'octobre, elle
s'enveloppait de sa mantille et se plaisait à courir comme une ombre
légère, du parterre qui environnait la maison au donjon qui dominait
la falaise. (Lisez : au pavillon qui se trouve dans le pare à Nohant et
domine la route.) Elle revenait vite sur ses pas, nous parlait en riant
par la fenêtre du salon (le salon de Nohant est au rez-de-chaussée et
ses fenêtres donnent sur la terrasse), et retournait faire ce qu'elle appe-
GEORGE s AND 567
lait son ascension; elle répétait plusieurs fuis cette gymnastique...
Moi, je remarquais que chaque disparition du j"li fantôme Be prolon
-«■ai t plus que de raison, el < | m- chaque réapparition sur la terra e
ressemblait à une précaution de plus eu plus rapide et. agitée. Je feignis
devant elle d'avoir à écrire el de quitter le salon sans méfiance, Je
me glissai dans le pare el je la suivis. Elle ne monta pas jusqu'au don-
jon et s'arrêta dans le chalet (il favi entendu par chalet ce un' un pa-
villon), OÙ elle resta quelques instants seule. Elle ressortit, se dirigea
vers un gros arbre qui se penchait en dehors de La clôture (</</</// 1 tact)
et y cacha quelque chose dont je m'emparai ilès qu'elle se tut éloi-
gnée, ("était une lettre «pie vint chercher au liiiui de cinq minutes un
paysan (pie j'observai sans me montrer, mais qu'il me fut impossible
de reconnaître, bien que son pas un peu lourd et sa respiration un
peu forte me lissent penser à Montroger... (Lisez : Clésinger.)
Dans le roman de Mademoiselle Merquem, tous ces rendez-vous
clandestins se terminent fort heureusement, Erneste n'avait pas
le tempérament de Solange, elle ne voulait que faire ses quatre
volontés, réduire à l'obéissance son adorateur, le propriétaire
bon vivant Montroger, le rendre fou d'amour et l'amener à
lui faire une déclaration en règle, afin de satisfaire son
amour-propre, Montroger ayant commencé par adorer Mlle Cé-
lie Merquem. (Ce détail ne manque pas de valeur biographique !
Remarquons que cette Mlle Célie Merquem, nom consonant
avec celui du fils de la Lucrezia Floriani, Celio, — cette
Mlle Célie, disons-nous, qui mène une vie excentrique, est
adorée des paysans de la Canielle et décriée par les habitants
de la petite ville voisine, n'est personne d'autre que Mme Sand
elle-même.) Quant à Solange Dudevant, elle faillit commettre
des choses irréparables : elle avait consenti à se laisser enlever !
Sa mère découvrit ce projet et la sauva. Clésinger fut-il guidé
dans ce plan insensé par son tempérament sans frein, ou bien,
ce qui semble plus probable, par un infâme calcul de chan-
tage (il était horriblement endetté), on ne peut le dire. Le fait
est que l'enlèvement ne manqua que grâce à un pur hasard.
Mais il fallut précipiter le mariage.
Le 7 mai, alors que Mme Marliani lisait peut-être la lettre
de Mme Sand en apparence si joyeuse, envoyée la veille, George
;6S
GEORGE SAN1J
Sand écrivail en toute hâte à Maurice, qui était chez M. Dude-
vant :
Reviens vite avec ton père ou -ans lui
tenable... (1).
Notre position rCesi pas
Et à Mlle de Rozières, en lui annonçant que tous Les projets
sont subitement changés et le voyage à Nérac suspendu.
Mme Sand écrit à la même date une lettre non moins désespé-
rée. Mais cette lettre-là se rapporte à un autre, au second sujet
d'inquiétudes de Mme Sand en ce néfaste printemps, — à Chopin.
Elle apprit qu'il était tombé malade, et l'effroi la rendit malade
à son tour. « Encore ce chagrin-là à ajouter à tout le reste. Est-
il vraiment sérieusement malade? Ecrivez-moi, je compte sur
vous pour me dire la vérité et pour le soigner (2)... »
A partir de ce 7 mai, ces deux leitmotive — qu'on aurait pu
appeler en langue wagnérienne les leitmotive du chagrin et du
désespoir : Chopin, Solange — résonnent tantôt en se fondant,
tantôt en s'entrelaçant, tantôt parallèlement, dans toutes les
lettres inédites de Mme Sand et dans les peu nombreuses lettres
publiées. Un peu plus tard il s'y joint un troisième, — Augus-
tine Brault, motif tragiquement et étroitement lié au basso
oUigato de Solange.
... Chère amie, écrit Mme Sand à Mlle de Rozières, le 8 mai, je suis
bien effrayée. Il est donc vrai que Chopin a été très mal? La princes
me l'a écrit hier, en me disant qu"il était hors d'affaire, mais d'où vient
que vous ne m'écrivez pas? Je suis malade d'inquiétude et en vous
écrivant j'ai un vertige. Je ne puis quitter ma famille dans un pareil
moment, lorsque je n'ai même pas Maurice pour sauver les convenances
et garder sa sœur de toute supposition malhonnête. Je souffre bien, je
vous assure. Ecrivez-moi, je vous en supplie. Dites à Chopin ce que
vous jugerez à propos sur moi. Je n'ose pourtant pas lui écrire, je crains
de l'émouvoir, je crains que le mariage de Solange ne lui déplaise
beaucoup et que chaque fois que je lui en parle il n'ait une secousse
désagréable. Pourtant je n'ai pas pu lui en faire mystère et j'ai dû
(t) Inédite.
(2) Inédite.
(3) La princesse Anna Czartoryska.
GEORGE SA NI)
agi] comme je l'ai fait. Je ne peux pas faire de Chopin un chef h un
conseil de famille, mes enfants ne l'accepteraienl pas h la dignité de
ma vie Berah perdue... ( I ».
A cette même date du 8 mai, George Sand éeril encore une
lettre pressée à Maurice en ajoutant quelques mots à Clésinger,
puis elle écril à Clésinger seul. On voil que ses inquiétudes et
ses alarmes sont arrivées à leur suprême degré.
Puis il se fail une petite accalmie : Chopin va mieux, Mme Sand
se tranquillise un peu. Elle écril à Mlle de ROzières pour la
remercier chaudement de son aide et do ses soins :
... Votre lettre me rend la vie, il en était temps. Ma tête se fend d'être
aux prises avec tant de choses à la fois. 11 m'écrit aussi un petit mot
comme si de rien n'était, et je lui réponds de même. Grzym. m'a écrit
aussi et me dit que vous êtes un auge pour Chopin. J'irai a Paris avec
Sol. et sou mari... (2).
Voici ce « petit mot » de Chopin :
Vous dirai- je combien votre bonne lettre que je viens de recevoir
m'a fait plaisir et combien les excellents détails touchant tout ce qui
vous occupe maintenant m'ont intéressé. Personne- plus que moi
parmi vos amis, vous le savez bien, ne fait de vœux plus sincères pour
le bonheur de votre enfant. Aussi, dites-le-lui de ma part, je vous prie.
Je suis déjà bien. Dieu vous soutienne toujours dans votre force et
votre activité. Soyez tranquille et heureuse.
Votre tout dévoué. Ch...
Samedi (3).
Toutefois dans la lettre à Grzymala datée du 12 mai, c'est-à-
dire écrite trois ou quatre jours avant la dernière lettre à Mlle de
Rozières, nous entendons d'autres sons, et si Mme Sand semble
un peu calmée sur le compte de la santé de Chopin, elle paraît
être parfaitement consciente de la rupture morale accomplie
entre eux et de la nécessité de recourir à un tiers pour expliquer à
(1) Inédite.
(2) Inédite.
(3) Ce devait être samedi le 15 mai 1847. (Inédite.)
57o GEORGE SAND
Chopin ses agissements, de justifier ses cachotteries lors des
fiançailles de Solange :
.1// comte Albert Grzymala.
12 mai 1847 (1).
Merci, cher ami, pour tes bonnes lettres. Je savais d'une manière
incertaine et vague qu'il était malade, vingt-quatre heures avant la
lettre de la bonne princesse. Remercie aussi pour moi cet ange. Ce
que j'ai souffert durant ces vingt-quatre heures est impossible à te
dire et quelque chose qu'il arrivât j'étais dans ces circonstances à ne
pouvoir bouger.
Enfin, pour cette fois encore, il est sauvé, mais que l'avenir est
sombre pour moi de ce côté !
Je ne sais pas encore si ma fille se marie ici dans huit jours ou à Paris
dans quinze. Dans tous les cas, je serai à Paris pour quelques jours
à la fin du mois, et si Chopin est transportable, je le ramènerai ici.
Mon ami, je suis aussi contente que possible du mariage de ma fille,
puisqu'elle est transportée d'amour et de joie et que Clésinger me paraît
le mériter, l'aimer passionnément et lui créer l'existence qu'elle désire.
Mais cest égal, on souffre bien en prenant une pareille décision (2).
Je crois que Chopin a dû souffrir aussi dans son coin de ne pas savoir,
de ne pas connaître et de ne pouvoir rien conseiller. Mais son conseil
dans les affaires réelles de la vie est impossible à prendre en considé-
ration. Il n'a jamais vu juste les faits, ni compris la nature humaine
sur aucun point ; son âme est toute poésie et toute musique et il ne
peut souffrir ce qui est autrement que lui (3). D'ailleurs son influence
dans les choses de ma famille serait pour moi la perte de toute dignité
et de tout amour vis-à-vis et de la part de mes enfants.
Cause avec lui et tâche de lui faire comprendre d'une manière géné-
rale qu'il doit s'abstenir de se préoccuper d'eux. Si je lui dis que I lé-
singer (qu'il n'aime pas) mérite notre affection, il ne le haïra que da-
(1) Nous imprimons cette lettre intégralement d'après une copie commu-
niquée par M. de Spœlberch. Des extraits en furent publiés par M. Roche-
blave. Nous entourons de crochets les passages inédits et nous soulignons la
date précise de cette lettre qui manquait à la copie de Mme Maurice Sand.
(2) C'est nous qui soulignons. Il est clair que Mme Sand fait allusion à sa
décision de cacher à Chopin le vrai état des choses, les causes du mariage
précipité de Solange avec Clésinger, en général désapprouvé par Chopin,
ce qui devait infailliblement l'amener à se sentir pour ainsi dire mis en dehors
de la famille et provoquer une rupture morale définitive.
(3) Cf. avec ce que l'auteur de Lucrezia Floriani dit de Y exclusivisme du
prince Karol. (V. plus haut, p. 522-523.)
GEORGE SAND 571
vantage et Be fera haïr de Solange. Tou1 cela esl difficile et délicat
ci je m' s.iis aucun moyen de calmer e1 de ramener une âme malade
qui s'irrite des efforts qu'on fait pour La guérir., Le mal (|iii ronge ce
pauvre être au moral el au physique me tue depuis Longtemps, et je
le vois s'en aller sans avoir jamais pu lui faire du bien, | * 1 1 i - f 1 1 1 * • c esl
l'affection inquiète, jalouse el ombrageuse qu'il me porte, qui esl la
cause principale de sa tristesse. Il y a sepl ans que je vis comme une
vierge avec lui d les autres, je me suis vieillie avant l'âge el même
sans effort ni sacrifice, tant j'étais lasse de liassions el désillusionnée,
et sans remède. Si une femme sur la terre devait lui inspirer la con-
fiance La pins absolue, c'était moi, el il ne l'a jamais compris : el je
sais que bien des gens m'accusent, les uns de L'avoir épuisé par la vio-
lence de nies sens, les autres de l'avoir désespéré par mes incartades.
Je crois que tu sais ce qui en est. Lui, il se plaint à moi de ce que je
l'ai tué par la privation, tandis (pie j'avais la certitude de le tuer
si j'agissais autrement. Vois quelle situation est la mienne dans cette
amitié funeste, où je me suis laite son esclave, dans toutes les circons-
tances où je le pouvais sans lui montrer une préférence impossible et
coupable sur mes enfants [où ce respect (pie je devais inspirer à mes
enfants et à mes amis a été si délicat et si sérieux à conserver. .J'ai
fait, de ce côté-là, des prodiges de patience dont je ne me croyais pas
capable, moi qui n'avais pas une nature de sainte comme la princesse.
,1e suis arrivée an martyre: mais le ciel est inexorable contre moi,
comme si j'avais de grands crimes à expier, car an milieu de tous ces
efforts et de ces sacrifices, celui que j'aime d'un amour absolument
chaste et maternel, se meurt victime de l'attachement insensé quïl
me porte.
Dieu veuille, dans sa bonté, que, du moins, mes enfants soient
heureux, c'est-à-dire bons, généreux et en paix avec la conscience;
car pour le bonheur, je n'y crois pas en ce monde, et la loi d"en-haut
est si rigide à cet égard que c'est presque une révolte impie que de
songer à ne pas souffrir de toutes les choses extérieures. La seule force
où nous puissions nous réfugier, c'est dans la volonté d'accomplir
notre devoir...
Parle de moi à notre Anna et dis-lui le fond de mon cœur, et puis
brûle ma lettre. Je t'en envoie une pour ce brave Guttmann, dont je
ne sais pas l'adresse. Ne la lui remets pas en présence de Chopin,
qui ne sait pas encore qu'on m'a appris sa maladie et qui veut que je
l'ignore. Ce digne et généreux cœur a toujours mille délicatesses exquises
à côté des cruelles aberrations qui le tuent. Ah ! si un jour Anna
pouvait lui parler et creuser dans son cœur pour le guérir. Mais il se
ferme hermétiquement à ses meilleurs amis. Adieu, cher, je t'aime.
Compte que j'aurai toujours du courage et de la persévérance et du
572 GEORGE S AND
dévouement malgré mes souffrances, el que je ne me plaindrai pas.
Solange t'embrasse.
George.
Nous sommes convaincu que la rupture entre les deux amis
qui s'était déjà déclarée en l'été de 1846 et se signala par cette
ligne de démarcation nettement tracée alors par .Mme Sand
entre la vie de Chopin et celle de sa propre famille, s'accomplit
à ce moment précis : en avril et mai 1847. Et cela parce que
Mme Sand n'avait plus pour Chopin de vrai amour de femme,
mais une tendresse amicale et de la pitié. Tout ce qui survint
plus tard, c'est-à-dire la transformation de leurs relations inté-
rieurement étrangères, mais amicales en apparence, en une
querelle ouverte, fut causé par des événements dans lesquels
Solange joua le rôle principal du personnage actif : celui des
victimes échut à Mme Sand et à Augustine. Si Chopin prit le
parti de Solange contre sa mère, c'est justement parce qu'il n'y
avait plus entre lui et Mme Sand cette fusion intime, cet amour
vrai qui nous oblige même de loin à prendre par sentiment le
parti de nos amis lointains, alors même que notre raison ne sait
rien encore des circonstances. Il ne restait plus aussi dans le
cœur de Chopin qu'une passion jalouse, soupçonneuse et
maladive, et les douloureux souvenirs d'un bonheur passé !
Le 20 mai, Solange fut mariée en toute hâte, et sous ce rapport-
là du moins, Mme Sand se sentit soulagée d'un grand poids,
quoique la noce ne fût nullement gaie. M. Poinsot a bien raison
aussi de citer « pour la bizarrerie de leur rédaction » les deux
lettres de faire part de ce mariage, dans lesqu elles « le nom du
père de Mlle Solange ne figurait point, quoiqu'il fut vivant et
qu'il assistât à la cérémonie et où Solange elle-même n'était
pas désignée sous son nom véritable et légal, mais seulement
sous le pseudonyme littéraire de sa mère (1) ».
Le lendemain 21 mai, dans deux lettres absolument curieuses,
peignant presque identiquement les étranges et déplaisants
(1) M. Poinsot s'abuse seulement en croyant que M. Dudevant mourut
on 1873 ; il mourut en 1871.
GEORGE SA NI) 573
événements, Mme Sand raconte les faits comme suit aux époux
Poney et ;'i Mlle de Rozières :
Mrs enfants, ma fille Solange est mariée d'hier, bien mariée avec
mi galant bomme el un grand artiste, Jean-Baptiste Clé inger. Elle
csi heureuse. Nous le sommes tous. Mais nous sommes sur le3 dents,
car jamais mariage n'a été mené avec tant de volonté ci de prompti-
tude... M. Dudevanl a passé trois jours chez moi et i<' voilà reparti.
Il nous fallait le saisir an vol dans un lion moment ci nous n'avons
pas même eu le lemps d'avertir nos amis à uw lieue à la ronde. Nous
avons fait venir le maire et le curé, au moment où ils y pensaienl le
moins el nous avoir marié comme par surprise. C'est donc fini, ci.
respirons 1 1 i.
En annonçant à MUe do Rozières que le grand événement a
enfin eu lion la veille, Mme Sam! s'empresse de lui dire que
« Chopin lui écrit qu'il est lui-même sur le point de partir pour
la campagne, et puisqu'il va tout près, il sera bien facile qu'il
revienne quand je serai arrivée... » (Il est difficile de dire
si ces mois répondent à une question de Mlle de Rozières
ou s'ils recèlent une intention précise). Immédiatement après
Sand ri vient à la description de la noce, parle de l'arrivée
du « baron et de sa suite », et dit que « jamais mariage ne fut
moins gai, en apparence du moins, grâce à la présence de cet
aimable personnage dont les rancunes et les aversions sont
aussi vives que le premier jour. Heureusement qu'il est parti
à quatre heures du matin le lendemain du mariage (2)... ». Pour
comble d'agrément, dit-elle, elle-même s'était démis le pied et
on dut la porter à l'église (3).
(1) Extrait publié par M. Rocheblave dans la Revue des Deux Mondes.
(2) Nous avens déjà cité les lignes de cette lettre inédite dans le deuxième
volume de notre ouvrage, au chapitre xi.
(3) A la fin de la lettre à Mazzini, datée du 22 mai 1847 et imprimée dans
le tome II de la Correspondance (p. 364-366), on a omis les lignes suivantes
(venant après les mots : f espère la durée de cet amour et de cet hyménée) : « J'ai
eu la gaucherie de me casser un muscle à la jamoe et de me le recasser pour
avoir voulu marcher trop rite. Voilà pourquoi, ne pouvant faire un mouvement
et vous écrivant au milieu de la nuit, je me sers de ce mauvais tout de papier
qui finit et ne me laisse plus de place que pour vous dire que je vous respecte et
vous aime. «
574 GEORGE SAND
Il semble que ce mariage du moins aurait dû tranquilliser
Mme Sand. Loin de là ! Il ne fut que le prologue d'une série
d'événements, tragiques, repoussants par leur brutalité, leur
insigne trivialité : ils creusèrent pour toujours un abîme entre
la mère et la fille.
Nous raconterons à présent des faits et des événements abso-
lument ignorés des biographes et comblerons la lacune qui, après
le récit du mariage de Solange, existe chez les narrateurs les
mieux renseignés des relations entre Chopin et George Sand.
George Sand et Solange. Grâce à cette lacune, on ne comprenait
pas pourquoi les rapports de Mme Sand et de sa fille s'en-
venimèrent soudain au point de se changer en animosité com-
plète, presque en haine, au point d'amener une rupture irrévo-
cable entre Mme Sand, Solange et Clésinger, au point que
Mme Sand chassa ce dernier de Nohant, déclarant à sa fille, à
peine mariée, qu'elle ne pouvait y retourner que « séparée de son
mari », au point enfin d'exiger de Chopin, s'il voulait jamais
revenir chez elle, la promesse formelle de ne recevoir chez lui ni
Solange, ni Clésinger, etc., etc. L'ignorance des faits réels fut une
pierre d'achoppement pour tous ceux qui écrivirent sur la
liaison de Chopin et de George Sand. Le peu qui avait transpiré
et se colportait dans la presse, on le rattachait à la rupture
entre eux. De là une série interminable de légendes, de supposi-
tions fantastiques, de calomnies contre George Sand d'une
part, ou de vagues essais d'expliquer sa conduite par différentes
considérations abstraites, ou encore de sincères aveux que
« toute cette histoire était obscure et incompréhensible ».
Cette ignorance des faits réels fit déclarer à certains biographes
de Chopii que George Sand « avait depuis longtemps voulu
se défaire de son malade ordinaire, qu'elle se servit pour cela du
premier prétexte venu, et que ce prétexte fut une dispute à propos
du mariage de Solange ». D'autres assurèrent qu'afin de « se
défaire » de Chopin, Mme Sand aurait « avec une astuce dia-
bolique envoyé à Chopin Lucrezia Floriani, parce qu'il n'arri-
vait pas à comprendre qu'elle en avait assez de lui ». D'autres
encore parlent de « l'inexplicable » froideur et de l'animosité
GEORGE S. WD 575
que George Sand aurail on ne Bail trop pourquoi témoi-
gnées à Solange, après son mariage, el que Chopin pril jus-
tement ;'i cœur la triste position de la jeune femme abandonnée
par sa mère. Certains supposent encore que la raison principale
des différends entre Solange el Ba mère lui le désordre pécu-
niaire de ClésÛlger, ses dettes, la prompte dilapidation de la
fortune de sa femme, les craintes de la mère pour l'avenir de
sa tille et aussi la crainte de dettes ignorées : bref ils mirent
en avant la question d'argent. Cette dernière opinion parut con-
firmée par la publication dv> lettres de Solange à Chopin, lettres
dans lesquelles Mme Clésinger présentait les choses de manière
à faire croire que sa mère les avait abandonnés, elle et son mari,
au milieu drs plus horribles difficultés, les laissa en proie à ses
propres créanciers, ne se souciant nullement de leur position
pécuniaire. Toutes ces plaintes, en désaccord complet avec la
réalité, ont déjà été réfutées d'une manière fort probante par
M. Rocheblave, d'après des lettres et des données que lui com-
muniqua M. Henry Harrisse; ce dernier ayant participé comme
avocat à la liquidation de l'héritage de -Mme Sand. sut le
ohiffre de la dot de Solange, lors de son mariage (1). Enfin
d'autres encore, et Chopin lui-même, qui ne sut que par Solange
<r qui se passa à Ndhant, en l'été 1847, donc qui ne sut jamais
li vérité, soupçonnèrent George Sand du désir « d'éloigner » sa
fille, de se défaire d'elle, afin de cacher une nouvelle histoire
amoureuse ; Chopin crut que c'était cette raison qui avait fait
éloigner Solange et lui de Xohant. Or, nous savons que Cho-
pin partit dès l'automne de 1846 et qu'en 1847, il n'y revint
pas. Quant au pourquoi de l'éloignement de Solange, c'est-à-
(1) Solange avait reçu par contrat de mariage ce même hôtel de Naroonne
représentant une partie de la dot maternelle, qui avait été d'abord, pendant
le procès avec M. Dudevant, cédé à ce dernier par Mme Sand, puis racheté,
et dont le prix s'élevait à 100 000 francs. Il rapportait jusqu'à 8 500 francs
de loyer, mais Solange devait payer l'intérêt des hypothèques, de sorte
que la maison lui rapportait à peu près 5 500 francs de rente. Mais d'emblée,
les époux Clésinger avaient négligé de payer lesdits intérêts et dix-huit
mois plus tard l'hôtel, tombé entre les mains des créanciers, fut vendu aux
-enchères malgré toutes les démarches de George Sand, dont nous donnerons
les preuves.
576 IRGE SAND
dire aux causes de la catastrophe qui éclata à Nohanl en
juin L847, ladite Solange s'efforça de les cacher, ou de les tra-
vestir aux yeux de Chopin.
Voici ce qui arriva. Nous avons dit que Maurice était allé
en Hollande Il y alla avec un camarade, Théodore Rousseau.
Au moment où Solange oageail en pleine lune de miel et que
Mme Sand soignait son pied meurtri, Rousseau vint passer
quelques jours à Nohant. A Paris déjà, il avait l'ait la cour à
la jolie Augustine. Il paraît qu'à Nohant, son inclination pour
cette jeune personne se précisa définitivement et il la demanda
en mariage.
Le 7 juin, moins de trois semaines après la. noce de Solange,
Mme Sand annonce à sa sœur Mme Caroline Cazamajou que ce
mariage-là est encore décidé el qu'Augustine est la fiancée
de Rousseau. Elle confesse qu'elle avait espéré marier un jour
Augustine à Maurice, mais que ces deux enfants qui se connais-
saient dès leur plus jeune âge, n'avaient l'un pour l'autre (pie
d s sentiments fraternels.
( !e fut en ces jours d'accalmie à Nohant, -Après la noce de
Solange, la guérison de Chopin et à la veille du mariage d' Au-
gustine que Mme Sand écrivit à Mme Louise Jedrzeiewicz la
lettre que voici, publiée par 31. Karlowicz, sans indication de
date, mais qui se rapporte sûrement aux derniers jours de mai
ou aux premiers jours de juin 1847, lorsque le premier mariage
avait déjà eu lieu, où le second était décidé et où Solange était
encore à Nohant :
Je n'ai ni i plume, ni temps. Je ne sais où donner de la
tant j'ai de choses à faire, car je marie une fille adop naine
prochaine, et je suis à peine ho mires et des embarras du der-
nier mariage. Mais je vous aime et je veux \ ■ rcier de tout ce
que vous nie dites de bon. de tendre et d'excellent. Chère amie, j'es-
père que tout sera bien. J'y i'.:i> de mon mieux. Chop[in] va assez
bien. 11 a appris le. douloureuse nouvelle (pie je savais déjà de la mort
de W... (1 1. Adieu, ma bien-aimée >ix vôtres.
Mon cœur à vous. Solange vous embrasse et vous aime...
(1) Celle du poète Etienne Witwicki, ami d'adolescence et de jeunesse
de Chopin, mort en 1847.
GEORGE SAND 577
Mais il paraîl que les projets de mariage avaient du guignon
à Nohant : déjà le 22 juin, Mme Sand annonce à Mme Caroline
Cazamajou < | m* le mariage d'Augustine esl rompu. Comme
raison de la rupture, elle prétexte les dettes et la m&u
santé du jeune peintre. Mais elle ne dil cela que pour sauver
1rs apparences : les vraies causes qui lirenl si brusquement
casser les fiançailles à peine annoncées éf aient tout autres.
Même au beau milieu de sa jeune félicité, Solange était restée
fidèle à sou caractère : elle était méchante par méchanceté, comme
on aime Vari par amour de Vart, sans aucune autre raison et
sans aucune autre cause. Mariée, elle lit un double emploi de sa
méchanceté. Elle avait toujours haï Augustine ; elle voulut, on
ne sait trop pourquoi, rompre son mariage, et, par ses calomnies
et ses insinuations, elle y parvint. Puis, fâchée avec sa mère,
elle se vengea immédiatement d'elle aussi, en faisant circuler des
calomnies ! il se passa alors à Nohant des événements tels.
que, tout en ayant en main d'amples documents et un récit
détaillé fait par une personne très proche de George Sand, qui
l'entendit de sa propre bouche et de celle de Maurice Sand,
nous préférons néanmoins ne pas narrer nous-mêmes tout ce
qui se passa : nous nous bornerons à donner soit intégrale-
ment, soit en extraits six lettres médites de Mme Sand et deux
lettres publiées, toutes les huit écrites de juin à décembre 1847.
.4 mademoiselle de Rozières.
Nohant, juillet 1847.
... Ce que j'ai souffert de Solange depuis son mariage est impossible
à raconter et ce que j'y ai mis de patience, de miséricorde intérieure
et de souffrance cachée, vous seule pouvez l'apprécier, car vous savez
ce que je souffre d'elle depuis qu'elle existe. Cette froide, ingrate et
amère enfant a joué fort bien la comédie jusqu'au jour de son mariage
et son mari avec elle, encore mieux qu'elle. Mais à peine en possession
de l'indépendance et de l'argent, ils ont levé le masque et se soin
imaginé qu'ils allaient me dominer, me ruiner et me torturer à leur
aise. Ma résistance les a exaspérés et pendant les quinze jours qu'ils
ont passés ici, leur conduite est devenue d'une insolence scandaleuse,
m. 37
578 GEORGE SAND
inouï?. Les scènes qui m'ont forcée, non pas à les mettre, mais à les
jeter à la porte, ne sont pas croyables, pas racontables. Elles se résu-
ment en peu de mots : c'est qu'on a failli s'égorger ici. (pic mon cendre
a Levé un marteau sur .Maurice, m l'aurail t'ié peut-être, -i je ne
m'étais mise entre eux. frappant mon gendre à la figure et recevant
de lui ru coup de poing dans la poitrine. Si 1" curé qui se trouvait là,
des amis et un domestique c'étaient intervenus par la force des bras,
Maurice, armé d'un pistolet, le tuait sur place, Solange attisant le
feu avec une froideur féroce et ayant fait naître ces déplorables fureurs
par dts ragots, dis mensonges, dc< noirceurs inimaginables, -ans qu'il
y ait eu ici de la part de Maurice et de qui que ce *<iil l'ombre d'une taqui-
nerie, l'apparence d'un tort. Ce couple diabolique est parti 1 ier soir,
criblé de dettes, triomphant dans l'impudence et laissant dans le pays
un scandale dont ils ne pourront jamais se relever. Enfin, pendant
trois jours, j'ai éié dans ma maison sous le coup de quelque meurtre.
Je ne veux jamais les revoir, jamais ils ne remettront les pieds chez
moi. Ils ont comblé la mesure. Mon Dieu, je n'avais rien fait pour
mériter d'avoir une telle fille.
Il a bien fallu que j'écrive une partie de cela à Chopin : je craignais
qu'il n'arrivât au milieu d'une catastrophe et qu'il n'en mourût de
douleur et de saisissement. Ne lui dites pas jusqu'où ont été les choses,
on le lui cachera s'il est possible. Ne lui dites pas que je vous écris,
et si .Al. et Mme Clésinger ne se vantent pas de leur conduite, gardez-
m'en le secret. Mais il est probable, d'après leur manière d'agir insensée
et impudente, qu'ils me forceront à défendre Maurice. Augustine et
moi des atroces calomnies qu'ils débitent.
J'ai un service à vous demander maintenant, mon enfant. C'est de
prendre très positivement les clefs de mon appartement, dès que Cho-
pin en sera sorti (s'il ne l'est déjà) et de ne pas laisser Clésinger, ou
sa femme, ou qui que ce soit de leur part y mettre les pieds. Ils sont
dévaliseurs par excellence, et avec un aplomb mirobolant ils me la
raient sar.s un lit. Ils ont emporté d'ici jusqu'aux courtepointes et aux
flambeau::... Au besoin il faudra voir en sccret M. Laroc et lui dire que
je ne veux pas que ma fill" aille avec ou sans son mari (car je prévois
qu'ils seront brouillés à mort dans peu de temps) s'installer dans mon
appartement. Ils feraient quelque scandale dans le square et je n'y pour-
rais jamais retourner...
A ht même.
Nohaat, 25 juillet 1847.
Mon amie, je suis inquiète, effrayée; je ne reçois pas de nouvelles de
Chopin depuis plusieurs jours, je ne sais pas combien de jours, car
GEORGE S AND 579
le ohagrin qui m'accable je ne oie rend pa compte du temps.
Mais il y a trop longtemps, à ce qu'il me semble, il allait partir et toul
à coup il ne \ ient pas, il n'écrit pa , S est H mis en route? E 1 il arrêti
malade quelque pari' S'il était sérieusement malade, ne me l'écri-
ous pas en voyant son <''iai de souffrance - ■ prolonger? .1"
déjà partie sans la crainte de me croiser avec lui el sans l'hoireur que
j'ai d'aller à Paris m'exposer à la haine de celle que vous jugez 1
bonne, si tendre pour moi. J'ai été Inquiète d'elle aussi. La rage peu!
l'aire autant ilf ma] que le désespoir e1 j'ai «''té ce Boir à la chaire pour
savoir si ses amis avaient de ses nouvelles. Ils en oui reçuel médisent
qu'elle va beaucoup mieux. C'est «loue Chopin qui m'inquiète et 1
je ne reçois pas demain quelque nouvelle rassurante, je crois que je
partirai.
("est souffrir trop de maux à la l'ois, et je vous assure que sans
Maurice... je sais bien que je me débarrasserais de ma pauvre vie...
Par moments je pense, pour me rassurer, que Chopin Faillie beau-
coup plus que moi, me boude et prend parti [tour elle.
J'aimerais cela cent fois plus que de le savoir malade. Dites-moi
tout franchement ce qui en est, et si les affreuses méchancetés, si les
incroyables mensonges de Solange le gouvernent, soit! Tout me de-
vient indifférent pourvu qu'il guérisse.
.-1 la même.
(Sans date.)
Chère amie, j'allais partir par cet affreux temps, un véritable dé-
luge ici, et pas d'autre moyen de transport jusqu'à Vierzon qu'un
cabriolet de poste. Mes chevaux étaient commandés, et, malade à
mourir, j'allais voir pourquoi l'on ne m'écrivait pas. Enfin je reçois
par le courrier du matin une lettre de Chopin. Je vois que, comme à
l'ordinaire, j'ai été dupe de mon coeur stupide et que pendant que je
passais six nuits blanches à me tourmenter de sa santé, il était occupé
à dire et à penser du mal de moi avec les Clésinger. C'est fort bien.
Sa lettre est d'une dignité lisible et les sermons de ce bon père de famille
me serviront en effet de leçon. Un homme averti en vaut deux, je
me tiendrai fort tranquille désormais à cet égard.
Il y a là-dessous beaucoup de choses que je devine, et je sais de quoi
ma fille est capable en fait de calomnie, je sais de quoi la pauvre cer-
velle de Chopin est capable en fait de prévention et de crédulité...
mais j'ai vu clair enfin ! et je me conduirai en conséquence ; je ne don-
nerai plus ma chair et mon sang en pâture à l'ingratitude et à la per-
versité. Me voici désormais paisible et retranchée à Nohant, loin des
ennemis acharnés après moi. Je saurai garder la porte de ma forteresse
580 GEORGE SAND
contre les méchants et les fous. Je sais que pendant ce temps ils vont
me tailler en pièces. C'est bien ! Quand leur haine Bera assouvie de ce
côté, ils se dévoreront les uns les autres.
... Je trouve Chopin magnifique de voir, fréquenter e1 approuver
Clésinger qui m'a frappée, parce que je lui arrachais des mains un
marteau levé sur Maurice. Chopin, que tout le monde me disait être
mon plus fidèle et plus dévoué ami! ("est admirable! Mon enfant,
la vie est une ironie amère, et ceux qui ont la niaiserie d'aimer et de
croire doivent clore leur carrière par un rire lugubre et un Banglot
désespéré, comme j'espère que cela m'arrivera bientôt. Je crois à
Dieu et à l'immortalité de mon âme. Plus je souffre en ce monde, plus
j'y crois. J'abandonnerai cette vie passagère avec un profond dégoût,
pour renter dans la vie éternelle avec une grande confiance...
Enfin le 14 août, ayant bien certainement reçu une réponse
de Mlle de Rozières, elle lui écrit le billet que voici, dont le ton
assez sec prouve que Mme Sand ira pas dû trouver en cette
demoiselle un cœur sympathique et que cette amitié fut encore
l'objet d'une désillusion. D'autre part, la note du désespoir s'y
laisse entendre encore plus distinctement :
14 août 1847.
Je suis plus gravement malade qu'on ne pense. Dieu merci ! car j'ai
assez de la vie et je fais mon paquet avec beaucoup de plaisir. .Je ne
vous demande pas de nouvelles de Solange, j'en ai indirectement.
Quant à Chopin, je n'en entends plus parler du tout, et je vous prie
de me dire au vrai comment il se porte : rien de plus. Le reste ne m'in-
téresse nullement et je n'ai pas lieu de regretter son affection.
Il paraît que cette lettre fut la dernière que George Sand
ait écrit à Mlle de Rozières. Il aurait peut-être mieux valu
qu'elle ne lui écrivît pas du tout en cette occasion, car la vieille
fille indiscrète, comme l'appelait jadis Chopin, n'était certes pas
capable d'apprécier la confiance et la franchise de Mme Sand ;
elle ne pouvait faire rien d'autre que d'agrandir encore par ses
caquets l'énorme avalanche de potins cpii roulait déjà et augmen-
tait d'heure en heure autour du désaccord entre Mme Sand et
Chopin (1). Ces quatre lettres-là sont de toute importance pour
(1) Ce n'est pas en vain que Solange, dans sa lettre à Chopin, après lui
GEORGE sa NI) 58]
le biographe. Elles prouvent que ce n'esl pas en mai ou juin L847,
au momenl du mariage de Solange, que Chopin dut s'exiler de
Nohant, que ce ne l'ni pas ■• Mme Sand qui L'exila » ou « lui dé-
fendil d'y revenir », ce ne fui pas elle non plus qui prononça le
dernier mot. Bien au contraire, elle attendait de lui une parole de
compassion : il mil Solange et pril parti pour elle; .Mme Sand
étail prête à aller le rejoindre à Paris, inquiète de Ba santé, elle
l'attendait à Xolianl. et lui no vint pas de son propre gré. Ces
Ici lies prouvent également que Mme Sand savait parfaitement
de quelles méchantes calomnies était capable Solange et prévoyait
que Chopin avec sa méfiance maladive ajouterait foi à tous les
racontars. C'est ce qui arriva bientôt. Dans les lettres de Cho-
pin (qui détestait Augustine, — ce qu'il ne faut pas oublier),
lettres imprimées par M. Karlowicz, dont nous avons cité des
extraits, on trouve l'écho de ces racontars. Chopin fait part
à sa famille des ruses et subterfuges auxquels on avait, selon
lui. eu recours à Nohant, pour cacher de prétendues intrigues
et aventures de Maurice, de Mme Sand elle-même, et
d'autres personnes encore. George Sand recueillait les tristes
fruits de sa cachotterie. Si elle avait franchement et carré-
ment raconté à Chopin la brusque apparition de Clésinger à
la Châtre, les accordailles et le projet d'enlever Solange, si,
même le mariage accompli, elle était allée à Paris, eût tout
conté à Chopin, lui eût parlé seul à seul, il est peu probable
que les insinuations haineuses de Solange eussent atteint leur
but. Le mal était maintenant irréparable, la rupture défini-
tive.
Nous raconterons tout à l'heure la dernière entrevue de
Mme Sand et de Chopin, les derniers échos de leurs relations bri-
sées : des nouvelles réciproques reçues par des tiers, par des
lettres d'amis. A présent, citons, encore des fragments de deux
lettres inédites et de deux lettres imprimées de Mme Sand
avoir narré quelque histoire concernant sa mère ou après s'être plainte d'elle,
s'empressait d'ajouter : « J'embrasse Mlle de Rozières ; dites-lui tout cela...
Solange savait fort bien à quel télégraphe perfectionné elle avait affaire en
la personne de son ex-maîtresse de musique.
582 GliORGE SAND
datées de cet automne, elles renferment des détails importants.
Dans la lettre du 9 août (1), après quelques lignes consacrées
au voyage manqué de la famille Poney à Nohant, — voyage
que Mme Sand semble elle-même avoir retardé, — elle écrit à
Charles Poney, devenu alors l'ami de toute la famille de Nohant,
« qu'elle n'avait jamais été superstitieuse, mais qu'elle Tétait
devenue à force de malheur, depuis deux ans ». Puis elle s'exprime
en ces termes sur les événements de cet été :
Tous les chagrins m'ont accablée par un enchaînement fatal (2) ;
mes plus pures intentions ont eu des résultats funestes pour moi et
pour ceux que j'aime; mes meilleures actions ont été blâmées par les
hommes et châtiées par le ciel comme des crimes. Ht croyez-vous que
je sois au bout? Non! Tout ce que je vous ai raconté jusqu'ici n'est
rien, et depuis ma dernière lettre, j'ai épuisé tout ce que le calice de
la vie a de désespérant. C'est même si amer et si inouï que je ne puis
en parler, 'du moins je ne puis récrire. Cela même me ferait trop de
mal. Je vous en dirai quelques mots quand je vous verrai. Mais si je
ne reprends courage et santé jusque-là, vous me trouverez bien vieillie,
malade, triste et comme abrutie. Voilà aussi, mon enfant, pourquoi je
n'ose pas appeler Désirée avec l'ardeur que j'y avais mise avant
tous mes chagrins. Je crains que cette chère enfant ne me trouve tou.te
différente de ce que vous lui avez dit de moi, et que le spectacle de
mon abattement ne la froisse et ne la consterne. J'étais, quand vous
m'avez vue, dans un état de sérénité à la suite de grandes lassitudes.
J'espérais du moins, pour la vieillesse où j'entrais, la récompense de
grands sacrifices, de beaucoup de travaux, de fatigues et de vie entière
de dévouement et d'abnégation. Je ne demandais qu'à rendre heu-
reux les objets de mon affection (3). Eh bien ! j'ai été payée d'ingra-
titude, et le mal l'a emporté dans une âme dont j'aurais voulu faire
le sanctuaire et le foyer du beau et du bien. A présent je lutte contre
moi-même pour ne pas me laisser mourir. Je veux accomplir ma tâche
jusqu'au bout. Que Dieu m'assiste ! je crois en lui et j'espère !...
Mais n'ayant pas rencontré la moindre sympathie chez Mie de
Rozières, souffrant cruellement dans son isolement moral, avide
(1) Corresp., t. II, p. 371.
(2) Allusion très transparente au lien existant entre la rupture avec sa
fille et celle avec Chopin, et finalement entre elles et la malheureuse histoire
du mariage manqué d'Augustine.
(3) Cf. avec la page 4b6 de VHistoire de ma vie et les lignes précitées
de la Lucrezia Floriani.
GEORGE SAM)
de trouver ne fût-ce qu'une étincelle < !<• condoléance, et malgré
son assertion de tout à l'heure qu'elle - ne pouvait parlez « > 1 1 du
moins ne pouvait pas écrire », le 27 août Mine Sand récrit ;i
Poney et lui conte franchement sa rupture avec sa fille:
Je suis brouillée avec ma fille... .Ius<|u';'i la veille de Bon mari
elle a porté pendant deux mois le masque de tendresse, d'abandon,
de sincérité (1) qui me rendait trop heureuse, el je ne suis pas née
pour être heureuse. A peine mariée elle a tout foulé aux pieds, elle a
jeté le masque. Elle a aigri son mari, qui i st une tête ardente el faible,
contre moi, contre Maurice, contre Augustine, qu'elle hait mortelle-
ment et qui n'a eu d'autre tort que d'être trop bonne et trop dévouée
pour elle, ("est elle qui a fait manquer le mariage de cette pauvre Augus-
tine et qui a rendu Rousseau iiiomeutanéiiient l'on en lui disant une
calomnie atroce sur Maurice et sur elle... Elle a dix-neuf ans. el]
belle, elle a une intelligence remarquable, cil;' a é,é élevée avec amour
dans des conditions de bonheur, de développement, de moralité qui
auraient dû en faire une sainte ou une héroïne. Alais ce siècl est
maudit et elle est l'enfant de ee siècle (2). Il n'y a pas de religion dans
son âme ; et à mesure que ses moyens de séduction lui ont procuré
les joies funestes de l'orgueil et de vanité, elle a tout sacrifié à cet eni-
vrement. Depuis deux ans surtout clic était sur une pente déplorable
et m'imputait à crime de vouloir la retenir. Vous serez effrayé de la
puissance de cette organisation terrible qui pouvait être magnifique,
qui le deviendra peut-être un jour, si Dieu lui envoie une étincelle
d'amour véritable, une goutte de la rosée du ciel, la tendresse !
Mais jusqu'ici tour est jiiissiini chez elle et passion glacée, ce qui est
bien profond, bien inexplicable, et bien effrayant!...
Puis Mme Sand parle des cancans, des abominables potins
qui l'envahissent de toutes parts, de la trahison des amis. Mais
tout cela serait supportable ; la haine de sa fille, voici ce qui Fa
terrassée, ce qui la torture. Cette malheureuse enfant a découvert,
on ne sait trop où ni comment, « qu'en ce monde tous sont ou
bourreaux ou victimes et s'est décidée à être bourreau; c'est
horrible » !
Mme Sand conte, en plus, un petit fait à propos de la vente
(1) Cf. avec Mlle Merquem, p. 292.
(2) Cf. avec Mlle Merquem, p. 301, et avec ce que nous avons dit plus
haut, p. 566.
584 GEORGE SAND
d'un cheval par Solange, un petit fait prouvant grandement
combien cet être si jeune était pratique et incroyablement avide
en matière d'argent. (Or, c'était la même Solange qui décrivait
en ce même moment (1) et sous les couleurs les plus poétiques
combien elle était peu faite pour la vie prosaïque, elle « qui
comptait vivre dans les espaces imaginaires avec des rêves de
poésie, au milieu des nuages et des fleurs» et qu'elle « était sûre
que grâce à l'impitoyable réalité elle « deviendrait avare ».) A la
fin de cette lettre George Sand laisse voir un désespoir sans
bornes : on la sent écrasée par son chagrin.
Sur ces entrefaites, après avoir passé quelques semaines à
Paris et après y avoir fort lestement mangé presque tout leur
argent, les époux Clésinger se rendirent à Nérac, chez le papa
Dudevant, et à Besançon chez les parents de Clésinger. Solange
s'arrêta quelques jours à la Châtre, où elle descendit chez sa
cousine Léontine Chatiron, devenue depuis 1843 Mme Henri
Simonnet. Ayant appris son arrivée, Mme Sand désira la voir
et l'envoya chercher : Solange fit une visite à sa mère en com-
pagnie de Charles Duvernet et de sa femme, mais sans son
mari. En décrivant cette visite et la second? jjui la suivit de près,
Solange se plaint amèrement : sa mère s'est montrée très froide,
dit-elle, et ne lui parla qu'affaires ; Maurice, venu au-devant d'elle
«avec sa bouche égoïste et vexée», joua avec son chien et « fit le
prévenant avec elle », mais lui demanda seulement : « Veux-tu
manger quelque chose? » Enfin elle se plaint de ce que « sa
chambre nuptiale est entièrement démeublée, qu'on y a enlevé
les rideaux, le lit, qu'on a séparé la chambre en deux parties :
l'une est la salle, l'autre la scène et on y joue la comédie »,
qu'on a fait de son cabinet, la garde-robe des costumes, et de
son boudoir, le foyer des acteurs. Chopin, de son côté, redit tout
cela dans sa lettre à sa famille (2). Évidemment, ou Solange ne
comprenait pas combien elle avait été coupable ou elle tâchait
(1) V. M. Karlowicz, Pamiatki po Chopinie, p. 233-236. Lettres de Solange
à Chopin.
(2) V. M. Karlowkz, p. 230-233. lettre de Solange à Chopin du 9 no-
vembre 1847, et p. 50-52, lettre de Chopin à sa famille, commencée le jour
de Noël de 1847 et terminée le G janvier 1848.
GEORGE s.\ ND 585
Bciemmenl de déguiser la vérité aux yeux de Chopin, car elle
faisait l'innocente el rie se Lassait pas de Be plaindre de I1 ac-
cueil glacé de sa mère . de Bon manque de tendresse, de son
isolemenl à elle, entre cette mère cruelle ue pensant qu'à s'amuser
dans son théâtre el ce père inerte el égoïste; elle ajoutait que
seul 11 son petit < 'liopin » avait sympathisé à ses malheurs. Solange
no se tail Bagemenl que sur mi point : Chopin 110 prit à
cœur la position précaire do cette jeune personne malheureuse,
do cette martyre innocente, que parce qu'elle But, avec une
astuce infernale, retourner le fer dans sa blessure à lui. toujours
Baignante, qu'elle calomnia sa mère et se garda l>i n de dire à
Chopin ce qu'elle-même e1 son mari firent à Nohant.
Les lettres citées et celles (pie nous citerons encore expliquent
clairement la conduite de Mme Sand à l'égard de sa fille. Le lec-
teur verra que Solange seule inventa la calomnie inénarrable à
laquelle crut Chopin. Et au moment même où elle se plaignait
à Chopin de l'insensibilité de sa mère, Mme Sand écrivait le
2 novembre à Mme Marliani, — cette ancienne confidente de ses
relations avec Chopin, — que Solange « ne témoignait pas le
moindre repentir » : dans ces mots on devine qu'au fond du
cœur ulcéré de la mère qui disait qu'elle ne s'attendait à rien de
consolant, il testait pourtant une vague espérance (1). Immé-
diatement après ces mots. Mme Sand dit :
(1) Il est à croire que Mme Sand avait écrit aussi à Emmanuel Arago au
sujet de cette espérance déçue, car voici ce qu'Emmanuel Arago lui répond :
« Sa visite m'étonne un peu, mais cette visite ayant eu lieu, les choses
devaient être ce qu'elles ont été. J'ai cependant beaucoup souffert en son-
geant aux angoisses qui torturaient ton cœur alors que ta fille était là près
de toi, solennelle et glacée, attendant de toi des prières qu'elle aurait dû
t'adresser à genoux. Tu as fait, mon amie, ce que te commandait et ta posi-
tion et l'intérêt même de Solange. Un instant de faiblesse t'aurait asservie
de nouveau et préparé de nouvelles catastrophes. Ce que t'a dit Solange sur
Chopin et sur moi >res( pas vrai. Je n'ai point, dans la rue, tourné le dos à
Chopin: j'étais à pied, rue Richelieu, je l'ai vu passer en voiture, et il m'a
vu aussi, je l'ai salué et d m'a salué, je ne pouvais pas, pour le joindre, courir
après son fiacre, U pouvait l'arrêter et il ne l'a point fait ; voilà la scène... »
Le dernier passage, à commencer par la phrase soulignée par nous, laisse
voir en toute évidence que fâcher les gens entre eux, les brouiller, médire des
uns aux autres, inventer des fables rien que pour désobliger quelqu'un, était
la spécialité de Solange, et qu'à peine une grande querelle, une grande ca-
586 GEORGE S AND
... Chopin a pris ouvertement parti pour elle, contre moi, et sans
rien savoir de la vérité, ce qui prouve envers moi un grand besoin
d'ingratitude et envers elle un engouement bizarre. (Faites comme -i
vous n'en saviez rien.) Je présume que pour le retourner ainsi, elle
aura exploité son caractère jaloux et soupçonneux et que c'esl d'elle
et de son mari qu'est venue cette absurde calomnie d'un amour de ma
part ou d'une amitié exclusive pour le jeune homme dont on vous
parle. Je ne puis m' expliquer autrement une histoire si ridicule et à
laquelle personne au monde n'aurait jamais pu songer. Je n'ai pas
voulu savoir le fond de cette petite turpitude. C'est une entre mille,
et cette défection de Chopin n'est qu'un accessoire dans le malheur
de la situation. Je vous avoue que je ne suis pas fâchée qu'il m'ait
retiré le gouvernement de sa vie, dont ses amis et lui voulaient me
rendre responsable d'une manière beaucoup trop absolue. Son carac-
tère s'aigrissait de jour en jour: il en était venu à me faire des alga-
rades de dépit, d'humeur et de jalousie, en présence de tous mes amis
et de mes enfants. Solange s'en est servie avec l'astuce qui lui est pro-
pre; Maurice commençait à s'en indigner contre lui. Connaissant et
voyant la chasteté de nos rapports, il voyait aussi que ce pauvre
esprit malade se posait, sans le vouloir et sans pouvoir s'en empêcher
peut-être, en amant, en mari, en propriétaire de mes pensées et de
mes actions. Il était sur le point d'éclater et de lui dire en face qu'il
me faisait jouer, à quarante-trois ans, un rôle ridicule, et qu'il abusait
de ma bonté, de ma patience, et de ma pitié pour son état nerveux
et maladif. Quelques mois, quelques jours peut-être de plus dans cette
situation et une lutte impossible, affreuse, éclatait entre eux. Voyant
venir l'orage, j'ai saisi l'occasion des préférences de Chemin pour
Solange et je l'ai laissé bouder sans rien faire pour le ramener. Il y a
trois mois que nous ne nous sommes pas écrit un mot, je ne sais pas
quelle sera l'issue de ce refroidissement. Je ne ferai rien ni pour l'em-
pirer ni pour le faire cesser, car je n'ai aucun tort, et ceux qu'on a ne
m'inspirent aucun ressentiment, mais je ne puis plus, je ne dois, ni ne
veux retomber sous cette tyrannie occulte, qui voulait par des coups
d'épingles continuels et souvent très profonds m'ôter jusqu'au droit
de respirer. Je pouvais faire tous les sacrifices imaginables jusqu'à
celui de ma dignité exclusivement. Mais le pauvre enfant ne savait
plus même garder ce décorum extérieur dont il était pourtant l'es-
clave dans ses principes et dans ses habitudes. Hommes, femmes,
vieillards, enfants, tout lui était un objet d'horreur et de jalousie
lomnie vidée, elle ne dédaignait point de l'orner encore de quelque
petite médisance secondaire. C'est ainsi qu'elle calomnia Arago auprès de
sa mère.
GEORi ■!•: sani)
turieu tail borné ;'i me le montrer à moi, je l'aurais
supporté, mais les acoè s produisaient devanl me enfant . devant
mes domestiques, devanl des bommes qui, en voyant cela, eussent pu
perdre le respect auquel mon âge el ma conduite depuis dix an me
donnent droit, je ue pouvais plus l'endurer. Je suis persuadée que h>e
entourage, à lui, en jugera autrement <m en fera une victime, et on
trouver;! plus joli que la vérité de supposer qu 'à mon âge je l'aie
é pour prendre un amant Je me moque de tout cela Ce qui
m'affecte profondément, c'est la méchanceté de ma fille, qui est le
(•entre de toutes ces méchanceté-. Klle nie reviendra quand elle aura
besoin de moi, je le sais bien. .Mais ce retour ue sera ni tendre, ai
consolant
.Mme Sand termine cette lettre en disant qu'elle a parlé de
tout cela aux autres, mais qu'elle n'a rien dit de Chopin, parce
(pie ce n'est qu'un détail et un contre-coup de quelque chose
de plus grave.
Enfin nous citerons des fragments de la longue lettre à Charles
Poney, datée du 14 décembre 1847, qui termine le tome II de la
Correspondance; c'est comme le dernier chapitre de la triste
histoire qui se déjoua en Tété de cette année :
... Vous me pardonnez ce silence... Vous avez compris, Désirée
et vous, vous autres dont l'ami1 est délicate parce qu'elle est ardente,
que je traversais la plus grave et la plus douloureuse phase de nia vie.
J'ai bien manqué y succomber, quoique je l'eusse prévue longtemps
d'avance. Mais vous savez qu'on n'est pas toujours sous le coup d'une
prévision sinistre, quelque évidente qu'elle soit. Il y a des jours, des
semaines, des mois entiers, même, où l'on vit d'illusions et où l'on se
flatte de détourner le coup qui vous menace. Enfin, le malheur le plus
probable nous surprend toujours désarmés et imprévoyants. A cette
éclosion de malheureux germes qui couvaient, sont venus se joindre
diverses circonstances accessoires, fort amères et tout à fait inatten-
dues. Si bien que j'ai eu l'âme et le corps brisés par le chagrin. Je crois
ce chagrin incurable : car, plus je réussis à m'en distraire pendant
certaines heures, plus il rentre en moi sombre et poignant aux heures
suivantes. Pourtant je le combats sans relâche, et si je n'espète pas
une victoire qui consisterait à ne plus sentir, du moins j'arrive à celle
qui consiste à supporter la vie, à n'être presque plus malade, à reprendre,
le goût du travail et à ne point paraître troublée. J'ai retrouvé le calme
et la gaieté extérieurs, si nécessaires pour les autres, et tout paraît
588 GEORGE SAND
l)ici) marcher clans ma vie. Maurice a retrouvé Bon enjouemenl e1 son
calme, el le voilà occupé avecBorie(l) d'un travail attrayant.. (2).
J'attacherai mon nom en tiers h cette publication pour aider au succès
de mes jeunes gens, et je ferai précéder l'ouvrage d'un travail préli-
minaire, (lardez-nous le secret, car c'en est un encore jusqu'au jour
des annonces, vu qu'on peut être devance dans ces sortes de choses
par des faiseurs habiles qui gâchenl tout Voilà donc l'hiver de .Maurice
et de Borie bien occupé auprès de moi. Quant à ma chère Augustine,
elle a donné dans le cœur d'un beau garçon, qui e-t toul h t'ait digne
d'elle et qui a de quoi vivre. Cela, joint à un peu d'aide de ma part.
lui fera une existence indépendante, et, quant aux qualités i
tielles de l'intelligence et du caractère, elle ne pouvait mieux rencon-
trer. Elle ne pourra se marier que dans trois mois. Alors elle ira habiter
le Limousin avec son mari et viendra passer les vacances avec moi.
Nous nous regretterons donc l'une l'autre, les trois quarts de l'année,
mais enfin j'espère qu'elle aura du bonheur, et que je pourrai mourir
tranquille sur son compte.
Moi, j'ai entrepris un ouvrage de longue haleine, intitulé Histoire
i vie.i. Ce sera en outre une assez belle affaire qui me remettra
sur mes pieds et m'ôtera une partie de mes anxiétés sur l'avenir de
Solange, qui est assez compromis par son manque d'ordre et l< s
dettes de son mari...
Solange est venue me voir en passant «pour aller chez son père, à
Nérac. Elle a été roide et froide et sans repentir aucun (3) Elle i si
enceinte, et je n'ai pas voulu dire un mot qui pût l'émouvoir pénible-
ment. Du reste elle est bien portante, plus belle que jamais, et pre-
nant la vie comme un assemblage d'êtres et de choses qu'il faut dédai-
gner et braver...
C'est ainsi que se termina tristement 1847 et que commença
une nouvelle année qui devait amener de nouveaux chagrins
sans guérir les anciens, toute calme et toute gaie que voulût
(1) C'était là le « jeune homme » sur le compte duquel Solange avait
raconté l'histoire incroyable dont Chopin avait été malheureusement dupe.
George Sand fait allusion à ce racontar dans sa lettre précitée du 2 novembre
1847. (V. aussi les lettres de Chopin à sa famille du 10 février et du 19 août
1848.)
(2) Ils préparaient une édition populaire de Rabelais, « expurgée de toutes
ses obscénités, de toutes ses saletés » et rendue en orthographe moderne, —
travail qui était facilité par la presque totale identité du magnifique vieux-
français rabelaisien et du patois berrichon que Maurice Sand connaissait
parfaitement. Ce travail ne fut pas terminé en raison des événements de
1848.
(3) C'est nous qui soulignons.
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<.l ORGE SA NI) 589
paraître George Sand, à la surface du moins. Peu après là gran
diose Rereprésentation de VOberge du Querùmme, par laquelle ou
avail fêté à Nohanl l'année naissante de L848 el donl noua
avons donné l'affiche, Maurice partit avec Lamberl pour Paris,
un peu pour arranger certaines affaires pécuniaires de sa mère,
un peu pour assister à la distribution des prix au Salon, mais
Burtoul pour s'amuser; .Mme Sand resta à Nohant, occupée à
écrire son Histoire. La révolution de Février était déjà prête â
éclater, mais, comme nous le venons bientôt, George Sand ue
l'attendait aucunement, et toutes ses lettres (les premières se-
maines de février L848 sont surtout consacrées à ses affaires per-
sonnelles. El voici ce qu'elle écrit entre autres à son fils le 5 fé-
vrier ISIS (1) :
... Tu dois avoir reçu une lettre chargée de ton père. Sfolange] a
repris la jaunisse, à ce qu'elle écrit. Est-ce vrai? On ne sait jamais
rien. Et quel sujet de colère a-t-elle eu? Je ne suis pus gaie au fond
du cœur, mon pauvre entant ! Dis-moi si ton père te parle d'elle... (2).
Le 7 lévrier, ne voulant évidemment plus revenir dans son
appartement du square d'Orléans et voulant y liquider tout son
ménage, elle écrit encore au même :
11 faut que tu te décides à pousser une visite à la Rozières, si tu ne
retrouves pas le linge et l'argenterie. Pour l'argenterie, je ne sais pas
s'il en est resté, je ne sais au juste ce que nous avions en tout. Ce serait
peu de chose dans tous les cas, et tu te borneras à une simple question
sur ce fait. Quant au linge, il y en avait, à coup sûr, et en voici la note
ci-incluse... Mais il est important de retrouver ce linge, nous en man-
quons ici, et si par hasard Mlle de Rozières ou Chopin l'avaient fait
(1) Notons que de toutes les lettres de Mme Sand à son fils des 5, 7, 12, 16.
18, 19, 23 et 21 février, il n'y a d'imprimées que trois qu'on prétend être
datées des 18, 23 et 24 février. Mais la lettre du 18 est tout arbitrairement
composée de fragments des lettres des 5, 7 et 18 février, disposés de la manière
la plus fantaisiste du monde et tronqués. Elle commence par un passage de
la lettre du 5, puis vient un fragment de la lettre du 18, puis de nouveau
un passage de la lettre du 5, puis de nouveau un fragment de la lettre du 18,
puis un fragment de la lettre du 7, avec deux passages tronqués et des expres-
sions changées.
Les lettres du 23 et du 24 février sont également imprimées avec omissions
de pages entières et avec le transfert de passages d'une lettre dans l'autre.
(2) Inédite.
59o GEORGE SAND
porter chez Solange, je Baume ce que j'ai S faire. Je retiendrai sur la
somme que je destine à son mobilier. Il y avait à coup bût de la bat-
terie de cuisine, casseroles, etc. : Mlle de Rozières te dira ou elle l'a
fait met trc Si tu ne veux pas y aller, cnvoies-y Lambrouche ( 1 1,
qui uc parlera pas de ton séjour à Paria et qui ne se laissera pas
embêter. Les journaux disent que Chopin va donner un concert avant
son départ. Sais-tu où il va? Est-ce à Varsovie, ou simplement à Né-
rac? Tu sauras cela au square. Je ne m'inquiète pas des chicanes de
Clésinger. Ne parle pas du tout de la dette Moulin, et dis à Falempin
de n'en pas parler. Il ne faut pas lever ce lièvre. Je ne l'ai pas payée,
mais je n'ai pas envie de la payer, parce que je vois Moulin disposé ;'<
la réclamer à Clésinger et j'aime mieux donner de l'argent à Madame
que payer les dettes de Monsieur. Mais si Monsieur et Madame réclament
ce que j'ai touché sur les baux de l'hôtel, chose à laquelle ils ont con-
senti, puisque, devant témoins, ils n'ont voulu entrer en jouissance
qu'à un moment fixé (je ne sais plus la date, mais c'est écrit i. si. dis- je,
ils font des cochonneries, je rabattrai cela sur la pension (pie je fais.
Dis à Falempin de ne pas me laisser faire de procès, je n'en veux pas
pour si peu de chose, j'en aurai peut-être assez tôt (2). Il n'a qu'à
répondre qu'il ne se mêle pas de cela, qu'il n'a pas reçu de moi d'ins-
tructions. Que seulement il connaît la convention faite chez lui en
présence de Borie, et qu'il renvoie cette réclamation à moi directe-
ment pour que j'en agisse comme je l'entendrai. Maintenant, entre
nous... mais non, je te mettrai cela sur un feuillet à part. Vas-tu occuper
tout de suite ton appartement, puisque tu te fends d'un apparte-
ment?... (3).
Le « phalanstère » de la cour d'Orléans allait donc être liquide,
et avec lui, toute la période de l'existence qui avait coulé entre
ses murs paisibles !
A la fin de la lettre du 12 février à son fils. Mme Sand lui
écrit encore, et cette fois il ne s'agit plus de meubles ou de
l'immeuble, mais de la liquidation de quelque chose de bien
autrement grave, des relations de toute la famille avec Chopin •'
... Je suis contente d'apprendre que Solange va bien. Évite toute
rencontre, toute explication, toute parole échangée avec Clésinger.
îsTe retourne pas chez la Rozières, et si tu as des objets à laisser à
(1) Sobriquet d'Eugène Lambert.
(2) Avec la Société des Gens de Lettres. (V. plus loin, chap. vin.)
(3) Inédite.
GEORGE SAND 591
Chopin, dis-le Bimplemonl ;'i sa portière, sans rien écrire, cela vaudra
mieux. Si tu le rencontres, dis-lui bonjour, comme 1 de rien n'était :
Vous allet bien, allons, tant mieux, rien de plus, el passe ton chemin.
A moins qu'il ne t'évil 1, alors, fais-en autant S'il te demande dé mes
nouvelles, dis-lui que j'ai été très malade par raite de mes chagrins.
Ne lui mâche pas cola, el dis-lui d'un ton un peu Bec, pour ne pa
L'encouragor à te parler de S ilange; B'il t'en parlait, ce que je ne crois
pourtant pas, dis-lui que tu n'as pas à l'expliquer là-dessus avec
lui. Voilà, il faul toul prévoir, el comme le moindre mol sera répété
el commenté, les voilà toul préparés... (1).
Le L6 février, Mme Sand dit toujours au même :
... Mme Mailiaiii jette les hauts dis de ce que tu ue vas pas la voir,
Tu sais comme elle est avide de détails et curieuse. Tu lui diras toul
ce qu'elle voudra savoir. Puisque M. Clésinger et Chopin ont embou-
ché la trompette contre nous, souffle la vérité dans la trompette de
Mme Marliani... (2).
Puis elle revient aux recommandations pratiques et dit de
reprendre les clefs chez Mlle de Rozières, parce que si l'apparte-
ment est loué, on aura besoin des clefs, et si on en commande
de nouvelles, il faudra payer le serrurier.
L'appartement fut loué, les meubles et les hardes bbn séparés
les uns des autres, repris par leurs propriétaires respectifs et em-
portés. Toutes les portes fermées à clef, — les cœurs aussi ! Fini!
Le 28 février, il naquit (3) une fille à Solange, alors à Guillery
(1) Inédite.
(2) Inédite.
(3) V. la lettre de Clésinger à Mme Bascans, datée de Guillery du 29 fé-
vrier 1848, où il dit : « Bien chère madame, je m'empresse de vous
donner des nouvelles de ma tant aimée Solange ; à mon arrivée, elle allait
vous écrire, lorsque hier, dans la nuit, les premières douleurs de l'enfantement
l'ont surprise. Enfin, à cinq heures moins un quart de l'après-midi, j'étais
père d'une ravissante petite fille, toute l'image de sa mère... » Et à cette
lettre Solange ajoute quelques mots au crayon, ce qu'elle fit certainement
•le lendemain et non le jour même de la naissance de son enfant. Solange dit
que sa fillette est venue 0 avant le terme, six semaines trop tôt ». C'est une
indication qui n'est pas dénuée de valeur, sinon judiciaire, du moins morale
et... biographique.
Il est aussi très curieux de confronter les lignes ultérieures de cette lettre
de Clésinger disant combien il était heureux que « sa fille était née républi-
caine » avec celles d'une lettre du comte d'Orsay à Mme Sand, écrites après
le coup d'État de 1851 : « Clésinger va bien, il transforme ses productions
592 GEORGE SAND
chez son père. Par un enchaînemenl de circonstances bien sin-
gulier <•<> ne fut personne d'ciutre que Chopin qui communiqua
cette nouvelle à Mme Sand, arrivée à Paris après les journées
de Février. Or, Chopin, désireux de voir Solange réconciliée avec
sa mère, se réjouissait en apprenant qu'elles avaient échangé des
lettres, etc., etc. Il s'empressa donc de conter immédiatement la
circonstance à Solange:
Paris, 5 mars 1848.
Je suis allé hier chez Mme Marliani (1), et en sortant, je me suis trouvé
dans la porte de l'antichambre avec Madame votre mère, qui entrait
avec Lambert. J'ai dit un bonjour à Madame votre mère et ma seconde
parole était s'il y avait longtemps qu'elle a reçu de vos nouvelles. « Il
y a une semaine, m'a-t-elle répondu. — Vous n'en aviez pas hier,
avant-hier? — Non. — Alors, je vous apprends cpie vous êtes grand'-
jnère. Solange a une fillette, et je suis bien aise de pouvoir vous donner
cette nouvelle le premier. » J'ai salué, et je suis descendu l'escalier.
Combes, l'Abyssinien (qui, du Maroc, est tombé droit dans la révolu-
tion), m'accompagnait ; et comme j'avais oublié de dire que vous
vous portiez bien, chose importante pour une mère surtout (mainte-
nant, vous le comprendrez facilement, mère Solange), j'ai prié Combes
de remonter, ne pouvant pas grimper moi-même, et dire que vous
alliez bien et l'enfant aussi. J'attendais l'Abyssinien en bas, quand
Madame votre mère est descendue en même temps que lui et m'a fait
avec beaucoup d'intérêt des questions sur votre santé. Je lui ai ré-
pondu que vous m'avez écrit vous-même an crayon deux mots le len-
demain de la naissance de votre enfant, que vous avez beaucoup
souffert, mais que la vue de votre fillett? vous a fait tout oublier.
Elle m'a demandé comment je me portais, j'ai répondu que j'allais
bien, et j'ai demandé la porte au concierge. J'ai salué et je me suis
trouvé square d'Orléans à pied, reconduit par l'Abyssinien...
Mme Sand de son côté décrit sa rencontre avec Chopin à Augus-
tine qu'elle avait laissée, durant son absence de Xohant, à la
Châtre, sous la garde de Mme Eugénie Duvernet (2).
démocratiques en saintetés, avec la même dextérité que le ferait Ilerr Dohler.
Geoffroy est devenu sainte Geneviève. Il vient de recevoir une commande
de 4000 francs de la ville pour un bas-relief; cela le remonte moralement ;
il en a besoin, car il ne sait sur quel pied danser et ceci influe sur sa tête.... etc.
(1) Mme Marliani avait aussi quitté le square d'Orléans et habitait depuis
quelques années rue Ville-l'Évêqne, n' 18.
(2) Fait confirmé par les lettres inédites de Mme Sand à Mlle Augustine,
>RGB S AND
Sa lettre inédite es1 aussi datée du 5 mais e1 doil avoir été
écrite dans la nuit du I au ;') mars : elle y raconte son entre-
vue avec ( !hopin comme arrh ée a ce Boir .
Paria, 6 mais 1848.
... Solange esl heureusemenl accouchée d'une fille. La mère
se portenl bien. C'esl Chopin que j'ai rencontré ce soi!- chez Mme Mar-
lianî qui m'a annoncé cette nouvelle. Il La tenait de la pro ire main
de Solange. Il ne sait pas si Clésinger est auprès d'elle, mai il croit
que c'esl liii qui a mis l'adresse de la lettre.
Prends toutes les lettres qui ont dû arriver à la poste et apporte-les
à Nohant Probablement il y en aura une de Solange. Rassemble
les journaux, j'en aurai besoin, car je n'ai rien pu lire avec suit" depuis
(pie je suis ici... ( 1 ).
George Sand conte sa dernière rencontre avec Chopin très
brièvement, mais très exactement dans son Histoire (après les
lignes que nous avons citées) (2) :
.le pensais que quelques mois passés dans Péloignemeut guériraient
cette plaie et rendrait l'amitié calme, la mémoire équitable.
,1e le revis un instant en mars 1848. Je serrai sa main tremblante
et glacée. Je voulus lui parler, il s'échappa. C'était à mon tour de dire
qu'il ne m'aimait plus. Je lui épargnai cette souffrance, et je remis
tout aux mains de la Providence et de l'avenir.
Je ne devais plus le revoir. Il y avait de mauvais cœurs entre nous.
11 y en eut de bons aussi qui ne surent pas s'y prendre. Il y en eut de
frivoles qui aimèrent mieux ne pas se mêler d'affaires délicates ;
Gutmann n'était pas là...
Nous ne sommes pas assez compétent pour décider si
Mme Sand avait tort ou raison de croire que tout se serait arrangé
si Gutmann y était. (Elle s'abuse en tout cas croyant que
cet élève dévoué de Chopin était aussi le « plus parfait
et qu'il était devenu, un véritable maître lui-même ». Elle
à M. et Mme Duvernet et à Maurice du 27 février au 12 avril inclusivement.
(1) Mme Sand avait l'intention de revenir le 7 mars à Nohant et d'y rester
quelque temps. (V. plus loin, chap. vin.)
(2) V. plus haut, p. 514.
m. 38
594 GEORGE SAND
est aussi dans l'erreur en indiquant par une note en marge
de ces lignes que « forcé de s'absenter durant la dernière mala-
die de Chopin il ne revint que pour recevoir son dernier sou-
pir ». Ce fait est inexact : d'après la déclaration catégorique
de Mme Ciechomska, née Jedrzeiewicz (1), Gutmann ne vit sa
mère, Mme Louise Jedrzeiewicz, que lors de sa visite de con-
doléance après la mort de Chopin, il n'assista donc pas à
l'agonie du grand maître, durant laquelle Mme Jedrzeiewicz
et sa fille ne quittèrent pas leur frère et oncle.)
Notons au contraire dans ce passage de YHistoire de ma rie
la constatation du fait (indubitable et ayant sa valeur biogra-
phique) que pendant cette dernière et unique entrevue de
George Sand et de Chopin, après une séparation d'une année, ou
peu s'en faut, il n'y eut aucune explication, que le grand musi-
cien et l'illustre femme se séparèrent comme de simples connais-
sances qui se seraient rencontrées par hasard dans l'escalier, chez des
amis. Tous les racontars de Karasowski et compagnie assurant que
George Sand se serait approchée de Chopin, pendant une soirée,
dans un salon, en sortant subitement de derrière un treillage,
qu'elle lui aurait chuchoté quelques paroles et aurait versé des
larmes, sont tout aussi légendes que les légendes composées sur
leur première entrevue. L'accord final, comme le premier, fut
simple et ne sortit pas des limites du bon ton (qu'on nous
pardonne ce calembour involontaire dans un pareil moment).
Si dans ce passage de YHistoire de ma vie, on peut facilement
reconnaître sous le nom des « bons cœurs qui ne surent pas s'y
prendre» la princesse Anna Czartoryska et Grzymah : sous celui
de ceux qui « aimèrent mieux ne pas se mêler d'affaires déli-
cates » deviner peut-être Mme Marliani, malade alors et qui
mourut peu après, on doit certainement entendre Solange et
Mlle de Kozières par les « mauvais cœurs ». Il est curieux que
George Sand en écrivant son Histoire et en faisant comme le
bilan de ses relations avec Chopin, semble avoir tiré cette
expression même : « Il y eut de mauvais cœurs entre nous »,
(1) Voir le Kuryer Warszaivski du 9 août 1882, n° 177.
GEORGE S AND
d'une lettre de Louis el de Pauline Viardot, malheureusemenl
absents alors el qui n'apprirent tous les événements que par
lettres, ou à leur rontrée ;'i Paris. Cette lettre est très intéres-
sante el très importante. Elle témoigne qu'il y eut encore des
cœurs gui eussent aimé raccommoder les deux amis iïantan, el
qui essayèrent de ne «lin- à l'un que du bien de l'autre. Elle
prouve aussi que tanl que Chopin fut assez bien portant et
tant que de prétendus amis n'envenimèrenl poinl sa plaie, il
parla de Mme Sand avec calme, avec une nuance de blâme à
peine perceptible.
Dresde, 19 novembre 1847.
... Et maintenant, il faut que je réponde, à la première phrase de
voire lettre, dans Laquelle vous me croyez fâchée de votre long silence.
D'abord je ne suis pas fâchée, et je ne pourrais pas avoir pour motif
l'histoire du mariage de Solange, puisque vous m'avez écrit deux lettres
sur ce sujet, l'une qui m'annonçait ses engagements avec le jeum
i doux, l'autre qui me faisait part de son mariage comme fait
accompli depuis quelques jours. Je me suis empressée de répondre
à toutes les deux, et c'est depuis ce temps cpie je n'ai plus eu aucune
nouvelle de vous. Sinon par les différents ou plutôt indifférents au-
dit, (pii sont la monnaie courante de la conversation à Paris. J'en ai
extrait l'essence, qui m'a semblé être une situation pénible pour vous
pendant laquelle vous ne jugiez pas devoir écrire à vos amis. Et il
m'a semblé, toute réflexion faite, que je ne devais pas provoquer,
par une deuxième lettre, une deuxième explication, ni une confidence
de votre part. J'ai respecté votre silence et j'ai attendu. Que j'en aie
éprouvé du chagrin, ceci je ne puis le nier, et je dirais le contraire que
vous ne me croiriez pas. Merci donc nulle fois d'avoir vous-même
rompu cette triste glace. Je ne sais, chère mignonne, ce que l'inimitié
a pu inventer contre moi, mais, à coup sûr, vous n'avez jamais pu
penser que je cesserai un instant de vous aimer en fille dévouée à
tout jamais. Il y a dans votre lettre un autre passage qu'il m'est impos-
sible de laisser passer sous silence. C'est celui où vous dites que Cho-
pin frit partie d'une faction de Solange, qui la pose en victime et vous
dénigre. Ceci est absolument faux. Je vous le jure, du moins quant
à lui. Au contraire, ce cher et excellent ami n'est préoccupé, affligé
que d'une seule pensée, c'est le mal que toute cette malheureuse
affaire a dû vous faire et vous fait encore. Je n'ai pas trouvé le moindre
changement chez lui. Aussi bon, aussi dévoué, vous adorant comme
596 GEORGE SAND
toujours, ne se réjouissant que de votre joie, rie B'affligeant qUe de
vos chagrins. Au nom du ciel, chère mignonne, ne croyez jamais les
amis officieux, qui viennenl vous raconter les ragots. Puisque vous
avez appris par une triste expérience qu'il ne fallait pas toujours y
croire, même quand ils viennent dv< personnes qui vous touchent de
près, à plus forte raison faut-il s'en méfier de la part d'autres per-
sonnes...
Pauline.
Oui, chère madame Sand, il faut que j'ajoute une petite page à
la lettre de Pauline, pour vous parler, une seule fois et par écrit, d'une
chose dont nous n'avons plus rien à dire de vive voix, car c'ésl nu sujet
trop pénible à traiter. En lisant votre dernière lettre, j'ai pleuré
comme un enfant, parce que je me rappelais le temps où vous alliez
avec moi chez M. Berthé réclamer le soutien du ministre de la justice
pour poursuivre et reprendre votre fille qu'on vous avait enlevée.
Quel changement de situation, et qui eût pu deviner alors comment
vous seriez payée de votre dévouement maternel ! Je vous dis cela
pour que vous connaissiez mes vrais sentiments et non ceux qu'on
m"a faussement prêtés, je ne sais sur quel fondement et dans quelle
intention. Pendant notre court séjour ou plutôt notre passade à Paris
je ne me suis entretenu de vous et de Mme Clésinger qu'avec deux
personnes : Hetzel et Chopin. Vous savez ce que pense et ce que dit
le premier; nous étions d'accord. Quant au second, je dois, par esprit
de justice et de vérité, vous affirmer que l'inimitié dont vous croyez
qu'il vous poursuit avec ingratitude ne s'est pas montrée, du moins
avec nous, dans une seule parole, dans un seid geste. Voici en toute
franchise le sens et le résumé de tout ce qu'il nous a dit : « Le mariage
de Solange est un grand malheur pour elle, pour sa famille, pour ses
amis. La fille et la mère ont été trompées, et l'erreur a été reconnue
trop tard. Mais cette erreur partagée par toutes deux, pourquoi n'en
accuser qu'une seule? La fille a voulu, a exigé un mariage mal assorti.
mais la mère, en consentant, n'a-t-elle pas une part de la faute? Avec
son grand esprit et sa grande expérience, ne devait-elle pas éclairer
une jeune fille que poussait le dépit plus encore que l'amour? Si elle
s'est fait illusion, il ne faut pas être impitoyable pour une erreur
qu'on a partagée. Et moi, ajoutait-il, les plaignant toutes deux du
fond de mon âme, j'essaie de porter quelque consolation à la seule
d'entre elles qu'il me soit permis de voir. »
Rien de plus, je vous jure, chère madame Sand, et cela sans reproche,
sans aigreur, avec une profonde tristesse. Pauline s'offrait, en bonne
fille et ne sachant qu'en gros cette triste affaire, à voir avec lui Mme Clé-
singer. Chopin l'a dissuadée très net de cette pensée : « Non, a-t-il
GEORGE S AND
s<n
répondu, on ne manquerait pas de dire «jm- roua prenez le parti de
la fille contre la mère. •■ Voua voyez que oe n'e i ni la conduite, ni le
d'un ennemi. Je crains qu'û rCy aii eu erdn souffle
il, méchantes bouches, que Dieu voua en garde! J'achève en voua
témoignanl l'espoir el le désir de voua voir à Paris dans Le cours d'avril.
Si voua y étiez à cette époque, ne pourrons-nous prendre tous ensemble
une semaine ou la moitié d'une pour aller cueillir le lilas de Courta-
venel? Ce erail pour Pauline une charmante vacance entre Ba saison
d'hiver el sa saison d'été. A voua de cœur et d'âme.
Louis.
Kt à présent, avant de conter Vépilôgue, disons quelques mots
des rapports ultérieurs de .Mm»' Sand avec les deux autres per-
sonnages de celle lamentable histoire : Solange et Augustine.
L'enfanl de Solange ne vécut qu'une semaine; le 7 mars, on
l'enterra (1). Le chagrin de Solange réconcilia Mme Sand avec
sa fille. Elle écrit à Mme Viardot le 17 mars 1848 de Nohant :
Mes chagrins personnels, qui étaient arrivés au dernier degré d'amer-
tume. sie.it comme oubliés et suspendus. Ma pauvre fille a pourtant
perdu son enfant ! Elle est malade, éloignée, et je ne sais si elle n'est
pas malheureuse de tous points. Je lui pardonnerai autant que possible,
si c'est en moi qu'elle cherche sa consolation... (2).
Mais quoique des relations d'abord épistolaires, puis person-
nelles se renouèrent, extérieurement pacifiques, et plus tard
même extérieurement tendres, entre la mère et la fille, Mme Sand
n'oublia jamais les événements de 1847, elle n'eut jamais plus
de confiance en Solange, elle se méfia d'elle sous tous les rapports,
surtout elle ne put jamais rester indifférente devant l'éton-
nante froideur de cette nature.
Au printemps de 1848, lorsque Solange revint à Paris et que
George Sand y séjourna, participant à l'activité du gouverne-
ment provisoire, elles se revirent : c'est justement à propos
de ces entrevues et de ces visites que Mme Sand exprime sur
(1) V. la lettre de Solange à Mme Bascans du 7 mars 18t8. « Ce soir, on
enterre ma pauvre petite fille. » (Georges d'Heyi.i.i, la Fille de George Sand,
p. 63.)
(2) Inédite.
598 GEORGE SAM)
tous les tons son entier étonnement devant cette nature « de
glace ». Elle écrit à son fils le 8 avril :
Tai-je écrit, depuis que j'ai revu Solange? Je n'en sais plus rien.
Elle est ici et il faut bien qu'elle se soumette à vivre de peu. Elle vou-
drait toujours m'entortiller, ça ne prend pas. Elle est grasse, rouge,
bouffie, et je ne suis pas très contente de sa sauté, j)ourtant elle est
forte et s'en tirera. Et puis elle est froide, plus sèche, plus malveillante
que jamais, le cœur n'usera pas le corps... (1).
On a omis dans la Correspondance les lignes suivantes de la
lettre du 19 avril 1848, se rapportant également à Solange :
.l'ai vu Solange aujourd'hui. Elle se porte bien et enlaidit à vue
d'œiL L'embonpoint et le coloris ne lui vont pas. Elle est toujours
dans le sarcasme et le reproche indirect à tout propos. Je fais comme
si je ne comprenais pas et rien d'elle ne m'émeut plus. Le mari n'essaie
pas de me voir. Je me suis prononcée nettement là-dessus dès le pre-
mier moment. La statue est superbe, et lui, il est toujours absurde.
Il doit quarante-cinq mille francs. Ils s'en tireront comme ils pour-
ront, ils feront comme nous. Chopin part toujours demain... (2).
Le 5 mai. Mme Sand écrit à Charles Poney :
Solange est ici très bien portante, son mari travaille, mais comme il
leur faut du luxe, ils seront toujours misérables ou tourmentés du
lendemain (3).
Le 21 mai. elle écrit au vieil ami de la famille, Jules Boucoi-
ran et lui parle de Chopin et de sa fille avec une certaine retenue et
à mots couverts, mais on sent, même dans ces lignes, la convic-
tion do l'absence totale chez sa fille de tout sentiment pro-
fond :
Nouant, 21 mai 1848.
... Solange et son mari sont à Paris. Elle a eu 1? malheur de perdre
une petite fille huit jours après l'avoir mise au monde. Mais elle a
repris sa santé, et son caractère insouciant l'a sauvée d'une longue
(1 i Inédite.
1 2 1 Inédite. — A placer à la page 44 du tome III de la Correspondance, entre
les phrases : « Elle se porte bien » et : « Rien de nouveau pour mes affaires. »
(3) Inédite.
GEORGE SAN!)
S99
douleur. Sun mari travaille pour la République. Il a un immense talent,
mais un grand désordre el une tête assez folle. Je ne suie pae an
chagrin de ce côté là. Heureusement Solange esl un Roger Bontemps.
Chopin csi en Angleterre, les Leçons Lui avant manqué a Pins depuis
ki révolution ( I ).
\ Mme Pauline Viardot «'Ile écrit sans smbages Le 10 juin L848 :
... Voyez-vous Chopin? Parlez-moi de Ba santé. Je n'ai pas pu payer
sa fureur el sa haine par de la haine el de la fureur. Je pense à lui
souvenl comme à un enfanl malade, aigri e1 égaré. J'ai beaucoup
revu Solange à Taris, el je me suis beaucoup occupée d'elle, mais je
n'ai jamais trouvé qu'une pierre à La place du cœur. J'ai repris mon
travail, en attendant que Le flot n.c porte ailleurs... (2).
A ce moment mémo Clésinger se vit finalement criblé de
dettes; pour sauver les derniers débris de la fortune de Solange
on lui conseilla d'avoir recours à la justice. Mme Sand écrit à
ce propos le 6 septembre 1848 de Nohant à son vieil ami Luigi
Calamatta :
... Ma fille n'est pas séparée du tout de son mari. C'est une simple
séparation de biens accordée par les tribunaux à la demande de Solange
et avec l'assentiment de Clésinger, afin de soustraire la dot de sa femme
aux exigences dos créanciers du mari. Ils sont à Besançon, et je crois
qu'ils y vivent en bon accord, du moins Solange dit qu'elle l'aime et
qu'elle en est aimée. Je ne peux jamais rien savoir d'elle que ce qu'elle
veut bien nrCen dire, et elle ne dit que ce qu'elle croit utile à ses intérêts (3).
Elle est bien portante et s'amuse à Besançon. Ils veulent aller en Russie.
Leurs affaires sont toujours dans un grand désordre, et je crains que
tous les sacrifices qu'il me faut faire pour eux ne soient de l'eau dans
le tonneau des Danaïdes... J'ai été malade en effet C'était trop de
chagrins à la fois, mais j'ai repris le dessus, et, forcée de travailler
(1) Inédite. — George Sand dit à ce môme propos dans son Histoire de ma
vie : « Mais la révolution de février arriva et Paris devint momentanément
odieux à cet esprit incapable de se plier à un ébranlement quelconque dans
les formes sociales. Libre de retourner en Pologne ou certain d'y être toléré,
il avait préféré languir dix ans loin de sa famille qu'il adorait, à la douleur
de voir son pays transformé et dénaturé. Il avait fui la tyrannie, comme main-
tenant il fuyait la liberté... »
Nous ne partageons aucunement l'étonnement que semblent révéler ces
lignes de George Sand.
(2) Inédite.
(3) C'est nous qui soulignons.
6oo GEORGE SAND
pour gagner ma vie, j'ai repris le cours de mes habitudes tranquilles
et retirées... 1 1 ).
Mine Sand revient à ce projet des Clésinger d'aller en Russie,
dans sa lettre du 15 septembre adressée à .Mme Marliani, en
ajoutant quelques mots très significatifs sur le compte de So-
lange.
Nohant, 15 septembre 1848.
... Solange m'écrit qu'elle part le 16 (demain) pour la Russie, -ans
plus d'explications. Je ne sais s'ils ont des commandes ou la certitude
d'en avoir. Ils devaient aller avec Horace Yernet, mais elle daigne
si peu m'écrsrc, que je n'ai point de détails, je n'ai guère de ses nou-
velles que qua ul elle à besoin d'argent. Je crois que jamais son cœur
ne fondra et que la Russie convient à cette nature de glace... (2).
Au mois d'avril 1848 Augustine épousa M. de Bcrtholdi, un
homme parfait, Polonais de naissance, et le bonheur de ce ménage
fut toujours une source de vraie joie pour Mme Sand.
Mme Augustine de Bertholdi séjourna souvent à Nohant avec
son mari et plus tard avec son enfant, Sa correspondance avec
George Sand, et les lettres de cette dernière à des tiers prou-
vent qu'elle resta toujours sa seconde fille, aimante et
aimée.
M. Charles Duvernet et sa femme aidèrent à verser le cau-
tionnement nécessaire à M. de Bertholdi pour la place de rece-
veur particulier à Ribérac (3). Un peu auparavant M. Duver-
net lui-même y avait été nommé receveur des finances, tous les
deux, grâce à l'aide de M. Marc Dufraisse, républicain intran-
sigeant dont Mme Sand avait fait la connaissance par Ledru-
Rollin, et surtout grâce à l'influence de son ancien ami de 1835,
M. Charles d'Aragon. Lorsque les Duvernet aidèrent Mme Sand
à verser ce cautionnement de Bertholdi, elle les remercia i n
ces termes :
(1) Inédite.
(2) Inédite.
(3) Lettres inédites de George Sand aux Duvernet des 15 août, 7 sep-
tembre, 9, 14 et 26 octobre, 12 novembre, 11, 25, 27 et 29 décembre 1848.
Mon ami.
GEORGE SAM)
Nohant, 26 octobre I
Je te demande une l d'être le guide moral de Bertholdi dans
le commencement de Bon exercice. Qesl forl intelligent et laborieux. Il
sera vite au couranl des choses matérielle! : mais dan- l'appréciation
des personnes et des actes qui tiennenl à la politique, il aura, peut-
ôtre, besoin du consi il el du secours de ton expérience...
... Quant à Titane, je la connais d'assez longue date pour .-avoir
que vous en sciez toujours plus contents, à mesure que vous apprêt
cierez sou cœur el sa raison. ()w' n'est-elle ma fille! L'autre me donne
du chagrin et toujours du chagrin. A présenl que non- ne sommes
plus sens dessus dessous pour nos affaires d'argent, parle-moi de Ribé-
rae, c'est-à-dire de votre vie dans ce pays. Titiiie me parait enchantée
de son pciit nid et de votre porte à porte.
... Je te répéterai sans cesse que tu m'as donné un grand bonheur
en m'aidant pour cette enfant-!:'1, et que je m'en souviendrai tous les
jours et à tous les instants. Embrasse Eugénie mignonne pour moi
et tes enfants, er. ta mère, et mes enfants, à moi.
George.
A madame Eugénie Duvernet.
Nohant, octobre 1848.
( hère mignonne, combien je suis heureuse du bonheur que ton amitié
a réussi à procurer à mon Augustine et à son mari! J'en ai remercié
déjà Charles, et c'était te remercier en même temps ; mais j'ai besoin
de te le dire à toi-même, et je te le dirai en deux mots : c'est que je
t'aime davantage si c'est possible depuis que tu t'es montrée si bonne
et si dévouée à ma chère fillette. J'ai besoin qu'elle soit heureuse,
car Vautre, par sa faute, ne le sera jamais, et par suite, je ne le serai
jamais non plus sans qu'une épine me déchire le cœur. Mais n'en par-
lons plus, c'est inutile, j'ai réussi à sauver son existence matérielle
pour quelque temps. Je ne puis rien sur le moral.
Que le bonheur de ceux que j'aime remplace le mien, c'est tout
ce que je demande au bon Dieu. Votre petite colonie berrichonne à
Ribérac me donne envie d'aller vous voir. Vienne le printemps et un
peu de sous et d'heures h dépenser, et je courrai vous embrasser. J'ai
reçu de Marc une lettre toute pleine d'éloges affectueux de vous tous ;
je vais lui répondre. Bonsoir, chérie. Embrasse pour moi Mme Du-
vernet (mère), Charles et les enfants. ^
George.
602 GEORGE SAM)
Tout on se plaignant de la froideur de sa fille, George Sand
s'efforçait de tout son pouvoir de la sauver de la faillite, elle
obtint que le gouvernement de la République fit des commandes
à Clésinger, elle tâchait de payer les dettes de Solange, et pour
cela, elle emprunta elle-même, malgré sa position financière
extrêmement précaire, ce qui n'empêcha pas Solange de prétendre
dans ses lettres à Chopin et à Mme Bascans que sa mère ne s'in-
quiète nullement d'elle, qu'elle est « à la merci des créanciers
de sa mère », etc. Tout cela est faux; les deux lettres inédites
que voici, l'une adressée à Solange, l'autre à Charles Duvernet
le prouvent :
A Solange.
Nohant, 3 novembre 1848.
Si tu m'accuses de ton désordre, tu as grand tort, car tout ce qu'il
est possible de faire je l'ai fait et je le fais encore. Je viens d'envoyer
quelqu'un à Paris pour voir ce qui est encore possible d'obtenir en
fait de délais. Mais c'est un temps exceptionnel où le crédit,
source de tous les arrangements et sans lequel aucune affaire n'esl
arrangeable, a entièrement disparu. On veut du numéraire, et nulle
part on ne trouve à emprunter. J'ai des cautions excellentes, j'ai une
propriété, on a confiance en moi, et pourtant, non seulement on ne
peut me prêter, mais encore on me menace pour une misérable dette
de dix mille francs, la seule que j'aie et que je n'ai pu payer cette année,
parce que j'ai payé sept mille francs et plus pour liquider la possession
de l'hôtel de Narbonne. Je te l'ai déjà dit. Les révolutions ne sont pas
des lits de roses. Ce sont, au contraire, des lits d'épines. Toutes les
plaintes et tous les soucis n'y font rien. Tu as la vie matérielle chez
ton père, et il est content de te recevoir, restes-y le plus possible. Pen-
dant ce temps, j'agirai de tout mon pouvoir pour sauver la maison. Si
j'échoue, ce ne sera certainement pas ma faute. J'avais déjà reçu
la note de M. Beauvais. J'espère qu'il me donnera un peu de temps
pour le payer. Ta propriétaire se plaint de n'avoir absolument rien
reçu, pas même un acompte depuis que tu occupes son appartement.
A cela il y aurait de ta faute. Je t'avais donné cinq cents francs à Paris
pour lui faire prendre patience, et tu m'avais dit que tu lui avais donné
cet acompte. Est-il vrai qu'elle n'ait rien reçu du tout? 11 y aurait
aussi de la faute de ton mari, car il a eu quelque argent de sa statue
du Champ de Mars, et la première chose à faire, c'est de payer son
( i F. ORG E S AND
propriétaire. Enfin, Bi l'impatience dea créanciers hypothécaù
l'hôtel n'esl réellemenl fondée « g u«> but I»' non-payemeni de leurs inté-
rêts, il y a de votre faute à toua les deux, je t'ai montré la note de
l'argenl que voua ;\\ ez emprunté, gagné el Umcké depuis votre mai
note fournie par M. Bouzemont (1) lui-même et dont tu n'as contesté
l'exactitude qu'à très peu de chose près. C'étail énorme, et il y avait
vingl foia de quoi parer aux premières nécessités de votre position.
Cea premièrea nécessités, c'étail de payer lea intérêts de l'hypothèque
et votre logement
.l'ai dit à Perrichel de reprendre ses meubles. Si votre propriétaire
veul 1rs faire vendre.ils Beronl vendua très au-dessous do leur valeur,
et c'esl à faire de ces marchés-là qu'on se ruine. Perrichel n'étanl payé
que d'une faible partie, a un droit qui prime celui du propriéi
Je lui ai écrit qu'on s'arrangerail avec lui. Si vos affaires peuvenl B'ar-
ranger d'ici à peu de temps, voua retrouverez vos meubles chez lui.
Mais il faut lui écrire officiellement, comme s'il devait les reprendre
d'une manière absolue, autrement, il aurait l'air de se faire complice
d'une fraude envers votre propriétaire, et il ne le pourrait pas sans
s'exposer à une affaire désagréable. Tu comprends cela, je lui ai donc
écrit tle les retirer, et je lui ferai parler pour qu'il les garde jusqu'à
nouvel ordre.
Rollinat et Fleury vont aller chez M. Bouzemont, il s'agit de savoir
si. en payant les intérêts aux créanciers hypothécaires et en assurant
le remboursement de M. Bouzemont, les poursuites cesseront. Si ML Bou-
zemont est de bonne foi et homme d'honneur, comme je me plais à le
croire, il patientera et fera patiente'- lea créanciers. Mais si entre les
créanciers et lui il y a accord et volonté d'acquérir à bon marché une
propriété dépréciée par les circonstances, personne ne pourra com-
battre ce mauvais vouloir et déjouer ce calcul, à moins de rembourser
de suite capital et intérêts.
Voilà ce que j'ai espéré que M. Beauvais pourrait faire, en renou-
velant votre hypothèque sur d'autres préteurs et en donnant des ga-
ranties à M. Bouzemont, je crois que M. Beauvais l'aurait pu. du moins,
il Ta espéré jusqu'à ce jour et il a tenté sérieusement de le faire. Mais
la meilleure garantie à lui donner, c'était de mettre clans ses mains la
gestion de la maison. En connaissant par lui-même la valeur et les
produits de cet immeuble, il aurait pris confiance. Mais vous n'avez
pas voulu agir ainsi, ou vous ne l'avez pas pu, et sa bonne volonté s'est
trouvée paralysée naturellement.
Dans huit jours, je te dirai le résultat de m ss démarches, mais je
n'espère pas beaucoup. Je crains aussi qu'en dessous main, Clésinger
(1) L'orthographe de ce nom nous paraît douteuse.
604 GEORGE SAND
ne déjoue tous mes efforts, en poussant à la vente de la maison, dans
l'espérance d'un petit excédent, après Les dettes payées, et que tu n'aies
la folie de te prêter à cela, aimant mieux 10()(») ou 15 000 francs
comptant à dépenser qu'un immeuble frappé de stérilité aujourd'hui,
mais t' offrant une existence plus tard. S'il en est ainsi, je fais un rôle
de Cassandre et je jetterai de l'argent dans le tonneau des Danaïdes,
sans (pie cela profite à personne. N'importe, je ferai mon devoir dans
toutes les limites du possible, et si je ne peux rien, ou bien si ce (pie
j'aurai pu ne sert à rien, je prendrai mou parti sur lis récriminations
et les injustices.
George Sand.
Si les créanciers ne sont pas satisfaits par la vente de l'hôtel, je ne
crois pas qu'ils aient aucun droit sur les terres de Côte-Noire. Dans
tous les cas, ces terres sont destinées par moi pour payer vos dettes,
car vous avez chez Moulin les frais d'enregistrement de votre contrat
de mariage, à rembourser et chez Simonnet 2 noo francs empruntés et
non soldés. Ainsi il m'est indifférent que ces terres soient vendues
pour tel ou tel emploi, bien que je ne croie pas que vous ayez aucun
droit. Depuis qu'elles sont en vente, un seul acquéreur s'est présenté
et il s'est retiré. Si on était à Paris dans la même situation qu'ici,
l'hôtel de Karbonne ne trouverait pas un seul acquéreur, car ici il
ne se fait aucune espèce d'affaires.
Nous demandons excuse au lecteur de l'ennuyer par cette
lettre d'affaires si sèche, mais elle est précieuse, parce qu'elle
réfute catégoriquement toutes les plaintes et les assertions de
Solange contre sa mère qui l'aurait « abandonnée » à la merci de
« ses (? !) créanciers » sans la secourir au milieu des difficultés
de sa position matérielle (1).
La lettre de Solange à Chopin datée 'la 30 (sans millésime),
dans laquelle elle le remercie des cinq cents francs qu'elle lui
avait empruntés et lui parle de M. de Bouzemont, semble être
(1) Ce fut la même chose plus tard, Solange prétendait toujours être
abandonnée, alors que sa mère lui versait des sommes considérables. C'est
ainsi, par exemple, que dans une lettre inédite de George Sand k
Dumas fils, datée du 4 janvier 1862, gracieusement communiquée par
M. Rocheblave, nous lisons que Solange, alors malade, « crie misère on ayant
40 000 francs à placer, déposés chez les notaires de la Châtre » et tandis que
George Sand « se charge des frais de sa maladie et lui sert régulièrement
sa pension, Solange prétend ne rien recevoir ni de sa mère ni de son père ;
et en outre « elle a une autre rente d'un prince étranger... ».
GEORGE S AND
la suite directe de La lettre qu'on vient de lire et noue montre
combien cette jeune dame traitait cavalièrement... la vérité!
Tous sont fautifs vis-à-vis d'elle, elle seule souffre innocemment !
Ce fui encore son vieil el fidèle ami Charles Duvernel el sa
femme qui, cette année-là <•( la suivante, aidèrent Mme Sand
dans L'arrangement de ses affaires pécuniaires. Duvernel le
tint par son crédit. Lorsque enfin, après d'innombrables démar-
ches auprès d'une série d'usuriers, elle reçut une avance sur
sou travail, .Mme Sand s'adressa à Charles Duvernel pour qu'il
l'autorisât de dépenser cette somme afin de sauver Solange. Voici
une seconde lettre inédite, 1res importante pour nous éclairer
sur ce rôle de « mère indifférente e1 Légère » que Solange el
Chopin, après elle, attribuent à George Sand :
Amonsieur Duverri* i.
receveur des financés à Ribérac, Dordogne.
Nohant, 12 novembre 1848.
Voici ma situation. L'Angleterre n'a rien pu me fournir. Aucante me
cherche de l'argent et espère me trouver 5 000 francs.. Je vais vendre,
si on ne me l'ait pas encore faux bond, cinq à six volumes pour
ô 000 francs, c'est-à-dire ce que j'aurais vendu 12 000 ou 15 000 francs
l'année dernière. Je fais en outre demander à l'éditeur de mes mémoires
de me payer deux volumes de manuscrits que j'ai tout prêts, en lui
offrant un rabais de 50 pour 100 sur la totalité de l'affaire. Je ne sais
pas ce que je ne ferais pas, j'irais jusqu'à 100 pour 100 pour empêcher
les tracasseries de Mme Reignier de venir s'ajouter aux embarras que
t'a créés le cautionnement de Bertholdi. J'écris à Papet de me chercher
de l'argent. Une autre personne de Paris m'en promet. Enfin, j'écris
à M. Collin de tenter une dernière démarche auprès de Mme Reignier
pour l'engager à ne tourmenter que moi et à accepter son rembourse-
ment par versements successifs, si je me trouvais dans l'impossibilité
de lui verser au jour dit la somme entière. Mais il faut tout prévoir.
Tout ce que j'essaie et espère peut échouer, surtout si l'élection du
président nous amène une nouvelle crise au 10 décembre. Mme Rei-
gnier peut se montrer intraitable. Ce que je vois de plus certain, c'est
de tirer 5 000 francs de mon travail courant en fournissant même
encore le fruit de beaucoup de veilles pour décider les acheteurs.
Or, voici ce qui me chagrine le plus. Si d'ici à quinze jours je puis
6o6 GEORGE SAND
donner ces 5 000 francs aux créanciers de Solange, sa maison ne Bera
pas vendue. Nous pourrons gagner le moment où cette propriété
recouvrera en partie sa valeur e1 ne sera pas vendue par expropriation
de justice. Sinon dans un mois elle le sera sans que rien puisse la sauver.
Elle atteindra au plus le chiffre de (30 000 francs que Solange doit.
Donc elle sera ruiné:' absolument, i! ne lui restera pas une obole.
Je dois sauver ma fille, mais, avant tout, je dois satisfaire des engage-
ments d"honneur et ne pas te laisser courir le risque de poursuites que
je voudrais assumer sur moi seule.
Je ne disposerai donc pour Solange de ces 5 000 francs que si tu
m'y autorises, et je ne dormirais pas tranquille si je le faisais san-
ton approbation.
Après cela, je ne m'arrêterai pas de travailler et de chercher, et si
je ne trouve pas ce qu'il faut, je vendrai le mobilier de [Sortant à quelque
prix que ce soit. Cela me sera pénible, à cause de Maurice, qui y tient,
c'est un monde de souvenirs pour lui. Je te prierai alors de passer
la créance sur moi à un tiers qui ferait vendre par force majeure et
mes enfants n'auraient ni l'un ni l'autre de reproches à me faire. Bon
soir, ami, la poste part, j'espère que nous n'en viendrons pas là, mais
enfin, il faut mettre tout au pire, pour savoir où l'on va, et je suis
sûre que tu es horriblement gêné aussi, et surtout par ma faute. Cela
me cause un chagrin profond, comme tu peux le croire.
Je t'embrasse tendrement, ainsi que ta famille.
G. Saxd.
Tl fait ici un froid extraordinaire. La terre est couverte de neige
depuis deux jours.
Les efforts de George Sand n'aboutirent à rien. L'Intel de
Narbonne fut vendu, mais ni Solange ni Clésinger ne changèrent
leur genre de vie, grâce à quoi le mari dut constamment voyager
d'une ville dans une autre, en quête de commandes; Solange
restait seule plus qu'il ne fallait. En 1849 elle eut un second
enfant, encore une fille, Jeanne, et qui, elle aussi, ne vécut que
peu d'années. Les époux prirent alors définitivement des routes
différentes. Le mari mena une vie bruyante et déréglée, la femme
une existence galante. Tantôt ils se brouillaient avec esclandre,
tantôt ils se réconciliaient. Cela finit par un procès judiciaire
et une séparation de corps. Mme Sand s'efforça de soutenir
GEORGE S AND
Solange moralemenl el matériellement, lui paya une rente
annuelle, mais cela n'empêcha ni son cours d'existence désor-
donné"1, ni sa constante poursuite du lu xc et «lu numéraire (1).
Ses relations avec s;i mère furenl tantôt assez paisibles, tantôl
interrompues pour quelques mois, parfois pour quelques années,
et cela jusqu'à la mort de George Sand (2). Disons, dès à pré-
sent, que celle-ci se méfia toujours de sa fille, elle avait
de L'aimer, s'attendanl toujours à tout de sa pari, jusq n'a des
noirceurs et des actes les plus criminels. C'est ainsi qu'en cette
même année de L851, Lorsque d'après un autre biographe de
Solange» le rapproch ment entre I" mère et la fille était complet^) ,
Mme Sand écrivit à Maurice la Lettre que voici, ne Laissant pas
L'ombre d'un doute sur la nature de ce rapprochement :
Nohant, 2 janvier 1851.
• Eh bien, mon enfant, tu as eu raison de voir par tes yeux, puisque
c'était la seule manière de savoir à quoi nous en > mir. 1 l'abord et avant
tout, tu me donnes en résumé une bonne nouvelle, puisque tu me dis
que Solange est dans une bonne situation pécuniaire. Il te restera à
l'assurer si cette situation est apparente avec un nouvel abîme au-
dessous, ou si elle est réelle, assurée du moins pour un certain courant
de travaux et d'affaires. Que Clésinger soit capable de faire de belles
choses et d'en faire beaucoup, c'est certain. Mais je crains que l'on ne
mange d'avance ce qu'on gagne et qu'on n'ait un luxe absurde au dé-
triment du lendemain. Clésinger a toujours établi son budget ainsi,
et il ne fera jamais autrement, Solange, qui avait commencé par là
avec lui et qui en a senti les inconvénients, a-t-elle profité de l'expé-
rience? a-t-elle pris de Tordre et de la prévoyance? C'est ce que tu verras
on examinant Mais n'y va que modérément et très prudemment. Veux-
tu que je t3 dise une chose bien bête, mais en tout cas bien entre nous?
Jr yCaime pas que tu manges clir: nu: N'y mange pas. Clésinger esi
(1) V. Georges d'HEYLLi, la Fille de George Sand, p. 77, 78, 87, 88 et 110-11-4
(2) On trouve, à ce sujet, des lettres de Mme Sand extrêmement impor-
tantes, ainsi que des détails très curieux dans le troisième volume des Mé-
moires de Mme Juliette Adam, Mes Sentiments et nos idées avant 1870,
p. 193-198 (Paris, 1905, Hachette).
(3) M. S. Kocheblave, George Sand et sa fille. (Renie des Deux Mondes,
mars 1905, p. 190.)
6o8 GEORGE SAND
fou. Solange esl Bans entrailles. Tous les deux ont une absence de mo-
ralité dans les principes qui les rend capables de tout, dan- certains
moments. Tu as vu, il s'en est fallu de peu que Clésinger ne te casse
la tête d'un coup de marteau ici. Solange souriait et n'a pas versé une
larme, quand cet homme en démenée m'a frappée. \U ont tout intérêt
;"; ce que m n'existes pas. et pour eux. l'intérêt avant tout. Tue atroce
jalousie a toujours dévoré le cœur de Solange. Ils te recherchent.
Clésinger s'attache à tes pas. Un de ces matins qu'il aura bu du rhum
et qu'il >:■ verra sans argent, il aura un accès de fureur, il te cherchera
querelle. < ra bien il leur passera par la tête je ne sais quelle idée bizarre,
monstrueuse, et il ne faut qu'un moment pour la mettre à exécution.
Vas-y avec une extrême prudence, et encore une fois n'y mange pas,
a' Il bois pas. Tu ne sais pas tout ce qu'ils ont dit et quelles menaces
Clésinger a laissé follement et sottement entendre ;"> propos de toi, je
les sais, je n'ai jamais voulu te les dire, mais il y faut pourtant faire
attention et ne pas tenter le diable. Tu dis que Clésinger a plus de
cœur qu'il'. -. malgré tout. Eh bien, c'est vrai, il a du cœur et il est
capable d'affection. Le fond n'était pas méchant, à l'origine, mais
il est fou, il est sans principe aucun, et, à ses heures, il est capable de
tout, de ce qu'il y a de pis. comme en d'autres moments il est peut-
être capable aussi de très bonnes choses. C'est un être trop déraison-
nable pour qu'on le juge comme un autre. Il ne mérite pas d'être
haï, on ne peut pas l'estimer, mais il faut s'en garer comme d'un
aliéné et n'avoir aucune relation suivie avec lui. Quant à ta sœur,
maintenant son caractère est fait et ne changera plus. mon. parti en
est pris. Le temps de la douleur et de la consternation est passé. J'ai
souffert au dedans de moi-même tout ce qu'on peut souffrir, et j'ai
fini par accepter l'arrêt du destin qui, en me donnant deux enfant-;,
ne m'en a réellement donné qu'un pour moi. L'autre est né parce qu'il
avait à naître. Il a vécu et il vivra pour lui-même sans la moindre
idée d'un devoir quelconque envers personne. Mes enseignements,
loin de modifier ce caractère, l'ont roidi et poussé à l'extrême. Nous
avons essayé de tout : rudesse, sérieux, moquerie, faiblesse, amour
et gâterie le plus souvent. Rien n'y a fait, je crois que nous n'avons
pas à nous reprocher d'avoir rien négligé. En définitive, elle n'a jamais
fait que ce qu'elle a voulu, et il en sera toujours ainsi. Je ne l'aime
plus, du moins je le crois, c'est pour moi une barre de fer froid, un
être inconnu, étranger à la sphère d'idées et de sentiments où j'existe,
incompréhensible, comme tu dis, car il est évident que ceux qui vivent
pour aimer ne peuvent se rendre compte du mécanisme intérieur de
ceux qui n'aiment pas ; j'aime le souvenir de la petite fille si belle et
si drôle que nous avons trop gâtée tous les deux, qui nous battait
et nous rendait malheureux déjà, mais que nous nous imaginions
i , i ORGE s.\ xi) 609
pouvoir changer et qui, dam m>< rêves de tendresse devait devenu
une jeune Rlle parfaite. La jeune Bile a fait notre intérieur cruel, la
jeune femme noua a brisé le cœur, pardonnons-lui, mais n'espéron
rien. Mais, \m--lti, la raison se l'ail dans les esprits qui la, cherchent,
et la vraie raison, ce n'esl autre chose que le sentimenl ferme de la
justice. La raison el la justice m'onl donc amenée à ce point qu'il ne
dépend plus de ma fille de me faire beaucoup de peine, c'est pour toi
que jf via désormais, el je ne laisserai pais détruire ma santé el ma vie
dont tu as besoin. N'espérant plus changer Solange, je ne la gronderai
plus, je ne discuterai rien avec elle. Je ne lui permettrai ni justification,
ni récriminations, je n'irai pas chez elle. Je ne veux pas me trouver
en présence de tiens à tpii elle a l'ait de moi 1111 portrait odieux et. (pic,
du momenl qu'ils la voient, sont mes ennemis. Ça m'est égal d'avoir
des ennemis, niais je ne vis qu'avec mes amis. .le la recevrai chez moi,
à Paris, à uni1 seule condition que je lui ai posée Tannée dernière à
pareille époque et dont je ne me départirai pas, elle le sait, inutile de
la lui rappeler, c'est d'ailleurs moi que ça regarde, et tu n'as pas à
faire le docteur avec elle. Tout ton rôle est de juger et de pardonner
ce qui te concerne, mais de te tenir sur tes gardes sous tous les rapports
possibles. Nous en reparlerons, c'est assez pour aujourd'hui. Brûle
cette lettre, mais ne l'oublie pas. Le crime n'est pas toujours ce qu'on
croit. Ce n'est pas un parti pris, une tendance fatale qui germe lente-
ment chez des monstres. C'est un acte de délire le plus souvent, un
mouvement de rage. Les catholiques attribuent cela au souffle du
diable, c'était une métaphore fantastique qui caractérisait assez bien
les mouvements terribles et imprévus de l'être humain. Avec des cer-
veaux mal organisés, et celui de Solange a un côté absent, tandis que
celui de Clésinger est parfois complètement détraqué, on n'est jamais
sûr de se trouver dans les conditions normales de la vie. Tout cela
est triste à dire, mais il faut se l'être dit une fois pour n'y plus penser (1).
Ta Mère.
Nous trouvons indispensable aussi de citer les deux lettres
suivantes : l'une de Solange à sa mère et la réponse de
George Sand, inédites et inconnues; lorsque cette réponse
retomba entre les mains de Mme Sand, elle ne permit jamais
qu'on la rendît à Solange, elle la confia plus tard à Mme Mau-
rice Sand (des mains de laquelle nous la tenons), avec l'ordre
(1) Nous omettons la dernière page de cette lettre consacrée en partie à
des constructions exécutées alors au château, et nous peignant la solitude de
Mme Sand à Nohant.
m. 39
6io GEORGE SAND
formel de ne jamais la donner à Solange, de la garder séparé-
ment du reste de sa correspondance avec Solange, mais de ne jamais
la détruire. Voici pourquoi : ayant reçu la lettre de Solange datée
du 23 avril 1852, Mme Sand lui répondit le 25. On peut lire au
haut de la première page de cette lettre les lignes que Mme Sand
y traça plus tard : « Réponse à Solange faite le 25 avril 1852
à sa lettre du 23 et qui ne V aurait plus trouvée à Paris le mardi
suivant, elle Va lue ici à Nohant et oubliée dans les balayures de
sa chambre. »
On verra tn la lisant pourquoi dame Solange la jeta par t are
et pourquoi aussi sa mère tint à préserver de la destruction c?
douloureux dialogue.
Lettre de Solange à sa mère :
Vendredi, 23 avril 1852.
Je suis en pension depuis hier. Il me semble qu'il y a déjà Long-
temps. Est-ce ainsi qu'elles vont passer les plus belles années de ma
vie? Sans parent, sans ami, sans enfant, sans même un chien pour inter-
rompre le vide? Passe la solitude des champs, où l'on a pour compa-
gnie les rivières et les bois, les oiseaux et les nuages. Mais à Paris
l'isolement entre quatre murs sales, en compagnie d'une bougie qui
s'ennuie et d'une fleur étiolée qui semble vous dire: «Et moi aussi j'au-
rais été belle, aimée, recherchée, sans l'abandon et le manque d'espace. »
L'isolement au milieu du mouvement et du bruit, à côté des gens
qui s'amusent, de chevaux qui galopent, de femmes qui chantent,
d'enfants qui jouent au soleil, d'êtres qui s'aiment et qui sont heu-
reux, ce n'est pas de l'ennui, c'est du désespoir.
Et l'on s'étonne que de pauvres filles sans esprit et sans éducation
se laissent entraîner au plaisir et au vice ! Les femmes de jugement
et de cœur savent-elles toujours s'en préserver? Ah ! qu'il me faut de
courage pour être encore debout !
Ecris-moi encore à Paris, car je ne partirai que mardi avec mon
jugement pour reprendre ma petite fille. Malheureusement ce juge-
ment a été rendu par défaut et il est probable que les conseils de mon
mari l'ont fait pour en appeler et prolonger les choses. Us espèrent
me lasser par les lenteurs qu'ils apporteront, mais ils comptent sans
ma volonté et surtout sans mon aversion pour mon mari.
- Adieu, ma chérie, à bientôt, j'espère. Je t'embrasse de cœur.
S...
G.E< IRGE SAM) 6s i
A cette lettre, pleine d'allusions ci d'insinuations aiguisée à
L'adresse d<' sa mère el prouvanl plus que parfaitement l'absence
de moralité de Solange, George Sand répondit par les belles et
fortes pages que voici :
Nohant, 25 avril 1852.
Je vois, ma grosse, que tu es dans nu accès de Bpleen. Bah! cela
passera vite, comme tout 06 < 1 1 1 i te passe par la tête. 11 me semble
que, puisque tu as eu une première victoire, assez inespérée, quanl à
moi, je L'avoue; puisque dans quelques jours tu va» ravoir ta Bile
et l'ainener ici, OÙ tu resteras si tu veux jusqu'à de nouvelles néces-
sités de ton procès, il n'y a pas à se désespérer pour quelques jours
[tassés dans une chambre triste; car je vois que c'est là le grand mal-
heur du moment Celui-là n'est pas mortel, j'ai beaucoup vécu, beau-
coup travaillé seule, entre quatre mwrs sales, dans les plus belles années
,U nia jeunesse, comme tu dis, et ce n'est pas ce que je regrette d'avoir
connu et accepté.
L'isolement dont tu te plains, c'est autre chose. Il est inévitable
dans le moment où tu es, il est la conséquence du parti que tu as pris.
Ce mari (insupportable de caractère, c'est possible) n'est peut-être pas
digne de tant d'aversion et d'une si fougueuse rupture. Je crois qu'on
aurait pu se séparer autrement, avec plus de dignité, de patience
et de prudence. Tu l'as voulu, c'est fait, je n'y reviens pas pour te dire
qu'il ne fallait pas le faire, puisque la chose est accomplie. Mais je
trouve que tu n'as pas bonne grâce à te plaindre des résultats immé-
diats d'une résolution que tu as prise seule et malgré ces parents, amis
et enfant dont tu sens l'absence aujourd'hui. U enfant aurait dû te
faire patienter, les amis l'auraient voulu, et les parents, car c'est moi
dont tu parles, demandaient instamment que le moment fût mieux
choisi, les motifs mieux prouvés, la manière plus douce et plus géné-
reuse. Tu veux avaler des barres de fer et tu t'étonnes qu'elles te res-
tent en travers de l'estomac. Moi, je trouve que tu es bien heureuse
de les digérer sans être plus malade. Je ne vois pas que tu aies tant à
te plaindre de tout le monde et que les amis que tu as été à même
de te faire, en vivant loin de moi volontairement dans le monde, te
soient restés plus fidèles que ceux qui te venaient de moi : que Clo-
tilde, la seule parente qui me reste, eût beaucoup à se louer de tes fa-
veurs ; et pourtant elle t'a ouvert un asile dans des circonstances où
tout le monde eût reculé devant des scènes fâcheuses dont le hasard
seul l'a préservée de la part de ton mari. Je ne vois pas que Lambert,
que tu voulais jadis faire battre et tuer par ce même mari, ne t'ait
pas montré, dans sa petite sphère d'assistance, beaucoup d'intérêt
6i2 GEORGE SAND
et de dévouement. H n'est pas un de mes vieux amis qui n'eût été
prêt à te pardonner tes aberrations envers moi, et à t'accueillir
comme par le passé, si toi-même n'eusses dédaigné et repoussé l'idée
de leur devoir quelque chose. Le nombre n'en est pas grand, il est
vrai, et ce ne sont pas gens d'importance et de haute volée. Cela
n'est pas ma faute. Je ne suis pas née princesse, comme toi, et j'ai
établi mes relations suivant mes goûts simples et mes instincts de
retraite et de tranquillité. Alors le grand malheur de ta position,
c'est d'être ma fille, mais je n'y peux rien changer et il faut bien
que tu en prennes ton parti une fois pour toutes.
Quant aux autres amis que tu as pu faire depuis ton mariage et
notre séparation, je ne peux pas croire que tous soient détestables
et qu'il y ait de leur faute dans votre rupture.
Bourdet a été sévère pour toi, mais il avait quelque raison pour
l'être ; je ne vois pas que j'y sois pour quelque chose, et je ne suis pas
certaine non plus qu'il n'eût pas été facile de te le conserver pour
appui. Sa famille t'aimait tendrement, j'ai vu sa femme te pleurer,
et sa belle-mère parlait de toi avec une grande sollicitude. Le comte
d'Orsay, en dépit de tout le mécontentement que lui causait le détail
de ta conduite, est resté paternel pour toi au milieu de sarcasmes
que je souffre de te voir mériter souvent. Sa sœur a été aimable et
bien disposée pour toi, tu la détestes. Tu as vu beaucoup de personnes
dans une position brillante, telles que tu les cherches de préférence,
Mme de Girardin et d'autres encore.
Pourquoi ne trouves-tu pas appui et sympathie dans le monde où
tu t'es lancée et auquel, moi, je suis forcément étrangère? Le genre
humain tout entier est-il détestable et n'y a-t-il que toi de parfaite?
Es-tu la victime de l'injustice générale ou de ton propre caractère,
qui est dédaigneux, changeant, et qui exige tout des autres sans se
croire obligé à rien envers les autres?
Penses-y et si c'est là le mal, comme il est en toi-même, personne
autre que toi n'y peut porter remède dans l'avenir. Tu auras beau te
plaindre à moi de ton ennui et de ton abandon, je ne pourrai forcer
personne à t'aimer si tu n'es pas aimable.
Si ton frère n'est pas ton meilleur ami, ton compagnon assidu,
comme il l'aurait fallu pour notre bonheur à tous trois, est-ce parce
qu'il est, selon toi, un monstre d'égoïsme? Je ne le pense pas, moi
qui vis avec lui depuis bientôt trente ans, sans un nuage sérieux
entre nous. Pas plus que toi il n'est sans défaut, mais je l'ai vu verser
bien des larmes sur tes injustices, donc il a quelque chose pour toi
dans le ventre, tout en te rudoyant ; et toi, tu lui as dit bien des fois
que tu le haïssais. C'était dans la colère, mais dans le calme tu n'as
jamais dit, ni à lui, ni à moi, ni à personne que tu l'aimais, et il est
GEO RGE SAND 613
1 1rs Facile de voir que tu ne Tas jamais aimé; o'esl triste. Il tant que
tout ce <|iii faiinc se résigne à être à peine toléré. Tu n'aimes pas!
Tu ne sens pas iiin vrai malheur, mais il se traduit par L'ennui <!<■
lame et par L'isolement, el tu te plains de ceux (pli t'abandonnent,
sans comprendre que tu as repoussé ou blessé tout Le monde.
Il te faudrait, pour te consoler, de L'argent, beaucoup d'argent
Dans Le luxe, dans la paresse, dans L'étourdissemenl tu oublierais
Le vide de ton cœur. .Mais pour te donner ee qu'il te faudrait, il
me Faudrait moi travailler Le double, c'est-à-dire mourir dans six
mois, car le travail que je l'ai s excède déjà mes forces. Si je mourais
dans six mois, tu ne serais pas longtemps riche, donc cela ne servirait
à rien, car mon héritage ne vous fera pas riches du tout, ton frère el
toi. D'ailleurs, si je pouvais travailler le double et durer quelques
années encore, est-il bien prouvé que mon devoir envers toi soit de
me créer cette vie de galérien, de me faire cheval de pressoir pour te
procurer du luxe et du plaisir? Non, cela ne m'est pas démontré, et
tu me permettras de croire que ce n'est pas seulement la crainte de
déranger mes petites aises, comme tu dis si bien, qui m'empêche de
consommer ce suicide stupide et monstrueux à envisager, ne fût-ce
qu'aux yeux de Maurice, c'est ce sentiment de devoir plus sérieux et
plus vrai, car ayant échoué dans celui de te rendre heureuse et raison-
nable, celui de t'amuser devient tout à fait contraire à mes autres
devoirs en ce monde.
Donc, résume ma situation financière et la tienne. Nous avons
pom Irais sept mille francs de rente. Le reste sort de mon cerveau,
de mes veilles, de mon sang brûlé et de mes nerfs tendus et malades.
Je te donnerai le plus que je pourrai. La maison sera tienne tant que
tu n'y mettras pas le trouble par des folies ou le désespoir par des
méchancetés. Je garderai, j'élèverai ta fille tant que tu voudras,
mais je ne m'affecterai pas des plaintes inutiles sur la gêne et les pri-
vations qu'il te faudra subir à Paris. Je ne m'en fâcherai pas, tout en
les comprenant fort bien ; mais j'ai pris mon parti sur des choses sans
remède, on ne rudoie que tant qu'on espère amender, je sais très bien
qu'à tes yeux je serai toujours la cause de tes maux. Je ne serai pas
assez riche, je ne serai pas assez grande dame, ou bien je me permettrai
trop de charités, je ne priverai pas assez Maurice, V enfant chéri, pour
orner ta vie de chevaux et de toilettes. J'aurai peut-être l'infamie
d'aimer et d'estimer Augustine et de l'avoir chez moi aux vacances.
Tous ces torts-là je les aurai, n'en doute pas. Tu me les reprocheras
directement ou indirectement, j'y compte. Tu trouveras toujours
quelques confidentes plus ou moins Rosières pour faire circuler, dans
un certain monde de cancans où j'ai des ennemis, parce que ma droi-
ture y écrase bien des pécores, que tu es une victime de mon abandon,
614 GEORGE SAND
do ma préférence pour mon fils et pour cette coquine d'Attgustine
qui a l'impudeur d'être fort pauvre sans se plaindre jamais, de travailler
comme un nègre, à cinquante sous le cachet, dans une petite ville de
province, de se trouver heureuse avec son mari et son enfant, et de me
bénir comme si je l'avais faite millionnaire. Que veux-tu? La vie a
ses mauvais côtés, je les connais, je les subis, je laisserai dire et tu
n'en seras ni plus riche ni mieux entourée.
Ouvre donc les yeux, tu n'es pas idiote, et tu auras beau enfler ta
personnalité, ta conscience te criera toujours que quiconque ne se
sacrifie jamais ne forcera jamais personne à se sacrifier pour lui.
L'avenir est à toi, ce n'est plus un avenir de cavalcades, de beaux
appartements, de loisirs, de causeries, d'indolence et de grands airs.
C'est la retraite, les soins du ménage, l'éducation et la surveillance
assidue de ta fille, le travail si tu peux, sinon la plus stricte économie,
la plus austère simplicité dans un intérieur presque pauvre à Paris.
tout à fait pauvre et misérable en comparaison de ce que tu as rêvé.
Sinon la vie de campagne chez les parents, mais un peu en tutelle.
car tes parents voudront rester maîtres chez eux et ne souffriront pas
de cortège auquel on les accuserait de prêter la main et de tenir la
bougie.
Voilà l'avenir d'une femme qui a été malheureuse dans le mariage,
autant par sa faute que par celle d' autrui ; qui a voulu rompre violem-
ment et dès les premières souffrances, sans s'assurer l'appui et sans
écouter le conseil de personne. Mais cet avenir peut tout réparer.
Ce peut être celui d'une femme de bien qui a réfléchi après coup et
qui a fait un grand effort de cœur, de conscience et de courage pour
ramener à elle les affections gaspillées, l'approbation discutée. Dans
cette austérité, dans cette simplicité de mœurs et d'habitudes, elle
peut sentir son âme s'élargir, son esprit s'élever, elle peut être artiste,
elle peut créer ou sentir, ce qui est aussi agréable, aussi fortifiant l'un
que l'autre, aussi en dehors des jouissances matérielles, aussi indépen-
dant du monde de la richesse et des excitations vides qu'elle procure.
L'âme purifiée peut et doit arriver aux seules vraies jouissances de la
vie. Dans cette situation un enfant aimable, intelligent et beau comme
Nini, est un trésor dont on sent le prix et qui vous tient lieu de tout.
On a de bons et solides amis qui ne vous admirent pas pour vos rubans
et vos parfums, mais qui vous estiment, vous chérissent et vous pro-
tègent pour votre vraie beauté, celle de l'âme et de la conduite.
Mais il y a un autre avenir, et les réflexions de ta lettre sur les
femmes de jugement et de cœur, qui succombent quelquefois comme les
filles sans éducation au plaisir et au vice me font penser que ton mari
ne mentait pas toujours quand il prétendait que tu lui avais fait cer
taines menaces. Si ton mari est fou, tu es diablement folle aussi, ma
GEORGE SAM)
pauvre fille, en de certains moments et tu ne sais alors ni ce que tu
penses, ni oe fine tu <lk Tu étais dans un de ces moments-là an m'écri-
vani Le paradoxe étrange qui esl dans ta lettre. Non, des femme de
cœur ft de jugemenl ne Buccombenl jamais à l'attrail du vice. Car Le
vice n'a d'attraits e1 de séductions que pour celles qui sont sans juge-
menl ft sans cœur. Voilà la question jugée par elle-même, pas les pro-
prea trimes où tu la (Mises, si tu dis souvenl de pareilles Btupidités,
je ne m'étonne pas que tu aies fait péter la cervelle de désinger.
Une mère les lit avec pitié, mais un mari ne duit pas les entendre sans
fureur ou sans désespoir.
Vraiment tu trouves difficile d'être pauvre, isolée et de ne pas
tomber dans h via ? Tu as bien de la peine à te tenir debout, parce que
tu es depuis vingt-quatre lianes entre quatre murs el que tu entends
rire les femmes ei galoper les chevaux au dehors? Que malheur! comme
dit Maurice. Le vrai malheur, c'est d'avoir une cervelle où peut entrer
le raisonnement (pie tu fais : // un /mil /lu bonheur ou du vice. Depuis
quand dune le manque du bonheur est-il un prétexte au manque de
dignité? Dans quel code de morale et de religion chinoise ou sauvage
as-tu donc lu que l'être humain n'avait pas de choix entre la souffrance
et la honte, et qu'il n'y avait aucune consolation à souffrir sans s'abais-
ser? Hxiste-t-il sur la terre une créature si précieuse, si différente des
autres, si excellente à ses propres yeux qu'elle puisse dire : « Mon droit
au bonheur est tel que si on ne le satisfait pas, je le satisferai par tous
les moyens? > Xe dis donc plus de pareilles bêtises, je ne veux pas, moi,
les prendre au sérieux, comme ton fou de mari que tu as plus souvent
regardé comme un mais que redouté comme un tyran. Je ne donne
pas dans ces bourdes-là. Essaies-en donc un peu du vice et de la pros-
titution, je t'en défie bien, moi ! Tu ne passeras pas seulement le seui
de la porte pour aller chercher du luxe dans l'oubli de ta fierté natu-
relle. Or, le suicide moral est comme le suicide physique. Quand on
n'en a pas la moindre envie, il ne faut en faire la menace à personne,
pas plus à sa mère qu'à son mari. Ce n'est pas d'ailleurs si facile que
tu crois de se déshonorer. Il faut être plus extraordinairement belle et
spirituelle que tu ne l'es pour être poursuivie ou seulement recherchée
par les acheteurs. Ou bien il faut être plus rouée, se faire désirer,
feindre la passion ou le libertinage et toutes sortes de belles choses
dont, Dieu merci, tu ne sais pas le premier mot ! Les hommes qui ont
de l'argent veulent des femmes qui sachent le gagner, et cette science
te soulèverait le cœur d'un tel dégoût que les pourparlers ne seraient
pas longs. Abstiens-toi donc à jamais de ces bravades, de ces aspira-
tions et de ces regrets. Tu en parles connue une aveugle des couleurs.
Tu seras fière et honnête malgré toi, il faut en prendre ton parti et ne
pas croire qu'il y ait même grand mérite à cela. Tu as de véritables
6i6 GEORGE SAND
accès de folie, prends-y garde. Tâche que je sois seule à le savoir. J'ai
vu des jeunes femmes lutter contre des passions de cœur ou des sens
et s'effrayer de leurs malheurs domestiques, dans la crainte de succom-
ber à des entraînements involontaires. Mais je n'en ai jamais vu une
seule élevée comme tu l'as été, ayant vécu dans une atmosphère
de dignité et de liberté morale, qui se soit alarmée des privations du
bien-être et de l'isolement, à cause des dangers que tu signales. Une
femme de cœur et de jugement ne sait pas seulement si de tels dangers
existent. Elle peut craindre, si forte qu'elle soit, d'être entraînée par
L'amour, jamais par la cupidité. Sais-tu que si j'étais juge dans ton
procès et que je lusse tes aphorismes d'aujourd'hui, je ne te donnerais
certes pas ta fille? Et pourtant tu me dis de la redemander pour toi ;
ma foi, si tu veux que je continue, parle-moi autrement, je t'en prie,
autrement je croirais qu'elle est mieux où elle est.
Bonsoir, ma fille. Lis cette lettre plutôt trois fois qu'une. Elle te
fâchera à la première, mais à la troisième tu diras comme moi et tu ne
recommenceras plus ce mauvais rêve.
Je t'embrasse quand même et tendrement.
Ta mère.
Je t'ai écrit une longue lettre. Lis-la dans un moment de calme et
de raison. Elle résume tout ce que je t'ai dit, tout ce que j'ai à te dire.
Je n'y reviendrai pas et t'engage seulement à la garder comme l'in-
variable réponse que j'aurai à faire à de certaines plaintes.
Et puis, prends ton courage à deux mains. Va chercher ta fille et
amène-la ici. Evite-moi de te dire des choses qui font toujours mal à
dire et à entendre. Evite aussi d'en dire aux autres qui me reviennent
toujours et qui ne me feront pas varier.
Marche droit; c'est ennuyeux, selon toi. Selon moi, c'est agréable
et sain. Efforce-toi de comprendre pourquoi j'en juge ainsi et essaie
de trouver le bonheur où il est, dans ta conscience. Tu auras beau
chercher, tu ne le trouveras pas ailleurs.
Hélas ! cette lettre de Mme Sand n'eut aucun résultat. Répé-
tons à son sujet les paroles de l'Évangile : Margaritas anie
porcos.
La fière conviction que Solange serait incapable de devenir
vicieuse ou vénale, était plus feinte que réelle : Mme Sand vou-
lait la lui suggérer comme la meilleure défense de son honneur
Ce fut inutilement aussi qu'elle fit appel aux sentiments maternels
de Solange pour la petite Jeanne. Ni avant, ni pendant, ni après
GEORGB SAND 6x;
le procès, la malheureuse ne devint plus raisonnable. El oe
procès entre les époux Clésinger dura longtemps; ils Faisaient
la paix, puis se querellaienl de nouveau el en menaient aux pro-
cédés les plus impossibles. Toul cela rejaillissait sur L'enfant
Le père enlevait sa fille. La mère retenait tantôt l'enfant
auprès d'elle, tantôt L'amenait, subitement, chez Mme Sand, l'y
laissait sans prévenir la grand'môre, et filait elle-même vers
Paris; alors Clésinger revenait reprendre Nini pour la placer
dans quelque pensionnat. C'est dans un de ces pensionnats que
la pauvre fillette, âgée de six ans, mourut en 1855, des suites
d'une scarlatine mal soignée. Le désespoir de Mme Sand et de
Mme ( Jlésinger fut sans bornes (1). Solange ne se consola, ni n'ou-
blia jamais. Ayant perdu sa fille, elle descendit la pente fatale
sans être retenue par quoi que ce soit et presque avec ostenta-
tion. Ce fut Tunique vrai chagrin de toute sa vie.
Lorsqiren 1899, après une existence solitaire, remplie d'aven-
tures passagères et de liaisons intéressées, d'essais littéraires
ratés et des spéculations financières les plus prosaïques, cette
étrange femme mourut, elle recommanda de ne graver sur la
pierre de son tombeau que les mots : « Solange Sand-Clésinger,
mère de Jeanne. »
Quiconque a perdu un enfant est réconcilié par cette inscrip-
tion avec la fille de George Sand, cette malheureuse ayant si
follement et si volontairement manqué sa vie, une vie qui com-
mençait aussi brillante !
Revenons au drame qui se joua en l'été de 1847 : il eut un
épilogue et des suites doublement tristes pour Mme Sand.
(1) Nous raconterons plus loin comment George Sand, malgré tout son
immense chagrin, sut, grâc • à la flexibilité de sa nature, se rendre maîtresse
de son désespoir, le combattit consciemment, voyagea, revint à son travail,
donna même une forme littéraire — nous devons l'avouer carrément : très
déplaisante et sonnant faux — à ses idées sur la mort et l'immortalité.
(V. Souvenirs et Idées, p. 137. Après la mort de Jeanne Clésinger.) Ce qui
plus est, elle ne put jamais comprendre la valeur et la signification des tristes
anniversaires pour Solange et ne lui permit pas de venir à Nohant au jour
anniversaire de la mort de la petite Nini, ne voulant pas, disait-elle, de ces
« crises à heure fixe ». Hélas ! George Sand n'était, malgré tout, que l'aïeule
de Jeanne, elle n'avait jamais perdu son enfant à elle ! La désolation de
Solange fut plus simple et plus profonde.
6i8 GEORGE SAND
Hippolyte Chatiron prit le parti de Solange, cessa de voir sa
sœur et mourut le 26 décembre 1848, sans s'êtr.; réconcilié
avec elle (1).
(1) Dans l'un des carnets de George Sand de 1854, parmi plusieurs autres
dates et anniversaires de mort d'amis et de parents, inscrits à l'époque de
la rédaction de Y Histoire de ma lie, Mme Sand écrivit : Mort d'Hippolyte.
2 janvier 1849 », mais évidemment elle avait mis là, par une association
d'idées facile à comprendre, le deuxième jour après le jour de l'an au lieu
du second joui après Noël. Hippolyte Chatiron mourut le 20 décembre
1848, comme on peut le voir d'après les lettres de Mme Sand elle-même :
l'une à Charles Duvernet, datée du 27 décembre, et l'autre à M. Henri Simonnet,
gendre de M. Chatiron, du 28 décembre 1848.
Dans la première elle écrit :
Pour toi seul.
Nohant, 27 décembre 1848.
« Cher ami, d'abord une triste nouvelle en ce qui me concerne. Mon pauvre
Hippolyte est mort. Annonce ceci à Augustine avec quelque précaution,
car, bien que les liens d'affection fussent comme brisés de fait entre lui et
nous, la mort est quelque chose de si solennel et de si triste, que je crain-
drais, dans la position où est notre fillette, de lui causer un moment d'émo-
tion pénible.
« Ce pauvre ami de mon enfance était fini pour moi depuis longtemps,
depuis le mariage de ma fille je ne l'avais pas vu. Il s'était retiré de nous
sans savoir pourquoi et sans qu'il y ait eu de ma part avant, pendant, ni
après, un mot de reproche pour des torts dont il ne pouvait plus sentir la
gravité. Tu sais que chaque jour il augmentait ses torts sans en avoir cons-
cience. Sa raison et sa vie s'en allaient en même temps. Il y a quinze jours,
il a eu un accès d'aliénation véritable, furieuse, et nous avons eu à craindre
pour lui une situation pire que la mort, il faut bien le dire. Les soins assidus
de Papet n'ont pu le sauver. Une fièvre compliquée s'est déclarée ; tous les
organes étaient tellement usés, qu'aucun remède n'a produit le moindre
effet. Il a recouvre sa tête, un instant, pour dire bonjour à sa famille et à.
Maurice, mais il ne sentait pas son mal et il est mort dans une divagation
tranquille. C'est un suicide ! il avait cinquante ans, une organisation phy-
sique magnifique, de l'intelligence et un bon cœur. Mais rien ne résiste à cette
passion du vin. et en la combattant pendant quelques années, je n'ai fait que
retarder l'inévitable résultat. Ce triste événement me fait rentrer dans un
coupon de rentes sur l'État qui me mettra à même de payer une partie de
mes dettes... »
Mme Sand le communique à Duvernet comme à son premier et principal
créancier. (V. ce qu'il en a été dit plus haut.)
Le 28 décembre, elle écrit à M Simonnet :
« Mon cher Simonnet,
« J ignore si l'usage de notre pays comporte les billets de faire part pour
les décès. Mais dans le cas où vous croiriez devoir en envoyer, je dois vous
prier de me faire figurer, ainsi que Maurice, après les autres parents plus
rapprochés et de nous désigner comme faisant part de la mort d'un frère
GEORGE SAM) i.i.i
Cette histoire causa encore des désagréments à la pauvre
Augustine. La calomnie lancée par Solange ne s'éteignit pas.
Le grain d'ivraie Fut cultivé par les parents d' Augustine. Tou-
jours affamés d'argent, ils ne pouvaienl se consoler de ce que
leur fille, devenue majeure et mariée, leur ait échappé, mai
surtout de ce qu'elle ait épousé nu pauvre maître de dessin
et non le riche Maurice Dudevant, un gendre à exploiter. Le
père Braull confectionna donc, au commencement de 1848,
ave- l'aide d'un certain Anaxagore Guilberf, un pamphlet
d'un cynisme incroyable, écrit dans un style plus incroyable
encore, plein des plus atroces calomnies contre Mme Sand, et
même contre sa propre fille. Ce pamphlet parut soin le titre :
Uvu contemporaine. Biographie et intrigues de George Sand,
avec une lettre d'elle et une de M. Dudevant, par Brault (Paris,
m vente rue des Marais-Sainî-Germain, 6, 1848), méchante
petite plaquette in-8\ imprimée sur vilain papier gris, avec la
mention : première livraison. La suite ne parut jamais. Mme Sand
s'adressa d'abord au célèbre avocat Chaix d'Est-Ange, voulant
intenter un procès à l'auteur de cette odieuse brochure ; elle
demanda aussi à M. Charles d'Arragon d'empêcher la circulation
de ce libelle. Nous ne transcrivons point ici la longue lettre de
George Sand à Me Chaix d'Est-Ange dans laquelle Mme Sand
conte et l'histoire d' Augustine et les rapports de sa famille
avec les Brault. Nous renvoyons le lecteur au chapitre v et au
présent chapitre. Quant à M. Charles d'Arragon il répondit à
Mme Sand par la lettre que voici (1) :
Chère amie,
Je n'ai pas voulu vous écrire avant d'avoir agi pour M. Bertholdi ;
je l'ai fait et bien qu'encore le poste de Ribérac ne soit pas vacant,
j'espère que vous aurez bientôt ce que vous souhaitez. Je vous remercie
de m' avoir donné une occasion de m'occuper de vous ou de ceux que
et d'un oncle. J'irai voir Mme Chatiron aussitôt que le temps et ma santé
me le permettront. Veuillez, en attendant, lui exprimer mes douloureux
sentiments d'intérêt et de condoléance ainsi qu'à Léontine que j'embrasse
tendrement... »
(1) Inédite.
620 GEORGE SAND
vous aimez. Comment auriez-vous compris que je ne fusse pas sen-
sible aux injures qu'un manant vous a adressées? Mon attachement
pour vous dictait ma conduite. J'espère que justice sera faite du misé-
rable dont vous avez tant à vous plaindre ; quant à moi, je n'ai pas
cru devoir vous laisser un seul jour sous le coup de ses infamies sans
appeler sur lui la sévérité du gouvernement. Ce serait ne pas vouloir
de la liberté de la presse qu'accepter sans protestations de pareils
abus... (1).
... J'ai de bien mauvaises nouvelles de cette pauvre Italie. Nous
la laissons périr, j'en ai la crainte et c'est une pensée amère pour moi.
Les Piémontais ont été obligés de repasser le Mincio ; ils ont perdu
leurs positions au delà de cette rivière et Radetzki peut tourner le
Milanais par la droite du Pô (2).
Vous qui connaissez et aimez l'Italie, vous apprendrez cette nou-
velle avec regret. J'en suis profondément attristé.
Adieu, ma chère amie, parlez de moi à Maurice et conservez-moi
votre précieuse et chère affection. Autrefois vous me répétiez les paroles
du Christ à saint Pierre : « M'aimez-vous? » Je ne vous ai jamais reniée,
quelles qu'aient été les diversités de nos sentiments politiques, el
chaque fois que j'en ai eu l'occasion, je vous ai pu répondre : « Vous
savez si je vous aime. C'est du plus profond de mon cœur. »
Charles d'Arragox.
Grâce aux démarches de Charles d'Arragon et de Chaix d'Est-
Ange, on prit des mesures contre les auteurs du pamphlet et
quoique, selon le vœu exprimé par George Sand, on ne sévît
pas contre eux, le libelle fut confisqué par la police et retiré de
la circulation..
Cette triste histoire éclaire le passage assez obscur de l'/fts-
toire de ma vie (en note à la page 459), qui se rapporte à Augus-
tine et dans lequel Mine Sand dit :
Cette enfant, belle et douce, fut toujours un ange de consolation
pour moi. Mais, en dépit de ses vertus et de sa tendresse, elle fut pour
(1) Nous omettons le milieu de cette lettre et le dernier paragraphe après
la signature, parce qu'ils se rapportent aux événements politiques de 1848,
que nous traitons dans le chapitre vra.
(2) Cette indication nous permet de fixer l'époque à laquelle M. d'Aragon
écrivit sa lettre : c'est le 25 juillet que Radetzki battit les Piémontais com-
mandés par Charles Albert et les obligea à repasser le Mincio. Donc cette
lettre fut écrite dans les derniers jours de juillet 1848.
GEORGE S AND
moi la cause <le bien grandi chagrins. Sec tuteurs me la disputaient,
ii i aval de fortes raisons pour accepter le devoir de la protéger exclu-
sivement Devenue majeure, efle ne voulait pas s'éloigner de moi.
Ce lui la cause d'une lutte ignoble e1 d'un chantage infâme de la pari
de gens que je ce nommerai pas. On me menaça de libellée atroces
si je ne donnais pas quarante mille francs. Je laissai paraître les libelles,
immonde ramassis de mensonges ridicules que la police se cl ■
d'interdire. Ce ne fui point là le point douloureux du martyre que je
subissais pour cette iiohle et pure enfant : la calomnie .-'.•icliarua après
elle par contre-coup et, pour la protéger envers et contre ton-, je dus
plus d'une fois briser mon propre cœur et mes plus chères affec-
tions...
.Mai- voici ce (pii reste incompréhensible, ce qui est étroite-
ment lié aux dernières phrases de ce passage nous chagrine
profondément, montre combien les « méchants cœurs w avaient
eu d'influence, et ce qui ne peut être expliqué que par la
passion malheureuse et maladive, dénaturée par la maladie,
par cet amour changé en haine. — C'est que Chopin, qui, douze
mois plus tôt, déjà séparé de Mme Sand, savait si délicate-
ment et avec une retenue de si bon coût faire comprendre
aux époux Viardot son rôle entre ia mère et la fille, également
malheureuses toutes les deux, que ce tendre, ce sensitif, ce raffiné
Chopin, tout en appelant « une indignité » l'acte de Brault à
l'égard de sa fille, ne fut. nullement indigné par ce que ce même
Brault écrivit sur Mme Sand ! Bien plus, il appela vérité la
calomnie propagée par Solange sur sa mère, sur son frère et
sa cousine ; il dit « qu'il y avait depuis longtemps vu clair » ;
que « Solange l'avait vu aussi et que c'est pour cela qu'elle
avait gêné tout le monde à Nohant », etc. (1).
Il est évident que le silence de George Sand lors des fian-
çailles de Solange, silence injustifiable, avait détruit la con-
fiance de Chopin : sa jalouse susceptibilité l'entraîna aux plus
fantastiques suppositions. Un amour malheureux, le chagrin
d'avoir perdu une amie de si longue date, les souffrances d'une
maladie mortelle, obscurcirent l'esprit éclairé et l'âme sensi-
(1) V. Karlowicz, Pamiatki po Chopinie, p. 67-69.
6*2 GEORGE SAND
tive de nioj)in, lorsqu'il écrivit à ses parents sur George Sand,
Maurice e1 Aimustine les lignes fâcheuses que nous lisons dans
la lettre du 19 août 1848.
Xous ne pouvons lire, au contraire, saus une émotion pro-
fonde ses lettres d'Ecosse, si désolées, si pleines d'une
amertume toute naturelle : « Je n'ai jamais encore damné per-
sonne, mais à présent ce que je sens est si intolérable que
je me sentirais allégé si je pouvais damner Lucrezia (1). » Ou
bien une autre lettre au même Grzymala empreinte d'une
si. profonde tristesse : « Ni poste, ni chemin de fer, ni voi-
ture pour se promener, ni bateau, pas même un chien à voir,
tout est désolant, désolant..., si je ne t'écris pas de jérémiades,
ce n'est pas parce que tu serais incapable de me consoler,
mais parce que tu es le seul qui saches tout, et si je commen-
çais à me plaindre, cela n'aurait pas de fin, et puis c'est
toujours la même chose. Mais cela n'est pas exact, si je dis
que c'est toujours la même chose, car chaque jour je vais
plus mal. Je me sens toujours plus faible, je suis incapable
de composer, non pas parce que je ne l'aurais pas désiré,
mais pour des causes toutes physiques et parce que tous les
huit jours je me transporte d'un lieu dans un autre (2). »
Quelle sombre ironie et quelle résignation d'un cœur brisé
transparaissent aussi dans chaque ligne de sa lettre quasi bouf-
fonne à Fontana, datée du 18 août 1848 :
(1) Lettre à Grzymala du 17-18 octobre 1848, de Londres. V. Ferdinand
Hœsick, Pamiatki po Clwpinie w Muséum Czartoryskich w Krakouie (Biblio-
theka Warszawska, 1898, novembre). Mais M. Hœsick est dans l'erreur, lors-
qu'il dit, à ce propos, ailleurs, dans sa Biographie de Chopin, que M. Niecks
ne connaît pas cette lettre et que c'est pour cela qu'il ne peut pas bien juger
des relations amicales entre Chopin et la princesse Marceline Czartorvska
et de la bonté de cette dame et de son mari, le prince Alexandre, dont
ils firent preuve envers Chopin. Niecks a bien imprimé cette lettre dans
son livre sur Chopin, quoiqu'elle n'y soit pas traduite de l'autographe,
mais citée d'après le texte publié par M. Karasowski. Niecks a également
imprimé la lettre de Chopin de mars 1849 (en la datant, toujours d'après
Karasowski, de janvier), et là, nous lisons les phrases sur la bonté de la
princesse Marceline, bonté dont Hœsick bien à tort accuse Niecks d'avoir
ignoré l'étendue.
(2) Lettre à Grzymala, datée du 1er octobre de Keire,
GEORGE s.\ \D
Calder Eouse, Mid Calder. Hjcosse
(12 milles d'Edimbourg, si cela peut ù fai/rt plaisir).
L8 aoftl 1848.
Ma chère vie! Si je me Bentaia mieux, je Berais allé demain à Lon-
dres pour t'embrasser. Peut-être <pi il ne noua arrivera pas de long-
temps de nous revoir. Nous sommes, toi et moi, comme deux vieilles
vielles sur lesquelles le temps et les circonstances ont joué leurs mal-
heureux petits trilles. Oui, deux vieilles vielles, quoique tu voulusses
refuser d'être compris dans ce nombre, c'est-à-dire parmi les vieilles.
Mais ni la beauté ni la vertu n'eu auraient, point souffert La table
d'harmonie est excellente, ce ne sont que les cordes qui ont sauté
et quelques chevilles n'y sont plus. Le seul malheur consiste en ce que
nous sortons de l'atelier d'un maître célèbre, quelque Stradivarius
sud generis, qui n'est plus là pour nous raccommoder; des mains inha-
biles ne savent pas tirer de nous de sons nouveaux et nous refoulons
au fond de nous-mêmes tout ce que personne ne peut en tirer, faute
d'un luthier. Je suis tout prêt à crever (1) et toi, tu dois devenir tou-
jours plus chauve et vas te pencher sur ma pierre tumulaire comme les
saules, — te souviens-tu? — qui montrent leur front chauve. Je ne
sais pourquoi feu Jean et Antoine sont toujours présents à ma pensée,
et Witwicki, et Sobanski... ceux dont l'harmonie était la plus rappro-
chée de la mienne, sont aussi morts pour moi (2). Même Ennicke, notre
meilleur accordeur, s'est noyé, et c'est pour cela que je n'ai dans tout
l'univers point de piano qui soit accordé à mon gré. Moos est aussi
mort et personne ne me confectionne plus d'aussi commode chaussure.
Si encore cinq ou six s'en vont vers les portes de saint Pierre, alors
adieu, ma vie si confortable ! Ma bonne mère et mes sœurs sont,
grâce à Dieu, vivantes, mais le choléra !... Le bon Titus aussi ! Toi je
te compte, comme tu vois, parmi mes plus anciens souvenirs, et moi
parmi les tiens, parce que tu dois être plus jeune que moi. (Comme
cela importe beaucoup à présent, qui de nous deux est plus âgé de
deux heures que l'autre?) Je te jure que j'aurais même consenti à
être bien plus jeune que toi, afin de pouvoir t' embrasser au passage.
Que la fièvre jaune ne se soit point emparée de toi et la jaunisse de moi,
c'est une chose incompréhensible, parce que tous les deux nous avons
eu affaire à ces deux jaunes (d'oeuf). Je t'écris des bêtises, parce qu'il
n'y a rien de spirituel dans ma cervelle. Je végète, j'attends l'hiver
(1) Phrase écrite en français par Chopin ; toute la lettre est en polonais*
(2) C'est nous qui soulignons.
624 GEORGE SAND
avec patience. Je rêve tantôt de la maison, tantôt de Rome, tantôt
du bonheur, tantôt du malheur, et je suis devenu si condescendant
que j'aurais même pu entendre un oratorio de Sowinski et n'en point
mourir ! Je me souviens de Norblin, le peintre, qui disait qu'un cer-
tain aniste, à Rome, vit l'œuvre d'un autre artiste et cela lui fut si
désagréable qu'il... mourut.
Ce qui me reste, c'est un grand nez et le quatrième doigt mal exercé.
Tu seras un vaurien si tu ne réponds pas, ne fût-ce que par un mot,
à la présente missive. Tu as choisi une mauvaise saison pour ton voyage.
Néanmoins que le Dieu des ancêtres te conduise! Sois heureux, je
crois que tu fais bien de t'installer à New- York, et non à la Havane.
Si tu vois Emmerson, notre célèbre philosophe, rappelle-moi à si m
souvenir. Embrasse Herbet et donne-toi un baiser à toi-même sans
faire la grimace.
Ton vieux Chopin.
Quatorze mois plus tard, le 17 octobre 1849, Chopin mourut.
On m'a dit qu'il m'avait appelée, regrettée, aimée finalement jus-
qu'à la fin, écrit George Sand dans son Histoire. On a cru devoir me le
cacher jusque-là. On a cru devoir lui cacher aussi que j'étais prête
à courir vers lui. On a bien fait, si cette émotion de me revoir eût dû
abréger sa vie d'un jour ou seulement d'une heure. Je ne suis pas de
ceux qui croient que les choses se résolvent en ce monde. Elles ne font
peut-être qu'y commencer, et, à coup sûr, elles n'y finissent point
Cette vie d'ici-bas est un voile que la souffrance et la maladie rendent
plus épais à certaines âmes, qui ne se soulève que par moments, poul-
ies organisations les plus solides et que la mort déchire pour tous.
Franchomme assure dans ses Souvenirs que Chopin lui avait
dit deux jours avant sa mort : « Mais elle avait donc dit que je ne
mourrais que dans ses Iras! » Pierre Leroux écrit à Mme Sand elle-
même dans une lettre non datée, mais qui doit avoir été écrite en
1850:
... Je pense à cette parole qui a été dite par un moribond : Si je ne
m'étais pas éloigné d'elle (c'était de vous) je ne commencerais pas mon
agonie...
Il est difficile de dire si tout cela est digne de foi. On a
jusqu'ici tant raconté, publié et dessiné de légendes sur les
derniers jours, les dernières heures,, les dernières paroles de
Gl ORGE SAND 6aj
Chopin, même sur les personnes qui étaient présentes dans
la chambre mortuaire, qu'il esl irraimenl difficile de voir clair
dans ce fatras de contradictions. Parmi les témoins ooulain .
plusieurs a'étaienl pas à Paris, ce qui ne les empêcha pas de
raconter plus tard ce qu'ils virent de lews propres unir, h
ce qu'ils entendirent <!<■ leurs propres oreilles. Il esl tort heu-
reux que la uièce de Chopin, Mme Ciechomska, ait publié dans
le Kwyer WarseawsH la lettre mentionnée plus haut, dans
laquelle elle réfute toutes ces fables sur Mme Delphine Potooka
chantant un cantique de Marcello au pied du lit de Chopin
expirant ; sur Gutmann soulevant dans ses bras robustes le
moribond qui porta à ses lèvres l'une des mains de cet élève ;
sur Mme M arliani], — d'autres disent que ce fut Solange, —
venue de la part de Mme Sand pour demander des nouvelles du
malade et qu'on n'aurait point laissée entrer, enfin sur «l'insen-
sible » Mme Sand qui ne vint pas, étant alors occupée à monter
une de ses pièces. Tout cela Mme Ciechomska l'a nié catégori-
quement. Quant aux deux derniers points nous pouvons par des
faits et des dates renforcer ses réfutations.
Mme Sand ne sut pas qu'à son retour d'Angleterre, la ma-
ladie de Chopin avait fait d'immenses progrès et que son état
était désespéré. Lorsqu'elle apprit en l'été de cette année l'arrivée
de Mme Louise Jedrzeiewicz auprès de son frère malade, elle lui
écrivit immédiatement lui demandant comment elle l'avait
trouvé : il paraît que sa lettre ne reçut pas de réponse (1).
Mme Sand passa à Nohant tout l'automne de 1849. Elle ne vint
à Paris qu'au mois de décembre. Elle n'assista ni aux répétitions,
ni à la première de François le Champi, qui eut lieu le 2 no-
vembre. Personne ne l'informa qu'il s'était produit dans l'état
du malade un brusque changement. Donc, elle ne put ni venir
elle-même demander de ses nouvelles, ni assister à sa mort.
Mais tous ses amis intimes savaient quelle atteinte doulou-
reuse cette mort portait à son cœur, quoi qu'elle fît pour ne
pas trahir sa douleur. C'est pour cela que dans toutes les lettres
(1) C'est la dernière des lettres de Mme Sand à Mme Jedrzeiewicz, pu-
bliées dans le livre de M. Karlowicz.
m. 4o
626 GEORGE SAXD
inédite? qui lui sont adressées à cette époque par ses amis : les
Viardot, Leroux. Pététin, nous trouvons des paroles de condo-
léance sur la mort si prématurée du grand artiste. Tandis qu'on
accusait George Sand d'être « accaparée » à Paris par ses succès
dramatiques, ou de se divertir à Nohant par son théâtre et
ses marionnettes, voici ce qu'elle écrit dans sa lettre du 2 jan-
vier 1850 à Augustine qui venait de passer le commencement
de l'hiver à Nohant et y avait participé aux représentations
arrangées par Maurice et ses amis. Ces jeunes gens, attristés
par son départ, avaient à présent « repris leur gaieté et leurs
passe-temps habituels », dit Mme Sand, et elle ajoute :
... Bref, on s'amuse énormément. Mais tu sais, chère enfant, quelle
est ma manière de m'amuser. J'y encourage les autres, je fais mon
rôle éCamoun ux, quand on ne peut se passer de moi, je suis contente
de voir cette gaieté. Mais il me vient à chaque instant un gros soupir
qui m'étouffe, car ce contraste du plaisir extérieur avec les chagrins
que je porte au fond du cœur rouvre bien des blessures cachées. C'est
égal, il faut garder sa peine pour soi et faire oublier aux autres qu'on a
l'âme brisée. C'est surtout un devoir de mère de famille, et tu dois le
comprendre, à présent que tu es mère. Quand ton George sera grand,
tu lui cacheras tous tes soucis de situation pour lui en épargner le
contre-coup... (1).
Ainsi en l'espace de ces deux années 1847-49, George Sand
perdit trois de ses proches, bien chers à son cœur. Elle vit mourir
Chopin et Hippolyte, cet ami d'enfance et de jeunesse. Quant à
Solange, ce fut tout comme si elle était morte aussi ! Il n'y a pas à
s" étonner que les lettres datées de cette époque, à l'exception de
celles qui traitent de questions politiques ou matérielles, soient
pleines d'un sombre désespoir, d'une désolation sans bornes.
George Sand n'eût probablement pas résisté à tant de pertes et de
désenchantements, si les événements de 1848 n'étaient arrivés.
Parlons à présent du sort de la correspondance de George
Sand à Chopin, d'autant qu'il courut sur elle aussi des légendes
ou des récits plus ou moins inexacts, et que nous pouvons citer
quelques lettres inédites fort intéressantes.
(1) Inédite.
ci ORGE s.\ Ni) (.27
En L851, George Sand écrivil une pièce, Molière, dédiée
à Alexandre Dumas père, jouée au théâtre de la Gaîté, le
LO mai de cette année. Dumas père répondit à la Dédicace
de Mme Sand, datée du 10 mai ei écrite quelques heures
avant la représentation, par le billel que voici.
Madame,
D'abord, mille merde pour votre bonne dédicace, permettez-moi
de vous envoyer an fragment de lettre d'Alexandre qui à Mystowitz
vient de trouver une occasion de nie parler de vous. Tâchez de déchif-
frer son écriture.
Peut-être tiendriez-vous à rentrer dans les lettres dont il parle,
d'après ce qu'il dit ce ne serait probablement pas très difficile. Aimez-
moi un peu, je vous aime beaucoup.
Tous les respects du cœur.
A. Dumas père.
23 mai 1851, Paris.
Dumas avait joint à ce billet une page arrachée à la lettre
de son fils qu'il mentionnait :
Mystowitz, mai 1851.
Tandis que tu dînais avec Mme Sand, cher père, je m'occupais d'elle.
Qu'on nie encore les affinités ! Figure-toi que j'ai ici entre les mains
toute sa correspondance de dix années avec Chopin. Je te laisse à
penser si j'en ai copié de ces lettres, bien autrement charmantes que
les lettres proverbiales de Mme de Sévigné ! Je t'en rapporte un cahier
tout plein, car malheureusement ces lettres ne m'étaient que prêtées.
Comment se fait-il qu'au fond de la Silésie, à Mystowitz, j'aie trouvé
une pareille correspondance éclose en plein Berry? C'est bien simple.
Chopin était Polonais, comme tu sais ou ne sais pas. Sa sœur a trouvé
dans ses papiers quand il est mort toutes ses lettres conservées, étique-
tées, enveloppées avec le respect de l'amour le plus pieux. Elle les a
emportées, et au moment d'entrer en Pologne, où la police eût impi-
toyablement lu tout ce qu'elle apportait, elle les a confiées à un de
ses amis habitant Mystovitz. La profanation a eu heu tout de même
puisque j'ai été initié, mais au moins elle a eu heu au nom de l'admi-
rain et non au nom de la police. Rien n'est plus triste et plus tou-
chant, je t'assure, que toutes ces lettres dont l'encre a jauni et qui
•ont toutes été touchées et reçues avec joie par un être mort à l'heure
628 GEORGE SAND
qu'il est. Cette mort, au bout de tous les détails les plus intimes, les plus
gais, les plus vivants de la vie, est une impression impossible à rendre.
Un moment, j'ai souhaité que le dépositaire, qui est mon ami, mourût
subitement, afin d'hériter de son dépôt et d'en pouvoir faire hommage
à Mme Sand qui serait peut-être bien heureuse de revivre un peu de
ce passé mort. Le misérable, mon ami, se porte comme un charme, et
croyant partir le 15, je lui ai rendu tous ces papiers qu'il n'a pas
même la curiosité de lire. Il est bon, pour comprendre cette indiffé-
rence, que tu saches qifil est second associé d'une maison d'exportation.
Alexandre Dumas fils.
Déjà ces deux lettres montrent combien tous les détails de
cette trouvaille des lettres sont peu exactement relatés dans le
livre de Fr. Mecks, qui en parle sur la foi du correspondant
parisien du World, aussi bien que dans l'étude de M. Rocheblave
où nous lisons ceci :
Ces lettres, que la sœur de Chopin rapportait en Pologne à la mort
de son frère, furent arrêtées à la frontière pour être examinées. Dumas,
arrêté lui-même au même point, faute de passeport, trouva chez
le chef du poste de police de la station le précieux dépôt. Sa curiosité
fut éveillée; le chef lui permit de la satisfaire. Il dévora la corres-
pondance en une nuit ; le lendemain, il essaya de persuader au dépo-
sitaire de lui confier cette correspondance pour la rendre à son vrai
propriétaire, savoir l'auteur. Le chef n'entendit pas de cette oreille
et, mis en défiance, pria Dumas de lui rendre le paquet. Celui-ci demanda
encore vingt-quatre heures qui lui furent accordées. H en profita pour
échapper audacieusement avec les lettres et courut d'une traite jusqu'à
Paris, d'où il écrivit à George Sand.
Les mots et les lignes soulignés par nous sont, comme on le
voit, en parfaite contradiction avec les données réelles que ren-
ferment les deux premières lettres des Dumas. Elles ne s'ac-
cordent pas plus avec les indications des lettres ultérieures.
A George Sand.
30 mai 1851.
Chère et illustre,
Votre lettre m'a profondément attristé. Pourquoi donc voulez-vous
que votre cœur ait vieilli et quelle est cette affectation de vouloir que
GEORGE S AND i,.,
je le voie plein de rides? Non dm, votre cœur esl le oœur d'Indiana,
de Valentine, Claudie.et non celui de Lélia. Votre cœur est jeune,
votre oœur esl bon, votre oœur esl grand, et la preuve, vous le voyez
dieu, c'est qu'A Baigne ;'i la moindre blessure.
J'ai presque un regret de vous avoir écrit Mais que voulez-vous,
il Paul me prendre pour ce que je suis, c'est-à-dire pour un homme
tout ilf première impression.
.l'ai reçu cciic lettre d'Alexandre, j'en ai déchiré la première page,
je vous l'ai envoyée, comme j'aurais fait à un homme, à un camarade,
à un ami.
Maintenant tout est parti pour Mystowitz, où Alexandre restera
encore quinze jours, et j'ai tout espoir qu'il vous rapportera ces pré-
cieux morceaux de votre cneur.
Je quitte Paul, avec lequel j'ai parlé des heures de vous.
Si Alexandre renvoie ou rapporte les lettres, je pars à l'instant pour
Nohant
Je vous embrasse et je reviens.
Soyez forte et courageuse comme le génie qui est en vous.
Tous les respects du cœur.
A. Dumas père.
Madame,
A George Sand.
Mystowitz, 3 juin 1851.
Je suis encore en Silésie, et bien heureux d'y être, puisque je vais
pouvoir vous être bon à quelque chose.
Dans quelques jours, je serai en France et vous rapporterai moi-
même, que Mme Jedrzeiewicz m'y autorise ou non, les lettres que vous
désirez ravoir. H y a des choses tellement justes, qu'elles n'ont besoin
de l'autorisation de personne pour se faire. Il est bien entendu que la
copie de cette correspondance vous sera remise en même temps, et
de toutes les indiscrétions, il ne restera rien que le résultat heureux
qu'en somme elles auront eu.
Mais croyez-le bien, madame, il n'y a pas eu profanation. Le cœur
qui s'est trouvé de si loin et si indiscrètement le confident du vôtre
vous était acquis depuis longtemps et son admiration avait déjà la
taille et l'âge des plus grands et des plus vieux dévouements.
Veuillez le croire et pardonnez.
Recevez, madame l'assurance de ma parfaite considération.
A. Dumas fils.
630 GEORGE SAND
H se passa néanmoins plusieurs mois encore avant que les
lettres revinssent chez Mme Sand. On le voit par les lettres sui-
\ Miiics des deux Dumas, une lettre de George Sand, imprimée
dans sa Correspondance, et enfin par celle que M. Rocheblave
a publiée dans la Revue des Deux Mondes.
A George Sand.
Paris, 5 août 1851.
Bien chère et très illustre amie,
Je ne vous ai pas répondu : « Cent fois merci » à votre beau portrait (1),
je ne vous ai pas répondu à votre gracieuse lettre d'avant-hier, parce
que j'espérais toujours aller vous crier moi-même : « Me voilà ! » Et
puis, que voulez-vous, pièces sur pièces, romans sur romans, Pélion
sur Ossa, tout Encelade que j'ai la prétention d'être, il m'a été impos-
sible de secouer tout ce chaos.
Si d'ici au 15, et je l'espère bien, je vois à mon travail une
brèche par laquelle je puisse passer, je saute en chemin de fer
et je vous arrive, mais il faudra me faire de bien grands bras, car
il y a vingt ans que j'ai envie de vous embrasser, et à la première
fois que je vous verrai, je vous préviens que je suis résolu à ne plus
attendre.
Alexandre allait partir en effet quand il a été arrêté par Solange ;
j'aime tant ce nom que je vous le lance bravement tout court. Ou
il ira vous voir, ou il vous enverra son paquet.
De nous deux, au reste, je ne sais qui vous admire le plus, mais qui
vous aime le plus, je suis bien sûr que c'est moi.
Tous les respects du cœur.
A. Dumas père.
La lettre à Dumas fils, imprimée dans le volume III de la
Correspondance de George Sand à la date du « 14 août 1850 »,
fut réellement écrite le 14 août 1851, elle contient mainte allu-
sion à la précédente.
(1) Gravé par A. Manceau d'après le portrait dessiné par Couture, qui se
trouve maintenant au musée Carnavalet. La gravure de Manceau avait été
exposée au Salon de 1851.
(, EORGE SAM) 631
N >li.mt, il août L86L
Je ne vous ai pas remercié en personne, monsieur, el vous me eha-
grinerez beaucoup, si vous tn'ôtez le plaisir de le faire dé vive voix ,i
Nohant, c'est-à-dire à la campagne, où l'on se parle mieux en un jour
qu'a Paris en un an.
Je n»1 suis plus sûre d'y aller avanl la fin du mois. J'ai été
malade, retardée, par conséquent, dans un petit travail que je tiens
à achever ( 1 ).
Si vous pouviez venir d'ici au -•">. j'en sciai bien contente el recon-
naissante. Si vous ne le pouvez pas, ayez l'obligeance fie l'aire porter
le paquet bien cacheté chez M. Kalempin (pardon pour le nom, ce n'eaj
pas moi qui lai donné au baptême à ce brave homme), rue Louis
le-Grand, 33.
.le ne veux pas encore perdre l'espérance de vous voir ici avec
votre père. 11 me disait ces jours-ci qu'il y ferait son possible,
à condition d'être embrassé de bon cœur. Dites-lui que je ne
suis plus d'âge à le priver et à me priver moi-même d'une si sin
cère marque d'amitié, et que je compte bien le recevoir à bras
ouverts. Si tous deux vous me privez de ce plaisir, au revoir donc,
à Paris le mois prochain, si vous n'êtes pas reparti pour quelque
Silésie ou autres environs. Avant de vous serrer ici la main en
remerciement de votre bonté pour moi, je veux vous la serrer
d'une manière toute désintéressée pour le joli livre que je suis
en train de lire (2). C'est charmant de retrouver Charlotte, et Manon ,
et Virginie, et tous ces être? qu'on aime tant et qu'on a tant pleures.
L'idée est neuve, singulière et paraît cependant toute naturelle à
mesure qu'on lit. Il est impossible de s'en tirer plus adroitement et
plus simplement. Si vous me gardez Paul et Virginie purs et fidèles
comme je l'espère, je vous remercierai doublement du plaisir de cette
lecture. Vous avez réussi à faire parler Goethe sans qu'on s'en
offusque. Au fait, il n'était pas meilleur que cela, et vous ne
lui donnez pas moins de grandeur et d'esprit qu'il n'en devait
avoir. J'entends crier un peu contre la hardiesse de votre sujet,
mais jusqu'à présent, je n'y trouve rien qui profane, rabaisse
ou vulgarise ces types aimés ou admirés. J'attends la fin aveu
impatience. Adieu encore, et de toute façon, à bientôt, et à vous de
cœur.
Georçre Sand.
(1) Cette phrase est changée dans le vol. III delà Correspond. (V. p. 19.1^
(2) Le Régent Mustel, par Al. Dumas fils.
632 GEORGE SAND
A George Sand.
Madame,
20 août 1851.
Voici tout.
J'ai retardé à vous faire cet envoi, espérant encore aller à Nohant.
Impossible. J'ai des répétitions à faire. J'en suis aussi triste qu'étonné.
Merci de la lettre bienveillante que vous m'avez écrite. Ai-je besoin
de vous dire, madame, combien je suis heureux et fier que mon livre
ait eu quelquo intérêt pour vous. Vous voyez que je vous ai laissé
Paul et Virginie intacts. Malheureusement, les étranges pruderies
du journal ont coupé bien des nuances nécessaires et dont cependant
aucune pudeur ne devait s'offusquer. Me permettrez-vous de vous
offrir le livre tel qu'il a été fait, quand il paraîtra dans Yin-octavo
prétentieux?
Mon pauvre père qui continue à être condamné aux travaux forcés
demande son pardon de n'avoir pas été à Nohant. Je le lui ai promis,
vous voyant déjà si bonne pour moi. Dès votre retour, nous nous
mènerons à vous lui et moi, bien dévoués d'esprit et de cœur.
Recevez, madame, l'assurance de nos sentiments réunis.
A. Dumas fils.
Madame,
27 septembre 1851.
H y a cinq semaines passées que M. Falempin a ce que j'avais à
\ous remettre. Vous ne deviez rien comprendre à mon silence, de
même que moi je m'alarmais du vôtre. Je craignais d'avoir involon-
tairement mal rempli ma mission. La lettre que vous avez écrite à
Mine Clésinger m'apprend que Falempin seul est coupable. Comment,
après cette première faute de s'appeler Falempin devant tout le monde,
peut-on en commettre une autre plus grande encore?
Au petit paquet, que j'avais mis dans une boîte, laquelle est enve-
loppée de papier, puis de toile cirée cousue, une boîte que Pandore
n" ouvrirait pas, j'avais joint une lettre où je vous remerciais de votre
bienveillance pour moi et de la peine que vous aviez prise de lire mon
livre. Je vous remercie de nouveau, madame, car vous devez com-
prendre combien votre sympathie m'a été et me reste chère et pré-
cieuse.
Recevez, madame, l'assurance de mes sentiments bien dévoués.
A. Dumas fils.
GEORGE SAND 633
C'eal à cette lettre que répond la lettre de George Sand datée
du 7 octobre IHôl, publiée par M. Rocheblave et que nous avons
citée en partie dans notre chapitre v. Unie Sand y dit que la
plupaii de ses lettres à Chopin sont remplies de ses plaintes
sur Solange et 1rs aspérités du caractère de cette enfant :
ayant oublié tout cela, elle prie Dumas d'oublier de même
tout ce qu'il a appris par 008 plaintes de mère, adressées à
Chopin — « son autre elle-même».
Après avoir revu «t relu toutes ces lettres, George Sand les
brûla, elle brûla de même toutes les lettres de Chopin à
l'exception de celles que nous avons données dans ce volume.
C'est ainsi que cet épisode de lettres retrouvées en Silésie, qu'on
dirait imaginé par un romancier, devint la base sur laquelle
s'éleva l'édifice fort réel et très solide de la longue amitié de
George Sand et de Dumas fils. Mais tous les biographes de
George Sand et de Chopin furent ainsi privés d'une partie con-
sidérable de documents authentiques et précieux pour l'histoire
des relations de la grande romancière et du musicien de génie !
CHAPITRE VII
Un petit aperçu d'histoire littéraire. — Les œuvres de George Sand de 1843-
1847. — Romans champêtres et romans socialistes. — Jeanne. — De
Latouche. — Le Meunier d"1 Angibault, le Péché de M. Antoine, la Mare au
Diable, les Noces de Campagne, Mœurs et coutumes du Berrij. les Visions de
la Nuit, Monsieur Rousset, François le Champi, la Petite Fadetle, les Maîtres
Sonneurs, Teverino, le Piccinino.
Qu'on nous permette maintenant une petite excursion en
pleine histoire littéraire. Le romantisme qui envahit depuis la
fin du dix-huitième siècle et surtout depuis le commencement
du dix-neuvième siècle toutes les manifestations de l'art en
Europe (et qui fut selon quelques penseurs une suite naturelle
de la grande Révolution), eut pour résultat direct de pousser
tous les poètes et romanciers, les musiciens et les peintres à
étudier d'abord les monuments du moyen âge, les légendes, les
contes, les chansons et les croyances populaires, — puis peu à
peu, à observer les mœurs populaires contemporaines, les usages,
es croyances, les coutumes locales, et enfin, la vie populai e
telle qu'elle est.
La recherche du fantastique, du moyenâgeux, du pittoresque
mena au national et au populaire, puis, bien conformément en
cela à l'évolution radicale dans les idées politiques et sociales,
aux romans socialistes et aux paysans (idéalisés ou zolaïsés,
cela n'importe pas).
H est donc très compréhensible : primo que dans le second et
le troisième quart du dix-neuvième siècle, dans tous les pays
européens, surgissent en musique, en peinture, en architec-
ture, des courants nationaux, des écoles nationales, et secundo
qu'en littérature, après une période de créations toutes roman-
GEORGE s.WD c>.i.s
tiques c! de nouvelles historiques, apparaissenl partout et
simultanément : des œuvres peignant La vie quotidienne de
La classe moyenne, puis d<>* romans sociaux, soulevant toutes
sortes de problèmes sur les institutions humaines; et enfin des
romans champêtres.
Bref, nous avons devant nous, non (les faits personnels ou
privés, niais généraux, universels, communs à l'art et à la lit-
térature de tous les pays de l'Kurope. Nous pouvons observer
dans L'œuvre de George Sand cette même évolution littéraire,
tracée par nous aussi sommairement que possible.
Nous avons démontré combien la geiusc de Consuelo. roman
romantico-historique, était étroitement liée à un roman pure-
ment socialiste (le Compagnon du tour de France). D'autre
part les romans « socialistes » : Horace, le Meunier d'Angibault, le
Péché de M. Antoine, sont une prédication de presque tous les
dogmes qui attiraient l'attention de la romancière dans les doc-
trines des taborites (la négation communiste de la propriété, de
l'héritage ; la négation de toutes les divisions sociales, des pri-
vilèges de castes et de classes). En même temps, l'intérêt suggéré
par les tendances de l'école romantique pour toutes les lé-
gendes locales, les croyances et les usages ; l'attention toute
spéciale éveillée par Jean Reynaud et Henri Martin sur les mo-
numents celtiques, les dolmens, les cromlechs et les légendes de
l'antique Gaule d'une part, et de l'autre pour la personne de
Jeanne d'Arc, suggérèrent à George Sand le désir de lire dans
l'âme d'une paysanne inconsciente, vivant non par le raisonne-
ment, mais par le sentiment, ayant autant de croyances que de
superstitions. Elle écrivit Jeanne.
Ce roman garde jusqu'à nos jours un charme et une fraî-
cheur extrêmes grâce à sa poétique peinture des croyances
païennes existant encore dans le centre même de la France du
temps de Mme Sand et curieusement mêlées avec les croyances
catholiques et des bribes de traditions préhistoriques et histori-
ques ; grâce aussi à la ravissante et originale figure de l'héroïne.
C'est en même temps un essai génial à pénétrer la psychologie
de Jeanne d'Arc, ce personnage historique si mystérieux, et
636 GEORGE SAND
de peindre la plus naïve fille des champs, illettrée et sim-
plette (1). Mais à son tour, ce roman fut le précurseur de tous
les autres romans champêtres de George Sand. C'est de la même
racine que surgit aussi toute une série d'études ethnographi-
ques et d'esquisses locales nous peignant les usages, les cou-
tumes, les croyances et la vie des paysans berrichons. George
Sand écrivit un grand nombre de ces études en même temps
que ses œuvres plus considérables. Tels sont : Mouny Robin,
la Noce de campagne (épilogue de la Mare an Diable), les Visions
de la nuit à la campagne (une série d'études servant de texte aux
dessins fantastiques de Maurice Sand), le Père Va-tout-seul, la
Vallée noire, la Berthenoux, le Cercle hippique de Mézières-en-
Brenne, les Tapisseries du Château de Boussac, les Bords de la
Creuse et plus tard, Pierre Bonnin (dédié à Tourguéniew après
la lecture des ses Récits d'un chasseur), sans parler des innom-
brables paysans disséminés dans tous les romans et nouvelles de
George Sand, avant et après les romans paysans dans le sens
exact du mot.
L'auteur lui-même, dans la préface de Jeanne, dit en toute
justesse :
... Jeanne est une première tentative qui m'a conduit à faire plus
tard la Mare au Diable, le Cliamvi et la Petite Fadette...
Il juge cette tentative manquée, parce qu'il a fait mouvoir
l'héroïne dans un cadre qui lui était impropre ; ce qui a été évité
dans les romans champêtres ultérieurs, dit-il. L'auteur nous
semble injuste envers lui-même en déclarant le roman « mal
réussi » et en taxant son héroïne de peu naturelle, par la seule
raison qu'elle se meut au milieu de gens appartenant à une
autre classe. Dans ce roman, tout comme dans la vie réelle,
des gentilshommes, des petits bourgeois, des paysans et des
(1) Notre grand écrivain D.-V. Grigorowitch nous a dit un jour qu'il
considérait Jeanne comme un vrai chef-d'œuvre, un vrai tour de force
artistique, parce que Mme Sand sut dans la personne de l'héroïne donner
l'explication d'un grand type historique et la psychologie de la plus naïve
sauvageonne campagnarde.
GEORGE s.\ NU
rôdeurs de grand ohemin se rencontrent, se coudoient, agissent
les mis sur les autres, ci o'esl justemenl ce heurl de diffé-
rentes idéeB, habitudes el croyances, el même il»' différentes
manières de comprendre les mots qui permet à chacun des person-
nages de dévoiler son caractère, Ba nature, de façon bien plus
aisée, plus éclatante que si chacun d'eux étail peint entouré
seulemenl de ses pareils.
Ainsi donc Jeanne est un roman aussi « champêtre que la
Mare au Diable, et un roman aussi «socialiste » que le Meunier
ou le Péché de M. Antoine.
Enfin rappelons encore une fois au lecteur que Mouny-Robin,
esquisse d'après nature d'un paysan braconnier, parut dans la
Remèdes Deux Mondes dès 1841 ; que la Mare au Diable fut pu-
bliée en 1846, sa célèbre préface parut dans la Revue sociale de
Pierre Leroux en décembre 1845 et le roman fut écrit et lu à la
sceur de Chopin déjà en septembre 1844 (1) ; que le roman ina-
chevé Monsieur Rousset, dont Faction devait se passer pendant la
grande Révolution et peindre les mœurs et les croyances des
campagnards berrichons, fut commencé dès 1847; que Fran-
çois le Champi avait commencé à paraître dans le Journal des
Débats le 31 décembre de cette même année de 1847 : son dernier
chapitre y parut le 14 mars 1848 (2), que la Petite Fadette même
(1) Chopin écrivait à ses parents le 20 juillet 1845 : « Dites-lui (à sa sœur
Louise) que le manuscrit autographe du roman dont elle a entendu ici la
lecture, m'a été donné pour elle... » Et Mme Sand elle-même, dans le petit
billet à Louise, envoyé sous le même pli que la lettre de Chopin, disait à
cette Louise : « J'ai donné à Frédéric un gros autographe pour vous, comme
souvenir d'un des meilleurs temps de notre vie. S'il fallait barbouiller cent
fois plus de papier pour vous faire revenir, je me mettrais bien vite à l'œuvre... »
La sœur de Chopin avait séjourné à Nohant en septembre 1844, comme nous
savons. En note à cette lettre de George Sand, M. Karlowicz dit que le ma-
nuscrit de la Mare au Diable est gardé jusqu'à nos jours dans la famille de
Chopin.
(2) George Sand elle-même dit dans la Notice écrite pour l'édition de 1852
ceci :
« François le Champi a paru pour la première fois dans le feuilleton du
Journal des Débats. Au moment où le roman arrivait à son dénouement, un
autre dénouement plus sérieux trouvait sa place dans le premier-Paris dudit
journal. C'était la catastrophe finale de la monarchie de Juillet, aux derniers
jours de février 1848. Ce dénouement fit naturellement beaucoup de tort
638 GEORGE SAND
parut déjà le leF décembre 1848! Donc, indépendamment des
causes historico-littéraires universelles, nous devons reconnaître
que les événements de 1848-49, l'effroi qu'ils produisirent et le
désir d'oublier la sanglante actualité dans l'idylle champêtre,
ne sont aucunement les vraies causes de la genèse de ces romans.
S'il faut prendre au pied de la lettre les mots de la seconde pré-
face de la Petite Fadette (que les horribles journées de juin 1848
et toute l'atmosphère de la guerre civile, avec ses haines univer-
selles, éveillèrent chez l'auteur le désir de se plonger dans la
vie douce, confiante et innocente des âmes simples et de n'être
pour le lecteur rien qu'aimable, c'est-à-dire de ne lui conter
que de douces et aimables histoires), il ne le. faut que par
rapport à ce roman même, et encore en ne donnant à cette
influence des faits politiques non la valeur d'une cause, mais
bien celle d'une occasion qui détermina la création de ce roman,
rs' oublions pas, non plus, que dans la première préface de la
Petite Fadette, parue en décembre 1848, écrite en septembre de
cette année et jamais réimprimée depuis en tête du roman (1),
Mme Sand disait à son ami Rollinat qu'elle voulait, pour
échapper à l'horrible réalité, « revenir à ses moutons, c'est-à-dire
à ses bergeries », et écrire une histoire « pour faire suite avec
la Mare au Diable et François Champi à une série de contes
villageois que nous intitulerons classiquement les Veillées du
chanvreur... ». Donc, trois de ces romans champêtres et toute
une série d'études de mœurs berrichonnes furent écrits avant
1848 et sont organiquement liés, dans le passé, avec les soi-
disant romans socialistes, et dans le prochain avenir, avec cette
même Fadette.
Il y a plus, dans la préface du Champi ( — le lecteur le verra
tout à l'heure - — ) George Sand nous dévoile un autre motif,
d'un ordre purement littéraire et philosophique, qui la guida
dans le choix du sujet et de la forme de ses romans champêtres.
au mien, dont la publication interrompue et retardée ne se compléta, s'il
m'en souvient, qu'au bout d'un mois... »
(1) Elle ne fut publiée que dans l'édition in-18, parue en 1850. et puis
réimprimée dans le volume des Questions d'art et de littérature sous le titre
de « A propos de la Petite Fadette ».
GEORGE sa NI»
Voilà pourquoi nous ne parlerons pas d'eux après L848, comme
cela se fait toujours, mais nom Lee analyserons immédiatement
après Jeanne el après deux romans ultérieurs par leur date de
publication, mais qui, par des raisons intimes, devraient être
ses devanciers : le Meunier cFAngibauM el le Péché de M. An-
toine,
La pubhcation de VEclai/reur de Vlnàte el la recherche d'un
rédacteur furent la cause de la réconciliation de George Sand
avee un vieil ami à elle. Lorsqu'elle travailla à créer ce journal,
Duvernet, Fleury el Planel se mirent à recruter des collabora-
teurs et des eu-rédacteurs, ils s'adressèrent entre antres, comme
nous l'avons dit plus haut, à cet homme de lettres berri-
chon, qui fut le premier mentor littéraire et le conseiller de
George Sand aux débuts de sa carrière, à Henri de Latouchc.
Il est évident que ce vieux misanthrope et hypocondriaque,
qui fut au fond le cœur le plus tendre et le plus aimant, n'at-
tendait qu'un prétexte pour revoir son « cher George » dont il
était séparé depuis plusieurs années. C'est ainsi que le 5 jan-
vier 1844, il lui écrivit une lettre très sincère et très simple qui
toucha Mme Sand énormément : il lui disait franchement que
ses amis à elle le priaient de prêter secours au journal VEclaireur,
très heureux de lui tendre la main, il lui demandait seulement
d'en faire autant, c'est-à-dire de donner une petite satisfaction
à son amour-propre en consacrant dans la Revue indépendante
« une demi-page à son recueil de poésies, intitulé les Adieux,
où elle trouvera peu de talent, mais quelques pensées généreuses et
sincères », disait-il. George Sand, pour sa part, fut bien contente
de faire la paix avec son vieux grognon d'ami qui avait jadis
rompu avec elle sous un prétexte imaginaire, la soupçonnant
du « désir de blesser son amour-propre (1) ». George Sand
s'empressa donc de satisfaire à son désir. Le 10 janvier, l'ar-
ticle de George Sand sur les Adieux de de Latouche parut
dans la Revue indépendante, puis on imprima des vers inédits du
poète Berruyer dans la même revue, et la paix fut signée. Pen-
(1) V. Autour de la table, p. 242.
640 GEORGE SAXD
dant cinq jours, du 5 au 10 janvier, comme au bon vieux
temps, Latouche bombarda Mme Sand de lettres et de billets
dans lesquels tantôt il se réjouissait de leur réconciliation, tan-
tôt son amour-propre et sa dignité se défendaient contre de
prétendues injustices arrivées autrefois, assurait-il, mais enfin la
glace fut rompue. Latouche fit son apparition dans le petit
logis du square d'Orléans, revit son adorée Solange, non plus
le « gros enfant mangeur de groseilles » de jadis, mais une
belle jeune fille de quinze ans (1), il fit la connaissance de
Chopin et de Maurice, et surtout, surtout il revit son « cher
George » ! Et immédiatement, oubliant onze longues années, il
se mit à admirer son talent, à analyser, à critiquer ses œuvres,
à lui donner des conseils, à se mettre en quatre pour sa plus
grande gloire et son plus grand profit littéraire, comme il le
faisait autrefois.
Or, George Sand, qui n'avait plus, depuis sa rupture avec
la Revue des Deux Mondes, un revenu mensuel assuré et fixe,
ne gagnant rien à la Revue indépendante, soutenant l'en-
treprise (le pianotype) de Leroux et ayant besoin de grandes
sommes d'argent pour la publication de son propre Eclaireur
de V Indre, avait justement commencé à écrire Jeanne et son-
geait à la vendre ou à la placer le plus lucrativement possible,
afin de pourvoir à toutes ces dépenses. De Latouche se mit
aussitôt à faire des démarches pour faire accepter Jeanne dans
quelque journal ou revue, ou pour la faire éditer avantageu-
sement. Après de longs pourparlers avec divers « hommes
d'affaires » et plusieurs éditeurs : Falempin, Durmont, Boullé,
La Chapelle, Anténor Joly, (qui publiait alors le Courrier fran-
çais et était en même temps le directeur du théâtre de la Renais-
sance), et d'autres encore, Jeanne fut prise enfin par le célèbre
docteur Véron qui avait alors l'intention de « reconstituer le
Constitutionnel » sur de vastes bases. Il désirait un début écla-
tant, aussi se montrait-il prodigue, proposant les plus ten-
tantes conditions aux écrivains les plus célèbres : Balzac,
(1) Lettre inédite de de Latouche à Mme Sand.
GEORGE S AND 641
Alexandre humas père, Eugène Sue, George Sand, eta Dan
ses Souvenirs parus sous le titre de Mémoires >i i"i bourgeoi
de Paris, Véron B'exprime ainsi :
... La publication du Juif errant Fui précédée d'un roman de
George Sand, ayanl pour titre Jeanne. Ce petit chef-d'œuvre servit,
pour ainsi dire, de ligne de démarcation bien tranchée entre Le vieux
Constitutionnel, qui venait de finir, el le nouveau Constitutionnel,
que je m'efforçais de mettre en crédit auprès du public
La reuiise de la copie aux époques convenues, le choix d"<
titres, l'intérêt du sujet, tout cela était si important pour ramener
au Constitutionnel une clientèle nombreuse, (pie je n'en dormais
pas.
.le publie ici trois lettres de George Sand, qui mettent en relief
toutes mes impatientes anxiétés et sa consciencieuse obligeance a les
calmer... (1).
Or, ee n'est pas trois, mais bien quatre lettres de George Sand
que nous y trouvons, et ces lettres ne se rapportent pas toutes
à Jeanne; elles ont trait à un autre roman : nous le verrons
tout à l'heure.
Avant que la publication de Jeanne dans le journal
de Véron fût définitivement décidée, de longs jours s'écou-
lèrent. Toute une série de lettres de Latouche à Mme Sand
est consacrée à ces pourparlers, ces calculs et enfin à
Fheureuse clôture de ces conférences par la signature du con-
trat.
Ces mêmes lettres nous apprennent que le roman et son
"héroïne principale ne s'appelaient pas d'emblée Jeanne, mais
Claudie, ce n'est que plus tard qu'elle fut rebaptisée, et le nom
primitif, Claudie, fut donné à l'un des personnages secondaires
du roman, la jolie chambrière campagnarde, amie de la jeune
châtelaine Marie de Boussac (portrait de la petite femme de
chambre de Solange, la jolie Luce). De Latouche écrit à
George Sand à propos de ce changement de nom, la veille de la
signature du contrat avec Véron :
(1) V. Vérox. Mémoires d'un bourgeois de Paris, t. II, p. 306.
m. 41
642 GEORGE SAND
Mardi.
J'arrive d'Aulnay, mon cher et intrépide travailleur ; je trouve avec
votre traité une lettre de Véron, qui ne l'a point lu encore, mais qui a
toujours le démon de l'activité dans l'esprit et le diable au corps.
comme on dit. J'ai répondu que rien n'était changé dans nos dispo-
sitions, hormis le nom de l'héroïne. Il adopte Jeanne Soyez à votre
aise et ne regrettez point le goût dont je m'étais ('[iris pour Claudie.
Je lui ferai une infidélité pour Jeanne, puisque vous l'ordonnez...
... Demain vous pourriez signer. A quelle heure vous pourrai-je
conduire M. Véron?
Je vous rends... Mais voilà que M. Véron entre en personne...
... Demain, si vous n'élevez point d'objection, le petit traité vous
sera porté entre quatre et six heures du soir, par votre heureux chargé
d'affaires, et il aura M. Véron pour acolyte. Qu'en dites-vous? Ecrivez,
s'il se peut, un mot ce soir...
Les lignes de cette lettre inédite, omises par nous, sont consa-
crées à fixer les dates auxquelles George Sand s'engageait à
livrer la copie à Véron « pour la publication ininterrompue du
roman, à dater du 25 avril ». George Sand, paraît-il, avait rédigé
cette clause du contrat de manière à promettre de fournir « un
feuilleton par semaine », tandis que Véron, en versant d'avance
la somme de dix mille francs, désirait avoir aussi tout le ma-
nuscrit à la fois. Ce n'est qu'en se fiant à la promesse d'une
si ponctuelle et si continuelle livraison du manuscrit qu'elle
rendrait possible l'impression ininterrompue du roman, « comme
si tout le manuscrit était entre ses mains », qu'il consentait à
le recevoir par grandes tranches ; le contrat fixait en ont e les
conditions de la livraison d'un autre roman, non écrit mais
promis à Véron. Ce dernier ne demandait pas un seul feuil-
leton par semaine, mais bien cinq. De Latouche conseillait
donc de mentionner simplement l'engagement « délivrer la copie
pour la publication ininterrompue du roman », afin d'éviter
tout malentendu. Ces malentendus surgirent toutefois, George
Sand n'étant pas habituée à livrer du travail à terme fixe : elle
se vit dans l'impossibilité de faire honneur à son engagement
envers Véron et Jeanne seule parut dans le Constitutionnel.
Le 24 avril Latouche annonça à Mme Sand que le prologue de
i.i ORGE SAND 643
Jeanne paraîtra « demain ». E1 effectivement, les lecteurs du
Constitutionnel purenl lire le lendemain les adorables page de
cette introduction, où il es1 narré oommenl trois allègres voya-
geurs : le jeune gentillâtre Guillaume de Boussac, le futur" robin «
Léon Marsillat, el un riche Anglais, sir Harley, découvrenl par
hasard an milieu de Bauvages e1 mornes dolmens, aux environs
de Tulle, une jeune bergère dormanl du sommeil îles innocents;
ils lui prédisent en badinant la bonne aventure et se trouvent;
être des prophètes inconscients, car toutes leurs plaisantes pré-
dictions s'accomplissent plus tard, non pour le bonheur de la
pauvre Jeanne !
Guillaume, frère de lait de Jeanne, la rencontre quatre ans
après, c'est ainsi que commence le roman, au moment où
meurt la mère de Jeanne, une espèce de vieille voyante campa-
gnarde que tous les paysans prenaient pour une sorcière. Gar-
dienne de vagues traditions de l'antique Gaule, elle les trans-
met à sa fille, ainsi que la connaissance des herbes, des for-
mules mystérieuses pour guérir le bétail malade et quelques
dogmes socialistes innés, tels que la négation du droit de pro-
priété des hommes sur la terre (qui est au bon Dieu), de toute
propriété en général, et la vénération pour l'antique communauté.
(George Sand parla dans ce roman pour la première fois avec
une sympathie non déguisée de ces communaux et pâturaux,
auxquels elle revint avec enthousiasme plus tard, dans les Lettres
d'un paysan de la Vallée Noire et dans Y Histoire de ma vie, et qui
existaient dans le Berry depuis une antiquité immémoriale. Ceci
n'échappa point à l'attention de nos slavophiles et fut acclamé
par eux comme un argument très important en faveur de la
communauté russe qu'ils défendaient) (1).
La mère et la sœur de Guillaume prennent Jeanne dans la
maison comme laitière ou lingère. Là elle est exposée aux
poursuites amoureuses de Guillaume, romanesquement épris
d'elle, et de Marsillat brutalement sensuel, tandis que sic Har-
ley, l'un des innombrables Anglais noblement comiques qu'on
(1) V. Annenkow et ses amis, p. 612. (Saint-Pétersbourg. Souvorine, 1892.)
644 GEORGE SAND
rencontre dans les romans de George Sand, l'aime en secret et
demande ouvertement sa main, pour la soustraire à Marsillat.
Guillaume revient à la raison, d'autant plus que .Mme de Char-
mois, la sous-préfète, qui lui destine sa propre fille, lui dit que
Jeanne est la fille de son père, et partant sa sœur (ce qui est
un mensonge). Mais Marsillat, lui, ne baisse pas pavillon, malgré
toutes les protestations de Jeanne; il tente de s'emparer d'elle
par ruse. Jeanne saute par la fenêtre, et meurt des suites de
sa chute, en bénissant l'union de sa « chère demoiselle » avec sir
Harley. Comme la Jeanne d'Arc de Schiller, elle meurt au mo-
ment où son cœur pur est ému de tendresse pour l'ennemi de
sa patrie, l'Anglais !
Ce n'est pas l'intrigue de ce roman qui en fait le charme,
mais son caractère berrichon, campagnard. Bien qu'il n'appa-
raisse pas pour la première fois dans les romans de George Sand,
il y est rendu avec plus d'éclat que jamais, n'y formant plus
le fond du tableau, l'accessoire, mais étant le but même de l'au-
teur. La scène se passe dans une petite bourgade, Toull-Sainte-
Croix, située dans un pays sauvage, plein de souvenirs drui-
diques et romains et de réminiscences des batailles avec les
Anglais. Tout y est rempli de croyances, de légendes, empreint
d'un coloris mystérieux et particulier. Et tous les personnages,
sans parler de l'héroïne, sont empreints de cette même couleur
locale, surtout les personnages secondaires, presque toujours les
mieux réussis chez George Sand (1).
Jeanne, poétique tout instinctivement, sauvage et candide,
ne sachant ni débrouiller ses croyances, ni formuler ses rêve-
ries ; sa mère, la mystérieuse Tula ; sa tante, la Grand1 Gothe,
une mégère criarde, bavarde et rapace ; le sacristain, — voire
le fossoyeur, — le père Léonard, qui par sa profession même
est un almanach vivant de toutes les superstitions locales, et
en même temps le[plus parfait sceptique ; son petit aide, Jean-
ine, plongé dans une sorte de frayeur chronique à force d'écouter
les récits de son patron ; le curé de campagne, archéologue et
(1) Cf. ce qui était dit cà ce sujet dans notre tome Ier, p. 373-374.
GEORGE s A XI)
folkloriste acharné; L'amie de Jeanne, la rusée et naïve Claudie,
el toute une oohue de commères, de jeunet e et de gai cam-
pagnards, sont ttuis peints avec une vivacité h une vitalité
intenses. El mm seulement ils parlent la langue <ln pays, aux
tours et aux expressions locales, mais pensent berrichon. Os
croient aux lavandières », rinçant et tordant, à imitée, les
cadavres des enfants morts non baptisés; ils croient an grand
veau o apparaissant à ceux qui cherchent le secret; celui qui a
trouvé le secret sait mi est le trésor, enfoui sous les pierres drui-
diques depuis les temps immémoriaux; Ce « trésor » est gardé
parles fées ou fades; or. la reine des fades ou la Grand'Fade c'est
la Reine iU^ cieux ; il faut vivre en bonne entente avec les fades
ou du moins leur apporter de temps en temps quelque petite
offrande. La mère de .Jeanne a connu le secret, selon les voi-
sins, et l'a transmis à -Jeanne. Mais celui qui veut avoir « la
connaissance » doit rester pur et observer de mystérieuses pra-
tiques. Jeanne, elle, croit aussi à tout cela, mais elle croit
encore à l'archange Michel, chef de la milice céleste, qu'elle
identifie dans ses rêveries avec Xapoléon, dont elle place le
portrait parmi les images saintes à côté de celle de la sainte
Jeanne d'Arc (remarquons qu'alors la Pucelle d'Orléans n'avait
pas encore été béatifiée) ; et cela parce que tous deux ils
avaient combattu contre l' ennemi juré de la France — « l'Anglais ».
Tout cela est si vivant, si poétique que même les dernières
paroles de Jeanne mourante, qui ne sont rien d'autre que la
profession de foi la plus parfaite des doctrines sociales de Pierre
Leroux et de Louis Blanc (avançant que le bonheur et la richesse
universelle « seront trouvés » dans la solidarité de tous les
hommes, etc.. etc.). que même cette singulière profession de
foi, si mal placée dans la bouche de Jeanne expirante, ne gâte
pas l'impression de ce charmant roman, l'une des plus belles
œuvres de George SancT(l).
(1) Nous avons été bien heureux de constater, lors d'une causerie avec
notre célèbre critique M. C. Arseniew, qu'il partageait notre jugement sur
Jeanne et la considérait comme l'un des plus beaux romans de George Sand
et l'un des plus beaux romans en général.
646 GEORGE SAND
... Jeanne est le premier roman que j'aie composé pour le mode de
publication en feuilletons, dit George Sand dans la Notice écrite
pour l'édition de 1852. Ce mode exige un art particulier que je n'ai
pas essayé d'acquérir, ne m'y sentant pas propre. C'était en 1844,
lorsque le vieux Constitutionnel se rajeunit en passant au grand for-
mat. Alexandre Dumas et Eugène Sue possédaient dès lors, au plus
haut point, l'art de finir un chapitre sur une péripétie intéressante,
qui devait tenir sans cesse le lecteur en haleine, dans l'attente de la
curiosité ou de l'inquiétude. Tel n'était pas le talent de Balzac, tel
est encore moins le mien.
Quoi qu'il en soit, George Sand parvint tant bien que mal à
livrer à Véron à temps le manuscrit de Jeanne (1), mais lorsque
l'auteur du Juif errant interrompit momentanément ses feuil-
letons, après la première série d'aventures de son héros, et que
Veron se mit à presser George Sand pour la remise du manus-
crit d'un autre roman, alors Mme Sand s'effraya, puis cria misé-
ricorde et enfin refusa de remplir son contrat, offrant à Véron
de lui rendre les dix mille francs avancés par lui. Cela arriva non
seulement à cause de l'impossibilité de livrer sa copie à temps,
mais pour des raisons bien plus intimes et profondes. Et ce nou-
veau roman, intitulé d'abord Au jour d'aujourd'hui, échappa
aux mains de l'entreprenant rédacteur du Constitutionnel.
p Monsieur, écrit-elle à Véron (2), vous me chagrinez extrêmement
en me demandant un roman un mois plus tôt que ne comportent nos
engagements réciproques. Il y a un grand inconvénient pour ma santé
et un grand danger pour le mérite du livre à travailler ainsi à la hâte,
sans avoir eu le temps de mûrir son sujet et de faire les recherches
nécessaires, car il n'est si petit sujet qui n'exige beaucoup de lecture
et de réflexions. Je trouve que vous me traitez un peu trop comme un
bouche-trou; mon amour-propre n'en souffre pas et j'ai trop d'estime
et d'amitié pour Eugène Sue pour être jalouse de toutes vos préfé-
rences (3). Mais si vous lui donnez le temps nécessaire pour développer
(1) Le dernier chapitre de Jeanne parut clans le Constitutionnel du 2 juin
1844.
(2) Cette lettre est placée par Véron en quatrième, mais, d'après son con-
tenu elle est indubitablement la première de la série.
(3) Le vicomte de Spoelberch a publié, dans le numéro de février 1903
de Y Art, une lettre de George Sand à Eugène Sue, écrite en 1842 ou au com-
mencement de 1843 ; on voit qu'à cette époque les deux écrivains ne se con-
GEORGE s.\ NI) 647
Bes beaux et grands ouvrages, il me faul aussi le temps de "ruer mes
petites études el je ne peux pas m'engager à me trouver prête, quand
les coupures du Juif errant l'exigeront, non plus qu'à avoir terminé,
quand le ./ut/ errant sera prêl à Be remettre ru route autour du monde.
Tout iv ((iic je puis vous promettre, c'esl de taire toul mon possible,
parce que j'ai le désir Bincère de vous obliger. Je passe bous Bilence la
oontrariété de me remettre au travail, quand je comptais encore sur
un mois de repos bien nécessaire. J'y ai déjà renoncé, je travaille déjà
depuis que j'ai reçu votre lettre, mais pourrai-je vous envoyer dans
six semaines un ouvrage dont je sois satisfaite et dont vous soyez
vous-même content? .le ne pense pas que l'intérêt de votre journal soit
de me presser ainsi. Je suis donc un peu en colère contre vous et. pour-
tant, je ne refuse pas de l'aire ce qui me sera humainement possible.
Mille compliments empressés, accompagnés de quelques reproches.
George Saxd.
Yéron, toujours pour allécher le public, annonça d'avance un
« roman nouveau de George Sand à paraître prochainement »,
et la pria de lui en donner le titre, comme on peut le voir par
cette seconde lettre de Mme Sand, imprimée dans les Mémoires
d'un bourgeois de Paris, sous le numéro 1.
6 juillet.
Ma lettre d'hier ou d'avant-hier, car je ne sais pas si celle-ci pourra
partir aujourd'hui, vous a déjà dit que je ne voulais plus vous en vou
loir. N'en parlons plus, je travaille. S'il n'y avait pas nécessité urgente
à annoncer mon titre, je vous demanderais en grâce de me laisser
encore quelques jours pour en trouver un qui me plaise davantage.
Ne suffit-il pas pour le présent d'annoncer un nouveau roman de moi?
Quand je serai un peu plus avancée dans mon sujet, je serai plus
sûre de ce malheureux titre. Considérez que vous m'avez éveillée dans
mon rêve au moment où je croyais avoir encore au moins une quin-
zaine pour le mûrir en sommeillant...
La suite de cette lettre traite de l'édition de Jeanne ainsi que de
l'édition du roman suivant, tous les deux cédés à l'éditeur La
naissaient pas encore personnellement. La lettre est très intéressante, car
elle contient la « profession de foi d'écrivain »> de George Sand.
( 1) Ces points sont imprimés tels que dans le livre de Véron.
648
GEORGE SAND
Chapelle, mort subitement et avec lequel Véron avait préala-
blement passé un traité ; à présent George Sand était obligée
de rendre à Véron la somme avancée par lui, si ses nouveaux
éditeurs ne consentaient pas à endosser le traité de La Chapelle
avec Buloz. A la fin de la lettre George Sand revient encore
à son travail forcé :
... J'ai barbouillé du papier toute la nuit. Je vous tromperais si je
vous disais que je suis bien contente. Mais dans deux ou trois jours
j'espère être au courant et vous donner de meilleures nouvelles de mon
cerveau...
Monsieur,
Je commence à être récompensée de mon effort de courage par un
peu de plaisir et mon roman m'amuse. Reste à savoir s'il amusera les
lecteurs ; mais il ne sera pas plus mauvais que les autres, ce n"est pas
beaucoup dire encore. Enfin je fais de mon mieux et je travaille avec
entrain. J'espère vous envoyer le tout complet le 15 août, ainsi que vous
le désirez.
S'il en est temps encore, voici mon titre : Au jour d'aujourd'hui.
Ce titre est le refrain significatif d'un de mes personnages. Voyez s'il
ne vous paraît pas trop trivial. Moi, il ne me semble pas mauvais et il
me semble original à force d'être commun. Cependant, si vous me
donnez le temps, je ne suis pas entêtée et je le changerai, s'il ne vous
plaît pas. Mais j'ai quatre personnages en première ligne : c'est une
partie carrée d'amoureux très honnêtes (1) et je ne peux prendre cette
fois un nom propre pour titre.
Mille compliments.
George S.\xn.
Le Juif errant m'amuse toujours. Mais il y a un peu trop de bêtes ;
j'espère que nous sortirons de cette ménagerie. Le personnage mysté-
rieux est très bien annoncé.
Monsieur,
Vous pouvez dormir tranquille. Le roman avance. Tl est à la moitié,
au moins. Je suis toujours très en train ; je travaille toutes les nuits
(1) Il y a en effet dans le Meunier d'Angibault un quadrille d'amoureux :
le meunier avec Rose Bricolin et Marcelle de Blanchemont avec Henri Lemor.
GEORGE SAND
Bans interruption el je me porte très bien, grâce aux promenades
de la journée. Je Berai mis doute fatiguée après, mai al. Ce
qne je vous ai promis, je le tiendrai. Le roman era beaucoup plus
long que nos conventions ne le portent, mail c'esl encore égal. .1 e
père que mon bon vouloir compensera à vus yeux l'imperfection du
travail. J'y fais de mon mieux pourtant; mais oe n'esl pas dire que
mon mieux Boil bien.
Je ne Bais trop oommenl couper mes séries, ne sachanl pas ce que
vous oe savez peut-être pas encore vous-même, c'est-à-dire l'urgence
de donner unis, quatre ou cinq feuilletons par Bemaine. Vous pour-
riez peut-être ra'indiquer, du moins, à cel égard, un minimum ou un
maximum. J'aimerais mieux ue vous envoyer le roman que complet
Sans cela , je me répéterai, grâce à ma belle mémoire. Si le Juif errant
dur»' un peu plus que vous ue le prévoyez, j'en serai fort aise el j'es-
père que vous me donnerez quelques jours de plus que le 15 août
J'aurai certainement fini, mais je voudrais avoir quatre ou cinq jouis
pour revoir el corriger, supprimer des longueurs donl on ue s'aperçoil
pas en écrivant si vite, enfin tout ce que vous savez être bien nécessaire.
Je ne sais que l'aire pour ce double, que vous dés'rez que je garde,
du manuscrit Je suis incapable de recopier une page. Je la changerais :
ce serait un nouveau roman, peut-être moins mauvais, mais le temps
manque. Je n'ai personne auprès de moi qui ait le temps de faire cette
copie et l'industrie de l'écrivain public est très ignorée dans la Vallée
Noir;1. Je ne pense pas qu'il y ait de danger à mettre le manuscrit à la
poste ou à la diligence. J'ai envoyé ainsi et même de bien plus loin la
plupart de mes romans : jamais il ne s'en est égaré un chapitre.
Je ne retournerai à Paris que cet hiver et le plus tard possible, je
vous le confesse. J'ai la passion de la campagne. Pour mes affaires,
M. Leroux aura la bonté de s'en charger. Il vous verra et ne fera rien
sans vous consulter.
Je me rappelle bien qu'en effet je vous dois deux mille cinq cents
francs. Est-ce que je vous aurais écrit deux mille? C'est une distraction.
Bonsoir, monsieur, je vous prie de ne pas être inquiet. Je ne perds
pas de vue un instant l'affaire qui nous occupe ; et si vous aviez le
malheur de faire des romans, vous sauriez bien qu'on ne peut guère
s'en distraire quand on a disposé ces petits mondes dans sa pauvre
cervelle.
Mille compliments empressés.
George Saxd.
Cette lettre porte au bas, dans le livre de Véron, la date du
« 21 août 1844 », c'est une erreur ou de la part de George Sand,
650 GEORGE SAND
ou de Véron, car il appert de la lettre même qu'elle fut
écrite avant le 15 août et non après ; cela doit être probablement
le 21 juillet.
Ces quatre lettres nous renseignent sur la manière de travailler
de George Sand : elle n'a aucun plan fixé d'avance; elle ignore
même le titre de son roman ; elle n'a qu'une idée vague ou
plutôt une rêverie conçue en sommeillant ; elle voudrait la faire
mûrir à son aise, mais le temps presse ; elle se met au travail
presqu i à contre-cœur, mais le sujet se développe à son insu, il
commence à « l'amuser » et elle mène le roman à bout, aussi
facilement et spontanément que si ce n'était pas elle qui tra-
vaillait à son œuvre, comme si elle ne faisait que transcrire un
roman tout prêt que quelqu'un lui aurait dicté.
C'est ce que Zola disait de George Sand :
Quand elle commençait un roman, elle partait d'une idée générale
assez obscure, confiante en son imagination. Les personnages se
créaient sous sa plume, les événements se déroulaient ; elle allait ainsi,
tranquillement, jusqu'au bout de sa pensée. Il n'y a peut-être pas en
littérature un second exemple d'un travail aussi sain, aussi exempt
de fièvre. On aurait dit une source d'eau qui coulait toujours avec
un égal murmure. La main gardait un mouvement rythmé, l'écriture
était grosse, calme, d'une régularité parfaite, le manuscrit souvent
ne portait pas la trace de la moindre rature. Il semblait que quelqu'un
dictait et que George Sand écrivait.
Malgré tous les efforts laborieux de l'auteur, le roman à' Au
jour d'aujourd'hui ne parut pas chez Véron : il semble qu'outre
l'incapacité de Mme Sand de travailler à terme fixe, ce furent
les tendances socialistes du roman qui en furent cause. On peut
du moins le conclure d'une série de lettres de de Latouche, et
entre autres de la lettre non datée que voici. Elle renferme,
de plus, quelques observations critiques dont tint compte George
Sand lors des éditions ultérieures de son roman :
Mercredi.
Vous avez raison de croire, amie, que je ne donnerais à personne,
à vous moins qu'à tout autre, un conseil que je ne suivrais pas pour
GEORG E SAM)
moi même, Mai oe n'eût point été manquer i l'honneur «jut- de cou
Bentir à faire un roman comme vous en avez fait quelqui
De peintres d'histoire onl esquissé des tableaux de genre, ans pré-
judice de leur dignité d'artistes ; B'abstenir n'est point forfaire. Jamais
il ne vous a été proposé, que je sache, d'écrire contre vitre conscience ;
et vous permettrez bien à vos amis de voir avec quelque regret B'éva-
Qouir une occasion d'acquérir un peu plus de ce bien-être et de cette
liberté qui pouvait vous venir en jouant. Ne pas écrire dan- une autre
feuille (pie celle de M. Véruii me paraissait, à moi, une condition plus
onéreuse (pie d'ajourner le développement de nos idées sociales dans
un cadre plus propre (pic le Constitutionnel. Vous dites (pie Jeanne
était plus avancée que Marcelle; souffrez que je ne sois paa de votre
avis. Les vieux de pauvreté laits par la bergère sur les recomman-
dations de sa mère pouvaient passer pour une superstition qui ne blés
sait personne : permis à chacun de gouverner comme il l'entend sa
destinée toute privée : mais quand vous dites aux propriétaires que
leur fortune « est un vol », vous inquiétez bien autrement les odieux
bourgeois que représente M Véron. Maintenant, si votre parti est
irrévocable, si vous avez brûlé vos vaisseaux, comme la clame de Blan-
chemoni ( 1 },nous vous suivrons dans la contrée sauvage, non seulement
pour vous bâtir des tentes et les abriter de feuillages, mais pour harceler
l'ennemi. Votre cause est superbe contre l'égoïsme des conservateurs
fossiles, et vous couvrirez Véron de trente pieds cubes de honte et de
couardise. Quelle recrudescence de gloire, quelle noble auréole vous don-
nera votre procès (2), la publication delà lettre déjà écrite à l'autocrate !
Vous allez mettre à nu la turpitude de la classe moyenne, — encore
une chose qui me faisait hésiter à vous voir suivre une voie où votre
intérêt personnel, votre réputation peut gagner encore, c'est le secret
où j'étais de l'usage que vous vouliez faire du produit de votre travail.
Deux observations (à bâtons rompus) sur mes souvenirs d'Au jour
d'aujourd'hui : ce ne sont point des critiques de docteur... mais des
impressions de grand enfant qui se laisse aller à un récit comme s'il
ne s'en était jamais fait à lui-même. Le meunier qui est destiné à être
votre héros, l'amoureux du drame, le noble cœur, entre en scène d'une
manière un peu grotesque. Il me semble que lorsqu'il descend de
Y abat-foin, il a les jambes bien longues, il est bien osseux, un peu dégin-
gandé, ceci me le gâte. Otez une ligne et demie, deux épithètes, non pas
(1) L'héroïne du Meunier d'Angilault, la riche et noble Marcelle de Blan-
chemont, se dépouille de sa fortune, afin d'être l'égale de son amoureux
Henri Lémor.
(2) On pouvait effectivement s'attendre à un procès avec Véron en l'au-
tomne de 1844. Nous y avons déjà fait allusion dans le chapitre v, 2e note, à
la p. 404.
652 GEORGE SAND
alochon (1) : ceci est d'une gaminerie charmante et revient toujours
à propos. J'aime Edouard ! Je ne voudrais pas non plus que l'amoureux
de l'aristocratique Marcelle fût tombé dans une marre {sic) poursuivi
par la folle, avant d'aller au rendez-vous parfumé du bois. Je ne veux
pas le voir boueux, assis sur le serpolet au clair de la lune : c'est bien
assez qu'il soit, si vous voulez, déchiré par les épines et un peu ensan-
glanté. J'attends dimanche prochain un article de vous, arrivé trop
tard au dernier numéro de VEclairmr. Je vous sais bien bon gré de
m' avoir servi de commentateur auprès de M. Chopin. Du reste il n'y
aura point d'équivoque dans le mince volume qui s'imprime ici sous
le titre des Agrestes. Le nom du Polonais est en toutes lettres dans une
note au bas de la page. Personne ne m'a initié au charme de la musique
autant que ce grand élégiaque (2) !
Que vous m'avez fait de bien en m'écrivant que Véron pouvait
chauffer les pieds de ses abonnés et la tête de Sue, mais que pour vous,
il ne vous chauffera rien du tout ! C'est la première lois que j'ai ri de bon
cœur depuis ma catastrophe (3). Le rire est bon, allez, et l'amitié aussi.
et l'enthousiasme que donne un beau livre à lire. Je vous dois tous
ces trésors.
Latouche.
... J'ai -lu les réclamations de Biaise Bonnin, aussi amusant que
VHomme aux quarante écus, et qui se place comme écrivain entre
Rousseau et Rabelais.
Dans une autre lettre (écrite un peu précédemment, mais
aussi un mercredi, le 2 octobre 1844), de Latouche annonçait
à George Sand :
Le superbe Véron... vous octroie la liberté de publier votre roman
ailleurs que chez lui, à condition que, dorénavant, vous serez sage et
(1) Alochon, mot berrichon signifiant les petits morceaux de bois qui gar-
nissent la roue du moulin. Le petit Edouard de Blanchemont, grandi à Paris,
trouve ce mot tellement plaisant, lors de sa première rencontre avec le meu-
nier Grand-Louis, que, dès ce moment, il ne l'appelle plus qu' Alochon.
(2) Dans le volume des Agrestes se trouve effectivement une pièce de vers
dédiée à Chopin, où l'on peut lire entre autres la ligne que voici :
Ce pâle polonais a_ui tient le ciel ouvert.
« L'équivoque » que Chopin voulait voir éviter à l'auteur et que George Sand
avait dû commenter auprès du pianiste était la possibilité d'être confondu
avec le poète Chopin, dont nous avons parlé à propos de Magu (V. plus haut,
p. 314-315), qui venait justement d'imprimer dans la Revue indépendante une
pièce de vers dédiée à ce Chopin-poète.
(3) La femme de de Latouche mourut en janvier 1845.
IRGE SAM)
lui Boumettrez un Bcénario de oe que vous voudrez faire. L'imperti-
nence in'si plus offensante, elle esl risible, Avec cette dictature à
la place d'un contract (sic), cette partie qui devienl juge, juge arbitral,
juge ''il dernier ressort, l'ordre règne au Constitutionnel! D'ailleurs,
-un comité ne veul pas ! (( >ù esl le comité dans votre acte?) El le gé-
rant refuse de signer. L'homme «le paille prend la parole. Ces! lui
qui force l'innocent autocrate
Merruau ne mène-t-il pas Véron? Tous les nommes d argent onl fait
de ces avanies aux hommes d'esprit, qui manquaient de cœur. Buloz
à Balzac, Bertin à Soulié, eie. .Mais ici, nous avons affaire à George,
nous verrons bien !...
Donc l'affaire avec Véron se termina par un échec. On entama
des pourparlers avec d'autres éditeurs de journaux. On faillit
s'entendre avec le directeur du Courrier français, Anténor Joly,
niais il ne publia pas ce roman : plus tard George Sand lui donna
sa Lucreeia Floriani. Quant à. iu jour d'aujourd'hui, il parut sous
son titre actuel de Meunier d' Angibavlt (l), dans la Réforme que
Louis Blanc venait de fonder. Oeorge Sand oublia complètement
ce titre Au jour d'aujourd'hui, si bien qu'en 1863 M. Jules Cla-
retie voulant faire paraître les Victimes de Paris (2) et intituler
l'un de ses récits « Au jour d'aujourd'hui » et se souvenant que
« jadis le Constitutionnel avait annoncé un roman de George
Sand de ce nom, roman qui n'avait pas paru » (3), s'adressa à
Mme Sand pour lui demander s'il pouvait profiter de ce titre qui
lui plaisait, Mme Sand lui répondit :
Monsieur,
Je crois me rappeler qu'en effet ira de mes romans, je ne sais plus
lequel, a été annoncé sous ce titre : mais le titre n'ayant pas été main-
tenu, je crois que cela est fort oublié aujourd'hui. Vous êtes donc par-
(1) Le bibliophile Isaac (notre inoubliable ami de Spoelberch) s'abuse
donc en disant dans son Essai bibliographique sur les œuvres de George Sand
(Bruxelles, 1868) que ce roman « devait s'intituler d'abord le Prolétaire ». Il
y avait bien changement de nom, mais pas de celui-ci.
(2) Les Victimes de Paris, par Jules Claretie. Paris, Dentu, 1864.
(3) M. Claretie, en se fiant à l'assertion de Véron que les quatre lettres
de George Sand publiées dans les Mémoires d'un bourgeois de Paris avaient
trait à Jeanne, crut que c'était Jeanne qui s'intitulait d'abord Au jour d'au-
jourd'hui, tandis que. comme nous l'avons prouvé, elle s'intitulait Claudie.
654 GEORGE SAND
faitemenl libre de le prendre, et quand même j'y tiendrais, je vous le
céderais avec plaisir.
Agréez, etc.
G. Sand.
Nohant, 30 janvier 1863.
Le Meunier d'Angibault commença à paraître le 21 janvier
1845, et le pauvre misanthrope de Latouche qui venait de perdre
sa femme et s'était cloîtré, seul avec son grand chagrin, dans
son solitaire logis, écrit à George Sand que « sans se raser, sans
quitter ses pantoufles, ne descendant pas son escalier depuis
trois semaines », il a quand même « le Meunier pour compa-
gnon ».
... Il est la première visite que je reçois chaque matin, et je suis
d'assez mauvaise humeur, quand sa place est prise par les théâtres
et les revues scientifiques. Ce cher Grand-Louis, je l'aime comme un
compatriote et un bon enfant ! Je lui passe de tout mon cœur la licence
prosaïque de mettre la Vallée Noire à la place de la Forêt Noire, mais
je voudrais que l'auteur se montrât un peu plus averti de la liberté
grande et dît dans la phrase qui suit la chanson : « Mais Grand-Louis,
qui se moquait de la prosodie comme des voleurs et des revenants, etc. »
Ayez dans l'édition in-8° cette condescendance pour les rimeurs.
Adrien/ne m'est venue sur papier à sucre ; de Potter n'est plus que
l'avant-dernier des éditeurs ! Je n'ai pas osé vous envoyer ce volume
de pacotille. Cependant, depuis que Mme Duvernet l'a reçu et paraît
heureuse de quelques lignes de dédicace où votre nom est placé, je veux
prendre à deux mains mon courage et demander un exemplaire à
M. Boulé. Du reste, le volume, serin par la couverture, et bis à lin té-
rieur, comme le pain de marsèche, n'est pas encore en circulation (1).
Ecrivez-moi que vous et vos trois enfants (2) allez bien...
George Sand se fit un plaisir de suivre exactement toutes les
indications de son vieux mentor, et dans toutes les éditions
ultérieures du Meunier, Grand- Louis, « lorsqu'il descend de
l' abat-foin », n'est plus ni dégingandé, ni osseux, mais bien un
(1) La dédicace d'Adrienne, roman de de Latouche, paru en février 1845.
est ainsi libellée : A ma cousine Ursule, et on y trouve effectivement quelques
lignes enthousiastes sur George Sand, dont le talent, selon l'auteur, « se
tiendra debout bien plus longtemps que tous les monuments du Berry .
(2) Maurice, Solange et Chopin.
GEORGE sa \i) '..s 5
bel hercule rustique; Lemor, poursuivi par la folle Louise, ne
tombe plus dans l<' fossé, il lui sullii de o déchirer ses vêtements
aux épines el d'être un peu ensanglanté ■ en arrivant an rendez-
vous; alochon esl bien maintenu partoul el enfin Lorsque Grand-
Louis chante « un couplet de vieil opéra-comique que Rose lui
avait appris dans son eiil'auce » :
Notre meunier chargé d'argent
Revenait au village.
Quand fcoul à coup v'ià qu'il entend
Un grand bruit dans le feuillage.
Notre meunier est homme de cœur,
On dit pourtant qu'il eut grand'peur...
Or, écoutez, mes chers amis,
Si vous voulez m'en croire,
N'allez pas, n'allez pas dans la Vallée Noire.
l'auteur s\nnr.ess3 d'aj ut er :
Je crois que la chanson dit : da»$ la Forêt Noire; mais Grand-Louis
qui se moquait de la césure comme des voleurs et des revenants, s'amusait
à adapter les paroles à sa situation..., etc.
Bref, l'auteur du Meunier se plia à toutes les exigences de
son ami, critique méticuleux et attentif, tandis qu'il n'avait pas
écouté les observations relatives à Jeanne, bien qu'elles fussent
très justes et souvent fines (1), de sorte que toutes les bévues et
erreurs commises par l'auteur, selon de Latouche, lors de l'im-
pression de Jeanne dans le Constitutionnel, réapparurent dans
les éditions suivantes.
(1) C'est ainsi, par exemple, qu'il lui écrivait en mai 1844 : « ... Voulez-
vous en croire une impression, non de docteur, mais de vieux enfant qui vous
écoute avec ivresse? Supprimez la comparaison et le nom de Cauova de
votre tableau de Jeanne, à genoux devant le cadavre de sa mère. Nous sommes
mieux que dans un atelier romain ; nous sommes en un de ces intérieurs qui
ont fait la gloire de l'école flamande. Voyez ce que vous êtes ici ! Point de
distraction, point de papillotage ailleurs. Qu'avez-vous affaire à l'art, vous
êtes la nature... »
Il signalait encore que l'appellation la Charmoise, « rappelant trop le
théâtre et le dix-huitième siècle », était à éviter comme vulgaire et déplai-
sante. George Sand crut remédier à l'affaire en appelant parfois la
sous-préfète « la grosse Charmoise », mais dans vingt autres endroits elle
la nomme quand même « la Charmoise », et le lecteur est de l'avis de
■de Latouche.
656 GEORGE SAND
.Mais qu'était-ce donc qui inquiétait « les odieux bourgeois »,
dont Véron était le représentant, au dire de ce même de Latouche,
et qui avait effrayé « l'autocrate du Constitutionnel », au point
de lui faire refuser de publier le roman dans son journal? Le
fait est que sa donnée générale, peut effectivement paraître une
négation absolue de la propriété. « Tout le mal vient de la
richesse », semble dire Fauteur {de la richesse mal employée, mal
comprise et mal adorée, dirons-nous). Voici comment cette thèse
est développée.
Au temps de la grande Révolution, la richesse du vieux pay-
san avare Bricolin, auquel le seigneur de Blanchemont, son
maître, avait confié en son absence la garde de son argent,
éveilla la cupidité des paysans environnants ; un beau jour une
bande d'hommes masqués envahit sa demeure, le soumit à la
torture et, sans pouvoir lui extorquer son secret, le laissa à
demi mort de peur et de douleur ; il devint fou, tomba en en-
fance et finit sa misérable existence dans la demeure de son fils,
un tire-sou de la nouvelle trempe, ne voulant pas seulement amasser
un magot, mais faire des affaires, parce qu'au jour d'aujourd'hui
il est permis à chacun de s'enrichir. La richesse fait la malé-
diction de toute sa famille ; ayant défendu à sa fille aînée,
Louise, d'épouser celui qu'elle aimait, Bricolin fils la rendit
folle aussi ; depuis une dizaine d'années, déguenillée, effrayante,
objet d'horreur pour ceux qui la rencontrent, elle rôde nuit et
jour et, comme ce misérable fou, entrevu jadis par Aurore Dupin
dans son enfance, elle cherche partout la tendresse (1).
Accusant vaguement la richesse d'être la cause de son
malheur, elle finit par mettre le feu au château de Blanche-
mont acquis frauduleusement par Bricolin. Celui-ci — type de
paysan parvenu moderne — prétend qu'au jour d'aujourd'hui,
tous les châteaux des nobles passent dans les mains des rotu-
riers : il veut faire comme les autres ! L'infortune de sa fille
aînée ne le rend ni moins âpre au gain, ni moins orgueilleux,
et il prépare le même sort à sa fille cadette, la jolie Rose.
(1) Ce pauvre fou, dont George Sand a tracé la touchante figure dans le
tome II (p. 376-378] de V Histoire de ma vie, s'appelait M. Demai.
GEORGE SAND 657
Celle-ci aime en seoret le pauvre meunier Grand- Louis ; son
prie ne vrni pas qu'elle l'épouse et lui cherche un riche parti. Le
malheur plane déjà sur la tête de Rose, elle esl menacée d'une
grave maladie nerveuse. Ce sonl les maudits Bacs à or, la pro-
priété rurale qui causenl 1 on t ce mal ! Cette même richesse mau-
dite sépare la jeune \ euve Marcelle de Blanchemonl de son amou-
reux, Henri Lemor, qui la fuit, quitte Paris e1 vient se réfugier
cliez le meunier d'Angibaull dont il devienl garçon de moulin :
il saii que les préjugés de caste s'élèvent contre son amour.
Il y a encore un être dont l'argent l'ait le malheur. Le
fameux trésor que les « chauffeurs » avaient jadis vainement
cherché chez Bricolin père, et à cause duquel ils L'avaient si
horriblement torturé, a été trouvé dès lors par l'un des com-
pilées, le vieux Cadoche ; mais les pièees de monnaie, étant
toutes marquées d'une barre et d'une croix, n'ont pu être mises
en circulation. Cadoche dut quitter son village et de pauvre
paysan devint un vagabond ; il garde le trésor volé sous terre,
dans une cabane, il sort parfois les belles pièces d'or, il les
admire comme un avare, et doit vivre comme le dernier des
mendiants. Peu à peu il devient voleur, il dérobe des chevaux
mal gardés, et tombe dans la dernière abjection. Mais sa cons-
cience ne le laisse pas en repos. L'image du malheureux Bri-
colin torturé par les « chauffeurs » le hante, il parle toujours
du trésor; on prend cela pour une hâblerie d'ivrogne, mais quand
vient son heure suprême, Cadoche révèle la vérité. Le t ésor
appartient par moitié à l'héritière de Blanchemont, la com-
tesse Marcelle, et au vieux Bricolin. Au moment où meurt
Cadoche, Louise met le feu à l'acquisition nouvelle de son
père et périt dans les flammes. C'est ainsi que le crime est
puni : Némésis a sévi dans la personne de la misérable Brico-
line contre la cupidité de tous les Bricolin. Finalement tout
s'arrange pour le mieux. Cadoche, pour récompenser le meunier
de ses bontés, l'institue son héritier, mais le meunier d'Angi-
bault refuse cet héritage et remet à Marcelle les cinquante
mille francs. Quoique la dame de Blanchemont ait écrit à
Lemor : Quel bonheur, Henri, je suis ruinée, elle accepte. Elle
m. 42
658 GEORGE SAND
achètera un arpent de terre de son ex-propriété et s'y installera
en simple villageoise, sous un toit de chaume, avec son petit
Edouard, dont elle fera, avec l'aide de Lemor, « un honnête
travailleur et un homme nouveau... ». La vieille Bricoline
donne les cinquante mille francs qui constituent sa part en dot
à Rose, mais elle veut que les Bricolin la marient au meunier.
Quant à ce dernier, il accepte les trois mille francs ramassés
par le vieux Cadoche durant sa vie de mendiant ; il les donne
à trois pauvres familles, pour acquérir une demeure et un
morceau de terre, et il s'entend avec elles pour travailler en-
semble et partager les profits ( ! !).
On comprend que les lecteurs bourgeois du journal de Véron
et « l'autocrate » lui-même n'aient pas trouvé à leur goût cette
histo're-là! Elle devait, par contre, plaire à Louis Blanc et à ses
collaborateurs de la Réforme. D'autant que le roman est admira-
blement bien écrit, surtout les pages poétiques consacrées aux
rendez-vous et aux promenades de Lemor et de Marcelle avec
le petit Edouard au milieu des bois et des prés entourant ce
moulin sur la Vauvre, les chapitres peignant ave un réalisme
vigoureux maître Bricolin avec son dicton perpétuel de au jour
d'aujourd'hui : homme pratique, sournois, enflé comme un vrai
sac à or, rusé, mais assez borné et aimant la boisson, ou encore
les pages esquissant les trois générations féminines des Bri-
colin.
L'été pluvieux de 1845, avec ses digues et ses chaussées
détruites, ses inondations, ses rivières débordées, les vignes,
les potagers et les parterres dévastés, envahis par le sable et
le limon ; les visites que Mme Sand avec sa fille faisaient aux
typhiques, dans les cabanes, et l'aide qu'elles leur apportaient ;
les excursions aux bords de la Creuse, à Fresselines, à Gargi-
lesse, à l'abbaye de Fontgombault, aux pittoresques ruines
de la forteresse de Crozan ; les parties et les déjeuners
sur l'herbe ; les rencontres fortuites avec quelque paysanne
originale, dans le genre de la vieille Jenny, gardeuse des
ruines de Châteaubrun, ou avec quelque vagabond, comme
Jean Jappeloup ; un bon et brave hobereau, très honnête d'opi-
GEORGE SAN!)
nions, mais misérable h B'éteignant toul doucement en cho-
pinanl chaque soir en compagnie de quelque ami campagnard
on de quelque clerc de passage; sa femme, douce, molle, trem-
blante devanl son mari, entourée d'aisance, mais ne se permet-
tant pas le luxe d'avoir mie opinion à elle, (mis deux rivant
à, Montgivray et que Le lecteur reconnaît à l'instant (dans Le
roman, celte dame n'est |>oiiriant point l;i Femme du gentil-
homme, !\l. Antoine de l 'liàteaiilniin, mais bien celle du bour-
geois, M. Victor Cardonnet), et enfin le petit jokev rustique
Sylvain CharaSBOn (|iii Eut |>lns tard le cocher de .Mme Sand
jusqu'à sa mort (1)-- voilà les éléments fraîchement notés sur
nature en l'été de 1 845, qui formèrent le fond, la mise en scène
et les personnages secondaires du Péché de M. Antoine, roman
paiu en l'automne de cette année dans VEpoque.
Et comme cela arrive presque toujours, tous ces détails locaux,
empruntés à la réalité, et ces personnages bien vivants sont ce
qu'il y a de plus intéressant pour nous. Quant aux personnages
principaux, ils sont assez pâles ; ce sont : le jeune rêveur « sur
des thèmes socialistes », Emile Cardonnet ; la fille de M. Antoine
de Châteaubrun, Gilberte aux cheveux d'or, et le grand sei-
gneur communiste, le marquis de Boisguibault. Celui-ci joue
dans ce roman le rôle de Providence bienfaisante, parce qu'en
léguant ses quatre millions et demi à Emile et à Gilberte (qui
se trouve être le « péché » de M. Antoine et de la marquise de
Boisguibault) il donne la pâture aux loups et sauve les brebis.
C'est-à-dire qu'Emile peut épouser Gilberte sans devenir infi-
dèle à ses rêves socialistes. H fondera avec l'argent du marquis
une grandiose commune rurale, où il n'y aura ni misère ni
ignorance, « où ce travail forcé à perpétuité qu'est le labeur de
l'agriculteur isolé » n'existera plus, au contraire l'agriculture y
fleurira, parce que « les instruments du travail seront à tous »
et « le capital ne sera plus l'oppresseur du travail, mais son
aide », où, enfin, après les travaux fatigants, chaque membre
(1) Nous avons eu le plaisir de faire la connaissance de ce personnage —
presque un nonagénaire — lors des fêtes du centenaire de George Sand à
Ponant, en 1904. Il est mort en 1907.
66o GEORGE SAND
de la communauté trouvera sous la main un lieu de repos et
de distraction, — le luxueux parc préalablement planté par le
marquis prévoyant ; ce parc ne sera donc plus l'amusement et
le luxe d'un seul gentilhomme propriétaire, mais bien un lieu de
délices et de repos commun (1). Et le loup, c'est-à-dire M. Car-
donnet père, voyant que son fils n'épouse point une pauvre
demoiselle, fille illégitime d'un gentillâtre ayant renié tous les
privilèges et tous les apanages de sa caste, mais bien la riche
héritière d'un seigneur titré, consent à ce mariage. Au fond,
tout le roman se réduit à cette lutte entre le père pratique,
voulant que son héritier augmente son capital, et le fils idéa-
liste, ne rêvant qu'égalité sociale et blonde Gilberte. Grâce à
ces rêves d'une part, il conquiert l'amitié du marquis excen-
trique, et, de l'autre, il contribue involontairement à la récon-
ciliation du vieil original avec le comte de Châteaubrun qui lui
avait ravi sa femme, ainsi qu'avec sa fille Gilberte, et enfin
avec l'ami de M. Antoine, le braconnier, vagabond et char-
pentier Jean Jappeloup. Le marquis avait jadis subitement
privé ce dernier de son amitié et de sa clientèle, le croyant,
complice de l'intrigue amoureuse qui brisa sa vie.
La fable du roman est donc passablement naïve et se res-
sent du bon vieux temps, où les auteurs aimaient tant à tou-
cher les lecteurs sensibles, en leur C3ntant les amours de deux
jeunes gens opprimés par de méchants tuteurs, ou les souf-
frances de quelque jeune fille noble et pauvre, retrouvant enfin
ses vrais parents ou un oncle bienfaisant, qui l'adopte au
(1) De Latouche écrivait à l'auteur, à propos de la fin de ce roman : « Je
vous dois donc de dire que la fin de ce roman me semble un peu précipitée,
que la mère d'Emile disparaît d'une manière un peu trop absolue, qu'il
manque dans le passage de l'amitié conservée par le comte pour le marquis
un petit lampion qui l'éclairé, qu'on voudrait savoir quel genre d'usine met
en mouvement la Gargilesse et qu'enfin le communisme non défini de M. de
Boiguilbaut laisse bien froids les lecteurs qui ne sont pas d'avance initiés
dans le but du progrès social. Votre mission eût été là de faire com-
prendre, de vulgariser par l'éloquence les futurs résultats de la doctrine.
Le mot communisme n'a encore aucun sens pour la moitié des bourgeois
qui sont de bonne foi. Expliquez-leur donc ce que vous voulez. Concluez,
comme vous disait autrefois un homme que vous estimiez sous le nom
d'Everard... »
GEORGE sa \D 661
dernier chapitre. Mais, chose étrange, lorsqu'on lit ce roman,
il s'exhale de ses pages an Bouffie d'actualité, comme i
vous lisiez, un journal d'hier ou du moins un journal que
nous autres Russes nous lisions avant les bouleversements
de L906. Nous trouvons en comparanl les types el les doctrines
de ce roman aux types el aux idées répandus chez nous
vers l'.'Ol une ressemblance frappante outre les phénomènes
historiques français e1 russes, aux époques qui précédèrent et
accompagnèrent les catastrophes politico-sociales, telles que la
révolution de L848 en France et celle do 1005 en Russie. Ces
traits de ressemblance, et ces échos des évolutions sociales et
politiques t'ont que s'il fut un temps où ce roman de George
Sand sembla à la plupart de ses lecteurs bourgeois, français
ou étrangers, « utopiste », il nous semble plus intéressant aujour-
d'hui que force romans naturalistes, acclamés il y a vingt ou
trente ans ! Car malgré toutes ses « fadaises » dans le goût
de 1840, malgré d'interminables discours de ses héros (simple-
ment insipides pour un lecteur contemporain), nous sentons
là le souffle de la réalité la plus vivace à travers une forme
littéraire vieillie. La forme passe, les idées restent, et, de plus,
les idées qui sont le reflet de grands faits sociaux ont le don
de renaître!
George Sand travaillait avec une rapidité incroyable. A peine
un roman terminé elle en commençait un autre. Certains ont
prétendu que lorsqu'elle avait fini les dernières pages d'un ro-
man et que l'heure de se coucher, c'est-à-dire quatre heures du
matin, n'avait pas encore sonné, elle prenait une nouvelle feuille
de papier, écrivait en haut le titre de son nouveau roman, et
se mettait tranquillement à l'écrire. Nous ne savons pas si
tel fut le cas avec Jeanne et le Meunier cTAngibault, mais
il est certain qu'elle écrivit trois romans en 1814 : Jeanne
au printemps ; Je Meunier en été, et Ja Mare au Diable en
automne.
Les démarches à propos de la publication en volumes du Meu-
nier retardèrent la publication de la Mare au Diable, et sa pré-
face parut séparément dans la Revue sociale de Pierre Leroux,
662 GEORGE SAND
en décembre 1845, comme nous l'avons dit. Quant au roman
même, il parut dans Y Epoque de 1846.
... « Quand j'ai commencé par la Mare au Diable, une série
de romans champêtres, que je me proposais de réunir sous le
titre de Veillées du chanweur, je n'ai eu aucun système, aucune
prétention révolutionnaire en littérature », dit George Sand, et
dans cette préface, comme dans celle de François le Champi,
elle nous révèle, avec la plus grande simplicité et une entière
franchise, les éléments qui servirent à former ce petit chef-
d'œuvre : elle était mécontente de Jeanne : en transportant cette
paysanne vivant d'une vie presque élémentaire, incapable de
réflexion, capable seulement de sentir, dans un milieu de gens
cultivés, en lui faisant prendre part aux péripéties de leurs
sentiments et de leurs conflits, elle l'avait privée de son plus
grand charme, de sa parfaite simplicité. Rollinat, l'ami de
George Sand, était aussi mécontent de Jeanne, elle lui parais-
sait trop idéalisée et ressemblant à Velléda la druidesse ou à
Jeanne d'Arc. Puis, George Sand jeta les yeux par pur hasard
sur une gravure d'une ancienne édition des Simulachres de la
Mort, de Holbein, représentant la Mort qui court, le fouet à la
main, derrière l'attelage d'un vieux laboureur, et la légende au-
dessous, disait en vieux français :
A la sueur de ton visaige
Tu gagneras ta pauvre vie.
Après long travail et usaige
Voicy la Mort qui te convie.
Le même jour, en se promenant dans les champs, George
Sand vit un tableau de labourage, non plus fantastique, mais
réel : un vieux paysan qui travaillait avec une paire de beaux
animaux énormes et dociles, habitués l'un à l'autre, comme
des jumeaux, et tirant patiemment, opiniâtrement, lentement
et mesurément la charrue de la terre grasse et brune ; son fils,
marchant derrière un attelage de quatre bœufs; à l'autre
bout du champ, « Germain, le fin laboureur », accomplissant
avec une suprême beauté primitive le plus grand et le plus
saint de tous les labeurs humains; son petit garçonnet
GEORGE SA NI) 663
excitant les bêtes, conscient de l'importance de ce travail, et
enfin ses huit bêtes, jeunes encore, impatientes, lâchées contre
chaque empêchement.. El ce l'ut assez!
|)u désir de peindre la beauté de cette vie simple et les senti-
ments d^ simples hommes de campagne, tels qu'ils sont ; de lu
pitié ardente pour ceux qui travaillent, éveiller par ses réllexions
sur la gravure de Holbein, pitié pour tous ces laboureurs inconnus
qui nous nourrissent, qui ne connaissent durant toute leur vie
que « travail et usaige 0 et n'en sont libérés que par la Mort,
enfin dv> impr ssions d'une douce sriréc dans les champs et de
la ligure de ce « fin laboureur », faisant silencieusement l'œuvre
de la vie, naquit ce charmant petit conte, — la Mare au Diable.
Ce n'est pas en vain que son prologue est considéré comme
uw perle dans la couronne de George Sand. Les adeptes
les plus acharnés du naturalisme admirèrent ce morceau
d'une admiration sans bornes; Pierre Leroux et de Latouche
furent tous les deux enchantés et par la pureté de la forme,
et par la profondeur des pensées. Quant à nous, nous croyons
que c'est un des joyaux de la littérature universelle. Si les
réflexions attristées sur le sort de ceux qui peinent, éveillées
par le quatrain en vieux français, ont arrêté l'attention des
contemporains de George Sand, elles doivent nous frapper
bien plus encore, parce qu'on peut y voir comme le prototype
des « quatre attelages » de Tolstoï. George Sand dit que
l'existence humaine idéale serait celle où l'homme exercerait
tour à tour et journellement, la force de ses bras, sa force
physique, en travaillant à la sueur de son visage ; en dévelop-
pant ses dons spirituels, la force de son intelligence, en acqué-
rant des connaissances et la possibilité de réfléchir sur ce qui
l'entoure et sur la beauté de la nature, enfin en ne permettant
pas à son cœur de s'étioler. De là, le travail physique,
intellectuel et la fréquentation de ses semblables, comme con-
ditions indispensables de bonheur et d'une existence vraiment
humaine .
A la vue du jeune laboureur et de son enfant, l'auteur s'était
demandé « pourquoi son histoire ne serait pas écrite, quoique
664 GEORGE SAND
ce fût une histoire aussi simple, aussi droite et aussi peu ornée
que le sillon qu'il traçait avec sa charrue ».
L'année prochaine, ee sillon sera comblé et couvert par un sillon
nouveau. Ainsi s'imprime e1 disparaît La trace de la pluparl des hommes
dans les champs de L'humanité, l'n peu de terre L'efface, et Les sillons
que nous avons creusés se succèdent les uns aux autres comme les
tombes dans le cimetière. Le sillon du laboureur ne vaut-il pas celui
de l'oiaif, qui a pourtant un nom, un nom qui restera, si, par une sin-
gularité ou une absurdité quelconques, il l'ait un peu de bruit dans le
monde?...
Eh bien, arrachons, s'il se peut, au néant de l'oubli, le sillon de
Germain, le fin laboureur. Il n'eu saura rien et ne s'en inquiétera guère;
mais j'aurai eu quelque plaisir à le tenter....
Et George Sand nous raconte cette histoire qu'elle prétend lui
avoir été contée par Germain lui-même. Nous ne la redisons pas î
elle est trop connue.
Comme épilogue, l'auteur a ajouté à ce roman une étude
mi-ethnographique, mi-romanesque, sous le titre de : les Noces de
campagne. Il y décrit non seulement le mariage de Marie et de
Germain, mais toutes les coutumes matrimoniales du Berry,
présentant (ainsi que tous les vieux usages de tous les pays
d'Europe, et surtout de coins aussi oubliés qu'était le Berry
vers 1830-1840) un mélange extraordinaire de cérémonies
de l'antique paganisme et des rites chrétiens. En Berry ce
mélange était encore compliqué, parce que les différentes
nations ayant autrefois peuplé le centre de la France, les Celtes.
les Gaulois, les Romains, y avaient tous laissé leurs us et cou-
tumes. Ces us et coutumes se fondirent avec les rites nuptiaux
archaïques, communs à toute l'Europe et témoignant clai-
rement qu'ils remontent à l'époque où les anciens d'une
tribu exigeaient le payement d'une amende pour le rapt d'une
fiancée. (Les réminiscences de ces rites peuvent être décou-
verts non seulement dans les noces de campagne, mais jusque
dans les cérémonies nuptiales du monde le plus snob!) George
Sand note bien finement tous ces rites, toutes ces coutumes.
chansons, mots d'usage et dictons, qu'on pratique, chante et
GE0RG1 SAND
M- lit durant les trois journées de réjouissances obligatoires, pré-
cédant h suivant le mariage ô L'église. (Une coutume rappelle
de point en poinl les intermèdes des saturnales romaines e1 les
personnages mêmes portenl les noms de payen et de payetvne.)
Tous ceux qui s" in t (''tcsscn t ;mx études d'ethnographie com-
parée, au folklore el à l'histoire de la culture, liront et relironl
avec le plus grand intérêt ces pages alertes et spirituelles. Car
celte étude (rumine tout ce que George Sand a écrit sur la vie
du peuple) arrête notre attention par sa compréhension remar-
quable et son entente à saisir et à fixer pour les générations à
venir les mœurs, les chansons, les coutumes, tons les détails
curieux et caractéristiques, qui se perdent chaque jour.
Les deux séries d'esquisses intitulées Mœurs et coutumes du
Berry et Visions de la nuit dans les campagnes (1) offrent le même
intérêt, elles font revivre les légendes et les histoires des bonnes
vieilles femmes, les superstitions du Berry et les traditions locales,
contées avec la candeur ('es narrateurs rustiques. Nous y trou-
vons encore des pages consacrées à la comparaison des chan-
sons bretonnes et berrichonnes, qui feraient honneur à un
ethnographe de profession, soucieux d'étudier la transmission
des légendes et des chansons d'une peuplade h une autre.
George Sand se rendait compte de l'intérêt qu'il y avait à
préserver de la disparition les monuments de la poésie populaire,
aussi appelait-elle dans cette étude l'attention des lecteurs
sur l'ouvrage de M. de La Villemarqué consacré à la poésie
bretonne et intitulé : les Barza Breiz. Et ceci à une époque où
l'intérêt pour les études et les recherches des œuvres créées par
le peuple ou sur la vie du peuple s'éveillait à peine (2) !
Revenons aux pages des Noces de campagne. H en est une
que relira chaque amateur d'ethnographie, et chaque adniira-
(1) Ces deux séries d'articles parurent d'abord dans V Illustration de
1851-52 comme texte aux dessins de Maurice Sand, représentant les visions
et les superstitions du Berry. Plus tard, elles furent réimprimées dans les
volumes des Œuvres complètes. (Les légendes rustiques, La dernière Aldmi
et les Promenades autour d'un village.)
(2) En 1875, Mme Sand fit preuve d'un intérêt toujours vivaee pour ces
questions en consacrant un article (dans le Temps) au livre de M. Ladsnel
de la Salle : Croyances et Légendes du centre de la France.
666 GEORGE SAN'D
tour du beau ; et non seulement il la lira, mais il en gardera
pour toujours le souvenir, comme de l'une des plus poétiques
inspirations de George Sand.
En commençant la Mare au Diable, par l'indication- que ce
petit roman devait faire partie de la série des Veillées du chan-
vreur, George Sand revient dans cet épilogue à la personne de
ce narrateur rustique qui joue, — avec le fossoyeur, cet esprit
fort du village, — le rôle principal dans toutes les cérémonies
matrimoniales et dans toutes les réjouissances champêtres. Invo-
lontairement, l'auteur se sent transporté au temps de son enfance,
lorsque la petite Aurore Dupin écoutait durant les longues
soirées d'automne les récits du vieil Etienne Depardieu (1). Et
voici que de la plume de George Sand s'échappe l'adorable
digression que voici :
... C'est particulièrement la nuit que tous, fossoyeurs, chanvreurs et
revenants, exercent leur industrie. C'est aussi la nuit que lechanvreur
raconte ses lamentables légendes. Qu'on me permette une digression.
Quand le chanvre est arrivé à point, c'est-à-dire suffisamment
trempé dans les eaux courantes et à demi séché à la rive, on le rapporte
dans la cour des habitations ; on le place debout par petites gerbes qui,
avec leurs tiges écartées du bas et leurs têtes liées en boule, ressem-
blent déjà passablement le soir à une longue procession de petits
fantômes blancs, plantés sur leurs jambes grêles et marchant sans
bruit le long des murs. C'est à la fin de septembre, quand les nuits
sont encore tièdes, qu'à la pâle clarté de la lune on commence à broyer.
Dans la journée, le chanvre a été chauffé au four ; on l'en retire, le
soir, pour le broyer chaud. On se sert pour cela d'une sorte de chevalet
surmonté d'un levier en bois, qui, retombant sur des rainures, hache
la plante sans la couper. C'est alors qu'on entend la nuit, dans les
campagnes, ce bruit sec et saccadé de trois coups frappés rapidement.
Puis un silence se fait; c'est le mouvement du bras qui retire la poi-
gnée de chanvre pour la broyer sur une autre partie de sa longueur.
Et les trois coups recommencent ; c'est l'autre bras qui agit sur le
levier ; et toujours ainsi, jusqu'à ce que la lune soit voilée par les pre-
mières lueurs de l'aube. Comme ce travail ne dure que quelques jours
dans l'année, les chiens ne s'y habituent pas et poussent des hurle-
ments plaintifs sur tous les points de l'horizon.
(1) Voir notre premier volume, chap. ni, p. 137.
GEORGE S AND 667
c'est le temps des bruits in olitos ci iiiysiciiciix dans la campagne.
Les grues émigrantes passent dan dea régions où, en plein jour, l'œil
les distingue à peine. La nuit, un le- entend - • • 1 1 1 1 ■ 1 1 1« • 11 1 , et ces voix
rauquea et gémissantes, perdue- dans let un, cm- , semblent L'appel
et L'adieu daines tourmentées (pli s'elïoreenl de trouver le elieniill
du ciel, ci qu'une invincible fatalité force à planer non loin de ta terre,
autour de la demeure dv^ hommes; car ces oiseaux voyageurs ont
d'étranges incertitudes et de mystérieuses anxiétés dans Le cours de
leur traversée aérienne. Il Leur arrive parfois de perdre Le vent, Lorsque
des luises capricieuses se combattent OU se succèdent dans les hautes
régions. Alors on voit, Lorsque ces déroute-- arrivent durant le jour,
le chef de Ole flotter à L'aventure dans Les airs, puis l'aire volte-face,
revenir se placer à la queue de la, phalange triangulaire, tandis (prune
savante manœuvre de ses compagnons les ramène bientôt an bon ordre
derrière lui. Souvent, après de vains efforts, le guide épuisé renonce
à conduire la caravane ; un autre se présente, essaie à son tour et cède
la place à un troisième, qui retrouve le courant et engage victorieuse-
ment la marche. Mais que de cris, que de reproches, que de remon-
trances, que de malédictions sauvages ou de questions inquiètes sont
échangés, dans une langue inconnue, entre ces pèlerins ailés !
Dans la nuit sonore, on entend ces clameurs sinistres tournoyer
parfois assez longtemps autour des maisons, et comme on ne peut
rien voir, on ressent malgré soi une sorte de crainte et de malaise
sympathique jusqu'à ce que cette nuée sanglotante se soit perdue
dans l'immensité.
H y a d'autres bruits encore qui sont propres à ce moment de l'année
et qui se passent principalement dans les vergers. La cueille des fruits
n'est pas encore faite, et mille crépitations inusitées font ressembler
les arbres à des êtres animés. Une branche grince, en se courbant,
sous un poids arrivé tout à coup à son dernier degré de développement ;
ou bien une pomme se détache et tombe à vos pieds avec un son mat
sur la terre humide. Alors vous entendez fuir, en frôlant les branches
et les herbes, un être que vous ne voyez pas : c'est le chien du paysan,
ce rôdeur curieux, inquiet, à la fois insolent et poltron, qui se glisse
partout, qui ne dort jamais, qui cherche toujours on ne sait quoi, qui
vous épie, caché dans les broussailles, et prend la fuite au bruit de la
pomme tombée, croyant que vous lui lancez une pierre.
C'est durant ces nuits-là, nuits voilées et grisâtres, que le chanvreur
raconte ses étranges aventures de follets et de lièvres blancs, d'âmes
en peine et de sorciers transformés en loups, de sabbat au carrefour
et de chouettes prophétesses au cimetière. Je me souviens d'avoir
{tassé ainsi les premières heures de la nuit autour des Irayes en mouve-
ment, dont la percussion impitoyable, interrompant le récit du chan-
668 GEORGE SAXD
vreur à l'endroil le plus terrible, Qoua faisait passer un frisson glacé
dans les veines. El souvent aussi le bonhomme continuait à parler
en broyant; et il y avait quatre à cinq mots perdus; mots effrayants,
sans doute, que nous n'osions pas lui faire répéter, et dont l'omis-
sion ajoutait un mystère plus affreux aux mystères déjà si sombres de
son histoire. C'est en vain (pie les servantes nous avertissaient qu'il
était bien tard pour rester dehors, et (pie l'heure de dormir était depuis
longtemps sonnée pour nous : elles-mêmes mouraient d'envie d'écouter
encore ; et avec cpielle terreur ensuite nous traversions le hameau pour
rentrer chez nous! Comme le porche de l'église nous paraissait pro-
fond, et l'ombre des vieux arbres épaisse et noire ! Quant au cimetière,
on ne le voyait point ; on fermait les yeux en le côtoyant.
Y Nous ne pouvons pas nous refuser le plaisir de citer ici encore
une lettre de de Latouche, se rapportant à cette digression de
l'auteur de la Mare au Diable, d'autant plus que les extraits
de ses lettres inclus par George Sand dans son article sur De
Latouche, présentent un tel désordre chronologique qu'il rend
absolument perplexe non seulement celui qui aurait pu con-
sulter les autographes des lettres de de Latouche, mais aussi
chaque lecteur attentif. Nous avons essayé de noter en marges du
volume & Autour de la table (1), où l'article sur de Latouche
est réimprimé, les dates des lettres, auxquelles ses extraits
sont empruntés, mais nous avons remarqué bientôt que les
millésimes que nous mettions en regard des lignes : 1847, 1844,
1843, 1846, 1845 et de nouveau 1847, 1843, etc., parsemaient
tellement les pages du livre qu'il ne restait absolument plus de
papier blanc, bien que nous ne fussions pas au bout de nos cor-
rections. Nous disons cela à titre de renseignement. Revenons à
la lettre de de Latouche. Le vieux critique qui, malgré toute son
admiration pour la Mare au Diable, avait pourtant fait certaines
observations un peu tracassières sur quelques détails du roman,
baissa pavillon devant cette description crime soirée d'automne,
dans les Noces de campagne et écrivit à l'auteur :
(1) George Sand, Œuvres complètes : Autour de la table : H. Delatouche
p. 245-253.
GEORGE SAM)
6 avril L84&
Voua êtof digne de tous vo ucci , J'offrirai le peu de jours qui
me restent à languir (si cela pouvait tenter le diable) pour avoir peint
une de ces mais de septembre dans un i • i <v r, quand Le chien du pu
rôdeur el curieux, insolenl el poltron, prend la fuite au bruil de la
pomme tombée, croyanl que vous lui lance/, une pierre : ou bien encore
ces évolutions des grues, alors que, le guide épuisé renonce à conduire
el qu'un autre retrouve le veni el commande la caravane. J'ai rêvé
cette nuit que j'étais en pleine mut : j'entendais au-dessus du navire
planer, sans les voir, les voyageurs; j'écoutais c« âmes en peine : les
grues ont l'ait naufrage.
Je vous aime et les bouleaux sont verts, voilà les nouvelle- du
village.
H. DE LATOUCHE.
La même note qui termine L'épilogue de la Mare au Diable,
la description, ou plutôt l'impression d'une soirée d'automne,
résonne aussi à la première page de François leChampi:
Nous revenions de la promenade, 11... et moi, au clair de la lune,
qui argentail faiblement les sentiers dans la campagne assombrie,
("était nue soirée d'automne, tiède et doucement voilée; nous remar-
quions la sonorité de l'air dans cette saison et ce je ne sais quoi de
mystérieux qui règne alors dans la nature. On dirait qu'à l'approche
du lourd sommeil de l'hiver, chaque être et chaque chose s'arrangent
fuit i veinent pour jouir d'un reste de vie et d'animation avant l'en-
irourdissement fatal de la gelée : et, comme s'ils voulaient tromper la
marche du temps, comme s"ils craignaient d'être surpris et interrompus
dans les derniers ébats de leur fête, les êtres et les choses de la nature
procèdent sans bruit et sans activité apparente à leurs ivresses noc-
turnes. Les oiseaux font entendre des cris étouffés au lieu des joyeuses-
fanfares de l'été. L'insecte des sillons laisse échapper parfois une excla-
mation indiscrète : mais tout aussitôt il s'interrompt et va rapidement
porter son chant ou sa plainte à un autre point de rappel. Les plantes
se hâtent d'exhaler un dernier parfum, d'autant pins suave qu'il est
plus subtil et comme contenu. Les feuilles jaunissantes n'osent frémir
au souffle de l'air, et les troupeaux paissent en silence sans cris d'amour
ou de combat.
Xous-mêmes, mon ami et moi, nous marchions avec une certaine
précaution, et un recueillement instinctif nous rendait muets et comme
attentifs à la beauté adoucie de la nature, à l'harmonie enchanteresse
670 GEORGE SAND
de ses derniers accords, qui s'éteignaient dans un pianissimo insaisis-
sable. L'automne est un andante mélancolique et gracieux qui pré-
pare admirablement le solennel adagio de l'hiver...
Et tout comme nous avons trouvé dans les lettres de de La-
touche une mention enthousiaste sur « la nuit de septembre dans
un verger » d; ns les Noces de campagne, de même nous trouvons
dans les lettres de Tourguéniew à Mme Viardot des lignes en-
thousiastes sur cette page de la préface de François le Champi
et sur le roman même. Ces lignes nous serviront à leur tour de
préface à l'analyse de ce second chef-d'œuvre des romans
champêtres de George Sand.
... Votre mari vous a certainement parlé du nouveau roman de
Mme Sand, que le Journal des Déhais publie dans son feuilleton :
François le Champi. C'est fait dans la meilleure manière : simple,
vrai, poignant... Il y a entre autres, tout au commencement de la
préface, une description en quelques lignes d'une journée d'automne...
C'est merveilleux. Cette femme a le talent de rendre les impressions
les plus subtiles, les plus fugitives, d'une manière ferme, claire et com-
préhensible ; elle sait dessiner jusqu'aux parfums, jusqu'aux moindres
bruits... Je m'exprime mal, mais vous me comprenez. La description
dont je vous parle m'a fait penser au chemin bordé de peupliers qui
conduit au Jarriel le long du parc; je revois les feuilles dorées sur le
ciel d'un bleu pâle, les fruits rouges de l'églantier dans les haies, le
troupeau de moutons, le berger avec ses chiens et une foule d'autres
choses (1) !...
Voici ce qui peut s'appeler la « force contagieuse» de l'art!
George Sand fit vibrer dans l'âme d'un autre artiste une corde
analogue et sa plume traça cette charmante petite aquarelle,
« faite d'après un tableau de George Sand ».
La même lettre de Tourguéniew nous révèle que notre
grand compatriote, tout en admirant François le Champi, écrit,
selon lui, « dans la meilleure manière », reprochait toutefois à
l'auteur l'emploi des mots et des tours de phrases paysans :
... Elle y entremêle peut-être un peu trop d'expressions des paysans :
ça donne de temps en temps un air affecté à son récit. L'art n'est pas
(1) Lettres de Tourguéniew à Mme Viardot. (Revue hebdomadaire, n° 44,
1er octobre 1898, p. 37-39.)
GEORGE s.\ NI)
<lu daguerréotype, el an au i grand maître que lime Sand pourrait
e passer de ces caprices d'artiste un peu blasé 1 1. Mais on voil clai-
remenl qu'elle en ;i eu jusque par-de ut la tête de socialistes, des com-
munistes, ilf Pierre Leroux el autres philosophe! : qu'elle en esl excédée
el qu'elle se plonge avec délice dan la fontaine de Jouvence de l'arl
nali el terre à terre...
Combien Tourguéniew était encore loin de nos exigences con-
temporaines <|ni réclamenl L'absolue individualité du langage de
chaque personnage h l'absolue conformité de ee langage avec
sa caste, sa profession, son train de vie, son éducation] Re-
remarquons encore qu'autant Tourguéniew di1 vrai, lorsqu'il
constate le désir de George Sand de faire une œuvre OÙ les
hommes ne fassent qu'un avec la nature, autant il est curieux
que Tourguéniew ait signalé chez elle la fatigue, le désir de
revenir à la jeunesse de l'art et à la terre bien avant les jour-
nées de juin (la lettre est du 17 janvier 1848). D'ailleurs Tour-
guéniew ne prévoyait nullement qu'à peine deux mois plus
tard, dans sa Lettre aux riches, George Sand déclarerait, urbi et
orbi, être justement communiste et que maintes fois encore, dans
toute une série d'articles, elle se déclarerait l'adepte de cette
doctrine.
Revenons encore à ce prétendu excès d'expressions berri-
chonnes incriminé par Touguéniew. Rollinat avait au contraire
reproché à George Sand d'avoir fait parler Jeanne « comme tout
le monde » ; en l'associant à la vie des « maîtres », elle l'avait
forcée à s'exprimer d'une manière inusitée, et encore à penser
autrement qu'elle ne le pouvait réellement. Donc Rollinat, à
rencontre des autres, ne trouvait pas le langage d1 Jeanne assez
typique, et l'auteur, selon lui, avait ainsi péché contre la vérité
artistique. Ce même ami était aussi mécontent de la Mare au
Diable; d'après lui on y « voyait enecre trop l'auteur», ce qui
nuisait à l'homogénéité de l'œuvre.
George Sand s'efforça donc d'écrire son Champi de manière
(1) Il est curieux de constater que Tourguéniew désapprouve la langue
<ïe ce roman pour les mêmes raisons que donnait plus tard Gustave Planche
il sa désapprobation du style de Claudie. (Voir plus loin, p. 679.)
672 GEORGE SAND
à « ne laisser voir Tailleur nulle part », ne regrettant que de
traduire en français usité certaines locutions et certains mots
tout berrichons. Mais elle voulait raconter son histoire de ma-
nière à être également comprise par un Parisien blasé et par
un Berrichon parlant encore le bon vieux français de Rabelais.
Elle voulait, au lieu d'œuvres quintessenciées, à la portée de la
minorité des lecteurs, faire une œuvre qui aurait pu répondre
au nom de Vart pour tous, pour les riches et les pauvres, pour
l'élite intellectuelle et les illettrés. Bref, ayant bien avant
Tolstoï (1) prêché dans le prologue de la Mare au Diable la
théorie des « quatre attelages », George Sand exprime dans
la préface d s François le Champi le même souhait que Tolstoï
dans son étude sûr VArt.
Selon George Sand, les vraies œuvres d'art ou de littérature
doivent être compréhensibles et plaire à tous les hommes. Les
romans champêtres de George Sand sont effectivement à la
portée d'un immense cercle de lecteurs. Elle a donc brillamment
résolu le problème qu'elle s'était proposé. Un intellectuel com-
prend ces contes villageois aussi bien qu'un homme du peuple,
un prolétaire aussi bien qu'un bourgeois français, un Allemand
ou un Italien. Traduisez-les, lisez-les à des paysans de n'im-
porte quel pays, ils seront à leur portée, ils exciteront une série
de pensées et de sentiments les plus élevés. Nous conseillons à
tous ceux qui s'occupent des bibliothèques et des conférences
populaires de mettre en première ligne dans leurs catalogues :
la Mare au Diable, François le Champi et la Petite Fadette.
M. d'Haussonville trouve que le prétendu chanvreur, au nom
duquel George Sand raconte le Champi, la Petite Fadette et les
Maîtres sonneurs, ressemble peu à un véritable chanvreur. Nous
dirons au contraire que ce bon vieux Depardieu qui nous raconte
si adorablement comment le pauvre petit Champi fut recueilli
par la jeune meunière Mme Blanchet, comment il grandit et
devint d'abord son meilleur ami, puis la sauva de la ruine,
(1) Signalons cependant à ceux de nos confrères fiançais qui aiment à
déclarer que tout nous vient toujours de France, que Tolstoï a très peu lu
George Sand et ne l'aimait guère.
GEORG E SAM) 673
alors que son mari ayanl dissipé toute sa fortune, la pauvre
meunière étail sur le poinl de tomber .'1 la merci de sa rivale el
sa créancière, la coquette Sévère, el comment il ne s'aperçut
point, au milieu de toutes ces affaires pratiques, qu'il aimait
d'amour sa mère adoptive el étail aimé d'elle, se cher
vieux routeur, disons-nous, est bien un véritable villageois, très
typique. Il est même tors de doute que c'est un véritable pay-
san berrichon par sou tour d'esprit, quoiqu'il ne parle poinl
patois et ne nous lance pas de jurons indécents à la figure
(ainsi que c'est maintenant reçu en littérature). Car, s'il doit,
comme le voulait George Sand, être compris du Parisien civi-
lisé, cela ne veut pas dire (pie ses idées ne soient pas celles d'un
vrai paysan. M. d'Haussonville croit que ce sont les idées de
George Sand: cela n'est pas tout à fait exact : nous y décou-
vrons quelque chose de très local, de très paysan en général, et
en particulier ce sont les idées d'un philosophe rustique, un
peu bavard, un peu libre penseur.
Nous trouvons dans le Champi un tout autre défaut : quelque
chose de faux: et de déplaisant dans la donnée même du ro-
man, dans cet amour non pas filial, mais amoureux, de l'en-
fant trouvé pour sa mère adoptive. Afin de préciser notre pensée,
racontons ici deux souvenirs personnels. Vue très jeune fille
de nos amies reçut la permission de lire le Champi avec sa gou-
vernante ; c'était le premier roman de George Sand qu'on lui
permît de lire. Toute fière et enchantée elle commença. Quelques
jours plus tard, nous lui demandâmes :« Eh bien? avez- vous fini
le Champi? Cela vous a-t-il plu? » — « Ah ! ne m'en parlez pas,
s'écria notre jeune amie, c'est une horreur ! Et puis, c'est bête
comme tout ! » — « Comment, une horreur? Pourquoi, bête
comme tout? » — « Mais songez donc que ce François... il est
si brave, si gentil... et tout d'un coup il... (ici la voix flûtée
baissa mystérieusement)... « tout d'un coup il devient amou-
reux de cette vieille et l'épouse, c'était sa mère ou tout comme,
et lui, il, il... non ! cette fin est d'une bêtise, d'une bêtise ! » Et
notre interlocutrice fut prise d'un fou rue, comme on ne rit
qu'à seize ans. Et plusieurs années plus tard, au milieu d'une
m. 43
674 GEORGE SAXD
spirituelle causerie après dîner, dans un salon littéraire, Ionique
La conversation tomba sur les romans champêtres de George
Sand. notre inoubliable vieil ami, le prince A. I. Ourousof, ce
connaisseur si fin, ce critique excellent, s'écria, es donnant
à sa voix une intonation et à sa figure une expression d'effroi
du plus haut comique : « Et le Champi? Mais c'est horrible cette
histoire-là ! C'est incestueux ! Mais oui, cela frise le parfait
inceste !... ». C'est ainsi que le brillant critique, l'esthète blasé
par toutes les choses de la vie et de l'art, exprima par sa spiri-
tuelle boutade la même pensée, la même révolte du sentiment
moral intime qui se devinait dans les paroles inconscientes de
la naïve et innocente lectrice à la robe demi-courte.
Nous autres gens adultes et lecteurs moyens, nous savons très
bien calculer que Madeleine Blanchet n'avait que dix-huit ans
au moment où elle ramassait le petit François qui en avait six,
qu'il est donc parfaitement probable et même naturel que lors-
qu'il eut vingt-deux ans et elle trente-quatre, un amour passionné
s'alluma, dans leurs cœurs. Et puis, disons-nous, qu'est-ce que
cela fait qu'il l'épouse, une fois que son mari est mort?... Mais
quand même, cet épilogue où François qui avait tout le long
du roman dit « ma mère » à Madeleine, devient son fiancé et puis
son mari, produit sur le lecteur l'impression d'un vague malaise.
Xous eussions préféré que François le Champi se passât de
l'amour de François ou tout au moins qu'il ne se terminât pas
par son mariage avec Madeleine, mais alors il n'y aurait point
eu de roman, car le roman est l'histoire de la passion incons-
ciente de François. Xous aurions préféré en tout cas que la
douce et modeste Madeleine repoussât cette passion : son
amour pour le garçon qu'elle avait élevé en même temps que
son petit Jeannie nous choque et nous paraît presque cri-
minel. Xous avons déjà dit que nous ne concevons pas pour-
quoi à propos des amours de George Sand on prononce si
souvent le mot de « tendresse maternelle », de « sentiments
maternels ». Mais si cette confusion de sentiments d'ordres si
différents nous étonne, lorsque nous la rencontrons chez les bio-
graphes ou les critiques, elle nous rend absolument perplexes,
GEORGE s.wi)
venant de la pari de George Sand elle-même, mère idéale.
Il i'si parfaitement incompréhensible qu'elle ail pu si sou-
vent el si facilement profaner L'idée et le nom d' i amour
maternel » en L'employant el dans sa vie privée el dan
romane écrits, quand ils n'y avaient que faire I Nous ne savon
pas si la faute en esl à L'époque ou si c'est une question de
manque de goût et «le tact personnel, mais ces éternels < senti-
ments maternels , ne se rapportant pas à des orphelins, à des
pupilles, mais bien à iU'* amoureux, à des amants dans Le sens
Le plus précis du terme, nous choquent.
Lorsque La plume de George Sand trace avec tanl de faci-
lité les nuits de « tendresse maternelle », à l'adresse des LlérOS
de ses c ans vécus ou écrits, nous regrettons qu'elle ne se
souvint à ce même moment de son cher .Maurice et ne se SOi1
pas dit : » Mais je dis là une absurdité : on ne peut, on ne doit
pas tracer ce mot. Lorsqu'il s'agit de la passion amoureuse, fût-elle
pleine de pitié ou de tendresse protectrice, c'est un sacrilège! »
Au contraire, Madeleine Blanehet qui avait vraiment traité
Le pauvre enfant abandonné avec une tendresse toute mater-
nelle, aurait dû se dire, après avoir entendu la déclaration de
François : « Mais c'est absurde, c'est une folie, il est mon fils
ou tout comme. Est-ce qu'une mère peut aimer son fils ainsi
qu'un mari ou un amant? »
C'est cette infraction à la loi morale et à celle du bon goût
qui fait que ce roman, si adorablement écrit, tout en nuances
et en traits fins, laisse après lui un souvenir vaguement déplai-
sant. Nous nous empressons de dire que nous ne parlons que
pour nous-mêmes et que notre opinion semblera sûrement mons-
trueuse, François le Champi étant compté parmi les chefs*
d'oeuvre de George Sand. Mais nous sommes sûr que les
mères, les vraies mères, seront de notre avis, et diront comme
la liseuse de seize ans : « la fin gâte le roman », tandis que ses
débuts, ces simples pages touchantes nous parlant du sort des
pauvres petits cham/pis, enfants abandonnés dans les champs
au sens précis du mot, n'échappant souvent à leur perte que
grâce à de bonnes âmes comme Madeleine, ces pages-là sont
676 GEORGE SAND
réchauffées par le souffle d'une vraie pitié. E1 cela est tout
naturel. Durant toute sa vie à Nohant, George Sand sauva
et éleva mm pas un seul, mais beaucoup, beaucoup de champis !
M. Maurice Cristal (Germa), dans son article (1), raconte que
Mme Sand avait toute sa vie ramassé, sauvé, élevé, soigné,
enseigné et mis sur pieds une quantité de champis. Il ajoute
que si, tout comme ses héroïnes, la Petite Fadette ou la Louise
dans Valentine, elle avait été souvent offensée ou poursuivie
pour n'avoir pas assez respecte la morale bourgeoise, elle
reçut, en récompense de sa bonté maternelle pour les malheu-
reux enfants abandonnés, une expression toute originale de
leur gratitude. Lorsqu'en l'été de 1848, au moment du réveil
de la réaction à outrance, la vie et le repos de Mme Sand
étaient menacés (2), tous les champis des alentours, jadis secou-
rus par elle, formèrent autour de Nohanl une «aide invisible et
veillèrent nuit et jour pour préserver leur bienfaitrice d'une
attaque soudaine, de pièges quelconques, d'une arrestation sour-
noisement préparée, etc. Elle ne le sut même pas (3)! C'est
ainsi que les champis la remercièrent. En vérité, cette histoire
vraie n'est ni moins romantique, ni moins intéressante que
l'histoire de François le Champi. Qu'il y manque ce que l'on
appelle Yamour, quïl n'y ait d'une part que bonté et pitié
humaine, de l'autre, que dévouement et gratitude, elle n'en est
que plus belle !
La Petite Fadette est dans son genre un Taming of the shrew :
c'est l'histoire du domptage d'une petite bête fauve, taquine,
traquée, montrant les dents, de Fadette le Grillon, que tout le
village prenait pour une sorcière, ou même pour un méchant
farfadet, et de sa transformation en une douce, aimante et la-
borieuse jeune fille. Il est évident que cette transformation s'ac-
( 1 ) Xous en parlons dans notre tome Ier, p. 144.
(2) Voir plus loin, chap. vin.
(3) M. Cristal dit par contre que George Sand fut extrêmement touchée
d'apprendre que Tackeray fut si enchanté de François le Champi que sous
cette impression il écrivit à son tour L'histoire d'un être abandonné (Henry
Esmond), en transportant, cela s'entend, l'action d'un village du Berry dans
uu château de la Old Emjland.
GEORGE S AND
oomplil grâce à la toute-puissance de l';n ir. Amour de Fadette
pour l'un des « bessons du père Barbeau . le beau Landry :
amour de ce dernier réchauffant e1 illuminant la malheureuse
existence du petit diable persécuté, remplissant d'une grati-
tude ardente son pauvre cœur, assoiffé de tendresse et de soleil.
Cette simple histoire, compliquée par l'attachement jaloux el
maladif de l'autre beeson, Sylvain, pour son frère, est narrée
par l'auteur avec une incomparable linesse, il s'en échappe
comme un parfum de premier amour. El les tableaux <le la
vie rustique, avec ses jours de travail et ses jours de fêtes,
enveloppent l'action d'une fraîcheur extrême de réalité et de
réalisme, oui. de réalisme, c'est le mot, en dépit de ceux qui pré-
tendent <pie tous les romans champêtres de George Sand ne
sont o qu'une parfaite idylle et ne reproduisent nullement la
vie réelle ». Nous avons dans notre premier volume raconté
que jusqu'à quinze ans George Sand vécut au milieu des
champs, en compagnie des enfants du village : sa participation
à leurs jeux, leurs joies et leurs peines, ainsi qu'à celles des
gens de la campagne en général, lui donna cette grande entente
de la vie rurale qui ne s'acquiert ni par des excursions sur
le lieu d'action d'un roman quelconque, ni par des collections
de « documents humains » coupés dans les journaux. Cette
intimité avec le peuple, ce lien avec le terroir, durant l'en-
fance avec ses impressions inconscientes, ainsi que durant
les années conscientes passées au village, firent que dès que
George Sand touchait à des types de paysans, ils apparais-
saient sous sa plume tout palpitants de vie, surtout les per-
sonnages secondaires. Le père Lhéry et sa femme dans Valen-
tine, les Bricolin dans le Meunier, la mère Gothe dans Jeanne,
le père Maurice, le père Léonard et la mère Guillette dans la
Mare au Diable, le vagabond Cadoche dans Jeanne, le demi-
vagabond Jean Jappeloup dans le Péché de M. Antoine, les
coquettes villageoises : la Sévère et Catherine Guérin, les
ingénues du village : l'espiègle Claudie, amie de Jeanne, et
la jolie Rose Bricolin dans le Meunier, le meunier lui-même, à
la langue si bien pendue, Sylvain Charasson, l'écuyer rustique
678 GEORGE SAN'D
dans le /Vv7//' <fe M. Antoine, tous wwf d'une vie réelle, parce
que George Sand les avait connus depuis son enfance : ils ont
su iui spontanément dans son imagination lorsqu'elle voulut leur
donner la vie.
Ses écrits sociaux et politiques, ceux qui parurent vers 1S4<>-
1843, ainsi que ceux de 1848, respirent la même entente de la
vie du peuple. Le Père V a-tout-seul, les Lettres d'un paysan de la
Vallée Noire, Fanchette, la Lettre d'un boulanger à sa femme,
Y Histoire de France écrite sous la dictée de Biaise Bonnin. les
Paroles de Biaise Bonnin aux ions citoyens et enfin l'esquisse
dédiée à Toùrguéniéw, Pierre Bonnin, que nous avons men-
tionnée plus haut, tous sont écrits dans une langue popu-
laire admirable; ils traduisent si parfaitement les pensées et
les aspirations du peuple que tous ceux qui prétendent être
experts dans les questions populaires pourraient les envier.
George Sand puisait à la source même ; cette source rejaillit
dans toutes les œuvres où apparaissent en scène les hommes
du peuple et les tableaux de la vie rustique, fût-ce dans un
roman, dans une œuvre autobiographique (comme l'Histoire de
ma vie), dans une pièce de théâtre (comme Claudie ou le
Pressoir), dans des études ethnographiques (comme les Visions
de la nuit ou les Mœurs et coutumes du Berry, mentionnées
plus haut) ou bien dans des œuvres aussi fantastiques que les
Contes à ses petites-filles. (C'est ainsi que dans le Nuage rose,
elle décrit avec un charme incomparable comment une petite
fille garde des moutons dans une prairie alpestre et file sa que-
nouille tout en marchant; dans le Géant Jéous elle peint la
lutte des montagnards des Pyrénées contre les forces de la
nature.) Nous devons répéter ici une comparaison assez
rebattue et nous souvenir du mythe d'Antée qui redevenait
plus fort chaque fois qu'il touchait à la Terre-Mère. Chaque fois
que George Sand touche à la campagne, aux mœurs rustiques.
ses pages exhalent la fraîcheur des prés, l'air de la vraie poésie.
La Petite Fadette fut trois fois mise au théâtre. En 1850,
Anicet Bourgeois en tira une comédie médiocre, et en 1860,
l'artiste allemande Birch-Pfeiffer, une excellente. Cette dernière
GEORGE SAND
pièce intitulée le Grillon (dû Cnii, i, jouée sur toutes Les Bcènes
allemandes, lit remporter des triomphes à une quantité d'in-
génues allemandes, la célèbre Raabe en tête. Enfin en L869,
MM. Semet el Bazille en firent un opéra-comique (1). Quant à
François h Champi, George Sand en lit elle-même une pièce,
jouée avec grand succès vers la lin de L849 à l'Odéon : ce Buccès
encouragea L'auteur à revenir à L'art dramatique, abandonné
après If liasco de Cosima en L840. Nous parlerons plus loin de
François le Champi comédie, ainsi que des deux autres pièces
rustiques de George Sand où apparaissent aussi ses ehers ber-
richons, Claudie et le Pressoir.
Disons seulement dès à présent que si Tourguéniew avait
blâmé chez George Sand romancière l'emploi du patois, Gustave
Planche, Lorsque parut Claudie, désapprouva George Sand dra-
maturge de vouloir faire parler ses personnages « un langage qui
ne Eût point en désaccord avec leurs idées », c'est-à-dire qu'il
lui reprocha un excès de réalisme :
... Le style de ('hindi,' est pareil au style de champi ; c'est la même
naïveté et. parfois aussi, je dois le dire, le même enfantillage. Les locu-
tions berrichonnes que le public parisien admirait, dans le Champi,
se retrouvent à chaque scène de Claudie. Quel que soit l'engouement
de la foule pour ces locutions, je n'hésite pas à les condamner, car elles
impriment au langage un singulier cachet de monotonie. Ces locutions,
d'ailleurs, n'ont rien qui appartienne en propre au Berry, à quelques
lieues de Paris, en parcourant les fermes et les villages, on peut retrou-
ver, ou peut s'en faut, toutes les formes de langage que l'auteur de
Claudie nous donne comme berrichonnes. Cette fantaisie, qui a excité
rébahissement de la foule, n'est pour moi qu'une fantaisie puérile.
Je comprends très bien que Molière, ayant cà mettre en scène des
paysans, leur prête le langage de leur condition, et pourtant, malgré
toute son habileté, il lui arrive parfois de lasser l'attention du specta-
teur ; je n'en citerai qu'un exemple, que chacun a déjà nommé d'avance,
le dialogue de Mathurine et de Pierrot dans Don Juan. Ce que Molière
avait fait pendant quelques minutes avec un succès très douteux,
l'auteur de Claudie a voulu le faire pendant trois heures, et malgré
(1) Mme Viardot avait aussi eu l'intention d'écrire un opéra sur un
livret tiré par M. Louis Viardot de la Petite Fadette, mais ce projet ne
fut pas mené à bout.
680 GEORGE SAND
ma vive sympathie pour le talent qu'il a. montré dans le développe-
ment des caractères, dans l'expression de* sentiments, je suis bien
obligé d'avouer que les personnages nus en Bcène auraient à mes
yeux une tout autre valeur, si, au lieu de parler la langue de Jeu-
les-Bois, ils parlaient la 'langue de tous. A quoi servent, en effet, ces
locutions que le public applaudil comme naïves? Donnent-elles vrai-
ment à la pensée plus de relief et d'évidence? Serait-il impossible
d'exprimer, dans la langue qui se parle autour de nous, les idées et les
passions dont se compose le drame nouveau? Une pareille tlièse me
semble difficile à soutenir; c'est pourquoi je regrette que Fauteur de
Claudie, habitué à traiter la poésie d'une manière simple et sévère,
ait eu recours à ce prestige enfantin ; il faut laisser aux imaginations
de second ordre l'emploi de ce moyen vulgaire. Les admirateurs en-
thousiastes qui ne veulent prêter l'oreille à aucune objection me
répondent sans doute que le langage villageois était une nécessité
dans Claudie, aussi bien que clans le Champi, puisque tous les person-
nages sont de condition rustique. Cette réponse, à mon avis, ne détruit
pas la valeur de mes reproches. Est-ce en effet au nom de la vérité
absolue qu'on prétend louer comme souverainement belle, connue
souverainement utile, cette langue que les badauds prennent pour le
patois berrichon? Le principe une fois posé, que Ton prenne la peine
d'en déduire les conséquences au nom de la vérité absolue ; nous
pouvons demain voir inaugurer sur la scène le patois de l'Auvergne,
le patois de la Picardie, et bientôt, pour comprendre les œuvres conçues
dans ce nouveau système, il faudra consulter des glossaires spéciaux.
Vainement prétendrait-on que ces .locutions provinciales ajoutent à
la naïveté de la pensée ; c'est une pure illusion, qui ne résiste pas à
cinq minutes d'examen ; il n'y a pas une idée, pas un sentiment dans
Claudie qui ne trouve dans la langue écrite une expression docile et
fidèle ; il est donc parfaitement inutile de recourir, pour les traduire,
au patois berrichon... (1).
Mais George Sand ne se laissa point intimider par ces reproches :
ne changea point sa manière, elle ne fit que la renforcer en
toute conscience. En 1853, parut encore un roman champêtre,
les Maîtres sonneurs; si ce roman est imparfait sous le rapport
de la charpente et de la donnée générale, si une certaine pro-
lixité le rend inférieur au Champi, à la Fadette, et surtout à la
Mare au Diable, l'auteur a atteint la perfection en ce sens qu'il
(1) Gustave Planche, Nouveaux portraits littéraires, t. II. (Paris, Amyot,
1854.)
GEORGE SAND 681
s'est parfaitemenl identifié avec le personnage du gara campa-
gnard, le Futur chanvreur Etienne Depardieu, au nom duquel il
l>;iH<\ el ceci constitue la vérité artistique. Il es1 donc incom-
préhensible, comme le remarque si judicieusement un homme
de science, dont nous parlerons ton! à l'heure, <|iic ce roman
ne soit jamais mentionné, ou bien qu'il ne le soit que fort
légèrement, en passant, dans presque tontes les biographies et
histoires de littérature .
Or, dans la dédicace de ce roman à Eugène Lambert, George
Sand déchire qu'en contanl cette fois la propre histoire d'Etienne
Depardieu, entendue de sa bouche an temps de sa jeunesse à
elle, elle« imitera autant que possible la manière du chanvreur)'.
Tu ne me reprocheras pas, dit-elle à Lambert, d'y mettre de l'obsti-
nation, toi qui sais, par expérience de les oreilles, que les pensées et
les émotions d'un paysan ne peuvent être traduites dans notre style,
sans s'y dénaturer entièrement et sans y prendre un air d'affectation
choquante. Tu sais aussi, par expérience de ton esprit, (pie les paysans
devinent ou comprennent beaucoup plus qu'on ne les en croit capa-
bles, et lu as été souvent frappé de leurs aperçus soudains qui, même
dans les choses d'art, ressemblaient à des révélations. Si je fusse venu
te dire, dans ma langue et clans la tienne, certaines choses que tu as
entendues et comprises dans la leur, tu les aurais trouvées si invrai-
semblables de leur part, que tu m'aurais accusée d'y mettre du mien
à mon insu, et de leur prêter des réflexions et des sentiments qu'ils
ne pouvaient avoir. En effet, il suffit d'introduire, dans l'expression
de leurs idées, un mot qui ne soit pas de leur vocabulaire pour qu'on
se sente porté à révoquer en doute l'idée même émise par eux ; mais,
si on les écoute parler, on reconnaît que s'ils n'ont pas, comme nous,
un choix de mots appropriés à toutes les nuances de la pensée, ils en
ont encore assez pour formuler ce qu'ils pensent et décrire ce qui
frappe leurs sens. Ce n'est donc pas, comme on me l'a reproché, pour
le plaisir puéril de chercher une forme inusitée en littérature, encore
moins pour ressusciter d'anciens tours de langage et des expressions
vieillies que tout le monde entend et connaît du reste, que je vais
m'astreindre au petit travail de conserver au récit d'Etienne Depar-
dieu la couleur qui lui est propre. C'est parce qu'il m'est impossible
de le faire parler comme nous, sans dénaturer les opérations auxquelles
se livrait son esprit, en s'expliquant sur des points qui ne lui étaient
pas familiers, mais où il portait évidemment un grand désir de com-
prendre et d'être compris.
682 GEORGE SAND
Si, malgré l'attention et la conscience que j'y mettrai, tu trouves
encore quelquefois que mon narrateur voit trop clair ou trop trouble
dans les sujets qu'il aborde, ue t'en prends qu'à l'impuissance de ma
traduction. Forcée de choisir dans les termes usités de chez oous,
ceux qui peuvent être entendus de tout le monde, je me prive volon-
tairement des plus originaux et (\v< plus expressifs: mais, au moins,
j'essayerai de n'en point introduire qui eussent été inconnus au paysan
que je fais parler, lequel, bien supérieur à ceux d'aujourd'hui, ne 8e
piquait pas d'employer des mots inintelligibles pour se> auditeurs et
pour lui-même.
< Vt te explication aussi laborieuse et détaillée de la raison d'être
et de la légitimité d'un procédé littéraire serait inutile de nos
jours. Ce procédé est reconnu par tout le monde comme, obli-
gatoire pour chaque auteur désireux que ses personnages soient
en accord avec leur naturel. Au contraire on reproche souvent
à George Sand d'y avoir manqué, « en faisant parler à tous ses
personnages le même langage idéalisé et littéraire, sans couleur
locale ni caractère individuel ». George Sand était donc en
avance sur son temps et le goût de ses contemporains : sa ma-
nière, qui semble idéalisée de nos jours, était réaliste alors.
C'est justement parce que George Sand sut garder durant
tout le roman la plus parfaite homogénéité du langage et du
ton populaire qu'elle atteignit ce qu'on appelle dans les règles
de l'art poétique « la fidélité du type artistique » : ce que
Rollinat exigeait d'elle. L'auteur n'apparaît point derrière cet
Etienne ou Tiennet, parfait Berrichon et individu très particu-
lier en même temps. C'est un brave gars simple, pas trop éveillé,
mais un peu rusé et nullement sot ; bien qu'il n'ait pas la langue
trop déliée, il ne manque pas d'esprit et sait être railleur ; il
est retenu, posé, un peu superstitieux et pourtant prêt à se
battre avec le diable en personne quand il s'agit d'obliger ses
amis ; il est pratique, laborieux, mais il ne se refuse point une
réjouissance « honnête » au cabaret du village. Mais surtout
c'est un cœur pur et généreux, sachant aimer simplement et
patiemment, ne faisant point souffrir de sa jalousie ni son
premier amour, sa jolie cousine Brulette (lorsqu'elle donne
toutes ses préférences à l'ami de son enfance Joseph), ni sa
GEORGE SA NI)
seconde préférée, la courageuse el Bore enfant «lu vieux bûche*
luii. • la fille des bois . Thérence; il porte Bilencieusemenl el
patiemment son chagrin, quand elle aussi s'éprend de Joseph.
Thérence ne débrouille que plus tard < | ne! nomme au tond est ce
Joseph. Ce qu'il est. c'est oe que nous raconte justemenl Tiennel
par I intermédiaire de l'auteur; ou plutôt il nous raconte com-
ment le gamin campagnard Joseph, surnommé Joset Vébervigé,
exposé aux risées de toul te village pour son air Btupide et
sa maladresse, ne trouvant protection qUe de la part de sa
camarade de catéchisme, l'alerte et pimpante Brulette, élevée
par sa mère à lui. se découvre un talent musical, talent d'exé-
cution et de créateur, et devient à la fin un « maître sonneur .
Mais si l'enfant imbécile, ton jours plongé dans une vague rêverie,
s'élève par son intelligence bien au-dessus de son simple entou-
rage, il reste toujours un égoïste, préoccupé de sa personne, d'un
amour-propre excessif, jaloux, envieux, et son arrogance, son
éternel désir de primer sur ses rivaux amènent sa fin préma-
turée. On le trouve un beau jour noyé ou tué dans un fossé. La
rumeur attribue sa mort à ses camarades de- métier, les méné-
triers ambulants, jouissant d'une mauvaise réputation parmi la
pacifique population sédentaire et formant un compagnonnage
mi-maçonnique, mi-industriel dont les membres ne sont admis
qu'après force épreuves mystérieuses et pénibles et dont les
lois et les usages sont jalousement cachés aux yeux des pro-
fanes.
Tiennet nous conte également comment, à rencontre de
Joseph, la coquette et légère Brulette, d'abord si préoccupée
de sa personne, devint une modeste, laborieuse et sérieuse
jeune fille, se sacrifiant pour les autres et supportant bra-
vement la calomnie pour avoir maternellement gardé et soigné
l'enfant de la Mariton, mère de Joseph. C'est son amour pour
l'ami de Joseph, l'intrépide muletier Huriel, sonneur de talent
et amant de la liberté, et son attachement filial pour la
Mariton qui l'ont transformée.
L'idée générale du roman est donc l'un des thèmes favoris
de George Sand : le sacrifice de sa personnalité, la victoire de
684 GEORGE SAXD
l'altruisme sur l'égoïsme et l'égotisme, la victoire, comme elle
le <lisait, du jobard sur le farceur, l'action ennoblissante e1 trans"
Formatrice d'un grand et parfait amour.
Dans les Maîtres sonneurs, ce thème se développe sur l'airière-
fond d'un intéressant contraste entre deux mondes, deux types
d'habitants du centre de la France : les habitants de la plaine,
pacifiques et lents Berrichons, n"aimant ni l'esprit de nouveauté.
ni le déplacement, fidèles aux vieilles coutumes, agriculteurs
honnêtes et gens d'un commerce sûr, et les habitants montagnards
de la Marche et du Bourbonnais, bûcherons et muletiers, toujours
sur les chemins, habitués à la vie à la belle étoile, indépendants,
téméraires, plus ingénieux et plus énergiques, plus éveillés et
moins arriérés, point rivés à la terre, mais souvent fort peu
soucieux de la propriété et de la vie d'autrui. enclins aux rixes
et aux querelles, et, à la fin du dix-huitième siècle, — le temps
de la jeunesse de Tiennet où se joue l'action du roman, —
souvent criminels et passant aux yeux de la pacifique popu-
lation du Berry pour des brigands ou même des gens voués à
l'esprit du mal.
Au fond, ce sont les deux types si souvent rencontrés de nos
jours dans les œuvres de Gorki : agriculteurs attachés à la terre,
tranquilles, mais avides et inertes, — vagabonds libres et intré-
pides.
Notons surtout le dithyrambe de la rude vie vagabonde, la vie
des chemineaux, que débite Huriel en réponse aux doléances
de Tiennet. effrayé de la perspective de passer la nuit dans la
forêt, à la belle étoile. C'est une variation sur un autre thème
favori de George Sand, trouvé déjà dans Consuelo, l'hymne au
« grand chemin sablé d'or ».
Le roman nous initie aux rudes et mystérieux us et cou-
tumes des maîtres sonneurs, ces francs-maçons ménétriers, et
les pages qui leur sont consacrées sont des plus intéressantes.
M. Tiersot dit, dans son Histoire dfla chanson populaire en
France (1) :
(1) Tiersot, Histoire de la chanson populaire en France, p. 351. Paris,
1889, in-8°.)
GEORGE SA NI) 085
Li Maîtres sonneurs... parai îenl être Faits mr det donnée | n«'--
oises ci une observation exacte... m le pratique el le traditions
de ménétriers bourbonnais el berrichons...
Cette impression d'un juge aussi autorisé en cette matière
sera BÛremenl partagée par chaque lecteur : il esl hors de doute
que George Sand avait en main force renseignements el don-
nées Lorsqu'elle écrivail ce roman (I).
El dans ses lettres entre L860-1853, nous trouvons effectivement
maint écho de son intérêt intense d'alors pour ton! ce <|iii se
rapporte à la musique populaire et aux musiciens ambulants.
("est ainsi qu'elle raconte à son lils (occupé à mettre en
scène Claudw à la Porte-Saint-Martin) que, parmi les maçons
travaillant à Xohant, elle a trouvé une « mine de musique »
populaire, cela en écoutant un certain Jean Chauvet. qui, tout
en perçant un mur pour un calorifère, « chantait pour charmer
ses ennuis »; elle raconte le fait ainsi qu'il suit :
Il chante juste et avec le vrai chic berrichon; je l'ai emmené au
salon et j'ai noté trois airs, dont un fort joli; après quoi je l'ai fait
bien boire et manger /'/, tm/t son saoul II a été retrouver ses camarades
et, leur faisant tâter sa chemise toute trempée de sueur, il leur a dit :
J'ai jamais tant peiné de ma vie! de dame et ce monsieur (c'était
Millier) (2) m'ont fait asseoir sur une chaise ; et puis les v'ià de causer
et tic se disputer à chaque air que je leur disais ; et v'ià qu'ils disaient
que je faisais du bémol, du si, du sol, du diable, que je n'y comprenais
rien, et j'avais tant d'honte que je pouvais pus chanter. Mais tout de
même, je suis bien content, parce que, puisque je sais du bémol, du si,
du sol! et du diable, j'ai pus besoin d'être maçon. Je m'en vas aller à
Paris, où on me fera bin boire, bin manger pour écouter mes
chansons. »
(1) Il fut terminé et publié au commencement de 1853. George Sand écrit
à son fils le 16 janvier 1853 : « J'ai repris mon travail après deux jours de
souffrances atroces. M'en voilà encore ime fois revenue et j'arrive à la fin
de mes deux gros volumes de berrichon... » (Les Maîtres sonneurs commen-
cèrent à paraître dans le Constitutionnel, à partir du 1er juin de cette
aimée.)
(2) Le docteur Hermaim Muller Strubing, musicien et philologue allemand,
réfugié politique entre 1849 et 1852, d'abord l'hôte de Mme Sand à Noliant,
puis celui de ses amis les Duvernet à la Châtre. C'est lui qui aida George
Sand à transcrire et à adapter les chansons populaires berrichonnes pour le
drame de Claudie.
686 GEORGE SAND
Là-dessus, tous les autres maçons B6 >(»m mis à gueuler dans les
corridors, pour me faire entendre qu'ils savaient tous chanter, depuis
le maître maçon, qui chante du Donizetti comme un savetier, jusqu'au
goujat, qui imite assez bien le chant du cochon. Mais ça ne me touche
pas, et chacun envie le sort de Jean Chauvet...
Le 25 septembre 1853, George Sand écrit à son fils :
Cher vieux, tu dois avoir reçu un mot de moi et de Manceau où
nous te disions notre arrivée à bon port. Le jour de notre arri-
vée (l)il a passé sur la route un pifferaro napolitain, que j'ai happé
bien vite; ce n'était pas un fameux maître sonneur; mais sa musette
est bien autrement belle de sons que les nôtres, et il jouait des airs qui
avaient beaucoup de caractère. Il y avait avec lui deux musiciens de
Venise, sans aucune couleur locale, et un jeune homme qui dansait
très joliment, très sérieusement, et 1rs yeux baissés des cachuchitas
et des jotas, d'une manière si pareille aux paysans maïorquins, et il
en avait si bien les airs et le type, que j'aurais juré que c'en était un.
U m'a dit qu'il était de Tolède et qu'il dansait à la manière des gens de
son pays. Alors c'est absolument la même chose qu'à Blaïbrque...
Le 13 décembre de la même année elle lui écrit encore :
J'ai été avant-hier au spectacle de la Châtre, entendre des chanteurs
montagnards fort intéressants...
Ce qui avait été le sujet des reproches de Tourguéniew et de
Gustave Planche, l'effort de George Sand d'écrire ses romans
champêtres en langue populaire, en ne choisissant de l'idiome
berrichon que les tours et les expressions qui puissent être com-
pris sans traduction, ce tour de force que la romancière s'était
imposé, en se privant de la richesse habituelle de son vocabu-
laire pour entrer dans ce cadre, fut autant apprécié par les
philologues et les linguistes, que les renseignements sur la
musique populaire par les musiciens de profession.
Et de même que M. Tiersot parlait de ce roman dans son
livre, plusieurs doctes auteurs de glossaires d'idiomes : MM. Go-
defroy, Darmstetter et Hatzfeld, le comte Jaubert, Sachs (2)
(1) Ces deux lignes sont omises dans le vol. III de la Corr.
(2) V.Godefroy, Dictionnaire de F ancienne langue française; Dabmstetteb
et Hatzfeld, Dictionnaire général de la langue française; Jaubert, Glossaire
GEORGE SAM) 687
et d'autres <>nt fait entrer dans leurs dictionnaires les uns
quelques mots, el les autres de liste entières d'expressions
employées par George Sand danc e romani champêtres. Une
attention toute particulière lui fui vouée sons ce rapporl par
.MM. Jaubeii el Sachs (1), el de dos jours par le jeune érudil
allemand .M. Max Born, qui consacra une dissertation an Lotir
ijmji de George Sand dam le roman les Maîtres sonneurt (2),
— une étude extrêmement approfondie e1 sérieuse du matériel
lexique el Byntaxique » contenu dans cette oeuvre, qu'on ne
mentionne, selon M. Born, 0 que trop peu e1 en passant dans
Les biographies de George Sand el les histoires de littérature».
Il prouve que même les deux connaisseurs les plus expert- en
cette matière, le comte Jauberf e1 .M. Sachs, n'avaient nulle»
nient épuisé à fond toute la richesse des mots et ôrs parti-
cularités de l'idiome donné par George Sand dans les Maîtres
sonneurs.
Les Maîtres sonneurs, le moins connu des romans champêtres
de George Sand. est donc l'œuvre qui a le plus attiré l'atten-
tion dv^ professionnels, musiciens et philologues.
Nous l'analysons ici, dans ce chapitre, quoiqu'il ait paru en
1853 : il fait partie des Veillées du ehanvreur,
Parlons à présent de deux œuvres de George Sand publiées
en L846 el 1847, aimées où parurent la Mare au Diable et Fran-
çois le Champi, mais qui ne leur ressemblent en rien : Tévérvno
et le Piccinino.
Déjà Julien Sehmidt avait signalé que tous les écrivains et
poètes romantiques, George Sand plus que tous les autres,
ont toujours aimé à exalter les natures soi-disant « artistiques»,
du centre de la France; Sachs, Enci/clopddisches Wijrterbuch der jranziisischen
und deutschen Sprache. 1899. (nebst Anchang 1900).
(1) George Sand pour sa part accorda une attention spéciale à la
langue du Berrv après avoir pris connaissance du premier ouvrage de
M. Jaubert, Vocabulaire du Bernj par un amateur de vieux langage (1842).
On peut lire son opinion sur ce livre et les observations critiques dénotant
une connaissance parfaite des matières dont il traite, dans la lettre de George
Sand au comte de Jaubert, de juillet 1843. (Corresp., t. II, p. 269.)
(2) Max Borx. Die Sprache George Sands in dem Romane « les Maîtres
sonneurs », Berlin, Verlag von E. Ebering, 1901. (Berliner Beitràge zur germa-
nischen und romanischen Philologie, XXI.)
688 GEORGE S AND
les vagabonds et les bohémiens de toutes sortes, aux dépens
des « vils bourgeois » ou des aristocrates froidement raffinés,
menant une vie laborieuse ou fainéante, mais calme et réglée.
De là toutes les variantes des Carmen, des Esmeralda, des
Consuelo et des Petites Fadettes. Tévérino présente au lecteur
le contraste des deux natures : celle d'un fils du peuple, nature
spontanée, douée de tous les talents et de tous les dons de
l'esprit, mais mal élevée, mal équilibrée, ne s'élançant vers le
beau qu'instinctivement et menant une vie désordonnée de
vagabond, de vrai bohème, et celle de deux représentants de
l'aristocratie, instruits, d'une éducation parachevée, mais tou-
jours froidement réfléchissants, incapables de jouir librement
de la vie, empoisonnés par l' amour-propre et le scepticisme.
Nous venons de faire connaissance avec l'amoureux de la vie
en plein air, le généreux, insoucieux et ingénieux Huriel.
Tévérino, c'est encore Huriel, mais apprêté d'une autre ma-
nière, c'est Huriel sans sa cornemuse, sans ses mulets, ni
poussière de charbons, ni bûchage dans les montagnes du
Bourbonnais, ni usages marchois, bref, un Huriel sans couleur
locale. Mais il est évident que cet Huriel, nouvelle édition,
est un spécimen d'autant plus brillant de la tribu des ado-
rables vagabonds-artistes.
Le jeune aristocrate Léonce voulant distraire la capricieuse
dame de ses rêves, lady Sabina G.... qui se meurt d'ennui,
arrange une fantastique excursion où tout doit être imprévu,
donc intéressant pour la belle blasée. Chemin faisant, Léonce
enlève un curé de village, amateur de la bonne chère, la jeune
sœur d'un contrebandier, Madeleine, qui possède le don d'ap-
privoiser les oiseaux et passe, comme la petite Fadette, pour
sorcière, et enfin le beau chemineau Tévérino. Ce Tévérino,
grâce à sa belle stature et à sa figure plus belle encore, avait
été modèle, et avait acquis chez les peintres des notions sur
les arts. Il sait prendre des poses plastiques, dans le style du
Michel- Ange, dans le genre antique, ou encore à la Raphaël, à
la Giulio Romano, etc., et il disserte sur l'art pas plus mal
qu'un professeur d'esthétique. Il a encore été chanteur d'opéra
GEORGE SAND
ci ohante presque aussi bien que Rabin! II nage comme un
poisson. Il fail de I escrime comme on maître d'armes. N'ayanl
jamais pris brides en mains, il se trouve être d'inspiration un
cocher ;i(lmir;il)lc, fail accomplir ;'i une paire de chevaui fou-
gueux des tours (l'adresse dans les chemins alpestres les pins
vertigineux, au milieu de descentes el de montées, de torrents et
de ponts croulants. Il est né acteur comique et sait en un clin
d'œi] improviser des scènes burlesques. Il soutient avec le curé
des controverses théologiques et lui confectionne d*'^ plats gas-
tronomiques, mais il sait aussi marivauder de la manière la plus
exquise avec La magnifique Sabina. Il La rend amoureuse de
lui, lui l'ait perdre la tète et se fait accorder un baiser. Puis, gé-
néreusement, il la ramène, après une si rude leçon pour sa fierté;
et son amour-propre, dans les bras de son adorateur. Lui s'en va
ave sa petite fiancée, la contrebandiste, qu'il sait, parfait cheva-
lier qu'il est, respecter et garder envers et contre tous, et envers
lui-même !
Bref, ce Tévérino est la réunion de toutes les vertus, de tous
les charmes et de tous les talents. Tout cela serait ridicule
(el Les interminables élucubrations de Léonce et de Sabina sur
l'amour simplement ennuyeuses), si toutes ces aventures —
qui se passent de l'aube d'un jour jusqu'à deux heures après
midi du lendemain — n'étaient narrées avec une verve et un
brio qui font pardonner à l'auteur son invraisemblable héros.
George Sand dit, dans la préface de Tévérino, qu'elfe a peint
un type invraisemblable pour les personnes de la haute
société, mais connu de tous ceux qui ont fréquenté les artistes,
un type d'artiste à l'état latent, apte à toute chose et ne se
vouant exclusivement à aucune spécialité. Elle voulait encore
prouver que ces natures bien douées gardent souvent, au
milieu de la plus dégradante misère et au milieu d'expédients
et d'aventures, une exquise délicatesse de sentiments, un cœur
pur et simple. Elle voulait surtout prouver que toujours, dans
toutes les positions, au milieu de toutes les misères et en
dépit du passé le plus abject, un être humain peut se relever
et s'élever. Idée toute chrétienne. On ne peut pas dire pourtant
m. 44
6qo GEORGE SAM)
que Tévéï'no donne au lecteur l'assurance qu'il en soit ainsi.
Lorsque dans la dernière scène du roman il apparaîl en robe
blanche de dominicain et prononce des discours fort édifiants
sur son avenir et celui de la petite oiselière dont il veut devenir
digne, nous devons avouer que tout cela ne nous paraîl qu'une
de ses improvisations brillantes et nous nous attendons à lui voir
jeter son froc aux orties, s'adonner au sport athlétique ou faire
métier de baladin, ne songeant nullement à son relèvement moral
George Sand tira plus tard une pièce de ce roman, c'est-à-dire
qu'elle en fit le prologue d'une pièce jouée en 1854, sous le nom
de Flaminio. Les personnages sont les mêmes que dans le roman,
à de petites exceptions près (c'est ainsi par exemple que, pour
faire une concession à l'esprit clérical du moment, le cher curé
ridicule est remplacé par une Anglaise caricaturée, miss Barbara,
cousine de lady Sabina). Mais la pièce n'a pas le charme de ce
spirituel et alerte récit de voyage si plein d'imprévu. Le mys-
tère de la liberté des relations rustiquement pures et vrai-
ment fraternelles entre Té .érino et Madeleine, incompréhensible
pour Sabina et intraduisible par des moyens de théâtre, mais
très bien compris du lecteur, n'y est plus. Dans la pièce Tévé-
rino déclare au contraire, dès le début, que Madeleine est sa
fiancée. L'action est privée de cet arrière-fond, si plein de cou-
leur, de routes alpestres, de défilés de montagne et de petits
bourgs italiens, qui donne un charme tout particulier à cette
narration gracieuse. Le côté pittoresque disparut, le côté mo-
ralisateur domine, et, somme toute, il ne reste rien ou presque
rien de cette petite nouvelle si gaie, et il existe une pièce
ennuyeuse de plus! Nous ne l'avons pas vu jouer, mais nous
croyons que sur les planches elle doit ennuyer encore plus que
dans les pages dujleuxième volume du Théâtre de George Sand.
Tévérino et Piccinino parurent tous les deux dans la Presre,
le premier en 1845 et l'autre en 1847.
... Ce que je pense de la noblesse de race, dit George Sand dans
l'Histoire de ma vie, je l'ai écrit dans le Piccinino, et je n'ai peut-être
fait ce roman que pour faire les trois chapitres où j'ai développé mon
sentiment sur la noblesse. Telle qu'on l'a entendue jusqu'ici, elle est
GEI >RGE SAM)
un préjugé monstrueux, en tant qu'elle accapare mi profil d'une
.1.1 e de riches e1 de puissants la religion de la famille, principe qui
de\ rail être oher el sacré à tous les hommes. Par lui-même oe principe
c.;i inaliénable el je ne trouve pas complète cette Bentence espagnole :
Coda inm es hijo de sua obras. C'esl une idée généreuse el grande que
d'être le fils de ses œuvres e1 de valoir autanl par ses vertus que le
patricien par Bes titres. C'esl une idée qui a l'ait notre grande Révolu-
tion, mais c'est une idée de réaction, el les réactions n'envisagenl
jamais qu'un côté des questions, le côté que l'on avail trop méconnu
el sacrifié. Ainsi, il esl très vrai que chacun est le fils de se- œuvres;
mais il est égalemenl vrai que chacun esl le fils de Bes pères, de ses
ancêtres, patres e1 maires. Nous apportons en naissanl des instincts
qui ne sont qu'un résultai du Bang qui nous a été transmis, et qui
nous gouverneraient comme une fatalité terrible, si nous n'avions pa-
nne certaine somme de volonté qui est un don tout personnel accordé,
à chacun de nous par la justice divine...
Dans la Notice précédant le roman même de Piccinino, elle
dit :
.l'avais toujours envie de faire, tout comme un autre, mon petit
chef tic brigands. Le chef de brigands, qui a défrayé tant de romans et
de mélodrames sous l'Empire, sous la Restauration, et jusque clans la
littérature romantique, a toujours amusé tout le monde, et l'intérêt
principal s'est toujours attaché à ce personnage terrible et mystérieux.
C'est naïf, mais c'est comme cela. Que le type soit effrayant comme ceux
de Byron ou, comme ceux de Cooper, digne du prix Montyon, il
suffit que ces héros du désespoir aient mérité légalement la corde ou
les galères pour que tout bon et honnête lecteur les chérisse dès les
premières pages, et fasse des vœux pour le succès de leurs entreprises.
Pourquoi donc, sous prétexte d'être une personne raisonnable, me
serais- je privée d'en créer un à ma fantaisie...
Or, cette fantaisie consistait, selon son aveu, à rendre vrai-
semblable, naturel et compréhensible, un personnage qui l'était
par le principe aussi peu. Nous ne saurions dire si George Sand
a réussi dans son projet. Selon nous, ce n'est pas par le naturel
que le Piccinino pèche. Mais nous y voyons effectivement le
désir de l'auteur de résoudre les deux problèmes qu'il s'était
posés : dans les trois chapitres intitulés : le Blason, les Portraits
de famille et Bianca, George Sand développe largement les idées
'm, 2 GEORGE SAND
sur la noblesse qu'elle avait effleurées dans les lignes précitées
de YHistoire de ma vie. D'autr 4 part le héros en titre est en effel
un mystérieux et insaisissable brigand sicilien, surnommé le Justi-
cier d'aventure, ennemi juré de tous les oppresseurs, fils illégitime
du prince de Castro Reale (également devenu dans sa vieillesse
chef de brigands et surnommé il Destatore ou Celui qui éveille).
Ces deux thèmes s'enchaînent grâce à la circonstance que le
duc de Castro a encore un fils légitime de son mariage secret
avec la princesse Agathe de Palmarosa qu'il avait séduite par
violence jadis. Ce jeune prince Michel a été sauvé des mains des
parents d'Agathe, orgueilleux et méchants, et élevé en qualité c'e
fils par un généreux plébéien, le décorateur Pier Angelo Lavora-
tori, qu'il vénère comme son père. Emmené par ce dernier à
Rome, toujours dans le but de le soustraire à la vengeance de sa
parenté haut placée, mais bassement pensante. Michel Lavora-
tori ou Michel de Castro Reale y est devenu un peintre de talent.
Il revient soudain en Sicile, pour y vivre auprès de son père et de
sa sœur présomptifs, A peine débarqué, il tombe par hasard sur
son pire ennemi, son oncle, le prince cardinal Jeronimo de Palma-
rosa, et n'échappe que par miracle à une perte certaine. Il
tombe dans quantité d'autres mésaventures encore, à cause d'un
entraînement irrésistible qu'il éprouve pour la princesse Agathe.
dont il ignore l'âge et vers laquelle il se sent attiré par un
attrait mystérieux. Tout se débrouille fort heureusement et le
héros doublement noble retrouve sa noble mère, grâce aux efforts
réunis : du noble plébéien décorateur Pier Angelo ; de son frère
non moins noble, le moine Fra Angelo, ex-bandit et partisan
de Castro Reale; d'un troisième plébéien noble, le peintre Ma-
gnani; de la courageuse et archinoble sœur adoptive de Michel,
la jeunette Mila; du triplement noble brigand Piccinino, fils na-
turel d'un duc et d'une plébéienne, — donc aussi mi-plébéien,
— et enfin par ceux d'un seul noble de race, l'ami généreux de
la princesse Agathe, le marquis de la Serra, — bref, par les
généreux efforts de toute une série de personnes de basse
extraction, mais d'une noblesse de sentiments extrême, qui
forment autour d'Agathe et de son fils une petite garde de corps.
GEORGB SAND
Il faut dire sans ambages < j m ', malgré toul l'imbroglio du
récit, malgré toul l'attrait que présente le héros principal,
ce bandit aussi rusé qu'UlyBse, aussi agile qu'un lézard,
aussi brave qu'un bravo «1rs Abruzzes, cel excès de paroles el
d'actions nobles esl toul bonnemenl insupportable el aotre
estomac du vingtième sièole esl incapable de digérer autant
de fadaises. ( )u uc comprend pas que la même plume qui avait
dessiné la petite .Marie de la Mare au Diable, si adorable dans sa
simplicité, ait pu écrire toutes ces causeries invraisemblables,
tant elles sont <|uintesseneiées et « sublimes», entre la petite
Mila Lavoratori, son frère et Magnant La petite Mila finit par
formuler dv^. opinions et ûv^ aperçus esthétiques qui feraient
honneur au plus docte historien de l'art. Et sur quoi, s'il vous
plaît? Sur la Motionna délia Sedia de Raphaël, dont la copie sus-
pendue dans sa chambrette, oblige cette petite Sicilienne, por-
tant des cruches d'eau sur sa tête comme toutes les rustiques
tilles d'Italie et lavant son linge comme Nausikaa, à se ré-
pandre en réflexions surfines sur les rapports entre le beau réel
dans la vie et le beau idéal dans l'art ! C'est absolument invrai-
semblable ! Ce roman n'aurait pas arrêté notre attention, s'il ne
s'y trouvait pas, çà et là, des phrases et des idées qui portent
bien la date de 1846. L'auteur a beau transporter l'action de
son roman loin de France et nous assurer que c'est un « conte
fantastique sans lieu ni époque précis », ce roman, comme celui
de Tourguéniew, devrait s'intituler la Veille. Oui, ce sont bien
là les idées planant dans l'air la veille des événements qui
allaient se jouer en France. Tous ces sentiments contre les
oppresseurs siciliens, cherchant une issue et dégénérant en bri-
gandage, ce sont des sentiments qui se développent aux époques
mortes où l'apathie est générale, où l'oppression est arrivée à
son comble. Chacun "pour soi, cet adage favori de Louis-Philippe,
formulant tout l'esprit bourgeois de son règne, exaspère le moine
Fra Angelo.
Ah ! dit-il, chacun pour soi !... Nous ne sommes donc pas au bout
de nos malheurs, et nous pouvons bien encore égrener nos chapelets
6Q4 GEORGE SAND
en silence. Hélas ! hélas ! voilà de belles choses ! Les enfants de notre
peuple ne voudront point remuer, de peur de sauver leurs anciens
maîtres avec eux; et les patriciens n'oseront pas bouger non plus,
dans la crainte d'être dévorés par leurs anciens esclaves. A la bonne
heure! Pendant ce temps, la tyrannie étrangère s'engraisse et rit but
nos dépouilles ; nos thères et nos sœurs demandent l'aumône ou se
prostituent; nos frères et nos amis meurent sur un fumier ou sur la
potence !...
Nous retrouverons bientôt les mêmes pensées dans les articles
de George Sand de l'année 1848, prêchant l'union du peuple
et de la bourgeoisie intellectuelle ; les mêmes exclamations re-
tentiront dans les Bulletins de la République, écrits de la main
de l'auteur du Pkcininol
Ailleurs, en parlant du changement qui s'était opéré dans
les mœurs et les coutumes de son pays pendant les quelques
années qu'il a passé loin de sa ville natale, ce même Fra
Angelo peint ainsi l'état général de la France... non : de la
Sicile !
... Lorsque le Destatore m'envoya dans les villes avec ses députés,
pour tâcher d'établir des intelligences avec les seigneurs qu'il avait
connus bons patriotes, et les bourgeois riches et instruits qu'il avait
vus ardents libéraux, je fus bien forcé de constater que ces gens-là
n'étaient pas les mêmes, qu'ils avaient élevé leurs enfants dans d'autres
idées, qu'ils ne voulaient plus risquer leur fortune et leur vie dans ces
entreprises hasardeuses où la foi et l'enthousiasme peuvent seuls
accomplir des miracles.
Oui, oui, le monde avait bien marché... en arrière, selon moi. On ne
parlait plus que d'entreprises d'argent, de monopole à combattre, de
concurrence à établir, dïndustries à créer. Tous se croyaient déjà
riches, tant ils avaient lui te de le devenir, et, pour le moindre privi-
lège à garantir, le gouvernement achetait qui bon lui semblait. H
suffisait de promettre, de faire espérer des moyens de fortune, et les
plus ardents patriotes se jetaient sur cette espérance, disant : « L'in-
dustrie nous rendra la liberté ! »
Le peuple aussi croyait à cela et chaque patron pouvait amener ses
clients aux pieds des nouveaux maîtres, ces pauvres gens s'imaginant
que leurs bras allaient leur rapporter des millions. Cétait une fièvre,
une démence générale. Je cherchais des hommes, je ne trouvai que des
(.1 ORGE S AND
machines. Je parlai il honneur el de patrie, on me répondil Boufre el
filature de suie.
... Mais depuis, mon I >i<-n ! j .u vu le résultat de ces belles pron •
pour le peuple! J'ai m quelques praticiens relever leur fortune en
ruinant leurs amis el ïai-aul la COUT au pou\ oir.' .1 ai vu plusieuif
familles de minces bourgeois arriver à l'opulence; mai- j'ai vu les
honnêtes gens de plus en plus vexés el persécutes; j'ai vu Burtout, el
je vois i ous les jours plus de mendiants et plus de misérable* au- pain.
Bans aveu, sans éducation, sans avenir. Kl je me demande ce que vous
avez l'ait de bon avec vus idées nouvelles, votre progrès, vos théories
d'égalité! Vous méprise/, le passé, vous crachez sur les vieux abus, et
vous avez tué l'avenir eu créant des abus nouveaux plu- monstrueux
«pie les anciens...
Vraiment on dirait que ce n'est pas un compagnon du bandit
sicilien appelé YEveilleur, mais bien le rédacteur de YEclaireur...
de l'Indre qui parle ainsi, celui qui, vers 1843, s'efforçait d'atti-
rer à son œuvre littéraire et sociale, à l'œuvre de la liberté,
tous les « bons patriotes » de l'endroit et ses anciens amis qu'il
avait connus jadis (vers la fin du règne de Charles X, les Du-
devant formaient le centre de l'opposition bonapartiste et libé-
rale berruyère) pour « bien pensants » et « ardents libéraux ».
D'autres discours de Fra Angelo adressés à son neveu, le peintre,
rappellent les remontrances de George Sand à son fils, peintre
aussi, qui était alors assez indifférent pour tout ce qui n'avait
pas rapport direct avec la peinture ou le plaisir : elle tâchait à
cette époque de réveiller chez lui l'intérêt pour les affaires pu-
bliques. Nous pouvons présumer que les deux hôtes de Nohant,
en 1846, Louis Blanc et Emmanuel Arago, prêtaient en cette
occasion aide à leur hôtesse. Dans ce roman, dédié à Emma-
nuel Arago et qui a pour sous-titre : Souvenir d'une veillée de
famille, nous trouvons aussi un souvenu- indéniable de la per-
sonnalité de Louis Blanc, cet ami commun d' Arago et de l'auteur.
Le vengeur implacable de tous les péchés des riches et des
puissants, le Piccinino est tout comme l'auteur de YHistoire de
dix ans, d'une taille si minuscule, qu'il paraît un enfant; sa
figure est d'une fraîcheur juvénile ; il parle d'une voix insi-
nuante et douce, mais sous cet extérieur de jouvenceau, se cache
696 GEORGE SAND
une ambition gigantesque, une volonté de fer, un esprit d'une
vivacité e1 d'une acuité extraordinaires (1).
Résumons : ce qu'il y a d'intéressanl dans ce roman, c'est
d'abord l'idée que les traditions de race sont à désirer chez les
plébé eus, tout comme chez les patriciens. Tous d ivent s'efforcer
d'être les continuateurs des œuvres de leurs pères en tout ce qui
est grand, noble et bon. Puis, ce qui arrête encore notre atten-
tion, ce sont les échos des questions sociales et politiques
qu'on débattait en 1846 à Nouant, pendant « les veillées de
famille », en feuilletant un « recueil de belles gravures de paysages
siciliens (2) » ou en discutant avec Chopin et Solange sur les
bonnes traditions et les absurdes prétentions de la noblesse.
Enfin, ce sont les nombreuses réminiscences personnelles, les
allusions et les traits autobiographiques que chaque lecteur
découvre, dès qu'il y accorde la moindre attention.
(1) En 1848, George Sand dit un jour, en parlant de Louis Blanc : « Une
grande ambition dans un petit corps. »
(2) Piccinino. Notice de 1853.
FIN DU TOME TROISIEME
T Mil Ai DES MATIERES
AVANT-PKOPOS
CHAPITRE PREMIER
(1838)
Date importante dans la vie spirituelle de George Sand. — Pierre Leroux
et ses doctrines. — Frédéric Chopin ; l'homme et l'artiste. — Les débuts
du roman. — Le printemps de 1838. — Voyage à Majorque. — Les Préludes
et la Sonate en si bémol mineur. — Un Hiver à Majorque. — Marseille. —
19 juin 1839 1
CHAPITRE II
(1839-1842)
L'été 1839 à Nohant. — L'appartement de la rue Pigalle, 16. — Récits de
Gutzkow, Louis de Loménie, Balzac, Gutmann, etc. — Mme Marliani. —
Delacroix. — Henri Heine et Joseph Dessauer. — Cari. — Mme Dorval
et Bocage. — Cosima. — ■ L'été de 1840 à Paris. — Voyage à Cambrai. —
Difficultés financières. — Visite de Gutzkow. — L'hiver de 1840-41. —
Les amis polonais. — Lettres inédites de Mickiewicz. — Une page du
Journal de Piffoël et des Impressions et Souvenirs. — Un petit incendie. —
Loménie en fumiste. — Concert de Chopin. — ■ L'été de 1841. — M. et
Mme Viardot 101
CHAPITRE III
Spiridion. — Influence croissante de Leroux. — Querelle avec Buloz. —
Agricol Perdiguier. — Le Compagnon du tour de France. — Horace. —
Emmanuel Arago. — Les poètes populaires : Magu, Gilland, Charles
Poney. — Lettres de et à Béranger. La Revue indépendante 217
CHAPITRE IV
Consueb. — La Comtesse de Rudolstadt. — Jean Ziska et Procope le Grand.
— Une secte mystique russe. — Les Sauvages de Paris. — Réflexions sur
698 GEORGE SAND
J.-J. Rousseau. — Fanchette. — UEclaireur de Vlndre. — Louis Blanc
et la Réforme. — Lettres de Pierre Leroux 332
CHAPITRE V
(1842-1846)
Le phalanstère du square d'Orléans. — Le livre de \V. von Lenz.
Désaccords. — Mlle de Rozières. — Maurice et Solange. — Isidora. —
Les Mères de famille dans le beau monde. — Lettres inédites de
Chopin '. 418
CHAPITRE VI
(1846-1847)
Le rôle des enfants dans les romans des parents. — Solange, Maurice et
Augustine Brault. — L'été de 1846. — Lucrezia Floriani. — Le 29 juin
1846. — Excursions dans la Creus — Victor de Laprade et Louis Blanc
à Nohant. — L'automne de 1846. — La commedia deW arte à Nohant. —
Fernand des Préaulx. — L'hiver de 1846-47. — Encore quelques lettres
de Chopin. — Le printemps de 1847 à Paris. — Clésinger. — Mlle Mer-
quem. — Mariage de Solange. — Rupture avec Chopin. — Événements
tragiques de 1847 à Nohant. — L'hiver de 1847-48. — Mort d'Hippolyte
Chatiron. — Mort de Chopin en 1849. — La correspondance entre Chopin
et George Sand. — Dumas père et Dumas fils 495
CHAPITRE VII
Un petit aperçu d'histoire littéraire. — Les œuvres de George Sand de 1843-
1847. — Romans champêtres et romans socialistes. — Jeanne. — De
Latouche. — Le Meunier d' Angibault. — Le Péché de M. Antoine. — La
Mare au Diable, les Noces de Campagne, Mœurs et coutumes du Berry, les
Visions de la Nuit, Monsieur Roussel — François le Champi, la Petite
Fadette, les Maîtres Sonneurs. — Teveww, le Piccinino 634
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